II
César aux prises avec la malheur

Huit jours après cette fête, dernière flammèche du feu de paille d’une prospérité de dix-huit années près de s’éteindre, César {p. 327}   regardait les passants, à travers les glaces de sa boutique, en songeant à l’étendue de ses affaires qu’il trouvait lourdes ! Jusqu’alors tout avait été simple dans sa vie : il fabriquait et vendait, ou achetait pour revendre. Aujourd’hui l’affaire des terrains, son intérêt dans la maison APOPINOT ET COMPAGNIE, le remboursement de cent soixante mille francs jetés sur la place, et qui allaient nécessiter ou des trafics d’effets qui déplairaient à sa femme, ou des succès inouïs chez Popinot, effrayaient ce pauvre homme par la multiplicité des idées, il se sentait dans la main plus de pelotons de fil qu’il n’en pouvait tenir. Comment Anselme gouvernerait-il sa barque ? Birotteau traitait Popinot comme un professeur de rhétorique traite un élève, il se défiait de ses moyens, et regrettait de n’être pas derrière lui. Le coup de pied qu’il lui avait allongé pour le faire taire chez Vauquelin explique les craintes que le jeune négociant inspirait au parfumeur. Birotteau se gardait bien de se laisser deviner par sa femme, par sa fille ou par son commis ; mais il était alors comme un simple canotier de la Seine à qui, par hasard, un ministre aurait donné le commandement d’une frégate. Ces pensées formaient comme un brouillard dans son intelligence peu propre à la méditation, et il restait debout, cherchant à y voir clair. En ce moment apparut dans la rue une figure pour laquelle il éprouvait une violente antipathie, et qui était celle de son deuxième propriétaire, le petit Molineux. Tout le monde a fait de ces rêves pleins d’événements qui représentent une vie entière, et où revient souvent un être fantastique chargé de mauvaises commissions, le traître de la pièce. Molineux semblait à Birotteau chargé par le hasard d’un rôle analogue dans sa vie. Cette figure avait grimacé diaboliquement au milieu de la fête, en en regardant les somptuosités d’un œil haineux. En le revoyant, César se souvint d’autant plus des impressions que lui avait causées ce petit pingre (un mot de son vocabulaire), que Molineux lui fit éprouver une nouvelle répulsion en se montrant soudain au milieu de sa rêverie.

— Monsieur, dit le petit homme de sa voix atrocement anodine, nous avons bâclé si lestement les choses que vous avez oublié d’approuver l’écriture sur notre petit sous-seing.

Birotteau prit le bail pour réparer l’oubli. L’architecte entra, salua le parfumeur et tourna d’un air diplomatique autour de lui.

— Monsieur, lui dit-il enfin à l’oreille, vous savez combien les commencements d’un métier sont difficiles ; vous êtes content de {p. 328}   moi, vous m’obligeriez beaucoup en me comptant mes honoraires.

Birotteau, qui s’était dégarni en donnant son portefeuille et son argent comptant, dit à Célestin de faire un effet de deux mille francs à trois mois d’échéance, et de préparer une quittance.

— J’ai été bien heureux que vous prissiez à votre compte le terme du voisin, dit Molineux d’un air sournoisement goguenard. Mon portier est venu me prévenir ce matin que le juge-de-paix apposait les scellés par suite de la disparition du sieur Cayron16.

— Pourvu que je ne sois pas pincé de cinq mille francs, pensa Birotteau.

— Il passait pour très-bien faire ses affaires, dit Lourdois qui venait d’entrer pour remettre son mémoire au parfumeur.

— Un commerçant n’est à l’abri des revers que quand il est retiré, dit le petit Molineux en pliant son acte avec une minutieuse régularité.

L’architecte examina ce petit vieux avec le plaisir que tout artiste éprouve en voyant une caricature qui confirme ses opinions sur les bourgeois.

— Quand17 on a la tête sous un parapluie, on pense généralement qu’elle est à couvert, s’il pleut, dit l’architecte.

Molineux étudia beaucoup plus les moustaches et la royale que la figure de l’architecte en le regardant, et il le méprisa tout autant que monsieur Grindot le méprisait. Puis il resta pour lui donner un coup de griffe en sortant. À force de vivre avec ses chats, Molineux avait dans sa manière comme dans ses yeux quelque chose de la race féline.

En ce moment Ragon et Pillerault entrèrent.

— Nous avons parlé de notre affaire au juge, dit Ragon à l’oreille de César : il prétend que, dans une spéculation de ce genre, il nous faudrait une quittance des vendeurs et réaliser les actes, afin d’être tous réellement propriétaires indivis…

— Ah ! vous faites l’affaire de la Madeleine, dit Lourdois, on en parle, il y aura des maisons à construire !

Le peintre qui venait se faire promptement régler trouva son intérêt à ne pas presser le parfumeur.

— Je vous ai remis mon mémoire à cause de la fin de l’année, dit-il à l’oreille de César, je n’ai besoin de rien.

— Eh ! bien, qu’as-tu César ? dit Pillerault en remarquant la {p. 329}   surprise de son neveu qui, stupéfait par la vue du mémoire, ne répondait ni à Ragon ni à Lourdois.

— Ah ! une vétille, j’ai pris cinq mille francs d’effets au marchand de parapluies mon voisin, qui fait faillite. S’il m’avait donné des valeurs mauvaises, je serais gobé comme un niais.

— Il y a pourtant long-temps que je vous l’ai dit, s’écria Ragon : celui qui se noie s’accrocherait à la jambe de son père pour se sauver, et il le noie avec lui. J’en ai tant observé, de faillites ! on n’est pas précisément fripon au commencement du désastre, mais on le devient par nécessité.

— C’est vrai, dit Pillerault.

— Ah ! si j’arrive jamais à la Chambre des Députés, ou si j’ai quelque influence dans le gouvernement… dit Birotteau se dressant sur ses pointes et retombant sur ses talons.

— Que feriez-vous ? dit Lourdois, car vous êtes un sage.

Molineux, que toute discussion sur le Droit intéressait, resta dans la boutique ; et comme l’attention des autres rend attentif, Pillerault et Ragon, qui connaissaient les opinions de César, l’écoutèrent néanmoins aussi gravement que les trois étrangers.

— Je voudrais, dit le parfumeur, un tribunal de juges inamovibles avec un Ministère Public jugeant au criminel. Après une instruction, pendant laquelle un juge remplirait immédiatement les fonctions actuelles des Agents, Syndics et Juge-commissaire, le négociant serait déclaré failli réhabilitable ou banqueroutier. Failli réhabilitable, il serait tenu de tout payer ; il serait alors le gardien de ses biens, de ceux de sa femme ; car ses droits, ses héritages, tout appartiendrait à ses créanciers ; il gérerait pour leur compte et sous une surveillance ; enfin, il continuerait les affaires en signant toutefois : un tel, failli, jusqu’au parfait remboursement. Banqueroutier, il serait condamné, comme autrefois, au pilori dans la salle de la Bourse, exposé pendant deux heures, coiffé du bonnet vert. Ses biens, ceux de sa femme et ses droits seraient acquis aux créanciers, et il serait banni du royaume.

— Le commerce serait un peu plus sûr, dit Lourdois, et l’on regarderait à deux fois avant de faire des opérations.

— La loi actuelle n’est point suivie, dit César exaspéré. Sur cent négociants, il y en a plus de cinquante qui sont de soixante-quinze pour cent au-dessous de leurs affaires, ou qui vendent leurs {p. 330}   marchandises à vingt-cinq pour cent au-dessous du prix d’inventaire, et qui ruinent ainsi le commerce.

— Monsieur est dans le vrai, dit Molineux, la loi actuelle laisse trop de latitude. Il faut ou l’abandon total ou l’infamie.

— Eh ! diantre, dit César, un négociant, au train dont vont les choses, va devenir un voleur patenté. Avec sa signature, il peut puiser dans la caisse de tout le monde.

— Vous n’êtes pas tendre, monsieur Birotteau, dit Lourdois.

— Il a raison, dit le vieux Ragon.

— Tous les faillis sont suspects, dit César exaspéré par cette petite perte qui lui sonnait aux oreilles comme le premier cri de l’halali à celles d’un cerf.

En ce moment le maître-d’hôtel apporta la facture de Chevet. Puis un patronnet de Félix, un garçon du café de Foy, la clarinette de Collinet arrivèrent avec les mémoires de leurs maisons.

— Le quart d’heure de Rabelais, dit Ragon en souriant.

— Ma foi, vous avez donné une belle fête, dit Lourdois.

— Je suis occupé, dit César à tous les garçons qui laissèrent les factures.

— Monsieur Grindot, dit Lourdois en voyant l’architecte pliant un effet que signa Birotteau, vous vérifierez et réglerez mon mémoire, il n’y a qu’à toiser, tous les prix sont convenus par vous au nom de monsieur Birotteau.

Pillerault regarda Lourdois et Grindot.

— Des prix convenus d’architecte à entrepreneur, dit l’oncle à l’oreille du neveu, tu es volé.

Grindot sortit, Molineux le suivit et l’aborda d’un air mystérieux.

— Monsieur, lui dit-il, vous m’avez écouté, mais vous ne m’avez pas entendu : je vous souhaite un parapluie.

La peur saisit Grindot. Plus un bénéfice est illégal, plus l’homme y tient. Le cœur humain est ainsi fait. L’artiste avait en effet étudié l’appartement avec amour, il y avait mis toute sa science et son temps, il s’y était donné du mal pour dix mille francs et se trouvait la dupe de son amour-propre, les entrepreneurs eurent peu de peine à le séduire. L’argument irrésistible et la menace bien comprise de le desservir en le calomniant furent moins puissants encore que l’observation faite par Lourdois sur l’affaire des terrains de la Madeleine : Birotteau ne comptait pas y bâtir une seule maison, il spéculait seulement sur le prix des terrains. Les architectes et les {p. 331}   entrepreneurs sont entre eux comme un auteur avec les acteurs, ils dépendent les uns des autres. Grindot, chargé par Birotteau de stipuler les prix, fut pour les gens du métier contre les bourgeois. Aussi trois gros entrepreneurs, Lourdois, Chaffaroux et Thorein le charpentier, le proclamèrent-ils un de ces bons enfants avec lesquels il y a du plaisir à travailler. Grindot devina que les mémoires sur lesquels il avait une part seraient payés, comme ses honoraires, en effets, et le petit vieillard venait de lui donner des doutes sur leur paiement. Grindot allait être impitoyable, à la manière des artistes, les gens les plus cruels à l’encontre des bourgeois. Vers la fin de décembre, César eut pour soixante mille francs de mémoires. Félix, le café de Foy, Tanrade et les petits créanciers qu’on doit payer comptant, avaient envoyé trois fois chez le parfumeur. Dans le commerce, ces niaiseries nuisent plus qu’un malheur, elles l’annoncent. Les pertes connues sont définies ; mais la panique ne connaît pas de bornes. Birotteau vit sa caisse dégarnie. La peur saisit alors le parfumeur, à qui jamais pareille chose n’était arrivée durant sa vie commerciale. Comme tous les gens qui n’ont jamais eu à lutter pendant long-temps contre la misère et qui sont faibles, cette circonstance vulgaire dans la vie de la plupart des petits marchands de Paris porta le trouble dans la cervelle de César.

Le parfumeur donna l’ordre à Célestin d’envoyer les factures chez ses pratiques ; mais avant de le mettre à exécution, le premier commis se fit répéter cet ordre inouï. Les clients, noble terme alors appliqué par les détaillants à leurs pratiques et dont César se servait malgré sa femme, qui avait fini par lui dire : Nomme-les comme tu voudras, pourvu qu’ils paient ! ses clients donc étaient des personnes riches avec lesquelles il n’y avait jamais de pertes à essuyer, qui payaient à leur fantaisie, et chez lesquelles César avait souvent cinquante ou soixante mille francs. Le second commis prit le livre des factures et se mit à copier les plus fortes. César redoutait sa femme. Pour ne pas lui laisser voir l’abattement que lui causait le simoon du malheur, il voulut sortir.

— Bonjour, monsieur, dit Grindot en entrant avec cet air dégagé que prennent les artistes pour parler des intérêts auxquels ils se prétendent absolument étrangers. Je ne puis trouver aucune espèce de monnaie avec votre papier, je suis obligé de vous prier de me l’échanger contre des écus, je suis l’homme le plus malheureux de {p. 332}   cette démarche, mais je ne sais pas parler aux usuriers, je ne voudrais pas colporter votre signature, je sais assez de commerce pour comprendre que ce serait l’avilir ; il est donc dans votre intérêt de…

— Monsieur, dit Birotteau stupéfait, plus bas, s’il vous plaît, vous me surprenez étrangement.

Lourdois entra.

— Lourdois, dit Birotteau souriant, comprenez-vous ?…

Birotteau s’arrêta. Le pauvre homme allait prier Lourdois de prendre l’effet de Grindot en se moquant de l’architecte avec la bonne foi du négociant sûr de lui-même ; mais il aperçut un nuage sur le front de Lourdois, et il frémit de son imprudence. Cette innocente raillerie était la mort d’un crédit soupçonné. En pareil cas, un riche négociant reprend son billet, et il ne l’offre pas. Birotteau se sentait la tête agitée comme s’il eût regardé le fond d’un abîme taillé à pic.

— Mon cher monsieur Birotteau, dit Lourdois en l’emmenant au fond du magasin, mon mémoire est toisé, réglé, vérifié, je vous prie de me tenir l’argent prêt demain. Je marie ma fille au petit Crottat, il lui faut de l’argent, les notaires ne négocient point, d’ailleurs on n’a jamais vu ma signature.

— Envoyez après-demain, dit fièrement Birotteau qui compta sur les paiements de ses mémoires. Et vous aussi, monsieur, dit-il à l’architecte.

— Et pourquoi pas tout de suite ? dit l’architecte.

— J’ai la paie de mes ouvriers au faubourg, dit César qui n’avait jamais menti.

Il prit son chapeau pour sortir avec eux. Mais le maçon, Thorein et Chaffaroux l’arrêtèrent au moment où il fermait la porte.

— Monsieur, lui dit Chaffaroux, nous avons bien besoin d’argent.

— Eh18 ! je n’ai pas les mines du Pérou, dit César impatienté qui s’en alla vivement à cent pas d’eux. — Il y a quelque chose là-dessous. Maudit bal ! tout le monde vous croit des millions. Néanmoins l’air de Lourdois n’était pas naturel, pensa-t-il, il y a quelque anguille sous roche.

Il marchait dans la rue Saint-Honoré sans direction, en se sentant comme dissous, et se heurta contre Alexandre au coin d’une rue, comme un bélier ou comme un mathématicien absorbé par la solution d’un problème en aurait heurté un autre.

{p. 333}   — Ah ! monsieur, dit le futur notaire, une question ! Roguin a-t-il donné vos quatre cent mille francs à monsieur Claparon ?

— L’affaire s’est faite devant vous, monsieur Claparon ne m’en a fait aucun reçu… mes valeurs étaient à… négocier… Roguin a dû lui remettre… mes deux cent quarante mille francs d’écus… il a été dit qu’on réaliserait définitivement les actes de vente… Monsieur Popinot le juge prétend… La quittance… Mais… Pourquoi cette question ?

— Pourquoi puis-je vous faire une semblable question ? Pour savoir si vos deux cent quarante mille francs sont chez Claparon ou chez Roguin. Roguin était lié depuis si long-temps avec vous, il aurait pu par délicatesse les avoir remis à Claparon, et vous l’échapperiez belle ! Mais suis-je bête ?… il les emporte avec l’argent de monsieur Claparon, qui heureusement n’avait encore envoyé que cent mille francs. Roguin est en fuite, il a reçu de moi cent mille francs sur sa Charge, dont je n’ai pas la quittance, je les lui ai donnés comme je vous confierais ma bourse. Vos vendeurs n’ont pas reçu un liard, ils sortent de chez moi. L’argent de votre emprunt sur vos terrains n’existait ni pour vous ni pour votre prêteur, Roguin l’avait dévoré comme vos cent mille francs… qu’il… n’avait plus depuis long-temps… Ainsi vos cent derniers mille francs sont pris, je me souviens d’être allé les toucher à la Banque.

Les pupilles de César se dilatèrent si démesurément qu’il ne vit plus qu’une flamme rouge.

— Vos cent mille francs sur la Banque, mes cent mille francs sur sa charge, cent mille francs à monsieur Claparon, voilà trois cent mille francs de sifflés, sans les vols qui vont se découvrir, reprit le jeune notaire. On désespère de madame Roguin, monsieur du Tillet a passé la nuit près d’elle. Du Tillet l’a échappé belle, lui ! Roguin l’a tourmenté pendant un mois pour le fourrer dans cette affaire des terrains, et heureusement il avait tous ses fonds dans une spéculation avec la maison Nucingen. Roguin a écrit à sa femme une lettre épouvantable ! je viens de la lire. Il tripotait les fonds de ses clients depuis cinq ans, et pourquoi ? pour une maîtresse, la belle Hollandaise ; il l’a quittée quinze jours avant de faire son coup. Cette gaspilleuse était sans un liard, on a vendu ses meubles, elle avait signé des lettres de change. Afin d’échapper aux poursuites, elle s’était réfugiée dans une maison du Palais-Royal où elle a été assassinée hier au soir par un capitaine. Elle a été bientôt punie par Dieu, elle qui certes a dévoré la fortune de Roguin. Il y a des {p. 334}   femmes pour qui rien n’est sacré, dévorer une Charge de notaire ! Madame Roguin n’aura de fortune qu’en usant de son hypothèque légale, tous les biens du gueux sont grevés au delà de leur valeur. La Charge est vendue trois cent mille francs ! Moi qui croyais faire une bonne affaire, et qui commence par payer l’Étude cent mille francs de plus, je n’ai pas de quittance, il y a des faits de Charge qui vont absorber Charge et Cautionnement, les créanciers croiront que je suis son compère si je parle de mes cent mille francs, et quand on débute, il faut prendre garde à sa réputation. Vous aurez à peine trente pour cent. À mon âge, boire un pareil bouillon ! Un homme de cinquante-neuf ans payer une femme !… le vieux drôle ! Il y a vingt jours qu’il m’a dit de ne pas épouser Césarine, vous deviez être bientôt sans pain, le monstre !

Alexandre aurait pu parler pendant long-temps, Birotteau était debout, pétrifié. Autant de phrases, autant de coups de massue. Il n’entendait plus qu’un bruit de cloches mortuaires, de même qu’il avait commencé par ne plus voir que le feu de son incendie. Alexandre Crottat, qui croyait le digne parfumeur fort et capable, fut épouvanté par sa pâleur et par son immobilité. Le successeur de Roguin ne savait pas que le notaire emportait plus que la fortune de César. L’idée du suicide immédiat passa par la tête de ce commerçant si profondément religieux. Le suicide est dans ce cas un moyen de fuir mille morts, il semble logique de n’en accepter qu’une. Alexandre Crottat donna le bras à César et voulut le faire marcher, ce fut impossible : ses jambes se dérobaient sous lui comme s’il eût été ivre.

— Qu’avez-vous donc ? dit Crottat. Mon brave monsieur César, un peu de courage ! ce n’est pas la mort d’un homme ! D’ailleurs, vous retrouverez quarante mille francs, votre prêteur n’avait pas cette somme, elle ne vous a pas été délivrée, il y a lieu à plaider la rescision du contrat.

— Mon bal, ma croix, deux cent mille francs d’effets sur la place, rien en caisse. Les Ragon, Pillerault… Et ma femme qui voyait clair !

Une pluie de paroles confuses qui réveillaient des masses d’idées accablantes et des souffrances inouïes tomba comme une grêle en hachant toutes les fleurs du parterre de la Reine des Roses.

— Je voudrais qu’on me coupât la tête, dit enfin Birotteau, elle me gêne par sa masse, elle ne me sert à rien…

{p. 335}   — Pauvre père Birotteau, dit Alexandre, mais vous êtes donc en péril ?

— Péril !

— Eh ! bien, du courage, luttez.

— Luttez ! répéta le parfumeur.

— Du Tillet a été votre commis, il a une fière tête, il vous aidera.

— Du Tillet ?

— Allons, venez !

— Mon Dieu ! je ne voudrais pas rentrer chez moi comme je suis, dit Birotteau. Vous qui êtes mon ami, s’il y a des amis, vous qui m’avez inspiré de l’intérêt et qui dîniez chez moi, au nom de ma femme, promenez-moi en fiacre, Xandrot, accompagnez-moi ? Le notaire désigné mit avec beaucoup de peine dans un fiacre la machine inerte qui avait nom César. — Xandrot, dit le parfumeur d’une voix troublée par les larmes, car en ce moment les larmes tombèrent de ses yeux et desserrèrent un peu le bandeau de fer qui lui cerclait le crâne, passons chez moi, parlez pour moi à Célestin. Mon ami, dites-lui qu’il y va de ma vie et de celle de ma femme. Que sous aucun prétexte personne ne jase de la disparition de Roguin. Faites descendre Césarine et priez-la d’empêcher qu’on ne parle de cette affaire à sa mère. On doit se défier de nos meilleurs amis, Pillerault, les Ragon, tout le monde.

Le changement de la voix de Birotteau frappa vivement Crottat qui comprit l’importance de cette recommandation. La rue Saint-Honoré menait chez le magistrat ; il remplit donc les intentions du parfumeur, que Célestin et Césarine virent avec effroi sans voix, pâle et comme hébété au fond du fiacre.

— Gardez-moi le secret sur cette affaire, dit le parfumeur.

— Ah ! se dit Xandrot, il revient ! je le croyais perdu.

La conférence d’Alexandre Crottat et du magistrat dura long-temps : on envoya chercher le Président de la Chambre des Notaires ; on transporta partout César comme un paquet, il ne bougeait pas et ne disait mot. Vers sept heures du soir, Alexandre Crottat ramena le parfumeur chez lui. L’idée de comparaître devant Constance rendit du ton à César. Le jeune notaire eut la charité de le précéder pour prévenir madame Birotteau que son mari venait d’avoir une espèce de coup de sang.

— Il a les idées troubles, dit-il en faisant un geste employé {p. 336}   pour peindre l’embrouillement du cerveau, il faudrait peut-être le saigner ou lui mettre les sangsues.

— Cela devait arriver, dit Constance à mille lieues d’un désastre, il n’a pas pris sa médecine de précaution à l’entrée de l’hiver, et il se donne, depuis deux mois, un mal de galérien, comme s’il n’avait pas son pain gagné.

César fut supplié par sa femme et par sa fille de se mettre au lit, et l’on envoya chercher le vieux docteur Haudry, médecin de Birotteau. Le vieux Haudry était un médecin de l’école de Molière, grand praticien et ami des anciennes formules de l’apothicairerie, droguant ses malades ni plus ni moins qu’un médicastre, tout consultant qu’il était. Il vint, étudia le facies de César, ordonna l’application immédiate de sinapismes à la plante des pieds : il voyait les symptômes d’une congestion cérébrale.

— Qui a pu lui causer cela, dit Constance.

— Le temps humide, répondit le docteur à qui Césarine vint dire un mot.

Il y a souvent obligation pour les médecins de lâcher sciemment des niaiseries afin de sauver l’honneur ou la vie des gens bien portants qui sont autour du malade. Le vieux docteur avait vu tant de choses, qu’il comprit à demi-mot. Césarine le suivit sur l’escalier en lui demandant une règle de conduite.

— Du calme et du silence, puis nous risquerons des fortifiants quand la tête sera dégagée.

Madame César passa deux jours au chevet du lit de son mari, qui lui parut souvent avoir le délire. Mis dans la belle chambre bleue de sa femme, il disait des choses incompréhensibles pour Constance, à l’aspect des draperies, des meubles et de ses coûteuses magnificences.

— Il est fou, disait-elle à Césarine en un moment où César s’était dressé sur son séant et citait d’une voix solennelle les articles du Code de commerce par bribes.

— Si les dépenses sont jugées excessives… — Ôtez les draperies !

Après trois terribles jours, pendant lesquels la raison de César fut en danger, la nature forte du paysan tourangeau triompha ; sa tête fut dégagée ; monsieur Haudry lui fit prendre des cordiaux, une nourriture énergique, et, après une tasse de café donnée à temps, le négociant fut sur ses pieds. Constance fatiguée prit la place de son mari.

{p. 337}   — Pauvre femme, dit César quand il la vit endormie.

— Allons, papa, du courage ! Vous êtes un homme si supérieur que vous triompherez. Ce ne sera rien. Monsieur Anselme vous aidera.

Césarine dit d’une voix douce ces vagues paroles que la tendresse adoucit encore, et qui rendent le courage aux plus abattus, comme les chants d’une mère endorment les douleurs d’un enfant tourmenté par la dentition.

— Oui, mon enfant, je vais lutter ; mais pas un mot à qui que ce soit au monde, ni à Popinot qui nous aime, ni à ton oncle Pillerault. Je vais d’abord écrire à mon frère : il est, je crois, chanoine, vicaire d’une cathédrale ; il ne dépense rien, il doit avoir de l’argent. À mille écus d’économies par an, depuis vingt ans, il doit avoir cent mille francs. En province, les prêtres ont du crédit.

Césarine, empressée d’apporter à son père une petite table et tout ce qu’il fallait pour écrire, lui donna le reste des invitations imprimées sur papier rose pour le bal.

— Brûle tout ça ! cria le négociant. Le diable seul a pu m’inspirer de donner ce bal. Si je succombe, j’aurai l’air d’un fripon. Allons, pas de phrases.

Lettre de César à François Birotteau
Mon cher frère,
Je me trouve dans une crise commerciale si difficile, que je te supplie de m’envoyer tout l’argent dont tu pourras disposer, fallût-il même en emprunter.
Tout à toi,
CÉSAR.
Ta nièce Césarine, qui me voit écrire cette lettre pendant que ma pauvre femme dort, se recommande à toi et t’envoie ses tendresses.

Ce Post-scriptum fut ajouté à la prière de Césarine qui porta la lettre à Raguet.

— Mon père, dit-elle en remontant, voici monsieur Lebas qui veut vous parler.

— Monsieur Lebas, s’écria César effrayé comme si son désastre le rendait criminel, un juge !

{p. 338}   — Mon cher monsieur Birotteau, je prends trop d’intérêt à vous, dit le gros marchand drapier en entrant, nous nous connaissons depuis trop long-temps, nous avons été élus tous deux juges la première fois ensemble, pour ne pas vous dire qu’un nommé Bidault, dit Gigonnet, un usurier, a des effets de vous passés à son ordre, sans garantie, par la maison Claparon. Ces deux mots sont non-seulement un affront, mais encore la mort de votre crédit.

— Monsieur Claparon désire vous parler, dit Célestin en se montrant, dois-je le faire monter ?

— Nous allons savoir la cause de cette insulte, dit Lebas.

— Monsieur, dit le parfumeur à Claparon en le voyant entrer, voici monsieur Lebas, juge au Tribunal de Commerce et mon ami…

— Ah ! monsieur est monsieur Lebas, dit Claparon en interrompant, je suis enchanté de la circonstance, monsieur Lebas du tribunal, il y a tant de Lebas, sans compter les hauts et les bas

— Il a vu, reprit Birotteau en interrompant le bavard, les effets que je vous ai remis, et qui, disiez-vous, ne circuleraient pas. Il les a vus avec ces mots : sans garantie.

— Eh ! bien, dit Claparon, ils ne circuleront pas en effet, ils sont entre les mains d’un homme avec qui je fais beaucoup d’affaires, le père Bidault. Voilà pourquoi j’ai mis sans garantie. Si les effets avaient dû circuler, vous les auriez faits à son ordre directement. Monsieur le juge va comprendre ma situation. Que représentent ces effets ? un prix d’immeuble, payé par qui ? par Birotteau. Pourquoi voulez-vous que je garantisse Birotteau par ma signature ? Nous devons payer, chacun de notre côté, notre part dans cedit prix. Or, n’est-ce pas assez d’être solidaire vis-à-vis de nos vendeurs ? Chez moi, la règle commerciale est inflexible : je ne donne pas plus inutilement ma garantie que je ne donne quittance d’une somme à recevoir. Je suppose tout. Qui signe, paie. Je ne veux pas être exposé à payer trois fois.

— Trois fois ! dit César.

— Oui, monsieur, reprit Claparon. Déjà j’ai garanti Birotteau à nos vendeurs, pourquoi le garantirais-je encore au banquier ? Les circonstances où nous sommes sont dures, Roguin m’emporte cent mille francs. Ainsi, déjà ma moitié de terrains me coûte cinq cent mille au lieu de quatre cent mille francs. Roguin emporte deux cent quarante mille francs à Birotteau. Que feriez-vous à ma place, {p. 339}   monsieur Lebas ? mettez-vous dans ma peau. Je n’ai pas l’honneur d’être connu de vous, plus que je ne connais monsieur Birotteau. Suivez bien. Nous faisons une affaire ensemble par moitié. Vous apportez tout l’argent de votre part, moi je règle la mienne en mes valeurs ; je vous les offre, vous vous chargez, par une excessive complaisance, de les convertir en argent. Vous apprenez que Claparon, banquier, riche, considéré, j’accepte toutes les vertus du monde, que le vertueux Claparon se trouve dans une faillite pour six millions à rembourser ; irez-vous, en ce moment-là même, mettre votre signature pour garantir la mienne ? Vous seriez fou ! Eh ! bien, monsieur Lebas, Birotteau est dans le cas où je suppose Claparon. Ne voyez-vous pas que je puis alors payer aux acquéreurs comme solidaire, être tenu de rembourser encore la part de Birotteau jusqu’à concurrence de ses effets, si je les garantissais, et sans avoir…

— À qui ? demanda le parfumeur en interrompant.

— Et sans avoir sa moitié de terrains, dit Claparon sans tenir compte de l’interruption, car je n’aurais aucun privilége ; il faudrait donc encore l’acheter ! Donc je puis payer trois fois.

— Rembourser à qui, demandait toujours Birotteau.

— Mais au tiers-porteur, si j’endossais et qu’il vous arrivât un malheur.

— Je ne manquerai pas, monsieur, dit Birotteau.

— Bien, dit Claparon. Vous avez été juge, vous êtes habile commerçant, vous savez que l’on doit tout prévoir, ne vous étonnez donc pas que je fasse mon métier.

— Monsieur Claparon a raison, dit Joseph Lebas.

— J’ai raison, reprit Claparon, raison commercialement. Mais cette affaire est territoriale. Or, que dois-je recevoir, moi ?… de l’argent, car il faudra donner de l’argent à nos vendeurs. Laissons de côté les deux cent quarante mille francs que monsieur Birotteau trouvera, j’en suis sûr, dit Claparon en regardant Lebas. Je venais vous demander la bagatelle de vingt-cinq mille francs, dit-il en regardant Birotteau.

— Vingt-cinq mille francs, s’écria César en se sentant de la glace au lieu de sang dans les veines. Mais, monsieur, à quel titre ?

— Hé ! mon cher monsieur, nous sommes obligés de réaliser les ventes par-devant notaire. Or, relativement au prix, nous pouvons nous entendre entre nous ; mais avec le Fisc, votre serviteur ! {p. 340}   Le Fisc ne s’amuse pas à dire des paroles oiseuses, il fait crédit de la main à la poche, et nous avons à lui cracher quarante-quatre mille francs de droits cette semaine. J’étais loin de m’attendre à des reproches en venant ici, car, pensant que ces vingt-cinq mille francs pouvaient vous gêner, j’avais à vous annoncer que, par le plus grand des hasards, je vous ai sauvé…

— Quoi ? dit Birotteau en faisant entendre ce cri de détresse auquel aucun homme ne se trompe.

— Une misère ! les vingt-cinq mille francs d’effets sur divers que Roguin m’avait remis à négocier, je vous en ai crédité sur l’enregistrement et les frais dont je vous enverrai le compte ; il y a la petite négociation à déduire, vous me redevrez six ou sept mille francs.

— Tout cela me semble parfaitement juste, dit Lebas. À la place de monsieur, qui me paraît très-bien entendre les affaires, j’agirais de même envers un inconnu.

— Monsieur Birotteau ne mourra pas de cela, dit Claparon, il faut plus d’un coup pour tuer un vieux loup ; j’ai vu des loups avec des balles dans la tête courir comme…, et, pardieu, comme des loups.

— Qui peut prévoir une scélératesse semblable à celle de Roguin ? dit Lebas autant effrayé du silence de César que d’une si énorme spéculation étrangère à la parfumerie.

— Il s’en est peu fallu que je ne donnasse quittance de quatre cent mille francs à monsieur, dit Claparon, et j’étais fumé. J’avais remis cent mille francs à Roguin la veille. Notre confiance mutuelle m’a sauvé. Que les fonds fussent à l’Étude, ou fussent chez moi jusqu’au jour des contrats définitifs, la chose nous semblait à tous indifférente.

— Il aurait mieux valu que chacun gardât son argent à la Banque jusqu’au moment de payer, dit Lebas.

— Roguin était la Banque pour moi, dit César. Mais il est dans l’affaire, reprit-il en regardant Claparon.

— Oui, pour un quart, sur parole, répondit Claparon. Après la sottise de lui laisser emporter mon argent, il y en a une plus pommée, ce serait de lui en donner. S’il m’envoie mes cent mille francs, et deux cent mille autres pour sa part, alors nous verrons ! Mais il se gardera bien de me les envoyer pour une affaire qui demande cinq ans de pot-bouille avant de donner un premier {p. 341}   potage. S’il n’emporte, comme on le dit, que trois cent mille francs, il lui faut bien quinze mille livres de rente pour vivre convenablement à l’étranger.

— Le bandit !

— Eh ! mon Dieu, une passion a conduit là Roguin, dit Claparon. Quel est le vieillard qui peut répondre de ne pas se laisser dominer, emporter par sa dernière fantaisie ? Personne de nous, qui sommes sages, ne sait comment il finira. Un dernier amour, eh ! c’est le plus violent. Voyez les Cardot, les Camusot, les Matifat ! tous ont des maîtresses ! Et si nous sommes gobés, n’est-ce pas notre faute ? Comment ne nous sommes-nous pas défiés d’un notaire qui se mettait dans une spéculation ? Tout notaire, tout agent de change, tout courtier faisant une affaire, est suspect. La faillite est pour eux une banqueroute frauduleuse, ils iraient en cour d’Assises, ils préfèrent alors aller dans une cour étrangère. Je ne ferai plus pareille école. Eh ! bien, nous sommes assez faibles pour ne pas faire condamner par contumace des gens chez qui nous sommes allés dîner, qui nous ont donné de beaux bals, des gens du monde, enfin ! Personne ne se plaint, on a tort.

— Grand tort, dit Birotteau : la loi sur les faillites et sur les déconfitures est à refaire.

— Si vous aviez besoin de moi, dit Lebas à Birotteau, je suis tout à vous.

— Monsieur n’a besoin de personne, dit l’infatigable bavard chez qui du Tillet avait lâché les écluses après y avoir mis l’eau (Claparon répétait une leçon qui lui avait été très-habilement soufflée par du Tillet). Son affaire est claire : la faillite de Roguin donnera cinquante pour cent de dividende, à ce que le petit Crottat m’a dit. Outre ce dividende, monsieur Birotteau retrouve quarante mille francs que son prêteur n’avait pas ; puis il peut emprunter sur ses propriétés. Or, nous n’avons à payer deux cent mille francs à nos vendeurs que dans quatre mois. D’ici là, monsieur Birotteau paiera ses effets, car monsieur ne devait pas compter sur ce que Roguin a emporté pour les acquitter. Mais quand même monsieur Birotteau serait un peu serré… eh ! bien, avec quelques circulations, il arrivera.

Le parfumeur avait repris courage en entendant Claparon analyser son affaire, et la résumer en lui traçant pour ainsi dire son plan de conduite. Aussi, sa contenance devint-elle ferme et décidée, et conçut-il une grande idée des moyens de cet ancien {p. 342}   voyageur. Du Tillet avait jugé à propos de se faire croire victime de Roguin par Claparon. Il avait remis cent mille francs à Claparon pour les donner à Roguin, qui les lui avait rendus. Claparon inquiet jouait son rôle au naturel, il disait à quiconque voulait l’entendre que Roguin lui coûtait cent mille francs. Du Tillet n’avait pas jugé Claparon assez fort, il lui croyait encore trop de principes d’honneur et de délicatesse pour lui confier ses plans dans toute leur étendue ; et il le savait d’ailleurs incapable de le deviner.

— Si notre premier ami n’est pas notre première dupe, nous n’en trouverions pas une seconde, dit-il à Claparon le jour où recevant des reproches de son Proxenète commercial il le brisa comme un instrument usé.

Monsieur Lebas et Claparon s’en allèrent ensemble.

— Je puis m’en tirer, se dit Birotteau. Mon passif en effets à payer s’élève à deux cent trente-cinq mille francs, à savoir soixante-quinze mille francs pour ma maison, et cent soixante-quinze mille francs pour les terrains. Or, pour suffire à ces paiements, j’ai le dividende Roguin qui sera peut-être de cent mille francs, je puis faire annuler l’emprunt sur mes terrains, en tout cent quarante. Il s’agit de gagner cent mille francs avec l’Huile Céphalique, et d’atteindre, avec quelques billets de service, ou par un crédit chez un banquier, le moment où j’aurai réparé la perte, et où les terrains arriveront à leur plus-value.

Une fois que dans le malheur un homme peut se faire un roman d’espérance par une suite de raisonnements plus ou moins justes avec lesquels il bourre son oreiller pour y reposer sa tête, il est souvent sauvé. Beaucoup de gens ont pris la confiance que donne l’illusion pour de l’énergie. Peut-être l’espoir est-il la moitié du courage, aussi la religion catholique en a-t-elle fait une vertu. L’espérance n’a-t-elle pas soutenu beaucoup de faibles, en leur donnant le temps d’attendre les hasards de la vie ? Résolu d’aller chez l’oncle de sa femme exposer sa situation avant de chercher des secours ailleurs, Birotteau ne descendit pas la rue Saint-Honoré jusqu’à la rue des Bourdonnais sans éprouver des angoisses ignorées et qui l’agitèrent si violemment qu’il crut sa santé dérangée. Il avait le feu dans les entrailles. En effet, les gens qui sentent par le diaphragme souffrent là, de même que les gens qui perçoivent par la tête ressentent des douleurs cérébrales. Dans les grandes crises, le physique est atteint là où le tempérament a mis pour l’individu le siége de la {p. 343}   vie : les faibles ont la colique, Napoléon s’endort. Avant de monter à l’assaut d’une confiance en passant par-dessus toutes les barrières de la fierté, les gens d’honneur doivent avoir senti plus d’une fois au cœur l’éperon de la Nécessité, cette dure cavalière ! Aussi Birotteau s’était-il laissé éperonner pendant deux jours avant de venir chez son oncle, il ne se décida même que par des raisons de famille : en tout état de cause, il devait expliquer sa situation au sévère quincaillier. Néanmoins, en arrivant à la porte, il ressentit cette intime défaillance que tout enfant a éprouvée en entrant chez un dentiste ; mais ce défaut de cœur embrassait la vie dans son entier, au lieu d’embrasser une douleur passagère. Birotteau monta lentement. Il trouva le vieillard lisant le Constitutionnel au coin de son feu, devant la petite table ronde où était son frugal déjeuner : un petit pain, du beurre, du fromage de Brie et une tasse de café.

— Voilà le vrai sage, dit Birotteau en enviant la vie de son oncle.

— Eh ! bien, lui dit Pillerault en ôtant ses besicles, j’ai su hier au café David l’affaire de Roguin, l’assassinat de la belle Hollandaise sa maîtresse ! J’espère que, prévenu par nous qui voulions être propriétaires réels, tu es allé prendre quittance de Claparon.

— Hélas ! mon oncle, tout est là, vous avez mis le doigt sur la plaie. Non.

— Ah ! bouffre, tu es ruiné, dit Pillerault en laissant tomber son journal que Birotteau ramassa quoique ce fût le Constitutionnel.

Pillerault fut si violemment frappé par ses réflexions que sa figure de médaille et de style sévère se bronza comme le métal sous un coup de balancier : il demeura fixe, regarda sans la voir la muraille d’en face au travers de ses vitres, en écoutant le long discours de Birotteau. Évidemment il entendait et jugeait, il pesait le pour et le contre avec l’inflexibilité d’un Minos qui avait passé le Styx du commerce en quittant le quai des Morfondus pour son petit troisième étage.

— Eh ! bien, mon oncle ? dit Birotteau qui attendait une réponse après avoir conclu par une prière de vendre pour soixante mille francs de rentes.

— Eh ! bien, mon pauvre neveu, je ne le puis pas, tu es trop fortement compromis. Les Ragon et moi nous allons perdre chacun nos cinquante mille francs. Ces braves gens ont vendu par {p. 344}   mon conseil leurs actions dans les mines de Vortschin : je me crois obligé, en cas de perte, non de leur rendre le capital, mais de les secourir, de secourir ma nièce et Césarine. Il vous faudra peut-être du pain à tous, vous le trouverez chez moi…

— Du pain, mon oncle ?

— Eh ! bien, oui, du pain. Vois donc les choses comme elles sont : tu ne t’en tireras pas. De cinq mille six cents francs de rentes, je pourrai distraire quatre mille francs pour les partager entre vous et les Ragon. Ton malheur arrivé, je connais Constance, elle travaillera comme une perdue, elle se refusera tout, et toi aussi, César !

— Tout n’est pas désespéré, mon oncle.

— Je ne vois pas comme toi.

— Je vous prouverai le contraire.

— Rien ne me fera plus de plaisir.

Birotteau quitta Pillerault sans rien répondre. Il était venu chercher des consolations et du courage, il recevait un second coup moins fort à la vérité que le premier ; mais au lieu de porter sur la tête, il frappait au cœur : le cœur était toute la vie de ce pauvre homme. Il revint après avoir descendu quelques marches.

— Monsieur, dit-il d’une voix froide, Constance ne sait rien, gardez-moi le secret au moins. Et priez les Ragon de ne pas m’ôter chez moi la tranquillité dont j’ai besoin pour lutter contre le malheur.

Pillerault fit un signe de consentement.

— Du courage, César, ajouta-t-il, je te vois fâché contre moi, mais plus tard tu me rendras justice en pensant à ta femme et à ta fille.

Découragé par l’opinion de son oncle auquel il reconnaissait une lucidité particulière, César tomba de toute la hauteur de son espoir dans les marais fangeux de l’incertitude. Quand, dans ces horribles crises commerciales, un homme n’a pas une âme trempée comme celle de Pillerault, il devient le jouet des événements : il suit les idées d’autrui, les siennes, comme un voyageur court après des feux follets. Il se laisse emporter par le tourbillon au lieu de se coucher sans le regarder quand il passe, ou de s’élever pour en suivre la direction en y échappant. Au milieu de sa douleur, Birotteau se souvint du procès relatif à son emprunt. Il alla rue Vivienne, chez Derville, son avoué, pour commencer au plus {p. 345}   tôt la procédure, dans le cas où l’avoué verrait quelque chance de faire annuler le contrat. Le parfumeur trouva Derville enveloppé dans sa robe de chambre en molleton blanc, au coin de son feu, calme et posé, comme tous les avoués rompus aux plus terribles confidences. Birotteau remarqua pour la première fois cette froideur nécessaire, qui glace l’homme passionné, blessé, pris par la fièvre de l’intérêt en danger, et douloureusement atteint dans sa vie, dans son honneur, dans sa femme et ses enfants, comme l’était Birotteau racontant son malheur.

— S’il est prouvé, lui dit Derville après l’avoir écouté, que le prêteur ne possédait plus chez Roguin la somme que Roguin vous faisait lui prêter, comme il n’y a pas eu délivrance d’espèces, il y a lieu à rescision : le prêteur aura son recours sur le cautionnement, comme vous pour vos cent mille francs. Je réponds alors du procès autant qu’on peut en répondre, il n’y a pas de procès gagné d’avance.

L’avis d’un si fort jurisconsulte rendit un peu de courage au parfumeur, qui pria Derville d’obtenir jugement dans la quinzaine. L’avoué répondit que peut-être il aurait avant trois mois un jugement qui annulerait le contrat.

— Dans trois mois ! dit le parfumeur qui croyait avoir trouvé des ressources.

— Mais, tout en obtenant une prompte mise au rôle, nous ne pouvons pas mettre votre adversaire à votre pas : il usera des délais de la Procédure, les avocats ne sont pas toujours là ; qui sait si votre partie adverse ne se laissera pas condamner par défaut ? On ne marche pas comme on veut, mon cher maître ! dit Derville en souriant.

— Mais au Tribunal de Commerce ? dit Birotteau.

— Oh ! dit l’avoué, les juges consulaires et les juges de première instance sont deux sortes de juges. Vous autres, vous sabrez les affaires ! Au palais nous avons des formes. La forme est protectrice du droit. Aimeriez-vous un jugement à brûle-pourpoint qui vous ferait perdre vos quarante mille francs ? Eh ! bien, votre adversaire, qui va voir cette somme compromise, se défendra. Les délais sont les chevaux de frise judiciaires.

— Vous avez raison, dit Birotteau qui salua Derville et sortit la mort dans le cœur.

— Ils ont tous raison. De l’argent ! de l’argent ! criait le parfumeur par les rues en se parlant à lui-même, comme font tous les {p. 346}   gens affairés de ce turbulent et bouillonnant Paris, qu’un poète moderne nomme une cuve. En le voyant entrer, celui de ses commis qui allait partout présentant les mémoires lui dit que, vu l’approche du jour de l’an, chacun rendait l’acquit de la facture et la gardait.

— Il n’y a donc d’argent nulle part, dit le parfumeur à haute voix dans la boutique.

Il se mordit les lèvres, ses commis avaient tous levé la tête vers lui.

Cinq jours se passèrent ainsi, cinq jours pendant lesquels Braschon, Lourdois, Thorein, Grindot, Chaffaroux, tous les créanciers non réglés passèrent par les phases caméléonesques que subit le créancier avant d’arriver de l’état paisible où le met la Confiance aux couleurs sanguinolentes de la Bellone commerciale. À Paris, la période astringente de la défiance est aussi rapide à venir que le mouvement expansif de la confiance est lent à se décider : une fois tombé dans le système restrictif des craintes et des précautions commerciales, le créancier arrive à des lâchetés sinistres qui le mettent au-dessous du débiteur. D’une politesse doucereuse, les créanciers passèrent au rouge de l’impatience, aux pétillements sombres des importunités, aux éclats du désappointement, au froid bleu d’un parti pris, et à la noire insolence de l’assignation préparée. Braschon, ce riche tapissier du faubourg Saint-Antoine qui n’avait pas été invité au bal, sonna la charge en créancier blessé dans son amour-propre : il voulait être payé dans les vingt-quatre heures ; il exigeait des garanties, non des dépôts de meubles, mais une hypothèque inscrite après les quarante mille francs sur les terrains du faubourg.

Malgré la violence de leurs réclamations, ces gens laissèrent encore quelques intervalles de repos pendant lesquels Birotteau respirait. Au lieu de vaincre ces premiers tiraillements d’une position difficile par une résolution forte, César usa son intelligence à empêcher que sa femme, la seule personne qui pût le conseiller, ne les connût. Il faisait sentinelle sur le seuil de sa porte, autour de sa boutique. Il avait mis Célestin dans le secret de sa gêne momentanée, et Célestin examinait son patron d’un regard aussi curieux qu’étonné : à ses yeux, César s’amoindrissait, comme s’amoindrissent dans les désastres les hommes habitués au succès et dont toute la force consiste dans l’acquis que donne la routine aux moyennes intelligences. Sans avoir {p. 347}   l’énergique capacité nécessaire pour se défendre sur tant de points menacés à la fois, César eut cependant le courage d’envisager sa position. Pour la fin du mois de décembre et le quinze janvier, il lui fallait, tant pour sa maison que pour ses échéances, ses loyers et ses obligations au comptant, une somme de soixante mille francs, dont trente mille pour le trente décembre ; toutes ses ressources en donnaient à peine vingt mille ; il lui manquait donc dix mille francs. Pour lui, rien ne parut désespéré, car il ne voyait déjà plus que le moment présent, comme les aventuriers qui vivent au jour le jour. Avant que le bruit de sa gêne ne devînt public, il résolut donc de tenter ce qui lui paraissait un grand coup, en s’adressant au fameux François Keller, banquier, orateur et philanthrope, célèbre par sa bienfaisance et par son désir d’être utile au commerce parisien, en vue d’être toujours à la Chambre un des députés de Paris. Le banquier était libéral, Birotteau était royaliste ; mais le parfumeur le jugea d’après son cœur, et trouva dans la différence des opinions un motif de plus pour obtenir un compte. Au cas où des valeurs seraient nécessaires, il ne doutait pas du dévouement de Popinot, auquel il comptait demander une trentaine de mille francs d’effets, qui aideraient à atteindre le gain de son procès, offert en garantie aux créanciers les plus altérés.

Le parfumeur expansif, qui disait sur l’oreiller à sa chère Constance les moindres émotions de son existence, qui y puisait du courage, qui y cherchait les lumières de la contradiction, ne pouvait s’entretenir de sa situation ni avec son premier commis, ni avec son oncle, ni avec sa femme. Ses idées lui pesaient doublement. Mais ce généreux martyr aimait mieux souffrir que de jeter ce brasier dans l’âme de sa femme ; il voulait lui raconter le danger quand il serait passé. Peut-être reculait-il devant cette horrible confidence. La peur que lui inspirait sa femme lui donnait du courage. Il allait tous les matins entendre une messe basse à Saint-Roch, et il prenait Dieu pour confident.

— Si, en rentrant de Saint-Roch chez moi, je ne trouve pas de soldat, ma demande réussira. Ce sera la réponse de Dieu, se disait-il après avoir prié Dieu de le secourir.

Et il était heureux de ne pas rencontrer de soldat. Cependant il avait le cœur trop oppressé, il lui fallut un autre cœur où il pût gémir. Césarine, à laquelle il s’était déjà confié lors de la fatale nouvelle, eut tout son secret. Il y eut entre eux des regards jetés {p. 348}   à la dérobée, des regards pleins de désespoir et d’espoir étouffés, des invocations lancées avec une mutuelle ardeur, des demandes et des réponses sympathiques, des lueurs d’âme à âme. Birotteau se faisait gai, jovial pour sa femme. Constance faisait-elle une question, bah ! tout allait bien, Popinot, auquel César ne pensait pas, réussissait ! l’huile s’enlevait ! les effets Claparon seraient payés, il n’y avait rien à craindre. Cette fausse joie était effrayante. Quand sa femme était endormie dans ce lit somptueux, Birotteau se dressait sur son séant, il tombait dans la contemplation de son malheur. Césarine arrivait parfois alors en chemise, un châle sur ses blanches épaules, pieds nus.

— Papa, je t’entends, tu pleures, disait-elle en pleurant elle-même.

Birotteau fut dans un tel état de torpeur après avoir écrit la lettre par laquelle il demandait un rendez-vous au grand François Keller que sa fille l’emmena dans Paris. Il aperçut seulement alors dans les rues d’énormes affiches rouges, et ses regards furent frappés par ces mots : HUILE CÉPHALIQUE.

Pendant les catastrophes occidentales de la Reine des Roses, la maison A. Popinot se levait radieuse dans les flammes orientales du succès. Conseillé par Gaudissart et par Finot, Anselme avait lancé son huile avec audace. Deux mille affiches avaient été mises depuis trois jours aux endroits les plus apparents de Paris. Personne ne pouvait éviter de se trouver face à face avec l’Huile Céphalique et de lire une phrase concise, inventée par Finot, sur l’impossibilité de faire pousser les cheveux et sur le danger de les teindre, accompagnée de la citation du Mémoire lu à l’Académie des sciences par Vauquelin ; un vrai certificat de vie pour les cheveux morts promis à ceux qui useraient de l’Huile Céphalique. Tous les coiffeurs de Paris, les perruquiers, les parfumeurs avaient décoré leurs portes de cadres dorés, contenant un bel imprimé sur papier vélin, en tête duquel brillait la gravure d’Héro et de Léandre réduite, avec cette assertion en épigraphe : Les anciens peuples de l’antiquité conservaient leurs chevelures par l’emploi de l’Huile Céphalique.

— Il a inventé les cadres permanents, l’annonce éternelle ! se dit Birotteau qui demeura stupéfait en regardant la devanture de la Cloche-d’Argent.

— Tu n’as donc pas vu chez toi, lui dit sa fille, un cadre que {p. 349}   monsieur Anselme est venu lui-même apporter, en déposant à Célestin trois cents bouteilles d’huile ?

— Non, dit-il.

— Célestin en a déjà vendu cinquante à des passants, et soixante à des pratiques !

— Ah ! dit César.

Le parfumeur, étourdi par les mille cloches que la misère tinte aux oreilles de ses victimes, vivait dans un mouvement vertigineux ; la veille, Popinot l’avait attendu pendant une heure, et s’en était allé après avoir causé avec Constance et Césarine, qui lui dirent que César était absorbé par sa grande affaire.

— Ah ! oui, l’affaire des terrains.

Heureusement Popinot, qui depuis un mois n’était pas sorti de la rue des Cinq-Diamants, passait les nuits et travaillait les dimanches à la fabrique, n’avait vu ni les Ragon, ni Pillerault, ni son oncle le juge. Il ne dormait que deux heures, le pauvre enfant ! il n’avait que deux commis, et au train dont allaient les choses il lui en faudrait bientôt quatre. En commerce, l’occasion est tout. Qui n’enfourche pas le succès en se tenant aux crins manque sa fortune. Popinot se disait qu’il serait bien reçu quand, après six mois, il dirait à sa tante et à son oncle : « Je suis sauvé, ma fortune est faite ! » bien reçu de Birotteau quand il lui apporterait trente ou quarante mille francs pour sa part, après six mois. Il ignorait donc la fuite de Roguin, les désastres et la gêne de César, il ne put dire aucune parole indiscrète à madame Birotteau. Popinot promit à Finot cinq cents francs par grand journal, et il y en avait dix ! trois cents francs par journal secondaire, et il y en avait dix autres ! s’il y était parlé, trois fois par mois, de l’Huile Céphalique. Finot vit trois mille francs pour lui dans ces huit mille francs, son premier enjeu à jeter sur le grand et immense tapis vert de la Spéculation ! Il s’était donc élancé comme un lion sur ses amis, sur ses connaissances ; il habitait alors les bureaux de rédaction, il se glissait au chevet du lit de tous les rédacteurs, le matin ; et le soir il arpentait les foyers de tous les Théâtres. — « Pense à mon huile, cher ami, je n’y suis pour rien, affaire de camaraderie, tu sais ! Gaudissart, un bon vivant. » Telle était la première et la dernière phrase de tous ses discours. Il assaillit le bas de toutes colonnes finales aux journaux où il fit des articles en en laissant l’argent aux rédacteurs. Rusé comme un figurant qui veut passer acteur, alerte comme un {p. 350}   saute-ruisseau qui gagne soixante francs par mois, il écrivit des lettres captieuses, il flatta tous les amours-propres, il rendit d’immondes services aux rédacteurs en chef, afin d’obtenir ses articles. Argent, dîners, platitudes, tout servit son activité passionnée. Il corrompit avec des billets de spectacle les ouvriers qui, vers minuit, achèvent les colonnes des journaux en prenant quelques articles dans les petits faits, toujours prêts, les en cas du journal. Finot se trouvait alors dans l’imprimerie, occupé comme s’il avait un article à revoir. Ami de tout le monde, il fit triompher l’Huile Céphalique de la pâte de Regnauld, de la Mixture Brésilienne, de toutes les inventions qui, les premières, eurent le génie de comprendre l’influence du journalisme et l’effet de piston produit sur le public par un article réitéré. Dans ce temps d’innocence, beaucoup de journalistes étaient comme les bœufs, ils ignoraient leurs forces, ils s’occupaient d’actrices, de Florine, de Tullia, de Mariette, etc. Ils régentaient tout, et ne ramassaient rien. Les prétentions d’Andoche ne concernaient ni une actrice à faire applaudir, ni une pièce à faire jouer, ni ses vaudevilles à faire recevoir, ni des articles à faire payer ; au contraire, il offrait de l’argent en temps utile, un déjeuner à propos ; il n’y eut donc pas un journal qui ne parlât de l’Huile Céphalique, de sa concordance avec les analyses de Vauquelin, qui ne se moquât de ceux qui croient que l’on peut faire pousser les cheveux, qui ne proclamât le danger de les teindre.

Ces articles réjouissaient l’âme de Gaudissart, qui s’armait de journaux pour détruire les préjugés, et faisait sur la province ce que depuis les spéculateurs ont nommé, d’après lui, la charge à fond de train. Dans ce temps-là, les journaux de Paris dominaient les départements encore sans organes, les malheureux ! Les journaux y étaient donc sérieusement étudiés, depuis le titre jusqu’au nom de l’imprimeur, ligne où pouvaient se cacher les ironies de l’opinion persécutée. Gaudissart, appuyé sur la presse, eut d’éclatants succès, dès les premières villes où donna sa langue. Tous les boutiquiers de province voulaient des cadres et des imprimés à gravure d’Héro et Léandre. Finot dirigea contre l’huile de Macassar cette charmante plaisanterie qui faisait tant rire aux Funambules, quand Pierrot prend un vieux balai de crin dont on ne voit que les trous, y met de l’huile de Macassar, et rend ainsi le balai forestièrement touffu. Cette scène ironique excitait un rire universel. Plus tard, Finot racontait gaiement que, sans ces mille {p. 351}   écus, il serait mort de misère et de douleur. Pour lui, mille écus étaient une fortune. Dans cette campagne, il devina, lui, le premier, le pouvoir de l’Annonce, dont il fit un si grand et si savant usage. Trois mois après, il fut rédacteur en chef d’un petit journal, qu’il finit par acheter et qui fut la base de sa fortune. De même que la charge à fond de train faite par l’illustre Gaudissart, le Murat des voyageurs, sur les départements et les frontières, fit triompher commercialement la maison A. Popinot, de même elle triompha dans l’opinion, grâce au famélique assaut livré aux journaux et qui produisit cette vive publicité également obtenue par la Mixture Brésilienne et par la Pâte de Regnauld. À son début, cette prise d’assaut de l’opinion publique engendra trois succès, trois fortunes, et valut l’invasion des mille ambitions descendues depuis en bataillons épais dans l’arène des journaux où elles créèrent les annonces payées, immense révolution ! En ce moment, la maison A. Popinot et compagnie se pavanait sur les murs et dans toutes les devantures. Incapable de mesurer la portée d’une pareille publicité, Birotteau se contenta de dire à Césarine : « Ce petit Popinot marche sur mes traces ! » sans comprendre la différence des temps, sans apprécier la puissance des nouveaux moyens d’exécution dont la rapidité, l’étendue, embrassaient beaucoup plus promptement qu’autrefois le monde commercial. Birotteau n’avait pas mis le pied à sa fabrique depuis son bal : il ignorait le mouvement et l’activité que Popinot y déployait. Anselme avait pris tous les ouvriers de Birotteau, il y couchait ; il voyait Césarine assise sur toutes les caisses, couchée dans toutes les expéditions, imprimée sur toutes les factures ; il se disait : Elle sera ma femme ! quand, la chemise retroussée jusqu’aux coudes, habit bas, il enfonçait rageusement les clous d’une caisse, à défaut de ses commis en course.

Le lendemain, après avoir étudié pendant toute la nuit tout ce qu’il devait dire et ne pas dire à l’un des grands hommes de la haute banque, César arriva rue du Houssaye, et n’aborda pas, sans d’horribles palpitations, l’hôtel du banquier libéral qui appartenait à cette opinion accusée, à si juste titre, de vouloir le renversement des Bourbons. Le parfumeur, comme tous les gens du petit commerce parisien, ignorait les mœurs et les hommes de la haute banque.

À Paris, entre la haute banque et le commerce, il est des maisons secondaires, intermédiaire utile à la Banque, elle y trouve {p. 352}   une garantie de plus. Constance et Birotteau, qui ne s’étaient jamais avancés au delà de leurs moyens, dont la caisse n’avait jamais été à sec et qui gardaient leurs effets en portefeuille, n’avaient jamais eu recours à ces maisons de second ordre ; ils étaient, à plus forte raison, inconnus dans les hautes régions de la Banque. Peut-être est-ce une faute de ne pas se fonder un crédit même inutile : les avis sont partagés sur ce point. Quoi qu’il en soit, Birotteau regrettait beaucoup de ne pas avoir émis sa signature. Mais, connu comme adjoint et comme homme politique, il crut n’avoir qu’à se nommer et entrer ; il ignorait l’affluence quasi-royale qui distinguait l’audience de ce banquier. Introduit dans le salon qui précédait le cabinet de l’homme célèbre à tant de titres, Birotteau s’y vit au milieu d’une société nombreuse composée de députés, écrivains, journalistes, agents de change, hauts commerçants, gens d’affaires, ingénieurs, surtout de familiers qui traversaient les groupes et frappaient d’une façon particulière à la porte du cabinet où ils entraient par privilége. — Que suis-je au milieu de cette machine ? se dit Birotteau, tout étourdi par le mouvement de cette forge intellectuelle où se manutentionnait le pain quotidien de l’Opposition, où se répétaient les rôles de la grande tragi-comédie jouée par la Gauche. Il entendait discuter à sa droite la question de l’emprunt pour l’achèvement des principales lignes de canaux proposé par la Direction des Ponts-et-Chaussées, et il s’agissait de millions ! À sa gauche, des journalistes à la curée de l’amour-propre du banquier s’entretenaient de la séance d’hier et de l’improvisation du patron. Durant deux heures d’attente, Birotteau aperçut trois fois le banquier politique, reconduisant à trois pas au delà de son cabinet des hommes considérables. François Keller alla jusqu’à l’antichambre pour le dernier, le général Foy.

— Je suis perdu ! se dit Birotteau dont le cœur se serra.

Quand le banquier revenait à son cabinet, la troupe des courtisans, des amis, des intéressés l’assaillait comme des chiens qui poursuivent une jolie chienne. Quelques hardis roquets se glissaient malgré lui dans le sanctuaire. Les conférences duraient cinq minutes, dix minutes, un quart d’heure. Les uns s’en allaient contrits, les autres affichaient un air satisfait ou prenaient des airs importants. Le temps s’écoulait, Birotteau regardait avec anxiété la pendule. Personne ne faisait la moindre attention à cette douleur cachée qui gémissait sur un fauteuil doré au coin de la cheminée, {p. 353}   à la porte de ce cabinet où résidait la panacée universelle, le crédit ! César pensait douloureusement qu’il avait été un moment chez lui roi, comme cet homme était roi tous les matins, et il mesurait la profondeur de l’abîme où il était tombé. Amère pensée ! Combien de larmes rentrées durant cette heure passée là ?… Combien de fois Birotteau ne supplia-t-il pas Dieu de lui rendre cet homme favorable, car il lui trouvait, sous une grosse enveloppe de bonhomie populaire, une insolence, une tyrannie colérique, une brutale envie de dominer qui épouvantait son âme douce. Enfin, quand il n’y eut plus que dix ou douze personnes, Birotteau se résolut, quand la porte extérieure du cabinet grognerait, de se dresser, de se mettre au niveau du grand orateur en lui disant : Je suis Birotteau ! Le grenadier qui s’élança le premier dans la redoute de la Moskowa ne déploya pas plus de courage que le parfumeur n’en rassembla pour se livrer à cette manœuvre.

— Après tout, je suis son adjoint, se dit-il en se levant pour décliner son nom.

La physionomie de François Keller devint accorte, il voulut évidemment être aimable, il regarda le ruban rouge du parfumeur, se recula, ouvrit la porte de son cabinet, lui montra le chemin, et resta pendant quelque temps à causer avec deux personnes qui s’élancèrent de l’escalier avec la violence d’une trombe.

— Decazes veut vous parler, dit l’une des deux.

— Il s’agit de tuer le pavillon Marsan ! le roi voit clair, il vient à nous ? s’écria l’autre.

— Nous irons ensemble à la Chambre, dit le banquier en rentrant dans l’attitude de la grenouille qui veut imiter le bœuf.

— Comment peut-il penser à ses affaires ? se demanda Birotteau tout bouleversé.

Le soleil de la supériorité scintillait, éblouissait le parfumeur comme la lumière aveugle les insectes qui veulent un jour doux ou les demi-ténèbres d’une belle nuit. Sur une immense table il apercevait le budget, les mille imprimés de la Chambre, les volumes du Moniteur ouverts, consultés et marqués pour jeter à la tête d’un ministre ses précédentes paroles oubliées et lui faire chanter la palinodie aux applaudissements d’une foule niaise, incapable de comprendre que les événements modifient tout. Sur une autre table, des cartons entassés, les mémoires, les projets, les mille renseignements confiés à un homme dans la caisse duquel toutes les {p. 354}   industries naissantes essayaient de puiser. Le luxe royal de ce cabinet plein de tableaux, de statues, d’œuvres d’art ; l’encombrement de la cheminée, l’entassement des intérêts nationaux ou étrangers amoncelés comme des ballots, tout frappait Birotteau, l’amoindrissait, augmentait sa terreur et lui glaçait le sang. Sur le bureau de François Keller gisaient des liasses d’effets, de lettres de change, de circulaires commerciales. Keller s’assit et se mit à signer rapidement les lettres qui n’exigeaient aucun examen.

— Monsieur, à quoi dois-je l’honneur de votre visite ? lui dit-il.

À ces mots, prononcés pour lui seul par cette voix qui parlait à l’Europe, pendant que cette main avide allait sur le papier, le pauvre parfumeur eut comme un fer chaud dans le ventre. Il prit un air agréable que le banquier voyait prendre depuis dix ans à ceux qui avaient à l’entortiller d’une affaire importante pour eux seuls, et qui déjà lui donnait barre sur eux. François Keller jeta donc à César un regard qui lui traversa la tête, un regard napoléonien. L’imitation du regard de Napoléon était un léger ridicule que se permettaient alors quelques parvenus qui n’ont même pas été le billon de leur empereur. Ce regard tomba sur Birotteau, homme de la Droite, séide du pouvoir, élément d’élection monarchique, comme un plomb de douanier qui marque une marchandise.

— Monsieur, je ne veux pas abuser de vos moments, je serai court. Je viens, pour une affaire purement commerciale, vous demander si je puis obtenir un crédit chez vous. Ancien juge au Tribunal de Commerce et connu à la Banque, vous comprenez que, si j’avais un portefeuille plein, je n’aurais qu’à m’adresser là où vous êtes régent. J’ai eu l’honneur de siéger au Tribunal avec monsieur le baron Thibon, chef du comité d’escompte, et il ne me refuserait certes pas. Mais je n’ai jamais usé de mon crédit ni de ma signature ; ma signature est vierge, et vous savez combien alors une négociation présente de difficultés… (Keller agita la tête, et Birotteau prit ce mouvement pour un mouvement d’impatience.) — Monsieur, voici le fait, reprit-il. Je me suis engagé dans une affaire territoriale, en dehors de mon commerce…

François Keller, qui signait toujours et lisait, sans avoir l’air d’écouter César, tourna la tête et lui fit un signe d’adhésion qui l’encouragea. Birotteau crut son affaire en bon chemin, et respira.

— Allez, je vous entends, lui dit Keller avec bonhomie.

{p. 355}   — Je suis acquéreur pour moitié des terrains situés autour de la Madeleine.

— Oui, j’ai entendu parler chez Nucingen de cette immense affaire engagée par la maison Claparon.

— Eh ! bien, reprit le parfumeur, un crédit de cent mille francs, garanti par ma moitié dans cette affaire, ou par mes propriétés commerciales, suffirait à me conduire au moment où je réaliserai des bénéfices que doit donner prochainement une conception de pure parfumerie. S’il était nécessaire, je vous couvrirais par des effets d’une nouvelle maison, la maison Popinot, une jeune maison qui…

Keller parut se soucier fort peu de la maison Popinot, et Birotteau comprit qu’il s’engageait dans une mauvaise voie ; il s’arrêta, puis, effrayé du silence, il reprit : — Quant aux intérêts, nous…

— Oui, oui, dit le banquier, la chose peut s’arranger, ne doutez pas de mon désir de vous être agréable. Occupé comme je le suis, j’ai les finances européennes sur les bras, et la Chambre prend tous mes moments, vous ne serez pas étonné d’apprendre que je laisse étudier une foule d’affaires à mes Bureaux. Allez voir, en bas, mon frère Adolphe, expliquez-lui la nature de vos garanties ; s’il approuve l’opération, vous reviendrez avec lui demain ou après-demain à l’heure où j’examine à fond les affaires, à cinq heures du matin. Nous serons heureux et fiers d’avoir obtenu votre confiance, vous êtes un de ces royalistes conséquents dont on peut être l’ennemi politique, mais dont l’estime est flatteuse…

— Monsieur, dit le parfumeur exalté par cette phrase de tribune, je suis aussi digne de l’honneur que vous me faites que de l’insigne et royale faveur… Je l’ai méritée en siégeant au tribunal consulaire et en combattant…

— Oui, reprit le banquier, la réputation dont vous jouissez est un passe-port, monsieur Birotteau. Vous ne devez proposer que des affaires faisables, vous pouvez compter sur notre concours.

Une femme, madame Keller, une des deux filles du comte de Gondreville, pair de France, ouvrit une porte que Birotteau n’avait pas vue.

— Mon ami, j’espère te voir avant la Chambre, dit-elle.

— Il est deux heures, s’écria le banquier, la bataille est entamée. Excusez-moi, monsieur, il s’agit de culbuter un ministère… Voyez mon frère.

Il reconduisit le parfumeur jusqu’à la porte du salon {p. 356}   et dit à l’un de ses gens : — Menez monsieur chez monsieur Adolphe.

À travers le labyrinthe d’escaliers où le guidait un homme en livrée vers un cabinet moins somptueux que celui du chef de la maison, mais plus utile, le parfumeur, à cheval sur un si, la plus douce monture de l’Espérance, se caressait le menton en trouvant de très-bon augure les flatteries de l’homme célèbre. Il regrettait qu’un ennemi des Bourbons fût si gracieux, si capable, si grand orateur.

Plein de ces illusions, il entra dans un cabinet nu, froid, meublé de deux secrétaires à cylindre, de mesquins fauteuils, orné de rideaux très-négligés et d’un maigre tapis. Ce cabinet était à l’autre ce qu’est une cuisine à la salle à manger, la fabrique à la boutique. Là s’éventraient les affaires de banque et de commerce, s’analysaient les entreprises et s’arrachaient les prélèvements de la banque sur tous les bénéfices des industries jugées profitables. Là se combinaient ces coups audacieux par lesquels les Keller se signalèrent dans le haut commerce, et par lesquels ils se créaient pendant quelques jours un monopole rapidement exploité. Là s’étudiaient les défauts de la législation, et se stipulaient sans honte ce que la Bourse nomme les parts à goinfre, commissions exigées pour les moindres services, comme d’appuyer une entreprise de leur nom et de la créditer. Là s’ourdissaient ces tromperies fleuretées de légalité qui consistent à commanditer sans engagement des entreprises douteuses, afin d’en attendre le succès et de les tuer pour s’en emparer en redemandant les capitaux dans un moment critique : horrible manœuvre par laquelle furent enveloppés tant d’actionnaires.

Les deux frères s’étaient distribué leurs rôles. En haut, François, homme brillant et politique, se conduisait en roi, distribuait les grâces et les promesses, se rendait agréable à tous. Avec lui tout était facile ; il engageait noblement les affaires, il grisait les nouveaux débarqués et les spéculateurs de fraîche date avec le vin de sa faveur et sa capiteuse parole, en leur développant leurs propres idées. En bas, Adolphe excusait son frère sur ses préoccupations politiques, et il passait habilement le râteau sur le tapis ; il était le frère compromis, l’homme difficile. Il fallait donc avoir deux paroles pour conclure avec cette maison perfide. Souvent le gracieux oui du cabinet somptueux devenait un non sec dans le cabinet d’Adolphe. Cette suspensive manœuvre permettait la réflexion, et servait souvent à amuser d’inhabiles concurrents. Le frère du {p. 357}   banquier causait alors avec le fameux Palma, le conseiller intime de la maison Keller, qui se retira à l’apparition du parfumeur. Quand Birotteau se fut expliqué, Adolphe, le plus fin des deux frères, un vrai loup-cervier, à l’œil aigu, aux lèvres minces, au teint aigre, jeta sur Birotteau, par-dessus ses lunettes et en baissant la tête, un regard qu’il faut appeler le regard du banquier, et qui tient de celui des vautours et des avoués : il est avide et indifférent, clair et obscur, éclatant et sombre.

— Veuillez m’envoyer les actes sur lesquels repose l’affaire de la Madeleine, dit-il, là gît la garantie du compte, il faut les examiner avant de vous l’ouvrir et de discuter les intérêts. Si l’affaire est bonne, nous pourrons, pour ne pas vous grever, nous contenter d’une part dans les bénéfices au lieu d’un escompte.

— Allons, se dit Birotteau en revenant chez lui, je vois ce dont il s’agit. Comme le castor poursuivi, je dois me débarrasser d’une partie de ma peau. Il vaut mieux se laisser tondre que de mourir.

Il remonta ce jour-là chez lui, très-riant, et sa gaieté fut de bon aloi.

— Je suis sauvé, dit-il à Césarine, j’aurai un crédit chez les Keller.

Le vingt-neuf décembre seulement, Birotteau put se trouver dans le cabinet d’Adolphe Keller. La première fois que le parfumeur revint, Adolphe était allé visiter une terre à six lieues de Paris que le grand orateur voulait acheter. La seconde fois, les deux Keller étaient en affaire pour la matinée : il s’agissait de soumissionner un emprunt proposé aux Chambres, ils priaient monsieur Birotteau de revenir le vendredi suivant. Ces délais tuaient le parfumeur. Mais enfin ce vendredi se leva. Birotteau se trouva dans le cabinet, assis au coin de la cheminée, au jour de la fenêtre, et Adolphe Keller à l’autre coin.

— C’est bien, monsieur, lui dit le banquier en lui montrant les actes, mais qu’avez-vous payé sur les prix des terrains ?

— Cent quarante mille francs.

— Argent ?

— Effets.

— Sont-ils payés ?

— Ils sont à échoir.

— Mais si vous avez surpayé les terrains, eu égard à leur valeur actuelle, où serait notre garantie ? elle ne reposerait que sur {p. 358}   la bonne opinion que vous inspirez et sur la considération dont vous jouissez. Les affaires ne reposent pas sur des sentiments. Si vous aviez payé deux cent mille francs, en supposant qu’il y ait cent mille francs de donnés en trop pour s’emparer des terrains, nous aurions bien alors une garantie de cent mille francs pour répondre de cent mille francs escomptés. Le résultat pour nous serait d’être propriétaires de votre part en payant à votre place, il faut alors savoir si l’affaire est bonne. Attendre cinq ans pour doubler ses fonds, il vaut mieux les faire valoir en banque. Il y a tant d’événements ! Vous voulez faire une circulation pour payer des billets à échoir, manœuvre dangereuse ! on recule pour mieux sauter. L’affaire ne nous va pas.

Cette phrase frappa Birotteau comme si le bourreau lui avait mis sur l’épaule son fer à marquer, il perdit la tête.

— Voyons, dit Adolphe, mon frère vous porte un vif intérêt, il m’a parlé de vous. Examinons vos affaires, dit-il en jetant au parfumeur un regard de courtisane pressée de payer son terme.

Birotteau devint Molineux, dont il s’était moqué si supérieurement. Amusé par le banquier, qui se complut à dévider la bobine des pensées de ce pauvre homme, et qui s’entendait à interroger un négociant comme le juge Popinot à faire causer un criminel, César raconta ses entreprises : il mit en scène la Double Pâte des Sultanes, l’Eau Carminative, l’affaire Roguin, son procès à propos de son emprunt hypothécaire dont il n’avait rien reçu. En voyant l’air souriant et réfléchi de Keller, à ses hochements de tête, Birotteau se disait : « Il m’écoute ! je l’intéresse ! j’aurai mon crédit ! » Adolphe Keller riait de Birotteau comme le parfumeur avait ri de Molineux. Entraîné par la loquacité particulière aux gens qui se laissent griser par le malheur, César montra le vrai Birotteau : il donna sa mesure en proposant comme garantie l’Huile Céphalique et la maison Popinot, son dernier enjeu. Le bonhomme, promené par un faux espoir, se laissa sonder, examiner par Adolphe Keller, qui reconnut dans le parfumeur une ganache royaliste près de faire faillite. Enchanté de voir faillir un adjoint au maire de leur Arrondissement, un homme décoré de la veille, un homme du pouvoir, Adolphe dit alors nettement à Birotteau qu’il ne pouvait ni lui ouvrir un compte ni rien dire en sa faveur à son frère François, le grand orateur. Si François se laissait aller à d’imbéciles générosités en secourant les gens d’une opinion contraire à la {p. 359}   sienne et ses ennemis politiques, lui, Adolphe, s’opposerait de tout son pouvoir à ce qu’il fît un métier de dupe, et l’empêcherait de tendre la main à un vieil adversaire de Napoléon, un blessé de Saint-Roch. Birotteau exaspéré voulut dire quelque chose de l’avidité de la haute banque, de sa dureté, de sa fausse philanthropie ; mais il fut pris d’une si violente douleur qu’il put à peine balbutier quelques phrases sur l’institution de la Banque de France où les Keller puisaient.

— Mais, dit Adolphe Keller, la Banque ne fera jamais un escompte qu’un simple banquier refuse.

— La Banque, dit Birotteau, m’a toujours paru manquer à sa destination quand elle s’applaudit, en présentant le compte de ses bénéfices, de n’avoir perdu que cent ou deux cent mille francs avec le commerce parisien, elle en est la tutrice.

Adolphe se prit à sourire en se levant par un geste d’homme ennuyé.

— Si la Banque se mêlait de commanditer les gens embarrassés sur la place la plus friponne et la plus glissante du monde financier, elle déposerait son bilan au bout d’un an. Elle a déjà beaucoup de peine à se défendre contre les circulations et les fausses valeurs, que serait-ce s’il fallait étudier les affaires de ceux qui voudraient se faire aider par elle !

— Où trouver dix mille francs qui me manquent pour demain, samedi TRENTE ? se disait Birotteau en traversant la cour.

Suivant la coutume, on paie le trente quand le trente et un est un jour férié. En atteignant à la porte cochère, les yeux baignés de larmes, le parfumeur vit à peine un beau cheval anglais en sueur qui arrêta net à la porte un des plus jolis cabriolets qui roulassent en ce moment sur le pavé de Paris. Il aurait bien voulu être écrasé par ce cabriolet, il serait mort par accident, et le désordre de ses affaires eût été mis sur le compte de cet événement. Il ne reconnut pas du Tillet qui, svelte et dans une élégante mise du matin, jeta les guides à son domestique et une couverture sur le dos en sueur de son cheval pur sang.

— Et par quel hasard ici ? dit du Tillet à son ancien patron.

Du Tillet le savait bien, les Keller avaient demandé des renseignements à Claparon qui, s’en référant à du Tillet, avait démoli la {p. 360}   vieille réputation du parfumeur. Quoique subitement rentrées, les larmes du pauvre négociant parlaient énergiquement.

— Seriez-vous venu demander quelques services à ces arabes, dit du Tillet, ces égorgeurs du commerce, qui ont fait des tours infâmes, hausser les indigos après les avoir accaparés, baisser le riz pour forcer les détenteurs à vendre le leur à bas prix afin de tout avoir et tenir le marché, des gens qui n’ont ni foi, ni loi, ni âme ? Vous ne savez donc pas ce dont ils sont capables ? ils vous ouvrent un crédit quand vous avez une belle affaire, et vous le ferment au moment où vous êtes engagé dans les rouages de l’affaire, et ils vous forcent à la céder à vil prix. Le Havre, Bordeaux et Marseille vous en diront de belles sur leur compte. La politique leur sert à couvrir bien des saletés, allez ! aussi les exploité-je sans scrupule ! Promenons-nous, mon cher Birotteau ! Joseph ! promenez mon cheval, il a trop chaud, et c’est un capital que mille écus. Et il se dirigea vers le boulevard. — Voyons, mon cher patron, car vous avez été mon patron, avez-vous besoin d’argent ? Ils vous ont demandé des garanties, les misérables. Moi je vous connais, je vous offre de l’argent sur vos simples effets. J’ai fait honorablement ma fortune avec des peines inouïes. Je suis allé la chercher en Allemagne, la fortune ! Je puis vous le dire aujourd’hui : j’ai acheté les créances sur le roi à soixante pour cent de remise, alors votre caution m’a été bien utile, et j’ai de la reconnaissance, moi ! Si vous avez besoin de dix mille francs, ils sont à vous.

— Quoi, du Tillet, s’écria César, est-ce vrai ? ne vous jouez-vous pas de moi ? Oui, je suis un peu gêné, mais ce n’est que pour un moment…

— Je le sais, l’affaire de Roguin, répondit du Tillet. Hé ! j’y suis de dix mille francs que le vieux drôle m’a empruntés pour s’en aller ; mais madame Roguin me les rendra sur ses reprises. J’ai conseillé à cette pauvre femme de ne pas faire la sottise de donner sa fortune pour payer des dettes faites pour une fille ; ce serait bon si elle acquittait tout, mais comment favoriser certains créanciers au détriment des autres ? Vous n’êtes pas un Roguin, je vous connais, dit du Tillet, vous vous brûleriez la cervelle plutôt que de me faire perdre un sou. Venez, nous voilà rue de la Chaussée d’Antin, montez chez moi.

Le parvenu prit plaisir à faire passer son ancien patron par ses appartements au lieu de le mener dans les Bureaux, et il le conduisit lentement afin de lui laisser voir une belle et somptueuse salle à manger garnie de tableaux achetés en Allemagne, deux salons d’une élégance et d’un luxe que Birotteau n’avait encore admirés que chez le duc de Lenoncourt. Les yeux du bourgeois furent éblouis par {p. 361}   des dorures, des œuvres d’art, des bagatelles folles, des vases précieux, par mille détails qui faisaient bien pâlir le luxe de l’appartement de Constance ; et sachant le prix de sa folie, il se disait : — Où donc a-t-il pris tant de millions ! Il entra dans une chambre à coucher auprès de laquelle celle de sa femme lui parut être ce que le troisième étage d’une comparse est à l’hôtel d’un premier sujet de l’Opéra. Le plafond, tout en satin violet, était rehaussé par des plis de satin blanc. Une descente de lit en hermine se dessinait sur les couleurs violacées d’un tapis du Levant. Les meubles, les accessoires offraient des formes nouvelles et d’une recherche extravagante. Le parfumeur s’arrêta devant une ravissante pendule de l’Amour et Psyché qui venait d’être faite pour un banquier célèbre, du Tillet avait obtenu de lui le seul exemplaire qui existât avec celui de son confrère. Enfin l’ancien patron et son ancien commis arrivèrent à un cabinet de petit-maître élégant, coquet, sentant plus l’amour que la finance. Madame Roguin avait sans doute offert, pour reconnaître les soins donnés à sa fortune, un coupoir en or sculpté, des serre-papiers en malachite garnis de ciselures, tous les coûteux colifichets d’un luxe effréné. Le tapis, un des plus riches produits de la Belgique, étonnait autant le regard qu’il surprenait les pieds par la molle épaisseur de sa haute laine. Du Tillet fit asseoir au coin de sa cheminée le pauvre parfumeur ébloui, confondu.

— Voulez-vous déjeuner avec moi ?

Il sonna. Vint un valet de chambre mieux mis que Birotteau.

— Dites à monsieur Legras de monter, puis allez dire à Joseph de rentrer ici, vous le trouverez à la porte de la maison Keller, vous entrerez dire chez Adolphe Keller qu’au lieu d’aller le voir je l’attendrai jusqu’à l’heure de la Bourse. Faites-moi servir et tôt !

Ces phrases stupéfièrent le parfumeur.

— Il fait venir ce redoutable Adolphe Keller, il le siffle comme un chien ! lui, du Tillet ?

Un tigre, gros comme le poing, vint déplier une table que Birotteau n’avait pas vue tant elle était mince, et y apporta un pâté de foie gras, une bouteille de vin de Bordeaux, toutes les choses recherchées qui n’apparaissaient chez Birotteau que deux fois par trimestre, aux grands jours. Du Tillet jouissait. Sa haine contre le seul homme qui eût le droit de le mépriser s’épanouissait si chaudement que Birotteau lui fit éprouver la sensation profonde que causerait le spectacle d’un mouton se défendant contre un tigre. Il lui passa par le cœur une idée généreuse : il se demanda si sa {p. 362}   vengeance n’était pas accomplie, il flottait entre les conseils de la clémence réveillée et ceux de la haine assoupie.

— Je puis anéantir commercialement cet homme, pensait-il, j’ai droit de vie et de mort sur lui, sur sa femme qui m’a roué, sur sa fille dont la main m’a paru dans un temps toute une fortune. J’ai son argent, contentons-nous alors de laisser nager ce pauvre niais au bout de la corde que je tiendrai.

Les honnêtes gens manquent de tact, ils n’ont aucune mesure dans le bien, parce que pour eux tout est sans détour ni arrière-pensée. Birotteau consomma son malheur, il irrita le tigre, le perça au cœur sans le savoir, il le rendit implacable par un mot, par un éloge, par une expression vertueuse, par la bonhomie même de la probité. Quand le caissier vint, du Tillet lui montra César.

— Monsieur Legras, apportez-moi dix mille francs et un billet de cette somme fait à mon ordre et à quatre-vingt-dix jours par monsieur qui est monsieur Birotteau, vous savez !

Du Tillet servit du pâté, versa un verre de vin de Bordeaux au parfumeur qui, se voyant sauvé, se livrait à des rires convulsifs, il caressait sa chaîne de montre, et ne mettait une bouchée dans sa bouche que quand son ancien commis lui disait : — Vous ne mangez pas ? Birotteau dévoilait ainsi la profondeur de l’abîme où la main de du Tillet l’avait plongé, d’où elle le retirait, où elle pouvait le replonger. Lorsque le caissier revint, qu’après avoir signé l’effet César sentit les dix billets de banque dans sa poche, il ne se contint plus. Un instant auparavant, son quartier, la Banque allaient savoir qu’il ne payait pas, et il lui fallait avouer sa ruine à sa femme ; maintenant, tout était réparé ! Le bonheur de la délivrance égalait en intensité les tortures de la défaite. Les yeux du pauvre homme s’humectèrent malgré lui.

— Qu’avez-vous donc, mon cher patron ? dit du Tillet. Ne feriez-vous pas pour moi demain ce que je fais aujourd’hui pour vous ? N’est-ce pas simple comme bonjour ?

— Du Tillet, dit avec emphase et gravité le bonhomme en se levant et prenant la main de son ancien commis, je te rends toute mon estime.

— Comment l’avais-je perdue ? dit du Tillet en se sentant si vigoureusement atteint au sein de sa prospérité qu’il rougit.

— Perdue… pas précisément, dit le parfumeur foudroyé par sa bêtise, on m’avait dit des choses sur votre liaison avec madame Roguin. Diable ! prendre la femme d’un autre…

{p. 363}   — Tu bats la breloque, mon vieux, pensa du Tillet en se servant d’un mot de son premier métier. En se disant cette phrase, il revenait à son projet d’abattre cette vertu, de la fouler aux pieds, de rendre méprisable sur la place de Paris l’homme vertueux et honorable par lequel il avait été pris la main dans le sac. Toutes les haines, politiques ou privées, de femme à femme, d’homme à homme, n’ont pas d’autre fait qu’une semblable surprise. On ne se hait pas pour des intérêts compromis, pour une blessure, ni même pour un soufflet ; tout est réparable. Mais avoir été saisi en flagrant délit de lâcheté ?… le duel qui s’ensuit entre le criminel et le témoin du crime ne se termine que par la mort de l’un ou de l’autre.

— Oh ! madame Roguin, dit railleusement du Tillet ; mais n’est-ce pas au contraire une plume dans le bonnet d’un jeune homme ? Je vous comprends, mon cher patron : on vous aura dit qu’elle m’avait prêté de l’argent. Eh ! bien, au contraire, je lui rétablis sa fortune, étrangement compromise dans les affaires de son mari. L’origine de ma fortune est pure, je viens de vous la dire. Je n’avais rien, vous le savez ! Les jeunes gens se trouvent parfois dans d’affreuses nécessités. On peut se laisser aller au sein de la misère. Mais si l’on a fait, comme la République, des emprunts forcés, eh ! bien, on les rend, et l’on est alors plus probe que la France.

— C’est cela, dit Birotteau. Mon enfant… Dieu… N’est-ce pas Voltaire, qui a dit :

Il fit du repentir la vertu des mortels.

— Pourvu, reprit du Tillet encore assassiné par cette citation, pourvu qu’on n’emporte pas la fortune de son voisin, lâchement, bassement, comme, par exemple, si vous veniez à faire faillite avant trois mois et que mes dix mille francs fussent flambés…

— Moi faire faillite, dit Birotteau qui avait bu trois verres de vin et que le plaisir grisait. On connaît mes opinions sur la faillite ! La faillite est la mort d’un commerçant, je mourrais !

— À votre santé, dit du Tillet.

— À ta prospérité, repartit le parfumeur. Pourquoi ne vous fournissez-vous pas chez moi ?

— Ma foi, dit du Tillet, je l’avoue, j’ai peur de madame César, elle me fait toujours une impression ! et si vous n’étiez pas mon patron, ma foi ! je…

{p. 364}   — Ah ! tu n’es pas le premier qui la trouve belle, et beaucoup l’ont désirée, mais elle m’aime ! Eh ! bien, du Tillet, reprit Birotteau, mon ami, ne faites pas les choses à demi.

— Comment ?

Birotteau expliqua l’affaire des terrains à du Tillet qui ouvrit de grands yeux et complimenta le parfumeur sur sa pénétration, sur sa prévision, en vantant l’affaire.

— Eh ! bien, je suis bien aise de ton approbation, vous passez pour une des fortes têtes de la Banque, du Tillet ! Cher enfant, vous pouvez me procurer un crédit à la Banque de France afin d’attendre les produits de l’Huile Céphalique.

— Je puis vous adresser à la maison Nucingen, répondit du Tillet en se promettant de faire danser à sa victime toutes les figures de la contredanse des faillis.

Ferdinand se mit à son bureau pour écrire la lettre suivante :

À monsieur le baron de Nucingen
À Paris.
Mon cher baron,
Le porteur de cette lettre est monsieur César Birotteau, adjoint au maire du deuxième arrondissement et l’un des industriels les plus renommés de la parfumerie parisienne ; il désire entrer en relation avec vous : faites de confiance tout ce qu’il veut vous demander ; en l’obligeant, vous obligez
Votre ami,
F. DU TILLET.

Du Tillet ne mit pas de point sur l’i de son nom. Pour ceux avec lesquels il faisait des affaires, cette erreur volontaire était un signe de convention. Les recommandations les plus vives, les chaudes et favorables instances de sa lettre ne signifiaient rien alors. Une telle lettre, où les points d’exclamation suppliaient, où du Tillet se mettait à genoux, était alors arrachée par des considérations puissantes ; il n’avait pas pu la refuser ; elle devait être regardée comme non avenue. En voyant l’i sans point, son ami donnait alors de l’eau {p. 365}   bénite de cour au solliciteur. Beaucoup de gens du monde et des plus considérables sont joués ainsi comme des enfants par les gens d’affaires, par les banquiers, par les avocats, qui tous ont une double signature, l’une morte, l’autre vivante. Les plus fins y sont pris. Pour reconnaître cette ruse, il faut avoir éprouvé le double effet d’une lettre chaude et d’une lettre froide.

— Vous me sauvez, du Tillet ! dit César en lisant cette lettre.

— Mon Dieu ! dit du Tillet, allez demander de l’argent, Nucingen en lisant mon billet vous en donnera tant que vous en voudrez. Malheureusement mes fonds sont engagés pour quelques jours ; sans cela, je ne vous enverrais pas chez le prince de la haute banque, car les Keller ne sont que des pygmées auprès du baron de Nucingen. C’est Law, reparaissant en Nucingen. Avec ma lettre vous serez en mesure le quinze janvier, et nous verrons après. Nucingen et moi nous sommes les meilleurs amis du monde, il ne voudrait pas me désobliger pour un million.

— C’est comme un aval, se dit en lui-même Birotteau qui s’en alla pénétré de reconnaissance pour du Tillet. Eh ! bien, se disait-il, un bienfait n’est jamais perdu ! Et il philosophait à perte de vue. Néanmoins, une pensée aigrissait son bonheur. Il avait bien pendant quelques jours empêché sa femme de mettre le nez dans les livres, il avait rejeté la caisse sur le dos de Célestin en l’aidant, il avait pu vouloir que sa femme et sa fille eussent la jouissance du bel appartement qu’il leur avait arrangé, meublé ; mais, ces premiers petits bonheurs épuisés, madame Birotteau serait morte plutôt que de renoncer à voir par elle-même les détails de sa maison, à tenir, suivant son expression, la queue de la poêle. Birotteau se trouvait au bout de son latin ; il avait usé tous ses artifices pour dérober à sa femme la connaissance des symptômes de sa gêne. Constance avait fortement improuvé l’envoi des mémoires, elle avait grondé les commis, et accusé Célestin de vouloir ruiner sa maison, croyant que Célestin seul avait eu cette idée. Célestin s’était laissé gronder par ordre de Birotteau. Madame César, aux yeux des commis, gouvernait le parfumeur, car il est possible de tromper le public, mais non les gens de sa maison sur celui qui a la supériorité réelle dans un ménage. Birotteau devait avouer sa situation à sa femme, car le compte avec du Tillet allait vouloir une justification. Au retour, Birotteau ne vit pas sans frémir Constance à son comptoir, vérifiant le livre d’échéances et faisant sans doute le compte de caisse.

{p. 366}   — Avec quoi paieras-tu demain ? lui dit-elle à l’oreille quand il s’assit à côté d’elle.

— Avec de l’argent, répondit-il en tirant ses billets de Banque et en faisant signe à Célestin de les prendre.

— Mais d’où viennent-ils ?

— Je te conterai cela ce soir. Célestin, inscrivez, fin mars, un billet de dix mille francs, ordre du Tillet.

— Du Tillet, répéta Constance frappée de terreur.

— Je vais aller voir Popinot, dit César. C’est mal à moi de ne pas encore être allé le visiter chez lui. Vend-on de son huile ?

— Les trois cents bouteilles qu’il nous a données sont parties !

— Birotteau, ne sors pas, j’ai à te parler, lui dit Constance en prenant César par le bras et l’entraînant dans sa chambre avec une précipitation qui dans toute autre circonstance eût fait rire. — Du Tillet, dit-elle quand elle fut seule avec son mari et après s’être assurée qu’il n’y avait que Césarine avec elle, du Tillet qui nous a volé mille écus ?… Tu fais des affaires avec du Tillet, un monstre… qui voulait me séduire, lui dit-elle à l’oreille.

— Folie de jeunesse, dit Birotteau devenu tout à coup esprit fort.

— Écoute, Birotteau, tu te déranges, tu ne vas plus à la fabrique. Il y a quelque chose, je le sens ! Tu vas me le dire, je veux tout savoir.

— Eh ! bien, dit Birotteau, nous avons failli être ruinés, nous l’étions même encore ce matin, mais tout est réparé.

Et il raconta l’horrible histoire de sa quinzaine.

— Voilà donc la cause de ta maladie, s’écria Constance.

— Oui, maman, s’écria Césarine. Va, mon père a été bien courageux. Tout ce que je souhaite est d’être aimée comme il t’aime. Il ne pensait qu’à ta douleur.

— Mon rêve est accompli, dit la pauvre femme en se laissant tomber sur sa causeuse au coin de son feu, pâle, blême, épouvantée. J’avais prévu tout. Je te l’ai dit dans cette fatale nuit, dans notre ancienne chambre que tu as démolie, il ne nous restera que les yeux pour pleurer. Ma pauvre Césarine ! je…

— Allons, te voilà, s’écria Birotteau. Ne vas-tu pas m’ôter le courage dont j’ai besoin.

— Pardon, mon ami, dit Constance en prenant la main de César et la lui serrant avec une tendresse qui alla jusqu’au cœur du {p. 367}   pauvre homme. J’ai tort, voilà le malheur venu, je serai muette, résignée et pleine de force. Non, tu n’entendras jamais une plainte. Elle se jeta dans les bras de César, et y dit en pleurant : Courage, mon ami, courage. J’en aurais pour deux s’il en était besoin.

— Mon huile, ma femme, mon huile nous sauvera.

— Que Dieu nous protége, dit Constance.

— Anselme ne secourra-t-il donc pas mon père, dit Césarine.

— Je vais le voir, s’écria César trop ému par l’accent déchirant de sa femme qui ne lui était pas connue tout entière même après dix-neuf ans. Constance, n’aie plus aucune crainte. Tiens, lis la lettre de du Tillet à monsieur de Nucingen, nous sommes sûrs d’un crédit. J’aurai d’ici là gagné mon procès. D’ailleurs, ajouta-t-il en faisant un mensonge nécessaire, nous avons notre oncle Pillerault, il ne s’agit que d’avoir du courage.

— S’il ne s’agissait que de cela, dit Constance en souriant.

Birotteau, soulagé d’un grand poids, marcha comme un homme mis en liberté, quoiqu’il éprouvât en lui-même l’indéfinissable épuisement qui suit les luttes morales excessives où se dépense plus de fluide nerveux, plus de volonté, qu’on ne doit en émettre journellement, et où l’on prend pour ainsi dire sur le capital d’existence. Birotteau était déjà vieilli.

La maison A. Popinot, rue des Cinq-Diamants, avait bien changé depuis deux mois. La boutique était repeinte. Les casiers rechampis et pleins de bouteilles réjouissaient l’œil de tout commerçant qui connaît les symptômes de la prospérité. Le plancher de la boutique était encombré de papier d’emballage. Le magasin contenait de petits tonneaux de différentes huiles dont la commission avait été conquise à Popinot par le dévoué Gaudissart. Les livres et la comptabilité, la caisse étaient au-dessus de la boutique et de l’arrière-boutique. Une vieille cuisinière faisait le ménage de trois commis et de Popinot. Popinot, confiné dans un coin de sa boutique et dans un comptoir fermé par un vitrage, se montrait avec un tablier de serge, de doubles manches en toile verte, la plume à l’oreille, quand il n’était pas plongé dans un tas de papiers, comme au moment où vint Birotteau et pendant lequel il dépouillait son courrier, plein de traites et de lettres de commande. À ces mots : — Eh ! bien, mon garçon ? dits par son ancien patron, il leva la tête, ferma sa cabane à clef, et vint d’un air joyeux, le bout du nez rouge. Il n’y avait pas de feu dans la boutique dont la porte restait ouverte.

{p. 368}   — Je craignais que vous ne vinssiez jamais, répondit Popinot d’un air respectueux.

Les commis accoururent voir le grand homme de la parfumerie, l’adjoint décoré, l’associé de leur patron. Ces muets hommages flattèrent le parfumeur. Birotteau, naguère si petit chez les Keller, éprouva le besoin de les imiter : il se caressa le menton, sursauta vaniteusement à l’aide de ses talons, en disant ses banalités.

— Eh ! bien, mon ami, se lève-t-on de bonne heure, lui demanda-t-il.

— Non, l’on ne se couche pas toujours, dit Popinot, il faut se cramponner au succès…

— Eh ! bien, que disais-je ? mon huile est une fortune.

— Oui, monsieur, mais les moyens d’exécution y sont pour quelque chose : je vous ai bien monté votre diamant.

— Au fait, dit le parfumeur, où en sommes-nous ? Y a-t-il des bénéfices ?

— Au bout d’un mois, s’écria Popinot, y pensez-vous ? L’ami Gaudissart n’est en route que depuis vingt-cinq jours, et a pris une chaise de poste sans me le dire. Oh ! il est bien dévoué. Nous devrons beaucoup à mon oncle ! Les journaux, dit-il à l’oreille de Birotteau, nous coûteront douze mille francs.

— Les journaux !… s’écria l’adjoint.

— Vous ne les avez donc pas lus ?

— Non.

— Vous ne savez rien alors, dit Popinot. Vingt mille francs d’affiches, cadres et impressions !… cent mille bouteilles achetées. Ah tout est sacrifice en ce moment. La fabrication se fait sur une grande échelle. Si vous aviez mis le pied au faubourg où j’ai souvent passé les nuits, vous auriez vu un petit casse-noisette de mon invention qui n’est pas piqué des vers. Pour mon compte, j’ai fait ces cinq derniers jours trois mille francs rien qu’en commissions sur les huiles de droguerie.

— Quelle bonne tête, dit Birotteau en posant sa main sur les cheveux du petit Popinot et les remuant comme si Popinot était un bambin, je l’ai devinée. Plusieurs personnes entrèrent. — À dimanche, nous dînons chez ta tante Ragon, dit Birotteau qui laissa Popinot à ses affaires en voyant que la chair fraîche qu’il était venu sentir n’était pas découpée. Est-ce extraordinaire ! Un commis devient négociant en vingt-quatre heures, pensait Birotteau qui ne {p. 369}   revenait pas plus du bonheur et de l’aplomb de Popinot que du luxe de du Tillet. Anselme vous a pris un petit air pincé, quand je lui ai mis la main sur la tête, comme s’il était déjà François Keller.

Birotteau n’avait pas songé que les commis le regardaient, et qu’un maître de maison a sa dignité à conserver chez lui. Là, comme chez du Tillet, le bonhomme avait fait une sottise par bonté de cœur, et faute de retenir un sentiment vrai, bourgeoisement exprimé, César aurait blessé tout autre homme qu’Anselme.

Ce dîner du dimanche chez les Ragon devait être la dernière joie des dix-neuf années heureuses du ménage de Birotteau, joie complète d’ailleurs. Ragon demeurait rue du Petit-Bourbon-Saint-Sulpice, à un deuxième étage, dans une antique maison de digne apparence, dans un vieil appartement à trumeaux où dansaient les bergères en paniers et où paissaient les moutons de ce dix-huitième siècle dont la bourgeoisie grave et sérieuse, à mœurs comiques, à idées respectueuses envers la noblesse, dévouée au souverain et à l’église, était admirablement représentée par les Ragon. Les meubles, les pendules, le linge, la vaisselle, tout semblait être patriarcal, à formes neuves par leur vieillesse même. Le salon, tendu de vieux damas, orné de rideaux en brocatelle, offrait des duchesses, des bonheurs du jour, un superbe Popinot, échevin de Sancerre, peint par Latour, le père de madame Ragon, un bonhomme excellent en peinture, et qui souriait comme un parvenu dans sa gloire. Au logis, madame Ragon se complétait par un petit chien anglais de la race de ceux de Charles II, qui faisait un merveilleux effet sur son petit sofa dur, à formes rococo, qui, certes, n’avait jamais joué le rôle du sofa de Crébillon. Parmi toutes leurs vertus, les Ragon se recommandaient par la conservation de vieux vins arrivés à un parfait dépouillement, et par la possession de quelques liqueurs de madame Anfoux, que des gens assez entêtés pour aimer (sans espoir, disait-on) la belle madame Ragon lui avaient rapportées des Îles. Aussi leurs petits dîners étaient-ils prisés ! Une vieille cuisinière, Jeannette, servait les deux vieillards avec un aveugle dévouement, elle aurait volé des fruits pour leur faire des confitures ! Loin de porter son argent aux Caisses d’Épargne, elle le mettait sagement à la Loterie, espérant apporter un jour le gros lot à ses maîtres. Le dimanche où ses maîtres avaient du monde, elle était, malgré ses soixante ans, à la cuisine pour surveiller les plats, à la table pour servir avec une agilité qui eût rendu des points à mademoiselle Mars dans {p. 370}   son rôle de Suzanne du Mariage de Figaro.

Les invités étaient le juge Popinot, l’oncle Pillerault, Anselme, les trois Birotteau, les trois Matifat et l’abbé Loraux. Madame Matifat, naguère coiffée en turban pour danser, vint en robe de velours bleu, gros bas de coton et souliers de peau de chèvre, des gants de chamois bordés de peluche verte et un chapeau doublé de rose, orné d’oreilles d’ours. Ces dix personnes furent réunies à cinq heures. Les vieux Ragon suppliaient leurs convives d’être exacts. Quand on invitait ce digne ménage, on avait soin de faire dîner à cette heure, car ces estomacs de soixante-dix ans ne se pliaient point aux nouvelles heures prises par le bon ton.

Césarine savait que madame Ragon la placerait à côté d’Anselme : toutes les femmes, même les dévotes et les sottes, s’entendent en fait d’amour. La fille du parfumeur s’était donc mise de manière à tourner la tête à Popinot. Constance, qui avait renoncé, non sans douleur, au notaire, lequel jouait dans sa pensée le rôle d’un prince héréditaire, contribua, non sans d’amères réflexions, à cette toilette. Cette prévoyante mère descendit le pudique fichu de gaze pour découvrir un peu les épaules de Césarine et laisser voir l’attachement du col qui était d’une remarquable élégance. Le corsage à la grecque, croisé de gauche à droite, à cinq plis, pouvait s’entr’ouvrir et montrer de délicieuses rondeurs. La robe mérinos gris de plomb à falbalas bordés d’agréments verts dessinait nettement une taille qui ne parut jamais si fine ni si souple. Les oreilles étaient ornées de pendeloques en or travaillé. Les cheveux relevés à la chinoise permettaient au regard d’embrasser les suaves fraîcheurs d’une peau nuancée de veines, où la vie la plus pure éclatait aux endroits mats. Enfin, Césarine était si coquettement belle que madame Matifat ne put s’empêcher de l’avouer, sans s’apercevoir que la mère et la fille avaient compris la nécessité d’ensorceler le petit Popinot.

Birotteau ni sa femme, ni madame Matifat, personne ne troubla la douce conversation que les deux enfants enflammés par l’amour tinrent à voix basse dans une embrasure de croisée où le froid déployait ses bises fenestrales. D’ailleurs, la conversation des grandes personnes s’anima quand le juge Popinot laissa tomber un mot sur la fuite de Roguin, en faisant observer que c’était le second notaire qui manquait, et que pareil crime était jadis inconnu. Madame Ragon, au mot de Roguin, avait poussé le pied de son frère, Pillerault avait couvert la voix du juge, et tous deux lui montraient madame Birotteau.

{p. 371}   — Je sais tout, dit Constance à ses amis d’une voix à la fois douce et peinée.

— Eh ! bien, dit madame Matifat à Birotteau qui baissait humblement la tête, combien vous emporte-t-il ? s’il fallait écouter les bavardages, vous seriez ruiné.

— Il avait à moi deux cent mille francs. Quant aux quarante qu’il m’a fait imaginairement prêter par un de ses clients dont l’argent était dissipé par lui, nous sommes en procès.

— Vous le verrez juger cette semaine, dit Popinot. J’ai pensé que vous ne m’en voudriez pas d’expliquer votre situation à monsieur le Président ; et il a ordonné la communication des papiers de Roguin dans la Chambre du Conseil, afin d’examiner depuis quelle époque les fonds du prêteur étaient détournés et les preuves du fait allégué par Derville qui a plaidé lui-même pour vous éviter des frais.

— Gagnerons-nous ? dit madame Birotteau.

— Je ne sais, répondit Popinot. Quoique j’appartienne à la Chambre où l’affaire est portée, je m’abstiendrai de délibérer quand même on m’appellerait.

— Mais peut-il y avoir du doute sur un procès si simple ? dit Pillerault. L’acte ne doit-il pas faire mention de la livraison des espèces, et les notaires déclarer les avoir vu remettre par le prêteur à l’emprunteur ? Roguin irait aux galères s’il était sous la main de la Justice.

— Selon moi, répondit le juge, le prêteur doit se pourvoir contre Roguin sur le prix de la Charge et du cautionnement ; mais en des affaires encore plus claires, quelquefois, à la Cour royale, les conseillers se trouvent six contre six.

— Comment, mademoiselle, monsieur Roguin s’est enfui ? dit Popinot entendant enfin ce qui se disait. Monsieur César ne m’en a rien dit, moi qui donnerais mon sang pour lui…

Césarine comprit que toute la famille tenait dans ce pour lui, car si l’innocente fille eût méconnu l’accent, elle ne pouvait se tromper au regard qui l’enveloppa d’une flamme pourpre.

— Je le savais bien, et je le lui disais, mais il a tout caché à ma mère et ne s’est confié qu’à moi.

— Vous lui avez parlé de moi dans cette circonstance, dit Popinot ; vous lisez dans mon cœur, mais y lisez-vous tout ?

— Peut-être.

{p. 372}   — Je suis bien heureux, dit Popinot. Si vous voulez m’ôter toute crainte, dans un an je serai si riche que votre père ne me recevra plus si mal quand je lui parlerai de notre mariage. Je ne vais plus dormir que cinq heures par nuit…

— Ne vous faites pas mal, dit Césarine avec un accent inimitable en jetant à Popinot un regard où se lisait toute sa pensée.

— Ma femme, dit César en sortant de table, je crois que ces jeunes gens s’aiment.

— Eh ! bien, tant mieux, dit Constance d’un son de voix grave, ma fille serait la femme d’un homme de tête et plein d’énergie. Le talent est la plus belle dot d’un prétendu.

Elle se hâta de quitter le salon et d’aller dans la chambre de madame Ragon. César avait dit pendant le dîner quelques phrases qui avaient fait sourire Pillerault et le juge, tant elles accusaient d’ignorance, et qui rappelèrent à cette malheureuse femme combien son pauvre mari se trouvait peu de force à lutter contre le malheur. Constance avait des larmes sur le cœur, elle se défiait instinctivement de du Tillet, car toutes les mères savent le Timeo Danaos et dona ferentes, sans savoir le latin. Elle pleura dans les bras de sa fille et de madame Ragon sans vouloir avouer la cause de sa peine. — C’est nerveux, dit-elle. Le reste de la soirée fut donné aux cartes par les vieilles gens, et par les jeunes à ces délicieux petits jeux dits innocents, parce qu’ils couvrent les innocentes malices des amours bourgeois. Les Matifat se mêlèrent des petits jeux.

— César, dit Constance en revenant, va dès le trois chez monsieur le baron de Nucingen, afin d’être sûr de ton échéance du quinze long-temps à l’avance. S’il arrivait quelque anicroche, est-ce du jour au lendemain que tu trouverais des ressources ?

— J’irai, ma femme, répondit César qui serra la main de Constance et celle de sa fille en ajoutant : Mes chères biches blanches, je vous ai donné de tristes étrennes !

Dans l’obscurité du fiacre, ces deux femmes, qui ne pouvaient voir le pauvre parfumeur, sentirent des larmes tombées chaudes sur leurs mains.

— Espère, mon ami, dit Constance.

— Tout ira bien, papa, monsieur Anselme Popinot m’a dit qu’il verserait son sang pour toi.

{p. 373}   — Pour moi, reprit César, et pour la famille, n’est-ce pas ? dit-il en prenant un air gai.

Césarine serra la main de son père, de manière à lui dire qu’Anselme était son fiancé.

Pendant les trois premiers jours de l’année, il fut envoyé deux cents cartes chez Birotteau. Cette affluence d’amitiés fausses, ces témoignages de faveur sont horribles pour les gens qui se voient entraînés par le courant du malheur. Birotteau se présenta trois fois vainement à l’hôtel du fameux banquier, le baron de Nucingen. Le commencement de l’année et ses fêtes justifiaient assez l’absence du financier. La dernière fois, le parfumeur pénétra jusqu’au cabinet du banquier, où le premier commis, un Allemand19, lui dit que monsieur de Nucingen, rentré à cinq heures du matin d’un bal donné par les Keller, ne pouvait pas être visible à neuf heures et demie. Birotteau sut intéresser à ses affaires le premier commis, auprès duquel il resta près d’une demi-heure à causer. Dans la journée, ce ministre de la maison Nucingen lui écrivit que le baron le recevrait le lendemain, 12, à midi. Quoique chaque heure apportât une goutte d’absinthe, la journée passa avec une effrayante rapidité. Le parfumeur vint en fiacre et se fit arrêter à un pas de l’hôtel dont la cour était encombrée de voitures. Le pauvre honnête homme eut le cœur bien serré à l’aspect des splendeurs de cette maison célèbre.

— Il a pourtant liquidé deux fois, se dit-il en montant le superbe escalier garni de fleurs et en traversant les somptueux appartements par lesquels la baronne Delphine de Nucingen s’était rendue célèbre.

La baronne avait la prétention de rivaliser les plus riches maisons du faubourg Saint-Germain, où elle n’était pas encore admise. Le baron déjeunait avec sa femme. Malgré le nombre de gens qui l’attendaient dans ses Bureaux, il dit que les amis de du Tillet pouvaient entrer à toute heure. Birotteau tressaillit d’espérance en voyant le changement qu’avait produit le mot du baron sur la figure d’abord insolente du valet de chambre.

— Bartonnez-moi, ma tchaire, dit le baron à sa femme en se levant et faisant une petite inclination de tête à Birotteau, mé meinnesir ête eine ponne reuyaliste hai l’ami drai eindime te ti Dilet. T’aillieirs, monsir hai atjouind ti tussième arrontussement et tonne tes palles d’ine manifissence hassiatique, ti feras sans titte son gonnaissance afec blésir.

{p. 374}   — Mais je serais très-flattée d’aller prendre des leçons chez madame Birotteau, car Ferdinand… (Allons, pensa le parfumeur, elle le nomme Ferdinand tout court) nous a parlé de ce bal avec une admiration d’autant plus précieuse qu’il n’admire rien. Ferdinand est un critique sévère, tout devait être parfait. En donnerez-vous bientôt un autre, demanda-t-elle de l’air le plus aimable.

— Madame, de pauvres gens comme nous s’amusent rarement, répondit le parfumeur en ignorant si c’était raillerie ou compliment banal.

— Meinnesir Crintod a tiriché la rezdoration te fos habbardements, dit le baron.

— Ah ! Grindot ! un joli petit architecte qui revient de Rome, dit Delphine de Nucingen, j’en raffole, il me fait des dessins délicieux sur mon album.

Aucun conspirateur géhenné par le questionnaire à Venise ne fut plus mal dans les brodequins de la torture que Birotteau ne l’était dans ses vêtements. Il trouvait un air goguenard à tous les mots.

— Nîs tonnons essi te bêtîs palles, dit le baron en jetant un regard inquisitif sur le parfumeur. Vis foyez ke tît lai monte s’an melle !

— Monsieur Birotteau veut-il déjeuner sans cérémonie avec nous ? dit Delphine en montrant sa table somptueusement servie.

— Madame la baronne, je suis venu pour affaires et suis…

— Ui ! dit le baron. Montame, bermeddez-vis te barler t’iffires ?

Delphine fit un petit mouvement d’assentiment en disant au baron : — Allez-vous acheter de la parfumerie ? Le baron haussa les épaules et se retourna vers César au désespoir.

— Ti Dilet breind lei plis fiffve eindéred à vus, dit-il.

— Enfin, pensa le pauvre négociant, nous arrivons à la question.

— Afec sa leddre, vis affez tan mâ mésson eine grétid ki n’ed limidé ké bar lais pornes te ma brobre vorteine…

Le baume exhilarant que contenait l’eau présentée par l’ange à Agar dans le désert devait ressembler à la rosée que répandirent dans les veines du parfumeur ces paroles semi-françaises. Le fin baron, pour avoir des motifs de revenir sur des paroles bien {p. 375}   données et mal entendues, avait gardé l’horrible prononciation des juifs allemands qui se flattent de parler français.

— Et visse aurez eine gomde gourand. Foici gommend nîs brocéterons, dit avec une bonhomie alsacienne le bon, le vénérable et grand financier.

Birotteau ne douta plus de rien, il était commerçant et savait que ceux qui ne sont pas disposés à obliger n’entrent jamais dans les détails de l’exécution.

— Che ne vis abbrendrai bas qu’aux crants gomme aux bedis, la Panque temante troisses zignadires. Tonc fous verez tis iffits à l’ortre te nodre ami ti Dilet, et chi les enferrai leu chour même afec ma zignadire à la Panque, et fis aurez à quadre hires le mondant tis iffits que vis aurez siscrits lei madin, ai au daux te la Panque. Tcheu ne feux ni quemmission, ni haissegomde, rienne, gar ch’aurai lé ponhire te vis êdre acréaple… Mais che mede eine gontission ! dit-il en effleurant son nez de son index gauche par un mouvement d’une inimitable finesse.

— Monsieur le baron, elle est accordée d’avance, dit Birotteau qui crut à quelque prélèvement dans ses bénéfices.

— Eine gontission à laguelle chaddache lei blis grant brisse, barceque che feusse kè montame ti Nichinguenne brenne, gomme ille la titte, tei leizons te montame Pirôdôt.

— Monsieur le baron, ne vous moquez pas de moi, je vous en supplie !

— Meinnesire Pirôdôt, dit le financier d’un air sérieux, cesde gonfeni, fis nisse infiderez à fodre brochain pal. Mon femme esd chalousse, ille feut foir fos habbardements, tond on li ha titte eine pienne tcheneralle.

— Monsieur le baron !

— Oh ! si vis nis revoussez, boind de gomde ! vis êdes en crant fafure. Vi ! che sais ké visse affiez le brévet te la Seine ki a ti fenir.

— Monsieur le baron !

— Vis affiez La Pillartière, ein chendilomne ortinaire te la Champre, pon Fentéheine, gomme vis ki fis edes vaite plesser… à Sainte-Roqque.

— Au 13 vendémiaire, monsieur le baron !

{p. 376}   — Visse affiez meinnesire te Lasse-et-bette, meinnesire Fauqueleine te l’Agatemî…

— Monsieur le baron !

— Hé ! terteifle, ne zoyez pas si motesde, monsir l’atjouinde, ché abbris ké le roa affait tite ké fodre palle…

— Le roi ? dit Birotteau qui n’en put savoir davantage.

Il entra familièrement un jeune homme dans l’appartement, et dont le pas, reconnu de loin par la belle Delphine de Nucingen, l’avait fait vivement rougir.

— Ponchour, mon cher te Marsay ! dit le baron de Nucingen, brenez ma blace ; il y a, m’a-t-on tite, ein monte fu tans mais bourreaux. Che sais bourqui ! les mines te Wortschinne tonnent teux gabitaux de rendes ! Vi, chai ressi les gomdes ! Visse affez cend mile lifres de rende te plis, matame ti Nichinnkeine. Vi birrez acheder tes tche indires ei odres papiaulles pour edre choli, gomme zi vis en affiez pesouin.

— Grand Dieu ! les Ragon ont vendu leurs actions ! s’écria Birotteau.

— Qu’est-ce que ces messieurs ? demanda le jeune élégant en souriant.

— Foilà, dit monsieur de Nucingen en se retournant, car il atteignait déjà la porte, elle me semple que ces bersonnes… Te Marsay, cezi ai mennesire Pirôdôt, vodre barfumire, ki tonne tes palles t’eine manniffissensse hassiatique, ai ke lei roa ha tégorai…

De Marsay prit son lorgnon, et dit : — Ah ! c’est vrai, je pensais que cette figure ne m’était pas inconnue. Vous allez donc parfumer vos affaires de quelque vertueux cosmétique, les huiler…

— Ai pien, ces Rakkons, reprit le baron en faisant une grimace d’homme mécontent, afaient eine gomde chaise moi, che les ai faforissé t’eine fordine, et ils n’ont bas si l’addentre ein chour te blis.

— Monsieur le baron ! s’écria Birotteau.

Le bonhomme trouvait son affaire extrêmement obscure, et, sans saluer la baronne ni de Marsay, il courut après le banquier. Monsieur de Nucingen était sur la première marche de l’escalier, le parfumeur l’atteignit au bas quand il entrait dans ses bureaux. En ouvrant la porte, monsieur de Nucingen vit un geste désespéré {p. 377}   de cette pauvre créature qui se sentait enfoncer dans un gouffre, et il lui dit : Eh ! pien, c’esde andenti ! foyesse ti Dilet, ai harranchez tit affec li.

Birotteau crut que de Marsay pouvait avoir de l’empire sur le baron, il remonta l’escalier avec la rapidité d’une hirondelle, se glissa dans la salle à manger où la baronne et de Marsay devaient encore se trouver : il avait laissé Delphine attendant son café à la crème. Il vit bien le café servi, mais la baronne et le jeune élégant avaient disparu. Le valet de chambre sourit à l’étonnement du parfumeur qui descendit lentement les escaliers. César courut chez du Tillet qui était, lui dit-on, à la campagne, chez madame Roguin. Le parfumeur prit un cabriolet et paya pour être conduit aussi promptement que par la poste à Nogent-sur-Marne.

À Nogent-sur-Marne, le concierge apprit au parfumeur que Monsieur et Madame étaient repartis à Paris. Birotteau revint brisé. Lorsqu’il raconta sa tournée à sa femme et à sa fille, il fut stupéfait de voir sa Constance, ordinairement perchée comme un oiseau de malheur sur la moindre aspérité commerciale, lui donnant les plus douces consolations et lui affirmant que tout irait bien.

Le lendemain, Birotteau se trouva dès sept heures dans la rue de du Tillet, au petit jour, en faction. Il pria le portier de du Tillet de le mettre en rapport avec le valet de chambre de du Tillet en glissant dix francs au portier. César obtint la faveur de parler au valet de chambre de du Tillet, et lui demanda de l’introduire auprès de du Tillet aussitôt que du Tillet serait visible, et il glissa deux pièces d’or dans la main du valet de chambre de du Tillet. Ces petits sacrifices et ces grandes humiliations, communes aux courtisans et aux solliciteurs, lui permirent d’arriver à son but. À huit heures et demie, au moment où son ancien commis passait une robe de chambre et secouait les idées confuses du réveil, bâillait, se détortillait, demandant pardon à son ancien patron, Birotteau se trouva face à face avec le tigre affamé de vengeance dans lequel il voulait voir son seul ami.

— Faites, faites ! disait Birotteau.

— Que voulez-vous, mon bon César ? dit du Tillet.

César livra, non sans d’affreuses palpitations, la réponse et les exigences du baron de Nucingen à l’inattention de du Tillet, qui l’entendait en cherchant son soufflet, en grondant son valet de chambre sur la maladresse avec laquelle il allumait le feu.

Le valet de chambre écoutait, César ne l’apercevait pas, mais il le vit enfin, {p. 378}   s’arrêta confus et reprit au coup d’éperon que lui donna du Tillet : — Allez, allez, je vous écoute ! dit le banquier distrait.

Le bonhomme avait sa chemise mouillée. Sa sueur se glaça quand du Tillet dirigea son regard fixe sur lui, lui laissa voir ses prunelles d’argent tigrées par quelques fils d’or, en le perçant jusqu’au cœur par une lueur diabolique.

— Mon cher patron, la Banque a refusé des effets de vous passés par la maison Claparon à Gigonnet, sans garantie, est-ce ma faute ? Comment vous, vieux juge consulaire, faites-vous de pareilles boulettes ? Je suis avant tout banquier. Je vous donnerai mon argent, mais je ne saurais exposer ma signature à recevoir un refus de la Banque. Je n’existe que par le crédit. Nous en sommes tous là. Voulez-vous de l’argent ?

— Pouvez-vous me donner tout ce dont j’ai besoin ?

— Cela dépend de la somme à payer ! Combien vous faut-il ?

— Trente mille francs.

— Beaucoup de tuyaux de cheminées qui me tombent sur la tête, fit du Tillet en éclatant de rire.

En entendant ce rire, le parfumeur, abusé par le luxe de du Tillet, voulut y voir le rire d’un homme pour qui la somme était peu de chose, il respira. Du Tillet sonna.

— Faites monter mon caissier.

— Il n’est pas arrivé, monsieur, répondit le valet de chambre.

— Ces drôles-là se moquent de moi ! il est huit heures et demie, on doit avoir fait pour un million d’affaires à cette heure-ci.

Cinq minutes après, monsieur Legras monta.

— Qu’avons-nous en caisse ?

— Vingt mille francs seulement. Monsieur a donné l’ordre d’acheter pour trente mille francs de rente au comptant, payables le quinze.

— C’est vrai, je dors encore.

Le caissier regarda Birotteau d’un air louche et sortit.

— Si la vérité était bannie de la terre, elle confierait son dernier mot à un caissier, dit du Tillet. N’avez-vous pas un intérêt chez le petit Popinot qui vient de s’établir ? dit-il après une horrible pause pendant laquelle la sueur se perla sur le front du parfumeur.

{p. 379}   — Oui, dit naïvement Birotteau, croyez-vous que vous pourriez m’escompter sa signature pour une somme importante ?

— Apportez-moi cinquante mille francs de ses acceptations, je vous20 les ferai faire à un taux raisonnable chez un certain Gobseck, très-doux quand il a beaucoup de fonds à placer, et il en a.

Birotteau revint chez lui navré, sans s’apercevoir que les banquiers se le renvoyaient comme un volant sur des raquettes ; mais Constance avait déjà deviné que tout crédit était impossible. Si déjà trois banquiers avaient refusé, tous devaient s’être questionnés sur un homme aussi en vue que l’adjoint, et conséquemment la Banque de France n’était plus une ressource.

— Essaye de renouveler, dit Constance, et va chez monsieur Claparon, ton co-associé, enfin chez tous ceux à qui tu as remis les effets du quinze, et propose des renouvellements. Il sera toujours temps de revenir chez les escompteurs avec du papier Popinot.

— Demain le treize ! dit Birotteau tout à fait abattu.

Suivant l’expression de son prospectus, il jouissait de ce tempérament sanguin qui consomme énormément par les émotions ou par la pensée, et qui veut absolument du sommeil pour réparer ses pertes. Césarine amena son père dans le salon et lui joua pour le récréer le Songe de Rousseau, très-joli morceau d’Hérold, et Constance travaillait auprès de lui. Le pauvre homme se laissa aller la tête sur une ottomane, et toutes les fois qu’il levait les yeux sur sa femme, il la voyait un doux sourire sur les lèvres : il s’endormit ainsi.

— Pauvre homme ! dit Constance, à quelles tortures il est réservé, pourvu qu’il y résiste.

— Eh ! qu’as-tu, maman ? dit Césarine en voyant sa mère en pleurs.

— Chère fille, je vois venir une faillite. Si ton père est obligé de déposer son bilan, il faudra n’implorer la pitié de personne. Mon enfant, sois préparée à devenir une simple fille de magasin. Si je te vois prenant ton parti courageusement, j’aurai la force de recommencer la vie. Je connais ton père, il ne soustraira pas un denier, j’abandonnerai mes droits, on vendra tout ce que nous possédons. Toi, mon enfant, porte demain tes bijoux et ta garde-robe chez ton oncle Pillerault, car tu n’es obligée à rien.

Césarine fut saisie d’un effroi sans bornes en entendant ces paroles dites avec une simplicité religieuse. Elle forma le projet d’aller trouver Anselme, mais sa délicatesse l’en empêcha.

{p. 380}   Le lendemain, à neuf heures, Birotteau se trouvait rue de Provence, en proie à des anxiétés tout autres que celles par lesquelles il avait passé. Demander un crédit est une action toute simple en commerce. Tous les jours, en entreprenant une affaire, il est nécessaire de trouver des capitaux ; mais demander des renouvellements est, dans la jurisprudence commerciale, ce que la Police Correctionnelle est à la Cour d’Assises, un premier pas vers la faillite, comme le Délit mène au Crime. Le secret de votre impuissance et de votre gêne est en d’autres mains que les vôtres. Un négociant se met pieds et poings liés à la disposition d’un autre négociant, et la charité n’est pas une vertu pratiquée à la Bourse.

Le parfumeur, qui jadis levait un œil si ardent de confiance en allant dans Paris, maintenant affaibli par les doutes, hésitait à entrer chez le banquier Claparon, il commençait à comprendre que chez les banquiers le cœur n’est qu’un viscère. Claparon lui semblait si brutal dans sa grosse joie, et il avait reconnu chez lui tant de mauvais ton, qu’il tremblait de l’aborder.

— Il est plus près du peuple, il aura peut-être plus d’âme ! Tel fut le premier mot accusateur que la rage de sa position lui dicta.

César puisa sa dernière dose de courage au fond de son âme, et monta l’escalier d’un méchant petit entresol, aux fenêtres duquel il avait guigné des rideaux verts jaunis par le soleil. Il lut sur la porte le mot Bureaux gravé en noir sur un ovale en cuivre ; il frappa, personne ne répondit, il entra. Ces lieux plus que modestes sentaient la misère, l’avarice ou la négligence. Aucun employé ne se montra derrière les grillages en laiton placés à hauteur d’appui sur des boiseries de bois blanc non peint qui servaient d’enceinte à des tables et à des pupitres en bois noirci. Ces bureaux déserts étaient encombrés d’écritoires où l’encre moisissait, de plumes ébouriffées comme des gamins, tortillées en forme de soleils ; enfin, couverts de cartons, de papiers, d’imprimés, sans doute inutiles. Le parquet du passage ressemblait à celui d’un parloir de pension, tant il était râpé, sale et humide. La seconde pièce, dont la porte était ornée du mot CAISSE, s’harmoniait avec les sinistres facéties du premier bureau. Dans un coin il se trouvait une grande cage en bois de chêne treillissée en fil de cuivre, à chatière mobile, garnie d’une énorme malle en fer, sans doute abandonnée aux cabrioles des rats. Cette cage, dont la porte était ouverte, contenait encore un bureau fantastique et son fauteuil ignoble, troué, vert, à fond percé dont le crin {p. 381}   s’échappait, comme la perruque du patron, en mille tire-bouchons égrillards. Cette pièce, évidemment autrefois le salon de l’appartement avant qu’il ne fût converti en bureau de banque, offrait pour principal ornement une table ronde revêtue d’un tapis en drap vert autour de laquelle étaient de vieilles chaises en maroquin noir et à clous dédorés. La cheminée, assez élégante, ne présentait à l’œil aucune des morsures noires que laisse le feu, sa plaque était propre, sa glace injuriée par les mouches avait un air mesquin, d’accord avec une pendule en bois d’acajou qui provenait de la vente de quelque vieux notaire et qui ennuyait le regard, attristé déjà par deux flambeaux sans bougie et par une poussière gluante. Le papier de tenture, gris de souris, bordé de rose, annonçait par des teintes fuligineuses le séjour malsain de quelques fumeurs. Rien ne ressemblait si bien au salon banal que les journaux appellent Cabinet de rédaction. Birotteau, craignant d’être indiscret, frappa trois coups brefs à la porte opposée à celle par laquelle il était entré.

— Entrez ! cria Claparon dont la tonalité révéla la distance que sa voix avait à parcourir et le vide de cette pièce où le parfumeur entendait pétiller un bon feu, mais où le banquier n’était pas.

Cette chambre lui servait en effet de cabinet particulier. Entre la fastueuse audience de Keller et la singulière insouciance de ce prétendu grand industriel, il y avait toute la différence qui existe entre Versailles et le wigham d’un chef de Hurons. Le parfumeur avait vu les grandeurs de la Banque, il allait en voir les gamineries.

Couché dans une sorte de bouge oblong pratiqué derrière le cabinet, et où les habitudes d’une vie insoucieuse avaient abîmé, perdu, confondu, déchiré, huilé, ruiné tout un mobilier à peu près élégant dans sa primeur, Claparon, à l’aspect de Birotteau, s’enveloppa dans sa robe de chambre crasseuse, déposa sa pipe, et tira les rideaux du lit avec une rapidité qui fit suspecter ses mœurs par l’innocent parfumeur.

— Asseyez-vous, monsieur, dit ce simulacre de banquier.

Claparon sans perruque et la tête enveloppée dans un foulard mis de travers, parut d’autant plus hideux à Birotteau que la robe de chambre en s’entr’ouvrant laissa voir une espèce de maillot en laine blanche tricotée, rendue brune par un usage infiniment trop prolongé.

— Voulez-vous déjeuner avec moi ? dit Claparon en se rappelant {p. 382}   le bal du parfumeur et voulant autant prendre sa revanche que lui donner le change par cette invitation.

En effet une table ronde débarrassée à la hâte de ses papiers, accusait une jolie compagnie en montrant un pâté, des huîtres, du vin blanc, et les vulgaires rognons sautés au vin de Champagne figés dans leur sauce. Devant le foyer à charbon de terre, le feu dorait une omelette aux truffes. Enfin deux couverts et leurs serviettes tachées par le souper de la veille eussent éclairé l’innocence la plus pure. En homme qui se croyait habile, Claparon insista malgré les refus de Birotteau.

— Je devais avoir quelqu’un, mais ce quelqu’un s’est dégagé, s’écria le malin voyageur de manière à se faire entendre d’une personne qui se serait ensevelie dans ses couvertures.

— Monsieur, dit Birotteau, je viens uniquement pour affaire, et je ne vous tiendrai pas long-temps.

— Je suis accablé, répondit Claparon en montrant un secrétaire à cylindre et des tables encombrées de papiers, on ne me laisse pas un pauvre moment à moi. Je ne reçois que le samedi, mais pour vous, cher monsieur, on y est toujours ! Je ne trouve plus le temps d’aimer ni de flâner, je perds le sentiment des affaires qui pour reprendre son vif veut une oisiveté savamment calculée. On ne me voit plus sur les boulevards occupé à ne rien faire. Bah ! les affaires m’ennuient, je ne veux plus entendre parler d’affaires, j’ai assez d’argent et n’aurai jamais assez de bonheur. Ma foi ! je veux voyager, voir l’Italie ! Oh chère Italie ! belle encore au milieu de ses revers, adorable terre où je rencontrerai sans doute une Italienne molle et majestueuse ! j’ai toujours aimé les Italiennes ! Avez-vous jamais eu une Italienne à vous ? Non. Eh ! bien, venez avec moi en Italie. Nous verrons Venise, séjour des doges, et bien mal tombée aux mains inintelligentes de l’Autriche où les arts sont inconnus ! Bah ! laissons les affaires, les canaux, les emprunts et les gouvernements tranquilles. Je suis bon prince quand j’ai le gousset garni. Tonnerre ! voyageons.

— Un seul mot, monsieur, et je vous laisse, dit Birotteau. Vous avez passé mes effets à monsieur Bidault.

— Vous voulez dire Gigonnet ? ce bon petit Gigonnet, un homme coulant… comme un nœud.

— Oui, reprit César. Je voudrais… et en ceci je compte sur votre honneur et votre délicatesse…

{p. 383}   Claparon s’inclina.

— Je voudrais pouvoir renouveler…

— Impossible, répondit nettement le banquier, je ne suis pas seul dans l’affaire. Nous sommes réunis en conseil, une vraie Chambre, mais où l’on s’entend comme des lardons en poële. Ah ! diable ! nous délibérons. Les terrains de la Madeleine ne sont rien, nous opérons ailleurs. Eh ! cher monsieur, si nous ne nous étions pas engagés dans les Champs-Élysées, autour de la Bourse qui va s’achever, dans le quartier Saint-Lazare et à Tivoli, nous ne serions pas, comme dit le gros Nucingen, dans les iffires. Qu’est-ce que c’est donc que la Madeleine ? une petite souillon d’affaire. Prrr ! nous ne carottons pas, mon brave, dit-il en frappant sur le ventre de Birotteau et lui serrant la taille. Allons, voyons, déjeunez, nous causerons, reprit Claparon afin d’adoucir son refus.

— Volontiers, dit Birotteau. Tant pis pour le convive, pensa le parfumeur en méditant de griser Claparon afin d’apprendre quels étaient ses vrais associés dans une affaire qui commençait à lui paraître ténébreuse.

— Bon ! Victoire ! cria le banquier.

À ce cri parut une vraie Léonarde attifée comme une marchande de poisson.

— Dites à mes commis que je n’y suis pour personne, pas même pour Nucingen, les Keller, Gigonnet et autres !

— Il n’y a que monsieur Lempereur de venu.

— Il recevra le beau monde, dit Claparon. Le fretin ne passera pas la première pièce. On dira que je médite un coup… de vin de Champagne !

Griser un ancien commis-voyageur est la chose impossible. César avait pris la verve du mauvais ton pour les symptômes de l’ivresse, quand il essaya de confesser son associé.

— Cet infâme Roguin est toujours avec vous, dit Birotteau, ne devriez-vous pas lui écrire d’aider un ami qu’il a compromis, un homme avec lequel il dînait tous les dimanches et qu’il connaît depuis vingt ans ?

— Roguin ?… un sot ! sa part est à nous. Ne soyez pas triste, mon brave, tout ira bien. Payez le quinze, et la première fois nous verrons ! Quand je dis nous verrons… (un verre de vin !) les fonds ne me concernent en aucune manière. Ah ! vous ne paieriez pas, je ne vous ferais point la mine, je ne suis dans l’affaire que {p. 384}   pour une commission sur les achats et pour un droit sur les réalisations, moyennant quoi je manœuvre les propriétaires… Comprenez-vous ? vous avez des associés solides, aussi n’ai-je pas peur, mon cher monsieur. Aujourd’hui les affaires se divisent ! Une affaire exige le concours de tant de capacités ! Mettez-vous avec nous dans les affaires ? Ne carottez pas avec des pots de pommade et des peignes : mauvais ! mauvais ! Tondez le public, entrez dans la Spéculation.

— La Spéculation ? dit le parfumeur, quel est ce commerce ?

— C’est le commerce abstrait, reprit Claparon, un commerce qui restera secret pendant une dizaine d’années encore, au dire du grand Nucingen, le Napoléon de la finance, et par lequel un homme embrasse les totalités des chiffres, écrème les revenus avant qu’ils n’existent, une conception gigantesque, une façon de mettre l’espérance en coupes réglées, enfin une nouvelle Cabale ! Nous ne sommes encore que dix ou douze têtes fortes initiées aux secrets cabalistiques de ces magnifiques combinaisons.

César ouvrait les yeux et les oreilles en essayant de comprendre cette phraséologie composite.

— Écoutez, dit Claparon après une pause, de semblables coups veulent des hommes. Il y a l’homme à idées qui n’a pas le sou, comme tous les gens à idées. Ces gens-là pensent et dépensent, sans faire attention à rien. Figurez-vous un cochon qui vague dans un bois à truffes ! Il est suivi par un gaillard, l’homme d’argent, qui attend le grognement excité par la trouvaille. Quand l’homme à idées a rencontré quelque bonne affaire, l’homme d’argent lui donne alors une tape sur l’épaule et lui dit : Qu’est-ce que c’est que ça ? Vous vous mettez dans la gueule d’un four, mon brave, vous n’avez pas les reins assez forts ; voilà mille francs, et laissez-moi mettre en scène cette affaire. Bon ! le Banquier convoque alors les industriels. Mes amis, à l’ouvrage ! des prospectus ! la blague à mort ! On prend des cors de chasse et on crie à son de trompe : Cent mille francs pour cinq sous ! ou cinq sous pour cent mille francs, des mines d’or, des mines de charbon. Enfin tout l’esbrouffe du commerce. On achète l’avis des hommes de science ou d’art, la parade se déploie, le public entre, il en a pour son argent, la recette est dans nos mains. Le cochon est chambré sous son toit avec des pommes de terre, et les autres se chafriolent dans les billets de banque. Voilà, mon cher monsieur. Entrez dans {p. 385}   les affaires. Que voulez-vous être ? cochon, dindon, paillasse ou millionnaire ? Réfléchissez à ceci : je vous ai formulé la théorie des emprunts modernes. Venez me voir, vous trouverez un bon garçon toujours jovial. La jovialité française, grave et légère tout à la fois, ne nuit pas aux affaires, au contraire ! Des hommes qui trinquent sont bien faits pour se comprendre ! Allons ! encore un verre de vin de Champagne ? il est soigné, allez ! Ce vin est envoyé par un homme d’Épernay même, à qui j’en ai bien fait vendre, et à bon prix. (J’étais dans les vins.) Il se montre reconnaissant et se souvient de moi dans ma prospérité. C’est rare.