— Nà, bien vrai ?… demanda la portière, car vous n’êtes si bon, que les femmes, qui, voyez-vous, n’aiment la bonté, c’est ce qui les attache… et il me semblait impossible que dans votre bon temps…

— Emmène-la ! dit Pons à l’oreille de Schmucke, elle m’agace !

— Monsieur Schmucke alors, n’en a des enfants… Vous n’êtes tous comme ça, vous autres vieux garçons…

— Moi ! s’écria Schmucke en se dressant sur ses jambes, mais…

— Allons, vous n’aussi, vous n’êtes sans héritiers, n’est-ce pas ! Vous n’êtes venus tous deux comme des champignons sur cette terre.

— Foyons, fenez ! répondit Schmucke.

Le bon Allemand prit héroïquement madame Cibot par la taille, et l’emmena dans le salon, sans tenir compte de ses cris.

— Vous voudriez n’à notre âge, n’abuser d’une pauvre femme !… criait la Cibot en se débattant dans les bras de Schmucke.

— Ne griez pas !

— Vous, le meilleur des deux ! répondit la Cibot. Ah ! j’ai n’eu {p. 473}   tort de parler d’amour n’à des vieillards qui n’ont jamais connu de femmes ! j’ai n’allumé vos feux, monstre, s’écria-t-elle en voyant les yeux de Schmucke brillant de colère. N’à la garde ! n’à la garde ! on m’enlève !

— Fus edes eine pedde ! répondit l’Allemand. Foyons, qu’a tid le togdeur ?…

— Vous me brutalisez ainsi, dit en pleurant la Cibot rendue à la liberté, moi qui me jetterais dans le feu pour vous deux ! Ah bien ! n’on dit que les hommes se connaissent à l’user… Comme c’est vrai ! C’est pas mon pauvre Cibot qui me malmènerait ainsi… Moi qui fais de vous mes enfants ; car je n’ai pas d’enfants, et je disais hier, oui, pas plus tard qu’hier, à Cibot : — « Mon ami, Dieu savait bien ce qu’il faisait en nous refusant des enfants, car j’ai deux enfants là-haut ! » Voilà, par la sainte croix de Dieu, sur l’âme de ma mère, ce que je lui disais…

— Eh ! mais qu’a tid le togdeur ? demanda rageusement Schmucke qui pour la première fois de sa vie frappa du pied.

— Eh bien ! il n’a dit, répondit madame Cibot en attirant Schmucke dans la salle à manger, il n’a dit que notre cher bien-aimé chéri de n’amour de malade serait en danger de mourir, s’il n’était pas bien soigné : mais je suis là, malgré vos brutalités ; car vous n’êtes brutal, vous que je croyais si doux. N’en avez-vous de ce tempérament !… N’ah ! vous n’abuseriez donc n’encore n’à votre âge d’une femme, gros polisson ?…

— Bolizon ! moâ ?… Fus ne gombrenez toncques bas que che n’ame que Bons.

— N’à la bonne heure, vous me laisserez tranquille, n’est-ce pas ? dit-elle en souriant à Schmucke. Vous ferez bien, car Cibot casserait les os à quiconque n’attenterait à son noneur !

— Zoignez-le pien, ma petite mondam Zibod, reprit Schmucke en essayant de prendre la main à madame Cibot.

— N’ah ! voyez-vous, n’encore ?

— Égoudez-moi tonc ? dud ce que c’haurai zera à fus, zi nus le zauffons…

— Eh bien ! je vais chez l’apothicaire, chercher ce qu’il faut… car, voyez-vous, monsieur, ça coûtera cette maladie ; net comment ferez-vous ?…

— Che dravaillerai ! Che feux que Bons zoid soigné gomme ein brince…

{p. 474}   — Il le sera, mon bon monsieur Schmucke ; et, voyez-vous, ne vous inquiétez de rien. Cibot et moi, nous n’avons deux mille francs d’économie, elles sont à vous, et n’il y a long-temps que je mets du mien ici, n’allez !…

— Ponne phâme ! s’écria Schmucke en s’essuyant les yeux, quel cueir !

— Séchez des larmes qui m’honorent, car voilà ma récompense, à moi ! dit mélodramatiquement la Cibot. Je suis la plus désintéressée de toutes les créatures, mais n’entrez pas n’avec des larmes n’aux yeux, car monsieur Pons croirait qu’il est plus malade qu’il n’est.

Schmucke, ému de cette délicatesse, prit enfin la main de la Cibot et la lui serra.

— N’épargnez-moi ! dit l’ancienne écaillère en jetant à Schmucke un regard tendre.

— Bons, dit le bon Allemand en rentrant, c’esd eine anche que montam Zibod, c’esd eine anche pafard, mais c’esde eine anche.

— Tu crois ?… je suis devenu défiant depuis un mois, répondit le malade en hochant la tête. Après tous mes malheurs, on ne croit plus à rien qu’à Dieu et à toi !…

— Cuéris, et nus fifrons dus trois gomme tes roisse ! s’écria Schmucke.

— Cibot ! s’écria la portière essoufflée, en entrant dans sa loge. Ah ! mon ami, notre fortune n’est faite ! Mes deux messieurs n’ont pas d’héritiers, ni d’enfants naturels, ni rien… quoi !… Oh ! j’irai chez madame Fontaine me faire tirer les cartes, pour savoir ce que nous n’aurons de rente !…

— Ma femme, répondit le petit tailleur, ne comptons pas sur les souliers d’un mort pour être bien chaussés.

— Ah çà ! vas-tu m’asticoter, toi, dit-elle, en donnant une tape amicale à Cibot. Je sais ce que je sais ! Monsieur Poulain n’a condamné monsieur Pons ! Et nous serons riches ! Je serai sur le testament… Je m’en sarge ! Tire ton aiguille et veille n’à ta loge, tu ne feras plus long-temps ce métier-là ! Nous nous retirerons n’à la campagne, n’à Batignolles. N’une belle maison, n’un beau jardin, que tu t’amuseras à cultiver, et j’aurai n’une servante !…

— Eh bien ! voichine, comment cha va la haute, demanda Rémonencq, chavez-vousse che que vautte chette collectchion ?…

{p. 475}   — Non, non, pas encore ! N’on ne va pas comme ça ! mon brave homme. Moi, j’ai commencé par me faire dire des choses plus importantes…

— Pluche impourtantes ! s’écria Rémonencq ; maiche, che qui este plus impourtant que cette choge…

— Allons, gamin ! laisse-moi conduire la barque, dit la portière avec autorité.

— Maiche, tante pour chent, chur chette chent mille franques, vouche auriez de quoi reschter bourcheois pour le reschte de vostre vie…

— Soyez tranquille, papa Rémonencq, quand il faudra savoir ce que valent toutes les choses que le bonhomme a amassées, nous verrons…

Et la portière, après être allée chez l’apothicaire pour y prendre les médicaments ordonnés par le docteur Poulain, remit au lendemain sa consultation chez madame Fontaine, en pensant qu’elle trouverait les facultés de l’oracle plus nettes, plus fraîches, en s’y trouvant de bon matin avant tout le monde ; car il y a souvent foule chez madame Fontaine.

Après avoir été pendant quarante ans l’antagoniste de la célèbre mademoiselle Lenormand, à qui d’ailleurs elle a survécu, madame Fontaine était alors l’oracle du Marais. On ne se figure pas ce que sont les tireuses de cartes pour les classes inférieures parisiennes, ni l’influence immense qu’elles exercent sur les déterminations des personnes sans instruction ; car les cuisinières, les portières, les femmes entretenues, les ouvriers, tous ceux qui, dans Paris, vivent d’espérances, consultent les êtres privilégiés qui possèdent l’étrange et inexpliqué pouvoir de lire dans l’avenir. La croyance aux sciences occultes est bien plus répandue que ne l’imaginent les savants, les avocats, les notaires, les médecins, les magistrats et les philosophes. Le peuple a des instincts indélébiles. Parmi ces instincts, celui qu’on nomme si sottement superstition, est aussi bien dans le sang du peuple que dans l’esprit des gens supérieurs. Plus d’un homme d’État consulte, à Paris, les tireuses de cartes. Pour les incrédules, l’astrologie judiciaire (alliance de mots excessivement bizarre) n’est que l’exploitation d’un sentiment inné, l’un des plus forts de notre nature, la Curiosité. Les incrédules nient donc complétement les rapports que la divination établit entre la destinée humaine et la configuration qu’on en obtient par les {p. 476}   sept ou huit moyens principaux qui composent l’astrologie judiciaire. Mais il en est des sciences occultes comme de tant d’effets naturels repoussés par les esprits forts ou par les philosophes matérialistes, c’est-à-dire ceux qui s’en tiennent uniquement aux faits visibles, solides, aux résultats de la cornue ou des balances de la physique et de la chimie modernes ; ces sciences subsistent, elles continuent leur marche, sans progrès d’ailleurs, car depuis environ deux siècles la culture en est abandonnée par les esprits d’élite.

En ne regardant que le côté possible de la divination, croire que les événements antérieurs de la vie d’un homme, que les secrets connus de lui seul peuvent être immédiatement représentés par des cartes qu’il mêle, qu’il coupe et que le diseur d’horoscope divise en paquets d’après des lois mystérieuses, c’est l’absurde ; mais c’est l’absurde qui condamnait la vapeur, qui condamne encore la navigation aérienne, qui condamnait les inventions de la poudre et de l’imprimerie, celle des lunettes, de la gravure, et la dernière grande découverte, la daguerréotypie. Si quelqu’un fût venu dire à Napoléon qu’un édifice et qu’un homme sont incessamment et à toute heure représentés par une image dans l’atmosphère, que tous les objets existants y ont un spectre saisissable, perceptible, il aurait logé cet homme à Charenton, comme Richelieu logea Salomon de Caux à Bicêtre, lorsque le martyr normand lui apporta l’immense conquête de la navigation à vapeur. Et c’est là cependant ce que Daguerre a prouvé par sa découverte. Eh bien ! si Dieu a imprimé, pour certains yeux clairvoyants, la destinée de chaque homme dans sa physionomie, en prenant ce mot comme l’expression totale du corps, pourquoi la main ne résumerait-elle pas la physionomie, puisque la main est l’action humaine tout entière et son seul moyen de manifestation ? De là la chiromancie. La société n’imite-t-elle pas Dieu ? Prédire à un homme les événements de sa vie à l’aspect de sa main, n’est pas un fait plus extraordinaire chez celui qui a reçu les facultés du Voyant, que le fait de dire à un soldat qu’il se battra, à un avocat qu’il parlera, à un cordonnier qu’il fera des souliers ou des bottes, à un cultivateur qu’il fumera la terre et la labourera. Choisissons un exemple frappant ? Le génie est tellement visible en l’homme, qu’en se promenant à Paris, les gens les plus ignorants devinent un grand artiste quand il passe. C’est comme un soleil moral dont les rayons colorent tout à son passage. Un imbécile ne se reconnaît-il pas immédiatement par des impressions {p. 477}   contraires à celles que produit l’homme de génie ? Un homme ordinaire passe presque inaperçu. La plupart des observateurs de la nature sociale et parisienne peuvent dire la profession d’un passant en le voyant venir. Aujourd’hui, les mystères du sabbat, si bien peints par les peintres du seizième siècle, ne sont plus des mystères. Les Égyptiennes ou les Égyptiens, pères des Bohémiens, cette nation étrange, venue des Indes, faisait tout uniment prendre du hatschich à ses clients. Les phénomènes produits par cette conserve expliquent parfaitement le chevauchage sur les balais, la fuite par les cheminées, les visions réelles, pour ainsi dire, des vieilles changées en jeunes femmes, les danses furibondes et les délicieuses musiques qui composaient les fantaisies des prétendus adorateurs du diable.

Aujourd’hui tant de faits avérés, authentiques, sont issus des sciences occultes, qu’un jour ces sciences seront professées comme on professe la chimie et l’astronomie. Il est même singulier qu’au moment où l’on crée à Paris des chaires de slave, de mantchou, de littératures aussi peu professables que les littératures du Nord, qui, au lieu de fournir des leçons, devraient en recevoir, et dont les titulaires répètent d’éternels articles sur Shakspeare ou sur le seizième siècle, on n’ait pas restitué, sous le nom d’Anthropologie, l’enseignement de la philosophie occulte, l’une des gloires de l’ancienne Université. En ceci, l’Allemagne, ce pays à la fois si grand et si enfant, a devancé la France, car on y professe cette science, bien plus utile que les différentes PHILOSOPHIES, qui sont toutes la même chose.

Que certains êtres aient le pouvoir d’apercevoir les faits à venir dans le germe des causes, comme le grand inventeur aperçoit une industrie, une science dans un effet naturel inaperçu du vulgaire, ce n’est plus une de ces violentes exceptions qui font rumeur, c’est l’effet d’une faculté reconnue, et qui serait en quelque sorte le somnambulisme de l’esprit. Si donc cette proposition, sur laquelle reposent les différentes manières de déchiffrer l’avenir, semble absurde, le fait est là. Remarquez que prédire les gros événements de l’avenir n’est pas, pour le Voyant, un tour de force plus extraordinaire que celui de deviner le passé. Le passé, l’avenir sont également impossibles à savoir, dans le système des incrédules. Si les événements accomplis ont laissé des traces, il est vraisemblable d’imaginer que les événements à venir ont leurs {p. 478}   racines. Dès qu’un diseur de bonne aventure vous explique minutieusement les faits connus de vous seul, dans votre vie antérieure, il peut vous dire les événements que produiront les causes existantes. Le monde moral est taillé pour ainsi dire sur le patron du monde naturel ; les mêmes effets s’y doivent retrouver avec les différences propres à leurs divers milieux. Ainsi, de même que les corps se projettent réellement dans l’atmosphère en y laissant subsister ce spectre saisi par le daguerréotype qui l’arrête au passage ; de même, les idées, créations réelles et agissantes, s’impriment dans ce qu’il faut nommer l’atmosphère du monde spirituel, y produisent des effets, y vivent spectralement (car il est nécessaire de forger des mots pour exprimer des phénomènes innommés), et dès lors certaines créatures douées de facultés rares peuvent parfaitement apercevoir ces formes ou ces traces d’idées.

Quant aux moyens employés pour arriver aux visions, c’est là le merveilleux le plus explicable, dès que la main du consultant dispose les objets à l’aide desquels on lui fait représenter les hasards de sa vie. En effet, tout s’enchaîne dans le monde réel. Tout mouvement y correspond à une cause, toute cause se rattache à l’ensemble ; et, conséquemment, l’ensemble se représente dans le moindre mouvement. Rabelais, le plus grand esprit de l’humanité moderne, cet homme qui résuma Pythagore, Hippocrate, Aristophane et Dante, a dit, il y a maintenant trois siècles : L’homme est un microcosme. Trois siècles après, Swedenborg, le grand prophète suédois, disait que la terre était un homme. Le prophète et le précurseur de l’incrédulité se rencontraient ainsi dans la plus grande des formules. Tout est fatal dans la vie humaine, comme dans la vie de notre planète. Les moindres accidents, les plus futiles, y sont subordonnés. Donc les grandes choses, les grands desseins, les grandes pensées s’y reflètent nécessairement dans les plus petites actions, et avec tant de fidélité, que si quelque conspirateur mêle et coupe un jeu de cartes, il y écrira le secret de sa conspiration pour le Voyant appelé bohème, diseur de bonne aventure, charlatan, etc. Dès qu’on admet la fatalité, c’est-à-dire l’enchaînement des causes, l’astrologie judiciaire existe et devient ce qu’elle était jadis, une science immense, car elle comprend la faculté de déduction qui fit Cuvier si grand, mais spontanée, au lieu d’être, comme chez ce beau génie, exercée dans les nuits studieuses du cabinet.

{p. 479}   L’astrologie judiciaire, la divination, a régné pendant sept siècles, non pas comme aujourd’hui sur les gens du peuple, mais sur les plus grandes intelligences, sur les souverains, sur les reines et sur les gens riches. Une des plus grandes sciences de l’antiquité, le magnétisme animal, est sorti des sciences occultes, comme la chimie est sortie des fourneaux des alchimistes. La crânologie, la physiognomonie, la névrologie en sont également issues ; et les illustres créateurs de ces sciences, en apparence nouvelles, n’ont eu qu’un tort, celui de tous les inventeurs, et qui consiste à systématiser absolument des faits isolés, dont la cause génératrice échappe encore à l’analyse. Un jour l’Église catholique et la Philosophie moderne se sont trouvées d’accord avec la Justice pour proscrire, persécuter, ridiculiser les mystères de la Cabale ainsi que ses adeptes, et il s’est fait une regrettable lacune de cent ans dans le règne et l’étude des sciences occultes. Quoi qu’il en soit, le peuple et beaucoup de gens d’esprit, les femmes surtout, continuent à payer leurs contributions à la mystérieuse puissance de ceux qui peuvent soulever le voile de l’avenir ; ils vont leur acheter de l’espérance, du courage, de la force, c’est-à-dire ce que la religion seule peut donner. Aussi cette science est-elle toujours pratiquée, non sans quelques risques. Aujourd’hui, les sorciers, garantis de tout supplice par la tolérance due aux encyclopédistes du dix-huitième siècle, ne sont plus justiciables que de la police correctionnelle, et dans le cas seulement où ils se livrent à des manœuvres frauduleuses, quand ils effraient leurs pratiques dans le dessein d’extorquer de l’argent, ce qui constitue une escroquerie. Malheureusement l’escroquerie et souvent le crime accompagnent l’exercice de cette faculté sublime. Voici pourquoi.

Les dons admirables qui font le Voyant se rencontrent ordinairement chez les gens à qui l’on décerne l’épithète de brutes. Ces brutes sont les vases d’élection où Dieu met les élixirs qui surprennent l’humanité. Ces brutes donnent les prophètes, les saint Pierre, les l’Hermite. Toutes les fois que la pensée demeure dans sa totalité, reste bloc, ne se débite pas en conversation, en intrigues, en œuvres de littérature, en imaginations de savant, en efforts administratifs, en conceptions d’inventeur, en travaux guerriers, elle est apte à jeter des feux d’une intensité prodigieuse, contenus comme le diamant brut garde l’éclat de ses facettes. Vienne une circonstance ! cette intelligence s’allume, {p. 480}   elle a des ailes pour franchir les distances, des yeux divins pour tout voir ; hier, c’était un charbon, le lendemain, sous le jet du fluide inconnu qui la traverse, c’est un diamant qui rayonne. Les gens supérieurs, usés sur toutes les faces de leur intelligence, ne peuvent jamais, à moins de ces miracles que Dieu se permet quelquefois, offrir cette puissance suprême. Aussi, les devins et les devineresses sont-ils presque toujours des mendiants ou des mendiantes à esprits vierges, des êtres en apparence grossiers, des cailloux roulés dans les torrents de la misère, dans les ornières de la vie, où ils n’ont dépensé que des souffrances physiques. Le prophète, le Voyant, c’est enfin Martin le laboureur, qui a fait trembler Louis XVIII en disant un secret que le Roi pouvait seul savoir, c’est une mademoiselle Lenormand, une cuisinière comme madame Fontaine, une négresse presque idiote, un pâtre vivant avec des bêtes à cornes, un faquir assis au bord d’une pagode, et qui, tuant la chair, fait arriver l’esprit à toute la puissance inconnue des facultés somnambulesques. C’est en Asie que de tout temps se sont rencontrés les héros des sciences occultes. Souvent alors ces gens qui, dans l’état ordinaire, restent ce qu’ils sont, car ils remplissent en quelque sorte les fonctions physiques et chimiques des corps conducteurs de l’électricité, tour à tour métaux inertes ou canaux pleins de fluides mystérieux ; ces gens, redevenus eux-mêmes, s’adonnent à des pratiques, à des calculs qui les mènent en police correctionnelle, voire même, comme le fameux Balthazar, en cour d’assises et au bagne. Enfin ce qui prouve l’immense pouvoir que la Cartomancie exerce sur les gens du peuple, c’est que la vie ou la mort du pauvre musicien dépendait de l’horoscope que madame Fontaine allait tirer à madame Cibot.

Quoique certaines répétitions soient inévitables dans une histoire aussi considérable et aussi chargée de détails que l’est une histoire complète de la société française au dix-neuvième siècle, il est inutile de peindre le taudis de madame Fontaine, déjà décrit dans les Comédiens sans le savoir. Seulement il est nécessaire de faire observer que madame Cibot entra chez madame Fontaine, qui demeure rue Vieille-du-Temple, comme les habitués du café Anglais entrent dans ce restaurant pour y déjeuner. Madame Cibot, pratique fort ancienne, amenait là souvent des jeunes personnes et des commères dévorées de curiosité.

La vieille domestique, qui servait de prévôt à la tireuse de {p. 481}   cartes, ouvrit la porte du sanctuaire, sans prévenir sa maîtresse.

— C’est madame Cibot ! Entrez, ajouta-t-elle, il n’y a personne.

— Eh bien ! ma petite, qu’avez-vous donc pour venir si matin ? dit la sorcière.

Madame Fontaine, alors âgée de soixante-dix-huit ans, méritait cette qualification par son extérieur digne d’une Parque.

— J’ai les sangs tournés, donnez-moi le grand jeu ! s’écria la Cibot, il s’agit de ma fortune.

Et elle expliqua la situation dans laquelle elle se trouvait en demandant une prédiction pour son sordide espoir.

— Vous ne savez pas ce que c’est que le grand jeu ? dit solennellement madame Fontaine.

— Non, je ne suis pas n’assez riche pour n’en n’avoir jamais vu la farce ! cent francs !… Excusez du peu ! N’où que je les n’aurais pris ? Mais n’aujourd’hui, n’il me le faut !

— Je ne le joue pas souvent, ma petite, répondit madame Fontaine, je ne le donne aux riches que dans les grandes occasions, et on me le paye vingt-cinq louis ; car, voyez-vous, ça me fatigue, ça m’use ! l’Esprit me tripote, là, dans l’estomac. C’est, comme on disait autrefois, aller au sabbat !

— Mais, quand je vous dis, ma bonne mame Fontaine, qu’il s’agit de mon n’avenir…

— Enfin pour vous à qui je dois tant de consultations, je vais me livrer à l’Esprit ! répondit madame Fontaine en laissant voir sur sa figure décrépite une expression de terreur qui n’était pas jouée.

Elle quitta sa vieille bergère crasseuse, au coin de sa cheminée, alla vers sa table couverte d’un drap vert dont toutes les cordes usées pouvaient se compter, et où dormait à gauche un crapaud d’une dimension extraordinaire, à côté d’une cage ouverte et habitée par une poule noire aux plumes ébouriffées.

— Astaroth ! ici, mon fils ! dit-elle en donnant un léger coup d’une longue aiguille à tricoter sur le dos du crapaud, qui la regarda d’un air intelligent. — Et vous, mademoiselle Cléopâtre !… attention ! reprit-elle en donnant un petit coup sur le bec de la vieille poule. Madame Fontaine se recueillit, elle demeura pendant quelques instants immobile ; elle eut l’air d’une morte, ses yeux tournèrent et devinrent blancs. Puis elle se roidit, et dit : {p. 482}   — Me voilà ! d’une voix caverneuse. Après avoir automatiquement éparpillé du millet pour Cléopâtre, elle prit son grand jeu, le mêla convulsivement, et le fit couper par madame Cibot, mais en soupirant profondément. Quand cette image de la Mort en turban crasseux, en casaquin sinistre, regarda les grains de millet que la poule noire piquait, et appela son crapaud Astaroth pour qu’il se promenât sur les cartes étalées, madame Cibot eut froid dans le dos, elle tressaillit. Il n’y a que les grandes croyances qui donnent de grandes émotions. Avoir ou n’avoir pas de rentes, telle était la question, a dit Shakspeare.

Après sept ou huit minutes pendant lesquelles la sorcière ouvrit et lut un grimoire d’une voix sépulcrale, examina les grains qui restaient, le chemin que faisait le crapaud en se retirant, elle déchiffra le sens des cartes en y dirigeant ses yeux blancs.

— Vous réussirez ! quoique rien dans cette affaire ne doive aller comme vous le croyez ! dit-elle. Vous aurez bien des démarches à faire. Mais vous recueillerez le fruit de vos peines. Vous vous conduirez bien mal, mais ce sera pour vous comme pour tous ceux qui sont auprès des malades, et qui convoitent une part de succession. Vous serez aidée dans cette œuvre de malfaisance par des personnages considérables… Plus tard, vous vous repentirez dans les angoisses de la mort, car vous mourrez assassinée par deux forçats évadés, un petit à cheveux rouges et un vieux tout chauve, à cause de la fortune qu’on vous supposera dans le village où vous vous retirerez avec votre second mari… Allez, ma fille, vous êtes libre d’agir ou de rester tranquille.

L’exaltation intérieure qui venait d’allumer des torches dans les yeux caves de ce squelette si froid en apparence, cessa. Lorsque l’horoscope fut prononcé, madame Fontaine éprouva comme un éblouissement et fut en tout point semblable aux somnambules quand on les réveille ; elle regarda tout d’un air étonné ; puis elle reconnut madame Cibot et parut surprise de la voir en proie à l’horreur peinte sur ce visage.

— Eh bien ! ma fille ! dit-elle d’une voix tout à fait différente de celle qu’elle avait eue en prophétisant, êtes-vous contente ?…

Madame Cibot regarda la sorcière d’un air hébété sans pouvoir lui répondre.

— Ah ! vous avez voulu le grand jeu ! je vous ai traitée comme une vieille connaissance. Donnez-moi cent francs, seulement…

{p. 483}   — Cibot, mourir ? s’écria la portière.

— Je vous ai donc dit des choses bien terribles ?… demanda très-ingénument madame Fontaine.

— Mais oui !… dit la Cibot en tirant de sa poche cent francs et les posant au bord de la table, mourir assassinée !…

— Ah ! voilà, vous voulez le grand jeu !… Mais consolez-vous, tous les gens assassinés dans les cartes ne meurent pas.

— Mais c’est-y possible, mame Fontaine ?

— Ah ! ma petite belle, moi je n’en sais rien ! Vous avez voulu frapper à la porte de l’avenir, j’ai tiré le cordon, voilà tout, et il est venu !

— Qui ? il ? dit madame Cibot.

— Eh bien ! l’Esprit, quoi ! répliqua la sorcière impatientée.

— Adieu, mame Fontaine ! s’écria la portière. Je ne connaissais pas le grand jeu, vous m’avez bien effrayée, n’allez !…

— Madame ne se met pas deux fois par mois dans cet état-là ! dit la servante en reconduisant la portière jusque sur le palier. Elle crèverait à la peine, tant ça la lasse. Elle va manger des côtelettes et dormir pendant trois heures…

Dans la rue, en marchant, la Cibot fit ce que font les consultants avec les consultations de toute espèce. Elle crut à ce que la prophétie offrait de favorable à ses intérêts et douta des malheurs annoncés. Le lendemain, affermie dans ses résolutions, elle pensait à tout mettre en œuvre pour devenir riche en se faisant donner une partie du Musée-Pons. Aussi n’eut-elle plus, pendant quelque temps, d’autre pensée que celle de combiner les moyens de réussir. Le phénomène expliqué ci-dessus, celui de la concentration des forces morales chez tous les gens grossiers qui, n’usant pas leurs facultés intelligentielles ainsi que les gens du monde par une dépense journalière, les trouvent fortes et puissantes au moment où joue dans leur esprit cette arme redoutable appelée l’idée fixe, se manifesta chez la Cibot à un degré supérieur. De même que l’idée fixe produit les miracles des évasions et les miracles du sentiment, cette portière, appuyée par la cupidité, devint aussi forte qu’un Nucingen aux abois, aussi spirituelle sous sa bêtise que le séduisant La Palférine.

Quelques jours après, sur les sept heures du matin, en voyant Rémonencq occupé d’ouvrir sa boutique, elle alla chattement à lui.

{p. 484}   — Comment faire pour savoir la vérité sur la valeur des choses entassées chez mes messieurs ? lui demanda-t-elle.

— Ah ! c’est bien facile, répondit le marchand de curiosités dans son affreux charabia qu’il est inutile de continuer à figurer pour la clarté du récit. Si vous voulez jouer franc jeu avec moi, je vous indiquerai un appréciateur, un bien honnête homme, qui saura la valeur des tableaux à deux sous près…

— Qui ?

— Monsieur Magus, un Juif qui ne fait plus d’affaires que pour son plaisir.

Élie Magus, dont le nom est trop connu dans la COMÉDIE HUMAINE pour qu’il soit nécessaire de parler de lui, s’était retiré du commerce des tableaux et des curiosités, en imitant, comme marchand, la conduite que Pons avait tenue comme amateur. Les célèbres appréciateurs, feu Henry, messieurs Pigeot et Moret, Théret, Georges et Roëhn, enfin, les experts du Musée, étaient tous des enfants, comparés à Élie Magus, qui devinait un chef-d’œuvre sous une crasse centenaire, qui connaissait toutes les Écoles et l’écriture de tous les peintres.

Ce Juif, venu de Bordeaux à Paris, avait quitté le commerce en 1835, sans quitter les dehors misérables qu’il gardait, selon les habitudes de la plupart des Juifs, tant cette race est fidèle à ses traditions. Au Moyen-Âge, la persécution obligeait les Juifs à porter des haillons pour déjouer les soupçons, à toujours se plaindre, pleurnicher, crier à la misère. Ces nécessités d’autrefois sont devenues, comme toujours, un instinct de peuple, un vice endémique. Élie Magus, à force d’acheter des diamants et de les revendre, de brocanter les tableaux et les dentelles, les hautes curiosités et les émaux, les fines sculptures et les vieilles orfévreries, jouissait d’une immense fortune inconnue, acquise dans ce commerce, devenu si considérable. En effet, le nombre des marchands a décuplé depuis vingt ans à Paris, la ville où toutes les curiosités du monde se donnent rendez-vous. Quant aux tableaux, ils ne se vendent que dans trois villes, à Rome, à Londres et à Paris.

Élie Magus vivait, Chaussée des Minimes, petite et vaste rue qui mène à la place Royale où il possédait un vieil hôtel acheté, pour un morceau de pain, comme on dit, en 1831. Cette magnifique construction contenait un des plus fastueux appartements {p. 485}   décorés du temps de Louis XV, car c’était l’ancien hôtel de Maulaincourt. Bâti par ce célèbre président de la cour des Aides, cet hôtel, à cause de sa situation, n’avait pas été dévasté durant la révolution. Si le vieux Juif s’était décidé, contre les lois israélites, à devenir propriétaire, croyez qu’il eut bien ses raisons. Le vieillard finissait, comme nous finissons tous, par une manie poussée jusqu’à la folie. Quoiqu’il fût avare autant que son ami feu Gobseck, il se laissa prendre par l’admiration des chefs-d’œuvre qu’il brocantait ; mais son goût, de plus en plus épuré, difficile, était devenu l’une de ces passions qui ne sont permises qu’aux Rois, quand ils sont riches et qu’ils aiment les arts. Semblable au second roi de Prusse, qui ne s’enthousiasmait pour un grenadier que lorsque le sujet atteignait à six pieds de hauteur, et qui dépensait des sommes folles pour le pouvoir joindre à son musée vivant de grenadiers, le brocanteur retiré ne se passionnait que pour des toiles irréprochables, restées telles que le maître les avait peintes, et du premier ordre dans l’œuvre. Aussi Élie Magus ne manquait-il pas une seule des grandes ventes, visitait-il tous les marchés, et voyageait-il par toute l’Europe. Cette âme vouée au lucre, froide comme un glaçon, s’échauffait à la vue d’un chef-d’œuvre, absolument comme un libertin, lassé de femmes, s’émeut devant une fille parfaite, et s’adonne à la recherche des beautés sans défauts. Ce Don Juan des toiles, cet adorateur de l’idéal, trouvait dans cette admiration des jouissances supérieures à celles que donne à l’avare la contemplation de l’or. Il vivait dans un sérail de beaux tableaux !

Ces chefs-d’œuvre, logés comme doivent l’être les enfants des princes, occupaient tout le premier étage de l’hôtel qu’Élie Magus avait fait restaurer, et avec quelle splendeur ! Aux fenêtres, pendaient en rideaux les plus beaux brocarts d’or de Venise. Sur les parquets, s’étendaient les plus magnifiques tapis de la Savonnerie. Les tableaux, au nombre de cent environ, étaient encadrés dans les cadres les plus splendides, redorés tous avec esprit par le seul doreur de Paris qu’Élie trouvât consciencieux, par Servais, à qui le vieux Juif apprit à dorer avec l’or anglais, or infiniment supérieur à celui des batteurs d’or français. Servais est, dans l’art du doreur, ce qu’était Thouvenin dans la reliure, un artiste amoureux de ses œuvres. Les fenêtres de cet appartement étaient protégées par des volets garnis en tôle. Élie Magus habitait deux chambres en mansarde au deuxième étage, meublées pauvrement, garnies de {p. 486}   ses haillons, et sentant la juiverie, car il achevait de vivre comme il avait vécu.

Le rez-de-chaussée, tout entier pris par les tableaux que le Juif brocantait toujours, par les caisses venues de l’étranger, contenait un immense atelier où travaillait presque uniquement pour lui Moret, le plus habile de nos restaurateurs de tableaux, un de ceux que le Musée devrait employer. Là se trouvait aussi l’appartement de sa fille, le fruit de sa vieillesse, une Juive, belle comme sont toutes les Juives quand le type asiatique reparaît pur et noble en elles. Noémi, gardée par deux servantes fanatiques et juives, avait pour avant-garde un Juif polonais nommé Abramko, compromis, par un hasard fabuleux, dans les événements de Pologne, et qu’Élie Magus avait sauvé par spéculation. Abramko, concierge de cet hôtel muet, morne et désert, occupait une loge armée de trois chiens d’une férocité remarquable, l’un de Terre-Neuve, l’autre des Pyrénées, le troisième anglais et bouledogue.

Voici sur quelles observations profondes était assise la sûreté du Juif qui voyageait sans crainte, qui dormait sur ses deux oreilles, et ne redoutait aucune entreprise ni sur sa fille, son premier trésor, ni sur ses tableaux, ni sur son or. Abramko recevait chaque année deux cents francs de plus que l’année précédente, et ne devait plus rien recevoir à la mort de Magus, qui le dressait à faire l’usure dans le quartier. Abramko n’ouvrait jamais à personne sans avoir regardé par un guichet grillagé, formidable. Ce concierge, d’une force herculéenne, adorait Magus comme Sancho Pança adore don Quichotte. Les chiens, renfermés pendant le jour, ne pouvaient avoir sous la dent aucune nourriture ; mais, à la nuit, Abramko les lâchait, et ils étaient condamnés par le rusé calcul du vieux Juif à stationner, l’un dans le jardin, au pied d’un poteau en haut duquel était accroché un morceau de viande, l’autre dans la cour au pied d’un poteau semblable, et le troisième dans la grande salle du rez-de-chaussée. Vous comprenez que ces chiens qui, par instinct, gardaient déjà la maison, étaient gardés eux-mêmes par leur faim ; ils n’eussent pas quitté, pour la plus belle chienne, leur place au pied de leur mât de cocagne ; ils ne s’en écartaient pas pour aller flairer quoi que ce soit. Qu’un inconnu se présentât, les chiens s’imaginaient tous trois que le quidam en voulait à leur nourriture, laquelle ne leur était descendue que le matin au réveil d’Abramko. Cette infernale combinaison avait un avantage {p. 487}   immense. Les chiens n’aboyaient jamais, le génie de Magus les avait promus Sauvages, ils étaient devenus sournois comme des Mohicans. Or, voici ce qui advint. Un jour, des malfaiteurs, enhardis par ce silence, crurent assez légèrement pouvoir rincer la caisse de ce Juif. L’un d’eux, désigné pour monter le premier à l’assaut, passa par-dessus le mur du jardin et voulut descendre ; le bouledogue l’avait laissé faire, il l’avait parfaitement entendu ; mais, dès que le pied de ce monsieur fut à portée de sa gueule, il le lui coupa net, et le mangea. Le voleur eut le courage de repasser le mur, il marcha sur l’os de sa jambe jusqu’à ce qu’il tombât évanoui dans les bras de ses camarades qui l’emportèrent. Ce fait-Paris, car la Gazette des Tribunaux ne manqua pas de rapporter ce délicieux épisode des nuits parisiennes, fut pris pour un puff.

Magus, alors âgé de soixante-quinze ans, pouvait aller jusqu’à la centaine. Riche, il vivait comme vivaient les Rémonencq. Trois mille francs, y compris ses profusions pour sa fille, défrayaient toutes ses dépenses. Aucune existence n’était plus régulière que celle du vieillard. Levé dès le jour, il mangeait du pain frotté d’ail, déjeuner qui le menait jusqu’à l’heure du dîner. Le dîner, d’une frugalité monacale, se faisait en famille. Entre son lever et l’heure de midi, le maniaque usait le temps à se promener dans l’appartement où brillaient les chefs-d’œuvre. Il y époussetait tout, meubles et tableaux, il admirait sans lassitude ; puis il descendait chez sa fille, il s’y grisait du bonheur des pères, et il partait pour ses courses à travers Paris, où il surveillait les ventes, allait aux expositions, etc. Quand un chef-d’œuvre se trouvait dans les conditions où il le voulait, la vie de cet homme s’animait, il avait un coup à monter, une affaire à mener, une bataille de Marengo à gagner. Il entassait ruse sur ruse pour avoir sa nouvelle sultane à bon marché. Magus possédait sa carte d’Europe, une carte où les chefs-d’œuvre étaient marqués, et il chargeait ses co-religionnaires dans chaque endroit d’espionner l’affaire pour son compte, moyennant une prime. Mais aussi quelles récompenses pour tant de soins !…

Les deux tableaux de Raphaël perdus et cherchés avec tant de persistance par les Raphaëliaques, Magus les possède ! Il possède l’original de la maîtresse du Giorgione, cette femme pour laquelle ce peintre est mort, et les prétendus originaux sont des copies de cette toile illustre qui vaut cinq cent mille francs, à l’estimation de Magus. Ce Juif garde le chef-d’œuvre de Titien : le Christ mis au {p. 488}   tombeau, tableau peint pour Charles-Quint, qui fut envoyé par le grand homme au grand Empereur, accompagné d’une lettre écrite tout entière de la main du Titien, et cette lettre est collée au bas de la toile. Il a, du même peintre, l’original, la maquette d’après laquelle tous les portraits de Philippe II ont été faits. Les quatre-vingt-dix-sept autres tableaux sont tous de cette force et de cette distinction. Aussi Magus se rit-il de notre musée, ravagé par le soleil qui ronge les plus belles toiles en passant par des vitres dont l’action équivaut à celle des lentilles. Les galeries de tableaux ne sont possibles qu’éclairées par leurs plafonds. Magus fermait et ouvrait les volets de son musée lui-même, déployait autant de soins et de précautions pour ses tableaux que pour sa fille, son autre idole. Ah ! le vieux tableaumane connaissait bien les lois de la peinture ! Selon lui, les chefs-d’œuvre avaient une vie qui leur était propre, ils étaient journaliers, leur beauté dépendait de la lumière qui venait les colorer, il en parlait comme les Hollandais parlaient jadis de leurs tulipes, et venait voir tel tableau, à l’heure où le chef-d’œuvre resplendissait dans toute sa gloire, quand le temps était clair et pur.

C’était un tableau vivant au milieu de ces tableaux immobiles que ce petit vieillard, vêtu d’une méchante petite redingote, d’un gilet de soie décennal, d’un pantalon crasseux, la tête chauve, le visage creux, la barbe frétillante et dardant ses poils blancs, le menton menaçant et pointu, la bouche démeublée, l’œil brillant comme celui de ses chiens, les mains osseuses et décharnées, le nez en obélisque, la peau rugueuse et froide, souriant à ces belles créations du génie ! Un Juif, au milieu de trois millions, sera toujours un des plus beaux spectacles que puisse donner l’humanité. Robert Médal, notre grand acteur, ne peut pas, quelque sublime qu’il soit, atteindre à cette poésie. Paris est la ville du monde qui recèle le plus d’originaux en ce genre, ayant une religion au cœur. Les excentriques de Londres finissent toujours par se dégoûter de leurs adorations comme ils se dégoûtent de vivre ; tandis qu’à Paris les monomanes vivent avec leur fantaisie dans un heureux concubinage d’esprit. Vous y voyez souvent venir à vous des Pons, des Élie Magus vêtus fort pauvrement, le nez comme celui du secrétaire perpétuel de l’Académie française, à l’ouest ! ayant l’air de ne tenir à rien, de ne rien sentir, ne faisant aucune attention aux femmes, aux magasins, allant pour ainsi dire au hasard, le vide dans leur poche, {p. 489}   paraissant être dénués de cervelle, et vous vous demandez à quelle tribu parisienne ils peuvent appartenir. Eh bien ! ces hommes sont des millionnaires, des collectionneurs, les gens les plus passionnés de la terre, des gens capables de s’avancer dans les terrains boueux de la police correctionnelle pour s’emparer d’une tasse, d’un tableau, d’une pièce rare, comme fit Élie Magus, un jour, en Allemagne.

Tel était l’expert chez qui Rémonencq conduisit mystérieusement la Cibot. Rémonencq consultait Élie Magus toutes les fois qu’il le rencontrait sur les boulevards. Le Juif avait, à diverses reprises, fait prêter par Abramko de l’argent à cet ancien commissionnaire dont la probité lui était connue. La Chaussée des Minimes étant à deux pas de la rue de Normandie, les deux complices du coup à monter y furent en dix minutes.

— Vous allez voir, lui dit Rémonencq, le plus riche des anciens marchands de la Curiosité, le plus grand connaisseur qu’il y ait à Paris…

Madame Cibot fut stupéfaite en se trouvant en présence d’un petit vieillard vêtu d’une houppelande indigne de passer par les mains de Cibot pour être raccommodée, qui surveillait son restaurateur, un peintre occupé à réparer des tableaux dans une pièce froide de ce vaste rez-de-chaussée ; puis, en recevant un regard de ces yeux pleins d’une malice froide comme ceux des chats, elle trembla.

— Que voulez-vous, Rémonencq ? dit-il.

— Il s’agit d’estimer des tableaux ; et il n’y a que vous dans Paris qui puissiez dire à un pauvre chaudronnier comme moi ce qu’il en peut donner, quand il n’a pas, comme vous, des mille et des cents !

— Où est-ce ? dit Élie Magus.

— Voici la portière de la maison qui fait le ménage du monsieur, et avec qui je me suis arrangé…

— Quel est le nom du propriétaire ?

— Monsieur Pons ! dit la Cibot.

— Je ne le connais pas, répondit d’un air ingénu Magus en pressant tout doucement de son pied le pied de son restaurateur.

Moret, ce peintre, savait la valeur du Musée-Pons, et il avait levé brusquement la tête. Cette finesse ne pouvait être hasardée qu’avec Rémonencq et la Cibot. Le Juif avait évalué moralement cette portière par un regard où les yeux firent l’office des balances d’un {p. 490}   peseur d’or. L’un et l’autre devaient ignorer que le bonhomme Pons et Magus avaient mesuré souvent leurs griffes. En effet, ces deux amateurs féroces s’enviaient l’un l’autre. Aussi le vieux Juif venait-il d’avoir comme un éblouissement intérieur. Jamais il n’espérait pouvoir entrer dans un sérail si bien gardé. Le Musée-Pons était le seul à Paris qui pût rivaliser avec le Musée-Magus. Le Juif avait eu, vingt ans plus tard que Pons, la même idée ; mais, en sa qualité de marchand-amateur, le Musée-Pons lui resta fermé de même qu’à Dusommerard. Pons et Magus avaient au cœur la même jalousie. Ni l’un ni l’autre ils n’aimaient cette célébrité que recherchent ordinairement ceux qui possèdent des cabinets. Pouvoir examiner la magnifique collection du pauvre musicien, c’était, pour Élie Magus, le même bonheur que celui d’un amateur de femmes parvenant à se glisser dans le boudoir d’une belle maîtresse que lui cache un ami. Le grand respect que témoignait Rémonencq à ce bizarre personnage et le prestige qu’exerce tout pouvoir réel, même mystérieux, rendirent la portière obéissante et souple. La Cibot perdit le ton autocratique avec lequel elle se conduisait dans sa loge avec les locataires et ses deux messieurs, elle accepta les conditions de Magus et promit de l’introduire dans le Musée-Pons, le jour même. C’était amener l’ennemi dans le cœur de la place, plonger un poignard au cœur de Pons qui, depuis dix ans, interdisait à la Cibot de laisser pénétrer qui que ce fût chez lui, qui prenait toujours sur lui ses clefs, et à qui la Cibot avait obéi, tant qu’elle avait partagé les opinions de Schmucke en fait de bric-à-brac. En effet, le bon Schmucke, en traitant ces magnificences de primporions et déplorant la manie de Pons, avait inculqué son mépris pour ces antiquailles à la portière et garanti le musée Pons de toute invasion pendant fort long-temps.

Depuis que Pons était alité, Schmucke le remplaçait au théâtre et dans les pensionnats. Le pauvre Allemand, qui ne voyait son ami que le matin et à dîner, tâchait de suffire à tout en conservant leur commune clientèle ; mais toutes ses forces étaient absorbées par cette tâche, tant la douleur l’accablait. En voyant ce pauvre homme si triste, les écolières et les gens du théâtre, tous instruits par lui de la maladie de Pons, lui en demandaient des nouvelles, et le chagrin du pianiste était si grand, qu’il obtenait des indifférents la même grimace de sensibilité qu’on accorde à Paris aux plus grandes catastrophes. Le principe même de la vie du bon Allemand était {p. 491}   attaqué tout aussi bien que chez Pons. Schmucke souffrait à la fois de sa douleur et de la maladie de son ami. Aussi parlait-il de Pons pendant la moitié de la leçon qu’il donnait ; il interrompait si naïvement une démonstration pour se demander à lui-même comment allait son ami, que la jeune écolière l’écoutait expliquant la maladie de Pons. Entre deux leçons, il accourait rue de Normandie pour voir Pons pendant un quart d’heure. Effrayé du vide de la caisse sociale, alarmé par madame Cibot qui, depuis quinze jours, grossissait de son mieux les dépenses de la maladie, le professeur de piano sentait ses angoisses dominées par un courage dont il ne se serait jamais cru capable. Il voulait pour la première fois de sa vie gagner de l’argent, pour que l’argent ne manquât pas au logis. Quand une écolière, vraiment touchée de la situation des deux amis, demandait à Schmucke comment il pouvait laisser Pons tout seul, il répondait, avec le sublime sourire des dupes : — Matemoiselle, nus afons montam Zibod ! eine trèssor ! eine berle ! Bons49 ed zoicné gomme ein brince ! Or, dès que Schmucke trottait par les rues, la Cibot était la maîtresse de l’appartement et du malade. Comment Pons, qui n’avait rien mangé depuis quinze jours, qui gisait sans force, que la Cibot était obligée de lever elle-même et d’asseoir dans une bergère pour faire le lit, aurait-il pu surveiller ce soi-disant ange gardien ? Naturellement la Cibot était allée chez Élie Magus pendant le déjeuner de Schmucke.

Elle revint pour le moment où l’Allemand disait adieu au malade ; car, depuis la révélation de la fortune possible de Pons, la Cibot ne quittait plus son célibataire, elle le couvait ! Elle s’enfonçait, dans une bonne bergère, au pied du lit, et faisait à Pons, pour le distraire, ces commérages auxquels excellent ces sortes de femmes. Devenue pateline, douce, attentive, inquiète, elle s’établissait dans l’esprit du bonhomme Pons avec une adresse machiavélique, comme on va le voir. Effrayée par la prédiction du grand jeu de madame Fontaine, la Cibot s’était promis à elle-même de réussir par des moyens doux, par une scélératesse purement morale, à se faire coucher sur le testament de son monsieur. Ignorant pendant dix ans la valeur du Musée-Pons, la Cibot se voyait dix ans d’attachement, de probité, de désintéressement devant elle, et elle se proposait d’escompter cette magnifique valeur. Depuis le jour où, par un mot plein d’or, Rémonencq avait fait éclore dans le cœur de cette femme un serpent contenu dans sa coquille pendant vingt-cinq ans, le désir {p. 492}   d’être riche, cette créature avait nourri le serpent de tous les mauvais levains qui tapissent le fond des cœurs, et l’on va voir comment elle exécutait les conseils que lui sifflait le serpent.

— Eh bien ! a-t-il bien bu, notre chérubin ? va-t-il mieux ? dit-elle à Schmucke.

— Bas pien ! mon tchère montame Zibod ! bas pien ! répondit l’Allemand en essuyant une larme.

— Bah ! vous vous alarmez par trop aussi, mon cher monsieur, il faut en prendre et en laisser… Cibot serait à la mort, je ne serais pas si désolée que vous l’êtes. Allez ! notre chérubin est d’une bonne constitution. Et puis, voyez-vous, il paraît qu’il a été sage ! vous ne savez pas combien les gens sages vivent vieux ! Il est bien malade, c’est vrai, mais n’avec les soins que j’ai de lui, je l’en tirerai. Soyez tranquille, allez à vos affaires, je vais lui tenir compagnie, et lui faire boire ses pintes d’eau d’orge.

— Sans fus, che murerais d’einquiédute… dit Schmucke en pressant dans ses mains par un geste de confiance la main de sa bonne ménagère.

La Cibot entra dans la chambre de Pons en s’essuyant les yeux.

— Qu’avez-vous, madame Cibot ? dit Pons.

— C’est monsieur Schmucke qui me met l’âme à l’envers, il vous pleure comme si vous étiez mort ! dit-elle. Quoique vous ne soyez pas bien, vous n’êtes pas encore assez mal pour qu’on vous pleure ; mais cela me fait tant d’effet ! Mon Dieu, suis-je bête d’aimer comme cela les gens et de m’être attachée à vous plus qu’à Cibot ! Car, après tout, vous ne m’êtes de rien, nous ne sommes parents que par la première femme ; eh bien ! j’ai les sangs tournés dès qu’il s’agit de vous, ma parole d’honneur. Je me ferais couper la main, la gauche s’entend, nà, devant vous, pour vous voir allant et venant, mangeant et flibustant des marchands, comme n’à votre ordinaire… Si j’avais eu n’un enfant, je pense que je l’aurais aimé, comme je vous aime, quoi ! Buvez donc, mon mignon, allons, un plein verre ! Voulez-vous boire, monsieur ! D’abord, monsieur Poulain a dit : — S’il ne veut pas aller au Père-Lachaise, monsieur Pons doit boire dans sa journée autant de voies d’eau qu’un Auvergnat en vend. Ainsi, buvez ! allons !…

— Mais, je bois, ma bonne Cibot… tant et tant que j’ai l’estomac noyé…

— Là, c’est bien ! dit la portière en prenant le verre vide. Vous {p. 493}   vous en sauverez comme ça ! Monsieur Poulain avait un malade comme vous, qui n’avait aucun soin, que ses enfants abandonnaient et il est mort de cette maladie-là, faute d’avoir bu !… Ainsi faut boire, voyez-vous, mon bichon !… qu’on l’a enterré il y a deux mois… Savez-vous que si vous mouriez, mon cher monsieur, vous entraîneriez avec vous le bonhomme Schmucke… il est comme un enfant, ma parole d’honneur. Ah ! vous aime-t-il, ce cher agneau d’homme ! non, jamais une femme n’aime un homme comme ça !… Il en perd le boire et le manger, il est maigri depuis quinze jours, autant que vous qui n’avez que la peau et les os… Ça me rend jalouse, car je vous suis bien attachée ; mais je n’en suis pas là… je n’ai pas perdu l’appétit, au contraire ! Forcée de monter et de descendre sans cesse les étages, j’ai des lassitudes dans les jambes, que le soir je tombe comme une masse de plomb. Ne voilà-t-il pas que je néglige mon pauvre Cibot pour vous, que mademoiselle Rémonencq lui fait son vivre, qu’il me bougonne parce que tout est mauvais ! Pour lors, je lui dis comme ça qu’il faut savoir souffrir pour les autres, et que vous êtes trop malade pour qu’on vous quitte… D’abord vous n’êtes pas assez bien pour ne pas avoir une garde ! Pus souvent que je souffrirais une garde ici, moi qui fais vos affaires et votre ménage depuis dix ans… Et alles sont sur leux bouche ! qu’elles mangent comme dix, qu’elles veulent du vin, du sucre, leurs chaufferettes, leurs aises… Et puis qu’elles volent les malades, quand les malades ne les mettent pas sur leurs testaments… Mettez une garde ici pour aujourd’hui, mais demain nous trouvererions un tableau, quelque objet de moins…

— Oh ! madame Cibot ! s’écria Pons hors de lui, ne me quittez pas !… Qu’on ne touche à rien !…

— Je suis là ! dit la Cibot, tant que j’en aurai la force, je serai là… soyez tranquille ! Monsieur Poulain, qui peut-être a des vues sur votre trésor, ne voulait-il pas vous donner n’une garde !… Comme je vous l’ai remouché ! — « Il n’y a que moi, que je lui ai dit, de qui veuille monsieur, il a mes habitudes comme j’ai les siennes. » Et il s’est tu. Mais une garde, c’est tout voleuses ! J’haï-t-il ces femmes-là… Vous allez voir comme elles sont intrigantes. Pour lors, un vieux monsieur… — Notez que c’est monsieur Poulain qui m’a raconté cela… — Donc une madame Sabatier, une femme de trente-six ans, ancienne marchande de mules au Palais, — vous connaissez bien la galerie marchande qu’on a démolie au Palais…

{p. 494}   Pons fit un signe affirmatif.

— Bien, c’te femme, pour lors, n’a pas réussi, rapport à son homme qui buvait tout et qu’est mort d’une imbustion spontanée, mais elle a été belle femme, faut tout dire, mais ça ne lui a pas profité, quoiqu’elle ait eu, dit-on, des avocats pour bons amis… Donc, dans la débine, elle s’a fait garde de femmes en couches, et n’alle demeure rue Barre-du-Bec. Elle n’a donc gardé comme ça n’un vieux monsieur, qui, sous votre respect, avait une maladie des foies lurinaires, qu’on le sondait comme un puits n’artésien, et qui voulait de si grands soins qu’elle couchait sur un lit de sangle dans la chambre de ce monsieur. C’est-y croyabe ces choses-là. Mais vous me direz : les hommes, ça ne respecte rien ! tant ils sont égoïstes ! Enfin voilà qu’en causant avec lui, vous comprenez, elle était là toujours, elle l’égayait, elle lui racontait des histoires, elle le faisait jaser, comme nous sommes là50, pas vrai, tous les deux à jacasser… Elle apprend que ses neveux, le malade avait des neveux, étaient des monstres, qu’ils lui donnaient des chagrins, et, fin finale, que sa maladie venait de ses neveux. Eh bien ! mon cher monsieur, elle a sauvé ce monsieur, et elle est devenue sa femme, et ils ont un enfant qu’est superbe, et que mame Bordevin, la bouchère de la rue Charlot qu’est parente à c’te dame, a été marraine… En voilà ed’ la chance ! Moi, je suis mariée !… Mais je n’ai pas d’enfant, et je puis le dire, c’est la faute à Cibot, qui m’aime trop ; car si je voulais… Suffit. Quéque nous serions devenus avec de la famille, moi et mon Cibot, qui n’avons pas n’un sou vaillant, n’après trente ans de probité, mon cher monsieur ! Mais ce qui me console, c’est que je n’ai pas n’un liard du bien d’autrui. Jamais je n’ai fait de tort à personne… Tenez, n’une supposition, qu’on peut dire, puisque dans six semaines vous serez sur vos quilles, à flâner sur le boulevard ; eh bien ! vous me mettriez sur votre testament ; eh bien ! je n’aurais de cesse que je n’aie trouvé vos héritiers pour leur rendre… tant j’ai tant peur du bien qui n’est pas acquis à la sueur de mon front. Vous me direz : « Mais, mame Cibot, ne vous tourmentez donc pas comme ça, vous l’avez bien gagné, vous avez soigné ces messieurs comme vos enfants, vous leur avez épargné mille francs par an… » Car, à ma place, savez-vous, monsieur, qu’il y a bien des cuisinières qui auraient déjà dix mille francs ed’ placés. — « C’est donc justice si ce digne monsieur vous laisse un petit viager !… » qu’on me dirait par supposition. Eh bien ! non ! {p. 495}   moi je suis désintéressée… Je ne sais pas comment il y a des femmes qui font le bien par intérêt… Ce n’est plus faire le bien, n’est-ce pas, monsieur ?… Je ne vais pas à l’église, moi ! Je n’en ai pas le temps ; mais ma conscience me dit ce qui est bien… Ne vous agitez pas comme ça, mon chat !… ne vous grattez pas ! Mon Dieu, comme vous jaunissez ! vous êtez si jaune, que vous en devenez brun… Comme c’est drôle qu’on soit, en vingt jours, comme un citron !… La probité, c’est le trésor des pauvres gens, il faut bien posséder quelque chose ! D’abord, vous arrivereriez à toute extrémité, par supposition, je serais la première à vous dire que vous devez donner tout ce qui vous appartient à monsieur Schmucke. C’est là votre devoir, car il est à lui seul, toute votre famille ! il vous n’aime, celui-là, comme un chien aime son maître.

— Ah ! oui ! dit Pons, je n’ai été aimé dans toute ma vie que par lui…

— Ah ! monsieur, dit madame Cibot, vous n’êtes pas gentil, et moi, donc ! je ne vous aime donc pas…

— Je ne dis pas cela, ma chère madame Cibot.

— Bon ! allez-vous pas me prendre pour une servante, une cuisinière ordinaire, comme si je n’avais pas n’un cœur ! Ah ! mon Dieu ! fendez-vous donc pendant onze ans pour deux vieux garçons ! ne soyez donc occupée que de leur bien-être, que je remuais tout chez dix fruitières, à m’y faire dire des sottises, pour vous trouver du bon fromage de Brie, que j’allais jusqu’à la Halle pour vous avoir du beurre frais, et prenez donc garde à tout, qu’en dix ans je ne vous ai rien cassé, rien écorné… Soyez donc comme une mère pour ses enfants ! Et vous n’entendre dire un ma chère madame Cibot qui prouve qu’il n’y a pas un sentiment pour vous dans le cœur du vieux monsieur que vous soignez comme un fils de roi, car le petit roi de Rome n’a pas été soigné comme vous !… Voulez-vous parier qu’on ne l’a pas soigné comme vous !… à preuve qu’il est mort à la fleur de son âge… Tenez, monsieur, vous n’êtes pas juste… Vous êtes un ingrat ! C’est parce que je ne suis qu’une pauvre portière. Ah ! mon Dieu, vous croyez donc aussi, vous, que nous sommes des chiens…

— Mais, ma chère madame Cibot…

— Enfin, vous qu’êtes un savant, expliquez-moi pourquoi nous sommes traités comme ça, nous autres concierges, qu’on ne nous croit pas des sentiments, qu’on se moque de nous, dans n’un temps {p. 496}   où l’on parle d’égalité !… Moi, je ne vaux donc pas une autre femme ! moi qui ai été une des plus jolies femmes de Paris, qu’on m’a nommée la belle écaillère, et que je recevais des déclarations d’amour sept ou huit fois par jour… Et que si je voulais encore ! Tenez, monsieur, vous connaissez bien ce gringalet de ferrailleur qu’est à la porte, eh bien ! si j’étais veuve, une supposition, il m’épouserait les yeux fermés, tant il les a ouverts à mon endroit, qu’il me dit toute la journée : — « Oh ! les beaux bras que vous avez !… mame Cibot ! je rêvais, cette nuit, que c’était du pain et que j’étais du beurre, et que je m’étendais là-dessus !… » Tenez, monsieur, en voilà des bras !… Elle retroussa sa manche et montra le plus magnifique bras du monde, aussi blanc et aussi frais que sa main était rouge et flétrie ; un bras potelé, rond, à fossettes, et qui, tiré de son fourreau de mérinos commun, comme une lame est tirée de sa gaine, devait éblouir Pons, qui n’osa pas le regarder trop long-temps. — Et, reprit-elle, qui ont ouvert autant de cœurs que mon couteau ouvrait d’huîtres ! Eh bien ! c’est à Cibot, et j’ai eu le tort de négliger ce pauvre cher homme, qui se jetterait dedans un précipice au premier mot que je dirais, pour vous, monsieur, qui m’appelez ma chère madame Cibot, quand je ferais l’impossible pour vous…

— Écoutez-moi donc, dit le malade, je ne peux pas vous appeler ma mère ni ma femme…

— Non, jamais de ma vie ni de mes jours, je ne m’attache plus à personne !…

— Mais laissez-moi donc dire ! reprit Pons. Voyons, j’ai parlé de Schmucke, d’abord.

— Monsieur Schmucke ! en voilà un de cœur ! dit-elle. Allez, il m’aime, lui, parce qu’il est pauvre ! C’est la richesse qui rend insensible, et vous êtes riche ! Eh bien ! n’ayez une garde, vous verrez quelle vie elle vous fera ! qu’elle vous tourmentera comme un hanneton… Le médecin dira qu’il faut vous faire boire, elle ne vous donnera rien qu’à manger ! elle vous enterrera pour vous voler ! Vous ne méritez pas d’avoir une madame Cibot !… Allez ! quand monsieur Poulain viendra, vous lui demanderez une garde !

— Mais, sacrebleu ! écoutez-moi donc ! s’écria le malade en colère. Je ne parlais pas des femmes en parlant de mon ami Schmucke !… {p. 497}   Je sais bien que je n’ai pas d’autres cœurs où je suis aimé sincèrement que le vôtre et celui de Schmucke !…

— Voulez-vous bien ne pas vous irriter comme ça ! s’écria la Cibot en se précipitant sur Pons et le recouchant de force.

— Mais, comment ne vous aimerais-je pas ?… dit le pauvre Pons.

— Vous m’aimez, là, bien vrai ?… Allons, allons, pardon, monsieur ! dit-elle en pleurant et essuyant ses pleurs. Eh bien ! oui, vous m’aimez, comme on aime une domestique, voilà… une domestique à qui l’on jette une viagère de six cents francs, comme un morceau de pain dans la niche d’un chien !…

— Oh ! madame Cibot ! s’écria Pons, pour qui me prenez-vous ? Vous ne me connaissez pas !

— Ah ! vous m’aimerez encore mieux ! reprit-elle en recevant un regard de Pons ; vous aimerez votre bonne grosse Cibot comme une mère ? Eh bien ! c’est cela ; je suis votre mère, vous êtes tous deux mes enfants !… Ah ! si je connaissais ceux qui vous ont causé du chagrin, je me ferais mener en cour d’assises et même à la correctionnelle, car je leux arracherais les yeux ?… Ces gens-là méritent d’être fait mourir à la barrière Saint-Jacques ! et c’est encore trop doux pour de pareils scélérats !… Vous si bon, si tendre, car vous n’avez un cœur d’or, vous étiez créé et mis au monde pour rendre une femme heureuse… Oui, vous l’aureriez rendue heureuse… ça se voit, vous étiez taillé pour cela… Moi, d’abord, en voyant comment vous êtes avec monsieur Schmucke, je me disais : — Non, monsieur Pons a manqué sa vie ! il était fait pour être un bon mari… Allez, vous aimez les femmes !

— Ah ! oui, dit Pons, et je n’en ai jamais eu !…

— Vraiment ! s’écria la Cibot d’un air provocateur en se rapprochant de Pons et lui prenant la main. Vous ne savez pas ce que c’est que n’avoir une maîtresse qui fait les cent coups pour son ami ? C’est-il possible ! Moi, à votre place, je ne voudrais pas m’en aller d’ici dans l’autre monde sans avoir connu le plus grand bonheur qu’il y ait sur terre !… Pauvre bichon ! si j’étais ce que j’ai été, parole d’honneur, je quitterais Cibot pour vous ! Mais avec un nez taillé comme ça, car vous avez un fier nez ! comment avez-vous fait, mon pauvre chérubin ?… Vous me direz : Toutes les femmes ne se connaissent pas en hommes… et c’est un malheur qu’elles se marient à tort et à travers, que ça fait pitié. Moi, je vous croyais des maîtresses à la douzaine, des danseuses, des actrices, des duchesses, rapport à vos absences !… Qu’en vous voyant sortir, je disais {p. 498}   toujours à Cibot : « Tiens, voilà monsieur Pons qui va courir le guilledou ! » Parole d’honneur ! je disais cela, tant je vous croyais aimé des femmes ! Le ciel vous a créé pour l’amour… Tenez, mon cher petit monsieur, j’ai vu cela le jour où vous avez dîné ici pour la première fois. Oh ! étiez-vous touché du plaisir que vous donniez à monsieur Schmucke ! Et lui qui en pleurait encore le lendemain, en me disant : Montam Zibod, il ha tinné izi ! que j’en ai pleuré comme une bête aussi. Et comme il était triste, quand vous avez recommencé vos villevoustes ! et à aller dîner en ville ! Pauvre homme ! jamais désolation pareille ne s’est vue ! Ah ! vous avez bien raison de faire de lui votre héritier ! Allez, c’est toute une famille pour vous, ce digne, ce cher homme-là !… Ne l’oubliez pas ! autrement Dieu ne vous recevrait pas dans son paradis, où il doit ne laisser entrer que ceux qui ont été reconnaissants envers leurs amis en leur laissant des rentes.

Pons faisait de vains efforts pour répondre, la Cibot parlait comme le vent marche. Si l’on a trouvé le moyen d’arrêter les machines à vapeur, celui de stoper la langue d’une portière épuisera le génie des inventeurs.

— Je sais ce que vous allez dire ! reprit-elle. Ça ne tue pas, mon cher monsieur, de faire son testament quand on est malade ; et n’à votre place, moi, crainte d’accident, je ne voudrais pas abandonner ce pauvre mouton-là, car c’est la bonne bête du bon Dieu ; il ne sait rien de rien ; je ne voudrais pas le mettre à la merci des rapiats d’hommes d’affaires, et de parents que c’est tous canailles ! Voyons, y a-t-il quelqu’un qui, depuis vingt jours, soit venu vous voir ?… Et vous leur donneriez votre bien ! Savez-vous qu’on dit que tout ce qui est ici en vaut la peine ?

— Mais, oui, dit Pons.

— Rémonencq, qui vous connaît pour un amateur, et qui brocante, dit qu’il vous ferait bien trente mille francs de rente viagère, pour avoir vos tableaux après vous… En voilà une affaire ! À votre place, je la ferais ! Mais j’ai cru qu’il se moquait de moi, quand il m’a dit cela… Vous devriez avertir monsieur Schmucke de la valeur de toutes ces choses-là, car c’est un homme qu’on tromperait comme un enfant ; il n’a pas la moindre idée de ce que valent les belles choses que vous avez ! Il s’en doute si peu, qu’il les donnerait pour un morceau de pain, si, par amour pour vous, il ne les gardait pas pendant toute sa vie, s’il vit après vous, toutefois, car {p. 499}   il mourra de votre mort ! Mais je suis là, moi ! je le défendrai envers et contre tous !… moi et Cibot.

— Chère madame Cibot, répondit Pons attendri par cet effroyable bavardage où le sentiment paraissait être naïf comme il l’est chez les gens du peuple ; que serais-je devenu sans vous et Schmucke ?

— Ah ! nous sommes bien vos seuls amis sur cette terre ! ça c’est bien vrai ! Mais deux bons cœurs valent toutes les familles… Ne me parlez pas de la famille ! C’est comme la langue, disait cet ancien acteur, c’est tout ce qu’il y a de meilleur et de pire… Où sont-ils donc, vos parents ? En avez-vous, des parents ?… je ne les ai jamais vus…

— C’est eux qui m’ont mis sur le grabat !… s’écria Pons avec une profonde amertume.

— Ah ! vous avez des parents !… dit la Cibot en se dressant comme si son fauteuil eût été de fer rougi subitement au feu. Ah bien ! ils sont gentils, vos parents ! Comment, voilà vingt jours, oui, ce matin, il y a vingt jours que vous êtes à la mort, et ils ne sont pas encore venus savoir de vos nouvelles ! C’est un peu fort de café, cela !… Mais, à votre place, je laisserais plutôt ma fortune à l’hospice des Enfans-Trouvés que de leur donner un liard !

— Eh bien, ma chère madame Cibot, je voulais léguer tout ce que je possède à ma petite-cousine, la fille de mon cousin-germain, le président Camusot, vous savez, le magistrat qui est venu un matin, il y a bientôt deux mois.

— Ah ! un petit gros, qui vous a envoyé ses domestiques vous demander pardon… de la sottise de sa femme… que la femme de chambre m’a fait des questions sur vous, une vieille mijaurée à qui j’avais envie d’épousseter son crispin en velours avec el manche de mon balai ! A-t-on jamais vu n’une femme de chambre porter n’un crispin en velours ! Non, ma parole d’honneur, le monde est renversé ! pourquoi fait-on des révolutions ? Dînez deux fois, si vous en avez le moyen, gueux de riches ! Mais je dis que les lois sont inutiles, qu’il n’y a plus rien de sacré, si Louis-Philippe ne maintient pas les rangs ; car enfin, si nous sommes tous égaux, pas vrai, monsieur, n’une femme de chambre ne doit pas avoir n’un crispin en velours, quand moi, mame Cibot, avec trente ans de probité, je n’en ai pas… Voilà-t-il pas quelque chose de beau ! On doit voir qui vous êtes. Une femme de chambre est une femme de chambre, {p. 500}   comme moi je suis n’une concierge ! Pourquoi donc a-t-on des épaulettes à grains d’épinards dans le militaire ? À chacun son grade ! Tenez, voulez-vous que je vous dise le fin mot de tout ça ? Eh bien ! la France est perdue !… Et sous l’Empereur, pas vrai, monsieur ? tout ça marchait autrement. Aussi j’ai dit à Cibot : — Tiens, vois-tu, mon homme, une maison où il y a des femmes de chambre à crispins en velours, c’est des gens sans entrailles…

— Sans entrailles ! c’est cela ! répondit Pons.

Et Pons raconta ses déboires et ses chagrins à madame Cibot, qui se répandit en invectives contre les parents, et témoigna la plus excessive tendresse à chaque phrase de ce triste récit. Enfin, elle pleura !

Pour concevoir cette intimité subite entre le vieux musicien et madame Cibot, il suffit de se figurer la situation d’un célibataire, grièvement malade pour la première fois de sa vie, étendu sur un lit de douleur, seul au monde, ayant à passer sa journée face à face avec lui-même, et trouvant cette journée d’autant plus longue qu’il est aux prises avec les souffrances indéfinissables de l’hépatite qui noircit la plus belle vie, et que, privé de ses nombreuses occupations, il tombe dans le marasme parisien, il regrette tout ce qui se voit gratis à Paris. Cette solitude profonde et ténébreuse, cette douleur dont les atteintes embrassent le moral encore plus que le physique, l’inanité de la vie, tout pousse un célibataire, surtout quand il est déjà faible de caractère et que son cœur est sensible, crédule, à s’attacher à l’être qui le soigne, comme un noyé s’attache à une planche. Aussi Pons écoutait-il les commérages de la Cibot avec ravissement. Schmucke et madame Cibot, le docteur Poulain, étaient l’humanité tout entière, comme sa chambre était l’univers. Si déjà tous les malades concentrent leur attention dans la sphère qu’embrassent leurs regards, et si leur égoïsme s’exerce autour d’eux en se subordonnant aux êtres et aux choses d’une chambre, qu’on juge ce dont est capable un vieux garçon, sans affections, et qui n’a jamais connu l’amour. En vingt jours, Pons en était arrivé par moments à regretter de ne pas avoir épousé Madeleine Vivet ! Aussi, depuis vingt jours, madame Cibot faisait-elle d’immenses progrès dans l’esprit du malade, qui se voyait perdu sans elle ; car pour Schmucke, Schmucke était un second Pons pour le pauvre malade. L’art prodigieux de la Cibot consistait, à son insu d’ailleurs, à exprimer les propres idées de Pons.

{p. 501}   — Ah ! voilà le docteur, dit-elle en entendant des coups de sonnette.

Et elle laissa Pons tout seul, sachant bien que le Juif et Rémonencq arrivaient.

— Ne faites pas de bruit, messieurs… dit-elle, qu’il ne s’aperçoive de rien ! car il est comme un crin dès qu’il s’agit de son trésor.

— Une simple promenade suffira, répondit le Juif armé de sa loupe et d’une lorgnette.

Le salon où se trouvait la majeure partie du Musée-Pons était un de ces anciens salons comme les concevaient les architectes employés par la noblesse française, de vingt-cinq pieds de largeur sur trente de longueur et de treize pieds de hauteur. Les tableaux que possédait Pons, au nombre de soixante-sept, tenaient tous sur les quatre parois de ce salon boisé, blanc et or, mais le blanc jauni, l’or rougi par le temps offraient des tons harmonieux qui ne nuisaient point à l’effet des toiles. Quatorze statues s’élevaient sur des colonnes, soit aux angles, soit entre les tableaux, sur des gaines de Boule. Des buffets en ébène, tous sculptés et d’une richesse royale, garnissaient à hauteur d’appui le bas des murs. Ces buffets contenaient les curiosités. Au milieu du salon, une ligne de crédences en bois sculpté présentait au regard les plus grandes raretés du travail humain : les ivoires, les bronzes, les bois, les émaux, l’orfévrerie, les porcelaines, etc.

Dès que le Juif fut dans ce sanctuaire, il alla droit à quatre chefs-d’œuvre qu’il reconnut pour les plus beaux de cette collection, et de maîtres qui manquaient à la sienne. C’était pour lui ce que sont pour les naturalistes ces desiderata qui font entreprendre des voyages du couchant à l’aurore, aux tropiques, dans les déserts, les pampas, les savanes, les forêts vierges. Le premier tableau était de Sébastien del Piombo, le second de Fra Bartholomeo della Porta, le troisième un paysage d’Hobbéma, et le dernier un portrait de femme par Albert Durer, quatre diamants ! Sébastien del Piombo se trouve, dans l’art de la peinture, comme un point brillant où trois écoles se sont donné rendez-vous pour y apporter chacune ses éminentes qualités. Peintre de Venise, il est venu à Rome y prendre le style de Raphaël, sous la direction de Michel-Ange, qui voulut l’opposer à Raphaël en luttant, dans la personne d’un de ses lieutenants, contre ce souverain pontife de l’Art. Ainsi, ce paresseux génie a fondu la couleur vénitienne, la composition florentine, le style raphaëlesque {p. 502}   dans les rares tableaux qu’il a daigné peindre, et dont les cartons étaient dessinés, dit-on, par Michel-Ange. Aussi peut-on voir à quelle perfection est arrivé cet homme, armé de cette triple force, quand on étudie au Musée de Paris le portrait de Baccio Bandinelli qui peut être mis en comparaison avec l’Homme au gant de Titien, avec le portrait de vieillard où Raphaël a joint sa perfection à celle de Corrége, et avec le Charles VIII de Leonardo da Vinci, sans que cette toile y perde. Ces quatre perles offrent la même eau, le même orient, la même rondeur, le même éclat, la même valeur. L’art humain ne peut aller au delà. C’est supérieur à la nature qui n’a fait vivre l’original que pendant un moment. De ce grand génie, de cette palette immortelle, mais d’une incurable paresse, Pons possédait un Chevalier de Malte en prière, peint sur ardoise, d’une fraîcheur, d’un fini, d’une profondeur supérieurs encore aux qualités du portrait de Baccio Bandinelli. Le Fra Bartholomeo, qui représentait une Sainte Famille, eût été pris pour un tableau de Raphaël par beaucoup de connaisseurs. L’Hobbéma devait aller à soixante mille francs en vente publique. Quant à l’Albert Durer, ce portrait de femme était pareil au fameux Holzschuer de Nuremberg, duquel les rois de Bavière, de Hollande et de Prusse ont offert deux cent mille francs, et vainement, à plusieurs reprises. Est-ce la femme ou la fille du chevalier Holzschuer, l’ami d’Albert Durer ?… l’hypothèse paraît une certitude, car la femme du Musée-Pons est dans une attitude qui suppose un pendant, et les armes peintes sont disposées de la même manière dans l’un et l’autre portrait. Enfin, le ætatis suæ XLI est en parfaite harmonie avec l’âge indiqué dans le portrait si religieusement gardé par la maison Holzschuer de Nuremberg, et dont la gravure a été récemment achevée.

Élie Magus eut des larmes dans les yeux en regardant tour à tour ces quatre chefs-d’œuvre.

— Je vous donne deux mille francs de gratification par chacun de ces tableaux, si vous me les faites avoir pour quarante mille francs !… dit-il à l’oreille de la Cibot stupéfaite de cette fortune tombée du ciel.

L’admiration, ou, pour être plus exact, le délire du Juif, avait produit un tel désarroi dans son intelligence et dans ses habitudes de cupidité, que le Juif s’y abîma, comme on voit.

— Et moi ?… dit Rémonencq qui ne se connaissait pas en tableaux.

{p. 503}   — Tout est ici de la même force, répliqua finement le Juif à l’oreille de l’Auvergnat, prends dix tableaux au hasard et aux mêmes conditions, ta fortune sera faite !

Ces trois voleurs se regardaient encore, chacun en proie à sa volupté, la plus vive de toutes, la satisfaction du succès en fait de fortune, lorsque la voix du malade retentit et vibra comme des coups de cloche…

— Qui va là !… criait Pons.

— Monsieur ! recouchez-vous donc ! dit la Cibot en s’élançant sur Pons et le forçant à se remettre au lit. Ah çà ! voulez-vous vous tuer !… Eh bien ! ce n’est pas monsieur Poulain, c’est ce brave Rémonencq, qui est si inquiet de vous, qu’il vient savoir de vos nouvelles !… Vous êtes si aimé, que toute la maison est en l’air pour vous. De quoi donc avez-vous peur ?

— Mais, il me semble que vous êtes là plusieurs, dit le malade.

— Plusieurs ! c’est bon !… Ah ! çà, rêvez-vous ?… Vous finirez par devenir fou, ma parole d’honneur !… Tenez ! voyez.

La Cibot alla vivement ouvrir la porte, fit signe à Magus de se retirer et à Rémonencq d’avancer.

— Eh bien ! mon cher monsieur, dit l’Auvergnat pour qui la Cibot avait parlé, je viens savoir de vos nouvelles, car toute la maison est dans les transes par rapport à vous… Personne n’aime que la mort se mette dans les maisons !… Et, enfin, le papa Monistrol, que vous connaissez bien, m’a chargé de vous dire que si vous aviez besoin d’argent, il se mettait à votre service…

— Il vous envoie pour donner un coup d’œil à mes biblots !… dit le vieux collectionneur avec une aigreur pleine de défiance.

Dans les maladies de foie, les sujets contractent presque toujours une antipathie spéciale, momentanée ; ils concentrent leur mauvaise humeur sur un objet ou sur une personne quelconque. Or, Pons se figurait qu’on en voulait à son trésor, il avait l’idée fixe de le surveiller, et il envoyait, de moments en moments, Schmucke voir si personne ne s’était glissé dans le sanctuaire.

— Elle est assez belle, votre collection, répondit astucieusement Rémonencq, pour exciter l’attention des chineurs ; je ne me connais pas en haute curiosité, mais monsieur passe pour être un si grand connaisseur, que quoique je ne sois pas bien avancé dans la chose, j’achèterai bien de monsieur, les yeux fermés… Si monsieur avait quelquefois besoin d’argent, car rien ne coûte comme ces {p. 504}   sacrées maladies… que ma sœur, en dix jours, a dépensé trente sous de remèdes, quand elle a eu les sangs bouleversés, et qu’elle aurait bien guéri sans cela… Les médecins sont des fripons qui profitent de notre état pour…

— Adieu, merci, monsieur, répondit Pons au ferrailleur en lui jetant des regards inquiets.

— Je vais le reconduire, dit tout bas la Cibot à son malade, crainte qu’il ne touche à quelque chose.

— Oui, oui, répondit le malade en remerciant la Cibot par un regard.

La Cibot ferma la porte de la chambre à coucher, ce qui réveilla la défiance de Pons. Elle trouva Magus immobile devant les quatre tableaux. Cette immobilité, cette admiration ne peuvent être comprises que par ceux dont l’âme est ouverte au beau idéal, au sentiment ineffable que cause la perfection dans l’art, et qui restent plantés sur leurs pieds durant des heures entières au Musée devant la Joconde de Leonardo da Vinci, devant l’Antiope du Corrége, le chef-d’œuvre de ce peintre, devant la maîtresse du Titien, la Sainte-Famille d’Andrea del Sarto, devant les enfants entourés de fleurs du Dominiquin, le petit camaïeu de Raphaël et son portrait de vieillard, les plus immenses chefs-d’œuvre de l’art.

— Sauvez-vous sans bruit ! dit-elle.

Le Juif s’en alla lentement et à reculons, regardant les tableaux comme un amant regarde une maîtresse à laquelle il dit adieu. Quand le Juif fut sur le palier, la Cibot, à qui cette contemplation avait donné des idées, frappa sur le bras sec de Magus.

— Vous me donnerez quatre mille francs par tableau ! sinon rien de fait…

— Je suis si pauvre !… dit Magus. Si je désire ces toiles, c’est par amour, uniquement par amour de l’art, ma belle dame !

— Tu es si sec, mon fiston ! dit la portière, que je conçois cet amour-là. Mais si tu ne me promets pas aujourd’hui seize mille francs devant Rémonencq, demain, ce sera vingt mille.

— Je promets les seize, répondit le Juif effrayé de l’avidité de cette portière.

— Par quoi ça peut-il jurer, un Juif ?… dit la Cibot à Rémonencq.

— Vous pouvez vous fier à lui, répondit le ferrailleur, il est aussi honnête homme que moi.

{p. 505}   — Eh bien ! et vous ? demanda la portière, si je vous en fais vendre, que me donnerez-vous ?…

— Moitié dans les bénéfices, dit promptement Rémonencq.

— J’aime mieux une somme tout de suite, je ne suis pas dans le commerce, répondit la Cibot.

— Vous entendez joliment les affaires ! dit Élie Magus en souriant, vous feriez une fameuse marchande.

— Je lui offre de s’associer avec moi corps et biens, dit l’Auvergnat en prenant le bras potelé de la Cibot et tapant dessus avec une force de marteau. Je ne lui demande pas d’autre mise de fonds que sa beauté ! Vous avez tort de tenir à votre Turc de Cibot et à son aiguille ! Est-ce un petit portier qui peut enrichir une belle femme comme vous ? Ah ! quelle figure vous feriez dans une boutique sur le boulevard, au milieu des curiosités, jabotant avec les amateurs et les entortillant ! Laissez-moi là votre loge quand vous aurez fait votre pelote ici, et vous verrez ce que nous deviendrons à nous deux !

— Faire ma pelote ! dit la Cibot. Je suis incapable de prendre ici la valeur d’une épingle ! entendez-vous, Rémonencq ? s’écria la portière. Je suis connue dans le quartier pour une honnête femme, n’à !

Les yeux de la Cibot flamboyaient.

— Là, rassurez-vous ! dit Élie Magus. Cet Auvergnat a l’air de vous trop aimer pour vouloir vous offenser.

— Comme elle vous mènerait les pratiques ! s’écria l’Auvergnat.

— Soyez justes, mes fistons, reprit madame Cibot radoucie, et jugez vous-mêmes de ma situation ici !… Voilà dix ans que je m’extermine le tempérament pour ces deux vieux garçons-là, sans que jamais ils ne m’aient donné autre chose que des paroles… Rémonencq vous dira que je nourris ces deux vieux à forfait, où que je perds des vingt à trente sous par jour, que toutes mes économies y ont passé, par l’âme de ma mère !… la seule auteur de mes jours que j’ai connue ; mais aussi vrai que j’existe, et que voilà le jour qui nous éclaire, et que mon café me serve de poison si je mens d’une centime !… Eh bien ! en voilà un qui va mourir, pas vrai ? et c’est le plus riche de ces deux hommes de qui j’ai fait mes propres enfants !… Croireriez-vous, mon cher monsieur, que depuis vingt jours que je lui répète qu’il est à la mort (car monsieur {p. 506}   Poulain l’a condamné !…), ce grigou-là ne parle pas plus de me mettre sur son testament que si je ne le connaissais pas ! Ma parole d’honneur, nous n’avons notre dû qu’en le prenant, foi d’honnête femme ; car allez donc vous fier à des héritiers ?… pus souvent ! Tenez, voyez-vous, paroles ne puent pas, tout le monde est de la canaille !

— C’est vrai ! dit sournoisement Élie Magus, et c’est encore nous autres, ajouta-t-il en regardant Rémonencq, qui sommes les plus honnêtes gens…

— Laissez-moi donc, reprit la Cibot, je ne parle pas pour vous… Les personnes pressantes, comme dit cet ancien acteur, sont toujours acceptées !… Je vous jure que ces deux messieurs me doivent déjà près de trois mille francs, que le peu que je possède est déjà passé dans les médicaments et dans leurs affaires, et s’ils n’allaient ne me rien reconnaître de mes avances !… Je suis si bête avec ma probité que je n’ose pas leux en parler. Pour lors, vous qu’êtes dans les affaires, mon cher monsieur, me conseillez-vous de m’adresser à un avocat ?…

— Un avocat ! s’écria Rémonencq, vous en savez plus que tous les avocastes !…

Le bruit de la chute d’un corps lourd, tombé sur le carreau de la salle à manger, retentit dans le vaste espace de l’escalier.

— Ah ! mon Dieu ! cria la Cibot, qué qu’il arrive ? Il me semble que c’est monsieur qui vient de prendre un billet de parterre !…

Elle poussa ses deux complices qui dégringolèrent avec agilité, puis elle se retourna, se précipita dans la salle à manger et y vit Pons étalé tout de son long, en chemise, évanoui ! Elle prit le vieux garçon dans ses bras, l’enleva comme une plume, et le porta jusque sur son lit. Quand elle eut couché le moribond, elle lui fit respirer des barbes de plume brûlée, elle lui mouilla les tempes d’eau de Cologne, elle le ranima. Puis, lorsqu’elle vit les yeux de Pons ouverts, que la vie fut revenue, elle se posa les poings sur les hanches.

— Sans pantoufles, en chemise ! il y a de quoi vous tuer ! Et pourquoi vous défiez-vous de moi ?… Si c’est ainsi, adieu, monsieur. Après dix ans que je vous sers, que je mets du mien dans votre ménage, que mes économies y sont toutes passées, pour éviter des ennuis à ce pauvre monsieur Schmucke, qui pleure comme un enfant par les escaliers… Voilà ma récompense ! vous venez {p. 507}   m’espionner… Dieu vous a puni ! c’est bien fait ! Et moi qui me donne un effort pour vous porter dans mes bras, que je risque d’être blessée pour le reste de mes jours. Ah ! mon Dieu ! et la porte que j’ai laissée ouverte…

— Avec qui causiez-vous ?

— En voilà des idées ! s’écria la Cibot. Ah çà ! suis-je votre esclave ? ai-je des comptes à vous rendre ? Savez-vous que si vous m’ennuyez ainsi, je plante tout là ! Vous prendrez n’une garde !

Pons, épouvanté de cette menace, donna sans le savoir à la Cibot la mesure de ce qu’elle pouvait tenter avec cette épée de Damoclès.

— C’est ma maladie ! dit-il piteusement.

— À la bonne heure ! répliqua la Cibot rudement.

Elle laissa Pons confus, en proie à des remords, admirant le dévouement criard de sa garde-malade, se faisant des reproches, et ne sentant pas le mal horrible par lequel il venait d’aggraver sa maladie en tombant ainsi sur les dalles de la salle à manger. La Cibot aperçut Schmucke qui montait l’escalier.

— Venez, monsieur… Il y a de tristes nouvelles ! allez ! monsieur Pons devient fou !… Figurez-vous qu’il s’est levé tout nu, qu’il m’a suivie, non, il s’est étendu là, tout de son long… Demandez-lui pourquoi, il n’en sait rien… Il va mal. Je n’ai rien fait pour le provoquer à des violences pareilles, à moins de lui avoir réveillé les idées en lui parlant de ses premières amours… Qui est-ce qui connaît les hommes ! C’est tous vieux libertins… J’ai eu tort de lui montrer mes bras, que ses yeux en brillaient comme des escarboucles…

Schmucke écoutait madame Cibot, comme s’il l’entendait parlant hébreu.

— Je me suis donné un effort que j’en serai blessée pour jusqu’à la fin de mes jours !… ajouta la Cibot en paraissant éprouver de vives douleurs et pensant à mettre à profit l’idée qu’elle avait eue, par hasard, en sentant une petite fatigue dans les muscles. Je suis51 si bête ! Quand je l’ai vu là, par terre, je l’ai pris dans mes bras, et je l’ai porté jusqu’à son lit, comme un enfant, quoi ! Mais, maintenant je sens un effort ! Ah ! je me trouve mal !… je descends chez moi, gardez notre malade. Je vas envoyer Cibot chercher monsieur Poulain pour moi ! J’aimerais mieux mourir que de me voir infirme…

{p. 508}   La Cibot accrocha la rampe et roula par les escaliers en faisant mille contorsions et des gémissements si plaintifs, que tous les locataires, effrayés, sortirent sur les paliers de leurs appartements. Schmucke soutenait la malade en versant des larmes, et il expliquait le dévouement de la portière. Toute la maison, tout le quartier surent bientôt le trait sublime de madame Cibot, qui s’était donné un effort mortel, disait-on, en enlevant un des Casse-noisettes dans ses bras. Schmucke, revenu près de Pons, lui révéla l’état affreux de leur factotum, et tous deux ils se regardèrent en disant : Qu’allons-nous devenir sans elle ?… Schmucke, en voyant le changement produit chez Pons par son escapade, n’osa pas le gronder.

— Vichis pric-à-prac ! c’haimerais mieux les priler que de bertre mon ami !… s’écria-t-il en apprenant de Pons la cause de l’accident. Se tevier de montam Zibod, qui nous brede ses igonomies ! C’esdre bas pien ; mais c’est la malatie…

— Ah ! quelle maladie ! je suis changé, je le sens, dit Pons. Je ne voudrais pas te faire souffrir, mon bon Schmucke.

— Cronte-moi ! dit Schmucke, et laisse montam Zibod dranquille.

Le docteur Poulain fit disparaître en quelques jours l’infirmité dont se disait menacée madame Cibot, et sa réputation reçut dans le quartier du Marais un lustre extraordinaire de cette guérison, qui tenait du miracle. Il attribua chez Pons ce succès à l’excellente constitution de la malade, qui reprit son service auprès de ses deux messieurs le septième jour à leur grande satisfaction. Cet événement augmenta de cent pour cent l’influence, la tyrannie de la portière sur le ménage des deux Casse-noisettes, qui, pendant cette semaine, s’étaient endettés, mais dont les dettes furent payées par elle. La Cibot profita de la circonstance pour obtenir (et avec quelle facilité !) de Schmucke une reconnaissance des deux mille francs qu’elle disait avoir prêtés aux deux amis.

— Ah ! quel médecin que monsieur Poulain ! dit la Cibot à Pons. Il vous sauvera, mon cher monsieur, car il m’a tirée du cercueil ! Mon pauvre Cibot me regardait comme morte !… Eh bien ! monsieur Poulain a dû vous le dire, pendant que j’étais sur mon lit, je ne pensais qu’à vous. « Mon Dieu, que je disais, prenez-moi, et laissez vivre mon cher monsieur Pons… »

{p. 509}   — Pauvre chère madame Cibot, vous avez manqué d’avoir une infirmité pour moi !…

— Ah ! sans monsieur Poulain, je serais dans la chemise de sapin qui nous attend tous. Eh bien ! n’au bout du fossé la culbute, comme disait cet ancien acteur ! Faut de la philosophie. Comment avez-vous fait sans moi ?…

— Schmucke m’a gardé, répondit le malade ; mais notre pauvre caisse et notre clientèle en ont souffert… Je ne sais pas comment il a fait.

— Ti galme ! Bons ! s’écria Schmucke, nus afons i tans le bère Zibod, ein panquier…

— Ne parlez pas de cela ! mon cher mouton, vous êtes tous deux nos enfants, reprit la Cibot. Nos économies sont bien placées chez vous, allez ! vous êtes plus solides que la Banque. Tant que nous aurons un morceau de pain, vous en aurez la moitié… ça ne vaut pas la peine d’en parler…

— Baufre montam Zibod ! dit Schmucke en s’en allant.

Pons gardait le silence.

— Croireriez-vous, mon chérubin, dit la Cibot au malade en le voyant inquiet, que, dans mon agonie, car j’ai vu la camarde de bien près !… ce qui me tourmentait le plus, c’était de vous laisser seuls, livrés à vous-mêmes, et de laisser mon pauvre Cibot sans un liard… C’est si peu de chose que mes économies, que je ne vous en parle que rapport à ma mort et à Cibot, qu’est un ange ! Non, cet être-là m’a soignée comme une reine, en me pleurant comme un veau !… Mais je comptais sur vous, foi d’honnête femme. Je me disais : Va, Cibot, mes monsieurs ne te laisseront jamais sans pain…

Pons ne répondit rien à cette attaque ad testamentum, et la portière garda le silence en attendant un mot.

— Je vous recommanderai à Schmucke, dit enfin le malade.

— Ah ! s’écria la portière, tout ce que vous ferez sera bien fait, je m’en rapporte à vous, à votre cœur… Ne parlons jamais de cela, car vous m’humiliez, mon cher chérubin ; pensez à vous guérir ! vous vivrez plus que nous52

Une profonde inquiétude s’empara du cœur de madame Cibot, elle résolut de faire expliquer son monsieur sur le legs qu’il entendait lui laisser, et, de prime abord, elle sortit pour aller trouver le docteur Poulain chez lui, le soir, après le dîner de Schmucke, {p. 510}   qui mangeait auprès du lit de Pons depuis que son ami était malade.

Le docteur Poulain demeurait rue d’Orléans. Il occupait un petit rez-de-chaussée composé d’une antichambre, d’un salon et de deux chambres à coucher. Un office contigu à l’antichambre, et qui communiquait à l’une des deux chambres, celle du docteur, avait été converti en cabinet. Une cuisine, une chambre de domestique et une petite cave dépendaient de cette location située dans une aile de la maison, immense bâtisse construite sous l’Empire, à la place d’un vieil hôtel dont le jardin subsistait encore. Ce jardin était partagé entre les trois appartements du rez-de-chaussée.

L’appartement du docteur n’avait pas été changé depuis quarante ans. Les peintures, les papiers, la décoration, tout y sentait l’Empire. Une crasse quadragénaire, la fumée, y avaient flétri les glaces, les bordures, les dessins du papier, les plafonds et les peintures. Cette petite location, au fond du Marais, coûtait encore mille francs par an. Madame Poulain, mère du docteur, âgée de soixante-sept ans, achevait sa vie dans la seconde chambre à coucher. Elle travaillait pour les culottiers. Elle cousait les guêtres, les culottes de peau, les bretelles, les ceintures, enfin tout ce qui concerne cet article assez en décadence aujourd’hui. Occupée à surveiller le ménage et l’unique domestique de son fils, elle ne sortait jamais, et prenait l’air dans le jardinet, où l’on descendait par une porte-fenêtre du salon. Veuve depuis vingt ans, elle avait, à la mort de son mari, vendu son fonds de culottier à son premier ouvrier, qui lui réservait assez d’ouvrage pour qu’elle pût gagner environ trente sous par jour. Elle avait tout sacrifié à l’éducation de son fils unique, en voulant le placer à tout prix dans une situation supérieure à celle de son père. Fière de son Esculape, croyant à ses succès, elle continuait à tout lui sacrifier, heureuse de le soigner, d’économiser pour lui, ne rêvant qu’à son bien-être, et l’aimant avec intelligence, ce que ne savent pas faire toutes les mères. Ainsi, madame Poulain, qui se souvenait d’avoir été simple ouvrière, ne voulait pas nuire à son fils ou prêter à rire, au mépris, car la bonne femme parlait en S comme madame Cibot parlait en N ; elle se cachait dans sa chambre, d’elle-même, quand par hasard quelques clients distingués venaient consulter le docteur, ou lorsque des camarades de collége ou d’hôpital se présentaient. {p. 511}   Aussi, jamais le docteur n’avait-il eu à rougir de sa mère, qu’il vénérait, et dont le défaut d’éducation était bien compensé par cette sublime tendresse. La vente du fonds de culottier avait produit environ vingt mille francs, la veuve les avait placés sur le Grand-Livre en 1820, et les onze cents francs de rente qu’elle en avait eus composaient toute sa fortune. Aussi, pendant long-temps, les voisins aperçurent-ils, dans le jardin, le linge du docteur et celui de sa mère, étendus sur des cordes. La domestique et madame Poulain blanchissaient tout au logis avec économie. Ce détail domestique nuisait beaucoup au docteur, on ne voulait pas lui reconnaître de talent en le voyant si pauvre. Les onze cents francs de rente passaient au loyer. Le travail de madame Poulain, bonne grosse petite vieille, avait, pendant les premiers temps, suffi à toutes les dépenses de ce pauvre ménage. Après douze ans de persistance dans son chemin pierreux, le docteur ayant fini par gagner un millier d’écus par an, madame Poulain pouvait alors disposer d’environ cinq mille francs. C’était, pour qui connaît Paris, avoir le strict nécessaire.

Le salon où les consultants attendaient, était mesquinement meublé de ce canapé vulgaire, en acajou, garni de velours d’Utrecht jaune à fleurs, de quatre fauteuils, de six chaises, d’une console et d’une table à thé, provenant de la succession du feu culottier et le tout de son choix. La pendule, toujours sous son globe de verre, entre deux candélabres égyptiens, figurait une lyre. On se demandait par quels procédés les rideaux pendus aux fenêtres avaient pu subsister si long-temps, car ils étaient en calicot jaune imprimé de rosaces rouges de la fabrique de Jouy. Oberkampf53 avait reçu des compliments de l’Empereur pour ces atroces produits de l’industrie cotonnière en 1809. Le cabinet du docteur était meublé dans ce goût-là, le mobilier de la chambre paternelle en avait fait les frais. C’était sec, pauvre et froid. Quel malade pouvait croire à la science d’un médecin qui, sans renommée, se trouvait encore sans meubles, par un temps où l’Annonce est toute-puissante, où l’on dore les candélabres de la place de la Concorde pour consoler le pauvre en lui persuadant qu’il est un riche citoyen ?

L’antichambre servait de salle à manger. La bonne y travaillait quand elle ne s’adonnait pas aux travaux de la cuisine, ou qu’elle ne tenait pas compagnie à la mère du docteur. On devinait, dès l’entrée, la misère décente qui régnait dans ce triste {p. 512}   appartement, désert pendant la moitié de la journée, en apercevant les petits rideaux de mousseline rousse à la croisée de cette pièce donnant sur la cour. Les placards devaient recéler des restes de pâtés moisis, des assiettes écornées, des bouchons éternels, des serviettes d’une semaine, enfin les ignominies justifiables des petits ménages parisiens, et qui de là ne peuvent aller que dans la hotte des chiffonniers. Aussi par ce temps où la pièce de cent sous est tapie dans toutes les consciences, où elle roule dans toutes les phrases, le docteur, âgé de trente ans, doué d’une mère sans relations, restait-il garçon. En dix ans, il n’avait pas rencontré le plus petit prétexte à roman dans les familles où sa profession lui donnait accès, car il guérissait les gens dans une sphère où les existences ressemblaient à la sienne ; il ne voyait que des ménages pareils au sien, ceux de petits employés ou de petits fabricants. Ses clients les plus riches étaient les bouchers, les boulangers, les gros détaillants du quartier, gens qui, la plupart du temps, attribuaient leur guérison à la nature, pour pouvoir payer les visites du docteur à quarante sous, en le voyant venir à pied. En médecine, le cabriolet est plus nécessaire que le savoir.

Une vie commune et sans hasards finit par agir sur l’esprit le plus aventureux. Un homme se façonne à son sort, il accepte la vulgarité de sa vie. Aussi, le docteur Poulain, après dix ans de pratique, continuait-il à faire son métier de Sisyphe, sans les désespoirs qui rendirent ses premiers jours amers. Néanmoins, il caressait un rêve, car tous les gens de Paris ont leur rêve. Rémonencq jouissait d’un rêve, la Cibot avait le sien. Le docteur Poulain espérait être appelé près d’un malade riche et influent ; puis obtenir, par le crédit de ce malade qu’il guérissait infailliblement, une place de médecin en chef à un hôpital, de médecin des prisons, ou des théâtres du boulevard, ou d’un ministère. Il avait d’ailleurs gagné sa place de médecin de la mairie de cette manière. Amené par la Cibot, il avait soigné, guéri, monsieur Pillerault, le propriétaire de la maison où les Cibot étaient concierges. Monsieur Pillerault, grand-oncle maternel de madame la comtesse Popinot, la femme du ministre, s’étant intéressé à ce jeune homme dont la misère cachée avait été sondée par lui dans une visite de remercîment, exigea de son petit-neveu, le ministre, qui le vénérait, la place que le docteur exerçait depuis cinq ans, et dont les maigres émoluments étaient venus bien à propos pour l’empêcher de {p. 513}   prendre un parti violent, celui de l’émigration. Quitter la France est, pour un Français, une situation funèbre. Le docteur Poulain alla bien remercier le comte Popinot, mais, le médecin de l’homme d’État étant l’illustre Bianchon, le solliciteur comprit qu’il ne pouvait guère arriver dans cette maison-là. Le pauvre docteur, après s’être flatté d’obtenir la protection d’un des ministres influents, d’une des douze ou quinze cartes qu’une main puissante mêle depuis seize ans sur le tapis vert de la table du conseil, se trouva replongé dans le Marais où il pataugeait chez les pauvres, chez les petits bourgeois, et où il eut la charge de vérifier les décès, à raison de douze cents francs par an.

Le docteur Poulain, interne assez distingué, devenu praticien prudent, ne manquait pas d’expérience. D’ailleurs, ses morts ne faisaient pas scandale, et il pouvait étudier toutes les maladies in animâ vili. Jugez de quel fiel il se nourrissait ? Aussi, l’expression de sa figure, déjà longue et mélancolique, était-elle parfois effrayante. Mettez dans un parchemin jaune les yeux ardents de Tartufe et l’aigreur d’Alceste ; puis, figurez-vous la démarche, l’attitude, les regards de cet homme, qui, se trouvant tout aussi bon médecin que l’illustre Bianchon, se sentait maintenu dans une sphère obscure par une main de fer ? Le docteur Poulain ne pouvait s’empêcher de comparer ses recettes de dix francs dans les jours heureux, à celles de Bianchon qui vont à cinq ou six cents francs ! N’est-ce pas à concevoir toutes les haines de la démocratie ? Cet ambitieux, refoulé, n’avait d’ailleurs rien à se reprocher. Il avait déjà tenté la fortune en inventant des pilules purgatives, semblables à celles de Morisson. Il avait confié cette exploitation à l’un de ses camarades d’hôpital, un interne devenu pharmacien ; mais le pharmacien, amoureux d’une figurante de l’Ambigu-Comique, s’était mis en faillite, et le brevet d’invention des pilules purgatives se trouvant pris à son nom, cette immense découverte avait enrichi le successeur. L’ancien interne était parti pour le Mexique, la patrie de l’or, en emportant mille francs d’économies au pauvre Poulain, qui, pour fiche de consolation, fut traité d’usurier par la figurante à laquelle il vint redemander son argent. Depuis la bonne fortune de la guérison du vieux Pillerault, pas un seul client riche ne s’était présenté. Poulain courait tout le Marais, à pied, comme un chat maigre, et sur vingt visites, en obtenait deux à quarante sous. Le client qui payait bien était, pour lui, cet oiseau fantastique, {p. 514}   appelé le Merle blanc dans tous les mondes sublunaires.

Le jeune avocat sans causes, le jeune médecin sans clients sont les deux plus grandes expressions du Désespoir décent, particulier à la ville de Paris, ce Désespoir muet et froid, vêtu d’un habit et d’un pantalon noirs à coutures blanchies qui rappellent le zinc de la mansarde, d’un gilet de satin luisant, d’un chapeau ménagé saintement, de vieux gants et de chemises en calicot. C’est un poëme de tristesse, sombre comme les Secrets de la Conciergerie. Les autres misères, celles du poëte, de l’artiste, du comédien, du musicien, sont égayées par les jovialités naturelles aux arts, par l’insouciance de la Bohême où l’on entre d’abord et qui mène aux Thébaïdes du génie ! Mais ces deux habits noirs qui vont à pied, portés par deux professions pour lesquelles tout est plaie, à qui l’humanité ne montre que ses côtés honteux ; ces deux hommes ont, dans les aplatissements du début, des expressions sinistres, provocantes54, où la haine et l’ambition concentrées jaillissent par des regards semblables aux premiers efforts d’un incendie couvé. Quand deux amis de collége se rencontrent, à vingt ans de distance, le riche évite alors son camarade pauvre, il ne le reconnaît pas, il s’épouvante des abîmes que la destinée a mis entre eux. L’un a parcouru la vie sur les chevaux fringants de la Fortune ou sur les nuages dorés du Succès ; l’autre a cheminé souterrainement dans les égouts parisiens, et il en porte les stigmates. Combien d’anciens amis évitaient le docteur à l’aspect de sa redingote et de son gilet !

Maintenant il est facile de comprendre comment le docteur Poulain avait si bien joué son rôle dans la comédie du danger de la Cibot. Toutes les convoitises, toutes les ambitions se devinent. En ne trouvant aucune lésion dans aucun organe de la portière, en admirant la régularité de son pouls, la parfaite aisance de ses mouvements, et, en l’entendant jeter les hauts cris, il comprit qu’elle avait un intérêt à se dire à la mort. La rapide guérison d’une grave maladie feinte devant faire parler de lui dans l’Arrondissement, il exagéra la prétendue descente de la Cibot, il parla de la résoudre en la prenant à temps. Enfin il soumit la portière à de prétendus remèdes, à une fantastique opération, qui furent couronnés d’un plein succès. Il chercha, dans l’arsenal des cures extraordinaires de Desplein, un cas bizarre ; il en fit l’application à madame Cibot, attribua modestement la réussite au grand chirurgien, {p. 515}   et se donna pour son imitateur. Telles sont les audaces des débutants à Paris. Tout leur fait échelle pour monter sur le théâtre ; mais comme tout s’use, même les bâtons d’échelles, les débutants en chaque profession ne savent plus de quel bois se faire des marchepieds. Par certains moments, le Parisien est réfractaire au succès. Lassé d’élever des piédestaux, il boude comme les enfants gâtés et ne veut plus d’idoles ; ou pour être vrai, les gens de talent manquent parfois à ses engouements. La gangue d’où s’extrait le génie a ses lacunes ; le Parisien se regimbe alors, il ne veut pas toujours dorer ou adorer les médiocrités.

En entrant avec sa brusquerie habituelle, madame Cibot surprit le docteur à table avec sa vieille mère, mangeant une salade de mâches, la moins chère de toutes les salades, et n’ayant pour dessert qu’un angle aigu de fromage de Brie, entre une assiette peu garnie par les fruits dits les quatre-mendiants, où se voyaient beaucoup de râpes de raisin, et une assiette de mauvaises pommes de bateau.

— Ma mère, vous pouvez rester, dit le médecin en retenant madame Poulain par le bras, c’est madame Cibot de qui je vous ai parlé.

— Mes respects, madame, mes devoirs, monsieur, dit la Cibot en acceptant la chaise que lui présenta le docteur. Ah ! c’est madame votre mère, elle est bien heureuse d’avoir un fils qui a tant de talent ; car c’est mon sauveur, madame, il m’a tiré de l’abîme…

La veuve Poulain trouva madame Cibot charmante, en l’entendant faire ainsi l’éloge de son fils.

— C’est donc pour vous dire, mon cher monsieur Poulain, entre nous, que le pauvre monsieur Pons va bien mal, et que j’ai à vous parler, rapport à lui…

— Passons au salon, dit le docteur Poulain en montrant la domestique à madame Cibot par un geste significatif.

Une fois au salon, la Cibot expliqua longuement sa position avec les deux Casse-noisettes, elle répéta l’histoire de son prêt en l’enjolivant, et raconta les immenses services qu’elle rendait depuis dix ans à messieurs Pons et Schmucke. À l’entendre, ces deux vieillards n’existeraient plus, sans ses soins maternels. Elle se posa comme un ange et dit tant et tant de mensonges arrosés de larmes, qu’elle finit par attendrir la vieille madame Poulain.

— Vous comprenez, mon cher monsieur, dit-elle en terminant, {p. 516}   qu’il faudrait bien savoir à quoi s’en tenir sur ce que monsieur Pons compte faire pour moi, dans le cas où il viendrait à mourir ; c’est ce que je ne souhaite guère, car ces deux innocents à soigner, voyez-vous, madame, c’est ma vie ; mais si l’un d’eux me manque, je soignerai l’autre. Moi, la Nature m’a bâtie pour être la rivale de la Maternité. Sans quelqu’un à qui je m’intéresse, de qui je me fais un enfant, je ne saurais que devenir… Donc, si monsieur Poulain le voulait, il me rendrait un service que je saurais bien reconnaître, ce serait de parler de moi à monsieur Pons. Mon Dieu ! mille francs de viager, est-ce trop ? je vous le demande… C’est autant de gagné pour monsieur Schmucke… Pour lors, notre cher malade m’a donc dit qu’il me recommanderait à ce pauvre Allemand, qui serait donc, dans son idée, son héritier… Mais qu’est-ce qu’un homme qui ne sait pas coudre deux idées en français, et qui d’ailleurs est capable de s’en aller en Allemagne, tant il sera désespéré de la mort de son ami ?…

— Ma chère madame Cibot, répondit le docteur devenu grave, ces sortes d’affaires ne concernent point les médecins, et l’exercice de ma profession me serait interdit si l’on savait que je me suis mêlé des dispositions testamentaires d’un de mes clients. La loi ne permet pas à un médecin d’accepter un legs de son malade…

— Quelle bête de loi ! car qu’est-ce qui m’empêche de partager mon legs avec vous ? répondit sur-le-champ la Cibot.

— J’irai plus loin, dit le docteur, ma conscience de médecin m’interdit de parler à monsieur Pons de sa mort. D’abord, il n’est pas assez en danger pour cela ; puis, cette conversation de ma part lui causerait un saisissement qui pourrait lui faire un mal réel, et rendre alors sa maladie mortelle…

— Mais je ne prends pas de mitaines, s’écria madame Cibot, pour lui dire de mettre ses affaires en ordre, et il ne s’en porte pas plus mal… Il est fait à cela !… ne craignez rien.

— Ne me dites rien de plus, ma chère madame Cibot !… Ces choses ne sont pas du domaine de la médecine, elles regardent les notaires…

— Mais, mon cher monsieur Poulain, si monsieur Pons vous demandait de lui-même où il en est, et s’il ferait bien de prendre ses précautions, là, refuseriez-vous de lui dire que c’est une excellente chose pour recouvrer la santé que d’avoir tout bâclé… Puis vous glisseriez un petit mot de moi…

{p. 517}   — Ah ! s’il me parle de faire son testament, je ne l’en détournerai point, dit le docteur Poulain.

— Eh bien ! voilà qui est dit, s’écria madame Cibot. Je venais vous remercier de vos soins, ajouta-t-elle en glissant dans la main du docteur une papillote qui contenait trois pièces d’or. C’est tout ce que je puis faire pour le moment. Ah ! si j’étais riche, vous le seriez, mon cher monsieur Poulain, vous qui êtes l’image du bon Dieu sur la terre… Vous avez là, madame, pour fils, un ange !

La Cibot se leva, madame Poulain la salua d’un air aimable, et le docteur la reconduisit jusque sur le palier. Là, cette affreuse lady Macbeth de la rue fut éclairée d’une lueur infernale ; elle comprit que le médecin devait être son complice, puisqu’il acceptait des honoraires pour une fausse maladie.

— Comment, mon bon monsieur Poulain, lui dit-elle, après m’avoir tirée d’affaire pour mon accident, vous refuseriez de me sauver de la misère en disant quelques paroles ?…

Le médecin sentit qu’il avait laissé le diable le prendre par un de ses cheveux, et que ce cheveu s’enroulait sur la corne impitoyable de la griffe rouge. Effrayé de perdre son honnêteté pour si peu de chose, il répondit à cette idée diabolique par une idée non moins diabolique.

— Écoutez, ma chère madame Cibot, dit-il en la faisant rentrer et l’emmenant dans son cabinet, je vais vous payer la dette de reconnaissance que j’ai contractée envers vous, à qui je dois ma place de la mairie…

— Nous partagerons, dit-elle vivement.

— Quoi ? demanda le docteur.

— La succession, répondit la portière.

— Vous ne me connaissez pas, répliqua le docteur en se posant en Valérius Publicola. Ne parlons plus de cela. J’ai pour ami de collége un garçon fort intelligent, et nous sommes d’autant plus liés, que nous avons eu les mêmes chances dans la vie. Pendant que j’étudiais la médecine, il faisait son droit ; pendant que j’étais interne, il grossoyait chez un avoué, maître Couture. Fils d’un cordonnier, comme je suis celui d’un culottier, il n’a pas trouvé de sympathies bien vives autour de lui, mais il n’a pas trouvé non plus de capitaux ; car, après tout, les capitaux ne s’obtiennent que par sympathie. Il n’a pu traiter d’une étude qu’en province, à Mantes… Or, les gens de province comprennent si peu les {p. 518}   intelligences parisiennes, que l’on a fait mille chicanes à mon ami.

— Des canailles ! s’écria la Cibot.

— Oui, reprit le docteur, car on s’est coalisé contre lui si bien, qu’il a été forcé de revendre son étude pour des faits où l’on a su lui donner l’apparence d’un tort ; le procureur du Roi s’en est mêlé ; ce magistrat était du pays, il a pris fait et cause pour les gens du pays. Ce pauvre garçon, encore plus sec et plus râpé que je ne le suis, logé comme moi, nommé Fraisier, s’est réfugié dans notre Arrondissement ; il en est réduit à plaider, car il est avocat, devant la Justice de paix et le tribunal de police ordinaire. Il demeure ici près, rue de la Perle. Allez au numéro 9, vous monterez trois étages, et, sur le palier, vous verrez imprimé en lettres d’or : CABINET DE MONSIEUR FRAISIER, sur un petit carré de maroquin rouge. Fraisier se charge spécialement des affaires contentieuses de messieurs les concierges, des ouvriers et de tous les pauvres de notre Arrondissement à des prix modérés. C’est un honnête homme, car je n’ai pas besoin de vous dire qu’avec ses moyens, s’il était fripon, il roulerait carrosse. Je verrai mon ami Fraisier ce soir. Allez chez lui demain de bonne heure, il connaît monsieur Louchard, le garde du commerce ; monsieur Tabareau, l’huissier de la Justice de paix ; monsieur Vitel, le juge de paix ; et monsieur Trognon, notaire : il est lancé déjà parmi les gens d’affaires les plus considérés du quartier. S’il se charge de vos intérêts, si vous pouvez le donner comme conseil à monsieur Pons, vous aurez en lui, voyez-vous, un autre vous-même. Seulement, n’allez pas, comme avec moi, lui proposer des compromis qui blessent l’honneur ; mais il a de l’esprit, vous vous entendrez. Puis, quant à reconnaître ses services, je serai votre intermédiaire…

Madame Cibot regarda le docteur malignement.

— N’est-ce pas l’homme de loi, dit-elle, qui a tiré la mercière de la rue Vieille-du-Temple, madame Florimond, de la mauvaise passe où elle était, rapport à cet héritage de son bon ami ?…

— C’est lui-même, dit le docteur.

— N’est-ce pas une horreur, s’écria la Cibot, qu’après lui avoir obtenu deux mille francs de rente, elle lui a refusé sa main, qu’il lui demandait, et qu’elle a cru, dit-on, être quitte en lui donnant douze chemises de toile de Hollande, vingt-quatre mouchoirs, enfin tout un trousseau !

— Ma chère madame Cibot, dit le docteur, le trousseau valait {p. 519}   mille francs, et Fraisier, qui débutait alors dans le quartier, en avait bien besoin. Elle a d’ailleurs payé le mémoire de frais sans observation… Cette affaire-là en a valu d’autres à Fraisier, qui maintenant est très-occupé ; mais, dans mon genre, nos clientèles se valent…

— Il n’y a que les justes qui pâtissent ici-bas, répondit la portière ! Eh bien, adieu et merci, mon bon monsieur Poulain.

Ici commence le drame, ou, si vous voulez, la comédie terrible de la mort d’un célibataire livré par la force des choses à la rapacité des natures cupides qui se groupent à son lit, et qui, dans ce cas, eurent pour auxiliaires la passion la plus vive, celle d’un tableaumane, l’avidité du sieur Fraisier, qui, vu dans sa caverne, va vous faire frémir, et la soif d’un Auvergnat capable de tout, même d’un crime, pour se faire un capital. Cette comédie, à laquelle cette partie du récit sert en quelque sorte d’avant-scène, a d’ailleurs pour acteurs tous les personnages qui jusqu’à présent ont occupé la scène.

L’avilissement des mots est une de ces bizarreries des mœurs qui, pour être expliquée, voudrait des volumes. Écrivez à un avoué en le qualifiant d’homme de loi, vous l’aurez offensé tout autant que vous offenseriez un négociant en gros de denrées coloniales à qui vous adresseriez ainsi votre lettre : — Monsieur un tel, épicier. Un assez grand nombre de gens du monde qui devraient savoir, puisque c’est là toute leur science, ces délicatesses du savoir-vivre, ignorent encore que la qualification d’homme de lettres est la plus cruelle injure qu’on puisse faire à un auteur. Le mot monsieur est le plus grand exemple de la vie et de la mort des mots. Monsieur veut dire monseigneur. Ce titre, si considérable autrefois, réservé maintenant aux rois par la transformation de sieur en sire, se donne à tout le monde ; et néanmoins messire, qui n’est pas autre chose que le double du mot monsieur et son équivalent, soulève des articles dans les feuilles républicaines, quand, par hasard, il se trouve mis dans un billet d’enterrement. Magistrats, conseillers, jurisconsultes, juges, avocats, officiers ministériels, avoués, huissiers, conseils, hommes d’affaires, agents d’affaires et défenseurs, sont les Variétés sous lesquelles se classent les gens qui rendent la justice ou qui la travaillent. Les deux derniers bâtons de cette échelle sont le praticien et l’homme de loi. Le praticien, vulgairement appelé recors, est l’homme de justice par hasard, il {p. 520}   est là pour assister l’exécution des jugements, c’est, pour les affaires civiles, un bourreau d’occasion. Quant à l’homme de loi, c’est l’injure particulière à la profession. Il est à la justice, ce que l’homme de lettres est à la littérature. Dans toutes les professions, en France, la rivalité qui les dévore, a trouvé des termes de dénigrement. Chaque état a son insulte. Le mépris qui frappe les mots homme de lettres et homme de loi s’arrête au pluriel. On dit très-bien sans blesser personne les gens de lettres, les gens de loi. Mais, à Paris, chaque profession a ses Oméga, des individus qui mettent le métier de plain-pied avec la pratique des rues, avec le peuple. Aussi l’homme de loi, le petit agent d’affaires existe-t-il encore dans certains quartiers, comme on trouve encore à la Halle, le prêteur à la petite semaine qui est à la haute banque ce que monsieur Fraisier était à la compagnie des avoués. Chose étrange ! Les gens du peuple ont peur des officiers ministériels comme ils ont peur des restaurants fashionables. Ils s’adressent à des gens d’affaires comme ils vont boire au cabaret. Le plain-pied est la loi générale des différentes sphères sociales. Il n’y a que les natures d’élite qui aiment à gravir les hauteurs, qui ne souffrent pas en se voyant en présence de leurs supérieurs, qui se font leur place, comme Beaumarchais laissant tomber la montre d’un grand seigneur essayant de l’humilier ; mais aussi les parvenus, surtout ceux qui savent faire disparaître leurs langes, sont-ils des exceptions grandioses.

Le lendemain à six heures du matin, madame Cibot examinait, rue de la Perle, la maison où demeurait son futur conseiller, le sieur Fraisier, homme de loi. C’était une de ces vieilles maisons habitées par la petite bourgeoisie d’autrefois. On y entrait par une allée. Le rez-de-chaussée, en partie occupé par la loge du portier et par la boutique d’un ébéniste, dont les ateliers et les magasins encombraient une petite cour intérieure, se trouvait partagé par l’allée et par la cage de l’escalier, que le salpêtre et l’humidité dévoraient. Cette maison semblait attaquée de la lèpre.

Madame Cibot alla droit à la loge, elle y trouva l’un des confrères de Cibot, un cordonnier, sa femme et deux enfants en bas âge logés dans un espace de dix pieds carrés, éclairé sur la petite cour. La plus cordiale entente régna bientôt entre les deux femmes, une fois que la Cibot eut déclaré sa profession, se fut nommée et eut parlé de sa maison de la rue de Normandie. Après un quart d’heure {p. 521}   employé par les commérages et pendant lequel la portière de monsieur Fraisier faisait le déjeuner du cordonnier et des deux enfants, madame Cibot amena la conversation sur les locataires et parla de l’homme de loi.

— Je viens le consulter, dit-elle, pour des affaires ; un de ses amis, monsieur le docteur Poulain, a dû me recommander à lui. Vous connaissez monsieur Poulain ?

— Je le crois bien ! dit la portière de la rue de la Perle. Il a sauvé ma petite qu’avait le croup !

— Il m’a sauvée aussi, moi, madame. Quel homme est-ce, ce monsieur Fraisier ?…

— C’est un homme, ma chère dame, dit la portière, de qui l’on arrache bien difficilement l’argent de ses ports de lettres à la fin du mois.

Cette réponse suffit à l’intelligente Cibot.

— On peut être pauvre et honnête, répondit-elle.

— Je l’espère bien, reprit la portière de Fraisier ; nous ne roulons pas sur l’or ni sur l’argent, pas même sur les sous, mais nous n’avons pas un liard à qui que ce soit.

La Cibot se reconnut dans ce langage.

— Enfin, ma petite, reprit-elle, on peut se fier à lui, n’est-ce pas ?

— Ah ! dame ! quand monsieur Fraisier veut du bien à quelqu’un, j’ai entendu dire à madame Florimond qu’il n’a pas son pareil…

— Et pourquoi ne l’a-t-elle pas épousé, demanda vivement la Cibot, puisqu’elle lui devait sa fortune ? C’est quelque chose pour une petite mercière, et qui était entretenue par un vieux, que de devenir la femme d’un avocat…

— Pourquoi ? dit la portière en entraînant madame Cibot dans l’allée ; vous montez chez lui, n’est-ce pas, madame ?… eh bien ! quand vous serez dans son cabinet, vous saurez pourquoi.

L’escalier, éclairé sur une petite cour par des fenêtres à coulisse, annonçait qu’excepté le propriétaire et le sieur Fraisier, les autres locataires exerçaient des professions mécaniques. Les marches boueuses portaient l’enseigne de chaque métier en offrant aux regards des découpures de cuivre, des boutons cassés, des brimborions de gaze, de sparterie. Les apprentis des étages supérieurs y dessinaient des caricatures obscènes. Le dernier mot de la portière, en excitant la curiosité de madame Cibot, la décida naturellement {p. 522}   à consulter l’ami du docteur Poulain ; mais en se réservant de l’employer à ses affaires d’après ses impressions.

— Je me demande quelquefois comment madame Sauvage peut tenir à son service, dit en forme de commentaire la portière qui suivait madame Cibot. Je vous accompagne, madame, ajouta-t-elle, car je monte le lait et le journal à mon propriétaire.

Arrivée au second étage au-dessus de l’entresol, la Cibot se trouva devant une porte du plus vilain caractère. La peinture d’un rouge faux était enduite sur vingt centimètres de largeur, de cette couche noirâtre qu’y déposent les mains après un certain temps, et que les architectes ont essayé de combattre dans les appartements élégants, par l’application de glaces au-dessus et au-dessous des serrures. Le guichet de cette porte, bouché par des scories semblables à celles que les restaurateurs inventent pour vieillir des bouteilles adultes, ne servait qu’à mériter à la porte le surnom de porte de prison, et concordait d’ailleurs à ses ferrures en trèfles, à ses gonds formidables, à ses grosses têtes de clous. Quelque avare ou quelque folliculaire en querelle avec le monde entier devait avoir inventé ces appareils. Le plomb où se déversaient les eaux ménagères, ajoutait sa quote-part de puanteur dans l’escalier, dont le plafond offrait partout des arabesques dessinées avec de la fumée de chandelle, et quelles arabesques ! Le cordon de tirage, au bout duquel pendait une olive crasseuse, fit résonner une petite sonnette dont l’organe faible dévoilait une cassure dans le métal. Chaque objet était un trait en harmonie avec l’ensemble de ce hideux tableau. La Cibot entendit le bruit d’un pas pesant, et la respiration asthmatique d’une femme puissante. Et madame Sauvage se manifesta ! C’était une de ces vieilles devinées par Adrien Brauwer dans ses Sorcières partant pour le Sabbat, une femme de cinq pieds six pouces, à visage soldatesque et beaucoup plus barbu que celui de la Cibot, d’un embonpoint maladif, vêtue d’une affreuse robe de rouennerie à bon marché, coiffée d’un madras, faisant encore des papillotes55 avec les imprimés que recevait gratuitement son maître, et portant à ses oreilles des espèces de roues de carrosse en or. Ce cerbère femelle tenait à la main un poêlon en fer-blanc, bossué, dont le lait répandu jetait dans l’escalier une odeur de plus, qui s’y sentait peu, malgré son âcreté nauséabonde.

— Qué qu’il y a pour votre service, médème ? demanda madame Sauvage.

{p. 523}   Et, d’un air menaçant, elle jeta sur la Cibot, qu’elle trouva, sans doute, trop bien vêtue, un regard d’autant plus meurtrier, que ses yeux étaient naturellement sanguinolents.

— Je viens voir monsieur Fraisier de la part de son ami le docteur Poulain.

— Entrez, médème, répondit la Sauvage d’un air devenu soudain très-aimable et qui prouvait qu’elle était avertie de cette visite matinale.

Et, après avoir fait une révérence de théâtre, la domestique à moitié mâle du sieur Fraisier ouvrit brusquement la porte du cabinet qui donnait sur la rue, et où se trouvait l’ancien avoué de Mantes. Ce cabinet ressemblait absolument à ces petites études d’huissier du troisième ordre, où les cartonniers sont en bois noirci, où les dossiers sont si vieux qu’ils ont de la barbe, en style de cléricature, où les ficelles rouges pendent d’une façon lamentable, où les cartons sentent les ébats des souris, où le plancher est gris de poussière et le plafond jaune de fumée. La glace de la cheminée était trouble ; les chenets en fonte supportaient une bûche économique ; la pendule en marqueterie moderne, valant soixante francs, avait été achetée à quelque vente par autorité de justice et les flambeaux qui l’accompagnaient étaient en zinc, mais ils affectaient des formes rococo mal réussies, et la peinture, partie en plusieurs endroits, laissait voir le métal. Monsieur Fraisier, petit homme sec et maladif, à figure rouge, dont les bourgeons annonçaient un sang très vicié, mais qui d’ailleurs se grattait incessamment le bras droit, et dont la perruque, mise très en arrière, laissait voir un crâne couleur de brique et d’une expression sinistre, se leva de dessus un fauteuil de canne, où il siégeait sur un rond en maroquin vert. Il prit un air agréable et une voix flûtée pour dire en avançant une chaise : — Madame Cibot, je pense ?…

— Oui, monsieur, répondit la portière qui perdit son assurance habituelle.

Madame Cibot fut effrayée par cette voix, qui ressemblait assez à celle de la sonnette, et par un regard encore plus vert que les yeux verdâtres de son futur conseil. Le cabinet sentait si bien son Fraisier, qu’on devait croire que l’air y était pestilentiel. Madame Cibot comprit alors pourquoi madame Florimond n’était pas devenue madame Fraisier.

— Poulain m’a parlé de vous, ma chère dame, dit l’homme de {p. 524}   loi, de cette voix d’emprunt qu’on appelle vulgairement petite voix, mais qui restait aigre et clairette comme un vin de pays.

Là, cet agent d’affaires essaya de se draper, en ramenant sur ses genoux pointus, couverts en molleton excessivement râpé, les deux pans d’une vieille robe de chambre en calicot imprimé, dont la ouate prenait la liberté de sortir par plusieurs déchirures, mais le poids de cette ouate entraînait les pans, et découvrait un justaucorps en flanelle devenu noirâtre. Après avoir resserré, d’un petit air fat, la cordelière de cette robe de chambre réfractaire pour dessiner sa taille de roseau, Fraisier réunit d’un coup de pincette deux tisons qui s’évitaient depuis fort long-temps, comme deux frères ennemis. Puis, saisi d’une pensée subite, il se leva : — Madame Sauvage ! cria-t-il.

— Après ?

— Je n’y suis pour personne.

— Hé ! parbleur ! on le sait, répondit la virago d’une maîtresse voix.

— C’est ma vieille nourrice, dit l’homme de loi d’un air confus à la Cibot.

— Elle a encore beaucoup de laid, répliqua l’ancienne héroïne des Halles.

Fraisier rit du calembour et mit le verrou, pour que sa ménagère ne vînt pas interrompre les confidences de la Cibot.

— Eh bien ! madame, expliquez-moi votre affaire, dit-il en s’asseyant et tâchant toujours de draper sa robe de chambre. Une personne qui m’est recommandée par le seul ami que j’aie au monde peut compter sur moi… mais… absolument.

Madame Cibot parla pendant une demi-heure sans que l’agent d’affaires se permît la moindre interruption ; il avait l’air curieux d’un jeune soldat écoutant un vieux de la vieille. Ce silence et la soumission de Fraisier, l’attention qu’il paraissait prêter à ce bavardage à cascades, dont on a vu des échantillons dans les scènes entre la Cibot et le pauvre Pons, firent abandonner à la défiante portière quelques-unes des préventions que tant de détails ignobles venaient de lui inspirer. Quand la Cibot se fut arrêté, et qu’elle attendit un conseil, le petit homme de loi, dont les yeux verts à points noirs avaient étudié sa future cliente, fut pris d’une toux dite de cercueil, et eut recours à un bol en faïence à demi plein de jus d’herbes, qu’il vida.

{p. 525}   — Sans Poulain, je serais déjà mort, ma chère madame Cibot, répondit Fraisier à des regards maternels que lui jeta la portière ; mais il me rendra, dit-il, la santé…

Il paraissait avoir perdu la mémoire des confidences de sa cliente, qui pensait à quitter un pareil moribond.

— Madame, en matière de succession, avant de s’avancer, il faut savoir deux choses, reprit l’ancien avoué de Mantes en devenant grave. Premièrement, si la succession vaut la peine qu’on se donne, et, deuxièmement, quels sont les héritiers ; car, si la succession est le butin, les héritiers sont l’ennemi.

La Cibot parla de Rémonencq et d’Élie Magus, et dit que les deux fins compères évaluaient la collection de tableaux à six cent mille francs…

— La prendraient-ils à ce prix-là ?… demanda l’ancien avoué de Mantes, car, voyez-vous, madame, les gens d’affaires ne croient pas aux tableaux. Un tableau, c’est quarante sous de toile ou cent mille francs de peinture ! Or, les peintures de cent mille francs sont bien connues, et quelles erreurs dans toutes ces valeurs-là, même les plus célèbres ! Un financier bien connu, dont la galerie était vantée, visitée et gravée (gravée !) passait pour avoir dépensé des millions… Il meurt, car on meurt, eh bien ! ses vrais tableaux n’ont pas produit plus de deux cent mille francs. Il faudrait m’amener ces messieurs… Passons aux héritiers.

Et Fraisier se remit dans son attitude d’écouteur. En entendant le nom du président Camusot, il fit un hochement de tête, accompagné d’une grimace qui rendit la Cibot excessivement attentive ; elle essaya de lire sur ce front, sur cette atroce physionomie, et trouva ce qu’en affaire on nomme une tête de bois.

— Oui, mon cher monsieur, répéta la Cibot, mon monsieur Pons est le propre cousin du président Camusot de Marville, il me rabâche sa parenté deux fois par jour. La première femme de monsieur Camusot, le marchand de soieries…

— Qui vient d’être nommé pair de France…

— Était une demoiselle Pons, cousine germaine de monsieur Pons.

— Ils sont cousins issus de germains…

— Ils ne sont plus rien du tout, ils sont brouillés.

Monsieur Camusot de Marville avait été, pendant cinq ans, président du tribunal de Mantes, avant de venir à Paris. Non-seulement {p. 526}   il y avait laissé des souvenirs, mais encore il y avait conservé des relations ; car son successeur, celui de ses juges avec lequel il s’était le plus lié pendant son séjour, présidait encore le tribunal et conséquemment connaissait Fraisier à fond.

— Savez-vous, madame, dit-il lorsque la Cibot eut arrêté les rouges écluses de sa bouche torrentielle, savez-vous que vous auriez pour ennemi capital un homme qui peut envoyer les gens à l’échafaud ?

La portière exécuta sur sa chaise un bond qui la fit ressembler à la poupée de ce joujou nommé une surprise.

— Calmez-vous, ma chère dame, reprit Fraisier. Que vous ignoriez ce qu’est le président de la chambre des mises en accusation de la cour royale de Paris, rien de plus naturel, mais vous deviez savoir que monsieur Pons avait un héritier légal naturel. Monsieur le président de Marville est le seul et unique héritier de votre malade, mais il est collatéral au troisième degré ; donc, monsieur Pons peut, aux termes de la loi, faire ce qu’il veut de sa fortune. Vous ignorez encore que la fille de monsieur le président a épousé, depuis six semaines au moins, le fils aîné de monsieur le comte Popinot, pair de France, ancien ministre de l’agriculture et du commerce, un des hommes les plus influents de la politique actuelle. Cette alliance rend le président encore plus redoutable qu’il ne l’est comme souverain de la cour d’assises.

La Cibot tressaillit encore à ce mot.

— Oui, c’est lui qui vous envoie là, reprit Fraisier. Ah ! ma chère dame, vous ne savez pas ce qu’est une robe rouge ! C’est déjà bien assez d’avoir une simple robe noire contre soi ! Si vous me voyez ici ruiné, chauve, moribond… eh bien ! c’est pour avoir heurté, sans le savoir, un simple petit procureur du roi de province. On m’a forcé de vendre mon étude à perte, et bien heureux de décamper en perdant ma fortune. Si j’avais voulu résister, je n’aurais pas pu garder ma profession d’avocat. Ce que vous ignorez encore, c’est que s’il ne s’agissait que du président Camusot, ce ne serait rien ; mais il a, voyez-vous, une femme !… Et si vous vous trouviez face à face avec cette femme, vous trembleriez comme si vous étiez sur la première marche de l’échafaud, les cheveux vous dresseraient sur la tête. La présidente est vindicative à passer dix ans pour vous entortiller dans un piége où vous péririez ! Elle fait agir son mari comme un enfant fait aller sa toupie. Elle a dans sa vie {p. 527}   causé le suicide, à la Conciergerie, d’un charmant garçon ; elle a rendu blanc comme neige un comte qui se trouvait sous une accusation de faux. Elle a failli faire interdire l’un des plus grands seigneurs de la cour de Charles X. Enfin, elle a renversé le procureur-général, monsieur de Grandville…

— Qui demeurait Vieille-rue-du-Temple, au coin de la rue Saint-François, dit la Cibot.

— C’est lui-même. On dit qu’elle veut faire son mari ministre de la justice, et je ne sais pas si elle n’arrivera point à ses fins… Si elle se mettait dans l’idée de nous envoyer tous deux en cour d’assises et au bagne, moi qui suis innocent comme l’enfant qui naît, je prendrais un passe-port et j’irais aux États-Unis… tant je connais bien la justice. Or, ma chère madame Cibot, pour pouvoir marier sa fille unique au jeune vicomte Popinot, qui sera, dit-on, héritier de votre propriétaire, monsieur Pillerault, la présidente s’est dépouillée de toute sa fortune, si bien qu’en ce moment, le président et sa femme sont réduits à vivre avec le traitement de la présidence. Et vous croyez, ma chère dame, que, dans ces circonstances-là, madame la présidente négligera la succession de votre monsieur Pons ?… Mais j’aimerais mieux affronter des canons chargés à mitraille que de me savoir une pareille femme contre moi…

— Mais, dit la Cibot, ils sont brouillés…

— Qu’est-ce que cela fait ? dit Fraisier. Raison de plus ! Tuer un parent de qui l’on se plaint, c’est quelque chose, mais hériter de lui, c’est là un plaisir !

— Mais le bonhomme a ses héritiers en horreur ; il me répète que ces gens-là, je me rappelle les noms, monsieur Cardot, monsieur Berthier, etc., l’ont écrasé comme un œuf qui se trouverait sous un tombereau.

— Voulez-vous être broyée ainsi ?…

— Mon Dieu, mon Dieu ! s’écria la portière. Ah ! madame Fontaine avait raison en disant que je rencontrerais des obstacles ; mais elle a dit que je réussirais…

— Écoutez, ma chère madame Cibot… Que vous tiriez de cette affaire une trentaine de mille francs, c’est possible ; mais la succession, il n’y faut pas songer… Nous avons causé de vous et de votre affaire, le docteur Poulain et moi, hier au soir…

Là, madame Cibot fit encore un bond sur sa chaise56.

— Eh bien ! qu’avez-vous ?

{p. 528}   — Mais, si vous connaissiez mon affaire, pourquoi m’avez-vous laissé jaser comme une pie ?

— Madame Cibot, je connaissais votre affaire, mais je ne savais rien de madame Cibot ! Autant de clients, autant de caractères…

Là, madame Cibot jeta sur son futur conseil un singulier regard où toute sa défiance éclata et que Fraisier surprit.

— Je reprends, dit Fraisier. Donc, notre ami Poulain a été mis par vous en rapport avec le vieux monsieur Pillerault, le grand-oncle de madame la comtesse Popinot, et c’est un de vos titres à mon dévouement. Poulain va voir votre propriétaire (notez ceci !) tous les quinze jours, et il a su tous ces détails par lui. Cet ancien négociant assistait au mariage de son arrière-petit-neveu (car c’est un oncle à succession, il a bien quelque quinze mille francs de rente ; et, depuis vingt-cinq ans, il vit comme un moine, il dépense à peine mille écus par an…), et il a raconté toute l’affaire du mariage à Poulain. Il paraît que ce grabuge a été causé précisément par votre bonhomme de musicien qui a voulu déshonorer, par vengeance, la famille du président. Qui n’entend qu’une cloche n’a qu’un son… Votre malade se dit innocent, mais le monde le regarde comme un monstre…

— Ça ne m’étonnerait pas qu’il en fût un ! s’écria la Cibot. Figurez-vous que voilà dix ans passés que j’y mets du mien, il le sait, il a mes économies, et il ne veut pas me coucher sur son testament… Non, monsieur, il ne le veut pas, il est têtu, que c’est un vrai mulet… Voilà dix jours que je lui en parle, le mâtin ne bouge pas plus que si c’était un terne. Il ne desserre pas57 les dents, il me regarde d’un air… Le plus qu’il m’a dit, c’est qu’il me recommanderait à monsieur Schmucke.

— Il compte donc faire un testament en faveur de ce Schmucke ?…

— Il lui donnera tout…

— Écoutez, ma chère madame Cibot, il faudrait pour que j’eusse des opinions arrêtées, pour concevoir un plan, que je connusse monsieur Schmucke, que je visse les objets dont se compose la succession, que j’eusse une conférence avec ce Juif de qui vous me parlez ; et, alors, laissez-moi vous diriger…

— Nous verrons, mon bon monsieur Fraisier.

— Comment ! nous verrons, dit Fraisier en jetant un regard de vipère à la Cibot et parlant avec sa voix naturelle. Ah çà ! suis-je ou ne suis-je pas votre conseil ? entendons-nous bien.

{p. 529}   La Cibot se sentit devinée, elle eut froid dans le dos.

— Vous avez toute ma confiance, répondit-elle en se voyant à la merci d’un tigre.

— Nous autres avoués, nous sommes habitués aux trahisons de nos clients. Examinez bien votre position : elle est superbe. Si vous suivez mes conseils de point en point, vous aurez, je vous le garantis, trente ou quarante mille francs de cette succession-là… Mais cette belle médaille a un revers. Supposez que la présidente apprenne que la succession de monsieur Pons vaut un million, et que vous voulez l’écorner, car il y a toujours des gens qui se chargent de dire ces choses-là !… fit-il en parenthèse.

Cette parenthèse, ouverte et fermée par deux pauses, fit frémir la Cibot, qui pensa sur-le-champ que Fraisier se chargerait de la dénonciation.

— Ma chère cliente, en dix minutes on obtiendra du bonhomme Pillerault votre renvoi de la loge, et l’on vous donnera deux heures pour déménager…

— Quéque ça me ferait !… dit la Cibot en se dressant sur ses pieds en Bellone, je resterais chez ces messieurs comme leur femme de confiance.

— Et, voyant cela, l’on vous tendrait un piège, et vous vous réveilleriez un beau matin dans un cachot, vous et votre mari, sous une accusation capitale…

— Moi !… s’écria la Cibot, moi qui n’ai pas n’une centime à autrui !… Moi !… moi !…

Elle parla pendant cinq minutes, et Fraisier examina cette grande artiste exécutant son concerto de louanges sur elle-même. Il était froid, railleur, son œil perçait la Cibot comme d’un stylet, il riait en dedans, sa perruque sèche se remuait. C’était Robespierre au temps où ce Sylla français faisait des quatrains.

— Et comment ! et pourquoi ! et sous quel prétexte ! demanda-t-elle en terminant.

— Voulez-vous savoir comment vous pourriez être guillotinée ?…

La Cibot tomba pâle comme une morte, car cette phrase lui tomba sur le cou comme le couteau de la loi. Elle regarda Fraisier d’un air égaré.

— Écoutez-moi bien, ma chère enfant, reprit Fraisier en réprimant un mouvement de satisfaction que lui causa l’effroi de sa cliente.

{p. 530}   — J’aimerais mieux tout laisser là… dit en murmurant la Cibot.

Et elle voulut se lever.

— Restez, car vous devez connaître votre danger, je vous dois mes lumières, dit impérieusement Fraisier. Vous êtes renvoyée par monsieur Pillerault, ça ne fait pas de doute, n’est-ce pas ? Vous devenez la domestique de ces deux messieurs, très-bien ! C’est une déclaration de guerre entre la présidente et vous. Vous voulez tout faire, vous, pour vous emparer de cette succession, en tirer pied ou aile…

La Cibot fit un geste.

— Je ne vous blâme pas, ce n’est pas mon rôle, dit Fraisier en répondant au geste de sa cliente. C’est une bataille que cette entreprise, et vous irez plus loin que vous ne pensez ! On se grise de son idée, on tape dur…

Autre geste de dénégation de la part de madame Cibot, qui se rengorgea.

— Allons, allons, ma petite mère, reprit Fraisier avec une horrible familiarité, vous iriez bien loin…

— Ah çà ! me prenez-vous pour une voleuse ?

— Allons, maman, vous avez un reçu de monsieur Schmucke qui vous a peu coûté… Ah ! vous êtes ici à confesse, ma belle dame… Ne trompez pas votre confesseur, surtout quand ce confesseur a le pouvoir de lire dans votre cœur…

La Cibot fut effrayée de la perspicacité de cet homme et comprit la raison de la profonde attention avec laquelle il l’avait écoutée.

— Eh bien ! reprit Fraisier, vous pouvez bien admettre que la présidente ne se laissera pas dépasser par vous dans cette course à la succession… On vous observera, l’on vous espionnera… Vous obtenez d’être mise sur le testament de monsieur Pons… C’est parfait. Un beau jour, la justice arrive, on saisit une tisane, on y trouve de l’arsenic au fond, vous et votre mari vous êtes arrêtés, jugés, condamnés, comme ayant voulu tuer le sieur Pons, afin de toucher votre legs… J’ai défendu à Versailles une pauvre femme, aussi vraiment innocente que vous le seriez en pareil cas ; les choses étaient comme je vous le dis, et tout ce que j’ai pu faire alors, ç’a été de lui sauver la vie. La malheureuse a eu vingt ans de travaux forcés et les fait à Saint-Lazare.

L’effroi de madame Cibot fut au comble. Devenue pâle, elle {p. 531}   regardait ce petit homme sec aux yeux verdâtres comme la pauvre Moresque, réputée fidèle à sa religion, devait regarder l’inquisiteur au moment où elle s’entendait condamner au feu.

— Vous dites donc, mon bon monsieur Fraisier, qu’en vous laissant faire, vous confiant le soin de mes intérêts, j’aurais quelque chose, sans rien craindre ?

— Je vous garantis trente mille francs, dit Fraisier en homme sûr de son fait.

— Enfin, vous savez combien j’aime le cher docteur Poulain, reprit-elle de sa voix la plus pateline, c’est lui qui m’a dit de venir vous trouver, et le digne homme ne m’envoyait pas ici pour m’entendre dire que je serais guillotinée comme une empoisonneuse…

Elle fondit en larmes, tant cette idée de guillotine l’avait fait frissonner, ses nerfs étaient en mouvement, la terreur lui serrait le cœur, elle perdit la tête. Fraisier jouissait de son triomphe. En apercevant l’hésitation de sa cliente, il se voyait privé de l’affaire, et il avait voulu dompter la Cibot, l’effrayer, la stupéfier, l’avoir à lui, pieds et poings liés. La portière, entrée dans ce cabinet, comme une mouche se jette dans une toile d’araignée, devait y rester, liée, entortillée, et servir de pâture à l’ambition de ce petit homme de loi. Fraisier voulait en effet trouver, dans cette affaire, la nourriture de ses vieux jours, l’aisance, le bonheur, la considération. La veille, pendant la soirée, tout avait été pesé mûrement, examiné soigneusement, à la loupe, entre Poulain et lui. Le docteur avait dépeint Schmucke à son ami Fraisier, et leurs esprits alertes avaient sondé toutes les hypothèses, examiné les ressources et les dangers. Fraisier, dans un élan d’enthousiasme, s’était écrié : — Notre fortune à tous deux est là-dedans ! Et il avait promis à Poulain une place de médecin en chef d’hôpital, à Paris, et il s’était promis à lui-même de devenir juge de paix de l’arrondissement.

Être juge de paix ! c’était pour cet homme plein de capacités, docteur en droit et sans chaussettes, une chimère si rude à la monture, qu’il y pensait, comme les avocats-députés pensent à la simarre et les prêtres italiens à la tiare. C’était une folie ! Le juge de paix, monsieur Vitel, devant qui plaidait Fraisier, était un vieillard de soixante-neuf ans, assez maladif, qui parlait de prendre sa retraite, et Fraisier parlait d’être son successeur à Poulain, comme Poulain lui parlait d’une riche héritière qu’il épousait après lui {p. 532}   avoir sauvé la vie. On ne sait pas quelles convoitises inspirent toutes les places à la résidence de Paris. Habiter Paris est un désir universel. Qu’un débit de tabac, de timbre, vienne à vaquer, cent femmes se lèvent comme un seul homme et font mouvoir tous leurs amis pour l’obtenir. La vacance probable d’une des vingt-quatre perceptions de Paris cause une émeute d’ambitions à la chambre des députés ! Ces places se donnent en conseil, la nomination est une affaire d’État. Or, les appointements de juge de paix, à Paris, sont d’environ six mille francs. Le greffe de ce tribunal est une charge qui vaut cent mille francs. C’est une des places les plus enviées de l’ordre judiciaire. Fraisier, juge de paix, ami d’un médecin en chef d’hôpital, se mariait richement, et mariait le docteur Poulain ; ils se prêtaient la main mutuellement. La nuit avait passé son rouleau de plomb sur toutes les pensées de l’ancien avoué de Mantes, et un plan formidable avait germé, plan touffu, fertile en moissons et en intrigues. La Cibot était la cheville ouvrière de ce drame. Aussi la révolte de cet instrument devait-elle être comprimée ; elle n’avait pas été prévue, mais l’ancien avoué venait d’abattre à ses pieds l’audacieuse portière en déployant toutes les forces de sa nature vénéneuse.

— Ma chère madame Cibot, voyons, rassurez-vous, dit-il en lui prenant la main.

Cette main, froide comme la peau d’un serpent, produisit une impression terrible sur la portière, il en résulta comme une réaction physique qui fit cesser son émotion ; elle trouva le crapaud Astaroth de madame Fontaine moins dangereux à toucher que ce bocal de poisons couvert d’une perruque rougeâtre et qui parlait comme les portes crient.

— Ne croyez pas que je vous effraie à tort, reprit Fraisier après avoir noté ce nouveau mouvement de répulsion de la Cibot. Les affaires qui font la terrible réputation de madame la présidente sont tellement connues au Palais, que vous pouvez consulter là-dessus qui vous voudrez. Le grand seigneur qu’on a failli interdire est le marquis d’Espard. Le marquis d’Esgrignon est celui qu’on a sauvé des galères. Le jeune homme, riche, beau, plein d’avenir, qui devait épouser une demoiselle appartenant à l’une des premières familles de France, et qui s’est pendu dans un cabanon de la Conciergerie, est le célèbre Lucien de Rubempré, dont l’affaire a soulevé tout Paris dans le temps. Il s’agissait là d’une succession, de {p. 533}   celle d’une femme entretenue, la fameuse Esther, qui a laissé plusieurs millions, et on accusait ce jeune homme de l’avoir empoisonnée, car il était l’héritier institué par le testament. Ce jeune poëte n’était pas à Paris quand cette fille est morte, il ne se savait pas héritier !… On ne peut pas être plus innocent que cela. Eh bien ! après avoir été interrogé par monsieur Camusot, ce jeune homme s’est pendu dans son cachot… La Justice, c’est comme la Médecine, elle a ses victimes. Dans le premier cas, on meurt pour la société ; dans le second, pour la Science, dit-il en laissant échapper un affreux sourire. Eh bien ! vous voyez que je connais le danger… Je suis déjà ruiné par la Justice, moi, pauvre petit avoué obscur. Mon expérience me coûte cher, elle est toute à votre service…

— Ma foi, non, merci… dit la Cibot, je renonce à tout ! j’aurai fait un ingrat… Je ne veux que mon dû ! J’ai trente ans de probité, monsieur. Mon monsieur Pons dit qu’il me recommandera sur son testament à son ami Schmucke ; eh bien ! je finirai mes jours en paix chez ce brave Allemand…

Fraisier dépassait le but, il avait découragé la Cibot, et il fut obligé d’effacer les tristes impressions qu’elle avait reçues.

— Ne désespérons de rien, dit-il, allez-vous-en chez vous, tout tranquillement. Allez, nous conduirons l’affaire à bon port.

— Mais que faut-il que je fasse alors, mon bon monsieur Fraisier, pour avoir des rentes, et ?…

— N’avoir aucun remords, dit-il vivement en coupant la parole à la Cibot. Eh ! mais, c’est précisément pour ce résultat que les gens d’affaires sont inventés. On ne peut rien avoir dans ces cas-là sans se tenir dans les termes de la loi… Vous ne connaissez pas les lois, moi je les connais… Avec moi, vous serez du côté de la légalité, vous posséderez en paix vis-à-vis des hommes, car la conscience, c’est votre affaire.

— Eh bien ! dites, reprit la Cibot, que ces paroles rendirent curieuse et heureuse.

— Je ne sais pas, je n’ai pas étudié l’affaire dans ses moyens, je ne me suis occupé que des obstacles. D’abord, il faut, voyez-vous, pousser au testament, et vous ne ferez pas fausse route ; mais avant tout, sachons en faveur de qui Pons disposera de sa fortune, car si vous étiez son héritière…

— Non, non, il ne m’aime pas ! Ah ! si j’avais connu la valeur {p. 534}   de ses biblots, et si j’avais su ce qu’il m’a dit de ses amours, je serais sans inquiétude aujourd’hui…

— Enfin, reprit Fraisier, allez toujours ! les moribonds ont de singulières fantaisies, ma chère madame Cibot, ils trompent bien des espérances. Qu’il teste, et nous verrons après. Mais, avant tout, il s’agit d’évaluer les objets dont se compose la succession. Ainsi, mettez-moi en rapport avec le Juif, avec ce Rémonencq, ils nous seront très-utiles… Ayez toute confiance en moi, je suis tout à vous. Je suis l’ami de mon client, à pendre et à dépendre, quand il est le mien. Ami ou ennemi, tel est mon caractère.

— Eh bien ! je serai tout à vous, dit la Cibot, et, quant aux honoraires, monsieur Poulain…

— Ne parlons pas de cela, dit Fraisier. Songez à maintenir Poulain au chevet du malade ; le docteur est un des cœurs les plus honnêtes, les plus purs que je connaisse, et il nous faut là, voyez-vous, un homme sûr… Poulain vaut mieux que moi, je suis devenu méchant.

— Vous en avez l’air, dit la Cibot, mais moi je me fierais à vous…

— Et vous auriez raison ! dit-il… Venez me voir à chaque incident, et allez… Vous êtes une femme d’esprit, tout ira bien.

— Adieu, mon cher monsieur Fraisier, bonne santé… votre servante.

Fraisier reconduisit la cliente jusqu’à la porte, et là, comme elle la veille avec le docteur, il lui dit son dernier mot.

— Si vous pouviez faire réclamer mes conseils par monsieur Pons, ce serait un grand pas de fait…

— Je tâcherai, répondit la Cibot.

— Ma grosse mère, reprit Fraisier en faisant rentrer la Cibot jusque dans son cabinet, je connais beaucoup monsieur Trognon, notaire, c’est le notaire du quartier. Si monsieur Pons n’a pas de notaire, parlez-lui de celui-là… faites-lui prendre…

— Compris, répondit la Cibot.

En se retirant, la portière entendit le frôlement d’une robe et le bruit d’un pas pesant qui voulait se rendre léger. Une fois seule et dans la rue, la portière, après avoir marché pendant un certain temps, recouvra sa liberté d’esprit. Quoiqu’elle restât sous l’influence de cette conférence, et qu’elle eût toujours une grande frayeur de l’échafaud, de la justice, des juges, elle prit une {p. 535}   résolution très-naturelle et qui l’allait mettre en lutte sourde avec son terrible conseiller.

— Eh ! qu’ai-je besoin, se dit-elle, de me donner des associés ? faisons ma pelote, et après je prendrai tout ce qu’ils m’offriront pour servir leurs intérêts…

Cette pensée devait hâter, comme on va le voir, la fin du malheureux musicien.

— Eh bien ! mon cher monsieur Schmucke, dit la Cibot en entrant dans l’appartement, comment va notre cher adoré de malade ?

— Bas pien, répondit l’Allemand. Bons hâ paddi (battu) la gambagne bendant tidde la nouitte.

— Qué qu’il disait donc ?

— Tes bêtisses ! qu’il foulait que c’husse dude sa vordine (fortune), à la gondission de ne rien vendre… Et il pleurait ! Paufre homme ! Ça m’a vait pien ti mâle !

— Ça passera ! mon cher bichon ! reprit la portière. Je vous ai fait attendre votre déjeuner, vu qu’il s’en va de neuf heures, mais ne me grondez pas… Voyez-vous, j’ai eu bien des affaires… rapport à vous. V’là que nous n’avons plus rien, et je me suis procuré de l’argent !…

— Et gomment ? dit le pianiste.

— Et ma tante ?

— Guèle dande ?

— Le plan !

— Le bland !

— Oh ! cher homme ! est-il simple ! Non, vous êtes un saint, n’un amour, un archevêque d’innocence, un homme à empailler, comme disait cet ancien acteur. Comment ! vous êtes à Paris depuis vingt-neuf ans, vous avez vu, quoi… la Révolution de Juillet, et vous ne connaissez pas le monde-piété… les commissionnaires où l’on vous prête sur vos hardes !… j’y ai mis tous nos couverts d’argent, huit à filets. Bah ! Cibot mangera dans du métal d’Alger. C’est très-bien porté, comme on dit. Et c’est pas la peine de parler de ça à notre Chérubin, ça le tribouillerait, ça le ferait jaunir, et il est bien assez irrité comme il est. Sauvons-le avant tout, et nous verrons après. Eh bien ! dans le temps comme dans le temps. À la guerre comme à la guerre, pas vrai !…

— Ponne phâme ! cueir ziblime ! dit le pauvre musicien en {p. 536}   prenant la main de la Cibot et la mettant sur son cœur, avec une expression d’attendrissement.

Cet ange leva les yeux au ciel, les montra pleins de larmes.

— Finissez donc, papa Schmucke, vous êtes drôle. V’là-t-il pas quelque chose de fort ! Je suis n’une vieille fille du peuple, j’ai le cœur sur la main. J’ai de ça, voyez-vous, dit-elle en se frappant le sein, autant que vous deux, qui êtes des âmes d’or…

— Baba Schmucke ! reprit le musicien. Non t’aller au fond di chagrin, t’y bleurer tes larmes de sang, et te monder tans le ciel, ça me prise ! che ne sirfifrai pas à Bons…

— Parbleu, je le crois bien, vous vous tuez… Écoutez, mon bichon.

— Pichon !

— Eh bien ! mon fiston.

— Viston ?

— Mon chou n’a ! si vous aimez mieux.

— Ça n’esde bas plis clair…

— Eh bien ! laissez-moi vous soigner et vous diriger, ou si vous continuez ainsi, voyez-vous, j’aurai deux malades sur les bras… Selon ma petite entendement, il faut nous partager la besogne ici. Vous ne pouvez plus aller donner des leçons dans Paris, que ça vous fatigue et que vous n’êtes plus propre à rien ici, où il va falloir passer les nuits, puisque monsieur Pons devient de plus en plus malade. Je vais courir aujourd’hui chez toutes vos pratiques et leur dire que vous êtes malade, pas vrai… Pour lors, vous passerez les nuits auprès de notre mouton, et vous dormirez le matin depuis cinq heures jusqu’à supposé deux heures après midi. Moi, je ferai le service qu’est le plus fatigant, celui de la journée, puisqu’il faut vous donner à déjeuner, à dîner, soigner le malade, le lever, le changer, le médiquer… Car, au métier que je fais, je ne tiendrais pas dix jours. Et voilà déjà trente jours que nous sommes sur les dents. Et que deviendriez-vous, si je tombais malade ?… Et vous aussi, c’est à faire frémir, voyez comme vous êtes, pour avoir veillé monsieur cette nuit…

Elle amena Schmucke devant la glace, et Schmucke se trouva fort changé.

— Donc, si vous êtes de mon avis, je vas vous servir darre darre votre déjeuner. Puis vous garderez encore notre amour jusqu’à deux heures. Mais vous allez me donner la liste de vos pratiques, {p. 537}   et j’aurai bientôt fait, vous serez libre pour quinze jours. Vous vous coucherez à mon arrivée, et vous vous reposerez jusqu’à ce soir.

Cette proposition était si sage, que Schmucke y adhéra sur-le-champ.

— Motus avec monsieur Pons ; car, vous savez, il se croirait perdu si nous lui disions comme ça qu’il va suspendre ses fonctions au théâtre et ses leçons. Le pauvre monsieur s’imaginerait qu’il ne retrouvera plus ses écolières… des bêtises… Monsieur Poulain dit que nous ne sauverons notre Benjamin qu’en le laissant dans le plus grand calme.

— A pien ! pien ! vaides le técheuner, che fais vaire la lisde et vis tonner les attresses !… fis avez réson, che zugomprais !

Une heure après, la Cibot s’endimancha, partit en milord au grand étonnement de Rémonencq, et se promit de représenter dignement la femme de confiance des deux Casse-noisettes dans tous les pensionnats, chez toutes les personnes où se trouvaient les écolières des deux musiciens.

Il est inutile de rapporter les différents commérages, exécutés comme les variations d’un thème, auxquels la Cibot se livra chez les maîtresses de pension et au sein des familles, il suffira de la scène qui se passa dans le cabinet directorial de L’ILLUSTRE GAUDISSARD, où la portière pénétra, non sans des difficultés inouïes. Les directeurs de spectacle, à Paris, sont mieux gardés que les rois et les ministres. La raison des fortes barrières qu’ils élèvent entre eux et le reste des mortels, est facile à comprendre : les rois n’ont à se défendre que contre les ambitions ; les directeurs de spectacle ont à redouter les amours-propres d’artiste et d’auteur.

La Cibot franchit toutes les distances par l’intimité subite qui s’établit entre elle et le concierge. Les portiers se reconnaissent entre eux, comme tous les gens de même profession. Chaque état a ses Shiboleth, comme il a son injure et ses stigmates.

— Ah ! madame, vous êtes la portière du théâtre, avait dit la Cibot. Moi, je ne suis qu’une pauvre concierge d’une maison de la rue de Normandie où loge monsieur Pons, votre chef d’orchestre. Oh ! comme je serais heureuse d’être à votre place, de voir passer les acteurs, les danseuses, les auteurs ! C’est, comme disait cet ancien acteur, le bâton de maréchal de notre métier.

{p. 538}   — Et comment va-t-il, ce brave monsieur Pons ? demanda la portière.

— Mais il ne va pas du tout ; v’là deux mois qu’il ne sort pas de son lit, et il quittera la maison les pieds en avant, c’est sûr.

— Ce sera une perte…

— Oui. Je viens de sa part expliquer sa position à votre directeur ; tâchez donc, ma petite, que je lui parle…

— Une dame de la part de monsieur Pons !

Ce fut ainsi que le garçon de théâtre, attaché au service du cabinet, annonça madame Cibot, que la concierge du théâtre lui recommanda. Gaudissard venait d’arriver pour une répétition. Le hasard voulut que personne n’eût à lui parler, que les auteurs de la pièce et les acteurs fussent en retard ; il fut charmé d’avoir des nouvelles de son chef d’orchestre, il fit un geste napoléonien, et la Cibot entra.

Cet ancien commis-voyageur, à la tête d’un théâtre en faveur, trompait sa commandite, il la considérait comme une femme légitime. Aussi avait-il pris un développement financier qui réagissait sur sa personne. Devenu fort et gros, coloré par la bonne chère et la prospérité, Gaudissard s’était métamorphosé franchement en Mondor. — Nous tournons au Beaujon ! disait-il en essayant de rire le premier de lui-même. — Tu n’en es encore qu’à Turcaret, lui répondit Bixiou qui le remplaçait souvent auprès de la première danseuse du théâtre, la célèbre Héloïse Brisetout. En effet, l’ex-ILLUSTRE GAUDISSARD exploitait son théâtre uniquement et brutalement dans son propre intérêt. Après s’être fait admettre comme collaborateur dans plusieurs ballets, dans des pièces, des vaudevilles, il en avait acheté l’autre part, en profitant des nécessités qui poignent les auteurs. Ces pièces, ces vaudevilles, toujours ajoutés aux drames à succès, rapportaient à Gaudissard quelques pièces d’or par jour. Il trafiquait, par procuration, sur les billets, et il s’en était attribué, comme feux de directeur, un certain nombre qui lui permettait de dîmer les recettes. Ces trois natures de contributions directoriales, outre les loges vendues et les présents des actrices mauvaises qui tenaient à remplir des bouts de rôle, à se montrer en pages, en reines, grossissaient si bien son tiers dans les bénéfices, que les commanditaires, à qui les deux autres tiers étaient dévolus, touchaient à peine le dixième des produits. Néanmoins, ce dixième produisait encore un intérêt de quinze pour cent {p. 539}   des fonds. Aussi, Gaudissard, appuyé sur ces quinze pour cent de dividende, parlait-il de son intelligence, de sa probité, de son zèle et du bonheur de ses commanditaires. Quand le comte Popinot demanda, par un semblant d’intérêt, à monsieur Matifat, au général Gouraud, gendre de Matifat, à Crevel, s’ils étaient contents de Gaudissard, Gouraud, devenu pair de France, répondit : — On nous dit qu’il nous vole, mais il est si spirituel, si bon enfant, que nous sommes contents… — C’est alors comme dans le conte de La Fontaine, dit l’ancien ministre en souriant. Gaudissard faisait valoir ses capitaux dans des affaires en dehors du théâtre. Il avait bien jugé les Graff, les Schwab et les Brunner, il s’associa dans les entreprises de chemins de fer que cette maison lançait. Cachant sa finesse sous la rondeur et l’insouciance du libertin, du voluptueux, il avait l’air de ne s’occuper que de ses plaisirs et de sa toilette ; mais il pensait à tout, et mettait à profit l’immense expérience des affaires qu’il avait acquise en voyageant. Ce parvenu, qui ne se prenait pas au sérieux, habitait un appartement luxueux, arrangé par les soins de son décorateur, et où il donnait des soupers et des fêtes aux gens célèbres. Fastueux, aimant à bien faire les choses, il se donnait pour un homme coulant, et il semblait d’autant moins dangereux, qu’il avait gardé la platine de son ancien métier, pour employer son expression, en la doublant de l’argot des coulisses. Or, comme au théâtre, les artistes disent crûment les choses, il empruntait assez d’esprit aux coulisses qui ont leur esprit, pour, en le mêlant à la plaisanterie vive du commis-voyageur, avoir l’air d’un homme supérieur. En ce moment, il pensait à vendre son privilége et à passer, selon son mot, à d’autres exercices. Il voulait être à la tête d’un chemin de fer, devenir un homme sérieux, un administrateur, et épouser la fille d’un des plus riches maires de Paris, mademoiselle Minard. Il espérait être nommé député sur sa ligne et arriver, par la protection de Popinot, au Conseil d’État.

— À qui ai-je l’honneur de parler ? dit Gaudissard en arrêtant sur la Cibot un regard directorial.

— Je suis, monsieur, la femme de confiance de monsieur Pons.

— Eh bien ! comment va-t-il, ce cher garçon ?…

— Mal, très-mal, monsieur.

— Diable ! diable ! j’en suis fâché, je l’irai voir ; car c’est un de ces hommes rares…

{p. 540}   — Ah ! oui, monsieur, un vrai chérubin… Je me demande encore comment cet homme-là se trouvait dans un théâtre…

— Mais, madame, le théâtre est un lieu de correction pour les mœurs… dit Gaudissard. Pauvre Pons !… ma parole d’honneur, on devrait avoir de la graine pour entretenir cette espèce-là… c’est un homme modèle, et du talent… Quand croyez-vous qu’il pourra reprendre son service ? Car le théâtre, malheureusement, ressemble aux diligences qui, vides ou pleines, partent à l’heure : la toile se lève ici tous les jours à six heures… et nous aurons beau nous apitoyer, ça ne ferait pas de bonne musique… Voyons, où en est-il ?…

— Hélas ! mon bon monsieur, dit la Cibot en tirant son mouchoir et en se le mettant sur les yeux, c’est bien terrible à dire ; mais je crois que nous aurons le malheur de le perdre, quoique nous le soignions comme la prunelle de nos yeux… monsieur Schmucke et moi… même que je viens vous dire que vous ne devez plus compter sur ce digne monsieur Schmucke qui va passer toutes les nuits… On ne peut pas s’empêcher de faire comme s’il y avait de l’espoir, et d’essayer d’arracher ce digne et cher homme à la mort… Le médecin n’a plus d’espoir…

— Et de quoi meurt-il ?

— De chagrin, de jaunisse, du foie, et tout cela compliqué de bien des choses de famille.

— Et d’un médecin, dit Gaudissard. Il aurait dû prendre le docteur Lebrun, notre médecin, ça n’aurait rien coûté…

— Monsieur en a un qu’est un Dieu… mais que peut faire un médecin, malgré son talent, contre tant de causes ?…

— J’avais bien besoin de ces deux braves Casse-noisettes pour la musique de ma nouvelle féerie…

— Est-ce quelque chose que je puisse faire pour eux ?… dit la Cibot d’un air digne de Jocrisse.

Gaudissard éclata de rire.

— Monsieur, je suis leur femme de confiance, et il y a bien des choses que ces messieurs…

Aux éclats de rire de Gaudissard, une femme s’écria : — Si tu ris, on peut entrer, mon vieux.

Et le premier sujet de la danse fit irruption dans le cabinet en se jetant sur le seul canapé qui s’y trouvât. C’était Héloïse Brisetout, enveloppée d’une magnifique écharpe dite algérienne.

— Qu’est-ce qui te fait rire ?… Est-ce madame ? Pour quel {p. 541}   emploi vient-elle ?… dit la danseuse en jetant un de ces regards d’artiste à artiste qui devrait faire le sujet d’un tableau.

Héloïse, fille excessivement littéraire, en renom dans la Bohême, liée avec de grands artistes, élégante, fine, gracieuse, avait plus d’esprit que n’en ont ordinairement les premiers sujets de la danse ; en faisant sa question, elle respira dans une cassolette des parfums pénétrants.

— Madame, toutes les femmes se valent quand elles sont belles, et si je ne renifle pas la peste en flacon, et si je ne me mets pas de brique pilée sur les joues…

— Avec ce que la nature vous en a mis déjà, ça ferait un fier pléonasme, mon enfant ! dit Héloïse en jetant une œillade à son directeur.

— Je suis une honnête femme…

— Tant pis pour vous, dit Héloïse. N’est fichtre pas entretenue qui veut ! et je le suis, madame, et crânement bien !

— Comment, tant pis ! Vous avez beau avoir des Algériens sur le corps et faire votre tête, dit la Cibot, vous n’aurez jamais tant de déclarations que j’en ai reçu, médème ! Et vous ne vaudrez jamais la belle écaillère du Cadran-Bleu…

La danseuse se leva subitement, se mit au port d’arme, et porta le revers de sa main droite à son front, comme un soldat qui salue son général.

— Quoi ! dit Gaudissard, vous seriez cette belle écaillère dont me parlait mon père ?

— Madame ne connaît alors ni la cachucha, ni la polka ? Madame a cinquante ans passés ! dit Héloïse.

La danseuse se posa dramatiquement et déclama ce vers :

Soyons amis, Cinna !…

— Allons, Héloïse, madame n’est pas de force, laisse-la tranquille.

— Madame serait la nouvelle Héloïse ?… dit la portière avec une fausse ingénuité pleine de raillerie.

— Pas mal, la vieille ! s’écria Gaudissard.

— C’est archidit, reprit la danseuse, le calembour a des moustaches grises, trouvez-en un autre, la vieille… ou prenez une cigarette.

{p. 542}   — Pardonnez-moi, madame, dit la Cibot, je suis trop triste pour continuer à vous répondre, j’ai mes deux messieurs bien malades… et j’ai engagé pour les nourrir et leur éviter des chagrins jusqu’aux habits de mon mari, ce matin, qu’en voilà la reconnaissance…

— Oh ! ici la chose tourne au drame ! s’écria la belle Héloïse. De quoi s’agit-il ?

— Madame, reprit la Cibot, tombe ici comme…

— Comme un premier sujet, dit Héloïse. Je vous souffle, allez ! médème.

— Allons, je suis pressé, dit Gaudissard. Assez de farces comme ça ! Héloïse, madame est la femme de confiance de notre pauvre chef d’orchestre qui se meurt ; elle vient me dire de ne plus compter sur lui ; je suis dans l’embarras.

— Ah ! le pauvre homme, mais il faut donner une représentation à son bénéfice.

— Ça le ruinerait ! dit Gaudissard, il pourrait le lendemain devoir cinq cents francs aux hospices qui ne reconnaissent pas d’autres malheureux à Paris que les leurs. Non, tenez, ma bonne femme, puisque vous courez pour le prix Montyon… Gaudissard sonna, le garçon de théâtre se présenta soudain. — Dites au caissier de m’envoyer un billet de mille francs. Asseyez-vous, madame.

— Ah ! pauvre femme, voilà qu’elle pleure !… s’écria la danseuse. C’est bête… Allons, ma mère, nous irons le voir, consolez-vous. — Dis-donc, toi, Chinois, dit-elle au directeur en l’attirant dans un coin, tu veux me faire jouer le premier rôle du ballet d’Ariane. Tu te maries, et tu sais comme je puis te rendre malheureux !…

— Héloïse, j’ai le cœur doublé de cuivre, comme une frégate.

— Je montrerai des enfants de toi ! j’en emprunterai.

— J’ai déclaré notre attachement…

— Sois bon enfant, donne la place de Pons à Garangeot, ce pauvre garçon a du talent, il n’a pas le sou, je te promets la paix.

— Mais attends que Pons soit mort… le bonhomme peut d’ailleurs en revenir.

— Oh ! pour ça, non, monsieur… dit la Cibot. Depuis la dernière nuit, qu’il n’était plus dans son bon sens, il a le délire. C’est malheureusement bientôt fini.

— D’ailleurs, fais faire l’intérim par Garangeot ! dit Héloïse, il a toute la Presse pour lui…

{p. 543}   En ce moment le caissier entra, tenant à la main deux billets de cinq cents francs.

— Donnez-les à madame, dit Gaudissard. Adieu, ma brave femme, soignez bien ce cher homme, et dites-lui que j’irai le voir, demain ou après… dès que je le pourrai.

— Un homme à la mer, dit Héloïse.