— Achevez donc au moins votre café, ne vous tournez pas le sang ! Regardez comme vous êtes rouge.
— Je suis rouge, Josette ! dit-elle en allant se regarder dans une glace dont le tain tombait et qui lui offrit l’image de ses traits doublement renversés. Mon Dieu ! pensa mademoiselle Cormon, si j’allais être laide ! — Allons, Josette, allons, ma fille, habille-moi. Je veux être prête avant que Jacquelin n’ait attelé Pénélope. Si tu {p. 76} ne peux remettre mes paquets dans la voiture, je les laisserai ici, plutôt que de perdre une minute.
Si vous avez bien compris l’excès de monomanie à laquelle le désir de se marier avait fait arriver mademoiselle Cormon, vous partagerez son émotion. Le digne oncle annonçait à sa nièce que monsieur de Troisville, ancien militaire au service de Russie, petit-fils d’un de ses meilleurs amis, souhaitait se retirer à Alençon, et lui demandait l’hospitalité, en se recommandant de l’amitié que l’abbé portait à son grand-père, le vicomte de Troisville, chef d’escadre sous Louis XV. L’ancien Vicaire-Général épouvanté priait instamment sa nièce de revenir pour l’aider à recevoir leur hôte et à lui faire les honneurs de la maison, car la lettre avait éprouvé quelque retard, monsieur de Troisville pouvait lui tomber sur les bras dans la soirée. À la lecture de cette lettre pouvait-il être question des soins que demandait le Prébaudet ? En ce moment, le garde et le fermier, témoins de l’effarouchement de leur maîtresse, se tenaient cois en attendant ses ordres. Quand ils l’arrêtèrent au passage afin d’obtenir leurs instructions, pour la première fois de sa vie mademoiselle Cormon, la despotique vieille fille qui voyait tout par elle-même au Prébaudet, leur dit un comme vous voudrez ! qui les frappa de stupéfaction ; car leur maîtresse poussait le soin administratif jusqu’à compter ses fruits et les enregistrait par sortes, afin de diriger la consommation suivant le nombre de chaque espèce de fruit.
— Je crois rêver, dit Josette en voyant sa maîtresse volant par les escaliers comme un éléphant auquel Dieu aurait donné des ailes.
Bientôt, malgré une pluie battante, mademoiselle sortit du Prébaudet, laissant à ses gens la bride sur le cou. Jacquelin n’osa prendre sur lui de presser le petit trot habituel de la paisible Pénélope, qui, semblable à la belle reine dont elle portait le nom, avait l’air de faire autant de pas en arrière qu’elle en faisait en avant. Voyant cette allure, mademoiselle ordonna d’une voix aigre à Jacquelin d’avoir à faire galoper, à coups de fouet s’il le fallait, la pauvre jument étonnée ; tant elle avait peur de ne pas avoir le temps d’arranger convenablement la maison pour recevoir monsieur de Troisville. Elle calculait que le petit-fils d’un ami de son oncle pouvait n’avoir que quarante ans ; un militaire devait être immanquablement garçon, elle se promettait donc, son oncle aidant, de {p. 77} ne pas laisser sortir du logis monsieur de Troisville dans l’état où il y entrerait. Quoique Pénélope galopât, mademoiselle Cormon, occupée de ses toilettes et rêvant une première nuit de noces, dit plusieurs fois à Jacquelin qu’il n’avançait pas. Elle se remuait dans la carriole sans répondre aux demandes de Josette, et se parlait à elle-même comme une personne qui roule de grands desseins. Enfin, la carriole atteignit la grande rue d’Alençon qui s’appelle la rue Saint-Blaise en y entrant du côté de Mortagne ; mais vers l’hôtel du More elle prend le nom de la rue de la porte de Séez, et devient la rue du Bercail en débouchant sur la route de Bretagne. Si le départ de mademoiselle Cormon faisait grand bruit dans Alençon, chacun peut imaginer le tapage que dut y faire son retour le lendemain de son installation au Prébaudet, et par une pluie battante qui lui fouettait le visage sans qu’elle parût en prendre souci. Chacun remarqua le galop fou de Pénélope, l’air narquois de Jacquelin, l’heure matinale, les paquets cen dessus dessous, enfin la conversation animée de Josette et de mademoiselle Cormon, leur impatience surtout. Les biens de la maison de Troisville se trouvaient situés entre Alençon et Mortagne, Josette connaissait les branches diverses de la famille de Troisville. Un mot dit par Mademoiselle en atteignant le pavé d’Alençon avait mis Josette au fait de l’aventure ; la discussion s’était établie entre elles, et toutes deux avaient arrêté que le de Troisville attendu devait être un gentilhomme entre quarante et quarante-deux ans, garçon, ni riche ni pauvre. Mademoiselle se voyait vicomtesse de Troisville.
— Et mon oncle qui ne me dit rien, qui ne sait rien, qui ne s’informe de rien ? Oh ! comme c’est mon oncle ! il oublierait son nez s’il ne tenait pas à son visage !
N’avez-vous pas remarqué que, dans ces sortes de circonstances, les vieilles filles deviennent comme Richard III, spirituelles, féroces, hardies, prometteuses, et, comme des clercs grisés, ne respectent plus rien ? Aussitôt la ville d’Alençon, instruite en un moment, du haut de la rue Saint-Blaise jusqu’à la porte de Séez, de ce retour précipité accompagné de circonstances graves, fut perturbée dans tous ses viscères publics et domestiques. Les cuisinières, les marchands, les passants se dirent cette nouvelle de porte à porte ; puis elle monta dans la région supérieure. Bientôt ces mots : — Mademoiselle Cormon est revenue ! éclatèrent comme une bombe dans tous les ménages. En ce moment, Jacquelin quittait le banc {p. 78} de bois poli par un procédé qu’ignorent les ébénistes et où il était assis sur le devant de la carriole ; il ouvrait lui-même la grande porte verte, ronde par le haut, fermée en signe de deuil, car pendant l’absence de mademoiselle Cormon l’assemblée n’avait pas lieu. Les fidèles festoyaient alors tour à tour l’abbé de Sponde. Monsieur de Valois payait sa dette en l’invitant à dîner chez le marquis d’Esgrignon. Jacquelin appela familièrement Pénélope qu’il avait laissée au milieu de la rue ; la bête habituée à ce manége tourna d’elle-même, enfila la porte, détourna dans la cour de manière à ne pas endommager le massif de fleurs. Jacquelin la reprit par la bride et mena la voiture devant le perron.
— Mariette ! cria mademoiselle Cormon.
Mais Mariette était occupée à fermer la grande porte.
— Mademoiselle ?
— Ce monsieur n’est pas venu ?
— Non, mademoiselle.
— Et mon oncle ?
— Mademoiselle, il est à l’église.
Jacquelin et Josette étaient en ce moment sur la première marche du perron et tendaient leurs mains pour manœuvrer leur maîtresse sortie de la carriole et qui se hissait sur le brancard en s’accrochant aux rideaux. Mademoiselle se jeta dans leurs bras, car depuis deux ans elle ne voulait plus se risquer à se servir du marchepied en fer et à double maille fixé dans le brancard par un horrible mécanisme à gros boulons. Quand mademoiselle Cormon fut sur le haut du perron, elle regarda sa cour d’un air de satisfaction.
— Allons, allons, Mariette, laissez la grande porte et venez ici.
— Le torchon brûle, dit Jacquelin à Mariette quand la cuisinière passa près de la carriole.
— Voyons, mon enfant, quelles provisions as-tu ? dit mademoiselle Cormon en s’asseyant sur la banquette de la longue antichambre comme une personne excédée de fatigue.
— Mais je n’ai rin, dit Mariette en se mettant les poings sur les hanches. Mademoiselle sait bien que, pendant son absence, monsieur l’abbé dîne toujours en ville ; hier je suis allée le quérir chez mademoiselle Armande.
— Où est-il donc ?
{p. 79} — Monsieur l’abbé, il est à l’église, il ne rentrera qu’à trois heures.
— Il ne pense à rien, mon oncle. N’aurait-il pas dû te dire d’aller au marché ! Mariette, vas-y ; sans jeter l’argent, n’épargne rien, prends-y tout ce qu’il y aura de bien, de bon, de délicat. Va t’informer aux diligences comment l’on se procure des pâtés. Je veux des écrevisses des rus18 de la Brillante. Quelle heure est-il ?
— Neuf heures quart moins.
— Mon Dieu, Mariette, ne perds pas le temps à babiller, la personne attendue par mon oncle peut arriver d’un instant à l’autre ; s’il fallait lui donner à déjeuner, nous serions de jolis cœurs.
Mariette se retourna vers Pénélope en sueur, et regarda Jacquelin d’un air qui voulait dire : Mademoiselle va mettre la main sur un mari, de cette fois.
— À nous deux, Josette, reprit la vieille fille, car il faut voir à coucher monsieur de Troisville.
Avec quel bonheur cette phrase fut prononcée ! voir à coucher monsieur de Troisville (prononcez Tréville), combien d’idées dans ce mot ! La vieille fille était inondée d’espérance.
— Voulez-vous le coucher dans la chambre verte ?
— Celle de monseigneur l’Évêque, non, elle est trop près de la mienne, dit mademoiselle Cormon. Bon pour monseigneur, qui est un saint homme.
— Donnez-lui l’appartement de votre oncle.
— Il est si nu, que ce serait indécent.
— Dame, mademoiselle ! faites arranger en deux temps un lit dans votre boudoir, il y a une cheminée. Moreau trouvera bien dans ses magasins un lit à peu près pareil à l’étoffe de la tenture.
— Tu as raison, Josette. Eh ! bien, cours chez Moreau ; consulte avec lui sur tout ce qu’il faut faire, je t’y autorise. Si le lit (le lit de monsieur de Troisville !) peut être monté ce soir sans que monsieur de Troisville s’en aperçoive, au cas où monsieur de Troisville nous viendrait pendant que Moreau serait là, je le veux bien. Si Moreau ne s’y engage pas je mettrai monsieur de Troisville dans la chambre verte, quoique monsieur de Troisville sera là bien près de moi.
Josette s’en allait, sa maîtresse la rappela.
— Explique tout à Jacquelin, s’écria-t-elle d’une voix formidable et pleine d’épouvante, qu’il aille lui-même chez Moreau ! Ma {p. 80} toilette donc ! Si j’étais surprise ainsi par monsieur de Troisville, sans mon oncle pour le recevoir ! Oh ! mon oncle, mon oncle ! Viens, Josette, tu vas m’habiller.
— Mais Pénélope ! dit imprudemment Josette.
Les yeux de mademoiselle Cormon étincelèrent pour la seule fois de sa vie : — Toujours Pénélope ! Pénélope par ci, Pénélope par là ! Est-ce donc Pénélope qui est la maîtresse ?
— Mais elle est en nage et n’a pas mangé l’avoine !
— Et qu’elle crève ! s’écria mademoiselle Cormon ; mais que je me marie, pensa-t-elle.
En entendant ce mot qui lui parut un homicide, Josette resta pendant un moment interdite ; puis elle dégringola le perron à un geste que lui fit sa maîtresse.
— Mademoiselle a le diable au corps, Jacquelin ! fut la première parole de Josette.
Ainsi tout fut d’accord dans cette journée pour produire le grand coup de théâtre qui décida de la vie de mademoiselle Cormon. La ville était déjà cen dessus-dessous par suite des cinq circonstances aggravantes qui accompagnaient le retour subit de mademoiselle Cormon, à savoir : la pluie battante, le galop de Pénélope essoufflée, en sueur et les flancs rentrés ; l’heure matinale, les paquets en désordre, et l’air singulier de la vieille fille effarée. Mais quand Mariette fit son invasion au marché pour y tout enlever, quand Jacquelin vint chez le principal tapissier d’Alençon, rue de la Porte de Séez, à deux pas de l’église, pour y chercher un lit, il y eut matière aux conjectures les plus graves. On discuta cette étrange aventure au Cours, sur la Promenade ; elle occupa tout le monde, et même mademoiselle Armande chez qui se trouvait le chevalier de Valois. À deux jours de distance, la ville d’Alençon était remuée par des événements si capitaux, que quelques bonnes femmes disaient : — Mais c’est la fin du monde ! Cette dernière nouvelle se résuma dans toutes les maisons par cette phrase : — Qu’arrive-t-il donc chez les Cormon ? L’abbé de Sponde, questionné fort adroitement quand il sortit de Saint-Léonard pour aller se promener au Cours avec l’abbé Couturier, répondit bonifacement qu’il attendait le vicomte de Troisville, gentilhomme au service de Russie pendant l’émigration, et qui revenait habiter Alençon. De deux à cinq heures, une espèce de télégraphe labial joua dans la ville et apprit à tous les habitants que mademoiselle Cormon avait enfin trouvé un {p. 81} mari par correspondance, et qu’elle allait épouser le vicomte de Troisville. Ici l’on disait : Moreau fait déjà le lit. Là, le lit avait six pieds. Le lit était de quatre pieds, rue du Bercail, chez madame Granson. C’était un simple lit de repos chez du Ronceret où dînait du Bousquier. La petite bourgeoisie prétendait qu’il coûtait onze cents francs. Généralement on disait que c’était vendre la peau de l’ours. Plus loin, les carpes avaient renchéri ! Mariette s’était jetée sur le marché pour y faire une rafle générale. En haut de la rue Saint-Blaise, Pénélope avait dû crever. Ce décès se révoquait en doute chez le Receveur-Général. Néanmoins, il était authentique à la Préfecture que la bête avait expiré en tournant la porte de l’hôtel Cormon, tant la vieille fille était accourue avec vélocité sur sa proie. Le sellier qui demeurait au coin de la rue de Séez fut assez osé pour venir demander s’il était arrivé quelque chose à la voiture de mademoiselle Cormon, afin de savoir si Pénélope était morte. Du haut de la rue Saint-Blaise jusqu’au bout de la rue du Bercail, on apprit que, grâce aux soins de Jacquelin, Pénélope, cette silencieuse victime de l’intempérance de sa maîtresse, vivait encore, mais elle paraissait souffrante. Sur toute la route de Bretagne, le vicomte de Troisville était un cadet sans le sou, car les biens du Perche appartenaient au marquis de Troisville, pair de France qui avait deux enfants. Ce mariage était une bonne fortune pour le pauvre émigré, le vicomte était l’affaire de mademoiselle Cormon ; l’aristocratie de la route de Bretagne approuvait le mariage, la vieille fille ne pouvait faire un meilleur emploi de sa fortune. Mais, dans la bourgeoisie, le vicomte de Troisville était un général russe qui avait combattu contre la France, qui revenait avec une grande fortune gagnée à la cour de Saint-Pétersbourg ; c’était un étranger, un des alliés pris en haine par les Libéraux. L’abbé de Sponde avait sournoisement moyenné ce mariage. Toutes les personnes qui avaient le droit d’entrer chez mademoiselle Cormon comme chez eux se promirent d’aller la voir le soir. Pendant cette agitation transurbaine, qui fit presque oublier Suzanne, mademoiselle Cormon n’était pas moins agitée ; elle éprouvait des sentiments tout nouveaux. En regardant son salon, son boudoir, le cabinet, la salle à manger, elle fut saisie d’une appréhension cruelle. Une espèce de démon lui montra ce vieux luxe en ricanant ; les belles choses qu’elle admirait depuis son enfance furent soupçonnées, accusées de vieillesse. Enfin elle eut cette crainte qui s’empare de presque {p. 82} tous les auteurs, au moment où ils lisent une œuvre qu’ils croient parfaite à quelque critique exigeant ou blasé : les situations neuves paraissent usées ; les phrases les mieux tournées, les plus léchées, se montrent louches ou boiteuses ; les images grimacent ou se contrarient, le faux saute aux yeux. De même la pauvre fille tremblait de voir sur les lèvres de monsieur de Troisville un sourire de mépris pour ce salon d’évêque ; elle redouta de lui voir jeter un regard froid sur cette antique salle à manger ; enfin elle craignit que le cadre ne vieillît le tableau. Si ces antiquités allaient jeter sur elle un reflet de vieillesse ? Cette question qu’elle se fit lui donna la chair de poule. En ce moment, elle aurait livré le quart de ses économies pour pouvoir restaurer sa maison en un instant par un coup de baguette de fée. Quel est le fat de général qui n’a pas frissonné la veille d’une bataille ? La pauvre fille se trouvait entre un Austerlitz et un Waterloo.
— Madame la vicomtesse de Troisville, se disait-elle, le beau nom ! Nos biens iraient au moins dans une bonne maison.
Elle était en proie à une irritation qui faisait tressaillir ses plus déliés rameaux nerveux et leurs papilles depuis si long-temps noyées dans l’embonpoint. Tout son sang, fouetté par l’espérance, était en mouvement. Elle se sentait la force de converser, s’il le fallait, avec monsieur de Troisville. Il est inutile de parler de l’activité avec laquelle fonctionnèrent Josette, Jacquelin, Mariette, Moreau et ses garçons. Ce fut un empressement de fourmis occupées à leurs œufs. Tout ce qu’un soin journalier rendait si propre fut repassé, brossé, lavé, frotté. Les porcelaines des grands jours virent la lumière. Les services damassés numérotés A, B, C, D furent tirés des profondeurs où ils gisaient sous une triple garde d’enveloppes défendues par de formidables lignes d’épingles. Les plus précieux rayons de la bibliothèque furent interrogés. Enfin mademoiselle sacrifia trois bouteilles des fameuses liqueurs de madame Amphoux, la plus illustre des distillatrices d’outre-mer, nom cher aux amateurs. Grâce au dévouement de ses lieutenants, mademoiselle put se présenter au combat. Les différentes armes, les meubles, l’artillerie de cuisine, les batteries de l’office, les vivres, les munitions, les corps de réserve furent prêts sur toute la ligne. Jacquelin, Mariette et Josette reçurent l’ordre de se mettre en grande tenue. Le jardin fut ratissé. La vieille fille regretta de ne pouvoir s’entendre avec les rossignols logés dans les {p. 83} arbres pour obtenir d’eux leurs plus belles roulades. Enfin, sur les quatre heures, au moment même où l’abbé de Sponde rentrait, où mademoiselle croyait avoir vainement mis le couvert le plus coquet, apprêté le plus délicat des dîners, le clic-clac d’un postillon se fit entendre dans le Val-Noble.
— C’est lui ! se dit-elle en recevant les coups de fouet dans le cœur.
En effet, annoncé par tant de cancans, un certain cabriolet de poste où se trouvait un monsieur seul avait fait une si grande sensation en descendant la rue Saint-Blaise et tournant la rue du Cours, que quelques petits gamins et de grandes personnes l’avaient suivi, et restaient groupés autour de la porte de l’hôtel Cormon pour le voir entrer. Jacquelin, qui flairait aussi son propre mariage, avait entendu le clic-clac dans la rue Saint-Blaise, il avait ouvert la grand’porte à deux battants. Le postillon, qui était de sa connaissance, mit sa gloire à bien tourner, et arrêta net au perron. Quant au postillon, vous comprenez qu’il s’en alla bien et dûment grisé par Jacquelin. L’abbé vint au-devant de son hôte dont la voiture fut dépouillée avec la prestesse qu’auraient pu y mettre des voleurs pressés. Elle fut remisée, la grand’porte fut fermée, et il n’y eut plus de traces de l’arrivée de monsieur de Troisville en quelques minutes. Jamais deux substances chimiques ne se marièrent avec plus de promptitude que la maison Cormon n’en mit à absorber le vicomte de Troisville. Mademoiselle, de qui le cœur battait comme à un lézard pris par un pâtre, resta héroïquement dans sa bergère, au coin du feu. Josette ouvrit la porte, et le vicomte de Troisville suivi de l’abbé de Sponde se produisit aux regards de la vieille fille.
— Ma nièce, voici monsieur le vicomte de Troisville, le petit-fils d’un de mes camarades de collége. — Monsieur de Troisville, voici ma nièce, mademoiselle Cormon.
— Ah ! le bon oncle, comme il pose bien la question ! pensa Rose-Marie-Victoire.
Le vicomte de Troisville était, pour le peindre en deux mots, du Bousquier gentilhomme. Il y avait entre eux toute la différence qui sépare le genre vulgaire et le genre noble. S’ils avaient été là tous deux, il eût été impossible au libéral le plus enragé de nier l’aristocratie. La force du vicomte avait toute la distinction de l’élégance ; ses formes conservaient une dignité magnifique ; il avait des yeux bleus et des cheveux noirs, un teint olivâtre, et il ne devait pas {p. 84} avoir plus de quarante-six ans. Vous eussiez dit un bel Espagnol conservé dans les glaces de la Russie. Les manières, la démarche, la pose, tout annonçait un diplomate qui avait vu l’Europe. La mise était celle d’un homme comme il faut en voyage. Monsieur de Troisville paraissait fatigué, l’abbé lui offrit de passer dans la chambre qui lui était destinée, et fut ébahi quand sa nièce ouvrit le boudoir transformé en chambre à coucher. Mademoiselle Cormon et son oncle laissèrent alors le noble étranger vaquer à ses affaires avec l’aide de Jacquelin, qui lui apporta tous les paquets dont il avait besoin. L’abbé de Sponde et sa nièce allèrent se promener le long de la Brillante, en attendant que monsieur de Troisville eût fini sa toilette. Quoique l’abbé de Sponde fût, par un singulier hasard, plus distrait qu’à l’ordinaire, mademoiselle Cormon ne fut pas moins préoccupée que lui. Tous deux ils marchèrent en silence. La vieille fille n’avait jamais rencontré d’homme aussi séduisant que l’était l’olympien vicomte. Elle ne pouvait se dire à l’allemande : — Voilà mon idéal ! mais elle se sentait prise de la tête aux pieds, et se disait : — Voilà mon affaire ! Tout à coup elle vola chez Mariette pour savoir si le dîner pouvait subir un retard sans rien perdre de sa bonté.
— Mon oncle, ce monsieur de Troisville est bien aimable, dit-elle en revenant.
— Mais, ma fille, il n’a encore rien dit, fit en riant l’abbé.
— Mais cela se voit dans la tournure, sur la physionomie. Est-il garçon ?
— Je n’en sais rien, répondit l’abbé qui pensait à une discussion sur la grâce émue entre l’abbé Couturier et lui. Monsieur de Troisville m’a écrit qu’il désirait acquérir une maison ici. — S’il était marié il ne serait pas venu seul, reprit-il d’un air insouciant ; car il n’admettait pas que sa nièce pût penser à se marier.
— Est-il riche ?
— Il est le cadet d’une branche cadette, répondit l’oncle. Son grand-père a commandé des escadres ; mais le père de ce jeune homme a fait un mauvais mariage.
— Ce jeune homme ! répéta la vieille fille. Mais il me semble, mon oncle, qu’il a bien quarante-cinq ans, dit-elle ; car elle éprouvait un excessif désir de mettre leurs âges en rapport.
— Oui, dit l’abbé. Mais à un pauvre prêtre de soixante-dix ans, Rose, un quadragénaire paraît jeune.
{p. 85} En ce moment, tout Alençon savait que monsieur le vicomte de Troisville était arrivé chez mademoiselle Cormon. L’étranger rejoignit bientôt ses hôtes, et se prit à admirer la vue de la Brillante, le jardin et la maison.
— Monsieur l’abbé, dit-il, toute mon ambition serait de trouver une habitation semblable à celle-ci. La vieille fille voulut voir une déclaration dans cette phrase, et baissa les yeux. — Vous devez bien vous y plaire, mademoiselle ? reprit le vicomte.
— Comment ne m’y plairais-je pas ! elle est dans notre famille depuis l’an 1574, époque à laquelle un de nos ancêtres, intendant du duc d’Alençon, acquit ce terrain et la fit bâtir, dit mademoiselle Cormon. Elle est sur pilotis.
Jacquelin ayant annoncé le dîner, monsieur de Troisville offrit son bras à l’heureuse fille qui tâcha de ne pas trop s’y appuyer, elle craignait encore tant d’avoir l’air de faire des avances !
— Tout est très-harmonieux ici, dit le vicomte en s’asseyant à table.
— Nos arbres sont pleins d’oiseaux qui nous font de la musique à bon marché ; personne ne les tracasse et toutes les nuits le rossignol chante, dit mademoiselle Cormon.
— Je parle de l’intérieur de la maison, fit observer le vicomte qui ne se donna pas la peine d’étudier mademoiselle Cormon et ne reconnut point sa nullité d’esprit. — Oui, tout y est en rapport, les tons de couleur, les meubles, la physionomie.
— Cependant, elle nous coûte beaucoup, les impositions sont énormes, répondit l’excellente fille frappée du mot rapport.
— Ah ! les impositions sont chères ici ? demanda le vicomte qui préoccupé de ses idées ne remarqua point le coq-à-l’âne.
— Je ne sais pas, dit l’abbé. Ma nièce est chargée de l’administration de nos deux fortunes.
— Les impositions sont des misères pour des personnes riches, reprit mademoiselle Cormon qui ne voulut point paraître avare. Quant aux meubles, je les laisserai comme ils sont et n’y ferai rien changer : à moins que je ne me marie ; car alors il faudra que tout ici soit au goût du maître.
— Vous êtes dans les grands principes, mademoiselle, dit en souriant le vicomte, vous ferez un heureux…
— Jamais personne ne m’a dit un si joli mot, pensa la vieille fille.
{p. 86} Le vicomte complimenta mademoiselle Cormon sur le service, sur la tenue de la maison, en avouant qu’il croyait la province arriérée, et qu’il la trouvait très-comfortable.
— Qu’est-ce que c’est que ce mot-là, bon Dieu ? pensa-t-elle. Où est le chevalier de Valois pour y répondre ? Comfortable ? Y a-t-il plusieurs mots là-dedans ? Allons, du courage, se dit-elle, c’est peut-être un mot russe, je ne suis pas obligée d’y répondre. — Mais, reprit-elle à haute voix en se sentant la langue déliée par l’éloquence que trouvent presque toutes les créatures humaines dans les circonstances capitales, monsieur, nous avons ici la plus brillante société. La ville se réunit précisément chez moi. Vous pourrez en juger tout à l’heure, car quelques-uns de nos fidèles auront sans doute appris mon retour, et viendront me voir. Nous avons le chevalier de Valois, un seigneur de l’ancienne cour, homme d’infiniment d’esprit, de goût ; puis monsieur le marquis d’Esgrignon et mademoiselle Armande sa sœur (elle se mordit la langue et se ravisa) : une fille remarquable dans son genre, ajouta-t-elle. Elle a voulu rester fille pour laisser toute sa fortune à son frère et à son neveu.
— Ah ! fit le vicomte, oui, les d’Esgrignon, je me les rappelle.
— Alençon est très-gai, reprit la vieille fille une fois lancée. On s’y amuse beaucoup, le Receveur-Général donne des bals, le préfet est un homme aimable, monseigneur l’Évêque nous honore quelquefois de sa visite…
— Allons, reprit en souriant le vicomte, j’ai donc bien fait de vouloir revenir, comme le lièvre, mourir au gîte.
— Moi aussi, dit la vieille fille, je suis comme le lièvre, je meurs où je m’attache.
Le vicomte prit le proverbe ainsi rendu pour une plaisanterie, et sourit.
— Ah ! se dit la vieille fille, tout va bien, il me comprend, celui-là !
La conversation se soutint sur des généralités. Par une de ces mystérieuses puissances inconnues, indéfinissables, mademoiselle Cormon retrouvait dans sa cervelle, sous la pression de son désir d’être aimable, toutes les tournures de phrases du chevalier de Valois. C’était comme dans un duel où le diable semble ajuster lui-même le canon du pistolet. Jamais adversaire ne fut mieux couché en joue. Le vicomte était beaucoup trop {p. 87} homme de bonne compagnie pour parler de l’excellence du dîner ; mais son silence était un éloge. En buvant les vins délicieux que lui servait profusément Jacquelin, il paraissait reconnaître des amis et les retrouver avec un vif plaisir, car le véritable amateur n’applaudit pas, il jouit. Il s’informa curieusement du prix des terrains, des maisons, des emplacements ; il se fit longuement décrire par mademoiselle Cormon l’endroit du confluent de la Brillante et de la Sarthe. Il s’étonna de ce que la ville se fût placée si loin de la rivière, la topographie du pays l’occupait beaucoup. Le silencieux abbé laissa tenir à sa nièce le dé de la conversation. Véritablement, mademoiselle crut occuper monsieur de Troisville qui lui souriait avec grâce, et qui s’engagea pendant ce dîner beaucoup plus que ses plus empressés épouseurs ne s’étaient engagés en quinze jours. Aussi, comptez que jamais convive ne fut mieux ouaté de petits soins, enveloppé de plus d’attentions. Vous eussiez dit un amant chéri, de retour dans le ménage dont il fait le bonheur. Mademoiselle prévoyait le moment où il fallait du pain au vicomte, elle le couvait de ses regards ; quand il tournait la tête, elle lui mettait adroitement un supplément du mets qu’il paraissait aimer ; elle l’aurait fait crever s’il eût été gourmand ; mais quel délicieux échantillon n’était-ce pas de ce qu’elle comptait faire en amour ? Elle ne commit pas la sottise de se déprécier, elle mit bravement toutes voiles dehors, arbora tous ses pavillons, se posa comme la reine d’Alençon et vanta ses confitures. Enfin elle pêcha des compliments, en parlant d’elle-même, comme si tous ses trompettes étaient morts. Elle s’aperçut qu’elle plaisait au vicomte, car son désir l’avait si bien transformée, qu’elle était devenue presque femme. Au dessert, elle n’entendit pas sans un ravissement intérieur des allées et des venues dans l’antichambre et des bruits au salon qui annonçaient que sa compagnie habituelle venait. Elle fit remarquer cet empressement à son oncle et à monsieur de Troisville comme une preuve de l’affection qu’on lui portait, tandis que c’était l’effet de la lancinante curiosité qui avait saisi toute la ville. Impatiente de se montrer dans sa gloire, mademoiselle Cormon dit à Jacquelin que l’on prendrait le café et les liqueurs dans le salon où le domestique alla, devant l’élite de la société, étaler les magnificences d’un cabaret de Saxe qui ne sortait de son armoire que deux fois par an. Ces circonstances furent toutes observées par la compagnie en train de gloser à petit bruit.
{p. 88} — Peste ! fit du Bousquier, rien que les liqueurs de madame Amphoux qui ne servent qu’aux quatre fêtes carillonnées !
— C’est décidément un mariage arrangé depuis un an par correspondance, dit monsieur le Président du Ronceret. Le directeur des postes reçoit ici, depuis un an, des lettres timbrées d’Odessa.
Madame Granson frissonna. Monsieur le chevalier de Valois, quoiqu’il eût dîné comme quatre, pâle jusque dans la section senestre de sa figure, sentit qu’il allait livrer son secret et dit : — Ne trouvez-vous pas qu’il fait froid aujourd’hui, je suis gelé ?
— C’est le voisinage de la Russie, fit du Bousquier.
Le chevalier le regarda d’un air qui voulait dire : — Bien joué.
Mademoiselle Cormon apparut si radieuse, si triomphante, qu’on la trouva belle. Cet éclat extraordinaire n’était pas dû seulement au sentiment ; toute la masse de son sang tempêtait en elle-même depuis le matin, et ses nerfs étaient agités par le pressentiment d’une grande crise : il fallait toutes ces circonstances pour lui avoir permis de se ressembler si peu à elle-même. Avec quel bonheur ne fit-elle pas les solennelles présentations du vicomte au chevalier, du chevalier au vicomte, de tout Alençon à monsieur de Troisville, de monsieur de Troisville à ceux d’Alençon ! Par un hasard assez explicable, le vicomte et le chevalier, ces deux natures aristocratiques, se mirent à l’instant même à l’unisson ; elles se reconnurent ; et tous deux ils se regardèrent comme deux hommes de la même sphère. Ils se mirent à causer, debout devant la cheminée. Un cercle se forma devant eux et leur conversation, quoique faite sotto voce, fut écoutée dans un religieux silence. Pour bien saisir l’effet de cette scène, il faut se figurer mademoiselle Cormon occupée à cuisiner le café de son prétendu prétendu, le dos tourné à la cheminée.
M. DE VALOIS
Monsieur le vicomte vient, dit-on, s’établir ici ?
M. DE TROISVILLE
Oui, monsieur, je viens y chercher une maison… (mademoiselle Cormon se retourne, la tasse à la main). Et il me la faut grande, pour loger… (mademoiselle Cormon tend la tasse) ma famille. (Les yeux de la vieille fille se troublent.)
M. DE VALOIS
Vous êtes marié ?
M. DE TROISVILLE
Depuis seize ans, avec la fille de la princesse Sherbelloff.
{p. 89} Mademoiselle Cormon tomba foudroyée : du Bousquier, qui la vit chanceler, s’élança, la reçut dans ses bras, et l’on ouvrit la porte afin qu’il pût passer sans obstacles avec cet énorme fardeau. Le fougueux républicain, conseillé par Josette, trouva des forces pour emporter la vieille fille dans sa chambre où il la déposa sur le lit. Josette, armée de ciseaux, coupa le corset serré outre mesure. Du Bousquier jeta brutalement des gouttes d’eau sur le visage de mademoiselle Cormon et sur le corsage qui s’étala comme une inondation de la Loire. La malade ouvrit les yeux, vit du Bousquier, et la pudeur lui fit jeter un cri en reconnaissant cet homme. Du Bousquier se retira, laissant entrer six femmes à la tête desquelles était madame Granson rayonnante de joie. Qu’avait fait le chevalier de Valois ? Fidèle à son système, il avait couvert la retraite.
— Cette pauvre mademoiselle Cormon, dit-il à monsieur de Troisville en regardant l’assemblée dont le rire fut réprimé par ses coups d’œil aristocratiques, le sang la tourmente horriblement, elle n’a pas voulu se faire saigner avant d’aller au Prébaudet (sa terre), et voilà l’effet des mouvements du sang au printemps.
— Elle est venue par la pluie ce matin, dit l’abbé de Sponde, elle a pu prendre un peu de froid qui aura causé cette petite révolution à laquelle elle est sujette. Mais ce ne sera rien.
— Elle me disait avant hier qu’elle ne l’avait pas eue depuis trois mois, en ajoutant que ça lui jouerait un mauvais tour, reprit le chevalier.
— Ah ! tu es marié ? dit Jacquelin en regardant monsieur de Troisville qui buvait son café à petits coups.
Le fidèle domestique épousa le désappointement de sa maîtresse, il la devina, il remporta les liqueurs de madame Amphoux offertes au célibataire et non au mari d’une Russe. Tous ces petits détails furent remarqués et prêtèrent à rire. L’abbé de Sponde savait le motif du voyage de monsieur de Troisville ; mais, par un effet de sa distraction, il n’en avait rien dit, ne sachant pas que sa nièce pût porter à monsieur de Troisville le moindre intérêt. Quant au vicomte, préoccupé par l’objet de son voyage et, comme beaucoup de maris, peu pressé de parler de sa femme, il n’avait pas eu l’occasion de se dire marié ; d’ailleurs il croyait mademoiselle Cormon instruite. Du Bousquier reparut et fut questionné à outrance. L’une des six dames descendit en annonçant que mademoiselle {p. 90} Cormon allait beaucoup mieux, et que son médecin était venu ; mais elle devait rester au lit, il paraissait urgent de la saigner. Le salon fut bientôt plein. L’absence de mademoiselle Cormon permit aux dames de s’entretenir de la scène tragi-comique étendue, commentée, embellie, historiée, brodée, festonnée, coloriée, enjolivée qui venait d’avoir lieu et qui devait le lendemain occuper tout Alençon de mademoiselle Cormon.
— Ce bon monsieur du Bousquier, comme il vous portait ! Quelle poigne ! dit Josette à sa maîtresse. Vraiment, il était pâle de votre mal, il vous aime toujours.
Cette phrase servit de clôture à cette solennelle et terrible journée.
Le lendemain, pendant toute la matinée, les moindres circonstances de cette comédie couraient dans toutes les maisons d’Alençon, et, disons-le à la honte de cette ville, elles y causaient un rire universel. Le lendemain, mademoiselle Cormon, à qui la saignée avait fait beaucoup de bien, eût paru sublime aux plus intrépides rieurs s’ils avaient été témoins de la dignité noble, de la magnifique résignation chrétienne qui l’anima quand elle donna le bras à son mystificateur involontaire pour aller déjeuner. Cruels farceurs qui la plaisantiez, pourquoi ne la vîtes-vous pas disant au vicomte : — Madame de Troisville trouvera difficilement ici un appartement qui lui convienne ; faites-moi la grâce, monsieur, d’accepter ma maison pendant tout le temps que vous serez à vous en arranger une en ville.
— Mais, mademoiselle, j’ai deux filles et deux garçons, nous vous gênerions beaucoup.
— Ne me refusez pas, dit-elle avec un regard plein d’attrition.
— Je vous l’offrais dans la réponse que je vous ai faite à tout hasard, dit l’abbé, mais vous ne l’avez pas reçue.
— Quoi, mon oncle, vous saviez…
La pauvre fille s’arrêta. Josette fit un soupir. Ni le vicomte de Troisville ni l’oncle ne s’aperçurent de rien. Après le déjeuner, l’abbé de Sponde emmena le vicomte, comme ils en étaient convenus la veille, pour lui montrer dans Alençon les maisons qu’il pouvait acquérir ou les emplacements convenables pour bâtir.
Restée seule au salon, mademoiselle Cormon dit à Josette d’un air lamentable : — Mon enfant, je suis à cette heure la fable de toute la ville.
— Eh ! bien, mademoiselle, mariez-vous !
{p. 91} — Mais, ma fille, je ne me suis point préparée à faire un choix.
— Bah ! si j’étais à votre place, je prendrais monsieur du Bousquier.
— Josette, monsieur de Valois dit qu’il est si républicain !
— Ils ne savent ce qu’ils disent, vos messieurs : ils prétendent qu’il volait la République, il ne l’aimait donc point, dit Josette en s’en allant.
— Cette fille a étonnamment d’esprit, pensa mademoiselle Cormon qui demeura seule en proie à ses perplexités.
Elle entrevoyait qu’un prompt mariage était le seul moyen d’imposer silence à la ville. Ce dernier échec, si évidemment honteux, était de nature à lui faire prendre un parti extrême, car les personnes dépourvues d’esprit sortent difficilement des sentiers bons ou mauvais dans lesquels elles entrent. Chacun des deux vieux garçons avait compris la situation dans laquelle allait être la vieille fille. Aussi tous deux s’étaient-ils promis de venir dans la matinée savoir de ses nouvelles, et, en style de garçon, pousser sa pointe. Monsieur de Valois jugea que la circonstance exigeait une toilette minutieuse, il prit un bain, il se pansa extraordinairement. Pour la première et dernière fois, Césarine le vit mettant avec une incroyable adresse un soupçon de rouge. Du Bousquier, lui, ce grossier républicain, animé par une volonté drue, ne fit pas la moindre attention à sa toilette, il accourut le premier. Ces petites choses décident de la fortune des hommes, comme de celle des empires. La charge de Kellermann à Marengo, l’arrivée de Blücher à Waterloo, le dédain de Louis XIV pour le prince Eugène, le curé de Denain ; toutes ces grandes causes de fortune ou de catastrophes, l’histoire les enregistre ; mais personne n’en profite pour ne rien négliger dans les petits faits de sa vie. Aussi, voyez ce qui arrive ? La duchesse de Langeais (voir l’Histoire des Treize) se fait religieuse pour n’avoir pas eu dix minutes de patience, le juge Popinot (voir l’Interdiction) remet au lendemain pour aller interroger le marquis d’Espard, Charles Grandet vient par Bordeaux au lieu de revenir par Nantes, et l’on appelle ces événements des hasards, des fatalités. Un soupçon de rouge à mettre tua les espérances du chevalier de Valois, ce gentilhomme ne pouvait périr que de cette manière : il avait vécu par les Grâces, il devait mourir de leur main. Pendant que le chevalier donnait un dernier coup d’œil à sa toilette, le gros du Bousquier entrait au salon de la fille désolée. Cette entrée se combina {p. 92} avec une pensée favorable au républicain, à travers une délibération où le chevalier avait néanmoins tous les avantages.
— Dieu le veut, se dit la vieille fille en voyant du Bousquier.
— Mademoiselle, vous ne trouverez pas mon empressement mauvais ; je n’ai pas voulu me fier à cette grosse bête de René pour savoir de vos nouvelles, et je suis venu moi-même.
— Je vais parfaitement bien, répondit-elle d’une voix émue. Je vous remercie, monsieur du Bousquier, fit-elle après une pause et d’une voix très-accentuée, de la peine que vous avez prise et que je vous ai donnée hier…
Elle se souvenait d’avoir été dans les bras de du Bousquier, et ce hasard surtout lui paraissait un ordre du ciel. Elle avait été vue pour la première fois par un homme, sa ceinture brisée, son lacet rompu, ses trésors violemment lancés hors de leur écrin.
— Je vous portais de si grand cœur que je vous ai trouvée légère.
Ici mademoiselle Cormon regarda du Bousquier comme elle n’avait encore regardé aucun homme dans le monde. Encouragé, le fournisseur jeta sur la vieille fille une œillade qui l’atteignit au cœur.
— C’est dommage, ajouta-t-il, que cela ne m’ait pas donné le droit de vous garder pour toujours à moi. (Elle écouta d’un air ravi.) — Évanouie, là, sur ce lit, entre nous, vous étiez ravissante ; je n’ai jamais vu dans ma vie de plus belle personne, et j’ai vu beaucoup de femmes !… Les femmes grasses ont cela de bien qu’elles sont superbes à voir, elles n’ont qu’à se montrer, elles triomphent !
— Vous voulez vous moquer de moi, fit la vieille fille, et ce n’est pas bien quand toute la ville interprète mal peut-être ce qui m’est arrivé hier.
— Aussi vrai que j’ai nom du Bousquier, mademoiselle, je n’ai jamais changé de sentiments à votre égard, et votre premier refus ne m’a pas découragé.
La vieille fille avait les yeux baissés. Il y eut un moment de silence cruel pour du Bousquier. Mais mademoiselle Cormon prit son parti, elle releva ses paupières, des larmes roulaient dans ses yeux, elle regarda du Bousquier tendrement.
— Si cela est, monsieur, dit-elle d’une voix tremblante, promettez-moi seulement de vivre en chrétien, de ne jamais contrarier mes habitudes religieuses, de me laisser maîtresse de choisir mes directeurs, et je vous accorde ma main, dit-elle en la lui tendant.
{p. 93} Du Bousquier saisit cette bonne grosse main pleine d’écus, et la baisa saintement.
— Mais, dit-elle en lui laissant baiser sa main, je demande encore une chose.
— Elle est accordée, et si elle est impossible, elle se fera (réminiscence de Beaujon).
— Hélas ! reprit la vieille fille, pour l’amour de moi, il faut vous charger d’un péché que je sais être énorme, le mensonge est un des sept péchés capitaux ; mais vous vous en confesserez, n’est-ce pas ? Nous en ferons tous deux pénitence… (Ils se regardèrent tous deux tendrement.) D’ailleurs, peut-être rentre-t-il dans les mensonges que l’Église nomme officieux…
— Serait-elle comme Suzanne ? se disait du Bousquier. Quel bonheur ! — Hé ! bien, mademoiselle ? dit-il à haute voix.
— Il faut, reprit-elle, que vous puissiez prendre sur vous…
— Quoi ?
— De dire que ce mariage était convenu depuis six mois entre nous…
— Charmante femme, dit le fournisseur avec le ton d’un homme qui se dévoue, on ne fait ces sacrifices que pour une créature adorée pendant dix ans.
— Malgré mes rigueurs donc ? lui dit-elle.
— Oui, malgré vos rigueurs.
— Monsieur du Bousquier, je vous avais mal jugé.
Elle lui retendit sa grosse main rouge que rebaisa du Bousquier. En ce moment, la porte s’ouvrit, les deux fiancés regardèrent qui entrait et ils aperçurent le délicieux mais tardif chevalier de Valois.
— Ah ! dit-il en entrant, vous voilà debout, belle reine.
Elle sourit au chevalier et sentit au cœur une pression. Monsieur de Valois, remarquablement jeune et séduisant, avait l’air de Lauzun entrant au Palais-Royal chez Mademoiselle.
— Eh ! cher du Bousquier, dit-il d’un ton railleur, tant il se croyait sûr du succès, monsieur de Troisville et l’abbé de Sponde examinent votre maison comme des toiseurs.
— Ma foi, dit du Bousquier, si le vicomte de Troisville en veut, elle est à lui pour quarante mille francs. Elle me devient fort {p. 94} inutile ! Si mademoiselle me le permet… Il faut que cela se sache. — Mademoiselle, puis-je le dire ? — Oui ! — Hé ! bien, soyez le premier, mon cher chevalier, à qui j’apprenne… (mademoiselle Cormon baissa les yeux) l’honneur, dit l’ancien fournisseur, la faveur que me fait mademoiselle, et que j’ai gardée sous le secret depuis quelques mois. Nous nous marions dans quelques jours, le contrat est rédigé, nous le signerons demain. Vous comprenez que ma maison de la19 rue du Cygne me devient inutile. Je cherchais sous main des acquéreurs, et l’abbé de Sponde, qui le savait, a naturellement conduit chez moi monsieur de Troisville…
Ce gros mensonge avait une telle couleur de vérité, que le chevalier y fut pris. Mon cher chevalier était comme la revanche prise par Pierre-le-Grand sur Charles XII à Pultawa de toutes ses précédentes défaites. Du Bousquier se vengeait là délicieusement de mille traits piquants qu’il avait reçus en silence ; mais, dans son triomphe, il fit un geste de jeune homme, il se passa la main dans son faux toupet, et… il l’enleva.
— Je vous en félicite l’un et l’autre, dit le chevalier d’un air agréable, et souhaite que vous finissiez comme les contes de fées : Ils furent très-heureux et eurent beau—COUP D’ENFANTS ! Et il massait une prise de tabac. — Mais, monsieur, vous oubliez que… vous avez un faux toupet, ajouta-t-il d’une voix railleuse.
Du Bousquier rougit, il avait le faux toupet à dix pouces de son crâne. Mademoiselle Cormon leva les yeux, vit la nudité du crâne et baissa les yeux par pudeur. Du Bousquier lança sur le chevalier le plus venimeux regard que jamais crapaud ait arrêté sur sa proie.
— Canailles d’aristocrates qui m’avez dédaigné, je vous écraserai quelque jour ! pensait-il.
Le chevalier de Valois crut avoir ressaisi tous ses avantages. Mais mademoiselle Cormon n’était point fille à comprendre la connexité que mettait le chevalier entre son souhait et le faux toupet, d’ailleurs, l’eût-elle comprise, sa main ne lui appartenait plus. Monsieur de Valois vit bientôt que tout était perdu. En effet, l’innocente fille, en apercevant ces deux hommes muets, voulut les occuper.
— Faites donc tous deux un piquet, dit-elle sans y mettre de malice.
Du Bousquier sourit, et alla, comme futur maître du logis, prendre la table de piquet. Le chevalier de Valois, soit qu’il eût {p. 95} perdu la tête, soit qu’il voulût rester là pour étudier les causes de son désastre, et y remédier, se laissa faire comme un mouton qu’on mène à la boucherie. Il avait reçu le plus violent coup de massue qui puisse atteindre un homme, et un gentilhomme pouvait être étourdi à moins. Bientôt le digne abbé de Sponde et le vicomte de Troisville rentrèrent. Aussitôt mademoiselle Cormon se leva, courut dans l’antichambre, prit son oncle à part et lui dit sa résolution à l’oreille. En apprenant que la maison de la rue du Cygne convenait à monsieur de Troisville, elle pria son futur de lui rendre le service de dire que son oncle la savait à vendre. Elle n’osa pas confier ce mensonge à l’abbé, de peur d’une distraction. Le mensonge prospéra mieux que si c’eût été une action vertueuse. Dans la soirée, tout Alençon apprit la grande nouvelle. Depuis quatre jours, la ville était occupée comme aux jours néfastes de 1814 et de 1815. Les uns riaient, les autres admettaient le mariage, ceux-ci le blâmaient, ceux-là l’approuvaient. La classe moyenne d’Alençon en fut heureuse, elle y vit une conquête. Le lendemain, chez ses amis, le chevalier de Valois dit un mot cruel.
— Les Cormon finissent comme ils ont commencé : d’intendant à fournisseur, il n’y a que la main !
La nouvelle du choix fait par mademoiselle Cormon atteignit au cœur le pauvre Athanase, mais il ne laissa rien transpirer des horribles agitations auxquelles il fut en proie. Quand il apprit le mariage, il était chez le Président du Ronceret où sa mère faisait un boston. Madame Granson regarda son fils dans une glace, elle le trouva pâle ; mais il l’était depuis le matin, car il avait entendu parler vaguement de ce mariage. Mademoiselle Cormon était une carte sur laquelle Athanase jouait sa vie, et le froid pressentiment d’une catastrophe l’enveloppait déjà. Lorsque l’âme et l’imagination ont agrandi le malheur, en ont fait un fardeau trop lourd pour les épaules et pour le front ; quand une espérance long-temps caressée, dont les réalisations apaiseraient le vautour ardent qui ronge le cœur, vient à manquer, et que l’homme n’a foi ni en lui malgré ses forces, ni en l’avenir malgré la puissance divine, alors il se brise. Athanase était un fruit de l’éducation impériale. La fatalité, cette religion de l’Empereur, descendit du trône jusque dans les derniers rangs de l’armée, jusque sur les bancs du collége. Athanase arrêta ses yeux sur le jeu de madame du Ronceret avec une stupeur qui pouvait si bien passer pour de l’indifférence, que madame Granson crut s’être {p. 96} trompée sur les sentiments de son fils. L’apparente insouciance d’Athanase expliquait son refus de faire à ce mariage le sacrifice de ses opinions libérales, mot qui venait d’être créé pour l’empereur Alexandre, et qui procédait, je crois, de madame de Staël par Benjamin Constant. À compter de cette fatale soirée, l’infortuné jeune homme alla se promener à l’endroit le plus pittoresque de la Sarthe, sur une rive d’où les dessinateurs qui se sont occupés d’Alençon se sont placés pour y prendre des points de vue. Il s’y trouve des moulins. La rivière égaie les prairies. Les bords de la Sarthe sont garnis d’arbres élégants de forme et bien jetés. Si le paysage est plat, il ne manque pas des grâces décentes qui distinguent la France où les yeux ne sont jamais ni fatigués par un jour oriental, ni attristés par de trop constantes brumes. Ce lieu était solitaire. En province, personne ne fait attention à une jolie vue, soit que chacun soit blasé, soit défaut de poésie dans l’âme. S’il existe en province un mail, un plan, une promenade d’où se découvre une riche perspective, c’est l’endroit où personne ne va. Athanase affectionna cette solitude animée par l’eau, où les prés reverdissaient sous les premiers sourires du soleil printanier. Ceux qui l’y voyaient assis sous un peuplier, et qui recevaient son regard profond, dirent parfois à madame Granson : — Votre fils a quelque chose.
— Je sais ce qu’il fait ! répondait la mère d’un air satisfait en donnant à entendre qu’il méditait une grande œuvre.
Athanase ne se mêla plus de politique, il n’eut plus d’opinion ; mais il parut, à plusieurs reprises, assez gai, gai d’ironie comme ceux qui insultent à eux seuls tout un monde. Ce jeune homme, en dehors de toutes les idées, de tous les plaisirs de la province, intéressait peu de personnes, il n’était même pas matière à curiosité. Si l’on parla de lui à sa mère, ce fut à cause d’elle. Il n’y eut pas une âme qui sympathisât avec celle d’Athanase ; pas une femme, pas un ami ne vinrent à lui pour sécher ses larmes, il les jeta dans la Sarthe. Si la magnifique Suzanne eût passé par là, combien de malheurs n’aurait pas enfantés cette rencontre, car ces deux êtres se seraient aimés ! Elle y vint cependant. L’ambition de Suzanne eut pour cause le récit d’une aventure assez extraordinaire qui, vers 1799, avait commencé à l’auberge du More, et dont le récit avait ravagé sa cervelle d’enfant. Une fille de Paris, belle comme les anges, avait été chargée par la police de se faire aimer du marquis de Montauran, l’un des chefs envoyés par les {p. 97} Bourbons pour commander les Chouans ; elle l’avait rencontré précisément à l’auberge du More au retour de son expédition de Mortagne : elle l’avait séduit et l’avait livré. Cette fantastique personne, ce pouvoir de la beauté sur l’homme, tout dans l’affaire de Marie de Verneuil et du marquis de Montauran, éblouit Suzanne ; elle éprouva dès l’âge de raison un désir de se jouer des hommes. Quelques mois après sa fuite, elle ne se refusa donc pas à traverser sa ville natale pour aller en Bretagne avec un artiste. Elle voulut voir Fougères où s’était dénouée l’aventure du marquis de Montauran, et parcourir le théâtre de cette guerre pittoresque dont les tragédies, encore peu connues, avaient bercé son jeune âge. Puis elle désirait traverser Alençon dans un si brillant entourage et si bien métamorphosée que personne ne la reconnût. Elle comptait en un seul moment mettre sa mère à l’abri du malheur, et délicatement envoyer au pauvre Athanase la somme qui, dans notre époque, est pour le génie ce qu’était, au Moyen-âge, le cheval de combat et l’armure que Rebecca procure à Ivanhoé.
Un mois se passa dans les plus étranges alternatives, relativement au mariage de mademoiselle Cormon. Il y eut un parti d’Incrédules qui nia le mariage, et un parti de Croyants qui l’affirma. Au bout de quinze jours, le parti des Incrédules reçut un vigoureux échec : la maison de du Bousquier fut vendue quarante-trois mille francs à monsieur de Troisville, qui ne voulait qu’une maison fort simple à Alençon ; car il devait aller plus tard à Paris quand la princesse Sherbellof serait décédée : il comptait attendre paisiblement cet héritage en s’occupant à reconstituer sa terre. Ceci semblait positif. Les Incrédules ne se laissèrent pas accabler. Ils prétendirent que, marié ou non, du Bousquier faisait une excellente affaire ; sa maison ne lui était revenue qu’à vingt-sept mille francs. Les Croyants furent battus par cette péremptoire observation des Incrédules. Choisnel, le notaire de mademoiselle Cormon, n’avait pas encore entendu parler du premier mot relativement au contrat, dirent encore les Incrédules. Les Croyants, fermes dans leur foi, remportèrent, le vingtième jour, une victoire signalée sur les Incrédules. Monsieur Lepressoir, notaire des Libéraux, vint chez mademoiselle Cormon où le contrat fut signé. Ce fut le premier des nombreux sacrifices que devait faire mademoiselle Cormon à son mari. Du Bousquier portait une haine profonde à Choisnel ; il lui attribuait le premier refus qu’il avait essuyé de mademoiselle Armande, {p. 98} et le refus de mademoiselle Armande avait, selon lui, dicté celui de mademoiselle Cormon. Le vieil athlète du Directoire fit si bien auprès de la noble fille, qui croyait avoir mal jugé la belle âme du fournisseur, qu’elle voulut expier ses torts : elle sacrifia son notaire à l’amour ! néanmoins, elle lui communiqua le contrat, et Choisnel, qui était un homme digne de Plutarque, défendit par écrit les intérêts de mademoiselle Cormon. Cette circonstance seule faisait traîner le mariage en longueur. Mademoiselle Cormon reçut plusieurs lettres anonymes. Elle apprit, à son grand étonnement, que Suzanne était une fille aussi vierge qu’elle pouvait l’être elle-même, et que le séducteur au faux toupet ne devait jamais se trouver pour quelque chose en de pareilles aventures. Mademoiselle Cormon dédaigna les lettres anonymes ; mais elle écrivit à Suzanne, dans le but d’éclairer la religion de la Société de Maternité. Suzanne, qui sans doute avait appris le futur mariage de du Bousquier, avoua sa ruse, envoya mille francs à l’Association, et desservit fortement le vieux fournisseur. Mademoiselle Cormon convoqua la Société de Maternité, qui tint une séance extraordinaire, où l’on prit un arrêté portant que le bureau ne secourrait plus les malheurs à échoir, mais uniquement ceux échus. Nonobstant ces menées qui défrayaient la ville de cancans distillés avec friandise, les bans se publiaient aux Églises et à la Mairie. Athanase dut préparer les actes. Par mesure de pudeur publique et de sûreté générale, la fiancée alla au Prébaudet où du Bousquier, flanqué d’atroces et somptueux bouquets, se rendait le matin et revenait pour dîner, le soir. Enfin, par une pluvieuse et triste journée de juin, à midi, le mariage entre mademoiselle Cormon et le sieur du Bousquier, disaient les Incrédules, eut lieu à la paroisse d’Alençon, à la vue de tout Alençon. Les époux se rendirent de chez eux à la Mairie, de la Mairie à l’église dans une calèche, magnifique pour Alençon, que du Bousquier avait fait venir de Paris en secret. La perte de la vieille carriole fut aux yeux de toute la ville une espèce de calamité. Le sellier de la Porte de Séez jeta les hauts cris, car il perdait cinquante francs de rente que lui rapportaient les raccommodages. Alençon vit avec effroi le luxe s’introduisant dans la ville par la maison Cormon. Chacun craignit le renchérissement des denrées, l’exhaussement du prix des loyers, et l’invasion des mobiliers parisiens. Il y eut des personnes assez piquées de curiosité pour donner quelque dix sous à Jacquelin afin de regarder de près la calèche {p. 99} attentatoire à l’économie du pays. Les deux chevaux achetés en Normandie effrayèrent aussi beaucoup.
— Si nous achetons ainsi nous-mêmes nos chevaux, dit la société du Ronceret, nous ne les vendrons donc plus à ceux qui les viennent chercher.
Quoique bête, le raisonnement parut profond en ce qu’il empêchait le pays d’accaparer l’argent étranger. Pour la province, la richesse des nations consiste moins dans l’active rotation de l’argent que dans un stérile entassement. Enfin la meurtrière prophétie de la vieille fille fut accomplie. Pénélope succomba à la pleurésie qu’elle avait gagnée quarante jours avant le mariage, rien ne la put sauver. Madame Granson, Mariette, madame du Coudrai, madame du Ronceret, toute la ville remarqua que madame du Bousquier était entrée à l’église du pied gauche ! présage d’autant plus horrible que déjà le mot La Gauche prenait une acception politique. Le prêtre chargé de lire la formule ouvrit par hasard son livre à l’endroit du De profundis. Ainsi ce mariage fut accompagné de circonstances si fatales, si orageuses, si foudroyantes, que personne n’en augura bien. Tout alla de mal en pis. Il n’y eut point de noces, car les nouveaux mariés partirent pour le Prébaudet. Les coutumes parisiennes allaient donc triompher des coutumes provinciales, se disait-on. Le soir, Alençon commenta toutes ces niaiseries ; et il y eut un déchaînement assez général chez les personnes qui comptaient sur une de ces noces de Gamache qui se font toujours en province, et que la société considère comme lui étant dues. La noce de Mariette et de Jacquelin se fit gaiement : ils furent les deux seules personnes qui contredirent les sinistres prophéties.
Du Bousquier voulut employer le gain fait sur sa maison à restaurer et moderniser l’hôtel Cormon. Il avait décidé de passer deux saisons au Prébaudet, et il y emmena son oncle de Sponde. Cette nouvelle répandit l’effroi dans la ville, où chacun pressentit que du Bousquier allait entraîner le pays dans la funeste voie du comfort. Cette peur s’augmenta quand les gens de la ville aperçurent un matin du Bousquier venant du Prébaudet au Val-Noble pour surveiller ses travaux, dans un tilbury attelé d’un nouveau cheval, ayant à ses côtés René en livrée. Le premier acte de son administration avait été de placer toutes les économies de sa femme en rentes sur le Grand-Livre, lesquelles étaient à 67 fr. 50 cent. Dans l’espace d’une année, pendant laquelle il joua constamment à la hausse, il se fit {p. 100} une fortune personnelle presque aussi considérable que l’était celle de sa femme. Mais ces foudroyants présages, ces innovations perturbatrices furent dépassés par un événement qui se rattachait à ce mariage et le fit paraître encore plus funeste. Le soir même de la célébration, Athanase et sa mère se trouvaient, après leur dîner, devant un petit feu de bourrées, nommées des régalades, et que la servante leur allumait au dessert dans le salon.
— Eh ! bien, nous irons ce soir chez le Président du Ronceret, puisque nous voilà sans mademoiselle Cormon, dit madame Granson. Mon Dieu ! je ne m’habituerai jamais à l’appeler madame du Bousquier, ce nom-là me déchire les lèvres.
Athanase regarda sa mère d’un air mélancolique et contraint, il ne pouvait plus sourire, et il voulait comme saluer cette naïve pensée qui pansait sa blessure sans la guérir.
— Maman, dit-il en reprenant sa voix d’enfance, tant sa voix fut douce, de même qu’il reprenait ce mot abandonné depuis quelques années ; ma chère maman, ne sortons pas encore, il fait si bon là, devant ce feu !
La mère entendit sans la comprendre cette suprême prière d’une mortelle douleur.
— Restons, mon enfant, dit-elle. J’aime certes mieux causer avec toi, écouter tes projets, que de faire un boston où je puis perdre mon argent.
— Tu es belle ce soir, j’aime à te regarder. Puis je suis dans un courant d’idées qui s’harmonient à ce pauvre petit salon où nous avons tant souffert.
— Où nous souffrirons encore, mon pauvre Athanase, jusqu’à ce que tes ouvrages réussissent. Moi, je suis faite à la misère ; mais toi, mon trésor, voir ta belle jeunesse passée sans plaisir ! rien que du travail dans ta vie ! Cette pensée est une maladie pour une mère ; elle me tourmente le soir, et le matin elle me réveille. Mon Dieu ! mon Dieu ! que vous ai-je fait ? de quel crime me punissez-vous ?
Elle quitta sa bergère, prit une petite chaise et se colla contre Athanase de manière à mettre sa tête sur la poitrine de son enfant. Il y a toujours la grâce de l’amour chez une maternité vraie. Athanase baisa sa mère sur les yeux, sur ses cheveux gris, au front, avec la sainte volonté d’appuyer son âme partout où s’appuyaient ses lèvres.
{p. 101} — Je ne réussirai jamais, dit-il en essayant de tromper sa mère sur la funeste résolution qu’il roulait dans sa tête.
— Bah ! ne vas-tu pas te décourager ? Comme tu le dis, la pensée peut tout. Avec dix bouteilles d’encre, dix rames de papier et sa forte volonté, Luther a bouleversé l’Europe ! eh ! bien, tu t’illustreras, et tu feras le bien avec les mêmes moyens qui lui ont servi à faire le mal. N’as-tu pas dit cela ? Moi, je t’écoute, vois-tu ; je te comprends plus que tu ne le crois, car je te porte encore dans mon sein, et la moindre de tes pensées y retentit comme autrefois le plus léger de tes mouvements.
— Je ne réussirai pas ici, vois-tu, maman ; et je ne veux pas te donner le spectacle de mes déchirements, de mes luttes, de mes angoisses. Oh ! ma mère, laisse-moi quitter Alençon ; je veux aller souffrir loin de toi.
— Je veux être toujours à tes côtés, moi, reprit orgueilleusement la mère. Souffrir sans ta mère, ta pauvre mère qui sera ta servante s’il le faut, qui se cachera pour ne pas te nuire si tu le demandais ; ta mère qui alors ne t’accuserait point d’orgueil. Non, non, Athanase, nous ne nous séparerons jamais.
Athanase embrassa sa mère avec l’ardeur d’un agonisant qui embrasse la vie.
— Je le veux cependant, reprit-il. Sans cela, tu me perdrais… Cette double douleur, la tienne et la mienne, me tuerait. Il vaut mieux que je vive, n’est-ce pas ?
Madame Granson regarda son fils d’un air hagard. — Voilà donc ce que tu couves ! On me le disait bien. Ainsi tu pars !
— Oui.
— Tu ne partiras pas sans me tout dire, sans me prévenir. Il te faut un trousseau, de l’argent. J’ai des louis cousus dans mon jupon de dessous, il faut que je te les donne.
Athanase pleura.
— C’est tout ce que je voulais te dire, reprit-il. Maintenant je vais te conduire chez le président. Allons…
Le fils et la mère sortirent. Athanase quitta sa mère sur le pas de la porte de la maison où elle allait passer la soirée. Il regarda long-temps la lumière qui s’échappait par les fentes des volets ; il s’y colla, il éprouva la plus frénétique des joies quand, au bout d’un quart d’heure, il entendit sa mère disant : — Grande indépendance en cœur !
{p. 102} — Pauvre mère ! je l’ai trompée, s’écria-t-il en gagnant la rive de la Sarthe.
Il arriva devant le beau peuplier sous lequel il avait tant médité depuis quarante jours, et où il avait apporté deux grosses pierres pour s’asseoir. Il contempla cette belle nature alors éclairée par la lune ; il revit en quelques heures tout son avenir de gloire : il passa dans les villes émues à son nom ; il entendit les applaudissements de la foule ; il respira l’encens des fêtes, il adora toute sa vie rêvée, il s’élança radieux en de radieux triomphes, il se dressa sa statue, il évoqua toutes ses illusions pour leur dire adieu dans un dernier banquet olympique. Cette magie avait été possible pendant un moment, maintenant elle s’était à jamais évanouie. Dans ce moment suprême il étreignit son bel arbre, auquel il s’était attaché comme à un ami ; puis il mit chaque pierre dans chacune des poches de sa redingote et la boutonna. Il était à dessein sorti sans chapeau. Il alla reconnaître l’endroit profond qu’il avait choisi depuis long-temps ; il s’y glissa résolument en tâchant de ne point faire de bruit, et il en fit très-peu. Quand, vers neuf heures et demie, madame Granson revint chez elle, sa servante ne lui parla pas d’Athanase, elle lui remit une lettre, madame Granson l’ouvrit et lut ce peu de mots : Ma bonne mère, je suis parti, ne m’en veux pas !
— Il a fait là un beau coup ! s’écria-t-elle. Et son linge, et de l’argent ! Il m’écrira, j’irai le retrouver. Ces pauvres enfants se croient toujours plus fins que père et mère. Et elle se coucha tranquille.
La Sarthe avait eu dans la matinée précédente une crue prévue par les pêcheurs. Ces crues d’eaux-troubles amènent des anguilles entraînées de leurs ruisseaux. Or, un pêcheur avait tendu ses engins dans l’endroit où s’était jeté le pauvre Athanase en croyant qu’on ne le retrouverait jamais. Vers six heures du matin, le pêcheur ramena ce jeune corps. Les deux ou trois amies qu’avait la pauvre veuve employèrent mille précautions pour la préparer à recevoir cette horrible dépouille. La nouvelle de ce suicide eut, comme on le pense bien, un grand retentissement dans Alençon. La veille, le pauvre homme de génie n’avait pas un seul protecteur ; le lendemain de sa mort, mille voix s’écrièrent : — « Je l’aurais si bien aidé, moi ! » Il est si commode de se poser charitable gratis. Ce suicide fut expliqué par le chevalier de Valois. Le gentilhomme {p. 103} raconta, dans un esprit de vengeance, le naïf, le sincère, le bel amour d’Athanase pour mademoiselle Cormon. Madame Granson, éclairée par le chevalier, se rappela mille petites circonstances, et confirma les récits de monsieur de Valois. L’histoire devint touchante, quelques femmes pleurèrent. Madame Granson eut une douleur concentrée, muette, qui fut peu comprise. Il est pour les mères en deuil deux genres de douleur. Souvent le monde est dans le secret de leur perte ; leur fils apprécié, admiré, jeune ou beau, sur une belle route et voguant vers la fortune, ou déjà glorieux, excite d’universels regrets ; le monde s’associe au deuil et l’atténue en l’agrandissant. Mais il y a la douleur des mères qui seules savent ce qu’était leur enfant, qui seules en ont reçu les sourires, qui ont observé seules les trésors de cette vie trop tôt tranchée ; cette douleur cache son crêpe dont la couleur fait pâlir celle des autres deuils ; mais elle ne se décrit point, et heureusement il est peu de femmes qui sachent quelle corde du cœur est alors à jamais coupée. Avant que madame du Bousquier ne revînt à la ville, la présidente du Ronceret20, l’une de ses bonnes amies, était allée déjà lui jeter ce cadavre sur les roses de sa joie, lui apprendre à quel amour elle s’était refusée ; elle lui répandit tout doucettement mille gouttes d’absinthe sur le miel de son premier mois de mariage. Quand madame du Bousquier rentra dans Alençon, elle rencontra par hasard madame Granson au coin du Val-Noble ! Le regard de la mère, mourant de chagrin, atteignit la vieille fille au cœur. Ce fut à la fois mille malédictions dans une seule, mille flammèches dans un rayon. Madame du Bousquier en fut épouvantée, ce regard lui avait prédit, souhaité le malheur. Le soir même de la catastrophe, madame Granson, l’une des personnes les plus opposées au curé de la ville, et qui tenait pour le desservant de Saint-Léonard, frémit en songeant à l’inflexibilité des doctrines catholiques professées par son propre parti. Après avoir mis elle-même son fils dans un linceul, en pensant à la mère du Sauveur, madame Granson se rendit, l’âme agitée21 d’une horrible angoisse, à la maison de l’assermenté. Elle trouva le modeste prêtre occupé à emmagasiner les chanvres et les lins qu’il donnait à filer à toutes les femmes, à toutes les filles pauvres de la ville afin que jamais les ouvrières ne manquassent d’ouvrage, charité bien entendue qui sauva plus d’un ménage incapable de mendier. Le curé quitta ses chanvres et s’empressa d’emmener madame Granson dans sa salle où la mère désolée {p. 104} reconnut, en voyant le souper du curé, la frugalité de son propre ménage.
— Monsieur l’abbé, dit-elle, je viens vous supplier… Elle fondit en larmes sans pouvoir achever.
— Je sais ce qui vous amène, répondit le saint homme ; mais je me fie à vous, madame, et à votre parente madame du Bousquier, pour apaiser Monseigneur à Séez. Oui, je prierai pour votre malheureux enfant ; oui, je dirai des messes ; mais évitons tout scandale et ne donnons pas lieu aux méchants de la ville de se rassembler dans l’église… Moi seul, sans clergé, nuitamment…
— Oui, oui, comme vous voudrez, pourvu qu’il soit en terre sainte ! dit la pauvre mère en prenant la main du prêtre et la baisant.
Vers minuit donc, une bière fut clandestinement portée à la paroisse par quatre jeunes gens, les camarades les plus aimés d’Athanase. Il s’y trouvait quelques amies de madame Granson, groupes de femmes noires et voilées ; puis les sept ou huit jeunes gens qui avaient reçu quelques confidences de ce talent expiré. Quatre torches éclairaient la bière couverte d’un crêpe. Le curé, servi par un discret enfant de chœur22, dit une messe mortuaire. Puis le suicide fut conduit sans bruit dans un coin du cimetière où une croix de bois noirci, sans inscription, indiqua sa place à la mère. Athanase vécut et mourut dans les ténèbres. Aucune voix n’accusa le curé, l’évêque garda le silence. La piété de la mère racheta l’impiété du fils.
Quelques mois après, un soir, la pauvre femme, insensée de douleur, et mue par une de ces inexplicables soifs qu’ont les malheureux de se plonger les lèvres dans leur amer calice, voulut aller voir l’endroit où son fils s’était noyé. Son instinct lui disait peut-être qu’il y avait des pensées à reprendre sous ce peuplier ; peut-être aussi désirait-elle voir ce que son fils avait vu pour la dernière fois ? Il y a des mères qui mourraient de ce spectacle, d’autres s’y livrent à une sainte adoration. Les patients anatomistes de la nature humaine ne sauraient trop répéter les vérités contre lesquelles doivent se briser les éducations, les lois et les systèmes philosophiques. Disons-le souvent : il est absurde de vouloir ramener les sentiments à des formules identiques ; en se produisant chez chaque homme, ils se combinent avec les éléments qui lui sont propres, et prennent sa physionomie.
{p. 105} Madame Granson vit venir de loin une femme qui s’écria sur le lieu fatal : — C’est donc là !
Une seule personne pleura là, comme y pleurait la mère. Cette créature était Suzanne. Arrivée le matin à l’hôtel du More, elle avait appris la catastrophe. Si le pauvre Athanase avait vécu, elle aurait pu faire ce que de nobles personnes, sans argent, rêvent de faire, et ce à quoi ne pensent jamais les riches, elle eût envoyé quelque mille francs en écrivant dessus : Argent dû à votre père par un camarade qui vous le restitue. Cette ruse angélique avait été inventée par Suzanne pendant son voyage.
La courtisane aperçut madame Granson, et s’éloigna précipitamment après lui avoir dit : — Je l’aimais !
Suzanne, fidèle à sa nature, ne quitta pas Alençon sans changer en fleurs de nénuphar les fleurs d’oranger qui couronnaient la mariée. Elle, la première, déclara que madame du Bousquier ne serait jamais que mademoiselle Cormon. Elle vengea d’un coup de langue Athanase et le cher chevalier de Valois.
Alençon fut témoin d’un suicide continu bien autrement pitoyable, car Athanase fut promptement oublié par la société qui veut et doit promptement oublier ses morts. Le pauvre chevalier de Valois mourut de son vivant, il se suicida tous les matins pendant quatorze ans. Trois mois après le mariage de du Bousquier, la société remarqua, non sans étonnement, que le linge du chevalier devenait roux, et ses cheveux furent irrégulièrement peignés. Ébouriffé, le chevalier de Valois n’existait plus ! Quelques dents d’ivoire désertèrent sans que les observateurs du cœur humain pussent découvrir à quel corps elles avaient appartenu, si elles étaient de la légion étrangère ou indigènes, végétales ou animales, si l’âge les arrachait au chevalier ou si elles étaient oubliées dans le tiroir de sa toilette. La cravate se roula sur elle-même, indifférente à l’élégance ! Les têtes de nègre pâlirent en s’encrassant. Les rides du visage se plissèrent, se noircirent et la peau se parchemina. Les ongles incultes se bordèrent parfois d’un liséré de velours noir. Le gilet se montra sillonné de roupies oubliées qui s’étalèrent comme des feuilles d’automne. Le coton des oreilles ne fut plus que rarement renouvelé. La tristesse siégea sur ce front et glissa ses teintes jaunes au fond des rides. Enfin, les ruines si savamment réprimées lézardèrent ce bel édifice et montrèrent combien l’âme a de puissance sur le corps ; puisque l’homme blond, le {p. 106} cavalier, le jeune premier mourut quand faillit l’espoir. Jusqu’alors, le nez du chevalier s’était produit sous une forme gracieuse ; jamais il n’en était tombé ni pastille noire humide ni goutte d’ambre ; mais le nez du chevalier barbouillé de tabac qui débordait sous les narines, et déshonoré par les roupies qui profitaient de la gouttière située au milieu de la lèvre supérieure ; ce nez, qui ne se souciait plus de paraître aimable, révéla les énormes soins que le chevalier prenait autrefois de lui-même et fit comprendre, par leur étendue, la grandeur, la persistance des desseins de l’homme sur mademoiselle Cormon. Il fut écrasé par un calembour de du Coudrai qu’il fit d’ailleurs destituer. Ce fut la première vengeance que le bénin chevalier poursuivit ; mais ce calembour était assassin et dépassait de cent coudées tous les calembours du Conservateur des hypothèques. Monsieur du Coudrai, voyant cette révolution nasale, avait nommé le chevalier Nérestan. Enfin, les anecdotes imitèrent les dents ; puis les bons mots devinrent rares ; mais l’appétit se soutint, le gentilhomme ne sauva que l’estomac dans ce naufrage de toutes ses espérances ; s’il prépara mollement ses prises, il mangea toujours effroyablement. Vous devinerez le désastre que cet événement amena dans les idées en apprenant que monsieur de Valois s’entretint moins fréquemment avec la princesse Goritza. Un jour il vint chez mademoiselle Armande avec un mollet devant son tibia. Cette banqueroute des grâces fut horrible, je vous jure, et frappa tout Alençon. Ce quasi-jeune homme devenu vieillard, ce personnage qui sous l’affaissement de son âme passait de cinquante à quatre-vingt-dix ans, effraya la société. Puis il livra son secret, il avait attendu, guetté mademoiselle Cormon ; il avait, chasseur patient, ajusté son coup pendant dix ans, et il avait manqué la bête. Enfin la République impuissante l’emportait sur la vaillante Aristocratie et en pleine Restauration. La forme triomphait du fond, l’esprit était vaincu par la matière, la diplomatie par l’insurrection. Dernier malheur ! une grisette blessée révéla le secret des matinées du chevalier, il passa pour un libertin. Les Libéraux lui jetèrent les enfants trouvés de du Bousquier, et le faubourg Saint-Germain d’Alençon les accepta très-orgueilleusement ; il en rit, il dit : — Ce bon chevalier, que vouliez-vous qu’il fît ? Il plaignit le chevalier, le mit dans son giron, ranima ses sourires, et une haine effroyable s’amassa sur la tête de du Bousquier. Onze personnes passèrent aux d’Esgrignon et quittèrent le salon Cormon.
{p. 107} Ce mariage eut surtout pour effet de dessiner les partis dans Alençon. La maison d’Esgrignon y figura la haute aristocratie, car les Troisville revenus s’y rattachèrent. La maison Cormon représenta, sous l’habile influence de du Bousquier, cette fatale opinion qui sans être vraiment libérale, ni résolument royaliste, enfanta les 221 au jour où la lutte se précisa entre le plus auguste, le plus grand, le seul vrai pouvoir, la Royauté, et le plus faux, le plus changeant, le plus oppresseur pouvoir, le pouvoir dit parlementaire qu’exercent des assemblées électives. Le salon du Ronceret, secrètement allié au salon Cormon, fut hardiment libéral.
À son retour du Prébaudet, l’abbé de Sponde éprouva de continuelles souffrances qu’il refoula dans son âme et sur lesquelles il se tut devant sa nièce ; mais il ouvrit son cœur à mademoiselle Armande à laquelle il avoua que, folie pour folie, il eût préféré le chevalier de Valois à monsieur du Bousquier. Jamais le cher chevalier n’aurait eu le mauvais goût de contrarier un pauvre vieillard qui n’avait plus que quelques jours à vivre. Du Bousquier avait tout détruit au logis. L’abbé dit en roulant de maigres larmes dans ses yeux éteints : — Mademoiselle, je n’ai plus le couvert où je me promène depuis cinquante ans ! Mes bien-aimés tilleuls ont été rasés ! Au moment de ma mort, la République m’apparaît encore sous la forme d’un horrible bouleversement à domicile !
— Il faut pardonner à votre nièce, dit le chevalier de Valois. Les idées républicaines sont la première erreur de la jeunesse qui cherche la liberté, mais qui trouve le plus horrible des despotismes, celui de la canaille impuissante. Votre pauvre nièce n’est pas punie par où elle a péché.
— Que vais-je devenir dans une maison où dansent des femmes nues peintes sur les murs ? Où retrouver les tilleuls sous lesquels je lisais mon bréviaire !
Semblable à Kant qui ne put donner de lien à ses pensées23, lorsqu’on lui eut abattu le sapin qu’il avait l’habitude de regarder pendant ses méditations, de même le bon abbé ne put obtenir le même élan dans ses prières en marchant à travers des allées sans ombre. Du Bousquier avait fait planter un jardin anglais !
— C’était mieux, disait madame du Bousquier sans le penser, mais l’abbé Couturier l’avait autorisée à commettre beaucoup de choses pour plaire à son mari.
Cette restauration ôta tout son lustre, sa bonhomie, son air {p. 108} patriarcal à la vieille maison. Semblable au chevalier de Valois dont l’incurie pouvait passer pour une abdication, de même la majesté bourgeoise du salon des Cormon n’exista plus quand il fut blanc et or, meublé d’ottomanes en acajou, et tendu de soie bleue. La salle à manger, ornée à la moderne, rendit les plats moins chauds, on n’y mangeait plus aussi bien qu’autrefois. Monsieur du Coudrai prétendit qu’il se sentait les calembours arrêtés dans le gosier par les figures peintes sur les murs, et qui le regardaient dans le blanc des yeux. À l’extérieur, la province y respirait encore ; mais l’intérieur de la maison révélait le fournisseur du Directoire. Ce fut le mauvais goût de l’agent de change : des colonnes de stuc, des portes en glace, des profils grecs, des moulures sèches, tous les styles mêlés, une magnificence hors de propos. La ville d’Alençon glosa pendant quinze jours de ce luxe qui parut inouï ; puis, quelques mois après, elle en fut orgueilleuse, et plusieurs riches fabricants renouvelèrent leur mobilier et se firent de beaux salons. Les meubles modernes commencèrent à se montrer dans la ville. On y vit des lampes astrales ! L’abbé de Sponde pénétra l’un des premiers les malheurs secrets que ce mariage devait apporter dans la vie intime de sa nièce bien-aimée. Le caractère de simplicité noble qui régissait leur commune existence fut perdu dès le premier hiver, pendant lequel du Bousquier donna deux bals par mois. Entendre les violons et la profane musique des fêtes mondaines dans cette sainte maison ! l’abbé priait à genoux pendant que durait cette joie ! Puis, le système politique de ce grave salon fut lentement perverti. Le Grand-Vicaire devina du Bousquier : il frémit de son ton impérieux ; il aperçut quelques larmes dans les yeux de sa nièce alors qu’elle perdit le gouvernement de sa fortune, et que son mari lui laissa seulement l’administration du linge, de la table et des choses qui sont le lot des femmes. Rose n’eut plus d’ordres à donner. La volonté de monsieur était seule écoutée par Jacquelin24 devenu exclusivement cocher, par René, le groom, par un chef venu de Paris, car Mariette ne fut plus que fille de cuisine. Madame du Bousquier n’eut que Josette à régenter. Sait-on combien il en coûte de renoncer aux délicieuses habitudes du pouvoir ? Si le triomphe de la volonté est un des enivrants plaisirs de la vie des grands hommes, il est toute la vie des êtres bornés. Il faut avoir été ministre et disgracié pour connaître l’amère douleur qui saisit madame du Bousquier, alors qu’elle fut réduite à l’ilotisme le plus complet. Elle montait souvent en voiture contre son {p. 109} gré, elle voyait des gens qui ne lui convenaient pas ; elle n’avait plus le maniement de son cher argent, elle qui s’était vue libre de dépenser ce qu’elle voulait et qui alors ne dépensait rien. Toute limite imposée n’inspire-t-elle pas le désir d’aller au delà ? Les souffrances les plus vives ne viennent-elles pas du libre arbitre contrarié ? Ces commencements furent des roses. Chaque concession faite à l’autorité maritale fut alors conseillée par l’amour de la pauvre fille pour son époux. Du Bousquier se comporta d’abord admirablement pour sa femme ; il fut excellent, il lui donna des raisons valables à chaque nouvel empiétement. Cette chambre, si long-temps déserte, entendit le soir la voix des deux époux au coin du feu. Aussi, pendant les deux premières années de son mariage, madame du Bousquier se montra-t-elle très-satisfaite. Elle avait ce petit air délibéré, finaud qui distingue les jeunes femmes après un mariage d’amour. Le sang ne la tourmentait plus. Cette contenance dérouta les rieurs, démentit les bruits qui couraient sur du Bousquier et déconcerta les observateurs du cœur humain. Rose-Marie-Victoire craignait tant, en déplaisant à son époux, en le heurtant, de le désaffectionner, d’être privée de sa compagnie, qu’elle lui aurait sacrifié tout, même son oncle. Les petites joies niaises de madame du Bousquier trompèrent le pauvre abbé de Sponde, qui supporta mieux ses souffrances personnelles en pensant que sa nièce était heureuse. Alençon pensa d’abord comme l’abbé. Mais il y avait un homme plus difficile à tromper que toute la ville ! Le chevalier de Valois, réfugié sur le mont sacré de la haute aristocratie, passait sa vie chez les d’Esgrignon ; il écoutait les médisances et les caquetages, il pensait nuit et jour à ne pas mourir sans vengeance. Il avait abattu l’homme aux calembours, il voulait atteindre du Bousquier au cœur. Le pauvre abbé comprit les lâchetés du premier et dernier amour de sa nièce, il frémit en devinant la nature hypocrite de son neveu, et ses manœuvres perfides. Quoique du Bousquier se contraignît en pensant à la succession de son oncle, et ne voulût lui causer aucun chagrin, il lui porta un dernier coup qui le mit au tombeau. Si vous voulez expliquer le mot intolérance par le mot fermeté de principes, si vous ne voulez pas condamner dans l’âme catholique de l’ancien Grand-Vicaire le stoïcisme que Walter Scott vous fait admirer dans l’âme puritaine du père de Jeanie Deans, si vous voulez reconnaître dans l’Église romaine le potiùs mori quàm fœdari que vous admirez dans l’opinion {p. 110} républicaine, vous comprendrez la douleur qui saisit le grand abbé de Sponde alors qu’il vit dans le salon de son neveu le prêtre apostat, renégat, relaps, hérétique, l’ennemi de l’Église, le curé fauteur du serment constitutionnel. Du Bousquier, dont la secrète ambition était de régenter le pays, voulut, pour premier gage de son pouvoir, réconcilier le desservant de Saint-Léonard avec le curé de la paroisse, et il atteignit à son but. Sa femme crut accomplir une œuvre de paix, là où, selon l’incommutable abbé, il y avait trahison. Monsieur de Sponde se vit seul dans sa foi. L’évêque vint chez du Bousquier et parut satisfait de la cessation des hostilités. Les vertus de l’abbé François avaient tout vaincu, excepté le Romain Catholique capable de s’écrier avec Corneille :
Mon Dieu, que de vertus vous me faites haïr !
L’abbé mourut quand expira l’Orthodoxie dans le diocèse.
En 1819, la succession de l’abbé de Sponde porta les revenus territoriaux de madame du Bousquier à vingt-cinq mille livres, sans compter ni le Prébaudet, ni la maison du Val-Noble. Ce fut vers ce temps que du Bousquier rendit à sa femme le capital des économies qu’elle lui avait livrées ; il le lui fit employer à l’acquisition de biens contigus au Prébaudet, et rendit ainsi ce domaine l’un des plus considérables du Département, car les terres appartenant à l’abbé de Sponde jouxtaient celles du Prébaudet. Personne ne connaissait la fortune personnelle de du Bousquier, il faisait valoir ses capitaux chez les Keller à Paris, où il faisait quatre voyages par an. Mais, à cette époque, il passa pour l’homme le plus riche du département de l’Orne. Cet homme habile, l’éternel candidat des Libéraux, à qui sept ou huit voix manquèrent constamment dans toutes les batailles électorales livrées sous la Restauration, et qui ostensiblement répudiait les Libéraux en voulant se faire élire comme royaliste ministériel, sans pouvoir jamais vaincre les répugnances de l’administration, malgré le secours de la congrégation et de la magistrature ; ce républicain haineux, enragé d’ambition, conçut de lutter avec le royalisme et l’aristocratie dans ce pays, au moment où ils y triomphaient. Du Bousquier s’appuya sur le sacerdoce par les trompeuses apparences d’une piété bien jouée : il accompagna sa femme à la messe, il donna de l’argent pour les couvents de la ville, il soutint la congrégation du Sacré-Cœur, il se prononça pour le clergé dans toutes les occasions où le clergé combattit la {p. 111} Ville, le Département ou l’État. Secrètement soutenu par les Libéraux, protégé par l’Église, demeurant royaliste constitutionnel, il côtoya sans cesse l’aristocratie du département pour la ruiner, et il la ruina. Attentif aux fautes commises par les sommités nobiliaires et par le gouvernement, il réalisa, la bourgeoisie aidant, toutes les améliorations que la Noblesse, la Pairie et le Ministère devaient inspirer, diriger, et qu’ils entravaient par suite de la niaise jalousie des pouvoirs en France. L’opinion constitutionnelle l’emporta dans l’affaire du curé, dans l’érection du théâtre, dans toutes les questions d’agrandissement pressenties par du Bousquier, qui les faisait proposer par le parti libéral, auquel il s’adjoignait au plus fort des débats, en objectant le bien du pays. Du Bousquier industrialisa le Département. Il accéléra la prospérité de la province en haine des familles logées sur la route de Bretagne. Il préparait ainsi sa vengeance contre les gens à châteaux, et surtout contre les d’Esgrignon, au sein desquels un jour il fut sur le point d’enfoncer un poignard envenimé. Il donna des fonds pour relever les manufactures de point d’Alençon ; il raviva le commerce des toiles, la ville eut une filature. En s’inscrivant ainsi dans tous les intérêts et au cœur de la masse, en faisant ce que la Royauté ne faisait point, du Bousquier ne hasardait pas un liard. Soutenu par sa fortune, il pouvait attendre les réalisations que souvent les gens entreprenants, mais gênés, sont forcés d’abandonner à d’heureux successeurs. Il se posa comme banquier. Ce Laffitte au petit pied commanditait toutes les inventions nouvelles en prenant ses sûretés. Il faisait très bien ses affaires en faisant le bien public ; il était le moteur des Assurances, le protecteur des nouvelles entreprises de voitures publiques ; il suggérait les pétitions pour demander à l’administration les chemins et les ponts nécessaires. Ainsi prévenu, le gouvernement voyait un empiétement sur son autorité. Les luttes s’engageaient maladroitement, car le bien du pays exigeait que la Préfecture cédât. Du Bousquier aigrissait la noblesse de province contre la noblesse de cour et contre la pairie. Enfin il prépara l’effrayante adhésion d’une forte partie du royalisme constitutionnel à la lutte que soutinrent le Journal des Débats et monsieur de Chateaubriand contre le trône, ingrate opposition basée sur des intérêts ignobles, et qui fut une des causes de triomphe de la bourgeoisie et du journalisme en 1830. Aussi, du Bousquier, comme les gens qu’il représente, eut-il le bonheur de voir passer le convoi de la Royauté, sans qu’aucune {p. 112} sympathie l’accompagnât dans la province désaffectionnée par les mille causes qui se trouvent encore incomplétement énumérées ici. Le vieux républicain, chargé de messes, et qui pendant quinze ans avait joué la comédie afin de satisfaire sa vendetta, renversa lui-même le drapeau blanc de la Mairie aux applaudissements du peuple. Aucun homme, en France, ne jeta sur le nouveau trône élevé en août 1830 un regard plus enivré de joyeuse vengeance. Pour lui, l’avénement de la branche cadette était le triomphe de la Révolution. Pour lui, le triomphe du drapeau tricolore était la résurrection de la Montagne, qui, cette fois, allait abattre les gentilshommes par des procédés plus sûrs que celui de la guillotine, en ce que son action serait moins violente. La Pairie sans hérédité, la Garde nationale qui met sur le même lit de camp l’épicier du coin et le marquis, l’abolition des majorats réclamée par un bourgeois-avocat, l’Église catholique privée de sa suprématie, toutes les inventions législatives d’août 1830 furent pour du Bousquier la plus savante application des principes de 1793. Depuis 1830, cet homme est Receveur-Général. Il s’est appuyé, pour parvenir, sur ses liaisons avec le duc d’Orléans, père du roi Louis-Philippe, et avec monsieur de Folmon, l’ancien intendant de la duchesse douairière d’Orléans. On lui donne quatre-vingt mille livres de rente. Aux yeux de son pays, monsieur du Bousquier est un homme de bien, un homme respectable, invariable dans ses principes, intègre, obligeant. Alençon lui doit son association au mouvement industriel qui en fait le premier anneau par lequel la Bretagne se rattachera peut-être un jour à ce qu’on nomme la civilisation moderne. Alençon, qui ne comptait pas en 1816 deux voitures propres, vit en dix ans rouler dans ses rues des calèches, des coupés, des landaus25, des cabriolets et des tilburys, sans s’en étonner. Les bourgeois et les propriétaires, effrayés d’abord de voir le prix des choses augmentant, reconnurent plus tard que cette augmentation avait un contre-coup financier dans leurs revenus. Le mot prophétique du Président du Ronceret : — Du Bousquier est un homme très-fort ! fut adopté par le pays. Mais, malheureusement pour sa femme, ce mot est un horrible contre-sens. Le mari ne ressemble en rien à l’homme public et politique. Ce grand citoyen, si libéral au dehors, si bonhomme, animé de tant d’amour pour son pays, est despote au logis et parfaitement dénué d’amour conjugal. Cet homme si profondément astucieux, hypocrite, rusé, ce Cromwel {p. 113} du Val-Noble, se comporte dans son ménage comme il se comportait envers l’aristocratie, qu’il caressait pour l’égorger. Comme son ami Bernadotte, il chaussa d’un gant de velours sa main de fer. Sa femme ne lui donna pas d’enfants. Le mot de Suzanne, les insinuations du chevalier de Valois se trouvèrent ainsi justifiés26. Mais la bourgeoisie libérale, la bourgeoisie royaliste-constitutionnelle, les hobereaux, la magistrature et le parti-prêtre, comme disait le Constitutionnel, donnèrent tort à madame du Bousquier. Monsieur du Bousquier l’avait épousée si vieille ! disait-on. D’ailleurs quel bonheur pour cette pauvre femme, car à son âge il était si dangereux d’avoir des enfants ! Si madame du Bousquier confiait en pleurant ses désespoirs périodiques à madame du Coudrai, à madame du Ronceret, ces dames lui disaient : — Mais vous êtes folle, ma chère, vous ne savez pas ce que vous désirez, un enfant serait votre mort ! Puis, beaucoup d’hommes qui rattachaient, comme monsieur du Coudrai, leurs espérances au triomphe de du Bousquier, faisaient chanter ses louanges par leurs femmes. La vieille fille était assassinée par ces phrases cruelles.
— Vous êtes bien heureuse, ma chère, d’avoir épousé un homme capable, vous éviterez les malheurs des femmes qui sont mariées à des gens sans énergie, incapables de conduire leur fortune, de diriger leurs enfants.
— Votre mari vous rend la reine du pays, ma belle. Il ne vous laissera jamais dans l’embarras, celui-là ! Il mène tout dans Alençon.
— Mais je voudrais, disait la pauvre femme, qu’il se donnât moins de peine pour le public, et qu’il…
— Vous êtes bien difficile, ma chère madame du Bousquier, toutes les femmes vous envient votre mari.
Mal jugée par le monde, qui commença par lui donner tort, la chrétienne trouva, dans son intérieur, une ample carrière à déployer ses vertus. Elle vécut dans les larmes et ne cessa d’offrir au monde un visage placide. Pour une âme pieuse, n’était-ce pas un crime que cette pensée qui lui becqueta toujours le cœur : J’aimais le chevalier de Valois, et je suis la femme de du Bousquier ! L’amour d’Athanase se dressait aussi sous la forme d’un remords et la poursuivait dans ses rêves. La mort de son oncle, dont les chagrins avaient éclaté, lui rendit son avenir encore plus douloureux, car elle pensa toujours aux souffrances que son oncle dut éprouver en voyant le {p. 114} changement des doctrines politiques et religieuses de la maison Cormon. Souvent le malheur tombe avec la rapidité de la foudre, comme chez madame Granson ; mais il s’étendit, chez la vieille fille, comme une goutte d’huile qui ne quitte l’étoffe qu’après l’avoir lentement imbibée.
Le chevalier de Valois fut le malicieux artisan de l’infortune de madame du Bousquier. Il avait à cœur de détromper sa religion surprise ; car le chevalier, si expert en amour, devina du Bousquier marié comme il avait deviné du Bousquier garçon. Mais le profond républicain était difficile à surprendre : son salon était naturellement fermé au chevalier de Valois, comme à tous ceux qui, dans les premiers jours de son mariage, avaient renié la maison Cormon. Puis il était supérieur au ridicule, il tenait une immense fortune, il régnait dans Alençon, il se souciait de sa femme comme Richard III se serait soucié de voir crever le cheval à l’aide duquel il aurait gagné la bataille. Pour plaire à son mari, madame du Bousquier avait rompu avec la maison d’Esgrignon, où elle n’allait plus ; mais quand son mari la laissait seule pendant ses séjours à Paris, elle faisait alors une visite à mademoiselle Armande. Or, deux ans après son mariage, précisément à la mort de l’abbé de Sponde, mademoiselle Armande aborda madame du Bousquier au sortir de Saint-Léonard, où elles avaient entendu une messe noire dite pour l’abbé. La généreuse fille crut qu’en cette circonstance elle devait des consolations à l’héritière en pleurs. Elles allèrent ensemble, en causant du cher défunt, de Saint-Léonard au Cours ; et, du Cours, elles atteignirent l’hôtel interdit où mademoiselle Armande entraîna madame du Bousquier par le charme de sa conversation. La pauvre femme désolée aima peut-être à s’entretenir de son oncle avec une personne que son oncle aimait tant. Puis elle voulut recevoir les compliments du vieux marquis qu’elle n’avait pas vu depuis près de trois années. Il était une heure et demie, elle trouva là le chevalier de Valois venu pour dîner, qui, tout en la saluant, lui prit les mains.
— Eh ! bien, chère vertueuse et bien-aimée dame, lui dit-il d’une voix émue, nous avons perdu notre saint ami ; nous avons épousé votre deuil ; oui, votre perte est aussi vivement sentie ici que chez vous… mieux, ajouta-t-il en faisant allusion à du Bousquier.
Après quelques paroles d’oraison funèbre où chacun fit sa phrase, le chevalier prit galamment le bras de madame du Bousquier et le {p. 115} mit sur le sien, le pressa fort adorablement et l’emmena dans l’embrasure d’une fenêtre.
— Êtes-vous heureuse au moins ? dit-il avec une voix paternelle.
— Oui, dit-elle en baissant les yeux.
En entendant ce oui, madame de Troisville, la fille de la princesse Sherbellof et la vieille marquise de Castéran vinrent se joindre au chevalier, accompagnées de mademoiselle Armande. Toutes allèrent se promener dans le jardin en attendant le dîner, sans que madame du Bousquier, hébétée par la douleur, se fût aperçue que les dames et le chevalier menaient une petite conspiration de curiosité. « Nous la tenons, sachons le mot de l’énigme ? » était une phrase écrite dans les regards que ces personnes se jetèrent.
— Pour que votre bonheur fût complet, dit mademoiselle Armande, il vous faudrait des enfants, un beau garçon comme mon neveu…
Une larme roula dans les yeux de madame du Bousquier.
— J’ai entendu dire que vous étiez la seule coupable en cette affaire, que vous aviez peur d’une grossesse ? dit le chevalier.
— Moi, dit-elle naïvement, j’achèterais un enfant par cent années d’enfer !
Sur la question ainsi posée, il s’émut une discussion conduite avec une excessive délicatesse par madame la vicomtesse de Troisville et la vieille marquise de Castéran qui entortillèrent si bien la pauvre vieille fille qu’elle livra, sans s’en douter, les secrets de son ménage. Mademoiselle Armande avait pris le bras du chevalier et s’était éloignée, afin de laisser les trois femmes causer mariage. Madame du Bousquier fut alors désabusée des mille déceptions de son mariage ; et comme elle était restée bestiote, elle amusa ses confidentes par de délicieuses naïvetés. Quoique dans le premier moment le mensonger mariage de mademoiselle Cormon fît rire toute la ville bientôt initiée aux manœuvres de du Bousquier, néanmoins madame du Bousquier gagna l’estime et la sympathie de toutes les femmes. Tant que mademoiselle Cormon avait couru sus au mariage sans réussir à se marier, chacun se moquait d’elle ; mais quand chacun apprit la situation exceptionnelle où la plaçait la sévérité de ses principes religieux, tout le monde l’admira. Cette pauvre madame du Bousquier remplaça cette bonne demoiselle Cormon. Le chevalier rendit ainsi pour quelque temps du Bousquier odieux et ridicule, mais le ridicule finit par s’affaiblir ; et quand chacun {p. 116} eut dit son mot sur lui, la médisance se lassa. Puis, à cinquante-sept ans, le muet républicain semblait à beaucoup de personnes avoir droit à la retraite. Cette circonstance envenima la haine que du Bousquier portait à la maison d’Esgrignon à un tel point, qu’elle le rendit impitoyable au jour de la vengeance. Madame du Bousquier reçut l’ordre de ne jamais mettre le pied dans cette maison. Par représailles du tour que lui avait joué le chevalier de Valois, du Bousquier, qui venait de créer le Courrier de l’Orne, y fit insérer l’annonce suivante :
Il sera délivré une inscription de mille francs de rente à la personne qui pourra démontrer l’existence d’un monsieur de Pombreton, avant, pendant ou après l’Émigration.
Quoique son mariage fût essentiellement négatif, madame du Bousquier y vit des avantages : ne valait-il pas mieux encore s’intéresser à l’homme le plus remarquable de la ville, que de vivre seule ? Du Bousquier était encore préférable aux chiens, aux chats, aux serins qu’adorent les célibataires ; il portait à sa femme un sentiment plus réel et moins intéressé que ne l’est celui des servantes, des confesseurs, et des capteurs de successions. Plus tard, elle vit dans son mari l’instrument de la colère céleste, car elle reconnut des péchés innombrables dans tous ses désirs de mariage ; elle se regarda comme justement punie ainsi des malheurs qu’elle avait causés à madame Granson, et de la mort anticipée de son oncle. Obéissant à cette religion qui ordonne de baiser les verges avec lesquelles on administre la correction, elle vantait son mari, elle l’approuvait publiquement ; mais, au confessionnal ou le soir dans ses prières, elle pleurait souvent en demandant pardon à Dieu des apostasies de son mari qui pensait le contraire de ce qu’il disait, qui souhaitait la mort de l’aristocratie et de l’Église, les deux religions de la maison Cormon. Trouvant en elle-même tous ses sentiments froissés et immolés, mais forcée par le devoir à faire le bonheur de son époux, à ne lui nuire en rien, et attachée à lui par une indéfinissable affection que peut-être l’habitude engendra, sa vie était un contre-sens perpétuel. Elle avait épousé un homme dont elle haïssait la conduite et les opinions, mais dont elle devait s’occuper avec une tendresse obligée. Souvent elle était aux anges quand du Bousquier mangeait ses confitures, quand il trouvait le dîner bon ; elle veillait à ce que ses moindres désirs fussent satisfaits. S’il oubliait la bande de son journal sur une table ; au lieu de la jeter, madame {p. 117} disait : — René, laissez cela, monsieur ne l’a pas mis là sans intention. Du Bousquier allait-il en voyage, elle s’inquiétait du manteau, du linge ; elle prenait pour son bonheur matériel les plus minutieuses précautions. S’il allait au Prébaudet, elle consultait le baromètre dès la veille pour savoir s’il ferait beau. Elle épiait ses volontés dans son regard, à la manière d’un chien qui, tout en dormant, entend et voit son maître. Si le gros du Bousquier, vaincu par cet amour ordonné, la saisissait par la taille, l’embrassait sur le front, et lui disait : — Tu es une bonne femme ! des larmes de plaisir venaient aux yeux de la pauvre créature. Il est probable que du Bousquier se croyait obligé à des dédommagements qui lui conciliaient le respect de Rose-Marie-Victoire, car la vertu catholique n’ordonne pas une dissimulation aussi complète que le fut celle de madame du Bousquier. Mais souvent la sainte femme restait muette en entendant les discours que tenaient chez elle les gens haineux qui se cachaient sous les opinions royalistes-constitutionnelles. Elle frémissait en prévoyant la perte de l’Église ; elle risquait parfois un mot stupide, une observation que du Bousquier coupait en deux par un regard. Les contrariétés de cette existence ainsi tiraillée finirent par hébéter madame du Bousquier, qui trouva plus simple et plus digne de concentrer son intelligence sans la produire au dehors, en se résignant à mener une vie purement animale. Elle eut alors une soumission d’esclave, et regarda comme une œuvre méritoire d’accepter l’abaissement dans lequel la mit son mari. L’accomplissement des volontés maritales ne lui causa jamais le moindre murmure. Cette brebis craintive chemina dès lors dans la voie que lui traça le berger ; elle ne quitta plus le giron de l’Église, et se livra aux pratiques religieuses les plus sévères, sans penser ni à Satan, ni à ses pompes, ni à ses œuvres. Elle offrit ainsi la réunion des vertus chrétiennes les plus pures, et du Bousquier devint certes l’un des hommes les plus heureux du royaume de France et de Navarre.
— Elle sera niaise jusqu’à son dernier soupir, dit le cruel Conservateur destitué qui dînait cependant chez elle deux fois par semaine.
Cette histoire serait étrangement incomplète si l’on n’y mentionnait pas la coïncidence de la mort du chevalier de Valois avec la mort de la mère de Suzanne. Le chevalier mourut avec la monarchie, en août 1830. Il alla se joindre au cortége du roi Charles X {p. 118} à Nonancourt, et l’escorta pieusement jusqu’à Cherbourg avec tous les Troisville, les Castéran, les Verneuil, etc. Le vieux gentilhomme avait pris sur lui cinquante mille francs, somme à laquelle montaient ses économies et le prix de sa rente ; il l’offrit à l’un des fidèles amis de ses maîtres pour la transmettre au roi, en objectant sa mort prochaine, en disant que cette somme venait des bontés de Sa Majesté, qu’enfin l’argent du dernier des Valois appartenait à la Couronne. On ne sait si la ferveur de son zèle vainquit les répugnances du Bourbon qui abandonnait son beau royaume de France sans en emporter un liard, et qui dut être attendri par le dévouement du chevalier ; mais il est certain que Césarine, légataire universelle de monsieur de Valois, recueillit à peine six cents livres de rente. Le chevalier revint à Alençon aussi cruellement atteint par la douleur que par la fatigue, et il expira quand Charles X toucha la terre étrangère.
Madame du Valnoble et son protecteur, qui craignait alors les vengeances du parti libéral, se trouvèrent heureux d’avoir un prétexte de venir incognito dans le village où mourut la mère de Suzanne. À la vente qui eut lieu par suite du décès du chevalier de Valois, Suzanne, désirant un souvenir de son premier et bon ami, fit pousser sa tabatière jusqu’au prix excessif de mille francs. Le portrait de la princesse Goritza valait à lui seul cette somme. Deux ans après, un jeune élégant, qui faisait collection des belles tabatières du dernier siècle, obtint de Suzanne celle du chevalier recommandée par une façon merveilleuse. Le bijou confident des plus belles amours du monde et le plaisir de toute une vieillesse, se trouve donc exposé dans une espèce de musée privé. Si les morts savent ce qui se fait après eux, la tête du chevalier doit en ce moment rougir à gauche.
Quand cette histoire n’aurait d’autre effet que d’inspirer aux possesseurs de quelques reliques adorées une sainte peur, et les faire recourir à un codicille pour statuer immédiatement sur le sort de ces précieux souvenirs d’un bonheur qui n’est plus en les léguant à des mains fraternelles, elle aurait rendu d’énormes services à la portion chevaleresque et amoureuse du public ; mais elle renferme une moralité bien plus élevée !… ne démontre-t-elle pas la nécessité d’un enseignement nouveau ? N’invoque-t-elle pas, de la sollicitude si éclairée des ministres de l’instruction publique, la création de chaires d’anthropologie, science dans laquelle {p. 119} l’Allemagne nous devance ? Les mythes modernes sont encore moins compris que les mythes anciens, quoique nous soyons dévorés par les mythes. Les mythes nous pressent de toutes parts, ils servent à tout, ils expliquent tout. S’ils sont, selon l’École Humanitaire, les flambeaux de l’histoire, ils sauveront les empires de toute révolution, pour peu que les professeurs d’histoire fassent pénétrer les explications qu’ils en donnent, jusque dans les masses départementales ! Si mademoiselle Cormon eût été lettrée, s’il eût existé dans le département de l’Orne un professeur d’anthropologie, enfin si elle avait lu l’Arioste, les effroyables malheurs de sa vie conjugale eussent-ils jamais eu lieu ? Elle aurait peut-être recherché pourquoi le poète italien nous montre Angélique préférant Médor, qui était un blond chevalier de Valois, à Roland dont la jument était morte et qui ne savait que se mettre en fureur. Médor ne serait-il pas la figure mythique des courtisans de la royauté féminine, et Roland le mythe des révolutions désordonnées, furieuses, impuissantes qui détruisent tout sans rien produire. Nous publions, en en déclinant la responsabilité, cette opinion d’un élève de monsieur27 Ballanche.
Aucun renseignement ne nous est parvenu sur les petites têtes de nègre28 en diamants. Vous pouvez voir aujourd’hui madame du Valnoble à l’Opéra. Grâce à la première éducation que lui a donnée le chevalier de Valois, elle a presque l’air d’une femme comme il faut, en n’étant qu’une femme comme il en faut.
Madame du Bousquier vit encore, n’est-ce pas dire qu’elle souffre toujours ? En atteignant à l’âge de soixante ans, époque à laquelle les femmes se permettent des aveux, elle a dit en confidence à madame du Coudrai dont le mari retrouva sa place en août 1830, qu’elle ne supportait pas l’idée de mourir fille.
Paris, octobre 1836.