— Je recevrai, je patronerai votre femme, dit solennellement la duchesse, et les miens ne lui tourneront pas le dos, je vous en donne ma parole.

— Ah ! madame la duchesse, s’écria Maxime visiblement ému, si monsieur le duc daigne aussi me traiter avec quelque bonté, je vous promets, moi, de faire réussir votre plan sans qu’il vous en coûte grand’chose. Mais, reprit-il après une pause, il faut prendre sur vous d’obéir à mes instructions… Voici la dernière intrigue de ma vie de garçon, elle doit être d’autant mieux menée qu’il s’agit d’une belle action, dit-il en souriant.

— Vous obéir ?… dit la duchesse. Je paraîtrai donc dans tout ceci.

— Ah ! madame, je ne vous compromettrai point, s’écria Maxime, et je vous estime trop pour prendre des sûretés. Il s’agit uniquement de suivre mes conseils. Ainsi, par exemple, il faut que du Guénic soit emmené comme un corps saint par sa femme, qu’il soit deux ans absent, qu’elle lui fasse voir la Suisse, l’Italie, l’Allemagne, enfin le plus de pays possible…

— Ah ! vous répondez à une crainte de mon directeur, s’écria naïvement la duchesse en se souvenant de la judicieuse objection de l’abbé Brossette.

Maxime et d’Ajuda ne purent s’empêcher de sourire à l’idée de cette concordance entre le ciel et l’enfer.

— Pour que madame de Rochefide ne revoie plus Calyste, reprit-elle, nous voyagerons tous, Juste et sa femme, Calyste et Sabine, et moi. Je laisserai Clotilde avec son père…

{p. 67}   — Ne chantons pas victoire, madame, dit Maxime, j’entrevois d’énormes difficultés, je les vaincrai sans doute. Votre estime et votre protection sont un prix qui va me faire faire de grandes saletés ; mais ce sera les…

— Des saletés ? dit la duchesse en interrompant ce moderne condottiere et montrant dans sa physionomie autant de dégoût que d’étonnement.

— Et vous y tremperez, madame, puisque je suis votre procureur. Mais ignorez-vous donc à quel degré d’aveuglement madame de Rochefide a fait arriver votre gendre ?… je le sais par Nathan et par Canalis entre lesquels elle hésitait alors que Calyste s’est jeté dans cette gueule de lionne ! Béatrix a su persuader à ce brave Breton qu’elle n’avait jamais aimé que lui, qu’elle est vertueuse, que Conti fut un amour de tête auquel le cœur et le reste ont pris très-peu de part, un amour musical enfin !… Quant à Rochefide, ce fut du devoir. Ainsi, vous comprenez, elle est vierge ! Elle le prouve bien en ne se souvenant pas de son fils, elle n’a pas depuis un an fait la moindre démarche pour le voir. À la vérité, le petit comte a douze ans bientôt et il trouve dans madame Schontz une mère d’autant plus mère que la maternité, vous le savez, est la passion de ces sortes de filles. Du Guénic se ferait hacher et hacherait sa femme pour Béatrix ! Et vous croyez qu’on retire facilement un homme quand il est au fond du gouffre de la crédulité ?… Mais, madame, le Yago de Shakspeare y perdrait tous ses mouchoirs. L’on croit qu’Othello, que son cadet Orosmane, que Saint-Preux, René, Werther et autres amoureux en possession de la renommée représentent l’amour ! Jamais leurs pères à cœur de verglas n’ont connu ce qu’est un amour absolu, Molière seul s’en est douté. L’amour, madame la duchesse, ce n’est pas d’aimer une noble femme, une Clarisse, le bel effort, ma foi !… L’amour, c’est de se dire : « Celle que j’aime est une infâme, elle me trompe, elle me trompera, c’est une rouée, elle sent toutes les fritures de l’enfer… » Et d’y courir, et d’y trouver le bleu de l’éther, les fleurs du paradis. Voilà comme aimait Molière, voilà comme nous aimons, nous autres mauvais sujets ; car, moi, je pleure à la grande scène d’Arnolphe !… Et voilà comment votre gendre aime Béatrix !… J’aurai de la peine à séparer Rochefide de madame Schontz, mais madame Schontz s’y prêtera sans doute, je vais étudier son intérieur. Quant à Calyste et à Béatrix, il leur faut des coups de hache, {p. 68}   des trahisons supérieures et d’une infamie si basse que votre vertueuse imagination n’y descendrait pas, à moins que votre directeur ne vous donnât la main… Vous avez demandé l’impossible, vous serez servie… Et, malgré mon parti pris d’employer le fer et le feu, je ne vous promets pas absolument le succès. Je sais des amants qui ne reculent pas devant les plus affreux désillusionnements. Vous êtes trop vertueuse pour connaître l’empire que prennent les femmes qui ne le sont pas…

— N’entamez pas ces infamies sans que j’aie consulté l’abbé Brossette pour savoir jusqu’à quel point je suis votre complice, s’écria la duchesse avec une naïveté qui découvrit tout ce qu’il y a d’égoïsme dans la dévotion.

— Vous ignorerez tout, ma chère mère, dit le marquis d’Ajuda.

Sur le perron, pendant que la voiture du marquis avançait, d’Ajuda dit à Maxime : — Vous avez effrayé cette bonne duchesse.

— Mais elle ne se doute pas de la difficulté de ce qu’elle demande !… — Allons-nous au Jockey-club ? Il faut que Rochefide m’invite à dîner pour demain chez la Schontz, car cette nuit mon plan sera fait et j’aurai choisi sur mon échiquier les pions qui marcheront dans la partie que je vais jouer. Dans le temps de sa splendeur, Béatrix n’a pas voulu me recevoir, je solderai mon compte avec elle, et je vengerai votre belle-sœur si cruellement qu’elle se trouvera peut-être trop vengée…

Le lendemain, Rochefide dit à madame Schontz qu’ils auraient à dîner Maxime de Trailles. C’était la prévenir de déployer son luxe et de préparer la chère la plus exquise pour ce connaisseur émérite que redoutaient toutes les femmes du genre de madame Schontz ; aussi songea-t-elle autant à sa toilette qu’à mettre sa maison en état de recevoir ce personnage.

À Paris, il existe presque autant de royautés qu’il s’y trouve d’arts différents, de spécialités morales, de sciences, de professions ; et le plus fort de ceux qui les pratiquent a sa majesté qui lui est propre, il est apprécié, respecté par ses pairs qui connaissent les difficultés du métier, et dont l’admiration est acquise à qui peut s’en jouer. Maxime était aux yeux des rats et des courtisanes un homme excessivement puissant et capable, car il avait su se faire prodigieusement aimer. Il était admiré par tous les gens qui {p. 69}   savaient combien il est difficile de vivre à Paris en bonne intelligence avec des créanciers ; enfin il n’avait pas eu d’autre rival en élégance, en tenue et en esprit, que l’illustre de Marsay qui l’avait employé dans des missions politiques. Ceci suffit à expliquer son entrevue avec la duchesse, son prestige chez madame Schontz, et l’autorité de sa parole dans une conférence qu’il comptait avoir sur le boulevard des Italiens avec un jeune homme déjà célèbre, quoique nouvellement entré dans la Bohême de Paris.

Le lendemain, à son lever, Maxime de Trailles entendit annoncer Finot qu’il avait mandé la veille, il le pria d’arranger le hasard d’un déjeuner au Café Anglais où Finot, Couture et Lousteau babilleraient près de lui. Finot, qui se trouvait vis-à-vis du comte de Trailles dans la position d’un sous-lieutenant devant un maréchal de France, ne pouvait lui rien refuser ; il était d’ailleurs trop dangereux de piquer ce lion. Aussi, quand Maxime vint déjeuner, vit-il Finot et ses deux amis attablés, la conversation avait déjà mis le cap sur madame Schontz. Couture, bien manœuvré par Finot et par Lousteau qui fut à son insu le compère de Finot, apprit au comte de Trailles tout ce qu’il voulait savoir sur madame Schontz.

Vers une heure, Maxime mâchonnait son cure-dents en causant avec du Tillet sur le perron de Tortoni où se tient, entre spéculateurs, cette petite Bourse, préface de la grande. Il paraissait occupé d’affaires, mais il attendait le jeune comte de La Palférine qui, dans un temps donné, devait passer par là. Le boulevard des Italiens est aujourd’hui ce qu’était le Pont-Neuf en 1650, tous les gens connus le traversent au moins une fois par jour. En effet, au bout de dix minutes, Maxime quitta le bras de du Tillet en faisant un signe de tête au jeune prince de la Bohême, et lui dit en souriant : — À moi, comte, deux mots !…

Les deux rivaux, l’un astre à son déclin, l’autre un soleil à son lever, allèrent s’asseoir sur quatre chaises devant le Café de Paris. Maxime eut soin de se placer à une certaine distance de quelques vieillots qui par habitude se mettent en espalier, dès une heure après midi, pour sécher leurs affections rhumatiques. Il avait d’excellentes raisons pour se défier des vieillards. (Voir Un homme d’affaires, Scènes de la Vie Parisienne.)

— Avez-vous des dettes ?… dit Maxime au jeune comte.

— Si je n’en avais pas, serais-je digne de vous succéder ?… répondit La Palférine.

{p. 70}   — Quand je vous fais une semblable question, je ne mets pas la chose en doute, répliqua Maxime, je veux uniquement savoir si le total est respectable, et s’il va sur cinq ou sur six ?

— Six, quoi ?

— Six chiffres ! si vous devez cinquante ou cent mille ?… J’ai dû, moi, jusqu’à six cent mille.

La Palférine ôta son chapeau d’une façon aussi respectueuse que railleuse.

— Si j’avais le crédit d’emprunter cent mille francs, répondit le jeune homme, j’oublierais mes créanciers et j’irais passer ma vie à Venise, au milieu des chefs-d’œuvre de la peinture, au théâtre le soir, la nuit avec de jolies femmes, et…

— Et à mon âge, que deviendriez-vous ? demanda Maxime.

— Je n’irais pas jusque-là, répliqua le jeune comte.

Maxime rendit la politesse à son rival en soulevant légèrement son chapeau par un geste d’une gravité risible.

— C’est une autre manière de voir la vie, répondit-il d’un ton de connaisseur à connaisseur. Vous devez… ?

— Oh ! une misère indigne d’être avouée à un oncle ; si j’en avais un, il me déshériterait à cause de ce pauvre chiffre, six mille !…

— On est plus gêné par six que par cent mille francs, dit sentencieusement Maxime. La Palférine ! vous avez de la hardiesse dans l’esprit, vous avez encore plus d’esprit que de hardiesse, vous pouvez aller très-loin, devenir un homme politique. Tenez… de tous ceux qui se sont lancés dans la carrière au bout de laquelle je suis et qu’on a voulu m’opposer, vous êtes le seul qui m’ayez plu.

La Palférine rougit, tant il se trouva flatté de cet aveu fait avec une gracieuse bonhomie par le chef des aventuriers parisiens. Ce mouvement de son amour-propre fut une reconnaissance d’infériorité qui le blessa ; mais Maxime devina ce retour offensif, facile à prévoir chez une nature si spirituelle, et il y porta remède aussitôt en se mettant à la discrétion du jeune homme.

— Voulez-vous faire quelque chose pour moi, qui me retire du cirque olympique par un beau mariage, je ferai beaucoup pour vous, reprit-il.

— Vous allez me rendre bien fier, c’est réaliser la fable du rat et du lion, dit La Palférine.

{p. 71}   — Je commencerai par vous prêter vingt mille francs, répondit Maxime en continuant.

— Vingt mille francs ?… Je savais bien qu’à force de me promener sur ce boulevard… dit La Palférine en façon de parenthèse.

— Mon cher, il faut vous mettre sur un certain pied, dit Maxime en souriant, ne restez pas sur vos deux pieds, ayez-en six ? faites comme moi, je ne suis jamais descendu de mon tilbury…

— Mais alors vous allez me demander des choses par-dessus mes forces !

— Non, il s’agit de vous faire aimer d’une femme, en quinze jours.

— Est-ce une fille ?

— Pourquoi ?

— Ce serait impossible ; mais s’il s’agissait d’une femme très-comme il faut, et de beaucoup d’esprit…

— C’est une très-illustre marquise !

— Vous voulez avoir de ses lettres ?… dit le jeune comte.

— Ah !… tu me vas au cœur, s’écria Maxime. Non, il ne s’agit pas de cela.

— Il faut donc l’aimer ?…

— Oui, dans le sens réel…

— Si je dois sortir de l’esthétique, c’est tout à fait impossible, dit La Palférine. J’ai, voyez-vous, à l’endroit des femmes une certaine probité, nous pouvons les rouer, mais non les…

— Ah ! l’on ne m’a donc pas trompé, s’écria Maxime. Crois-tu donc que je sois homme à proposer de petites infamies de deux sous ?… Non, il faut aller, il faut éblouir, il faut vaincre. Mon compère, je te donne vingt mille francs ce soir et dix jours pour triompher. À ce soir, chez madame Schontz !…

— J’y dîne.

— Bien, reprit Maxime. Plus tard, quand vous aurez besoin de moi, monsieur le comte, vous me trouverez, ajouta-t-il d’un ton de roi qui s’engage au lieu de promettre.

— Cette pauvre femme vous a donc fait bien du mal ? demanda La Palférine.

— N’essaye pas de jeter la sonde dans mes eaux, mon petit, et laisse-moi te dire qu’en cas de succès tu te trouveras de si puissantes protections que tu pourras, comme moi, te retirer dans un beau mariage, quand tu t’ennuieras de ta vie de Bohême.

{p. 72}   — Il y a donc un moment où l’on s’ennuie de s’amuser ? dit La Palférine, de n’être rien, de vivre comme les oiseaux, de chasser dans Paris comme les Sauvages et de rire de tout !…

— Tout fatigue, même l’Enfer, dit Maxime en riant. À ce soir !

Les deux roués, le jeune et le vieux, se levèrent. En regagnant son escargot à un cheval, Maxime se dit : — Madame d’Espard ne peut pas souffrir Béatrix, elle va m’aider… — À l’hôtel de Grandlieu, cria-t-il à son cocher en voyant passer Rastignac.

Trouvez un grand homme sans faiblesses ?… Maxime vit la duchesse, madame du Guénic et Clotilde en larmes.

— Qu’y a-t-il ? demanda-t-il à la duchesse.

— Calyste n’est pas rentré, c’est la première fois, et ma pauvre Sabine est au désespoir.

— Madame la duchesse, dit Maxime en attirant la femme pieuse dans l’embrasure d’une fenêtre, au nom de Dieu qui nous jugera, gardez le plus profond secret sur mon dévouement, exigez-le de d’Ajuda, que jamais Calyste ne sache rien de nos trames, ou nous aurions ensemble un duel à mort… Quand je vous ai dit qu’il ne vous en coûterait pas grand’chose, j’entendais que vous ne dépenseriez pas des sommes folles, il me faut environ vingt mille francs ; mais tout le reste me regarde, et il faudra faire donner des places importantes, peut-être une Recette-générale.

La duchesse et Maxime sortirent. Quand madame de Grandlieu revint près de ses deux filles, elle entendit un nouveau dithyrambe de Sabine émaillé de faits domestiques encore plus cruels que ceux par lesquels la jeune épouse avait vu finir son bonheur.

— Sois tranquille, ma petite, dit la duchesse à sa fille, Béatrix payera bien cher tes larmes et tes souffrances, la main de Satan s’appesantit sur elle, elle recevra dix humiliations pour chacune des tiennes !…

Madame Schontz fit prévenir Claude Vignon qui plusieurs fois avait manifesté le désir de connaître personnellement Maxime de Trailles, elle invita Couture, Fabien, Bixiou, Léon de Lora, La Palférine et Nathan. Ce dernier fut demandé par Rochefide pour le compte de Maxime. Aurélie eut ainsi neuf convives tous de première force, à l’exception de du Ronceret ; mais la vanité normande et l’ambition brutale de l’Héritier se trouvaient à la hauteur de la puissance littéraire de Claude Vignon, de la poésie de Nathan, de la finesse de La Palférine, du coup d’œil financier de Couture, {p. 73}   de l’esprit de Bixiou, du calcul de Finot, de la profondeur de Maxime et du génie de Léon de Lora.

Madame Schontz, qui tenait à paraître jeune et belle, s’arma d’une toilette comme savent en faire ces sortes de femmes. Ce fut une pèlerine en guipure d’une finesse aranéide, une robe de velours bleu dont le fin corsage était boutonné d’opales, et une coiffure à bandeaux luisants comme de l’ébène. Madame Schontz devait sa célébrité de jolie femme à l’éclat et à la fraîcheur d’un teint blanc et chaud comme celui des créoles, à cette figure pleine de détails spirituels, de traits nettement dessinés et fermes dont le type le plus célèbre fut offert si long-temps jeune par la comtesse Merlin, et qui peut-être est particulier aux figures méridionales. Malheureusement la petite madame Schontz tendait à l’embonpoint depuis que sa vie était devenue heureuse et calme. Le cou, d’une rondeur séduisante, commençait à s’empâter ainsi que les épaules. On se repaît en France si principalement de la tête des femmes, que les belles têtes font long-temps vivre les corps déformés.

— Ma chère enfant, dit Maxime en entrant et en embrassant madame Schontz au front, Rochefide a voulu me faire voir votre établissement où je n’étais pas encore venu ; mais, c’est presque en harmonie avec ses quatre cent mille francs de rente… Eh ! bien, il s’en fallait de cinquante qu’il ne les eût, quand il vous a connue, et en moins de cinq ans vous lui avez fait gagner ce qu’une autre, une Antonia, une Malaga, Cadine ou Florentine lui auraient mangé.

— Je ne suis pas une fille, je suis une artiste ! dit madame Schontz avec une espèce de dignité. J’espère bien finir, comme dit la comédie, par faire souche d’honnêtes gens…

— C’est désespérant, nous nous marions tous, reprit Maxime en se jetant dans un fauteuil au coin du feu. Me voilà bientôt à la veille de faire une comtesse Maxime.

— Oh ! comme je voudrais la voir ?… s’écria madame Schontz. Mais permettez-moi, dit-elle, de vous présenter monsieur Claude Vignon. — Monsieur Claude Vignon, monsieur de Trailles ?…

— Ah ! c’est vous qui avez laissé Camille Maupin, l’aubergiste de la littérature, aller dans un couvent ?… s’écria Maxime. Après vous, Dieu !… Je n’ai jamais reçu pareil honneur. Mademoiselle des Touches vous a traité, monsieur, en Louis XIV…

— Et voilà comme on écrit l’histoire !… répondit Claude {p. 74}   Vignon, ne savez-vous pas que sa fortune a été employée à dégager les terres de monsieur du Guénic ?… Si elle savait que Calyste est à son ex-amie… (Maxime poussa le pied au critique en lui montrant monsieur de Rochefide)… elle sortirait de son couvent, je crois, pour le lui arracher.

— Ma foi, Rochefide, mon ami, dit Maxime en voyant que son avertissement n’avait pas arrêté Claude Vignon, à ta place, je rendrais à ma femme sa fortune, afin qu’on ne crût pas dans le monde qu’elle s’attaque à Calyste par nécessité.

— Maxime a raison, dit madame Schontz en regardant Arthur qui rougit excessivement. Si je vous ai gagné quelques mille francs de rentes, vous ne sauriez mieux les employer. J’aurai fait le bonheur de la femme et du mari, en voilà un chevron !…

— Je n’y avais jamais pensé, répondit le marquis ; mais on doit être gentilhomme avant d’être mari.

— Laisse-moi te dire quand il sera temps d’être généreux, dit Maxime.

— Arthur ?… dit Aurélie, Maxime a raison. Vois-tu, mon bon homme, nos actions généreuses sont comme les actions de Couture, dit-elle en regardant à la glace pour voir quelle personne arrivait, il faut les placer à temps.

Couture était suivi de Finot. Quelques instants après, tous les convives furent réunis dans le beau salon bleu et or de l’hôtel Schontz, tel était le nom que les artistes donnaient à leur auberge depuis que Rochefide l’avait achetée à sa Ninon II. En voyant entrer La Palférine qui vint le dernier, Maxime alla vers lui, l’attira dans l’embrasure d’une croisée et lui remit les vingt billets de banque.

— Surtout, mon petit, ne les ménage pas, dit-il avec la grâce particulière aux mauvais sujets.

— Il n’y a que vous pour savoir ainsi doubler la valeur de ce que vous avez l’air de donner !… répondit La Palférine.

— Es-tu décidé ?

— Puisque je prends, répondit le jeune comte avec hauteur et raillerie.

— Eh ! bien, Nathan, que voici, te présentera dans deux jours chez madame la marquise de Rochefide, lui dit-il à l’oreille.

La Palférine fit un bond en entendant le nom.

— Ne manque pas de te dire amoureux-fou d’elle ; et, pour ne {p. 75}   pas éveiller de soupçons, bois du vin, des liqueurs à mort ! Je vais dire à Aurélie de te mettre à côté de Nathan. Seulement, mon petit, il faudra maintenant nous rencontrer tous les soirs, sur le boulevard de la Madeleine, à une heure du matin, toi pour me rendre compte de tes progrès, moi pour te donner des instructions.

— On y sera, mon maître… dit le jeune comte en s’inclinant.

— Comment nous fais-tu dîner avec un drôle habillé comme un premier garçon de restaurant ? demanda Maxime à l’oreille de madame Schontz en lui désignant du Ronceret.

— Tu n’as donc jamais vu l’Héritier ? Du Ronceret d’Alençon.

— Monsieur, dit Maxime à Fabien, vous devez connaître mon ami d’Esgrignon ?

— Il y a long-temps que Victurnien ne me connaît plus, répondit Fabien ; mais nous avons été très-liés dans notre première jeunesse.

Le dîner fut un de ceux qui ne se donnent qu’à Paris, et chez ces grandes dissipatrices, car leurs recherches surprennent les gens les plus difficiles. Ce fut à un souper semblable, chez une courtisane belle et riche comme madame Schontz, que Paganini déclara n’avoir jamais fait pareille chère chez aucun souverain, ni bu de tels vins chez aucun prince, ni entendu de conversation si spirituelle, ni vu reluire de luxe si coquet.

Maxime et madame Schontz rentrèrent dans le salon les premiers, vers dix heures, en laissant les convives qui ne gazaient plus les anecdotes et qui se vantaient leurs qualités en collant leurs lèvres visqueuses au bord des petits verres sans pouvoir les vider.

— Eh ! bien, ma petite, dit Maxime, tu ne t’es pas trompée, oui, je viens pour tes beaux yeux, il s’agit d’une grande affaire, il faut quitter Arthur ; mais je me charge de te faire offrir deux cent mille francs par lui.

— Et pourquoi le quitterais-je, ce pauvre homme ?

— Pour te marier avec cet imbécile venu d’Alençon exprès pour cela. Il a été déjà juge, je le ferai nommer président à la place du père de Blondet qui va sur quatre-vingt-deux ans ; et, si tu sais mener ta barque, ton mari deviendra député. Vous serez des personnages et tu pourras enfoncer madame la comtesse du Bruel…

— Jamais ! dit madame Schontz, elle est comtesse.

— Est-il d’étoffe à devenir comte ?…

— Tiens, il a des armes, dit Aurélie en cherchant une lettre {p. 76}   dans un magnifique cabas pendu au coin de sa cheminée et la présentant à Maxime, qu’est-ce que cela veut dire ? voilà des peignes.

— Il porte coupé au un d’argent à trois peignes de gueules ; deux et un, entrecroisés à trois grappes de raisin de pourpre tigées et feuillées de sinople, un et deux ; au deux, d’azur à quatre plumes d’or posées en fret, avec SERVIR pour devise et le casque d’écuyer. C’est pas grand’chose, ils ont été anoblis sous Louis XV, ils ont eu quelque grand-père mercier, la ligne maternelle a fait fortune dans le commerce des vins, et le du Ronceret anobli devait être greffier… Mais, si tu réussis à te défaire d’Arthur, les du Ronceret seront au moins barons, je te le promets, ma petite biche. Vois-tu, mon enfant, il faut te faire mariner pendant cinq ou six ans en province si tu veux enterrer la Schontz dans la présidente… Ce drôle t’a jeté des regards dont les intentions étaient claires, tu le tiens…

— Non, répondit Aurélie, à l’offre de ma main, il est resté, comme les eaux-de-vie dans le bulletin de la Bourse, très-calme.

— Je me charge de le décider, s’il est gris… Va voir où ils en sont tous…

— Ce n’est pas la peine d’y aller, je n’entends plus que Bixiou qui fait une de ses charges sans qu’on l’écoute ; mais je connais mon Arthur, il se croit obligé d’être poli avec Bixiou ; et, les yeux fermés, il doit le regarder encore.

— Rentrons, alors ?…

— Ah ! çà ! dans l’intérêt de qui travaillerai-je, Maxime ? demanda tout à coup madame Schontz.

— De madame de Rochefide, répondit nettement Maxime, il est impossible de la rapatrier avec Arthur tant que tu le tiendras ; il s’agit pour elle d’être à la tête de sa maison et de jouir de quatre cent mille francs de rentes !

— Elle ne me propose que deux cent mille francs ?… J’en veux trois cent, puisqu’il s’agit d’elle. Comment, j’ai eu soin de son moutard et de son mari, je tiens sa place en tout, et elle lésinerait avec moi ! Tiens mon cher, j’aurais alors un million. Avec ça, si tu me promets la présidence du tribunal d’Alençon, je pourrai faire ma tête en madame du Ronceret…

— Ça va, dit Maxime.

— M’embêtera-t-on dans cette petite ville-là ?… s’écria {p. 77}   philosophiquement Aurélie. J’ai tant entendu parler de cette province-là par d’Esgrignon et par la Val-Noble, que c’est comme si j’y avais déjà vécu.

— Et si je t’assurais l’appui de la noblesse ?…

— Ah ! Maxime, tu m’en diras tant !… Oui, mais le pigeon refuse l’aile…

— Et il est bien laid avec sa peau de prune, il a des soies au lieu de favoris, il a l’air d’un marcassin, quoiqu’il ait des yeux d’oiseau de proie. Ça fera le plus beau président du monde. Sois tranquille ! dans dix minutes il te chantera l’air d’Isabelle au quatrième acte de Robert-le-diable : « Je suis à tes genoux !… » mais tu te charges de renvoyer Arthur à ceux de Béatrix…

— C’est difficile, mais à plusieurs on y parviendra…

Vers dix heures et demie, les convives rentrèrent au salon pour prendre le café. Dans les circonstances où se trouvait madame Schontz, Couture et du Ronceret, il est facile d’imaginer quel effet dut alors produire sur l’ambitieux Normand la conversation suivante que Maxime eut avec Couture dans un coin et à mi-voix pour n’être entendu de personne, mais que Fabien écouta.

— Mon cher, si vous voulez être sage, vous accepterez dans un département éloigné la Recette-générale que madame de Rochefide vous fera donner, le million d’Aurélie vous permettra de déposer votre cautionnement, et vous vous séparerez de biens en l’épousant. Vous deviendrez député si vous savez bien mener votre barque, et la prime que je veux pour vous avoir sauvé, ce sera votre vote à la chambre.

— Je serai toujours fier d’être un de vos soldats.

— Ah ! mon cher, vous l’avez échappé belle ! Figurez-vous qu’Aurélie s’était amourachée de ce Normand d’Alençon, elle demandait qu’on le fît baron, président du tribunal de sa ville et officier de la Légion-d’Honneur. Mon imbécile n’a pas su deviner la valeur de madame Schontz, et vous devez votre fortune à un dépit ; aussi ne donnez pas à cette spirituelle fille le temps de réfléchir. Quant à moi, je vais mettre les fers au feu.

Et Maxime quitta Couture au comble du bonheur, en disant à La Palférine : — Veux-tu que je t’emmène, mon fils ?…

À onze heures Aurélie se trouvait entre Couture, Fabien et Rochefide. Arthur dormait dans une bergère, Couture et Fabien essayaient de se renvoyer l’un l’autre sans y parvenir. Madame Schontz {p. 78}   termina cette lutte en disant à Couture un : — À demain, mon cher ?… qu’il prit en bonne part.

— Mademoiselle, dit Fabien tout bas, quand vous m’avez vu songeur à l’offre que vous me faisiez indirectement, ne croyez pas qu’il y eût chez moi la moindre hésitation ; mais vous ne connaissez pas ma mère, et jamais elle ne consentirait à mon bonheur…

— Vous avez l’âge des sommations respectueuses, mon cher, répondit insolemment Aurélie. Mais, si vous avez peur de maman, vous n’êtes pas mon fait…

— Joséphine ! dit tendrement l’Héritier en passant avec audace la main droite autour de la taille de madame Schontz, j’ai cru que vous m’aimiez ?

— Après ?

— Peut-être pourrait-on apaiser ma mère et obtenir plus que son consentement.

— Et comment ?

— Si vous voulez employer votre crédit…

— À te faire créer baron, officier de la Légion-d’Honneur, président du tribunal, mon fils ? n’est-ce pas… Écoute ? j’ai tant fait de choses dans ma vie que je suis capable de la vertu ! Je puis être une brave femme, une femme loyale, et remorquer très-haut mon mari ; mais je veux être aimée par lui sans que jamais un regard, une pensée, soit détourné de mon cœur, pas même en intention… Ça te va-t-il ?… Ne te lie pas imprudemment, il s’agit de ta vie, mon petit.

— Avec une femme comme vous, je tope sans voir, dit Fabien enivré par un regard autant qu’il l’était de liqueurs des îles.

— Tu ne te repentiras jamais de cette parole, mon bichon, tu seras pair de France… Quant à ce pauvre vieux, reprit-elle en regardant Rochefide qui dormait, d’aujourd’hui, n, i, ni, c’est fini !

Ce fut si joli, si bien dit, que Fabien saisit madame Schontz et l’embrassa, par un mouvement de rage et de joie où la double ivresse de l’amour et du vin cédait à celle du bonheur et de l’ambition.

— Songe, mon cher enfant, dit-elle, à te bien conduire dès à présent avec ta femme, ne fais pas l’amoureux, et laisse-moi me retirer convenablement de mon bourbier. Et Couture, qui se croit riche et receveur général !

{p. 79}   — J’ai cet homme en horreur, dit Fabien, je voudrais ne plus le voir.

— Je ne le recevrai plus, répondit la courtisane d’un petit air prude. Maintenant que nous sommes d’accord, mon Fabien, va-t’en, il est une heure.

Cette petite scène donna naissance, dans le ménage d’Aurélie et d’Arthur, jusqu’alors si complétement heureux, à la phase de la guerre domestique déterminée au sein de tous les foyers par un intérêt secret chez un des conjoints. Le lendemain même Arthur s’éveilla seul, et trouva madame Schontz froide comme ces sortes de femmes savent se faire froides.

— Que s’est-il donc passé cette nuit ? demanda-t-il en déjeunant et en regardant Aurélie.

— C’est comme ça, dit-elle, à Paris. On s’est endormi par un temps humide, le lendemain les pavés sont secs, et tout est si bien gelé qu’il y a de la poussière, voulez-vous une brosse ?…

— Mais qu’as-tu, ma chère petite ?

— Allez trouver votre grande bringue de femme…

— Ma femme ?… s’écria le pauvre marquis.

— N’ai-je pas deviné pourquoi vous m’avez amené Maxime ?… Vous voulez vous réconcilier avec madame de Rochefide qui peut-être a besoin de vous pour un moutard indiscret… Et moi, que vous dites si fine, je vous conseillais de lui rendre sa fortune !… Oh ! je conçois votre plan ! au bout de cinq ans, monsieur est las de moi. Je suis bien en chair, Béatrix est bien en os, ça vous changera. Vous n’êtes pas le premier à qui je connais le goût des squelettes. Votre Béatrix se met bien d’ailleurs, et vous êtes de ces hommes qui aiment des porte-manteaux. Puis, vous voulez faire renvoyer monsieur du Guénic. C’est un triomphe !… Ça vous posera bien. Parlera-t-on de cela, vous allez être un héros !

Madame Schontz n’avait pas arrêté le cours de ses railleries à deux heures après midi, malgré les protestations d’Arthur. Elle se dit invitée à dîner. Elle engagea son infidèle à se passer d’elle aux Italiens, elle allait voir une première représentation à l’Ambigu-Comique et y faire connaissance avec une femme charmante, madame de La Baudraye, une maîtresse à Lousteau. Arthur proposa, pour preuve de son attachement éternel à sa petite Aurélie et de son aversion pour sa femme, de partir le lendemain même pour l’Italie et d’y aller vivre maritalement à Rome, à Naples, à {p. 80}   Florence, au choix d’Aurélie, en lui offrant une donation de soixante mille francs de rentes.

— C’est des giries tout cela, dit-elle. Cela ne vous empêchera pas de vous raccommoder avec votre femme, et vous ferez bien.

Arthur et Aurélie se quittèrent sur ce dialogue formidable, lui pour aller jouer et dîner au club, elle pour s’habiller et passer la soirée en tête-à-tête avec Fabien.

Monsieur de Rochefide trouva Maxime au club, et se plaignit, en homme qui sentait arracher de son cœur une félicité dont les racines y tenaient à toutes les fibres. Maxime écouta les doléances du marquis comme les gens polis savent écouter, en pensant à autre chose.

— Je suis homme de bon conseil en ces sortes de matières, mon cher, lui répondit-il. Eh ! bien, tu fais fausse route en laissant voir à Aurélie combien elle t’est chère. Laisse-moi te présenter à madame Antonia. C’est un cœur à louer. Tu verras la Schontz devenir bien petit garçon… elle a trente-sept ans, ta Schontz, et madame Antonia n’a pas plus de vingt-six ans ! et quelle femme ! elle n’a pas d’esprit que dans la tête, elle !… C’est d’ailleurs mon élève. Si madame Schontz reste sur les ergots de sa fierté, sais-tu ce que cela voudra dire ?…

— Ma foi, non.

— Qu’elle veut peut-être se marier, et alors rien ne pourra l’empêcher de te quitter. Après six ans de bail, elle en a bien le droit, cette femme… Mais, si tu voulais m’écouter, il y a mieux à faire. Ta femme aujourd’hui vaut mille fois mieux que toutes les Schontz et toutes les Antonia du quartier Saint-Georges. C’est une conquête difficile ; mais elle n’est pas impossible, et maintenant elle te rendrait heureux comme un Orgon ! Dans tous les cas, il faut, si tu ne veux pas avoir l’air d’un niais, venir ce soir souper chez Antonia.

— Non, j’aime trop Aurélie, je ne veux pas qu’elle ait la moindre chose à me reprocher.

— Ah ! mon cher, quelle existence tu te prépares !… s’écria Maxime.

— Il est onze heures, elle doit être revenue de l’Ambigu, dit Rochefide en sortant.

Et il cria rageusement à son cocher d’aller à fond de train rue de La Bruyère.

Madame Schontz avait donné des instructions précises, et {p. 81}   monsieur put entrer absolument comme s’il était en bonne intelligence avec madame ; mais, avertie de l’entrée au logis de monsieur, madame s’arrangea pour faire entendre à monsieur le bruit de la porte du cabinet de toilette qui se ferma comme se ferment les portes quand les femmes sont surprises. Puis, dans l’angle du piano, le chapeau de Félicien oublié à dessein fut très-maladroitement repris par la femme de chambre, dans le premier moment de conversation entre monsieur et madame.

— Tu n’es pas allée à l’Ambigu, mon petit ?

— Non, mon cher, j’ai changé d’avis, j’ai fait de la musique.

— Qui donc est venu te voir ?… dit le marquis avec bonhomie en voyant emporter le chapeau par la femme de chambre.

— Mais personne.

Sur cet audacieux mensonge, Arthur baissa la tête, il passait sous les fourches caudines de la Complaisance. L’amour véritable a de ces sublimes lâchetés. Arthur se conduisait avec madame Schontz comme Sabine avec Calyste, comme Calyste avec Béatrix.

En huit jours, il se fit une métamorphose de larve en papillon chez le jeune, spirituel et beau Charles-Édouard, comte Rusticoli de La Palférine, le héros de la Scène intitulée Un Prince de la Bohême (voir les Scènes de la vie Parisienne), ce qui dispense de faire ici son portrait et de peindre son caractère. Jusqu’alors il avait misérablement vécu, comblant ses déficits par une audace à la Danton ; mais il paya ses dettes, puis il eut selon le conseil de Maxime une petite voiture basse, il fut admis au Jockey-club, au club de la rue de Grammont, il devint d’une élégance supérieure ; enfin il publia dans le Journal des Débats une nouvelle qui lui valut en quelques jours une réputation comme les auteurs de profession ne l’obtiennent pas après plusieurs années de travaux et de succès, car il n’y a rien de violent à Paris comme ce qui doit être éphémère. Nathan, bien certain que le comte ne publierait jamais autre chose, fit un tel éloge de ce gracieux et impertinent jeune homme chez madame de Rochefide, que Béatrix aiguillonnée par les récits du poète manifesta le désir de voir ce jeune roi des truands de bon ton.

— Il sera d’autant plus enchanté de venir ici, répondit Nathan, que je le sais épris de vous à faire des folies.

{p. 82}   — Mais il les a toutes faites, m’a-t-on dit.

— Toutes, non, répondit Nathan, il n’a pas encore fait celle d’aimer une honnête femme.

Quelques jours après le complot ourdi sur le boulevard des Italiens entre Maxime et le séduisant comte Charles-Édouard, ce jeune homme à qui la nature avait donné sans doute par raillerie une figure délicieusement mélancolique, fit sa première invasion au nid de la colombe de la rue de Chartres, qui, pour cette réception, prit une soirée où Calyste était obligé d’aller dans le monde avec sa femme. Lorsque vous rencontrerez La Palférine ou quand vous arriverez au Prince de la Bohême, dans le Troisième Livre de cette longue histoire de nos mœurs, vous concevrez parfaitement le succès obtenu dans une seule soirée par cet esprit étincelant, par cette verve inouïe, surtout si vous vous figurez le bien-jouer du cornac qui consentit à le servir dans ce début. Nathan fut bon camarade, il fit briller le jeune comte, comme un bijoutier montrant une parure à vendre en fait scintiller les diamants. La Palférine se retira discrètement le premier, il laissa Nathan et la comtesse ensemble, en comptant sur la collaboration de l’auteur célèbre qui fut admirable. En voyant la marquise abasourdie, il lui mit le feu dans le cœur par des réticences qui remuèrent en elle des fibres de curiosité qu’elle ne se connaissait pas. Nathan fit entendre ainsi que l’esprit de La Palférine n’était pas tant la cause de ses succès auprès des femmes que sa supériorité dans l’art d’aimer, et il le grandit démesurément. C’est ici le lieu de constater un nouvel effet de cette grande loi des Contraires qui détermine beaucoup de crises du cœur humain et qui rend raison de tant de bizarreries, qu’on est forcé de la rappeler quelquefois, tout aussi bien que la loi des Similaires. Les courtisanes, pour embrasser tout le sexe féminin qu’on baptise, qu’on débaptise et rebaptise à chaque quart de siècle, conservent toutes au fond de leur cœur un florissant désir de recouvrer leur liberté, d’aimer purement, saintement et noblement un être auquel elles sacrifient tout (Voir Splendeurs et Misères des Courtisanes). Elles éprouvent ce besoin antithétique avec tant de violence, qu’il est rare de rencontrer une de ces femmes qui n’ait pas aspiré plusieurs fois à la vertu par l’amour. Elles ne se découragent pas malgré d’affreuses tromperies. Au contraire, les femmes contenues par leur éducation, par le rang qu’elles occupent, {p. 83}   enchaînées par la noblesse de leur famille, vivant au sein de l’opulence, portant une auréole de vertus, sont entraînées, secrètement bien entendu, vers les régions tropicales de l’amour. Ces deux natures de femmes si opposées ont donc au fond du cœur, l’une un petit désir de vertu, l’autre ce petit désir de libertinage que J.-J. Rousseau le premier a eu le courage de signaler. Chez l’une, c’est le dernier reflet du rayon divin qui n’est pas encore éteint ; chez l’autre, c’est le reste de notre boue primitive. Cette dernière griffe de la bête fut agacée, ce cheveu du diable fut tiré par Nathan avec une excessive habileté. La marquise se demanda sérieusement si jusqu’à présent elle n’avait pas été la dupe de sa tête, si son éducation était complète. Le vice ?… c’est peut-être le désir de tout savoir. Le lendemain, Calyste parut à Béatrix ce qu’il était, un loyal et parfait gentilhomme, mais sans verve ni esprit. À Paris, un homme dit spirituel est un homme qui doit avoir de l’esprit comme les fontaines ont de l’eau, car les gens du monde et les Parisiens en général sont spirituels ; mais Calyste aimait trop, il était trop absorbé pour apercevoir le changement de Béatrix et la satisfaire en déployant de nouvelles ressources ; il parut très-pâle au reflet de la soirée précédente, et ne donna pas la moindre émotion à l’affamée Béatrix. Un grand amour est un crédit ouvert à une puissance si vorace, que le moment de la faillite arrive toujours. Malgré la fatigue de cette journée (la journée où une femme s’ennuie auprès d’un amant !) Béatrix frissonna de peur en pensant à une rencontre entre La Palférine, le successeur de Maxime de Trailles, et Calyste, homme de courage sans forfanterie. Elle hésita donc à revoir le jeune comte ; mais ce nœud fut tranché par un fait décisif. Béatrix avait pris un tiers de loge aux Italiens, dans une loge obscure du rez-de-chaussée afin de ne pas être vue. Depuis quelques jours Calyste enhardi conduisait la marquise et se tenait dans cette loge derrière elle, en combinant leur arrivée assez tard pour qu’ils ne fussent aperçus par personne. Béatrix sortait une des premières de la salle avant la fin du dernier acte, et Calyste l’accompagnait de loin en veillant sur elle, quoique le vieil Antoine vînt chercher sa maîtresse. Maxime et La Palférine étudièrent cette stratégie inspirée par le respect des convenances, par ce besoin de cachoterie qui distingue les idolâtres de l’éternel Enfant, et aussi par une peur qui oppresse toutes les femmes autrefois les constellations du monde et que l’amour a fait choir de leur rang zodiacal. {p. 84}   L’humiliation est alors redoutée comme une agonie plus cruelle que la mort ; mais cette agonie de la fierté, cette avanie, que les femmes restées à leur rang dans l’Olympe jettent à celles qui en sont tombées, eut lieu dans les plus affreuses conditions par les soins de Maxime. À une représentation de la Lucia qui finit, comme on sait, par un des plus beaux triomphes de Rubini, madame de Rochefide qu’Antoine n’était pas venu prévenir arriva par son couloir au péristyle du théâtre dont les escaliers étaient encombrés de jolies femmes étagées sur les marches ou groupées en bas en attendant que leur domestique annonçât leur voiture. Béatrix fut reconnue par tous les yeux à la fois, elle excita dans tous les groupes des chuchotements qui firent rumeur. En un clin d’œil la foule se dissipa, la marquise resta seule comme une pestiférée. Calyste n’osa pas, en voyant sa femme sur un des deux escaliers, aller tenir compagnie à la réprouvée, et Béatrix lui jeta mais en vain par un regard trempé de larmes, à deux fois, une prière de venir près d’elle. En ce moment La Palférine, élégant, superbe, charmant, quitta deux femmes, vint saluer la marquise et causer avec elle.

— Prenez mon bras et sortez fièrement, je saurai trouver votre voiture, lui dit-il.

— Voulez-vous finir la soirée avec moi ? lui répondit-elle en montant dans sa voiture et lui faisant place près d’elle.

La Palférine dit à son groom : « Suis la voiture de madame ! » et monta près de madame de Rochefide à la stupéfaction de Calyste qui resta planté sur ses deux jambes comme si elles fussent devenues de plomb, car ce fut pour l’avoir aperçu pâle et blême que Béatrix fit signe au jeune comte de monter près d’elle. Toutes les colombes sont des Robespierre à plumes blanches. Trois voitures arrivèrent rue de Chartres avec une foudroyante rapidité, celle de Calyste, celle de La Palférine, celle de la marquise.

— Ah ! vous voilà ?… dit Béatrix en entrant dans son salon appuyée sur le bras du jeune comte et y trouvant Calyste dont le cheval avait dépassé les deux autres équipages.

— Vous connaissez donc monsieur ? demanda rageusement Calyste à Béatrix.

— Monsieur le comte de La Palférine me fut présenté par Nathan il y a dix jours, répondit Béatrix, et vous, monsieur, vous me connaissez depuis quatre ans…

— Et je suis prêt, madame, dit Charles-Édouard, à faire {p. 85}   repentir jusque dans ses petits-enfants madame la marquise d’Espard, qui la première s’est éloignée de vous…

— Ah ! c’est elle !… cria Béatrix, je lui revaudrai cela.

— Pour vous venger, il faudrait reconquérir votre mari, mais je suis capable de vous le ramener, dit le jeune homme à l’oreille de la marquise.

La conversation ainsi commencée alla jusqu’à deux heures du matin sans que Calyste, dont la rage fut sans cesse refoulée par des regards de Béatrix, eût pu lui dire deux mots à part. La Palférine, qui n’aimait pas Béatrix, fut d’une supériorité de bon goût, d’esprit et de grâce égale à l’infériorité de Calyste qui se tortillait sur les meubles comme un ver coupé en deux, et qui par trois fois se leva pour souffleter La Palférine. La troisième fois que Calyste fit un bond vers son rival, le jeune comte lui dit un : — « Souffrez-vous, monsieur le baron ?… » qui fit asseoir Calyste sur une chaise, et il y resta comme un terme. La marquise conversait avec une aisance de Célimène, en feignant d’ignorer que Calyste fût là. La Palférine eut la suprême habileté de sortir sur un mot plein d’esprit en laissant les deux amants brouillés.

Ainsi, par l’adresse de Maxime, le feu de la discorde flambait dans le double ménage de monsieur et de madame de Rochefide. Le lendemain, en apprenant le succès de cette scène par La Palférine au Jockey-club où le jeune comte jouait au wisk avec beaucoup de succès, il alla rue de La Bruyère, à l’hôtel Schontz, savoir comment Aurélie menait sa barque.

— Mon cher, dit madame Schontz en riant à l’aspect de Maxime, je suis au bout de tous mes expédients, Rochefide est incurable. Je finis ma carrière de galanterie en m’apercevant que l’esprit y est un malheur.

— Explique-moi cette parole ?…

— D’abord, mon cher ami, j’ai tenu mon Arthur pendant huit jours au régime des coups de pied dans les os des jambes, des scies les plus patriotiques et de tout ce que nous connaissons de plus désagréable dans notre métier. — « Tu es malade, me disait-il avec une douceur paternelle, car je ne t’ai fait que du bien, et je t’aime à l’adoration. — Vous avez un tort, mon cher, lui ai-je dit, vous m’ennuyez. — Eh ! bien, n’as-tu pas pour t’amuser les gens les plus spirituels et les plus jolis jeunes gens de Paris ? » m’a répondu ce pauvre homme. J’ai été collée. Là, j’ai senti que je l’aimais…

{p. 86}   — Ah ! dit Maxime.

— Que veux-tu ? c’est plus fort que nous, on ne résiste pas à ces façons-là. J’ai changé la pédale. J’ai fait des agaceries à ce sanglier judiciaire, à mon futur tourné comme Arthur en mouton, je l’ai fait rester là sur la bergère de Rochefide, et je l’ai trouvé bien sot. Me suis-je ennuyée ?… il fallait bien avoir là Fabien pour me faire surprendre avec lui…

— Eh ! bien, s’écria Maxime, arrive donc ?… Voyons, quand Rochefide t’a eu surprise ?…

— Tu n’y es pas, mon bonhomme. Selon tes instructions, les bans sont publiés, notre contrat se griffonne, ainsi Notre-Dame-de-Lorette n’a rien à redire. Quand il y a promesse de mariage, on peut bien donner des arrhes… En nous surprenant, Fabien et moi, le pauvre Arthur s’est retiré sur la pointe des pieds jusque dans la salle à manger, et il s’est mis à faire — « broum ! broum ! » en toussaillant et heurtant beaucoup de chaises. Ce grand niais de Fabien, à qui je ne peux pas tout dire, a eu peur…

Voilà, mon cher Maxime, à quel point nous en sommes…

Arthur me verrait deux, un matin en entrant dans ma chambre, il est capable de me dire : — Avez-vous bien passé la nuit, mes enfants ?

Maxime hocha la tête et joua pendant quelques instants avec sa canne.

— Je connais ces natures-là, dit-il. Voici comment il faut t’y prendre, il n’y a plus qu’à jeter Arthur par la fenêtre et à bien fermer la porte. Tu recommenceras ta dernière scène avec Fabien ?…

— En voilà une corvée, car enfin le sacrement ne m’a pas encore donné sa vertu…

— Tu t’arrangeras pour échanger un regard avec Arthur quand il te surprendra, dit Maxime en continuant, s’il se fâche, tout est dit. S’il fait encore broum ! broum ! c’est encore bien mieux fini…

— Comment ?…

— Hé ! bien, tu te fâcheras, tu lui diras : — « Je me croyais aimée, estimée ; mais vous n’éprouvez plus rien pour moi ; vous n’avez pas de jalousie. » Tu connais la tirade. « Dans ce cas-là, Maxime (fais-moi intervenir) tuerait son homme sur le coup. (Et pleure !) Et Fabien, lui (fais-lui honte en le comparant à Fabien), Fabien que j’aime, Fabien tirerait un poignard pour vous le plonger {p. 87}   dans le cœur. Ah ! voilà aimer ! aussi, tenez, adieu, bonsoir, reprenez votre hôtel, j’épouse Fabien, il me donne son nom, lui ! il foule aux pieds sa vieille mère. » Enfin, tu…

— Connu ! connu ! je serai superbe ! s’écria madame Schontz. Ah ! Maxime, il n’y aura jamais qu’un Maxime, comme il n’y a eu qu’un de Marsay.

— La Palférine est plus fort que moi, répondit modestement le comte de Trailles, il va bien.

— Il a de la langue, mais tu as du poignet et des reins ! En as-tu supporté ? en as-tu peloté ? dit la Schontz.

— La Palférine a tout, il est profond et instruit ; tandis que je suis ignorant, répondit Maxime. J’ai vu Rastignac qui s’est entendu sur-le-champ avec le Garde-des-Sceaux, Fabien sera nommé président, et officier de la Légion-d’Honneur après un an d’exercice.

— Je me ferai dévote ! répondit madame Schontz en accentuant cette phrase de manière à obtenir un signe d’approbation de Maxime.

— Les prêtres valent mieux que nous, repartit Maxime.

— Ah ! vraiment ? demanda madame Schontz. Je pourrai donc rencontrer des gens à qui parler en province. J’ai commencé mon rôle. Fabien a déjà dit à sa mère que la grâce m’avait éclairée, et il a fasciné la bonne femme de mon million et de la Présidence, elle consent à ce que nous demeurions chez elle, elle a demandé mon portrait et m’a envoyé le sien, si l’Amour le regardait il en tomberait… à la renverse ! Va-t’en, Maxime, ce soir je vais exécuter mon pauvre homme, ça me fend le cœur.

Deux jours après, en s’abordant sur le seuil de la maison du Jockey-club, Charles-Édouard dit à Maxime : — C’est fait ! Ce mot, qui contenait tout un drame horrible, épouvantable, accompli souvent par vengeance, fit sourire le comte de Trailles.

— Nous allons entendre les doléances de Rochefide, dit Maxime, car vous avez touché but ensemble, Aurélie et toi ! Aurélie a mis Arthur à la porte, et il faut maintenant le chambrer, il doit donner trois cent mille francs à madame du Ronceret et revenir à sa femme, nous allons lui prouver que Béatrix est supérieure à Aurélie.

— Nous avons bien dix jours devant nous, dit finement Charles-Édouard, et en conscience ce n’est pas trop ; car, maintenant que je connais la marquise, le pauvre homme sera joliment volé.

— Comment feras-tu, lorsque la bombe éclatera ?

{p. 88}   — On a toujours de l’esprit quand on a le temps d’en chercher, je suis surtout superbe en me préparant.

Les deux joueurs entrèrent ensemble dans le salon et trouvèrent le marquis de Rochefide vieilli de deux ans, il n’avait pas mis son corset, il était sans son élégance, la barbe longue.

— Eh ! bien, mon cher marquis ?… dit Maxime.

— Ah ! mon cher, ma vie est brisée…

Arthur parla pendant dix minutes et Maxime l’écouta gravement, il pensait à son mariage qui se célébrait dans huit jours.

— Mon cher Arthur, je t’avais donné le seul moyen que je connusse de garder Aurélie, et tu n’as pas voulu…

— Lequel ?

— Ne t’avais-je pas conseillé d’aller souper chez Antonia ?

— C’est vrai… Que veux-tu ? j’aime… et toi, tu fais l’amour comme Grisier fait des armes.

— Écoute, Arthur, donne-lui trois cent mille francs de son petit hôtel, et je te promets de te trouver mieux qu’elle… Je te parlerai de cette belle inconnue plus tard, je vois d’Ajuda qui veut me dire deux mots.

Et Maxime laissa l’homme inconsolable pour aller au représentant d’une famille à consoler.

— Mon cher, dit l’autre marquis à l’oreille de Maxime, la duchesse est au désespoir, Calyste a fait faire secrètement ses malles, il a pris un passeport. Sabine veut suivre les fugitifs, surprendre Béatrix et la griffer. Elle est grosse, et ça prend la tournure d’une envie assez meurtrière, car elle est allée acheter publiquement des pistolets.

— Dis à la duchesse que madame de Rochefide ne partira pas, et que dans quinze jours tout sera fini. Maintenant, d’Ajuda, ta main ? Ni toi, ni moi, nous n’avons jamais rien dit, rien su ! nous admirerons les hasards de la vie !…

— La duchesse m’a déjà fait jurer sur les saints évangiles et sur la croix de me taire.

— Tu recevras ma femme dans un mois d’ici…

— Avec plaisir.

— Tout le monde sera content, répondit Maxime. Seulement, préviens la duchesse d’une circonstance qui va retarder de six semaines son voyage en Italie et qui regarde monsieur du Guénic, tu sauras la raison plus tard.

— Qu’est-ce !… dit d’Ajuda qui regardait La Palférine.

{p. 89}   — Le mot de Socrate avant de partir : nous devons un coq à Esculape, mais votre beau-frère en sera quitte pour la crête, répondit La Palférine sans sourciller.

Pendant dix jours, Calyste fut sous le poids d’une colère d’autant plus invincible qu’elle était doublée d’une véritable passion. Béatrix éprouvait cet amour si brutalement, mais si fidèlement dépeint à la duchesse de Grandlieu par Maxime de Trailles. Peut-être n’existe-t-il pas d’êtres bien organisés qui ne ressentent cette terrible passion une fois dans le cours de leur vie. La marquise se sentait domptée par une force supérieure, par un jeune homme à qui sa qualité n’imposait pas, qui, tout aussi noble qu’elle, la regardait d’un œil puissant et calme, et à qui ses plus grands efforts de femme arrachaient à peine un sourire d’éloge. Enfin, elle était opprimée par un tyran qui ne la quittait jamais sans la laisser pleurant, blessée et se croyant des torts. Charles-Édouard jouait à madame de Rochefide la comédie que madame de Rochefide jouait depuis six mois à Calyste. Béatrix, depuis l’humiliation publique reçue aux Italiens, n’était pas sortie avec monsieur du Guénic de cette proposition :

— Vous m’avez préféré le monde et votre femme, vous ne m’aimez donc pas. Si vous voulez me prouver que vous m’aimez, sacrifiez-moi votre femme et le monde. Abandonnez Sabine et allons vivre en Suisse, en Italie, en Allemagne !

S’autorisant de ce dur ultimatum, elle avait établi ce blocus que les femmes dénoncent par de froids regards, par des gestes dédaigneux et par leur contenance de place forte. Elle se croyait délivrée de Calyste, elle pensait que jamais il n’oserait rompre avec les Grandlieu. Laisser Sabine à qui mademoiselle des Touches avait laissé sa fortune, n’était-ce pas se vouer à la misère ? Mais Calyste, devenu fou de désespoir, avait secrètement pris un passe-port, et prié sa mère de lui faire passer une somme considérable. En attendant cet envoi de fonds, il surveillait Béatrix, en proie à toute la fureur d’une jalousie bretonne. Enfin, neuf jours après la fatale communication faite au club par La Palférine à Maxime, le baron, à qui sa mère avait envoyé trente mille francs, accourut chez Béatrix avec l’intention de forcer le blocus, de chasser La Palférine et de quitter Paris avec son idole apaisée. Ce fut une de ces alternatives terribles où les femmes qui ont conservé quelque peu de respect d’elles-mêmes s’enfoncent à jamais dans les profondeurs du vice ; mais d’où elles peuvent revenir à la vertu. Jusque-là madame de Rochefide se regardait comme une {p. 90}   femme vertueuse au cœur de laquelle il était tombé deux passions ; mais adorer Charles-Édouard et se laisser aimer par Calyste, elle allait perdre sa propre estime ; car, là où commence le mensonge, commence l’infamie. Elle avait donné des droits à Calyste, et nul pouvoir humain ne pouvait empêcher le Breton de se mettre à ses pieds et de les arroser des larmes d’un repentir absolu. Beaucoup de gens s’étonnent de l’insensibilité glaciale sous laquelle les femmes éteignent leurs amours ; mais si elles n’effaçaient point ainsi le passé, la vie serait sans dignité pour elles, elles ne pourraient jamais résister à la privauté fatale à laquelle elles se sont une fois soumises. Dans la situation entièrement neuve où elle se trouvait, Béatrix eût été sauvée si La Palférine fût venu ; mais l’intelligence du vieil Antoine la perdit.

En entendant une voiture qui arrêtait à la porte, elle dit à Calyste : — Voilà du monde ! et elle courut afin de prévenir un éclat.

Antoine, en homme prudent, dit à Charles-Édouard qui ne venait pas pour autre chose que pour entendre cette parole : — Madame la marquise est sortie !

Quand Béatrix apprit de son vieux domestique la visite du jeune comte et la réponse faite, elle dit : « — C’est bien ! » et rentra dans son salon en se disant : — « Je me ferai religieuse ! »

Calyste, qui s’était permis d’ouvrir la fenêtre, aperçut son rival.

— Qui donc est venu ? demanda-t-il.

— Je ne sais pas, Antoine est encore en bas.

— C’est La Palférine…

— Cela pourrait être…

— Tu l’aimes, et voilà pourquoi tu me trouves des torts, je l’ai vu !…

— Tu l’as vu ?…

— J’ai ouvert la fenêtre…

Béatrix tomba comme morte sur son divan. Alors elle transigea pour avoir un lendemain ; elle remit le départ à huit jours sous prétexte d’affaires, et se jura de défendre sa porte à Calyste si elle pouvait apaiser La Palférine, car tels sont les épouvantables calculs et les brûlantes angoisses que cachent ces existences sorties des rails sur lesquels roule le grand convoi social.

Lorsque Béatrix fut seule, elle se trouva si malheureuse, si profondément humiliée, qu’elle se mit au lit ; elle était malade, le {p. 91}   combat violent qui lui déchirait le cœur lui parut avoir une réaction horrible, elle envoya chercher le médecin ; mais, en même temps, elle fit remettre chez La Palférine la lettre suivante, où elle se vengea de Calyste avec une sorte de rage.

« Mon ami, venez me voir, je suis au désespoir. Antoine vous a renvoyé quand votre arrivée eût mis fin à l’un des plus horribles cauchemars de ma vie en me délivrant d’un homme que je hais, et que je ne reverrai plus jamais, je l’espère. Je n’aime que vous au monde, et je n’aimerai plus que vous, quoique j’aie le malheur de ne pas vous plaire autant que je le voudrais… »

Elle écrivit quatre pages qui, commençant ainsi, finissaient par une exaltation beaucoup trop poétique pour être typographiée, mais où Béatrix se compromettait tant qu’elle la termina par : « Suis-je assez à ta merci ? Ah ! rien ne me coûtera pour te prouver combien tu es aimé. » Et elle signa, ce qu’elle n’avait jamais fait ni pour Calyste ni pour Conti.

Le lendemain, à l’heure où le jeune comte vint chez la marquise, elle était au bain ; Antoine le pria d’attendre. À son tour, il fit renvoyer Calyste, qui tout affamé d’amour vint de bonne heure, et qu’il regarda par la fenêtre au moment où il remontait en voiture désespéré.

— Ah ! Charles, dit la marquise en entrant dans son salon, vous m’avez perdue !…

— Je le sais bien, madame, répondit tranquillement La Palférine. Vous m’avez juré que vous n’aimiez que moi, vous m’avez offert de me donner une lettre dans laquelle vous écririez les motifs que vous auriez de vous tuer, afin qu’en cas d’infidélité je pusse vous empoisonner sans avoir rien à craindre de la justice humaine, comme si des gens supérieurs avaient besoin de recourir au poison pour se venger. Vous m’avez écrit : Rien ne me coûtera pour te prouver combien tu es aimé !… Eh ! bien, je trouve une contradiction dans ce mot : Vous m’avez perdue ! avec cette fin de lettre… Je saurai maintenant si vous avez eu le courage de rompre avec du Guénic…

— Eh ! bien, tu t’es vengé de lui par avance, dit-elle en lui sautant au cou. Et, de cette affaire-là, toi et moi nous sommes liés à jamais…

— Madame, répondit froidement le prince de la Bohême, si vous me voulez pour ami, j’y consens ; mais à des conditions…

{p. 92}   — Des conditions ?

— Oui, des conditions que voici. Vous vous réconcilierez avec monsieur de Rochefide, vous recouvrerez les honneurs de votre position, vous reviendrez dans votre bel hôtel de la rue d’Anjou, vous y serez une des reines de Paris, vous le pourrez en faisant jouer à Rochefide un rôle politique et en mettant dans votre conduite l’habileté, la persistance que madame d’Espard a déployée. Voilà la situation dans laquelle doit être une femme à qui je fais l’honneur de me donner…

— Mais vous oubliez que le consentement de monsieur de Rochefide est nécessaire.

— Oh ! chère enfant ! répondit La Palférine, nous vous l’avons préparé, je lui ai engagé ma foi de gentilhomme que vous valiez toutes les Schontz du quartier Saint-Georges, et vous me devez compte de mon honneur…

Pendant huit jours, tous les jours, Calyste alla chez Béatrix dont la porte lui fut refusée par Antoine qui prenait une figure de circonstance pour dire : « Madame la marquise est dangereusement malade. » De là, Calyste courait chez La Palférine dont le valet de chambre répondait : « Monsieur le comte est à la chasse ! » Chaque fois le Breton laissait une lettre pour La Palférine.

Le neuvième jour Calyste, assigné par un mot de La Palférine pour une explication, le trouva, mais en compagnie de Maxime de Trailles, à qui le jeune roué voulait donner sans doute une preuve de son savoir-faire en le rendant témoin de cette scène.

— Monsieur le baron, dit tranquillement Charles Édouard, voici les six lettres que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire, elles sont saines et entières, elles n’ont pas été décachetées, je savais d’avance ce qu’elles pouvaient contenir en apprenant que vous me cherchiez partout, depuis le jour que je vous ai regardé par la fenêtre quand vous étiez à la porte d’une maison où la veille j’étais à la porte quand vous étiez à la fenêtre. J’ai pensé que je devais ignorer des provocations malséantes. Entre nous, vous avez trop de bon goût pour en vouloir à une femme de ce qu’elle ne vous aime plus. C’est un mauvais moyen de la reconquérir que de chercher querelle au préféré. Mais, dans la circonstance actuelle, vos lettres étaient entachées d’un vice radical, d’une nullité, comme disent les Avoués. Vous avez trop de bon sens pour en vouloir à un mari de reprendre sa femme. Monsieur de Rochefide {p. 93}   a senti que la situation de la marquise était sans dignité. Vous ne trouverez plus madame de Rochefide rue de Chartres, mais bien à l’hôtel de Rochefide, dans six mois, l’hiver prochain. Vous vous êtes jeté fort étourdiment au milieu d’un raccommodement entre époux que vous avez provoqué vous-même en ne sauvant pas à madame de Rochefide l’humiliation qu’elle a subie aux Italiens. En sortant de là, Béatrix, à qui j’avais porté déjà quelques propositions amicales de la part de son mari, me prit dans sa voiture et son premier mot fut alors : — Allez chercher Arthur !…

— Oh ! mon Dieu !… s’écria Calyste, elle avait raison, j’avais manqué de dévouement.

— Malheureusement, monsieur, ce pauvre Arthur vivait avec une de ces femmes atroces, la Schontz, qui, depuis long-temps, se voyait d’heure en heure sur le point d’être quittée. Madame Schontz, qui, sur la foi du teint de Béatrix, nourrissait le désir de se voir un jour marquise de Rochefide, est devenue enragée en trouvant ses châteaux en Espagne à terre, elle a voulu se venger d’un seul coup de la femme et du mari ! Ces femmes-là, monsieur, se crèvent un œil pour en crever deux à leur ennemi ; la Schontz, qui vient de quitter Paris, en a crevé six !… Et, si j’avais eu l’imprudence d’aimer Béatrix, cette Schontz en aurait crevé huit. Vous devez vous être aperçu que vous avez besoin d’un oculiste…

Maxime ne put s’empêcher de sourire au changement de figure de Calyste qui devint pâle en ouvrant alors les yeux sur sa situation.

— Croiriez-vous, monsieur le baron, que cette ignoble femme a donné sa main à l’homme qui lui a fourni les moyens de se venger ?… Oh ! les femmes !… Vous comprenez maintenant pourquoi Béatrix s’est renfermée avec Arthur pour quelques mois à Nogent-sur-Marne où ils ont une délicieuse petite maison, ils y recouvreront la vue. Pendant ce séjour, on va remettre à neuf leur hôtel où la marquise veut déployer une splendeur princière. Quand on aime sincèrement une femme si noble, si grande, si gracieuse, victime de l’amour conjugal au moment où elle a le courage de revenir à ses devoirs, le rôle de ceux qui l’adorent comme vous l’adorez, qui l’admirent comme je l’admire, est de rester ses amis quand on ne peut plus être que cela… Vous voudrez bien m’excuser si j’ai cru devoir prendre monsieur le comte de Trailles pour témoin de cette explication ; mais je tenais beaucoup à être net en tout ceci. Quant à moi, je veux surtout vous dire que si {p. 94}   j’admire madame de Rochefide comme intelligence, elle me déplaît souverainement comme femme…

— Voilà donc comme finissent nos plus beaux rêves, nos amours célestes ! dit Calyste abasourdi par tant de révélations et de désillusionnements.

— En queue de poisson, s’écria Maxime, ou, ce qui est pis, en fiole d’apothicaire. Je ne connais pas de premier amour qui ne se termine bêtement. Ah ! monsieur le baron, tout ce que l’homme a de céleste ne trouve d’aliment que dans le ciel !… Voilà ce qui nous donne raison à nous autres roués. Moi, j’ai beaucoup creusé cette question-là, monsieur ; et, vous le voyez, je suis marié d’hier, je serai fidèle à ma femme, et je vous engage à revenir à madame du Guénic… mais… dans trois mois. Ne regrettez pas Béatrix, c’est le modèle de ces natures vaniteuses, sans énergie, coquettes par gloriole, c’est madame d’Espard sans sa politique profonde, la femme sans cœur et sans tête, étourdie dans le mal. Madame de Rochefide n’aime que madame de Rochefide, elle vous aurait brouillé sans retour avec madame du Guénic, et vous eût planté là sans remords ; enfin, c’est incomplet pour le vice comme pour la vertu.

— Je ne suis pas de ton avis, Maxime, dit La Palférine, elle sera la plus délicieuse maîtresse de maison de Paris.

Calyste ne sortit pas sans avoir échangé des poignées de main avec Charles-Édouard et Maxime de Trailles en les remerciant de ce qu’ils l’avaient opéré de ses illusions.

Trois jours après, la duchesse de Grandlieu, qui n’avait pas vu sa fille Sabine depuis la matinée où cette conférence avait eu lieu, survint un matin et trouva Calyste au bain, Sabine auprès de lui travaillait à des ornements nouveaux pour la nouvelle layette.

— Eh ! bien, que vous arrive-t-il donc, mes enfants, demanda la bonne duchesse.

— Rien que de bon, ma chère maman, répondit Sabine qui leva sur sa mère des yeux rayonnant de bonheur, nous avons joué la fable des deux pigeons ! voilà tout.

Calyste tendit la main à sa femme et la lui serra tendrement.

1838-1844.