— Comme né, né, neige, répéta Grandet en refaisant un cornet de sa main. Je ne comprends pas la né, né, neige.
— Mais, cria le président, écoutez-moi donc, alors.
— J’é, j’é, j’écoute.
— Un effet est une marchandise qui peut avoir sa hausse et sa baisse. Ceci est une déduction du principe de Jérémie Bentham sur l’usure. Ce publiciste a prouvé que le préjugé qui frappait de réprobation les usuriers était une sottise.
— Ouais ! fit le bonhomme.
— Attendu qu’en principe, selon Bentham, l’argent est une marchandise, et que ce qui représente l’argent devient également marchandise, reprit le président ; attendu qu’il est notoire que, soumise aux variations habituelles qui régissent les choses commerciales, la marchandise-billet, portant telle ou telle signature, comme tel ou tel article, abonde ou manque sur la place, qu’elle est chère ou tombe à rien, le tribunal ordonne… (tiens ! que je suis bête, pardon), je suis d’avis que vous pourrez racheter votre frère pour vingt-cinq du cent.
— Vooous le no, no, no, nommez Jé, Jé, Jé, Jérémie Ben…
— Bentham, un Anglais.
— Ce Jérémie-là nous fera éviter bien des lamentations dans les affaires, dit le notaire en riant.
— Ces Anglais ont qué, qué, quelquefois du bon, on sens, dit Grandet. Ainsi, se, se, se, selon Ben, Ben, Ben, Bentham, si les effets de mon frère… va, va, va, va, valent… ne valent pas. Si. Je, je, je, dis bien, n’est-ce pas ? Cela me paraît clair… Les créanciers seraient… Non, ne seraient pas. Je m’een, entends.
— Laissez-moi vous expliquer tout ceci, dit le président. En Droit, si vous possédez les titres de toutes les créances dues par la maison Grandet, votre frère ou ses hoirs ne doivent rien à personne. Bien.
— Bien, répéta le bonhomme.
— En équité, si les effets de votre frère se négocient (négocient, entendez-vous bien ce terme ?) sur la place à tant pour cent de perte ; si l’un de vos amis a passé par là ; s’il les a rachetés, les créanciers n’ayant été contraints par aucune violence à les {p. 288} donner, la succession de feu Grandet de Paris se trouve loyalement quitte.
— C’est vrai, les a, a, a, affaires sont les affaires, dit le tonnelier. Cela pooooosé… Mais, néanmoins, vous compre, ne, ne, ne, nez, que c’est di, di, di, difficile. Je, je, je n’ai pas d’aaargent, ni, ni, ni le temps, ni le temps, ni…
— Oui, vous ne pouvez pas vous déranger. Hé ! bien, je vous offre d’aller à Paris (vous me tiendriez compte du voyage, c’est une misère). J’y vois les créanciers, je leur parle, j’attermoie, et tout s’arrange avec un supplément de payement que vous ajoutez aux valeurs de la liquidation, afin de rentrer dans les titres de créances.
— Mais nooouous verrons cela, je ne, ne, ne peux pas, je, je, je ne veux pas m’en, en, en, engager sans, sans, que… Qui, qui, qui, ne, ne peut, ne peut. Vooouous comprenez ?
— Cela est juste.
— J’ai la tête ca, ca, cassée de ce que, que vooous, vous m’a, a, a, avez dé, dé, décliqué là. Voilà la, la, la première fois de ma vie que je, je suis fooorcé de son, songer à de…
— Oui, vous n’êtes pas jurisconsulte.
— Je, je suis un pau, pau, pauvre vigneron, et ne sais rien de ce que vou, vou, vous venez de dire ; il fau, fau, faut que j’é, j’é, j’étudie çççà.
— Hé ! bien, reprit le président en se posant comme pour résumer la discussion.
— Mon neveu ?… fit le notaire d’un ton de reproche en l’interrompant.
— Hé ! bien, mon oncle, répondit le président.
— Laisse donc monsieur Grandet t’expliquer ses intentions. Il s’agit en ce moment d’un mandat important. Notre cher ami doit le définir congrûm…
Un coup de marteau qui annonça l’arrivée de la famille des Grassins, leur entrée et leurs salutations empêchèrent Cruchot d’achever sa phrase. Le notaire fut content de cette interruption ; déjà Grandet le regardait de travers, et sa loupe indiquait un orage intérieur ; mais d’abord le prudent notaire ne trouvait pas convenable à un président de tribunal de première instance d’aller à Paris pour y faire capituler des créanciers et y prêter les mains à un tripotage qui froissait les lois de la stricte probité ; puis, n’ayant pas encore entendu le père Grandet exprimant la moindre velléité de {p. 289} payer quoi que ce fût, il tremblait instinctivement de voir son neveu engagé dans cette affaire. Il profita donc du moment où les des Grassins entraient pour prendre le président par le bras et l’attirer dans l’embrasure de la fenêtre.
— Tu t’es bien suffisamment montré, mon neveu ; mais assez de dévouement comme ça. L’envie d’avoir la fille t’aveugle. Diable ! il n’y faut pas aller comme une corneille qui abat des noix. Laisse-moi maintenant conduire la barque, aide seulement à la manœuvre. Est-ce bien ton rôle de compromettre ta dignité de magistrat dans une pareille…
Il n’acheva pas ; il entendait monsieur des Grassins disant au vieux tonnelier en lui tendant la main : — Grandet, nous avons appris l’affreux malheur arrivé dans votre famille, le désastre de la maison Guillaume Grandet et la mort de votre frère ; nous venons vous exprimer toute la part que nous prenons à ce triste événement.
— Il n’y a d’autre malheur, dit le notaire en interrompant le banquier, que la mort de monsieur Grandet junior. Encore ne se serait-il pas tué s’il avait eu l’idée d’appeler son frère à son secours. Notre vieil ami, qui a de l’honneur jusqu’au bout des ongles, compte liquider les dettes de la maison Grandet de Paris. Mon neveu le président, pour lui éviter les tracas d’une affaire tout judiciaire, lui offre de partir sur-le-champ pour Paris, afin de transiger avec les créanciers et les satisfaire convenablement.
Ces paroles, confirmées par l’attitude du vigneron, qui se caressait le menton, surprirent étrangement les trois des Grassins, qui pendant le chemin avaient médit tout à loisir de l’avarice de Grandet en l’accusant presque d’un fratricide.
— Ah ! je le savais bien, s’écria le banquier en regardant sa femme. Que te disais-je en route, madame des Grassins ? Grandet a de l’honneur jusqu’au bout des cheveux, et ne souffrira pas que son nom reçoive la plus légère atteinte ! L’argent sans l’honneur est une maladie. Il y a de l’honneur dans nos provinces ! Cela est bien, très-bien, Grandet. Je suis un vieux militaire, je ne sais pas déguiser ma pensée ; je la dis rudement : cela est, mille tonnerres ! sublime.
— Aaalors llle su… su… sub… sublime est bi… bi… bien cher, répondit le bonhomme pendant que le banquier lui secouait chaleureusement la main.
{p. 290} — Mais ceci, mon brave Grandet, n’en déplaise à monsieur le président, reprit des Grassins, est une affaire purement commerciale, et veut un négociant consommé. Ne faut-il pas se connaître aux comptes de retour, débours, calculs d’intérêts ? Je dois aller à Paris pour mes affaires, et je pourrais alors me charger de…
— Nous verrions donc à tâ… tâ… tâcher de nous aaaarranger tou… tous deux dans les po… po… po… possibilités relatives et sans m’en… m’en… m’engager à quelque chose que je… je… je ne voooou… oudrais pas faire, dit Grandet en bégayant. Parce que, voyez-vous, monsieur le président me demandait naturellement les frais du voyage.
Le bonhomme ne bredouilla plus ces derniers mots.
— Eh ! dit madame des Grassins, mais c’est un plaisir que d’être à Paris. Je payerais volontiers pour y aller, moi.
Et elle fit un signe à son mari comme pour l’encourager à souffler cette commission à leurs adversaires coûte que coûte ; puis elle regarda fort ironiquement les deux Cruchot, qui prirent une mine piteuse. Grandet saisit alors le banquier par un des boutons de son habit et l’attira dans un coin.
— J’aurais bien plus de confiance en vous que dans le président, lui dit-il. Puis il y a des anguilles sous roche, ajouta-t-il en remuant sa loupe. Je veux me mettre dans la rente ; j’ai quelques milliers de francs de rente à faire acheter, et je ne veux placer qu’à quatre-vingts francs. Cette mécanique baisse, dit-on, à la fin des mois. Vous vous connaissez à ça, pas vrai ?
— Pardieu ! Eh ! bien, j’aurais donc quelques mille livres de rente à lever pour vous ?
— Pas grand’chose pour commencer. Motus ! Je veux jouer ce jeu-là sans qu’on n’en sache rien. Vous me concluriez un marché pour la fin du mois ; mais n’en dites rien aux Cruchot, ça les taquinerait. Puisque vous allez à Paris, nous y verrons en même temps, pour mon pauvre neveu, de quelle couleur sont les atouts.
— Voilà qui est entendu. Je partirai demain en poste, dit à haute voix des Grassins, et je viendrai prendre vos dernières instructions à… à quelle heure ?
— À cinq heures, avant le dîner, dit le vigneron en se frottant les mains.
Les deux partis restèrent encore quelques instants en présence. {p. 291} Des Grassins dit après une pause en frappant sur l’épaule de Grandet : — Il fait bon avoir de bons parents comme ça…
— Oui, oui, sans que ça paraisse, répondit Grandet, je suis un bon pa… parent. J’aimais mon frère, et je le prouverai bien si si ça ne ne coûte pas…
— Nous allons vous quitter, Grandet, lui dit le banquier en l’interrompant heureusement avant qu’il n’achevât sa phrase. Si j’avance mon départ, il faut mettre en ordre quelques affaires.
— Bien, bien. Moi-même, raa… apport à ce que vouvous savez, je je vais me rereretirer dans ma cham… ambre des dédélibérations, comme dit le président Cruchot.
— Peste ! je ne suis plus monsieur de Bonfons, pensa tristement le magistrat dont la figure prit l’expression de celle d’un juge ennuyé par une plaidoirie.
Les chefs des deux familles rivales s’en allèrent ensemble. Ni les uns ni les autres ne songeaient plus à la trahison dont s’était rendu coupable Grandet le matin envers le pays vignoble, et se sondèrent mutuellement, mais en vain, pour connaître ce qu’ils pensaient sur les intentions réelles du bonhomme en cette nouvelle affaire.
— Venez-vous chez madame Dorsonval avec nous ? dit des Grassins au notaire.
— Nous irons plus tard, répondit le président. Si mon oncle le permet, j’ai promis à mademoiselle de Gribeaucourt de lui dire un petit bonsoir, et nous nous y rendrons d’abord.
— Au revoir donc, messieurs, dit madame des Grassins. Et, quand les des Grassins furent à quelques pas des deux Cruchot, Adolphe dit à son père : — Ils fument joliment, hein ?
— Tais-toi donc, mon fils, lui répliqua sa mère, ils peuvent encore nous entendre. D’ailleurs ce que tu dis n’est pas de bon goût et sent l’École de Droit.
— Eh ! bien, mon oncle, s’écria le magistrat quand il vit les des Grassins éloignés, j’ai commencé par être le président de Bonfons, et j’ai fini par être tout simplement un Cruchot.
— J’ai bien vu que ça te contrariait ; mais le vent était aux des Grassins. Es-tu bête, avec tout ton esprit ?… Laisse-les s’embarquer sur un nous verrons du père Grandet, et tiens-toi tranquille, mon petit : Eugénie n’en sera pas moins ta femme.
En quelques instants la nouvelle de la magnanime résolution de Grandet se répandit dans trois maisons à la fois, et il ne fut plus {p. 292} question dans toute la ville que de ce dévouement fraternel. Chacun pardonnait à Grandet sa vente faite au mépris de la foi jurée entre les propriétaires, en admirant son honneur, en vantant une générosité dont on ne le croyait pas capable. Il est dans le caractère français de s’enthousiasmer, de se colérer, de se passionner pour le météore du moment, pour les bâtons flottants de l’actualité. Les êtres collectifs, les peuples, seraient-ils donc sans mémoire ?
Quand le père Grandet eut fermé sa porte, il appela Nanon.
— Ne lâche pas le chien et ne dors pas, nous avons à travailler ensemble. À onze heures Cornoiller doit se trouver à ma porte avec le berlingot de Froidfond. Écoute-le venir afin de l’empêcher de cogner, et dis-lui d’entrer tout bellement. Les lois de police défendent le tapage nocturne. D’ailleurs le quartier n’a pas besoin de savoir que je vais me mettre en route.
Ayant dit, Grandet remonta dans son laboratoire, où Nanon l’entendit remuant, fouillant, allant, venant, mais avec précaution. Il ne voulait évidemment réveiller ni sa femme ni sa fille, et surtout ne point exciter l’attention de son neveu, qu’il avait commencé par maudire en apercevant de la lumière dans sa chambre. Au milieu de la nuit, Eugénie, préoccupée de son cousin, crut avoir entendu la plainte d’un mourant, et pour elle ce mourant était Charles : elle l’avait quitté si pâle, si désespéré ! peut-être s’était-il tué. Soudain elle s’enveloppa d’une coiffe, espèce de pelisse à capuchon, et voulut sortir. D’abord une vive lumière qui passait par les fentes de sa porte lui donna peur du feu ; puis elle se rassura bientôt en entendant les pas pesants de Nanon et sa voix mêlée au hennissement de plusieurs chevaux.
— Mon père enlèverait-il mon cousin ? se dit-elle en entr’ouvrant sa porte avec assez de précaution pour l’empêcher de crier, mais de manière à voir ce qui se passait dans le corridor.
Tout à coup son œil rencontra celui de son père, dont le regard, quelque vague et insouciant qu’il fût, la glaça de terreur. Le bonhomme et Nanon étaient accouplés par un gros gourdin dont chaque bout reposait sur leur épaule droite et soutenait un câble auquel était attaché un barillet semblable à ceux que le père Grandet s’amusait à faire dans son fournil à ses moments perdus.
— Sainte Vierge ! monsieur, ça pèse-t-i ?… dit à voix basse la Nanon.
— Quel malheur que ce ne soit que des gros sous ! répondit le bonhomme. Prends garde de heurter le chandelier.
{p. 293} Cette scène était éclairée par une seule chandelle placée entre deux barreaux de la rampe.
— Cornoiller, dit Grandet à son garde in partibus, as-tu pris tes pistolets ?
— Non, monsieur. Pardé ! quoi qu’il y a donc à craindre pour vos gros sous ?…
— Oh ! rien, dit le père Grandet.
— D’ailleurs nous irons vite, reprit le garde, vos fermiers ont choisi pour vous leurs meilleurs chevaux.
— Bien, bien. Tu ne leur as pas dit où j’allais ?
— Je ne le savais point.
— Bien. La voiture est solide ?
— Ça, notre maître ? ha ! ben, ça porterait trois mille. Qu’est-ce que ça pèse donc vos méchants barils ?
— Tiens, dit Nanon, je le savons bien ! Y a ben près de dix-huit cents.
— Veux-tu te taire, Nanon ! Tu diras à ma femme que je suis allé à la campagne. Je serai revenu pour dîner. Va bon train, Cornoiller, faut être à Angers avant neuf heures.
La voiture partit. Nanon verrouilla la grande porte, lâcha le chien, se coucha l’épaule meurtrie, et personne dans le quartier ne soupçonna ni le départ de Grandet ni l’objet de son voyage. La discrétion du bonhomme était complète. Personne ne voyait jamais un sou dans cette maison pleine d’or. Après avoir appris dans la matinée par les causeries du port que l’or avait doublé de prix par suite de nombreux armements entrepris à Nantes, et que des spéculateurs étaient arrivés à Angers pour en acheter, le vieux vigneron, par un simple emprunt de chevaux fait à ses fermiers, se mit en mesure d’aller y vendre le sien et d’en rapporter en valeurs du receveur-général sur le trésor la somme nécessaire à l’achat de ses rentes après l’avoir grossie de l’agio.
— Mon père s’en va, dit Eugénie qui du haut de l’escalier avait tout entendu. Le silence était rétabli dans la maison, et le lointain roulement de la voiture, qui cessa par degrés, ne retentissait déjà plus dans Saumur endormi. En ce moment, Eugénie entendit en son cœur, avant de l’écouter par l’oreille, une plainte qui perça les cloisons, et qui venait de la chambre de son cousin. Une bande lumineuse, fine autant que le tranchant d’un sabre, passait par la fente de la porte et coupait horizontalement les balustres du vieil {p. 294} escalier. — Il souffre, dit-elle en grimpant deux marches. Un second gémissement la fit arriver sur le palier de la chambre. La porte était entr’ouverte, elle la poussa. Charles dormait la tête penchée en dehors du vieux fauteuil, sa main avait laissé tomber la plume et touchait presque à terre. La respiration saccadée que nécessitait la posture du jeune homme effraya soudain Eugénie, qui entra promptement. — Il doit être bien fatigué, se dit-elle en regardant une dizaine de lettres cachetées, elle en lut les adresses : À messieurs Farry, Breilman et Cie, carrossiers. — À monsieur Buisson, tailleur, etc. — Il a sans doute arrangé toutes ses affaires pour pouvoir bientôt quitter la France, pensa-t-elle. Ses yeux tombèrent sur deux lettres ouvertes. Ces mots qui en commençaient une : « Ma chère Annette… » lui causèrent un éblouissement. Son cœur palpita, ses pieds se clouèrent sur le carreau. Sa chère Annette, il aime, il est aimé ! Plus d’espoir ! Que lui dit-il ? Ces idées lui traversèrent la tête et le cœur. Elle lisait ces mots partout, même sur les carreaux, en traits de flammes. — Déjà renoncer à lui ! Non, je ne lirai pas cette lettre. Je dois m’en aller. Si je la lisais, cependant ? Elle regarda Charles, lui prit doucement la tête, la posa sur le dos du fauteuil, et il se laissa faire comme un enfant qui, même en dormant, connaît encore sa mère et reçoit, sans s’éveiller, ses soins et ses baisers. Comme une mère, Eugénie releva la main pendante, et, comme une mère, elle baisa doucement les cheveux. Chère Annette ! Un démon lui criait ces deux mots aux oreilles. — Je sais que je fais peut-être mal, mais je lirai la lettre, dit-elle. Eugénie détourna la tête, car sa noble probité gronda. Pour la première fois de sa vie, le bien et le mal étaient en présence dans son cœur. Jusque-là elle n’avait eu à rougir d’aucune action. La passion, la curiosité l’emportèrent. À chaque phrase, son cœur se gonfla davantage, et l’ardeur piquante qui anima sa vie pendant cette lecture lui rendit encore plus friands les plaisirs du premier amour.
Ma chère Annette, rien ne devait nous séparer, si ce n’est le malheur qui m’accable et qu’aucune prudence humaine n’aurait su prévoir. Mon père s’est tué, sa fortune et la mienne sont entièrement perdues. Je suis orphelin à un âge où, par la nature de mon éducation, je puis passer pour un enfant ; et je dois néanmoins me relever homme de l’abîme où je suis tombé. Je viens d’employer une partie de cette nuit à faire mes calculs. Si je veux quitter la France en honnête homme, et ce n’est pas un doute, je n’ai pas {p. 295} cent francs à moi pour aller tenter le sort aux Indes ou en Amérique. Oui, ma pauvre Anna, j’irai chercher la fortune sous les climats les plus meurtriers. Sous de tels cieux, elle est sûre et prompte, m’a-t-on dit. Quant à rester à Paris, je ne saurais. Ni mon âme ni mon visage ne sont faits à supporter les affronts, la froideur, le dédain qui attendent l’homme ruiné, le fils du failli ! Bon Dieu ! devoir deux millions ?… J’y serais tué en duel dans la première semaine. Aussi n’y retournerai-je point. Ton amour, le plus tendre et le plus dévoué qui jamais ait ennobli le cœur d’un homme, ne saurait m’y attirer. Hélas ! ma bien-aimée, je n’ai point assez d’argent pour aller là où tu es, donner, recevoir un dernier baiser, un baiser où je puiserais la force nécessaire à mon entreprise.
— Pauvre Charles, j’ai bien fait de lire ! J’ai de l’or, je le lui donnerai, dit Eugénie.
Elle reprit sa lecture après avoir essuyé ses pleurs.
Je n’avais point encore songé aux malheurs de la misère. Si j’ai les cent louis indispensables au passage, je n’aurai pas un sou pour me faire une pacotille. Mais non, je n’aurai ni cent louis ni un louis, je ne connaîtrai ce qui me restera d’argent qu’après le règlement de mes dettes à Paris. Si je n’ai rien, j’irai tranquillement à Nantes, je m’y embarquerai simple matelot, et je commencerai là-bas comme ont commencé les hommes d’énergie qui, jeunes, n’avaient pas un sou, et sont revenus, riches, des Indes. Depuis ce matin, j’ai froidement envisagé mon avenir. Il est plus horrible pour moi que pour tout autre, moi choyé par une mère qui m’adorait, chéri par le meilleur des pères, et qui, à mon début dans le monde, ai rencontré l’amour d’une Anna ! Je n’ai connu que les fleurs de la vie : ce bonheur ne pouvait pas durer. J’ai néanmoins, ma chère Annette, plus de courage qu’il n’était permis à un insouciant jeune homme d’en avoir, surtout à un jeune homme habitué aux cajoleries de la plus délicieuse femme de Paris, bercé dans les joies de la famille, à qui tout souriait au logis, et dont les désirs étaient des lois pour un père… Oh ! mon père, Annette, il est mort… Eh ! bien, j’ai réfléchi à ma position, j’ai réfléchi à la tienne aussi. J’ai bien vieilli en vingt-quatre heures. Chère Anna, si, pour me garder près de toi, dans Paris, tu sacrifiais toutes les jouissances de ton luxe, ta toilette, ta loge à l’Opéra, nous n’arriverions pas encore au chiffre des dépenses nécessaires à ma vie {p. 296} dissipée ; puis je ne saurais accepter tant de sacrifices. Nous nous quittons donc aujourd’hui pour toujours.
— Il la quitte, Sainte Vierge ! Oh ! bonheur !
Eugénie sauta de joie. Charles fit un mouvement, elle en eut froid de terreur ; mais, heureusement pour elle, il ne s’éveilla pas. Elle reprit :
Quand reviendrai-je ? je ne sais. Le climat des Indes vieillit promptement un Européen, et surtout un Européen qui travaille. Mettons-nous à dix ans d’ici. Dans dix ans, ta fille aura dix-huit ans, elle sera ta compagne, ton espion. Pour toi, le monde sera bien cruel, ta fille le sera peut-être davantage. Nous avons vu des exemples de ces jugements mondains et de ces ingratitudes de jeunes filles ; sachons en profiter. Garde au fond de ton âme comme je le garderai moi-même le souvenir de ces quatre années de bonheur, et sois fidèle, si tu peux, à ton pauvre ami. Je ne saurais toutefois l’exiger, parce que, vois-tu, ma chère Annette, je dois me conformer à ma position, voir bourgeoisement la vie, et la chiffrer au plus vrai. Donc je dois penser au mariage, qui devient une des nécessités de ma nouvelle existence ; et je t’avouerai que j’ai trouvé ici, à Saumur, chez mon oncle, une cousine dont les manières, la figure, l’esprit et le cœur te plairaient, et qui, en outre, me paraît avoir…
— Il devait être bien fatigué, pour avoir cessé de lui écrire, se dit Eugénie en voyant la lettre arrêtée au milieu de cette phrase.
Elle le justifiait ! N’était-il pas impossible alors que cette innocente fille s’aperçût de la froideur empreinte dans cette lettre ? Aux jeunes filles religieusement élevées, ignorantes et pures, tout est amour dès qu’elles mettent le pied dans les régions enchantées de l’amour. Elles y marchent entourées de la céleste lumière que leur âme projette, et qui rejaillit en rayons sur leur amant ; elles le colorent des feux de leur propre sentiment et lui prêtent leurs belles pensées. Les erreurs de la femme viennent presque toujours de sa croyance au bien, ou de sa confiance dans le vrai. Pour Eugénie, ces mots : Ma chère Annette, ma bien-aimée, lui résonnaient au cœur comme le plus joli langage de l’amour, et lui caressaient l’âme comme, dans son enfance, les notes divines du Venite adoremus, redites par l’orgue, lui caressèrent l’oreille. D’ailleurs, les larmes qui baignaient encore les yeux de Charles lui accusaient toutes les noblesses de cœur par lesquelles une jeune fille doit être séduite. Pouvait-elle savoir que si Charles aimait tant son père et le {p. 297} pleurait si véritablement, cette tendresse venait moins de la bonté de son cœur que des bontés paternelles ? Monsieur et madame Guillaume Grandet, en satisfaisant toujours les fantaisies de leur fils, en lui donnant tous les plaisirs de la fortune, l’avaient empêché de faire les horribles calculs dont sont plus ou moins coupables, à Paris, la plupart des enfants quand, en présence des jouissances parisiennes, ils forment des désirs et conçoivent des plans qu’ils voient avec chagrin incessamment ajournés et retardés par la vie de leurs parents. La prodigalité du père alla donc jusqu’à semer dans le cœur de son fils un amour filial vrai, sans arrière-pensée. Néanmoins, Charles était un enfant de Paris, habitué par les mœurs de Paris, par Annette elle-même, à tout calculer, déjà vieillard sous le masque du jeune homme. Il avait reçu l’épouvantable éducation de ce monde, où, dans une soirée, il se commet en pensées, en paroles, plus de crimes que la Justice n’en punit aux Cours d’assises, où les bons mots assassinent les plus grandes idées, où l’on ne passe pour fort qu’autant que l’on voit juste ; et là, voir juste, c’est ne croire à rien, ni aux sentiments, ni aux hommes, ni même aux événements : on y fait de faux événements. Là, pour voir juste, il faut peser, chaque matin, la bourse d’un ami, savoir se mettre politiquement au-dessus de tout ce qui arrive ; provisoirement, ne rien admirer, ni les œuvres d’art, ni les nobles actions, et donner pour mobile à toute chose l’intérêt personnel. Après mille folies, la grande dame, la belle Annette, forçait Charles à penser gravement ; elle lui parlait de sa position future, en lui passant dans les cheveux une main parfumée ; en lui refaisant une boucle, elle lui faisait calculer la vie : elle le féminisait et le matérialisait. Double corruption, mais corruption élégante et fine, de bon goût.
— Vous êtes niais, Charles, lui disait-elle. J’aurai bien de la peine à vous apprendre le monde. Vous avez été très-mal pour monsieur des Lupeaulx. Je sais bien que c’est un homme peu honorable ; mais attendez qu’il soit sans pouvoir, alors vous le mépriserez à votre aise. Savez-vous ce que madame Campan nous disait ? — Mes enfants, tant qu’un homme est au Ministère, adorez-le ; tombe-t-il, aidez à le traîner à la voirie. Puissant, il est une espèce de dieu ; détruit, il est au-dessous de Marat dans son égoût, parce qu’il vit et que Marat était mort. La vie est une suite de combinaisons, et il faut les étudier, les suivre, pour arriver à se maintenir toujours en bonne position.
{p. 298} Charles était un homme trop à la mode, il avait été trop constamment heureux par ses parents, trop adulé par le monde pour avoir de grands sentiments. Le grain d’or que sa mère lui avait jeté au cœur s’était étendu dans la filière parisienne, il l’avait employé en superficie et devait l’user par le frottement. Mais Charles n’avait encore que vingt et un ans. À cet âge, la fraîcheur de la vie semble inséparable de la candeur de l’âme. La voix, le regard, la figure paraissent en harmonie avec les sentiments. Aussi le juge le plus dur, l’avoué le plus incrédule, l’usurier le moins facile hésitent-ils toujours à croire à la vieillesse du cœur, à la corruption des calculs, quand les yeux nagent encore dans un fluide pur, et qu’il n’y a point de rides sur le front. Charles n’avait jamais eu l’occasion d’appliquer les maximes de la morale parisienne, et jusqu’à ce jour il était beau d’inexpérience. Mais, à son insu, l’égoïsme lui avait été inoculé. Les germes de l’économie politique à l’usage du Parisien, latents en son cœur, ne devaient pas tarder à y fleurir, aussitôt que de spectateur oisif il deviendrait acteur dans le drame de la vie réelle. Presque toutes les jeunes filles s’abandonnent aux douces promesses de ces dehors ; mais Eugénie eût-elle été prudente et observatrice autant que le sont certaines filles en province, aurait-elle pu se défier de son cousin, quand, chez lui, les manières, les paroles et les actions s’accordaient encore avec les inspirations du cœur ? Un hasard, fatal pour elle, lui fit essuyer les dernières effusions de sensibilité vraie qui fût en ce jeune cœur, et entendre, pour ainsi dire, les derniers soupirs de la conscience. Elle laissa donc cette lettre pour elle pleine d’amour, et se mit complaisamment à contempler son cousin endormi : les fraîches illusions de la vie jouaient encore pour elle sur ce visage, elle se jura d’abord à elle-même de l’aimer toujours. Puis elle jeta les yeux sur l’autre lettre sans attacher beaucoup d’importance à cette indiscrétion ; et, si elle commença de la lire, ce fut pour acquérir de nouvelles preuves des nobles qualités que, semblable à toutes les femmes, elle prêtait à celui qu’elle choisissait.
Mon cher Alphonse, au moment où tu liras cette lettre je n’aurai plus d’amis ; mais je t’avoue qu’en doutant de ces gens du monde habitués à prodiguer ce mot, je n’ai pas douté de ton amitié. Je te charge donc d’arranger mes affaires, et compte sur toi, pour tirer un bon parti de tout ce que je possède. Tu dois maintenant connaître ma position. Je n’ai plus rien, et veux partir pour {p. 299} les Indes. Je viens d’écrire à toutes les personnes auxquelles je crois devoir quelqu’argent, et tu en trouveras ci-joint la liste aussi exacte qu’il m’est possible de la donner de mémoire. Ma bibliothèque, mes meubles, mes voitures, mes chevaux, etc., suffiront, je crois, à payer mes dettes. Je ne veux me réserver que les babioles sans valeur qui seront susceptibles de me faire un commencement de pacotille. Mon cher Alphonse, je t’enverrai d’ici, pour cette vente, une procuration régulière, en cas de contestations. Tu m’adresseras toutes mes armes. Puis tu garderas pour toi Briton. Personne ne voudrait donner le prix de cette admirable bête, j’aime mieux te l’offrir, comme la bague d’usage que lègue un mourant à son exécuteur testamentaire. On m’a fait une très-comfortable voiture de voyage chez les Farry, Breilman et Cie, mais ils ne l’ont pas livrée, obtiens d’eux qu’ils la gardent sans me demander d’indemnité ; s’ils se refusaient à cet arrangement, évite tout ce qui pourrait entacher ma loyauté, dans les circonstances où je me trouve. Je dois six louis à l’insulaire, perdus au jeu, ne manque pas de les lui…
— Cher cousin, dit Eugénie en laissant la lettre, et se sauvant à petits pas chez elle avec une des bougies allumées. Là ce ne fut pas sans une vive émotion de plaisir qu’elle ouvrit le tiroir d’un vieux meuble en chêne, l’un des plus beaux ouvrages de l’époque nommée la Renaissance, et sur lequel se voyait encore, à demi effacée, la fameuse Salamandre royale. Elle y prit une grosse bourse en velours rouge à glands d’or, et bordée de cannetille usée, provenant de la succession de sa grand’mère. Puis elle pesa fort orgueilleusement cette bourse, et se plut à vérifier le compte oublié de son petit pécule. Elle sépara d’abord vingt portugaises encore neuves, frappées sous le règne de Jean V, en 1725, valant réellement au change cinq lisbonines ou chacune cent soixante-huit francs soixante-quatre centimes, lui disait son père, mais dont la valeur conventionnelle était de cent quatre-vingts francs, attendu la rareté, la beauté desdites pièces qui reluisaient comme des soleils. ITEM, cinq génovines ou pièces de cent livres de Gênes, autre monnaie rare et valant quatre-vingt-sept francs au change, mais cent francs pour les amateurs d’or. Elles lui venaient du vieux monsieur La Bertellière. ITEM, trois quadruples d’or espagnols de Philippe V, frappés en 1729, donnés par madame Gentillet, qui, en les lui offrant, lui disait toujours la même phrase : — Ce cher serin-là, ce {p. 300} petit jaunet, vaut quatre-vingt-dix-huit livres ! Gardez-le bien, ma mignonne, ce sera la fleur de votre trésor. ITEM, ce que son père estimait le plus (l’or de ces pièces était à vingt-trois carats et une fraction), cent ducats de Hollande, fabriqués en l’an 1756, et valant près de treize francs. ITEM, une grande curiosité !… des espèces de médailles précieuses aux avares, trois roupies au signe de la Balance, et cinq roupies au signe de Vierge, toutes d’or pur à vingt-quatre carats, la magnifique monnaie du Grand-Mogol, et dont chacune valait trente-sept francs quarante centimes au poids ; mais au moins cinquante francs pour les connaisseurs qui aiment à manier l’or. ITEM, le napoléon de quarante francs reçu l’avant-veille, et qu’elle avait négligemment mis dans sa bourse rouge. Ce trésor contenait des pièces neuves et vierges, de véritables morceaux d’art desquels le père Grandet s’informait parfois et qu’il voulait revoir, afin de détailler à sa fille les vertus intrinsèques, comme la beauté du cordon, la clarté du plat, la richesse des lettres dont les vives arêtes n’étaient pas encore rayées. Mais elle ne pensait ni à ces raretés, ni à la manie de son père, ni au danger qu’il y avait pour elle de se démunir d’un trésor si cher à son père ; non, elle songeait à son cousin, et parvint enfin à comprendre, après quelques fautes de calcul, qu’elle possédait environ cinq mille huit cents francs en valeurs réelles, qui, conventionnellement, pouvaient se vendre près de deux mille écus. À la vue de ses richesses, elle se mit à applaudir en battant des mains, comme un enfant forcé de perdre son trop plein de joie dans les naïfs mouvements du corps. Ainsi le père et la fille avaient compté chacun leur fortune : lui, pour aller vendre son or ; Eugénie, pour jeter le sien dans un océan d’affection. Elle remit les pièces dans la vieille bourse, la prit et remonta sans hésitation. La misère secrète de son cousin lui faisait oublier la nuit, les convenances ; puis, elle était forte de sa conscience, de son dévouement, de son bonheur. Au moment où elle se montra sur le seuil de la porte, en tenant d’une main la bougie, de l’autre sa bourse, Charles se réveilla, vit sa cousine et resta béant de surprise. Eugénie s’avança, posa le flambeau sur la table et dit d’une voix émue : — Mon cousin, j’ai à vous demander pardon d’une faute grave que j’ai commise envers vous ; mais Dieu me le pardonnera, ce péché, si vous voulez l’effacer.
— Qu’est-ce donc ? dit Charles en se frottant les yeux.
— J’ai lu ces deux lettres.
Charles rougit.
{p. 301} — Comment cela s’est-il fait ? reprit-elle, pourquoi suis-je montée ? En vérité, maintenant je ne le sais plus. Mais, je suis tentée de ne pas trop me repentir d’avoir lu ces lettres, puisqu’elles m’ont fait connaître votre cœur, votre âme et…
— Et quoi ? demanda Charles.
— Et vos projets, la nécessité où vous êtes d’avoir une somme…
— Ma chère cousine…
— Chut, chut, mon cousin, pas si haut, n’éveillons personne. Voici, dit-elle en ouvrant la bourse, les économies d’une pauvre fille qui n’a besoin de rien. Charles, acceptez-les. Ce matin, j’ignorais ce qu’était l’argent, vous me l’avez appris, ce n’est qu’un moyen, voilà tout. Un cousin est presque un frère, vous pouvez bien emprunter la bourse de votre sœur.
Eugénie, autant femme que jeune fille, n’avait pas prévu des refus, et son cousin restait muet.
— Eh ! bien, vous refuseriez ? demanda Eugénie dont les palpitations retentirent au milieu du profond silence.
L’hésitation de son cousin l’humilia ; mais la nécessité dans laquelle il se trouvait se représenta plus vivement à son esprit, et elle plia le genou.
— Je ne me relèverai pas que vous n’ayez pris cet or ! dit-elle. Mon cousin, de grâce, une réponse ?… que je sache si vous m’honorez, si vous êtes généreux, si…
En entendant le cri d’un noble désespoir, Charles laissa tomber des larmes sur les mains de sa cousine, qu’il saisit afin de l’empêcher de s’agenouiller. En recevant ces larmes chaudes, Eugénie sauta sur la bourse, la lui versa sur la table.
— Eh ! bien, oui, n’est-ce pas ? dit-elle en pleurant de joie. Ne craignez rien, mon cousin, vous serez riche. Cet or vous portera bonheur ; un jour vous me le rendrez ; d’ailleurs, nous nous associerons ; enfin je passerai par toutes les conditions que vous m’imposerez. Mais vous devriez ne pas donner tant de prix à ce don.
Charles put enfin exprimer ses sentiments.
— Oui, Eugénie, j’aurais l’âme bien petite, si je n’acceptais pas. Cependant, rien pour rien, confiance pour confiance.
— Que voulez-vous, dit-elle effrayée.
— Écoutez, ma chère cousine, j’ai là… Il s’interrompit pour montrer sur la commode une caisse carrée enveloppée d’un surtout de cuir. — Là, voyez-vous5, une chose qui m’est aussi précieuse que {p. 302} la vie. Cette boîte est un présent de ma mère. Depuis ce matin je pensais que, si elle pouvait sortir de sa tombe, elle vendrait elle-même l’or que sa tendresse lui a fait prodiguer dans ce nécessaire ; mais, accomplie par moi, cette action me paraîtrait un sacrilége. Eugénie serra convulsivement la main de son cousin en entendant ces derniers mots. — Non, reprit-il après une légère pause, pendant laquelle tous deux ils se jetèrent un regard humide, non, je ne veux ni le détruire, ni le risquer dans mes voyages. Chère Eugénie, vous en serez dépositaire. Jamais ami n’aura confié quelque chose de plus sacré à son ami. Soyez-en juge. Il alla prendre la boîte, la sortit du fourreau, l’ouvrit et montra tristement à sa cousine émerveillée un nécessaire où le travail donnait à l’or un prix bien supérieur à celui de son poids. — Ce que vous admirez n’est rien, dit-il en poussant un ressort qui fit partir un double fond. Voilà ce qui, pour moi, vaut la terre entière. Il tira deux portraits, deux chefs-d’œuvre de madame de Mirbel, richement entourés de perles.
— Oh ! la belle personne, n’est-ce pas cette dame à qui vous écriv…
— Non, dit-il en souriant. Cette femme est ma mère, et voici mon père, qui sont votre tante et votre oncle. Eugénie, je devrais vous supplier à genoux de me garder ce trésor. Si je périssais en perdant votre petite fortune, cet or vous dédommagerait ; et, à vous seule, je puis laisser les deux portraits, vous êtes digne de les conserver ; mais détruisez-les, afin qu’après vous ils n’aillent pas en d’autres mains… Eugénie se taisait. — Hé ! bien, oui, n’est-ce pas ? ajouta-t-il avec grâce.
En entendant les mots qu’elle venait de dire à son cousin, elle lui jeta son premier regard de femme aimante, un de ces regards où il y a presque autant de coquetterie que de profondeur ; il lui prit la main et la baisa.
— Ange de pureté ! entre nous, n’est-ce pas ?… l’argent ne sera jamais rien. Le sentiment, qui en fait quelque chose, sera tout désormais.
— Vous ressemblez à votre mère. Avait-elle la voix aussi douce que la vôtre ?
— Oh ! bien plus douce…
— Oui, pour vous, dit-elle en abaissant ses paupières. Allons, Charles, couchez-vous, je le veux, vous êtes fatigué. À demain.
{p. 303} Elle dégagea doucement sa main d’entre celles de son cousin, qui la reconduisit en l’éclairant. Quand ils furent tous deux sur le seuil de la porte : — Ah ! pourquoi suis-je ruiné, dit-il.
— Bah ! mon père est riche, je le crois, répondit-elle.
— Pauvre enfant, reprit Charles en avançant un pied dans la chambre et s’appuyant le dos au mur, il n’aurait pas laissé mourir le mien, il ne vous laisserait pas dans ce dénûment, enfin il vivrait autrement.
— Mais il a Froidfond.
— Et que vaut Froidfond ?
— Je ne sais pas ; mais il a Noyers.
— Quelque mauvaise ferme !
— Il a des vignes et des prés…
— Des misères, dit Charles d’un air dédaigneux. Si votre père avait seulement vingt-quatre mille livres de rente, habiteriez-vous cette chambre froide et nue ? ajouta-t-il en avançant le pied gauche. — Là seront donc mes trésors, dit-il en montrant le vieux bahut pour voiler sa pensée.
— Allez dormir, dit-elle en l’empêchant d’entrer dans une chambre en désordre.
Charles se retira, et ils se dirent bonsoir par un mutuel sourire.
Tous deux ils s’endormirent dans le même rêve, et Charles commença dès lors à jeter quelques roses sur son deuil. Le lendemain matin, madame Grandet trouva sa fille se promenant avant le déjeuner en compagnie de Charles. Le jeune homme était encore triste comme devait l’être un malheureux descendu pour ainsi dire au fond de ses chagrins, et qui, en mesurant la profondeur de l’abîme où il était tombé, avait senti tout le poids de sa vie future.
— Mon père ne reviendra que pour le dîner, dit Eugénie en voyant l’inquiétude peinte sur le visage de sa mère.
Il était facile de voir dans les manières, sur la figure d’Eugénie et dans la singulière douceur que contracta sa voix, une conformité de pensée entre elle et son cousin. Leurs âmes s’étaient ardemment épousées avant peut-être même d’avoir bien éprouvé la force des sentiments par lesquels ils s’unissaient l’un à l’autre. Charles resta dans la salle, et sa mélancolie y fut respectée. Chacune des trois femmes eut à s’occuper. Grandet ayant oublié ses affaires, il vint un assez grand nombre de personnes. Le couvreur, le plombier, le maçon, les terrassiers, le charpentier, des closiers, des fermiers, les uns pour {p. 304} conclure des marchés relatifs à des réparations, les autres pour payer des fermages ou recevoir de l’argent. Madame Grandet et Eugénie furent donc obligées d’aller et de venir, de répondre aux interminables discours des ouvriers et des gens de la campagne. Nanon encaissait les redevances dans sa cuisine. Elle attendait toujours les ordres de son maître pour savoir ce qui devait être gardé pour la maison ou vendu au marché. L’habitude du bonhomme était, comme celle d’un grand nombre de gentilshommes campagnards, de boire son mauvais vin et de manger ses fruits gâtés. Vers cinq heures du soir, Grandet revint d’Angers ayant eu quatorze mille francs de son or, et tenant dans son portefeuille des bons royaux qui lui portaient intérêt jusqu’au jour où il aurait à payer ses rentes. Il avait laissé Cornoiller à Angers, pour y soigner les chevaux à demi fourbus, et les ramener lentement après les avoir bien fait reposer.
— Je reviens d’Angers, ma femme, dit-il. J’ai faim.
Nanon lui cria de la cuisine : — Est-ce que vous n’avez rien mangé depuis hier ?
— Rien, répondit le bonhomme.
Nanon apporta la soupe. Des Grassins vint prendre les ordres de son client au moment où la famille était à table. Le père Grandet n’avait seulement pas vu son neveu.
— Mangez tranquillement, Grandet, dit le banquier. Nous causerons. Savez-vous ce que vaut l’or à Angers, où l’on en est venu chercher pour Nantes ? je vais en envoyer.
— N’en envoyez pas, répondit le bonhomme, il y en a déjà suffisamment. Nous sommes trop bons amis pour que je ne vous évite pas une perte de temps.
— Mais l’or y vaut treize francs cinquante centimes.
— Dites donc valait.
— D’où diable en serait-il venu ?
— Je suis allé cette nuit à Angers, lui répondit Grandet à voix basse.
Le banquier tressaillit de surprise. Puis une conversation s’établit entre eux d’oreille à oreille, pendant laquelle des Grassins et Grandet regardèrent Charles à plusieurs reprises. Au moment où sans doute l’ancien tonnelier dit au banquier de lui acheter cent mille livres de rente, des Grassins laissa derechef échapper un geste d’étonnement.
{p. 305} — Monsieur Grandet, dit-il à Charles, je pars pour Paris ; et, si vous aviez des commissions à me donner…
— Aucune, monsieur. Je vous remercie, répondit Charles.
— Remerciez-le mieux que ça, mon neveu. Monsieur va pour arranger les affaires de la maison Guillaume Grandet.
— Y aurait-il donc quelque espoir, demanda Charles.
— Mais, s’écria le tonnelier avec un orgueil bien joué, n’êtes-vous pas mon neveu ? votre honneur est le nôtre. Ne vous nommez-vous pas Grandet ?
Charles se leva, saisit le père Grandet, l’embrassa, pâlit et sortit. Eugénie contemplait son père avec admiration.
— Allons, adieu, mon bon des Grassins, tout à vous, et emboisez-moi bien ces gens-là ! Les deux diplomates se donnèrent une poignée de main, l’ancien tonnelier reconduisit le banquier jusqu’à la porte ; puis, après l’avoir fermée, il revint et dit à Nanon en se plongeant dans son fauteuil : — Donne-moi du cassis ? Mais trop ému pour rester en place, il se leva, regarda le portrait de monsieur de La Bertellière et se mit à chanter, en faisant ce que Nanon appelait des pas de danse :
Dans les gardes françaises
J’avais un bon papa.
Nanon, madame Grandet, Eugénie s’examinèrent mutuellement et en silence. La joie du vigneron les épouvantait toujours quand elle arrivait à son apogée. La soirée fut bientôt finie. D’abord le père Grandet voulut se coucher de bonne heure ; et, lorsqu’il se couchait, chez lui tout devait dormir ; de même que quand Auguste buvait la Pologne était ivre. Puis Nanon, Charles et Eugénie n’étaient pas moins las que le maître. Quant à madame Grandet, elle dormait, mangeait, buvait, marchait suivant les désirs de son mari. Néanmoins, pendant les deux heures accordées à la digestion, le tonnelier, plus facétieux qu’il ne l’avait jamais été, dit beaucoup de ses apophthegmes particuliers, dont un seul donnera la mesure de son esprit. Quand il eut avalé son cassis, il regarda le verre.
— On n’a pas plutôt mis les lèvres à un verre qu’il est déjà vide ! Voilà notre histoire. On ne peut pas être et avoir été. Les écus ne peuvent pas rouler et rester dans votre bourse, autrement la vie serait trop belle.
{p. 306} Il fut jovial et clément. Lorsque Nanon vint avec son rouet : — Tu dois être lasse, lui dit-il. Laisse ton chanvre.
— Ah ! ben !… quien, je m’ennuierais, répondit la servante.
— Pauvre Nanon ! Veux-tu du cassis ?
— Ah ! pour du cassis, je ne dis pas non ; madame le fait ben mieux que les apothicaires. Celui qu’i vendent est de la drogue.
— Ils y mettent trop de sucre, ça ne sent plus rien, dit le bonhomme.
Le lendemain la famille, réunie à huit heures pour le déjeuner, offrit le tableau de la première scène d’une intimité bien réelle. Le malheur avait promptement mis en rapport madame Grandet, Eugénie et Charles ; Nanon elle-même sympathisait avec eux sans le savoir. Tous quatre commencèrent à faire une même famille. Quant au vieux vigneron, son avarice satisfaite et la certitude de voir bientôt partir le mirliflor sans avoir à lui payer autre chose que son voyage à Nantes, le rendirent presque indifférent à sa présence au logis. Il laissa les deux enfants, ainsi qu’il nomma Charles et Eugénie, libres de se comporter comme bon leur semblerait sous l’œil de madame Grandet, en laquelle il avait d’ailleurs une entière confiance en ce qui concernait la morale publique et religieuse. L’alignement de ses prés et des fossés jouxtant la route, ses plantations de peupliers en Loire et les travaux d’hiver dans ses clos et à Froidfond l’occupèrent exclusivement. Dès lors commença pour Eugénie le primevère de l’amour. Depuis la scène de nuit pendant laquelle la cousine donna son trésor au cousin, son cœur avait suivi le trésor. Complices tous deux du même secret, ils se regardaient en s’exprimant une mutuelle intelligence qui approfondissait leurs sentiments et les leur rendait mieux communs, plus intimes, en les mettant, pour ainsi dire, tous deux en dehors de la vie ordinaire. La parenté n’autorisait-elle pas une certaine douceur dans l’accent, une tendresse dans les regards : aussi Eugénie se plut-elle à endormir les souffrances de son cousin dans les joies enfantines d’un naissant amour. N’y a-t-il pas de gracieuses similitudes entre les commencements de l’amour et ceux de la vie ? Ne berce-t-on pas l’enfant par de doux chants et de gentils regards ? Ne lui dit-on pas de merveilleuses histoires qui lui dorent l’avenir ? Pour lui l’espérance ne déploie-t-elle pas incessamment ses ailes radieuses ? Ne verse-t-il pas tour à tour des larmes de joie et de douleur ? Ne se querelle-t-il pas pour des riens, pour des cailloux {p. 307} avec lesquels il essaie de se bâtir un mobile palais, pour des bouquets aussitôt oubliés que coupés ? N’est-il pas avide de saisir le temps, d’avancer dans la vie ? L’amour est notre seconde transformation. L’enfance et l’amour furent même chose entre Eugénie et Charles : ce fut la passion première avec tous ses enfantillages, d’autant plus caressants pour leurs cœurs qu’ils étaient enveloppés de mélancolie. En se débattant à sa naissance sous les crêpes du deuil, cet amour n’en était d’ailleurs que mieux en harmonie avec la simplicité provinciale de cette maison en ruines. En échangeant quelques mots avec sa cousine au bord du puits, dans cette cour muette ; en restant dans ce jardinet, assis sur un banc moussu jusqu’à l’heure où le soleil se couchait, occupés à se dire de grands riens ou recueillis dans le calme qui régnait entre le rempart et la maison, comme on l’est sous les arcades d’une église, Charles comprit la sainteté de l’amour ; car sa grande dame, sa chère Annette ne lui en avait fait connaître que les troubles orageux. Il quittait en ce moment la passion parisienne, coquette, vaniteuse, éclatante, pour l’amour pur et vrai. Il aimait cette maison, dont les mœurs ne lui semblèrent plus si ridicules. Il descendait dès le matin afin de pouvoir causer avec Eugénie quelques moments avant que Grandet ne vînt donner les provisions ; et, quand les pas du bonhomme retentissaient dans les escaliers, il se sauvait au jardin. La petite criminalité de ce rendez-vous matinal, secret même pour la mère d’Eugénie, et que Nanon faisait semblant de ne pas apercevoir, imprimait à l’amour le plus innocent du monde la vivacité des plaisirs défendus. Puis, quand, après le déjeuner, le père Grandet était parti pour aller voir ses propriétés et ses exploitations, Charles demeurait entre la mère et la fille, éprouvant des délices inconnues à leur prêter les mains pour dévider du fil, à les voir travaillant, à les entendre jaser. La simplicité de cette vie presque monastique, qui lui révéla les beautés de ces âmes auxquelles le monde était inconnu, le toucha vivement. Il avait cru ces mœurs impossibles en France, et n’avait admis leur existence qu’en Allemagne, encore n’était-ce que fabuleusement et dans les romans d’Auguste Lafontaine. Bientôt pour lui Eugénie fut l’idéal de la Marguerite de Gœthe, moins la faute. Enfin de jour en jour ses regards, ses paroles ravirent la pauvre fille, qui s’abandonna délicieusement au courant de l’amour ; elle saisissait sa félicité comme un nageur saisit la branche de saule pour se tirer du fleuve et se reposer sur la {p. 308} rive. Les chagrins d’une prochaine absence n’attristaient-ils pas déjà les heures les plus joyeuses de ces fuyardes journées ? Chaque jour un petit événement leur rappelait la prochaine séparation. Ainsi, trois jours après le départ de des Grassins, Charles fut emmené par Grandet au Tribunal de Première Instance avec la solennité que les gens de province attachent à de tels actes, pour y signer une renonciation à la succession de son père. Répudiation terrible ! espèce d’apostasie domestique. Il alla chez maître Cruchot faire faire deux procurations, l’une pour des Grassins, l’autre pour l’ami chargé de vendre son mobilier. Puis il fallut remplir les formalités nécessaires pour obtenir un passeport à l’étranger. Enfin, quand arrivèrent les simples vêtements de deuil que Charles avait demandés à Paris, il fit venir un tailleur de Saumur et lui vendit sa garde-robe inutile. Cet acte plut singulièrement au père Grandet.
— Ah ! vous voilà comme un homme qui doit s’embarquer et qui veut faire fortune, lui dit-il en le voyant vêtu d’une redingote de gros drap noir. Bien, très-bien !
— Je vous prie de croire, monsieur, lui répondit Charles, que je saurai bien avoir l’esprit de ma situation.
— Qu’est-ce que c’est que cela ? dit le bonhomme dont les yeux s’animèrent à la vue d’une poignée d’or que lui montra Charles.
— Monsieur, j’ai réuni mes boutons, mes anneaux, toutes les superfluités que je possède et qui pouvaient avoir quelque valeur ; mais, ne connaissant personne à Saumur, je voulais vous prier ce matin de…
— De vous acheter cela ? dit Grandet en l’interrompant.
— Non, mon oncle, de m’indiquer un honnête homme qui…
— Donnez-moi cela, mon neveu ; j’irai vous estimer cela là-haut, et je reviendrai vous dire ce que cela vaut, à un centime près. Or de bijou, dit-il en examinant une longue chaîne, dix-huit à dix-neuf carats.
Le bonhomme tendit sa large main et emporta la masse d’or.
— Ma cousine, dit Charles, permettez-moi de vous offrir ces deux boutons qui pourront vous servir à attacher des rubans à vos poignets. Cela fait un bracelet fort à la mode en ce moment.
— J’accepte sans hésiter, mon cousin, dit-elle en lui jetant un regard d’intelligence.
{p. 309} — Ma tante, voici le dé de ma mère, je le gardais précieusement dans ma toilette de voyage, dit Charles en présentant un joli dé d’or à madame Grandet qui depuis dix ans en désirait un.
— Il n’y a pas de remercîments possibles, mon neveu, dit la vieille mère dont les yeux se mouillèrent de larmes. Soir et matin dans mes prières j’ajouterai la plus pressante de toutes pour vous, en disant celle des voyageurs. Si je mourais, Eugénie vous conserverait ce bijou.
— Cela vaut neuf cent quatre-vingt-neuf francs soixante-quinze centimes, mon neveu, dit Grandet en ouvrant la porte. Mais, pour vous éviter la peine de vendre cela, je vous en compterai l’argent… en livres.
Le mot en livres signifie sur le littoral de la Loire que les écus de six livres doivent être acceptés pour six francs sans déduction.
— Je n’osais vous le proposer, répondit Charles ; mais il me répugnait de brocanter mes bijoux dans la ville que vous habitez. Il faut laver son linge sale en famille, disait Napoléon. Je vous remercie donc de votre complaisance. Grandet se gratta l’oreille, et il y eut un moment de silence. — Mon cher oncle, reprit Charles en le regardant d’un air inquiet comme s’il eût craint de blesser sa susceptibilité, ma cousine et ma tante ont bien voulu accepter un faible souvenir de moi ; veuillez à votre tour agréer des boutons de manche qui me deviennent inutiles : ils vous rappelleront un pauvre garçon qui, loin de vous, pensera certes à ceux qui désormais seront toute sa famille.
— Mon garçon ! mon garçon, faut pas te dénuer comme ça… Qu’as-tu donc, ma femme ? dit-il en se tournant avec avidité vers elle, ah ! un dé d’or. Et toi, fifille, tiens, des agrafes de diamants. Allons, je prends tes boutons, mon garçon, reprit-il en serrant la main de Charles. Mais… tu me permettras de… te payer… ton, oui… ton passage aux Indes. Oui, je veux te payer ton passage. D’autant, vois-tu, garçon, qu’en estimant tes bijoux, je n’en ai compté que l’or brut, il y a peut-être quelque chose à gagner sur les façons. Ainsi, voilà qui est dit. Je te donnerai quinze cents francs… en livres, que Cruchot me prêtera ; car je n’ai pas un rouge liard ici, à moins que Perrottet, qui est en retard de son fermage, ne me le paye. Tiens, tiens, je vais l’aller voir.
Il prit son chapeau, mit ses gants et sortit.
{p. 310} — Vous vous en irez donc, dit Eugénie en lui jetant un regard de tristesse mêlée d’admiration.
— Il le faut, dit-il en baissant la tête.
Depuis quelques jours, le maintien, les manières, les paroles de Charles étaient devenus ceux d’un homme profondément affligé, mais qui, sentant peser sur lui d’immenses obligations, puise un nouveau courage dans son malheur. Il ne soupirait plus, il s’était fait homme. Aussi jamais Eugénie ne présuma-t-elle mieux du caractère de son cousin, qu’en le voyant descendre dans ses habits de gros drap noir, qui allaient bien à sa figure pâlie et à sa sombre contenance. Ce jour-là le deuil fut pris par les deux femmes, qui assistèrent avec Charles à un Requiem célébré à la paroisse pour l’âme de feu Guillaume Grandet.
Au second déjeuner, Charles reçut des lettres de Paris, et les lut.
— Hé ! bien, mon cousin, êtes-vous content de vos affaires ? dit Eugénie à voix basse.
— Ne fais donc jamais de ces questions-là, ma fille, répondit Grandet. Que diable, je ne te dis pas les miennes, pourquoi fourres-tu le nez dans celles de ton cousin ? Laisse-le donc, ce garçon.
— Oh ! je n’ai point de secrets, dit Charles.
— Ta, ta, ta, mon neveu, tu sauras qu’il faut tenir sa langue en bride dans le commerce.
Quand les deux amants furent seuls dans le jardin, Charles dit à Eugénie en l’attirant sur le vieux banc où ils s’assirent sous le noyer : — J’avais bien présumé d’Alphonse, il s’est conduit à merveille. Il a fait mes affaires avec prudence et loyauté. Je ne dois rien à Paris, tous mes meubles sont bien vendus, et il m’annonce avoir, d’après les conseils d’un capitaine au long-cours, employé trois mille francs qui lui restaient en une pacotille composée de curiosités européennes desquelles on tire un excellent parti aux Indes. Il a dirigé mes colis sur Nantes, où se trouve un navire en charge pour Java. Dans cinq jours, Eugénie, il faudra nous dire adieu pour toujours peut-être, mais au moins pour long-temps. Ma pacotille et dix mille francs que m’envoient deux de mes amis sont un bien petit commencement. Je ne puis songer à mon retour avant plusieurs années. Ma chère cousine, ne mettez pas en balance ma vie et la vôtre, je puis périr, peut-être se présentera-t-il pour vous un riche établissement…
{p. 311} — Vous m’aimez ?… dit-elle.
— Oh ! oui, bien, répondit-il avec une profondeur d’accent qui révélait une égale profondeur dans le sentiment.
— J’attendrai, Charles. Dieu ! mon père est à sa fenêtre, dit-elle en repoussant son cousin qui s’approchait pour l’embrasser.
Elle se sauva sous la voûte, Charles l’y suivit ; en le voyant, elle se retira au pied de l’escalier et ouvrit la porte battante ; puis, sans trop savoir où elle allait, Eugénie se trouva près du bouge de Nanon, à l’endroit le moins clair du couloir ; là Charles, qui l’avait accompagnée, lui prit la main, l’attira sur son cœur, la saisit par la taille, et l’appuya doucement sur lui. Eugénie ne résista plus ; elle reçut et donna le plus pur, le plus suave, mais aussi le plus entier de tous les baisers.
— Chère Eugénie, un cousin est mieux qu’un frère, il peut t’épouser, lui dit Charles.
— Ainsi soit-il ! cria Nanon en ouvrant la porte de son taudis.
Les deux amants, effrayés, se sauvèrent dans la salle, où Eugénie reprit son ouvrage, et où Charles se mit à lire les litanies de la Vierge dans le paroissien de madame Grandet.
— Quien ! dit Nanon, nous faisons tous nos prières.
Dès que Charles eut annoncé son départ, Grandet se mit en mouvement pour faire croire qu’il lui portait beaucoup d’intérêt ; il se montra libéral de tout ce qui ne coûtait rien, s’occupa de lui trouver un emballeur, et dit que cet homme prétendait vendre ses caisses trop cher ; il voulut alors à toute force les faire lui-même, et y employa de vieilles planches ; il se leva dès le matin pour raboter, ajuster, planer, clouer ses voliges et en confectionner de très-belles caisses dans lesquelles il emballa tous les effets de Charles ; il se chargea de les faire descendre par bateau sur la Loire, de les assurer, et de les expédier en temps utile à Nantes.
Depuis le baiser pris dans le couloir, les heures s’enfuyaient pour Eugénie avec une effrayante rapidité. Parfois elle voulait suivre son cousin. Celui qui a connu la plus attachante des passions, celle dont la durée est chaque jour abrégée par l’âge, par le temps, par une maladie mortelle, par quelques-unes des fatalités humaines, celui-là comprendra les tourments d’Eugénie. Elle pleurait souvent en se promenant dans ce jardin, maintenant trop étroit pour elle, ainsi que la cour, la maison, la ville : elle s’élançait par avance sur la vaste étendue des mers. Enfin la veille du départ arriva. Le matin, {p. 312} en l’absence de Grandet et de Nanon, le précieux coffret où se trouvaient les deux portraits fut solennellement installé dans le seul tiroir du bahut qui fermait à clef et où était la bourse maintenant vide. Le dépôt de ce trésor n’alla pas sans bon nombre de baisers et de larmes. Quand Eugénie mit la clef dans son sein, elle n’eut pas le courage de défendre à Charles d’y baiser la place.
— Elle ne sortira pas de là, mon ami.
— Eh ! bien, mon cœur y sera toujours aussi.
— Ah ! Charles, ce n’est pas bien, dit-elle d’un accent peu grondeur.
— Ne sommes-nous pas mariés, répondit-il ; j’ai ta parole, prends la mienne.
— À toi, pour jamais ! fut dit deux fois de part et d’autre.
Aucune promesse faite sur cette terre ne fut plus pure : la candeur d’Eugénie avait momentanément sanctifié l’amour de Charles. Le lendemain matin le déjeuner fut triste. Malgré la robe d’or et une croix à la Jeannette que lui donna Charles, Nanon elle-même, libre d’exprimer ses sentiments, eut la larme à l’œil.
— Ce pauvre mignon, monsieur, qui s’en va sur mer. Que Dieu le conduise.
À dix heures et demie, la famille se mit en route pour accompagner Charles à la diligence de Nantes. Nanon avait lâché le chien, fermé la porte, et voulut porter le sac de nuit de Charles. Tous les marchands de la vieille rue étaient sur le seuil de leurs boutiques pour voir passer ce cortége, auquel se joignit sur la place maître Cruchot.
— Ne va pas pleurer, Eugénie, lui dit sa mère.
— Mon neveu, dit Grandet sous la porte de l’auberge, en embrassant Charles sur les deux joues, partez pauvre, revenez riche, vous trouverez l’honneur de votre père sauf. Je vous en réponds, moi, Grandet ; car, alors, il ne tiendra qu’à vous de…
— Ah ! mon oncle, vous adoucissez l’amertume de mon départ. N’est-ce pas le plus beau présent que vous puissiez me faire ?
Ne comprenant pas les paroles du vieux tonnelier, qu’il avait interrompu, Charles répandit sur le visage tanné de son oncle des larmes de reconnaissance, tandis qu’Eugénie serrait de toutes ses forces la main de son cousin et celle de son père. Le notaire seul souriait en admirant la finesse de Grandet, car lui seul avait bien compris le bonhomme. Les quatre Saumurois, environnés de {p. 313} plusieurs personnes, restèrent devant la voiture jusqu’à ce qu’elle partît ; puis, quand elle disparut sur le pont et ne retentit plus que dans le lointain : — Bon voyage ! dit le vigneron. Heureusement maître Cruchot fut le seul qui entendit cette exclamation. Eugénie et sa mère étaient allées à un endroit du quai d’où elles pouvaient encore voir la diligence, et agitaient leurs mouchoirs blancs, signe auquel répondit Charles en déployant le sien.
— Ma mère, je voudrais avoir pour un moment la puissance de Dieu, dit Eugénie au moment où elle ne vit plus le mouchoir de Charles.
Pour ne point interrompre le cours des événements qui se passèrent au sein de la famille Grandet, il est nécessaire de jeter par anticipation un coup d’œil sur les opérations que le bonhomme fit à Paris par l’entremise de des Grassins. Un mois après le départ du banquier, Grandet possédait une inscription de cent mille livres de rente achetée à quatre-vingts francs net. Les renseignements donnés à sa mort par son inventaire n’ont jamais fourni la moindre lumière sur les moyens que sa défiance lui suggéra pour échanger le prix de l’inscription contre l’inscription elle-même. Maître Cruchot pensa que Nanon fut, à son insu, l’instrument fidèle du transport des fonds. Vers cette époque, la servante fit une absence de cinq jours, sous prétexte d’aller ranger quelque chose à Froidfond, comme si le bonhomme était capable de laisser traîner quelque chose. En ce qui concerne les affaires de la maison Guillaume Grandet, toutes les prévisions du tonnelier se réalisèrent.
À la Banque de France se trouvent, comme chacun sait, les renseignements les plus exacts sur les grandes fortunes de Paris et des départements. Les noms de des Grassins et de Félix Grandet de Saumur y étaient connus et y jouissaient de l’estime accordée aux célébrités financières qui s’appuient sur d’immenses propriétés territoriales libres d’hypothèques. L’arrivée du banquier de Saumur, chargé, disait-on, de liquider par honneur la maison Grandet de Paris, suffit donc pour éviter à l’ombre du négociant la honte des protêts. La levée des scellés se fit en présence des créanciers, et le notaire de la famille se mit à procéder régulièrement à l’inventaire de la succession. Bientôt des Grassins réunit les créanciers, qui, d’une voix unanime, élurent pour liquidateurs le banquier de Saumur, conjointement avec François Keller, chef d’une riche maison, l’un des principaux intéressés, et leur confièrent tous les {p. 314} pouvoirs nécessaires pour sauver à la fois l’honneur de la famille et les créances. Le crédit du Grandet de Saumur, l’espérance qu’il répandit au cœur des créanciers par l’organe de des Grassins, facilitèrent les transactions ; il ne se rencontra pas un seul récalcitrant parmi les créanciers. Personne ne pensait à passer sa créance au compte de Profits et Pertes, et chacun se disait : — Grandet de Saumur payera ! Six mois s’écoulèrent. Les Parisiens avaient remboursé les effets en circulation et les conservaient au fond de leurs portefeuilles. Premier résultat que voulait obtenir le tonnelier. Neuf mois après la première assemblée, les deux liquidateurs distribuèrent quarante-sept pour cent à chaque créancier. Cette somme fut produite par la vente des valeurs, possessions, biens et choses généralement quelconques appartenant à feu Guillaume Grandet, et qui fut faite avec une fidélité scrupuleuse. La plus exacte probité présidait à cette liquidation. Les créanciers se plurent à reconnaître l’admirable et incontestable honneur des Grandet. Quand ces louanges eurent circulé convenablement, les créanciers demandèrent le reste de leur argent. Il leur fallut écrire une lettre collective à Grandet.
— Nous y voilà, dit l’ancien tonnelier en jetant la lettre au feu ; patience, mes petits amis.
En réponse aux propositions contenues dans cette lettre, Grandet de Saumur demanda le dépôt chez un notaire de tous les titres de créance existants contre la succession de son frère, en les accompagnant d’une quittance des payements déjà faits, sous prétexte d’apurer les comptes, et de correctement établir l’état de la succession. Ce dépôt souleva mille difficultés. Généralement, le créancier est une sorte de maniaque. Aujourd’hui prêt à conclure, demain il veut tout mettre à feu et à sang ; plus tard il se fait ultra-débonnaire. Aujourd’hui sa femme est de bonne humeur, son petit dernier a fait ses dents, tout va bien au logis, il ne veut pas perdre un sou ; demain il pleut, il ne peut pas sortir, il est mélancolique, il dit oui à toutes les propositions qui peuvent terminer une affaire ; le surlendemain il lui faut des garanties, à la fin du mois il prétend vous exécuter, le bourreau ! Le créancier ressemble à ce moineau franc à la queue duquel on engage les petits enfants à tâcher de poser un grain de sel ; mais le créancier rétorque cette image contre sa créance, de laquelle il ne peut rien saisir. Grandet avait observé les variations atmosphériques des créanciers, et ceux de son frère obéirent à tous ses calculs. Les uns se fâchèrent et se refusèrent {p. 315} net au dépôt. — Bon ! ça va bien, disait Grandet en se frottant les mains à la lecture des lettres que lui écrivait à ce sujet des Grassins. Quelques autres ne consentirent audit dépôt que sous la condition de faire bien constater leurs droits, ne renoncer à aucuns, et se réserver même celui de faire déclarer la faillite. Nouvelle correspondance, après laquelle Grandet de Saumur consentit à toutes les réserves demandées. Moyennant cette concession, les créanciers bénins firent entendre raison aux créanciers durs. Le dépôt eut lieu, non sans quelques plaintes. — Ce bonhomme, dit-on à des Grassins, se moque de vous et de nous. Vingt-trois mois après la mort de Guillaume Grandet, beaucoup de commerçants, entraînés par le mouvement des affaires de Paris, avaient oublié leurs recouvrements Grandet, ou n’y pensaient que pour se dire : — Je commence à croire que les quarante-sept pour cent sont tout ce que je tirerai de cela. Le tonnelier avait calculé sur la puissance du temps, qui, disait-il, est un bon diable. À la fin de la troisième année, des Grassins écrivit à Grandet que, moyennant dix pour cent des deux millions quatre cent mille francs restant dus par la maison Grandet, il avait amené les créanciers à lui rendre leurs titres. Grandet répondit que le notaire et l’agent de change dont les épouvantables faillites avaient causé la mort de son frère, vivaient, eux ! pouvaient être devenus bons, et qu’il fallait les actionner afin d’en tirer quelque chose et diminuer le chiffre du déficit. À la fin de la quatrième année, le déficit fut bien et dûment arrêté à la somme de douze cent mille francs. Il y eut des pourparlers qui durèrent six mois entre les liquidateurs et les créanciers, entre Grandet et les liquidateurs. Bref, vivement pressé de s’exécuter, Grandet de Saumur répondit aux deux liquidateurs, vers le neuvième mois de cette année, que son neveu, qui avait fait fortune aux Indes, lui avait manifesté l’intention de payer intégralement les dettes de son père ; il ne pouvait pas prendre sur lui de les solder frauduleusement sans l’avoir consulté ; il attendait une réponse. Les créanciers, vers le milieu de la cinquième année, étaient encore tenus en échec avec le mot intégralement, de temps en temps lâché par le sublime tonnelier, qui riait dans sa barbe, et ne disait jamais, sans laisser échapper un fin sourire et un juron, le mot : — Ces PARISIENS ! Mais les créanciers furent réservés à un sort inouï dans les fastes du commerce. Ils se retrouveront dans la position où les avait maintenus Grandet au moment où les événements de cette histoire les obligeront à y {p. 316} reparaître. Quand les rentes atteignirent à 115, le père Grandet vendit, retira de Paris environ deux millions quatre cent mille francs en or, qui rejoignirent dans ses barillets les six cent mille francs d’intérêts composés que lui avaient donnés ses inscriptions. Des Grassins demeurait à Paris. Voici pourquoi. D’abord il fut nommé député ; puis il s’amouracha, lui père de famille, mais ennuyé par l’ennuyeuse vie saumuroise, de Florine, une des plus jolies actrices du théâtre de Madame, et il y eut recrudescence du quartier-maître chez le banquier. Il est inutile de parler de sa conduite ; elle fut jugée à Saumur profondément immorale. Sa femme se trouva très-heureuse d’être séparée de biens et d’avoir assez de tête pour mener la maison de Saumur, dont les affaires se continuèrent sous son nom, afin de réparer les brèches faites à sa fortune par les folies de monsieur des Grassins. Les Cruchotins empiraient si bien la situation fausse de la quasi-veuve, qu’elle maria fort mal sa fille, et dut renoncer à l’alliance d’Eugénie Grandet pour son fils. Adolphe rejoignit des Grassins à Paris, et y devint, dit-on, un fort mauvais sujet. Les Cruchot triomphèrent.
— Votre mari n’a pas de bon sens, disait Grandet en prêtant une somme à madame des Grassins, moyennant sûretés. Je vous plains beaucoup, vous êtes une bonne petite femme.
— Ah ! monsieur, répondit la pauvre dame, qui pouvait croire que le jour où il partit de chez vous pour aller à Paris, il courait à sa ruine.
— Le ciel m’est témoin, madame, que j’ai tout fait jusqu’au dernier moment pour l’empêcher d’y aller. Monsieur le président voulait à toute force l’y remplacer ; et, s’il tenait tant à s’y rendre, nous savons maintenant pourquoi.
Ainsi Grandet n’avait aucune obligation à des Grassins.
En toute situation, les femmes ont plus de causes de douleur que n’en a l’homme, et souffrent plus que lui. L’homme a sa force, et l’exercice de sa puissance : il agit, il va, il s’occupe, il pense, il embrasse l’avenir et y trouve des consolations. Ainsi faisait Charles. Mais la femme demeure, elle reste face à face avec le chagrin dont rien ne la distrait, elle descend jusqu’au fond de l’abîme qu’il a ouvert, le mesure et souvent le comble de ses vœux et de ses larmes. Ainsi faisait Eugénie. Elle s’initiait à sa destinée. Sentir, aimer, souffrir, se dévouer, sera toujours le texte de la vie des femmes. Eugénie devait être toute la femme, moins ce qui la console. Son bonheur, amassé comme les clous semés sur la muraille, {p. 317} suivant la sublime expression de Bossuet, ne devait pas un jour lui remplir le creux de la main. Les chagrins ne se font jamais attendre, et pour elle ils arrivèrent bientôt. Le lendemain du départ de Charles, la maison Grandet reprit sa physionomie pour tout le monde, excepté pour Eugénie qui la trouva tout à coup bien vide. À l’insu de son père, elle voulut que la chambre de Charles restât dans l’état où il l’avait laissée. Madame Grandet et Nanon furent volontiers complices de ce statu quo.
— Qui sait s’il ne reviendra pas plus tôt que nous ne le croyons, dit-elle.
— Ah ! je le voudrais voir ici, répondit Nanon. Je m’accoutumais ben à lui ! C’était un ben doux, un ben parfait monsieur, quasiment joli, moutonné comme une fille. Eugénie regarda Nanon. — Sainte Vierge, mademoiselle, vous avez les yeux à la perdition de votre âme ! Ne regardez donc pas le monde comme ça.
Depuis ce jour, la beauté de mademoiselle Grandet prit un nouveau caractère. Les graves pensées d’amour par lesquelles son âme était lentement envahie, la dignité de la femme aimée donnèrent à ses traits cette espèce d’éclat que les peintres figurent par l’auréole. Avant la venue de son cousin, Eugénie pouvait être comparée à la Vierge avant la conception ; quand il fut parti elle ressemblait à la Vierge mère : elle avait conçu l’amour. Ces deux Maries, si différentes et si bien représentées par quelques peintres espagnols, constituent l’une des plus brillantes figures qui abondent dans le christianisme. En revenant de la messe où elle alla le lendemain du départ de Charles, et où elle avait fait vœu d’aller tous les jours, elle prit, chez le libraire de la ville, une mappemonde qu’elle cloua près de son miroir, afin de suivre son cousin dans sa route vers les Indes, afin de pouvoir se mettre un peu, soir et matin, dans le vaisseau qui l’y transportait, de le voir, de lui adresser mille questions, de lui dire : — Es-tu bien ? ne souffres-tu pas ? penses-tu bien à moi, en voyant cette étoile dont tu m’as appris à connaître les beautés et l’usage ? Puis, le matin, elle restait pensive sous le noyer, assise sur le banc de bois rongé par les vers et garni de mousse grise où ils s’étaient dit tant de bonnes choses, de niaiseries, où ils avaient bâti les châteaux en Espagne de leur joli ménage. Elle pensait à l’avenir en regardant le ciel par le petit espace que les murs lui permettaient d’embrasser ; puis le vieux pan de muraille, et le toit sous lequel était la chambre de Charles. Enfin {p. 318} ce fut l’amour solitaire, l’amour vrai qui persiste, qui se glisse dans toutes les pensées, et devient la substance, ou, comme eussent dit nos pères, l’étoffe de la vie. Quand les soi-disant amis du père Grandet venaient faire la partie le soir, elle était gaie, elle dissimulait ; mais, pendant toute la matinée, elle causait de Charles avec sa mère et Nanon. Nanon avait compris qu’elle pouvait compatir aux souffrances de sa jeune maîtresse sans manquer à ses devoirs envers son vieux patron, elle qui disait à Eugénie : — Si j’avais eu un homme à moi, je l’aurais… suivi dans l’enfer. Je l’aurais… quoi… Enfin, j’aurais voulu m’exterminer pour lui ; mais… rin. Je mourrai sans savoir ce que c’est que la vie. Croiriez-vous, mademoiselle, que ce vieux Cornoiller, qu’est un bon homme tout de même, tourne autour de ma jupe, rapport à mes rentes, tout comme ceux qui viennent ici flairer le magot de monsieur, en vous faisant la cour ? Je vois ça, parce que je suis encore fine, quoique je sois grosse comme une tour ; hé ! bien, mam’zelle, ça me fait plaisir, quoique ça ne soye pas de l’amour.
Deux mois se passèrent ainsi. Cette vie domestique, jadis si monotone, s’était animée par l’immense intérêt du secret qui liait plus intimement ces trois femmes. Pour elles, sous les planchers grisâtres de cette salle, Charles vivait, allait, venait encore. Soir et matin Eugénie ouvrait la toilette et contemplait le portrait de sa tante. Un dimanche matin elle fut surprise par sa mère au moment où elle était occupée à chercher les traits de Charles dans ceux du portrait. Madame Grandet fut alors initiée au terrible secret de l’échange fait par le voyageur contre le trésor d’Eugénie.
— Tu lui as tout donné, dit la mère épouvantée. Que diras-tu donc à ton père, au jour de l’an, quand il voudra voir ton or ?
Les yeux d’Eugénie devinrent fixes, et ces deux femmes demeurèrent dans un effroi mortel pendant la moitié de la matinée. Elles furent assez troublées pour manquer la grand’messe, et n’allèrent qu’à la messe militaire. Dans trois jours l’année 1819 finissait. Dans trois jours devait commencer une terrible action, une tragédie bourgeoise sans poison, ni poignard, ni sang répandu ; mais, relativement aux acteurs, plus cruelle que tous les drames accomplis dans l’illustre famille des Atrides.
— Qu’allons-nous devenir ? dit madame Grandet à sa fille en laissant son tricot sur ses genoux.
La pauvre mère subissait de tels troubles depuis deux mois que {p. 319} les manches de laine dont elle avait besoin pour son hiver n’étaient pas encore finies. Ce fait domestique, minime en apparence, eut de tristes résultats pour elle. Faute de manches, le froid la saisit d’une façon fâcheuse au milieu d’une sueur causée par une épouvantable colère de son mari.
— Je pensais, ma pauvre enfant, que, si tu m’avais confié ton secret, nous aurions eu le temps d’écrire à Paris à monsieur des Grassins. Il aurait pu nous envoyer des pièces d’or semblables aux tiennes ; et, quoique Grandet les connaisse bien, peut-être…
— Mais où donc aurions-nous pris tant d’argent ?
— J’aurais engagé mes propres. D’ailleurs monsieur des Grassins nous eût bien…
— Il n’est plus temps, répondit Eugénie d’une voix sourde et altérée en interrompant sa mère. Demain matin ne devons-nous pas aller lui souhaiter la bonne année dans sa chambre ?
— Mais, ma fille, pourquoi n’irais-je donc pas voir les Cruchot ?
— Non, non, ce serait me livrer à eux et nous mettre sous leur dépendance. D’ailleurs j’ai pris mon parti. J’ai bien fait, je ne me repens de rien. Dieu me protégera. Que sa sainte volonté se fasse. Ah ! si vous aviez lu sa lettre, vous n’auriez pensé qu’à lui, ma mère.
Le lendemain matin, premier janvier 1820, la terreur flagrante à laquelle la mère et la fille étaient en proie leur suggéra la plus naturelle des excuses pour ne pas venir solennellement dans la chambre de Grandet. L’hiver de 1819 à 1820 fut un des plus rigoureux de l’époque. La neige encombrait les toits.
Madame Grandet dit à son mari, dès qu’elle l’entendit se remuant dans sa chambre : — Grandet, fais donc allumer par Nanon un peu de feu chez moi ; le froid est si vif que je gèle sous ma couverture. Je suis arrivée à un âge où j’ai besoin de ménagements. D’ailleurs, reprit-elle après une légère pause, Eugénie viendra s’habiller là. Cette pauvre fille pourrait gagner une maladie à faire sa toilette chez elle par un temps pareil. Puis nous irons te souhaiter le bon an près du feu, dans la salle.
— Ta, ta, ta, ta, quelle langue ! comme tu commences l’année, madame Grandet ? Tu n’as jamais tant parlé. Cependant tu n’as pas mangé de pain trempé dans du vin, je pense. Il y eut un moment de silence. Eh ! bien, reprit le bonhomme que sans doute la proposition de sa femme arrangeait, je vais faire ce que vous {p. 320} voulez, madame Grandet. Tu es vraiment une bonne femme, et je ne veux pas qu’il t’arrive malheur à l’échéance de ton âge, quoique en général les La Bertellière soient faits de vieux ciment. Hein ! pas vrai ? cria-t-il après une pause. Enfin, nous en avons hérité, je leur pardonne. Et il toussa.
— Vous êtes gai ce matin, monsieur, dit gravement la pauvre femme.
— Toujours gai, moi,
Gai, gai, gai, le tonnelier,
Raccommodez votre cuvier !
ajouta-t-il en entrant chez sa femme tout habillé. Oui, nom d’un petit bonhomme, il fait solidement froid tout de même. Nous déjeunerons bien, ma femme. Des Grassins m’a envoyé un pâté de foies gras truffé ! Je vais aller le chercher à la diligence. Il doit y avoir joint un double napoléon pour Eugénie, vint lui dire le tonnelier à l’oreille. Je n’ai plus d’or, ma femme. J’avais bien encore quelques vieilles pièces, je puis te dire cela à toi ; mais il a fallu les lâcher pour les affaires. Et, pour célébrer le premier jour de l’an, il l’embrassa sur le front.
— Eugénie, cria la bonne mère, je ne sais sur quel côté ton père a dormi ; mais il est bon homme, ce matin. Bah ! nous nous en tirerons.
— Quoi qu’il a donc, notre maître ? dit Nanon en entrant chez sa maîtresse pour y allumer du feu. D’abord, il m’a dit : « Bonjour, bon an, grosse bête ! Va faire du feu chez ma femme, elle a froid. » Ai-je été sotte quand je l’ai vu me tendant la main pour me donner un écu de six francs qui n’est quasi point rogné du tout ! tenez, madame, regardez-le donc ? Oh ! le brave homme. C’est un digne homme, tout de même. Il y en a qui, pus y deviennent vieux, pus y durcissent ; mais lui, il se fait doux comme votre cassis, et y rabonit. C’est un ben parfait, un ben bon homme…
Le secret de cette joie était dans une entière réussite de la spéculation de Grandet. Monsieur des Grassins, après avoir déduit les sommes que lui devait le tonnelier pour l’escompte des cent cinquante mille francs d’effets hollandais, et pour le surplus qu’il lui avait avancé afin de compléter l’argent nécessaire à l’achat des cent mille livres de rente, lui envoyait, par la diligence, trente mille francs en écus, restant sur le semestre de ses intérêts, et lui6 {p. 321} avait annoncé la hausse des fonds publics. Ils étaient alors à 89, les plus célèbres capitalistes en achetaient, fin janvier, à 92. Grandet gagnait, depuis deux mois, douze pour cent sur ses capitaux, il avait apuré ses comptes, et allait désormais toucher cinquante mille francs tous les six mois sans avoir à payer ni impositions, ni réparations. Il concevait enfin la rente, placement pour lequel les gens de province manifestent une répugnance invincible, et il se voyait, avant cinq ans, maître d’un capital de six millions grossi sans beaucoup de soins, et qui, joint à la valeur territoriale de ses propriétés, composerait une fortune colossale. Les six francs donnés à Nanon étaient peut-être le solde d’un immense service que la servante avait à son insu rendu à son maître.
— Oh ! oh ! où va donc le père Grandet, qu’il court dès le matin comme au feu ? se dirent les marchands occupés à ouvrir leurs boutiques. Puis, quand ils le virent revenant du quai suivi d’un facteur des messageries transportant sur une brouette des sacs pleins : — L’eau va toujours à la rivière, le bonhomme allait à ses écus, disait l’un. — Il lui en vient de Paris, de Froidfond, de Hollande ! disait un autre. — Il finira par acheter Saumur, s’écriait un troisième. — Il se moque du froid, il est toujours à son affaire, disait une femme à son mari. — Eh ! eh ! monsieur Grandet, si ça vous gênait, lui dit un marchand de drap, son plus proche voisin, je vous en débarrasserais.
— Ouin ! ce sont des sous, répondit le vigneron.
— D’argent, dit le facteur à voix basse.
— Si tu veux que je te soigne, mets une bride à ta margoulette, dit le bonhomme au facteur en ouvrant sa porte.
— Ah ! le vieux renard, je le croyais sourd, pensa le facteur ; il paraît que quand il fait froid il entend.
— Voilà vingt sous pour tes étrennes, et motus ! Détale ! lui dit Grandet. Nanon te reportera ta brouette. — Nanon, les linottes sont-elles à la messe ?
— Oui, monsieur.
— Allons, haut la patte ! à l’ouvrage, cria-t-il en la chargeant de sacs. En un moment les écus furent transportés dans sa chambre où il s’enferma. — Quand le déjeuner sera prêt, tu me cogneras au mur. Reporte la brouette aux Messageries.
La famille ne déjeuna qu’à dix heures.
— Ici ton père ne demandera pas à voir ton or, dit madame {p. 322} Grandet à sa fille en rentrant de la messe. D’ailleurs tu feras la frileuse. Puis nous aurons le temps de remplir ton trésor pour le jour de ta naissance…
Grandet descendait l’escalier en pensant à métamorphoser promptement ses écus parisiens en bon or et à son admirable spéculation des rentes sur l’État. Il était décidé à placer ainsi ses revenus jusqu’à ce que la rente atteignît le taux de cent francs. Méditation funeste à Eugénie. Aussitôt qu’il entra, les deux femmes lui souhaitèrent une bonne année, sa fille en lui sautant au cou et le câlinant, madame Grandet gravement et avec dignité.
— Ah ! ah ! mon enfant, dit-il en baisant sa fille sur les joues, je travaille pour toi, vois-tu ?… je veux ton bonheur. Il faut de l’argent pour être heureux. Sans argent, bernique. Tiens, voilà un napoléon tout neuf, je l’ai fait venir de Paris. Nom d’un petit bonhomme, il n’y a pas un grain d’or ici. Il n’y a que toi qui as de l’or. Montre-moi ton or, fifille.
— Bah ! il fait trop froid ; déjeunons, lui répondit Eugénie.
— Hé ! bien, après, hein ? Ça nous aidera tous à digérer. Ce gros des Grassins, il nous a envoyé ça tout de même, reprit-il. Ainsi mangez, mes enfants, ça ne nous coûte rien. Il va bien des Grassins, je suis content de lui. Le merluchon rend service à Charles, et gratis encore. Il arrange très-bien les affaires de ce pauvre défunt Grandet. — Ououh ! ououh ! fit-il, la bouche pleine, après une pause, cela est bon ! Manges-en donc, ma femme ? ça nourrit au moins pour deux jours.
— Je n’ai pas faim. Je suis tout malingre, tu le sais bien.
— Ah ! ouin ! Tu peux te bourrer sans crainte de faire crever ton coffre ; tu es une La Bertellière, une femme solide. Tu es bien un petit brin jaunette, mais j’aime le jaune.
L’attente d’une mort ignominieuse et publique est moins horrible peut-être pour un condamné que ne l’était pour madame Grandet et pour sa fille l’attente des événements qui devaient terminer ce déjeuner de famille. Plus gaiement parlait et mangeait le vieux vigneron, plus le cœur de ces deux femmes se serrait. La fille avait néanmoins un appui dans cette conjoncture : elle puisait de la force en son amour.
— Pour lui, pour lui, se disait-elle, je souffrirais mille morts.
À cette pensée, elle jetait à sa mère des regards flamboyants de courage.
{p. 323} — Ôte tout cela, dit Grandet à Nanon quand, vers onze heures, le déjeuner fut achevé ; mais laisse-nous la table. Nous serons plus à l’aise pour voir ton petit trésor, dit-il en regardant Eugénie. Petit, ma foi, non. Tu possèdes, valeur intrinsèque, cinq mille neuf cent cinquante-neuf francs, et quarante de ce matin, cela fait six mille francs moins un. Eh ! bien, je te donnerai, moi, ce franc pour compléter la somme, parce que, vois-tu, fifille… Hé ! bien, pourquoi nous écoutes-tu ? Montre-moi tes talons, Nanon, et va faire ton ouvrage, dit le bonhomme. Nanon disparut. — Écoute, Eugénie, il faut que tu me donnes ton or. Tu ne le refuseras pas à ton pépère, ma petite fifille, hein ? Les deux femmes étaient muettes. — Je n’ai plus d’or, moi. J’en avais, je n’en ai plus. Je te rendrai six mille francs en livres, et tu vas les placer comme je vais te le dire. Il ne faut plus penser au douzain. Quand je te marierai, ce qui sera bientôt, je te trouverai un futur qui pourra t’offrir le plus beau douzain dont on aura jamais parlé dans la province. Écoute donc, fifille. Il se présente une belle occasion : tu peux mettre tes six mille francs dans le gouvernement, et tu en auras tous les six mois près de deux cents francs d’intérêts, sans impôts, ni réparations, ni grêle, ni gelée, ni marée, ni rien de ce qui tracasse les revenus. Tu répugnes peut-être à te séparer de ton or, hein, fifille ? Apporte-le-moi tout de même. Je te ramasserai des pièces d’or, des hollandaises, des portugaises, des roupies du Mogol, des génovines ; et, avec celles que je te donnerai à tes fêtes, en trois ans tu auras rétabli la moitié de ton7 joli petit trésor en or. Que dis-tu, fifille ? Lève donc le nez. Allons, va le chercher, le mignon. Tu devrais me baiser sur les yeux pour te dire ainsi des secrets et des mystères de vie et de mort pour les écus. Vraiment les écus vivent et grouillent comme des hommes : ça va, ça vient, ça sue, ça produit.
Eugénie se leva ; mais, après avoir fait quelques pas vers la porte, elle se retourna brusquement, regarda son père en face et lui dit : — Je n’ai plus mon or.
— Tu n’as plus ton or ! s’écria Grandet en se dressant sur ses jarrets comme un cheval qui entend tirer le canon à dix pas de lui.
— Non, je ne l’ai plus.
— Tu te trompes, Eugénie.
— Non.
— Par la serpette de mon père !
Quand le tonnelier jurait ainsi, les planchers tremblaient.
{p. 324} — Bon saint bon Dieu ! voilà madame qui pâlit, cria Nanon.
— Grandet, ta colère me fera mourir, dit la pauvre femme.
— Ta, ta, ta, ta, vous autres, vous ne mourez jamais dans votre famille ! — Eugénie, qu’avez-vous fait de vos pièces ? cria-t-il en fondant sur elle.
— Monsieur, dit la fille aux genoux de madame Grandet, ma mère souffre beaucoup. Voyez, ne la tuez pas.
Grandet fut épouvanté de la pâleur répandue sur le teint de sa femme, naguère si jaune.
— Nanon, venez m’aider à me coucher, dit la mère d’une voix faible. Je meurs.
Aussitôt Nanon donna le bras à sa maîtresse, autant en fit Eugénie, et ce ne fut pas sans des peines infinies qu’elles purent la monter chez elle, car elle tombait en défaillance de marche en marche. Grandet resta seul. Néanmoins, quelques moments après, il monta sept ou huit marches, et cria : — Eugénie, quand votre mère sera couchée, vous descendrez.
— Oui, mon père.
Elle ne tarda pas à venir, après avoir rassuré sa mère.
— Ma fille, lui dit Grandet, vous allez me dire où est votre trésor.
— Mon père, si vous me faites des présents dont je ne sois pas entièrement maîtresse, reprenez-les, répondit froidement Eugénie en cherchant le napoléon sur la cheminée et le lui présentant.
Grandet saisit vivement le napoléon et le coula dans son gousset.
— Je crois bien que je ne te donnerai plus rien. Pas seulement ça ! dit-il en faisant claquer l’ongle de son pouce sous sa maîtresse dent. Vous méprisez donc votre père, vous n’avez donc pas confiance en lui, vous ne savez donc pas ce que c’est qu’un père. S’il n’est pas tout pour vous, il n’est rien. Où est votre or ?
— Mon père, je vous aime et vous respecte, malgré votre colère ; mais je vous ferai fort humblement observer que j’ai vingt-deux ans. Vous m’avez assez souvent dit que je suis majeure, pour que je le sache. J’ai fait de mon argent ce qu’il m’a plu d’en faire, et soyez sûr qu’il est bien placé…
— Où ?
— C’est un secret inviolable, dit-elle. N’avez-vous pas vos secrets ?
— Ne suis-je pas le chef de ma famille, ne puis-je avoir mes affaires ?
— C’est aussi mon affaire.
{p. 325} — Cette affaire doit être mauvaise, si vous ne pouvez pas la dire à votre père, mademoiselle Grandet.
— Elle est excellente, et je ne puis pas la dire à mon père.
— Au moins, quand avez-vous donné votre or ? Eugénie fit un signe de tête négatif. — Vous l’aviez encore le jour de votre fête, hein ? Eugénie, devenue aussi rusée par amour que son père l’était par avarice, réitéra le même signe de tête. — Mais l’on n’a jamais vu pareil entêtement, ni vol pareil, dit Grandet d’une voix qui alla crescendo et qui fit graduellement retentir la maison. Comment ! ici, dans ma propre maison, chez moi, quelqu’un aura pris ton or ! le seul or qu’il y avait ! et je ne saurai pas qui ? L’or est une chose chère. Les plus honnêtes filles peuvent faire des fautes, donner je ne sais quoi, cela se voit chez les grands seigneurs et même chez les bourgeois ; mais donner de l’or, car vous l’avez donné à quelqu’un, hein ? Eugénie fut impassible. A-t-on vu pareille fille ! Est-ce moi qui suis votre père ? Si vous l’avez placé, vous en avez un reçu…
— Étais-je libre, oui ou non, d’en faire ce que bon me semblait ? Était-ce à moi ?
— Mais tu es un enfant.
— Majeure.
Abasourdi par la logique de sa fille, Grandet pâlit, trépigna, jura ; puis trouvant enfin des paroles, il cria : — Maudit serpent de fille ! ah ! mauvaise graine, tu sais bien que je t’aime, et tu en abuses. Elle égorge son père ! Pardieu, tu auras jeté notre fortune aux pieds de ce va-nu-pieds qui a des bottes de maroquin. Par la serpette de mon père, je ne peux pas te déshériter, nom d’un tonneau ! mais je te maudis, toi, ton cousin, et tes enfants ! Tu ne verras rien arriver de bon de tout cela, entends-tu ? Si c’était à Charles, que… Mais, non, ce n’est pas possible. Quoi ! ce méchant mirliflor m’aurait dévalisé… Il regarda sa fille qui restait muette et froide. — Elle ne bougera pas, elle ne sourcillera pas, elle est plus Grandet que je ne suis Grandet. Tu n’as pas donné ton or pour rien, au moins. Voyons, dis ? Eugénie regarda son père, en lui jetant un regard ironique qui l’offensa. Eugénie, vous êtes chez moi, chez votre père. Vous devez, pour y rester, vous soumettre à ses ordres. Les prêtres vous ordonnent de m’obéir. Eugénie baissa la tête. Vous m’offensez dans ce que j’ai de plus cher, reprit-il, je ne veux vous voir que soumise. Allez dans votre {p. 326} chambre. Vous y demeurerez jusqu’à ce que je vous permette d’en sortir. Nanon vous y portera du pain et de l’eau. Vous m’avez entendu, marchez !
Eugénie fondit en larmes et se sauva près de sa mère. Après avoir fait un certain nombre de fois le tour de son jardin dans la neige, sans s’apercevoir du froid, Grandet se douta que sa fille devait être chez sa femme ; et, charmé de la prendre en contravention à ses ordres, il grimpa les escaliers avec l’agilité d’un chat, et apparut dans la chambre de madame Grandet au moment où elle caressait les cheveux d’Eugénie dont le visage était plongé dans le sein maternel.
— Console-toi, ma pauvre enfant, ton père s’apaisera.
— Elle n’a plus de père, dit le tonnelier. Est-ce bien vous et moi, madame Grandet, qui avons fait une fille désobéissante comme l’est celle-là ? Jolie éducation, et religieuse surtout. Hé ! bien, vous n’êtes pas dans votre chambre. Allons, en prison, en prison, mademoiselle.
— Voulez-vous me priver de ma fille, monsieur ? dit madame Grandet en montrant un visage rougi par la fièvre.
— Si vous la voulez garder, emportez-la, videz-moi toutes deux la maison. Tonnerre, où est l’or, qu’est devenu l’or ?
Eugénie se leva, lança un regard d’orgueil sur son père, et rentra dans sa chambre à laquelle le bonhomme donna un tour de clef.
— Nanon, cria-t-il, éteins le feu de la salle. Et il vint s’asseoir sur un fauteuil au coin de la cheminée de sa femme, en lui disant : — Elle l’a donné sans doute à ce misérable séducteur de Charles qui n’en voulait qu’à notre argent.
Madame Grandet trouva, dans le danger qui menaçait sa fille et dans son sentiment pour elle, assez de force pour demeurer en apparence froide, muette et sourde.
— Je ne savais rien de tout ceci, répondit-elle en se tournant du côté de la ruelle du lit pour ne pas subir les regards étincelants de son mari. Je souffre tant de votre violence, que si j’en crois mes pressentiments, je ne sortirai d’ici que les pieds en avant. Vous auriez dû m’épargner en ce moment, monsieur, moi qui ne vous ai jamais causé de chagrin, du moins, je le pense. Votre fille vous aime, je la crois innocente autant que l’enfant qui naît ; ainsi ne lui faites pas de peine, révoquez votre arrêt. Le froid est bien vif, vous pouvez être cause de quelque grave maladie.
— Je ne la verrai ni ne lui parlerai. Elle restera dans sa {p. 327} chambre au pain et à l’eau jusqu’à ce qu’elle ait satisfait son père. Que diable, un chef de famille doit savoir où va l’or de sa maison. Elle possédait les seules roupies qui fussent en France peut-être, puis des génovines, des ducats de Hollande.
— Monsieur, Eugénie est notre unique enfant, et quand même elle les aurait jetés à l’eau…
— À l’eau ? cria le bonhomme, à l’eau ! Vous êtes folle, madame Grandet. Ce que j’ai dit est dit, vous le savez. Si vous voulez avoir la paix au logis, confessez votre fille, tirez-lui les vers du nez ? les femmes s’entendent mieux entre elles à ça que nous autres. Quoi qu’elle ait pu faire, je ne la mangerai point. A-t-elle peur de moi ? Quand elle aurait doré son cousin de la tête aux pieds, il est en pleine mer, hein ! nous ne pouvons pas courir après…
— Eh ! bien, monsieur ? Excitée par la crise nerveuse où elle se trouvait, ou par le malheur de sa fille qui développait sa tendresse et son intelligence, la perspicacité de madame Grandet lui fit apercevoir un mouvement terrible dans la loupe de son mari, au moment où elle répondait ; elle changea d’idée sans changer de ton. — Eh ! bien, monsieur, ai-je plus d’empire sur elle que vous n’en avez ? Elle ne m’a rien dit, elle tient de vous.
— Tudieu ! comme vous avez la langue pendue ce matin ! Ta, ta, ta, ta, vous me narguez, je crois. Vous vous entendez peut-être avec elle.
Il regarda sa femme fixement.
— En vérité, monsieur Grandet, si vous voulez me tuer, vous n’avez qu’à continuer ainsi. Je vous le dis, monsieur, et, dût-il m’en coûter la vie, je vous le répéterais encore : vous avez tort envers votre fille, elle est plus raisonnable que vous ne l’êtes. Cet argent lui appartenait, elle n’a pu qu’en faire un bel usage, et Dieu seul a le droit de connaître nos bonnes œuvres. Monsieur, je vous en supplie, rendez vos bonnes grâces à Eugénie ?… Vous amoindrirez ainsi l’effet du coup que m’a porté votre colère, et vous me sauverez peut-être la vie. Ma fille, monsieur, rendez-moi ma fille.
— Je décampe, dit-il. Ma maison n’est pas tenable, la mère et la fille raisonnent et parlent comme si… Brooouh ! Pouah ! Vous m’avez donné de cruelles étrennes, Eugénie, cria-t-il. Oui, oui, pleurez ! Ce que vous faites vous causera des remords, entendez-vous. À quoi donc vous sert de manger le bon Dieu six fois tous les trois mois, si vous donnez l’or de votre père en cachette à un fainéant {p. 328} qui vous dévorera votre cœur quand vous n’aurez plus que ça à lui prêter ? Vous verrez ce que vaut votre Charles avec ses bottes de maroquin et son air de n’y pas toucher. Il n’a ni cœur ni âme, puisqu’il ose emporter le trésor d’une pauvre fille sans l’agrément des parents.
Quand la porte de la rue fut fermée, Eugénie sortit de sa chambre et vint près de sa mère.
— Vous avez eu bien du courage pour votre fille, lui dit-elle.
— Vois-tu, mon enfant, où nous mènent les choses illicites ?… tu m’as fait faire un mensonge.
— Oh ! je demanderai à Dieu de m’en punir seule.
— C’est-y vrai, dit Nanon effarée en arrivant, que voilà mademoiselle au pain et à l’eau pour le reste des jours ?
— Qu’est-ce que cela fait, Nanon ? dit tranquillement Eugénie.
— Ah ! pus souvent que je mangerai de la frippe quand la fille de la maison mange du pain sec. Non, non.
— Pas un mot de tout ça, Nanon, dit Eugénie.
— J’aurai la goule morte, mais vous verrez.
Grandet dîna seul pour la première fois depuis vingt-quatre ans.
— Vous voilà donc veuf, monsieur, lui dit Nanon. C’est bien désagréable d’être veuf avec deux femmes dans sa maison.
— Je ne te parle pas à toi. Tiens ta margoulette ou je te chasse. Qu’est-ce que tu as dans ta casserole que j’entends bouilloter sur le fourneau ?
— C’est des graisses que je fonds…
— Il viendra du monde ce soir, allume le feu.
Les Cruchot, madame des Grassins et son fils arrivèrent à huit heures, et s’étonnèrent de ne voir ni madame Grandet ni sa fille.
— Ma femme est un peu indisposée. Eugénie est auprès d’elle, répondit le vieux vigneron dont la figure ne trahit aucune émotion.
Au bout d’une heure employée en conversations insignifiantes, madame des Grassins, qui était montée faire sa visite à madame Grandet, descendit, et chacun lui demanda : — Comment va madame Grandet ?
— Mais, pas bien du tout, du tout, dit-elle. L’état de sa santé me paraît vraiment inquiétant. À son âge, il faut prendre les plus grandes précautions, papa Grandet.
— Nous verrons cela, répondit le vigneron d’un air distrait.
Chacun lui souhaita le bonsoir. Quand les Cruchot furent dans {p. 329} la rue, madame des Grassins leur dit : — Il y a quelque chose de nouveau chez les Grandet. La mère est très-mal sans seulement qu’elle s’en doute. La fille a les yeux rouges comme quelqu’un qui a pleuré long-temps. Voudraient-ils la marier contre son gré ?
Lorsque le vigneron fut couché, Nanon vint en chaussons à pas muets chez Eugénie, et lui découvrit un pâté fait à la casserole.
— Tenez, mademoiselle, dit la bonne fille, Cornoiller m’a donné un lièvre. Vous mangez si peu, que ce pâté vous durera bien huit jours ; et, par la gelée, il ne risquera point de se gâter. Au moins, vous ne demeurerez pas au pain sec. C’est que ça n’est point sain du tout.
— Pauvre Nanon, dit Eugénie en lui serrant la main.
— Je l’ai fait ben bon, ben délicat, et il ne s’en est point aperçu. J’ai pris le lard, le laurier, tout sur mes six francs ; j’en suis ben la maîtresse. Puis la servante se sauva, croyant entendre Grandet.
Pendant quelques mois, le vigneron vint voir constamment sa femme à des heures différentes dans la journée, sans prononcer le nom de sa fille, sans la voir, ni faire à elle la moindre allusion. Madame Grandet ne quitta point sa chambre, et, de jour en jour, son état empira. Rien ne fit plier le vieux tonnelier. Il restait inébranlable, âpre et froid comme une pile de granit. Il continua d’aller et venir selon ses habitudes ; mais il ne bégaya plus, causa moins, et se montra dans les affaires plus dur qu’il ne l’avait jamais été. Souvent il lui échappait quelque erreur dans ses chiffres. — Il s’est passé quelque chose chez les Grandet, disaient les Cruchotins et les Grassinistes. — Qu’est-il donc arrivé dans la maison Grandet ? fut une question convenue que l’on s’adressait généralement dans toutes les soirées à Saumur. Eugénie allait aux offices sous la conduite de Nanon. Au sortir de l’église, si madame des Grassins lui adressait quelques paroles, elle y répondait d’une manière évasive et sans satisfaire sa curiosité. Néanmoins il fut impossible au bout de deux mois de cacher, soit aux trois Cruchot, soit à madame des Grassins, le secret de la réclusion d’Eugénie. Il y eut un moment où les prétextes manquèrent pour justifier sa perpétuelle absence. Puis, sans qu’il fût possible de savoir par qui le secret avait été trahi, toute la ville apprit que depuis le premier jour de l’an mademoiselle Grandet était, par l’ordre de son père, enfermée dans sa chambre, au pain et à l’eau, sans feu ; que Nanon lui faisait des friandises, les lui apportait pendant la nuit ; et l’on savait même que la {p. 330} jeune personne ne pouvait voir et soigner sa mère que pendant le temps où son père était absent du logis. La conduite de Grandet fut alors jugée très-sévèrement. La ville entière le mit pour ainsi dire hors la loi, se souvint de ses trahisons, de ses duretés, et l’excommunia. Quand il passait, chacun se le montrait en chuchotant. Lorsque sa fille descendait la rue tortueuse pour aller à la messe ou à vêpres, accompagnée de Nanon, tous les habitants se mettaient aux fenêtres pour examiner avec curiosité la contenance de la riche héritière et son visage, où se peignaient une mélancolie et une douceur angéliques. Sa réclusion, la disgrâce de son père, n’étaient rien pour elle. Ne voyait-elle pas la mappemonde, le petit banc, le jardin, le pan de mur, et ne reprenait-elle pas sur ses lèvres le miel qu’y avaient laissé les baisers de l’amour ? Elle ignora pendant quelque temps les conversations dont elle était l’objet en ville, tout aussi bien que les ignorait son père. Religieuse et pure devant Dieu, sa conscience et l’amour l’aidaient à patiemment supporter la colère et la vengeance paternelles. Mais une douleur profonde faisait taire toutes les autres douleurs. Chaque jour, sa mère, douce et tendre créature, qui s’embellissait de l’éclat que jetait son âme en approchant de la tombe, sa mère dépérissait de jour en jour. Souvent Eugénie se reprochait d’avoir été la cause innocente de la cruelle, de la lente maladie qui la dévorait. Ces remords, quoique calmés par sa mère, l’attachaient encore plus étroitement à son amour. Tous les matins, aussitôt que son père était sorti, elle venait au chevet du lit de sa mère, et là, Nanon lui apportait son déjeuner. Mais la pauvre Eugénie, triste et souffrante des souffrances de sa mère, en montrait le visage à Nanon par un geste muet, pleurait et n’osait parler de son cousin. Madame Grandet, la première, était forcée de lui dire : — Où est-il ? pourquoi n’écrit-il pas ?
La mère et la fille ignoraient complétement les distances.
— Pensons à lui, ma mère, répondait Eugénie, et n’en parlons pas. Vous souffrez, vous avant tout.
Tout c’était lui.
— Mes enfants, disait madame Grandet, je ne regrette point la vie. Dieu m’a protégée en me faisant envisager avec joie le terme de mes misères.
Les paroles de cette femme étaient constamment saintes et chrétiennes. Quand, au moment de déjeuner près d’elle, son mari venait se promener dans sa chambre, elle lui dit, pendant les premiers {p. 331} mois de l’année, les mêmes discours, répétés avec une douceur angélique, mais avec la fermeté d’une femme à qui une mort prochaine donnait le courage qui lui avait manqué pendant sa vie.
— Monsieur, je vous remercie de l’intérêt que vous prenez à ma santé, lui répondait-elle quand il lui avait fait la plus banale des demandes ; mais si vous voulez rendre mes derniers moments moins amers et alléger mes douleurs, rendez vos bonnes grâces à notre fille ; montrez-vous chrétien, époux et père.
En entendant ces mots, Grandet s’asseyait près du lit et agissait comme un homme qui, voyant venir une averse, se met tranquillement à l’abri sous une porte cochère : il écoutait silencieusement sa femme, et ne répondait rien. Quand les plus touchantes, les plus tendres, les plus religieuses supplications lui avaient été adressées, il disait : — Tu es un peu pâlotte aujourd’hui, ma pauvre femme. L’oubli le plus complet de sa fille semblait être gravé sur son front de grès, sur ses lèvres serrées. Il n’était même pas ému par les larmes que ses vagues réponses, dont les termes étaient à peine variés, faisaient couler le long du blanc visage de sa femme.
— Que Dieu vous pardonne, monsieur, disait-elle, comme je vous pardonne moi-même. Vous aurez un jour besoin d’indulgence.
Depuis la maladie de sa femme, il n’avait plus osé se servir de son terrible : ta, ta, ta, ta, ta ! Mais aussi son despotisme n’était-il pas désarmé par cet ange de douceur, dont la laideur disparaissait de jour en jour, chassée par l’expression des qualités morales qui venaient fleurir sur sa face. Elle était tout âme. Le génie de la prière semblait purifier, amoindrir les traits les plus grossiers de sa figure, et la faisait resplendir. Qui n’a pas observé le phénomène de cette transfiguration sur de saints visages où les habitudes de l’âme finissent par triompher des traits les plus rudement contournés, en leur imprimant l’animation particulière due à la noblesse et à la pureté des pensées élevées ! Le spectacle de cette transformation accomplie par les souffrances qui consumaient les lambeaux de l’être humain dans cette femme agissait, quoique faiblement, sur le vieux tonnelier dont le caractère resta de bronze. Si sa parole ne fut plus dédaigneuse, un imperturbable silence, qui sauvait sa supériorité de père de famille, domina sa conduite. Sa fidèle Nanon paraissait-elle au marché, soudain quelques lazzis, quelques plaintes sur son maître lui sifflaient aux oreilles ; mais, quoique l’opinion publique {p. 332} condamnât hautement le père Grandet, la servante le défendait par orgueil pour la maison.
— Eh ! bien, disait-elle aux détracteurs du bonhomme, est-ce que nous ne devenons pas tous plus durs en vieillissant ? pourquoi ne voulez-vous pas qu’il se raccornisse un peu, cet homme ? Taisez donc vos menteries. Mademoiselle vit comme une reine. Elle est seule, eh ! bien, c’est son goût. D’ailleurs, mes maîtres ont des raisons majeures.
Enfin, un soir, vers la fin du printemps, madame Grandet, dévorée par le chagrin, encore plus que par la maladie, n’ayant pas réussi, malgré ses prières, à réconcilier Eugénie et son père, confia ses peines secrètes aux Cruchot.
— Mettre une fille de vingt-trois ans au pain et à l’eau ?… s’écria le président de Bonfons, et sans motifs ; mais cela constitue des sévices tortionnaires ; elle peut protester contre, et tant dans que sur…
— Allons, mon neveu, dit le notaire, laissez votre baragouin de palais. Soyez tranquille, madame, je ferai finir cette réclusion dès demain.
En entendant parler d’elle, Eugénie sortit de sa chambre.
— Messieurs, dit-elle en s’avançant par un mouvement plein de fierté, je vous prie de ne pas vous occuper de cette affaire. Mon père est maître chez lui. Tant que j’habiterai sa maison, je dois lui obéir. Sa conduite ne saurait être soumise à l’approbation ni à la désapprobation du monde, il n’en est comptable qu’à Dieu. Je réclame de votre amitié le plus profond silence à cet égard. Blâmer mon père serait attaquer notre propre considération. Je vous sais gré, messieurs, de l’intérêt que vous me témoignez ; mais vous m’obligeriez davantage si vous vouliez faire cesser les bruits offensants qui courent par la ville, et desquels j’ai été instruite par hasard.
— Elle a raison, dit madame Grandet.
— Mademoiselle, la meilleure manière d’empêcher le monde de jaser est de vous faire rendre la liberté, lui répondit respectueusement le vieux notaire frappé de la beauté que la retraite, la mélancolie et l’amour avaient imprimée à Eugénie.
— Eh ! bien, ma fille, laisse à monsieur Cruchot le soin d’arranger cette affaire, puisqu’il répond du succès. Il connaît ton père et sait comment il faut le prendre. Si tu veux me voir heureuse {p. 333} pendant le peu de temps qui me reste à vivre, il faut, à tout prix, que ton père et toi vous soyez réconciliés.
Le lendemain, suivant une habitude prise par Grandet depuis la réclusion d’Eugénie, il vint faire un certain nombre de tours dans son petit jardin. Il avait pris pour cette promenade le moment où Eugénie se peignait. Quand le bonhomme arrivait au gros noyer, il se cachait derrière le tronc de l’arbre, restait pendant quelques instants à contempler les longs cheveux de sa fille, et flottait sans doute entre les pensées que lui suggérait la ténacité de son caractère et le désir d’embrasser son enfant. Souvent il demeurait assis sur le petit banc de bois pourri où Charles et Eugénie s’étaient juré un éternel amour, pendant qu’elle regardait aussi son père à la dérobée ou dans son miroir. S’il se levait et recommençait sa promenade, elle s’asseyait complaisamment à la fenêtre [ill.] et se mettait à examiner le pan de mur où pendaient les plus jolies fleurs, d’où sortaient, d’entre les crevasses, des Cheveux de Vénus, des liserons et une plante grasse, jaune ou blanche, un Sedum très-abondant dans les vignes à Saumur et à Tours. Maître Cruchot vint de bonne heure et trouva le vieux vigneron assis par un beau jour de juin sur le petit banc, le dos appuyé au mur mitoyen, occupé à voir sa fille.
— Qu’y a-t-il pour votre service, maître Cruchot ? dit-il en apercevant le notaire.
— Je viens vous parler d’affaires.
— Ah ! ah ! avez-vous un peu d’or à me donner contre des écus ?
— Non, non, il ne s’agit pas d’argent, mais de votre fille Eugénie. Tout le monde parle d’elle et de vous.
— De quoi se mêle-t-on ? Charbonnier est maître chez lui.
— D’accord, le charbonnier est maître de se tuer aussi, ou, ce qui est pis, de jeter son argent par les fenêtres.
— Comment cela ?
— Eh ! mais votre femme est très-malade, mon ami. Vous devriez même consulter monsieur Bergerin, elle est en danger de mort. Si elle venait à mourir sans avoir été soignée comme il faut, vous ne seriez pas tranquille, je le crois.
— Ta ! ta ! ta ! ta ! vous savez ce qu’a ma femme ! Ces médecins, une fois qu’ils ont mis le pied chez vous, ils viennent des cinq à six fois par jour.
— Enfin, Grandet, vous ferez comme vous l’entendrez. Nous sommes de vieux amis ; il n’y a pas, dans tout Saumur, un homme {p. 334} qui prenne plus que moi d’intérêt à ce qui vous concerne ; j’ai donc dû vous dire cela. Maintenant, arrive qui plante, vous êtes majeur, vous savez vous conduire, allez. Ceci n’est d’ailleurs pas l’affaire qui m’amène. Il s’agit de quelque chose de plus grave pour vous, peut-être. Après tout, vous n’avez pas envie de tuer votre femme, elle vous est trop utile. Songez donc à la situation où vous seriez, vis-à-vis votre fille, si madame Grandet mourait. Vous devriez des comptes à Eugénie, puisque vous êtes commun en biens avec votre femme. Votre fille sera en droit de réclamer le partage de votre fortune, de faire vendre Froidfond. Enfin, elle succède à sa mère, de qui vous ne pouvez pas hériter.
Ces paroles furent un coup de foudre pour le bonhomme, qui n’était pas aussi fort en législation qu’il pouvait l’être en commerce. Il n’avait jamais pensé à une licitation.
— Ainsi je vous engage à la traiter avec douceur, dit Cruchot en terminant.
— Mais savez-vous ce qu’elle a fait, Cruchot ?
— Quoi ? dit le notaire curieux de recevoir une confidence du père Grandet et de connaître la cause de la querelle.
— Elle a donné son or.
— Eh ! bien, était-il à elle ? demanda le notaire.
— Ils me disent tous cela ! dit le bonhomme en laissant tomber ses bras par un mouvement tragique.
— Allez-vous, pour une misère, reprit Cruchot, mettre des entraves aux concessions que vous lui demanderez de vous faire à la mort de sa mère ?
— Ah ! vous appelez six mille francs d’or une misère ?
— Eh ! mon vieil ami, savez-vous ce que coûtera l’inventaire et le partage de la succession de votre femme si Eugénie l’exige ?
— Quoi ?
— Deux, ou trois, quatre cent mille francs peut-être ! Ne faudra-t-il pas liciter, et vendre pour connaître la véritable valeur ? au lieu qu’en vous entendant…
— Par la serpette de mon père ! s’écria le vigneron qui s’assit en pâlissant, nous verrons ça, Cruchot.
Après un moment de silence ou d’agonie, le bonhomme regarda le notaire en lui disant : — La vie est bien dure ! Il s’y trouve bien des douleurs. Cruchot, reprit-il solennellement, vous ne voulez pas me tromper, jurez-moi sur l’honneur que ce que vous me {p. 335} chantez là est fondé en Droit. Montrez-moi le Code, je veux voir le Code !
— Mon pauvre ami, répondit le notaire, ne sais-je pas mon métier ?
— Cela est donc bien vrai. Je serai dépouillé, trahi, tué, dévoré par ma fille.
— Elle hérite de sa mère.
— À quoi servent donc les enfants ! Ah ! ma femme, je l’aime. Elle est solide heureusement. C’est une La Bertellière.
— Elle n’a pas un mois à vivre.
Le tonnelier se frappa le front, marcha, revint, et, jetant un regard effrayant à Cruchot : — Comment faire ? lui dit-il.
— Eugénie pourra renoncer purement et simplement à la succession de sa mère. Vous ne voulez pas la déshériter, n’est-ce pas ? Mais, pour obtenir un partage de ce genre, ne la rudoyez pas. Ce que je vous dis là, mon vieux, est contre mon intérêt. Qu’ai-je à faire, moi ?…. des liquidations, des inventaires, des ventes, des partages…
— Nous verrons, nous verrons. Ne parlons plus de cela, Cruchot. Vous me tribouillez les entrailles. Avez-vous reçu de l’or ?
— Non ; mais j’ai quelques vieux louis, une dizaine, je vous les donnerai. Mon bon ami, faites la paix avec Eugénie. Voyez-vous, tout Saumur vous jette la pierre.
— Les drôles !
— Allons, les rentes sont à 99. Soyez donc content une fois dans la vie.
— À 99, Cruchot ?
— Oui.
— Eh ! eh ! 99 ! dit le bonhomme en reconduisant le vieux notaire jusqu’à la porte de la rue. Puis, trop agité par ce qu’il venait d’entendre pour rester au logis, il monta chez sa femme et lui dit : — Allons, la mère, tu peux passer la journée avec ta fille, je vas à Froidfond. Soyez gentilles toutes deux. C’est le jour de notre mariage, ma bonne femme : tiens, voilà dix écus pour ton reposoir de la Fête-Dieu. Il y a assez long-temps que tu veux en faire un, régale-toi ! Amusez-vous, soyez joyeuses, portez-vous bien. Vive la joie ! Il jeta dix écus de six francs sur le lit de sa femme et lui prit la tête pour la baiser au front. — Bonne femme, tu vas mieux, n’est-ce pas ?
{p. 336} — Comment pouvez-vous penser à recevoir dans votre maison le Dieu qui pardonne en tenant votre fille exilée de votre cœur ? dit-elle avec émotion.
— Ta, ta, ta, ta, ta, dit le père d’une voix caressante, nous verrons cela.
— Bonté du ciel ! Eugénie, cria la mère en rougissant de joie, viens embrasser ton père ? il te pardonne !
Mais le bonhomme avait disparu. Il se sauvait à toutes jambes vers ses closeries en tâchant de mettre en ordre ses idées renversées. Grandet commençait alors sa soixante-seizième année. Depuis deux ans principalement, son avarice s’était accrue comme s’accroissent toutes les passions persistantes de l’homme. Suivant une observation faite sur les avares, sur les ambitieux, sur tous les gens dont la vie a été consacrée à une idée dominante, son sentiment avait affectionné plus particulièrement un symbole de sa passion. La vue de l’or, la possession de l’or était devenue sa monomanie. Son esprit de despotisme avait grandi en proportion de son avarice, et abandonner la direction de la moindre partie de ses biens à la mort de sa femme lui paraissait une chose contre nature. Déclarer sa fortune à sa fille, inventorier l’universalité de ses biens meubles et immeubles pour les liciter ?… — Ce serait à se couper la gorge, dit-il tout haut au milieu d’un clos en en examinant les ceps. Enfin il prit son parti, revint à Saumur à l’heure du dîner, résolu de plier devant Eugénie, de la cajoler, de l’amadouer afin de pouvoir mourir royalement en tenant jusqu’au dernier soupir les rênes de ses millions. Au moment où le bonhomme, qui par hasard avait pris son passe-partout, montait l’escalier à pas de loup pour venir chez sa femme, Eugénie avait apporté sur le lit de sa mère le beau nécessaire. Toutes deux, en l’absence de Grandet, se donnaient le plaisir de voir le portrait de Charles, en examinant celui de sa mère.
— C’est tout à fait son front et sa bouche ! disait Eugénie au moment où le vigneron ouvrit la porte. Au regard que jeta son mari sur l’or, madame Grandet cria : — Mon Dieu, ayez pitié de nous !
Le bonhomme sauta sur le nécessaire comme un tigre fond sur un enfant endormi. — Qu’est-ce que c’est que cela ? dit-il en emportant le trésor et allant se placer à la fenêtre. — Du bon or ! de l’or ! s’écria-t-il. Beaucoup d’or ! ça pèse deux livres. Ah ! ah ! {p. 337} Charles t’a donné cela contre tes belles pièces. Hein ! pourquoi ne me l’avoir pas dit ? C’est une bonne affaire, fifille ! Tu es ma fille, je te reconnais. Eugénie tremblait de tous ses membres. — N’est-ce pas, ceci est à Charles ? reprit le bonhomme.
— Oui, mon père, ce n’est pas à moi. Ce meuble est un dépôt sacré.
— Ta ! ta ! ta ! il a pris ta fortune, faut te rétablir ton petit trésor.
— Mon père ?…
Le bonhomme voulut prendre son couteau pour faire sauter une plaque d’or, et fut obligé de poser le nécessaire sur une chaise. Eugénie s’élança pour le ressaisir ; mais le tonnelier, qui avait tout à la fois l’œil à sa fille et au coffret, la repoussa si violemment en étendant le bras qu’elle alla tomber sur le lit de sa mère.
— Monsieur, monsieur, cria la mère en se dressant sur son lit.
Grandet avait tiré son couteau et s’apprêtait à soulever l’or.
— Mon père, cria Eugénie en se jetant à genoux et marchant ainsi pour arriver plus près du bonhomme et lever les mains vers lui, mon père, au nom de tous les Saints et de la Vierge, au nom du Christ, qui est mort sur la croix ; au nom de votre salut éternel, mon père, au nom de ma vie, ne touchez pas à ceci ! Cette toilette n’est ni à vous ni à moi ; elle est à un malheureux parent qui me l’a confiée, et je dois la lui rendre intacte.
— Pourquoi la regardais-tu, si c’est un dépôt ? Voir, c’est pis que toucher.
— Mon père, ne la détruisez pas, ou vous me déshonorez. Mon père, entendez-vous ?
— Monsieur, grâce ! dit la mère.
— Mon père, cria Eugénie d’une voix si éclatante que Nanon effrayée monta. Eugénie sauta sur un couteau qui était à sa portée et s’en arma.
— Eh ! bien ? lui dit froidement Grandet en souriant à froid.
— Monsieur, monsieur, vous m’assassinez ! dit la mère.
— Mon père, si votre couteau entame seulement une parcelle de cet or, je me perce de celui-ci. Vous avez déjà rendu ma mère mortellement malade, vous tuerez encore votre fille. Allez maintenant, blessure pour blessure ?
Grandet tint son couteau sur le nécessaire, et regarda sa fille en hésitant.
{p. 338} — En serais-tu donc capable, Eugénie ? dit-il.
— Oui, monsieur, dit la mère.
— Elle le ferait comme elle le dit, cria Nanon. Soyez donc raisonnable, monsieur, une fois dans votre vie. Le tonnelier regarda l’or et sa fille alternativement pendant un instant. Madame Grandet s’évanouit. — Là, voyez-vous, mon cher monsieur ? madame se meurt, cria Nanon.
— Tiens, ma fille, ne nous brouillons pas pour un coffre. Prends donc ! s’écria vivement le tonnelier en jetant la toilette sur le lit. — Toi, Nanon, va chercher monsieur Bergerin. — Allons, la mère, dit-il en baisant la main de sa femme, ce n’est rien, va : nous avons fait la paix. Pas vrai, fifille ? Plus de pain sec, tu mangeras tout ce que tu voudras. Ah ! elle ouvre les yeux. Eh ! bien, la mère, mémère, timère, allons donc ! Tiens, vois, j’embrasse Eugénie. Elle aime son cousin, elle l’épousera si elle veut, elle lui gardera le petit coffre. Mais vis long-temps, ma pauvre femme. Allons, remue donc ! Écoute, tu auras le plus beau reposoir qui se soit jamais fait à Saumur.
— Mon Dieu, pouvez-vous traiter ainsi votre femme et votre enfant ! dit d’une voix faible madame Grandet.
— Je ne le ferai plus, plus, cria le tonnelier. Tu vas voir, ma pauvre femme. Il alla à son cabinet, et revint avec une poignée de louis qu’il éparpilla sur le lit. — Tiens, Eugénie, tiens, ma femme, voilà pour vous, dit-il en maniant les louis. Allons, égaie-toi, ma femme ; porte-toi bien, tu ne manqueras de rien ni Eugénie non plus. Voilà cent louis d’or pour elle. Tu ne les donneras pas, Eugénie, ceux-là, hein ?
Madame Grandet et sa fille se regardèrent étonnées.
— Reprenez-les, mon père ; nous n’avons besoin que de votre tendresse.
— Eh ! bien, c’est ça, dit-il en empochant les louis, vivons comme de bons amis. Descendons tous dans la salle pour dîner, pour jouer au loto tous les soirs à deux sous. Faites vos farces ! Hein, ma femme ?
— Hélas ! je le voudrais bien, puisque cela peut vous être agréable, dit la mourante ; mais je ne saurais me lever.
— Pauvre mère, dit le tonnelier, tu ne sais pas combien je t’aime. Et toi, ma fille ! Il la serra, l’embrassa. Oh ! comme c’est bon d’embrasser sa fille après une brouille ! ma fifille ! Tiens, vois-tu, {p. 339} mémère, nous ne faisons qu’un maintenant. Va donc serrer cela, dit-il à Eugénie en lui montrant le coffret. Va, ne crains rien. Je ne t’en parlerai plus, jamais.
Monsieur Bergerin, le plus célèbre médecin de Saumur, arriva bientôt. La consultation finie, il déclara positivement à Grandet que sa femme était bien mal, mais qu’un grand calme d’esprit, un régime doux et des soins minutieux pourraient reculer l’époque de sa mort vers la fin de l’automne.
— Ça coûtera-t-il cher ? dit le bonhomme, faut-il des drogues ?
— Peu de drogues, mais beaucoup de soins, répondit le médecin qui ne put retenir un sourire.
— Enfin, monsieur Bergerin, répondit Grandet, vous êtes un homme d’honneur, pas vrai ? Je me fie à vous, venez voir ma femme toutes et quantes fois vous le jugerez convenable. Conservez-moi ma bonne femme ; je l’aime beaucoup, voyez-vous, sans que ça paraisse, parce que, chez moi, tout se passe en dedans et me trifouille l’âme. J’ai du chagrin. Le chagrin est entré chez moi avec la mort de mon frère pour lequel je dépense, à Paris, des sommes… les yeux de la tête, enfin ! et ça ne finit point. Adieu, monsieur, si l’on peut sauver ma femme, sauvez-la, quand même il faudrait dépenser pour ça cent ou deux cents francs.
Malgré les souhaits fervents que Grandet faisait pour la santé de sa femme, dont la succession ouverte était une première mort pour lui ; malgré la complaisance qu’il manifestait en toute occasion pour les moindres volontés de la mère et de la fille étonnées ; malgré les soins les plus tendres prodigués par Eugénie, madame Grandet marcha rapidement vers la mort. Chaque jour elle s’affaiblissait et dépérissait comme dépérissent la plupart des femmes atteintes, à cet âge, par la maladie. Elle était frêle autant que les feuilles des arbres en automne. Les rayons du ciel la faisaient resplendir comme ces feuilles que le soleil traverse et dore. Ce fut une mort digne de sa vie, une mort toute chrétienne ; n’est-ce pas dire sublime ? Au mois d’octobre 1822 éclatèrent particulièrement ses vertus, sa patience d’ange et son amour pour sa fille ; elle s’éteignit sans avoir laissé échapper la moindre plainte. Agneau sans tache, elle allait au ciel, et ne regrettait ici-bas que la douce compagne de sa froide vie, à laquelle ses derniers regards semblaient prédire mille maux. Elle tremblait de laisser cette brebis, blanche comme elle, seule au {p. 340} milieu d’un monde égoïste qui voulait lui arracher sa toison, ses trésors.
— Mon enfant, lui dit-elle avant d’expirer, il n’y a de bonheur que dans le ciel, tu le sauras un jour.
Le lendemain de cette mort, Eugénie trouva de nouveaux motifs de s’attacher à cette maison où elle était née, où elle avait tant souffert, où sa mère venait de mourir. Elle ne pouvait contempler la croisée et la chaise à patins dans la salle sans verser des pleurs. Elle crut avoir méconnu l’âme de son vieux père en se voyant l’objet de ses soins les plus tendres : il venait lui donner le bras pour descendre au déjeuner ; il la regardait d’un œil presque bon pendant des heures entières ; enfin il la couvait comme si elle eût été d’or. Le vieux tonnelier se ressemblait si peu à lui-même, il tremblait tellement devant sa fille, que Nanon et les Cruchotins, témoins de sa faiblesse, l’attribuèrent à son grand âge, et craignirent ainsi quelque affaiblissement dans ses facultés ; mais le jour où la famille prit le deuil, après le dîner auquel fut convié maître Cruchot, qui seul connaissait le secret de son client, la conduite du bonhomme s’expliqua.
— Ma chère enfant, dit-il à Eugénie lorsque la table fut ôtée et les portes soigneusement closes, te voilà héritière de ta mère, et nous avons de petites affaires à régler entre nous deux. Pas vrai, Cruchot ?
— Oui.
— Est-il donc si nécessaire de s’en occuper aujourd’hui, mon père ?
— Oui, oui, fifille. Je ne pourrais pas durer dans l’incertitude où je suis. Je ne crois pas que tu veuilles me faire de la peine.
— Oh ! mon père.
— Hé ! bien, il faut arranger tout cela ce soir.
— Que voulez-vous donc que je fasse ?
— Mais, fifille, ça ne me regarde pas. Dites-lui donc, Cruchot.
— Mademoiselle, monsieur votre père ne voudrait ni partager, ni vendre ses biens, ni payer des droits énormes pour l’argent comptant qu’il peut posséder. Donc, pour cela, il faudrait se dispenser de faire l’inventaire de toute la fortune qui aujourd’hui se trouve indivise entre vous et monsieur votre père…
— Cruchot, êtes-vous bien sûr de cela, pour en parler ainsi devant un enfant ?
{p. 341} — Laissez-moi dire, Grandet.
— Oui, oui, mon ami. Ni vous ni ma fille ne voulez me dépouiller. N’est-ce pas, fifille ?
— Mais, monsieur Cruchot, que faut-il que je fasse ? demanda Eugénie impatientée.
— Eh ! bien, dit le notaire, il faudrait signer cet acte par lequel vous renonceriez à la succession de madame votre mère, et laisseriez à votre père l’usufruit de tous les biens indivis entre vous, et dont il vous assure la nue-propriété8…
— Je ne comprends rien à tout ce que vous me dites, répondit Eugénie, donnez-moi l’acte, et montrez-moi la place où je dois signer.
Le père Grandet regardait alternativement l’acte et sa fille, sa fille et l’acte, en éprouvant de si violentes émotions qu’il s’essuya quelques gouttes de sueur venues sur son front.
— Fifille, dit-il, au lieu de signer cet acte qui coûtera gros à faire enregistrer, si tu voulais renoncer purement et simplement à la succession de ta pauvre chère mère défunte, et t’en rapporter à moi pour l’avenir, j’aimerais mieux ça. Je te ferais alors tous les mois une bonne grosse rente de cent francs. Vois, tu pourrais payer autant de messes que tu voudrais à ceux pour lesquels tu en fais dire… Hein ! cent francs par mois, en livres ?
— Je ferai tout ce qu’il vous plaira, mon père.
— Mademoiselle, dit le notaire, il est de mon devoir de vous faire observer que vous vous dépouillez…
— Eh ! mon Dieu, dit-elle, qu’est-ce que cela me fait ?
— Tais-toi, Cruchot. C’est dit, c’est dit, s’écria Grandet en prenant la main de sa fille et y frappant avec la sienne. Eugénie, tu ne te dédiras point, tu es une honnête fille, hein ?
— Oh ! mon père ?…
Il l’embrassa avec effusion, la serra dans ses bras à l’étouffer.
— Va, mon enfant, tu donnes la vie à ton père ; mais tu lui rends ce qu’il t’a donné : nous sommes quittes. Voilà comment doivent se faire les affaires. La vie est une affaire. Je te bénis ! Tu es une vertueuse fille, qui aime bien son papa. Fais ce que tu voudras maintenant. À demain donc, Cruchot, dit-il en regardant le notaire épouvanté. Vous verrez à bien préparer l’acte de renonciation au greffe du tribunal.
Le lendemain, vers midi, fut signée la déclaration par laquelle Eugénie accomplissait elle-même sa spoliation. Cependant, malgré {p. 342} sa parole, à la fin de la première année, le vieux tonnelier n’avait pas encore donné un sou des cent francs par mois si solennellement promis à sa fille. Aussi, quand Eugénie lui en parla plaisamment, ne put-il s’empêcher de rougir ; il monta vivement à son cabinet, revint, et lui présenta environ le tiers des bijoux qu’il avait pris à son neveu.
— Tiens, petite, dit-il d’un accent plein d’ironie, veux-tu ça pour tes douze cents francs ?
— Ô mon père ! vrai, me les donnez-vous ?
— Je t’en rendrai autant l’année prochaine, dit-il en les lui jetant dans son tablier. Ainsi en peu de temps tu auras toutes ses breloques, ajouta-t-il en se frottant les mains, heureux de pouvoir spéculer sur le sentiment de sa fille.
Néanmoins le vieillard, quoique robuste encore, sentit la nécessité d’initier sa fille aux secrets du ménage. Pendant deux années consécutives il lui fit ordonner en sa présence le menu de la maison, et recevoir les redevances. Il lui apprit lentement et successivement les noms, la contenance de ses clos, de ses fermes. Vers la troisième année il l’avait si bien accoutumée à toutes ses façons d’avarice, il les avait si véritablement tournées chez elle en habitudes, qu’il lui laissa sans crainte les clefs de la dépense, et l’institua la maîtresse au logis.
Cinq ans se passèrent sans qu’aucun événement marquât dans l’existence monotone d’Eugénie et de son père. Ce fut les mêmes actes constamment accomplis avec la régularité chronométrique des mouvements de la vieille pendule. La profonde mélancolie de mademoiselle Grandet n’était un secret pour personne ; mais, si chacun put en pressentir la cause, jamais un mot prononcé par elle ne justifia les soupçons que toutes les sociétés de Saumur formaient sur l’état du cœur de la riche héritière. Sa seule compagnie se composait des trois Cruchot et de quelques-uns de leurs amis qu’ils avaient insensiblement introduits au logis. Ils lui avaient appris à jouer au whist, et venaient tous les soirs faire la partie. Dans l’année 1827, son père, sentant le poids des infirmités, fut forcé de l’initier aux secrets de sa fortune territoriale, et lui disait, en cas de difficultés, de s’en rapporter à Cruchot le notaire, dont la probité lui était connue. Puis, vers la fin de cette année, le bonhomme fut enfin, à l’âge de quatre-vingt-deux ans, pris par une paralysie qui fit de rapides progrès. Grandet fut condamné par monsieur Bergerin. En {p. 343} pensant qu’elle allait bientôt se trouver seule dans le monde, Eugénie se tint, pour ainsi dire, plus près de son père, et serra plus fortement ce dernier anneau d’affection. Dans sa pensée, comme dans celle de toutes les femmes aimantes, l’amour était le monde entier, et Charles n’était pas là. Elle fut sublime de soins et d’attentions pour son vieux père, dont les facultés commençaient à baisser, mais dont l’avarice se soutenait instinctivement. Aussi la mort de cet homme ne contrasta-t-elle point avec sa vie. Dès le matin il se faisait rouler entre la cheminée de sa chambre et la porte de son cabinet, sans doute plein d’or. Il restait là sans mouvement, mais il regardait tour à tour avec anxiété ceux qui venaient le voir et la porte doublée de fer. Il se faisait rendre compte des moindres bruits qu’il entendait ; et, au grand étonnement du notaire, il entendait le bâillement de son chien dans la cour. Il se réveillait de sa stupeur apparente au jour et à l’heure où il fallait recevoir des fermages, faire des comptes avec les closiers, ou donner des quittances. Il agitait alors son fauteuil à roulettes jusqu’à ce qu’il se trouvât en face de la porte de son cabinet. Il le faisait ouvrir par sa fille, et veillait à ce qu’elle plaçât en secret elle-même les sacs d’argent les uns sur les autres, à ce qu’elle fermât la porte. Puis il revenait à sa place silencieusement aussitôt qu’elle lui avait rendu la précieuse clef, toujours placée dans la poche de son gilet, et qu’il tâtait de temps en temps. D’ailleurs son vieil ami le notaire, sentant que la riche héritière épouserait nécessairement son neveu le président si Charles Grandet ne revenait pas, redoubla de soins et d’attentions : il venait tous les jours se mettre aux ordres de Grandet, allait à son commandement à Froidfond, aux terres, aux prés, aux vignes, vendait les récoltes, et transmutait tout en or et en argent qui venait se réunir secrètement aux sacs empilés dans le cabinet. Enfin arrivèrent les jours d’agonie, pendant lesquels la forte charpente du bonhomme fut aux prises avec la destruction. Il voulut rester assis au coin de son feu, devant la porte de son cabinet. Il attirait à lui et roulait toutes les couvertures que l’on mettait sur lui, et disait à Nanon : — Serre, serre ça, pour qu’on ne me vole pas. Quand il pouvait ouvrir les yeux, où toute sa vie s’était réfugiée, il les tournait aussitôt vers la porte du cabinet où gisaient ses trésors en disant à sa fille : — Y sont-ils ? y sont-ils ? d’un son de voix qui dénotait une sorte de peur panique.
— Oui, mon père.
{p. 344} — Veille à l’or, mets de l’or devant moi.
Eugénie lui étendait des louis sur une table, et il demeurait des heures entières les yeux attachés sur les louis, comme un enfant qui, au moment où il commence à voir, contemple stupidement le même objet ; et, comme à un enfant, il lui échappait un sourire pénible.
— Ça me réchauffe ! disait-il quelquefois en laissant paraître sur sa figure une expression de béatitude.
Lorsque le curé de la paroisse vint l’administrer, ses yeux, morts en apparence depuis quelques heures, se ranimèrent à la vue de la croix, des chandeliers, du bénitier d’argent qu’il regarda fixement, et sa loupe remua pour la dernière fois. Lorsque le prêtre lui approcha des lèvres le crucifix en vermeil pour lui faire baiser le Christ, il fit un épouvantable geste pour le saisir, et ce dernier effort lui coûta la vie, il appela Eugénie, qu’il ne voyait pas quoiqu’elle fût agenouillée devant lui et qu’elle baignât de ses larmes une main déjà froide.
— Mon père, bénissez-moi ?… demanda-t-elle.
— Aie bien soin de tout. Tu me rendras compte de ça là-bas, dit-il en prouvant par cette dernière parole que le christianisme doit être la religion des avares.
Eugénie Grandet se trouva donc seule au monde dans cette maison, n’ayant que Nanon à qui elle pût jeter un regard avec la certitude d’être entendue et comprise, Nanon, le seul être qui l’aimât pour elle et avec qui elle pût causer de ses chagrins. La grande Nanon était une providence pour Eugénie. Aussi ne fut-elle plus une servante, mais une humble amie. Après la mort de son père, Eugénie apprit par maître Cruchot qu’elle possédait trois cent mille livres de rente en biens-fonds dans l’arrondissement de Saumur, six millions placés en trois pour cent à soixante francs, et il valait alors soixante-dix-sept francs ; plus deux millions en or et cent mille francs en écus, sans compter les arrérages à recevoir. L’estimation totale de ses biens allait à dix-sept millions.
— Où donc est mon cousin ? se dit-elle.
Le jour où maître Cruchot remit à sa cliente l’état de la succession, devenue claire et liquide, Eugénie resta seule avec Nanon, assises l’une et l’autre de chaque côté de la cheminée de cette salle si vide, où tout était souvenir, depuis la chaise à patins sur {p. 345} laquelle s’asseyait sa mère jusqu’au verre dans lequel avait bu son cousin.
— Nanon, nous sommes seules…
— Oui, mademoiselle ; et, si je savais où il est, ce mignon, j’irais de mon pied le chercher.
— Il y a la mer entre nous, dit-elle.
Pendant que la pauvre héritière pleurait ainsi en compagnie de sa vieille servante, dans cette froide et obscure maison, qui pour elle composait tout l’univers, il n’était question de Nantes à Orléans que des dix-sept millions de mademoiselle Grandet. Un de ses premiers actes fut de donner douze cents francs de rente viagère à Nanon, qui, possédant déjà six cents autres francs, devint un riche parti. En moins d’un mois, elle passa de l’état de fille à celui de femme sous la protection d’Antoine Cornoiller, qui fut nommé garde-général des terres et propriétés de mademoiselle Grandet. Madame Cornoiller eut sur ses contemporaines un immense avantage. Quoiqu’elle eût cinquante-neuf ans, elle ne paraissait pas en avoir plus de quarante. Ses gros traits avaient résisté aux attaques du temps. Grâce au régime de sa vie monastique, elle narguait la vieillesse par un teint coloré, par une santé de fer. Peut-être n’avait-elle jamais été aussi bien qu’elle le fut au jour de son mariage. Elle eut les bénéfices de sa laideur, et apparut grosse, grasse, forte, ayant sur sa figure indestructible un air de bonheur qui fit envier par quelques personnes le sort de Cornoiller. — « Elle est bon teint, disait le drapier. — Elle est capable de faire des enfants, dit le marchand de sel ; elle s’est conservée comme dans de la saumure, sous votre respect. — Elle est riche, et le gars Cornoiller fait un bon coup », disait un autre voisin. En sortant du vieux logis, Nanon, qui était aimée de tout le voisinage, ne reçut que des compliments en descendant la rue tortueuse pour se rendre à la paroisse. Pour présent de noce, Eugénie lui donna trois douzaines de couverts. Cornoiller, surpris d’une telle magnificence, parlait de sa maîtresse les larmes aux yeux : il se serait fait hacher pour elle. Devenue la femme de confiance d’Eugénie, madame Cornoiller eut désormais un bonheur égal pour elle à celui de posséder un mari. Elle avait enfin une dépense à ouvrir, à fermer, des provisions à donner le matin, comme faisait son défunt maître. Puis elle eut à régir deux domestiques, une cuisinière et une femme de chambre chargée de raccommoder le linge de la maison, de faire les robes de {p. 346} mademoiselle. Cornoiller cumula les fonctions de garde et de régisseur. Il est inutile de dire que la cuisinière et la femme de chambre choisies par Nanon étaient de véritables perles. Mademoiselle Grandet eut ainsi quatre serviteurs dont le dévouement était sans bornes. Les fermiers ne s’aperçurent donc pas de la mort du bonhomme, tant il avait sévèrement établi les usages et coutumes de son administration, qui fut soigneusement continuée par monsieur et madame Cornoiller.
À trente ans, Eugénie ne connaissait encore aucune des félicités de la vie. Sa pâle et triste enfance s’était écoulée auprès d’une mère dont le cœur méconnu, froissé, avait toujours souffert. En quittant avec joie l’existence, cette mère plaignit sa fille d’avoir à vivre, et lui laissa dans l’âme de légers remords et d’éternels regrets. Le premier, le seul amour d’Eugénie était, pour elle, un principe de mélancolie. Après avoir entrevu son amant pendant quelques jours, elle lui avait donné son cœur entre deux baisers furtivement acceptés et reçus ; puis, il était parti, mettant tout un monde entre elle et lui. Cet amour, maudit par son père, lui avait presque coûté sa mère, et ne lui causait que des douleurs mêlées de frêles espérances. Ainsi jusqu’alors elle s’était élancée vers le bonheur en perdant ses forces, sans les échanger. Dans la vie morale, aussi bien que dans la vie physique, il existe une aspiration et une respiration : l’âme a besoin d’absorber les sentiments d’une autre âme, de se les assimiler pour les lui restituer plus riches. Sans ce beau phénomène humain, point de vie au cœur ; l’air lui manque alors, il souffre, et dépérit. Eugénie commençait à souffrir. Pour elle, la fortune n’était ni un pouvoir ni une consolation ; elle ne pouvait exister que par l’amour, par la religion, par sa foi dans l’avenir. L’amour lui expliquait l’éternité. Son cœur et l’Évangile lui signalaient deux mondes à attendre. Elle se plongeait nuit et jour au sein de deux pensées infinies, qui pour elle peut-être n’en faisaient qu’une seule. Elle se retirait en elle-même, aimant, et se croyant aimée. Depuis sept ans, sa passion avait tout envahi. Ses trésors n’étaient pas les millions dont les revenus s’entassaient, mais le coffret de Charles, mais les deux portraits suspendus à son lit, mais les bijoux rachetés à son père, étalés orgueilleusement sur une couche de ouate dans un tiroir du bahut ; mais le dé de sa tante duquel s’était servi sa mère, et que tous les jours elle prenait religieusement pour travailler à une broderie, ouvrage de Pénélope, entrepris seulement pour {p. 347} mettre à son doigt cet or plein de souvenirs. Il ne paraissait pas vraisemblable que mademoiselle Grandet voulût se marier durant son deuil. Sa piété vraie était connue. Aussi la famille Cruchot, dont la politique était sagement dirigée par le vieil abbé, se contenta-t-elle de cerner l’héritière, en l’entourant des soins les plus affectueux. Chez elle, tous les soirs, la salle se remplissait d’une société composée des plus chauds et des plus dévoués Cruchotins du pays qui s’efforçaient de chanter les louanges de la maîtresse du logis sur tous les tons. Elle avait le médecin ordinaire de sa chambre, son grand aumônier, son chambellan, sa première dame d’atours, son premier ministre, son chancelier surtout, un chancelier qui voulait lui tout dire. L’héritière eût-elle désiré un porte-queue, on lui en aurait trouvé un. C’était une reine, et la plus habilement adulée de toutes les reines. La flatterie n’émane jamais des grandes âmes, elle est l’apanage des petits esprits qui réussissent à se rapetisser encore pour mieux entrer dans la sphère vitale de la personne autour de laquelle ils gravitent. La flatterie sous-entend un intérêt. Aussi les personnes qui venaient meubler tous les soirs la salle de mademoiselle Grandet, nommée par elles mademoiselle de Froidfond, réussissaient-elles merveilleusement à l’accabler de louanges. Ce concert d’éloges, nouveaux pour Eugénie, la fit d’abord rougir ; mais insensiblement, et quelque grossiers que fussent les compliments, son oreille s’accoutuma si bien à entendre vanter sa beauté, que si quelque nouveau venu l’eût trouvée laide, ce reproche lui aurait été beaucoup plus sensible alors que huit ans auparavant. Puis, elle finit par aimer des douceurs qu’elle mettait secrètement aux pieds de son idole. Elle s’habitua donc par degrés à se laisser traiter en souveraine et à voir sa cour pleine tous les soirs. Monsieur le président de Bonfons était le héros de ce petit cercle, où son esprit, sa personne, son instruction, son amabilité sans cesse étaient vantés. L’un faisait observer que, depuis sept ans, il avait beaucoup augmenté sa fortune ; que Bonfons valait au moins dix mille francs de rente et se trouvait enclavé, comme tous les biens des Cruchot, dans les vastes domaines de l’héritière. — Savez-vous, mademoiselle, disait un habitué, que les Cruchot ont à eux quarante mille livres de rente. — Et leurs économies, reprenait une vieille Cruchotine, mademoiselle de Gribeaucourt. Un monsieur de Paris est venu dernièrement offrir à monsieur Cruchot deux cent mille francs de son étude. Il doit la vendre, s’il peut être nommé juge de paix. — Il veut {p. 348} succéder à monsieur de Bonfons dans la présidence du tribunal, et prend ses précautions, répondit madame d’Orsonval ; car monsieur le président deviendra conseiller, puis président à la Cour, il a trop de moyens pour ne pas arriver. — Oui, c’est un homme bien distingué, disait un autre. Ne trouvez-vous pas, mademoiselle ? Monsieur le président avait tâché de se mettre en harmonie avec le rôle qu’il voulait jouer. Malgré ses quarante ans, malgré sa figure brune et rébarbative, flétrie comme le sont presque toutes les physionomies judiciaires, il se mettait en jeune homme, badinait avec un jonc, ne prenait point de tabac chez mademoiselle de Froidfond, y arrivait toujours en cravate blanche, et en chemise dont le jabot à gros plis lui donnait un air de famille avec les individus du genre dindon. Il parlait familièrement à la belle héritière, et lui disait : Notre chère Eugénie ! Enfin, hormis le nombre des personnages, en remplaçant le loto par le whist, et en supprimant les figures de monsieur et de madame Grandet, la scène, par laquelle commence cette histoire, était à peu près la même que par le passé. La meute poursuivait toujours Eugénie et ses millions ; mais la meute plus nombreuse aboyait mieux, et cernait sa proie avec ensemble. Si Charles fût arrivé du fond des Indes, il eût donc retrouvé les mêmes personnages et les mêmes intérêts. Madame des Grassins, pour laquelle Eugénie était parfaite de grâce et de bonté, persistait à tourmenter les Cruchot. Mais alors, comme autrefois, la figure d’Eugénie eût dominé le tableau ; comme autrefois, Charles eût encore été là le souverain. Néanmoins il y avait un progrès. Le bouquet présenté jadis à Eugénie aux jours de sa fête par le président était devenu périodique. Tous les soirs il apportait à la riche héritière un gros et magnifique bouquet que madame Cornoiller mettait ostensiblement dans un bocal, et jetait secrètement dans un coin de la cour, aussitôt les visiteurs partis. Au commencement du printemps, madame des Grassins essaya de troubler le bonheur des Cruchotins en parlant à Eugénie du marquis de Froidfond, dont la maison ruinée pouvait se relever si l’héritière voulait lui rendre sa terre par un contrat de mariage. Madame des Grassins faisait sonner haut la pairie, le titre de marquise, et, prenant le sourire de dédain d’Eugénie pour une approbation, elle allait disant que le mariage de monsieur le président Cruchot n’était pas aussi avancé qu’on le croyait. — Quoique monsieur de Froidfond ait cinquante ans, disait-elle, il ne paraît pas plus âgé que ne l’est monsieur {p. 349} Cruchot ; il est veuf, il a des enfants, c’est vrai ; mais il est marquis, il sera pair de France, et par le temps qui court trouvez donc des mariages de cet acabit. Je sais de science certaine que le père Grandet, en réunissant tous ses biens à la terre de Froidfond, avait l’intention de s’enter sur les Froidfond. Il me l’a souvent dit. Il était malin, le bonhomme.
— Comment, Nanon, dit un soir Eugénie en se couchant, il ne m’écrira pas une fois en sept ans ?…
Pendant que ces choses se passaient à Saumur, Charles faisait fortune aux Indes. Sa pacotille s’était d’abord très-bien vendue. Il avait réalisé promptement une somme de six mille dollars. Le baptême de la Ligne lui fit perdre beaucoup de préjugés ; il s’aperçut que le meilleur moyen d’arriver à la fortune était, dans les régions intertropicales, aussi bien qu’en Europe, d’acheter et de vendre des hommes. Il vint donc sur les côtes d’Afrique et fit la traite des nègres, en joignant à son commerce d’hommes celui des marchandises les plus avantageuses à échanger sur les divers marchés où l’amenaient ses intérêts. Il porta dans les affaires une activité qui ne lui laissait aucun moment de libre. Il était dominé par l’idée de reparaître à Paris dans tout l’éclat d’une haute fortune, et de ressaisir une position plus brillante encore que celle d’où il était tombé. À force de rouler à travers les hommes et les pays, d’en observer les coutumes contraires, ses idées se modifièrent et il devint sceptique. Il n’eut plus de notions fixes sur le juste et l’injuste, en voyant taxer de crime dans un pays ce qui était vertu dans un autre. Au contact perpétuel des intérêts, son cœur se refroidit, se contracta, se dessécha. Le sang des Grandet ne faillit point à sa destinée. Charles devint dur, âpre à la curée. Il vendit des Chinois, des Nègres, des nids d’hirondelles, des enfants, des artistes ; il fit l’usure en grand. L’habitude de frauder les droits de douane le rendit moins scrupuleux sur les droits de l’homme. Il allait alors à Saint-Thomas acheter à vil prix les marchandises volées par les pirates, et les portait sur les places où elles manquaient. Si la noble et pure figure d’Eugénie l’accompagna dans son premier voyage comme cette image de Vierge que mettent sur leur vaisseau les marins espagnols, et s’il attribua ses premiers succès à la magique influence des vœux et des prières de cette douce fille ; plus tard, les Négresses, les Mulâtresses9, les Blanches, les Javanaises, les Almées, ses orgies de toutes les couleurs, et les aventures qu’il {p. 350} eut en divers pays effacèrent complétement le souvenir de sa cousine, de Saumur, de la maison, du banc, du baiser pris dans le couloir. Il se souvenait seulement du petit jardin encadré de vieux murs, parce que là sa destinée hasardeuse avait commencé ; mais il reniait sa famille : son oncle était un vieux chien qui lui avait filouté ses bijoux ; Eugénie n’occupait ni son cœur ni ses pensées, elle occupait une place dans ses affaires comme créancière d’une somme de six mille francs. Cette conduite et ces idées expliquent le silence de Charles Grandet. Dans les Indes, à Saint-Thomas, à la côte d’Afrique, à Lisbonne et aux États-Unis, le spéculateur avait pris, pour ne pas compromettre son nom, le pseudonyme de Sepherd. Carl Sepherd pouvait sans danger se montrer partout infatigable, audacieux, avide, en homme qui, résolu de faire fortune quibuscumque viis, se dépêche d’en finir avec l’infamie pour rester honnête homme pendant le restant de ses jours. Avec ce système, sa fortune fut rapide et brillante. En 1827 donc, il revenait à Bordeaux, sur le Marie-Caroline, joli brick appartenant à une maison de commerce royaliste. Il possédait dix-neuf cent mille francs en trois tonneaux de poudre d’or bien cerclés, desquels il comptait tirer sept ou huit pour cent en les monnayant à Paris. Sur ce brick, se trouvait également un gentilhomme ordinaire de la chambre de S. M. le roi Charles X, monsieur d’Aubrion, bon vieillard qui avait fait la folie d’épouser une femme à la mode, et dont la fortune était aux îles. Pour réparer les prodigalités de madame d’Aubrion, il était allé réaliser ses propriétés. Monsieur et madame d’Aubrion, de la maison d’Aubrion-de-Busch, dont le dernier Captal mourut avant 1789, réduits à une vingtaine de mille livres de rente, avaient une fille assez laide que la mère voulait marier sans dot, sa fortune lui suffisant à peine pour vivre à Paris. C’était une entreprise dont le succès eût semblé problématique à tous les gens du monde malgré l’habileté qu’ils prêtent aux femmes à la mode. Aussi madame d’Aubrion elle-même désespérait-elle presque, en voyant sa fille, d’en embarrasser qui que ce fût, fût-ce même un homme ivre de noblesse. Mademoiselle d’Aubrion était une demoiselle longue comme l’insecte, son homonyme, maigre, fluette, à bouche dédaigneuse, sur laquelle descendait un nez trop long, gros du bout, flavescent à l’état normal, mais complétement rouge après les repas, espèce de phénomène végétal plus désagréable au milieu d’un visage pâle et ennuyé que dans tout autre. Enfin, elle était telle que pouvait la {p. 351} désirer une mère de trente-huit ans qui, belle encore, avait encore des prétentions. Mais, pour contre-balancer de tels désavantages, la marquise d’Aubrion avait donné à sa fille un air très-distingué, l’avait soumise à une hygiène qui maintenait provisoirement le nez à un ton de chair raisonnable, lui avait appris l’art de se mettre avec goût, l’avait dotée de jolies manières, lui avait enseigné ces regards mélancoliques qui intéressent un homme et lui font croire qu’il va rencontrer l’ange si vainement cherché ; elle lui avait montré la manœuvre du pied, pour l’avancer à propos et en faire admirer la petitesse, au moment où le nez avait l’impertinence de rougir ; enfin, elle avait tiré de sa fille un parti très-satisfaisant. Au moyen de manches larges, de corsages menteurs, de robes bouffantes et soigneusement garnies, d’un corset à haute pression, elle avait obtenu des produits féminins si curieux que, pour l’instruction des mères, elle aurait dû les déposer dans un musée. Charles se lia beaucoup avec madame d’Aubrion, qui voulait précisément se lier avec lui. Plusieurs personnes prétendent même que, pendant la traversée, la belle madame d’Aubrion ne négligea aucun moyen de capturer un gendre si riche. En débarquant à Bordeaux, au mois de juin 1827, monsieur, madame, mademoiselle d’Aubrion et Charles logèrent ensemble dans le même hôtel et partirent ensemble pour Paris. L’hôtel d’Aubrion était criblé d’hypothèques, Charles devait le libérer. La mère avait déjà parlé du bonheur qu’elle aurait de céder son rez-de-chaussée à son gendre et à sa fille. Ne partageant pas les préjugés de monsieur d’Aubrion sur la noblesse, elle avait promis à Charles Grandet d’obtenir du bon Charles X une ordonnance royale qui l’autoriserait, lui Grandet, à porter le nom d’Aubrion, à en prendre les armes, et à succéder, moyennant la constitution d’un majorat de trente-six mille livres de rente, à Aubrion, dans le titre de Captal de Buch et marquis d’Aubrion. En réunissant leurs fortunes, vivant en bonne intelligence, et moyennant des sinécures, on pourrait réunir cent et quelques mille livres de rente à l’hôtel d’Aubrion. — Et quand on a cent mille livres de rente, un nom, une famille, que l’on va à la cour, car je vous ferai nommer gentilhomme de la chambre, on devient tout ce qu’on veut être, disait-elle à Charles. Ainsi vous serez, à votre choix, maître des requêtes au conseil d’État, préfet, secrétaire d’ambassade, ambassadeur. Charles X aime beaucoup d’Aubrion, ils se connaissent depuis l’enfance.
{p. 352} Enivré d’ambition par cette femme, Charles avait caressé, pendant la traversée, toutes ces espérances qui lui furent présentées par une main habile, et sous forme de confidences versées de cœur à cœur. Croyant les affaires de son père arrangées par son oncle, il se voyait ancré tout à coup dans le faubourg Saint-Germain, où tout le monde voulait alors entrer, et où, à l’ombre du nez bleu de mademoiselle Mathilde, il reparaissait en comte d’Aubrion, comme les Dreux reparurent un jour en Brézé. Ébloui par la prospérité de la Restauration qu’il avait laissée chancelante, saisi par l’éclat des idées aristocratiques, son enivrement commencé sur le vaisseau se maintint à Paris où il résolut de tout faire pour arriver à la haute position que son égoïste belle-mère lui faisait entrevoir. Sa cousine n’était donc plus pour lui qu’un point dans l’espace de cette brillante perspective. Il revit Annette. En femme du monde, Annette conseilla vivement à son ancien ami de contracter cette alliance, et lui promit son appui dans toutes ses entreprises ambitieuses. Annette était enchantée de faire épouser une demoiselle laide et ennuyeuse à Charles, que le séjour des Indes avait rendu très-séduisant : son teint avait bruni, ses manières étaient devenues décidées, hardies, comme le sont celles des hommes habitués à trancher, à dominer, à réussir. Charles respira plus à l’aise dans Paris, en voyant qu’il pouvait y jouer un rôle. Des Grassins, apprenant son retour, son mariage prochain, sa fortune, le vint voir pour lui parler des trois cent mille francs moyennant lesquels il pouvait acquitter les dettes de son père. Il trouva Charles en conférence avec le joaillier auquel il avait commandé des bijoux pour la corbeille de mademoiselle d’Aubrion, et qui lui en montrait les dessins. Malgré les magnifiques diamants que Charles avait rapportés des Indes, les façons, l’argenterie, la joaillerie solide et futile du jeune ménage allaient encore à plus de deux cent mille francs. Charles reçut des Grassins, qu’il ne reconnut pas, avec l’impertinence d’un jeune homme à la mode, qui, dans les Indes, avait tué quatre hommes en différents duels. Monsieur des Grassins était déjà venu trois fois, Charles l’écouta froidement ; puis il lui répondit, sans l’avoir bien compris : — Les affaires de mon père ne sont pas les miennes. Je vous suis obligé, monsieur, des soins que vous avez bien voulu prendre, et dont je ne saurais profiter. Je n’ai pas ramassé presque deux millions à la sueur de mon front pour aller les flanquer à la tête des créanciers de mon père.
{p. 353} — Et si monsieur votre père était, d’ici à quelques jours, déclaré en faillite ?
— Monsieur, d’ici à quelques jours, je me nommerai le comte d’Aubrion. Vous entendez bien que ce me sera parfaitement indifférent. D’ailleurs, vous savez mieux que moi que quand un homme a cent mille livres de rente, son père n’a jamais fait faillite, ajouta-t-il en poussant poliment le sieur des Grassins vers la porte.
Au commencement du mois d’août de cette année, Eugénie était assise sur le petit banc de bois où son cousin lui avait juré un éternel amour, et où elle venait déjeuner quand il faisait beau. La pauvre fille se complaisait en ce moment, par la plus fraîche, la plus joyeuse matinée, à repasser dans sa mémoire les grands, les petits événements de son amour, et les catastrophes dont il avait été suivi. Le soleil éclairait le joli pan de mur tout fendillé, presque en ruines, auquel il était défendu de toucher, de par la fantasque héritière, quoique Cornoiller répétât souvent à sa femme qu’on serait écrasé dessous quelque jour. En ce moment, le facteur de poste frappa, remit une lettre à madame Cornoiller, qui vint au jardin en criant : — Mademoiselle, une lettre ! Elle la donna à sa maîtresse en lui disant : — C’est-y celle que vous attendez ?
Ces mots retentirent aussi fortement au cœur d’Eugénie qu’ils retentirent réellement entre les murailles de la cour et du jardin.
— Paris ! C’est de lui. Il est revenu.
Eugénie pâlit, et garda la lettre pendant un moment. Elle palpitait trop vivement pour pouvoir la décacheter et la lire. La grande Nanon resta debout, les deux mains sur les hanches, et la joie semblait s’échapper comme une fumée par les crevasses de son brun visage.
— Lisez donc, mademoiselle…
— Ah ! Nanon, pourquoi revient-il par Paris, quand il s’en est allé par Saumur ?
— Lisez, vous le saurez.
Eugénie décacheta la lettre en tremblant. Il en tomba un mandat sur la maison madame des Grassins et Corret de Saumur. Nanon le ramassa.
« Ma chère cousine… »
— Je ne suis plus Eugénie, pensa-t-elle. Et son cœur se serra.
« Vous… »
— Il me disait tu !
{p. 354} Elle se croisa les bras, n’osa plus lire la lettre, et de grosses larmes lui vinrent aux yeux.
— Est-il mort ? demanda Nanon.
— Il n’écrirait pas, dit Eugénie.
Elle lut toute la lettre que voici.
Ma chère cousine, vous apprendrez, je le crois, avec plaisir, le succès de mes entreprises. Vous m’avez porté bonheur, je suis revenu riche, et j’ai suivi les conseils de mon oncle, dont la mort et celle de ma tante viennent de m’être apprises par monsieur des Grassins. La mort de nos parents est dans la nature, et nous devons leur succéder. J’espère que vous êtes aujourd’hui consolée. Rien ne résiste au temps, je l’éprouve. Oui, ma chère cousine, malheureusement pour moi, le moment des illusions est passé. Que voulez-vous ! En voyageant à travers de nombreux pays, j’ai réfléchi sur la vie. D’enfant que j’étais au départ, je suis devenu homme au retour. Aujourd’hui, je pense à bien des choses auxquelles je ne songeais pas autrefois. Vous êtes libre, ma cousine, et je suis libre encore ; rien n’empêche, en apparence, la réalisation de nos petits projets ; mais j’ai trop de loyauté dans le caractère pour vous cacher la situation de mes affaires. Je n’ai point oublié que je ne m’appartiens pas ; je me suis toujours souvenu dans mes longues traversées du petit banc de bois…
Eugénie se leva comme si elle eût été sur des charbons ardents, et alla s’asseoir sur une des marches de la cour.
… du petit banc de bois où nous nous sommes juré de nous aimer toujours, du couloir, de la salle grise, de ma chambre en mansarde, et de la nuit où vous m’avez rendu, par votre délicate obligeance, mon avenir plus facile. Oui, ces souvenirs ont soutenu mon courage, et je me suis dit que vous pensiez toujours à moi comme je pensais souvent à vous, à l’heure convenue entre nous. Avez-vous bien regardé les nuages à neuf heures ? Oui, n’est-ce pas ? Aussi, ne veux-je pas trahir une amitié sacrée pour moi ; non, je ne dois point vous tromper. Il s’agit, en ce moment, pour moi, d’une alliance qui satisfait à toutes les idées que je me suis formées sur le mariage. L’amour, dans le mariage, est une chimère. Aujourd’hui mon expérience me dit qu’il faut obéir à toutes les lois sociales et réunir toutes les convenances voulues par le monde en se mariant. Or, déjà se trouve entre nous une différence d’âge qui, peut-être, influerait plus sur votre avenir, ma chère cousine, que {p. 355} sur le mien. Je ne vous parlerai ni de vos mœurs, ni de votre éducation, ni de vos habitudes, qui ne sont nullement en rapport avec la vie de Paris, et ne cadreraient sans doute point avec mes projets ultérieurs. Il entre dans mes plans de tenir un grand état de maison, de recevoir beaucoup de monde, et je crois me souvenir que vous aimez une vie douce et tranquille. Non, je serai plus franc, et veux vous faire arbitre de ma situation ; il vous appartient de la connaître, et vous avez le droit de la juger. Aujourd’hui je possède quatre-vingt mille livres de rentes. Cette fortune me permet de m’unir à la famille d’Aubrion, dont l’héritière, jeune personne de dix-neuf ans, m’apporte en mariage son nom, un titre, la place de gentilhomme honoraire de la chambre de Sa Majesté, et une position des plus brillantes. Je vous avouerai, ma chère cousine, que je n’aime pas le moins du monde mademoiselle d’Aubrion ; mais, par son alliance, j’assure à mes enfants une situation sociale dont un jour les avantages seront incalculables : de jour en jour, les idées monarchiques reprennent faveur. Donc, quelques années plus tard, mon fils, devenu marquis d’Aubrion, ayant un majorat de quarante mille livres de rente, pourra prendre dans l’État telle place qu’il lui conviendra de choisir. Nous nous devons à nos enfants. Vous voyez, ma cousine, avec quelle bonne foi je vous expose l’état de mon cœur, de mes espérances et de ma fortune. Il est possible que de votre côté vous ayez oublié nos enfantillages après sept années d’absence ; mais moi, je n’ai oublié ni votre indulgence, ni mes paroles ; je me souviens de toutes, même des plus légèrement données, et auxquelles un jeune homme moins consciencieux que je ne le suis, ayant un cœur moins jeune et moins probe, ne songerait même pas. En vous disant que je ne pense qu’à faire un mariage de convenance, et que je me souviens encore de nos amours d’enfant, n’est-ce pas me mettre entièrement à votre discrétion, vous rendre maîtresse de mon sort, et vous dire que, s’il faut renoncer à mes ambitions sociales, je me contenterai volontiers de ce simple et pur bonheur duquel vous m’avez offert de si touchantes images…
— Tan, ta, ta. — Tan, ta, ti. — Tinn, ta, ta. — Toûn ! — Toûn, ta, ti. — Tinn, ta, ta…, etc., avait chanté Charles Grandet sur l’air de Non più andrai, en signant :
Votre dévoué cousin,
CHARLES.
{p. 356} — Tonnerre de Dieu ! c’est y mettre des procédés, se dit-il. Et il avait cherché le mandat, et il avait ajouté ceci :
P. S. Je joins à ma lettre un mandat sur la maison des Grassins de huit mille francs à votre ordre, et payable en or, comprenant intérêts et capital de la somme que vous avez eu la bonté de me prêter. J’attends de Bordeaux une caisse où se trouvent quelques objets que vous me permettrez de vous offrir en témoignage de mon éternelle reconnaissance. Vous pouvez renvoyer par la diligence ma toilette à l’hôtel d’Aubrion, rue Hillerin-Bertin.
— Par la diligence ! dit Eugénie. Une chose pour laquelle j’aurais donné mille fois ma vie !
Épouvantable et complet désastre. Le vaisseau sombrait sans laisser ni un cordage, ni une planche sur le vaste océan des espérances. En se voyant abandonnées, certaines femmes vont arracher leur amant aux bras d’une rivale, la tuent et s’enfuient au bout du monde, sur l’échafaud ou dans la tombe. Cela, sans doute, est beau ; le mobile de ce crime est une sublime passion qui impose à la Justice humaine. D’autres femmes baissent la tête et souffrent en silence ; elles vont mourantes et résignées, pleurant et pardonnant, priant et se souvenant jusqu’au dernier soupir. Ceci est de l’amour, l’amour vrai, l’amour des anges, l’amour fier qui vit de sa douleur et qui en meurt. Ce fut le sentiment d’Eugénie après avoir lu cette horrible lettre. Elle jeta ses regards au ciel, en pensant aux dernières paroles de sa mère, qui, semblable à quelques mourants, avait projeté sur l’avenir un coup d’œil pénétrant, lucide ; puis, Eugénie se souvenant de cette mort et de cette vie prophétique, mesura d’un regard toute sa destinée. Elle n’avait plus qu’à déployer ses ailes, tendre au ciel, et vivre en prières jusqu’au jour de sa délivrance.
— Ma mère avait raison, dit-elle en pleurant. Souffrir et mourir.
Elle vint à pas lents de son jardin dans la salle. Contre son habitude, elle ne passa point par le couloir ; mais elle retrouva le souvenir de son cousin dans ce vieux salon gris, sur la cheminée duquel était toujours une certaine soucoupe dont elle se servait tous les matins à son déjeuner, ainsi que du sucrier de vieux Sèvres. Cette matinée devait être solennelle et pleine d’événements pour elle. Nanon lui annonça le curé de la paroisse. Ce curé, parent des Cruchot, était dans les intérêts du président de Bonfons. Depuis {p. 357} quelques jours, le vieil abbé l’avait déterminé à parler à mademoiselle Grandet, dans un sens purement religieux, de l’obligation où elle était de contracter mariage. En voyant son pasteur, Eugénie crut qu’il venait chercher les mille francs qu’elle donnait mensuellement aux pauvres, et dit à Nanon de les aller chercher ; mais le curé se prit à sourire.
— Aujourd’hui, mademoiselle, je viens vous parler d’une pauvre fille à laquelle toute la ville de Saumur s’intéresse, et qui, faute de charité pour elle-même, ne vit pas chrétiennement.
— Mon Dieu ! monsieur le curé, vous me trouvez dans un moment où il m’est impossible de songer à mon prochain, je suis tout occupée de moi. Je suis bien malheureuse, je n’ai d’autre refuge que l’Église ; elle a un sein assez large pour contenir toutes nos douleurs, et des sentiments assez féconds pour que nous puissions y puiser sans craindre de les tarir.
— Eh ! bien, mademoiselle, en nous occupant de cette fille nous nous occuperons de vous. Écoutez. Si vous voulez faire votre salut, vous n’avez que deux voies à suivre, ou quitter le monde ou en suivre les lois. Obéir à votre destinée terrestre ou à votre destinée céleste.
— Ah ! votre voix me parle au moment où je voulais entendre une voix. Oui, Dieu vous adresse ici, monsieur. Je vais dire adieu au monde et vivre pour Dieu seul dans le silence et la retraite.
— Il est nécessaire, ma fille, de long-temps réfléchir à ce violent parti. Le mariage est une vie, le voile est une mort.
— Eh ! bien, la mort, la mort promptement, monsieur le curé, dit-elle avec une effrayante vivacité.
— La mort ! mais vous avez de grandes obligations à remplir envers la Société, mademoiselle. N’êtes-vous donc pas la mère des pauvres auxquels vous donnez des vêtements, du bois en hiver et du travail en été ? Votre grande fortune est un prêt qu’il faut rendre, et vous l’avez saintement acceptée ainsi. Vous ensevelir dans un couvent, ce serait de l’égoïsme ; quant à rester vieille fille, vous ne le devez pas. D’abord, pourriez-vous gérer seule votre immense fortune ? vous la perdriez peut-être. Vous auriez bientôt mille procès, et vous seriez engarriée en d’inextricables difficultés. Croyez votre pasteur : un époux vous est utile, vous devez conserver ce que Dieu vous a donné. Je vous parle comme à une ouaille chérie. Vous aimez trop sincèrement Dieu pour ne pas faire votre salut au {p. 358} milieu du monde, dont vous êtes un des plus beaux ornements, et auquel vous donnez de saints exemples.
En ce moment, madame des Grassins se fit annoncer. Elle venait amenée par la vengeance et par un grand désespoir.
— Mademoiselle, dit-elle. Ah ! voici monsieur le curé. Je me tais, je venais vous parler d’affaires, et je vois que vous êtes en grande conférence.
— Madame, dit le curé, je vous laisse le champ libre.
— Oh ! monsieur le curé, dit Eugénie, revenez dans quelques instants, votre appui m’est en ce moment bien nécessaire.
— Oui, ma pauvre enfant, dit madame des Grassins.
— Que voulez-vous dire ? demandèrent mademoiselle Grandet et le curé.
— Ne sais-je pas le retour de votre cousin, son mariage avec mademoiselle d’Aubrion ?… Une femme n’a jamais son esprit dans sa poche.
Eugénie rougit et resta muette ; mais elle prit le parti d’affecter à l’avenir l’impassible contenance qu’avait su prendre son père.
— Eh ! bien, madame, répondit-elle avec ironie, j’ai sans doute l’esprit dans ma poche, je ne comprends pas. Parlez, parlez devant monsieur le curé, vous savez qu’il est mon directeur.
— Eh ! bien, mademoiselle, voici ce que des Grassins m’écrit. Lisez.
Eugénie lut la lettre suivante :
Ma chère femme, Charles Grandet arrive des Indes, il est à Paris depuis un mois…
— Un mois ! se dit Eugénie en laissant tomber sa main.
Après une pause, elle reprit la lettre.
… Il m’a fallu faire antichambre deux fois avant de pouvoir parler à ce futur vicomte d’Aubrion. Quoique tout Paris parle de son mariage, et que tous les bans soient publiés…
— Il m’écrivait donc au moment où… se dit Eugénie. Elle n’acheva pas, elle ne s’écria pas comme une Parisienne : « Le polisson ! » Mais pour ne pas être exprimé, le mépris n’en fut pas moins complet.
… Ce mariage est loin de se faire ; le marquis d’Aubrion ne donnera pas sa fille au fils d’un banqueroutier. Je suis venu lui faire part des soins que son oncle et moi nous avons donnés aux affaires de son père, et des habiles manœuvres par lesquelles nous {p. 359} avons su faire tenir les créanciers tranquilles jusqu’aujourd’hui. Ce petit impertinent n’a-t-il pas eu le front de me répondre, à moi qui, pendant cinq ans, me suis dévoué nuit et jour à ses intérêts et à son honneur, que les affaires de son père n’étaient pas les siennes. Un agréé serait en droit de lui demander trente à quarante mille francs d’honoraires, à un pour cent sur la somme des créances. Mais, patience, il est bien légitimement dû douze cent mille francs aux créanciers, et je vais faire déclarer son père en faillite. Je me suis embarqué dans cette affaire sur la parole de ce vieux caïman de Grandet, et j’ai fait des promesses au nom de la famille. Si monsieur le vicomte d’Aubrion se soucie peu de son honneur, le mien m’intéresse fort. Aussi vais-je expliquer ma position aux créanciers. Néanmoins, j’ai trop de respect pour mademoiselle Eugénie, à l’alliance de laquelle, en des temps plus heureux, nous avions pensé, pour agir sans que tu lui aies parlé de cette affaire…
Là, Eugénie rendit froidement la lettre sans l’achever. — Je vous remercie, dit-elle à madame des Grassins, nous verrons cela…
— En ce moment, vous avez toute la voix de défunt votre père, dit madame des Grassins.
— Madame, vous avez huit mille cent francs d’or à nous compter, lui dit Nanon.
— Cela est vrai ; faites-moi l’avantage de venir avec moi, madame Cornoiller.
— Monsieur le curé, dit Eugénie avec un noble sang-froid que lui donna la pensée qu’elle allait exprimer, serait-ce pécher que de demeurer en état de virginité dans le mariage ?
— Ceci est un cas de conscience dont la solution m’est inconnue. Si vous voulez savoir ce qu’en pense en sa Somme de Matrimonio le célèbre Sanchez, je pourrai vous le dire demain.
Le curé partit, mademoiselle Grandet monta dans le cabinet de son père et y passa la journée seule, sans vouloir descendre à l’heure du dîner, malgré les instances de Nanon. Elle parut le soir, à l’heure où les habitués de son cercle arrivèrent. Jamais le salon des Grandet n’avait été aussi plein qu’il le fut pendant cette soirée. La nouvelle du retour et de la sotte trahison de Charles avait été répandue dans toute la ville. Mais quelque attentive que fût la curiosité des visiteurs, elle ne fut point satisfaite. Eugénie, qui s’y était attendue, ne laissa percer sur son visage calme aucune des cruelles émotions qui l’agitaient. Elle sut prendre une figure riante pour {p. 360} répondre à ceux qui voulurent lui témoigner de l’intérêt par des regards ou des paroles mélancoliques. Elle sut enfin couvrir son malheur sous les voiles de la politesse. Vers neuf heures, les parties finissaient, et les joueurs quittaient leurs tables, se payaient et discutaient les derniers coups de whist en venant se joindre au cercle des causeurs. Au moment où l’assemblée se leva en masse pour quitter le salon, il y eut un coup de théâtre qui retentit dans Saumur, de là dans l’arrondissement et dans les quatre préfectures environnantes.
— Restez, monsieur le président, dit Eugénie à monsieur de Bonfons en lui voyant prendre sa canne.
À cette parole, il n’y eut personne dans cette nombreuse assemblée qui ne se sentît ému. Le président pâlit et fut obligé de s’asseoir.
— Au président les millions, dit mademoiselle de Gribeaucourt.
— C’est clair, le président de Bonfons épouse mademoiselle Grandet, s’écria madame d’Orsonval.
— Voilà le meilleur coup de la partie, dit l’abbé.
— C’est un beau schleem, dit le notaire.
Chacun dit son mot, chacun fit son calembour, tous voyaient l’héritière montée sur ses millions, comme sur un piédestal. Le drame commencé depuis neuf ans se dénouait. Dire, en face de tout Saumur, au président de rester, n’était-ce pas annoncer qu’elle voulait faire de lui son mari. Dans les petites villes, les convenances sont si sévèrement observées, qu’une infraction de ce genre y constitue la plus solennelle des promesses.
— Monsieur le président, lui dit Eugénie d’une voix émue quand ils furent seuls, je sais ce qui vous plaît en moi. Jurez de me laisser libre pendant toute ma vie, de ne me rappeler aucun des droits que le mariage vous donne sur moi, et ma main est à vous. Oh ! reprit-elle en le voyant se mettre à ses genoux, je n’ai pas tout dit. Je ne dois pas vous tromper, monsieur. J’ai dans le cœur un sentiment inextinguible. L’amitié sera le seul sentiment que je puisse accorder à mon mari : je ne veux ni l’offenser, ni contrevenir aux lois de mon cœur. Mais vous ne posséderez ma main et ma fortune qu’au prix d’un immense service.
— Vous me voyez prêt à tout, dit le président.
— Voici quinze cent mille francs, monsieur le président, dit-elle en tirant de son sein une reconnaissance de cent actions de la Banque de France, partez pour Paris, non pas demain, non pas cette nuit, mais à l’instant même. Rendez-vous {p. 361} chez monsieur des Grassins, sachez-y le nom de tous les créanciers de mon oncle, rassemblez-les, payez tout ce que sa succession peut devoir, capital et intérêts à cinq pour cent depuis le jour de la dette jusqu’à celui du remboursement, enfin veillez à faire faire une quittance générale et notariée, bien en forme. Vous êtes magistrat, je ne me fie qu’à vous en cette affaire. Vous êtes un homme loyal, un galant homme ; je m’embarquerai sur la foi de votre parole pour traverser les dangers de la vie à l’abri de votre nom. Nous aurons l’un pour l’autre une mutuelle indulgence. Nous nous connaissons depuis si long-temps, nous sommes presque parents, vous ne voudriez pas me rendre malheureuse.
Le président tomba aux pieds de la riche héritière en palpitant de joie et d’angoisse.
— Je serai votre esclave ! lui dit-il.
— Quand vous aurez la quittance, monsieur, reprit-elle en lui jetant un regard froid, vous la porterez avec tous les titres à mon cousin Grandet et vous lui remettrez cette lettre. À votre retour, je tiendrai ma parole.
Le président comprit, lui, qu’il devait mademoiselle Grandet à un dépit amoureux ; aussi s’empressa-t-il d’exécuter ses ordres avec la plus grande promptitude, afin qu’il n’arrivât aucune réconciliation entre les deux amants.
Quand monsieur de Bonfons fut parti, Eugénie tomba sur son fauteuil et fondit en larmes. Tout était consommé. Le président prit la poste, et se trouvait à Paris le lendemain soir. Dans la matinée du jour qui suivit son arrivée, il alla chez des Grassins. Le magistrat convoqua les créanciers en l’Étude du notaire où étaient déposés les titres, et chez lequel pas un ne faillit à l’appel. Quoique ce fussent des créanciers, il faut leur rendre justice : ils furent exacts. Là, le président de Bonfons, au nom de mademoiselle Grandet, leur paya le capital et les intérêts dus. Le payement des intérêts fut pour le commerce parisien un des événements les plus étonnants de l’époque. Quand la quittance fut enregistrée et des Grassins payé de ses soins par le don d’une somme de cinquante mille francs que lui avait allouée Eugénie, le président se rendit à l’hôtel d’Aubrion, et y trouva Charles au moment où il rentrait dans son appartement, accablé par son beau-père. Le vieux marquis venait de lui déclarer que sa fille ne lui appartiendrait qu’autant que tous les créanciers de Guillaume Grandet seraient soldés.
{p. 362} Le président lui remit d’abord la lettre suivante.
MON COUSIN, monsieur le président de Bonfons s’est chargé de vous remettre la quittance de toutes les sommes dues par mon oncle et celle par laquelle je reconnais les avoir reçues de vous. On m’a parlé de faillite !… J’ai pensé que le fils d’un failli ne pouvait peut-être pas épouser mademoiselle d’Aubrion. Oui, mon cousin, vous avez bien jugé de mon esprit et de mes manières : je n’ai sans doute rien du monde, je n’en connais ni les calculs ni les mœurs, et ne saurais vous y donner les plaisirs que vous voulez y trouver. Soyez heureux, selon les conventions sociales auxquelles vous sacrifiez nos premières amours. Pour rendre votre bonheur complet, je ne puis donc plus vous offrir que l’honneur de votre père. Adieu, vous aurez toujours une fidèle amie dans votre cousine,
EUGÉNIE.
Le président sourit de l’exclamation que ne put réprimer cet ambitieux au moment où il reçut l’acte authentique.
— Nous nous annoncerons réciproquement nos mariages, lui dit-il.
— Ah ! vous épousez Eugénie. Eh ! bien, j’en suis content, c’est une bonne fille. Mais, reprit-il frappé tout à coup par une réflexion lumineuse, elle est donc riche ?
— Elle avait, répondit le président d’un air goguenard, près de dix-neuf millions, il y a quatre jours ; mais elle n’en a plus que dix-sept aujourd’hui.
Charles regarda le président d’un air hébété.
— Dix-sept… mil…
— Dix-sept millions, oui, monsieur. Nous réunissons, mademoiselle Grandet et moi, sept cent cinquante mille livres de rente, en nous mariant.
— Mon cher cousin, dit Charles en retrouvant un peu d’assurance, nous pourrons nous pousser l’un l’autre.
— D’accord, dit le président. Voici, de plus, une petite caisse que je dois aussi ne remettre qu’à vous, ajouta-t-il en déposant sur une table le coffret dans lequel était la toilette.
— Hé ! bien, mon cher ami, dit madame la marquise d’Aubrion en entrant sans faire attention à Cruchot, ne prenez nul souci de ce que vient de vous dire ce pauvre monsieur d’Aubrion, à qui {p. 363} la duchesse de Chaulieu vient de tourner la tête. Je vous le répète, rien n’empêchera votre mariage…
— Rien, madame, répondit Charles. Les trois millions autrefois dus par mon père ont été soldés hier.
— En argent ? dit-elle.
— Intégralement, intérêts et capital, et je vais faire réhabiliter sa mémoire.
— Quelle bêtise ! s’écria la belle-mère. — Quel est ce monsieur ? dit-elle à l’oreille de son gendre, en apercevant le Cruchot.
— Mon homme d’affaires, lui répondit-il à voix basse.
La marquise salua dédaigneusement monsieur de Bonfons et sortit.
— Nous nous poussons déjà, dit le président en prenant son chapeau. Adieu, mon cousin.
— Il se moque de moi, ce catacouas de Saumur. J’ai envie de lui donner six pouces de fer dans le ventre.
Le président était parti. Trois jours après, monsieur de Bonfons, de retour à Saumur, publia son mariage avec Eugénie. Six mois après, il était nommé conseiller à la Cour royale d’Angers. Avant de quitter Saumur, Eugénie fit fondre l’or des joyaux si long-temps précieux à son cœur, et les consacra, ainsi que les huit mille francs de son cousin, à un ostensoir d’or et en fit présent à la paroisse où elle avait tant prié Dieu pour lui ! Elle partagea d’ailleurs son temps entre Angers et Saumur. Son mari, qui montra du dévouement dans une circonstance politique, devint président de chambre, et enfin premier président au bout de quelques années. Il attendit impatiemment la réélection générale afin d’avoir un siége à la Chambre. Il convoitait déjà la Pairie, et alors…
— Alors le roi sera donc son cousin, disait Nanon, la grande Nanon, madame Cornoiller, bourgeoise de Saumur, à qui sa maîtresse annonçait les grandeurs auxquelles elle était appelée. Néanmoins monsieur le président de Bonfons (il avait enfin aboli le nom patronymique de Cruchot) ne parvint à réaliser aucune de ses idées ambitieuses. Il mourut huit jours après avoir été nommé député de Saumur. Dieu, qui voit tout et ne frappe jamais à faux, le punissait sans doute de ses calculs et de l’habileté juridique avec laquelle il avait minuté, accurante Cruchot, son contrat de mariage où les deux futurs époux se donnaient l’un à l’autre, au cas où ils n’auraient pas d’enfants, l’universalité de leurs biens, meubles {p. 364} et immeubles sans en rien excepter ni réserver, en toute propriété, se dispensant même de la formalité de l’inventaire, sans que l’omission dudit inventaire puisse être opposée à leurs héritiers ou ayants cause, entendant que ladite donation soit, etc. Cette clause peut expliquer le profond respect que le président eut constamment pour la volonté, pour la solitude de madame de Bonfons. Les femmes citaient monsieur le premier président comme un des hommes les plus délicats, le plaignaient et allaient jusqu’à souvent accuser la douleur, la passion d’Eugénie, mais comme elles savent accuser une femme, avec les plus cruels ménagements.
— Il faut que madame la présidente de Bonfons soit bien souffrante pour laisser son mari seul. Pauvre petite femme ! Guérira-t-elle bientôt ? Qu’a-t-elle donc, une gastrite, un cancer ? Pourquoi ne voit-elle pas des médecins ? Elle devient jaune depuis quelque temps ; elle devrait aller consulter les célébrités de Paris. Comment peut-elle ne pas désirer un enfant ? Elle aime beaucoup son mari, dit-on, comment ne pas lui donner d’héritier, dans sa position ? Savez-vous que cela est affreux ; et si c’était par l’effet d’un caprice, il serait bien condamnable. Pauvre président !
Douée de ce tact fin que le solitaire exerce par ses perpétuelles méditations et par la vue exquise avec laquelle il saisit les choses qui tombent dans sa sphère, Eugénie, habituée par le malheur et par sa dernière éducation à tout deviner, savait que le président désirait sa mort pour se trouver en possession de cette immense fortune, encore augmentée par les successions de son oncle le notaire, et de son oncle l’abbé, que Dieu eut la fantaisie d’appeler à lui. La pauvre recluse10 avait pitié du président. La Providence la vengea des calculs et de l’infâme indifférence d’un époux qui respectait, comme la plus forte des garanties, la passion sans espoir dont se nourrissait Eugénie. Donner la vie à un enfant, n’était-ce pas tuer les espérances de l’égoïsme, les joies de l’ambition caressées par le premier président ? Dieu jeta donc des masses d’or à sa prisonnière pour qui l’or était indifférent et qui aspirait au ciel, qui vivait, pieuse et bonne, en de saintes pensées, qui secourait incessamment les malheureux en secret. Madame de Bonfons fut veuve à trente-trois ans, riche de huit cent mille livres de rente, encore belle, mais comme une femme est belle près de quarante ans. Son visage est blanc, reposé, calme. Sa voix est douce et recueillie, ses manières sont simples. Elle a toutes les noblesses {p. 365} de la douleur, la sainteté d’une personne qui n’a pas souillé son âme au contact du monde, mais aussi la roideur de la vieille fille et les habitudes mesquines que donne l’existence étroite de la province. Malgré ses huit cent mille livres de rente, elle vit comme avait vécu la pauvre Eugénie Grandet, n’allume le feu de sa chambre qu’aux jours où jadis son père lui permettait d’allumer le foyer de la salle, et l’éteint conformément au programme en vigueur dans ses jeunes années. Elle est toujours vêtue comme l’était sa mère. La maison de Saumur, maison sans soleil, sans chaleur, sans cesse ombragée, mélancolique, est l’image de sa vie. Elle accumule soigneusement ses revenus, et peut-être semblerait-elle parcimonieuse si elle ne démentait la médisance par un noble emploi de sa fortune. De pieuses et charitables fondations, un hospice pour la vieillesse et des écoles chrétiennes pour les enfants, une bibliothèque publique richement dotée, témoignent chaque année contre l’avarice que lui reprochent certaines personnes. Les églises de Saumur lui doivent quelques embellissements. Madame de Bonfons que, par raillerie, on appelle mademoiselle, inspire généralement un religieux respect. Ce noble cœur, qui ne battait que pour les sentiments les plus tendres, devait donc être soumis aux calculs de l’intérêt humain. L’argent devait communiquer ses teintes froides à cette vie céleste, et donner de la défiance pour les sentiments à une femme qui était tout sentiment.
— Il n’y a que toi qui m’aimes, disait-elle à Nanon.
La main de cette femme panse les plaies secrètes de toutes les familles. Eugénie marche au ciel accompagnée d’un cortége de bienfaits. La grandeur de son âme amoindrit les petitesses de son éducation et les coutumes de sa vie première. Telle est l’histoire de cette femme qui n’est pas du monde au milieu du monde, qui faite pour être magnifiquement épouse et mère n’a ni mari, ni enfants, ni famille. Depuis quelques jours, il est question d’un nouveau mariage pour elle. Les gens de Saumur s’occupent d’elle et de monsieur le marquis de Froidfond dont la famille commence à cerner la riche veuve comme jadis avaient fait les Cruchot. Nanon et Cornoiller sont, dit-on, dans les intérêts du marquis, mais rien n’est plus faux. Ni la grande Nanon, ni Cornoiller n’ont assez d’esprit pour comprendre les corruptions du monde.
Paris, septembre 1833.