Chapitre premier
Les chagrins de la police
L’automne de l’année 1803 fut un des plus beaux de la première période de ce siècle que nous nommons l’Empire. En octobre, quelques pluies avaient rafraîchi les prés, les arbres étaient encore verts et feuillés au milieu du mois de novembre. Aussi le peuple commençait-il à établir entre le ciel et Bonaparte, alors déclaré consul à vie, une entente à laquelle cet homme a dû l’un de ses prestiges ; et, chose étrange ! le jour où, en 1812, le soleil lui manqua, ses prospérités cessèrent. Le quinze novembre de cette année, vers quatre heures du soir, le soleil jetait comme une poussière rouge sur les cimes centenaires de quatre rangées d’ormes d’une longue avenue seigneuriale ; il faisait briller le sable et les touffes d’herbes d’un de ces immenses ronds-points qui se trouvent dans les campagnes où la terre fut jadis assez peu coûteuse pour être sacrifiée à l’ornement. L’air était si pur, l’atmosphère était si douce, qu’une famille prenait alors le frais comme en été. Un homme vêtu d’une veste de chasse en coutil vert, à boutons verts et d’une culotte de même étoffe, chaussé de souliers à semelles minces, et qui avait des guêtres de coutil montant jusqu’au genou, nettoyait une {p. 227} carabine avec le soin que mettent à cette occupation les chasseurs adroits, dans leurs moments de loisir. Cet homme n’avait ni carnier, ni gibier, enfin aucun des agrès qui annoncent ou le départ ou le retour de la chasse, et deux femmes, assises auprès de lui, le regardaient et paraissaient en proie à une terreur mal déguisée. Quiconque eût pu contempler cette scène, caché dans un buisson, aurait sans doute frémi comme frémissaient la vieille belle-mère et la femme de cet homme. Évidemment un chasseur ne prend pas de si minutieuses précautions pour tuer le gibier, et n’emploie pas, dans le département de l’Aube, une lourde carabine rayée.
— Tu veux tuer des chevreuils, Michu ? lui dit sa belle jeune femme en tâchant de prendre un air riant.
Avant de répondre, Michu examina son chien qui, couché au soleil, les pates en avant, le museau sur les pates, dans la charmante attitude des chiens de chasse, venait de lever la tête et flairait alternativement en avant de lui dans l’avenue d’un quart de lieue de longueur et vers un chemin de traverse qui débouchait à gauche dans le rond-point.
— Non, répondit Michu, mais un monstre que je ne veux pas manquer, un loup cervier. Le chien, un magnifique épagneul, à robe blanche tachetée de brun, grogna. — Bon, dit Michu en se parlant à lui-même, des espions ! le pays en fourmille.
Madame Michu leva douloureusement les yeux au ciel. Belle blonde aux yeux bleus, faite comme une statue antique, pensive et recueillie, elle paraissait être dévorée par un chagrin noir et amer. L’aspect du mari pouvait expliquer jusqu’à un certain point la terreur des deux femmes. Les lois de la physionomie sont exactes, non-seulement dans leur application au caractère, mais encore relativement à la fatalité de l’existence. Il y a des physionomies prophétiques. S’il était possible, et cette statistique vivante importe à la Société, d’avoir un dessin exact de ceux qui périssent sur l’échafaud, la science de Lavater et celle de Gall prouveraient invinciblement qu’il y avait dans la tête de tous ces gens, même chez les innocents, des signes étranges. Oui, la Fatalité met sa marque au visage de ceux qui doivent mourir d’une mort violente quelconque ! Or, ce sceau, visible aux yeux de l’observateur, était empreint sur la figure expressive de l’homme à la carabine. Petit et gros, brusque et leste comme un singe quoique d’un caractère calme, Michu avait une face blanche, injectée de {p. 228} sang, ramassée comme celle d’un Calmouque et à laquelle des cheveux rouges, crépus donnaient une expression sinistre. Ses yeux jaunâtres et clairs offraient, comme ceux des tigres, une profondeur intérieure où le regard de qui l’examinait allait se perdre, sans y rencontrer de mouvement ni de chaleur. Fixes, lumineux et rigides, ces yeux finissaient par épouvanter. L’opposition constante de l’immobilité des yeux avec la vivacité du corps ajoutait encore à l’impression glaciale que Michu causait au premier abord. Prompte chez cet homme, l’action devait desservir une pensée unique ; de même que, chez les animaux, la vie est sans réflexion au service de l’instinct. Depuis 1793, il avait aménagé sa barbe rousse en éventail. Quand même il n’aurait pas été, pendant la Terreur, président d’un club de Jacobins, cette particularité de sa figure l’eût, à elle seule, rendu terrible à voir. Cette figure socratique à nez camus était couronnée par un très-beau front, mais si bombé qu’il paraissait être en surplomb sur le visage. Les oreilles bien détachées possédaient une sorte de mobilité comme celles des bêtes sauvages, toujours sur le qui-vive. La bouche, entr’ouverte par une habitude assez ordinaire chez les campagnards, laissait voir des dents fortes et blanches comme des amandes, mais mal rangées. Des favoris épais et luisants encadraient cette face blanche et violacée par places. Les cheveux coupés ras sur le devant, longs sur les joues et derrière la tête, faisaient, par leur rougeur fauve, parfaitement ressortir tout ce que cette physionomie avait d’étrange et de fatal. Le cou, court et gros, tentait le couperet de la Loi. En ce moment, le soleil, prenant ce groupe en écharpe, illuminait en plein ces trois têtes que le chien regardait par moments. Cette scène se passait d’ailleurs sur un magnifique théâtre. Ce rond-point est à l’extrémité du parc de Gondreville, une des plus riches terres de France, et, sans contredit, la plus belle du département de l’Aube : magnifiques avenues d’ormes, château construit sur les dessins de Mansard, parc de quinze cents arpents enclos de murs, neuf grandes fermes, une forêt, des moulins et des prairies. Cette terre quasi royale appartenait avant la Révolution à la famille de Simeuse. Ximeuse est un fief situé en Lorraine. Le nom se prononçait Simeuse, et l’on avait fini par l’écrire comme il se prononçait.
La grande fortune des Simeuse, gentilshommes attachés à la maison de Bourgogne, remonte au temps où les Guise menacèrent {p. 229} les Valois. Richelieu d’abord, puis Louis XIV se souvinrent du dévoûment des Simeuse à la factieuse maison de Lorraine, et les rebutèrent. Le marquis de Simeuse d’alors, vieux Bourguignon, vieux guisard, vieux ligueur, vieux frondeur (il avait hérité des quatre grandes rancunes de la noblesse contre la royauté), vint vivre à Cinq-Cygne. Ce courtisan, repoussé du Louvre, avait épousé la veuve du comte de Cinq-Cygne, la branche cadette de la fameuse maison de Chargebœuf, une des plus illustres de la vieille comté de Champagne, mais qui devint aussi célèbre et plus opulente que l’aînée. Le marquis, un des hommes les plus riches de ce temps, au lieu de se ruiner à la cour, bâtit Gondreville, en composa les domaines, et y joignit des terres, uniquement pour se faire une belle chasse. Il construisit également à Troyes l’hôtel de Simeuse, à peu de distance de l’hôtel de Cinq-Cygne. Ces deux vieilles maisons et l’Évêché furent pendant long-temps à Troyes les seules maisons en pierre. Le marquis vendit Simeuse au duc de Lorraine. Son fils dissipa les économies et quelque peu de cette grande fortune, sous le règne de Louis XV ; mais ce fils devint d’abord chef d’escadre, puis vice-amiral, et répara les folies de sa jeunesse par d’éclatants services. Le marquis de Simeuse, fils de ce marin, avait péri sur l’échafaud, à Troyes, laissant deux enfants jumeaux qui émigrèrent, et qui se trouvaient en ce moment à l’étranger, suivant le sort de la maison de Condé.
Ce rond-point était jadis le rendez-vous de chasse du Grand Marquis. On nommait ainsi dans la famille le Simeuse qui érigea Gondreville. Depuis 1789, Michu habitait ce rendez-vous, sis à l’intérieur du parc, bâti du temps de Louis XIV, et appelé le pavillon de Cinq-Cygne. Le village de Cinq-Cygne est au bout de la forêt de Nodesme (corruption de Notre-Dame), à laquelle mène l’avenue à quatre rangs d’ormes où Couraut flairait des espions. Depuis la mort du Grand Marquis, ce pavillon avait été tout à fait négligé. Le vice-amiral hanta beaucoup plus la mer et la cour que la Champagne, et son fils donna ce pavillon délabré pour demeure à Michu.
Ce noble bâtiment est en briques, orné de pierre vermiculée aux angles, aux portes et aux fenêtres. De chaque côté s’ouvre une grille d’une belle serrurerie, mais rongée de rouille. Après la grille s’étend un large, un profond saut-de-loup d’où s’élancent des arbres vigoureux, dont les parapets sont hérissés d’arabesques {p. 230} en fer qui présentent leurs innombrables piquants aux malfaiteurs.
Les murs du parc ne commencent qu’au delà de la circonférence produite par le rond-point. En dehors, la magnifique demi-lune est dessinée par des talus plantés d’ormes, de même que celle qui lui correspond dans le parc est formée par des massifs d’arbres exotiques. Ainsi le pavillon occupe le centre du rond-point tracé par ces deux fers-à-cheval. Michu avait fait des anciennes salles du rez-de-chaussée une écurie, une étable, une cuisine et un bûcher. De l’antique splendeur, la seule trace est une antichambre dallée en marbre noir et blanc, où l’on entre, du côté du parc, par une de ces portes-fenêtres vitrées en petits carreaux, comme il y en avait encore à Versailles avant que Louis-Philippe n’en fît l’hôpital des gloires de la France. À l’intérieur, ce pavillon est partagé par un vieil escalier en bois vermoulu, mais plein de caractère, qui mène au premier étage, où se trouvent cinq chambres, un peu basses d’étage. Au-dessus s’étend un immense grenier. Ce vénérable édifice est coiffé d’un de ces grands combles à quatre pans dont l’arête est ornée de deux bouquets en plomb, et percé de quatre de ces œils-de-bœuf que Mansard affectionnait avec raison ; car en France, l’attique et les toits plats à l’italienne sont un non-sens contre lequel le climat proteste. Michu mettait là ses fourrages. Toute la partie du parc qui environne ce vieux pavillon est à l’anglaise. À cent pas, un ex-lac, devenu simplement un étang bien empoissonné, atteste sa présence autant par un léger brouillard au-dessus des arbres que par le cri de mille grenouilles, crapauds et autres amphibies bavards au coucher du soleil. La vétusté des choses, le profond silence des bois, la perspective de l’avenue, la forêt au loin, mille détails, les fers rongés de rouille, les masses de pierres veloutées par les mousses, tout poétise cette construction qui existe encore.
Au moment où commence cette histoire, Michu était appuyé à l’un des parapets moussus sur lequel se voyaient sa poire à poudre, sa casquette, son mouchoir, un tournevis, des chiffons, enfin tous les ustensiles nécessaires à sa suspecte opération. La chaise de sa femme se trouvait adossée à côté de la porte extérieure du pavillon, au-dessus de laquelle existaient encore les armes de Simeuse richement sculptées avec leur belle devise : Si meurs ! La mère, vêtue en paysanne, avait mis sa chaise devant {p. 231} madame Michu pour qu’elle eût les pieds à l’abri de l’humidité, sur un des bâtons.
— Le petit est là ? demanda Michu à sa femme.
— Il rôde autour de l’étang, il est fou des grenouilles et des insectes, dit la mère.
Michu siffla de façon à faire trembler. La prestesse avec laquelle son fils accourut démontrait le despotisme exercé par le régisseur de Gondreville. [ill.] Michu, depuis 1789, mais surtout depuis 1793, était à peu près le maître de cette terre. La terreur qu’il inspirait à sa femme, à sa belle-mère, à un petit domestique nommé Gaucher, et à une servante nommée Marianne, était partagée à dix lieues à la ronde. Peut-être ne faut-il pas tarder plus long-temps de donner les raisons de ce sentiment, qui, d’ailleurs, achèveront au moral le portrait de Michu.
Le vieux marquis de Simeuse s’était défait de ses biens en 1790 ; mais, devancé par les événements, il n’avait pu mettre en des mains fidèles sa belle terre de Gondreville. Accusé de correspondre avec le duc de Brunswick et le prince de Cobourg, le marquis de Simeuse et sa femme furent mis en prison et condamnés à mort par le tribunal révolutionnaire de Troyes, que présidait le père de Marthe. Ce beau domaine fut donc vendu nationalement. Lors de l’exécution du marquis et de la marquise, on y remarqua, non sans une sorte d’horreur, le garde-général de la terre de Gondreville, qui, devenu président du club des Jacobins d’Arcis, vint à Troyes pour y assister. Fils d’un simple paysan et orphelin, Michu, comblé des bienfaits de la marquise qui lui avait donné la place de garde-général, après l’avoir fait élever au château, fut regardé comme un Brutus par les exaltés ; mais dans le pays tout le monde cessa de le voir après ce trait d’ingratitude. L’acquéreur fut un homme d’Arcis nommé Marion, petit-fils d’un intendant de la maison de Simeuse. Cet homme, avocat avant et après la Révolution, eut peur du garde, il en fit son régisseur en lui donnant trois mille livres de gages et un intérêt dans les ventes. Michu, qui passait déjà pour avoir une dizaine de mille francs, épousa, protégé par sa renommée de patriote, la fille d’un tanneur de Troyes, l’apôtre de la Révolution dans cette ville où il présida le tribunal révolutionnaire. Ce tanneur, homme de conviction, qui, pour le caractère, ressemblait à Saint-Just, se trouva mêlé plus tard à la conspiration de Babœuf, et il se tua pour échapper à une condamnation. Marthe {p. 232} était la plus belle fille de Troyes. Aussi, malgré sa touchante modestie, avait-elle été forcée par son redoutable père de faire la déesse de la Liberté dans une cérémonie républicaine. L’acquéreur ne vint pas trois fois en sept ans à Gondreville. Son grand-père avait été l’intendant des Simeuse, tout Arcis crut alors que le citoyen Marion représentait messieurs de Simeuse. Tant que dura la Terreur, le régisseur de Gondreville, patriote dévoué, gendre du président du tribunal révolutionnaire de Troyes, caressé par Malin (de l’Aube), l’un des Représentants du Département, se vit l’objet d’une sorte de respect. Mais quand la Montagne fut vaincue, lorsque son beau-père se fut tué, Michu devint un bouc émissaire ; tout le monde s’empressa de lui attribuer, ainsi qu’à son beau-père, des actes auxquels il était, pour son compte, parfaitement étranger. Le régisseur se banda contre l’injustice de la foule ; il se roidit et prit une attitude hostile. Sa parole se fit audacieuse. Cependant, depuis le 18 brumaire, il gardait ce profond silence qui est la philosophie des gens forts ; il ne luttait plus contre l’opinion générale, il se contentait d’agir ; cette sage conduite le fit regarder comme un sournois, car il possédait en terres une fortune d’environ cent mille francs. D’abord il ne dépensait rien ; puis cette fortune lui venait légitimement, tant de la succession de son beau-père que des six mille francs par an que lui donnait sa place en profits et en appointements. Quoiqu’il fût régisseur depuis douze ans, quoique chacun pût faire le compte de ses économies ; quand, au début du Consulat, il acheta une ferme de cinquante mille francs, il s’éleva des accusations contre l’ancien Montagnard, les gens d’Arcis lui prêtaient l’intention de recouvrer la considération en faisant une grande fortune. Malheureusement, au moment où chacun l’oubliait, une sotte affaire, envenimée par le caquet des campagnes, raviva la croyance générale sur la férocité de son caractère.
Un soir, à la sortie de Troyes, en compagnie de quelques paysans parmi lesquels se trouvait le fermier de Cinq-Cygne, il laissa tomber un papier sur la grande route ; ce fermier, qui marchait le dernier, se baisse et le ramasse ; Michu se retourne, voit le papier dans les mains de cet homme, il tire aussitôt un pistolet de sa ceinture, l’arme et menace le fermier, qui savait lire, de lui brûler la cervelle s’il ouvrait le papier. L’action de Michu fut si rapide, si violente, le son de sa voix si effrayant, ses yeux si flamboyants, que tout le monde eut froid de peur. Le fermier de Cinq-Cygne était {p. 233} naturellement un ennemi de Michu. Mademoiselle de Cinq-Cygne, cousine des Simeuse, n’avait plus qu’une ferme pour toute fortune et habitait son château de Cinq-Cygne. Elle ne vivait que pour ses cousins les jumeaux, avec lesquels elle avait joué dans son enfance à Troyes et à Gondreville. Son frère unique, Jules de Cinq-Cygne, émigré avant les Simeuse, était mort devant Mayence ; mais par un privilége assez rare et dont il sera parlé, le nom de Cinq-Cygne ne périssait point faute de mâles. Cette affaire entre Michu et le fermier de Cinq-Cygne fit un tapage épouvantable dans l’Arrondissement, et rembrunit les teintes mystérieuses qui voilaient Michu ; mais cette circonstance ne fut pas la seule qui le rendit redoutable. Quelques mois après cette scène, le citoyen Marion vint avec le citoyen Malin à Gondreville. Le bruit courut que Marion allait vendre la terre à cet homme que les événements politiques avaient bien servi, et que le Premier Consul venait de placer au Conseil-d’État pour le récompenser de ses services au 18 brumaire. Les politiques de la petite ville d’Arcis devinèrent alors que Marion avait été le prête-nom du citoyen Malin au lieu d’être celui de messieurs de Simeuse. Le tout-puissant Conseiller d’État était le plus grand personnage d’Arcis. Il avait envoyé l’un de ses amis politiques à la Préfecture de Troyes, il avait fait exempter du service le fils d’un des fermiers de Gondreville, appelé Beauvisage, il rendait service à tout le monde. Cette affaire ne devait donc point rencontrer de contradicteurs dans le pays, où Malin régnait et où il règne encore. On était à l’aurore de l’Empire. Ceux qui lisent aujourd’hui des histoires de la Révolution française ne sauront jamais quels immenses intervalles la pensée publique mettait entre les événements si rapprochés de ce temps. Le besoin général de paix et de tranquillité que chacun éprouvait après de violentes commotions, engendrait un complet oubli des faits antérieurs les plus graves. L’Histoire vieillissait promptement, constamment mûrie par des intérêts nouveaux et ardents. Ainsi personne, excepté Michu, ne rechercha le passé de cette affaire, qui fut trouvée toute simple. Marion qui, dans le temps, avait acheté Gondreville six cent mille francs en assignats, le vendit un million en écus ; mais la seule somme déboursée par Malin fut le droit de l’Enregistrement. Grévin, un camarade de cléricature de Malin, favorisait naturellement ce tripotage, et le Conseiller-d’État le récompensa en le faisant nommer notaire à Arcis. Quand cette nouvelle parvint au pavillon, apportée par le fermier {p. 234} d’une ferme sise entre la forêt et le parc, à gauche de la belle avenue, et nommée Grouage, Michu devint pâle et sortit ; il alla épier Marion, et finit par le rencontrer seul dans une allée du parc. — Monsieur vend Gondreville ? — Oui, Michu, oui. Vous aurez un homme puissant pour maître. Le Conseiller-d’État est l’ami du Premier Consul, il est lié très-intimement avec tous les ministres, il vous protégera. — Vous gardiez donc la terre pour lui ? — Je ne dis pas cela, reprit Marion. Je ne savais dans le temps comment placer mon argent, et pour ma sécurité, je l’ai mis dans les biens nationaux ; mais il ne me convient pas de garder la terre qui appartenait à la maison où mon père… — A été domestique, intendant, dit violemment Michu. Mais vous ne la vendrez pas ? je la veux, et je puis vous la payer, moi. — Toi ? — Oui, moi, sérieusement et en bon or, huit cent mille francs… — Huit cent mille francs ? où les as-tu pris ? dit Marion. — Cela ne vous regarde pas, répondit Michu. Puis, en se radoucissant, il ajouta tout bas : — Mon beau-père a sauvé bien des gens ! — Tu viens trop tard, Michu, l’affaire est faite. — Vous la déferez, monsieur ! s’écria le régisseur en prenant son maître par la main et la lui serrant comme dans un étau. Je suis haï, je veux être riche et puissant ; il me faut Gondreville ! Sachez-le, je ne tiens pas à la vie, et vous allez me vendre la terre, ou je vous ferai sauter la cervelle… — Mais au moins faut-il le temps de me retourner avec Malin, qui n’est pas commode… — Je vous donne vingt-quatre heures. Si vous dites un mot de ceci, je me soucie de vous couper la tête comme de couper une rave… » Marion et Malin quittèrent le château pendant la nuit. Marion eut peur, et instruisit le Conseiller-d’État de cette rencontre en lui disant d’avoir l’œil sur le régisseur. Il était impossible à Marion de se soustraire à l’obligation de rendre cette terre à celui qui l’avait réellement payée, et Michu ne paraissait homme ni à comprendre ni à admettre une pareille raison. D’ailleurs, ce service rendu par Marion à Malin devait être et fut l’origine de sa fortune politique et de celle de son frère. Malin fit nommer, en 1806, l’avocat Marion Premier Président d’une Cour Impériale, et dès la création des Receveurs-généraux, il procura la Recette-générale de l’Aube au frère de l’avocat. Le Conseiller-d’État dit à Marion de demeurer à Paris, et prévint le ministre de la Police qui mit le garde en surveillance. Néanmoins, pour ne pas le pousser à des extrémités, et pour le mieux surveiller peut-être, Malin laissa {p. 235} Michu régisseur, sous la férule du notaire d’Arcis. Depuis ce moment, Michu, qui devint de plus en plus taciturne et songeur, eut la réputation d’un homme capable de faire un mauvais coup. Malin, Conseiller-d’État, fonction que le Premier Consul rendit alors égale à celle de ministre, et l’un des rédacteurs du Code, jouait un grand rôle à Paris, où il avait acheté l’un des plus beaux hôtels du faubourg Saint-Germain, après avoir épousé la fille unique de Sibuelle, un riche fournisseur assez déconsidéré, qu’il associa pour la Recette-générale de l’Aube à Marion. Aussi n’était-il pas venu plus d’une fois à Gondreville, il s’en reposait d’ailleurs sur Grévin de tout ce qui concernait ses intérêts. Enfin, qu’avait-il à craindre, lui, ancien Représentant de l’Aube, d’un ancien président du club des Jacobins d’Arcis ? Cependant, l’opinion, déjà si défavorable à Michu dans les basses classes, fut naturellement partagée par la bourgeoisie ; et Marion, Grévin, Malin, sans s’expliquer ni se compromettre, le signalèrent comme un homme excessivement dangereux. Obligées de veiller sur le Garde par le ministre de la Police générale, les autorités ne détruisirent pas cette croyance. On avait fini, dans le pays, par s’étonner de ce que Michu gardait sa place ; mais on prit cette concession pour un effet de la terreur qu’il inspirait. Qui maintenant ne comprendrait pas la profonde mélancolie exprimée par la femme de Michu ?
D’abord, Marthe avait été pieusement élevée par sa mère. Toutes deux, bonnes catholiques, avaient souffert des opinions et de la conduite du tanneur. Marthe ne se souvenait jamais sans rougir d’avoir été promenée dans la ville de Troyes en costume de déesse. Son père l’avait contrainte d’épouser Michu, dont la mauvaise réputation allait croissant, et qu’elle redoutait trop pour pouvoir jamais le juger. Néanmoins, cette femme se sentait aimée ; et, au fond de son cœur, il s’agitait pour cet homme effrayant la plus vraie des affections ; elle ne lui avait jamais vu rien faire que de juste, jamais ses paroles n’étaient brutales, pour elle du moins ; enfin il s’efforçait de deviner tous ses désirs. Ce pauvre paria, croyant être désagréable à sa femme, restait presque toujours dehors. Marthe et Michu, en défiance l’un de l’autre, vivaient dans ce qu’on appelle aujourd’hui une paix armée. Marthe, qui ne voyait personne, souffrait vivement de la réprobation qui, depuis sept ans, la frappait comme fille d’un coupe-tête, et de celle qui frappait son mari comme traître. Plus d’une fois, elle avait {p. 236} entendu les gens de la ferme qui se trouvait dans la plaine à droite de l’avenue, appelée Bellache et tenue par Beauvisage, un homme attaché aux Simeuse, dire en passant devant le pavillon : — Voilà la maison des Judas ! La singulière ressemblance de la tête du régisseur avec celle du treizième apôtre, et qu’il semblait avoir voulu compléter, lui valait en effet cet odieux surnom dans tout le pays. Aussi ce malheur et de vagues, de constantes appréhensions de l’avenir, rendaient-ils Marthe pensive et recueillie. Rien n’attriste plus profondément qu’une dégradation imméritée et de laquelle il est impossible de se relever. Un peintre n’eût-il pas fait un beau tableau de cette famille de parias au sein d’un des plus jolis sites de la Champagne, où le paysage est généralement triste.
— François ! cria le régisseur pour faire encore hâter son fils.
François Michu, enfant âgé de dix ans, jouissait du parc, de la forêt, et levait ses menus suffrages en maître ; il mangeait les fruits, il chassait, il n’avait ni soins ni peines ; il était le seul être heureux de cette famille, isolée dans le pays par sa situation entre le parc et la forêt, comme elle l’était moralement par la répulsion générale.
— Ramasse-moi tout ce qui est là, dit le père à son fils en lui montrant le parapet, et serre-moi cela. Regarde-moi ! tu dois aimer ton père et ta mère ? L’enfant se jeta sur son père pour l’embrasser ; mais Michu fit un mouvement pour déplacer la carabine et le repoussa. — Bien ! Tu as quelquefois jasé sur ce qui se fait ici, dit-il en fixant sur lui ses deux yeux redoutables comme ceux d’un chat sauvage. Retiens bien ceci : révéler la plus indifférente des choses qui se font ici, à Gaucher, aux gens de Grouage ou de Bellache, et même à Marianne qui nous aime, ce serait tuer ton père. Que cela ne t’arrive plus, et je te pardonne tes indiscrétions d’hier. L’enfant se mit à pleurer. — Ne pleure pas, mais à quelque question qu’on te fasse, réponds comme les paysans : Je ne sais pas ! Il y a des gens qui rôdent dans le pays, et qui ne me reviennent pas. Va ! Vous avez entendu, vous deux ? dit Michu aux femmes, ayez aussi la gueule morte.
— Mon ami, que vas-tu faire ?
Michu, qui mesurait avec attention une charge de poudre et la versait dans le canon de sa carabine, posa l’arme contre le parapet et dit à Marthe : — Personne ne me connaît cette carabine, mets-toi devant !
Couraut, dressé sur ses quatre pattes, aboyait avec fureur.
{p. 237} — Belle et intelligente bête ! s’écria Michu, je suis sûr que c’est des espions…
On se sait espionné. Couraut et Michu, qui semblaient avoir une seule et même âme, vivaient ensemble comme l’Arabe et son cheval vivent dans le désert. Le régisseur connaissait toutes les modulations de la voix de Couraut et les idées qu’elles exprimaient, de même que le chien lisait la pensée de son maître dans ses yeux et la sentait exhalée dans l’aire de son corps.
— Qu’en dis-tu ? s’écria tout bas Michu en montrant à sa femme deux sinistres personnages qui apparurent dans une contre-allée en se dirigeant vers le rond-point.
— Que se passe-t-il dans le pays ? C’est des Parisiens ? dit la vieille.
— Ah ! voilà ! s’écria Michu. Cache donc ma carabine, dit-il à l’oreille de sa femme, ils viennent à nous.
Les deux Parisiens qui traversèrent le rond-point offraient des figures qui, certes, eussent été typiques pour un peintre. L’un, celui qui paraissait être le subalterne, avait des bottes à revers, tombant un peu bas, qui laissaient voir de mièvres mollets et des bas de soie chinés d’une propreté douteuse. La culotte, en drap côtelé couleur abricot et à boutons de métal, était un peu trop large ; le corps s’y trouvait à l’aise, et les plis usés indiquaient par leur disposition un homme de cabinet. Le gilet de piqué, surchargé de broderies saillantes, ouvert, boutonné par un seul bouton sur le haut du ventre, donnait à ce personnage un air d’autant plus débraillé que ses cheveux noirs, frisés en tire-bouchons, lui cachaient le front et descendaient le long des joues. Deux chaînes de montre en acier pendaient sur la culotte. La chemise était ornée d’une épingle à camée blanc et bleu. L’habit, couleur cannelle, se recommandait au caricaturiste par une longue queue qui, vue par derrière, avait une si parfaite ressemblance avec une morue que le nom lui en fut appliqué. La mode des habits en queue de morue a duré dix ans, presque autant que l’empire de Napoléon. La cravate, lâche et à grands plis nombreux, permettait à cet individu de s’y enterrer le visage jusqu’au nez. Sa figure bourgeonnée, son gros nez long couleur de brique, ses pommettes animées, sa bouche démeublée, mais menaçante et gourmande, ses oreilles ornées de grosses boucles en or, son front bas, tous ces détails qui semblent grotesques étaient rendus terribles par deux petits yeux placés et {p. 238} percés comme ceux des cochons et d’une implacable avidité, d’une cruauté goguenarde et quasi joyeuse. Ces deux yeux fureteurs et perspicaces, d’un bleu glacial et glacé, pouvaient être pris pour le modèle de ce fameux œil, le redoutable emblème de la police, inventé pendant la Révolution. Il avait des gants de soie noire et une badine à la main. Il devait être quelque personnage officiel, car il avait, dans son maintien, dans sa manière de prendre son tabac et de le fourrer dans le nez l’importance bureaucratique d’un homme secondaire, mais qui émarge ostensiblement, et que des ordres partis de haut rendent momentanément souverain. [ill.]
L’autre, dont le costume était dans le même goût, mais élégant et très-élégamment porté, soigné dans les moindres détails, qui faisait, en marchant, crier des bottes à la Suwaroff, mises par dessus un pantalon collant, avait sur son habit un spencer, mode aristocratique adoptée par les Clichiens, par la jeunesse dorée, et qui survivait aux Clichiens et à la jeunesse dorée. Dans ce temps, il y eut des modes qui durèrent plus long-temps que des partis, symptôme d’anarchie que 1830 nous a présenté déjà. Ce parfait muscadin paraissait âgé de trente ans. Ses manières sentaient la bonne compagnie, il portait des bijoux de prix. Le col de sa chemise venait à la hauteur de ses oreilles. Son air fat et presque impertinent accusait une sorte de supériorité cachée. Sa figure blafarde semblait ne pas avoir une goutte de sang, son nez camus et fin avait la tournure sardonique du nez d’une tête de mort, et ses yeux verts étaient impénétrables ; leur regard était aussi discret que devait l’être sa bouche mince et serrée. Le premier semblait être un bon enfant comparé à ce jeune homme sec et maigre qui fouettait l’air avec un jonc dont la pomme d’or brillait au soleil. Le premier pouvait couper lui-même une tête, mais le second était capable d’entortiller, dans les filets de la calomnie et de l’intrigue, l’innocence, la beauté, la vertu, de les noyer, ou de les empoisonner froidement. L’homme rubicond aurait consolé sa victime par des lazzis, l’autre n’aurait pas même souri. Le premier avait quarante-cinq ans, il devait aimer la bonne chère et les femmes. Ces sortes d’hommes ont tous des passions qui les rendent esclaves de leur métier. Mais le jeune homme était sans passions et sans vices. S’il était espion, il appartenait à la diplomatie, et travaillait pour l’art pur. Il concevait, l’autre exécutait ; il était l’idée, l’autre était la forme.
{p. 239} — Nous devons être à Gondreville, ma bonne femme ? dit le jeune homme.
— On ne dit pas ici ma bonne femme, répondit Michu. Nous avons encore la simplicité de nous appeler citoyenne et citoyen, nous autres !
— Ah ! fit le jeune homme de l’air le plus naturel et sans paraître choqué.
Les joueurs ont souvent, dans le monde, au jeu de l’écarté surtout, éprouvé comme une déroute intérieure en voyant s’attabler devant eux, au milieu de leur veine, un joueur, dont les manières, le regard, la voix, la façon de mêler les cartes leur prédisent une défaite. À l’aspect du jeune homme, Michu sentit une prostration prophétique de ce genre. Il fut atteint par un pressentiment mortel, il entrevit confusément l’échafaud ; une voix lui cria que ce muscadin lui serait fatal, quoiqu’ils n’eussent encore rien de commun. Aussi sa parole avait-elle été rude, il voulait être et fut grossier.
— N’appartenez-vous pas au Conseiller d’État Malin ? demanda le second Parisien.
— Je suis mon maître, répondit Michu.
— Enfin, mesdames, dit le jeune homme en prenant les façons les plus polies, sommes-nous à Gondreville ? nous y sommes attendus par monsieur Malin.
— Voici le parc, dit Michu en montrant la grille ouverte.
— Et pourquoi cachez-vous cette carabine, ma belle enfant ? dit le jovial compagnon du jeune homme qui en passant par la grille aperçut le canon.
— Tu travailles toujours, même à la campagne, s’écria le jeune homme en souriant.
Tous deux revinrent, saisis par une pensée de défiance que le régisseur comprit malgré l’impassibilité de leurs visages ; Marthe les laissa regarder la carabine, au milieu des abois de Couraut, car elle avait la conviction que Michu méditait quelque mauvais coup et fut presque heureuse de la perspicacité des inconnus. Michu jeta sur sa femme un regard qui la fit frémir, il prit alors la carabine et se mit en devoir d’y chasser une balle, en acceptant les fatales chances de cette découverte et de cette rencontre ; il parut ne plus tenir à la vie, et sa femme comprit bien alors sa funeste résolution.
{p. 240} — Vous avez donc des loups par ici ? dit le jeune homme à Michu.
— Il y a toujours des loups là où il y a des moutons. Vous êtes en Champagne et voilà une forêt ; mais nous avons aussi du sanglier, nous avons de grosses et de petites bêtes, nous avons un peu de tout, dit Michu d’un air goguenard.
— Je parie, Corentin, dit le plus vieux des deux après avoir échangé un regard avec l’autre, que cet homme est mon Michu…
— Nous n’avons pas gardé les cochons ensemble, dit le régisseur.
— Non, mais nous avons présidé les Jacobins, citoyen, répliqua le vieux cynique, vous à Arcis, moi ailleurs. Tu as conservé la politesse de la Carmagnole ; mais elle n’est plus à la mode, mon petit.
— Le parc me paraît bien grand, nous pourrions nous y perdre, si vous êtes le régisseur, faites-nous conduire au château, dit Corentin d’un ton péremptoire.
Michu siffla son fils et continua de chasser sa balle. Corentin contemplait Marthe d’un œil indifférent, tandis que son compagnon semblait charmé ; mais il remarquait en elle les traces d’une angoisse qui échappait au vieux libertin, lui que la carabine avait effarouché. Ces deux natures se peignaient tout entières dans cette petite chose si grande.
— J’ai rendez-vous au delà de la forêt, disait le régisseur, je ne puis pas vous rendre ce service moi-même ; mais mon fils vous mènera jusqu’au château. Par où venez-vous donc à Gondreville ? Auriez-vous pris par Cinq-Cygne ?
— Nous avions, comme vous, des affaires dans la forêt, dit Corentin sans aucune ironie apparente.
— François, s’écria Michu, conduis ces messieurs au château par les sentiers, afin qu’on ne les voie pas, ils ne prennent point les routes battues. Viens ici d’abord ? dit-il en voyant les deux étrangers qui leur avaient tourné le dos et marchaient en se parlant à voix basse. Michu saisit son enfant, l’embrassa presque saintement et avec une expression qui confirma les appréhensions de sa femme, elle eut froid dans le dos, et regarda sa mère d’un œil sec, car elle ne pouvait pas pleurer. — Va, dit-il. Et il le regarda jusqu’à ce qu’il l’eût entièrement perdu de vue. Couraut aboya du côté de la ferme de Grouage. — Oh ! c’est Violette, reprit-il. Voilà la troisième fois qu’il passe depuis ce matin ? Qu’y a-t-il donc dans l’air ? Assez, Couraut !
Quelques instants après, on entendit le petit trot d’un cheval.
{p. 241} Violette, monté sur un de ces bidets dont se servent les fermiers aux environs de Paris, montra, sous un chapeau de forme ronde et à grands bords, sa figure couleur de bois et fortement plissée, laquelle paraissait encore plus sombre. Ses yeux gris, malicieux et brillants, dissimulaient la traîtrise de son caractère. Ses jambes sèches, habillées de guêtres en toile blanche montant jusqu’au genou, pendaient sans être appuyées sur des étriers, et semblaient maintenues par le poids de ses gros souliers ferrés. Il portait par-dessus sa veste de drap bleu une limousine à raies blanches et noires. Ses cheveux gris retombaient en boucles derrière sa tête. Ce costume, le cheval gris à petites jambes basses, la façon dont s’y tenait Violette, le ventre en avant, le haut du corps en arrière, la grosse main crevassée et couleur de terre qui soutenait une méchante bride rongée et déchiquetée, tout peignait en lui un paysan avare, ambitieux, qui veut posséder de la terre et qui l’achète à tout prix. Sa bouche aux lèvres bleuâtres, fendue comme si quelque chirurgien l’eût ouverte avec un bistouri, les innombrables rides de son visage et de son front empêchaient le jeu de la physionomie dont les contours seulement parlaient. Ces lignes dures, arrêtées paraissaient exprimer la menace, malgré l’air humble que se donnent presque tous les gens de la campagne, et sous lequel ils cachent leurs émotions et leurs calculs, comme les Orientaux et les Sauvages enveloppent les leurs sous une imperturbable gravité. De simple paysan faisant des journées, devenu fermier de Grouage par un système de méchanceté croissante, il le continuait encore après avoir conquis une position qui surpassait ses premiers désirs. Il voulait le mal du prochain et le lui souhaitait ardemment. Quand il y pouvait contribuer, il y aidait avec amour. Violette était franchement envieux ; mais, dans toutes ses malices, il restait dans les limites de la légalité, ni plus ni moins qu’une Opposition parlementaire. Il croyait que sa fortune dépendait de la ruine des autres, et tout ce qui se trouvait au-dessus de lui était pour lui un ennemi envers lequel tous les moyens devaient être bons. Ce caractère est très-commun chez les paysans. Sa grande affaire du moment était d’obtenir de Malin une prorogation du bail de sa ferme qui n’avait plus que six ans à courir. Jaloux de la fortune du régisseur, il le surveillait de près ; les gens du pays lui faisaient la guerre sur ses liaisons avec les Michu ; mais, dans l’espoir de faire continuer son bail pendant douze autres années, le rusé fermier épiait une {p. 242} occasion de rendre service au gouvernement ou à Malin qui se défiait de Michu. Violette, aidé par le garde particulier de Gondreville, par le garde-champêtre et par quelques faiseurs de fagots, tenait le commissaire de police d’Arcis au courant des moindres actions de Michu. Ce fonctionnaire avait tenté, mais inutilement, de mettre Marianne, la servante de Michu, dans les intérêts du gouvernement ; mais Violette et ses affidés savaient tout par Gaucher, le petit domestique sur la fidélité duquel Michu comptait, et qui le trahissait pour des vétilles, pour des gilets, des boucles, des bas de coton, des friandises. Ce garçon ne soupçonnait pas d’ailleurs l’importance de ses bavardages. Violette noircissait toutes les actions de Michu, il les rendait criminelles par les plus absurdes suppositions à l’insu du régisseur, qui savait néanmoins le rôle ignoble joué chez lui par le fermier, et qui se plaisait à le mystifier.
— Vous avez donc bien des affaires à Bellache, que vous voilà encore ! dit Michu.
— Encore ! c’est un mot de reproche, monsieur Michu. Vous ne comptez pas siffler aux moineaux avec une pareille clarinette ! Je ne vous connaissais point cette carabine-là…
— Elle a poussé dans un de mes champs où il vient des carabines, répondit Michu. Tenez, voilà comme je les sème.
Le régisseur mit en joue une vipérine à trente pas de lui et la coupa net.
— Est-ce pour garder votre maître que vous avez cette arme de bandit ? il vous en aura peut-être fait cadeau.
— Il est venu de Paris exprès pour me l’apporter, répondit Michu.
— Le fait est qu’on jase bien, dans tout le pays, de son voyage ; les uns le disent en disgrâce, et qu’il se retire des affaires, les autres qu’il veut voir clair ici ; au fait, pourquoi qu’il arrive sans dire gare, absolument comme le Premier Consul ? saviez-vous qu’il venait ?
— Je ne suis pas assez bien avec lui pour être dans sa confidence.
— Vous ne l’avez donc pas encore vu ?
— Je n’ai su son arrivée qu’à mon retour de ma ronde dans la forêt, répliqua Michu qui rechargeait sa carabine.
— Il a envoyé chercher monsieur Grévin à Arcis, ils vont tribuner quelque chose ?
Malin avait été tribun.
{p. 243} — Si vous allez du côté de Cinq-Cygne, dit le régisseur à Violette, prenez-moi, j’y vais.
Violette était trop peureux pour garder en croupe un homme de la force de Michu, il piqua des deux. Le Judas mit sa carabine sur l’épaule et s’élança dans l’avenue.
— À qui donc Michu en veut-il ? dit Marthe à sa mère.
— Depuis qu’il a su l’arrivée de monsieur Malin, il est devenu bien sombre, répondit-elle. Mais il fait humide, rentrons.
Quand les deux femmes furent assises sous le manteau de la cheminée, elles entendirent Couraut.
— Voilà mon mari ! s’écria Marthe.
En effet, Michu montait l’escalier ; sa femme inquiète le rejoignit dans leur chambre.
— Vois s’il n’y a personne, dit-il à Marthe d’une voix émue.
— Personne, répondit-elle, Marianne est aux champs avec la vache, et Gaucher…
— Où est Gaucher ? reprit-il.
— Je ne sais pas.
— Je me défie de ce petit drôle ; monte au grenier, fouille le grenier, et cherche-le dans les moindres coins de ce pavillon.
Marthe sortit et alla ; quand elle revint, elle trouva Michu, les genoux en terre, et priant.
— Qu’as-tu donc ? dit-elle effrayée.
Le régisseur prit sa femme par la taille, l’attira sur lui, la baisa au front et lui répondit d’une voix émue : — Si nous ne nous revoyons plus, sache, ma pauvre femme, que je t’aimais bien. Suis de point en point les instructions qui sont écrites dans une lettre enterrée au pied du mélèze de ce massif, dit-il après une pause en lui désignant un arbre, elle est dans un rouleau de fer-blanc. N’y touche qu’après ma mort. Enfin, quoi qu’il m’arrive, pense, malgré l’injustice des hommes, que mon bras a servi la justice de Dieu.
Marthe, qui pâlit par degrés, devint blanche comme son linge, elle regarda son mari d’un œil fixe et agrandi par l’effroi, elle voulut parler, elle se trouva le gosier sec. Michu s’évada comme une ombre, il avait attaché au pied de son lit Couraut, qui se mit à hurler comme hurlent les chiens au désespoir.
La colère de Michu contre monsieur Marion avait eu de sérieux motifs, mais elle s’était reportée sur un homme beaucoup plus {p. 244} criminel à ses yeux, sur Malin dont les secrets s’étaient dévoilés aux yeux du régisseur, plus en position que personne d’apprécier la conduite du Conseiller-d’État. Le beau-père de Michu avait eu, politiquement parlant, la confiance de Malin, nommé Représentant de l’Aube à la Convention par les soins de Grévin.
Peut-être n’est-il pas inutile de raconter les circonstances qui mirent les Simeuse et les Cinq-Cygne en présence avec Malin, et qui pesèrent sur la destinée des deux jumeaux et de mademoiselle de Cinq-Cygne, mais plus encore sur celle de Marthe et de Michu. À Troyes, l’hôtel de Cinq-Cygne faisait face à celui de Simeuse. Quand la populace, déchaînée par des mains aussi savantes que prudentes, eut pillé l’hôtel de Simeuse, découvert le marquis et la marquise accusés de correspondre avec les ennemis, et les eut livrés à des gardes nationaux qui les menèrent en prison, la foule conséquente cria : — Aux Cinq-Cygne ! Elle ne concevait pas que les Cinq-Cygne fussent innocents du crime des Simeuse. Le digne et courageux marquis de Simeuse, pour sauver ses deux fils, âgés de dix-huit ans, que leur courage pouvait compromettre, les avait confiés, quelques instants avant l’orage, à leur tante, la comtesse de Cinq-Cygne. Deux domestiques attachés à la maison de Simeuse tenaient les jeunes gens renfermés. Le vieillard, qui ne voulait pas voir finir son nom, avait recommandé de tout cacher à ses fils, en cas de malheurs extrêmes. Laurence, alors âgée de douze ans, était également aimée par les deux frères, et les aimait également aussi. Comme beaucoup de jumeaux, les deux Simeuse se ressemblaient tant, que pendant long-temps leur mère leur donna des vêtements de couleurs différentes pour ne pas se tromper. Le premier venu, l’aîné, s’appelait Paul-Marie, l’autre Marie-Paul. Laurence de Cinq-Cygne, à qui l’on avait confié le secret de la situation, joua très-bien son rôle de femme ; elle supplia ses cousins, les amadoua, les garda jusqu’au moment où la populace entoura l’hôtel de Cinq-Cygne. Les deux frères comprirent alors le danger au même moment, et se le dirent par un même regard. Leur résolution fut aussitôt prise, ils armèrent leurs deux domestiques, ceux de la comtesse de Cinq-Cygne, barricadèrent la porte, se mirent aux fenêtres, après en avoir fermé les persiennes, avec cinq domestiques et l’abbé de Hauteserre, un parent des Cinq-Cygne. Les huit courageux champions firent un feu terrible sur cette masse. Chaque coup tuait ou blessait un assaillant. {p. 245} Laurence, au lieu de se désoler, chargeait les fusils avec un sang-froid extraordinaire, passait des balles et de la poudre à ceux qui en manquaient. La comtesse de Cinq-Cygne était tombée sur ses genoux. — « Que faites-vous, ma mère ? lui dit Laurence. — Je prie, répondit-elle, et pour eux et pour vous ! » Mot sublime, que dit aussi la mère du prince de la Paix en Espagne, dans une circonstance semblable. En un instant onze personnes furent tuées et mêlées à terre aux blessés. Ces sortes d’événements refroidissent ou exaltent la populace, elle s’irrite à son œuvre ou la discontinue. Les plus avancés, épouvantés, reculèrent ; mais la masse entière, qui venait tuer, voler, assassiner, en voyant les morts, se mit à crier : — À l’assassinat ! au meurtre ! Les gens prudents allèrent chercher le Représentant du peuple. Les deux frères, alors instruits des funestes événements de la journée, soupçonnèrent le Conventionnel de vouloir la ruine de leur maison, et leur soupçon fut bientôt une conviction. Animés par la vengeance, ils se postèrent sous la porte cochère et armèrent leurs fusils pour tuer Malin au moment où il se présenterait. La comtesse avait perdu la tête, elle voyait sa maison en cendres et sa fille assassinée, elle blâmait ses parents de l’héroïque défense qui occupa la France pendant huit jours. Laurence entr’ouvrit la porte à la sommation faite par Malin ; en la voyant, le Représentant se fia sur son caractère redouté, sur la faiblesse de cette enfant, et il entra. — « Comment, monsieur, répondit-elle au premier mot qu’il dit en demandant raison de cette résistance, vous voulez donner la liberté à la France, et vous ne protégez pas les gens chez eux ! On veut démolir notre hôtel, nous assassiner, et nous n’aurions pas le droit de repousser la force par la force ! » Malin resta cloué sur ses pieds. — « Vous, le petit-fils d’un maçon employé par le Grand Marquis aux constructions de son château, lui dit Marie-Paul, vous venez de laisser traîner notre père en prison, en accueillant une calomnie ! — Il sera mis en liberté, dit Malin qui se crut perdu en voyant chaque jeune homme remuer convulsivement son fusil. — Vous devez la vie à cette promesse, dit solennellement Marie-Paul. Mais si elle n’est pas exécutée ce soir, nous saurons vous retrouver ! — Quant à cette population qui hurle, dit Laurence, si vous ne la renvoyez pas, le premier coup sera pour vous. Maintenant, monsieur Malin, sortez ! » Le Conventionnel sortit et harangua la multitude, en parlant des droits sacrés du foyer, de l’habeas corpus et du {p. 246} domicile anglais. Il dit que la Loi et le Peuple étaient souverains, que la Loi était le peuple, que le peuple ne devait agir que par la Loi, et que force resterait à la Loi. La loi de la nécessité le rendit éloquent, il dissipa le rassemblement. Mais il n’oublia jamais, ni l’expression du mépris des deux frères, ni le : Sortez ! de mademoiselle de Cinq-Cygne. Aussi, quand il fut question de vendre nationalement les biens du comte de Cinq-Cygne, frère de Laurence, le partage fut-il strictement fait. Les agents du District ne laissèrent à Laurence que le château, le parc, les jardins et la ferme dite de Cinq-Cygne. D’après les instructions de Malin, Laurence n’avait droit qu’à sa légitime, la Nation étant au lieu et place de l’émigré, surtout quand il portait les armes contre la République. Le soir de cette furieuse tempête, Laurence supplia tellement ses deux cousins de partir, en craignant pour eux quelque trahison et les embûches du Représentant, qu’ils montèrent à cheval et gagnèrent les avant-postes de l’armée prussienne. Au moment où les deux frères atteignirent la forêt de Gondreville, l’hôtel de Cinq-Cygne fut cerné ; le Représentant venait, lui-même et en force, arrêter les héritiers de la maison de Simeuse. Il n’osa pas s’emparer de la comtesse de Cinq-Cygne alors au lit et en proie à une horrible fièvre nerveuse, ni de Laurence, un enfant de douze ans. Les domestiques, craignant la sévérité de la République, avaient disparu. Le lendemain matin, la nouvelle de la résistance des deux frères et de leur fuite en Prusse, disait-on, se répandit dans les environs ; il se fit un rassemblement de trois mille personnes devant l’hôtel de Cinq-Cygne, qui fut démoli avec une inexplicable rapidité. Madame de Cinq-Cygne, transportée à l’hôtel de Simeuse, y mourut dans un redoublement de fièvre. Michu n’avait paru sur la scène politique qu’après ces événements, car le marquis et la marquise restèrent environ cinq mois en prison. Pendant ce temps, le Représentant de l’Aube eut une mission. Mais quand monsieur Marion vendit Gondreville à Malin, quand tout le pays eut oublié les effets de l’effervescence populaire, Michu comprit alors Malin tout entier, Michu crut le comprendre, du moins ; car Malin est, comme Fouché, l’un de ces personnages qui ont tant de faces et tant de profondeur sous chaque face, qu’ils sont impénétrables au moment où ils jouent et qu’ils ne peuvent être expliqués que long-temps après la partie.
Dans les circonstances majeures de sa vie, Malin ne manquait {p. 247} jamais de consulter son fidèle ami Grévin, le notaire d’Arcis, dont le jugement sur les choses et sur les hommes était, à distance, net, clair et précis. Cette habitude est la sagesse, et fait la force des hommes secondaires. Or, en novembre 1803, les conjonctures furent si graves pour le Conseiller-d’État, qu’une lettre eût compromis les deux amis. Malin, qui devait être nommé sénateur, craignit de s’expliquer dans Paris ; il quitta son hôtel et vint à Gondreville, en donnant au Premier Consul une seule des raisons qui lui faisaient désirer d’y être, et qui lui donnait un air de zèle aux yeux de Bonaparte, tandis qu’au lieu de s’agir de l’État, il ne s’agissait que de lui-même. Or, pendant que Michu guettait et suivait dans le parc, à la manière des Sauvages, un moment propice à sa vengeance, le politique Malin, habitué à pressurer les événements pour son compte, emmenait son ami vers une petite prairie du jardin anglais, endroit désert et favorable à une conférence mystérieuse. Ainsi, en s’y tenant au milieu et parlant à voix basse, les deux amis étaient à une trop grande distance pour être entendus, si quelqu’un se cachait pour les écouter, et pouvaient changer de conversation s’il venait des indiscrets.
— Pourquoi n’être pas resté dans une chambre au château, dit Grévin.
— N’as-tu pas vu les deux hommes que m’envoie le Préfet de police ?
Quoique Fouché ait été, dans l’affaire de la conspiration de Pichegru, Georges, Moreau et Polignac, l’âme du cabinet consulaire, il ne dirigeait pas le ministère de la Police et se trouvait alors simplement Conseiller-d’État comme Malin.
— Ces deux hommes sont les deux bras de Fouché. L’un, ce jeune muscadin dont la figure ressemble à une carafe de limonade, qui a du vinaigre sur les lèvres et du verjus dans les yeux, a mis fin à l’insurrection de l’Ouest en l’an Sept, dans l’espace de quinze jours. L’autre est un enfant de Lenoir, il est le seul qui ait les grandes traditions de la police. J’avais demandé un agent sans conséquence, appuyé d’un personnage officiel, et l’on m’envoie ces deux compères-là. Ah ! Grévin, Fouché veut sans doute lire dans mon jeu. Voilà pourquoi j’ai laissé ces messieurs dînant au château ; qu’ils examinent tout, ils n’y trouveront ni Louis XVIII, ni le moindre indice.
— Ah ! çà, mais, dit Grévin, quel jeu joues-tu donc ?
{p. 248} — Eh ! mon ami, un jeu double est bien dangereux ; mais par rapport à Fouché, il est triple, et il a peut-être flairé que je suis dans les secrets de la maison de Bourbon.
— Toi !
— Moi, reprit Malin.
— Tu ne te souviens donc pas de Favras ?
Ce mot fit impression sur le Conseiller.
— Et depuis quand ? demanda Grévin après une pause.
— Depuis le Consulat à vie.
— Mais, pas de preuves ?
— Pas ça ! dit Malin en faisant claquer l’ongle de son pouce sous une de ses palettes.
En peu de mots, Malin dessina nettement la position critique où Bonaparte mettait l’Angleterre menacée de mort par le camp de Boulogne, en expliquant à Grévin la portée inconnue à la France et à l’Europe, mais que Pitt soupçonnait, de ce projet de descente ; puis la position critique où l’Angleterre allait mettre Bonaparte. Une coalition imposante, la Prusse, l’Autriche et la Russie soldées par l’or anglais, devait armer sept cent mille hommes. En même temps une conspiration formidable étendait à l’intérieur son réseau et réunissait les Montagnards, les Chouans, les Royalistes et leurs princes.
— Tant que Louis XVIII a vu trois consuls, il a cru que l’anarchie continuait et qu’à la faveur d’un mouvement quelconque il prendrait sa revanche du 13 vendémiaire et du 18 fructidor, dit Malin ; mais le Consulat à vie a démasqué les desseins de Bonaparte, il sera bientôt empereur. Cet ancien sous-lieutenant veut créer une dynastie ! or, cette fois, on en veut à sa vie, et le coup est monté plus habilement encore que celui de la rue Saint-Nicaise. Pichegru, Georges, Moreau, le duc d’Enghien, Polignac et Rivière les deux amis du comte d’Artois, en sont.
— Quel amalgame ! s’écria Grévin.
— La France est envahie sourdement, on veut donner un assaut général, on y emploie le vert et le sec ! Cent hommes d’exécution, commandés par Georges, doivent attaquer la garde consulaire et le consul corps à corps.
— Eh ! bien, dénonce-les.
— Voilà deux mois que le Consul, son ministre de la police, le Préfet et Fouché tiennent une partie des fils de cette trame {p. 249} immense ; mais ils n’en connaissent pas toute l’étendue, et dans le moment actuel, ils laissent libres presque tous les conjurés pour savoir tout.
— Quant au droit, dit le notaire, les Bourbons ont bien plus le droit de concevoir, de conduire, d’exécuter une entreprise contre Bonaparte, que Bonaparte n’en avait de conspirer au 18 brumaire contre la République, de laquelle il était l’enfant ; il assassinait sa mère, et ceux-ci veulent rentrer dans leur maison. Je conçois qu’en voyant fermer la liste des émigrés, multiplier les radiations, rétablir le culte catholique, et accumuler des arrêtés contre-révolutionnaires, les princes aient compris que leur retour se faisait difficile, pour ne pas dire impossible. Bonaparte devient le seul obstacle à leur rentrée, et ils veulent enlever l’obstacle, rien de plus simple. Les conspirateurs vaincus seront des brigands ; victorieux, ils seront des héros, et ta perplexité me semble alors assez naturelle.
— Il s’agit, dit Malin, de faire jeter aux Bourbons, par Bonaparte, la tête du duc d’Enghien, comme la Convention a jeté aux rois la tête de Louis XVI, afin de le tremper aussi avant que nous dans le cours de la Révolution ; ou de renverser l’idole actuelle du peuple français et son futur empereur, pour asseoir le vrai trône sur ses débris. Je suis à la merci d’un événement, d’un heureux coup de pistolet, d’une machine de la rue Saint-Nicaise qui réussirait. On ne m’a pas tout dit. On m’a proposé de rallier le Conseil d’État au moment critique, de diriger l’action légale de la restauration des Bourbons.
— Attends, répondit le notaire.
— Impossible ! Je n’ai plus que le moment actuel pour prendre une décision.
— Et pourquoi ?
— Les deux Simeuse conspirent, ils sont dans le pays ; je dois, ou les faire suivre, les laisser se compromettre et m’en faire débarrasser, ou les protéger sourdement. J’avais demandé des subalternes, et l’on m’envoie des lynx de choix qui ont passé par Troyes pour avoir à eux la gendarmerie.
— Gondreville est le Tiens et la Conspiration le Tu auras, dit Grévin. Ni Fouché, ni Talleyrand, tes deux partenaires, n’en sont : joue franc jeu avec eux. Comment ! tous ceux qui ont coupé le cou à Louis XVI sont dans le gouvernement, la France est pleine {p. 250} d’acquéreurs de biens nationaux, et tu voudrais ramener ceux qui te redemanderont Gondreville ? S’ils ne sont pas imbéciles, les Bourbons devront passer l’éponge sur tout ce que nous avons fait. Avertis Bonaparte.
— Un homme de mon rang ne dénonce pas, dit Malin vivement.
— De ton rang ? s’écria Grévin en souriant.
— On m’offre les Sceaux.
— Je comprends ton éblouissement, et c’est à moi d’y voir clair dans ces ténèbres politiques, d’y flairer la porte de sortie. Or, il est impossible de prévoir les événements qui peuvent ramener les Bourbons, quand un général Bonaparte a quatre-vingts vaisseaux et quatre cent mille hommes. Ce qu’il y a de plus difficile, dans la politique expectante, c’est de savoir quand un pouvoir qui penche tombera ; mais, mon vieux, celui de Bonaparte est dans sa période ascendante. Ne serait-ce pas Fouché qui t’a fait sonder pour connaître le fond de ta pensée et se débarrasser de toi ?
— Non, je suis sûr de l’ambassadeur. D’ailleurs Fouché ne m’enverrait pas deux singes pareils, que je connais trop pour ne pas concevoir des soupçons.
— Ils me font peur, dit Grévin. Si Fouché ne se défie pas de toi, ne veut pas t’éprouver, pourquoi te les a-t-il envoyés ? Fouché ne joue pas un tour pareil sans une raison quelconque…
— Ceci me décide, s’écria Malin, je ne serai jamais tranquille avec ces deux Simeuse ; peut-être Fouché, qui connaît ma position, ne veut-il pas les manquer, et arriver par eux jusqu’aux Condé.
— Hé ! mon vieux, ce n’est pas sous Bonaparte qu’on inquiétera le possesseur de Gondreville.
En levant les yeux, Malin aperçut dans le feuillage d’un gros tilleul touffu le canon d’un fusil.
— Je ne m’étais pas trompé, j’avais entendu le bruit sec d’un fusil qu’on arme, dit-il à Grévin après s’être mis derrière un gros tronc d’arbre où le suivit le notaire inquiet du brusque mouvement de son ami.
— C’est Michu, dit Grévin, je vois sa barbe rousse.
— N’ayons pas l’air d’avoir peur, reprit Malin qui s’en alla lentement en disant à plusieurs reprises : Que veut cet homme aux acquéreurs de cette terre ? Ce n’est certes pas toi qu’il visait. S’il nous a entendus, je dois le recommander au prône ! Nous aurions {p. 251} mieux fait d’aller en plaine. Qui diable eût pensé à se défier des airs !
— On apprend toujours ! dit le notaire ; mais il était bien loin et nous causions de bouche à oreille.
— Je vais en dire deux mots à Corentin, répondit Malin.
Quelques instants après, Michu rentra chez lui pâle et le visage contracté.
— Qu’as-tu ? lui dit sa femme épouvantée.
— Rien, répondit-il en voyant Violette dont la présence fut pour lui un coup de foudre.
Michu prit une chaise, se mit devant le feu tranquillement, et y jeta une lettre en la tirant d’un de ces tubes en fer-blanc que l’on donne aux soldats pour serrer leurs papiers. Cette action qui permit à Marthe de respirer comme une personne déchargée d’un poids énorme, intrigua beaucoup Violette. Le régisseur posa sa carabine sur le manteau de la cheminée avec un admirable sang-froid. Marianne et la mère de Marthe filaient à la lueur d’une lampe.
— Allons, François, dit le père, couchons-nous. Veux-tu te coucher ?
Il prit brutalement son fils par le milieu du corps et l’emporta. — Descends à la cave, lui dit-il à l’oreille quand il fut dans l’escalier, remplis deux bouteilles de vin de Mâcon après en avoir vidé le tiers, avec de cette eau-de-vie de Cognac qui est sur la planche à bouteilles ; puis, mêle dans une bouteille de vin blanc moitié d’eau-de-vie. Fais cela bien adroitement, et mets les trois bouteilles sur le tonneau vide qui est à l’entrée de la cave. Quand j’ouvrirai la fenêtre, sors de la cave, selle mon cheval, monte dessus, et va m’attendre au Poteau-des-Gueux. — Le petit drôle ne veut jamais se coucher, dit le régisseur en rentrant, il veut faire comme les grandes personnes, tout voir, tout entendre, tout savoir. Vous me gâtez mon monde, père Violette.
— Bon Dieu ! bon Dieu ! s’écria Violette, qui vous a délié la langue ? vous n’en avez jamais tant dit.
— Croyez-vous que je me laisse espionner sans m’en apercevoir ? Vous n’êtes pas du bon côté, mon père Violette. Si, au lieu de servir ceux qui m’en veulent, vous étiez pour moi, je ferais mieux pour vous que de vous renouveler votre bail…
— Quoi encore ? dit le paysan avide en ouvrant de grands yeux.
{p. 252} — Je vous vendrais mon bien à bon marché.
— Il n’y a point de bon marché quand faut payer, dit sentencieusement Violette.
— Je veux quitter le pays, et je vous donnerai ma ferme du Mousseau, les bâtiments, les semailles, les bestiaux, pour cinquante mille francs.
— Vrai !
— Ça vous va ?
— Dame, faut voir.
— Causons de ça… Mais je veux des arrhes.
— J’ai rien.
— Une parole.
— Encore !
— Dites-moi qui vient de vous envoyer ici.
— Je suis revenu d’où j’allais tantôt, et j’ai voulu vous dire un petit bonsoir.
— Revenu sans ton cheval ? Pour quel imbécile me prends-tu ? Tu mens, tu n’auras pas ma ferme.
— Eh ! bien, c’est monsieur Grévin, quoi ! Il m’a dit : Violette, nous avons besoin de Michu, va le querir. S’il n’y est pas, attends-le… J’ai compris qu’il me fallait rester, ce soir, ici…
— Les escogriffes de Paris étaient-ils encore au château ?
— Ah ! je ne sais pas trop ; mais il y avait du monde dans le salon.
— Tu auras ma ferme, convenons des faits ! Ma femme, va chercher le vin du contrat. Prends du meilleur vin de Roussillon, le vin de l’ex-marquis… Nous ne sommes pas des enfants. Tu en trouveras deux bouteilles sur le tonneau vide à l’entrée, et une bouteille de blanc.
— Ça va ! dit Violette qui ne se grisait jamais. Buvons !
— Vous avez cinquante mille francs sous les carreaux de votre chambre, dans toute l’étendue du lit, vous me les donnerez quinze jours après le contrat passé chez Grévin… Violette regarda fixement Michu, et devint blême. — Ah ? tu viens moucharder un jacobin fini qui a eu l’honneur de présider le club d’Arcis, et tu crois qu’il ne te pincera pas ? J’ai des yeux, j’ai vu tes carreaux fraîchement replâtrés, et j’ai conclu que tu ne les avais pas levés pour semer du blé. Buvons.
Violette troublé but un grand verre de vin sans faire attention à la qualité, la terreur lui avait mis comme un fer chaud dans le {p. 253} ventre, l’eau-de-vie y fut brûlée par l’avarice ; il aurait donné bien des choses pour être rentré chez lui, pour y changer de place son trésor. Les trois femmes souriaient.
— Ça vous va-t-il ? dit Michu à Violette en lui remplissant encore son verre.
— Mais oui.
— Tu seras chez toi, vieux coquin !
Après une demi-heure de discussions animées sur l’époque de l’entrée en jouissance, sur les mille pointilleries que se font les paysans en concluant un marché, au milieu des assertions, des verres de vin vidés, des paroles pleines de promesses, des dénégations, des : — pas vrai ? — bien vrai ! — ma fine parole ! — comme je le dis ! — que j’aie le cou coupé si… — que ce verre de vin me soit du poison si ce que je dis n’est pas la pure varté… Violette tomba, la tête sur la table, non pas gris, mais ivre-mort ; et, dès qu’il lui avait vu les yeux troublés, Michu s’était empressé d’ouvrir la fenêtre.
— Où est ce drôle de Gaucher ? demanda-t-il à sa femme.
— Il est couché.
— Toi, Marianne, dit le régisseur à sa fidèle servante, va te mettre en travers de sa porte, et veille-le. Vous, ma mère, dit-il, restez en bas, gardez-moi cet espion-là, soyez aux aguets, et n’ouvrez qu’à la voix de François. Il s’agit de vie et de mort ! ajouta-t-il d’une voix profonde. Pour toutes les créatures qui sont sous mon toit, je ne l’ai pas quitté de cette nuit, et, la tête sur le billot, vous soutiendrez cela. — Allons, dit-il à sa femme, allons, la mère, mets tes souliers, prends ta coiffe, et détalons ! Pas de questions, je t’accompagne.
Depuis trois quarts d’heure, cet homme avait dans le geste et dans le regard une autorité despotique, irrésistible, puisée à la source commune et inconnue où puisent leurs pouvoirs extraordinaires et les grands généraux sur le champ de bataille où ils enflamment les masses, et les grands orateurs qui entraînent les assemblées, et, disons-le aussi, les grands criminels dans leurs coups audacieux ! Il semble alors qu’il s’exhale de la tête et que la parole porte une influence invincible, que le geste injecte le vouloir de l’homme chez autrui. Les trois femmes se savaient au milieu d’une horrible crise ; sans en être averties, elles la pressentaient à la rapidité des actes de cet homme dont le visage étincelait, dont le front {p. 254} était parlant, dont les yeux brillaient alors comme des étoiles ; elles lui avaient vu de la sueur à la racine des cheveux, plus d’une fois sa parole avait vibré d’impatience et de rage. Aussi Marthe obéit-elle passivement. Armé jusqu’aux dents, le fusil sur l’épaule, Michu sauta dans l’avenue, suivi de sa femme ; et ils atteignirent promptement le carrefour où François s’était caché dans des broussailles.
— Le petit a de la compréhension, dit Michu en le voyant.
Ce fut sa première parole. Sa femme et lui avaient couru jusque-là sans pouvoir prononcer un mot.
— Retourne au pavillon, cache-toi dans l’arbre le plus touffu, observe la campagne, le parc, dit-il à son fils. Nous sommes tous couchés, nous n’ouvrons à personne. Ta grand’mère veille, et ne remuera qu’en t’entendant parler ! Retiens mes moindres paroles. Il s’agit de la vie de ton père et de celle de ta mère. Que la justice ne sache jamais que nous avons découché. Après ces phrases dites à l’oreille de son fils, qui fila, comme une anguille dans la vase, à travers les bois, Michu dit à sa femme : — À cheval ! et prie Dieu d’être pour nous. Tiens-toi bien ! La bête peut en crever.
À peine ces mots furent-ils dits que le cheval, dans le ventre duquel Michu donna deux coups de pied, et qu’il pressa de ses genoux puissants, partit avec la célérité d’un cheval de course, l’animal sembla comprendre son maître, en un quart d’heure la forêt fut traversée. Michu, sans avoir dévié de la route la plus courte, se trouva sur un point de la lisière d’où les cimes du château de Cinq-Cygne apparaissaient éclairées par la lune. Il lia son cheval à un arbre et gagna lestement le monticule d’où l’on dominait la vallée de Cinq-Cygne.
Le château, que Marthe et Michu regardèrent ensemble pendant un moment, fait un effet charmant dans le paysage. Quoiqu’il n’ait aucune importance comme étendue ni comme architecture, il ne manque point d’un certain mérite archéologique. Ce vieil édifice du quinzième siècle, assis sur une éminence, environné de douves profondes, larges et encore pleines d’eau, est bâti en cailloux et en mortier, mais les murs ont sept pieds de largeur. Sa simplicité rappelle admirablement la vie rude et guerrière aux temps féodaux. Ce château, vraiment naïf, consiste dans deux grosses tours rougeâtres, séparées par un long corps de logis percé de véritables croisées en pierre, dont les croix grossièrement sculptées {p. 255} ressemblent à des sarments de vigne. L’escalier est en dehors, au milieu, et placé dans une tour pentagone à petite porte en ogive. Le rez-de-chaussée, intérieurement modernisé sous Louis XIV, ainsi que le premier étage, est surmonté de toits immenses, percés de croisées à tympans sculptés. Devant le château se trouve une immense pelouse dont les arbres avaient été récemment abattus. De chaque côté du pont d’entrée sont deux bicoques où habitent les jardiniers, et séparées par une grille maigre, sans caractère, évidemment moderne. À droite et à gauche de la pelouse, divisée en deux parties par une chaussée pavée, s’étendent les écuries, les étables, les granges, le bûcher, la boulangerie, les poulaillers, les communs, pratiqués sans doute dans les restes de deux ailes semblables au château actuel. Autrefois, ce castel devait être carré, fortifié aux quatre angles, défendu par une énorme tour à porche cintré, au bas de laquelle était, à la place de la grille, un pont-levis. Les deux grosses tours dont les toits en poivrière n’avaient pas été rasés, le clocheton de la tour du milieu donnaient de la physionomie au village. L’église, vieille aussi, montrait à quelques pas son clocher pointu, qui s’harmoniait aux masses de ce castel. La lune faisait resplendir toutes les cimes et les cônes autour desquels se jouait et pétillait la lumière. Michu regarda cette habitation seigneuriale de façon à renverser les idées de sa femme, car son visage plus calme offrait une expression d’espérance et une sorte d’orgueil. Ses yeux embrassèrent l’horizon avec une certaine défiance ; il écouta la campagne, il devait être alors neuf heures, la lune jetait sa lueur sur la marge de la forêt, et le monticule était surtout fortement éclairé. Cette position parut dangereuse au garde-général, il descendit en paraissant craindre d’être vu. Cependant aucun bruit suspect ne troublait la paix de cette belle vallée enceinte de ce côté par la forêt de Nodesme. Marthe, épuisée, tremblante, s’attendait à un dénoûment quelconque après une pareille course. À quoi devait-elle servir ? à une bonne action ou à un crime ? En ce moment, Michu s’approcha de l’oreille de sa femme.
— Tu vas aller chez la comtesse de Cinq-Cygne, tu demanderas à lui parler ; quand tu la verras, tu la prieras de venir à l’écart. Si personne ne peut vous écouter, tu lui diras : Mademoiselle, la vie de vos deux cousins est en danger, et celui qui vous expliquera le pourquoi, le comment, vous attend. Si elle a peur, si elle se défie, ajoute : Ils sont de la conspiration contre le Premier Consul, et la {p. 256} conspiration est découverte. Ne te nomme pas, on se défie trop de nous.
Marthe Michu leva la tête vers son mari, et lui dit : — Tu les sers donc ?
— Eh ! bien, après ? dit-il en fronçant les sourcils et croyant à un reproche.
— Tu ne me comprends pas, s’écria Marthe en prenant la large main de Michu aux genoux duquel elle tomba en baisant cette main qui fut tout à coup couverte de larmes.
— Cours, tu pleureras après, dit-il en l’embrassant avec une force brusque.
Quand il n’entendit plus le pas de sa femme, cet homme de fer eut des larmes aux yeux. Il s’était défié de Marthe à cause des opinions du père, il lui avait caché les secrets de sa vie ; mais la beauté du caractère simple de sa femme lui avait apparu soudain, comme la grandeur du sien venait d’éclater pour elle. Marthe passait de la profonde humiliation que cause la dégradation d’un homme dont on porte le nom, au ravissement que donne sa gloire ; elle y passait sans transition, n’y avait-il pas de quoi défaillir ? En proie aux plus vives inquiétudes, elle avait, comme elle le lui dit plus tard, marché dans le sang depuis le pavillon jusqu’à Cinq-Cygne, et s’était en un moment sentie enlevée au ciel parmi les anges. Lui qui ne se sentait pas apprécié, qui prenait l’attitude chagrine et mélancolique de sa femme pour un manque d’affection, qui la laissait à elle-même en vivant au dehors, en rejetant toute sa tendresse sur son fils, avait compris en un moment tout ce que signifiaient les larmes de cette femme ; elle maudissait le rôle que sa beauté, que la volonté paternelle l’avaient forcée à jouer. Le bonheur avait brillé de sa plus belle flamme pour eux, au milieu de l’orage, comme un éclair. Et ce devait être un éclair ! Chacun d’eux pensait à dix ans de mésintelligence et s’en accusait tout seul. Michu resta debout, immobile, le coude sur sa carabine et le menton sur son coude, perdu dans une profonde rêverie. Un semblable moment fait accepter toutes les douleurs du passé le plus douloureux.
Agitée de mille pensées semblables à celles de son mari, Marthe eut alors le cœur oppressé par le danger des Simeuse, car elle comprit tout, même les figures des deux Parisiens, mais elle ne pouvait s’expliquer la carabine. Elle s’élança comme une biche et atteignit le chemin du château, elle fut surprise d’entendre {p. 257} derrière elle les pas d’un homme, elle jeta un cri, la large main de Michu lui ferma la bouche.
— Du haut de la butte, j’ai vu reluire au loin l’argent des chapeaux bordés ! Entre par une brèche de la douve qui est entre la tour de Mademoiselle et les écuries ; les chiens n’aboieront pas après toi. Passe dans le jardin, appelle la jeune comtesse par la fenêtre, fais seller son cheval, dis-lui de le conduire par la douve, j’y serai, après avoir étudié le plan des Parisiens et trouvé les moyens de leur échapper.
Ce danger, qui roulait comme une avalanche, et qu’il fallait prévenir, donna des ailes à Marthe.
Le nom Franc, commun aux Cinq-Cygne et aux Chargebœuf, est Duineff. Cinq-Cygne devint le nom de la branche cadette des Chargebœuf après la défense d’un castel faite, en l’absence de leur père, par cinq filles de cette maison, toutes remarquablement blanches, et de qui personne n’eût attendu pareille conduite. Un des premiers comtes de Champagne voulut, par ce joli nom, perpétuer ce souvenir aussi long-temps que vivrait cette famille. Depuis ce fait d’armes singulier, les filles de cette famille furent fières, mais elles ne furent peut-être pas toujours blanches. La dernière, Laurence, était, contrairement à la loi salique, héritière du nom, des armes et des fiefs. Le roi de France avait approuvé la charte du comte de Champagne en vertu de laquelle, dans cette famille, le ventre anoblissait et succédait. Laurence était donc comtesse de Cinq-Cygne, son mari devait prendre et son nom et son blason où se lisait pour devise la sublime réponse faite par l’aînée des cinq sœurs à la sommation de rendre le château : Mourir en chantant ! Digne de ces belles héroïnes, Laurence possédait une blancheur qui semblait être une gageure du hasard. Les moindres linéaments de ses veines bleues se voyaient sous la trame fine et serrée de son épiderme. Sa chevelure, du plus joli blond, seyait merveilleusement à ses yeux du bleu le plus foncé. Tout chez elle appartenait au genre mignon. Dans son corps frêle, malgré sa taille déliée, en dépit de son teint de lait, vivait une âme trempée comme celle d’un homme du plus beau caractère ; mais que personne, pas même un observateur, n’aurait devinée à l’aspect d’une physionomie douce et d’une figure busquée dont le profil offrait une vague ressemblance avec une tête de brebis. Cette excessive douceur, quoique noble, paraissait aller jusqu’à la stupidité de l’agneau. — « J’ai l’air {p. 258} d’un mouton qui rêve ! » disait-elle quelquefois en souriant. Laurence, qui parlait peu, semblait non pas songeuse, mais engourdie. Surgissait-il une circonstance sérieuse, la Judith cachée se révélait aussitôt et devenait sublime, et les circonstances ne lui avaient malheureusement pas manqué. À treize ans, Laurence, après les événements que vous savez, se vit orpheline, devant la place où la veille s’élevait à Troyes une des maisons les plus curieuses de l’architecture du seizième siècle, l’hôtel de Cinq-Cygne. Monsieur d’Hauteserre, un de ses parents, devenu son tuteur, emmena sur-le-champ l’héritière à la campagne. Ce brave gentilhomme de province, effrayé de la mort de l’abbé d’Hauteserre, son frère, atteint d’une balle sur la place, au moment où il se sauvait en paysan, n’était pas en position de pouvoir défendre les intérêts de sa pupille : il avait deux fils à l’armée des princes, et tous les jours, au moindre bruit, il croyait que les municipaux d’Arcis venaient l’arrêter. Fière d’avoir soutenu un siège et de posséder la blancheur historique de ses ancêtres, Laurence méprisait cette sage lâcheté du vieillard courbé sous le vent de la tempête, elle ne songeait qu’à s’illustrer. Aussi mit-elle audacieusement dans son pauvre salon de Cinq-Cygne, le portrait de Charlotte Corday, couronné de petites branches de chêne tressées. Elle correspondait par un exprès avec les jumeaux au mépris de la loi qui l’eût punie de mort. Le messager, qui risquait aussi sa vie, rapportait les réponses. Laurence ne vécut, depuis les catastrophes de Troyes, que pour le triomphe de la cause royale. Après avoir sainement jugé monsieur et madame d’Hauteserre, et reconnu chez eux une honnête nature, mais sans énergie, elle les mit en dehors des lois de sa sphère ; Laurence avait trop d’esprit et de véritable indulgence pour leur en vouloir de leur caractère ; bonne, aimable, affectueuse avec eux, elle ne leur livra pas un seul de ses secrets. Rien ne forme l’âme comme une dissimulation constante au sein de la famille. À sa majorité, Laurence laissa gérer ses affaires au bonhomme d’Hauteserre, comme par le passé. Que sa jument favorite fût bien pansée, que sa servante Catherine fût mise à son goût et son petit domestique Gothard vêtu convenablement, elle se souciait peu du reste. Elle dirigeait sa pensée vers un but trop élevé pour descendre aux occupations qui, dans d’autres temps, lui eussent sans doute plu. La toilette fut peu de chose pour elle, et d’ailleurs ses cousins n’étaient pas là. Laurence avait {p. 259} une amazone vert-bouteille pour se promener à cheval, une robe en étoffe commune à canezou orné de brandebourgs pour aller à pied, et chez elle une robe de chambre en soie. Gothard, son petit écuyer, un adroit et courageux garçon de quinze ans, l’escortait, car elle était presque toujours dehors, et elle chassait sur toutes les terres de Gondreville, sans que les fermiers ni Michu s’y opposassent. Elle montait admirablement bien à cheval, et son adresse à la chasse tenait du miracle. Dans la contrée, on ne l’appelait en tout temps que Mademoiselle, même pendant la Révolution.
Quiconque a lu le beau roman de Rob-Roy doit se souvenir d’un des rares caractères de femme pour la conception duquel Walter Scott soit sorti de ses habitudes de froideur, de Diana Vernon. Ce souvenir peut servir à faire comprendre Laurence, si vous ajoutez aux qualités de la chasseresse écossaise l’exaltation contenue de Charlotte Corday, mais en supprimant l’aimable vivacité qui rend Diana si attrayante. La jeune comtesse avait vu mourir sa mère, tomber l’abbé d’Hauteserre, le marquis et la marquise de Simeuse périr sur l’échafaud ; son frère unique était mort de ses blessures, ses deux cousins qui servaient à l’armée de Condé pouvaient être tués à tout moment, enfin la fortune des Simeuse et des Cinq-Cygne venait d’être dévorée par la République, sans profit pour la République. Sa gravité, dégénérée en stupeur apparente, doit se concevoir.
Monsieur d’Hauteserre se montra d’ailleurs le tuteur le plus probe et le mieux entendu. Sous son administration, Cinq-Cygne prit l’air d’une ferme. Le bonhomme, qui ressemblait beaucoup moins à un preux qu’à un propriétaire faisant valoir, avait tiré parti du parc et des jardins, dont l’étendue était d’environ deux cents arpents, et où il trouva la nourriture des chevaux, celle des gens et le bois de chauffage. Grâce à la plus sévère économie, à sa majorité, la comtesse avait déjà recouvré, par suite du placement des revenus sur l’État, une fortune suffisante. En 1798, l’héritière possédait vingt mille francs de rentes sur l’État dont, à la vérité, les arrérages étaient dus, et douze mille francs à Cinq-Cygne dont les baux avaient été renouvelés avec de notables augmentations. Monsieur et madame d’Hauteserre s’étaient retirés aux champs avec trois mille livres de rentes viagères dans les tontines Lafarge, ce débris de leur fortune ne leur permettait pas d’habiter ailleurs qu’à Cinq-Cygne ; aussi le premier acte de Laurence fut-il de leur {p. 260} donner la jouissance pour toute la vie du pavillon qu’ils y occupaient. Les d’Hauteserre, devenus avares pour leur pupille comme pour eux-mêmes, et qui, tous les ans, entassaient leurs mille écus en songeant à leurs deux fils, faisaient faire une misérable chère à l’héritière. La dépense totale de Cinq-Cygne ne dépassait pas cinq mille francs par an. Mais Laurence, qui ne descendait dans aucun détail, trouvait tout bon. Le tuteur et sa femme, insensiblement dominés par l’influence imperceptible de ce caractère qui s’exerçait dans les plus petites choses, avaient fini par admirer celle qu’ils avaient connue enfant, sentiment assez rare. Mais Laurence avait dans les manières, dans sa voix gutturale, dans son regard impérieux, ce je ne sais quoi, ce pouvoir inexplicable qui impose toujours, même quand il n’est qu’apparent, car chez les sots le vide ressemble à la profondeur. Pour le vulgaire, la profondeur est incompréhensible. De là vient peut-être l’admiration du peuple pour tout ce qu’il ne comprend pas. Monsieur et madame d’Hauteserre, saisis par le silence habituel et impressionnés par la sauvagerie de la jeune comtesse, étaient toujours dans l’attente de quelque chose de grand. En faisant le bien avec discernement et en ne se laissant pas tromper, Laurence obtenait de la part des paysans un grand respect, quoiqu’elle fût aristocrate. Son sexe, son nom, ses malheurs, l’originalité de sa vie, tout contribuait à lui donner de l’autorité sur les habitants de la vallée de Cinq-Cygne. Elle partait quelquefois pour un ou deux jours, accompagnée de Gothard ; et jamais au retour, ni monsieur ni madame d’Hauteserre ne l’interrogeaient sur les motifs de son absence. Laurence, remarquez-le, n’avait rien de bizarre en elle. La virago se cachait sous la forme la plus féminine et la plus faible en apparence. Son cœur était d’une excessive sensibilité, mais elle portait dans sa tête une résolution virile et une fermeté stoïque. Ses yeux clairvoyants ne savaient pas pleurer. À voir son poignet blanc et délicat nuancé de veines bleues, personne n’eût imaginé qu’il pouvait défier celui du cavalier le plus endurci. Sa main, si molle, si fluide, maniait un pistolet, un fusil, avec la vigueur d’un chasseur exercé. Au dehors, elle n’était jamais autrement coiffée que comme les femmes le sont pour monter à cheval, avec un coquet petit chapeau de castor et le voile vert rabattu. Aussi son visage si délicat, son cou blanc enveloppé d’une cravate noire, n’avaient-ils jamais souffert de ses courses en plein air. Sous le Directoire, et au commencement du Consulat, {p. 261} Laurence avait pu se conduire ainsi, sans que personne s’occupât d’elle ; mais depuis que le gouvernement se régularisait, les nouvelles autorités, le préfet de l’Aube, les amis de Malin, et Malin lui-même, essayaient de la déconsidérer. Laurence ne pensait qu’au renversement de Bonaparte, dont l’ambition et le triomphe avaient excité chez elle comme une rage, mais une rage froide et calculée. Ennemie obscure et inconnue de cet homme couvert de gloire, elle le visait, du fond de sa vallée et de ses forêts, avec une fixité terrible, elle voulait parfois aller le tuer aux environs de Saint-Cloud ou de la Malmaison. L’exécution de ce dessein eût expliqué déjà les exercices et les habitudes de sa vie ; mais, initiée, depuis la rupture de la paix d’Amiens, à la conspiration des hommes qui tentèrent de retourner le 18 brumaire contre le Premier Consul, elle avait dès lors subordonné sa force et sa haine au plan très-vaste et très-bien conduit qui devait atteindre Bonaparte à l’extérieur par la vaste coalition de la Russie, de l’Autriche et de la Prusse qu’empereur il vainquit à Austerlitz, et à l’intérieur par la coalition des hommes les plus opposés les uns aux autres, mais réunis par une haine commune, et dont plusieurs méditaient, comme Laurence, la mort de cet homme, sans s’effrayer du mot assassinat. Cette jeune fille, si frêle à voir, si forte pour qui la connaissait bien, était donc en ce moment le guide fidèle et sûr des gentilshommes qui vinrent d’Allemagne prendre part à cette attaque sérieuse. Fouché se fonda sur cette coopération des émigrés d’au delà du Rhin pour envelopper le duc d’Enghien dans le complot. La présence de ce prince sur le territoire de Bade, à peu de distance de Strasbourg, donna plus tard du poids à ces suppositions. La grande question de savoir si le prince eut vraiment connaissance de l’entreprise, s’il devait entrer en France après la réussite, est un des secrets sur lesquels, comme sur quelques autres, les princes de la maison de Bourbon ont gardé le plus profond silence. À mesure que l’histoire de ce temps vieillira, les historiens impartiaux trouveront au moins de l’imprudence chez le prince à se rapprocher de la frontière au moment où devait éclater une immense conspiration, dans le secret de laquelle toute la famille royale a certainement été. La prudence que Malin venait de déployer en conférant avec Grévin en plein air, cette jeune fille l’appliquait à ses moindres relations. Elle recevait les émissaires, conférait avec eux, soit sur les diverses lisières de la forêt de Nodesme, soit au delà de la vallée de Cinq-Cygne, entre {p. 262} Sézanne et Brienne. Elle faisait souvent quinze lieues d’une seule traite avec Gothard, et revenait à Cinq-Cygne sans qu’on pût apercevoir sur son frais visage la moindre trace de fatigue ni de préoccupation. Elle avait d’abord surpris dans les yeux de ce petit vacher, alors âgé de neuf ans, la naïve admiration qu’ont les enfants pour l’extraordinaire ; elle en fit son palefrenier et lui apprit à panser les chevaux avec le soin et l’attention qu’y mettent les Anglais. Elle reconnut en lui le désir de bien faire, de l’intelligence et l’absence de tout calcul ; elle essaya son dévouement, et lui en trouva non-seulement l’esprit, mais la noblesse, il ne concevait pas de récompense ; elle cultiva cette âme encore si jeune, elle fut bonne pour lui, bonne avec grandeur, elle se l’attacha en s’attachant à lui, en polissant elle-même ce caractère à demi sauvage, sans lui enlever sa verdeur ni sa simplicité. Quand elle eut suffisamment éprouvé la fidélité quasi-canine qu’elle avait nourrie, Gothard devint son ingénieux et ingénu complice. Le petit paysan, que personne ne pouvait soupçonner, allait de Cinq-Cygne jusqu’à Nancy, et revenait quelquefois sans que personne sût qu’il avait quitté le pays. Toutes les ruses employées par les espions, il les pratiquait. L’excessive défiance que lui avait donnée sa maîtresse, n’altérait en rien son naturel. Gothard, qui possédait à la fois la ruse des femmes, la candeur de l’enfant et l’attention perpétuelle du conspirateur, cachait ces admirables qualités sous la profonde ignorance et la torpeur des gens de la campagne. Ce petit homme paraissait niais, faible et maladroit ; mais une fois à l’œuvre il était agile comme un poisson, il échappait comme une anguille, il comprenait, à la manière des chiens, sur un regard ; il flairait la pensée. Sa bonne grosse figure, ronde et rouge, ses yeux bruns endormis, ses cheveux coupés comme ceux des paysans, son costume, sa croissance très-retardée, lui laissaient l’apparence d’un enfant de dix ans. Sous la protection de leur cousine qui, depuis Strasbourg jusqu’à Bar-sur-Aube, veilla sur eux, messieurs d’Hauteserre et de Simeuse, accompagnés de plusieurs autres émigrés, vinrent par l’Alsace, la Lorraine et la Champagne, tandis que d’autres conspirateurs, non moins courageux, abordèrent la France par les falaises de la Normandie. Vêtus en ouvriers, les d’Hauteserre et les Simeuse avaient marché, de forêt en forêt, guidés de proche en proche par des personnes choisies depuis trois mois dans chaque département par Laurence parmi les gens les plus dévoués aux Bourbons et les {p. 263} moins soupçonnés. Les émigrés se couchaient le jour et voyageaient pendant la nuit. Chacun d’eux amenait deux soldats dévoués, dont l’un allait en avant à la découverte, et l’autre demeurait en arrière afin de protéger la retraite en cas de malheur. Grâce à ces précautions militaires, ce précieux détachement avait atteint sans malheur la forêt de Nodesme prise pour lieu de rendez-vous. Vingt-sept autres gentilshommes entrèrent aussi par la Suisse et traversèrent la Bourgogne, guidés vers Paris avec des précautions pareilles. Monsieur de Rivière comptait sur cinq cents hommes, dont cent jeunes gens nobles, les officiers de ce bataillon sacré. Messieurs de Polignac et de Rivière, dont la conduite fut, comme chefs, excessivement remarquable, gardèrent un secret impénétrable à tous ces complices qui ne furent pas découverts. Aussi peut-on dire aujourd’hui, d’accord avec les révélations faites pendant la Restauration, que Bonaparte ne connut pas plus l’étendue des dangers qu’il courut alors, que l’Angleterre ne connaissait le péril où la mettait le camp de Boulogne ; et, cependant, en aucun temps, la police ne fut plus spirituellement ni plus habilement dirigée. Au moment où cette histoire commence, un lâche, comme il s’en trouve toujours dans les conspirations qui ne sont pas restreintes à un petit nombre d’hommes également forts ; un conjuré mis face à face avec la mort donnait des indications, heureusement insuffisantes quant à l’étendue, mais assez précises sur le but de l’entreprise. Aussi la police laissait-elle, comme l’avait dit Malin à Grévin, les conspirateurs surveillés agir en liberté, pour embrasser toutes les ramifications du complot. Néanmoins, le gouvernement eut en quelque sorte la main forcée par Georges Cadoudal, homme d’exécution, qui ne prenait conseil que de lui-même, et qui s’était caché dans Paris avec vingt-cinq Chouans pour attaquer le Premier Consul. Laurence unissait dans sa pensée la haine et l’amour. Détruire Bonaparte et ramener les Bourbons, n’était-ce pas reprendre Gondreville et faire la fortune de ses cousins ? Ces deux sentiments, dont l’un est la contre-partie de l’autre, suffisent, à vingt-trois ans surtout, pour déployer toutes les facultés de l’âme et toutes les forces de la vie. Aussi, depuis deux mois, Laurence paraissait-elle plus belle aux habitants de Cinq-Cygne qu’elle ne fut en aucun moment. Ses joues étaient devenues roses, l’espérance donnait par instants de la fierté à son front ; mais quand on lisait la Gazette du soir, et que les actes conservateurs du Premier Consul s’y déroulaient, {p. 264} elle baissait les yeux pour n’y pas laisser lire la menaçante certitude de la chute prochaine de cet ennemi des Bourbons. Personne au château ne se doutait donc que la jeune comtesse eût revu ses cousins la nuit dernière. Les deux fils de monsieur et madame d’Hauteserre avaient passé la nuit dans la propre chambre de la comtesse, sous le même toit que leurs père et mère ; car Laurence, pour ne donner aucun soupçon, après avoir couché les deux d’Hauteserre, entre une heure et deux du matin, alla rejoindre ses cousins au rendez-vous et les emmena au milieu de la forêt où elle les avait cachés dans la cabane abandonnée d’un garde-vente. Sûre de les revoir, elle ne montra pas le moindre air de joie, rien ne trahit en elle les émotions de l’attente ; enfin elle avait su effacer les traces du plaisir de les avoir revus, elle fut impassible. La jolie Catherine, la fille de sa nourrice, et Gothard, tous deux dans le secret, modelèrent leur conduite sur celle de leur maîtresse. Catherine avait dix-neuf ans. À cet âge, comme à celui de Gothard, une jeune fille est fanatique et se laisse couper le cou sans dire un mot. Quant à Gothard, sentir le parfum que la comtesse mettait dans ses cheveux et dans ses habits, lui eût fait endurer la question extraordinaire sans dire une parole.
Au moment où Marthe, avertie de l’imminence du péril, glissait avec la rapidité d’une ombre vers la brèche indiquée par Michu, le salon du château de Cinq-Cygne offrait le plus paisible spectacle. Ses habitants étaient si loin de soupçonner l’orage près de fondre sur eux, que leur attitude eût excité la compassion de la première personne qui aurait connu leur situation. Dans la haute cheminée, ornée d’un trumeau où dansaient au-dessus de la glace des bergères en paniers, brillait un de ces feux comme il ne s’en fait que dans les châteaux situés au bord des bois. Au coin de cette cheminée, sur une grande bergère carrée en bois doré, garnie en magnifique lampasse vert, la jeune comtesse était en quelque sorte étalée dans l’attitude que donne un accablement complet. Revenue à six heures seulement des confins de la Brie, après avoir battu l’estrade en avant de la troupe afin de faire arriver à bon port les quatre gentilshommes au gîte où ils devaient faire leur dernière étape avant d’entrer à Paris, elle avait surpris monsieur et madame d’Hauteserre à la fin de leur dîner. Pressée par la faim, elle s’était mise à table sans quitter ni son amazone crottée ni ses brodequins. Au lieu de se déshabiller après le dîner, {p. 265} elle s’était sentie accablée par toutes ses fatigues, et avait laissé aller sa belle tête nue, couverte de ses mille boucles blondes, sur le dossier de l’immense bergère, en gardant ses pieds en avant sur un tabouret. Le feu séchait les éclaboussures de son amazone et de ses brodequins. Ses gants de peau de daim, son petit chapeau de castor, son voile vert et sa cravache étaient sur la console où elle les avait jetés. Elle regardait tantôt la vieille horloge de Boule qui se trouvait sur le chambranle de la cheminée entre deux candélabres à fleurs, pour voir si, d’après l’heure, les quatre conspirateurs étaient couchés ; tantôt la table de boston placée devant la cheminée et occupée par monsieur d’Hauteserre et par sa femme, par le curé de Cinq-Cygne et sa sœur.
Quand même ces personnages ne seraient pas incrustés dans ce drame, leurs têtes auraient encore le mérite de représenter une des faces que prit l’aristocratie après sa défaite de 1793. Sous ce rapport, la peinture du salon de Cinq-Cygne a la saveur de l’histoire vue en déshabillé.
Le gentilhomme, alors âgé de cinquante-deux ans, grand, sec, sanguin, et d’une santé robuste, eût paru capable de vigueur sans de gros yeux d’un bleu faïence dont le regard annonçait une extrême simplicité. Il existait dans sa figure terminée par un menton de galoche, entre son nez et sa bouche, un espace démesuré par rapport aux lois du dessin, qui lui donnait un air de soumission en parfaite harmonie avec son caractère, auquel concordaient les moindres détails de sa physionomie. Ainsi sa chevelure grise, feutrée par son chapeau qu’il gardait presque toute la journée, formait comme une calotte sur sa tête, en en dessinant le contour piriforme. Son front, très-ridé par sa vie campagnarde et par de continuelles inquiétudes, était plat et sans expression. Son nez aquilin relevait un peu sa figure ; le seul indice de force se trouvait dans ses sourcils touffus qui conservaient leur couleur noire, et dans la vive coloration de son teint ; mais cet indice ne mentait point, le gentilhomme quoique simple et doux avait la foi monarchique et catholique, aucune considération ne l’eût fait changer de parti. Ce bonhomme se serait laissé arrêter, il n’eût pas tiré sur les municipaux, et serait allé tout doucettement à l’échafaud. Ses trois mille livres de rentes viagères, sa seule ressource, l’avaient empêché d’émigrer. Il obéissait donc au gouvernement de Fait, sans cesser d’aimer la famille royale et d’en souhaiter le {p. 266} rétablissement ; mais il eût refusé de se compromettre en participant à une tentative en faveur des Bourbons. Il appartenait à cette portion de royalistes qui se sont éternellement souvenus d’avoir été battus et volés ; qui, dès lors, sont restés muets, économes, rancuniers, sans énergie, mais incapables d’aucune abjuration, ni d’aucun sacrifice ; tout prêts à saluer la royauté triomphante, amis de la religion et des prêtres, mais résolus à supporter toutes les avanies du malheur. Ce n’est plus alors avoir une opinion, mais de l’entêtement. L’action est l’essence des partis. Sans esprit, mais loyal, avare comme un paysan, et néanmoins noble de manières, hardi dans ses vœux mais discret en paroles et en actions, tirant parti de tout, et prêt à se laisser nommer maire de Cinq-Cygne, monsieur d’Hauteserre représentait admirablement ces honorables gentilshommes auxquels Dieu a écrit sur le front le mot mites, qui laissèrent passer au-dessus de leurs gentilhommières et de leurs têtes les orages de la Révolution, qui se redressèrent sous la Restauration riches de leurs économies cachées, fiers de leur attachement discret et qui rentrèrent dans leurs campagnes après 1830. Son costume, expressive enveloppe de ce caractère, peignait l’homme et le temps. Monsieur d’Hauteserre portait une de ces houppelandes, couleur noisette, à petit collet, que le dernier duc d’Orléans avait mises à la mode à son retour d’Angleterre, et qui furent, pendant la Révolution, comme une transaction entre les hideux costumes populaires et les élégantes redingotes de l’aristocratie. Son gilet de velours, à raies fleuretées, dont la façon rappelait ceux de Robespierre et de Saint-Just, laissait voir le haut d’un jabot à petits plis dormant sur la chemise. Il conservait la culotte, mais la sienne était de gros drap bleu, à boucles d’acier bruni. Ses bas en filoselle noire moulaient des jambes de cerf, chaussées de gros souliers maintenus par des guêtres en drap noir. Il avait gardé le col en mousseline à mille plis, serré par une boucle en or sur le cou. Le bonhomme n’avait point entendu faire de l’éclectisme politique en adoptant ce costume à la fois paysan, révolutionnaire et aristocrate, il avait obéi très innocemment aux circonstances.
Madame d’Hauteserre, âgée de quarante ans, et usée par les émotions, avait une figure passée qui semblait toujours poser pour un portrait ; et son bonnet de dentelle, orné de coques en satin blanc, contribuait singulièrement à lui donner cet air solennel. Elle {p. 267} mettait encore de la poudre malgré le fichu blanc, la robe en soie puce à manches plates, à jupon très-ample, triste et dernier costume de la reine Marie-Antoinette. Elle avait le nez pincé, le menton pointu, le visage presque triangulaire, des yeux qui avaient pleuré ; mais elle mettait un soupçon de rouge qui ravivait ses yeux gris. Elle prenait du tabac, et à chaque fois elle pratiquait ces jolies précautions dont abusaient autrefois les petites maîtresses ; tous les détails de sa prise constituaient une cérémonie qui s’explique par ce mot : elle avait de jolies mains.
Depuis deux ans, l’ancien précepteur des deux Simeuse, ami de l’abbé d’Hauteserre, nommé Goujet, abbé des Minimes, avait pris pour retraite la cure de Cinq-Cygne par amitié pour les d’Hauteserre et pour la jeune comtesse. Sa sœur, mademoiselle Goujet, riche de sept cents francs de rente, les réunissait aux faibles appointements de la cure, et tenait le ménage de son frère. Ni l’église, ni le presbytère n’avaient été vendus par suite de leur peu de valeur. L’abbé Goujet logeait donc à deux pas du château, car le mur du jardin de la cure et celui du parc étaient mitoyens en quelques endroits. Aussi, deux fois par semaine, l’abbé Goujet et sa sœur dînaient-ils à Cinq-Cygne, où tous les soirs ils venaient faire la partie des d’Hauteserre. Laurence ne savait pas tenir une carte. L’abbé Goujet, vieillard en cheveux blancs et à la figure blanche comme celle d’une vieille femme, doué d’un sourire aimable, d’une voix douce et insinuante, relevait la fadeur de sa face assez poupine par un front où respirait l’intelligence et par des yeux très-fins. De moyenne taille et bien fait, il gardait l’habit noir à la française, portait des boucles d’argent à sa culotte et à ses souliers, des bas de soie noire, un gilet noir sur lequel tombait son rabat, ce qui lui donnait un grand air, sans rien ôter à sa dignité. Cet abbé, qui devint évêque de Troyes à la Restauration, habitué par son ancienne vie à juger les jeunes gens, avait deviné le grand caractère de Laurence, il l’appréciait à toute sa valeur, et il avait de prime abord témoigné une respectueuse déférence à cette jeune fille qui contribua beaucoup à la rendre indépendante à Cinq-Cygne et à faire plier sous elle l’austère vieille dame et le bon gentilhomme, auxquels, selon l’usage, elle aurait dû certainement obéir. Depuis six mois, l’abbé Goujet observait Laurence avec le génie particulier aux prêtres, qui sont les gens les plus perspicaces ; et, sans savoir que cette jeune fille de vingt-trois ans {p. 268} pensait à renverser Bonaparte au moment où ses faibles mains détortillaient un brandebourg défait de son amazone, il la supposait cependant agitée d’un grand dessein.
Mademoiselle Goujet était une de ces filles dont le portrait est fait en deux mots qui permettent aux moins imaginatifs de se les représenter : elle appartenait au genre des grandes haquenées. Elle se savait laide, elle riait la première de sa laideur en montrant ses longues dents jaunes comme son teint et ses mains ossues. Elle était entièrement bonne et gaie. Elle portait le fameux casaquin du vieux temps, une jupe très-ample à poches toujours pleines de clefs, un bonnet à rubans et un tour de cheveux. Elle avait eu quarante ans de très bonne heure ; mais elle se rattrapait, disait-elle, en s’y tenant depuis vingt ans. Elle vénérait la noblesse, et savait garder sa propre dignité, en rendant aux personnes nobles tout ce qui leur était dû de respects et d’hommages.
Cette compagnie était venue fort à propos à Cinq-Cygne pour madame d’Hauteserre, qui n’avait pas, comme son mari, des occupations rurales, ni, comme Laurence, le tonique d’une haine pour soutenir le poids d’une vie solitaire. Aussi tout s’était-il en quelque sorte amélioré depuis six ans. Le culte catholique rétabli permettait de remplir les devoirs religieux, qui ont plus de retentissement dans la vie de campagne que partout ailleurs. Monsieur et madame d’Hauteserre, rassurés par les actes conservateurs du Premier Consul, avaient pu correspondre avec leurs fils, avoir de leurs nouvelles, ne plus trembler pour eux, les prier de solliciter leur radiation et de rentrer en France. Le Trésor avait liquidé les arrérages des rentes, et payait régulièrement les semestres. Les d’Hauteserre possédaient alors de plus que leur viager huit mille francs de rentes. Le vieillard s’applaudissait de la sagesse de ses prévisions, il avait placé toutes ses économies, vingt mille francs, en même temps que sa pupille, avant le dix-huit brumaire, qui fit, comme on le sait, monter les fonds de douze à dix-huit francs.
Long-temps Cinq-Cygne était resté nu, vide et dévasté. Par calcul, le prudent tuteur n’avait pas voulu, durant les commotions révolutionnaires, en changer l’aspect ; mais, à la paix d’Amiens, il avait fait un voyage à Troyes, pour en rapporter quelques débris des deux hôtels pillés, rachetés chez des fripiers. Le salon avait alors été meublé par ses soins. De beaux rideaux de lampasse blanc à fleurs vertes provenant de l’hôtel Simeuse ornaient les six croisées {p. 269} du salon où se trouvaient alors ces personnages. Cette immense pièce était entièrement revêtue de boiseries divisées en panneaux, encadrés de baguettes perlées, décorés de mascarons aux angles, et peints en deux tons de gris. Les dessus des quatre portes offraient de ces sujets en grisaille qui furent à la mode sous Louis XV. Le bonhomme avait trouvé à Troyes des consoles dorées, un meuble en lampasse vert, un lustre de cristal, une table à jouer en marqueterie, et tout ce qui pouvait servir à la restauration de Cinq-Cygne. En 1792, tout le mobilier du château avait été pris, car le pillage des hôtels eut son contre-coup dans la vallée. Chaque fois que le vieillard allait à Troyes, il en revenait avec quelques reliques de l’ancienne splendeur, tantôt un beau tapis comme celui qui était tendu sur le parquet du salon, tantôt une partie de vaisselle ou de vieilles porcelaines de Saxe et de Sèvres. Depuis six mois, il avait osé déterrer l’argenterie de Cinq-Cygne, que le cuisinier avait enterrée dans une petite maison à lui appartenant et située au bout d’un des longs faubourgs de Troyes.
Ce fidèle serviteur, nommé Durieu, et sa femme, avaient toujours suivi la fortune de leur jeune maîtresse. Durieu était le factotum du château, comme sa femme en était la femme de charge. Durieu avait pour se faire aider à la cuisine la sœur de Catherine, à laquelle il enseignait son art, et qui devenait une excellente cuisinière. Un vieux jardinier, sa femme, son fils payé à la journée, et leur fille qui servait de vachère, complétaient le personnel du château. Depuis six mois, la Durieu avait fait faire en secret une livrée aux couleurs des Cinq-Cygne pour le fils du jardinier et pour Gothard. Quoique bien grondée pour cette imprudence par le gentilhomme, elle s’était donné le plaisir de voir le dîner servi, le jour de Saint-Laurent, pour la fête de Laurence, presque comme autrefois. Cette pénible et lente restauration des choses faisait la joie de monsieur et de madame d’Hauteserre et des Durieu. Laurence souriait de ce qu’elle appelait des enfantillages. Mais le bonhomme d’Hauteserre pensait également au solide, il réparait les bâtiments, rebâtissait les murs, plantait partout où il y avait chance de faire venir un arbre, et ne laissait pas un pouce de terrain sans le mettre en valeur. Aussi la vallée de Cinq-Cygne le regardait-elle comme un oracle en fait d’agriculture. Il avait su reprendre cent arpents de terrain contesté, non vendu, et confondu par la Commune dans ses communaux ; il les avait convertis en prairies artificielles qui {p. 270} nourrissaient les bestiaux du château, et les avait encadrés de peupliers qui, depuis six ans, poussaient à ravir. Il avait l’intention de racheter quelques terres, et d’utiliser tous les bâtiments du château en y faisant une seconde ferme qu’il se promettait de conduire lui-même.
La vie était donc, depuis deux ans, devenue presque heureuse au château. Monsieur d’Hauteserre décampait au lever du soleil, il allait surveiller ses ouvriers, car il employait du monde en tout temps ; il revenait déjeuner, montait après sur un bidet de fermier, et faisait sa tournée comme un garde ; puis, de retour pour le dîner, il finissait sa journée par le boston. Tous les habitants du château avaient leurs occupations, la vie y était aussi réglée que dans un monastère. Laurence seule y jetait le trouble par ses voyages subits, par ses absences, par ce que madame d’Hauteserre nommait ses fugues. Cependant il existait à Cinq-Cygne deux politiques, et des causes de dissension. D’abord, Durieu et sa femme étaient jaloux de Gothard et de Catherine qui vivaient plus avant qu’eux dans l’intimité de leur jeune maîtresse, l’idole de la maison. Puis les deux d’Hauteserre, appuyés par mademoiselle Goujet et par le curé, voulaient que leurs fils, ainsi que les jumeaux de Simeuse, rentrassent et prissent part au bonheur de cette vie paisible, au lieu de vivre péniblement à l’étranger. Laurence flétrissait cette odieuse transaction, et représentait le royalisme pur, militant et implacable. Les quatre vieilles gens, qui ne voulaient plus voir compromettre une existence heureuse, ni ce coin de terre conquis sur les eaux furieuses du torrent révolutionnaire, essayaient de convertir Laurence à leurs doctrines vraiment sages, en prévoyant qu’elle était pour beaucoup dans la résistance que leurs fils et les deux Simeuse opposaient à leur rentrée en France. Le superbe dédain de leur pupille épouvantait ces pauvres gens qui ne se trompaient point en appréhendant ce qu’ils appelaient un coup de tête. Cette dissension avait éclaté lors de l’explosion de la machine infernale de la rue Saint-Nicaise, la première tentative royaliste dirigée contre le vainqueur de Marengo, après son refus de traiter avec la maison de Bourbon. Les d’Hauteserre regardèrent comme un bonheur que Bonaparte eût échappé à ce danger, en croyant que les Républicains étaient les auteurs de cet attentat. Laurence pleura de rage de voir le Premier Consul sauvé. Son désespoir l’emporta sur sa dissimulation habituelle, elle accusa Dieu de {p. 271} trahir les fils de saint Louis ! — « Moi, s’écria-t-elle, j’aurais réussi. N’a-t-on pas, dit-elle à l’abbé Goujet en remarquant la profonde stupéfaction produite par son mot sur toutes les figures, le droit d’attaquer l’usurpation par tous les moyens possibles ? — Mon enfant, répondit l’abbé Goujet, l’Église a été bien attaquée et blâmée par les philosophes pour avoir jadis soutenu qu’on pouvait employer contre les usurpateurs les armes que les usurpateurs avaient employées pour réussir ; mais aujourd’hui l’Église doit trop à monsieur le Premier Consul pour ne pas le protéger et le garantir contre cette maxime due d’ailleurs aux Jésuites. — Ainsi l’Église nous abandonne ! » avait-elle répondu d’un air sombre.
Dès ce jour, toutes les fois que ces quatre vieillards parlaient de se soumettre à la Providence, la jeune comtesse quittait le salon. Depuis quelque temps, le curé, plus adroit que le tuteur, au lieu de discuter les principes, faisait ressortir les avantages matériels du gouvernement consulaire, moins pour convertir la comtesse que pour surprendre dans ses yeux des expressions qui pussent l’éclairer sur ses projets. Les absences de Gothard, les courses multipliées de Laurence et sa préoccupation qui, dans ces derniers jours, parut à la surface de sa figure, enfin une foule de petites choses qui ne pouvaient échapper dans le silence et la tranquillité de la vie à Cinq-Cygne, surtout aux yeux inquiets des d’Hauteserre, de l’abbé Goujet et des Durieu, tout avait réveillé les craintes de ces royalistes soumis. Mais comme aucun événement ne se produisait, et que le calme le plus parfait régnait dans la sphère politique depuis quelques jours, la vie de ce petit château était redevenue paisible. Chacun avait attribué les courses de la comtesse à sa passion pour la chasse.
On peut imaginer le profond silence qui régnait dans le parc, dans les cours, au dehors, à neuf heures, au château de Cinq-Cygne, où dans ce moment les choses et les personnes étaient si harmonieusement colorées, où régnait la paix la plus profonde, où l’abondance revenait, où le bon et sage gentilhomme espérait convertir sa pupille à son système d’obéissance par la continuité des heureux résultats. Ces royalistes continuaient à jouer le jeu de boston qui répandit par toute la France les idées d’indépendance sous une forme frivole, qui fut inventé en l’honneur des insurgés d’Amérique, et dont tous les termes rappellent la lutte encouragée par Louis XVI. Tout en faisant des indépendances ou des misères, ils observaient {p. 272} Laurence, qui, bientôt vaincue par le sommeil, s’endormit avec un sourire d’ironie sur les lèvres : sa dernière pensée avait embrassé le tableau paisible de cette table où deux mots, qui eussent appris aux d’Hauteserre que leurs fils avaient couché la nuit dernière sous leur toit, pouvaient jeter la plus vive terreur. Quelle jeune fille de vingt-trois ans n’eût été, comme Laurence, orgueilleuse de se faire le Destin, et n’aurait eu, comme elle, un léger mouvement de compassion pour ceux qu’elle voyait si fort au-dessous d’elle ?
— Elle dort, dit l’abbé, jamais je ne l’ai vue si fatiguée.
— Durieu m’a dit que sa jument est comme fourbue, reprit madame d’Hauteserre, son fusil n’a pas servi, le bassinet était clair, elle n’a donc pas chassé.
— Ah ! sac à papier ! reprit le curé, voilà qui ne vaut rien.
— Bah ! s’écria mademoiselle Goujet, quand j’ai eu mes vingt-trois ans et que je me voyais condamnée à rester fille, je courais, je me fatiguais bien autrement. Je comprends que la comtesse se promène à travers le pays sans penser à tuer le gibier. Voilà bientôt douze ans qu’elle n’a vu ses cousins, elle les aime ; eh ! bien ? à sa place, moi, si j’étais comme elle jeune et jolie, j’irais d’une seule traite en Allemagne ! Aussi la pauvre mignonne, peut-être est-elle attirée vers la frontière.
— Vous êtes leste, mademoiselle Goujet, dit le curé en souriant.
— Mais, reprit-elle, je vous vois inquiet des allées et venues d’une jeune fille de vingt-trois ans, je vous les explique.
— Ses cousins rentreront, elle se trouvera riche, elle finira par se calmer, dit le bonhomme d’Hauteserre.
— Dieu le veuille ! s’écria la vieille dame en prenant sa tabatière d’or qui depuis le Consulat à vie avait revu le jour.
— Il y a du nouveau dans le pays, dit le bonhomme d’Hauteserre au curé, Malin est depuis hier soir à Gondreville.
— Malin ! s’écria Laurence réveillée par ce nom malgré son profond sommeil.
— Oui, reprit le curé ; mais il repart cette nuit, et l’on se perd en conjectures au sujet de ce voyage précipité.
— Cet homme, dit Laurence, est le mauvais génie de nos deux maisons.
La jeune comtesse venait de rêver à ses cousins et aux Hauteserre, elle les avait vus menacés. Ses beaux yeux devinrent fixes et ternes en pensant aux dangers qu’ils couraient dans Paris ; elle {p. 273} se leva brusquement, et remonta chez elle sans rien dire. Elle habitait dans la chambre d’honneur, auprès de laquelle se trouvaient un cabinet et un oratoire, situés dans la tourelle qui regardait la forêt. Quand elle eut quitté le salon, les chiens aboyèrent, on entendit sonner à la petite grille, et Durieu vint, la figure effarée, dire au salon : — Voici le maire ! il y a quelque chose de nouveau.
Ce maire, ancien piqueur de la maison de Simeuse, venait quelquefois au château, où, par politique, les d’Hauteserre lui témoignaient une déférence à laquelle il attachait le plus haut prix. Cet homme, nommé Goulard, avait épousé une riche marchande de Troyes dont le bien se trouvait sur la commune de Cinq-Cygne, et qu’il avait augmenté de toutes les terres d’une riche abbaye à l’acquisition de laquelle il mit toutes ses économies. La vaste abbaye du Val-des-Preux, située à un quart de lieue du château, lui faisait une habitation presque aussi splendide que Gondreville, et où ils figuraient, sa femme et lui, comme deux rats dans une cathédrale. — « Goulard, tu as été goulu ! » lui dit en riant mademoiselle la première fois qu’elle le vit à Cinq-Cygne. Quoique très attaché à la Révolution et froidement accueilli par la comtesse, le maire se sentait toujours tenu par les liens du respect envers les Cinq-Cygne et les Simeuse. Aussi fermait-il les yeux sur tout ce qui se passait au château. Il appelait fermer les yeux, ne pas voir les portraits de Louis XVI, de Marie-Antoinette, des enfants de France, de Monsieur, du comte d’Artois, de Cazalès, de Charlotte Corday qui ornaient les panneaux du salon ; ne pas trouver mauvais qu’on souhaitât, en sa présence, la ruine de la République, qu’on se moquât des cinq directeurs, et de toutes les combinaisons d’alors. La position de cet homme qui, semblable à beaucoup de parvenus, une fois sa fortune faite, recroyait aux vieilles familles et voulait s’y rattacher, venait d’être mise1 à profit par les deux personnages dont la profession avait été si promptement devinée par Michu, et qui, avant d’aller à Gondreville, avaient exploré le pays.
L’homme aux belles traditions de l’ancienne police et Corentin, ce phénix des espions, avaient une mission secrète. Malin ne se trompait pas en prêtant un double rôle à ces deux artistes en farces tragiques ; aussi, peut-être avant de les voir à l’œuvre, est-il nécessaire de montrer la tête à laquelle ils servaient de bras. Bonaparte, en devenant Premier Consul, trouva Fouché dirigeant la {p. 274} Police générale. La Révolution avait fait franchement et avec raison un ministère spécial de la Police. Mais, à son retour de Marengo, Bonaparte créa la Préfecture de Police, y plaça Dubois, et appela Fouché au Conseil-d’État en lui donnant pour successeur au ministère de la Police le Conventionnel Cochon, devenu depuis comte de Lapparent. Fouché, qui regardait le ministère de la Police comme le plus important dans un gouvernement à grandes vues, à politique arrêtée, vit une disgrâce, ou tout au moins une méfiance, dans ce changement. Après avoir reconnu, dans les affaires de la machine infernale et de la conspiration dont il s’agit ici, l’excessive supériorité de ce grand homme d’État, Napoléon lui rendit le ministère de la Police. Puis, plus tard, effrayé des talents que Fouché déploya pendant son absence, lors de l’affaire de Walcheren, l’Empereur donna ce ministère au duc de Rovigo, et envoya le duc d’Otrante gouverner les provinces Illyriennes, un véritable exil.
Ce singulier génie qui frappa Napoléon d’une sorte de terreur ne se déclara pas tout-à-coup chez Fouché. Cet obscur Conventionnel, l’un des hommes les plus extraordinaires et les plus mal jugés de ce temps, se forma dans les tempêtes. Il s’éleva, sous le Directoire, à la hauteur d’où les hommes profonds savent voir l’avenir en jugeant le passé, puis tout à coup, comme certains acteurs médiocres qui deviennent excellents éclairés par une lueur soudaine, il donna des preuves de dextérité pendant la rapide révolution du dix-huit brumaire. Cet homme au pâle visage, élevé dans les dissimulations monastiques, qui possédait les secrets des Montagnards auxquels il appartint, et ceux des royalistes auxquels il finit par appartenir, avait lentement et silencieusement étudié les hommes, les choses, les intérêts de la scène politique ; il pénétra les secrets de Bonaparte, lui donna d’utiles conseils et des renseignements précieux. Satisfait d’avoir démontré son savoir-faire et son utilité, Fouché s’était bien gardé de se dévoiler tout entier, il voulait rester à la tête des affaires ; mais les incertitudes de Napoléon à son égard lui rendirent sa liberté politique. L’ingratitude ou plutôt la méfiance de l’Empereur après l’affaire de Walcheren explique cet homme qui, malheureusement pour lui, n’était pas un grand seigneur, et dont la conduite fut calquée sur celle du prince de Talleyrand. En ce moment, ni ses anciens ni ses nouveaux collègues ne soupçonnaient l’ampleur de son génie purement ministériel, {p. 275} essentiellement gouvernemental, juste dans toutes ses prévisions, et d’une incroyable sagacité. Certes, aujourd’hui, pour tout historien impérial, l’amour-propre excessif de Napoléon est une des mille raisons de sa chute qui, d’ailleurs, a cruellement expié ses torts. Il se rencontrait chez ce défiant souverain une jalousie de son jeune pouvoir qui influa sur ses actes autant que sa haine secrète contre les hommes habiles, legs précieux de la Révolution, avec lesquels il aurait pu se composer un cabinet dépositaire de ses pensées. Talleyrand et Fouché ne furent pas les seuls qui lui donnèrent de l’ombrage. Or, le malheur des usurpateurs est d’avoir pour ennemis et ceux qui leur ont donné la couronne, et ceux auxquels ils l’ont ôtée. Napoléon ne convainquit jamais entièrement de sa souveraineté ceux qu’il avait eus pour supérieurs et pour égaux, ni ceux qui tenaient pour le droit : personne ne se croyait donc obligé par le serment envers lui. Malin, homme médiocre, incapable d’apprécier le ténébreux génie de Fouché ni de se défier de son prompt coup d’œil, se brûla, comme un papillon à la chandelle, en allant le prier confidentiellement de lui envoyer des agents à Gondreville où, dit-il, il espérait obtenir des lumières sur la conspiration. Fouché, sans effaroucher son ami par une interrogation, se demanda pourquoi Malin allait à Gondreville, comment il ne donnait pas à Paris et immédiatement les renseignements qu’il pouvait avoir. L’ex-oratorien, nourri de fourberies et au fait du double rôle joué par bien des Conventionnels, se dit : — Par qui Malin peut-il savoir quelque chose, quand nous ne savons pas encore grand’chose ? Fouché conclut donc à quelque complicité latente ou expectante, et se garda bien de rien dire au Premier Consul. Il aimait mieux se faire un instrument de Malin que de le perdre. Fouché se réservait ainsi une grande partie des secrets qu’il surprenait, et se ménageait sur les personnes un pouvoir supérieur à celui de Bonaparte. Cette duplicité fut un des griefs de Napoléon contre son ministre. Fouché connaissait les roueries auxquelles Malin devait sa terre de Gondreville, et qui l’obligeaient à surveiller messieurs de Simeuse. Les Simeuse servaient à l’armée de Condé, mademoiselle de Cinq-Cygne était leur cousine, ils pouvaient donc se trouver aux environs et participer à l’entreprise, leur participation impliquait dans le complot la maison de Condé à laquelle ils s’étaient dévoués. Monsieur de Talleyrand et Fouché tenaient à éclaircir ce coin très-obscur de la conspiration {p. 276} de 1803. Ces considérations furent embrassées par Fouché rapidement et avec lucidité. Mais il existait entre Malin, Talleyrand et lui des liens qui le forçaient à employer la plus grande circonspection, et lui faisaient désirer de connaître parfaitement l’intérieur du château de Gondreville. Corentin était attaché sans réserve à Fouché, comme monsieur de la Besnardière au prince de Talleyrand, comme Gentz à monsieur de Metternich, comme Dundas à Pitt, comme Duroc à Napoléon, comme Chavigny au cardinal de Richelieu. Corentin fut, non pas le conseil de ce ministre, mais son âme damnée, le Tristan secret de ce Louis XI au petit pied ; aussi Fouché l’avait-il laissé naturellement au ministère de la Police, afin d’y conserver un œil et un bras. Ce garçon devait, disait-on, appartenir à Fouché par une de ces parentés qui ne s’avouent point, car il le récompensait avec profusion toutes les fois qu’il le mettait en activité. Corentin s’était fait un ami de Peyrade, le vieil élève du dernier Lieutenant de police ; néanmoins, il eut des secrets pour Peyrade. Corentin reçut de Fouché l’ordre d’explorer le château de Gondreville, d’en inscrire le plan dans sa mémoire, et d’y reconnaître les moindres cachettes. — « Nous serons peut-être obligés d’y revenir », lui dit l’ex-ministre absolument comme Napoléon dit à ses lieutenants de bien examiner le champ de bataille d’Austerlitz, jusqu’où il comptait reculer. Corentin devait encore étudier la conduite de Malin, se rendre compte de son influence dans le pays, observer les hommes qu’il y employait. Fouché regardait comme certaine la présence des Simeuse dans la contrée. En espionnant avec adresse ces deux officiers aimés du prince de Condé, Peyrade et Corentin pouvaient acquérir de précieuses lumières sur les ramifications du complot au delà du Rhin. Dans tous les cas, Corentin eut les fonds, les ordres et les agents nécessaires pour cerner Cinq-Cygne et moucharder le pays depuis la forêt de Nodesme jusqu’à Paris. Fouché recommanda la plus grande circonspection et ne permit la visite domiciliaire à Cinq-Cygne qu’en cas de renseignements positifs donnés par Malin. Enfin, comme renseignement, il mit Corentin au fait du personnage inexplicable de Michu, surveillé depuis trois ans. La pensée de Corentin fut celle de son chef : — « Malin connaît la conspiration ! » — « Mais qui sait, se dit-il, si Fouché n’en est pas aussi ! »
Corentin, parti pour Troyes avant Malin, s’était entendu avec le commandant de la gendarmerie, et avait choisi les hommes les plus {p. 277} intelligents en leur donnant pour chef un capitaine habile. Corentin indiqua pour lieu de rendez-vous le château de Gondreville à ce capitaine, en lui disant d’envoyer à la nuit, sur quatre points différents de la vallée de Cinq-Cygne et à d’assez grandes distances pour ne pas donner l’alarme, un piquet de douze hommes. Ces quatre piquets devaient décrire un carré et le resserrer autour du château de Cinq-Cygne. En le laissant maître au château pendant sa consultation avec Grévin, Malin avait permis à Corentin de remplir une partie de sa mission. À son retour du parc, le Conseiller-d’État avait si positivement dit à Corentin que les Simeuse et les d’Hauteserre étaient dans le pays, que les deux agents expédièrent le capitaine qui, fort heureusement pour les gentilshommes, traversa la forêt par l’avenue pendant que Michu grisait son espion Violette. Le Conseiller-d’État avait commencé par expliquer à Peyrade et à Corentin le guet-apens auquel il venait d’échapper. Les deux Parisiens lui racontèrent alors l’épisode de la carabine, et Grévin envoya Violette pour obtenir quelques renseignements sur ce qui se passait au pavillon. Corentin dit au notaire d’emmener, pour plus de sûreté, son ami le Conseiller-d’État coucher à la petite ville d’Arcis, chez lui. Au moment où Michu se lançait dans la forêt et courait à Cinq-Cygne, Peyrade et Corentin partirent donc de Gondreville dans un méchant cabriolet d’osier, attelé d’un cheval de poste, et conduit par le brigadier d’Arcis, un des hommes les plus rusés de la légion, et que le commandant de Troyes leur avait recommandé de prendre.
— Le meilleur moyen de tout saisir, est de les prévenir, dit Peyrade à Corentin. Au moment où ils seront effarouchés, où ils voudront sauver leurs papiers ou s’enfuir, nous tomberons chez eux comme la foudre. Le cordon de gendarmes en se resserrant autour du château fera l’effet d’un coup de filet. Ainsi, nous ne manquerons personne.
— Vous pouvez leur envoyer le maire, dit le brigadier, il est complaisant, il ne leur veut pas de mal, ils ne se défieront pas de lui.
Au moment où Goulard allait se coucher, Corentin, qui fit arrêter le cabriolet dans un petit bois, était donc venu lui dire confidentiellement que dans quelques instants un agent du gouvernement allait le requérir de cerner le château de Cinq-Cygne afin d’y empoigner messieurs d’Hauteserre et de Simeuse ; que, dans le cas où ils auraient disparu, l’on voulait s’assurer s’ils y avaient couché {p. 278} la nuit dernière, fouiller les papiers de mademoiselle de Cinq-Cygne, et peut-être arrêter les gens et les maîtres du château.
— Mademoiselle de Cinq-Cygne, dit Corentin, est, sans doute, protégée par de grands personnages, car j’ai la mission secrète de la prévenir de cette visite, et de tout faire pour la sauver, sans me compromettre. Une fois sur le terrain, je ne serai plus le maître, je ne suis pas seul, ainsi courez au château.
Cette visite du maire au milieu de la soirée étonna d’autant plus les joueurs, que Goulard leur montrait une figure bouleversée.
— Où se trouve la comtesse ? demanda-t-il.
— Elle se couche, dit madame d’Hauteserre.
Le maire incrédule se mit à écouter les bruits qui se faisaient au premier étage.
— Qu’avez-vous aujourd’hui, Goulard ? lui dit madame d’Hauteserre.
Goulard roulait dans les profondeurs de l’étonnement, en examinant ces figures pleines de la candeur qu’on peut avoir à tout âge. À l’aspect de ce calme et de cette innocente partie de boston interrompue, il ne concevait rien aux soupçons de la police de Paris. En ce moment, Laurence, agenouillée dans son oratoire, priait avec ferveur pour le succès de la conspiration ! Elle priait Dieu de prêter aide et secours aux meurtriers de Bonaparte ! Elle implorait Dieu avec amour de briser cet homme fatal ! Le fanatisme des Harmodius, des Judith, des Jacques Clément, des Ankastroëm, des Charlotte Corday, des Limoëlan animait cette belle âme, vierge et pure, Catherine préparait le lit, Gothard fermait les volets, en sorte que Marthe Michu, arrivée sous les fenêtres de Laurence, et qui y jetait des cailloux, put être remarquée.
— Mademoiselle, il y a du nouveau, dit Gothard en voyant une inconnue.
— Silence ! dit Marthe à voix basse, venez me parler.
Gothard fut dans le jardin en moins de temps qu’un oiseau n’en aurait mis à descendre d’un arbre à terre.
— Dans un instant le château sera cerné par la gendarmerie. Toi, dit-elle à Gothard, selle sans bruit le cheval de Mademoiselle, et fais-le descendre par la brèche de la douve, entre cette tour et les écuries.
Marthe tressaillit en voyant à deux pas d’elle Laurence qui suivit Gothard.
{p. 279} — Qu’y a-t-il ? dit Laurence simplement et sans paraître émue.
— La conspiration contre le Premier Consul est découverte, répondit Marthe dans l’oreille de la jeune comtesse, mon mari, qui songe à sauver vos deux cousins, m’envoie vous dire de venir vous entendre avec lui.
Laurence recula de trois pas, et regarda Marthe. — Qui êtes-vous ? dit-elle.
— Marthe Michu.
— Je ne sais pas ce que vous me voulez, répliqua froidement mademoiselle de Cinq-Cygne.
— Allons, vous les tuez. Venez, au nom des Simeuse ! dit Marthe en tombant à genoux et tendant ses mains à Laurence. N’y a-t-il aucun papier ici, rien qui puisse vous compromettre ? Du haut de la forêt, mon mari vient de voir briller les chapeaux bordés et les fusils des gendarmes.
Gothard avait commencé par grimper au grenier, il aperçut de loin les broderies des gendarmes, il entendit par le profond silence de la campagne le bruit de leurs chevaux ; il dégringola dans l’écurie, sella le cheval de sa maîtresse, aux pieds duquel, sur un seul mot de lui, Catherine attacha des linges.
— Où dois-je aller ? dit Laurence à Marthe dont le regard et la parole la frappèrent par l’inimitable accent de la sincérité.
— Par la brèche ! dit-elle en entraînant Laurence, mon noble homme y est, vous allez apprendre ce que vaut un Judas !
Catherine entra vivement au salon, y prit la cravache, les gants, le chapeau, le voile de sa maîtresse, et sortit. Cette brusque apparition et l’action de Catherine étaient un si parlant commentaire des paroles du maire, que madame d’Hauteserre et l’abbé Goujet échangèrent un regard par lequel ils se communiquèrent cette horrible pensée : — Adieu tout notre bonheur ! Laurence conspire, elle a perdu ses cousins et les deux d’Hauteserre !
— Que voulez-vous dire ? demanda monsieur d’Hauteserre à Goulard.
— Mais le château est cerné, vous allez avoir à subir une visite domiciliaire. Enfin, si vos fils sont ici, faites-les sauver ainsi que messieurs de Simeuse.
— Mes fils ! s’écria madame d’Hauteserre stupéfaite.
— Nous n’avons vu personne, dit monsieur d’Hauteserre.
— Tant mieux ! dit Goulard. Mais j’aime trop la famille de {p. 280} Cinq-Cygne et celle de Simeuse pour leur voir arriver malheur. Écoutez-moi bien. Si vous avez des papiers compromettants…
— Des papiers ?… répéta le gentilhomme.
— Oui, si vous en avez, brûlez-les, reprit le maire, je vais aller amuser les agents.
Goulard, qui voulait ménager la chèvre royaliste et le chou républicain, sortit, et les chiens aboyèrent alors avec violence.
— Vous n’avez plus le temps, les voici, dit le curé. Mais qui préviendra la comtesse, où est-elle ?
— Catherine n’est pas venue prendre sa cravache, ses gants et son chapeau pour en faire des reliques, dit mademoiselle Goujet.
Goulard essaya de retarder pendant quelques minutes les deux agents en leur annonçant la parfaite ignorance des habitants du château de Cinq-Cygne.
— Vous ne connaissez pas ces gens-là, dit Peyrade en riant au nez de Goulard.
Ces deux hommes si doucereusement sinistres entrèrent alors suivis du brigadier d’Arcis et d’un gendarme. Cet aspect glaça d’effroi les quatre paisibles joueurs de boston qui restèrent à leurs places, épouvantés par un pareil déploiement de forces. Le bruit produit par une dizaine de gendarmes, dont les chevaux piaffaient, retentissait sur la pelouse.
— Il ne manque ici que mademoiselle de Cinq-Cygne, dit Corentin.
— Mais elle dort, sans doute, dans sa chambre, répondit monsieur d’Hauteserre.
— Venez avec moi, mesdames, dit Corentin en s’élançant dans l’antichambre et de là dans l’escalier où mademoiselle Goujet et madame d’Hauteserre le suivirent. — Comptez sur moi, reprit Corentin en parlant à l’oreille de la vieille dame, je suis un des vôtres, je vous ai envoyé déjà le maire. Défiez-vous de mon collègue et confiez-vous à moi, je vous sauverai tous !
— De quoi s’agit-il donc ? demanda mademoiselle Goujet.
— De vie et de mort ! ne le savez-vous pas ? répondit Corentin.
Madame d’Hauteserre s’évanouit. Au grand étonnement de mademoiselle Goujet et au grand désappointement de Corentin, l’appartement de Laurence était vide. Sûr que personne ne pouvait s’échapper ni du parc ni du château dans la vallée, dont toutes les issues étaient gardées, Corentin fit monter un gendarme dans {p. 281} chaque pièce, il ordonna de fouiller les bâtiments, les écuries, et redescendit au salon, où déjà Durieu, sa femme et tous les gens s’étaient précipités dans le plus violent émoi. Peyrade étudiait de son petit œil bleu toutes les physionomies, il restait froid et calme au milieu de ce désordre. Quand Corentin reparut seul, car mademoiselle Goujet donnait des soins à madame d’Hauteserre, on entendit un bruit de chevaux, mêlé à celui des pleurs d’un enfant. Les chevaux entraient par la petite grille. Au milieu de l’anxiété générale, un brigadier se montra poussant Gothard les mains attachées et Catherine qu’il amena devant les agents.
— Voilà des prisonniers, dit-il. Ce petit drôle était à cheval et se sauvait.
— Imbécile ! dit Corentin à l’oreille du brigadier stupéfait, pourquoi ne l’avoir pas laissé aller ? nous aurions su quelque chose en le suivant.
Gothard avait pris le parti de fondre en larmes à la façon des idiots. Catherine restait dans une attitude d’innocence et de naïveté qui fit profondément réfléchir le vieil agent. L’élève de Lenoir, après avoir comparé ces deux enfants l’un à l’autre, après avoir examiné l’air niais du vieux gentilhomme qu’il crut rusé, le spirituel curé qui jouait avec les fiches, la stupéfaction de tous les gens et des Durieu, vint à Corentin et lui dit à l’oreille : — Nous n’avons pas affaire à des gnioles !
Corentin répondit d’abord par un regard en montrant la table de jeu, puis il ajouta : — Ils jouaient au boston ! On faisait le lit de la maîtresse du logis, elle s’est sauvée, ils sont surpris, nous allons les serrer.
Une brèche a toujours sa cause et son utilité. Voici comment et pourquoi celle qui se trouve entre la tour aujourd’hui dite de Mademoiselle, et les écuries, avait été pratiquée. Dès son installation à Cinq-Cygne, le bonhomme d’Hauteserre fit d’une longue ravine par laquelle les eaux de la forêt tombaient dans la douve, un chemin qui sépare deux grandes pièces de terre appartenant à la réserve du château, mais uniquement pour y planter une centaine de noyers qu’il trouva dans une pépinière. En onze ans, ces noyers étaient devenus assez touffus et couvraient presque ce chemin encaissé déjà par des berges de six pieds de hauteur, et par lequel on allait à un petit bois de trente arpents récemment acheté. Quand le château eut tous ses habitants, chacun d’eux aima mieux passer par la {p. 282} douve pour prendre le chemin communal qui longeait les murs du parc et conduisait à la ferme, que de faire le tour par la grille. En y passant, sans le vouloir, on élargissait la brèche des deux côtés, avec d’autant moins de scrupule qu’au dix-neuvième siècle les douves sont parfaitement inutiles et que le tuteur parlait souvent d’en tirer parti. Cette constante démolition produisait de la terre, du gravier, des pierres qui finirent par combler le fond de la douve. L’eau dominée par cette espèce de chaussée ne la couvrait que dans les temps de grandes pluies. Néanmoins, malgré ces dégradations, auxquelles tout le monde et la comtesse elle-même avait aidé, la brèche était assez abrupte pour qu’il fût difficile d’y faire descendre un cheval et surtout de le faire remonter sur le chemin communal ; mais il semble que, dans les périls, les chevaux épousent la pensée de leurs maîtres. Pendant que la jeune comtesse hésitait à suivre Marthe et lui demandait des explications, Michu, qui du haut de son monticule avait suivi les lignes décrites par les gendarmes et compris le plan des espions, désespérait du succès en ne voyant venir personne. Un piquet de gendarmes suivait le mur du parc en s’espaçant comme des sentinelles, et ne laissant entre chaque homme que la distance à laquelle ils pouvaient se comprendre de la voix et du regard, écouter et surveiller les plus légers bruits et les moindres choses. Michu, couché à plat ventre, l’oreille collée à la terre, estimait, à la manière des Indiens, le temps qui lui restait par la force du son. — « Je suis arrivé trop tard ! se disait-il à lui-même. Violette me le paiera ! A-t-il été long-temps avant de se griser ! Que faire ? » Il entendait le piquet qui descendait de la forêt par le chemin passer devant la grille, et qui, par une manœuvre semblable à celle du piquet venant du chemin communal, allaient se rencontrer. — « Encore cinq à six minutes ! » se dit-il. En ce moment, la comtesse se montra, Michu la prit d’une main vigoureuse et la jeta dans le chemin couvert.
— Allez droit devant vous ! Mène-la, dit-il à sa femme, à l’endroit où est mon cheval, et songez que les gendarmes ont des oreilles.
En voyant Catherine qui apportait la cravache, les gants et le chapeau, mais surtout en voyant la jument et Gothard, cet homme, de conception si vive dans le danger, résolut de jouer les gendarmes avec autant de succès qu’il venait de se jouer de Violette. Gothard avait, comme par magie, forcé la jument à escalader la douve.
{p. 283} — Du linge aux pieds du cheval ?… je t’embrasse ! dit le régisseur en serrant Gothard dans ses bras.
Michu laissa la jument aller auprès de sa maîtresse et prit les gants, le chapeau, la cravache.
— Tu as de l’esprit, tu vas me comprendre, reprit-il. Force ton cheval à grimper aussi sur ce chemin, monte-le à poil, entraîne après toi les gendarmes en te sauvant à fond de train à travers champs vers la ferme, et ramasse-moi tout ce piquet qui s’étale, ajouta-t-il en achevant sa pensée par un geste qui indiquait la route à suivre. — Toi, ma fille, dit-il à Catherine, il nous vient d’autres gendarmes par le chemin de Cinq-Cygne à Gondreville, élance-toi dans une direction contraire à celle que va suivre Gothard, et ramasse-les du château vers la forêt. Enfin, faites en sorte que nous ne soyons point inquiétés dans le chemin creux.
Catherine et l’admirable enfant qui devait donner dans cette affaire tant de preuves d’intelligence, exécutèrent leur manœuvre de manière à faire croire à chacune des lignes de gendarmes que leur gibier se sauvait. La lueur trompeuse de la lune ne permettait de distinguer ni la taille, ni les vêtements, ni le sexe, ni le nombre de ceux qu’on poursuivait. L’on courut après eux en vertu de ce faux axiome : Il faut arrêter ceux qui se sauvent ! dont la niaiserie en haute police venait d’être énergiquement démontrée par Corentin au brigadier. Michu, qui avait compté sur l’instinct des gendarmes, put atteindre la forêt quelque temps après la jeune comtesse que Marthe avait guidée à l’endroit indiqué.
— Cours au pavillon, dit-il à Marthe. La forêt doit être gardée par les Parisiens, il est dangereux de rester ici. Nous aurons sans doute besoin de toute notre liberté.
Michu délia son cheval, et pria la comtesse de le suivre.
— Je n’irai pas plus loin, dit Laurence, sans que vous me donniez un gage de l’intérêt que vous me portez, car enfin, vous êtes Michu.
— Mademoiselle, répondit-il d’une voix douce, mon rôle va vous être expliqué en deux mots. Je suis, à l’insu de messieurs de Simeuse, le gardien de leur fortune. J’ai reçu à cet égard des instructions de défunt leur père et de leur chère mère, ma protectrice. Aussi ai-je joué le rôle d’un Jacobin enragé, pour rendre service à mes jeunes maîtres ; malheureusement, j’ai commencé mon jeu trop tard, et n’ai pu sauver les anciens ! Ici, la voix de {p. 284} Michu s’altéra. — Depuis la fuite des jeunes gens, je leur ai fait passer les sommes qui leur étaient nécessaires pour vivre honorablement.
— Par la maison Breintmayer de Strasbourg ? dit-elle.
— Oui, mademoiselle, les correspondants de monsieur Girel de Troyes, un royaliste qui, pour sa fortune, a fait, comme moi, le jacobin. Le papier que votre fermier a ramassé un soir, à la sortie de Troyes, était relatif à cette affaire qui pouvait nous compromettre : ma vie n’était plus à moi, mais à eux, vous comprenez ? Je n’ai pu me rendre maître de Gondreville. Dans ma position, on m’aurait coupé le cou en me demandant où j’avais pris tant d’or. J’ai préféré racheter la terre un peu plus tard ; mais ce scélérat de Marion était l’homme d’un autre scélérat, de Malin. Gondreville reviendra tout de même à ses maîtres. Cela me regarde. Il y a quatre heures, je tenais Malin au bout de mon fusil, oh ! il était fumé ! Dame ! une fois mort, on licitera Gondreville, on le vendra, et vous pouvez l’acheter. En cas de ma mort, ma femme vous aurait remis une lettre qui vous en eût donné les moyens. Mais ce brigand disait à son compère Grévin, une autre canaille, que messieurs de Simeuse conspiraient contre le Premier Consul, qu’ils étaient dans le pays et qu’il valait mieux les livrer et s’en débarrasser, pour être tranquille à Gondreville. Or, comme j’avais vu venir deux maîtres espions, j’ai désarmé ma carabine, et je n’ai pas perdu de temps pour accourir ici, pensant que vous deviez savoir où et comment prévenir les jeunes gens. Voilà.
— Vous êtes digne d’être noble, dit Laurence en tendant sa main à Michu qui voulut se mettre à genoux pour baiser cette main. Laurence vit son mouvement, le prévint et lui dit : — Debout, Michu ! d’un son de voix et avec un regard qui le rendirent en ce moment aussi heureux qu’il avait été malheureux depuis douze ans.
— Vous me récompensez comme si j’avais fait tout ce qui me reste à faire, dit-il. Les entendez-vous, les hussards de la guillotine ? Allons causer ailleurs. Michu prit la bride de la jument en se mettant du côté par lequel la comtesse se présentait de dos, et lui dit : — Ne soyez occupée qu’à vous bien tenir, à frapper votre bête et à vous garantir la figure des branches d’arbre qui voudront vous la fouetter.
Puis il dirigea la jeune fille pendant une demi-heure au grand galop, en faisant des détours, des retours, coupant son propre {p. 285} chemin à travers des clairières pour y perdre la trace, vers un endroit où il s’arrêta.
— Je ne sais plus où je suis, moi qui connais la forêt aussi bien que vous la connaissez, dit la comtesse en regardant autour d’elle.
— Nous sommes au centre même, répondit-il. Nous avons deux gendarmes après nous, mais nous sommes sauvés !
Le lieu pittoresque où le régisseur avait amené Laurence devait être si fatal aux principaux personnages de ce drame et à Michu lui-même, que le devoir d’un historien est de le décrire. Ce paysage est d’ailleurs, comme on le verra, devenu célèbre dans les fastes judiciaires de l’Empire.
La forêt de Nodesme appartenait à un monastère dit de Notre-Dame. Ce monastère, pris, saccagé, démoli, disparut entièrement, moines et biens. La forêt, objet de convoitise, entra dans le domaine des comtes de Champagne, qui plus tard l’engagèrent et la laissèrent vendre. En six siècles, la nature couvrit les ruines avec son riche et puissant manteau vert, et les effaça si bien, que l’existence d’un des plus beaux couvents n’était plus indiquée que par une assez faible éminence, ombragée de beaux arbres, et cerclée par d’épais buissons impénétrables que, depuis 1794, Michu s’était plu à épaissir en plantant de l’acacia épineux dans les intervalles dénués d’arbustes. Une mare se trouvait au pied de cette éminence, et attestait une source perdue, qui sans doute avait jadis déterminé l’assiette du monastère. Le possesseur des titres de la forêt de Nodesme avait pu seul reconnaître l’étymologie de ce mot âgé de huit siècles, et découvrir qu’il y avait eu jadis un couvent au centre de la forêt. En entendant les premiers coups de tonnerre de la Révolution, le marquis de Simeuse, qu’une contestation avait obligé de recourir à ses titres, instruit de cette particularité par le hasard, se mit, dans une arrière-pensée assez facile à concevoir, à rechercher la place du monastère. Le garde, à qui la forêt était si connue, avait naturellement aidé son maître dans ce travail, et sa sagacité de forestier lui fit reconnaître la situation du monastère. En observant la direction des cinq principaux chemins de la forêt, dont plusieurs étaient effacés, il vit que tous aboutissaient au monticule et à la mare, où jadis on devait venir de Troyes, de la vallée d’Arcis, de celle de Cinq-Cygne, et de Bar-sur-Aube. Le marquis voulut sonder le monticule, mais il ne pouvait prendre pour cette opération que des gens étrangers au pays. Pressé par les circonstances, {p. 286} il abandonna ses recherches, en laissant dans l’esprit de Michu l’idée que l’éminence cachait ou des trésors ou les fondations de l’abbaye. Michu continua cette œuvre archéologique ; il sentit le terrain sonner le creux, au niveau même de la mare, entre deux arbres, au pied du seul point escarpé de l’éminence. Par une belle nuit, il vint armé d’une pioche, et son travail mit à découvert une baie de cave où l’on descendait par des degrés en pierre. La mare, qui dans son endroit le plus creux a trois pieds de profondeur, forme une spatule dont le manche semble sortir de l’éminence, et ferait croire qu’il sort de ce rocher factice une fontaine perdue par infiltration dans cette vaste forêt. Ce marécage, entouré d’arbres aquatiques, d’aulnes, de saules, de frênes, est le rendez-vous de sentiers, reste des routes anciennes et d’allées forestières, aujourd’hui désertes. Cette eau, vive et qui paraît dormante, couverte de plantes à larges feuilles, de cresson, offre une nappe entièrement verte, à peine distinctible de ses bords où croît une herbe fine et fournie. Elle est trop loin de toute habitation pour qu’aucune bête, autre que le fauve, vienne en profiter. Bien convaincus qu’il ne pouvait rien exister au-dessous de ce marais, et rebutés par les bords inaccessibles du monticule, les gardes particuliers ou les chasseurs n’avaient jamais visité, fouillé ni sondé ce coin qui appartenait à la plus vieille coupe de la forêt, et que Michu réserva pour une futaie, quand arriva son tour d’être exploitée. Au bout de la cave se trouve un caveau voûté, propre et sain, tout en pierres de taille, du genre de ceux qu’on nommait l’in pace, le cachot des couvents. La salubrité de ce caveau, la conservation de ce reste d’escalier et de ce berceau s’expliquait par la source que les démolisseurs avaient respectée et par une muraille vraisemblablement d’une grande épaisseur, en brique et en ciment semblable à celui des Romains, qui contenait les eaux supérieures. Michu couvrit de grosses pierres l’entrée de cette retraite ; puis, pour s’en approprier le secret et le rendre impénétrable, il s’imposa la loi de remonter l’éminence boisée, et de descendre à la cave par l’escarpement, au lieu d’y aborder par la mare. Au moment où les deux fugitifs y arrivèrent, la lune jetait sa belle lueur d’argent aux cimes des arbres centenaires du monticule, elle se jouait dans les magnifiques touffes des langues de bois diversement découpées par les chemins qui débouchaient là, les unes arrondies, les autres pointues, celle-ci terminée par un seul arbre, celle-là par un bosquet.
{p. 287} De là, l’œil s’engageait irrésistiblement en de fuyantes perspectives où les regards suivaient soit la rondeur d’un sentier, soit la vue sublime d’une longue allée de forêt, soit une muraille de verdure presque noire. La lumière filtrée à travers les branchages de ce carrefour faisait briller, entre les clairs du cresson et les nénuphars, quelques diamants de cette eau tranquille et ignorée. Le cri des grenouilles troubla le profond silence de ce joli coin de forêt dont le parfum sauvage réveillait dans l’âme des idées de liberté.
— Sommes-nous bien sauvés ? dit la comtesse à Michu.
— Oui, mademoiselle. Mais nous avons chacun notre besogne. Allez attacher nos chevaux à des arbres en haut de cette petite colline, et nouez-leur à chacun un mouchoir autour de la bouche, dit-il en lui tendant sa cravate ; le mien et le vôtre sont intelligents, ils sauront qu’ils doivent se taire. Quand vous aurez fini, descendez droit au-dessus de l’eau par cet escarpement, ne vous laissez pas accrocher par votre amazone, vous me trouverez en bas.
Pendant que la comtesse cachait les chevaux, les attachait et les bâillonnait, Michu débarrassa ses pierres et découvrit l’entrée du caveau. La comtesse, qui croyait savoir sa forêt, fut surprise au dernier point en se voyant sous un berceau de cave. Michu remit les pierres en voûte au-dessus de l’entrée avec une adresse de maçon. Quand il eut achevé, le bruit des chevaux et de la voix des gendarmes retentit dans le silence de la nuit ; mais il n’en battit pas moins tranquillement le briquet, alluma une petite branche de sapin, et mena la comtesse dans l’in pace où se trouvait encore un bout de la chandelle qui lui avait servi à reconnaître ce caveau. La porte en fer et de plusieurs lignes d’épaisseur, mais percée en quelques endroits par la rouille, avait été remise en état par le garde, et se fermait extérieurement avec des barres qui s’adaptaient de chaque côté dans des trous. La comtesse, morte de fatigue, s’assit sur un banc de pierre, au-dessus duquel il existait encore un anneau scellé dans le mur.
— Nous avons un salon pour causer, dit Michu. Maintenant les gendarmes peuvent tourner tant qu’ils voudront, le pis de ce qui nous arriverait serait qu’ils prissent nos chevaux.
— Nous enlever nos chevaux, dit Laurence, ce serait tuer mes cousins et messieurs d’Hauteserre ! Voyons, que savez-vous ?
Michu raconta le peu qu’il avait surpris de la conversation entre Malin et Grévin.
{p. 288} — Ils sont en route pour Paris, ils y entreront ce matin, dit la comtesse quand il eut fini.
— Perdus ! s’écria Michu. Vous comprenez que les entrants et les sortants seront surveillés aux Barrières. Malin a le plus grand intérêt à laisser mes maîtres se bien compromettre pour les tuer.
— Et moi qui ne sais rien du plan général de l’affaire ! s’écria Laurence. Comment prévenir Georges, Rivière et Moreau ? où sont-ils ? Enfin ne songeons qu’à mes cousins et aux d’Hauteserre, rejoignez-les à tout prix.
— Le télégraphe va plus vite que les meilleurs chevaux, dit Michu, et de tous les nobles fourrés dans cette conspiration, vos cousins seront les mieux traqués ; si je les retrouve, il faut les loger ici, nous les y garderons jusqu’à la fin de l’affaire ; leur pauvre père avait peut-être une vision en me mettant sur la piste de cette cachette, il a pressenti que ses fils s’y sauveraient !
— Ma jument vient des écuries du comte d’Artois, elle est née de son plus beau cheval anglais, mais elle a fait trente-six lieues, elle mourrait sans vous avoir porté au but, dit-elle.
— Le mien est bon, dit Michu, et si vous avez fait trente-six lieues, je ne dois en avoir que dix-huit à faire ?
— Vingt-trois, dit-elle, car depuis cinq heures ils marchent ! Vous les trouverez au-dessus de Lagny, à Coupvrai d’où ils doivent au petit jour sortir déguisés en mariniers, ils comptent entrer à Paris sur des bateaux. Voici, reprit-elle en ôtant de son doigt la moitié de l’alliance de sa mère, la seule chose à laquelle ils ajouteront foi, je leur ai donné l’autre moitié. Le garde de Coupvrai, le père d’un de leurs soldats, les cache cette nuit dans une baraque abandonnée par des charbonniers, au milieu des bois. Ils sont huit en tout. Messieurs d’Hauteserre et quatre hommes sont avec mes cousins.
— Mademoiselle, on ne courra pas après les soldats, ne nous occupons que de messieurs de Simeuse, et laissons les autres se sauver comme il leur plaira. N’est-ce pas assez que de leur crier : Casse-cou ?
— Abandonner les d’Hauteserre ? jamais ! dit-elle. Ils doivent périr ou se sauver tous ensemble !
— De petits gentilshommes ? reprit Michu.
— Ils ne sont que chevaliers, répondit-elle, je le sais ; mais ils se sont alliés aux Cinq-Cygne et aux Simeuse. Ramenez donc mes {p. 289} cousins et les d’Hauteserre, en tenant conseil avec eux sur les meilleurs moyens de gagner cette forêt.
— Les gendarmes y sont ! les entendez-vous ? ils se consultent.
— Enfin vous avez eu déjà deux fois du bonheur ce soir, allez ! et ramenez-les, cachez-les dans cette cave, ils y seront à l’abri de toute recherche ! Je ne puis vous être bonne à rien, dit-elle avec rage, je serais un phare qui éclairerait l’ennemi. La police n’imaginera jamais que mes parents puissent revenir dans la forêt, en me voyant tranquille. Ainsi, toute la question consiste à trouver cinq bons chevaux pour venir, en six heures, de Lagny dans notre forêt, cinq chevaux à laisser morts dans un fourré.
— Et de l’argent ? répondit Michu qui réfléchissait profondément en écoutant la jeune comtesse.
— J’ai donné cent louis cette nuit à mes cousins.
— Je réponds d’eux, s’écria Michu. Une fois cachés, vous devrez vous priver de les voir ; ma femme ou mon petit leur porteront à manger deux fois la semaine. Mais, comme je ne réponds pas de moi, sachez, en cas de malheur, mademoiselle, que la maîtresse-poutre du grenier de mon pavillon a été percée avec une tarière. Dans le trou qui est bouché par une grosse cheville, se trouve le plan d’un coin de la forêt. Les arbres auxquels vous verrez un point rouge sur le plan ont une marque noire au pied sur le terrain. Chacun de ces arbres est un indicateur. Le troisième chêne vieux qui se trouve à gauche de chaque indicateur recèle, à deux pieds en avant du tronc, des rouleaux de fer-blanc enterrés à sept pieds de profondeur qui contiennent chacun cent mille francs en or. Ces onze arbres, il n’y en a que onze, sont toute la fortune des Simeuse, maintenant que Gondreville leur a été pris.
— La noblesse sera cent ans à se remettre des coups qu’on lui a portés ! dit lentement mademoiselle de Cinq-Cygne.
— Y a-t-il un mot d’ordre ? demanda Michu.
— France et Charles ! pour les soldats. Laurence et Louis ! pour messieurs d’Hauteserre et de Simeuse. Mon Dieu ! les avoir revus hier pour la première fois depuis onze ans et les savoir en danger de mort aujourd’hui, et quelle mort ! Michu, dit-elle avec une expression de mélancolie, soyez aussi prudent pendant ces quinze heures que vous avez été grand et dévoué pendant ces douze années. S’il arrivait malheur à mes cousins, je mourrais. Non, dit-elle, je vivrais assez pour tuer Bonaparte !
{p. 290} — Nous serons deux pour ça, le jour où tout sera perdu.
Laurence prit la rude main de Michu et la lui serra vivement à l’anglaise. Michu tira sa montre, il était minuit.
— Sortons à tout prix, dit-il. Gare au gendarme qui me barrera le passage. Et vous, sans vous commander, madame la comtesse, retournez à bride abattue à Cinq-Cygne, ils y sont, amusez-les.
Le trou débarrassé, Michu n’entendit plus rien ; il se jeta l’oreille à terre, et se releva précipitamment : — Ils sont sur la lisière vers Troyes ! dit-il, je leur ferai la barbe !
Il aida la comtesse à sortir, et replaça le tas de pierres. Quand il eut fini, il s’entendit appeler par la douce voix de Laurence, qui voulut le voir à cheval avant de remonter sur le sien. L’homme rude avait les larmes aux yeux en échangeant un dernier regard avec sa jeune maîtresse qui, elle, avait les yeux secs.
— Amusons-les, il a raison ! se dit-elle quand elle n’entendit plus rien. Et elle s’élança vers Cinq-Cygne, au grand galop.
En sachant ses fils menacés de mort, madame d’Hauteserre, qui ne croyait pas la Révolution finie et qui connaissait la sommaire justice de ce temps, reprit ses sens et ses forces par la violence même de la douleur qui les lui avait fait perdre. Ramenée par une horrible curiosité, elle descendit au salon dont l’aspect offrait alors un tableau vraiment digne du pinceau des peintres de genre. Toujours assis à la table de jeu, le curé jouait machinalement avec les fiches, en observant à la dérobée Peyrade et Corentin qui, debout à l’un des coins de la cheminée, se parlaient à voix basse. Plusieurs fois le fin regard de Corentin rencontra le regard non moins fin du curé ; mais, comme deux adversaires qui se trouvent également forts et qui reviennent en garde après avoir croisé le fer, l’un et l’autre jetaient promptement leurs regards ailleurs. Le bonhomme d’Hauteserre, planté sur ses deux jambes comme un héron, restait à côté du gros, gras, grand et avare Goulard, dans l’attitude que lui avait donnée la stupéfaction. Quoiqu’il fût vêtu en bourgeois, le maire avait toujours l’air d’un domestique. Tous deux ils regardaient d’un œil hébété les gendarmes entre lesquels pleurait toujours Gothard, dont les mains avaient été si vigoureusement attachées qu’elles étaient violettes et enflées. Catherine ne quittait pas sa position pleine de simplesse et de naïveté, mais impénétrable. Le brigadier qui, selon Corentin, venait de faire la sottise d’arrêter ces petites bonnes gens, ne savait plus s’il devait partir ou rester. Il {p. 291} était tout pensif au milieu du salon, la main appuyée sur la poignée de son sabre, et l’œil sur les deux Parisiens. Les Durieu, stupéfaits, et tous les gens du château formaient un groupe admirable d’inquiétude. Sans les pleurs convulsifs de Gothard, on eût entendu les mouches voler.
Quand la mère, épouvantée et pâle, ouvrit la porte et se montra presque traînée par mademoiselle Goujet, dont les yeux rouges avaient pleuré, tous ces visages se tournèrent vers les deux femmes. Les deux agents espéraient autant que tremblaient les habitants du château de voir entrer Laurence. Le mouvement spontané des gens et des maîtres sembla produit comme par un de ces mécanismes qui font accomplir à des figures de bois un seul et unique geste ou un clignement d’yeux.
Madame d’Hauteserre s’avança par trois grands pas précipités vers Corentin, et lui dit d’une voix entrecoupée mais violente : — Par pitié, monsieur, de quoi mes fils sont-ils accusés ? Et croyez-vous donc qu’ils soient venus ici ?
Le curé, qui semblait s’être dit en voyant la vieille dame : — Elle va faire quelque sottise ! baissa les yeux.
— Mes devoirs et la mission que j’accomplis me défendent de vous le dire, répondit Corentin d’un air à la fois gracieux et railleur.
Ce refus, que la détestable courtoisie de ce mirliflor rendait encore plus implacable, pétrifia cette vieille mère qui tomba sur un fauteuil auprès de l’abbé Goujet, joignit les mains et fit un vœu.
— Où avez-vous arrêté ce pleurard ? demanda Corentin au brigadier en désignant le petit écuyer de Laurence.
— Dans le chemin qui mène à la ferme, le long des murs du parc, le drôle allait gagner le bois des Closeaux.
— Et cette fille ?
— Elle ? c’est Olivier qui l’a pincée.
— Où allait-elle ?
— Vers Gondreville.
— Ils se tournaient le dos ? dit Corentin.
— Oui, répondit le gendarme.
— N’est-ce pas le petit domestique et la femme de chambre de la citoyenne Cinq-Cygne ? dit Corentin au maire.
— Oui, répondit Goulard.
Après avoir échangé deux mots avec Corentin de bouche à oreille, Peyrade sortit aussitôt en emmenant le brigadier.
{p. 292} En ce moment le brigadier d’Arcis entra, vint à Corentin et lui dit tout bas : — Je connais bien les localités, j’ai tout fouillé dans les communs ; à moins que les gars ne soient enterrés, il n’y a personne. Nous en sommes à faire sonner les planchers et les murailles avec les crosses de nos fusils.
Peyrade, qui rentra, fit signe à Corentin de venir, et l’emmena voir la brèche de la douve en lui signalant le chemin creux qui y correspondait.
— Nous avons deviné la manœuvre, dit Peyrade.
— Et moi ! je vais vous la dire, répliqua Corentin. Le petit drôle et la fille ont donné le change à ces imbéciles de gendarmes pour assurer une sortie au gibier.
— Nous ne saurons la vérité qu’au jour, reprit Peyrade. Ce chemin est humide, je viens de le faire barrer en haut et en bas par deux gendarmes ; quand nous pourrons y voir clair, nous reconnaîtrons, à l’empreinte des pieds, quels sont les êtres qui ont passé par là.
— Voici les traces d’un sabot de cheval, dit Corentin, allons aux écuries.
— Combien y a-t-il de chevaux ici ? demanda Peyrade à monsieur d’Hauteserre et à Goulard en rentrant au salon avec Corentin.
— Allons, monsieur le maire, vous le savez, répondez ? lui cria Corentin en voyant ce fonctionnaire hésiter à répondre.
— Mais il y a la jument de la comtesse, le cheval de Gothard et celui de monsieur d’Hauteserre.
— Nous n’en avons vu qu’un à l’écurie, dit Peyrade.
— Mademoiselle se promène, dit Durieu.
— Se promène-t-elle ainsi souvent la nuit, votre pupille ? dit le libertin Peyrade à monsieur d’Hauteserre.
— Très-souvent, répondit avec simplicité le bonhomme, monsieur le maire vous l’attestera.
— Tout le monde sait qu’elle a des lubies, répondit Catherine. Elle regardait le ciel avant de se coucher, et je crois bien que vos baïonnettes qui brillaient au loin l’auront intriguée. Elle a voulu savoir, m’a-t-elle dit en sortant, s’il s’agissait encore d’une nouvelle révolution.
— Quand est-elle sortie ? demanda Peyrade.
— Quand elle a vu vos fusils.
{p. 293} — Et par où est-elle allée ?
— Je ne sais pas.
— Et l’autre cheval ? demanda Corentin.
— Les… es… geeen…daaarmes me me me… me l’on… ont priiiis, dit Gothard.
— Et où allais-tu donc ? lui dit un des gendarmes.
— Je suuiv…ai…ais… ma maî…aî…aîtresse à la fer…me.
Le gendarme leva la tête vers Corentin en attendant un ordre ; mais ce langage était à la fois si faux et si vrai, si profondément innocent et si rusé, que les deux Parisiens s’entre-regardèrent comme pour se répéter le mot de Peyrade : Ils ne sont pas gnioles !
Le gentilhomme paraissait ne pas avoir assez d’esprit pour comprendre une épigramme. Le maire était stupide. La mère, imbécile de maternité, faisait aux agents des questions d’une innocence bête. Tous les gens avaient été bien réellement surpris dans leur sommeil. En présence de ces petits faits, en jugeant ces divers caractères, Corentin comprit aussitôt que son seul adversaire était mademoiselle de Cinq-Cygne. Quelque adroite qu’elle soit, la Police a d’innombrables désavantages. Non-seulement elle est forcée d’apprendre tout ce que sait le conspirateur, mais encore elle doit supposer mille choses avant d’arriver à une seule qui soit vraie. Le conspirateur pense sans cesse à sa sûreté, tandis que la Police n’est éveillée qu’à ses heures. Sans les trahisons, il n’y aurait rien de plus facile que de conspirer. Un conspirateur a plus d’esprit à lui seul que la Police avec ses immenses moyens d’action. En se sentant arrêtés moralement comme ils l’eussent été physiquement par une porte qu’ils auraient cru trouver ouverte, qu’ils auraient crochetée et derrière laquelle des hommes pèseraient sans rien dire, Corentin et Peyrade se voyaient devinés et joués sans savoir par qui.
— J’affirme, vint leur dire à l’oreille le brigadier d’Arcis, que si les deux messieurs de Simeuse et d’Hauteserre ont passé la nuit ici, on les a couchés dans les lits du père, de la mère, de mademoiselle de Cinq-Cygne, de la servante, des domestiques, ou ils se sont promenés dans le parc, car il n’y a pas la moindre trace de leur passage.
— Qui donc a pu les prévenir ? dit Corentin à Peyrade. Il n’y a encore que le Premier Consul, Fouché, les ministres, le préfet de police, et Malin qui savent quelque chose.
— Nous laisserons des moutons dans le pays, dit Peyrade à l’oreille de Corentin.
{p. 294} — Vous ferez d’autant mieux qu’ils seront en Champagne, répliqua le curé qui ne put s’empêcher de sourire en entendant le mot mouton et qui devina tout d’après ce seul mot surpris.
— Mon Dieu ! pensa Corentin qui répondit au curé par un autre sourire, il n’y a qu’un homme d’esprit ici, je ne puis m’entendre qu’avec lui, je vais l’entamer.
— Messieurs… dit le maire qui voulait cependant donner une preuve de dévoûment au Premier Consul et qui s’adressait aux deux agents.
— Dites citoyens, la République existe encore, lui répliqua Corentin en regardant le curé d’un air railleur.
— Citoyens, reprit le maire, au moment où je suis entré dans ce salon et avant que j’eusse ouvert la bouche, Catherine s’y est précipitée pour y prendre la cravache, les gants et le chapeau de sa maîtresse.
Un sombre murmure d’horreur sortit du fond de toutes les poitrines, excepté de celle de Gothard. Tous les yeux, moins ceux des gendarmes et des agents, menacèrent Goulard, le dénonciateur, en lui jetant des flammes.
— Bien, citoyen maire, lui dit Peyrade. Nous y voyons clair. On a prévenu la citoyenne Cinq-Cygne bien à temps, ajouta-t-il en regardant Corentin avec une visible défiance.
— Brigadier, mettez les poucettes à ce petit gars, dit Corentin au gendarme, et emmenez-le dans une chambre à part. Renfermez aussi cette petite fille, ajouta-t-il en désignant Catherine. — Tu vas présider à la perquisition des papiers, reprit-il en s’adressant à Peyrade auquel il parla dans l’oreille. Fouille tout, n’épargne rien. — Monsieur l’abbé, dit-il confidentiellement au curé, j’ai d’importantes communications à vous faire. Et il l’emmena dans le jardin.
— Écoutez, monsieur l’abbé, vous me paraissez avoir tout l’esprit d’un évêque, et (personne ne peut nous entendre) vous me comprendrez ; je n’ai plus d’espoir qu’en vous pour sauver deux familles qui, par sottise, vont se laisser rouler dans un abîme d’où rien ne revient. Messieurs de Simeuse et d’Hauteserre ont été trahis par un de ces infâmes espions que les gouvernements glissent dans toutes les conspirations pour bien en connaître le but, les moyens et les personnes. Ne me confondez pas avec ce misérable qui m’accompagne, il est de la Police ; mais moi, je suis attaché très-honorablement au cabinet consulaire et j’en ai le dernier mot. {p. 295} On ne souhaite pas la perte de messieurs de Simeuse ; si Malin les voudrait voir fusiller, le Premier Consul, s’ils sont ici, s’ils n’ont pas de mauvaises intentions, veut les arrêter sur le bord du précipice, car il aime les bons militaires. L’agent qui m’accompagne a tous les pouvoirs, moi je ne suis rien en apparence, mais je sais où est le complot. L’agent a le mot de Malin, qui sans doute lui a promis sa protection, une place et peut-être de l’argent, s’il peut trouver les deux Simeuse et les livrer. Le Premier Consul, qui est vraiment un grand homme, ne favorise point les pensées cupides. Je ne veux point savoir si les deux jeunes gens sont ici, fit-il en apercevant un geste chez le curé ; mais ils ne peuvent être sauvés que d’une seule manière. Vous connaissez la loi du 6 floréal an X, elle amnistie les émigrés qui sont encore à l’étranger, à la condition de rentrer avant le premier vendémiaire de l’an XI, c’est-à-dire en septembre de l’année dernière ; mais messieurs de Simeuse ayant, ainsi que messieurs d’Hauteserre, exercé des commandements dans l’armée de Condé, sont dans le cas de l’exception posée par cette loi ; leur présence en France est donc un crime, et suffit, dans les circonstances où nous sommes, pour les rendre complices d’un horrible complot. Le Premier Consul a senti le vice de cette exception qui fait à son gouvernement des ennemis irréconciliables ; il voudrait faire savoir à messieurs de Simeuse qu’aucune poursuite ne sera faite contre eux, s’ils lui adressent une pétition dans laquelle ils diront qu’ils rentrent en France dans l’intention de se soumettre aux lois, en promettant de prêter serment à la constitution. Vous comprenez que cette pièce doit être entre ses mains avant leur arrestation et datée d’il y a quelques jours, je puis en être porteur. Je ne vous demande pas où sont les jeunes gens, dit-il en voyant le curé faire un nouveau geste de dénégation, nous sommes malheureusement sûrs de les trouver ; la forêt est gardée, les entrées de Paris sont surveillées et la frontière aussi. Écoutez-moi bien ? si ces messieurs sont entre cette forêt et Paris, ils seront pris ; s’ils sont à Paris, on les y trouvera ; s’ils rétrogradent, les malheureux seront arrêtés. Le Premier Consul aime les ci-devant et ne peut souffrir les républicains, et cela est tout simple : s’il veut un trône, il doit égorger la Liberté. Que ce secret reste entre nous. Ainsi, voyez ! J’attendrai jusqu’à demain, je serai aveugle ; mais défiez-vous de l’agent ; ce maudit Provençal est le valet du diable, il a le mot de Fouché, comme j’ai celui du Premier Consul.
{p. 296} — Si messieurs de Simeuse sont ici, dit le curé, je donnerais dix pintes de mon sang et un bras pour les sauver ; mais si mademoiselle de Cinq-Cygne est leur confidente, elle n’a pas commis, je le jure par mon salut éternel, la moindre indiscrétion et ne m’a pas fait l’honneur de me consulter. Je suis maintenant très-content de sa discrétion, si toutefois discrétion il y a. Nous avons joué hier soir, comme tous les jours, au boston, dans le plus profond silence jusqu’à dix heures et demie, et nous n’avons rien vu ni entendu. Il ne passe pas un enfant dans cette vallée solitaire sans que tout le monde le voie et le sache, et depuis quinze jours il n’y est venu personne d’étranger. Or, messieurs d’Hauteserre et de Simeuse font une troupe à eux quatre. Le bonhomme et sa femme sont soumis au gouvernement, et ils ont fait tous les efforts imaginables pour ramener leurs fils auprès d’eux ; ils leur ont encore écrit avant-hier. Aussi, dans mon âme et conscience, a-t-il fallu votre descente ici pour ébranler la ferme croyance où je suis de leur séjour en Allemagne. Entre nous, il n’y a ici que la jeune comtesse qui ne rende pas justice aux éminentes qualités de monsieur le Premier Consul.
— Finaud ! pensa Corentin. — Si ces jeunes gens sont fusillés, c’est qu’on l’aura bien voulu ! répondit-il à haute voix, maintenant je m’en lave les mains.
Il avait amené l’abbé Goujet dans un endroit fortement éclairé par la lune, et il le regarda brusquement en disant ces fatales paroles. Le prêtre était fortement affligé, mais en homme surpris et complétement ignorant.
— Comprenez donc, monsieur l’abbé, reprit Corentin, que leurs droits sur la terre de Gondreville les rendent doublement criminels aux yeux des gens en sous-ordre ! Enfin, je veux leur faire avoir affaire à Dieu et non à ses saints.
— Il y a donc un complot ? demanda naïvement le curé.
— Ignoble, odieux, lâche, et si contraire à l’esprit généreux de la nation, reprit Corentin, qu’il sera couvert d’un opprobre général.
— Eh ! bien, mademoiselle de Cinq-Cygne est incapable de lâcheté, s’écria le curé.
— Monsieur l’abbé, reprit Corentin, tenez, il y a pour nous (toujours de vous à moi) des preuves évidentes de sa complicité ; mais il n’y en a point encore assez pour la justice. Elle a pris la fuite à {p. 297} notre approche… Et cependant je vous avais envoyé le maire.
— Oui, mais pour quelqu’un qui tient tant à les sauver, vous marchiez un peu trop sur les talons du maire, dit l’abbé.
Sur ce mot, ces deux hommes se regardèrent, et tout fut dit entre eux : ils appartenaient l’un et l’autre à ces profonds anatomistes de la pensée auxquels il suffit d’une simple inflexion de voix, d’un regard, d’un mot pour deviner une âme, de même que le Sauvage devine ses ennemis à des indices invisibles à l’œil d’un Européen.
— J’ai cru tirer quelque chose de lui, je me suis découvert, pensa Corentin.
— Ah ! le drôle ! se dit en lui-même le curé.
Minuit sonnait à la vieille horloge de l’église au moment où Corentin et le curé rentrèrent au salon. On entendait ouvrir et fermer les portes des chambres et des armoires. Les gendarmes défaisaient les lits. Peyrade, avec la prompte intelligence de l’espion, fouillait et sondait tout. Ce pillage excitait à la fois la terreur et l’indignation chez les fidèles serviteurs, toujours immobiles et debout. Monsieur d’Hauteserre échangeait avec sa femme et mademoiselle Goujet des regards de compassion. Une horrible curiosité tenait tout le monde éveillé. Peyrade descendit et vint au salon en tenant à la main une cassette en bois de sandal sculpté, qui devait avoir été jadis rapportée de la Chine par l’amiral de Simeuse. Cette jolie boîte était plate et de la dimension d’un volume in-quarto.
Peyrade fit un signe à Corentin, et l’emmena dans l’embrasure de croisée : — J’y suis ! lui dit-il. Ce Michu, qui pouvait payer huit cent mille francs en or Gondreville à Marion, et qui voulait tuer tout à l’heure Malin, doit être l’homme des Simeuse ; l’intérêt qui lui a fait menacer Marion doit être le même qui lui a fait coucher Malin en joue. Il m’a paru capable d’avoir des idées, il n’en a eu qu’une, il est instruit de la chose, et sera venu les avertir ici.
— Malin aura causé de la conspiration avec son ami le notaire, dit Corentin en continuant les inductions de son collègue, et Michu, qui se trouvait embusqué, l’aura sans doute entendu parler des Simeuse. En effet, il n’a pu remettre son coup de carabine que pour prévenir un malheur qui lui a semblé plus grand que la perte de Gondreville.
— Il nous avait bien reconnus pour ce que nous sommes, dit {p. 298} Peyrade. Aussi, sur le moment, l’intelligence de ce paysan m’a-t-elle paru tenir du prodige.
— Oh ! cela prouve qu’il était sur ses gardes, répondit Corentin. Mais, après tout, mon vieux, ne nous abusons pas : la trahison pue énormément, et les gens primitifs la sentent de loin.
— Nous n’en sommes que plus forts, dit le Provençal.
— Faites venir le brigadier d’Arcis, cria Corentin à un des gendarmes. Envoyons à son pavillon, dit-il à Peyrade.
— Violette, notre oreille, y est, dit le Provençal.
— Nous sommes partis sans en avoir eu de nouvelles, dit Corentin. Nous aurions dû emmener avec nous Sabatier. Nous ne sommes pas assez de deux. — Brigadier, dit-il en voyant entrer le gendarme et le serrant entre Peyrade et lui, n’allez pas vous laisser faire la barbe comme le brigadier de Troyes tout à l’heure. Michu nous paraît être dans l’affaire ; allez à son pavillon, ayez l’œil à tout, et rendez-nous-en compte.
— Un de mes hommes a entendu des chevaux dans la forêt au moment où l’on arrêtait les petits domestiques, et j’ai quatre fiers gaillards aux trousses de ceux qui voudraient s’y cacher, répondit le gendarme.
Il sortit, et le bruit du galop de son cheval, qui retentit sur le pavé de la pelouse, diminua rapidement.
— Allons ! ils vont sur Paris ou rétrogradent vers l’Allemagne, se dit Corentin. Il s’assit, tira de la poche de son spencer un carnet, écrivit deux ordres au crayon, les cacheta et fit signe à l’un des gendarmes de venir : — Au grand galop à Troyes, éveillez le préfet, et dites-lui de profiter du petit jour pour faire marcher le télégraphe.
Le gendarme partit au grand galop. Le sens de ce mouvement et l’intention de Corentin étaient si clairs que tous les habitants du château eurent le cœur serré ; mais cette nouvelle inquiétude fut en quelque sorte un coup de plus dans leur martyre, car en ce moment ils avaient les yeux sur la précieuse cassette. Tout en causant, les deux agents épiaient le langage de ces regards flamboyants. Une sorte de rage froide remuait le cœur insensible de ces deux êtres qui savouraient la terreur générale. L’homme de police a toutes les émotions du chasseur ; mais en déployant les forces du corps et de l’intelligence, là où l’un cherche à tuer un lièvre, une perdrix ou un chevreuil, il s’agit pour l’autre de sauver l’État ou {p. 299} le prince, de gagner une large gratification. Ainsi la chasse à l’homme est supérieure à l’autre chasse de toute la distance qui existe entre les hommes et les animaux. D’ailleurs, l’espion a besoin d’élever son rôle à toute la grandeur et à l’importance des intérêts auxquels il se dévoue. Sans tremper dans ce métier, chacun peut donc concevoir que l’âme y dépense autant de passion que le chasseur en met à poursuivre le gibier. Ainsi, plus ils avançaient vers la lumière, plus ces deux hommes étaient ardents ; mais leur contenance, leurs yeux restaient calmes et froids, de même que leurs soupçons, leurs idées, leur plan restaient impénétrables. Mais, pour qui eût suivi les effets du flair moral de ces deux limiers à la piste des faits inconnus et cachés, pour qui eût compris les mouvements d’agilité canine qui les portait à trouver le vrai par le rapide examen des probabilités, il y avait de quoi frémir ! Comment et pourquoi ces hommes de génie étaient-ils si bas quand ils pouvaient être si haut ? Quelle imperfection, quel vice, quelle passion les ravalait ainsi ? Est-on homme de police comme on est penseur, écrivain, homme d’État, peintre, général, à la condition de ne savoir faire qu’espionner, comme ceux-là parlent, écrivent, administrent, peignent ou se battent ? Les gens du château n’avaient dans le cœur qu’un même souhait : Le tonnerre ne tombera-t-il pas sur ces infâmes ? Ils avaient tous soif de vengeance. Aussi, sans la présence des gendarmes, y aurait-il eu révolte.
— Personne n’a la clef du coffret ? demanda le cynique Peyrade en interrogeant l’assemblée autant par le mouvement de son gros nez rouge que par sa parole.
Le Provençal remarqua, non sans un mouvement de crainte, qu’il n’y avait plus de gendarmes. Corentin et lui se trouvaient seuls. Corentin tira de sa poche un petit poignard et se mit en devoir de l’enfoncer dans la fente de la boîte. En ce moment, on entendit d’abord sur le chemin, puis sur le petit pavé de la pelouse, le bruit horrible d’un galop désespéré ; mais ce qui causa bien plus d’effroi fut la chute et le soupir du cheval qui s’abattit des quatre jambes à la fois au pied de la tourelle du milieu. Une commotion pareille à celle que produit la foudre ébranla tous les spectateurs, quand on vit Laurence que le frôlement de son amazone avait annoncée ; ses gens s’étaient vivement mis en haie pour la laisser passer. Malgré la rapidité de sa course, elle avait ressenti la douleur que devait lui causer la découverte de la conspiration : toutes {p. 300} ses espérances écroulées ! elle avait galopé dans des ruines en pensant à la nécessité d’une soumission au gouvernement consulaire. Aussi, sans le danger que couraient les quatre gentilshommes et qui fut le topique à l’aide duquel elle dompta sa fatigue et son désespoir, fût-elle tombée endormie. Elle avait presque tué sa jument pour venir se mettre entre la mort et ses cousins. En apercevant cette héroïque fille, pâle et les traits tirés, son voile d’un côté, sa cravache à la main, sur le seuil d’où son regard brûlant embrassa toute la scène et la pénétra, chacun comprit, au mouvement imperceptible qui remua la face aigre et trouble de Corentin, que les deux véritables adversaires étaient en présence. Un terrible duel allait commencer. En voyant cette cassette aux mains de Corentin, la jeune comtesse leva sa cravache et sauta sur lui si vivement, elle lui appliqua sur les mains un si violent coup, que la cassette tomba par terre ; elle la saisit, la jeta dans le milieu de la braise et se plaça devant la cheminée dans une attitude menaçante, avant que les deux agents fussent revenus de leur surprise. Le mépris flamboyait dans les yeux de Laurence, son front pâle et ses lèvres dédaigneuses insultaient à ces hommes encore plus que le geste autocratique avec lequel elle avait traité Corentin en bête venimeuse. Le bonhomme d’Hauteserre se sentit chevalier, il eut la face rougie de tout son sang, et regretta de ne pas avoir une épée. Les serviteurs tressaillirent d’abord de joie. Cette vengeance tant appelée venait de foudroyer l’un de ces hommes. Mais leur bonheur fut refoulé dans le fond des âmes par une affreuse crainte : ils entendaient toujours les gendarmes allant et venant dans les greniers. L’espion, substantif énergique sous lequel se confondent toutes les nuances qui distinguent les gens de police, car le public n’a jamais voulu spécifier dans la langue les divers caractères de ceux qui se mêlent de cette apothicairerie nécessaire aux gouvernements, l’espion donc a ceci de magnifique et de curieux, qu’il ne se fâche jamais ; il a l’humilité chrétienne des prêtres, il a les yeux faits au mépris et l’oppose de son côté comme une barrière au peuple de niais qui ne le comprennent pas ; il a le front d’airain pour les injures, il marche à son but comme un animal dont la carapace solide ne peut être entamée que par le canon ; mais aussi, comme l’animal, il est d’autant plus furieux quand il est atteint, qu’il a cru sa cuirasse impénétrable. Le coup de cravache sur les doigts fut pour Corentin, douleur à part, le coup de canon qui troue la carapace ; de la {p. 301} part de cette sublime et noble fille, ce mouvement plein de dégoût l’humilia, non pas seulement aux regards de ce petit monde, mais encore à ses propres yeux. Peyrade, le Provençal, s’élança sur le foyer, il reçut un coup de pied de Laurence ; mais il lui prit le pied, le lui leva et la força, par pudeur, de se renverser sur la bergère où elle dormait naguère. Ce fut le burlesque au milieu de la terreur, contraste fréquent dans les choses humaines. Peyrade se roussit la main pour s’emparer de la cassette en feu ; mais il l’eut, il la posa par terre et s’assit dessus. Ces petits événements se passèrent avec rapidité, sans une parole. Corentin, remis de la douleur causée par le coup de cravache, maintint mademoiselle de Cinq-Cygne en lui prenant les mains.
— Ne m’obligez pas, belle citoyenne, à employer la force contre vous, dit-il avec sa flétrissante courtoisie.
L’action de Peyrade eut pour résultat d’éteindre le feu par une compression qui supprima l’air.
— Gendarmes, à nous ! cria-t-il en gardant sa position bizarre.
— Promettez-vous d’être sage ? dit insolemment Corentin à Laurence en ramassant son poignard et sans commettre la faute de l’en menacer.
— Les secrets de cette cassette ne concernent pas le gouvernement, répondit-elle avec un mélange de mélancolie dans son air et dans son accent. Quand vous aurez lu les lettres qui y sont, vous aurez, malgré votre infamie, honte de les avoir lues ; mais avez-vous encore honte de quelque chose ? demanda-t-elle après une pause.
Le curé jeta sur Laurence un regard comme pour lui dire : — Au nom de Dieu ! calmez-vous.
Peyrade se leva. Le fond de la cassette, en contact avec les charbons et presque entièrement brûlé, laissa sur le tapis une empreinte roussie. Le dessus de la cassette était déjà charbonné, les côtés cédèrent. Ce grotesque Scœvola, qui venait d’offrir au dieu de la Police, à la Peur, le fond de sa culotte abricot, ouvrit les deux côtés de la boîte comme s’il s’agissait d’un livre, et fit glisser sur le tapis de la table à jouer trois lettres et deux mèches de cheveux. Il allait sourire en regardant Corentin, quand il s’aperçut que les cheveux étaient de deux blancs différents. Corentin quitta mademoiselle de Cinq-Cygne pour venir lire la lettre d’où les cheveux étaient tombés.
{p. 302} Laurence aussi se leva, se mit auprès des deux espions et dit : — Oh ! lisez à haute voix, ce sera votre punition.
Comme ils lisaient des yeux seulement, elle lut elle-même la lettre suivante.
Chère Laurence,
Nous avons connu votre belle conduite dans la triste journée de notre arrestation, mon mari et moi. Nous savons que vous aimez nos jumeaux chéris autant et tout aussi également que nous les aimons nous-mêmes ; aussi est-ce vous que nous chargeons d’un dépôt à la fois précieux et triste pour eux. Monsieur l’exécuteur vient de nous couper les cheveux, car nous allons mourir dans quelques instants, et il nous a promis de vous faire tenir les deux seuls souvenirs de nous qu’il nous soit possible de donner à nos orphelins bien-aimés. Gardez-leur donc ces restes de nous, vous les leur donnerez en des temps meilleurs. Nous avons mis là un dernier baiser pour eux avec notre bénédiction. Notre dernière pensée sera d’abord pour nos fils, puis pour vous, enfin pour Dieu ! Aimez-les bien.
BERTHE DE CINQ-CYGNE
JEAN DE SIMEUSE.
Chacun eut les larmes aux yeux à la lecture de cette lettre.
Laurence dit aux deux agents, d’une voix ferme, en leur jetant un regard pétrifiant : — Vous avez moins de pitié que monsieur l’exécuteur.
Corentin mit tranquillement les cheveux dans la lettre, et la lettre de côté sur la table en y plaçant un panier plein de fiches pour qu’elle ne s’envolât point. Ce sang-froid au milieu de l’émotion générale était affreux. Peyrade dépliait les deux autres lettres.
— Oh ! quant à celles-ci, reprit Laurence, elles sont à peu près pareilles. Vous avez entendu le testament, en voici l’accomplissement. Désormais mon cœur n’aura plus de secrets pour personne, voilà tout.
1794, Andernach, avant le combat.
Ma chère Laurence, je vous aime pour la vie et je veux que vous le sachiez bien ; mais, dans le cas où je viendrais à mourir, {p. 303} apprenez que mon frère Paul-Marie vous aime autant que je vous aime. Ma seule consolation en mourant sera d’être certain que vous pourrez un jour faire de mon cher frère votre mari, sans me voir dépérir de jalousie comme cela certes arriverait si, vivants tous deux, vous me le préfériez. Après tout, cette préférence me semblerait bien naturelle, car peut-être vaut-il mieux que moi, etc.
MARIE-PAUL.
— Voici l’autre, reprit-elle avec une charmante rougeur au front.
Andernach, avant le combat.
Ma bonne Laurence, j’ai quelque tristesse dans l’âme ; mais Marie-Paul a trop de gaîté dans le caractère pour ne pas vous plaire beaucoup plus que je ne vous plais. Il vous faudra quelque jour choisir entre nous, eh ! bien, quoique je vous aime avec une passion…
— Vous correspondiez avec des émigrés, dit Peyrade en interrompant Laurence et mettant par précaution les lettres entre lui et la lumière pour vérifier si elles ne contenaient pas dans l’entre-deux des lignes une écriture en encre sympathique.
— Oui, dit Laurence qui replia les précieuses lettres dont le papier avait jauni. Mais en vertu de quel droit violez-vous ainsi mon domicile, ma liberté personnelle et toutes les vertus domestiques.
— Ah ! au fait, dit Peyrade. De quel droit ? il faut vous le dire, belle aristocrate, reprit-il en tirant de sa poche un ordre émané du ministre de la Justice et contresigné du ministre de l’Intérieur. Tenez, citoyenne, les ministres ont pris cela sous leur bonnet…
— Nous pourrions vous demander, lui dit Corentin à l’oreille, de quel droit vous logez chez vous les assassins du Premier Consul ? Vous m’avez appliqué sur les doigts un coup de cravache qui m’autoriserait à donner quelque jour un coup de main pour expédier messieurs vos cousins, moi qui venais pour les sauver.
Au seul mouvement des lèvres et au regard que Laurence jeta sur Corentin, le curé comprit ce que disait ce grand artiste inconnu, et fit à la comtesse un signe de défiance qui ne fut vu que par Goulard. Peyrade frappait sur le dessus de la boîte de petits coups {p. 304} pour savoir si elle ne serait pas composée de deux planches creuses.
— Oh ! mon Dieu, dit-elle à Peyrade en lui arrachant le dessus, ne la brisez pas, tenez.
Elle prit une épingle, poussa la tête d’une figure, les deux planches chassées par un ressort se disjoignirent, et celle qui était creuse offrit les deux miniatures de messieurs de Simeuse en uniforme de l’armée de Condé, deux portraits sur ivoire faits en Allemagne. Corentin, qui se trouvait face à face avec un adversaire digne de toute sa colère, attira par un geste Peyrade dans un coin et conféra secrètement avec lui.
— Vous jetiez cela au feu, dit l’abbé Goujet à Laurence en lui montrant par un regard la lettre de la marquise et les cheveux.
Pour toute réponse, la jeune fille haussa significativement les épaules. Le curé comprit qu’elle sacrifiait tout pour amuser les espions et gagner du temps, et il leva les yeux au ciel par un geste d’admiration.
— Où donc a-t-on arrêté Gothard que j’entends pleurer ? lui dit-elle assez haut pour être entendue.
— Je ne sais pas, répondit le curé.
— Était-il allé à la ferme ?
— La ferme ! dit Peyrade à Corentin. Envoyons-y du monde.
— Non, reprit Corentin, cette fille n’aurait pas confié le salut de ses cousins à un fermier. Elle nous amuse. Faites ce que je vous dis, afin qu’après avoir commis la faute de venir ici, nous en remportions au moins quelques éclaircissements.
Corentin vint se mettre devant la cheminée, releva les longues basques pointues de son habit pour se chauffer, et prit l’air, le ton, les manières d’un homme qui se trouve en visite.
— Mesdames, vous pouvez vous coucher, et vos gens également. Monsieur le maire, vos services nous sont maintenant inutiles. La sévérité de nos ordres ne nous permet pas d’agir autrement que nous venons de le faire ; mais quand toutes les murailles, qui me semblent bien épaisses, seront examinées, nous partirons.
Le maire salua la compagnie et sortit. Ni le curé, ni mademoiselle Goujet ne bougèrent. Les gens étaient trop inquiets pour ne pas suivre le sort de leur jeune maîtresse. Madame d’Hauteserre qui, depuis l’arrivée de Laurence, l’étudiait avec la curiosité d’une mère au désespoir, se leva, la prit par le bras, l’emmena {p. 305} dans un coin et lui dit à voix basse : — Les avez-vous vus ?
— Comment aurais-je laissé vos enfants venir sous notre toit sans que vous le sachiez ? répondit Laurence. — Durieu, dit-elle, voyez s’il est possible de sauver ma pauvre Stella qui respire encore.
— Elle a fait beaucoup de chemin, dit Corentin.
— Quinze lieues en trois heures, répondit-elle au curé qui la contemplait avec stupéfaction. Je suis sortie à neuf heures et demie, et suis revenue à une heure bien passée.
Elle regarda la pendule qui marquait deux heures et demie.
— Ainsi, reprit Corentin, vous ne niez pas d’avoir fait une course de quinze lieues ?
— Non, dit-elle. J’avoue que mes cousins et messieurs de Simeuse, dans leur parfaite innocence, comptaient demander à ne pas être exceptés de l’amnistie, et revenaient à Cinq-Cygne. Aussi, quand j’ai pu croire que le sieur Malin voulait les envelopper dans quelque trahison, suis-je allée les prévenir de retourner en Allemagne où ils seront avant que le télégraphe de Troyes ne les ait signalés à la frontière. Si j’ai commis un crime, on m’en punira.
Cette réponse, profondément méditée par Laurence, et si probable dans toutes ses parties, ébranla les convictions de Corentin, que la jeune comtesse observait du coin de l’œil. Dans cet instant si décisif, et quand toutes les âmes étaient en quelque sorte suspendues à ces deux visages, que tous les regards allaient de Corentin à Laurence et de Laurence à Corentin, le bruit d’un cheval au galop venant de la forêt retentit sur le chemin, et de la grille sur le pavé de la pelouse. Une affreuse anxiété se peignit sur tous les visages.
Peyrade entra l’œil brillant de joie, il vint avec empressement à son collègue et lui dit assez haut pour que la comtesse l’entendît : — Nous tenons Michu.
Laurence, à qui l’angoisse, la fatigue et la tension de toutes ses facultés intellectuelles donnaient une couleur rose aux joues, reprit sa pâleur et tomba presque évanouie, foudroyée, sur un fauteuil. La Durieu, mademoiselle Goujet et madame d’Hauteserre s’élancèrent auprès d’elle, car elle étouffait, elle indiqua par un geste de couper les brandebourgs de son amazone.
— Elle a donné dedans, ils vont sur Paris, dit Corentin à Peyrade, changeons les ordres.
{p. 306} Ils sortirent en laissant un gendarme à la porte du salon. L’adresse infernale de ces deux hommes venait de remporter un horrible avantage dans ce duel en prenant Laurence au piége d’une de leurs ruses habituelles.
À six heures du matin, au petit jour, les deux agents revinrent. Après avoir exploré le chemin creux, ils s’étaient assurés que les chevaux y avaient passé pour aller dans la forêt. Ils attendaient les rapports du capitaine de gendarmerie chargé d’éclairer le pays. Tout en laissant le château cerné sous la surveillance d’un brigadier, ils allèrent pour déjeuner chez un cabaretier de Cinq-Cygne, mais toutefois après avoir donné l’ordre de mettre en liberté Gothard qui n’avait cessé de répondre à toutes les questions par des torrents de pleurs, et Catherine qui restait dans sa silencieuse immobilité. Catherine et Gothard vinrent au salon, et baisèrent les mains de Laurence qui gisait étendue dans la bergère. Durieu vint annoncer que Stella ne mourrait pas ; mais elle exigeait bien des soins.
Le maire, inquiet et curieux, rencontra Peyrade et Corentin dans le village. Il ne voulut pas souffrir que des employés supérieurs déjeunassent dans un méchant cabaret, il les emmena chez lui. L’abbaye était à un quart de lieue. Tout en cheminant, Peyrade remarqua que le brigadier d’Arcis n’avait fait parvenir aucune nouvelle de Michu, ni de Violette.
— Nous avons affaire à des gens de qualité, dit Corentin, ils sont plus forts que nous. Le prêtre y est sans doute pour quelque chose.
Au moment où madame Goulard faisait entrer les deux employés dans une vaste salle à manger, sans feu, le lieutenant de gendarmerie arriva, l’air assez effaré.
— Nous avons rencontré le cheval du brigadier d’Arcis dans la forêt, sans son maître, dit-il à Peyrade.
— Lieutenant, s’écria Corentin, courez au pavillon de Michu, sachez ce qui s’y passe ! On aura tué le brigadier.
Cette nouvelle nuisit au déjeuner du maire. Les Parisiens avalèrent tout avec une rapidité de chasseurs mangeant à une halte, et revinrent au château dans leur cabriolet d’osier attelé du cheval de poste, pour pouvoir se porter rapidement sur tous les points où leur présence serait nécessaire. Quand ces deux hommes reparurent dans ce salon, où ils avaient jeté le trouble, l’effroi, la douleur et les plus cruelles anxiétés, ils y trouvèrent Laurence en robe {p. 307} de chambre, le gentilhomme et sa femme, l’abbé Goujet et sa sœur groupés autour du feu, tranquilles en apparence.
— Si l’on tenait Michu, s’était dit Laurence, on l’aurait amené. J’ai le chagrin de n’avoir pas été maîtresse de moi-même, d’avoir jeté quelque clarté dans les soupçons de ces infâmes ; mais tout peut se réparer. — Serons-nous long-temps vos prisonniers ? demanda-t-elle aux deux agents d’un air railleur et dégagé.
— Comment peut-elle savoir quelque chose de notre inquiétude sur Michu ? personne du dehors n’est entré dans le château, elle nous gouaille, se dirent les deux espions par un regard.
— Nous ne vous importunerons pas long-temps encore, répondit Corentin ; dans trois heures d’ici nous vous offrirons nos regrets d’avoir troublé votre solitude.
Personne ne répondit. Ce silence du mépris redoubla la rage intérieure de Corentin, sur le compte de qui Laurence et le curé, les deux intelligences de ce petit monde, s’étaient édifiés. Gothard et Catherine mirent le couvert auprès du feu pour le déjeuner, auquel prirent part le curé et sa sœur. Les maîtres ni les domestiques ne firent aucune attention aux deux espions qui se promenaient dans le jardin, dans la cour, sur le chemin, et qui revenaient de temps en temps au salon.
À deux heures et demie, le lieutenant revint.
— J’ai trouvé le brigadier, dit-il à Corentin, étendu dans le chemin qui mène du pavillon dit de Cinq-Cygne à la ferme de Bellache, sans aucune blessure autre qu’une horrible contusion à la tête, et vraisemblablement produite par sa chute. Il a été, dit-il, enlevé de dessus son cheval si rapidement, et jeté si violemment en arrière, qu’il ne peut expliquer de quelle manière cela s’est fait ; ses pieds ont quitté les étriers, sans cela il était mort, son cheval effrayé l’aurait traîné à travers champs ; nous l’avons confié à Michu et à Violette…
— Comment ! Michu se trouve à son pavillon ? dit Corentin qui regarda Laurence.
La comtesse souriait d’un œil fin, en femme qui prenait sa revanche.
— Je viens de le voir en train d’achever avec Violette un marché qu’ils ont commencé hier au soir, reprit le lieutenant. Violette et Michu m’ont paru gris ; mais il n’y a pas de quoi s’en étonner, ils ont bu pendant toute la nuit, et ne sont pas encore d’accord.
{p. 308} — Violette vous l’a dit ? s’écria Corentin.
— Oui, dit le lieutenant.
— Ah ! il faudrait tout faire soi-même, s’écria Peyrade en regardant Corentin qui se défiait tout autant que Peyrade de l’intelligence du lieutenant.
Le jeune homme répondit au vieillard par un signe de tête.
— À quelle heure êtes-vous arrivé au pavillon de Michu ? dit Corentin en remarquant que mademoiselle de Cinq-Cygne avait regardé l’horloge sur la cheminée.
— À deux heures environ, dit le lieutenant.
Laurence couvrit d’un même regard monsieur et madame d’Hauteserre, l’abbé Goujet et sa sœur qui se crurent sous un manteau d’azur ; la joie du triomphe pétillait dans ses yeux, elle rougit, et des larmes roulèrent entre ses paupières. Forte contre les plus grands malheurs, cette jeune fille ne pouvait pleurer que de plaisir. En ce moment elle fut sublime, surtout pour le curé qui, presque chagrin de la virilité du caractère de Laurence, y aperçut alors l’excessive tendresse de la femme ; mais cette sensibilité gisait, chez elle, comme un trésor caché à une profondeur infinie sous un bloc de granit. En ce moment un gendarme vint demander s’il fallait laisser entrer le fils de Michu qui venait de chez son père pour parler aux messieurs de Paris. Corentin répondit par un signe affirmatif. François Michu, ce rusé petit chien qui chassait de race, était dans la cour où Gothard, mis en liberté, put causer avec lui pendant un instant sous les yeux du gendarme. Le petit Michu s’acquitta d’une commission en glissant quelque chose dans la main de Gothard sans que le gendarme s’en aperçût. Gothard se coula derrière François et arriva jusqu’à mademoiselle de Cinq-Cygne pour lui remettre innocemment son alliance entière qu’elle baisa bien ardemment, car elle comprit que Michu lui disait, en la lui envoyant ainsi, que les quatre gentilshommes étaient en sûreté.
— M’n p’a (mon papa) fait demander où faut mettre el brigadiais qui ne va point ben du tout ?
— De quoi se plaint-il ? dit Peyrade.
— Eu d’la tâte, il s’a fiché par tare ben drument tout de même. Pour un gindarme, qui savions montar à chevâlle, c’est du guignon, mais il aura buté ! Il a un trou, oh ! gros comme eul’ poing darrière la tâte. Paraît qu’il a évu la chance {p. 309} ed’timber sur un méchant caillou, pauvre homme ! Il a beau ette gindarme, i souffe tout de même, qué çâ fû pitié.
Le capitaine de gendarmerie de Troyes entra dans la cour, mit pied à terre, fit signe à Corentin qui, en le reconnaissant, se précipita vers la croisée et l’ouvrit pour ne pas perdre de temps.
— Qu’y a-t-il ?
— Nous avons été ramenés comme des Hollandais ! On a trouvé cinq chevaux morts de fatigue, le poil hérissé de sueur, au beau milieu de la grande avenue de la forêt, je les fais garder pour savoir d’où ils viennent et qui les a fournis. La forêt est cernée, ceux qui s’y trouvent n’en pourront pas sortir.
— À quelle heure croyez-vous que ces cavaliers-là soient entrés dans la forêt ?
— À midi et demi.
— Que pas un lièvre ne sorte de cette forêt sans qu’on le voie, lui dit Corentin à l’oreille. Je vous laisse ici Peyrade, et vais voir le pauvre brigadier. — Reste chez le maire, je t’enverrai un homme adroit pour te relever, dit-il à l’oreille du Provençal. Il faudra nous servir des gens du pays, examines-y toutes les figures. Il se tourna vers la compagnie et dit : — Au revoir ! d’un ton effrayant.
Personne ne salua les agents qui sortirent.
— Que dira Fouché d’une visite domiciliaire sans résultat ? s’écria Peyrade quand il aida Corentin à monter dans le cabriolet d’osier.
— Oh ! tout n’est pas fini, répondit Corentin à l’oreille de Peyrade, les gentilshommes doivent être dans la forêt. Il montra Laurence, qui les regardait à travers les petits carreaux des grandes fenêtres du salon : — J’en ai fait crever une qui la valait bien, et qui m’avait par trop échauffé la bile ! Si elle retombe sous ma coupe, je lui paierai son coup de cravache.
— L’autre était une fille, dit Peyrade, et celle-là se trouve dans une position…
— Est-ce que je distingue ? tout est poisson dans la mer ! dit Corentin en faisant signe au gendarme qui le menait de fouetter le cheval de poste.
Dix minutes après, le château de Cinq-Cygne était entièrement et complétement évacué.
— Comment s’est-on défait du brigadier ? dit Laurence à François Michu qu’elle avait fait asseoir et à qui elle donnait à manger.
{p. 310} — Mon père et ma mère m’ont dit qu’il s’agissait de vie et de mort, que personne ne devait entrer chez nous. Donc, j’ai entendu, au mouvement des chevaux dans la forêt, que j’avais affaire à des chiens de gendarmes, et j’ai voulu les empêcher d’entrer chez nous. J’ai pris de grosses cordes que nous avons dans notre grenier, je les ai attachées à l’un des arbres qui se trouvent au débouché de chaque chemin. Pour lors, j’ai tiré la corde à la hauteur de la poitrine d’un cavalier, et je l’ai serrée autour de l’arbre d’en face, dans le chemin où j’ai entendu le galop d’un cheval. Le chemin se trouvait barré. L’affaire n’a pas manqué. Il n’y avait plus de lune, mon brigadier s’est fiché par terre, mais il ne s’est pas tué. Que voulez-vous ? ça a la vie dure, les gendarmes ! Enfin, on fait ce qu’on peut.
— Tu nous as sauvés ! dit Laurence en embrassant François Michu qu’elle reconduisit jusqu’à la grille. Là, ne voyant personne, elle lui dit dans l’oreille : — Ont-ils des vivres ?
— Je viens de leur porter un pain de douze livres et quatre bouteilles de vin. On se tiendra coi pendant six jours.
En revenant au salon, la jeune fille se vit l’objet des muettes interrogations de monsieur et de madame d’Hauteserre, de mademoiselle et de l’abbé Goujet, qui la regardaient avec autant d’admiration que d’anxiété.
— Mais vous les avez donc revus ? s’écria madame d’Hauteserre.
La comtesse se mit un doigt sur les lèvres en souriant, et monta chez elle pour se coucher ; car, une fois le triomphe obtenu, ses fatigues l’écrasèrent.
Le chemin le plus court pour aller de Cinq-Cygne au pavillon de Michu, était celui qui menait de ce village à la ferme de Bellache, et qui aboutissait au rond-point où les espions avaient apparu la veille à Michu. Aussi le gendarme qui conduisait Corentin suivit-il cette route que le brigadier d’Arcis avait prise. Tout en allant, l’agent cherchait les moyens par lesquels un brigadier avait pu être désarçonné. Il se gourmandait de n’avoir envoyé qu’un seul homme sur un point si important, et il tirait de cette faute un axiome pour un Code de police qu’il faisait à son usage. — Si l’on s’est débarrassé du gendarme, pensait-il, on se sera défait aussi de Violette. Les cinq chevaux morts ont évidemment ramené des environs de Paris dans la forêt, les quatre conspirateurs et Michu. {p. 311} — Michu a-t-il un cheval ? dit-il au gendarme qui était de la brigade d’Arcis.
— Ah ! et un fameux bidet, répondit le gendarme, un cheval de chasse qui vient des écuries du ci-devant marquis de Simeuse. Quoiqu’il ait bien quinze ans, il n’en est que meilleur, Michu lui fait faire vingt lieues, l’animal a le poil sec comme mon chapeau. Oh ! il en a bien soin, il en a refusé de l’argent.
— Comment est son cheval ?
— Une robe brune tirant sur le noir, des taches blanches au-dessus des sabots, maigre, tout nerfs, comme un cheval arabe.
— Tu as vu des chevaux arabes ?
— Je suis revenu d’Égypte il y a un an, et j’ai monté des chevaux de mameluck. On a onze ans de service dans la cavalerie, je suis allé sur le Rhin avec le général Steingel, de là en Italie, et j’ai suivi le Premier Consul en Égypte. Aussi vais-je passer brigadier.
— Quand je serai au pavillon de Michu, va donc à l’écurie, et si tu vis depuis onze ans avec les chevaux, tu dois savoir reconnaître quand un cheval a couru.
— Tenez, c’est là que notre brigadier a été jeté par terre, dit le gendarme en montrant l’endroit où le chemin débouchait au rond-point.
— Tu diras au capitaine de venir me prendre à ce pavillon, nous nous en irons ensemble à Troyes.
Corentin mit pied à terre et resta pendant quelques instants à observer le terrain. Il examina les deux ormes qui se trouvaient en face, l’un adossé au mur du parc, l’autre sur le talus du rond-point que coupait le chemin vicinal ; puis il vit, ce que personne n’avait su voir, un bouton d’uniforme dans la poussière du chemin, et il le ramassa. En entrant dans le pavillon, il aperçut Violette et Michu attablés dans la cuisine et disputant toujours. Violette se leva, salua Corentin, et lui offrit à boire.
— Merci, je voudrais voir le brigadier, dit le jeune homme qui d’un regard devina que Violette était gris depuis plus de douze heures.
— Ma femme le garde en haut, dit Michu.
— Eh ! bien, brigadier, comment allez-vous ? dit Corentin qui s’élança dans l’escalier et qui trouva le gendarme, la tête enveloppée d’une compresse, et couché sur le lit de madame Michu.
Le chapeau, le sabre et le fourniment étaient sur une chaise. {p. 312} Marthe, fidèle aux sentiments de la femme et ne sachant pas d’ailleurs la prouesse de son fils, gardait le brigadier en compagnie de sa mère.
— On attend monsieur Varlet, le médecin d’Arcis, dit madame Michu, Gaucher est allé le chercher.
— Laissez-nous pendant un moment, dit Corentin assez surpris de ce spectacle où éclatait l’innocence des deux femmes. — Comment avez-vous été atteint ? demanda-t-il en regardant l’uniforme.
— À la poitrine, répondit le brigadier.
— Voyons votre buffleterie, demanda Corentin.
Sur la bande jaune bordée de lisérés blancs, qu’une loi récente avait donnée à la gendarmerie dite nationale, en stipulant les moindres détails de son uniforme, se trouvait une plaque assez semblable à la plaque actuelle des gardes champêtres, et où la loi avait enjoint de graver ces singuliers mots : Respect aux personnes et aux propriétés ! La corde avait porté nécessairement sur la buffleterie et l’avait vigoureusement machurée. Corentin prit l’habit et regarda l’endroit où manquait le bouton trouvé sur le chemin.
— À quelle heure vous a-t-on ramassé ? demanda Corentin.
— Mais au petit jour.
— Vous a-t-on monté sur-le-champ ici ? dit Corentin en remarquant l’état du lit qui n’était pas défait.
— Oui.
— Qui vous y a monté ?
— Les femmes et le petit Michu qui m’a trouvé sans connaissance.
— Bon ! ils ne se sont pas couchés, se dit Corentin. Le brigadier n’a été atteint ni par un coup de feu, ni par un coup de bâton, car son adversaire, pour le frapper, aurait dû se mettre à sa hauteur, et se fût trouvé à cheval ; il n’a donc pu être désarmé que par un obstacle opposé à son passage. Une pièce de bois ? pas possible. Une chaîne de fer ? elle aurait laissé des marques. — Qu’avez-vous senti ? dit-il tout haut au brigadier en venant l’examiner.
— J’ai été renversé si brusquement…
— Vous avez la peau écorchée sous le menton.
— Il me semble, répondit le brigadier, que j’ai eu la figure labourée par une corde…
{p. 313} — J’y suis, dit Corentin. On a tendu d’un arbre à l’autre une corde pour vous barrer le passage…
— Ça se pourrait bien, dit le brigadier.
Corentin descendit et entra dans la salle.
— Eh ! bien, vieux coquin, finissons-en, disait Michu en parlant à Violette et regardant l’espion. Cent vingt mille francs du tout, et vous êtes le maître de mes terres. Je me ferai rentier.
— Je n’en ai, comme il n’y a qu’un Dieu, que soixante mille.
— Mais puisque je vous offre du terme pour le reste ! Nous voilà pourtant depuis hier sans pouvoir finir ce marché-là… Des terres de première qualité.
— Les terres sont bonnes, répondit Violette.
— Du vin ! ma femme, s’écria Michu.
— N’avez-vous donc pas assez bu ? s’écria la mère de Marthe. Voilà la quatorzième bouteille depuis hier neuf heures…
— Vous êtes là depuis neuf heures ce matin ? dit Corentin à Violette.
— Non, faites excuse. Depuis hier au soir, je n’ai pas quitté la place, et je n’ai rien gagné : plus il me fait boire, plus il me surfait ses biens.
— Dans les marchés, qui hausse le coude, fait hausser le prix, dit Corentin.
Une douzaine de bouteilles vides, rangées au bout de la table, attestaient le dire de la vieille. En ce moment, le gendarme fit signe du dehors à Corentin et lui dit à l’oreille, sur le pas de la porte : — Il n’y a point de cheval à l’écurie.
— Vous avez envoyé votre petit sur votre cheval à la ville, dit Corentin en rentrant, il ne peut tarder à revenir.
— Non, monsieur, dit Marthe, il est à pied.
— Eh ! bien, qu’avez-vous fait de votre cheval ?
— Je l’ai prêté, répondit Michu d’un ton sec.
— Venez ici, bon apôtre, fit Corentin en parlant au régisseur, j’ai deux mots à vous glisser dans le tuyau de l’oreille.
Corentin et Michu sortirent.
— La carabine que vous chargiez hier à quatre heures devait vous servir à tuer le Conseiller d’État : Grévin, le notaire, vous a vu ; mais on ne peut pas vous pincer là-dessus : il y a eu beaucoup d’intention, et peu de témoins. Vous avez, je ne sais comment, endormi Violette, et vous, votre femme, votre petit gars, vous avez {p. 314} passé la nuit dehors pour avertir mademoiselle de Cinq-Cygne de notre arrivée et faire sauver ses cousins que vous avez amenés ici, je ne sais pas encore où. Votre fils ou votre femme ont jeté le brigadier par terre assez spirituellement. Enfin vous nous avez battus. Vous êtes un fameux luron. Mais tout n’est pas dit, nous n’aurons pas le dernier. Voulez-vous transiger ? vos maîtres y gagneront.
— Venez par ici, nous causerons sans pouvoir être entendus, dit Michu en emmenant l’espion dans le parc jusqu’à l’étang.
Quand Corentin vit la pièce d’eau, il regarda fixement Michu, qui comptait sans doute sur sa force pour jeter cet homme dans sept pieds de vase sous trois pieds d’eau. Michu répondit par un regard non moins fixe. Ce fut absolument comme si un boa flasque et froid eût défié un de ces roux et fauves jaguars du Brésil.
— Je n’ai pas soif, répondit le muscadin qui resta sur le bord de la prairie et mit la main dans sa poche de côté pour y prendre son petit poignard.
— Nous ne pouvons pas nous comprendre, dit Michu froidement.
— Tenez-vous sage, mon cher, la Justice aura l’œil sur vous.
— Si elle n’y voit pas plus clair que vous, il y a du danger pour tout le monde, dit le régisseur.
— Vous refusez ? dit Corentin d’un ton expressif.
— J’aimerais mieux avoir cent fois le cou coupé, si l’on pouvait couper cent fois le cou à un homme, que de me trouver d’intelligence avec un drôle tel que toi.
Corentin remonta vivement en voiture après avoir toisé Michu, le pavillon et Couraut2 qui aboyait après lui. Il donna quelques ordres en passant à Troyes, et revint à Paris. Toutes les brigades de gendarmerie eurent une consigne et des instructions secrètes.
Pendant les mois de décembre, janvier et février, les recherches furent actives et incessantes dans les moindres villages. On écouta dans tous les cabarets. Corentin apprit trois choses importantes : un cheval semblable à celui de Michu fut trouvé mort dans les environs de Lagny. Les cinq chevaux enterrés dans la forêt de Nodesme avaient été vendus cinq cents francs chaque, par des fermiers et des meuniers, à un homme qui, d’après le signalement, devait être Michu. Quand la loi sur les receleurs et les complices de Georges fut rendue, Corentin restreignit sa surveillance à la forêt de Nodesme. Puis quand Moreau, les royalistes et Pichegru {p. 315} furent arrêtés, on ne vit plus de figures étrangères dans le pays. Michu perdit alors sa place, le notaire d’Arcis lui apporta la lettre par laquelle le Conseiller-d’État, devenu Sénateur, priait Grévin de recevoir les comptes du régisseur, et de le congédier. En trois jours, Michu se fit donner un quitus en bonne forme, et devint libre. Au grand étonnement du pays, il alla vivre à Cinq-Cygne où Laurence le prit pour fermier de toutes les réserves du château. Le jour de son installation coïncida fatalement avec l’exécution du duc d’Enghien. On apprit dans presque toute la France à la fois, l’arrestation, le jugement, la condamnation et la mort du prince, terribles représailles qui précédèrent le procès de Polignac, Rivière et Moreau.