Séverine embrassa son père au front et sur les deux joues. Cette dernière révélation agrandissait tellement son avenir qu’elle eut comme un éblouissement.

— Mon père, par mon conseil, ne donnera que la nue-propriété19 de cet héritage à ses petits-enfants, se dit-elle en traversant le pont, j’en aurai l’usufruit, je ne veux pas que ma fille et un gendre me chassent de chez eux, ils seront chez moi !

Au dessert, quand les deux bonnes furent attablées dans la cuisine, et que madame Beauvisage eut la certitude de n’être pas écoutée, elle jugea nécessaire de faire une petite leçon à Cécile.

— Ma fille, lui dit-elle, conduisez-vous ce soir en personne bien élevée, et, à dater d’aujourd’hui, prenez un air posé, ne causez pas légèrement, ne vous promenez pas seule avec monsieur Giguet, ni avec monsieur Olivier Vinet, ni avec le sous-préfet, ni avec monsieur Martener, avec personne enfin, pas même avec Achille Pigoult. Vous ne vous marierez à aucun des jeunes gens d’Arcis, ni du département, vous êtes destinée à briller à Paris. Aussi, tous les jours, aurez-vous de charmantes toilettes, pour vous habituer à l’élégance. Nous tâcherons de débaucher une femme de chambre à la jeune duchesse de Maufrigneuse, nous saurons ainsi où se fournissent la princesse de Cadignan et la marquise de Cinq-Cygne. Oh ! je ne veux pas que [F10-d]   nous ayons le moindre air provincial. Vous étudierez trois heures par jour le piano, je ferai venir tous les jours monsieur Moïse de Troyes, jusqu’à ce qu’on m’ait dit le maître que je puis faire venir de Paris. Il faut perfectionner tous vos talents, car vous n’avez plus qu’un an tout au plus à rester fille. Vous voilà prévenue, je verrai comment vous vous comporterez ce soir. Il s’agit de tenir Simon à une grande distance de vous, sans vous amuser de lui.

— Soyez tranquille, maman, je vais me mettre à adorer l’inconnu.

Ce mot, qui fit sourire madame Beauvisage, a besoin d’une explication.

— Ah ! je ne l’ai pas encore vu, dit Philéas ; mais tout le monde parle de lui. Quand je voudrai savoir qui c’est, j’enverrai le brigadier ou monsieur Groslier lui demander son passe-port…

Il n’est pas de petites villes en France où, dans un temps donné, le drame ou la comédie de l’étranger ne se joue. Souvent l’étranger est un aventurier qui fait des dupes et qui part, emportant la réputation d’une femme ou l’argent d’une famille. Plus souvent l’étranger est un étranger véritable, dont la vie reste assez longtemps mystérieuse pour que la petite ville soit occupée de ses faits et gestes.

Or, l’avènement de Simon Giguet au pouvoir n’était pas le seul événement grave. Depuis deux jours, l’attention de la ville d’Arcis avait pour point de mire un personnage arrivé depuis trois jours, qui se trouvait être le premier inconnu de la génération actuelle. Aussi l’inconnu faisait-il en ce moment les frais de la conversation dans toutes les maisons. C’était le soliveau tombé du ciel dans la ville des grenouilles.

La situation d’Arcis-sur-Aube explique l’effet que devait y produire l’arrivée d’un étranger. À six lieues avant Troyes, sur la grande route de Paris, devant une ferme appelée la Belle-Étoile, commence un chemin départemental qui mène à la ville d’Arcis, en traversant de vastes plaines où la Seine trace une étroite vallée verte ombragée de peupliers, qui tranche [F10-e]   sur la blancheur des terres crayeuses de la Champagne.

La route qui relie Arcis à Troyes a six lieues de longueur, et fait la corde de l’arc dont les deux extrémités sont Arcis et Troyes, en sorte que le plus court chemin pour aller de Paris à Arcis est cette route départementale qu’on prend à la Belle-Étoile. L’Aube, comme on l’a dit, n’est navigable que depuis Arcis jusqu’à son embouchure. Ainsi cette ville, sise à six lieues de la grande route, séparée de Troyes par des plaines monotones, se trouve perdue au milieu des terres, sans commerce, ni transit soit par eau soit par terre. En effet, Sézanne, située à quelques lieues d’Arcis, de l’autre côté de l’Aube, est traversée par une grande route qui économise huit postes sur l’ancienne route d’Allemagne par Troyes.

Arcis est donc une ville entièrement isolée où ne passe aucune voiture, et qui ne se rattache à Troyes et à la station de la Belle-Étoile que par des messagers. Tous les habitants se connaissent, ils connaissent même les voyageurs du commerce qui viennent pour les affaires des maisons parisiennes ; ainsi, comme toutes les petites villes de provinces qui sont dans une situation analogue, un étranger doit y mettre en branle toutes les langues et agiter toutes les imaginations, quand il y reste plus de deux jours sans qu’on sache ni son nom, ni ce qu’il y vient faire.

Or, comme tout Arcis était encore tranquille, trois jours avant la matinée où, par la volonté du créateur de tant d’histoires, celle-ci commence ; tout le monde avait vu venir, par la route de la Belle-Étoile, un étranger conduisant un joli tilbury, attelé d’un cheval de prix, et accompagné d’un petit domestique gros comme le poing, monté sur un cheval de selle. Le messager en relation avec les diligences de Troyes, avait apporté de la Belle-Étoile trois malles venues de Paris, sans adresse et appartenant à cet inconnu, qui se logea au Mulet.

Chacun, dans Arcis, imagina le soir que ce personnage avait l’intention d’acheter la terre d’Arcis, et l’on en parla dans [F10-f]   beaucoup de ménages comme du futur propriétaire20 du château. Le tilbury, le voyageur, ses chevaux, son domestique, tout paraissait appartenir à un homme tombé des plus hautes sphères sociales.

L’inconnu, sans doute fatigué, ne se montra pas, peut-être passa-t-il une partie de son temps à s’installer dans les chambres qu’il choisit, en annonçant devoir demeurer un certain temps. Il voulut voir la place que ses chevaux devaient occuper dans l’écurie, et se montra très-exigeant, il voulut qu’on les séparât de ceux de l’aubergiste, et de ceux qui pourraient venir.

D’après tant d’exigences, le maître de l’hôtel du Mulet, considéra son hôte comme un Anglais.

Dès le soir du premier jour, quelques tentatives furent faites par des curieux, au Mulet ; mais on n’obtint aucune lumière d’un petit groom, qui refusa de s’expliquer sur son maître, non pas par des non ou par le silence, mais par des moqueries qui parurent être au dessus de son âge et annoncer une grande corruption.

Après avoir fait une toilette soignée, et, avoir dîné, sur les six heures, il partit à cheval, suivi de son tigre, disparut par la route de Brienne, et ne revint que fort tard.

L’hôte, sa femme et ses filles de chambre ne recueillirent, en examinant les malles et les affaires de l’inconnu, rien qui pût les éclairer sur le rang, sur le nom, sur la condition ou les projets de cet hôte mystérieux.

Ce fut d’un effet incalculable. On fit mille commentaires de nature à nécessiter l’intervention du procureur du roi.

À son retour, l’inconnu laissa monter la maîtresse de la maison, qui lui présenta le livre où, selon les ordonnances de police, il devait inscrire son nom, sa qualité, le but de son voyage et son point de départ.

— Je n’écrirai rien, dit-il, à la maîtresse de l’auberge. Si vous étiez tourmentée à ce sujet, vous diriez que je m’y suis refusé, [F10-g]   et vous m’enverriez le sous-préfet, car je n’ai point de passe-port. On vous fera sur moi bien des questions, madame, reprit-il, mais répondez comme vous voudrez, je veux que vous ne sachiez rien sur moi, quand même vous apprendriez malgré moi quelque chose. Si vous me tourmentez, j’irai à l’hôtel de Poste, sur la place du Pont, et remarquez que je compte rester au moins quinze jours ici… Cela me contrarierait beaucoup, car je sais que vous êtes la sœur de Gothard, l’un des héros de l’affaire Simeuse.

— Suffit, monsieur ! dit la sœur de Gothard, l’intendant de Cinq-Cygne.

Après un pareil mot, l’inconnu put garder près de lui, pendant deux heures environ, la maîtresse de l’hôtel, et lui fit dire tout ce qu’elle savait sur Arcis, sur toutes les fortunes, sur tous les intérêts et sur les fonctionnaires.

Le lendemain, il disparut à cheval, suivi de son tigre, et ne revint qu’à minuit.

On doit comprendre alors la plaisanterie qu’avait faite Cécile, et que madame Beauvisage crut être sans fondement.

Beauvisage et Cécile surpris de l’ordre du jour formulé par Séverine en furent enchantés. Pendant que sa femme passait une robe pour aller chez madame Marion, le père entendit sa fille faire les suppositions auxquelles il est si naturel aux jeunes personnes de se livrer en pareil cas. Puis, fatigué de sa journée, il alla se coucher lorsque la mère et la fille furent parties.

[F11-a]   Comme doivent le deviner ceux qui connaissent la France ou la Champagne, ce qui n’est pas la même chose, et, si l’on veut, les petites villes, il y eut un monde fou chez madame [F11-b]   Marion le soir de cette journée. Le triomphe du fils Giguet fut considéré comme une victoire remportée sur le comte de Gondreville, et l’indépendance d’Arcis en fait d’élection parut être à jamais assurée. La nouvelle de la mort du pauvre Charles Keller fut regardée comme un arrêt du ciel, et imposa silence à toutes les rivalités.

Antonin Goulard, Frédéric Marest, Olivier Vinet, monsieur Martener, enfin les autorités qui jusqu’alors avaient hanté ce salon dont les opinions ne leur paraissaient pas devoir être contraires au gouvernement créé par la volonté populaire en juillet 1830, vinrent selon leur habitude, mais possédés tous d’une curiosité dont le but était l’attitude de la famille Beauvisage.

Le salon, rétabli dans sa forme, ne portait pas la moindre trace de la séance qui semblait avoir décidé de la destinée de maître Simon. À huit heures, quatre tables de jeu, chacune garnie de quatre joueurs, fonctionnaient. Le petit salon et la salle à manger étaient pleins de monde. Jamais, excepté dans les grandes occasions de bals ou de jour de fêtes, madame Marion n’avait vu de groupes à l’entrée du salon et formant comme la queue d’une comète dans la salle à manger.

— C’est l’aurore de la faveur, lui dit Olivier qui lui montra ce spectacle si réjouissant pour une maîtresse de maison qui aime à recevoir.

— On ne sait pas jusqu’où peut aller Simon, répondit madame Marion. Nous sommes à une époque où les gens qui ont de la persévérance et beaucoup de conduite peuvent prétendre à tout.

Cette réponse était beaucoup moins faite pour Vinet que pour madame Beauvisage qui entrait alors avec sa fille et qui vint féliciter son amie.

[F11-c]   Afin d’éviter toute demande indirecte, et se soustraire à toute interprétation de paroles dites en l’air, la mère de Cécile prit position à une table de whist, et s’enfonça dans une contention d’esprit à gagner cent fiches.

Cent fiches font cinquante sous !… Quand un joueur a perdu cette somme, on en parle pendant deux jours dans Arcis.

Cécile alla causer avec mademoiselle Mollot, une de ses bonnes amies, et sembla prise d’un redoublement d’affection pour elle. Mademoiselle Mollot était la beauté d’Arcis comme Cécile en était l’héritière.

Monsieur Mollot, le greffier du tribunal d’Arcis, habitait sur la grande place une maison située dans les mêmes conditions que celle de Beauvisage sur la place du Pont. Madame Mollot, incessamment assise à la fenêtre de son salon, au rez-de-chaussée, était atteinte, par suite de cette situation, d’un cas de curiosité aiguë, chronique, devenue maladie consécutive, invétérée. Madame Mollot s’adonnait à l’espionnage comme une femme nerveuse parle de ses maux imaginaires, avec coquetterie et passion. Dès qu’un paysan débouchait par la route de Brienne sur la place, elle le regardait et cherchait ce qu’il pouvait venir faire à Arcis ; elle n’avait pas l’esprit en repos, tant que son paysan n’était pas expliqué. Elle passait sa vie à juger les événements, les hommes, les choses et les ménages d’Arcis.

Cette grande femme sèche, fille d’un juge de Troyes, avait apporté en dot à monsieur Mollot, ancien premier clerc de Grévin, une dot assez considérable pour qu’il put acheter la charge de greffier. On sait que le greffier d’un tribunal a le rang du juge, comme dans les cours royales le greffier en chef a celui de conseiller. La position de monsieur Mollot était due au comte de Gondreville qui, d’un mot, avait arrangé l’affaire du premier clerc de Grévin, à la chancellerie.

[F11-d]   Toute l’ambition de la maison Mollot, du père, de la mère et de la fille était de marier Ernestine Mollot, fille unique d’ailleurs, à Antonin Goulard. Aussi le refus par lequel les Beauvisage avaient accueilli les tentatives du sous-préfet, avait-il encore resserré21 les liens d’amitié des Mollot pour la famille Beauvisage.

— Voilà quelqu’un de bien impatienté ! dit Ernestine à Cécile, en lui montrant Simon Giguet. Oh ! il voudrait bien venir causer avec nous ; mais chaque personne qui entre se croit obligée de le féliciter, de l’entretenir. Voilà plus de cinquante fois que je lui entends dire : « C’est, je crois, moins à moi qu’à mon père que se sont adressés les vœux de mes concitoyens ; mais, en tout cas, croyez que je serai dévoué non seulement à nos intérêts généraux, mais encore aux vôtres propres. » Tiens, je devine la phrase au mouvement des lèvres, et chaque fois il te regarde en faisant des yeux de martyr…

— Ernestine, répondit Cécile, ne me quitte pas de toute la soirée, car je ne veux pas avoir à écouter ses propositions cachées sous des phrases à hélas ! entremêlées de soupirs.

— Tu ne veux donc pas être la femme d’un Garde des Sceaux ?

— Ah ! ils n’en sont que là ? dit Cécile en riant.

— Je t’assure, reprit Ernestine, que tout à l’heure, avant que tu n’arrivasses, monsieur Miley, le receveur de l’enregistrement, dans son enthousiasme, prétendait que Simon serait Garde des Sceaux avant trois ans.

— Compte-t-on pour cela sur la protection du comte de Gondreville ? demanda le sous-préfet qui vint s’asseoir à côté des deux jeunes filles en devinant qu’elles se moquaient de son ami Giguet.

— Ah ! monsieur Antonin, dit la belle Ernestine Mollot, vous [F11-e]   qui avez promis à ma mère de découvrir ce qu’est le bel inconnu, que savez-vous de neuf sur lui ?

— Les événements d’aujourd’hui, mademoiselle, sont bien autrement importants ! dit Antonin en s’asseyant près de Cécile comme un diplomate enchanté d’échapper à l’attention générale en se réfugiant dans une causerie de jeunes filles. Toute ma vie de sous-préfet ou de préfet est en question…

— Comment ! vous ne laisserez pas nommer à l’unanimité votre ami Simon ?

— Simon est mon ami, mais le gouvernement est mon maître, et je compte tout faire pour empêcher Simon de réussir. Et voilà madame Mollot qui me devra son concours, comme la femme d’un homme que ses fonctions attachent au gouvernement.

— Nous ne demandons pas mieux que d’être avec vous, répliqua la greffière. Mollot m’a raconté, dit-elle à voix basse, ce qui s’est fait ici ce matin… C’était pitoyable ! Un seul homme a montré du talent, et c’est Achille Pigoult22. Tout le monde s’accorde à dire que ce serait un orateur qui brillerait à la chambre, aussi, quoiqu’il n’ait rien et que ma fille soit fille unique, qu’elle aura d’abord sa dot, qui sera de soixante mille francs, puis notre succession, dont je ne parle pas ; et, enfin, les héritages de l’oncle à Mollot, le meunier, et de ma tante Lambert, à Troyes, que nous devons recueillir ; eh bien ! je vous déclare que si monsieur Achille Pigoult voulait nous faire l’honneur de penser à elle et la demandait pour femme, je la lui donnerais, moi, si toutefois il plaisait à ma fille ; mais la petite sotte ne veut se marier qu’à sa fantaisie… C’est mademoiselle Beauvisage qui lui met ces idées-là dans la tête…

Le sous-préfet reçut cette double bordée en homme qui se sait trente mille livres de rentes, et qui attend une préfecture.

[F11-f]   — Mademoiselle a raison, répondit-il en regardant Cécile ; mais elle est assez riche pour faire un mariage d’amour…

— Ne parlons pas mariage, dit Ernestine. Vous attristez ma pauvre chère petite Cécile, qui m’avouait tout à l’heure que, pour ne pas être épousée pour sa fortune, mais pour elle-même, elle souhaiterait une aventure avec un inconnu qui ne saurait rien d’Arcis, ni des successions qui doivent faire d’elle une lady Crésus, et filer un roman où elle serait, au dénoûment, épousée, aimée pour elle-même…

— C’est très joli, cela. Je savais déjà que mademoiselle avait autant d’esprit que d’argent ! s’écria Olivier Vinet en se joignant au groupe des demoiselles en haine des courtisans de Simon Giguet, l’idole du jour.

— Et c’est ainsi, monsieur Goulard, dit Cécile en souriant, que nous sommes arrivées, de fil en aiguille, à parler de l’inconnu…

— Et, dit Ernestine, elle l’a pris pour le héros de ce roman que je vous ai tracé…

— Oh ! dit madame Mollot, un homme de cinquante ans !… Fi donc !

— Comment savez-vous qu’il a cinquante ans ? demanda Olivier Vinet en souriant.

— Ma foi ! dit madame Mollot, ce matin j’étais si intriguée, que j’ai pris ma lorgnette !…

— Bravo ! dit l’ingénieur des ponts et chaussées qui faisait la cour à la mère pour avoir la fille.

— Donc, reprit madame Mollot, j’ai pu voir l’inconnu se faisant la barbe lui-même, avec des rasoirs, d’une élégance !… ils sont montés en or ou en vermeil.

— En or ! en or ! dit Vinet. Quand les choses sont inconnues, il faut les imaginer de la plus belle qualité. Aussi, moi qui, je [F11-g]   vous le déclare, n’ai pas vu ce monsieur, suis-je sûr que c’est au moins un comte…

Le mot, pris pour un calembour23, fit excessivement rire. Ce petit groupe où l’on riait excita la jalousie du groupe des douairières, et l’attention du troupeau d’hommes en habits noirs qui entourait Simon Giguet. Quant à l’avocat, il était au désespoir de ne pouvoir mettre sa fortune et son avenir aux pieds de la riche Cécile.

— Oh ! mon père, pensa le substitut en se voyant complimenté pour ce calembour24 involontaire, dans quel tribunal m’as-tu fait débuter ? — Un comte par un M, mesdames et mesdemoiselles ? reprit-il. Un homme aussi distingué par sa naissance que par ses manières, par sa fortune et par ses équipages, un lion, un élégant ! un gant jaune !…

— Il a, monsieur Olivier, dit Ernestine, le plus joli tilbury du monde.

— Comment ! Antonin, tu ne m’avais pas dit qu’il avait un tilbury, ce matin, quand nous avons parlé de ce conspirateur ; mais le tilbury, c’est une circonstance atténuante ; ce ne peut plus être un républicain…

— Mesdemoiselles, il n’est rien que je ne fasse dans l’intérêt de vos plaisirs… dit Antonin Goulard. Nous allons savoir si c’est un comte par un M, afin que vous puissiez continuer votre conte par un N.

— Et ce deviendra peut-être une histoire, dit l’ingénieur de l’arrondissement.

— À l’usage des sous-préfets, dit Olivier Vinet…

— Comment allez-vous vous y prendre ? demanda madame Mollot.

— Oh ! répliqua le sous-préfet, demandez à mademoiselle Beauvisage qui elle prendrait pour mari, si elle était condamnée [F11-h]   à choisir parmi les gens ici présents, elle ne vous répondrait jamais !… Laissez au pouvoir sa coquetterie. Soyez tranquilles, mesdemoiselles, vous allez savoir, dans dix minutes, si l’inconnu est un comte ou un commis-voyageur.

[F12-a]   Antonin Goulard quitta le petit groupe des demoiselles, car il s’y trouvait, outre mademoiselle Berton, fille du receveur des contributions, jeune personne insignifiante qui jouait le rôle de satellite auprès de Cécile et d’Ernestine, mademoiselle Herbelot, la sœur du second notaire d’Arcis, vieille fille de trente ans, aigre, pincée et mise comme toutes les vieilles filles. Elle [F12-b]   portait, sur une robe en alépine verte, un fichu brodé dont les coins, ramenés sur la taille par devant, étaient noués à la mode qui régnait sous la Terreur.

— Julien, dit le sous-préfet dans l’antichambre à son domestique, toi qui as servi pendant six mois à Gondreville, tu sais comment est faite une couronne de comte ?

— Il y a des perles sur les neuf pointes.

— Eh bien ! donne un coup de pied au Mulet et tâche d’y donner un coup d’œil au tilbury du monsieur qui y loge ; puis viens me dire ce qui s’y trouvera peint. Enfin fais bien ton métier, récolte tous les cancans… Si tu vois le domestique, demande-lui à quelle heure monsieur le comte peut recevoir le sous-préfet demain, dans le cas où tu verrais les neuf pointes à perles. Ne bois pas, ne cause pas, reviens promptement, et quand tu seras revenu, fais-moi-le savoir en te montrant à la porte du salon…

— Oui, monsieur le sous-préfet.

L’auberge du Mulet, comme on l’a déjà dit, occupe sur la place le coin opposé à l’angle du mur de clôture des jardins de la maison Marion de l’autre côté de la route de Brienne. Ainsi, la solution du problème devait être immédiate. Antonin Goulard revint prendre sa place auprès de mademoiselle Beauvisage.

— Nous avions tant parlé hier, ici, de l’étranger, disait alors madame Mollot, que j’ai rêvé de lui toute la nuit…

— Ah ! ah ! dit Vinet, vous rêvez encore aux inconnus, belle dame ?

— Vous êtes un impertinent ; si je voulais, je vous ferais rêver de moi ! répliqua-t-elle. Ce matin donc, en me levant…

Il n’est pas inutile de faire observer que madame Mollot passe à Arcis pour une femme d’esprit, c’est-à-dire qu’elle [F12-c]   s’exprime si facilement, qu’elle abuse de ses avantages. Un Parisien, égaré dans ces parages comme l’était l’inconnu, l’aurait peut-être trouvée excessivement bavarde.

— … Je fais, comme de raison, ma toilette, et je regarde machinalement devant moi !…

— Par la fenêtre…, dit Antonin Goulard.

— Mais oui, mon cabinet de toilette donne sur la place. Or, vous savez que Poupart a mis l’inconnu dans une des chambres dont les fenêtres sont en face des miennes…

— Une chambre, maman ?… dit Ernestine. Le comte occupe trois chambres !… Le petit domestique, habillé tout en noir, est dans la première. On a fait comme un salon de la seconde, et l’inconnu couche dans la troisième.

— Il a donc la moitié des chambres du Mulet, dit mademoiselle Herbelot.

— Enfin, mesdemoiselles, qu’est-ce que cela fait à sa personne ? dit aigrement madame Mollot fâchée d’être interrompue par les demoiselles. Il s’agit de sa personne.

— N’interrompez pas l’orateur, dit Olivier Vinet.

— Comme j’étais baissée…

— Assise, dit Antonin Goulard.

— Madame était comme elle devait être, reprit Vinet, elle faisait sa toilette et regardait le Mulet !…

En province, ces plaisanteries sont prisées, car on s’est tout dit depuis trop long-temps pour ne pas avoir recours aux bêtises dont s’amusaient nos pères avant l’introduction de l’hypocrisie anglaise, une de ces marchandises contre lesquelles les douanes sont impuissantes.

— N’interrompez pas l’orateur, dit en souriant mademoiselle Beauvisage à Vinet avec qui elle échangea un sourire.

— Mes yeux se sont portés involontairement sur la fenêtre [F12-d]   de la chambre où la veille s’était couché l’inconnu, je ne sais pas à quelle heure, par exemple, car je ne me suis endormie que longtemps après minuit… J’ai le malheur d’être unie à un homme qui ronfle à faire trembler les planchers et les murs… Si je m’endors la première, oh ! j’ai le sommeil si dur que je n’entends rien, mais si c’est Mollot qui part le premier, ma nuit est flambée…

— Il y a le cas où vous partez ensemble ! dit Achille Pigoult qui vint se joindre à ce joyeux groupe. Je vois qu’il s’agit de votre sommeil…

— Taisez-vous, mauvais sujet ! répliqua gracieusement madame Mollot.

— Comprends-tu ? dit Cécile à l’oreille d’Ernestine.

— Donc, à une heure après minuit, il n’était pas encore rentré ! dit madame Mollot.

— Il vous a fraudée25 ! Rentrer sans que vous le sachiez ! dit Achille Pigoult. Ah ! cet homme est très fin, il nous mettra tous dans un sac, et nous vendra sur la place du Marché !

— À qui ? demanda Vinet.

— À une affaire ! À une idée ! À un système ! répondit le notaire à qui le substitut sourit d’un air fin.

— Jugez de ma surprise, reprit madame Mollot en apercevant une étoffe d’une magnificence, d’une beauté, d’un éclat… Je me dis : il a sans doute une robe de chambre de cette étoffe de verre que nous sommes allés voir à l’Exposition des produits de l’industrie. Alors je vais chercher ma lorgnette, et j’examine… Mais bon Dieu ! qu’est-ce que je vois ?… Au-dessus de la robe de chambre, là où devrait être la tête, je vois une masse énorme, quelque chose comme un genou… Non, je ne peux pas vous dire quelle a été ma curiosité.

— Je le conçois, dit Antonin.

[F12-e]   — Non, vous ne le concevez pas, dit madame Mollot, car ce genou…

— Ah ! je comprends, dit Olivier Vinet en riant aux éclats, l’inconnu faisait aussi sa toilette, et vous avez vu ses deux genoux…

— Mais non ! s’écria madame Mollot, vous me faites dire des incongruités. L’inconnu était debout, il tenait une éponge au-dessus d’une immense cuvette, et vous en serez pour vos mauvaises plaisanteries, monsieur Olivier. J’aurais bien reconnu ce que vous croyez…

— Oh ! reconnu, madame, vous vous compromettez !… dit Antonin Goulard.

— Laissez-moi donc achever, dit madame Mollot. C’était sa tête ! Il se lavait la tête, et il n’a pas un seul cheveu…

— L’imprudent ! dit Antonin Goulard. Il ne vient certes pas ici avec des idées de mariage. Ici, pour se marier, il faut avoir des cheveux… C’est très demandé.

— J’ai donc raison de dire que notre inconnu doit avoir cinquante ans. On ne prend guère perruque qu’à cet âge. Et en effet, de loin, l’inconnu, sa toilette finie, a ouvert sa fenêtre, je l’ai revu muni d’une superbe chevelure noire, et il m’a lorgnée quand je me suis mise à mon balcon. Ainsi, ma chère Cécile, vous ne prendrez pas ce monsieur-là pour héros de votre roman.

— Pourquoi pas ? les gens de cinquante ans ne sont pas à dédaigner, quand ils sont comtes, reprit Ernestine.

— Il a peut-être des cheveux, dit malicieusement Olivier Vinet, et alors il serait très mariable. La question serait de savoir s’il a montré sa tête nue à madame Mollot, ou…

— Taisez-vous, dit madame Mollot.

[F12-f]   Antonin Goulard s’empressa de dépêcher le domestique de madame Marion au Mulet, en lui donnant un ordre pour Julien.

— Mon Dieu ! que fait l’âge d’un mari, dit mademoiselle Herbelot.

— Pourvu qu’on en ait un, ajouta le substitut qui se faisait redouter par sa méchanceté froide et ses railleries.

— Mais, répliqua la vieille fille, en sentant l’épigramme, j’aimerais mieux un homme de cinquante ans, indulgent et bon, plein d’attention pour sa femme, qu’un jeune homme de vingt et quelques années qui serait sans cœur, dont l’esprit mordrait tout le monde, même sa femme.

— Ceci, dit Olivier Vinet, est bon pour la conversation, car pour aimer mieux un quinquagénaire qu’un adulte, il faut les avoir à choisir.

— Oh ! dit madame Mollot pour arrêter cette lutte de la vieille fille et du jeune Vinet qui allait toujours trop loin, quand une femme a l’expérience de la vie, elle sait qu’un mari de cinquante ans ou de vingt-cinq ans c’est absolument la même chose quand il n’est qu’estimé… L’important dans le mariage, c’est les convenances qu’on y cherche. Si mademoiselle Beauvisage veut aller à Paris, y faire figure, et à sa place je penserais ainsi, je ne prendrais certainement pas mon mari dans la ville d’Arcis… Si j’avais eu la fortune qu’elle aura, j’aurais très bien accordé ma main à un comte, à un homme qui m’aurait mise dans une haute position sociale, et je n’aurais pas demandé à voir son extrait de naissance.

— Il vous eût suffi de le voir à sa toilette, dit tout bas Vinet à madame Mollot.

— Mais le roi fait des comtes, madame ! vint dire madame [F12-g]   Marion qui depuis un moment surveillait le cercle des jeunes filles.

— Ah ! madame, répliqua Vinet, il y a des jeunes filles qui aiment les comtes faits…

— Hé bien ! monsieur Antonin, dit alors Cécile en riant du sarcasme d’Olivier Vinet, nos dix minutes sont passées, et nous ne savons pas si l’inconnu est comte.

— Le gouvernement doit être infaillible ! dit Olivier Vinet en regardant Antonin.

— Je vais tenir ma promesse, répliqua le sous-préfet en voyant apparaître à la porte du salon la tête de son domestique.

Et il quitta de nouveau sa place près de Cécile.

— Vous parlez de l’étranger, dit madame Marion. Sait-on quelque chose sur lui ?

— Non, madame, répondit Achille Pigoult ; mais il est, sans le savoir, comme un athlète dans un cirque, le centre des regards de deux mille habitants. Moi, je sais quelque chose, ajouta le petit notaire.

— Ah ! dites, monsieur Achille ? demanda vivement Ernestine.

— Son domestique s’appelle Paradis !…

— Paradis, s’écria mademoiselle Herbelot.

— Paradis, ripostèrent toutes les personnes qui formaient le cercle.

— Peut-on s’appeler Paradis ? demanda madame Herbelot en venant prendre place à côté de sa belle-sœur.

— Cela tend, reprit le petit notaire, à prouver que son maître est un ange, car lorsque son domestique le suit… vous comprenez…

— C’est le chemin du Paradis ! Il est très joli celui-là, dit [F12-h]   madame Marion qui tenait à mettre Achille Pigoult dans les intérêts de son neveu.

[F13-a]   — Monsieur, disait dans la salle à manger, le domestique d’Antonin à son maître, le tilbury est armoirié…

— Armoirié !…

— Et, monsieur, allez, les armes sont joliment drôles ! il y a dessus une couronne à neuf pointes, et des perles…

— C’est un comte !

— On y voit un monstre ailé, qui court à tout brésiller, absolument comme un postillon qui aurait perdu quelque chose ! Et voilà ce qui est écrit sur la banderolle, dit-il en prenant un papier dans son gousset. Mademoiselle Anicette, la femme de chambre [F13-b]   de la princesse de Cadignan, qui venait d’apporter, en voiture, bien entendu, (le chariot de Cinq-Cygne est devant le Mulet) une lettre à ce monsieur, m’a copié la chose…

— Donne !

Le sous-préfet lut.

QUO ME TRAHIT FORTUNA.

S’il n’était pas assez fort en blason français pour connaître la maison qui portait cette devise, Antonin pensa que les Cinq-Cygne ne pouvaient donner leur chariot, et la princesse de Cadignan envoyer un exprès que pour un personnage de la plus haute noblesse.

— Ah ! tu connais la femme de chambre de la princesse de Cadignan !… Tu es un homme heureux…, dit Antonin à son domestique.

Julien, garçon du pays, après avoir servi six mois à Gondreville, était entré chez monsieur le sous-préfet qui voulait avoir un domestique bien stylé.

— Mais, monsieur, Anicette est la filleule de mon père. Papa qui voulait du bien à cette petite dont le père est mort, l’a envoyée à Paris, pour y être couturière, parce que ma mère ne pouvait pas la souffrir.

— Est-elle jolie ?

— Assez, monsieur le sous-préfet. À preuve, qu’à Paris, elle a eu des malheurs ; mais enfin, comme elle a des talents, qu’elle sait faire des robes, coiffer, elle est entrée chez la princesse par la protection de monsieur Marin, le premier valet de chambre de monsieur le duc de Maufrigneuse…

— Que t’a-t-elle dit de Cinq-Cygne ? Y a-t-il beaucoup de monde ?

— Beaucoup, monsieur. Il y a la princesse et monsieur d’Arthez… le duc de Maufrigneuse et la duchesse, le jeune marquis… Enfin, le château est plein… Monseigneur l’évêque de Troyes y est attendu ce soir…

— Monseigneur Troubert ?… Ah ! je voudrais bien savoir s’il y restera quelque temps…

[F13-c]   — Anicette le croit, et elle croit que monseigneur vient pour le comte qui loge au Mulet. On attend encore du monde. Le cocher a dit qu’on parlait beaucoup des élections… Monsieur le président Michu doit aller passer quelques jours…

— Tâche de faire venir cette femme de chambre en ville, sous prétexte d’y chercher quelque chose… Est-ce que tu as des idées sur elle ?…

— Si elle avait quelque chose à elle, je ne dis pas !… Elle est bien finaude.

— Dis lui de venir te voir, à la sous-préfecture ?

— Oui, monsieur, j’y vas.

— Ne lui parle pas de moi ! elle ne viendrait point, propose-lui une place avantageuse…

— Ah ! monsieur… j’ai servi à Gondreville.

— Tu ne sais pas pourquoi ce message de Cinq-Cygne à cette heure, car il est neuf heures et demie…

— Il paraît que c’est quelque chose de bien pressé, car le comte qui revenait de Gondreville…

— L’étranger est allé, à Gondreville ?…

— Il y a dîné ! monsieur le sous-préfet. Et, vous allez voir, c’est à faire rire ! Le petit domestique est, parlant par respect, saoul26 comme une grive ! Il a bu tant de vin de Champagne à l’office, qu’il ne se tient pas sur ses jambes, on l’aura poussé par plaisanterie à boire.

— Eh bien ! le comte ?

— Le comte, qu’était couché, quand il a lu la lettre, s’est levé ; maintenant il s’habille. On attelait le tilbury. Le comte va passer la soirée à Cinq-Cygne.

— C’est alors un bien grand personnage ?

— Oh ! oui, monsieur, car Gothard, l’intendant de Cinq-Cygne, est venu ce matin voir son beau-frère Poupart, et lui a recommandé la plus grande discrétion en toute chose sur ce monsieur, et de le servir comme si c’était un roi…

— Vinet aurait-il raison ? se dit le sous-préfet. Y aurait-il quelque conspiration ?…

[F13-d]   — C’est le duc Georges de Maufrigneuse qui a envoyé monsieur Gothard au Mulet. Si Poupart est venu ce matin, ici, à cette assemblée, c’est que ce comte a voulu qu’il y allât. Ce monsieur dirait à monsieur Poupart d’aller ce soir à Paris, il partirait… Gothard a dit à son beau-frère de tout confondre pour ce monsieur-là, et de se moquer des curieux.

— Si tu peux avoir Anicette, ne manque pas à m’en prévenir !… dit Antonin.

— Mais je peux bien l’aller voir à Cinq-Cygne, si monsieur veut m’envoyer chez lui au Val-Preux.

— C’est une idée. Tu profiteras du chariot pour t’y rendre… Mais qu’as-tu à dire du petit domestique ?

— C’est un crâne que ce petit garçon ! monsieur le sous-préfet. Figurez-vous, monsieur, que gris comme il est, il vient de partir sur le magnifique cheval anglais de son maître, un cheval de race qui fait sept lieues à l’heure, pour porter une lettre à Troyes, afin qu’elle soit à Paris demain… Et ça n’a que neuf ans et demi ! Qu’est-ce que ce sera donc à vingt ans ?…

Le sous-préfet écouta machinalement ce dernier commérage admiratif. Et alors Julien bavarda pendant quelques minutes. Antonin Goulard écoutait Julien, tout en pensant à l’inconnu.

— Attends, dit le sous-préfet à son domestique.

— Quel gâchis !… se disait-il en revenant à pas lents. Un homme qui dîne avec le comte de Gondreville et qui passe la nuit à Cinq-Cygne !… En voilà des mystères !…

— Eh bien ! lui cria le cercle de mademoiselle Beauvisage tout entier quand il reparut.

— Eh bien ! c’est un comte, et de vieille roche, je vous en réponds !

— Oh ! comme je voudrais le voir ! s’écria Cécile.

— Mademoiselle, dit Antonin en souriant et en regardant avec malice madame Mollot, il est grand et bien fait, et il ne porte pas perruque !… Son petit domestique était gris comme les vingt-deux cantons, on l’avait abreuvé de vin de Champagne [F13-e]   à l’office de Gondreville, et cet enfant de neuf ans a répondu avec la fierté d’un vieux laquais à Julien, qui lui parlait de la perruque de son maître : Mon maître, une perruque ! je le quitterais… Il se teint les cheveux27, c’est bien assez !

— Votre lorgnette grossit beaucoup les objets, dit Achille Pigoult à madame Mollot qui se mit à rire.

— Enfin, le tigre du beau comte, gris comme il est, court à Troyes à cheval porter une lettre, et il y va malgré la nuit, en cinq quarts d’heure.

— Je voudrais voir le tigre ! moi, dit Vinet.

— S’il a dîné à Gondreville, dit Cécile, nous saurons qui est ce comte ; car mon grand-papa y va demain matin.

— Ce qui va vous sembler étrange, dit Antonin Goulard, c’est qu’on vient de dépêcher de Cinq-Cygne à l’inconnu mademoiselle Anicette, la femme de chambre de la princesse de Cadignan, et qu’il y va passer la soirée…

— Ah ! ça, dit Olivier Vinet, ce n’est plus un homme, c’est un diable, un phénix ! Il serait l’ami des deux châteaux, il poculerait…

— Ah ! fi ! monsieur, dit madame Mollot, vous avez des mots…

— Il poculerait est de la plus haute latinité, madame, reprit gravement le substitut ; il poculerait donc chez le roi Louis-Philippe le matin, et banqueterait le soir à Holy-Rood chez Charles X. Il n’y a qu’une raison qui puisse permettre à un chrétien d’aller dans les deux camps, chez les Montecchi et les Capuletti !… Ah ! je sais qui est cet inconnu. C’est…

— C’est ?… demanda-t-on de tous côtés.

— Le directeur des chemins de fer de Paris à Lyon, ou de Paris à Dijon, ou de Montereau à Troyes.

— C’est vrai ! dit Antonin. Vous y êtes ! il n’y a que la banque, l’industrie ou la spéculation qui puissent être bien accueillies partout.

— Oui, dans ce moment-ci, les grands noms, les grandes familles, la vieille et la jeune pairies arrivent au pas de charge [F13-f]   dans les commandites ! dit Achille Pigoult.

— Les francs attirent les Francs, repartit Olivier Vinet sans rire.

— Vous n’êtes guères l’olivier de la paix, dit madame Mollot en souriant.

— Mais n’est-ce pas démoralisant de voir les noms des Verneuil, des Maufrigneuse et des d’Hérouville accolés à ceux des du Tillet et des Nucingen dans des spéculations cotées à la Bourse.

— Notre inconnu doit être décidément un chemin de fer en bas-âge, dit Olivier Vinet.

— Eh bien ! tout Arcis va demain être cen dessus dessous, dit Achille Pigoult. Je vais voir ce monsieur pour être le notaire de la chose ! Il y aura deux mille actes à faire.

— Notre roman devient une locomotive, dit tristement Ernestine à Cécile.

— Un comte doublé d’un chemin de fer, reprit Achille Pigoult, n’en est que plus conjugal. Mais est-il garçon ?

— Eh ! je saurai cela demain par grand-papa, dit Cécile avec un enthousiasme de parade.

— Oh ! la bonne plaisanterie ! s’écria madame Marion, avec un rire forcé. Comment, Cécile, ma petite chatte, vous pensez à l’inconnu !…

— Mais le mari, c’est toujours l’inconnu, dit vivement Olivier Vinet en faisant à mademoiselle Beauvisage un signe qu’elle comprit à merveille.

— Pourquoi ne penserais-je pas à lui ? demanda Cécile, ce n’est pas compromettant. Puis c’est, disent ces messieurs, ou quelque grand spéculateur, ou quelque grand seigneur… Ma foi ! l’un et l’autre me vont. J’aime Paris ! Je veux avoir voiture, hôtel, loge aux Italiens, etc.

— C’est cela ! dit Olivier Vinet, quand on rêve, il ne faut se rien refuser. D’ailleurs, moi, si j’avais le bonheur d’être votre frère, je vous marierais au jeune marquis de Cinq-Cygne qui me paraît un petit gaillard à faire joliment danser les écus et [F13-g]   à se moquer des répugnances de sa mère pour les acteurs du grand drame où le père de notre président a péri si malheureusement.

— Il vous serait plus facile de devenir premier ministre !… dit madame Marion, il n’y aura jamais d’alliance entre la petite-fille de Grévin et les Cinq-Cygne !…

— Roméo a bien failli épouser Juliette ! dit Achille Pigoult, et mademoiselle est plus belle que…

— Oh ! si vous nous citez l’opéra ! dit naïvement Herbelot le notaire qui venait de finir son wisk.

— Mon confrère, dit Achille Pigoult, n’est pas fort sur l’histoire du moyen-âge…

— Viens, Malvina ! dit le gros notaire sans rien répondre à son jeune confrère.

— Dites donc, monsieur Antonin, demanda Cécile au sous-préfet, vous avez parlé d’Anicette, la femme de chambre de la princesse de Cadignan ?… la connaissez-vous ?

— Non, mais Julien la connaît, c’est la filleule de son père, et ils sont très bien ensemble.

— Oh ! tâchez donc, par Julien, de nous l’avoir, maman ne regarderait pas aux gages…

— Mademoiselle ! entendre, c’est obéir, dit-on en Asie aux despotes, répliqua le sous-préfet. Pour vous servir, vous allez voir comment je procède !

Il sortit pour donner l’ordre à Julien de rejoindre le chariot qui retournait à Cinq-Cygne et de séduire à tout prix Anicette.

[F14-a]   En ce moment, Simon Giguet, qui venait d’achever ses courbettes en paroles à tous les gens influents d’Arcis, et qui se regardait comme sûr de son élection, vint se joindre au cercle qui entourait Cécile et mademoiselle Mollot. La soirée était assez avancée. Dix heures sonnaient. Après avoir énormément consommé de gâteaux, de verres d’orgeat, de punch, de limonades et de sirops variés, ceux qui n’étaient venus chez madame Marion, ce jour-là, que pour des raisons politiques, et qui n’avaient pas l’habitude de ces planches, pour eux aristocratiques, s’en allèrent d’autant plus promptement qu’ils ne se couchaient jamais si tard. La soirée allait donc prendre un caractère d’intimité. Simon Giguet espéra pouvoir échanger quelques paroles avec Cécile, et il la regarda en conquérant. Ce regard blessa Cécile.

[F14-b]   Mon cher, dit Antonin à Simon en voyant briller sur la figure de son ami l’auréole du succès, tu viens dans un moment où les gens d’Arcis ont tort…

— Très tort, dit Ernestine à qui Cécile poussa le coude. Nous sommes folles, Cécile et moi, de l’inconnu ; nous nous le disputons !

— D’abord, ce n’est plus un inconnu, dit Cécile, c’est un comte !

— Quelque farceur ! répliqua Simon Giguet d’un air de mépris.

— Diriez-vous cela, monsieur Simon, répondit Cécile piquée, en face à un homme à qui la princesse de Cadignan vient d’envoyer ses gens, qui a dîné à Gondreville aujourd’hui, qui va passer la soirée ce soir chez la marquise de Cinq-Cygne ?

Ce fut dit si vivement et d’un ton si dur, que Simon en fut déconcerté.

— Ah ! mademoiselle, dit Olivier Vinet, si l’on se disait en face ce que nous disons tous les uns des autres en arrière, il n’y aurait plus de société possible. Les plaisirs de la société, surtout en province, consistent à se dire du mal les uns des autres…

— Monsieur Simon est jaloux de ton enthousiasme pour le comte inconnu, dit Ernestine.

— Il me semble, dit Cécile, que monsieur Simon n’a le droit d’être jaloux d’aucune de mes affections…

Sur ce mot, accentué de manière à foudroyer Simon, Cécile se leva ; chacun lui laissa le passage libre, et elle alla rejoindre sa mère qui terminait ses comptes au whist.

— Ma petite ! s’écria madame Marion en courant après l’héritière, il me semble que vous êtes bien dure pour mon pauvre Simon !

— Qu’a-t-elle fait, cette chère petite chatte ? demanda madame Beauvisage.

— Maman, monsieur Simon a souffleté mon inconnu du mot de farceur !

[F14-c]   Simon suivit sa tante, et arriva sur le terrain de la table à jouer. Les quatre personnages dont les intérêts étaient si graves se trouvèrent alors réunis au milieu du salon, Cécile et sa mère d’un côté de la table, madame Marion et son neveu de l’autre.

— En vérité, madame, dit Simon Giguet, avouez qu’il faut avoir bien envie de trouver des torts à quelqu’un pour se fâcher de ce que je viens de dire d’un monsieur dont parle tout Arcis, et qui loge au Mulet…

— Est-ce que vous trouvez qu’il vous fait concurrence ? dit en plaisantant madame Beauvisage.

— Je lui en voudrais, certes, beaucoup, s’il était cause de la moindre mésintelligence entre mademoiselle Cécile et moi, dit le candidat en regardant la jeune fille d’un air suppliant.

— Vous avez eu, monsieur, un ton tranchant en lançant votre arrêt, qui prouve que vous serez très despote, et vous avez raison, si vous voulez être ministre, il faut beaucoup trancher…

En ce moment, madame Marion prit madame Beauvisage par le bras et l’emmena28 sur un canapé. Cécile, se voyant seule, rejoignit le cercle où elle était assise, afin de ne pas écouter la réponse que Simon pouvait faire, et le candidat resta très sot devant la table où il s’occupa machinalement à jouer avec les fiches.

— Il a des fiches de consolation, dit Olivier Vinet qui suivait cette petite scène.

Ce mot, quoique dit à voix basse, fut entendu de Cécile, qui ne put s’empêcher d’en rire.

— Ma chère amie, disait tout bas madame Marion à madame Beauvisage, vous voyez que rien maintenant ne peut empêcher l’élection de mon neveu.

— J’en suis enchantée pour vous et pour la Chambre des députés, dit Séverine.

— Mon neveu, ma chère, ira très loin… Voici pourquoi : sa fortune à lui, celle que lui laissera son père et la mienne, feront [F14-d]   environ trente mille francs de rentes. Quand on est député, que l’on a cette fortune, on peut prétendre à tout…

— Madame, il aura notre admiration, et nos vœux le suivront dans sa carrière politique ; mais…

— Je ne vous demande pas de réponse ! dit vivement madame Marion en interrompant son amie. Je vous prie seulement de réfléchir à cette proposition. Nos enfants se conviennent-ils ? pouvons-nous les marier ? Nous habiterons Paris pendant tout le temps des sessions ; et qui sait si le député d’Arcis n’y sera pas fixé par une belle place dans la magistrature… Voyez le chemin qu’a fait monsieur Vinet, de Provins. On blâmait mademoiselle de Chargebœuf de l’avoir épousé, la voilà bientôt femme d’un Garde-des-Sceaux, et monsieur Vinet sera pair de France quand il le voudra.

— Madame, je ne suis pas maîtresse de marier ma fille à mon goût. D’abord son père et moi nous lui laissons la pleine liberté de choisir. Elle voudrait épouser l’inconnu que, pourvu que ce soit un homme convenable, nous lui accorderions notre consentement. Puis Cécile dépend entièrement de son grand-père, qui lui donnera au contrat un hôtel à Paris, l’hôtel de Beauséant, qu’il a, depuis dix ans, acheté pour nous, et qui vaut aujourd’hui huit cent mille francs. C’est l’un des plus beaux du faubourg Saint-Germain. En outre, il a deux cent mille francs en réserve pour les frais d’établissement. Un grand-père qui se conduit ainsi et qui déterminera ma belle-mère à faire aussi quelques sacrifices pour sa petite-fille, en vue d’un mariage convenable, a droit de conseil…

— Certainement ! dit madame Marion stupéfaite de cette confidence qui rendait le mariage de son fils d’autant plus difficile avec Cécile.

— Cécile n’aurait rien à attendre de son grand-père Grévin, reprit madame Beauvisage, qu’elle ne se marierait pas sans le consulter. Le gendre que mon père avait choisi vient de mourir, j’ignore ses nouvelles intentions. Si vous avez quelques propositions à faire, allez voir mon père.

[F14-e]   — Eh ! bien, j’irai, dit madame Marion.

Madame Beauvisage fit un signe à Cécile, et toutes deux elles quittèrent le salon.

Le lendemain, Antonin et Frédéric Marest se trouvèrent, selon leur habitude, après déjeuner, avec monsieur Martener et Olivier, sous les tilleuls de l’Avenue-aux-Soupirs, fumant leurs cigares29 et se promenant. Cette promenade est un des petits plaisirs des autorités en province, quand elles vivent bien ensemble.

Après quelques tours de promenade, Simon Giguet vint se joindre aux promeneurs et emmena son camarade de collége Antonin au delà de l’avenue, du côté de la place, d’un air mystérieux.

— Tu dois rester fidèle à un vieux camarade qui veut te faire donner la rosette d’officier et une préfecture, lui dit-il.

— Tu commences déjà ta carrière politique, dit Antonin en riant, tu veux me corrompre, enragé puritain ?

— Veux-tu me seconder ?

— Mon cher, tu sais bien que Bar-sur-Aube vient voter ici. Qui peut garantir une majorité dans ces circonstances-là ? Mon collègue de Bar-sur-Aube se plaindrait de moi si je ne faisais pas les mêmes efforts que lui dans le sens du gouvernement, et ta promesse est conditionnelle, tandis que ma destitution est certaine.

— Mais je n’ai pas de concurrents…

— Tu le crois, dit Antonin ; mais

Il s’en présentera, garde-toi d’en douter.

— Et ma tante, qui sait que je suis sur des charbons ardents, et qui ne vient pas !… s’écria Giguet. Oh ! voici trois heures qui peuvent compter pour trois années…

Et son secret lui échappa ! Il avoua à son ami que madame Marion était allée le proposer au vieux Grévin comme le prétendu de Cécile.

Les deux amis s’étaient avancés jusqu’à la hauteur de la route de Brienne, en face de l’hôtel du Mulet. Pendant que [F14-f]   l’avocat regardait la rue en pente par laquelle sa tante devait revenir du pont, le sous-préfet examinait les ravins que les pluies avaient tracés sur la place.

Arcis n’est pavé ni en grès, ni en cailloux, car les plaines de la Champagne ne fournissent aucun matériaux propres à bâtir, et encore moins de cailloux assez gros pour faire un pavage en cailloutis. Une ou deux rues et quelques endroits ont des chaussées ; mais toutes les autres sont imparfaitement macadamisées, et c’est assez dire en quel état elles se trouvent par les temps de pluie. Le sous-préfet se donnait une contenance, en paraissant exercer ses méditations sur cet objet important ; mais il ne perdait pas une des souffrances intimes qui se peignaient sur la figure altérée de son camarade.

En ce moment, l’inconnu revenait du château de Cinq-Cygne où vraisemblablement il avait passé la nuit. Goulard résolut d’éclaircir par lui-même le mystère dans lequel s’enveloppait l’inconnu qui, physiquement, était enveloppé dans cette petite redingote en gros drap, appelée paletot, et alors à la mode. Un manteau jeté sur les pieds de l’inconnu comme une couverture, empêchait de voir le corps. Enfin, un énorme cache-nez en cachemire rouge montait jusques sur les yeux. Le chapeau crânement mis sur le côté, n’avait cependant rien de ridicule. Jamais un mystère ne fut si mystérieusement emballé, entortillé.

— Gare ! cria le tigre qui précédait à cheval le tilbury. Papa Poupard ! ouvrez ! cria-t-il d’une voix aigrelette.

Les trois domestiques du Mulet s’attroupèrent et le tilbury fila sans que personne pût voir un seul des traits de l’inconnu. Le sous-préfet suivit le tilbury et vint sur le seuil de la porte de l’auberge.

— Madame Poupard, dit Antonin, voulez-vous demander à votre monsieur… monsieur !…

— Je ne sais pas son nom, dit la sœur de Gothard.

— Vous avez tort ! les ordonnances de police sont formelles, et monsieur Groslier ne badine pas, comme tous les commissaires de police qui n’ont rien à faire…

[F14-g]   — Les aubergistes n’ont jamais de torts en temps d’élection ; dit le tigre qui descendait de cheval.

— Je vais aller répéter ce mot à Vinet, se dit le sous-préfet. — Va demander à ton maître s’il peut recevoir le sous-préfet d’Arcis.

Et Antonin Goulard rejoignit les trois promeneurs qui s’étaient arrêtés au bout de l’Avenue en voyant le sous-préfet en conversation avec le tigre, illustre déjà dans Arcis par son nom et par ses réparties.

— Monsieur prie monsieur le sous-préfet de monter, il sera charmé de le recevoir, vint30 dire Paradis au sous-préfet quelques instants après.

— Mon petit, lui dit Olivier, combien ton maître donne-t-il par an, à un garçon de ton poil et de ton esprit…

— Donner, monsieur ?… Pour qui nous prenez-vous ? Monsieur le comte se laisse carotter… et je suis content.

— Cet enfant est à bonne école, dit Frédéric Marest.

— La haute école ! monsieur le procureur du roi, répliqua Paradis en laissant les cinq amis étonnés de son aplomb.

— Quel Figaro ! s’écria Vinet.

— Faut pas nous rabaisser, répliqua l’enfant. Mon maître m’appelle petit Robert Macaire. Depuis que nous savons nous faire des rentes, nous sommes Figaro, plus l’argent.

— Qui31 gruges-tu donc ?

— Il y a des courses où je gagne mille écus… sans vendre mon maître, monsieur…

— Enfant sublime ! dit Vinet. Il connaît le turf.

— Et tous les gentlemen riders, dit l’enfant en montrant la langue à Vinet.

— Le chemin de Paradis mène loin !… dit Frédéric Marest.

[F15-a]   Introduit par l’hôte du Mulet, Antonin Goulard trouva l’inconnu dans la pièce de laquelle il avait fait un salon, et il se vit sous le coup d’un lorgnon tenu de la façon la plus impertinente.

— Monsieur, dit Antonin Goulard avec une espèce de hauteur, je viens d’apprendre, par la femme de l’aubergiste, que vous refusez de vous conformer aux ordonnances de police, et comme je ne doute pas que vous ne soyez une personne distinguée, je viens moi-même…

— Vous vous nommez Goulard ?… demanda l’inconnu d’une voix de tête.

— Je suis le sous-préfet, monsieur… répondit Antonin Goulard.

— Votre père n’appartenait-il pas aux Simeuse ?…

[F15-b]   — Et moi, monsieur, j’appartiens au gouvernement, voilà la différence des temps…

— Vous avez un domestique nommé Julien qui veut enlever la femme de chambre de la princesse de Cadignan ?…

— Monsieur, je ne permets à personne de me parler ainsi, dit Goulard, vous méconnaissez mon caractère…

— Et vous voulez savoir le mien ! riposta l’inconnu. Je me fais donc connaître… On peut mettre sur le livre de l’aubergiste : Impertinent, Venant de Paris, Questionneur, Âge douteux, voyageant pour son plaisir. Ce serait une innovation très goûtée en France, que d’imiter l’Angleterre dans sa méthode de laisser les gens aller et venir selon leur bon plaisir, sans les tracasser, leur demander à tout moment des papiers… Je suis sans passe-port, que ferez-vous ?

— Monsieur, le procureur du roi est là, sous les tilleuls… dit le Sous-Préfet.

— Monsieur Marest !… vous lui souhaiterez le bonjour de ma part…

— Mais qui êtes-vous ?…

— Ce que vous voudrez que je sois, mon cher monsieur Goulard, dit l’inconnu, car c’est vous qui déciderez en quoi je serai dans cet Arrondissement. Donnez-moi un bon conseil sur ma tenue ? Tenez, lisez.

Et l’inconnu tendit au sous-préfet une lettre ainsi conçue :

(Cabinet.)
Préfecture de l’Aube
Monsieur le sous-préfet,
Vous vous concerterez avec le porteur de la présente pour l’élection d’Arcis, et vous vous conformerez à tout ce qu’il pourra vous demander. Je vous engage à garder la plus entière discrétion, et à le traiter avec les égards dus à son rang.

Cette lettre était écrite et signée par le préfet.

— Vous avez fait de la prose sans le savoir ! dit l’inconnu en reprenant la lettre.

Antonin Goulard, déjà frappé par l’air gentilhomme et les [F15-c]   manières de ce personnage, devint respectueux.

— Et comment, monsieur ? demanda le sous-préfet.

— En voulant débaucher Anicette… Elle est venue nous dire les tentatives de corruption de Julien, que vous pourriez nommer Julien l’Apostat, car il a été vaincu par le jeune Paradis, mon tigre, et il a fini par avouer que vous souhaitiez faire entrer Anicette au service de la plus riche maison d’Arcis. Or, comme la plus riche maison d’Arcis est celle des Beauvisage, je ne doute pas que ce ne soit mademoiselle Cécile qui veut jouir de ce trésor…

— Oui, monsieur…

— Eh bien ! Anicette entrera ce matin au service des Beauvisage !

Il siffla. Paradis se présenta si rapidement que l’inconnu lui dit : Tu écoutais !

— Malgré moi, monsieur le comte ; les cloisons sont en papier… Si monsieur le comte le veut, j’irai dans une chambre en haut…

— Non, tu peux écouter, c’est ton droit… C’est à moi à parler bas quand je ne veux pas que tu connaisses mes affaires… Tu vas retourner à Cinq-Cygne, et tu remettras de ma part cette pièce de vingt francs à la petite Anicette… — Julien aura l’air de l’avoir séduite pour votre compte. Cette pièce d’or signifie qu’elle peut suivre Julien, dit l’inconnu en se tournant vers Goulard. Anicette ne sera pas inutile au succès de notre candidat…

— Anicette ?…

— Voici, monsieur le sous-préfet, trente-deux ans que les femmes de chambre me servent… J’ai eu ma première aventure à treize ans, absolument comme le Régent, le trisaïeul de notre roi… Connaissez-vous la fortune de cette demoiselle Beauvisage ?

— On ne peut pas la connaître, monsieur ; car hier, chez madame Marion, madame Séverine a dit que monsieur Grévin, le grand-père de Cécile, donnerait à sa petite-fille l’hôtel de [F15-d]   Beauséant et deux cent mille francs en cadeau de noces…

Les yeux de l’inconnu n’exprimèrent aucune surprise, il eut l’air de trouver cette fortune très médiocre.

— Connaissez-vous bien Arcis ? demanda-t-il à Goulard.

— Je suis le sous-préfet et je suis né dans le pays.

— Eh bien ! comment peut-on y déjouer la curiosité ?

— Mais en y satisfaisant. Ainsi, monsieur le comte a son nom de baptême, qu’il le mette sur les registres avec son titre.

— Bien, le comte Maxime…

— Et si monsieur veut prendre la qualité d’administrateur du chemin de fer, Arcis sera content, et on peut l’amuser avec ce bâton flottant pendant quinze jours…

— Non, je préfère la condition d’irrigateur, c’est moins commun… Je viens pour mettre les terres de Champagne en valeur… Ce sera, mon cher monsieur Goulard, une raison de m’inviter à dîner chez vous avec les Beauvisage, demain… je tiens à les voir, à les étudier.

— Je suis trop heureux de vous recevoir, dit le sous-préfet ; mais je vous demande de l’indulgence pour les misères de ma maison…

— Si je réussis dans l’élection d’Arcis au gré des vœux de ceux qui m’envoient, vous serez préfet, mon cher ami, dit l’inconnu. Tenez, lisez, dit-il en tendant deux autres lettres à Antonin.

— C’est bien, monsieur le comte, dit Goulard en rendant les lettres.

— Récapitulez toutes les voix dont peut disposer le ministère, et surtout n’ayons pas l’air de nous entendre. Je suis un spéculateur et je me moque des élections !…

— Je vais vous envoyer le commissaire de police pour vous forcer à vous inscrire sur le livre de Poupard.

— C’est très bien… Adieu, monsieur. Quel pays que celui-ci ? dit le comte à haute voix. On ne peut pas y faire un pas sans que tout le monde, jusqu’au sous-préfet, soit sur votre dos.

[F15-e]   — Vous aurez à faire au commissaire de police, monsieur, dit Antonin.

On parla vingt minutes après d’une altercation survenue entre le sous-préfet et l’inconnu chez madame Mollot.

— Eh bien ! de quel bois est le soliveau tombé dans notre marais ? dit Olivier Vinet à Goulard en le voyant revenir du Mulet.

— Un comte Maxime qui vient étudier le système géologique de la Champagne dans l’intention d’y trouver des sources minérales, répondit le sous-préfet d’un air dégagé.

— Dites des ressources, répondit Olivier.

— Il espère réunir des capitaux dans le pays ?… dit monsieur Martener.

— Je doute que nos royalistes donnent dans ces mines-là, répondit Olivier Vinet en souriant.

— Que présumez-vous, d’après l’air et les gestes de madame Marion, dit le sous-préfet qui brisa la conversation en montrant Simon et sa tante en conférence.

Simon était allé au devant de sa tante, et causait avec elle sur la place.

— Mais s’il était accepté, je crois qu’un mot suffirait pour le lui dire, répliqua le substitut.

— Eh bien ! dirent à la fois les deux fonctionnaires à Simon qui venait sous les tilleuls.

— Eh bien ! ma tante a bon espoir. Madame Beauvisage et le vieux Grévin, qui partait pour Gondreville, n’ont pas été surpris de notre demande, on a causé des fortunes respectives, on veut laisser Cécile entièrement libre de faire un choix. Enfin, madame Beauvisage a dit que, quant à elle, elle ne voyait pas d’objections contre une alliance de laquelle elle se trouvait très honorée, qu’elle subordonnerait néanmoins sa réponse à ma nomination et peut-être à mon début à la Chambre, et le vieux Grévin a parlé de consulter le comte de Gondreville, sans l’avis de qui jamais il ne prenait de décision importante…

[F15-f]   — Ainsi, dit nettement Goulard, tu n’épouseras pas Cécile, mon vieux !

— Et pourquoi ! s’écria Giguet ironiquement.

— Mon cher, madame Beauvisage va passer avec sa fille et son mari quatre soirées par semaine dans le salon de ta tante ; ta tante est la femme la plus comme il faut d’Arcis, elle est, quoiqu’il y ait vingt ans de différence entre elle et madame Beauvisage, l’objet de son envie, et tu crois que l’on ne doit pas envelopper un refus de quelques façons…

— Ne dire ni oui, ni non, reprit Vinet, c’est dire non, eu égard aux relations intimes de vos deux familles. Si madame Beauvisage est la plus grande fortune d’Arcis, madame Marion en est la femme la plus considérée ; car, à l’exception de la femme de notre président, qui ne voit personne, elle est la seule qui sache tenir un salon, elle est la reine d’Arcis. Madame Beauvisage paraît vouloir mettre de la politesse à son refus, voilà tout.

— Il me semble que le vieux Grévin s’est moqué de votre tante, mon cher, dit Frédéric Marest.

— Vous avez attaqué hier le comte de Gondreville, vous l’avez blessé, vous l’avez grièvement offensé, car Achille Pigoult l’a vaillamment défendu… et on veut le consulter sur votre mariage avec Cécile ?…

— Il est impossible d’être plus narquois que le vieux père Grévin, dit Vinet.

— Madame Beauvisage est ambitieuse, répondit Goulard, et sait très bien que sa fille aura deux millions ; elle veut être la belle-mère d’un ministre ou d’un ambassadeur, afin de trôner à Paris.

— Eh bien ! pourquoi pas ? dit Simon Giguet.

— Je te le souhaite, répondit le sous-préfet en regardant le substitut avec lequel il se mit à rire quand ils furent à quelques pas. Il ne sera pas seulement député ! dit-il à Olivier, le ministère a des intentions. Vous trouverez chez vous une [F15-g]   lettre de votre père qui vous enjoint de vous assurer des personnes de votre ressort, dont les votes appartiennent au ministère, il y va de votre avancement, et il vous recommande la plus entière discrétion.

— Et pour qui devront voter nos huissiers, nos avoués, nos juges de paix, nos notaires ! fit le substitut.

— Pour le candidat que je vous nommerai…

— Mais comment savez-vous que mon père m’écrit et ce qu’il m’écrit ?…

— Par l’inconnu…

— L’homme des mines !

— Mon cher Vinet, nous ne devons pas le connaître, traitons-le comme un étranger… Il a vu votre père à Provins, en y passant. Tout à l’heure, ce personnage m’a salué par un mot du préfet qui me dit de suivre, pour les élections d’Arcis, toutes les instructions que me donnera le comte Maxime. Je ne pouvais pas ne point avoir une bataille à livrer, je le savais bien ! Allons dîner ensemble et dressons nos batteries, il s’agit pour vous de devenir procureur du roi à Mantes, pour moi d’être préfet, et nous ne devons pas avoir l’air de nous mêler des élections, car nous sommes entre l’enclume et le marteau. Simon est le candidat d’un parti qui veut renverser le ministère actuel et qui peut réussir ; mais pour des gens aussi intelligents que nous, il n’y a qu’un parti à prendre ?…

— Lequel ?

— Servir ceux qui font et défont les ministères… Et la lettre que l’on m’a montrée est d’un des personnages qui sont les compéres de la pensée immuable.

Avant d’aller plus loin, il est nécessaire d’expliquer quel était ce mineur, et ce qu’il venait extraire de la Champagne.

[F16-a]   Environ deux mois avant le triomphe de Simon Giguet comme candidat, à onze heures, dans un hôtel du faubourg Saint-Honoré, au moment où l’on servit le thé chez la marquise d’Espard, le chevalier d’Espard, son beau-frère, dit en posant sa tasse et en regardant le cercle formé autour de la cheminée : — Maxime était bien triste, ce soir, ne trouvez-vous pas ?…

— Mais, répondit Rastignac, sa tristesse est assez explicable, il a quarante-huit ans ; à cet âge, on ne se fait plus [F16-b]   d’amis, et quand nous avons enterré de Marsay, Maxime a perdu le seul homme capable de le comprendre, de le servir et de se servir de lui…

— Il a sans doute quelques dettes pressantes, ne pourriez-vous pas le mettre à même de les payer ? dit la marquise à Rastignac.

En ce moment Rastignac était pour la seconde fois ministre, il venait d’être fait comte presque malgré lui ; son beau-père, le baron de Nucingen, avait été nommé pair de France, son frère était évêque, le comte de la Roche-Hugon, son beau-frère, était ambassadeur, et il passait pour être indispensable dans les combinaisons ministérielles à venir.

— Vous oubliez toujours, chère marquise, répondit Rastignac, que notre gouvernement n’échange son argent que contre de l’or, il ne comprend rien aux hommes.

— Maxime est-il homme à se brûler la cervelle ? demanda du Tillet.

— Ah ! tu le voudrais bien, nous serions quittes, répondit au banquier le comte Maxime de Trailles que chacun croyait parti.

Et le comte se dressa comme une apparition du fond d’un fauteuil placé derrière celui du chevalier d’Espard. Tout le monde se mit à rire.

— Voulez-vous une tasse de thé ? lui dit la jeune comtesse de Rastignac que la marquise avait priée de faire les honneurs à sa place.

— Volontiers, répondit le comte en venant se mettre devant la cheminée.

Cet homme, le prince des mauvais sujets de Paris, s’était jusqu’à ce jour soutenu dans la position supérieure qu’occupaient les dandies, alors appelés Gants jaunes, et depuis des lions. Il est assez inutile de raconter l’histoire de sa jeunesse [F16-c]   pleine d’aventures galantes et marquée par des drames horribles où il avait toujours su garder les convenances. Pour cet homme, les femmes ne furent jamais que des moyens, il ne croyait pas plus à leurs douleurs qu’à leurs plaisirs ; il les prenait, comme feu de Marsay, pour des enfants méchants.

Après avoir mangé sa propre fortune, il avait dévoré celle d’une fille célèbre, nommée la Belle Hollandaise, mère de la fameuse Esther Gobseck. Puis il avait causé les malheurs de madame de Restaud, la sœur de madame Delphine de Nucingen, mère de la jeune comtesse de Rastignac.

Le monde de Paris offre des bizarreries inimaginables. La baronne de Nucingen se trouvait en ce moment dans le salon de madame d’Espard, devant l’auteur de tous les maux de sa sœur, devant un assassin qui n’avait tué que le bonheur d’une femme. Voilà pourquoi, sans doute, il était là. Madame de Nucingen avait dîné chez la marquise avec sa fille, mariée depuis un an au comte de Rastignac, qui avait commencé sa carrière politique en occupant une place de sous-secrétaire d’État dans le célèbre ministère de feu de Marsay, le seul grand homme d’État qu’ait produit la Révolution de Juillet.

Le comte Maxime de Trailles savait seul combien de désastres il avait causés : mais il s’était toujours mis à l’abri du blâme en obéissant aux lois du Code-Homme. Quoiqu’il eût dissipé dans sa vie plus de sommes que les quatre bagnes de France n’en ont volé durant le même temps, la Justice était respectueuse pour lui. Jamais il n’avait manqué à l’honneur, il payait scrupuleusement ses dettes de jeu. Joueur admirable, il faisait la partie des plus grands seigneurs et des ambassadeurs. Il dînait chez tous les membres du corps diplomatique. Il se battait, il avait tué deux ou trois hommes en sa vie, il les avait à peu près assassinés, car il était d’une adresse et d’un sang-froid sans pareils. Aucun jeune homme ne l’égalait dans sa [F16-d]   mise, ni dans sa distinction de manières, dans l’élégance des mots, dans la désinvolture, ce qu’on appelait autrefois avoir un grand air. En sa qualité de page de l’empereur, formé dès l’âge de douze ans aux exercices du manége, il passait pour un des plus habiles écuyers. Ayant toujours eu cinq chevaux dans son écurie, il faisait alors courir, il dominait toujours la mode. Enfin personne ne se tirait mieux que lui d’un souper de jeunes gens, il buvait mieux que le plus aguerri d’entre eux, et sortait frais, prêt à recommencer, comme si la débauche était son élément. Maxime, un de ces hommes méprisés qui savent comprimer le mépris qu’ils inspirent par l’insolence de leur attitude et la peur qu’ils causent, ne s’abusait jamais sur sa situation. De là venait sa force. Les gens forts sont toujours leurs propres critiques.

Sous la Restauration, il avait assez bien exploité son état de page de l’empereur, il attribuait à ses prétendues opinions bonapartistes la répulsion qu’il avait rencontrée chez les différents ministères quand il demandait à servir les Bourbons ; car, malgré ses liaisons, sa naissance, et ses dangereuses capacités, il ne put rien obtenir ; et, alors, il entra dans la conspiration sourde sous laquelle succombèrent les Bourbons de la branche aînée. Maxime fit partie d’une association commencée dans un but de plaisir, d’amusement (Voir LES TREIZE), et qui tourna naturellement à la politique cinq ans avant la Révolution de juillet. Quand la branche cadette eut marché, précédée du peuple parisien, sur la branche aînée, et se fut assise sur le trône, Maxime réexploita son attachement à Napoléon, de qui il se souciait comme de sa première amourette. Il rendit alors de grands services que l’on fut extrêmement embarrassé de reconnaître, car il voulait être trop souvent payé par des gens qui savent compter. Au premier refus, Maxime se mit en état d’hostilité, menaçant de révéler certains détails peu agréables, [F16-e]   car les dynasties qui commencent ont, comme les enfants, des langes tachés.

Pendant son ministère, de Marsay répara les fautes de ceux qui avaient méconnu l’utilité de ce personnage, il lui donna de ces missions secrètes pour lesquelles il faut des consciences battues par le marteau de la nécessité, une adresse qui ne recule devant aucune mesure, de l’impudence, et surtout ce sang-froid, cet aplomb, ce coup-d’œil qui constitue les bravi de la pensée et de la haute politique. De semblables instruments sont à la fois rares et nécessaires.

Par calcul, de Marsay ancra Maxime de Trailles dans la société la plus élevée ; il le peignit comme un homme mûri par les passions, instruit par l’expérience, qui savait les choses et les hommes, à qui les voyages et une certaine faculté d’observation avaient donné la connaissance des intérêts européens, des cabinets étrangers et des alliances de toutes les familles continentales. De Marsay convainquit Maxime de la nécessité de se faire un honneur à lui ; il lui montra la discrétion moins comme une vertu que comme une spéculation ; il lui prouva que le pouvoir n’abandonnerait jamais un instrument solide et sûr, élégant et poli.

— En politique, on ne fait chanter qu’une fois ! lui dit-il en le blâmant d’avoir fait une menace.

Maxime était homme à sonder la profondeur de ce mot.

De Marsay mort, le comte Maxime de Trailles était retombé dans sa vie antérieure. Il allait jouer tous les ans aux Eaux, il revenait passer l’hiver à Paris ; mais s’il recevait quelques sommes importantes, venues des profondeurs de certaines caisses extrêmement avares, cette demi-solde due à l’homme intrépide qu’on pouvait employer d’un moment à l’autre, et confident des mystères de la contre diplomatie, était insuffisante pour les dissipations d’une vie aussi splendide que celle du roi [F16-f]   des dandies, du tyran de quatre ou cinq clubs parisiens. Aussi le comte Maxime avait-il souvent des inquiétudes sur la question financière. Sans propriété, il n’avait jamais pu consolider sa position en se faisant nommer député ; puis, sans fonctions ostensibles, il lui était impossible de mettre le couteau sous la gorge à quelque ministère pour se faire nommer pair de France. Or, il se voyait gagné par le temps, car ses profusions avaient entamé sa personne aussi bien que ses diverses fortunes. Malgré ses beaux dehors, il se connaissait et ne pouvait se tromper sur lui-même, il pensait à faire une fin, à se marier.

Homme d’esprit, il ne s’abusait pas sur sa considération, il savait bien qu’elle était mensongère. Il ne devait donc y avoir de femmes pour lui ni dans la haute société de Paris, ni dans la bourgeoisie ; il lui fallait prodigieusement de méchanceté, de bonhomie apparente et de services rendus pour se faire supporter, car chacun désirait sa chute ; et une mauvaise veine pouvait le perdre. Une fois envoyé à la prison de Clichy ou à l’étranger par quelques lettres de change intraitables, il tombait dans le précipice où l’on peut voir tant de carcasses politiques qui ne se consolent pas entre elles.

En ce moment même, il craignait les éboulements de quelques portions de cette voûte menaçante que les dettes élèvent au dessus de plus d’une tête parisienne. Il avait laissé les soucis apparaître sur son front, il venait de refuser de jouer chez madame d’Espard, il avait causé avec les femmes en donnant des preuves de distraction, et il avait fini par rester muet et absorbé dans le fauteuil d’où il venait de se lever comme le spectre de Banquo.

Le comte Maxime de Trailles se trouva l’objet de tous les regards, directs ou indirects, placé comme il l’était au milieu de la cheminée, illuminé par les feux croisés de deux candélabres. [F16-g]   Le peu de mots dits sur lui l’obligeait en quelque sorte à se poser fièrement, et il se tenait, en homme d’esprit, sans arrogance, mais avec l’intention de se montrer au dessus des soupçons.

Un peintre n’aurait jamais pu rencontrer un meilleur moment pour saisir le portrait de cet homme, certainement extraordinaire. Ne faut-il pas être doué de facultés rares pour jouer un pareil rôle, pour avoir toujours séduit les femmes pendant trente ans, pour se résoudre à n’employer ses dons que dans une sphère cachée, en incitant un peuple à la révolte, en surprenant les secrets d’une politique astucieuse, en ne triomphant que dans les boudoirs ou dans les cabinets.

N’y a-t-il pas je ne sais quoi de grand à s’élever aux plus hauts calculs de la politique, et à retomber froidement dans le néant d’une vie frivole ? Quel homme de fer que celui qui résiste aux alternatives du jeu, aux rapides voyages de la politique, au pied de guerre de l’élégance et du monde, aux dissipations des galanteries nécessaires, qui fait de sa mémoire une bibliothèque de ruses et de mensonges, qui enveloppe tant de pensées diverses, tant de manéges sous une impénétrable élégance de manières ? Si le vent de la faveur avait soufflé dans ces voiles toujours tendues, si le hasard des circonstances avait servi Maxime, il eût été Mazarin, le maréchal de Richelieu, Potemkin ou peut-être plus justement Lauzun sans Pignerol.

[F17-a]   Le comte, quoique d’une taille assez élevée, et d’une constitution sèche, avait pris un peu de ventre, mais il le contenait au majestueux, suivant l’expression de Brillat-Savarin. Ses habits étaient d’ailleurs si bien faits, qu’il conservait, dans toute sa personne, un air de jeunesse, quelque chose de leste, de découplé, dû sans doute à ses exercices soutenus, à l’habitude de faire des armes, de monter à cheval et de chasser. Maxime possédait toutes les grâces et les noblesses physiques de l’aristocratie, encore rehaussées par sa tenue supérieure. Son visage, long et bourbonien, était encadré par des favoris, par un collier de barbe soigneusement frisés, élégamment coupés, et noirs comme du jais.

[F17-b]   Cette couleur, pareille à celle d’une chevelure abondante, s’obtenait par un cosmétique indien fort cher, en usage dans la Perse, et sur lequel Maxime gardait le secret. Il trompait ainsi les regards les plus exercés sur le blanc qui, depuis long-temps, avait envahi ses cheveux. Le propre de cette teinture, dont se servent les Persans pour leurs barbes, est de ne pas rendre les traits durs, elle peut se nuancer par le plus ou le moins d’indigo, et s’harmonie alors à la couleur de la peau. C’était sans doute cette opération que madame Mollot avait vu faire ; mais on continue encore par certaines soirées la plaisanterie de se demander ce que madame Mollot a vu.

Maxime avait un très beau front, les yeux bleus, un nez grec, une bouche agréable et le menton bien coupé ; mais le tour de ses yeux était cerné par de nombreuses lignes fines comme si elles eussent été tracées avec un rasoir, et au point de n’être plus vues à une certaine distance. Ses tempes portaient des traces semblables. Le visage était aussi passablement rayé. Les yeux, comme ceux des joueurs qui ont passé des nuits innombrables, étaient couverts comme d’un glacis ; mais, quoique affaibli, le regard n’en était que plus terrible, il épouvantait. On sentait là-dessous une chaleur couvée, une lave de passions mal éteinte. Cette bouche, autrefois si fraîche et si rouge, avait également des teintes froides ; elle n’était plus droite, elle fléchissait sur la droite. Cette sinuosité semblait indiquer le mensonge. Le vice avait tordu ces lèvres ; mais les dents étaient encore belles et blanches.

Ces flétrissures disparaissaient dans l’ensemble de la physionomie et de la personne. Les formes étaient toujours si séduisantes, qu’aucun jeune homme ne pouvait lutter au bois de Boulogne avec Maxime à cheval où il se montrait plus jeune, plus gracieux que le plus jeune et le plus gracieux d’entre eux. Ce privilége de jeunesse éternelle a été possédé par quelques hommes de ce temps.

Le comte était d’autant plus dangereux qu’il paraissait souple, [F17-c]   indolent, et ne laissait pas voir l’épouvantable parti pris qu’il avait sur toute chose. Cette effroyable indifférence qui lui permettait de seconder une sédition populaire avec autant d’habileté qu’il pouvait en mettre à une intrigue de cour, dans le but de raffermir l’autorité d’un prince, avait une sorte de grâce. Jamais on ne se défie du calme, de l’uni, surtout en France, où nous sommes habitués à beaucoup de mouvement pour les moindres choses.

Vêtu selon la mode de 1839, le comte était en habit noir, en gilet de cachemire bleu foncé, brodé de petites fleurs d’un bleu clair, en pantalon noir, en bas de soie gris, en souliers vernis. Sa montre, contenue dans une des poches du gilet, se rattachait par une chaîne élégante à l’une des boutonnières.

— Rastignac, dit-il en acceptant la tasse de thé que la jolie madame de Rastignac lui tendit, voulez-vous venir avec moi à l’ambassade d’Autriche ?

— Mon cher, je suis trop nouvellement marié pour ne pas rentrer avec ma femme !

— C’est-à-dire que plus tard ?… dit la jeune comtesse en se retournant et regardant son mari.

— Plus tard, c’est la fin du monde, répondit Maxime. Mais n’est-ce pas me faire gagner mon procès que de me donner madame pour juge ?

Le comte par un geste gracieux, amena la jolie comtesse auprès de lui ; elle écouta quelques mots, regarda sa mère, et dit à Rastignac : — Si vous voulez aller avec monsieur de Trailles à l’ambassade, ma mère me ramènera.

Quelques instants après, la baronne de Nucingen et la comtesse de Rastignac sortirent ensemble. Maxime et Rastignac descendirent bientôt, et quand ils furent assis tous deux dans la voiture du baron : — Que me voulez-vous, Maxime, dit le nouveau marié ? Qu’y a-t-il de si pressé pour me prendre à la gorge ? Qu’avez-vous dit à ma femme ?

— Que j’avais à vous parler, répondit monsieur de Trailles. [F17-d]   Vous êtes heureux, vous ! Vous avez fini par épouser l’unique héritière des millions de Nucingen, et vous l’avez bien gagné… vingt ans de travaux forcés !…

— Maxime !

— Mais moi, me voici mis en question par tout le monde, dit-il en continuant et tenant compte de l’interruption. Un misérable, un du Tillet, se demande si j’ai le courage de me tuer ! Il est temps de se ranger. Veut-on ou ne veut-on pas se défaire de moi ? vous pouvez le savoir, vous le saurez, dit Maxime en faisant un geste pour imposer silence à Rastignac. Voici mon plan, écoutez-le. Vous devez me servir, je vous ai déjà servi, je puis vous servir encore. La vie que je mène m’ennuie et je veux une retraite. Voyez à me seconder dans la conclusion d’un mariage qui me donne un demi million ; une fois marié, nommez-moi ministre auprès de quelque méchante république d’Amérique. Je resterai dans ce poste aussi longtemps qu’il le faudra pour légitimer ma nomination à un poste du même genre en Allemagne. Si je vaux quelque chose, on m’en tirera ; si je ne vaux rien, on me remerciera. J’aurai peut-être un enfant, je serai sévère pour lui ; sa mère sera riche, j’en ferai un diplomate, il pourra être ambassadeur.

— Voici ma réponse, dit Rastignac. Il y a un combat, plus violent que le vulgaire ne le croit, entre une puissance au maillot et une puissance enfant. La puissance au maillot, c’est la Chambre des Députés, qui, n’étant pas contenue par une Chambre héréditaire…

— Ah ! ah ! dit Maxime, vous êtes pair de France.

— Ne le serais-je pas maintenant sous tous les régimes ?… dit le nouveau pair. Mais ne m’interrompez pas. Il s’agit de vous dans tout ce gâchis. La Chambre des Députés deviendra fatalement tout le gouvernement, comme nous le disait de Marsay, le seul homme par qui la France eût pu être sauvée, en tant que le cabinet ; car les peuples ne meurent pas, ils sont esclaves ou libres, voilà tout. La puissance enfant est la royauté [F17-e]   couronnée au mois d’août 1830. Le ministère actuel est vaincu : il a dissous la Chambre et veut faire les élections pour que le ministère qui viendra ne les fasse pas ; mais il ne croit pas à une victoire. S’il était victorieux dans les élections, la dynastie serait en danger ; tandis que, si le ministère est vaincu, le parti dynastique pourra lutter avec avantage, pendant long-temps. Les fautes de la chambre profiteront à une volonté qui, malheureusement, est tout dans la politique. Quand on est tout, comme fut Napoléon, il vient un moment où il faut se faire suppléer ; et comme on a écarté les gens supérieurs, le grand tout ne trouve pas de suppléant. Le suppléant, c’est ce qu’on nomme un cabinet, et il n’y a pas de cabinet en France, il n’y a qu’une volonté viagère. En France, il n’y a que les gouvernants qui fassent des fautes, l’opposition ne peut pas en faire, elle peut perdre autant de batailles qu’elle en livre, il lui suffit, comme les alliés en 1814, de vaincre une seule fois. Avec trois glorieuses journées enfin, elle détruit tout. Aussi est-ce se porter héritier du pouvoir que de ne pas gouverner et d’attendre. J’appartiens par mes opinions personnelles à l’aristocratie, et par mes opinions publiques à la royauté de Juillet. La maison d’Orléans m’a servi à relever la fortune de ma maison et je lui reste attaché32 à jamais.

— Le jamais de monsieur de Talleyrand bien entendu ! dit Maxime.

— Dans ce moment je ne peux donc rien pour vous, reprit Rastignac, nous n’aurons pas le pouvoir dans six mois. Oui, ces six mois vont être une agonie, je le savais, nous connaissions notre sort en nous formant, nous sommes un ministère-bouche-trou. Mais si vous vous distinguez au milieu de la bataille électorale qui va se livrer ; si vous apportez une voix, un député fidèle à la cause dynastique, on accomplira votre désir. Je puis parler de votre bonne volonté, je puis mettre le nez dans les documents secrets, dans les rapports confidentiels, et vous trouver quelque rude tâche. Si vous réussissez, je puis insister sur vos talents, [F17-f]   sur votre dévoûment, et réclamer la récompense. Votre mariage, mon cher, ne se fera que dans une famille d’industriels ambitieux, et en province. À Paris, vous êtes trop connu. Il s’agit donc de trouver un millionnaire, un parvenu doué d’une fille et possédé de l’envie de parader au château des Tuileries !

— Faites-moi prêter, par votre beau-père, vingt-cinq mille francs pour attendre jusque-là ; il sera intéressé à ce qu’on ne me paie pas en eau bénite de cour après le succès, et il poussera au mariage.

— Vous êtes fin, Maxime, vous vous défiez de moi, mais j’aime les gens d’esprit, j’arrangerai votre affaire.

Ils étaient arrivés. Le baron de Rastignac vit dans le salon le ministre de l’Intérieur, et alla causer avec lui dans un coin.

Le comte Maxime de Trailles était, en apparence, occupé de la vieille comtesse de Listomère ; mais il suivait, en réalité, le cours de la conversation des deux pairs de France ; il épiait leurs gestes, il interprétait leurs regards et finit par saisir un favorable coup d’œil jeté sur lui par le ministre.

Maxime et Rastignac sortirent ensemble à une heure du matin, et avant de monter chacun dans leurs voitures, Rastignac dit à de Trailles, sur les marches de l’escalier : — Venez me voir à l’approche des élections. D’ici là, j’aurai vu dans quelle localité les chances de l’opposition sont les plus mauvaises et quelles ressources y trouveront deux esprits comme les nôtres.

— Les vingt-cinq mille francs sont pressés ! lui répondit de Trailles.

— Hé, bien ! cachez-vous.

Cinquante jours après, un matin avant le jour le comte de Trailles vint rue de Bourbon, mystérieusement, dans un cabriolet de place, à la porte du magnifique hôtel que le baron de Nucingen avait acheté pour son gendre ; il renvoya le cabriolet, regarda s’il n’était pas suivi ; puis il attendit dans un petit salon [F17-g]   que Rastignac se levât. Quelques instants après, le valet de chambre introduisit Maxime dans le cabinet où se trouvait l’homme d’État.

— Mon cher, lui dit le ministre, je puis vous dire un secret qui sera divulgué dans deux jours par les journaux et que vous pouvez mettre à profit. Ce pauvre Charles Keller qui dansait si bien la mazurka, a été tué en Afrique, et il était notre candidat dans l’arrondissement d’Arcis. Cette mort laisse un vide. Voici la copie de deux rapports ; l’un du sous-préfet, l’autre du commissaire de police, qui prévenait le ministère que l’élection de notre pauvre ami rencontrerait des difficultés. Il se trouve dans celui du commissaire de police des renseignements sur l’état de la ville qui suffiront à un homme tel que toi, car l’ambition du concurrent du pauvre feu Charles Keller vient de son désir d’épouser une héritière… À un entendeur tel que toi, ce mot suffit. Les Cinq-Cygne, la princesse de Cadignan et George de Maufrigneuse sont à deux pas d’Arcis, tu sauras avoir au besoin les votes légitimistes… Ainsi…

— N’use pas ta langue, dit Maxime. Le commissaire de police est encore là…

— Oui.

— Fais-moi donner un mot pour lui…

— Mon cher, dit Rastignac en remettant à Maxime tout un dossier, vous trouverez là deux lettres écrites à Gondreville pour vous. Vous avez été page, il a été sénateur, vous vous entendrez. Madame François Keller est dévote, voici pour elle une lettre de la maréchale de Carigliano. La maréchale est devenue dynastique, elle vous recommande chaudement et vous rejoindra d’ailleurs. Je ne vous ajouterai qu’un mot : défiez-vous du sous-préfet que je crois capable de se ménager dans ce Simon Giguet un appui auprès de l’ex-président du conseil. S’il vous faut des lettres, des pouvoirs, des recommandations, écrivez-moi ?

[F17-h]   — Et les vingt-cinq mille francs, demanda Maxime.

— Signez cette lettre de change à l’ordre de du Tillet33, voici les fonds.

— Je réussirai, dit le comte, et vous pouvez promettre au château que le député d’Arcis leur appartiendra corps et âme. Si j’échoue, qu’on m’abandonne !

Maxime de Trailles était en tilbury, sur la route de Troyes, une heure après.