— Je ne sais rien de tout cela, dit bêtement Oscar.

— Mais je t’ai fait venir pour l’apprendre.

— Maman m’a dit de ne rester que quinze jours, à cause de madame Moreau…

— Oh ! nous verrons, répondit Moreau presque blessé de ce qu’Oscar mît en doute son pouvoir conjugal.

Le fils cadet de Moreau, jeune homme de quinze ans, découplé, leste, accourut.

— Tiens, lui dit son père, mène ce camarade à ta mère.

Et le régisseur alla rapidement par le chemin le plus court à la maison du garde, située entre le parc et la forêt.

Le pavillon donné pour habitation par le comte à son régisseur avait été bâti, quelques années avant la Révolution, par l’entrepreneur de la célèbre terre de Cassan, où Bergeret, fermier-général d’une fortune colossale et qui se rendit aussi célèbre par son luxe que les Bodard, les Pâris, les Bouret, fit des jardins, des rivières, construisit des chartreuses, des pavillons chinois, et autres magnificences ruineuses.

Ce pavillon, sis au milieu d’un grand jardin dont un des murs {p. 485}   était mitoyen avec la cour des communs du château de Presles, avait jadis son entrée sur la grande rue du village. Après avoir acheté cette propriété, monsieur de Sérisy le père n’eut qu’à faire abattre cette muraille et à condamner la porte sur le village, pour opérer la réunion de ce pavillon à ses communs. En supprimant un autre mur, il agrandit son parc de tous les jardins que l’entrepreneur avait acquis pour s’arrondir. Ce pavillon, bâti en pierre de taille, dans le style du siècle de Louis XV (c’est assez dire que ses ornements consistent en serviettes au-dessous des fenêtres, comme aux colonnades de la place Louis XV, en cannelures raides et sèches), se compose au rez-de-chaussée d’un beau salon communiquant à une chambre à coucher, et d’une salle à manger accompagnée de sa salle de billard. Ces deux appartements parallèles sont séparés par un escalier devant lequel une espèce de péristyle, qui sert d’antichambre, a pour décoration la porte du salon et celle de la salle à manger, en face l’une l’autre, toutes deux très-ornées. La cuisine se trouve sous la salle à manger, car on monte à ce pavillon par un perron de dix marches.

En reportant son habitation au premier étage, madame Moreau avait pu transformer en boudoir l’ancienne chambre à coucher. Le salon et ce boudoir, richement meublés de belles choses triées dans le vieux mobilier du château, n’eussent certes pas déparé l’hôtel d’une femme à la mode. Tendu de damas bleu et blanc, jadis l’étoffe d’un grand lit d’honneur, ce salon, dont le meuble en vieux bois doré était garni de la même étoffe, offrait au regard des rideaux et des portières très-amples, doublées de taffetas blanc. Des tableaux provenus de vieux trumeaux détruits, des jardinières, quelques jolis meubles modernes, et de belles lampes, outre un vieux lustre à cristaux taillés, donnaient à cette pièce un aspect grandiose. Le tapis était un ancien tapis de Perse. Le boudoir, entièrement moderne et du goût de madame Moreau, affectait la forme d’une tente avec ses câblés de soie bleue sur un fond gris de lin. Le divan classique s’y trouvait avec ses oreillers et ses coussins de pied. Enfin, les jardinières, soignées par le jardinier en chef, réjouissaient les yeux par leurs pyramides de fleurs. La salle à manger et la salle de billard étaient meublées en acajou. Autour de son pavillon, la femme du régisseur avait fait régner un parterre soigneusement cultivé qui se rattachait au grand parc. Des massifs d’arbres exotiques cachaient la vue des communs. Pour faciliter l’entrée de {p. 486}   sa demeure aux personnes qui la venaient voir, la régisseuse avait remplacé par une grille l’ancienne porte condamnée.

La dépendance dans laquelle leur place mettait les Moreau se trouvait donc adroitement dissimulée ; et ils avaient d’autant plus l’air de gens riches gérant pour leur plaisir la propriété d’un ami, que ni le comte ni la comtesse ne venaient rabattre leurs prétentions ; puis, les concessions octroyées par monsieur de Sérisy leur permettaient de vivre dans cette abondance, le luxe de la campagne. Ainsi, laitage, œufs, volaille, gibier, fruits, fourrage, fleurs, bois, légumes, le régisseur et sa femme récoltaient tout à profusion et n’achetaient exactement que la viande de boucherie, les vins et les denrées coloniales exigées par leur vie princière. La fille de basse-cour boulangeait. Enfin, depuis quelques années, Moreau payait son boucher avec des porcs de sa basse-cour, tout en gardant le nécessaire à sa consommation. Un jour, la comtesse, toujours excellente pour son ancienne femme de chambre, lui donna, comme souvenir peut-être, une petite calèche de voyage passée de mode que Moreau fit repeindre, et dans laquelle il promenait sa femme, en se servant de deux bons chevaux, d’ailleurs utiles aux travaux du parc. Outre ces chevaux, le régisseur avait son cheval de selle. Il labourait dans le parc et cultivait assez de terrain pour nourrir ses chevaux et ses gens ; il y bottelait trois cents milliers de foin excellent, et n’en comptait que cent, en s’autorisant d’une permission vaguement accordée par le comte. Au lieu de la consommer, il vendait sa moitié dans les redevances. Il entretenait largement sa basse-cour, son pigeonnier, ses vaches, aux dépens du parc ; mais le fumier de son écurie servait aux jardiniers du château. Chacune de ces petites voleries portait son excuse avec elle. Madame était servie par la fille d’un des jardiniers, tour à tour sa femme de chambre et sa cuisinière. Une fille de basse-cour, chargée de la laiterie, aidait également au ménage. Moreau avait pris un soldat réformé, nommé Brochon, pour panser ses chevaux et faire les gros ouvrages.

À Nerville, à Chauvry, à Beaumont, à Maffliers, à Préroles, à Nointel, partout la belle régisseuse était reçue chez des personnes qui ne connaissaient pas ou feignaient d’ignorer sa première condition. Moreau rendait d’ailleurs des services. Il disposa de son maître pour des choses qui sont des babioles à Paris, mais qui sont immenses au fond des campagnes. Après avoir fait nommer le juge de paix de Beaumont et celui de l’Île-Adam, il avait, dans la même {p. 487}   année, empêché la destitution d’un Garde-général des forêts, et obtenu la croix de la Légion-d’Honneur pour le maréchal-des-logis-chef de Beaumont. Aussi ne se festoyait-on jamais dans la bourgeoisie sans que monsieur et madame Moreau fussent invités. Le curé de Presles, le maire de Presles venaient jouer tous les soirs chez Moreau. Il est difficile de ne pas être brave homme après s’être fait un lit si commode.

Jolie femme et minaudière comme toutes les femmes de chambre de grande dame qui, mariées, imitent leurs maîtresses, la régisseuse importait les nouvelles modes dans le pays ; elle portait des brodequins fort chers, et n’allait à pied que par les beaux jours. Quoique son mari n’allouât que cinq cents francs pour la toilette, cette somme est énorme à la campagne, surtout quand elle est bien employée ; aussi la régisseuse, blonde, éclatante et fraîche, d’environ trente-six ans, restée fluette, mignonne et gentille, malgré ses trois enfants, jouait-elle encore à la jeune fille et se donnait-elle des airs de princesse. Quand on la voyait passer dans sa calèche allant à Beaumont, si quelque étranger demandait : — Qui est-ce ? madame Moreau était furieuse, lorsqu’un homme du pays répondait : — C’est la femme du régisseur de Presles. Elle aimait être prise pour la maîtresse du château. Dans les villages, elle se plaisait à protéger les gens, comme aurait fait une grande dame. L’influence de son mari sur le comte, démontrée par tant de preuves, empêchait la petite bourgeoisie de se moquer de madame Moreau, qui, aux yeux des paysans, paraissait un personnage. Estelle (elle se nommait Estelle) ne se mêlait pas plus d’ailleurs de la régie qu’une femme d’agent de change ne se mêle des affaires de Bourse ; elle se reposait même sur son mari des soins du ménage, de la fortune. Confiante en ses moyens, elle était à mille lieues de soupçonner que cette charmante existence, qui durait depuis dix-sept ans, pût jamais être menacée ; cependant, en apprenant la résolution du comte relativement à la restauration du magnifique château de Presles, elle s’était sentie attaquée dans toutes ses jouissances, et avait déterminé son mari à s’entendre avec Léger, afin de pouvoir se retirer à l’Île-Adam. Elle eût trop souffert de se retrouver dans une dépendance quasi-domestique en présence de son ancienne maîtresse qui se serait moquée d’elle en la voyant établie au pavillon de manière à singer l’existence d’une femme comme il faut.

Le sujet de la profonde inimitié qui régnait entre les Reybert et les {p. 488}   Moreau provenait d’une blessure faite par madame de Reybert à madame Moreau, par suite d’une première pointillerie que s’était permise la femme du régisseur à l’arrivée des Reybert, afin de ne pas laisser entamer sa suprématie par une femme née de Corroy. Madame de Reybert avait rappelé, peut-être appris à toute la contrée la première condition de madame Moreau. Le mot femme de chambre ! vola de bouche en bouche. Les envieux que les Moreau devaient avoir à Beaumont, à l’Île-Adam, à Maffliers, à Champagne, à Nerville, à Chauvry, à Baillet, à Moisselles glosèrent si bien que plus d’une flammèche de cet incendie tomba sur le ménage Moreau. Depuis quatre ans, les Reybert, excommuniés par la belle régisseuse, se voyaient en butte à tant d’animadversion de la part des adhérents de Moreau, que leur position dans le pays n’eût pas été tenable sans la pensée de vengeance qui les avait soutenus jusqu’à ce jour.

Les Moreau, très-bien avec Grindot, l’architecte, avaient été prévenus par lui de la prochaine arrivée d’un peintre chargé de finir les peintures d’ornement du château dont les toiles principales venaient d’être exécutées par Schinner. Le grand peintre avait recommandé pour les encadrements, arabesques et autres accessoires, le voyageur accompagné de Mistigris. Aussi depuis deux jours, madame Moreau se mettait-elle sur le pied de guerre et faisait-elle le pied de grue. Un artiste qui devait être son commensal pendant quelques semaines exigeait des frais. Schinner et sa femme avaient eu leur appartement au château, où, d’après les ordres du comte, ils furent traités comme Sa Seigneurie elle-même. Grindot, commensal des Moreau, témoignait tant de respect au grand artiste, que ni le régisseur ni sa femme n’avaient osé se familiariser avec ce grand artiste. Les plus nobles et les plus riches particuliers des environs avaient d’ailleurs, à l’envi, fêté Schinner et sa femme en se les disputant. Aussi, très-satisfaite de prendre en quelque sorte sa revanche, madame Moreau se promettait-elle de tambouriner dans le pays l’artiste qu’elle attendait, et de le présenter comme égal en talent à Schinner.

Quoique, la veille et l’avant-veille, elle eût fait deux toilettes pleines de coquetterie, la jolie régisseuse avait trop bien échelonné ses ressources pour ne pas avoir réservé la plus charmante, en ne doutant pas que l’artiste ne vînt dîner le samedi. Elle s’était donc chaussée en brodequins de peau bronzée, et en bas de fil d’Écosse. Une robe rose {p. 489}   à mille raies, une ceinture rose à boucle d’or richement ciselée, une jeannette au cou et des bracelets de velours à ses bras nus (madame de Sérisy avait de beaux bras et les montrait beaucoup) donnaient à madame Moreau l’apparence d’une élégante Parisienne. Elle portait un magnifique chapeau de paille d’Italie, orné d’un bouquet de roses mousseuses pris chez Nattier, sous les ailes duquel ruisselaient en boucles brillantes ses beaux cheveux blonds. Après avoir commandé le plus délicat dîner et passé son appartement en revue, elle s’était promenée de manière à se trouver devant la corbeille de fleurs dans la grande cour du château, comme une châtelaine, au passage des voitures. Elle tenait au-dessus de sa tête une délicieuse ombrelle rose, doublée de soie blanche à franges. En voyant Pierrotin, qui remettait à la concierge du château les étranges paquets de Mistigris sans qu’aucun voyageur se montrât, Estelle revint désappointée avec le regret d’avoir encore fait une toilette inutile. Semblable à la plupart des personnes qui s’endimanchent, elle se sentit incapable d’une autre occupation que celle de niaiser dans son salon en attendant la voiture de Beaumont, qui passait une heure après Pierrotin, quoiqu’elle ne partît de Paris qu’à une heure après midi, et elle rentra chez elle pendant que les deux artistes procédaient à une toilette en règle. Le jeune peintre et Mistigris furent en effet si rebattus des louanges de la belle madame Moreau par le jardinier, à qui ils demandèrent des renseignements, qu’ils sentirent l’un et l’autre la nécessité de se ficeler (en terme d’atelier), et ils se mirent dans leur tenue superlative pour se présenter au pavillon du régisseur où les conduisit Jacques Moreau, l’aîné des enfants, un hardi garçon vêtu à l’anglaise d’une jolie veste à col rabattu, vivant pendant les vacances comme un poisson dans l’eau, dans cette terre où sa mère régnait en souveraine absolue.

— Maman, dit-il, voici les deux artistes envoyés par monsieur Schinner.

Madame Moreau, très agréablement surprise, se leva, fit avancer des siéges par son fils, et déploya ses grâces.

— Maman, le petit Husson est avec mon père, ajouta l’enfant dans l’oreille de sa mère, je vais te l’aller chercher…

— Ne te presse pas, amusez-vous ensemble, dit la mère.

Ce seul mot, ne te presse pas, fit comprendre aux deux artistes le peu d’importance de leur compagnon de voyage ; mais il y {p. 490}   perçait aussi le sentiment d’une marâtre pour un beau-fils. En effet, madame Moreau, qui ne pouvait pas, au bout de dix-sept ans de mariage, ignorer l’attachement du régisseur pour madame Clapart et le petit Husson, haïssait la mère et l’enfant d’une manière si prononcée, que l’on comprendra pourquoi le régisseur ne s’était pas encore risqué à faire venir Oscar à Presles.

— Nous sommes chargés, mon mari et moi, dit-elle aux deux artistes, de vous faire les honneurs du château. Nous aimons beaucoup les arts, et surtout les artistes, ajouta-t-elle en minaudant, et je vous prie de vous regarder ici comme chez vous. À la campagne, vous savez, l’on ne se gêne pas ; il faut y avoir toute sa liberté, sans quoi tout y est insipide. Nous avons eu déjà monsieur Schinner…

Mistigris regarda malicieusement son compagnon.

— Vous le connaissez, sans doute ? reprit Estelle après une pause.

— Qui ne le connaît pas, madame ? répondit le peintre.

— Il est connu comme le houblon, ajouta Mistigris.

— Monsieur Grindot m’a dit votre nom, demanda madame Moreau, mais je…

— Joseph Bridau, répondit le peintre excessivement occupé de savoir à quelle femme il avait affaire.

Mistigris commençait à se rebeller intérieurement contre le ton protecteur de la belle régisseuse ; mais il attendait, ainsi que Bridau, quelque geste, quelque mot qui l’éclairât, un de ces mots de singe à dauphin que les peintres, ces cruels observateurs-nés des ridicules, la pâture de leurs crayons, saisissent avec tant de prestesse. Et d’abord, les grosses mains et les gros pieds d’Estelle, la fille de paysans des environs de Saint-Lô, frappèrent les deux artistes ; puis, une ou deux locutions de femme de chambre, des tournures de phrase qui démentaient l’élégance de la toilette, firent promptement reconnaître au peintre et à son élève leur proie ; et, par un seul coup d’œil échangé, tous deux convinrent de prendre Estelle au sérieux, afin de passer agréablement le temps de leur séjour.

— Vous aimez les arts, peut-être les cultivez-vous avec succès, madame ? dit Joseph Bridau.

— Non. Sans être négligée, mon éducation a été purement commerciale ; mais j’ai un si profond et si délicat sentiment des arts, {p. 491}   que monsieur Schinner me priait toujours de venir, quand il avait fini un morceau, pour lui donner mon avis.

— Comme Molière consultait Laforêt, dit Mistigris.

Sans savoir que Laforêt fût une servante, madame Moreau répondit par une attitude penchée qui montrait que, dans son ignorance, elle acceptait ce mot comme un compliment.

— Comment ne vous a-t-il pas offert de vous croquer ? dit Bridau. Les peintres sont assez friands de belles personnes.

— Qu’entendez-vous par ces paroles ? fit madame Moreau sur la figure de laquelle se peignit le courroux d’une reine offensée.

— On appelle, en termes d’atelier, croquer une tête, en prendre une esquisse, dit Mistigris d’un air insinuant, et nous ne demandons à croquer que les belles têtes. De là le mot : Elle est jolie à croquer !

— J’ignorais l’origine de ce terme, répondit-elle, en lançant à Mistigris une œillade pleine de douceur.

— Mon élève, dit Bridau, monsieur Léon de Lora montre beaucoup de dispositions pour le portrait. Il serait trop heureux, belle dame, de vous laisser un souvenir de notre passage ici en peignant votre charmante tête.

Joseph Bridau fit un signe à Mistigris, comme pour dire : — Allons, pousse ta pointe ! Elle n’est pas déjà si mal, cette femme. À ce coup d’œil, Léon de Lora se glissa sur le canapé, près d’Estelle, et lui prit une main qu’elle se laissa prendre.

— Oh ! si pour faire une surprise à votre époux, madame, vous vouliez me donner quelques séances en secret, je tâcherais de me surpasser. Vous êtes si belle, si fraîche, si charmante !… Un homme sans talent deviendrait un génie en vous ayant pour modèle ! On puiserait dans vos yeux tant de…

— Puis, nous peindrons vos chers enfants dans les arabesques, dit Joseph en interrompant Mistigris.

— J’aimerais mieux les avoir dans mon salon ; mais ce serait indiscret, reprit-elle en regardant Bridau d’un air coquet.

— La beauté, madame, est une souveraine que les peintres adorent, et qui a sur eux bien des droits.

— Ils sont charmants, pensa madame Moreau. Aimez-vous la promenade le soir, après dîner, en calèche, dans les bois ?…

— Oh ! oh ! oh ! oh ! oh ! fit Mistigris à chaque circonstance et sur des tons extatiques ; mais Presles sera le paradis terrestre.

{p. 492}   — Avec une Ève, une blonde, une jeune et ravissante femme, ajouta Bridau.

Au moment où madame Moreau se rengorgeait et planait dans le septième ciel, elle fut rappelée, comme un cerf-volant par un coup de corde.

— Madame ! s’écria sa femme de chambre en entrant comme une balle.

— Eh ! bien, Rosalie, qui donc peut vous autoriser à venir ici sans être appelée ?

Rosalie ne tint aucun compte de l’apostrophe, et dit à l’oreille de sa maîtresse : — Monsieur le comte est au château.

— Me demande-t-il ? répliqua la régisseuse.

— Non, madame… Mais… il demande sa malle et la clef de son appartement.

— Qu’on les lui donne, fit-elle en faisant un geste d’humeur pour cacher son trouble.

— Maman, voilà Oscar Husson ! s’écria le plus jeune de ses fils en amenant Oscar qui, rouge comme un coquelicot, n’osa s’avancer en retrouvant les deux peintres en toilette.

— Te voilà donc enfin, mon petit Oscar, dit Estelle d’un air pincé. J’espère que tu vas aller t’habiller, reprit-elle après l’avoir toisé de la façon la plus méprisante. Ta mère ne t’a pas, je crois, habitué à dîner en compagnie, fagotté comme te voilà.

— Oh ! fit le cruel Mistigris, un futur diplomate doit être en fonds… de culotte. Deux habits valent mieux qu’un.

— Un futur diplomate ? s’écria madame Moreau.

Là, le pauvre Oscar eut des larmes aux yeux en regardant tour à tour Joseph et Léon.

— Une plaisanterie faite en voyage, répondit Joseph qui par pitié voulut sauver Oscar de ce mauvais pas.

— Le petit a voulu rire comme nous, et il a blagué, dit le cruel Mistigris, maintenant le voilà comme un âne en plaine.

— Madame, dit Rosalie en revenant à la porte du salon, Son Excellence ordonne un dîner pour huit personnes, et veut être servie à six heures. Que faire ?

Pendant la conférence d’Estelle et de sa première femme, les deux artistes et Oscar échangèrent des regards où se peignirent d’affreuses appréhensions.

— Son Excellence ! qui ? dit Joseph Bridau.

{p. 493}   — Mais monsieur le comte de Sérisy, répondit le petit Moreau.

— Était-il, par hasard, dans le coucou ? dit Léon de Lora.

— Oh ! fit Oscar, le comte de Sérisy ne peut voyager que dans une voiture à quatre chevaux.

— Comment est-il arrivé, monsieur le comte de Sérisy ? dit le peintre à madame Moreau quand elle revint assez mortifiée à sa place.

— Je n’en sais rien, dit-elle, je ne m’explique point l’arrivée de Sa Seigneurie, ni ce qu’elle vient faire. Et Moreau qui n’est pas là !

— Son Excellence prie monsieur Schinner de passer au château, dit un jardinier en s’adressant à Joseph, et il le prie de lui faire le plaisir de dîner avec lui, ainsi que monsieur Mistigris.

— Nous sommes cuits ! fit le rapin en riant. Celui que nous avons pris pour un bourgeois dans la voiture à Pierrotin est le comte. On a bien raison de dire qu’on ne trousse jamais ce qu’on cherche.

Oscar se changea presque en statue de sel ; car, à cette révélation, il sentit son gosier plus salé que la mer.

— Et vous qui lui avez parlé des adorateurs de sa femme et de sa maladie secrète, dit Mistigris à Oscar.

— Que voulez-vous dire ? s’écria la femme du régisseur en regardant les deux artistes qui s’en allèrent en riant de la figure d’Oscar.

Oscar resta muet, foudroyé, stupide, n’entendant rien, quoique madame Moreau le questionnât et le remuât violemment par celui de ses bras qu’elle avait pris et qu’elle serrait avec force ; mais elle fut obligée de laisser Oscar dans son salon sans en avoir obtenu de réponse, car Rosalie l’appela de nouveau pour avoir du linge, de l’argenterie, et pour qu’elle veillât par elle-même à l’exécution des ordres multipliés que le comte donnait. Les gens, les jardiniers, le concierge et sa femme, tout le monde allait et venait dans une confusion facile à concevoir. Le maître était tombé chez lui comme une bombe. Du haut de La Cave, le comte avait en effet gagné, par un sentier à lui connu, la maison de son garde, et y arriva bien avant Moreau. Le garde fut stupéfait en voyant le vrai maître.

— Moreau est-il là, que voici son cheval ? demanda monsieur de Sérisy.

— Non, monseigneur, mais comme il doit aller aux Moulineaux {p. 494}   avant son dîner, il a laissé son cheval ici pendant le temps de donner quelques ordres au château.

Le garde ignorait la portée de cette réponse qui, dans les circonstances présentes, aux yeux d’un homme perspicace, équivalait à une certitude.

— Si tu tiens à ta place, dit le comte à son garde, tu vas aller à fond de train à Beaumont sur ce cheval, et tu remettras à monsieur Margueron le billet que je vais écrire. Le comte entra dans le pavillon, écrivit un mot, le plia de manière à ce qu’il fût impossible de le déplier sans qu’on s’en aperçût, et le remit à son garde, dès qu’il le vit en selle. — Pas un mot à âme qui vive ! dit-il. — Quant à vous, madame, ajouta-t-il en parlant à la femme du garde, si Moreau s’étonne de ne pas trouver son cheval, vous lui direz que je l’ai pris.

Et le comte se jeta dans son parc, dont la grille lui fut aussitôt ouverte à un geste qu’il fit. Quelque rompu que l’on soit au fracas de la politique, à ses émotions, à ses mécomptes, l’âme d’un homme assez fort pour aimer encore à l’âge du comte est toujours jeune à la trahison. Il en coûtait tant à monsieur de Sérisy de se savoir trompé par Moreau, qu’à Saint-Brice il le crut moins le collaborateur de Léger et du notaire qu’entraîné par eux. Aussi, sur le seuil de l’auberge, pendant la conversation du père Léger et de l’hôte, pensait-il encore à pardonner à son régisseur après lui avoir fait une bonne semonce. Chose étrange ! la félonie de son homme de confiance ne l’occupait que comme un épisode, depuis le moment où Oscar avait révélé les glorieuses infirmités du travailleur intrépide, de l’administrateur napoléonien. Des secrets si bien gardés n’avaient pu être trahis que par Moreau qui s’était sans doute moqué de son bienfaiteur avec l’ancienne femme de chambre de madame de Sérisy ou avec l’ancienne Aspasie du Directoire. En se jetant dans le chemin de traverse, ce pair de France, ce ministre avait pleuré comme pleurent les jeunes gens. Il avait pleuré ses dernières larmes ! Tous les sentiments humains étaient si bien et si vivement attaqués à la fois, que cet homme si calme marchait dans son parc comme va le fauve blessé.

Quand Moreau demanda son cheval, et que la femme du garde lui eut répondu : — Monsieur le comte vient de le prendre. — Qui, monsieur le comte ? s’écria-t-il.

— Monseigneur le comte de Sérisy, notre maître, dit-elle. Il est {p. 495}   peut-être au château, ajouta-t-elle pour se débarrasser du régisseur qui ne comprenant rien à cet événement rabattit sur le château.

Moreau revint bientôt sur ses pas pour questionner la femme du garde, car il avait fini par trouver de la gravité dans l’arrivée secrète et dans l’action bizarre de son maître. La femme du garde, épouvantée en se voyant prise comme dans un étau entre le comte et le régisseur, avait fermé le pavillon et s’y était enfermée, bien résolue de n’ouvrir qu’à son mari. Moreau, de plus en plus inquiet, alla, malgré ses bottes, au pas de course à la conciergerie où il apprit enfin que le comte s’habillait. Rosalie, que le régisseur rencontra, lui dit : — Sept personnes à dîner chez Sa Seigneurie…

Moreau se dirigea vers son pavillon, et vit alors sa fille de basse-cour en altercation avec un beau jeune homme.

— Monsieur le comte a dit l’aide-de-camp de Mina, un colonel, s’écriait la pauvre fille.

— Je ne suis pas colonel, répondait Georges.

— Eh ! bien, vous nommez-vous Georges ?

— Qu’y a-t-il ? dit le régisseur en intervenant.

— Monsieur, je me nomme Georges Marest, je suis fils d’un riche quincaillier en gros de la rue Saint-Martin, et viens pour affaire chez monsieur le comte de Sérisy de la part de maître Crottat notaire, de qui je suis le second clerc.

— Et moi, je répète à monsieur que monseigneur vient de me dire : « Il va se présenter un colonel nommé Czerni-Georges, aide-de-camp de Mina, venu par la voiture à Pierrotin ; s’il me demande, faites-le entrer dans la salle d’attente. »

— Il ne faut pas badiner avec Sa Seigneurie, dit le régisseur, allez, monsieur. Mais comment Sa Seigneurie est-elle venue ici sans m’avoir prévenu de son arrivée ? Comment monsieur le comte a-t-il pu savoir que vous avez voyagé par la voiture à Pierrotin ?

— Évidemment, dit le clerc, le comte est le voyageur qui sans l’obligeance d’un jeune homme allait se mettre en lapin dans la voiture à Pierrotin.

— En lapin, dans la voiture à Pierrotin ?… s’écrièrent le régisseur et la fille de basse-cour.

— J’en suis sûr, précisément à cause de ce que me dit cette fille, reprit Georges Marest.

— Et comment ? fit Moreau.

— Ah ! voilà, s’écria le clerc. Pour mystifier les voyageurs, je {p. 496}   leur ai raconté un tas de gausses sur l’Égypte, la Grèce et l’Espagne. J’avais des éperons, je me suis donné pour un colonel de cavalerie, histoire de rire.

— Voyons, dit Moreau. Comment est le voyageur qui, selon vous, serait monsieur le comte ?

— Mais, dit Georges, il a la figure comme une brique, les cheveux entièrement blancs et les sourcils noirs.

— C’est lui !

— Je suis perdu, dit Georges Marest.

— Pourquoi ?

— Je l’ai blagué sur ses décorations.

— Bah ! il est bon enfant, vous l’aurez amusé. Venez promptement au château, dit Moreau, je monte chez Sa Seigneurie. Où monsieur le comte vous a-t-il donc quitté ?

— En haut de la montagne.

— Je m’y perds, s’écria Moreau.

— Après tout, je l’ai blagué, mais je ne lui ai pas fait d’affront, se dit le clerc.

— Et pourquoi venez-vous ? demanda le régisseur.

— Mais j’apporte l’acte de vente de la ferme des Moulineaux, tout prêt.

— Mon Dieu ! s’écria le régisseur, je n’y comprends rien.

Moreau sentit son cœur battre à le gêner quand, après avoir frappé deux coups à la porte de son maître, il entendit : — Est-ce vous, monsieur Moreau ?

— Oui, monseigneur.

— Entrez !

Le comte avait mis un pantalon blanc et des bottes fines, un gilet blanc et un habit noir sur lequel brillait, à droite, le crachat des Grand’Croix de la Légion-d’Honneur ; à gauche, à une boutonnière pendait la Toison-d’Or au bout d’une chaîne d’or. Le cordon bleu ressortait vivement sur le gilet. Il avait lui-même arrangé ses cheveux, et s’était sans doute harnaché ainsi pour faire à Margueron les honneurs de Presles, et peut-être pour faire agir sur ce bonhomme les prestiges de la grandeur.

— Eh ! bien, monsieur, dit le comte en restant assis et laissant Moreau debout, nous ne pouvons donc pas conclure avec Margueron ?

— En ce moment il vendrait sa ferme trop cher.

{p. 497}   — Mais pourquoi ne viendrait-il pas ? dit le comte en affectant un air rêveur.

— Il est malade, monseigneur…

— Vous en êtes sûr ?

— J’y suis allé…

— Monsieur, dit le comte en prenant un air sévère qui fut terrible, que feriez-vous à un homme de confiance qui vous verrait panser un mal que vous voudriez tenir secret, s’il allait en rire chez une gourgandine ?

— Je le rouerais de coups.

— Et si vous aperceviez en outre qu’il trompe votre confiance et vous vole ?

— Je tâcherais de le surprendre et je l’enverrais aux galères.

— Écoutez, monsieur Moreau ? vous avez sans doute parlé de mes infirmités chez madame Clapart, et vous avez ri chez elle, avec elle, de mon amour pour la comtesse de Sérisy, car le petit Husson instruisait d’une foule de circonstances relatives à mes traitements les voyageurs d’une voiture publique, ce matin, en ma présence, et Dieu sait en quel langage ! Il osait calomnier ma femme. Enfin, j’ai appris de la bouche même du père Léger, qui revenait de Paris dans la voiture de Pierrotin, le plan formé par le notaire de Beaumont, par vous et par lui, relativement aux Moulineaux. Si vous êtes allé chez monsieur Margueron, ce fut pour lui dire de faire le malade, il l’est si peu que je l’attends à dîner, et qu’il va venir. Eh ! bien, monsieur, je vous pardonnais d’avoir deux cent cinquante mille francs de fortune, gagnés en dix-sept ans… Je comprends cela. Vous m’eussiez chaque fois demandé ce que vous me preniez, ou ce qui vous était offert, je vous l’aurais donné : vous êtes père de famille. Vous avez été, dans votre indélicatesse, meilleur qu’un autre, je le crois… Mais vous qui savez mes travaux accomplis pour le pays, pour la France, vous qui m’avez vu passant des cent et quelques nuits pour l’Empereur, ou travaillant des dix-huit heures par jour pendant des trimestres entiers, vous qui connaissez combien j’aime madame de Sérisy, avoir bavardé là-dessus devant un enfant, avoir livré mes secrets, mes affections à la risée d’une madame Husson…

— Monseigneur…

— C’est impardonnable. Blesser un homme dans ses intérêts, ce n’est rien ; mais l’attaquer dans son cœur ?… Oh ! vous ne savez {p. 498}   pas ce que vous avez fait ! Le comte se mit la tête dans les mains et resta silencieux pendant un moment. — Je vous laisse ce que vous avez, reprit-il, et je vous oublierai. Par dignité, pour moi, pour votre propre honneur, nous nous quitterons décemment, car je me souviens en ce moment de ce que votre père a fait pour le mien. Vous vous entendrez, et bien, avec monsieur de Reybert qui vous succède. Soyez, comme moi, calme. Ne vous donnez pas en spectacle aux sots. Surtout, pas de galvaudages ni de chipoteries. Si vous n’avez plus ma confiance, tâchez de garder le décorum des gens riches. Quant à ce petit drôle qui a failli me tuer, qu’il ne couche pas à Presles ! mettez-le à l’auberge, je ne répondrais point de ma colère en le voyant.

— Je ne méritais point tant de douceur, monseigneur, dit Moreau les larmes aux yeux. Oui, si j’avais été tout à fait improbe, j’aurais cinq cent mille francs à moi ; d’ailleurs, j’offre de vous faire le compte de ma fortune, et de vous la détailler ! Mais laissez-moi vous dire, monseigneur, qu’en causant de vous avec madame Clapart, ce ne fut jamais en dérision ; mais, au contraire, pour déplorer votre état, et pour lui demander si elle ne connaissait point quelques remèdes inconnus aux médecins et que pratiquent les gens du peuple… Je me suis entretenu de vos sentiments devant le petit quand il dormait, (il paraît qu’il nous entendait !) mais ce fut toujours en des termes pleins d’affection et de respect. Le malheur veut que des indiscrétions soient punies comme des crimes. Mais en acceptant les effets de votre juste colère, sachez au moins comment les choses se sont passées. Oh ! ce fut de cœur à cœur que j’ai parlé de vous avec madame Clapart. Enfin vous pouvez interroger ma femme, nous n’avons jamais entre nous parlé de ces choses…

— Assez, dit le comte dont la conviction était entière, nous ne sommes pas des enfants, tout est irrévocable. Allez mettre ordre à vos affaires et aux miennes. Vous pouvez rester au pavillon jusqu’au mois d’octobre. Monsieur et madame de Reybert logeront au château ; surtout, tâchez de vivre avec eux en gens comme il faut, qui se haïssent, mais qui conservent les apparences.

Le comte et Moreau descendirent, Moreau blanc comme les cheveux du comte, le comte calme et digne.

Pendant cette scène, la voiture de Beaumont qui part de Paris à une heure s’était arrêtée à la grille et descendait au château maître Crottat, qui, d’après l’ordre donné par le comte, attendait dans le {p. 499}   salon où il trouva son clerc excessivement penaud, en compagnie des deux peintres, tous trois embarrassés de leurs personnages. Monsieur de Reybert, un homme de cinquante ans à figure rébarbative, était venu accompagné du vieux Margueron et du notaire de Beaumont qui tenait une liasse de pièces et de titres. Quand toutes ces personnes virent paraître le comte dans son costume d’homme d’État, Georges Marest eut un léger mouvement de colique, Joseph Bridau tressaillit ; mais Mistigris, qui se trouvait dans ses habits des dimanches et qui d’ailleurs n’avait rien à se reprocher, dit assez haut : — Eh ! bien, il est infiniment mieux comme ça.

— Petit drôle, dit le comte en l’amenant avec lui par une oreille, nous faisons tous deux la décoration.

— Avez-vous reconnu votre ouvrage, mon cher Schinner ? reprit le comte en montrant le plafond à l’artiste.

— Monseigneur, répondit l’artiste, j’ai eu le tort de m’arroger, par bravade, un nom célèbre ; mais cette journée m’oblige à vous faire de belles choses et à illustrer celui de Joseph Bridau.

— Vous avez pris ma défense, dit vivement le comte, et j’espère que vous me ferez le plaisir de dîner avec moi, ainsi que notre spirituel Mistigris.

— Votre Seigneurie ne sait pas à quoi elle s’expose, dit l’effronté rapin. Ventre affamé n’a pas d’orteils.

— Bridau ! s’écria le ministre frappé par un souvenir, seriez-vous parent d’un des plus ardents travailleurs de l’Empire, un Chef de Division qui a succombé victime de son zèle ?

— Son fils, monseigneur, répondit Joseph en s’inclinant.

— Vous êtes le bien venu ici, reprit le comte en prenant la main du peintre entre les siennes, j’ai connu votre père, et vous pouvez compter sur moi comme sur un… oncle d’Amérique, ajouta monsieur de Sérisy en souriant. Mais vous êtes trop jeune pour avoir des élèves, à qui donc est Mistigris ?

— À mon ami Schinner qui me l’a prêté, reprit Joseph. Mistigris se nomme Léon de Lora. Monseigneur, si vous vous souvenez de mon père, daignez penser à celui de ses fils qui se trouve accusé de complot contre l’État et traduit devant la Cour des pairs…

— Ah ! c’est vrai, dit le comte, j’y songerai, croyez-le bien. — Quant au prince Czerni-Georges, l’ami d’Ali-Pacha, l’aide-de-camp de Mina, dit le comte en s’avançant vers Georges.

— Lui ?… mon second clerc, s’écria Crottat.

{p. 500}   — Vous êtes dans l’erreur, maître Crottat, dit le comte d’un air sévère. Un clerc qui veut être notaire un jour, ne laisse pas des pièces importantes dans les diligences à la merci des voyageurs ! Un clerc qui veut être notaire ne dépense pas vingt francs entre Paris et Moisselles ! Un clerc qui veut être notaire ne s’expose pas à être arrêté comme transfuge…

— Monseigneur, dit Georges Marest, j’ai pu m’amuser à mystifier des bourgeois en voyage ; mais…

— Laissez donc parler Son Excellence, lui dit son patron en lui donnant un grand coup de coude dans le flanc.

— Un notaire doit avoir de bonne heure de la discrétion, de la prudence, de la finesse, et ne pas prendre un ministre d’État pour un fabricant de chandelles…

— Je passe condamnation sur mes fautes, mais je n’ai pas laissé mes actes à la merci… dit Georges.

— Vous commettez en ce moment la faute de donner un démenti à un ministre d’État, à un pair de France, à un gentilhomme, à un vieillard, à un client. Cherchez votre projet de vente ?

Le clerc froissa tous les papiers de son portefeuille.

— Ne brouillez pas vos papiers, dit le ministre d’État en tirant l’acte de sa poche, voici ce que vous cherchez.

Crottat tourna le papier trois fois, tant il était surpris de l’avoir reçu des mains de son noble client.

— Comment ! monsieur ?… dit enfin le notaire à Georges.

— Si je ne l’avais pas pris, reprit le comte, le père Léger, qui n’est pas si niais que vous le croyez d’après ses questions sur l’agriculture, car il vous prouvait qu’il faut toujours penser à son métier, le père Léger aurait pu s’en saisir et deviner mon projet… Vous me ferez aussi le plaisir de dîner avec moi, mais à la condition de nous raconter l’exécution du moucelim de Smyrne, et vous nous finirez les mémoires de quelque client que vous avez sans doute lus avant le public.

— Schlague pour blague, dit Léon de Lora tout bas à Joseph Bridau.

— Messieurs, dit le comte au notaire de Beaumont, à Crottat, à messieurs Margueron et de Reybert, passons de l’autre côté, nous ne nous mettrons pas à table sans avoir conclu ; car, comme dit mon ami Mistigris, il faut savoir se traire à propos.

— Eh ! bien, il est bien bon enfant, dit Léon de Lora à Georges Marest.

{p. 501}   — Oui, mais mon patron ne l’est pas, lui, bon enfant, et il me priera d’aller blaguer ailleurs.

— Bah ! vous aimez à voyager, dit Bridau.

— Quel savon le petit va recevoir de monsieur et madame Moreau ?… s’écria Léon de Lora.

— Un petit imbécile, dit Georges. Sans lui, le comte se serait amusé. C’est égal, la leçon est bonne, et si jamais on me reprend à parler en voiture !…

— Oh ! c’est bien bête, dit Joseph Bridau.

— Et commun, fit Mistigris. Trop parler, suit, d’ailleurs.

Pendant que les affaires se traitaient entre monsieur Margueron et le comte de Sérisy, assistés chacun de leurs notaires, et en présence de monsieur de Reybert, l’ex-régisseur était allé d’un pas lent à son pavillon. Il y entra sans rien voir et s’assit sur le canapé du salon où le petit Husson se mit dans un coin hors de sa vue, car la figure blême du protecteur de sa mère l’épouvanta.

— Eh ! bien, mon ami, dit Estelle en entrant assez fatiguée par tout ce qu’elle venait de faire, qu’as-tu donc ?

— Ma chère, nous sommes perdus, et perdus sans ressources. Je ne suis plus régisseur de Presles, je n’ai plus la confiance du comte.

— Et d’où vient ?

— Le père Léger, qui était dans la voiture de Pierrotin, l’a mis au fait de l’affaire des Moulineaux ; mais ce n’est pas là ce qui m’a pour jamais aliéné sa protection…

— Hé ! quoi ?

— Oscar a mal parlé de la comtesse, et il a révélé les maladies de monsieur…

— Oscar ?… s’écria madame Moreau. Tu es puni, mon cher, par où tu as péché. C’était bien la peine de nourrir ce serpent-là dans ton sein ?… Combien de fois je t’ai dit…

— Assez ! fit Moreau d’une voix altérée.

En ce moment, Estelle et son mari découvrirent Oscar tapi dans un coin. Moreau fondit sur le malheureux enfant comme un milan sur sa proie, l’empoigna par le collet de sa petite redingote olive et l’amena au jour d’une croisée.

— Parle, qu’as-tu donc dit à monseigneur dans la voiture ? quel démon a délié ta langue, toi qui restes hébété toutes les fois que je t’interroge ? Quelle était ton idée ? lui dit le régisseur avec une épouvantable violence.

{p. 502}   Trop hébété pour pleurer, Oscar garda le silence en restant immobile comme une statue.

— Viens demander pardon à Son Excellence, dit Moreau.

— Est-ce que Son Excellence s’inquiète d’une pareille vermine ! s’écria la furieuse Estelle.

— Allons, viens au château, reprit Moreau.

Oscar s’affaissa comme une masse inerte et tomba par terre.

— Veux-tu venir ? dit Moreau dont la colère s’alluma davantage de moments en moments.

— Non ! non ! grâce, s’écria Oscar qui ne voulut pas se soumettre à un supplice pour lui pire que la mort.

Moreau prit alors Oscar par son habit, le traîna comme un cadavre par les cours que l’enfant remplit de ses cris, de ses sanglots ; il le traîna par le perron ; et, d’un bras animé par la rage, il le jeta beuglant et roide comme un pieu, dans le salon aux pieds du comte qui venait de terminer l’acquisition des Moulineaux et qui se rendait alors dans la salle à manger avec toute la compagnie.

— À genoux ! à genoux ! malheureux ? demande pardon à celui qui t’a donné le pain de l’âme en t’obtenant une bourse au collége ? criait Moreau.

Oscar, la face contre terre, écumait de rage, sans dire un mot. Tous les spectateurs tremblaient. Moreau, qui ne se posséda plus, offrait une face sanglante à force d’être injectée.

— Ce jeune homme n’est que vanité, dit le comte après avoir vainement attendu les excuses d’Oscar. Un orgueilleux s’humilie, car il y a de la grandeur dans certains abaissements. J’ai grand’peur que vous ne fassiez jamais rien de ce garçon.

Et le ministre d’État passa. Moreau reprit Oscar et l’emmena chez lui. Pendant qu’on attelait les chevaux à la calèche, il écrivit à madame Clapart la lettre suivante :

Ma chère, Oscar vient de me ruiner. Pendant son voyage dans la voiture à Pierrotin, ce matin, il a parlé des légèretés de madame la comtesse à Son Excellence elle-même qui voyageait incognito, et lui a dit à lui-même ses secrets sur la terrible maladie qu’il a gagnée à passer tant de nuits en travaux dans ses diverses fonctions. Après m’avoir destitué, le comte m’a recommandé de ne pas laisser coucher Oscar à Presles, et de le renvoyer. Aussi, pour lui obéir, fais-je en ce moment atteler mes {p. 503}   chevaux à la calèche de ma femme, et Brochon, mon valet d’écurie, va vous ramener ce petit misérable. Nous sommes, ma femme et moi, dans une désolation que vous pouvez concevoir, mais que je renonce à vous peindre. Sous peu de jours j’irai vous voir, car il faut que je prenne un parti. J’ai trois enfants, je dois songer à l’avenir, et je ne sais encore que résoudre, car mon intention est de montrer au comte ce que valent dix-sept ans de la vie d’un homme tel que moi. Riche de deux cent soixante mille francs, je veux arriver à une fortune qui me permette d’être quelque jour presque l’égal de S. Exc. En ce moment je me sens capable de soulever des montagnes, de vaincre d’insurmontables difficultés. Quel levier qu’une scène d’humiliations pareilles ?… Quel sang Oscar a-t-il donc dans les veines ? je ne puis vous faire de compliments sur lui, sa conduite est celle d’une buse ; au moment où je vous écris, il n’a pas encore pu prononcer un mot, ni répondre à toutes les demandes de ma femme ou de moi… Va-t-il devenir imbécile ou l’est-il déjà ? Chère amie, vous ne lui aviez donc pas fait sa leçon avant de l’embarquer ? Combien de malheurs vous m’eussiez évités en l’accompagnant comme je vous en avais prié ! Si Estelle vous effrayait, vous auriez pu rester à Moisselles. Enfin tout est dit. Adieu, à bientôt.
Votre dévoué serviteur et ami,
MOREAU.

À huit heures du soir, madame Clapart, revenue d’une petite promenade avec son mari, tricotait des bas d’hiver pour Oscar, à la lueur d’une seule chandelle. Monsieur Clapart attendait un de ses amis, nommé Poiret, qui venait parfois faire avec lui sa partie de dominos, car jamais il ne se hasardait à passer la soirée dans un café. Malgré la prudence que lui imposait la médiocrité de sa fortune, Clapart n’aurait pu répondre de sa tempérance au milieu des objets de consommation et en présence des habitués, dont les railleries l’eussent piqué.

— J’ai peur que Poiret ne soit venu, disait Clapart à sa femme.

— Mais, mon ami, la portière nous l’aurait dit, lui répondit madame Clapart.

— Elle peut bien l’avoir oublié !

— Pourquoi veux-tu qu’elle l’oublie ?

{p. 504}   — Ce ne serait pas la première fois qu’elle aurait oublié quelque chose pour nous, car Dieu sait comme on traite les gens qui n’ont pas équipage.

— Enfin, dit la pauvre femme pour changer de conversation et tâcher d’échapper aux pointilleries de Clapart, Oscar est maintenant à Presles, il sera bien heureux dans cette belle terre, dans ce beau parc…

— Oui, attendez-en de belles choses, répondit Clapart, il y causera du grabuge.

— Ne cesserez-vous donc pas d’en vouloir à ce pauvre enfant, que vous a-t-il fait ? Hé ! mon Dieu, si quelque jour nous sommes à l’aise, peut-être le lui devrons-nous, car il a bon cœur…

— Quand ce garçon-là réussira dans le monde, il y aura long-temps que nos os seront en gélatine, s’écria Clapart. Il aura donc bien changé ! Mais vous ne le connaissez pas, votre enfant, il est vantard, il est menteur, il est paresseux, il est incapable…

— Si vous alliez au-devant de monsieur Poiret, dit la pauvre mère atteinte au cœur par cette diatribe qu’elle s’était attirée.

— Un enfant qui n’a jamais eu de prix dans ses classes ! s’écria Clapart.

Aux yeux des bourgeois, remporter des prix dans ses classes est la certitude d’un bel avenir pour un enfant.

— En avez-vous eu ? lui dit sa femme. Et Oscar a obtenu le quatrième accessit de philosophie.

Cette apostrophe imposa silence pour un moment à Clapart.

— Avec cela que madame Moreau doit l’aimer comme un clou, vous savez où ?… elle tâchera de le faire prendre en grippe à son mari… Oscar devenir régisseur de Presles ?… mais il faut savoir l’arpentage, se connaître à la culture…

— Il apprendra.

— Lui ? la chatte ! Gageons que s’il était en place, il ne serait pas une semaine sans commettre quelques balourdises qui le feraient renvoyer par le comte de Sérisy ?

— Mon Dieu, comment pouvez-vous vous acharner, dans l’avenir, contre un pauvre enfant plein de bonnes qualités, d’une douceur d’ange, et incapable de faire du mal à qui que ce soit ?

En ce moment, les claquements de fouet d’un postillon, le bruit d’une calèche au grand trot, le piaffement de deux chevaux qui s’arrêtèrent à la porte cochère de la maison avaient mis la rue de la {p. 505}   Cerisaie en révolution. Clapart, qui entendit ouvrir toutes les fenêtres, sortit sur le carré.

— On vous ramène Oscar en poste, s’écria-t-il d’un air où sa satisfaction se cachait sous une inquiétude réelle.

— Oh ! mon Dieu, que lui est-il arrivé ? dit la pauvre mère saisie d’un tremblement qui la secoua comme une feuille est secouée par le vent d’automne.

Brochon montait suivi d’Oscar et de Poiret.

— Mon Dieu ! qu’est-il arrivé ? répéta la mère en s’adressant au valet d’écurie.

— Je ne sais pas, mais monsieur Moreau n’est plus régisseur de Presles, on dit que c’est monsieur votre fils qui en est cause, et Sa Seigneurie a ordonné de vous l’expédier. D’ailleurs, voilà la lettre de ce pauvre monsieur Moreau, qu’est changé, madame, à faire trembler…

— Clapart, deux verres de vin pour le postillon et pour monsieur, dit la mère qui s’alla jeter sur un fauteuil où elle lut la fatale lettre. — Oscar, dit-elle en se traînant vers son lit, tu veux donc tuer ta mère… Après tout ce que je t’avais dit ce matin.

Madame Clapart n’acheva pas sa phrase, elle s’évanouit de douleur.

Oscar resta stupide, debout. Madame Clapart revint à elle, en entendant son mari qui disait à Oscar en le remuant par le bras :

— Répondras-tu ?

— Allez vous mettre au lit, monsieur, dit-elle à son fils, et laissez-le tranquille, monsieur Clapart, ne le rendez pas fou, car il est changé à faire peur.

Oscar n’entendit pas la phrase de sa mère, il était allé se coucher dès qu’il en avait reçu l’ordre.

Tous ceux qui se rappellent leur adolescence ne s’étonneront pas d’apprendre qu’après une journée si remplie d’émotions et d’événements, Oscar ait dormi du sommeil des justes, malgré l’énormité de ses fautes. Le lendemain, il ne trouva pas la nature aussi changée qu’il le croyait, et il fut étonné d’avoir faim, lui qui se regardait la veille comme indigne de vivre. Il n’avait souffert que moralement. À cet âge, les impressions morales se succèdent avec trop de rapidité pour que l’une n’affaiblisse pas l’autre, quelque profondément gravée que soit la première. Aussi, le système des punitions corporelles, quoique des philanthropes {p. 506}   l’aient fortement attaqué dans ces derniers temps, est-il nécessaire en certains cas pour les enfants ; et d’ailleurs, il est le plus naturel, car la nature ne procède pas autrement, elle se sert de la douleur pour imprimer un durable souvenir de ses enseignements. Si, à la honte malheureusement passagère qui avait saisi Oscar la veille, le régisseur eût joint une peine afflictive, peut-être la leçon aurait-elle été complète. Le discernement avec lequel les corrections doivent être employées est le plus grand argument contre elles ; car la nature ne se trompe jamais, tandis que le précepteur doit errer souvent.

Madame Clapart avait eu le soin d’envoyer son mari dehors afin de se trouver seule pendant la matinée avec son fils. Elle était dans un état à faire pitié. Ses yeux attendris par les larmes, sa figure fatiguée par une nuit sans sommeil, sa voix affaiblie, tout en elle demandait grâce en montrant une excessive douleur qu’elle n’aurait pu supporter une seconde fois. En voyant entrer Oscar, elle lui fit signe de s’asseoir à côté d’elle et lui rappela d’un ton doux, mais pénétré, les bienfaits du régisseur de Presles. Elle dit à Oscar que, depuis six ans surtout, elle vivait des ingénieuses charités de Moreau. La place de monsieur Clapart, due au comte de Sérisy aussi bien que la demi-bourse à l’aide de laquelle Oscar avait achevé son éducation, cesserait tôt ou tard. Clapart ne pouvait pas prétendre à une retraite, ne comptant point assez d’années de services au Trésor ni à la Ville pour en obtenir une. Le jour où monsieur Clapart n’aurait plus sa place, que deviendraient-ils tous ? — « Moi, dit-elle, dussé-je me mettre à garder les malades ou devenir femme de charge dans une grande maison, je saurai gagner mon pain et nourrir monsieur Clapart. Mais, toi, dit-elle à Oscar, que feras-tu ? Tu n’as pas de fortune et tu dois t’en faire une, car il faut pouvoir vivre. Il n’existe que quatre grandes carrières, pour vous autres jeunes gens : le commerce, l’administration, les professions privilégiées et le service militaire. Toute espèce de commerce exige des capitaux, nous n’en avons pas à te donner. À défaut de capitaux, un jeune homme apporte son dévouement, sa capacité ; mais le commerce veut une grande discrétion, et ta conduite d’hier ne permet pas d’espérer que tu y réussisses. Pour entrer dans une administration publique, on doit y faire un long surnumérariat, y avoir des protections, et tu t’es aliéné le seul protecteur que nous eussions et le plus puissant de tous. {p. 507}   D’ailleurs, à supposer que tu fusses doué des moyens extraordinaires à l’aide desquels un jeune homme arrive promptement, soit dans le commerce, soit dans l’administration, où prendre de l’argent pour vivre et s’habiller pendant le temps qu’on emploie à apprendre son état ? » Ici la mère se livra, comme toutes les femmes, à des lamentations verbeuses : comment allait-elle faire, privée des secours en nature que la régie de Presles permettait à Moreau de lui envoyer ? Oscar avait renversé la fortune de son protecteur. Après le commerce et l’administration, carrières auxquelles son fils ne devait pas songer, faute par elle de pouvoir l’entretenir, venaient les professions privilégiées du Notariat, du Barreau, des avoués et des huissiers. Mais il fallait faire son Droit, étudier pendant trois ans, et payer des sommes considérables pour les inscriptions, pour les examens, pour les thèses et les diplômes ; le grand nombre des aspirants forçait à se distinguer par un talent supérieur ; enfin la question de l’entretien d’Oscar se représentait toujours. — « Oscar, dit-elle en terminant, j’avais mis en toi tout mon orgueil et toute ma vie. En acceptant une vieillesse malheureuse, je reposais ma vue sur toi, je te voyais embrassant une belle carrière et y réussissant. Cet espoir m’a donné le courage de dévorer les privations que j’ai subies depuis six ans pour te soutenir au collége, où tu nous coûtais encore sept à huit cents francs par an, malgré la demi-bourse. Maintenant que mon espérance s’évanouit, ton sort m’effraie ! Je ne puis pas disposer d’un sou sur les appointements de monsieur Clapart pour mon fils, à moi. Que vas-tu faire ? Tu n’es pas assez fort en mathématiques pour entrer aux Écoles Spéciales, et d’ailleurs où prendrais-je les trois mille francs de pension qu’on exige ? Voilà la vie comme elle est, mon enfant ! Tu as dix-huit ans, tu es fort, engage-toi comme soldat, ce sera la seule manière de gagner ton pain… »

Oscar ne savait rien encore de la vie. Comme tous les enfants de qui l’on a pris soin en leur cachant la misère au logis, il ignorait la nécessité de faire fortune ; le mot Commerce ne lui apportait aucune idée, et le mot Administration ne lui disait pas grand’chose, car il n’en apercevait pas les résultats ; il écoutait donc d’un air soumis, qu’il essayait de rendre penaud, les remontrances de sa mère, mais elles se perdaient dans le vide. Néanmoins, l’idée d’être soldat, et les larmes qui roulaient dans les yeux de {p. 508}   sa mère, firent pleurer cet enfant. Aussitôt que madame Clapart vit les joues d’Oscar sillonnées de pleurs, elle se trouva sans force ; et, comme toutes les mères en pareil cas, elle chercha la péroraison qui termine ces espèces de crises où elles souffrent à la fois leurs douleurs et celles de leurs enfants.

— Allons, Oscar, promets-moi d’être discret à l’avenir, de ne plus parler à tort et à travers, de réprimer ton sot amour-propre, de, etc., etc.

Oscar promit tout ce que sa mère lui demanda de promettre, et après l’avoir attiré doucement à elle, madame Clapart finit par l’embrasser pour le consoler d’avoir été grondé.

— Maintenant, dit-elle, tu écouteras ta mère, tu suivras ses avis, car une mère ne peut donner que de bons conseils à son fils. Nous irons chez ton oncle Cardot. Là est notre dernière espérance. Cardot a dû beaucoup à ton père, qui en lui accordant sa sœur, mademoiselle Husson, avec une énorme dot pour ce temps-là, lui a permis de faire une grande fortune dans la soierie. Je pense qu’il te placera chez monsieur Camusot, son successeur et son gendre, rue des Bourdonnais… Mais, vois-tu, ton oncle Cardot a quatre enfants. Il a donné son établissement du Cocon-d’Or à sa fille aînée, madame Camusot. Si Camusot a des millions, il a aussi quatre enfants de deux lits différents, et il sait à peine que nous existons. Cardot a marié Marianne, sa seconde fille, à monsieur Protez, de la maison Protez et Chiffreville. L’Étude de son fils aîné, le notaire, a coûté quatre cent mille francs, et il vient d’associer Joseph Cardot, son second fils, à la maison de droguerie Matifat. Ton oncle Cardot aura donc bien des raisons pour ne pas s’occuper de toi, qu’il voit quatre fois par an. Il n’est jamais venu me rendre visite ici ; tandis qu’il savait bien, lui, venir me voir chez Madame-mère pour obtenir les fournitures des Altesses impériales, de l’Empereur et des grands de sa cour. Maintenant les Camusot font les ultra ! Camusot a marié le fils de sa première femme à la fille d’un huissier du cabinet du roi ! Le monde est bien bossu quand il se baisse ! Enfin, c’est habile, le Cocon-d’Or a la pratique de la Cour sous les Bourbons comme sous l’Empereur. Demain nous irons donc chez ton oncle Cardot, j’espère que tu sauras t’y tenir comme il faut ; car là, je te le répète, est notre dernier espoir.

Monsieur Jean-Jérôme-Séverin Cardot était depuis six ans veuf de sa femme, mademoiselle Husson, à qui le fournisseur, au temps de {p. 509}   sa splendeur, avait donné cent mille francs de dot en argent. Cardot, le premier commis du Cocon-d’Or, une des plus vieilles maisons de Paris, avait acheté cet établissement en 1793, au moment où ses patrons étaient ruinés par le maximum ; et l’argent de la dot de mademoiselle Husson lui avait permis de faire une fortune presque colossale en dix ans. Pour établir richement ses enfants, il avait eu l’idée ingénieuse de placer en viager une somme de trois cent mille francs sur la tête de sa femme et sur la sienne, ce qui lui produisait trente mille livres de rente. Quant à ses capitaux, il les avait partagés en trois dots de chacune quatre cent mille francs pour ses enfants. Le Cocon d’Or, la dot de sa fille aînée, fut accepté pour cette somme par Camusot. Le bonhomme, presque septuagénaire, pouvait donc dépenser et dépensait ses trente mille francs par an, sans nuire aux intérêts de ses enfants, tous supérieurement établis, et dont les témoignages d’affection n’étaient alors entachés d’aucune pensée cupide. L’oncle Cardot habitait à Belleville, une des premières maisons situées au-dessus de la Courtille. Il y occupait, à un premier étage d’où l’on planait sur la vallée de la Seine, un appartement de mille francs, à l’exposition du midi, et avec la jouissance exclusive d’un grand jardin ; aussi ne s’embarrassait-il guère des trois ou quatre autres locataires logés dans cette vaste maison de campagne. Assuré par un long bail de finir là ses jours, il vivait assez mesquinement, servi par sa vieille cuisinière et par l’ancienne femme de chambre de feu madame Cardot qui s’attendaient à recueillir chacune quelque six cents francs de rente à sa mort, et qui, par conséquent, ne le volaient point. Ces deux femmes prenaient de leur maître des soins inouïs et s’y intéressaient d’autant plus que personne n’était moins tracassier ni moins vétilleux que lui. L’appartement, meublé par feu madame Cardot, restait dans le même état depuis six ans, le vieillard s’en contentait ; il ne dépensait pas en tout mille écus par an, car il dînait à Paris cinq fois par semaine, et rentrait tous les soirs à minuit dans un fiacre attitré dont l’établissement se trouvait à la barrière de la Courtille. La cuisinière n’avait guère à s’occuper que du déjeuner. Le bonhomme déjeunait à onze heures, puis il s’habillait, se parfumait et allait à Paris. Ordinairement les bourgeois préviennent quand ils dînent en ville, le père Cardot, lui, prévenait quand il dînait chez lui. Ce petit vieillard, gras, frais, trapu, fort, était, comme dit le peuple, toujours tiré à quatre épingles ; c’est-à-dire toujours en bas de {p. 510}   soie noire, en culotte de pou-de-soie, gilet de piqué blanc, linge éblouissant, habit bleu-barbeau, gants de soie violette, des boucles d’or à ses souliers et à sa culotte, enfin un œil de poudre et une petite queue ficelée avec un ruban noir. Sa figure se faisait remarquer par des sourcils épais comme des buissons sous lesquels pétillaient des yeux gris, et par un nez carré, gros et long qui lui donnait l’air d’un ancien prébendier. Cette physionomie tenait parole. Le père Cardot appartenait en effet à cette race de Gérontes égrillards qui disparaît de jour en jour et qui défrayait de Turcarets les romans et les comédies du dix-huitième siècle. L’oncle Cardot disait : Belle dame ! il reconduisait en voiture les femmes qui se trouvaient sans protecteur ; il se mettait à leur disposition, selon son expression, avec des façons chevaleresques. Sous son air calme, sous son front neigeux, il cachait une vieillesse uniquement occupée de plaisir. Entre hommes, il professait hardiment l’épicuréisme et se permettait des gaudrioles un peu fortes. Il n’avait pas trouvé mauvais que son gendre Camusot fît la cour à la charmante actrice Coralie, car lui-même était secrètement le Mécène de mademoiselle Florentine, première danseuse du théâtre de la Gaîté. Mais de cette vie et de ces opinions, il ne paraissait rien chez lui, ni dans sa conduite extérieure. L’oncle Cardot, grave et poli, passait pour être presque froid, tant il affichait de décorum, et une dévote l’eût appelé hypocrite. Ce digne monsieur haïssait particulièrement les prêtres, il faisait partie de ce grand troupeau de niais abonnés au Constitutionnel, et se préoccupait beaucoup des refus de sépultures. Il adorait Voltaire, quoique ses préférences fussent pour Piron, Vadé, Collé. Naturellement il admirait Béranger, qu’il appelait ingénieusement le grand prêtre de la religion de Lisette. Ses filles, madame Camusot et madame Protez, ses deux fils, seraient, suivant une expression populaire, tombés de leur haut, si quelqu’un leur eût expliqué ce que leur père entendait par : chanter la mère Godichon ! Ce sage vieillard n’avait point parlé de ses rentes viagères à ses enfants, qui, le voyant vivre si mesquinement, songeaient tous qu’il s’était dépouillé de sa fortune pour eux, et redoublaient de soins et de tendresse. Aussi, parfois disait-il à ses fils : — « Ne perdez pas votre fortune, car je n’en ai point à vous laisser. » Camusot, à qui il trouvait beaucoup de son caractère et qu’il aimait assez pour le mettre de ses parties fines, était le seul dans le secret de trente mille {p. 511}   livres de rentes viagères. Camusot approuvait fort la philosophie du bonhomme, qui, selon lui, après avoir fait le bonheur de ses enfants et si noblement rempli ses devoirs, pouvait bien finir joyeusement la vie. — « Vois-tu, mon ami, lui disait l’ancien chef du Cocon-d’Or, je pouvais me remarier, n’est-ce pas ? Une jeune femme m’aurait donné des enfants… Oui, j’en aurais eu, j’étais dans l’âge où l’on en a toujours… Eh ! bien, Florentine ne me coûte pas si cher qu’une femme, elle ne m’ennuie pas, elle ne me donnera point d’enfants, et ne mangera jamais votre fortune. » Camusot proclamait, dans le père Cardot, le sens le plus exquis de la famille ; il le regardait comme un beau-père accompli. — « Il sait, disait-il, concilier l’intérêt de ses enfants avec les plaisirs qu’il est bien naturel de goûter dans la vieillesse, après avoir subi tous les tracas du commerce. »

Ni les Cardot, ni les Camusot ni les Protez ne soupçonnaient l’existence de leur ancienne tante madame Clapart. Les relations de famille étaient restreintes à l’envoi des billets de faire part en cas de mort ou de mariage, et des cartes au jour de l’an. La fière madame Clapart ne faisait céder ses sentiments qu’à l’intérêt de son Oscar, et devant son amitié pour Moreau, la seule personne qui lui fût demeurée fidèle dans le malheur. Elle n’avait pas fatigué le vieux Cardot de sa présence ni de ses importunités ; mais elle s’était attachée à lui comme à une espérance, elle allait le voir une fois tous les trimestres, elle lui parlait d’Oscar Husson, le neveu de feu la respectable madame Cardot, et le lui amenait trois fois pendant les vacances. À chaque visite, le bonhomme avait fait dîner Oscar au Cadran-Bleu, l’avait mené le soir à la Gaîté, et l’avait ramené rue de la Cerisaie. Une fois, après l’avoir habillé tout à neuf, il lui avait donné la timbale et le couvert d’argent exigés dans le trousseau du collége. La mère d’Oscar tâchait de prouver au bonhomme qu’il était chéri de son neveu, elle lui parlait toujours de cette timbale, de ce couvert, et de ce charmant habillement dont il ne restait plus que le gilet. Mais ces petites finesses nuisaient plus à Oscar qu’elles ne le servaient auprès d’un vieux renard aussi madré que l’oncle Cardot. Le père Cardot n’avait jamais aimé beaucoup sa défunte, grande femme, sèche et rousse ; il connaissait d’ailleurs les circonstances du mariage de feu Husson avec la mère d’Oscar ; et, sans la mésestimer le moins du monde, il n’ignorait pas que le jeune Oscar était posthume ; ainsi, son pauvre neveu lui {p. 512}   semblait parfaitement étranger aux Cardot. En ne prévoyant pas le malheur, la mère d’Oscar n’avait pas remédié à ces défauts d’attache entre Oscar et son oncle, en inspirant au marchand de l’amitié pour son neveu dès le jeune âge. Semblable à toutes les femmes qui se concentrent dans le sentiment de la maternité, madame Clapart ne se mettait guère à la place de l’oncle Cardot, elle croyait qu’il devait s’intéresser énormément à un si délicieux enfant, et qui portait enfin le nom de feu madame Cardot.

— Monsieur, c’est la mère d’Oscar, votre neveu, dit la femme de chambre à monsieur Cardot qui se promenait dans son jardin en attendant son déjeuner après avoir été rasé, poudré par son coiffeur.

— Bonjour, belle dame, dit l’ancien marchand de soieries en saluant madame Clapart et s’enveloppant dans sa robe de chambre en piqué blanc. Eh ! eh ! votre petit gaillard grandit, ajouta-t-il en prenant Oscar par une oreille.

— Il a fini ses classes, et il a bien regretté que son cher oncle n’assistât pas à la distribution des prix de Henri IV, car il a été nommé. Le nom de Husson, qu’il portera dignement, espérons-le, a été proclamé…

— Diable ! diable ! fit le petit vieillard en s’arrêtant. Madame Clapart, Oscar et lui se promenaient sur une terrasse devant des orangers, des myrtes et des grenadiers. Et qu’a-t-il eu ?

— Le quatrième accessit de philosophie, répondit glorieusement la mère.

— Oh ! le gaillard a du chemin à faire pour rattraper le temps perdu, s’écria l’oncle Cardot, car finir par un accessit ?… ce n’est pas le Pérou ! Vous déjeunez avec moi ? reprit-il.

— Nous sommes à vos ordres, répondit madame Clapart. Ah ! mon bon monsieur Cardot, quelle satisfaction pour des pères et mères quand leurs enfants débutent bien dans la vie ! Sous ce rapport, comme sous tous les autres d’ailleurs, dit-elle en se reprenant, vous êtes un des plus heureux pères que je connaisse… Sous votre vertueux gendre et votre aimable fille, le Cocon-d’Or est resté le premier établissement de Paris. Voilà votre aîné depuis dix ans à la tête de la plus belle Étude de notaire de la capitale et richement marié. Votre dernier vient de s’associer à la plus riche maison de droguerie. Enfin vous avez de charmantes petites-filles. Vous vous voyez le chef de quatre grandes familles… — Laisse-nous, Oscar, va voir le jardin sans toucher aux fleurs.

{p. 513}   — Mais il a dix-huit ans, dit l’oncle Cardot en souriant de cette recommandation qui rapetissait Oscar.

— Hélas ! oui, mon bon monsieur Cardot, et après avoir pu l’amener jusque-là, ni tortu ni bancal, sain d’esprit et de corps, après avoir tout sacrifié pour lui donner de l’éducation, il serait bien dur de ne pas le voir sur le chemin de la fortune.

— Mais ce monsieur Moreau, par qui vous avez eu sa demi-bourse au collége Henri IV, le lancera dans une bonne voie, dit l’oncle Cardot avec une hypocrisie cachée sous un air bonhomme.

— Monsieur Moreau peut mourir, dit-elle, et d’ailleurs il est brouillé sans raccommodement possible avec monsieur le comte de Sérisy, son patron.

— Diable ! diable !… Écoutez, madame, je vous vois venir…

— Non, monsieur, dit la mère d’Oscar en interrompant net le vieillard qui par égard pour une belle dame retint le mouvement d’humeur qu’on éprouve à se voir interrompu. Hélas ! vous ne savez rien des angoisses d’une mère qui, depuis sept ans, est forcée de prendre pour son fils une somme de six cents francs par an sur les dix-huit cents francs d’appointements de son mari… Oui, monsieur, voilà toute notre fortune. Ainsi, que puis-je pour mon Oscar ? Monsieur Clapart exècre tellement ce pauvre enfant, qu’il m’est impossible de le garder à la maison. Une pauvre femme, seule au monde, ne devait-elle pas dans cette circonstance venir consulter le seul parent que son fils ait sous le ciel ?

— Vous avez eu raison, répondit le bonhomme Cardot. Vous ne m’aviez jamais rien dit de tout cela…

— Ah ! monsieur, reprit fièrement madame Clapart, vous êtes le dernier à qui je confierais jusqu’où va ma misère. Tout est ma faute, j’ai pris un mari dont l’incapacité dépasse toute croyance. Oh ! je suis bien malheureuse…

— Écoutez, madame, reprit gravement le petit vieillard, ne pleurez pas. J’éprouve un mal affreux à voir pleurer une belle dame… Après tout, votre fils se nomme Husson, et si ma chère défunte vivait, elle ferait quelque chose pour le nom de son père et de son frère…

— Elle aimait bien son frère, s’écria la mère d’Oscar.

— Mais toute ma fortune est donnée à mes enfants qui n’ont plus rien à attendre de moi, dit le vieillard en continuant, je leur ai partagé les deux millions que j’avais, car j’ai voulu les voir {p. 514}   heureux et avec toute leur fortune de mon vivant. Je ne me suis réservé que des rentes viagères ; et, à mon âge, on tient à ses habitudes… Savez-vous sur quelle route il faut pousser ce gaillard-là ? dit-il en rappelant Oscar et lui prenant le bras, faites-lui faire son Droit, je paierai les inscriptions et les frais de thèse ; mettez-le chez un procureur, qu’il y apprenne le métier de la chicane ; s’il va bien, s’il se distingue, s’il aime l’état, si je vis encore, chacun de mes enfants lui prêtera le quart d’une charge en temps et lieu ; moi, je lui prêterai son cautionnement. Vous n’avez donc, d’ici là, qu’à le nourrir et l’habiller, il mangera bien un peu de vache enragée ; mais il apprendra la vie. Eh ! eh ! moi, je suis parti de Lyon avec deux doubles louis que m’avait donnés ma grand’mère, je suis venu à pied à Paris, et me voilà. Le jeûne entretient la santé. Jeune homme, de la discrétion, de la probité, du travail, et l’on arrive ! On a bien du plaisir à gagner sa fortune ; et quand on a conservé des dents, on la mange à sa fantaisie dans sa vieillesse, en chantant, comme moi, de temps à autre, la Mère Godichon ! Souviens-toi de mes paroles : probité, travail et discrétion.

— Entends-tu, Oscar ? dit la mère. Ton oncle te met en trois mots le résumé de toutes mes paroles, et tu devrais te graver le dernier en lettres de feu dans ta mémoire…

— Oh ! il y est, répondit Oscar.

— Eh ! bien, remercie donc ton oncle, n’entends-tu pas qu’il se charge de ton avenir. Tu peux devenir avoué à Paris.

— Il ignore la grandeur de ses destinées, répondit le petit vieillard en voyant l’air hébété d’Oscar, il sort du collége. Écoute, je ne suis pas bavard, reprit l’oncle. Souviens-toi qu’à ton âge la probité ne s’établit qu’en sachant résister aux tentations, et dans une grande ville comme Paris, il s’en trouve à chaque pas. Demeure chez ta mère, dans une mansarde ; va tout droit à ton École, de là reviens à ton Étude, pioches-y soir et matin, étudie chez ta mère, deviens à vingt-deux ans second clerc, à vingt-quatre ans premier ; sois savant, et ton affaire est dans le sac. Eh ! bien, si l’état te déplaisait, tu pourrais entrer chez mon fils le notaire, et devenir son successeur… Ainsi, travail, patience, discrétion, probité, voilà tes jalons.

— Et Dieu veuille que vous viviez encore trente ans, pour voir votre cinquième enfant réalisant tout ce que nous attendons de lui, s’écria madame Clapart en prenant la main de l’oncle Cardot et la lui serrant par un geste digne de sa jeunesse.

{p. 515}   — Allons déjeuner, répondit le bon petit vieillard en emmenant Oscar par une oreille.

Pendant le déjeuner, l’oncle Cardot observa son neveu sans en avoir l’air, et remarqua qu’il ne savait rien de la vie.

— Envoyez-le-moi de temps en temps, dit-il à madame Clapart en la congédiant et lui montrant Oscar, je vous le formerai.

Cette visite calma les chagrins de la pauvre femme, qui n’espérait pas un si beau succès. Pendant quinze jours, elle sortit avec Oscar pour le promener, le surveilla presque tyranniquement, et atteignit ainsi à la fin du mois d’octobre. Un matin, Oscar vit entrer le redoutable régisseur qui surprit le pauvre ménage de la rue de la Cerisaie déjeunant d’une salade de hareng et de laitue, avec une tasse de lait pour dessert.

— Nous sommes établis à Paris, et nous n’y vivons pas comme à Presles, dit Moreau qui voulait ainsi annoncer à madame Clapart le changement apporté dans leurs relations par la faute d’Oscar, mais j’y serai peu. Je me suis associé avec le père Léger et le père Margueron de Beaumont. Nous sommes marchands de biens, et nous avons commencé par acheter la terre de Persan. Je suis le chef de cette société qui a réuni un million, car j’ai emprunté sur mes biens. Quand je trouve une affaire, le père Léger et moi nous l’examinons, mes associés ont chacun un quart et moi moitié dans les bénéfices, car je me donne toute la peine ; aussi serai-je toujours sur les routes. Ma femme vit à Paris, dans le faubourg du Roule, bien modestement. Quand nous aurons réalisé quelques affaires, quand nous ne risquerons plus que des bénéfices, si nous sommes contents d’Oscar, peut-être l’employerons-nous.

— Allons, mon ami, la catastrophe due à la légèreté de mon malheureux enfant sera sans doute la cause d’une brillante fortune pour vous ; car, vraiment, vous enterriez vos moyens et votre énergie à Presles…

Puis madame Clapart raconta sa visite à l’oncle Cardot afin de montrer à Moreau qu’elle et son fils pouvaient ne plus lui être à charge.

— Il a raison, ce vieux bonhomme, reprit l’ex-régisseur, il faut maintenir Oscar dans cette voie avec un bras de fer, et il sera certainement notaire ou avoué. Mais qu’il ne s’écarte pas du sentier tracé. Ah ! j’ai votre affaire. La pratique d’un marchand de biens est importante, et l’on m’a parlé d’un avoué qui vient d’acheter un titre-nu, c’est-à-dire une Étude sans clientelle. C’est un jeune {p. 516}   homme dur comme une barre de fer, âpre à l’ouvrage, un cheval d’une activité féroce ; il se nomme Desroches, je vais lui offrir toutes nos affaires à la condition de me morigéner Oscar ; je lui proposerai de le prendre chez lui moyennant neuf cents francs, j’en donnerai trois cents, ainsi votre fils ne vous coûtera que six cents francs, et je vais bien le recommander à monsieur le prieur. Si l’enfant veut devenir un homme, ce sera sous cette férule ; car il sortira de là, notaire, avocat ou avoué.

— Allons, Oscar, remercie donc ce bon monsieur Moreau, tu es là comme un terme ! Tous les jeunes gens qui font des sottises n’ont pas le bonheur de rencontrer des amis qui s’intéressent encore à eux après en avoir reçu du chagrin…

— La meilleure manière de faire ta paix avec moi, dit Moreau en serrant la main d’Oscar, c’est de travailler avec une application soutenue et de te bien conduire…

Dix jours après, Oscar fut présenté par l’ex-régisseur à maître Desroches, avoué, récemment établi rue de Béthisy, dans un vaste appartement au fond d’une cour étroite, et d’un prix relativement modique. Desroches, jeune homme de vingt-six ans, élevé durement par un père d’une excessive sévérité, né de parents pauvres, s’était vu dans les conditions où se trouvait Oscar ; il s’y intéressa donc, mais comme il pouvait s’intéresser à quelqu’un, avec les apparences de dureté qui le caractérisent. L’aspect de ce jeune homme sec et maigre, à teint brouillé, à cheveux taillés en brosse, bref dans ses discours, à l’œil pénétrant et d’une vivacité sombre, terrifia le pauvre Oscar.

— Ici, l’on travaille jour et nuit, dit l’avoué du fond de son fauteuil et derrière une longue table où les papiers étaient amoncelés en forme d’Alpes. Monsieur Moreau, nous ne vous le tuerons pas, mais il faudra qu’il marche à notre pas. — Monsieur Godeschal ! cria-t-il.

Quoique ce fût un dimanche, le premier clerc se montra, la plume à la main.

— Monsieur Godeschal, voici l’apprenti bazochien de qui je vous ai parlé, et à qui monsieur Moreau prend le plus vif intérêt ; il dînera avec nous et prendra la petite mansarde à côté de votre chambre ; vous lui mesurerez le temps nécessaire pour aller d’ici à l’École de Droit et revenir, de manière à ce qu’il n’ait pas cinq minutes à perdre ; vous veillerez à ce qu’il {p. 517}   apprenne le Code et devienne fort à ses Cours, c’est-à-dire que, quand il aura fini ses travaux d’Étude, vous lui donnerez des auteurs à lire ; enfin, il doit être sous votre direction immédiate, et j’y aurai l’œil. On veut faire de lui ce que vous vous êtes fait vous-même, un premier clerc habile, pour le jour où il prêtera son serment d’avocat. — Allez avec Godeschal, mon petit ami, il va vous montrer votre gîte et vous vous y emménagerez… — Vous voyez Godeschal ?… reprit Desroches en s’adressant à Moreau, c’est un garçon qui, comme moi, n’a rien ; il est le frère de Mariette, la fameuse danseuse qui lui amasse de quoi traiter dans dix ans. Tous mes clercs sont des gaillards qui ne doivent compter que sur leurs dix doigts pour gagner leur fortune. Aussi mes cinq clercs et moi, travaillons-nous autant que douze autres ! Dans dix ans, j’aurai la plus belle clientelle de Paris. Ici l’on se passionne pour les affaires et pour les clients ! et cela commence à se savoir. J’ai pris Godeschal à mon confrère Derville, il n’était que second clerc et depuis quinze jours ; mais nous nous sommes connus dans cette grande Étude. Chez moi, Godeschal a mille francs, la table et le logement. C’est un garçon qui me vaut, il est infatigable ! Je l’aime, ce garçon ! il a su vivre avec six cents francs, comme moi, quand j’étais clerc. Ce que je veux surtout, c’est une probité sans tache ; et quand on la pratique ainsi dans l’indigence, on est un homme. À la moindre faute, dans ce genre, un clerc sortira de mon Étude.

— Allons, l’enfant est à la bonne école, dit Moreau.

Pendant deux ans entiers, Oscar vécut rue de Béthisy, dans l’antre de la Chicane, car si jamais cette expression surannée a pu s’appliquer à une Étude, ce fut à celle de Desroches. Sous cette surveillance à la fois méticuleuse et habile, il fut maintenu dans ses heures et dans ses travaux avec une telle rigidité, que sa vie au milieu de Paris ressemblait à celle d’un moine.

À cinq heures du matin, en tout temps, Godeschal s’éveillait. Il descendait avec Oscar à l’Étude afin d’économiser le feu en hiver, et ils trouvaient toujours le patron levé, travaillant. Oscar faisait des expéditions pour l’Étude et préparait ses leçons pour l’École ; mais il les préparait sur des proportions énormes. Godeschal et souvent le patron indiquaient à leur élève les auteurs à compulser et les difficultés à vaincre. Oscar ne quittait un Titre du Code qu’après l’avoir approfondi et satisfait tour à tour son patron et Godeschal, qui lui faisaient subir des examens préparatoires plus sérieux et {p. 518}   plus longs que ceux de l’École de Droit. Revenu du Cours où il restait peu de temps, il reprenait sa place à l’Étude, il y retravaillait, il allait au Palais parfois, il était enfin à la dévotion du terrible Godeschal, jusqu’au dîner. Le dîner, celui du patron d’ailleurs, consistait en un gros plat de viande, un plat de légumes et une salade. Le dessert se composait d’un morceau de fromage de Gruyère. Après le dîner, Godeschal et Oscar rentraient à l’Étude et y travaillaient jusqu’au soir. Une fois par mois, Oscar allait déjeuner chez son oncle Cardot, et il passait les dimanches chez sa mère. De temps en temps, Moreau, quand il venait à l’Étude pour ses affaires, emmenait Oscar dîner au Palais-Royal et le régalait en lui faisant voir quelque spectacle. Oscar avait été si bien rembarré par Godeschal et par Desroches à propos de ses velléités d’élégance, qu’il ne pensait plus à la toilette.

— Un bon clerc, lui disait Godeschal, doit avoir deux habits noirs (un neuf et un vieux), un pantalon noir, des bas noirs et des souliers. Les bottes coûtent trop cher. On a des bottes quand on est avoué. Un clerc ne doit pas dépenser en tout plus de sept cents francs. On porte de bonnes grosses chemises de forte toile. Ah ! quand on part de zéro pour arriver à la fortune, il faut savoir se réduire au nécessaire. Voyez monsieur Desroches ? il a fait ce que nous faisons, et le voilà arrivé.

Godeschal prêchait d’exemple. S’il professait les principes les plus stricts sur l’honneur, sur la discrétion, sur la probité, il les pratiquait sans emphase, comme il respirait, comme il marchait. C’était le jeu naturel de son âme, comme la marche et la respiration sont le jeu des organes. Dix-huit mois après l’installation d’Oscar, le second clerc eut pour la deuxième fois une légère erreur dans le compte de sa petite caisse. Godeschal lui dit devant toute l’Étude : — Mon cher Gaudet, allez-vous-en d’ici de votre propre mouvement, pour qu’on ne dise pas que le patron vous a renvoyé. Vous êtes ou distrait ou peu exact, et le plus léger de ces défauts ne vaut rien ici. Le patron n’en saura rien, voilà tout ce que je puis pour un camarade.

À vingt ans, Oscar se vit troisième clerc de l’Étude de maître Desroches. S’il ne gagnait rien encore, il fut nourri, logé, car il faisait la besogne d’un second clerc. Desroches occupait deux maîtres-clercs, et le second clerc pliait sous le poids de ses travaux. En atteignant à la fin de sa seconde année de Droit, Oscar, déjà {p. 519}   plus fort que beaucoup de Licenciés, faisait le Palais avec intelligence, et plaidait quelques référés. Enfin Godeschal et Desroches étaient contents de lui. Seulement, quoique devenu presque raisonnable, il laissait voir une propension au plaisir et une envie de briller que comprimaient la discipline sévère et le labeur continu de cette vie. Le marchand de biens, satisfait des progrès du clerc, se relâcha de sa rigueur. Quand, au mois de juillet 1825, Oscar passa ses derniers examens à boules blanches, Moreau lui donna de quoi s’habiller élégamment. Madame Clapart, heureuse et fière de son fils, préparait un superbe trousseau au futur Licencié, au futur second clerc. Dans les familles pauvres, les présents ont toujours l’opportunité d’une chose utile. À la rentrée, au mois de novembre, Oscar Husson eut la chambre du second clerc qu’il remplaçait enfin, il eut huit cents francs d’appointements, la table et le logement. Aussi l’oncle Cardot, qui vint secrètement chercher des informations sur son neveu auprès de Desroches, promit-il à madame Clapart de mettre Oscar en état de traiter d’une Étude, s’il continuait ainsi.

Malgré de si sages apparences, Oscar Husson se livrait de rudes combats dans son for intérieur. Il voulait par moments quitter une vie si directement contraire à ses goûts et à son caractère. Il trouvait les forçats plus heureux que lui. Meurtri par le collier de ce régime de fer, il lui prenait des envies de fuir en se comparant dans les rues à quelques jeunes gens bien mis. Souvent emporté par des mouvements de folie vers les femmes, il se résignait, mais en tombant dans un dégoût profond de la vie. Soutenu par l’exemple de Godeschal, il était entraîné plutôt que porté de lui-même à rester dans un si rude sentier. Godeschal qui observait Oscar, avait pour principe de ne pas exposer son pupille aux séductions. Le plus souvent le clerc restait sans argent, ou en possédait si peu qu’il ne pouvait se livrer à aucun excès. Dans cette dernière année, le brave Godeschal avait fait cinq ou six parties de plaisir avec Oscar en le défrayant, car il comprit qu’il fallait lâcher de la corde à ce jeune chevreau attaché. Ces frasques, comme les appelait le sévère premier clerc, aidèrent Oscar à supporter l’existence ; car il s’amusait peu chez son oncle Cardot et encore moins chez sa mère, qui vivait encore plus chichement que Desroches. Moreau ne pouvait pas, comme Godeschal, se familiariser avec Oscar, et peut-être ce sincère protecteur du jeune Husson se servit-il de Godeschal pour initier le pauvre enfant aux mystères de la vie. Oscar devenu {p. 520}   discret avait fini par mesurer, au contact des affaires, l’étendue de la faute commise durant son fatal voyage en coucou ; mais, la masse de ses fantaisies réprimées, la folie de la jeunesse pouvaient encore l’entraîner. Néanmoins, à mesure qu’il prenait connaissance du monde et de ses lois, sa raison se formait, et pourvu que Godeschal ne le perdît pas de vue, Moreau se flattait d’amener à bien le fils de madame Clapart.

— Comment va-t-il ? demanda le marchand de biens au retour d’un voyage qui l’avait tenu pendant quelques mois éloigné de Paris.

— Toujours trop de vanité, répondit Godeschal. Vous lui donnez de beaux habits et du beau linge, il a des jabots d’agent de change, et mon mirliflor va le dimanche aux Tuileries, chercher des aventures. Que voulez-vous ? c’est jeune. Il me tourmente pour que je le présente à ma sœur, chez laquelle il verrait une fameuse société : des actrices, des danseuses, des élégants, des gens qui mangent leur fortune… Il n’a pas l’esprit tourné à être avoué, j’en ai peur. Il parle assez bien cependant, il pourrait être avocat, il plaiderait des affaires bien préparées…

Au mois de novembre 1825, au moment où Oscar Husson prit possession de son poste et où il se disposait à soutenir sa thèse pour la Licence, il entra chez Desroches un nouveau quatrième clerc pour combler le vide produit par la promotion d’Oscar.

Ce quatrième clerc, nommé Frédéric Marest, se destinait à la magistrature, et achevait sa troisième année de Droit. C’était, d’après les renseignements obtenus par la police de l’Étude, un beau fils de vingt-trois ans, enrichi d’une douzaine de mille livres de rente par la mort d’un oncle célibataire, et fils d’une madame Marest, veuve d’un riche marchand de bois. Le futur Substitut, animé du louable désir de savoir son métier dans ses plus petits détails, se mettait chez Desroches avec l’intention d’étudier la Procédure et d’être capable de remplir la place de principal clerc en deux ans. Il comptait faire son stage d’avocat à Paris, afin d’être apte à exercer les fonctions du poste qu’on ne refuserait pas à un jeune homme riche. Se voir, à trente ans, Procureur du roi dans un tribunal quelconque, était toute son ambition. Quoique ce Frédéric fût le cousin-germain de Georges Marest, comme le mystificateur du voyage à Presles n’avait dit son nom qu’à Moreau, le jeune Husson ne le connaissait que sous le prénom de Georges, et ce nom de Frédéric Marest ne pouvait lui rien rappeler.

{p. 521}   — Messieurs, dit Godeschal au déjeuner en s’adressant à tous les clercs, je vous annonce l’arrivée d’un nouveau bazochien ; et, comme il est richissime, nous lui ferons payer, je l’espère, une fameuse bienvenue…

— En avant, le livre ! dit Oscar en regardant le petit-clerc, et soyons sérieux.

Le petit-clerc grimpa comme un écureuil le long des casiers pour saisir un registre mis sur la dernière planche pour y recevoir des couches de poussière.

— Il s’est culotté, dit le petit-clerc en montrant un livre.

Expliquons quelle plaisanterie perpétuelle engendrait ce Livre alors en pratique dans la plupart des Études. Il n’est que déjeuners de clercs, dîners de traitants et soupers de seigneurs, ce vieux dicton du dix-huitième siècle est resté vrai, quant à ce qui regarde la Bazoche, pour quiconque a passé deux ou trois ans de sa vie à étudier la Procédure chez un avoué, le Notariat chez un maître quelconque. Dans la vie cléricale, où l’on travaille tant, on aime le plaisir avec d’autant plus d’ardeur qu’il est rare ; mais surtout on y savoure une mystification avec délices. C’est ce qui, jusqu’à un certain point, explique la conduite de Georges Marest dans la voiture à Pierrotin. Le clerc le plus sombre est toujours travaillé par un besoin de farce et de gausserie. L’instinct avec lequel on saisit, on développe une mystification et une plaisanterie, entre clercs, est merveilleux à voir, et n’a son analogue que chez les peintres. L’Atelier et l’Étude sont, en ce genre, supérieurs aux comédiens. En achetant un titre nu, Desroches recommençait en quelque sorte une nouvelle dynastie. Cette fondation interrompit la suite des usages relatifs à la bienvenue. Aussi, venu dans un appartement où jamais il ne s’était griffonné de papiers timbrés, Desroches y avait-il mis des tables neuves, des cartons blancs et bordés de bleu, tout neufs. Son Étude fut composée de clercs pris à différentes Études, sans liens entre eux et pour ainsi dire étonnés de leur réunion. Godeschal, qui avait fait ses premières armes chez maître Derville, n’était pas clerc à laisser se perdre la précieuse tradition de la bienvenue. La bienvenue est un déjeuner que doit tout néophyte aux anciens de l’Étude où il entre. Or, au moment où le jeune Oscar vint à l’Étude, dans les six mois de l’installation de Desroches, par une soirée d’hiver où la besogne fut expédiée de bonne heure, au moment où les clercs se chauffaient avant de partir, {p. 522}   Godeschal inventa de confectionner un soi-disant registre architriclino-bazochien, de la dernière antiquité, sauvé des orages de la Révolution, venu du procureur au Châtelet Bordin, prédécesseur médiat de Sauvagnest, l’avoué de qui Desroches tenait sa charge. On commença par chercher chez un marchand de vieux papiers quelque registre de papier marqué du dix-huitième siècle, bien et dûment relié en parchemin sur lequel se lirait un arrêt du Grand-Conseil. Après avoir trouvé ce livre, on le traîna dans la poussière, dans le poêle, dans la cheminée, dans la cuisine ; on le laissa même dans ce que les clercs appellent la Chambre des délibérés, et l’on obtint une moisissure à ravir des antiquaires, des lézardes d’une vétusté sauvage, des coins rongés à faire croire que les rats s’en étaient régalés. La tranche fut roussie avec une perfection étonnante. Une fois le livre mis en état, voici quelques citations qui diront aux plus obtus l’usage auquel l’Étude de Desroches consacrait ce recueil, dont les soixante premières pages abondaient en faux procès-verbaux. Sur le premier feuillet, on lisait :

Au nom du Père et du Fils et dv Sainct-Esprit. Ainsi soit-il. Ce jovrd’hui, feste de nostre dame Saincte-Geneviève, patronne de Paris, sous l’inuocation de laquelle se sont miz, depuis l’an 1525, les clercqs de ceste Estude, nous, soubssignés, clercqs et petits clercqs de l’Estude de maistre Jérosme-Sébastien Bordin, successeur de feu Guerbet, en son viuant procurevr au Chastelet, avons recogneu la nécessité où nous estions de remplacer le registre et les archiues d’installations des clercqs de ceste glorieuse Estude, membre distingué du royaume de Basoche, lequel registre s’est veu plein par suite des actes de nos chers et bien amés prédécessevrs, et avons requis le Garde des Archives du Palays de le ioindre à iceux des autres Estudes, et sommes allés tous à la messe à la paroisse de Saint-Severin, pour solenniser l’inauguration de nostre nouveau registre.
En foi de quoi nous avons tous signé : Malin, principal clercq ; Grevin, second clercq ; Athanase Feret, clercq ; Jacques Huet, clercq ; Regnauld de Saint-Jean-d’Angély, clercq ; Bedeau, petit clercq saute-ruisseau. An 1787 de nostre Seigneur.
Après la messe, ouïe, nous nous sommes transportés en la Courtille, et, à frais communs, avons fait un large déjeuner qui n’a fini qu’à sept heures du matin.

{p. 523}   C’était miraculeusement écrit. Un expert eût juré que cette écriture appartenait au dix-huitième siècle. Vingt-sept procès-verbaux de réceptions suivaient, et la dernière se rapportait à la fatale année 1792. Après une lacune de quatorze ans, le registre commençait, en 1806, à la nomination de Bordin comme avoué près le tribunal de première instance de la Seine. Et voici la glose qui signalait la reconstitution du royaume de Bazoche et autres lieux :

Dieu, dans sa clémence, a voulu que, malgré les orages affreux qui ont sévi sur la terre de France, devenue un grand empire, les précieuses archives de la très célèbre Étude de maître Bordin aient été conservées ; et nous, soussignés clercs du très digne, très vertueux maître Bordin, n’hésitons pas à attribuer cette inouïe conservation, quand tant de titres, chartes, priviléges ont été perdus, à la protection de sainte Geneviève, patronne de cette Étude, et aussi au culte que le dernier des procureurs de la bonne roche a eu pour tout ce qui tenait aux anciens us et coutumes. Dans l’incertitude de savoir quelle est la part de sainte Geneviève et de maître Bordin dans ce miracle, nous avons résolu de nous rendre à Saint-Étienne-du-Mont, pour y entendre une messe qui sera dite à l’autel de cette sainte Bergère, qui nous envoie tant de moutons à tondre, et d’offrir à déjeuner à notre patron, espérant qu’il en fera les frais.
Ont signé : Oignard, premier clerc ; Poidevin, deuxième clerc ; Proust, clerc ; Brignolet, clerc ; Derville, clerc ; Augustin Coret, petit-clerc.
En l’Étude, 10 novembre 1806.
À trois heures de relevée, le lendemain, les clercs soussignés consignent ici leur gratitude pour leur excellent patron, qui les a régalés chez le sieur Rolland, restaurateur, rue du Hasard, de vins exquis de trois pays, de Bordeaux, de Champagne et Bourgogne, de mets particulièrement soignés, depuis quatre heures de relevée jusqu’à sept heures et demie. Il y a eu café, glaces, liqueurs en abondance. Mais la présence du patron n’a pas permis de chanter laudes en chansons cléricales. Aucun clerc n’a dépassé les bornes d’une aimable gaieté, car le digne, respectable et généreux patron avait promis de mener ses clercs voir Talma dans Britannicus, au Théâtre-Français. Longue vie à maître {p. 524}   Bordin !… Que Dieu répande ses faveurs sur son chef vénérable ! Puisse-t-il vendre cher une si glorieuse Étude ! Que le client riche lui vienne à souhait ! Que ses mémoires de frais lui soient payés rubis sur l’ongle ! Puissent nos patrons à venir lui ressembler ! Qu’il soit toujours aimé des clercs, même quand il ne sera plus !

Suivaient trente-trois procès-verbaux de réceptions de clercs, lesquels se distinguaient par des écritures et des encres diverses, par des phrases, par des signatures et par des éloges de la bonne chère et des vins qui semblaient prouver que le procès-verbal se rédigeait et se signait séance tenante, inter pocula.

Enfin, à la date du mois de juin 1822, époque de la prestation de serment de Desroches, se trouvait cette prose constitutionnelle :

Moi, soussigné, François-Claude-Marie Godeschal, appelé par maître Desroches pour remplir les difficiles fonctions de premier clerc dans une Étude où la clientelle était à créer, ayant appris par maître Derville, de chez qui je sors, l’existence des fameuses archives architriclino-bazochiennes qui sont célèbres au Palais, ai prié notre gracieux patron de les demander à son prédécesseur, car il importait de retrouver ce document portant la date de l’an 1786, qui se rattache à d’autres archives déposées au Palais, dont l’existence nous a été certifiée par Messieurs Terrasse et Duclos, archivistes, et à l’aide desquels on remonte jusqu’à l’an 1525, en trouvant sur les mœurs et la cuisine cléricales des indications historiques du plus haut prix.
Ayant été fait droit à cette requête, l’Étude a été mise en possession cejourd’hui de ces témoignages du culte que nos prédécesseurs ont constamment rendu à la dive bouteille et à la bonne chère.
En conséquence, pour l’édification de nos successeurs et pour renouer la chaîne des temps et des gobelets, j’ai invité messieurs Doublet, deuxième clerc ; Vassal, troisième clerc ; Hérisson et Grandemain, clercs, et Dumets, petit clerc, à déjeuner dimanche prochain, au Cheval-Rouge, sur le quai Saint-Bernard, où nous célébrerons la conquête de ce livre qui contient la charte de nos gueuletons.
Ce dimanche, 27 juin, ont été bues 12 bouteilles de différents vins trouvés exquis. On a remarqué les deux melons, les pâtés {p. 525}   au jus romanum, un filet de bœuf, une croûte aux champignonibus. Mademoiselle Mariette, illustre sœur du premier clerc et Premier Sujet de l’Académie royale de musique et de danse, ayant mis à la disposition de l’Étude des places d’orchestre pour la représentation de ce soir, il est donné acte de cette générosité. De plus, il est arrêté que les clercs se rendront en corps chez cette noble demoiselle pour la remercier, et lui déclarer qu’à son premier procès si le diable lui en envoye, elle ne paierait que les déboursés, dont acte.
Godeschal a été proclamé la fleur de la Bazoche et surtout un bon enfant. Puisse un homme qui traite si bien traiter promptement d’une Étude.

Il y avait des taches de vin, des pâtés et des paraphes qui ressemblaient à des feux d’artifice. Pour faire bien comprendre le cachet de vérité qu’on avait su imprimer à ce registre, il suffira de rapporter le procès-verbal de la prétendue réception d’Oscar.

Aujourd’hui lundi, 25 novembre 1822, après une séance tenue hier rue de la Cerisaie, quartier de l’Arsenal, chez madame Clapart, mère de l’aspirant bazochien, Oscar Husson, nous, soussignés, déclarons que le repas de réception a surpassé notre attente. Il se composait de radis noirs et roses, de cornichons, anchois, beurre et olives pour hors-d’œuvre, d’un succulent potage au riz qui témoigne d’une sollicitude maternelle, car nous y avons reconnu un délicieux goût de volaille ; et, par l’aveu du récipiendaire, nous avons appris qu’en effet l’abatis d’une belle daube préparée par les soins de madame Clapart avait été judicieusement inséré dans le pot-au-feu fait à domicile avec des soins qui ne se prennent que dans les ménages.
Item, la daube entourée d’une mer de gelée, due à la mère dudit.
Item, une langue de bœuf aux tomates qui ne nous a pas trouvés automates.
Item, une compote de pigeons d’un goût à faire croire que les anges l’avaient surveillée.
Item, une timbale de macaroni devant des pots de crème au chocolat.
Item, un dessert composé de onze plats délicats, parmi lesquels, malgré l’état d’ivresse où seize bouteilles de vins d’un choix {p. 526}   exquis nous avaient mis, nous avons remarqué une compote de pêches d’une délicatesse auguste et mirobolante.
Les vins de Roussillon et ceux de la côte du Rhône ont enfoncé complétement ceux de Champagne et de Bourgogne. Une bouteille de marasquin et une de kirsch ont, malgré du café exquis, achevé de nous plonger dans une extase œnologique telle, qu’un de nous, le sieur Hérisson, s’est trouvé dans le bois de Boulogne en se croyant encore au boulevard du Temple ; et que Jacquinaut, le petit clerc, âgé de quatorze ans, s’est adressé à des bourgeoises âgées de cinquante-sept ans, en les prenant pour des femmes faciles, dont acte.
Il est dans les statuts de notre ordre une loi sévèrement gardée, c’est de laisser les aspirants aux priviléges de la Bazoche mesurer les magnificences de leur bienvenue à leur fortune, car il est de notoriété publique que personne ne se livre à Thémis avec des rentes, et que tout clerc est assez sévèrement tenu par ses père et mère. Aussi constatons-nous avec les plus grands éloges la conduite de madame Clapart, veuve en premières noces de monsieur Husson, père de l’impétrant, et disons qu’il est digne des hourras qui ont été poussés au dessert, et avons tous signé.

Trois clercs avaient été déjà pris à cette mystification, et trois réceptions réelles étaient constatées dans ce registre imposant.

Le jour de l’arrivée de chaque néophyte à l’Étude, le petit clerc avait mis à leur place sur leur pancarte les archives architriclino-bazochiennes, et les clercs jouissaient du spectacle que présentait la physionomie du nouveau venu pendant qu’il étudiait ces pages bouffonnes. Inter pocula, chaque récipiendaire avait appris le secret de cette farce bazochienne, et cette révélation leur inspira, comme on l’espérait, le désir de mystifier les clercs à venir.

Chacun maintenant peut imaginer la figure que firent les quatre clercs et le petit clerc à ce mot d’Oscar, devenu mystificateur à son tour : — En avant le livre !

Dix minutes après cette exclamation, un beau jeune homme, d’une belle taille et d’une figure agréable, se présenta, demanda monsieur Desroches, et se nomma sans hésiter à Godeschal.

— Je suis Frédéric Marest, dit-il, et viens pour occuper ici la place de troisième clerc.

— Monsieur Husson, dit Godeschal à Oscar, indiquez à {p. 527}   monsieur sa place, et mettez-le au fait des habitudes de notre travail.

Le lendemain, le clerc trouva le livre en travers sur sa pancarte ; mais, après en avoir parcouru les premières pages, il se mit à rire, n’invita point l’Étude, et le replaça devant lui.

— Messieurs, dit-il au moment de s’en aller vers cinq heures, j’ai un cousin premier clerc de notaire chez maître Léopold Hannequin, je le consulterai sur ce que je dois faire pour ma bienvenue.

— Cela va mal, s’écria Godeschal, il n’a pas l’air d’un novice, le futur magistrat !

— Nous le taonnerons, dit Oscar.

Le lendemain à deux heures, Oscar vit entrer et reconnut dans la personne du maître clerc d’Hannequin, Georges Marest.

— Hé ! voilà l’ami d’Ali-Pacha, s’écria-t-il d’un air dégagé.

— Tiens ! vous voilà ici, monsieur l’ambassadeur, répondit Georges en se rappelant Oscar.

— Eh ! vous vous connaissez donc ? demanda Godeschal à Georges.

— Je le crois bien, nous avons fait des sottises ensemble, dit Georges, il y a de cela plus de deux ans… Oui, je suis sorti de chez Crottat pour entrer chez Hannequin, précisément à cause de cette affaire…

— Quelle affaire ? demanda Godeschal.

— Oh ! rien, répondit Georges à un signe d’Oscar. Nous avons voulu mystifier un pair de France, et c’est lui qui nous a roulés… Ah ! çà, vous voulez donc tirer une carotte à mon cousin…

— Nous ne tirons pas de carottes, dit Oscar avec dignité, voici notre charte.

Et il présenta le fameux registre à la place où se trouvait une sentence d’exclusion portée contre un réfractaire qui pour fait de ladrerie avait été forcé de quitter l’Étude en 1788.

— Je crois bien que c’est une carotte, car en voici les racines, répliqua Georges en désignant ces bouffonnes archives. Mais mon cousin et moi, nous sommes riches, nous vous flanquerons une fête comme vous n’en aurez jamais eu, et qui stimulera votre imagination au procès-verbal. À demain, dimanche, au Rocher de Cancale, à deux heures. Après, je vous mènerai passer la soirée chez madame la marquise de las Florentinas y Cabirolos, où nous jouerons et où vous trouverez l’élite des femmes de la fashion. Ainsi, messieurs de la Première Instance, reprit-il avec une morgue notariale, de la tenue, et sachez porter le vin comme les seigneurs de la Régence…

{p. 528}   — Hurrah ! cria l’Étude comme un seul homme. Bravo !… Very well !… Vivat ! vive les Marest !…

— Pontins ! s’écria le petit clerc.

— Hé ! bien, qu’y a-t-il ? demanda le patron en sortant de son cabinet. Ah ! te voilà, Georges, dit-il au premier clerc, je te devine, tu viens débaucher mes clercs. Et il rentra dans son cabinet en y appelant Oscar. — Tiens, voilà cinq cents francs, lui dit-il en ouvrant sa caisse, va au Palais, et retire du greffe des Expéditions le jugement de Vandenesse contre Vandenesse, il faut le signifier ce soir, s’il est possible. J’ai promis une prompte de vingt francs à Simon ; attends le jugement s’il n’est pas prêt, ne te laisse pas entortiller ; car Derville est capable, dans l’intérêt de son client, de nous mettre des bâtons dans les roues. Le comte Félix de Vandenesse est plus puissant que son frère l’ambassadeur, notre client. Ainsi aie les yeux ouverts, et à la moindre difficulté, reviens me trouver.

Oscar partit avec l’intention de se distinguer dans cette petite escarmouche, la première affaire qui se présentait depuis son installation.

Après le départ de Georges et d’Oscar, Godeschal entama son nouveau clerc sur la plaisanterie que cachait, à son sens, cette marquise de Las Florentinas y Cabirolos ; mais Frédéric, avec un sang-froid et un sérieux de Procureur-Général, continua la mystification de son cousin ; il persuada par sa façon de répondre et par ses manières à toute l’Étude que la marquise de Las Florentinas était la veuve d’un Grand d’Espagne, à qui son cousin faisait la cour. Née au Mexique et fille d’un créole, cette jeune et riche veuve se distinguait par le laissez-aller des femmes nées dans ces climats.

— Elle aime à rire, elle aime à boire, elle aime à chanter comme nous ! dit-il à voix basse en citant la fameuse chanson de Béranger. Georges, ajouta-t-il, est très-riche, il a hérité de son père qui était veuf, qui lui a laissé dix-huit mille livres de rentes, et avec les douze mille francs que notre oncle vient de nous laisser à chacun, il a trente mille francs par an. Aussi a-t-il payé ses dettes, et quitte-t-il le Notariat. Il espère être marquis de Las Florentinas, car la jeune veuve est marquise de son chef, et a le droit de donner ses titres à son mari.

Si les clercs restèrent extrêmement indécis à l’endroit de la comtesse, la double perspective d’un déjeuner au Rocher de Cancale et de cette soirée fashionable les mit dans une joie {p. 529}   excessive. Ils firent toutes réserves relativement à l’Espagnole pour la juger en dernier ressort, quand ils comparaîtraient par devant elle.

Cette comtesse de Las Florentinas y Cabirolos était tout bonnement mademoiselle Agathe-Florentine Cabirolle, première danseuse du théâtre de la Gaîté, chez qui l’oncle Cardot chantait la Mère Godichon. Un an après la perte très-réparable de feu madame Cardot, l’heureux négociant rencontra Florentine au sortir de la classe de Coulon. Éclairé par la beauté de cette fleur chorégraphique, Florentine avait alors treize ans, le marchand retiré la suivit jusque dans la rue Pastourelle où il eut le plaisir d’apprendre que le futur ornement du Ballet devait le jour à une simple portière. En quinze jours, la mère et la fille établies rue de Crussol y connurent une modeste aisance. Ce fut donc à ce protecteur des arts, selon la phrase consacrée, que le Théâtre dut ce jeune talent. Ce généreux Mécène rendit alors ces deux créatures presque folles de joie en leur offrant un mobilier d’acajou, des tentures, des tapis et une cuisine montée ; il leur permit de prendre une femme de ménage, et leur apporta deux cent cinquante francs par mois. Le père Cardot, orné de ses ailes de pigeon, parut alors être un ange, et fut traité comme devait l’être un bienfaiteur. Pour la passion du bonhomme, ce fut l’âge d’or.

Pendant trois ans, le chantre de la mère Godichon eut la haute politique de maintenir mademoiselle Cabirolle et sa mère dans ce petit appartement, à deux pas du théâtre ; puis il donna, par amour pour la chorégraphie, Vestris pour maître à sa protégée. Aussi eut-il, vers 1820, le bonheur de voir danser à Florentine son premier pas dans le ballet d’un mélodrame à spectacle, intitulé les Ruines de Babylone. Florentine comptait alors seize printemps. Quelque temps après ce début, le père Cardot était déjà devenu un vieux grigou pour sa protégée ; mais comme il eut la délicatesse de comprendre qu’une danseuse du Théâtre de la Gaîté avait un certain rang à garder, et qu’il porta son secours mensuel à cinq cents francs par mois, s’il ne redevint pas un ange, il fut du moins un ami pour la vie, un second père. Ce fut l’âge d’argent.

De 1820 à 1823, Florentine acquit l’expérience dont doivent jouir toutes les danseuses de dix-neuf à vingt ans. Ses amies furent les illustres Mariette et Tullia, deux Premiers Sujets de l’Opéra ; Florine, puis la pauvre Coralie, sitôt ravie aux arts, à l’amour et à {p. 530}   Camusot. Comme le petit père Cardot avait acquis de son côté cinq ans de plus, il était tombé dans l’indulgence de cette demi-paternité que conçoivent les vieillards pour les jeunes talents qu’ils ont élevés, et dont les succès sont devenus les leurs. D’ailleurs où et comment un homme de soixante-huit ans eut-il refait un attachement semblable, retrouvé de Florentine qui connût si bien ses habitudes et chez laquelle il pût chanter avec ses amis la Mère Godichon. Le petit père Cardot se trouva donc sous un joug à demi conjugal et d’une force irrésistible. Ce fut l’âge d’airain.

Pendant les cinq ans de l’âge d’or et de l’âge d’argent, Cardot économisa quatre-vingt-dix mille francs. Ce vieillard, plein d’expérience, avait prévu que, lorsqu’il arriverait à soixante-dix ans, Florentine serait majeure ; elle débuterait peut-être à l’Opéra, sans doute elle voudrait étaler le luxe d’un Premier Sujet. Quelques jours avant la soirée dont il s’agit, le père Cardot avait dépensé quarante-cinq mille francs afin de mettre sur un certain pied sa Florentine pour laquelle il avait repris l’ancien appartement où feu Coralie faisait le bonheur de Camusot. À Paris, il en est des appartements et des maisons, comme des rues, ils ont des prédestinations. Enrichie d’une magnifique argenterie, le Premier Sujet du Théâtre de la Gaîté donnait de beaux dîners, dépensait trois cents francs par mois pour sa toilette, ne sortait plus qu’en remise, avait femme de chambre, cuisinière et petit laquais. Enfin, on ambitionnait un ordre de début à l’Opéra. Le Cocon-d’Or fit alors hommage à son ancien chef de ses produits les plus splendides pour plaire à mademoiselle Cabirolle, dite Florentine, comme il avait, trois ans auparavant, comblé les vœux de Coralie, mais toujours à l’insu de la fille du père Cardot, car le père et le gendre s’entendaient à merveille pour garder le décorum au sein de la famille. Madame Camusot ne savait rien des dissipations de son mari ni des mœurs de son père. Donc, la magnificence qui éclatait rue de Vendôme chez mademoiselle Florentine eut satisfait les comparses les plus ambitieuses. Après avoir été le maître pendant sept ans, Cardot se sentait entraîné par un remorqueur d’une puissance de caprice illimitée. Mais le malheureux vieillard aimait !… Florentine devait lui fermer les yeux, il comptait lui léguer une centaine de mille francs. L’âge de fer avait commencé !

Georges Marest, riche de trente mille livres de rente, beau garçon, courtisait Florentine. Toutes les danseuses ont la {p. 531}   prétention d’aimer comme les aiment leurs protecteurs, d’avoir un jeune homme qui les mène à la promenade et leur arrange de folles parties de campagne. Quoique désintéressée, la fantaisie d’un Premier Sujet est toujours une passion qui coûte quelques bagatelles à l’heureux mortel choisi. C’est les dîners chez les restaurateurs, les loges au spectacle, les voitures pour aller aux environs de Paris et pour en revenir, des vins exquis consommés à profusion, car les danseuses vivent comme vivaient autrefois les athlètes. Georges s’amusait comme s’amusent les jeunes gens qui passent de la discipline paternelle à l’indépendance, et la mort de son oncle, en doublant presque sa fortune, changeait ses idées. Tant qu’il n’eut que les dix-huit mille livres de rente laissées par son père et sa mère, son intention fut d’être notaire ; mais, selon le mot de son cousin aux clercs de Desroches, il fallait être stupide pour commencer un état avec la fortune que l’on a quand on le quitte. Donc, le premier clerc célébrait son premier jour de liberté par ce déjeuner qui servait en même temps à payer la bienvenue de son cousin. Plus sage que Georges, Frédéric persistait à suivre la carrière du Ministère public. Comme un beau jeune homme aussi bien fait et aussi déluré que Georges pouvait très-bien épouser une riche créole, que le marquis de Las Florentinas y Cabirolos avait bien pu, dans ses vieux jours, au dire de Frédéric à ses futurs camarades, prendre pour femme plutôt une belle fille qu’une fille noble, les clercs de l’Étude de Desroches, tous issus de familles pauvres, n’ayant jamais hanté le grand monde, se mirent dans leurs plus beaux habits, assez impatients tous de voir la marquise mexicaine de Las Florentinas y Cabirolos.

— Quel bonheur, dit Oscar à Godeschal, en se levant le matin, que je me sois commandé un habit, un pantalon, un gilet neufs, une paire de bottes, et que ma chère mère m’ait fait un nouveau trousseau pour ma promotion au grade de second clerc ! J’ai six chemises à jabot et en belle toile sur les douze qu’elle m’a données… Nous allons nous montrer ! Ah ! si l’un de nous pouvait enlever la marquise à ce Georges Marest…

— Belle occupation pour un clerc de l’Étude de maître Desroches ?… s’écria Godeschal. Tu ne dompteras donc jamais ta vanité, moutard ?

— Ah ! monsieur, dit madame Clapart qui apportait à son fils des cravates et qui entendit le propos du maître clerc, Dieu veuille {p. 532}   que mon Oscar suive vos bons avis. C’est ce que je lui dis sans cesse : Imite monsieur Godeschal, écoute ses conseils !

— Il va, madame, répondit le maître clerc ; mais il ne faudrait pas faire beaucoup de maladresses comme celle d’hier pour se perdre dans l’esprit du patron. Le patron ne conçoit point qu’on ne sache pas réussir. Pour première affaire, il donne à votre fils à enlever l’expédition d’un jugement dans une affaire de succession où deux grands seigneurs, deux frères, plaident l’un contre l’autre, et Oscar s’est laissé dindonner… Le patron était furieux. C’est tout au plus si j’ai pu réparer cette sottise en allant ce matin, dès six heures, trouver le commis-greffier, de qui j’ai obtenu d’avoir le jugement demain à sept heures et demie.

— Ah ! Godeschal, s’écria Oscar en allant à son premier clerc et en lui serrant la main, vous êtes un véritable ami.

— Ah ! monsieur, dit madame Clapart, une mère est bien heureuse de savoir à son fils un ami tel que vous, et vous pouvez compter sur une reconnaissance qui ne finira qu’avec ma vie. Oscar, défie-toi de ce Georges Marest, il a été déjà la cause de ton premier malheur dans la vie.

— En quoi, donc ? demanda Godeschal.

La trop confiante mère expliqua succinctement au premier clerc l’aventure arrivée à son pauvre Oscar dans la voiture de Pierrotin.

— Je suis sûr, dit Godeschal, que ce blagueur-là nous a préparé quelque tour de sa façon pour ce soir… Moi, je n’irai pas chez la comtesse de Las Florentinas, ma sœur a besoin de moi pour les stipulations d’un nouvel engagement, je vous quitterai donc au dessert ; mais, Oscar, tiens-toi sur tes gardes. On vous fera peut-être jouer, il ne faut pas que l’Étude de Desroches recule. Tiens, tu joueras pour nous deux, voilà cent francs, dit ce brave garçon en donnant cette somme à Oscar dont la bourse allait être mise à sec par le bottier et le tailleur. Sois prudent, songe à ne pas jouer au delà de nos cent francs, ne te laisse griser ni par le jeu ni par les libations. Saperlotte ! un second clerc a déjà du poids, il ne doit pas jouer sur parole, ni dépasser une certaine limite en toute chose. Dès qu’on est second clerc, il faut songer à devenir avoué. Ainsi, ni trop boire, ni trop jouer, garder un maintien convenable, voilà la règle de ta conduite. Surtout n’oublie pas de rentrer à minuit, car demain tu dois être au Palais à sept {p. 533}   heures pour y prendre ton jugement. Il n’est pas défendu de s’amuser, mais les affaires avant tout.

— Entends-tu bien, Oscar ? dit madame Clapart. Vois combien monsieur Godeschal est indulgent, et comme il sait concilier les plaisirs de la jeunesse et les obligations de son état.

Madame Clapart, en voyant venir le tailleur et le bottier qui demandaient Oscar, resta seule un moment avec le premier clerc pour lui rendre les cent francs qu’il venait de donner.

— Ah ! monsieur ! lui dit-elle, les bénédictions d’une mère vous suivront partout et dans toutes vos entreprises.

La mère eut alors le suprême bonheur de voir son fils bien mis, elle lui apportait une montre d’or achetée de ses économies, pour le récompenser de sa conduite.

— Tu tires à la conscription dans huit jours, lui dit-elle, et comme il fallait prévoir le cas où tu aurais un mauvais numéro, je suis allée voir ton oncle Cardot, il est fort content de toi. Ravi de te savoir second clerc à vingt ans, et de tes succès à l’examen de l’École de Droit, il a promis l’argent nécessaire pour t’acheter un remplaçant. N’éprouves-tu pas un certain contentement en voyant combien une bonne conduite est récompensée ? Si tu endures des privations, songe au bonheur de pouvoir, dans cinq ans d’ici, traiter d’une Étude. Enfin pense, mon bon chat, combien tu rends ta mère heureuse…

La figure d’Oscar, un peu maigrie par l’étude, avait pris une physionomie à laquelle l’habitude des affaires imprimait une expression sérieuse. Sa croissance était finie, et sa barbe avait poussé. L’adolescence enfin faisait place à la virilité. La mère ne put s’empêcher d’admirer son fils, et l’embrassa tendrement en lui disant : — Amuse-toi, mais souviens-toi des avis de ce bon monsieur Godeschal. Ah ! tiens, j’oubliais ! voici le cadeau de notre ami Moreau, un joli portefeuille.

— J’en ai d’autant plus besoin, que le patron m’a remis cinq cents francs pour retirer ce damné jugement Vandenesse contre Vandenesse, et que je ne veux pas les laisser dans ma chambre.

— Tu vas les garder sur toi, dit la mère effrayée. Et si tu perdais une pareille somme ! ne devrais-tu pas plutôt la confier à monsieur Godeschal ?

— Godeschal ? cria Oscar qui trouva l’idée de sa mère excellente.

Godeschal, comme tous les clercs le dimanche, avait l’emploi de son temps entre dix heures et deux heures, il était déjà parti.

{p. 534}   Quand sa mère l’eut quitté7, Oscar alla flâner sur les boulevards en attendant l’heure du déjeuner. Comment ne pas promener cette belle toilette qu’il portait avec un orgueil et un plaisir que se rappelleront tous les jeunes gens qui se sont trouvés dans la gêne au début de la vie ? Un joli gilet de cachemire à fond bleu et à châle, un pantalon de casimir noir à plis, un habit noir bien fait, et une canne à pomme de vermeil achetée de ses économies causaient une joie assez naturelle à ce pauvre garçon qui pensait à la manière dont il était vêtu le jour du voyage à Presles, en se souvenant de l’effet que Georges avait alors produit sur lui. Oscar avait en perspective une journée de délices, il devait voir le soir le beau monde pour la première fois ! Avouons-le ? chez un clerc sevré de plaisirs, et qui, depuis si long-temps, aspirait à quelque débauche, les sens déchaînés pouvaient lui faire oublier les sages recommandations de Godeschal et de sa mère. À la honte de la jeunesse, jamais les conseils et les avis ne manquent. Outre les recommandations du matin, Oscar éprouvait en lui-même un mouvement d’aversion contre Georges, il se sentait humilié devant ce témoin de la scène du salon de Presles, quand Moreau l’avait jeté aux pieds du comte de Sérisy. L’Ordre Moral a ses lois, elles sont implacables, et l’on est toujours puni de les avoir méconnues. Il en est une surtout à laquelle l’animal lui-même obéit sans discussion, et toujours. C’est celle qui nous ordonne de fuir quiconque nous a nui une première fois, avec ou sans intention, volontairement ou involontairement. La créature de qui nous avons reçu dommage ou déplaisir nous sera toujours funeste. Quel que soit son rang, à quelque degré d’affection qu’elle nous appartienne, il faut rompre avec elle, elle nous est envoyée par notre mauvais génie. Quoique le sentiment chrétien s’oppose à cette conduite, l’obéissance à cette loi terrible est essentiellement sociale et conservatrice. La fille de Jacques II, qui s’assit sur le trône de son père, avait dû lui faire plus d’une blessure avant l’usurpation. Judas avait certainement donné quelque coup meurtrier à Jésus avant de le trahir. Il est en nous une vue intérieure, l’œil de l’âme, qui pressent les catastrophes, et la répugnance que nous éprouvons pour cet être fatal, est le résultat de cette prévision ; si la religion nous ordonne de la vaincre, il nous reste la défiance dont la voix doit être incessamment écoutée. Oscar pouvait-il, à vingt ans, avoir tant de sagesse ? {p. 535}   Hélas ! quand, à deux heures et demie, Oscar entra dans le salon du Rocher de Cancale où se trouvaient trois invités, outre les clercs, à savoir : un vieux capitaine de dragons, nommé Giroudeau ; Finot, journaliste qui pouvait faire débuter Florentine à l’Opéra ; du Bruel, un auteur ami de Tullia, l’une des rivales de Mariette à l’Opéra, le second clerc sentit son hostilité secrète s’évanouir aux premières poignées de main, dans les premiers élans d’une causerie entre jeunes gens, devant une table de douze couverts splendidement servie. Georges fut d’ailleurs charmant pour Oscar.

— Vous suivez, lui dit-il, la diplomatie privée, car quelle différence y a-t-il entre un ambassadeur et un avoué ? uniquement celle qui sépare une nation d’un individu. Les ambassadeurs sont les avoués des peuples ! Si je puis vous être utile, venez me trouver.

— Ma foi, dit Oscar, je puis vous l’avouer aujourd’hui, vous avez été la cause d’un grand malheur pour moi…

— Bah ! fit Georges après avoir écouté le récit des tribulations du clerc ; mais c’est monsieur de Sérisy qui s’est mal conduit. Sa femme ?… je n’en voudrais pas. Et le comte a beau être Ministre d’État, pair de France, je ne voudrais pas être dans sa peau rouge. C’est un petit esprit, je me moque bien de lui maintenant.

Oscar entendit avec un vrai plaisir les plaisanteries de Georges sur le comte de Sérisy, car elles diminuaient, en quelque sorte, la gravité de sa faute ; et il abonda dans le sens haineux de l’ex-clerc de notaire qui s’amusait à prédire à la Noblesse les malheurs que la Bourgeoisie rêvait alors, et que 1830 devait réaliser. À trois heures et demie, on se mit à officier. Le dessert n’apparut qu’à huit heures, chaque service exigea deux heures. Il n’y a que des clercs pour manger ainsi ! Les estomacs de dix-huit à vingt ans sont, pour la Médecine, des faits inexplicables. Les vins furent dignes de Borrel, qui remplaçait à cette époque l’illustre Balaine, le créateur du premier des restaurants parisiens pour la délicatesse et la perfection de la cuisine, c’est-à-dire du monde entier.

On rédigea le procès-verbal de ce festin de Balthazar au dessert, en commençant par : inter pocula aurea restauranti, qui vulgo dicitur Rupes Cancali. D’après ce début, chacun peut imaginer la belle page qui fut ajoutée sur ce Livre d’Or des déjeuners bazochiens.

Godeschal disparut après avoir signé, laissant les onze convives, stimulés par l’ancien capitaine de la Garde Impériale, se livrer aux {p. 536}   vins, aux toasts et aux liqueurs d’un dessert dont les pyramides de fruits et de primeurs ressemblaient aux obélisques de Thèbes. À dix heures et demie, le petit clerc de l’Étude fut dans un état qui ne lui permit plus de rester, Georges l’emballa dans un fiacre en donnant l’adresse de la mère et payant la course. Les dix convives, tous gris comme Pitt et Dundas, parlèrent alors d’aller à pied par les boulevarts, vu la beauté du temps, chez la marquise de Las Florentinas y Cabirolos, où, vers minuit, ils devaient trouver la plus brillante société. Tous avaient soif de respirer l’air à pleins poumons ; mais, excepté Georges, Giroudeau, Du Bruel et Finot, habitués aux orgies parisiennes, personne ne put marcher. Georges envoya chercher trois calèches chez un loueur de voitures, et promena son monde pendant une heure sur les boulevarts extérieurs, depuis Montmartre jusqu’à la barrière du Trône. On revint par Bercy, les quais et les boulevarts, jusqu’à la rue de Vendôme.

Les clercs voletaient encore dans le ciel meublé de fantaisies où l’Ivresse enlève les jeunes gens, quand leur amphitryon les introduisit au milieu des salons de Florentine. Là, scintillaient des princesses de théâtre qui, sans doute instruites de la plaisanterie de Frédéric, s’amusaient à singer les femmes comme il faut. On prenait alors des glaces. Les bougies allumées faisaient flamber les candélabres. Les laquais de Tullia, de madame du Val-Noble et de Florine, tous en grande livrée, servaient des friandises sur des plateaux d’argent. Les tentures, chefs-d’œuvre de l’industrie lyonnaise, rattachées par des cordelières d’or, étourdissaient les regards. Les fleurs des tapis ressemblaient à un parterre. Les plus riches babioles, des curiosités papillotaient aux yeux. Dans le premier moment et dans l’état où Georges les avait mis, les clercs et surtout Oscar crurent à la marquise de Las Florentinas y Cabirolos. L’or reluisait sur quatre tables de jeu dressées dans la chambre à coucher. Dans le salon, les femmes s’adonnaient à un vingt-et-un tenu par Nathan, le célèbre auteur. Après avoir erré, gris et presque endormis, sur les sombres boulevards extérieurs, les clercs se réveillaient donc dans un vrai palais d’Armide. Oscar, présenté par Georges à la prétendue marquise, resta tout hébété, ne reconnaissant pas la danseuse de la Gaîté dans cette femme aristocratiquement décolletée, enrichie de dentelles, presque semblable à une vignette de Kepseake, et qui le reçut avec des grâces et des façons sans analogie dans le souvenir ou dans l’imagination d’un clerc tenu si {p. 537}   sévèrement. Après avoir admiré toutes les richesses de cet appartement, les belles femmes qui s’y gaudissaient, et qui toutes avaient fait assaut de toilette entre elles pour l’inauguration de cette splendeur, Oscar fut pris par la main et conduit par Florentine à la table du vingt-et-un.

— Venez, que je vous présente à la belle marquise d’Anglade, une de mes amies…

Et elle mena le pauvre Oscar à la jolie Fanny-Beaupré qui remplaçait depuis deux ans feu Coralie dans les affections de Camusot. Cette jeune actrice venait de se faire une réputation dans un rôle de marquise d’un mélodrame de la Porte-Saint-Martin, intitulé : la Famille d’Anglade, un succès du temps.

— Tiens, ma chère, dit Florentine, je te présente un charmant enfant que tu peux associer à ton jeu.

— Ah ! voilà qui sera gentil, répondit avec un charmant sourire l’actrice en toisant Oscar, je perds, nous allons être de moitié, n’est-ce pas ?

— Madame la marquise, je suis à vos ordres, dit Oscar en s’asseyant auprès de la jolie actrice.

— Mettez l’argent, dit-elle, je le jouerai, vous me porterez bonheur ! Tenez, voilà mes derniers cent francs…

Et la fausse marquise sortit d’une bourse, dont les coulants étaient ornés de diamants, cinq pièces d’or. Oscar tira ses cent francs en pièces de cent sous, honteux déjà de mêler d’ignobles écus à des pièces d’or. En dix tours l’actrice perdit les deux cents francs.

— Allons, c’est bête, s’écria-t-elle, je vais faire la banque, moi. Nous restons ensemble, n’est-ce pas ? dit-elle à Oscar.

Fanny-Beaupré s’était levée, et le jeune clerc, qui se vit comme elle l’objet de l’attention de toute la table, n’osa pas se retirer en disant que sa bourse logeait le diable. Oscar se trouva sans voix, sa langue devenue lourde resta collée à son palais.

— Prête-moi cinq cents francs ? dit l’actrice à la danseuse.

Florentine apporta cinq cents francs qu’elle alla prendre à Georges qui venait de passer huit fois à l’écarté.

— Nathan a gagné douze cents francs, dit l’actrice au clerc, les banquiers gagnent toujours, ne nous laissons pas embêter, lui souffla-t-elle dans l’oreille.

Les gens qui ont du cœur, de l’imagination et de l’entraînement, comprendront comment le pauvre Oscar ouvrit son portefeuille, et {p. 538}   en sortit le billet de cinq cents francs. Il regardait Nathan, le célèbre auteur, qui se remit avec Florine à jouer gros jeu contre la banque.

— Allons, mon petit, empoignez, lui cria Fanny-Beaupré en faisant signe à Oscar de ramasser deux cents francs que Florine et Nathan avaient pontés.

L’actrice ne ménageait pas les plaisanteries et les railleries à ceux qui perdaient. Elle animait le jeu par des lazzis qu’Oscar trouvait bien singuliers ; mais la joie étouffa ces réflexions, car les deux premiers tours produisirent un gain de deux mille francs. Oscar avait envie de feindre une indisposition et de s’enfuir en laissant là sa partenaire, mais l’honneur le clouait là. Trois autres tours enlevèrent les bénéfices. Oscar se sentit une sueur froide dans le dos, il se dégrisa complétement. Les deux derniers tours enlevèrent les mille francs de la mise en commun, Oscar eut soif et avala coup sur coup trois verres de punch glacé. L’actrice emmena le pauvre clerc dans la chambre à coucher en lui débitant des fariboles. Mais là le sentiment de sa faute accabla tellement Oscar, à qui la figure de Desroches apparut comme en songe, qu’il alla s’asseoir sur une magnifique ottomane, dans un coin sombre ; il se mit un mouchoir sur les yeux : il pleurait ! Florentine aperçut cette pose de la douleur qui possède un caractère sincère et qui devait frapper une mime ; elle courut à Oscar, lui ôta son bandeau8, vit les larmes, et l’emmena dans un boudoir.

— Qu’as-tu, mon petit ? lui demanda-t-elle.

À cette voix, à ce mot, à l’accent, Oscar, qui reconnut une bonté maternelle dans la bonté des filles, répondit : — J’ai perdu cinq cents francs que mon patron m’a remis pour retirer demain un jugement, je n’ai plus qu’à me jeter à l’eau, je suis déshonoré…

— Êtes-vous bête ? dit Florentine, restez là, je vais vous apporter mille francs, vous tâcherez de tout regagner ; mais ne risquez que cinq cents francs, afin de conserver l’argent de votre patron. Georges joue crânement bien l’écarté, pariez pour lui…

Dans la cruelle position où se trouvait Oscar, il accepta la proposition de la maîtresse de la maison.

— Ah ! se dit-il, il n’y a que des marquises capables de ces traits-là… Belle, noble et richissime, est-il heureux, ce Georges !

Il reçut de Florentine les mille francs en or, et vint parier pour son mystificateur. Georges avait déjà passé quatre fois, quand Oscar vint se mettre de son côté. Les joueurs virent arriver ce {p. 539}   nouveau parieur avec plaisir, car tous, avec l’instinct des joueurs, se rangèrent du côté de Giroudeau, le vieil officier de l’Empire.

— Messieurs, dit Georges, vous serez punis de votre défection, je me sens en veine, allons, Oscar, nous les enfoncerons !

Georges et son partenaire perdirent cinq parties de suite. Après avoir dissipé ses mille francs, Oscar, que la rage du jeu saisit, voulut prendre les cartes. Par l’effet d’un hasard assez commun à ceux qui jouent pour la première fois, il gagna ; mais Georges lui fit tourner la tête par des conseils ; il lui disait de jeter des cartes et les lui arrachait souvent des mains, en sorte que la lutte de ces deux volontés, de ces deux inspirations, nuisit au jet de la veine. Aussi, vers trois heures du matin, après des retours de fortune et des gains inespérés, en buvant toujours du punch, Oscar arriva-t-il à ne plus avoir que cent francs. Il se leva la tête lourde et perdue, fit quelques pas et tomba dans le boudoir sur un sofa, les yeux fermés par un sommeil de plomb.

— Mariette, disait Fanny-Beaupré à la sœur de Godeschal qui était arrivée à deux heures après minuit, veux-tu dîner ici demain, mon Camusot y sera avec le père Cardot, nous les ferons enrager ?…

— Comment ? s’écria Florentine, mais mon vieux chinois ne m’a pas prévenue.

— Il doit venir ce matin te prévenir qu’il chante la Mère Godichon, reprit Fanny-Beaupré, c’est bien le moins qu’il étrenne son appartement, ce pauvre homme.

— Que le diable l’emporte avec ses orgies ! s’écria Florentine. Lui et son gendre, ils sont pires que des magistrats ou que des directeurs de théâtre. Après tout, on dîne très-bien ici, Mariette, dit-elle au Premier Sujet de l’Opéra, Cardot commande toujours le menu chez Chevet, viens avec ton duc de Maufrigneuse, nous rirons, nous les ferons danser en Tritons !

En entendant les noms de Cardot et de Camusot, Oscar fit un effort pour vaincre le sommeil ; mais il ne put que balbutier un mot qui ne fut pas entendu, et retomba sur le coussin de soie.

— Tiens, tu as des provisions pour ta nuit, dit en riant à Florentine Fanny-Beaupré.

— Oh ! le pauvre garçon ! il est ivre de punch et de désespoir, c’est le second clerc de l’Étude où est ton frère, dit Florentine à Mariette, il a perdu l’argent que son patron lui a remis pour les {p. 540}   affaires de l’Étude. Il voulait se tuer, et je lui ai prêté mille francs que ces brigands de Finot et de Giroudeau lui ont gagnés. Pauvre innocent !

— Mais il faut le réveiller, dit Mariette, mon frère ne badine pas, ni son patron non plus.

— Oh ! réveille-le si tu peux, et emmène-le, dit Florentine en retournant dans ses salons pour recevoir les adieux de ceux qui s’en allaient.

On se mit à danser des danses dites de caractère, et quand vint le jour, Florentine se coucha, fatiguée, en oubliant Oscar à qui personne ne songea, mais qui dormait du plus profond sommeil.

Vers onze heures du matin, une voix terrible éveilla le clerc qui, reconnaissant son oncle Cardot, crut se tirer d’embarras en feignant de dormir et se tenant la face dans les beaux coussins de velours jaune sur lesquels il avait passé la nuit.

— Vraiment, ma petite Florentine, disait le respectable vieillard, ce n’est ni sage ni gentil, tu as dansé hier dans les Ruines, et tu as passé la nuit à une orgie ? Mais c’est vouloir perdre ta fraîcheur, sans compter qu’il y a vraiment de l’ingratitude à inaugurer ces magnifiques appartements sans moi, avec des étrangers, à mon insu !… Qui sait ce qui est arrivé ?

— Vieux monstre ! s’écria Florentine, n’avez-vous pas une clef pour entrer à toute heure et à tout moment chez moi ? Le bal a fini à cinq heures et demie, et vous avez la cruauté de me réveiller à onze heures !…

— Onze heures et demie, Titine, fit humblement observer Cardot, je me suis levé de bonne heure pour commander à Chevet un dîner d’archevêque… Ils ont abîmé tes tapis, quel monde as-tu donc reçu ?…

— Vous ne devriez pas vous en plaindre, car Fanny-Beaupré m’a dit que vous veniez avec Camusot, et pour vous faire plaisir j’ai invité Tullia, du Bruel, Mariette, le duc de Maufrigneuse, Florine et Nathan. Ainsi, vous aurez les cinq plus belles créatures qui jamais aient été vues à la lumière d’une rampe ! et l’on vous dansera des pas de Zéphyr.

— C’est se tuer que de mener une pareille vie ! s’écria le père Cardot. Et combien de verres cassés ! Quel pillage ! l’antichambre fait frémir…

En ce moment l’agréable vieillard resta stupide et comme {p. 541}   charmé, semblable à un oiseau qu’un reptile attire. Il apercevait le profil d’un jeune corps habillé de drap noir.

— Ah ! mademoiselle Cabirolle !… dit-il enfin.

— Eh ! bien, quoi ? demanda-t-elle.

Le regard de la danseuse prit la direction de celui du petit père Cardot ; et, quand elle eut reconnu le second clerc, elle fut prise d’un fou rire qui non-seulement interloqua le vieillard, mais qui contraignit Oscar à se montrer, car Florentine le prit par le bras et pouffa de rire en voyant les deux mines contrites de l’oncle et du neveu.

— Vous ici, mon neveu ?…

— Ah ! c’est votre neveu ? s’écria Florentine dont le fou rire recommença. Vous ne m’aviez jamais parlé de ce neveu-là. Mariette ne vous a donc pas emmené ? dit-elle à Oscar qui resta pétrifié. Que va-t-il devenir, ce pauvre garçon ?

— Ce qu’il voudra, répliqua sèchement le bonhomme Cardot qui marcha vers la porte pour s’en aller.

— Un instant, papa Cardot, vous allez tirer votre neveu du mauvais pas où il est par ma faute, car il a joué l’argent de son patron, cinq cents francs, qu’il a perdus, outre mille francs à moi que je lui ai donnés pour se rattraper.

— Malheureux, tu as perdu quinze cents francs au jeu ? à ton âge !

— Oh ! mon oncle, mon oncle, s’écria le pauvre Oscar que ces paroles plongèrent à fond dans l’horreur de sa position et qui se jeta devant son oncle à genoux, les mains jointes. Il est midi, je suis perdu, déshonoré… Monsieur Desroches sera sans pitié ! Il s’agit d’une affaire importante à laquelle il met son amour-propre. Je devais aller chercher ce matin au Greffe le jugement Vandenesse contre Vandenesse ! Qu’est-il arrivé ?… Que vais-je devenir ?… Sauvez-moi, par le souvenir de mon père et de ma tante !… Venez avec moi chez monsieur Desroches, expliquez-lui cela, trouvez des prétextes !…

Ces phrases étaient jetées à travers des pleurs et des sanglots qui eussent attendri les sphinx du désert de Louqsor.

— Eh ! bien, vieux grigou, s’écria la danseuse qui pleurait, laisserez-vous déshonorer votre propre neveu, le fils de l’homme à qui vous devez votre fortune, car il se nomme Oscar Husson ! sauvez-le, ou Titine te renie pour son milord !

— Mais comment se trouve-t-il ici ? demanda le vieillard.

{p. 542}   — Hé ! pour avoir oublié l’heure d’aller chercher le jugement dont il parle, ne voyez-vous pas qu’il s’est grisé, qu’il est tombé là de sommeil et de fatigue ? Georges et son cousin Frédéric ont régalé les clercs de Desroches au Rocher de Cancale, hier.

Le père Cardot regardait la danseuse en hésitant.

— Allons donc, vieux singe, est-ce que je ne l’aurais pas mieux caché s’il en était autrement ? s’écria-t-elle.

— Tiens, voilà cinq cents francs, drôle ! dit Cardot à son neveu, c’est tout ce que tu auras de moi jamais ! Va t’arranger avec ton patron si tu peux. Je rendrai les mille francs que mademoiselle t’a prêtés ; mais je ne veux plus entendre parler de toi.

Oscar se sauva sans vouloir en entendre davantage ; mais, une fois dans la rue, il ne sut plus où aller.

Le hasard qui perd les gens et le hasard qui les sauve firent des efforts égaux pour et contre Oscar dans cette terrible matinée ; mais il devait succomber avec un patron qui ne démordait pas d’une affaire une fois entamée. En rentrant chez elle, Mariette, épouvantée de ce qui pouvait arriver au pupille de son frère, avait écrit à Godeschal un mot dans lequel elle mit un billet de cinq cents francs, en prévenant son frère de la griserie et des malheurs advenus à Oscar. Cette bonne fille s’endormit en recommandant à sa femme de chambre d’aller porter ce petit paquet chez Desroches avant sept heures. De son côté, Godeschal, en se levant à six heures, ne trouva point Oscar. Il devina tout. Il prit cinq cents francs sur ses économies, et courut chez le greffier chercher le jugement, afin de présenter la signification à la signature de Desroches à huit heures. Desroches, toujours levé dès quatre heures, entra dans son Étude à sept heures. La femme de chambre de Mariette, ne trouvant point le frère de sa maîtresse à sa mansarde, descendit à l’Étude, et y fut reçue par Desroches à qui naturellement elle présenta le paquet. — « Est-ce pour affaire d’Étude ? demanda le patron, je suis monsieur Desroches. — Voyez, monsieur ? » dit la femme de chambre. Desroches ouvrit la lettre et la lut. En y voyant un billet de cinq cents francs, il rentra dans son cabinet, furieux contre son second clerc. Il entendit, à sept heures et demie, Godeschal qui dictait la signification du jugement au deuxième premier clerc, et quelques instants après le bon Godeschal entra triomphant chez son patron.

{p. 543}   — Est-ce Oscar Husson qui est allé ce matin chez Simon ? demanda Desroches.

— Oui, monsieur, répondit Godeschal.

— Qui donc lui a donné l’argent ? fit l’avoué.

— Vous, dit Godeschal, samedi.

— Il pleut donc des billets de cinq cents francs ? s’écria Desroches. Tenez, Godeschal, vous êtes un brave garçon ; mais le petit Husson ne mérite pas tant de générosité. Je hais les imbéciles, mais je hais encore davantage les gens qui font des fautes malgré les soins paternels dont on les entoure. Il remit à Godeschal la lettre de Mariette et le billet de cinq cents francs qu’elle envoyait. — Vous m’excuserez de l’avoir ouverte, reprit-il, la soubrette de votre sœur m’a dit que c’était pour affaire d’Étude. Vous congédierez Oscar.

— Le pauvre petit malheureux m’a-t-il donné du mal ? dit Godeschal. Ce grand vaurien de Georges Marest est son mauvais génie, il faut qu’il le fuie comme la peste ; car je ne sais pas ce dont il serait cause à une troisième rencontre.

— Comment cela ? dit Desroches.

Godeschal raconta sommairement la mystification du voyage à Presles.

— Ah ! dit l’avoué, dans le temps Joseph Bridau m’a parlé de cette farce, c’est à cette rencontre que nous avons dû la faveur du comte de Sérisy pour monsieur son frère.

En ce moment Moreau se montra, car il se trouvait une affaire importante pour lui dans cette succession Vandenesse. Le marquis voulait vendre en détail la terre de Vandenesse, et le comte son frère s’y opposait. Le marchand de biens essuya donc le premier feu des justes plaintes, des sinistres prophéties que Desroches fulmina contre son ex-second clerc, et il en résulta chez le plus ardent protecteur de ce malheureux enfant cette opinion que la vanité d’Oscar était incorrigible.

— Faites-en un avocat, dit Desroches, il n’a plus que sa thèse à passer ; dans ce métier-là, ses défauts deviendront peut-être des qualités, car l’amour-propre donne de la langue à la moitié des avocats.

En ce moment Clapart tombé malade, était gardé par sa femme, tâche pénible, devoir sans aucune récompense. L’employé tourmentait cette pauvre créature, qui jusqu’alors ignorait les atroces ennuis et les taquineries venimeuses que se permet, dans le tête-à-tête de toute une journée, un homme imbécile à demi et {p. 544}   que la misère rendait sournoisement furieux. Enchanté de fourrer une pointe acérée dans le coin sensible de ce cœur de mère, il avait en quelque sorte deviné les appréhensions que l’avenir, la conduite et les défauts d’Oscar inspiraient à la pauvre femme. En effet, quand une mère a reçu de son enfant un assaut semblable à celui de l’affaire de Presles, elle est en des transes continuelles ; et, à la manière dont sa femme vantait Oscar toutes les fois qu’il obtenait un succès, Clapart reconnaissait l’étendue des inquiétudes secrètes de la mère, et il les réveillait à tout propos.

— Enfin, Oscar va mieux que je ne l’espérais ; je me le disais bien, son voyage à Presles n’était qu’une inconséquence de jeunesse. Quels sont les jeunes gens qui ne commettent pas de fautes ? Ce pauvre enfant ! il supporte héroïquement des privations qu’il n’eût pas connues si son pauvre père avait vécu. Dieu veuille qu’il sache contenir ses passions ! etc., etc.

Or, pendant que tant de catastrophes se passaient rue de Vendôme et rue de Béthisy, Clapart assis au coin du feu, enveloppé dans une méchante robe de chambre, regardait sa femme, occupée à faire à la cheminée de la chambre à coucher tout ensemble le bouillon, la tisane de Clapart et son déjeuner à elle.

— Mon Dieu, je voudrais bien savoir comment a fini la journée d’hier ! Oscar devait déjeuner au Rocher-de-Cancale et aller le soir chez une marquise…

— Oh ! soyez tranquille, tôt ou tard le pot aux roses se découvrira, lui dit son mari. Est-ce que vous croyez à cette marquise ? Allez ! un jeune homme qui a des sens, après tout, et des goûts de dépense, comme Oscar, trouve des marquises en Espagne, à prix d’or ? Il vous tombera quelque matin sur les bras avec des dettes…

— Vous ne savez qu’inventer pour me désespérer ! s’écria madame Clapart. Vous vous êtes plaint que mon fils mangeait vos appointements, et jamais il ne vous a rien coûté. Voici deux ans que vous n’avez aucun prétexte pour dire du mal d’Oscar, le voilà maintenant second clerc, son oncle et monsieur Moreau pourvoient à tout, et il a d’ailleurs huit cents francs d’appointements. Si nous avons du pain durant nos vieux jours, nous le devrons à ce cher enfant. En vérité, vous êtes d’une injustice…

— Vous appelez mes prévisions de l’injustice, répondit aigrement le malade.

En ce moment on sonna vivement. Madame Clapart courut ouvrir la porte, {p. 545}   et resta dans la première pièce avec Moreau, qui venait adoucir le coup que la nouvelle légèreté d’Oscar devait porter à sa pauvre mère.

— Comment, il a perdu l’argent de l’Étude ! s’écria madame Clapart en pleurant.

— Hein ! quand je vous le disais ? s’écria Clapart qui se montra comme un spectre à la porte du salon où la curiosité l’avait attiré.

— Mais qu’allons-nous faire de lui ? demanda madame Clapart que la douleur rendit insensible à cette piqûre de Clapart.

— S’il portait mon nom, répondit Moreau, je le verrais tranquillement tirer à la conscription ; et, s’il amenait un mauvais numéro, je ne lui payerais pas un homme pour le remplacer. Voici la seconde fois que votre fils commet des sottises par vanité. Eh ! bien, la vanité lui inspirera peut-être des actions d’éclat, qui le recommanderont dans cette carrière. D’ailleurs, six ans de service militaire lui mettront du plomb dans la tête ; et, comme il n’a que sa thèse à passer, il ne sera pas si malheureux de se trouver avocat à vingt-six ans, s’il veut continuer le métier du barreau après avoir payé, comme on dit, l’impôt du sang. Cette fois, du moins, il aura été puni sévèrement, il aura pris de l’expérience, et contracté l’habitude de la subordination. Avant de faire son stage au Palais, il aura fait son stage dans la vie.

— Si c’est là votre arrêt pour un fils, dit madame Clapart, je vois que le cœur d’un père ne ressemble en rien à celui d’une mère. Mon pauvre Oscar, soldat ?…

— Aimez-vous mieux le voir se jeter la tête la première dans la Seine après avoir commis une action déshonorante ? Il ne peut plus être avoué, le trouvez-vous assez sage pour le mettre avocat ?… En attendant l’âge de raison, que deviendra-t-il ? un mauvais sujet ; au moins la discipline vous le conservera…

— Ne peut-il aller dans une autre Étude ? son oncle Cardot lui payera certainement son remplaçant, il lui dédiera sa thèse.

En ce moment, le bruit d’un fiacre, dans lequel tenait tout le mobilier d’Oscar, annonça le malheureux jeune homme qui ne tarda pas à se montrer.

— Ah ! te voilà, monsieur Joli-Cœur ? s’écria Clapart.

Oscar embrassa sa mère et tendit à monsieur Moreau une main que celui-ci refusa de serrer, Oscar répondit à ce mépris par un regard auquel le reproche donna une hardiesse qu’on ne lui connaissait pas.

{p. 546}   — Écoutez, monsieur Clapart, dit l’enfant devenu homme, vous ennuyez diablement ma pauvre mère, et c’est votre droit ; elle est, pour son malheur, votre femme. Mais moi, c’est autre chose ! Me voilà majeur dans quelques mois ; or, vous n’avez aucun droit sur moi, quand même je serais mineur. On ne vous a jamais rien demandé ! Grâce à monsieur que voici, je ne vous ai pas coûté deux liards, je ne vous dois aucune espèce de reconnaissance ; ainsi, laissez-moi tranquille.

Clapart, en entendant cette apostrophe, regagna sa bergère au coin du feu. Le raisonnement du second clerc et la fureur intérieure du jeune homme de vingt ans, qui venait de recevoir une leçon de son ami Godeschal, imposèrent pour toujours silence à l’imbécillité du malade.

— Un entraînement auquel vous eussiez succombé tout comme moi quand vous aviez mon âge, dit Oscar à Moreau, m’a fait commettre une faute que Desroches trouve grave et qui n’est qu’une peccadille. Je m’en veux bien plus d’avoir pris Florentine de la Gaîté pour une marquise, et des actrices pour des femmes comme il faut, que d’avoir perdu quinze cents francs au milieu d’une petite débauche où tout le monde, même Godeschal, était dans les vignes du seigneur. Cette fois, du moins, je n’ai nui qu’à moi. Me voici corrigé. Si vous voulez m’aider, monsieur Moreau, je vous jure que les six ans, pendant lesquels je dois rester clerc avant de pouvoir traiter, se passeront sans…

— Halte-là, dit Moreau, j’ai trois enfants, et je ne peux m’engager à rien…

— Bien, bien, dit à son fils madame Clapart en jetant un regard de reproche à Moreau, ton oncle Cardot…

— Il n’y a plus d’oncle Cardot, répondit Oscar qui raconta la scène de la rue de Vendôme.

Madame Clapart, qui sentit ses jambes se dérober sous le poids de son corps, alla tomber sur une chaise de la salle à manger, comme foudroyée.

— Tous les malheurs ensemble !… dit-elle en s’évanouissant.

Moreau prit la pauvre mère dans ses bras et la porta sur le lit dans la chambre à coucher. Oscar demeurait immobile et comme foudroyé.

— Tu n’as plus qu’à te faire soldat, dit le marchand de biens en revenant à Oscar. Ce niais de Clapart ne me paraît pas avoir {p. 547}   trois mois à vivre, ta mère restera sans un sou de rente, ne dois-je pas réserver pour elle le peu d’argent dont je puis disposer ? Voilà ce qu’il m’était impossible de te dire devant ta mère. Soldat, tu mangeras du pain, et tu réfléchiras à la vie comme elle est pour les enfants sans fortune.

— Je puis tirer un bon numéro, dit Oscar.

— Après ? Ta mère a bien rempli ses devoirs de mère envers toi : elle t’a donné de l’éducation, elle t’avait mis dans le bon chemin, tu viens d’en sortir, que tenterais-tu ? Sans argent, on ne peut rien, tu le sais aujourd’hui ; et tu n’es pas homme à commencer une carrière en mettant habit bas et prenant la veste du manœuvre ou de l’ouvrier. D’ailleurs, ta mère t’aime, veux-tu la tuer ? Elle mourrait en te voyant tombé si bas.

Oscar s’assit et ne retint plus ses larmes qui coulèrent en abondance. Il comprenait aujourd’hui ce langage, si complètement inintelligible pour lui lors de sa première faute.

— Les gens sans fortune doivent être parfaits ! dit Moreau sans soupçonner la profondeur de cette cruelle sentence.

— Mon sort ne sera pas long-temps indécis, je tire après demain, répondit Oscar. D’ici là je résoudrai mon avenir.

Moreau, désolé malgré son maintien sévère, laissa le ménage de la rue de la Cerisaie dans le désespoir. Trois jours après, Oscar amena le numéro vingt-sept. Dans l’intérêt de ce pauvre garçon, l’ancien régisseur de Presles eut le courage d’aller demander à monsieur le comte de Sérisy sa protection pour faire appeler Oscar dans la cavalerie. Or, le fils du Ministre-d’État ayant été classé dans les derniers en sortant de l’École Polytechnique, était entré par faveur sous-lieutenant dans le régiment de cavalerie du duc de Maufrigneuse. Oscar eut donc, dans son malheur, le petit bonheur d’être, sur la recommandation du comte de Sérisy, incorporé dans ce beau régiment avec la promesse d’être promu fourrier au bout d’un an. Ainsi le hasard mit l’ex-clerc sous les ordres du fils de monsieur de Sérisy.

Après avoir langui pendant quelques jours, tant elle fut vivement atteinte par ces catastrophes, madame Clapart se laissa dévorer par certains remords qui saisissent les mères dont la conduite a été jadis légère et qui dans leur vieillesse inclinent au repentir. Elle se considéra comme une créature maudite. Elle attribua les misères de son second mariage et les malheurs de son fils à une vengeance {p. 548}   de Dieu qui lui faisait expier les fautes et les plaisirs de sa jeunesse. Cette opinion fut bientôt une certitude pour elle. La pauvre mère alla se confesser, pour la première fois depuis quarante ans, au vicaire de Saint-Paul, l’abbé Gaudron, qui la jeta dans les pratiques de la dévotion. Mais une âme aussi maltraitée et aussi aimante que celle de madame Clapart devait devenir simplement pieuse. L’ancienne Aspasie du Directoire voulut racheter ses péchés pour attirer les bénédictions de Dieu sur la tête de son pauvre Oscar, elle se voua donc bientôt aux exercices et aux œuvres de la piété la plus vive. Elle crut avoir attiré l’attention du Ciel après avoir réussi à sauver monsieur Clapart, qui, grâce à ses soins, vécut pour la tourmenter ; mais elle voulut voir, dans les tyrannies de cet esprit faible, des épreuves infligées par la Main qui caresse en châtiant. Oscar, d’ailleurs, se conduisit si parfaitement, qu’en 1830 il était maréchal-des-logis-chef dans la compagnie du vicomte de Sérisy, ce qui lui donnait le grade de sous-lieutenant dans la Ligne, le régiment du duc de Maufrigneuse appartenant à la Garde-Royale. Oscar Husson avait alors vingt-cinq ans. Comme la Garde-Royale tenait toujours garnison à Paris ou dans un rayon de trente lieues autour de la capitale, il venait voir sa mère de temps en temps, et lui confiait ses douleurs, car il avait assez d’esprit pour comprendre qu’il ne serait jamais officier. À cette époque, les grades dans la cavalerie étaient à peu près dévolus aux fils cadets des familles nobles, et les gens sans particule à leur nom avançaient difficilement. Toute l’ambition d’Oscar était de quitter la Garde et d’être nommé sous-lieutenant dans un régiment de cavalerie de la Ligne. Au mois de février 1830, madame Clapart obtint par l’abbé Gaudron, devenu curé de Saint-Paul, la protection de madame la Dauphine, et Oscar fut promu sous-lieutenant.

Quoiqu’au dehors l’ambitieux Oscar parût être excessivement dévoué aux Bourbons, au fond du cœur l’ancien clerc était libéral. Aussi, dans la bataille de 1830, passa-t-il au peuple. Cette défection, qui eut une importance due au point sur lequel elle s’opéra, valut à Oscar l’attention publique. Dans l’exaltation du triomphe, au mois d’août, Oscar, nommé lieutenant, eut la croix de la Légion-d’Honneur, et obtint d’être attaché comme aide-de-camp à La Fayette qui lui fit avoir le grade de capitaine en 1832. Quand on destitua l’amateur de la meilleure des républiques de son commandement en chef des gardes nationales du royaume, Oscar Husson, dont le dévouement à la {p. 549}   nouvelle dynastie tenait du fanatisme, fut placé comme chef d’escadron dans un régiment envoyé en Afrique, lors de la première expédition entreprise par le prince royal. Le vicomte de Sérisy se trouvait être lieutenant-colonel de ce régiment. À l’affaire de la Macta, où il fallut laisser le champ aux Arabes, monsieur de Sérisy resta blessé sous son cheval mort. Oscar dit alors à son escadron : — Messieurs, c’est aller à la mort, mais nous ne devons pas abandonner notre colonel… Il fondit le premier sur les Arabes, et ses gens électrisés le suivirent. Les Arabes, dans le premier étonnement que leur causa ce retour offensif et furieux, permirent à Oscar de s’emparer du vicomte qu’il prit sur son cheval en s’enfuyant au grand galop, quoique dans cette opération, tentée au milieu d’une horrible mêlée, il eût reçu deux coups de yatagan sur le bras gauche. La belle conduite d’Oscar fut récompensée par la croix d’officier de la Légion-d’Honneur et par sa promotion au grade de lieutenant-colonel. Il prodigua les soins les plus affectueux au vicomte de Sérisy que sa mère vint chercher et qui mourut, comme on sait, à Toulon, des suites de ses blessures. La comtesse de Sérisy n’avait point séparé son fils de celui qui, après l’avoir arraché aux Arabes, le soignait encore avec tant de dévouement. Oscar était si grièvement blessé que l’amputation du bras gauche fut jugée nécessaire par le chirurgien que la comtesse amenait à son fils. [ill.]   Le comte de Sérisy pardonna donc à Oscar ses sottises du voyage à Presles, et se regarda même comme son débiteur quand il eut enterré ce fils, devenu fils unique, dans la chapelle du château de Sérisy.

Long-temps après l’affaire de la Macta, une vieille dame vêtue de noir, donnant le bras à un homme de trente-quatre ans, et dans lequel les passants pouvaient d’autant mieux reconnaître un officier retraité qu’il avait un bras de moins et la rosette de la Légion-d’Honneur à sa boutonnière, stationnaient, à huit heures du matin, au mois de mai, sous la porte cochère de l’hôtel du Lion-d’Argent, rue du faubourg Saint-Denis, en attendant sans doute le départ d’une diligence. Certes, Pierrotin, l’entrepreneur des services de la vallée de l’Oise, et qui la desservait en passant par Saint-Leu-Taverny et l’Île-Adam jusqu’à Beaumont, devait difficilement retrouver dans cet officier au teint bronzé le petit Oscar Husson qu’il avait mené jadis à Presles. Madame Clapart, enfin veuve, était tout aussi méconnaissable que son fils. Clapart, l’une des victimes de l’attentat de Fieschi, avait plus servi sa femme par sa mort que par toute sa vie. {p. 550}   Naturellement, l’inoccupé, le flâneur Clapart s’était campé sur son boulevard du Temple à regarder sa légion passée en revue. La pauvre dévote avait donc été portée pour quinze cents francs de pension viagère dans la loi rendue à propos de cette machine infernale en faveur des victimes.

La voiture, à laquelle on attelait quatre chevaux gris-pommelés qui eussent fait honneur aux Messageries-Royales, était divisée en coupé, intérieur, rotonde et impériale. Elle ressemblait parfaitement aux diligences appelées Gondoles qui soutiennent aujourd’hui sur la route de Versailles la concurrence avec les deux chemins de fer. À la fois solide et légère, bien peinte et bien tenue, doublée de fin drap bleu, garnie de stores à dessins mauresques et de coussins en maroquin rouge, l’Hirondelle de l’Oise contenait dix-neuf voyageurs. Pierrotin, quoiqu’âgé de cinquante-six ans, avait peu changé. Toujours vêtu de sa blouse, sous laquelle il portait un habit noir, il fumait son brûle-gueule en surveillant deux facteurs en livrée qui chargeaient de nombreux paquets sur la vaste impériale de sa voiture.

— Vos places sont-elles retenues ? dit-il à madame Clapart et à Oscar en les examinant comme un homme qui demande des ressemblances à son souvenir.

— Oui, deux places d’intérieur au nom de Belle-Jambe, mon domestique, répondit Oscar, il a dû les prendre en partant hier au soir.

— Ah ! monsieur est le nouveau percepteur de Beaumont, dit Pierrotin, vous remplacez le neveu de monsieur Margueron…

— Oui, dit Oscar en serrant le bras de sa mère qui allait parler.

À son tour, l’officier voulait rester inconnu pendant quelque temps.

En ce moment, Oscar tressaillit en entendant la voix de Georges Marest qui cria de la rue : — Pierrotin, avez-vous encore une place ?

— Il me semble que vous pourriez bien me dire monsieur sans vous déchirer la gueule, répondit vivement l’entrepreneur des Services de la vallée de l’Oise.

Sans le son de voix, Oscar n’aurait pu reconnaître le mystificateur qui déjà deux fois lui avait été si fatal. Georges, presque chauve, ne conservait plus que trois ou quatre mèches de cheveux au-dessus des oreilles, et soigneusement ébouriffées pour déguiser le plus {p. 551}   possible la nudité du crâne. Un embonpoint mal placé, un ventre pyriforme altéraient les proportions autrefois si élégantes de l’ex-beau jeune homme. Devenu presque ignoble de tournure et de maintien, Georges annonçait bien des désastres en amour et une vie de débauches continuelles par un teint couperosé, par des traits grossis et comme vineux. Les yeux avaient perdu ce brillant, cette vivacité de la jeunesse que les habitudes sages ou studieuses ont le pouvoir de maintenir. Georges, vêtu comme un homme insouciant de sa mise, portait un pantalon à sous-pieds, mais flétri, dont la façon voulait des bottes vernies. Ses bottes à semelles épaisses, mal cirées, étaient âgées de plus de trois trimestres ; ce qui, à Paris, équivaut à trois ans ailleurs. Un gilet fané, une cravate nouée avec prétention, quoique ce fût un vieux foulard, accusaient l’espèce de détresse cachée à laquelle un ancien élégant peut se trouver en proie. Enfin Georges se montrait à cette heure matinale en habit au lieu d’être en redingote, diagnostic d’une réelle misère ! Cet habit, qui devait avoir vu plus d’un bal, avait passé, comme son maître, de l’opulence qu’il représentait jadis, à un travail journalier. Les coutures du drap noir offraient des lignes blanchâtres, le col était graisseux, l’usure avait découpé les bouts de manche en dents de loup. Et Georges osait attirer l’attention par des gants jaunes, un peu salis à la vérité, sur l’un desquels une bague à la chevalière se dessinait en noir. Autour de la cravate, passée dans un anneau d’or prétentieux, se tortillait une chaîne de soie figurant des cheveux et à laquelle tenait sans doute une montre. Son chapeau, quoique mis assez crânement, révélait plus que tous ces symptômes la misère de l’homme hors d’état de donner seize francs à un chapelier, quand il est forcé de vivre au jour le jour. L’ancien amant de cœur de Florentine agitait une canne à pomme de vermeil ciselée, mais horriblement bossuée. Le pantalon bleu, le gilet en étoffe dite écossaise, la cravate en soie bleu de ciel, et la chemise en calicot rayé de bandes roses exprimaient au milieu de tant de ruines un tel désir de paraître, que ce contraste formait non-seulement un spectacle, mais encore un enseignement.

— Et c’est là Georges ?… se dit intérieurement Oscar, un homme que j’ai laissé riche de trente mille livres de rentes.

— Monsieur de Pierrotin a-t-il encore une place dans le coupé ? répondit ironiquement Georges.

— Non, mon coupé est pris par un pair de France, le gendre de {p. 552}   monsieur Moreau, monsieur le baron de Canalis, sa femme et sa belle-mère. Il ne me reste qu’une place d’intérieur.

— Diable ! il paraît que sous tous les gouvernements les pairs de France voyagent par les voitures à Pierrotin. Je prends la place d’intérieur, répondit Georges qui se rappelait l’aventure de monsieur de Sérisy.

Il jeta sur Oscar et sur la veuve un regard d’examen et ne reconnut ni le fils ni la mère. Oscar avait le teint bronzé par le soleil d’Afrique, ses moustaches étaient excessivement fournies et ses favoris très-amples ; sa figure creusée et ses traits prononcés s’accordaient avec son attitude militaire. La rosette d’officier, le bras de moins, la sévérité du costume, tout aurait égaré les souvenirs de Georges, s’il avait eu quelque souvenir de son ancienne victime. Quant à madame Clapart, que Georges avait à peine jadis vue, dix ans consacrés aux exercices de la piété la plus sévère l’avaient transformée. Personne n’eût imaginé que cette espèce de Sœur Grise cachait une des Aspasies de 1797.

Un énorme vieillard, vêtu simplement, mais d’une façon cossue, et dans lequel Oscar reconnut le père Léger, arriva lentement et lourdement ; il salua familièrement Pierrotin qui parut lui porter le respect dû, par tous pays, aux millionnaires.

— Hé ! c’est le père Léger ! toujours de plus en plus prépondérant, s’écria Georges.

— À qui ai-je l’honneur de parler ? demanda le père Léger d’un ton sec.

— Comment ? vous ne reconnaissez pas le colonel Georges, l’ami d’Ali-Pacha ? Nous avons fait route ensemble un jour, avec le comte de Sérisy qui gardait l’incognito.

Une des sottises les plus habituelles aux gens tombés est de vouloir reconnaître les gens et de vouloir s’en faire reconnaître.

— Vous êtes bien changé, répondit le vieux marchand de biens, devenu deux fois millionnaire.

— Tout change, dit Georges. Voyez si l’auberge du Lion-d’Argent et si la voiture de Pierrotin ressemblent à ce qu’elles étaient il y a quatorze ans.

— Pierrotin a maintenant à lui seul les Messageries de la vallée de l’Oise, et il fait rouler de belles voitures, répondit monsieur Léger. C’est un bourgeois de Beaumont, il y tient un hôtel où descendent les diligences, il a une femme et une fille qui ne sont pas maladroites…

{p. 553}   Un vieillard d’environ soixante-dix ans descendit de l’hôtel et se joignit aux voyageurs qui attendaient le moment de monter en voiture.

— Allons donc, papa Reybert, dit Léger, nous n’attendons plus que votre grand homme.

— Le voici, dit l’intendant du comte de Sérisy en montrant Joseph Bridau.

Ni Georges ni Oscar ne purent reconnaître le peintre illustre, car il offrait cette figure ravagée si célèbre et son maintien accusait l’assurance que donne le succès. Sa redingote noire était ornée d’un ruban de la Légion-d’Honneur. Sa mise, excessivement recherchée, indiquait une invitation à quelque fête campagnarde.

En ce moment, un commis, tenant une feuille à la main, sortit d’un bureau construit dans l’ancienne cuisine du Lion-d’Argent, et se plaça devant le coupé vide.

— Monsieur et madame de Canalis, trois places ! cria-t-il. Il passa à l’intérieur et nomma successivement : — Monsieur Belle-jambe, deux places. — Monsieur de Reybert, trois places. — Monsieur… votre nom ? dit-il à Georges.

— Georges Marest, répondit tout bas l’homme déchu.

Le commis alla vers la rotonde devant laquelle s’attroupaient des nourrices, des gens de la campagne et de petits boutiquiers qui se disaient adieu ; après avoir empilé les six voyageurs, le commis appela par leurs noms quatre jeunes gens qui montèrent sur la banquette de l’impériale, et dit : — Roulez !… pour tout ordre de départ. Pierrotin se mit à côté de son conducteur, un jeune homme en blouse qui, de son côté, cria : — Tirez ! à ses chevaux.

La voiture, enlevée par les quatre chevaux achetés à Roye, gravit au petit trot la montée du faubourg Saint-Denis ; mais une fois arrivée au-dessus de Saint-Laurent, elle fila comme une malle-poste jusqu’à Saint-Denis, en quarante minutes. On ne s’arrêta point à l’auberge aux talmouses, et l’on prit à gauche de Saint-Denis la route de la vallée de Montmorency.

Ce fut en tournant là que Georges rompit le silence que les voyageurs avaient gardé jusqu’alors, en s’observant les uns les autres.

— On marche un peu mieux qu’il y a quinze ans, dit-il en tirant une montre d’argent, hein ! père Léger.

— On a la condescendance de me nommer monsieur Léger, répondit le millionnaire.

{p. 554}   — Mais c’est notre blagueur de mon premier voyage à Presles, s’écria Joseph Bridau. Eh ! bien, avez-vous fait de nouvelles campagnes en Asie, en Afrique, en Amérique ? dit le grand peintre.

— Sacrebleu ! j’ai fait la Révolution de Juillet, et c’est bien assez, car elle m’a ruiné…

— Ah ! vous avez fait la Révolution de Juillet, dit le peintre. Ça ne m’étonne pas, car je n’ai jamais voulu croire, comme on me le disait, qu’elle s’était faite toute seule.

— Comme on se retrouve, dit monsieur Léger en regardant monsieur de Reybert. Tenez, papa Reybert, voilà le clerc de notaire à qui vous avez dû sans doute l’intendance des biens de la maison de Sérisy…

— Il nous manque Mistigris, maintenant illustre sous le nom de Léon de Lora, et ce petit jeune homme assez bête pour avoir parlé au comte des maladies de peau qu’il a fini par guérir, et de sa femme qu’il a fini par quitter pour mourir en paix, dit Joseph Bridau.

— Il manque aussi monsieur le comte, dit Reybert.

— Oh ! je crois, dit avec mélancolie Joseph Bridau, que le dernier voyage qu’il fera sera celui de Presles à l’Île-Adam pour assister à la cérémonie de mon mariage.

— Il se promène encore en voiture dans son parc, répondit le vieux Reybert.

— Sa femme vient-elle souvent le voir ? demanda Léger.

— Une fois par mois, dit Reybert. Elle affectionne toujours Paris, elle a marié, le mois de septembre dernier, sa nièce, mademoiselle du Rouvre, sur laquelle elle a reporté toutes ses affections, à un jeune Polonais fort riche, le comte Laginski…

— Et à qui, demanda madame Clapart, iront les biens de monsieur de Sérisy ?

— À sa femme qui l’enterrera, répondit Georges. La comtesse est encore très-bien pour une femme de cinquante-quatre ans, elle est toujours élégante ; et, à distance, elle fait encore illusion…

— Elle vous fera long-temps illusion, dit alors Léger qui paraissait vouloir se venger de son mystificateur.

— Je la respecte, répondit Georges au père Léger. Mais, à propos, qu’est devenu ce régisseur qui, dans le temps, a été renvoyé ?

— Moreau ? reprit Léger ; mais il est député de l’Oise.

{p. 555}   — Ah ! c’est le fameux centrier ! Moreau de l’Oise, dit Georges.

— Oui, reprit Léger, monsieur Moreau de l’Oise. Il a un peu plus travaillé que vous à la Révolution de Juillet et il a fini par acheter la magnifique terre de Pointel, entre Presles et Beaumont.

— Oh ! à côté de celle qu’il régissait, auprès de son ancien maître, c’est de bien mauvais goût, dit Georges.

— Ne parlez pas si haut, dit monsieur de Reybert, car madame Moreau et sa fille, la baronne de Canalis, sont, ainsi que son gendre, l’ancien ministre, dans le coupé.

— Quelle dot a-t-il donc donnée pour faire épouser sa fille à notre grand orateur ?

— Mais quelque chose comme deux millions, dit le père Léger.

— Il avait du goût pour les millions, dit Georges en souriant et à voix basse, il commençait sa pelote à Presles…

— Ne dites rien de plus sur monsieur Moreau, s’écria vivement Oscar. Il me semble que vous devriez avoir appris à vous taire dans les voitures publiques.

Joseph Bridau regarda l’officier manchot pendant quelques secondes, et s’écria : — Monsieur n’est pas ambassadeur, mais sa rosette nous dit assez qu’il a fait du chemin, et noblement, car mon frère et le général Giroudeau vous ont souvent cité dans leurs rapports…

— Oscar Husson ? s’écria Georges. Ma foi ! sans votre voix, je ne vous aurais pas reconnu.

— Ah ! c’est monsieur qui a si courageusement arraché le vicomte Jules de Sérisy aux Arabes ? demanda Reybert, et à qui monsieur le comte a fait avoir la perception de Beaumont en attendant la recette de Pontoise ?…

— Oui, monsieur, dit Oscar.

— Hé ! bien, dit le grand peintre, vous me ferez, monsieur, le plaisir d’assister à mon mariage à l’Isle-Adam.

— Qui épousez-vous ? demanda Oscar.

— Mademoiselle Léger, répondit le peintre, la petite-fille de monsieur de Reybert. C’est un mariage que monsieur le comte de Sérisy a bien voulu préparer pour moi, je lui devais déjà beaucoup comme artiste ; et, avant de mourir, il a voulu s’occuper de ma fortune, à laquelle je ne songeais point…

— Le père Léger a donc épousé… dit Georges.

{p. 556}   — Ma fille, répondit monsieur de Reybert, et sans dot.

— Il a eu des enfants ?

— Une fille. C’est bien assez pour un homme qui s’est trouvé veuf et sans enfants, répondit le père Léger. Tout comme Moreau, mon associé, j’aurai pour gendre un homme célèbre.

— Et, dit Georges en prenant un air presque respectueux avec le père Léger, vous habitez toujours l’Isle-Adam ?

— Oui, j’ai acheté Cassan.

— Eh ! bien, je suis heureux d’avoir pris ce jour-ci pour faire la vallée de l’Oise, dit Georges. Vous pouvez m’être utiles, messieurs.

— En quoi ? dit monsieur Léger.

— Ah ! voici, dit Georges. Je suis employé de l’Espérance, une Compagnie qui vient de se former, et dont les statuts vont être approuvés par une ordonnance du roi. Cette institution donne au bout de dix ans des dots aux jeunes filles, des rentes viagères aux vieillards ; elle paye l’éducation des enfants ; elle se charge enfin de la fortune de tout le monde…

— Je le crois, dit le père Léger en souriant. En un mot, vous êtes courtier d’assurances.

— Non, monsieur. Je suis inspecteur-général, chargé d’établir les correspondants et les agents de la Compagnie dans toute la France, et j’opère en attendant que les agents soient choisis, car c’est chose aussi délicate que difficile que de trouver d’honnêtes agents…

— Mais comment donc avez-vous perdu vos trente mille livres de rentes ? dit Oscar à Georges.

— Comme vous avez perdu votre bras, répondit sèchement l’ancien clerc de notaire à l’ancien clerc d’avoué.

— Vous avez donc fait quelque action d’éclat avec votre fortune ? dit Oscar avec une ironie mêlée d’aigreur.

— Parbleu ! j’en ai malheureusement fait beaucoup trop… d’actions, j’en ai à vendre.

On était arrivé à Saint-Leu-Taverny où tous les voyageurs descendirent pendant qu’on relayait. Oscar admira la vivacité que Pierrotin déployait en décrochant les traits des palonniers pendant que son conducteur défaisait les guides des chevaux de volée.

— Ce pauvre Pierrotin, pensa-t-il, il est resté, comme moi, {p. 557}   pas très-avancé dans la vie. Georges est tombé dans la misère. Tous les autres, grâce à la Spéculation et au Talent, ont fait fortune. Déjeunons-nous là, Pierrotin ? dit à haute voix Oscar en frappant sur l’épaule du messager.

— Je ne suis pas le conducteur, dit Pierrotin.

— Qu’êtes-vous donc ? demanda le colonel Husson.

— L’entrepreneur, répondit Pierrotin.

— Allons, ne vous fâchez pas avec de vieilles connaissances, dit Oscar en montrant sa mère et sans quitter son protecteur. Ne reconnaissez-vous pas madame Clapart ?

Ce fut d’autant plus beau à Oscar de présenter sa mère à Pierrotin qu’en ce moment madame Moreau de l’Oise descendue du coupé, regarda dédaigneusement Oscar et sa mère en entendant ce nom.

— Ma foi ! madame, je ne vous aurais jamais reconnue ni vous monsieur. Il paraît que ça chauffe dur en Afrique ?…

L’espèce de pitié que Pierrotin inspirait à Oscar fut la dernière faute que la vanité fit commettre au héros de cette Scène, et il en fut encore puni, mais assez doucement. Voici comment.

Deux mois après son installation à Beaumont-sur-Oise, Oscar faisait la cour à mademoiselle Georgette Pierrotin, dont la dot était de cent cinquante mille francs, et il épousa la fille de l’entrepreneur des Messageries de l’Oise vers la fin de l’hiver 1838.

L’aventure du voyage à Presles avait donné de la discrétion à Oscar, la soirée de Florentine avait raffermi sa probité, les duretés de la carrière militaire lui avaient appris la hiérarchie sociale et l’obéissance au sort. Devenu sage et capable, il fut heureux. Avant sa mort le comte de Sérisy obtint pour Oscar la recette de Pontoise. La protection de monsieur Moreau de l’Oise, celle de la comtesse de Sérisy et de monsieur le baron de Canalis qui, tôt ou tard, redeviendra ministre, assurent une Recette Générale à monsieur Husson, en qui la famille Camusot reconnaît maintenant un parent.

Oscar est un homme ordinaire, doux, sans prétention, modeste et se tenant toujours, comme son gouvernement, dans un juste milieu. Il n’excite ni l’envie ni le dédain. C’est enfin le bourgeois moderne.

Paris, février 1842.