Jacques Collin écoutait monsieur Camusot en pensant à son enfance heureuse, au Collége des Oratoriens d’où il était sorti, méditation qui lui donnait un air véritablement étonné. Malgré l’habileté de sa diction interrogative, Camusot n’arracha pas un mouvement à cette physionomie placide.
— Si vous avez fidèlement écrit l’explication que je vous ai donnée en commençant, vous pouvez la relire, répondit Jacques Collin, je ne puis varier… Je ne suis pas allé chez la courtisane, comment saurais-je44 qui elle avait pour cuisinière. Je suis tout à fait étranger aux personnes de qui vous me parlez.
— Nous allons procéder, malgré vos dénégations, à des confrontations qui pourront diminuer votre assurance.
— Un homme déjà fusillé une fois est habitué à tout, répondit Jacques Collin avec douceur.
Camusot retourna visiter les papiers saisis en attendant le retour du chef de la Sûreté dont la diligence fut extrême, car il était onze heures et demie, l’interrogatoire avait commencé vers dix heures et demie et l’huissier vint annoncer au juge à voix basse l’arrivée de Bibi-Lupin.
— Qu’il entre ! répondit monsieur Camusot.
En entrant Bibi-Lupin de qui l’on attendait un : — « C’est bien lui !… » resta surpris. Il ne reconnaissait plus le visage de sa pratique dans une face criblée de petite vérole. Cette hésitation frappa le juge.
— C’est bien sa taille, sa corpulence, dit l’agent. Ah ! c’est toi, {p. 56} Jacques Collin, reprit-il en examinant les yeux, la coupe du front et les oreilles… Il y a des choses qu’on ne peut pas déguiser… C’est parfaitement lui, monsieur Camusot… Jacques a la cicatrice d’un coup de couteau dans le bras gauche, faites-lui ôter sa redingote, vous allez la voir…
De nouveau, Jacques Collin fut obligé de se dépouiller de sa redingote, Bibi-Lupin retroussa la manche de la chemise et montra la cicatrice indiquée.
— C’est une balle, répondit don Carlos Herrera, voici bien d’autres cicatrices.
— Ah ! c’est bien sa voix ! s’écria Bibi-Lupin.
— Votre certitude, dit le juge, est un simple renseignement, ce n’est pas une preuve.
— Je le sais, répondit humblement Bibi-Lupin ; mais je vous trouverai des témoins. Déjà l’une des pensionnaires de la Maison-Vauquer est là… dit-il en regardant Collin.
La figure placide que se faisait Collin ne vacilla pas.
— Faites entrer cette personne, dit péremptoirement monsieur Camusot dont le mécontentement perça, malgré son apparente indifférence.
Ce mouvement fut remarqué par Jacques Collin qui comptait peu sur la sympathie de son juge d’instruction, et il tomba dans une apathie produite par la violente méditation à laquelle il se livra pour en rechercher la cause. L’huissier introduisit madame Poiret dont la vue inopinée occasionna chez le forçat un léger tremblement, mais cette trépidation ne fut pas observée par le juge dont le parti semblait pris.
— Comment vous nommez-vous ? demanda le juge en procédant à l’accomplissement des formalités qui commencent toutes les dépositions et les interrogatoires.
Madame Poiret, petite vieille blanche et ridée comme un ris de veau, vêtue d’une robe de soie gros-bleu, déclara se nommer Christine-Michelle Michonneau, épouse du sieur Poiret, être âgée de cinquante et un ans, être née à Paris, demeurer rue des Poules au coin de la rue des Postes, et avoir pour état celui de logeuse en garni.
— Vous avez habité, madame, dit le juge, une pension bourgeoise en 1818 et 1819, tenue par une dame Vauquer.
— Oui, monsieur, c’est là que je fis la connaissance de {p. 57} monsieur Poiret, ancien employé retraité, devenu mon mari, que, depuis un an, je garde au lit… pauvre homme ! il est bien malade. Aussi ne saurais-je rester pendant long-temps hors de ma maison…
— Il se trouvait alors dans cette pension un certain Vautrin… demanda le juge.
— Oh, monsieur ! c’est toute une histoire, c’était un affreux galérien…
— Vous avez coopéré à son arrestation.
— C’est faux, monsieur…
— Vous êtes devant la justice, prenez garde !… dit sévèrement monsieur Camusot.
Madame Poiret garda le silence.
— Rappelez vos souvenirs ! reprit Camusot, vous souvenez-vous bien de cet homme ?… le reconnaîtriez-vous ?
— Je le crois.
— Est-ce l’homme que voici ?… dit le juge.
Madame Poiret mit ses conserves et regarda l’abbé Carlos Herrera.
— C’est sa carrure, sa taille, mais… non… si… Monsieur le juge, reprit-elle, si je pouvais voir sa poitrine nue, je le reconnaîtrais à l’instant (Voir le Père Goriot).
Le juge et le greffier ne purent s’empêcher de rire, malgré la gravité de leurs fonctions, Jacques Collin partagea leur hilarité, mais avec mesure. Le prévenu n’avait pas remis la redingote que Bibi-Lupin venait de lui ôter ; et, sur un signe du juge, il ouvrit complaisamment sa chemise.
— Voilà bien sa palatine ; mais elle a grisonné, monsieur Vautrin, s’écria madame Poiret.
— Que répondez-vous à cela ? demanda le juge.
— Que c’est une folle ! dit Jacques Collin.
— Ah, mon Dieu ! si j’avais un doute, car il n’a plus la même figure, cette voix suffirait, c’est bien lui qui m’a menacée… Ah ! c’est son regard.
— L’agent de la police judiciaire et cette femme n’ont pas pu, reprit le juge en s’adressant à Jacques Collin, s’entendre pour dire de vous les mêmes choses, car ni l’un ni l’autre ne vous avaient vu ; comment expliquez-vous cela ?
— La justice a commis des erreurs encore plus fortes que celle à laquelle donneraient lieu le témoignage d’une femme qui reconnaît un homme au poil de sa poitrine et les soupçons d’un agent de {p. 58} police, répondit Jacques Collin. On trouve en moi des ressemblances de voix, de regards, de taille avec un grand criminel, c’est déjà vague. Quant à la réminiscence qui prouverait entre madame et mon Sosie des relations dont elle ne rougit pas… vous en avez ri vous-même. Voulez-vous, monsieur, dans l’intérêt de la vérité, que je désire établir pour mon compte plus vivement que vous ne pouvez le souhaiter pour celui de la justice, demander à cette dame… Foi…
— Poiret…
— Poret. Pardonnez ! (je suis Espagnol), si elle se rappelle les personnes qui habitaient cette… Comment nommez-vous la maison…
— Une pension bourgeoise, dit madame Poiret.
— Je ne sais ce que c’est ! répondit Jacques Collin.
— C’est une maison où l’on dîne et où l’on déjeune par abonnement.
— Vous avez raison, s’écria Camusot qui fit un signe de tête favorable à Jacques Collin, tant il fut frappé de l’apparente bonne foi avec laquelle il lui fournissait les moyens d’arriver à un résultat. Essayez de vous rappeler les abonnés qui se trouvaient dans la pension lors de l’arrestation de Jacques Collin.
— Il y avait monsieur de Rastignac, le docteur Bianchon, le père Goriot… mademoiselle Taillefer…
— Bien, dit le juge qui n’avait pas cessé d’observer Jacques Collin dont la figure fut impassible. Eh ! bien, ce père Goriot…
— Il est mort, dit madame Poiret.
— Monsieur, dit Jacques Collin, j’ai plusieurs fois rencontré chez Lucien un monsieur de Rastignac, lié, je crois, avec madame de Nucingen, et, si c’est lui dont il serait question, jamais il ne m’a pris pour le forçat avec lequel on essaie de me confondre…
— Monsieur de Rastignac et le docteur Bianchon, dit le juge, occupent tous les deux des positions sociales telles que leur témoignage, s’il vous est favorable, suffirait pour vous faire élargir. Coquart, préparez leurs citations.
En quelques minutes, les formalités de la déposition de madame Poiret furent terminées, Coquart lui relut le procès-verbal de la scène qui venait d’avoir lieu, et elle le signa ; mais le prévenu refusa de signer en se fondant sur l’ignorance où il était des formes de la justice française.
{p. 59} — En voilà bien assez pour aujourd’hui, reprit monsieur Camusot, vous devez avoir besoin de prendre quelques aliments, je vais vous faire reconduire à la Conciergerie.
— Hélas ! je souffre trop pour manger, dit Jacques Collin.
Camusot voulait faire coïncider le moment du retour de Jacques Collin avec l’heure de la promenade des accusés dans le préau ; mais il voulait avoir du directeur de la Conciergerie une réponse à l’ordre qu’il lui avait donné le matin, et il sonna pour envoyer son huissier. L’huissier vint et dit que la portière de la maison du quai Malaquais avait à lui remettre une pièce importante relative à monsieur Lucien de Rubempré. Cet incident devint si grave qu’il fit oublier son dessein à Camusot.
— Qu’elle entre ! dit-il.
— Pardon, excuse, monsieur, fit la portière en saluant le juge et l’abbé Carlos tour à tour. Nous avons été si troublés, mon mari et moi, par la Justice, les deux fois qu’elle est venue, que nous avons oublié dans notre commode une lettre à l’adresse de monsieur Lucien, et pour laquelle nous avons payé dix sous, quoiqu’elle soit de Paris, car elle est très-lourde. Voulez-vous me rembourser le port. Dieu sait quand nous reverrons nos locataires !
— Cette lettre vous a été remise par le facteur ? demanda Camusot après avoir examiné très-attentivement l’enveloppe.
— Oui, monsieur.
— Coquart45, vous allez dresser procès-verbal de cette déclaration. Allez ! ma bonne femme. Donnez vos noms, vos qualités…
Camusot fit prêter serment à la portière, puis il dicta le procès-verbal.
Pendant l’accomplissement de ces formalités, il vérifiait le timbre de la poste qui portait les dates des heures de levée et de distribution, ainsi que la date du jour. Or, cette lettre, remise chez Lucien le lendemain de la mort d’Esther, avait été sans nul doute écrite et jetée à la poste le jour de la catastrophe.
Maintenant on pourra juger de la stupéfaction de monsieur Camusot en lisant cette lettre, écrite et signée par celle que la Justice croyait être la victime d’un crime.
{p. 60}
Esther à Lucien
Lundi, 13 mai 1830.
(MON DERNIER JOUR, À DIX HEURES DU MATIN.)
Mon Lucien, je n’ai pas une heure à vivre. À onze heures je serai morte, et je mourrai sans aucune douleur. J’ai payé cinquante mille francs une jolie petite groseille noire contenant un poison qui tue avec la rapidité de l’éclair. Ainsi, ma biche, tu pourras te dire : « Ma petite Esther n’a pas souffert… » Oui, je n’aurai souffert qu’en t’écrivant ces pages.
Ce monstre qui m’a si chèrement achetée, en sachant que le jour où je me regarderais comme à lui n’aurait pas de lendemain, Nucingen vient de partir, ivre comme un ours qu’on aurait grisé. Pour la première et la dernière fois de ma vie, j’ai pu comparer mon ancien métier de fille de joie à la vie de l’amour, superposer la tendresse qui s’épanouit dans l’infini à l’horreur du devoir qui voudrait s’anéantir au point de ne pas laisser de place au baiser. Il fallait ce dégoût pour trouver la mort adorable… J’ai pris un bain, j’aurais voulu pouvoir faire venir le confesseur du couvent où j’ai reçu le baptême, me confesser, enfin me laver l’âme. Mais c’est assez de prostitution comme cela, ce serait profaner un sacrement, et je me sens d’ailleurs baignée dans les eaux d’un repentir sincère. Dieu fera de moi ce qu’il voudra.
Laissons toutes ces pleurnicheries, je veux être pour toi ton Esther jusqu’au dernier moment, ne pas t’ennuyer de ma mort, de l’avenir, du bon Dieu, qui ne serait pas bon s’il me tourmentait dans l’autre vie quand j’ai dévoré tant de douleurs dans celle-ci…
J’ai ton délicieux portrait fait par madame de Mirbel devant moi. Cette feuille d’ivoire me consolait de ton absence, je la regarde avec ivresse en t’écrivant mes dernières pensées, en te peignant les derniers battements de mon cœur. Je te mettrai sous ce pli le portrait, car je ne veux pas qu’on le pille ni qu’on le vende. La seule pensée de savoir ce qui a fait ma joie confondu sous le vitrage d’un marchand parmi des dames et des officiers de l’empire, ou des drôleries chinoises, me donne la petite mort. {p. 61} Ce portrait, mon mignon, efface-le, ne le donne à personne… à moins que ce présent ne te rende le cœur de cette latte qui marche et qui porte des robes, de cette Clotilde de Grandlieu, qui te fera des noirs en dormant, tant elle a les os pointus… Oui, j’y consens, je te serais encore bonne à quelque chose comme de mon vivant. Ah ! pour te faire plaisir, ou si cela t’eût seulement fait rire, je me serais tenue devant un brasier en ayant dans la bouche une pomme pour te la cuire ! Ma mort te sera donc utile encore… J’aurais troublé ton ménage… Oh ! cette Clotilde, je ne la comprends pas ! Pouvoir être ta femme, porter ton nom, ne te quitter ni jour ni nuit, être à toi, et faire des façons ! il faut être du faubourg Saint-Germain pour cela ! et n’avoir pas dix livres de chair sur les os…
Pauvre Lucien, cher ambitieux manqué, je songe à ton avenir ! Va, tu regretteras plus d’une fois ton pauvre chien fidèle, cette bonne fille qui volait pour toi, qui se serait laissé traîner en cour d’assises pour assurer ton bonheur, dont la seule occupation était de rêver à tes plaisirs, de t’en inventer, qui avait de l’amour pour toi dans les cheveux, dans les pieds, dans les oreilles, enfin ta ballerina dont tous les regards étaient autant de bénédictions ; qui, durant six ans, n’a pensé qu’à toi, qui fut si bien ta chose que je n’ai jamais été qu’une émanation de ton âme comme la lumière est celle du soleil. Mais enfin, faute d’argent et d’honneur, hélas ! je ne puis pas être ta femme… J’ai toujours pourvu à ton avenir en te donnant tout ce que j’ai… Viens aussitôt cette lettre reçue, et prends ce qui sera sous mon oreiller, car je me défie des gens de la maison…
Vois-tu, je veux être belle en morte, je me coucherai, je m’étendrai dans mon lit, je me poserai, quoi ! Puis je presserai la groseille contre le voile du palais, et je ne serai défigurée ni par des convulsions, ni par une posture ridicule.
Je sais que madame de Sérizy s’est brouillée avec toi, rapport à moi ; mais, vois-tu, mon chat, quand elle saura que je suis morte, elle te pardonnera, tu la cultiveras, elle te mariera bien, si les Grandlieu persistent dans leurs refus.
Mon nini, je ne veux pas que tu fasses de grands hélas en apprenant ma mort. D’abord, je dois te dire que l’heure d’onze heures du lundi 13 mai n’est que la terminaison d’une longue maladie qui a commencé le jour où, sur la terrasse de {p. 62} Saint-Germain, vous m’avez rejetée dans mon ancienne carrière… On a mal à l’âme comme on a mal au corps. Seulement l’âme ne peut pas se laisser bêtement souffrir comme le corps, le corps ne soutient pas l’âme comme l’âme soutient le corps, et l’âme a le moyen de se guérir dans la réflexion qui fait recourir au litre de charbon des couturières. Tu m’as donné toute une vie avant-hier en me disant que si Clotilde te refusait encore, tu m’épouserais. C’eût été pour nous deux un grand malheur, je serais morte davantage, pour ainsi dire ; car il y a des morts plus ou moins amères. Jamais le monde ne nous aurait acceptés.
Voici deux mois que je réfléchis à bien des choses, va ! Une pauvre fille est dans la boue, comme j’y étais avant mon entrée au couvent ; les hommes la trouvent belle, ils la font servir à leurs plaisirs en se dispensant d’égards, ils la renvoient à pied après être allés la chercher en voiture ; s’ils ne lui crachent pas à la figure, c’est qu’elle est préservée de cet outrage par sa beauté ; mais moralement, ils font pis. Eh ! bien, que cette fille hérite de cinq à six millions, elle sera recherchée par des princes, elle sera saluée avec respect quand elle passera dans sa voiture, elle pourra choisir parmi les plus anciens écussons de France et de Navarre. Ce monde, qui nous aurait dit raca en voyant deux beaux êtres unis et heureux, a constamment salué madame de Staël, malgré ses romans en action, parce qu’elle avait deux cent mille livres de rentes. Le monde, qui plie devant l’argent ou la Gloire, ne veut pas plier devant le bonheur, ni devant la vertu ; car j’aurais fait du bien… Oh ! combien de larmes aurais-je séchées !… autant je crois que j’en ai versé ! Oui, j’aurais voulu ne vivre que pour toi et pour la charité.
Voilà les réflexions qui me rendent la mort adorable. Ainsi ne fais pas de lamentations, mon bon chat ? Dis-toi souvent : il y a eu deux bonnes filles, deux belles créatures, qui toutes deux sont mortes pour moi, sans m’en vouloir, qui m’adoraient ; élève dans ton cœur un souvenir à Coralie, à Esther, et va ton train ! Te souviens-tu du jour où tu m’as montré vieille, ratatinée, en capote vert-melon, en douillette puce à taches de graisse noire, la maîtresse d’un poète d’avant la Révolution, à peine réchauffée par le soleil, quoiqu’elle se fût mise en espalier aux Tuileries, et s’inquiétant d’un horrible carlin, le dernier des carlins ? Tu sais, elle avait eu des laquais, des équipages, un hôtel ! je t’ai dit alors : {p. 63} — Il vaut mieux mourir à trente ans ! Eh ! bien, ce jour-là, tu m’as trouvée pensive, tu as fait des folies pour me distraire ; et, entre deux baisers, je t’ai dit encore : — Tous les jours les jolies femmes sortent du spectacle avant la fin !… Eh ! bien, je n’ai pas voulu voir la dernière pièce, voilà tout…
Tu dois me trouver bavarde, mais c’est mon dernier ragôt. Je t’écris comme je te parlais, et je veux te parler gaiement. Les couturières qui se lamentent m’ont toujours fait horreur ; tu sais que j’avais su bien mourir une fois déjà, à mon retour de ce fatal bal de l’Opéra, où l’on t’a dit que j’avais été fille !
Oh ! non, mon nini, ne donne jamais ce portrait, si tu savais avec quels flots d’amour je viens de m’abîmer dans tes yeux en les regardant avec ivresse pendant une pause que j’ai faite… tu penserais, en y reprenant l’amour que j’ai tâché d’incruster sur cet ivoire, que l’âme de ta biche aimée est là.
Une morte qui demande l’aumône, en voilà du comique ?… Allons, il faut savoir se tenir tranquille dans sa tombe.
Tu ne sais pas combien ma mort paraîtrait héroïque aux imbéciles s’ils savaient que cette nuit Nucingen m’a offert deux millions si je voulais l’aimer comme je t’aimais. Il sera joliment volé quand il saura que je lui ai tenu parole en crevant de lui. J’ai tout tenté pour continuer à respirer l’air que tu respires. J’ai dit à ce gros voleur : — Voulez-vous être aimé, comme vous le demandez, je m’engagerai même à ne jamais revoir Lucien… — Que faut-il faire ?… a-t-il demandé. — Donnez-moi deux millions pour lui ?… Non ! si tu avais vu sa grimace ? Ah ! j’en aurais ri, si ça n’avait pas été si tragique pour moi. — Évitez-vous un refus ? lui ai-je dit. Je le vois, vous tenez plus à deux millions qu’à moi. Une femme est toujours bien aise de savoir ce qu’elle vaut, ai-je ajouté en lui tournant le dos.
Ce vieux coquin saura dans quelques heures que je ne plaisantais pas.
Qu’est-ce qui te fera comme moi ta raie dans les cheveux ? Bah ! je ne veux plus penser à rien de la vie, je n’ai plus que cinq minutes, je les donne à Dieu ; n’en sois pas jaloux, mon cher ange, je veux lui parler de toi, lui demander ton bonheur pour prix de ma mort, et de mes punitions dans l’autre monde. Ça m’ennuie bien d’aller dans l’enfer, j’aurais voulu voir les anges pour savoir s’ils te ressemblent…
{p. 64} Adieu, mon nini, adieu ! je te bénis de tout mon malheur. Jusque dans la tombe je serai
Ton ESTHER…
Onze heures sonnent. J’ai fait ma dernière prière, je vais me coucher pour mourir. Encore une fois, adieu ! Je voudrais que la chaleur de ma main laissât là mon âme comme j’y mets un dernier baiser, et je veux encore une fois te nommer mon gentil minet, quoique tu sois la cause de la mort de ton
ESTHER.
Un mouvement de jalousie pressa le cœur du juge en terminant la lecture de la seule lettre d’un suicide qu’il eût vue écrite avec cette gaieté, quoique ce fût une gaieté fébrile, et le dernier effort d’une tendresse aveugle.
— Qu’a-t-il donc de particulier pour être aimé ainsi !… pensa-t-il en répétant ce que disent tous les hommes qui n’ont pas le don de plaire aux femmes.
— S’il vous est possible de prouver non-seulement que vous n’êtes pas Jacques Collin, forçat libéré, mais encore que vous êtes bien réellement don Carlos Herrera, chanoine de Tolède, envoyé secret de sa majesté Ferdinand VII, dit le juge à Jacques Collin, vous serez mis en liberté, car l’impartialité qu’exige mon ministère m’oblige à vous dire que je reçois à l’instant une lettre de la demoiselle Esther Gobseck où elle avoue l’intention de se donner la mort, et où elle émet sur ses domestiques des soupçons qui paraissent les désigner comme étant les auteurs de la soustraction des sept cent cinquante mille francs.
En parlant, monsieur Camusot comparait l’écriture de la lettre avec celle du testament, et il fut évident pour lui que la lettre était bien écrite par la même personne qui avait fait le testament.
— Monsieur, vous vous êtes trop pressé de croire à un crime, ne vous pressez pas de croire à un vol.
— Ah !… dit Camusot en jetant un regard de juge sur le prévenu.
— Ne croyez pas que je me compromette en vous disant que {p. 65} cette somme peut se retrouver, reprit Jacques Collin en faisant entendre au juge qu’il comprenait son soupçon. Cette pauvre fille était bien aimée par ses gens ; et, si j’étais libre, je me chargerais de chercher un argent qui maintenant appartient à l’être que j’aime le plus au monde, à Lucien !… Auriez-vous la bonté de me permettre de lire cette lettre, ce sera bientôt fait… c’est la preuve de l’innocence de mon cher enfant… vous ne pouvez pas craindre que je l’anéantisse… ni que j’en parle, je suis au secret…
— Au secret !… s’écria le magistrat, vous n’y serez plus… C’est moi qui vous prie d’établir le plus promptement possible votre état, ayez recours à votre ambassadeur si vous voulez…
Et il tendit la lettre à Jacques Collin. Camusot était heureux de sortir d’embarras, de pouvoir satisfaire le procureur-général, mesdames de Maufrigneuse et de Sérizy. Néanmoins il examina froidement et curieusement la figure de son prévenu pendant qu’il lisait la lettre de la courtisane ; et, malgré la sincérité des sentiments qui s’y peignaient, il se disait : — C’est pourtant bien là une physionomie de bagne.
— Voilà comme on l’aime !… dit Jacques Collin en rendant la lettre… Et il fit voir à Camusot une figure baignée de larmes. — Si vous le connaissiez ! reprit-il, c’est une âme si jeune, si fraîche, une beauté si magnifique, un enfant, un poète… On éprouve irrésistiblement le besoin de se sacrifier à lui, de satisfaire ses moindres désirs. Ce cher Lucien est si ravissant quand il est câlin…
— Allons, dit le magistrat en faisant encore un effort pour découvrir la vérité, vous ne pouvez pas être Jacques Collin…
— Non, monsieur… répondit le forçat.
Et Jacques Collin se fit plus que jamais don Carlos Herrera. Dans son désir de terminer son œuvre, il s’avança vers le juge, l’emmena dans l’embrasure de la croisée et prit les manières d’un prince de l’Église en prenant le ton des confidences.
— J’aime tant cet enfant, monsieur, que s’il fallait être le criminel pour qui vous me prenez afin d’éviter un désagrément à cette idole de mon cœur, je m’accuserais, dit-il à voix basse. J’imiterais la pauvre fille qui s’est tuée à son profit. Aussi, monsieur, vous supplié-je de m’accorder une faveur, c’est de mettre Lucien en liberté sur-le-champ…
— Mon devoir s’y oppose, dit Camusot avec bonhomie ; mais, s’il est avec le ciel des accommodements, la Justice sait avoir des {p. 66} égards, et, si vous pouvez me donner de bonnes raisons… Parlez, ceci ne sera pas écrit…
— Eh ! bien, reprit Jacques Collin trompé par la bonhomie de Camusot, je sais tout ce que ce pauvre enfant souffre en ce moment, il est capable d’attenter à ses jours en se voyant en prison…
— Oh ! quant à cela, dit Camusot en faisant un haut-le-corps.
— Vous ne savez pas qui vous obligez en m’obligeant, ajouta Jacques Collin qui voulut remuer d’autres cordes. Vous rendez service à un Ordre plus puissant que des comtesses de Sérizy, que des duchesses de Maufrigneuse qui ne vous pardonneront pas d’avoir eu dans votre cabinet leurs lettres… dit-il en montrant deux liasses parfumées… Mon Ordre a de la mémoire.
— Monsieur ! dit Camusot, assez. Cherchez d’autres raisons à me donner. Je me dois autant au prévenu qu’à la vindicte publique.
— Eh ! bien, croyez-moi, je connais Lucien, c’est une âme de femme, de poète et de méridional, sans consistance ni volonté, reprit Jacques Collin qui crut avoir enfin deviné que le juge leur était acquis. Vous êtes certain de l’innocence de ce jeune homme, ne le tourmentez pas, ne le questionnez point ; remettez-lui cette lettre, annoncez-lui qu’il est l’héritier d’Esther et rendez-lui la liberté… Si vous agissez autrement vous en serez au désespoir ; tandis que si vous le relaxez purement et simplement, je vous expliquerai, moi (gardez-moi au secret), demain, ce soir tout ce qui pourrait vous sembler mystérieux dans cette affaire, et les raisons de la poursuite acharnée dont je suis l’objet ; mais je risquerai ma vie, on en veut à ma tête depuis cinq ans… Lucien libre, riche et marié à Clotilde de Grandlieu, ma tâche ici-bas est accomplie, je ne défendrai plus ma peau… Mon persécuteur est un espion de votre dernier roi…
— Ah ! Corentin !
— Ah ! il se nomme Corentin… je vous remercie… Eh ! bien, monsieur, voulez-vous me promettre de faire ce que je vous demande ?…
— Un juge ne peut et ne doit rien promettre. Coquart ! dites à l’huissier et aux gendarmes de reconduire le prévenu à la Conciergerie… — Je donnerai des ordres pour que ce soir vous soyez à la pistole, ajouta-t-il avec douceur en faisant un léger salut de tête au prévenu.
Frappé de la demande que Jacques Collin venait de lui adresser {p. 67} et se rappelant l’insistance qu’il avait mise à être interrogé le premier, en s’appuyant sur son état de maladie, Camusot reprit toute sa défiance. En écoutant ses soupçons indéterminés, il vit le prétendu moribond allant, marchant comme un Hercule, ne faisant plus aucune des singeries si bien jouées qui en avaient signalé l’entrée.
— Monsieur ?…
Jacques Collin se retourna.
— Mon greffier, malgré votre refus de le signer, va vous lire le procès-verbal de votre interrogatoire.
Le prévenu jouissait d’une admirable santé, le mouvement par lequel il vint s’asseoir près du greffier fut un dernier trait de lumière pour le juge.
— Vous avez été promptement guéri ? dit Camusot.
— Je suis pincé, pensa Jacques Collin. Puis il répondit à haute voix : — La joie, monsieur, est la seule panacée qui existe… cette lettre, la preuve d’une innocence dont je ne doutais pas… voilà le grand remède.
Le juge suivit son prévenu d’un regard pensif lorsque l’huissier et les gendarmes l’entourèrent ; puis il fit le mouvement d’un homme qui se réveille, et jeta la lettre d’Esther sur le bureau de son greffier.
— Coquart, copiez cette lettre !…
S’il est dans la nature de l’homme de se défier de ce qu’on le supplie de faire quand la chose demandée est contre ses intérêts ou contre son devoir, souvent même quand elle lui est indifférente, ce sentiment est la loi du juge d’instruction. Plus le prévenu, dont l’état n’était pas encore fixé, fit apercevoir de nuages à l’horizon dans le cas où Lucien serait interrogé, plus cet interrogatoire parut nécessaire à Camusot. Cette formalité n’eût pas été, d’après le Code et les usages, indispensable, qu’elle était exigée par la question de l’identité de l’abbé Carlos. Dans toutes les carrières, il existe une conscience de métier. À défaut de curiosité, Camusot aurait questionné Lucien par honneur de magistrat comme il venait de questionner Jacques Collin, en déployant les ruses que se permet le magistrat le plus intègre. Le service à rendre, son avancement, tout passait chez Camusot après le désir de savoir la vérité, de la deviner, quitte à la taire. Il jouait du tambour sur les vitres en s’abandonnant au cours fluviatile de ses conjectures, car {p. 68} alors la pensée est comme une rivière qui parcourt mille contrées. Amants de la vérité, les magistrats sont comme les femmes jalouses, ils se livrent à mille suppositions et les fouillent avec le poignard du soupçon comme le sacrificateur antique éventrait les victimes ; puis ils s’arrêtent non pas au vrai, mais au probable, et ils finissent par entrevoir le vrai. Une femme interroge un homme aimé comme le juge interroge un criminel. En de telles dispositions, un éclair, un mot, une inflexion de voix, une hésitation suffisent pour indiquer le fait, la trahison, le crime cachés.
— La manière dont il vient de peindre son dévouement à son fils (si c’est son fils), me ferait croire qu’il s’est trouvé dans la maison de cette fille pour veiller au grain ; et, ne se doutant pas que l’oreiller de la morte cachait un testament, il aura pris, pour son fils, les sept cent cinquante mille francs, par provision !… Voilà la raison de sa promesse de faire retrouver la somme. Monsieur de Rubempré se doit à lui-même et doit à la justice d’éclaircir l’état civil de son père… Et me promettre la protection de son Ordre (son Ordre !) si je n’interroge pas Lucien !…
Il resta sur cette pensée.
Comme on vient de le voir, un magistrat instructeur dirige un interrogatoire à son gré. Libre à lui d’avoir de la finesse ou d’en manquer. Un interrogatoire, ce n’est rien, et c’est tout. Là gît la faveur. Camusot sonna, l’huissier était revenu. Il donna l’ordre d’aller chercher monsieur Lucien de Rubempré, mais en recommandant qu’il ne communiquât avec qui que ce soit pendant le trajet. Il était alors deux heures après midi.
— Il y a un secret, se dit en lui-même le juge, et ce secret doit être bien important. Le raisonnement de mon amphibie, qui n’est ni prêtre, ni séculier, ni forçat, ni Espagnol, mais qui ne veut pas laisser sortir de la bouche de son protégé quelque parole terrible, est ceci : « Le poète est faible, il est femme ; il n’est pas comme moi, qui suis l’Hercule de la diplomatie, et vous lui arracherez facilement notre secret ! » Eh ! bien, nous allons tout savoir de l’innocent !…
Et il continua de frapper le bord de sa table avec son couteau d’ivoire, pendant que son greffier copiait la lettre d’Esther. Combien de bizarreries dans l’usage de nos facultés ! Camusot supposait tous les crimes possibles, et passait à côté du seul que le {p. 69} prévenu avait commis, le faux testament au profit de Lucien. Que ceux dont l’envie attaque la position des magistrats veuillent bien songer à cette vie passée en des soupçons continuels, à ces tortures imposées par ces gens à leur esprit, car les affaires civiles ne sont pas moins tortueuses que les instructions criminelles, et ils penseront peut-être que le prêtre et le magistrat ont un harnais également lourd, également garni de pointes à l’intérieur. Toute profession d’ailleurs a son cilice et ses casse-têtes chinois.
Vers deux heures, monsieur Camusot vit entrer Lucien de Rubempré, pâle, défait, les yeux rouges et gonflés, enfin dans un état d’affaissement qui lui permit de comparer la nature à l’art, le moribond vrai au moribond de théâtre. Le trajet fait de la Conciergerie au cabinet du juge entre deux gendarmes précédés d’un huissier avait porté le désespoir au comble chez Lucien. Il est dans l’esprit du poète de préférer un supplice à un jugement. En voyant cette nature entièrement dénuée du courage moral qui fait le juge et qui venait de se manifester si puissamment chez l’autre prévenu, monsieur Camusot eut pitié de cette facile victoire, et ce mépris lui permit de porter des coups décisifs, en lui laissant sur le terrain cette affreuse liberté d’esprit qui distingue le tireur quand il s’agit d’abattre des poupées.
— Remettez-vous, monsieur de Rubempré, vous êtes en présence d’un magistrat empressé de réparer le mal que fait involontairement la justice par une arrestation préventive, quand elle est sans fondement. Je vous crois innocent, vous allez être libre immédiatement. Voici la preuve de votre innocence. C’est une lettre gardée par votre portière en votre absence, et qu’elle vient d’apporter. Dans le trouble causé par la descente de la justice et par la nouvelle de votre arrestation à Fontainebleau, cette femme avait oublié cette lettre qui vient de mademoiselle Esther Gobseck… Lisez ?
Lucien prit la lettre, la lut et fondit en larmes. Il sanglota sans pouvoir articuler une parole. Après un quart d’heure, temps pendant lequel Lucien eut beaucoup de peine à retrouver de la force, le greffier lui présenta la copie de la lettre et le pria de signer un pour copie conforme à l’original à représenter à première réquisition tant que durera l’instruction du procès, en lui offrant de collationner ; mais Lucien s’en rapporta naturellement à la parole de Coquart quant à l’exactitude.
— Monsieur, dit le juge d’un air plein de bonhomie, il est {p. 70} néanmoins difficile de vous mettre en liberté sans avoir rempli nos formalités et sans vous avoir adressé quelques questions… C’est presque comme témoin que je vous requiers de répondre. À un homme comme vous, je croirais presque inutile de faire observer que le serment de dire toute la vérité n’est pas ici seulement un appel à votre conscience, mais encore une nécessité de votre position, ambiguë pour quelques instants. La vérité ne peut rien sur vous quelle qu’elle soit ; mais le mensonge vous enverrait en cour d’assises, et me forcerait à vous faire reconduire à la Conciergerie ; tandis qu’en répondant franchement à mes questions vous coucherez ce soir chez vous, et vous serez réhabilité par cette nouvelle que publieront les journaux : « Monsieur de Rubempré, arrêté hier à Fontainebleau, a été sur-le-champ élargi après un très-court interrogatoire. »
Ce discours produisit une vive impression sur Lucien, et en voyant les dispositions de son prévenu, le juge ajouta : — Je vous le répète, vous étiez soupçonné de complicité dans un meurtre par empoisonnement sur la personne de la demoiselle Esther, il y a preuve de son suicide, tout est dit ; mais on a soustrait une somme de sept cent cinquante mille francs qui dépend de la succession, et vous êtes l’héritier ; il y a là malheureusement un crime. Ce crime a précédé la découverte du testament. Or, la justice a des raisons de croire qu’une personne qui vous aime, autant que vous aimait cette demoiselle Esther, s’est permis ce crime à votre profit… — Ne m’interrompez pas, dit Camusot en imposant par un geste silence à Lucien qui voulait parler, je ne vous interroge pas encore. Je veux vous faire comprendre combien votre honneur est intéressé dans cette question. Abandonnez le faux, le misérable point d’honneur qui lie entre eux les complices, et dites toute la vérité ?
On a dû déjà remarquer l’excessive disproportion des armes dans cette lutte entre les prévenus et les juges d’instruction. Certes la négation habilement maniée a pour elle l’absolu de sa forme et suffit à la défense du criminel ; mais c’est en quelque sorte une panoplie qui devient écrasante quand le stylet de l’interrogation y trouve un joint. Dès que la dénégation est insuffisante contre certains faits évidents, le prévenu se trouve entièrement à la discrétion du juge. Supposez maintenant un demi-criminel, comme Lucien, qui, sauvé d’un premier naufrage de sa vertu, pourrait s’amender {p. 71} et devenir utile à son pays, il périra dans les traquenards de l’instruction. Le juge rédige un procès-verbal très-sec, une analyse fidèle des questions et des réponses ; mais de ses discours insidieusement paternels, de ses remontrances captieuses dans le genre de celle-ci, rien n’en reste. Les juges de la juridiction supérieure et les jurés voient les résultats sans connaître les moyens. Aussi, selon quelques bons esprits, le jury serait-il excellent, comme en Angleterre, pour procéder à l’instruction. La France a joui de ce système pendant un certain temps. Sous le code de brumaire an IV, cette institution s’appelait le jury d’accusation par opposition au jury de jugement. Quant au procès définitif, si l’on en revenait aux jurys d’accusation, il devrait être attribué aux cours royales, sans concours de jurés.
— Maintenant, dit Camusot après une pause, comment vous appelez-vous ? Monsieur Coquart, attention !… dit-il au greffier.
— Lucien Chardon, de Rubempré.
— Vous êtes né ?
— À Angoulême…
Et Lucien donna le jour, le mois et l’année.
— Vous n’avez pas eu de patrimoine ?
— Aucun.
— Vous avez néanmoins fait, pendant un premier séjour à Paris, des dépenses considérables, relativement à votre peu de fortune ?
— Oui, monsieur ; mais, à cette époque, j’ai eu dans mademoiselle Coralie une amie excessivement dévouée et que j’ai eu le malheur de perdre. Ce fut le chagrin causé par cette mort qui me ramena dans mon pays.
— Bien, monsieur, dit Camusot. Je vous loue de votre franchise, elle sera bien appréciée.
Lucien entrait, comme on le voit, dans la voie d’une confession générale.
— Vous avez fait des dépenses bien plus considérables encore à votre retour d’Angoulême à Paris, reprit Camusot, vous avez vécu comme un homme qui aurait environ soixante mille francs de rentes.
— Oui, monsieur…
— Qui vous fournissait cet argent ?
— Mon protecteur, l’abbé Carlos Herrera.
— Où l’avez-vous connu ?
{p. 72} — Je l’ai rencontré sur la grande route, au moment où j’allais me débarrasser de la vie par un suicide…
— Vous n’aviez jamais entendu parler de lui dans votre famille, à votre mère ?…
— Jamais.
— Votre mère ne vous a jamais dit avoir rencontré d’Espagnol ?
— Jamais…
— Pouvez-vous vous rappeler le mois, l’année où vous vous êtes lié avec la demoiselle Esther ?
— Vers la fin de 1823, à un petit théâtre du boulevard.
— Elle a commencé par vous coûter de l’argent ?
— Oui, monsieur.
— Dernièrement, dans le désir d’épouser mademoiselle de Grandlieu, vous avez acheté les restes du château de Rubempré, vous y avez joint des terres pour un million, vous avez dit à la famille Grandlieu que votre sœur et votre beau-frère venaient de faire un héritage considérable et que vous deviez ces sommes à leur libéralité ?… Avez-vous dit cela, monsieur, à la famille Grandlieu ?
— Oui, monsieur.
— Vous ignorez la cause de la rupture de votre mariage ?
— Entièrement, monsieur.
— Eh ! bien, la famille de Grandlieu a envoyé chez votre beau-frère un des plus respectables avoués de Paris pour y prendre des renseignements. À Angoulême, l’avoué, d’après les aveux mêmes de votre sœur et de votre beau-frère, a su que non-seulement ils vous avaient prêté peu de chose, mais encore que leur héritage se composait d’immeubles, assez importants il est vrai, mais la somme des capitaux s’élevait à peine à deux cent mille francs… Vous ne devez pas trouver étrange qu’une famille comme celle de Grandlieu recule devant une fortune dont l’origine ne se justifie pas… Voilà, monsieur, où vous a conduit un mensonge…
Lucien fut glacé par cette révélation, et le peu de force d’esprit qu’il conservait l’abandonna.
— La police et la justice savent tout ce qu’elles veulent savoir, dit Camusot, songez bien à ceci. Maintenant, reprit-il en pensant à la qualité de père que s’était donné Jacques Collin, connaissez-vous qui est ce prétendu Carlos Herrera ?
— Oui, monsieur, mais je l’ai su trop tard…
— Comment trop tard ? Expliquez-vous !
{p. 73} — Ce n’est pas un prêtre, ce n’est pas un Espagnol, c’est…
— Un forçat évadé, dit vivement le juge.
— Oui, répondit Lucien. Quand le fatal secret me fut révélé, j’étais son obligé, j’avais cru me lier avec un respectable ecclésiastique…
— Jacques Collin… dit le juge en commençant une phrase.
— Oui, Jacques Collin, répéta Lucien, c’est son nom.
— Bien. Jacques Collin, reprit monsieur Camusot, vient d’être reconnu tout à l’heure par une personne, et s’il nie encore son identité, c’est, je crois, dans votre intérêt. Mais je vous demandais si vous saviez qui est cet homme dans le but de relever une autre imposture de Jacques Collin.
Lucien eut aussitôt comme un fer rouge dans les entrailles en entendant cette terrifiante observation.
— Ignorez-vous, dit le juge en continuant, qu’il prétend être votre père pour justifier l’extraordinaire affection dont vous êtes l’objet ?
— Lui ! mon père !… oh ! monsieur !… il a dit cela !
— Soupçonnez-vous d’où provenaient46 les sommes qu’il vous remettait ; car, s’il faut en croire la lettre que vous avez entre les mains, la demoiselle Esther, cette pauvre fille, vous aurait rendu plus tard les mêmes services que la demoiselle Coralie ; mais vous êtes resté, comme vous venez de le dire, pendant quelques années à vivre, et très-splendidement, sans rien recevoir d’elle.
— C’est à vous, monsieur, que je demanderai de me dire, s’écria Lucien, où les forçats puisent de l’argent !… Un Jacques Collin mon père !… Oh ! ma pauvre mère…
Et il fondit en larmes.
— Greffier, donnez lecture au prévenu de la partie de l’interrogatoire du prétendu Carlos Herrera dans laquelle il s’est dit le père de Lucien de Rubempré…
Le poète écouta cette lecture dans un silence et dans une contenance qui fit peine à voir.
— Je suis perdu ! s’écria-t-il.
— On ne se perd pas dans la voie de l’honneur et de la vérité, dit le juge.
— Mais vous traduirez Jacques Collin en cour d’assises ? demanda Lucien.
— Certainement, répondit Camusot qui voulut continuer à faire causer Lucien. Achevez votre pensée.
{p. 74} Mais, malgré les efforts et les remontrances du juge, Lucien ne répondit plus. La réflexion était venue trop tard, comme chez tous les hommes qui sont esclaves de la sensation. Là est la différence entre le poète et l’homme d’action : l’un se livre au sentiment pour le reproduire en images vives, il ne juge qu’après ; tandis que l’autre sent et juge à la fois. Lucien resta morne, pâle, il se voyait au fond du précipice où l’avait fait rouler le juge d’instruction à la bonhomie de qui, lui poète, il s’était laissé prendre. Il venait de trahir non pas son bienfaiteur, mais son complice qui, lui, avait défendu leur position avec un courage de lion, avec une habileté tout d’une pièce. Là où Jacques Collin avait tout sauvé par son audace, Lucien, l’homme d’esprit, avait tout perdu par son inintelligence et par son défaut de réflexion. Ce mensonge infâme et qui l’indignait servait de paravent à une plus infâme vérité. Confondu par la subtilité du juge, épouvanté par sa cruelle adresse, par la rapidité des coups qu’il lui avait portés en se servant des fautes d’une vie mise à jour comme de crocs pour fouiller sa conscience, Lucien était là semblable à l’animal que le billot de l’abattoir a manqué. Libre et innocent, à son entrée dans ce cabinet ; en un instant il se trouvait criminel par ses propres aveux. Enfin, dernière raillerie sérieuse, le juge, calme et froid, faisait observer à Lucien que ses révélations étaient le fruit d’une méprise. Camusot pensait à la qualité de père prise par Jacques Collin, tandis que Lucien, tout entier à la crainte de voir son alliance avec un forçat évadé devenir publique, avait imité la célèbre inadvertance des meurtriers d’Ibicus.
L’une des gloires de Royer-Collard est d’avoir proclamé le triomphe constant des sentiments naturels sur les sentiments imposés, d’avoir soutenu la cause de l’antériorité des serments en prétendant que la loi de l’hospitalité, par exemple, devait lier au point d’annuler la vertu du serment judiciaire. Il a confessé cette théorie à la face du monde, à la tribune française ; il a courageusement vanté les conspirateurs, il a montré qu’il était humain d’obéir à l’amitié plutôt qu’à des lois tyranniques tirées de l’arsenal social pour telle ou telle circonstance. Enfin le Droit naturel a des lois qui n’ont jamais été promulguées et qui sont plus efficaces, mieux connues que celles forgées par la Société. Lucien venait de méconnaître, et à son détriment, la loi de solidarité qui l’obligeait à se taire et à laisser Jacques Collin se défendre ; bien plus, il l’avait chargé ! {p. 75} Dans son intérêt, cet homme devait être pour lui et toujours, Carlos Herrera.
Monsieur Camusot jouissait de son triomphe, il tenait deux coupables, il avait abattu sous la main de la justice l’un des favoris de la mode, et trouvé l’introuvable Jacques Collin. Il allait être proclamé l’un des plus habiles juges d’instruction. Aussi laissait-il son prévenu tranquille ; mais il étudiait ce silence de consternation, il voyait les gouttes de sueur s’accroître sur ce visage décomposé, grossir et tomber enfin mêlées à deux ruisseaux de larmes.
— Pourquoi pleurer, monsieur de Rubempré ? vous êtes, comme je vous l’ai dit, l’héritier de mademoiselle Esther, qui n’a pas d’héritiers ni collatéraux ni directs, et sa succession se monte à près de huit millions, si l’on retrouve les sept cent cinquante mille francs égarés.
Ce fut le dernier coup pour le coupable. De la tenue pendant dix minutes, comme le disait Jacques Collin dans son billet, et Lucien atteignait au but de tous ses désirs ! il s’acquittait avec Jacques Collin, il s’en séparait, il devenait riche, il épousait mademoiselle de Grandlieu. Rien ne démontre plus éloquemment que cette scène la puissance dont sont armés les juges d’instruction par l’isolement ou par la séparation des prévenus, et le prix d’une communication comme celle qu’Asie avait faite à Jacques Collin.
— Ah ! monsieur, répondit Lucien avec l’amertume et l’ironie de l’homme qui se fait un piédestal de son malheur accompli, comme on a raison de dire dans votre langage : subir un interrogatoire !… Entre la torture physique d’autrefois et la torture morale d’aujourd’hui, je n’hésiterais pas pour mon compte, je préférerais les souffrances qu’infligeait jadis le bourreau. Que voulez-vous encore de moi ? reprit-il avec fierté.
— Ici, monsieur, dit le magistrat devenant rogue et narquois pour répondre à l’orgueil du poète, moi seul ai le droit de poser des questions.
— J’avais le droit de ne pas répondre, dit en murmurant le pauvre Lucien à qui son intelligence était revenue dans toute sa netteté.
— Greffier, lisez au prévenu son interrogatoire…
— Je redeviens un prévenu ! se dit Lucien.
Pendant que le commis lisait, Lucien prit une résolution qui l’obligeait à caresser monsieur Camusot. Quand le murmure de la {p. 76} voix de Coquart cessa, le poète eut le tressaillement d’un homme qui dort pendant un bruit auquel ses organes se sont accoutumés et qu’alors le silence surprend.
— Vous avez à signer le procès-verbal de votre interrogatoire, dit le juge.
— Et me mettez-vous en liberté ? demanda Lucien devenant ironique à son tour.
— Pas encore, répondit Camusot ; mais demain, après votre confrontation avec Jacques Collin, vous serez sans doute libre. La Justice doit savoir maintenant si vous êtes ou non complice des crimes que peut avoir commis cet individu depuis son évasion, qui date de 1820. Néanmoins, vous n’êtes plus au secret. Je vais écrire au directeur de vous mettre dans la meilleure chambre de la pistole.
— Y trouverais-je ce qu’il faut pour écrire…
— On vous y fournira tout ce que vous demanderez, j’en ferai donner l’ordre par l’huissier qui va vous reconduire.
Lucien signa machinalement le procès-verbal, et il en parapha les renvois en obéissant aux indications de Coquart avec la douceur de la victime résignée. Un seul détail en dira plus sur l’état où il se trouvait que la peinture la plus minutieuse. L’annonce de sa confrontation avec Jacques Collin avait séché sur sa figure les gouttelettes de sueur, ses yeux secs brillaient d’un éclat insupportable. Enfin il devint, en un moment rapide comme l’éclair, ce qu’était Jacques Collin, un homme de bronze.
Chez les gens dont le caractère ressemble à celui de Lucien, et que Jacques Collin avait si bien analysé, ces passages subits d’un état de démoralisation complète à un état quasiment métallique, tant les forces humaines se tendent, sont les plus éclatants phénomènes de la vie des idées. La volonté revient, comme l’eau disparue d’une source ; elle s’infuse dans l’appareil préparé pour le jeu de sa substance constitutive inconnue ; et, alors, le cadavre se fait homme, et l’homme s’élance plein de force à des luttes suprêmes.
Lucien mit la lettre d’Esther sur son cœur avec le portrait qu’elle lui avait renvoyé. Puis il salua dédaigneusement monsieur Camusot, et marcha d’un pas ferme dans les corridors entre deux gendarmes.
— C’est un profond scélérat ! dit le juge à son greffier pour se venger du mépris écrasant que le poète venait de lui témoigner. Il a cru se sauver en livrant son complice.
{p. 77} — Des deux, dit Coquart timidement, le forçat est le plus corsé…
— Je vous rends votre liberté pour aujourd’hui, Coquart, dit le juge. En voilà bien assez. Renvoyez les gens qui attendent, en les prévenant de revenir demain. Ah ! vous irez sur-le-champ chez monsieur le procureur-général savoir s’il est encore dans son cabinet ; s’il y est, demandez un moment d’audience pour moi. Oh ! il y sera, reprit-il après avoir regardé l’heure à une méchante horloge en bois peint en vert et à filets dorés. Il est trois heures un quart.
Ces interrogations, qui se lisent si rapidement, étant entièrement écrites, les demandes aussi bien que les réponses, prennent un temps énorme. C’est une des causes de la lenteur des instructions criminelles et de la durée des détentions préventives. Pour les petits, c’est la ruine, pour les riches, c’est la honte ; car pour eux un élargissement immédiat répare, autant qu’il peut être réparé, le malheur d’une arrestation. Voilà pourquoi les deux scènes qui viennent d’être fidèlement reproduites avaient employé tout le temps consumé par Asie à déchiffrer les ordres du maître, à faire sortir une duchesse de son boudoir et à donner de l’énergie à madame de Sérizy.
En ce moment, Camusot, qui songeait à tirer parti de son habileté, prit les deux interrogatoires, les relut et se proposait de les montrer au procureur-général en lui demandant son avis. Pendant la délibération à laquelle il se livrait, son huissier revint pour lui dire que le valet de chambre de madame la comtesse de Sérizy voulait absolument lui parler. Sur un signe de Camusot, un valet de chambre, vêtu comme un maître, entra, regarda l’huissier et le magistrat alternativement, et dit : — C’est bien à monsieur Camusot que j’ai l’honneur…
— Oui, répondirent le juge et l’huissier.
Camusot prit une lettre que lui tendit le domestique, et lut ce qui suit :
Dans bien des intérêts que vous comprendrez, mon cher Camusot, n’interrogez pas monsieur de Rubempré ; nous vous apportons les preuves de son innocence, afin qu’il soit immédiatement élargi.
D. DE MAUFRIGNEUSE, L. DE SÉRIZY.
P. S. Brûlez cette lettre.
{p. 78} Camusot comprit qu’il avait fait une énorme faute en tendant des piéges à Lucien, et il commença par obéir aux deux grandes dames. Il alluma une bougie et détruisit la lettre écrite par la duchesse. Le valet de chambre salua respectueusement.
— Madame de Sérizy va donc venir ? demanda-t-il.
— On attelait, répondit le valet de chambre.
En ce moment, Coquart vint apprendre à monsieur Camusot que le procureur-général l’attendait.
Sous le poids de la faute qu’il avait commise contre son ambition au profit de la Justice, le juge, chez qui sept ans d’exercice avaient développé la finesse dont est pourvu tout homme qui s’est mesuré avec des grisettes en faisant son Droit, voulut avoir des armes contre le ressentiment des deux grandes dames. La bougie à laquelle il avait brûlé la lettre étant encore allumée, il s’en servit pour cacheter les trente billets de la duchesse de Maufrigneuse à Lucien et la correspondance assez volumineuse de madame de Sérizy. Puis il se rendit chez le procureur-général.
Le Palais-de-Justice est un amas confus de constructions superposées les unes aux autres, les unes pleines de grandeur, les autres mesquines, et qui se nuisent entre elles par un défaut d’ensemble. La salle des Pas-Perdus est la plus grande des salles connues ; mais sa nudité fait horreur et décourage les yeux. Cette vaste cathédrale de la chicane écrase la cour royale. Enfin, la galerie marchande mène à deux cloaques. Dans cette galerie on remarque un escalier à double rampe, un peu plus grand que celui de la police correctionnelle, et sous lequel s’ouvre une grande porte à deux battants. L’escalier conduit à la cour d’assises, et la porte inférieure à une seconde cour d’assises. Il se rencontre des années où les crimes commis dans le département de la Seine exigent deux sessions. C’est par là que se trouvent le parquet du procureur-général, la chambre des avocats, leur bibliothèque, les cabinets des avocats-généraux, ceux des substituts du procureur-général. Tous ces locaux, car il faut se servir d’un terme générique, sont unis par de petits escaliers de moulin, par des corridors sombres qui sont la honte de l’architecture, celle de la ville de Paris et celle de la France. Dans ses intérieurs, la première de nos justices souveraines surpasse les prisons dans ce qu’elles ont de hideux. Le peintre de mœurs reculerait devant la nécessité de décrire l’ignoble couloir d’un mètre de largeur où se tiennent les témoins à la {p. 79} cour d’assises supérieure. Quant au poêle qui sert à chauffer la salle des séances, il déshonorerait un café du boulevard Montparnasse.
Le cabinet du procureur-général est pratiqué dans un pavillon octogone qui flanque le corps de la galerie marchande, et pris récemment, par rapport à l’âge du Palais, sur le terrain du préau attenant au quartier des femmes. Toute cette partie du Palais-de-Justice est obombrée par les hautes et magnifiques constructions de la Sainte-Chapelle. Aussi est-ce sombre et silencieux.
Monsieur de Granville, ce digne successeur des grands magistrats du vieux Parlement, n’avait pas voulu quitter le Palais sans une solution dans l’affaire de Lucien. Il attendait des nouvelles de Camusot, et le message du juge le plongea dans cette rêverie involontaire que l’attente cause aux esprits les plus fermes. Il était assis dans l’embrasure de la croisée de son cabinet, il se leva, se mit à marcher de long en long, car il avait trouvé le matin Camusot, sur le passage duquel il s’était mis, peu compréhensif, il avait des inquiétudes vagues, il souffrait. Voici pourquoi. La dignité de ses fonctions lui défendait d’attenter à l’indépendance absolue du magistrat inférieur, et il s’agissait dans ce procès de l’honneur, de la considération de son meilleur ami, de l’un de ses plus chauds protecteurs, le comte de Sérizy, ministre d’État, membre du conseil privé, le vice-président du Conseil-d’État, le futur chancelier de France, au cas où le noble vieillard qui remplissait ces augustes fonctions viendrait à mourir. Monsieur de Sérizy avait le malheur d’adorer sa femme quand même, il la couvrait toujours de sa protection. Or, le procureur-général devinait bien l’affreux tapage que ferait, dans le monde et à la cour, la culpabilité d’un homme dont le nom avait été si souvent marié malignement à celui de la comtesse.
— Ah ! se disait-il en se croisant les bras, autrefois le pouvoir royal avait la ressource des évocations… Notre manie d’égalité tuera ce temps-ci…
Ce digne magistrat connaissait l’entraînement et les malheurs des attachements illicites. Esther et Lucien avaient repris, comme on l’a vu, l’appartement où le comte de Granville avait vécu maritalement et secrètement avec mademoiselle de Bellefeuille, et d’où elle s’était enfuie un jour, enlevée par un misérable (Voir Un Double Ménage, SCÈNES DE LA VIE PRIVÉE).
{p. 80} Au moment où le procureur-général se disait : — Camusot nous aura fait quelque sottise ! le juge d’instruction frappa deux coups à la porte du cabinet.
— Eh ! bien, mon cher Camusot, comment va l’affaire dont je vous parlais ce matin ?
— Mal, monsieur le comte, lisez et jugez-en vous-même ?
Il tendit les deux procès-verbaux des interrogatoires à monsieur de Granville, qui prit son lorgnon et alla lire dans l’embrasure de la croisée. Ce fut une lecture rapide.
— Vous avez fait votre devoir, dit le procureur-général d’une voix émue. Tout est dit, la Justice aura son cours… Vous avez fait preuve de trop d’habileté pour qu’on se prive jamais d’un juge d’instruction tel que vous…
Monsieur de Granville aurait dit à Camusot : — Vous resterez pendant toute votre vie juge d’instruction !… il n’aurait pas été plus explicite que dans cette phrase complimenteuse. Camusot eut froid dans les entrailles.
— Madame la duchesse de Maufrigneuse, à qui je dois beaucoup, m’avait prié…
— Ah ! la duchesse de Maufrigneuse, dit Granville en interrompant le juge, c’est vrai, c’est l’amie de madame de Sérizy. Vous n’avez cédé, je le vois, à aucune influence. Vous avez bien fait, monsieur. Vous serez un grand magistrat…
En ce moment le comte Octave de Bauvan ouvrit sans frapper, et dit au comte de Granville : — Mon cher, je t’amène une jolie femme qui ne savait où donner de la tête, elle allait se perdre dans notre labyrinthe…
Et le comte Octave tenait par la main la comtesse de Sérizy qui, depuis un quart d’heure, errait dans le Palais.
— Vous ici, madame, s’écria le procureur-général en avançant son propre fauteuil, et dans quel moment !… Voici monsieur Camusot, madame, ajouta-t-il en montrant le juge. Bauvan, reprit-il en s’adressant à cet illustre orateur ministériel de la Restauration, attends-moi chez le premier président, il est encore chez lui, je t’y rejoins.
Le comte Octave de Bauvan comprit que non-seulement il était de trop, mais encore que le procureur-général voulait avoir une raison de quitter son cabinet.
Madame de Sérizy n’avait pas commis la faute de venir au Palais {p. 81} dans son magnifique coupé à manteau bleu armorié, avec son cocher galonné et ses deux valets en culotte courte et en bas de soie blancs. Au moment de partir, Asie avait fait comprendre aux deux grandes dames la nécessité de prendre le fiacre dans lequel elle était venue avec la duchesse ; enfin elle avait également imposé à la maîtresse de Lucien cette toilette qui, pour les femmes, est ce qu’était autrefois le manteau couleur muraille pour les hommes. La comtesse portait une redingote brune, un vieux châle noir et un chapeau de velours, dont les fleurs arrachées avaient été remplacées par un voile de dentelle noire très-épais.
— Vous avez reçu notre lettre… dit-elle à Camusot dont l’hébétement fut pris par elle comme une preuve de respect admiratif.
— Trop tard, hélas, madame la comtesse, répondit le juge qui n’avait de tact et d’esprit que dans son cabinet contre ses prévenus.
— Comment trop tard ?…
Elle regarda monsieur de Grandville et vit la consternation peinte sur sa figure.
— Il ne peut pas, il ne doit pas être encore trop tard, ajouta-t-elle avec une intonation de despote.
Les femmes, les jolies femmes posées, comme l’est madame de Sérizy, sont les enfants gâtés de la civilisation française. Si les femmes des autres pays savaient ce qu’est à Paris une femme à la mode, riche et titrée, elles penseraient toutes à venir jouir de cette royauté magnifique. Les femmes vouées aux seuls liens de leur bienséance, à cette collection de petites lois déjà nommées assez souvent dans la Comédie Humaine le Code Femelle, se moquent des lois que les hommes ont faites. Elles disent tout, elles ne reculent devant aucune faute, devant aucune sottise ; car elles ont toutes admirablement compris qu’elles ne sont responsables de rien dans la vie, excepté de leur honneur féminin et de leurs enfants. Elles disent en riant les plus grandes énormités. À propos de tout, elles répètent ce mot dit par la jolie madame de Bauvan dans les premiers temps de son mariage à son mari qu’elle était venue chercher au Palais : — Dépêche-toi de juger, et viens !
— Madame, dit le procureur-général, monsieur Lucien de Rubempré n’est coupable ni de vol, ni d’empoisonnement ; mais monsieur Camusot lui a fait avouer un crime plus grand que ceux-là !…
— Quoi ! demanda-t-elle.
— Il s’est reconnu, lui dit le procureur-général à l’oreille, l’ami, l’élève d’un forçat évadé. L’abbé Carlos Herrera, cet Espagnol qui demeurait depuis environ sept ans avec lui serait notre fameux Jacques Collin…
{p. 82} Madame de Sérizy recevait autant de coups de barre de fer que le magistrat disait de paroles ; mais ce nom célèbre fut le coup de grâce.
— Et la morale de ceci ?… dit-elle d’une voix qui fut un soupir.
— Est, reprit monsieur de Grandville en continuant la phrase de la comtesse et en parlant à voix basse, que le forçat sera traduit aux assises, et que si Lucien n’y comparaît pas à ses côtés comme ayant profité sciemment des crimes de cet homme, il y viendra comme témoin gravement compromis…
— Ah ! çà, jamais !… s’écria-t-elle tout haut avec une incroyable fermeté. Quant à moi, je n’hésiterais pas entre la mort et la perspective de voir un homme que le monde a regardé comme mon meilleur ami, déclaré judiciairement le camarade d’un forçat… Le roi aime beaucoup mon mari.
— Madame, dit en souriant et à haute voix le procureur-général, le roi n’a pas le moindre pouvoir sur le plus petit juge d’instruction de son royaume, ni sur les débats d’une Cour d’assises. Là est la grandeur de nos institutions nouvelles. Moi-même je viens de féliciter monsieur Camusot de son habileté…
— De sa maladresse, reprit vivement la comtesse que les accointances de Lucien avec un bandit inquiétaient bien moins que sa liaison avec Esther.
— Si vous lisiez les interrogatoires que monsieur Camusot a fait subir aux deux prévenus, vous verriez que tout dépend de lui…
Après cette phrase, la seule que le procureur-général pouvait se permettre, et après un regard d’une finesse féminine ou, si vous voulez, judiciaire, il se dirigea vers la porte de son cabinet. Puis, il ajouta sur le seuil en se retournant : — Pardonnez-moi ! madame, j’ai deux mots à dire à Bauvan…
Ceci, dans le langage du monde, signifiait pour la comtesse : Je ne peux pas être témoin de ce qui va se passer entre vous et Camusot.
— Qu’est-ce que c’est que ces interrogatoires ? dit alors Léontine avec douceur à Camusot resté tout penaud devant la femme d’un des plus grands personnages de l’État.
— Madame, répondit Camusot, un greffier met par écrit les demandes du juge et les réponses des prévenus, le procès-verbal est signé par le greffier, par le juge et par les prévenus. Ces procès-verbaux sont les éléments de la procédure, ils déterminent l’accusation et le renvoi des accusés devant la cour d’assises.
{p. 83} — Eh ! bien, reprit-elle, si l’on supprimait ces interrogatoires ?…
— Ah ! madame, ce serait un crime qu’aucun magistrat ne peut commettre, un crime social !
— C’est un crime bien plus grand contre moi, de les avoir écrits ; mais, en ce moment, c’est la seule preuve contre Lucien. Voyons, lisez-moi son interrogatoire afin de savoir s’il nous reste quelque moyen de nous sauver tous. Mon dieu, il ne s’agit pas seulement de moi, qui me donnerais froidement la mort, il s’agit aussi du bonheur de monsieur de Sérizy.
— Madame, dit Camusot, ne croyez pas que j’aie oublié les égards que je vous devais. Si monsieur Popinot, par exemple, avait été chargé de cette instruction, vous eussiez été plus malheureuse que vous ne l’êtes avec moi ; car il ne serait pas venu consulter le procureur-général, on ne saurait rien. Tenez, madame, on a tout saisi chez monsieur Lucien, même vos lettres…
— Oh ! mes lettres !
— Les voici, cachetées ?… dit le magistrat.
La comtesse, dans son trouble, sonna comme si elle eût été chez elle, et le garçon de bureau du procureur-général entra.
— De la lumière, dit-elle.
Le garçon alluma une bougie et la mit sur la cheminée, pendant que la comtesse reconnaissait ses lettres, les comptait, les chiffonnait et les jetait dans le foyer. Bientôt la comtesse mit le feu à ce tas de papiers en se servant de la dernière lettre tortillée comme d’une torche. Camusot regardait flamber les papiers assez niaisement en tenant à la main ses deux procès-verbaux. La comtesse, qui paraissait uniquement occupée d’anéantir les preuves de sa tendresse, observait le juge du coin de l’œil. Elle prit son temps, elle calcula ses mouvements, et, avec une agilité de chatte, elle saisit les deux interrogatoires et les lança dans le feu ; mais Camusot les y reprit, la comtesse s’élança sur le juge et ressaisit les papiers enflammés. Il s’ensuivit une lutte pendant laquelle Camusot criait : — Madame ! madame ! vous attentez à… Madame…
Un homme s’élança dans le cabinet, et la comtesse ne put retenir un cri en reconnaissant le comte de Sérizy, suivi de messieurs de Grandville et de Bauvan. Néanmoins Léontine, qui voulait sauver à tout prix Lucien, ne lâchait point les terribles papiers timbrés qu’elle tenait avec une force de tenailles, quoique la flamme eût déjà produit sur sa peau délicate l’effet des moxas. Enfin Camusot, dont les doigts étaient également atteints par le feu, parut avoir honte de cette situation, il abandonna les papiers ; il n’en restait {p. 84} plus que la portion serrée par les mains des deux lutteurs, et que le feu n’avait pu mordre. Cette scène s’était passée en un laps de temps moins considérable que le moment d’en lire le récit.
— De quoi pouvait-il être question entre vous et madame de Sérizy ? demanda le ministre d’État à Camusot.
Avant que le juge ne répondît47, la comtesse alla présenter les papiers à la bougie et les jeta sur les fragments de ses lettres que le feu n’avait pas entièrement consumés.
— J’aurais, dit Camusot, à porter plainte contre madame la comtesse.
— Et qu’a-t-elle fait ? demanda le procureur-général en regardant alternativement la comtesse et le juge.
— J’ai brûlé les interrogatoires, répondit en riant la femme à la mode si heureuse de son coup de tête qu’elle ne sentait pas encore ses brûlures. Si c’est un crime, eh ! bien, monsieur peut recommencer ses affreux gribouillages.
— C’est vrai, répondit Camusot en essayant de retrouver sa dignité.
— Hé ! bien, tout est pour le mieux, dit le procureur-général. Mais, chère comtesse, il ne faudrait pas prendre souvent de pareilles libertés avec la magistrature, elle pourrait ne plus voir qui vous êtes.
— Monsieur Camusot résistait bravement à une femme à qui rien ne résiste, l’honneur de la robe est sauvé ! dit en riant le comte de Bauvan.
— Ah ! monsieur Camusot résistait ?… dit en riant le procureur-général, il est très-fort, je n’oserais pas résister à la comtesse !
En ce moment, ce grave attentat devint une plaisanterie de jolie femme, et dont riait Camusot lui-même.
Le procureur-général aperçut alors un homme qui ne riait pas. Justement effrayé par l’attitude et la physionomie du comte de Sérizy, monsieur de Grandville le prit à part.
— Mon ami, lui dit-il à l’oreille, ta douleur me décide à transiger pour la première et seule fois de ma vie avec mes devoirs.
Le magistrat sonna, son garçon de bureau vint.
— Dites à monsieur de Chargebœuf de venir me parler.
Monsieur de Chargebœuf, jeune avocat stagiaire, était le secrétaire du procureur général.
— Mon cher maître, reprit le procureur-général en attirant Camusot dans l’embrasure de la croisée, allez dans votre cabinet, refaites avec un greffier l’interrogatoire {p. 85} de l’abbé Carlos Herrera qui, n’ayant pas été signé par lui, peut se recommencer sans inconvénient. Vous confronterez demain ce diplomate espagnol avec messieurs de Rastignac et Bianchon, qui ne reconnaîtront pas en lui notre Jacques Collin. Sûr de sa mise en liberté, cet homme signera les interrogatoires. Quant à Lucien de Rubempré, mettez-le dès ce soir en liberté, car ce n’est pas lui qui parlera de l’interrogatoire dont le procès-verbal est supprimé, surtout après l’admonestation que je vais lui faire. La Gazette des Tribunaux annoncera demain la mise en liberté immédiate de ce jeune homme. Maintenant, voyons si la justice souffre de ces mesures ? Si l’Espagnol est le forçat, nous avons mille moyens de le reprendre, de lui faire son procès, car nous allons éclaircir diplomatiquement sa conduite en Espagne ; Corentin, le chef de la contre-police nous le gardera, nous ne le quitterons pas de vue d’ailleurs ; aussi traitez-le bien, plus de mise au secret, faites-le placer à la pistole pour cette nuit. Pouvons-nous tuer le comte, la comtesse de Sérizy, Lucien pour un vol de sept cent cinquante mille francs, encore hypothétique et commis d’ailleurs au préjudice de Lucien ? ne vaut-il pas mieux lui laisser perdre cette somme que de le perdre de réputation ?… surtout quand il entraîne dans sa chute un ministre d’État, sa femme et la duchesse de Maufrigneuse… Ce jeune homme est une orange tachée, ne la pourrissez pas… Ceci est l’affaire d’une demi-heure. Allez, nous vous attendons. Il est trois heures et demie, vous trouverez encore des juges, avertissez-moi si vous pouvez avoir un jugement de non-lieu en règle… ou bien Lucien attendra jusqu’à demain matin.
Camusot sortit après avoir salué ; mais madame de Sérizy, qui sentait alors vivement les atteintes du feu, ne lui rendit pas son salut. Monsieur de Sérizy qui s’était élancé subitement hors du cabinet pendant que le procureur-général parlait au juge, revint alors avec un petit pot de cire vierge, et pansa les mains de sa femme en lui disant à l’oreille : — Léontine, pourquoi venir ici sans me prévenir ?
— Pauvre ami ! lui répondit-elle à l’oreille, pardonnez-moi, je parais folle ; mais il s’agissait de vous autant que de moi.
— Aimez ce jeune homme, si la fatalité le veut, mais ne laissez pas tant voir votre passion à tout le monde, répondit le pauvre mari.
— Allons, chère comtesse, dit monsieur de Grandville après avoir causé pendant quelque temps avec le comte Octave, j’espère que vous emmènerez monsieur de Rubempré dîner chez vous ce soir.
Cette quasi promesse produisit une telle réaction sur madame de Sérizy, qu’elle fondit en larmes.
— Je croyais ne plus avoir de larmes, dit-elle en souriant. Ne {p. 86} pourriez-vous pas, reprit-elle, faire attendre ici monsieur de Rubempré ?…
— Je vais tâcher de trouver des huissiers pour nous l’amener, afin d’éviter qu’il soit accompagné de gendarmes, répondit monsieur de Grandville.
— Vous êtes bon comme Dieu ! répondit-elle au procureur général avec une effusion qui rendit sa voix une musique divine.
— C’est toujours ces femmes-là, se dit le comte Octave, qui sont délicieuses, irrésistibles !…
Et il eut un accès de mélancolie en pensant à sa femme (Voir Honorine, SCÈNES DE LA VIE PRIVÉE).
En sortant, monsieur de Grandville fut arrêté par le jeune Chargebœuf avec lequel il causa pour lui donner des instructions sur ce qu’il devait demander à Massol, l’un des rédacteurs de la Gazette des Tribunaux.
Pendant que jolies femmes, ministres, magistrats conspiraient tous pour sauver Lucien, voici quelle était sa conduite à la Conciergerie. En passant par le guichet, le poëte avait dit au greffe que monsieur Camusot lui permettait d’écrire, et il demanda des plumes, de l’encre et du papier, qu’un surveillant eut aussitôt l’ordre de lui porter sur un mot dit à l’oreille du directeur par l’huissier de Camusot. Pendant le peu de temps que le surveillant mit à chercher et à monter chez Lucien ce qu’il attendait, ce pauvre jeune homme, à qui l’idée de sa confrontation avec Jacques Collin était insupportable, tomba dans une de ces méditations fatales où l’idée du suicide à laquelle il avait déjà cédé sans avoir pu l’accomplir, arrive à la manie. Selon quelques grands médecins aliénistes, le suicide, chez certaines organisations, est la terminaison d’une aliénation mentale ; or, depuis son arrestation, Lucien en avait fait une idée fixe. La lettre d’Esther, relue plusieurs fois, augmenta l’intensité de son désir de mourir, en lui remettant en mémoire le dénoûment de Roméo rejoignant Juliette. Voici ce qu’il écrivit.
CECI EST MON TESTAMENT
À la Conciergerie, ce quinze mai 1830.
Je soussigné donne et lègue aux enfants de ma sœur, madame Ève Chardon, femme de David Séchard, ancien imprimeur à Angoulême, et de monsieur David Séchard, la totalité des biens meubles et immeubles qui m’appartiendront au jour de mon décès, déduction faite des payements et des legs que je prie mon exécuteur testamentaire d’accomplir.
{p. 87} Je supplie monsieur de Sérizy d’accepter la charge d’être mon exécuteur testamentaire.
Il sera payé 1º à monsieur l’abbé Carlos Herrera la somme de trois cent mille francs, 2º à monsieur le baron de Nucingen, celle de quatorze cent mille francs, qui sera réduite de sept cent cinquante mille francs, si les sommes soustraites chez mademoiselle Esther se retrouvent.
Je donne et lègue, comme héritier de mademoiselle Esther Gobseck, une somme de sept cent soixante mille francs aux hospices de Paris pour fonder un asile spécialement consacré aux filles publiques qui voudront quitter leur carrière de vice et de perdition.
En outre, je lègue aux hospices la somme nécessaire à l’achat d’une inscription de rentes de trente mille francs en cinq pour cent. Les intérêts annuels seront employés, par chaque semestre, à la délivrance des prisonniers pour dettes dont les créances s’élèveront au maximum à deux mille francs. Les administrateurs des hospices choisiront parmi les plus honorables des détenus pour dettes.
Je prie monsieur de Sérizy de consacrer une somme de quarante mille francs à un monument à élever au cimetière de l’Est à mademoiselle Esther, et je demande à être inhumé auprès d’elle. Cette tombe devra être faite comme les anciens tombeaux, elle sera carrée ; nos deux statues en marbre blanc48 seront couchées sur le couvercle, les têtes appuyées sur des coussins, les mains jointes et levées vers le ciel. Cette tombe n’aura pas d’inscription.
Je prie monsieur le comte de Sérizy de remettre à monsieur Eugène de Rastignac la toilette en or qui se trouve chez moi, comme souvenir.
Enfin, à ce titre, je prie mon exécuteur testamentaire d’agréer le don que je lui fais de ma bibliothèque.
LUCIEN CHARDON DE RUBEMPRÉ.
Ce testament fut enveloppé dans une lettre adressée à monsieur le comte de Grandville, procureur-général de la cour royale de Paris, et ainsi conçue :
Monsieur le comte,
Je vous confie mon testament. Quand vous aurez déplié cette {p. 88} lettre, je ne serai plus. Dans le désir de recouvrer ma liberté, j’ai répondu si lâchement à des interrogations captieuses de monsieur Camusot que, malgré mon innocence, je puis être mêlé dans un procès infâme. En me supposant acquitté, sans blâme, la vie serait encore impossible pour moi, d’après les susceptibilités du monde.
Remettez, je vous prie, la lettre ci-incluse à l’abbé Carlos Herrera sans l’ouvrir, et faites parvenir à monsieur Camusot la rétractation en forme que je joins sous ce pli.
Je ne pense pas qu’on ose attenter au cachet d’un paquet qui vous est destiné. Dans cette confiance, je vous dis adieu, vous offrant pour la dernière fois mes respects et vous priant de croire qu’en vous écrivant je vous donne une marque de ma reconnaissance pour toutes les bontés dont vous avez comblé votre défunt serviteur.
LUCIEN DE R.
À l’abbé Carlos Herrera
Mon cher abbé, je n’ai reçu que des bienfaits de vous, et je vous ai trahi. Cette ingratitude involontaire me tue, et, quand vous lirez ces lignes, je n’existerai plus ; vous ne serez plus là pour me sauver.
Vous m’aviez donné pleinement le droit, si j’y trouvais un avantage, de vous perdre en vous jetant à terre comme un bout de cigare ; mais j’ai disposé de vous sottement. Pour sortir d’embarras, séduit par une habile demande du juge d’instruction, votre fils spirituel, celui que vous aviez adopté, s’est rangé du côté de ceux qui veulent vous assassiner à tout prix, en voulant faire croire à une identité que je sais impossible entre vous et un scélérat français. Tout est dit.
Entre un homme de votre puissance et moi, de qui vous avez voulu faire un personnage plus grand que je ne pouvais l’être, il ne saurait y avoir de niaiseries échangées au moment d’une séparation suprême. Vous avez voulu me faire puissant et glorieux, vous m’avez précipité dans les abîmes du suicide, voilà tout. Il y a long-temps que j’entendais bruire les grandes ailes du vertige planant sur moi.
Il y a la postérité de Caïn et celle d’Abel, comme vous disiez quelquefois. Caïn, dans le grand drame de l’Humanité, c’est {p. 89} l’opposition. Vous descendez d’Adam par cette ligne en qui le diable a continué de souffler le feu dont la première étincelle avait été jetée sur Ève. Parmi les démons de cette filiation, il s’en trouve, de temps en temps, de terribles, à organisations vastes, qui résument toutes les forces humaines, et qui ressemblent à ces fiévreux animaux du désert dont la vie exige les espaces immenses qu’ils y trouvent. Ces gens-là sont dangereux dans la Société comme des lions le seraient en pleine Normandie : il leur faut une pâture, ils dévorent les hommes vulgaires et broutent les écus des niais ; leurs jeux sont si périlleux qu’ils finissent par tuer l’humble chien dont ils se sont fait un compagnon, une idole. Quand Dieu le veut, ces êtres mystérieux sont Moïse, Attila, Charlemagne, Mahomet ou Napoléon ; mais, quand il laisse rouiller au fond de l’océan d’une génération ces instruments gigantesques, ils ne sont plus que Pugatcheff, Roberspierre, Louvel et l’abbé Carlos Herrera. Doués d’un immense pouvoir sur les âmes tendres, ils les attirent et les broyent. C’est grand, c’est beau dans son genre. C’est la plante vénéneuse aux riches couleurs qui fascine les enfants dans les bois. C’est la poésie du mal. Des hommes comme vous autres doivent habiter des antres, et n’en pas sortir. Tu m’as fait vivre de cette vie gigantesque, et j’ai bien mon compte de l’existence. Ainsi, je puis retirer ma tête des nœuds gordiens de ta politique pour la donner au nœud coulant de ma cravate.
Pour réparer ma faute, je transmets au procureur-général une rétractation de mon interrogatoire. Vous verrez à tirer parti de cette pièce.
Par le vœu d’un testament en bonne forme, on vous rendra, monsieur l’abbé, les sommes appartenant à votre Ordre, desquelles vous avez disposé très-imprudemment pour moi, par suite de la paternelle tendresse que vous m’avez portée.
Adieu donc, adieu, grandiose statue du mal et de la corruption, adieu, vous qui, dans la bonne voie, eussiez été plus que Ximenès, plus que Richelieu, vous avez tenu vos promesses : je me retrouve ce que j’étais au bord de la Charente, après vous avoir dû les enchantements d’un rêve ; mais, malheureusement, ce n’est plus la rivière de mon pays où j’allais noyer les peccadilles de la jeunesse ; c’est la Seine, et mon trou, c’est un cabanon de la Conciergerie.
{p. 90} Ne me regrettez pas : mon mépris pour vous était égal à mon admiration.
LUCIEN.
Déclaration
Je soussigné déclare rétracter entièrement ce que contient l’interrogatoire que m’a fait subir aujourd’hui monsieur Camusot.
L’abbé Carlos Herrera se disait ordinairement mon père spirituel, et j’ai dû me tromper à ce mot pris dans un autre sens par le juge, sans doute par erreur.
Je sais que, dans un but politique et pour anéantir des secrets qui concernent les cabinets d’Espagne et des Tuileries, des agents obscurs de la diplomatie essayent de faire passer l’abbé Carlos Herrera pour un forçat nommé Jacques Collin ; mais l’abbé Carlos Herrera ne m’a jamais fait d’autres confidences à cet égard que celles de ses efforts pour se procurer les preuves du décès ou de l’existence de ce Jacques Collin.
À la Conciergerie, ce 15 mai 1830.
Lucien de RUBEMPRÉ.
La fièvre du suicide communiquait à Lucien une grande lucidité d’idées et cette activité de main que connaissent les auteurs en proie à la fièvre de la composition. Ce mouvement fut tel chez lui que ces quatre pièces furent écrites dans l’espace d’une demi-heure ; il en fit un paquet, le ferma par des pains à cacheter, y mit, avec la force que donne le délire, l’empreinte d’un cachet à ses armes qu’il avait au doigt, et il le plaça très-visiblement au milieu du plancher, sur le carreau. Certes, il était difficile de porter plus de dignité dans la situation fausse où tant d’infamie avait plongé Lucien : il sauvait sa mémoire de tout opprobre, et il réparait le mal fait à son complice, autant que l’esprit du dandy pouvait annuler les effets de la confiance du poète.
Si Lucien avait été placé dans un des cabanons des Secrets, il se serait heurté contre l’impossibilité d’y accomplir son dessein, car ces boîtes en pierre de taille n’ont pour mobilier qu’une espèce de lit de camp et un baquet destiné à d’impérieux besoins. Il ne s’y trouve pas un clou, pas une chaise, pas même un escabeau. Le lit de {p. 91} camp est si solidement scellé qu’il est impossible de le déplacer sans un travail dont s’apercevrait facilement le surveillant, car le judas en fer est toujours ouvert. Enfin, lorsque le prévenu donne des craintes, il est surveillé par un gendarme ou par un agent. Dans les chambres de la Pistole, et dans celle où Lucien avait été mis par suite des égards que le juge voulut témoigner à un jeune homme appartenant à la haute société parisienne, le lit mobile, la table et la chaise peuvent donc servir à l’exécution d’un suicide, sans néanmoins le rendre facile. Lucien portait une longue cravate bleue en soie ; et, en revenant de l’instruction, il songeait déjà à la manière dont Pichegru s’était, plus ou moins volontairement, donné la mort. Mais pour se pendre il faut trouver un point d’appui et un espace assez considérable entre le corps et le sol pour que les pieds ne rencontrent aucun soutien. Or la fenêtre de sa cellule donnant sur le préau n’avait point d’espagnolette, et les barreaux de fer scellés à l’extérieur, étant séparés de Lucien par l’épaisseur de la muraille, ne lui permettaient pas d’y prendre un point d’appui.
Voici le plan que sa faculté d’invention suggéra rapidement à Lucien pour consommer son suicide. Si la hotte appliquée à la baie ôtait à Lucien la vue du préau, cette hotte empêchait également les surveillants de voir ce qui se passait dans sa cellule ; or, si dans la partie inférieure de la fenêtre les vitres avaient été remplacées par deux fortes planches, la partie supérieure conservait, dans chaque moitié, de petites vitres séparées et maintenues par les traverses qui les encadrent. En montant sur sa table Lucien pouvait atteindre à la partie vitrée de sa fenêtre, en détacher deux verres ou les casser, de manière à trouver dans le coin de la première traverse un point d’appui solide. Il se proposait d’y passer sa cravate, de faire sur lui-même une révolution pour la serrer autour de son cou, après l’avoir bien nouée, et de repousser la table loin de lui d’un coup de pied.
Donc, il approcha la table de la fenêtre sans faire de bruit, il quitta sa redingote et son gilet, puis il monta sur la table sans aucune hésitation pour trouer la vitre au-dessus et celle au-dessous du premier bâton. Quand il fut sur la table, il put alors jeter les yeux sur le préau, spectacle magique qu’il entrevit pour la première fois. Le directeur de la Conciergerie ayant reçu de monsieur Camusot la recommandation d’agir avec les plus grands égards avec Lucien, l’avait fait conduire, comme on l’a vu, par les communications {p. 92} intérieures de la Conciergerie dont l’entrée est dans le souterrain obscur qui fait face à la tour d’Argent, en évitant ainsi de montrer un jeune homme élégant à la foule des accusés qui se promènent dans le préau. On va juger si l’aspect de ce promenoir est de nature à saisir vivement une âme de poète.
Le préau de la Conciergerie est borné sur le quai par la tour d’Argent et par la tour Bonbec ; or, l’espace qui les sépare indique parfaitement au dehors la largeur du préau. La galerie, dite de Saint-Louis, qui mène de la galerie marchande à la cour de Cassation et à la tour Bonbec où se trouve encore, dit-on, le cabinet de saint Louis, peut donner aux curieux la mesure de la longueur du préau, car elle en répète la dimension. Les Secrets et les Pistoles se trouvent donc sous la galerie marchande. Aussi la reine Marie-Antoinette, dont le cachot est sous les Secrets actuels, était-elle conduite au tribunal révolutionnaire, qui tenait ses séances dans le local de l’audience solennelle de la cour de Cassation, par un escalier formidable pratiqué dans l’épaisseur des murs qui soutiennent la galerie marchande et aujourd’hui condamné. L’un des côtés du préau, celui dont le premier étage est occupé par la galerie de Saint-Louis, présente aux regards une enfilade de colonnes gothiques entre lesquelles les architectes de je ne sais quelle époque ont pratiqué deux étages de cabanons pour loger le plus d’accusés possible, en empâtant de plâtre, de grilles et de scellements les chapiteaux, les ogives, et les fûts de cette galerie magnifique. Sous le cabinet, dit de saint Louis, dans la tour Bonbec, tourne un escalier en colimaçon qui mène à ces cabanons. Cette prostitution des plus grands souvenirs de la France est d’un effet hideux.
À la hauteur où Lucien se trouvait, son regard prenait en écharpe cette galerie et les détails du corps de logis qui réunit la tour d’Argent à la tour Bonbec, il voyait les toits pointus des deux tours. Il resta tout ébahi, son suicide fut retardé par son admiration. Aujourd’hui les phénomènes de l’hallucination sont si bien admis par la médecine, que ce mirage de nos sens, cette étrange faculté de notre esprit n’est plus contestable. L’homme, sous la pression d’un sentiment arrivé au point d’être une monomanie à cause de son intensité, se trouve souvent dans la situation où le plongent l’opium, le hatchisch, et le protoxide d’azote. Alors apparaissent les spectres, les fantômes, alors les rêves prennent du corps, les choses détruites revivent alors dans leurs conditions premières. Ce {p. 93} qui dans le cerveau n’était qu’une idée devient une créature animée ou une création vivante. La science en est à croire aujourd’hui que, sous l’effort des passions à leur paroxysme le cerveau s’injecte de sang, et que cette congestion produit les jeux effrayants du rêve dans l’état de veille, tant on répugne à considérer (Voyez Louis Lambert, ÉTUDES PHILOSOPHIQUES) la pensée comme une force vive et génératrice. Lucien vit le Palais dans toute sa beauté primitive. La colonnade fut svelte, jeune, fraîche. La demeure de saint Louis reparut telle qu’elle fut, il en admirait les proportions babyloniennes et les fantaisies orientales. Il accepta cette vue sublime comme un poétique adieu de la création civilisée. En prenant ses mesures pour mourir, il se demandait comment cette merveille existait inconnue dans Paris. Il était deux Lucien, un Lucien poète en promenade dans le Moyen-Âge, sous les arcades et sous les tourelles de saint Louis, et un Lucien apprêtant son suicide.
Au moment où monsieur de Grandville avait fini de donner ses instructions à son jeune secrétaire, le directeur de la Conciergerie se présenta ; l’expression de cette physionomie était telle que le procureur-général eut le pressentiment d’un malheur.
— Avez-vous rencontré monsieur Camusot, lui dit-il.
— Non, monsieur, répondit le directeur, son greffier Coquart m’a dit de lever le secret de l’abbé Carlos et d’élargir monsieur de Rubempré, mais il est trop tard…
— Mon dieu ! qu’est-il arrivé ?
— Voici, monsieur, dit le directeur, un paquet de lettres pour vous qui vous expliquera la catastrophe. Le surveillant du préau a entendu un bruit de carreaux cassés, à la Pistole, et le voisin de monsieur Lucien a jeté des cris perçants, car il entendait l’agonie de ce pauvre jeune homme. Le surveillant est revenu pâle du spectacle qui s’est offert à ses yeux, il a vu le prévenu pendu à la croisée au moyen de sa cravate…
Quoique le directeur parlât à voix basse, le cri terrible que poussa madame de Sérizy prouva que, dans les circonstances suprêmes, nos organes ont une puissance incalculée. La comtesse entendit ou devina ; mais, avant que monsieur de Grandville se fût retourné, sans que ni monsieur de Sérizy ni monsieur de Bauvan pussent s’opposer à des mouvements si rapides, elle fila, comme un trait, par la porte, et parvint à la galerie marchande où elle courut jusqu’à l’escalier qui descend à la rue de la Barillerie.
Un avocat déposait sa robe à la porte d’une de ces boutiques qui pendant si long-temps encombrèrent cette galerie où l’on {p. 94} vendait des chaussures, où l’on louait des robes et des toques. La comtesse demanda le chemin de la Conciergerie.
— Descendez et tournez à gauche, l’entrée est sur le quai de l’Horloge, la première arcade.
— Cette femme est folle… dit la marchande, il faudrait la suivre.
Personne n’aurait pu suivre Léontine, elle volait. Un médecin expliquerait comment ces femmes du monde, dont la force est sans emploi, trouvent dans les crises de la vie de telles ressources. La comtesse se précipita par l’arcade vers le guichet avec tant de célérité que le gendarme en faction ne la vit pas entrer. Elle s’abattit comme une plume poussée par un vent furieux à la grille, elle en secoua les barres de fer avec tant de fureur, qu’elle arracha celle qu’elle avait saisie. Elle s’enfonça les deux morceaux sur la poitrine, d’où le sang jaillit, et elle tomba criant : — Ouvrez ! ouvrez ! d’une voix qui glaça les surveillants.
Le porte-clefs accourut.
— Ouvrez ! je suis envoyée par le procureur-général, pour sauver le mort !…
Pendant que la comtesse faisait le tour par la rue de la Barillerie et par le quai de l’Horloge, monsieur de Grandville et monsieur de Sérizy descendaient à la Conciergerie par l’intérieur du Palais en devinant l’intention de la comtesse ; mais, malgré leur diligence, ils arrivèrent au moment où elle tombait évanouie à la première grille, et qu’elle était relevée par les gendarmes descendus de leur corps de garde. À l’aspect du directeur de la Conciergerie, on ouvrit le guichet, on transporta la comtesse dans le greffe ; mais elle se dressa sur ses pieds, et tomba sur ses genoux en joignant les mains.
— Le voir !… le voir !… Oh ! messieurs, je ne ferai pas de mal ! mais si vous ne voulez pas me voir mourir là… laissez-moi regarder Lucien, mort ou vivant… Ah ! tu es là, mon ami, choisis entre ma mort ou… Elle s’affaissa. — Tu es bon, reprit-elle. Je t’aimerai !…
— Emportons-la ?… dit monsieur de Bauvan.
— Non, allons à la cellule où est Lucien ! reprit monsieur de Grandville en lisant dans les yeux égarés de monsieur de Sérizy ses intentions.
Et il saisit la comtesse, la releva, la prit sous un bras ; tandis que monsieur de Bauvan la prenait sous l’autre.
{p. 95} — Monsieur ! dit monsieur de Sérizy au directeur, un silence de mort sur tout ceci.
— Soyez tranquille, répondit le directeur. Vous avez pris un bon parti. Cette dame…
— C’est ma femme…
— Ah ! pardon, monsieur. Eh ! bien, elle s’évanouira certainement en voyant le jeune homme, et pendant son évanouissement on pourra l’emporter dans une voiture.
— C’est ce que j’ai pensé, dit le comte, envoyez un de vos hommes dire à mes gens, cour de Harlay, de venir au guichet, il n’y a que ma voiture là…
— Nous pouvons le sauver, disait la comtesse en marchant avec un courage et une force qui surprirent ses gardes. Il y a des moyens de rendre à la vie… Et elle entraînait les deux magistrats en criant au surveillant : — Allez donc, allez plus vite, une seconde vaut la vie de trois personnes !
Quand la porte de la cellule fut ouverte, et que la comtesse aperçut Lucien pendu comme si ses vêtements eussent été mis à un porte-manteau, d’abord elle fit un bond vers lui pour l’embrasser et le saisir ; mais elle tomba la face sur le carreau de la cellule, en jetant des cris étouffés par une sorte de râle. Cinq minutes après, elle était emportée par la voiture du comte vers son hôtel, couchée en long sur un coussin, son mari à genoux devant elle. Le comte de Bauvan était allé chercher un médecin pour porter les premiers secours à la comtesse.
Le directeur de la Conciergerie examinait la grille extérieure du guichet, et disait à son greffier : — On n’a rien épargné ! les barres de fer sont forgées, elles ont été essayées, on a payé cela très-cher, et il y avait une paille dans ce barreau-là ?…
Le procureur-général, revenu chez lui, fut obligé de donner d’autres instructions à son secrétaire. Heureusement Massol n’était pas encore venu.
Quelques moments après le départ de monsieur de Grandville qui s’empressa d’aller chez monsieur de Sérizy, Massol vint trouver son confrère Chargebœuf au parquet du procureur-général.
— Mon cher, lui dit le jeune secrétaire, si vous voulez m’être agréable, vous mettrez ce que je vais vous dicter, dans le numéro de demain de votre Gazette, à l’endroit où vous donnez les nouvelles judiciaires, vous ferez la tête de l’article. Écrivez.
Et il dicta ceci :
On a reconnu que la demoiselle Esther s’est donné volontairement la mort.
L’alibi bien constaté de monsieur Lucien de Rubempré, son innocence, ont d’autant plus fait déplorer son arrestation, qu’au {p. 96} moment où le juge d’instruction donnait l’ordre de l’élargir, ce jeune homme est mort subitement.
— Je n’ai pas besoin, mon cher, dit le jeune stagiaire à Massol, de vous recommander la plus grande discrétion sur le petit service que l’on vous demande.
— Puisque vous nous faites l’honneur d’avoir confiance en moi, je prendrai la liberté, répondit Massol, de vous présenter une observation. Cette note inspirera des commentaires injurieux sur la justice…
— La justice est assez forte pour les supporter, répliqua le jeune attaché au parquet avec l’orgueil d’un futur magistrat élevé par monsieur de Grandville.
— Permettez, mon cher maître, on peut avec deux phrases éviter ce malheur.
Et l’avocat écrivit ceci :
Les formes de la justice sont tout à fait étrangères à ce funeste événement. L’autopsie à laquelle on a procédé sur-le-champ a démontré que cette mort était due à la rupture d’un anévrisme à son dernier période. Si monsieur Lucien de Rubempré avait été affecté de son arrestation, sa mort aurait eu lieu beaucoup plus tôt. Or, nous croyons pouvoir affirmer que, loin d’être affligé de son arrestation, ce regrettable jeune homme en riait et disait à ceux qui l’accompagnèrent de Fontainebleau à Paris, qu’aussitôt arrivé devant le magistrat son innocence serait reconnue.
— N’est-ce pas sauver tout ?… demanda l’avocat-journaliste.
— Vous avez raison, mon cher maître.
— Le procureur-général vous en saura gré demain, répliqua finement Massol.
Ainsi, comme on le voit, les plus grands événements de la vie sont traduits par de petits Faits-Paris plus ou moins vrais. Il en est ainsi de beaucoup de choses beaucoup plus augustes que celles-ci.
{p. 96a} Maintenant, pour le plus grand nombre, comme pour les gens d’élite, peut-être cette Étude ne semble-t-elle pas entièrement finie par la mort d’Esther et de Lucien ; peut-être Jacques Collin, Asie, Europe et Paccard, malgré l’infamie de leurs existences, intéressent-ils assez pour qu’on veuille savoir {p. 96b} quelle a été leur fin. Ce dernier acte du drame peut d’ailleurs compléter la peinture de mœurs que comporte cette Étude et donne la solution des divers intérêts en suspens que la vie de Lucien avait si singulièrement enchevêtrés, en mêlant quelques-unes des ignobles figures du Bagne à celles des plus hauts personnages.
Paris, mars 1846.