L’abréviation lapidaire d’un nom de ville, mon cher ami, je l’ai cherché dans Malte-Brun : Goritz, en latin Gorixia, située en Bohême ou Hongrie, enfin en Autriche…

BIXIOU.

Tyrol, provinces basques, ou Amérique du sud. Vous auriez dû chercher aussi un air pour jouer cela sur la clarinette.

GODARD (levant les épaules et s’en allant).

Quelles bêtises !

COLLEVILLE.

Bêtises, bêtises ! je voudrais bien que vous vous donnassiez la peine d’étudier le fatalisme, religion de l’empereur Napoléon.

GODARD (piqué du ton de Colleville).

Monsieur Colleville, Bonaparte peut être dit empereur par les historiens, mais on ne doit pas le reconnaître en cette qualité dans les Bureaux.

BIXIOU (souriant).

Cherchez cette7 anagramme-là, mon cher ami ? Tenez, en fait d’anagrammes, j’aime mieux votre femme, c’est plus facile à retourner. (À voix basse.) Flavie devrait bien vous faire faire, à ses moments perdus, Chef de Bureau, ne fût-ce que pour vous soustraire aux sottises d’un Godard !…

DUTOCQ (appuyant Godard).

Si ce n’était pas des bêtises, vous perdriez votre place, car vous prophétisez des événements peu agréables au roi ; tout bon royaliste doit présumer qu’il a eu assez de deux séjours à l’étranger.

COLLEVILLE.

Si l’on m’ôtait ma place, François Keller secouerait drôlement votre ministre. (Silence profond.) Sachez, maître Dutocq, que toutes les anagrammes connues ont été accomplies8. Tenez, vous !… Eh ! bien, ne vous mariez pas : on trouve coqu dans votre nom !

BIXIOU.

D, t, reste alors pour détestable.

DUTOCQ (sans paraître fâché).

J’aime mieux que ce ne soit que dans mon nom.

PAULMIER (tout bas à Desroys).

Attrape, mons Colleville.

DUTOCQ (à Colleville).

Avez-vous fait celui de : Xavier Rabourdin, chef de bureau ?

{P. 226}   COLLEVILLE.

Parbleu !

BIXIOU (taillant sa plume).

Qu’avez-vous trouvé ?

COLLEVILLE.

Il fait ceci : D’abord rêva bureaux, E-u… Saisissez-vous bien ?… ET IL EUT ! E-u fin riche. Ce qui signifie qu’après avoir commencé dans l’administration, il la plantera là, pour faire fortune ailleurs. (Il répète.) D’abord rêva bureaux, E-u fin riche.

DUTOCQ.

C’est au moins singulier.

BIXIOU.

Et Isidore Baudoyer ?

COLLEVILLE (avec mystère).

Je ne voudrais pas le dire à d’autres qu’à Thuillier.

BIXIOU.

Gage un déjeuner que je vous le dis.

COLLEVILLE.

Je le paie, si vous le trouvez ?

BIXIOU.

Vous me régalerez donc ; mais n’en soyez pas fâché : deux artistes comme nous s’amuseront à mort !… Isidore Baudoyer donne Ris d’aboyeur d’oie !

COLLEVILLE (frappé d’étonnement).

Vous me l’avez volé.

BIXIOU (cérémonieusement).

Monsieur de Colleville, faites-moi l’honneur de me croire assez riche en niaiseries pour ne pas dérober celles de mon prochain.

BAUDOYER (entrant un dossier à la main).

Messieurs, je vous en prie, parlez encore un peu plus haut, vous mettez le Bureau en très-bon renom auprès des administrateurs. Le digne monsieur Clergeot, qui m’a fait l’honneur de venir me demander un renseignement, entendait vos propos. (Il passe chez monsieur Godard.)

BIXIOU (à voix basse).

L’aboyeur est bien doux ce matin, nous aurons un changement dans l’atmosphère.

DUTOCQ (bas à Bixiou).

J’ai quelque chose à vous dire.

{P. 227}   BIXIOU (tâtant le gilet de Dutocq).

Vous avez un joli gilet qui sans doute ne vous coûte presque rien. Est-ce là le secret ?

DUTOCQ.

Comment, pour rien ! je n’ai jamais rien payé de si cher. Cela vaut six francs l’aune au grand magasin de la rue de la Paix, une belle étoffe mate qui va bien en grand deuil.

BIXIOU.

Vous vous connaissez en gravures, mais vous ignorez les lois de l’étiquette. On ne peut pas être universel. La soie n’est pas admise dans le grand deuil. Aussi n’ai-je que de la laine. Monsieur Rabourdin, monsieur Clergeot, le ministre sont tout laine ; le faubourg Saint-Germain tout laine. Il n’y a que Minard qui ne porte pas de laine, il a peur d’être pris pour un mouton, nommé Laniger en latin de Bucolique ; il s’est dispensé, sous ce prétexte, de se mettre en deuil de Louis XVIII, grand législateur, auteur de la charte et homme d’esprit, un roi qui tiendra bien sa place dans l’histoire, comme il la tenait sur le trône, comme il la tenait bien partout ; car savez-vous le plus beau trait de sa vie ? non. Eh ! bien, à sa seconde rentrée, en recevant tous les souverains alliés, il a passé le premier en allant à table.

PAULMIER (regardant Dutocq).

Je ne vois pas…

DUTOCQ (regardant Paulmier).

Ni moi non plus.

BIXIOU.

Vous ne comprenez pas ? Eh ! bien, il ne se regardait pas comme chez lui. C’était spirituel, grand et épigrammatique. Les souverains n’ont pas plus compris que vous, même en se cotisant pour comprendre ; il est vrai qu’ils étaient presque tous étrangers…

(Baudoyer, pendant cette conversation, est au coin de la cheminée dans le cabinet de son Sous-chef, et tous deux ils parlent à voix basse.)

BAUDOYER.

Oui, le digne homme expire. Les deux ministres y sont pour recevoir son dernier soupir, mon beau-père vient d’être averti de l’événement. Si vous voulez me rendre un signalé service, vous prendrez un cabriolet et vous irez prévenir madame Baudoyer, car monsieur Saillard ne peut quitter sa caisse et moi je n’ose laisser {p. 228}   le Bureau seul. Mettez-vous à sa disposition : elle a, je crois, ses vues, et pourrait vouloir faire faire simultanément quelques démarches. (Les deux fonctionnaires sortent ensemble.)

GODARD.

Monsieur Bixiou, je quitte le bureau pour la journée, ainsi remplacez-moi.

BAUDOYER (à Bixiou d’un air bénin).

Vous me consulterez, s’il y avait lieu.

BIXIOU.

Pour le coup, La Billardière est mort !

DUTOCQ (à l’oreille de Bixiou).

Venez un peu dehors me reconduire. (Bixiou et Dutocq sortent dans le corridor et se regardent comme deux augures.)

DUTOCQ (parlant dans l’oreille de Bixiou).

Écoutez. Voici le moment de nous entendre pour avancer. Que diriez-vous, si nous devenions vous Chef et moi Sous-chef ?

BIXIOU (haussant les épaules).

Allons, pas de farces !

DUTOCQ.

Si Baudoyer était nommé, Rabourdin ne resterait pas, il donnerait sa démission. Entre nous, Baudoyer est si incapable que si du Bruel et vous, vous voulez ne pas l’aider, dans deux mois il sera renvoyé. Si je sais compter, nous aurons devant nous trois places vides.

BIXIOU.

Trois places qui nous passeront sous le nez, et qui seront données à des ventrus, à des laquais, à des espions, à des hommes de la Congrégation, à Colleville dont la femme a fini par où finissent les jolies femmes… par la dévotion…

DUTOCQ.

À vous, mon cher, si vous voulez une fois dans votre vie employer votre esprit logiquement. (Il s’arrête comme pour étudier sur la figure de Bixiou l’effet de son adverbe.) Jouons ensemble cartes sur table.

BIXIOU (impassible).

Voyons votre jeu ?

DUTOCQ.

Moi je ne veux pas être autre chose que Sous-chef, je me connais, je sais que je n’ai pas, comme vous, les moyens d’être Chef. Du Bruel peut devenir directeur, vous serez son Chef de {p. 229}   bureau, il vous laissera sa place quand il aura fait sa pelote, et moi je boulotterai, protégé par vous, jusqu’à ma retraite.

BIXIOU.

Finaud ! Mais par quels moyens comptez-vous mener à bien une entreprise où il s’agit de forcer la main au ministre, et d’expectorer un homme de talent ? Entre nous, Rabourdin est le seul homme capable de la Division, et peut-être du Ministère. Or il s’agit de mettre à sa place le carré de la sottise, le cube de la niaiserie, la Place Baudoyer !

DUTOCQ (se rengorgeant).

Mon cher, je puis soulever contre Rabourdin tous les Bureaux ! vous savez combien Fleury l’aime ? eh ! bien, Fleury le méprisera.

BIXIOU.

Être méprisé par Fleury !

DUTOCQ.

Il ne restera personne au Rabourdin : les employés en masse iront se plaindre de lui au ministre, et ce ne sera pas seulement notre Division, mais la Division Clergeot, mais la Division Bois-Levant et les autres Ministères…

BIXIOU.

C’est cela ! cavalerie, infanterie, artillerie et le corps des marins de la Garde, en avant ! Vous délirez, mon cher ! Et moi, qu’ai-je à faire là-dedans ?

DUTOCQ.

Une caricature mordante, un dessin à tuer un homme.

BIXIOU.

Le paierez-vous ?

DUTOCQ.

Cent francs.

BIXIOU (en lui-même).

Il y a quelque chose.

DUTOCQ (continuant).

Il faudrait représenter Rabourdin habillé en boucher, mais bien ressemblant, chercher des analogies entre un bureau et une cuisine, lui mettre à la main un tranche-lard, peindre les principaux employés des ministères en volailles, les encager dans une immense souricière sur laquelle on écrirait : Exécutions administratives, et il serait censé leur couper le cou un à un. Il y aurait des oies, des canards à têtes conformées comme les nôtres, des portraits {p. 230}   vagues, vous comprenez ! il tiendrait un volatile à la main, Baudoyer, par exemple, fait en dindon.

BIXIOU.

Ris d’aboyeur d’oie ! (Il a regardé pendant long-temps Dutocq.) Vous avez trouvé cela, vous ?

DUTOCQ.

Oui, moi.

BIXIOU (se parlant à lui-même).

Les sentiments violents conduiraient-ils donc au même but que le talent ? (À Dutocq.) Mon cher, je ferai cela… (Dutocq laisse échapper un mouvement de joie) quand (point d’orgue) je saurai sur quoi m’appuyer ; car si vous ne réussissez pas, je perds ma place, et il faut que je vive. Vous êtes encore singulièrement bon enfant, mon cher collègue !

DUTOCQ.

Eh bien, ne faites la lithographie que quand le succès vous sera démontré…

BIXIOU.

Pourquoi ne videz-vous pas votre sac tout de suite ?

DUTOCQ.

Il faut auparavant aller flairer l’air du bureau, nous reparlerons de cela tantôt. (Il s’en va.)

BIXIOU (seul dans le corridor).

Cette raie au beurre noir, car il ressemble plus à un poisson qu’à un oiseau, ce Dutocq a eu là une bonne idée, je ne sais pas où il l’a prise. Si la Place Baudoyer succède à La Billardière, ce serait drôle, mieux que drôle, nous y gagnerions ! (Il rentre dans le Bureau.) Messieurs, il va y avoir de fameux changements, le papa La Billardière est décidément mort. Sans blague ! parole d’honneur ! Voilà Godard en course pour notre respectable chef Baudoyer, successeur présumé du défunt (Minard, Desroys, Colleville lèvent la tête avec étonnement, tous posent leurs plumes, Colleville se mouche). Nous allons avancer, nous autres ! Colleville sera Sous-Chef au moins, Minard sera peut-être commis principal, et pourquoi ne le serait-il pas ? il est aussi bête que moi. Hein ! Minard, si vous étiez à deux mille cinq cents, votre petite femme serait joliment contente et vous pourriez vous acheter des bottes.

COLLEVILLE.

Mais vous ne les avez pas encore, deux mille cinq cents.

{P. 231}   BIXIOU.

Monsieur Dutocq les a chez les Rabourdin, pourquoi ne les aurais-je pas cette année ? Monsieur Baudoyer les a eus.

COLLEVILLE.

Par l’influence de monsieur Saillard. Aucun commis principal ne les a dans la Division Clergeot.

PAULMIER.

Par exemple ! Monsieur Cochin n’a peut-être pas trois mille ? Il a succédé à monsieur Vavasseur, qui a été dix ans sous l’Empire à quatre mille, il a été remis à trois mille à la première rentrée, et est mort à deux mille cinq cents. Mais par la protection de son frère, monsieur Cochin s’est fait augmenter, il a trois mille.

COLLEVILLE.

Monsieur Cochin signe E. L. L. E. Cochin, il se nomme Émile-Louis-Lucien-Emmanuel, ce qui anagrammé donne Cochenille. Eh ! bien, il est associé d’une maison de droguerie, rue des Lombards, la maison Matifat qui s’est enrichie par des spéculations sur cette denrée coloniale.

BIXIOU.

Pauvre homme, il a fait un an de Florine.

COLLEVILLE.

Cochin assiste quelquefois à nos soirées, car il est de première force sur le violon. (À Bixiou qui ne s’est pas encore mis au travail.) Vous devriez venir chez nous entendre un concert, mardi prochain. On joue un quintetto de Reicha.

BIXIOU.

Merci, je préfère regarder la partition.

COLLEVILLE.

Est-ce pour faire9 un mot que vous dites cela ?… car un artiste de votre force doit aimer la musique.

BIXIOU.

J’irai, mais à cause de madame.

BAUDOYER (revenant).

Monsieur Chazelle n’est pas encore venu, vous lui ferez mes compliments, messieurs.

BIXIOU (qui a mis un chapeau à la place de Chazelle en entendant le pas de Baudoyer).

Pardon, monsieur, il est allé demander un renseignement pour vous chez les Rabourdin.

{P. 232}   CHAZELLE (entrant son chapeau sur la tête et sans voir Baudoyer).

Le père La Billardière est enfoncé, messieurs ! Rabourdin est Chef de Division, maître des requêtes ! il n’a pas volé son avancement, celui-là…

BAUDOYER (à Chazelle).

Vous avez trouvé cette nomination dans votre second chapeau, monsieur, n’est-ce pas ? (Il lui montre le chapeau qui est à sa place). Voilà la troisième fois depuis le commencement du mois que vous venez après neuf heures ; si vous continuez ainsi, vous ferez du chemin, mais savoir en quel sens ! (À Bixiou qui lit le journal.) Mon cher monsieur Bixiou, de grâce laissez le journal à ces messieurs qui s’apprêtent à déjeuner, et venez prendre la besogne d’aujourd’hui. Je ne sais pas ce que monsieur Rabourdin fait de Gabriel ; il le garde, je crois, pour son usage particulier, je l’ai sonné trois fois. (Baudoyer et Bixiou rentrent dans le cabinet.)

CHAZELLE.

Damné sort !

PAULMIER (enchanté de tracasser Chazelle).

Ils ne vous ont donc pas dit en bas qu’il était monté ? D’ailleurs ne pouviez-vous regarder en entrant, voir le chapeau à votre place, et l’éléphant…

COLLEVILLE (riant).

Dans la ménagerie.

PAULMIER.

Il est assez gros pour être visible.

CHAZELLE (au désespoir).

Parbleu, pour quatre francs soixante-quinze centimes que nous donne le gouvernement par jour, je ne vois pas que l’on doive être comme des esclaves.

FLEURY (entrant).

À bas Baudoyer ! vive Rabourdin ! voilà le cri de la Division.

CHAZELLE (s’exaspérant).

Baudoyer peut bien me faire destituer s’il le veut, je n’en serai pas plus triste. À Paris, il existe mille moyens de gagner cinq francs par jour ! on les gagne au Palais à faire des copies pour les avoués…

PAULMIER (asticotant10 toujours Chazelle).

Vous dites cela, mais une place est une place, et le courageux {p. 233}   Colleville qui se donne un mal de galérien en dehors du Bureau, qui pourrait gagner, s’il perdait sa place, plus que ses appointements, rien qu’en montrant la musique, eh ! bien, il aime mieux sa place. Que diantre, on n’abandonne pas ses espérances.

CHAZELLE (continuant sa philippique).

Lui, mais pas moi ! Nous n’avons plus de chances ? Parbleu ! il fut un temps où rien n’était plus séduisant que la carrière administrative. Il y avait tant d’hommes aux armées qu’il en manquait pour l’administration. Les gens édentés, blessés à la main, au pied, de santé mauvaise, comme Paulmier, les myopes obtenaient un rapide avancement. Les familles, dont les enfants grouillaient dans les lycées, se laissaient alors fasciner par la brillante existence d’un jeune homme en lunettes, vêtu d’un habit bleu, dont la boutonnière était allumée par un ruban rouge, et qui touchait un millier de francs par mois, à la charge d’aller quelques heures dans un Ministère quelconque, y surveiller quelque chose, y arrivant tard et partant tôt, ayant, comme lord Byron, des heures de loisir et faisant des romances, se promenant aux Tuileries, doué d’un petit air rogue, se faisant voir partout, au spectacle, au bal, admis dans les meilleures sociétés, dépensant ses appointements, rendant ainsi à la France tout ce que la France lui donnait, rendant même des services. En effet, les employés étaient alors, comme Thuillier, cajolés par de jolies femmes ; ils paraissaient avoir de l’esprit, ils ne se lassaient point trop dans les Bureaux. Les impératrices, les reines, les princesses, les maréchales de cette heureuse époque avaient des caprices. Toutes ces belles dames avaient la passion des belles âmes : elles aimaient à protéger. Aussi pouvait-on remplir à vingt-cinq ans11, une place élevée, être auditeur au Conseil d’état ou maître des requêtes, et faire des rapports à l’Empereur en s’amusant avec son auguste famille. On s’amusait et l’on travaillait tout ensemble. Tout se faisait vite. Mais aujourd’hui, depuis que la Chambre a inventé la spécialité pour les dépenses, et les chapitres intitulés : Personnel ! nous sommes moins que des soldats. Les moindres places sont soumises à mille chances, car il y a mille souverains…

BIXIOU (rentrant).

Chazelle est donc fou. Où voit-il mille souverains ?… serait-ce par hasard dans sa poche ?…

{P. 234}   CHAZELLE.

Comptons ? Quatre cents au bout du pont de la Concorde, ainsi nommé parce qu’il mène au spectacle de la perpétuelle discorde entre la Gauche et la Droite de la Chambre ; trois cents autres au bout de la rue de Tournon. La Cour, qui doit compter pour trois cents, est donc obligée d’avoir sept cents fois plus de volonté que l’Empereur pour nommer un de ses protégés à une place quelconque !…

FLEURY.

Tout cela signifie que, dans un pays où il y a trois pouvoirs, il y a mille à parier contre un, qu’un employé qui n’est protégé que par lui-même n’aura point d’avancement.

BIXIOU (regardant tour à tour Chazelle et Fleury).

Ah ! mes enfants, vous en êtes encore à savoir qu’aujourd’hui le plus mauvais état c’est l’état d’être à l’État…

FLEURY.

À cause du gouvernement constitutionnel.

COLLEVILLE.

Messieurs !… ne parlons pas politique.

BIXIOU.

Fleury a raison. Aujourd’hui, messieurs, servir l’État, ce n’est plus servir le prince qui savait punir et récompenser ! Aujourd’hui l’État, c’est tout le monde. Or, tout le monde ne s’inquiète de personne. Servir tout le monde, c’est ne servir personne. Personne ne s’intéresse à personne. Un employé vit entre ces deux négations ! Le monde n’a pas de pitié, n’a pas d’égard, n’a ni cœur, ni tête ; tout le monde est égoïste, tout le monde oublie demain les services d’hier. Vous avez beau vous trouver, comme monsieur Baudoyer, dès l’âge le plus tendre, un génie administratif, le Châteaubriand des rapports, le Bossuet des circulaires, le Canalis des mémoires, l’enfant sublime de la dépêche, il existe une loi désolante contre le génie administratif, la loi sur l’avancement avec sa moyenne. Cette fatale Moyenne résulte des tables de la loi sur l’avancement et des tables de mortalité combinées. Il est certain qu’en entrant dans quelque administration que ce soit, à l’âge de dix-huit ans, on n’obtient dix-huit cents francs d’appointements qu’à trente ans ; pour en obtenir six mille à cinquante, la vie de Colleville nous prouve que le génie d’une femme, l’appui de plusieurs pairs de France, de plusieurs députés influents, ne sert à rien. Il n’est donc pas de {p. 235}   carrière libre et indépendante dans laquelle, en douze années, un jeune homme, ayant fait ses humanités, vacciné, libéré du service militaire, jouissant de ses facultés, sans avoir une intelligence transcendante, n’ait amassé un capital de quarante-cinq mille francs et des12 centimes, représentant la rente perpétuelle de notre traitement essentiellement transitoire, car il n’est pas même viager. Dans cette période, un épicier doit avoir gagné dix mille francs de rentes, avoir déposé son bilan, ou présidé le tribunal de commerce. Un peintre a badigeonné un kilomètre de toile, il doit être décoré de la Légion-d’Honneur, ou se poser en grand homme inconnu. Un homme de lettres est professeur de quelque chose, ou journaliste à cent francs pour mille lignes, il écrit des feuilletons, ou se trouve à Sainte-Pélagie après un pamphlet lumineux qui mécontente les Jésuites, ce qui constitue une valeur énorme et en fait un homme politique. Enfin, un oisif, qui n’a rien fait, car il y a des oisifs qui font quelque chose, a fait des dettes et une veuve qui les lui paye. Un prêtre a eu le temps de devenir évêque in partibus. Un vaudevilliste est devenu propriétaire, quand il n’aurait jamais fait, comme du Bruel, de vaudevilles entiers. Un garçon intelligent et sobre, qui aurait commencé l’escompte avec un très-petit capital, comme mademoiselle Thuillier, achète alors un quart de charge d’agent de change. Allons plus bas ! Un petit clerc est notaire, un chiffonnier a mille écus de rentes, les plus malheureux ouvriers ont pu devenir fabricants ; tandis que, dans le mouvement rotatoire de cette civilisation qui prend la division infinie pour le progrès, un Chazelle a vécu à vingt-deux sous par tête !… — se débat avec son tailleur et son bottier ! — À des dettes ! — n’est rien ! Et s’est crétinisé ! Allons ! messieurs ? un beau mouvement ! Hein ? donnons tous nos démissions !… Fleury, Chazelle, jetez-vous dans d’autres parties ? et devenez-y deux grands hommes !…

CHAZELLE (calmé par le discours de Bixiou).

Merci. (Rire général.)

BIXIOU.

Vous avez tort, dans votre situation je prendrais les devants sur le Secrétaire-général.

CHAZELLE (inquiet).

Et qu’a-t-il donc à me dire ?

BIXIOU.

Odry vous dirait, Chazelle, avec plus d’agrément que n’en {p. 236}   mettra des Lupeaulx, que pour vous la seule place libre est la place de la Concorde.

PAULMIER (tenant le tuyau du poêle embrassé).

Parbleu, Baudoyer ne vous fera pas grâce, allez !…

FLEURY.

Encore une vexation de Baudoyer ! Ah ! quel singulier pistolet vous avez là ! Parlez-moi de monsieur Rabourdin, voilà un homme. Il m’a mis de la besogne sur ma table, il faudrait trois jours pour l’expédier ici… eh ! bien, il l’aura pour ce soir, à quatre heures. Mais il n’est pas sur mes talons pour m’empêcher de venir causer avec les amis.

BAUDOYER (se montrant).

Messieurs, vous conviendrez que si l’on a le droit de blâmer le système de la Chambre ou la marche de l’Administration, ce doit être ailleurs que dans les Bureaux ! (Il s’adresse à Fleury.) Pourquoi venez-vous ici, monsieur ?

FLEURY (insolemment).

Pour avertir ces messieurs qu’il y a du remue-ménage ! Du Bruel est mandé au secrétariat-général, Dutocq y va ! Tout le monde se demande qui sera nommé.

BAUDOYER (en rentrant).

Ceci, monsieur, n’est pas votre affaire, retournez à votre Bureau, ne troublez pas l’ordre dans le mien…

FLEURY (sur la porte).

Ce serait une fameuse injustice si Rabourdin la gobait ! Ma foi ! je quitterais le Ministère (il revient). Avez-vous trouvé votre anagramme, papa Colleville ?

COLLEVILLE.

Oui, la voici.

FLEURY (se penche sur le bureau de Colleville).

Fameux ! fameux ! Voilà ce qui ne manquera pas d’arriver si le gouvernement continue son métier d’hypocrite. (Il fait signe aux employés que Baudoyer écoute.) Si le Gouvernement disait franchement son intention sans conserver d’arrière-pensée, les Libéraux verraient alors ce qu’ils auraient à faire. Un gouvernement qui met contre lui ses meilleurs amis, et des hommes comme ceux des Débats, comme Châteaubriand et Royer-Collard ! ça fait pitié !

{P. 237}   COLLEVILLE (après avoir consulté ses collègues).

Tenez, Fleury, vous êtes un bon enfant ; mais ne parlez pas politique ici, vous ne savez pas le tort que vous nous faites.

FLEURY (sèchement).

Adieu, messieurs. Je vais expédier. (Il revient et parle bas à Bixiou.) On dit que madame Colleville est liée avec la Congrégation.

BIXIOU.

Par où ?…

FLEURY (il éclate de rire).

On ne vous prend jamais sans vert !

COLLEVILLE (inquiet).

Que dites-vous ?

FLEURY.