— Pas de bruit, lui dit-il, restez là jusqu’à mon retour, sans lumière la nuit, ou sinon vous allez au bagne ! M’entendez-vous, monsieur le comte ? oui, au bagne, si, dans une ville comme la nôtre, quelqu’un vous savait là.
Puis Chesnel sortit de chez lui, après avoir ordonné à la gouvernante de le dire malade, de ne recevoir personne, de renvoyer tout le monde, et de remettre toute espèce d’affaire à trois jours. Il alla séduire le directeur de la poste, lui raconta un roman, car il eut le génie d’un romancier habile : il obtint, au cas où il y aurait une {p. 196} place, d’être pris sans passe-port ; et il se fit promettre le secret sur ce départ précipité. La malle arriva très-heureusement vide.
Débarqué, le lendemain dans la nuit à Paris, le notaire se trouvait à neuf heures du matin chez les Keller, il y apprit que le fatal mandat était retourné depuis trois jours à du Croisier ; mais tout en prenant ses informations, il n’y avait rien dit de compromettant. Avant de quitter les banquiers, il leur demanda si, en rétablissant les fonds, ils pouvaient faire revenir cette pièce. François Keller répondit que la pièce appartenait à du Croisier, qui seul était maître de la garder ou de la renvoyer. Le vieillard au désespoir alla chez la duchesse. À cette heure, madame de Maufrigneuse ne recevait personne. Chesnel sentait le prix du temps, il s’assit dans l’antichambre, écrivit quelques lignes, et les fit parvenir à madame de Maufrigneuse, en séduisant, en fascinant, en intéressant, en commandant les domestiques les plus insolents, les plus inaccessibles du monde. Quoiqu’elle fût encore au lit, la duchesse, au grand étonnement de sa maison, reçut dans sa chambre le vieil homme en culottes noires, en bas drapés, en souliers agrafés.
— Qu’y a-t-il, monsieur, dit-elle en se posant dans son désordre, que veut-il de moi, l’ingrat ?
— Il y a, madame la duchesse, s’écria le bonhomme, que vous avez cent mille écus à nous.
— Oui, dit-elle. Que signifie…
— Cette somme est le résultat d’un faux qui nous mène aux galères, et que nous avons fait par amour pour vous, dit vivement Chesnel. Comment ne l’avez-vous pas deviné, vous qui êtes si spirituelle ? Au lieu de gronder le jeune homme, vous auriez dû le questionner, et le sauver en l’arrêtant à propos. Maintenant, Dieu veuille que le malheur ne soit pas irréparable ! Nous allons avoir besoin de tout votre crédit auprès du Roi.
Aux premiers mots qui lui expliquèrent l’affaire, la duchesse honteuse de sa conduite avec un amant si passionné, craignit d’être soupçonnée de complicité. Dans son désir de montrer qu’elle avait conservé l’argent sans y toucher, elle oublia toute convenance, et ne compta pas d’ailleurs ce notaire pour un homme ; elle jeta son édredon par un mouvement violent, s’élança vers son secrétaire en passant devant le notaire comme un de ces anges qui traversent les vignettes de Lamartine, et se remit confuse au lit, après avoir tendu les cent mille écus à Chesnel.
{p. 197} — Vous êtes un ange, madame, dit-il. (Elle devait être un ange pour tout le monde !) Mais ce ne sera pas tout, reprit le notaire, je compte sur votre appui pour nous sauver.
— Vous sauver ! j’y réussirai ou je périrai. Il faut bien aimer pour ne pas reculer devant un crime. Pour quelle femme a-t-on fait pareille chose ? Pauvre enfant ! Allez, ne perdez pas de temps, cher monsieur Chesnel. Comptez sur moi comme sur vous-même.
— Madame la duchesse, madame la duchesse !
Le vieux notaire ne put rien dire que ces mots, tant il était saisi ! Il pleurait, il lui prit envie de danser, mais il eut peur de devenir fou, il se contint.
— À nous deux, nous le sauverons, dit-il en s’en allant.
Chesnel alla voir aussitôt Joséphin qui lui ouvrit le secrétaire et la table où étaient les papiers du jeune comte, il y trouva très-heureusement quelques lettres de du Croisier et des Keller qui pouvaient devenir utiles. Puis, il prit une place dans une diligence qui partait immédiatement. Il paya les postillons de manière à faire aller la lourde voiture aussi vite que la malle, car il rencontra deux voyageurs aussi pressés que lui, et qui s’accordèrent pour faire leurs repas en voiture. La route fut comme dévorée. Le notaire rentra rue du Bercail, après trois jours d’absence. Quoiqu’il fût onze heures avant minuit, il était trop tard. Chesnel aperçut des gendarmes à sa porte, et quand il en atteignit le seuil, il vit dans sa cour le jeune comte arrêté. Certes, s’il en avait eu le pouvoir, il aurait tué tous les gens de justice et les soldats, mais il ne put que se jeter au cou de Victurnien.
— Si je ne réussis pas à étouffer l’affaire, il faudra vous tuer avant que l’acte d’accusation ne soit dressé, lui dit-il à l’oreille.
Victurnien était dans un tel état de stupeur, qu’il regarda le notaire sans le comprendre.
— Me tuer, répéta-t-il.
— Oui ? Si vous n’en aviez pas le courage, mon enfant, comptez sur moi, lui dit Chesnel en lui serrant la main.
Il resta, malgré la douleur que lui causait ce spectacle, planté sur ses deux jambes tremblantes, à regarder le fils de son cœur, le comte d’Esgrignon, l’héritier de cette grande maison, marchant entre les gendarmes, entre le commissaire de police de la ville, le juge de paix, et l’huissier du Parquet. Le vieillard ne recouvra sa résolution et sa présence d’esprit que quand cette troupe eut {p. 198} disparu, qu’il n’entendit plus le bruit des pas, et que le silence se fut rétabli.
— Monsieur, vous allez vous enrhumer, lui dit Brigitte.
— Que le diable t’emporte, s’écria le notaire exaspéré.
Brigitte, qui n’avait rien entendu de pareil depuis vingt-neuf ans qu’elle servait Chesnel, laissa tomber sa chandelle ; mais sans prendre garde à l’épouvante de Brigitte, le maître, qui n’entendit pas l’exclamation de sa gouvernante, se mit à courir vers le Val-Noble.
— Il est fou, se dit-elle. Après tout, il y a de quoi. Mais où va-t-il ? il m’est impossible de le suivre. Que deviendra-t-il ? irait-il se noyer.
Brigitte réveilla le premier clerc, et l’envoya surveiller les bords de la rivière, devenus fatalement célèbres depuis le suicide d’un jeune homme plein d’avenir, et la mort récente d’une jeune fille séduite. Chesnel se rendait à l’hôtel de du Croisier. Il n’y avait plus d’espoir que là. Les crimes de faux ne peuvent être poursuivis que sur des plaintes privées. Si du Croisier voulait s’y prêter, il était encore possible de faire passer la plainte pour un malentendu, Chesnel espérait encore acheter cet homme.
Pendant cette soirée, il était venu beaucoup plus de monde qu’à l’ordinaire chez monsieur et madame du Croisier. Quoique cette affaire eût été tenue secrète entre le Président du Tribunal, monsieur du Ronceret, monsieur Sauvager, premier Substitut du Procureur du Roi, et monsieur du Coudrai, l’ancien Conservateur des hypothèques destitué pour avoir mal voté, mesdames du Ronceret et du Coudrai l’avaient confiée sous le secret, à une ou deux amies intimes. La nouvelle avait donc couru dans la société mi-partie de noblesse et de bourgeoisie qui se donnait rendez-vous chez monsieur du Croisier. Chacun sentait la gravité d’une affaire semblable, et n’osait en parler ouvertement. L’attachement de madame du Croisier à la haute noblesse était d’ailleurs si connu qu’à peine se hasarda-t-on à chuchoter quelque chose du malheur qui arrivait aux d’Esgrignon en demandant des éclaircissements. Les principaux intéressés attendirent, pour en causer, l’heure à laquelle la bonne madame du Croisier faisait sa retraite vers sa chambre à coucher, où elle accomplissait ses devoirs religieux loin des regards de son mari. Au moment où la dame du logis disparut, les adhérents de du Croisier qui connaissaient le secret et les plans de ce {p. 199} grand industriel se comptèrent, ils virent encore dans le salon des personnes que leurs opinions ou leurs intérêts rendaient suspectes, ils continuèrent à jouer. Vers onze heures et demie, il ne resta plus que les intimes, monsieur Sauvager, monsieur Camusot, le Juge d’Instruction et sa femme, monsieur et madame du Ronceret, leur fils Fabien, monsieur et madame du Coudrai, Joseph Blondet, fils aîné d’un vieux juge, en tout dix personnes.
On raconte que Talleyrand, dans une fatale nuit, à trois heures du matin, jouant chez la duchesse de Luynes, interrompit le jeu, posa sa montre sur la table, demanda aux joueurs si le prince de Condé avait d’autre enfant que le duc d’Enghien. — Pourquoi demandez-vous une chose que vous savez si bien ? répondit madame de Luynes. — C’est que si le prince n’a pas d’autre enfant, la maison de Condé est finie. Après un moment de silence, on reprit le jeu. Ce fut par un mouvement semblable que procéda le Président du Ronceret, soit qu’il connût ce trait de l’histoire contemporaine, soit que les petits esprits ressemblent aux grands dans les expressions de la vie politique. Il regarda sa montre, et dit en interrompant le boston : — En ce moment, on arrête monsieur le comte d’Esgrignon, et cette maison si fière est à jamais déshonorée.
— Vous avez donc mis la main sur l’enfant, s’écria joyeusement du Coudrai.
Tous les assistants, moins le Président, le Substitut et du Croisier, manifestèrent un étonnement subit.
— Il vient d’être arrêté dans la maison de Chesnel où il s’était caché, dit le Substitut en prenant l’air d’un homme capable et méconnu qui devrait être ministre de la Police.
Ce monsieur Sauvager, premier Substitut, était un jeune homme de vingt-cinq ans, maigre et grand, à figure longue et olivâtre, à cheveux noirs et crépus, les yeux enfoncés et bordés en dessous d’un large cercle brun répété au-dessus par ses paupières ridées et bistrées. Il avait un nez d’oiseau de proie, une bouche serrée, les joues laminées par l’étude et creusées par l’ambition. Il offrait le type de ces êtres secondaires à l’affût des circonstances, prêts à tout faire pour parvenir, mais en se tenant dans les limites du possible et dans le décorum de la légalité. Son air important annonçait admirablement sa faconde servile. Le secret de la retraite du jeune comte lui avait été dit par le successeur de Chesnel, et il en faisait honneur à sa pénétration. Cette nouvelle parut vivement {p. 200} surprendre le Juge d’Instruction, monsieur Camusot qui, sur le réquisitoire de Sauvager, avait décerné le mandat d’arrêt si promptement exécuté. Camusot était un homme d’environ trente ans, petit, déjà gras, blond, à chair molle, à teint livide comme celui de presque tous les magistrats qui vivent enfermés dans leurs cabinets ou leurs salles d’audience. Il avait de petits yeux jaune clair, pleins de cette défiance qui passe pour de la ruse.
Madame Camusot regarda son mari comme pour lui dire : — N’avais-je pas raison ?
— Ainsi l’affaire aura lieu ? dit le Juge d’Instruction.
— En douteriez-vous ? reprit du Coudrai. Tout est fini puisqu’on tient le comte.
— Il y a le Jury, dit monsieur Camusot. Pour cette affaire, monsieur le Préfet saura le composer de manière que, avec les récusations ordonnées au Parquet et celles de l’accusé, il ne reste que des personnes favorables à l’acquittement. Mon avis serait de transiger, dit-il en s’adressant à du Croisier.
— Transiger, dit le Président, mais la Justice est saisie.
— Acquitté ou condamné, le comte d’Esgrignon n’en sera pas moins déshonoré, dit le Substitut.
— Je suis partie civile, dit du Croisier, j’aurai Dupin l’aîné. Nous verrons comment la maison d’Esgrignon se tirera de ses griffes.
— Elle saura se défendre et choisir un avocat à Paris, elle vous opposera Berryer, dit madame Camusot. À bon chat, bon rat.
Du Croisier, monsieur Sauvager et le Président du Ronceret regardèrent le Juge d’Instruction en proie à une même pensée. Le ton et la manière avec lesquels la jeune femme jeta son proverbe à la face des huit personnes qui complotaient la perte de la maison d’Esgrignon leur causèrent des émotions que chacune d’elles dissimula comme savent dissimuler les gens de province, habitués par leur cohérence continue aux ruses de la vie monacale. La petite madame Camusot remarqua le changement des visages qui se composèrent dès que l’on eut flairé l’opposition probable du juge aux desseins de du Croisier. En voyant son mari dévoiler le fond de sa pensée, elle avait voulu sonder la profondeur de ces haines, et deviner par quel intérêt du Croisier s’était attaché le premier Substitut qui avait agi si précipitamment et si contrairement aux vues du Pouvoir.
{p. 201} — Dans tous les cas, dit-elle, si dans cette affaire il vient de Paris des avocats célèbres, elle nous promet des séances de Cour d’Assises bien intéressantes ; mais l’affaire expirera entre le Tribunal et la Cour royale. Il est à croire que le Gouvernement fera secrètement tout ce qu’on peut faire pour sauver un jeune homme qui appartient à de grandes familles, et qui a la duchesse de Maufrigneuse pour amie. Ainsi je ne crois pas que nous ayons de scandale à Landernau.
— Comme vous y allez, madame ! dit sévèrement le Président. Croyez-vous que le Tribunal qui instruira l’affaire et la jugera d’abord, soit influençable par des considérations étrangères à la justice ?
— L’événement prouve le contraire, dit-elle avec malice en regardant le Substitut et le Président qui lui jetèrent un regard froid.
— Expliquez-vous, madame ? dit le Substitut. Vous parlez comme si nous n’avions pas fait notre devoir.
— Les paroles de madame n’ont aucune valeur, dit Camusot.
— Mais celles de monsieur le Président n’ont-elles pas préjugé une question qui dépend de l’Instruction, reprit-elle, et cependant l’Instruction est encore à faire et le Tribunal n’a pas encore prononcé ?
— Nous ne sommes pas au Palais, lui répondit le Substitut avec aigreur, et d’ailleurs nous savons tout cela.
— Monsieur le Procureur du Roi ignore tout encore, lui répliqua-t-elle en le regardant avec ironie. Il va revenir de la Chambre des députés en toute hâte. Vous lui avez taillé de la besogne, il portera sans doute lui-même la parole.
Le Substitut fronça ses gros sourcils touffus, et les intéressés virent écrits sur son front de tardifs scrupules. Il se fit alors un grand silence pendant lequel on n’entendit que jeter et relever les cartes. Monsieur et madame Camusot, qui se virent très-froidement traités, sortirent pour laisser les conspirateurs parler à leur aise.
— Camusot, lui dit sa femme dans la rue, tu t’es trop avancé. Pourquoi faire soupçonner à ces gens que tu ne trempes pas dans leurs plans ? ils te joueront quelque mauvais tour.
— Que peuvent-ils contre moi, je suis le seul Juge d’Instruction.
— Ne peuvent-ils pas te calomnier sourdement et provoquer ta destitution.
En ce moment, le couple fut heurté par Chesnel. Le vieux notaire reconnut le Juge d’Instruction. Avec la lucidité des gens {p. 202} rompus aux affaires, il comprit que la destinée de la maison d’Esgrignon était entre les mains de ce jeune homme.
— Ah ! monsieur, s’écria le bonhomme, nous allons avoir bien besoin de vous. Je ne veux vous dire qu’un mot. Pardonnez-moi, madame, dit-il à la femme du juge en lui arrachant son mari.
En bonne conspiratrice, madame Camusot regarda du côté de la maison de du Croisier, afin de rompre le tête-à-tête au cas où quelqu’un en sortirait ; mais elle jugeait avec raison les ennemis occupés à discuter l’incident qu’elle avait jeté à travers leurs plans. Chesnel entraîna le juge dans un coin sombre, le long du mur, et s’approcha de son oreille.
— Le crédit de la duchesse de Maufrigneuse, celui du prince de Cadignan, des ducs de Navarreins, de Lenoncourt, le garde des sceaux, le chancelier, le Roi, tout vous est acquis si vous êtes pour la maison d’Esgrignon, lui dit-il. J’arrive de Paris, je savais tout, j’ai couru tout expliquer à la Cour. Nous comptons sur vous et je vous garderai le secret. Si vous nous êtes ennemi, je repars demain pour Paris et dépose entre les mains de Sa Grandeur une plainte en suspicion légitime contre le Tribunal, dont sans doute plusieurs membres étaient ce soir chez du Croisier, y ont bu, y ont mangé contrairement aux lois, et qui d’ailleurs sont ses amis.
Chesnel aurait fait intervenir le Père Éternel s’il en avait eu le pouvoir, il laissa le juge sans attendre de réponse, et s’élança comme un faon vers la maison de du Croisier. Sommé par sa femme de lui révéler les confidences de Chesnel, le juge obéit et fut assailli par ce : — N’avais-je pas raison, mon ami ? que les femmes disent aussi quand elles ont tort, mais moins doucement. En arrivant chez lui, Camusot avait confessé la supériorité de sa femme et reconnu le bonheur de lui appartenir, aveu qui prépara sans doute une heureuse nuit aux deux époux. Chesnel rencontra le groupe de ses ennemis qui sortaient de chez du Croisier, et craignit de le trouver couché, ce qu’il eût regardé comme un malheur, car il était dans une de ces circonstances qui demandent de la promptitude.
— Ouvrez de par le Roi ! cria-t-il au domestique qui fermait le vestibule.
Il venait de faire arriver le Roi auprès d’un petit juge ambitieux, il avait gardé ce mot sur ses lèvres, il s’embrouillait, il délirait. On ouvrit. Le notaire s’élança comme la foudre dans l’antichambre.
— Mon garçon, dit-il au domestique, cent écus pour toi si tu {p. 203} peux réveiller madame du Croisier et me l’envoyer à l’instant. Dis-lui tout ce que tu voudras.
Chesnel devint calme et froid en ouvrant la porte du brillant salon où du Croisier se promenait seul à grands pas. Ces deux hommes se mesurèrent alors pendant un moment par un regard qui avait en profondeur vingt ans de haine et d’inimitié. L’un avait le pied sur le cœur de la maison d’Esgrignon, l’autre s’avançait avec la force d’un lion pour la lui arracher.
— Monsieur, dit Chesnel, je vous salue humblement. Votre plainte a été déposée ?
— Oui, monsieur.
— Depuis quand ?
— Depuis hier.
— Aucun autre acte que le mandat d’arrêt n’est lancé ?
— Je le pense, répliqua du Croisier.
— Je viens traiter.
— La Justice est saisie, la vindicte publique aura son cours, rien ne peut l’arrêter.
— Ne nous occupons pas de cela, je suis à vos ordres, à vos pieds.
Le vieux Chesnel tomba sur ses genoux, et tendit ses mains suppliantes à du Croisier.
— Que vous faut-il ? Voulez-vous nos biens, notre château ! prenez tout, retirez la plainte, ne nous laissez que la vie et l’honneur. Outre tout ce que j’offre, je serai votre serviteur, vous disposerez de moi.
Du Croisier laissa le vieillard à genoux et s’assit dans un fauteuil.
— Vous n’êtes pas vindicatif, vous êtes bon, vous ne nous en voulez pas assez pour ne pas vous prêter à un arrangement, dit le vieillard. Avant le jour, le jeune homme serait libre.
— Toute la ville sait son arrestation, dit du Croisier qui savourait sa vengeance.
— C’est un grand malheur, mais s’il n’y a ni jugement ni preuves, nous arrangerons bien tout.
Du Croisier réfléchissait, Chesnel le crut aux prises avec l’intérêt, il eut l’espoir de tenir son ennemi par ce grand mobile des actions humaines. En ce moment suprême, madame du Croisier se montra.
{p. 204} — Venez, madame, aidez-moi à fléchir votre cher mari, dit Chesnel toujours à genoux.
Madame du Croisier releva le vieillard en manifestant la plus profonde surprise. Chesnel raconta l’affaire. Quand la noble fille des serviteurs des ducs d’Alençon connut ce dont il s’agissait, elle se tourna les larmes aux yeux vers du Croisier.
— Ah ! monsieur, pouvez-vous hésiter ? les d’Esgrignon, l’honneur de la province, lui dit-elle.
— Il s’agit bien de cela, s’écria du Croisier se levant et reprenant sa promenade agitée.
— Hé ! de quoi s’agit-il donc ?… fit Chesnel étonné.
— Monsieur Chesnel, il s’agit de la France ! il s’agit du pays, il s’agit du peuple, il s’agit d’apprendre à messieurs vos nobles qu’il y a une justice, des lois, une bourgeoisie, une petite noblesse qui les vaut et qui les tient ! On ne fourrage pas dix champs de blé pour un lièvre, on ne porte pas le déshonneur dans les familles en séduisant de pauvres filles, on ne doit pas mépriser des gens qui nous valent, on ne se moque pas d’eux pendant dix ans, sans que ces faits ne grossissent, ne produisent des avalanches, et ces avalanches tombent, écrasent, enterrent messieurs les nobles. Vous voulez le retour à l’ancien ordre de choses, vous voulez déchirer le pacte social, cette charte où nos droits sont écrits…
— Après, dit Chesnel.
— N’est-ce pas une sainte mission que d’éclairer le peuple ? s’écria du Croisier, il ouvrira les yeux sur la moralité de votre parti quand il verra les nobles allant, comme Pierre ou Jacques, en Cour d’Assises. On se dira que les petites gens qui ont de l’honneur valent mieux que les grandes gens qui se déshonorent. La Cour d’Assises luit pour tout le monde. Je suis ici le défenseur du peuple, l’ami des lois. Vous m’avez jeté vous-même du côté du peuple à deux reprises, d’abord en refusant mon alliance, puis en me mettant au ban de votre société. Vous récoltez ce que vous avez semé.
Ce début effraya Chesnel aussi bien que madame du Croisier. La femme acquérait une horrible connaissance du caractère de son mari, ce fut une lueur qui lui éclairait non-seulement le passé, mais encore l’avenir. Il paraissait impossible de faire capituler ce colosse ; mais Chesnel ne recula point devant l’impossible.
— Quoi ! monsieur, vous ne pardonneriez pas, vous n’êtes donc pas chrétien ? dit madame du Croisier.
{p. 205} — Je pardonne comme Dieu pardonne, madame, à des conditions.
— Quelles sont-elles ? dit Chesnel qui crut apercevoir un rayon d’espérance.
— Les Élections vont venir, je veux les voix dont vous disposez.
— Vous les aurez, dit Chesnel.
— Je veux, reprit du Croisier, être reçu, ma femme et moi, familièrement, tous les soirs, avec amitié, en apparence du moins, par monsieur le marquis d’Esgrignon et par les siens.
— Je ne sais pas comment nous l’y amènerons, mais vous serez reçu.
— Je veux une hypothèque de quatre cent mille francs fondée sur une transaction écrite au sujet de cette affaire, afin de toujours vous tenir un canon chargé sur le cœur.
— Nous consentons, dit Chesnel sans avouer encore qu’il avait les cent mille écus sur lui ; mais elle sera entre mains tierces et rendue à la famille après votre élection et le payement.
— Non, mais après le mariage de ma petite-nièce, mademoiselle Duval qui réunira peut-être un jour quatre millions. Cette jeune personne sera instituée mon héritière au contrat et celle de ma femme, vous la ferez épouser à votre jeune comte.
— Jamais ! dit Chesnel.
— Jamais, reprit du Croisier tout enivré de son triomphe. Bonsoir.
— Imbécile que je suis, se dit Chesnel, pourquoi reculé-je devant un mensonge avec un pareil homme !
Du Croisier s’en alla, se plaisant à tout annuler au nom de son orgueil froissé, après avoir joui de l’humiliation de Chesnel, avoir balancé les destinées de la superbe maison en qui se résumait l’aristocratie de la province, et imprimé la marque de son pied sur les entrailles des d’Esgrignon. Il remonta dans sa chambre, en laissant sa femme avec Chesnel. Dans son ivresse il ne voyait rien contre sa victoire, il croyait fermement que les cent mille écus étaient dissipés ; pour les trouver, la maison d’Esgrignon avait besoin de vendre ou d’hypothéquer ses biens ; à ses yeux, la Cour d’Assises était donc inévitable. Les affaires de faux sont toujours arrangeables, quand la somme surprise est restituée. Les victimes de ce crime sont ordinairement des gens riches qui ne se soucient pas d’être la cause du déshonneur d’un homme imprudent. Mais {p. 206} du Croisier ne voulait renoncer à ses droits qu’à bon escient. Il se coucha donc en pensant au magnifique accomplissement de ses espérances, soit par la Cour d’Assises, soit par ce mariage, et il jouissait d’entendre la voix de Chesnel se lamentant avec madame du Croisier. Profondément religieuse et catholique, royaliste et attachée à la Noblesse, madame du Croisier partageait les idées de Chesnel à l’égard des d’Esgrignon. Aussi tous ses sentiments venaient-ils d’être cruellement froissés. Cette bonne royaliste avait entendu le hurlement du libéralisme qui, dans l’opinion de son directeur, souhaitait la ruine du catholicisme. Pour elle, le Côté Gauche était 1793 avec l’émeute et l’échafaud.
— Que dirait votre oncle, ce saint qui nous écoute ? s’écria Chesnel.
Madame du Croisier ne répondit que par deux grosses larmes qui coulèrent sur ses joues.
— Vous avez déjà été la cause de la mort d’un pauvre garçon et du deuil éternel de sa mère, reprit Chesnel en voyant combien il frappait juste et qui eût frappé jusqu’à briser ce cœur pour sauver Victurnien, voulez-vous assassiner mademoiselle Armande qui ne survivrait pas huit jours à l’infamie de sa maison ? Voulez-vous assassiner le pauvre Chesnel, votre ancien notaire, qui tuera le jeune comte dans sa prison avant qu’on ne l’accuse, et qui se tuera pour ne pas aller lui-même en Cour d’Assises comme coupable d’un meurtre ?
— Mon ami, assez ! assez ! Je suis capable de tout pour étouffer une semblable affaire, mais je ne connais monsieur du Croisier tout entier que depuis quelques instants… À vous, je puis l’avouer ! Il n’y a pas de ressources.
— S’il y en avait ? dit Chesnel.
— Je donnerais la moitié de mon sang pour qu’il y en eût, répondit-elle en achevant sa pensée par un hochement de tête où se peignit une envie de réussir.
Semblable au premier Consul qui, vaincu dans les champs de Marengo jusqu’à cinq heures du soir, à six heures obtint la victoire par l’attaque désespérée de Desaix et par la terrible charge de Kellermann, Chesnel aperçut les éléments du triomphe au milieu des ruines. Il fallait être Chesnel, il fallait être vieux notaire, vieil intendant, avoir été petit clerc de Maître Sorbier père, il fallait les illuminations soudaines du désespoir, pour être aussi grand que Napoléon, plus grand même : cette bataille n’était pas Marengo, {p. 207} mais Waterloo, et Chesnel voulait vaincre les Prussiens en les voyant arrivés.
— Madame, vous de qui j’ai fait les affaires pendant vingt ans, vous l’honneur de la Bourgeoisie, comme les d’Esgrignon sont l’honneur de la Noblesse de cette province, sachez qu’il dépend maintenant de vous seule de sauver la maison d’Esgrignon. Maintenant répondez ? laisserez-vous déshonorer les mânes de votre oncle, les d’Esgrignon, le pauvre Chesnel ? Voulez-vous tuer mademoiselle Armande qui pleure ? Voulez-vous racheter vos torts en réjouissant vos ancêtres, les intendants des ducs d’Alençon, en consolant les mânes de notre cher abbé qui, s’il pouvait sortir de son cercueil, vous commanderait de faire ce que je vous demande à genoux ?
— Quoi ? s’écria madame du Croisier.
— Hé ! bien, voici les cent mille écus, dit-il en tirant de sa poche les paquets de billets de banque. Acceptez-les, tout sera fini.
— S’il ne s’agit que de cela, reprit-elle, et s’il n’en peut rien résulter de mauvais pour mon mari…
— Rien que de bon, dit Chesnel. Vous lui évitez les vengeances éternelles de l’Enfer au prix d’un léger désappointement ici-bas.
— Il ne sera pas compromis ? demanda-t-elle en regardant Chesnel.
Chesnel lut alors dans le fond de l’âme de cette pauvre femme. Madame du Croisier hésitait entre deux religions, entre les commandements que l’Église a tracés aux épouses et ses devoirs envers le Trône et l’Autel : elle trouvait son mari blâmable, et n’osait le blâmer, elle aurait voulu pouvoir sauver les d’Esgrignon, et ne voulait rien faire contre les intérêts de son mari.
— En rien, dit Chesnel, votre vieux notaire vous le jure sur les saints Évangiles…
Chesnel n’avait plus que son salut éternel à offrir à la maison d’Esgrignon, il le risqua en commettant un horrible mensonge ; mais il fallait abuser madame du Croisier ou périr. Aussitôt il rédigea lui-même et dicta à madame du Croisier un reçu de cent mille écus daté de cinq jours avant la fatale lettre de change, à une époque où il se rappela une absence faite par du Croisier qui était allé dans les biens de sa femme y ordonner des améliorations.
{p. 208} — Vous me jurez, dit Chesnel quand madame du Croisier eut les cent mille écus et quand il tint cette pièce, de déclarer devant le Juge d’Instruction que vous avez reçu cette somme au jour dit.
— Ne sera-ce pas un mensonge ?
— Officieux, dit Chesnel.
— Je ne saurais le faire sans l’avis de mon directeur, monsieur l’abbé Couturier.
— Eh ! bien, dit Chesnel, ne vous conduisez dans cette affaire que par ses conseils.
— Je vous le promets.
— Ne remettez la somme à monsieur du Croisier qu’après avoir comparu devant le Juge d’Instruction.
— Oui, dit-elle. Hélas, que Dieu me prête la force de comparaître devant la Justice humaine pour y soutenir un mensonge !
Après avoir baisé la main de madame du Croisier, Chesnel se dressa majestueusement comme un des prophètes peints par Raphaël au Vatican.
— L’âme de votre oncle tressaille de joie, vous avez à jamais effacé le tort d’avoir épousé l’ennemi du Trône et de l’Autel.
Ces paroles frappèrent vivement l’âme timorée de madame du Croisier. Chesnel pensa soudain à s’assurer de l’abbé Couturier, le directeur de la conscience de madame du Croisier. Il savait quelle opiniâtreté mettent les gens dévots dans le triomphe de leurs idées, une fois qu’ils se sont avancés pour leur parti, il voulut engager le plus promptement possible l’Église dans cette lutte en la mettant de son côté, il alla donc à l’hôtel d’Esgrignon, réveilla mademoiselle Armande, lui apprit les événements de la nuit, et la lança sur la route de l’évêché pour amener le prélat lui-même sur le champ de bataille.
— Mon Dieu ! tu dois sauver la maison d’Esgrignon, s’écria Chesnel en revenant chez lui à pas lents. L’affaire devient maintenant une lutte judiciaire. Nous sommes en présence d’hommes qui ont des passions et des intérêts, nous pouvons tout obtenir d’eux. Ce du Croisier a profité de l’absence du Procureur du Roi qui nous est dévoué, mais qui, depuis l’ouverture des Chambres, est à Paris. Qu’ont-ils donc fait pour empaumer le premier Substitut, qui a donné suite à la plainte sans avoir consulté son chef ? Demain matin, il faudra pénétrer ce mystère, étudier le terrain, et peut-être, après avoir saisi les fils de cette trame, retournerai-je à Paris {p. 209} afin de mettre en jeu les hautes puissances par la main de madame de Maufrigneuse.
Tels étaient les raisonnements du pauvre vieil athlète qui voyait juste, et qui se coucha quasi-mort sous le poids de tant d’émotions et de tant de fatigues. Néanmoins, avant de s’endormir, il jeta sur les magistrats qui composaient le Tribunal, un coup d’œil scrutateur qui embrassait les pensées secrètes de leurs ambitions, afin de voir quelles étaient ses chances dans cette lutte, et comment ils pouvaient être influencés. En donnant une forme succincte au long examen des consciences que fit Chesnel, il fournira peut-être un tableau de la magistrature en province.
Les juges et les gens du Roi forcés de commencer leur carrière en province où s’agitent les ambitions judiciaires, voient tous Paris à leur début, tous aspirent à briller sur ce vaste théâtre où se traitent les grandes causes politiques, où la Magistrature est liée aux intérêts palpitants de la Société. Mais ce paradis des gens de justice admet peu d’élus, et les neuf dixièmes des magistrats doivent, tôt ou tard, se caser pour toujours en province. Ainsi tout Tribunal, toute Cour royale de province offrent deux partis bien tranchés, celui des ambitions lassées d’espérer, contentes de l’excessive considération accordée en province au rôle qu’y jouent les magistrats, ou endormies par une vie tranquille ; puis celui des jeunes gens et des vrais talents auxquels l’envie de parvenir que nulle déception n’a tempérée, ou que la soif de parvenir aiguillonne sans cesse, donne une sorte de fanatisme pour leur sacerdoce. À cette époque, le royalisme animait les jeunes magistrats contre les ennemis des Bourbons. Le moindre Substitut rêvait réquisitoires, appelait de tous ses vœux un de ces procès politiques qui mettaient le zèle en relief, attiraient l’attention du Ministère et faisaient avancer les gens du Roi. Qui, parmi les Parquets, ne jalousait la Cour dans le ressort de laquelle éclatait une conspiration bonapartiste ? Qui ne souhaitait trouver un Caron, un Berton, une levée de boucliers ? Ces ardentes ambitions, stimulées par la grande lutte des partis, appuyées sur la raison d’État et sur la nécessité de monarchiser la France, étaient lucides, prévoyantes, perspicaces ; elles faisaient avec rigueur la police, espionnaient les populations et les poussaient dans la voie de l’obéissance d’où elles ne doivent pas sortir. La Justice alors fanatisée par la foi monarchique réparait les torts des anciens Parlements, et marchait d’accord avec la Religion, {p. 210} trop ostensiblement peut-être. Elle fut alors plus zélée qu’habile, elle pécha moins par machiavélisme que par la sincérité de ses vues qui parurent hostiles aux intérêts généraux du Pays, qu’elle essayait de mettre à l’abri des révolutions. Mais, prise dans son ensemble, la Justice contenait encore trop d’éléments bourgeois, elle était encore trop accessible aux passions mesquines du libéralisme, elle devait devenir tôt ou tard constitutionnelle et se ranger du côté de la Bourgeoisie au jour d’une lutte. Dans ce grand corps, comme dans l’Administration, il y eut de l’hypocrisie, ou pour mieux dire, un esprit d’imitation qui porte la France à toujours se modeler sur la Cour, et à la tromper ainsi très-innocemment.
Ces deux sortes de physionomies judiciaires existaient au Tribunal où s’allait décider le sort du jeune d’Esgrignon. Monsieur le président du Ronceret, un vieux juge nommé Blondet y représentaient ces magistrats résignés à n’être que ce qu’ils sont et casés pour toujours dans leur ville. Le parti jeune et ambitieux comptait monsieur Camusot le Juge d’Instruction et monsieur Michu, nommé juge-suppléant par la protection de la maison de Cinq-Cygne, et qui devait à la première occasion entrer dans le ressort de la Cour royale de Paris.
Mis à l’abri de toute destitution par l’inamovibilité judiciaire et ne se voyant pas accueilli par l’aristocratie suivant l’importance qu’il se donnait, le Président du Ronceret avait pris parti pour la Bourgeoisie en donnant à son désappointement le vernis de l’indépendance, sans savoir que ses opinions le condamnaient à rester président toute sa vie. Une fois engagé dans cette voie, il fut conduit par la logique des choses, à mettre son espérance d’avancement dans le triomphe de du Croisier et du Côté Gauche. Il ne plaisait pas plus à la Préfecture qu’à la Cour royale. Forcé de garder des ménagements avec le pouvoir, il était suspect aux Libéraux. Il n’avait ainsi de place dans aucun parti. Obligé de laisser la candidature électorale à du Croisier, il se voyait sans influence et jouait un rôle secondaire. La fausseté de sa position réagissait sur son caractère, il était aigre et mécontent. Fatigué de son ambiguïté politique, il avait résolu secrètement de se mettre à la tête du parti libéral et de dominer ainsi du Croisier. Sa conduite dans l’affaire du comte d’Esgrignon fut son premier pas dans cette carrière. Il représentait admirablement déjà cette Bourgeoisie qui offusque de ses petites passions les grands intérêts du pays, quinteuse en {p. 211} politique, aujourd’hui pour et demain contre le pouvoir, qui compromet tout et ne sauve rien, désespérée du mal qu’elle a fait et continuant à l’engendrer, ne voulant pas reconnaître sa petitesse, et tracassant le pouvoir en s’en disant la servante, à la fois humble et arrogante, demandant au peuple une subordination qu’elle n’accorde pas à la Royauté, inquiète des supériorités qu’elle désire mettre à son niveau, comme si la grandeur pouvait être petite, comme si le pouvoir pouvait exister sans force.
Ce Président était un grand homme sec et mince, à front fuyant, à cheveux grêles et châtains, aux yeux vairons, à teint couperosé, aux lèvres serrées. Sa voix éteinte faisait entendre le sifflement gras de l’asthme. Il avait pour femme une grande créature solennelle et dégingandée qui s’affublait des modes les plus ridicules, et se parait excessivement. La Présidente se donnait des airs de reine, elle portait des couleurs vives, et n’allait jamais au bal sans orner sa tête de ces turbans si chers aux Anglaises, et que la province cultive avec amour. Riches tous deux de quatre ou cinq mille livres de rente, ils réunissaient, avec le traitement de la présidence, une douzaine de mille francs. Malgré leur pente à l’avarice, ils recevaient un jour par semaine afin de satisfaire leur vanité. Fidèle aux vieilles mœurs de la ville où du Croisier introduisait le luxe moderne, monsieur et madame du Ronceret n’avaient fait aucun changement, depuis leur mariage, à l’antique maison où ils demeuraient, et qui appartenait à madame. Cette maison, qui avait une façade sur la cour et l’autre sur un petit jardin, présentait sur la rue un vieux pignon triangulaire et grisâtre, percé d’une croisée à chaque étage. La cour et le jardin étaient encaissés par une haute muraille, le long de laquelle s’étendaient dans le jardin une allée de marronniers et les communs dans la cour. Du côté de la rue qui longeait le jardin, s’étendait une vieille grille en fer dévorée de rouille ; et sur la cour, entre deux panneaux de mur, était une grande porte cochère terminée par une immense coquille. Cette coquille se retrouvait au-dessus de la porte de la façade. Là, tout était sombre, étouffé, sans air. La muraille mitoyenne offrait des jours grillés comme des fenêtres de prison. Les fleurs avaient l’air de se déplaire dans les petits carrés de ce jardinet, où les passants pouvaient voir par la grille ce qui s’y faisait. Au rez-de-chaussée, après une grande antichambre éclairée sur le jardin, on entrait dans le salon dont une des fenêtres donnait sur la rue, et qui avait un perron à {p. 212} porte vitrée sur le jardin. La salle à manger d’une grandeur égale à celle du salon était de l’autre côté de l’antichambre. Ces trois pièces s’harmoniaient à cet ensemble mélancolique. Les plafonds, tous coupés par ces lourdes solives peintes, ornées au milieu de quelques maigres lozanges à rosaces sculptées, brisaient le regard. Les peintures, de tons criards, étaient vieilles et enfumées. Le salon, décoré de grands rideaux en soie rouge mangée par le soleil, était garni d’un meuble de bois peint en blanc et couvert en vieille tapisserie de Beauvais à couleurs effacées. Sur la cheminée, une pendule du temps de Louis XV se voyait entre des girandoles extravagantes dont les bougies jaunes ne s’allumaient qu’aux jours où la présidente dépouillait de son enveloppe verte un vieux lustre à pendeloques de cristal de roche. Trois tables de jeu à tapis vert râpé, un trictrac suffisaient aux joies de la compagnie à laquelle madame du Ronceret accordait du cidre, des échaudés, des marrons, des verres d’eau sucrée et de l’orgeat fait chez elle. Depuis quelque temps, elle avait adopté tous les quinze jours un thé enjolivé de pâtisseries assez piteuses. Par chaque trimestre, les du Ronceret donnaient un grand dîner à trois services, tambouriné dans la ville, servi dans une détestable vaisselle, mais confectionné avec la science qui distingue les cuisinières de province. Ce repas gargantuesque durait six heures. Le Président essayait alors de lutter par une abondance d’avare avec l’élégance de du Croisier. Ainsi la vie et ses accessoires concordaient chez le Président à son caractère et à sa fausse position. Il se déplaisait chez lui sans savoir pourquoi ; mais il n’osait y faire aucune dépense pour y changer l’état des choses, trop heureux de mettre tous les ans sept ou huit mille francs de côté pour pouvoir établir richement son fils Fabien21 qui n’avait voulu devenir ni magistrat, ni avocat, ni administrateur, et dont la fainéantise le désespérait. Le Président était sur ce point en rivalité avec son vice-président monsieur Blondet, vieux juge qui depuis long-temps avait lié son fils avec la famille Blandureau. Ces riches marchands de toiles avaient une fille unique à laquelle le président souhaitait de marier Fabien22. Comme le mariage de Joseph Blondet dépendait de sa nomination aux fonctions de juge-suppléant que le vieux Blondet espérait obtenir en donnant sa démission, le président du Ronceret contrariait sourdement les démarches du juge et faisait travailler les Blandureau secrètement. Aussi, sans l’affaire du jeune comte d’Esgrignon, peut-être les Blondet {p. 213} auraient-ils été supplantés par l’astucieux Président, dont la fortune était bien supérieure à celle de son compétiteur.
La victime des manœuvres de ce président machiavélique, monsieur Blondet, une de ces curieuses figures enfouies en province comme de vieilles médailles dans une crypte, avait alors environ soixante-sept ans ; il portait bien son âge, il était de haute taille, et son encolure rappelait les chanoines du bon temps. Son visage, percé par les mille trous de la petite vérole qui lui avait déformé le nez en le lui tournant en vrille, ne manquait pas de physionomie, il était coloré très également d’une teinte rouge, et animé par deux petits yeux vifs, habituellement sardoniques, et par un certain mouvement satirique de ses lèvres violacées. Avocat avant la Révolution, il avait été fait Accusateur Public, mais il fut le plus doux de ces terribles fonctionnaires. Le bonhomme Blondet, on l’appelait ainsi, avait amorti l’action révolutionnaire en acquiesçant à tout et n’exécutant rien. Forcé d’emprisonner quelques nobles, il avait mis tant de lenteur à leur procès, qu’il leur fit atteindre au neuf thermidor avec une adresse qui lui avait concilié l’estime générale. Certes, le bonhomme Blondet aurait dû être le Président du Tribunal ; mais, lors de la réorganisation des tribunaux, il fut écarté par Napoléon dont l’éloignement pour les républicains reparaissait dans les moindres détails de son gouvernement. La qualification d’ancien Accusateur Public, inscrite en marge du nom de Blondet, fit demander par l’Empereur à Cambacérès s’il n’y avait pas dans le pays quelque rejeton d’une vieille famille parlementaire à mettre à sa place. Du Ronceret, dont le père avait été Conseiller au Parlement, fut donc nommé. Malgré la répugnance de l’Empereur, l’archichancelier, dans l’intérêt de la justice, maintint Blondet juge, en disant que le vieil avocat était un des plus forts jurisconsultes de France. Le talent du juge, ses connaissances dans l’ancien Droit et plus tard dans la nouvelle législation eussent dû le mener fort loin ; mais, semblable en ceci à quelques grands esprits, il méprisait prodigieusement ses connaissances judiciaires et s’occupait presque exclusivement d’une science étrangère à sa profession, et pour laquelle il réservait ses prétentions, son temps et ses capacités. [ill.] Le bonhomme aimait passionnément l’horticulture, il était en correspondance avec les plus célèbres amateurs, il avait l’ambition de créer de nouvelles espèces, il s’intéressait aux découvertes de la botanique, il vivait enfin dans le monde des fleurs. Comme tous les {p. 214} fleuristes, il avait sa prédilection pour une plante choisie entre toutes, et sa favorite était le Pelargonium. Le tribunal et ses procès, sa vie réelle n’étaient donc rien auprès de la vie fantastique et pleine d’émotions que menait le vieillard, de plus en plus épris de ses innocentes sultanes. Les soins à donner à son jardin, les douces habitudes de l’horticulteur clouèrent le bonhomme Blondet dans sa serre. Sans cette passion, il eût été nommé député sous l’Empire, il eût sans doute brillé dans le Corps Législatif. Son mariage fut une autre raison de sa vie obscure. À l’âge de quarante ans, il fit la folie d’épouser une jeune fille de dix-huit ans, de laquelle il eut dans la première année de son mariage un fils nommé Joseph. Trois ans après, madame Blondet, alors la plus jolie femme de la ville, inspira au Préfet du Département une passion qui ne se termina que par sa mort. Elle eut du Préfet, au su de toute la ville et du vieux Blondet lui-même, un second fils nommé Émile. Madame Blondet, qui aurait pu stimuler l’ambition de son mari, qui aurait pu l’emporter sur les fleurs, favorisa le goût du juge pour la Botanique, et ne voulut pas plus quitter la ville que le Préfet ne voulut changer de Préfecture tant que vécut sa maîtresse. Incapable de soutenir à son âge une lutte avec une jeune femme, le magistrat se consola dans sa serre, et prit une très-jolie servante pour soigner son sérail de beautés incessamment diversifiées. Pendant que le juge dépotait, repiquait, arrosait, marcotait, greffait, mariait et panachait ses fleurs, madame Blondet dépensait son bien en toilettes et en modes pour briller dans les salons de la Préfecture ; un seul intérêt, l’éducation d’Émile, qui certes appartenait encore à sa passion, pouvait l’arracher aux soins de cette belle affection, que la ville finit par admirer. Cet enfant de l’amour était aussi joli, aussi spirituel que Joseph était lourd et laid. Le vieux juge aveuglé par l’amour paternel aimait autant Joseph que sa femme chérissait Émile. Pendant douze ans, monsieur Blondet fut d’une résignation parfaite, il ferma les yeux sur les amours de sa femme en conservant une attitude noble et digne, à la façon des grands seigneurs du dix-huitième siècle ; mais, comme tous les gens de goûts tranquilles, il nourrissait une haine profonde contre son fils cadet. En 1818, à la mort de sa femme, il expulsa l’intrus, en l’envoyant faire son Droit à Paris sans autre secours qu’une pension de douze cents francs, à laquelle aucun cri de détresse ne lui fit ajouter une obole. Sans la protection de son véritable père, Émile Blondet eût {p. 215} été perdu. La maison du juge est une des plus jolies de la ville. Située presqu’en face de la Préfecture, elle a sur la rue principale une petite cour proprette, séparée de la chaussée par une vieille grille de fer contenue entre deux pilastres en brique. Entre chacun de ces pilastres et la maison voisine, se trouvent deux autres grilles assises sur de petits murs également en brique et à hauteur d’appui. Cette cour, large de dix et longue de vingt toises, est divisée en deux massifs de fleurs par le pavé de brique qui mène de la grille à la porte de la maison. Ces deux massifs, renouvelés avec soin, offrent à l’admiration publique leurs triomphants bouquets en toute saison. Du bas de ces deux monceaux de fleurs, s’élance sur le pan des murs des deux maisons voisines un magnifique manteau de plantes grimpantes. Les pilastres sont enveloppés de chèvrefeuilles et ornés de deux vases en terre cuite, où des cactus acclimatés présentent aux regards étonnés des ignorants leurs monstrueuses feuilles hérissées de leurs piquantes défenses, qui semblent dues à une maladie botanique. La maison, bâtie en brique, dont les fenêtres sont décorées d’une marge cintrée également en brique, montre sa façade simple, égayée par des persiennes d’un vert vif. Sa porte vitrée permet de voir, par un long corridor au bout duquel est une autre porte vitrée, l’allée principale d’un jardin d’environ deux arpents. Les massifs de cet enclos s’aperçoivent souvent par les croisées du salon et de la salle à manger, qui correspondent entre elles comme celles du corridor. Du côté de la rue, la brique a pris depuis deux siècles une teinte de rouille et de mousse entremêlée de tons verdâtres en harmonie avec la fraîcheur des massifs et de leurs arbustes. Il est impossible au voyageur qui traverse la ville de ne pas aimer cette maison si gracieusement encaissée, fleurie, moussue jusque sur ses toits que décorent deux pigeons en poterie.
Outre cette vieille maison à laquelle rien n’avait été changé depuis un siècle, le juge possédait environ quatre mille livres de rente en terres. Sa vengeance, assez légitime, consistait à faire passer cette maison, les terres et son siége, à son fils Joseph ; et la ville entière connaissait ses intentions. Il avait fait un testament en faveur de ce fils, par lequel il l’avantageait de tout ce que le Code permet à un père de donner à l’un de ses enfants, au détriment de l’autre. De plus, le bonhomme thésaurisait depuis quinze ans pour laisser à ce niais la somme nécessaire pour rembourser à son frère {p. 216} Émile la portion qu’on ne pouvait lui ôter. Chassé de la maison paternelle, Émile Blondet avait su conquérir une position distinguée à Paris ; mais plus morale que positive. Sa paresse, son laissez-aller, son insouciance avaient désespéré son véritable père qui, destitué dans une des réactions ministérielles si fréquentes sous la Restauration, était mort presque ruiné, doutant de l’avenir d’un enfant doué par la nature des plus brillantes qualités. Émile Blondet était soutenu par l’amitié d’une demoiselle de Troisville, mariée au comte de Montcornet, et qu’il avait connue avant son mariage. Sa mère vivait encore au moment où les Troisville revinrent d’émigration. Madame Blondet tenait à cette famille par des liens éloignés, mais suffisants pour y introduire Émile. La pauvre femme pressentait l’avenir de son fils, elle le voyait orphelin, pensée qui lui rendait la mort doublement amère ; aussi lui chercha-t-elle des protecteurs. Elle sut lier Émile avec l’aînée des demoiselles de Troisville à laquelle il plut infiniment, mais qui ne pouvait l’épouser. Cette liaison fut semblable à celle de Paul et Virginie. Madame Blondet essaya de donner de la durée à cette mutuelle affection qui devait passer comme passent ordinairement ces enfantillages, qui sont comme les dînettes de l’amour, en montrant à son fils un appui dans la famille Troisville. Quand, déjà mourante, madame Blondet apprit le mariage de mademoiselle de Troisville avec le général Montcornet, elle vint la prier solennellement de ne jamais abandonner Émile et de le patroner dans le monde parisien où la fortune du général l’appelait à briller. Heureusement pour lui, Émile se protégea lui-même. À vingt ans, il débuta comme un maître dans le monde littéraire. Son succès ne fut pas moindre dans la société choisie où le lança son père qui d’abord put fournir aux profusions du jeune homme. Cette célébrité précoce, la belle tenue d’Émile resserrèrent peut-être les liens de l’amitié qui l’unissait à la comtesse. Peut-être madame de Montcornet, qui avait du sang russe dans les veines, sa mère était fille de la princesse Sherbellof, eût-elle renié son ami d’enfance pauvre et luttant avec tout son esprit contre les obstacles de la vie parisienne et littéraire ; mais quand vinrent les tiraillements de la vie aventureuse d’Émile, leur attachement était inaltérable de part et d’autre. En ce moment, Blondet, que le jeune d’Esgrignon avait trouvé à Paris devant lui à son premier souper, passait pour un des flambeaux du journalisme. On lui accordait une grande supériorité {p. 217} dans le monde politique, et il dominait sa réputation. Le bonhomme Blondet ignorait complétement la puissance que le gouvernement constitutionnel avait donnée aux journaux ; personne ne s’avisait de l’entretenir d’un fils dont il ne voulait pas entendre parler ; il ne savait donc rien ni de cet enfant maudit ni de son pouvoir.
L’intégrité du juge égalait sa passion pour les fleurs, il ne connaissait que le Droit et la Botanique. Il recevait les plaideurs, les écoutait, causait avec eux et leur montrait ses fleurs ; il acceptait d’eux des graines précieuses ; mais sur le siége, il devenait le juge le plus impartial du monde. Sa manière de procéder était si connue, que les plaideurs ne le venaient plus voir que pour lui remettre des pièces qui pouvaient éclairer sa religion ; personne ne cherchait à le tromper. Son savoir, ses lumières et son insouciance pour ses talents réels, le rendaient tellement indispensable à du Ronceret que, sans ses raisons matrimoniales, le Président aurait encore secrètement contrarié par tous les moyens possibles la demande du vieux juge en faveur de son fils ; car si le savant vieillard quittait le Tribunal, le Président était hors d’état de formuler un jugement. Le bonhomme Blondet ne savait pas qu’en quelques heures, son fils Émile pouvait accomplir ses désirs. Il vivait avec une simplicité digne des héros de Plutarque. Le soir il examinait les procès, le matin il soignait ses fleurs, et pendant le jour il jugeait. La jolie servante, devenue mûre et ridée comme une pomme à Pâques, avait soin de la maison, tenue selon les us et coutumes d’une avarice rigoureuse. Mademoiselle Cadot avait toujours sur elle les clefs des armoires et du fruitier ; elle était infatigable : elle allait elle-même au marché, faisait les appartements et la cuisine, et ne manquait jamais d’entendre sa messe le matin. Pour donner une idée de la vie intérieure de ce ménage, il suffira de dire que le père et le fils ne mangeaient jamais que des fruits gâtés, par suite de l’habitude qu’avait mademoiselle Cadot de toujours donner au dessert les plus avancés ; que l’on ignorait la jouissance du pain frais et qu’on y observait les jeûnes ordonnés par l’Église. Le jardinier était rationné comme un soldat, et constamment observé par cette vieille Validé, traitée avec tant de déférence, qu’elle dînait avec ses maîtres. Aussi trottait-elle continuellement de la salle à la cuisine pendant les repas. Le mariage de Joseph Blondet avec mademoiselle Blandureau avait été soumis par le père et la mère de cette héritière à la nomination de ce pauvre avocat sans cause à la place de juge-suppléant. Dans {p. 218} le désir de rendre son fils capable d’exercer ses fonctions, le père se tuait de lui marteler la cervelle à coups de leçons pour en faire un routinier. Le fils Blondet passait presque toutes ses soirées dans la maison de sa prétendue où, depuis son retour de Paris, Fabien23 du Ronceret avait été admis, sans que ni le vieux ni le jeune Blondet en conçussent la moindre crainte. Les principes économiques qui présidaient à cette vie mesurée avec une exactitude digne du Peseur d’Or de Gérard Dow, où il n’entrait pas un grain de sel de trop, où pas un profit n’était oublié, cédaient cependant aux exigences de la serre et du jardinage. Le jardin était la folie de Monsieur, disait mademoiselle Cadot, qui ne considérait pas son aveugle amour pour Joseph comme une folie, elle partageait à l’égard de cet enfant la prédilection du père : elle le choyait, lui reprisait ses bas, et aurait voulu voir employer à son usage l’argent mis à l’horticulture. Ce jardin, merveilleusement tenu par un seul jardinier, avait des allées sablées en sable de rivière, sans cesse ratissées, et de chaque côté desquelles ondoyaient les plates-bandes pleines des fleurs les plus rares. Là, tous les parfums, toutes les couleurs, des myriades de petits pots exposés au soleil, des lézards sur les murs, des serfouettes, des binettes enrégimentées, enfin l’attirail des choses innocentes et l’ensemble des productions gracieuses qui justifient cette charmante passion. Au bout de sa serre, le juge avait établi un vaste amphithéâtre où sur des gradins siégeaient cinq ou six mille pots de pelargonium, magnifique et célèbre assemblée que la ville et plusieurs personnes des départements circonvoisins venaient voir à sa floraison. À son passage par cette ville, l’impératrice Marie-Louise avait honoré cette curieuse serre de sa visite, et fut si fort frappée de ce spectacle qu’elle en parla à Napoléon, et l’empereur donna la croix au vieux juge. Comme le savant horticulteur n’allait dans aucune société, hormis la maison Blandureau, il ignorait les démarches faites à la sourdine par le Président. Ceux qui avaient pu pénétrer les intentions de du Ronceret, le redoutaient trop pour avertir les inoffensifs Blondet.
Quant à Michu, ce jeune homme, puissamment protégé, s’occupait beaucoup plus de plaire aux femmes de la société la plus élevée, où les recommandations de la famille de Cinq-Cygne l’avaient fait admettre, que des affaires excessivement simples d’un Tribunal de province. Riche d’environ douze mille livres de rente, il était courtisé par les mères, et menait une vie de plaisirs. Il faisait {p. 219} son Tribunal par acquit de conscience, comme on fait ses devoirs au Collége ; il opinait du bonnet, en disant à tout : — Oui, cher Président. Mais, sous cet apparent laissez-aller, il cachait l’esprit supérieur d’un homme qui avait étudié à Paris et qui s’était distingué déjà comme Substitut. Habitué à traiter largement tous les sujets, il faisait rapidement ce qui occupait long-temps le vieux Blondet et le Président, auxquels il résumait souvent les questions difficiles à résoudre. Dans les conjonctures délicates, le président et le vice-président consultaient leur juge-suppléant, ils lui confiaient les délibérés épineux et s’émerveillaient toujours de sa promptitude à leur apporter une besogne où le vieux Blondet ne trouvait rien à reprendre. Protégé par l’aristocratie la plus hargneuse, jeune et riche, le juge suppléant vivait en dehors des intrigues et des petitesses départementales. Indispensable à toutes les parties de campagne, il gambadait avec les jeunes personnes, courtisait les mères, dansait au bal, et jouait comme un financier. Enfin, il s’acquittait à merveille de son rôle de magistrat fashionable, sans néanmoins compromettre sa dignité qu’il savait faire intervenir à propos, en homme d’esprit. Il plaisait infiniment par la manière franche avec laquelle il avait adopté les mœurs de la province sans les critiquer. Aussi s’efforçait-on de lui rendre supportable le temps de son exil.
Le Procureur du Roi, magistrat du plus grand talent, mais jeté dans la haute politique, imposait au Président. Sans son absence, l’affaire de Victurnien n’eût pas eu lieu. Sa dextérité, son habitude des affaires auraient tout prévenu. Le Président et du Croisier avaient profité de sa présence à la Chambre des Députés, dont il était un des plus remarquables orateurs ministériels, pour ourdir leurs trames, en estimant, avec une certaine habileté, qu’une fois la Justice saisie et l’affaire ébruitée, il n’y aurait plus aucun remède. En effet, en aucun tribunal, à cette époque, le Parquet n’eût accueilli sans un long examen, et sans peut-être en référer au Procureur-Général, une plainte en faux contre le fils aîné de l’une des plus nobles familles du royaume. En pareille circonstance, les gens de justice, de concert avec le pouvoir, eussent essayé mille transactions pour étouffer une plainte qui pouvait envoyer un jeune homme imprudent aux galères. Ils eussent agi peut-être de même pour une famille libérale considérée, à moins qu’elle ne fût trop ouvertement ennemie du trône et de l’autel. L’accueil de la plainte {p. 220} de du Croisier et l’arrestation du jeune comte n’avaient donc pas eu lieu facilement. Voici comment le Président et du Croisier s’y étaient pris pour arriver à leurs fins.
Monsieur Sauvager, jeune avocat royaliste, arrivé au grade judiciaire de premier Substitut à force de servilisme ministériel, régnait au Parquet en l’absence de son chef. Il dépendait de lui de lancer un réquisitoire en admettant la plainte de du Croisier. Sauvager, homme de rien et sans aucune espèce de fortune, vivait de sa place. Aussi le pouvoir comptait-il entièrement sur un homme qui attendait tout de lui. Le Président exploita cette situation. Dès que la pièce arguée de faux fut entre les mains de du Croisier, le soir même, madame la présidente du Ronceret, soufflée par son mari, eut une longue conversation avec monsieur Sauvager, auquel elle fit observer combien la carrière de la magistrature debout était incertaine : un caprice ministériel, une seule faute y tuait l’avenir d’un homme.
— Soyez homme de conscience, donnez vos conclusions contre le pouvoir quand il a tort, vous êtes perdu. Vous pouvez, lui dit-elle, profiter en ce moment de votre position pour faire un beau mariage qui vous mettra pour toujours à l’abri des mauvaises chances, en vous donnant une fortune au moyen de laquelle vous pourrez vous caser dans la magistrature assise. L’occasion est belle. Monsieur du Croisier n’aura jamais d’enfants, tout le monde sait le pourquoi ; sa fortune et celle de sa femme iront à sa nièce, mademoiselle Duval. Monsieur Duval est un maître de forges dont la bourse a déjà quelque volume, et son père, qui vit encore, a du bien. Le père et le fils ont à eux deux un million, ils le doubleront aidés par du Croisier, maintenant lié avec la haute banque et les gros industriels de Paris. Monsieur et madame Duval jeune donneront, certes, leur fille à l’homme qui sera présenté par son oncle du Croisier, en considération des deux fortunes qu’il doit laisser à sa nièce, car du Croisier fera sans doute avantager au contrat mademoiselle Duval de toute la fortune de sa femme, qui n’a pas d’héritiers. Vous connaissez la haine de du Croisier pour les d’Esgrignon, rendez-lui service, soyez son homme, accueillez une plainte en faux qu’il va vous déposer contre le jeune d’Esgrignon, poursuivez le comte immédiatement, sans consulter le Procureur du Roi. Puis, priez Dieu que pour avoir été magistrat impartial contre le gré du pouvoir, le ministre vous destitue, votre fortune {p. 221} est faite ! Vous aurez une charmante femme et trente mille livres de rente en dot, sans compter quatre millions d’espérance dans une dizaine d’années.
En deux soirées, le premier Substitut avait été gagné. Le Président et monsieur Sauvager avaient tenu l’affaire secrète pour le vieux juge, pour le juge-suppléant24, et pour le second Substitut25. Sûr de l’impartialité de Blondet en présence des faits, le Président avait la majorité sans compter Camusot. Mais tout manquait par la défection imprévue du Juge d’Instruction. Le Président voulait un jugement de mise en accusation avant que le Procureur du Roi ne fût averti. Camusot ou le second Substitut n’allaient-ils pas le prévenir ?
Maintenant, en expliquant la vie intérieure du juge d’Instruction Camusot, peut-être apercevra-t-on les raisons qui permettaient à Chesnel de considérer ce jeune magistrat comme acquis aux d’Esgrignon, et qui lui avaient donné la hardiesse de le suborner en pleine rue. Camusot, fils de la première femme d’un illustre marchand de soieries de la rue des Bourdonnais, objet de l’ambition de son père, avait été destiné à la magistrature. En épousant sa femme, il avait épousé la protection d’un huissier du Cabinet du Roi, protection sourde, mais efficace, qui lui avait déjà valu sa nomination de juge, et, plus tard, celle de Juge d’Instruction. Son père ne lui avait donné en le mariant que six mille francs de rente, la fortune de feu sa mère, toutes déductions faites de ses avantages d’époux ; et comme mademoiselle Thirion ne lui avait pas apporté plus de vingt mille francs de dot, ce ménage connaissait les malheurs d’une pauvreté cachée, car les appointements d’un juge en province ne s’élèvent pas au-dessus de quinze cents francs. Cependant les Juges d’Instruction ont un supplément d’environ mille francs à raison des dépenses et des travaux extraordinaires de leurs fonctions. Malgré les fatigues qu’elles donnent, ces places sont assez enviées, mais elles sont révocables ; aussi madame Camusot venait-elle de gronder son mari d’avoir découvert sa pensée au Président. Marie-Cécile-Amélie Thirion, depuis trois ans de mariage, s’était aperçue de la bénédiction de Dieu par la régularité de deux accouchements heureux, une fille et un garçon ; mais elle suppliait Dieu de ne plus la tant bénir. Encore quelques bénédictions, et sa gêne deviendrait misère. La fortune de monsieur Camusot le père devait se faire long-temps attendre. D’ailleurs cette riche succession ne pouvait pas donner plus de huit ou dix mille francs de rente aux enfants du négociant qui étaient quatre et de deux lits différents. {p. 222} Puis, quand se réaliserait ce que tous les faiseurs de mariage appellent des espérances, le juge n’aurait-il pas des enfants à établir ? Chacun concevra donc la situation d’une petite femme pleine de sens et de résolution, comme était madame Camusot ; elle avait trop bien senti l’importance d’un faux pas fait par son mari dans sa carrière, pour ne pas se mêler des affaires judiciaires.
Enfant unique d’un ancien serviteur du roi Louis XVIII, un valet qui l’avait suivi en Italie, en Courlande, en Angleterre, et que le Roi avait récompensé par la seule place qu’il pût remplir, celle d’huissier de son cabinet par quartier, Amélie avait reçu chez elle comme un reflet de la Cour. Thirion lui dépeignait les grands seigneurs, les ministres, les personnages qu’il annonçait, introduisait, et voyait passant et repassant. Élevée comme à la porte des Tuileries, cette jeune femme avait donc pris une teinture des maximes qui s’y pratiquent, et adopté le dogme de l’obéissance absolue au pouvoir. Aussi avait-elle sagement jugé qu’en se rangeant du côté des d’Esgrignon, son mari plairait à madame la duchesse de Maufrigneuse, à deux puissantes familles sur lesquelles son père s’appuierait, en un moment opportun, auprès du Roi. À la première occasion, Camusot pouvait être nommé juge dans le ressort de Paris, puis, plus tard, à Paris. Cette promotion rêvée, désirée à tout moment, devait apporter six mille francs d’appointements, les douceurs d’un logement chez son père ou chez les Camusot, et tous les avantages des deux fortunes paternelles. Si l’adage : loin des yeux, loin du cœur, est vrai pour la plupart des femmes, il est vrai surtout en fait de sentiments de famille et de protections ministérielles ou royales. De tout temps les gens qui servent personnellement les rois font très-bien leurs affaires : on s’intéresse à un homme, fût-ce un valet, quand on le voit tous les jours.
Madame Camusot, qui se considérait comme de passage, avait pris une petite maison dans la rue du Cygne. La ville n’est pas assez passante pour que l’industrie des appartements garnis s’y exerce. Ce ménage n’était pas d’ailleurs assez riche pour vivre dans un hôtel, comme monsieur Michu. La Parisienne avait donc été obligée d’accepter les meubles du pays. La modicité de ses revenus l’avait obligée à prendre cette maison remarquablement laide, mais qui ne manquait pas d’une certaine naïveté de détails. Appuyée à la maison voisine de manière à présenter sa façade à la cour, elle n’avait à chaque étage qu’une fenêtre sur la rue. La cour, bordée dans sa largeur par deux murailles ornées de rosiers et d’alaternes, avait {p. 223} au fond, en face de la maison, un hangar assis sur deux arcades en briques. Une petite porte bâtarde donnait entrée à cette sombre maison encore assombrie par un grand noyer planté au milieu de la cour. Au rez-de-chaussée, où l’on montait par un perron à double rampe et à balustrades en fer très-ouvragé, mais rongé par la rouille, se trouvait sur la rue une salle à manger, et de l’autre côté la cuisine. Le fond du corridor qui séparait ces deux chambres était occupé par un escalier en bois. Le premier étage ne se composait que de deux pièces, dont l’une servait de cabinet au magistrat, et l’autre de chambre à coucher. Le second étage en mansarde contenait également deux chambres, une pour la cuisinière et l’autre pour la femme de chambre qui gardait avec elle les enfants. Aucune pièce de la maison n’avait de plafond, toutes présentaient ces solives blanchies à la chaux, dont les entre-deux sont plafonnés de blanc-en-bourre. Les deux chambres du premier étage et la salle d’en bas avaient de ces lambris à formes contournées, où s’est exercée la patience des menuisiers du dernier siècle. Ces boiseries, peintes en gris-sale, étaient du plus triste aspect. Le cabinet du juge était celui d’un avocat de province : un grand bureau et un fauteuil d’acajou, la bibliothèque de l’étudiant en Droit, et ses meubles mesquins apportés de Paris. La chambre de madame était indigène : elle avait des ornements bleus et blancs, un tapis, un de ces mobiliers hétéroclites qui semblent à la mode et qui sont tout simplement les meubles dont les formes n’ont pas été adoptées à Paris. Quant à la salle du rez-de-chaussée, elle était ce qu’est une salle en province, nue, froide, à papiers de tenture humides et passés. C’était dans cette chambre mesquine, sans autre vue que celle de ce noyer, de ces murs à feuillage noir et de la rue presque déserte, que passait toutes ses journées une femme assez vive et légère, habituée aux plaisirs, au mouvement de Paris, seule la plupart du temps, ou recevant des visites ennuyeuses et sottes qui lui faisaient préférer sa solitude à des caquetages vides, où le moindre trait d’esprit auquel elle se laissait aller donnait lieu à d’interminables commentaires et envenimait sa situation. Occupée de ses enfants, moins par goût que pour mettre un intérêt dans sa vie presque solitaire, elle ne pouvait exercer sa pensée que sur les intrigues qui se nouaient autour d’elle, sur les menées des gens de province, sur leurs ambitions enfermées dans des cercles étroits. Aussi pénétrait-elle {p. 224} promptement des mystères auxquels ne songeait pas son mari. Son hangar plein de bois, où sa femme de chambre faisait des savonnages, n’était pas ce qui frappait ses regards, quand, assise à la fenêtre de sa chambre, elle tenait à la main quelque broderie interrompue : elle contemplait Paris où tout est plaisir, où tout est plein de vie, elle en rêvait les fêtes et pleurait d’être dans cette froide prison de province. Elle se désolait d’être dans un pays paisible, où jamais il n’arriverait ni conspiration, ni grande affaire. Elle se voyait pour long-temps sous l’ombre de ce noyer.
Madame Camusot est une petite femme, grasse, fraîche, blonde, ornée d’un front très-busqué, d’une bouche rentrée, d’un menton relevé, traits que la jeunesse rend supportables, et qui doivent lui donner de bonne heure un air vieux. Ses yeux vifs et spirituels, mais qui expriment un peu trop son innocente envie de parvenir, et la jalousie que lui cause son infériorité présente, allument comme deux lumières dans sa figure commune, et la relèvent par une certaine force de sentiment que le succès devait éteindre plus tard. Elle usait alors de beaucoup d’industrie pour sa toilette, elle inventait des garnitures, elle se les brodait ; elle méditait ses atours avec sa femme de chambre venue avec elle de Paris, et maintenait ainsi la réputation des Parisiennes en province. Sa causticité la faisait redouter, elle n’était pas aimée. Avec cet esprit fin et investigateur qui distingue les femmes inoccupées, obligées d’employer leur journée, elle avait fini par découvrir les opinions secrètes du Président ; aussi conseillait-elle depuis quelque temps à Camusot de lui déclarer la guerre. L’affaire du jeune comte était une excellente occasion. Avant de venir en soirée chez monsieur du Croisier, elle n’avait pas eu de peine à démontrer à son mari, qu’en cette affaire, le premier Substitut allait contre les intentions de ses chefs. Le rôle de Camusot n’était-il pas de se faire un marchepied de ce procès criminel, en favorisant la maison d’Esgrignon, bien autrement puissante que le parti du Croisier.
— Sauvager n’épousera jamais mademoiselle Duval qu’on lui aura montrée en perspective, il sera la dupe des Machiavels du Val-Noble, auxquels il va sacrifier sa position. Camusot, cette affaire si malheureuse pour les d’Esgrignon et si perfidement entamée par le Président au profit de du Croisier, ne sera favorable qu’à toi, lui avait-elle dit en rentrant.
Cette rusée Parisienne avait également deviné les manœuvres {p. 225} secrètes du Président auprès de Blandureau, et les motifs qu’il avait de déjouer les efforts du vieux Blondet ; mais elle ne voyait aucun profit à éclairer le fils ou le père sur le péril de leur situation ; elle jouissait de cette comédie commencée, sans se douter de quelle importance pouvait être le secret surpris par elle de la demande faite aux Blandureau par le successeur de Chesnel en faveur de Fabien26 du Ronceret. Dans le cas où la position de son mari serait menacée par le Président, madame Camusot savait pouvoir menacer à son tour le Président en éveillant l’attention de l’horticulteur sur le rapt projeté de la fleur qu’il voulait transplanter chez lui.
Sans pénétrer, comme madame Camusot, les moyens par lesquels du Croisier et le Président avaient gagné le premier Substitut, Chesnel, en examinant ces diverses existences et ces intérêts groupés autour des fleurs de lys du Tribunal, compta sur le Procureur du Roi, sur Camusot et sur monsieur Michu. Deux juges pour les d’Esgrignon paralyseraient tout. Enfin, le notaire connaissait trop bien les désirs du vieux Blondet pour ne pas savoir que si son impartialité pouvait fléchir, ce serait pour l’œuvre de toute sa vie, pour la nomination de son fils à la place de Juge-suppléant. Ainsi Chesnel s’endormit plein d’espérance en se promettant d’aller voir monsieur Blondet, pour lui offrir de réaliser les espérances qu’il caressait depuis si long-temps, en l’éclairant sur les perfidies du Président du Ronceret. Après avoir gagné le vieux juge, il irait parlementer avec le Juge d’Instruction auquel il espérait pouvoir prouver, sinon l’innocence, au moins l’imprudence de Victurnien, et réduire l’affaire à une simple étourderie de jeune homme. Chesnel ne dormit ni paisiblement ni long-temps ; car, avant le jour, sa gouvernante l’éveilla pour lui présenter le plus séduisant personnage de cette histoire, le plus adorable jeune homme du monde, madame la duchesse de Maufrigneuse, venue seule en calèche, et habillée en homme.
— J’arrive pour le sauver ou pour périr avec lui, dit-elle au notaire qui croyait rêver. J’ai cent mille francs que le Roi m’a donnés sur sa Cassette pour acheter l’innocence de Victurnien, si son adversaire est corruptible. Si nous échouons, j’ai du poison pour le soustraire à tout, même à l’accusation. Mais nous n’échouerons pas. Le Procureur du Roi, que j’ai fait avertir de ce qui se passe, me suit ; il n’a pu venir avec moi, il a voulu prendre les ordres du Garde des Sceaux.
{p. 226} Chesnel rendit scène pour scène à la duchesse : il s’enveloppa de sa robe de chambre et tomba à ses pieds qu’il baisa, non sans demander pardon de l’oubli que la joie lui faisait commettre.
— Nous sommes sauvés, criait-il tout en donnant des ordres à Brigitte pour qu’elle préparât ce dont pouvait avoir besoin la duchesse après une nuit passée à courir la poste.
Il fit un appel au courage de la belle Diane, en lui démontrant la nécessité d’aller chez le Juge d’Instruction au petit jour, afin que personne ne fût dans le secret de cette démarche, et ne pût même présumer que la duchesse de Maufrigneuse fût venue.
— N’ai-je pas un passe-port en règle ? dit-elle en lui montrant une feuille où elle était désignée comme monsieur le vicomte Félix de Vandenesse, Maître des Requêtes et Secrétaire particulier du Roi. Ne sais-je pas bien jouer mon rôle d’homme ? reprit-elle en rehaussant les faces de sa perruque à la Titus et agitant sa cravache.
— Ah ! madame la duchesse, vous êtes un ange ! s’écria Chesnel les larmes aux yeux. (Elle devait toujours être un ange, même en homme !) Boutonnez votre redingote, enveloppez-vous jusqu’au nez dans votre manteau, prenez mon bras, et courons chez Camusot avant que personne ne puisse nous rencontrer.
— Je verrai donc un homme qui s’appelle Camusot ? dit-elle.
— Et qui a le nez de son nom, répondit Chesnel.
Quoiqu’il eût la mort au cœur, le vieux notaire jugea nécessaire d’obéir à tous les caprices de la duchesse, de rire quand elle rirait, de pleurer avec elle ; mais il gémit de la légèreté d’une femme qui, tout en accomplissant une grande chose, y trouvait néanmoins matière à plaisanter. Que n’aurait-il pas fait pour sauver le jeune homme ? Pendant que Chesnel s’habilla, madame de Maufrigneuse dégusta la tasse de café à la crème que Brigitte lui servit, et convint de la supériorité des cuisinières de province sur les Chefs de Paris, qui dédaignent ces menus détails si importants pour les gourmets. Grâce aux prévoyances que nécessitaient les goûts de son maître pour la bonne chère, Brigitte avait pu offrir à la duchesse une excellente collation. Chesnel et son gentil compagnon se dirigèrent vers la maison de monsieur et madame Camusot.
— Ah ! il y a une madame Camusot, dit la duchesse, l’affaire pourra s’arranger.
{p. 227} — Et d’autant mieux, lui répondit Chesnel, que madame s’ennuie assez visiblement d’être parmi nous autres provinciaux, elle est de Paris.
— Ainsi nous ne devons pas avoir de secret pour elle.
— Vous serez juge de ce qu’il faudra taire ou révéler, dit humblement Chesnel. Je crois qu’elle sera très-flattée de donner l’hospitalité à la duchesse de Maufrigneuse. Pour ne rien compromettre, il vous faudra sans doute rester chez elle jusqu’à la nuit, à moins que vous n’y trouviez des inconvénients.
— Est-elle bien, madame Camusot ? demanda la duchesse d’un air fat.
— Elle est un peu reine chez elle, répondit le notaire.
— Elle doit alors se mêler des affaires du Palais, reprit la duchesse. Il n’y a qu’en France, cher monsieur Chesnel, que l’on voit les femmes si bien épouser leurs maris qu’elles en épousent les fonctions, le commerce ou les travaux. En Italie, en Angleterre, en Espagne, les femmes se font un point d’honneur de laisser leurs maris se débattre avec les affaires ; elles mettent à les ignorer la même persévérance que nos bourgeoises françaises déploient pour être au fait des affaires de la communauté. N’est-ce pas ainsi que vous appelez cela judiciairement ? D’une jalousie incroyable, en fait de politique conjugale, les Françaises veulent tout savoir. Aussi, dans les moindres difficultés de la vie en France, sentez-vous la main de la femme qui conseille, guide, éclaire son mari. La plupart des hommes ne s’en trouvent pas mal, en vérité. En Angleterre, un homme marié pourrait être mis vingt-quatre heures en prison pour dettes, sa femme, à son retour, lui ferait une scène de jalousie.
— Nous sommes arrivés sans avoir fait la moindre rencontre, dit Chesnel. Madame la duchesse, vous devez avoir d’autant plus d’empire ici, que le père de madame Camusot est un huissier du Cabinet du Roi, nommé Thirion.
— Et le roi n’y a pas songé ! il ne pense à rien, s’écria-t-elle. Thirion nous a introduits, le prince de Cadignan, monsieur de Vandenesse et moi ! Nous sommes les maîtres céans. Combinez bien tout avec le mari pendant que je vais parler à la femme.
La femme de chambre, qui lavait, débarbouillait, habillait les deux enfants, introduisit les deux étrangers dans la petite salle sans feu.
{p. 228} — Allez porter cette carte à votre maîtresse, dit la duchesse à l’oreille de la femme de chambre, et ne la laissez lire qu’à elle. Si vous êtes discrète, on vous récompensera, ma petite.
La femme de chambre demeura comme frappée de la foudre en entendant cette voix de femme et voyant cette délicieuse figure de jeune homme.
— Éveillez monsieur Camusot, lui dit Chesnel, et dites que je l’attends pour une affaire importante.
La femme de chambre monta. Quelques instants après, madame Camusot s’élança en peignoir à travers les escaliers, et introduisit le bel étranger après avoir poussé Camusot, en chemise, dans son cabinet avec tous ses vêtements, en lui ordonnant de s’habiller et de l’y attendre. Ce coup de théâtre avait été produit par la carte où était gravé : MADAME LA DUCHESSE DE MAUFRIGNEUSE. La fille de l’huissier du Cabinet du Roi avait tout compris.
— Eh ! bien, monsieur Chesnel, ne dirait-on pas que le tonnerre vient de tomber ici ? s’écria la femme de chambre à voix basse. Monsieur s’habille dans son cabinet, vous pouvez y monter.
— Silence sur tout ceci, répondit le notaire.
Chesnel, en se sentant appuyé par une grande dame qui avait l’assentiment verbal du Roi aux mesures à prendre pour sauver le comte d’Esgrignon, prit un air d’autorité qui le servit auprès de Camusot beaucoup mieux que l’air humble avec lequel il l’aurait entretenu, s’il eût été seul et sans secours.
— Monsieur, lui dit-il, mes paroles hier au soir ont pu vous étonner, mais elles sont sérieuses. La maison d’Esgrignon compte sur vous pour bien instruire une affaire d’où elle doit sortir sans tache.
— Monsieur, répondit le juge, je ne relèverai point ce qu’il y a de blessant pour moi et d’attentatoire à la Justice dans vos paroles, car, jusqu’à un certain point, votre position près de la maison d’Esgrignon l’excuse. Mais…
— Monsieur, pardonnez-moi de vous interrompre, dit Chesnel. Je viens vous dire des choses que vos supérieurs pensent et n’osent pas avouer, mais que les gens d’esprit devinent, et vous êtes homme d’esprit. À supposer que le jeune homme eût agi imprudemment, croyez-vous que le Roi, que la Cour, que le Ministère fussent flattés de voir un nom comme celui des d’Esgrignon traîné à la Cour d’Assises ? Est-il dans l’intérêt, non-seulement du royaume, mais du {p. 229} pays, que les maisons historiques tombent ? L’égalité, aujourd’hui le grand mot de l’Opposition, ne trouve-t-elle pas une garantie dans l’existence d’une haute aristocratie consacrée par le temps ? Eh ! bien, non-seulement il n’y a pas eu la moindre imprudence, mais nous sommes des innocents tombés dans un piége.
— Je suis curieux de savoir comment ? dit le juge.
— Monsieur, reprit Chesnel, pendant deux ans, le sieur du Croisier a constamment laissé tirer sur lui pour de fortes sommes par monsieur le comte d’Esgrignon. Nous produirons des traites pour plus de cent mille écus, constamment acquittées par lui, et dont les sommes ont été remises par moi… saisissez bien ceci ?… soit avant, soit après l’échéance. Monsieur le comte d’Esgrignon est en mesure de présenter un reçu de la somme tirée par lui, antérieur à l’effet argué de faux ? ne reconnaîtrez-vous pas alors dans la plainte une œuvre de haine et de parti ? n’est-ce pas une odieuse calomnie que cette accusation portée par les adversaires les plus dangereux du trône et de l’autel contre l’héritier d’une vieille famille ? Il n’y a pas eu plus de faux dans cette affaire qu’il ne s’en est fait dans mon Étude. Mandez par devers vous madame du Croisier, laquelle ignore encore la plainte en faux, elle vous déclarera que je lui ai porté les fonds, et qu’elle les a gardés pour les remettre à son mari absent qui ne les lui réclame pas. Interrogez du Croisier à ce sujet ? il vous dira qu’il ignore ma remise à madame du Croisier.
— Monsieur, répondit le Juge d’Instruction, vous pouvez émettre de pareilles assertions dans le salon de monsieur d’Esgrignon ou chez des gens qui ne connaissent pas les affaires, on y ajoutera foi ; mais un Juge d’Instruction, à moins d’être imbécile, ne croira pas qu’une femme aussi soumise à son mari que l’est madame du Croisier, conserve en ce moment dans son secrétaire cent mille écus sans en rien dire à son mari, ni qu’un vieux notaire n’ait pas instruit monsieur du Croisier de cette remise, à son retour en ville.
— Le vieux notaire était allé à Paris, monsieur, pour arrêter le cours des dissipations du jeune homme.
— Je n’ai pas encore interrogé le comte d’Esgrignon, reprit le juge, ses réponses éclaireront ma religion.
— Il est au secret ? demanda le notaire.
— Oui, répondit le juge.
{p. 230} — Monsieur, s’écria Chesnel qui vit le danger, l’Instruction peut être conduite pour ou contre nous ; mais vous choisirez ou de constater, d’après la déposition de madame du Croisier, la remise des valeurs antérieurement à l’effet, ou d’interroger un pauvre jeune homme inculpé qui, dans son trouble, peut ne se souvenir de rien et se compromettre. Vous chercherez le plus croyable ou de l’oubli d’une femme ignorante en affaires, ou d’un faux commis par un d’Esgrignon.
— Il ne s’agit pas de tout cela, reprit le juge, il s’agit de savoir si monsieur le comte d’Esgrignon a converti le bas d’une lettre que lui adressait du Croisier en une lettre de change.
— Eh ! il le pouvait, s’écria tout à coup madame Camusot qui entra vivement, suivie du bel inconnu. Monsieur Chesnel avait remis les fonds… Elle se pencha vers son mari. — Tu seras juge-suppléant à Paris à la première vacance, tu sers le Roi lui-même dans cette affaire, j’en ai la certitude, on ne t’oubliera pas, lui dit-elle à l’oreille. Tu vois dans ce jeune homme la duchesse de Maufrigneuse, tâche de ne jamais dire que tu l’as vue, et fais tout pour le jeune comte, hardiment.
— Messieurs, dit le juge, quand l’Instruction serait conduite dans le sens favorable à l’innocence du jeune comte, puis-je répondre du jugement à intervenir ? Monsieur Chesnel et toi, ma bonne, vous connaissez les dispositions de monsieur le Président.
— Ta, ta, ta, dit madame Camusot, va voir toi-même ce matin monsieur Michu, et apprends-lui l’arrestation du jeune comte, vous serez déjà deux contre deux, j’en réponds. Michu est de Paris, lui ! et tu connais son dévouement pour la noblesse. Bon chien chasse de race.
En ce moment, mademoiselle Cadot fit entendre sa voix à la porte, en disant qu’elle apportait une lettre pressée. Le juge sortit et rentra, en lisant ces mots :
Monsieur le vice-président du Tribunal prie monsieur Camusot de siéger à l’audience de ce jour et des jours suivants, pour que le Tribunal soit au complet pendant l’absence de monsieur le Président. Il lui fait ses compliments.
— Plus d’instruction de l’affaire d’Esgrignon, s’écria madame Camusot. Ne te l’avais-je pas dit, mon ami, qu’ils te joueraient quelque mauvais tour ? Le Président est allé te calomnier auprès du {p. 231} Procureur-Général et du Président de la Cour. Avant que tu puisses instruire l’affaire, tu seras changé. Est-ce clair ?
— Vous resterez, monsieur, dit la duchesse, le Procureur du Roi arrivera, je l’espère, à temps.
— Quand le Procureur du Roi viendra, dit avec feu la petite madame Camusot, il doit trouver tout fini. Oui, mon cher, oui, dit-elle en regardant son mari stupéfait. Ah ! vieil hypocrite de Président, tu joues au plus fin avec nous, tu t’en souviendras ! Tu veux nous servir un plat de ton métier, tu en auras deux apprêtés par la main de ta servante, Cécile-Amélie Thirion. Pauvre bonhomme Blondet ! il est heureux pour lui que le Président soit en voyage pour nous faire destituer, son grand dadais de fils épousera mademoiselle Blandureau. Je vais aller retourner les semis au père Blondet. Toi, Camusot, va chez monsieur Michu pendant que madame la duchesse et moi nous irons trouver le vieux Blondet. Attends-toi à entendre dire par toute la ville que je me suis promenée ce matin avec un amant.
Madame Camusot donna le bras à la duchesse, et l’emmena par les endroits déserts de la ville pour arriver sans mauvaise rencontre à la porte du vieux juge. Chesnel alla pendant ce temps conférer avec le jeune comte à la prison, où Camusot le fit introduire en secret. Les cuisinières, les domestiques, et autres gens levés de bonne heure en province, qui virent madame Camusot et la duchesse dans des chemins détournés prirent le jeune homme pour un amant venu de Paris. Comme Cécile-Amélie l’avait prévu, le soir, la nouvelle de ses déportements circulait dans la ville, et y occasionnait plus d’une médisance. Madame Camusot et son amant prétendu trouvèrent le vieux Blondet dans sa serre, il salua la femme de son collègue et son compagnon en jetant sur ce charmant jeune homme un regard inquiet et scrutateur.
— J’ai l’honneur de vous présenter un des cousins de mon mari, dit-elle à monsieur Blondet en lui montrant la duchesse, un des horticulteurs les plus distingués de Paris, qui revient de Bretagne, et ne peut passer que cette journée avec nous. Monsieur a entendu parler de vos fleurs et de vos arbustes, et j’ai pris la liberté de venir de grand matin.
— Ah ! monsieur est horticulteur, dit le vieux juge.
La duchesse s’inclina sans parler.
— Voici, dit le juge, mon cafier et mon arbre à thé.
{p. 232} — Pourquoi donc, dit madame Camusot, monsieur le Président est-il parti ? Je gage que son absence concerne monsieur Camusot.
— Précisément. Voici, monsieur, le cactus le plus original qui existe, dit-il en montrant dans un pot une plante qui avait l’air d’un rotin couvert de lèpre, il vient de la Nouvelle-Hollande. Vous êtes bien jeune, monsieur, pour être horticulteur.
— Quittez vos fleurs, cher monsieur Blondet, dit madame Camusot, il s’agit de vous, de vos espérances, du mariage de votre fils avec mademoiselle Blandureau. Vous êtes la dupe du Président.
— Bah ! dit le juge d’un air incrédule.
— Oui, reprit-elle. Si vous cultiviez un peu plus le monde, et un peu moins vos fleurs, vous sauriez que la dot et les espérances que vous avez plantées, arrosées, binées, sarclées, sont sur le point d’être cueillies par des mains rusées.
— Madame !…
— Ah ! personne en ville n’aura le courage de rompre en visière au Président en vous avertissant. Moi, qui ne suis pas de la ville, et qui, grâce à ce brave jeune homme, irai bientôt à Paris, je vous apprends que le successeur de Chesnel a formellement demandé la main de Claire Blandureau pour le petit du Ronceret, à qui ses père et mère donnent cinquante mille écus. Quant à Fabien27, il promet de se faire recevoir avocat pour être nommé juge.
Le vieux juge laissa tomber le pot qu’il avait à la main pour le montrer à la duchesse.
— Ah ! mon cactus ! ah ! mon fils ! Mademoiselle Blandureau !… Tiens, la fleur du cactus est cassée !
— Non, tout peut s’arranger, lui dit madame Camusot en riant. Si vous voulez voir votre fils juge dans un mois d’ici, nous allons vous dire comment il faut vous y prendre…
— Monsieur, passez là, vous verrez mes pélargonium28, un spectacle magique à la floraison. Pourquoi, dit-il à madame Camusot, me parlez-vous de ces affaires devant votre cousin ?
— Tout dépend de lui, riposta madame Camusot. La nomination de votre fils est à jamais perdue si vous dites un mot de ce jeune homme.
— Bah !
— Ce jeune homme est une fleur.
— Ah !
{p. 233} — C’est la duchesse de Maufrigneuse, envoyée par le Roi pour sauver le jeune d’Esgrignon, arrêté hier par suite d’une plainte en faux portée par du Croisier. Madame la duchesse a la parole du Garde des Sceaux, il ratifiera les promesses qu’elle nous fera…
— Mon cactus est sauvé ! dit le juge qui examinait sa plante précieuse. Allez, j’écoute.
— Consultez-vous avec Camusot et Michu pour étouffer l’affaire au plus tôt, et votre fils sera nommé. Sa nomination arrivera alors assez à temps pour vous permettre de déjouer les intrigues des du Ronceret auprès des Blandureau. Votre fils sera mieux que juge-suppléant, il aura la succession de monsieur Camusot dans l’année. Le Procureur du Roi arrive aujourd’hui, monsieur Sauvager sera sans doute forcé de donner sa démission, à cause de sa conduite dans cette affaire. Mon mari vous montrera des pièces au Palais qui établissent l’innocence du comte, et qui prouvent que le faux est un guet-apens tendu par du Croisier.
Le vieux juge entra dans le cirque olympique de ses six mille pélargonium29, et y salua la duchesse.
— Monsieur, dit-il, si ce que vous voulez est légal, cela pourra se faire.
— Monsieur, répondit la duchesse, remettez votre démission demain à monsieur Chesnel, je vous promets de vous faire envoyer dans la semaine la nomination de votre fils, mais ne la donnez qu’après avoir entendu monsieur le Procureur du Roi vous confirmer mes paroles. Vous vous comprenez mieux entre vous autres gens de justice. Seulement faites-lui savoir que la duchesse de Maufrigneuse vous a engagé sa parole. Silence sur mon voyage ici, dit-elle.
Le vieux juge lui baisa la main, et se mit à cueillir sans pitié les plus belles fleurs qu’il lui offrit.
— Y pensez-vous ! donnez-les à madame, lui dit la duchesse, il n’est pas naturel de voir des fleurs à un homme qui donne le bras à une jolie femme.
— Avant d’aller au Palais, lui dit madame Camusot, allez vous informer chez le successeur de Chesnel des propositions faites par lui au nom de monsieur et de madame du Ronceret.
Le vieux juge ébahi de la duplicité du Président, resta planté sur ses jambes, à sa grille, en regardant les deux femmes qui se sauvèrent par les chemins détournés. Il voyait crouler l’édifice si péniblement bâti durant dix années pour son enfant chéri. Était-ce {p. 234} possible ? il soupçonna quelque ruse et courut chez le successeur de Chesnel. À neuf heures et demie, avant l’audience, le vice-président Blondet, le juge Camusot et Michu se trouvèrent avec une remarquable exactitude dans la Chambre du Conseil, dont la porte fut fermée avec soin par le vieux juge en voyant entrer Camusot et Michu qui vinrent ensemble.
— Hé bien ! monsieur le vice-président, dit Michu, monsieur Sauvager a requis un mandat contre un comte d’Esgrignon, sans consulter le Procureur du Roi, pour servir la passion d’un du Croisier, un ennemi du gouvernement du Roi. C’est un vrai cen-dessus-dessous. Le Président, de son côté, part et arrête ainsi l’Instruction ! Et nous ne savons rien de ce procès ? Voulait-on par hasard nous forcer la main ?
— Voici le premier mot que j’entends sur cette affaire, dit le vieux juge furieux de la démarche faite par le Président chez les Blandureau.
Le successeur de Chesnel, l’homme des du Ronceret, venait d’être victime d’une ruse inventée par le vieux juge pour savoir la vérité, il avait avoué le secret.
— Heureusement que nous vous en parlons, mon cher maître, dit Camusot à Blondet, autrement vous auriez pu renoncer à asseoir jamais votre fils sur les fleurs de lis, et à le marier à mademoiselle Blandureau.
— Mais il ne s’agit pas de mon fils, ni de son mariage, dit le juge, il s’agit du jeune comte d’Esgrignon : est-il ou n’est-il pas coupable ?
— Il paraît, dit monsieur Michu, que les fonds auraient été remis à madame du Croisier par Chesnel, on a fait un crime d’une simple irrégularité. Le jeune homme aurait, suivant la plainte, pris un bas de lettre où était la signature de du Croisier pour la convertir en un effet sur les Keller.
— Une imprudence ! dit Camusot.
— Mais si du Croisier avait encaissé la somme, dit Blondet, pourquoi s’est-il plaint ?
— Il ne sait pas encore que la somme a été remise à sa femme, ou il feint de ne pas le savoir, dit Camusot.
— Vengeance de gens de province, dit Michu.
— Ça m’a pourtant l’air d’être un faux, dit le vieux Blondet, chez qui nulle passion ne pouvait obscurcir la clarté de la conscience judiciaire.
— Vous croyez, dit Camusot. Mais d’abord, en supposant que {p. 235} le jeune comte n’ait pas eu le droit de tirer sur du Croisier, il n’y aurait pas imitation de signature. Mais il s’est cru ce droit par l’avis que Chesnel lui a donné d’un versement opéré par lui Chesnel.
— Eh ! bien, où voyez-vous donc un faux ? dit le vieux juge. L’essence du faux, en matière civile, est de constituer un dommage à autrui.
— Ah ! il est clair, en tenant la version de du Croisier pour vraie, que la signature a été détournée de sa destination afin de toucher la somme au mépris d’une défense faite par du Croisier à ses banquiers, dit Camusot.
— Ceci, messieurs, dit Blondet, me paraît une misère, une vétille. Vous aviez la somme, je devais attendre peut-être un titre de vous ; mais, moi, comte d’Esgrignon, j’étais dans un besoin urgent, j’ai… Allons donc ! votre plainte est de la passion, de la vengeance ! Pour qu’il y ait faux, le législateur a voulu l’intention de soustraire une somme, de se faire attribuer un profit quelconque auquel on n’aurait pas droit. Il n’y a eu de faux ni dans les termes de la loi romaine, ni dans l’esprit de la jurisprudence actuelle, toujours en nous tenant dans le Civil, car il ne s’agit pas ici de faux en écriture publique ou authentique. En matière privée, le faux entraîne une intention de voler, mais ici, où est le vol ? Dans quel temps vivons-nous, messieurs ? Le Président nous quitte pour faire manquer une Instruction qui devrait être finie ! Je ne connais monsieur le Président que d’aujourd’hui, mais je lui payerai l’arriéré de mon erreur ; il minutera désormais ses jugements lui-même. Vous devez mettre à ceci la plus grande célérité, monsieur Camusot.
— Oui. Mon avis, dit Michu, est au lieu d’une mise en liberté sous caution, de tirer de là ce jeune homme immédiatement. Tout dépend des interrogations à poser à du Croisier et à sa femme. Vous pouvez les mander pendant l’audience, monsieur Camusot, recevoir leurs dépositions avant quatre heures, faire votre rapport cette nuit, et nous jugerons l’affaire demain avant l’audience.
— Pendant que les avocats plaideront, nous conviendrons de la marche à suivre, dit Blondet à Camusot.
Les trois juges entrèrent en séance après avoir revêtu leurs robes.
À midi, Monseigneur et mademoiselle Armande étaient arrivés à l’hôtel d’Esgrignon où se trouvaient déjà Chesnel et monsieur Couturier. Après une conférence assez courte entre le directeur de {p. 236} madame du Croisier et le prélat, le prêtre alla sur-le-champ chez sa pénitente.
À onze heures du matin, du Croisier reçut un mandat de comparution qui le mandait, entre une heure et deux, dans le cabinet du Juge d’Instruction. Il y vint, en proie à des soupçons légitimes. Le Président, incapable de prévoir l’arrivée de la duchesse de Maufrigneuse, celle du Procureur du Roi, ni la confédération subite des trois juges, avait oublié de tracer à du Croisier un plan de conduite au cas où l’Instruction commencerait. Ni l’un ni l’autre ne crurent à tant de célérité. Du Croisier s’empressa d’obéir au mandat, afin de connaître les dispositions de monsieur Camusot. Il fut donc obligé de répondre. Le juge lui adressa sommairement les six interrogations suivantes : — L’effet argué de faux, ne portait-il pas une signature vraie ? — Avait-il eu, avant cet effet, des affaires avec monsieur le comte d’Esgrignon ? — Monsieur le comte d’Esgrignon n’avait-il pas tiré sur lui des lettres de change avec ou sans avis ? — N’avait-il pas écrit une lettre par laquelle il autorisait monsieur d’Esgrignon à toujours faire fond sur lui ? — Chesnel n’avait-il pas plusieurs fois déjà soldé ses comptes ? — N’avait-il pas été absent à telle époque ?
Ces questions furent résolues affirmativement par du Croisier. Malgré des explications verbeuses, le juge ramenait toujours le banquier à l’alternative d’un oui ou d’un non. Quand les demandes et les réponses furent consignées au procès-verbal, le juge termina par cette foudroyante interrogation : — Du Croisier savait-il que l’argent de l’effet argué de faux était déposé chez lui, suivant une déclaration de Chesnel et une lettre d’avis dudit Chesnel au comte d’Esgrignon, cinq jours avant la date de l’effet ?
Cette dernière question épouvanta du Croisier. Il demanda ce que signifiait un pareil interrogatoire. S’il était, lui, le coupable, et monsieur le comte d’Esgrignon le plaignant ? Il fit observer que si les fonds étaient chez lui, il n’eût pas rendu de plainte.
— La Justice s’éclaire, dit le juge en le renvoyant non sans avoir constaté cette dernière observation de du Croisier.
— Mais, monsieur, les fonds…
— Les fonds sont chez vous, dit le juge.
Chesnel, également cité, comparut pour expliquer l’affaire. La véracité de ses assertions fut corroborée par la déposition de madame du Croisier. Le juge avait déjà interrogé le comte {p. 237} d’Esgrignon qui, soufflé par Chesnel, produisit la première lettre par laquelle du Croisier lui écrivait de tirer sur lui, sans lui faire l’injure de déposer les fonds d’avance. Puis il déposa une lettre écrite par Chesnel, par laquelle le notaire le prévenait du versement des cent mille écus chez monsieur du Croisier. Avec de pareils éléments, l’innocence du jeune comte devait triompher devant le Tribunal. Quand du Croisier revint du Palais chez lui, son visage était blanc de colère, et sur ses lèvres frissonnait la légère écume d’une rage concentrée. Il trouva sa femme assise dans son salon, au coin de la cheminée, et lui faisant des pantoufles en tapisserie ; elle trembla quand elle leva les yeux sur lui, mais elle avait pris son parti.
— Madame, s’écria du Croisier en balbutiant, quelle déposition avez-vous faite devant le juge ? Vous m’avez déshonoré, perdu, trahi.
— Je vous ai sauvé, monsieur, répondit-elle. Si vous avez l’honneur de vous allier un jour aux d’Esgrignon, par le mariage de votre nièce avec le jeune comte, vous le devrez à ma conduite d’aujourd’hui.
— Miracle ! l’ânesse de Balaam a parlé, s’écria-t-il, je ne m’étonnerai plus de rien. Et où sont les cent mille écus que monsieur Camusot dit être chez moi ?
— Les voici, répondit-elle en tirant le paquet des billets de banque de dessous le coussin de sa bergère. Je n’ai point commis de péché mortel en déclarant que monsieur Chesnel me les avait remis.
— En mon absence ?
— Vous n’étiez pas là.
— Vous me le jurez par votre salut éternel ?
— Je le jure, dit-elle d’une voix calme.
— Pourquoi ne m’avoir rien dit ? demanda-t-il.
— J’ai eu tort en ceci, répondit sa femme ; mais ma faute tourne à votre avantage. Votre nièce sera quelque jour marquise d’Esgrignon et peut-être serez-vous Député si vous vous conduisez bien dans cette déplorable affaire. Vous êtes allé trop loin, sachez revenir.
Du Croisier se promena dans son salon en proie à une horrible agitation, et sa femme attendit, dans une agitation égale, le résultat de cette promenade. Enfin, du Croisier sonna.
— Je ne recevrai personne ce soir, fermez la grande porte, dit-il à son valet de chambre. À tous ceux qui viendront vous direz que madame et moi nous sommes à la campagne. Nous {p. 238} partirons aussitôt après le dîner, que vous avancerez d’une demi-heure.
Dans la soirée, tous les salons, les petits marchands, les pauvres, les mendiants, la noblesse, le commerce, toute la ville enfin parlait de la grande nouvelle : l’arrestation du comte d’Esgrignon soupçonné d’avoir commis un faux. Le comte d’Esgrignon irait en Cour d’Assises, il serait condamné, marqué. La plupart des personnes à qui l’honneur de la maison d’Esgrignon était cher, niaient le fait. Quand il fit nuit, Chesnel vint prendre chez madame Camusot le jeune inconnu qu’il conduisit à l’hôtel d’Esgrignon où mademoiselle Armande l’attendait. La pauvre fille mena chez elle la belle Maufrigneuse, à laquelle elle donna son appartement. Monseigneur l’évêque occupait celui de Victurnien. Quand la noble Armande se vit seule avec la duchesse, elle lui jeta le plus déplorable regard.
— Vous deviez bien votre secours au pauvre enfant qui s’est perdu pour vous, madame, dit-elle, un enfant à qui tout le monde ici se sacrifie.
La duchesse avait déjà jeté son coup d’œil de femme sur la chambre de mademoiselle d’Esgrignon, et y avait vu l’image de la vie de cette sublime fille : vous eussiez dit de la cellule d’une religieuse, à voir cette pièce nue, froide et sans luxe. La duchesse, émue en contemplant le passé, le présent et l’avenir de cette existence, en reconnaissant le contraste inouï qu’y produisait sa présence, ne put retenir des larmes qui roulèrent sur ses joues et lui servirent de réponse.
— Ah ! j’ai tort, pardonnez-moi, madame la duchesse ? reprit la chrétienne qui l’emporta sur la tante de Victurnien, vous ignoriez notre misère, mon neveu était incapable de vous l’avouer. D’ailleurs, en vous voyant, tout se conçoit, même le crime !
Mademoiselle Armande, sèche et maigre, pâle, mais belle comme une de ces figures effilées et sévères que les peintres allemands ont seuls su faire, eut aussi les yeux mouillés.
— Rassurez-vous, cher ange, dit enfin la duchesse, il est sauvé.
— Oui, mais l’honneur, mais son avenir ! Chesnel me l’a dit : le Roi sait la vérité.
— Nous songerons à réparer le mal, dit la duchesse.
Mademoiselle Armande descendit au salon, et trouva le Cabinet des Antiques au grand complet. Autant pour fêter Monseigneur que pour entourer le marquis d’Esgrignon, chacun des habitués était {p. 239} venu. Chesnel, posté dans l’antichambre, recommandait à chaque arrivant le plus profond silence sur la grande affaire, afin que le vénérable marquis n’en sût jamais rien. Le loyal Franc était capable de tuer son fils ou de tuer du Croisier : dans cette circonstance, il lui aurait fallu un criminel d’un côté ou de l’autre. Par un singulier hasard, le marquis, heureux du retour de son fils à Paris, parla plus qu’à l’ordinaire de Victurnien. Victurnien allait être placé bientôt par le Roi, le Roi s’occupait enfin des d’Esgrignon. Chacun, la mort dans l’âme, exaltait la bonne conduite de Victurnien. Mademoiselle Armande préparait les voies à la soudaine apparition de son neveu, en disant à son frère que Victurnien viendrait sans doute les voir et qu’il devait être en route.
— Bah ! dit le marquis debout devant sa cheminée, s’il fait bien ses affaires là où il est, il doit y rester, et ne pas songer à la joie que son vieux père aurait à le voir. Le service du Roi avant tout.
La plupart de ceux qui entendirent cette phrase frissonnèrent. Le procès pouvait livrer l’épaule d’un d’Esgrignon au fer du bourreau ! Il y eut un moment d’affreux silence. La vieille marquise de Castéran30 ne put retenir une larme qu’elle versa sur son rouge en détournant la tête.
Le lendemain, à midi, par un temps superbe, toute la population en rumeur était dispersée par groupes dans la rue qui traversait la ville, et il n’y était question que de la grande affaire. Le jeune comte était-il ou n’était-il pas en prison ? En ce moment, on aperçut le tilbury bien connu du comte d’Esgrignon descendant par le haut de la rue Saint-Blaise, et venant de la Préfecture. Ce tilbury était mené par le comte accompagné d’un charmant jeune homme inconnu, tous deux gais, riant, causant, ayant des roses du Bengale à la boutonnière. Ce fut un de ces coups de théâtre qu’il est impossible de décrire. À dix heures, un jugement de non-lieu, parfaitement motivé, avait rendu la liberté au jeune comte. Du Croisier y fut foudroyé par un attendu qui réservait au comte d’Esgrignon ses droits pour le poursuivre en calomnie. Le vieux Chesnel remontait, comme par hasard, la Grande-rue, et disait, à qui voulait l’entendre, que du Croisier avait tendu le plus infâme des piéges à l’honneur de la maison d’Esgrignon, et que, s’il n’était pas poursuivi comme calomniateur, il devait cette condescendance à la noblesse de sentiment qui animait les d’Esgrignon. Le soir de cette fameuse journée, après le coucher du marquis d’Esgrignon, {p. 240} le jeune comte, mademoiselle Armande et le beau petit page qui allait repartir se trouvèrent seuls avec le chevalier, à qui l’on ne put cacher le sexe de ce charmant cavalier et qui fut le seul dans la ville, hormis les trois juges et madame Camusot, de qui la présence de la duchesse fut connue.
— La maison d’Esgrignon est sauvée, dit Chesnel, mais elle ne se relèvera pas de ce choc d’ici à cent ans. Il faut maintenant payer les dettes, et vous ne pouvez plus, monsieur le comte, faire autre chose que vous marier avec une héritière.
— Et la prendre où elle sera, dit la duchesse.
— Une seconde mésalliance, s’écria mademoiselle Armande.
La duchesse se mit à rire.
— Il vaut mieux se marier que de mourir, dit-elle en sortant de la poche de son gilet un petit flacon donné par l’apothicairerie du château des Tuileries.
Mademoiselle Armande fit un geste d’effroi, le vieux Chesnel prit la main de la belle Maufrigneuse et la lui baisa sans permission.
— Vous êtes donc fous, ici ? reprit la duchesse. Vous voulez donc rester au quinzième siècle quand nous sommes au dix-neuvième ? Mes chers enfants, il n’y a plus de noblesse, il n’y a plus que de l’aristocratie. Le Code civil de Napoléon a tué les parchemins comme le canon avait déjà tué la féodalité. Vous serez bien plus nobles que vous ne l’êtes quand vous aurez de l’argent. Épousez qui vous voudrez, Victurnien, vous anoblirez votre femme, voilà le plus solide des priviléges qui restent à la noblesse française. Monsieur de Talleyrand n’a-t-il pas épousé madame Grandt sans se compromettre ? Souvenez-vous de Louis XIV marié à la veuve Scarron !
— Il ne l’avait pas épousée pour son argent, dit mademoiselle Armande.
— Si la comtesse d’Esgrignon était la nièce d’un du Croisier, la recevriez-vous ? dit Chesnel.
— Peut-être, répondit la duchesse, mais le roi, sans aucun doute, la verrait avec plaisir. Vous ne savez donc pas ce qui se passe ? dit-elle en voyant l’étonnement peint sur tous les visages. Victurnien est venu à Paris, il sait comment y vont les choses. Nous étions plus puissants sous Napoléon. Victurnien, épousez mademoiselle Duval, épousez qui vous voudrez, elle sera marquise d’Esgrignon tout aussi bien que je suis duchesse de Maufrigneuse.
{p. 241} — Tout est perdu, même l’honneur, dit le Chevalier en faisant un geste.
— Adieu, Victurnien, dit la duchesse en l’embrassant au front, nous ne nous verrons plus. Ce que vous avez de mieux à faire est de vivre sur vos terres, l’air de Paris ne vous vaut rien.
— Diane ? cria le jeune comte au désespoir.
— Monsieur, vous vous oubliez étrangement, dit froidement la duchesse en quittant son rôle d’homme et de maîtresse et redevenant non-seulement ange, mais encore duchesse, non-seulement duchesse, mais la Célimène de Molière.
La duchesse de Maufrigneuse salua dignement ces quatre personnages, et obtint du Chevalier la dernière larme d’admiration qu’il eût au service du beau sexe.
— Comme elle ressemble à la princesse Goritza ! s’écria-t-il à voix basse.
Diane avait disparu. Le fouet du postillon disait à Victurnien que le beau roman de sa première passion était fini. En danger, Diane avait encore pu voir dans le jeune comte son amant ; mais, sauvé, la duchesse le méprisait comme un homme faible qu’il était.
Six mois après, Camusot fut nommé juge-suppléant à Paris, et plus tard Juge d’Instruction. Michu devint Procureur du Roi. Le bonhomme Blondet passa Conseiller à la Cour royale, y resta le temps nécessaire pour prendre sa retraite et revint habiter sa jolie petite maison. Joseph Blondet eut le siége de son père au Tribunal pour le reste de ses jours, mais sans aucune chance d’avancement, et fut l’époux de mademoiselle Blandureau, qui s’ennuie aujourd’hui dans cette maison de briques et de fleurs, autant qu’une carpe dans un bassin de marbre. Enfin, Michu, Camusot reçurent la croix de la Légion-d’Honneur, et le vieux Blondet reçut celle d’officier. Quant au premier Substitut du Procureur du Roi, monsieur Sauvager, il fut envoyé en Corse au grand contentement de du Croisier qui, certes, ne voulait pas lui donner sa nièce.
Du Croisier, stimulé par le président du Ronceret, appela du jugement de non-lieu en Cour Royale et perdit. Dans tout le Département, les Libéraux soutinrent que le petit d’Esgrignon avait commis un faux. Les Royalistes, de leur côté, racontèrent les horribles trames que la vengeance avait fait ourdir à l’infâme du Croisier. Un duel eut lieu entre du Croisier et Victurnien. Le hasard des armes fut pour l’ancien fournisseur, qui blessa {p. 242} dangereusement le jeune comte et maintint ses dires. La lutte entre les deux partis fut encore envenimée par cette affaire que les Libéraux remettaient sur le tapis à tout propos. Du Croisier, toujours repoussé aux Élections, ne voyait aucune chance de faire épouser sa nièce au jeune comte, surtout après son duel.
Un mois après la confirmation du jugement en Cour royale, Chesnel, épuisé par cette lutte horrible où ses forces morales et physiques furent ébranlées, mourut dans son triomphe comme un vieux chien fidèle qui a reçu les défenses d’un marcassin dans le ventre. Il mourut aussi heureux qu’il pouvait l’être, en laissant la Maison quasi-ruinée et le jeune homme dans la misère, perdu d’ennui, sans aucune chance d’établissement. Cette cruelle pensée, jointe à son abattement, acheva sans doute le pauvre vieillard. Au milieu de tant de ruines, accablé par tant de chagrins, il reçut une grande consolation : le vieux marquis, sollicité par sa sœur, lui rendit toute son amitié. Ce grand personnage vint dans la petite maison de la rue du Bercail, il s’assit au chevet du lit de son vieux serviteur, dont tous les sacrifices lui étaient inconnus. Chesnel se dressa sur son séant, et récita le cantique de Siméon, le marquis lui permit de se faire enterrer dans la chapelle du château, le corps en travers, et au bas de la fosse où ce quasi-dernier d’Esgrignon devait reposer lui-même.
Ainsi mourut l’un des derniers représentants de cette belle et grande domesticité, mot que l’on prend souvent en mauvaise part, et auquel nous donnons ici sa signification réelle en lui faisant exprimer l’attachement féodal du serviteur au maître. Ce sentiment, qui n’existait plus qu’au fond de la province et chez quelques vieux serviteurs de la royauté, honorait également et la Noblesse qui inspirait de semblables affections, et la Bourgeoisie qui les concevait. Ce noble et magnifique dévouement est impossible aujourd’hui. Les maisons nobles n’ont plus de serviteurs, de même qu’il n’y a plus de Roi de France ni de pairs héréditaires, ni de biens immuablement fixés dans les maisons historiques pour en perpétuer les splendeurs nationales. Chesnel n’était pas seulement un de ces grands hommes inconnus de la vie privée, il était donc aussi une grande chose. La continuité de ses sacrifices ne lui donne-t-elle pas je ne sais quoi de grave et de sublime ? ne dépasse-t-elle pas l’héroïsme de la bienfaisance, qui est toujours un effort momentané ? La vertu de Chesnel appartient essentiellement aux classes {p. 243} placées entre les misères du peuple et les grandeurs de l’aristocratie, et qui peuvent unir ainsi les modestes vertus du Bourgeois aux sublimes pensées du Noble, en les éclairant aux flambeaux d’une solide instruction.
Victurnien, jugé défavorablement à la cour, n’y pouvait plus trouver ni fille riche, ni emploi. Le Roi se refusa constamment à donner la pairie aux d’Esgrignon, seule faveur qui pût tirer Victurnien de la misère. Du vivant de son père, il était impossible de marier le jeune comte avec une héritière bourgeoise, il dut vivre mesquinement dans la maison paternelle avec les souvenirs de ses deux années de splendeur parisienne et d’amour aristocratique. Triste et morne, il végétait entre son père au désespoir, qui attribuait à une maladie de langueur l’état où il voyait son fils, et sa tante dévorée de chagrin. Chesnel n’était plus là. Le marquis mourut en 1830, après avoir vu le Roi Charles X passant à Nonancourt où ce grand d’Esgrignon alla, suivi de la noblesse valide du Cabinet des Antiques, lui rendre ses devoirs et se joindre au maigre cortége de la monarchie vaincue. Acte de courage qui semblera tout simple aujourd’hui, mais que l’enthousiasme de la Révolte rendit alors sublime !
— Les Gaulois triomphent ! fut le dernier mot du marquis.
La victoire de du Croisier fut alors complète, car le nouveau marquis d’Esgrignon, huit jours après la mort de son vieux père, accepta mademoiselle Duval pour femme, elle avait trois millions de dot, du Croisier et sa femme assuraient leur fortune à mademoiselle Duval au contrat. Du Croisier dit, pendant la cérémonie du mariage, que la maison d’Esgrignon était la plus honorable de toutes les maisons nobles de France. Vous voyez tous les hivers le marquis d’Esgrignon, qui doit réunir un jour plus de cent mille écus de rente, à Paris où il mène la joyeuse vie des garçons, n’ayant plus des grands seigneurs d’autrefois que son indifférence pour sa femme, de laquelle il n’a nul souci.
— Quant à mademoiselle d’Esgrignon, disait Émile Blondet à qui l’on doit les détails de cette aventure, si elle ne ressemble plus à la céleste figure entrevue pendant mon enfance, elle est certes, à soixante-sept ans, la plus douloureuse et la plus intéressante figure du Cabinet des Antiques où elle trône encore. Je l’ai vue au dernier voyage que je fis dans mon pays, pour y aller chercher les papiers nécessaires à mon mariage. Quand mon père apprit qui {p. 244} j’épousais, il demeura stupéfait, il ne retrouva la parole qu’au moment où je lui dis que j’étais Préfet. — Tu es né préfet ! me répondit-il en souriant. En faisant un tour par la ville, je rencontrai mademoiselle Armande qui m’apparut plus grande que jamais ! Il m’a semblé voir Marius sur les ruines de Carthage. Ne survit-elle pas à ses religions, à ses croyances détruites ? elle ne croit plus qu’en Dieu. Habituellement triste, muette, elle ne conserve, de son ancienne beauté, que des yeux d’un éclat surnaturel. Quand je l’ai vue allant à la messe, son livre à la main, je n’ai pu m’empêcher de penser qu’elle demande à Dieu de la retirer de ce monde.
Aux Jardies, juillet 1837.