Dès que Calyste vit poindre les girouettes des deux pignons au-dessus des ajoncs du grand chemin et les têtes tortues des pins, il trouva l’air plus léger, Guérande lui semblait une prison, sa vie était aux Touches. Qui ne comprendrait les attraits qui s’y trouvaient pour un jeune homme candide ? L’amour pareil à celui de Chérubin, qui l’avait fait tomber aux pieds d’une personne qui devint une grande chose pour lui avant d’être une femme, devait {p. 350}   survivre aux inexplicables refus de Félicité. Ce sentiment, qui est plus le besoin d’aimer que l’amour, n’avait pas échappé sans doute à la terrible analyse de Camille Maupin, et de là peut-être venait son refus, noblesse incomprise par Calyste. Puis là brillaient d’autant plus les merveilles de la civilisation moderne qu’elles contrastaient avec tout Guérande, où la pauvreté des du Guénic était une splendeur. Là se déployèrent aux regards ravis de ce jeune ignorant, qui ne connaissait que les genêts de la Bretagne et les bruyères de la Vendée, les richesses parisiennes d’un monde nouveau ; de même qu’il y entendit un langage inconnu, sonore. Calyste écouta les accents poétiques de la plus belle musique, la surprenante musique du dix-neuvième siècle chez laquelle la mélodie et l’harmonie luttent à puissance égale, où le chant et l’instrumentation sont arrivés à des perfections inouïes. Il y vit les œuvres de la plus prodigue peinture, celle de l’école française, aujourd’hui héritière de l’Italie, de l’Espagne et des Flandres, où le talent est devenu si commun que tous les yeux, tous les cœurs fatigués de talent appellent à grands cris le génie. Il y lut ces œuvres d’imagination, ces étonnantes créations de la littérature moderne qui produisirent tout leur effet sur un cœur neuf. Enfin notre grand dix-neuvième siècle lui apparut avec ses magnificences collectives, sa critique, ses efforts de rénovation en tous genres, ses tentatives immenses et presque toutes à la mesure du géant qui berça dans ses drapeaux l’enfance de ce siècle, et lui chanta des hymnes accompagnés par la terrible basse du canon. Initié par Félicité à toutes ces grandeurs, qui peut-être échappent aux regards de ceux qui les mettent en scène et qui en sont les ouvriers, Calyste satisfaisait aux Touches le goût du merveilleux si puissant à son âge, et cette naïve admiration, le premier amour de l’adolescence, qui s’irrite tant de la critique. Il est si naturel que la flamme monte ! Il écouta cette jolie moquerie parisienne, cette élégante satire qui lui révélèrent l’esprit français et réveillèrent en lui mille idées endormies par la douce torpeur de sa vie en famille. Pour lui, mademoiselle des Touches était la mère de son intelligence, une mère qu’il pouvait aimer sans crime. Elle était si bonne pour lui : une femme est toujours adorable pour un homme à qui elle inspire de l’amour, encore qu’elle ne paraisse pas le partager. En ce moment Félicité lui donnait des leçons de musique. Pour lui ces grands appartements du rez-de-chaussée encore étendus par les habiles dispositions des prairies et des {p. 351}   massifs du parc, cette cage d’escalier meublée des chefs-d’œuvre de la patience italienne, de bois sculptés, de mosaïques vénitiennes et florentines, de bas-reliefs en ivoire, en marbre, de curiosités commandées par les fées du moyen âge ; cet appartement intime, si coquet, si voluptueusement artiste, étaient vivifiés, animés par une lumière, un esprit, un air surnaturels, étranges, indéfinissables. Le monde moderne avec ses poésies s’opposait vivement au monde morne et patriarcal de Guérande en mettant deux systèmes en présence. D’un côté les mille effets de l’art, de l’autre l’unité de la sauvage Bretagne. Personne alors ne demandera pourquoi le pauvre enfant, ennuyé comme sa mère des finesses de la mouche, tressaillait toujours en entrant dans cette maison, en y sonnant, en en traversant la cour. Il est à remarquer que ces pressentiments n’agitent plus les hommes faits, rompus aux inconvénients de la vie, que rien ne surprend plus, et qui s’attendent à tout. En ouvrant la porte, Calyste entendit les sons du piano, il crut que Camille Maupin était au salon ; mais, lorsqu’il entra au billard, la musique n’arriva plus à son oreille. Camille jouait sans doute sur le petit piano droit qui lui venait d’Angleterre rapporté par Conti et placé dans son salon d’en haut. En montant l’escalier où l’épais tapis étouffait entièrement le bruit des pas, Calyste alla de plus en plus lentement. Il reconnut quelque chose d’extraordinaire dans cette musique. Félicité jouait pour elle seule, elle s’entretenait avec elle-même. Au lieu d’entrer, le jeune homme s’assit sur un banc gothique garni de velours vert qui se trouvait le long du palier sous une fenêtre artistement encadrée de bois sculptés colorés en brou de noix et vernis. Rien de plus mystérieusement mélancolique que l’improvisation de Camille : vous eussiez dit d’une âme criant quelque De profundis à Dieu du fond de la tombe. Le jeune amant y reconnut la prière de l’amour au désespoir, la tendresse de la plainte soumise, les gémissements d’une affliction contenue. Camille avait étendu, varié, modifié l’introduction à la cavatine de Grâce pour toi, grâce pour moi, qui est presque tout le quatrième acte de Robert-le-Diable. Elle chanta tout à coup ce morceau d’une manière déchirante et s’interrompit. Calyste entra et vit la raison de cette interruption. La pauvre Camille Maupin ! la belle Félicité lui montra sans coquetterie un visage baigné de larmes, prit son mouchoir, les essuya, et lui dit simplement : — Bonjour. Elle était ravissante dans sa toilette du matin. Elle avait sur la tête une de {p. 352}   ces résilles en velours rouge alors à la mode et de laquelle s’échappaient ses luisantes grappes de cheveux noirs. Une redingote très courte lui formait une tunique grecque moderne qui laissait voir un pantalon de batiste à manchettes brodées et les plus jolies pantoufles turques, rouge et or.

— Qu’avez-vous ? lui dit Calyste.

— Il n’est pas revenu, répondit-elle en se tenant debout à la croisée et regardant les sables, le bras de mer et les marais.

Cette réponse expliquait sa toilette. Camille paraissait attendre Claude Vignon, elle était inquiète comme une femme qui fait des frais inutiles. Un homme de trente ans aurait vu cela, Calyste ne vit que la douleur de Camille.

— Vous êtes inquiète ? lui demanda-t-il.

— Oui, répondit-elle avec une mélancolie que cet enfant ne pouvait analyser.

Calyste sortit vivement.

— Hé ! bien, où allez-vous ?

— Le chercher, répondit-il.

— Cher enfant, dit-elle en le prenant par la main, le retenant auprès d’elle et lui jetant un de ces regards mouillés qui sont pour les jeunes âmes la plus belle des récompenses. Êtes-vous fou ? Où voulez-vous le trouver sur cette côte ?

— Je le trouverai.

— Votre mère aurait des angoisses mortelles. D’ailleurs restez. Allons, je le veux, dit-elle en le faisant asseoir sur le divan. Ne vous attendrissez pas sur moi. Les larmes que vous voyez sont de ces larmes qui nous plaisent. Il est en nous une faculté que n’ont point les hommes, celle de nous abandonner à notre nature nerveuse en poussant les sentiments à l’extrême. En nous figurant certaines situations et nous y laissant aller, nous arrivons ainsi aux pleurs, et quelquefois à des états graves, à des désordres. Nos fantaisies à nous ne sont pas des jeux de l’esprit, mais du cœur. Vous êtes venu fort à propos, la solitude ne me vaut rien. Je ne suis pas la dupe du désir qu’il a eu de visiter sans moi le Croisic et ses roches, le bourg de Batz et ses sables, les marais salants. Je savais qu’il y mettrait plusieurs jours au lieu d’un. Il a voulu nous laisser seuls ; il est jaloux, ou plutôt il joue la jalousie. Vous êtes jeune, vous êtes beau.

— Que ne me le disiez-vous ! Faut-il ne plus venir ? demanda {p. 353}   Calyste en retenant mal une larme qui roula sur sa joue et qui toucha vivement Félicité.

— Vous êtes un ange ! s’écria-t-elle. Puis elle chanta gaiement le Restez de Mathilde dans Guillaume Tell, pour ôter toute gravité à cette magnifique réponse de la princesse à son sujet. — Il a voulu, reprit-elle, me faire croire ainsi à plus d’amour qu’il n’en a pour moi. Il sait tout le bien que je lui veux, dit-elle en regardant Calyste avec attention ; mais il est humilié peut-être de se trouver inférieur à moi en ceci. Peut-être aussi lui est-il venu des soupçons sur vous et veut-il nous surprendre. Mais, quand il ne serait coupable que d’aller chercher les plaisirs de cette sauvage promenade sans moi, de ne m’avoir pas associée à ses courses, aux idées que lui inspireront ces spectacles, et de me donner de mortelles inquiétudes, n’est-ce pas assez ? Je ne suis pas plus aimée par ce grand cerveau que je ne l’ai été par le musicien, par l’homme d’esprit, par le militaire. Sterne a raison : les noms signifient quelque chose, et le mien est la plus sauvage raillerie. Je mourrai sans trouver chez un homme l’amour que j’ai dans le cœur, la poésie que j’ai dans l’âme.

Elle demeura les bras pendants, la tête appuyée sur son coussin, les yeux stupides de réflexion, fixés sur une rosace de son tapis. Les douleurs des esprits supérieurs ont je ne sais quoi de grandiose et d’imposant, elles révèlent d’immenses étendues d’âme que la pensée du spectateur étend encore. Ces âmes partagent les priviléges de la royauté dont les affections tiennent à un peuple et qui frappent alors tout un monde.

— Pourquoi m’avez-vous…, dit Calyste qui ne put achever.

La belle main de Camille Maupin s’était posée brûlante sur la sienne et l’avait éloquemment interrompu.

— La nature a changé pour moi ses lois en m’accordant encore cinq à six ans de jeunesse. Je vous ai repoussé par égoïsme. Tôt ou tard l’âge nous aurait séparés. J’ai treize ans de plus que lui, c’est déjà bien assez.

— Vous serez encore belle à soixante ans, s’écria héroïquement Calyste.

— Dieu vous entende ! répondit-elle en souriant. D’ailleurs, cher enfant, je veux l’aimer. Malgré son insensibilité, son manque d’imagination, sa lâche insouciance et l’envie qui le dévore, je crois qu’il y a des grandeurs sous ces haillons, j’espère galvaniser ce {p. 354}   cœur, le sauver de lui-même, me l’attacher. Hélas ! j’ai l’esprit clairvoyant et le cœur aveugle.

Elle fut épouvantable de clarté sur elle-même. Elle souffrait et analysait sa souffrance, comme Cuvier, Dupuytren expliquaient à leurs amis la marche fatale de leur maladie et le progrès que faisait en eux la mort. Camille Maupin se connaissait en passion aussi bien que ces deux savants se connaissaient en anatomie.

— Je suis venue ici pour le bien juger, il s’ennuie déjà. Paris lui manque, je le lui ai dit : il a la nostalgie de la critique, il n’a ni auteur à plumer, ni système à creuser, ni poète à désespérer, et n’ose se livrer ici à quelque débauche au sein de laquelle il pourrait déposer le fardeau de sa pensée. Hélas ! mon amour n’est pas assez vrai, peut-être, pour lui détendre le cerveau. Je ne l’enivre pas, enfin ! Grisez-vous ce soir avec lui, je me dirai malade et resterai dans ma chambre, je saurai si je ne me trompe point.

Calyste devint rouge comme une cerise, rouge du menton au front, et ses oreilles se bordèrent de feu.

— Mon Dieu ! s’écria-t-elle, et moi qui déprave sans y songer ton innocence de jeune fille ! Pardonne-moi, Calyste. Quand tu aimeras, tu sauras qu’on est capable de mettre le feu à la Seine pour donner le moindre plaisir à l’objet aimé, comme disent les tireuses de cartes. Elle fit une pause. Il y a des natures superbes et conséquentes qui s’écrient à un certain âge : — Si je recommençais la vie, je ferais de même ! Moi qui ne me crois pas faible, je m’écrie : — Je serais une femme comme votre mère, Calyste. Avoir un Calyste, quel bonheur ! Eussé-je pris pour mari le plus sot des hommes, j’aurais été femme humble et soumise. Et cependant je n’ai pas commis de fautes envers la société, je n’ai fait de tort qu’à moi-même. Hélas ! cher enfant, la femme ne peut pas plus aller seule dans la société que dans ce qu’on appelle l’état primitif. Les affections qui ne sont pas en harmonie avec les lois sociales ou naturelles, les affections qui ne sont pas obligées enfin, nous fuient. Souffrir pour souffrir, autant être utile. Que m’importent les enfants de mes cousines Faucombe qui ne sont plus Faucombe, que je n’ai pas vues depuis vingt ans, et qui d’ailleurs ont épousé des négociants ! Vous êtes un fils qui ne m’avez pas coûté les ennuis de la maternité, je vous laisserai ma fortune, et vous serez heureux, au moins de ce côté-là, par moi, cher trésor de beauté, de grâce que rien ne doit altérer ni flétrir…

{p. 355}   Après ces paroles dites d’un son de voix profond, elle déroula ses belles paupières pour ne pas laisser lire dans ses yeux.

— Vous n’avez rien voulu de moi, dit Calyste, je rendrais votre fortune à vos héritiers.

— Enfant ! dit Camille d’un son de voix profond en laissant rouler des larmes sur ses joues. Rien ne me sauvera-t-il donc de moi-même ?

— Vous avez une histoire à me dire et une lettre à me…, dit le généreux enfant pour faire diversion à ce chagrin ; mais il n’acheva pas, elle lui coupa la parole.

— Vous avez raison, il faut être honnête fille avant tout. Il était trop tard hier, mais il paraît que nous aurons bien du temps à nous aujourd’hui, dit-elle d’un ton à la fois plaisant et amer. Pour acquitter ma promesse, je vais me mettre de manière à plonger sur le chemin qui mène à la falaise.

Calyste lui disposa dans cette direction un grand fauteuil gothique et ouvrit la croisée à vitraux. Camille Maupin, qui partageait le goût oriental de l’illustre écrivain de son sexe, alla prendre un magnifique narghilé persan que lui avait donné un ambassadeur ; elle chargea la cheminée de patchouli, nettoya le bochettino, parfuma le tuyau de plume qu’elle y adaptait, et dont elle ne se servait jamais qu’une fois, mit le feu aux feuilles jaunes, plaça le vase à long col émaillé bleu et or de ce bel instrument de plaisir à quelques pas d’elle, et sonna pour demander du thé.

— Si vous voulez des cigarettes ?… Ah ! j’oublie toujours que vous ne fumez pas. Une pureté comme la vôtre est si rare ! Il me semble que pour caresser le duvet satiné de vos joues il faut la main d’une Ève sortie des mains de Dieu.

Calyste rougit et se posa sur un tabouret, il ne vit pas la profonde émotion qui fit rougir Camille.

— La personne de qui j’ai reçu cette lettre hier, et qui sera peut-être demain ici, est la marquise de Rochefide, dit Félicité. Après avoir marié sa fille aînée à un grand seigneur portugais établi pour toujours en France, le vieux Rochefide, dont la maison n’est pas aussi vieille que la vôtre, voulut apparenter son fils à la haute noblesse, afin de pouvoir lui faire avoir la pairie qu’il n’avait pu obtenir pour lui-même. La comtesse de Montcornet lui signala dans le département de l’Orne une mademoiselle Béatrix-Maximilienne-Rose de Casteran, {p. 356}   fille cadette du marquis de Casteran, qui voulait marier ses deux filles sans dot, afin de réserver toute sa fortune au comte de Casteran, son fils. Les Casteran sont, à ce qu’il paraît, de la côte d’Adam. Béatrix, née, élevée au château de Casteran, avait alors, le mariage s’est fait en 1828, une vingtaine d’années. Elle était remarquable par ce que vous autres provinciaux nommez originalité, et qui n’est simplement que de la supériorité dans les idées, de l’exaltation, un sentiment pour le beau, un certain entraînement pour les œuvres de l’art. Croyez-en une pauvre femme qui s’est laissée aller à ces pentes, il n’y a rien de plus dangereux pour une femme ; en les suivant, on arrive où vous me voyez, et où est arrivée la marquise… à des abîmes. Les hommes ont seuls le bâton avec lequel on se soutient le long de ces précipices, une force qui nous manque et qui fait de nous des monstres quand nous la possédons. Sa vieille grand’mère, la douairière de Casteran, lui vit avec plaisir épouser un homme auquel elle devait être supérieure en noblesse et en idées. Les Rochefide firent très-bien les choses, Béatrix n’eut qu’à se louer d’eux ; de même que les Rochefide durent être satisfaits des Casteran, qui, liés aux Verneuil, aux d’Esgrignon, aux Troisville, obtinrent la pairie pour leur gendre dans cette dernière grande fournée de pairs que fit Charles X, et dont l’annulation a été prononcée par la révolution de juillet. Rochefide est assez sot ; néanmoins il a commencé par avoir un fils ; et comme il a très-fort assassiné sa femme de lui-même, elle en a eu bientôt assez. Les premiers jours du mariage sont un écueil pour les petits esprits comme pour les grands amours. En sa qualité de sot, Rochefide a pris l’ignorance de sa femme pour de la froideur, il a classé Béatrix parmi les femmes lymphatiques et froides, elle est blonde, et il est parti de là pour rester dans la plus entière sécurité, pour vivre en garçon, et pour compter sur la prétendue froideur de la marquise, sur sa fierté, sur son orgueil, sur une manière de vivre grandiose qui entoure de mille barrières une femme à Paris. Vous saurez ce que je veux dire quand vous visiterez cette ville. Ceux qui comptaient profiter de son insouciante tranquillité lui disaient : « Vous êtes bien heureux : vous avez une femme froide, qui n’aura que des passions de tête ; elle est contente de briller, ses fantaisies sont purement artistiques ; sa jalousie, ses désirs seront satisfaits si elle se fait un {p. 357}   salon où elle réunira tous les beaux esprits ; elle fera des débauches de musique, des orgies de littérature. » Et le mari de gober ces plaisanteries par lesquelles à Paris on mystifie les niais. Cependant Rochefide n’est pas un sot ordinaire : il a de la vanité, de l’orgueil autant qu’un homme d’esprit, avec cette différence que les gens d’esprit se frottent de modestie et se font chats, ils vous caressent pour être caressés ; tandis que Rochefide a un bon gros amour-propre rouge et frais qui s’admire en public et sourit toujours. Sa vanité se vautre à l’écurie et se nourrit à grand bruit au râtelier en tirant son fourrage. Il a de ces défauts qui ne sont connus que des gens à même de les juger dans l’intimité, qui ne frappent que dans l’ombre et le mystère de la vie privée, tandis que dans le monde, et pour le monde, un homme paraît charmant. Rochefide devait être insupportable dès qu’il se croirait menacé dans ses foyers, car il a cette jalousie louche et mesquine, brutale quand elle est surprise, lâche pendant six mois, meurtrière le septième. Il croyait tromper sa femme et il la redoutait, deux causes de tyrannie, le jour où il s’apercevrait que la marquise lui faisait la charité de paraître indifférente à ses infidélités. Je vous analyse ce caractère afin d’expliquer la conduite de Béatrix. La marquise a eu pour moi la plus vive admiration, mais de l’admiration à la jalousie il n’y a qu’un pas. J’ai l’un des salons les plus remarquables de Paris, elle désirait s’en faire un, et tâchait de me prendre mon monde. Je ne sais pas garder ceux qui veulent me quitter. Elle a eu les gens superficiels qui sont amis de tout le monde par oisiveté, dont le but est de sortir d’un salon dès qu’ils y sont entrés ; mais elle n’a pas eu le temps de fonder une société. Dans ce temps-là je l’ai crue dévorée du désir d’une célébrité quelconque. Néanmoins elle a de la grandeur d’âme, une fierté royale, des idées, une facilité merveilleuse à concevoir et à comprendre tout ; elle parlera métaphysique et musique, théologie et peinture. Vous la verrez femme ce que nous l’avons vue jeune mariée ; mais il y a chez elle un peu d’affectation : elle a trop l’air de savoir les choses difficiles, le chinois ou l’hébreu, de se douter des hiéroglyphes ou de pouvoir expliquer les papyrus qui enveloppent les momies. Béatrix est une de ces blondes auprès desquelles la blonde Ève paraîtrait une négresse. Elle est mince et droite comme un cierge et blanche comme une hostie ; elle a une figure longue et pointue, un teint assez journalier, aujourd’hui couleur de percale, {p. 358}   demain bis et taché sous la peau de mille points, comme si le sang avait charrié de la poussière pendant la nuit ; son front est magnifique, mais un peu trop audacieux ; ses prunelles sont vert de mer pâle et nagent dans le blanc sous des sourcils faibles, sous des paupières paresseuses. Elle a souvent les yeux cernés. Son nez, qui décrit un quart de cercle, est pincé des narines et plein de finesse, mais impertinent. Elle a la bouche autrichienne, la lèvre supérieure est plus forte que l’inférieure qui tombe d’une façon dédaigneuse. Ses joues pâles ne se colorent que par une émotion très-vive. Son menton est assez gras ; le mien n’est pas mince, et peut-être ai-je tort de vous dire que les femmes à menton gras sont exigeantes en amour. Elle a une des plus belles tailles que j’aie vues, un dos d’une étincelante blancheur, autrefois très-plat et qui maintenant s’est, dit-on, développé, rembourré ; mais le corsage n’a pas été aussi heureux que les épaules, les bras sont restés maigres. Elle a d’ailleurs une tournure et des manières dégagées qui rachètent ce qu’elle peut avoir de défectueux, et mettent admirablement en relief ses beautés. La nature lui a donné cet air de princesse qui ne s’acquiert point, qui lui sied et révèle soudain la femme noble, en harmonie d’ailleurs avec des hanches grêles, mais du plus délicieux contour, avec le plus joli pied du monde, avec cette abondante chevelure d’ange que le pinceau de Girodet a tant cultivée, et qui ressemble à des flots de lumière. Sans être irréprochablement belle ni jolie, elle produit, quand elle le veut, des impressions ineffaçables. Elle n’a qu’à se mettre en velours cerise, avec des bouillons de dentelles, à se coiffer de roses rouges, elle est divine. Si, par un artifice quelconque, elle pouvait porter le costume du temps où les femmes avaient des corsets pointus à échelles de rubans s’élançant minces et frêles de l’ampleur étoffée des jupes en brocart à plis soutenus et puissants, où elles s’entouraient de fraises goudronnées, cachaient leurs bras dans des manches à crevés, à sabots de dentelles d’où la main sortait comme le pistil d’un calice, et qu’elles rejetaient les mille boucles de leur chevelure au delà d’un chignon ficelé de pierreries, Béatrix lutterait avantageusement avec les beautés idéales que vous voyez vêtues ainsi.

Félicité montrait à Calyste une belle copie du tableau de Miéris, où se voit une femme en satin blanc, debout, tenant un papier et chantant avec un seigneur brabançon, pendant qu’un nègre verse {p. 359}   dans un verre à pate du vieux vin d’Espagne, et qu’une vieille femme de charge arrange des biscuits.

— Les blondes, reprit-elle, ont sur nous autres femmes brunes l’avantage d’une précieuse diversité : il y a cent manières d’être blonde, et il n’y en a qu’une d’être brune. Les blondes sont plus femmes que nous, nous ressemblons trop aux hommes, nous autres brunes françaises. Eh ! bien, dit-elle, n’allez-vous pas tomber amoureux de Béatrix sur le portrait que je vous en fais, absolument comme je ne sais quel prince des Mille et un Jours ? Tu arriverais encore trop tard, mon pauvre enfant. Mais, console-toi. Là c’est au premier venu les os !

Ces paroles furent dites avec intention. L’admiration peinte sur le visage du jeune homme était plus excitée par la peinture que par le peintre dont le faire manquait son but.

— Malgré son état de blonde, continua-t-elle, Béatrix n’a pas la finesse de sa couleur ; elle a de la sévérité dans les lignes, elle est élégante et dure ; elle a la figure d’un dessin sec, et l’on dirait que dans son âme il y a des ardeurs méridionales. C’est un ange qui flambe et se dessèche. Enfin ses yeux ont soif. Ce qu’elle a de mieux est la face ; de profil, sa figure a l’air d’avoir été prise entre deux portes. Vous verrez si je me suis trompée. Voici ce qui nous a rendues amies intimes. Pendant trois ans, de 1828 à 1831, Béatrix, en jouissant des dernières fêtes de la Restauration, en voyageant à travers les salons, en allant à la cour, en ornant les bals costumés de l’Élysée-Bourbon, jugeait les hommes, les choses, les événements et la vie de toute la hauteur de sa pensée. Elle eut l’esprit occupé. Ce premier moment d’étourdissement causé par le monde empêcha son cœur de se réveiller, et il fut encore engourdi par les premières malices du mariage : l’enfant, les couches, et ce trafic de maternité que je n’aime point. Je ne suis point femme de ce côté-là. Les enfants me sont insupportables, ils donnent mille chagrins et des inquiétudes constantes. Aussi trouvé-je qu’un des grands bénéfices de la société moderne, et dont nous avons été privées par cet hypocrite de Jean-Jacques, était de nous laisser libres d’être ou de ne pas être mères. Si je ne suis pas seule à penser ainsi, je suis seule à le dire. Béatrix alla de 1830 à 1831 passer la tourmente à la terre de son mari et s’y ennuya comme un saint dans sa stalle au paradis. À son retour à Paris, la marquise jugea {p. 360}   peut-être avec justesse que la révolution, en apparence purement politique aux yeux de certaines gens, allait être une révolution morale. Le monde auquel elle appartenait n’ayant pu se reconstituer pendant le triomphe inespéré des quinze années de la Restauration, s’en irait en miettes sous les coups de bélier mis en œuvre par la bourgeoisie. Cette grande parole de monsieur Lainé : Les rois s’en vont ! elle l’avait entendue. Cette opinion, je le crois, n’a pas été sans influence sur sa conduite. Elle prit une part intellectuelle aux nouvelles doctrines qui pullulèrent durant trois ans, après Juillet, comme des moucherons au soleil, et qui ravagèrent plusieurs têtes femelles ; mais comme tous les nobles, en trouvant ces nouveautés superbes, elle voulait sauver la noblesse. Ne voyant plus de place pour les supériorités personnelles, voyant la haute noblesse recommencer l’opposition muette qu’elle avait faite à Napoléon, ce qui était son seul rôle sous l’empire de l’action et des faits, mais ce qui, dans une époque morale, équivaut à donner sa démission, elle préféra le bonheur à ce mutisme. Quand nous respirâmes un peu, la marquise trouva chez moi l’homme avec qui je croyais finir ma vie, Gennaro Conti, le grand compositeur, d’origine napolitaine, mais né à Marseille. Conti a beaucoup d’esprit, il a du talent comme compositeur, quoiqu’il ne puisse jamais arriver au premier rang. Sans Meyerbeer et Rossini, peut-être eût-il passé pour un homme de génie. Il a sur eux un avantage, il est en musique vocale ce qu’est Paganini sur le violon, Liszt sur le piano, Taglioni dans la danse, et ce qu’était enfin le fameux Garat, qu’il rappelle à ceux qui l’ont entendu. Ce n’est pas une voix, mon ami, c’est une âme. Quand ce chant répond à certaines idées, à des dispositions difficiles à peindre et dans lesquelles se trouve parfois une femme, elle est perdue en entendant Gennaro. La marquise conçut pour lui la plus folle passion et me l’enleva. Le trait est excessivement provincial, mais de bonne guerre. Elle conquit mon estime et mon amitié par la manière dont elle s’y prit avec moi. Je lui paraissais femme à défendre mon bien, elle ne savait pas que pour moi la chose au monde la plus ridicule dans cette position est l’objet même de la lutte. Elle vint chez moi. Cette femme si fière était tant éprise qu’elle me livra son secret et me rendit l’arbitre de sa destinée. Elle fut adorable : elle resta femme et marquise à mes yeux. Je vous dirai, mon ami, que les femmes sont parfois mauvaises ; mais elles ont des grandeurs secrètes que jamais les hommes ne sauront apprécier. Ainsi, comme je {p. 361}   puis faire mon testament de femme au bord de la vieillesse qui m’attend, je vous dirai que j’étais fidèle à Conti, que je l’eusse été jusqu’à la mort, et que cependant je le connaissais. C’est une nature charmante en apparence, et détestable au fond. Il est charlatan dans les choses du cœur. Il se rencontre des hommes, comme Nathan de qui je vous ai déjà parlé, qui sont charlatans d’extérieur et de bonne foi. Ces hommes se mentent à eux-mêmes. Montés sur leurs échasses, ils croient être sur leurs pieds, et font leurs jongleries avec une sorte d’innocence ; leur vanité est dans leur sang ; ils sont nés comédiens, vantards, extravagants de forme comme un vase chinois ; ils riront peut-être d’eux-mêmes. Leur personnalité est d’ailleurs généreuse, et, comme l’éclat des vêtements royaux de Murat, elle attire le danger. Mais la fourberie de Conti ne sera jamais connue que de sa maîtresse. Il a dans son art la célèbre jalousie italienne qui porta le Carlone à assassiner Piola, qui valut un coup de stylet à Paësiello. Cette envie terrible est cachée sous la camaraderie la plus gracieuse. Conti n’a pas le courage de son vice, il sourit à Meyerbeer et le complimente quand il voudrait le déchirer. Il sent sa faiblesse, et se donne les apparences de la force ; puis il est d’une vanité qui lui fait jouer les sentiments les plus éloignés de son cœur. Il se donne pour un artiste qui reçoit ses inspirations du ciel. Pour lui l’art est quelque chose de saint et de sacré. Il est fanatique, il est sublime de moquerie avec les gens du monde ; il est d’une éloquence qui semble partir d’une conviction profonde. C’est un voyant, un démon, un dieu, un ange. Enfin, quoique prévenu, Calyste, vous serez sa dupe. Cet homme méridional, cet artiste bouillant est froid comme une corde à puits. Écoutez-le : l’artiste est un missionnaire, l’art est une religion qui a ses prêtres et doit avoir ses martyrs. Une fois parti, Gennaro arrive au pathos le plus échevelé que jamais professeur de philosophie allemande ait dégurgité à son auditoire. Vous admirez ses convictions, il ne croit à rien. En vous enlevant au ciel par un chant qui semble un fluide mystérieux et qui verse l’amour, il jette sur vous un regard extatique ; mais il surveille votre admiration, il se demande : Suis-je bien un dieu pour eux ? Au même moment parfois il se dit en lui-même : J’ai mangé trop de macaroni. Vous vous croyez aimée, il vous hait, et vous ne savez pourquoi ; mais je le savais, moi : il avait vu la veille une femme, il l’aimait par caprice ; et m’insultait de quelque faux amour, de caresses hypocrites, en me faisant payer cher sa fidélité {p. 362}   forcée. Enfin il est insatiable d’applaudissements, il singe tout et se joue de tout ; il feint la joie aussi bien que la douleur ; mais il réussit admirablement. Il plaît, on l’aime, il peut être admiré quand il le veut. Je l’ai laissé haïssant sa voix, il lui devait plus de succès qu’à son talent de compositeur ; et il préfère être homme de génie comme Rossini à être un exécutant de la force de Rubini. J’avais fait la faute de m’attacher à lui, j’étais résignée à parer cette idole jusqu’au bout. Conti, comme beaucoup d’artistes, est friand ; il aime ses aises, ses jouissances ; il est coquet, recherché, bien mis ; eh ! bien, je flattais toutes ses passions, j’aimais cette nature faible et astucieuse. J’étais enviée, et je souriais parfois de pitié. J’estimais son courage ; il est brave, et la bravoure est, dit-on, la seule vertu qui n’ait pas d’hypocrisie. En voyage, dans une circonstance, je l’ai vu à l’épreuve : il a su risquer une vie qu’il aime ; mais, chose étrange ! à Paris, je lui ai vu commettre ce que je nomme des lâchetés de pensée. Mon ami, je savais toutes ces choses. Je dis à la pauvre marquise : — Vous ne savez dans quel abîme vous mettez le pied. Vous êtes le Persée d’une pauvre Andromède, vous me délivrez de mon rocher. S’il vous aime, tant mieux ! mais j’en doute, il n’aime que lui. Gennaro fut au septième ciel de l’orgueil. Je n’étais pas marquise, je ne suis pas née Casteran, je fus oubliée en un jour. Je me donnai le sauvage plaisir d’aller au fond de cette nature. Sûre du dénouement, je voulus observer les détours que ferait Conti. Mon pauvre enfant, je vis en une semaine des horreurs de sentiment, des pantalonnades infâmes. Je ne veux rien vous en dire, vous verrez cet homme ici. Seulement, comme il sait que je le connais, il me hait aujourd’hui. S’il pouvait me poignarder avec quelque sécurité, je n’existerais pas deux secondes. Je n’ai jamais dit un mot à Béatrix. La dernière et constante insulte de Gennaro est de croire que je suis capable de communiquer mon triste savoir à la marquise. Il est devenu sans cesse inquiet, rêveur ; car il ne croit aux bons sentiments de personne. Il joue encore avec moi le personnage d’un homme malheureux de m’avoir quittée. Vous trouverez en lui les cordialités les plus pénétrantes ; il est caressant, il est chevaleresque. Pour lui, toute femme est une madone. Il faut vivre long-temps avec lui pour avoir le secret de cette fausse bonhomie et connaître le stylet invisible de ses mystifications. Son air convaincu tromperait Dieu. Aussi serez-vous enlacé par ses manières chattes et ne croirez-vous jamais à la {p. 363}   profonde et rapide arithmétique de sa pensée intime. Laissons-le. Je poussai l’indifférence jusqu’à les recevoir chez moi. Cette circonstance fit que le monde le plus perspicace, le monde parisien, ne sut rien de cette intrigue. Quoique Gennaro fût ivre d’orgueil, il avait besoin sans doute de se poser devant Béatrix : il fut d’une admirable dissimulation. Il me surprit, je m’attendais à le voir demandant un éclat. Ce fut la marquise qui se compromit après un an de bonheur soumis à toutes les vicissitudes, à tous les hasards de la vie parisienne. Elle n’avait pas vu Gennaro depuis plusieurs jours, et je l’avais invité à dîner chez moi, où elle devait venir dans la soirée. Rochefide ne se doutait de rien ; mais Béatrix connaissait si bien son mari, qu’elle aurait préféré, me disait-elle souvent, les plus grandes misères à la vie qui l’attendait auprès de cet homme dans le cas où il aurait le droit de la mépriser ou de la tourmenter. J’avais choisi le jour de la soirée de notre amie la comtesse de Montcornet. Après avoir vu le café servi à son mari, Béatrix quitta le salon pour aller s’habiller, quoiqu’elle ne commençât jamais sa toilette de si bonne heure. — Votre coiffeur n’est pas venu, lui fit observer Rochefide quand il sut le motif de la retraite de sa femme. — Thérèse me coiffera, répondit-elle. — Mais où allez-vous donc ? vous n’allez pas chez madame de Montcornet à huit heures. — Non, dit-elle, mais j’entendrai le premier acte aux Italiens. L’interrogeant bailli du Huron dans Voltaire est un muet en comparaison des maris oisifs. Béatrix s’enfuit pour ne pas être questionnée davantage, et n’entendit pas son mari qui lui répondait : — Eh ! bien, nous irons ensemble. Il n’y mettait aucune malice, il n’avait aucune raison de soupçonner sa femme, elle avait tant de liberté ! il s’efforçait de ne la gêner en rien, il y mettait de l’amour-propre. La conduite de Béatrix n’offrait d’ailleurs pas la moindre prise à la critique la plus sévère. Le marquis comptait aller je ne sais où, chez sa maîtresse peut-être ! Il s’était habillé avant le dîner, il n’avait qu’à prendre ses gants et son chapeau, lorsqu’il entendit rouler la voiture de sa femme dans la cour sous la marquise du perron. Il passa chez elle et la trouva prête, mais dans le dernier étonnement de le voir. — Où allez-vous ? lui demanda-t-elle. — Ne vous ai-je pas dit que je vous accompagnais aux Italiens ? La marquise réprima les mouvements extérieurs d’une violente contrariété ; mais ses joues prirent une teinte de rose vif, comme si elle eût mis du rouge. — Eh ! bien, partons, dit-elle. Rochefide la {p. 364}   suivit sans prendre garde à l’émotion trahie par la voix de sa femme, que dévorait la colère la plus concentrée. — Aux Italiens ? dit le mari. — Non, s’écria Béatrix, chez mademoiselle des Touches. J’ai quelques mots à lui dire, reprit-elle quand la portière fut fermée. La voiture partit. — Mais, si vous le vouliez, reprit Béatrix, je vous conduirais d’abord aux Italiens, et j’irais chez elle après. — Non, répondit le marquis, si vous n’avez que quelques mots à lui dire, j’attendrai dans la voiture ; il est sept heures et demie. Si Béatrix avait dit à son mari : — Allez aux Italiens et laissez-moi tranquille, il aurait paisiblement obéi. Comme toute femme d’esprit, elle eut peur d’éveiller ses soupçons en se sentant coupable, et se résigna. Quand elle voulut quitter les Italiens pour venir chez moi, son mari l’accompagna. Elle entra rouge de colère et d’impatience. Elle vint à moi et me dit à l’oreille de l’air le plus tranquille du monde : — Ma chère Félicité, je partirai demain soir avec Conti pour l’Italie, priez-le de faire ses préparatifs et d’être avec une voiture et un passe-port ici. — Elle partit avec son mari. Les passions violentes veulent à tout prix leur liberté. Béatrix souffrait depuis un an de sa contrainte et de la rareté de ses rendez-vous, elle se regardait comme unie à Gennaro. Ainsi rien ne me surprit. À sa place, avec mon caractère, j’eusse agi de même. Elle se résolut à cet éclat en se voyant contrariée de la manière la plus innocente. Elle prévint le malheur par un malheur plus grand. Conti fut d’un bonheur qui me navra, sa vanité seule était en jeu. — C’est être aimé, cela ! me dit-il au milieu de ses transports. Combien peu de femmes sauraient perdre ainsi toute leur vie, leur fortune, leur considération ! — Oui, elle vous aime, lui dis-je, mais vous ne l’aimez pas ! Il devint furieux et me fit une scène : il pérora, me querella, me peignit son amour en disant qu’il n’avait jamais cru qu’il lui serait possible d’aimer autant. Je fus impassible et lui prêtai l’argent dont il pouvait avoir besoin pour ce voyage qui le prenait au dépourvu. Béatrix laissa pour Rochefide une lettre, et partit le lendemain soir en Italie. Elle y est restée deux ans ; elle m’a plusieurs fois écrit, ses lettres sont ravissantes d’amitié ; la pauvre enfant s’est attachée à moi comme à la seule femme qui la comprenne. Elle m’adore, dit-elle. Le besoin d’argent a fait faire un opéra français à Gennaro, qui n’a pas trouvé en Italie les ressources pécuniaires qu’ont les compositeurs à Paris. Voici la lettre de Béatrix, vous pourrez maintenant la comprendre, si à votre âge {p. 365}   on peut analyser déjà les choses du cœur, dit-elle en lui tendant la lettre.

En ce moment Claude Vignon entra. Cette apparition inattendue rendit pendant un moment Calyste et Félicité silencieux, elle par surprise, lui par inquiétude vague. Le front immense, haut et large de ce jeune homme chauve à trente-sept ans semblait obscurci de nuages. Sa bouche ferme et judicieuse exprimait une froide ironie. Claude Vignon est imposant, malgré les dégradations précoces d’un visage autrefois magnifique et devenu livide. Entre dix-huit et vingt-cinq ans, il a ressemblé presque au divin Raphaël ; mais son nez, ce trait de la face humaine qui change le plus, s’est taillé en pointe ; mais sa physionomie s’est tassée pour ainsi dire sous de mystérieuses dépressions, les contours ont acquis une plénitude d’une mauvaise couleur, les tons de plomb dominent dans le teint fatigué, sans qu’on connaisse les fatigues de ce jeune homme, vieilli peut-être par une amère solitude et par les abus de la compréhension. Il scrute la pensée d’autrui, sans but ni système, le pic de sa critique démolit toujours et ne construit rien. Ainsi sa lassitude est celle du manœuvre, et non celle de l’architecte. Les yeux d’un bleu pâle, brillants jadis, ont été voilés par des peines inconnues, ou ternis par une tristesse morne. La débauche a estompé le dessus des sourcils d’une teinte noirâtre. Les tempes ont perdu de leur fraîcheur. Le menton, d’une incomparable distinction, s’est doublé sans noblesse. Sa voix, déjà peu sonore, a faibli ; sans être ni éteinte ni enrouée, elle est entre l’enrouement et l’extinction. L’impassibilité de cette belle tête, la fixité de ce regard couvrent une irrésolution, une faiblesse que trahit un sourire spirituel et moqueur. Cette faiblesse frappe sur l’action et non sur la pensée : il y a les traces d’une compréhension encyclopédique sur ce front, dans les habitudes de ce visage enfantin et superbe à la fois. Il est un détail qui peut expliquer les bizarreries du caractère. L’homme est d’une haute taille, légèrement voûté déjà, comme tous ceux qui portent un monde d’idées. Jamais ces grands longs corps n’ont été remarquables par une énergie continue, par une activité créatrice. Charlemagne, Narsès, Bélisaire et Constantin sont, en ce genre, des exceptions excessivement remarquées. Certes, Claude Vignon offre des mystères à deviner. D’abord il est très-simple et très-fin tout ensemble. Quoiqu’il tombe avec la facilité d’une courtisane dans les excès, sa pensée demeure {p. 366}   inaltérable. Cette intelligence, qui peut critiquer les arts, la science, la littérature, la politique, est inhabile à gouverner la vie extérieure. Claude se contemple dans l’étendue de son royaume intellectuel et abandonne sa forme avec une insouciance diogénique. Satisfait de tout pénétrer, de tout comprendre, il méprise les matérialités ; mais, atteint par le doute dès qu’il s’agit de créer, il voit les obstacles sans être ravi des beautés, et, à force de discuter les moyens, il demeure les bras pendants, sans résultat. C’est le Turc de l’intelligence endormi par la méditation. La critique est son opium, et son harem de livres faits l’a dégoûté de toute œuvre à faire. Indifférent aux plus petites comme aux plus grandes choses, il est obligé, par le poids même de sa tête, de tomber dans la débauche pour abdiquer pendant quelques instants le fatal pouvoir de son omnipotente analyse. Il est trop préoccupé par l’envers du génie, et vous pouvez maintenant concevoir que Camille Maupin essayât de le mettre à l’endroit. Cette tâche était séduisante. Claude Vignon se croyait aussi grand politique que grand écrivain ; mais ce Machiavel inédit se rit en lui-même des ambitieux, il sait tout ce qu’il peut, il prend instinctivement mesure de son avenir sur ses facultés, il se voit grand, il regarde les obstacles, pénètre la sottise des parvenus, s’effraie ou se dégoûte, et laisse le temps s’écouler sans se mettre à l’œuvre. Comme Étienne Lousteau le feuilletoniste, comme Nathan le célèbre auteur dramatique, comme Blondet, autre journaliste, il est sorti du sein de la bourgeoisie, à laquelle on doit la plupart des grands écrivains.

— Par où donc êtes-vous venu ? lui dit mademoiselle des Touches surprise et rougissant de bonheur ou de surprise.

— Par la porte, dit sèchement Claude Vignon.

— Mais, s’écria-t-elle en haussant les épaules, je sais bien que vous n’êtes pas homme à entrer par une fenêtre.

— L’escalade est une espèce de croix d’honneur pour les femmes aimées.

— Assez, dit Félicité.

— Je vous dérange ? dit Claude Vignon.

— Monsieur, dit le naïf Calyste, cette lettre…

— Gardez-la, je ne demande rien, à nos âges ces choses-là se comprennent, dit-il d’un air moqueur en interrompant Calyste.

— Mais, monsieur… dit Calyste indigné.

— Calmez-vous, jeune homme, je suis d’une indulgence excessive pour les sentiments.

{p. 367}   — Mon cher Calyste… dit Camille en voulant parler.

— Cher ? dit Vignon qui l’interrompit.

— Claude plaisante, dit Camille en continuant de parler à Calyste, il a tort avec vous qui ne connaissez rien aux mystifications parisiennes.

— Je ne savais pas être plaisant, répliqua Vignon d’un air grave.

— Par quel chemin êtes-vous venu ? voilà deux heures que je ne cesse de regarder dans la direction du Croisic.

— Vous ne regardiez pas toujours, répondit Vignon.

— Vous êtes insupportable dans vos railleries.

— Je raille ?

Calyste se leva.

— Vous n’êtes pas assez mal ici pour vous en aller, lui dit Vignon.

— Au contraire, dit le bouillant jeune homme à qui Camille Maupin tendit sa main qu’il baisa, au lieu de la serrer, en y laissant une larme brûlante.

— Je voudrais être ce petit jeune homme, dit le critique en s’asseyant et prenant le bout du houka. Comme il aimera !

— Trop, car alors il ne sera pas aimé, dit mademoiselle des Touches. Madame de Rochefide arrive ici.

— Bon ! fit Claude, avec Conti ?

— Elle y restera seule, mais il l’accompagne.

— Il y a de la brouille ?

— Non.

— Jouez-moi une sonate de Beethoven, je ne connais rien de la musique qu’il a écrite pour le piano.

Claude se mit à charger de tabac turc la cheminée du houka, en examinant Camille beaucoup plus qu’elle ne le croyait ; une pensée horrible l’occupait, il se croyait pris pour dupe par une femme de bonne foi. Cette situation était neuve.

Calyste en s’en allant ne pensait plus à Béatrix de Rochefide ni à sa lettre, il était furieux contre Claude Vignon, il se courrouçait de ce qu’il prenait pour de l’indélicatesse, il plaignait la pauvre Félicité. Comment être aimé de cette sublime femme et ne pas l’adorer à genoux, ne pas la croire sur la foi d’un regard ou d’un sourire ? Après avoir été le témoin privilégié des douleurs que causait l’attente à Félicité, l’avoir vue tournant la tête vers le Croisic, il s’était senti l’envie de déchirer ce spectre pâle et froid ; ignorant, comme le lui avait dit Félicité, les mystifications de pensée {p. 368}   auxquelles excellent les railleurs de la Presse. Pour lui, l’amour était une religion humaine. En l’apercevant dans la cour, sa mère ne put retenir une exclamation de joie, et aussitôt la vieille mademoiselle du Guénic siffla Mariotte.

— Mariotte, voici l’enfant, mets la lubine.

— Je l’ai vu, mademoiselle, répondit la cuisinière.

La mère, un peu inquiète de la tristesse qui siégeait sur le front de Calyste, sans se douter qu’elle était causée par le prétendu mauvais traitement de Vignon envers Félicité, se mit à sa tapisserie. La vieille tante prit son tricot. Le baron donna son fauteuil à son fils, et se promena dans la salle comme pour se dérouiller les jambes avant d’aller faire un tour au jardin. Jamais tableau flamand ou hollandais n’a représenté d’intérieur d’un ton si brun, meublé de figures si harmonieusement suaves. Ce beau jeune homme vêtu de velours noir, cette mère encore si belle et les deux vieillards encadrés dans cette salle antique, exprimaient les plus touchantes harmonies domestiques. Fanny aurait bien voulu questionner Calyste, mais il avait tiré de sa poche cette lettre de Béatrix, qui peut-être allait détruire tout le bonheur dont jouissait cette noble famille. En la dépliant, la vive imagination de Calyste lui montra la marquise vêtue comme la lui avait fantastiquement dépeinte Camille Maupin.

Lettre de Béatrix à Félicité
Gênes, le 2 juillet.
Je ne vous ai pas écrit depuis notre séjour à Florence, chère amie ; mais Venise et Rome ont absorbé mon temps, et vous le savez, le bonheur tient de la place dans la vie. Nous n’en sommes ni l’une ni l’autre à une lettre de plus ou de moins. Je suis un peu fatiguée. J’ai voulu tout voir, et quand on n’a pas l’âme facile à blaser, la répétition des jouissances cause de la lassitude. Notre ami a eu de beaux triomphes à la Scala, à la Fenice, et ces jours derniers à Saint-Charles. Trois opéras italiens en dix-huit mois ! vous ne direz pas que l’amour le rend paresseux. Nous avons été partout accueillis à merveille, mais j’eusse préféré le silence et la solitude. N’est-ce pas la seule manière d’être qui convienne à des femmes en opposition directe avec le monde ? Je croyais qu’il en serait ainsi. L’amour, ma chère, est un maître plus exigeant que {p. 369}   le mariage ; mais il est si doux de lui obéir ! Après avoir fait de l’amour toute ma vie, je ne savais pas qu’il faudrait revoir le monde, même par échappées, et les soins dont on m’y a entourée étaient autant de blessures. Je n’y étais plus sur un pied d’égalité avec les femmes les plus élevées. Plus on me marquait d’égards, plus on étendait mon infériorité. Gennaro n’a pas compris ces finesses ; mais il était si heureux que j’aurais eu mauvaise grâce à ne pas immoler de petites vanités à une aussi grande chose que la vie d’un artiste. Nous ne vivons que par l’amour ; tandis que les hommes vivent par l’amour et par l’action, autrement ils ne seraient pas hommes. Cependant il existe pour nous autres femmes de grands désavantages dans la position où je me suis mise, et vous les aviez évités : vous étiez restée grande en face du monde, qui n’avait aucun droit sur vous ; vous aviez votre libre arbitre, et je n’ai plus le mien. Je ne parle de ceci que relativement aux choses du cœur, et non aux choses sociales desquelles j’ai fait un entier sacrifice. Vous pouviez être coquette et volontaire, avoir toutes les grâces de la femme qui aime et peut tout accorder ou tout refuser à son gré ; vous aviez conservé le privilége des caprices, même dans l’intérêt de votre amour et de l’homme qui vous plaisait. Enfin, aujourd’hui, vous avez encore votre propre aveu ; moi, je n’ai plus la liberté du cœur, que je trouve toujours délicieuse à exercer en amour, même quand la passion est éternelle. Je n’ai pas ce droit de quereller en riant, auquel nous tenons tant et avec tant de raison : n’est-ce pas la sonde avec laquelle nous interrogeons le cœur ? Je n’ai pas une menace à faire, je dois tirer tous mes attraits d’une obéissance et d’une douceur illimitées, je dois imposer par la grandeur de mon amour ; j’aimerais mieux mourir que de quitter Gennaro, car mon pardon est dans la sainteté de ma passion. Entre la dignité sociale et ma petite dignité, qui est un secret pour ma conscience, je n’ai pas hésité. Si j’ai quelques mélancolies semblables à ces nuages qui passent sur les cieux les plus purs et auxquelles nous autres femmes nous aimons à nous livrer, je les tais, elles ressembleraient à des regrets. Mon Dieu, j’ai si bien aperçu l’étendue de mes obligations, que je me suis armée d’une indulgence entière ; mais jusqu’à présent Gennaro n’a pas effarouché ma si susceptible jalousie. Enfin, je n’aperçois point par où ce cher beau génie pourrait faillir. Je ressemble un peu, chère ange, à ces dévots qui discutent avec leur Dieu, car n’est-ce pas à vous que je dois mon bonheur ? Aussi {p. 370}   ne pouvez-vous douter que je pense souvent à vous. J’ai vu l’Italie, enfin ! comme vous l’avez vue, comme on doit la voir, éclairée dans notre âme par l’amour, comme elle l’est par son beau soleil et par ses chefs-d’œuvre. Je plains ceux qui sont incessamment remués par les adorations qu’elle réclame à chaque pas, de ne pas avoir une main à serrer, un cœur où jeter l’exubérance des émotions qui s’y calment en s’y agrandissant. Ces dix-huit mois sont pour moi toute ma vie, et mon souvenir y fera de riches moissons. N’avez-vous pas fait comme moi le projet de demeurer à Chiavari, d’acheter un palais à Venise, une maisonnette à Sorrente, à Florence une villa ? Toutes les femmes aimantes ne craignent-elles pas le monde ? Mais moi, jetée pour toujours en dehors de lui, ne devais-je pas souhaiter de m’ensevelir dans un beau paysage, dans un monceau de fleurs, en face d’une jolie mer ou d’une vallée qui vaille la mer, comme celle qu’on voit de Fiesole ? Mais, hélas ! nous sommes de pauvres artistes, et l’argent ramène à Paris les deux bohémiens. Gennaro ne veut pas que je m’aperçoive d’avoir quitté mon luxe, et vient faire répéter à Paris une œuvre nouvelle, un grand opéra. Vous comprenez aussi bien que moi, mon bel ange, que je ne saurais mettre le pied dans Paris. Au prix de mon amour, je ne voudrais pas rencontrer un de ces regards de femme ou d’homme qui me feraient concevoir l’assassinat. Oui, je hacherais en morceaux quiconque m’honorerait de sa pitié, me couvrirait de sa bonne grâce, comme cette adorable Châteauneuf, laquelle, sous Henri III, je crois, a poussé son cheval et foulé aux pieds le prévôt de Paris, pour un crime de ce genre. Je vous écris donc pour vous dire que je ne tarderai pas à venir vous retrouver aux Touches, y attendre, dans cette Chartreuse, notre Gennaro. Vous voyez comme je suis hardie avec ma bienfaitrice et ma sœur ? Mais c’est que la grandeur des obligations ne me mènera pas, comme certains cœurs, à l’ingratitude. Vous m’avez tant parlé des difficultés de la route que je vais essayer d’arriver au Croisic par mer. Cette idée m’est venue en apprenant ici qu’il y avait un petit navire danois déjà chargé de marbre qui va y prendre du sel en retournant dans la Baltique. J’évite par cette voie la fatigue et les dépenses du voyage par la poste. Je sais que vous n’êtes pas seule, et j’en suis bien heureuse : j’avais des remords à travers mes félicités. Vous êtes la seule personne auprès de laquelle je pouvais être seule et sans Conti. Ne sera-ce pas pour vous aussi un plaisir que d’avoir auprès de vous une {p. 371}   femme qui comprendra votre bonheur sans en être jalouse ? Allons, à bientôt. Le vent est favorable, je pars en vous envoyant un baiser.

— Hé ! bien, elle m’aime aussi, celle-là, se dit Calyste en repliant la lettre d’un air triste.

Cette tristesse jaillit sur le cœur de la mère comme si quelque lueur lui eût éclairé un abîme. Le baron venait de sortir. Fanny alla pousser le verrou de la tourelle et revint se poser au dossier du fauteuil où était son enfant, comme est la sœur de Didon dans le tableau de Guérin ; elle lui baisa le front en lui disant : — Qu’as-tu, mon Calyste, qui t’attriste ? Tu m’as promis de m’expliquer tes assiduités aux Touches ; je dois, dis-tu, en bénir la maîtresse.

— Oui, certes, dit-il, elle m’a démontré, ma mère chérie, l’insuffisance de mon éducation à une époque où les nobles doivent conquérir une valeur personnelle pour rendre la vie à leur nom. J’étais aussi loin de mon siècle que Guérande est loin de Paris. Elle a été un peu la mère de mon intelligence.

— Ce n’est pas pour cela que je la bénirai, dit la baronne dont les yeux s’emplirent de larmes.

— Maman, s’écria Calyste sur le front de qui tombèrent ces larmes chaudes, deux perles de maternité endolorie ! maman, ne pleurez pas, car tout à l’heure je voulais, pour lui rendre service, parcourir le pays depuis la berge aux douaniers jusqu’au bourg de Batz, et elle m’a dit : « Dans quelle inquiétude serait votre mère ! »

— Elle a dit cela ? Je puis donc lui pardonner bien des choses, dit Fanny.

— Félicité ne veut que mon bien, reprit Calyste, elle retient souvent de ces paroles vives et douteuses qui échappent aux artistes, pour ne pas ébranler en moi une foi qu’elle ne sait pas être inébranlable. Elle m’a raconté la vie à Paris de quelques jeunes gens de la plus haute noblesse, venant de leur province comme je puis en sortir, quittant une famille sans fortune, et y conquérant, par la puissance de leur volonté, de leur intelligence, une grande fortune. Je puis faire ce qu’a fait le baron de Rastignac, au Ministère aujourd’hui. Elle me donne des leçons de piano, elle m’apprend l’italien, elle m’initie à mille secrets sociaux desquels personne ne se doute à Guérande. Elle n’a pu me donner les trésors de l’amour, elle me donne ceux de sa vaste intelligence, de son esprit, de son génie. Elle ne veut pas être un plaisir, mais une lumière pour moi ; {p. 372}   elle ne heurte aucune de mes religions : elle a foi dans la noblesse, elle aime la Bretagne, elle…

— Elle a changé notre Calyste, dit la vieille aveugle en l’interrompant, car je ne comprends rien à ces paroles. Tu as une maison solide, mon beau neveu, de vieux parents qui t’adorent, de bons vieux domestiques ; tu peux épouser une bonne petite Bretonne, une fille religieuse et accomplie qui te rendra bien heureux, et tu peux réserver tes ambitions pour ton fils aîné, qui sera trois fois plus riche que tu ne l’es, si tu sais vivre tranquille, économiquement, à l’ombre, dans la paix du Seigneur, pour dégager les terres de notre maison. C’est simple comme un cœur breton. Tu ne seras pas si promptement, mais plus solidement un riche gentilhomme.

— Ta tante a raison, mon ange, elle s’est occupée de ton bonheur avec autant de sollicitude que moi. Si je ne réussis pas à te marier avec miss Margaret, la fille de ton oncle lord Fitz-William, il est à peu près sûr que mademoiselle de Pen-Hoël donnera son héritage à celle de ses nièces que tu chériras.

— D’ailleurs on trouvera quelques écus ici, dit la vieille tante à voix basse et d’un air mystérieux.

— Me marier à mon âge ?… dit-il en jetant à sa mère un de ces regards qui font mollir la raison des mères.

Serais-je donc sans belles et folles amours ? Ne pourrais-je trembler, palpiter, craindre, respirer, me coucher sous d’implacables regards et les attendrir ? Faut-il ne pas connaître la beauté libre, la fantaisie de l’âme, les nuages qui courent sous l’azur du bonheur et que le souffle du plaisir dissipe ? N’irais-je pas dans les petits chemins détournés, humides de rosée ? Ne resterais-je pas sous le ruisseau d’une gouttière sans savoir qu’il pleut, comme les amoureux vus par Diderot ? Ne prendrais-je pas, comme le duc de Lorraine, un charbon ardent dans la paume de ma main ? N’escaladerais-je pas d’échelles de soie ? ne me suspendrais-je pas à un vieux treillis pourri sans le faire plier ? ne me cacherais-je pas dans une armoire ou sous un lit ? Ne connaîtrais-je de la femme que la soumission conjugale, de l’amour que sa flamme de lampe égale ? Mes curiosités seront-elles rassasiées avant d’être excitées ? Vivrais-je sans éprouver ces rages de cœur qui grandissent la puissance de l’homme ? Serais-je un moine conjugal ? Non ! j’ai mordu la pomme parisienne de la civilisation. Ne voyez-vous pas que vous avez, par les chastes, par les ignorantes mœurs de la famille, préparé le feu qui me dévore {p. 373}   et que je serais consumé sans avoir adoré la divinité que je vois partout, dans les feuillages verts, comme dans les sables allumés par le soleil, et dans toutes les femmes belles, nobles, élégantes, dépeintes par les livres, par les poèmes dévorés chez Camille ? Hélas ! de ces femmes, il n’en est qu’une à Guérande, et c’est vous, ma mère ! Ces beaux oiseaux bleus de mes rêves, ils viennent de Paris, ils sortent d’entre les pages de lord Byron, de Scott : c’est Parisina, Effie, Minna ! Enfin c’est la royale duchesse que j’ai vue dans les landes, à travers les bruyères et les genêts, et dont l’aspect me mettait tout le sang au cœur !

La baronne vit toutes ces pensées plus claires, plus belles, plus vives que l’art ne les fait à celui qui les lit ; elle les embrassa rapides, toutes jetées par ce regard comme les flèches d’un carquois qui se renverse. Sans avoir jamais lu Beaumarchais, elle pensa, avec toutes les femmes, que ce serait un crime de marier ce Chérubin.

— Oh ! mon cher enfant, dit-elle en le prenant dans ses bras, le serrant et baisant ses beaux cheveux qui étaient encore à elle, marie-toi quand tu voudras, mais sois heureux ! Mon rôle n’est pas de te tourmenter.

Mariotte vint mettre le couvert. Gasselin était sorti pour promener le cheval de Calyste, qui depuis deux mois ne le montait plus. Ces trois femmes, la mère, la tante et Mariotte s’entendaient avec la ruse naturelle aux femmes pour fêter Calyste quand il dînait au logis. La pauvreté bretonne, armée des souvenirs et des habitudes de l’enfance, essayait de lutter avec la civilisation parisienne si fidèlement représentée à deux pas de Guérande, aux Touches. Mariotte essayait de dégoûter son jeune maître des préparations savantes de la cuisine de Camille Maupin, comme sa mère et sa tante rivalisaient de soins pour enserrer leur enfant dans les rets de leur tendresse, et rendre toute comparaison impossible.

— Ah ! vous avez une lubine (espèce de bar), monsieur Calyste, et des bécassines, et des crêpes qui ne peuvent se faire qu’ici, dit Mariotte d’un air sournois et triomphant en se mirant dans la nappe blanche, une vraie tombée de neige.

Après le dîner, quand sa vieille tante se fut remise à tricoter, quand le curé de Guérande et le chevalier du Halga revinrent, alléchés par leur partie de mouche, Calyste sortit pour retourner aux Touches, prétextant la lettre de Béatrix à rendre.

Claude Vignon et mademoiselle des Touches étaient encore à {p. 374}   table. Le grand critique avait une pente à la gourmandise, et ce vice était caressé par Félicité qui savait combien une femme se rend indispensable par ses complaisances. La salle à manger, complétée depuis un mois par des additions importantes, annonçait avec quelle souplesse et quelle promptitude une femme épouse le caractère, embrasse l’état, les passions et les goûts de l’homme qu’elle aime ou veut aimer. La table offrait le riche et brillant aspect que le luxe moderne a imprimé au service, aidé par les perfectionnements de l’industrie. La pauvre et noble maison du Guénic ignorait à quel adversaire elle avait affaire, et quelle fortune était nécessaire pour jouter avec l’argenterie réformée à Paris et apportée par mademoiselle des Touches, avec ses porcelaines jugées encore bonnes pour la campagne, avec son beau linge, son vermeil, les colifichets de sa table et la science de son cuisinier. Calyste refusa de prendre des liqueurs contenues dans un de ces magnifiques cabarets en bois précieux qui sont comme des tabernacles.

— Voici votre lettre, dit-il avec une innocente ostentation en regardant Claude qui dégustait un verre de liqueur des îles.

— Eh ! bien, qu’en dites-vous ? lui demanda mademoiselle des Touches en jetant la lettre à travers la table à Vignon qui se mit à la lire en prenant et déposant tour à tour son petit verre.

— Mais… que les femmes de Paris sont bien heureuses, elles ont toutes des hommes de génie à adorer et qui les aiment.

— Eh ! bien, vous êtes encore de votre village, dit en riant Félicité. Comment ? vous n’avez pas vu qu’elle l’aime déjà moins, et que…

— C’est évident ! dit Claude Vignon qui n’avait encore parcouru que le premier feuillet. Observe-t-on quoi que ce soit de sa situation quand on aime véritablement ? est-on aussi subtil que la marquise ? calcule-t-on, distingue-t-on ? La chère Béatrix est attachée à Conti par la fierté, elle est condamnée à l’aimer quand même.

— Pauvre femme ! dit Camille.

Calyste avait les yeux fixés sur la table, il n’y voyait plus rien. La belle femme dans le costume fantastique dessiné le matin par Félicité lui était apparue brillante de lumière ; elle lui souriait, elle agitait son éventail ; et l’autre main, sortant d’un sabot de dentelle et de velours nacarat, tombait blanche et pure sur les plis bouffants de sa robe splendide.

{p. 375}   — Ce serait bien votre affaire, dit Claude Vignon en souriant d’un air sardonique à Calyste.

Calyste fut blessé du mot affaire.

— Ne donnez pas à ce cher enfant l’idée d’une intrigue pareille, vous ne savez pas combien ces plaisanteries sont dangereuses. Je connais Béatrix, elle a trop de grandiose dans le caractère pour changer, et d’ailleurs Conti serait là.

— Ah ! dit railleusement Claude Vignon, un petit mouvement de jalousie ?…

— Le croiriez-vous ? dit fièrement Camille.

— Vous êtes plus perspicace que ne le serait une mère, répondit railleusement Claude.

— Mais cela est-il possible ? dit Camille en montrant Calyste.

— Cependant, reprit Vignon, ils seraient bien assortis. Elle a dix ans de plus que lui, et c’est lui qui semble être la jeune fille.

— Une jeune fille, monsieur, qui a déjà vu le feu deux fois dans la Vendée. S’il s’était seulement trouvé vingt mille jeunes filles semblables…

— Je faisais votre éloge, dit Vignon, ce qui est bien plus facile que de vous faire la barbe.

— J’ai une épée qui la fait à ceux qui l’ont trop longue, répondit Calyste.

— Et moi je fais très-bien l’épigramme, dit en souriant Vignon, nous sommes Français, l’affaire peut s’arranger.

Mademoiselle des Touches jeta sur Calyste un regard suppliant qui le calma soudain.

— Pourquoi, dit Félicité pour briser ce débat, les jeunes gens comme mon Calyste commencent-ils par aimer des femmes d’un certain âge ?

— Je ne sais pas de sentiment qui soit plus naïf ni plus généreux, répondit Vignon, il est la conséquence des adorables qualités de la jeunesse. D’ailleurs, comment les vieilles femmes finiraient-elles sans cet amour ? Vous êtes jeune et belle, vous le serez encore pendant vingt ans, on peut s’expliquer devant vous, ajouta-t-il en jetant un regard fin à mademoiselle des Touches. D’abord les semi-douairières auxquelles s’adressent les jeunes gens savent beaucoup mieux aimer que n’aiment les jeunes femmes. Un adulte ressemble trop à une jeune femme pour qu’une jeune femme lui plaise. Une telle passion frise la fable de Narcisse. Outre cette répugnance, il y a, je crois, {p. 376}   entre eux une inexpérience mutuelle qui les sépare. Ainsi la raison qui fait que le cœur des jeunes femmes ne peut être compris que par des hommes dont l’habileté se cache sous une passion vraie ou feinte, est la même, à part la différence des esprits, qui rend une femme d’un certain âge plus apte à séduire un enfant : il sent admirablement qu’il réussira près d’elle, et les vanités de la femme sont admirablement flattées de sa poursuite. Il est enfin très-naturel à la jeunesse de se jeter sur les fruits, et l’automne de la femme en offre d’admirables et de très-savoureux. N’est-ce donc rien que ces regards à la fois hardis et réservés, languissants à propos, trempés des dernières lueurs de l’amour, si chaudes et si suaves ? cette savante élégance de parole, ces magnifiques épaules dorées si noblement développées, ces rondeurs si pleines, ce galbe gras et comme ondoyant, ces mains trouées de fossettes, cette peau pulpeuse et nourrie, ce front plein de sentiments abondants où la lumière se traîne, cette chevelure si bien ménagée, si bien soignée, où d’étroites raies de chair blanche sont admirablement dessinées, et ces cols à plis superbes, ces nuques provoquantes où toutes les ressources de l’art sont déployées pour faire briller les oppositions entre les cheveux et les tons de la peau, pour mettre en relief toute l’insolence de la vie et de l’amour ? Les brunes elles-mêmes prennent alors des teintes blondes, les couleurs d’ambre de la maturité. Puis ces femmes révèlent dans leurs sourires et déploient dans leurs paroles la science du monde : elles savent causer, elles vous livrent le monde entier pour vous faire sourire, elles ont des dignités et des fiertés sublimes, elles poussent des cris de désespoir à fendre l’âme, des adieux à l’amour qu’elles savent rendre inutiles et qui ravivent les passions ; elles deviennent jeunes en variant les choses les plus désespéramment simples ; elles se font à tout moment relever de leur déchéance proclamée avec coquetterie, et l’ivresse causée par leurs triomphes est contagieuse ; leurs dévouements sont absolus : elles vous écoutent, elles vous aiment enfin, elles se saisissent de l’amour comme le condamné à mort s’accroche aux plus petits détails de la vie, elles ressemblent à ces avocats qui plaident tout dans leurs causes sans ennuyer le tribunal, elles usent de tous leurs moyens, enfin on ne connaît l’amour absolu que par elles. Je ne crois pas qu’on puisse jamais les oublier, pas plus qu’on n’oublie ce qui est grand, sublime. Une jeune femme a mille distractions, ces femmes-là n’en ont aucune ; elles n’ont plus ni amour-propre, ni vanité, ni petitesse ; leur amour, {p. 377}   c’est la Loire à son embouchure : il est immense, il est grossi de toutes les déceptions, de tous les affluents de la vie, et voilà pourquoi… ma fille est muette, dit-il en voyant l’attitude extatique de mademoiselle des Touches qui serrait avec force la main de Calyste, peut-être pour le remercier d’avoir été l’occasion d’un pareil moment, d’un éloge si pompeux qu’elle ne put y voir aucun piége.

Pendant le reste de la soirée, Claude Vignon et Félicité furent étincelants d’esprit, racontèrent des anecdotes et peignirent le monde parisien à Calyste qui s’éprit de Claude, car l’esprit exerce ses séductions surtout sur les gens de cœur.

— Je ne serais pas étonné de voir débarquer demain la marquise de Rochefide et Conti, qui sans doute l’accompagne, dit Claude à la fin de la soirée. Quand j’ai quitté le Croisic, les marins avaient reconnu un petit bâtiment danois, suédois ou norwégien.

Cette phrase rosa les joues de l’impassible Camille. Ce soir, madame du Guénic attendit encore jusqu’à une heure du matin son fils, sans pouvoir comprendre ce qu’il faisait aux Touches, puisque Félicité ne l’aimait pas.

— Mais il les gêne, se disait cette adorable mère. — Qu’avez-vous donc tant dit, lui demanda-t-elle en le voyant entrer.

— Oh ! ma mère, je n’ai jamais passé de soirée plus délicieuse. Le génie est une bien grande, bien sublime chose ! Pourquoi ne m’as-tu pas donné du génie ? Avec du génie on doit pouvoir choisir parmi les femmes celle qu’on aime, elle est forcément à vous.

— Mais tu es beau, mon Calyste.

— La beauté n’est bien placée que chez vous. D’ailleurs Claude Vignon est beau. Les hommes de génie ont des fronts lumineux, des yeux d’où jaillissent des éclairs ; et moi, malheureux, je ne sais rien qu’aimer.

— On dit que cela suffit, mon ange, dit-elle en le baisant au front.

— Bien vrai ?

— On me l’a dit, je ne l’ai jamais éprouvé.

Ce fut au tour de Calyste à baiser saintement la main de sa mère.

— Je t’aimerai pour tous ceux qui t’auraient adorée, lui dit-il.

— Cher enfant ! c’est un peu ton devoir, tu as hérité de tous mes sentiments. Ne sois donc pas imprudent : tâche de n’aimer que de nobles femmes, s’il faut que tu aimes.

Quel est le jeune homme plein d’amour débordant et de vie contenue qui n’aurait eu l’idée victorieuse d’aller au Croisic voir {p. 378}   débarquer madame de Rochefide, afin de pouvoir l’examiner incognito ? Calyste surprit étrangement sa mère et son père, qui ne savaient rien de l’arrivée de la belle marquise, en partant dès le matin sans vouloir déjeuner. Dieu sait avec quelle agilité le Breton leva le pied ! Il semblait qu’une force inconnue l’aidât, il se sentit léger, il se coula le long des murs des Touches pour n’être pas vu. Cet adorable enfant eut honte de son ardeur et peut-être une crainte horrible d’être plaisanté : Félicité, Claude Vignon étaient si perspicaces ! Dans ces cas-là, d’ailleurs, les jeunes gens croient que leurs fronts sont diaphanes. Il suivit les détours du chemin à travers le dédale des marais salants, gagna les sables et les franchit comme d’un bond, malgré l’ardeur du soleil qui y pétillait. Il arriva près de la berge, consolidée par un empierrement, au pied de laquelle est une maison où les voyageurs trouvent un abri contre les orages, les vents de mer, la pluie et les ouragans. Il n’est pas toujours possible de traverser le petit bras de mer, il ne se trouve pas toujours des barques, et pendant le temps qu’elles mettent à venir du port il est souvent utile de tenir à couvert les chevaux, les ânes, les marchandises ou les bagages des passagers. De là, se découvrent la pleine mer et la ville du Croisic ; de là, Calyste vit bientôt arriver deux barques pleines d’effets, de paquets, de coffres, sacs de nuit et caisses dont la forme et les dispositions annonçaient aux naturels du pays les choses extraordinaires qui ne pouvaient appartenir qu’à des voyageurs de distinction. Dans l’une des barques était une jeune femme, en chapeau de paille à voile vert, accompagnée d’un homme. Leur barque aborda la première. Calyste de tressaillir ; mais à leur aspect il reconnut un domestique et une femme de chambre, il n’osa les questionner.

— Venez-vous au Croisic, monsieur Calyste ? demandèrent les marins qui le connaissaient et auxquels il répondit par un signe de tête négatif, assez honteux d’avoir été nommé.

Calyste fut charmé à la vue d’une caisse couverte en toile goudronnée sur laquelle on lisait : MADAME LA MARQUISE DE ROCHEFIDE. Ce nom brillait à ses yeux comme un talisman, il y sentait je ne sais quoi de fatal ; il savait, sans en pouvoir douter, qu’il aimerait cette femme ; les plus petites choses qui la concernaient l’occupaient déjà, l’intéressaient et piquaient sa curiosité. Pourquoi ? Dans le brûlant désert de ses désirs infinis et sans objet, la jeunesse n’envoie-t-elle pas toutes ses forces sur la première femme {p. 379}   qui s’y présente ? Béatrix avait hérité de l’amour que dédaignait Camille. Calyste regarda faire le débarquement, tout en jetant de temps en temps les yeux sur le Croisic, espérant voir une barque sortir du port, venir à ce petit promontoire où mugissait la mer, et lui montrer cette Béatrix déjà devenue dans sa pensée ce qu’était Béatrix pour Dante, une éternelle statue de marbre aux mains de laquelle il suspendrait ses fleurs et ses couronnes. Il demeurait les bras croisés, perdu dans les méditations de l’attente. Un fait digne de remarque, et qui cependant n’a point été remarqué, c’est comme nous soumettons souvent nos sentiments à une volonté, combien nous prenons une sorte d’engagement avec nous-mêmes, et comme nous créons notre sort : le hasard n’y a certes pas autant de part que nous le croyons.

— Je ne vois point les chevaux, dit la femme de chambre assise sur une malle.

— Et moi je ne vois pas de chemin frayé, dit le domestique.

— Il est cependant venu des chevaux ici, dit la femme de chambre en montrant les preuves de leur séjour. Monsieur, dit-elle en s’adressant à Calyste, est-ce bien là la route qui mène à Guérande ?

— Oui, répondit-il. Qui donc attendez-vous ?

— On nous a dit qu’on viendrait nous chercher des Touches. Si l’on tardait, je ne sais pas comment madame la marquise s’habillerait, dit-elle au domestique. Vous devriez aller chez mademoiselle des Touches. Quel pays de sauvages !

Calyste eut un vague soupçon de la fausseté de sa position.

— Votre maîtresse va donc aux Touches ? demanda-t-il.

— Mademoiselle est venue ce matin à sept heures la chercher, répondit-elle. Ah ! voici des chevaux…

Calyste se précipita vers Guérande avec la vitesse et la légèreté d’un chamois, en faisant un crochet de lièvre pour ne pas être reconnu par les gens des Touches ; mais il en rencontra deux dans le chemin étroit des marais par où il passa. — Entrerai-je, n’entrerai-je pas ? pensait-il en voyant poindre les pins des Touches. Il eut peur, il rentra penaud et contrit à Guérande, et se promena sur le mail, où il continua sa délibération. Il tressaillit en voyant les Touches, il en examinait les girouettes. — Elle ne se doute pas de mon agitation ! se disait-il. Ses pensées capricieuses étaient autant de grapins qui s’enfonçaient dans son cœur et y attachaient la marquise. Calyste n’avait pas eu ces terreurs, ces joies d’avant-propos {p. 380}   avec Camille ; il l’avait rencontrée à cheval, et son désir était né comme à l’aspect d’une belle fleur qu’il eût voulu cueillir. Ces incertitudes composent comme des poèmes chez les âmes timides. Échauffées par les premières flammes de l’imagination, ces âmes se soulèvent, se courroucent, s’apaisent, s’animent tour à tour, et arrivent dans le silence et la solitude au plus haut degré de l’amour, avant d’avoir abordé l’objet de tant d’efforts. Calyste aperçut de loin sur le mail le chevalier du Halga qui se promenait avec mademoiselle de Pen-Hoël, il entendit prononcer son nom, il se cacha. Le chevalier et la vieille fille se croyant seuls sur le mail, y parlaient à haute voix.

— Puisque Charlotte de Kergarouët vient, disait le chevalier, gardez-la trois ou quatre mois. Comment voulez-vous qu’elle soit coquette avec Calyste ? elle ne reste jamais assez long-temps pour l’entreprendre ; tandis qu’en se voyant tous les jours, ces deux enfants finiront par se prendre de belle passion, et vous les marierez l’hiver prochain. Si vous dites deux mots de vos intentions à Charlotte, elle en aura bientôt dit quatre à Calyste, et une jeune fille de seize ans aura certes raison d’une femme de quarante et quelques années.

Les deux vieilles gens se retournèrent pour revenir sur leurs pas ; Calyste n’entendit plus rien, mais il avait compris l’intention de mademoiselle de Pen-Hoël. Dans la situation d’âme où il était, rien ne devait être plus fatal. Est-ce au milieu des espérances d’un amour préconçu qu’un jeune homme accepte pour femme une jeune fille imposée ? Calyste, à qui Charlotte de Kergarouët était indifférente, se sentit disposé à la rebuter. Il était inaccessible aux considérations de fortune, il avait depuis son enfance accoutumé sa vie à la médiocrité de la maison paternelle, et d’ailleurs il ignorait les richesses de mademoiselle de Pen-Hoël en lui voyant mener une vie aussi pauvre que celle des du Guénic. Enfin, un jeune homme élevé comme l’était Calyste ne devait faire cas que des sentiments, et sa pensée tout entière appartenait à la marquise. Devant le portrait que lui avait dessiné Camille, qu’était la petite Charlotte ? la compagne de son enfance qu’il traitait comme une sœur. Il ne revint au logis que vers cinq heures. Quand il entra dans la salle, sa mère lui tendit avec un sourire triste une lettre de mademoiselle des Touches.

Mon cher Calyste, la belle marquise de Rochefide est venue, {p. 381}   nous comptons sur vous pour fêter son arrivée. Claude, toujours railleur, prétend que vous serez Bice, et qu’elle sera Dante. Il y va de l’honneur de la Bretagne et des du Guénic de bien recevoir une Casteran. À bientôt donc.
Votre ami,
CAMILLE MAUPIN.
Venez sans cérémonie, comme vous serez ; autrement nous serions ridicules.

Calyste montra la lettre à sa mère et partit.

— Que sont les Casteran, demanda-t-elle au baron.

— Une vieille famille de Normandie, alliée à Guillaume-le-Conquérant, répondit-il. Ils portent tiercé en fasce d’azur, de gueules et de sable, au cheval élancé d’argent, ferré d’or. La belle créature pour qui s’est fait tuer Le Gars, en 1800, à Fougères, était la fille d’une Casteran, qui se fit religieuse à Sées et y devint abbesse, après avoir été abandonnée par le duc de Verneuil.

— Et les Rochefide ?

— Je ne connais pas ce nom, il faudrait voir leur blason, dit-il.

La baronne fut un peu moins inquiète en apprenant que la marquise Béatrix de Rochefide appartenait à une vieille maison ; mais elle éprouva toujours une sorte d’effroi de savoir son fils exposé à de nouvelles séductions.

Calyste éprouvait en marchant des mouvements à la fois violents et doux ; il avait la gorge serrée, le cœur gonflé, le cerveau troublé ; la fièvre le dévorait. Il voulait ralentir sa marche, une force supérieure la précipitait toujours. Cette impétuosité des sens excitée par un vague espoir, tous les jeunes gens l’ont connue : un feu subtil flambe intérieurement, et fait rayonner autour d’eux comme ces nimbes peints autour des divins personnages dans les tableaux religieux, et à travers lesquels ils voient la nature embrasée et la femme radieuse. Ne sont-ils pas alors, comme les saints, pleins de foi, d’espérance, d’ardeur, de pureté ? Le jeune Breton trouva la compagnie dans le petit salon de l’appartement de Camille. Il était alors environ six heures : le soleil en tombant répandait par la fenêtre ses teintes rouges, brisées dans les arbres ; l’air était calme, il y avait dans le salon cette pénombre que les femmes aiment tant.

— Voici le député de la Bretagne, dit en souriant Camille Maupin à son amie en lui montrant Calyste quand il souleva la portière en tapisserie, il est exact comme un roi.

— Vous avez reconnu son pas, dit Claude Vignon à mademoiselle des Touches.

{p. 382}   Calyste s’inclina devant la marquise qui le salua par un geste de tête, il ne l’avait pas regardée ; il prit la main que lui tendait Claude Vignon et la serra.

— Voici le grand homme de qui nous vous avons tant parlé, Gennaro Conti, lui dit Camille sans répondre à Vignon.

Elle montrait à Calyste un homme de moyenne taille, mince et fluet, aux cheveux châtains, aux yeux presque rouges, au teint blanc et marqué de taches de rousseur, ayant tout à fait la tête si connue de lord Byron que la peinture en serait superflue, mais mieux portée peut-être. Conti était assez fier de cette ressemblance.

— Je suis enchanté, pour un jour que je passe aux Touches, de rencontrer monsieur, dit Gennaro.

— C’était à moi de dire cela de vous, répondit Calyste avec assez d’aisance.

— Il est beau comme un ange, dit la marquise à Félicité.

Placé entre le divan et les deux femmes, Calyste entendit confusément cette parole, quoique dite en murmurant et à l’oreille. Il s’assit dans un fauteuil et jeta sur la marquise quelques regards à la dérobée. Dans la douce lueur du couchant, il aperçut alors, jetée sur le divan comme si quelque statuaire l’y eût posée, une forme blanche et serpentine qui lui causa des éblouissements. Sans le savoir, Félicité, par sa description, avait bien servi son amie. Béatrix était supérieure au portrait peu flatté fait la veille par Camille. N’était-ce pas un peu pour le convive que Béatrix avait mis dans sa royale chevelure des touffes de bleuets qui faisaient valoir le ton pâle de ses boucles crêpées, arrangées pour accompagner sa figure en badinant le long des joues ? Le tour de ses yeux, cerné par la fatigue, était semblable à la nacre la plus pure, la plus chatoyante, et son teint avait l’éclat de ses yeux. Sous la blancheur de sa peau, aussi fine que la pellicule satinée d’un œuf, la vie étincelait dans un sang bleuâtre. La délicatesse des traits était inouïe. Le front paraissait être diaphane. Cette tête suave et douce, admirablement posée sur un long col d’un dessin merveilleux, se prêtait aux expressions les plus diverses. La taille, à prendre avec les mains, avait un laissez-aller ravissant. Les épaules découvertes étincelaient dans l’ombre comme un camélia blanc dans une chevelure noire. La gorge habilement présentée, mais couverte d’un fichu clair, laissait apercevoir deux contours d’une exquise mièvrerie. La robe de {p. 383}   mousseline blanche semée de fleurs bleues, les grandes manches, le corsage à pointe et sans ceinture, les souliers à cothurnes croisés sur un bas de fil d’Écosse accusaient une admirable science de toilette. Deux boucles d’oreilles en filigrane d’argent, miracle d’orfèvrerie génoise qui allait sans doute être à la mode, étaient parfaitement en harmonie avec le flou délicieux de cette blonde chevelure étoilée de bleuets. En un seul coup d’œil, l’avide regard de Calyste appréhenda ces beautés et les grava dans son âme. La blonde Béatrix et la brune Félicité eussent rappelé ces contrastes de keepseake si fort recherchés par les graveurs et les dessinateurs anglais. C’était la Force et la Faiblesse de la femme dans tous leurs développements, une parfaite antithèse. Ces deux femmes ne pouvaient jamais être rivales, elles avaient chacune leur empire. C’était une délicate pervenche ou un lis auprès d’un somptueux et brillant pavot rouge, une turquoise près d’un rubis. En un moment Calyste fut saisi d’un amour qui couronna l’œuvre secrète de ses espérances, de ses craintes, de ses incertitudes. Mademoiselle des Touches avait réveillé les sens, Béatrix enflammait le cœur et la pensée. Le jeune Breton sentait en lui-même s’élever une force à tout vaincre, à ne rien respecter. Aussi jeta-t-il sur Conti le regard envieux, haineux, sombre et craintif de la rivalité qu’il n’avait jamais eue pour Claude Vignon. Calyste employa toute son énergie à se contenir, en pensant néanmoins que les Turcs avaient raison d’enfermer les femmes, et qu’il devait être défendu à de belles créatures de se montrer dans leurs irritantes coquetteries à des jeunes gens embrasés d’amour. Ce fougueux ouragan s’apaisait dès que les yeux de Béatrix s’abaissaient sur lui et que sa douce parole se faisait entendre ; déjà le pauvre enfant la redoutait à l’égal de Dieu. On sonna le dîner.

— Calyste, donnez le bras à la marquise, dit mademoiselle des Touches en prenant Conti à sa droite, Vignon à sa gauche, et se rangeant pour laisser passer le jeune couple.

Descendre ainsi le vieil escalier des Touches était pour Calyste comme une première bataille : le cœur lui faillit, il ne trouvait rien à dire, une petite sueur emperlait son front et lui mouillait le dos ; son bras tremblait si fort qu’à la dernière marche la marquise lui dit : — Qu’avez-vous ?

— Mais, répondit-il d’une voix étranglée, je n’ai jamais vu de ma vie une femme aussi belle que vous, excepté ma mère, et je ne suis pas maître de mes émotions.

{p. 384}   — N’avez-vous pas ici Camille Maupin ?

— Ah ! quelle différence, dit naïvement Calyste.

— Bien, Calyste, lui souffla Félicité dans l’oreille, quand je vous le disais que vous m’oublieriez comme si je n’avais pas existé. Mettez-vous là, près d’elle, à sa droite, et Vignon à sa gauche. Quant à toi, Gennaro, je te garde, ajouta-t-elle en riant, nous surveillerons ses coquetteries.

L’accent particulier que mit Camille à ce mot frappa Claude, qui lui jeta ce regard sournois et quasi distrait par lequel se trahit en lui l’observation. Il ne cessa d’examiner mademoiselle des Touches pendant tout le dîner.

— Des coquetteries, répondit la marquise en se dégantant et montrant ses magnifiques mains, il y a de quoi. J’ai d’un côté, dit-elle en montrant Claude, un poète, et de l’autre la poésie.

Gennaro Conti jeta sur Calyste un regard plein de flatteries. Aux lumières, Béatrix parut encore plus belle qu’auparavant. Les blanches clartés des bougies produisaient des luisants satinés sur son front, allumaient des paillettes dans ses yeux de gazelle et passaient à travers ses boucles soyeuses en les brillantant et y faisant resplendir quelques fils d’or. Elle rejeta son écharpe de gaze en arrière par un geste gracieux, et se découvrit le col. Calyste aperçut alors une nuque délicate et blanche comme du lait, creusée par un sillon vigoureux qui se séparait en deux ondes perdues vers chaque épaule avec une moelleuse et décevante symétrie. Ces changements à vue que se permettent les femmes produisent peu d’effet dans le monde où tous les regards sont blasés, mais ils font de cruels ravages sur les âmes neuves comme était celle de Calyste. Ce col, si dissemblable de celui de Camille, annonçait chez Béatrix un tout autre caractère. Là se reconnaissaient l’orgueil de la race, une ténacité particulière à la noblesse, et je ne sais quoi de dur dans cette double attache, qui peut-être est le dernier vestige de la force des anciens conquérants. Calyste eut mille peines à paraître manger, il éprouvait des mouvements nerveux qui lui ôtaient la faim. Comme chez tous les jeunes gens, la nature était en proie aux convulsions qui précèdent le premier amour et le gravent si profondément dans l’âme. À cet âge, l’ardeur du cœur, contenue par l’ardeur morale, amène un combat intérieur qui explique la longue hésitation respectueuse, les profondes méditations de tendresse, l’absence de tout calcul, attraits {p. 385}   particuliers aux jeunes gens dont le cœur et la vie sont purs. En étudiant, quoique à la dérobée, afin de ne pas éveiller les soupçons du jaloux Gennaro, les détails qui rendent la marquise de Rochefide si noblement belle, Calyste fut bientôt opprimé par la majesté de la femme aimée : il se sentit rapetissé par la hauteur de certains regards, par l’attitude imposante de ce visage où débordaient les sentiments aristocratiques, par une certaine fierté que les femmes font exprimer à de légers mouvements, à des airs de tête, à d’admirables lenteurs de geste, et qui sont des effets moins plastiques, moins étudiés qu’on ne le pense. Ces mignons détails de leur changeante physionomie correspondent aux délicatesses, aux mille agitations de leurs âmes. Il y a du sentiment dans toutes ces expressions. La fausse situation où se trouvait Béatrix lui commandait de veiller sur elle-même, de se rendre imposante sans être ridicule, et les femmes du grand monde savent toutes atteindre à ce but, l’écueil des femmes vulgaires. Aux regards de Félicité, Béatrix devina l’adoration intérieure qu’elle inspirait à son voisin et qu’il était indigne d’elle d’encourager, elle jeta donc sur Calyste en temps opportun un ou deux regards répressifs qui tombèrent sur lui comme des avalanches de neige. L’infortuné se plaignit à mademoiselle des Touches par un regard où se devinaient des larmes gardées sur le cœur avec une énergie surhumaine, et Félicité lui demanda d’une voix amicale pourquoi il ne mangeait rien. Calyste se bourra par ordre et eut l’air de prendre part à la conversation. Être importun au lieu de plaire, cette idée insoutenable lui martelait la cervelle. Il devint d’autant plus honteux qu’il aperçut derrière la chaise de la marquise le domestique qu’il avait vu le matin sur la jetée, et qui, sans doute, parlerait de sa curiosité. Contrit ou heureux, madame de Rochefide ne fit aucune attention à son voisin. Mademoiselle des Touches l’ayant mise sur son voyage d’Italie, elle trouva moyen de raconter spirituellement la passion à brûle-pourpoint dont l’avait honorée un diplomate russe à Florence, en se moquant des petits jeunes gens qui se jetaient sur les femmes comme des sauterelles sur la verdure. Elle fit rire Claude Vignon, Gennaro, Félicité elle-même, quoique ces traits moqueurs atteignissent au cœur de Calyste, qui, au travers du bourdonnement qui retentissait à ses oreilles et dans sa cervelle, n’entendit que des mots. Le pauvre enfant ne se jurait pas à lui-même, comme certains entêtés, d’obtenir cette femme à tout prix ; non, il n’avait point de colère, il souffrait. {p. 386}   Quand il aperçut chez Béatrix une intention de l’immoler aux pieds de Gennaro, il se dit : Que je lui serve à quelque chose ! et se laissa maltraiter avec une douceur d’agneau.

— Vous qui admirez tant la poésie, dit Claude Vignon à la marquise, comment l’accueillez-vous si mal ? Ces naïves admirations, si jolies dans leur expression, sans arrière-pensée et si dévouées, n’est-ce pas la poésie du cœur ? Avouez-le, elles vous laissent un sentiment de plaisir et de bien-être.

— Certes, dit-elle ; mais nous serions bien malheureuses et surtout bien indignes si nous cédions à toutes les passions que nous inspirons.

— Si vous ne choisissiez pas, dit Conti, nous ne serions pas si fiers d’être aimés.

— Quand serai-je choisi et distingué par une femme, se demanda Calyste qui réprima difficilement une émotion cruelle. Il rougit alors comme un malade sur la plaie duquel un doigt s’est par mégarde appuyé. Mademoiselle des Touches fut frappée de l’expression qui se peignit sur la figure de Calyste, et tâcha de le consoler par un regard plein de sympathie. Ce regard, Claude Vignon le surprit. Dès ce moment, l’écrivain devint d’une gaieté qu’il répandit en sarcasmes : il soutint à Béatrix que l’amour n’existait que par le désir, que la plupart des femmes se trompaient en aimant, qu’elles aimaient pour des raisons très-souvent inconnues aux hommes et à elles-mêmes, qu’elles voulaient quelquefois se tromper, que la plus noble d’entre elles était encore artificieuse.

— Tenez-vous-en aux livres, ne critiquez pas nos sentiments, dit Camille en lui lançant un regard impérieux.

Le dîner cessa d’être gai. Les moqueries de Claude Vignon avaient rendu les deux femmes pensives. Calyste sentait une souffrance horrible au milieu du bonheur que lui causait la vue de Béatrix. Conti cherchait dans les yeux de la marquise à deviner ses pensées. Quand le dîner fut fini, mademoiselle des Touches prit le bras de Calyste, donna les deux autres hommes à la marquise et les laissa aller en avant afin de pouvoir dire au jeune Breton : — Mon cher enfant, si la marquise vous aime, elle jettera Conti par les fenêtres ; mais vous vous conduisez en ce moment de manière à resserrer leurs liens. Quand elle serait ravie de vos adorations, doit-elle y faire attention ? Possédez-vous.

{p. 387}   — Elle a été dure pour moi, elle ne m’aimera point, dit Calyste, et si elle ne m’aime pas, j’en mourrai.

— Mourir ?… vous ! mon cher Calyste, dit Camille, vous êtes un enfant. Vous ne seriez donc pas mort pour moi ?

— Vous vous êtes faite mon amie, répondit-il.

Après les causeries qu’engendre toujours le café, Vignon pria Conti de chanter un morceau. Mademoiselle des Touches se mit au piano. Camille et Gennaro chantèrent le Dunque il mio bene tu mia sarai, le dernier duo de Roméo et Juliette de Zingarelli, l’une des pages les plus pathétiques de la musique moderne. Le passage Di tanti palpiti exprime l’amour dans toute sa grandeur. Calyste, assis dans le fauteuil où Félicité lui avait raconté l’histoire de la marquise, écoutait religieusement. Béatrix et Vignon étaient chacun d’un côté du piano. La voix sublime de Conti savait se marier à celle de Félicité. Tous deux avaient souvent chanté ce morceau, ils en connaissaient les ressources et s’entendaient à merveille pour les faire valoir. Ce fut en ce moment, ce que le musicien a voulu créer, un poème de mélancolie divine, les adieux de deux cygnes à la vie. Quand le duo fut terminé, chacun était en proie à des sensations qui ne s’expriment point par de vulgaires applaudissements.

— Ah ! la musique est le premier des arts, s’écria la marquise.

— Camille place en avant la jeunesse et la beauté, la première de toutes les poésies, dit Claude Vignon.

Mademoiselle des Touches regarda Claude en dissimulant une vague inquiétude. Béatrix, ne voyant point Calyste, tourna la tête comme pour savoir quel effet cette musique lui faisait éprouver, moins par intérêt pour lui que pour la satisfaction de Conti : elle aperçut dans l’embrasure un visage blanc couvert de grosses larmes. À cet aspect, comme si quelque vive douleur l’eût atteinte, elle détourna promptement la tête et regarda Gennaro. Non seulement la Musique s’était dressée devant Calyste, l’avait touché de sa baguette divine, l’avait lancé dans la création et lui en avait dépouillé les voiles, mais encore il était abasourdi du génie de Conti. Malgré ce que Camille Maupin lui avait dit de son caractère, il lui croyait alors une belle âme, un cœur plein d’amour. Comment lutter avec un pareil artiste ? comment une femme ne l’adorerait-elle pas toujours ? Ce chant entrait dans l’âme comme une autre âme. Le pauvre enfant était autant accablé par la poésie que par le désespoir : il se {p. 388}   trouvait être si peu de chose ! Cette accusation ingénue de son néant se lisait mêlée à son admiration. Il ne s’aperçut pas du geste de Béatrix, qui, ramenée vers Calyste par la contagion des sentiments vrais, le montra par un signe à mademoiselle des Touches.

— Oh ! l’adorable cœur ! dit Félicité. Conti, vous ne recueillerez jamais d’applaudissements qui vaillent l’hommage de cet enfant. Chantons alors un trio. Béatrix, ma chère, venez ?

Quand la marquise, Camille et Conti se mirent au piano, Calyste se leva doucement à leur insu, se jeta sur un des sofas de la chambre à coucher dont la porte était ouverte, et y demeura plongé dans son désespoir.