Chapitre XI
L’oaristys, XXVII
La sagacité de Sauvage, que son nouveau métier avait développée chez Michaud, jointe à la connaissance des passions et des intérêts de la commune de Blangy, venait d’expliquer en partie une troisième idylle dans le genre grec que les villageois pauvres comme les Tonsard, et les quadragénaires riches comme Rigou, traduisent selon le mot classique, librement, au fond des campagnes.
Nicolas, second fils de Tonsard, avait amené, lors du tirage, un fort mauvais numéro. Deux ans auparavant, grâce à l’intervention de Soudry, de Gaubertin, de Sarcus-le-Riche, son frère aîné fut réformé comme impropre au service militaire, à cause d’une prétendue maladie dans les muscles du bras droit ; mais comme depuis Jean-Louis avait manié les instruments les plus aratoires avec une facilité très-remarquée, il se fit une sorte de rumeur à cet égard dans le canton. Soudry, Rigou, Gaubertin, les protecteurs de cette famille, avertirent le cabaretier qu’il ne fallait pas essayer de soustraire le grand et fort Nicolas à la loi du recrutement. Néanmoins, le maire de La-Ville-aux-Fayes [P, 11-b] et Rigou sentaient si vivement la nécessité d’obliger les hommes hardis et capables de mal faire, si habilement dirigés par eux contre les Aigues, que Rigou donna quelque espérance à Tonsard et à son fils. Ce moine défroqué, chez qui Catherine, excessivement dévouée à son frère, allait de temps en temps, conseilla de s’adresser à la comtesse et au général.
— Il ne sera peut-être pas fâché de vous rendre ce service pour vous amadouer, et ce sera tout autant de pris sur l’ennemi, dit à Catherine le terrible beau-père du procureur du Roi. Si le Tapissier vous refuse, eh ! bien, nous verrons.
Dans les prévisions de Rigou, le refus du général devait augmenter par un fait nouveau les torts du grand propriétaire envers les paysans, et valoir à la coalition un nouveau motif de reconnaissance de la part des Tonsard, dans le cas où son esprit retors fournirait à l’ancien maire un moyen de libérer Nicolas.
Nicolas, qui devait passer sous peu de jours au conseil de révision, fondait peu d’espoir sur la protection du général, à raison des griefs des Aigues contre la famille Tonsard. Sa passion, ou si vous voulez son entêtement, son caprice pour la Péchina furent tellement excités à l’idée de ce départ qui ne lui laissait plus le temps de la séduire, qu’il voulut essayer de la violence. Le mépris que cette enfant témoignait à son persécuteur, outre une résistance pleine d’énergie, avait allumé chez l’un des Lovelaces de la vallée, une haine dont la fureur égalait celle de son désir. Depuis trois jours il guettait la Péchina, de son côté la pauvre enfant se savait guettée. Il existait entre Nicolas et sa proie la même entente qu’entre le chasseur et le gibier. Quand la Péchina s’avançait de quelques pas au delà de la grille, elle apercevait la tête de Nicolas dans une des allées parallèles aux murs du parc, ou sur le pont d’Avonne. Elle aurait bien pu se soustraire à cette odieuse poursuite en s’adressant à son grand’père ; mais toutes les filles, même les plus naïves, par une étrange peur, instinctive peut-être, tremblent, en ces sortes d’aventures, de se confier à leurs protecteurs naturels. Geneviève avait entendu le père Niseron faisant le serment de tuer un homme, quel qu’il fût, qui toucherait à sa petite-fille, tel fut son mot. Le vieillard croyait cette enfant gardée par l’auréole blanche que soixante-dix ans de probité lui valaient. La perspective de drames terribles épouvante assez les jeunes imaginations des jeunes filles sans qu’il soit besoin de plonger au fond de leurs cœurs [P, 11-c] pour en rapporter les nombreuses et curieuses raisons qui leur mettent alors le cachet du silence sur les lèvres.
Au moment d’aller porter le lait que madame Michaud envoyait à la fille de Gaillard, le garde de la porte de Couches dont la vache avait fait un veau, la Péchina ne se hasarda point sans procéder à une enquête comme une chatte qui s’aventure hors de sa maison. Elle ne vit pas trace de Nicolas, elle écouta le silence, comme dit le poëte, et n’entendant rien, elle pensa qu’à cette heure, le drôle était à l’ouvrage. Les paysans commençaient à scier leurs seigles, car ils moissonnent les premiers leurs parcelles, afin de pouvoir gagner les fortes journées données aux moissonneurs. Mais Nicolas n’était pas homme à pleurer la paie de deux jours, d’autant plus qu’il quittait le pays après la foire de Soulanges, et que, devenir soldat, c’est pour le paysan entrer dans une nouvelle vie.
Quand la Péchina, sa cruche sur la tête, parvint à la moitié de son chemin, Nicolas dégringola comme un chat sauvage, du haut d’un orme où il s’était caché dans le feuillage, et tomba comme la foudre aux pieds de la Péchina, qui jeta sa cruche et se fia, pour gagner le pavillon, à son agilité. À cent pas de là, Catherine Tonsard, qui faisait le guet, déboucha du bois, et heurta si violemment la Péchina qu’elle la jeta par terre. La violence du coup étourdit l’enfant, Catherine la releva, la prit dans ses bras et l’emmena dans le bois, au milieu d’une petite prairie où bouillonne la source du Ruisseau d’Argent.
Catherine, grande et forte, en tout point semblable aux filles que les sculpteurs et les peintres prennent, comme jadis la République, pour modèle de la Liberté, charmait la jeunesse de la vallée d’Avonne par ce même sein volumineux, ces mêmes jambes musculeuses, cette même taille à la fois robuste et flexible, ces bras charnus, cet œil allumé d’une paillette de feu, par l’air fier, les cheveux tordus à grosses poignées, le front masculin, la bouche rouge, aux lèvres retroussées par un sourire quasi féroce, qu’Eugène Delacroix, David d’Angers ont tous deux admirablement saisis et représentés. Image du Peuple, l’ardente et brune Catherine vomissait des insurrections par ses yeux d’un jaune-clair, pénétrants et d’une insolence soldatesque. [ill.] Elle tenait de son père une violence telle, que toute la famille, excepté Tonsard, la craignait dans le cabaret.
— Eh ! bien, comment te trouves-tu, ma vieille ? dit Catherine à la Péchina.
Catherine avait assis à dessein sa victime sur un tertre d’une faible élévation, auprès de la source où elle lui [P, 11-d] fit reprendre ses sens sous une affusion d’eau froide.
— Où suis-je ?… demanda-t-elle en levant ses beaux yeux noirs par où vous eussiez dit qu’il passait un rayon de soleil.
— Ah ! sans moi, reprit Catherine, tu serais morte…
— Merci, dit la petite encore tout étourdie. Que m’est-il donc arrivé ?
— Tu as buté contre une racine et tu t’es étalée à quatre pas, lancée comme une balle… Ah ! courais-tu ! tu courais comme une perdue !
— C’est ton frère qui est la cause de cet accident, dit la petite en se rappelant d’avoir vu Nicolas.
— Mon frère ? Je ne l’ai pas aperçu, dit Catherine. Et qu’est-ce qu’il t’a donc fait, mon pauvre Nicolas, pour que tu en aies peur comme d’un loup-garou ? N’est-il pas plus beau que ton monsieur Michaud ?
— Oh ! dit superbement la Péchina.
— Va, ma petite, tu te prépares des malheurs, en aimant ceux qui nous persécutent ! Pourquoi n’es-tu donc pas de notre côté ?
— Pourquoi ne mettez-vous jamais les pieds à l’église ? et pourquoi volez-vous nuit et jour ? demanda l’enfant.
— Te laisserais-tu donc prendre aux raisons des bourgeois ?… répondit Catherine dédaigneusement et sans soupçonner l’attachement de la Péchina. Les bourgeois nous aiment, eux, comme ils aiment la cuisine, il leur faut de nouvelles platées tous les jours. Où donc as-tu vu des bourgeois qui nous épousent, nous autres paysannes ? Vois donc si Sarcus-le-Riche laisse son fils libre de se marier avec la belle Gatienne Giboulard d’Auxerre, qui pourtant est la fille d’un riche menuisier !… Tu n’es jamais allée au Tivoli de Soulanges, chez Socquard, viens-y ? tu les verras là, les bourgeois ! tu concevras alors qu’ils valent à peine l’argent qu’on leur soutire quand nous les attrapons ! Viens donc cette année à la Foire ?
— On dit que c’est bien beau la foire à Soulanges ! s’écria naïvement la Péchina.
— Je vas te dire ce que c’est, en deux mots, reprit Catherine. On y est reluquée quand on est belle. À quoi cela sert-il donc d’être jolie comme tu l’es, si ce n’est pas pour être admirée par les hommes ? Ah ! quand j’ai entendu dire pour la première fois : « Quel beau brin de fille ! » tout mon sang est devenu du feu. C’était chez Socquard, en pleine danse ; mon grand’père, qui jouait de la clarinette, en a souri. Tivoli m’a paru grand et beau comme le ciel ; mais c’est que, ma fille, c’est éclairé tout en quinquets à [P, 11-e] glaces, on peut se croire en paradis. Les messieurs de Soulanges, d’Auxerre et de La-Ville-aux-Fayes sont tous là. Depuis cette soirée, j’ai toujours aimé l’endroit où cette phrase a sonné dans mes oreilles, comme une musique militaire. On donnerait son éternité pour entendre dire cela de soi, mon enfant, par l’homme qu’on aime ?…
— Mais, oui, peut-être, répondit la Péchina d’un air pensif.
— Viens-y donc, écouter cette bénédiction de l’homme, elle ne te manquera pas ! s’écria Catherine. Dam ! il y a de la chance, quand on est brave comme toi, de rencontrer un beau sort !… Le fils à monsieur Lupin, Amaury qu’a des habits à boutons d’or, serait capable de te demander en mariage ! Ce n’est pas tout, va ! Si tu savais ce qu’on trouve là contre le chagrin. Tiens, le vin cuit de Socquard vous ferait oublier le plus grand des malheurs. Figure-toi que ça vous donne des rêves ! On se sent plus légère… Tu n’as jamais bu de vin cuit !… Eh ! bien, tu ne connais pas la vie !
Ce privilége, acquis aux grandes personnes de se gargariser de temps en temps avec un verre de vin cuit, excite à un si haut degré la curiosité des enfants au dessous de douze ans, que Geneviève avait une fois trempé ses lèvres dans un petit verre de vin cuit, ordonné par le médecin à son grand’père malade. Cette épreuve avait laissé dans le souvenir de la pauvre enfant une sorte de magie qui peut expliquer l’attention que Catherine obtint, et sur laquelle comptait cette atroce fille, pour réaliser le plan dont une partie avait déjà réussi. Sans doute, elle voulait faire arriver la victime, étourdie par sa chute, à cette ivresse morale, si dangereuse sur des filles qui vivent aux champs et dont l’imagination, privée de pâture, n’en est que plus ardente, aussitôt qu’elle trouve à s’exercer. Le vin cuit, qu’elle tenait en réserve, devait achever de faire perdre la tête à sa victime.
— Qu’y a-t-il donc là-dedans ? demanda la Péchina.
— Toutes sortes de choses !… répondit Catherine en regardant de côté pour voir si son frère arrivait, d’abord des machins qui viennent des Indes, de la cannelle, des herbes qui vous changent, par enchantement. Enfin, vous croyez tenir ce que vous aimez ! ça vous rend heureuse ! On se voit riche, on se moque de tout !
— J’aurais peur, dit la Péchina, de boire du vin cuit à la danse !
— De quoi ? reprit Catherine, il n’y a pas le moindre danger, songe donc à tout ce monde qui est là. Tous les [P, 11-f] bourgeois nous regardent ! Ah ! c’est de ces jours qui font supporter bien des misères ! Voir ça et mourir, on serait contente !
— Si monsieur et madame Michaud voulaient y venir !… répondit la Péchina l’œil en feu.
— Mais ton grand’père, Niseron, tu ne l’as pas abandonné, ce pauvre cher homme, et il serait bien flatté de te voir adorée comme une reine… Est-ce que tu préfères ces Arminacs de Michaud et autres à ton grand’père et aux Bourguignons ? Ça n’est pas bien de renier son pays. Et puis, après, qu’est-ce que les Michaud auraient donc à dire si ton grand’père t’emmenait à la fête de Soulanges ?… Oh ! si tu savais ce que c’est que de régner sur un homme, d’être sa folie, et de pouvoir lui dire : « Va là ! » comme je le dis à Godain, et qu’il y va ! « Fais cela ! » et il le fait ! Et tu es atournée, vois-tu, ma petite, à démonter la tête à un bourgeois comme le fils à monsieur Lupin. Dire que monsieur Amaury s’est amouraché de ma sœur Marie, parce qu’elle est blonde, et qu’il a quasiment peur de moi… Mais toi, depuis que ces gens du pavillon t’ont requinquée, tu as l’air d’une impératrice.
Tout en faisant oublier adroitement Nicolas, pour dissiper la défiance dans cette âme naïve, Catherine y distillait superfinement l’ambroisie des compliments. Sans le savoir, elle avait attaqué la plaie secrète de ce cœur. La Péchina, sans être autre chose qu’une pauvre petite paysanne, offrait le spectacle d’une effrayante précocité, comme beaucoup de créatures destinées à finir prématurément ainsi qu’elles ont fleuri. Produit bizarre du sang monténégrin et du sang bourguignon, conçue et portée à travers les fatigues de la guerre, elle s’était sans doute ressentie de ces circonstances. Mince, fluette, brune comme une feuille de tabac, petite, elle possédait une force incroyable, mais cachée aux yeux des paysans, à qui les mystères des organisations nerveuses sont inconnus. On n’admet pas les nerfs dans le système médical des campagnes.
À treize ans, Geneviève avait atteint toute sa croissance quoiqu’elle eût à peine la taille d’un enfant de son âge. Sa figure devait-elle à son origine ou au soleil de la Bourgogne ce teint de topaze à la fois sombre et brillant, sombre par la couleur, brillant par le grain du tissu, qui donne à une petite fille un air vieux ? La science médicale nous blâmerait peut-être de l’affirmer. Cette vieillesse anticipée du masque était rachetée par la vivacité, par l’éclat, par la richesse de lumière qui faisaient des yeux de la Péchina deux étoiles. Comme à tous ces yeux pleins de [P, 11-g] soleil, et qui veulent peut-être des abris puissants, les paupières étaient armées de cils d’une longueur presque démesurée. Les cheveux, d’un noir bleu, fins et longs, abondants, couronnaient de leurs grosses nattes un front coupé comme celui de la Junon antique. Ce magnifique diadème de cheveux, ces grands yeux arméniens, ce front céleste écrasaient la figure. Le nez, quoique fin de forme à sa naissance et d’une courbe élégante, se terminait par des espèces de naseaux chevalins et aplatis. La passion retroussait parfois ces narines et la physionomie prenait alors une expression furieuse. De même que le nez, tout le bas de la figure semblait inachevé, comme si la glaise eût manqué dans les doigts du divin sculpteur. Entre la lèvre inférieure et le menton, l’espace était si court, qu’en prenant la Péchina par le menton, on devait lui froisser les lèvres, mais les dents ne permettaient pas de faire attention à ce défaut. Vous eussiez prêté des âmes à ces petits os fins, brillants, vernis, bien coupés, transparents, et que laissait facilement voir une bouche trop fendue, accentuée par des sinuosités qui donnaient aux lèvres de la ressemblance avec les bizarres torsions du corail. La lumière passait si facilement à travers la conque des oreilles qu’elle semblait rose en plein soleil. Le teint, quoique roussi, révélait une merveilleuse finesse de chair. Si, comme l’a dit Buffon, l’amour est dans le toucher, la douceur de cette peau devait être active et pénétrante comme la robe de Nessus. La poitrine, de même que le corps, effrayait par sa maigreur ; mais le pied, les mains d’une petitesse provocante, accusaient une puissance nerveuse supérieure, une organisation vivace.
Ce mélange d’imperfections diaboliques et de beautés divines, harmonieux malgré tant de discordances, car il tendait à l’unité par une fierté sauvage ; puis ce défi d’une âme puissante à un faible corps écrit dans les yeux, tout rendait cette enfant inoubliable. La nature avait voulu faire de ce petit être une femme, les circonstances de la conception lui prêtèrent la figure et le corps d’un garçon. À voir cette fille étrange, un poëte lui aurait donné l’Yémen pour patrie, elle tenait de l’Afrite et du Génie des contes arabes. La physionomie de la Péchina ne mentait pas. Elle avait l’âme de son regard de feu, l’esprit de ses lèvres brillantées par ses dents prestigieuses, la pensée de son front sublime, la fureur de ses narines toujours prêtes à hennir. Aussi l’amour, comme on le conçoit dans les sables brûlants, dans les déserts, agitait-il ce cœur âgé de vingt ans, en dépit des treize ans de l’enfant du Monténégro, qui, semblable à cette cime neigeuse, ne devait ni [P, 11-h] porter les fleurs du printemps ni se parer des grâces de la jeunesse. Les observateurs comprendront alors que la Péchina, chez qui la passion sortait par tous les pores, réveillât en des natures perverses la fantaisie endormie par l’abus ; de même qu’à table l’eau vient à la bouche à l’aspect de ces fruits contournés, brouis, tachés de noir que les gourmands connaissent par expérience, et sous la peau desquels la nature se plaît à mettre des saveurs et des parfums de choix. Pourquoi Nicolas, ce manouvrier vulgaire, pourchassait-il cette créature digne d’un poëte, quand tous les gens de cette vallée en avaient pitié comme d’une difformité maladive ? Pourquoi Rigou, le vieillard, éprouvait-il pour elle une passion de jeune homme ? Qui des deux était jeune ou vieillard ? Le jeune paysan était-il aussi blasé que le vieillard ? Comment les deux extrêmes de la vie se réunissaient-ils dans un commun et terrible caprice ? La force qui finit ressemble-t-elle à la force qui commence ? Les dérèglements de l’homme sont des abîmes gardés par les sphinx, ils commencent et se terminent presque tous par des questions sans réponse.
On doit concevoir maintenant cette exclamation : — Piccina !… échappée à la comtesse, quand sur le chemin elle vit Geneviève, l’année précédente, ébahie à l’aspect d’une calèche et d’une femme mise comme madame de Montcornet. Cette fille presque avortée, d’une énergie monténégrine, aimait le grand, le beau, le noble garde-général ; mais comme les enfants de cet âge savent aimer quand elles aiment, c’est-à-dire avec la rage d’un désir enfantin, avec les forces de la jeunesse, avec le dévoûment qui chez les vraies vierges enfantent de divines poésies. Catherine venait donc de passer ses grossières mains sur les cordes les plus sensibles de cette harpe, toutes montées à casser. Danser sous les yeux de Michaud, aller à la fête de Soulanges, y briller, s’inscrire dans le souvenir de ce maître adoré ?… Quelles idées ! les lancer dans cette tête volcanique, n’était-ce pas jeter des charbons allumés sur de la paille exposée au soleil d’août ?
— Non, Catherine, répondit la Péchina, je suis laide, chétive, mon lot est de rester dans mon coin, seule au monde…
— Les hommes aiment les chétiotes, reprit Catherine. Tu me vois bien, moi ? dit-elle en montrant ses beaux bras, je plais à Godain qui est une vraie guernouille, je plais à ce petit Charles qui accompagne le comte, mais le fils Lupin a peur de moi. Je te le répète. C’est les petits hommes [P, 11-i] qui m’aiment et qui disent à La-Ville-aux-Fayes ou à Soulanges : Le beau brin de fille ! Eh ! bien, toi, tu plairas aux beaux hommes…
— Ah ! Catherine, si c’est vrai, cela !… s’écria la Péchina ravie.
— Mais enfin c’est si vrai que Nicolas, le plus bel homme du canton, est fou de toi, il en rêve, il en perd l’esprit, et il est aimé de toutes les filles… C’est un fier gars ! Si tu mets une robe blanche et des rubans jaunes, tu seras la plus belle chez Socquard, le jour de Notre-Dame, à la face de tout le beau monde de La-Ville-aux-Fayes. Voyons, veux-tu ?… Tiens, je faisais de l’herbe, là, pour nos vaches, j’ai dans une fiole un peu de vin cuit que m’a donné Socquard ce matin, dit-elle en voyant dans les yeux de la Péchina cette expression délirante que connaissent toutes les femmes, je suis bonne enfant, nous allons le partager… tu croiras être aimée…
Pendant cette conversation, en choisissant les places où il n’y avait que de l’herbe pour y poser les pieds, Nicolas s’était glissé, sans faire de bruit, jusqu’au tronc d’un gros chêne qui se trouvait à quelques pas du tertre où sa sœur avait assis la Péchina. Catherine, qui, de moment en moment, jetait les yeux autour d’elle, finit par apercevoir son frère en allant prendre la fiole au vin cuit.
— Tiens, commence !… dit-elle à la petite.
— Ça me brûle ! s’écria Geneviève en rendant la fiole à Catherine, après en avoir bu deux gorgées.
— Bête ! tiens, répondit Catherine en vidant le flacon d’un trait, v’là comme ça passe ! c’est un rayon de soleil qui vous luit dans l’estomac !
— Et moi qui devrais avoir porté mon lait à mademoiselle Gaillard ?… s’écria la Péchina ; Nicolas m’a fait une peur !…
— Tu n’aimes donc pas Nicolas ?
— Non, répondit la Péchina, qu’a-t-il à me poursuivre ? Il ne manque pas de créatures de bonne volonté.
— Mais s’il te préfère à toutes les filles de la vallée, ma petite…
— J’en suis fâchée pour lui, dit-elle.
— On voit bien que tu ne le connais pas, reprit Catherine.
Avec une rapidité foudroyante, Catherine Tonsard, en disant cette horrible phrase, saisit la Péchina par la taille, la renversa sur l’herbe, la priva de toute sa force en la mettant à plat, et la maintint dans cette dangereuse position. En apercevant son odieux persécuteur, l’enfant se mit à crier à pleins poumons, et envoya Nicolas à cinq pas de [P, 11-j] là, d’un coup de pied donné dans le ventre ; puis elle se renversa sur elle-même comme un acrobate avec une dextérité qui trompa les calculs de Catherine, et se releva pour fuir. Catherine, restée à terre, étendit la main, prit la Péchina par le pied, la fit tomber tout de son long, la face contre terre ; et cette chute affreuse arrêta les cris incessants de la courageuse Monténégrine. Nicolas, qui, malgré la violence du coup, s’était remis, revint furieux et voulut saisir sa victime. Dans ce danger, quoiqu’étourdie par le vin, l’enfant saisit Nicolas à la gorge et la lui serra par une étreinte de fer.
— Elle m’étrangle ! au secours, Catherine ! cria Nicolas d’une voix qui passait péniblement par le larynx.
La Péchina jetait aussi des cris perçants, Catherine essaya de les étouffer en mettant sa main sur la bouche de l’enfant, qui la mordit au sang. Ce fut alors que Blondet, la comtesse et le curé se montrèrent sur la lisière du bois.
— Voilà les bourgeois des Aigues, dit Catherine.
— Veux-tu vivre ? dit Nicolas Tonsard à l’enfant d’une voix rauque.
— Après ? dit la Péchina.
— Dis-leur que nous jouions, et je te pardonne, reprit Nicolas d’un air sombre.
— Mâtine ! le diras-tu ?… répéta Catherine dont le regard fut encore plus terrible que la menace meurtrière de Nicolas.
— Oui, si vous me laissez tranquille, répliqua l’enfant. D’ailleurs, je ne sortirai plus sans mes ciseaux !
— Tu te tairas, ou je te flanquerai dans l’Avonne, dit la féroce Catherine.
— Vous êtes des monstres !… cria le curé, vous mériteriez d’être arrêtés et envoyés en cour d’assises…
— Ah çà, que faites-vous dans vos salons, vous autres ? demanda Nicolas en regardant la comtesse et Blondet qui frémirent. Vous jouez, n’est-ce pas ? Eh ! bien, les champs sont à nous, on ne peut pas toujours travailler, nous jouions !… Demandez à ma sœur et à la Péchina ?
— Comment vous battez-vous donc, si c’est comme cela que vous jouez ?… s’écria Blondet.
Nicolas jeta sur Blondet un regard d’assassin.
— Parle donc, dit Catherine en prenant la Péchina par l’avant-bras et en le lui serrant à y laisser un bracelet bleu, n’est-ce pas que nous nous amusions ?…
— Oui, madame, nous nous amusions, dit l’enfant épuisée par le déploiement de ses forces et qui s’affaissa sur elle-même comme si elle allait s’évanouir.
[P, 11-k] — Vous l’entendez, madame, dit effrontément Catherine en lançant à la comtesse un de ces regards de femme à femme qui valent des coups de poignard.
Elle prit le bras de son frère, et tous deux ils s’en allèrent, sans s’abuser sur les idées qu’ils avaient inspirées à ces trois personnages. Nicolas se retourna deux fois, et deux fois il rencontra le regard de Blondet qui toisait ce grand drôle, haut de cinq pieds huit pouces, d’une coloration vigoureuse, à cheveux noirs, crépus, large des épaules, et dont la physionomie assez douce offrait sur les lèvres et autour de la bouche des traits où se devinait la cruauté particulière aux voluptueux, et aux fainéants. Catherine balançait sa jupe blanche à raies bleues avec une sorte de coquetterie perverse.
— Caïn et sa femme !… dit Blondet au curé.
— Vous ne savez pas à quel point vous rencontrez juste, répliqua l’abbé Brossette.
— Ah ! monsieur le curé, que feront-ils de moi ? dit la Péchina quand le frère et la sœur furent à une distance où sa voix ne pouvait être entendue.
La comtesse, devenue blanche comme son mouchoir, éprouvait un saisissement tel, qu’elle n’entendait ni Blondet, ni le curé, ni la Péchina.
— C’est à faire fuir un paradis terrestre… dit-elle enfin. Mais, avant tout, sauvons cette enfant de leurs griffes.
— Vous aviez raison, cette enfant est tout un poëme, un poëme vivant ! dit tout bas Blondet à la comtesse.
En ce moment, la Monténégrine se trouvait dans l’état où le corps et l’âme fument, pour ainsi dire, après l’incendie d’une colère où toutes les forces intellectuelles et physiques ont lancé leur somme de force. C’est une splendeur inouïe, suprême, qui ne jaillit que sous la pression d’un fanatisme, la résistance ou la victoire, celle de l’amour ou celle du martyre. Partie avec une robe à filets alternativement bruns et jaunes, avec une collerette qu’elle plissait elle-même en se levant de bonne heure, l’enfant ne s’était pas encore aperçue du désordre de sa robe souillée de terre, de sa collerette chiffonnée. En sentant ses cheveux déroulés, elle chercha son peigne. Ce fut dans ce premier mouvement de trouble que Michaud, également attiré par les cris, se rendit sur le lieu de la scène. En voyant son Dieu, la Péchina retrouva toute son énergie.
— Il ne m’a pas touchée, monsieur Michaud ! s’écria-t-elle.
Ce cri, le regard et le mouvement qui en furent un éloquent commentaire en dirent en un instant à Blondet et [P, 11-l] au curé plus que madame Michaud n’en avait dit à la comtesse sur la passion de cette étrange fille pour le garde-général qui ne s’en apercevait pas.
— Le misérable ! s’écria Michaud.
Et par ce geste involontaire, impuissant, qui échappe aux fous comme aux sages, il menaça Nicolas dont la haute stature faisait ombre dans le bois où il s’engageait avec sa sœur.
— Vous ne jouiez donc pas ? dit l’abbé Brossette en jetant un fin regard à la Péchina.
— Ne la tourmentez pas, dit la comtesse, et rentrons.
La Péchina, quoique brisée, puisa dans sa passion assez de force pour marcher : son maître adoré la regardait ! La comtesse suivait Michaud dans un de ces sentiers connus seulement des braconniers et des gardes, où l’on ne peut pas aller deux de front, mais qui menait droit à la porte d’Avonne.
— Michaud, dit-elle au milieu du bois, il faut trouver un moyen de débarrasser le pays de ce méchant garnement, car cette enfant est sans doute menacée de mort.
— D’abord, répondit Michaud, Geneviève ne quittera pas le pavillon, ma femme prendra chez elle le neveu de Vatel, qui fait les allées du parc, nous le remplacerons par un garçon du pays de ma femme, car il ne faut plus mettre aux Aigues que des gens de qui nous soyons sûrs. Avec Gounod chez nous, et Cornevin le vieux père nourricier, les vaches seront bien gardées…
— Je dirai à monsieur de vous indemniser de ce surcroît de dépense, reprit la comtesse. Mais ceci ne nous défait pas de Nicolas ? comment y arriverons-nous ?
— Le moyen est tout simple et tout trouvé, répondit Michaud. Nicolas doit passer dans quelques jours au conseil de révision ; au lieu de solliciter sa réforme, mon général, sur la protection de qui les Tonsard comptent, n’a qu’à le bien recommander au prône…
— J’irai, s’il le faut, dit la comtesse, voir moi-même mon cousin de Castéran, notre préfet, mais d’ici là, je tremble…
Ces paroles furent échangées au bout du sentier qui débouchait au rond-point. En arrivant à la crête du fossé, la comtesse ne put s’empêcher de jeter un cri, Michaud s’avança pour la soutenir croyant qu’elle s’était blessée à quelque épine sèche ; mais il tressaillit du spectacle qui s’offrit à ses regards.
[P, 12-a] Marie et Bonnébault assis sur le talus du fossé paraissaient causer, et s’étaient sans doute cachés là pour écouter. Évidemment, ils avaient quitté leur place dans le bois en entendant venir du monde et reconnaissant des voix bourgeoises.
Après six ans de service dans la cavalerie, Bonnébault, grand garçon sec, était revenu depuis quelques mois à Couches avec un congé définitif qu’il dut à sa mauvaise conduite, il aurait gâté les meilleurs soldats par son exemple. Il portait des moustaches et une virgule, particularité qui, jointe au prestige de la tenue que les soldats contractent au régime de la caserne, avait rendu Bonnébault la coqueluche des filles de la vallée. Il tenait, comme les militaires, ses cheveux de derrière très courts, frisait ceux du dessus de la tête, retroussait les faces d’un air coquet, et mettait crânement de côté son bonnet de police. Enfin, comparé aux paysans presque tous en haillons comme Mouche et Fourchon, il paraissait superbe en pantalon de toile, en bottes et en petite veste courte. Ces effets, achetés lors de sa libération, se ressentaient de la réforme et de la vie des champs ; mais le coq de la vallée en possédait de meilleurs pour les jours de fête. Il vivait, disons-le, des libéralités de ses bonnes amies qui suffisaient à peine aux dissipations, aux libations, aux perditions de tout genre qu’entraînait la fréquentation du Café de la Paix. Malgré sa [P, 12-b] figure ronde, plate, assez gracieuse au premier aspect, ce drôle offrait je ne sais quoi de sinistre. Il était bigle, c’est-à-dire qu’un de ses yeux ne suivait pas les mouvements de l’autre, il ne louchait pas ; mais ses yeux n’étaient pas toujours ensemble, pour emprunter à la peinture un de ses termes. Ce défaut, quoique léger, donnait à son regard une expression ténébreuse, inquiétante, en ce qu’elle s’accordait avec un mouvement dans le front et dans les sourcils qui révélait une sorte de lâcheté de caractère, une disposition à l’avilissement. Il en est de la lâcheté comme du courage, il y en a de plusieurs sortes. Bonnébault, qui se serait battu comme le plus brave soldat, était faible devant ses vices et ses fantaisies. Paresseux comme un lézard, actif seulement pour ce qui lui plaisait, sans délicatesse aucune, à la fois fier et bas, capable de tout et nonchalant, le bonheur de ce casseur d’assiettes et de cœurs, pour se servir d’une expression soldatesque, consistait à mal faire ou à faire du dégât. Au sein des campagnes, ce caractère est d’un aussi mauvais exemple qu’au régiment. Bonnébault voulait, comme Tonsard et comme Fourchon, bien vivre et ne rien faire. Aussi avait-il tiré son plan, pour employer un mot du dictionnaire Vermichel et Fourchon. Tout en exploitant sa tournure avec un croissant succès, et son talent au billard avec des chances diverses, il se flattait, en sa qualité d’habitué du Café de la Paix, d’épouser un jour mademoiselle Aglaé Socquard, fille unique du père Socquard, propriétaire de cet établissement, qui, toute proportion gardée, était à Soulanges, ainsi qu’on le verra bientôt, ce qu’est le Ranelagh au bois de Boulogne. Embrasser la carrière de limonadier, devenir entrepreneur de bal public, ce beau sort paraissait être en effet le bâton de maréchal d’un fainéant. Ces mœurs, cette vie et ce caractère étaient si salement écrits sur la physionomie de ce viveur de bas étage, que la comtesse laissa échapper une exclamation à l’aspect de ce couple, qui lui fit une impression aussi vive que si elle eût vu deux serpents.
Marie, folle de Bonnébault, eût volé pour lui. Cette moustache, cette disinvoltura de trompette, cet air faraud lui allaient au cœur, comme l’allure, les façons, les manières d’un de Marsay plaisent à une jolie Parisienne. Chaque sphère sociale a sa distinction ! La jalouse Marie rebutait Amaury, cet autre fat de petite ville, elle voulait être madame Bonnébault !
— Ohé ! les autres ! ohé ! venez-vous ?… crièrent de loin Catherine et Nicolas en apercevant Marie et Bonnébault.
Ce cri suraigu retentit dans les bois comme un appel de Sauvages.
En voyant ces deux êtres, Michaud frémit, car il se repentit vivement d’avoir parlé. Si Bonnébault et Marie Tonsard avaient écouté la conversation, il ne [P, 12-c] pouvait en résulter que des malheurs. Ce fait, minime en apparence, dans la situation irritante où se trouvaient les Aigues vis-à-vis des paysans, devait avoir une influence décisive comme dans les batailles la victoire ou la défaite dépendent d’un ruisseau qu’un pâtre saute à pieds joints et où s’arrête l’artillerie.
Après avoir salué galamment la comtesse, Bonnébault prit le bras de Marie d’un air conquérant et s’en alla triomphalement.
— C’est le La clé-des-cœurs de la vallée, dit Michaud tout bas à la comtesse en se servant du mot de bivouac qui veut dire don Juan. C’est un homme bien dangereux. Quand il a perdu vingt francs au billard, on lui ferait assassiner Rigou !… L’œil lui tourne aussi bien à un crime qu’à une joie.
— J’en ai trop vu pour aujourd’hui, répliqua la comtesse en prenant le bras d’Émile, revenons, messieurs ?
Elle salua mélancoliquement madame Michaud en voyant la Péchina rentrée au pavillon. La tristesse d’Olympe avait gagné la comtesse.
— Comment, madame, dit l’abbé Brossette, est-ce que la difficulté de faire le bien ici vous détournerait de le tenter ? Voici cinq ans que je couche sur un grabat, que j’habite un presbytère sans meubles, que je dis la messe sans fidèles pour l’entendre, que je prêche sans auditeurs, que je suis desservant sans casuel ni supplément de traitement, que je vis avec les six cents francs de l’État, sans rien demander à Monseigneur, et j’en donne le tiers en charités. Enfin je ne désespère pas ! Si vous saviez ce que sont mes hivers, ici, vous comprendriez toute la valeur de ce mot ! Je ne me chauffe qu’à l’idée de sauver cette vallée, de la reconquérir à Dieu ! Il ne s’agit pas de nous, madame, mais de l’avenir. Si nous sommes institués pour dire aux pauvres : « Sachez être pauvres ! » c’est-à-dire souffrez, résignez-vous et travaillez ! nous devons dire aux riches : « Sachez être riches ! » c’est-à-dire intelligents dans la bienfaisance, pieux et dignes de la place que Dieu vous assigne ! Eh ! bien, madame, vous n’êtes que les dépositaires du pouvoir que donne la fortune, et, si vous n’obéissez pas à ses charges, vous ne le transmettrez pas à vos enfants comme vous l’avez reçu ! vous dépouillez votre postérité. Si vous continuez l’égoïsme de la cantatrice qui, certes, a causé par sa nonchalance le mal dont l’étendue vous effraie, vous reverrez les échafauds où sont morts vos prédécesseurs pour les fautes de leurs pères. Faire le bien obscurément, dans un coin de terre, comme Rigou, par exemple, y fait le mal !… Ah ! voilà des prières en action qui plaisent à Dieu !… Si, dans chaque commune, trois êtres voulaient le bien, la France, notre beau pays, serait sauvée de l’abîme où nous courons : une irréligieuse indifférence à tout ce qui [P, 12-d] n’est pas nous !… Changez d’abord, changez vos mœurs, et vous changerez alors vos lois !…
Quoique profondément émue en entendant cet élan de charité vraiment catholique, la comtesse répondit par le fatal : Nous verrons ! des riches qui contient assez de promesses pour qu’ils puissent se débarrasser d’un appel à leur bourse, et qui leur permet plus tard de rester les bras croisés devant tout malheur, sous prétexte qu’il est accompli.
En entendant ce mot, l’abbé Brossette salua madame de Montcornet et prit une allée qui menait directement à la porte de Blangy.
— Le festin de Balthazar sera donc le symbole éternel des derniers jours d’une caste, d’une oligarchie, d’une domination !… se dit-il quand il fut à dix pas. Mon Dieu ! si votre volonté sainte est de déchaîner les pauvres comme un torrent pour transformer les sociétés, je comprends que vous aveugliez les riches !…
Chapitre XII
Comme quoi le cabaret est la salle de conseil du peuple
En criant à tue-tête, la vieille Tonsard avait attiré quelques personnes de Blangy, curieuses de savoir ce qui se passait au Grand-I-Vert, car la distance entre le village et le cabaret n’est pas plus considérable qu’entre le cabaret et la Porte de Blangy. L’un des curieux fut précisément le bonhomme Niseron, le grand’père de la Péchina qui après avoir sonné le second Angelus, retournait façonner quelques chaînées de vigne, son dernier morceau de terre.
Voûté par le travail, le visage blanc, les cheveux d’argent, ce vieux vigneron, à lui seul toute la probité de la commune, avait été pendant la Révolution président du club des Jacobins à La-Ville-aux-Fayes, et juré près du tribunal révolutionnaire au District. Jean-François Niseron, fabriqué du même bois dont furent faits les Apôtres, offrait jadis le portrait, toujours pareil sous tous les pinceaux, de ce saint Pierre en qui les peintres ont tous figuré le front quadrangulaire du Peuple, la forte chevelure naturellement frisée du Travailleur, les muscles du Prolétaire, le teint du Pêcheur, ce nez puissant, cette bouche à demi railleuse qui nargue le malheur, enfin l’encolure du Fort qui coupe des fagots dans le bois voisin pour faire le dîner, pendant que les doctrinaires de la chose discourent.
Tel fut, à quarante ans, ce noble homme, dur comme le fer, pur comme l’or. Avocat du peuple, il crut à ce que devrait être une république en entendant gronder ce nom, encore plus formidable peut-être que l’idée. Il crut à la [P, 12-e] république de Jean-Jacques Rousseau, à la fraternité des hommes, à l’échange des beaux sentiments, à la proclamation du mérite, au choix sans brigues, enfin à tout ce que la médiocre étendue d’un arrondissement, comme Sparte, rend possible, et que les proportions d’un empire rendent chimérique. Il signa ses idées de son sang, son fils unique partit pour la frontière ; il fit plus, il les signa de ses intérêts, dernier sacrifice de l’égoïsme. Neveu, seul héritier du curé de Blangy, ce tout-puissant tribun de la campagne pouvait en reprendre l’héritage à la belle Arsène, la jolie servante du défunt ; il respecta les volontés du testateur et accepta la misère, qui, pour lui, vint aussi promptement que la décadence pour sa république.
Jamais un denier, une branche d’arbre appartenant à autrui ne passa dans les mains de ce sublime républicain, qui rendrait la république acceptable s’il pouvait faire École. Il refusa d’acheter des biens nationaux, il déniait à la république le droit de confiscation. En réponse aux demandes du comité de Salut Public, il voulait que la vertu des citoyens fît pour la sainte patrie les miracles que les tripoteurs du pouvoir voulaient opérer à prix d’or. Cet homme antique reprocha publiquement à Gaubertin père ses trahisons secrètes, ses complaisances et ses déprédations. Il gourmanda le vertueux Mouchon, ce représentant du peuple dont la vertu fut, tout bonnement, de l’incapacité, comme chez tant d’autres qui, gorgés des ressources politiques les plus immenses que jamais peuple ait livrées, n’en tirèrent pas tant de grandeur pour la France que Richelieu sut en trouver dans la faiblesse de son roi. Aussi le citoyen Niseron devint-il un reproche vivant pour trop de monde. On l’accabla bientôt sous l’avalanche de l’oubli, sous ce mot terrible : — Il n’est content de rien ! Le mot de ceux qui se sont repus pendant la sédition.
Cet autre paysan du Danube regagna son toit à Blangy, regarda choir une à une ses illusions, vit sa république finir en queue d’empereur, et tomba dans une complète misère, sous les yeux de Rigou, qui sut hypocritement l’y réduire. Savez-vous pourquoi ? Jamais Jean-François Niseron ne voulut rien accepter de Rigou. Des refus réitérés apprirent au détenteur de la succession en quelle mésestime profonde le tenait le neveu du curé. Enfin ce mépris glacial venait d’être couronné par la menace terrible dont avait parlé l’abbé Brossette à la comtesse.
Des douze années de la République française, le vieillard s’était fait une histoire à lui, pleine uniquement des traits grandioses qui donneront à ce temps héroïque l’immortalité. Les infamies, les massacres, les spoliations, ce bonhomme voulait les ignorer ; il ne voyait que les dévoûments, le Vengeur, les dons à la patrie, l’élan du peuple aux frontières, et il continuait son rêve pour s’y endormir. [P, 12-f] La Révolution a eu beaucoup de poëtes semblables au père Niseron qui chantèrent leur poëme aux armées, secrètement ou au grand jour, par des actes ensevelis sous les vagues de cet ouragan, et comme sous l’Empire, des blessés oubliés criaient : vive l’Empereur ! avant de mourir. Ce sublime appartient en propre à la France. L’abbé Brossette avait respecté cette inoffensive conviction. Le vieillard s’était attaché naïvement au curé pour ce seul mot dit par le prêtre : — Le Christianisme est la vraie république. Et le vieux républicain portait la croix, et il revêtait la robe mi-parti de rouge et de noir, et il était digne, sérieux à l’Église, et il vivait des triples fonctions dont l’avait investi l’abbé Brossette qui voulut donner à ce brave homme, non pas de quoi vivre, mais de quoi ne pas mourir de faim.
Ce vieillard, l’Aristide de Blangy, parlait peu, comme toutes les nobles dupes qui s’enveloppent dans le manteau de la résignation ; mais il ne manquait jamais à blâmer le mal ; aussi les paysans le craignaient-ils comme les voleurs craignent la police. Il ne venait pas six fois dans l’année au Grand-I-Vert, quoiqu’on l’y fêtât toujours. Le vieillard maudissait le peu de charité des riches, leur égoïsme le révoltait, et par cette fibre il paraissait toujours tenir aux paysans. Aussi, disait-on : — Le père Niseron n’aime pas les riches, il est des nôtres !
Pour cette couronne civique, cette belle vie obtenait dans toute la vallée ces mots : — Le brave père Niseron, il n’y a pas de plus honnête homme ! [ill.] Pris souvent pour arbitre souverain dans certaines contestations, il réalisait ce mot magnifique : l’ancien du village !
Ce vieillard, extrêmement propre, quoique dénué, portait toujours des culottes, de gros bas drapés, des souliers ferrés, l’habit quasi français à grands boutons, conservé par les vieux paysans, et le chapeau de feutre à larges bords ; mais les jours ordinaires, il avait une veste de drap bleu si rapetassée qu’elle ressemblait à une tapisserie. La fierté de l’homme qui se sait libre et digne de la liberté donnait à sa physionomie, à sa démarche le je ne sais quoi du noble, il portait enfin un vêtement et non des haillons !
— Eh ! que se passe-t-il d’extraordinaire, la vieille, je vous entendais du clocher ?… demanda-t-il.
On raconta l’attentat de Vatel au vieillard, mais en parlant tous ensemble, selon l’habitude des gens de la campagne.
— Si vous n’avez pas coupé l’arbre, Vatel a tort ; mais si vous avez coupé l’arbre, vous avez commis deux méchantes actions, dit le père Niseron.
— Prenez donc un verre de vin, dit Tonsard en offrant un verre plein au bonhomme.
— Partons-nous ? demanda Vermichel à l’huissier.
— Oui, nous nous passerons du père Fourchon en prenant l’adjoint de Couches, répondit Brunet. Va devant, j’ai [P, 12-g] un acte à remettre au château, le père Rigou a gagné son second procès, je leur signifie le jugement.
Et monsieur Brunet, lesté de deux petits verres d’eau-de-vie, remonta sur sa jument grise, après avoir dit bonjour au père Niseron, car tout le monde dans la vallée tenait à l’estime de ce vieillard.
Aucune science, pas même la statistique, ne peut rendre compte de la rapidité plus que télégraphique avec laquelle les nouvelles se propagent dans les campagnes, ni comment elles franchissent les espèces de steppes incultes qui sont en France une accusation contre les administrateurs et les capitaux. Il est acquis à l’histoire contemporaine que le plus célèbre des banquiers, après avoir crevé les chevaux entre Waterloo et Paris (on sait pourquoi ! il gagna tout ce que perdit l’Empereur, une royauté), ne devança la fatale nouvelle que de quelques heures. Donc une heure après la lutte entre la vieille Tonsard et Vatel, plusieurs autres habitués du Grand-I-Vert s’y trouvaient réunis.
Le premier venu fut Courtecuisse, en qui vous eussiez difficilement reconnu le jovial garde-chasse, le chanoine rubicond à qui sa femme faisait son café au lait le matin, comme on l’a vu dans le récit des événements antérieurs. Vieilli, maigre, hâve, il offrait à tous les yeux une leçon terrible qui n’éclairait personne.
— Il a voulu monter plus haut que l’échelle, disait-on à ceux qui plaignaient l’ex-garde-chasse en accusant Rigou. Il a voulu devenir bourgeois !
En effet, Courtecuisse en achetant le domaine de la Bâchelerie, avait voulu passer bourgeois, il s’en était vanté. Sa femme allait ramassant des fumiers ! Elle et Courtecuisse se levaient avant le jour, piochaient leur jardin richement fumé, lui faisaient rapporter plusieurs moissons, sans parvenir à payer autre chose que les intérêts dus à Rigou pour le restant du prix. Leur fille en service à Auxerre, leur envoyait ses gages ; mais malgré tant d’efforts, malgré ce secours, ils se voyaient au terme du remboursement sans un rouge liard. Madame Courtecuisse, qui, jadis, se permettait de temps en temps une bouteille de vin cuit et des rôties, ne buvait plus que de l’eau. Courtecuisse n’osait pas entrer, la plupart du temps, au Grand-I-Vert de peur d’y laisser trois sous. Destitué de son pouvoir, il avait perdu ses franches lippées au cabaret, et il criait, comme tous les niais, à l’ingratitude. Enfin, à l’instar de presque tous les paysans mordus par le démon de la propriété, devant des fatigues croissantes, la nourriture décroissait.
— Courtecuisse a bâti trop de murs, disait-on en enviant sa position ; pour faire des espaliers, il fallait attendre qu’il fût le maître.
Le bonhomme avait amendé, fertilisé les trois arpents de terre vendus par Rigou, le jardin attenant à la maison [P, 12-h] commençait à produire, et il craignait d’être exproprié ! Vêtu comme Fourchon, lui, qui jadis portait des souliers et des guêtres de chasseur, allait les pieds dans des sabots, et il accusait le bourgeois des Aigues d’avoir causé sa misère ! Ce souci rongeur donnait à ce gros petit homme, à sa figure autrefois rieuse, un air sombre et abruti qui le faisait ressembler à un malade dévoré par un poison ou par une affection chronique.
— Qu’avez-vous donc, monsieur Courtecuisse ? vous a-t-on coupé la langue ? demanda Tonsard en trouvant le bonhomme silencieux après lui avoir conté la bataille qui venait d’avoir lieu.
— Ce serait dommage, reprit la Tonsard, il n’a pas à se plaindre de la sage-femme qui lui a tranché le filet, elle a fait là une belle opération.
— Ça gèle la grelote que de chercher des idées pour finir avec monsieur Rigou, répondit mélancoliquement ce vieillard vieilli.
— Bah ! dit la vieille Tonsard, vous avez une jolie fille, elle a dix-sept ans ; si elle est sage, vous vous arrangerez facilement avec ce vieux fagoteur-là…
— Nous l’avons envoyée à Auxerre chez madame Mariotte la mère, il y a deux ans, pour la préserver de tout malheur, dit-il, et j’aime mieux crever que de…
— Est-il bête, dit Tonsard, voyez mes filles ? sont-elles mortes ? Celui qui ne dirait pas qu’elles sont sages comme des images, aurait à répondre à mon fusil !
— Ce serait dur d’en venir là ! s’écria Courtecuisse en hochant la tête, j’aimerais mieux qu’on me payât pour tirer sur un de ces arminacs !
— Ah ! il vaut mieux sauver son père que de laisser moisir sa vertu ! répliqua le cabaretier.
Tonsard sentit un coup sec que le père Niseron lui frappa sur l’épaule.
— Ce n’est pas bien, ce que tu dis là ?… fit le vieillard. Un père est le gardien de l’honneur dans sa famille. Si quelqu’un touchait à Geneviève, il tomberait sous ma hache de 1793, et je me rendrais en prison. C’est en vous conduisant ainsi, que vous faites mépriser le peuple, et qu’on nous accuse de ne pas être dignes de la liberté ! Le peuple doit donner aux riches l’exemple des vertus civiques et de l’honneur. Vous vous vendez à Rigou pour de l’or, tous tant que vous êtes ! Quand vous ne lui livrez pas vos filles, vous lui livrez vos vertus ! C’est mal !
— Voyez donc où en est Courtebotte ? dit Tonsard.
— Vois où j’en suis ? répondit le père Niseron, je dors tranquille, il n’y a pas d’épines dans mon oreiller.
— Laisse-le dire, Tonsard, cria la femme dans l’oreille de son mari, tu sais bien que c’est son idée à ce pauvre cher homme…
[P, 12-i] Bonnébault et Marie, Catherine et son frère arrivèrent en ce moment dans une exaspération commencée par l’insuccès de Nicolas et que la confidence du projet conçu par Michaud avait portée à son comble. Aussi lorsque Nicolas entra dans le cabaret de son père, lâcha-t-il une effrayante apostrophe contre le ménage Michaud et les Aigues.
— Voilà la moisson, eh ! bien, je ne partirai pas sans avoir allumé ma pipe à leurs meules ! s’écria-t-il en frappant un grand coup de poing sur la table devant laquelle il s’assit.
— Faut pas japper comme ça devant le monde, lui dit Godain en lui montrant le père Niseron.
— S’il parlait, je lui tordrais le cou, comme à un poulet, répondit Catherine, il a fait son temps, ce vieil halleboteur de mauvaises raisons ! On le dit vertueux, c’est son tempérament, voilà tout.
Étrange et curieux spectacle que celui de toutes les têtes levées, de ces gens groupés dans ce taudis à la porte duquel se tenait en sentinelle la vieille Tonsard, pour assurer aux buveurs le secret sur leurs paroles ! De toutes ces figures, Godain, le poursuivant de Catherine, offrait peut-être la plus effrayante, quoique la moins accentuée. Godain, l’avare sans or, le plus cruel de tous les avares ; car avant celui qui couve son argent, ne faut-il pas mettre celui qui en cherche, l’un regarde en dedans de lui-même, l’autre regarde en avant avec une fixité terrible ; ce Godain vous eût représenté le type des plus nombreuses physionomies paysannes. Ce manouvrier, petit homme réformé comme n’ayant pas la taille exigée pour le service militaire, naturellement sec, encore desséché par le travail et par la stupide sobriété sous laquelle expirent dans la campagne les travailleurs acharnés, comme Courtecuisse, montrait une figure, grosse comme le poing qui tirait son jour de deux yeux jaunes tigrés de filets verts à points bruns, par lesquels la soif du bien à tout prix s’abreuvait de concupiscence, mais sans chaleur, car le désir d’abord bouillant s’était figé comme une lave. Aussi sa peau se collait-elle aux tempes brunes comme celles d’une momie. Sa barbe grêle piquait à travers ses rides comme le chaume dans les sillons. Godain ne suait jamais, il résorbait sa substance. Ses mains velues et crochues, nerveuses, infatigables, semblaient être en vieux bois. Quoique âgé de vingt-sept ans à peine, on lui voyait déjà des cheveux blancs dans une chevelure d’un noir-rouge. Il portait une blouse à travers la fente de laquelle se dessinait en noir une chemise de forte toile qu’il devait garder plus d’un mois et blanchir lui-même dans la Thune. Ses sabots étaient raccommodés avec du vieux fer. L’étoffe de son pantalon ne se reconnaissait plus sous le nombre infini des raccommodages et des pièces. Enfin, il gardait sur la tête une effroyable casquette, évidemment ramassée à La-Ville-aux-Fayes, au seuil de quelque maison bourgeoise. Assez [P, 12-j] clairvoyant pour évaluer les éléments de fortune enfouis dans Catherine, il voulait succéder à Tonsard au Grand-I-Vert ; il employait donc toute sa ruse, toute sa puissance à la capturer, il lui promettait la richesse, il lui promettait la licence dont avait joui la Tonsard ; enfin il promettait à son futur beau-père une rente énorme, cinq cents francs par an de son cabaret, jusqu’au paiement, en se fiant sur un entretien qu’il avait eu avec monsieur Brunet pour payer en papiers timbrés. Garçon taillandier à l’ordinaire, ce gnome travaillait chez le charron tant que l’ouvrage abondait ; mais il se louait pour les corvées chèrement rétribuées. Quoiqu’il possédât environ dix-huit cents francs placés chez Gaubertin à l’insu de toute la contrée, il vivait comme un malheureux, logeant dans un grenier chez son maître et glanant à la moisson. Il portait, cousu dans le haut de son pantalon des dimanches, le billet de Gaubertin, renouvelé chaque année et grossi des intérêts et de ses économies.
— Eh ! quéque ça me fait, s’écria Nicolas en répondant à la prudente observation de Godain, s’il faut que je sois soldat, j’aime mieux que le son du panier boive mon sang tout d’un coup que de le donner goutte à goutte… Et je délivrerai le pays d’un de ces arminacs que le diable a lâchés sur nous…
Et il raconta le prétendu complot ourdi par Michaud contre lui.
— Où veux-tu que la France prenne des soldats ?… dit gravement le blanc vieillard en se levant et se plaçant devant Nicolas par le silence profond qui accueillit cette horrible menace.
— On fait son temps et l’on revient ! dit Bonnébault en refrisant sa moustache.
En voyant les plus mauvais sujets du pays réunis, le vieux Niseron secoua la tête et quitta le cabaret, après avoir offert un liard à madame Tonsard pour son verre de vin. Quand le bonhomme eut mis le pied sur les marches, le mouvement de satisfaction qui se fit dans cette assemblée de buveurs, aurait dit à quelqu’un qui les eût vus que tous ces gens étaient débarrassés de la vivante image de leur conscience.
— Eh ! bien, quéque tu dis de tout ça ?… Hé ! Courtebotte ?… demanda Vaudoyer entré tout à coup et à qui Tonsard avait raconté la tentative de Vatel.
Courtecuisse, à qui presque tout le monde donnait ce sobriquet, fit claquer sa langue contre son palais en reposant son verre sur la table.
— Vatel est en faute, répondit-il. À la place de la mère, je me meurtrirais les côtes, je me mettrais au lit, je me dirais malade et j’assinerais le Tapissier et son garde pour leur demander vingt écus de réparation ; monsieur Sarcus les accorderait…
[P, 12-k] — Dans tous les cas, le Tapissier les donnerait pour éviter le tapage que ça peut faire, dit Godain.
Vaudoyer, l’ancien garde-champêtre, homme de cinq pieds six pouces, à figure grêlée par la petite-vérole, et creusée en casse-noisette, gardait le silence d’un air dubitatif.
— Eh ! bien, demanda Tonsard alléché par les soixante francs, qu’est-ce qui te chiffonne, grand serin ? On m’aura cassé pour vingt écus de ma mère, une manière d’en tirer parti ! Nous ferons du tapage pour trois cents francs, et monsieur Gourdon pourra bien leur aller dire aux Aigues que la mère a la cuisse déhanchée…
— Et on la lui déhancherait… reprit la cabaretière, ça se fait à Paris.
— J’ai trop entendu parler les gens du Roi pour croire que les choses iraient à votre gré, dit enfin Vaudoyer qui souvent avait assisté la justice et l’ex-brigadier Soudry. Tant qu’à Soulanges, ça irait encore, monsieur Soudry représente le gouvernement et il ne veut pas de bien au Tapissier ; mais le Tapissier et Vatel, si vous les attaquez, auront la malice de se défendre, et ils diront : la femme était en faute, elle avait un arbre, autrement elle aurait laissé visiter son fagot sur le chemin, elle n’aurait pas fui ; s’il lui est arrivé malheur, elle ne peut s’en prendre qu’à son délit. Non, ce n’est pas une affaire sûre…
— Le bourgeois s’est-il défendu quand je l’ai fait assiner ? dit Courtecuisse, il m’a payé.
— Si vous voulez, je vas aller à Soulanges, dit Bonnébault, je consulterai monsieur Gourdon, le greffier, et vous saurez ce soir s’il y a gras.
— Tu ne demandes que des prétextes pour virer autour de cette grosse dinde de fille à Socquard, lui répondit Marie Tonsard en lui donnant une tape sur l’épaule à lui faire sonner les poumons.
En ce moment, la voix du père Fourchon qui chantait un vieux noël bourguignon, se fit entendre, accompagné par Mouche en fausset.
— Ah ! ils se sont pansés ! cria la vieille Tonsard à sa belle-fille, ton père est rouge comme un gril, et le petit brésille comme un sarment.
— Salut ! cria le vieillard, vous êtes beaucoup de gredins ici !… Salut ! dit-il à sa petite-fille, qu’il surprit embrassant Bonnébault, salut Marie, pleine de vices, que Satan soit avec toi, sois joyeuse entre toutes les femmes, etc. Salut la compagnie ! Vous êtes pincés ! Vous pouvez dire adieu à vos gerbes ! Il y a des nouvelles ! Je vous l’ai dit que le bourgeois vous materait, eh ! bien, il va vous fouetter avec la loi !… Ah ! v’là ce que c’est que de lutter contre les bourgeois ? les bourgeois ont fait tant de lois, qu’ils en ont pour toutes les finesses…
[P, 12-l] Un hoquet terrible donna soudain un autre cours aux idées de l’honorable orateur.
— Si Vermichel était là, je lui soufflerais dans la gueule, il aurait une idée de ce que c’est que le vin d’Alicante ! Qué vin ! si j’étais pas Bourguignon, je voudrais être Espagnol ! un vin de Dieu ! je crois bien que le pape dit sa messe avec ! Cré vin !… Je suis jeune !… Dis donc, Courtebotte, si ta femme était là… je la trouverais jeune ! Décidément le vin d’Espagne enfonce le vin cuit !… Faut faire une révolution rien que pour vider les caves !…
— Mais quelle nouvelle, papa ?… dit Tonsard.
— Y aura pas de moisson pour vous autres, le Tapissier va vous interdire le glanage.
— Interdire le glanage !… cria tout le cabaret d’une seule voix dominée par les faussets des quatre femmes.
— Oui, dit Mouche, il va prendre un arrêté, le faire publier par Groison, le faire afficher dans le canton, et il n’y aura que ceux qui auront des certificats d’indigence qui glaneront.
— Et, saisissez bien ceci ?… dit Fourchon, les fricoteurs des autres communes ne seront pas reçus.
— De quoi ! de quoi, dit Bonnébault. Ma grand’mère, ni moi, ni ta mère à toi Godain, nous ne pourrons pas glaner par ici ?… En voilà des farces d’autorités ? je les embête ! Ah ! çà, c’est donc un décharné des enfers, que ce général de maire ?…
— Glaneras-tu, tout de même, toi Godain ? dit Tonsard au garçon charron qui parlait d’un peu près à Catherine.
— Moi, je n’ai rien, je suis indigent, répondit-il, je demanderai un certificat…
— Qu’est-ce qu’on a donc donné à mon père pour sa loutre, mon bibi ?… disait la belle cabaretière à Mouche.
Quoique succombant sous une digestion pénible et l’œil troublé par deux bouteilles de vin, Mouche assis sur les genoux de la Tonsard, pencha la tête sur le cou de sa tante et lui répondit finement à l’oreille : — Je ne sais pas, mais il a de l’or !… Si vous voulez me crânement nourrir pendant un mois, peut-être bien que je découvrirais sa cachette, il en a eune !
— Le père a de l’or !… dit la Tonsard à l’oreille de son mari qui dominait de sa voix le tumulte occasionné par la vive discussion à laquelle participaient tous les buveurs.
— Chut ! v’là Groison qui passe ! cria la vieille.
Un silence profond régna dans le cabaret. Lorsque Groison fut à une distance convenable, la vieille Tonsard fit un signe, et la discussion recommença sur la question de savoir si l’on glanerait, comme par le passé, sans certificat d’indigence.
[P, 13-a] — Faudra bien que vous obéissiez, dit le vieux Fourchon, car le Tapissier est allé voir el Parfait et lui demander des troupes pour maintenir l’ordre. On vous tuera comme des chiens… que nous sommes ! s’écria le vieillard qui essayait de vaincre l’engourdissement produit sur sa langue par le vin d’Espagne.
Cette autre annonce de Fourchon, quelque folle qu’elle fût, rendit tous les buveurs pensifs, ils croyaient le gouvernement capable de les massacrer sans pitié.
— Il y a eu des troubles comme ça aux environs de Toulouse, où j’étais en garnison, dit Bonnébault, nous avons marché, les paysans ont été sabrés, arrêtés… ça faisait rire de les voir voulant résister à la troupe. Il y en a eu dix envoyés au Bagne par la Justice, onze en prison, tout a été confondu, quoi !… Le soldat est le soldat, vous êtes des péquins, on a le droit de vous sabrer, et hue !…
— Eh ! bien, dit Tonsard, qu’avez-vous donc, vous autres, à vous effarer comme des cabris ? Peut-on prendre quelque chose à ma mère, à mes filles ?… On aura de la prison ?… Eh ! bien, on en mangera, le Tapissier n’y mettra pas tout le pays. D’ailleurs, ils seront mieux nourris chez le Roi que chez eux, les prisonniers, et on les chauffe en hiver.
— Vous êtes des godiches ! beugla le père Fourchon. Vaut mieux gruger le bourgeois que de l’attaquer en face, allez ! Autrement, vous serez éreintés. Si vous aimez le bagne, c’est autre chose ! on ne travaille pas tant que dans les champs, c’est vrai ; mais on n’y a pas sa liberté.
— Peut-être bien, dit Vaudoyer qui se montrait un des plus hardis pour le conseil, vaudrait-il mieux que quelques-uns d’entre nous risquassent leur peau pour délivrer le pays de cette bête du Gévaudan qui s’est terrée à la Porte d’Avonne.
— Faire l’affaire à Michaud ?… dit Nicolas, j’en suis.
[P, 13-b] — Ça n’est pas mûr, dit Fourchon, nous y perdrions trop, mes enfants. Faut nous emmalheurer, crier la faim, le bourgeois des Aigues et sa femme voudront nous faire du bien, et vous en tirerez mieux que des glanes…
— Vous êtes tous des halletaupiers, s’écria Tonsard, mettez qu’il y ait noise avec la justice et les troupes, on ne fourre pas tout un pays aux fers, et nous aurons à La-Ville-aux-Fayes et dans les anciens seigneurs, des gens bien disposés à nous soutenir.
— C’est vrai, dit Courtecuisse, il n’y a que le Tapissier qui se plaint, messieurs de Soulanges, de Ronquerolles et autres sont contents ! Quand on pense que si ce cuirassier avait eu le courage de se faire tuer comme les autres, je serais encore heureux à ma porte d’Avonne qu’il m’a mise cen dessus dessous, qu’on ne s’y reconnaît plus !
— L’on ne fera pas marcher les troupes pour un guerdin de bourgeois, qui se met mal avec tout un pays ! dit Godain… C’est sa faute ! il veut tout confondre ici, renverser tout le monde, le gouvernement lui dira : Zut !…
— Le gouvernement ne parle pas autrement, il y est obligé, ce pauvre gouvernement, dit Fourchon pris d’une tendresse subite pour le gouvernement, je le plains ce bon gouvernement… il est malheureux, il est sans le sou, comme nous… et c’est bête pour un gouvernement qui fait lui-même la monnaie… Ah ! si j’étais gouvernement…
— Mais, s’écria Courtecuisse, l’on m’a dit à La-Ville-aux-Fayes que monsieur de Ronquerolles avait parlé dans l’assemblée de nos droits.
— C’est sur le journiau de m’sieur Rigou, dit Vaudoyer qui savait lire et écrire en sa qualité d’ex-garde-champêtre, je l’ai lu…
Malgré ses fausses tendresses, le vieux Fourchon, comme beaucoup de gens du peuple, dont les facultés sont stimulées par l’ivresse, suivait d’un œil intelligent et d’une oreille attentive cette discussion, que bien des à parte rendaient furieuse. Tout à coup, il prit position au milieu du cabaret, en se levant.
— Écoutez le vieux, il est saoul ! dit Tonsard, il a deux fois plus de malice, il a la sienne et celle du vin…
— D’Espagne !… ça fait trois, reprit Fourchon en riant d’un rire de faune. Mes enfants, faut pas heurter la chose de front, vous êtes trop faibles, prenez-moi ça de biais !… Faites les morts, les chiens couchants, la petite femme est déjà bien effrayée, allez ! on en viendra bientôt à bout ; elle quittera le pays, et si elle le quitte, le Tapissier la suivra, c’est sa passion. Voilà le plan. Mais pour avancer leur départ, mon avis est de leur ôter leur conseil, leur force, notre espion, notre singe.
— Qui ça ?…
— Hé ! c’est le damné curé ! dit Tonsard, un chercheur de péchés qui veut nous nourrir d’hosties.
— Ça c’est vrai, s’écria Vaudoyer, nous étions heureux sans le curé, faut se défaire de ce mangeux de bon-dieu, v’là l’ennemi.
— Le Gringalet, reprit Fourchon en désignant l’abbé [P, 13-c] Brossette par le surnom qu’il devait à son air piètre, succomberait peut-être à quelque matoise, puisqu’il observe tous les carêmes. Et, en le tambourinant par un bon charivari s’il était pris en riolle, son évêque serait forcé de l’envoyer ailleurs. Voilà qui plairait diablement à ce brave père Rigou… Si la fille a Courtecuisse voulait quitter sa bourgeoise d’Auxerre, elle est si jolie qu’en faisant la dévote et cocotant le confessionnal, elle sauverait la patrie. Et Ran ! tan-plan !
— Et pourquoi ne serait-ce pas toi, dit Godain tout bas à Catherine, il y aurait une pannerée d’écus à vendanger pour éviter le tapage, et du coup, tu serais la maîtresse ici…
— Glanerons-nous, ne glanerons-nous pas ?… dit Bonnébault. Je me soucie bien de votre abbé, moi, je suis de Couches, et nous n’y avons pas de curé qui nous trifouille la conscience avec sa grelote.
— Tenez, reprit Vaudoyer, il faut aller savoir du bonhomme Rigou qui connaît les lois, si le Tapissier peut nous interdire le glanage, et il nous dira si nous avons raison. Si le Tapissier est dans son droit, nous verrons alors, comme dit l’ancien, à prendre les choses en biais…
— Il y aura du sang répandu !… dit Nicolas d’un air sombre en se levant après avoir bu toute une bouteille de vin que Catherine lui avait entonnée afin de l’empêcher de parler. Si vous voulez m’écouter, on descendra Michaud ! Mais vous êtes des veules et des drogues !…
— Pas moi ! dit Bonnébault, si vous êtes des amis à taire vos becs, je me charge d’ajuster le Tapissier, moi !… Qué plaisir de loger un pruneau dans son bocal, ça me vengerait de tous mes puants d’officiers !…
— Là, là, s’écria Jean-Louis Tonsard qui passait pour être un peu fils de Gaubertin et qui venait d’entrer à la suite de Fourchon.
Ce garçon, qui courtisait depuis quelques mois la jolie servante de Rigou, succédait à son père dans l’état de tondeur de haies, de charmilles, et autres facultés tonsardes. En allant dans les maisons bourgeoises, il y causait avec les maîtres et les gens, il récoltait ainsi des idées qui faisaient de lui l’homme à moyens de la famille, le finaud. En effet, on verra tout à l’heure qu’en s’adressant à la servante de Rigou, Jean-Louis justifiait la bonne opinion qu’on avait de sa finesse.
— Eh ! bien, qu’as-tu, prophète ? dit le cabaretier à son fils.
— Je dis que vous jouez le jeu des Bourgeois, répliqua Jean-Louis. Effrayez les gens des Aigues pour maintenir vos droits, bien ! mais les pousser hors du pays et faire vendre les Aigues, comme le veulent les bourgeois de la vallée, c’est contre nos intérêts. Si vous aidez à partager les grandes terres, où donc qu’on prendra des biens à vendre à la prochaine révolution ?… Vous aurez alors les terres pour rien, comme les a eues Rigou ; tandis que si vous les mettez dans la gueule des bourgeois, les bourgeois vous les recracheront bien amaigries et renchéries, vous travaillerez pour eux, comme tous ceux qui travaillent pour [P, 13-d] Rigou. Voyez Courtecuisse…
Cette allocution était d’une politique trop profonde pour être saisie par des gens ivres qui tous, excepté Courtecuisse, amassaient de l’argent pour avoir leur part dans le gâteau des Aigues. Aussi, laissa-t-on parler Jean-Louis en continuant, comme à la chambre des députés, les conversations particulières.
— Eh ! bien, allez, vous serez des machines à Rigou ! s’écria Fourchon qui seul avait compris son petit-fils.
En ce moment, Langlumé, le meunier des Aigues, vint à passer, la belle Tonsard le héla.
— C’est-y vrai, dit-elle, monsieur l’adjoint, qu’on défendra le glanage ?
Langlumé, petit homme réjoui, à face blanche de farine, habillé de drap gris blanc, monta les marches, et aussitôt les paysans prirent leurs mines sérieuses.
— Dam ! mes enfants, oui et non, les nécessiteux glaneront ; mais les mesures qu’on prendra vous seront bien profitables…
— Et, comment ? dit Godain.
— Mais si l’on empêche tous les malheureux de fondre ici, répondit le meunier en clignant les yeux à la façon normande, vous ne serez pas empêchés vous autres d’aller ailleurs, à moins que tous les maires ne fassent comme celui de Blangy.
— Ainsi, c’est vrai ?… dit Tonsard d’un air menaçant.
— Moi, dit Bonnébault en mettant son bonnet de police sur l’oreille et faisant siffler sa baguette de coudrier, je retourne à Couches y prévenir les amis…
Et le Lovelace de la vallée s’en alla, tout en sifflant l’air de cette chanson soldatesque :
Toi qui connais les hussards de la garde,
Connais-tu pas l’trombone du régiment ?
— Dis-donc, Marie, il prend un drôle de chemin pour aller à Couches, ton bon ami ? cria la vieille Tonsard à sa petite-fille.
— Il va voir Aglaé ! dit Marie qui bondit à la porte, il faut que je la rosse une bonne fois, cette cane-là.
— Tiens, Vaudoyer, dit Tonsard à l’ancien garde-champêtre, va voir le père Rigou, nous saurons quoi faire, il est notre oracle, et ça ne coûte rien, sa salive.
— Encore une bêtise, s’écria tout bas Jean-Louis, il vend tout, Annette me l’a bien dit, il est plus dangereux qu’une colère à écouter.
— Je vous conseille d’être sages, reprit Langlumé, car le général est parti pour la Préfecture à cause de vos méfaits, et Sibilet me disait qu’il avait juré son honneur d’aller jusqu’à Paris parler au Chancelier de France, au Roi, à toute la boutique, s’il le fallait, pour avoir raison de ses paysans.
— Ses paysans !… cria-t-on.
— Ah ! çà, nous ne nous appartenons donc plus ?
Sur cette question de Tonsard, Vaudoyer sortit pour aller chez l’ancien maire.
Langlumé, déjà sorti, se retourna sur les marches et [P, 13-e] répondit : — Tas de fainéants ! avez-vous des rentes pour vouloir être vos maîtres ?…
Quoique dit en riant, ce mot profond fut compris à peu près de la même manière que les chevaux comprennent un coup de fouet.
— Ran, tan, plan ! vos maîtres… Dis donc, mon fistard, après ton coup de ce matin, ce n’est pas ma clarinette qu’on te mettra entre les cinq doigts et le pouce, dit Fourchon à Nicolas.
— Ne l’asticote pas, il est capable de te faire rendre ton vin en te frottant le ventre, répliqua brutalement Catherine à son grand’père.
Chapitre XIII
L’usurier des campagnes
Stratégiquement, Rigou se trouvait à Blangy ce qu’est à la guerre une sentinelle avancée. Il surveillait les Aigues, et bien. Jamais la police n’aura d’espions comparables à ceux qui se mettent au service de la Haine.
À l’arrivée du général aux Aigues, Rigou forma sans doute sur lui quelque projet que le mariage de Montcornet avec une Troisville fit évanouir, car il avait paru vouloir protéger ce grand propriétaire. Ses intentions furent alors si patentes que Gaubertin jugea nécessaire de lui faire une part en l’initiant à la conspiration ourdie contre les Aigues. Avant d’accepter cette part et un rôle, Rigou voulut mettre, selon son expression, le général au pied du mur. Quand la comtesse fut installée, un jour, une petite carriole en osier peinte en vert, entra dans la cour d’honneur des Aigues. Monsieur le maire flanqué de sa mairesse en descendit et vint par le perron du jardin. Rigou remarqua la comtesse à une croisée. Tout acquise à l’évêque, à la religion et à l’abbé Brossette, qui s’était hâté de prévenir son ennemi, la comtesse fit dire par François que madame était sortie. Cette impertinence, digne d’une femme née en Russie, fit jaunir le visage du Bénédictin. Si la comtesse avait eu la curiosité de voir l’homme de qui le curé disait : — C’est un damné qui, pour se rafraîchir, se plonge dans l’iniquité comme dans un bain, peut-être eût-elle évité de mettre entre le maire et le château la haine froide et réfléchie que portaient les libéraux aux royalistes, augmentée des excitants du voisinage de la campagne, où le souvenir d’une blessure d’amour-propre est toujours ravivé.
Quelques détails sur cet homme et sur ses mœurs auront le mérite, tout en éclairant sa participation au complot nommé la grande affaire par ses deux associés, de peindre un type excessivement curieux, celui d’existences campagnardes particulières à la France, et qu’aucun pinceau n’est encore allé chercher. D’ailleurs, de cet homme, rien n’est indifférent, ni sa maison, ni sa manière de souffler le feu, ni sa façon de manger. Ses mœurs, ses opinions, tout servira puissamment à l’histoire de cette vallée. Ce renégat explique enfin l’utilité de la médiocratie, il en est à la fois la théorie et la pratique, l’alpha et l’oméga, le [P, 13-f] summum.
Vous vous rappelez peut-être certains maîtres en avarice déjà peints dans quelques Scènes antérieures ? D’abord l’avare de province, le père Grandet de Saumur, avare comme le tigre est cruel ; puis Gobseck l’escompteur, le jésuite de l’or, n’en savourant que la puissance et dégustant les larmes du malheur, à savoir quel est leur cru ; puis le baron de Nucingen élevant les fraudes de l’argent à la hauteur de la Politique. Enfin, vous avez sans doute souvenir de ce portrait de la Parcimonie domestique, le vieil Hochon d’Issoudun, et de cet autre avare par esprit de famille, le petit Baudraye de Sancerre ! Eh ! bien, les sentiments humains, et surtout l’avarice, ont des nuances si diverses dans les divers milieux de notre société, qu’il restait encore un avare sur la planche de l’amphithéâtre des Études de mœurs ; il restait Rigou ! l’avare égoïste, c’est-à-dire plein de tendresse pour ses jouissances, sec et froid pour autrui, enfin l’avarice ecclésiastique, le moine demeuré moine pour exprimer le jus du citron appelé le bien Vivre, et devenu séculier pour happer la monnaie publique. Expliquons d’abord le bonheur continu qu’il trouvait à dormir sous son toit ?
Blangy, c’est-à-dire les soixante maisons décrites par Blondet dans sa lettre à Nathan, est posé sur une bosse de terrain, à gauche de la Thune. Comme toutes les maisons y sont accompagnées de jardins, ce village est d’un aspect charmant. Quelques maisons sont assises le long du cours d’eau. Au sommet de cette vaste motte de terre, se trouve l’église jadis flanquée de son presbytère, et dont le cimetière enveloppe, comme dans beaucoup de villages, le chevet de l’église. Le sacrilége Rigou n’avait pas manqué d’acheter ce presbytère jadis construit par la bonne catholique mademoiselle Choin sur un terrain acheté par elle exprès. Un jardin en terrasse, d’où la vue plongeait sur les terres de Blangy, de Soulanges et de Cerneux situées entre les deux parcs seigneuriaux, séparait cet ancien presbytère de l’église. Du côté opposé, s’étendait une prairie, acquise par le dernier curé, peu de temps avant sa mort et entourée de murs par le défiant Rigou. Le maire ayant refusé de rendre le presbytère à sa primitive destination, la Commune fut obligée d’acheter une maison de paysan située auprès de l’église ; il fallut dépenser cinq mille francs pour l’agrandir, la restaurer et y joindre un jardinet dont le mur était mitoyen avec la sacristie, en sorte que la communication fut établie comme autrefois entre la maison curiale et l’église. Ces deux maisons, bâties sur l’alignement de l’église à laquelle elles paraissaient tenir par leurs jardins, avaient vue sur un espace de terrain planté d’arbres qui formait d’autant mieux la place de Blangy, qu’en face de la nouvelle Cure, le comte fit construire une maison commune destinée à recevoir la mairie, le logement du garde-champêtre, et cette école de frères de la Doctrine Chrétienne si vainement sollicitée par l’abbé Brossette. Ainsi, non-seulement les maisons de l’ancien Bénédictin et du jeune prêtre adhéraient à [P, 13-g] l’église, aussi bien divisés que réunis par elle, mais encore ils se surveillaient l’un l’autre, et le village entier espionnait l’abbé Brossette. La grande rue, qui commençait à la Thune, montait tortueusement jusqu’à l’église. Des vignobles et des jardins de paysans, un petit bois couronnaient la butte de Blangy.
La maison de Rigou, la plus belle du village, était bâtie en gros cailloux particuliers à la Bourgogne, pris dans un mortier jaune lissé carrément dans toute la largeur de la truelle, ce qui produit des ondes percées çà et là, par les faces assez généralement noires de ce caillou. Une bande de mortier, où pas un silex ne faisait tache, dessinait, à chaque fenêtre, un encadrement que le temps avait rayé par des fissures fines et capricieuses, comme on en voit dans les vieux plafonds. Les volets, grossièrement faits, se recommandaient par une solide peinture vert dragon. Quelques mousses plates soudaient les ardoises sur le toit. C’est le type des maisons bourguignonnes, les voyageurs en aperçoivent par milliers de semblables en traversant cette portion de la France.
Une porte bâtarde ouvrait sur un corridor, partagé par la cage d’un escalier de bois. À l’entrée, on voyait la porte d’une vaste salle à trois croisées donnant sur la place. La cuisine adossée à l’escalier tirait son jour de la cour, cailloutée avec soin, et où l’on entrait par une porte cochère. Tel était le rez-de-chaussée. Le premier étage contenait trois chambres, et au dessus une petite chambre en mansarde. Un bûcher, une remise, une écurie attenaient à la cuisine et faisaient un retour d’équerre. Au dessus de ces constructions légères, on avait ménagé des greniers, un fruitier et une chambre de domestique. Une basse-cour, une étable, des toits à porc faisaient face à la maison. Le jardin d’environ un arpent et clos de murs, était un jardin de curé, c’est-à-dire plein d’espaliers, d’arbres à fruits, de treilles, aux allées sablées et bordées de quenouilles, à carrés de légumes fumés avec le fumier provenant de l’écurie. Au dessus de la maison, attenait un second clos, planté d’arbres, enclos de haies, et assez considérable pour que deux vaches y trouvassent leur pâture en tout temps.
À l’intérieur, la salle boisée à hauteur d’appui était tendue de vieilles tapisseries. Les meubles en noyer, bruns de vieillesse et garnis en tapisserie à la main, s’harmoniaient avec la boiserie, avec le plancher également en bois. Le plafond montrait trois poutres en saillie, mais peintes, et à entre-deux plafonnés. La cheminée en bois de noyer, surmontée d’une glace dans un trumeau grotesque, n’offrait d’autre ornement que deux œufs en cuivre montés sur un pied de marbre, et qui se partageaient en deux, la partie supérieure retournée donnait une bobèche. Ces chandeliers à deux fins, embellis de chaînettes, une invention du règne de Louis XV, commencent à devenir rares. Sur la paroi opposée aux fenêtres, et posée sur un socle vert et or, s’élevait une horloge commune, mais excellente. Les rideaux criant sur leurs tringles en fer, [P, 13-h] dataient de cinquante ans, leur étoffe en coton à carreaux, semblables à ceux des matelas, alternés de rose et de blanc, venait des Indes. Un buffet et une table à manger complétaient cet ameublement, tenu, d’ailleurs, avec une excessive propreté. Au coin de la cheminée, on apercevait une immense bergère de curé, le siége spécial de Rigou. Dans l’angle, au dessus du petit bonheur du jour qui lui servait de secrétaire, on voyait accroché à la plus vulgaire patère, un soufflet, origine de la fortune de Rigou.
Sur cette succincte description, dont le style rivalise celui des affiches de vente, il est facile de deviner que les deux chambres respectives de monsieur et madame Rigou, devaient être réduites au strict nécessaire ; mais on se tromperait en pensant que cette parcimonie pût exclure la bonté matérielle des choses. Ainsi la petite maîtresse la plus exigeante se serait trouvée admirablement couchée dans le lit de Rigou, composé d’excellents matelas, de draps en toile fine, grossi d’un lit de plumes acheté jadis pour quelqu’abbé par une dévote, garanti des bises par de bons rideaux. Ainsi de tout, comme on va le voir.
Ce bénédictin, esprit astucieux autant que profond, avait réduit sa femme, qui ne savait ni lire et écrire, ni compter, à une obéissance absolue. Après avoir gouverné le défunt, la pauvre créature finissait servante de son mari, faisant la cuisine, la lessive, à peine aidée par une très-jolie fille appelée Annette, âgée de dix-neuf ans, aussi soumise à Rigou que sa maîtresse et qui gagnait trente francs par an.
Grande, sèche et maigre, madame Rigou, femme à figure jaune, colorée aux pommettes, la tête toujours enveloppée d’un foulard et portant le même jupon pendant toute l’année, ne quittait pas sa maison deux heures par mois et nourrissait son activité par tous les soins qu’une servante dévouée donne à une maison. Le plus habile observateur n’aurait pas trouvé trace de la magnifique taille, de la fraîcheur à la Rubens, de l’embonpoint splendide, des dents superbes, des yeux de vierge qui jadis recommandèrent la jeune fille à l’attention du curé Niseron. La seule et unique couche de sa fille, madame Soudry la jeune, avait décimé les dents, fait tomber les cils, terni les yeux, gauchi la taille, flétri le teint. Il semblait que le doigt de Dieu se fût appesanti sur l’épouse du prêtre. Comme toutes les riches ménagères de la campagne, elle jouissait de voir ses armoires pleines de robes de soie, ou en pièces ou faites et neuves, de dentelles, de bijoux qui ne lui servaient jamais qu’à faire commettre le péché d’envie, à faire souhaiter sa mort aux jeunes servantes de Rigou. C’était un de ces êtres moitié femmes, moitié bestiaux, nés pour vivre instinctivement. Cette ex-belle Arsène étant désintéressée, le legs du feu curé Niseron serait inexplicable sans le curieux événement qui l’inspira, et qu’il faut rapporter pour l’instruction de l’immense tribu des Héritiers.
[P, 14-a] Madame Niseron, la femme du vieux sacristain, comblait d’attentions l’oncle de son mari, car l’imminente succession d’un vieillard de soixante-douze ans, estimée à quarante et quelques mille livres, devait mettre la famille de l’unique héritier dans une aisance assez impatiemment attendue par feu madame Niseron, laquelle, outre son fils, jouissait d’une charmante petite fille, espiègle, innocente, une de ces créatures qui ne sont peut-être accomplies que parce qu’elles doivent disparaître, car elle mourut à quatorze ans des pâles couleurs, le nom populaire de la chlorose. Feu follet du presbytère, cette enfant allait chez son grand’oncle le curé comme chez elle, elle y faisait la pluie et le beau temps, elle aimait mademoiselle Arsène, la jolie servante que son oncle put prendre en 1788, à la faveur de la licence introduite dans la discipline par les premiers orages révolutionnaires. Arsène, nièce de la vieille gouvernante du curé, fut appelée pour la suppléer, car en se sentant mourir, la vieille mademoiselle Pichard voulait sans doute faire transporter ses droits à la belle Arsène.
En 1791, au moment où le curé Niseron offrit un asile à Dom Rigou et au frère Jean, la petite Niseron se permit une espièglerie fort innocente. En jouant avec Arsène et d’autres enfants à ce jeu qui consiste à cacher chacun à son tour un objet que les autres cherchent et qui fait crier : — Tu brûles ou tu gèles, selon que les chercheurs s’en éloignent ou s’en approchent, la petite Geneviève eut l’idée de fourrer le soufflet de la salle dans le lit d’Arsène. Le soufflet fut introuvable, le jeu cessa, [P, 14-b] Geneviève, emmenée par sa mère, oublia de remettre le soufflet à son clou. Arsène et sa tante cherchèrent le soufflet pendant une semaine, puis on ne le chercha plus, on pouvait s’en passer, le vieux curé soufflait son feu avec une sarbacane faite au temps où les sarbacanes furent à la mode, et qui sans doute provenait de quelque courtisan d’Henri III. Enfin, un soir, un mois avant sa mort, la gouvernante, après un dîner auquel avaient assisté l’abbé Mouchon, la famille Niseron et le curé de Soulanges, fit des lamentations de Jérémie sur le soufflet, sans pouvoir en expliquer la disparition.
— Eh ! mais il est depuis quinze jours dans le lit d’Arsène, dit la petite Niseron en éclatant de rire, si cette grande paresseuse faisait son lit, elle l’aurait trouvé…
En 1791, tout le monde put éclater de rire ; mais, à ce rire succéda le plus profond silence.
— Il n’y a rien de risible à cela, dit la gouvernante, depuis que je suis malade, Arsène me veille.
Malgré cette explication, le curé Niseron jeta sur madame Niseron et sur son mari le regard foudroyant d’un prêtre qui croit à un complot. La gouvernante mourut. Dom Rigou sut si bien exploiter la haine du curé, que l’abbé Niseron déshérita Jean-François Niseron au profit d’Arsène Pichard.
En 1823, Rigou se servait toujours par reconnaissance de la sarbacane pour attiser le feu.
Madame Niseron, folle de sa fille, ne lui survécut pas. La mère et l’enfant moururent en 1794. Le curé mort, le citoyen Rigou s’occupa lui-même des affaires d’Arsène, en la prenant pour sa femme.
L’ancien frère convers de l’Abbaye, attaché à Rigou comme un chien à son maître, devint à la fois le palefrenier, le jardinier, le vacher, le valet de chambre et le régisseur de ce sensuel Harpagon.
Arsène Rigou, mariée en 1821 au procureur du Roi, sans dot, rappelle un peu la beauté commune de sa mère et possède l’esprit sournois de son père.
Alors âgé de soixante-sept ans, Rigou n’avait pas fait une seule maladie en trente ans, et rien ne paraissait devoir atteindre cette santé vraiment insolente. Grand, sec, les yeux bordés d’un cercle brun, les paupières presque noires, quand le matin il laissait voir son cou ridé, rouge et grenu, vous l’eussiez d’autant mieux comparé à un condor que son nez très-long, pincé du bout, aidait encore à cette ressemblance par une coloration sanguinolente. Sa tête quasi chauve eût effrayé les connaisseurs [P, 14-c] par un occiput en dos d’âne, indice d’une volonté despotique. Ses yeux grisâtres, presque voilés par ses paupières à membranes filandreuses, étaient prédestinés à jouer l’hypocrisie. Deux mèches de couleur indécise, à cheveux si clairsemés qu’ils ne cachaient pas la peau, flottaient au dessus des oreilles larges, hautes et sans ourlet, trait qui révèle la cruauté dans l’ordre moral quand il n’annonce pas la folie. La bouche, très-fendue et à lèvres minces, annonçait un mangeur intrépide, un buveur déterminé par la tombée des coins qui dessinait deux espèces de virgules où coulaient les jus, où pétillait sa salive quand il mangeait ou parlait. Heliogabale devait être ainsi.
Son costume invariable consistait en une longue redingote bleue à collet militaire, en une cravate noire, un pantalon et un vaste gilet de drap noir. Ses souliers à fortes semelles étaient garnis de clous à l’extérieur, et à l’intérieur d’un chausson tricoté par sa femme durant les soirées d’hiver. Annette et sa maîtresse tricotaient aussi les bas de monsieur.
Rigou s’appelait Grégoire. Aussi ses amis ne renonçaient-ils point aux divers calembours que le G du prénom autorisait, malgré l’usage immodéré qu’on en faisait depuis trente ans. On le saluait toujours de ces phrases : — J’ai Rigou ! — Je Ris, goutte ! — Ris, goûte ! Rigoulard, etc., mais surtout de Grigou (G. Rigou).
Quoique cette esquisse peigne le caractère, personne n’imaginerait jamais jusqu’où, sans opposition et dans la solitude, l’ancien Bénédictin avait poussé la science de l’égoïsme, celle du bien-vivre et la volupté sous toutes les formes. D’abord, il mangeait seul, servi par sa femme et par Annette qui se mettaient à table avec Jean, après lui, dans la cuisine, pendant qu’il digérait son dîner, qu’il cuvait son vin en lisant les nouvelles.
À la campagne, on ne connaît pas les noms propres des journaux, ils s’appellent tous les nouvelles.
Le dîner, de même que le déjeuner et le souper, toujours composés de choses exquises, étaient cuisinés avec cette science qui distingue les gouvernantes de curé entre toutes les cuisinières. Ainsi, madame Rigou battait elle-même le beurre deux fois par semaine. La crème entrait comme élément dans toutes les sauces. Les légumes étaient cueillis de manière à sauter de leurs planches dans la casserole. Les Parisiens, habitués à manger de la verdure, des légumes qui accomplissent une seconde végétation exposés au soleil, à l’infection des rues, à la [P, 14-d] fermentation des boutiques, arrosés par les fruitières qui leur donnent ainsi la plus trompeuse fraîcheur, ignorent les saveurs exquises que contiennent ces produits auxquels la nature a confié des vertus fugitives, mais puissantes, quand ils sont mangés en quelque sorte tout vifs. Le boucher de Soulanges apportait sa meilleure viande, sous peine de perdre la pratique du redoutable Rigou. Les volailles, élevées à la maison, devaient être d’une excessive finesse. Ce soin de papelardise embrassait toute chose, mais relativement à Rigou seulement. Si les pantoufles de ce savant Thélémiste étaient de cuir grossier, une bonne peau d’agneau en formait la doublure. S’il portait une redingote de gros drap, c’est qu’elle ne touchait pas sa peau, car sa chemise, blanchie et repassée au logis, avait été filée par les plus habiles doigts de la Frise. Sa femme, Annette et Jean buvaient le vin du pays, le vin que Rigou se réservait sur sa récolte ; mais, dans sa cave particulière, pleine comme une cave de Belgique, les vins de Bourgogne les plus fins côtoyaient ceux de Bordeaux, de Champagne, de Roussillon, du Rhône, d’Espagne, tous achetés dix ans à l’avance, et toujours mis en bouteille par frère Jean. Les liqueurs provenues des îles procédaient de madame Amphoux, l’usurier en avait acquis une provision pour le reste de ses jours, au dépeçage d’un château de Bourgogne. Rigou mangeait et buvait comme Louis XIV, un des plus grands consommateurs connus, ce qui trahit les dépenses d’une vie plus que voluptueuse. Discret et habile dans sa prodigalité secrète, il disputait ses moindres marchés comme savent disputer les gens d’Église. Au lieu de prendre des précautions infinies pour ne pas être trompé dans ses acquisitions, le rusé moine gardait un échantillon et se faisait écrire les conventions ; mais quand son vin ou ses provisions voyageaient, il prévenait qu’au plus léger vice des choses, il refuserait d’en prendre livraison. Jean, directeur du fruitier, était dressé à savoir conserver les produits du plus beau fruitage connu dans le département. Rigou mangeait des poires, des pommes et quelquefois du raisin à Pâques. Jamais prophète susceptible de passer Dieu ne fut plus aveuglément obéi que ne l’était Rigou chez lui dans ses moindres caprices. Le mouvement de ses gros sourcils noirs plongeait sa femme, Annette et Jean dans des inquiétudes mortelles. Il retenait ses trois esclaves par la multiplicité minutieuse de leurs devoirs qui leur faisait comme une chaîne. À tout moment, ces pauvres gens se voyaient sous le coup d’un travail obligé, [P, 14-e] d’une surveillance, et ils avaient fini par trouver une sorte de plaisir dans l’accomplissement de ces travaux constants, ils ne s’ennuyaient point. Tous trois, ils avaient le bien-être de cet homme pour seul et unique texte de leurs préoccupations.
Annette était, depuis 1795, la dixième jolie bonne prise par Rigou qui se flattait d’arriver à la tombe avec ces relais de jeunes filles. Venue à seize ans, à dix-neuf ans Annette devait être renvoyée. Chacune de ces bonnes, choisie à Auxerre, à Clamecy, dans le Morvan, avec des soins méticuleux, était attirée par la promesse d’un beau sort, mais madame Rigou s’entêtait à vivre ! Et toujours au bout de trois ans, une querelle amenée par l’insolence de la servante envers sa pauvre maîtresse, en nécessitait le renvoi. Annette, vrai chef-d’œuvre de beauté fine, ingénieuse, piquante, méritait une couronne de duchesse. Elle ne manquait pas d’esprit, Rigou ne savait rien de l’intelligence d’Annette et de Jean-Louis Tonsard, ce qui prouvait qu’il se laissait prendre par cette jolie fille, la seule à qui l’ambition eût suggéré la flatterie, comme moyen d’aveugler ce lynx.
Ce Louis XV sans trône ne s’en tenait pas uniquement à la jolie Annette. Oppresseur hypothécaire des terres achetées par les paysans au delà de leurs moyens, il faisait son sérail de la vallée, depuis Soulanges jusqu’à cinq lieues au delà de Couches vers la Brie, sans y dépenser autre chose que des retardements de poursuites pour obtenir ces fugitifs trésors qui dévorent la fortune de tant de vieillards. Cette vie exquise, cette vie comparable à celle de Bouret ne coûtait donc presque rien. Grâce à ses nègres blancs, Rigou faisait abattre, façonner, rentrer ses fagots, ses bois, ses foins, ses blés. Pour le paysan, la main-d’œuvre est peu de chose, surtout en considération d’un ajournement d’intérêts à payer. Ainsi Rigou, tout en demandant de petites primes pour des retards de quelques mois, pressurait ses débiteurs en exigeant d’eux des services manuels, véritables corvées auxquelles ils se prêtaient, croyant ne rien donner, parce qu’ils ne sortaient rien de leurs poches. On payait ainsi parfois à Rigou plus que le capital de la dette.
Profond comme un moine, silencieux comme un Bénédictin en travail d’histoire, rusé comme un prêtre, dissimulé comme tout avare, se tenant dans les limites du droit, toujours en règle, cet homme eût été Tibère à Rome, Richelieu sous Louis XIII, Fouché, s’il avait eu l’ambition d’aller à la Convention ; mais il eut la sagesse d’être un [P, 14-f] Lucullus sans faste, un voluptueux avare. Pour occuper son esprit, il jouissait d’une haine taillée en plein drap. Il tracassait le général comte de Montcornet, il faisait mouvoir les paysans par le jeu de fils cachés dont le maniement l’amusait comme une partie d’échecs où les pions vivaient, où les cavaliers couraient à cheval, où les fous, comme Fourchon babillaient, où les tours féodales brillaient au soleil, où la Reine faisait malicieusement échec au Roi. Tous les jours en se levant, de sa fenêtre, il voyait les faîtes orgueilleux des Aigues, les cheminées des pavillons, les superbes Portes, et il se disait : — Tout cela tombera ! je sècherai ces ruisseaux, j’abattrai ces ombrages. Enfin, il avait sa grande et sa petite victime. S’il méditait la ruine du château, le rénégat se flattait de tuer l’abbé Brossette à coups d’épingles.
Pour achever de peindre cet ex-religieux, il suffira de dire qu’il allait à la messe en regrettant que sa femme vécût, et manifestant le désir de se réconcilier avec l’Église aussitôt son veuvage venu. Il saluait avec déférence l’abbé Brossette en le rencontrant, et lui parlait doucement sans jamais s’emporter. En général, tous les gens qui tiennent à l’Église, ou qui en sont sortis, ont une patience d’insecte, ils la doivent à l’obligation de garder un décorum, éducation qui manque depuis vingt ans à l’immense majorité des Français, même à ceux qui se croient bien élevés. Tous les conventuels que la Révolution a fait sortir de leurs monastères et qui sont entrés dans les affaires ont montré par leur froideur et par leur réserve la supériorité que donne la discipline ecclésiastique à tous les enfants de l’Église, même à ceux qui la désertent.
Éclairé dès 1792 par l’affaire du testament, Gaubertin avait su sonder la ruse que contenait la figure enfiellée de cet habile hypocrite ; aussi s’en était-il fait un compère en communiant avec lui devant le Veau d’or. Dès la fondation de la maison Leclercq, il dit à Rigou d’y mettre cinquante mille francs en les lui garantissant. Rigou devint un commanditaire d’autant plus important qu’il laissa ce fonds se grossir des intérêts accumulés.
En ce moment l’intérêt de Rigou dans cette maison était encore de cent mille francs, quoiqu’en 1816 il eût repris une somme de quatre-vingt mille francs environ, pour la placer sur le Grand-Livre, en y trouvant sept mille francs de rentes. Lupin connaissait à Rigou pour cent cinquante mille francs d’hypothèques en petites sommes sur de grands biens. Ostensiblement, Rigou possédait en terres environ [P, 14-g] quatorze mille francs de revenus bien nets. On apercevait donc environ quarante mille francs de rentes à Rigou. Mais quant à son trésor, c’était un X qu’aucune règle de proportion ne pouvait dégager, de même que le diable seul connaissait les affaires qu’il tripotait avec Langlumé.
Ce terrible usurier, qui comptait vivre encore vingt ans, avait inventé des règles fixes pour opérer. Il ne prêtait rien à un paysan qui n’achetait pas au moins trois hectares et qui ne payait pas la moitié du prix comptant. On voit que Rigou connaissait bien le vice de la loi sur les expropriations appliquée aux parcelles et le danger que fait courir au Trésor et à la Propriété l’excessive division des biens. Poursuivez donc un paysan qui vous prend un sillon, quand il n’en possède que cinq !
Le coup d’œil de l’intérêt privé distancera toujours de vingt-cinq ans celui d’une assemblée de législateurs. Quelle leçon pour un pays ! La loi émanera toujours d’un vaste cerveau, d’un homme de génie et non de neuf cents intelligences qui se rapetissent en se faisant foule. La loi de Rigou ne contient-elle pas en effet le principe de celle à chercher pour arrêter le non-sens que présente la propriété réduite à des moitiés, des tiers, des quarts, des dixièmes de centiare, comme dans la commune d’Argenteuil où l’on compte trente mille parcelles ?
De telles opérations voulaient un compérage étendu comme celui qui pesait sur cet arrondissement. D’ailleurs, comme Rigou faisait faire à Lupin environ le tiers des actes qui se passaient annuellement dans l’étude, il trouvait dans le notaire de Soulanges un compère dévoué. Ce forban pouvait ainsi comprendre dans le contrat de prêt auquel assistait toujours la femme de l’emprunteur quand il était marié, la somme à laquelle se montaient les intérêts illégaux. Le paysan, ravi de n’avoir que les cinq pour cent à payer annuellement pendant la durée du prêt, espérait toujours s’en tirer par un travail enragé, par des engrais qui bonifiaient le gage de Rigou.
De là les trompeuses merveilles enfantées par ce que d’imbéciles économistes nomment la petite culture, le résultat d’une faute politique à laquelle nous devons de porter l’argent français en Allemagne pour y acheter des chevaux que le pays ne fournit plus, une faute qui diminuera tellement la production des bêtes à cornes que la viande sera bientôt inabordable, non pas seulement au peuple, mais encore à la petite bourgeoisie (voyez le Curé de Village).
Donc, bien des sueurs, entre Couches et La-Ville-aux-Fayes, [P, 14-h] coulaient pour Rigou, que chacun respectait, tandis que le travail chèrement payé par le général, le seul qui jetât de l’argent dans le pays, lui valait des malédictions et la haine vouée aux riches. De tels faits ne seraient-ils pas inexplicables sans le coup d’œil jeté sur la Médiocratie ? Fourchon avait raison, les bourgeois remplaçaient les seigneurs. Ces petits propriétaires, dont le type est représenté par Courtecuisse étaient les mains-mortables du Tibère de la vallée d’Avonne, de même qu’à Paris les industriels sans argent sont les paysans de la haute Banque. Soudry suivait l’exemple de Rigou depuis Soulanges jusqu’à cinq lieues de La-Ville-aux-Fayes. Ces deux usuriers s’étaient partagé l’arrondissement. Gaubertin, dont la rapacité s’exerçait dans une sphère supérieure, non-seulement ne faisait pas concurrence à ses associés, mais il empêchait les capitaux de La-Ville-aux-Fayes de prendre cette fructueuse route. On peut deviner maintenant quelle influence ce triumvirat de Rigou, de Soudry, de Gaubertin, obtenait aux élections par des électeurs dont la fortune dépendait de leur mansuétude.
Haine, intelligence et fortune, tel était le triangle terrible par lequel s’expliquait l’ennemi le plus proche des Aigues, le surveillant du général, en relations constantes avec soixante ou quatre-vingts petits propriétaires, parents ou alliés des paysans, et qui le redoutaient comme on redoute un créancier.
Rigou se superposait à Tonsard. L’un vivait de vols en nature, l’autre s’engraissait de rapines légales. Tous deux aimaient à bien vivre, c’était la même nature sous deux espèces, l’une naturelle, l’autre aiguisée par l’éducation du cloître.
Lorsque Vaudoyer quitta le cabaret du Grand-I-Vert pour consulter l’ancien maire, il était environ quatre heures. À cette heure, Rigou dînait.
En trouvant la porte bâtarde fermée, Vaudoyer regarda par dessus les rideaux en criant : — Monsieur Rigou, c’est moi, Vaudoyer…
Jean sortit par la porte cochère et fit entrer Vaudoyer un instant après, en lui disant : — Viens au jardin, monsieur a du monde.
Ce monde était Sibilet, qui, sous prétexte de s’entendre relativement à la signification du jugement que venait de faire Brunet, s’entretenait avec Rigou de tout autre chose. Il avait trouvé l’usurier achevant son dessert.
Sur une table carrée, éblouissante de linge, car, peu soucieux de la peine de sa femme et d’Annette, Rigou [P, 14-i] voulait du linge blanc tous les jours, le régisseur vit apporter une jatte de fraises, des abricots, des pêches, des cerises, des amandes, tous les fruits de la saison à profusion, servis dans des assiettes de porcelaine blanche, et sur des feuilles de vigne, presqu’aussi coquettement qu’aux Aigues.
En voyant Sibilet, Rigou lui dit de pousser les verrous aux portes battantes intérieures qui se trouvaient adaptées à chaque porte, autant pour garantir du froid que pour étouffer les sons, et il lui demanda quelle affaire si pressante l’obligeait à venir le voir en plein jour, tandis qu’il pouvait conférer si sûrement la nuit.
— C’est que le Tapissier a parlé d’aller à Paris y voir le garde-des-sceaux, il est capable de vous faire bien du mal, de demander le déplacement de votre gendre, des juges de La-Ville-aux-Fayes, et du président surtout, quand il lira le jugement qu’on vient de rendre en votre faveur. Il se cabre, il est fin, il a dans l’abbé Brossette un conseil capable de jouter avec vous et avec Gaubertin… Les prêtres sont puissants. Monseigneur l’évêque aime bien l’abbé Brossette. Madame la comtesse a parlé d’aller voir son cousin le préfet, le comte de Castéran, à propos de Nicolas. Michaud commence à lire couramment dans notre jeu…
— Tu as peur, dit l’usurier tout doucement en jetant sur Sibilet un regard que le soupçon rendit moins terne qu’à l’ordinaire et qui fut terrible. Tu calcules s’il ne vaut pas mieux te mettre du côté de monsieur le comte de Montcornet ?
— Je ne vois pas trop où je prendrai, quand vous aurez dépecé les Aigues, quatre mille francs à placer tous les ans, honnêtement, comme je le fais depuis cinq ans, répondit crûment Sibilet. Monsieur Gaubertin m’a, dans les temps, débité les plus belles promesses ; mais la crise approche, on va se battre certainement, promettre et tenir sont deux après la victoire.
— Je lui parlerai, répondit Rigou tranquillement. En attendant voici, moi, ce que je répondrais, si cela me regardait : « Depuis cinq ans, tu portes à monsieur Rigou quatre mille francs par an, et ce brave homme t’en donne sept et demi pour cent, ce qui te fait en ce moment un compte de vingt-sept mille francs, à cause de l’accumulation des intérêts ; mais comme il existe un acte sous signature privée, double entre toi et Rigou, le régisseur des Aigues serait renvoyé le jour où l’abbé Brossette apporterait cet acte sous les yeux du Tapissier, surtout après une lettre anonyme qui l’instruirait de ton double [P, 14-j] rôle. Tu ferais donc mieux de chasser avec nous, sans demander tes os par avance, d’autant plus que monsieur Rigou n’étant pas tenu de te donner légalement sept et demi pour cent et les intérêts des intérêts, te ferait des offres réelles de tes vingt mille francs ; et, en attendant que tu puisses les palper, ton procès allongé par la chicane serait jugé par le tribunal de La-Ville-aux-Fayes. En te conduisant sagement, quand monsieur Rigou sera propriétaire de ton pavillon aux Aigues, tu pourras continuer avec trente mille francs environ et trente mille autres francs que pourrait te confier Rigou, le commerce d’argent que fait Rigou, lequel sera d’autant plus avantageux que les paysans se jetteront sur les terres des Aigues divisées en petits lots, comme la pauvreté sur le monde. » Voilà ce que pourrait te dire monsieur Gaubertin ; mais moi, je n’ai rien à te répondre, cela ne me regarde pas… Gaubertin et moi, nous avons à nous plaindre de cet enfant du peuple qui bat son père, et nous poursuivons notre idée. Si l’ami Gaubertin a besoin de toi, moi, je n’ai besoin de personne, car tout le monde est à ma dévotion. Quant au garde-des-sceaux, on en change assez souvent ; tandis que, nous autres, nous sommes toujours là.
— Enfin, vous êtes prévenu, reprit Sibilet qui se sentit bâté comme un âne.
— Prévenu de quoi ? demanda finement Rigou.
— De ce que fera le Tapissier, répondit humblement le régisseur, il est allé furieux à la Préfecture.
— Qu’il aille ! si les Montcornet n’usaient pas de roues, que deviendraient les carrossiers ?
— Je vous apporterai mille écus ce soir à onze heures, dit Sibilet ; mais vous devriez avancer ces affaires en me cédant quelques-unes de vos hypothèques arrivées à terme, une de celles qui pourraient me valoir quelques bons lots de terres…
— J’ai celle de Courtecuisse, et je veux le ménager, car c’est le meilleur tireur du département ; en te la transportant tu aurais l’air de tracasser ce drôle-là pour le compte du Tapissier, et ça ferait d’une pierre deux coups, il serait capable de tout en se voyant plus bas que Fourchon. Courtecuisse s’est exterminé sur La Bâchelerie, il a bien amendé le terrain, il a mis des espaliers aux murs du jardin. Ce petit domaine vaut quatre mille francs, le comte te les donnerait pour les trois arpents qui jouxtent ses remises. Si Courtecuisse n’était pas un licheur, il aurait pu payer ses intérêts avec ce qu’on y tue de gibier.
[P, 14-k] — Eh ! bien, transportez-moi cette créance, j’y ferai mon beurre, j’aurai la maison et le jardin pour rien, le comte achètera les trois arpents.
— Quelle part me donneras-tu ?
— Mon Dieu, vous sauriez traire du lait à un bœuf ! s’écria Sibilet. Et moi, qui viens d’arracher au Tapissier l’ordre de réglementer le glanage d’après la loi…
— Tu as obtenu cela, mon gars ? dit Rigou qui plusieurs jours auparavant avait suggéré l’idée de ces vexations à Sibilet en lui disant de les conseiller au général. Nous le tenons, il est perdu ; mais ce n’est pas assez de le tenir par un bout, il faut le ficeler comme une carotte de tabac ! Tire les verrous, mon gars, dis à ma femme de m’apporter le café, les liqueurs, et dis à Jean d’atteler, je vais à Soulanges. À ce soir ! — Bonjour, Vaudoyer, dit l’ancien maire en voyant entrer son ancien garde-champêtre. Eh ! bien, qu’y a-t-il ?…
Vaudoyer raconta tout ce qui venait de se passer au cabaret et demanda l’avis de Rigou sur la légalité des règlements médités par le général.
— Il en a le droit, répliqua nettement Rigou. Nous avons un rude seigneur ; l’abbé Brossette est un malin, votre curé suggère toutes ces mesures-là, parce que vous n’allez pas à la messe, tas de parpaillots !… J’y vais bien, moi ! Il y a un Dieu, voyez-vous !… Vous endurez tout, le Tapissier ira toujours de l’avant !…
— Eh ! bien, nous glanerons !… dit Vaudoyer avec cet accent résolu qui distingue les Bourguignons.
— Sans certificat d’indigence ? reprit l’usurier. On dit qu’il est allé demander des troupes à la Préfecture, afin de vous faire rentrer dans le devoir.
— Nous glanerons comme par le passé, répéta Vaudoyer.
— Glanez !… Monsieur Sarcus jugera si vous avez eu raison, dit l’usurier en ayant l’air de promettre aux glaneurs la protection de la Justice de paix.
— Nous glanerons et nous serons en force !… ou la Bourgogne ne serait plus la Bourgogne ! dit Vaudoyer. Si les gendarmes ont des sabres, nous avons des faux, et nous verrons !
À quatre heures et demie, la grande porte verte de l’ancien presbytère tourna sur ses gonds, et le cheval bai-brun, mené à la bride par Jean, tourna vers la place. Madame Rigou et Annette venues sur le pas de la porte bâtarde, regardaient la petite carriole d’osier, peinte en vert, à capote de cuir, où se trouvait leur maître établi sur de bons coussins.
[P, 14-l] — Ne vous attardez pas, monsieur, dit Annette en faisant une petite moue.
Tous les gens du village, instruits déjà des menaçants arrêtés que le maire voulait prendre, se mirent tous sur leurs portes ou s’arrêtèrent dans la grande rue en voyant passer Rigou, pensant tous qu’il allait à Soulanges pour les défendre.
— Eh ! bien, madame Courtecuisse, notre ancien maire va sans doute aller nous défendre, dit une vieille fileuse que la question des délits forestiers intéressait beaucoup, car son mari vendait des fagots volés à Soulanges.
— Mon Dieu, le cœur lui saigne de voir ce qui se passe, il en est malheureux autant que vous autres, répondit-elle.
— Ah ! c’est pas pour dire, mais on l’a bien maltraité, lui ! — Bonjour, monsieur Rigou, dit la fileuse que Rigou salua.
Quand l’usurier traversa la Thune, guéable en tout temps, Tonsard, sorti de son cabaret, dit à Rigou sur la route cantonale : — Eh ! bien, père Rigou, le Tapissier veut donc que nous soyons ses chiens ?…
— Nous verrons ça ! répondit l’usurier en fouettant son cheval.
— Il saura bien nous défendre, dit Tonsard à un groupe de femmes et d’enfants attroupés autour de lui.
— Il pense à vous, comme un aubergiste pense aux goujons en nettoyant sa poêle à frire, répliqua Fourchon.
— Ôte donc le battant à ta grelote quand tu es soûl !… dit Mouche en tirant son grand’père par sa blouse et le faisant tomber sur le talus au rez d’un peuplier. Si ce mâtin de moine entendait ça, tu ne lui vendrais plus tes paroles si cher…
En effet, si Rigou courait à Soulanges, il était emporté par l’importante nouvelle donnée par Sibilet qui lui parut menaçante pour la coalition secrète de la bourgeoisie avonnaise.
De la sphère paysanne, ce drame va donc s’élever jusqu’à la haute région des bourgeois de Soulanges et de La-Ville-aux-Fayes, curieuses figures dont l’apparition dans le sujet, loin d’en arrêter le développement, va l’accélérer, comme des hameaux englobés dans une avalanche en rendent la course plus rapide.