Notre Théâtre a fait hier mille écus avec la pièce nouvelle, quoiqu’elle soit à sa quarantième représentation ? vous devriez venir la voir, les décorations sont superbes.

En ce moment, des Lupeaulx recevait au Secrétariat du Bruel, à la suite duquel Dutocq s’était mis. Des Lupeaulx avait appris par son valet de chambre la mort de monsieur de La Billardière, et voulait plaire aux deux ministres, en faisant paraître le soir même un article nécrologique.

— Bonjour, mon cher du Bruel, dit le demi-ministre au Sous-chef en le voyant entrer et le laissant debout. Vous savez la nouvelle ? La Billardière est mort, les deux ministres étaient présents quand il a été administré. Le bonhomme a fortement recommandé Rabourdin, disant qu’il mourrait bien malheureux s’il ne savait pas avoir pour successeur celui qui constamment avait rempli sa place. Il paraît que l’agonie est une question où l’on avoue tout… Le ministre s’est d’autant plus engagé, que son intention, comme celle du Conseil, est de récompenser les nombreux services de monsieur Rabourdin (il hoche la tête), le Conseil d’État réclame ses lumières. On dit que monsieur de La Billardière quitte la Division de défunt son père et passe à la Commission du Sceau, c’est comme si le roi lui faisait un cadeau de cent mille francs, la place est comme une charge de notaire et peut se vendre. Cette nouvelle réjouira votre Division, car on pouvait croire que Benjamin y serait placé. Du Bruel, il faudrait brocher dix ou douze lignes en manière de fait Paris, sur le bonhomme ; leurs Excellences y {p. 238}   jetteront un coup d’œil (il lit les journaux). Savez-vous la vie du papa La Billardière ?

Du Bruel fit un geste pour accuser son ignorance.

— Non ? reprit des Lupeaulx. Eh ! bien, il a été mêlé aux affaires de la Vendée, il était l’un des confidents du feu roi. Comme monsieur le comte de Fontaine, il n’a jamais voulu transiger avec le premier Consul. Il a un peu chouanné. C’est né en Bretagne d’une famille parlementaire si jeune, qu’il a été anobli par Louis XVIII. Quel âge avait-il ? N’importe ! Arrangez bien ça… La loyauté qui ne s’est jamais démentie… une religion éclairée… (le pauvre bonhomme avait pour manie de ne jamais mettre le pied dans une église), donnez-lui du pieux serviteur… Amenez gentiment qu’il a pu chanter le cantique de Siméon à l’avénement de Charles X. Le comte d’Artois estimait beaucoup La Billardière, car il a coopéré malheureusement à l’affaire de Quiberon et a tout pris sur lui. Vous savez ?… La Billardière a justifié le roi dans une brochure publiée en réponse à une impertinente histoire de la Révolution faite par un journaliste, vous pouvez donc appuyer sur le dévouement. Enfin, pesez bien vos mots, afin que les autres journaux ne se moquent pas de nous, et apportez-moi l’article. Vous étiez hier chez Rabourdin ?

— Oui, Monseigneur, dit du Bruel. Ah, pardon !

— Il n’y a pas de mal, répondit en riant des Lupeaulx.

— Sa femme était délicieusement belle, reprit du Bruel, il n’y a pas deux femmes pareilles dans Paris : il y en a d’aussi spirituelles qu’elle ; mais il n’y en a pas de si gracieusement spirituelle ; une femme peut être plus belle que Célestine ; mais il est difficile qu’elle soit si variée dans sa beauté. Madame Rabourdin est bien supérieure à madame Colleville ! dit le vaudevilliste en se rappelant l’aventure de des Lupeaulx. Flavie doit ce qu’elle est au commerce des hommes, tandis que madame Rabourdin est tout par elle-même, elle sait tout ; il ne faudrait pas se dire un secret en latin devant elle. Si j’avais une femme semblable, je croirais pouvoir parvenir à tout.

— Vous avez plus d’esprit qu’il n’est permis à un auteur d’en avoir, répondit des Lupeaulx avec un mouvement de vanité. Puis il se détourna pour apercevoir Dutocq, et lui dit : — Ah ! bonjour, Dutocq. Je vous ai fait demander pour vous prier de me prêter votre Charlet, s’il est complet ; la comtesse ne connaît rien de Charlet.

{p. 239}   Du Bruel se retira.

— Pourquoi venez-vous sans être appelé ? dit durement des Lupeaulx à Dutocq quand ils furent seuls. L’État est-il en péril pour venir me trouver à dix heures, au moment où je vais déjeuner avec Son Excellence.

— Peut-être, monsieur, dit Dutocq. Si j’avais eu l’honneur de vous voir ce matin, vous n’auriez sans doute pas fait l’éloge du sieur Rabourdin après avoir lu le vôtre tracé par lui.

Dutocq ouvrit sa redingote, prit un cahier de papier moulé sur ses côtes gauches, et le posa sur le bureau de des Lupeaulx, à un endroit marqué. Puis il alla pousser le verrou, craignant une explosion. Voici ce que lut le Secrétaire-général à son article pendant que Dutocq fermait la porte.

MONSIEUR DES LUPEAULX. Un gouvernement se déconsidère en employant ostensiblement un tel homme qui a sa spécialité dans la police diplomatique. On peut opposer ce personnage avec succès aux flibustiers politiques des autres cabinets, ce serait dommage de l’employer à la police intérieure : il est au-dessus de l’espion vulgaire, il comprend un plan, il saurait mener à bien une infamie nécessaire et savamment couvrir sa retraite.

Des Lupeaulx était succinctement analysé en cinq ou six phrases, la quintessence du portrait biographique placé au commencement de cette histoire. Aux premiers mots, le Secrétaire-général se sentit jugé par un homme plus fort que lui ; mais il voulut se réserver d’examiner ce travail, qui allait loin et haut, sans livrer ses secrets à un homme comme Dutocq. Des Lupeaulx montra donc à l’espion un visage calme et grave. Le Secrétaire-général, comme les avoués et les magistrats, comme les diplomates et tous ceux qui sont obligés de fouiller le cœur humain, ne s’étonnait plus de rien. Rompu aux trahisons, aux ruses de la haine, aux piéges, il pouvait recevoir dans le dos une blessure, sans que son visage en parlât.

— Comment vous êtes-vous procuré cette pièce ?

Dutocq raconta sa bonne fortune ; en l’écoutant, la figure de des Lupeaulx ne témoignait aucune approbation. Aussi l’espion finit-il en grande crainte le récit qu’il avait commencé triomphalement.

{p. 240}   — Dutocq, vous avez mis le doigt entre l’écorce et l’arbre, répondit sèchement le Secrétaire-général. Si vous ne voulez pas vous faire de très-puissants ennemis, gardez le plus profond secret sur ceci, qui est un travail de la plus haute importance et à moi connu.

Des Lupeaulx renvoya Dutocq par un de ces regards qui sont plus expressifs que la parole.

— Ah ! ce scélérat de Rabourdin s’en mêle aussi ! se disait Dutocq épouvanté de trouver un rival dans son Chef. Il est dans l’État-major quand je suis à pied ! Je ne l’aurais pas cru !

À tous ses motifs d’aversion contre Rabourdin se joignit la jalousie de l’homme de métier contre un confrère, un des plus violents ingrédients de haine.

Quand des Lupeaulx fut seul, il tomba dans une étrange méditation. De quel pouvoir Rabourdin était-il l’instrument ? fallait-il profiter de ce singulier document pour le perdre, ou s’en armer pour réussir auprès de sa femme ? Ce mystère fut tout obscur pour des Lupeaulx, qui parcourait avec effroi les pages de cet état où les hommes de sa connaissance étaient jugés avec une profondeur inouïe. Il admirait Rabourdin, tout en se sentant blessé au cœur par lui. L’heure du déjeuner surprit des Lupeaulx dans sa lecture.

— Monseigneur va vous attendre si vous ne descendez pas, vint lui dire le valet de chambre du ministre.

Le ministre déjeunait avec sa femme, ses enfants et des Lupeaulx, sans domestiques. Le repas du matin est le seul moment d’intimité que les hommes d’État peuvent conquérir sur le mouvement de leurs dévorantes affaires. Mais, malgré les ingénieuses barrières par lesquelles ils défendent cette heure de causerie intime et de laissez-aller donnée à leur famille et à leurs affections, beaucoup de grands et de petits savent les franchir. Les affaires viennent souvent, comme en ce moment, se jeter à travers leur joie.

— Je croyais Rabourdin un homme au-dessus des employés ordinaires, et le voilà qui, dix minutes après la mort de La Billardière, invente de me faire parvenir par La Brière un vrai billet de théâtre. Tenez, dit le ministre à des Lupeaulx en lui donnant un papier qu’il roulait entre ses doigts.

Trop noble pour songer au sens honteux que la mort de monsieur La Billardière prêtait à sa lettre, Rabourdin ne l’avait pas retirée des mains de La Brière en apprenant par lui la nouvelle. Des Lupeaulx lut ce qui suit :

{p. 241}   Monseigneur,
Si vingt-trois ans de services irréprochables peuvent mériter une faveur, je supplie Votre Excellence de m’accorder une audience aujourd’hui même, il s’agit d’une affaire où mon honneur se trouve engagé.

Suivaient les formules de respect.

— Pauvre homme ! dit des Lupeaulx avec un ton de compassion qui laissa le ministre dans son erreur, nous sommes entre nous, faites-le venir. Vous avez Conseil après la Chambre, et votre Excellence doit aujourd’hui répondre à l’Opposition, il n’y a pas d’autre heure où vous puissiez le recevoir. Des Lupeaulx se leva, demanda l’huissier, lui dit un mot, et revint s’asseoir à table. — Je l’ajourne au dessert, dit-il.

Comme tous les ministres de la Restauration, le ministre était un homme sans jeunesse. La charte concédée par Louis XVIII avait le défaut de lier les mains aux rois en les forçant à livrer les destinées du pays aux quadragénaires de la Chambre des Députés et aux septuagénaires de la Pairie, de les dépouiller du droit de saisir un homme de talent politique là où il était, malgré sa jeunesse ou malgré la pauvreté de sa condition. Napoléon seul put employer des jeunes gens à son choix, sans être arrêté par aucune considération. Aussi, depuis la chute de cette grande volonté, l’énergie avait-elle déserté le pouvoir. Or, faire succéder la mollesse à la vigueur est un contraste plus dangereux en France qu’en tout autre pays. En général, les ministres arrivés vieux ont été médiocres, tandis que les ministres pris jeunes ont été l’honneur des monarchies européennes et des républiques où ils dirigèrent les affaires. Le monde retentissait encore de la lutte de Pitt et de Napoléon, deux hommes qui conduisirent la politique à l’âge où les Henri de Navarre, les Richelieu, les Mazarin, les Colbert, les Louvois, les d’Orange, les Guise, les la Rovère, les Machiavel, enfin tous les grands hommes connus, partis d’en bas ou nés aux environs des trônes, commencèrent à gouverner des États. La Convention, modèle d’énergie, fut composée en grande partie de têtes jeunes ; aucun souverain ne doit oublier qu’elle sut opposer quatorze armées à l’Europe ; sa politique, si fatale aux yeux de ceux qui tiennent pour le pouvoir, dit absolu, n’en était pas moins dictée par les {p. 242}   vrais principes de la monarchie, car elle se conduisit comme un grand roi. Après dix ou douze années de luttes parlementaires, après avoir ressassé la politique et s’y être harassé, ce ministre avait été véritablement intronisé par un parti qui le considérait comme son homme d’affaires. Heureusement pour lui-même, il approchait plus de soixante ans que de cinquante ; s’il avait conservé quelque vigueur juvénile, il aurait été promptement brisé. Mais, habitué à rompre, à faire retraite, à revenir à la charge, il pouvait se laisser frapper tour à tour par son parti, par l’Opposition, par la cour, par le clergé, en leur opposant la force d’inertie d’une matière à la fois molle et consistante ; enfin, il avait les bénéfices de son malheur. Géhenné dans mille questions de gouvernement, comme est le jugement d’un vieil avocat après avoir tout plaidé, son esprit ne possédait plus ce vif que gardent les esprits solitaires, ni cette prompte décision des gens accoutumés de bonne heure à l’action, et qui se distingue chez les jeunes militaires. Pouvait-il en être autrement ? il avait constamment chicané au lieu de juger, il avait critiqué les effets sans assister aux causes, il avait surtout la tête pleine des mille réformes qu’un parti lance à son chef, des programmes que les intérêts privés apportent à un orateur d’avenir, en l’embarrassant de plans et de conseils inexécutables. Loin d’arriver frais, il était arrivé fatigué de ses marches et contre-marches. Puis en prenant position sur la sommité tant désirée, il s’y était accroché à mille buissons épineux, il y avait trouvé mille volontés contraires à concilier. Si les hommes d’État de la Restauration avaient pu suivre leurs propres idées, leurs capacités seraient sans doute moins exposées à la critique, mais si leurs vouloirs furent entraînés, leur âge les sauva en ne leur permettant plus de déployer cette résistance qu’on sait opposer au début de la vie à ces intrigues à la fois basses et élevées qui vainquirent quelquefois Richelieu, et auxquelles, dans une sphère moins élevée, Rabourdin allait se prendre. Après les tiraillements de leurs premières luttes, ces gens, moins vieux que vieillis, eurent les tiraillements ministériels. Ainsi leurs yeux se troublaient déjà quand il fallait la perspicacité de l’aigle, leur esprit était lassé quand il fallait redoubler de verve. Le ministre à qui Rabourdin voulait se confier, entendait journellement des hommes d’une incontestable supériorité lui exposant les théories les plus ingénieuses, applicables ou inapplicables aux affaires de la France. Ces gens à qui les difficultés de la politique générale {p. 243}   étaient cachées, assaillaient ce ministre, au retour d’une bataille parlementaire, d’une lutte avec les secrètes imbécillités de la cour, ou à la veille d’un combat avec l’esprit public, ou le lendemain d’une question diplomatique qui avait déchiré le Conseil en trois opinions. Dans cette situation, un homme d’État tient naturellement un bâillement tout prêt au service de la première phrase où il s’agit de mieux ordonner la chose publique. Il ne se faisait pas alors de dîner où les plus audacieux spéculateurs, où les hommes des coulisses financières et politiques, ne résumassent en un mot profond les opinions de la Bourse et de la Banque, celles surprises à la diplomatie, et les plans que comportait la situation de l’Europe. Le ministre avait d’ailleurs en des Lupeaulx et son secrétaire particulier, un petit conseil pour ruminer cette nourriture, pour contrôler et analyser les intérêts qui parlaient par tant de voix habiles. En effet, son malheur, qui sera celui de tous les ministres sexagénaires, était de biaiser avec toutes les difficultés : avec le journalisme que l’on voulait en ce moment amortir sourdement au lieu de l’abattre franchement ; avec la question financière, comme avec les questions d’industrie ; avec le clergé comme avec la question des biens nationaux ; avec le Libéralisme comme avec la Chambre. Après avoir tourné le pouvoir en sept ans, le ministre croyait pouvoir tourner ainsi toutes les questions. Il est si naturel de vouloir se maintenir par les moyens qui servirent à s’élever, que nul n’osait blâmer un système inventé par la médiocrité pour plaire à des esprits médiocres. La Restauration de même que la Révolution polonaise ont su démontrer, aux nations comme aux princes, ce que vaut un homme, et ce qui leur arrive quand il leur manque. Le dernier et le plus grand défaut des hommes d’État de la Restauration fut leur honnêteté dans une lutte où leurs adversaires employaient toutes les ressources de la friponnerie politique, le mensonge et les calomnies, en déchaînant contre eux, par les moyens les plus subversifs, les masses inintelligentes, habiles seulement à comprendre le désordre.

Rabourdin s’était dit tout cela. Mais il venait de se décider à jouer le tout pour le tout, comme un homme qui lassé par le jeu ne s’accorde plus qu’un coup ; or, le hasard lui donnait un tricheur pour adversaire en la personne de des Lupeaulx. Néanmoins, quelle que fût sa sagacité, le Chef de Bureau, plus savant en administration qu’en optique parlementaire, n’imaginait pas toute la vérité : {p. 244}   il ne savait pas que le grand travail qui avait rempli sa vie allait devenir une théorie pour le ministre, et qu’il était impossible à l’homme d’État de ne pas le confondre avec les novateurs du dessert, avec les causeurs du coin du feu.

Au moment où le ministre debout, au lieu de penser à Rabourdin, songeait à François Keller, et n’était retenu que par sa femme qui lui offrait une grappe de raisin, le Chef de Bureau fut annoncé par l’huissier. Des Lupeaulx avait bien compté sur la disposition où devait être le ministre préoccupé de ses improvisations ; aussi, voyant l’homme d’État aux prises avec sa femme, alla-t-il au devant de Rabourdin et le foudroya-t-il par13 sa première phrase.

— Son Excellence et moi nous sommes instruits de ce qui vous préoccupe, et vous n’avez rien à craindre, dit des Lupeaulx en baissant la voix, ni de Dutocq ni de qui que ce soit, ajouta-t-il à haute voix.

— Ne vous tourmentez point, Rabourdin, lui dit Son Excellence avec bonté, mais en faisant un mouvement de retraite.

Rabourdin s’avança respectueusement, et le ministre ne put l’éviter.

— Votre Excellence daignerait-elle me permettre de lui dire deux mots en particulier ? fit Rabourdin en jetant à l’Excellence une œillade mystérieuse.

Le ministre regarda la pendule et se dirigea vers la fenêtre où le suivit le pauvre Chef.

— Quand pourrai-je avoir l’honneur de soumettre l’affaire à Votre Excellence, afin de lui expliquer le nouveau plan d’administration auquel se rattache la pièce que l’on doit entacher…

— Un plan d’administration ! dit le ministre en fronçant les sourcils et l’interrompant. Si vous avez quelque chose en ce genre à me communiquer, attendez le jour où nous travaillerons ensemble. J’ai Conseil aujourd’hui, je dois une réponse à la Chambre sur l’incident que l’Opposition a élevé hier à la fin de la séance. Votre jour est mercredi prochain, nous n’avons pas travaillé hier, car hier je n’ai pu m’occuper des affaires du Ministère. Les affaires politiques ont nui aux affaires purement administratives.

— Je remets mon honneur avec confiance entre les mains de Votre Excellence, dit gravement Rabourdin, et je la supplie de ne {p. 245}   pas oublier qu’elle ne m’a pas laissé le temps d’une explication immédiate à propos de la pièce soustraite…

— Mais ne craignez donc rien, dit des Lupeaulx en s’avançant entre le ministre et Rabourdin qu’il interrompit, avant huit jours vous serez sans doute nommé…

Le ministre se mit à rire en songeant à l’enthousiasme de des Lupeaulx pour madame Rabourdin, et il guigna sa femme qui sourit. Rabourdin, surpris de ce jeu muet, en chercha la signification, il cessa de tenir sous son regard le ministre un moment, et l’Excellence en profita pour se sauver.

— Nous causerons ensemble de tout cela, dit des Lupeaulx devant qui le Chef de Bureau se trouva seul, non sans surprise. Mais n’en voulez pas à Dutocq, je vous réponds de lui.

— Madame Rabourdin est une femme charmante, dit la femme du ministre au Chef de Bureau pour lui dire quelque chose.

Les enfants regardaient Rabourdin avec curiosité. Rabourdin s’attendait à quelque chose de solennel, et il était comme un gros poisson pris dans les mailles d’un léger filet, il se débattait avec lui-même.

— Madame la comtesse est bien bonne, dit-il.

— N’aurai-je pas le plaisir de la voir un mercredi ? dit la comtesse, amenez-nous-la, vous m’obligerez…

— Madame Rabourdin reçoit le mercredi, répondit des Lupeaulx qui connaissait la banalité des mercredis officiels ; mais si vous avez tant de bonté pour elle, vous avez bientôt, je crois, une soirée intime.

La femme du ministre se leva contrariée.

— Vous êtes le maître de mes cérémonies, dit-elle à des Lupeaulx.

Paroles ambiguës par lesquelles elle exprima la contrariété que lui causait des Lupeaulx en entreprenant sur ses soirées intimes, où elle n’admettait que des personnes de choix. Elle sortit en saluant Rabourdin. Des Lupeaulx et le Chef de Bureau furent donc seuls dans le petit salon où le ministre déjeunait en famille. Des Lupeaulx froissait entre ses doigts la lettre confidentielle que La Brière avait remise au ministre, Rabourdin la reconnut.

— Vous ne me connaissez pas bien, dit-il au Chef de Bureau en lui souriant. Vendredi soir, nous nous entendrons à fond. En ce moment, je dois faire l’audience, le ministre me la laisse aujourd’hui {p. 246}   sur le dos, car il se prépare pour la Chambre. Mais je vous le répète, Rabourdin, ne craignez rien.

Rabourdin chemina lentement par les escaliers, confondu de la singulière tournure que prenaient les choses. Il s’était cru dénoncé par Dutocq, et ne se trompait point : des Lupeaulx avait entre les mains l’État où il était jugé si sévèrement et des Lupeaulx caressait son juge. C’était à s’y perdre ! Les gens droits comprennent difficilement les intrigues embrouillées, et Rabourdin se perdait dans ce dédale, sans pouvoir deviner le jeu que jouait le Secrétaire-général.

— Ou il n’a pas lu son article, ou il aime ma femme.

Telles furent les deux pensées auxquelles s’arrêta le chef en traversant la cour, car le regard qu’il avait saisi la veille entre Célestine et des Lupeaulx lui revint dans la mémoire comme un éclair. Pendant l’absence de Rabourdin, son Bureau avait été nécessairement en proie à une agitation violente, car dans les Ministères les rapports entre les employés et les supérieurs sont si bien réglés, que quand l’huissier du ministre vient de la part de Son Excellence chez un Chef de bureau, surtout à l’heure où le ministre n’est pas visible, il se fait de grands commentaires. La coïncidence de cette communication extraordinaire avec la mort de monsieur La Billardière donna d’ailleurs une importance insolite à ce fait que monsieur Saillard apprit par monsieur Clergeot, et il vint en conférer avec son gendre. Bixiou, qui travaillait alors avec son chef, le laissa causer avec son beau-père et se transporta dans le bureau Rabourdin où les travaux étaient interrompus.

BIXIOU (entrant).

Il ne fait guère chaud chez vous, messieurs ? Vous ne savez pas ce qui se passe en bas. La vertueuse Rabourdin est enfoncée ! Oui, destitué ! Une scène horrible chez le ministre.

DUTOCQ (il regarde Bixiou).

Est-ce vrai ?

BIXIOU.

À qui cela peut-il faire de la peine ? ce n’est pas à vous, vous deviendrez Sous-chef et du Bruel Chef. Monsieur Baudoyer passe à la Division.

FLEURY.

Je gage cent francs que Baudoyer ne sera jamais Chef de Division.

{P. 247}   VIMEUX.

Je me mets dans le pari. Vous y mettez-vous, monsieur Poiret ?

POIRET.

J’ai ma retraite au premier janvier.

BIXIOU.

Comment, nous ne verrons plus vos souliers à cordons, et que deviendra le ministère sans vous ? Qui se met de mon pari ?

DUTOCQ.

Je ne puis en être, je parierais à coup sûr. Monsieur Rabourdin est nommé, monsieur de La Billardière l’a recommandé sur son lit de mort aux deux ministres, en s’accusant d’avoir touché les émoluments d’une place dont le travail était fait par Rabourdin : il a eu des scrupules de conscience ; et, sauf tout ordre supérieur, ils lui ont promis, pour le calmer, de nommer Rabourdin.

BIXIOU.

Messieurs, mettez-vous tous contre moi : vous voilà sept ? car vous en serez, monsieur Phellion. Je parie un dîner de cinq cents francs au Rocher de Cancale que Rabourdin n’a pas la place de La Billardière. Ça ne vous coûtera pas cent francs à chacun, et moi j’en risque cinq cents. Je vous fais la chouette enfin. Ça va-t-il ? En êtes-vous, du Bruel ?

PHELLION (posant sa plume).

Môsieur, sur quoi fondez-vous cette proposition aléatoire, car aléatoire est le mot ; mais je me trompe en employant le terme de proposition, c’est contrat que je voulais dire. Le pari constitue un contrat.

FLEURY.

Non, car on ne peut donner le nom de contrat qu’aux conventions reconnues par le code, et le code n’accorde pas d’action pour le pari.

DUTOCQ.

C’est le reconnaître que de le proscrire.

BIXIOU.

Ça, c’est fort, mon petit Dutocq !

POIRET.

Par exemple !

FLEURY.

C’est juste. C’est comme se refuser au paiement de ses dettes, on les reconnaît.

{P. 248}   THUILLIER.

Vous faites de fameux jurisconsultes !

POIRET.

Je suis aussi curieux que monsieur Phellion de savoir sur quelles raisons s’appuie monsieur Bixiou…

BIXIOU (criant à travers le bureau).

En êtes-vous, du Bruel ?

DU BRUEL (apparaissant).

Sac-à-papier, messieurs, j’ai quelque chose de difficile à faire, c’est la réclame pour la mort de monsieur La Billardière. De grâce ! un peu de silence : vous rirez et parierez après.

THUILLIER.

Rirez et pas rirez ! vous entreprenez sur mes calembours !

BIXIOU (allant dans le bureau de du Bruel).

C’est vrai, du Bruel, l’éloge du bonhomme est une chose bien difficile, j’aurais plus tôt fait sa charge !

DU BRUEL.

Aide-moi donc, Bixiou !

BIXIOU.

Je veux bien, quoique ces articles-là se fassent mieux en mangeant.

DU BRUEL.

Nous dînerons ensemble. (Lisant.)

« La religion et la monarchie perdent tous les jours quelques-uns de ceux qui combattirent pour elles 14 dans les temps révolutionnaires…

BIXIOU.

Mauvais. Je mettrais :

« La mort exerce particulièrement ses ravages parmi les plus vieux défenseurs de la monarchie et les plus fidèles serviteurs du roi, dont le cœur saigne de tous ces coups. (Du Bruel écrit rapidement.) Monsieur le baron Flamet de La Billardière est mort ce matin d’une hydropisie de poitrine, causée par une affection au cœur.

Vois-tu, il n’est pas indifférent de prouver que l’on a du cœur dans les Bureaux. Faut-il couler là une petite tartine sur les émotions des royalistes pendant la terreur ? Hein ! ça ne ferait pas mal. Mais non, les petits journaux diraient que les émotions ont plus {p. 249}   frappé sur les intestins que sur le cœur. N’en parlons pas. Qu’as-tu mis ?

DU BRUEL (lisant).

« Issu d’une vieille souche parlementaire…

BIXIOU.

Très-bien cela ! c’est poétique, et souche est profondément vrai.

DU BRUEL (continuant).

« Où le dévouement pour le trône était héréditaire, aussi bien que l’attachement à la foi de nos pères, monsieur de La Billardière…

BIXIOU.

Je mettrais monsieur le baron.

DU BRUEL.

Mais il ne l’était pas en 1793…

BIXIOU.

C’est égal, tu sais que, sous l’Empire, Fouché rapportant une anecdote sur la Convention, et dans laquelle Roberspierre lui parlait, la contait ainsi : « Roberspierre me dit : Duc d’Otrante, vous irez à l’Hôtel-de-Ville ! » Il y a donc un précédent.

DU BRUEL.

Laisse-moi noter ce mot-là ! Mais ne mettons pas le baron, car j’ai réservé pour la fin les faveurs qui ont plu sur lui.

BIXIOU.

Ah ! bien ! C’est le coup de théâtre, le tableau d’ensemble de l’article.

DU BRUEL.

Voyez-vous ?…

« En nommant monsieur de La Billardière baron, gentilhomme ordinaire…

BIXIOU (à part).

Très-ordinaire.

DU BRUEL (continuant).

« De la chambre, etc., le roi récompensa tout ensemble les services rendus par le prévôt qui sut concilier la rigueur de ses fonctions avec la mansuétude ordinaire aux Bourbons, et le courage du Vendéen qui n’a pas plié le genou devant l’idole impériale. Il laisse un fils, héritier de son dévouement et de ses talents, etc.

{P. 250}   BIXIOU.

N’est-ce pas trop monté de ton, trop riche de couleurs ? j’éteindrais un peu cette poésie : l’idole impériale, plier le genou ! diable ! Le vaudeville gâte la main, et l’on ne sait plus tenir le style de la pédestre prose. Je mettrais : il appartenait au petit nombre de ceux qui, etc. Simplifie, il s’agit d’un homme simple.

DU BRUEL.

Encore un mot de vaudeville. Tu ferais ta fortune au théâtre, Bixiou !

BIXIOU.

Qu’as-tu mis sur Quiberon ? (Il lit.) Ce n’est pas cela ! Voilà comment je rédigerais :

« Il assuma sur lui, dans un ouvrage récemment publié, tous les malheurs de l’expédition de Quiberon, en donnant ainsi la mesure d’un dévouement qui ne reculait devant aucun sacrifice.

C’est fin, spirituel, et tu sauves La Billardière.

DU BRUEL.

Aux dépens de qui ?

BIXIOU (sérieux comme un prêtre qui monte en chaire).

De Hoche et de Tallien. Tu ne sais donc pas l’histoire ?

DU BRUEL.

Non. J’ai souscrit à la collection des Baudouin, mais je n’ai pas encore eu le temps de l’ouvrir : il n’y a pas de sujet de vaudeville là-dedans.

PHELLION (à la porte).

Nous voudrions tous savoir, monsieur Bixiou, qui peut vous inciter à croire que le vertueux et digne monsieur Rabourdin, qui fait l’intérim de la Division depuis neuf mois, qui est le plus ancien Chef de Bureau du Ministère, et que le ministre au retour de chez monsieur de La Billardière a envoyé chercher par son huissier, ne sera pas nommé Chef de Division.

BIXIOU.

Papa Phellion, vous connaissez la géographie ?

PHELLION (se rengorgeant).

Monsieur, je m’en flatte.

BIXIOU.

L’histoire ?

{P. 251}   PHELLION (d’un air modeste).

Peut-être.

BIXIOU (le regardant).

Votre diamant est mal accroché, il va tomber. Eh ! bien, vous ne connaissez pas le cœur humain, vous n’êtes pas plus avancé là-dedans que dans les environs de Paris.

POIRET (bas à Vimeux).

Les environs de Paris ? Je croyais qu’il s’agissait de monsieur Rabourdin.

BIXIOU.

Le bureau Rabourdin parie-t-il en masse contre moi ?

TOUS.

Oui.

BIXIOU.

Du Bruel, en es-tu ?

DU BRUEL.

Je crois bien. Il est dans notre intérêt que notre chef passe, alors chacun dans notre bureau avance d’un cran.

THUILLIER.

D’un crâne (bas à Phellion). Il est joli, celui-là.

BIXIOU.

Je gagerai. Voici ma raison. Vous la comprendrez difficilement, mais enfin je vous la dirai tout de même. Il est juste que monsieur Rabourdin soit nommé (il regarde Dutocq) ; car en lui, l’ancienneté, le talent et l’honneur sont reconnus, appréciés et récompensés. La nomination est même dans l’intérêt bien entendu de l’Administration. (Phellion, Poiret et Thuillier écoutent sans rien comprendre et sont comme des gens qui cherchent à voir clair dans les ténèbres.) Eh ! bien, à cause de toutes ces convenances et de ces mérites, en reconnaissant combien la mesure est équitable et sage, je parie qu’elle n’aura pas lieu. Oui ! elle manquera comme ont manqué les expéditions de Boulogne et de Russie, où le génie avait rassemblé toutes les chances de succès ! Elle manquera comme manque ici-bas tout ce qui semble juste et bon. Je joue le jeu du diable.

DU BRUEL.

Qui donc sera nommé ?

BIXIOU.

Plus je considère Baudoyer, plus il me semble réunir toutes les {p. 252}   qualités contraires ; conséquemment, il sera chef de Division.

DUTOCQ (poussé à bout).

Mais monsieur des Lupeaulx, qui m’a fait venir pour me demander mon Charlet, m’a dit que monsieur Rabourdin allait être nommé, et que le petit La Billardière passait Référendaire au Sceau.

BIXIOU.

Nommé ! nommé ! La nomination ne se signera seulement pas dans dix jours. On nommera pour le jour de l’an. Tenez, regardez votre chef dans la cour, et dites-moi si ma vertueuse Rabourdin a la mine d’un homme en faveur, on le croirait destitué ! (Fleury se précipite à la fenêtre.) Adieu, messieurs ; je vais aller annoncer à monsieur Baudoyer votre nomination de monsieur Rabourdin, ça le fera toujours enrager, le saint homme ! Puis je lui raconterai notre pari, pour lui remettre le cœur. C’est ce que nous nommons au théâtre une péripétie, n’est-ce pas, du Bruel ? Qu’est-ce que cela me fait ? Si je gagne, il me prendra pour Sous-chef. (Il sort.)

POIRET.

Tout le monde accorde de l’esprit à ce monsieur, eh ! bien, moi, je ne puis jamais rien comprendre à ses discours (il expédie toujours). Je l’écoute, je l’écoute, j’entends des paroles et ne saisis aucun sens : il parle des environs de Paris à propos du cœur humain, et (il pose sa plume et va au poêle) dit qu’il joue le jeu du diable, à propos des expéditions de Russie et de Boulogne ! il faudrait d’abord admettre que le diable joue, et savoir quel jeu ? Je vois d’abord le jeu de dominos… (il se mouche).

FLEURY (interrompant).

Il est onze heures, le père Poiret se mouche.

DU BRUEL.

C’est vrai. Déjà ! Je cours au Secrétariat.

POIRET.

Où en étais-je ?

THUILLIER.

Domino, au Seigneur ; car il s’agit du diable, et le diable est un suzerain sans charte. Mais ceci vise plus à la pointe qu’au calembour. Ceci est le jeu de mots. Au reste, je ne vois pas de différence entre le jeu de mots et… (Sébastien entre pour prendre des circulaires à signer et à collationner).

{P. 253}   VIMEUX.

Vous voilà, beau jeune homme. Le temps de vos peines est fini, vous serez appointé ! Monsieur Rabourdin sera nommé ! Vous étiez hier à la soirée de madame Rabourdin. Êtes-vous heureux d’aller là ! On dit qu’il y va des femmes superbes.

SÉBASTIEN.

Je ne sais pas.

FLEURY.

Vous êtes aveugle ?

SÉBASTIEN.

Je n’aime point à regarder ce que je ne saurais avoir.

PHELLION (enchanté).

Bien dit ! jeune homme.

VIMEUX.

Vous faites bien attention à madame Rabourdin, que diable ! une femme charmante.

FLEURY.

Bah ! des formes maigres. Je l’ai vue aux Tuileries, j’aime bien mieux Percilliée, la maîtresse de Ballet, la victime à Castaing.

PHELLION.

Mais qu’a de commun une actrice avec la femme d’un Chef de bureau ?

DUTOCQ.

Toutes deux jouent la comédie.

FLEURY (regardant Dutocq de travers).

Le physique n’a rien à faire avec le moral, et si vous entendez par là que…

DUTOCQ.

Moi, je n’entends rien.

FLEURY.

Celui de tous les employés qui sera fait chef de Bureau, voulez-vous le savoir ?…

TOUS.

Dites !

FLEURY.

C’est Colleville.

THUILLIER.

Pourquoi ?

{P. 254}   FLEURY.

Madame Colleville a fini par prendre le plus court… le chemin de la sacristie…

THUILLIER (sèchement).

Je suis trop l’ami de Colleville pour ne pas vous prier, monsieur Fleury, de ne pas parler légèrement de sa femme.

PHELLION.

Jamais les femmes, qui n’ont aucun moyen de défense, ne devraient être le sujet de nos conversations…

VIMEUX.

D’autant plus que la jolie madame Colleville n’a pas voulu recevoir Fleury, et qu’il la dénigre par vengeance.

FLEURY.

Elle n’a pas voulu me recevoir sur le même pied que Thuillier, mais j’y suis allé…

THUILLIER.

Quand ?… Où ?… sous ses fenêtres…

Quoique Fleury fut redouté dans les Bureaux pour sa crânerie, il accepta silencieusement le dernier mot de Thuillier. Cette résignation, qui surprit les employés, avait pour cause un billet de deux cents francs, d’une signature assez douteuse, que Thuillier devait présenter à mademoiselle Thuillier, sa sœur. Après cette escarmouche, un profond silence s’établit. Chacun travailla de une heure à trois heures. Du Bruel ne revint pas.

Vers trois heures et demie, les apprêts du départ, le brossage des chapeaux, le changement des habits, s’opéra simultanément dans tous les bureaux du Ministère. Cette chère demi-heure, employée à de petits soins domestiques, abrège d’autant la séance. En ce moment, les pièces trop chaudes s’attiédissent, l’odeur particulière aux Bureaux s’évapore, le silence revient. À quatre heures, il ne reste plus que les véritables employés, ceux qui prennent leur état au sérieux. Un ministre peut connaître les travailleurs de son Ministère en faisant une tournée à quatre heures précises, espionnage qu’aucun de ces graves personnages ne se permet.

À cette heure, dans les cours, quelques chefs s’abordèrent pour se communiquer leurs idées sur l’événement de la journée. Généralement, en s’en allant deux à deux, trois à trois, on concluait en faveur de Rabourdin ; mais les vieux routiers comme monsieur Clergeot branlaient la tête en disant : Habent sua sidera lites. Saillard {p. 255}   et Baudoyer furent poliment évités, car personne ne savait quelle parole leur dire au sujet de la mort de La Billardière, et chacun comprenait que Baudoyer pouvait désirer la place, quoiqu’elle ne lui fût pas due.

Quand le gendre et le beau-père se trouvèrent à une certaine distance du Ministère, Saillard rompit le silence en disant : — Cela va mal pour toi, mon pauvre Baudoyer.

— Je ne comprends pas, répondit le chef, à quoi songe Élisabeth qui a employé Godard à avoir, dare-dare, un passe-port pour Falleix. Godard m’a dit qu’elle a loué une chaise de poste d’après l’avis de mon oncle Mitral, et à cette heure Falleix est en route pour son pays.

— Sans doute une affaire de notre commerce, dit Saillard.

— Notre commerce le plus pressé dans ce moment était de songer à la place de monsieur La Billardière.

Ils se trouvaient alors à la hauteur du Palais-Royal dans la rue Saint-Honoré, Dutocq les salua et les aborda.

— Monsieur, dit-il à Baudoyer, si je puis vous être utile en quelque chose dans les circonstances où vous vous trouvez, disposez de moi, car je ne vous suis pas moins dévoué que monsieur Godard.

— Une semblable démarche est au moins consolante, dit Baudoyer, on a l’estime des honnêtes gens.

— Si vous daigniez employer votre influence pour me placer auprès de vous comme Sous-chef en prenant Bixiou pour votre Chef, vous feriez la fortune de deux hommes capables de tout pour votre élévation.

— Vous raillez-vous de nous, monsieur ? dit Saillard en faisant de gros yeux bêtes.

— Loin de moi cette pensée, dit Dutocq. Je viens de l’imprimerie du journal y porter, de la part de monsieur le Secrétaire-général, le mot sur monsieur de La Billardière. L’article que j’y ai lu m’a donné la plus haute estime pour vos talents. Quand il faudra achever le Rabourdin, je puis donner un fier coup de hache, daignez vous en souvenir.

Dutocq disparut.

— Je veux être pendu si j’y comprends un mot, dit le caissier en regardant Baudoyer dont les petits yeux annonçaient une stupéfaction singulière. Il faudra faire acheter le journal ce soir.

Quand Saillard et son gendre entrèrent dans le salon du {p. 256}   rez-de-chaussée, ils y trouvèrent un grand feu, madame Saillard, Élisabeth, monsieur Gaudron, et le curé de Saint-Paul. Le curé se tourna vers monsieur Baudoyer, à qui sa femme fit un signe d’intelligence peu compris.

— Monsieur, dit le curé, je n’ai pas voulu tarder à venir vous remercier du magnifique cadeau par lequel vous avez embelli ma pauvre église, je n’osais pas m’endetter pour acheter ce bel ostensoir, digne d’une cathédrale. Vous qui êtes un de nos plus pieux et assidus paroissiens, vous deviez plus que tout autre avoir été frappé du dénûment de notre maître-autel. Je vais voir, dans quelques moments, monseigneur le coadjuteur, et il vous témoignera bientôt sa satisfaction.

— Je n’ai rien fait encore… dit Baudoyer.

— Monsieur le curé, répondit sa femme en lui coupant la parole, je puis trahir son secret tout entier. Monsieur Baudoyer compte achever son œuvre en vous donnant un dais pour la prochaine Fête-Dieu. Mais cette acquisition tient un peu à l’état de nos finances, et nos finances tiennent à notre avancement.

— Dieu récompense ceux qui l’honorent, dit monsieur Gaudron en se retirant avec le curé.

— Pourquoi, dit Saillard à monsieur Gaudron et au curé, ne nous faites-vous pas l’honneur de manger avec nous la fortune du pot ?

— Restez, mon cher vicaire, dit le curé à Gaudron. Vous me savez invité par monsieur le curé de Saint-Roch, qui demain enterre monsieur de La Billardière.

— Monsieur le curé de Saint-Roch peut-il dire un mot pour nous, demanda Baudoyer que sa femme tira violemment par le pan de sa redingote.

— Mais tais-toi donc, Baudoyer, lui dit-elle en l’attirant dans un coin pour lui souffler à l’oreille : — Tu as donné à la paroisse un ostensoir de cinq mille francs. Je t’expliquerai tout.

L’avare Baudoyer fit une grimace horrible et resta songeur pendant tout le dîner.

— Pourquoi donc t’es-tu tant remuée à propos du passe-port de Falleix ? de quoi te mêles-tu ! lui demanda-t-il enfin.

— Il me semble que les affaires de Falleix sont un peu les nôtres, répondit sèchement Élisabeth en jetant un regard à son mari pour lui montrer monsieur Gaudron devant lequel il devait se taire.

{p. 257}   — Certainement, dit le père Saillard en pensant à sa commandite.

— Vous êtes arrivé, j’espère, à temps au bureau du journal, demanda Élisabeth à monsieur Gaudron en lui servant le potage.

— Oui, chère madame, répondit le vicaire. Aussitôt que le directeur du journal a vu le mot du secrétaire de la Grande-aumônerie, il n’a plus fait la moindre difficulté. La petite note a été mise par ses soins à la place la plus convenable, je n’y aurais jamais songé ; mais ce jeune homme du journal a l’intelligence éveillée. Les défenseurs de la Religion pourront combattre l’impiété sans désavantage, il y a beaucoup de talents dans les journaux royalistes. J’ai tout lieu de penser que le succès couronnera vos espérances. Mais songez, mon cher Baudoyer, à protéger monsieur Colleville, il est l’objet de l’attention de Son Éminence, on m’a recommandé de vous parler de lui…

— Si je suis Chef de Division, j’en ferai l’un de mes Chefs de Bureau, si l’on veut ! dit Baudoyer.

Le mot de l’énigme arriva quand le dîner fut fini. La feuille ministérielle, achetée par le portier, contenait aux Faits-Paris les deux articles suivants, dits entrefilets.

Monsieur le baron de La Billardière est mort ce matin, après une longue et douloureuse maladie. Le Roi perd un serviteur dévoué, l’Église un de ses plus pieux enfants. La fin de monsieur de La Billardière a dignement couronné sa belle vie, consacrée tout entière dans des temps mauvais à des missions périlleuses, et vouée encore naguère aux fonctions les plus difficiles. Monsieur de La Billardière fut grand-prévôt dans un Département où son caractère triompha des obstacles que la rébellion y multipliait. Il avait accepté une Direction ardue où ses lumières ne furent pas moins utiles que l’aménité française de ses manières, pour concilier les affaires graves qui s’y sont traitées. Nulles récompenses n’ont été mieux méritées que celles par lesquelles le roi Louis XVIII et Sa Majesté se sont plu à couronner une fidélité qui n’avait pas chancelé sous l’usurpateur. Cette vieille famille revivra dans un rejeton héritier des talents et du dévouement de l’homme excellent dont la perte afflige tant d’amis. Déjà Sa Majesté {p. 258}   a fait savoir, par un mot gracieux, qu’elle comptait monsieur Benjamin de La Billardière au nombre de ses Gentilshommes ordinaires de la chambre.
Les nombreux amis qui n’auraient pas reçu de billets de faire part, ou chez lesquels ces billets n’arriveraient pas à temps, sont prévenus que les obsèques se feront demain à quatre heures, à l’église de Saint-Roch. Le discours sera prononcé par monsieur l’abbé Fontanon.

___________

Monsieur Isidore Baudoyer, représentant d’une des plus anciennes familles de la bourgeoisie parisienne, et chef de bureau dans la Division La Billardière, vient de rappeler les vieilles traditions de piété qui distinguaient ces grandes familles, si jalouses de la splendeur de la Religion et si amies de ses monuments. L’église de Saint-Paul manquait d’un ostensoir en rapport avec la magnificence de cette basilique, due à la Compagnie de Jésus. Ni la Fabrique ni le curé n’étaient assez riches pour en orner l’autel. Monsieur Baudoyer a fait don à cette paroisse de l’ostensoir que plusieurs personnes ont admiré chez monsieur Gohier, orfévre du roi. Grâce à cet homme pieux, qui n’a pas reculé devant l’énormité du prix, l’église de Saint-Paul possède aujourd’hui ce chef-d’œuvre d’orfévrerie, dont les dessins sont dus à monsieur de Sommervieux. Nous aimons à publier un fait qui prouve combien sont vaines les déclamations du libéralisme sur l’esprit de la bourgeoisie parisienne. De tout temps, la haute bourgeoisie fut royaliste, elle le prouvera toujours dans l’occasion.

— Le prix était de cinq mille francs, dit l’abbé Gaudron ; mais en faveur de l’argent comptant, l’orfévre de la Cour a modéré ses prétentions.

— Représentant d’une des plus anciennes familles de la bourgeoisie parisienne ! disait Saillard. C’est imprimé, et dans le Journal officiel encore !

— Cher monsieur Gaudron, aidez-donc mon père à composer une phrase qu’il pourrait glisser dans l’oreille de madame la {p. 259}   comtesse en lui portant le traitement du mois, une phrase qui dise bien tout ! Je vais vous laisser. Je dois sortir avec mon oncle Mitral. Croiriez-vous qu’il m’a été impossible de trouver mon oncle Bidault. Et dans quel chenil demeure-t-il ! Enfin monsieur Mitral, qui connaît ses allures, dit qu’il a fini ses affaires entre huit heures et midi ; que, passé cette heure, on ne peut le trouver qu’à un café nommé café Thémis, un singulier nom…

— Y rend-on la justice ? dit en riant l’abbé Gaudron.

— Comment va-t-il dans un café situé au coin de la rue Dauphine et du quai des Augustins ; mais on dit qu’il y joue tous les soirs aux dominos avec son ami monsieur Gobseck. Je ne veux pas aller là toute seule, mon oncle me conduit et me ramène.

En ce moment Mitral montra sa figure jaune plaquée de sa perruque qui semblait faite en chiendent, et fit signe à sa nièce de venir afin de ne pas dissiper un temps payé deux francs l’heure. Madame Baudoyer sortit donc sans rien expliquer à son père ni à son mari.

— Le ciel, dit monsieur Gaudron à Baudoyer quand Élisabeth fut partie, vous a donné dans cette femme un trésor de prudence et de vertus, un modèle de sagesse, une chrétienne en qui se trouve un entendement divin. La Religion seule forme des caractères si complets. Demain je dirai la messe pour le succès de la bonne cause ! Il faut, dans l’intérêt de la monarchie et de la religion, que vous soyez nommé. Monsieur Rabourdin est un Libéral, abonné au Journal des Débats, journal funeste qui fait la guerre à monsieur le comte de Villèle pour servir les intérêts froissés de monsieur de Châteaubriand. Son Éminence lira ce soir le journal quand ce ne serait qu’à cause de son pauvre ami monsieur de La Billardière, et monseigneur le coadjuteur lui parlera de vous et de Rabourdin. Je connais monsieur le curé : quand on pense à sa chère église, il ne vous oublie pas dans son prône ; or, il a l’honneur en ce moment de dîner avec le coadjuteur, chez monsieur le curé de Saint-Roch.

Ces paroles commençaient à faire comprendre à Saillard et à Baudoyer qu’Élisabeth n’était pas restée oisive depuis le moment où Godard l’avait avertie.

— Est-elle fûtée, st’Élisabeth, s’écria Saillard en appréciant avec plus de justesse que ne le faisait l’abbé le rapide chemin de taupe tracé par sa fille.

— Elle a envoyé Godard savoir à la porte de monsieur Rabourdin {p. 260}   quel journal il recevait, dit Gaudron, et je l’ai dit au secrétaire de Son Éminence ; car nous sommes dans un moment où l’Église et le trône doivent bien connaître quels sont leurs amis, quels sont leurs ennemis.

— Voilà cinq jours que je cherche une phrase à dire à la femme de Son Excellence, dit Saillard.

— Tout Paris lit cela, s’écria Baudoyer dont les yeux étaient attachés sur le journal.

— Votre éloge nous coûte quatre mille huit cents francs, mon fiston ! dit madame Saillard.

— Vous avez embelli la maison de Dieu, répondit l’abbé Gaudron.

— Nous pouvions faire notre salut sans cela, reprit-elle. Mais si Baudoyer a la place, elle vaut huit mille francs de plus, le sacrifice ne sera pas grand. Et s’il ne l’avait pas ?… Hein, ma mère ! dit-elle en regardant son mari, quelle saignée !…

— Eh ! bien, dit Saillard enthousiasmé, nous regagnerions cela chez Falleix qui va maintenant étendre ses affaires en se servant de son frère qu’il a mis agent de change exprès. Élisabeth aurait bien dû nous dire pourquoi Falleix s’est envolé. Mais cherchons la phrase. Voilà ce que j’ai déjà trouvé : Madame, si vous vouliez dire deux mots à Son Excellence…

— Vouliez, dit Gaudron, daigniez, pour parler plus respectueusement. D’ailleurs il faut savoir avant tout si madame la Dauphine vous accorde sa protection, car alors vous pourriez lui insinuer l’idée de coopérer aux désirs de son Altesse Royale.

— Il faudrait aussi désigner la place vacante, dit Baudoyer.

— Madame la comtesse, reprit Saillard en se levant et regardant sa femme avec un sourire agréable.

— Jésus ! Saillard es-tu drôle comme ça ! Mais, mon fils, prends donc garde, tu la feras rire, c’te femme ?

— Madame la comtesse… Suis-je mieux ? dit-il en regardant sa femme.

— Oui, mon poulet.

— La place de feu le digne monsieur La Billardière est vacante, mon gendre monsieur Baudoyer…

— Homme de talent et de haute piété, souffla Gaudron.

— Écris, Baudoyer, cria le père Saillard, écris la phrase.

Baudoyer prit naïvement une plume et écrivit sans rougir son {p. 261}   propre éloge, absolument comme eussent fait Nathan ou Canalis en rendant compte d’un de leurs livres.

— Madame la comtesse… Vois-tu, ma mère, dit Saillard à sa femme, je suppose que tu es la femme du ministre.

— Me prends-tu pour une bête ? je le devine bien, répondit-elle.

— La place de feu le digne monsieur de La Billardière est vacante ; mon gendre, monsieur Baudoyer, homme d’un talent consommé et de haute piété… Après avoir regardé monsieur Gaudron qui réfléchissait, il ajouta : serait bien heureux s’il l’avait. Ha ! ce n’est pas mal, c’est bref et ça dit tout.

— Mais attends donc, Saillard, tu vois bien que monsieur l’abbé rumine, lui dit sa femme, ne le trouble donc pas.

— Serait bien heureux si vous daigniez vous intéresser à lui, reprit Gaudron, et en disant quelques mots à Son Excellence, vous seriez particulièrement agréable à madame la Dauphine, par laquelle il a le bonheur d’être protégé.

— Ah, monsieur Gaudron, cette phrase vaut l’ostensoir, je regrette moins les quatre mille huit cents… D’ailleurs, dis donc, Baudoyer, tu les paieras, mon garçon ! As-tu écrit ?

— Je te ferai répéter cela, ma mère, dit madame Saillard, et tu me la réciteras matin et soir. Oui, elle est bien troussée, cette phrase-là ! Êtes-vous heureux d’être si savant, monsieur Gaudron ! Voilà ce que c’est que d’étudier dans les séminaires, on apprend à parler à Dieu et à ses saints.

— Il est aussi bon que savant, dit Baudoyer en serrant les mains au prêtre. Est-ce vous qui avez rédigé l’article ? demanda-t-il en montrant le journal.

— Non, répondit Gaudron. Cette rédaction est du secrétaire de Son Éminence, un jeune abbé qui m’a de grandes obligations et qui s’intéresse à monsieur Colleville ; autrefois, j’ai payé sa pension au séminaire.

— Un bienfait a toujours sa récompense, dit Baudoyer.

Pendant que ces quatre personnes s’attablaient pour faire leur boston, Élisabeth et son oncle Mitral atteignaient le café Thémis, après s’être entretenus en chemin de l’affaire que le tact d’Élisabeth lui avait indiquée comme le plus puissant levier pour forcer la main au ministre. L’oncle Mitral, l’ancien huissier fort en chicane, en {p. 262}   expédients et précautions judiciaires, regarda l’honneur de sa famille comme intéressé au triomphe de son neveu. Son avarice lui faisait sonder le coffre-fort de Gigonnet, et il savait que cette succession revenait à son neveu Baudoyer ; il lui voulait donc une position en harmonie avec la fortune des Saillard et de Gigonnet, qui toutes écherraient à la petite Baudoyer. À quoi ne devait pas prétendre une fille dont la fortune irait à plus de cent mille livres de rente ! Il avait adopté les idées de sa nièce et les avait entendues. Aussi avait-il accéléré le départ de Falleix en lui expliquant comment on allait vite en poste. Puis il avait réfléchi pendant son dîner sur la courbure qu’il convenait d’imprimer au ressort inventé par Élisabeth. En arrivant au café Thémis, il dit à sa nièce que lui seul pouvait arranger l’affaire avec Gigonnet, et il la fit rester dans le fiacre, afin qu’elle n’intervînt qu’en temps et lieu. À travers les vitres, Élisabeth aperçut les deux figures de Gobseck et de son oncle Bidault qui se détachaient sur le fond jaune vif des boiseries de ce vieux café, comme deux têtes de camées, froides et impassibles dans l’attitude que le graveur leur a donnée15. Ces deux avares parisiens étaient entourés de vieux visages où le trente pour cent d’escompte semblait écrit dans les rides circulaires qui, partant du nez, retroussaient des pommettes glacées. Ces physionomies s’animèrent à l’aspect de Mitral, et les yeux brillèrent d’une curiosité tigresque.

— Hé, hé, c’est le papa Mitral, s’écria Chaboisseau.

Ce petit vieillard faisait l’escompte de la librairie.

— Oui, ma foi, répondit un marchand de papier nommé Métivier. Ah, c’est un vieux singe qui se connaît en grimaces.

— Et vous, vous êtes un vieux corbeau qui vous connaissez en cadavres, répondit Mitral.

— Juste, dit le sévère Gobseck.

— Que venez-vous faire ici, mon fils ? venez-vous saisir notre ami Métivier ? lui demanda Gigonnet en lui montrant le marchand de papier qui avait une trogne de vieux portier.

— Votre petite-nièce Élisabeth est là, papa Gigonnet, lui dit Mitral à l’oreille.

— Quoi, des malheurs ! dit Bidault.

Le vieillard fronça les sourcils et prit un air tendre comme celui du bourreau quand il s’apprête à officier ; malgré sa vertu romaine, il dut être ému, car son nez si rouge perdit un peu de sa couleur.

— Eh ! bien, ce serait des malheurs, n’aideriez-vous pas la fille {p. 263}   de Saillard, une petite qui vous tricote des bas depuis trente ans ? s’écria Mitral.

— S’il y avait des garanties, je ne dis pas ! répondit Gigonnet. Il y a du Falleix là-dedans. Votre Falleix établit son frère agent de change, il fait autant d’affaires que les Brézac, avec quoi ? avec son intelligence, n’est-ce pas ! Enfin Saillard n’est pas un enfant.

— Il connaît la valeur de l’argent, dit Chaboisseau.

Ce mot, dit entre ces vieillards, eût16 fait frémir un artiste, et tous hochèrent la tête.

— D’ailleurs, ça ne me regarde pas, moi, les malheurs de mes proches, reprit Bidault-Gigonnet. J’ai pour principe de ne jamais me laisser aller ni avec mes amis, ni avec mes parents, car on ne peut périr que par les endroits faibles. Adressez-vous à Gobseck, il est doux.

Les escompteurs applaudirent à cette doctrine par un mouvement de leurs têtes métalliques ; et qui les eût vus, aurait cru entendre les cris de machines mal graissées.

— Allons, Gigonnet, un peu de tendresse ? dit Chaboisseau, on vous a tricoté des bas pendant trente ans.

— Ah ! ça vaut quelque chose, dit Gobseck.

— Vous êtes entre vous, on peut parler, dit Mitral après avoir examiné les êtres autour de lui. Je suis amené par une bonne affaire…

— Pourquoi venez-vous donc à nous, si elle est bonne ? dit aigrement Gigonnet en interrompant Mitral.

— Un gars qui était Gentilhomme de la chambre, un vieux Chouan, son nom ?… La Billardière est mort.

— Vrai, dit Gobseck.

— Et le neveu donne des ostensoirs aux églises ! dit Gigonnet.

— Il n’est pas si bête que de les donner, il les vend, papa, reprit Mitral avec orgueil. Il s’agit d’avoir la place de monsieur de La Billardière, et pour y arriver, il est nécessaire de saisir…

— Saisir, toujours huissier, dit Métivier en frappant amicalement sur l’épaule de Mitral. J’aime cela, moi !

— De saisir le sieur Chardin des Lupeaulx entre nos griffes, reprit Mitral. Or, Élisabeth en a trouvé le moyen, et il est…

— Élisabeth, s’écria Gigonnet en interrompant encore. Chère petite créature, elle tient de son grand-père, de mon pauvre frère ! {p. 264}   Bidault n’avait pas son pareil ! Ah ! si vous l’aviez vu aux ventes de vieux meubles ! quel tact ! quel fil ! Que veut-elle ?

— Tiens, tiens, dit Mitral, vous retrouvez bien vite vos entrailles, papa Gigonnet. Ce phénomène doit avoir ses causes.

— Enfant ! dit Gobseck à Gigonnet, toujours trop vif !

— Allons, Gobseck et Gigonnet, mes maîtres, vous avez besoin de des Lupeaulx, vous vous souvenez de l’avoir plumé, vous avez peur qu’il ne redemande un peu de son duvet, dit Mitral.

— Peut-on lui dire l’affaire, demanda Gobseck à Gigonnet.

— Mitral est des nôtres, il ne voudrait pas faire un mauvais trait à ses anciennes pratiques, répondit Gigonnet. Eh ! bien, Mitral, nous venons, entre nous trois, dit-il à l’oreille de l’ancien huissier, d’acheter des créances dont l’admission dépend de la Commission de liquidation.

— Que pouvez-vous sacrifier ? demanda Mitral.

— Rien, dit Gobseck.

— On ne nous sait pas là, fit Gigonnet, Samanon nous sert de paravent.

— Écoutez-moi, Gigonnet ? dit Mitral. Il fait froid et votre petite-nièce attend. Vous me comprendrez en trois mots. Il faut envoyer entre vous deux, sans intérêts, deux cent cinquante mille francs à Falleix, qui maintenant brûle la route à trente lieues de Paris, avec un courrier en avant.

— Possible ? dit Gobseck.

— Où va-t-il ? s’écria Gigonnet.

— Mais il se rend à la magnifique terre des Lupeaulx, reprit Mitral. Il connaît le pays, il va acheter autour de la bicoque du Secrétaire-général pour lesdits deux cent cinquante mille francs d’excellentes terres qui vaudront toujours bien leur prix. On a neuf jours pour l’enregistrement des actes notariés, (ne perdez pas ceci de vue !). Avec cette petite augmentation, la terre des Lupeaulx paiera mille francs d’impôts. Ergo, des Lupeaulx devient électeur du grand Collége, éligible, comte, et tout ce qu’il voudra ! Vous savez quel est le député qui s’est coulé ?

Les deux avares firent un signe affirmatif.

— Des Lupeaulx se couperait une jambe pour être député, reprit Mitral. Mais s’il veut avoir en son nom les contrats que nous lui montrerons, en les hypothéquant, bien entendu, de notre prêt avec subrogation dans les droits des vendeurs… (Ah ! ah ! vous y êtes ?…) il nous faut d’abord la place pour Baudoyer. Après, nous {p. 265}   vous repassons des Lupeaulx ! Falleix reste au pays et prépare la matière électorale ; ainsi vous couchez des Lupeaulx en joue par Falleix pendant tout le temps de l’élection, une élection d’arrondissement où les amis de Falleix font la majorité. Y a-t-il du Falleix, là-dedans, papa Gigonnet ?

— Il y a aussi du Mitral, reprit Métivier. C’est bien joué.

— C’est fait, dit Gigonnet. Pas vrai, Gobseck ? Falleix nous signera des contre-valeurs, et mettra l’hypothèque en son nom, nous irons voir des Lupeaulx en temps utile.

— Et nous, dit Gobseck, nous sommes volés !

— Ah ! papa ? dit Mitral, je voudrais bien connaître le voleur.

— Hé ! nous ne pouvons être volés que par nous-mêmes, répondit Gigonnet. Nous avons cru bien faire en achetant les créances de tous les créanciers de des Lupeaulx à soixante pour cent de remise.

— Vous les hypothéquerez sur sa terre et vous le tiendrez encore par les intérêts ! répondit Mitral.

— Possible, dit Gobseck.

Après avoir échangé un fin regard avec Gobseck, Bidault dit Gigonnet vint à la porte du café.

— Élisabeth, va ton train, ma fille, dit-il à sa nièce. Nous tenons ton homme, mais ne néglige pas les accessoires. C’est bien commencé, rusée ! achève, tu as l’estime de ton oncle !… Et il lui frappa gaiement dans la main.

— Mais, dit Mitral, Métivier et Chaboisseau peuvent nous donner un coup de main, en allant ce soir à la boutique de quelque journal de l’Opposition y faire saisir la balle au bond, et rempoigner l’article ministériel. Va toute seule, ma petite, je ne veux pas lâcher ces deux cormorans. Et il rentra dans le Café.

— Demain les fonds partiront à leur destination par un mot au Receveur-général, nous trouverons chez nos amis pour cent mille écus de son papier, dit Gigonnet à Mitral quand l’huissier vint parler à l’escompteur.

Le lendemain, les nombreux abonnés d’un journal libéral lurent dans les premiers-Paris un article entre filets, inséré d’autorité par Chaboisseau et Métivier, actionnaires dans deux journaux, escompteurs de la librairie, de l’imprimerie, de la papeterie, et à qui nul rédacteur ne pouvait rien refuser. Voici l’article.

{p. 266}   Hier un journal ministériel indiquait évidemment comme successeur du baron de La Billardière monsieur Baudoyer, un des citoyens les plus recommandables d’un quartier populeux où sa bienfaisance n’est pas moins connue que la piété sur laquelle appuie tant la feuille ministérielle ; elle aurait pu parler de ses talents ! Mais a-t-elle songé qu’en vantant l’antiquité bourgeoise de monsieur Baudoyer, qui certes est une noblesse tout comme une autre, elle indiquait la cause de l’exclusion vraisemblable de son candidat ? Perfidie gratuite ! La bonne dame caresse celui qu’elle tue, suivant son habitude. Nommer monsieur Baudoyer, ce serait rendre hommage aux vertus, aux talents des classes moyennes, dont nous serons toujours les avocats, quoique nous voyions notre cause souvent perdue. Cette nomination serait un acte de justice et de bonne politique, le ministère ne se le permettra pas. La feuille religieuse a, cette fois, plus d’esprit que ses patrons ; on la grondera.

Le lendemain matin, vendredi, jour de dîner chez madame Rabourdin, que des Lupeaulx avait laissée à minuit, éblouissante de beauté, sur l’escalier des Bouffons, donnant le bras à madame de Camps (madame Firmiani venait de se marier), le vieux roué se réveilla, ses idées de vengeance calmées ou plutôt rafraîchies : il était plein du dernier regard échangé avec madame Rabourdin.

— Je m’assurerai Rabourdin en lui pardonnant d’abord et je le rattraperai plus tard ; pour le moment, s’il n’avait pas sa place, il faudrait renoncer à une femme qui peut devenir un des plus précieux instruments d’une haute fortune politique ; elle comprend tout, ne recule devant aucune idée ; et puis, je ne saurais pas avant le ministre quel plan d’administration a conçu Rabourdin ! Allons, cher des Lupeaulx, il s’agit de tout vaincre pour votre Célestine. Vous avez eu beau faire la grimace, madame la comtesse, vous inviterez madame Rabourdin à votre première soirée intime.

Des Lupeaulx était un de ces hommes qui, pour satisfaire une passion, savent mettre leur vengeance dans un coin de leur cœur. Ainsi son parti fut pris, il résolut de faire nommer Rabourdin.

— Je vous prouverai, cher chef, que je mérite une belle place dans votre bagne diplomatique, se dit-il en s’asseyant dans son cabinet et décachetant les journaux.

{p. 267}   Il savait trop bien, à cinq heures, ce que devait contenir la feuille ministérielle, pour s’amuser à la lire ; mais il l’ouvrit pour regarder l’article de La Billardière, en pensant à l’embarras dans lequel du Bruel l’avait mis en lui apportant la railleuse rédaction de Bixiou. Il ne put s’empêcher de rire en relisant la biographie de feu le comte de Fontaine, mort quelques mois auparavant, et qu’il avait réimprimée pour La Billardière, quand tout à coup ses yeux furent éblouis par le nom de Baudoyer. Il lut avec fureur le spécieux article qui engageait le Ministère. Il sonna vivement et fit demander Dutocq pour l’envoyer au journal. Quel fut son étonnement en lisant la réponse de l’Opposition ! car, par hasard, ce fut la feuille libérale qui lui vint la première sous la main. La chose était sérieuse. Il connaissait cette partie, et le maître qui brouillait ses cartes lui parut un Grec de la première force. Disposer avec cette habileté de deux journaux opposés, à l’instant, dans la même soirée, et commencer le combat, en devinant l’intention du ministre ! Il reconnut la plume d’un rédacteur libéral de sa connaissance, et se promit de le questionner le soir à l’Opéra. Dutocq parut.

— Lisez, lui dit des Lupeaulx en lui tendant les deux journaux et continuant à parcourir les autres feuilles pour savoir si Baudoyer y avait remué quelque autre corde. Allez savoir qui s’est avisé de compromettre ainsi le Ministère.

— Ce n’est toujours pas monsieur Baudoyer, répondit Dutocq, il n’a pas quitté son bureau hier. Je n’ai pas besoin d’aller au journal. En y apportant votre article hier, j’ai vu l’abbé qui s’est présenté muni d’une lettre de la Grande-Aumônerie, et devant laquelle vous eussiez plié vous-même.

— Dutocq, vous en voulez à monsieur Rabourdin, et ce n’est pas bien, car il a deux fois empêché votre destitution. Mais nous ne sommes pas les maîtres de nos sentiments : on peut haïr son bienfaiteur. Seulement, sachez que si vous vous permettez contre Rabourdin la moindre traîtrise, avant que je vous aie donné le mot d’ordre, ce sera votre perte, vous me compterez comme votre ennemi. Quant au journal de mon ami, que la Grande-Aumônerie lui prenne notre nombre d’abonnements, si elle veut s’en servir exclusivement. Nous sommes à la fin de l’année, la question de l’abonnement sera bientôt discutée, et nous nous entendrons ? Quant à la place de La Billardière, il y a un moyen d’en finir, c’est d’y nommer aujourd’hui même.

{p. 268}   — Messieurs, dit Dutocq en rentrant au Bureau et en s’adressant à ses collègues, je ne sais pas si Bixiou a le don de lire dans l’avenir, mais si vous n’avez pas le journal ministériel, je vous engage à y étudier l’article Baudoyer ; puis, comme monsieur Fleury a la feuille de l’Opposition, vous pourrez y voir la réplique. Certes, monsieur Rabourdin a du talent, mais un homme qui, par le temps qui court, donne aux églises des ostensoirs de six mille francs, a diablement de talent aussi.

BIXIOU (entrant).

Que dites-vous de la première aux Corinthiens contenue dans notre journal religieux, et de l’Épître aux ministres qui est dans le journal libéral ? Comment va monsieur Rabourdin, du Bruel ?

DU BRUEL (arrivant).

Je ne sais pas. (Il emmène Bixiou dans son cabinet et lui dit à voix basse.) Mon cher, votre manière d’aider les gens ressemble aux façons du bourreau, qui vous met les pieds sur les épaules pour vous plus promptement casser le cou. Vous m’avez fait avoir de des Lupeaulx une chasse que ma bêtise m’a méritée. Il était joli, l’article sur La Billardière ! Je n’oublierai pas ce trait-là. La première phrase semblait dire au Roi : Il faut mourir. Celle sur Quiberon signifiait clairement que le Roi était un… Enfin tout était ironique.

BIXIOU (se mettant à rire).

Tiens, vous vous fâchez ! On ne peut donc plus blaguer ?

DU BRUEL.

Blaguer ! blaguer ! Quand vous voudrez être Sous-chef, on vous répondra par des blagues, mon cher.

BIXIOU (d’un ton menaçant).

Sommes-nous fâchés ?

DU BRUEL.

Oui.

BIXIOU (d’un air sec).

Eh ! bien, tant pis pour vous.

DU BRUEL (songeur et inquiet).

Pardonneriez-vous cela, vous ?

BIXIOU (câlin).

À un ami ? je crois bien. (On entend la voix de Fleury.) Voilà Fleury qui maudit Baudoyer. Hein ! est-ce bien joué ? Baudoyer aura la place. (Confidentiellement.) Après tout, tant {p. 269}   mieux. Du Bruel, suivez bien les conséquences. Rabourdin serait un lâche de rester sous Baudoyer, il donnera sa démission, et ça nous fera deux places. Vous serez Chef, et vous me prendrez avec vous comme Sous-chef. Nous ferons des vaudevilles ensemble, et je vous piocherai la besogne au Bureau.

DU BRUEL (souriant).

Tiens, je ne songeais pas à cela. Pauvre Rabourdin ! ça me ferait de la peine, cependant.

BIXIOU.

Ah ! voilà comment vous l’aimez ? (Changeant de ton.) Eh ! bien, je ne le plains pas non plus. Après tout, il est riche ; sa femme donne des soirées, et ne m’invite pas, moi qui vais partout ! Allons, mon bon du Bruel, adieu, sans rancune ! (Il sort par le Bureau.) Adieu, Messieurs. Ne vous disais-je pas hier qu’un homme qui n’avait que des vertus et du talent était toujours bien pauvre, même avec une jolie femme.

FLEURY.

Vous êtes riche, vous !

BIXIOU.

Pas mal, cher Cincinnatus ! Mais vous me donnerez à dîner au Rocher de Cancale.

POIRET.

Il m’est toujours impossible de comprendre monsieur Bixiou.

PHELLION (d’un air élégiaque).

Monsieur Rabourdin lit si rarement les journaux, qu’il serait peut-être utile de les lui porter en nous en privant momentanément. (Fleury lui tend son journal, Vimeux celui du Bureau, il prend les journaux et sort.)

En ce moment, des Lupeaulx, qui descendait pour déjeuner avec le ministre, se demandait si, avant d’employer la fine fleur de sa rouerie pour le mari, la prudence ne commandait pas de sonder le cœur de la femme, afin de savoir s’il serait récompensé de son dévouement. Il se tâtait le peu de cœur qu’il avait, lorsque, sur l’escalier, il rencontra son avoué qui lui dit en souriant : — Deux mots, monseigneur ? avec cette familiarité des gens qui se savent indispensables.

— Quoi, mon cher Desroches ? fit l’homme politique. Que m’arrive-t-il ? Ils se fâchent, ces messieurs, et ne savent pas faire comme moi : attendre !

{p. 270}   — J’accours vous prévenir que toutes vos créances sont entre les mains des sieurs Gobseck et Gigonnet, sous le nom d’un sieur Samanon.

— Des hommes à qui j’ai fait gagner des sommes immenses !

— Écoutez, lui dit l’avoué à l’oreille, Gigonnet s’appelle Bidault, il est l’oncle de Saillard, votre caissier, et Saillard est le beau-père d’un certain Baudoyer qui se croit des droits à la place vacante dans votre Ministère. N’ai-je pas eu raison de vous prévenir.

— Merci, fit des Lupeaulx en saluant l’avoué d’un air fin.

— D’un trait de plume vous aurez quittance, dit Desroches en s’en allant.

— Voilà de ces sacrifices immenses ! se dit des Lupeaulx, il est impossible d’en parler à une femme, pensa-t-il. Célestine vaut-elle la quittance de toutes mes dettes ? j’irai la voir ce matin.

Ainsi la belle madame Rabourdin allait être dans quelques heures l’arbitre des destinées de son mari, sans qu’aucune puissance pût la prévenir de l’importance de ses réponses, sans qu’aucun signal l’avertît de composer son maintien et sa voix. Et, par malheur, elle se croyait sûre du succès, elle ne savait pas Rabourdin miné de toutes parts par le travail sourd des tarets.

— Eh ! bien, monseigneur, dit des Lupeaulx en entrant dans le petit salon où l’on déjeunait, avez-vous lu les articles sur Baudoyer ?

— Pour l’amour de Dieu, mon cher, répondit le ministre, laissons les nominations dans ce moment-ci. On m’a cassé la tête, hier, de cet ostensoir. Pour sauver Rabourdin, il faudra faire de sa promotion une affaire de Conseil, si je ne veux point avoir la main forcée. C’est à dégoûter des affaires. Pour garder Rabourdin, il nous faut avancer un certain Colleville…

— Voulez-vous me livrer la conduite de ce vaudeville, et ne pas vous en occuper ? je vous égaierai tous les matins par le récit de la partie d’échecs que je jouerai contre la Grande-Aumônerie, dit des Lupeaulx.

— Eh ! bien, lui dit le ministre, faites le travail avec le Chef du Personnel. Savez-vous que rien n’est plus propre à frapper l’esprit du roi que les raisons contenues dans le journal de l’Opposition ? Menez donc un ministère avec des Baudoyer !

— Un imbécile dévot, reprit des Lupeaulx, et incapable comme…

— Comme La Billardière, dit le ministre.

{p. 271}   — La Billardière avait au moins les manières du gentilhomme ordinaire de la chambre, reprit des Lupeaulx. Madame, dit-il, en s’adressant à la comtesse, il y a maintenant nécessité d’inviter madame Rabourdin à votre première soirée intime, je vous ferai observer qu’elle a pour amie madame de Camps ; elles étaient ensemble hier aux Italiens, et je l’ai connue à l’hôtel Firmiani ; d’ailleurs vous verrez si elle est de nature à compromettre un salon.

— Invitez madame Rabourdin, ma chère, dit le ministre, et parlons d’autre chose.

— Célestine est donc dans mes griffes, dit des Lupeaulx en remontant chez lui pour faire une toilette du matin.

Les ménages parisiens sont dévorés par le besoin de se mettre en harmonie avec le luxe qui les environne de toutes parts, aussi en est-il peu qui aient la sagesse de conformer leur situation extérieure à leur budget intérieur. Mais ce vice tient peut-être à un patriotisme tout français et qui a pour but de conserver à la France sa suprématie en fait de costume. La France règne par le vêtement sur toute l’Europe, chacun y sent la nécessité de garder un sceptre commercial qui fait de la Mode en France ce qu’est la Marine en Angleterre. Cette patriotique fureur qui porte à tout sacrifier au paroistre, comme disait d’Aubigné sous Henri IV, est la cause de travaux secrets et immenses qui prennent toute la matinée des femmes parisiennes, quand elles veulent, ainsi que le voulait madame Rabourdin, tenir avec douze mille livres de rente le train que beaucoup de riches ne se donnent pas avec trente mille. Ainsi, les vendredis, jours de dîner, madame Rabourdin aidait la femme de chambre à faire les appartements ; car la cuisinière allait de bonne heure à la Halle, et le domestique nettoyait l’argenterie, façonnait les serviettes, brossait les cristaux. Le mal-avisé qui, par une distraction de la portière, serait monté vers onze heures ou midi chez madame Rabourdin, l’eût trouvée, au milieu du désordre le moins pittoresque, en robe de chambre, les pieds dans de vieilles pantoufles, mal coiffée, arrangeant elle-même ses lampes, disposant elle-même ses jardinières ou se cuisinant à la hâte un déjeuner peu poétique. Le visiteur à qui les mystères de la vie parisienne auraient été inconnus eût certes appris à ne pas mettre le pied dans les coulisses du théâtre ; bientôt signalé comme un homme capable des plus grandes noirceurs, la femme surprise dans ses mystères du matin aurait parlé de sa bêtise et de son indiscrétion de manière {p. 272}   à le ruiner. La Parisienne, si indulgente pour les curiosités qui lui profitent, est implacable pour celles qui lui font perdre ses prestiges. Aussi une pareille invasion domiciliaire n’est-elle pas, comme dit la Police correctionnelle, une attaque à la pudeur, mais un vol avec effraction, le vol de ce qu’il y a de plus précieux, le crédit ! Une femme se laisse volontiers surprendre peu vêtue, les cheveux tombants ; quand tous ses cheveux sont à elle, elle y gagne ; mais elle ne veut pas se laisser voir faisant elle-même son appartement, elle y perd son paroistre. Madame Rabourdin était dans tous les apprêts de son vendredi, au milieu des provisions pêchées par sa cuisinière dans l’océan de la Halle, alors que monsieur des Lupeaulx se rendit sournoisement chez elle. Certes, le Secrétaire-général était bien le dernier que la belle Rabourdin attendît ; aussi, en entendant craquer des bottes sur le palier, s’écria-t-elle : — Déjà le coiffeur ! Exclamation aussi peu agréable pour des Lupeaulx que la vue de des Lupeaulx le fut pour elle. Elle se sauva donc dans sa chambre à coucher, où régnait un effroyable gâchis de meubles qui ne veulent pas être vus, des choses hétérogènes en fait d’élégance, un vrai mardi-gras domestique. L’effronté des Lupeaulx suivit la belle effarée, tant il la trouva piquante dans son déshabillé. Je ne sais quoi d’alléchant tentait le regard : la chair, vue par un hiatus de camisole, semblait mille fois plus attrayante que quand elle se bombait gracieusement depuis la ligne circulaire tracée sur le dos par le surjet de velours, jusqu’aux rondeurs fuyantes du plus joli col de cygne où jamais un amant ait posé son baiser avant le bal. Quand l’œil se promène sur une femme parée qui montre une magnifique poitrine, ne croit-on pas voir le dessert monté de quelque beau dîner ; mais le regard qui se coule entre l’étoffe froissée par le sommeil embrasse des coins friands, et s’en régale comme on dévore un fruit volé qui rougit entre deux feuilles sur l’espalier.

— Attendez, attendez ! cria la jolie Parisienne en verrouillant son désordre.

Elle sonna Thérèse, sa fille, la cuisinière, le domestique, implorant un châle et souhaitant le coup de sifflet du machiniste à l’Opéra. Et le coup de sifflet partit. Et en un tour de main, autre phénomène ! la chambre prit un air de matin fort piquant en harmonie avec une toilette subitement combinée pour la plus grande gloire de cette femme, évidemment supérieure en ceci.

— Vous ! dit-elle. Et à cette heure ! Que se passe-t-il donc ?

{p. 273}   — Les choses les plus graves du monde, répondit des Lupeaulx. Il s’agit aujourd’hui de bien nous comprendre.

Célestine regarda cet homme à travers ses lunettes et comprit.

— Mon principal vice, répondit-elle, est d’être prodigieusement fantasque, ainsi je ne mêle pas mes affections à la politique ; parlons politique, affaires, et nous verrons après. Ce n’est pas, d’ailleurs, une fantaisie, mais une conséquence de mon goût d’artiste, qui me défend de faire hurler les couleurs, d’allier des choses disparates, et m’ordonne d’éviter les dissonances. Nous avons notre politique aussi, nous autres femmes !

Déjà le son de la voix, la gentillesse des manières avaient produit leur effet et métamorphosé la brutalité du Secrétaire-général en courtoisie sentimentale ; elle l’avait rappelé à ses obligations d’amant. Une jolie femme habile se fait comme une atmosphère où les nerfs se détendent, où les sentiments s’adoucissent.

— Vous ignorez ce qui se passe, reprit brutalement des Lupeaulx qui tenait à se montrer brutal. Lisez.

Et il offrit à la gracieuse Rabourdin les deux journaux où il avait entouré chaque article en encre rouge. En lisant, le schall se décroisa sans que Célestine s’en aperçût ou par l’effet d’une volonté bien déguisée. À l’âge où la force des fantaisies est en raison de leur rapidité, des Lupeaulx ne pouvait pas plus garder son sang-froid que Célestine ne gardait le sien.

— Comment ! dit-elle, mais c’est affreux ! Qu’est-ce que ce Baudoyer ?

— Un baudet, fit des Lupeaulx, mais, vous le voyez ! il porte des reliques, et arrivera conduit par la main habile qui tient la bride.

Le souvenir de ses dettes passa devant les yeux de madame Rabourdin et l’éblouit, comme si elle eût vu deux éclairs consécutifs ; ses oreilles tintèrent à coups redoublés sous la pression du sang qui battait dans ses artères ; elle resta tout hébétée, regardant une patère sans la voir.

— Mais vous nous êtes fidèle ! dit-elle à des Lupeaulx en le caressant d’un coup d’œil de manière à se l’attacher.

— C’est selon, fit-il en répondant à cette œillade par un regard inquisitif qui fit rougir cette pauvre femme.

— S’il vous faut des arrhes, vous perdriez tout le prix, dit-elle en riant. Je vous faisais plus grand que vous ne l’êtes. Et vous, vous me croyez bien petite, bien pensionnaire.

{p. 274}   — Vous ne m’avez pas compris, reprit-il d’un air fin. Je voulais dire que je ne pouvais pas servir un homme qui joue contre moi, comme l’Étourdi contre Mascarille.

— Que signifie ceci ?

— Voici qui vous prouvera que je suis grand.