— L’amour, jeté comme un feu dans le vaste empire de son cerveau, l’a incendié, dit Léon Giraud.

— Ou, dit Joseph Bridau, l’a exalté à un point où nous le perdons de vue.

— C’est nous qui sommes à plaindre, dit Fulgence Ridal.

— Il se guérira peut-être, s’écria Lucien.

— D’après ce que nous a dit Meyraux, la cure est impossible, répondit Bianchon. Sa tête est le théâtre de phénomènes sur lesquels la médecine n’a nul pouvoir.

— Il existe cependant des agents, dit d’Arthez…

— Oui, dit Bianchon, il n’est que cataleptique, nous pouvons le rendre imbécile.

— Ne pouvoir offrir au génie du mal une tête en remplacement de celle-là ! Moi, je donnerais la mienne ! s’écria Michel Chrestien.

— Et que deviendrait la fédération européenne ? dit d’Arthez.

— Ah ! c’est vrai, reprit Michel Chrestien, avant d’être à un homme on appartient à l’Humanité.

— Je venais ici le cœur plein de remercîments pour vous tous, dit Lucien. Vous avez changé mon billon en louis d’or.

— Des remercîments ! Pour qui nous prends-tu ? dit Bianchon.

— Le plaisir a été pour nous, reprit Fulgence.

— Eh ! bien, vous voilà journaliste ? lui dit Léon Giraud. Le bruit de votre début est arrivé jusque dans le quartier latin.

— Pas encore, répondit Lucien.

— Ah ! tant mieux ! dit Michel Chrestien.

— Je vous le disais bien, reprit d’Arthez. Lucien est un de ces cœurs qui connaissent le prix d’une conscience pure. N’est-ce pas un viatique fortifiant que de poser le soir sa tête sur l’oreiller en pouvant se dire : — Je n’ai pas jugé les œuvres d’autrui, je n’ai causé {p. 272}   d’affliction à personne ; mon esprit, comme un poignard, n’a fouillé l’âme d’aucun innocent ; ma plaisanterie n’a immolé aucun bonheur, elle n’a même pas troublé la sottise heureuse, elle n’a pas injustement fatigué le génie ; j’ai dédaigné les faciles triomphes de l’épigramme ; enfin je n’ai jamais menti à mes convictions ?

— Mais, dit Lucien, on peut, je crois, être ainsi tout en travaillant à un journal. Si je n’avais décidément que ce moyen d’exister, il faudrait bien y venir.

— Oh ! oh ! oh ! fit Fulgence en montant d’un ton à chaque exclamation, nous capitulons.

— Il sera journaliste, dit gravement Léon Giraud. Ah ! Lucien, si tu voulais l’être avec nous, qui allons publier un journal où jamais ni la vérité ni la justice ne seront outragées, où nous répandrons les doctrines utiles à l’humanité, peut-être…

— Vous n’aurez pas un abonné, répliqua machiavéliquement Lucien en interrompant Léon.

— Ils en auront cinq cents qui en vaudront cinq cent mille, répondit Michel Chrestien.

— Il vous faudra bien des capitaux, reprit Lucien.

— Non, dit d’Arthez, mais du dévouement.

— On dirait d’une boutique de parfumeur, s’écria Michel Chrestien en flairant par un geste comique la tête de Lucien. On t’a vu dans une voiture supérieurement astiquée, traînée par des chevaux de dandy, avec une maîtresse de prince, Coralie.

— Eh ! bien, dit Lucien, y a-t-il du mal à cela ?

— Tu dis cela comme s’il y en avait, lui cria Bianchon.

— J’aurais voulu à Lucien, dit d’Arthez, une Béatrix, une noble femme qui l’aurait soutenu dans la vie…

— Mais, Daniel, est-ce que l’amour n’est pas partout semblable à lui-même ? dit le poète.

— Ah ! dit le républicain, en ceci je suis aristocrate. Je ne pourrais pas aimer une femme qu’un acteur baise sur la joue en face du public, une femme tutoyée dans les coulisses, qui s’abaisse devant un parterre et lui sourit, qui danse des pas en relevant ses jupes et qui se met en homme pour montrer ce que je veux être seul à voir. Ou, si j’aimais une pareille femme, elle quitterait le théâtre, et je la purifierais par mon amour.

— Et si elle ne pouvait pas quitter le théâtre ?

— Je mourrais de chagrin, de jalousie, de mille maux. On ne {p. 273}   peut pas arracher son amour de son cœur comme on arrache une dent.

Lucien devint sombre et pensif. — Quand ils apprendront que je subis Camusot, ils me mépriseront, se disait-il.

— Tiens, lui dit le sauvage républicain avec une affreuse bonhomie, tu pourras être un grand écrivain, mais tu ne seras jamais qu’un petit farceur.

Il prit son chapeau et sortit.

— Il est dur, Michel Chrestien, dit le poète.

— Dur et salutaire comme le davier du dentiste, dit Bianchon. Michel voit ton avenir, et peut-être en ce moment pleure-t-il sur toi dans la rue.

D’Arthez fut doux et consolant, il essaya de relever Lucien. Au bout d’une heure le poète quitta le Cénacle, maltraité par sa conscience qui lui criait : — Tu seras journaliste ! comme la sorcière crie à Macbeth : Tu seras roi. Dans la rue, il regarda les croisées du patient d’Arthez, éclairées par une faible lumière, et revint chez lui le cœur attristé, l’âme inquiète. Une sorte de pressentiment lui disait qu’il avait été serré sur le cœur de ses vrais amis pour la dernière fois. En entrant dans la rue de Cluny par la place de la Sorbonne, il reconnut l’équipage de Coralie. Pour venir voir son poète un moment, pour lui dire un simple bonsoir, l’actrice avait franchi l’espace du boulevard du Temple à la Sorbonne. Lucien trouva sa maîtresse tout en larmes à l’aspect de sa mansarde, elle voulait être misérable comme son amant, elle pleurait en rangeant les chemises, les gants, les cravates et les mouchoirs dans l’affreuse commode de l’hôtel. Ce désespoir était si vrai, si grand, il exprimait tant d’amour, que Lucien, à qui l’on avait reproché d’avoir une actrice, vit dans Coralie une sainte bien près d’endosser le cilice de la misère. Pour venir, cette adorable créature avait pris le prétexte d’avertir son ami que la société Camusot, Coralie et Lucien rendrait à la société Matifat, Florine et Lousteau leur souper, et de demander à Lucien s’il avait quelque invitation à faire qui lui fût utile ; Lucien lui répondit qu’il en causerait avec Lousteau. L’actrice, après quelques moments, se sauva en cachant à Lucien que Camusot l’attendait en bas. Le lendemain, dès huit heures, Lucien alla chez Étienne, ne le trouva pas, et courut chez Florine. Le journaliste et l’actrice reçurent leur ami dans la jolie chambre à coucher où ils étaient {p. 274}   maritalement établis, et tous trois ils y déjeunèrent splendidement.

— Mais mon petit, lui dit Lousteau quand ils furent attablés et que Lucien lui eut parlé du souper que donnerait Coralie, je te conseille de venir avec moi voir Félicien Vernou, de l’inviter, et de te lier avec lui autant qu’on peut se lier avec un pareil drôle. Félicien te donnera peut-être accès dans le journal politique où il cuisine le feuilleton, et où tu pourras fleurir à ton aise en grands articles dans le haut de ce journal. Cette feuille, comme la nôtre, appartient au parti libéral, tu seras libéral, c’est le parti populaire ; d’ailleurs, si tu voulais passer du côté ministériel, tu y entrerais avec d’autant plus d’avantages que tu te serais fait redouter. Hector Merlin et sa madame du Val-Noble, chez qui vont quelques grands seigneurs, les jeunes dandies et les millionnaires, ne t’ont-ils pas prié, toi et Coralie, à dîner ?

— Oui, répondit Lucien, et tu en es avec Florine.

Lucien et Lousteau, dans leur griserie de vendredi et pendant leur dîner du dimanche, en étaient arrivés à se tutoyer.

— Eh ! bien, nous rencontrerons Merlin au journal, c’est un gars qui suivra Finot de près ; tu feras bien de le soigner, de le mettre de ton souper avec sa maîtresse : il te sera peut-être utile avant peu, car les gens haineux ont besoin de tout le monde, et il te rendra service pour avoir ta plume au besoin.

— Votre début a fait assez de sensation pour que vous n’éprouviez aucun obstacle, dit Florine à Lucien, hâtez-vous d’en profiter, autrement vous seriez promptement oublié.

— L’affaire, reprit Lousteau, la grande affaire est consommée ! Ce Finot, un homme sans aucun talent, est directeur et rédacteur en chef du journal hebdomadaire de Dauriat, propriétaire d’un sixième qui ne lui coûte rien, et il a six cents francs d’appointements par mois. Je suis, de ce matin, mon cher, rédacteur en chef de notre petit journal. Tout s’est passé comme je le présumais l’autre soir : Florine a été superbe, elle rendrait des points au prince de Talleyrand.

— Nous tenons les hommes par leur plaisir, dit Florine, les diplomates ne les prennent que par l’amour-propre ; les diplomates leur voient faire des façons et nous leur voyons faire des bêtises, nous sommes donc les plus fortes.

— En concluant, dit Lousteau, Matifat a commis le seul bon mot qu’il prononcera dans sa vie de droguiste : L’affaire, a-t-il dit, ne sort pas de mon commerce !

{p. 275}   — Je soupçonne Florine de le lui avoir soufflé, s’écria Lucien.

— Ainsi, mon cher amour, reprit Lousteau, tu as le pied à l’étrier.

— Vous êtes né coiffé, dit Florine. Combien voyons-nous de petits jeunes gens qui droguent dans Paris pendant des années sans arriver à pouvoir insérer un article dans un journal ! Il en aura été de vous comme d’Émile Blondet. Dans six mois d’ici, je vous vois faisant votre tête, ajouta-t-elle en se servant d’un mot de son argot et en lui jetant un sourire moqueur.

— Ne suis-je pas à Paris depuis trois ans, dit Lousteau, et depuis hier seulement Finot me donne trois cents francs de fixe par mois pour la rédaction en chef, me paye cent sous la colonne, et cent francs la feuille à son journal hebdomadaire.

— Hé ! bien, vous ne dites rien ?… s’écria Florine en regardant Lucien.

— Nous verrons, dit Lucien.

— Mon cher, répondit Lousteau d’un air piqué, j’ai tout arrangé pour toi comme si tu étais mon frère ; mais je ne te réponds pas de Finot. Finot sera sollicité par soixante drôles qui, d’ici à deux jours, vont venir lui faire des propositions au rabais. J’ai promis pour toi, tu lui diras non, si tu veux. Tu ne te doutes pas de ton bonheur, reprit le journaliste après une pause. Tu feras partie d’une coterie dont les camarades attaquent leurs ennemis dans plusieurs journaux, et s’y servent mutuellement.

— Allons d’abord voir Félicien Vernou, dit Lucien qui avait hâte de se lier avec ces redoutables oiseaux de proie.

Lousteau envoya chercher un cabriolet, et les deux amis allèrent rue Mandar, où demeurait Vernou, dans une maison à allée, il y occupait un appartement au deuxième étage. Lucien fut très-étonné de trouver ce critique acerbe, dédaigneux et gourmé, dans une salle à manger de la dernière vulgarité, tendue d’un mauvais petit papier briqueté, chargé de mousses par intervalles égaux, ornée de gravures à l’aqua-tinta dans des cadres dorés, attablé avec une femme trop laide pour ne pas être légitime, et deux enfants en bas âge perchés sur ces chaises à pieds très-élevés et à barrière, destinées à maintenir ces petits drôles. Surpris dans une robe de chambre confectionnée avec les restes d’une robe d’indienne à sa femme, Félicien eut un air assez mécontent.

— As-tu déjeuné, Lousteau ? dit-il en offrant une chaise à Lucien.

{p. 276}   — Nous sortons de chez Florine, dit Étienne, et nous y avons déjeuné.

Lucien ne cessait d’examiner madame Vernou, qui ressemblait à une bonne, grasse cuisinière, assez blanche, mais superlativement commune. Madame Vernou portait un foulard par-dessus un bonnet de nuit à brides que ses joues pressées débordaient. Sa robe de chambre, sans ceinture, attachée au col par un bouton, descendait à grands plis et l’enveloppait si mal, qu’il était impossible de ne pas la comparer à une borne. D’une santé désespérante, elle avait les joues presque violettes, et des mains à doigts en forme de boudins. Cette femme expliqua soudain à Lucien l’attitude gênée de Vernou dans le monde. Malade de son mariage, sans force pour abandonner femme et enfants, mais assez poète pour en toujours souffrir, cet auteur ne devait pardonner à personne un succès, il devait être mécontent de tout, en se sentant toujours mécontent de lui-même. Lucien comprit l’air aigre qui glaçait cette figure envieuse, l’âcreté des reparties que ce journaliste semait dans sa conversation, l’acerbité de sa phrase, toujours pointue et travaillée comme un stylet.

— Passons dans mon cabinet, dit Félicien en se levant, il s’agit sans doute d’affaires littéraires.

— Oui et non, lui répondit Lousteau. Mon vieux, il s’agit d’un souper.

— Je venais, dit Lucien, vous prier de la part de Coralie…

À ce nom, madame Vernou leva la tête.

— … À souper d’aujourd’hui en huit, dit Lucien en continuant. Vous trouverez chez elle la société que vous avez eue chez Florine, et augmentée de madame du Val-Noble, de Merlin et de quelques autres. Nous jouerons.

— Mais, mon ami, ce jour-là nous devons aller chez madame Mahoudeau, dit la femme.

— Eh ! qu’est-ce que cela fait ? dit Vernou.

— Si nous n’y allions pas, elle se choquerait, et tu es bien aise de la trouver pour escompter tes effets de librairie.

— Mon cher, voilà une femme qui ne comprend pas qu’un souper qui commence à minuit n’empêche pas d’aller à une soirée qui finit à onze heures. Je travaille à côté d’elle, ajouta-t-il.

— Vous avez tant d’imagination ! répondit Lucien qui se fit un ennemi mortel de Vernou par ce seul mot.

{p. 277}   — Eh ! bien, reprit Lousteau, tu viens, mais ce n’est pas tout. Monsieur de Rubempré devient un des nôtres, ainsi pousse-le à ton journal ; présente-le comme un gars capable de faire la haute littérature, afin qu’il puisse mettre au moins deux articles par mois.

— Oui, s’il veut être des nôtres, attaquer nos ennemis comme nous attaquerons les siens, et défendre nos amis, je parlerai de lui ce soir à l’Opéra, répondit Vernou.

— Eh ! bien, à demain, mon petit, dit Lousteau en serrant la main de Vernou avec les signes de la plus vive amitié. Quand paraît ton livre ?

— Mais, dit le père de famille, cela dépend de Dauriat, j’ai fini.

— Es-tu content ?…

— Mais oui et non…

— Nous chaufferons le succès, dit Lousteau en se levant et saluant la femme de son confrère.

Cette brusque sortie fut nécessitée par les criailleries des deux enfants qui se disputaient et se donnaient des coups de cuiller en s’envoyant de la panade par la figure.

— Tu viens de voir, mon enfant, dit Étienne à Lucien, une femme qui, sans le savoir, fera bien des ravages en littérature. Ce pauvre Vernou ne nous pardonne pas sa femme. On devrait l’en débarrasser, dans l’intérêt public bien entendu. Nous éviterions un déluge d’articles atroces, d’épigrammes contre tous les succès et contre toutes les fortunes. Que devenir avec une pareille femme accompagnée de ces deux horribles moutards ? Vous avez vu le Rigaudin de la Maison en loterie, la pièce de Picard… eh ! bien, comme Rigaudin, Vernou ne se battra pas, mais il fera battre les autres ; il est capable de se crever un œil pour en crever deux à son meilleur ami ; vous le verrez posant le pied sur tous les cadavres, souriant à tous les malheurs, attaquant les princes, les ducs, les marquis, les nobles, parce qu’il est roturier ; attaquant les renommées célibataires à cause de sa femme, et parlant toujours morale, plaidant pour les joies domestiques et pour les devoirs de citoyen. Enfin ce critique si moral ne sera doux pour personne, pas même pour les enfants. Il vit dans la rue Mandar entre une femme qui pourrait faire le mamamouchi du Bourgeois gentilhomme et deux petits Vernou laids comme des teignes ; il veut se moquer du faubourg Saint-Germain, où il ne mettra jamais le pied, et fera parler les duchesses comme parle sa femme. Voilà l’homme qui va hurler après les jésuites, {p. 278}   insulter la cour, lui prêter l’intention de rétablir les droits féodaux, le droit d’aînesse, et qui prêchera quelque croisade en faveur de l’égalité, lui qui ne se croit l’égal de personne. S’il était garçon, s’il allait dans le monde, s’il avait les allures des poètes royalistes pensionnés, ornés de croix de la Légion-d’Honneur, ce serait un optimiste. Le journalisme a mille points de départ semblables. C’est une grande catapulte mise en mouvement par de petites haines. As-tu maintenant envie de te marier ? Vernou n’a plus de cœur, le fiel a tout envahi. Aussi est-ce le journaliste par excellence, un tigre à deux mains qui déchire tout, comme si ses plumes avaient la rage.

— Il est gunophobe, dit Lucien. A-t-il du talent ?

— Il a de l’esprit, c’est un Articlier. Vernou porte des articles, fera toujours des articles, et rien que des articles. Le travail le plus obstiné ne pourra jamais greffer un livre sur sa prose. Félicien est incapable de concevoir une œuvre, d’en disposer les masses, d’en réunir harmonieusement les personnages dans un plan qui commence, se noue et marche vers un fait capital ; il a des idées, mais il ne connaît pas les faits ; ses héros seront des utopies philosophiques ou libérales ; enfin, son style est d’une originalité cherchée, sa phrase ballonnée tomberait si la critique lui donnait un coup d’épingle. Aussi craint-il énormément les journaux, comme tous ceux qui ont besoin des gourdes et des bourdes de l’éloge pour se soutenir au-dessus de l’eau.

— Quel article tu fais, s’écria Lucien.

— Ceux-là, mon enfant, il faut se les dire et jamais les écrire.

— Tu deviens rédacteur en chef, dit Lucien.

— Où veux-tu que je te jette ? lui demanda Lousteau.

— Chez Coralie.

— Ah ! nous sommes amoureux, dit Lousteau. Quelle faute ! Fais de Coralie ce que je fais de Florine, une ménagère, mais la liberté sur la montagne !

— Tu ferais damner les saints ! lui dit Lucien en riant.

— On ne damne pas les démons, répondit Lousteau.

Le ton léger, brillant de son nouvel ami, la manière dont il traitait la vie, ses paradoxes mêlés aux maximes vraies du machiavélisme parisien agissaient sur Lucien à son insu. En théorie, le poète reconnaissait le danger de ces pensées, et les trouvait utiles à l’application. En arrivant sur le boulevard du Temple, les deux amis convinrent de se retrouver, entre quatre et cinq heures, {p. 279}   au bureau du journal, où sans doute Hector Merlin viendrait. Lucien était, en effet, saisi par les voluptés de l’amour vrai des courtisanes qui attachent leurs grappins aux endroits les plus tendres de l’âme en se pliant avec une incroyable souplesse à tous les désirs, en favorisant les molles habitudes d’où elles tirent leur force. Il avait déjà soif des plaisirs parisiens, il aimait la vie facile, abondante et magnifique que lui faisait l’actrice chez elle. Il trouva Coralie et Camusot ivres de joie. Le Gymnase proposait pour Pâques prochain un engagement dont les conditions nettement formulées, surpassaient les espérances de Coralie.

— Nous vous devons ce triomphe, dit Camusot.

— Oh ! certes, sans lui l’Alcade tombait, s’écria Coralie, il n’y avait pas d’article, et j’étais encore au boulevard pour six ans.

Elle lui sauta au cou devant Camusot. L’effusion de l’actrice avait je ne sais quoi de moelleux dans sa rapidité, de suave dans son entraînement : elle aimait ! Comme tous les hommes dans leurs grandes douleurs, Camusot abaissa ses yeux à terre, et reconnut, le long de la couture des bottes de Lucien, le fil de couleur employé par les bottiers célèbres et qui se dessinait en jaune foncé sur le noir luisant de la tige. La couleur originale de ce fil l’avait préoccupé pendant son monologue sur la présence inexplicable d’une paire de bottes devant la cheminée de Coralie. Il avait lu en lettres noires imprimées sur le cuir blanc et doux de la doublure l’adresse d’un bottier fameux à cette époque : Gay, rue de La Michodière.

— Monsieur, dit-il à Lucien, vous avez de bien belles bottes.

— Il a tout beau, répondit Coralie.

— Je voudrais bien me fournir chez votre bottier.

— Oh ! dit Coralie, comme c’est rue des Bourdonnais de demander les adresses des fournisseurs ! Allez-vous porter des bottes de jeune homme ? vous seriez joli garçon. Gardez donc vos bottes à revers, qui conviennent à un homme établi, qui a femme, enfants et maîtresse.

— Enfin, si monsieur voulait tirer une de ses bottes, il me rendrait un service signalé, dit l’obstiné Camusot.

— Je ne pourrais la remettre sans crochets, dit Lucien en rougissant.

— Bérénice en ira chercher, ils ne seront pas de trop ici, dit le marchand d’un air horriblement goguenard.

— Papa Camusot, dit Coralie en lui jetant un regard empreint {p. 280}   d’un atroce mépris, ayez le courage de votre lâcheté ! Allons, dites toute votre pensée. Vous trouvez que les bottes de monsieur ressemblent aux miennes ? Je vous défends d’ôter vos bottes, dit-elle à Lucien. Oui, monsieur Camusot, oui, ces bottes sont absolument les mêmes que celles qui se croisaient les bras devant mon foyer l’autre jour, et monsieur caché dans mon cabinet de toilette les attendait, il avait passé la nuit ici. Voilà ce que vous pensez, hein ? Pensez-le, je le veux. C’est la vérité pure. Je vous trompe. Après ? Cela me plaît, à moi !

Elle s’assit sans colère et de l’air le plus dégagé du monde en regardant Camusot et Lucien, qui n’osaient se regarder.

— Je ne croirai que ce que vous voudrez que je croie, dit Camusot. Ne plaisantez pas, j’ai tort.

— Ou je suis une infâme dévergondée qui dans un moment s’est amourachée de monsieur, ou je suis une pauvre misérable créature qui a senti pour la première fois le véritable amour après lequel courent toutes les femmes. Dans les deux cas, il faut me quitter ou me prendre comme je suis, dit-elle en faisant un geste de souveraine par lequel elle écrasa le négociant.

— Serait-ce vrai ? dit Camusot qui vit à la contenance de Lucien que Coralie ne riait pas et qui mendiait une tromperie.

— J’aime mademoiselle, dit Lucien.

En entendant ce mot dit d’une voix émue, Coralie sauta au cou de son poète, le pressa dans ses bras et tourna la tête vers le marchand de soieries en lui montrant l’admirable groupe d’amour qu’elle faisait avec Lucien.

— Pauvre Musot, reprends tout ce que tu m’as donné, je ne veux rien de toi, j’aime comme une folle cet enfant-là, non pour son esprit, mais pour sa beauté. Je préfère la misère avec lui, à des millions avec toi.

Camusot tomba sur un fauteuil, se mit la tête dans les mains, et demeura silencieux.

— Voulez-vous que nous nous en allions ? lui dit-elle avec une incroyable férocité.

Lucien eut froid dans le dos en se voyant chargé d’une femme, d’une actrice et d’un ménage.

— Reste ici, garde tout, Coralie, dit le marchand d’une voix faible et douloureuse qui partait de l’âme, je ne veux rien reprendre. Il y a pourtant là soixante mille francs de mobilier, mais je ne {p. 281}   saurais me faire à l’idée de ma Coralie dans la misère. Et tu seras cependant avant peu dans la misère. Quelque grands que soient les talents de monsieur, ils ne peuvent pas te donner une existence. Voilà ce qui nous attend tous, nous autres vieillards ! Laisse-moi, Coralie, le droit de venir te voir quelquefois : je puis t’être utile. D’ailleurs, je l’avoue, il me serait impossible de vivre sans toi.

La douceur de ce pauvre homme, dépossédé de tout son bonheur au moment où il se croyait le plus heureux, toucha vivement Lucien, mais non Coralie.

— Viens, mon pauvre Musot, viens tant que tu voudras, dit-elle, je t’aimerai mieux en ne te trompant point.

Camusot parut content de n’être pas chassé de son paradis terrestre où sans doute il devait souffrir, mais où il espéra rentrer plus tard dans tous ses droits en se fiant sur les hasards de la vie parisienne et sur les séductions qui allaient entourer Lucien. Le vieux marchand matois pensa que tôt ou tard ce beau jeune homme se permettrait des infidélités, et pour l’espionner, pour le perdre dans l’esprit de Coralie, il voulait rester leur ami. Cette lâcheté de la passion vraie effraya Lucien. Camusot offrit à dîner au Palais-Royal, chez Véry, ce qui fut accepté.

— Quel bonheur, cria Coralie quand Camusot fut parti, plus de mansarde au quartier Latin, tu demeureras ici, nous ne nous quitterons pas, tu prendras pour conserver les apparences un petit appartement, rue Charlot, et vogue la galère !

Elle se mit à danser son pas espagnol avec un entrain qui peignit une indomptable passion.

— Je puis gagner cinq cents francs par mois en travaillant beaucoup, dit Lucien.

— J’en ai tout autant au théâtre, sans compter les feux. Camusot m’habillera toujours, il m’aime ! Avec quinze cents francs par mois, nous vivrons comme des Crésus.

— Et les chevaux, et le cocher, et le domestique ? dit Bérénice.

— Je ferai des dettes, s’écria Coralie.

Elle se remit à danser une gigue avec Lucien.

— Il faut dès lors accepter les propositions de Finot, s’écria Lucien.

— Allons, dit Coralie, je m’habille et te mène à ton journal, je t’attendrai en voiture, sur le boulevard.

Lucien s’assit sur un sofa, regarda l’actrice faisant sa toilette, {p. 282}   et se livra aux plus graves réflexions. Il eût mieux aimé laisser Coralie libre que d’être jeté dans les obligations d’un pareil mariage ; mais il la vit si belle, si bien faite, si attrayante, qu’il fut saisi par les pittoresques aspects de cette vie de Bohême, et jeta le gant à la face de la Fortune. Bérénice eut ordre de veiller au déménagement et à l’installation de Lucien. Puis, la triomphante, la belle, l’heureuse Coralie entraîna son amant aimé, son poète, et traversa tout Paris pour aller rue Saint-Fiacre. Lucien grimpa lestement l’escalier, et se produisit en maître dans les bureaux du journal. Coloquinte ayant toujours son papier timbré sur la tête et le vieux Giroudeau lui dirent encore assez hypocritement que personne n’était venu.

— Mais les rédacteurs doivent se voir quelque part pour convenir du journal, dit-il.

— Probablement, mais la rédaction ne me regarde pas, dit le capitaine de la Garde Impériale qui se remit à vérifier ses bandes en faisant son éternel broum ! broum !

En ce moment, par un hasard, doit-on dire heureux ou malheureux ? Finot vint pour annoncer à Giroudeau sa fausse abdication, et lui recommander de veiller à ses intérêts.

— Pas de diplomatie avec monsieur, il est du journal, dit Finot à son oncle en prenant la main de Lucien et la lui serrant.

— Ah ! monsieur est du journal, s’écria Giroudeau surpris du geste de son neveu. Eh ! bien, monsieur, vous n’avez pas eu de peine à y entrer.

— Je veux y faire votre lit pour que vous ne soyez pas jobardé par Étienne, dit Finot en regardant Lucien d’un air fin. Monsieur aura trois francs par colonne pour toute sa rédaction, y compris les comptes rendus42 de théâtre.

— Tu n’as jamais fait ces conditions à personne, dit Giroudeau en regardant Lucien avec étonnement.

— Il aura les quatre théâtres du boulevard, tu auras soin que ses loges ne lui soient pas chippées, et que ses billets de spectacle lui soient remis. Je vous conseille néanmoins de vous les faire adresser chez vous, dit-il en se tournant vers Lucien. Monsieur s’engage à faire, en outre de sa critique, dix articles Variétés d’environ deux colonnes pour cinquante francs par mois pendant un an. Cela vous va-t-il ?

— Oui, dit Lucien qui avait la main forcée par les circonstances.

{p. 283}   — Mon oncle, dit Finot au caissier, tu rédigeras le traité que nous signerons en descendant.

— Qui est monsieur ? demanda Giroudeau en se levant et ôtant son bonnet de soie noire.

— Monsieur Lucien de Rubempré, l’auteur de l’article sur l’Alcade, dit Finot.

— Jeune homme, s’écria le vieux militaire en frappant sur le front de Lucien, vous avez là des mines d’or. Je ne suis pas littéraire, mais votre article, je l’ai lu, il m’a fait plaisir. Parlez-moi de cela ! Voilà de la gaieté. Aussi ai-je dit : — Ça nous amènera des abonnés ! Et il en est venu. Nous avons vendu cinquante numéros.

— Mon traité avec Étienne Lousteau est-il copié double et prêt à signer, dit Finot à son oncle.

— Oui, dit Giroudeau.

— Mets à celui que je signe avec monsieur la date d’hier, afin que Lousteau soit sous l’empire de ces conventions. Finot prit le bras de son nouveau rédacteur avec un semblant de camaraderie qui séduisit le poète, et l’entraîna dans l’escalier en lui disant : — Vous avez ainsi une position faite. Je vous présenterai moi-même à mes rédacteurs. Puis, ce soir, Lousteau vous fera reconnaître aux théâtres. Vous pouvez gagner cent cinquante francs par mois à notre petit journal que va diriger Lousteau ; aussi tâchez de bien vivre avec lui. Déjà le drôle m’en voudra de lui avoir lié les mains en votre endroit, mais vous avez du talent, et je ne veux pas que vous soyez en butte aux caprices d’un rédacteur en chef. Entre nous, vous pouvez m’apporter jusqu’à deux feuilles par mois pour ma Revue hebdomadaire, je vous les payerai deux cents francs. Ne parlez de cet arrangement à personne, je serais en proie à la vengeance de tous ces amours-propres blessés de la fortune d’un nouveau venu. Faites quatre articles de vos deux feuilles, signez-en deux de votre nom et deux d’un pseudonyme, afin de ne pas avoir l’air de manger le pain des autres. Vous devez votre position à Blondet et à Vignon qui vous trouvent de l’avenir. Ainsi, ne vous galvaudez pas. Surtout, défiez-vous de vos amis. Quant à nous deux, entendons-nous bien toujours. Servez-moi, je vous servirai. Vous avez pour quarante francs de loges et de billets à vendre, et pour soixante francs de livres à laver. Ça43 et votre rédaction vous donneront quatre cent cinquante francs par mois. Avec de l’esprit, vous saurez trouver au moins deux cents francs en sus chez les libraires qui vous payeront des {p. 284}   articles et des prospectus. Mais vous êtes à moi, n’est-ce pas ? Je puis compter sur vous.

Lucien serra la main de Finot avec un transport de joie inouï.

— N’ayons pas l’air de nous être entendus, lui dit Finot à l’oreille en poussant la porte d’une mansarde au cinquième étage de la maison, et située au fond d’un long corridor.

Lucien aperçut alors Lousteau, Félicien Vernou, Hector Merlin et deux autres rédacteurs qu’il ne connaissait pas, tous réunis à une table couverte d’un tapis vert, devant un bon feu, sur des chaises ou des fauteuils, fumant ou riant. La table était chargée de papiers, il s’y trouvait un véritable encrier plein d’encre, des plumes assez mauvaises, mais qui servaient aux rédacteurs. Il fut démontré au nouveau journaliste que là s’élaborait le grand œuvre.

— Messieurs, dit Finot, l’objet de la réunion est l’installation en mon lieu et place de notre cher Lousteau comme rédacteur en chef du journal que je suis obligé de quitter. Mais, quoique mes opinions subissent une transformation nécessaire pour que je puisse passer rédacteur en chef de la Revue dont les destinées vous sont connues, mes convictions sont les mêmes et nous restons amis. Je suis tout à vous, comme vous serez à moi. Les circonstances sont variables, les principes sont fixes. Les principes sont le pivot sur lequel marchent les aiguilles du baromètre politique.

Tous les rédacteurs partirent d’un éclat de rire.

— Qui t’a donné ces phrases-là ? demanda Lousteau.

— Blondet, répondit Finot.

— Vent, pluies, tempête, beau fixe, dit Merlin, nous parcourrons tout ensemble.

— Enfin, reprit Finot, ne nous embarbouillons pas dans les métaphores : tous ceux qui auront quelques articles à m’apporter retrouveront Finot. Monsieur, dit-il en présentant Lucien, est des vôtres. J’ai traité avec lui, Lousteau.

Chacun complimenta Finot sur son élévation et sur ses nouvelles destinées.

— Te voilà à cheval sur nous et sur les autres, lui dit l’un des rédacteurs inconnus à Lucien, tu deviens Janus…

— Pourvu qu’il ne soit pas Janot, dit Vernou.

— Tu nous laisses attaquer nos bêtes noires ?

— Tout ce que vous voudrez ! dit Finot.

— Ah ! mais, dit Lousteau, le journal ne peut pas reculer. {p. 285}   Monsieur Châtelet s’est fâché, nous n’allons pas le lâcher pendant une semaine.

— Que s’est-il passé ? dit Lucien.

— Il est venu demander raison, dit Vernou. L’ex-beau de l’Empire a trouvé le père Giroudeau, qui, du plus beau sang-froid du monde, a montré dans Philippe Bridau l’auteur de l’article, et Philippe a demandé au baron son heure et ses armes. L’affaire en est restée là. Nous sommes occupés à présenter des excuses au baron dans le numéro de demain. Chaque phrase est un coup de poignard.

— Mordez-le ferme, il viendra me trouver, dit Finot. J’aurai l’air de lui rendre service en vous apaisant, il tient au Ministère, et nous accrocherons là quelque chose, une place de professeur suppléant ou quelque bureau de tabac. Nous sommes heureux qu’il se soit piqué au jeu. Qui de vous veut faire dans mon nouveau journal un article de fond sur Nathan ?

— Donnez-le à Lucien, dit Lousteau. Hector et Vernou feront des articles dans leurs journaux respectifs…

— Adieu, messieurs, nous nous reverrons seul à seul chez Barbin, dit Finot en riant.

Lucien reçut quelques compliments sur son admission dans le corps redoutable des journalistes, et Lousteau le présenta comme un homme sur qui l’on pouvait compter.

— Lucien vous invite en masse, messieurs, à souper chez sa maîtresse, la belle Coralie.

— Coralie va au Gymnase, dit Lucien à Étienne.

— Eh ! bien, messieurs, il est entendu que nous pousserons Coralie, hein ? Dans tous vos journaux, mettez quelques lignes sur son engagement et parlez de son talent. Vous donnerez du tact, de l’habileté à l’administration du Gymnase, pouvons-nous lui donner de l’esprit ?

— Nous lui donnerons de l’esprit, répondit Merlin, Frédéric a une pièce avec Scribe.

— Oh ! le directeur du Gymnase est alors le plus prévoyant et le plus perspicace des spéculateurs, dit Vernou.

— Ah ! çà, ne faites pas vos articles sur le livre de Nathan que nous ne nous soyons concertés, vous saurez pourquoi, dit Lousteau. Nous devons être utiles à notre nouveau camarade. Lucien a deux livres à placer, un recueil de sonnets et un roman. Par la vertu de l’entre-filet ! il doit être un grand poète à trois mois d’échéance. {p. 286}   Nous nous servirons de ses Marguerites pour rabaisser les Odes, les Ballades, les Méditations, toute la poésie romantique.

— Ça serait drôle si les sonnets ne valaient rien, dit Vernou. Que pensez-vous de vos sonnets, Lucien ?

— Là, comment les trouvez-vous ? dit un des rédacteurs inconnus.

— Messieurs, ils sont bien, dit Lousteau, parole d’honneur.

— Eh ! bien, j’en suis content, dit Vernou, je les jetterai dans les jambes de ces poètes de sacristie qui me fatiguent.

— Si Dauriat, ce soir, ne prend pas les Marguerites, nous lui flanquerons article sur article contre Nathan.

— Et Nathan, que dira-t-il ? s’écria Lucien.

Les cinq rédacteurs éclatèrent de rire.

— Il sera enchanté, dit Vernou. Vous verrez comment nous arrangerons les choses.

— Ainsi, monsieur est des nôtres ? dit un des deux rédacteurs que Lucien ne connaissait pas.

— Oui, oui, Frédéric, pas de farces. Tu vois, Lucien, dit Étienne au néophyte, comment nous agissons avec toi, tu ne reculeras pas dans l’occasion. Nous aimons tous Nathan, et nous allons l’attaquer. Maintenant partageons-nous l’empire d’Alexandre. Frédéric, veux-tu les Français et l’Odéon ?

— Si ces messieurs y consentent, dit Frédéric.

Tous inclinèrent la tête, mais Lucien vit briller des regards d’envie.

— Je garde l’Opéra, les Italiens et l’Opéra-Comique, dit Vernou.

— Eh ! bien, Hector prendra les théâtres de Vaudeville, dit Lousteau.

— Et moi, je n’ai donc pas de théâtres ? s’écria l’autre rédacteur que ne connaissait pas Lucien.

— Eh ! bien, Hector te laissera les Variétés, et Lucien la Porte-Saint-Martin, dit Étienne. Abandonne-lui la Porte-Saint-Martin, il est fou de Fanny Beaupré, dit-il à Lucien, tu prendras le Cirque-Olympique en échange. Moi, j’aurai Bobino, les Funambules et Madame Saqui. Qu’avons-nous pour le journal de demain ?

— Rien.

— Rien.

— Rien !

— Messieurs, soyez brillants pour mon premier numéro. Le {p. 287}   baron Châtelet et sa seiche ne dureront pas huit jours. L’auteur du Solitaire est bien usé.

— Sosthène-Démosthène n’est plus drôle, dit Vernou, tout le monde nous l’a pris.

— Oh ! il nous faut de nouveaux morts, dit Frédéric.

— Messieurs, si nous prêtions des ridicules aux hommes vertueux de la Droite ? Si nous disions que monsieur de Bonald pue des pieds ? s’écria Lousteau.

— Commençons une série de portraits des orateurs ministériels ? dit Hector Merlin.

— Fais cela, mon petit, dit Lousteau, tu les connais, ils sont de ton parti, tu pourras satisfaire quelques haines intestines. Empoigne Beugnot, Syrieys de Mayrinhac et autres. Les articles peuvent être prêts à l’avance, nous ne serons pas embarrassés pour le journal.

— Si nous inventions quelques refus de sépulture avec des circonstances plus ou moins aggravantes ? dit Hector.

— N’allons pas sur les brisées des grands journaux constitutionnels qui ont leurs cartons aux curés pleins de Canards, répondit Vernou.

— De Canards ? dit Lucien.

— Nous appelons un canard, lui répondit Hector, un fait qui a l’air d’être vrai, mais qu’on invente pour relever les Faits-Paris quand ils sont pâles. Le canard est une trouvaille de Franklin, qui a inventé le paratonnerre, le canard et la république. Ce journaliste trompa si bien les encyclopédistes par ses canards d’outre-mer que, dans l’Histoire Philosophique des Indes, Raynal a donné deux de ces canards pour des faits authentiques.

— Je ne savais pas cela, dit Vernou. Quels sont les deux canards ?

— L’histoire relative à l’Anglais qui vend sa libératrice, une négresse, après l’avoir rendue mère afin d’en tirer plus d’argent. Puis le plaidoyer sublime de la jeune fille grosse gagnant sa cause. Quand Franklin vint à Paris, il avoua ses canards chez Necker, à la grande confusion des philosophes français. Et voilà comment le Nouveau-Monde a deux fois corrompu l’ancien.

— Le journal, dit Lousteau, tient pour vrai tout ce qui est probable. Nous partons de là.

— La justice criminelle ne procède pas autrement, dit Vernou.

— Eh ! bien, à ce soir, neuf heures, ici, dit Merlin.

{p. 288}   Chacun se leva, se serra les mains, et la séance fut levée au milieu des témoignages de la plus touchante familiarité.

— Qu’as-tu donc fait à Finot, dit Étienne à Lucien en descendant, pour qu’il ait passé un marché avec toi ? Tu es le seul avec lequel il se soit lié.

— Moi, rien, il me l’a proposé, dit Lucien.

— Enfin, tu aurais avec lui des arrangements, j’en serais enchanté, nous n’en serions que plus forts tous deux.

Au rez-de-chaussée, Étienne et Lucien trouvèrent Finot qui prit à part Lousteau dans le cabinet ostensible de la Rédaction.

— Signez votre traité pour que le nouveau directeur croie la chose faite d’hier, dit Giroudeau qui présentait à Lucien deux papiers timbrés.

En lisant ce traité, Lucien entendit entre Étienne et Finot une discussion assez vive qui roulait sur les produits en nature du journal. Étienne voulait sa part de ces impôts perçus par Giroudeau. Il y eut sans doute une transaction entre Finot et Lousteau, car les deux amis sortirent entièrement d’accord.

— À huit heures, aux Galeries-de-Bois, chez Dauriat, dit Étienne à Lucien.

Un jeune homme se présenta pour être rédacteur de l’air timide et inquiet qu’avait Lucien naguère. Lucien vit avec un plaisir secret Giroudeau pratiquant sur le néophyte les plaisanteries par lesquelles le vieux militaire l’avait abusé ; son intérêt lui fit parfaitement comprendre la nécessité de ce manége, qui mettait des barrières presque infranchissables entre les débutants et la mansarde où pénétraient les élus.

— Il n’y a pas déjà tant d’argent pour les rédacteurs, dit-il à Giroudeau.

— Si vous étiez plus de monde, chacun de vous en aurait moins, répondit le capitaine. Et donc !

L’ancien militaire fit tourner sa canne plombée, sortit en broum-broumant, et parut stupéfait de voir Lucien montant dans le bel équipage qui stationnait sur les boulevards.

— Vous êtes maintenant les militaires, et nous sommes les péquins, lui dit le soldat.

— Ma parole d’honneur, ces jeunes gens me paraissent être les meilleurs enfants du monde, dit Lucien à Coralie. Me voilà journaliste avec la certitude de pouvoir gagner six cents francs par mois, {p. 289}   en travaillant comme un cheval ; mais je placerai mes deux ouvrages et j’en ferai d’autres, car mes amis vont m’organiser un succès ! Ainsi, je dis comme toi, Coralie : Vogue la galère.

— Tu réussiras, mon petit ; mais ne sois pas aussi bon que tu es beau, tu te perdrais. Sois méchant avec les hommes, c’est bon genre.

Coralie et Lucien allèrent se promener au bois de Boulogne, ils y rencontrèrent encore la marquise d’Espard, madame de Bargeton et le baron Châtelet. Madame de Bargeton regarda Lucien d’un air séduisant qui pouvait passer pour un salut. Camusot avait commandé le meilleur dîner du monde. Coralie, en se sachant débarrassée de lui, fut si charmante pour le pauvre marchand de soieries qu’il ne se souvint pas, durant les quatorze mois de leur liaison, de l’avoir vue si gracieuse ni si attrayante.

— Allons, se dit-il, restons avec elle, quand même !

Camusot proposa secrètement à Coralie une inscription de six mille livres de rente sur le Grand-Livre, que ne connaissait pas sa femme, si elle voulait rester sa maîtresse, en consentant à fermer les yeux sur ses amours avec Lucien.

— Trahir un pareil ange ?… mais regarde-le donc, pauvre magot, et regarde-toi ! dit-elle en lui montrant le poète que Camusot avait légèrement étourdi en le faisant boire.

Camusot résolut d’attendre que la misère lui rendît la femme que la misère lui avait déjà livrée.

— Je ne serai donc que ton ami, dit-il en la baisant au front.

Lucien laissa Coralie et Camusot pour aller aux Galeries-de-Bois. Quel changement son initiation aux mystères du journal avait produit dans son esprit ! Il se mêla sans peur à la foule qui ondoyait dans les Galeries, il eut l’air impertinent parce qu’il avait une maîtresse, il entra chez Dauriat d’un air dégagé parce qu’il était journaliste. Il y trouva grande société, il y donna la main à Blondet, à Nathan, à Finot, à toute la littérature avec laquelle il avait fraternisé depuis une semaine ; il se crut un personnage, et se flatta de surpasser ses camarades ; la petite pointe de vin qui l’animait le servit à merveille, il fut spirituel, et montra qu’il savait hurler avec les loups. Néanmoins, Lucien ne recueillit pas les approbations tacites, muettes ou parlées sur lesquelles il comptait, il aperçut un premier mouvement de jalousie parmi ce monde, moins inquiet que curieux peut-être de savoir quelle place prendrait une {p. 290}   supériorité nouvelle, et ce qu’elle avalerait dans le partage général des produits de la Presse. Finot, qui trouvait en Lucien une mine à exploiter, Lousteau, qui croyait avoir des droits sur lui, furent les seuls que le poète vit souriant. Lousteau, qui avait déjà pris les allures d’un rédacteur en chef, frappa vivement aux carreaux du cabinet de Dauriat.

— Dans un moment, mon ami, lui répondit le libraire en levant la tête au-dessus des rideaux verts et en le reconnaissant.

Le moment dura une heure, après laquelle Lucien et son ami entrèrent dans le sanctuaire.

— Eh ! bien, avez-vous pensé à l’affaire de notre ami ? dit le nouveau rédacteur en chef.

— Certes, dit Dauriat en se penchant sultanesquement dans son fauteuil. J’ai parcouru le recueil, je l’ai fait lire à un homme de goût, à un bon juge, car je n’ai pas la prétention de m’y connaître. Moi, mon ami, j’achète la gloire toute faite44 comme cet Anglais achetait l’amour. Vous êtes aussi grand poète que vous êtes joli garçon, mon petit, dit Dauriat. Foi d’honnête homme, je ne dis pas de libraire, remarquez ? vos sonnets sont magnifiques, on n’y sent pas le travail, ce qui est rare quand on a l’inspiration et de la verve. Enfin, vous savez rimer, une des qualités de la nouvelle école. Vos Marguerites sont un beau livre, mais ce n’est pas une affaire, et je ne peux m’occuper que de vastes entreprises. Par conscience, je ne veux pas prendre vos sonnets, il me serait impossible de les pousser, il n’y a pas assez à gagner pour faire les dépenses d’un succès. D’ailleurs vous ne continuerez pas la poésie, votre livre est un livre isolé. Vous êtes jeune, jeune homme ! vous m’apportez l’éternel recueil des premiers vers que font au sortir du collége tous les gens de lettres, auquel ils tiennent tout d’abord, et dont ils se moquent plus tard. Lousteau, votre ami, doit avoir un poème caché dans ses vieilles chaussettes. N’as-tu pas un poème auquel tu as cru, Lousteau ? dit Dauriat en jetant sur Étienne un fin regard de compère.

— Eh ! comment pourrais-je écrire en prose ? dit Lousteau.

— Eh ! bien, vous le voyez, il ne m’en a jamais parlé ; mais notre ami connaît la librairie et les affaires, reprit Dauriat. Pour moi, la question, dit-il en câlinant Lucien, n’est pas de savoir si vous êtes un grand poète ; vous avez beaucoup, mais beaucoup de mérite ; si je commençais la librairie, je commettrais la faute de vous éditer. Mais d’abord, aujourd’hui, mes commanditaires et {p. 291}   mes bailleurs de fonds me couperaient les vivres ; il suffit que j’y aie perdu vingt mille francs l’année dernière pour qu’ils ne veuillent entendre à aucune poésie, et ils sont mes maîtres. Néanmoins la question n’est pas là. J’admets que vous soyez un grand poète, serez-vous fécond ? Pondrez-vous régulièrement des sonnets ? Deviendrez-vous dix volumes ? Serez-vous une affaire ? Eh ! bien, non, vous serez un délicieux prosateur ; vous avez trop d’esprit pour le gâter par des chevilles, vous avez à gagner trente mille francs par an dans les journaux, et vous ne les troquerez pas contre trois mille francs que vous donneront très-difficilement vos hémistiches, vos strophes et autres ficharades !

— Vous savez, Dauriat, que monsieur est du journal, dit Lousteau.

— Oui, répondit Dauriat, j’ai lu son article ; et, dans son intérêt bien entendu, je lui refuse les Marguerites ! Oui, monsieur, je vous aurai donné plus d’argent dans six mois d’ici pour les articles que j’irai vous demander que pour votre poésie invendable !

— Et la gloire ? s’écria Lucien.

Dauriat et Lousteau se mirent à rire.

— Dam ! dit Lousteau, ça conserve des illusions.

— La gloire, répondit Dauriat, c’est dix ans de persistance et une alternative de cent mille francs de perte ou de gain pour le libraire. Si vous trouvez des fous qui impriment vos poésies, dans un an d’ici vous aurez de l’estime pour moi en apprenant le résultat de leur opération.

— Vous avez là le manuscrit ? dit Lucien froidement.

— Le voici, mon ami, répondit Dauriat dont les façons avec Lucien s’étaient déjà singulièrement édulcorées.

Lucien prit le rouleau sans regarder l’état dans lequel était la ficelle, tant Dauriat avait l’air d’avoir lu les Marguerites. Il sortit avec Lousteau sans paraître ni consterné ni mécontent. Dauriat accompagna les deux amis dans la boutique en parlant de son journal et de celui de Lousteau. Lucien jouait négligemment avec le manuscrit des Marguerites.

— Tu crois que Dauriat a lu ou fait lire tes sonnets ? lui dit Étienne à l’oreille.

— Oui, dit Lucien.

— Regarde les scellés.

Lucien aperçut l’encre et la ficelle dans un état de conjonction parfaite.

{p. 292}   — Quel sonnet avez-vous le plus particulièrement remarqué ? dit Lucien au libraire en pâlissant de colère et de rage.

— Ils sont tous remarquables, mon ami, répondit Dauriat, mais celui sur la marguerite est délicieux, il se termine par une pensée fine et très-délicate. Là, j’ai deviné le succès que votre prose doit obtenir. Aussi vous ai-je recommandé sur-le-champ à Finot. Faites-nous des articles, nous les payerons bien. Voyez-vous, penser à la gloire, c’est fort beau, mais n’oubliez pas le solide, et prenez tout ce qui se présentera. Quand vous serez riche, vous ferez des vers.

Le poète sortit brusquement dans les Galeries pour ne pas éclater, il était furieux. — Eh ! bien, enfant, dit Lousteau qui le suivit, sois donc calme, accepte les hommes pour ce qu’ils sont, des moyens. Veux-tu prendre ta revanche ?

— À tout prix, dit le poète.

— Voici un exemplaire du livre de Nathan que Dauriat vient de me donner, la seconde édition paraît demain, relis cet ouvrage et broche un article qui le démolisse. Félicien Vernou ne peut souffrir Nathan dont le succès nuit, à ce qu’il croit, au futur succès de son ouvrage. Une des manies de ces petits esprits est d’imaginer que, sous le soleil, il n’y a pas de place pour deux succès. Aussi fera-t-il mettre ton article dans le grand journal auquel il travaille.

— Mais que peut-on dire contre ce livre ? il est beau, s’écria Lucien.

— Ha ! çà, mon cher, apprends ton métier, dit en riant Lousteau. Le livre, fût-il un chef-d’œuvre, doit devenir sous ta plume une stupide niaiserie, une œuvre dangereuse et malsaine.

— Mais comment ?

— Tu changeras les beautés en défauts.

— Je suis incapable d’un pareil tour de force.

— Mon cher, un journaliste est un acrobate, il faut t’habituer aux inconvénients de l’état. Tiens, je suis bon enfant, moi ! voici la manière de procéder en semblable occurrence. Attention, mon petit ! Tu commenceras par trouver l’œuvre belle, et tu peux t’amuser à écrire alors ce que tu en penses. Le public se dira : Ce critique est sans jalousie, il sera sans doute impartial. Dès lors le public tiendra ta critique pour consciencieuse. Après avoir conquis l’estime de ton lecteur, tu regretteras d’avoir à blâmer le système dans lequel de semblables livres vont faire entrer la littérature française. La France, diras-tu, ne gouverne-t-elle pas l’intelligence du monde entier ? Jusqu’aujourd’hui, de siècle en siècle, les écrivains français maintenaient l’Europe dans la voie de {p. 293}   l’analyse, de l’examen philosophique, par la puissance du style et par la forme originale qu’ils donnaient aux idées. Ici, tu places, pour le bourgeois, un éloge de Voltaire, de Rousseau, de Diderot, de Montesquieu, de Buffon. Tu expliqueras combien en France la langue est impitoyable, tu prouveras qu’elle est un vernis étendu sur la pensée. Tu lâcheras des axiomes, comme : Un grand écrivain en France est toujours un grand homme, il est tenu par la langue à toujours penser ; il n’en est pas ainsi dans les autres pays, etc. Tu démontreras ta proposition en comparant Rabener, un moraliste satirique allemand, à La Bruyère. Il n’y a rien qui pose un critique comme de parler d’un auteur étranger inconnu. Kant est le piédestal de Cousin. Une fois sur ce terrain, tu lances un mot qui résume et explique aux niais le système de nos hommes de génie du dernier siècle, en appelant leur littérature une littérature idéée. Armé de ce mot, tu jettes tous les morts illustres à la tête des auteurs vivants. Tu expliques alors que de nos jours il se produit une nouvelle littérature où l’on abuse du dialogue (la plus facile des formes littéraires), et des descriptions qui dispensent de penser. Tu opposeras les romans de Voltaire, de Diderot, de Sterne, de Lesage, si substantiels, si incisifs, au roman moderne où tout se traduit par des images, et que Walter Scott a beaucoup trop dramatisé. Dans un pareil genre, il n’y a place que pour l’inventeur. Le roman à la Walter Scott est un genre et non un système, diras-tu. Tu foudroieras ce genre funeste où l’on délaye les idées, où elles sont passées au laminoir, genre accessible à tous les esprits, genre où chacun peut devenir auteur à bon marché, genre que tu nommeras enfin la littérature imagée. Tu feras tomber cette argumentation sur Nathan, en démontrant qu’il est un imitateur et n’a que l’apparence du talent. Le grand style serré du dix-huitième siècle manque à son livre, tu prouveras que l’auteur y a substitué les événements45 aux sentiments. Le mouvement n’est pas la vie, le tableau n’est pas l’idée ! Lâche de ces sentences-là, le public les répète. Malgré le mérite de cette œuvre, elle te paraît alors fatale et dangereuse, elle ouvre les portes du Temple de la Gloire à la foule, et tu feras apercevoir dans le lointain une armée de petits auteurs empressés d’imiter cette forme, si facile. Ici tu pourras te livrer dès-lors à de tonnantes lamentations sur la décadence du goût, et tu glisseras l’éloge de messieurs Étienne, Jouy, Tissot, Gosse, Duval, Jay, Benjamin Constant, Aignan, Baour-Lormian, Villemain, les coryphées du parti libéral napoléonien, sous la protection {p. 294}   desquels se trouve le journal de Vernou. Tu montreras cette glorieuse phalange résistant à l’invasion des romantiques, tenant pour l’idée et le style contre l’image et le bavardage, continuant l’école voltairienne et s’opposant à l’école anglaise et allemande, de même que les dix-sept orateurs de la Gauche combattent pour la nation contre les Ultras de la Droite. Protégé par ces noms révérés de l’immense majorité des Français qui seront toujours pour l’Opposition de la Gauche, tu peux écraser Nathan dont l’ouvrage, quoique renfermant des beautés supérieures, donne en France droit de bourgeoisie à une littérature sans idées. Dès lors, il ne s’agit plus de Nathan ni de son livre, comprends-tu ? mais de la gloire de la France. Le devoir des plumes honnêtes et courageuses est de s’opposer vivement à ces importations étrangères. Là, tu flattes l’abonné. Selon toi, la France est une fine commère, il n’est pas facile de la surprendre. Si le libraire a, par des raisons dans lesquelles tu ne veux pas entrer, escamoté un succès, le vrai public a bientôt fait justice des erreurs causées par les cinq cents niais qui composent son avant-garde. Tu diras qu’après avoir eu le bonheur de vendre une édition de ce livre, le libraire est bien audacieux d’en faire une seconde, et tu regretteras qu’un si habile éditeur connaisse si peu les instincts du pays. Voilà tes masses. Saupoudre-moi d’esprit ces raisonnements, relève-les par un petit filet de vinaigre, et Dauriat est frit dans la poêle aux articles. Mais n’oublie pas de terminer en ayant l’air de plaindre dans Nathan l’erreur d’un homme à qui, s’il quitte cette voie, la littérature contemporaine devra de belles œuvres.

Lucien fut stupéfait en entendant parler Lousteau : à la parole du journaliste, il lui tombait des écailles des yeux, il découvrait des vérités littéraires qu’il n’avait même pas soupçonnées.

— Mais ce que tu me dis, s’écria-t-il, est plein de raison et de justesse.

— Sans cela, pourrais-tu battre en brèche le livre de Nathan ? dit Lousteau. Voilà, mon petit, une première forme d’article qu’on emploie pour démolir un ouvrage. C’est le pic du critique. Mais il y a bien d’autres formules ! ton éducation se fera. Quand tu seras obligé de parler absolument d’un homme que tu n’aimeras pas, quelquefois les propriétaires, les rédacteurs en chef d’un journal ont la main forcée, tu déploieras les négations de ce que nous appelons l’article de fond46. On met en tête de l’article, le titre du {p. 295}   livre dont on veut que vous vous occupiez ; on commence par des considérations générales dans lesquelles on peut parler des Grecs et des Romains, puis on dit à la fin : Ces considérations nous ramènent au livre de monsieur un tel, qui sera la matière d’un second article. Et le second article ne paraît jamais. On étouffe ainsi le livre entre deux promesses. Ici, tu ne fais pas un article contre Nathan, mais contre Dauriat ; il faut un coup de pic. Sur un bel ouvrage, le pic n’entame rien, et il entre dans un mauvais livre jusqu’au cœur : au premier cas, il ne blesse que le libraire ; et dans le second, il rend service au public. Ces formes de critique littéraire s’emploient également dans la critique politique.

La cruelle leçon d’Étienne ouvrait des cases dans l’imagination de Lucien qui comprit admirablement ce métier.

— Allons au journal, dit Lousteau, nous y trouverons nos amis, et nous conviendrons d’une charge à fond de train contre Nathan, et ça les fera rire, tu verras.

Arrivés rue Saint-Fiacre, ils montèrent ensemble à la mansarde où se faisait le journal, et Lucien fut aussi surpris que ravi de voir l’espèce de joie avec laquelle ses camarades convinrent de démolir le livre de Nathan. Hector Merlin prit un carré de papier, et il écrivit ces lignes qu’il alla porter à son journal.

On annonce une seconde édition du livre de monsieur Nathan. Nous comptions garder le silence sur cet ouvrage, mais cette apparence de succès nous oblige à publier un article, moins sur l’œuvre que sur la tendance de la jeune littérature.

En tête des plaisanteries pour le numéro du lendemain, Lousteau mit cette phrase

*** Le libraire Dauriat publie une seconde édition du livre de monsieur Nathan ? Il ne connaît donc pas le proverbe du Palais : NON BIS IN IDEM. Honneur au courage malheureux !

Les paroles d’Étienne avaient été comme un flambeau pour Lucien, à qui le désir de se venger de Dauriat tint lieu de conscience et d’inspiration. Trois jours après, pendant lesquels il ne sortit pas de la chambre de Coralie où il travaillait au coin du feu, servi par Bérénice, et caressé dans ses moments de lassitude par l’attentive et silencieuse Coralie, Lucien mit au net un article critique, {p. 296}   d’environ trois colonnes, où il s’était élevé à une hauteur surprenante. Il courut au journal, il était neuf heures du soir, il y trouva les rédacteurs et leur lut son travail. Il fut écouté sérieusement. Félicien ne dit pas un mot, il prit le manuscrit et dégringola les escaliers.

— Que lui prend-il ? s’écria Lucien.

— Il porte ton article à l’imprimerie ! dit Hector Merlin, c’est un chef-d’œuvre où il n’y a ni un mot à retrancher, ni une ligne à ajouter.

— Il ne faut que te montrer le chemin ! dit Lousteau.

— Je voudrais voir la mine que fera Nathan demain en lisant cela, dit un autre rédacteur sur la figure duquel éclatait une douce satisfaction.

— Il faut être votre ami, dit Hector Merlin.

— C’est donc bien ? demanda vivement Lucien.

— Blondet et Vignon s’en trouveront mal, dit Lousteau.

— Voici, reprit Lucien, un petit article que j’ai broché pour vous, et qui peut, en cas de succès, fournir une série de compositions semblables.

— Lisez-nous cela, dit Lousteau.

Lucien leur lut alors un de ces délicieux articles qui firent la fortune de ce petit journal, et où en deux colonnes il peignait un des menus détails de la vie parisienne, une figure, un type, un événement normal, ou quelques singularités. Cet échantillon, intitulé : Les passants de Paris, était écrit dans cette manière neuve et originale où la pensée résultait du choc des mots, où le cliquetis des adverbes et des adjectifs réveillait l’attention. Cet article était aussi différent de l’article grave et profond sur Nathan, que les Lettres Persanes diffèrent de l’Esprit des Lois.

— Tu es né journaliste, lui dit Lousteau. Cela passera demain, fais-en tant que tu voudras.

— Ah çà, dit Merlin, Dauriat est furieux des deux obus que nous avons lancés dans son magasin. Je viens de chez lui ; il fulminait des imprécations, il s’emportait contre Finot qui lui disait t’avoir vendu son journal. Moi, je l’ai pris à part, et lui ai coulé ces mots dans l’oreille : Les Marguerites vous coûteront cher ! Il vous arrive un homme de talent, et vous l’envoyez promener quand nous l’accueillons à bras ouverts.

— Dauriat sera foudroyé par l’article que nous venons d’entendre, dit Lousteau à Lucien. Tu vois, mon enfant, ce qu’est le {p. 297}   journal ? Mais ta vengeance marche ! Le baron Châtelet est venu demander ce matin ton adresse, il y a eu ce matin un article sanglant contre lui, l’ex-beau a une tête faible, il est au désespoir. Tu n’as pas lu le journal ? l’article est drôle. Vois ? Convoi du Héron pleuré par la Seiche. Madame de Bargeton est décidément appelée l’os de Seiche dans le monde, et Châtelet n’est plus nommé que le baron Héron.

Lucien prit le journal et ne put s’empêcher de rire en lisant ce petit chef-d’œuvre de plaisanterie dû à Vernou.

— Ils vont capituler, dit Hector Merlin.

Lucien participa joyeusement à quelques-uns des bons mots et des traits avec lesquels on terminait le journal, en causant et fumant, en racontant les aventures de la journée, les ridicules des camarades ou quelques nouveaux détails sur leur caractère. Cette conversation éminemment moqueuse, spirituelle, méchante mit Lucien au courant des mœurs et du personnel de la littérature.

— Pendant que l’on compose le journal, dit Lousteau, je vais aller faire un tour avec toi, te présenter à tous les contrôles et à toutes les coulisses des théâtres où tu as tes entrées ; puis nous irons retrouver Florine et Coralie au Panorama-Dramatique où nous folichonnerons avec elles dans leurs loges.

Tous deux donc, bras dessus, bras dessous, ils allèrent de théâtre en théâtre, où Lucien fut intronisé comme rédacteur, complimenté par les directeurs, lorgné par les actrices qui tous avaient su l’importance qu’un seul article de lui venait de donner à Coralie et à Florine, engagées, l’une au Gymnase à douze mille francs par an, et l’autre à huit mille francs au Panorama. Ce fut autant de petites ovations qui grandirent Lucien à ses propres yeux, et lui donnèrent la mesure de sa puissance. À onze heures, les deux amis arrivèrent au Panorama-Dramatique où Lucien eut un air dégagé qui fit merveille. Nathan y était, Nathan tendit la main à Lucien qui la prit et la serra.

— Ah çà, mes maîtres, dit-il en regardant Lucien et Lousteau, vous voulez donc m’enterrer ?

— Attends donc à demain, mon cher, tu verras comment Lucien t’a empoigné ! Parole d’honneur, tu seras content. Quand la critique est aussi sérieuse que celle-là, un livre y gagne.

Lucien était rouge de honte.

— Est-ce dur ? demanda Nathan.

{p. 298}   — C’est grave, dit Lousteau.

— Il n’y aura donc pas de mal ? reprit Nathan. Hector Merlin disait au foyer du Vaudeville que j’étais échiné.

— Laissez-le dire, et attendez, s’écria Lucien qui se sauva dans la loge de Coralie en suivant l’actrice au moment où elle quittait la scène dans son attrayant costume.

Le lendemain, au moment où Lucien déjeunait avec Coralie, il entendit un cabriolet dont le bruit net dans sa rue assez solitaire annonçait une élégante voiture, et dont le cheval avait cette allure déliée et cette manière d’arrêter qui trahit la race pure. De sa fenêtre, Lucien aperçut en effet le magnifique cheval anglais de Dauriat, et Dauriat qui tendait les guides à son groom avant de descendre.

— C’est le libraire, cria Lucien à sa maîtresse.

— Faites attendre, dit aussitôt Coralie à Bérénice.

Lucien sourit de l’aplomb de cette jeune fille qui s’identifiait si admirablement à ses intérêts, et revint l’embrasser avec une effusion vraie : elle avait eu de l’esprit. La promptitude de l’impertinent libraire, l’abaissement subit de ce prince des charlatans tenait à des circonstances presque entièrement oubliées, tant le commerce de la librairie s’est violemment transformé depuis quinze ans. De 1816 à 1827, époque à laquelle les cabinets littéraires, d’abord établis pour la lecture des journaux, entreprirent de donner à lire les livres nouveaux moyennant une rétribution, et où l’aggravation des lois fiscales sur la presse périodique fit47 créer l’Annonce, la librairie n’avait pas d’autres moyens de publication que les articles insérés ou dans les feuilletons ou dans le corps des journaux. Jusqu’en 1822, les journaux français paraissaient en feuilles d’une si médiocre étendue, que les grands journaux dépassaient à peine les dimensions des petits journaux d’aujourd’hui. Pour résister à la tyrannie des journalistes, Dauriat et Ladvocat, les premiers, inventèrent ces affiches par lesquelles ils captèrent l’attention de Paris, en y déployant des caractères de fantaisie, des coloriages bizarres, des vignettes, et plus tard des lithographies qui firent de l’affiche un poème pour les yeux et souvent une déception pour la bourse des amateurs. Les affiches devinrent si originales qu’un de ces maniaques appelés collectionneurs possède un recueil complet des affiches parisiennes. Ce moyen d’annonce, d’abord restreint aux vitres des boutiques et aux étalages des boulevards, mais plus tard étendu à la France entière, fut abandonné pour l’Annonce. {p. 299}   Néanmoins l’affiche, qui frappe encore les yeux quand l’annonce et souvent l’œuvre sont oubliées, subsistera toujours, surtout depuis qu’on a trouvé le moyen de la peindre sur les murs. L’annonce, accessible à tous moyennant finance, et qui a converti la quatrième page des journaux en un champ aussi fertile pour le fisc que pour les spéculateurs, naquit sous les rigueurs du timbre, de la poste et des cautionnements. Ces restrictions inventées du temps de monsieur de Villèle, qui aurait pu tuer alors les journaux en les vulgarisant, créèrent au contraire des espèces de priviléges en rendant la fondation d’un journal presque impossible. En 1821, les journaux avaient donc droit de vie et de mort sur les conceptions de la pensée et sur les entreprises de la librairie. Une annonce de quelques lignes insérée aux Faits-Paris se payait horriblement cher. Les intrigues étaient si multipliées au sein des bureaux de rédaction, et le soir sur le champ de bataille des imprimeries, à l’heure où la mise en page décidait de l’admission ou du rejet de tel ou tel article, que les fortes maisons de librairie avaient à leur solde un homme de lettres pour rédiger ces petits articles où il fallait faire entrer beaucoup d’idées en peu de mots. Ces journalistes obscurs, payés seulement après l’insertion, restaient souvent pendant la nuit aux imprimeries pour voir mettre sous presse, soit les grands articles obtenus, Dieu sait comme ! soit ces quelques lignes qui prirent depuis le nom de réclames. Aujourd’hui, les mœurs de la littérature et de la librairie ont si fort changé, que beaucoup de gens traiteraient de fables les immenses efforts, les séductions, les lâchetés, les intrigues que la nécessité d’obtenir ces réclames inspirait aux libraires, aux auteurs, aux martyrs de la gloire, à tous les forçats condamnés au succès à perpétuité. Dîners, cajoleries, présents, tout était mis en usage auprès des journalistes. L’anecdote suivante expliquera mieux que toutes les assertions l’étroite alliance de la critique et de la librairie.

Un homme de haut style et visant à devenir homme d’État, dans ce temps-là jeune, galant et rédacteur d’un grand journal, devint le bien-aimé d’une fameuse maison de librairie. Un jour, un dimanche, à la campagne où l’opulent libraire fêtait les principaux rédacteurs des journaux, la maîtresse de la maison, alors jeune et jolie, emmena dans son parc l’illustre écrivain. Le premier commis, Allemand froid, grave et méthodique, ne pensant qu’aux affaires, se promenait un feuilletoniste sous le bras, en causant d’une {p. 300}   entreprise sur laquelle il le consultait ; la causerie les mène hors du parc, ils atteignent les bois. Au fond d’un fourré, l’Allemand voit quelque chose qui ressemble à sa patronne ; il prend son lorgnon, fait signe au jeune rédacteur de se taire, de s’en aller, et retourne lui-même avec précaution sur ses pas. — Qu’avez-vous vu ? lui demanda l’écrivain. — Presque rien, répondit-il. Notre grand article passe. Demain nous aurons au moins trois colonnes aux Débats.

Un autre fait expliquera cette puissance des articles. Un livre de monsieur de Chateaubriand sur le dernier des Stuarts était dans un magasin à l’état de rossignol. Un seul article écrit par un jeune homme dans le Journal des Débats fit vendre ce livre en une semaine. Par un temps où, pour lire un livre, il fallait l’acheter et non le louer, on débitait dix mille exemplaires de certains ouvrages libéraux, vantés par toutes les feuilles de l’Opposition ; mais aussi la contre-façon belge n’existait pas encore. Les attaques préparatoires des amis de Lucien et son article avaient la vertu d’arrêter la vente du livre de Nathan. Nathan ne souffrait que dans son amour-propre, il n’avait rien à perdre, il était payé ; mais Dauriat pouvait perdre trente mille francs. En effet le commerce de la librairie dite de nouveautés se résume dans ce théorème commercial : une rame de papier blanc vaut quinze francs, imprimée elle vaut, selon le succès, ou cent sous ou cent écus. Un article pour ou contre, dans ce temps-là, décidait souvent cette question financière. Dauriat, qui avait cinq cents rames à vendre, accourait donc pour capituler avec Lucien. De Sultan, le libraire devenait esclave. Après avoir attendu pendant quelque temps en murmurant, en faisant le plus de bruit possible et parlementant avec Bérénice, il obtint de parler à Lucien. Ce fier libraire prit l’air riant des courtisans quand ils entrent à la cour, mais mêlé de suffisance et de bonhomie.

— Ne vous dérangez pas, mes chers amours ! dit-il. Sont-ils gentils, ces deux tourtereaux ! vous me faites l’effet de deux colombes ! Qui dirait, mademoiselle, que cet homme, qui a l’air d’une jeune fille, est un tigre à griffes d’acier qui vous déchire une réputation comme il doit déchirer vos peignoirs quand vous tardez à les ôter. Et il se mit à rire sans achever sa plaisanterie. Mon petit, dit-il en continuant et s’asseyant auprès de Lucien… Mademoiselle, je suis Dauriat, dit-il en s’interrompant.

Le libraire jugea nécessaire de lâcher le coup de pistolet de son nom, en ne se trouvant pas assez bien reçu par Coralie.

{p. 301}   — Monsieur, avez-vous déjeuné, voulez-vous nous tenir compagnie ? dit l’actrice.

— Mais oui, nous causerons mieux à table, répondit Dauriat. D’ailleurs, en acceptant votre déjeuner, j’aurai le droit de vous avoir à dîner avec mon ami Lucien, car nous devons maintenant être amis comme le gant et la main.

— Bérénice ! des huîtres, des citrons, du beurre frais, et du vin de Champagne, dit Coralie.

— Vous êtes homme de trop d’esprit pour ne pas savoir ce qui m’amène, dit Dauriat en regardant Lucien.

— Vous venez acheter mon recueil de sonnets ?

— Précisément, répondit Dauriat. Avant tout, déposons les armes de part et d’autre.

Il tira de sa poche un élégant portefeuille, prit trois billets de mille francs, les mit sur une assiette, et les offrit à Lucien d’un air courtisanesque en lui disant : — Monsieur est-il content ?

— Oui, dit le poète qui se sentit inondé par une béatitude inconnue à l’aspect de cette somme inespérée.

Lucien se contint, mais il avait envie de chanter, de sauter, il croyait à la Lampe Merveilleuse, aux Enchanteurs ; il croyait enfin à son génie.

— Ainsi, les Marguerites sont à moi ? dit le libraire. Mais vous n’attaquerez jamais aucune de mes publications.

— Les Marguerites sont à vous, mais je ne puis engager ma plume, elle est à mes amis, comme la leur est à moi.

— Mais, enfin, vous devenez un de mes auteurs. Tous mes auteurs sont mes amis. Ainsi vous ne nuirez pas à mes affaires sans que je sois averti des attaques afin que je puisse les prévenir.

— D’accord.

— À votre gloire ! dit Dauriat en haussant son verre.

— Je vois bien que vous avez lu les Marguerites, dit Lucien.

Dauriat ne se déconcerta pas.

— Mon petit, acheter les Marguerites sans les connaître est la plus belle flatterie que puisse se permettre un libraire. Dans six mois, vous serez un grand poète ; vous aurez des articles, on vous craint, je n’aurai rien à faire pour vendre votre livre. Je suis aujourd’hui le même négociant d’il y a quatre jours. Ce n’est pas moi qui ai changé, mais vous : la semaine dernière, vos sonnets {p. 302}   étaient pour moi comme des feuilles de chou48, aujourd’hui votre position en a fait des Messéniennes.

— Eh ! bien, dit Lucien que le plaisir sultanesque d’avoir une belle maîtresse et que la certitude de son succès rendait railleur et adorablement impertinent, si vous n’avez pas lu mes sonnets, vous avez lu mon article.

— Oui, mon ami, sans cela serais-je venu si promptement ? Il est malheureusement très-beau, ce terrible article. Ah ! vous avez un immense talent, mon petit. Croyez-moi, profitez de la vogue, dit-il avec une bonhomie qui cachait la profonde impertinence du mot. Mais avez-vous reçu le journal, l’avez-vous lu ?

— Pas encore, dit Lucien, et cependant voilà la première fois que je publie un grand morceau de prose ; mais Hector l’aura fait adresser chez moi, rue Charlot.

— Tiens, lis, dit Dauriat en imitant Talma dans Manlius.

Lucien prit la feuille que Coralie lui arracha.

— À moi les prémices de votre plume, vous savez bien, dit-elle en riant.

Dauriat fut étrangement flatteur et courtisan, il craignait Lucien, il l’invita donc avec Coralie à un grand dîner qu’il donnait aux journalistes vers la fin de la semaine. Il emporta le manuscrit des Marguerites en disant à son poète de passer quand il lui plairait aux Galeries de Bois pour signer le traité qu’il tiendrait prêt. Toujours fidèle aux façons royales par lesquelles il essayait d’en imposer aux gens superficiels, et de passer plutôt pour un Mécène que pour un libraire, il laissa les trois mille francs sans en prendre de reçu, refusa la quittance offerte par Lucien en faisant un geste de nonchalance, et partit en baisant la main à Coralie.

— Eh ! bien, mon amour, aurais-tu vu beaucoup de ces chiffons-là, si tu étais resté dans ton trou de la rue de Cluny à marauder dans tes bouquins de la bibliothèque Sainte-Geneviève ? dit Coralie à Lucien qui lui avait raconté toute son existence. Tiens, tes petits amis de la rue des Quatre-Vents49 me font l’effet d’être de grands Jobards !

Ses frères du Cénacle étaient des Jobards ! et Lucien entendit cet arrêt en riant. Il avait lu son article imprimé, il venait de goûter cette ineffable joie des auteurs, ce premier plaisir d’amour-propre qui ne caresse l’esprit qu’une seule fois. En lisant et relisant son article, il en sentait mieux la portée et l’étendue. L’impression {p. 303}   est aux manuscrits ce que le théâtre est aux femmes, elle met en lumière les beautés et les défauts ; elle tue aussi bien qu’elle fait vivre ; une faute saute alors aux yeux aussi vivement que les belles pensées. Lucien enivré ne songeait plus à Nathan, Nathan était son marche-pied, il nageait dans la joie, il se voyait riche. Pour un enfant qui naguère descendait modestement les rampes de Beaulieu à Angoulême, revenait à l’Houmeau dans le grenier de Postel où toute la famille vivait avec douze cents francs par an, la somme apportée par Dauriat était le Potose. Un souvenir, bien vif encore, mais que les continuelles jouissances de la vie parisienne devaient éteindre, le ramena sur la place du Mûrier. Il se rappela sa belle, sa noble sœur Ève, son David et sa pauvre mère ; aussitôt il envoya Bérénice changer un billet, et pendant ce temps il écrivit une petite lettre à sa famille ; puis il dépêcha Bérénice aux Messageries en craignant de ne pouvoir, s’il tardait, donner les cinq cents francs qu’il adressait à sa mère. Pour lui, pour Coralie, cette restitution paraissait être une bonne action. L’actrice embrassa Lucien, elle le trouva le modèle des fils et des frères, elle le combla de caresses, car ces sortes de traits enchantent ces bonnes filles qui toutes ont le cœur sur la main.

— Nous avons maintenant, lui dit-elle, un dîner tous les jours pendant une semaine, nous allons faire un petit carnaval, tu as bien assez travaillé.

Coralie, en femme qui voulait jouir de la beauté d’un homme que toutes les femmes allaient lui envier, le ramena chez Staub, elle ne trouvait pas Lucien assez bien habillé. De là, les deux amants allèrent au bois de Boulogne, et revinrent dîner chez madame du Val-Noble où Lucien trouva Rastignac, Bixiou, des Lupeaulx, Finot, Blondet, Vignon, le baron de Nucingen, Beaudenord, Philippe Bridau, Conti le grand musicien, tout le monde des artistes, des spéculateurs, des gens qui veulent opposer de grandes émotions à de grands travaux, et qui tous accueillirent Lucien à merveille. Lucien, sûr de lui, déploya son esprit comme s’il n’en faisait pas commerce, et fut proclamé homme fort, éloge alors à la mode entre ces demi-camarades.

— Oh ! il faudra voir ce qu’il a dans le ventre, dit Théodore Gaillard à l’un des poètes protégés par la cour qui songeait à fonder un petit journal royaliste appelé plus tard le RÉVEIL.

Après le dîner, les deux journalistes accompagnèrent {p. 304}   leurs maîtresses à l’Opéra, où Merlin avait une loge, et où toute la compagnie se rendit. Ainsi Lucien reparut triomphant là où, quelques mois auparavant, il était lourdement tombé. Il se produisit au foyer donnant le bras à Merlin et à Blondet, regardant en face les dandies qui naguère l’avaient mystifié. Il tenait Châtelet sous ses pieds ! De Marsay, Vandenesse, Manerville, les lions de cette époque, échangèrent alors quelques airs insolents avec lui. Certes, il avait été question du beau, de l’élégant Lucien dans la loge de madame d’Espard, où Rastignac fit une longue visite, car la marquise et madame de Bargeton lorgnèrent Coralie. Lucien excitait-il un regret dans le cœur de madame de Bargeton ? Cette pensée préoccupa le poète : en voyant la Corinne d’Angoulême, un désir de vengeance agitait son cœur comme au jour où il avait essuyé le mépris de cette femme et de sa cousine aux Champs-Élysées.

— Êtes-vous venu de votre province avec une amulette ? dit Blondet à Lucien en entrant quelques jours après vers onze heures chez Lucien qui n’était pas encore levé. Sa beauté, dit-il en montrant Lucien à Coralie qu’il baisa au front, fait des ravages depuis la cave jusqu’au grenier, en haut, en bas. Je viens vous mettre en réquisition, mon cher, dit-il en serrant la main au poète, hier, aux Italiens, madame la comtesse de Montcornet a voulu que je vous présentasse chez elle. Vous ne refuserez pas une femme charmante, jeune, et chez qui vous trouverez l’élite du beau monde ?

— Si Lucien est gentil, dit Coralie, il n’ira pas chez votre comtesse. Qu’a-t-il besoin de traîner sa cravate dans le monde ? il s’y ennuierait.

— Voulez-vous le tenir en chartre privée50 ? dit Blondet. Êtes-vous jalouse des femmes comme il faut ?

— Oui, s’écria Coralie, elles sont pires que nous.

— Comment le sais-tu, ma petite chatte ? dit Blondet.

— Par leurs maris, répondit-elle. Vous oubliez que j’ai eu de Marsay pendant six mois.

— Croyez-vous, mon enfant, dit Blondet, que je tienne beaucoup à introduire chez madame de Montcornet un homme aussi beau que le vôtre ? Si vous vous y opposez, prenons que je n’ai rien dit. Mais il s’agit moins, je crois, de femme, que d’obtenir paix et miséricorde de Lucien à propos d’un pauvre diable, le plastron de son journal. Le baron Châtelet a la sottise de prendre des articles au sérieux. La marquise d’Espard, madame de Bargeton et le salon de {p. 305}   la comtesse de Montcornet s’intéressent au Héron, et j’ai promis de réconcilier Laure et Pétrarque, madame de Bargeton et Lucien.

— Ah ! s’écria Lucien dont toutes les veines reçurent un sang plus frais et qui sentit l’enivrante jouissance de la vengeance satisfaite, j’ai donc le pied sur leur ventre ! Vous me faites adorer ma plume, adorer mes amis, adorer la fatale puissance de la Presse. Je n’ai pas encore fait d’articles sur la Seiche et le Héron. J’irai, mon petit, dit-il en prenant Blondet par la taille, oui, j’irai, mais quand ce couple aura senti le poids de cette chose si légère ! Il prit la plume avec laquelle il avait écrit l’article sur Nathan et la brandit. Demain je leur lance deux petites colonnes à la tête. Après, nous verrons. Ne t’inquiète de rien, Coralie : il ne s’agit pas d’amour, mais de vengeance, et je la veux complète.

— Voilà un homme ! dit Blondet. Si tu savais, Lucien, combien il est rare de trouver une explosion semblable dans le monde blasé de Paris, tu pourrais t’apprécier. Tu seras un fier drôle, dit-il en se servant d’une expression un peu plus énergique, tu es dans la voie qui mène au pouvoir.

— Il arrivera, dit Coralie.

— Mais il a déjà fait bien du chemin en six semaines.

— Et quand il ne sera séparé de quelque sceptre que par l’épaisseur d’un cadavre, il pourra se faire un marchepied du corps de Coralie.

— Vous vous aimez comme au temps de l’âge d’or, dit Blondet. Je te fais mon compliment sur ton grand article, reprit-il en regardant Lucien, il est plein de choses neuves. Te voilà passé maître.

Lousteau vint avec Hector Merlin et Vernou voir Lucien, qui fut prodigieusement flatté d’être l’objet de leurs attentions. Félicien apportait cent francs à Lucien pour le prix de son article. Le journal avait senti la nécessité de rétribuer un travail si bien fait, afin de s’attacher l’auteur. Coralie, en voyant ce Chapitre de journalistes, avait envoyé commander un déjeuner au Cadran-Bleu, le restaurant le plus voisin ; elle les invita tous à passer dans sa belle salle à manger quand Bérénice vint lui dire que tout était prêt. Au milieu du repas, quand le vin de Champagne eut monté toutes les têtes, la raison de la visite que faisaient à Lucien ses camarades se dévoila.

— Tu ne veux pas, lui dit Lousteau, te faire un ennemi de Nathan ? Nathan est journaliste, il a des amis, il te jouerait un mauvais tour à ta première publication. N’as-tu pas l’Archer de {p. 306}   Charles IX à vendre ? Nous avons vu Nathan ce matin, il est au désespoir ; mais tu vas lui faire un article où tu lui seringueras des éloges par la figure.

— Comment ! après mon article contre son livre, vous voulez… demanda Lucien.

Émile Blondet, Hector Merlin, Étienne Lousteau, Félicien Vernou, tous interrompirent Lucien par un éclat de rire.

— Tu l’as invité à souper ici pour après-demain ? lui dit Blondet.

— Ton article, lui dit Lousteau, n’est pas signé. Félicien, qui n’est pas si neuf que toi, n’a pas manqué d’y mettre au bas un C, avec lequel tu pourras désormais signer tes articles dans son journal, qui est Gauche pure. Nous sommes tous de l’Opposition. Félicien a eu la délicatesse de ne pas engager tes futures opinions. Dans la boutique d’Hector, dont le journal est Centre droit, tu pourras signer par un L. On est anonyme pour l’attaque, mais on signe très-bien l’éloge.

— Les signatures ne m’inquiètent pas, dit Lucien ; mais je ne vois rien à dire en faveur du livre.

— Tu pensais donc ce que tu as écrit ? dit Hector à Lucien.

— Oui.

— Ah ! mon petit, dit Blondet, je te croyais plus fort ! Non, ma parole d’honneur, en regardant ton front, je te douais d’une omnipotence semblable à celle des grands esprits, tous assez puissamment constitués pour pouvoir considérer toute chose dans sa double forme. Mon petit, en littérature, chaque idée a son envers et son endroit ; personne ne peut prendre sur lui d’affirmer quel est l’envers. Tout est bilatéral dans le domaine de la pensée. Les idées sont binaires. Janus est le mythe de la critique et le symbole du génie. Il n’y a que Dieu de triangulaire ! Ce qui met Molière et Corneille hors ligne, n’est-ce pas la faculté de faire dire oui à Alceste et non à Philinte, à Octave et à Cinna. Rousseau, dans la Nouvelle-Héloïse, a écrit une lettre pour et une lettre contre le duel, oserais-tu prendre sur toi de déterminer sa véritable opinion ? Qui de nous pourrait prononcer entre Clarisse et Lovelace, entre Hector et Achille ? Quel est le héros d’Homère ? quelle fut l’intention de Richardson ? La critique doit contempler les œuvres sous tous leurs aspects. Enfin nous sommes de grands rapporteurs.

— Vous tenez donc à ce que vous écrivez ? lui dit Vernou d’un air railleur. Mais nous sommes des marchands de phrases, et nous {p. 307}   vivons de notre commerce. Quand vous voudrez faire une grande et belle œuvre, un livre enfin, vous pourrez y jeter vos pensées, votre âme, vous y attacher, le défendre ; mais des articles lus aujourd’hui, oubliés demain, ça ne vaut à mes yeux que ce qu’on les paye. Si vous mettez de l’importance à de pareilles stupidités, vous ferez donc le signe de la croix et vous invoquerez l’Esprit saint pour écrire un prospectus !

Tous parurent étonnés de trouver à Lucien des scrupules et achevèrent de mettre en lambeaux sa robe prétexte pour lui passer la robe virile des journalistes.

— Sais-tu par quel mot s’est consolé Nathan après avoir lu ton article ? dit Lousteau.

— Comment le saurais-je ?

— Nathan s’est écrié : — Les petits articles passent, les grands ouvrages restent ! Cet homme viendra souper ici dans deux jours, il doit se prosterner à tes pieds, baiser ton ergot, et te dire que tu es un grand homme.

— Ce serait drôle, dit Lucien.

— Drôle ! reprit Blondet, c’est nécessaire.

— Mes amis, je veux bien, dit Lucien un peu gris ; mais comment faire ?

— Eh ! bien, dit Lousteau, écris pour le journal de Merlin trois belles colonnes où tu te réfuteras toi-même. Après avoir joui de la fureur de Nathan, nous venons de lui dire qu’il nous devrait bientôt des remercîments pour la polémique serrée à l’aide de laquelle nous allions faire enlever son livre en huit jours. Dans ce moment-ci, tu es, à ses yeux, un espion, une canaille, un drôle ; après-demain tu seras un grand homme, une tête forte, un homme de Plutarque ! Nathan t’embrassera comme son meilleur ami. Dauriat est venu, tu as trois billets de mille francs : le tour est fait. Maintenant il te faut l’estime et l’amitié de Nathan. Il ne doit y avoir d’attrapé que le libraire. Nous ne devons immoler et poursuivre que nos ennemis. S’il s’agissait d’un homme qui eût conquis un nom sans nous, d’un talent incommode et qu’il fallût annuler, nous ne ferions pas de réplique semblable ; mais Nathan est un de nos amis, Blondet l’avait fait attaquer dans le Mercure pour se donner le plaisir de répondre dans les Débats. Aussi la première édition du livre s’est-elle enlevée !

— Mes amis, foi d’honnête homme, je suis incapable d’écrire deux mots d’éloge sur ce livre…

{p. 308}   — Tu auras encore cent francs, dit Merlin, Nathan t’aura déjà rapporté dix louis, sans compter un article que tu peux faire dans la Revue de Finot, et qui te sera payé cent francs par Dauriat et cent francs par la Revue : total, vingt louis !

— Mais que dire ? demanda Lucien.

— Voici comment tu peux t’en tirer, mon enfant, répondit Blondet en se recueillant. L’envie, qui s’attache à toutes les belles œuvres, comme le ver aux bons fruits, a essayé de mordre sur ce livre, diras-tu. Pour y trouver des défauts, la critique a été forcée d’inventer des théories à propos de ce livre, de distinguer deux littératures : celle qui se livre aux idées et celle qui s’adonne aux images. Là, mon petit, tu diras que le dernier degré de l’art littéraire est d’empreindre l’idée dans l’image. En essayant de prouver que l’image est toute la poésie, tu te plaindras du peu de poésie que comporte notre langue, tu parleras des reproches que nous font les étrangers sur le positivisme de notre style, et tu loueras monsieur de Canalis et Nathan des services qu’ils rendent à la France en déprosaïsant son langage. Accable ta précédente argumentation en faisant voir que nous sommes en progrès sur le dix-huitième siècle. Invente le Progrès (une adorable mystification à faire aux bourgeois) ! Notre jeune littérature procède par tableaux où se concentrent tous les genres, la comédie et le drame, les descriptions, les caractères, le dialogue sertis par les nœuds brillants d’une intrigue intéressante. Le roman, qui veut le sentiment, le style et l’image, est la création moderne la plus immense. Il succède à la comédie qui, dans les mœurs modernes, n’est plus possible avec ses vieilles lois. Il embrasse le fait et l’idée dans ses inventions qui exigent l’esprit de La Bruyère et sa morale incisive, les caractères traités comme l’entendait Molière, les grandes machines de Shakspeare et la peinture des nuances les plus délicates de la passion, unique trésor que nous aient laissé nos devanciers. Aussi le roman est-il bien supérieur à la discussion froide et mathématique, à la sèche analyse du dix-huitième siècle. Le roman, diras-tu sentencieusement, est une épopée amusante. Cite Corinne, appuie-toi sur madame de Staël. Le dix-huitième siècle a tout mis en question, le dix-neuvième est chargé de conclure ; aussi conclut-il par des réalités ; mais par des réalités qui vivent et qui marchent ; enfin il met en jeu la passion, élément inconnu à Voltaire. Tirade contre Voltaire. Quant à Rousseau, il n’a fait qu’habiller des raisonnements et des systèmes. {p. 309}   Julie et Claire sont des entéléchies, elles n’ont ni chair ni os. Tu peux démancher sur ce thème et dire que nous devons à la paix, aux Bourbons, une littérature jeune et originale, car tu écris dans un journal Centre droit. Moque-toi des faiseurs de systèmes. Enfin tu peux t’écrier par un beau mouvement : Voilà bien des erreurs, bien des mensonges chez notre confrère ! et pourquoi ? pour déprécier une belle œuvre, pour tromper le public et arriver à cette conclusion : Un livre qui se vend ne se vend pas. Proh pudor ! lâche Proh pudor ! ce juron honnête anime le lecteur. Enfin annonce la décadence de la critique ! Conclusion : Il n’y a qu’une seule littérature, celle des livres amusants. Nathan est entré dans une voie nouvelle, il a compris son époque et répond à ses besoins. Le besoin de l’époque est le drame. Le drame est le vœu d’un siècle où la politique est un mimodrame perpétuel. N’avons-nous pas vu en vingt ans, diras-tu, les quatre drames de la Révolution, du Directoire, de l’Empire et de la Restauration ? De là, tu roules dans le dithyrambe de l’éloge, et la seconde édition s’enlève. Voici comme : samedi prochain, tu feras une feuille dans notre Revue, et tu la signeras DE RUBEMPRÉ en toutes lettres. Dans ce dernier article, tu diras : Le propre des belles œuvres est de soulever d’amples discussions. Cette semaine tel journal a dit telle chose du livre de Nathan, tel autre lui a vigoureusement répondu. Tu critiques les deux critiques C. et L., tu me dis en passant une politesse à propos du premier article que j’ai fait aux Débats, et tu finis en affirmant que l’œuvre de Nathan est le plus beau livre de l’époque. C’est comme si tu ne disais rien, on dit cela de tous les livres. Tu auras gagné quatre cents francs dans ta semaine, outre le plaisir d’écrire la vérité quelque part. Les gens sensés donneront raison ou à C. ou à L. ou à Rubempré, peut-être à tous trois ! La mythologie, qui certes est une des plus grandes inventions humaines, a mis la Vérité dans le fond d’un puits, ne faut-il pas des seaux pour l’en tirer ? tu en auras donné trois pour un au public ? Voilà, mon enfant. Marche !

Lucien fut étourdi, Blondet l’embrassa sur les deux joues en lui disant : — Je vais à ma boutique.

Chacun s’en alla à sa boutique. Pour ces hommes forts, le journal n’était qu’une boutique. Tous devaient se revoir le soir aux Galeries de Bois, où Lucien irait signer son traité chez Dauriat. Florine et Lousteau, Lucien et Coralie, Blondet et Finot dînaient au Palais-Royal, où Du Bruel traitait le directeur du Panorama-Dramatique.

{p. 310}   — Ils ont raison ! s’écria Lucien quand il fut seul avec Coralie, les hommes doivent être des moyens entre les mains des gens forts. Quatre cents francs pour trois articles ! Doguereau me les donnait à peine pour un livre qui m’a coûté deux ans de travail.

— Fais de la critique, dit Coralie, amuse-toi ! Est-ce que je ne suis pas ce soir en Andalouse, demain ne me mettrai-je pas en bohémienne, un autre jour en homme ? Fais comme moi, donne-leur des grimaces pour leur argent, et vivons heureux.

Lucien, épris du paradoxe, fit monter son esprit sur ce mulet capricieux, fils de Pégase et de l’ânesse de Balaam. Il se mit à galoper dans les champs de la pensée pendant sa promenade au Bois, et découvrit des beautés originales dans la thèse de Blondet. Il dîna comme dînent les gens heureux, il signa chez Dauriat un traité par lequel il lui cédait en toute propriété le manuscrit des Marguerites sans y apercevoir aucun inconvénient ; puis il alla faire un tour au journal, où il brocha deux colonnes, et revint rue de Vendôme. Le lendemain matin, il se trouva que les idées de la veille avaient germé dans sa tête, comme il arrive chez tous les esprits pleins de sève dont les facultés ont encore peu servi. Lucien éprouva du plaisir à méditer ce nouvel article, il s’y mit avec ardeur. Sous sa plume se rencontrèrent les beautés que fait naître la contradiction. Il fut spirituel et moqueur, il s’éleva même à des considérations neuves sur le sentiment, sur l’idée et l’image en littérature. Ingénieux et fin, il retrouva, pour louer Nathan, ses premières impressions à la lecture du livre au cabinet littéraire de la cour du Commerce. De sanglant et âpre critique, de moqueur comique, il devint poète en quelques phrases finales qui se balancèrent majestueusement comme un encensoir chargé de parfums vers l’autel.

— Cent francs, Coralie ! dit-il en montrant les huit feuillets de papier écrits pendant qu’elle s’habillait.

Dans la verve où il était, il fit à petites plumées l’article terrible promis à Blondet contre Châtelet et madame de Bargeton. Il goûta pendant cette matinée l’un des plaisirs secrets les plus vifs des journalistes, celui d’aiguiser l’épigramme, d’en polir la lame froide qui trouve sa gaîne dans le cœur de la victime, et de sculpter le manche pour les lecteurs. Le public admire le travail spirituel de cette poignée, il n’y entend pas malice, il ignore que l’acier du bon mot altéré de vengeance barbote dans un amour-propre fouillé savamment, blessé de mille coups. Cet horrible plaisir, sombre et {p. 311}   solitaire, dégusté sans témoins, est comme un duel avec un absent, tué à distance avec le tuyau d’une plume, comme si le journaliste avait la puissance fantastique accordée aux désirs de ceux qui possèdent des talismans dans les contes arabes. L’épigramme est l’esprit de la haine, de la haine qui hérite de toutes les mauvaises passions de l’homme, de même que l’amour concentre toutes ses bonnes qualités. Aussi n’est-il pas d’homme qui ne soit spirituel en se vengeant, par la raison qu’il n’en est pas un à qui l’amour ne donne des jouissances. Malgré la facilité, la vulgarité de cet esprit en France, il est toujours bien accueilli. L’article de Lucien devait mettre et mit le comble à la réputation de malice et de méchanceté du journal ; il entra jusqu’au fond de deux cœurs, il blessa grièvement madame de Bargeton, son ex-Laure, et le baron Châtelet, son rival.

— Eh ! bien, allons faire une promenade au Bois, les chevaux sont mis, et ils piaffent, lui dit Coralie ; il ne faut pas se tuer.

— Portons l’article sur Nathan chez Hector. Décidément le journal est comme la lance d’Achille qui guérissait les blessures qu’elle avait faites, dit Lucien en corrigeant quelques expressions.

Les deux amants partirent et se montrèrent dans leur splendeur à ce Paris qui, naguère, avait renié Lucien, et qui maintenant commençait à s’en occuper. Occuper Paris de soi quand on a compris l’immensité de cette ville et la difficulté d’y être quelque chose, causa d’enivrantes jouissances qui grisèrent Lucien.

— Mon petit, dit l’actrice, passons chez ton tailleur presser tes habits ou les essayer s’ils sont prêts. Si tu vas chez tes belles madames, je veux que tu effaces ce monstre de De Marsay, le petit Rastignac, les Ajuda-Pinto, les Maxime de Trailles, les Vandenesse, enfin tous les élégants. Songe que ta maîtresse est Coralie ! Mais ne me fais pas de traits, hein ?

Deux jours après, la veille du souper offert par Lucien et Coralie à leurs amis, l’Ambigu donnait une pièce nouvelle dont le compte devait être rendu par Lucien. Après leur dîner, Lucien et Coralie allèrent à pied de la rue de Vendôme au Panorama-Dramatique, par le boulevard du Temple du côté du café Turc, qui, dans ce temps-là, était un lieu de promenade en faveur. Lucien entendit vanter son bonheur et la beauté de sa maîtresse. Les uns disaient que Coralie était la plus belle femme de Paris, les autres trouvaient Lucien digne d’elle. Le poète se sentit dans son milieu. Cette vie était sa vie. Le Cénacle, à peine l’apercevait-il. Ces grands esprits qu’il admirait {p. 312}   tant deux mois auparavant, il se demandait s’ils n’étaient pas un peu niais avec leurs idées et leur puritanisme. Le mot de jobards, dit insouciamment par Coralie, avait germé dans l’esprit de Lucien, et portait déjà ses fruits. Il mit Coralie dans sa loge, flâna dans les coulisses du théâtre où il se promenait en sultan, où toutes les actrices le caressaient par des regards brûlants et par des mots flatteurs.

— Il faut que j’aille à l’Ambigu faire mon métier, dit-il.

À l’Ambigu, la salle était pleine. Il ne s’y trouva pas de place pour Lucien. Lucien alla dans les coulisses et se plaignit amèrement de ne pas être placé. Le régisseur, qui ne le connaissait pas encore, lui dit qu’on avait envoyé deux loges à son journal, et l’envoya promener.

— Je parlerai de la pièce selon ce que j’en aurai entendu, dit Lucien d’un air piqué.

— Êtes-vous bête ? dit la jeune première au régisseur, c’est l’amant de Coralie !

Aussitôt le régisseur se retourna vers Lucien et lui dit : — Monsieur, je vais aller parler au directeur.

Ainsi les moindres détails prouvaient à Lucien l’immensité du pouvoir du journal et caressaient sa vanité. Le directeur vint et obtint du duc de Rhétoré et de Tullia, le premier sujet, qui se trouvaient dans une loge d’avant-scène, de prendre Lucien avec eux. Le duc y consentit en reconnaissant Lucien.

— Vous avez réduit deux personnes au désespoir, lui dit le jeune homme en lui parlant du baron Châtelet et de madame de Bargeton.

— Que sera-ce donc demain ? dit Lucien. Jusqu’à présent mes amis se sont portés contre eux en voltigeurs, mais je tire à boulet rouge cette nuit. Demain, vous verrez pourquoi nous nous moquons de Potelet. L’article est intitulé : Potelet de 1811 à Potelet de 1821. Châtelet sera le type des gens qui ont renié leur bienfaiteur en se ralliant aux Bourbons. Après avoir fait sentir tout ce que je puis, j’irai chez madame de Montcornet.

Lucien eut avec le jeune duc une conversation étincelante d’esprit ; il était jaloux de prouver à ce grand seigneur combien mesdames d’Espard et de Bargeton s’étaient grossièrement trompées en le méprisant ; mais il montra le bout de l’oreille en essayant d’établir ses droits à porter le nom de Rubempré, quand, par malice, le duc de Rhétoré l’appela Chardon.

{p. 313}   — Vous devriez, lui dit le duc, vous faire royaliste. Vous vous êtes montré un homme d’esprit, soyez maintenant homme de bon sens. La seule manière d’obtenir une ordonnance du roi qui vous rende le titre et le nom de vos ancêtres maternels, est de la demander en récompense des services que vous rendrez au Château. Les Libéraux ne vous feront jamais comte ! Voyez-vous, la Restauration finira par avoir raison de la Presse, la seule puissance à craindre. On a déjà trop attendu, elle devrait être muselée. Profitez de ses derniers moments de liberté pour vous rendre redoutable. Dans quelques années, un nom et un titre seront en France des richesses plus sûres que le talent. Vous pouvez ainsi tout avoir : esprit, noblesse et beauté, vous arriverez à tout. Ne soyez donc en ce moment libéral que pour vendre avec avantage votre royalisme.

Le duc pria Lucien d’accepter l’invitation à dîner que devait lui envoyer le ministre avec lequel il avait soupé chez Florine. Lucien fut en un moment séduit par les réflexions du gentilhomme, et charmé de voir s’ouvrir devant lui les portes des salons d’où il se croyait à jamais banni quelques mois auparavant. Il admira le pouvoir de la pensée. La Presse, l’Intelligence étaient donc le moyen de la société présente. Lucien comprit que peut-être Lousteau se repentait de lui avoir ouvert les portes du temple, il sentait déjà pour son propre compte la nécessité d’opposer des barrières difficiles à franchir aux ambitions de ceux qui s’élançaient de la province vers Paris. Un poète serait venu vers lui comme il s’était jeté dans les bras d’Étienne, il n’osait se demander quel accueil il lui ferait. Le jeune duc aperçut chez Lucien les traces d’une méditation profonde et ne se trompa point en en cherchant la cause : il avait découvert à cet ambitieux, sans volonté fixe, mais non sans désir, tout l’horizon politique comme les journalistes lui avaient montré du haut du Temple51, ainsi que le démon à Jésus, le monde littéraire et ses richesses. Lucien ignorait la petite conspiration ourdie contre lui par les gens que blessait en ce moment le journal, et dans laquelle monsieur de Rhétoré trempait. Le jeune duc avait effrayé la société de madame d’Espard en leur parlant de l’esprit de Lucien. Chargé par madame de Bargeton de sonder le journaliste, il avait espéré le rencontrer à l’Ambigu-Comique. Ni le monde, ni les journalistes n’étaient profonds, ne croyez pas à des trahisons ourdies. Ni l’un ni les autres ils n’arrêtent de plan, leur machiavélisme va pour ainsi dire au jour le jour, et consiste à toujours être là, prêts à tout, prêts à profiter du mal {p. 314}   comme du bien, à épier les moments où la passion leur livre un homme. Pendant le souper de Florine, le jeune duc avait reconnu le caractère de Lucien, il venait de le prendre par ses vanités, et s’essayait sur lui à devenir diplomate. Lucien, la pièce jouée, courut à la rue Saint-Fiacre y faire son article sur la pièce. Sa critique fut, par calcul, âpre et mordante ; il se plut à essayer son pouvoir. Le mélodrame valait mieux que celui du Panorama-Dramatique ; mais il voulait savoir s’il pouvait, comme on le lui avait dit, tuer une bonne et faire réussir une mauvaise pièce. Le lendemain, en déjeunant avec Coralie, il déplia le journal, après lui avoir dit qu’il y éreintait l’Ambigu-Comique. Lucien ne fut pas médiocrement étonné de lire, après son article sur madame de Bargeton et sur Châtelet, un compte rendu52 de l’Ambigu si bien édulcoré durant la nuit, que, tout en conservant sa spirituelle analyse, il en sortait une conclusion favorable. La pièce devait remplir la caisse du théâtre. Sa fureur ne saurait se décrire ; il se proposa de dire deux mots à Lousteau. Il se croyait déjà nécessaire, et se promettait de ne pas se laisser dominer, exploiter comme un niais. Pour établir définitivement sa puissance, il écrivit l’article où il résumait et balançait toutes les opinions émises à propos du livre de Nathan pour la Revue de Dauriat et de Finot. Puis, une fois monté, il brocha l’un de ses articles Variétés dus au petit journal. Dans leur première effervescence, les jeunes journalistes pondent des articles avec amour et livrent ainsi très-imprudemment toutes leurs fleurs. Le directeur du Panorama-Dramatique donnait la première représentation d’un vaudeville, afin de laisser à Florine et à Coralie leur soirée. On devait jouer avant le souper. Lousteau vint chercher l’article de Lucien, fait d’avance sur cette petite pièce, dont il avait vu la répétition générale, afin de n’avoir aucune inquiétude relativement à la composition du numéro. Quand Lucien lui eut lu l’un de ces petits charmants articles sur les particularités parisiennes, qui firent la fortune du journal, Étienne l’embrassa sur les deux yeux et le nomma la providence des journaux.

— Pourquoi donc t’amuses-tu à changer l’esprit de mes articles ? dit Lucien qui n’avait fait ce brillant article que pour donner plus de force à ses griefs.

— Moi ! s’écria Lousteau.

— Eh ! bien, qui donc a changé mon article ?

{p. 315}   — Mon cher, répondit Étienne en riant, tu n’es pas encore au courant des affaires. L’Ambigu nous prend vingt abonnements, dont neuf seulement sont servis au directeur, au chef d’orchestre, au régisseur, à leurs maîtresses et à trois copropriétaires du théâtre. Chacun des théâtres du boulevard paye ainsi huit cents francs au journal. Il y a pour tout autant d’argent en loges données à Finot, sans compter les abonnements des acteurs et des auteurs. Le drôle se fait donc huit mille francs aux boulevards. Par les petits théâtres, juge des grands ! Comprends-tu ? Nous sommes tenus à beaucoup d’indulgence.

— Je comprends que je ne suis pas libre d’écrire ce que je pense…

— Eh ! que t’importe, si tu y fais tes orges, s’écria Lousteau. D’ailleurs, mon cher, quel grief as-tu contre le théâtre ? il te faut une raison pour échiner la pièce d’hier. Échiner pour échiner, nous compromettrions le journal. Quand le journal frapperait avec justice, il ne produirait plus aucun effet. Le directeur t’a-t-il manqué ?

— Il ne m’avait pas réservé de place.

— Bon, fit Lousteau. Je montrerai ton article au directeur, je lui dirai que je t’ai adouci, tu t’en trouveras mieux que de l’avoir fait paraître. Demande-lui demain des billets, il t’en signera quarante en blanc tous les mois, et je te mènerai chez un homme avec qui tu t’entendras pour les placer ; il te les achètera tous à cinquante pour cent de remise sur le prix des places. On fait sur les billets de spectacle le même trafic que sur les livres. Tu verras un autre Barbet, un chef de claque, il ne demeure pas loin d’ici, nous avons le temps, viens ?

— Mais, mon cher, Finot fait un infâme métier à lever ainsi sur les champs de la pensée des contributions indirectes. Tôt ou tard…

— Ah ! çà, d’où viens-tu ? s’écria Lousteau. Pour qui prends-tu Finot ? Sous sa fausse bonhomie, sous cet air Turcaret, sous son ignorance et sa bêtise, il y a toute la finesse du marchand de chapeaux dont il est issu. N’as-tu pas vu dans sa cage, au Bureau du journal, un vieux soldat de l’Empire, l’oncle de Finot ? Cet oncle est non-seulement un honnête homme, mais il a le bonheur de passer pour un niais. Il est l’homme compromis dans toutes les transactions pécuniaires. À Paris, un ambitieux est bien riche quand il a près de lui une créature qui consent à être compromise. Il est {p. 316}   en politique comme en journalisme une foule de cas où les chefs ne doivent jamais être mis en cause. Si Finot devenait un personnage politique, son oncle deviendrait son secrétaire et recevrait pour son compte les contributions qui se lèvent dans les bureaux sur les grandes affaires. Giroudeau, qu’au premier abord on prendrait pour un niais, a précisément assez de finesse pour être un compère indéchiffrable. Il est en vedette pour empêcher que nous ne soyons assommés par les criailleries, par les débutants, par les réclamations, et je ne crois pas qu’il y ait son pareil dans un autre journal.

— Il joue bien son rôle, dit Lucien, je l’ai vu à l’œuvre.

Étienne et Lucien allèrent dans la rue du Faubourg-du-Temple, où le rédacteur en chef s’arrêta devant une maison de belle apparence.

— Monsieur Braulard y est-il ? demanda-t-il au portier.

— Comment monsieur ? dit Lucien. Le chef des claqueurs est donc monsieur ?

— Mon cher, Braulard a vingt mille livres de rentes, il a la griffe des auteurs dramatiques du boulevard qui tous ont un compte courant chez lui, comme chez un banquier. [ill.]   Les billets d’auteur et de faveur se vendent. Cette marchandise, Braulard la place. Fais un peu de statistique, science assez utile quand on n’en abuse pas. À cinquante billets de faveur par soirée à chaque spectacle, tu trouveras deux cent cinquante billets par jour ; si, l’un dans l’autre, ils valent quarante sous, Braulard paye cent vingt-cinq francs par jour aux auteurs et court la chance d’en gagner autant. Ainsi, les seuls billets des auteurs lui procurent près de quatre mille francs par mois, au total quarante-huit mille francs par an. Suppose vingt mille francs de perte, car il ne peut pas toujours placer ses billets.

— Pourquoi ?

— Ah ! les gens qui viennent payer leurs places au bureau passent concurremment avec les billets de faveur qui n’ont pas de places réservées. Enfin le théâtre garde ses droits de location. Il y a les jours de beau temps, et de mauvais spectacles. Ainsi, Braulard gagne peut-être trente mille francs par an sur cet article. Puis il a ses claqueurs, autre industrie. Florine et Coralie sont ses tributaires ; si elles ne le subventionnaient pas, elles ne seraient point applaudies à toutes les entrées et leurs sorties.

Lousteau donnait cette explication à voix basse en montant l’escalier.

{p. 317}   — Paris est un singulier pays, dit Lucien en trouvant l’intérêt accroupi dans tous les coins.

Une servante proprette introduisit les deux journalistes chez monsieur Braulard. Le marchand de billets, qui siégeait sur un fauteuil de cabinet, devant un grand secrétaire à cylindre, se leva en voyant Lousteau. Braulard, enveloppé d’une redingote de molleton gris, portait un pantalon à pied et des pantoufles rouges absolument comme un médecin ou comme un avoué. Lucien vit en lui l’homme du peuple enrichi : un visage commun, des yeux gris pleins de finesse, des mains de claqueur, un teint sur lequel les orgies avaient passé comme la pluie sur les toits, des cheveux grisonnants, et une voix assez étouffée.

— Vous venez, sans doute, pour mademoiselle Florine, et monsieur pour mademoiselle Coralie, dit-il, je vous connais bien. Soyez tranquille, monsieur, dit-il à Lucien, j’achète la clientèle du Gymnase, je soignerai votre maîtresse et je l’avertirai des farces qu’on voudrait lui faire.

— Ce n’est pas de refus, mon cher Braulard, dit Lousteau ; mais nous venons pour les billets du journal à tous les théâtres des boulevards : moi comme rédacteur en chef, monsieur comme rédacteur de chaque théâtre.

— Ah, oui, Finot a vendu son journal. J’ai su l’affaire. Il va bien, Finot. Je lui donne à dîner à la fin de la semaine. Si vous voulez me faire l’honneur et le plaisir de venir, vous pouvez amener vos épouses, il y aura noces et festins, nous avons Adèle Dupuis, Ducange, Frédéric Du Petit-Méré, mademoiselle Millot ma maîtresse, nous rirons bien ! nous boirons mieux !

— Il doit être gêné, Ducange, il a perdu son procès.

— Je lui ai prêté dix mille francs, le succès de Calas va me les rendre ; aussi l’ai-je chauffé ! Ducange est un homme d’esprit, il a des moyens… Lucien croyait rêver en entendant cet homme apprécier les talents des auteurs. — Coralie a gagné, lui dit Braulard de l’air d’un juge compétent. Si elle est bonne enfant, je la soutiendrai secrètement contre la cabale à son début au Gymnase. Écoutez ? Pour elle, j’aurai des hommes bien mis aux galeries qui souriront et qui feront de petits murmures afin d’entraîner l’applaudissement. Voilà un manége qui pose une femme. Elle me plaît, Coralie, et vous devez être content d’elle, elle a des sentiments. Ah ! je puis faire chuter qui je veux…

{p. 318}   — Mais réglons l’affaire des billets ? dit Lousteau.

— Hé ! bien, j’irai les prendre chez monsieur, vers les premiers jours de chaque mois. Monsieur est votre ami, je le traiterai comme vous. Vous avez cinq théâtres, on vous donnera trente billets ; ce sera quelque chose comme soixante-quinze53 francs par mois. Peut-être désirez-vous une avance ? dit le marchand de billets en revenant à son secrétaire et tirant sa caisse pleine d’écus.

— Non, non, dit Lousteau, nous garderons cette ressource pour les mauvais jours…

— Monsieur, reprit Braulard en s’adressant à Lucien, j’irai travailler avec Coralie ces jours-ci, nous nous entendrons bien.

Lucien ne regardait pas sans un étonnement profond le cabinet de Braulard où il voyait une bibliothèque, des gravures, un meuble convenable. En passant par le salon, il en remarqua l’ameublement également éloigné de la mesquinerie et du trop grand luxe. La salle à manger lui parut être la pièce la mieux tenue, il en plaisanta.

— Mais Braulard est gastronome, dit Lousteau. Ses dîners, cités dans la littérature dramatique, sont en harmonie avec sa caisse.

— J’ai de bons vins, répondit modestement Braulard. Allons, voilà mes allumeurs, s’écria-t-il en entendant des voix enrouées et le bruit de pas singuliers dans l’escalier.