III
Histoire d’une domination

Marie-Jeanne-Brigitte Thuillier, de quatre ans plus âgée que son frère lui fut entièrement sacrifiée : il était plus facile de donner un état à l’un qu’une dot à l’autre. Le malheur, pour certains caractères est un phare qui leur éclaire les parties obscures et basses de la vie sociale. Supérieure à son frère, et comme énergie et comme intelligence, Brigitte était un de ces caractères [Lov. A187, 15]   qui sous le marteau de la persécution, se serrent, et deviennent compacts et d’une grande résistance, pour ne pas dire inflexibles. Jalouse de son indépendance, elle voulut se soustraire à la vie de la loge et se rendre l’unique arbitre de son sort. À l’âge de quatorze ans, elle se retira dans une mansarde à quelques pas de la Trésorerie qui se trouvait rue Vivienne, et non loin de la rue de la Vrillière où s’était établie la Banque. Elle se livra courageusement à une industrie peu connue, privilégiée grâce aux protecteurs de son père, et qui consistait à fabriquer des sacs pour la Banque, pour le Trésor et aussi pour les grandes maisons de la finance. Elle eut, dès la troisième année deux ouvrières ; en plaçant ses économies sur le grand-livre, elle se vit, en 1814, à la tête de trois mille six cents francs de rentes, gagnées en quinze ans. Elle dépensait peu, elle allait dîner presque tous les jours chez son père tant qu’il vécut, et l’on sait d’ailleurs que les rentes, dans les dernières convulsions de l’Empire furent à quarante et quelques francs ; ainsi ce résultat en apparence exagéré s’explique de lui-même. À la mort de l’ancien concierge, Brigitte et Jérôme, l’une âgée de vingt-sept ans, l’autre de vingt-trois, unirent leurs destinées. Le frère et la sœur avaient l’un pour l’autre une excessive affection. Si Jérôme, alors à l’époque de ses succès était gêné, sa sœur, vêtue de bure et les doigts pelés par le fil qui lui servait à coudre, offrait toujours quelques louis à son frère. Aux yeux de Brigitte, Jérôme était le plus bel homme et le plus charmant de l’Empire français. Tenir le ménage de son frère, être initiée à ses secrets de Lindor et de Don Juan, être sa servante, son caniche fut le rêve de Brigitte, elle s’immola presqu’amoureusement à une idole dont l’égoïsme allait être agrandi, sanctifié par elle, elle vendit quinze mille francs sa clientèle à sa première [Lov. A187, 16]   ouvrière, et vint s’établir rue d’Argenteuil chez son frère en se faisant la mère, la protectrice, la servante de cet enfant chéri des dames. Brigitte, par une prudence naturelle à une fille qui devait tout à sa discrétion et à son travail, cacha sa fortune à son frère, elle craignit sans doute les dissipations d’une vie d’homme à bonnes fortunes, elle mit seulement six cents francs dans le ménage, ce qui, avec les dix-huit cents francs de Jérôme, permettait de joindre les deux bouts de l’année.

Dès les premiers jours de cette union, Thuillier écouta sa sœur comme un oracle, la consulta dans ses moindres affaires, ne lui cacha rien de ses secrets, et lui fit ainsi goûter aux fruits de la domination qui devait être le péché mignon de ce caractère. Aussi, la sœur aurait-elle tout sacrifié à son frère, elle avait tout mis sur ce cœur, elle vivait par lui. L’ascendant de Brigitte sur Jérôme se corrobora singulièrement par le mariage qu’elle lui procura vers 1814. En voyant le mouvement de compression violent que les nouveaux venus de la Restauration opérèrent dans les bureaux ; et surtout au retour de l’ancienne société qui refoulait la bourgeoisie, Brigitte comprit d’autant mieux que son frère la lui expliqua, la crise sociale où s’éteignaient leurs communes espérances. Plus de succès possibles pour le beau Thuillier chez les nobles qui succédaient aux roturiers de l’Empire ! Thuillier n’était pas de force à se donner une opinion politique, et il sentit aussi bien que sa sœur la nécessité de profiter de ses restes de jeunesse pour faire une fin. Dans cette situation, une fille jalouse comme Brigitte, voulait et devait marier son frère autant pour elle que pour lui, car elle seule pouvait rendre son frère heureux, et madame Thuillier n’était qu’un accessoire indispensable pour avoir un ou deux enfants. Si Brigitte n’eut pas tout l’esprit nécessaire à sa volonté, du moins elle eut l’instinct de [Lov. A187, 17]   sa domination, car elle n’avait aucune instruction, elle allait seulement droit devant elle avec l’entêtement d’une nature habituée à réussir. Elle avait le génie du ménage, le sens de l’économie, l’entente du vivre, et l’amour du travail. Elle devina donc qu’elle ne réussirait jamais à marier Jérôme dans une sphère plus élevée que la leur, où les familles s’enquerraient de leur intérieur, et pourraient concevoir des inquiétudes en trouvant une maîtresse au logis, elle chercha dans la couche sociale inférieure des gens à éblouir, et elle rencontra près d’elle un parti convenable.

Le plus ancien des garçons de la Banque, nommé Lemprun, avait une fille unique appelée Modeste. Mademoiselle Modeste Lemprun devait hériter la fortune de sa mère, fille unique d’un cultivateur, et qui consistait en quelques arpents de terre aux environs de Paris que le vieillard exploitait toujours ; puis la fortune du bonhomme Lemprun, un homme sorti de la maison Thélusson, de la maison Keller pour entrer à la Banque, lors de la fondation. Lemprun alors chef de service, jouissait de l’estime et de la considération du gouverneur et des censeurs. Aussi le conseil de la Banque, en entendant parler du mariage de Modeste avec un honorable employé des Finances, promit-il une gratification de six mille francs. Cette gratification ajoutée à douze mille francs donnés par le père Lemprun, et à douze mille francs donnés par le sieur Galard maraîcher d’Auteuil portait la dot à trente mille francs. Le vieux Galard, monsieur et madame Lemprun étaient enchantés de cette alliance, le chef de service connaissait mademoiselle Thuillier pour une des plus dignes, des plus probes filles de Paris. Brigitte fit d’ailleurs reluire ses inscriptions au grand-livre en confiant à Lemprun qu’elle ne se marierait jamais, et ni le chef de service ni sa femme, gens de l’âge d’or, ne se seraient permis de juger [Lov. A187, 18]   Brigitte : ils furent surtout frappés par l’éclat de la position du beau Thuillier, et le mariage eut lieu, selon une expression consacrée, à la satisfaction générale. Le gouverneur de la Banque et le secrétaire servirent de témoins à la mariée, de même que monsieur de La Billardière le chef de division et monsieur Rabourdin le chef de bureau furent ceux de Thuillier. Six jours après le mariage, le vieux Lemprun fut victime d’un vol audacieux dont parlèrent les journaux du temps, mais qui fut promptement oublié dans les événements de 1815. Les auteurs du vol ayant échappé, Lemprun voulut solder la différence, et quoique la Banque eut porté ce déficit au compte de pertes, le pauvre vieillard mourut du chagrin que lui causa cet affront, il regardait ce coup de main comme un attentat à sa probité septuagénaire. Madame Lemprun abandonna toute sa succession à sa fille, madame Thuillier, et alla vivre avec son père à Auteuil, où ce vieillard mourut d’accident en 1817. Effrayée d’avoir à gérer ou à louer les marais et les champs de son père, madame Lemprun pria Brigitte, dont la capacité, la probité l’émerveillaient, de liquider la fortune du bonhomme Galard et d’arranger les choses de manière à ce que sa fille en prenant tout lui assurât quinze cents francs de rentes et lui laissât la maison d’Auteuil. Les champs du vieux cultivateur vendus par parties produisirent trente mille francs. La succession de Lemprun en avait donné tout autant, et ces deux fortunes réunies à la dot faisaient en 1818 quatre-vingt-dix mille francs. La dot avait été placée en actions de la Banque au moment où elles valaient neuf cents francs. Brigitte acheta cinq mille francs de rentes pour les soixante mille, car le 5 pour 100 était à soixante, et elle fit mettre une inscription de quinze cents francs au nom de la veuve Lemprun comme usufruitière. Ainsi au commencement de l’année 1818, la pension de six cents francs1 payée [Lov. A187, 19]   par Brigitte, les dix-huit cents francs de la place de Thuillier, les trois mille cinq cents francs de rentes de Modeste et le produit de trente-quatre actions de la Banque composaient au ménage Thuillier un revenu de onze mille francs administré sans conseil par Brigitte. Il a fallu s’occuper de la question financière avant tout, non-seulement pour prévenir les objections ; mais encore pour en débarrasser le drame. Tout d’abord, Brigitte donna cinq cents francs par mois à son frère, et conduisit la barque de manière à ce que cinq mille francs défrayassent la maison, elle accordait cinquante francs par mois à sa belle-sœur en lui prouvant qu’elle se contentait de quarante. Pour assurer sa domination par la puissance de l’argent, Brigitte amassait le surplus de ses propres rentes, elle faisait, disait-on, dans les bureaux, des prêts usuraires par l’entremise de son frère qui passait pour un escompteur. Si de 1815 à 1830, Brigitte a capitalisé soixante mille francs, on pourrait expliquer l’existence de cette somme par des opérations dans la rente qui présente une variation de 40 pour 100, et ne pas recourir à des accusations, plus ou moins fondées, dont la réalité n’ajoute rien à l’intérêt de cette histoire.

Dès les premiers jours, Brigitte abattit sous elle la malheureuse madame Thuillier par les premiers coups d’éperon qu’elle lui donna, par le maniement du mors qu’elle lui fit sentir durement. Le luxe de tyrannie était inutile, la victime se résigna promptement. Modeste, bien jugée par Brigitte, dépourvue d’esprit, d’instruction, habituée à une vie sédentaire, à une atmosphère tranquille, avait une excessive douceur de caractère, elle était pieuse dans le sens le plus étendu de ce mot, elle aurait expié par de dures pénitences le tort involontaire d’avoir fait de la peine à son prochain. Elle ignorait tout de la vie, accoutumée à être servie par sa mère, qui faisait elle-même le ménage, et [Lov. A187, 20]   obligée à se donner peu de mouvement à cause d’une constitution lymphatique qui se fatiguait des moindres travaux. C’était bien une fille du peuple de Paris où les enfants sont rarement beaux, étant le produit de la misère, d’un travail excessif, de ménages sans air, sans liberté d’actions, sans aucune des commodités de la vie. Lors du mariage, on vit en elle une petite femme d’un blond fade jusqu’à [Lov. A186, 2]   la nausée, grasse, lente et d’une contenance fort sotte. Son front, trop vaste, trop proéminent ressemblait à celui d’un hydrocéphale, et sous cette coupole d’un ton de cire, sa figure évidemment trop petite et finissant en pointe comme un museau de souris fit craindre à quelques conviés qu’elle ne devînt folle tôt ou tard. Ses yeux d’un bleu clair, ses lèvres douées d’un sourire presque fixe ne démentaient pas cette idée. Elle eut, dans cette journée solennelle, l’attitude, l’air et les manières d’un condamné à mort qui souhaite que tout finisse au plus tôt. — Elle est un peu boule !… dit Colleville à Thuillier.

Brigitte était bien le couteau qui devait entrer dans cette nature sans défense, elle en présentait le contraste le plus violent. Elle se faisait remarquer par une beauté régulière, correcte, mais usée par les travaux qui dès l’enfance la courbèrent sur des tâches pénibles, ingrates, par les secrètes privations qu’elle s’imposa pour amasser son pécule. Son teint miroité de bonne heure avait des tons d’acier. Ses yeux bruns étaient bordés de noir ou plutôt meurtris. Sa lèvre supérieure était ornée d’un duvet brun qui dessinait une espèce de fumée ; elle avait les lèvres minces, et son front impérieux était rehaussé par une chevelure jadis noire, mais qui tournait au chinchilla. Elle se tenait droite comme une hallebarde, et tout en elle accusait la sagesse de ses trente ans, ses feux amortis, et, comme disent les huissiers, le coût de ses exploits. Pour Brigitte, Modeste ne fut qu’une fortune à prendre, une mère à mater, un sujet de plus dans son empire. Elle lui reprocha bientôt d’être veule, un mot de son langage, et cette jalouse fille qui eût été au désespoir de trouver une belle-sœur active, éprouva de sauvages plaisirs à stimuler l’énergie de cette faible créature. Modeste, honteuse de voir sa belle-sœur déployant son ardeur de haquenée et faisant le ménage, essaya de l’aider, elle tomba malade. Aussitôt, Brigitte fut aux petits soins pour madame Thuillier, elle la soigna comme une sœur aimée, elle lui disait devant Thuillier : — Vous n’avez pas la force, eh ! bien ne faites rien, ma petite !… Elle étala l’incapacité de Modeste avec ce faste de consolations que savent trouver les filles et qui font leurs louanges à elles.

[Lov. A187, 21]  Puis, comme ces natures despotiques et qui aiment à exercer leurs forces sont pleines de tendresse pour les souffrances physiques, elle soigna sa belle-sœur de manière à satisfaire la mère de Modeste quand elle vint voir sa fille. Quand madame Thuillier fut rétablie, elle l’appela de manière à être entendue d’elle : Emplâtre, propre à rien, etc. Modeste allait pleurer dans sa chambre, et quand Thuillier l’y surprenait essuyant ses larmes, il excusait sa sœur en disant : — Elle est excellente, mais elle est vive, elle vous aime à sa manière, elle agit ainsi avec moi.

Modeste, en se souvenant d’avoir reçu des soins maternels, pardonnait à sa belle-sœur. Brigitte traitait d’ailleurs son frère comme le roi du logis ; elle le vantait à Modeste, elle en faisait un autocrate, un Ladislas, un pape infaillible. Madame Thuillier, privée de son père et de son grand-père, à peu près abandonnée de sa mère qui la venait voir les jeudis et chez qui l’on allait les dimanches dans la belle saison, n’avait [Lov. A187, 22]   que son mari à aimer, d’abord parce qu’il était son mari, puis il restait le beau Thuillier pour elle, enfin il la traitait bien quelquefois comme sa femme ; et toutes ces raisons réunies le lui rendaient adorable ; il lui paraissait d’autant plus parfait qu’il prenait souvent la défense de Modeste et grondait sa sœur, non par intérêt pour sa femme, mais par égoïsme et pour avoir la paix au logis dans le peu de moments qu’il y restait. En effet, le beau Thuillier venait dîner et revenait se coucher très-tard ; il allait au bal, dans son monde, tout seul, et absolument comme s’il était toujours garçon. Aussi les deux femmes étaient-elles toujours en présence. Insensiblement, Modeste prit une attitude passive, et fut ce que Brigitte la voulait, une ilote. La reine Élisabeth de ce ménage passa de la domination à une sorte de pitié pour une victime sans cesse sacrifiée. Elle finit par modérer ses airs de hauteur, ses paroles tranchantes, son ton de mépris, quand elle fut certaine d’avoir rompu sa sœur à la fatigue. Une fois qu’elle aperçut des meurtrissures faites par le collier au cou de sa victime, elle en eut soin comme d’une chose à elle, et Modeste connut des temps meilleurs. En comparant le début à la suite, elle prit une sorte d’affection [Lov. A186, 3]   pour son bourreau. La seule chance que la pauvre ilote avait de trouver de l’énergie, de se défendre et de devenir quelque chose au sein d’un ménage alimenté par sa fortune à son insu, sans qu’elle eut autre chose que les miettes de la table, lui fut enlevée. En six ans, Modeste n’eut pas d’enfant. Cette infécondité, qui, de mois en mois, lui fit verser des torrents de larmes, entretint longtemps le mépris de Brigitte qui lui reprochait de n’être bonne à rien, pas même à faire des enfants. Cette vieille fille, qui s’était tant promis d’aimer l’enfant de son frère comme le sien, ne cessa que vers 1820 de gémir sur l’avenir de leur fortune qui, disait-elle, irait au gouvernement. Au moment où commence cette histoire, en 1839, à quarante-six ans, Modeste avait cessé de pleurer, car elle avait acquis la triste certitude de ne pouvoir jamais devenir mère. Chose étrange, après vingt-cinq ans de cette vie où la victime avait fini par désarmer, par lasser le couteau, Brigitte aimait Modeste autant que Modeste aimait Brigitte. Le temps, l’aisance, le frottement perpétuel de la vie domestique qui sans doute avait adouci les angles, usé les aspérités, la résignation et la douceur paschale de Modeste amenèrent un automne serein. Ces deux femmes étaient d’ailleurs réunies par le seul sentiment qui les eut animées : leur adoration pour l’heureux et égoïste Thuillier. Enfin, ces deux femmes, toutes les deux sans enfants, avaient toutes les deux, comme toutes les femmes qui ont vraiment désiré des enfants, pris en amour un enfant. Cette maternité factice mais d’une puissance égale à celle d’une réelle maternité, veut une explication qui mène au cœur de cette scène et à rendre raison du surcroît d’occupations que mademoiselle Thuillier avait trouvé pour son frère.