— Nous avons eu du mal, en effet, maréchal ; mais c’est la misère du temps ! dit Hulot. Que voulez-vous ? le monde est ainsi fait. Chaque époque a ses inconvénients. Le plus grand malheur de l’an 1841, c’est que ni la royauté ni les ministres ne sont libres dans leur action comme l’était l’Empereur.

Le maréchal jeta sur Hulot un de ces regards d’aigle dont la fierté, la lucidité, la perspicacité montraient que, malgré les années, cette grande âme restait toujours ferme et vigoureuse.

— Tu veux quelque chose de moi ? dit-il en prenant un air enjoué.

— Je me trouve dans la nécessité de vous demander, comme une grâce personnelle, la promotion d’un de mes sous-chefs au grade de Chef de bureau, et sa nomination d’officier dans la Légion…

— Comment se nomme-t-il ? dit le maréchal en lançant au baron un regard qui fut comme un éclair.

— Marneffe !

{p. 246}   — Il a une jolie femme, je l’ai vue au mariage de ta fille… Si Roger… mais Roger n’est plus ici. Hector, mon fils, il s’agit de ton plaisir. Comment ! tu t’en donnes encore. Ah ! tu fais honneur à la Garde impériale ! voilà ce que c’est que d’avoir appartenu à l’intendance, tu as des réserves !… Laisse là cette affaire, mon cher garçon, elle est trop galante pour devenir administrative.

— Non, maréchal, c’est une mauvaise affaire, car il s’agit de la police correctionnelle ; voulez-vous m’y voir ?

— Ah ! diantre, s’écria le maréchal devenant soucieux. Continue.

— Mais vous me voyez dans l’état d’un renard pris au piége… Vous avez toujours été si bon pour moi, que vous daignerez me tirer de la situation honteuse où je suis.

Hulot raconta le plus spirituellement et le plus gaiement possible sa mésaventure.

— Voulez-vous, prince, dit-il en terminant, faire mourir de chagrin mon frère que vous aimez tant, et laisser déshonorer un de vos directeurs, un Conseiller-d’État ? Mon Marneffe est un misérable, nous le mettrons à la retraite dans deux ou trois ans.

— Comme tu parles de deux ou trois ans, mon cher ami !… dit le maréchal.

— Mais, prince, la Garde impériale est immortelle.

— Je suis maintenant le seul maréchal de la première promotion, dit le ministre. Écoute, Hector. Tu ne sais pas à quel point je te suis attaché ! tu vas le voir ! Le jour où je quitterai le ministère, nous le quitterons ensemble. Ah ! tu n’es pas député, mon ami. Beaucoup de gens veulent ta place ; et, sans moi, tu n’y serais plus. Oui, j’ai rompu bien des lances pour te garder… Eh bien ! je t’accorde tes deux requêtes, car il serait par trop dur de te voir assis sur la sellette à ton âge et dans la position que tu occupes. Mais tu fais trop de brèches à ton crédit. Si cette nomination donne lieu à quelque tapage, on nous en voudra. Moi, je m’en moque, mais c’est une épine de plus sous ton pied. À la prochaine session, tu sauteras. Ta succession est présentée comme un appât à cinq ou six personnes influentes, et tu n’as été conservé que par la subtilité de mon raisonnement. J’ai dit que le jour où tu prendrais ta retraite, et que ta place serait donnée, nous aurions cinq mécontents et un heureux ; tandis qu’en te laissant branlant dans le manche pendant deux ou trois ans, nous aurions nos six voix. On s’est mis à rire au conseil, et l’on a trouvé que le vieux de la vieille, {p. 247}   comme on dit, devenait assez fort en tactique parlementaire… Je te dis cela nettement. D’ailleurs, tu grisonnes… Es-tu heureux de pouvoir encore te mettre dans des embarras pareils ! Où est le temps où le sous-lieutenant Cottin avait des maîtresses ! Le maréchal sonna. — Il faut faire déchirer ce procès-verbal ! ajouta-t-il.

— Vous agissez, monseigneur, comme un père ! je n’osais vous parler de mon anxiété.

— Je veux toujours que Roger soit ici, s’écria le maréchal en voyant entrer Mitouflet, son huissier, et j’allais le faire demander. Allez-vous-en, Mitouflet. Et toi, va, mon vieux camarade, va faire préparer cette nomination, je la signerai. Mais cet infâme intrigant ne jouira pas pendant long-temps du fruit de ses crimes, il sera surveillé, et cassé en tête de la compagnie, à la moindre faute. Maintenant que te voilà sauvé, mon cher Hector, prends garde à toi. Ne lasse pas tes amis, on t’enverra ta nomination ce matin, et ton homme sera officier !… Quel âge as-tu maintenant ?

— Soixante-dix ans, dans trois mois.

— Quel gaillard tu fais ! dit le maréchal en souriant. C’est toi qui mériterais une promotion, mais mille boulets ! nous ne sommes pas sous Louis XV !

Tel est l’effet de la camaraderie qui lie entre eux les glorieux restes de la phalange napoléonienne, ils se croient toujours au bivouac, obligés de se protéger envers et contre tous.

— Encore une faveur comme celle-là, se dit Hulot en traversant la cour, et je suis perdu.

Le malheureux fonctionnaire alla chez le baron de Nucingen auquel il ne devait plus qu’une somme insignifiante, il réussit à lui emprunter quarante mille francs en engageant son traitement pour deux années de plus ; mais le baron stipula que, dans le cas de la mise à la retraite de Hulot, la quotité saisissable de sa pension serait affectée au remboursement de cette somme, jusqu’à épuisement des intérêts et du capital. Cette nouvelle affaire fut faite, comme la première, sous le nom de Vauvinet, à qui le baron souscrivit pour douze mille francs de lettres de change. Le lendemain, le fatal procès-verbal, la plainte du mari, les lettres, tout fut anéanti. Les scandaleuses promotions du sieur Marneffe, à peine remarquées dans le mouvement des fêtes de juillet, ne donnèrent lieu à aucun article de journal.

Lisbeth, en apparence brouillée avec madame Marneffe, {p. 248}   s’installa chez le maréchal Hulot. Dix jours après ces événements, on publia le premier ban du mariage de la vieille fille avec l’illustre vieillard à qui, pour obtenir un consentement, Adeline raconta la catastrophe financière arrivée à son Hector en le priant de ne jamais en parler au baron qui, dit-elle, était sombre, très-abattu, tout affaissé… — Hélas ! il a son âge ! ajouta-t-elle26. Lisbeth triomphait donc ! Elle allait atteindre au but de son ambition, elle allait voir son plan accompli, sa haine satisfaite. Elle jouissait par avance du bonheur de régner sur la famille qui l’avait si long-temps méprisée. Elle se promettait d’être la protectrice de ses protecteurs, l’ange sauveur qui ferait vivre la famille ruinée, elle s’appelait elle-même madame la comtesse ou madame la maréchale ! en se saluant dans la glace. Adeline et Hortense achèveraient leurs jours dans la détresse, en combattant la misère, tandis que la cousine Bette, admise aux Tuileries, trônerait dans le monde.

Un événement terrible renversa la vieille fille du sommet social où elle se posait si fièrement.

Le jour même où ce premier ban fut publié, le baron reçut un autre message d’Afrique. Un second Alsacien se présenta, remit une lettre en s’assurant qu’il la donnait au baron Hulot, et après lui avoir laissé l’adresse de son logement, il quitta le haut fonctionnaire qu’il laissa foudroyé à la lecture des premières lignes de cette lettre.

Mon neveu, vous recevrez cette lettre, d’après mon calcul, le sept août. En supposant que vous employiez trois jours pour nous envoyer le secours que nous réclamons, et qu’il mette quinze jours à venir ici, nous atteignons au premier septembre.
Si l’exécution répond à ces délais, vous aurez sauvé l’honneur et la vie à votre dévoué Johann Fischer.
Voici ce que demande l’employé que vous m’avez donné pour complice ; car je suis, à ce qu’il paraît, susceptible d’aller en cour d’assises ou devant un conseil de guerre. Vous comprenez que jamais on ne traînera Johann Fischer devant aucun tribunal, il ira de lui-même à celui de Dieu.
Votre employé me semble être un mauvais gars, très-capable de vous compromettre ; mais il est intelligent comme un fripon. Il prétend que vous devez crier plus fort que les autres, et nous envoyer un inspecteur, un commissaire spécial chargé de découvrir les coupables, de chercher les abus, de sévir enfin ; mais qui {p. 249}   s’interposera d’abord entre nous et les tribunaux, en élevant un conflit.
Si votre commissaire arrive ici le premier septembre et qu’il ait de vous le mot d’ordre, si vous nous envoyez deux cent mille francs pour rétablir en magasin les quantités que nous disons avoir dans les localités éloignées, nous serons regardés comme des comptables purs et sans tache.
Vous pouvez confier au soldat qui vous remettra cette lettre, un mandat à mon ordre sur une maison d’Alger. C’est un homme solide, un parent, incapable de chercher à savoir ce qu’il porte. J’ai pris des mesures pour assurer le retour de ce garçon. Si vous ne pouvez rien, je mourrai volontiers pour celui à qui nous devons le bonheur de notre Adeline.

Les angoisses et les plaisirs de la passion, la catastrophe qui venait de terminer sa carrière galante avaient empêché le baron Hulot de penser au pauvre Johann Fischer, dont la première lettre annonçait cependant positivement le danger, devenu maintenant si pressant. Le baron quitta la salle à manger dans un tel trouble, qu’il se laissa tomber sur le canapé du salon. Il était anéanti, perdu dans l’engourdissement que cause une chute violente. Il regardait fixement une rosace du tapis sans s’apercevoir qu’il tenait à la main la fatale lettre de Johann. Adeline entendit de sa chambre son mari se jetant sur le canapé comme une masse. Ce bruit fut si singulier qu’elle crut à quelque attaque d’apoplexie. Elle regarda par la porte dans la glace, en proie à cette peur qui coupe la respiration, qui fait rester immobile, et elle vit son Hector dans la posture d’un homme terrassé. La baronne vint sur la pointe du pied, Hector n’entendit rien, elle put s’approcher, elle aperçut la lettre, elle la prit, la lut, et trembla de tous ses membres. Elle éprouva l’une de ces révolutions nerveuses si violentes que le corps en garde éternellement la trace. Elle devint, quelques jours après, sujette à un tressaillement continuel ; car, ce premier moment passé, la nécessité d’agir lui donna cette force qui ne se prend qu’aux sources mêmes de la puissance vitale.

— Hector ! viens dans ma chambre, dit-elle d’une voix qui ressemblait à un souffle. Que ta fille ne te voie pas ainsi ! viens, mon ami, viens.

— Où trouver deux cent mille francs ? je puis obtenir l’envoi de Claude Vignon comme commissaire. C’est un garçon spirituel, {p. 250}   intelligent… C’est l’affaire de deux jours… Mais deux cent mille francs, mon fils ne les a pas, sa maison est grevée de trois cent mille francs d’hypothèques. Mon frère a tout au plus trente mille francs d’économies. Nucingen se moquerait de moi !… Vauvinet ?… il m’a peu gracieusement accordé dix mille francs pour compléter la somme donnée pour le fils de l’infâme Marneffe. Non, tout est dit, il faut que j’aille me jeter aux pieds du maréchal, lui avouer l’état des choses, m’entendre dire que je suis une canaille, accepter sa bordée afin de sombrer décemment.

— Mais Hector ! ce n’est plus seulement la ruine, c’est le déshonneur, dit Adeline. Mon pauvre oncle se tuera. Ne tue que nous, tu en as le droit, mais ne sois pas un assassin ! Reprends courage, il y a de la ressource.

— Aucune ! dit le baron. Personne dans le gouvernement ne peut trouver deux cent mille francs, quand même il s’agirait de sauver un ministère ! Oh ! Napoléon, où es-tu ?

— Mon oncle ! pauvre homme ! Hector, on ne peut pas le laisser se tuer déshonoré !

— Il y aurait bien une ressource, dit-il ; mais… c’est bien chanceux… Oui, Crevel est à couteaux tirés avec sa fille… Ah ! il a bien de l’argent, lui seul pourrait…

— Tiens, Hector, il vaut mieux que ta femme périsse que de laisser périr notre oncle, ton frère, et l’honneur de la famille ! dit la baronne frappée d’un trait de lumière. Oui, je puis vous sauver tous… Oh ! mon Dieu ! quelle ignoble pensée ! comment a-t-elle pu me venir ?

Elle joignit les mains, tomba sur ses genoux, et fit une prière. En se relevant, elle vit une si folle expression de joie sur la figure de son mari, que la pensée diabolique revint, et alors Adeline tomba dans la tristesse des idiots.

— Va, mon ami, cours au ministère, s’écria-t-elle en se réveillant de cette torpeur, tâche d’envoyer un commissaire, il le faut. Entortille le maréchal ! et à ton retour, à cinq heures, tu trouveras peut-être… oui ! tu trouveras deux cent mille francs. Ta famille, ton honneur d’homme, de Conseiller-d’État, d’administrateur, ta probité, ton fils, tout sera sauvé ; mais ton Adeline sera perdue, et tu ne la reverras jamais. Hector, mon ami, dit-elle en s’agenouillant, lui serrant la main et la baisant, bénis-moi, dis-moi adieu !

{p. 251}   Ce fut si déchirant qu’en prenant sa femme, la relevant et l’embrassant, Hulot lui dit : — Je ne te comprends pas !

— Si tu comprenais, reprit-elle, je mourrais de honte, ou je n’aurais plus la force d’accomplir ce dernier sacrifice.

— Madame est servie, vint dire Mariette.

Hortense vint souhaiter le bonjour à son père et à sa mère. Il fallut aller déjeuner et montrer des visages menteurs.

— Allez déjeuner sans moi, je vous rejoindrai ! dit la baronne.

Elle se mit à sa table et écrivit la lettre suivante :

Mon cher monsieur Crevel, j’ai un service à vous demander, je vous attends ce matin, et je compte sur votre galanterie, qui m’est connue, pour que vous ne fassiez pas attendre trop long-temps.
Votre dévouée servante,
ADELINE HULOT.

— Louise, dit-elle à la femme de chambre de sa fille qui servait, descendez cette lettre au concierge, dites-lui de la porter sur-le-champ à son adresse et de demander une réponse.

Le baron, qui lisait les journaux, tendit un journal républicain à sa femme en lui désignant un article, et lui disant : — Sera-t-il temps ? Voici l’article, un de ces terribles entre-filets avec lesquels les journaux nuancent leurs tartines politiques.

Un de nos correspondants nous écrit d’Alger qu’il s’est révélé de tels abus dans le service des vivres de la province d’Oran, que la justice informe. Les malversations sont évidentes, les coupables sont connus. Si la répression n’est pas sévère, nous continuerons à perdre plus d’hommes par le fait des concussions qui frappent sur leur nourriture que par le fer des Arabes et le feu du climat. Nous attendrons de nouveaux renseignements, avant de continuer ce déplorable sujet.
Nous ne nous étonnons plus de la peur que cause l’établissement en Algérie de la Presse comme l’a entendue la Charte de 1830.

— Je vais m’habiller et aller au ministère, dit le baron en quittant la table, le temps est trop précieux, il y a la vie d’un homme dans chaque minute.

{p. 252}   — Oh ! maman, je n’ai plus d’espoir, dit Hortense.

Et, sans pouvoir retenir ses larmes, elle tendit à sa mère une Revue des Beaux-Arts. Madame Hulot aperçut une gravure du groupe de Dalila par le comte de Steinbock, dessous laquelle était imprimé : Appartenant à madame Marneffe. Dès les premières lignes, l’article signé d’un V révélait le talent et la complaisance de Claude Vignon.

— Pauvre petite… dit la baronne.

Effrayée de l’accent presque indifférent de sa mère, Hortense la regarda, reconnut l’expression d’une douleur auprès de laquelle la sienne devait pâlir, et elle vint embrasser sa mère à qui elle dit : — Qu’as-tu, maman ? qu’arrive-t-il, pouvons-nous être plus malheureuses que nous ne le sommes ?

— Mon enfant, il me semble en comparaison de ce que je souffre aujourd’hui que mes horribles souffrances passées ne sont rien. Quand ne souffrirai-je plus ?

— Au ciel, ma mère ! dit gravement Hortense.

— Viens, mon ange, tu m’aideras à m’habiller… mais non… Je ne veux pas que tu t’occupes de cette toilette. Envoie-moi Louise.

Adeline, rentrée dans sa chambre, alla s’examiner au miroir. Elle se contempla tristement et curieusement en se demandant à elle-même : — Suis-je encore belle ?… peut-on me désirer encore ?… Ai-je des rides ?…

Elle souleva ses beaux cheveux blonds et se découvrit les tempes ! Là tout était frais comme chez une jeune fille. Adeline alla plus loin, elle se découvrit les épaules et fut satisfaite, elle eut un mouvement d’orgueil. La beauté des épaules qui sont belles, est celle qui s’en va la dernière chez la femme, surtout quand la vie a été pure. Adeline choisit avec soin les éléments de sa toilette ; mais la femme pieuse et chaste resta chastement mise, malgré ses petites inventions de coquetterie. À quoi bon des bas de soie gris tout neufs, des souliers en satin à cothurnes, puisqu’elle ignorait totalement l’art d’avancer, au moment décisif, un joli pied en le faisant dépasser de quelques lignes une robe à demi soulevée pour ouvrir des horizons au désir ! Elle mit bien sa plus jolie robe de mousseline à fleurs peintes, décolletée et à manches courtes ; mais, épouvantée de ses nudités, elle couvrit ses beaux bras de manches en gaze claire, elle voila sa poitrine et ses épaules d’un fichu brodé. Sa {p. 253}   coiffure à l’anglaise lui parut être trop significative, elle en éteignit l’entrain par un très-joli bonnet ; mais, avec ou sans bonnet, eût-elle su jouer avec ses rouleaux dorés pour exhiber, pour faire admirer ses mains en fuseau ?… Voici quel fut son fard. La certitude de sa criminalité, les préparatifs d’une faute délibérée causèrent à cette sainte femme une violente fièvre qui lui rendit l’éclat de la jeunesse pour un moment. Ses yeux brillèrent, son teint resplendit. Au lieu de se donner un air séduisant, elle se vit en quelque sorte un air dévergondé qui lui fit horreur. Lisbeth avait, à la prière d’Adeline, raconté les circonstances de l’infidélité de Wenceslas, et la baronne avait alors appris, à son grand étonnement, qu’en une soirée, en un moment, madame Marneffe s’était rendue maîtresse de l’artiste ensorcelé. — Comment font ces femmes ? avait demandé la baronne à Lisbeth. Rien n’égale la curiosité des femmes vertueuses à ce sujet, elles voudraient posséder les séductions du Vice et rester pures. — Mais, elles séduisent, c’est leur état, avait répondu la cousine Bette. Valérie était, ce soir-là, vois-tu, ma chère, à faire damner un ange. — Raconte-moi donc comment elle s’y est prise ? — Il n’y a pas de théorie, il n’y a que la pratique dans ce métier, avait dit railleusement Lisbeth. La baronne27, en se rappelant cette conversation, aurait voulu consulter la cousine Bette ; mais le temps manquait. La pauvre Adeline, incapable d’inventer une mouche, de se poser un bouton de rose dans le beau milieu du corsage, de trouver les stratagèmes de toilette destinés à réveiller chez les hommes des désirs amortis, ne fut que soigneusement habillée. N’est pas courtisane qui veut ! La femme est le potage de l’homme, a dit plaisamment Molière par la bouche du judicieux Gros-René. Cette comparaison suppose une sorte de science culinaire en amour. La femme vertueuse et digne serait alors le repas homérique, la chair jetée sur les charbons ardents. La courtisane, au contraire, serait l’œuvre de Carême avec ses condiments, avec ses épices et ses recherches. La baronne ne pouvait pas, ne savait pas servir sa blanche poitrine dans un magnifique plat de guipure, à l’instar de madame Marneffe. Elle ignorait le secret de certaines attitudes, l’effet de certains regards. Enfin, elle n’avait pas sa botte secrète. La noble femme se serait bien retournée cent fois, elle n’aurait rien su offrir à l’œil savant du libertin. Être une honnête et prude femme pour le monde, et se faire courtisane pour son mari, c’est être une femme de génie, et il y en a peu. Là est le secret des {p. 254}   longs attachements, inexplicables pour les femmes qui sont déshéritées de ces doubles et magnifiques facultés. Supposez madame Marneffe vertueuse !… vous avez la marquise de Pescaire ! Ces grandes et illustres femmes, ces belles Diane de Poitiers vertueuses, on les compte.

La scène par laquelle commence cette sérieuse et terrible Étude de mœurs parisiennes allait donc se reproduire avec cette singulière différence que les misères prophétisées par le capitaine de la milice bourgeoise y changeaient les rôles. Madame Hulot attendait Crevel dans les intentions qui le faisaient venir en souriant aux Parisiens du haut de son milord, trois ans auparavant. Enfin, chose étrange ! la baronne était fidèle à elle-même, à son amour, en se livrant à la plus grossière des infidélités, celles que l’entraînement d’une passion ne justifie pas aux yeux de certains juges. — Comment faire pour être une madame Marneffe ! se dit-elle en entendant sonner. Elle comprima ses larmes, la fièvre anima ses traits, elle se promit d’être bien courtisane, la pauvre et noble créature !

— Que diable me veut cette brave baronne Hulot ? se disait Crevel en montant le grand escalier. Ah ! bah ! elle va me parler de ma querelle avec Célestine et Victorin ; mais je ne plierai pas !… En entrant dans le salon, où il suivait Louise, il se dit en regardant la nudité du local (style Crevel) : — Pauvre femme !… la voilà comme ces beaux tableaux mis au grenier par un homme qui ne se connaît pas en peinture. Crevel, qui voyait le comte Popinot, ministre du commerce, achetant des tableaux et des statues, voulait se rendre célèbre parmi les Mécènes parisiens dont l’amour pour les arts consiste à chercher des pièces de vingt francs pour des pièces de vingt sous. Adeline sourit gracieusement à Crevel en lui montrant une chaise devant elle.

— Me voici, belle dame, à vos ordres, dit Crevel.

Monsieur le maire, devenu homme politique, avait adopté le drap noir. Sa figure apparaissait au-dessus de ce vêtement comme une pleine lune dominant un rideau de nuages bruns. Sa chemise, étoilée de trois grosses perles de cinq cents francs chacune, donnait une haute idée de ses capacités… thoraciques, et il disait : — « On voit en moi le futur athlète de la tribune ! » Ses larges mains roturières portaient le gant jaune dès le matin. Ses bottes vernies accusaient le petit coupé brun à un cheval qui l’avait amené. Depuis trois ans, l’ambition avait modifié la pose de Crevel. Comme les {p. 255}   grands peintres, il en était à sa seconde manière. Dans le grand monde, quand il allait chez le prince de Wissembourg, à la Préfecture, chez le comte Popinot, etc., il gardait son chapeau à la main d’une façon dégagée que Valérie lui avait apprise, et il insérait le pouce de l’autre main dans l’entournure de son gilet d’un air coquet, en minaudant de la tête et des yeux. Cette autre mise en position était due à la railleuse Valérie qui, sous prétexte de rajeunir son maire, l’avait doté d’un ridicule de plus.

— Je vous ai prié de venir, mon bon et cher monsieur Crevel, dit la baronne d’une voix troublée, pour une affaire de la plus haute importance…

— Je la devine, madame, dit Crevel d’un air fin ; mais vous demandez l’impossible… Oh ! je ne suis pas un père barbare, un homme, selon le mot de Napoléon, carré de base comme de hauteur dans son avarice. Écoutez-moi, belle dame. Si mes enfants se ruinaient pour eux, je viendrais à leur secours ; mais garantir votre mari, madame ?… c’est vouloir remplir le tonneau des Danaïdes ! Une maison hypothéquée de trois cent mille francs pour un père incorrigible ! Ils n’ont plus rien, les misérables ! et ils ne se sont pas amusés ! Ils auront maintenant pour vivre ce que gagnera Victorin au Palais. Qu’il jabote, monsieur votre fils !… Ah ! il devait être ministre, ce petit docteur ! notre espérance à tous. Joli remorqueur qui s’engrave bêtement, car, s’il empruntait pour parvenir, s’il s’endettait pour avoir festoyé des députés, pour obtenir des voix et augmenter son influence, je lui dirais : — Voilà ma bourse, puise, mon ami ! Mais payer les folies du papa, des folies que je vous ai prédites ! Ah ! son père l’a rejeté loin du pouvoir… C’est moi qui serai ministre…

— Hélas ! cher Crevel, il ne s’agit pas de nos enfants, pauvres dévoués !… Si votre cœur se ferme pour Victorin et Célestine, je les aimerai tant, que peut-être pourrai-je adoucir l’amertume que met dans leurs belles âmes votre colère. Vous punissez vos enfants d’une bonne action !

— Oui, d’une bonne action mal faite ! C’est un demi-crime ! dit Crevel très-content de ce mot.

— Faire le bien, mon cher Crevel, reprit la baronne, ce n’est pas prendre l’argent dans une bourse qui en regorge ! c’est endurer des privations à cause de sa générosité, c’est souffrir de son bienfait ! {p. 256}   c’est s’attendre à l’ingratitude ! La charité qui ne coûte rien, le ciel l’ignore…

— Il est permis, madame, aux saints d’aller à l’hôpital, ils savent que c’est, pour eux, la porte du ciel. Moi, je suis un mondain, je crains Dieu, mais je crains encore plus l’enfer de la misère. Être sans le sou, c’est le dernier degré du malheur dans notre ordre social actuel. Je suis de mon temps, j’honore l’argent !…

— Vous avez raison, dit Adeline, au point de vue du monde.

Elle se trouvait à cent lieues de la question, et elle se sentait, comme saint Laurent, sur un gril, en pensant à son oncle ; car elle le voyait se tirant un coup de pistolet ! Elle baissa les yeux, puis elle les releva sur Crevel pleins d’une angélique douceur, et non de cette provocante luxure, si spirituelle chez Valérie. Trois ans auparavant, elle eût fasciné Crevel par cet adorable regard.

— Je vous ai connu, dit-elle, plus généreux… Vous parliez de trois cent mille francs comme en parlent les grands seigneurs…

Crevel regarda madame Hulot, il la vit comme un lis sur la fin de sa floraison, il eut de vagues idées ; mais il honorait tant cette sainte créature qu’il refoula ces soupçons dans le côté liberté de son cœur.

— Madame, je suis toujours le même, mais un ancien négociant est et doit être grand seigneur avec méthode, avec économie, il porte en tout ses idées d’ordre. On ouvre un compte aux fredaines, on les crédite, on consacre à ce chapitre certains bénéfices, mais entamer son capital !… ce serait une folie. Mes enfants auront tout leur bien, celui de leur mère et le mien ; mais ils ne veulent sans doute pas que leur père s’ennuie, se moinifie et se momifie !… Ma vie est joyeuse ! Je descends gaiement le fleuve. Je remplis tous les devoirs que m’imposent la loi, le cœur et la famille, de même que j’acquittais scrupuleusement mes billets à l’échéance. Que mes enfants se comportent comme moi dans mon ménage, je serai content ; et, quant au présent, pourvu que mes folies, car j’en fais, ne coûtent rien à personne qu’aux gogos… (pardon ! vous ne connaissez pas ce mot de Bourse) ils n’auront rien à me reprocher, et trouveront encore une belle fortune, à ma mort. Vos enfants n’en diront pas autant de leur père, qui carambole en ruinant son fils et ma fille…

Plus elle allait, plus la baronne s’éloignait de son but…

— Vous en voulez beaucoup à mon mari, mon cher Crevel, et {p. 257}   vous seriez cependant son meilleur ami, si vous aviez trouvé sa femme faible…

Elle lança sur Crevel une œillade brûlante. Mais alors elle fit comme Dubois qui donnait trop de coups de pied au Régent, elle se déguisa trop, et les idées libertines revinrent si bien au parfumeur-régence qu’il se dit : — Voudrait-elle se venger de Hulot ?… Me trouverait-elle mieux en maire qu’en garde national ?… Les femmes sont si bizarres ! Et il se mit en position dans sa seconde manière en regardant la baronne d’un air Régence.

— On dirait, dit-elle en continuant, que vous vous vengez sur lui d’une vertu qui vous a résisté, d’une femme que vous aimiez assez… pour… l’acheter, ajouta-t-elle tout bas.

— D’une femme divine, reprit Crevel en souriant significativement à la baronne qui baissait les yeux et dont les cils se mouillèrent ; car, en avez-vous avalé des couleuvres !… depuis trois ans… hein ? ma belle !

— Ne parlons pas de mes souffrances, cher Crevel, elles sont au-dessus des forces de la créature. Ah ! si vous m’aimiez encore, vous pourriez me retirer du gouffre où je suis ! Oui, je suis dans l’enfer ! Les régicides qu’on tenaillait, qu’on tirait à quatre chevaux, étaient sur des roses, comparés à moi, car on ne leur démembrait que le corps, et j’ai le cœur tiré à quatre chevaux !…

La main de Crevel quitta l’entournure du gilet, il posa son chapeau sur la travailleuse, il rompit sa position, il souriait ! Ce sourire fut si niais que la baronne s’y méprit, elle crut à une expression de bonté.

— Vous voyez une femme, non pas au désespoir, mais à l’agonie de l’honneur, et déterminée à tout, mon ami, pour empêcher des crimes… Craignant qu’Hortense ne vînt, elle poussa le verrou de sa porte ; puis, par le même élan, elle se mit aux pieds de Crevel, lui prit la main et la lui baisa. — Soyez, dit-elle, mon sauveur ! Elle supposa des fibres généreuses dans ce cœur de négociant, et fut saisie par un espoir, qui brilla soudain, d’obtenir les deux cent mille francs sans se déshonorer. — Achetez une âme, vous qui vouliez acheter une vertu !… reprit-elle en lui jetant un regard fou. Fiez-vous à ma probité de femme, à mon honneur, dont la solidité vous est connue ! Soyez mon ami ! Sauvez une famille entière de la ruine, de la honte, du désespoir, empêchez-la de rouler dans un bourbier où la fange se fera avec du sang ? Oh ! {p. 258}   ne me demandez pas d’explication !… fit-elle à un mouvement de Crevel qui voulut parler. Surtout, ne me dites pas : — « Je vous l’avais prédit ! » comme les amis heureux d’un malheur. Voyons !… obéissez à celle que vous aimiez, à une femme dont l’abaissement à vos pieds est peut-être le comble de la noblesse ; ne lui demandez rien, attendez tout de sa reconnaissance !… Non, ne donnez rien ; mais prêtez-moi, prêtez à celle que vous nommiez Adeline !…

Ici les larmes arrivèrent avec une telle abondance, Adeline sanglota tellement qu’elle en mouilla les gants de Crevel. Ces mots : — Il me faut deux cent mille francs !… furent à peine distinctibles dans le torrent de pleurs, de même que les pierres, quelque grosses qu’elles soient, ne marquent point dans les cascades alpestres enflées à la fonte des neiges.

Telle est l’inexpérience de la Vertu ! le Vice ne demande rien, comme on l’a vu par madame Marneffe, il se fait tout offrir. Ces sortes de femmes ne deviennent exigeantes qu’au moment où elles se sont rendues indispensables, ou quand il s’agit d’exploiter un homme, comme on exploite une carrière où le plâtre devient rare, en ruine, disent les carriers. En entendant ces mots : « Deux cent mille francs ! » Crevel comprit tout. Il releva galamment la baronne en lui disant cette insolente phrase : — Allons, soyons calme, ma petite mère, que dans son égarement Adeline n’entendit pas. La scène changeait de face, Crevel devenait, selon son mot, maître de la position. L’énormité de la somme agit si fortement sur Crevel, que sa vive émotion, en voyant à ses pieds cette belle femme en pleurs, se dissipa. Puis, quelque angélique et sainte que soit une femme, quand elle pleure à chaudes larmes, sa beauté disparaît. Les madame Marneffe, comme on l’a vu, pleurnichent quelquefois, laissent une larme glisser le long de leurs joues ; mais fondre en larmes, se rougir les yeux et le nez !… elles ne commettent jamais cette faute.

— Voyons, mon enfant, du calme, sapristi ! reprit Crevel en prenant les mains de la belle madame Hulot dans ses mains et les y tapotant. Pourquoi me demandez-vous deux cent mille francs ? qu’en voulez-vous faire ? pour qui est-ce ?

— N’exigez de moi, répondit-elle, aucune explication, donnez-les moi !… Vous aurez sauvé la vie à trois personnes et l’honneur à vos enfants.

{p. 259}   — Et vous croyez, ma petite mère, dit Crevel, que vous trouverez dans Paris un homme qui, sur la parole d’une femme à peu près folle, ira chercher, hic et nunc, dans un tiroir, n’importe où, deux cent mille francs qui mijotent là, tout doucement, en attendant qu’elle daigne les écumer ? Voilà comment vous connaissez la vie ! les affaires, ma belle ?… Vos gens sont bien malades, envoyez-leur les sacrements ; car personne dans Paris, excepté Son Altesse Divine Madame la Banque, l’illustre Nucingen ou des avares insensés amoureux de l’or, comme nous autres nous le sommes d’une femme, ne peut accomplir un pareil miracle ! La Liste Civile, quelque civile qu’elle soit, la Liste Civile elle-même vous prierait de repasser demain. Tout le monde fait valoir son argent et le tripote de son mieux. Vous vous abusez, cher ange, si vous croyez que c’est le roi Louis-Philippe qui règne, et il ne s’abuse pas là-dessus. Il sait comme nous tous, qu’au-dessus de la Charte, il y a la sainte, la vénérée, la solide, l’aimable, la gracieuse, la belle, la noble, la jeune, la toute-puissante pièce de cent sous ! Or, mon bel ange, l’argent exige des intérêts, et il est toujours occupé à les percevoir ! Dieu des Juifs, tu l’emportes ! a dit le grand Racine. Enfin, l’éternelle allégorie du veau d’or !… Du temps de Moïse, on agiotait dans le désert ! Nous sommes revenus aux temps bibliques ! Le veau d’or a été le premier grand-livre connu, reprit-il. Vous vivez par trop, mon Adeline, rue Plumet ! Les Égyptiens devaient des emprunts énormes aux Hébreux, et ils ne couraient pas après le peuple de Dieu, mais après des capitaux. Il regarda la baronne d’un air qui voulait dire : — Ai-je de l’esprit ! — Vous ignorez l’amour de tous les citoyens pour leur Saint-Frusquin ? reprit-il après cette pause. Pardon. Écoutez-moi bien ! Saisissez ce raisonnement. Vous voulez deux cent mille francs ?… personne ne peut les donner sans changer des placements faits. Comptez !… Pour avoir deux cent mille francs d’argent vivant, il faut vendre environ sept mille francs de rentes trois pour cent ! Eh bien ! vous n’avez votre argent qu’au bout de deux jours. Voilà la voie la plus prompte. Pour décider quelqu’un à se dessaisir d’une fortune, car c’est toute la fortune de bien des gens, deux cent mille francs ! encore doit-on lui dire où tout cela va, pour quel motif…

— Il s’agit, mon bon et cher Crevel, de la vie de deux hommes, dont l’un mourra de chagrin, dont l’autre se tuera ! Enfin, {p. 260}   il s’agit de moi, qui deviendrai folle ! Ne le suis-je pas un peu déjà ?

— Pas si folle ! dit-il en prenant madame Hulot par les genoux, le père Crevel a son prix, puisque tu as daigné penser à lui, mon ange.

— Il paraît qu’il faut se laisser prendre les genoux ! pensa la sainte et noble femme en se cachant la figure dans les mains. Vous m’offriez jadis une fortune ! dit-elle en rougissant.

— Ah ! ma petite mère, il y a trois ans ! reprit Crevel. Oh ! vous êtes plus belle que je ne vous ai jamais vue !… s’écria-t-il en saisissant le bras de la baronne et le serrant contre son cœur. Vous avez de la mémoire, chère enfant, sapristi !… Eh bien ! voyez comme vous avez eu tort de faire la bégueule ! car les trois cent mille francs que vous avez noblement refusés sont dans l’escarcelle d’une autre. Je vous aimais et je vous aime encore ; mais reportons-nous à trois ans d’ici. Quand je vous disais : « Je vous aurai ! » quel était mon dessein ? Je voulais me venger de ce scélérat de Hulot. Or, votre mari, ma belle, a pris pour maîtresse un bijou de femme, une perle, une petite finaude alors âgée de vingt-trois ans, car elle en a vingt-six aujourd’hui. J’ai trouvé plus drôle, plus complet, plus Louis XV, plus maréchal de Richelieu, plus corsé de lui souffler cette charmante créature, qui d’ailleurs n’a jamais aimé Hulot, et qui depuis trois ans est folle de votre serviteur…

En disant cela, Crevel, des mains de qui la baronne avait retiré ses mains, s’était remis en position. Il tenait ses entournures et battait son torse de ses deux mains, comme par deux ailes, en croyant se rendre désirable et charmant. Il semblait dire : — Voilà l’homme que vous avez mis à la porte !

— Voilà, ma chère enfant, je suis vengé, votre mari l’a su ! Je lui ai catégoriquement démontré qu’il était dindonné, ce que nous appelons refait au même… Madame Marneffe est ma maîtresse, et si le sieur Marneffe crève, elle sera ma femme…

Madame Hulot regardait Crevel d’un œil fixe et presque égaré.

— Hector a su cela ! dit-elle.

— Et il y est retourné ! répondit Crevel, et je l’ai souffert, parce que Valérie voulait être la femme d’un chef de bureau ; mais elle m’a juré d’arranger les choses de manière à ce que notre baron fût si bien roulé, qu’il ne reparût plus. Et ma petite duchesse {p. 261}   (car elle est née duchesse, cette femme-là, parole d’honneur !) a tenu parole. Elle vous a rendu, madame, comme elle le dit si spirituellement, votre Hector vertueux à perpétuité !… La leçon a été bonne, allez ! le baron en a vu de sévères ; il n’entretiendra plus ni danseuses, ni femmes comme il faut ; il est guéri radicalement, car il est rincé comme un verre à bière. Si vous aviez écouté Crevel au lieu de l’humilier, de le jeter à la porte, vous auriez quatre cent mille francs, car ma vengeance me coûte bien cette somme-là. Mais je retrouverai ma monnaie, je l’espère, à la mort de Marneffe… J’ai placé sur ma future. C’est là le secret de mes prodigalités. J’ai résolu le problème d’être grand seigneur à bon marché.

— Vous donnerez une pareille belle-mère à votre fille ?… s’écria madame Hulot.

— Vous ne connaissez pas Valérie, madame, reprit gravement Crevel, qui se mit en position dans sa première manière. C’est à la fois une femme bien née, une femme comme il faut et une femme qui jouit de la plus haute considération. Tenez, hier, le vicaire de la paroisse dînait chez elle. Nous avons donné, car elle est pieuse, un superbe ostensoir à l’église. Oh ! elle est habile, elle est spirituelle, elle est délicieuse, instruite, elle a tout pour elle. Quant à moi, chère Adeline, je dois tout à cette charmante femme ; elle a dégourdi mon esprit, épuré, comme vous voyez, mon langage ; elle corrige mes saillies, elle me donne des mots et des idées. Je ne dis plus rien d’inconvenant. On voit de grands changements en moi, vous devez les avoir remarqués. Enfin, elle a réveillé mon ambition. Je serais député, je ne ferais point de boulettes, car je consulterais mon Égérie dans les moindres choses. Ces grands politiques, Numa, notre illustre ministre actuel, ont tous eu leur Sibylle d’écume. Valérie reçoit une vingtaine de députés, elle devient très-influente, et maintenant qu’elle va se trouver dans un charmant hôtel avec voiture, elle sera l’une des souveraines occultes de Paris. C’est une fière locomotive qu’une pareille femme ! Ah ! je vous ai bien souvent remerciée de votre rigueur !…

— Ceci ferait douter de la vertu de Dieu, dit Adeline chez qui l’indignation avait séché les larmes. Mais non, la justice divine doit planer sur cette tête-là !…

— Vous ignorez le monde, belle dame, reprit le grand politique {p. 262}   Crevel profondément blessé. Le monde, mon Adeline, aime le succès ! Voyons ? Vient-il chercher votre sublime vertu dont le tarif est de deux cent mille francs ?

Ce mot fit frissonner madame Hulot, qui fut reprise de son tremblement nerveux. Elle comprit que le parfumeur retiré se vengeait d’elle ignoblement, comme il s’était vengé de Hulot ; le dégoût lui souleva le cœur, et le lui crispa si bien qu’elle eut le gosier serré à ne pouvoir parler.

— L’argent !… toujours l’argent !… dit-elle enfin.

— Vous m’avez bien ému, reprit Crevel ramené par ce mot à l’abaissement de cette femme, quand je vous ai vue là pleurant à mes pieds !… Tenez, vous ne me croirez peut-être pas ? eh ! bien, si j’avais eu mon portefeuille, il était à vous. Voyons, il vous faut cette somme ?…

En entendant cette phrase grosse de deux cent mille francs, Adeline oublia les abominables injures de ce grand seigneur à bon marché, devant cet allèchement du succès si machiavéliquement présenté par Crevel, qui voulait seulement pénétrer les secrets d’Adeline pour en rire avec Valérie.

— Ah ! je ferai tout ! s’écria la malheureuse femme. Monsieur, je me vendrai, je deviendrai, s’il le faut, une Valérie.

— Cela vous serait difficile, répondit Crevel. Valérie est le sublime du genre. Ma petite mère, vingt-cinq ans de vertu, ça repousse toujours, comme une maladie mal soignée. Et votre vertu a bien moisi ici, ma chère enfant. Mais vous allez voir à quel point je vous aime. Je vais vous faire avoir vos deux cent mille francs.

Adeline saisit la main de Crevel, la prit, la mit sur son cœur, sans pouvoir articuler un mot, et une larme de joie mouilla ses paupières.

— Oh ! attendez ! il y aura du tirage ! Moi, je suis un bon vivant, un bon enfant, sans préjugés, et je vais vous dire tout bonifacement les choses. Vous voulez faire comme Valérie, bon. Cela ne suffit pas, il faut un Gogo, un actionnaire, un Hulot. Je connais un gros épicier retiré, c’est même un bonnetier. C’est lourd, épais, sans idées, je le forme, et je ne sais pas quand il pourra me faire honneur. Mon homme est député, bête et vaniteux, conservé par la tyrannie d’une espèce de femme à turban, au fond de la province, dans une entière virginité sous le rapport du luxe et des {p. 263}   plaisirs de la vie parisienne ; mais Beauvisage (il se nomme Beauvisage) est millionnaire, et il donnerait comme moi, ma chère petite, il y a trois ans, cent mille écus pour être aimé d’une femme comme il faut… Oui, dit-il en croyant avoir bien interprété le geste que fit Adeline, il est jaloux de moi, voyez-vous !… oui, jaloux de mon bonheur avec madame Marneffe, et le gars est homme à vendre une propriété pour être propriétaire d’une…

— Assez ! monsieur Crevel, dit madame Hulot en ne déguisant plus son dégoût et laissant paraître toute sa honte sur son visage. Je suis punie maintenant au delà de mon péché. Ma conscience, si violemment contenue par la main de fer de la nécessité, me crie à cette dernière insulte que de tels sacrifices sont impossibles. Je n’ai plus de fierté, je ne me courrouce point comme jadis, je ne vous dirai pas : — « Sortez ! » après avoir reçu ce coup mortel. J’en ai perdu le droit : je me suis offerte à vous, comme une prostituée… Oui, reprit-elle en répondant à un geste de dénégation, j’ai sali ma vie, jusqu’ici pure, par une intention ignoble ; et… je suis sans excuse, je le savais !… Je mérite toutes les injures dont vous m’accablez ! Que la volonté de Dieu s’accomplisse ! S’il veut la mort de deux êtres dignes d’aller à lui, qu’ils meurent, je les pleurerai, je prierai pour eux ! S’il veut l’humiliation de notre famille, courbons-nous sous l’épée vengeresse, et baisons-la, chrétiens que nous sommes ! Je sais comment expier cette honte d’un moment qui sera le tourment de tous mes derniers jours. Ce n’est plus madame Hulot, monsieur, qui vous parle, c’est la pauvre, l’humble pécheresse, la chrétienne dont le cœur n’aura plus qu’un seul sentiment, le repentir, et qui sera toute à la prière et à la charité. Je ne puis être que la dernière des femmes et la première des repenties par la puissance de ma faute. Vous avez été l’instrument de mon retour à la raison, à la voix de Dieu qui maintenant parle en moi, je vous remercie !…

Elle tremblait de ce tremblement qui, depuis ce moment, ne la quitta plus. Sa voix pleine de douceur contrastait avec la fiévreuse parole de la femme décidée au déshonneur pour sauver une famille. Le sang abandonna ses joues, elle devint blanche, et ses yeux furent secs.

— Je jouais, d’ailleurs, bien mal mon rôle, n’est-ce pas ? reprit-elle en regardant Crevel avec la douceur que les martyrs devaient mettre en jetant les yeux sur le proconsul. L’amour vrai, l’amour {p. 264}   saint et dévoué d’une femme a d’autres plaisirs que ceux qui s’achètent au marché de la prostitution !… Pourquoi ces paroles ? dit-elle en faisant un retour sur elle-même et un pas de plus dans la voie de la perfection, elles ressemblent à de l’ironie, et je n’en ai point ! pardonnez-les moi. D’ailleurs, monsieur, peut-être n’est-ce que moi que j’ai voulu blesser…

La majesté de la vertu, sa céleste lumière avait balayé l’impureté passagère de cette femme, qui, resplendissante de la beauté qui lui était propre, parut grandie à Crevel. Adeline fut en ce moment sublime comme ces figures de la Religion, soutenues par une croix, que les vieux Vénitiens ont peintes ; mais elle exprimait toute la grandeur de son infortune et celle de l’Église catholique où elle se réfugiait par un vol de colombe blessée. Crevel fut ébloui, abasourdi.

— Madame, je suis à vous sans condition ! dit-il dans un élan de générosité. Nous allons examiner l’affaire, et… que voulez-vous ?… tenez ! l’impossible ?… je le ferai. Je déposerai des rentes à la Banque, et, dans deux heures, vous aurez votre argent…

— Mon Dieu ! quel miracle ! dit la pauvre Adeline en se jetant à genoux.

Elle récita une prière avec une onction qui toucha si profondément Crevel, que madame Hulot lui vit des larmes aux yeux, quand elle se releva, sa prière finie.

— Soyez mon ami, monsieur !… lui dit-elle. Vous avez l’âme meilleure que la conduite et que la parole. Dieu vous a donné votre âme, et vous tenez vos idées du monde et de vos passions ! Oh ! je vous aimerai bien ! s’écria-t-elle avec une ardeur angélique dont l’expression contrastait singulièrement avec ses méchantes petites coquetteries.

— Ne tremblez plus ainsi, dit Crevel.

— Est-ce que je tremble ? demanda la baronne qui ne s’apercevait pas de cette infirmité si rapidement venue.

— Oui, tenez, voyez, dit Crevel en prenant le bras d’Adeline et lui démontrant qu’elle avait un tremblement nerveux. Allons, madame, reprit-il avec respect, calmez-vous, je vais à la Banque…

— Revenez promptement ! Songez, mon ami, dit-elle en livrant ses secrets, qu’il s’agit d’empêcher le suicide de mon pauvre oncle Fischer, compromis par mon mari, car j’ai confiance en vous {p. 265}   maintenant, et je vous dis tout ! Ah ! si nous n’arrivons pas à temps, je connais le maréchal, il a l’âme si délicate, qu’il mourrait en quelques jours.

— Je pars alors, dit Crevel en baisant la main de la baronne. Mais qu’a donc fait ce pauvre Hulot ?

— Il a volé l’État !

— Ah ! mon Dieu !… je cours, madame, je vous comprends, je vous admire.

Crevel fléchit un genou, baisa la robe de madame Hulot, et disparut en disant : À bientôt. Malheureusement, de la rue Plumet, pour aller chez lui prendre des inscriptions, Crevel passa par la rue Vanneau ; et il ne put résister au plaisir d’aller voir sa petite duchesse. Il arriva la figure encore bouleversée. Il entra dans la chambre de Valérie, qu’il trouva se faisant coiffer. Elle examina Crevel dans la glace, et fut, comme toutes ces sortes de femmes, choquée, sans rien savoir encore, de lui voir une émotion forte, de laquelle elle n’était pas la cause.

— Qu’as-tu, ma biche ? dit-elle à Crevel. Est-ce qu’on entre ainsi chez sa petite duchesse ? Je ne serais plus une duchesse pour vous, monsieur, que je suis toujours ta petite louloutte, vieux monstre !

Crevel répondit par un sourire triste, et montra Reine.

— Reine, ma fille, assez pour aujourd’hui, j’achèverai ma coiffure moi-même ! donne-moi ma robe de chambre en étoffe chinoise, car mon monsieur me paraît joliment chinoisé

Reine, fille dont la figure était trouée comme une écumoire et qui semblait avoir été faite exprès pour Valérie, échangea un sourire avec sa maîtresse, et apporta la robe de chambre. Valérie ôta son peignoir, elle était en chemise, elle se trouva dans sa robe de chambre comme une couleuvre sous sa touffe d’herbe.

— Madame n’y est pour personne ?

— Cette question ! dit Valérie. Allons, dis, mon gros minet, la rive gauche a baissé ?

— Non.

— L’hôtel est frappé de surenchère ?

— Non.

— Tu ne te crois pas le père de ton petit Crevel ?

— C’te bêtise ! répliqua l’homme sûr d’être aimé.

— Ma foi, je n’y suis plus, dit madame Marneffe. Quand je dois {p. 266}   tirer les peines d’un ami comme on tire les bouchons aux bouteilles de vin de Champagne, je laisse tout là… Va-t’en, tu m’em…

— Ce n’est rien, dit Crevel. Il me faut deux cent mille francs dans deux heures…

— Oh ! tu les trouveras ? Tiens je n’ai pas employé les cinquante mille francs du procès-verbal Hulot et je puis demander cinquante mille francs à Henri !

— Henri ! toujours Henri !… s’écria Crevel.

— Crois-tu, gros Machiavel en herbe, que je congédierai Henri ! La France désarme-t-elle sa flotte ?… Henri ; mais c’est le poignard pendu dans sa gaîne à un clou. Ce garçon, dit-elle, me sert à savoir si tu m’aimes. Et tu ne m’aimes pas ce matin.

— Je ne t’aime pas, Valérie ! dit Crevel, je t’aime comme un million !

— Ce n’est pas assez !… reprit-elle en sautant sur les genoux de Crevel et lui passant ses deux bras au cou comme autour d’une patère pour s’y accrocher. Je veux être aimée comme dix millions, comme tout l’or de la terre, et plus que cela. Jamais Henri ne resterait cinq minutes sans me dire ce qu’il a sur le cœur ! Voyons, qu’as-tu, gros chéri ? Faisons notre petit déballage… Disons tout et vivement à notre petite louloutte ! Et elle frôla le visage de Crevel avec ses cheveux en lui tortillant le nez. — Peut-on avoir un nez comme ça, reprit-elle, et garder un secret pour sa Vavalélé-ririe !… Vava, le nez allait à droite, lélé, il était à gauche, ririe, elle le remit en place.

— Eh bien ! je viens de voir… Crevel s’interrompit, regarda madame Marneffe. — Valérie, mon bijou, tu me promets sur ton honneur… tu sais, le nôtre, de ne pas répéter un mot de ce que je vais te dire…

— Connu, maire ! on lève la main, tiens !… et le pied !

Elle se posa de manière à rendre Crevel, comme a dit Rabelais, déchaussé de sa cervelle jusqu’aux talons, tant elle fut drôle et sublime de nu visible à travers le brouillard de la batiste.

— Je viens de voir le désespoir de la Vertu !…

— Ça a de la vertu, le désespoir ? dit-elle en hochant la tête et se croisant les bras à la Napoléon.

— C’est la pauvre madame Hulot, il lui faut deux cent mille francs ! Sinon le maréchal et le père Fischer se brûlent la cervelle, {p. 267}   et comme tu es un peu la cause de tout cela, ma petite duchesse, je vais réparer le mal. Oh ! c’est une sainte femme, je la connais, elle me rendra tout.

Au mot Hulot, et aux deux cent mille francs, Valérie eut un regard qui passa, comme la lueur du canon dans sa fumée, entre ses longues paupières.

— Qu’a-t-elle donc fait pour t’apitoyer, la vieille ! elle t’a montré, quoi ? sa… sa religion !…

— Ne te moque pas d’elle, mon cœur, c’est une bien sainte, une bien noble et pieuse femme, digne de respect !…

— Je ne suis donc pas digne de respect, moi ! dit Valérie en regardant Crevel d’un air sinistre.

— Je ne dis pas cela, répondit Crevel en comprenant combien l’éloge de la vertu devait blesser madame Marneffe.

— Moi aussi je suis pieuse, dit Valérie en allant s’asseoir sur un fauteuil ; mais je ne fais pas métier de ma religion, je me cache pour aller à l’église.

Elle resta silencieuse et ne fit plus attention à Crevel. Crevel, excessivement inquiet, vint se poser devant le fauteuil où s’était plongée Valérie et la trouva perdue dans les pensées qu’il avait si niaisement réveillées.

— Valérie, mon petit ange ?…

Profond silence. Une larme assez problématique fut essuyée furtivement.

— Un mot, ma louloutte…

— Monsieur !

— À quoi penses-tu, mon amour ?

— Ah ! monsieur Crevel, je pense au jour de ma première communion ! Étais-je belle ! Étais-je pure ! Étais-je sainte !… immaculée !… ah ! si quelqu’un était venu dire à ma mère : — « Votre fille sera une traînée, elle trompera son mari. Un jour, un commissaire de police la trouvera dans une petite maison, elle se vendra à un Crevel pour trahir un Hulot, deux atroces vieillards… » Pouah !… fi ! Elle serait morte avant la fin de la phrase, tant elle m’aimait, la pauvre femme !

— Calme-toi !

— Tu ne sais pas combien il faut aimer un homme pour imposer silence à ces remords qui viennent vous pincer le cœur d’une femme adultère. Je suis fâchée que Reine soit partie, elle t’aurait {p. 268}   dit que, ce matin, elle m’a trouvée les larmes aux yeux et priant Dieu. Moi, voyez-vous, monsieur Crevel, je ne me moque point de la religion. M’avez-vous jamais entendue dire un mot de mal à ce sujet ?…

Crevel fit un geste d’approbation.

— Je défends qu’on en parle devant moi… Je blague sur tout ce qu’on voudra : les rois, la politique, la finance, tout ce qu’il y a de sacré pour le monde, les juges, le mariage, l’amour, les jeunes filles, les vieillards !… Mais l’Église… mais Dieu !… Oh ! là, moi, je m’arrête ! Je sais bien que je fais mal, que je vous sacrifie mon avenir… Et vous ne vous doutez pas de l’étendue de mon amour !

Crevel joignit les mains.

— Ah ! il faudrait pénétrer dans mon cœur, y mesurer l’étendue de mes convictions pour savoir tout ce que je vous sacrifie !… Je sens en moi l’étoffe d’une Madeleine. Aussi voyez de quel respect j’entoure les prêtres ! Comptez les présents que je fais à l’église ! Ma mère m’a élevée dans la foi catholique, et je comprends Dieu ! C’est à nous autres perverties qu’il parle le plus terriblement.

Valérie essuya deux larmes qui roulèrent sur ses joues. Crevel fut épouvanté, madame Marneffe se leva, s’exalta.

— Calme-toi, ma louloutte !… tu m’effraies !

Madame Marneffe tomba sur ses genoux.

— Mon Dieu ! je ne suis pas mauvaise ! dit-elle en joignant les mains. Daignez ramasser votre brebis égarée, frappez-la, meurtrissez-la, pour la reprendre aux mains qui la font infâme et adultère, elle se blottira joyeusement sur votre épaule ! elle reviendra tout heureuse au bercail !

Elle se leva, regarda Crevel, et Crevel eut peur des yeux blancs de Valérie.

— Et puis, Crevel, sais-tu ? Moi, j’ai peur, par moments… La justice de Dieu s’exerce aussi bien dans ce bas monde que dans l’autre. Qu’est-ce que je peux attendre de bon de Dieu ? Sa vengeance fond sur la coupable de toutes les manières, elle emprunte tous les caractères du malheur. Tous les malheurs que ne s’expliquent pas les imbéciles, sont des expiations. Voilà ce que me disait ma mère à son lit de mort en me parlant de sa vieillesse. Et si je te perdais !… ajouta-t-elle en saisissant Crevel par une étreinte d’une sauvage énergie… Ah ! j’en mourrais !

{p. 269}   Madame Marneffe lâcha Crevel, s’agenouilla de nouveau devant son fauteuil, joignit les mains (et dans quelle pose ravissante !), et dit avec une incroyable onction la prière suivante : — Et vous, sainte Valérie, ma bonne patronne, pourquoi ne visitez-vous pas plus souvent le chevet de celle qui vous est confiée ? Oh ! venez ce soir, comme vous êtes venue ce matin, m’inspirer de bonnes pensées, et je quitterai le mauvais sentier, je renoncerai, comme Madeleine, aux joies trompeuses, à l’éclat menteur du monde, même à celui que j’aime tant !

— Ma louloutte ! dit Crevel.

— Il n’y a plus de louloutte, monsieur ! Elle se retourna fière comme une femme vertueuse, et, les yeux humides de larmes, elle se montra digne, froide, indifférente. — Laissez-moi, dit-elle en repoussant Crevel. Quel est mon devoir ?… d’être à mon mari. Cet homme est mourant, et que fais-je ? je le trompe au bord de la tombe. Il croit votre fils à lui… Je vais lui dire la vérité, commencer par acheter son pardon, avant de demander celui de Dieu. Quittons-nous !… Adieu, monsieur Crevel !… reprit-elle debout en tendant à Crevel une main glacée. Adieu, mon ami, nous ne nous verrons plus que dans un monde meilleur… Vous m’avez dû quelques plaisirs, bien criminels, maintenant je veux… oui, j’aurai votre estime…

Crevel pleurait à chaudes larmes.

— Gros cornichon ! s’écria-t-elle en poussant un infernal éclat de rire, voilà la manière dont les femmes pieuses s’y prennent pour vous tirer une carotte de deux cent mille francs ! Et toi, qui parles du maréchal de Richelieu, cet original de Lovelace, tu te laisses prendre à ce ponsif-là ! comme dit Steinbock. Je t’en arracherais des deux cent mille francs, moi, si je voulais, grand imbécile !… Garde donc ton argent ! Si tu en as de trop, ce trop m’appartient ! Si tu donnes deux sous à cette femme respectable qui fait de la piété parce qu’elle a cinquante-sept ans, nous ne nous reverrons jamais, et tu la prendras pour maîtresse ; tu me reviendras le lendemain tout meurtri de ses caresses anguleuses et soûl de ses larmes, de ses petits bonnets ginguets, de ses pleurnicheries qui doivent faire de ses faveurs des averses !…

— Le fait est, dit Crevel, que deux cent mille francs, c’est de l’argent.

— Elles ont bon appétit, les femmes pieuses !… ah ! {p. 270}   microscope ! elles vendent mieux leurs sermons que nous ne vendons ce qu’il y a de plus rare et de plus certain sur la terre, le plaisir… Et elles font des romans ! Non… ah ! je les connais, j’en ai vu chez ma mère ! Elles se croient tout permis pour l’église, pour… Tiens, tu devrais être honteux, ma biche ! toi, si peu donnant… car tu ne m’as pas donné deux cent mille francs en tout, à moi !

— Ah ! si, reprit Crevel, rien que le petit hôtel coûtera cela…

— Tu as donc alors quatre cent mille francs ? dit-elle d’un air rêveur.

— Non.

— Eh bien ! monsieur, vous vouliez prêter à cette vieille horreur les deux cent mille francs de mon hôtel ? en voilà un crime de lèse-louloutte !…

— Mais écoute-moi donc !

— Si tu donnais cet argent à quelque bête d’invention philanthropique, tu passerais pour être un homme d’avenir, dit-elle en s’animant, et je serais la première à te le conseiller, car tu as trop d’innocence pour écrire de gros livres politiques qui vous font une réputation ; tu n’as pas assez de style pour tartiner des brochures ; tu pourrais te poser comme tous ceux qui sont dans ton cas, et qui dorent de gloire leur nom en se mettant à la tête d’une chose sociale, morale, nationale ou générale. On t’a volé la Bienfaisance, elle est maintenant trop mal portée… Les petits repris de justice, à qui l’on fait un sort meilleur que celui des pauvres diables honnêtes, c’est usé. Je te voudrais voir inventer, pour deux cent mille francs, une chose plus difficile, une chose vraiment utile. On parlerait de toi, comme d’un petit manteau bleu, d’un Montyon, et je serais fière de toi ! Mais jeter deux cent mille francs dans un bénitier, les prêter à une dévote abandonnée de son mari par une raison quelconque, va ! il y a toujours une raison (me quitte-t-on, moi ?), c’est une stupidité qui, dans notre époque, ne peut germer que dans le crâne d’un ancien parfumeur ! Cela sent son comptoir. Tu n’oserais plus, deux jours après, te regarder dans ton miroir ! Va déposer ton prix à la caisse d’amortissement, cours, car je ne te reçois plus sans le récépissé de la somme. Va ! et vite, et tôt ! Elle poussa Crevel par les épaules hors de sa chambre, en voyant sur sa figure l’avarice refleurie. Quand la porte de l’appartement se ferma, elle dit : — Voilà Lisbeth outre-vengée !… Quel {p. 271}   dommage qu’elle soit chez son vieux maréchal, aurions-nous ri ! Ah ! la vieille veut m’ôter le pain de la bouche !… je vais te la secouer, moi !

Obligé de prendre un appartement en harmonie avec la première dignité militaire, le maréchal Hulot s’était logé dans un magnifique hôtel, situé rue du Mont-parnasse, où il se trouve deux ou trois maisons princières. Quoiqu’il eût loué tout l’hôtel, il n’en occupait que le rez-de-chaussée. Lorsque Lisbeth vint tenir la maison, elle voulut aussitôt sous-louer le premier étage qui, disait-elle, payerait toute la location, le comte serait alors logé pour presque rien ; mais le vieux soldat s’y refusa. Depuis quelques mois, le maréchal était travaillé par de tristes pensées. Il avait deviné la gêne de sa belle-sœur, il en soupçonnait les malheurs sans en pénétrer la cause. Ce vieillard, d’une sérénité si joyeuse, devenait taciturne, il pensait qu’un jour sa maison serait l’asile de la baronne Hulot et de sa fille, et il leur réservait ce premier étage. La médiocrité de fortune du comte de Forzheim était si connue, que le ministre de la guerre, le prince de Wissembourg, avait exigé de son vieux camarade qu’il acceptât une indemnité d’installation. Hulot employa cette indemnité à meubler le rez-de-chaussée, où tout était convenable, car il ne voulait pas, selon son expression, du bâton de maréchal pour le porter à pied. L’hôtel ayant appartenu sous l’Empire à un sénateur, les salons du rez-de-chaussée avaient été établis avec une grande magnificence, tous blanc et or, sculptés, et se trouvaient bien conservés. Le maréchal y avait mis de beaux vieux meubles analogues. Il gardait sous la remise une voiture, où sur les panneaux étaient peints les deux bâtons en sautoir, et il louait des chevaux quand il devait aller in fiocchi, soit au ministère, soit au château, dans une cérémonie ou à quelque fête. Ayant pour domestique, depuis trente ans, un ancien soldat âgé de soixante ans, dont la sœur était sa cuisinière, il pouvait économiser une dizaine de mille francs qu’il joignait à un petit trésor destiné à Hortense. Tous les jours le vieillard venait à pied de la rue du Mont-parnasse à la rue Plumet par le boulevard ; chaque invalide, en le voyant venir, ne manquait jamais à se mettre en ligne, à le saluer, et le maréchal récompensait le vieux soldat par un sourire.

— Qu’est-ce que c’est que celui-là pour qui vous vous alignez ? disait un jour un jeune ouvrier à un vieux capitaine des Invalides. {p. 272}   — Je vais te le dire, gamin, répondit l’officier. Le gamin se posa comme un homme qui se résigne à écouter un bavard. — En 1809, dit l’invalide, nous protégions le flanc de la Grande-Armée, commandée par l’empereur, qui marchait sur Vienne. Nous arrivons à un pont défendu par une triple batterie de canons étagés sur une manière de rocher, trois redoutes l’une sur l’autre, et qui enfilaient le pont. Nous étions sous les ordres du maréchal Masséna. Celui que tu vois était alors colonel des grenadiers de la garde, et je marchais avec… Nos colonnes occupaient un côté du fleuve, les redoutes étaient de l’autre. On a trois fois attaqué le pont, et trois fois on a boudé. « Qu’on aille chercher Hulot ! a dit le maréchal, il n’y a que lui et ses hommes qui puissent avaler ce morceau-là. » Nous arrivons. Le dernier général qui se retirait de devant ce pont, arrête Hulot sous le feu pour lui dire la manière de s’y prendre, et il embarrassait le chemin. — « Il ne me faut pas de conseils, mais de la place pour passer », a dit tranquillement le général en franchissant le pont en tête de sa colonne. Et puis, rrrran ! une décharge de trente canons sur nous. — Ah ! nom d’un petit bonhomme ! s’écria l’ouvrier, ça a dû en faire de ces béquilles ! — Si tu avais entendu dire paisiblement ce mot-là, comme moi, petit, tu saluerais cet homme jusqu’à terre ! Ce n’est pas si connu que le pont d’Arcole, c’est peut-être plus beau. Et nous sommes arrivés avec Hulot à la course dans les batteries. Honneur à ceux qui y sont restés ! fit l’officier en ôtant son chapeau. Les Kaiserlicks ont été étourdis du coup. Aussi l’Empereur a-t-il nommé comte le vieux que tu vois ; il nous a honorés tous dans notre chef, et ceux-ci ont eu grandement raison de le faire maréchal. — Vive le maréchal ! dit l’ouvrier. — Oh ! tu peux crier, va, le maréchal est sourd à force d’avoir entendu le canon.

Cette anecdote peut donner la mesure du respect avec lequel les invalides traitaient le maréchal Hulot, à qui ses opinions républicaines invariables conciliaient les sympathies populaires dans tout le quartier.

L’affliction, entrée dans cette âme si calme, si pure, si noble, était un spectacle désolant. La baronne ne pouvait que mentir et cacher à son beau-frère, avec l’adresse des femmes, toute l’affreuse vérité. Pendant cette désastreuse matinée, le maréchal, qui dormait peu comme tous les vieillards, avait obtenu de Lisbeth des aveux sur la situation de son frère, en lui promettant de l’épouser {p. 273}   pour prix de son indiscrétion. Chacun comprendra le plaisir qu’eut la vieille fille à se laisser arracher des confidences que, depuis son entrée au logis, elle voulait faire à son futur ; car elle consolidait ainsi son mariage.

— Votre frère est incurable ! criait Lisbeth dans la bonne oreille du maréchal.

La voix forte et claire de la Lorraine lui permettait de causer avec le vieillard. Elle fatiguait ses poumons, tant elle tenait à démontrer à son futur qu’il ne serait jamais sourd avec elle.

— Il a eu trois maîtresses, disait le vieillard, et il avait une Adeline ! Pauvre Adeline !…

— Si vous voulez m’écouter, cria Lisbeth, vous profiterez de votre influence auprès du prince de Wissembourg pour obtenir à ma cousine une place honorable ; elle en aura besoin, car le traitement du baron est engagé pour trois ans.

— Je vais aller au Ministère, répondit-il, voir le maréchal, savoir ce qu’il pense de mon frère, et lui demander son active protection pour ma sœur. Trouvez une place digne d’elle…

— Les dames de charité de Paris ont formé des associations de bienfaisance d’accord avec l’archevêque ; elles ont besoin d’inspectrices honorablement rétribuées, employées à reconnaître les vrais besoins. De telles fonctions conviendraient à ma chère Adeline, elles seraient selon son cœur.

— Envoyez demander les chevaux ! dit le maréchal, je vais m’habiller. J’irai, s’il le faut, à Neuilly !

— Comme il l’aime ! Je la trouverai donc toujours, et partout, dit la Lorraine.

Lisbeth trônait déjà dans la maison, mais loin des regards du maréchal. Elle avait imprimé la crainte aux trois serviteurs. Elle s’était donné une femme de chambre et déployait son activité de vieille fille en se faisant rendre compte de tout, examinant tout, et cherchant, en toute chose, le bien-être de son cher maréchal. Aussi républicaine que son futur, Lisbeth lui plaisait beaucoup par ses côtés démocratiques, elle le flattait d’ailleurs avec une habileté prodigieuse ; et, depuis deux semaines, le maréchal, qui vivait mieux, qui se trouvait soigné comme l’est un enfant par sa mère, avait fini par apercevoir en Lisbeth une partie de son rêve.

— Mon cher maréchal ! cria-t-elle en l’accompagnant au perron, {p. 274}   levez les glaces, ne vous mettez pas entre deux airs, faites cela pour moi !…

Le maréchal, ce vieux garçon, qui n’avait jamais été dorloté, partit en souriant à Lisbeth, quoiqu’il eût le cœur navré.

En ce moment même, le baron Hulot quittait les bureaux de la Guerre et se rendait au cabinet du maréchal, prince de Wissembourg, qui l’avait fait demander. Quoiqu’il n’y eût rien d’extraordinaire à ce que le ministre mandât un de ses Directeurs généraux, la conscience de Hulot était si malade, qu’il trouva je ne sais quoi de sinistre et de froid dans la figure de Mitouflet.

— Mitouflet, comment va le prince ? demanda-t-il en fermant son cabinet et rejoignant l’huissier qui s’en allait en avant.

— Il doit avoir une dent contre vous, monsieur le baron, répondit l’huissier, car sa voix, son regard, sa figure sont à l’orage…

Hulot devint blême et garda le silence, il traversa l’antichambre, les salons, et arriva, les pulsations du cœur troublées, à la porte du cabinet. Le maréchal, alors âgé de soixante et dix ans, les cheveux entièrement blancs, la figure tannée comme celle des vieillards de cet âge, se recommandait par un front d’une ampleur telle, que l’imagination y voyait un champ de bataille. Sous cette coupole grise, chargée de neige, brillaient, assombris par la saillie très-prononcée des deux arcades sourcilières, des yeux d’un bleu napoléonien, ordinairement tristes, pleins de pensées amères et de regrets. Ce rival de Bernadotte avait espéré se reposer sur un trône. Mais ces yeux devenaient deux formidables éclairs lorsqu’un grand sentiment s’y peignait. La voix, presque toujours caverneuse, jetait alors des éclats stridents. En colère, le prince redevenait soldat, il parlait le langage du sous-lieutenant Cottin, il ne ménageait plus rien. Hulot d’Ervy aperçut ce vieux lion, les cheveux épars comme une crinière, debout à la cheminée, les sourcils contractés, le dos appuyé au chambranle et les yeux distraits en apparence.

— Me voici à l’ordre, mon prince ! dit Hulot gracieusement et d’un air dégagé.

Le maréchal regarda fixement le directeur sans mot dire pendant tout le temps qu’il mit à venir du seuil de la porte à quelques pas de lui. Ce regard de plomb fut comme le regard de Dieu, Hulot ne le supporta pas, il baissa les yeux d’un air confus. — Il sait tout, pensa-t-il.

{p. 275}   — Votre conscience ne vous dit-elle rien ? demanda le maréchal de sa voix sourde et grave.

— Elle me dit, mon prince, que j’ai probablement tort de faire, sans vous en parler, des razzias en Algérie. À mon âge et avec mes goûts, après quarante-cinq ans de services, je suis sans fortune. Vous connaissez les principes des quatre cents élus de la France. Ces messieurs envient toutes les positions, ils ont rogné le traitement des ministres, c’est tout dire !… allez donc leur demander de l’argent pour un vieux serviteur !… Qu’attendre de gens qui payent aussi mal qu’elle l’est la magistrature ? qui donnent trente sous par jour aux ouvriers du port de Toulon, quand il y a impossibilité matérielle d’y vivre à moins de quarante sous pour une famille ? qui ne réfléchissent pas à l’atrocité des traitements d’employés à six cents, à mille et à douze cents francs dans Paris, et qui pour eux veulent nos places quand les appointements sont de quarante mille francs ?… enfin, qui refusent à la Couronne un bien de la Couronne confisqué en 1830 à la Couronne, et un acquêt fait des deniers de Louis XVI encore ! quand on le leur demandait pour un prince pauvre !… Si vous n’aviez pas de fortune, on vous laisserait très-bien, mon prince, comme mon frère, avec votre traitement tout sec, sans se souvenir que vous avez sauvé la Grande-Armée, avec moi, dans les plaines marécageuses de la Pologne.

— Vous avez volé l’État, vous vous êtes mis dans le cas d’aller en Cour d’Assises, dit le maréchal, comme ce caissier du Trésor, et vous prenez cela, monsieur, avec cette légèreté ?…

— Quelle différence, monseigneur ! s’écria le baron Hulot. Ai-je plongé les mains dans une caisse qui m’était confiée ?…

— Quand on commet de pareilles infamies, dit le maréchal, on est deux fois coupable, dans votre position, de faire les choses avec maladresse. Vous avez compromis ignoblement notre haute administration, qui jusqu’à présent est la plus pure de l’Europe !… Et cela, monsieur, pour deux cent mille francs et pour une gueuse !… dit le maréchal d’une voix terrible. Vous êtes Conseiller-d’État, et l’on punit de mort le simple soldat qui vend les effets du régiment. Voici ce que m’a dit un jour le colonel Pourin, du deuxième lanciers. À Saverne, un de ses hommes aimait une petite Alsacienne qui désirait un châle ; la drôlesse fit tant, que ce pauvre diable de lancier, qui devait être promu maréchal-des-logis-chef, après vingt ans de services, l’honneur du régiment, a vendu, pour donner ce {p. 276}   châle, des effets de sa compagnie. Savez-vous ce qu’il a fait, le lancier, baron d’Ervy ? il a mangé les vitres d’une fenêtre après les avoir pilées, et il est mort de maladie, en onze heures, à l’hôpital… Tâchez, vous, de mourir d’une apoplexie pour que nous puissions vous sauver l’honneur…

Le baron regarda le vieux guerrier d’un œil hagard, et le maréchal, voyant cette expression qui révélait un lâche, eut quelque rougeur aux joues, ses yeux s’allumèrent.

— M’abandonneriez-vous ?… dit Hulot en balbutiant.

En ce moment, le maréchal Hulot, ayant appris que son frère et le ministre étaient seuls, se permit d’entrer ; et il alla, comme les sourds, droit au prince.

— Oh ! cria le héros de la campagne de Pologne, je sais ce que tu viens faire, mon vieux camarade !… Mais tout est inutile…

— Inutile ?… répéta le maréchal Hulot qui n’entendit que ce mot.

— Oui, tu viens me parler pour ton frère ; mais sais-tu ce qu’est ton frère ?…

— Mon frère ?… demanda le sourd.

— Eh bien ! cria le maréchal, c’est un j… f… indigne de toi !…

Et la colère du maréchal lui fit jeter par les yeux ces regards fulgurants qui, semblables à ceux de Napoléon, brisaient les volontés et les cerveaux.

— Tu en as menti, Cottin ! répliqua le maréchal Hulot devenu blême. Jette ton bâton comme je jette le mien !… je suis à tes ordres.

Le prince alla droit à son vieux camarade, le regarda fixement, et lui dit dans l’oreille en lui serrant la main : — Es-tu un homme ?

— Tu le verras…

— Eh bien ! tiens-toi ferme ! il s’agit de porter le plus grand malheur qui pût t’arriver.

Le prince se retourna, prit sur sa table un dossier, le mit entre les mains du maréchal Hulot en lui criant : — Lis !

Le comte de Forzheim lut la lettre suivante, qui se trouvait sur le dossier.

À Son Excellence le président du conseil.
(CONFIDENTIELLE.)
Alger, le…
Mon cher prince, nous avons sur les bras une bien mauvaise {p. 277}   affaire, comme vous le verrez par la procédure que je vous envoie.
En résumé, le baron Hulot d’Ervy a envoyé dans la province d’O… un de ses oncles pour tripoter sur les grains et sur les fourrages, en lui donnant pour complice un garde-magasin. Ce garde-magasin a fait des aveux pour se rendre intéressant, et a fini par s’évader. Le procureur du roi a mené rudement l’affaire, en ne voyant que deux subalternes en cause ; mais Johann Fischer, oncle de votre Directeur général, se voyant sur le point d’être traduit en cour d’assises, s’est poignardé dans sa prison avec un clou.
Tout aurait été fini là, si ce digne et honnête homme, trompé vraisemblablement et par son complice et par son neveu, ne s’était pas avisé d’écrire au baron Hulot. Cette lettre, saisie par le parquet, a tellement étonné le procureur du roi qu’il est venu me voir. Ce serait un coup si terrible que l’arrestation et la mise en accusation d’un Conseiller-d’État, d’un Directeur général qui compte tant de bons et loyaux services, car il nous a sauvés tous après la Bérésina en réorganisant l’administration, que je me suis fait communiquer les pièces.
Faut-il que l’affaire suive son cours ? faut-il, le principal coupable visible étant mort, étouffer ce procès en faisant condamner le garde-magasin par contumace ?
Le procureur général consent à ce que les pièces vous soient transmises ; et le baron d’Ervy étant domicilié à Paris, le procès sera du ressort de votre Cour royale. Nous avons trouvé ce moyen, assez louche, de nous débarrasser momentanément de la difficulté.
Seulement, mon cher maréchal, prenez un parti promptement. On parle déjà beaucoup trop de cette déplorable affaire qui nous ferait autant de mal qu’elle en causera, si la complicité du grand coupable, qui n’est encore connue que du procureur du roi, du juge d’instruction, du procureur général et de moi, venait à s’ébruiter.

Là, ce papier tomba des mains du maréchal Hulot, il regarda son frère, il vit qu’il était inutile de compulser le dossier ; mais il chercha la lettre de Johann Fischer, et la lui tendit après l’avoir lue en deux regards.

De la prison d’O…
Mon neveu, quand vous lirez cette lettre, je n’existerai plus.
{p. 278}   Soyez tranquille, on ne trouvera pas de preuves contre vous. Moi, mort, votre jésuite de Chardin en fuite, le procès s’arrêtera. La figure de notre Adeline, si heureuse par vous, m’a rendu la mort très-douce. Vous n’avez plus besoin d’envoyer les deux cent mille francs. Adieu.
Cette lettre vous sera remise par un détenu sur qui je crois pouvoir compter.
JOHANN FISCHER.

— Je vous demande pardon, dit avec une touchante fierté le maréchal Hulot au prince de Wissembourg.

— Allons, tutoie-moi toujours, Hulot ? répliqua le ministre en serrant la main de son vieil ami. — Le pauvre lancier n’a tué que lui, dit-il en foudroyant Hulot d’Ervy d’un regard.

— Combien avez-vous pris ? dit sévèrement le comte de Forzheim à son frère.

— Deux cent mille francs.

— Mon cher ami, dit le comte en s’adressant au ministre, vous aurez les deux cent mille francs sous quarante-huit heures. On ne pourra jamais dire qu’un homme portant le nom de Hulot a fait tort d’un denier à la chose publique…

— Quel enfantillage ! dit le maréchal. Je sais où sont les deux cent mille francs et je vais les faire restituer. Donnez vos démissions et demandez votre retraite ! reprit-il en faisant voler une double feuille de papier tellière jusqu’à l’endroit où s’était assis à la table le Conseiller-d’État dont les jambes flageolaient. Ce serait une honte pour nous tous que votre procès ; aussi ai-je obtenu du conseil des ministres la liberté d’agir comme je le fais. Puisque vous acceptez la vie sans l’honneur, sans mon estime, une vie dégradée, vous aurez la retraite qui vous est due. Seulement faites-vous bien oublier.

Le maréchal sonna.

— L’employé Marneffe est-il là ?

— Oui, monseigneur, dit l’huissier.

— Qu’il entre.

— Vous, s’écria le ministre en voyant Marneffe, et votre femme, vous avez sciemment ruiné le baron d’Ervy que voici.

— Monsieur le ministre, je vous demande pardon, nous sommes très-pauvres, je n’ai que ma place pour vivre, et j’ai deux enfants, {p. 279}   dont le petit dernier aura été mis dans ma famille par monsieur le baron.

— Quelle figure de coquin ! dit le prince en montrant Marneffe au maréchal Hulot. Trêve de discours à la Sganarelle, reprit-il, vous rendrez deux cent mille francs, ou vous irez en Algérie.

— Mais, monsieur le ministre, vous ne connaissez pas ma femme, elle a tout mangé. Monsieur le baron invitait tous les jours six personnes à dîner… On dépensait chez moi cinquante mille francs par an.

— Retirez-vous, dit le ministre de la voix formidable qui sonnait la charge au fort des batailles, vous recevrez avis de votre changement dans deux heures… allez.

— Je préfère donner ma démission, dit insolemment Marneffe ; car c’est trop d’être ce que je suis, et battu ; je ne serais pas content, moi !

Et il sortit.

— Quel impudent drôle, dit le prince.

Le maréchal Hulot, qui pendant cette scène était resté debout, immobile, pâle comme un cadavre, examinant son frère à la dérobée, alla prendre la main du prince et lui répéta : — Dans quarante-huit heures le tort matériel sera réparé ; mais l’honneur ! Adieu, maréchal ! c’est le dernier coup qui tue… Oui, j’en mourrai, lui dit-il à l’oreille.

— Pourquoi diantre es-tu venu ce matin ? répondit le prince ému.

— Je venais pour sa femme, répliqua le comte en montrant Hector ; elle est sans pain ! surtout maintenant.

— Il a sa retraite !

— Elle est engagée !

— Il faut avoir le diable au corps ! dit le prince en haussant les épaules. Quel philtre vous font donc avaler ces femmes-là pour vous ôter l’esprit ? demanda-t-il à Hulot d’Ervy28. Comment pouviez-vous, vous qui connaissez la minutieuse exactitude avec laquelle l’administration française écrit tout, verbalise sur tout, consomme des rames de papier pour constater l’entrée et la sortie de quelques centimes, vous qui déploriez qu’il fallût des centaines de signatures pour des riens, pour libérer un soldat, pour acheter des étrilles, comment pouviez-vous donc espérer de cacher un vol pendant long-temps ? Et les journaux ! et les envieux ! et les gens qui voudraient voler ! Ces femmes-là vous ôtent donc le bon sens ? {p. 280}   elles vous mettent donc des coquilles de noix sur les yeux ? ou vous êtes donc fait autrement que nous autres ? Il fallait quitter l’Administration du moment où vous n’étiez plus un homme, mais un tempérament ! Si vous avez joint tant de sottises à votre crime, vous finirez… je ne veux pas vous dire où…

— Promets-moi de t’occuper d’elle, Cottin ?… demanda le comte de Forzheim qui n’entendait rien et qui ne pensait qu’à sa belle-sœur.

— Sois tranquille ! dit le ministre.

— Eh bien ! merci, et adieu ! — Venez, monsieur ? dit-il à son frère.

Le prince regarda d’un œil en apparence calme les deux frères, si différents d’attitude, de conformation et de caractère, le brave et le lâche, le voluptueux et le rigide, l’honnête et le concussionnaire, et il se dit : — Ce lâche ne saura pas mourir ! et mon pauvre Hulot, si probe, a la mort dans son sac, lui ! Il s’assit dans son fauteuil et reprit la lecture des dépêches d’Afrique par un mouvement qui peignait à la fois le sang-froid du capitaine et la pitié profonde que donne le spectacle des champs de bataille ! car il n’y a rien de plus humain en réalité que les militaires, si rudes en apparence, et à qui l’habitude de la guerre communique cet absolu glacial, si nécessaire sur les champs de bataille.

Le lendemain, quelques journaux contenaient, sous des rubriques différentes, ces différents articles :

Monsieur le baron Hulot d’Ervy vient de demander sa retraite. Les désordres de la comptabilité de l’administration algérienne qui ont été signalés par la mort et par la fuite de deux employés ont influé sur la détermination prise par ce haut fonctionnaire. En apprenant les fautes commises par des employés, en qui malheureusement il avait placé sa confiance, monsieur le baron Hulot a éprouvé dans le cabinet même du ministre une attaque de paralysie.
Monsieur Hulot d’Ervy, frère du maréchal, compte quarante-cinq ans de services. Cette résolution, vainement combattue, a été vue avec regret par tous ceux qui connaissent monsieur Hulot, dont les qualités privées égalent les talents administratifs. Personne n’a oublié le dévouement de l’ordonnateur en chef de la garde impériale à Varsovie, ni l’activité merveilleuse avec laquelle il a su organiser les {p. 281}   différents services de l’armée improvisée en 1815 par Napoléon.
C’est encore une des gloires de l’époque impériale qui va quitter la scène. Depuis 1830, monsieur le baron Hulot n’a cessé d’être une des lumières nécessaires au Conseil-d’État et au ministère de la guerre.
ALGER. — L’affaire dite des fourrages, à laquelle quelques journaux ont donné des proportions ridicules, est terminée par la mort du principal coupable. Le sieur Johann Wisch s’est tué dans sa prison et son complice est en fuite ; mais il sera jugé par contumace.
Wisch, ancien fournisseur des armées, était un honnête homme, très-estimé, qui n’a pas supporté l’idée d’avoir été la dupe du sieur Chardin, le garde-magasin en fuite.

Et aux faits-Paris, on lisait ceci :

Monsieur le maréchal ministre de la guerre, pour éviter à l’avenir tout désordre, a résolu de créer un bureau des subsistances en Afrique. On désigne un chef de bureau, monsieur Marneffe, comme devant être chargé de cette organisation.
La succession du baron Hulot excite toutes les ambitions. Cette direction est, dit-on, promise à monsieur le comte Martial de La Roche-Hugon, député, beau-frère de monsieur le comte de Rastignac. Monsieur Massol, maître des requêtes, serait nommé Conseiller-d’État, et monsieur Claude Vignon maître des requêtes.

De toutes les espèces de canards, la plus dangereuse pour les journaux de l’Opposition, c’est le canard officiel. Quelque rusés que soient les journalistes, ils sont parfois les dupes volontaires ou involontaires de l’habileté de ceux d’entre eux qui, de la Presse, ont passé, comme Claude Vignon, dans les hautes régions du Pouvoir. Le journal ne peut être vaincu que par le journaliste. Aussi doit-on se dire, en travestissant Voltaire :

Le fait-Paris n’est pas ce qu’un vain peuple pense.

{p. 282}   Le maréchal Hulot ramena son frère, qui se tint sur le devant de la voiture, en laissant respectueusement son aîné dans le fond. Les deux frères n’échangèrent pas une parole. Hector était anéanti. Le maréchal resta concentré, comme un homme qui rassemble ses forces et qui les bande pour soutenir un poids écrasant. Rentré dans son hôtel, il amena, sans dire un mot et par des gestes impératifs, son frère dans son cabinet. Le comte avait reçu de l’empereur Napoléon une magnifique paire de pistolets de la manufacture de Versailles ; il tira la boîte, sur laquelle était gravée l’inscription : Donnée par l’Empereur Napoléon au général Hulot, du secrétaire où il la mettait, et la montrant à son frère, il lui dit : — Voilà ton médecin.

Lisbeth, qui regardait par la porte entrebâillée, courut à la voiture, et donna l’ordre d’aller au grand trot rue Plumet. En vingt minutes à peu près, elle amena la baronne instruite de la menace du maréchal à son frère.

Le comte, sans regarder son frère, sonna pour demander son factotum, le vieux soldat qui le servait depuis trente ans.

— Beaupied, lui dit-il, amène-moi mon notaire, le comte Steinbock, ma nièce Hortense et l’agent de change du Trésor. Il est dix heures et demie, il me faut tout ce monde à midi. Prends des voitures… Et va plus vite que ça !… dit-il en retrouvant une locution républicaine qu’il avait souvent à la bouche jadis. Et il fit la moue terrible qui rendait ses soldats attentifs quand il examinait les genêts de la Bretagne en 1799. (Voir LES CHOUANS.)

— Vous serez obéi, maréchal, dit Beaupied en mettant le revers de sa main à son front.

Sans s’occuper de son frère, le vieillard revint dans son cabinet, prit une clef cachée dans un secrétaire, et ouvrit une cassette en malachite plaquée sur acier, présent de l’empereur Alexandre. Par ordre de l’empereur Napoléon, il était venu rendre à l’empereur russe des effets particuliers pris à la bataille de Dresde, et contre lesquels Napoléon espérait obtenir Vandamme. Le Czar récompensa magnifiquement le général Hulot en lui donnant cette cassette, et lui dit qu’il espérait pouvoir un jour avoir la même courtoisie pour l’empereur des Français ; mais il garda Vandamme. Les armes impériales de Russie étaient en or sur le couvercle de cette boîte garnie tout en or. Le maréchal compta les billets de banque et l’or qui s’y trouvaient ; il possédait cent cinquante-deux mille francs ! {p. 283}   Il laissa échapper un mouvement de satisfaction. En ce moment, madame Hulot entra dans un état à attendrir des juges politiques. Elle se jeta sur Hector, en regardant la boîte de pistolets, et le maréchal, alternativement, d’un air fou.

— Qu’avez-vous contre votre frère ? Que vous a fait mon mari ? dit-elle d’une voix si vibrante que le maréchal l’entendit.

— Il nous a déshonorés tous ! répondit le vieux soldat de la République qui rouvrit par cet effort une de ses blessures. Il a volé l’État ! Il m’a rendu mon nom odieux ; il me fait souhaiter de mourir, il m’a tué… Je n’ai de force que pour accomplir la restitution !… J’ai été humilié devant le Condé de la République, devant l’homme que j’estime le plus, et à qui j’ai donné injustement un démenti, le prince de Wissembourg !… Est-ce rien, cela ? Voilà son compte avec la Patrie !

Il essuya une larme.

— À sa famille maintenant ! reprit-il. Il vous arrache le pain que je vous gardais, le fruit de trente ans d’économies, le trésor des privations du vieux soldat ! Voilà ce que je vous destinais ! dit-il en montrant les billets de banque. Il a tué son oncle Fischer, noble et digne enfant de l’Alsace, qui n’a pas, comme lui, pu soutenir l’idée d’une tache à son nom de paysan. Enfin, Dieu, par une clémence adorable, lui avait permis de choisir un ange entre toutes les femmes ! il a eu le bonheur inouï de prendre pour épouse une Adeline ! et il l’a trahie, il l’a abreuvée de chagrins, il l’a quittée pour des catins, pour des gourgandines, pour des sauteuses, des actrices, des Cadine, des Josépha, des Marneffe… Et voilà l’homme de qui j’ai fait mon enfant, mon orgueil… Va, malheureux, si tu acceptes la vie infâme que tu t’es faite, sors ! Moi ! je n’ai pas la force de maudire un frère que j’ai tant aimé ; je suis aussi faible pour lui que vous l’êtes, Adeline ; mais qu’il ne reparaisse plus devant moi. Je lui défends d’assister à mon convoi, de suivre mon cercueil. Qu’il ait la pudeur du crime, s’il n’en a pas le remords…

Le maréchal, devenu blême, se laissa tomber sur le divan de son cabinet, épuisé par ces solennelles paroles. Et, pour la première fois de sa vie peut-être, deux larmes roulèrent de ses yeux et sillonnèrent ses joues.

— Mon pauvre oncle Fischer ! s’écria Lisbeth qui se mit un mouchoir sur les yeux.

{p. 284}   — Mon frère ! dit Adeline en venant s’agenouiller devant le maréchal, vivez pour moi ! Aidez-moi dans l’œuvre que j’entreprendrai de réconcilier Hector avec la vie, de lui faire racheter ses fautes !…

— Lui ! dit le maréchal, s’il vit, il n’est pas au bout de ses crimes ! Un homme qui a méconnu une Adeline, et qui a éteint en lui les sentiments du vrai républicain, cet amour du Pays, de la Famille et du Pauvre que je m’efforçais de lui inculquer, cet homme est un monstre, un pourceau… Emmenez-le, si vous l’aimez encore, car je sens en moi une voix qui me crie de charger mes pistolets et de lui faire sauter la cervelle ! En le tuant, je vous sauverais tous, et je le sauverais de lui-même.

Le vieux maréchal se leva par un mouvement si redoutable, que la pauvre Adeline s’écria : — Viens, Hector ! Elle saisit son mari, l’emmena, quitta la maison, entraînant le baron, si défait, qu’elle fut obligée de le mettre en voiture pour le transporter rue Plumet, où il prit le lit. Cet homme, quasi-dissous, y resta plusieurs jours, refusant toute nourriture sans dire un mot. Adeline obtenait à force de larmes qu’il avalât des bouillons ; elle le gardait, assise à son chevet, et ne sentant plus, de tous les sentiments qui naguère lui remplissaient le cœur, qu’une pitié profonde.

À midi et demi, Lisbeth introduisit dans le cabinet de son cher maréchal, qu’elle ne quittait pas, tant elle fut effrayée des changements qui s’opéraient en lui, le notaire et le comte Steinbock.

— Monsieur le comte, dit le maréchal, je vous prie de signer l’autorisation nécessaire à ma nièce, votre femme, pour vendre une inscription de rentes dont elle ne possède encore que la nue propriété. Mademoiselle Fischer, vous acquiescerez à cette vente en abandonnant votre usufruit.

— Oui, cher comte, dit Lisbeth sans hésiter.

— Bien, ma chère, répondit le vieux soldat. J’espère vivre assez pour vous récompenser. Je ne doutais pas de vous : vous êtes une vraie républicaine, une fille du peuple.

Il prit la main de la vieille fille et y mit un baiser.

— Monsieur Hannequin, dit-il au notaire, faites l’acte nécessaire sous forme de procuration, que je l’aie d’ici à deux heures, afin de pouvoir vendre la rente à la Bourse d’aujourd’hui. Ma nièce, la comtesse, a le titre ; elle va venir, elle signera l’acte quand vous {p. 285}   l’apporterez, ainsi que mademoiselle. Monsieur le comte vous accompagnera chez vous pour vous donner sa signature.

L’artiste, sur un signe de Lisbeth, salua respectueusement le maréchal et sortit.

Le lendemain, à dix heures du matin, le comte de Forzheim se fit annoncer chez le prince de Wissembourg et fut aussitôt admis.

— Eh bien ! mon cher Hulot, dit le maréchal Cottin en présentant les journaux à son vieil ami, nous avons, vous le voyez, sauvé les apparences… Lisez.

Le maréchal Hulot posa les journaux sur le bureau de son vieux camarade et lui tendit deux cent mille francs.

— Voici ce que mon frère a pris à l’État, dit-il.

— Quelle folie ! s’écria le ministre. Il nous est impossible, ajouta-t-il en prenant le cornet que lui présenta le maréchal et lui parlant dans l’oreille, d’opérer cette restitution. Nous serions obligés d’avouer les concussions de votre frère, et nous avons tout fait pour les cacher…

— Faites-en ce que vous voudrez ; mais je ne veux pas qu’il y ait dans la fortune de la famille Hulot un liard de volé dans les deniers de l’État, dit le comte.

— Je prendrai les ordres du roi à ce sujet. N’en parlons plus, répondit le ministre en reconnaissant l’impossibilité de vaincre le sublime entêtement du vieillard.

— Adieu, Cottin, dit le vieillard en prenant la main du prince de Wissembourg, je me sens l’âme gelée… Puis, après avoir fait un pas, il se retourna, regarda le prince qu’il vit ému fortement, il ouvrit les bras pour l’y serrer, et le prince embrassa le maréchal. — Il me semble que je dis adieu, dit-il, à toute la Grande-Armée en ta personne…

— Adieu donc, mon bon et vieux camarade ! dit le ministre.

— Oui, adieu, car je vais où sont tous ceux de nos soldats que nous avons pleurés…

En ce moment, Claude Vignon entra. Les deux vieux débris des phalanges napoléoniennes se saluèrent gravement en faisant disparaître toute trace d’émotion.

— Vous avez dû, mon prince, être content des journaux ? dit le futur maître des requêtes. J’ai manœuvré de manière à faire croire aux feuilles de l’Opposition qu’elles publiaient nos secrets…

— Malheureusement, tout est inutile, répliqua le ministre qui {p. 286}   regarda le maréchal s’en allant par le salon. Je viens de dire un dernier adieu qui m’a fait bien du mal. Le maréchal Hulot n’a pas trois jours à vivre, je l’ai bien vu d’ailleurs, hier. Cet homme, une de ces probités divines, un soldat respecté par les boulets malgré sa bravoure… tenez… là, sur ce fauteuil !… a reçu le coup mortel, et de ma main, par un papier !… Sonnez et demandez ma voiture. Je vais à Neuilly, dit-il en serrant les deux cent mille francs dans son portefeuille ministériel.

Malgré les soins de Lisbeth, trois jours après, le maréchal Hulot était mort. De tels hommes sont l’honneur des partis qu’ils ont embrassés. Pour les républicains, le maréchal était l’idéal du patriotisme ; aussi se trouvèrent-ils tous à son convoi, qui fut suivi d’une foule immense. L’Armée, l’Administration, la Cour, le Peuple, tout le monde vint rendre hommage à cette haute vertu, à cette intacte probité, à cette gloire si pure. N’a pas, qui veut, le peuple à son convoi. Ces obsèques furent marquées par un de ces témoignages pleins de délicatesse, de bon goût et de cœur, qui, de loin en loin, rappellent les mérites et la gloire de la Noblesse française. Derrière le cercueil du maréchal on vit le vieux marquis de Montauran, le frère de celui qui, dans la levée de boucliers des Chouans en 1799, avait été l’adversaire et l’adversaire malheureux de Hulot. Le marquis, en mourant sous les balles des Bleus, avait confié les intérêts de son jeune frère au soldat de la République. (Voir les Chouans.) Hulot avait si bien accepté le testament verbal du noble, qu’il réussit à sauver les biens de ce jeune homme, alors émigré. Ainsi, l’hommage de la vieille noblesse française ne manqua pas au soldat qui, neuf ans auparavant, avait vaincu Madame.

Cette mort, arrivée quatre jours avant la dernière publication de son mariage, fut pour Lisbeth le coup de foudre qui brûle la moisson engrangée avec la grange. La Lorraine, comme il arrive souvent, avait trop réussi. Le maréchal était mort des coups portés à cette famille, par elle et par madame Marneffe. La haine de la vieille fille, qui semblait assouvie par le succès, s’accrut de toutes ses espérances trompées. Lisbeth alla pleurer de rage chez madame Marneffe ; car elle fut sans domicile, le maréchal ayant subordonné la durée de son bail à celle de sa vie. Crevel, pour consoler l’amie de sa Valérie, en prit les économies, les doubla largement, et plaça ce capital en cinq pour cent, en lui donnant l’usufruit et mettant {p. 287}   la propriété au nom de Célestine. Grâce à cette opération, Lisbeth posséda deux mille francs de rentes viagères… On trouva, lors de l’inventaire, un mot du maréchal à sa belle-sœur, à sa nièce Hortense, et à son neveu Victorin, qui les chargeait de payer, à eux trois, douze cents francs de rentes viagères à celle qui devait être sa femme, mademoiselle Lisbeth Fischer.

Adeline, voyant le baron entre la vie et la mort, réussit à lui cacher pendant quelques jours le décès du maréchal ; mais Lisbeth vint en deuil, et la fatale vérité lui fut révélée onze jours après les funérailles. Ce coup terrible rendit de l’énergie au malade, il se leva, trouva toute sa famille réunie au salon, habillée en noir, et elle devint silencieuse à son aspect. En quinze jours, Hulot, devenu maigre comme un spectre, offrit à sa famille une ombre de lui-même.

— Il faut prendre un parti, dit-il d’une voix éteinte en s’asseyant sur un fauteuil et regardant cette réunion où manquaient Crevel et Steinbock.

— Nous ne pouvons plus rester ici, faisait observer Hortense au moment où son père se montra, le loyer est trop cher…

— Quant à la question du logement, dit Victorin en rompant ce pénible silence, j’offre à ma mère

En entendant ces mots, qui semblaient l’exclure, le baron releva sa tête inclinée vers le tapis où il contemplait les fleurs sans les voir, et jeta sur l’avocat un déplorable regard. Les droits du père sont toujours si sacrés, même lorsqu’il est infâme et dépouillé d’honneur, que Victorin s’arrêta.

— À votre mère… reprit le baron. Vous avez raison, mon fils !

— L’appartement au-dessus du nôtre, dans notre pavillon, dit Célestine achevant la phrase de son mari.

— Je vous gêne, mes enfants ?… dit le baron avec la douceur des gens qui se sont condamnés eux-mêmes. Oh ! soyez sans inquiétude pour l’avenir, vous n’aurez plus à vous plaindre de votre père, et vous ne le reverrez qu’au moment où vous n’aurez plus à rougir de lui.

Il alla prendre Hortense et la baisa au front. Il ouvrit ses bras à son fils qui s’y jeta désespérément en devinant les intentions de son père. Le baron fit un signe à Lisbeth, qui vint, et il l’embrassa au front. Puis, il se retira dans sa chambre où Adeline, dont l’inquiétude était poignante, le suivit.

— Mon frère avait raison, Adeline, lui dit-il en la prenant par {p. 288}   la main. Je suis indigne de la vie de famille. Je n’ai pas osé bénir autrement que dans mon cœur mes pauvres enfants, dont la conduite a été sublime ; dis-leur que je n’ai pu que les embrasser ; car, d’un homme infâme, d’un père qui devient l’assassin, le fléau de la famille au lieu d’en être le protecteur et la gloire, une bénédiction pourrait être funeste ; mais je les bénirai de loin, tous les jours. Quant à toi, Dieu seul, car il est tout-puissant, peut te donner des récompenses proportionnées à tes mérites !… Je te demande pardon, dit-il en s’agenouillant devant sa femme, lui prenant les mains et les mouillant de larmes.

— Hector ! Hector ! tes fautes sont grandes ; mais la miséricorde divine est infinie, et tu peux tout réparer en restant avec moi… Relève-toi dans des sentiments chrétiens, mon ami… Je suis ta femme et non ton juge. Je suis ta chose, fais de moi tout ce que tu voudras, mène-moi où tu iras, je me sens la force de te consoler, de te rendre la vie supportable, à force d’amour, de soins et de respect !… Nos enfants sont établis, ils n’ont plus besoin de moi. Laisse-moi tâcher d’être ton amusement, ta distraction. Permets-moi de partager les peines de ton exil, de ta misère, pour les adoucir. Je te serai toujours bonne à quelque chose, ne fût-ce qu’à t’épargner la dépense d’une servante…

— Me pardonnes-tu, ma chère et bien-aimée Adeline ?

— Oui ; mais, mon ami, relève-toi !

— Eh bien ! avec ce pardon, je pourrai vivre ! reprit-il en se relevant. Je suis rentré dans notre chambre pour que nos enfants ne fussent pas témoins de l’abaissement de leur père. Ah ! voir tous les jours devant soi un père, criminel comme je le suis, il y a quelque chose d’épouvantable qui ravale le pouvoir paternel et qui dissout la famille. Je ne puis donc rester au milieu de vous, je vous quitte pour vous épargner l’odieux spectacle d’un père sans dignité. Ne t’oppose pas à ma fuite, Adeline. Ce serait armer toi-même le pistolet avec lequel je me ferais sauter la cervelle… Enfin ! ne me suis pas dans ma retraite, tu me priverais de la seule force qui me reste, celle du remords.

L’énergie d’Hector imposa silence à la mourante Adeline. Cette femme, si grande au milieu de tant de ruines, puisait son courage dans son intime union avec son mari ; car elle le voyait à elle, elle apercevait la mission sublime de le consoler, de le rendre à la vie de famille, et de le réconcilier avec lui-même.

{p. 289}   — Hector, tu veux donc me laisser mourir de désespoir, d’anxiétés, d’inquiétudes !… dit-elle en se voyant enlever le principe de sa force.

— Je te reviendrai, ange descendu du ciel, je crois, exprès pour moi ; je vous reviendrai, sinon riche, du moins dans l’aisance. Écoute, ma bonne Adeline, je ne puis rester ici par une foule de raisons. D’abord, ma pension qui sera de six mille francs est engagée pour quatre ans, je n’ai donc rien. Ce n’est pas tout ! je vais être sous le coup de la contrainte par corps dans quelques jours, à cause des lettres de change souscrites à Vauvinet… Ainsi, je dois m’absenter, jusqu’à ce que mon fils, à qui je vais laisser des instructions précises, ait racheté ces titres. Ma disparition aidera puissamment cette opération. Lorsque ma pension de retraite sera libre, lorsque Vauvinet sera payé, je vous reviendrai… Tu décèlerais le secret de mon exil. Sois tranquille, ne pleure pas, Adeline… Il ne s’agit que d’un mois…

— Où iras-tu ? que feras-tu ? que deviendras-tu ? qui te soignera, toi qui n’es plus jeune ? Laisse-moi disparaître avec toi, nous irons à l’étranger, dit-elle.

— Eh bien ! nous allons voir, répondit-il.

Le baron sonna, donna l’ordre à Mariette de rassembler tous ses effets, de les mettre secrètement et promptement dans des malles. Puis, il pria sa femme, après l’avoir embrassée avec une effusion de tendresse à laquelle elle n’était pas habituée, de le laisser un moment seul pour écrire les instructions dont avait besoin Victorin, en lui promettant de ne quitter la maison qu’à la nuit et avec elle. Dès que la baronne fut rentrée au salon, le fin vieillard passa par le cabinet de toilette, gagna l’antichambre et sortit en remettant à Mariette un carré de papier, sur lequel il avait écrit : « Adressez mes malles par le chemin de fer de Corbeil, à monsieur Hector, bureau restant, à Corbeil. » Le baron, monté dans un fiacre, courait déjà dans Paris, lorsque Mariette vint montrer à la baronne ce mot, en lui disant que monsieur venait de sortir. Adeline s’élança dans la chambre en tremblant plus fortement que jamais ; ses enfants, effrayés, l’y suivirent en entendant un cri perçant. On releva la baronne évanouie, il fallut la mettre au lit, car elle fut prise d’une fièvre nerveuse qui la tint entre la vie et la mort pendant un mois.

— Où est-il ? était la seule parole qu’on obtenait d’elle.

Les recherches de Victorin furent infructueuses. Voici pourquoi. {p. 290}   Le baron s’était fait conduire à la place du Palais-Royal. Là, cet homme qui retrouva tout son esprit pour accomplir un dessein prémédité pendant les jours où il était resté dans son lit anéanti de douleur et de chagrin, traversa le Palais-Royal, et alla prendre une magnifique voiture de remise, rue Joquelet. D’après l’ordre reçu, le cocher entra rue de la Ville-l’Évêque, au fond de la cour de l’hôtel de Josépha29, dont les portes s’ouvrirent, au cri du cocher, pour cette splendide voiture. Josépha vint, amenée par la curiosité ; son valet de chambre lui avait dit qu’un vieillard impotent, incapable de quitter sa voiture, la priait de descendre pour un instant.

— Josépha ! c’est moi !…

L’illustre cantatrice ne reconnut son Hulot qu’à la voix.

— Comment, c’est toi ! mon pauvre vieux ?… Ma parole d’honneur, tu ressembles aux pièces de vingt francs que les juifs d’Allemagne ont lavées et que les changeurs refusent.

— Hélas ! oui, répondit Hulot, je sors des bras de la Mort ! Mais tu es toujours belle, toi ! seras-tu bonne ?

— C’est selon, tout est relatif ! dit-elle.

— Écoute-moi, reprit Hulot. Peux-tu me loger dans une chambre de domestique, sous les toits, pendant quelques jours ? Je suis sans un liard, sans espérance, sans pain, sans pension, sans femme, sans enfants, sans asile, sans honneur, sans courage, sans ami, et, pis que cela ! sous le coup de lettres de change…

— Pauvre vieux ! c’est bien des sans ! Es-tu aussi sans-culotte ?

— Tu ris, je suis perdu ! s’écria le baron. Je comptais cependant sur toi, comme Gourville sur Ninon.

— C’est, m’a-t-on dit, demanda Josépha, une femme du monde qui t’a mis dans cet état-là ? Les farceuses s’entendent mieux que nous à la plumaison du dinde !… Oh ! te voilà comme une carcasse abandonnée par les corbeaux… on voit le jour à travers !

— Le temps presse ! Josépha !

— Entre, mon vieux ! je suis seule, et mes gens ne te connaissent pas. Renvoie ta voiture. Est-elle payée ?

— Oui, dit le baron en descendant appuyé sur le bras de Josépha.

— Tu passeras, si tu veux, pour mon père, dit la cantatrice prise de pitié.

Elle fit asseoir Hulot dans le magnifique salon où il l’avait vue la dernière fois.

{p. 291}   — Est-ce vrai, vieux, reprit-elle, que tu as tué ton frère et ton oncle, ruiné ta famille, surhypothéqué la maison de tes enfants et mangé la grenouille du gouvernement en Afrique avec la princesse ?

Le baron inclina tristement la tête.

— Eh bien ! j’aime cela ! s’écria Josépha, qui se leva pleine d’enthousiasme. C’est un brûlage général ! C’est sardanapale ! c’est grand ! c’est complet ! On est une canaille, mais on a du cœur. Eh bien ! moi, j’aime mieux un mange-tout, passionné comme toi pour les femmes, que ces froids banquiers sans âme qu’on dit vertueux et qui ruinent des milliers de familles avec leurs rails qui sont de l’or pour eux et du fer pour les Gogos ! Toi ! tu n’as ruiné que les tiens, tu n’as disposé que de toi ! et puis tu as une excuse, et physique et morale…

Elle se posa tragiquement et dit :

C’est Vénus tout entière à sa proie attachée.

— Et voilà ! ajouta-t-elle en pirouettant.

Hulot se trouvait absous par le Vice, le Vice lui souriait au milieu de son luxe effréné. La grandeur des crimes était là, comme pour les jurés, une circonstance atténuante.

— Est-elle jolie ta femme du monde, au moins ? demanda la cantatrice en essayant pour première aumône de distraire Hulot dont la douleur la navrait.

— Ma foi, presque autant que toi ! répondit finement le baron.

— Et… bien farce ? m’a-t-on dit. Que te faisait-elle donc ? Est-elle plus drôle que moi ?

— N’en parlons plus, dit Hulot.

— On dit qu’elle a enguirlandé mon Crevel, le petit Steinbock et un magnifique Brésilien.

— C’est bien possible…

— Elle est dans un hôtel aussi joli que celui-ci, donné par Crevel. Cette gueuse-là, c’est mon prévôt, elle achève les gens que j’ai entamés ! Voilà, vieux, pourquoi je suis si curieuse de savoir comment elle est, je l’ai entrevue en calèche au Bois, mais de loin… C’est, m’a dit Carabine, une voleuse finie ! Elle essaie de manger Crevel ! mais elle ne pourra que le grignoter. Crevel est un rat ! un rat bonhomme qui dit toujours oui, et qui n’en fait qu’à sa tête. Il est vaniteux, il est passionné, mais son argent est froid. On n’a rien de ces cadets-là que mille ou trois mille francs par mois, et ils {p. 292}   s’arrêtent devant la grosse dépense, comme des ânes devant une rivière. Ce n’est pas comme toi, mon vieux, tu es un homme à passions, on te ferait vendre ta patrie ! Aussi, vois-tu, je suis prête à tout faire pour toi ! Tu es mon père, tu m’as lancée ! c’est sacré. Que te faut-il ? Veux-tu cent mille francs ? on s’exterminera le tempérament pour te les gagner. Quant à te donner la pâtée et la niche, ce n’est rien. Tu auras ton couvert mis ici tous les jours, tu peux prendre une belle chambre au second, et tu auras cent écus par mois pour ta poche.

Le baron, touché de cette réception, eut un dernier accès de noblesse.

— Non, ma petite, non, je ne suis pas venu pour me faire entretenir, dit-il.

— À ton âge, c’est un fier triomphe ! dit-elle.

— Voici ce que je désire, mon enfant. Ton duc d’Hérouville a d’immenses propriétés en Normandie, et je voudrais être son régisseur sous le nom de Thoul. J’ai la capacité, l’honnêteté, car on prend à son gouvernement, on ne vole pas pour cela dans une caisse…

— Hé ! hé ! fit Josépha, qui a bu, boira !

— Enfin, je ne demande qu’à vivre inconnu pendant trois ans…

— Ça, c’est l’affaire d’un instant, ce soir, après-dîner, dit Josépha, je n’ai qu’à parler. Le duc m’épouserait si je le voulais ; mais j’ai sa fortune, je veux plus !… son estime. C’est un duc de la haute école. C’est noble, c’est distingué, c’est grand comme Louis XIV et comme Napoléon mis l’un sur l’autre, quoique nain. Et puis, j’ai fait comme la Schontz avec Rochefide : par mes conseils, il vient de gagner deux millions. Mais écoute-moi, mon vieux pistolet !… Je te connais, tu aimes les femmes, et tu courras là-bas après les petites Normandes qui sont des filles superbes ; tu te feras casser les os par les gars ou par les pères, et le duc sera forcé de te dégommer. Est-ce que je ne vois pas à la manière dont tu me regardes que le jeune homme n’est pas encore tué chez toi, comme a dit Fénelon ! Cette régie n’est pas ton affaire. On ne rompt pas comme on veut, vois-tu, vieux, avec Paris, avec nous autres ! Tu crèverais d’ennui à Hérouville !

— Que devenir ? demanda le baron, car je ne veux rester chez toi que le temps de prendre un parti.

{p. 293}   — Voyons, veux-tu que je te case à mon idée ? Écoute, vieux chauffeur !… — Il te faut des femmes. Ça console de tout. Écoute-moi bien. Au bas de la Courtille, rue Saint-Maur-du-Temple, je connais une pauvre famille qui possède un trésor : une petite fille, plus jolie que je ne l’étais à seize ans !… Ah ! ton œil flambe déjà ! Ça travaille seize heures par jour à broder des étoffes précieuses pour les marchands de soieries et ça gagne seize sous par jour, un sou par heure, une misère !… Et ça mange comme les Irlandais des pommes de terre, mais frites dans de la graisse de rat, du pain cinq fois la semaine, ça boit de l’eau de l’Ourcq aux tuyaux de la Ville, parce que l’eau de la Seine est trop chère ; et ça ne peut pas avoir d’établissement à son compte, faute de six ou sept mille francs. Ça ferait les cent horreurs pour avoir sept ou huit mille francs. Ta famille et ta femme t’embêtent, n’est-ce pas ?… D’ailleurs, on ne peut pas se voir rien là où l’on était dieu. Un père sans argent et sans honneur, ça s’empaille et ça se met derrière un vitrage…

Le baron ne put s’empêcher de sourire à ces atroces plaisanteries.

— Eh bien ! la petite Bijou vient demain m’apporter une robe de chambre brodée, un amour, ils y ont passé six mois, personne n’aura pareille étoffe ! Bijou m’aime, car je lui donne des friandises et mes vieilles robes. Puis j’envoie des bons de pain, des bons de bois et de viande à la famille, qui casserait pour moi les deux tibias à un premier sujet si je le voulais. Je tâche de faire un peu de bien ! Ah ! je sais ce que j’ai souffert quand j’avais faim ! Bijou m’a versé dans le cœur ses petites confidences. Il y a chez cette petite fille l’étoffe d’une figurante de l’Ambigu-Comique. Bijou rêve de porter de belles robes comme les miennes, et surtout d’aller en voiture. Je lui dirai : — « Ma petite, veux-tu d’un monsieur de… » — Qu’êque-t’as ?… demanda-t-elle en s’interrompant, soixante-douze…

— Je n’ai plus d’âge !

— « Veux-tu, lui dirai-je, d’un monsieur de soixante-douze ans, bien propret, qui ne prend pas de tabac, sain comme mon œil, qui vaut un jeune homme ? tu te marieras avec lui au Treizième, il vivra bien gentiment avec vous, il vous donnera sept mille francs pour être à votre compte, il te meublera un appartement tout en acajou ; puis, si tu es sage, il te mènera quelquefois au {p. 294}   spectacle. Il te donnera cent francs par mois pour toi, et cinquante francs pour la dépense ! » Je connais Bijou, c’est moi-même à quatorze ans ! J’ai sauté de joie quand cet abominable Crevel m’a fait ces atroces propositions-là ! Eh bien ! vieux, tu seras emballé là pour trois ans. C’est sage, c’est honnête, et ça aura d’ailleurs des illusions pour trois ou quatre ans, pas plus.

Hulot n’hésitait pas, son parti de refuser était pris ; mais, pour remercier la bonne et excellente cantatrice qui faisait le bien à sa manière, il eut l’air de balancer entre le Vice et la Vertu.

— Ah çà ! tu restes froid comme un pavé en décembre ! reprit-elle étonnée. Voyons ! tu fais le bonheur d’une famille composée d’un grand-père qui trotte, d’une mère qui s’use à travailler, et de deux sœurs, dont une fort laide, qui gagnent à elles deux trente-deux sous en se tuant les yeux. Ça compense le malheur dont tu es la cause chez toi, tu rachètes tes fautes en t’amusant comme une lorette à Mabille.

Hulot, pour mettre un terme à cette séduction, fit le geste de compter de l’argent.

— Sois tranquille sur les voies et moyens, reprit Josépha. Mon duc te prêtera dix mille francs : sept mille pour un établissement de broderie au nom de Bijou, trois mille pour te meubler, et tous les trois mois, tu trouveras six cent cinquante francs ici sur un billet. Quand tu recouvreras ta pension, tu rendras au duc ces dix-sept mille francs-là. En attendant, tu seras heureux comme un coq en pâte, et perdu dans un trou à ne pas pouvoir être trouvé par la police ! Tu te mettras en grosse redingote de castorine, tu auras l’air d’être un propriétaire aisé du quartier. Nomme-toi Thoul, si c’est ta fantaisie. Moi, je te donne à Bijou comme un de mes oncles venu d’Allemagne en faillite, et tu seras chouchouté comme un dieu. Voilà, papa !… Qui sait ? Peut-être ne regretteras-tu rien ? Si par hasard tu t’ennuyais, garde une de tes belles pelures, tu viendras ici me demander à dîner et passer la soirée.

— Moi, qui voulais devenir vertueux, rangé !… Tiens, fais-moi prêter vingt mille francs, et je pars faire fortune en Amérique, à l’exemple de mon ami d’Aiglemont quand Nucingen l’a ruiné…

— Toi ! s’écria Josépha, laisse donc les mœurs aux épiciers, aux simples tourlouroux, aux citoyens frrrrançais, qui n’ont que la vertu pour se faire valoir ! Toi ! tu es né pour être autre chose qu’un jobard, tu es en homme ce que je suis en femme : un génie gouapeur !

{p. 295}   — La nuit porte conseil, nous causerons de tout cela demain.

— Tu vas dîner avec le duc. Mon d’Hérouville te recevra poliment, comme si tu avais sauvé l’État ! et demain tu prendras un parti. Allons, de la gaieté, mon vieux ? La vie est un vêtement : quand il est sale, on le brosse ! quand il est troué, on le raccommode, mais on reste vêtu tant qu’on peut !

Cette philosophie du vice et son entrain dissipèrent les chagrins cuisants de Hulot.

Le lendemain à midi, après un succulent déjeuner, Hulot vit entrer un de ces vivants chefs-d’œuvre que Paris, seul au monde, peut fabriquer à cause de l’incessant concubinage du Luxe et de la Misère, du Vice et de l’Honnêteté, du Désir réprimé et de la Tentation renaissante, qui rend cette ville l’héritière des Ninive, des Babylone et de la Rome impériale. Mademoiselle Olympe Bijou, petite fille de seize ans, montra le visage sublime que Raphaël a trouvé pour ses vierges, des yeux d’une innocence attristée par des travaux excessifs, des yeux noirs rêveurs, armés de longs cils, et dont l’humidité se desséchait sous le feu de la Nuit laborieuse, des yeux assombris par la fatigue ; mais un teint de porcelaine et presque maladif ; mais une bouche comme une grenade entr’ouverte, un sein tumultueux, des formes pleines, de jolies mains, des dents d’un émail distingué, des cheveux noirs abondants, le tout ficelé d’indienne à soixante-quinze centimes le mètre, orné d’une collerette brodée, monté sur des souliers de peau sans clous, et décoré de gants à vingt-neuf sous. L’enfant, qui ne connaissait pas sa valeur, avait fait sa plus belle toilette pour venir chez la grande dame. Le baron, repris par la main griffue de la Volupté, sentit toute sa vie s’échapper par ses yeux. Il oublia tout devant cette sublime créature. Il fut comme le chasseur apercevant le gibier : devant un empereur, on le met en joue !