XXIV
Louise de Chaulieu à Renée de l’Estorade
Octobre 1824.
Ma chère amie, toi qui t’es mariée en deux mois à un pauvre souffreteux de qui tu t’es faite la mère, tu ne connais rien aux effroyables péripéties de ce drame joué au fond des cœurs et appelé l’amour, où tout devient en un moment tragique, où la mort est dans un regard, dans une réponse faite à la légère. J’ai réservé pour dernière épreuve à Felipe une terrible mais décisive épreuve. J’ai voulu savoir si j’étais aimée quand même ! le grand et sublime mot des royalistes, et pourquoi pas des catholiques ? Il s’est promené pendant toute une nuit avec moi sous les tilleuls au fond de notre jardin, et il n’a pas eu dans l’âme l’ombre même d’un doute. Le lendemain, j’étais plus aimée, et pour lui tout aussi chaste, tout aussi grande, tout aussi pure que la veille ; il n’en avait pas tiré le moindre avantage. Oh ! il est bien Espagnol, bien Abencerrage. Il a gravi mon mur pour venir baiser la main que je lui tendais dans l’ombre, du haut de mon balcon ; il a failli se briser ; mais combien de jeunes gens en feraient autant ? Tout cela n’est rien, les chrétiens subissent d’effroyables martyres pour aller au ciel. Avant-hier, au soir, j’ai pris le futur ambassadeur du roi à la cour d’Espagne, mon très-honoré père, et je lui ai dit en souriant : — Monsieur, pour un petit nombre d’amis, vous mariez au neveu d’un ambassadeur votre chère Armande à qui cet ambassadeur, désireux d’une telle alliance et qui l’a mendiée assez long-temps, assure au contrat de mariage son immense fortune et ses titres après sa mort en donnant, dès à présent, aux deux époux cent mille livres de rente et reconnaissant à la future une dot de huit cent mille francs. Votre fille pleure, mais elle plie sous l’ascendant irrésistible de votre majestueuse autorité paternelle. Quelques médisants disent que votre fille cache sous ses pleurs une âme intéressée et ambitieuse. Nous allons ce soir à l’Opéra dans la loge des gentilshommes, et monsieur le baron de Macumer y viendra. {p. 92} — Il ne va donc pas ? me répondit mon père en souriant et me traitant en ambassadrice. — Vous prenez Clarisse Harlowe pour Figaro ! lui ai-je dit en lui jetant un regard plein de dédain et de raillerie. Quand vous m’aurez vu la main droite dégantée, vous démentirez ce bruit impertinent, et vous vous en montrerez offensé. — Je puis être tranquille sur ton avenir : tu n’as pas plus la tête d’une fille que Jeanne d’Arc n’avait le cœur d’une femme. Tu seras heureuse, tu n’aimeras personne et te laisseras aimer ! Pour cette fois, j’éclatai de rire. — Qu’as-tu, ma petite coquette ? me dit-il. — Je tremble pour les intérêts de mon pays… Et, voyant qu’il ne me comprenait pas, j’ajoutai : à Madrid ! — Vous ne sauriez croire à quel point, au bout d’une année, cette religieuse se moque de son père, dit-il à la duchesse. — Armande se moque de tout, répliqua ma mère en me regardant. — Que voulez-vous dire ? lui demandai-je. — Mais vous ne craignez même pas l’humidité de la nuit qui peut vous donner des rhumatismes, dit-elle en me lançant un nouveau regard. — Les matinées, répondis-je, sont si chaudes ! La duchesse a baissé les yeux. — Il est bien temps de la marier, dit mon père, et ce sera, je l’espère, avant mon départ. — Oui, si vous le voulez, lui ai-je répondu simplement.
Deux heures après, ma mère et moi, la duchesse de Maufrigneuse et madame d’Espard, nous étions comme quatre roses sur le devant de la loge. Je m’étais mise de côté, ne présentant qu’une épaule au public et pouvant tout voir sans être vue dans cette loge spacieuse qui occupe un des deux pans coupés au fond de la salle, entre les colonnes. Macumer est venu, s’est planté sur ses jambes et a mis ses jumelles devant ses yeux pour pouvoir me regarder à son aise. Au premier entr’acte, est entré celui que j’appelle le roi des Ribauds, un jeune homme d’une beauté féminine. Le comte Henri de Marsay s’est produit dans la loge avec une épigramme dans les yeux, un sourire sur les lèvres, un air joyeux sur toute la figure. Il a fait les premiers compliments à ma mère, à madame d’Espard, à la duchesse de Maufrigneuse, au comte d’Esgrignon et à monsieur de Canalis ; puis il me dit : — Je ne sais pas si je serai le premier à vous complimenter d’un événement qui va vous rendre un objet d’envie. — Ah ! un mariage, ai-je dit. Est-ce une jeune personne si récemment sortie du couvent qui vous apprendra que les mariages dont on parle ne se font jamais ? Monsieur de Marsay s’est penché à l’oreille de Macumer, et j’ai parfaitement compris, par le {p. 93} seul mouvement des lèvres, qu’il lui disait : — Baron, vous aimez peut-être cette petite coquette, qui s’est servie de vous ; mais, comme il s’agit de mariage et non d’une passion, il faut toujours savoir ce qui se passe. Macumer a jeté sur l’officieux médisant un de ces regards qui, selon moi, sont un poème, et lui a répliqué quelque chose comme : — Je n’aime point de petite coquette ! d’un air qui m’a si bien ravie que je me suis dégantée en voyant mon père. Felipe n’avait pas eu la moindre crainte ni le moindre soupçon. Il a bien réalisé tout ce que j’attendais de son caractère : il n’a foi qu’en moi, le monde et ses mensonges ne l’atteignent pas. L’Abencerrage n’a pas sourcillé, la coloration de son sang bleu n’a pas teint sa face olivâtre. Les deux jeunes comtes sont sortis. J’ai dit alors en riant à Macumer : — Monsieur de Marsay vous a fait une épigramme sur moi. — Bien plus qu’une épigramme, a-t-il répondu, un épithalame. — Vous me parlez grec, lui ai-je dit en souriant et le récompensant par un certain regard qui lui fait toujours perdre contenance. — Je l’espère bien ! s’est écrié mon père en s’adressant à madame de Maufrigneuse. Il court des commérages infâmes. Aussitôt qu’une jeune personne va dans le monde, on a la rage de la marier, et l’on invente des absurdités ! Je ne marierai jamais Armande contre son gré. Je vais faire un tour au foyer, car on croirait que je laisse courir ce bruit-là pour donner l’idée de ce mariage à l’ambassadeur ; et la fille de César doit être encore moins soupçonnée que sa femme, qui ne doit pas l’être du tout.
La duchesse de Maufrigneuse et madame d’Espard regardèrent d’abord ma mère, puis le baron, d’un air pétillant, narquois, rusé, plein d’interrogations contenues. Ces fines couleuvres ont fini par entrevoir quelque chose. De toutes les choses secrètes, l’amour est la plus publique, et les femmes l’exhalent, je crois. Aussi, pour le bien cacher, une femme doit-elle être un monstre ! Nos yeux sont encore plus bavards que ne l’est notre langue. Après avoir joui du délicieux plaisir de trouver Felipe aussi grand que je le souhaitais, j’ai naturellement voulu davantage. J’ai fait alors un signal convenu pour lui dire de venir à ma fenêtre par le dangereux chemin que tu connais. Quelques heures après, je l’ai trouvé droit comme une statue, collé le long de la muraille, la main appuyée à l’angle du balcon de ma fenêtre, étudiant les reflets de la lumière de mon appartement. — Mon cher Felipe, lui ai-je dit, vous avez été bien {p. 94} ce soir : vous vous êtes conduit comme je me serais conduite moi-même si l’on m’eût appris que vous faisiez un mariage. — J’ai pensé que vous m’eussiez instruit avant tout le monde, a-t-il répondu. — Et quel est votre droit à ce privilége ? — Celui d’un serviteur dévoué. — L’êtes-vous vraiment ? — Oui, dit-il ; et je ne changerai jamais. — Eh ! bien, si ce mariage était nécessaire, si je me résignais… La douce lueur de la lune a été comme éclairée par les deux regards qu’il a lancés sur moi d’abord, puis sur l’espèce d’abîme que nous faisait le mur. Il a paru se demander si nous pouvions mourir ensemble écrasés ; mais, après avoir brillé comme un éclair sur sa face et jailli de ses yeux, ce sentiment a été comprimé par une force supérieure à celle de la passion. — L’Arabe n’a qu’une parole, a-t-il dit d’une voix étranglée. Je suis votre serviteur et vous appartiens : je vivrai toute ma vie pour vous. La main qui tenait le balcon m’a paru mollir, j’y ai posé la mienne en lui disant : — Felipe, mon ami, je suis par ma seule volonté votre femme dès cet instant. Allez me demander dans la matinée à mon père. Il veut garder ma fortune ; mais vous vous engagerez à me la reconnaître au contrat sans l’avoir reçue, et vous serez sans aucun doute agréé. Je ne suis plus Armande de Chaulieu ; descendez promptement, Louise de Macumer ne veut pas commettre la moindre imprudence. Il a pâli, ses jambes ont fléchi, il s’est élancé d’environ dix pieds de haut à terre sans se faire le moindre mal ; mais, après m’avoir causé la plus horrible émotion, il m’a saluée de la main et a disparu. Je suis donc aimée, me suis-je dit, comme une femme ne le fut jamais ! Et je me suis endormie avec une satisfaction enfantine : mon sort était à jamais fixé. Vers deux heures mon père m’a fait appeler dans son cabinet, où j’ai trouvé la duchesse et Macumer. Les paroles s’y sont très-gracieusement échangées. J’ai tout simplement répondu que, si monsieur Hénarez s’était entendu avec mon père, je n’avais aucune raison de m’opposer à leurs désirs. Là-dessus, ma mère a retenu le baron à dîner ; après quoi nous avons été tous quatre nous promener au bois de Boulogne. J’ai regardé très-railleusement monsieur de Marsay quand il a passé à cheval, car il a remarqué Macumer et mon père sur le devant de la calèche.
Mon adorable Felipe a fait ainsi refaire ses cartes :
HÉNAREZ,
Des ducs de Soria, baron de Macumer.
{p. 95} Tous les matins il m’apporte lui-même un bouquet d’une délicieuse magnificence, au milieu duquel je trouve toujours une lettre qui contient un sonnet espagnol à ma louange, fait par lui pendant la nuit.
Pour ne pas grossir ce paquet, je t’envoie comme échantillon le premier et le dernier de ses sonnets, que je t’ai traduits mot à mot en te les mettant vers par vers.
PREMIER SONNET
Plus d’une fois, couvert d’une mince veste de soie, — l’épée haute, sans que mon cœur battît une pulsation de plus, — j’ai attendu l’assaut du taureau furieux, — et sa corne plus aiguë que le croissant de Phœbé.
J’ai gravi, fredonnant une seguidille andalouse, — le talus d’une redoute sous une pluie de fer ; — j’ai jeté ma vie sur le tapis vert du hasard — sans plus m’en soucier que d’un quadruple d’or.
J’aurais pris avec la main les boulets dans la gueule des canons ; — mais je crois que je deviens plus timide qu’un lièvre aux aguets ; — qu’un enfant qui voit un spectre aux plis de sa fenêtre.
Car, lorsque tu me regardes avec ta douce prunelle, — une sueur glacée couvre mon front, mes genoux se dérobent sous moi, — je tremble, je recule, je n’ai plus de courage.
DEUXIÈME SONNET
Cette nuit, je voulais dormir pour rêver de toi ; — mais le sommeil jaloux fuyait mes paupières ; — je m’approchai du balcon, et je regardai le ciel : — lorsque je pense à toi, mes yeux se tournent toujours en haut.
Phénomène étrange, que l’amour peut seul expliquer, — le firmament avait perdu sa couleur de saphir ; — les étoiles, diamants éteints dans leur monture d’or, — ne lançaient que des œillades mortes, des rayons refroidis.
La lune, nettoyée de son fard d’argent et de lis, — roulait tristement sur le morne horizon, — car tu as dérobé au ciel toutes ses splendeurs.
La blancheur de la lune luit sur ton front charmant, — tout l’azur du ciel s’est concentré dans tes prunelles, et tes cils sont formés par les rayons des étoiles.
Peut-on prouver plus gracieusement à une jeune fille qu’on ne s’occupe que d’elle ? Que dis-tu de cet amour qui s’exprime en prodiguant les fleurs de l’intelligence et les fleurs de la terre ? {p. 96} Depuis une dizaine de jours, je connais ce qu’est cette galanterie espagnole si fameuse autrefois.
Ah çà, chère, que se passe-t-il à la Crampade, où je me promène si souvent en examinant les progrès de notre agriculture ? N’as-tu rien à me dire de nos mûriers, de nos plantations de l’hiver dernier ? Tout y réussit-il à tes souhaits ? Les fleurs sont-elles épanouies dans ton cœur d’épouse en même temps que celles de nos massifs ? je n’ose dire de nos plates-bandes. Louis continue-t-il son système de madrigaux ? Vous entendez-vous bien ? Le doux murmure de ton filet de tendresse conjugale vaut-il mieux que la turbulence des torrents de mon amour ? Mon gentil docteur en jupon s’est-il fâché ? Je ne saurais le croire, et j’enverrais Felipe en courrier se mettre à tes genoux et me rapporter ta tête ou mon pardon s’il en était ainsi. Je fais une belle vie ici, cher amour, et je voudrais savoir comment va celle de Provence. Nous venons d’augmenter notre famille d’un Espagnol coloré comme un cigare de la Havane, et j’attends encore tes compliments.
Vraiment, ma belle Renée, je suis inquiète, j’ai peur que tu ne dévores quelques souffrances pour ne pas en attrister mes joies, méchante ! Écris-moi promptement quelques pages où tu me peignes ta vie dans ses infiniment petits, et dis-moi bien si tu résistes toujours, si ton libre arbitre est sur ses deux pieds ou à genoux, ou bien assis, ce qui serait grave. Crois-tu que les événements de ton mariage ne me préoccupent pas ? Tout ce que tu m’as écrit me rend parfois rêveuse. Souvent, lorsqu’à l’Opéra je paraissais regarder des danseuses en pirouette, je me disais : Il est neuf heures et demie, elle se couche peut-être, que fait-elle ? Est-elle heureuse ? Est-elle seule avec son libre arbitre ? ou son libre arbitre est-il où vont les libres arbitres dont on ne se soucie plus ?… Mille tendresses.
XXV
Renée de l’Estorade à Louise de Chaulieu
Octobre.
Impertinente ! pourquoi t’aurais-je écrit ? que t’eussé-je dit ? Durant cette vie animée par les fêtes, par les angoisses de {p. 97} l’amour, par ses colères et par ses fleurs que tu me dépeins, et à laquelle j’assiste comme à une pièce de théâtre bien jouée, je mène une vie monotone et réglée à la manière d’une vie de couvent. Nous sommes toujours couchés à neuf heures et levés au jour. Nos repas sont toujours servis avec une exactitude désespérante. Pas le plus léger accident. Je me suis accoutumée à cette division du temps et sans trop de peine. Peut-être est-ce naturel, que serait la vie sans cet assujettissement à des règles fixes qui, selon les astronomes et au dire de Louis, régit les mondes ? L’ordre ne lasse pas. D’ailleurs, je me suis imposé des obligations de toilette qui me prennent le temps entre mon lever et le déjeuner : je tiens à y paraître charmante par obéissance à mes devoirs de femme, j’en éprouve du contentement, et j’en cause un bien vif au bon vieillard et à Louis. Nous nous promenons après le déjeuner. Quand les journaux arrivent, je disparais pour m’acquitter de mes affaires de ménage ou pour lire, car je lis beaucoup, ou pour t’écrire. Je reviens une heure avant le dîner, et après on joue, on a des visites, ou on en fait. Je passe ainsi mes journées entre un vieillard heureux, sans désirs, et un homme pour qui je suis le bonheur. Louis est si content, que sa joie a fini par réchauffer mon âme. Le bonheur, pour nous, ne doit sans doute pas être le plaisir. Quelquefois, le soir, quand je ne suis pas utile à la partie, et que je suis enfoncée dans une bergère, ma pensée est assez puissante pour me faire entrer en toi ; j’épouse alors ta belle vie si féconde, si nuancée, si violemment agitée, et je me demande à quoi te mèneront ces turbulentes préfaces, ne tueront-elles pas le livre ? Tu peux avoir les illusions de l’amour, toi, chère mignonne ; mais moi, je n’ai plus que les réalités du ménage. Oui, tes amours me semblent un songe ! Aussi ai-je de la peine à comprendre pourquoi tu les rends si romanesques. Tu veux un homme qui ait plus d’âme que de sens, plus de grandeur et de vertu que d’amour ; tu veux que le rêve des jeunes filles à l’entrée de la vie prenne un corps ; tu demandes des sacrifices pour les récompenser ; tu soumets ton Felipe à des épreuves pour savoir si le désir, si l’espérance, si la curiosité seront durables. Mais, enfant, derrière tes décorations fantastiques s’élève un autel où se prépare un lien éternel. Le lendemain du mariage, le terrible fait qui change la fille en femme et l’amant en mari, peut renverser les élégants échafaudages de tes subtiles précautions. Sache donc enfin que deux amoureux, tout aussi bien que deux personnes mariées comme nous l’avons été {p. 98} Louis et moi, vont chercher sous les joies d’une noce, selon le mot de Rabelais, un grand peut-être !
Je ne te blâme pas, quoique ce soit un peu léger, de causer avec Don Felipe au fond du jardin, de l’interroger, de passer une nuit à ton balcon, lui sur le mur ; mais tu joues avec la vie, enfant, et j’ai peur que la vie ne joue avec toi. Je n’ose pas te conseiller ce que l’expérience me suggère pour ton bonheur ; mais laisse-moi te répéter encore, du fond de ma vallée, que le viatique du mariage est dans ces mots : résignation et dévouement ! Car, je le vois, malgré tes épreuves, malgré tes coquetteries et tes observations, tu te marieras absolument comme moi. En étendant le désir, on creuse un peu plus profondément le précipice, voilà tout.
Oh ! comme je voudrais voir le baron de Macumer et lui parler pendant quelques heures, tant je te souhaite de bonheur !
XXVI
Louise de Macumer à Renée de l’Estorade
Mars 1825.
Comme Felipe réalise avec une générosité de Sarrasin les plans de mon père et de ma mère, en me reconnaissant ma fortune sans la recevoir, la duchesse est devenue encore meilleure femme avec moi qu’auparavant. Elle m’appelle petite rusée, petite commère, elle me trouve le bec affilé. — Mais, chère maman, lui ai-je dit la veille de la signature du contrat, vous attribuez à la politique, à la ruse, à l’habileté les effets de l’amour le plus vrai, le plus naïf, le plus désintéressé, le plus entier qui fut jamais ! Sachez donc que je ne suis pas la commère pour laquelle vous me faites l’honneur de me prendre. — Allons donc, Armande, me dit-elle en me prenant par le cou, m’attirant à elle et me baisant au front, tu n’as pas voulu retourner au couvent, tu n’as pas voulu rester fille, et en grande, en belle Chaulieu que tu es, tu as senti la nécessité de relever la maison de ton père. (Si tu savais, Renée, ce qu’il y a de flatterie {p. 99} dans ce mot pour le duc, qui nous écoutait !) Je t’ai vue pendant tout un hiver fourrant ton petit museau dans tous les quadrilles, jugeant très-bien les hommes et devinant le monde actuel en France. Aussi as-tu avisé le seul Espagnol capable de te faire la belle vie d’une femme maîtresse chez elle. Ma chère petite, tu l’as traité comme Tullia traite ton frère. — Quelle école que le couvent de ma sœur ! s’est écrié mon père. Je jetai sur mon père un regard qui lui coupa net la parole ; puis je me suis retournée vers la duchesse, et lui ai dit : — Madame, j’aime mon prétendu, Felipe de Soria, de toutes les puissances de mon âme. Quoique cet amour ait été très-involontaire et très-combattu quand il s’est levé dans mon cœur, je vous jure que je ne m’y suis abandonnée qu’au moment où j’ai reconnu dans le baron de Macumer une âme digne de la mienne, un cœur en qui les délicatesses, les générosités, le dévouement, le caractère et les sentiments étaient conformes aux miens. — Mais, ma chère, a-t-elle repris en m’interrompant, il est laid comme… — Comme tout ce que vous voudrez, dis-je vivement, mais j’aime cette laideur. — Tiens, Armande, me dit mon père, si tu l’aimes et si tu as eu la force de maîtriser ton amour, tu ne dois pas risquer ton bonheur. Or, le bonheur dépend beaucoup des premiers jours du mariage… — Et pourquoi ne pas lui dire des premières nuits ? s’écria ma mère. Laissez-nous, monsieur, ajouta la duchesse en regardant mon père.
— Tu te maries dans trois jours, ma chère petite, me dit ma mère à l’oreille, je dois donc te faire maintenant, sans pleurnicheries bourgeoises, les recommandations sérieuses que toutes les mères font à leurs filles. Tu épouses un homme que tu aimes. Ainsi, je n’ai pas à te plaindre, ni à me plaindre moi-même. Je ne t’ai vue que depuis un an : si ce fut assez pour t’aimer, ce n’est pas non plus assez pour que je fonde en larmes en regrettant ta compagnie. Ton esprit a surpassé ta beauté ; tu m’as flattée dans mon amour-propre de mère, et tu t’es conduite en bonne et aimable fille. Aussi me trouveras-tu toujours excellente mère. Tu souris ?… Hélas ! souvent, là où la mère et la fille ont bien vécu, les deux femmes se brouillent. Je te veux heureuse. Écoute-moi donc. L’amour que tu ressens est un amour de petite fille, l’amour naturel à toutes les femmes qui sont nées pour s’attacher à un homme ; mais, hélas ! ma petite, il n’y a qu’un homme dans le monde pour nous, il n’y en a pas deux ! et celui que nous sommes appelées à chérir n’est pas {p. 100} toujours celui que nous avons choisi pour mari, tout en croyant l’aimer. Quelque singulières que puissent te paraître mes paroles, médite-les. Si nous n’aimons pas celui que nous avons choisi, la faute en est et à nous et à lui, quelquefois à des circonstances qui ne dépendent ni de nous ni de lui ; et néanmoins rien ne s’oppose à ce que ce soit l’homme que notre famille nous donne, l’homme à qui s’adresse notre cœur, qui soit l’homme aimé. La barrière qui plus tard se trouve entre nous et lui, s’élève souvent par un défaut de persévérance qui vient et de nous et de notre mari. Faire de son mari son amant est une œuvre aussi délicate que celle de faire de son amant son mari, et tu viens de t’en acquitter à merveille. Eh ! bien, je te le répète : je te veux heureuse. Songe donc dès à présent que dans les trois premiers mois de ton mariage tu pourrais devenir malheureuse si, de ton côté, tu ne te soumettais pas au mariage avec l’obéissance, la tendresse et l’esprit que tu as déployés dans tes amours. Car, ma petite commère, tu t’es laissée aller à tous les innocents bonheurs d’un amour clandestin. Si l’amour heureux commençait pour toi par des désenchantements, par des déplaisirs, par des douleurs même, eh ! bien, viens me voir. N’espère pas trop d’abord du mariage, il te donnera peut-être plus de peines que de joies. Ton bonheur exige autant de culture qu’en a exigé l’amour. Enfin, si par hasard, tu perdais l’amant, tu retrouverais le père de tes enfants. Là, ma chère enfant, est toute la vie sociale. Sacrifie tout à l’homme dont le nom est le tien, dont l’honneur, dont la considération ne peuvent recevoir la moindre atteinte qui ne fasse chez toi la plus affreuse brèche. Sacrifier tout à son mari n’est pas seulement un devoir absolu pour des femmes de notre rang, mais encore le plus habile calcul. Le plus bel attribut des grands principes de morale, c’est d’être vrais et profitables de quelque côté qu’on les étudie. En voilà bien assez pour toi. Maintenant, je te crois encline à la jalousie ; et moi, ma chère, je suis jalouse aussi !… mais je ne te voudrais pas sottement jalouse. Écoute : la jalousie qui se montre ressemble à une politique qui mettrait cartes sur table. Se dire jalouse, le laisser voir, n’est-ce pas montrer son jeu ? Nous ne savons rien alors du jeu de l’autre. En toute chose, nous devons savoir souffrir en silence. J’aurai d’ailleurs avec Macumer un entretien sérieux à propos de toi la veille de votre mariage.
J’ai pris le beau bras de ma mère et lui ai baisé la main en y mettant une larme que son accent avait attirée dans mes yeux. {p. 101} J’ai deviné dans cette haute morale, digne d’elle et de moi, la plus profonde sagesse, une tendresse sans bigoterie sociale, et surtout une véritable estime de mon caractère. Dans ces simples paroles, elle a mis le résumé des enseignements que sa vie et son expérience lui ont peut-être chèrement vendus. Elle fut touchée, et me dit en me regardant : — Chère fillette ! tu vas faire un terrible passage. Et la plupart des femmes ignorantes ou désabusées sont capables d’imiter le comte de Westmoreland.
Nous nous mîmes à rire. Pour t’expliquer cette plaisanterie, je dois te dire qu’à table, la veille, une princesse russe nous avait raconté que le comte de Westmoreland ayant énormément souffert du mal de mer pendant le passage de la Manche, et voulant aller en Italie, il tourna bride et revint quand on lui parla du passage des Alpes : — J’ai assez de passages comme cela ! dit-il. Tu comprends, Renée, que ta sombre philosophie et la morale de ma mère étaient de nature à réveiller les craintes qui nous agitaient à Blois. Plus le mariage approchait, plus j’amassais en moi de force, de volonté, de sentiments pour résister au terrible passage de l’état de jeune fille à l’état de femme. Toutes nos conversations me revenaient à l’esprit, je relisais tes lettres et j’y découvrais je ne sais quelle mélancolie cachée. Ces appréhensions ont eu le mérite de me rendre la fiancée vulgaire des gravures et du public. Aussi le monde m’a-t-il trouvée charmante et très-convenable le jour de la signature du contrat. Ce matin, à la mairie où nous sommes allés sans cérémonie, il n’y a eu que les témoins. Je te finis ce bout de lettre pendant que l’on apprête ma toilette pour le dîner. Nous serons mariés à l’église de Sainte-Valère, ce soir à minuit, après une brillante soirée. J’avoue que mes craintes me donnent un air de victime et une fausse pudeur qui me vaudront des admirations auxquelles je ne comprends rien. Je suis ravie de voir mon pauvre Felipe tout aussi jeune fille que moi, le monde le blesse, il est comme une chauve-souris dans une boutique de cristaux. — Heureusement que cette journée a un lendemain ! m’a-t-il dit à l’oreille sans y entendre malice. Il n’aurait voulu voir personne, tant il est honteux et timide. En venant signer notre contrat, l’ambassadeur de Sardaigne m’a prise à part pour m’offrir un collier de perles attachées par six magnifiques diamants. C’est le présent de ma belle-sœur la duchesse de Soria. Ce collier est accompagné d’un bracelet de saphirs sous lequel est {p. 102} écrit : Je t’aime sans te connaître ! Deux lettres charmantes enveloppaient ces présents que je n’ai pas voulu accepter sans savoir si Felipe me le permettait. — Car, lui ai-je dit, je ne voudrais vous rien voir qui ne vînt de moi. Il m’a baisé la main tout attendri, et m’a répondu : — Portez-les, à cause de la devise, et de ces tendresses qui sont sincères…
Samedi soir.
Voici donc, ma pauvre Renée, les dernières lignes de la jeune fille. Après la messe de minuit, nous partirons pour une terre que Felipe a, par une délicate attention, achetée en Nivernais, sur la route de Provence. Je me nomme déjà Louise de Macumer, mais je quitte Paris dans quelques heures en Louise de Chaulieu. De quelque façon que je me nomme, il n’y aura jamais pour toi que
LOUISE.
XXVII
Louise de Macumer à Renée de l’Estorade
Octobre 1825.
Je ne t’ai plus rien écrit, chère, depuis le mariage de la mairie, et voici bientôt huit mois. Quant à toi, pas un mot ! cela est horrible8, madame.
Eh ! bien, nous sommes donc partis en poste pour le château de Chantepleurs, la terre achetée par Macumer en Nivernais, sur les bords de la Loire, à soixante lieues de Paris. Nos gens, moins ma femme de chambre, y étaient déjà, nous attendaient, et nous y sommes arrivés avec une excessive rapidité, le lendemain soir. J’ai dormi depuis Paris jusqu’au delà de Montargis. La seule licence qu’ait prise mon seigneur et maître a été de me soutenir par la taille et de tenir ma tête sur son épaule, où il avait disposé plusieurs mouchoirs. Cette attention quasi-maternelle qui lui faisait vaincre le sommeil m’a causé je ne sais quelle émotion profonde. {p. 103} Endormie sous le feu de ses yeux noirs, je me suis réveillée sous leur flamme : même ardeur, même amour ; mais des milliers de pensées avaient passé par là ! Il avait baisé deux fois mon front.
Nous avons déjeuné dans notre voiture, à Briare. Le lendemain soir, à sept heures et demie, après avoir causé comme je causais avec toi à Blois, admirant cette Loire que nous y admirions, nous entrions dans la longue et belle avenue de tilleuls, d’acacias, de sycomores et de mélèzes qui mène à Chantepleurs. À huit heures nous dînions, à dix heures nous étions dans une charmante chambre gothique embellie de toutes les inventions du luxe moderne. Mon Felipe, que tout le monde trouve laid, m’a semblé bien beau, beau de bonté, de grâce, de tendresse, d’exquise délicatesse. Des désirs de l’amour, je ne voyais pas la moindre trace. Pendant la route, il s’était conduit comme un ami que j’aurais connu depuis quinze ans. Il m’a peint, comme il sait peindre (il est toujours l’homme de sa première lettre), les effroyables orages qu’il a contenus et qui venaient mourir à la surface de son visage. — Jusqu’à présent, il n’y a rien de bien effrayant dans le mariage, dis-je en allant à la fenêtre et voyant par un clair de lune superbe un délicieux parc d’où s’exhalaient de pénétrantes odeurs. Il est venu près de moi, m’a reprise par la taille, et m’a dit : — Et pourquoi s’en effrayer ? Ai-je démenti par un geste, par un regard, mes promesses ? Les démentirai-je un jour ? Jamais voix, jamais regard, n’auront pareille puissance : la voix me remuait les moindres fibres du corps et réveillait tous les sentiments ; le regard avait une force solaire. — Oh ! lui ai-je dit, combien de perfidie mauresque n’y a-t-il pas dans votre perpétuel esclavage ! Ma chère, il m’a comprise.
Ainsi, belle biche, si je suis restée quelques mois sans t’écrire, tu devines maintenant pourquoi. Je suis forcée de me rappeler l’étrange passé de la jeune fille pour t’expliquer la femme. Renée, je te comprends aujourd’hui. Ce n’est ni à une amie intime, ni à sa mère, ni peut-être à soi-même, qu’une jeune mariée heureuse peut parler de son heureux mariage. Nous devons laisser ce souvenir dans notre âme comme un sentiment de plus qui nous appartient en propre et pour lequel il n’y a pas de nom. Comment ! on a nommé un devoir les gracieuses folies du cœur et l’irrésistible entraînement du désir. Et pourquoi ? Quelle horrible puissance a donc imaginé de nous obliger à fouler les délicatesses du goût, les mille pudeurs de la femme, en convertissant ces voluptés en {p. 104} devoirs ? Comment peut-on devoir ces fleurs de l’âme, ces roses de la vie, ces poèmes de la sensibilité exaltée, à un être qu’on n’aimerait pas ? Des droits dans de telles sensations ! mais elles naissent et s’épanouissent au soleil de l’amour, ou leurs germes se détruisent sous les froideurs de la répugnance et de l’aversion. À l’amour d’entretenir de tels prestiges ! Ô ma sublime Renée, je te trouve bien grande maintenant ! Je plie le genou devant toi, je m’étonne de ta profondeur et de ta perspicacité. Oui, la femme qui ne fait pas, comme moi, quelque secret mariage d’amour caché sous les noces légales et publiques, doit se jeter dans la maternité comme une âme à qui la terre manque se jette dans le ciel ! De tout ce que tu m’as écrit, il ressort un principe cruel : il n’y a que les hommes supérieurs qui sachent aimer. Je sais aujourd’hui pourquoi. L’homme obéit à deux principes. Il se rencontre en lui le besoin et le sentiment. Les êtres inférieurs ou faibles prennent le besoin pour le sentiment ; tandis que les êtres supérieurs couvrent le besoin sous les admirables effets du sentiment : le sentiment leur communique par sa violence une excessive réserve, et leur inspire l’adoration de la femme. Évidemment la sensibilité se trouve en raison de la puissance des organisations intérieures, et l’homme de génie est alors le seul qui se rapproche de nos délicatesses : il entend, devine, comprend la femme ; il l’élève sur les ailes de son désir contenu par les timidités du sentiment. Aussi, lorsque l’intelligence, le cœur et les sens également ivres nous entraînent, n’est-ce pas sur la terre que l’on tombe ; on s’élève alors dans les sphères célestes, et malheureusement on n’y reste pas assez long-temps. Telle est, ma chère âme, la philosophie des trois premiers mois de mon mariage. Felipe est un ange. Je puis penser tout haut avec lui. Sans figure de rhétorique, il est un autre moi. Sa grandeur est inexplicable : il s’attache plus étroitement par la possession, et découvre dans le bonheur de nouvelles raisons d’aimer. Je suis pour lui la plus belle partie de lui-même. Je le vois : des années de mariage, loin d’altérer l’objet de ses délices, augmenteront sa confiance, développeront de nouvelles sensibilités, et fortifieront notre union. Quel heureux délire ! Mon âme est ainsi faite que les plaisirs laissent en moi de fortes lueurs, ils me réchauffent, ils s’empreignent dans mon être intérieur : l’intervalle qui les sépare est comme la petite nuit des grands jours. Le soleil qui a doré les cimes à son coucher les retrouve presque chaudes à son lever. Par quel heureux hasard {p. 105} en a-t-il été pour moi sur-le-champ ainsi ? Ma mère avait éveillé chez moi mille craintes ; ses prévisions, qui m’ont semblé pleines de jalousie, quoique sans la moindre petitesse bourgeoise, ont été trompées par l’événement, car tes craintes et les siennes, les miennes, tout s’est dissipé ! Nous sommes restés à Chantepleurs sept mois et demi, comme deux amants dont l’un a enlevé l’autre, et qui ont fui des parents courroucés. Les roses du plaisir ont couronné notre amour, elles fleurissent notre vie à deux. Par un retour subit sur moi-même, un matin où j’étais plus pleinement heureuse, j’ai songé à ma Renée et à son mariage de convenance, et j’ai deviné ta vie, je l’ai pénétrée ! Ô mon ange, pourquoi parlons-nous une langue différente ? Ton mariage purement social, et mon mariage qui n’est qu’un amour heureux, sont deux mondes qui ne peuvent pas plus se comprendre que le fini ne peut comprendre l’infini. Tu restes sur la terre, je suis dans le ciel ! Tu es dans la sphère humaine, et je suis dans la sphère divine. Je règne par l’amour, tu règnes par le calcul et par le devoir. Je suis si haut que s’il y avait une chute je serais brisée en mille miettes. Enfin, je dois me taire, car j’ai honte de te peindre l’éclat, la richesse, les pimpantes joies d’un pareil printemps d’amour.
Nous sommes à Paris depuis dix jours, dans un charmant hôtel, rue du Bac, arrangé par l’architecte que Felipe avait chargé d’arranger Chantepleurs. Je viens d’entendre, l’âme épanouie par les plaisirs permis d’un heureux mariage, la céleste musique de Rossini que j’avais entendue l’âme inquiète, tourmentée à mon insu par les curiosités de l’amour. On m’a trouvée généralement embellie, et je suis comme une enfant en m’entendant appeler madame.
Vendredi matin.
Renée, ma belle sainte, mon bonheur me ramène sans cesse à toi. Je me sens meilleure pour toi que je ne l’ai jamais été : je te suis si dévouée ! J’ai si profondément étudié ta vie conjugale par le commencement de la mienne, et je te vois si grande, si noble, si magnifiquement vertueuse, que je me constitue ici ton inférieure, ta sincère admiratrice, en même temps que ton amie. En voyant ce qu’est mon mariage, il m’est à peu près prouvé que je serais morte s’il en eût été autrement. Et tu vis ! par quel sentiment, dis-le-moi ? Aussi ne te ferai-je plus la moindre plaisanterie. Hélas ! {p. 106} la plaisanterie, mon ange, est fille de l’ignorance, on se moque de ce qu’on ne connaît point. Là où les recrues se mettent à rire, les soldats éprouvés sont graves, m’a dit le comte de Chaulieu, pauvre capitaine de cavalerie qui n’est encore allé que de Paris à Fontainebleau, et de Fontainebleau à Paris. Aussi, ma chère aimée, deviné-je que tu ne m’as pas tout dit. Oui, tu m’as voilé quelques plaies. Tu souffres, je le sens. Je me suis fait à propos de toi des romans d’idées en voulant à distance et par le peu que tu m’as dit de toi, trouver les raisons de ta conduite. Elle s’est seulement essayée au mariage, pensai-je un soir, et ce qui se trouve bonheur pour moi n’a été que souffrance pour elle. Elle en est pour ses sacrifices, et veut limiter leur nombre. Elle a déguisé ses chagrins sous les pompeux axiomes de la morale sociale. Ah ! Renée, il y a cela d’admirable, que le plaisir n’a pas besoin de religion, d’appareil, ni de grands mots, il est tout par lui-même ; tandis que pour justifier les atroces combinaisons de notre esclavage et de notre vassalité, les hommes ont accumulé les théories et les maximes. Si tes immolations sont belles, sont sublimes ; mon bonheur, abrité sous le poêle blanc et or de l’église et paraphé par le plus maussade des maires, serait donc une monstruosité ? Pour l’honneur des lois, pour toi, mais surtout pour rendre mes plaisirs entiers, je te voudrais heureuse, ma Renée. Oh ! dis-moi que tu te sens venir au cœur un peu d’amour pour ce Louis qui t’adore ? Dis-moi que la torche symbolique et solennelle de l’hyménée n’a pas servi qu’à t’éclairer des ténèbres ? car l’amour, mon ange, est bien exactement pour la nature morale ce qu’est le soleil pour la terre. Je reviens toujours à te parler de ce Jour qui m’éclaire et qui, je le crains, me consumera. Chère Renée, toi qui disais dans tes extases d’amitié, sous le berceau de vigne, au fond du couvent : — Je t’aime tant, Louise, que si Dieu se manifestait, je lui demanderais toutes les peines, et pour toi toutes les joies de la vie. Oui, j’ai la passion de la souffrance ! Eh ! bien, ma chérie, aujourd’hui je te rends la pareille, et demande à grands cris à Dieu de nous partager mes plaisirs.
Écoute : j’ai deviné que tu t’es faite ambitieuse sous le nom de Louis de l’Estorade, eh ! bien, aux prochaines élections, fais-le nommer député, car il aura près de quarante ans, et comme la chambre ne s’assemblera que six mois après les élections, il se trouvera précisément de l’âge requis pour être un homme politique. Tu viendras à Paris, je ne te dis que cela. Mon père et les amis que {p. 107} je vais me faire vous apprécieront, et si ton vieux beau-père veut constituer un majorat, nous t’obtiendrons le titre de comte pour Louis. Ce sera déjà cela ! Enfin nous serons ensemble.
XXVIII
Renée de l’Estorade à Louise de Macumer
Décembre 1825.
Ma bienheureuse Louise, tu m’as éblouie. J’ai pendant quelques instants tenu ta lettre où quelques-unes de mes larmes brillaient au soleil couchant, les bras lassés, seule sous le petit rocher aride au bas duquel j’ai mis un banc. Dans un énorme lointain, comme une lame d’acier, reluit la Méditerranée. Quelques arbres odoriférants ombragent ce banc où j’ai fait transplanter un énorme jasmin, des chèvrefeuilles et des genêts d’Espagne. Quelque jour le rocher sera couvert en entier par des plantes grimpantes. Il y a déjà de la vigne vierge de plantée. Mais l’hiver arrive, et toute cette verdure est devenue comme une vieille tapisserie. Quand je suis là, personne ne m’y vient troubler, on sait que j’y veux rester seule. Ce banc s’appelle le banc de Louise. N’est-ce pas te dire que je n’y suis point seule, quoique seule.
Si je te raconte ces détails, si menus pour toi, si je te peins ce verdoyant espoir qui, par avance, habille ce rocher nu, sourcilleux sur le haut duquel le hasard de la végétation a placé l’un des plus beaux pins en parasol, c’est que j’ai trouvé là des images auxquelles je me suis attachée.
En jouissant de ton heureux mariage (et pourquoi ne t’avouerais-je pas tout ?), en l’enviant de toutes mes forces, j’ai senti le premier mouvement de mon enfant qui des profondeurs de ma vie a réagi sur les profondeurs de mon âme. Cette sourde sensation, à la fois un avis, un plaisir, une douleur, une promesse, une réalité ; ce bonheur qui n’est qu’à moi dans le monde et qui reste un secret entre moi et Dieu ; ce mystère m’a dit que le rocher serait un jour couvert de fleurs, que les joyeux rires d’une famille y retentiraient, {p. 108} que mes entrailles étaient enfin bénies et donneraient la vie à flots. Je me suis sentie née pour être mère ! Aussi la première certitude que j’ai eue de porter en moi une autre vie m’a-t-elle donné de bienfaisantes consolations. Une joie immense a couronné tous ces longs jours de dévouement qui ont fait déjà la joie de Louis.
Dévouement ! me suis-je dit à moi-même, n’es-tu pas plus que l’amour ? n’es-tu pas la volupté la plus profonde, parce que tu es une abstraite volupté, la volupté génératrice ? N’es-tu pas, ô Dévouement ! la faculté supérieure à l’effet ? N’es-tu pas la mystérieuse, l’infatigable divinité cachée sous les sphères innombrables dans un centre inconnu par où passent tour à tour tous les mondes ? Le Dévouement, seul dans son secret, plein de plaisirs savourés en silence sur lesquels personne ne jette un œil profane et que personne ne soupçonne, le Dévouement, dieu jaloux et accablant, dieu vainqueur et fort, inépuisable parce qu’il tient à la nature même des choses et qu’il est ainsi toujours égal à lui-même, malgré l’épanchement de ses forces, le Dévouement, voilà donc la signature de ma vie.
L’amour, Louise, est un effort de Felipe sur toi ; mais le rayonnement de ma vie sur la famille produira une incessante réaction de ce petit monde sur moi ! Ta belle moisson dorée est passagère ; mais la mienne, pour être retardée, n’en sera-t-elle pas plus durable ? elle se renouvellera de moments en moments. L’amour est le plus joli larcin que la Société ait su faire à la Nature ; mais la maternité, n’est-ce pas la Nature dans sa joie ? Un sourire a séché mes larmes. L’amour rend mon Louis heureux ; mais le mariage m’a rendue mère et je vais être heureuse aussi ! Je suis alors revenue à pas lents à ma bastide blanche aux volets verts, pour t’écrire ceci.
Donc, chère, le fait le plus naturel et le plus surprenant chez nous s’est établi chez moi depuis cinq mois ; mais je puis te dire tout bas qu’il ne trouble en rien ni mon cœur ni mon intelligence. Je les vois tous heureux : le futur grand-père empiète sur les droits de son petit-fils, il est devenu comme un enfant ; le père prend des airs graves et inquiets ; tous sont aux petits soins pour moi, tous parlent du bonheur d’être mère. Hélas ! moi seule je ne sens rien, et n’ose dire l’état d’insensibilité parfaite où je suis. Je mens un peu pour ne pas attrister leur joie. Comme il m’est permis d’être franche avec toi, je t’avoue que, dans la crise où je me trouve, la {p. 109} maternité ne commence qu’en imagination. Louis a été aussi surpris que moi-même d’apprendre ma grossesse. N’est-ce pas te dire que cet enfant est venu de lui-même, sans avoir été appelé autrement que par les souhaits impatiemment exprimés de son père ? Le hasard, ma chère, est le dieu de la maternité. Quoique, selon notre médecin, ces hasards soient en harmonie avec le vœu de la nature, il ne m’a pas nié que les enfants qui se nomment si gracieusement les enfants de l’amour devaient être beaux et spirituels ; que leur vie était souvent comme protégée par le bonheur qui avait rayonné, brillante étoile ! à leur conception. Peut-être donc, ma Louise, auras-tu dans ta maternité des joies que je dois ignorer dans la mienne. Peut-être aime-t-on mieux l’enfant d’un homme adoré comme tu adores Felipe que celui d’un mari qu’on épouse par raison, à qui l’on se donne par devoir, et pour être femme enfin ! Ces pensées gardées au fond de mon cœur ajoutent à ma gravité de mère en espérance. Mais, comme il n’y a pas de famille sans enfant, mon désir voudrait pouvoir hâter le moment où pour moi commenceront les plaisirs de la famille, qui doivent être ma seule existence. En ce moment, ma vie est une vie d’attente et de mystères, où la souffrance la plus nauséabonde accoutume sans doute la femme à d’autres souffrances. Je m’observe. Malgré les efforts de Louis, dont l’amour me comble de soins, de douceurs, de tendresses, j’ai de vagues inquiétudes auxquelles se mêlent les dégoûts, les troubles, les singuliers appétits de la grossesse. Si je dois te dire les choses comme elles sont, au risque de te causer quelque déplaisance pour le métier, je t’avoue que je ne conçois pas la fantaisie que j’ai prise pour certaines oranges, goût bizarre et que je trouve naturel. Mon mari va me chercher à Marseille les plus belles oranges du monde ; il en a demandé de Malte, de Portugal, de Corse ; mais ces oranges, je les laisse. Je cours à Marseille, quelquefois à pied, y dévorer de méchantes oranges à un liard, quasi pourries, dans une petite rue qui descend au port, à deux pas de l’Hôtel-de-Ville ; et leurs moisissures bleuâtres ou verdâtres brillent à mes yeux comme des diamants : j’y vois des fleurs, je n’ai nul souvenir de leur odeur cadavéreuse et leur trouve une saveur irritante, une chaleur vineuse, un goût délicieux. Eh ! bien, mon ange, voilà les premières sensations amoureuses de ma vie. Ces affreuses oranges sont mes amours. Tu ne désires pas Felipe autant que je souhaite un de ces fruits en décomposition. Enfin je sors {p. 110} quelquefois furtivement, je galope à Marseille d’un pied agile, et il me prend des tressaillements voluptueux quand j’approche de la rue : j’ai peur que la marchande n’ait plus d’oranges pourries, je me jette dessus, je les mange, je les dévore en plein air. Il me semble que ces fruits viennent du paradis et contiennent la plus suave nourriture. J’ai vu Louis se détournant pour ne pas sentir leur puanteur. Je me suis souvenue de cette atroce phrase d’Obermann, sombre élégie que je me repens d’avoir lue : Les racines s’abreuvent dans une eau fétide ! Depuis que je mange de ces fruits, je n’ai plus de maux de cœur et ma santé s’est rétablie. Ces dépravations ont un sens, puisqu’elles sont un effet naturel et que la moitié des femmes éprouvent ces envies, monstrueuses quelquefois. Quand ma grossesse sera très-visible, je ne sortirai plus de la Crampade : je n’aimerais pas à être vue ainsi.
Je suis excessivement curieuse de savoir à quel moment de la vie commence la maternité. Ce ne saurait être au milieu des effroyables douleurs que je redoute.
Adieu, mon heureuse ! adieu, toi en qui je renais et par qui je me figure ces belles amours, ces jalousies à propos d’un regard, ces mots à l’oreille et ces plaisirs qui nous enveloppent comme une autre atmosphère, un autre sang, une autre lumière, une autre vie ! Ah ! mignonne, moi aussi je comprends l’amour. Ne te lasse pas de me tout dire. Tenons bien nos conventions. Moi, je ne t’épargnerai rien. Aussi te dirai-je, pour finir gravement cette lettre, qu’en te relisant une invincible et profonde terreur m’a saisie. Il m’a semblé que ce splendide amour défiait Dieu. Le souverain maître de ce monde, le Malheur, ne se courroucera-t-il pas de ne point avoir sa part de votre festin ? Quelle fortune superbe n’a-t-il pas renversée ! Oh ! Louise, n’oublie pas, au milieu de ton bonheur, de prier Dieu. Fais du bien, sois charitable et bonne ; enfin conjure les adversités par ta modestie. Moi, je suis devenue encore plus pieuse que je ne l’étais au couvent, depuis mon mariage. Tu ne me dis rien de la religion à Paris. En adorant Felipe, il me semble que tu t’adresses, à l’encontre du proverbe, plus au saint qu’à Dieu. Mais ma terreur est excès d’amitié. Vous allez ensemble à l’église, et vous faites du bien en secret, n’est-ce pas ? Tu me trouveras peut-être bien provinciale dans cette fin de lettre ; mais pense que mes craintes cachent une excessive amitié, l’amitié comme l’entendait La Fontaine, celle qui s’inquiète et s’alarme d’un rêve, d’une idée à l’état de {p. 111} nuage. Tu mérites d’être heureuse, puisque tu penses à moi dans ton bonheur, comme je pense à toi dans ma vie monotone, un peu grise, mais pleine ; sobre, mais productive : sois donc bénie !
XXIX
De monsieur de l’Estorade à la baronne de Macumer
Décembre 1825.
Madame,
Ma femme n’a pas voulu que vous apprissiez par le vulgaire billet de faire part un événement qui nous comble de joie. Elle vient d’accoucher d’un gros garçon, et nous retarderons son baptême jusqu’au moment où vous retournerez à votre terre de Chantepleurs. Nous espérons, Renée et moi, que vous pousserez jusqu’à la Crampade et que vous serez la marraine de notre premier-né. Dans cette espérance, je viens de le faire inscrire sur les registres de l’État-Civil sous les noms d’Armand-Louis de l’Estorade. Notre chère Renée a beaucoup souffert, mais avec une patience angélique. Vous la connaissez, elle a été soutenue dans cette première épreuve du métier de mère par la certitude du bonheur qu’elle nous donnait à tous. Sans me livrer aux exagérations un peu ridicules des pères qui sont pères pour la première fois, je puis vous assurer que le petit Armand est très-beau ; mais vous le croirez sans peine quand je vous dirai qu’il a les traits et les yeux de Renée. C’est avoir eu déjà de l’esprit. Maintenant que le médecin et l’accoucheur nous ont affirmé que Renée n’a pas le moindre danger à courir, car elle nourrit, l’enfant a très-bien pris le sein, le lait est abondant, la nature est si riche en elle ! nous pouvons mon père et moi nous abandonner à notre joie. Madame, cette joie est si grande, si forte, si pleine, elle anime tellement toute la maison, elle a tant changé l’existence de ma chère femme, que je désire pour votre bonheur qu’il en soit ainsi promptement pour vous. Renée a fait préparer un appartement que je voudrais rendre {p. 112} digne de nos hôtes, mais où vous serez reçus du moins avec une cordialité fraternelle, sinon avec faste.
Renée m’a dit, madame, vos intentions pour nous, et je saisis d’autant plus cette occasion de vous en remercier que rien n’est plus de saison. La naissance de mon fils a déterminé mon père à faire des sacrifices auxquels les vieillards se résolvent difficilement : il vient d’acquérir deux domaines. La Crampade est maintenant une terre qui rapporte trente mille francs. Mon père va solliciter du roi la permission de l’ériger en majorat ; mais obtenez pour lui le titre dont vous avez parlé dans votre dernière lettre, et vous aurez déjà travaillé pour votre filleul.
Quant à moi, je suivrai vos conseils uniquement pour vous réunir à Renée durant les sessions. J’étudie avec ardeur et tâche de devenir ce qu’on appelle un homme spécial. Mais rien ne me donnera plus de courage que de vous savoir la protectrice de mon petit Armand. Promettez-nous donc de venir jouer ici, vous si belle et si gracieuse, si grande et si spirituelle, le rôle d’une fée pour mon fils aîné. Vous aurez ainsi, madame, augmenté d’une éternelle reconnaissance les sentiments d’affection respectueuse avec lesquels j’ai l’honneur d’être
Votre très-humble et très-obéissant serviteur,
LOUIS DE L’ESTORADE.
XXX
Louise de Macumer à Renée de l’Estorade
Janvier 1826.
Macumer m’a réveillée tout à l’heure avec la lettre de ton mari, mon ange. Je commence par dire oui. Nous irons vers la fin d’avril à Chantepleurs. Ce sera pour moi plaisir sur plaisir que de voyager, de te voir et d’être la marraine de ton premier enfant ; mais je veux Macumer pour parrain. Une alliance catholique avec un autre compère me serait odieuse. Ah ! si tu pouvais voir l’expression de {p. 113} son visage au moment où je lui ai dit cela, tu saurais combien cet ange m’aime.
— Je veux d’autant plus que nous allions ensemble à la Crampade, Felipe, lui ai-je dit, que là nous aurons peut-être un enfant. Moi aussi je veux être mère… quoique cependant je serais bien partagée entre un enfant et toi. D’abord, si je te voyais me préférer une créature, fût-ce mon fils, je ne sais pas ce qui en adviendrait. Médée pourrait bien avoir eu raison : il y a du bon chez les anciens !
Il s’est mis à rire. Ainsi, chère biche, tu as le fruit sans avoir eu les fleurs, et moi j’ai les fleurs sans le fruit. Le contraste de notre destinée continue. Nous sommes assez philosophes pour en chercher, un jour, le sens et la morale. Bah ! je n’ai que dix mois de mariage, convenons-en, il n’y a pas de temps perdu.
Nous menons la vie dissipée, et néanmoins pleine, des gens heureux. Les jours nous semblent toujours trop courts. Le monde, qui m’a revue déguisée en femme, a trouvé la baronne de Macumer beaucoup plus jolie que Louise de Chaulieu : l’amour heureux a son fard. Quand, par un beau soleil et par une belle gelée de janvier, alors que les arbres des Champs-Élysées sont fleuris de grappes blanches étoilées, nous passons, Felipe et moi, dans notre coupé, devant tout Paris, réunis là où nous étions séparés l’année dernière, il me vient des pensées par milliers, et j’ai peur d’être un peu trop insolente, comme tu le pressentais dans ta dernière lettre.
Si j’ignore les joies de la maternité, tu me les diras, et je serai mère par toi ; mais il n’y a, selon moi, rien de comparable aux voluptés de l’amour. Tu vas me trouver bien bizarre ; mais voici dix fois en dix mois que je me surprends à désirer de mourir à trente ans, dans toute la splendeur de la vie, dans les roses de l’amour, au sein des voluptés, de m’en aller rassasiée, sans mécompte, ayant vécu dans ce soleil, en plein dans l’éther, et même un peu tuée par l’amour, n’ayant rien perdu de ma couronne, pas même une feuille, et gardant toutes mes illusions. Songe donc ce que c’est que d’avoir un cœur jeune dans un vieux corps, de trouver les figures muettes, froides, là où tout le monde, même les indifférents, nous souriait, d’être enfin une femme respectable… Mais c’est un enfer anticipé. Nous avons eu, Felipe et moi, notre première querelle à ce {p. 114} sujet. Je voulais qu’il eût la force de me tuer à trente ans, pendant mon sommeil, sans que je m’en doutasse, pour me faire entrer d’un rêve dans un autre. Le monstre n’a pas voulu. Je l’ai menacé de le laisser seul dans la vie, et il a pâli, le pauvre enfant ! Ce grand ministre est devenu, ma chère, un vrai bambin. C’est incroyable tout ce qu’il cachait de jeunesse et de simplicité. Maintenant que je pense tout haut avec lui comme avec toi, que je l’ai mis à ce régime de confiance, nous nous émerveillons l’un de l’autre.
Ma chère, les deux amants, Felipe et Louise, veulent envoyer un présent à l’accouchée. Nous voudrions faire faire quelque chose qui te plût. Ainsi dis-moi franchement ce que tu désires, car nous ne donnons pas dans les surprises, à la façon des bourgeois. Nous voulons donc nous rappeler sans cesse à toi par un aimable souvenir, par une chose qui te serve tous les jours, et ne périsse point par l’usage. Notre repas le plus gai, le plus intime, le plus animé, car nous y sommes seuls, est pour nous le déjeuner ; j’ai donc pensé à t’envoyer un service spécial, appelé déjeuner, dont les ornements seraient des enfants. Si tu m’approuves, réponds-moi promptement. Pour te l’apporter, il faut le commander, et les artistes de Paris sont comme des rois fainéants. Ce sera mon offrande à Lucine.
Adieu, chère nourrice, je te souhaite tous les plaisirs des mères, et j’attends avec impatience la première lettre où tu me diras bien tout, n’est-ce pas ? Cet accoucheur me fait frissonner. Ce mot de la lettre de ton mari m’a sauté non pas aux yeux, mais au cœur. Pauvre Renée, un enfant coûte cher, n’est-ce pas ? Je lui dirai combien il doit t’aimer, ce filleul. Mille tendresses, mon ange.
XXXI
Renée de l’Estorade à Louise de Macumer
Voici bientôt cinq mois que je suis accouchée, et je n’ai pas trouvé, ma chère âme, un seul petit moment pour t’écrire. Quand tu seras mère, tu m’excuseras plus pleinement que tu ne l’as fait, {p. 115} car tu m’as un peu punie en rendant tes lettres rares. Écris-moi, ma chère mignonne ! Dis-moi tous tes plaisirs, peins-moi ton bonheur à grandes teintes, verses-y l’outre-mer sans craindre de m’affliger, car je suis heureuse et plus heureuse que tu ne l’imagineras jamais.
Je suis allée à la paroisse entendre une messe de relevailles, en grande pompe, comme cela se fait dans nos vieilles familles de Provence. Les deux grands-pères, le père de Louis, le mien me donnaient le bras. Ah ! jamais je ne me suis agenouillée devant Dieu dans un pareil accès de reconnaissance. J’ai tant de choses à te dire, tant de sentiments à te peindre, que je ne sais par où commencer ; mais, du sein de cette confusion, s’élève un souvenir radieux, celui de ma prière à l’église !
Quand, à cette place où, jeune fille, j’ai douté de la vie et de mon avenir, je me suis retrouvée métamorphosée en mère joyeuse, j’ai cru voir la Vierge de l’autel inclinant la tête et me montrant l’Enfant divin qui a semblé me sourire ! Avec quelle sainte effusion d’amour céleste j’ai présenté notre petit Armand à la bénédiction du curé qui l’a ondoyé en attendant le baptême. Mais tu nous verras ensemble, Armand et moi.
Mon enfant, voilà que je t’appelle mon enfant ! mais c’est en effet le plus doux mot qu’il y ait dans le cœur, dans l’intelligence et sur les lèvres quand on est mère. Or donc, ma chère enfant, je me suis traînée, pendant les deux derniers mois, assez languissamment dans nos jardins, fatiguée, accablée par la gêne de ce fardeau que je ne savais pas être si cher et si doux malgré les ennuis de ces deux mois. J’avais de telles appréhensions, des prévisions si mortellement sinistres, que la curiosité n’était pas la plus forte : je me raisonnais, je me disais que rien de ce que veut la nature n’est à redouter, je me promettais à moi-même d’être mère. Hélas ! je ne me sentais rien au cœur, tout en pensant à cet enfant qui me donnait d’assez jolis coups de pied ; et, ma chère, on peut aimer à les recevoir quand on a déjà eu des enfants ; mais, pour la première fois, ces débats d’une vie inconnue apportent plus d’étonnement que de plaisir. Je te parle de moi, qui ne suis ni fausse ni théâtrale, et dont le fruit venait plus de Dieu, car Dieu donne les enfants, que d’un homme aimé. Laissons ces tristesses passées et qui ne reviendront plus, je le crois.
Quand la crise est venue, j’ai rassemblé en moi les éléments {p. 116} d’une telle résistance, je me suis attendue à de telles douleurs, que j’ai supporté merveilleusement, dit-on, cette horrible torture. Il y a eu, ma mignonne, une heure environ pendant laquelle je me suis abandonnée à un anéantissement dont les effets ont été ceux d’un rêve. Je me suis sentie être deux : une enveloppe tenaillée, déchirée, torturée, et une âme placide. Dans cet état bizarre, la souffrance a fleuri comme une couronne au-dessus de ma tête. Il m’a semblé qu’une immense rose sortie de mon crâne grandissait et m’enveloppait. La couleur rose de cette fleur sanglante était dans l’air. Je voyais tout rouge. Ainsi parvenue au point où la séparation semble vouloir se faire entre le corps et l’âme, une douleur, qui m’a fait croire à une mort immédiate, a éclaté. J’ai poussé des cris horribles, et j’ai trouvé des forces nouvelles contre de nouvelles douleurs. Cet affreux concert de clameurs a été soudain couvert en moi par le chant délicieux des vagissements argentins de ce petit être. Non, rien ne peut te peindre ce moment : il me semblait que le monde entier criait avec moi, que tout était douleur ou clameur, et tout a été comme éteint par ce faible cri de l’enfant. On m’a recouchée dans mon grand lit où je suis entrée comme dans un paradis, quoique je fusse d’une excessive faiblesse. Trois ou quatre figures joyeuses, les yeux en larmes, m’ont alors montré l’enfant. Ma chère, j’ai crié d’effroi. — Quel petit singe ! ai-je dit. Êtes-vous sûrs que ce soit un enfant ? ai-je demandé. Je me suis remise sur le flanc, assez désolée de ne pas me sentir plus mère que cela. — Ne vous tourmentez pas, ma chère, m’a dit ma mère qui s’est constituée ma garde, vous avez fait le plus bel enfant du monde. Évitez de vous troubler l’imagination, il vous faut mettre tout votre esprit à devenir bête, à vous faire exactement la vache qui broute pour avoir du lait. Je me suis donc endormie avec la ferme intention de me laisser aller à la nature. Ah ! mon ange, le réveil de toutes ces douleurs, de ces sensations confuses, de ces premières journées où tout est obscur, pénible et indécis, a été divin. Ces ténèbres ont été animées par une sensation dont les délices ont surpassé celles du premier cri de mon enfant. Mon cœur, mon âme, mon être, un moi inconnu a été réveillé dans sa coque souffrante et grise jusque-là, comme une fleur s’élance de sa graine au brillant appel du soleil. Le petit monstre a pris mon sein et a teté : voilà le fiat lux ! J’ai soudain été mère. Voilà le bonheur, la joie, une joie ineffable, quoiqu’elle n’aille pas sans quelques douleurs. Oh ! ma belle {p. 117} jalouse, combien tu apprécieras un plaisir qui n’est qu’entre nous, l’enfant et Dieu. Ce petit être ne connaît absolument que notre sein. Il n’y a pour lui que ce point brillant dans le monde, il l’aime de toutes ses forces, il ne pense qu’à cette fontaine de vie, il y vient et s’en va pour dormir, il se réveille pour y retourner. Ses lèvres ont un amour inexprimable, et, quand elles s’y collent, elles y font à la fois une douleur et un plaisir, un plaisir qui va jusqu’à la douleur, ou une douleur qui finit par un plaisir ; je ne saurais t’expliquer une sensation qui du sein rayonne en moi jusqu’aux sources de la vie, car il semble que ce soit un centre d’où partent mille rayons qui réjouissent le cœur et l’âme. Enfanter, ce n’est rien ; mais nourrir, c’est enfanter à toute heure. Oh ! Louise, il n’y a pas de caresses d’amant qui puissent valoir celles de ces petites mains roses qui se promènent si doucement, et cherchent à s’accrocher à la vie. Quels regards un enfant jette alternativement de notre sein à nos yeux ! Quels rêves on fait en le voyant suspendu par les lèvres à son trésor ? Il ne tient pas moins à toutes les forces de l’esprit qu’à toutes celles du corps, il emploie et le sang et l’intelligence, il satisfait au delà des désirs. Cette adorable sensation de son premier cri, qui fut pour moi ce que le premier rayon du soleil a été pour la terre, je l’ai retrouvée en sentant mon lait lui emplir la bouche ; je l’ai retrouvée en recevant son premier regard, je viens de la retrouver en savourant dans son premier sourire sa première pensée. Il a ri, ma chère. Ce rire, ce regard, cette morsure, ce cri, ces quatre jouissances sont infinies : elles vont jusqu’au fond du cœur, elles y remuent des cordes qu’elles seules peuvent remuer ! Les mondes doivent se rattacher à Dieu comme un enfant se rattache à toutes les fibres de sa mère : Dieu, c’est un grand cœur de mère. Il n’y a rien de visible, ni de perceptible dans la conception, ni même dans la grossesse ; mais être nourrice, ma Louise, c’est un bonheur de tous les moments. On voit ce que devient le lait, il se fait chair, il fleurit au bout de ces doigts mignons qui ressemblent à des fleurs et qui en ont la délicatesse ; il grandit en ongles fins et transparents, il s’effile en cheveux, il s’agite avec les pieds. Oh ! des pieds d’enfant, mais c’est tout un langage. L’enfant commence à s’exprimer par là. Nourrir, Louise ! c’est une transformation qu’on suit d’heure en heure et d’un œil hébété. Les cris, vous ne les entendez point par les oreilles, mais par le cœur ; les sourires des yeux et des lèvres, ou les agitations des pieds, vous les comprenez {p. 118} comme si Dieu vous écrivait des caractères en lettres de feu dans l’espace ! Il n’y a plus rien dans le monde qui vous intéresse : le père ?… on le tuerait s’il s’avisait d’éveiller l’enfant. On est à soi seul le monde pour cet enfant, comme l’enfant est le monde pour vous ! On est si sûre que notre vie est partagée, on est si amplement récompensée des peines qu’on se donne et des souffrances qu’on endure, car il y a des souffrances, Dieu te garde d’avoir une crevasse au sein ! Cette plaie qui se rouvre sous des lèvres de rose, qui se guérit si difficilement et qui cause des tortures à rendre folle, si l’on n’avait pas la joie de voir la bouche de l’enfant barbouillée de lait, est une des plus affreuses punitions de la beauté. Ma Louise, songez-y, elle ne se fait que sur une peau délicate et fine.
Mon jeune singe est, en cinq mois, devenu la plus jolie créature que jamais une mère ait baignée de ses larmes joyeuses, lavée, brossée, peignée, pomponnée ; car Dieu sait avec quelle infatigable ardeur on pomponne, on habille, on brosse, on lave, on change, on baise ces petites fleurs ! Donc, mon singe n’est plus un singe, mais un baby, comme dit ma bonne Anglaise, un baby blanc et rose ; et comme il se sent aimé, il ne crie pas trop ; mais, à la vérité, je ne le quitte guère, et m’efforce de le pénétrer de mon âme.
Chère, j’ai maintenant dans le cœur pour Louis un sentiment qui n’est pas l’amour, mais qui doit, chez une femme aimante, compléter l’amour. Je ne sais si cette tendresse, si cette reconnaissance dégagée de tout intérêt ne va pas au delà de l’amour. Par tout ce que tu m’en as dit, chère mignonne, l’amour a quelque chose d’affreusement terrestre, tandis qu’il y a je ne sais quoi de religieux et de divin dans l’affection que porte une mère heureuse à celui de qui procèdent ces longues, ces éternelles joies. La joie d’une mère est une lumière qui jaillit jusque sur l’avenir et le lui éclaire, mais qui se reflète sur le passé pour lui donner le charme des souvenirs.
Le vieux l’Estorade et son fils ont redoublé d’ailleurs de bonté pour moi, je suis comme une nouvelle personne pour eux : leurs paroles, leurs regards me vont à l’âme, car ils me fêtent à nouveau chaque fois qu’ils me voient et me parlent. Le vieux grand-père devient enfant, je crois ; il me regarde avec admiration. La première fois que je suis descendue à déjeuner, et qu’il m’a vue mangeant et donnant à teter à son petit-fils, il a pleuré. Cette larme dans ces deux yeux secs où il ne brille guère que des pensées {p. 119} d’argent, m’a fait un bien inexprimable ; il m’a semblé que le bonhomme comprenait mes joies. Quant à Louis, il aurait dit aux arbres et aux cailloux du grand chemin qu’il avait un fils. Il passe des heures entières à regarder ton filleul endormi. — Il ne sait pas, dit-il, quand il s’y habituera. Ces excessives démonstrations de joie m’ont révélé l’étendue de leurs appréhensions et de leurs craintes. Louis a fini par m’avouer qu’il doutait de lui-même, et se croyait condamné à ne jamais avoir d’enfants. Mon pauvre Louis a changé soudainement en mieux, il étudie encore plus que par le passé. Cet enfant a doublé l’ambition du père. Quant à moi, ma chère âme, je suis de moment en moment plus heureuse. Chaque heure apporte un nouveau lien entre une mère et son enfant. Ce que je sens en moi me prouve que ce sentiment est impérissable, naturel, de tous les instants ; tandis que je soupçonne l’amour, par exemple, d’avoir ses intermittences. On n’aime pas de la même manière à tous moments, il ne se brode pas sur cette étoffe de la vie des fleurs toujours brillantes, enfin l’amour peut et doit cesser ; mais la maternité n’a pas de déclin à craindre, elle s’accroît avec les besoins de l’enfant, elle se développe avec lui. N’est-ce pas à la fois une passion, un besoin, un sentiment, un devoir, une nécessité, le bonheur ? Oui, mignonne, voilà la vie particulière de la femme. Notre soif de dévouement y est satisfaite, et nous ne trouvons point là les troubles de la jalousie. Aussi peut-être est-ce pour nous le seul point où la Nature et la Société soient d’accord. En ceci, la Société se trouve avoir enrichi la Nature, elle a augmenté le sentiment maternel par l’esprit de famille, par la continuité du nom, du sang, de la fortune. De quel amour une femme ne doit-elle pas entourer le cher être qui le premier lui a fait connaître de pareilles joies, qui lui a fait déployer les forces de son âme et lui a appris le grand art de la maternité ? Le droit d’aînesse, qui pour l’antiquité se marie à celle du monde et se mêle à l’origine des Sociétés, ne me semble pas devoir être mis en question. Ah ! combien de choses un enfant apprend à sa mère. Il y a tant de promesses faites entre nous et la vertu dans cette protection incessante due à un être faible, que la femme n’est dans sa véritable sphère que quand elle est mère ; elle déploie alors seulement ses forces, elle pratique les devoirs de sa vie, elle en a tous les bonheurs et tous les plaisirs. Une femme qui n’est pas mère est un être incomplet et manqué. Dépêche-toi d’être mère, mon ange ! tu multiplieras ton bonheur actuel par toutes mes voluptés.
{p. 120} 23.
Je t’ai quittée en entendant crier monsieur ton filleul, et ce cri je l’entends du fond du jardin. Je ne veux pas laisser partir cette lettre sans te dire un mot d’adieu ; je viens de la relire, et suis effrayée des vulgarités de sentiment qu’elle contient. Ce que je sens, hélas ! il me semble que toutes les mères l’ont éprouvé comme moi, doivent l’exprimer de la même manière, et que tu te moqueras de moi, comme on se moque de la naïveté de tous les pères qui vous parlent de l’esprit et de la beauté de leurs enfants, en leur trouvant toujours quelque chose de particulier. Enfin, chère mignonne, le grand mot de cette lettre le voici, je te le répète : je suis aussi heureuse maintenant que j’étais malheureuse auparavant. Cette bastide, qui d’ailleurs va devenir une terre, un majorat, est pour moi la terre promise. J’ai fini par traverser mon désert. Mille tendresses, chère mignonne. Écris-moi, je puis aujourd’hui lire sans pleurer la peinture de ton bonheur et celle de ton amour. Adieu.
XXXII
Madame de Macumer à madame de l’Estorade
Mars 1826.
Comment, ma chérie, voilà plus de trois mois que je ne t’ai écrit et que je n’ai reçu de lettres de toi… Je suis la plus coupable des deux, je ne t’ai pas répondu ; mais tu n’es pas susceptible, que je sache. Ton silence a été pris par Macumer et par moi comme une adhésion pour le Déjeuner orné d’enfants, et ces charmants bijoux vont partir ce matin pour Marseille ; les artistes ont mis six mois à les exécuter. Aussi me suis-je réveillée en sursaut quand Felipe m’a proposé de venir voir ce service, avant que l’orfèvre ne l’emballât. J’ai soudain pensé que nous ne nous étions rien dit depuis la lettre où je me suis sentie mère avec toi.
Mon ange, le terrible Paris, voilà mon excuse à moi, j’attends {p. 121} la tienne. Oh ! le monde, quel gouffre. Ne t’ai-je pas dit déjà que l’on ne pouvait être que Parisienne à Paris ? Le monde y brise tous les sentiments, il vous prend toutes vos heures, il vous dévorerait le cœur si l’on n’y faisait attention. Quel étonnant chef-d’œuvre que cette création de Célimène dans le Misanthrope de Molière ! C’est la femme du monde du temps de Louis XIV comme celle de notre temps, enfin la femme du monde de toutes les époques. Où en serais-je sans mon égide, sans mon amour pour Felipe ? Aussi lui ai-je dit ce matin, en faisant ces réflexions, qu’il était mon sauveur. Si mes soirées sont remplies par les fêtes, par les bals, par les concerts et les spectacles, je retrouve au retour les joies de l’amour et ses folies qui m’épanouissent le cœur, qui en effacent les morsures du monde. Je n’ai dîné chez moi que les jours où nous avons eu les gens qu’on appelle des amis, et je n’y suis restée que pour mes jours. J’ai mon jour, le mercredi, où je reçois. Je suis entrée en lutte avec mesdames d’Espard et de Maufrigneuse, avec la vieille duchesse de Lenoncourt. Ma maison passe pour être amusante. Je me suis laissé mettre à la mode en voyant mon Felipe heureux de mes succès. Je lui donne les matinées ; car, depuis quatre heures jusqu’à deux heures du matin, j’appartiens à Paris. Macumer est un admirable maître de maison : il est si spirituel et si grave, si vraiment grand et d’une grâce si parfaite, qu’il se ferait aimer d’une femme qui l’aurait épousé d’abord par convenance. Mon père et ma mère sont partis pour Madrid : Louis XVIII mort, la duchesse a facilement obtenu de notre bon Charles X la nomination de son charmant poëte, qu’elle emmène en qualité d’attaché. Mon frère, le duc de Rhétoré, daigne me regarder comme une supériorité. Quant au comte de Chaulieu, ce militaire de fantaisie me doit une éternelle reconnaissance : ma fortune a été employée, avant le départ de mon père, à lui constituer en terres un majorat de quarante mille francs de rente, et son mariage avec mademoiselle de Mortsauf, une héritière de Touraine, est tout à fait arrangé. Le roi, pour ne pas laisser s’éteindre le nom et les titres des maisons de Lenoncourt et de Givry, va autoriser par une ordonnance mon frère à succéder aux noms, titres et armes des Lenoncourt-Givry. Comment en effet laisser périr ces deux beaux blasons et la sublime devise Faciem semper monstramus ! Mademoiselle de Mortsauf, petite-fille et unique héritière du duc de Lenoncourt-Givry, réunira, dit-on, plus de cent mille livres de rente. Mon père a seulement demandé que les armes des Chaulieu fussent en abîme sur celles des Lenoncourt. Ainsi, mon frère sera {p. 122} duc de Lenoncourt. Le jeune de Mortsauf, à qui toute cette fortune devait revenir, est au dernier degré de la maladie de poitrine ; on attend sa mort de moment en moment. L’hiver prochain, après le deuil, le mariage aura lieu. J’aurai, dit-on, pour belle-sœur, une charmante personne dans Madeleine de Mortsauf. Ainsi, comme tu le vois, mon père avait raison dans son argumentation. Ce résultat m’a valu l’admiration de beaucoup de personnes, et mon mariage s’explique. Par affection pour ma grand’mère, le prince de Talleyrand prône Macumer, en sorte que notre succès est complet. Après avoir commencé par me blâmer, le monde m’approuve beaucoup. Je règne enfin dans ce Paris où j’étais si peu de chose il y a bientôt deux ans. Macumer voit son bonheur envié par tout le monde, car je suis la femme la plus spirituelle de Paris. Tu sais qu’il y a vingt plus spirituelles femmes de Paris à Paris. Les hommes me roucoulent des phrases d’amour ou se contentent de l’exprimer en regards envieux. Vraiment, il y a dans ce concert de désirs et d’admiration une si constante satisfaction de la vanité, que maintenant je comprends les dépenses excessives que font les femmes pour jouir de ces frêles et passagers avantages. Ce triomphe enivre l’orgueil, la vanité, l’amour-propre, enfin tous les sentiments du moi. Cette perpétuelle divinisation grise si violemment, que je ne m’étonne plus de voir les femmes devenir égoïstes, oublieuses et légères au milieu de cette fête. Le monde porte à la tête. On prodigue les fleurs de son esprit et de son âme, son temps le plus précieux, ses efforts les plus généreux, à des gens qui vous paient en jalousie et en sourires, qui vous vendent la fausse monnaie de leurs phrases, de leurs compliments et de leurs adulations contre les lingots d’or de votre courage, de vos sacrifices, de vos inventions pour être belle, bien mise, spirituelle, affable et agréable à tous. On sait combien ce commerce est coûteux, on sait qu’on y est volé ; mais on s’y adonne tout de même. Ah ! ma belle biche, combien on a soif d’un cœur ami, combien l’amour et le dévouement de Felipe sont précieux ! combien je t’aime ! Avec quel bonheur on fait ses apprêts de voyage pour aller se reposer à Chantepleurs des comédies de la rue du Bac et de tous les salons de Paris ! Enfin, moi qui viens de relire ta dernière lettre, je t’aurai peint cet infernal paradis de Paris en te disant qu’il est impossible à une femme du monde d’être mère.
À bientôt, chérie, nous nous arrêterons une semaine au plus à {p. 123} Chantepleurs, et nous serons chez toi vers le 10 mai. Nous allons donc nous revoir après plus de deux ans. Et quels changements ! Nous voilà toutes deux femmes : moi la plus heureuse des maîtresses, toi la plus heureuse des mères. Si je ne t’ai pas écrit, mon cher amour, je ne t’ai pas oubliée. Et mon filleul, ce singe, est-il toujours joli ? me fait-il honneur ? il aura plus de neuf mois. Je voudrais bien assister à ses premiers pas dans le monde ; mais Macumer me dit que les enfants précoces marchent à peine à dix mois. Nous taillerons donc des bavettes, en style du Blésois. Je verrai si, comme on le dit, un enfant gâte la taille.
P. S. Si tu me réponds, mère sublime, adresse ta lettre à Chantepleurs, je pars.
XXXIII
Madame de l’Estorade à madame de Macumer
Eh ! mon enfant, si jamais tu deviens mère, tu sauras si l’on peut écrire pendant les neuf premiers mois de la nourriture. Mary, ma bonne anglaise, et moi, nous sommes sur les dents. Il est vrai que je ne t’ai pas dit que je tiens à tout faire moi-même. Avant l’événement, j’avais de mes doigts cousu la layette et brodé, garni moi-même les bonnets. Je suis esclave, ma mignonne, esclave le jour et la nuit. Et d’abord Armand-Louis tette quand il veut, et il veut toujours ; puis il faut si souvent le changer, le nettoyer, l’habiller ; la mère aime tant à le regarder endormi, à lui chanter des chansons, à le promener quand il fait beau en le tenant sur ses bras, qu’il ne lui reste pas de temps pour se soigner elle-même. Enfin, tu avais le monde, j’avais mon enfant, notre enfant ! Quelle vie riche et pleine ! Oh ! ma chère, je t’attends, tu verras ! Mais j’ai peur que le travail des dents ne commence, et que tu ne le trouves bien criard, bien pleureur. Il n’a pas encore beaucoup crié, car je suis toujours là. Les enfants ne crient que parce qu’ils ont des besoins qu’on ne sait pas deviner, et je suis à la piste des siens. Oh ! mon ange, combien mon cœur s’est agrandi pendant que tu rapetissais le tien en le mettant au service du monde ! Je t’attends avec une impatience {p. 124} de solitaire. Je veux savoir ta pensée sur l’Estorade, comme tu veux sans doute la mienne sur Macumer. Écris-moi de ta dernière couchée. Mes hommes veulent aller au-devant de nos illustres hôtes. Viens, reine de Paris, viens dans notre pauvre bastide où tu seras aimée ?
XXXIV
De madame de Macumer à la vicomtesse de l’Estorade
Avril 1826.
L’adresse de ma lettre t’annoncera, ma chère, le succès de mes sollicitations. Voilà ton beau-père comte de l’Estorade. Je n’ai pas voulu quitter Paris sans t’avoir obtenu ce que tu désirais, et je t’écris devant le garde des sceaux, qui m’est venu dire que l’ordonnance est signée.
À bientôt.
XXXV
Madame de Macumer à madame la vicomtesse de l’Estorade
Marseille, juillet.
Mon brusque départ va t’étonner, j’en suis honteuse ; mais, comme avant tout je suis vraie et que je t’aime toujours autant, je vais te dire naïvement tout en quatre mots : je suis horriblement jalouse. Felipe te regardait trop. Vous aviez ensemble au pied de ton rocher de petites conversations qui me mettaient au supplice, me rendaient mauvaise et changeaient mon caractère. Ta beauté vraiment espagnole devait lui rappeler son pays et cette Marie Hérédia, de laquelle je suis jalouse, car j’ai la jalousie du passé. Ta magnifique chevelure noire, tes beaux yeux bruns, ce front où les joies de la maternité {p. 125} mettent en relief tes éloquentes douleurs passées qui sont comme les ombres d’une radieuse lumière ; cette fraîcheur de peau méridionale plus blanche que ma blancheur de blonde ; cette puissance de formes, ce sein qui brille dans les dentelles comme un fruit délicieux auquel se suspend mon beau filleul, tout cela me blessait les yeux et le cœur. J’avais beau tantôt mettre des bleuets dans mes grappes de cheveux, tantôt relever la fadeur de mes tresses blondes par des rubans cerise, tout cela pâlissait devant une Renée que je ne m’attendais pas à trouver dans cette oasis de la Crampade.
Felipe enviait trop aussi cet enfant, que je me prenais à haïr. Oui, cette insolente vie qui remplit ta maison, qui l’anime, qui y crie, qui y rit, je la voulais à moi. J’ai lu des regrets dans les yeux de Macumer, j’en ai pleuré pendant deux nuits à son insu. J’étais au supplice chez toi. Tu es trop belle femme et trop heureuse mère pour que je puisse rester auprès de toi. Ah ! hypocrite, tu te plaignais ! D’abord ton l’Estorade est très-bien, il cause agréablement ; ses cheveux noirs mélangés de blancs sont jolis ; il a de beaux yeux, et ses façons de méridional ont ce je ne sais quoi qui plaît. D’après ce que j’ai vu, il sera tôt ou tard nommé député des Bouches-du-Rhône ; il fera son chemin à la Chambre, car je suis toujours à votre service en tout ce qui concerne vos ambitions. Les misères de l’exil lui ont donné cet air calme et posé qui me semble être la moitié de la politique. Selon moi, ma chère, toute la politique, c’est de paraître grave. Aussi disais-je à Macumer qu’il doit être un bien grand homme d’État.
Enfin, après avoir acquis la certitude de ton bonheur, je m’en vais à tire-d’aile, contente, dans mon cher Chantepleurs, où Felipe s’arrangera pour être père, je ne veux t’y recevoir qu’ayant à mon sein un bel enfant semblable au tien. Je mérite tous les noms que tu voudras me donner : je suis absurde, infâme, sans esprit. Hélas ! on est tout cela quand on est jalouse. Je ne t’en veux pas, mais je souffrais, et tu me pardonneras de m’être soustraite à de telles souffrances. Encore deux jours, j’aurais commis quelque sottise. Oui, j’eusse été de mauvais goût. Malgré ces rages qui me mordaient le cœur, je suis heureuse d’être venue, heureuse de t’avoir vue mère si belle et si féconde, encore mon amie au milieu de tes joies maternelles, comme je reste toujours la tienne au milieu de mes amours. Tiens, à Marseille, à quelques pas de vous, je suis déjà fière de toi, fière de cette grande mère de famille que tu {p. 126} seras. Avec quel sens tu devinais ta vocation ! car tu me sembles née pour être plus mère qu’amante, comme moi je suis plus née pour l’amour que pour la maternité. Certaines femmes ne peuvent être ni mères ni amantes, elles sont ou trop laides ou trop sottes. Une bonne mère et une épouse-maîtresse doivent avoir à tout moment de l’esprit, du jugement, et savoir à tout propos déployer les qualités les plus exquises de la femme. Oh ! je t’ai bien observée, n’est-ce pas te dire, ma minette, que je t’ai admirée ? Oui, tes enfants seront heureux et bien élevés, ils seront baignés dans les effusions de ta tendresse, caressés par les lueurs de ton âme.
Dis la vérité sur mon départ à ton Louis, mais colore-la d’honnêtes prétextes aux yeux de ton beau-père qui semble être votre intendant, et surtout aux yeux de ta famille, une vraie famille Harlowe, plus l’esprit provençal. Felipe ne sait pas encore pourquoi je suis partie, il ne le saura jamais. S’il le demande, je verrai à lui trouver un prétexte quelconque. Je lui dirai probablement que tu as été jalouse de moi. Fais-moi crédit de ce petit mensonge officieux. Adieu, je t’écris à la hâte afin que tu aies cette lettre à l’heure de ton déjeuner, et le postillon, qui s’est chargé de te la faire tenir, est là qui boit en l’attendant. Baise bien mon cher petit filleul pour moi. Viens à Chantepleurs au mois d’octobre, j’y serai seule pendant tout le temps que Macumer ira passer en Sardaigne où il veut faire de grands changements dans ses domaines. Du moins tel est le projet du moment, et c’est sa fatuité à lui d’avoir un projet, il se croit indépendant ; aussi est-il toujours inquiet en me le communiquant. Adieu !
XXXVI
De la vicomtesse de l’Estorade à la baronne de Macumer
Ma chère, notre étonnement à tous a été inexprimable quand, au déjeuner, on nous a dit que vous étiez partis, et surtout quand le postillon qui vous avait emmenés à Marseille m’a remis ta folle lettre. Mais, méchante, il ne s’agissait que de ton bonheur dans ces conversations au pied du rocher sur le banc de Louise, et tu as eu bien tort {p. 127} d’en prendre ombrage. Ingrata ! je te condamne à revenir ici à mon premier appel. Dans cette odieuse lettre griffonnée sur du papier d’auberge, tu ne m’as pas dit où tu t’arrêteras ; je suis donc obligée de t’adresser ma réponse à Chantepleurs.
Écoute-moi, chère sœur d’élection, et sache, avant tout, que je te veux heureuse. Ton mari, ma Louise, a je ne sais quelle profondeur d’âme et de pensée qui impose autant que sa gravité naturelle et que sa contenance noble imposent ; puis il y a dans sa laideur si spirituelle, dans ce regard de velours, une puissance vraiment majestueuse ; il m’a donc fallu quelque temps avant d’établir cette familiarité sans laquelle il est difficile de s’observer à fond. Enfin, cet homme a été premier ministre, et il t’adore comme il adore Dieu ; donc, il devait dissimuler profondément ; et, pour aller pêcher des secrets au fond de ce diplomate, sous les roches de son cœur, j’avais à déployer autant d’habileté que de ruse ; mais j’ai fini, sans que notre homme s’en soit douté, par découvrir bien des choses desquelles ma mignonne ne se doute pas. De nous deux, je suis un peu la Raison comme tu es l’Imagination ; je suis le grave Devoir comme tu es le fol Amour. Ce contraste d’esprit qui n’existait que pour nous deux, le sort s’est plu à le continuer dans nos destinées. Je suis une humble vicomtesse campagnarde excessivement ambitieuse, qui doit conduire sa famille dans une voie de prospérité ; tandis que le monde sait Macumer ex-duc de Soria, et que, duchesse de droit, tu règnes sur ce Paris où il est si difficile à qui que ce soit, même aux Rois, de régner. Tu as une belle fortune que Macumer va doubler, s’il réalise ses projets d’exploitation pour ses immenses domaines de Sardaigne, dont les ressources sont bien connues à Marseille. Avoue que si l’une de nous deux devait être jalouse, ce serait moi ? Mais, rendons grâces à Dieu de ce que nous ayons chacune le cœur assez haut placé pour que notre amitié soit au-dessus des petitesses vulgaires. Je te connais : tu as honte de m’avoir quittée. Malgré ta fuite, je ne te ferai pas grâce d’une seule des paroles que j’allais te dire aujourd’hui sous le rocher. Lis-moi donc avec attention, je t’en supplie, car il s’agit encore plus de toi que de Macumer, quoiqu’il soit pour beaucoup dans ma morale. D’abord, ma mignonne, tu ne l’aimes pas. Avant deux ans, tu te fatigueras de cette adoration. Tu ne verras jamais en Felipe un mari, mais un amant de qui tu te joueras sans nul souci, comme {p. 128} font d’un amant toutes les femmes. Non, il ne t’impose pas, tu n’as pas pour lui ce profond respect, cette tendresse pleine de crainte qu’une véritable amante a pour celui en qui elle voit un Dieu. Oh ! j’ai bien étudié l’amour, mon ange, et j’ai jeté plus d’une fois la sonde dans les gouffres de mon cœur. Après t’avoir bien examinée, je puis te le dire : Tu n’aimes pas. Oui, chère reine de Paris, de même que les reines, tu désireras être traitée en grisette, tu souhaiteras être dominée, entraînée par un homme fort qui, au lieu de t’adorer, saura te meurtrir le bras en te le saisissant au milieu d’une scène de jalousie. Macumer t’aime trop pour pouvoir jamais soit te réprimander, soit te résister. Un seul de tes regards, une seule de tes paroles d’enjôleuse fait fondre le plus fort de ses vouloirs. Tôt ou tard, tu le mépriseras de ce qu’il t’aime trop. Hélas ! il te gâte, comme je te gâtais quand nous étions au couvent, car tu es une des plus séduisantes femmes et un des esprits les plus enchanteurs qu’on puisse imaginer. Tu es vraie surtout, et souvent le monde exige, pour notre propre bonheur, des mensonges auxquels tu ne descendras jamais. Ainsi, le monde demande qu’une femme ne laisse point voir l’empire qu’elle exerce sur son mari. Socialement parlant, un mari ne doit pas plus paraître l’amant de sa femme quand il l’aime en amant, qu’une épouse ne doit jouer le rôle d’une maîtresse. Or, vous manquez tous deux à cette loi. Mon enfant, d’abord ce que le monde pardonne le moins en le jugeant d’après ce que tu m’en as dit, c’est le bonheur, on doit le lui cacher ; mais ceci n’est rien. Il existe entre amants une égalité qui ne peut jamais, selon moi, apparaître entre une femme et son mari, sous peine d’un renversement social et sans des malheurs irréparables. Un homme nul est quelque chose d’effroyable ; mais il y a quelque chose de pire, c’est un homme annulé. Dans un temps donné, tu auras réduit Macumer à n’être que l’ombre d’un homme : il n’aura plus sa volonté, il ne sera plus lui-même, mais une chose façonnée à ton usage ; tu te le seras si bien assimilé, qu’au lieu d’être deux, il n’y aura plus qu’une personne dans votre ménage, et cet être-là sera nécessairement incomplet ; tu en souffriras, et le mal sera sans remède quand tu daigneras ouvrir les yeux. Nous aurons beau faire, notre sexe ne sera jamais doué des qualités qui distinguent l’homme ; et ces qualités sont plus que nécessaires, elles sont indispensables à la Famille. En ce moment, malgré son aveuglement, Macumer {p. 129} entrevoit cet avenir, il se sent diminué par son amour. Son voyage en Sardaigne me prouve qu’il va tenter de se retrouver lui-même par cette séparation momentanée. Tu n’hésites pas à exercer le pouvoir que te remet l’amour. Ton autorité s’aperçoit dans un geste, dans le regard, dans l’accent. Oh ! chère, tu es, comme te le disait ta mère, une folle courtisane. Certes, il t’est prouvé, je crois, que je suis de beaucoup supérieure à Louis ; mais m’as-tu vue jamais le contredisant ? Ne suis-je pas en public une femme qui le respecte comme le pouvoir de la famille ? Hypocrisie ! diras-tu. D’abord, les conseils que je crois utile de lui donner, mes avis, mes idées, je ne les lui soumets jamais que dans l’ombre et le silence de la chambre à coucher ; mais je puis te jurer, mon ange, qu’alors même je n’affecte envers lui aucune supériorité. Si je ne restais pas secrètement comme ostensiblement sa femme, il ne croirait pas en lui. Ma chère, la perfection de la bienfaisance consiste à s’effacer si bien que l’obligé ne se croie pas inférieur à celui qui l’oblige ; et ce dévouement caché comporte des douceurs infinies. Aussi ma gloire a-t-elle été de te tromper toi-même, et tu m’as fait des compliments de Louis. La prospérité, le bonheur, l’espoir, lui ont d’ailleurs fait regagner depuis deux ans tout ce que le malheur, les misères, l’abandon, le doute lui avaient fait perdre. En ce moment donc, d’après mes observations, je trouve que tu aimes Felipe pour toi, et non pour lui-même. Il y a du vrai dans ce que t’a dit ton père : ton égoïsme de grande dame est seulement déguisé sous les fleurs du printemps de ton amour. Ah ! mon enfant, il faut te bien aimer pour te dire de si cruelles vérités. Laisse-moi te raconter, sous la condition de ne jamais souffler de ceci le moindre mot au baron, la fin d’un de nos entretiens. Nous avions chanté tes louanges sur tous les tons, car il a bien vu que je t’aimais comme une sœur que l’on aime ; et après l’avoir amené, sans qu’il y prît garde, à des confidences : — Louise, lui ai-je dit, n’a pas encore lutté avec la vie, elle est traitée en enfant gâté par le sort, et peut-être serait-elle malheureuse si vous ne saviez pas être un père pour elle comme vous êtes un amant. — Et le puis-je ? a-t-il dit ! Il s’est arrêté tout court, comme un homme qui voit le précipice où il va rouler. Cette exclamation m’a suffi. Si tu n’étais pas partie, il m’en aurait dit davantage quelques jours après.
Mon ange, quand cet homme sera sans forces, quand il aura {p. 130} trouvé la satiété dans le plaisir, quand il se sentira, je ne dis pas avili, mais sans sa dignité devant toi, les reproches que lui fera sa conscience lui donneront une sorte de remords, blessant pour toi par cela même que tu te sentiras coupable. Enfin tu finiras par mépriser celui que tu ne te seras pas habituée à respecter. Songes-y. Le mépris chez la femme est la première forme que prend sa haine. Comme tu es noble de cœur, tu te souviendras toujours des sacrifices que Felipe t’aura faits ; mais il n’aura plus à t’en faire après s’être en quelque sorte servi lui-même dans ce premier festin, et malheur à l’homme comme à la femme qui ne laissent rien à souhaiter ! Tout est dit. À notre honte ou à notre gloire, je ne saurais décider ce point délicat, nous ne sommes exigeantes que pour l’homme qui nous aime !
Ô Louise, change, il en est temps encore. Tu peux, en te conduisant avec Macumer comme je me conduis avec l’Estorade, faire surgir le lion caché dans cet homme vraiment supérieur. On dirait que tu veux te venger de sa supériorité. Ne seras-tu donc pas fière d’exercer ton pouvoir autrement qu’à ton profit, de faire un homme de génie d’un homme grand, comme je fais un homme supérieur d’un homme ordinaire ?
Tu serais restée à la campagne, je t’aurais toujours écrit cette lettre ; j’eusse craint ta pétulance et ton esprit dans une conversation, tandis que je sais que tu réfléchiras à ton avenir en me lisant. Chère âme, tu as tout pour être heureuse, ne gâte pas ton bonheur, et retourne dès le mois de novembre à Paris. Les soins et l’entraînement du monde dont je me plaignais sont des diversions nécessaires à votre existence, peut-être un peu trop intime. Une femme mariée doit avoir sa coquetterie. La mère de famille qui ne laisse pas désirer sa présence en se rendant rare au sein du ménage risque d’y faire connaître la satiété. Si j’ai plusieurs enfants, ce que je souhaite pour mon bonheur, je te jure que dès qu’ils arriveront à un certain âge je me réserverai des heures pendant lesquelles je serai seule ; car il faut se faire demander par tout le monde, même par ses enfants. Adieu, chère jalouse ? Sais-tu qu’une femme vulgaire serait flattée de t’avoir causé ce mouvement de jalousie ? Hélas ! je ne puis que m’en affliger, car il n’y a en moi qu’une mère et une sincère amie. Mille tendresses. Enfin fais tout ce que tu voudras pour excuser ton départ : si tu n’es pas sûre de Felipe, je suis sûre de {p. 131} Louis.
XXXVII
De la baronne de Macumer à la vicomtesse de l’Estorade
Gênes.
Ma chère belle, j’ai eu la fantaisie de voir un peu l’Italie, et suis ravie d’y avoir entraîné Macumer, dont les projets, relativement à la Sardaigne, sont ajournés.
Ce pays m’enchante et me ravit. Ici les églises, et surtout les chapelles, ont un air amoureux et coquet qui doit donner à une protestante envie de se faire catholique. On a fêté Macumer, et l’on s’est applaudi d’avoir acquis un sujet pareil. Si je la désirais, Felipe aurait l’ambassade de Sardaigne à Paris ; car la cour est charmante pour moi. Si tu m’écris, adresse tes lettres à Florence. Je n’ai pas trop le temps de t’écrire en détail, je te raconterai mon voyage à ton premier séjour à Paris. Nous ne resterons ici qu’une semaine. De là nous irons à Florence par Livourne, nous séjournerons un mois en Toscane et un mois à Naples afin d’être à Rome en novembre. Nous reviendrons par Venise, où nous demeurerons la première quinzaine de décembre ; puis nous arriverons par Milan et par Turin à Paris pour le mois de janvier. Nous voyageons en amants : la nouveauté des lieux renouvelle nos chères noces. Macumer ne connaissait point l’Italie, et nous avons débuté par ce magnifique chemin de la Corniche qui semble construit par les fées. Adieu, chérie. Ne m’en veux pas si je ne t’écris point ; il m’est impossible de trouver un moment à moi en voyage ; je n’ai que le temps de voir, de sentir et de savourer mes impressions. Mais, pour t’en parler, j’attendrai qu’elles aient pris les teintes du souvenir.
XXXVIII
De la vicomtesse de l’Estorade à la baronne de Macumer
Septembre.
Ma chère, il y a pour toi à Chantepleurs une assez longue réponse à la lettre que tu m’as écrite de Marseille. Ce voyage fait en amants est si loin de diminuer les craintes que je t’y exprimais, que je te prie d’écrire en Nivernais pour qu’on t’envoie ma lettre.
Le ministère a résolu, dit-on, de dissoudre la chambre. Si c’est un malheur pour la couronne, qui devait employer la dernière session de cette législature dévouée à faire rendre des lois nécessaires à la consolidation du pouvoir, c’en est un pour nous aussi : Louis n’aura quarante ans qu’à la fin de 1827. Heureusement mon père, qui consent à se faire nommer député, donnera sa démission en temps utile.
Ton filleul a fait ses premiers pas sans sa marraine ; il est d’ailleurs admirable et commence à me faire de ces petits gestes gracieux qui me disent que ce n’est plus seulement un organe qui tette, une vie brutale, mais une âme : ses sourires sont pleins de pensées. Je suis si favorisée dans mon métier de nourrice que je sèvrerai notre Armand en décembre. Un an de lait suffit. Les enfants qui tettent trop deviennent des sots. Je suis pour les dictons populaires. Tu dois avoir un succès fou en Italie, ma belle blonde. Mille tendresses.
XXXIX
De la baronne de Macumer à la vicomtesse de l’Estorade
Rome, décembre.
J’ai ton infâme lettre, que, sur ma demande, mon régisseur m’a envoyée de Chantepleurs ici. Oh ! Renée… Mais je t’épargne {p. 133} tout ce que mon indignation pourrait me suggérer. Je vais seulement te raconter les effets produits par ta lettre. Au retour de la fête charmante que nous a donnée l’ambassadeur et où j’ai brillé de tout mon éclat, d’où Macumer est revenu dans un enivrement de moi que je ne saurais peindre, je lui ai lu ton horrible réponse, et je la lui ai lue en pleurant, au risque de lui paraître laide. Mon cher Abencerrage est tombé à mes pieds en te traitant de radoteuse ; il m’a emmenée au balcon du palais où nous sommes, et d’où nous voyons une partie de Rome : là, son langage a été digne de la scène qui s’offrait à nos yeux ; car il faisait un superbe clair de lune. Comme nous savons déjà l’italien, son amour, exprimé dans cette langue si molle et si favorable à la passion, m’a paru sublime. Il m’a dit que, quand même tu serais prophète, il préférait une nuit heureuse ou l’une de nos délicieuses matinées à toute une vie. À ce compte, il avait déjà vécu mille ans. Il voulait que je restasse sa maîtresse, et ne souhaitait pas d’autre titre que celui de mon amant. Il est si fier et si heureux de se voir chaque jour le préféré que, si Dieu lui apparaissait et lui donnait à opter entre vivre encore trente ans selon ta doctrine et avoir cinq enfants, ou n’avoir plus que cinq ans de vie en continuant nos chères amours fleuries, son choix serait fait : il aimerait mieux être aimé comme je l’aime et mourir. Ces protestations dites à mon oreille, ma tête sur son épaule, son bras autour de ma taille, ont été troublées en ce moment par les cris de quelque chauve-souris qu’un chat-huant avait surprise. Ce cri de mort m’a fait une si cruelle impression que Felipe m’a emportée à demi évanouie sur mon lit. Mais rassure-toi ! quoique cet horoscope ait retenti dans mon âme, ce matin je vais bien. En me levant, je me suis mise à genoux devant Felipe, et, les yeux sous les siens, ses mains prises dans les miennes, je lui ai dit : — Mon ange, je suis un enfant, et Renée pourrait avoir raison : c’est peut-être seulement l’amour que j’aime en toi ; mais du moins sache qu’il n’y a pas d’autre sentiment dans mon cœur, et que je t’aime alors à ma manière. Enfin si dans mes façons, dans les moindres choses de ma vie et de mon âme, il y avait quoi que ce soit de contraire à ce que tu voulais ou espérais de moi, dis-le ! fais-le-moi connaître ! j’aurai du plaisir à t’écouter et à ne me conduire que par la lueur de tes yeux. Renée m’effraie, elle m’aime tant !
Macumer n’a pas eu de voix pour me répondre, il fondait en {p. 134} larmes. Maintenant, je te remercie, ma Renée ; je ne savais pas combien je suis aimée de mon beau, de mon royal Macumer. Rome est la ville où l’on aime. Quand on a une passion, c’est là qu’il faut aller en jouir : on a les arts et Dieu pour complices. Nous trouverons, à Venise, le duc et la duchesse de Soria. Si tu m’écris, écris-moi maintenant à Paris, car nous quittons Rome dans trois jours. La fête de l’ambassadeur était un adieu.
P. S. Chère imbécile, ta lettre montre bien que tu ne connais l’amour qu’en idée. Sache donc que l’amour est un principe dont tous les effets sont si dissemblables qu’aucune théorie ne saurait les embrasser ni les régenter. Ceci est pour mon petit docteur en corset.
XL
De la comtesse de l’Estorade à la baronne de Macumer
Janvier 1827.
Mon père est nommé, mon beau-père est mort, et je suis encore sur le point d’accoucher ; tels sont les événements marquants de la fin de cette année. Je te les dis sur-le-champ, pour que l’impression que te fera mon cachet noir se dissipe aussitôt.
Ma mignonne, ta lettre de Rome m’a fait frémir. Vous êtes deux enfants. Felipe est, ou un diplomate qui a dissimulé, ou un homme qui t’aime comme il aimerait une courtisane à laquelle il abandonnerait sa fortune, tout en sachant qu’elle le trahit. En voilà bien assez. Vous me prenez pour une radoteuse, je me tairai. Mais laisse-moi te dire qu’en étudiant nos deux destinées j’en tire un cruel principe : Voulez-vous être aimée ? n’aimez pas.
Louis, ma chère, a obtenu la croix de la Légion-d’Honneur quand il a été nommé membre du conseil-général. Or, comme voici bientôt trois ans qu’il est du conseil, et que mon père, que tu verras sans doute à Paris pendant la session, a demandé pour son gendre le grade d’officier, fais-moi le plaisir d’entreprendre le mamamouchi quelconque que cette nomination regarde, et de veiller à cette petite chose. Surtout, ne te mêle pas des affaires de mon très-honoré {p. 135} père, le comte de Maucombe, qui veut obtenir le titre de marquis ; réserve tes faveurs pour moi. Quand Louis sera député, c’est-à-dire l’hiver prochain, nous viendrons à Paris, et nous y remuerons alors ciel et terre pour le placer à quelque direction générale, afin que nous puissions économiser tous nos revenus en vivant des appointements d’une place. Mon père siège entre le centre et la droite, il ne demande qu’un titre ; notre famille était déjà célèbre sous le roi René, le roi Charles X ne refusera pas un Maucombe ; mais j’ai peur qu’il ne prenne à mon père fantaisie de postuler quelque faveur pour mon frère cadet ; et en lui tenant la dragée du marquisat un peu haut, il ne pourra penser qu’à lui-même.
15 janvier.
Ah ! Louise, je sors de l’enfer ! Si j’ai le courage de te parler de mes souffrances, c’est que tu me sembles une autre moi-même. Encore ne sais-je pas si je laisserai jamais ma pensée revenir sur ces cinq fatales journées ! Le seul mot de convulsion me cause un frisson dans l’âme même. Ce n’est pas cinq jours qui viennent de se passer, mais cinq siècles de douleurs. Tant qu’une mère n’a pas souffert ce martyre, elle ignorera ce que veut dire le mot souffrance. Je t’ai trouvée heureuse de ne pas avoir d’enfants, ainsi juge de ma déraison !
La veille du jour terrible, le temps, qui avait été lourd et presque chaud, me parut avoir incommodé mon petit Armand. Lui, si doux et si caressant, il était grimaud ; il criait à propos de tout, il voulait jouer et brisait ses joujoux. Peut-être toutes les maladies s’annoncent-elles chez les enfants par des changements d’humeur. Attentive à cette singulière méchanceté, j’observais chez Armand des rougeurs et des pâleurs que j’attribuais à la pousse de quatre grosses dents qui percent à la fois. Aussi l’ai-je couché près de moi, m’éveillant de moment en moment. Pendant la nuit, il eut un peu de fièvre qui ne m’inquiétait point ; je l’attribuais toujours aux dents. Vers le matin il dit : Maman ! en demandant à boire par un geste, mais avec un éclat dans la voix, avec un mouvement convulsif dans le geste qui me glacèrent le sang. Je sautai hors du lit pour aller lui préparer de l’eau sucrée. Juge de mon effroi quand en lui présentant la tasse je ne lui vis faire aucun mouvement ; il répétait seulement : Maman, de cette voix qui n’était plus sa voix, qui n’était même plus {p. 136} une voix. Je lui pris la main, mais elle n’obéissait plus, elle se roidissait. Je lui mis alors la tasse aux lèvres ; le pauvre petit but d’une manière effrayante, par trois ou quatre gorgées convulsives, et l’eau fit un bruit singulier dans son gosier. Enfin, il s’accrocha désespérément à moi, et j’aperçus ses yeux, tirés par une force intérieure, devenir blancs, ses membres perdre leur souplesse. Je jetai des cris affreux. Louis vint. — Un médecin ! un médecin ! il meurt ! lui criai-je. Louis disparut, et mon pauvre Armand dit encore : — Maman ! maman ! en se cramponnant à moi. Ce fut le dernier moment où il sut qu’il avait une mère. Les jolis vaisseaux de son front se sont injectés, et la convulsion a commencé. Une heure avant l’arrivée des médecins, je tenais cet enfant si vivace, si blanc et rose, cette fleur qui faisait mon orgueil et ma joie, roide comme un morceau de bois, et quels yeux ! je frémis en me les rappelant. Noir, crispé, rabougri, muet, mon gentil Armand était une momie. Un médecin, deux médecins amenés de Marseille par Louis, restaient là plantés sur leurs jambes comme des oiseaux de mauvais augure, ils me faisaient frissonner. L’un parlait de fièvre cérébrale, l’autre voyait des convulsions comme en ont les enfants. Le médecin de notre canton me paraissait être le plus sage parce qu’il ne prescrivait rien. — C’est les dents, disait le second. — C’est une fièvre, disait le premier. Enfin, on convint de mettre des sangsues au cou et de la glace sur la tête. Je me sentais mourir. Être là, voir un cadavre bleu ou noir, pas un cri, pas un mouvement, au lieu d’une créature si bruyante et si vive ! Il y eut un moment où ma tête s’est égarée, et où j’ai eu comme un rire nerveux en voyant ce joli cou, que j’avais tant baisé, mordu par des sangsues, et cette charmante tête sous une calote de glace. Ma chère, il a fallu lui couper cette jolie chevelure que nous admirions tant, et que tu avais caressée, pour pouvoir mettre la glace. De dix en dix minutes, comme dans mes douleurs d’accouchement, la convulsion revenait, et le pauvre petit se tordait, tantôt pâle, tantôt violet. En se rencontrant, ses membres si flexibles rendaient un son comme si c’eût été du bois. Cette créature insensible m’avait souri, m’avait parlé, m’appelait naguère encore maman ! À ces idées, des masses de douleurs me traversaient l’âme, en l’agitant comme des ouragans agitent la mer, et je sentais tous les liens par lesquels un enfant tient à notre cœur ébranlés. Ma mère, qui peut-être m’aurait aidée, conseillée ou consolée, est à Paris. Les mères en savent plus sur les convulsions que {p. 137} les médecins, je crois. Après quatre jours et quatre nuits passés dans des alternatives et des craintes qui m’ont presque tuée, les médecins furent tous d’avis d’appliquer une affreuse pommade pour faire des plaies ! Oh ! des plaies à mon Armand qui jouait cinq jours auparavant, qui souriait, qui s’essayait à dire marraine ! Je m’y suis refusée en voulant me confier à la nature. Louis me grondait, il croyait aux médecins. Un homme est toujours homme. Mais il y a dans ces terribles maladies des instants où elles prennent la forme de la mort ; et pendant un de ces instants, ce remède, que j’abominais, me parut être le salut d’Armand. Ma Louise, la peau était si sèche, si rude, si aride, que l’onguent ne prit pas. Je me mis alors à fondre en larmes pendant si long-temps au-dessus du lit, que le chevet en fut mouillé. Les médecins dînaient, eux ! Me voyant seule, j’ai débarrassé mon enfant de tous les topiques de la médecine, je l’ai pris, quasi folle, entre mes bras, je l’ai serré contre ma poitrine, j’ai appuyé mon front à son front en priant Dieu de lui donner ma vie, tout en essayant de la lui communiquer. Je l’ai tenu pendant quelques instants ainsi, voulant mourir avec lui pour n’en être séparée ni dans la vie ni dans la mort. Ma chère, j’ai senti les membres fléchir ; la convulsion a cédé, mon enfant a remué, les sinistres et horribles couleurs ont disparu ! J’ai crié comme quand il était tombé malade, les médecins ont monté, je leur ai fait voir Armand.
— Il est sauvé ! s’est écrié le plus âgé des médecins.
Oh ! quelle parole ! quelle musique ! les cieux s’ouvraient. En effet, deux heures après, Armand renaissait ; mais j’étais anéantie, il a fallu, pour m’empêcher de faire quelque maladie, le baume de la joie. Ô mon Dieu ! par quelles douleurs attachez-vous l’enfant à sa mère ? quels clous vous nous enfoncez au cœur pour qu’il y tienne ! N’étais-je donc pas assez mère encore, moi que les bégaiements et les premiers pas de cet enfant ont fait pleurer de joie ! moi qui l’étudie pendant des heures entières pour bien accomplir mes devoirs et m’instruire au doux métier de mère ! Était-il besoin de causer ces terreurs, d’offrir ces épouvantables images à celle qui fait de son enfant une idole ? Au moment où je t’écris, notre Armand joue, il crie, il rit. Je cherche alors les causes de cette horrible maladie des enfants, en songeant que je suis grosse. Est-ce la pousse des dents ? est-ce un travail particulier qui se fait dans le cerveau ? Les enfants qui subissent des convulsions ont-ils une imperfection dans le {p. 138} système nerveux ? Toutes ces idées m’inquiètent autant pour le présent que pour l’avenir. Notre médecin de campagne tient pour une excitation nerveuse causée par les dents. Je donnerais toutes les miennes pour que celles de notre petit Armand fussent faites. Quand je vois une de ces perles blanches poindre au milieu de sa gencive enflammée, il me prend maintenant des sueurs froides. L’héroïsme avec lequel ce cher ange souffre m’indique qu’il aura tout mon caractère ; il me jette des regards à fendre le cœur. La médecine ne sait pas grand’chose sur les causes de cette espèce de tétanos qui finit aussi rapidement qu’il commence, qu’on ne peut ni prévenir ni guérir. Je te le répète, une seule chose est certaine : voir son enfant en convulsion, voilà l’enfer pour une mère. Avec quelle rage je l’embrasse ! Oh ! comme je le tiens long-temps sur mon bras en le promenant ! Avoir eu cette douleur quand je dois accoucher de nouveau dans six semaines, c’était une horrible aggravation du martyre, j’avais peur pour l’autre ! Adieu, ma chère et bien-aimée Louise, ne désire pas d’enfants, voilà mon dernier mot.
XLI
De la baronne de Macumer à la vicomtesse de l’Estorade
Paris.
Pauvre ange, Macumer et moi nous t’avons pardonné tes mauvaisetés en apprenant combien tu as été tourmentée. J’ai frissonné, j’ai souffert en lisant les détails de cette double torture, et me voilà moins chagrine de ne pas être mère. Je m’empresse de t’annoncer la nomination de Louis, qui peut porter la rosette d’officier. Tu désirais une petite fille ; probablement tu en auras une, heureuse Renée ! Le mariage de mon frère et de mademoiselle de Mortsauf a été célébré à notre retour. Notre charmant roi, qui vraiment est d’une bonté admirable, a donné à mon frère la survivance de la charge de premier gentilhomme de la chambre dont est revêtu son beau-père. — La charge doit aller avec les titres, a-t-il dit au duc de Lenoncourt-Givry. Seulement il a voulu que l’écusson des Mortsauf fût adossé à celui des Lenoncourt.
{p. 139} Mon père avait cent fois raison. Sans ma fortune, rien de tout cela n’aurait eu lieu. Mon père et ma mère sont venus de Madrid pour ce mariage, et y retournent après la fête que je donne demain aux nouveaux mariés. Le carnaval sera très-brillant. Le duc et la duchesse de Soria sont à Paris ; leur présence m’inquiète un peu. Marie Hérédia est certes une des plus belles femmes de l’Europe, je n’aime pas la manière dont Felipe la regarde. Aussi redoublé-je d’amour et de tendresse. « Elle ne t’aurait jamais aimée ainsi ! » est une parole que je me garde bien de dire, mais qui est écrite dans tous mes regards, dans tous mes mouvements. Dieu sait si je suis élégante et coquette. Hier, madame de Maufrigneuse me disait : — Chère enfant, il faut vous rendre les armes. Enfin, j’amuse tant Felipe, qu’il doit trouver sa belle-sœur bête comme une vache espagnole. J’ai d’autant moins de regret de ne pas faire un petit Abencerrage, que la duchesse accouchera sans doute à Paris, elle va devenir laide ; si elle a un garçon, il se nommera Felipe en l’honneur du banni. Un malicieux hasard fera que je serai encore marraine. Adieu, chère. J’irai de bonne heure cette année à Chantepleurs, car notre voyage a coûté des sommes exorbitantes ; je partirai vers la fin de mars, afin d’aller vivre avec économie en Nivernais. Paris m’ennuie d’ailleurs. Felipe soupire autant que moi après la belle solitude de notre parc, nos fraîches prairies et notre Loire pailletée par ses sables, à laquelle aucune rivière ne ressemble. Chantepleurs me paraîtra délicieux après les pompes et les vanités de l’Italie ; car, après tout, la magnificence est ennuyeuse, et le regard d’un amant est plus beau qu’un capo d’opera, qu’un bel quadro ! Nous t’y attendrons, je ne serai plus jalouse de toi. Tu pourras sonder à ton aise le cœur de mon Macumer, y pêcher des interjections, en ramener des scrupules, je te le livre avec une superbe confiance. Depuis la scène de Rome, Felipe m’aime davantage ; il m’a dit hier (il regarde par-dessus mon épaule) que sa belle-sœur, la Marie de sa jeunesse, sa vieille fiancée, la princesse Hérédia, son premier rêve, était stupide. Oh ! chère, je suis pire qu’une fille d’Opéra, cette injure m’a causé du plaisir. J’ai fait remarquer à Felipe qu’elle ne parlait pas correctement le français ; elle prononce esemple, sain pour cinq, cheu pour je ; enfin, elle est belle, mais elle n’a pas de grâce, elle n’a pas la moindre vivacité dans l’esprit. Quand on lui adresse un compliment, elle vous regarde comme une femme qui ne serait {p. 140} pas habituée à en recevoir. Du caractère dont il est, il aurait quitté Marie après deux mois de mariage. Le duc de Soria, Don Fernand, est très-bien assorti avec elle ; il a de la générosité, mais c’est un enfant gâté, cela se voit. Je pourrais être méchante et te faire rire ; mais je m’en tiens au vrai. Mille tendresses, mon ange.
XLII
Renée à Louise
Ma petite fille a deux mois ; ma mère a été la marraine, et un vieux grand-oncle de Louis, le parrain de cette petite, qui se nomme Jeanne-Athénaïs.
Dès que je le pourrai, je partirai pour vous aller voir à Chantepleurs, puisqu’une nourrice ne vous effraie pas. Ton filleul dit ton nom ; il le prononce Matoumer ! car il ne peut pas dire les c autrement ; tu en raffoleras ; il a toutes ses dents ; il mange maintenant de la viande comme un grand garçon, il court et trotte comme un rat ; mais je l’enveloppe toujours de regards inquiets, et je suis au désespoir de ne pouvoir le garder près de moi pendant mes couches, qui exigent plus de quarante jours de chambre, à cause de quelques précautions ordonnées par les médecins. Hélas ! mon enfant, on ne prend pas l’habitude d’accoucher ! Les mêmes douleurs et les mêmes appréhensions reviennent. Cependant (ne montre pas ma lettre à Felipe) je suis pour quelque chose dans la façon de cette petite fille, qui fera peut-être tort à ton Armand.
Mon père a trouvé Felipe maigri, et ma chère mignonne un peu maigrie aussi. Cependant le duc et la duchesse de Soria sont partis ; il n’y a plus le moindre sujet de jalousie ! Me cacherais-tu quelque chagrin ? Ta lettre n’était ni aussi longue ni aussi affectueusement pensée que les autres. Est-ce seulement un caprice de ma chère capricieuse ?
En voici trop, ma garde me gronde de t’avoir écrit, et mademoiselle Athénaïs de l’Estorade veut dîner. Adieu donc, écris-moi de bonnes longues lettres.
XLIII
Madame de Macumer à la comtesse de l’Estorade
Pour la première fois de ma vie, ma chère Renée, j’ai pleuré seule sous un saule, sur un banc de bois, au bord de mon long étang de Chantepleurs, une délicieuse vue que tu vas venir embellir, car il n’y manque que de joyeux enfants. Ta fécondité m’a fait faire un retour sur moi-même, qui n’ai point d’enfants après bientôt trois ans de mariage. Oh ! pensais-je, quand je devrais souffrir cent fois plus que Renée n’a souffert en accouchant de mon filleul, quand je devrais voir mon enfant en convulsions, faites, mon Dieu, que j’aie une angélique créature comme cette petite Athénaïs que je vois d’ici aussi belle que le jour, car tu ne m’en as rien dit ! J’ai reconnu là ma Renée. Il semble que tu devines mes souffrances. Chaque fois que mes espérances sont déçues, je suis pendant plusieurs jours la proie d’un chagrin noir. Je faisais alors de sombres élégies. Quand broderai-je de petits bonnets ? quand choisirai-je la toile d’une layette ? quand coudrai-je de jolies dentelles pour envelopper une petite tête ? Ne dois-je donc jamais entendre une de ces charmantes créatures m’appeler maman, me tirer par ma robe, me tyranniser ? Ne verrai-je donc pas sur le sable les traces d’une petite voiture ? Ne ramasserai-je pas des joujoux cassés dans ma cour ? N’irai-je pas, comme tant de mères que j’ai vues, chez les bimbelotiers acheter des sabres, des poupées, de petits ménages ? Ne verrai-je point se développer cette vie et cet ange qui sera un autre Felipe plus aimé ? Je voudrais un fils pour savoir comment on peut aimer son amant plus qu’il ne l’est dans un autre lui-même. Mon parc, le château me semblent déserts et froids. Une femme sans enfants est une monstruosité ; nous ne sommes faites que pour être mères. Oh ! docteur en corset que tu es, tu as bien vu la vie. La stérilité d’ailleurs est horrible en toute chose. Ma vie ressemble un peu trop aux bergeries de Gessner et de Florian, desquelles Rivarol disait qu’on y désirait des loups. Je veux être dévouée aussi, moi ! Je sens en moi des forces que Felipe néglige ; et, si je ne suis pas mère, il faudra que je me passe la fantaisie de quelque malheur. {p. 142} Voilà ce que je viens de dire à mon restant de Maure, à qui ces mots ont fait venir des larmes aux yeux ; il en a été quitte pour être appelé une sublime bête, on ne peut pas le plaisanter sur son amour.
Par moments il me prend envie de faire des neuvaines, d’aller demander la fécondité à certaines madones ou à certaines eaux. L’hiver prochain je consulterai des médecins. Je suis trop furieuse contre moi-même pour t’en dire davantage. Adieu.
XLIV
De la même à la même
Paris, 1829.
Comment, ma chère, un an sans lettre ?… Je suis un peu piquée. Crois-tu que ton Louis, qui m’est venu voir presque tous les deux jours, te remplace ? Il ne me suffit pas de savoir que tu n’es pas malade et que vos affaires vont bien, je veux tes sentiments et tes idées comme je te livre les miennes, au risque d’être grondée, ou blâmée, ou méconnue, car je t’aime. Ton silence et ta retraite à la campagne, quand tu pourrais jouir ici des triomphes parlementaires du comte de l’Estorade, dont la parlotterie et le dévouement lui ont acquis une influence, et qui sera sans doute placé très-haut après la session, me donnent de graves inquiétudes. Passes-tu donc ta vie à lui écrire des instructions ? Numa n’était pas si loin de son Égérie. Pourquoi n’as-tu pas saisi l’occasion de voir Paris ? Je jouirais de toi depuis quatre mois. Louis m’a dit hier que tu viendrais le chercher et faire tes troisièmes couches à Paris, affreuse mère Gigogne que tu es ! Après bien des questions, et des hélas, et des plaintes, Louis, quoique diplomate, a fini par me dire que son grand-oncle, le parrain d’Athénaïs, était fort mal. Or, je te suppose, en bonne mère de famille, capable de tirer parti de la gloire et des discours du député pour obtenir un legs avantageux du dernier parent maternel de ton mari. Sois tranquille, ma Renée, les Lenoncourt, les Chaulieu, le salon de madame de Macumer travaillent pour Louis. Martignac le mettra sans doute à la cour des comptes. {p. 143} Mais, si tu ne me dis pas pourquoi tu restes en province, je me fâche. Est-ce pour ne pas avoir l’air d’être toute la politique de la maison de l’Estorade ? est-ce pour la succession de l’oncle ? as-tu craint d’être moins mère à Paris ? Oh ! comme je voudrais savoir si c’est pour ne pas t’y faire voir, pour la première fois, dans ton état de grossesse, coquette ! Adieu.
XLV
Renée à Louise
Tu te plains de mon silence, tu oublies donc ces deux petites têtes brunes que je gouverne et qui me gouvernent ? Tu as d’ailleurs trouvé quelques-unes des raisons que j’avais pour garder la maison. Outre l’état de notre précieux oncle, je n’ai pas voulu traîner à Paris un garçon d’environ quatre ans et une petite fille de trois ans bientôt quand je suis encore grosse. Je n’ai pas voulu embarrasser ta vie et ta maison d’un pareil ménage, je n’ai pas voulu paraître à mon désavantage dans le brillant monde où tu règnes, et j’ai les appartements garnis, la vie des hôtels en horreur. Le grand-oncle de Louis, en apprenant la nomination de son petit-neveu, m’a fait présent de la moitié de ses économies, deux cent mille francs, pour acheter à Paris une maison, et Louis est chargé d’en trouver une dans ton quartier. Ma mère me donne une trentaine de mille francs pour les meubles. Quand je viendrai m’établir pour la session à Paris, j’y viendrai chez moi. Enfin, je tâcherai d’être digne de ma chère sœur d’élection, soit dit sans jeu de mots.
Je te remercie d’avoir mis Louis aussi bien en cour qu’il l’est ; mais malgré l’estime que font de lui messieurs de Bourmont et de Polignac, qui veulent l’avoir dans leur ministère, je ne le souhaite point si fort en vue : on est alors trop compromis. Je préfère la cour des comptes à cause de son inamovibilité. Nos affaires seront ici dans de très-bonnes mains ; et, une fois que notre régisseur sera bien au fait, je viendrai seconder Louis, sois tranquille.
Quant à écrire maintenant de longues lettres, le puis-je ? Celle-ci, dans laquelle je voudrais pouvoir te peindre le train ordinaire de {p. 144} mes journées, restera sur ma table pendant huit jours. Peut-être Armand en fera-t-il des cocotes pour ses régiments alignés sur mes tapis ou des vaisseaux pour les flottes qui voguent sur son bain. Un seul de mes jours te suffira d’ailleurs, ils se ressemblent tous et se réduisent à deux événements : les enfants souffrent ou les enfants ne souffrent pas. À la lettre, pour moi, dans cette bastide solitaire, les minutes sont des heures ou les heures sont des minutes, selon l’état des enfants. Si j’ai quelques heures délicieuses, je les rencontre pendant leur sommeil, quand je ne suis pas à bercer l’une et à conter des histoires à l’autre pour les endormir. Quand je les tiens endormis près de moi, je me dis : Je n’ai plus rien à craindre. En effet, mon ange, durant le jour, toutes les mères inventent des dangers. Dès que les enfants ne sont plus sous leurs yeux, c’est des rasoirs volés avec lesquels Armand a voulu jouer, le feu qui prend à sa jaquette, un orvet qui peut le mordre, une chute en courant qui peut faire un dépôt à la tête, ou les bassins où il peut se noyer. Comme tu le vois, la maternité comporte une suite de poésies douces ou terribles. Pas une heure qui n’ait ses joies et ses craintes. Mais le soir, dans ma chambre, arrive l’heure de ces rêves éveillés pendant laquelle j’arrange leurs destinées. Leur vie est alors éclairée par le sourire des anges que je vois à leur chevet. Quelquefois Armand m’appelle dans son sommeil, je viens à son insu baiser son front et les pieds de sa sœur en les contemplant tous deux dans leur beauté. Voilà mes fêtes ! Hier notre ange gardien, je crois, m’a fait courir au milieu de la nuit, tout inquiète, au berceau d’Athénaïs, qui avait la tête trop bas, et j’ai trouvé notre Armand tout découvert, les pieds violets de froid. — Oh ! petite mère ! m’a-t-il dit en s’éveillant et en m’embrassant. Voilà, ma chère, une scène de nuit.
Combien il est utile à une mère d’avoir ses enfants à côté d’elle ! Est-ce une bonne, tant bonne soit-elle, qui peut les prendre, les rassurer et les rendormir quand quelque horrible cauchemar les a réveillés ? car ils ont leurs rêves ; et leur expliquer un de ces terribles rêves est une tâche d’autant plus difficile qu’un enfant écoute alors sa mère d’un œil à la fois endormi, effaré, intelligent et niais. C’est un point d’orgue entre deux sommeils. Aussi mon sommeil est-il devenu si léger que je vois mes deux petits et les entends à travers la gaze de mes paupières. Je m’éveille à un soupir, à un mouvement. Le monstre {p. 145} des convulsions est pour moi toujours accroupi au pied de leurs lits.
Au jour, le ramage de mes deux enfants commence avec les premiers cris des oiseaux. À travers les voiles du dernier sommeil, leurs baragouinages ressemblent aux gazouillements du matin, aux disputes des hirondelles, petits cris joyeux ou plaintifs, que j’entends moins par les oreilles que par le cœur. Pendant que Naïs essaie d’arriver à moi en opérant le passage de son berceau à mon lit en se traînant sur ses mains et faisant des pas mal assurés, Armand grimpe avec l’adresse d’un singe et m’embrasse. Ces deux petits font alors de mon lit le théâtre de leurs jeux, où la mère est à leur discrétion. [ill.] La petite me tire les cheveux, veut toujours teter, et Armand défend ma poitrine comme si c’était son bien. Je ne résiste pas à certaines poses, à des rires qui partent comme des fusées et qui finissent par chasser le sommeil. On joue alors à l’ogresse, et mère ogresse mange alors de caresses cette jeune chair si blanche et si douce ; elle baise à outrance ces yeux si coquets dans leur malice, ces épaules de rose, et l’on excite de petites jalousies qui sont charmantes. Il y a des jours où j’essaie de mettre mes bas à huit heures, et où je n’en ai pas encore mis un à neuf heures.
Enfin, ma chère, on se lève. Les toilettes commencent. Je passe mon peignoir : on retrousse ses manches, on prend devant soi le tablier ciré ; je baigne et nettoie alors mes deux petites fleurs, assistée de Mary. Moi seule je suis juge du degré de chaleur ou de tiédeur de l’eau, car la température des eaux est pour la moitié dans les cris, dans les pleurs des enfants. Alors s’élèvent les flottes de papier, les petits canards de verre. Il faut amuser les enfants pour pouvoir bien les nettoyer. Si tu savais tout ce qu’il faut inventer de plaisirs à ces rois absolus pour pouvoir passer de douces éponges dans les moindres coins, tu serais effrayée de l’adresse et de l’esprit qu’exige le métier de mère accompli glorieusement. On supplie, on gronde, on promet, on devient d’une charlatanerie d’autant plus supérieure qu’elle doit être admirablement cachée. On ne saurait que devenir si à la finesse de l’enfant, Dieu n’avait opposé la finesse de la mère. Un enfant est un grand politique dont on se rend maître comme du grand politique… par ses passions. Heureusement ces anges rient de tout : une brosse qui tombe, une brique de savon qui glisse, voilà des éclats de joie ! Enfin, si les triomphes {p. 146} sont chèrement achetés, il y a du moins des triomphes. Mais Dieu seul, car le père lui-même ne sait rien de cela, Dieu, toi ou les anges, vous seuls donc pourriez comprendre les regards que j’échange avec Mary quand, après avoir fini d’habiller nos deux petites créatures, nous les voyons propres au milieu des savons, des éponges, des peignes, des cuvettes, des papiers brouillards, des flanelles, des mille détails d’une véritable nursery. Je suis devenue Anglaise en ce point, je conviens que les femmes de ce pays ont le génie de la nourriture. Quoiqu’elles ne considèrent l’enfant qu’au point de vue du bien-être matériel et physique, elles ont raison dans leurs perfectionnements. Aussi mes enfants auront-ils toujours les pieds dans la flanelle et les jambes nues. Ils ne seront ni serrés ni comprimés ; mais aussi jamais ne seront-ils seuls. L’asservissement de l’enfant français dans ses bandelettes est la liberté de la nourrice, voilà le grand mot. Une vraie mère n’est pas libre : voilà pourquoi je ne t’écris pas, ayant sur les bras l’administration du domaine et deux enfants à élever. La science de la mère comporte des mérites silencieux, ignorés de tous, sans parade, une vertu en détail, un dévouement de toutes les heures. Il faut surveiller les soupes qui se font devant le feu. Me crois-tu femme à me dérober à un soin ? Dans le moindre soin, il y a de l’affection à récolter. Oh ! c’est si joli le sourire d’un enfant qui trouve son petit repas excellent. Armand a des hochements de tête qui valent toute une vie d’amour. Comment laisser à une autre femme le droit, le soin, le plaisir de souffler sur une cuillerée de soupe que Naïs trouvera trop chaude, elle que j’ai sevrée il y a sept mois, et qui se souvient toujours du sein ? Quand une bonne a brûlé la langue et les lèvres d’un enfant avec quelque chose de chaud, elle dit à la mère qui accourt que c’est la faim qui le fait crier. Mais comment une mère dort-elle en paix avec l’idée que des haleines impures peuvent passer sur les cuillerées avalées par son enfant, elle à qui la nature n’a pas permis d’avoir un intermédiaire entre son sein et les lèvres de son nourrisson ! Découper la côtelette de Naïs qui fait ses dernières dents et mélanger cette viande cuite à point avec des pommes de terre est une œuvre de patience, et vraiment il n’y a qu’une mère qui puisse savoir dans certains cas faire manger en entier le repas à un enfant qui s’impatiente. Ni domestiques nombreux ni bonne anglaise ne peuvent donc dispenser une mère de donner en personne sur le champ de bataille où la douceur doit lutter contre les petits {p. 147} chagrins de l’enfance, contre ses douleurs. Tiens, Louise, il faut soigner ces chers innocents avec son âme ; il faut ne croire qu’à ses yeux, qu’au témoignage de la main pour la toilette, pour la nourriture et pour le coucher. En principe, le cri d’un enfant est une raison absolue qui donne tort à sa mère ou à sa bonne quand le cri n’a pas pour cause une souffrance voulue par la nature. Depuis que j’en ai deux et bientôt trois à soigner, je n’ai rien dans l’âme que mes enfants ; et toi-même, que j’aime tant, tu n’es qu’à l’état de souvenir. Je ne suis pas toujours habillée à deux heures. Aussi ne croyais-je pas aux mères qui ont des appartements rangés et des cols, des robes, des affaires en ordre. Hier, aux premiers jours d’avril, il faisait beau, j’ai voulu les promener avant mes couches dont l’heure tinte ; eh ! bien, pour une mère, c’est tout un poème qu’une sortie, et l’on se le promet la veille pour le lendemain. Armand devait mettre pour la première fois une jaquette de velours noir, une nouvelle collerette que j’avais brodée, une toque écossaise aux couleurs des Stuarts et à plumes de coq ; Naïs allait être en blanc et rose avec les délicieux bonnets des baby, car elle est encore un baby ; elle va perdre ce joli nom quand viendra le petit qui me donne des coups de pieds et que j’appelle mon mendiant, car il sera le cadet. J’ai vu déjà mon enfant en rêve et sais que j’aurai un garçon. Bonnets, collerettes, jaquette, les petits bas, les souliers mignons, les bandelettes roses pour les jambes, la robe en mousseline brodée à dessins en soie, tout était sur mon lit. Quand ces deux oiseaux si gais, et qui s’entendent si bien, ont eu leurs chevelures brunes bouclée chez l’un, doucement amenée sur le front et bordant le bonnet blanc et rose chez l’autre ; quand les souliers ont été agrafés ; quand ces petits mollets nus, ces pieds si bien chaussés ont trotté dans la nursery ; quand ces deux faces cleanes, comme dit Mary, en français limpide ; quand ces yeux pétillants ont dit : Allons ! je palpitais. Oh ! voir des enfants parés par nos mains, voir cette peau si fraîche où brillent les veines bleues quand on les a baignés, étuvés, épongés soi-même, rehaussée par les vives couleurs du velours ou de la soie ; mais c’est mieux qu’un poème ! Avec quelle passion, satisfaite à peine, on les rappelle pour rebaiser ces cous qu’une simple collerette rend plus jolis que celui de la plus belle femme ! Ces tableaux, devant lesquels les plus stupides lithographies coloriées arrêtent toutes les mères, moi je les fais tous les jours !
{p. 148} Une fois sortis, jouissant de mes travaux, admirant ce petit Armand qui avait l’air du fils d’un prince et qui faisait marcher le baby le long de ce petit chemin que tu connais, une voiture est venue, j’ai voulu les ranger, les deux enfants ont roulé dans une flaque de boue, et voilà mes chefs-d’œuvre perdus ! il a fallu les rentrer et les habiller autrement. J’ai pris ma petite dans mes bras, sans voir que je perdais ma robe ; Mary s’est emparée d’Armand et nous voilà rentrés. Quand un baby crie et qu’un enfant se mouille, tout est dit : une mère ne pense plus à elle, elle est absorbée.
Le dîner arrive, je n’ai la plupart du temps rien fait ; et comment puis-je suffire à les servir tous deux, à mettre les serviettes à relever les manches et à les faire manger ? c’est un problème que je résous deux fois par jour. Au milieu de ces soins perpétuels, de ces fêtes ou de ces désastres, il n’y a d’oublié que moi dans la maison. Il m’arrive souvent de rester en papillotes quand les enfants ont été méchants. Ma toilette dépend de leur humeur. Pour avoir un moment à moi, pour t’écrire ces six pages, il faut qu’ils découpent les images de mes romances, qu’ils fassent des châteaux avec des livres, avec des échecs ou des jetons de nacre, que Naïs dévide mes soies ou mes laines à sa manière qui, je t’assure, est si compliquée qu’elle y met toute sa petite intelligence et ne souffle mot.
Après tout, je n’ai pas à me plaindre : mes deux enfants sont robustes, libres, et ils s’amusent à moins de frais qu’on ne pense. Ils sont heureux de tout, il leur faut plutôt une liberté surveillée que des joujoux. Quelques cailloux roses, jaunes, violets ou noirs, de petits coquillages, les merveilles du sable font leur bonheur. Posséder beaucoup de petites choses, voilà leur richesse. J’examine Armand, il parle aux fleurs, aux mouches, aux poules, il les imite, il s’entend avec les insectes qui le remplissent d’admiration. Tout ce qui est petit les intéresse. Armand commence à demander le pourquoi de toute chose, il est venu voir ce que je disais à sa marraine ; il te prend d’ailleurs pour une fée, et vois comme les enfants ont toujours raison !
Hélas ! mon ange, je ne voulais pas t’attrister en te racontant ces félicités. Voici pour te peindre ton filleul. L’autre jour, un pauvre nous suit, car les pauvres savent qu’aucune mère accompagnée de son enfant ne leur refuse jamais une aumône. Armand ne sait pas encore qu’on peut manquer de pain, il ignore ce qu’est l’argent ; mais comme il venait de désirer une trompette que {p. 149} je lui avais achetée, il la tend d’un air royal au vieillard en lui disant : — Tiens, prends !
— Me permettez-vous de la garder ? me dit le pauvre.
Quoi sur la terre mettre en balance avec les joies d’un pareil moment ?
— C’est que, madame, moi aussi j’ai eu des enfants, me dit le vieillard en prenant ce que je lui donnais sans y faire attention.
Quand je songe qu’il faudra mettre dans un collége un enfant comme Armand, que je n’ai plus que trois ans et demi à le garder, il me prend des frissons. L’Instruction Publique fauchera les fleurs de cette enfance bénie à toute heure, dénaturalisera ces grâces et ces adorables franchises ! On coupera cette chevelure frisée que j’ai tant soignée, nettoyée et baisée. Que fera-t-on de cette âme d’Armand ?
Et toi, que deviens-tu ? tu ne m’as rien dit de ta vie. Aimes-tu toujours Felipe ? car je ne suis pas inquiète du Sarrazin. Adieu, Naïs vient de tomber, et si je voulais continuer, cette lettre ferait un volume.
XLVI
Madame de Macumer à la comtesse de l’Estorade
1829.
Les journaux t’auront appris, ma bonne et tendre Renée, l’horrible malheur qui a fondu sur moi ; je n’ai pu t’écrire un seul mot, je suis restée à son chevet pendant une vingtaine de jours et de nuits, j’ai reçu son dernier soupir, je lui ai fermé les yeux, je l’ai gardé pieusement avec les prêtres et j’ai dit les prières des morts. Je me suis infligé le châtiment de ces épouvantables douleurs, et cependant, en voyant sur ses lèvres sereines le sourire qu’il m’adressait avant de mourir, je n’ai pu croire que mon amour l’ait tué ! Enfin, il n’est plus, et moi je suis ! À toi qui nous as bien connus, que puis-je dire de plus ? tout est dans ces deux phrases. Oh ! si quelqu’un pouvait me dire qu’on peut le rappeler à la vie, je donnerais ma part du ciel pour entendre cette promesse, car ce serait le revoir !… Et le ressaisir, ne fût-ce que {p. 150} pendant deux secondes, ce serait respirer le poignard hors du cœur ! Ne viendras-tu pas bientôt me dire cela ? ne m’aimes-tu pas assez pour me tromper ?… Mais non ! tu m’as dit à l’avance que je lui faisais de profondes blessures… Est-ce vrai ? Non, je n’ai pas mérité son amour, tu as raison, je l’ai volé. Le bonheur, je l’ai étouffé dans mes étreintes insensées ! Oh ! en t’écrivant, je ne suis plus folle, mais je sens que je suis seule ! Seigneur, qu’est-ce qu’il y aura de plus dans votre enfer que ce mot-là ?
Quand on me l’a enlevé, je me suis couchée dans le même lit, espérant mourir, car il n’y avait qu’une porte entre nous, je me croyais encore assez de force pour la pousser ! Mais, hélas ! j’étais trop jeune, et après une convalescence de quarante jours, pendant lesquels on m’a nourrie avec un art affreux par les inventions d’une triste science, je me vois à la campagne, assise à ma fenêtre au milieu des belles fleurs qu’il faisait soigner pour moi, jouissant de cette vue magnifique sur laquelle ses regards ont tant de fois erré, qu’il s’applaudissait tant d’avoir découverte, puisqu’elle me plaisait. Ah ! chère, la douleur de changer de place est inouïe quand le cœur est mort. La terre humide de mon jardin me fait frissonner, la terre est comme une grande tombe, et je crois marcher sur lui ! À ma première sortie, j’ai eu peur et suis restée immobile. C’est bien lugubre de voir ses fleurs sans lui !
Ma mère et mon père sont en Espagne, tu connais mes frères, et toi tu es obligée d’être à la campagne ; mais sois tranquille : deux anges avaient volé vers moi. Le duc et la duchesse de Soria, ces deux charmants êtres, sont accourus vers leur frère. Les dernières nuits ont vu nos trois douleurs calmes et silencieuses autour de ce lit où mourait l’un de ces hommes vraiment nobles et vraiment grands, qui sont si rares et qui nous sont alors supérieurs en toute chose. La patience de mon Felipe a été divine. La vue de son frère et de Marie a pour un moment rafraîchi son âme et apaisé ses douleurs.
— Chère, m’a-t-il dit avec la simplicité qu’il mettait en toute chose, j’allais mourir en oubliant de donner à Fernand la baronnie de Macumer, il faut refaire mon testament. Mon frère me pardonnera, lui qui sait ce qu’est d’aimer !
Je dois la vie aux soins de mon beau-frère et de sa femme, ils veulent m’emmener en Espagne !
Ah ! Renée, ce désastre, je ne puis en dire qu’à toi la portée. {p. 151} Le sentiment de mes fautes m’accable, et c’est une amère consolation que de te les confier, pauvre Cassandre inécoutée. Je l’ai tué par mes exigences, par mes jalousies hors de propos, par mes continuelles tracasseries. Mon amour était d’autant plus terrible que nous avions une exquise et même sensibilité, nous parlions le même langage, il comprenait admirablement tout, et souvent ma plaisanterie allait, sans que je m’en doutasse, au fond de son cœur. Tu ne saurais imaginer jusqu’où ce cher esclave poussait l’obéissance : je lui disais parfois de s’en aller et de me laisser seule, il sortait sans discuter une fantaisie de laquelle peut-être il souffrait. Jusqu’à son dernier soupir il m’a bénie, en me répétant qu’une seule matinée, seul à seule avec moi, valait plus pour lui qu’une longue vie avec une autre femme aimée, fût-ce Marie Hérédia. Je pleure en t’écrivant ces paroles.
Maintenant, je me lève à midi, je me couche à sept heures du soir, je mets un temps ridicule à mes repas, je marche lentement, je reste une heure devant une plante, je regarde les feuillages, je m’occupe avec mesure et gravité de riens, j’adore l’ombre, le silence et la nuit ; enfin je combats les heures et je les ajoute avec un sombre plaisir au passé. La paix de mon parc est la seule compagnie que je veuille ; j’y trouve en toute chose les sublimes images de mon bonheur éteintes, invisibles pour tous, éloquentes et vives pour moi.
Ma belle-sœur s’est jetée dans mes bras quand un matin je leur ai dit : — Vous m’êtes insupportables ! Les Espagnols ont quelque chose de plus que nous de grand dans l’âme !
Ah ! Renée, si je ne suis pas morte, c’est que Dieu proportionne sans doute le sentiment du malheur à la force des affligés. Il n’y a que nous autres femmes qui sachions l’étendue de nos pertes quand nous perdons un amour sans aucune hypocrisie, un amour de choix, une passion durable dont les plaisirs satisfaisaient à la fois l’âme et la nature. Quand rencontrons-nous un homme si plein de qualités que nous puissions l’aimer sans avilissement ? Le rencontrer est le plus grand bonheur qui nous puisse advenir, et nous ne saurions le rencontrer deux fois. Hommes vraiment forts et grands, chez qui la vertu se cache sous la poésie, dont l’âme possède un charme élevé, faits pour être adorés, gardez-vous d’aimer, vous causeriez le malheur de la femme et le vôtre ! Voilà ce que je crie dans les allées de mes bois ! Et pas d’enfant de lui ! Cet intarissable amour qui me souriait toujours, qui n’avait que des fleurs et des joies à me {p. 152} verser, cet amour fut stérile. Je suis une créature maudite ! L’amour pur et violent comme il est quand il est absolu serait-il donc aussi infécond que l’aversion, de même que l’extrême chaleur des sables du désert et l’extrême froid du pôle empêchent toute existence ? Faut-il se marier avec un Louis de l’Estorade pour avoir une famille ? Dieu serait-il jaloux de l’amour ? Je déraisonne.
Je crois que tu es la seule personne que je puisse souffrir près de moi ; viens donc, toi seule dois être avec une Louise en deuil. Quelle horrible journée que celle où j’ai mis le bonnet des veuves ! Quand je me suis vue en noir, je suis tombée sur un siége et j’ai pleuré jusqu’à la nuit, et je pleure encore en te parlant de ce terrible moment. Adieu, t’écrire me fatigue ; j’ai trop de mes idées, je ne veux plus les exprimer. Amène tes enfants, tu peux nourrir le dernier ici, je ne serai plus jalouse ; il n’y est plus, et mon filleul me fera bien plaisir à voir ; car Felipe souhaitait un enfant qui ressemblât à ce petit Armand. Enfin, viens prendre ta part de mes douleurs !…
XLVII
Renée à Louise
1829.
Ma chérie, quand tu tiendras cette lettre entre les mains, je ne serai pas loin, car je pars quelques instants après te l’avoir envoyée. Nous serons seules. Louis est obligé de rester en Provence à cause des élections qui vont s’y faire ; il veut être réélu, et il y a déjà des intrigues de nouées contre lui par les libéraux.
Je ne viens pas te consoler, je t’apporte seulement mon cœur pour tenir compagnie au tien et pour t’aider à vivre. Je viens t’ordonner de pleurer : il faut acheter ainsi le bonheur de le rejoindre un jour, car il n’est qu’en voyage vers Dieu ; tu ne feras plus un seul pas qui ne te conduise vers lui. Chaque devoir accompli rompra quelque anneau de la chaîne qui vous sépare. Allons, ma Louise, tu te relèveras dans mes bras et tu iras à lui pure, noble, pardonnée de tes fautes involontaires, et accompagnée des œuvres que tu feras ici-bas en son nom.
{p. 153} Je te trace ces lignes à la hâte au milieu de mes préparatifs, de mes enfants, et d’Armand qui me crie : — Marraine ! marraine ! allons la voir ! à me rendre jalouse : c’est presque ton fils !