Quatrième partie
La dernière incarnation de Vautrin

[F01-a]   — Qu’y a-t-il, Madeleine ? dit madame Camusot en voyant entrer chez elle sa femme de chambre avec cet air que savent prendre les gens dans les circonstances critiques.

— Madame, répondit Madeleine, monsieur vient de rentrer du Palais ; mais il a la figure si bouleversée et il se trouve dans un tel état, que madame ferait peut-être mieux de l’aller voir dans son cabinet.

— A-t-il dit quelque chose ? demanda madame Camusot.

— Non, madame ; mais nous n’avons jamais vu pareille figure à monsieur, on dirait qu’il va commencer une maladie ; il est jaune, il paraît être en décomposition, et…

Sans attendre la fin de la phrase, madame Camusot s’élança hors de sa chambre et courut chez son mari.

Elle aperçut le juge d’instruction assis dans un fauteuil, les jambes allongées, la tête appuyée au dossier, les mains pendant, le visage pâle, les yeux hébétés, absolument comme s’il allait tomber en défaillance.

— Qu’as-tu, mon ami ? dit la jeune femme effrayée.

— Ah ! ma pauvre Amélie, il est arrivé le plus funeste événement… J’en tremble encore. Figure-toi que le procureur-général… Non, que madame de Sérizy…, que… Je ne sais par où commencer…

— Commence par la fin ?… dit madame [F01-b]   Camusot.

— Eh ! bien, au moment où, dans la Chambre du conseil de la Première, monsieur Popinot avait mis la dernière signature nécessaire au bas du jugement de non-lieu rendu sur mon rapport qui mettait en liberté Lucien de Rubempré… Enfin, tout était fini ! le greffier emportait le plumitif, j’allais être quitte de cette affaire… Voilà le président du tribunal qui entre et qui examine le jugement : « — Vous élargissez un mort, me dit-il d’un air froidement railleur, ce jeune homme est allé, selon l’expression de M. de Bonald, devant son juge naturel. Il a succombé à l’apoplexie foudroyante… » Je respirais en croyant à un accident. — « Si je comprends, monsieur le président, a dit monsieur Popinot, il s’agirait alors de l’apoplexie de Pichegru… — Messieurs, a repris le président de son air grave, sachez que, pour tout le monde, le jeune Lucien de Rubempré sera mort de la rupture d’un anévrisme. » Nous nous sommes tous entre-regardés. — « De grands personnages sont mêlés à cette déplorable affaire, a dit le président. Dieu veuille, dans votre intérêt, monsieur Camusot, quoique vous n’ayez fait que votre devoir, que madame de Sérizy ne reste pas folle du coup qu’elle a reçu ! on l’emporte quasi morte. Je viens de rencontrer notre procureur-général dans un état de désespoir qui m’a fait mal. Vous avez donné à gauche, mon cher Camusot ! » a-t-il ajouté en me parlant à l’oreille. Non, ma chère amie, en sortant, c’est à peine si je pouvais marcher. Mes jambes tremblaient tant, que je n’ai pas osé me hasarder dans la rue, et je suis allé me reposer dans mon cabinet. Coquart, qui rangeait le dossier de cette malheureuse instruction, m’a raconté qu’une belle dame avait pris la Conciergerie d’assaut, qu’elle avait voulu sauver la vie à Lucien de qui elle est folle, et qu’elle s’était évanouie en le trouvant pendu par sa cravate à la croisée de la Pistole. L’idée que la manière dont j’ai interrogé ce malheureux jeune homme, qui, d’ailleurs, entre nous, était parfaitement coupable, a pu [F01-c]   causer son suicide, m’a poursuivi depuis que j’ai quitté le Palais, et je suis toujours près de m’évanouir…

— Eh bien ! ne vas-tu pas te croire un assassin, parce qu’un prévenu se pend dans sa prison au moment où tu l’allais élargir ?… s’écria madame Camusot. Mais un juge d’instruction est alors comme un général qui a un cheval tué sous lui !… Voilà tout.

— Ces comparaisons, ma chère, sont tout au plus bonnes pour plaisanter, et la plaisanterie est hors de saison ici. Le mort saisit le vif dans ce cas-là. Lucien emporte nos espérances dans son cercueil.

— Vraiment ?… dit madame Camusot d’un air profondément ironique.

— Oui, ma carrière est finie. Je resterai toute ma vie simple juge au tribunal de la Seine. Monsieur de Grandville était, avant ce fatal événement, déjà fort mécontent de la tournure que prenait l’instruction ; mais son mot à notre président me prouve que, tant que monsieur de Grandville sera procureur-général, je n’avancerai jamais !

Avancer ! voilà le mot terrible, l’idée qui, de nos jours, change le magistrat en fonctionnaire. Autrefois, le magistrat était sur-le-champ tout ce qu’il devait être. Les trois ou quatre mortiers des présidences de chambre suffisaient aux ambitions dans chaque parlement. Une charge de conseiller contentait un de Brosses comme un Molé, à Dijon comme à Paris. Cette charge, une fortune déjà, voulait une grande fortune pour être bien portée. À Paris, en dehors du parlement, les gens de robe ne pouvaient aspirer qu’à trois existences supérieures : le contrôle général, les sceaux ou la simarre49 de chancelier.

Au-dessous des parlements, dans la sphère inférieure, un lieutenant de présidial se trouvait être un assez grand personnage pour qu’il fût heureux de rester toute sa vie sur son siége. Comparez la position d’un conseiller à la cour royale de Paris, qui n’a pour toute fortune, en 1829, que son traitement, à celle d’un conseiller [F01-d]   au parlement en 1729. Grande est la différence !

Aujourd’hui, où l’on fait de l’argent la garantie sociale universelle, on a dispensé les magistrats de posséder, comme autrefois, de grandes fortunes ; aussi les voit-on députés, pairs de France, entassant magistrature sur magistrature, à la fois juges et législateurs, allant emprunter de l’importance à des positions autres que celle d’où devrait venir tout leur éclat. Enfin, les magistrats pensent à se distinguer pour avancer, comme on avance dans l’armée ou dans l’administration.

Cette pensée, si elle n’altère pas l’indépendance du magistrat, est trop connue et trop naturelle, on en voit trop d’effets, pour que la magistrature ne perde pas de sa majesté dans l’opinion publique. Le traitement payé par l’État fait du prêtre et du magistrat, des employés. Les grades à gagner développent l’ambition ; l’ambition engendre une complaisance envers le pouvoir ; puis l’égalité moderne met le justiciable et le juge sur la même feuille du parquet social. Ainsi, les deux colonnes de tout ordre social, la Religion et la Justice, se sont amoindries au dix-neuvième siècle, où l’on se prétend en progrès sur toute chose.

— Et pourquoi n’avancerais-tu pas ? dit Amélie Camusot.

Elle regarda son mari d’un air railleur, en sentant la nécessité de rendre de l’énergie à l’homme qui portait son ambition, et de qui elle jouait comme d’un instrument.

— Pourquoi désespérer ? reprit-elle en faisant un geste qui peignit bien son insouciance quant à la mort du prévenu. Ce suicide va rendre heureuses les deux ennemies de Lucien, madame d’Espard et sa cousine, la comtesse Châtelet. Madame d’Espard est au mieux avec le Garde-des-Sceaux ; et, par elle, tu peux obtenir une audience de Sa Grandeur, où tu lui diras le secret de cette affaire. Or, si le ministre de la justice est pour toi, qu’as-tu donc à craindre de ton président et du procureur général ?…

[F01-e]   — Mais monsieur et madame de Sérizy !… s’écria le pauvre juge. Madame de Sérizy, je te le répète, est folle ! et folle par ma faute, dit-on !

— Eh ! si elle est folle, juge sans jugement, s’écria madame Camusot en riant, elle ne pourra pas te nuire ! Voyons ? raconte-moi toutes les circonstances de la journée.

— Mon Dieu, répondit Camusot, au moment où j’avais confessé ce malheureux jeune homme, et où il venait de déclarer que ce soi-disant prêtre espagnol est bien Jacques Collin, la duchesse de Maufrigneuse et madame de Sérizy m’ont envoyé, par un valet de chambre, un petit mot où elles me priaient de ne pas l’interroger. Tout était consommé…

— Mais, tu as donc perdu la tête ! dit Amélie ; car, sûr comme tu l’es de ton commis greffier, tu pouvais alors faire revenir Lucien, le rassurer adroitement, et corriger ton interrogatoire !

— Mais tu es comme madame de Sérizy, tu te moques de la justice ! dit Camusot incapable de se jouer de sa profession. Madame de Sérizy a pris mes procès-verbaux et les a jetés au feu !

— En voilà une femme ! bravo ! s’écria madame Camusot.

— Madame de Sérizy m’a dit qu’elle ferait sauter le Palais plutôt que de laisser un jeune homme qui avait eu les bonnes grâces de la duchesse de Maufrigneuse et les siennes, aller sur les bancs de la cour d’assises en compagnie d’un forçat !…

— Mais Camusot, dit Amélie, en ne pouvant pas retenir un sourire de supériorité, ta position est superbe…

— Ah ! oui, superbe !

— Tu as fait ton devoir…

— Mais malheureusement, et malgré l’avis jésuitique de monsieur de Grandville, qui m’a rencontré sur le quai Malaquais…

— Ce matin ?

— Ce matin !

— À quelle heure ?

[F01-f]   — À neuf heures.

— Oh ! Camusot ! dit Amélie en joignant ses mains et les tordant, moi qui ne cesse de te répéter de prendre garde à tout… Mon Dieu ! ce n’est pas un homme, c’est une charrette de moëllons que je traîne !… Mais, Camusot, ton procureur général t’attendait au passage, il a dû te faire des recommandations.

— Mais oui…

— Et tu ne l’as pas compris ! Si tu es sourd, tu resteras toute ta vie juge d’instruction, sans aucune espèce d’instruction. Aie donc l’esprit de m’écouter ! dit-elle en faisant taire son mari qui voulut répondre. Tu crois l’affaire finie ? dit Amélie.

Camusot regarda sa femme de l’air qu’ont les paysans devant un charlatan.

— Si la duchesse de Maufrigneuse et la comtesse de Sérizy sont compromises, tu dois les avoir toutes deux pour protectrices, reprit-elle. Voyons ? Madame d’Espard obtiendra pour toi du Garde-des-Sceaux une audience où tu lui donneras le secret de l’affaire, et il en amusera le roi ; car tous les souverains aiment à connaître l’envers des tapisseries et savoir les véritables motifs des événements que le public regarde passer bouche béante. Dès lors, ni le procureur général, ni monsieur de Sérizy ne seront plus à craindre…

— Quel trésor qu’une femme comme toi ! s’écria le juge en reprenant courage. Après tout, j’ai débusqué Jacques Collin, je vais l’envoyer rendre ses comptes en cour d’assises, je dévoilerai ses crimes. C’est une victoire dans la carrière d’un juge d’instruction qu’un pareil procès…

— Camusot, reprit Amélie en voyant avec plaisir son mari revenu de la prostration morale et physique où l’avait jeté le suicide de Lucien de Rubempré, le président t’a dit tout à l’heure que tu avais donné à gauche ; mais ici, tu donnes trop à droite… Tu te fourvoies encore, mon ami !

Le juge d’instruction resta debout, regardant sa femme avec une sorte de stupéfaction.

[F01-g]   — Le Roi, le Garde des Sceaux pourront être très contents d’apprendre le secret de cette affaire, et tout à la fois très fâchés de voir des avocats de l’opinion libérale traînant à la barre de l’opinion et de la cour d’assises, par leurs plaidoiries, des personnages aussi importants que les Sérizy, les Maufrigneuse et les Grandlieu, enfin tous ceux qui sont mêlés directement ou indirectement à ce procès.

— Ils y sont fourrés tous !… je les tiens ! s’écria Camusot.

Le juge, qui se leva, marcha par son cabinet, à la façon de Sganarelle sur le théâtre quand il cherche à sortir d’un mauvais pas.

— Écoute, Amélie ! reprit-il en se posant devant sa femme, il me revient à l’esprit une circonstance, en apparence minime, et qui, dans la situation où je suis, est d’un intérêt capital. Figure-toi, ma chère amie, que ce Jacques Collin est un colosse de ruse, de dissimulation, de rouerie… un homme d’une profondeur !… Oh ! c’est… quoi ?… le Cromwell du bagne !… Je n’ai jamais rencontré pareil scélérat, il m’a presque attrapé !… Mais, en instruction criminelle, un bout de fil qui passe vous fait trouver un peloton avec lequel on se promène dans le labyrinthe des consciences les plus ténébreuses, ou des faits les plus obscurs. Lorsque Jacques Collin m’a vu feuilletant les lettres saisies au domicile de Lucien de Rubempré, mon drôle y a jeté le coup d’œil d’un homme qui voulait voir si quelque autre paquet ne s’y trouvait pas, et il a laissé échapper un mouvement de satisfaction visible. Ce regard de voleur évaluant un trésor, ce geste de prévenu qui se dit : « j’ai mes armes » m’ont fait comprendre un monde de choses… Il n’y a que vous autres femmes qui puissiez, comme nous et les prévenus, lancer, dans une œillade échangée, des scènes entières où se révèlent des tromperies compliquées comme des serrures de sûreté. On se dit, vois-tu, des volumes de soupçons en une seconde ! C’est effrayant, c’est la vie ou la mort, dans un clin-d’œil. Le gaillard a d’autres lettres entre les mains ! ai-je pensé. [F01-h]   Puis les mille autres détails de l’affaire m’ont préoccupé. J’ai négligé cet incident, car je croyais avoir à confronter mes prévenus et pouvoir éclaircir plus tard ce point de l’instruction. Mais regardons comme certain que Jacques Collin a mis en lieu sûr, selon l’habitude de ces misérables, les lettres les plus compromettantes de la correspondance du beau jeune homme adoré de tant de…

— Et tu trembles, Camusot ! Tu seras président de chambre… à la cour royale, bien plus tôt que je ne le croyais !… s’écria madame Camusot dont la figure rayonna. Voyons ! il faut te conduire de manière à contenter tout le monde, car l’affaire devient si grave qu’elle pourrait bien nous être VOLÉE !… N’a-t-on ôté des mains de Popinot, pour te la confier, la procédure dans le procès en interdiction intenté par madame à monsieur d’Espard ? dit-elle pour répondre à un geste d’étonnement que fit Camusot. Eh ! bien, le procureur-général, qui prend un intérêt si vif à l’honneur de monsieur et de madame de Sérizy50, ne peut-il pas évoquer l’affaire à la cour royale, et faire commettre un conseiller à lui pour l’instruire à nouveau ?…

— Ah ! ça, ma chère, où donc as-tu fait ton Droit criminel ? s’écria Camusot. Tu sais tout, tu es mon maître…

— Comment, tu crois que demain matin monsieur de Grandville ne sera pas effrayé de la plaidoirie probable d’un avocat libéral que ce Jacques Collin saura bien trouver, car on viendra lui proposer de l’argent pour être son défenseur !… Ces dames connaissent leur danger aussi bien, pour ne pas dire mieux, que tu ne le connais ; elles en instruiront le procureur général, qui, déjà, voit ces familles traînées bien près du banc des accusés par suite du mariage de ce forçat avec Lucien de Rubempré, fiancé de mademoiselle de Grandlieu, Lucien, amant d’Esther, ancien amant de la duchesse de Maufrigneuse, le chéri de madame de Sérizy ?… Tu dois donc manœuvrer de manière à te concilier l’affection de ton [F01-i]   procureur-général la reconnaissance de monsieur de Sérizy, celle de la marquise d’Espard, de la comtesse Châtelet, à corroborer la protection de madame de Maufrigneuse par celle de la maison de Grandlieu, et à te faire adresser des compliments par ton président. Moi, je me charge de mesdames d’Espard, de Maufrigneuse et de Grandlieu. Toi, tu dois aller demain matin chez le procureur-général. Monsieur de Grandville est un homme qui ne vit pas avec sa femme, il a eu pour maîtresse pendant une dizaine d’années une mademoiselle de Bellefeuille, qui lui a donné des enfants adultérins, n’est-ce pas ? Eh ! bien, ce magistrat-là n’est pas un saint, c’est un homme tout comme un autre ; on peut le séduire, il donne prise sur lui par quelque endroit ; il faut découvrir son faible, le flatter ; demande-lui des conseils, fais-lui voir le danger de l’affaire ; enfin, tâchez de vous compromettre de compagnie, et tu seras…

— Non, je devrais baiser la marque de tes pas, dit Camusot en interrompant sa femme, la prenant par la taille et la serrant sur son cœur. Amélie ! tu me sauves !

— C’est moi qui t’ai remorqué d’Alençon à Mantes, et de Mantes au tribunal de la Seine, répondit Amélie. Eh ! bien, sois tranquille !… je veux qu’on m’appelle madame la présidente dans cinq ans d’ici ; mais, mon chat, pense donc toujours pendant longtemps avant de prendre des résolutions. Le métier de juge n’est pas celui d’un sapeur-pompier, le feu n’est jamais à vos papiers, vous avez le temps de réfléchir ; aussi, dans vos places, les sottises sont-elles inexcusables…

— La force de ma position est toute entière dans l’identité du faux prêtre espagnol avec Jacques Collin, reprit le juge après une longue pause. Une fois cette identité bien établie, quand même la cour s’attribuerait la connaissance de ce procès, ce sera toujours un fait acquis dont ne pourra se débarrasser aucun magistrat, juge ou conseiller. J’aurai imité les enfants qui attachent une ferraille à la queue [F01-j]   d’un chat ; la procédure, n’importe où elle s’instruise, fera toujours sonner les fers de Jacques Collin !

— Bravo ! dit Amélie.

— Et le procureur-général aimera mieux s’entendre avec moi, qui pourrai seul enlever cette épée de Damoclès suspendue sur le cœur du faubourg Saint-Germain, qu’avec tout autre !… Mais tu ne sais pas combien il est difficile d’obtenir ce magnifique résultat ?… Le procureur général et moi, tout à l’heure, dans son cabinet, nous sommes convenus d’accepter Jacques Collin pour ce qu’il se donne, pour un chanoine du chapitre de Tolède, pour Carlos Herrera ; nous sommes convenus d’admettre sa qualité d’envoyé diplomatique, et de le laisser réclamer par l’ambassade d’Espagne. C’est par suite de ce plan que j’ai fait le rapport qui met en liberté Lucien de Rubempré, que j’ai recommencé les interrogatoires de mes prévenus, en les rendant blancs comme neige. Demain, messieurs de Rastignac, Bianchon, et je ne sais qui encore, doivent être confrontés avec le soi-disant chanoine du chapitre royal de Tolède, ils ne reconnaîtront pas en lui Jacques Collin, dont l’arrestation a eu lieu en leur présence, il y a dix ans, dans une pension bourgeoise, où ils l’ont connu sous le nom de Vautrin.

Un moment de silence régna pendant lequel madame Camusot réfléchissait.

— Es-tu sûr que ton prévenu soit Jacques Collin ? demanda-t-elle.

— Sûr, répondit le juge, et le procureur-général aussi !

— Eh bien ! tâche donc, sans laisser voir tes griffes de chat fourré, de susciter un éclat au Palais-de-Justice ! Si ton homme est encore au secret, vas voir immédiatement le directeur de la Conciergerie et fais en sorte que le forçat y soit publiquement reconnu. Au lieu d’imiter les enfants, imite les ministres de la police dans les pays absolus qui inventent des conspirations contre le souverain pour se donner le [F01-k]   mérite de les avoir déjouées et se rendre nécessaires ; mets trois familles en danger pour avoir la gloire de les sauver !

— Ah ! quel bonheur ! s’écria Camusot. J’ai la tête si troublée que je ne me souvenais plus de cette circonstance. L’ordre de mettre Jacques Collin à la pistole a été porté par Coquart à monsieur Gault, le directeur de la Conciergerie. Or, par les soins de Bibi-Lupin, l’ennemi de Jacques Collin, on a transféré de la Force à la Conciergerie trois criminels qui le connaissent ; et, s’il descend demain matin au préau, l’on s’attend à des scènes terribles…

— Et pourquoi ?

— Jacques Collin, ma chère, est le dépositaire des fortunes que possèdent les bagnes et qui se montent à des sommes considérables ; or, il les a, dit-on, dissipées pour entretenir le luxe de feu Lucien, et on va lui demander des comptes. Ce sera, m’a dit Bibi-Lupin, une tuerie qui nécessitera l’intervention des surveillants, et le secret sera découvert. Il y va de la vie de Jacques Collin. Or, en me rendant au Palais de bonne heure, je pourrai dresser procès-verbal de l’identité.

— Ah ! si ses commettants te débarrassaient de lui ! tu serais regardé comme un homme bien capable ! Ne va51 pas chez monsieur de Grandville, attends-le à son parquet avec cette arme formidable ! C’est un canon chargé sur les trois plus considérables familles de la cour et de la pairie. Sois hardi, propose à monsieur de Grandville de vous débarrasser de Jacques Collin en le transférant à la Force, où les forçats savent se débarrasser de leurs dénonciateurs. J’irai, moi, chez la duchesse de Maufrigneuse, qui me mènera chez les Grandlieu. Peut-être verrai-je aussi monsieur de Sérizy. Fie-toi à moi pour sonner l’alarme partout. Écris-moi surtout un petit mot convenu pour que je sache si le prêtre espagnol est judiciairement reconnu pour être Jacques Collin. Arrange-toi pour quitter le Palais à deux heures, je t’aurai fait obtenir une audience particulière du Garde des Sceaux : peut-être sera-t-il [F01-l]   chez la marquise d’Espard.

Camusot restait planté sur ses jambes dans une admiration qui fit sourire la fine Amélie.

— Allons, viens dîner, et sois gai, dit-elle en terminant. Vois ! nous ne sommes à Paris que depuis deux ans, et te voilà en passe de devenir conseiller avant la fin de l’année… De là, mon chat, à la présidence d’une Chambre à la cour, il n’y aura pas d’autre distance qu’un service rendu dans quelque affaire politique.

Cette délibération secrète montre à quel point les actions et les moindres paroles de Jacques Collin, dernier personnage de cette Étude, intéressaient l’honneur des familles au sein desquelles il avait placé son défunt protégé.

[F02-a]   La mort de Lucien et l’invasion à la Conciergerie de la comtesse de Sérizy venaient de produire un si grand trouble dans les rouages de la machine, que le directeur avait oublié de lever le secret du prétendu prêtre espagnol.

Quoiqu’il y en ait plus d’un exemple dans les annales judiciaires, la mort d’un prévenu pendant le cours de l’instruction d’un procès, est un événement assez rare pour que les surveillants, le greffier et le directeur fussent sortis du calme dans lequel ils fonctionnent ; néanmoins, pour eux, le grand événement n’était pas ce beau jeune homme devenu si promptement un cadavre, mais bien la rupture de la barre en fer forgé de la première grille du guichet par les délicates mains d’une femme du monde.

Aussi, directeur, greffier et surveillants, dès que le procureur-général, le comte Octave de Bauvan, furent partis dans la voiture du comte de Sérizy, en emmenant sa femme évanouie, se groupèrent-ils au guichet en reconduisant monsieur Lebrun, le médecin de la prison, appelé pour constater la mort de Lucien et s’en entendre avec le médecin des morts de l’Arrondissement où demeurait cet infortuné jeune homme. On nomme à Paris médecin des [F02-b]   morts le docteur chargé, dans chaque Mairie, d’aller vérifier le décès, et d’en examiner les causes.

Avec ce coup-d’œil rapide qui le distinguait, monsieur de Grandville avait jugé nécessaire, pour l’honneur des familles compromises, de faire dresser l’acte de décès de Lucien, à la mairie dont dépend le quai Malaquais, où demeurait le défunt, et de le conduire de son domicile à l’église Saint-Germain-des-Prés, où le service funèbre allait avoir lieu.

Monsieur de Chargebœuf, secrétaire de monsieur de Grandville, mandé par lui, reçut des ordres à cet égard. La translation de Lucien devait être opérée pendant la nuit. Le jeune secrétaire était chargé de s’entendre immédiatement avec la Mairie, avec la Paroisse et l’administration des Pompes funèbres. Ainsi, pour le monde, Lucien serait mort libre et chez lui, son convoi partirait de chez lui, ses amis seraient convoqués chez lui pour la cérémonie.

Donc, au moment où Camusot, l’esprit en repos, se mettait à table avec son ambitieuse moitié, le directeur de la Conciergerie et monsieur Lebrun, médecin des prisons, étaient en dehors du guichet, déplorant la fragilité des barres de fer et la force des femmes amoureuses.

— On ne sait pas, disait le docteur à monsieur Gault en le quittant, tout ce qu’il y a de puissance nerveuse dans l’homme surexcité par la passion ! La dynamique et les mathématiques sont sans signes ni calculs pour constater cette force-là. Tenez, hier, j’ai été témoin d’une expérience qui m’a fait frémir, et qui rend compte du terrible pouvoir physique déployé tout à l’heure par cette petite dame.

— Contez-moi cela, dit monsieur Gault, car j’ai la faiblesse de m’intéresser au magnétisme, sans y croire, mais il m’intrigue.

— Un médecin magnétiseur, car il y a des gens parmi nous qui croient au magnétisme, reprit le docteur Lebrun, m’a proposé d’expérimenter sur moi-même un phénomène qu’il [F02-c]   me décrivait et duquel je doutais. Curieux de voir par moi-même une des étranges crises nerveuses par lesquelles on prouve l’existence du magnétisme, je consentis ! Voici le fait. Je voudrais bien savoir ce que dirait notre Académie de médecine si l’on soumettait, l’un après l’autre, ses membres à cette action qui ne laisse aucune échappatoire52 à l’incrédulité. Mon vieil ami… Ce médecin, dit le docteur Lebrun en ouvrant une parenthèse, est un vieillard persécuté pour ses opinions par la Faculté, depuis Mesmer ; il a soixante-dix ou douze ans, et se nomme Bouvard. C’est aujourd’hui le patriarche de la doctrine du magnétisme animal. Je suis un fils pour ce bonhomme, je lui dois mon état. Donc, le vieux et respectable Bouvard me proposait de me prouver que la force nerveuse mise en action par le magnétiseur était non pas infinie, car l’homme est soumis à des lois déterminées, mais qu’elle procédait comme les forces de la nature dont les principes absolus échappent à nos calculs. — « Ainsi, me dit-il, si tu veux abandonner ton poignet au poignet d’une somnambule qui dans l’état de veille ne te le presserait pas au delà d’une certaine force appréciable, tu reconnaîtras que, dans l’état si sottement nommé somnambulique, ses doigts auront la faculté d’agir comme des cisailles manœuvrées par un serrurier ! » Eh ! bien, monsieur, lorsque j’ai eu livré mon poignet à celui de la femme, non pas endormie, car Bouvard réprouve cette expression, mais isolée, et que le vieillard eut53 ordonné à cette femme de me presser indéfiniment et de toute sa force le poignet, j’ai prié d’arrêter au moment où le sang allait jaillir du bout de mes doigts. Tenez ? voyez le bracelet que je porterai pendant plus de trois mois ?

— Diable ! dit monsieur Gault en regardant une ecchymose circulaire qui ressemblait à celle qu’eût produite une brûlure.

— Mon cher Gault, reprit le médecin, j’aurais eu ma chair prise dans un cercle de fer qu’un serrurier aurait vissé par un écrou, je n’aurais pas senti ce collier de métal aussi [F02-d]   durement que les doigts de cette femme ; son poignet était de l’acier inflexible, et j’ai la conviction qu’elle aurait pu me briser les os et me séparer la main du poignet. Cette pression, commencée d’abord d’une manière insensible, a continué sans relâche en ajoutant toujours une force nouvelle à la force de pression antérieure ; enfin un tourniquet ne se serait pas mieux comporté que cette main changée en un appareil de torture. Il me paraît donc prouvé que, sous l’empire de la passion, qui est la volonté ramassée sur un point et arrivée à des quantités de force animale incalculables, comme le sont toutes les différentes espèces de puissances électriques, l’homme peut apporter sa vitalité tout entière, soit pour l’attaque, soit pour la résistance, dans tel ou tel de ses organes… Cette petite dame avait, sous la pression de son désespoir, envoyé sa puissance vitale dans ses poignets.

— Il en faut diablement pour rompre une barre de fer forgé… dit le chef des surveillants en hochant la tête.

— Il y avait une paille !… fit observer monsieur Gault.

— Moi, reprit le médecin, je n’ose plus assigner de limites à la force nerveuse. C’est d’ailleurs ainsi que les mères, pour sauver leurs enfants, magnétisent des lions, descendent dans un incendie, le long des corniches où les chats se tiendraient à peine, et supportent les tortures de certains accouchements. Là est le secret des tentatives des prisonniers et des forçats pour recouvrer la liberté… On ne connaît pas encore la portée des forces vitales, elles tiennent à la puissance même de la Nature, et nous les puisons à des réservoirs inconnus !

— Monsieur, vint dire tout bas un surveillant à l’oreille du directeur qui reconduisait le docteur Lebrun à la grille extérieure de la Conciergerie, le Secret numéro deux se dit malade et réclame le médecin ; il se prétend à la mort, ajouta le surveillant.

— Vraiment ? dit le directeur.

[F02-e]   — Mais il râle ! répliqua le surveillant.

— Il est cinq heures, répondit le docteur, je n’ai pas dîné… Mais, après tout, me voilà tout porté, voyons, allons…

— Le Secret numéro deux est précisément le prêtre espagnol soupçonné d’être Jacques Collin, dit monsieur Gault au médecin, et l’un des prévenus dans le procès où ce pauvre jeune homme était impliqué…

— Je l’ai déjà vu ce matin, répondit le docteur. Monsieur Camusot m’a mandé pour constater l’état sanitaire de ce gaillard-là, qui, soit dit entre nous, se porte à merveille, et qui de plus ferait fortune à poser pour les Hercules dans les troupes de saltimbanques.

— Il peut vouloir se tuer aussi, dit monsieur Gault. Donnons un coup de pied aux Secrets tous deux, car je dois être là, ne fût-ce54 que pour le transférer à la pistole. Monsieur Camusot a levé le secret pour ce singulier anonyme…

Jacques Collin, surnommé Trompe-la-Mort dans le monde des bagnes, et à qui maintenant il ne faut plus donner d’autre nom que le sien, se trouvait, depuis le moment de sa réintégration, au secret, d’après l’ordre de Camusot, en proie à une anxiété qu’il n’avait jamais connue pendant sa vie marquée par tant de crimes, par trois évasions du bagne, et par deux condamnations en cour d’assises.

Cet homme, en qui se résument la vie, les forces, l’esprit, les passions du bagne, et qui vous en présente la plus haute expression, n’est-il pas monstrueusement beau par son attachement digne de la race canine envers celui dont il fait son ami ? Condamnable, infâme et horrible de tant de côtés, ce dévoûment absolu à son idole le rend si véritablement intéressant, que cette Étude55 déjà si considérable, paraîtrait inachevée, écourtée, si le dénoûment de cette vie criminelle n’accompagnait pas la fin de Lucien de Rubempré. Le petit épagneul [F02-f]   mort, on se demande si son terrible compagnon, si le lion vivra !

Dans la vie réelle, dans la société, les faits s’enchaînent si fatalement à d’autres faits, qu’ils ne vont pas les uns sans les autres. L’eau du fleuve forme une espèce de plancher liquide ; il n’est pas de flot, si mutiné qu’il soit, à quelque hauteur qu’il s’élève, dont la puissante gerbe ne s’efface sous la masse des eaux, plus forte par la rapidité de son cours que les rébellions des gouffres qui marchent avec elle. De même qu’on regarde l’eau couler en y voyant de confuses images, peut-être désirez-vous mesurer la pression du pouvoir social sur ce tourbillon nommé Vautrin ? voir à quelle distance ira s’abîmer le flot rebelle, comment finira la destinée de cet homme vraiment diabolique, mais rattaché par l’amour à l’humanité ? tant ce principe céleste périt difficilement dans les cœurs les plus gangrenés !

L’ignoble forçat, en matérialisant le poème caressé par tant de poètes, par Moore, par lord Byron, par Mathurin, par Canalis (un démon possédant un ange attiré dans son enfer pour le rafraîchir d’une rosée dérobée au paradis) ; Jacques Collin, si l’on a bien pénétré dans ce cœur de bronze, avait renoncé à lui-même, depuis sept ans. Ses puissantes facultés, absorbées en Lucien, ne jouaient que pour Lucien : il jouissait de ses progrès, de ses amours, de son ambition. Pour lui, Lucien était son âme visible. Trompe-la-Mort dînait chez les Grandlieu, se glissait dans le boudoir des grandes dames, aimait Esther par procuration. Enfin, il voyait en Lucien un Jacques Collin beau, jeune, noble, arrivant au poste d’ambassadeur. Trompe-la-Mort avait réalisé la superstition allemande DU DOUBLE par un phénomène de paternité morale que concevront les femmes qui, dans leur vie, ont aimé véritablement, qui ont senti leur âme passée dans celle de l’homme aimé, qui ont vécu de sa vie noble ou infâme, heureuse ou malheureuse, obscure ou glorieuse, qui ont éprouvé, [F02-g]   malgré les distances, du mal à leur jambe, s’il s’y faisait une blessure, qui ont senti qu’il se battait en duel, et qui, pour tout dire en un mot, n’ont pas eu besoin d’apprendre une infidélité pour la savoir.

Reconduit dans son cabanon, Jacques Collin se disait : — On interroge le petit !…

Et il frissonnait, lui qui tuait comme un ouvrier boit.

— A-t-il pu voir ses maîtresses ? se demandait-il. Ma tante a-t-elle trouvé ces damnées femelles ? Ces duchesses, ces comtesses ont-elles marché, ont-elles empêché l’interrogatoire ? Lucien a-t-il reçu mes instructions ?… Et si la fatalité veut qu’on l’interroge, comment se tiendra-t-il ? Pauvre petit, c’est moi qui l’ai conduit là ! C’est ce brigand de Paccard et cette fouine d’Europe qui causent tout ce grabuge, en chippant les sept cent cinquante mille francs de l’inscription donnée par Nucingen à Esther. Ces deux drôles nous ont fait trébucher au dernier pas ; mais ils paieront cher cette farce là ! Un jour de plus, et Lucien était riche ! il épousait sa Clotilde de Grandlieu. Je n’avais plus Esther sur les bras. Lucien aimait trop cette fille, tandis qu’il n’eût jamais aimé cette planche de salut, cette Clotilde… Ah ! le petit aurait alors été tout à moi ! Et dire que notre sort dépend d’un regard, d’une rougeur de Lucien devant ce Camusot, qui voit tout, qui ne manque pas de la finesse des juges ! car nous avons échangé, lorsqu’il m’a montré les lettres, un regard par lequel nous nous sommes sondés mutuellement, et il a deviné que je puis faire chanter les maîtresses de Lucien !…

Ce monologue dura trois heures. L’angoisse fut telle qu’elle eut raison de cette organisation de fer et de vitriol. Jacques Collin, dont le cerveau fut comme incendié par la folie, ressentit une soif si dévorante qu’il épuisa, sans s’en apercevoir, toute la provision d’eau contenue dans un des deux baquets qui forment, avec le lit en bois, tout le mobilier d’un Secret.

— S’il perd la tête, que deviendra-t-il ? car ce cher enfant n’a pas la force de Théodore !… se demanda-t-il en se couchant sur le lit de camp, semblable à celui d’un corps de garde.

Un mot sur ce Théodore de qui se souvenait Jacques Collin en ce moment suprême.

[F02-h]   Théodore Calvi, jeune Corse, condamné à perpétuité pour onze meurtres, à l’âge de dix-huit ans, grâce à certaines protections achetées à prix d’or, avait été le compagnon de chaîne de Jacques Collin, de 1819 à 1820. La dernière évasion de Jacques Collin, une de ses plus belles combinaisons (il était sorti déguisé en gendarme et conduisant Théodore Calvi marchant à ses côtés en forçat, mené chez le commissaire), cette superbe évasion avait eu lieu dans le port de Rochefort, où les forçats meurent dru, et où l’on espérait voir finir ces deux dangereux personnages. Évadés ensemble, ils avaient été forcés de se séparer par les hasards de leur fuite.

Théodore, repris, avait été réintégré au bagne.

Après avoir gagné l’Espagne et s’y être transformé en Carlos Herrera, Jacques Collin venait chercher son Corse à Rochefort, lorsqu’il rencontra Lucien sur les bords de la Charente. Le héros des bandits et des macchis à qui Trompe-la-Mort devait de savoir l’italien, fut sacrifié naturellement à cette nouvelle idole. La vie avec Lucien, garçon pur de toute condamnation, et qui ne se reprochait que des peccadilles, se levait d’ailleurs belle et magnifique comme le soleil d’une journée d’été ; tandis qu’avec Théodore, Jacques Collin n’apercevait plus d’autre dénoûment que l’échafaud, après une série de crimes indispensables.

L’idée d’un malheur causé par la faiblesse de Lucien à qui le régime du secret devait faire perdre la tête, prit des proportions énormes dans l’esprit de Jacques Collin ; et, en supposant la possibilité d’une catastrophe, ce malheureux se sentit les yeux mouillés de larmes, phénomène qui depuis son enfance ne s’était pas produit une seule fois en lui.

— Je dois avoir une fièvre de cheval, se dit-il, et peut-être en faisant venir le médecin et lui proposant une somme considérable, me mettrait-il en rapport avec Lucien.

En ce moment le surveillant apporta le dîner au prévenu.

— C’est inutile, mon garçon, je ne puis manger. Dites à monsieur le directeur de cette prison de m’envoyer le médecin, je me trouve si mal que je crois ma dernière heure arrivée.

En entendant les sons gutturaux du râle par [F02-i]   lesquels le forçat accompagna sa phrase, le surveillant inclina la tête et partit.

Jacques Collin s’accrocha furieusement à cette espérance ; mais, quand il vit entrer dans son cabanon le docteur en compagnie du directeur, il regarda sa tentative comme avortée, et il attendit froidement l’effet de la visite, en tendant son pouls au médecin.

— Monsieur a la fièvre, dit le docteur à monsieur Gault ; mais c’est la fièvre que nous reconnaissons chez tous les prévenus, et qui, dit-il à l’oreille du faux Espagnol, est toujours pour moi la preuve d’une criminalité quelconque.

En ce moment, le directeur, à qui le procureur général avait donné la lettre écrite par Lucien à Jacques Collin pour la lui remettre, laissa le docteur et le prévenu sous la garde du surveillant, et alla chercher cette lettre.

— Monsieur, dit Jacques Collin au docteur en voyant le surveillant à la porte et ne s’expliquant pas l’absence du directeur, je ne regarderais pas à trente mille francs pour pouvoir faire passer cinq lignes à Lucien de Rubempré.

— Je ne veux pas vous voler votre argent, dit le docteur Lebrun, personne au monde ne peut plus communiquer avec lui…

— Personne ? dit Jacques Collin stupéfait, et pourquoi ?

— Mais il s’est pendu…

Jamais tigre trouvant ses petits enlevés n’a frappé les jungles de l’Inde d’un cri aussi épouvantable que le fut celui de Jacques Collin, qui se dressa sur ses pieds comme le tigre sur ses pattes, qui lança sur le docteur un regard brûlant comme l’éclair de la foudre quand elle tombe ; puis il s’affaissa sur son lit de camp en disant : — Oh ! mon fils !…

— Pauvre homme ! s’écria le médecin ému de ce terrible effort de la nature.

En effet, cette explosion fut suivie56 d’une si complète faiblesse, que ces mots : « Oh ! mon fils ! » furent comme un murmure.

— Va-t-il aussi nous craquer dans les mains, celui-là ? demanda le surveillant.

— Non, ce n’est pas possible ! reprit Jacques Collin en se soulevant et regardant les deux témoins de cette scène d’un œil sans flamme ni chaleur. Vous vous trompez, ce n’est pas [F02-j]   lui ! Vous n’avez pas bien vu. L’on ne peut pas se pendre au secret ! Voyez, comment pourrais-je me pendre ici ? Paris tout entier me répond de cette vie là ! Dieu me la doit !

Le surveillant et le médecin étaient à leur tour stupéfaits, eux que rien depuis longtemps ne pouvait plus surprendre. Monsieur Gault entra, tenant la lettre de Lucien à la main. À l’aspect du directeur, Jacques Collin, abattu sous la violence même de cette explosion de douleur, parut se calmer.

— Voici une lettre que monsieur le procureur-général m’a chargé de vous donner, en permettant que vous l’eussiez non décachetée, fit observer monsieur Gault.

— C’est de Lucien… dit Jacques Collin.

— Oui, monsieur.

— N’est-ce pas, monsieur, que ce jeune homme ?…

— Est mort, reprit le directeur. Quand même monsieur le docteur se serait trouvé ici, malheureusement il serait toujours arrivé trop tard… Ce jeune homme est mort, là… dans une des pistoles…

— Puis-je le voir de mes yeux ? demanda timidement Jacques Collin ; laisserez-vous un père libre d’aller pleurer son fils ?…

— Vous pouvez, si vous le voulez, prendre sa chambre, car j’ai l’ordre de vous transférer dans une des chambres de la pistole. Le secret est levé pour vous, monsieur.

Les yeux du prévenu, dénués de chaleur et de vie, allaient lentement du directeur au médecin ; Jacques Collin les interrogeait, croyant à quelque piège, et il hésitait à sortir.

— Si vous voulez voir le corps, lui dit le médecin57, vous n’avez pas de temps à perdre, on doit l’enlever cette nuit…

— Si vous avez des enfants, messieurs, dit Jacques Collin, vous comprendrez mon imbécillité, j’y vois à peine clair… Ce coup est pour moi bien plus que la mort, mais vous ne pouvez pas savoir ce que je dis… Vous n’êtes pères, si vous l’êtes, que d’une manière… je suis mère, aussi !… Je… je suis fou… je le sens.

[F03-a]   En franchissant des passages dont les portes inflexibles ne s’ouvrent que devant le directeur, il est possible d’aller en peu de temps des Secrets aux Pistoles.

Ces deux rangées d’habitations sont séparées par un corridor souterrain formé de deux gros murs qui soutiennent la voûte sur laquelle repose la galerie du Palais-de-Justice, nommée la galerie Marchande. Aussi, Jacques Collin, accompagné du surveillant qui le prit par le bras, précédé du directeur et suivi par le médecin, arriva-t-il en quelques minutes à la cellule où gisait Lucien, qu’on avait mis sur le lit. À cet aspect, il tomba sur ce corps et s’y colla par une étreinte désespérée dont la force et le mouvement passionnés firent frémir les trois spectateurs de cette scène.

— Voilà, dit le docteur au directeur, un exemple de ce dont je vous parlais. Voyez !… cet homme va pétrir ce corps, et vous ne savez pas ce qu’est un cadavre, c’est de la pierre…

— Laissez-moi là !… dit Jacques Collin d’une voix éteinte, je n’ai pas longtemps à le voir, on va me l’enlever pour…

[F03-b]   Il s’arrêta devant le mot enterrer.

— Vous me permettrez de garder quelque chose de mon cher enfant !… Ayez la bonté de me couper vous-même, monsieur, dit-il au docteur Lebrun, quelques mèches de ses cheveux, car je ne le puis pas…

— C’est bien son fils ! dit le médecin.

— Vous croyez ? répondit le directeur d’un air profond qui jeta le médecin dans une courte rêverie.

Le directeur dit au surveillant de laisser le prévenu dans cette cellule, et de couper quelques mèches de cheveux pour le prétendu père sur la tête du fils, avant qu’on ne vînt enlever le corps.

À cinq heures et demie, au mois de mai, l’on peut facilement lire une lettre à la Conciergerie, malgré les barreaux des grilles et les mailles du treillis en fil de fer qui en condamnent les fenêtres. Jacques Collin épela donc cette terrible lettre en tenant la main de Lucien.

On ne connaît pas d’homme qui puisse garder pendant dix minutes un morceau de glace en le serrant avec force dans le creux de sa main. La froideur se communique aux sources de la vie avec une rapidité mortelle. Mais l’effet de ce froid terrible et agissant comme un poison est à peine comparable à celui que produit sur l’âme la main raide et glacée d’un mort tenue ainsi, serrée ainsi. La Mort parle alors à la Vie, elle dit des secrets noirs et qui tuent bien des sentiments ; car, en fait de sentiment, changer, n’est-ce pas mourir ?

En relisant avec Jacques Collin la lettre de Lucien, cet écrit suprême paraîtra ce qu’il fut pour cet homme, une coupe de poison.

À l’abbé Carlos Herrera
Mon cher abbé, je n’ai reçu que des bienfaits de vous, et je vous ai trahi. Cette ingratitude involontaire me tue, et, quand vous lirez ces lignes, je n’existerai plus ; vous ne serez plus là pour me sauver.
Vous m’aviez donné pleinement le droit, si j’y trouvais un avantage, de vous perdre en [F03-c]   vous jetant à terre comme un bout de cigare, mais j’ai disposé de vous sottement. Pour sortir d’embarras, séduit par une captieuse demande du juge d’instruction, votre fils spirituel, celui que vous aviez adopté, s’est rangé du côté de ceux qui veulent vous assassiner à tout prix, en voulant faire croire à une identité que je sais impossible entre vous et un scélérat français. Tout est dit.
Entre un homme de votre puissance et moi, de qui vous avez voulu faire un personnage plus grand que je ne pouvais l’être, il ne saurait y avoir de niaiseries échangées au moment d’une séparation suprême. Vous m’avez voulu faire puissant et glorieux, vous m’avez précipité dans les abîmes du suicide, voilà tout. Il y a longtemps que je voyais venir le vertige pour moi.
Il y a la postérité de Caïn et celle d’Abel, comme vous disiez quelquefois. Caïn, dans le grand drame de l’Humanité, c’est l’opposition. Vous descendez d’Adam par cette ligne en qui le diable a continué de souffler le feu dont la première étincelle avait été jetée sur Ève. Parmi les démons de cette filiation, il s’en trouve, de temps en temps, de terribles, à organisations vastes, qui résument toutes les forces humaines, et qui ressemblent à ces fiévreux animaux du désert dont la vie exige les espaces immenses qu’ils y trouvent. Ces gens-là sont dangereux dans la société comme les lions le seraient en pleine Normandie : il leur faut une pâture, ils dévorent les hommes vulgaires et broutent les écus des niais ; leurs jeux sont si périlleux qu’ils finissent par tuer l’humble chien dont ils se sont fait un compagnon, une idole. Quand Dieu le veut, ces êtres mystérieux sont Moïse, Attila, Charlemagne, Robespierre ou Napoléon ; mais, quand il laisse rouiller au fond de l’océan d’une génération ces instruments gigantesques, ils ne sont plus que Pugatcheff, Fouché, Louvel et l’abbé Carlos Herrera. Doués d’un immense pouvoir sur les âmes tendres, ils les attirent et les broient. C’est grand, c’est beau dans son genre. C’est la plante vénéneuse [F03-d]   aux riches couleurs qui fascine les enfants dans les bois. C’est la poésie du mal. Des hommes comme vous autres doivent habiter des antres et n’en pas sortir. Tu m’as fait vivre de cette vie gigantesque, et j’ai bien mon compte de l’existence. Ainsi, je puis retirer ma tête des nœuds gordiens de ta politique, pour la donner au nœud coulant de ma cravate.
Pour réparer ma faute, je transmets au procureur-général une rétractation de mon interrogatoire ; vous verrez à tirer parti de cette pièce.
Par le vœu d’un testament en bonne forme, on vous rendra, monsieur l’abbé, les sommes appartenant à votre Ordre, desquelles vous avez disposé très imprudemment pour moi, par suite de la paternelle tendresse que vous m’avez portée.
Adieu donc, adieu grandiose statue du mal et de la corruption, adieu, vous qui, dans la bonne voie, eussiez été plus que Ximenès, plus que Richelieu ; vous avez tenu vos promesses : je me retrouve au bord de la Charente, après vous avoir dû les enchantements d’un rêve ; mais, malheureusement, ce n’est plus la rivière de mon pays où j’allais noyer les peccadilles de ma jeunesse ; c’est la Seine, et mon trou, c’est un cabanon de la Conciergerie.
Ne me regrettez pas : mon mépris pour vous était égal à mon admiration.
LUCIEN.

Avant une heure du matin, lorsqu’on vint enlever le corps, on trouva Jacques Collin agenouillé devant le lit, cette lettre à terre, lâchée sans doute comme le suicidé lâche le pistolet qui l’a tué ; mais le malheureux tenait toujours la main de Lucien entre ses mains jointes et priait Dieu.

En voyant cet homme, les porteurs s’arrêtèrent un moment, car il ressemblait à une de ces figures de pierre agenouillées pour l’éternité sur les tombeaux du Moyen-Âge, par le génie des tailleurs d’images. Ce faux prêtre, aux yeux clairs comme ceux des tigres et raidi par une immobilité surnaturelle, imposa [F03-e]   tellement à ces gens, qu’ils lui dirent avec douceur de se lever.

— Pourquoi ? demanda-t-il timidement.

Cet audacieux Trompe-la-Mort était devenu faible comme un enfant.

Le directeur montra ce spectacle à monsieur de Chargebœuf, qui, saisi de respect pour une pareille douleur, et croyant à la qualité de père que Jacques Collin se donnait, expliqua les ordres de monsieur de Grandville relatifs au service et au convoi de Lucien qu’il fallait absolument transférer à son domicile du quai Malaquais, où le clergé l’attendait pour le veiller pendant le reste de la nuit.

— Je reconnais bien là la grande âme de ce magistrat, s’écria d’une voix triste le forçat. Dites-lui, monsieur, qu’il peut compter sur ma reconnaissance… Oui, je suis capable de lui rendre de grands services… N’oubliez pas cette phrase ; elle est, pour lui, de la dernière importance. Ah ! monsieur, il se fait d’étranges changements dans le cœur d’un homme, quand il a pleuré pendant sept heures sur un enfant comme celui-ci… Je ne le verrai donc plus !…

Après avoir couvé Lucien par un regard de mère à qui l’on arrache le corps de son fils, Jacques Collin s’affaissa sur lui-même. En regardant prendre le corps de Lucien, il laissa échapper un gémissement qui fit hâter les porteurs. Le secrétaire du procureur-général et le directeur de la prison s’étaient déjà soustraits à ce spectacle.

Qu’était devenue cette nature de bronze, où la décision égalait le coup d’œil en rapidité, chez laquelle la pensée et l’action jaillissaient comme un même éclair, dont les nerfs aguerris par trois évasions, par trois séjours au bagne avaient atteint à la solidité métallique des nerfs du sauvage ?

Le fer cède à certains degrés de battage ou de pression réitérée ; ses impénétrables molécules58, purifiées par l’homme et rendues homogènes, se désagrègent ; et, sans être en fusion, le métal n’a plus la même vertu de [F03-f]   résistance.

Les maréchaux, les serruriers, taillandiers, tous les ouvriers qui travaillent constamment ce métal en expriment alors l’état par un mot de leur technologie : « Le fer est roui ! » disent-ils en s’appropriant cette expression exclusivement consacrée au chanvre, dont la désorganisation s’obtient par le rouissage.

Eh ! bien, l’âme humaine, ou, si vous voulez, la triple énergie du corps, du cœur et de l’esprit se trouve dans une situation analogue à celle du fer, par suite de certains chocs répétés. Il en est alors des hommes comme du chanvre et du fer : ils sont rouis.

La Science et la Justice, le public cherchent mille causes aux terribles catastrophes causées sur les chemins de fer par la rupture d’une barre de fer, et dont le plus affreux exemple est celui de Bellevue ; mais personne n’a consulté les vrais connaisseurs en ce genre, les forgerons, qui tous ont dit le même mot : « Le fer était roui ! » Ce danger est imprévisible. Le métal devenu mou, le métal resté résistant, offrent la même apparence.

C’est dans cet état que les confesseurs et les juges d’instruction trouvent souvent les grands criminels. Les sensations terribles de la cour d’assises et celles de la toilette déterminent presque toujours chez les natures les plus fortes cette dislocation de l’appareil nerveux. Les aveux s’échappent alors des bouches les plus violemment serrées ; les cœurs les plus durs se brisent alors ; et, chose étrange ! au moment où les aveux sont inutiles, lorsque cette faiblesse suprême arrache à l’homme le masque d’innocence sous lequel il inquiétait la Justice, toujours inquiète lorsque le condamné meurt sans avouer son crime.

Napoléon a connu cette dissolution de toutes les forces humaines sur le champ de bataille de Waterloo !

À huit heures du matin, quand le surveillant des pistoles entra dans la chambre où se trouvait Jacques Collin, il le vit pâle et calme, [F03-g]   comme un homme redevenu fort par un violent parti pris.

— Voici l’heure d’aller au préau, dit le porte-clés, vous êtes enfermé depuis trois jours, si vous voulez prendre l’air et marcher, vous le pouvez !

Jacques Collin tout à des pensées absorbantes, ne prenant aucun intérêt à lui-même, se regardant comme un vêtement sans corps, comme un haillon, ne soupçonna pas le piége que lui tendait Bibi-Lupin, ni l’importance de son entrée au préau.

Le malheureux, sorti machinalement, enfila le corridor qui longe les cabanons pratiqués dans les corniches des magnifiques arcades du palais des rois de France, et sur lesquelles s’appuie la galerie dite de Saint-Louis, par où l’on va maintenant aux différentes dépendances de la cour de cassation. Ce corridor rejoint celui des pistoles ; et, circonstance digne de remarque, la chambre où fut détenu Louvel, l’un des plus fameux régicides, est celle située à l’angle droit formé par le coude des deux corridors.

Sous le joli cabinet qui occupe la tour Bonbec se trouve un escalier en colimaçon auquel aboutit ce sombre corridor, et par où les détenus logés dans les pistoles ou dans les cabanons vont et viennent pour se rendre au préau.

Tous les détenus, les accusés qui doivent comparaître en cour d’assise et ceux qui y ont comparu, les prévenus qui ne sont plus au secret, tous les prisonniers de la Conciergerie enfin se promènent dans cet étroit espace entièrement pavé, pendant quelques heures de la journée, et surtout le matin de bonne heure en été.

Ce préau, l’antichambre de l’échafaud ou du bagne, y aboutit d’un bout, et de l’autre il tient à la société par le gendarme, par le cabinet du juge d’instruction ou par la cour d’assises. Aussi est-ce plus glacial à voir que l’échafaud. L’échafaud peut devenir un piédestal pour aller au ciel ; mais le préau, c’est toutes les infamies de la terre réunies et sans issue !

Que ce soit le préau de la Force ou celui de [F03-i]   Poissy, ceux de Melun ou de Sainte-Pélagie, un préau est un préau. Les mêmes faits s’y reproduisent identiquement à la couleur près des murailles, à la hauteur ou à l’espace. Aussi les ÉTUDES DE MŒURS mentiraient-elles à leur titre, si la description la plus exacte de ce pandémonium parisien ne se trouvait ici.

Sous les puissantes voûtes qui soutiennent la salle des audiences de la cour de cassation, il existe à la quatrième arcade une pierre qui servait, dit-on, à saint Louis, pour distribuer ses aumônes, et qui, de nos jours, sert de table pour vendre quelques comestibles aux détenus. Aussi, dès que le préau s’ouvre pour les prisonniers, tous vont-ils se grouper autour de cette pierre à friandises de détenu, l’eau-de-vie, le rhum, etc.

Les deux premières arcades de ce côté du préau, qui fait face à la magnifique galerie byzantine, seul vestige de l’élégance du palais de saint Louis, sont prises par un parloir où confèrent les avocats et les accusés, et où les prisonniers parviennent au moyen d’un guichet formidable composé d’une double voie tracée par des barreaux énormes, et comprise dans l’espace de la troisième arcade. Ce double chemin ressemble à ces rues momentanément créées à la porte des théâtres par des barrières pour contenir la queue, lors des grands succès.

Ce parloir, situé au bout de l’immense salle du guichet actuel de la Conciergerie, éclairé sur le préau par des hottes, vient d’être mis à jour par des châssis vitrés du côté du guichet, en sorte qu’on y surveille les avocats en conférence avec leurs clients. Cette innovation a été nécessitée par les trop fortes séductions que de jolies femmes exerçaient sur leurs défenseurs.

On ne sait plus où s’arrêtera la morale ?… ses précautions ressemblent à ces examens de conscience tout faits, où les imaginations pures se dépravent en réfléchissant à des monstruosités ignorées.

Dans ce parloir ont également lieu les entrevues des parents et des amis à qui la police [F03-j]   permet de voir des prisonniers, accusés ou détenus.

On doit maintenant comprendre ce qu’est le préau pour les deux cents prisonniers de la Conciergerie, c’est leur jardin, un jardin sans arbres, ni terre, ni fleurs, un préau enfin !

Les annexes du parloir et de la pierre de saint Louis, sur laquelle se distribuent les comestibles et les liquides autorisés, constituent l’unique communication possible avec le monde extérieur.

Les moments passés au préau sont les seuls pendant lesquels le prisonnier se trouve à l’air et en compagnie ; néanmoins, dans les autres prisons, les autres détenus sont réunis dans les ateliers du travail ; mais, à la Conciergerie, on ne peut se livrer à aucune occupation, à moins d’être à la pistole. Là, le drame de la cour d’assises59 préoccupe d’ailleurs tous les esprits, puisqu’on ne vient là que pour subir ou l’instruction ou le jugement.

Cette cour présente un affreux spectacle ; on ne peut se le figurer, il faut le voir, ou l’avoir vu. D’abord, la réunion, sur un espace de quarante mètres de long sur trente de large, d’une centaine d’accusés ou de prévenus, ne constitue pas l’élite de la société. Ces misérables, qui, pour la plupart, appartiennent aux plus basses classes, sont mal vêtus ; leurs physionomies sont ignobles ou horribles ; car un criminel venu des sphères sociales supérieures est une exception heureusement assez rare. La concussion, le faux ou la faillite frauduleuse, seuls crimes qui peuvent amener là des gens comme il faut, ont d’ailleurs le privilége de la pistole, et l’accusé ne quitte alors presque jamais sa cellule.

Ce lieu de promenade, encadré par de beaux et formidables murs noirâtres, par une colonnade partagée en cabanons, par une fortification du côté du quai, par les cellules grillagées de la pistole au nord, gardé par des surveillants attentifs, occupé par un troupeau de criminels ignobles et se défiant tous les uns des autres, attriste déjà par les dispositions [F03-k]   locales ; mais il effraie bientôt, lorsque vous vous y voyez le centre de tous ces regards pleins de haine, de curiosité, de désespoir, en face de ces êtres déshonorés. Aucune joie ! tout est sombre, les lieux et les hommes. Tout est muet, les murs et les consciences. Tout est péril pour ces malheureux, ils n’osent, à moins d’une amitié sinistre comme le bagne dont elle est le produit, se fier les uns aux autres. La police, qui plane sur eux, empoisonne pour eux l’atmosphère et corrompt tout, jusqu’au serrement de main de deux coupables intimes.

Un criminel qui rencontre là son meilleur camarade ignore si ce dernier ne s’est pas repenti, s’il n’a pas fait des aveux dans l’intérêt de sa vie. Ce défaut de sécurité, cette crainte du mouton gâte la liberté déjà si mensongère du préau.

En argot de prison, le mouton est un mouchard, qui paraît être sous le poids d’une méchante affaire, et dont l’habileté proverbiale consiste à se faire prendre pour un ami.

Le mot ami signifie, en argot, un voleur émérite, un voleur consommé, qui, depuis longtemps, a rompu avec la société, qui veut rester voleur toute sa vie, et qui demeure fidèle quand même ! aux lois de la haute pègre.

Le crime et la folie ont quelque similitude. Voir les prisonniers de la Conciergerie au préau, ou voir des fous dans le jardin d’une maison de santé, c’est une même chose. Les uns et les autres se promènent en s’évitant, se jettent des regards au moins singuliers, atroces selon leurs pensées du moment, jamais gais ni sérieux ; car ils se connaissent ou ils se craignent. L’attente d’une condamnation, les remords, les anxiétés donnent aux promeneurs du préau l’air inquiet et hagard des fous.

Les criminels consommés ont seuls une assurance qui ressemble à la tranquillité d’une vie honnête, à la sincérité d’une conscience pure.

L’homme des classes moyennes étant là l’exception, et la honte retenant dans leurs cellules [F03-l]   ceux que le crime y envoie, les habitués du préau sont généralement mis comme les gens de la classe ouvrière. La blouse, le bourgeron, la veste de velours dominent. Ces costumes grossiers ou sales, en harmonie avec les physionomies communes ou sinistres, avec les manières brutales, un peu domptées néanmoins par les pensées tristes dont sont saisis les prisonniers, tout, jusqu’au silence du lieu, contribue à frapper de terreur ou de dégoût le rare visiteur à qui de hautes protections ont valu le privilége peu prodigué d’étudier la Conciergerie.

De même que la vue d’un cabinet d’anatomie, où les maladies infâmes sont figurées en cire, rend chaste et inspire de saintes et nobles amours au jeune homme qu’on y mène ; de même la vue de la Conciergerie et l’aspect du préau, meublé de ses hôtes dévoués au bagne, à l’échafaud, à une peine infamante quelconque, donne la crainte de la justice humaine à ceux qui pourraient ne pas craindre la justice divine, dont la voix parle si haut dans la conscience ; et ils en sortent honnêtes gens pour longtemps.

[F04-a]   Les promeneurs qui se trouvaient au préau quand Jacques Collin y descendit devant être les acteurs d’une scène capitale dans la vie de Trompe-la-Mort, il n’est pas indifférent de peindre quelques-unes des principales figures de cette terrible assemblée.

Là, comme partout où des hommes sont rassemblés ; là, comme au collége, règnent la force physique et la force morale. Là donc, [F04-b]   comme dans les bagnes, l’aristocratie est la criminalité. Celui dont la tête est en jeu prime tous les autres. Le préau, comme on le pense, est une école de Droit criminel ; on l’y professe infiniment mieux qu’à la place du Panthéon. La plaisanterie périodique consiste à répéter le drame de la cour d’assises, à constituer un président, un jury, un ministère public, un avocat, et juger le procès. Cette horrible farce se joue presque toujours à l’occasion des crimes célèbres.

À cette époque, une grande cause criminelle était à l’ordre du jour des assises, l’affreux assassinat commis sur monsieur et madame Crottat, anciens fermiers, père et mère du notaire, qui gardaient chez eux, comme cette malheureuse affaire l’a prouvé, huit cent mille francs en or.

L’un des auteurs de ce double assassinat était le célèbre Dannepont, dit la Pouraille, forçat libéré, qui, depuis cinq ans, avait échappé aux recherches les plus actives de la police, à la faveur de sept ou huit noms différents. Les déguisements de ce scélérat étaient si parfaits, qu’il avait subi deux ans de prison à Nantes sous le nom de Delsoucq, un de ses élèves, voleur célèbre qui ne dépassait jamais, dans les affaires, la compétence du tribunal correctionnel.

La Pouraille en était, depuis sa sortie du Bagne, à son troisième assassinat. La certitude d’une condamnation à mort rendait cet accusé, non moins que sa fortune présumée, l’objet de la terreur et de l’admiration des prisonniers ; car pas un liard des fonds volés ne se retrouvait.

On peut encore, malgré les événements de juillet 1830, se rappeler l’effroi que causa dans Paris ce coup hardi, comparable au vol des médailles de la Bibliothèque pour son importance ; car la malheureuse tendance de notre temps à tout chiffrer, rend un assassinat d’autant plus frappant que la somme volée est plus considérable.

[F04-c]   La Pouraille, petit homme sec et maigre, à visage de fouine, âgé de quarante-cinq ans, l’une des célébrités des trois bagnes qu’il avait habités successivement dès l’âge de dix-neuf ans, connaissait intimement Jacques Collin, et l’on va savoir comment et pourquoi.

Transférés de la Force à la Conciergerie depuis vingt-quatre heures avec La Pouraille, deux autres forçats avaient reconnu sur-le-champ et fait reconnaître au préau cette royauté sinistre de l’ami promis à l’échafaud.

L’un de ces forçats, un libéré nommé Sélérier, surnommé l’Auvergnat, le père Ralleau, le Rouleur, et qui, dans la haute société que le bagne appelle la haute-pègre, avait nom Fil-de-Soie, sobriquet dû à l’adresse avec laquelle il échappait aux périls du métier, était un des anciens affidés de Trompe-la-Mort.

Trompe-la-Mort soupçonnait tellement Fil-de-Soie de jouer un double rôle, d’être à la fois dans les conseils de la haute-pègre, et l’un des entretenus de la police, qu’il lui avait (voyez le PÈRE GORIOT) attribué son arrestation dans la Maison-Vauquer, en 1819.

Sélérier, qu’il faut appeler Fil-de-Soie, de même que Dannepont se nommera La Pouraille, déjà sous le coup d’une rupture de ban, était impliqué dans des vols qualifiés, mais sans une goutte de sang répandu, qui devaient le faire réintégrer au moins pour vingt ans au bagne.

L’autre forçat, nommé Riganson, formait avec sa concubine, appelée La Biffe, un des plus redoutables ménages de la haute pègre. Riganson, en délicatesse avec la Justice dès l’âge le plus tendre, avait pour surnom Le Biffon. Le Biffon était le mâle de La Biffe, car il n’y a rien de sacré pour la haute pègre. Ces Sauvages ne respectent ni la loi, ni la religion, rien, pas même l’histoire naturelle, dont la sainte nomenclature est, comme on le voit, parodiée par eux.

Une digression est ici nécessaire, car l’entrée de Jacques Collin au préau, son apparition au [F04-d]   milieu de ses ennemis, si bien ménagée par Bibi-Lupin et par le juge d’instruction, les scènes curieuses qui devaient s’ensuivre, tout en serait inadmissible et incompréhensible, sans quelques explications sur le monde des voleurs et des bagnes, sur ses lois, sur ses mœurs, et surtout sur son langage, dont l’affreuse poésie est indispensable dans cette partie du récit.

Donc, avant tout, un mot sur la langue des grecs, des filous60, des voleurs et des assassins, nommée l’argot, et que la littérature a, dans ces derniers temps, employée avec tant de succès, que plus d’un mot de cet étrange vocabulaire, a passé sur les lèvres roses des jeunes femmes, a retenti sous des lambris dorés, a réjoui les princes, dont plus d’un a pu s’avouer floué !

Disons-le, peut-être à l’étonnement de beaucoup de gens, il n’est pas de langue plus énergique, plus colorée, que celle de ce monde souterrain qui, depuis l’origine des empires à capitale, s’agite dans les caves, dans les sentines, dans le troisième-dessous des sociétés, pour emprunter à l’art dramatique une expression vive et saisissante. Le monde n’est-il pas un théâtre ? Le Troisième-Dessous est la dernière cave pratiquée sous les planches de l’Opéra pour en recéler les machines, les machinistes, la rampe, les apparitions, les diables bleus que vomit l’enfer, etc.

Chaque mot de ce langage est une image brutale, ingénieuse ou terrible.

Une culotte est une montante, n’expliquons pas ceci !

En argot, on ne dort pas, on pionce. Remarquez avec quelle énergie ce verbe exprime le sommeil particulier à la bête traquée, fatiguée, défiante, appelée Voleur ; et qui, dès qu’elle est en sûreté, tombe et roule dans les abîmes d’un sommeil profond et nécessaire sous les puissantes ailes déployées du Soupçon planant toujours sur elle. Affreux sommeil, semblable à celui de l’animal sauvage qui dort, qui ronfle, et dont néanmoins les oreilles [F04-e]   veillent doublées de prudence !

Tout est farouche dans cet idiome. Les syllabes qui commencent ou qui finissent les mots sont âpres et détonnent singulièrement. Une femme est une largue. Et quelle poésie ! La paille est la plume de Beauce.

Le mot minuit est rendu par cette périphrase : douze plombes crossent ! Ça ne donne-t-il pas le frisson ?

Rincer une cambriole, veut dire dévaliser une chambre.

Qu’est-ce que l’expression se coucher, comparée à se piausser, revêtir une autre peau !

Quelle vivacité d’images ! Jouer des dominos, signifie manger ; comment mangent les gens poursuivis ?

L’argot va toujours, d’ailleurs ! Il suit la civilisation, il la talonne, il s’enrichit d’expressions nouvelles à chaque nouvelle invention.

La pomme de terre créée et mise au jour par Louis XVI et Parmentier est aussitôt saluée par l’argot d’oranges à cochons.

On invente les billets de banque, le bagne les appelle des fafiots garatés, du nom de Garat, le caissier qui les signe. Fafiot ! n’entendez-vous pas le bruissement du papier de soie ? Le billet de mille francs est un fafiot mâle, le billet de cinq cents un fafiot femelle. Les forçats baptiseront, attendez-vous-y, les billets de cent ou de deux cent cinquante francs de quelque nom bizarre.

En 1790, Guillotin trouve, dans l’intérêt de l’humanité, la mécanique expéditive qui résout tous les problèmes soulevés par le supplice de la peine de mort. Aussitôt les forçats, les ex-galériens, examinent cette mécanique, placée sur les confins monarchiques de l’ancien système et sur les frontières de la justice nouvelle, ils l’appellent tout à coup l’Abbaye-de-monte-à-regret !

Ils étudient l’angle décrit par le couperet d’acier et trouvent, pour en peindre l’action, [F04-f]   le verbe faucher ! Quand on songe que le Bagne se nomme le pré, vraiment ceux qui s’occupent de linguistique doivent admirer la création de ces affreux vocables, eût dit Charles Nodier.

Reconnaissons d’ailleurs la haute antiquité de l’argot ? il contient un dixième de mots de la langue romane, un autre dixième de la vieille langue gauloise de Rabelais.

Effondrer (enfoncer), otolondrer (ennuyer), cambrioler (tout ce qui se fait dans une chambre), aubert (argent), gironde (belle, le nom d’un fleuve en langue d’Oc), fouillouse (poche), appartiennent à la langue du quatorzième et du quinzième siècles.

L’affe, pour la vie, est de la plus haute antiquité. Troubler l’affe a fait les affres, d’où vient le mot affreux, dont la traduction est ce qui trouble la vie, etc.

Cent mots au moins de l’argot appartiennent à la langue de PANURGE, qui, dans l’œuvre rabelaisienne, symbolise le peuple, car ce nom est composé de deux mots grecs qui veulent dire : Celui qui fait tout.

La science change la face de la civilisation par le chemin de fer, l’argot l’a déjà nommé le roulant vif.

Le nom de la tête, quand elle est encore sur les épaules, la sorbonne, indique la source antique de cette langue dont il est question dans les romanciers les plus anciens, comme Cervantes, comme les nouvelliers italiens et l’Arétin. De tout temps, en effet, la fille, héroïne de tant de vieux romans, fut la protectrice, la compagne, la consolation du grec, du voleur, du tire-laine, du filou, de l’escroc.

La prostitution et le vol sont deux protestations vivantes, mâle et femelle, de l’état naturel contre l’État social. Aussi les philosophes, les novateurs actuels, les humanitaires, qui ont pour queue les communistes et les fouriéristes, arrivent-ils, sans s’en douter, à ces deux conclusions : la prostitution et le vol.

[F04-g]   Le voleur ne met pas en question dans des livres sophistiques, la propriété, l’hérédité, les garanties sociales ; il les supprime net. Pour lui, voler, c’est rentrer dans son bien. Il ne discute pas le mariage, il ne l’accuse pas, il ne demande pas, dans des utopies imprimées, ce consentement mutuel, cette alliance étroite des âmes impossible à généraliser ; il s’accouple avec une violence dont les chaînons sont incessamment resserrés par le marteau de la nécessité. Les novateurs modernes écrivent des théories pâteuses, filandreuses et nébuleuses, ou des romans philanthropiques61 ; mais le voleur pratique ! il est clair comme un fait, il est logique comme un coup de poing. Et quel style !…

Autre observation ! Le monde des filles, des voleurs et des assassins, les bagnes et les prisons comportent une population d’environ soixante à quatre-vingt mille individus, mâles et femelles. Ce monde ne saurait être dédaigné dans la peinture de nos mœurs, dans la reproduction littérale de notre état social. La justice, la gendarmerie et la police offrent un nombre d’employés presque correspondant, n’est-ce pas étrange ?

Cet antagonisme de gens qui se cherchent et qui s’évitent réciproquement constitue un immense duel, éminemment dramatique, esquissé dans cette Étude.

Il en est du vol et du commerce de fille publique, comme du théâtre, de la police, de la prêtrise et de la gendarmerie. Dans ces six conditions, l’individu prend un caractère indélébile. Il ne peut plus être que ce qu’il est. Les stigmates du divin sacerdoce sont immuables, tout aussi bien que ceux du militaire. Il en est ainsi des autres états qui sont de fortes oppositions, des contraires dans la civilisation.

Ces diagnostics violents, bizarres, singuliers, sui generis rendent la fille publique et le voleur, l’assassin et le libéré, si faciles à reconnaître, qu’ils sont pour leurs ennemis, l’espion et le gendarme, ce qu’est le gibier pour le chasseur : ils ont des allures, des façons, un [F04-h]   teint, des regards, une couleur, une odeur, enfin des propriétés infaillibles. De là, cette science profonde du déguisement chez les célébrités du bagne.

Encore un mot sur la constitution de ce monde, que l’abolition de la marque, l’adoucissement des pénalités et la stupide indulgence du jury rendent si menaçant. En effet, dans vingt ans, Paris sera cerné par une armée de quarante mille libérés. Le département de la Seine et ses quinze cent mille habitants étant le seul point de la France où ces malheureux puissent se cacher, Paris est, pour eux, ce qu’est la forêt vierge pour les animaux féroces.

La haute pègre, qui est pour ce monde son faubourg Saint-Germain, son aristocratie, s’était résumée, en 1816, à la suite d’une paix qui mettait tant d’existences en question, dans une association dite des Grands fanandels, où se réunirent les plus célèbres chefs de bande et quelques gens hardis, alors sans aucun moyen d’existence.

Ce mot de fanandel veut dire à la fois frères, amis, camarades. Tous les voleurs, les forçats, les prisonniers sont fanandels.

Or, les Grands Fanandels, fine fleur de la haute pègre, furent pendant vingt et quelques années la Cour de Cassation, l’Institut, la Chambre des Pairs de ce peuple. Les grands Fanandels eurent tous leur fortune particulière, des capitaux en commun, et des mœurs à part. Ils se devaient aide et secours dans l’embarras, ils se connaissaient. Tous d’ailleurs au dessus des ruses et des séductions de la police, ils eurent leur charte particulière, leurs mots de passe et de reconnaissance. Ces ducs et pairs du bagne avaient formé, de 1815 à 1819, la fameuse société des Dix-Mille (Voyez le Père Goriot), ainsi nommée de la convention en vertu de laquelle on ne pouvait jamais entreprendre une affaire où il se trouvait moins de dix mille francs à prendre.

En ce moment même, en 1829 et 1830, il se [F04-i]   publiait des mémoires où l’état des forces de cette société, les noms de ses membres, étaient indiqués par une des célébrités de la police judiciaire. On y voyait avec épouvante une armée de capacités, en hommes et en femmes ; mais si formidable, si habile, si souvent heureuse, que des voleurs comme les Lévy, les Pastourel, les Collonge, les Chimaux, âgés de cinquante et de soixante ans, y sont signalés comme étant en révolte contre la société depuis leur enfance !… Quel aveu d’impuissance pour la justice que l’existence de voleurs si vieux !

Jacques Collin était le caissier, non-seulement de la société des Dix-Mille, mais encore des Grands Fanandels, les héros du bagne. De l’aveu des autorités compétentes, les bagnes ont toujours eu des capitaux. Cette bizarrerie se conçoit. Aucun vol ne se retrouve, excepté dans des cas bizarres. Les condamnés ne pouvant rien emporter avec eux au bagne, sont forcés d’avoir recours à la confiance, à la capacité, de confier leurs fonds, comme dans la Société l’on se confie à une maison de banque.

Primitivement, Bibi-Lupin, chef de la police de sûreté depuis dix ans, avait fait partie de l’aristocratie des Grands Fanandels. Sa trahison venait d’une blessure d’amour-propre ; il s’était vu constamment préférer la haute intelligence et la force prodigieuse de Trompe-la-Mort. De là l’acharnement constant de ce fameux chef de la police de sûreté contre Jacques Collin. De là provenaient aussi certains compromis entre Bibi-Lupin et ses anciens camarades, dont commençaient à se préoccuper les magistrats. Donc, dans son désir de vengeance, auquel le juge d’instruction avait donné pleine carrière par la nécessité d’établir l’identité de Jacques Collin, le chef de la police de sûreté avait très habilement choisi ses aides en lançant sur le faux Espagnol La Pouraille, Fil-de-Soie et le Biffon, car La Pouraille appartenait aux Dix-Mille, ainsi que Fil-de-Soie, et Le Biffon était un Grand-Fanandel.

La Biffe, cette redoutable largue du Biffon, [F04-j]   qui se dérobe encore à toutes les recherches de la police, à la faveur de ses déguisements en femme comme il faut, était libre. Cette femme, qui sait admirablement faire la marquise, la baronne, la comtesse, a voiture et des gens. Cette espèce de Jacques Collin en jupon est la seule femme comparable à cette Asie, le bras droit de Jacques Collin.

Chacun des héros du bagne est, en effet, doublé d’une femme dévouée. Les fastes judiciaires, la chronique secrète du Palais vous le diront : aucune passion d’honnête femme, pas même celle d’une dévote pour son directeur, rien ne surpasse l’attachement de la maîtresse qui partage les périls des grands criminels.

La passion est presque toujours, chez ces gens, la raison primitive de leurs audacieuses entreprises, de leurs assassinats. L’amour excessif qui les entraîne, constitutionnellement, disent les médecins, vers la femme, emploie toutes les forces morales et physiques de ces hommes énergiques. De là, l’oisiveté qui dévore les journées ; car les excès en amour exigent et du repos et des repas réparateurs. De là, cette haine de tout travail, qui force ces gens à recourir à des moyens rapides pour se procurer de l’argent.

Néanmoins, la nécessité de vivre, et de bien vivre, déjà si violente, est peu de chose en comparaison des prodigalités inspirées par la fille à qui ces généreux Médor veulent donner des bijoux, des robes, et qui toujours gourmande, aime la bonne chère. La fille désire un châle, l’amant le vole, et la femme y voit une preuve d’amour ! C’est ainsi qu’on marche au vol, qui, si l’on veut examiner le cœur humain à la loupe, sera reconnu pour un sentiment presque naturel chez l’homme. Le vol mène à l’assassinat, et l’assassinat conduit de degrés en degrés l’amant à l’échafaud.

L’amour physique et déréglé de ces hommes serait donc, si l’on en croit la Faculté de médecine, l’origine des sept dixièmes des crimes. La preuve s’en trouve toujours, d’ailleurs, frappante, palpable, à l’autopsie de l’homme [F04-k]   exécuté. Aussi l’adoration de leurs maîtresses est-elle acquise à ces monstrueux amans, épouvantails de la Société.

C’est ce dévoûment femelle accroupi fidèlement à la porte des prisons, toujours occupé à déjouer les ruses de l’instruction, incorruptible gardien des plus noirs secrets, qui rend tant de procès obscurs, impénétrables. Là gît la force et aussi la faiblesse du criminel.

Dans le langage des filles, avoir de la probité, c’est ne manquer à aucune des lois de cet attachement, c’est donner tout son argent à l’homme enflacqué (emprisonné), c’est veiller à son bien-être, lui garder toute espèce de foi, tout entreprendre pour lui. La plus cruelle injure qu’une fille puisse jeter au front déshonoré d’une autre fille, c’est de l’accuser d’une infidélité envers un amant serré (mis en prison). Une fille, dans ce cas, est regardée comme une femme sans cœur !…

La Pouraille aimait passionnément une femme, comme on va le voir.

Fil-de-Soie, philosophe égoïste, qui volait pour se faire un sort, ressemblait beaucoup à Paccard, le Séïde de Jacques Collin, qui s’était enfui avec Prudence Servien, riches tous deux de sept cent cinquante mille francs. Il n’avait aucun attachement, il méprisait les femmes, et n’aimait que Fil-de-Soie.

Quant au Biffon, il tirait, comme on le sait maintenant, son surnom de son attachement à la Biffe.

Or, ces trois illustrations de la haute pègre avaient des comptes à demander à Jacques Collin, comptes assez difficiles à établir. Le caissier savait seul combien d’associés survivaient, quelle était la fortune de chacun. La mortalité particulière à ses mandataires était entrée dans les calculs de Trompe-la-Mort, au moment où il résolut de manger la grenouille au profit de Lucien.

En se dérobant à l’attention de ses camarades et de la police pendant neuf ans, Jacques Collin avait une presque certitude d’hériter, aux termes de la charte des Grands Fanandels, [F04-l]   des deux tiers de ses commettants. Ne pouvait-il pas d’ailleurs alléguer des paiements faits aux fanandels fauchés ?

Aucun contrôle n’atteignait enfin ce chef des Grands Fanandels. On se fiait absolument à lui par nécessité, car la vie de bête fauve que mènent les forçats impliquait, entre les gens comme il faut de ce monde sauvage, la plus haute délicatesse. Sur les cent mille écus du dépôt, Jacques Collin pouvait peut-être alors se libérer avec une centaine de mille francs.

En ce moment, comme on le voit, La Pouraille, un des créanciers de Jacques Collin, n’avait que quatre-vingt-dix jours à vivre. Nanti d’une somme sans doute bien supérieure à celle que lui gardait son chef, La Pouraille devait d’ailleurs être assez accommodant.

Un des diagnostics infaillibles auxquels les directeurs de prison et leurs agents, la police et ses aides, et même les magistrats instructeurs reconnaissent les chevaux de retour, c’est-à-dire ceux qui ont déjà mangé les gourganes (espèces de haricots destinés à la nourriture des forçats de l’État), est leur habitude de la prison ; les récidivistes en connaissent naturellement les usages ; ils sont chez eux, ils ne s’étonnent de rien. Aussi Jacques Collin, en garde contre lui-même, avait-il jusqu’alors admirablement bien joué son rôle d’innocent et d’étranger, soit à la Force, soit à la Conciergerie. Mais, abattu par la douleur, écrasé par sa double mort, car, dans cette fatale nuit, il était mort deux fois, il redevint Jacques Collin. Le surveillant fut stupéfait de n’avoir pas à dire à ce prêtre espagnol par où l’on allait au préau.

Cet acteur si parfait oublia son rôle, il descendit la vis de la tour Bonbec en habitué de la Conciergerie.

— Bibi-Lupin a raison, se dit en lui-même le surveillant, c’est un cheval de retour, c’est Jacques Collin.

[F05-a]   Au moment où Trompe-la-Mort se montra dans l’espèce de cadre que lui fit la porte de la tourelle, les prisonniers ayant tous fini leurs acquisitions à la table en pierre, dite de Saint-Louis, se dispersaient sur le préau, toujours trop étroit pour eux ; le nouveau détenu fut donc aperçu par tous à la fois avec d’autant plus de rapidité, que rien n’égale la précision du coup d’œil des prisonniers qui sont tous dans un préau comme l’araignée au centre de sa toile.

Cette comparaison est d’une exactitude mathématique, car l’œil étant borné de tous côtés par de hautes et noires murailles, le détenu voit toujours, même sans regarder, la porte par laquelle entrent les surveillants, les fenêtres du parloir et de l’escalier de la tour Bonbec, seules issues du préau.

Dans le profond isolement où il est, tout est accident pour l’accusé, tout l’occupe ; son ennui, comparable à celui du tigre en cage au Jardin-des-Plantes, décuple sa puissance d’attention.

Il n’est pas indifférent de faire observer que Jacques Collin, vêtu comme un ecclésiastique qui ne s’astreint pas au costume, portait un pantalon noir, des bas noirs, des souliers à boucles en argent, un gilet noir, et une certaine redingote marron foncé, dont la coupe [F05-b]   trahit le prêtre quoi qu’il fasse, surtout quand ces indices sont complétés par la taille caractéristique des cheveux. Jacques Collin portait une perruque superlativement ecclésiastique, et d’un naturel exquis.

— Tiens ! tiens ! dit La Pouraille au Biffon, mauvais signe ! un sanglier ! comment s’en trouve-t-il un ici ?

— C’est un de leurs trucs, un cuisinier (espion) d’un nouveau genre, répondit Fil-de-Soie. C’est quelque marchand de lacets (la maréchaussée d’autrefois) déguisé qui vient faire son commerce.

Le gendarme a différents noms en argot. Quand il poursuit le voleur, c’est un marchand de lacets ; quand il l’escorte, c’est une hirondelle de la grève ; quand il le mène à l’échafaud, c’est le hussard de la guillotine.

Pour achever la peinture du préau, peut-être est-il nécessaire de peindre en peu de mots les deux autres Fanandels.

Sélérier, dit l’Auvergnat, dit le père Ralleau, dit le Rouleur, enfin Fil-de-Soie, il avait trente noms et autant de passeports, ne sera plus désigné que par ce sobriquet, le seul qu’on lui donnât dans la haute pègre. Ce profond philosophe, qui voyait un gendarme dans le faux prêtre, était un gaillard de cinq pieds quatre pouces, dont tous les muscles produisaient des saillies singulières. Il faisait flamboyer sous une tête énorme de petits yeux couverts, comme ceux des oiseaux de proie, d’une paupière grise, mate et dure.

Au premier aspect, il ressemblait à un loup par la largeur de ses mâchoires vigoureusement tracées et prononcées ; mais tout ce que cette ressemblance impliquait de cruauté, de férocité même, était contrebalancé par la ruse, par la vivacité de ses traits, quoique sillonnés de marques de petite-vérole. Le rebord de chaque couture, coupé net, était comme spirituel. On y lisait autant de railleries. La vie des criminels, qui implique la faim et la soif, les nuits passées au bivouac des quais, des berges, des ponts et des rues, les orgies de [F05-c]   liqueurs fortes par lesquelles on célèbre les triomphes, avait mis sur ce visage comme une couche de vernis.

À trente pas, si Fil-de-Soie se fût montré au naturel, un agent de police, un gendarme eût reconnu son gibier ; mais il égalait Jacques Collin dans l’art de se grimer et de se costumer.

En ce moment, Fil-de-Soie, en négligé comme les grands acteurs, qui ne soignent leur mise qu’au théâtre, portait une espèce de veste de chasse où manquaient les boutons, et dont les boutonnières dégarnies laissaient voir le blanc de la doublure, de mauvaises pantoufles vertes, un pantalon de nankin devenu grisâtre, et sur la tête une casquette sans visière par où passaient les coins d’un vieux madras à barbe, sillonné de déchirures, et lavé.

À côté de Fil-de-Soie, le Biffon formait un contraste parfait. Ce célèbre voleur, de petite stature, gros et gras, agile, au teint livide, à l’œil noir et enfoncé, vêtu comme un cuisinier, planté sur deux jambes très arquées, effrayait par une physionomie où prédominaient tous les symptômes de l’organisation particulière aux animaux carnassiers.

Fil-de-Soie et le Biffon faisaient la cour à la Pouraille, qui ne conservait aucune espérance. Cet assassin récidiviste savait qu’il serait jugé, condamné, exécuté avant quatre mois. Aussi, Fil-de-Soie et le Biffon, amis de la Pouraille, ne l’appelaient-ils pas autrement que le Chanoine, c’est-à-dire chanoine de l’abbaye de Monte-à-Regret.

On doit facilement concevoir pourquoi Fil-de-Soie et le Biffon câlinaient La Pouraille. La Pouraille avait enterré deux cent cinquante mille francs d’or, sa part du butin fait chez les époux Crottat, en style d’acte d’accusation.

Quel magnifique héritage à laisser à deux fanandels, quoique ces deux anciens forçats dussent retourner dans quelques jours au bagne. Le Biffon et Fil-de-Soie allaient être condamnés pour des vols qualifiés (c’est-à-dire réunissant des circonstances aggravantes), à quinze ans [F05-d]   qui ne se confondraient point avec dix années d’une condamnation précédente qu’ils avaient pris la liberté d’interrompre.

Ainsi, quoiqu’ils eussent62, l’un vingt-deux et l’autre vingt-six années de travaux forcés à faire, ils espéraient tous deux s’évader et venir chercher le tas d’or de La Pouraille.

Mais le Dix-Mille gardait son secret, il lui paraissait inutile de le livrer tant qu’il ne serait pas condamné. Appartenant à la haute aristocratie du bagne, il n’avait rien révélé sur ses complices. Son caractère était connu ; monsieur Popinot, l’instructeur de cette épouvantable affaire, n’avait rien pu obtenir de lui.

Ce terrible triumvirat stationnait en haut du préau, c’est-à-dire au bas des pistoles. Fil-de-Soie achevait l’instruction d’un jeune homme qui n’en était qu’à son premier coup, et qui, sûr d’une condamnation à dix ans de travaux forcés, prenait des renseignements sur les différents prés.

— Eh ! bien, mon petit, lui disait sentencieusement63 Fil-de-Soie, au moment où Jacques Collin apparut, la différence qu’il y a entre Brest, Toulon et Rochefort, la voici ?

— Voyons, mon ancien, dit le jeune homme avec la curiosité du novice.

Cet accusé, fils de famille sous le poids d’une accusation de faux, était descendu de la pistole voisine de celle où était Lucien.

— Mon fiston, reprit Fil-de-Soie, à Brest on est sûr de trouver des gourganes à la troisième cuillerée, en puisant au baquet ; à Toulon, vous n’en avez qu’à la cinquième, et à Rochefort, on n’en attrape jamais, à moins d’être un ancien !

Ayant dit, le profond philosophe rejoignit La Pouraille et le Biffon, qui, très intrigués par le sanglier, se mirent à descendre le préau, tandis que Jacques Collin, abîmé de douleur, le remontait.

Trompe-la-Mort, tout à de terribles pensées, les pensées d’un empereur déchu, ne se croyait pas le centre de tous les regards, l’objet de l’attention générale, et il allait [F05-e]   lentement, regardant la fatale croisée à laquelle Lucien de Rubempré s’était pendu.

Aucun des prisonniers ne savait cet événement, car le voisin de Lucien, le jeune faussaire, par des motifs qu’on va bientôt connaître, n’en avait rien dit.

Les trois fanandels s’arrangèrent pour barrer le chemin au prêtre.

— Ce n’est pas un sanglier, dit La Pouraille à Fil-de-Soie, c’est un cheval de retour ! Vois comme il tire la droite.

Il est nécessaire d’expliquer ici, car tous les lecteurs n’ont pas eu la fantaisie de visiter un bagne, que chaque forçat est accouplé à un autre (toujours un vieux et un jeune ensemble) par une chaîne. Le poids de cette chaîne rivée à un anneau au-dessus de la cheville est tel, qu’il donne au bout d’une année un vice de marche éternel au forçat.

Obligé d’envoyer dans une jambe plus de force que dans l’autre pour tirer cette manicle, tel est le nom donné dans le bagne à ce ferrement, le condamné contracte invinciblement l’habitude de cet effort. Plus tard, quand il ne porte plus sa chaîne, il en est de cet appareil comme des jambes coupées dont l’amputé souffre toujours ; le forçat sent toujours sa manicle, il ne peut jamais se défaire de ce tic de démarche. En termes de police, il tire la droite.

Ce diagnostic, connu des forçats entre eux, comme il l’est des agents de police, s’il n’aide pas à la reconnaissance d’un camarade, du moins la complète.

Chez Trompe-la-Mort, évadé depuis huit ans, ce mouvement s’était bien affaibli ; mais, par l’effet de son absorbante méditation, il allait d’un pas si lent, et si solennel, que, quelque faible que fut ce vice de démarche, il devait frapper un œil exercé comme celui de La Pouraille.

On comprend très bien d’ailleurs que les forçats, toujours en présence les uns des autres au bagne, et n’ayant qu’eux-mêmes à observer, aient étudié tellement leurs [F05-e]   physionomies, qu’ils connaissent certaines habitudes qui doivent échapper à leurs ennemis systématiques : les mouchards, les gendarmes, et les commissaires de police. Aussi fut-ce à un certain tiraillement des muscles maxillaires de la joue gauche reconnu par un forçat, qui fut envoyé à une revue de la légion de la Seine, que le lieutenant-colonel de ce corps, le fameux Coignard, dut son arrestation ; car, malgré la certitude de Bibi-Lupin, la police n’osait croire à l’identité du comte Pontis de Sainte-Hélène et de Coignard.

— C’est notre dab ! (notre maître) dit Fil-de-Soie en ayant reçu de Jacques Collin ce regard distrait que jette l’homme abîmé dans le désespoir sur tout ce qui l’entoure.

— Ma foi oui, c’est Trompe-la-Mort, dit en se frottant les mains le Biffon. Oh ! c’est sa taille, sa carrure ; mais qu’a-t-il fait ? Il ne se ressemble plus à lui-même.

— Oh ! j’y suis, dit Fil-de-Soie, il a un plan ! il veut revoir sa tante qu’on doit exécuter bientôt.

Pour donner une vague idée du personnage que les reclus, les argousins et les surveillants appellent une tante, il suffira de rapporter ce mot magnifique du directeur d’une des maisons centrales au feu lord Durham, qui visita toutes les prisons pendant son séjour à Paris.

Ce lord, curieux d’observer tous les détails de la justice française, fit même dresser par feu Sanson, l’exécuteur des hautes œuvres, la mécanique, et demanda l’exécution d’un veau vivant pour se rendre compte du jeu de la machine que la révolution française a illustrée.

Le directeur, après avoir montré toute la prison, les préaux, les ateliers, les cachots, etc., désigna du doigt un local, en faisant un geste de dégoût.

— Je ne mène pas là Votre Seigneurie, dit-il, car c’est le quartier des tantes

— Hao ! fit lord Durham, et qu’est-ce ?

— C’est le troisième sexe ! mylord.

— On va terrer (guillotiner) Théodore ! dit La Pouraille, un gentil garçon ! quelle main ! [F05-g]   quel toupet ! quelle perte pour la Société !

— Oui, Théodore Calvi morfile (mange) sa dernière bouchée, dit Le Biffon. Ah ! ses largues doivent joliment chigner des yeux, car il était aimé, le petit64 gueux !

— Te voilà, mon vieux ? dit La Pouraille à Jacques Collin.

Et, de concert avec ses deux acolytes, avec lesquels il était bras dessus bras dessous, il barra le chemin au nouveau-venu.

— Oh ! Dab, tu t’es donc fait sanglier ? ajouta La Pouraille.

— On dit que tu as poissé nos philippes… (filouté nos pièces d’or), reprit Le Biffon d’un air menaçant.

— Tu vas nous abouler du carle (tu vas nous donner de l’argent) ? demanda Fil-de-Soie.

Ces trois interrogations partirent comme trois coups de pistolet.

— Ne plaisantez pas un pauvre prêtre mis ici par erreur, répondit machinalement Jacques Collin qui reconnut aussitôt ses trois camarades.

— C’est bien le son du grelot, si ce n’est pas la frimousse (figure), dit La Pouraille en mettant sa main sur l’épaule de Jacques Collin.

Ce geste, l’aspect de ses trois camarades, tirèrent violemment le Dab de sa prostration, et le rendirent au sentiment de la vie réelle ; car, pendant cette fatale nuit, il avait roulé dans les mondes spirituels et infinis des sentiments en y cherchant une voie nouvelle.

— Ne fais pas de ragoût sur ton dab ! (n’éveille pas les soupçons sur ton maître) dit tout bas Jacques Collin d’une voix creuse et menaçante qui ressemblait assez au grognement sourd d’un lion. La raille (la police) est là, laisse-la couper dans le pont ! (donner dans le panneau.) Je joue la mislocq (la comédie) pour un fanandel en fine pégrène (un camarade à toute extrémité).

Ceci fut dit avec l’onction d’un prêtre essayant de convertir des malheureux, et accompagné d’un regard par lequel Jacques Collin embrassa le préau, vit les surveillants sous [F05-h]   les arcades, et les montra railleusement à ses trois compagnons.

— N’y a-t-il pas ici des cuisiniers ? Allumez vos clairs, et remouchez ! (voyez et observez !) Ne me connobrez pas, épargnons le poitou, et engantez-moi en sanglier. (Ne me connaissez plus, prenons nos précautions et traitez-moi en prêtre), ou je vous effondre, vous, vos largues et votre aubert (je vous ruine, vous, vos femmes et votre fortune).

— T’as donc tafe de nozigues (tu te méfies donc de nous ?), dit Fil-de-Soie. Tu viens cromper ta tante (sauver ton ami).

— Madeleine65 est paré pour la placarde de vergne (est prêt pour la place de Grève), dit La Pouraille.

— Théodore ! dit Jacques Collin en comprimant un bond et un cri.

Ce fut le dernier coup de la torture de ce colosse détruit.

— On va le buter ! répéta La Pouraille, il est depuis deux mois gerbé à la passe (condamné à mort).

Jacques Collin, saisi par une défaillance, les genoux presque coupés, fut soutenu par ses trois compagnons, et il eut la présence d’esprit de joindre ses mains en prenant un air de componction. La Pouraille et le Biffon soutinrent respectueusement le sacrilège Trompe-la-Mort, pendant que Fil-de-Soie courait vers le surveillant en faction à la porte du guichet extérieur qui mène au parloir.

— Ce vénérable prêtre voudrait s’asseoir, donnez une chaise pour lui.

Ainsi le coup monté par Bibi-Lupin manquait. Trompe-la-Mort, de même que Napoléon reconnu par ses soldats, obtenait soumission et respect des trois forçats.

Deux mots avaient suffi. Ces deux mots étaient : vos largues et votre aubert, vos femmes et votre argent, le résumé de toutes les affections vraies de l’homme.

Cette menace fut pour les trois forçats l’indice du suprême pouvoir, le dab tenait toujours leur fortune entre ses mains. Toujours [F05-i]   tout-puissant au dehors, leur dab n’avait pas trahi, comme de faux frères le disaient. La colossale renommée d’adresse et d’habileté de leur chef stimula, d’ailleurs, la curiosité des trois forçats ; car, en prison, la curiosité devient le seul aiguillon de ces âmes flétries. La hardiesse du déguisement de Jacques Collin, conservé jusque sous les verrous66 de la Conciergerie, étourdissait d’ailleurs les trois criminels.

— Au secret depuis quatre jours, je ne savais pas Théodore si près de l’Abbaye… dit Jacques Collin. J’étais venu pour sauver un pauvre petit qui s’est pendu là, hier, à quatre heures, et me voici devant un autre malheur. Je n’ai plus d’as dans mon jeu !…

— Pauvre Dab ! dit Fil-de-Soie.

— Ah ! le Boulanger (le diable) m’abandonne ! s’écria Jacques Collin en s’arrachant des bras de ses deux camarades et se dressant d’un air formidable. Il y a un moment où le monde est plus fort que nous autres ! La Cigogne67 (le Palais-de-Justice) finit par nous gober.

Le directeur de la Conciergerie, averti de la défaillance du prêtre espagnol, vint lui-même au préau pour l’espionner ; il le fit asseoir sur une chaise, au soleil, en examinant tout avec cette perspicacité redoutable qui s’augmente de jour en jour dans l’exercice de pareilles fonctions, et qui se cache sous une apparente indifférence.

— Ah ! mon Dieu ! dit Jacques Collin, être confondu parmi ces gens, le rebut de la société, des criminels, des assassins !… Mais, Dieu n’abandonnera pas son serviteur. Mon cher monsieur le directeur, je marquerai mon passage ici par des actes de charité dont le souvenir restera ! Je convertirai ces malheureux, ils apprendront qu’ils ont une âme, que la vie éternelle les attend, et que, s’ils ont tout perdu sur la terre, ils ont encore le ciel à conquérir, le ciel qui leur appartient au prix d’un vrai, d’un sincère repentir…

Vingt ou trente prisonniers, accourus et groupés en arrière des trois terribles forçats, dont les farouches regards avaient maintenu [F05-j]   trois pieds de distance entre eux et les curieux, entendirent cette allocution prononcée avec une onction évangélique.

— Celui-là, monsieur Gault, dit le formidable La Pouraille, eh bien ! nous l’écouterions…

— On m’a dit, reprit Jacques Collin près de qui monsieur Gault se tenait, qu’il y avait dans cette prison un condamné à mort.

— On lui lit en ce moment le rejet de son pourvoi, dit monsieur Gault.

— J’ignore ce que cal signifie… demanda naïvement Jacques Collin en regardant autour de lui.

— Dieu ! est-il sinve (simple), dit le petit jeune homme qui consultait naguère Fil-de-Soie sur la fleur des gourganes des prés.

— Eh ! bien, aujourd’hui ou demain on le fauche ! dit un détenu.

— Faucher ? demanda Jacques Collin dont l’air d’innocence et d’ignorance frappa ses trois fanandels d’admiration.

— Dans leur langage, répondit le directeur, cela veut dire l’exécution de la peine de mort. Si le greffier lit le pourvoi, sans doute l’exécuteur va recevoir l’ordre pour l’exécution. Le malheureux a constamment refusé les secours de la religion…

— Ah ! monsieur le directeur, c’est une âme à sauver ! s’écria Jacques Collin.

Le sacrilége joignit les mains avec une expression d’amant au désespoir qui parut être l’effet d’une divine ferveur au directeur attentif.

— Ah ! monsieur, reprit Trompe-la-Mort, laissez-moi vous prouver ce que je suis et tout ce que je puis, en me permettant de faire éclore le repentir dans ce cœur endurci ! Dieu m’a donné la faculté de dire certaines paroles qui produisent de grands changements. Je brise les cœurs, je les ouvre… Que craignez-vous ? faites-moi accompagner par des gendarmes, par des gardiens, par qui vous voudrez…

— Je verrai si l’aumônier de la maison veut vous permettre de le remplacer… dit monsieur Gault.

[F05-k]   Et le directeur se retira, frappé de l’air parfaitement indifférent, quoique curieux, avec lequel les forçats et les prisonniers regardaient ce prêtre dont la voix évangélique donnait du charme à son baragouin mi-parti de français et d’espagnol.

[F06-a]   — Comment vous trouvez-vous ici, monsieur l’abbé, demanda le jeune interlocuteur de Fil-de-Soie à Jacques Collin.

— Oh ! par erreur, répondit Jacques Collin en toisant le fils de famille. On m’a trouvé chez une courtisane qui venait d’être volée après sa mort. On a reconnu qu’elle s’était tuée ; et les auteurs du vol, qui sont probablement les domestiques, ne sont pas encore arrêtés.

— Et c’est à cause de ce vol que ce jeune homme s’est pendu ?…

— Ce pauvre enfant n’a pas sans doute pu soutenir l’idée d’être flétri par un emprisonnement injuste, répondit Trompe-la-Mort en levant les yeux au ciel.

— Oui, dit le jeune homme, on venait de le mettre en liberté quand il s’est suicidé. Quelle chance !

— Il n’y a que les innocents qui se frappent ainsi l’imagination, dit Jacques Collin. Remarquez que le vol a été commis à son préjudice.

— Et de combien s’agit-il, demanda le profond et fin Fil-de-Soie ?

— De sept cent cinquante mille francs, répondit tout doucement Jacques Collin.

Les trois forçats se regardèrent entre eux, et ils se retirèrent du groupe que tous les détenus formaient autour du soi-disant ecclésiastique.

— C’est lui qui a rincé la profonde (la cave) de la fille ! dit Fil-de-Soie à l’oreille du Biffon. On voulait nous coquer le taffe (faire peur) pour nos thunes de balles (nos pièces de cent sous).

— Ce sera toujours le dab des grands fanandels, répondit la Pouraille. Notre carle n’est pas décaré (envolé).

La Pouraille, qui cherchait un homme à qui se fier, avait intérêt à trouver Jacques Collin honnête homme. Or, c’est surtout en prison qu’on croit à ce qu’on espère !

— Je gage qu’il esquinte le dab de la Cigogne68 ! (qu’il enfonce le procureur-général), et qu’il [F06-b]   va cromper sa tante (sauver son ami), dit Fil-de-Soie.

— S’il y arrive, dit le Biffon, je ne le crois pas tout à fait Meg (Dieu) ; mais il aura, comme on le prétend, bouffardé avec le boulanger (fumé une pipe avec le diable).

— L’as-tu entendu crier : Le boulanger m’abandonne ! fit observer Fil-de-Soie.

— Ah ! s’écria La Pouraille, s’il voulait cromper ma sorbonne (sauver ma tête), quel viocque (vie) je ferais avec mon fade de carle (ma part de fortune), et mes rondins jaunes servis (et l’or volé que je viens de cacher).

— Fais sa balle ! (suis ses instructions) dit Fil-de-Soie.

— Planches-tu (ris-tu) ! reprit La Pouraille en regardant son fanandel.

— Es-tu sinve (simple), tu seras raide gerbé à la passe (condamné à mort). Ainsi, tu n’as pas d’autre lourde à pessiguer (porte à soulever) pour pouvoir rester sur tes paturons (pieds), morfiler, te dessaler et goupiner encore (manger, boire et voler), lui répliqua le Biffon, que de lui prêter le dos !

— V’là qu’est dit, reprit La Pouraille, pas un de nous ne sera pour le dab à la manque (pas un de nous ne le trahira), ou je me charge de l’emmener où je vais…

— Il le ferait comme il le dit ! s’écria Fil-de-Soie69.

Les gens les moins susceptibles de sympathie pour ce monde étrange peuvent se figurer la situation d’esprit de Jacques Collin, qui se trouvait entre le cadavre de l’idole qu’il avait adorée pendant cinq heures de nuit, et la mort prochaine de son ancien compagnon de chaîne, le futur cadavre du jeune Corse Théodore. Ne fût-ce que pour voir ce malheureux, il avait besoin de déployer une habileté peu commune ; mais le sauver, c’était un miracle !… Et il y pensait déjà.

Pour l’intelligence de ce qu’allait tenter Jacques Collin, il est nécessaire de faire observer ici que les assassins, les voleurs, que tous ceux qui peuplent les bagnes ne sont pas aussi redoutables qu’on le croit. À quelques exceptions très rares, ces gens-là sont tous lâches, sans doute à cause de la peur perpétuelle qui leur comprime le cœur. Leurs facultés étant incessamment tendues à voler, et l’exécution d’un coup exigeant l’emploi de toutes les forces de la vie, une agilité d’esprit égale à l’aptitude du corps, une attention qui abuse de leur moral, ils deviennent stupides, hors de ces violents exercices de leur volonté, par la même raison qu’une cantatrice ou qu’un danseur tombent épuisés après un pas fatigant ou après l’un de ces formidables duos comme en infligent au public les compositeurs modernes.

Les malfaiteurs sont en effet si dénués de raison, ou tellement oppressés par la crainte, qu’ils deviennent absolument enfants. Crédules au dernier point, la plus simple ruse les prend dans sa glu. Après la réussite d’une affaire, ils sont dans un tel état de prostration, que livrés immédiatement à des débauches nécessaires, [F06-c]   ils s’enivrent de vin, de liqueurs, et se jettent dans les bras de leurs femmes avec rage, pour retrouver du calme en perdant toutes leurs forces, et cherchent l’oubli de leur crime dans l’oubli de leur raison. En cette situation, ils sont à la merci de la police. Une fois arrêtés, ils sont aveugles, ils perdent la tête, et ils ont tant besoin d’espérance qu’ils croient à tout ; aussi n’est-il pas d’absurdité qu’on ne leur fasse admettre.

Un exemple expliquera jusqu’où va la bêtise du criminel enflacqué.

Bibi-Lupin avait récemment obtenu les aveux d’un assassin âgé de dix-neuf ans, en lui persuadant qu’on n’exécutait jamais les mineurs. Quand on transféra ce garçon à la Conciergerie pour subir son jugement, après le rejet du pourvoi, ce terrible agent était venu le voir.

— Es-tu70 sûr de ne pas avoir vingt ans ?… lui demanda-t-il.

— Oui, je n’ai que dix-neuf ans et demi, dit l’assassin parfaitement calme.

— Eh bien ! répondit Bibi-Lupin, tu peux être tranquille, tu n’auras jamais vingt ans…

— Et pourquoi ?…

— Eh ! mais, tu seras fauché dans trois jours, répliqua le Chef de la Sûreté.

L’assassin, qui croyait toujours, même après son jugement, qu’on n’exécutait pas les mineurs, s’affaissa comme une omelette soufflée.

Ces hommes, si cruels par la nécessité de supprimer des témoignages, car ils n’assassinent que pour se défaire de preuves (c’est une des raisons alléguées par ceux qui demandent la suppression de la peine de mort) ; ces colosses d’adresse, d’habileté, chez qui l’action de la main, la rapidité du coup-d’œil, les sens sont exercés comme chez les Sauvages, ne deviennent des héros de malfaisance que sur le théâtre de leurs exploits. Non-seulement, le crime commis, leurs embarras commencent, car ils sont aussi hébétés par la nécessité de cacher les produits de leur vol qu’ils étaient oppressés par la misère ; mais encore ils sont affaiblis comme la femme qui vient d’accoucher. Énergiques à effrayer dans leurs conceptions, ils sont comme des enfants après la réussite. C’est, en un mot, le naturel des bêtes sauvages, faciles à tuer quand elles sont repues. En prison, ces hommes singuliers sont hommes par la dissimulation et par leur discrétion, qui ne cède qu’au dernier moment, alors qu’on les a brisés, roués, par la durée de la détention.

On peut alors comprendre comment les trois forçats, au lieu de perdre leur chef, voulurent le servir ; ils l’admirèrent en le soupçonnant d’être le maître des sept cent cinquante mille francs volés, en le voyant calme sous les verrous71 de la Conciergerie, et le croyant capable de les prendre sous sa protection.

Lorsque monsieur Gault eut quitté le faux Espagnol, il revint par le parloir à son greffe, et alla trouver Bibi-Lupin, qui, depuis vingt minutes que Jacques Collin était descendu de sa cellule, observait tout, tapi contre une des [F06-d]   fenêtres donnant sur le préau, par un judas.

— Aucun d’eux ne l’a reconnu, dit monsieur Gault, et Napolitas, qui les surveille tous, n’a rien entendu. Le pauvre prêtre, dans son accablement, cette nuit, n’a pas dit un mot qui puisse faire croire que sa soutane cache Jacques Collin.

— Ça72 prouve qu’il connaît bien les prisons, répondit le chef de la police de sûreté.

Napolitas, secrétaire de Bibi-Lupin, inconnu de tous les gens en ce moment détenus à la Conciergerie, y jouait le rôle du fils de famille accusé de faux.

— Enfin, il demande à confesser le condamné à mort ! reprit le directeur.

— Voici notre dernière ressource ! s’écria Bibi-Lupin, je n’y pensais pas. Théodore Calvi, ce Corse est le camarade de chaîne de Jacques Collin ; Jacques Collin lui faisait au pré, m’a-t-on dit, de bien belles patarasses

Les forçats se fabriquent des espèces de tampons qu’ils glissent entre leur anneau de fer et leur chair, afin d’amortir la pesanteur de la manicle sur leurs chevilles et leur cou-de-pied. Ces tampons, composés d’étoupe et de linge, s’appellent, au bagne, des patarasses.

— Qui veille le condamné ? demanda Bibi-Lupin à monsieur Gault.

— C’est Cœur-la-Virole !

— Bien, je vais me peausser en gendarme, j’y serai ! je les entendrai, je réponds de tout…

— Ne craignez-vous pas, si c’est Jacques Collin, d’être reconnu, et qu’il ne vous étrangle ? demanda le directeur de la Conciergerie à Bibi-Lupin.

— En gendarme, j’aurai mon sabre ! répondit le chef. D’ailleurs, si c’est Jacques Collin, il ne fera jamais rien pour se faire gerber à la passe ; et, si c’est un prêtre, je suis en sûreté.

— Il n’y a pas de temps à perdre, dit alors monsieur Gault, il est huit heures et demie. Le père Sauteloup vient de lire le rejet du pouvoir, monsieur Sanson attend dans la salle l’ordre du parquet.

— Oui, c’est pour aujourd’hui, les hussards de La Veuve (autre nom, nom terrible de la Mécanique !) sont commandés, répondit Bibi-Lupin. Je comprends cependant que le procureur-général hésite, ce garçon s’est toujours dit innocent, et il n’y a pas eu, selon moi, de preuves convaincantes contre lui…

— C’est un vrai Corse, reprit monsieur Gault, il n’a pas dit un mot, et il a résisté à tout.

Le dernier mot du directeur de la Conciergerie au chef de la police de la sûreté73 contenait la sombre histoire des condamnés à mort.

Un homme que la Justice a retranché du nombre des vivants appartient au Parquet. Le Parquet est souverain ; il ne dépend de personne, il ne relève que de sa conscience. La prison appartient au Parquet, il en est le maître absolu. La poésie s’est emparée de ce sujet social, éminemment propre à frapper les imaginations, le Condamné à mort ! La poésie a été sublime, la prose n’a d’autre ressource [F06-e]   que le réel, mais le réel est assez terrible comme il est pour pouvoir lutter avec le lyrisme.

La vie du condamné à mort qui n’a pas avoué ses crimes ou ses complices est livrée à d’affreuses tortures. Il ne s’agit ici ni de brodequins qui brisent les pieds, ni d’eau ingurgitée dans l’estomac, ni de la distension74 des membres au moyen d’affreuses machines ; mais d’une torture sournoise et pour ainsi dire négative. Le Parquet livre le condamné tout à lui-même, il le laisse dans le silence et dans les ténèbres, avec un compagnon (un mouton) dont il doit se défier.

L’aimable philanthropie75 moderne croit avoir deviné l’atroce supplice de l’isolement, elle se trompe. Depuis l’abolition de la torture, le Parquet, dans le désir bien naturel de rassurer les consciences déjà bien délicates des jurés, avait deviné les ressources terribles que la solitude donne à la justice contre le remords.

La solitude, c’est le vide ; et la nature morale en a tout autant d’horreur que la nature physique. La solitude n’est habitable que pour l’homme de génie qui la remplit de ses idées, filles du monde spirituel, ou pour le contemplateur des œuvres divines qui la trouve illuminée par le jour du ciel, animée par le souffle et par la voix de Dieu. Hormis ces deux hommes, si voisins du paradis, la solitude est à la torture, ce que le moral est au physique. Entre la solitude et la torture, il y a toute la différence de la maladie nerveuse à la maladie chirurgicale. C’est la souffrance multipliée par l’infini. Le corps touche à l’infini par le système nerveux, comme l’esprit y pénètre par la pensée. Aussi, dans les annales du Parquet de Paris, compte-t-on les criminels qui n’avouent pas.

Cette sinistre situation, qui prend des proportions énormes dans certains cas, en politique par exemple, lorsqu’il s’agit d’une dynastie ou de l’État, aura son histoire à sa place dans la COMÉDIE HUMAINE. Mais, ici la description de la boîte en pierre, où, sous la Restauration, le Parquet de Paris gardait le condamné à mort, peut suffire à faire entrevoir l’horreur des derniers jours d’un suppliciable.

Avant la révolution de juillet, il existait à la Conciergerie, et il y existe encore aujourd’hui d’ailleurs, la chambre du condamné à mort. Cette chambre, adossée au greffe, en est séparée par un gros mur tout en pierre de taille, et elle est flanquée à l’opposite par le gros mur de sept ou huit pieds d’épaisseur qui soutient une portion de l’immense salle des Pas-Perdus. On y entre par la première porte qui se trouve dans le long corridor sombre où le regard plonge quand on est au milieu de la grande salle voûtée du guichet.

Cette chambre sinistre tire son jour d’un soupirail, armé d’une grille formidable, et qu’on aperçoit à peine en entrant à la Conciergerie, car il est pratiqué dans le petit espace qui reste entre la fenêtre du greffe, à côté de la grille du guichet, et le logement du greffier [F06-f]   de la Conciergerie, que l’architecte a plaqué comme une armoire au fond de la cour d’entrée.

Cette situation explique comment cette pièce, encadrée par quatre épaisses murailles, a été destinée, lors du remaniement de la Conciergerie, à ce sinistre et funèbre usage. Toute évasion y est impossible.

Le corridor, qui mène aux secrets et au quartier des femmes, débouche en face du poêle, où gendarmes et surveillants sont toujours groupés.

Le soupirail, seule issue extérieure, située à neuf pieds au dessus des dalles, donne sur la première cour gardée par les gendarmes en faction à la porte extérieure de la Conciergerie.

Aucune puissance humaine ne peut attaquer les gros murs. D’ailleurs, un criminel condamné à mort est aussitôt revêtu de la camisole, vêtement qui supprime, comme on le sait, l’action des mains ; puis il est enchaîné par un pied à son lit de camp ; enfin, il a pour le servir et le garder un mouton. Le sol de cette chambre est dallé de pierres épaisses, et le jour est si faible qu’on y voit à peine.

Il est impossible de ne pas se sentir gelé jusqu’aux os en entrant là, même aujourd’hui, quoique depuis seize ans cette chambre soit sans destination, par suite des changements introduits à Paris dans l’exécution des arrêts de la justice. Voyez-y le criminel en compagnie de ses remords, dans le silence et les ténèbres, deux sources d’horreur, et demandez-vous si ce n’est pas à devenir fou ? Quelles organisations que celles dont la trempe résiste à ce régime auquel la camisole ajoute l’immobilité à l’inaction.

Théodore Calvi, ce Corse alors âgé de vingt-sept ans, enveloppé dans les voiles d’une discrétion absolue, résistait cependant depuis deux mois à l’action de ce cachot et au bavardage captieux du mouton !…

Voici le singulier procès criminel où le Corse avait gagné sa condamnation à mort. Quoiqu’elle soit excessivement curieuse, cette analyse sera très rapide. Il est impossible de faire une longue digression au dénoûment d’une Scène déjà si étendue et qui n’offre pas d’autre intérêt que celui dont est entouré Jacques Collin, espèce de colonne vertébrale qui, par son horrible influence, relie pour ainsi dire LE PÈRE GORIOT à ILLUSIONS PERDUES et ILLUSIONS PERDUES à cette ÉTUDE.

L’imagination du lecteur développera d’ailleurs ce thème obscur qui causait en ce moment bien des inquiétudes aux jurés de la session où Théodore Calvi avait comparu. Aussi, depuis huit jours que le pourvoi du criminel était rejeté par la Cour de Cassation, monsieur de Grandville s’occupait-il de cette affaire et suspendait-il l’ordre d’exécution de jour en jour ; tant il tenait à rassurer les jurés en publiant que le condamné, sur le seuil de la mort, avait avoué son crime.

[F07-a]   Une pauvre veuve de Nanterre, dont la maison était isolée dans cette commune, située, comme on sait, au milieu de la plaine infertile qui s’étale entre le Mont-Valérien, Saint-Germain, les collines de Sartrouville et d’Argenteuil, avait été assassinée et volée quelques jours après avoir reçu sa part d’un héritage inespéré.

Cette part se montait à trois mille francs, à une douzaine de couverts, une chaîne, une montre en or et du linge. Au lieu de placer les trois mille francs à Paris, comme le lui conseillait le notaire du marchand de vin décédé de qui elle héritait, la vieille femme avait voulu tout garder. D’abord elle ne s’était jamais vu tant d’argent à elle, puis elle se défiait de tout le monde en toute espèce d’affaires, comme la plupart des gens du peuple ou de la campagne.

Après de mûres causeries avec un marchand de vin de Nanterre, son parent et parent du marchand de vin décédé, cette veuve s’était résolue à mettre la somme en viager, à vendre sa maison de Nanterre et à aller vivre en bourgeoise à Saint-Germain.

La maison où elle demeurait, accompagnée d’un assez grand jardin enclos de mauvaises palissades, était l’ignoble maison que se bâtissent les petits cultivateurs des environs de [F07-b]   Paris. Le plâtre et les moëllons extrêmement abondants à Nanterre, dont le territoire est couvert de carrières exploitées à ciel ouvert, avaient été, comme on le voit communément autour de Paris, employés à la hâte et sans aucune idée architecturale. C’est presque toujours la hutte du Sauvage civilisé.

Cette maison consistait en un rez-de-chaussée et un premier étage au-dessus duquel s’étendaient des mansardes. Le carrier, mari de cette femme et constructeur de ce logis, avait mis des barres de fer très solides à toutes les fenêtres. La porte d’entrée était d’une solidité remarquable. Le défunt se savait là, seul, en rase campagne, et quelle campagne ! Sa clientèle se composait des principaux maîtres maçons de Paris, il avait donc rapporté les plus importants matériaux de sa maison, bâtie à cinq cents pas de sa carrière, sur ses voitures qui revenaient à vide. Il choisissait dans les démolitions de Paris les choses à sa convenance et à très bas prix. Ainsi, les fenêtres, les grilles, les portes, les volets, la menuiserie, tout était provenu de déprédations autorisées, de cadeaux à lui faits par ses pratiques, de bons cadeaux bien choisis. De deux châssis à prendre, il emportait le meilleur.

La maison, précédée d’une cour assez vaste, où se trouvaient les écuries, était fermée de murs sur le chemin. Une forte grille servait de porte. D’ailleurs, des chiens de garde habitaient l’écurie, et un petit chien passait la nuit dans la maison. Derrière la maison, il existait un jardin d’un hectare environ.

Devenue veuve et sans enfants, la femme du carrier demeurait dans cette maison avec une seule servante. Le prix de la carrière vendue avait soldé les dettes du carrier, mort deux ans auparavant. Le seul avoir de la veuve fut cette maison déserte, où elle nourrissait des poules et des vaches en en vendant les œufs et le lait à Nanterre. N’ayant plus de garçon d’écurie, de charretier, ni d’ouvriers carriers que le défunt faisait travailler à tout, elle ne cultivait plus le jardin, elle y coupait le peu d’herbes et de [F07-c]   légumes que la nature de ce sol caillouteux y laisse venir.

Le prix de la maison et l’argent de la succession pouvant produire sept à huit mille francs, cette femme se voyait très heureuse à Saint-Germain avec sept ou huit cents francs de rentes viagères qu’elle croyait pouvoir tirer de ses huit mille francs. Elle avait eu déjà plusieurs conférences avec le notaire de Saint-Germain, car elle se refusait à donner son argent en viager au marchand de vin de Nanterre qui le lui demandait.

Dans ces circonstances, un jour, on ne vit plus reparaître la veuve Pigeau ni sa servante. La grille de la cour, la porte d’entrée de la maison, les volets, tout était clos. Après trois jours, la justice, informée de cet état de choses, fit une descente. Monsieur Popinot, juge d’instruction, accompagné du procureur du roi, vint de Paris, et voici ce qui fut constaté.

Ni la grille de la cour, ni la porte d’entrée de la maison ne portaient de traces d’effraction. La clé se trouvait dans la serrure de la porte d’entrée, à l’intérieur. Pas un barreau de fer n’avait été forcé. Les serrures, les volets, toutes les fermetures étaient intactes. Les murailles ne présentaient aucune trace qui pût dévoiler le passage des malfaiteurs. Les cheminées en poterie n’offrant pas d’issue praticable, n’avaient pu permettre de s’introduire par cette voie. Les faîteaux, sains et entiers, n’accusaient d’ailleurs aucune violence.

En pénétrant dans les chambres au premier étage, les magistrats, les gendarmes et Bibi-Lupin trouvèrent la veuve Pigeau étranglée dans son lit et la servante étranglée dans le sien, au moyen de leurs foulards de nuit. Les trois mille francs avaient été pris, ainsi que les couverts et les bijoux. Les deux corps étaient en putréfaction, ainsi que ceux du petit chien et d’un gros chien de basse-cour. Les palissades d’enceinte du jardin furent examinées, rien n’y était brisé. Dans le jardin, les allées n’offraient aucun vestige de passage. Il parut probable au juge d’instruction que l’assassin avait [F07-d]   marché sur l’herbe pour ne pas laisser l’empreinte de ses pas, s’il s’était introduit par là, mais comment avait-il pu pénétrer dans la maison ?

Du côté du jardin, la porte avait une imposte garnie de trois barreaux de fer intacts. De ce côté, la clé se trouvait également dans la serrure, comme à la porte d’entrée du côté de la cour.

Une fois ces impossibilités parfaitement constatées par monsieur Popinot, par Bibi-Lupin qui resta pendant une journée à tout observer, par le procureur du roi lui-même et par le brigadier du poste de Nanterre, cet assassinat devint un affreux problème où la police et la justice devaient avoir le dessous.

Ce drame, publié par la Gazette des Tribunaux, avait eu lieu dans l’hiver de 1828 à 1829. Dieu sait quel intérêt de curiosité cette étrange aventure souleva dans Paris ; mais Paris qui, tous les matins, a de nouveaux drames à dévorer, oublie tout. La police, elle, n’oublie rien.

Trois mois après ces perquisitions infructueuses, une fille publique, remarquée pour ses dépenses par un des agents de Bibi-Lupin, et surveillée à cause de ses accointances avec quelques voleurs, voulut faire engager, par une de ses amies, douze couverts, une montre et une chaîne d’or. L’amie refusa. Le fait parvint aux oreilles de Bibi-Lupin, qui se souvint des douze couverts, de la montre et de la chaîne d’or volés à Nanterre. Aussitôt les commissionnaires au Mont-de-Piété, tous les receleurs de Paris furent avertis, et Bibi-Lupin soumit Manon-la-Blonde à un espionnage formidable.

On apprit bientôt que Manon-la-Blonde était amoureuse folle d’un jeune homme qu’on ne voyait guère, car il passait pour être sourd à toutes les preuves d’amour de la blonde Manon. Mystère sur mystère.

Ce jeune homme, soumis à l’attention des espions, fut bientôt vu, puis reconnu pour être un forçat évadé, le fameux héros des [F07-e]   vendette corses, le beau Théodore Calvi, dit Madeleine.

On lâcha sur Théodore un de ces receleurs à double face, qui servent à la fois les voleurs et la police, et il promit à Théodore d’acheter les couverts, la montre et la chaîne d’or. Au moment où le ferrailleur de la cour Saint-Guillaume comptait l’argent à Théodore déguisé en femme, à dix heures et demie du soir, la police fit une descente, arrêta Théodore et saisit les objets.

L’instruction commença sur-le-champ. Avec de si faibles éléments, il était impossible, en style de parquet, d’en tirer une condamnation à mort.

Jamais Calvi ne se démentit. Il ne se coupa jamais : il dit qu’une femme de la campagne lui avait vendu ces objets à Argenteuil, et, qu’après les lui avoir achetés, le bruit de l’assassinat commis à Nanterre l’avait éclairé sur le danger de posséder ces couverts, cette montre et ces bijoux, qui, d’ailleurs, ayant été désignés dans l’inventaire fait après le décès du marchand de vin de Paris, oncle de la veuve Pigeau, se trouvaient être les objets volés. Enfin, forcé par la misère de vendre ces objets, disait-il, il avait voulu s’en défaire en employant une personne non compromise. On ne put rien obtenir de plus du forçat libéré, qui sut, par son silence et par sa fermeté, faire croire à la justice que le marchand de vin de Nanterre avait commis le crime, et que la femme de qui il tenait les choses compromettantes était l’épouse de ce marchand.

Le malheureux parent de la veuve Pigeau et sa femme furent arrêtés ; mais, après huit jours de détention et une enquête scrupuleuse, il fut établi que, ni le mari, ni la femme, n’avaient quitté leur établissement à l’époque du crime. D’ailleurs, Calvi ne reconnut pas, dans l’épouse du marchand de vin, la femme qui, selon lui, lui aurait vendu l’argenterie et les bijoux.

Comme la concubine de Calvi, impliquée dans le procès, fut convaincue d’avoir [F07-f]   dépensé mille francs environ depuis l’époque du crime jusqu’au moment où Calvi voulut engager l’argenterie et les bijoux, de telles preuves parurent suffisantes pour faire envoyer aux assises le forçat et sa concubine.

Cet assassinat étant le dix-huitième commis par Théodore, il fut condamné à mort, car il parut être l’auteur de ce crime si habilement commis. S’il ne reconnut pas la marchande de vin de Nanterre, il fut reconnu par la femme et par le mari. L’instruction avait établi, par de nombreux témoignages, le séjour de Théodore à Nanterre pendant environ un mois ; il y avait servi les maçons, la figure enfarinée de plâtre et mal vêtu. À Nanterre, chacun donnait dix-huit ans à ce garçon, qui devait avoir nourri ce poupon (comploté, préparé ce crime) pendant un mois.

Le Parquet croyait à des complices. On mesura la largeur des tuyaux pour l’adapter au corps de Manon-la-Blonde, afin de voir si elle avait pu s’introduire par les cheminées ; mais un enfant de six ans n’aurait pu passer par ces tuyaux en poterie, par lesquels l’architecture moderne remplace aujourd’hui les vastes cheminées d’autrefois.

Sans ce singulier et irritant mystère, Théodore eût été exécuté depuis une semaine.

L’aumônier des prisons avait, comme on l’a vu, totalement échoué.

Cette affaire et le nom de Calvi dût échapper à l’attention de Jacques Collin, alors préoccupé de son duel avec Contenson, Corentin et Peyrade. Trompe-la-Mort essayait, d’ailleurs, d’oublier le plus possible les amis, et tout ce qui regardait le Palais-de-Justice. Il tremblait d’une rencontre qui l’aurait mis face à face avec un fanandel par qui le Dab se serait vu demander des comptes impossibles à rendre.

Le directeur de la Conciergerie alla sur-le-champ au Parquet du Procureur-général, et y trouva le premier avocat-général causant avec monsieur de Grandville, et tenant l’ordre [F07-g]   d’exécution à la main.

Monsieur de Grandville, qui venait de passer toute la nuit à l’hôtel de Sérizy, quoiqu’accablé de fatigue et de douleurs, car les médecins n’osaient encore affirmer que la comtesse conserverait sa raison, était obligé, par cette exécution importante, de donner quelques heures à son Parquet.

Après avoir causé un instant avec le directeur, monsieur de Grandville reprit l’ordre d’exécution à son premier avocat-général et le remit à Gault.

— Que l’exécution ait lieu, dit-il, à moins de circonstances extraordinaires que vous jugerez ; je me fie à votre prudence. On peut retarder le dressage de l’échafaud jusqu’à dix heures et demie, il vous reste donc une heure. Dans une pareille matinée, les heures valent des siècles, et il tient bien des événements dans un siècle ! Ne laissez pas croire à un sursis. Qu’on fasse la toilette s’il le faut ; et, s’il n’y a pas de révélation, remettez l’ordre à Sanson à neuf heures et demie. Qu’il attende !

Au moment où le directeur de la prison quittait le cabinet du procureur-général, il rencontra sous la voûte du passage qui débouche dans la galerie, monsieur Camusot qui s’y rendait. Il eut donc une rapide conversation avec le juge ; et, après l’avoir instruit de ce qui se passait à la Conciergerie, relativement à Jacques Collin, il y descendit pour opérer cette confrontation de Trompe-la-Mort et de Madeleine ; mais il ne permit au soi-disant ecclésiastique de communiquer avec le condamné à mort qu’au moment où Bibi-Lupin, admirablement déguisé en gendarme, eut remplacé le mouton qui surveillait le jeune Corse.

On ne peut pas se figurer le profond étonnement des trois forçats en voyant un surveillant venir chercher Jacques Collin pour le mener dans la chambre du condamné à mort. Ils se rapprochèrent de la chaise où Jacques Collin était assis, par un bond simultané.

— C’est pour aujourd’hui, n’est-ce pas, monsieur Julien ? dit Fil-de-Soie au surveillant.

[F07-h]   — Mais, oui, Charlot est là, répondit le surveillant avec une parfaite indifférence.

Le peuple et le monde des prisons appellent ainsi l’exécuteur des hautes-œuvres de Paris. Ce sobriquet date de la Révolution de 1789. Ce nom produisit une profonde sensation. Tous les prisonniers se regardèrent entre eux.

— C’est fini ! répondit le surveillant, l’ordre d’exécution est arrivé à monsieur Gault, et l’arrêt vient d’être lu…

— Ainsi, reprit La Pouraille, la belle Madeleine a reçu tous les sacrements !… Il avale sa dernière bouffée d’air.

— Pauvre petit Théodore…, s’écria le Biffon, il est bien gentil. C’est dommage d’éternuer dans le son à son âge…

Le surveillant se dirigeait vers le guichet, en se croyant suivi de Jacques Collin ; mais l’Espagnol allait lentement, et, quand il se vit à dix pas de Julien, il parut faiblir et demanda par un geste le bras de La Pouraille.

— C’est un assassin ! dit Napolitas au prêtre en montrant La Pouraille et offrant son bras.

— Non, pour moi c’est un malheureux !… répondit Trompe-la-Mort avec la présence d’esprit et l’onction de l’archevêque de Cambrai.

Et il se sépara de Napolitas, qui du premier coup-d’œil lui avait paru très suspect.

— Il est sur la première marche de l’Abbaye de Monte-à-Regret ; mais j’en suis le prieur ! Je vais vous montrer comment je sais m’entifler avec la Cigogne (rouer le procureur-général). Je veux cromper cette sorbonne de ses pattes.

— À cause de sa montante ! dit Fil-de-Soie en souriant.

— Je veux donner cette âme au ciel ! répondit avec componction Jacques Collin en se voyant entouré par quelques prisonniers.

Et il rejoignit le surveillant au guichet.

— Il est venu pour sauver Madeleine, dit Fil-de-Soie, nous avons bien deviné la chose. Quel dab !…

— Mais comment ?… les hussards de la guillotine sont là ? il ne le verra seulement pas, [F07-i]   reprit le Biffon.

— Il a le boulanger pour lui ! s’écria La Pouraille. Lui poisser nos philippes !… il aime trop les amis ! il a trop besoin de nous ! On voulait nous mettre à la manque pour lui (nous le faire livrer), nous ne sommes pas des gnioles ! S’il crompe sa Madeleine, il aura ma balle ! (mon secret).

Ce dernier mot eut pour effet d’augmenter le dévoûment des trois forçats pour leur Dieu ; car en ce moment leur fameux Dab devint toute leur espérance.

Jacques Collin, malgré le danger de Madeleine, ne faillit pas à son rôle. Cet homme qui connaissait la Conciergerie aussi bien que les trois bagnes, se trompa si naturellement, que le surveillant fut obligé de lui dire à tout moment : — « Par ici, — par là ! » jusqu’à ce qu’ils fussent arrivés au greffe.

Là, Jacques Collin vit, du premier regard, accoudé sur le poêle, un homme grand et gros, dont le visage rouge et long ne manquait pas d’une certaine distinction, et il reconnut Sanson.

— Monsieur est l’aumônier, dit-il en allant à lui d’un air plein de bonhomie.

Cette erreur fut si terrible qu’elle glaça les spectateurs.

— Non, monsieur, répondit Sanson, j’ai d’autres fonctions.

Sanson, le père du dernier exécuteur de ce nom, car il a été destitué récemment, était le fils de celui qui exécuta Louis XVI. Après quatre cents ans d’exercice de cette charge, l’héritier de tant de tortionnaires avait tenté de répudier ce fardeau héréditaire.

Les Sanson, bourreaux à Rouen pendant deux siècles, avant d’être revêtus de la première charge du royaume, exécutaient de père en fils les arrêts de la justice depuis le treizième siècle. Il est peu de familles qui puissent offrir l’exemple d’un office, ou d’une noblesse conservée de père en fils pendant six siècles. Au moment où ce jeune homme, devenu capitaine de cavalerie, se voyait sur le point [F07-j]   de faire une belle carrière dans les armes, son père exigea qu’il vînt l’assister pour l’exécution du roi. Puis il fit de son fils son second lorsqu’en 1793 il y eut deux échafauds en permanence : l’un à la barrière du Trône, l’autre à la place de Grève.

Alors âgé d’environ soixante ans, ce terrible fonctionnaire se faisait remarquer par une excellente tenue, par des manières douces et posées, par un grand mépris pour Bibi-Lupin et ses acolytes76, les pourvoyeurs de la machine. Le seul indice qui, chez cet homme, trahissait le sang des vieux tortionnaires du Moyen-Âge, était une largeur et une épaisseur formidables dans les mains. Assez instruit d’ailleurs, tenant fort à sa qualité de citoyen et d’électeur, passionné, dit-on, pour le jardinage, ce grand et gros homme, parlant bas, d’un maintien calme, très silencieux, au front large et chauve, ressemblait beaucoup plus à un membre de l’aristocratie anglaise qu’à un exécuteur des hautes-œuvres. Aussi, un chanoine espagnol devait-il commettre l’erreur que commettait volontairement Jacques Collin.

— Ce n’est pas un forçat, dit le chef des surveillants au directeur.

— Je commence à le croire, se dit monsieur Gault en faisant un mouvement de tête à son subordonné.

[F08-a]   Jacques Collin fut introduit dans l’espèce de cave où le jeune Théodore, en camisole de force, était assis au bord de l’affreux lit de camp de cette chambre. Trompe-la-Mort, momentanément éclairé par le jour du corridor, reconnut sur-le-champ Bibi-Lupin dans le gendarme qui se tenait debout, appuyé sur son sabre.

— Io sono Gaba-Morto ! Parla nostro italiano, dit vivement Jacques Collin. Vengo ti salvar (je suis Trompe-la-Mort, parlons italien, je viens te sauver).

Tout ce qu’allaient se dire les deux amis devait être inintelligible pour le faux gendarme ; et, comme Bibi-Lupin était censé garder le prisonnier, il ne pouvait quitter son poste. Aussi, la rage du chef de la police de sûreté ne saurait-elle se décrire.

Théodore Calvi, jeune homme au teint pâle et olivâtre, à cheveux blonds, aux yeux caves et d’un bleu trouble, très bien proportionné d’ailleurs, d’une prodigieuse force musculaire cachée sous cette apparence lymphatique que présentent parfois les méridionaux, aurait eu la plus charmante physionomie sans des sourcils arqués, sans un front déprimé, qui lui donnaient quelque chose de sinistre, sans des lèvres rouges d’une cruauté sauvage, et sans un mouvement de muscles qui dénote cette faculté d’irritation particulière aux Corses, et qui les rend si prompts à l’assassinat dans une querelle soudaine.

Saisi d’étonnement par les sons de cette voix, Théodore leva brusquement la tête et crut à quelque hallucination ; mais, comme il était familiarisé par une habitation de [F08-b]   deux mois avec la profonde obscurité de cette boîte en pierre de taille, il regarda le faux ecclésiastique et soupira profondément. Il ne reconnut pas Jacques Collin, dont le visage couturé par l’action de l’acide sulfurique ne lui sembla point être celui de son Dab.

— C’est bien moi, ton Jacques, je suis en prêtre et je viens te sauver. Ne fais pas la bêtise de me reconnaître, et aie l’air de te confesser !

Ceci fut dit rapidement.

— Ce jeune homme est très abattu, la mort l’effraie, il va tout avouer, dit Jacques Collin en s’adressant au gendarme.

— Dis-moi quelque chose qui me prouve que tu es lui, car tu n’as que sa voix.

— Voyez-vous, il me dit, le pauvre malheureux, qu’il est innocent, reprit Jacques Collin en s’adressant au gendarme.

Bibi-Lupin n’osa point parler, de peur d’être reconnu.

— Sempremi ! répondit Jacques en revenant à Théodore, et lui jetant ce mot de convention dans l’oreille.

— Sempreti ! dit le jeune homme en donnant la réplique de la passe. C’est bien mon dab

— As-tu fait le coup ?

— Oui.

— Raconte-moi tout, afin que je puisse voir comment je ferai pour te sauver, il est temps, Charlot est là.

Aussitôt, le Corse se mit à genoux et parut vouloir se confesser.

Bibi-Lupin ne savait que faire, car cette conversation fut si rapide qu’elle prit à peine le temps pendant lequel elle se lit.

Théodore raconta promptement les circonstances connues de son crime et que Jacques Collin ignorait.

— Les jurés m’ont condamné sans preuves, dit-il en terminant.

— Enfant, tu discutes quand on va te couper les cheveux !…

— Mais, je puis bien avoir été seulement chargé de mettre en plan les bijoux. Et voilà comme on juge, et à Paris encore !…

— Mais comment s’est fait le coup, demanda Trompe-la-Mort.

— Ah ! voilà ! Depuis que je ne t’ai vu, j’ai fait la connaissance d’une petite fille corse, que j’ai rencontrée en arrivant à Pantin (Paris).

— Les hommes assez bêtes pour aimer une femme, s’écria Jacques Collin, périssent toujours par là !… C’est des tigres en liberté, des tigres qui babillent et qui se regardent dans des miroirs… Tu n’as pas été sage !…

— Mais…

[F08-c]   — Voyons, à quoi t’a-t-elle servi cette sacrée largue ?

— Cet amour de femme, grande comme un fagot, mince comme une anguille, adroite comme un singe, a passé par le haut du four et m’a ouvert la porte de la maison. Les chiens, bourrés de boulettes, étaient morts. J’ai refroidi les deux femmes. Une fois l’argent pris, la Ginetta a refermé la porte et est sortie par le haut du four.

— Une si belle invention vaut la vie, dit Jacques Collin en admirant la façon du crime, comme un ciseleur admire le modèle d’une figurine.

— J’ai commis la sottise de déployer tout ce talent-là pour mille écus !…

— Non, pour une femme ! reprit Jacques Collin. Quand je te disais qu’elles nous ôtent notre intelligence !…

Jacques Collin jeta sur Théodore un regard flamboyant de mépris.

— Tu n’étais plus là ! répondit le Corse, j’étais abandonné.

— Et, l’aimes-tu, cette petite ? demanda Jacques Collin sensible au reproche que contenait cette réponse.

— Ah ! si je veux vivre, c’est maintenant pour toi plus que pour elle.

— Reste tranquille ! Je ne me nomme pas pour rien Trompe-la-Mort ! Je me charge de toi !

— Quoi ! la vie !… s’écria le jeune Corse en levant ses bras emmaillotés vers la voûte humide de ce cachot.

— Ma petite Madeleine, apprête-toi à retourner au pré à vioque, reprit Jacques Collin. Tu dois t’y attendre, on ne va pas te couronner de roses, comme le bœuf gras !… S’ils nous ont déjà ferrés pour Rochefort, c’est qu’ils essaient à se débarrasser de nous ! Mais je te ferai diriger sur Toulon, tu t’évaderas, et tu reviendras à Pantin, où je t’arrangerai quelque petite existence bien gentille…

Un soupir, comme il en avait peu retenti sous cette voûte inflexible, un soupir exhalé par le bonheur de la délivrance, choqua la pierre, qui renvoya cette note, sans égale en musique, dans l’oreille de Bibi-Lupin stupéfait.

— C’est l’effet de l’absolution que je viens de lui promettre à cause de ses révélations, dit Jacques Collin au chef de la police de sûreté. Ces Corses, voyez-vous, monsieur le gendarme, sont pleins de foi ! Mais il est innocent comme l’Enfant-Jésus, et je vais essayer de le sauver…

— Dieu soit avec vous ! monsieur l’abbé !… dit en français Théodore.

Trompe-la-Mort, plus Carlos Herrera, plus chanoine que jamais, sortit de la chambre du condamné, se précipita dans le corridor, et [F08-d]   joua l’horreur en se présentant à monsieur Gault.

— Monsieur le directeur, ce jeune homme est innocent, il m’a révélé le coupable !… Il allait mourir pour un faux point d’honneur… C’est un Corse ! Allez demander pour moi, dit-il, cinq minutes d’audience à monsieur le procureur-général. Monsieur de Grandville ne refusera pas d’écouter immédiatement un prêtre espagnol qui souffre tant des erreurs de la justice française !

— J’y vais ! répondit monsieur Gault au grand étonnement de tous les spectateurs de cette scène extraordinaire.

— Mais, reprit Jacques Collin, faites-moi reconduire dans cette cour en attendant, car j’y achèverai la conversion d’un criminel que j’ai déjà frappé dans le cœur… Ils ont un cœur, ces gens-là !

Cette allocution produisit un mouvement parmi toutes les personnes qui se trouvaient là. Les gendarmes, le greffier des écrous, Sanson, les surveillants, l’aide de l’exécuteur, qui attendaient l’ordre d’aller faire dresser la mécanique, en style de prison ; tout ce monde, sur qui les émotions glissent, fut agité par une curiosité très concevable.

En ce moment, on entendit le fracas d’un équipage à chevaux fins qui arrêtait à la grille de la Conciergerie, sur le quai, d’une manière significative. La portière fut ouverte, le marche-pied fut déplié si vivement que toutes les personnes crurent à l’arrivée d’un grand personnage.

Bientôt une dame, agitant un papier bleu, se présenta, suivie d’un valet de pied et d’un chasseur, à la grille du guichet. Vêtue tout en noir, et magnifiquement, le chapeau couvert d’un voile, elle essuyait ses larmes avec un mouchoir brodé très ample. Jacques Collin reconnut aussitôt Asie, ou, pour rendre son véritable nom à cette femme, Jacqueline Collin, sa tante.

Cette atroce vieille, digne de son neveu, dont toutes les pensées étaient concentrées sur le prisonnier, et qui le défendait avec une intelligence, une perspicacité au moins égales en puissance à celles de la justice, avait une permission, donnée la veille au nom de la femme de chambre de la duchesse de Maufrigneuse, sur la recommandation de monsieur de Sérizy, de communiquer avec Lucien et l’abbé Carlos Herrera, dès qu’ils ne seraient plus au Secret, et sur laquelle le chef de division, chargé des prisons, avait écrit un mot.

Le papier, par sa couleur, impliquait déjà de puissantes recommandations ; car ces permissions, comme les billets de faveur au [F08-e]   spectacle, diffèrent de forme et d’aspect. Aussi le porte-clés ouvrit-il le guichet, surtout en apercevant ce chasseur emplumé dont le costume vert et or, brillant comme celui d’un général russe, annonçait une visiteuse aristocratique et un blason quasi royal.

— Ah ! mon cher abbé ! s’écria la fausse grande dame qui versa un torrent de larmes en apercevant l’ecclésiastique, comment a-t-on pu mettre ici, même pour un instant, un si saint homme !

Le directeur prit la permission, et lut : À la recommandation de Son Excellence le comte de Sérizy.

— Ah ! madame de San-Esteban, madame la marquise, dit Carlos Herrera, quel beau dévoûment !

— Madame, on ne communique pas ainsi, dit le bon vieux Gault.

Et il arrêta lui-même au passage cette tonne de moire noire et de dentelles.

— Mais, à cette distance ! reprit Jacques Collin, et devant vous ?… ajouta-t-il en jetant un regard circulaire à l’assemblée.

La tante, dont la toilette devait étourdir le greffe, le directeur, les surveillants et les gendarmes, puait le musc. Elle portait, outre des dentelles pour mille écus, un cachemire noir de six mille francs. Enfin, le chasseur paradait dans la cour de la Conciergerie avec l’insolence d’un laquais qui se sait indispensable à une princesse exigeante. Il ne parlait pas au valet de pied, qui stationnait à la grille du quai, toujours ouverte pendant le jour.

— Que veux-tu ? Que dois-je faire ? dit madame de San-Esteban dans l’argot convenu entre la tante et le neveu.

Comme on l’a déjà vu dans L’INSTRUCTION CRIMINELLE, cet argot consistait à donner des terminaisons en ar ou en or, en al ou en i, de façon à défigurer les mots, soit français, soit d’argot, en les agrandissant. C’était le chiffre diplomatique appliqué au langage.

— Mets toutes les lettres en lieu sûr, prends les plus compromettantes pour chacune de ces dames, reviens mise en voleuse dans la salle des Pas-Perdus, et attends-y mes ordres.

Asie ou Jacqueline s’agenouilla comme pour recevoir la bénédiction, et le faux abbé bénit sa tante avec une componction évangélique.

— Addio, marchesa ! dit-il à haute voix. — Et, ajouta-t-il en se servant de leur langage de convention, retrouve Europe et Paccard avec les sept cent cinquante mille francs qu’ils ont effarouchés, il nous les faut.

— Paccard est là, répondit la pieuse marquise [F08-f]   en montrant le chasseur les larmes aux yeux.

Cette promptitude de compréhension arracha non seulement un sourire, mais encore un mouvement de surprise à cet homme, qui ne pouvait être étonné que par sa tante.

La fausse marquise se tourna vers les témoins de cette scène en femme habituée à se poser.

— Il est au désespoir de ne pouvoir aller aux obsèques de son enfant, dit-elle en mauvais français, car cette affreuse méprise de la justice a fait connaître le secret de ce saint homme !… Moi, je vais assister à la messe mortuaire. Voici, monsieur, dit-elle à monsieur Gault, en lui donnant une bourse pleine d’or, voici pour soulager les pauvres prisonniers…

— Quel chique-mar ! lui dit à l’oreille son neveu satisfait.

Jacques Collin suivit le surveillant qui le menait au préau.

Bibi-Lupin, au désespoir, avait fini par se faire voir d’un vrai gendarme, à qui, depuis le départ de Jacques Collin il adressait des hem ! hem ! significatifs, et qui vint le remplacer dans la chambre du condamné. Mais cet ennemi de Trompe-la-Mort ne put arriver assez à temps pour voir la grande dame, qui disparut dans son brillant équipage, et dont la voix, quoique déguisée, apportait à son oreille des sons rogommeux77.

— Trois cents balles pour les détenus !… disait le chef des surveillants en montrant à Bibi-Lupin la bourse que monsieur Gault avait remise à son greffier.

— Montrez, monsieur Jacomety, dit Bibi-Lupin.

Le chef de la police secrète prit la bourse, vida l’or dans sa main, l’examina attentivement.

— C’est bien de l’or !… dit-il, et la bourse est armoriée78 ! Ah ! le gredin, est-il fort ! est-il complet ! Il nous met tous dedans, et à chaque instant !… On devrait tirer sur lui comme sur un chien !

— Qu’y a-t-il donc ? demanda le greffier en reprenant la bourse.

— Il y a que cette femme doit être une voleuse !… s’écria Bibi-Lupin en frappant du pied avec rage sur la dalle extérieure du guichet.

Ces mots produisirent une vive sensation parmi les spectateurs, groupés à une certaine distance de monsieur Samson, qui restait toujours debout, le dos appuyé contre le gros poêle, au centre de cette vaste salle voûtée, en attendant un ordre pour faire la toilette au criminel et dresser l’échafaud sur la place de Grève.

[F09-a]   En se retrouvant au préau, Jacques Collin se dirigea vers ses amis du pas que devait avoir un habitué du pré.

— Qu’as-tu sur le casaquin ? dit-il à La Pouraille.

— Mon affaire est faite, reprit l’assassin que Jacques Collin avait emmené dans un coin. J’ai besoin maintenant d’un ami sûr.

— Et pourquoi ?

La Pouraille, après avoir raconté tous ses crimes à son chef, mais en argot, lui détailla l’assassinat et le vol commis chez les époux Crottat.

— Tu as mon estime, lui dit Jacques Collin. C’est bien travaillé ; mais tu me parais coupable d’une faute…

— Laquelle ?

— Une fois l’affaire faite, tu devais avoir un passeport russe, te déguiser en prince russe, acheter une belle voiture armoriée, aller déposer hardiment ton or chez un banquier, demander une lettre de crédit pour Hambourg, prendre la poste, accompagné d’un valet de chambre, d’une femme de chambre, et de ta maîtresse habillée en princesse ; puis, à Hambourg, t’embarquer pour le Mexique. Avec deux cent quatre-vingt mille francs en or, un gaillard d’esprit doit faire ce qu’il veut, et aller où il veut ! sinve !

— Ah ! tu as de ces idées-là, parce que tu es le Dab !… Tu ne perds jamais la sorbonne, toi ! Mais moi…

— Enfin, un bon conseil dans ta position, c’est du bouillon pour un mort, reprit Jacques Collin en jetant un regard fascinateur à son Fanandel.

— C’est vrai ! dit avec un air de doute [F09-b]   La Pouraille. Donne-le moi toujours, ton bouillon ; s’il ne me nourrit pas, je m’en ferai un bain de pieds…

— Te voilà pris par la Cigogne, avec cinq vols qualifiés, trois assassinats, dont le plus récent concerne deux riches bourgeois. Les jurés n’aiment pas qu’on tue des bourgeois… Tu seras gerbé à la passe, et tu n’as pas le moindre espoir !…

— Ils m’ont tous dit cela, répondit piteusement La Pouraille.

— Ma tante Jacqueline, avec qui je viens d’avoir un petit bout de conversation en plein greffe, et qui est, tu le sais, la mère aux Fanandels, m’a dit que la Cigogne voulait se défaire de toi, tant elle te craignait.

— Mais, dit La Pouraille avec une naïveté qui prouve combien les voleurs sont pénétrés du droit naturel de voler, je suis riche à présent, que craignent-ils ?

— Nous n’avons pas le temps de faire de la philosophie, dit Jacques Collin. Revenons à la situation ?…

— Que veux-tu faire de moi ? demanda La Pouraille en interrompant son dab.

— Tu vas voir ! un chien mort vaut encore quelque chose.

— Pour les autres !… dit La Pouraille.

— Je te prends dans mon jeu ! répliqua Jacques Collin.

— C’est déjà quelque chose !… dit l’assassin. Après ?

— Je ne te demande pas où est ton argent, mais ce que tu veux en faire ?

La Pouraille espionna l’œil impénétrable du Dab, qui continua froidement.

— As-tu quelque largue que tu aimes, un enfant, un fanandel à protéger ? Je serai dehors dans une heure, je pourrai tout pour ceux à qui tu veux du bien.

La Pouraille hésitait encore, il restait au port d’armes de l’indécision. Jacques Collin fit alors avancer un dernier argument.

— Ta part dans notre caisse est de trente mille francs, la laisses-tu aux Fanandels, la donnes-tu à quelqu’un ? Ta part est en sûreté, je puis la remettre ce soir à qui tu veux la léguer.

L’assassin laissa échapper un mouvement de plaisir.

— Je le tiens ! se dit Jacques Collin. — Mais ne flânons pas, réfléchis ?… reprit-il en parlant à l’oreille de La Pouraille. Mon vieux, nous n’avons pas dix minutes à nous… Le procureur-général va me demander et je vais avoir une conférence avec lui. Je le tiens, cet homme, je puis tordre le cou à la Cigogne ! je suis certain de sauver Madeleine.

— Si tu sauves Madeleine, mon bon Dab, tu peux bien me…

— Ne perdons pas notre salive, dit Jacques Collin d’une voix brève. Fais ton testament !

— Eh ! bien, je voudrais donner l’argent à la Gonore, répondit La Pouraille d’un air piteux.

— Tiens !… tu vis avec la veuve de Moïse, ce juif qui était à la tête des rouleurs du midi ? demanda Jacques Collin.

[F09-c]   Semblable aux grands généraux, Trompe-la-Mort connaissait admirablement bien le personnel de toutes les troupes.

— C’est elle-même, dit La Pouraille excessivement flatté.

— Jolie femme ! dit Jacques Collin qui s’entendait admirablement à manœuvrer ces machines terribles. La largue est fine ! elle a de grandes connaissances et beaucoup de probité ! C’est une voleuse finie… Ah ! tu t’es retrempé dans la Gonore, c’est bête de se faire terrer quand on tient une pareille largue. Imbécile ! il fallait prendre un petit commerce honnête, et vivoter !… Et que goupine-t-elle ?

— Elle est établie rue Sainte-Barbe, elle gère une maison…

— Ainsi, tu l’institues ton héritière ?… Voilà, mon cher, où nous mènent ces gueuses-là, quand on a la bêtise de les aimer…

— Oui, mais ne lui donne rien qu’après ma culbute !

— C’est sacré, dit Jacques Collin d’un ton sérieux. Rien aux fanandels ?

— Rien, ils m’ont servi, répondit haineusement La Pouraille.

— Qui t’a vendu ? Veux-tu que je te venge ? demanda vivement Jacques Collin en essayant de réveiller le dernier sentiment qui fasse vibrer ces cœurs au moment suprême. Qui sait, mon vieux Fanandel, si je ne pourrais pas, tout en te vengeant, faire ta paix avec la Cigogne ?…

Là, l’assassin regarda son dab d’un air hébété de bonheur.

— Mais, répondit le Dab à cette expression de physionomie parlante, je ne joue en ce moment la mislocq que pour Théodore. Après le succès de ce vaudeville, mon vieux, pour un de mes amis, car tu es des miens, toi ! je suis capable de bien des choses…

— Si je te vois seulement faire ajourner la cérémonie pour ce pauvre petit Théodore, tiens ? je ferai tout ce que tu voudras…

— Mais c’est fait, je suis sûr de cromper sa sorbonne des griffes de la Cigogne. Pour se désenflacquer, vois-tu, La Pouraille, il faut se donner la main les uns aux autres… On ne peut rien tout seul…

— C’est vrai ! s’écria l’assassin.

La confiance était si bien établie, et sa foi dans le Dab si fanatique, que La Pouraille n’hésita plus. Il livra le secret de ses complices, ce secret si bien gardé jusqu’à présent. C’était tout ce que Jacques Collin voulait savoir.

— Voici la balle ! Dans le poupon, Ruffart, l’agent de Bibi-Lupin, était en tiers avec moi et Godet…

— Arrachelaine ?… s’écria Jacques Collin en donnant à Ruffart son nom de voleur.

— C’est cela. Les gueux m’ont vendu, parce que je connais leur cachette et qu’ils ne connaissent pas la mienne.

— Tu graisses mes bottes ! mon amour, dit Jacques Collin.

— Quoi !

— Eh ! bien, reprit le Dab, vois ce qu’on gagne à mettre en moi toute sa confiance ?… Maintenant, ta vengeance est un point de la [F09-d]   partie que je joue !… Je ne te demande pas de m’indiquer ta cachette, tu me la diras au dernier moment ; mais, dis-moi tout ce qui regarde Ruffard et Godet ?

— Tu es et tu seras toujours notre dab, je n’aurai pas de secrets pour toi, répliqua La Pouraille. Mon or est dans la profonde (la cave) de la maison à la Gonore.

— Tu ne crains rien de ta largue ?

— Ah ! ouiche ! elle ne sait rien de mon tripotage ! reprit La Pouraille. J’ai soûlé la Gonore, quoique ce soit une femme à ne rien dire la tête dans la lunette. Mais, tant d’or !

— Oui, ça fait tourner le lait de la conscience la plus pure !… répliqua Jacques Collin.

— J’ai donc pu travailler sans luisant sur moi ! Toute la volaille dormait dans le poulailler. L’or est à trois pieds sous terre, derrière des bouteilles de vin. Et par dessus j’ai mis une couche de cailloux et de mortier.

— Bon, fit Jacques Collin. Et les cachettes des autres ?…

— Ruffard a son fade chez la Gonore, dans la chambre de la pauvre femme, qu’il tient par là, car elle peut devenir complice de recel et finir ses jours à Saint-Lazare.

— Ah ! le gredin ! comme la raille (la police) vous forme un voleur !… dit Jacques.

— Godet a mis son fade chez sa sœur, blanchisseuse de fin, une honnête fille qui peut attraper cinq ans de Lorcefé sans s’en douter. Le Fanandel a levé les carreaux du plancher, les a remis, et a filé.

— Sais-tu ce que je veux de toi ? dit alors Jacques Collin en jetant sur La Pouraille un regard magnétique.

— Quoi ?

— Que tu prennes sur ton compte l’affaire de Madeleine…

La Pouraille fit un singulier haut-le-corps ; mais il se remit promptement en posture d’obéissance sous le regard fixe du Dab.

— Eh bien ! tu renâcles déjà ! tu te mêles de mon jeu ! Voyons ? quatre assassinats ou trois, n’est-ce pas la même chose ?

— Peut-être !

— Par le meg des Fanandels, tu es sans raisiné dans les vermichels (sans sang dans les veines). Et moi qui pensais à te sauver !…

— Et comment ?

— Imbécile ! si l’on promet de rendre l’or à la famille, tu en seras quitte pour aller à viocque au pré. Je ne donnerais pas une face de ta sorbonne si l’on tenait l’argent ; mais, en ce moment, tu vaux sept cent mille francs, imbécile !…

— Dab ! dab ! s’écria La Pouraille au comble du bonheur.

— Et, reprit Jacques Collin, sans compter que nous rejetterons les assassinats sur Ruffard… Du coup, Bibi-Lupin est dégommé… je le tiens !

La Pouraille resta stupéfait de cette idée, ses yeux s’agrandirent, il fut comme une statue. Arrêté depuis trois mois, à la veille de passer à la cour d’assises, conseillé par ses amis de la Force, auxquels il n’avait pas parlé de ses complices, il était si bien sans espoir [F09-e]   après l’examen de ses crimes, que ce plan avait échappé à toutes ces intelligences enflacquées. Aussi ce semblant d’espoir le rendit-il presque imbécile.

— Ruffard et Godet ont-ils déjà fait la noce ? ont-ils fait prendre l’air à quelques-uns de leurs jaunets ? demanda Jacques Collin.

— Ils n’osent pas, répondit La Pouraille. Les gredins attendent que je sois fauché. C’est ce que m’a fait dire ma largue par la Biffe, quand elle est venue voir le Biffon.

— Eh bien ! nous aurons leurs fades dans vingt-quatre heures !… s’écria Jacques Collin. Les drôles ne pourront pas restituer comme toi, tu seras blanc comme neige et eux rougis79 de tout le sang ! Tu deviendras, par mes soins, un honnête garçon entraîné par eux. J’aurai ta fortune pour mettre des alibis dans tes autres procès, et une fois au pré, car tu y retourneras, tu verras à t’évader… C’est une vilaine vie, mais c’est encore la vie !

Les yeux de La Pouraille annonçaient un délire intérieur.

— Vieux ! avec sept cent mille francs on a bien des cocardes ! disait Jacques Collin en grisant d’espoir son Fanandel.

— Dab ! Dab !

— J’éblouirai le ministre de la justice… Ah ! Ruffard la dansera, c’est une raille à démolir. Bibi-Lupin est frit.

— Eh ! bien, c’est dit ! s’écria La Pouraille avec une joie sauvage. Ordonne, j’obéis.

Et il serra Jacques Collin dans ses bras, en laissant voir des larmes de joie dans ses yeux, tant il lui parut possible de sauver sa tête.

— Ce n’est pas tout, dit Jacques Collin. La Cigogne a la digestion difficile, surtout en fait de redoublement de fièvre (révélation d’un nouveau fait à charge). Maintenant, il s’agit de servir de belle une largue (de dénoncer à faux une femme).

— Et comment ? À quoi bon ? demanda l’assassin.

— Aide-moi ! Tu vas voir !… répondit Trompe-la-Mort.