Au commencement du mois d’octobre 1829, monsieur Simon Babylas Latournelle, un notaire, montait du Havre1 à Ingouville, bras dessus bras dessous avec son fils, et accompagné de sa femme, près de laquelle allait, comme un page, le premier clerc de l’Étude, un petit bossu nommé Jean Butscha. Quand ces quatre personnages, dont deux au moins faisaient ce chemin tous les soirs, arrivèrent au coude de la route qui tourne sur elle-même comme celles que les Italiens appellent des corniches, le notaire examina si personne ne pouvait l’écouter du haut d’une terrasse, en arrière ou en avant d’eux, et il prit le médium de sa voix par excès de précaution.

— Exupère, dit-il à son fils, tâche d’exécuter avec intelligence la petite manœuvre que je vais t’indiquer, et sans en rechercher le sens ; mais si tu le devines, je t’ordonne de le jeter dans ce Styx que tout notaire ou tout homme qui se destine à la magistrature doit avoir en lui-même pour les secrets d’autrui. Après avoir présenté tes {p. 114}   respects, tes devoirs et tes hommages à madame et mademoiselle Mignon, à monsieur et madame Dumay, à monsieur Gobenheim s’il est au Chalet ; quand le silence se sera rétabli, monsieur Dumay te prendra dans un coin ; tu regarderas avec curiosité (je te le permets) mademoiselle Modeste pendant tout le temps qu’il te parlera. Mon digne ami te priera de sortir et d’aller te promener, pour rentrer au bout d’une heure environ, sur les neuf heures, d’un air empressé ; tâche alors d’imiter la respiration d’un homme essoufflé, puis tu lui diras à l’oreille, tout bas, et néanmoins de manière à ce que mademoiselle Modeste t’entende : — Le jeune homme arrive !

Exupère devait partir le lendemain pour Paris, y commencer son Droit. Ce prochain départ avait décidé Latournelle à proposer à son ami Dumay son fils pour complice de l’importante conspiration que cet ordre peut faire entrevoir.

— Est-ce que mademoiselle Modeste serait soupçonnée d’avoir une intrigue ? demanda Butscha d’une voix timide à sa patronne.

— Chut ! Butscha, répondit madame Latournelle en reprenant le bras de son mari.

Madame Latournelle, fille du greffier du tribunal de première instance, se trouve suffisamment autorisée par sa naissance à se dire issue d’une famille parlementaire. Cette prétention indique déjà pourquoi cette femme, un peu trop couperosée, tâche de se donner la majesté du tribunal dont les jugements sont griffonnés par monsieur son père. Elle prend du tabac, se tient roide comme un pieu, se pose en femme considérable, et ressemble parfaitement à une momie à laquelle le galvanisme aurait rendu la vie pour un instant. [ill.]   Elle essaye de donner des tons aristocratiques à sa voix aigre ; mais elle n’y réussit pas plus qu’à couvrir son défaut d’instruction. Son utilité sociale semble incontestable à voir les bonnets armés de fleurs qu’elle porte, les tours tapés sur ses tempes, et les robes qu’elle choisit. Où les marchands placeraient-ils ces produits, s’il n’existait pas des madame Latournelle ? Tous les ridicules de cette digne femme, essentiellement charitable et pieuse, eussent peut-être passé presque inaperçus ; mais la nature, qui plaisante parfois en lâchant de ces créations falottes, l’a douée d’une taille de tambour-major, afin de mettre en lumière les inventions de cet esprit provincial. Elle n’est jamais sortie du Havre, elle croit en l’infaillibilité du Havre, elle achète tout au Havre, elle s’y fait habiller ; elle se dit Normande jusqu’au bout des ongles, {p. 115}   elle vénère son père et adore son mari. Le petit Latournelle eut la hardiesse d’épouser cette fille arrivée à l’âge anti-matrimonial de trente-trois ans, et sut en avoir un fils. Comme il eût2 obtenu partout ailleurs les soixante mille francs de dot donnés par le greffier, on attribua son intrépidité peu commune au désir d’éviter l’invasion du Minotaure, de laquelle ses moyens personnels l’eussent difficilement garanti, s’il avait eu l’imprudence de mettre le feu chez lui, en y mettant une jeune et jolie femme. Le notaire avait tout bonnement reconnu les grandes qualités de mademoiselle Agnès (elle se nommait Agnès), et remarqué combien la beauté d’une femme passe promptement pour un mari. Quant à ce jeune homme insignifiant, à qui le greffier imposa son nom normand sur les fonts, madame Latournelle est encore si surprise d’être devenue mère, à trente-cinq ans sept mois, qu’elle se retrouverait des mamelles et du lait pour lui, s’il le fallait, seule hyperbole qui puisse peindre sa folle maternité. — Comme il est beau, mon fils !… disait-elle à sa petite amie Modeste en le lui montrant, sans aucune arrière-pensée, quand elles allaient à la messe et que son bel Exupère marchait en avant. — Il vous ressemble, répondait Modeste Mignon comme elle eût dit : Quel vilain temps ! La silhouette de ce personnage, très-accessoire, paraîtra nécessaire en disant que madame Latournelle était depuis environ trois ans le chaperon de la jeune fille à laquelle le notaire et Dumay son ami voulaient tendre un de ces piéges appelés souricières dans la Physiologie du Mariage.

Quant à Latournelle, figurez-vous un bon petit homme, aussi rusé que la probité la plus pure le permet, et que tout étranger prendrait pour un fripon à voir l’étrange physionomie à laquelle le Havre s’est habitué. Une vue, dite tendre, force le digne notaire à porter des lunettes vertes pour conserver ses yeux, constamment rouges. Chaque arcade sourcilière, ornée d’un duvet assez rare, dépasse d’une ligne environ l’écaille brune du verre en en doublant en quelque sorte le cercle. Si vous n’avez pas observé déjà sur la figure de quelque passant l’effet produit par ces deux circonférences superposées et séparées par un vide, vous ne sauriez imaginer combien un pareil visage vous intrigue ; surtout quand ce visage, pâle et creusé, se termine en pointe comme celui de Méphistophélès que les peintres ont copié sur le masque des chats, car telle est la {p. 116}   ressemblance offerte par Babylas Latournelle. Au-dessus de ces atroces lunettes vertes s’élève un crâne dénudé, d’autant plus artificieux que la perruque, en apparence douée de mouvement, a l’indiscrétion de laisser passer des cheveux blancs de tous côtés, et coupe toujours le front inégalement. En voyant cet estimable Normand, vêtu de noir comme un coléoptère, monté sur ses deux jambes comme sur deux épingles, et le sachant le plus honnête homme du monde, on cherche, sans la trouver, la raison de ces contre-sens physiognomiques.

Jean Butscha, pauvre enfant naturel abandonné, de qui le greffier Labrosse et sa fille avaient pris soin, devenu premier clerc à force de travail, logé, nourri chez son patron qui lui donne neuf cents francs d’appointements, sans aucun semblant de jeunesse, presque nain, faisait de Modeste une idole, il eût donné sa vie pour elle. Ce pauvre être, dont les yeux semblables à deux lumières de canon sont pressés entre des paupières épaisses, marqué de la petite-vérole, écrasé par une chevelure crépue, embarrassé de ses mains énormes, vivait sous les regards de la pitié depuis l’âge de sept ans : ceci ne peut-il pas vous l’expliquer tout entier ? Silencieux, recueilli, d’une conduite exemplaire, religieux, il voyageait dans l’immense étendue du pays appelé, sur la carte de Tendre, Amour-sans-espoir, les steppes arides et sublimes du Désir. Modeste avait surnommé ce grotesque premier clerc le nain mystérieux. [ill.]   Ce sobriquet fit lire à Butscha le roman de Walter Scott, et il dit à Modeste : — Voulez-vous, pour le jour du danger, une rose de votre nain mystérieux ? Modeste refoula soudain l’âme de son adorateur dans sa cabane de boue, par un de ces regards terribles que les jeunes filles jettent aux hommes qui ne leur plaisent pas. Butscha se surnommait lui-même le clerc obscur, sans savoir que ce calembour remonte à l’origine des panonceaux ; mais il n’était, de même que sa patronne, jamais sorti du Havre.

Peut-être est-il nécessaire, dans l’intérêt de ceux qui ne connaissent pas le Havre, d’en dire un mot en expliquant où se rendait la famille Latournelle, car le premier clerc y est évidemment inféodé. Ingouville est au Havre ce que Montmartre est à Paris, une haute colline au pied de laquelle la ville s’étale, à cette différence près que la mer et la Seine entourent la ville et la colline, que le Havre se voit fatalement circonscrit par d’étroites {p. 117}   fortifications, et qu’enfin l’embouchure du fleuve, le port, les bassins, présentent un spectacle tout autre que celui des cinquante mille maisons de Paris. Au bas de Montmartre, un océan d’ardoises montre ses lames bleues figées ; à Ingouville, on voit comme des toits mobiles agités par les vents. Cette éminence, qui, depuis Rouen jusqu’à la mer, côtoie le fleuve en laissant une marge plus ou moins resserrée entre elle et les eaux, mais qui certes contient des trésors de pittoresque avec ses villes, ses gorges, ses vallons, ses prairies, acquit une immense valeur à Ingouville depuis 1816, époque à laquelle commença la prospérité du Havre. Cette commune devint l’Auteuil, le Ville-d’Avray, le Montmorency des commerçants qui se bâtirent des villas, étagées sur cet amphithéâtre pour y respirer l’air de la mer parfumé par les fleurs de leurs somptueux jardins. Ces hardis spéculateurs s’y reposent des fatigues de leurs comptoirs et de l’atmosphère de leurs maisons serrées les unes contre les autres, sans espace, souvent sans cour, comme les font et l’accroissement de la population du Havre, et la ligne inflexible de ses remparts, et l’agrandissement des bassins. En effet, quelle tristesse au cœur du Havre et quelle joie à Ingouville ! La loi du développement social a fait éclore comme un champignon le faubourg de Graville, aujourd’hui plus considérable que le Havre, et qui s’étend au bas de la côte comme un serpent. À sa crête, Ingouville n’a qu’une rue ; et, comme dans toutes ces positions, les maisons qui regardent la Seine ont nécessairement un immense avantage sur celles de l’autre côté du chemin auxquelles elles masquent cette vue, mais qui se dressent, comme des spectateurs, sur la pointe des pieds, afin de voir par-dessus les toits. Néanmoins il existe là, comme partout, des servitudes. Quelques maisons assises au sommet occupent une position supérieure ou jouissent d’un droit de vue qui oblige le voisin à tenir ses constructions à une hauteur voulue. Puis la roche capricieuse est creusée par des chemins qui rendent son amphithéâtre praticable ; et, par ces échappées, quelques propriétés peuvent apercevoir ou la ville, ou le fleuve, ou la mer. Sans être coupée à pic, la colline finit assez brusquement en falaise. Au bout de la rue qui serpente au sommet, on aperçoit les gorges où sont situés3 quelques villages, Sainte-Adresse, deux ou trois saints-je-ne-sais-qui, et les criques où mugit l’Océan. Ce côté presque désert d’Ingouville forme un contraste frappant avec les {p. 118}   belles villas qui regardent la vallée de la Seine. Craint-on les coups de vent pour la végétation ? les négociants reculent-ils devant les dépenses qu’exigent ces terrains en pente ?… Quoiqu’il en soit, le touriste des bateaux à vapeur est tout étonné de trouver la côte nue et ravinée à l’ouest d’Ingouville, un pauvre en haillons à côté d’un riche somptueusement vêtu, parfumé.

En 1829, une des dernières maisons du côté de la mer, et qui se trouve sans doute au milieu de l’Ingouville d’aujourd’hui, s’appelait et s’appelle peut-être encore le Chalet. Ce fut primitivement une habitation de concierge avec son jardinet en avant. Le propriétaire de la villa dont elle dépendait, maison à parc, à jardins, à volière, à serre, à prairies, eut la fantaisie de mettre cette maisonnette en harmonie avec les somptuosités de sa demeure, et la fit reconstruire sur le modèle d’un cottage. Il sépara ce cottage de son boulingrin orné de fleurs, de plates-bandes, la terrasse de sa villa, par une muraille basse le long de laquelle il planta une haie pour la cacher. Derrière le cottage, nommé, malgré tous ses efforts, le Chalet, s’étendent les potagers et les vergers. Ce Chalet, sans vaches ni laiterie, a pour toute clôture sur le chemin un palis dont les charniers ne se voient plus sous une haie luxuriante. De l’autre côté du chemin, la maison d’en face, soumise à une servitude, offre un palis et une haie semblables qui laissent la vue du Havre au Chalet. Cette maisonnette faisait le désespoir de monsieur Vilquin, propriétaire de la villa. Voici pourquoi. Le créateur de ce séjour dont les détails disent énergiquement : Cy reluisent des millions ! n’avait si bien étendu son parc vers la campagne que pour ne pas avoir ses jardiniers, disait-il, dans ses poches. Une fois fini, le Chalet ne pouvait plus être habité que par un ami. Monsieur Mignon, le précédent propriétaire, aimait beaucoup son caissier, et cette histoire prouvera que Dumay le lui rendait bien, il lui offrit donc cette habitation. À cheval sur la forme, Dumay fit signer à son patron un bail de douze ans à trois cents francs de loyer, et monsieur Mignon le signa volontiers en disant : — Mon cher Dumay, songes-y ? tu t’engages à vivre douze ans chez moi.

Par des événements qui vont être racontés, les propriétés de monsieur Mignon, autrefois le plus riche négociant du Havre, furent vendues à Vilquin, l’un de ses antagonistes sur la place. Dans la joie de s’emparer de la célèbre villa Mignon, l’acquéreur oublia de demander la résiliation de ce bail. Dumay, pour ne pas faire {p. 119}   manquer la vente, aurait alors signé tout ce que Vilquin eût exigé ; mais, une fois la vente consommée, il tint à son bail comme à une vengeance. Il resta dans la poche de Vilquin, au cœur de la famille Vilquin, observant Vilquin, gênant Vilquin, enfin le taon des Vilquin. Tous les matins, à sa fenêtre, Vilquin éprouvait un mouvement de contrariété violente en apercevant ce bijou de construction, ce Chalet qui coûta soixante mille francs, et qui scintille comme un rubis au soleil. Comparaison presque juste ! L’architecte a bâti ce cottage en briques du plus beau rouge rejointoyées en blanc. Les fenêtres sont peintes en vert vif, et les bois en brun tirant sur le jaune. Le toit s’avance de plusieurs pieds. Une jolie galerie découpée règne au premier étage, et une véranda projette sa cage de verre au milieu de la façade. Le rez-de-chaussée se compose d’un joli salon, d’une salle à manger, séparés par le palier d’un escalier en bois dont le dessin et les ornements sont d’une élégante simplicité. La cuisine est adossée à la salle à manger, et le salon est doublé d’un cabinet qui servait alors de chambre à coucher à monsieur et à madame Dumay. Au premier étage, l’architecte a ménagé deux grandes chambres accompagnées chacune d’un cabinet de toilette, auxquelles la véranda sert de salon ; puis, au-dessus, se trouvent, sous le faîte, qui ressemble à deux cartes mises l’une contre l’autre, deux chambres de domestique, éclairées chacune par un œil de bœuf, et mansardées, mais assez spacieuses. Vilquin eut la petitesse d’élever un mur du côté des vergers et des potagers. Depuis cette vengeance, les quelques centiares que le bail laisse au Chalet ressemblent à un jardin de Paris. Les communs, bâtis et peints de manière à les raccorder au Chalet, sont adossés au mur de la propriété voisine. L’intérieur de cette charmante habitation est en harmonie avec l’extérieur. Le salon, parqueté tout en bois de fer, offre aux regards les merveilles d’une peinture imitant les laques de Chine. Sur des fonds noirs encadrés d’or, brillent les oiseaux multicolores, les feuillages verts impossibles, les fantastiques dessins des Chinois. La salle à manger est entièrement revêtue en bois du Nord découpé, sculpté comme dans les belles cabanes russes. La petite antichambre formée par le palier et la cage de l’escalier sont peintes en vieux bois et représentent des ornements gothiques. Les chambres à coucher, tendues de perse, se recommandent par une coûteuse simplicité. Le cabinet où couchaient alors le caissier et sa {p. 120}   femme est boisé, plafonné, comme la chambre d’un paquebot. Ces folies d’armateur expliquent la rage de Vilquin. Ce pauvre acquéreur voulait loger dans ce cottage son gendre et sa fille. Ce projet connu de Dumay pourra plus tard vous expliquer sa ténacité bretonne. On entre au Chalet par une petite porte en fer, treillissée, et dont les fers de lance s’élèvent de quelques pouces au-dessus du palis et de la haie. Le jardinet, d’une largeur égale à celle du fastueux boulingrin, était alors plein de fleurs, de roses, de dalhias, des plus belles, des plus rares productions de la Flore des serres ; car, autre sujet de douleur vilquinarde, la petite serre élégante, la serre de fantaisie, la serre, dite de Madame, dépend du Chalet et sépare la villa Vilquin, ou, si vous voulez, l’unit au cottage. Dumay se consolait de la tenue de sa caisse par les soins de la serre, dont les productions exotiques faisaient un des plaisirs de Modeste. Le billard de la villa Vilquin, espèce de galerie, communiquait autrefois par une immense volière en forme de tourelle avec cette serre ; mais, depuis la construction du mur qui le priva de la vue des vergers, Dumay mura la porte de communication. — Mur pour mur ! dit-il. — Vous et Dumay, vous murmurez ! dirent à Vilquin les négociants pour le taquiner. Et tous les jours, à la Bourse, on saluait d’un nouveau calembour le spéculateur jalousé. En 1827, Vilquin offrit à Dumay six mille francs d’appointements et dix mille francs d’indemnité pour résilier le bail ; le caissier refusa, quoiqu’il n’eût que mille écus chez Gobenheim, un ancien commis de son patron. Dumay, croyez-le, est un Breton repiqué par le Sort en Normandie. Jugez de la haine conçue contre ses locataires du Chalet par le normand Vilquin, un homme riche de trois millions ! Quel crime de lèse-million que de démontrer aux riches l’impuissance de l’or ? Vilquin, dont le désespoir le rendait la fable du Havre, venait de proposer une jolie habitation en toute propriété à Dumay, qui de nouveau refusa. Le Havre commençait à s’inquiéter de cet entêtement, dont, pour beaucoup de gens, la raison se trouvait dans cette phrase : — Dumay est Breton. Le caissier, lui, pensait que madame et surtout mademoiselle Mignon eussent été trop mal logées partout ailleurs. Ses deux idoles habitaient un temple digne d’elles, et profitaient du moins de cette {p. 121}   somptueuse chaumière où des rois déchus auraient pu conserver la majesté des choses autour d’eux, espèce de décorum qui manque souvent aux gens tombés. Peut-être ne regrettera-t-on pas d’avoir connu par avance et l’habitation et la compagnie habituelle de Modeste ; car, à son âge, les êtres et les choses ont sur l’avenir autant d’influence que le caractère, si toutefois le caractère n’en reçoit pas quelques empreintes ineffaçables.

À la manière dont les Latournelle entrèrent au Chalet, un étranger aurait bien deviné qu’ils y venaient tous les soirs.

— Déjà, mon maître ?… dit le notaire en apercevant dans le salon un jeune banquier du Havre, Gobenheim, parent de Gobenheim-Keller, chef de la grande maison de Paris.

Ce jeune homme à visage livide, un de ces blonds aux yeux noirs dont le regard immobile a je ne sais quoi de fascinant, aussi sobre dans sa parole que dans le vivre, vêtu de noir, maigre comme un phtisique, mais vigoureusement charpenté, cultivait la famille de son ancien patron et la maison de son caissier, beaucoup moins par affection que par calcul : on y jouait le whist à deux sous la fiche, une mise soignée n’était pas de rigueur, il n’acceptait que des verres d’eau sucrée, et n’avait aucune politesse à rendre en échange. Cette apparence de dévouement aux Mignon laissait croire que Gobenheim avait du cœur, et le dispensait d’aller dans le grand monde du Havre, d’y faire des dépenses inutiles, de déranger l’économie de sa vie domestique. Ce catéchumène du Veau d’or se couchait tous les soirs à dix heures et demie, et se levait à cinq heures du matin. Enfin, sûr de la discrétion de Latournelle et de Butscha, Gobenheim pouvait analyser devant eux les affaires épineuses, les soumettre aux consultations gratuites du notaire, et réduire les cancans de la place à leur juste valeur. Cet apprenti gobe-or (mot de Butscha) appartenait à cette nature de substances que la chimie appelle absorbantes. Depuis la catastrophe arrivée à la maison Mignon, où les Keller le mirent en pension pour apprendre le haut commerce maritime, personne au Chalet ne l’avait prié de faire quoi que ce soit, pas même une simple commission ; sa réponse était connue. Ce garçon regardait Modeste comme il aurait examiné une lithographie à deux sous. — C’est l’un des pistons de l’immense machine appelée Commerce, disait de lui le pauvre Butscha dont l’esprit se trahissait par de petits mots timidement lancés.

{p. 122}   Les quatre Latournelle saluèrent avec la plus respectueuse déférence une vieille dame vêtue en velours noir, qui ne se leva pas du fauteuil où elle était assise, car ses deux yeux étaient couverts de la taie jaune produite par la cataracte. Madame Mignon sera peinte en une seule phrase. Elle attirait aussitôt le regard par le visage auguste des mères de famille dont la vie sans reproches défie les coups du Destin, mais qu’il a pris pour but de ses flèches, et qui forment la nombreuse tribu des Niobé. Sa perruque blonde bien frisée, bien mise, seyait à sa blanche figure froidie comme celle de ces femmes de bourgmestre peintes par Mirevelt. Le soin excessif de sa toilette, des bottines de velours, une collerette de dentelles, le châle mis droit, tout attestait la sollicitude de Modeste pour sa mère.

Quand le moment de silence, annoncé par le notaire, fut établi dans ce joli salon, Modeste, assise près de sa mère et brodant pour elle un fichu, devint pendant un instant le point de mire des regards. Cette curiosité cachée sous les interrogations vulgaires que s’adressent tous les gens en visite, et même ceux qui se voient chaque jour, eût4 trahi le complot domestique médité contre la jeune fille à un indifférent ; mais Gobenheim, plus qu’indifférent, ne remarqua rien, il alluma les bougies de la table à jouer. L’attitude de Dumay rendit cette situation terrible pour Butscha, pour les Latournelle, et surtout pour madame Dumay qui savait son mari capable de tirer, comme sur un chien enragé, sur l’amant de Modeste. Après le dîner, le caissier était allé se promener, suivi de deux magnifiques chiens des Pyrénées soupçonnés de trahison, et qu’il avait laissés chez un ancien métayer de monsieur Mignon ; puis, quelques instants avant l’entrée des Latournelle, il avait pris à son chevet ses pistolets et les avait posés sur la cheminée en se cachant de Modeste. La jeune fille ne fit aucune attention à tous ces préparatifs, au moins singuliers.

Quoique petit, trapu, grêlé, parlant tout bas, ayant l’air de s’écouter, ce Breton, ancien lieutenant de la Garde, offre la résolution, le sang-froid si bien gravés sur son visage, que personne, en vingt ans, à l’armée, ne l’avait plaisanté. Ses petits yeux d’un bleu calme, ressemblent à deux morceaux d’acier. Ses façons, l’air de son visage, son parler, sa tenue, tout concorde à son nom bref de Dumay. Sa force, bien connue d’ailleurs, lui permet de ne redouter aucune agression. Capable de tuer un homme d’un {p. 123}   coup de poing, il avait accompli ce haut fait à Bautzen, en s’y trouvant sans armes, face à face avec un Saxon, en arrière de sa compagnie. En ce moment la ferme et douce physionomie de cet homme atteignit au sublime du tragique ; ses lèvres pâles comme son teint indiquèrent une convulsion domptée par l’énergie bretonne ; une sueur légère, mais que chacun vit et supposa froide, rendit son front humide. Le notaire savait que, de tout ceci, pouvait résulter un drame en Cour d’Assises. En effet, pour le caissier, il se jouait, à propos de Modeste Mignon, une partie où se trouvaient engagés un honneur, une foi, des sentiments d’une importance supérieure à celle des liens sociaux, et résultant d’un de ces pactes dont le seul juge, en cas de malheur, est au ciel. La plupart des drames sont dans les idées que nous nous formons des choses. Les événements qui nous paraissent dramatiques ne sont que les sujets que notre âme convertit en tragédie ou en comédie, au gré de notre caractère.

Madame Latournelle et madame Dumay, chargées d’observer Modeste, eurent je ne sais quoi d’emprunté dans le maintien, de tremblant dans la voix que l’inculpée ne remarqua point, tant elle paraissait absorbée par sa broderie. Modeste plaquait chaque fil de coton avec une perfection à désespérer des brodeuses. Son visage disait tout le plaisir que lui causait le mat du pétale qui finissait une fleur entreprise. Le nain, assis entre sa patronne et Gobenheim, retenait ses larmes, il se demandait comment arriver à Modeste, afin de lui jeter deux mots d’avis à l’oreille. En prenant position devant madame Mignon, madame Latournelle avait, avec sa diabolique intelligence de dévote, isolé Modeste. Madame Mignon, silencieuse dans sa cécité, plus pâle que ne la faisait sa pâleur habituelle, disait assez qu’elle savait l’épreuve à laquelle Modeste allait être soumise. Peut-être au dernier moment blâmait-elle ce stratagème, tout en le trouvant nécessaire. De là son silence. Elle pleurait en dedans. Exupère, la détente du piége, ignorait entièrement la pièce où le hasard lui donnait un rôle. Gobenheim restait, par un effet de son caractère, dans une insouciance égale à celle que montrait Modeste. Pour un spectateur instruit, ce contraste entre la complète ignorance des uns et la palpitante attention des autres eût été sublime. Aujourd’hui plus que jamais, les romanciers disposent de ces effets, {p. 124}   et ils sont dans leur droit ; car la nature s’est, de tout temps, permis d’être plus forte qu’eux. Ici, la nature, vous le verrez, la nature sociale, qui est une nature dans la nature, se donnait le plaisir de faire l’histoire plus intéressante que le roman, de même que les torrents dessinent des fantaisies interdites aux peintres, et accomplissent des tours de force en disposant ou léchant les pierres à surprendre les statuaires et les architectes. Il était huit heures. En cette saison, le crépuscule jette alors ses dernières lueurs. Ce soir-là, le ciel n’offrait pas un nuage, l’air attiédi caressait la terre, les fleurs embaumaient, on entendait crier le sable sous les pieds de quelques promeneurs qui rentraient. La mer reluisait comme un miroir. Enfin il faisait si peu de vent que les bougies allumées sur la table à jouer montraient leurs flammes tranquilles, quoique les croisées fussent entr’ouvertes. Ce salon, cette soirée, cette habitation, quel cadre pour le portrait de cette jeune fille, étudiée alors par ces personnes avec la profonde attention d’un peintre en présence de la Margherita Doni, l’une des gloires du palais Pitti. Modeste, fleur enfermée comme celle de Catulle, valait-elle encore toutes ces précautions ?… Vous connaissez la cage, voici l’oiseau.

Alors âgée de vingt ans, svelte, fine autant qu’une de ces sirènes inventées par les dessinateurs anglais pour leurs livres de beautés, Modeste offre, comme autrefois sa mère, une coquette expression de cette grâce peu comprise en France, où nous l’appelons sensiblerie, mais qui, chez les Allemandes, est la poésie du cœur arrivée à la surface de l’être et s’épanchant en minauderies chez les sottes, en divines manières chez les filles spirituelles. Remarquable par sa chevelure couleur d’or-pâle, elle appartient à ce genre de femmes nommées, sans doute en mémoire d’Ève, les blondes célestes, et dont l’épiderme satiné ressemble à du papier de soie appliqué sur la chair, qui frissonne sous l’hiver ou s’épanouit au soleil du regard, en rendant la main jalouse de l’œil. Sous ces cheveux, légers comme des marabous et bouclés à l’anglaise, le front, que vous eussiez dit tracé par le compas tant il est pur de modelé, reste discret, calme jusqu’à la placidité, quoique lumineux de pensée ; mais quand et où pouvait-on en voir de plus uni, d’une netteté si transparente ? il semble, comme une perle, avoir un orient. Les yeux d’un bleu tirant sur le gris, limpides comme des yeux d’enfants, en montraient alors toute la {p. 125}   malice et toute l’innocence, en harmonie avec l’arc des sourcils à peine indiqué par des racines plantées comme celles faites au pinceau dans les figures chinoises. Cette candeur spirituelle est encore relevée autour des yeux et dans les coins, aux tempes, par des tons de nacre à filets bleus, privilége de ces teints délicats. La figure, de l’ovale si souvent trouvé par Raphaël pour ses madones, se distingue par la couleur sobre et virginale des pommettes, aussi douce que la rose de Bengale, et sur laquelle les longs cils d’une paupière diaphane jetaient des ombres mélangées de lumière. Le col, alors penché, presque frêle, d’un blanc de lait, rappelle ces lignes fuyantes, aimées de Léonard de Vinci. Quelques petites taches de rousseur, semblables aux mouches du dix-huitième siècle, disent que Modeste est bien une fille de la terre, et non l’une de ces créations rêvées en Italie par l’École Angélique. Quoique fines et grasses tout à la fois, ses lèvres, un peu moqueuses, expriment la volupté. Sa taille, souple sans être frêle, n’effrayait pas la Maternité comme celle de ces jeunes filles qui demandent des succès à la morbide pression d’un corset. Le basin, l’acier, le lacet épuraient et ne fabriquaient pas les lignes serpentines de cette élégance, comparable à celle d’un jeune peuplier balancé par le vent. Une robe gris de perle, ornée de passementeries couleur de cerise, à taille longue, dessinait chastement le corsage et couvrait les épaules, encore un peu maigres, d’une guimpe qui ne laissait voir que les premières rondeurs par lesquelles le cou s’attache aux épaules. À l’aspect de cette physionomie vaporeuse et intelligente tout ensemble, où la finesse d’un nez grec à narines roses, à méplats fermement coupés, jetait je ne sais quoi de positif ; où la poésie qui régnait sur le front presque mystique était quasi démentie par la voluptueuse expression de la bouche ; où la candeur disputait les champs profonds et variés de la prunelle à la moquerie la plus instruite, un observateur aurait pensé que cette jeune fille, à l’oreille alerte et fine que tout bruit éveillait, au nez ouvert aux parfums de la fleur bleue de l’Idéal, devait être le théâtre d’un combat entre les poésies qui se jouent autour de tous les levers de soleil et les labeurs de la journée, entre la Fantaisie et la Réalité. Modeste était la jeune fille curieuse et pudique, sachant sa destinée et pleine de chasteté, la vierge de l’Espagne plutôt que celle de Raphaël.

Elle leva la tête en entendant Dumay dire à Exupère : — Venez ici, jeune homme ! et après les avoir vus causant dans un coin du {p. 126}   salon, elle pensa qu’il s’agissait d’une commission à donner pour Paris. Elle regarda ses amis qui l’entouraient comme étonnée de leur silence, et s’écria de l’air le plus naturel : — Eh ! bien, vous ne jouez pas ? en montrant la table verte que la grande madame Latournelle nommait l’autel.

— Jouons ? reprit Dumay qui venait de congédier le jeune Exupère.

— Mets-toi là, Butscha, dit madame Latournelle en séparant par toute la table le premier clerc du groupe que formaient madame Mignon et sa fille.

— Et toi, viens là ?… dit Dumay à sa femme en lui ordonnant de se tenir près de lui.

Madame Dumay, petite Américaine de trente-six ans, essuya furtivement des larmes, elle adorait Modeste et croyait à une catastrophe.

— Vous n’êtes pas gais, ce soir, reprit Modeste.

— Nous jouons, répondit Gobenheim qui disposait ses cartes.

Quelque intéressante que cette situation puisse paraître, elle le sera bien davantage en expliquant la position de Dumay relativement à Modeste. Si la concision de ce récit le rend sec, on pardonnera cette sécheresse en faveur du désir d’achever promptement cette scène, et à la nécessité de raconter l’argument qui domine tous les drames.

Dumay (Anne-François-Bernard), né à Vannes, partit soldat en 1799, à l’armée d’Italie. Son père, président du tribunal révolutionnaire, s’était fait remarquer par tant d’énergie, que le pays ne fut pas tenable pour lui lorsque son père, assez méchant avocat, eût péri sur l’échafaud après le 9 thermidor. Après avoir vu mourir sa mère de chagrin, Anne vendit tout ce qu’il possédait et courut, à l’âge de vingt-deux ans, en Italie, au moment où nos armées succombaient. Il rencontra dans le département du Var un jeune homme qui, par des motifs analogues, allait aussi chercher la gloire, en trouvant le champ de bataille moins périlleux que la Provence. Charles Mignon, dernier rejeton de cette famille à laquelle Paris doit la rue et l’hôtel bâti par le cardinal Mignon, eut, dans son père, un finaud qui voulut sauver des griffes de la Révolution la terre de la Bastie, un joli fief du Comtat. Comme tous les peureux de ce temps, le comte de la Bastie, devenu le citoyen Mignon, trouva plus sain de couper les têtes que de se laisser {p. 127}   couper la sienne. Ce faux terroriste disparut au Neuf Thermidor et fut alors inscrit sur la liste des émigrés. Le comté de la Bastie fut vendu. Le château déshonoré vit ses tours en poivrière rasées. Enfin le citoyen Mignon, découvert à Orange, fut massacré, lui, sa femme et ses enfants, à l’exception de Charles Mignon qu’il avait envoyé lui chercher un asile dans les Hautes-Alpes. Saisi par ces affreuses nouvelles, Charles attendit, dans une vallée du Mont-Genèvre, des temps moins orageux. Il vécut là jusqu’en 1799 de quelques louis que son père lui mit dans la main, à son départ. Enfin, à vingt-trois ans, sans autre fortune que sa belle prestance, que cette beauté méridionale qui, complète, arrive au sublime, et dont le type est l’Antinoüs, l’illustre favori d’Adrien, Charles résolut de hasarder sur le tapis rouge de la Guerre son audace provençale qu’il prit, à l’exemple de tant d’autres, pour une vocation. En allant au dépôt de l’armée, à Nice, il rencontra le Breton. Devenus camarades et par la similitude de leurs destinées et par le contraste de leurs caractères, ces deux fantassins burent à la même tasse, en plein torrent, cassèrent en deux le même morceau de biscuit, et se trouvèrent sergents à la paix qui suivit la bataille de Marengo. Quand la guerre recommença, Charles Mignon obtint de passer dans la cavalerie et perdit alors de vue son camarade. Le dernier des Mignon de la Bastie était, en 1812, officier de la Légion-d’Honneur et major d’un régiment de cavalerie, espérant être renommé comte de la Bastie et fait colonel par l’Empereur. Pris par les Russes, il fut envoyé, comme tant d’autres, en Sibérie. Il fit le voyage avec un pauvre lieutenant dans lequel il reconnut Anne Dumay, non décoré, brave, mais malheureux comme un million de pousse-cailloux à épaulettes de laine, le canevas d’hommes sur lequel Napoléon a peint le tableau de l’Empire. En Sibérie, le lieutenant-colonel apprit, pour tuer le temps, le calcul et la calligraphie au Breton, dont l’éducation avait paru inutile au père Scévola. Charles trouva dans son premier compagnon de route un de ces cœurs si rares où il put verser tous ses chagrins en racontant ses félicités. Le fils de la Provence avait fini par rencontrer le hasard qui cherche tous les jolis garçons. En 1804, à Francfort-sur-Mein, il fut adoré par Bettina Wallenrod, fille unique d’un banquier, et il l’avait épousée avec d’autant plus d’enthousiasme qu’elle était riche, une des beautés de la ville, et qu’il se voyait alors seulement lieutenant, sans autre fortune que l’avenir excessivement problématique des {p. 128}   militaires de ce temps-là. Le vieux Wallenrod, baron allemand déchu (la Banque est toujours baronne), charmé de savoir que le beau lieutenant représentait à lui seul les Mignon de la Bastie, approuva la passion de la blonde Bettina, qu’un peintre (il y en avait un alors à Francfort) avait fait poser pour une figure idéale de l’Allemagne. Wallenrod, nommant par avance ses petits-fils comtes de la Bastie-Wallenrod, plaça dans les fonds français la somme nécessaire pour donner à sa fille trente mille francs de rente. Cette dot fit une très-faible brèche à sa caisse, vu le peu d’élévation du capital. L’Empire, par suite d’une politique à l’usage de beaucoup de débiteurs, payait rarement les semestres. Aussi Charles parut-il assez effrayé de ce placement, car il n’avait pas autant de foi que le baron allemand dans l’aigle impériale. Le phénomène de la croyance ou de l’admiration, qui n’est qu’une croyance éphémère, s’établit difficilement en concubinage avec l’idole. Le mécanicien redoute la machine que le voyageur admire, et les officiers étaient un peu les chauffeurs de la locomotive napoléonienne, s’ils n’en furent pas le charbon. Le baron de Wallenrod-Tustall-Bartenstild promit alors de venir au secours du ménage. Charles aima Bettina Wallenrod autant qu’il était aimé d’elle, et c’est beaucoup dire ; mais quand un Provençal s’exalte, tout chez lui devient naturel en fait de sentiment. Et comment ne pas adorer une blonde échappée d’un tableau d’Albert Durer, d’un caractère angélique, et d’une fortune notée à Francfort ? Charles eut donc quatre enfants dont il restait seulement deux filles, au moment où il épanchait ses douleurs au cœur du Breton. Sans les connaître, Dumay aima ces deux petites par l’effet de cette sympathie, si bien rendue par Charlet, qui rend le soldat père de tout enfant ! L’aînée, appelée Bettina-Caroline, était née en 1805, l’autre, Marie-Modeste, en 1808. Le malheureux lieutenant-colonel sans nouvelles de ces êtres chéris, revint à pied, en 1814, en compagnie du lieutenant, à travers la Russie et la Prusse. Ces deux amis, pour qui la différence des épaulettes n’existait plus, atteignirent Francfort au moment où Napoléon débarquait à Cannes. Charles trouva sa femme à Francfort, mais en deuil ; elle avait eu la douleur de perdre son père de qui elle était adorée et qui voulait toujours la voir souriant, même à son lit de mort. Le vieux Wallenrod ne survivait pas aux désastres de l’Empire. À soixante-douze ans, il avait spéculé sur les cotons, en croyant {p. 129}   au génie de Napoléon, sans savoir que le génie est aussi souvent au-dessus qu’au-dessous des événements. Ce dernier Wallenrod, des vrais Wallenrod-Tustall Bartenstild, avait acheté presque autant de balles de coton que l’Empereur perdit d’hommes pendant sa sublime campagne de France. — « Che meirs tans le godon !… avait dit à sa fille ce père, de l’espèce des Goriot, en s’efforçant d’apaiser une douleur qui l’effrayait, ed che meirs ne teffant rienne à berzonne », car ce Français d’Allemagne mourut en essayant de parler la langue aimée de sa fille. Heureux de sauver de ce grand et double naufrage sa femme et ses deux filles, Charles Mignon revint à Paris où l’Empereur le nomma lieutenant-colonel dans les cuirassiers de la Garde, et le fit commandant de la Légion-d’Honneur. Le rêve du colonel, qui se voyait enfin général et comte au premier triomphe de Napoléon, s’éteignit dans les flots de sang de Waterloo. Le colonel, peu grièvement blessé, se retira sur la Loire et quitta Tours avant le licenciement.

Au printemps de 1816, Charles réalisa ses trente mille livres de rentes qui lui donnèrent environ quatre cent mille francs, et résolut d’aller faire fortune en Amérique, en abandonnant le pays où la persécution pesait déjà sur les soldats de Napoléon. Il descendit de Paris au Havre accompagné de Dumay, à qui, par un hasard assez ordinaire à la guerre, il avait sauvé la vie en le prenant en croupe au milieu du désordre qui suivit la journée de Waterloo. Dumay partageait les opinions et le découragement du colonel. Charles, suivi par le Breton comme par un caniche (le pauvre soldat idolâtrait les deux petites filles), pensa que l’obéissance, l’habitude des consignes, la probité, l’attachement du lieutenant en feraient un serviteur fidèle autant qu’utile, il lui proposa donc de se mettre sous ses ordres, au civil. Dumay fut très-heureux en se voyant adopté par une famille où il comptait vivre comme le guy sur le chêne. En attendant une occasion pour s’embarquer, en choisissant entre les navires et méditant sur les chances offertes par leurs destinations, le colonel entendit parler des brillantes destinées que la paix réservait au Havre. En écoutant la dissertation de deux bourgeois, il entrevit un moyen de fortune, et devint à la fois armateur, banquier, propriétaire ; il acheta pour deux cent mille francs de terrains, de maisons, et lança vers New-York un navire chargé de soieries françaises achetées à bas prix à Lyon. Dumay, son agent, partit sur le {p. 130}   vaisseau. Pendant que le colonel s’installait dans la plus belle maison de la rue Royale avec sa famille, et apprenait les éléments de la Banque en déployant l’activité, la prodigieuse intelligence des Provençaux, Dumay réalisa deux fortunes, car il revint avec un chargement de coton acheté à vil prix. Cette double opération valut un capital énorme à la maison Mignon. Le colonel fit alors l’acquisition de la villa d’Ingouville, et récompensa Dumay en lui donnant une modeste maison, rue Royale. Le pauvre Breton avait ramené de New-York, avec ses cotons, une jolie petite femme à laquelle plut, avant toute chose, la qualité de Français. Miss Grummer possédait environ quatre mille dollars, vingt mille francs que Dumay plaça chez son colonel. Dumay, devenu l’alter Ego de l’armateur, apprit en peu de temps la tenue des livres, cette science qui distingue, selon son mot, les sergents-majors du commerce. Ce naïf soldat, oublié pendant vingt ans par la Fortune, se crut l’homme le plus heureux du monde, en se voyant propriétaire d’une maison que la munificence de son chef garnit d’un joli mobilier, puis de douze cents francs d’intérêts qu’il eut de ses fonds, et de trois mille six cents francs d’appointement. Jamais le lieutenant Dumay, dans ses rêves, n’avait espéré situation pareille ; mais il était encore plus satisfait de se sentir le pivot de la plus riche maison de commerce du Havre. Madame Dumay, petite américaine assez jolie, eut le chagrin de perdre tous ses enfants à leur naissance, et les malheurs de sa dernière couche la privèrent de l’espérance d’en avoir ; elle s’attacha donc aux deux demoiselles Mignon, avec autant d’amour que Dumay qui les eût préférées à ses enfants. Madame Dumay, qui devait le jour à des cultivateurs habitués à une vie économe, se contenta de deux mille quatre cents francs pour elle et son ménage. Ainsi, tous les ans, Dumay plaça deux mille et quelques cents francs de plus dans la maison Mignon. En examinant le bilan annuel, le patron grossissait le compte du caissier d’une gratification en harmonie avec les services. En 1824, le crédit du caissier se montait à cinquante-huit mille francs. Ce fut alors que Charles Mignon, comte de la Bastie, titre dont on ne parlait jamais, combla son caissier en le logeant au Chalet, où, dans ce moment, vivaient obscurément Modeste et sa mère.

L’état déplorable où se trouvait madame Mignon, que son mari avait laissée belle encore, a sa cause dans la catastrophe à laquelle l’absence de Charles était due. Le chagrin avait employé trois ans à {p. 131}   détruire cette douce Allemande ; mais c’était un de ces chagrins semblables à des vers logés au cœur d’un bon fruit. Le bilan de cette douleur est facile à chiffrer. Deux enfants, morts en bas âge, eurent un double ci-gît dans cette âme qui ne savait rien oublier. La captivité de Charles en Sibérie fut, pour cette femme aimante, la mort tous les jours. La catastrophe de la riche maison Wallenrod et la mort du pauvre banquier sur ses sacs vides, fut, au milieu des doutes de Bettina sur le sort de son mari, comme un coup suprême. La joie excessive de retrouver son Charles faillit tuer cette fleur allemande. Puis la seconde chute de l’Empire, l’expatriation projetée furent comme de nouveaux accès d’une même fièvre. Enfin, dix ans de prospérités continuelles, les amusements de sa maison, la première du Havre ; les dîners, les bals, les fêtes du négociant heureux, les somptuosités de la villa Mignon, l’immense considération, la respectueuse estime dont jouissait Charles, l’entière affection de cet homme, qui répondit par un amour unique à un unique amour, tout avait réconcilié cette pauvre femme avec la vie. Au moment où elle ne doutait plus, où elle entrevoyait un beau soir à sa journée orageuse, une catastrophe inconnue, enterrée au cœur de cette double famille et dont il sera bientôt question, avait été comme une sommation du malheur. En janvier 1826, au milieu d’une fête, quand le Havre tout entier désignait Charles Mignon pour son député, trois lettres, venues de New-York, de Paris et de Londres, avaient été comme autant de coups de marteau sur le palais de verre de la Prospérité. En dix minutes, la ruine avait fondu de ses ailes de vautour sur cet inouï bonheur, comme le froid sur la Grande Armée en 1812. En une seule nuit, passée à faire des comptes avec Dumay, Charles Mignon avait pris son parti. Toutes les valeurs, sans en excepter les meubles, suffisaient à tout payer. — Le Havre, avait dit le colonel au lieutenant, ne me verra pas à pied. Dumay, je prends tes soixante mille francs à six pour cent… — À trois, mon colonel. — À rien alors, avait répondu Charles Mignon péremptoirement. Je te ferai ta part dans mes nouvelles affaires. Le Modeste, qui n’est plus à moi, part demain, le capitaine m’emmène. Toi, je te charge de ma femme et de ma fille. Je n’écrirai jamais ! Pas de nouvelles, bonnes {p. 132}   nouvelles. Dumay, toujours lieutenant, n’avait pas fait à son colonel une seule question sur ses projets. — Je pense, avait-il dit à Latournelle d’un petit air entendu, que mon colonel a son plan fait. Le lendemain, il avait accompagné au petit jour son patron sur le navire le Modeste, partant pour Constantinople. Là, sur l’arrière du bâtiment, le Breton avait dit au Provençal : — Quels sont vos derniers ordres, mon colonel ? — Qu’aucun homme n’approche du Chalet ! s’était écrié le père en retenant mal une larme. Dumay ! garde-moi mon dernier enfant, comme me le garderait un boule-dogue. La mort à quiconque tenterait de débaucher ma seconde fille ! Ne crains rien, pas même l’échafaud, je t’y rejoindrais. — Mon colonel, faites vos affaires en paix. Je vous comprends. Vous retrouverez mademoiselle Modeste comme vous me la confiez, ou je serais mort ! Vous me connaissez et vous connaissez nos deux chiens des Pyrénées. On n’arrivera pas à votre fille. Pardon de vous dire tant de phrases ! Les deux militaires s’étaient jetés dans les bras l’un de l’autre comme deux hommes qui s’étaient appréciés en pleine Sibérie. Le jour même, le Courrier du Havre avait publié ce terrible, simple, énergique et honnête premier-Havre.

La maison Charles Mignon suspend ses payements. Mais les liquidateurs soussignés prennent l’engagement de payer toutes les créances passives. On peut, dès à présent, escompter aux tiers-porteurs les effets à terme. La vente des propriétés foncières couvre intégralement les comptes courants.
Cet avis est donné pour l’honneur de la maison et pour empêcher tout ébranlement du crédit sur la place du Havre.
Monsieur Charles Mignon est parti ce matin sur le Modeste pour l’Asie-Mineure, ayant laissé de pleins pouvoirs à l’effet de réaliser toutes les valeurs, même immobilières.
DUMAY (liquidateur pour les comptes de banque) ; LATOURNELLE, notaire (liquidateur pour les biens de ville et de campagne) ; GOBENHEIM (liquidateur pour les valeurs commerciales).

{p. 133}   Latournelle avait dû sa fortune à la bonté de monsieur Mignon, qui lui avait prêté cent mille francs, en 1817, pour acheter la plus belle Étude du Havre. Ce pauvre homme, sans moyens pécuniaires, premier clerc depuis dix ans, atteignait alors à l’âge de quarante ans et se voyait clerc pour le reste de ses jours. Il fut le seul dans tout le Havre dont le dévouement pût se comparer à celui de Dumay ; car Gobenheim profita de la liquidation pour continuer les relations et les affaires de monsieur Mignon, ce qui lui permit d’élever sa petite maison de banque. Pendant que des regrets unanimes se formulaient à la Bourse, sur le port, dans toutes les maisons ; quand le panégyrique d’un homme irréprochable, honorable et bienfaisant, remplissait toutes les bouches, Latournelle et Dumay, silencieux et actifs comme des fourmis, vendaient, réalisaient, payaient et liquidaient. Vilquin fit le généreux en achetant la villa, la maison de ville et une ferme. Aussi Latournelle profita-t-il de ce bon premier mouvement en arrachant un bon prix à Vilquin. On voulut visiter madame et mademoiselle Mignon ; mais elles avaient obéi à Charles en se réfugiant au Chalet, le matin même de son départ qui leur fut caché dans le premier moment. Pour ne pas se laisser ébranler par leur douleur, le courageux banquier avait embrassé sa femme et sa fille pendant leur sommeil. Il y eut trois cents cartes mises à la porte de la maison Mignon. Quinze jours après, l’oubli le plus profond, prophétisé par Charles, révélait à ces deux femmes la sagesse et la grandeur de la résolution ordonnée. Dumay fit représenter son maître à New-York, à Londres et à Paris. Il suivit la liquidation des trois maisons de banque auxquelles cette ruine était due, réalisa cinq cent mille francs de 1826 à 1828, le huitième de la fortune de Charles ; et, selon des ordres écrits pendant la nuit du départ, il les envoya dans le commencement de l’année 1828, par la maison Mongenod, à New-York, au compte de monsieur Mignon. Tout cela fut accompli militairement, excepté le prélèvement de trente mille francs pour les besoins personnels de madame et de mademoiselle Mignon que Charles avait recommandé de faire et que ne fit pas Dumay. Le Breton vendit sa maison de ville vingt mille francs, et les remit à madame Mignon, en pensant que, plus son colonel aurait de capitaux, plus promptement il reviendrait. — Faute de trente mille francs quelquefois on périt, avait-il dit à {p. 134}   Latournelle qui lui prit à sa valeur cette maison où les habitants du Chalet trouvaient toujours un appartement.

Tel fut, pour la célèbre maison Mignon du Havre, le résultat de la crise qui bouleversa, de 1825 à 1826, les principales places de commerce et qui causa, si l’on se souvient de ce coup de vent, la ruine de plusieurs banquiers de Paris, dont l’un présidait le Tribunal de Commerce. On comprend alors que cette chute immense, couronnant un règne bourgeois de dix années, avait pu être le coup de la mort pour Bettina Wallenrod, qui se vit encore une fois séparée de son mari, sans rien savoir d’une destinée en apparence aussi périlleuse, aussi aventureuse que l’exil en Sibérie ; mais le mal qui l’entraînait vers la tombe est à ces chagrins visibles ce qu’est aux chagrins ordinaires d’une famille l’enfant fatal qui la gruge et la dévore. La pierre infernale jetée au cœur de cette mère était une des pierres tumulaires du petit cimetière d’Ingouville, et sur laquelle on lit :

BETTINA-CAROLINE MIGNON,
Morte à vingt-deux ans.
PRIEZ POUR ELLE.
1827.

Cette inscription est pour la jeune fille ce qu’une épitaphe est pour beaucoup de morts, la table des matières d’un livre inconnu. Le livre, le voici dans son abrégé terrible qui peut expliquer le serment échangé dans les adieux du colonel et du lieutenant.

Un jeune homme, d’une charmante figure, appelé Georges d’Estourny, vint au Havre sous le vulgaire prétexte de voir la mer, et il y vit Caroline Mignon. Un soi-disant élégant de Paris n’est jamais sans quelques recommandations ; il fut donc invité, par l’intermédiaire d’un ami des Mignon, à une fête donnée à Ingouville. Devenu très-épris et de Caroline et de sa fortune, le Parisien entrevit une fin heureuse. En trois mois, il accumula tous les moyens de séduction, et enleva Caroline. Quand il a des filles, un père de famille ne doit pas plus laisser introduire un jeune homme chez lui sans le connaître, que laisser traîner des livres ou des journaux sans les avoir lus. L’innocence des filles est comme le lait que font tourner un coup de tonnerre, un vénéneux parfum, un temps chaud, un rien, un souffle même. En lisant la lettre d’adieu de sa {p. 135}   fille aînée, Charles Mignon fit partir aussitôt madame Dumay pour Paris. La famille allégua la nécessité d’un voyage subitement ordonné par le médecin de la maison qui trempa dans cette excuse nécessaire ; mais sans pouvoir empêcher le Havre de causer sur cette absence. — Comment, une jeune personne si forte, d’un teint espagnol, à chevelure de jais !… Elle ? poitrinaire !… — Mais, oui, l’on dit qu’elle a commis une imprudence. — Ah ! ah ! s’écriait un Vilquin. — Elle est revenue en nage d’une partie de cheval, et a bu à la glace ; du moins, voilà ce que dit le docteur Troussenard. Quand madame Dumay revint, les malheurs de la maison Mignon étaient consommés, personne ne fit plus attention à l’absence de Caroline ni au retour de la femme du caissier. Au commencement de l’année 1827, les journaux retentirent du procès de Georges d’Estourny, condamné pour de constantes fraudes au jeu par la Police correctionnelle. Ce jeune corsaire s’exila, sans s’occuper de mademoiselle Mignon, à qui la liquidation faite au Havre ôtait toute sa valeur. En peu de temps, Caroline apprit et son infâme abandon, et la ruine de la maison paternelle. Revenue dans un état de maladie affreux et mortel, elle s’éteignit, en peu de jours, au Chalet. Sa mort protégea du moins sa réputation. On crut assez généralement à la maladie alléguée par monsieur Mignon lors de la fuite de sa fille, et à l’ordonnance médicale qui dirigeait, disait-on, mademoiselle Caroline sur Nice. Jusqu’au dernier moment, la mère avait espéré conserver sa fille ! Bettina fut sa préférence, comme Modeste était celle de Charles. Il y avait quelque chose de touchant dans ces deux élections. Bettina fut tout le portrait de Charles, comme Modeste est celui de sa mère. Chacun des deux époux continuait son amour dans son enfant. Caroline, fille de la Provence, tint de son père et cette belle chevelure noire comme l’aile d’un corbeau qu’on admire chez les femmes du midi, et l’œil brun, fendu en amande, brillant comme une étoile, et le teint olivâtre, et la peau dorée d’un fruit velouté, le pied cambré, cette taille espagnole qui fait craquer les basquines. Aussi le père et la mère étaient-ils fiers de la charmante opposition que présentaient les deux sœurs. — Un diable et un ange ! disait-on sans malice, quoique ce fût une prophétie.

{p. 136}   Après avoir pleuré pendant un mois dans sa chambre où elle voulut rester sans voir personne, la pauvre Allemande en sortit les yeux malades. Avant de perdre la vue, elle était allée, malgré tous ses amis, contempler la tombe de Caroline. Cette dernière image resta colorée dans ses ténèbres, comme le spectre rouge du dernier objet vu brille encore, après qu’on a fermé les yeux par un grand jour. Après cet affreux, ce double malheur, Modeste devenue fille unique, sans que son père le sût, rendit Dumay, non pas plus dévoué, mais plus craintif que par le passé. Madame Dumay, folle de Modeste comme toutes les femmes privées d’enfant, l’accabla de sa maternité d’occasion, sans cependant méconnaître les ordres de son mari qui se défiait des amitiés féminines. La consigne était nette. — Si jamais un homme de quelque âge, de quelque rang que ce soit, avait dit Dumay, parle à Modeste, la lorgne, lui fait les yeux doux, c’est un homme mort, je lui brûle la cervelle et je vais me mettre à la disposition du Procureur du Roi, ma mort la sauvera peut-être. Si tu ne veux pas me voir couper le cou, remplace-moi bien auprès d’elle, pendant que je suis en ville. Depuis trois ans, Dumay visitait ses armes tous les soirs. Il paraissait avoir mis de moitié dans son serment les deux chiens des Pyrénées, deux animaux d’une intelligence supérieure ; l’un couchait à l’intérieur et l’autre était posté dans une petite cabane d’où il ne sortait pas et n’aboyait point ; mais l’heure où ces deux chiens auraient remué leurs mâchoires sur un quidam, eût été terrible !

On peut maintenant deviner la vie menée au Chalet par la mère et la fille. Monsieur et madame Latournelle, souvent accompagnés de Gobenheim, venaient à peu près tous les soirs tenir compagnie à leurs amis, et jouaient au whist. La conversation roulait sur les affaires du Havre, sur les petits événements de la vie de province. Entre neuf et dix heures du soir, on se quittait. Modeste allait coucher sa mère, elles faisaient leurs prières ensemble, elles se répétaient leurs espérances, elles parlaient du voyageur chéri. Après avoir embrassé sa mère, la fille rentrait dans sa chambre à dix heures. Le lendemain, Modeste levait sa mère avec les mêmes soins, les mêmes prières, les mêmes causeries. À la louange de Modeste, depuis le jour où la terrible infirmité vint ôter un sens à sa mère, elle s’en fit la femme de chambre, et déploya la même sollicitude, à tout instant, sans se lasser, sans y trouver de monotonie. Elle {p. 137}   fut sublime d’affection, à toute heure, d’une douceur rare chez les jeunes filles, et bien appréciée par les témoins de cette tendresse. Aussi, pour la famille Latournelle, pour monsieur et madame Dumay, Modeste était-elle au moral la perle que vous connaissez. Entre le déjeuner et le dîner, madame Mignon et madame Dumay faisaient, pendant les jours de soleil, une petite promenade jusques sur les bords de la mer, accompagnées de Modeste, car il fallait le secours de deux bras à la malheureuse aveugle. Un mois avant la scène, au milieu de laquelle cette explication fait comme une parenthèse, madame Mignon avait tenu conseil avec ses seuls amis, madame Latournelle, le notaire et Dumay, pendant que madame Dumay amusait Modeste par une longue promenade. — Écoutez, mes amis, avait dit l’aveugle, ma fille aime, je le sens, je le vois… Une étrange révolution s’est accomplie en elle, et je ne sais pas comment vous ne vous en êtes pas aperçus… — Nom d’un petit bonhomme ! s’était écrié le lieutenant. — Ne m’interrompez pas, Dumay. Depuis deux mois, Modeste prend soin d’elle, comme si elle devait aller à un rendez-vous. Elle est devenue excessivement difficile pour sa chaussure, elle veut faire valoir son pied, elle gronde madame Gobet, la cordonnière. Il en est de même avec sa couturière. En de certains jours, ma pauvre petite reste morne, attentive, comme si elle attendait quelqu’un ; sa voix a des intonations brèves comme si, quand on l’interroge, on la contrariait dans son attente, dans ses calculs secrets ; puis, si ce quelqu’un attendu est venu… — Nom d’un petit bonhomme ! — Asseyez-vous, Dumay, avait dit l’aveugle. Eh ! bien, Modeste est gaie ! Oh ! elle n’est pas gaie pour vous, vous ne saisissez pas ces nuances trop délicates pour des yeux occupés par le spectacle de la nature. Cette gaieté se trahit par les notes de sa voix, par des accents que je saisis, que j’explique. Modeste, au lieu de demeurer assise, songeuse, dépense une activité folle en mouvements désordonnés… Elle est heureuse, enfin ! Il y a des actions de grâce jusques dans les idées qu’elle exprime. Ah ! mes amis, je me connais au bonheur aussi bien qu’au malheur… Par le baiser que me donne ma pauvre Modeste, je devine ce qui se passe en elle : si elle a reçu ce qu’elle attend, ou si elle est inquiète. Il y a bien des nuances dans les baisers, même dans ceux d’une fille innocente, car Modeste est l’innocence même, mais, c’est comme une innocence instruite. Si je {p. 138}   suis aveugle, ma tendresse est clairvoyante, et je vous engage à surveiller ma fille. Dumay devenu féroce, le notaire en homme qui veut trouver le mot d’une énigme, madame Latournelle en duègne trompée, madame Dumay qui partagea les craintes de son mari, se firent alors les espions de Modeste. Modeste ne fut pas quittée un instant. Dumay passa les nuits sous les fenêtres, caché dans son manteau comme un jaloux Espagnol ; mais il ne put, armé de sa sagacité de militaire, saisir aucun indice accusateur. À moins d’aimer les rossignols du parc Vilquin, ou quelque prince Lutin, Modeste n’avait pu voir personne, n’avait pu recevoir ni donner aucun signal. Madame Dumay, qui ne se coucha qu’après avoir vu Modeste endormie, plana sur les chemins du haut du Chalet avec une attention égale à celle de son mari. Sous les regards de ces quatre argus, l’irréprochable enfant, dont les moindres mouvements furent étudiés, analysés, fut si bien acquittée de toute criminelle conversation, que les amis taxèrent madame Mignon de folie, de préoccupation. Madame Latournelle, qui conduisait elle-même à l’église et qui en ramenait Modeste, fut chargée de dire à la mère qu’elle s’abusait sur sa fille. — Modeste, fit-elle alors observer, est une jeune personne très-exaltée, elle se passionne pour les poésies de celui-ci, pour la prose de celui-là. Vous n’avez pas pu juger de l’impression qu’a produite sur elle cette symphonie de bourreau (mot de Butscha qui prêtait de l’esprit à fonds perdu à sa bienfaitrice), appelée le Dernier jour d’un Condamné ; mais elle me paraissait folle avec ses admirations pour ce monsieur Hugo. Je ne sais pas où ces gens-là (Victor Hugo, Lamartine, Byron sont ces gens-là pour les madame Latournelle) vont prendre leurs idées. La petite m’a parlé de Child-Harold, je n’ai pas voulu en avoir le démenti, j’ai eu la simplicité de me mettre à lire cela pour pouvoir en raisonner avec elle. Je ne sais pas s’il faut attribuer cet effet à la traduction ; mais le cœur me tournait, les yeux me papillotaient, je n’ai pas pu continuer. Il y a là des comparaisons qui hurlent : des rochers qui s’évanouissent, les laves de la guerre !… Enfin, comme c’est un Anglais qui voyage, on doit s’attendre à des bizarreries, mais cela passe la permission. On se croit en Espagne, et il vous met dans les nuages, au-dessus des Alpes, il fait parler les torrents et les étoiles ; et, puis, il y a trop de vierges !… c’en est impatientant ! Enfin, après {p. 139}   les campagnes de Napoléon, nous avons assez des boulets enflammés, de l’airain sonore qui roulent de page en page. Modeste m’a dit que tout ce pathos venait du traducteur et qu’il fallait lire l’anglais. Mais, je n’irai pas apprendre l’anglais pour lord Byron, quand je ne l’ai pas appris pour Exupère. Je préfère de beaucoup les romans de Ducray-Duminil à ces romans anglais ! Moi je suis trop Normande pour m’amouracher de tout ce qui vient de l’étranger, et surtout de l’Angleterre… Madame Mignon, malgré son deuil éternel, n’avait pu s’empêcher de sourire à l’idée de madame Latournelle lisant Child-Harold. La sévère notaresse accepta ce sourire comme une approbation de ses doctrines. — Ainsi donc, vous prenez, ma chère madame Mignon, les fantaisies de Modeste, les effets de ses lectures pour des amourettes. Elle a vingt ans. À cet âge, on s’aime soi-même. On se pare pour se voir parée. Moi, je mettais à feu ma pauvre petite sœur un chapeau d’homme, et nous jouions au monsieur… Vous avez eu, vous, à Francfort, une jeunesse heureuse ; mais, soyons justes ?… Modeste est ici, sans aucune distraction. Malgré la complaisance avec laquelle ses moindres désirs sont accueillis, elle se sait gardée, et la vie qu’elle mène offrirait peu de plaisir à une jeune fille qui n’aurait pas trouvé comme elle des divertissements dans les livres. Allez, elle n’aime personne que vous… Tenez-vous pour très-heureuse de ce qu’elle se passionne pour les corsaires de lord Byron, pour les héros de roman de Walter Scott, pour vos Allemands, les comtes d’Egmont, Werther, Schiller et autres Err. — Eh ! bien, madame ?… avait dit respectueusement Dumay effrayé du silence de madame Mignon. — Modeste n’est pas seulement amoureuse, elle aime quelqu’un ! avait répondu la mère obstinément. — Madame, il s’agit de ma vie, et vous trouverez bon, non pas à cause de moi, mais de ma pauvre femme, de mon colonel et de vous, que je cherche à savoir qui de la mère ou du chien de garde se trompe… — C’est vous, Dumay ! Ah ! si je pouvais regarder ma fille !… avait dit la pauvre aveugle. — Mais qui peut-elle aimer ? avait répondu madame Latournelle. Quant à nous, je réponds de mon Exupère. — Ce ne saurait être Gobenheim que, depuis le départ du {p. 140}   colonel, nous voyons à peine neuf heures par semaine, dit Dumay. D’ailleurs il ne pense pas à Modeste, cet écu de cent sous fait homme ! Son oncle Gobenheim-Keller lui a dit : « Deviens assez riche pour épouser une Keller. » Avec ce programme, il n’y a pas à craindre qu’il sache de quel sexe est Modeste. Voilà tout ce que nous voyons d’hommes ici. Je ne compte pas Butscha, pauvre petit bossu, je l’aime, il est votre Dumay, madame, dit-il à la notaresse. Butscha sait très-bien qu’un regard jeté sur Modeste lui vaudrait une trempée à la mode de Vannes… Pas une âme n’a de communication avec nous. Madame Latournelle qui, depuis votre… votre malheur, vient chercher Modeste pour aller à l’église et l’en ramène, l’a bien observée, ces jours-ci, durant la messe, et n’a rien vu de suspect autour d’elle. Enfin, s’il faut vous tout dire, j’ai ratissé moi-même les allées autour de la maison depuis un mois, et je les ai retrouvées le matin sans traces de pas… — Les râteaux ne sont ni chers ni difficiles à manier, avait dit la fille de l’Allemagne. — Et les chiens ?… avait demandé Dumay. — Les amoureux savent leur trouver des philtres, avait répondu madame Mignon. — Ce serait à me brûler la cervelle, si vous aviez raison, car je serais enfoncé !… s’était écrié Dumay. — Et pourquoi, Dumay ? — Eh ! madame, je ne soutiendrais pas le regard du colonel s’il ne retrouvait pas sa fille, surtout maintenant qu’elle est unique, aussi pure, aussi vertueuse qu’elle était quand, sur le vaisseau, il m’a dit : — Que la peur de l’échafaud ne t’arrête pas, Dumay, quand il s’agira de l’honneur de Modeste ! — Je vous reconnais bien là tous les deux ! avait dit madame Mignon pleine d’attendrissement. — Je gagerais mon salut éternel, que Modeste est pure comme elle l’était dans sa barcelonette, avait dit madame Dumay. — Oh ! je le saurai, avait répliqué Dumay, si madame la comtesse veut me permettre d’essayer d’un moyen, car les vieux troupiers se connaissent en stratagèmes. — Je vous permets tout ce qui pourra nous éclairer sans nuire à notre dernier enfant. — Et, comment feras-tu, Anne ?… avait demandé madame Dumay, pour savoir le secret d’une jeune fille, quand il est si bien gardé. {p. 141}   — Obéissez-moi bien tous, s’était écrié le lieutenant, j’ai besoin de tout le monde.

Ce précis rapide, qui, développé savamment, aurait fourni tout un tableau de mœurs (combien de familles peuvent y reconnaître les événements de leur vie), suffit à faire comprendre l’importance des petits détails donnés sur les êtres et les choses pendant cette soirée où le vieux militaire avait entrepris de lutter avec une jeune fille, et de faire sortir du fond de ce cœur un amour observé par une mère aveugle.

Une heure se passa dans un calme effrayant, interrompu par les phrases hiéroglyphiques des joueurs de whist. — Pique ! — Atout ! — Coupe ! — Avons-nous les honneurs ? — Deux de tri (sic) ! — À huit ! — À qui à donner ? Phrases qui constituent aujourd’hui les grandes émotions de l’aristocratie européenne. Modeste travaillait sans s’étonner du silence gardé par sa mère. Le mouchoir de madame Mignon glissa de dessus son jupon à terre, Butscha se précipita pour le ramasser ; il se trouva près de Modeste et lui dit à l’oreille : — Prenez garde !… en se relevant. Modeste leva sur le nain des yeux étonnés dont les rayons, comme épointés, le remplirent d’une joie ineffable. — Elle n’aime personne ! se dit le pauvre bossu qui se frotta les mains à s’arracher l’épiderme. En ce moment Exupère se précipita dans le parterre, dans la maison, tomba dans le salon comme un ouragan, et dit à l’oreille de Dumay : — Voici le jeune homme ! Dumay se leva, sauta sur ses pistolets et sortit.

— Ah ! mon Dieu ! Et s’il le tue ?… s’écria madame Dumay qui fondit en larmes.

— Mais que se passe-t-il donc ? demanda Modeste en regardant ses amis d’un air candide et sans aucun effroi.

— Mais il s’agit d’un jeune homme qui tourne autour du Chalet !… s’écria madame Latournelle.

— Eh ! bien, reprit Modeste, pourquoi donc Dumay le tuerait-il ?…

— Sancta simplicita !… dit Butscha qui contempla aussi fièrement son patron qu’Alexandre regarde Babylone dans le tableau de Lebrun.

{p. 142}   — Où vas-tu, Modeste ? demanda la mère à sa fille qui s’en allait.

— Tout préparer pour votre coucher, maman, répondit Modeste d’une voix aussi pure que le son d’un harmonica.

— Vous n’avez pas fait vos frais ! dit le nain à Dumay quand il rentra.

— Modeste est sage comme la vierge de notre autel, s’écria madame Latournelle.

— Ah ! mon Dieu ! de telles émotions me brisent, dit le caissier, et je suis cependant bien fort.

— Je veux perdre vingt-cinq sous, si je comprends un mot à tout ce que vous faites ce soir, dit Gobenheim, vous m’avez l’air d’être fous.

— Il s’agit cependant d’un trésor, dit Butscha qui se haussa sur la pointe de ses pieds pour arriver à l’oreille de Gobenheim.

— Malheureusement, Dumay, j’ai la presque certitude de ce que je vous ai dit, répéta la mère.

— C’est maintenant à vous, madame, dit Dumay d’une voix calme, à nous prouver que nous avons tort.

En voyant qu’il ne s’agissait que de l’honneur de Modeste, Gobenheim prit son chapeau, salua, sortit, en emportant dix sous, et regardant tout nouveau rubber comme impossible.

— Exupère et toi, Butscha, laissez-nous, dit madame Latournelle. Allez au Havre, vous arriverez encore à temps pour voir une pièce, je vous paye le spectacle.

Quand madame Mignon fut seule entre ses quatre amis, madame Latournelle, après avoir regardé Dumay, qui, Breton, comprenait l’entêtement de la mère, et son mari qui jouait avec les cartes, se crut autorisée à prendre la parole.

— Madame Mignon, voyons ? quel fait décisif a frappé votre entendement ?

— Eh ! ma bonne amie, si vous étiez musicienne, vous auriez entendu déjà, comme moi, le langage de Modeste quand elle parle d’amour.

Le piano des deux demoiselles Mignon, se trouvait dans le peu de meubles à l’usage des femmes qui furent apportés de la maison de ville au Chalet. Modeste avait conjuré quelquefois ses ennuis en étudiant sans maître. Née musicienne, elle jouait pour égayer sa mère. Elle chantait naturellement, et répétait les airs allemands {p. 143}   que sa mère lui apprenait. De ces leçons, de ces efforts, il en était résulté ce phénomène, assez ordinaire chez les natures poussées par la vocation, que, sans le savoir, Modeste composait, comme on peut composer sans connaître l’harmonie, des cantilènes purement mélodiques. La mélodie est, à la musique, ce que l’image et le sentiment sont à la poésie, une fleur qui peut s’épanouir spontanément. Aussi les peuples ont-ils eu des mélodies nationales avant l’invention de l’harmonie. La botanique est venue après les fleurs. Ainsi Modeste, sans rien avoir appris du métier de peintre, que ce qu’elle avait vu faire à sa sœur quand sa sœur lavait des aquarelles, devait rester charmée et abattue devant un tableau de Raphaël, de Titien, de Rubens, de Murillo, de Rembrandt, d’Albert Durer et d’Holbein, c’est-à-dire devant le beau idéal de chaque pays. Or, depuis un mois surtout, Modeste se livrait à des chants de rossignol, à des tentatives, dont le sens, dont la poésie avait éveillé l’attention de sa mère, assez surprise de voir Modeste acharnée à la composition, essayant des airs sur des paroles inconnues.

— Si vos soupçons n’ont pas d’autre base, dit Latournelle à madame Mignon, je plains votre susceptibilité.

— Quand les jeunes filles de la Bretagne chantent, dit Dumay redevenu sombre, l’amant est bien près d’elles.

— Je vous ferai surprendre Modeste improvisant, dit la mère, et vous verrez !…

— Pauvre enfant, dit madame Dumay ; mais si elle savait nos inquiétudes, elle serait désespérée, et nous dirait la vérité, surtout en apprenant de quoi il s’agit pour Dumay.

— Demain, mes amis, je questionnerai ma fille, dit madame Mignon, et peut-être obtiendrai-je plus par la tendresse que vous par la ruse…

La comédie de la Fille mal gardée se jouait-elle, là comme partout et comme toujours, sans que ces honnêtes Bartholo, ces espions dévoués, ces chiens des Pyrénées si vigilants, eussent pu flairer, deviner, apercevoir l’amant, l’intrigue, la fumée du feu ?… Ceci n’était pas le résultat d’un défi entre des gardiens et une prisonnière, entre le despotisme du cachot et la liberté du détenu, mais l’éternelle répétition de la première scène jouée au lever du rideau de la Création : Ève dans le paradis. Qui, maintenant, de la mère ou du chien de garde avait raison ? Aucune des personnes qui entouraient Modeste ne pouvait {p. 144}   comprendre ce cœur de jeune fille, car l’âme et le visage étaient en harmonie, croyez-le bien ! Modeste avait transporté sa vie dans un monde, aussi nié de nos jours que le fut celui de Christophe Colomb au seizième siècle. Heureusement, elle se taisait, autrement elle eût5 paru folle. Expliquons, avant tout, l’influence du passé sur Modeste.

Deux événements avaient à jamais formé l’âme comme ils avaient développé l’intelligence de cette jeune fille. Avertis par la catastrophe arrivée à Bettina, monsieur et madame Mignon résolurent, avant leur désastre, de marier Modeste. Ils avaient fait choix du fils d’un riche banquier, un Hambourgeois établi au Havre depuis 1815, leur obligé d’ailleurs. Ce jeune homme, nommé Francisque Althor, le dandy du Havre, doué de la beauté vulgaire dont se paient les bourgeois, ce que les Anglais appellent un mastok (de bonnes grosses couleurs, de la chair, une membrure carrée), abandonna si bien sa fiancée au moment du désastre, qu’il n’avait plus revu ni Modeste, ni madame Mignon, ni les Dumay. Latournelle s’étant hasardé à questionner le papa Jacob Althor à ce sujet, l’Allemand avait haussé les épaules en répondant : — Je ne sais pas ce que vous voulez dire ! Cette réponse, rapportée à Modeste afin de lui donner de l’expérience, fut une leçon d’autant mieux comprise que Latournelle et Dumay firent des commentaires assez étendus sur cette ignoble trahison. Les deux filles de Charles Mignon, en enfants gâtés, montaient à cheval, avaient des chevaux, des gens, et jouissaient d’une liberté fatale. En se voyant à la tête d’un amoureux officiel, Modeste avait laissé Francisque lui baiser les mains, la prendre par la taille pour lui aider à monter à cheval ; elle accepta de lui des fleurs, de ces menus témoignages de tendresse qui encombrent toutes les cours faites à des prétendues ; elle lui avait brodé une bourse en croyant à ces espèces de liens, si forts pour les belles âmes, des fils d’araignée pour les Gobenheim, les Vilquin et les Althor. Au printemps qui suivit l’établissement de madame et de mademoiselle Mignon au Chalet, Francisque Althor vint dîner chez les Vilquin. En voyant Modeste par-dessus le mur du boulingrin, il détourna la tête. Six semaines après, il épousa mademoiselle Vilquin, l’aînée. Modeste, belle, jeune, de haute naissance, apprit ainsi qu’elle n’avait été, pendant trois mois, que mademoiselle Million. La pauvreté connue de Modeste fut donc une sentinelle qui {p. 145}   défendit les approches du Chalet, aussi bien que la prudence des Dumay, que la vigilance du ménage Latournelle. On ne parlait de mademoiselle Mignon que pour l’insulter par des : — Pauvre fille, que deviendra-t-elle ? elle coiffera sainte Catherine. — Quel sort ! avoir vu tout le monde à ses pieds, avoir eu la chance d’épouser le fils Althor et se trouver sans personne qui veuille d’elle. — Avoir connu la vie la plus luxueuse, ma chère, et tomber dans la misère ! Et qu’on ne croie pas que ces insultes fussent secrètes et seulement devinées par Modeste ; elle les écouta, plus d’une fois, dites par des jeunes gens, par des jeunes personnes du Havre, en promenade à Ingouville ; et qui, sachant madame et mademoiselle Mignon logées au Chalet, parlaient d’elles en passant devant cette jolie habitation. Quelques amis des Vilquin s’étonnaient souvent que ces deux femmes eussent voulu vivre au milieu des créations de leur ancienne splendeur. Modeste entendit souvent derrière ses persiennes fermées, des insolences de ce genre. — Je ne sais pas comment elles peuvent demeurer là ! se disait-on en tournant autour du boulingrin, et peut-être pour aider les Vilquin à chasser leurs locataires. — De quoi vivent-elles ? Que peuvent-elles faire là ?… — La vieille est devenue aveugle ! — Mademoiselle Mignon est-elle restée jolie ? Ah ! elle n’a plus de chevaux ! Était-elle fringante ?… En entendant ces farouches sottises de l’Envie, qui s’élance, baveuse et hargneuse, jusque sur le passé, bien des jeunes filles eussent senti leur sang les rougir jusqu’au front ; d’autres eussent pleuré, quelques-unes auraient éprouvé des mouvements de rage ; mais Modeste souriait comme on sourit au théâtre en entendant des acteurs. Sa fierté ne descendait pas jusqu’à la hauteur où ces paroles, parties d’en bas, arrivaient.

L’autre événement fut plus grave encore que cette lâcheté mercantile. Bettina-Caroline était morte entre les bras de Modeste, qui garda sa sœur avec le dévouement de l’adolescence, avec la curiosité d’une imagination vierge. Les deux sœurs, par le silence des nuits, échangèrent bien des confidences. De quel intérêt dramatique Bettina n’était-elle pas revêtue aux yeux de son {p. 146}   innocente sœur ? Bettina connaissait la passion par le malheur seulement, elle mourait pour avoir aimé. Entre deux jeunes filles, tout homme, quelque scélérat qu’il soit, reste un amant. La passion est ce qu’il y a de vraiment absolu dans les choses humaines, elle ne veut jamais avoir tort. Georges d’Estourny, joueur, débauché, coupable, se dessinait toujours dans le souvenir de ces deux filles comme le dandy parisien des fêtes du Havre, lorgné par toutes les femmes (Bettina crut l’enlever à la coquette madame Vilquin), enfin comme l’amant heureux de Bettina. L’adoration chez une jeune fille est plus forte que toutes les réprobations sociales. Aux yeux de Bettina, la Justice avait été trompée : comment avoir pu condamner un jeune homme par qui elle s’était vue aimée pendant six mois, aimée à la passion dans la mystérieuse retraite où Georges la cacha dans Paris, pour y conserver, lui, sa liberté. Bettina mourante avait donc inoculé l’amour à sa sœur. Ces deux filles avaient souvent causé de ce grand drame de la passion que l’imagination agrandit encore, et la morte avait emporté dans sa tombe la pureté de Modeste, en la laissant sinon instruite, au moins dévorée de curiosité. Néanmoins le remords avait enfoncé trop souvent ses dents aiguës au cœur de Bettina pour qu’elle épargnât les avis à sa sœur. Au milieu de ses aveux, jamais elle n’avait manqué de prêcher Modeste, de lui recommander une obéissance absolue à la famille. Elle avait supplié sa sœur, la veille de sa mort, de se souvenir de ce lit trempé de pleurs, et de ne pas imiter une conduite que tant de souffrances expiaient à peine. Bettina s’accusa d’avoir attiré la foudre sur la famille, elle mourut au désespoir de n’avoir pas reçu le pardon de son père. Malgré les consolations de la Religion attendrie par tant de repentir, Bettina ne s’endormit pas sans crier au moment suprême : Mon père ! mon père ! d’un ton de voix déchirant. — Ne donne pas ton cœur sans ta main, avait dit Caroline à Modeste une heure avant sa mort, et surtout n’accueille aucun hommage sans l’aveu de notre mère ou de papa… Ces paroles, si touchantes dans leur vérité textuelle, dites au milieu de l’agonie, eurent d’autant plus de retentissement dans l’intelligence de Modeste, que Bettina lui dicta le plus solennel serment. Cette pauvre fille, clairvoyante comme un prophète, tira de dessous son chevet un anneau, sur lequel elle avait fait graver au Havre par sa fidèle servante, Françoise Cochet : Pense à Bettina ! 1827, à6 la place de quelque devise. Quelques instants avant de rendre le {p. 147}   dernier soupir, elle mit au doigt de sa sœur cette bague en la priant de l’y garder jusqu’à son mariage. Ce fut donc, entre ces deux filles, un étrange assemblage de remords poignants et de peintures naïves de la rapide saison à laquelle avaient succédé si promptement les bises mortelles de l’abandon ; mais où les pleurs, les regrets, les souvenirs furent toujours dominés par la terreur du mal.

Et cependant, ce drame de la jeune fille séduite et revenant mourir d’une horrible maladie sous le toit d’une élégante misère, le désastre paternel, la lâcheté du gendre des Vilquin, la cécité produite par la douleur de sa mère, ne répondent encore qu’aux surfaces offertes par Modeste, et dont se contentent les Dumay, les Latournelle, car aucun dévouement ne peut remplacer la mère ! Cette vie monotone dans ce Chalet coquet, au milieu de ces belles fleurs cultivées par Dumay, ces habitudes à mouvements réguliers comme ceux d’une horloge ; cette sagesse provinciale, ces parties de cartes auprès desquelles on tricotait, ce silence interrompu seulement par les mugissements de la mer aux équinoxes ; cette tranquillité monastique cachait la vie la plus orageuse, la vie par les idées, la vie du Monde Spirituel. On s’étonne quelquefois des fautes commises par des jeunes filles ; mais il n’existe pas alors près d’elles7 une mère aveugle pour frapper de son bâton sur un cœur vierge, creusé par les souterrains de la Fantaisie. Les Dumay dormaient, quand Modeste ouvrait sa fenêtre, en imaginant qu’il pouvait passer un homme, l’homme de ses rêves, le cavalier attendu qui la prendrait en croupe, en essuyant le feu de Dumay. Abattue après la mort de sa sœur, Modeste s’était jetée en des lectures continuelles, à s’en rendre idiote. Élevée à parler deux langues, elle possédait aussi bien l’allemand que le français ; puis, elle et sa sœur avaient appris l’anglais par madame Dumay. Modeste, peu surveillée en ceci par des gens sans instruction, donna pour pâture à son âme les chefs-d’œuvre modernes des trois littératures anglaise, allemande et française. Lord Byron, Gœthe, Schiller, Walter-Scott, Hugo, Lamartine, Crabbe, Moore, les grands ouvrages du dix-septième et du dix-huitième siècles, l’Histoire et le Théâtre, le Roman depuis Rabelais jusqu’à Manon Lescaut, depuis les Essais de Montaigne jusqu’à Diderot, depuis les Fabliaux jusqu’à la Nouvelle Héloïse, la pensée de trois pays meubla d’images confuses cette tête sublime de naïveté froide, de virginité contenue, d’où s’élança brillante, armée, sincère et forte, une admiration {p. 148}   absolue pour le génie. Pour Modeste, un livre nouveau fut un grand événement ; heureuse d’un chef-d’œuvre à effrayer madame Latournelle, ainsi qu’on l’a vu ; contristée quand l’ouvrage ne lui ravageait pas le cœur. Un lyrisme intime bouillonna dans cette âme pleine des belles illusions de la jeunesse. Mais, de cette vie flamboyante, aucune lueur n’arrivait à la surface, elle échappait et au lieutenant Dumay et à sa femme, comme aux Latournelle ; mais les oreilles de la mère aveugle en entendirent les pétillements. Le dédain profond que Modeste conçut alors de tous les hommes ordinaires imprima bientôt à sa figure je ne sais quoi de fier, de sauvage qui tempéra sa naïveté germanique, et qui s’accorde d’ailleurs avec un détail de sa physionomie. Les racines de ses cheveux plantés en pointe au dessus du front semblent continuer le léger sillon déjà creusé par la pensée entre les sourcils, et rendent ainsi cette expression de sauvagerie peut-être un peu trop forte. La voix de cette charmante enfant, qu’avant son départ Charles appelait sa petite babouche de Salomon, à cause de son esprit, avait gagné la plus précieuse flexibilité à l’étude de trois langues. Cet avantage est encore rehaussé par un timbre à la fois suave et frais qui frappe autant le cœur que l’oreille. Si la mère ne pouvait voir l’espérance d’une haute destinée écrite sur le front, elle étudia les transitions de la puberté de l’âme dans les accents de cette voix amoureuse. À la période affamée de ses lectures, succéda, chez Modeste, le jeu de cette étrange faculté donnée aux imaginations vives de se faire acteur dans une vie arrangée comme dans un rêve ; de se représenter les choses désirées avec une impression si mordante qu’elle touche à la réalité, de jouir enfin par la pensée, de dévorer tout jusqu’aux années, de se marier, de se voir vieux, d’assister à son convoi comme Charles-Quint, de jouer enfin en soi-même la comédie de la vie, et, au besoin celle de la mort. Modeste jouait, elle, la comédie de l’amour. Elle se supposait adorée à ses souhaits, en passant par toutes les phases sociales. Devenue l’héroïne d’un roman noir, elle aimait, soit le bourreau, soit quelque scélérat qui finissait sur l’échafaud, ou, comme sa sœur, un jeune élégant sans le sou qui n’avait de démêlés qu’avec la Sixième Chambre. Elle se supposait courtisane, et se moquait des hommes au milieu de fêtes continuelles, comme Ninon. Elle menait tour à tour la vie d’une aventurière, ou celle d’une actrice applaudie, épuisant les hasards de Gil Blas et les triomphes des Pasta, des Malibran, des Florine. {p. 149}   Lassée d’horreurs, elle revenait à la vie réelle. Elle se mariait avec un notaire, elle mangeait le pain bis d’une vie honnête, elle se voyait en madame Latournelle. Elle acceptait une existence pénible, elle supportait les tracas d’une fortune à faire ; puis, elle recommençait les romans : elle était aimée pour sa beauté ; le fils de pair de France, jeune homme excentrique, artiste, devinait son cœur, et reconnaissait l’étoile que le génie des Staël avait mis à son front. Enfin, son père revenait riche à millions. Autorisée par son expérience, elle soumettait ses amants à des épreuves, ou elle gardait son indépendance, elle possédait un magnifique château, des gens, des voitures, tout ce que le luxe a de plus curieux, et elle mystifiait ses prétendus jusqu’à ce qu’elle eût quarante ans, âge auquel elle prenait un parti. Cette édition des Mille et une Nuits, tirée à un exemplaire, dura près d’une année, et fit connaître à Modeste la satiété par la pensée. Elle tint trop souvent la vie dans le creux de sa main, elle se dit philosophiquement et avec trop d’amertume8, avec trop de sérieux et trop souvent : — Eh ! bien, après ?… pour ne pas se plonger jusqu’à la ceinture en ce profond dégoût dans lequel tombent les hommes de génie empressés de s’en retirer par les immenses travaux de l’œuvre à laquelle ils se vouent. N’était sa riche nature, sa jeunesse, Modeste serait allée dans un cloître. Cette satiété jeta cette fille, encore trempée de Grâce catholique dans l’amour du bien, dans l’infini du ciel. Elle conçut la Charité comme occupation de la vie ; mais elle rampa dans des tristesses mornes en ne se trouvant plus de pâture pour la Fantaisie tapie en son cœur, comme un insecte venimeux au fond d’un calice. Et elle cousait tranquillement des brassières pour les enfants des pauvres femmes ! Et elle écoutait d’un air distrait les gronderies de monsieur Latournelle qui reprochait à monsieur Dumay de lui avoir coupé une treizième carte, ou de lui avoir tiré son dernier atout. La foi poussa Modeste dans une singulière voie. Elle imagina qu’en devenant irréprochable, catholiquement parlant, elle arriverait à un tel état de sainteté, que Dieu l’écouterait et accomplirait ses désirs. — La foi, selon Jésus-Christ, peut transporter des montagnes, le Sauveur a traîné son apôtre sur le lac de Tibériade ; mais, moi, je ne demande à Dieu qu’un mari, se dit-elle, c’est bien plus facile que d’aller me promener sur la mer. {p. 150}   Elle jeûna tout un carême, et resta sans commettre le moindre péché ; puis, elle se dit, qu’en sortant de l’église, tel jour elle rencontrerait un beau jeune homme digne d’elle, que sa mère pourrait agréer, et qui la suivrait amoureux fou. Le jour où elle avait assigné Dieu, à cette fin d’avoir à lui envoyer un ange, elle fut suivie obstinément par un pauvre assez dégoûtant, il pleuvait à verse, et il ne se trouvait pas un seul jeune homme dehors. Elle alla se promener sur le port, y voir débarquer des Anglais, mais ils amenaient tous des Anglaises, presque aussi belles que Modeste qui n’aperçut pas le moindre Child-Harold égaré. Dans ce temps-là, les pleurs la gagnaient quand elle s’asseyait en Marius sur les ruines de ses fantaisies. Un jour où elle avait cité Dieu pour la troisième fois, elle crut que l’élu de ses rêves était venu dans l’église, elle contraignit madame Latournelle à regarder à chaque pilier, imaginant qu’il se cachait par délicatesse. De ce coup, elle destitua Dieu de toute puissance. Elle faisait souvent des conversations avec cet amant imaginaire, en inventant les demandes et les réponses, et elle lui donnait beaucoup d’esprit.

L’excessive ambition de son cœur, cachée dans ces romans, fut donc la cause de cette sagesse tant admirée par les bonnes gens qui gardaient Modeste ; ils auraient pu lui amener beaucoup de Francisque Althor et de Vilquin fils, elle ne se serait pas baissée jusqu’à ces manants. Elle voulait purement et simplement un homme de génie, le talent lui semblait peu de chose, de même qu’un avocat n’est rien pour la fille qui se rabat à un ambassadeur. Aussi ne désirait-elle la richesse que pour la jeter aux pieds de son idole. Le fonds d’or sur lequel se détachèrent les figures de ses rêves, était moins riche encore que son cœur plein des délicatesses de la femme, car sa pensée dominante fut de rendre heureux et riche, un Tasse, un Milton, un Jean-Jacques Rousseau, un Murat, un Christophe Colomb. Les malheurs vulgaires émouvaient peu cette âme qui voulait éteindre les bûchers de ces martyrs souvent ignorés de leur vivant. Modeste avait soif des souffrances innommées, des grandes douleurs de la pensée. Tantôt, elle composait les baumes, elle inventait les recherches, les musiques, les mille moyens par lesquels elle aurait calmé la féroce misanthropie de Jean-Jacques. Tantôt, elle se supposait la femme de lord Byron, et devinait presque son dédain du réel en se faisant fantasque autant que la poésie de Manfred, et ses doutes en en faisant un catholique. Modeste {p. 151}   reprochait la mélancolie de Molière à toutes les femmes du dix-septième siècle. — Comment n’accourt-il pas, se demandait-elle, vers chaque homme de génie, une femme aimante, riche, belle qui se fasse son esclave comme dans Lara, le page mystérieux ? Elle avait, vous le voyez, bien compris le pianto que le poète anglais a chanté par le personnage de Gulnare. Elle admirait beaucoup l’action de cette jeune Anglaise qui vint se proposer à Crébillon fils, et qu’il épousa. L’histoire de Sterne et d’Éliza Draper fit sa vie et son bonheur pendant quelques mois. Devenue en idée l’héroïne d’un roman pareil, plus d’une fois elle étudia le rôle sublime d’Éliza. L’admirable sensibilité, si gracieusement exprimée dans cette correspondance, mouilla ses yeux des larmes qui manquèrent, dit-on, dans les yeux du plus spirituel des auteurs anglais.

Modeste vécut donc encore quelque temps par la compréhension, non-seulement des œuvres, mais encore du caractère de ses auteurs favoris. Goldsmith, l’auteur d’Obermann, Charles Nodier, Maturin, les plus pauvres, les plus souffrants étaient ses dieux ; elle devinait leurs douleurs, elle s’initiait à ces dénûments entremêlés de contemplations célestes, elle y versait les trésors de son cœur ; elle se voyait l’auteur du bien-être matériel de ces artistes, martyrs de leurs facultés. Cette noble compatissance, cette intuition des difficultés du travail, ce culte du talent est une des plus rares fantaisies qui jamais aient voleté dans des âmes de femme. C’est d’abord comme un secret entre la femme et Dieu ; car là rien d’éclatant, rien de ce qui flatte la vanité, cet auxiliaire si puissant des actions en France. De cette troisième période d’idées, naquit chez Modeste un violent désir de pénétrer au cœur d’une de ces existences anormales, de connaître les ressorts de la pensée, les malheurs intimes du génie, et ce qu’il veut, et ce qu’il est. Ainsi, chez elle, les coups de tête de la Fantaisie, les voyages de son âme dans le vide, les pointes poussées dans les ténèbres de l’avenir, l’impatience d’un amour en bloc à porter sur un point, la noblesse de ses idées quant à la vie, le parti pris de souffrir dans une sphère élevée au lieu de barboter dans les marais d’une vie de province, comme avait fait sa mère, l’engagement qu’elle maintenait avec elle-même de ne pas faillir, de respecter le foyer paternel et de n’y apporter que de la joie, tout ce monde de sentiments se produisit enfin sous une forme. Modeste {p. 152}   voulut être la compagne d’un poète, d’un artiste, d’un homme enfin supérieur à la foule des hommes ; mais elle voulut le choisir, ne lui donner son cœur, sa vie, son immense tendresse dégagée des ennuis de la passion, qu’après l’avoir soumis à une étude approfondie. Ce joli roman, elle commença par en jouir. La tranquillité la plus profonde régna dans son âme. Sa physionomie se colora doucement. Elle devint la belle et sublime image de l’Allemagne que vous avez vue, la gloire du Chalet, l’orgueil de madame Latournelle et des Dumay. Modeste eut alors une existence double. Elle accomplissait humblement et avec amour toutes les minuties de la vie vulgaire au Chalet, elle s’en servait comme d’un frein pour enserrer le poème de sa vie idéale, à l’instar des Chartreux qui régularisent la vie matérielle et s’occupent pour laisser l’âme se développer dans la prière. Toutes les grandes intelligences s’astreignent à quelque travail mécanique afin de se rendre maîtres de la pensée. Spinosa dégrossissait des verres à lunettes, Bayle comptait les tuiles des toits, Montesquieu jardinait. Le corps ainsi dompté, l’âme déploie ses ailes en toute sécurité. Madame Mignon, qui lisait dans l’âme de sa fille, avait donc raison. Modeste aimait, elle aimait de cet amour platonique si rare, si peu compris, la première illusion des jeunes filles, le plus délicat de tous les sentiments, la friandise du cœur. Elle buvait à longs traits à la coupe de l’Inconnu, de l’Impossible, du Rêve. Elle admirait l’oiseau bleu du paradis des jeunes filles, qui chante à distance, et sur lequel la main ne peut jamais se poser, qui se laisse entrevoir, et que le plomb d’aucun fusil n’atteint, dont les couleurs magiques, dont les pierreries scintillent, éblouissent les yeux, et qu’on ne revoit plus dès que la Réalité, cette hideuse Harpie accompagnée de témoins et de monsieur le Maire, apparaît. Avoir de l’amour toutes les poésies sans voir l’amant ! quelle suave débauche ! quelle Chimère à tous crins, à toutes ailes !

Voici le futile et niais hasard qui décida de la vie de cette jeune fille.

Modeste vit à l’étalage d’un libraire le portrait lithographié d’un de ses favoris, de Canalis. Vous savez combien sont menteuses ces esquisses, le fruit de hideuses spéculations qui s’en prennent à la personne des gens célèbres, comme si leurs visages étaient des propriétés publiques. Or, Canalis, crayonné dans une pose assez byronienne, offrait à l’admiration publique ses cheveux en coup de vent, son cou nu, le front démesuré que tout barde doit avoir. Le {p. 153}   front de Victor Hugo fera raser autant de crânes, que la gloire de Napoléon a fait tuer de maréchaux en herbe. Cette figure, sublime par nécessité mercantile, frappa Modeste, et le jour où elle acheta ce portrait, l’un des plus beaux livres de d’Arthez9 venait de paraître. Dût Modeste y perdre, il faut avouer qu’elle hésita long-temps entre l’illustre poète et l’illustre prosateur. Mais ces deux hommes célèbres étaient-ils libres ? Modeste commença par s’assurer la coopération de Françoise Cochet, la fille emmenée du Havre et ramenée par la pauvre Bettina-Caroline, que madame Mignon et madame Dumay prenaient en journée préférablement à toute autre, et qui demeurait au Havre. Elle emmena dans sa chambre cette créature assez disgraciée ; elle lui jura de ne jamais donner le moindre chagrin à ses parents, de ne jamais sortir des bornes imposées à une jeune fille ; quant à Françoise, plus tard, au retour de son père, elle lui assurerait une existence tranquille, à la condition de garder un secret inviolable sur le service réclamé. Qu’était-ce ? peu de chose, une chose innocente. Tout ce que Modeste exigea de sa complice, consistait à mettre des lettres à la poste et à en retirer qui seraient adressées à Françoise Cochet. Le pacte conclu, Modeste écrivit une petite lettre polie à Dauriat, l’éditeur des poésies de Canalis, par laquelle elle lui demandait, dans l’intérêt du grand poète, si Canalis était marié ; puis elle le priait d’adresser la réponse à mademoiselle Françoise, poste restante, au Havre. Dauriat, incapable de prendre cette épître au sérieux, répondit par une lettre faite entre cinq ou six journalistes dans son cabinet et où chacun d’eux mit son épigramme.

Mademoiselle,
Canalis (baron de), Constant Cyr Melchior, membre de l’Académie française, né en 1800, à Canalis (Corrèze), taille de cinq pieds quatre pouces, en très-bon état, vacciné, de race pure, a satisfait à la conscription, jouit d’une santé parfaite, possède une petite terre patrimoniale dans la Corrèze et désire se marier, mais très-richement.
Il porte mi-parti de gueules à la dolouère d’or et de sable à la coquille d’argent, sommé d’une {p. 154}   couronne de baron, pour supports deux mélèzes de sinople. La devise : OR ET FER, ne fut jamais aurifère.
Le premier Canalis, qui partit pour la Terre-Sainte à la première croisade, est cité dans les chroniques d’Auvergne pour s’être armé seulement d’une hache, à cause de la complète indigence où il se trouvait et qui pèse depuis ce temps sur sa race. De là l’écusson sans doute. La hache n’a donné qu’une coquille. Ce haut baron est d’ailleurs célèbre aujourd’hui pour avoir déconfit force infidèles, et mourut à Jérusalem, sans or ni fer, nu comme un ver, sur la route d’Ascalon, les ambulances n’existant pas encore.
Le château de Canalis, qui rapporte quelques châtaignes, consiste en deux tours démantelées, réunies par un pan de muraille remarquable par un lierre admirable, et paye vingt-deux francs de contribution.
L’éditeur soussigné fait observer qu’il achète dix mille francs chaque volume de poésies à monsieur de Canalis, qui ne donne pas ses coquilles.
Le chantre de la Corrèze, demeure rue de Paradis-Poissonnière, numéro 29, ce qui, pour un poète de l’École Angélique, est un quartier convenable. Les vers attirent les goujons. Affranchir.
Quelques nobles dames du faubourg Saint-Germain prennent, dit-on, souvent le chemin du Paradis, et protègent le Dieu. Le roi Charles X considère ce grand poète au point de le croire capable de devenir administrateur ; il l’a nommé récemment officier de la Légion-d’Honneur, et, ce qui vaut mieux, Maître des Requêtes attaché au ministère des Affaires Étrangères. Ces fonctions n’empêchent nullement le grand homme de toucher une pension de trois mille francs sur les fonds destinés à l’encouragement des Arts et des Lettres. Ce succès d’argent cause en Librairie une huitième plaie à laquelle a échappé l’Égypte, les vers !
La dernière édition des œuvres de Canalis, publiée sur cavalier vélin, avec des vignettes par Bixiou, Joseph Bridau, Schinner, Sommervieux, etc., imprimée par Didot, est en cinq volumes, du prix de neuf francs par la poste.

Cette lettre tomba comme un pavé sur une tulipe. Un poète, Maître des Requêtes, émargeant au Ministère, touchant une pension, poursuivant la rosette rouge, adulé par les femmes du faubourg Saint-Germain, ressemblait-il au poète crotté, flânant sur {p. 155}   les quais, triste, rêveur, succombant au travail et remontant à sa mansarde, chargé de poésie ?… Néanmoins, Modeste devina la raillerie du libraire envieux qui disait : — J’ai fait Canalis ! j’ai fait Nathan ! D’ailleurs, elle relut les poésies de Canalis, vers excessivement pipeurs, pleins d’hypocrisie, et qui veulent un mot d’analyse, ne fût-ce que pour expliquer son engouement. Canalis se distingue de Lamartine, le chef de l’École Angélique, par un patelinage de garde-malade, par une douceur traîtresse, par une correction délicieuse. Si le chef aux cris sublimes est un aigle ; Canalis, blanc et rose, est comme un flamant. En lui, les femmes voient l’ami qui leur manque, un confident discret, leur interprète, un être qui les comprend, qui peut les expliquer à elles-mêmes. Les grandes marges laissées par Dauriat dans la dernière édition étaient chargées d’aveux écrits au crayon par Modeste qui sympathisait avec cette âme rêveuse et tendre. Canalis ne possède pas le don de vie, il n’insuffle pas l’existence à ses créations ; mais il sait calmer les souffrances vagues, comme celles qui assaillaient Modeste. Il parle aux jeunes filles leur langage, il endort la douleur des blessures les plus saignantes, en apaisant les gémissements et jusqu’aux sanglots. Son talent ne consiste pas à faire de beaux discours aux malades, à leur donner le remède des émotions fortes, il se contente de leur dire d’une voix harmonieuse, à laquelle on croit : — Je suis malheureux comme vous, je vous comprends bien ; venez à moi, pleurons ensemble sur le bord de ce ruisseau, sous les saules ? Et l’on va ! Et l’on écoute sa poésie vide et sonore comme le chant par lequel les nourrices endorment les enfants. Canalis, comme Nodier en ceci, vous ensorcèle par une naïveté, naturelle chez le prosateur et cherchée chez Canalis, par sa finesse, par son sourire, par ses fleurs effeuillées, par une philosophie enfantine. Il singe assez bien le langage des premiers jours, pour vous ramener dans la prairie des illusions. On est impitoyable avec les aigles, on leur veut les qualités du diamant, une perfection incorruptible ; mais, avec Canalis, on se contente du petit sou de l’orphelin, on lui passe tout. Il semble bon enfant, humain surtout. Ces grimaces de poète angélique lui réussissent, comme réussiront toujours celles de la femme qui fait bien l’ingénue, la surprise, la jeune, la victime, l’ange blessé. Modeste, en reprenant ses impressions, eut confiance en cette {p. 156}   âme, en cette physionomie aussi ravissante que celle de Bernardin de Saint-Pierre. Elle n’écouta pas le libraire. Donc, au commencement du mois d’août, elle écrivit la lettre suivante à ce Dorat de sacristie qui passe encore pour une des étoiles de la pléiade moderne.

I
À monsieur de Canalis
Déjà bien des fois, monsieur, j’ai voulu vous écrire, et pourquoi ? vous le devinez : pour vous dire combien j’aime votre talent. Oui, j’éprouve le besoin de vous exprimer l’admiration d’une pauvre fille de province, seulette dans son coin, et dont tout le bonheur est de lire vos poésies. De René, je suis venue à vous. La mélancolie conduit à la rêverie. Combien d’autres femmes ne vous ont-elles pas envoyé l’hommage de leurs pensées secrètes ?… Quelle est ma chance d’être distinguée dans cette foule ? Qu’est-ce que ce papier, plein de mon âme, aura de plus que toutes les lettres parfumées qui vous harcèlent ? Je me présente avec plus d’ennuis que toute autre : je veux rester inconnue et demande une confiance entière, comme si vous me connaissiez depuis long-temps.
Répondez-moi, soyez bon pour moi. Je ne prends pas l’engagement de me faire connaître un jour, cependant je ne dis pas absolument non. Que puis-je ajouter à cette lettre ?… Voyez-y, monsieur, un grand effort, et permettez-moi de vous tendre la main, oh ! une main bien amie, celle de
Votre servante
O. D’ESTE-M.
Si vous me faites la grâce de me répondre, adressez, je vous prie, votre lettre à mademoiselle F. Cochet, poste restante, au Havre.

Maintenant, toutes les jeunes filles, romanesques ou non, peuvent imaginer dans quelle impatience vécut Modeste pendant quelques jours ! L’air fut plein de langues de feu. Les arbres lui parurent un {p. 157}   plumage. Elle ne sentit pas son corps, elle plana dans la nature ! La terre fléchissait sous ses pieds. Admirant l’institution de la Poste, elle suivit sa petite feuille de papier dans l’espace, elle se sentit heureuse, comme on est heureux à vingt ans du premier exercice de son vouloir. Elle était occupée, possédée comme au Moyen-âge. Elle se figura l’appartement, le cabinet du poète, elle le vit décachetant sa lettre, et elle faisait des suppositions par myriades. Après avoir esquissé la poésie, il est nécessaire de donner ici le profil du poète. Canalis est un petit homme sec, de tournure aristocratique, brun, doué d’une figure vituline, et d’une tête un peu menue, comme celle des hommes qui ont plus de vanité que d’orgueil. Il aime le luxe, l’éclat, la grandeur. La fortune est un besoin pour lui plus que pour tout autre. Fier de sa noblesse, autant que de son talent, il a tué ses ancêtres par trop de prétentions dans le présent. Après tout, les Canalis ne sont ni les Navarreins, ni les Cadignan, ni les Grandlieu, ni les Nègrepelisse. Et, cependant, la nature a bien servi ses prétentions. Il a ces yeux d’un éclat oriental qu’on demande aux poètes, une finesse assez jolie dans les manières, une voix vibrante ; mais un charlatanisme naturel détruit presque ces avantages. Il est comédien de bonne foi. S’il avance un pied très-élégant, il en a pris l’habitude. S’il a des formules déclamatoires, elles sont à lui. S’il se pose dramatiquement, il a fait de son maintien une seconde nature. Ces espèces de défauts concordent à une générosité constante, à ce qu’il faut nommer le paladinage, en contraste avec la chevalerie. Canalis n’a pas assez de foi pour être don Quichotte ; mais il a trop d’élévation pour ne pas toujours se mettre dans le beau côté des questions. Cette poésie, qui fait ses éruptions miliaires à tout propos, nuit beaucoup à ce poète qui ne manque pas d’ailleurs d’esprit ; mais que son talent empêche de déployer son esprit ; il est dominé par sa réputation, il vise à paraître plus grand qu’elle. Ainsi, comme il arrive très-souvent, l’homme est en désaccord complet avec les produits de sa pensée. Ces morceaux câlins, naïfs, pleins de tendresse, ces vers calmes, purs comme la glace des lacs ; cette caressante poésie femelle a pour auteur un petit ambitieux, serré dans son frac, à tournure de diplomate, rêvant une influence politique, aristocrate à en puer, musqué, prétentieux, ayant soif d’une fortune afin de posséder la rente nécessaire à son {p. 158}   ambition, déjà gâté par le succès sous sa double forme : la couronne de laurier et la couronne de myrte. Une place de huit mille francs, trois mille francs de pension, les deux mille francs de l’Académie, et les mille écus du revenu patrimonial, écornés par les nécessités agronomiques de la terre de Canalis, au total quinze mille francs de fixe, plus les dix mille francs que rapportait la poésie, bon an, mal an ; en tout vingt-cinq mille livres. Pour le héros de Modeste, cette somme constituait alors une fortune d’autant plus précaire, qu’il dépensait environ cinq ou six mille francs au-delà de ses revenus ; mais la cassette du roi, les fonds secrets du ministère avaient jusqu’alors comblé ces déficits. Il avait trouvé pour le Sacre, un hymne qui lui valut un service d’argenterie. Il refusa toute espèce de somme en disant que les Canalis devaient leur hommage au Roi de France. Le Roi-Chevalier sourit, et commanda chez Odiot une coûteuse édition des vers de Zaïre.

Ah ! Versificateur, te serais-tu flatté
D’effacer Charles dix en générosité ?

Dès cette époque, Canalis avait, selon la pittoresque expression des journalistes, vidé son sac ; il se sentait incapable d’inventer une nouvelle forme de poésie, sa lyre ne possède pas sept cordes, elle n’en a qu’une ; et, à force d’en avoir joué, le public ne lui laissait plus que l’alternative de s’en servir à se pendre ou de se taire. De Marsay, qui n’aimait pas Canalis, s’était permis une plaisanterie dont la pointe envenimée avait atteint le poète au vif de son amour-propre. — Canalis, dit-il une fois, me fait l’effet de l’homme le plus courageux, signalé par le grand Frédéric après la bataille, ce trompette qui n’avait cessé de souffler le même air dans son petit turlututu ! Canalis voulut devenir un homme politique et tira parti pour débuter du voyage qu’il avait fait à Madrid, lors de l’ambassade du duc de Chaulieu, en qualité d’attaché ; mais à la duchesse, selon le mot qu’on se disait alors dans les salons. Combien de fois un mot n’a-t-il pas décidé de la vie d’un homme ? L’ancien président de la république Cisalpine, le plus grand avocat du Piémont, Colla s’entend dire, à quarante ans, par un ami, qu’il ne connaît rien à la botanique ; il se pique, devient un Jussieu, cultive les fleurs, en invente, et publie la Flore du Piémont, en latin, l’ouvrage de dix ans. — Après tout, Canning et Chateaubriand sont des hommes politiques, se dit le poète éteint, et de Marsay trouvera son maître en moi ! {p. 159}   Canalis aurait bien voulu faire un grand ouvrage politique ; mais il craignit de se compromettre avec la prose française, dont les exigences sont cruelles à ceux qui contractent l’habitude de prendre quatre alexandrins pour exprimer une idée. De tous les poètes de ce temps, trois seulement : Hugo, Théophile Gautier, de Vigny ont pu réunir la double gloire de poète et de prosateur que réunirent aussi Racine et Voltaire, Molière et Rabelais, une des plus rares distinctions de la littérature française et qui doit signaler un poète entre tous. Donc, le poète du faubourg Saint-Germain faisait sagement en essayant de remiser son char sous le toit protecteur de l’Administration. En devenant maître de Requêtes, il éprouva le besoin d’avoir un secrétaire, un ami qui pût le remplacer en beaucoup d’occasions, faire sa cuisine en librairie, avoir soin de sa gloire dans les journaux, et, au besoin, l’aider en politique, être enfin son âme damnée. Beaucoup d’hommes célèbres dans les Sciences, dans les Arts, dans les Lettres, ont à Paris un ou deux caudataires, un capitaine des gardes ou un chambellan qui vivent aux rayons de leur soleil, espèces d’aides-de-camp chargés des missions délicates, se laissant compromettre au besoin, travaillant au piédestal de l’idole, ni tout à fait ses serviteurs ni tout à fait ses égaux, hardis à la réclame, les premiers sur la brèche, couvrant les retraites, s’occupant des affaires, et dévoués tant que durent leurs illusions ou jusqu’au moment où leurs désirs sont comblés. Quelques-uns reconnaissent un peu d’ingratitude chez leur grand homme, d’autres se croient exploités, plusieurs se lassent de ce métier, peu se contentent de cette douce égalité de sentiment, le seul prix que l’on doive chercher dans l’intimité d’un homme supérieur et dont se contentait Ali, élevé par Mahomet jusqu’à lui. Beaucoup se tiennent pour aussi capables que leur grand homme, abusés par leur amour-propre. Le dévoûment est rare, surtout sans solde, sans espérance, comme le concevait Modeste. Néanmoins, il se trouve des Menneval, et plus à Paris que partout ailleurs, des hommes qui chérissent une vie à l’ombre, un travail tranquille, des Bénédictins égarés dans notre société sans monastère pour eux. Ces agneaux courageux portent dans leurs actions, dans leur vie intime, la poésie que les écrivains expriment. Ils sont poètes par le cœur, par leurs méditations à l’écart, par la tendresse, comme d’autres sont poètes sur le papier, dans les champs de l’intelligence et à tant le vers ! comme lord {p. 160}   Byron, comme tous ceux qui vivent, hélas ! de leur encre, l’eau d’Hippocrène d’aujourd’hui, par la faute du Pouvoir.

Attiré par la gloire de Canalis, par l’avenir promis à cette prétendue intelligence politique et conseillé par madame d’Espard qui fit en ceci les affaires de la duchesse de Chaulieu, un jeune Conseiller Référendaire à la Cour des Comptes se constitua le secrétaire bénévole du poète, et fut caressé par lui comme un spéculateur caresse son premier bâilleur de fonds. Les prémices de cette camaraderie eurent assez de ressemblance avec l’amitié. Ce jeune homme avait déjà fait un stage de ce genre auprès d’un des ministres tombés en 1827 ; mais le ministre avait eu soin de le placer à la Cour des Comptes. Ernest de La Brière10, jeune homme alors âgé de vingt-sept ans, décoré de la Légion-d’Honneur, sans autre fortune que les émoluments de sa place, possédait la triture des affaires, et savait beaucoup après avoir habité pendant quatre ans le cabinet du principal ministère. Doux, aimable, le cœur presque pudique et rempli de bons sentiments, il lui répugnait d’être sur le premier plan. Il aimait son pays, il voulait être utile, mais l’éclat l’éblouissait. À son choix, la place de secrétaire près d’un Napoléon lui eût mieux convenu que celle de premier ministre. Ernest, devenu l’ami de Canalis, fit de grands travaux pour lui ; mais, en dix-huit mois, il reconnut la sécheresse de cette nature si poétique par l’expression littéraire seulement. La vérité de ce proverbe populaire : L’habit ne fait pas le moine est surtout applicable à la littérature. Il est extrêmement rare de trouver un accord entre le talent et le caractère. Les facultés ne sont pas le résumé de l’homme. Cette séparation, dont les phénomènes étonnent, provient d’un mystère inexploré, peut-être inexplorable. Le cerveau, ses produits en tous genres, car dans les Arts la main de l’homme continue sa cervelle, sont un monde à part qui fleurit sous le crâne, dans une indépendance parfaite des sentiments, de ce qu’on nomme les vertus du citoyen, du père de famille, de l’homme privé. Ceci n’est cependant pas absolu. Rien n’est absolu dans l’homme. Il est certain que le débauché dissipera son talent, que le buveur le dépensera dans ses libations, sans que l’homme vertueux puisse se donner du talent par une honnête hygiène ; mais il est aussi presque prouvé que Virgile, le peintre de l’amour, n’a jamais aimé de Didon, et que Rousseau le citoyen-modèle avait de l’orgueil à défrayer toute une aristocratie. Néanmoins, Michel-Ange et Raphaël ont offert l’heureux accord du génie, de la forme et du caractère. Le {p. 161}   talent, chez les hommes est donc à peu près, quant au moral, ce qu’est la beauté chez les femmes, une promesse. Admirons deux fois l’homme chez qui le cœur et le caractère égalent en perfection le talent. En trouvant sous le poète un égoïste ambitieux, la pire espèce de tous les égoïstes, car il en est d’aimables, Ernest éprouva je ne sais quelle pudeur à le quitter. Les âmes honnêtes ne brisent pas facilement leurs liens, surtout ceux qu’ils ont noués volontairement. Le secrétaire faisait donc bon ménage avec le poète quand la lettre de Modeste courait la poste ; mais, comme on fait bon ménage, en se sacrifiant toujours. La Brière tenait compte à Canalis de la franchise avec laquelle il s’était ouvert à lui. D’ailleurs, chez cet homme, qui sera tenu grand pendant sa vie, qui sera fêté comme le fut Marmontel, les défauts sont l’envers de qualités brillantes. Ainsi, sans sa vanité, sans sa prétention, peut-être n’eût-il pas été doué de cette diction sonore, instrument nécessaire à la vie politique actuelle. Sa sécheresse aboutit à la rectitude, à la loyauté. Son ostentation est doublée de générosité. Les résultats profitent à la société, les motifs regardent Dieu. Mais, lorsque la lettre de Modeste arriva, Ernest ne s’abusait plus sur Canalis. Les deux amis venaient de déjeuner et causaient dans le cabinet du poète, qui occupait alors, au fond d’une cour, un appartement donnant sur un jardin, au rez-de-chaussée.

— Oh ! s’écria Canalis, je le disais bien l’autre jour à madame de Chaulieu, je dois lâcher quelque nouveau poème, l’admiration baisse, car voilà quelque temps que je n’ai reçu de lettres anonymes…

— Une inconnue ? demanda La Brière.

— Une inconnue ! une d’Este, et au Havre ! C’est évidemment un nom d’emprunt.

Et Canalis passa la lettre à La Brière. Ce poème, cette exaltation cachée, enfin le cœur de Modeste fut insouciamment tendu par un geste de fat.

— C’est beau ! s’écria le Référendaire, d’attirer ainsi à soi les sentiments les plus pudiques, de forcer une pauvre femme à sortir des habitudes que l’éducation, la nature, le monde lui tracent, à briser les conventions… Quel privilége le génie acquiert ? Une lettre comme celle que je tiens, écrite par une jeune fille, une vraie jeune fille, sans arrière-pensée, avec enthousiasme…

{p. 162}   — Eh ! bien ?… dit Canalis.

— Eh ! bien, on peut avoir souffert autant que le Tasse, on doit être récompensé, s’écria La Brière.

— On se dit cela, mon cher, à la première, à la seconde lettre, dit Canalis ; mais quand c’est la trentième !… Mais lorsqu’on a trouvé que la jeune enthousiaste est assez rouée ! Mais quand au bout du chemin brillant parcouru par l’exaltation du poète, on a vu quelque vieille Anglaise assise sur une borne et qui vous tend la main !… Mais quand l’ange de la poste se change en une pauvre fille médiocrement jolie en quête d’un mari !… Oh ! alors l’effervescence se calme.

— Je commence à croire, dit La Brière en souriant, que la gloire a quelque chose de vénéneux, comme certaines fleurs éclatantes.

— Et puis, mon ami, reprit Canalis, toutes ces femmes, même quand elles sont sincères, elles ont un idéal, et vous y répondez rarement. Elles ne se disent pas que le poète est un homme assez vaniteux, comme je suis taxé de l’être ; elles n’imaginent jamais ce qu’est un homme mal mené par une espèce d’agitation fébrile qui le rend désagréable, changeant ; elles le veulent toujours grand, toujours beau ; jamais elles ne pensent que le talent est une maladie ; que Nathan vit avec Florine, que d’Arthez est trop gras, que Joseph Bridau est trop maigre, que Béranger va très-bien à pied, que le Dieu peut avoir la pituite. Un Lucien de Rubempré, poète et joli garçon, est un phénix. Et pourquoi donc aller chercher de méchants compliments, et recevoir les douches froides que verse le regard hébété d’une femme désillusionnée ?…

— Le vrai poète, dit La Brière, doit alors rester caché comme Dieu dans le centre de ses mondes, n’être visible que par ses créations…

— La gloire coûterait alors trop cher, répondit Canalis. La vie a du bon. Tiens ! dit-il en prenant une tasse de thé, quand une noble et belle femme aime un poète, elle ne se cache ni dans les cintres ni dans les baignoires du théâtre, comme une duchesse éprise d’un acteur ; elle se sent assez forte, assez gardée par sa beauté, par sa fortune, par son nom pour dire comme dans tous les poèmes épiques : Je suis la nymphe Calypso, amante de Télémaque. La mystification est la ressource des petits esprits. Depuis quelque temps, je ne réponds plus aux masques…

{p. 163}   — Oh ! combien j’aimerais une femme venue à moi !… s’écria La Brière en retenant une larme. On peut te répondre, mon cher Canalis, que ce n’est jamais une pauvre fille qui monte jusqu’à l’homme célèbre ; elle a trop de défiance, trop de vanité, trop de craintes ! c’est toujours une étoile, une…

— Une princesse, s’écria Canalis en partant d’un éclat de rire, n’est-ce pas, qui descend jusqu’à lui… Mon cher, cela se voit une fois en cent ans. Un tel amour est comme cette fleur qui fleurit tous les siècles… Les princesses, jeunes, riches et belles, sont trop occupées, elles sont entourées, comme toutes les plantes rares, d’une haie de sots, de gentilshommes bien élevés, vides comme des sureaux ! Mon rêve, hélas, le cristal de mon rêve, brodé de la Corrèze ici de guirlandes de fleurs, dans quelle ferveur !… (n’en parlons plus), il est en éclats, à mes pieds, depuis long-temps… Non, non, toute lettre anonyme est une mendiante ! Et quelles exigences ! Écris à cette petite personne, en supposant qu’elle soit jeune et jolie, et tu verras ! Tu n’auras pas autre chose à faire. On ne peut raisonnablement pas aimer toutes les femmes. Apollon, celui du Belvédère du moins, est un élégant poitrinaire qui doit se ménager.

— Mais quand une créature arrive ainsi, son excuse doit être dans une certitude d’éclipser en tendresse, en beauté, la maîtresse la plus adorée, dit Ernest, et alors un peu de curiosité…

— Ah ! répondit Canalis, tu me permettras, trop jeune Ernest, de m’en tenir à la belle duchesse qui fait mon bonheur.

— Tu as raison, trop raison, répondit Ernest.

Néanmoins, le jeune secrétaire lut la lettre de Modeste, et la relut en essayant d’en deviner l’esprit caché.

— Il n’y a pourtant pas là la moindre emphase, on ne te donne pas du génie, on s’adresse à ton cœur, dit-il à Canalis. Ce parfum de modestie et ce contrat proposé me tenteraient…

— Signe-le, réponds, va toi-même jusqu’au bout de l’aventure je te donne là de tristes appointements, s’écria Canalis en souriant. Va, tu m’en diras des nouvelles dans trois mois, si cela dure trois mois…

Quatre jours après, Modeste tenait la lettre suivante, écrite sur du beau papier, protégée par une double enveloppe, et sous un cachet aux armes de Canalis.

{p. 164}  
II
À mademoiselle O. d’Este-M.
Mademoiselle,
L’admiration pour les belles œuvres, à supposer que les miennes soient telles, comporte je ne sais quoi de saint et de candide qui défend contre toute raillerie et justifie à tout tribunal la démarche que vous avez faite en m’écrivant. Avant tout, je dois vous remercier du plaisir que causent toujours de semblables témoignages, même quand on ne les mérite pas ; car le faiseur de vers et le poète s’en croient intimement dignes, tant l’amour-propre est une substance peu réfractaire à l’éloge. La meilleure preuve d’amitié que je puisse donner à une inconnue, en échange de ce dictame qui guérirait les morsures de la critique, n’est-ce pas de partager avec elle la moisson de mon expérience, au risque de faire envoler vos vivantes illusions.
Mademoiselle, la plus belle palme d’une jeune fille est la fleur d’une vie sainte, pure, irréprochable. Êtes-vous seule au monde ? Tout est dit. Mais si vous avez une famille, un père ou une mère, songez à tous les chagrins qui peuvent suivre une lettre comme la vôtre, adressée à un poète que vous ne connaissez pas personnellement. Tous les écrivains ne sont pas des anges, ils ont des défauts. Il en est de légers, d’étourdis, de fats, d’ambitieux, de débauchés ; et, quelque imposante que soit l’innocence, quelque chevaleresque que soit le poète français ; à Paris, vous pourriez rencontrer plus d’un ménestrel dégénéré, prêt à cultiver votre affection pour la tromper. Votre lettre serait alors interprétée autrement que je ne l’ai fait. On y verrait une pensée que vous n’y avez pas mise, et que, dans votre innocence, vous ne soupçonnez point. Autant d’auteurs, autant de caractères. Je suis excessivement flatté que vous m’ayez jugé digne de vous comprendre ; mais si vous étiez tombée sur un talent hypocrite, sur un railleur dont les livres sont mélancoliques et dont la vie est un carnaval continuel, vous auriez pu trouver au dénouement de votre sublime imprudence un méchant homme, quelque habitué des {p. 165}   coulisses, ou un héros d’estaminet ! Vous ne sentez pas, sous les berceaux de clématite où vous méditez sur les poésies, l’odeur du cigare qui dépoétise les manuscrits ; de même qu’en allant au bal, parée des œuvres resplendissantes du joaillier, vous ne pensez pas aux bras nerveux, aux ouvriers en veste, aux ignobles ateliers d’où s’élancent, radieuses, ces fleurs du travail. Allons plus loin ?… En quoi la vie rêveuse et solitaire que vous menez, sans doute au bord de la mer, peut-elle intéresser un poète dont la mission est de tout deviner, puisqu’il doit tout peindre ? Nos jeunes filles à nous sont tellement accomplies, que nulle des filles d’Ève ne peut lutter avec elles ! Quelle Réalité valut jamais le Rêve ? Maintenant, que gagnerez-vous, vous, jeune fille élevée à devenir une sage mère de famille, en vous initiant aux agitations terribles de la vie des poètes dans cette affreuse capitale, qui ne peut se définir que par ces mots : Un enfer qu’on aime ! Si c’est le désir d’animer votre monotone existence de jeune fille curieuse qui vous a mis la plume à la main, ceci n’a-t-il pas l’apparence d’une dépravation ? Quel sens prêterai-je à votre lettre ? Êtes-vous d’une caste réprouvée, et cherchez-vous un ami loin de vous ? Êtes-vous affligée de laideur et vous sentez-vous une belle âme sans confident ? Hélas ! triste conclusion : vous avez fait trop ou pas assez. Ou restons-en là ; ou, si vous continuez, dites-m’en plus que dans la lettre que vous m’avez écrite. Mais, mademoiselle, si vous êtes jeune, si vous êtes belle, si vous avez une famille, si vous vous sentez au cœur un nard céleste à répandre, comme fit Madeleine aux pieds de Jésus ; laissez-vous apprécier par un homme digne de vous, et devenez ce que doit être toute bonne jeune fille : une excellente femme, une vertueuse mère de famille. Un poète est la plus triste conquête que puisse faire une jeune personne, il a trop de vanités, trop d’angles blessants qui doivent se heurter aux légitimes vanités d’une femme, et meurtrir une tendresse sans expérience de la vie. La femme du poète doit l’aimer pendant un long-temps avant de l’épouser, elle doit se résoudre à la charité des anges, à leur indulgence, aux vertus de la maternité. Ces qualités, mademoiselle, ne sont qu’en germe chez les jeunes filles.
Écoutez la vérité tout entière, ne vous la dois-je pas en retour {p. 166}   de votre enivrante flatterie ? S’il est glorieux d’épouser une grande renommée, on s’aperçoit bientôt qu’un homme supérieur est, en tant qu’homme, semblable aux autres. Il réalise alors d’autant moins les espérances, qu’on attend de lui des prodiges. Il en est alors d’un poète célèbre comme d’une femme dont la beauté trop vantée fait dire : — Je la croyais mieux, à qui l’aperçoit ; elle ne répond plus aux exigences du portrait tracé par la fée à laquelle je dois votre billet, l’Imagination ! Enfin, les qualités de l’esprit ne se développent et ne fleurissent que dans une sphère invisible, la femme du poète n’en sent plus que les inconvénients, elle voit fabriquer les bijoux au lieu de s’en parer. Si l’éclat d’une position exceptionnelle vous a fascinée, apprenez que les plaisirs en sont bientôt dévorés. On s’irrite de trouver tant d’aspérités dans une situation qui, à distance, paraissait unie, tant de froid sur un sommet brillant ! Puis, comme les femmes ne mettent jamais les pieds dans le monde des difficultés, elles n’apprécient bientôt plus ce qu’elles admiraient, quand elles croient en avoir, à première vue, deviné le maniement. Je termine par une dernière considération dans laquelle vous auriez tort de voir une prière déguisée, elle est le conseil d’un ami. L’échange des âmes ne peut s’établir qu’entre gens disposés à ne se rien cacher. Vous montrerez-vous telle que vous êtes à un inconnu ? Je m’arrête aux conséquences de cette idée.
Trouvez ici, mademoiselle, les hommages que nous devons à toutes les femmes, même à celles qui sont inconnues et masquées.

Avoir tenu cette lettre entre sa chair et son corset, sous son busc brûlant, pendant toute une journée !… en avoir réservé la lecture pour l’heure où tout dort, minuit, après avoir attendu ce silence solennel dans les anxiétés d’une imagination de feu !… avoir béni le poète, avoir lu par avance mille lettres, avoir supposé tout, excepté cette goutte d’eau froide tombant sur les plus vaporeuses formes de la fantaisie et les dissolvant comme l’acide prussique dissout la vie !… il y avait de quoi se cacher, quoique seule, ainsi que le fit Modeste la figure dans ses draps, éteindre la bougie et pleurer…

Ceci se passait dans les premiers jours de juillet, Modeste se leva, marcha par sa chambre, et vint ouvrir la croisée. Elle voulait de {p. 167}   l’air. Le parfum des fleurs monta vers elle, avec cette fraîcheur particulière aux odeurs pendant la nuit. La mer, illuminée par la lune, scintillait comme un miroir. Un rossignol chanta dans un arbre du parc Vilquin. — Ah ! voilà le poète, se dit Modeste dont la colère tomba. Les plus amères réflexions se succédèrent dans son esprit. Elle se sentit piquée au vif, elle voulut relire la lettre, elle ralluma la bougie, elle étudia cette prose étudiée, et finit par entendre la voix poussive du Monde réel. — Il a raison et j’ai tort, se dit-elle. Mais comment croire qu’on trouvera sous la robe étoilée des poètes un vieillard de Molière ?… Quand une femme ou une jeune fille est prise en flagrant délit, elle conçoit une haine profonde contre le témoin, l’auteur ou l’objet de sa faute. Aussi la vraie, la naturelle, la sauvage Modeste éprouva-t-elle en son cœur un effroyable désir de l’emporter sur cet esprit de rectitude et de le précipiter dans quelque contradiction, de lui rendre ce coup de massue. Cette enfant si pure, dont la tête seule avait été corrompue et par ses lectures, et par la longue agonie de sa sœur et par les dangereuses méditations de la solitude, fut surprise par un rayon de soleil sur son visage. Elle avait passé trois heures à courir des bordées sur les mers immenses du Doute. De pareilles nuits ne s’oublient jamais. Modeste alla droit à sa petite table de la Chine, présent de son père, et écrivit une lettre dictée par l’infernal esprit de vengeance qui frétille au fond du cœur des jeunes personnes.

III
À monsieur de Canalis
Monsieur,
Vous êtes certainement un grand poète, mais vous êtes quelque chose de plus, vous êtes un honnête homme. Après avoir eu tant de loyale franchise avec une jeune fille qui côtoyait un abîme, en aurez-vous assez pour répondre sans la moindre hypocrisie, sans détour, à la question que voici.
{p. 168}   Auriez-vous écrit la lettre que je tiens en réponse à la mienne ; vos idées, votre langage auraient-ils été les mêmes si quelqu’un vous eût dit à l’oreille ce qui peut se trouver vrai : Mademoiselle O. d’Este-M. a six millions et ne veut pas d’un sot pour maître ?
Admettez pour certaine et pendant un moment cette supposition. Soyez avec moi comme avec vous-même, ne craignez rien, je suis plus grande que mes vingt ans, rien de ce qui sera franc ne pourra vous nuire dans mon esprit. Quand j’aurai lu cette confidence, si toutefois vous daignez me la faire, vous recevrez alors une réponse à votre première lettre.
Après avoir admiré votre talent, si souvent sublime, permettez-moi de rendre hommage à votre délicatesse et à votre probité, qui me forcent à me dire toujours
Votre humble servante,
O. D’ESTE-M.

Quand Ernest de La Brière eut cette lettre entre les mains, il alla se promener sur les boulevards, agité dans son âme comme une frêle embarcation par une tempête où le vent parcourt tous les aires du compas, de moment en moment. Pour un jeune homme comme on en rencontre tant, pour un vrai parisien, tout eût été dit avec cette phrase : C’est une petite rouée !… Mais pour un garçon dont l’âme est noble et belle, cette espèce de serment déféré, cet appel à la Vérité eut la vertu d’éveiller les trois juges tapis au fond de toutes les consciences. Et l’Honneur, le Vrai, le Juste, se dressant en pied, criaient énergiquement : — Ah ! cher Ernest, disait le Vrai, tu n’aurais certes pas donné de leçon à une riche héritière !… Ah ! mon garçon, tu serais parti, et raide, pour le Havre, afin de savoir si la jeune fille était belle, et tu te serais senti très-malheureux de la préférence accordée au génie. Et si tu avais pu donner un croc-en-jambe à ton ami, te faire agréer à sa place, mademoiselle d’Este eût été sublime ! — Comment, disait le Juste, vous vous plaignez, vous autres gens d’esprit ou de capacité, sans monnaie, de voir les filles riches mariées à des êtres dont vous ne feriez pas vos portiers, vous déblatérez contre le positif du siècle qui s’empresse d’unir l’argent à l’argent, et jamais quelque beau jeune homme plein de talent, {p. 169}   sans fortune, à quelque belle jeune fille noble et riche ; en voilà une qui se révolte contre l’esprit du siècle ?… et le poète lui répond par un coup de bâton sur le cœur… — Riche ou pauvre, jeune ou vieille, belle ou laide, cette fille a raison, elle a de l’esprit, elle roule le poète dans le bourbier de l’intérêt personnel, s’écriait l’Honneur, elle mérite une réponse, sincère, noble et franche, et avant tout l’expression de ta pensée ! Examine-toi ? Sonde ton cœur, et purge-le de ses lâchetés ? Que dirait l’Alceste de Molière ? Et La Brière, parti du boulevard Poissonnière, allait si lentement, perdu dans ses réflexions, qu’une heure après il atteignait à peine au boulevard des Capucines. Il prit les quais pour se rendre à la Cour des Comptes alors située auprès de la Sainte-Chapelle. Au lieu de vérifier des comptes, il resta sous le coup de ses perplexités. — Elle n’a pas six millions, c’est évident, se disait-il ; mais la question n’est pas là… Six jours après, Modeste reçut la lettre suivante.

IV
À mademoiselle O. D’Este-M.
Mademoiselle,
Vous n’êtes pas une d’Este. Ce nom est un nom emprunté pour cacher le vôtre. Doit-on les révélations que vous sollicitez à qui ment sur soi-même ? Écoutez ? je réponds à votre demande par une autre : Êtes-vous d’une famille illustre ? d’une famille noble ? d’une famille bourgeoise ? Certainement la morale ne change pas, elle est une ; mais ses obligations varient selon les sphères. De même que le soleil éclaire diversement les sites, y produit les différences que nous admirons, elle conforme le devoir social au rang, aux positions. La peccadille du soldat est un crime chez le général, et réciproquement. Les observances ne sont pas les mêmes pour une paysanne qui moissonne, pour une ouvrière à quinze sous par jour, pour la fille d’un petit détaillant, pour la jeune bourgeoise, pour l’enfant {p. 170}   d’une riche maison de commerce, pour la jeune héritière d’une noble famille, pour une fille de la maison d’Este. Un roi ne doit pas se baisser pour ramasser une pièce d’or, et le laboureur doit retourner sur ses pas pour retrouver dix sous perdus, quoique l’un et l’autre doivent obéir aux lois de l’Économie. Une d’Este riche de six millions peut mettre un chapeau à grands bords et à plumes, brandir sa cravache, presser les flancs d’un barbe et venir, amazone brodée d’or, suivie de laquais, à un poète en disant : « J’aime la poésie, et je veux expier les torts de Léonore envers le Tasse ! » tandis que la fille d’un négociant se couvrirait de ridicule en l’imitant. À quelle classe sociale appartenez-vous ? Répondez sincèrement, et je vous répondrai de même à la question que vous m’avez posée.
N’ayant pas l’heur de vous connaître, et déjà lié par une sorte de communion poétique, je ne voudrais pas vous offrir des hommages vulgaires. C’est déjà peut-être une malice victorieuse que d’embarrasser un homme qui publie des livres.

Le Référendaire ne manquait pas de cette adresse que peut se permettre un homme d’honneur. Courrier par courrier, il reçut la réponse.

V
À monsieur de Canalis
Vous êtes de plus en plus raisonnable, mon cher poète. Mon père est comte. Notre principale illustration est un cardinal du temps où les cardinaux marchaient presque les égaux des rois. Aujourd’hui notre maison quasi-tombée, finit en moi ; mais j’ai les quartiers voulus pour entrer dans toutes les cours et dans tous les chapitres. Nous valons enfin les Canalis. Trouvez bon que je ne vous envoie pas nos armes. Tâchez de répondre aussi sincèrement que je le fais. J’attends votre réponse pour savoir si je pourrai me dire encore comme maintenant,
Votre servante,
O. D’ESTE-M.

{p. 171}   — Comme elle abuse de ses avantages, la petite personne !… s’écria de La Brière. Mais est-elle franche ? On n’a pas été pendant quatre ans le secrétaire particulier d’un ministre, on n’habite pas Paris, on n’en observe pas les intrigues impunément ; aussi l’âme la plus pure est-elle toujours plus ou moins grisée par la capiteuse atmosphère de cette impériale Cité. Heureux de ne pas être Canalis, le jeune Référendaire retint une place dans la malle-poste du Havre, après avoir écrit une lettre où il annonçait une réponse pour un jour déterminé, se rejetant sur l’importance de la confession demandée, et sur les occupations de son ministre. Il eut le soin de se faire donner, par le Directeur-général des Postes, un mot qui recommandait silence et obligeance au directeur du Havre. Ernest put ainsi voir venir au Bureau Françoise Cochet, et la suivit sans affectation. Remorqué par elle, il arriva sur les hauteurs d’Ingouville, et aperçut, à la fenêtre du Chalet, Modeste Mignon. — Eh ! bien, Françoise ? demanda la jeune fille. À quoi l’ouvrière répondit : — Oui, mademoiselle, j’en ai une. Frappé par cette beauté de blonde céleste, Ernest revint sur ses pas, et demanda le nom du propriétaire de ce magnifique séjour à un passant. — Çà, répondit le passant en montrant la propriété. — Oui, mon ami. — Oh ! c’est à monsieur Vilquin, le plus riche armateur du Havre, un homme qui ne connaît pas sa fortune. — Je ne vois pas de cardinal Vilquin dans l’histoire, se disait le Référendaire en descendant vers le Havre pour retourner à Paris. Naturellement, il questionna le directeur de la poste sur la famille Vilquin, il apprit que la famille Vilquin possédait une immense fortune. Monsieur Vilquin avait un fils et deux filles, dont une mariée à monsieur Althor fils. La prudence empêcha La Brière de paraître en vouloir aux Vilquin, le directeur le regardait déjà d’un air narquois. — N’y a-t-il personne en ce moment chez eux, outre la famille ? demanda-t-il encore. — En ce moment, la famille d’Hérouville y est. On parle du mariage du jeune duc avec mademoiselle Vilquin, cadette. — Il y a eu le fameux cardinal d’Hérouville, sous les Valois, se {p. 172}   dit La Brière, et sous Henri IV, le terrible maréchal qu’on a fait duc. Ernest repartit, ayant assez vu de Modeste pour en rêver, pour penser que, riche ou pauvre, si elle avait une belle âme, il ferait d’elle assez volontiers madame de La Brière, et il résolut de continuer la correspondance.

Essayez donc de rester inconnues, pauvres femmes de France, de filer le moindre petit roman au milieu d’une civilisation qui note sur les places publiques l’heure du départ et de l’arrivée des fiacres, qui compte les lettres, qui les timbre doublement au moment précis où elles sont jetées dans les boîtes et quand elles se distribuent, qui numérote les maisons, qui configure sur le rôle-matrice des Contributions les étages, après en avoir vérifié les ouvertures, qui va bientôt posséder tout son territoire représenté dans ses dernières parcelles, avec ses plus menus linéaments, sur les vastes feuilles du Cadastre, œuvre de géant ordonnée par un géant ! Essayez donc de vous soustraire, filles imprudentes, non pas à l’œil de la police ; mais à ce bavardage incessant qui, dans la dernière bourgade, scrute les actions les plus indifférentes, compte les plats de dessert chez le préfet et voit les côtes de melon à la porte du petit rentier, qui tâche d’entendre l’or au moment où la main de l’Économie l’ajoute au trésor, et qui, tous les soirs, au coin du foyer, estime le chiffre des fortunes du canton, de la ville, du département ! Modeste avait échappé, par un quiproquo vulgaire, au plus innocent des espionnages qu’Ernest se reprochait déjà. Mais quel Parisien voudrait être la dupe d’une petite provinciale ? N’être la dupe de rien, cette affreuse maxime est le dissolvant de tous les nobles sentiments de l’homme.

On devinera facilement à quelle lutte de sentiments cet honnête jeune homme fut en proie par la lettre qu’il écrivit, et où chaque coup de fléau reçu dans la conscience a laissé sa trace.

À quelques jours de là, voici donc ce que lut Modeste à sa fenêtre, par une belle journée d’été.

{p. 173}   VI
À mademoiselle O. d’Este-M.
Mademoiselle,
Sans aucune hypocrisie, oui, si j’avais été certain que vous eussiez une immense fortune, j’aurais agi tout autrement. Pourquoi ? J’en ai cherché la raison, la voici. Il est en nous un sentiment inné, développé d’ailleurs outre mesure par la Société, qui nous lance à la recherche, à la possession du bonheur. La plupart des hommes confondent le bonheur avec ses moyens, et la fortune est, à leurs yeux, le plus grand élément du bonheur. J’aurais donc tâché de vous plaire entraîné par le sentiment social qui, dans tous les temps, a fait de la richesse une religion. Du moins, je le crois. On ne doit pas attendre, chez un homme, jeune encore, cette sagesse qui substitue le bon sens à la sensation ; et, devant une proie, l’instinct bestial caché dans le cœur de l’homme, le pousse en avant. Au lieu d’une leçon, vous eussiez donc reçu de moi des compliments, des flatteries. Aurais-je eu ma propre estime ? j’en doute. Mademoiselle, dans ce cas, le succès offre une absolution ; mais le bonheur ?… c’est autre chose. Me serais-je défié de ma femme, si je l’eusse obtenue ainsi ?… Bien certainement. Votre démarche eût repris tôt ou tard son caractère. Votre mari, quelque grand que vous le fassiez, finirait par vous reprocher de l’avoir avili ; vous-même, tôt ou tard, peut-être arriveriez-vous à le mépriser. L’homme ordinaire tranche le nœud gordien que constitue un mariage d’argent avec l’épée de la tyrannie. L’homme fort pardonne. Le poète se lamente. Telle est, mademoiselle, la réponse de ma probité.
Écoutez-moi bien maintenant. Vous avez eu le triomphe de me faire profondément réfléchir, et sur vous que je ne connais pas assez, et sur moi que je connaissais peu. Vous avez eu le talent de remuer bien des pensées mauvaises qui croupissent au fond de tous les cœurs ; mais il en est sorti chez moi quelque chose de généreux, et je vous salue de mes plus gracieuses {p. 174}   bénédictions, comme on salue en mer un phare qui nous a montré les écueils où l’on pouvait périr. Voici ma confession, car je ne voudrais perdre ni votre estime ni la mienne, au prix de tous les trésors de la terre.
J’ai voulu savoir qui vous étiez. Je reviens du Havre j’ai vu Françoise Cochet, je l’ai suivie à Ingouville, et vous ai vue au milieu de votre magnifique villa. Vous êtes aussi belle que la femme des rêves d’un poète ; mais je ne sais pas si vous êtes mademoiselle Vilquin cachée dans mademoiselle d’Hérouville, ou mademoiselle d’Hérouville cachée dans mademoiselle Vilquin. Quoique de bonne guerre cet espionnage m’a fait rougir, et je me suis arrêté dans mes recherches. Vous aviez éveillé ma curiosité, ne m’en voulez pas d’avoir été quelque peu femme, n’est-ce pas le droit du poète ? Maintenant, je vous ai ouvert mon cœur, je vous y ai laissé lire, vous pouvez croire à la sincérité de ce que je vais ajouter. Quelque rapide qu’ait été le coup d’œil que j’ai jeté sur vous, il a suffi pour modifier mon jugement. Vous êtes à la fois un poète et une poésie, avant d’être une femme. Oui, vous avez en vous quelque chose de plus précieux que la beauté, vous êtes le beau idéal de l’Art, la Fantaisie… La démarche, blâmable chez les jeunes filles vouées à une destinée ordinaire, change pour celle qui serait douée du caractère que je vous prête. Dans le grand nombre d’êtres, jetés par le hasard de la vie sociale sur la terre pour y composer une génération, il est des exceptions. Si votre lettre est la terminaison de longues rêveries poétiques sur le sort que la loi réserve aux femmes ; si vous avez voulu, entraînée par la vocation d’un esprit supérieur et instruit, apprendre la vie intime d’un homme à qui vous accordez le hasard du génie, afin de vous créer une amitié soustraite au commun des relations, avec une âme pareille à la vôtre, en échappant à toutes les conditions de votre sexe ; certes, vous êtes une exception ! La loi qui sert à mesurer les actions de la foule est alors très-étroite pour déterminer votre résolution. Mais, le mot de ma première lettre revient alors dans toute sa force : vous avez fait trop ou pas assez. Recevez encore des remerciements pour le service que vous m’avez rendu, en m’obligeant à me sonder le cœur ; car vous avez rectifié chez moi cette erreur assez commune en France que le mariage est un moyen de fortune. Au milieu des troubles de ma {p. 175}   conscience, une voix sainte m’a parlé. Je me suis juré, solennellement à moi-même, de faire ma fortune à moi seul, afin de n’être pas déterminé dans le choix d’une compagne par des motifs cupides. Enfin j’ai blâmé, j’ai réprimé la curiosité malséante que vous aviez excitée en moi. Vous n’avez pas six millions. Il n’y a pas d’incognito possible, au Havre, pour une jeune personne qui posséderait une pareille fortune, et vous seriez trahie par cette meute des familles de la Pairie que je vois à la chasse des héritières à Paris et qui jette le Grand-Écuyer chez vos Vilquin. Ainsi les sentiments que je vous exprime ont été conçus, abstraction faite de tout roman ou de la vérité, comme une règle absolue. Prouvez-moi maintenant que vous avez une de ces âmes auxquelles on passe la désobéissance à la loi commune, vous donnerez alors raison dans votre esprit à cette seconde comme à ma première lettre. Destinée à la vie bourgeoise, obéissez à la loi de fer qui maintient la société. Femme supérieure, je vous admire ; mais si vous voulez obéir à l’instinct que vous devez réprimer, je vous plains : ainsi le veut l’État social. L’admirable morale de l’épopée domestique, intitulée Clarisse Harlowe, est que l’amour légitime et honnête de la victime la mène à sa perte, parce qu’il se conçoit, se développe et se poursuit, malgré la famille. La Famille, quelque sotte et cruelle qu’elle soit, a raison contre Lovelace. La Famille, c’est la Société. Croyez-moi, pour une fille, comme pour une femme, la gloire sera toujours d’enfermer dans la sphère des convenances les plus serrées, ses ardents caprices. Si j’avais une fille qui dût être madame de Staël, je lui souhaiterais la mort à quinze ans. Supposez-vous votre fille exposée sur les tréteaux de la Gloire, et paradant pour obtenir les hommages de la foule, sans éprouver mille cuisants regrets ? À quelque hauteur qu’une femme se soit élevée par la poésie secrète de ses rêves, elle doit sacrifier ses supériorités sur l’autel de la famille. Ses élans, son génie, ses aspirations vers le bien, vers le sublime, tout le poème de la jeune fille appartient à l’homme qu’elle accepte, aux enfants qu’elle aura. J’entrevois chez vous un désir secret d’agrandir le cercle étroit de la vie à laquelle toute femme est condamnée, et de mettre la passion, l’amour dans le mariage. Ah ! c’est un beau rêve, il n’est pas impossible, il est difficile ; mais il fut réalisé pour le désespoir des âmes, passez-moi ce mot devenu ridicule, dépareillées !
{p. 176}   Si vous cherchez une espèce d’amitié platonique, elle ferait le désespoir de votre avenir. Si votre lettre fut un jeu, ne le continuez pas. Ainsi ce petit roman est fini, n’est-ce pas ? Il n’aura pas été sans porter quelques fruits : ma probité s’est armée, et vous aurez, vous, acquis une certitude sur la vie sociale. Jetez vos regards vers la vie réelle, et jetez, dans les vertus de votre sexe, l’enthousiasme passager que la littérature y fit naître. Adieu, mademoiselle. Faites-moi l’honneur de m’accorder votre estime. Après vous avoir vue, ou celle que je crois être vous, j’ai trouvé votre lettre bien naturelle : une si belle fleur devait se tourner vers le soleil de la poésie. Aimez donc la poésie ainsi que vous devez aimer les fleurs, la musique, les somptuosités de la mer, les beautés de la nature, comme une parure de l’âme ; mais songez à tout ce que j’ai eu l’honneur de vous dire sur les poètes. Gardez-vous d’épouser un sot, cherchez avec soin le compagnon que Dieu vous a fait. Il existe, croyez-moi, beaucoup de gens d’esprit, capables de vous apprécier, de vous rendre heureuse. Si j’étais riche, et si vous étiez pauvre, je mettrais un jour ma fortune et mon cœur à vos pieds, car je vous crois l’âme pleine de richesses, de loyauté ; je vous confierais enfin ma vie et mon honneur avec une entière sécurité. Encore une fois, adieu, blonde fille d’Ève la blonde.

La lecture de cette lettre, dévorée comme une gorgée d’eau dans le désert, ôta la montagne qui pesait sur le cœur de Modeste ; puis, elle aperçut les fautes qu’elle avait commises dans la conception de son plan, et les répara sur-le-champ en faisant à Françoise des enveloppes de lettres sur lesquelles elle écrivit elle-même son adresse à Ingouville, en lui recommandant de ne plus venir au Chalet. Désormais Françoise, rentrée chez elle, mettrait chaque lettre arrivée de Paris sous une de ces enveloppes et la jetterait secrètement à la poste du Havre. Modeste se promit de recevoir à l’avenir le facteur elle-même, en se trouvant sur le seuil du Chalet à l’heure où il y passait. Quant aux sentiments que cette réponse, où le cœur du noble et pauvre La Brière battait sous le brillant fantôme de Canalis, excita chez Modeste, ils furent aussi multipliés que les vagues qui vinrent mourir une à une sur le rivage, pendant que les yeux attachés sur {p. 177}   l’Océan, elle se livrait au bonheur d’avoir harponné, pour ainsi dire, une âme angélique dans la mer parisienne, d’avoir deviné que chez les hommes d’élite le cœur pouvait parfois être en harmonie avec le talent, et d’avoir été bien servie par la voix magique du pressentiment. Un intérêt puissant allait animer sa vie. L’enceinte de cette jolie habitation, le treillis de sa cage était brisé ! Sa pensée volait à pleines ailes.

— Ô mon père, se dit-elle en regardant à l’horizon, fais-nous bien riches !

La réponse que lut cinq jours après, Ernest de La Brière, en dira plus d’ailleurs que toute espèce de glose.

VII
À monsieur de Canalis
Mon ami, laissez-moi vous donner ce nom, vous m’avez ravie, et je ne vous voudrais pas autrement que vous êtes dans cette lettre, la première, oh ! qu’elle ne soit pas la dernière ? Quel autre qu’un poète aurait pu jamais excuser si gracieusement une jeune fille et la deviner.
Je veux vous parler avec la sincérité qui, chez vous, a dicté les premières lignes de votre lettre. Et d’abord, fort heureusement, vous ne me connaissez point. Je puis vous le dire avec bonheur, je ne suis ni cette affreuse mademoiselle Vilquin, ni la très-noble et très-sèche mademoiselle d’Hérouville qui flotte entre trente et cinquante ans, sans se décider à un chiffre tolérable. Le cardinal d’Hérouville a fleuri dans l’histoire de l’Église, avant le cardinal de qui nous vient notre seule grande illustration, car je ne prends pas des lieutenants-généraux, des abbés à petits volumes et à trop grands vers pour des célébrités. Puis je n’habite pas la splendide villa des Vilquin, il n’y a pas, Dieu merci, dans mes veines la dix-millionnième partie d’une goutte de ce sang froidi dans les comptoirs. Je tiens à la fois et de l’Allemagne et du midi de la France, j’ai dans la pensée la rêverie tudesque, et dans le sang la vivacité provençale. Je suis noble, et par mon {p. 178}   père et par ma mère. Par ma mère, je tiens à toutes les pages de l’almanach de Gotha. Enfin, mes précautions sont bien prises, il n’est au pouvoir d’aucun homme ni même au pouvoir de l’autorité, de démasquer mon incognito. Je resterai voilée, inconnue. Quant à ma personne, et quant à mes propres, comme disent les Normands, rassurez-vous, je suis au moins aussi belle que la petite personne (heureuse sans le savoir) sur qui vos regards se sont arrêtés, et je ne crois pas être une pauvresse, encore que dix fils de pairs de France ne m’accompagnent pas dans mes promenades ! J’ai vu jouer déjà pour moi le vaudeville ignoble de l’héritière, adorée pour ses millions. Enfin, n’essayez d’aucune manière, même par pari, d’arriver à moi. Hélas ! quoique libre, je suis gardée, et par moi-même d’abord, et par des gens de courage qui n’hésiteraient point à vous planter un couteau dans le cœur, si vous vouliez pénétrer dans ma retraite. Je ne dis point ceci pour exciter votre courage ou votre curiosité, je crois n’avoir besoin d’aucun de ces sentiments pour vous intéresser, pour vous attacher.
Je réponds maintenant à la seconde édition considérablement augmentée de votre premier sermon.
Voulez-vous un aveu ? Je me suis dit en vous voyant si défiant, et me prenant pour une Corinne, dont les improvisations m’ont tant ennuyée, que, déjà, beaucoup de dixièmes Muses vous avaient emmené, vous tenant par la curiosité, dans leurs doubles vallons, et vous avaient proposé de goûter aux fruits de leurs parnasses de pensionnaire… Oh ! soyez en pleine sécurité, mon ami ; si j’aime la poésie, je n’ai point de petits vers en portefeuille, et mes bas sont et resteront d’une entière blancheur. Vous ne serez point ennuyé par des légèretés en un ou deux volumes. Enfin si je vous dis jamais : Accourez ! vous ne trouverez point, vous le savez maintenant, une vieille fille, pauvre et laide. Oh ! mon ami, si vous saviez combien je regrette que vous soyez venu au Havre ! Vous avez ainsi modifié ce que vous appelez mon roman. Non, Dieu seul peut peser dans ses mains puissantes le trésor que je réservais à un homme assez grand, assez confiant, assez perspicace pour partir de chez lui, sur la foi de mes lettres, après avoir pénétré pas à pas dans l’étendue de mon cœur et arriver à notre premier rendez-vous avec la simplicité d’un enfant ! Je rêvais cette innocence à un homme de génie. {p. 179}   Le trésor, vous l’avez écorné. Je vous pardonne, vous vivez à Paris ; et, comme vous le dites, il y a un homme dans un poète. Me prendrez-vous, à cause de ceci, pour une petite fille qui cultive le parterre enchanté des illusions ? Ne vous amusez pas à jeter des pierres dans les vitraux cassés d’un château ruiné depuis long-temps. Vous, homme d’esprit, comment n’avez-vous pas deviné que la leçon de votre pédante première lettre, mademoiselle d’Este se l’était dite à elle-même ! Non, cher poète, ma première lettre ne fut pas le caillou de l’enfant qui va gabant le long des chemins, qui se plaît à effrayer un propriétaire lisant la cote de ses contributions à l’abri de ses espaliers ; mais bien la ligne appliquée avec prudence par un pêcheur du haut d’une roche au bord de la mer, espérant une pêche miraculeuse.
Tout ce que vous dites de beau sur la Famille a mon approbation. L’homme qui me plaira, de qui je me croirai digne, aura mon cœur et ma vie, de l’aveu de mes parents, je ne veux ni les affliger, ni les surprendre ; j’ai la certitude de régner sur eux, ils sont d’ailleurs sans préjugés. Enfin, je me sens forte contre les illusions de ma fantaisie. J’ai bâti de mes mains une forteresse, et je l’ai laissé fortifier par le dévouement sans bornes de ceux qui veillent sur moi comme sur un trésor, non que je ne sois de force à me défendre en plaine ; car, sachez-le, le hasard m’a revêtue11 d’une armure bien trempée, et sur laquelle est gravé le mot MÉPRIS. J’ai l’horreur la plus profonde de tout ce qui sent le calcul, de ce qui n’est pas entièrement noble, pur, désintéressé. J’ai le culte du beau, de l’idéal, sans être romanesque, mais après l’avoir été, pour moi seule, dans mes rêves. Aussi ai-je reconnu la vérité des choses, justes jusqu’à la vulgarité, que vous m’avez écrites sur la vie sociale.
Pour le moment, nous ne sommes et ne pouvons être que deux amis. Pourquoi chercher un ami dans un inconnu ? direz-vous. Votre personne m’est inconnue, mais votre esprit, votre cœur me sont connus, ils me plaisent, et je me sens des sentiments infinis dans l’âme qui veulent un homme de génie pour unique confident. Je ne veux pas que le poème de mon cœur soit inutile, il brillera pour vous comme il eût brillé pour Dieu seul. Quelle chose précieuse qu’un bon camarade à qui l’on peut tout dire ! Refuserez-vous les fleurs inédites de la jeune fille vraie {p. 180}   qui voleront vers vous comme les jolis moucherons vers les rayons du soleil ? Je suis sûre que vous n’avez jamais rencontré cette bonne fortune de l’esprit : les confidences d’une jeune fille ! écoutez son babil, acceptez les musiques qu’elle n’a encore chantées que pour elle ? Plus tard, si nos âmes sont bien sœurs, si nos caractères se conviennent à l’essai, quelque jour un vieux domestique à cheveux blancs placé sur le bord d’une route, vous attendra pour vous conduire dans un chalet, dans une villa, dans un castel, dans un palais, je ne sais encore de quel genre sera le pavillon jaune et brun de l’hyménée (les couleurs de l’Autriche si puissante par le mariage) ni si le dénoûment est possible ; mais avouez que c’est poétique et que mademoiselle d’Este est de bonne composition ? Ne vous laisse-t-elle pas votre liberté ? vient-elle d’un pied jaloux jeter un coup d’œil dans les salons de Paris ? vous impose-t-elle les devoirs d’une emprinse, les chaînes que les paladins se mettaient jadis au bras volontairement ? Elle vous demande une alliance purement morale et mystérieuse ? Allons ! venez dans mon cœur quand vous serez malheureux, blessé, fatigué. Dites-moi bien tout alors, ne me cachez rien, j’aurai des élixirs pour toutes vos douleurs. J’ai vingt ans, mon ami, mais ma raison en a cinquante, et j’ai malheureusement ressenti dans un autre moi-même les horreurs et les délices de la passion. Je sais tout ce que le cœur humain peut contenir de lâchetés, d’infamies, et je suis néanmoins la plus honnête de toutes les jeunes filles. Non, je n’ai plus d’illusions ; mais j’ai mieux : j’ai des croyances et une religion. Tenez, je commence le jeu de nos confidences.
Quel que soit le mari que j’aurai, si je l’ai choisi, cet homme pourra dormir tranquille, il pourra s’en aller aux Grandes Indes, il me retrouvera finissant la tapisserie commencée à son départ, sans qu’aucun regard ait plongé dans mes yeux, sans qu’une voix d’homme ait flétri l’air dans mon oreille ; et dans chaque point il reconnaîtra comme un vers du poème dont il aura été le héros. Quand même je me serais trompée à quelque belle et menteuse apparence, cet homme aura toutes les fleurs de mes pensées, toutes les coquetteries de ma tendresse, les muets sacrifices d’une résignation fière et non mendiante. Oui, je me suis promis de ne jamais suivre mon mari au dehors quand il ne le voudra pas : je serai la divinité de son foyer. Voilà ma religion humaine. Mais {p. 181}   pourquoi ne pas éprouver et choisir l’homme à qui je serai comme la vie est au corps ? L’homme est-il jamais gêné de la vie ? Qu’est-ce qu’une femme contrariant celui qu’elle aime ? c’est la maladie au lieu de la vie. Par la vie, j’entends cette heureuse santé qui fait de toute heure un plaisir.