En ce moment Minoret et Goupil, au retour de quelque promenade dans les prairies, s’arrêtèrent en passant, et l’héritier du docteur dit à Ursule : — Qu’avez-vous, ma cousine ? car nous sommes toujours cousins, n’est-ce pas ? vous paraissez changée.
Goupil jetait à Ursule des regards si ardents qu’elle en fut effrayée : elle rentra sans répondre.
— Elle est farouche, dit Minoret au curé.
— Mademoiselle Mirouët a raison de ne pas causer sur le pas de sa porte avec des hommes ; elle est trop jeune…
{p. 161} — Oh ! fit Goupil, vous devez savoir qu’elle ne manque pas d’amoureux.
Le curé s’était hâté de saluer, et se dirigeait à pas précipités vers la rue des Bourgeois.
— Eh ! bien, dit le premier clerc à Minoret, ça chauffe ! Elle est déjà pâle comme une morte ; mais avant quinze jours elle aura quitté la ville. Vous verrez.
— Il vaut mieux vous avoir pour ami que pour ennemi, s’écria Minoret effrayé de l’atroce sourire qui donnait au visage de Goupil l’expression diabolique prêtée par Joseph Bridau au Méphistophélès de Gœthe.
— Je le crois bien, répondit Goupil. Si elle ne m’épouse pas, je la ferai crever de chagrin.
— Fais-le, petit, et je te donne les fonds pour être notaire à Paris. Tu pourras alors épouser une femme riche…
— Pauvre fille ! Que vous a-t-elle donc fait ? demanda le clerc surpris.
— Elle m’embête ! dit grossièrement Minoret.
— Attendez à lundi, et vous verrez alors comment je la scierai, reprit Goupil en étudiant la physionomie de l’ancien maître de poste.
Le lendemain la vieille Bougival alla chez Savinien et dit en lui tendant une lettre : — Je ne sais pas ce que vous écrit la chère enfant ; mais elle est ce matin comme une morte.
Qui par cette lettre écrite à Savinien n’imaginerait pas les souffrances qui avaient assailli Ursule pendant la nuit ?
Mon cher Savinien, votre mère veut vous marier à mademoiselle du Rouvre, m’a-t-on dit, et peut-être a-t-elle raison. Vous vous trouvez entre une vie presque misérable et une vie opulente, entre la fiancée de votre cœur et une femme selon le monde, entre obéir à votre mère et à votre choix, car je crois encore que vous m’avez choisie. Savinien, si vous avez une détermination à prendre, je veux qu’elle soit prise en toute liberté : je vous rends la parole que vous vous étiez donnée à vous-même et non à moi dans un moment qui ne s’effacera jamais de ma mémoire, et qui fut, comme tous les jours qui se sont succédé {p. 162} depuis, d’une pureté, d’une douceur angéliques. Ce souvenir suffit à toute ma vie. Si vous persistez dans votre serment, désormais une noire et terrible idée troublerait mes félicités. Au milieu de nos privations, acceptées si gaiement aujourd’hui, vous pourriez penser plus tard que, si vous eussiez observé les lois du monde, il en eût été bien autrement pour vous. Si vous étiez homme à exprimer cette pensée, elle serait pour moi l’arrêt d’une mort douloureuse ; et, si vous ne la disiez pas, je soupçonnerais les moindres nuages qui couvriraient votre front. Cher Savinien, je vous ai toujours préféré à tout sur cette terre. Je le pouvais, puisque mon parrain, quoique jaloux, me disait : « Aime-le, ma fille ! vous serez bien certainement l’un à l’autre un jour. » Quand je suis allée à Paris, je vous aimais sans espoir, et ce sentiment me contentait. Je ne sais si je puis y revenir, mais je le tenterai. Que sommes-nous d’ailleurs en ce moment ? un frère et une sœur. Restons ainsi. Épousez cette heureuse fille, qui aura la joie de rendre à votre nom le lustre qu’il doit avoir, et que, selon votre mère, je diminuerais. Vous n’entendrez jamais parler de moi. Le monde vous approuvera. Moi, je ne vous blâmerai jamais, et je vous aimerai toujours. Adieu donc.
— Attendez ! s’écria le gentilhomme.
Il fit signe à la Bougival de s’asseoir, et il griffonna ce peu de mots :
Ma chère Ursule, votre lettre me brise le cœur en ce que vous vous êtes fait inutilement beaucoup de mal, et que pour la première fois nos cœurs ont cessé de s’entendre. Si vous n’êtes pas ma femme, c’est que je ne puis encore me marier sans le consentement de ma mère. Enfin, huit mille livres de rente dans un joli cottage, sur les bords du Loing, n’est-ce pas une fortune ? Nous avons calculé qu’avec la Bougival nous économiserions cinq mille francs par an ! Vous m’avez permis un soir, dans le jardin de votre oncle, de vous regarder comme ma fiancée, et vous ne pouvez briser à vous seule des liens qui nous sont communs. Ai-je donc besoin de vous dire qu’hier j’ai nettement déclaré à monsieur du Rouvre que, si j’étais libre, je ne voudrais pas recevoir ma fortune d’une jeune personne qui me serait inconnue ! Ma mère ne veut plus vous voir, je perds le bonheur de nos soirées, mais ne me retranchez pas le court moment pendant lequel je vous parle à votre fenêtre… À ce soir. Rien ne peut nous séparer.
{p. 163} — Allez, ma vieille. Elle ne doit pas être inquiète un moment de trop…
Le soir, à quatre heures, au retour de la promenade qu’il faisait tous les jours exprès pour passer devant la maison d’Ursule, Savinien trouva sa maîtresse un peu pâlie par des bouleversements si subits.
— Il me semble que jusqu’à présent je n’ai pas su ce que c’était que le plaisir de vous voir, lui dit-elle.
— Vous m’avez dit, répondit Savinien en souriant, car je me souviens de toutes vos paroles : « L’amour ne va pas sans la patience, j’attendrai ! » Vous avez donc, chère enfant, séparé l’amour de la foi ?… Ah ! voici qui termine nos querelles. Vous prétendiez me mieux aimer que je ne vous aime. Ai-je jamais douté de vous ? lui demanda-t-il en lui présentant un bouquet composé de fleurs des champs dont l’arrangement exprimait ses pensées.
— Vous n’avez aucune raison pour douter de moi, répondit-elle. Et d’ailleurs, vous ne savez pas tout, ajouta-t-elle d’une voix troublée.
Elle avait fait refuser à la poste toutes ses lettres. Mais, sans qu’elle eût pu deviner par quel sortilége la chose avait eu lieu, quelques instants après la sortie de Savinien qu’elle avait regardé tournant de la rue des Bourgeois dans la Grand’rue, elle avait trouvé sur sa bergère un papier où était écrit : « Tremblez ! l’amant dédaigné deviendra pire qu’un tigre. » Malgré les supplications de Savinien, elle ne voulut pas, par prudence, lui confier le terrible secret de sa peur. Le plaisir ineffable de revoir Savinien après l’avoir cru perdu pouvait seul lui faire oublier le froid mortel qui venait de la saisir. Pour tout le monde, attendre un malheur indéfini constitue un horrible supplice. La souffrance prend alors les proportions de l’inconnu, qui certes est l’infini de l’âme. Mais, pour Ursule, ce fut la plus grande douleur. Elle éprouvait en elle-même d’affreux sursauts au moindre bruit, elle se défiait du silence, elle soupçonnait ses murailles de complicité. Enfin son heureux sommeil fut troublé. Goupil, sans rien savoir de cette constitution délicate comme celle d’une fleur, avait trouvé, par l’instinct du méchant, le poison qui devait la flétrir, la tuer. Cependant la journée du lendemain se passa sans surprise. Ursule joua du piano fort tard, elle se coucha presque rassurée et accablée de sommeil. À minuit environ, elle fut réveillée par un concert composé d’une clarinette, {p. 164} d’un hautbois, d’une flûte, d’un cornet à piston, d’un trombone, d’un basson, d’un flageolet et d’un triangle. Tous les voisins étaient aux fenêtres. La pauvre enfant, déjà saisie en voyant du monde dans la rue, reçut un coup terrible au cœur en entendant une voix d’homme enrouée, ignoble, qui cria : « Pour la belle Ursule Mirouët, de la part de son amant. » Le lendemain, dimanche, toute la ville fut en rumeur, et, à l’entrée comme à la sortie d’Ursule à l’église, elle vit sur la place des groupes nombreux occupés d’elle et manifestant une horrible curiosité. La sérénade mettait toutes les langues en mouvement, car chacun se perdait en conjectures. Ursule revint chez elle plus morte que vive et ne sortit plus, le curé lui avait conseillé de dire ses vêpres chez elle. En rentrant elle vit dans le corridor carrelé en briques qui menait de la rue à la cour une lettre glissée sous la porte ; elle la ramassa, la lut poussée par le désir d’y trouver une explication. Les êtres les moins sensibles peuvent deviner ce qu’elle dut éprouver en lisant ces terribles lignes :
Résignez-vous à devenir ma femme, riche et adorée. Je vous veux. Si je ne vous ai vivante, je vous aurai morte. Attribuez à vos refus les malheurs qui n’atteindront pas que vous.
Celui qui vous aime et à qui vous serez un jour.
Chose étrange ! au moment où la douce et tendre victime de cette machination était abattue comme une fleur coupée, mesdemoiselles Massin, Dionis et Crémière enviaient son sort.
— Elle est bien heureuse, disaient-elles. On s’occupe d’elle, on flatte ses goûts, on se la dispute ! La sérénade était, à ce qu’il paraît, charmante ! Il y avait un cornet à piston !
— Qu’est-ce qu’un piston ?
— Un nouvel instrument de musique ! tiens, grand comme ça, disait Angéline Crémière à Paméla Massin.
Dès le matin, Savinien était allé jusqu’à Fontainebleau tâcher de savoir qui avait demandé des musiciens du régiment en garnison ; mais comme il y avait deux hommes pour chaque instrument, il fut impossible de connaître ceux qui étaient allés à Nemours. Le colonel fit défendre aux musiciens de jouer chez des particuliers sans sa permission. Le gentilhomme eut une entrevue avec le procureur du roi, tuteur d’Ursule, et lui expliqua la gravité de ces sortes de scènes sur une jeune fille si délicate et si frêle, en le priant de rechercher l’auteur de cette sérénade par les moyens dont {p. 165} dispose le Parquet. Trois jours après, au milieu de la nuit, trois violons, une flûte, une guitare et un hautbois donnèrent une seconde sérénade. Cette fois les musiciens se sauvèrent du côté de Montargis, où se trouvait alors une troupe de comédiens. Une voix stridente et liquoreuse avait crié entre deux morceaux : « À la fille du capitaine de musique Mirouët ! » Tout Nemours apprit ainsi la profession du père d’Ursule, ce secret si soigneusement gardé par le vieux docteur Minoret.
Savinien n’alla point cette fois à Montargis ; il reçut dans la journée une lettre anonyme venue de Paris, où il lut cette horrible prophétie :
Tu n’épouseras pas Ursule. Si tu veux qu’elle vive, hâte-toi de la céder à celui qui l’aime plus que tu ne l’aimes ; car il s’est fait musicien et artiste pour lui plaire, et préfère la voir morte à la savoir ta femme.
Le médecin de Nemours venait alors trois fois par jour chez Ursule, que ces poursuites occultes avaient mise en danger de mort. En se sentant plongée par une main infernale dans un bourbier, cette suave jeune fille gardait une attitude de martyre : elle restait dans un profond silence, levait les yeux au ciel et ne pleurait plus, elle attendait les coups en priant avec ferveur et en implorant celui qui lui donnerait la mort.
— Je suis heureuse de ne pas pouvoir descendre dans la salle, disait-elle à messieurs Bongrand et Chaperon, qui la quittaient le moins possible ; il y viendrait, et je me sens indigne de recevoir les regards par lesquels il a coutume de me bénir ! Croyez-vous qu’il me soupçonne ?
— Mais si Savinien ne trouve pas l’auteur de ces infamies, il compte aller requérir l’intervention de la police de Paris, dit Bongrand.
— Les inconnus doivent me savoir frappée à mort, répondit-elle ; ils vont se tenir tranquilles.
Le curé, Bongrand et Savinien se perdaient en conjectures et en suppositions. Savinien, Tiennette, la Bougival et deux personnes dévouées au curé se firent espions et se tinrent sur leurs gardes pendant une semaine ; mais aucune indiscrétion ne pouvait trahir Goupil, qui machinait tout à lui seul. Le juge de paix, le premier, pensa que l’auteur du mal était effrayé de son ouvrage. Ursule arrivait à la pâleur, à la faiblesse des jeunes Anglaises en consomption. {p. 166} Chacun se relâcha de ses soins. Il n’y eut plus de sérénades ni de lettres. Savinien attribua l’abandon de ces moyens odieux aux recherches secrètes du Parquet, auquel il avait envoyé les lettres reçues par Ursule, celle reçue par sa mère et la sienne. Cet armistice ne fut pas de longue durée. Quand le médecin eut arrêté la fièvre nerveuse d’Ursule, au moment où elle avait repris courage, un matin, vers la mi-juillet, on trouva une échelle de corde attachée à sa fenêtre. Le postillon qui, pendant la nuit, avait conduit la Malle, déclara qu’un petit homme était en train de descendre au moment où il passait ; et, malgré son désir de s’arrêter, ses chevaux, lancés à la descente du pont, au coin duquel se trouvait la maison d’Ursule, l’avaient emporté bien au delà de Nemours. Une opinion partie du salon Dionis attribuait ces manœuvres au marquis du Rouvre, alors excessivement gêné, sur qui Massin avait des lettres de change, et qui, par un prompt mariage de sa fille avec Savinien, devait, disait-on, soustraire le château du Rouvre à ses créanciers. Madame de Portenduère voyait aussi avec plaisir, disait-on, tout ce qui pouvait afficher, déconsidérer et déshonorer Ursule ; mais en présence de cette jeune mort, la vieille dame se trouvait quasi vaincue. Le curé Chaperon fut si vivement affecté de cette dernière méchanceté, qu’il en tomba malade assez sérieusement pour rester chez lui durant quelques jours. La pauvre Ursule, à qui cette odieuse attaque avait causé une rechute, reçut par la poste une lettre du curé, qu’on ne refusa point en reconnaissant l’écriture.
Mon enfant, quittez Nemours, et déjouez ainsi la malice de vos ennemis inconnus. Peut-être cherche-t-on à mettre en danger la vie de Savinien. Je vous en dirai davantage quand je pourrai vous aller voir.
Ce billet était signé : Votre dévoué CHAPERON.
Lorsque Savinien, qui devint comme fou, alla voir le curé, le pauvre prêtre relut la lettre, tant il fut épouvanté de la perfection avec laquelle son écriture et sa signature étaient imitées ; car il n’avait rien écrit ; et s’il avait écrit, il ne se serait point servi de la poste pour envoyer sa lettre chez Ursule. L’état mortel où cette dernière atrocité mit Ursule, obligea Savinien à recourir de nouveau au procureur du roi en lui portant la fausse lettre du curé.
— Il se commet un assassinat par des moyens que la loi n’a point prévus, et sur une orpheline que le Code vous donne pour pupille, dit le gentilhomme au magistrat.
{p. 167} — Si vous trouvez des moyens de répression, lui répondit le procureur du roi, je les adopterai ; mais je n’en connais pas ! L’infâme anonyme a donné le meilleur avis. Il faut envoyer ici mademoiselle Mirouët chez les dames de l’Adoration du Saint-Sacrement. En attendant, le commissaire de police de Fontainebleau, sur ma demande, vous autorisera à porter des armes pour votre défense. Je suis allé moi-même au Rouvre, et monsieur du Rouvre a été justement indigné des soupçons qui planaient sur lui. Minoret, le père de mon substitut, est en marché pour son château. Mademoiselle du Rouvre épouse un riche comte polonais. Enfin, monsieur du Rouvre quittait la campagne, le jour où je m’y suis transporté, pour éviter les effets d’une contrainte par corps.
Désiré, que son chef questionna, n’osa lui dire sa pensée : il reconnaissait Goupil ! Goupil était seul capable de conduire une œuvre qui côtoyait le Code pénal sans tomber dans le précipice d’aucun article. L’impunité, le secret, le succès accrurent l’audace de Goupil. Le terrible clerc faisait poursuivre par Massin, devenu sa dupe, le marquis du Rouvre, afin de forcer le gentilhomme à vendre les restes de sa terre à Minoret. Après avoir entamé des négociations avec un notaire de Sens, il résolut de tenter un dernier coup pour avoir Ursule. Il voulait imiter quelques jeunes gens de Paris qui ont dû leur femme et leur fortune à un enlèvement. Les services rendus à Minoret, à Massin et à Crémière, la protection de Dionis, maire de Nemours, lui permettaient d’assoupir l’affaire. Il se décida sur-le-champ à lever le masque, en croyant Ursule incapable de lui résister dans l’état de faiblesse où il l’avait mise. Néanmoins, avant de risquer le dernier coup de son ignoble partie, il jugea nécessaire d’avoir une explication au Rouvre, où il accompagna Minoret, qui s’y rendait pour la première fois depuis la signature du contrat. Minoret venait de recevoir une lettre confidentielle où son fils lui demandait des renseignements sur ce qui se passait à propos d’Ursule, avant de l’aller chercher lui-même avec le procureur du roi pour la mettre dans un couvent à l’abri de quelque nouvelle infamie. Le substitut engageait son père, au cas où cette persécution serait l’ouvrage d’un de leurs amis, à lui donner de sages conseils. Si la justice ne pouvait pas toujours tout punir, elle finirait par tout savoir et en garder bonne note. Minoret avait atteint un grand but. Désormais propriétaire incommutable du château du Rouvre, un des plus beaux du Gâtinais, il réunissait pour quarante et quelques mille {p. 168} francs de revenus en beaux et riches domaines autour du parc. Le colosse pouvait se moquer de Goupil. Enfin, il comptait vivre à la campagne, où le souvenir d’Ursule ne l’importunerait plus.
— Mon petit, dit-il à Goupil en se promenant sur la terrasse, laisse ma cousine en repos !
— Bah ?… dit le clerc ne pouvant rien deviner dans cette conduite bizarre, car la bêtise a aussi sa profondeur.
— Oh ! je ne suis pas ingrat, tu m’as fait avoir pour deux cent quatre-vingt mille francs ce beau château en briques et en pierre de taille qui ne se bâtirait pas aujourd’hui pour deux cent mille écus, la ferme du château, les réserves, le parc, les jardins, et les bois… Eh ! bien,... oui, ma foi ! je te donne dix pour cent, vingt mille francs, avec lesquels tu peux acheter une étude d’huissier à Nemours. Je te garantis ton mariage avec une des petites Crémière, avec l’aînée.
— Celle qui parle piston ? s’écria Goupil.
— Mais ma cousine lui donne trente mille francs, reprit Minoret. Vois-tu, mon petit, tu es né pour être huissier, comme moi j’étais fait pour être maître de poste, et il faut toujours suivre sa vocation.
— Eh ! bien, reprit Goupil tombé du haut de ses espérances, voici des timbres, signez-moi vingt mille francs d’acceptations, afin que je puisse traiter argent sur table.
Minoret avait dix-huit mille francs à recevoir pour le semestre des inscriptions que sa femme ne connaissait pas ; il crut se débarrasser ainsi de Goupil, et signa. Le premier clerc, en voyant l’imbécile et colossal Machiavel de la rue des Bourgeois dans un accès de fièvre seigneuriale, lui jeta pour adieux un : — Au revoir ! et un regard qui eussent fait trembler tout autre qu’un niais parvenu, regardant du haut d’une terrasse les jardins et les magnifiques toits d’un château bâti dans le style à la mode sous Louis XIII.
— Tu ne m’attends pas ? cria-t-il en voyant Goupil s’en allant à pied.
— Vous me retrouverez sur votre chemin, papa ! lui répondit le futur huissier altéré de vengeance et qui voulut savoir le mot de l’énigme offerte à son esprit par les étranges zigzags de la conduite du gros Minoret.
Depuis le jour où la plus infâme calomnie avait souillé sa vie, Ursule, en proie à l’une de ces maladies inexplicables dont le siége est dans l’âme, marchait rapidement à la mort. D’une pâleur {p. 169} mortelle, disant à de rares intervalles des paroles faibles et lentes, jetant des regards d’une douceur tiède, tout en elle, même son front, trahissait une pensée dévorante. Elle la croyait tombée, cette idéale couronne de fleurs chastes que, de tout temps, les peuples ont voulu voir sur la tête des vierges. Elle écoutait, dans le vide et dans le silence, les propos déshonorants, les commentaires malicieux, les rires de la petite ville. Cette charge était trop pesante pour elle, et son innocence avait trop de délicatesse pour survivre à une pareille meurtrissure. Elle ne se plaignait plus, elle gardait un douloureux sourire sur les lèvres, et ses yeux se levaient souvent vers le ciel comme pour appeler de l’injustice des hommes au Souverain des anges. Quand Goupil entra dans Nemours, Ursule avait été descendue de sa chambre au rez-de-chaussée sur les bras de la Bougival et du médecin de Nemours. Il s’agissait d’un événement immense. Après avoir appris que cette jeune fille se mourait comme une hermine, encore qu’elle fût moins atteinte dans son honneur que ne le fut Clarisse Harlowe, madame de Portenduère allait venir la voir et la consoler. Le spectacle de son fils, qui pendant toute la nuit précédente avait parlé de se tuer, fit plier la vieille Bretonne. Madame de Portenduère trouva d’ailleurs de sa dignité de rendre le courage à une jeune fille si pure, et vit dans sa visite un contre-poids à tout le mal fait par la petite ville. Son opinion, sans doute plus puissante que celle de la foule, consacrerait le pouvoir de la noblesse. Cette démarche annoncée par l’abbé Chaperon avait opéré chez Ursule une révolution et rendit de l’espoir au médecin désespéré, qui parlait de demander une consultation aux plus illustres docteurs de Paris. On avait mis Ursule sur la bergère de son tuteur, et tel était le caractère de sa beauté, que, dans son deuil et dans sa souffrance, elle parut plus belle qu’en aucun moment de sa vie heureuse. Quand Savinien, donnant le bras à sa mère, se montra, la jeune malade reprit de belles couleurs.
— Ne vous levez pas, mon enfant, dit la vieille dame d’une voix impérative ; quelque malade et faible que je sois moi-même, j’ai voulu vous venir voir pour vous dire ma pensée sur ce qui se passe : je vous estime comme la plus pure, la plus sainte et la plus charmante fille du Gâtinais, et vous trouve digne de faire le bonheur d’un gentilhomme.
D’abord Ursule ne put répondre, elle prit les mains desséchées de la mère de Savinien et les baisa en y laissant des pleurs.
{p. 170} — Ah ! madame, répondit-elle d’une voix affaiblie, je n’aurais jamais eu la hardiesse de penser à m’élever au-dessus de ma condition si je n’y avais été encouragée par des promesses, et mon seul titre était une affection sans bornes ; mais on a trouvé les moyens de me séparer à jamais de celui que j’aime : on m’a rendue indigne de lui… Jamais, dit-elle avec un éclat dans la voix qui frappa douloureusement les spectateurs, jamais je ne consentirai à donner à qui que ce soit une main avilie, une réputation flétrie. J’aimais trop… je puis le dire en l’état où je suis : j’aime une créature presque autant que Dieu. Aussi Dieu…
— Allons, allons, ma petite, ne calomniez pas Dieu ! Allons, ma fille, dit la vieille dame en faisant un effort, ne vous exagérez pas la portée d’une infâme plaisanterie à laquelle personne ne croit. Moi, je vous le promets, vous vivrez et vous serez heureuse.
— Tu seras heureuse ! dit Savinien en se mettant à genoux devant Ursule et lui baisant les mains, ma mère t’a nommée ma fille.
— Assez, dit le médecin qui vint prendre le pouls de sa malade, ne la tuez pas de plaisir.
En ce moment, Goupil, qui trouva la porte de l’allée entr’ouverte, poussa celle du petit salon et montra son horrible face animée par les pensées de vengeance qui avaient fleuri dans son cœur pendant le chemin.
— Monsieur de Portenduère, dit-il d’une voix qui ressemblait au sifflement d’une vipère forcée dans son trou.
— Que voulez-vous ? répondit Savinien en se relevant.
— J’ai deux mots à vous dire.
Savinien sortit dans l’allée, et Goupil l’amena dans la petite cour.
— Jurez-moi par la vie d’Ursule que vous aimez, et par votre honneur de gentilhomme auquel vous tenez, de faire qu’il soit entre nous comme si je ne vous avais rien dit de ce que je vais vous dire, et je vais vous éclairer sur la cause des persécutions dirigées contre mademoiselle Mirouët.
— Pourrais-je les faire cesser ?
— Oui.
— Pourrais-je me venger ?
— Sur l’auteur, oui ; mais sur l’instrument, non.
— Pourquoi ?
— Mais… l’instrument, c’est moi…
Savinien pâlit.
{p. 171} — Je viens d’entrevoir Ursule… reprit le clerc.
— Ursule ? dit le gentilhomme en regardant Goupil.
— Mademoiselle Mirouët, reprit Goupil que l’accent de Savinien rendit respectueux, et je voudrais racheter de tout mon sang ce qui a été fait. Je me repens… Quand vous me tueriez en duel ou autrement, à quoi vous servirait mon sang ? Le boiriez-vous ? il vous empoisonnerait en ce moment.
La froide raison de cet homme et la curiosité domptèrent les bouillonnements du sang de Savinien, il le regardait fixement d’un air qui fit baisser les yeux à ce bossu manqué.
— Qui donc t’a mis en œuvre ? dit le jeune homme.
— Jurez-vous ?
— Tu veux qu’il ne te soit rien fait ?
— Je veux que vous et mademoiselle Mirouët vous me pardonniez.
— Elle te pardonnera ; mais moi, jamais !
— Enfin vous oublierez ?
Quelle terrible puissance a le raisonnement appuyé sur l’intérêt ? Deux hommes dont l’un voulait déchirer l’autre étaient là dans une petite cour, à deux doigts l’un de l’autre, obligés de se parler, réunis par un même sentiment !
— Je te pardonnerai, mais je n’oublierai pas.
— Rien de fait, dit froidement Goupil.
Savinien perdit patience, il appliqua sur cette face un soufflet qui retentit dans la cour, qui faillit renverser Goupil, et après lequel il chancela lui-même.
— Je n’ai que ce que je mérite, dit Goupil ; j’ai fait une bêtise. Je vous croyais plus noble que vous ne l’êtes. Vous avez abusé d’un avantage que je vous donnais… Vous êtes en ma puissance, maintenant ! dit-il en lançant un regard haineux à Savinien.
— Vous êtes un assassin, dit le gentilhomme.
— Pas plus que le couteau n’est le meurtrier, répliqua Goupil.
— Je vous demande pardon, fit Savinien.
— Vous êtes-vous assez vengé ? dit Goupil avec une féroce ironie. En resterez-vous là ?
— Pardon et oubli réciproque, reprit Savinien.
— Votre main ? dit le clerc en tendant la sienne au gentilhomme.
— La voici, répondit Savinien en dévorant cette honte par amour pour Ursule. Mais, parlez, qui vous poussait ?
{p. 172} Goupil regardait pour ainsi dire les deux plateaux où pesaient, d’un côté le soufflet de Savinien, de l’autre sa haine contre Minoret. Il resta deux secondes indécis, mais enfin une voix lui cria : — Tu seras notaire ! Et il répondit : — Pardon et oubli ? Oui, de part et d’autre, monsieur, en serrant la main du gentilhomme.
— Qui donc persécute Ursule ? fit Savinien.
— Minoret ! Il aurait voulu la voir enterrée… Pourquoi ? je ne le sais pas ; mais nous en chercherons la raison. Ne me mêlez point à tout ceci, je ne pourrais plus rien pour vous si l’on se défiait de moi. Au lieu d’attaquer Ursule, je la défendrai ; au lieu de servir Minoret, je tâcherai de déjouer ses plans. Je ne vis que pour le ruiner, pour le détruire. Et je le foulerai aux pieds, je danserai sur son cadavre, je me ferai de ses os un jeu de dominos ! Demain, sur toutes les murailles de Nemours, de Fontainebleau, du Rouvre on lira au crayon rouge : Minoret est un voleur. Oh ! je le ferai, nom de… nom ! éclater comme un mortier. Maintenant, nous sommes alliés par une indiscrétion ; eh ! bien, si vous le voulez, je vais me mettre à genoux devant mademoiselle Mirouët, lui déclarer que je maudis la passion insensée qui me poussait à la tuer, je la supplierai de me pardonner. Ça lui fera du bien ! Le juge de paix et le curé sont là, ces deux témoins suffisent ; mais monsieur Bongrand s’engagera sur l’honneur à ne pas me nuire dans ma carrière. J’ai maintenant une carrière.
— Attendez un moment, répondit Savinien tout étourdi par cette révélation : — Ursule, mon enfant, dit-il en entrant au salon, l’auteur de tous vos maux a horreur de son ouvrage, se repent et veut vous demander pardon en présence de ces messieurs, à la condition que tout sera oublié.
— Comment, Goupil ? dirent à la fois le curé, le juge de paix et le médecin.
— Gardez-lui le secret, fit Ursule en levant un doigt à ses lèvres.
Goupil entendit cette parole, vit le mouvement d’Ursule et se sentit ému.
— Mademoiselle, dit-il d’un ton pénétré, je voudrais maintenant que tout Nemours pût m’entendre vous avouant qu’une fatale passion a égaré ma tête et m’a suggéré des crimes punissables par le blâme des honnêtes gens. Ce que je dis là, je le répéterai partout en déplorant le mal produit par de mauvaises plaisanteries, mais qui vous auront servi peut-être à hâter votre bonheur, dit-il avec {p. 173} un peu de malice en se relevant, puisque je vois ici madame de Portenduère…
— C’est très-bien, Goupil, dit le curé ; mademoiselle vous a pardonné ; mais vous ne devez jamais oublier que vous avez failli devenir un assassin.
— Monsieur Bongrand, reprit Goupil en s’adressant au juge de paix, je vais traiter ce soir avec Lecœur de son Étude, j’espère que cette réparation ne me nuira pas dans votre esprit, et que vous appuierez ma demande auprès du Parquet et du Ministère.
Le juge de paix fit une pensive inclination de tête, et Goupil sortit pour aller traiter de la meilleure des deux Études d’huissier à Nemours. Chacun resta chez Ursule, et s’appliqua pendant cette soirée à faire renaître le calme et la tranquillité dans son âme où la satisfaction que le clerc lui avait donnée opérait déjà des changements.
— Tout Nemours saura cela, disait Bongrand.
— Vous voyez, mon enfant, que Dieu ne vous en voulait point, disait le curé.
Minoret revint assez tard du Rouvre, et dîna tard. Vers neuf heures, à la tombée du jour, il était dans son pavillon chinois, digérant son dîner auprès de sa femme avec laquelle il faisait des projets pour l’avenir de Désiré. Désiré s’était bien rangé depuis qu’il appartenait à la magistrature ; il travaillait, il y avait chance de le voir succéder au procureur du roi de Fontainebleau qui, disait-on, passait à Melun. Il fallait lui chercher une femme, une fille pauvre appartenant à une vieille et noble famille ; il pourrait alors arriver à la magistrature de Paris. Peut-être pourraient-ils le faire élire député de Fontainebleau, où Zélie était d’avis d’aller s’établir l’hiver après avoir habité le Rouvre pendant la belle saison. En s’applaudissant intérieurement d’avoir tout arrangé pour le mieux, Minoret ne pensait plus à Ursule au moment même où le drame, si niaisement ouvert par lui, se nouait d’une façon terrible.
— Monsieur de Portenduère est là qui veut vous parler, vint dire Cabirolle.
— Faites entrer, répondit Zélie.
Les ombres du crépuscule empêchèrent madame Minoret d’apercevoir la pâleur subite de son mari, qui frissonna en entendant les bottes de Savinien craquant sur le parquet de la galerie où jadis était la bibliothèque du docteur. Un vague pressentiment de {p. 174} malheur courait dans les veines du spoliateur. Savinien parut, resta debout, garda son chapeau sur la tête, sa canne à la main, ses mains croisées sur la poitrine, immobile devant les deux époux.
— Je viens savoir, monsieur et madame Minoret, les raisons que vous avez eues pour tourmenter d’une manière infâme une jeune fille qui est, au su de toute la ville de Nemours, ma future épouse ? pourquoi vous avez essayé de flétrir son honneur ? pourquoi vous vouliez sa mort, et pourquoi vous l’avez livrée aux insultes d’un Goupil ?… Répondez.
— Êtes-vous drôle, monsieur Savinien, dit Zélie, de venir nous demander les raisons d’une chose qui nous semble inexplicable ! Je me soucie d’Ursule comme de l’an quarante. Depuis la mort de l’oncle Minoret, je n’y ai jamais plus pensé qu’à ma première chemise ! Je n’ai pas soufflé mot d’elle à Goupil, encore un singulier drôle à qui je ne confierais pas les intérêts de mon chien. Eh ! bien, répondras-tu, Minoret ? Vas-tu te laisser manquer par monsieur, et accuser d’infamies qui sont au-dessous de toi ? Comme si un homme qui a quarante-huit mille livres de rente en fonds de terre autour d’un château digne d’un prince, descendait à de pareilles sottises ! Lève-toi donc, que tu es là comme une chiffe !
— Je ne sais pas ce que monsieur veut dire, répondit enfin Minoret de sa petite voix dont le tremblement fut d’autant plus facile à remarquer qu’elle était claire. Quelle raison aurais-je de persécuter cette petite ? J’ai dit peut-être à Goupil combien j’étais contrarié de la voir à Nemours ; mon fils Désiré s’en amourachait, et je ne la lui voulais point pour femme, voilà.
— Goupil m’a tout avoué, monsieur Minoret.
Il y eut un moment de silence, mais terrible, pendant lequel les trois personnages s’examinèrent. Zélie avait vu, dans la grosse figure de son colosse, un mouvement nerveux.
— Quoique vous ne soyez que des insectes, je veux tirer de vous une vengeance éclatante, et je saurai la prendre, reprit le gentilhomme. Ce n’est pas à vous, homme de soixante-sept ans, que je demanderai raison des insultes faites à mademoiselle Mirouët, mais à votre fils. La première fois que monsieur Minoret fils mettra les pieds à Nemours, nous nous rencontrerons, il faudra bien qu’il se batte avec moi, et il se battra ! ou il sera si bien déshonoré qu’il ne se présentera jamais nulle part ; s’il ne vient pas à Nemours, j’irai à Fontainebleau, moi ! J’aurai satisfaction. Il ne sera pas dit que {p. 175} vous aurez lâchement essayé de déshonorer une pauvre jeune fille sans défense.
— Mais les calomnies d’un Goupil… ne… sont… dit Minoret.
— Voulez-vous, s’écria Savinien en l’interrompant, que je vous mette face à face avec lui ? Croyez-moi, n’ébruitez pas l’affaire ! elle est entre vous, Goupil et moi ; laissez-la comme elle est, et Dieu la décidera dans le duel que je ferai l’honneur de proposer à votre fils.
— Mais cela ne se passera pas comme ça ! s’écria Zélie. Ah ! vous croyez que je laisserai Désiré se battre avec vous, avec un ancien marin qui fait métier de tirer l’épée et le pistolet ! Si vous avez à vous plaindre de Minoret, voilà Minoret, prenez Minoret, battez-vous avec Minoret ! Mais mon garçon qui, de votre aveu, est innocent de tout cela, en porterait la peine ?… Vous auriez auparavant un chien de ma chienne dans les jambes, mon petit monsieur ! Allons, Minoret, tu restes là tout hébété comme un grand serin ? Tu es chez toi et tu laisses monsieur son chapeau sur la tête devant ta femme ! Vous allez, mon petit monsieur, commencer par détaler. Charbonnier est maître chez lui. Je ne sais pas ce que vous voulez avec vos bibus ; mais tournez-moi les talons ; et si vous touchez à Désiré, vous aurez affaire à moi, vous et votre pécore d’Ursule.
Et elle sonna vivement en appelant ses gens.
— Songez bien à ce que je vous ai dit ! répéta Savinien, qui, sans se soucier de la tirade de Zélie, sortit en laissant cette épée de Damoclès suspendue au-dessus du couple.
— Ah ! çà, Minoret, dit Zélie à son mari, m’expliqueras-tu ce que cela signifie ? Un jeune homme ne vient pas sans motif dans une maison bourgeoise faire ce bacchanal sterling et demander le sang d’un fils de famille.
— C’est quelque tour de ce vilain singe de Goupil à qui j’avais promis de l’aider à se faire notaire s’il me procurait à bon compte le Rouvre. Je lui ai donné dix pour cent, vingt mille francs en lettres de change, et il n’est sans doute pas content.
— Oui, mais quelle raison aurait-il eue auparavant de machiner des sérénades et des infamies contre Ursule ?
— Il la voulait pour femme.
— Une fille sans le sou, lui ? la chatte ! Tiens, Minoret, tu me lâches des bêtises ! et tu es trop bête naturellement pour les faire prendre, mon fils. Il y a là-dessous quelque chose, et tu me le diras.
{p. 176} — Il n’y a rien.
— Il n’y a rien ? Et moi je te dis que tu mens, et nous allons voir !
— Veux-tu me laisser tranquille ?
— Je tournerai le robinet de cette fontaine de venin que tu sais, Goupil, tu n’en seras pas le bon marchand !
— Comme tu voudras.
— Je sais bien que cela sera comme je voudrai ! Et ce que je veux surtout, c’est qu’on ne touche pas à Désiré ; s’il lui arrivait malheur, vois-tu, je ferais un coup qui m’enverrait sur l’échafaud. Désiré !… Mais… Et tu ne te remues pas plus que ça !
Une querelle ainsi commencée entre Minoret et sa femme ne devait pas se terminer sans de longs déchirements intérieurs. Ainsi le sot spoliateur apercevait sa lutte avec lui-même et avec Ursule, agrandie par sa faute et compliquée d’un nouveau, d’un terrible adversaire. Le lendemain, quand il sortit pour aller trouver Goupil, en pensant l’apaiser à force d’argent, il lut sur les murailles : Minoret est un voleur ! Tous ceux qu’il rencontra le plaignirent en lui demandant à lui-même quel était l’auteur de cette publication anonyme, et chacun lui pardonna les entortillages de ses réponses en songeant à sa nullité. Les sots recueillent plus d’avantages de leur faiblesse que les gens d’esprit n’en obtiennent de leur force. On regarde sans l’aider un grand homme luttant contre le sort, et l’on commandite un épicier qui fera faillite. Savez-vous pourquoi ? on se croit supérieur en protégeant un imbécile, et l’on est fâché de n’être que l’égal d’un homme de génie. Un homme d’esprit eût été perdu s’il avait balbutié, comme Minoret, d’absurdes réponses d’un air effaré. Zélie et ses domestiques effacèrent l’inscription vengeresse partout où elle se trouvait ; mais elle resta sur la conscience de Minoret. Quoique Goupil eût échangé la veille sa parole avec l’huissier, il se refusa très-impudemment à réaliser son traité.
— Mon cher Lecœur, j’ai pu, voyez-vous, acheter la charge de monsieur Dionis et suis en position de vous faire vendre à d’autres ! Rengaînez votre traité, ce n’est que deux carrés de papier timbrés de perdus, voici soixante-dix centimes.
Lecœur craignait trop Goupil pour se plaindre. Tout Nemours apprit aussitôt que Minoret avait donné sa garantie à Dionis pour faciliter à Goupil l’acquisition de sa charge. Le futur notaire écrivit à Savinien une lettre pour démentir ses aveux relativement à Minoret, en disant au jeune noble que sa nouvelle position, que la {p. 177} législation adoptée par la Cour suprême et son respect pour la justice lui défendaient de se battre. Il prévenait d’ailleurs le gentilhomme de se bien comporter avec lui désormais, car il savait admirablement tirer la savate ; et, à sa première agression, il se promettait de lui casser la jambe.
Les murs de Nemours ne parlèrent plus. Mais la querelle entre Minoret et sa femme subsistait, et Savinien gardait un farouche silence. Le mariage de mademoiselle Massin l’aînée avec le futur notaire était, dix jours après ces événements, à l’état de rumeur publique. Mademoiselle Massin avait quatre-vingt mille francs et sa laideur pour elle, Goupil avait ses difformités et sa Charge, cette union parut donc et probable et convenable.
Deux inconnus cachés saisirent Goupil dans la rue, à minuit, au moment où il sortait de chez Massin, lui donnèrent des coups de bâton et disparurent. Goupil garda le plus profond silence sur cette scène de nuit, et démentit une vieille femme qui croyait l’avoir reconnu en regardant par sa croisée.
Ces grands petits événements furent étudiés par le juge de paix, qui reconnut à Goupil un pouvoir mystérieux sur Minoret et se promit d’en deviner la cause.
Quoique l’opinion publique de la petite ville eût reconnu la parfaite innocence d’Ursule, Ursule se rétablissait lentement. Dans cet état de prostration corporelle qui laissait l’âme et l’esprit libres, elle devint le théâtre de phénomènes dont les effets furent d’ailleurs terribles et de nature à occuper la science, si la science avait été mise dans une pareille confidence. Dix jours après la visite de madame de Portenduère, Ursule subit un rêve qui présenta les caractères d’une vision surnaturelle autant par les faits moraux que par les circonstances pour ainsi dire physiques. Feu Minoret, son parrain, lui apparut et lui fit signe de venir avec lui ; elle s’habilla, le suivit au milieu des ténèbres jusque dans la maison de la rue des Bourgeois où elle retrouva les moindres choses comme elles étaient le jour de la mort de son parrain. Le vieillard portait les vêtements qu’il avait sur lui la veille de sa mort, sa figure était pâle, ses mouvements ne rendaient aucun son ; néanmoins Ursule entendit parfaitement sa voix, quoique faible et comme répétée par un écho lointain. Le docteur amena sa pupille jusque dans le cabinet du pavillon chinois où il lui fit soulever le marbre du petit meuble de Boule, comme elle l’avait soulevé le jour de sa mort ; mais au lieu de n’y rien trouver, elle vit la lettre que son parrain lui recommandait d’aller y prendre ; elle la décacheta, la lut ainsi que le {p. 178} testament en faveur de Savinien. — Les caractères de l’écriture, dit-elle au curé, brillaient comme s’ils eussent été tracés avec les rayons du soleil, ils me brûlaient les yeux. Quand elle regarda son oncle pour le remercier, elle aperçut sur ses lèvres décolorées un sourire bienveillant. Puis, de sa voix faible et néanmoins claire, le spectre lui montra Minoret écoutant la confidence dans le corridor, allant dévisser la serrure et prenant le paquet de papiers. Puis, de sa main droite, il saisit sa pupille et la contraignit à marcher du pas des morts afin de suivre Minoret jusqu’à la Poste. Ursule traversa la ville, entra à la Poste, dans l’ancienne chambre de Zélie, où le spectre lui fit voir le spoliateur décachetant les lettres, les lisant et les brûlant. — Il n’a pu, dit Ursule, allumer que la troisième allumette pour brûler les papiers, et il en a enterré les vestiges dans les cendres. Après, mon parrain m’a ramenée à notre maison et j’ai vu monsieur Minoret-Levrault se glissant dans la bibliothèque, où il a pris, dans le troisième volume des Pandectes, les trois inscriptions de chacune douze mille livres de rentes, ainsi que l’argent des arrérages en billets de banque. — Il est, m’a dit alors mon parrain, l’auteur des tourments qui t’ont mise à la porte du tombeau ; mais Dieu veut que tu sois heureuse. Tu ne mourras point encore, tu épouseras Savinien ! Si tu m’aimes, si tu aimes Savinien, tu redemanderas ta fortune à mon neveu. Jure-le moi ? En resplendissant comme le Sauveur pendant sa transfiguration, le spectre de Minoret avait alors causé, dans l’état d’oppression où se trouvait Ursule, une telle violence à son âme, qu’elle promit tout ce que voulait son oncle pour faire cesser le cauchemar. Elle s’était réveillée debout, au milieu de sa chambre, la face devant le portrait de son parrain qu’elle y avait mis depuis sa maladie. Elle se recoucha, se rendormit après une vive agitation et se souvint à son réveil de cette singulière vision ; mais elle n’osa pas en parler. Son jugement exquis et sa délicatesse s’offensèrent de la révélation d’un rêve dont la fin et la cause étaient ses intérêts pécuniaires, elle l’attribua naturellement à la causerie par laquelle la Bougival l’avait endormie, et où il était question des libéralités de son parrain pour elle et des certitudes que conservait sa nourrice à cet égard. Mais ce rêve revint avec des aggravations qui le lui rendirent excessivement redoutable. La seconde fois, la main glacée de son parrain se posa sur son épaule, et lui causa la plus cruelle douleur, une sensation indéfinissable. — Il faut obéir aux morts ! disait-il d’une voix {p. 179} sépulcrale. Et des larmes, dit-elle, tombaient de ses yeux blancs et vides. La troisième fois, le mort la prit par ses longues nattes et lui fit voir Minoret causant avec Goupil et lui promettant de l’argent s’il emmenait Ursule à Sens. Ursule prit alors le parti d’avouer ces trois rêves à l’abbé Chaperon.
— Monsieur le curé, lui dit-elle un soir, croyez-vous que les morts puissent apparaître ?
— Mon enfant, l’histoire sacrée, l’histoire profane, l’histoire moderne offrent plusieurs témoignages à ce sujet ; mais l’Église n’en a jamais fait un article de foi ; et, quant à la Science, en France elle s’en moque.
— Que croyez-vous ?
— La puissance de Dieu, mon enfant, est infinie.
— Mon parrain vous a-t-il parlé de ces sortes de choses ?
— Oui, souvent. Il avait entièrement changé d’avis sur ces matières. Sa conversion date du jour, il me l’a dit vingt fois, où dans Paris une femme vous a entendue à Nemours priant pour lui, et a vu le point rouge que vous aviez mis devant le jour de Saint-Savinien à votre almanach.
Ursule jeta un cri perçant qui fit frémir le prêtre : elle se souvenait de la scène où, de retour à Nemours, son parrain avait lu dans son âme et s’était emparé de son almanach.
— Si cela est, dit-elle, mes visions sont possibles. Mon parrain m’est apparu comme Jésus à ses disciples. Il est dans une enveloppe de lumière jaune, il parle ! Je voulais vous prier de dire une messe pour le repos de son âme et implorer le secours de Dieu afin de faire cesser ces apparitions qui me brisent.
Elle raconta dans les plus grands détails ses trois rêves en insistant sur la profonde vérité des faits, sur la liberté de ses mouvements, sur le somnambulisme d’un être intérieur, qui, dit-elle, se déplaçait sous la conduite du spectre de son oncle avec une excessive facilité. Ce qui surprit étrangement le prêtre, à qui la véracité d’Ursule était connue, fut la description exacte de la chambre autrefois occupée par Zélie Minoret à son établissement de la Poste, où jamais Ursule n’avait pénétré, de laquelle enfin elle n’avait jamais entendu parler.
— Par quels moyens ces étranges apparitions peuvent-elles donc avoir lieu ? dit Ursule. Que pensait mon parrain ?
— Votre parrain, mon enfant, procédait par hypothèses. Il avait {p. 180} reconnu la possibilité de l’existence d’un monde spirituel, d’un monde des idées. Si les idées sont une création propre à l’homme, si elles subsistent en vivant d’une vie qui leur soit propre ; elles doivent avoir des formes insaisissables à nos sens extérieurs, mais perceptibles à nos sens intérieurs quand ils sont dans certaines conditions. Ainsi les idées de votre parrain peuvent vous envelopper, et peut-être les avez-vous revêtues de son apparence. Puis, si Minoret a commis ces actions, elles se résolvent en idées ; car toute action est le résultat de plusieurs idées. Or, si les idées se meuvent dans le monde spirituel, votre esprit a pu les apercevoir en y pénétrant. Ces phénomènes ne sont pas plus étranges que ceux de la mémoire, et ceux de la mémoire sont aussi surprenants et inexplicables que ceux du parfum des plantes, qui sont peut-être les idées de la plante.
— Mon Dieu ! combien vous agrandissez le monde. Mais entendre parler un mort, le voir marchant, agissant, est-ce donc possible ?…
— En Suède, Swedenborg, répondit l’abbé Chaperon, a prouvé jusqu’à l’évidence qu’il communiquait avec les morts. Mais d’ailleurs venez dans la bibliothèque, et vous lirez dans la vie du fameux duc de Montmorency, décapité à Toulouse, et qui certes n’était pas homme à forger des sornettes, une aventure presque semblable à la vôtre, et qui cent ans auparavant était arrivée à Cardan.
Ursule et le curé montèrent au premier étage, et le bonhomme lui chercha une petite édition in-12, imprimée à Paris en 1666, de l’histoire de Henri de Montmorency, écrite par un ecclésiastique contemporain, et qui avait connu le prince.
— Lisez, dit le curé en lui donnant le volume aux pages 175 et 176. Votre parrain a souvent relu ce passage, et, tenez, il s’y trouve encore de son tabac.
— Et il n’est plus, lui ! dit Ursule en prenant le livre pour lire ce passage :
Le siége de Privas fut remarquable par la perte de quelques personnes de commandement : deux maréchaux de camp y moururent, à savoir, le marquis d’Uxelles, d’une blessure qu’il reçut aux approches, et le marquis de Portes, d’une mousquetade à la tête. Le jour qu’il fut tué il devait être fait maréchal de France. Environ le moment de la mort du marquis, le duc de {p. 181} Montmorency, qui dormait dans sa tente, fut éveillé par une voix semblable à celle du marquis qui lui disait adieu. L’amour qu’il avait pour une personne qui lui était si proche fit qu’il attribua l’illusion de ce songe à la force de son imagination ; et le travail de la nuit, qu’il avait passée, selon sa coutume, à la tranchée, fut cause qu’il se rendormit sans aucune crainte. Mais la même voix l’interrompit encore un coup, et le fantôme qu’il n’avait vu qu’en dormant le contraignit de s’éveiller de nouveau et d’ouïr distinctement les mêmes mots qu’il avait prononcés avant de disparaître. Le duc se ressouvint alors qu’un jour qu’ils entendaient discourir le philosophe Pitart sur la séparation de l’âme d’avec le corps, ils s’étaient promis de se dire adieu l’un à l’autre si le premier qui viendrait à mourir en avait la permission. Sur quoi, ne pouvant s’empêcher de craindre la vérité de cet avertissement, il envoya promptement un de ses domestiques au quartier du marquis, qui était éloigné du sien. Mais, avant que son homme fût de retour, on vint le querir de la part du roi, qui lui fit dire par des personnes propres à le consoler l’infortune qu’il avait appréhendée.
Je laisse à disputer aux docteurs sur la raison de cet événement, que j’ai ouï plusieurs fois réciter au duc de Montmorency, et dont j’ai cru que la merveille et la vérité étaient dignes d’être rapportées.
— Mais alors, dit Ursule, que dois-je faire ?
— Mon enfant, reprit le curé, il s’agit de choses si graves et qui vous sont si profitables que vous devez garder un silence absolu. Maintenant que vous m’avez confié les secrets de cette apparition, peut-être n’aura-t-elle plus lieu. D’ailleurs vous êtes assez forte pour aller à l’église ; eh ! bien, demain vous y viendrez remercier Dieu et le prier de donner le repos à votre parrain. Soyez d’ailleurs certaine que vous avez mis votre secret en des mains prudentes.
— Si vous saviez en quelles terreurs je m’endors ! quels regards me lance mon parrain ! La dernière fois il s’accrochait à ma robe pour me voir plus long-temps. Je me suis réveillée le visage tout en pleurs.
— Soyez en paix, il ne reviendra plus, lui dit le curé.
Sans perdre un instant, l’abbé Chaperon alla chez Minoret et le {p. 182} pria de lui accorder un moment d’audience dans le pavillon chinois en exigeant qu’ils fussent seuls.
— Personne ne peut-il nous écouter ? dit l’abbé Chaperon à Minoret.
— Personne, répondit Minoret.
— Monsieur, mon caractère doit vous être connu, dit le bonhomme en attachant sur la figure de Minoret un regard doux mais attentif, j’ai à vous parler de choses graves, extraordinaires, qui ne concernent que vous, et sur lesquelles vous pouvez compter que je garderai le plus profond secret ; mais il m’est impossible de ne pas vous en instruire. Dans le temps que vivait votre oncle, il y avait là, dit le prêtre en montrant la place du meuble, un petit buffet de Boulle23 à dessus de marbre (Minoret devint blême), et, sous ce marbre, votre oncle avait mis une lettre pour sa pupille…
Le curé raconta, sans omettre la moindre circonstance, la propre conduite de Minoret à Minoret. L’ancien maître de poste, en entendant le détail des deux allumettes qui s’étaient éteintes sans s’allumer, sentit ses cheveux frétillant dans leur cuir chevelu.
— Qui donc a pu forger de semblables sornettes ? dit-il au curé d’une voix étranglée quand le récit fut terminé.
— Le mort lui-même !
Cette réponse causa un léger frémissement à Minoret, qui voyait aussi le docteur en rêve.
— Dieu, monsieur le curé, est bien bon de faire des miracles pour moi, reprit Minoret à qui son danger inspira la seule plaisanterie qu’il fît dans toute sa vie.
— Tout ce que Dieu fait est naturel, répondit le prêtre.
— Votre fantasmagorie ne m’effraie point, dit le colosse en retrouvant un peu de sang-froid.
— Je ne viens pas vous effrayer, mon cher monsieur, car jamais je ne parlerai de ceci à qui que ce soit au monde, dit le curé. Vous seul savez la vérité. C’est une affaire entre vous et Dieu.
— Voyons, monsieur le curé, me croyez-vous capable d’un si horrible abus de confiance ?
— Je ne crois qu’aux crimes que l’on me confesse et desquels on se repent, dit le prêtre d’un ton apostolique.
— Un crime ?… s’écria Minoret.
— Un crime affreux dans ses conséquences.
— En quoi ?
{p. 183} — En ce qu’il échappe à la justice humaine. Les crimes qui ne sont pas expiés ici-bas le seront dans l’autre vie. Dieu venge lui-même l’innocence.
— Vous croyez que Dieu s’occupe de ces misères ?
— S’il ne voyait pas les mondes dans tous leurs détails et d’un seul regard, comme vous faites tenir tout un paysage dans votre œil, il ne serait pas Dieu.
— Monsieur le curé, vous me donnez votre parole que vous n’avez eu ces détails que de mon oncle ?
— Votre oncle est apparu trois fois à Ursule pour les lui répéter. Fatiguée de ses rêves, elle m’a confié ces révélations sous le secret, et les trouve si dénuées de raison qu’elle n’en parlera jamais. Aussi pouvez-vous être tranquille à ce sujet.
— Mais je suis tranquille de toute manière, monsieur Chaperon.
— Je le souhaite, dit le vieux prêtre. Quand même je taxerais d’absurdité ces avertissements donnés en rêve, je trouverais encore nécessaire de vous les communiquer, à cause de la singularité des détails. Vous êtes un honnête homme, et vous avez trop légalement gagné votre belle fortune pour vouloir y ajouter quelque chose par le vol. D’ailleurs, vous êtes un homme presque primitif, vous seriez trop tourmenté par les remords. Nous avons en nous un sentiment du juste, chez l’homme le plus civilisé comme chez le plus sauvage, qui ne nous permet pas de jouir en paix du bien mal acquis selon les lois de la société dans laquelle nous vivons, car les Sociétés bien constituées sont modelées sur l’ordre même imposé par Dieu aux mondes. Les Sociétés sont en ceci d’origine divine. L’homme ne trouve pas d’idées, il n’invente pas de formes, il imite les rapports éternels qui l’enveloppent de toutes parts. Aussi, voyez ce qui arrive ? Aucun criminel, allant à l’échafaud et pouvant emporter le secret de ses crimes, ne se laisse trancher la tête sans faire des aveux auxquels il est poussé par une mystérieuse puissance. Ainsi, mon cher monsieur Minoret, si vous êtes tranquille, je m’en vais heureux.
Minoret devint si stupide qu’il ne reconduisit pas le curé. Quand il se crut seul, il entra dans une colère d’homme sanguin : il lui échappait les plus étranges blasphèmes, et il donnait les noms les plus odieux à Ursule.
— Eh ! bien, que t’a-t-elle donc fait24 ? lui dit sa femme venue sur la pointe des pieds après avoir reconduit le curé.
{p. 184} Pour la première et unique fois de sa vie, Minoret, enivré par la colère et poussé à bout par les questions réitérées de sa femme, la battit si bien qu’il fut obligé, quand elle tomba meurtrie, de la prendre dans ses bras, et, tout honteux, de la coucher lui-même. Il fit une petite maladie : le médecin fut obligé de le saigner deux fois. Quand il fut sur pied, chacun, dans un temps donné, remarqua des changements chez lui. Minoret se promenait seul, et souvent il allait par les rues comme un homme inquiet. Il paraissait distrait en écoutant, lui qui n’avait jamais eu deux idées dans la tête. Enfin, un soir, il aborda dans la Grand’rue le juge de paix, qui, sans doute, venait chercher Ursule pour la conduire chez madame de Portenduère où la partie de whist avait recommencé.
— Monsieur Bongrand, j’ai quelque chose d’assez important à dire à ma cousine, fit-il en prenant le juge par le bras, et je suis assez aise que vous y soyez, vous pourrez lui servir de conseil.
Ils trouvèrent Ursule en train d’étudier, elle se leva d’un air imposant et froid en voyant Minoret.
— Mon enfant, monsieur Minoret veut vous parler d’affaires, dit le juge de paix. Par parenthèse, n’oubliez pas de me donner votre inscription de rente ; je vais à Paris, je toucherai votre semestre et celui de la Bougival.
— Ma cousine, dit Minoret, notre oncle vous avait accoutumée à plus d’aisance que vous n’en avez.
— On peut se trouver très-heureux avec peu d’argent, dit-elle.
— Je croyais que l’argent faciliterait votre bonheur, reprit Minoret, et je venais vous en offrir, par respect pour la mémoire de mon oncle.
— Vous aviez une manière naturelle de la respecter, dit sévèrement Ursule. Vous pouviez laisser sa maison telle qu’elle était et me la vendre, car vous ne l’avez mise à si haut prix que dans l’espoir d’y trouver des trésors…
— Enfin, dit Minoret évidemment oppressé, si vous aviez douze mille livres de rente, vous seriez en position de vous marier plus avantageusement.
— Je ne les ai pas.
— Mais si je vous les donnais, à la condition d’acheter une terre en Bretagne, dans le pays de madame de Portenduère qui consentirait alors à votre mariage avec son fils ?…
— Monsieur Minoret, dit Ursule, je n’ai point de droits à une {p. 185} somme si considérable, et je ne saurais l’accepter de vous. Nous sommes très-peu parents et encore moins amis. J’ai trop subi déjà les malheurs de la calomnie pour vouloir donner lieu à la médisance. Qu’ai-je fait pour mériter cet argent ? Sur quoi vous fonderiez-vous pour me faire un tel présent ? Ces questions, que j’ai le droit de vous adresser, chacun y répondrait à sa manière, on y verrait une réparation de quelque dommage, et je ne veux point en avoir reçu. Votre oncle ne m’a point élevée dans des sentiments ignobles. On ne doit accepter que de ses amis : je ne saurais avoir d’affection pour vous, et je serais nécessairement ingrate, je ne veux pas m’exposer à manquer de reconnaissance.
— Vous refusez ? s’écria le colosse à qui jamais l’idée ne serait venue en tête qu’on pouvait refuser une fortune.
— Je refuse, répéta Ursule.
— Mais à quel titre offririez-vous une pareille fortune à mademoiselle ? demanda l’ancien avoué qui regarda fixement Minoret. Vous avez une idée, avez-vous une idée ?
— Eh ! bien, l’idée de la renvoyer de Nemours afin que mon fils me laisse tranquille, il est amoureux d’elle et veut l’épouser.
— Eh ! bien, nous verrons cela, répondit le juge de paix en raffermissant ses lunettes, laissez-nous le temps de réfléchir.
Il reconduisit Minoret jusque chez lui, tout en approuvant les sollicitudes que lui inspirait l’avenir de Désiré, blâmant un peu la précipitation d’Ursule et promettant de lui faire entendre raison. Aussitôt que Minoret fut rentré, Bongrand alla chez le maître de poste, lui emprunta son cabriolet et son cheval, courut jusqu’à Fontainebleau, demanda le substitut et apprit qu’il devait être chez le sous-préfet en soirée. Le juge de paix ravi s’y présenta. Désiré faisait une partie de whist avec la femme du procureur du roi, la femme du sous-préfet et le colonel du régiment en garnison.
— Je viens vous apprendre une heureuse nouvelle, dit monsieur Bongrand à Désiré : vous aimez votre cousine Ursule Mirouët, et votre père ne s’oppose plus à votre mariage.
— J’aime Ursule Mirouët ? s’écria Désiré en riant. Où prenez-vous Ursule Mirouët ? Je me souviens d’avoir vu quelquefois chez feu Minoret, mon archi-grand-oncle, cette petite fille, qui certes est d’une grande beauté ; mais elle est d’une dévotion outrée ; et si j’ai, comme tout le monde, rendu justice à ses charmes, je n’ai jamais eu la tête troublée pour cette blonde un peu fadasse, dit-il en {p. 186} souriant à la sous-préfète (la sous-préfète était une brune piquante, selon la vieille expression du dernier siècle). D’où venez-vous, mon cher monsieur Bongrand ? Tout le monde sait que mon père est seigneur suzerain de quarante-huit mille livres de rente en terres groupées autour de son château du Rouvre, et tout le monde me connaît quarante-huit mille raisons perpétuelles et foncières pour ne pas aimer la pupille du Parquet. Si j’épousais une fille de rien, ces dames me prendraient pour un grand sot.
— Vous n’avez jamais tourmenté votre père au sujet d’Ursule ?
— Jamais.
— Vous l’entendez, monsieur le procureur du roi ? dit le juge de paix à ce magistrat qui les avait écoutés et qu’il emmena dans une embrasure où ils restèrent environ un quart d’heure à causer.
Une heure après, le juge de paix, de retour à Nemours chez Ursule, envoyait la Bougival chercher Minoret qui vint aussitôt.
— Mademoiselle… dit Bongrand à Minoret en le voyant entrer.
— Accepte ? dit Minoret en interrompant.
— Non, pas encore, répondit le juge en touchant à ses lunettes, elle a eu des scrupules sur l’état de votre fils ; car elle a été bien maltraitée à propos d’une passion semblable, et connaît le prix de la tranquillité. Pouvez-vous lui jurer que votre fils est fou d’amour, et que vous n’avez pas d’autre intention que celle de préserver notre chère Ursule de quelques nouvelles goupilleries ?
— Oh ! je le jure, fit Minoret.
— Halte là, papa Minoret ! dit le juge de paix en sortant une de ses mains du gousset de son pantalon pour frapper sur l’épaule de Minoret qui tressaillit. Ne faites pas si légèrement un faux serment.
— Un faux serment ?
— Il est entre vous et votre fils, qui vient de jurer à Fontainebleau, chez le sous-préfet, en présence de quatre personnes et du procureur du roi, que jamais il n’avait songé à sa cousine Ursule Mirouët. Vous avez donc d’autres raisons pour lui offrir un si énorme capital ? J’ai vu que vous aviez avancé des faits hasardés, je suis allé moi-même à Fontainebleau.
Minoret resta tout ébahi de sa propre sottise.
— Mais il n’y a pas de mal, monsieur Bongrand, à offrir à une parente de rendre possible un mariage qui paraît devoir faire son bonheur, et de chercher des prétextes pour vaincre sa modestie.
Minoret, à qui son danger venait de conseiller une excuse {p. 187} presque admissible, s’essuya le front où se voyaient de grosses gouttes de sueur.
— Vous connaissez les motifs de mon refus, lui répondit Ursule, je vous prie de ne plus revenir ici. Sans que monsieur de Portenduère m’ait confié ses raisons, il a pour vous des sentiments de mépris, de haine même qui me défendent de vous recevoir. Mon bonheur est toute ma fortune, je ne rougis pas de l’avouer ; je ne veux donc point le compromettre, car monsieur de Portenduère n’attend plus que l’époque de ma majorité pour m’épouser.
— Le proverbe Monnaie fait tout est bien menteur, dit le gros et grand Minoret en regardant le juge de paix dont les yeux observateurs le gênaient beaucoup.
Il se leva, sortit, mais dehors il trouva l’atmosphère aussi lourde que dans la petite salle.
— Il faut pourtant que cela finisse, se dit-il en revenant chez lui.
— Votre inscription, ma petite, dit le juge de paix assez étonné de la tranquillité d’Ursule après un événement si bizarre.
En apportant son inscription et celle de la Bougival, Ursule trouva le juge de paix qui se promenait à grands pas.
— Vous n’avez aucune idée sur le but de la démarche de ce gros butor ? dit-il.
— Aucune que je puisse dire, répondit-elle.
Monsieur Bongrand la regarda d’un air surpris.
— Nous avons alors la même idée, répondit-il. Tenez, gardez les numéros de ces deux inscriptions en cas que je les perde : il faut toujours avoir ce soin-là.
Bongrand écrivit alors lui-même sur une carte le numéro de l’inscription d’Ursule et celui de la nourrice.
— Adieu, mon enfant ; je serai deux jours absent, mais j’arriverai le troisième pour mon audience.
Cette nuit même, Ursule eut une apparition qui se fit d’une façon étrange. Il lui sembla que son lit était dans le cimetière de Nemours, et que la fosse de son oncle se trouvait au bas de son lit. La pierre blanche où elle lut l’inscription tumulaire lui causa le plus violent éblouissement en s’ouvrant comme la couverture oblongue d’un album. Elle jeta des cris perçants, mais le spectre du docteur se dressa lentement. Elle vit d’abord la tête jaune et les cheveux blancs qui brillaient environnés par une espèce d’auréole. Sous le front nu les yeux étaient comme deux rayons, et il se levait, {p. 188} comme attiré par une force supérieure. Ursule tremblait horriblement dans son enveloppe corporelle, sa chair était comme un vêtement brûlant, et il y avait, dit-elle plus tard, comme une autre elle-même qui s’agitait au dedans. — Grâce, dit-elle, mon parrain ! — Grâce ! il n’est plus temps, dit-il d’une voix de mort selon l’inexplicable expression de la pauvre fille en racontant ce nouveau rêve au curé Chaperon. Il a été averti, il n’a pas tenu compte des avis. Les jours de son fils sont comptés. S’il n’a pas tout avoué, tout restitué dans quelque temps, il pleurera son fils, qui va mourir d’une mort horrible et violente. Qu’il le sache ! Le spectre montra une rangée de chiffres qui scintillèrent sur la muraille comme s’ils eussent été écrits avec du feu, et dit : — Voilà son arrêt ! Quand son oncle se recoucha dans sa tombe, Ursule entendit le bruit de la pierre qui retombait, puis dans le lointain un bruit étrange de chevaux et de cris d’homme.
Le lendemain, Ursule se trouva sans force. Elle ne put se lever, tant ce rêve l’avait accablée. Elle pria sa nourrice d’aller aussitôt chez l’abbé Chaperon et de le ramener. Le bonhomme vint après avoir dit sa messe ; mais il ne fut point surpris du récit d’Ursule : il tenait la spoliation pour vraie, et ne cherchait plus à s’expliquer la vie anormale de sa chère petite rêveuse. Il quitta promptement Ursule et courut chez Minoret.
— Mon Dieu, monsieur le curé, dit Zélie au prêtre, le caractère de mon mari s’est aigri, je ne sais ce qu’il a. Jusqu’à présent c’était un enfant ; mais depuis deux mois il n’est plus reconnaissable. Pour s’être emporté jusqu’à me frapper, moi qui suis si douce ! il faut que cet homme-là soit changé du tout au tout. Vous le trouverez dans les roches, il y passe sa vie ! À quoi faire ?
Malgré la chaleur, on était alors en septembre 1836, le prêtre passa le canal et prit par un sentier en apercevant Minoret assis au bas d’une des roches.
— Vous êtes bien tourmenté, monsieur Minoret, dit le prêtre en se montrant au coupable. Vous m’appartenez, car vous souffrez. Malheureusement, je viens sans doute augmenter vos appréhensions. Ursule a eu cette nuit un rêve terrible. Votre oncle a soulevé la pierre de sa tombe pour prophétiser des malheurs dans votre famille. Je ne viens certes pas vous faire peur, mais vous devez savoir si ce qu’il a dit…
— En vérité, monsieur le curé, je ne puis être tranquille nulle {p. 189} part, pas même sur ces roches… Je ne veux rien savoir de ce qui se passe dans l’autre monde.
— Je me retire, monsieur, je n’ai pas fait ce chemin par la chaleur pour mon plaisir, dit le prêtre en s’essuyant le front.
— Eh ! bien, qu’a-t-il dit, le bonhomme ? demanda Minoret.
— Vous êtes menacé de perdre votre fils. S’il a raconté des choses que vous seul saviez, c’est à faire frémir pour les choses que nous ne savons pas. Restituez, mon cher monsieur, restituez ? Ne vous damnez pas pour un peu d’or.
— Mais restituer quoi ?
— La fortune que le docteur destinait à Ursule. Vous avez pris ces trois inscriptions, je le sais maintenant. Vous avez commencé par persécuter la pauvre fille, et vous finissez par lui offrir une fortune ; vous tombez dans le mensonge, vous vous entortillez dans ses dédales et vous y faites des faux pas à tout moment. Vous êtes maladroit, vous avez été mal servi par votre complice Goupil qui se rit de vous. Dépêchez-vous, car vous êtes observé par des gens spirituels et perspicaces, par les amis d’Ursule. Restituez ? et si vous ne sauvez pas votre fils, qui peut-être n’est pas menacé, vous sauverez votre âme, vous sauverez votre honneur. Est-ce dans une société constituée comme la nôtre, est-ce dans une petite ville où vous avez tous les yeux les uns sur les autres, et où tout se devine quand tout ne se sait pas, que vous pourrez celer une fortune mal acquise ? Allons, mon cher enfant, un homme innocent ne me laisserait pas parler si long-temps.
— Allez au diable ! s’écria Minoret, je ne sais pas ce que vous avez tous après moi. J’aime mieux ces pierres, elles me laissent tranquille.
— Adieu, vous avez été prévenu par moi, mon cher monsieur, sans que, ni la pauvre enfant ni moi, nous ayons dit un seul mot à qui que ce soit au monde. Mais prenez garde ?… il est un homme qui a les yeux sur vous. Dieu vous prenne en pitié !
Le curé s’éloigna, puis à quelques pas il se retourna pour regarder encore Minoret. Minoret se tenait la tête entre les mains, car sa tête le gênait. Minoret était un peu fou. D’abord, il avait gardé les trois inscriptions, il ne savait qu’en faire, il n’osait aller les toucher lui-même, il avait peur qu’on ne le remarquât ; il ne voulait pas les vendre, et cherchait un moyen de les transférer. Il faisait, lui ! des romans d’affaires dont le dénoûment était toujours {p. 190} la transmission des maudites inscriptions. Dans cette horrible situation, il pensa néanmoins à tout avouer à sa femme afin d’avoir un conseil. Zélie, qui avait si bien mené sa barque, saurait le retirer de ce pas difficile. Les rentes trois pour cent étaient alors à quatre-vingts francs, il s’agissait, avec les arrérages, d’une restitution de près d’un million ! Rendre un million, sans qu’il y ait contre nous aucune preuve qui dise qu’on l’a pris ?… ceci n’était pas une petite affaire. Aussi Minoret demeura-t-il pendant le mois de septembre et une partie de celui d’octobre en proie à ses remords, à ses irrésolutions. Au grand étonnement de toute la ville, il maigrit.
Une circonstance affreuse hâta la confidence que Minoret voulait faire à Zélie : l’épée de Damoclès se remua sur leurs têtes. Vers le milieu du mois d’octobre, monsieur et madame Minoret reçurent de leur fils Désiré la lettre suivante :
Ma chère mère, si je ne suis pas venu vous voir depuis les vacances, c’est que d’abord j’étais de service en l’absence de monsieur le procureur du roi, puis je savais que monsieur de Portenduère attendait mon séjour à Nemours pour m’y chercher querelle. Lassé peut-être de voir une vengeance qu’il veut tirer de notre famille toujours remise, le vicomte est venu à Fontainebleau, où il avait donné rendez-vous à l’un de ses amis de Paris, après s’être assuré du concours du vicomte de Soulanges, chef d’escadron des hussards que nous avons en garnison. Il s’est présenté très-poliment chez moi, accompagné de ces deux messieurs, et m’a dit que mon père était indubitablement l’auteur des persécutions infâmes exercées sur Ursule Mirouët, sa future ; il m’en a donné les preuves en m’expliquant les aveux de Goupil devant témoins, et la conduite de mon père, qui d’abord s’était refusé à exécuter les promesses faites à Goupil pour le récompenser de ses perfides inventions, et qui, après lui avoir fourni les fonds pour traiter de la charge d’huissier à Nemours, avait par peur offert sa garantie à monsieur Dionis pour le prix de son Étude, et enfin établi Goupil. Le vicomte, ne pouvant se battre avec un homme de soixante-sept ans, et voulant absolument venger les injures faites à Ursule, me demanda formellement une réparation. Son parti, pris et médité dans le silence, était inébranlable. Si je refusais le duel, il avait résolu de me rencontrer dans un salon en face des personnes à l’estime desquelles je tenais le plus, à m’y insulter si gravement que je devrais alors me battre, ou que ma {p. 191} carrière serait finie. En France, un lâche est unanimement repoussé. D’ailleurs ses motifs pour exiger une réparation seraient expliqués par des hommes honorables. Il s’est dit fâché d’en venir à de pareilles extrémités. Selon ses témoins, le plus sage à moi serait de régler une rencontre comme des gens d’honneur en avaient l’habitude, afin que la querelle n’eût pas Ursule Mirouët pour motif. Enfin, pour éviter tout scandale en France, nous pouvions faire avec nos témoins un voyage sur la frontière la plus rapprochée. Les choses s’arrangeraient ainsi pour le mieux. Son nom, a-t-il dit, valait dix fois ma fortune, et son bonheur à venir lui faisait risquer plus que je ne risquais dans ce combat, qui serait mortel. Il m’a engagé à choisir mes témoins et à faire décider ces questions. Mes témoins choisis se sont réunis aux siens hier, et ils ont à l’unanimité décidé que je devais une réparation. Dans huit jours donc, je partirai pour Genève avec deux de mes amis. Monsieur de Portenduère, monsieur de Soulanges et monsieur de Trailles y vont de leur côté. Nous nous battrons au pistolet ; toutes les conditions du duel sont arrêtées : nous tirerons chacun trois fois ; et après, quoi qu’il arrive, tout sera fini. Pour ne pas ébruiter une si sale affaire, car je suis dans l’impossibilité de justifier la conduite de mon père, je vous écris au dernier moment. Je ne veux pas vous aller voir à cause des violences auxquelles vous pourriez vous abandonner et qui ne seraient point convenables. Pour faire mon chemin dans le monde, je dois en suivre les lois ; et là où le fils d’un vicomte a dix raisons pour se battre, il y en a cent pour le fils d’un maître de poste. Je passerai de nuit à Nemours, et vous y ferai mes adieux.
Cette lettre lue, il y eut entre Zélie et Minoret une scène qui se termina par les aveux du vol, de toutes les circonstances qui s’y rattachaient et des étranges scènes auxquelles il donnait lieu partout, même dans le monde des rêves. Le million fascina Zélie tout autant qu’il avait fasciné Minoret.
— Tiens-toi tranquille ici, dit Zélie à son mari sans lui faire la moindre remontrance sur ses sottises, je me charge de tout. Nous garderons l’argent, et Désiré ne se battra pas.
Madame Minoret mit son châle et son chapeau, courut avec la lettre de son fils chez Ursule, et la trouva seule, car il était environ midi. Malgré son assurance, Zélie Minoret fut saisie par le regard {p. 192} froid que l’orpheline jeta ; mais elle se gourmanda pour ainsi dire de sa couardise et prit un ton dégagé.
— Tenez, mademoiselle Mirouët, faites-moi le plaisir de lire la lettre que voici, et dites-moi ce que vous en pensez ? cria-t-elle en tendant à Ursule la lettre du substitut.
Ursule éprouva mille sentiments contraires à la lecture de cette lettre, qui lui apprenait combien elle était aimée, quel soin Savinien avait de l’honneur de celle qu’il prenait pour femme ; mais elle avait à la fois trop de religion et trop de charité pour vouloir être la cause de la mort ou des souffrances de son plus cruel ennemi.
— Je vous promets, madame, d’empêcher ce duel, et vous pouvez être tranquille ; mais je vous prie de me laisser cette lettre.
— Voyons, mon petit ange, ne pouvons-nous pas faire mieux ? Écoutez-moi bien. Nous avons réuni quarante-huit mille livres de rente autour du Rouvre, un vrai château royal ; de plus, nous pouvons donner à Désiré vingt-quatre mille livres de rente sur le Grand-Livre, en tout soixante-douze mille francs par an. Vous conviendrez qu’il n’y a pas beaucoup de partis qui puissent lutter avec lui. Vous êtes une petite ambitieuse, et vous avez raison, dit Zélie en apercevant le geste de dénégation vive que fit Ursule. Je viens vous demander votre main pour Désiré ; vous porterez le nom de votre parrain, ce sera l’honorer. Désiré, comme vous l’avez pu voir, est un joli garçon ; il est très-bien vu à Fontainebleau, le voilà bientôt procureur du roi. Vous êtes une enjôleuse, vous le ferez venir à Paris. À Paris, nous vous donnerons un bel hôtel, vous brillerez, vous y jouerez un rôle, car avec soixante-douze mille francs de rente et les appointements d’une place, vous et Désiré vous serez de la plus haute société. Consultez vos amis, et vous verrez ce qu’ils vous diront.
— Je n’ai besoin que de consulter mon cœur, madame.
— Ta, ta, ta ! vous allez me parler de ce petit casse-cœur de Savinien ? Parbleu ! vous achèterez bien cher son nom, ses petites moustaches relevées comme deux crocs, et ses cheveux noirs. Encore un joli cadet ! Vous irez loin avec un ménage, avec sept mille francs de rente, et un homme qui a fait cent mille francs de dettes en deux ans à Paris. D’abord, vous ne savez pas ça encore, tous les hommes se ressemblent, mon enfant ! et, sans me flatter, mon Désiré vaut le fils d’un roi.
— Vous oubliez, madame, le danger que court monsieur votre {p. 193} fils en ce moment, et qui ne peut être détourné que par le désir qu’a monsieur de Portenduère de m’être agréable. Ce danger serait sans remède s’il apprenait que vous me faites des propositions déshonorantes… Sachez, madame, que je me trouverai plus heureuse dans la médiocre fortune à laquelle vous faites allusion que dans l’opulence par laquelle vous voulez m’éblouir. Par des raisons inconnues encore, car tout se saura, madame, monsieur Minoret a mis au jour, en me persécutant odieusement, l’affection qui m’unit à monsieur de Portenduère et qui peut s’avouer, car sa mère la bénira sans doute : je dois donc vous dire que cette affection, permise et légitime, est toute ma vie. Aucune destinée, quelque brillante, quelque élevée qu’elle puisse être, ne me fera changer. J’aime sans retour ni changement possibles. Ce serait donc un crime dont je serais punie que d’épouser un homme à qui j’apporterais une âme toute à Savinien. Maintenant, madame, puisque vous m’y forcez, je vous dirai plus : je n’aimerais point monsieur de Portenduère, je ne saurais encore me résoudre à porter les peines et les joies de la vie dans la compagnie de monsieur votre fils. Si monsieur Savinien a fait des dettes, vous avez souvent payé celles de monsieur Désiré. Nos caractères n’ont ni ces similitudes, ni ces différences qui permettent de vivre ensemble sans amertume cachée. Peut-être n’aurais-je pas avec lui la tolérance que les femmes doivent à un époux, je lui serais donc bientôt à charge. Cessez de penser à une alliance de laquelle je suis indigne et à laquelle je puis me refuser sans vous causer le moindre chagrin, car vous ne manquerez pas, avec de tels avantages, de trouver des jeunes filles plus belles que moi, d’une condition supérieure à la mienne et plus riches.
— Vous me jurez, ma petite, dit Zélie, d’empêcher que ces deux jeunes gens ne fassent leur voyage et se battent ?
— Ce sera, je le prévois, le plus grand sacrifice que monsieur de Portenduère puisse me faire ; mais ma couronne de mariée ne doit pas être prise par des mains ensanglantées.
— Eh ! bien, je vous remercie, ma cousine, et je souhaite que vous soyez heureuse.
— Et moi, madame, dit Ursule, je souhaite que vous puissiez réaliser le bel avenir de votre fils.
Cette réponse atteignit au cœur la mère du substitut, à la mémoire de qui les prédictions du dernier songe d’Ursule revinrent ; elle resta debout, ses petits yeux attachés sur la figure d’Ursule, si {p. 194} blanche, si pure et si belle dans sa robe de demi-deuil, car Ursule s’était levée pour faire partir sa prétendue cousine.
— Vous croyez donc aux rêves ? lui dit-elle.
— J’en souffre trop pour n’y pas croire.
— Mais alors… dit Zélie.
— Adieu, madame, fit Ursule qui salua madame Minoret en entendant les pas du curé.
L’abbé Chaperon fut surpris de trouver madame Minoret chez Ursule. L’inquiétude peinte sur le visage mince et grimé de l’ancienne régente de la Poste engagea naturellement le prêtre à observer tour à tour les deux femmes.
— Croyez-vous aux revenants ? dit Zélie au curé.
— Croyez-vous aux revenus ? répondit le prêtre en souriant.
— C’est des finauds, tout ce monde-là, pensa Zélie, ils veulent nous subtiliser. Ce vieux prêtre, ce vieux juge de paix et ce petit drôle de Savinien s’entendent. Il n’y a pas plus de rêves que je n’ai de cheveux dans le creux de la main.
Elle partit après deux révérences sèches et courtes.
— Je sais pourquoi Savinien allait à Fontainebleau, dit Ursule à l’abbé Chaperon en le mettant au fait du duel et le priant d’employer son ascendant à l’empêcher.
— Et madame Minoret vous a offert la main de son fils ? dit le vieux prêtre.
— Oui.
— Minoret a probablement avoué son crime à sa femme, ajouta le curé.
Le juge de paix, qui vint en ce moment, apprit la démarche et l’offre que venait de faire Zélie dont la haine contre Ursule lui était connue, et il regarda le curé comme pour lui dire : — Sortons, je veux vous parler d’Ursule sans qu’elle nous entende.
— Savinien saura que vous avez refusé quatre-vingt mille francs de rente et le coq de Nemours ! dit-il.
— Est-ce donc un sacrifice ? répondit-elle. Y a-t-il des sacrifices quand on aime véritablement ? Enfin ai-je un mérite quelconque à refuser le fils d’un homme que nous méprisons ? Que d’autres se fassent des vertus de leurs répugnances, ce ne doit pas être la morale d’une fille élevée par des Jordy, des abbé Chaperon, et par notre cher docteur ! dit-elle en regardant le portrait.
Bongrand prit la main d’Ursule et la baisa.
{p. 195} — Savez-vous, dit le juge de paix au curé quand ils furent dans la rue, ce que venait faire madame Minoret ?
— Quoi ? répondit le prêtre en regardant le juge d’un air fin qui paraissait purement curieux.
— Elle voulait faire une affaire d’une restitution.
— Vous croyez donc ?… reprit l’abbé Chaperon.
— Je ne crois pas, j’ai la certitude, et, tenez, voyez ?
Le juge de paix montra Minoret qui venait à eux en retournant chez lui, car en sortant de chez Ursule les deux vieux amis remontèrent la Grand’rue de Nemours.
— Obligé de plaider en cour d’assises, j’ai naturellement étudié bien des remords, mais je n’ai rien vu de pareil à celui-ci ! Qui donc a pu donner cette flaccidité, cette pâleur à des joues dont la peau tendue comme celle d’un tambour crevait de la bonne grosse santé des gens sans soucis ? Qui a cerné de noir ces yeux et amorti leur vivacité campagnarde ? Avez-vous jamais cru qu’il y aurait des plis sur ce front, et que ce colosse pourrait jamais être agité dans sa cervelle ? Il sent enfin son cœur ! Je me connais en remords, comme vous vous connaissez en repentirs, mon cher curé : ceux que j’ai jusqu’à présent observés attendaient leur peine ou allaient la subir pour s’acquitter avec le monde, ils étaient résignés ou respiraient la vengeance ; mais voici le remords sans l’expiation, le remords tout pur, avide de sa proie et la déchirant.
— Vous ne savez pas encore, dit le juge de paix en arrêtant Minoret, que mademoiselle Mirouët vient de refuser la main de votre fils ?
— Mais, dit le curé, soyez tranquille, elle empêchera son duel avec monsieur de Portenduère.
— Ah ! ma femme a réussi, dit Minoret, j’en suis bien aise, car je ne vivais pas.
— Vous êtes en effet si changé que vous ne vous ressemblez plus, dit le juge.
Minoret regardait alternativement Bongrand et le curé pour savoir si le prêtre avait commis une indiscrétion ; mais l’abbé Chaperon conservait une immobilité de visage, un calme triste qui rassura le coupable.
— Et c’est d’autant plus étonnant, disait toujours le juge de paix, que vous ne devriez éprouver que contentement. Enfin, vous êtes le seigneur du Rouvre, vous y avez réuni les Bordières, toutes vos {p. 196} fermes, vos moulins, vos prés… Vous avez cent mille livres de rente avec vos placements sur le Grand-Livre.
— Je n’ai rien sur le Grand-Livre, dit précipitamment Minoret.
— Bah ! fit le juge de paix. Tenez, il en est de cela comme de l’amour de votre fils pour Ursule, qui tantôt en fait fi, tantôt la demande en mariage. Après avoir essayé de faire mourir Ursule de chagrin, vous la voulez pour belle-fille ! Mon cher monsieur, vous avez quelque chose dans votre sac…
Minoret essaya de répondre, il chercha des paroles, et ne put trouver que : — Vous êtes drôle, monsieur le juge de paix. Adieu, messieurs.
Et il entra d’un pas lent dans la rue des Bourgeois.
— Il a volé la fortune de notre pauvre Ursule ! mais où pêcher des preuves ?
— Dieu veuille… dit le curé.
— Dieu a mis en nous un sentiment qui parle déjà dans cet homme, reprit le juge de paix ; mais nous appelons cela des présomptions, et la justice humaine exige quelque chose de plus.
L’abbé Chaperon garda le silence du prêtre. Comme il arrive en pareille circonstance, il pensait beaucoup plus souvent qu’il ne le voulait à la spoliation presque avouée par Minoret, et au bonheur de Savinien évidemment retardé par le peu de fortune d’Ursule ; car la vieille dame reconnaissait en secret avec son confesseur, combien elle avait eu tort en ne consentant pas au mariage de son fils pendant la vie du docteur. Le lendemain, en descendant de l’autel, après sa messe, il fut frappé par une pensée qui prit en lui-même la force d’un éclat de voix ; il fit signe à Ursule de l’attendre, et alla chez elle sans avoir déjeuné.
— Mon enfant, lui dit le curé, je veux voir les deux volumes où votre parrain des rêves prétend avoir mis ses inscriptions et ses billets.
Ursule et le curé montèrent à la bibliothèque et y prirent le troisième volume des Pandectes. En l’ouvrant, le vieillard remarqua, non sans étonnement, la marque faite par des papiers sur les feuillets qui, offrant moins de résistance que la couverture, gardaient encore l’empreinte des inscriptions. Puis dans l’autre volume, il reconnut l’espèce de bâillement produit par le long séjour d’un paquet et sa trace au milieu des deux pages in-folio.
{p. 197} — Montez donc, monsieur Bongrand ? cria la Bougival au juge de paix qui passait.
Bongrand arriva précisément au moment où le curé mettait ses lunettes pour lire trois numéros écrits de la main du défunt Minoret sur la garde en papier vélin coloré, collée intérieurement par le relieur sur la couverture, et qu’Ursule venait d’apercevoir.
— Qu’est-ce que cela signifie ? Notre cher docteur était bien trop bibliophile pour gâter la garde d’une couverture, disait l’abbé Chaperon ; voici trois numéros inscrits entre un premier numéro précédé d’un M, et un autre numéro précédé d’un U.
— Que dites-vous ? répondit Bongrand, laissez-moi voir cela. Mon Dieu ! s’écria le juge de paix, ceci n’ouvrirait-il pas les yeux à un athée en lui démontrant ta Providence ? La justice humaine est, je crois, le développement d’une pensée divine qui plane sur les mondes ! Il saisit Ursule et l’embrassa sur le front. — Oh ! mon enfant, vous serez heureuse, riche, et par moi !
— Qu’avez-vous ? dit le curé.
— Mon cher monsieur, s’écria la Bougival en prenant le juge par sa redingote bleue, oh ! laissez-moi vous embrasser pour ce que vous venez de dire.
— Expliquez-vous, pour ne pas nous donner une fausse joie, dit le curé.
— Si pour devenir riche je dois causer de la peine à quelqu’un, dit Ursule en entrevoyant un procès criminel, je…
— Et songez, dit le juge de paix en interrompant Ursule, à la joie que vous ferez à notre cher Savinien.
— Mais vous êtes fou ! dit le curé.
— Non, mon cher curé, dit le juge de paix, écoutez : Les inscriptions au Grand-Livre ont autant de séries qu’il y a de lettres dans l’alphabet, et chaque numéro porte la lettre de sa série ; mais les inscriptions de rente au porteur ne peuvent point avoir de lettres, puisqu’elles ne sont au nom de personne : ainsi ce que vous voyez prouve que le jour où le bonhomme a placé ses fonds sur l’État, il a pris note du numéro de son inscription de quinze mille livres de rente qui porte la lettre M (Minoret), des numéros sans lettres de trois inscriptions au porteur et de celle d’Ursule Mirouët dont le numéro est 23,534, et qui suit, comme vous le voyez, immédiatement celui de l’inscription de quinze mille francs. Cette coïncidence prouve que ces numéros sont ceux de cinq inscriptions acquises le même jour, {p. 198} et notées par le bonhomme en cas de perte. Je lui avais conseillé de mettre la fortune d’Ursule en inscriptions au porteur, et il a dû employer ses fonds, ceux qu’il destinait à Ursule et ceux qui appartenaient à sa pupille le même jour. Je vais chez Dionis consulter l’inventaire : et si le numéro de l’inscription qu’il a laissée en son nom est 23,533, lettre M, nous serons sûrs qu’il a placé, par le ministère du même agent de change, le même jour : primo, ses fonds en une seule inscription ; secundo, ses économies en trois inscriptions au porteur, numérotées sans lettre de série ; tertio, les fonds de sa pupille, le livre des transferts en offrira des preuves irrécusables. Ah ! Minoret le sournois, je vous pince. Motus, mes enfants !
Le juge de paix laissa le curé, la Bougival et Ursule en proie à une profonde admiration des voies par lesquelles Dieu conduisait l’innocence à son triomphe.
— Le doigt de Dieu est dans ceci, s’écria l’abbé Chaperon.
— Lui fera-t-on du mal ? dit Ursule.
— Ah ! mademoiselle, s’écria la Bougival, je donnerais une corde pour le pendre.
Le juge de paix était déjà chez Goupil, successeur désigné de Dionis, et entrait dans l’Étude d’un air assez indifférent.
— J’ai, dit-il à Goupil, un petit renseignement à prendre sur la succession Minoret.
— Qu’est-ce ? lui répondit Goupil.
— Le bonhomme a-t-il laissé une ou plusieurs inscriptions de rentes trois pour cent ?
— Il a laissé quinze mille livres de rente trois pour cent, dit Goupil, en une seule inscription, je l’ai décrite moi-même.
— Consultez donc l’inventaire, dit le juge.
Goupil prit un carton, y fouilla, ramena la minute, chercha, trouva et lut : Item, une inscription… Tenez, lisez ?… sous le numéro 23,533, lettre M.
— Faites-moi le plaisir de me délivrer un extrait de cet article de l’inventaire d’ici à une heure, je l’attends.
— À quoi cela peut-il vous servir ? demanda Goupil.
— Voulez-vous être notaire ? répondit le juge de paix en regardant avec sévérité le successeur désigné de Dionis.
— Je le crois bien ! s’écria Goupil, j’ai avalé assez de couleuvres pour arriver à me faire appeler Maître. Je vous prie de croire, {p. 199} monsieur le juge de paix, que le misérable premier clerc appelé Goupil n’a rien de commun avec Maître Jean-Sébastien-Marie Goupil, notaire à Nemours, époux de mademoiselle Massin. Ces deux êtres ne se connaissent pas, ils ne se ressemblent même plus ! Ne me voyez-vous point ?
Monsieur Bongrand fit alors attention au costume de Goupil qui portait une cravate blanche, une chemise étincelante de blancheur ornée de boutons en rubis, un gilet de velours rouge, un pantalon et un habit en beau drap noir faits à Paris. Il était chaussé de jolies bottes. Ses cheveux, rabattus et peignés avec soin, sentaient bon. Enfin il semblait avoir été métamorphosé.
— Le fait est que vous êtes un autre homme, dit Bongrand.
— Au moral comme au physique ? monsieur. La sagesse vient avec l’Étude ; et d’ailleurs la fortune est la source de la propreté…
— Au moral comme au physique, dit le juge en raffermissant ses lunettes.
— Eh ! monsieur, un homme de cent mille écus de rente est-il jamais un démocrate ? Prenez-moi donc pour un honnête homme qui se connaît en délicatesse, et disposé à aimer sa femme, ajouta-t-il en voyant entrer madame Goupil. Je suis si changé, dit-il, que je trouve beaucoup d’esprit à ma cousine Crémière, je la forme ; aussi sa fille ne parle-t-elle plus de pistons. Enfin hier, tenez ! elle a dit du chien de monsieur Savinien qu’il était superbe aux arrêts, eh ! bien, je ne répétai point ce mot, quelque joli qu’il soit, et je lui ai expliqué sur-le-champ la différence qui existe entre être à l’arrêt, en arrêt et aux arrêts. Ainsi, vous le voyez, je suis un tout autre homme, et j’empêcherais un client de faire une saleté.
— Hâtez-vous donc, dit alors Bongrand. Faites que j’aie cela dans une heure, et le notaire Goupil aura réparé quelques-uns des méfaits du premier clerc.
Après avoir prié le médecin de Nemours de lui prêter son cheval et son cabriolet, le juge de paix alla prendre les deux volumes accusateurs, l’inscription d’Ursule, et, muni de l’extrait de l’inventaire, il courut à Fontainebleau chez le procureur du roi. Bongrand démontra facilement la soustraction des trois inscriptions, faite par un héritier quelconque, et, subséquemment, la culpabilité de Minoret.
— Sa conduite s’explique, dit le procureur du roi.
Aussitôt, par mesure de prudence, le magistrat minuta pour le {p. 200} Trésor une opposition au transfert des trois inscriptions, chargea le juge de paix d’aller rechercher la quotité de rente des trois inscriptions, et de savoir si elles avaient été vendues. Pendant que le juge de paix opérait à Paris, le procureur du roi écrivit poliment à madame Minoret de passer au Parquet. Zélie, inquiète du duel de son fils, s’habilla, fit mettre les chevaux à sa voiture, et vint in fiocchi à Fontainebleau. Le plan du procureur du roi était simple et formidable. En séparant la femme du mari, il allait, par suite de la terreur que cause la Justice, apprendre la vérité. Zélie trouva le magistrat dans son cabinet, et fut entièrement foudroyée par ces paroles dites sans façon.
— Madame, je ne vous crois pas complice d’une soustraction faite dans la succession Minoret, et sur la trace de laquelle la Justice est en ce moment ; mais vous pouvez éviter la Cour d’Assises à votre mari par l’aveu complet de ce que vous en savez. Le châtiment qu’encourra votre mari n’est pas d’ailleurs la seule chose à redouter, il faut éviter la destitution de votre fils et ne pas lui casser le cou. Dans quelques instants, il ne serait plus temps, la gendarmerie est en selle et le mandat de dépôt va partir pour Nemours.
Zélie se trouva mal. Quand elle eut repris ses sens, elle avoua tout. Après avoir démontré facilement à cette femme qu’elle était complice, le magistrat lui dit que, pour ne perdre ni son fils ni son mari, il allait procéder avec prudence.
— Vous avez eu affaire à l’homme et non au magistrat, dit-il. Il n’y a ni plainte adressée par la victime ni publicité donnée au vol ; mais votre mari a commis d’horribles crimes, madame, qui ressortissent à un tribunal moins commode que je ne le suis. Dans l’état où se trouve cette affaire, vous serez obligée d’être prisonnière… Oh ! chez moi, et sur parole, fit-il en voyant Zélie près de s’évanouir. Songez que mon devoir rigoureux serait de requérir un mandat de dépôt et de faire commencer une instruction ; mais j’agis en ce moment comme tuteur de mademoiselle Ursule Mirouët, et ses intérêts bien entendus exigent une transaction.
— Ah ! dit Zélie.
— Écrivez à votre mari ces mots… Et il dicta la lettre suivante à Zélie, qu’il fit asseoir à son bureau.
Mone amit, geu suit arraité, et geai tou di. Remais lez haincequeripsiont que nautre honcque avet léssées à monsieur de Portenduère an verretu du tescetamand {p. 201} queue tu a brulai, carre monsieur le praucureure du roa vien de phaire haupozition o Traitsaur.
— Vous lui éviterez ainsi des dénégations qui le perdraient, dit le magistrat en souriant de l’orthographe. Nous allons voir à opérer convenablement la restitution. Ma femme vous rendra votre séjour chez moi le moins désagréable possible, et je vous engage à ne point dire un mot, et à ne point paraître affligée.
Une fois la mère de son substitut confessée et claquemurée, le magistrat fit venir Désiré, lui raconta de point en point le vol commis par son père occultement au préjudice d’Ursule, patemment au préjudice de ses cohéritiers, et lui montra la lettre écrite par Zélie. Désiré demanda le premier à se rendre à Nemours pour faire faire la restitution par son père.
— Tout est grave, dit le magistrat. Le testament ayant été détruit, si la chose s’ébruite, les héritiers Massin et Crémière, vos parents, peuvent intervenir. J’ai maintenant des preuves suffisantes contre votre père. Je vous rends votre mère, que cette petite cérémonie a suffisamment édifiée sur ses devoirs. Vis-à-vis d’elle, j’aurai l’air d’avoir cédé à vos supplications en la délivrant. Allez à Nemours avec elle et menez à bien toutes ces difficultés. Ne craignez rien de personne. Monsieur Bongrand aime trop mademoiselle Mirouët pour jamais commettre d’indiscrétion.
Zélie et Désiré partirent aussitôt pour Nemours. Trois heures après le départ de son substitut, le procureur du roi reçut par un exprès la lettre suivante, dont l’orthographe a été rétablie, afin de ne pas faire rire d’un homme atteint par le malheur.
À monsieur le procureur du roi près le tribunal de Fontainebleau
Monsieur,
Dieu n’a pas été aussi indulgent que vous l’êtes pour nous, et nous sommes atteints par un malheur irréparable. En arrivant au pont de Nemours, un trait s’est décroché. Ma femme était sans domestique derrière la voiture, les chevaux sentaient l’écurie, mon fils craignant leur impatience n’a pas voulu que le cocher descendît et a mis pied à terre pour accrocher le trait. Au moment où il se retournait pour monter auprès de sa mère, les chevaux se sont emportés, Désiré ne s’est pas serré contre le parapet {p. 202} assez à temps, le marchepied lui a coupé les jambes, il est tombé, la roue de derrière lui a passé sur le corps. L’exprès qui court à Paris chercher les premiers chirurgiens vous fera parvenir cette lettre que mon fils, au milieu de ses douleurs, m’a dit de vous écrire, afin de vous faire savoir notre entière soumission à vos décisions pour l’affaire qui l’amenait dans sa famille.
Je vous serai, jusqu’à mon dernier soupir, reconnaissant de la manière dont vous procédez et je justifierai votre confiance.
François MINORET.
Ce cruel événement bouleversait la ville de Nemours. La foule émue à la grille de la maison Minoret apprit à Savinien que sa vengeance avait été prise en main par un plus puissant que lui. Le gentilhomme alla promptement chez Ursule, où le curé de même que la jeune fille éprouvait plus de terreur que de surprise. Le lendemain, après les premiers pansements, quand les médecins et les chirurgiens de Paris eurent donné leur avis, qui fut unanime sur la nécessité de couper les deux jambes, Minoret vint, abattu, pâle, défait, accompagné du curé, chez Ursule, où se trouvaient Bongrand et Savinien.
— Mademoiselle, lui dit-il, je suis bien coupable envers vous ; mais si tous mes torts ne sont pas complétement réparables, il en est que je puis expier. Ma femme et moi, nous avons fait vœu de vous donner en toute propriété notre terre du Rouvre dans le cas où nous conserverions notre fils, comme dans celui où nous aurions le malheur affreux de le perdre.
Cet homme fondit en larmes à la fin de cette phrase.
— Je puis vous affirmer, ma chère Ursule, dit le curé, que vous pouvez et que vous devez accepter une partie de cette donation.
— Nous pardonnez-vous ? dit humblement le colosse en se mettant à genoux devant cette jeune fille étonnée. Dans quelques heures l’opération va se faire par le premier chirurgien de l’Hôtel-Dieu, mais je ne me fie point à la science humaine, je crois à la toute puissance de Dieu ! Si vous nous pardonniez, si vous alliez demander à Dieu de nous conserver notre fils, il aura la force de supporter ce supplice, et, j’en suis certain, nous aurons le bonheur de le conserver.
— Allons tous à l’église ! dit Ursule en se levant.
Une fois debout, elle jeta un cri perçant, retomba sur son {p. 203} fauteuil et s’évanouit. Quand elle eut repris ses sens, elle aperçut ses amis, moins Minoret qui s’était précipité dehors pour aller chercher un médecin, tous, les yeux arrêtés sur elle, inquiets, attendant un mot. Ce mot répandit un effroi dans tous les cœurs.
— J’ai vu mon parrain à la porte, dit-elle, et il m’a fait signe qu’il n’y avait aucun espoir.
Le lendemain de l’opération, Désiré mourut en effet, emporté par la fièvre et par la révulsion dans les humeurs qui succède à ces opérations. Madame Minoret, dont le cœur n’avait d’autre sentiment que la maternité, devint folle après l’enterrement de son fils, et fut conduite par son mari chez le docteur Blanche où elle est morte en 1841.
Trois mois après ces événements, en janvier 1837, Ursule épousa Savinien du consentement de madame de Portenduère. Minoret intervint au contrat pour donner à mademoiselle Mirouët sa terre du Rouvre et vingt-quatre mille francs de rente sur le grand-livre, en ne gardant de sa fortune que la maison de son oncle et six mille francs de rente. Il est devenu l’homme le plus charitable, le plus pieux de Nemours ; il est marguillier de la paroisse et s’est fait la providence des malheureux.
— Les pauvres ont remplacé mon enfant, dit-il.
Si vous avez remarqué sur le bord des chemins, dans les pays où l’on étête le chêne, quelque vieil arbre blanchi et comme foudroyé, poussant encore des jets, les flancs ouverts et implorant la hache, vous aurez une idée du vieux maître de poste, en cheveux blancs, cassé, maigre, dans qui les anciens du pays ne retrouvent rien de l’imbécile heureux que vous avez vu attendant son fils au commencement de cette histoire ; il ne prend plus son tabac de la même manière, il porte quelque chose de plus que son corps. Enfin, on sent en toute chose que le doigt de Dieu s’est appesanti sur cette figure pour en faire un exemple terrible. Après avoir tant haï la pupille de son oncle, ce vieillard a, comme le docteur Minoret, si bien concentré ses affections sur Ursule, qu’il s’est constitué le régisseur de ses biens à Nemours.
Monsieur et madame de Portenduère passent cinq mois de l’année à Paris, où ils ont acheté dans le faubourg Saint-Germain un magnifique hôtel. Après avoir donné sa maison de Nemours aux Sœurs de Charité pour y tenir une école gratuite, madame de Portenduère la mère est allée habiter le Rouvre, dont la concierge en chef est la {p. 204} Bougival. Le père de Cabirolle, l’ancien conducteur de la Ducler, homme de soixante ans, a épousé la Bougival qui possède douze cents francs de rente outre les amples revenus de sa place. Cabirolle fils est le cocher de monsieur de Portenduère.
Quand, en voyant passer aux Champs-Élysées une de ces charmantes petites voitures basses appelées escargots, doublée de soie gris de lin ornée d’agréments bleus, vous y admirerez une jolie femme blonde, la figure enveloppée comme d’un feuillage par des milliers de boucles, montrant des yeux semblables à des pervenches lumineuses et pleins d’amour, légèrement appuyée sur un beau jeune homme ; si vous étiez mordu par un désir envieux, pensez que ce beau couple, aimé de Dieu, a d’avance payé sa quote-part aux malheurs de la vie. Ces deux amants mariés seront vraisemblablement le vicomte de Portenduère et sa femme. Il n’y a pas deux ménages semblables dans Paris.
— C’est le plus joli bonheur que j’aie jamais vu, disait d’eux dernièrement madame la comtesse de l’Estorade.
Bénissez donc ces heureux enfants au lieu de les jalouser, et cherchez une Ursule Mirouët, une jeune fille élevée par trois vieillards et par la meilleure des mères, par l’Adversité.
Goupil, qui rend service à tout le monde et que l’on regarde à juste titre comme l’homme le plus spirituel de Nemours, a l’estime de sa petite ville ; mais il est puni dans ses enfants, qui sont horribles, rachitiques, hydrocéphales. Dionis, son prédécesseur, fleurit à la Chambre des Députés dont il est un des plus beaux ornements, à la grande satisfaction du roi des Français qui voit madame Dionis à tous ses bals. Madame Dionis raconte à toute la ville de Nemours les particularités de ses réceptions aux Tuileries et les grandeurs de la cour du roi des Français ; elle trône à Nemours, au moyen du trône qui certes devient alors populaire.
Bongrand est président au tribunal de Melun ; son fils est en voie de devenir un très-honnête procureur-général.
Madame Crémière dit toujours les plus jolies choses du monde. Elle ajoute un g à tambourg, soi-disant parce que sa plume crache. La veille du mariage de sa fille, elle lui a dit en terminant ses instructions « qu’une femme devait être la chenille ouvrière de sa maison, et y porter en toute chose des yeux de sphinx. » {p. 205} Goupil fait d’ailleurs un recueil des coqs-à-l’âne de sa cousine, un Crémiérana.
— Nous avons eu la douleur de perdre le bon abbé Chaperon, a dit cet hiver madame la vicomtesse de Portenduère qui l’avait soigné pendant sa maladie. Tout le canton était à son convoi. Nemours a du bonheur, car le successeur de ce saint homme est le vénérable curé de Saint-Lange.
Paris, juin-juillet 1841.