Chacun, par son attitude, demandait le mot de cette énigme.

— Ah ! je compterai comme un triomphe, reprit le poète en comprenant que chacun désirait une explication, d’avoir ému l’un de ces hommes de fer que Napoléon avait su trouver pour en faire le pilotis sur lequel il essaya de fonder un empire trop colossal pour être durable. À de telles choses, le temps seul peut servir de ciment ! {p. 263}   Mais est-ce bien un triomphe dont je doive m’enorgueillir ? Je n’y suis pour rien. Ce fut le triomphe de l’idée sur le fait. Vos batailles, mon cher monsieur Dumay, vos charges héroïques, monsieur le comte, enfin la guerre fut la forme qu’empruntait la pensée de Napoléon. De toutes ces choses, qu’en reste-t-il ? l’herbe qui les couvre n’en sait rien, les moissons n’en diraient pas la place ; et, sans l’historien, sans notre écriture, l’avenir pourrait ignorer ce temps héroïque ! Ainsi vos quinze ans de luttes ne sont plus que des idées, et c’est ce qui sauvera l’Empire, les poètes en feront un poème ! Un pays qui sait gagner de telles batailles doit savoir les chanter !

Canalis s’arrêta pour recueillir, par un regard jeté sur les figures, le tribut d’étonnement que lui devaient des provinciaux.

— Vous ne pouvez pas douter, monsieur, du chagrin que j’ai de ne pas vous voir, dit madame Mignon, à la manière dont vous me dédommagez par le plaisir que vous me donnez à vous écouter.

Décidée à trouver Canalis sublime, Modeste, mise comme elle l’était le jour où cette histoire commença, restait ébahie, et avait lâché sa broderie qui ne tenait plus à ses doigts que par l’aiguillée de coton.

— Modeste, voici monsieur de La Brière ; monsieur Ernest, voici ma fille, dit Charles en trouvant le secrétaire un peu trop humblement placé.

La jeune fille salua froidement Ernest, en lui jetant un regard qui devait prouver à tout le monde qu’elle le voyait pour la première fois.

— Pardon monsieur, lui dit-elle sans rougir, la vive admiration que je professe pour le plus grand de nos poètes est, aux yeux de mes amis, une excuse suffisante de n’avoir aperçu que lui.

Cette voix fraîche et accentuée comme celle, si célèbre, de mademoiselle Mars, charma le pauvre Référendaire, déjà ébloui de la beauté de Modeste, et il répondit dans sa surprise un mot sublime, s’il eût été vrai : — Mais c’est mon ami, dit-il.

— Alors, vous m’avez pardonné, répliqua-t-elle.

— C’est plus qu’un ami, s’écria Canalis en prenant Ernest par l’épaule et s’y appuyant comme Alexandre sur Ephestion, nous nous aimons comme deux frères…

Madame Latournelle coupa net la parole au grand poète, en montrant Ernest au petit notaire, et lui disant : — Monsieur n’est-il pas l’inconnu que nous avons vu à l’Église.

{p. 264}   — Et, pourquoi pas ?… répliqua Charles Mignon en voyant rougir Ernest.

Modeste demeura froide, et reprit sa broderie.

— Madame peut avoir raison, je suis venu deux fois au Havre, répondit La Brière qui s’assit à côté de Dumay.

Canalis, émerveillé de la beauté de Modeste, se méprit à l’admiration qu’elle exprimait, et se flatta d’avoir complétement réussi dans ses effets.

— Je croirais un homme de génie sans cœur, s’il n’avait pas auprès de lui quelque amitié dévouée, dit Modeste pour relever la conversation interrompue par la maladresse de madame Latournelle.

— Mademoiselle, le dévouement d’Ernest pourrait me faire croire que je vaux quelque chose, dit Canalis, car ce cher Pylade est rempli de talent, il a été la moitié du plus grand ministre que nous ayons eu depuis la paix. Quoiqu’il occupe une magnifique position, il a consenti à être mon précepteur en politique ; il m’apprend les affaires, il me nourrit de son expérience, tandis qu’il pourrait aspirer à de plus hautes destinées. Oh ! il vaut mieux que moi… À un geste que fit Modeste, Melchior dit avec grâce : — La poésie que j’exprime, il l’a dans le cœur ; et si je parle ainsi devant lui, c’est qu’il a la modestie d’une religieuse.

— Assez, assez, dit La Brière qui ne savait quelle contenance tenir, tu as l’air, mon cher, d’une mère qui veut marier sa fille.

— Et comment, monsieur, dit Charles Mignon en s’adressant à Canalis, pouvez-vous penser à devenir un homme politique ?

— Pour un poète, c’est abdiquer, dit Modeste, la politique est la ressource des hommes positifs…

— Ah ! mademoiselle, aujourd’hui la tribune est le plus grand théâtre du monde, elle a remplacé le champ-clos de la chevalerie ; elle sera le rendez-vous de toutes les intelligences, comme l’armée était naguère celui de tous les courages.

Canalis enfourcha son cheval de bataille, il parla pendant dix minutes sur la vie politique : — La poésie était la préface de l’homme d’État. — Aujourd’hui, l’orateur devenait un généralisateur sublime, le pasteur des idées. — Quand le poète pouvait indiquer à son pays le chemin de l’avenir, cessait-il donc d’être lui-même ? — Il cita Chateaubriand, en prétendant qu’il serait un jour plus considérable par le côté politique que par le côté littéraire. — La {p. 265}   tribune française allait être le phare de l’Humanité. — Maintenant les luttes orales avaient remplacé celles du champ de31 bataille. — Telle séance de la Chambre valait Austerlitz, et les orateurs s’y montraient à la hauteur des généraux, ils y perdaient autant d’existence, de courage, de force, ils s’y usaient autant que ceux-ci à faire la guerre. — La parole n’était-elle pas une des plus effrayantes prodigalités de fluide vital que l’homme pouvait se permettre, etc., etc.

Cette improvisation composée des lieux communs modernes, mais revêtus d’expressions sonores, de mots nouveaux, et destinée à prouver que le baron de Canalis devait être un jour une des gloires de la Tribune, produisit une profonde impression sur le notaire, sur Gobenheim, sur madame de la Tournelle et sur madame Mignon. Modeste était comme à un spectacle et enthousiaste de l’acteur, absolument comme Ernest devant elle ; car, si le Référendaire savait toutes ces phrases par cœur, il écoutait par les yeux de la jeune fille en s’en éprenant à devenir fou. Pour cet amoureux vrai, Modeste venait d’éclipser les différentes Modestes qu’il avait créées en lisant ses lettres ou en y répondant.

Cette visite, dont la durée fut déterminée à l’avance par Canalis, qui ne voulait pas laisser à ses admirateurs le temps de se blaser, finit par une invitation à dîner pour le lundi suivant.

— Nous ne serons plus au Chalet, dit le comte de La Bastie, il redevient l’habitation de Dumay. Je rentre dans mon ancienne maison par un contrat à réméré, de six mois de durée, que j’ai signé tout à l’heure avec monsieur Vilquin, chez mon ami Latournelle…

— Je souhaite, dit Dumay, que Vilquin ne puisse pas vous rendre la somme que vous venez de lui prêter…

— Vous serez là, dit Canalis, dans une demeure en harmonie avec votre fortune…

— Avec la fortune qu’on me suppose, répondit vivement Charles Mignon.

— Il serait malheureux, dit Canalis en se retournant vers Modeste et en faisant un salut charmant, que cette madone n’eût pas un cadre digne de ses divines perfections.

Ce fut tout ce que Canalis dit de Modeste, car il avait affecté de ne pas la regarder, et de se comporter en homme à qui toute idée de mariage était interdite.

— Ah ! ma chère madame Mignon, il a bien de l’esprit, dit la {p. 266}   notaresse au moment où les deux Parisiens faisaient crier le sable du jardinet sous leurs pieds.

— Est-il riche ? voilà la question, répondit Gobenheim.

Modeste était à la fenêtre, ne perdant pas un seul des mouvements du grand poète, et n’ayant pas un regard pour Ernest de La Brière. Quand monsieur Mignon rentra, quand Modeste, après avoir reçu le dernier salut des deux amis lorsque la calèche tourna, se fut remise à sa place, il y eut une de ces profondes discussions comme en font les gens de la province sur les gens de Paris, à une première entrevue. Gobenheim répéta son mot : — Est-il riche ? au concert d’éloges que firent madame Latournelle, Modeste et sa mère.

— Riche ? répondit Modeste. Et qu’importe ! ne voyez-vous pas que monsieur de Canalis est un de ces hommes destinés à occuper les plus hautes places dans l’État ; il a plus que de la fortune, il possède les moyens de la fortune.

— Il sera ministre ou ambassadeur, dit monsieur Mignon.

— Les contribuables pourraient tout de même avoir à payer les frais de son enterrement, dit le petit Latournelle.

— Eh ! pourquoi ? dit Charles Mignon.

— Il me paraît homme à manger toutes les fortunes dont les moyens lui sont si libéralement accordés par mademoiselle Modeste.

— Comment Modeste ne serait-elle pas libérale envers un poète qui la traite de madone, dit le petit Dumay fidèle à la répulsion que Canalis lui avait inspirée.

Gobenheim apprêtait la table de whist avec d’autant plus de persistance que, depuis le retour de monsieur Mignon, Latournelle et Dumay s’étaient laissés aller à jouer dix sous la fiche.

— Eh ! bien, mon petit ange, dit le père à sa fille dans l’embrasure d’une fenêtre, avoue que papa pense à tout. En huit jours, si tu donnes tes ordres ce soir à ton ancienne couturière de Paris et à tous tes fournisseurs, tu pourras te montrer dans toute la splendeur d’une héritière, de même que j’aurai le temps de nous installer dans notre maison. Tu as un joli poney, songe à te faire faire un costume de cheval, le Grand-Écuyer mérite cette attention…

— D’autant plus que nous avons du monde à promener, dit Modeste sur les joues de qui reparaissaient les couleurs de la santé.

— Le secrétaire, dit madame Mignon, n’a pas dit grand’chose.

— C’est un petit sot, répondit madame Latournelle. Le poète a {p. 267}   eu des attentions pour tout le monde. Il a su remercier Latournelle de ses soins pour la location de son pavillon en me disant qu’il semblait avoir consulté le goût d’une femme. Et l’autre restait là, sombre comme un Espagnol, les yeux fixes, ayant l’air de vouloir avaler Modeste ; s’il m’avait regardée, il m’aurait fait peur.

— Il a un joli son de voix, répondit madame Mignon.

— Il sera sans doute venu prendre des renseignements sur la maison Mignon, pour le compte du poète, dit Modeste en guignant son père, car c’est bien lui que nous avons vu dans l’église.

Madame Dumay, madame et monsieur Latournelle acceptèrent cette façon d’expliquer le voyage d’Ernest.

— Sais-tu, Ernest, s’écria Canalis à vingt pas du Chalet, que je ne vois pas dans le monde, à Paris, une seule personne à marier comparable à cette adorable fille !

— Eh ! tout est dit, répliqua La Brière avec une amertume concentrée, elle t’aime, ou, si tu le veux, elle t’aimera. Ta gloire a fait la moitié du chemin. Bref, tout est à ta disposition. Tu retourneras là seul. Modeste a pour moi le plus profond mépris, elle a raison, et je ne vois pas pourquoi je me condamnerais au supplice d’aller admirer, désirer, adorer ce que je ne puis jamais posséder.

Après quelques propos de condoléance où perçait la satisfaction d’avoir fait une nouvelle édition de la phrase de César, Canalis laissa voir le désir d’en finir avec la duchesse de Chaulieu. La Brière ne pouvant supporter cette conversation, allégua la beauté d’une nuit douteuse pour se faire mettre à terre, et courut comme un insensé vers la côte où il resta jusqu’à dix heures et demie, en proie à une espèce de démence, tantôt marchant à pas précipités et se livrant à des monologues, tantôt restant debout ou s’asseyant, sans s’apercevoir de l’inquiétude qu’il donnait à deux douaniers en observation. Après avoir aimé la spirituelle instruction et la candeur agressive de Modeste, il venait de joindre l’adoration de la beauté, c’est-à-dire l’amour sans raison, l’amour inexplicable, à toutes les raisons qui l’avaient amené, dix jours auparavant, dans l’église du Havre. Il revint au Chalet, où les chiens des Pyrénées aboyèrent tellement après lui qu’il ne put s’adonner au plaisir de contempler les fenêtres de Modeste. En amour, toutes ces choses ne comptent pas plus à l’amant que les travaux couverts par la dernière couche ne comptent au peintre ; mais elles sont tout l’amour, comme les peines enfouies sont l’art tout entier ; il en sort un grand peintre {p. 268}   et un amant véritable que la femme et le public finissent, souvent trop tard, par adorer.

— Eh ! bien, s’écria-t-il, je resterai, je souffrirai, je la verrai, je l’aimerai pour moi seul, égoïstement ! Modeste sera mon soleil, ma vie, je respirerai par son souffle, je jouirai de ses joies, je maigrirai de ses chagrins, fût-elle la femme de cet égoïste de Canalis…

— Voilà ce qui s’appelle aimer ! monsieur, dit une voix qui partit d’un buisson sur le bord du chemin. Ah ! çà, tout le monde aime donc mademoiselle de La Bastie ?…

Et Butscha se montra soudain, il regarda La Brière. La Brière rengaîna sa colère en toisant le nain à la clarté de la lune, et il fit quelques pas sans lui répondre.

— Entre soldats qui servent dans la même compagnie, on devrait être un peu plus camarades que ça ! dit Butscha. Si vous n’aimez pas Canalis, je n’en suis pas fou non plus.

— C’est mon ami, répondit Ernest.

— Ah ! vous êtes le petit secrétaire, répliqua le nain.

— Sachez, monsieur, répliqua La Brière, que je ne suis le secrétaire de personne, j’ai l’honneur d’être Conseiller à l’une des Cours suprêmes du royaume.

— J’ai l’honneur de saluer monsieur de La Brière, fit Butscha. Moi, j’ai l’honneur d’être premier clerc de maître Latournelle, conseiller suprême du Havre, et j’ai certes une plus belle position que la vôtre. Oui, j’ai eu le bonheur de voir mademoiselle Modeste de La Bastie presque tous les soirs, depuis quatre ans, et je compte vivre auprès d’elle comme un domestique du roi vit aux Tuileries. On m’offrirait le trône de Russie, je répondrais : — J’aime trop le soleil ! N’est-ce pas vous dire, monsieur, que je m’intéresse à elle plus qu’à moi-même, en tout bien, tout honneur. Croyez-vous que l’altière duchesse de Chaulieu verra d’un bon œil le bonheur de madame de Canalis, quand sa femme de chambre, amoureuse de monsieur Germain, inquiète déjà du séjour que fait au Havre ce charmant valet de chambre, se plaindra, tout en coiffant sa maîtresse, de…

— Comment savez-vous ces choses-là ? dit La Brière en interrompant Butscha.

— D’abord, je suis clerc de notaire, répondit Butscha ; mais vous n’avez donc pas vu ma bosse ? elle est pleine d’inventions, monsieur. Je me suis fait le cousin de mademoiselle Philoxène {p. 269}   Jacmin, née à Honfleur, où naquit ma mère, une Jacmin, il y a onze branches de Jacmin à Honfleur. Donc, ma cousine, alléchée par un héritage improbable, m’a raconté bien des choses…

— La duchesse est vindicative !… dit La Brière.

— Comme une reine, m’a dit Philoxène, elle n’a pas encore pardonné à monsieur le duc de n’être que son mari, répliqua Butscha. Elle hait comme elle aime. Je suis au fait de son caractère, de sa toilette, de ses goûts, de sa religion et de ses petitesses, car Philoxène me l’a déshabillée, âme et corset. Je suis allé à l’Opéra pour voir madame de Chaulieu, je n’ai pas regretté mes dix francs (je ne parle pas du spectacle) ! Si ma prétendue cousine ne m’avait pas dit que sa maîtresse comptait cinquante printemps, j’aurais cru être bien généreux en lui en donnant trente, elle n’a pas connu d’hiver, cette duchesse-là !

— Oui, reprit La Brière, c’est un camée conservé par son caillou… Canalis serait bien embarrassé si la duchesse savait ses projets, et j’espère, monsieur, que vous en resterez là de cet espionnage indigne d’un honnête homme…

— Monsieur, reprit Butscha fièrement, pour moi, Modeste, c’est l’État ! Je n’espionne pas, je prévois ! La duchesse viendra, s’il le faut, ou restera dans sa tranquillité, si je le juge convenable…

— Vous ?

— Moi !…

— Et par quel moyen ?… dit La Brière.

— Ah ! voilà ! dit le petit bossu qui prit un brin d’herbe. Tenez, voyez ?… Ce gramen prétend que l’homme construit ses palais pour le loger, et il fait choir un jour les marbres les plus solidement assemblés, comme le peuple, introduit dans l’édifice de la Féodalité, l’a jeté par terre. La puissance du faible qui peut se glisser partout est plus grande que celle du fort qui se repose sur ses canons. Nous sommes trois Suisses qui avons juré que Modeste serait heureuse et qui vendrions notre honneur pour elle. Adieu, monsieur, si vous aimez mademoiselle de La Bastie, oubliez cette conversation, et donnez-moi une poignée de main, car vous me semblez avoir du cœur !… Il me tardait de voir le Chalet32, j’y suis arrivé comme elle soufflait sa bougie, je vous ai vu signalé par les chiens, je vous ai entendu rageant ; aussi ai-je pris la liberté de vous dire que nous servons dans le même régiment, celui de Royal-Dévouement !

{p. 270}   — Eh ! bien, répondit La Brière en serrant la main du bossu, faites-moi l’amitié de me dire si mademoiselle Modeste a jamais aimé quelqu’un d’amour avant sa correspondance secrète avec Canalis…

— Oh ! s’écria sourdement Butscha. Mais le doute est une injure ?… Et, maintenant encore, qui sait si elle aime ? le sait-elle elle-même ? Elle s’est passionnée pour l’esprit, pour le génie, pour l’âme de ce marchand de stances, de ce vendeur d’orviétan littéraire ; mais elle l’étudiera, nous l’étudierons, je saurai bien faire sortir le caractère vrai de dessous la carapace de l’homme à belles manières, et nous verrons la tête menue de son ambition, de sa vanité, dit Butscha qui se frotta les mains. Or, à moins que mademoiselle n’en soit folle à en mourir…

— Oh ! elle est restée en admiration devant lui comme devant une merveille ! s’écria La Brière en laissant échapper le secret de sa jalousie.

— Si c’est un brave garçon, loyal, et, s’il aime, s’il est digne d’elle, reprit Butscha, s’il renonce à la duchesse, c’est la duchesse que j’entortillerai !… Tenez, mon cher monsieur, suivez ce chemin, vous allez être chez vous en dix minutes.

Butscha revint sur ses pas, et héla le pauvre Ernest qui, en sa qualité d’amoureux véritable, serait resté pendant toute la nuit à causer de Modeste.

— Monsieur, lui dit Butscha, je n’ai pas eu l’honneur de voir encore notre grand poète, je suis curieux d’observer ce magnifique phénomène dans l’exercice de ses fonctions, rendez-moi le service de venir passer la soirée après demain au Chalet33, restez-y longtemps, car ce n’est pas en une heure qu’un homme se développe. Je saurai, moi le premier, s’il aime, ou s’il peut aimer, ou s’il aimera mademoiselle Modeste.

— Vous êtes bien jeune pour…

— Pour être professeur, reprit Butscha qui coupa la parole à La Brière. Eh ! monsieur, les avortons naissent tous centenaires. Puis, tenez ?… un malade, quand il est long-temps malade, devient plus fort que son médecin, il s’entend avec la maladie, ce qui n’arrive pas toujours aux docteurs consciencieux. Eh ! bien, de même, un homme qui chérit la femme, et que la femme doit mépriser sous prétexte de laideur ou de gibbosité, finit par si bien se connaître en amour, qu’il passe séducteur, comme le malade finit {p. 271}   par recouvrer la santé. La sottise seule est incurable… Depuis l’âge de six ans (j’en ai vingt-cinq), je n’ai ni père ni mère ; j’ai la charité publique pour mère, et le procureur du roi pour père. — Soyez tranquille, dit-il à un geste d’Ernest, je suis plus gai que ma position… Eh ! bien, depuis six ans que le regard insolent d’une bonne de madame Latournelle m’a dit que j’avais tort de vouloir aimer, j’aime, et j’étudie les femmes ! J’ai commencé par les laides, il faut toujours attaquer le taureau par les cornes. Aussi, ai-je pris pour premier objet d’étude ma patronne qui, certes, est un ange pour moi. J’ai peut-être eu tort ; mais, que voulez-vous, je l’ai passée à mon alambic, et j’ai fini par découvrir, tapie au fond de son cœur, cette pensée : — Je ne suis pas si mal qu’on le croit ! Et, malgré sa piété profonde, en exploitant cette idée, j’aurais pu la conduire jusqu’au bord de l’abîme… pour l’y laisser !

— Et avez-vous étudié Modeste ?

— Je croyais vous avoir dit, répliqua le bossu, que ma vie est à elle, comme la France est au roi ! Comprenez-vous mon espionnage à Paris, maintenant ? Personne que moi, ne sait tout ce qu’il y a de noblesse, de fierté, de dévouement, de grâce imprévue, d’infatigable bonté, de vraie religion, de gaieté, d’instruction, de finesse, d’affabilité dans l’âme, dans le cœur, dans l’esprit de cette adorable créature !…

Butscha tira son mouchoir pour étancher deux larmes, et La Brière lui serra la main longtemps.

— Je vivrai dans son rayonnement ! ça commence à elle, et ça finit en moi, voilà comment nous sommes unis, à peu près comme l’est la nature à Dieu, par la lumière et le verbe. Adieu, monsieur ! je n’ai jamais de ma vie tant bavardé ; mais, en vous voyant devant ses fenêtres, j’ai deviné que vous l’aimiez à ma manière !

Sans attendre la réponse, Butscha quitta le pauvre amant à qui cette conversation avait mis je ne sais quel baume au cœur. Ernest résolut de se faire un ami de Butscha, sans se douter que la loquacité du clerc avait eu pour but principal de se ménager des intelligences chez Canalis. Dans quel flux et reflux de pensées, de résolutions, de plans de conduite, Ernest ne fut-il pas bercé avant de sommeiller !… Et son ami Canalis dormait, lui, du sommeil des triomphateurs, le plus doux des sommeils après celui des justes.

Au déjeuner, les deux amis convinrent d’aller ensemble passer, le lendemain, la soirée au Chalet, et de s’initier aux douceurs d’un {p. 272}   whist de province ; mais pour brûler la journée, ils firent seller les chevaux, tous les deux pris à deux fins, et ils s’aventurèrent dans le pays qui, certes, leur était inconnu autant que la Chine ; car ce qu’il y a de plus étranger en France, pour les Français, c’est la France. En réfléchissant à sa position d’amant malheureux et méprisé, le Référendaire fit alors sur lui-même un travail quasi semblable à celui que lui avait fait faire la question posée par Modeste au commencement de leur correspondance. Quoique le malheur passe pour développer les vertus, il ne les développe que chez les gens vertueux ; car ces sortes de nettoyages de conscience n’ont lieu que chez les gens naturellement propres. La Brière se promit de dévorer à la Spartiate ses douleurs, de rester digne, et de ne se laisser aller à aucune lâcheté ; tandis que Canalis, fasciné par l’énormité de la dot, s’engageait lui-même à ne rien négliger pour captiver Modeste. L’égoïsme et le dévouement, le mot de ces deux caractères, arrivèrent, par une loi morale assez bizarre dans ses effets, à des moyens contraires à leur nature. L’homme personnel allait jouer l’abnégation, l’homme tout complaisance allait se réfugier sur le mont Aventin de l’orgueil. Ce phénomène s’observe également en politique. On y met fréquemment son caractère à l’envers, et il arrive souvent que le public ne sait plus quel est l’endroit.

Après dîner, les deux amis apprirent par Germain l’arrivée du Grand-Écuyer, qui fut présenté dans cette soirée au Chalet, par monsieur Latournelle. Mademoiselle d’Hérouville trouva moyen de blesser une première fois ce digne homme en le faisant prier de venir chez elle par un valet-de-pied, au lieu d’envoyer son neveu simplement chez le notaire qui, certes, aurait parlé pendant le reste de ses jours de la visite du Grand-Écuyer. Aussi le petit notaire fit-il observer à Sa Seigneurie, quand elle lui proposa de le conduire en voiture à Ingouville, qu’il devait y mener madame Latournelle. Devinant à l’air gourmé du notaire qu’il y avait quelque faute à réparer, le duc lui dit gracieusement : — J’aurai l’honneur d’aller prendre, si vous le permettez, madame de Latournelle.

Malgré un haut-le-corps de la despotique mademoiselle d’Hérouville, le duc sortit avec le petit notaire. Ivre de joie en voyant à sa porte une calèche magnifique dont le marchepied fut abaissé par des gens à la livrée royale, la notaresse ne sut plus où prendre ses {p. 273}   gants, son ombrelle, son ridicule et son air digne en apprenant que le Grand-Écuyer la venait chercher. Une fois dans la voiture, tout en se confondant de politesse auprès du petit duc, elle s’écria par un mouvement de bonté : — Eh ! bien, et Butscha ?

— Prenons Butscha, dit le duc en souriant.

Quand les gens du port attroupés par l’éclat de cet équipage virent ces trois petits hommes avec cette grande femme sèche, ils se regardèrent tous en riant.

— En les soudant au bout les uns des autres, ça ferait peut-être un mâle pour ste grande perche ! dit un marin bordelais.

— Avez-vous encore quelque chose à emporter, madame, demanda plaisamment le duc au moment où le valet attendit l’ordre.

— Non, monseigneur, répondit la notaresse qui devint rouge et qui regarda son mari comme pour lui dire : Qu’ai-je donc fait de si mal ?

— Sa Seigneurie, dit Butscha, me fait beaucoup d’honneur en me prenant pour une chose. Un pauvre clerc comme moi n’est qu’un machin !

Quoique ce fût34 dit en riant, le duc rougit et ne répondit rien. Les grands ont toujours tort de plaisanter avec leurs inférieurs. La plaisanterie est un jeu, le jeu suppose l’égalité. Aussi est-ce pour obvier aux inconvénients de cette égalité passagère que, la partie finie, les joueurs ont le droit de ne se plus connaître.

La visite du Grand-Écuyer avait pour raison ostensible une affaire colossale, la mise en valeur d’un espace immense laissé par la mer, entre l’embouchure de deux rivières, et dont la propriété venait d’être adjugée par le Conseil-d’État à la maison d’Hérouville. Il ne s’agissait de rien moins que d’appliquer des portes de flot et d’èble à deux ponts, de dessécher un kilomètre de tangues sur une largeur de trois ou quatre cents arpents, d’y creuser des canaux, et d’y pratiquer des chemins. Quand le duc d’Hérouville eut expliqué les dispositions du terrain, Charles Mignon fit observer qu’il fallait attendre que la nature eût consolidé ce sol encore mouvant par ses productions spontanées.

— Le temps qui a providentiellement enrichi votre maison, monsieur le duc, peut seul achever son œuvre, dit-il en terminant. Il serait prudent de laisser une cinquantaine d’années avant de se mettre à l’ouvrage.

— Que ce ne soit pas là votre dernier mot, monsieur le comte, dit le duc, venez à Hérouville, et voyez-y les choses par vous-même.

{p. 274}   Charles Mignon répondit que tout capitaliste devrait examiner cette affaire à tête reposée, et donna par cette observation au duc d’Hérouville un prétexte pour venir au Chalet. La vue de Modeste fit une vive impression sur le duc, il demanda la faveur de la recevoir en disant que sa sœur et sa tante avaient entendu parler d’elle et seraient heureuses de faire sa connaissance. À cette phrase, Charles Mignon proposa de présenter lui-même sa fille en allant inviter les deux demoiselles à dîner pour le jour de sa réintégration à la villa, ce que le duc accepta. L’aspect du cordon bleu, le titre et surtout les regards extatiques du gentilhomme agirent sur Modeste ; mais elle se montra parfaite de discours, de tenue et de noblesse. Le duc se retira comme à regret en emportant une invitation de venir au Chalet tous les soirs, fondée sur l’impossibilité reconnue à un courtisan de Charles X de passer une soirée sans faire son whist. Ainsi le lendemain soir, Modeste allait voir ses trois amants réunis. Assurément, quoi qu’en disent les jeunes filles, et quoiqu’il soit dans la logique du cœur de tout sacrifier à la préférence, il est excessivement flatteur de voir autour de soi plusieurs prétentions rivales, des hommes remarquables, ou célèbres, ou d’un grand nom tâchant de briller ou de plaire. Dût Modeste y perdre, elle avoua plus tard que les sentiments exprimés dans ses lettres avaient fléchi devant le plaisir de mettre aux prises trois esprits si différents, trois hommes dont chacun, pris séparément, aurait certainement fait honneur à la famille la plus exigeante. Néanmoins cette volupté d’amour-propre fut dominée chez elle par la misanthropique malice qu’avait engendrée la blessure affreuse qui déjà lui semblait seulement un mécompte. Aussi lorsque le père dit en souriant : — Eh ! bien, Modeste, veux-tu devenir duchesse ?

— Le malheur m’a rendue philosophe, répondit-elle en faisant une révérence moqueuse.

— Vous ne serez que baronne ?… lui demanda Butscha.

— Ou vicomtesse, répliqua le père.

— Comment cela ? dit vivement Modeste.

— Mais si tu agréais monsieur de La Brière, il aurait bien assez de crédit pour obtenir du Roi la succession de mes titres et de mes armes…

— Oh ! dès qu’il s’agit de se déguiser, celui-là ne fera pas de façons, répondit amèrement Modeste.

Butscha ne comprit rien à cette épigramme dont le sens ne {p. 275}   pouvait être deviné que par madame et monsieur Mignon et par Dumay.

— Dès qu’il s’agit de mariage, tous les hommes se déguisent, répondit madame Latournelle, et les femmes leur en donnent l’exemple. J’entends dire depuis que je suis au monde : « monsieur ou mademoiselle une telle a fait un bon mariage ! » il faut donc que l’autre l’ait fait mauvais ?

— Le mariage, dit Butscha, ressemble à un procès ; il s’y trouve toujours une partie de mécontente ; et si l’une dupe l’autre, la moitié des mariés joue certainement la comédie aux dépens de l’autre.

— Et vous concluez, sire Butscha ? dit Modeste.

— À l’attention la plus sévère sur les manœuvres de l’ennemi, répondit le clerc.

— Que t’ai-je dit, ma mignonne, dit Charles Mignon en faisant allusion à sa scène avec sa fille au bord de la mer.

— Les hommes pour se marier, dit Latournelle, jouent autant de rôles que les mères en font jouer à leurs filles pour s’en débarrasser.

— Vous permettez alors le stratagème, dit Modeste.

— De part et d’autre, s’écria Gobenheim, la partie est alors égale.

Cette conversation se faisait, comme on dit familièrement, à bâtons rompus, à travers la partie et au milieu des appréciations que chacun se permettait de monsieur d’Hérouville qui fut trouvé très-bien par le petit notaire, par le petit Dumay, par le petit Butscha.

— Je vois, dit madame Mignon avec un sourire, que madame Latournelle et mon pauvre mari sont ici les monstruosités.

— Heureusement pour lui, le colonel n’est pas d’une haute taille, répondit Butscha pendant que son patron donnait les cartes, car un homme grand et spirituel est toujours une exception.

Sans cette petite discussion sur la légalité des ruses matrimoniales, peut-être taxerait-on de longueur le récit de la soirée impatiemment attendue par Butscha ; mais, la fortune pour laquelle tant de lâchetés secrètes se commirent, prêtera peut-être aux minuties de la vie privée l’immense intérêt que développera toujours le sentiment social si franchement défini par Ernest dans sa réponse à Modeste.

Dans la matinée, arriva Desplein qui ne resta que le temps {p. 276}   d’envoyer chercher les chevaux de la poste du Havre et de les atteler, environ une heure. Après avoir examiné madame Mignon, il décida que la malade recouvrerait la vue, et il fixa le moment opportun pour l’opération à un mois de là. Naturellement cette importante consultation eut lieu devant les habitants du Chalet, tous palpitants et attendant l’arrêt du prince de la science. L’illustre membre de l’Académie des Sciences fit à l’aveugle une dizaine de questions brèves en en étudiant les yeux au grand jour de la fenêtre. Étonnée de la valeur que le temps avait pour cet homme si célèbre, Modeste aperçut la calèche de voyage pleine de livres que le savant se proposait de lire en retournant à Paris, car il était parti la veille au soir, employant ainsi la nuit et à dormir et à voyager. La rapidité, la lucidité des jugements que Desplein portait sur chaque réponse de madame Mignon, son ton bref, ses manières, tout donna pour la première fois à Modeste des idées justes sur les hommes de génie. Elle entrevit d’énormes différences entre Canalis, homme secondaire, et Desplein, homme plus que supérieur. L’homme de génie a dans la conscience de son talent et dans la solidité de la gloire comme une garenne où son orgueil légitime s’exerce et prend l’air sans gêner personne. Puis, sa lutte constante avec les hommes et les choses ne lui laisse35 pas le temps de se livrer aux coquetteries que se permettent les héros de la mode qui se hâtent de récolter les moissons d’une saison fugitive, et dont la vanité, l’amour-propre ont l’exigence et les taquineries d’une douane âpre à percevoir ses droits sur tout ce qui passe à sa portée. Modeste fut d’autant plus enchantée de ce grand praticien qu’il parut frappé de l’exquise beauté de Modeste, lui entre les mains de qui tant de femmes passaient et qui, depuis long-temps les examinait en quelque sorte à la loupe et au scalpel.

— Ce serait en vérité bien dommage, dit-il avec ce ton de galanterie qu’il savait prendre et qui contrastait avec sa prétendue brusquerie, qu’une mère fût privée de voir une si charmante fille.

Modeste voulut servir elle-même le simple déjeuner que le grand chirurgien accepta. Elle accompagna, de même que son père et Dumay, le savant attendu par tant de malades jusqu’à la calèche qui stationnait à la petite porte ; et là, l’œil doré par l’espérance, elle dit encore à Desplein : — Ainsi, ma chère maman me verra !

{p. 277}   — Oui, mon petit feu follet, je vous le promets, répondit-il en souriant, et je suis incapable de vous tromper, car moi aussi j’ai une fille !…

Les chevaux emportèrent Desplein sur ce mot qui fut plein d’une grâce inattendue. Rien ne charme plus que l’imprévu particulier aux gens de talent.

Cette visite fut l’événement du jour, elle laissa dans l’âme de Modeste une trace lumineuse. La jeune enthousiaste admira naïvement cet homme dont la vie appartenait à tous, et chez qui l’habitude de s’occuper des douleurs physiques avait détruit les manifestations de l’égoïsme. Le soir, quand Gobenheim, les Latournelle et Butscha, Canalis, Ernest et le duc d’Hérouville furent réunis, chacun complimenta la famille Mignon de la bonne nouvelle donnée par Desplein. Naturellement alors la conversation où domina la Modeste que ses lettres ont révélée, se porta sur cet homme dont le génie était, malheureusement pour sa gloire, appréciable seulement par la tribu des savants et de la Faculté. Gobenheim laissa échapper cette phrase qui, de nos jours, est la Sainte-Ampoule du génie au sens des économistes et des banquiers : — Il gagne un argent fou !

— On le dit très-intéressé, répondit Canalis.

Les louanges données à Desplein par Modeste incommodaient le poète. La Vanité procède comme la Femme. Toutes deux elles croient perdre quelque chose à l’éloge et à l’amour accordés à autrui. Voltaire était jaloux de l’esprit d’un roué que Paris admira deux jours, de même qu’une duchesse s’offense d’un regard jeté sur sa femme de chambre. L’avarice de ces deux sentiments est telle qu’ils se trouvent volés de la part faite à un pauvre.

— Croyez-vous, monsieur, demanda Modeste en souriant, qu’on doive juger le génie avec la mesure ordinaire ?

— Il faudrait peut-être avant tout, répondit Canalis, définir l’homme de génie, et l’une de ses conditions est l’invention : invention d’une forme, d’un système ou d’une force. Ainsi Napoléon fut inventeur, à part ses autres conditions de génie. Il a inventé sa méthode de faire la guerre. Walter Scott est un inventeur, Linné36 est un inventeur, Geoffroy Saint-Hilaire et Cuvier sont des inventeurs. De tels hommes sont hommes de génie au premier chef. Ils renouvellent, augmentent ou modifient la science ou l’art. Mais Desplein est un homme dont l’immense talent consiste à bien {p. 278}   appliquer des lois déjà trouvées, à observer, par un don naturel, les désinences de chaque tempérament et l’heure marquée par la nature pour faire une opération. Il n’a pas fondé, comme Hippocrate, la science elle-même. Il n’a pas trouvé de système comme Galien, Broussais ou Rasori. C’est un génie exécutant comme Moschelès sur le piano, Paganini sur le violon, comme Farinelli sur son larynx ! gens qui développent d’immenses facultés, mais qui ne créent pas de musique. Entre Beethowen et la Catalani, vous me permettrez de décerner à l’un l’immortelle couronne du génie et du martyre, et à l’autre beaucoup de pièces de cent sous ; avec l’une nous sommes quittes, tandis que le monde reste toujours le débiteur de l’autre ! Nous nous endettons chaque jour avec Molière, et nous avons trop payé Baron.

— Je crois, mon ami, que tu fais la part des idées trop belle, dit La Brière d’une voix douce et mélodieuse qui produisit un soudain contraste avec le ton péremptoire37 du poète dont l’organe flexible avait quitté le ton de la câlinerie pour le ton magistral de la Tribune. Le génie doit être estimé, surtout, en raison de son utilité. Parmentier, Jacquart et Papin, à qui l’on élèvera des statues quelque jour, sont aussi des gens de génie. Ils ont changé ou changeront la face des États en un sens. Sous ce rapport, Desplein se présentera toujours aux yeux des penseurs, accompagné d’une génération tout entière dont les larmes, dont les souffrances auront cessé sous sa main puissante…

Il suffisait que cette opinion fût émise par Ernest pour que Modeste voulût la combattre.

— À ce compte, dit-elle, monsieur, celui qui trouverait le moyen de faucher le blé sans gâter la paille, par une machine qui ferait l’ouvrage de dix moissonneurs, serait un homme de génie ?

— Oh ! oui, ma fille, dit madame Mignon, il serait béni du pauvre dont le pain coûterait alors moins cher, et celui que bénissent les pauvres est béni de Dieu !

— C’est donner le pas à l’utile sur l’art, répondit Modeste en hochant la tête.

— Sans l’utile, dit Charles Mignon, où prendrait-on l’art ? sur quoi s’appuierait, de quoi vivrait, où s’abriterait et qui payerait le poète ?

— Oh ! mon cher père, cette opinion est bien capitaine au long cours, épicier, bonnet de coton !… Que Gobenheim et {p. 279}   monsieur le Référendaire, dit-elle en montrant La Brière, qui sont intéressés à la solution de ce problème social, le soutiennent, je le conçois ; mais vous, dont la vie a été la poésie la plus inutile de ce siècle, puisque votre sang répandu sur l’Europe, et vos énormes souffrances exigées par un colosse, n’ont pas empêché la France de perdre dix départements acquis par la République, comment donnez-vous dans ce raisonnement excessivement perruque, comme disent les romantiques ?… On voit bien que vous revenez de la Chine.

L’irrévérence des paroles de Modeste fut aggravée par un petit ton méprisant et dédaigneux qu’elle prit à dessein et dont s’étonnèrent également madame Latournelle, madame Mignon et Dumay. Madame Latournelle n’y voyait pas clair tout en ouvrant les yeux. Butscha, dont l’attention était comparable à celle d’un espion, regarda d’une manière significative monsieur Mignon en lui voyant le visage coloré par une vive et soudaine indignation.

— Encore un peu, mademoiselle, et vous alliez manquer de respect à votre père, dit en souriant le colonel éclairé par le regard de Butscha. Voilà ce que c’est que de gâter ses enfants.

— Je suis fille unique !… répondit-elle insolemment.

— Unique ! répéta le notaire en accentuant ce mot.

— Monsieur, répondit sèchement Modeste à Latournelle, mon père est très-heureux que je me fasse son précepteur, il m’a donné la vie, je lui donne le savoir, il me redevra quelque chose.

— Il y a manière, et surtout l’occasion, dit madame Mignon.

— Mais mademoiselle a raison, reprit Canalis en se levant et se posant à la cheminée dans l’une des plus belles attitudes de sa collection de mines. Dieu, dans sa prévoyance, a donné des aliments et des vêtements à l’homme, et il ne lui a pas directement donné l’art ! Il a dit à l’homme : — « Pour vivre, tu te courberas vers la terre ; pour penser, tu t’élèveras vers moi ! » Nous avons autant besoin de la vie de l’âme que de celle du corps. De là, deux utilités. Ainsi, bien certainement l’on ne se chausse pas d’un livre. Un chant d’épopée ne vaut pas, au point de vue utilitaire, une soupe économique du bureau de bienfaisance. La plus belle idée remplacerait difficilement la voile d’un vaisseau. Certes, une marmite autoclave, en se soulevant de deux pouces sur elle-même, nous procure le calicot à trente sous le mètre meilleur marché ; mais cette machine et les perfections de l’industrie ne soufflent pas la vie à un {p. 280}   peuple, et ne diront pas à l’avenir qu’il a existé ; tandis que l’art égyptien, l’art mexicain, l’art grec, l’art romain avec leurs chefs-d’œuvre taxés d’inutiles, ont attesté l’existence de ces peuples dans le vaste espace du temps, là où de grandes nations intermédiaires dénuées d’hommes de génie ont disparu, sans laisser sur le globe leur carte de visite ! Toutes les œuvres du génie sont le summum d’une civilisation, et présupposent une immense utilité. Certes, une paire de bottes ne l’emporte pas à vos yeux sur une pièce de théâtre, et vous ne préférerez pas un moulin à l’église de Saint-Ouen ? Eh ! bien, un peuple est animé du même sentiment qu’un homme, et l’homme a pour idée favorite de se survivre à lui-même moralement comme il se reproduit physiquement. La survie d’un peuple est l’œuvre de ses hommes de génie. En ce moment, la France prouve énergiquement la vérité de cette thèse. Assurément, elle est primée en industrie, en commerce, en navigation par l’Angleterre ; et, néanmoins, elle est, je le crois, à la tête du monde par ses artistes, par ses hommes de talent, par le goût de ses produits. Il n’est pas d’artiste ni d’intelligence qui ne vienne demander à Paris ses lettres de maîtrise. Il n’y a d’école de peinture en ce moment qu’en France, et nous règnerons par le Livre peut-être plus sûrement, plus long-temps que par le Glaive. Dans le système d’Ernest, on supprimerait les fleurs de luxe, la beauté de la femme, la musique, la peinture et la poésie, assurément la Société ne serait pas renversée, mais je demande qui voudrait accepter la vie ainsi ? Tout ce qui est utile est affreux et laid. La cuisine est indispensable dans une maison ; mais vous vous gardez bien d’y séjourner, et vous vivez dans un salon que vous ornez, comme l’est celui-ci, de choses parfaitement superflues. À quoi ces charmantes peintures, ces bois façonnés servent-ils ? Il n’y a de beau que ce qui nous semble inutile ! Nous avons nommé le Seizième siècle, la Renaissance, avec une admirable justesse d’expression. Ce siècle fut l’aurore d’un monde nouveau, les hommes en parleront encore qu’on ne se souviendra plus de quelques siècles antérieurs, dont tout le mérite sera d’avoir existé, comme ces millions d’êtres qui ne comptent pas dans une génération !

— Guenille soit, ma guenille m’est chère ! répondit assez plaisamment le duc d’Hérouville pendant le silence qui suivit cette prose pompeusement débitée.

— L’art qui, selon vous, dit Butscha en s’attaquant à Canalis, {p. 281}   serait la sphère dans laquelle le génie est appelé à faire ses évolutions, existe-t-il ? N’est-ce pas un magnifique mensonge auquel l’homme social a la manie de croire ? Qu’ai-je besoin d’avoir un paysage de Normandie dans ma chambre quand je puis l’aller voir très-bien réussi par Dieu ? Nous avons dans nos rêves des poèmes plus beaux que l’Iliade. Pour une somme peu considérable, je puis trouver à Valognes, à Carentan, comme en Provence, à Arles, des Vénus tout aussi belles que celles de Titien. La Gazette des Tribunaux publie des romans autrement faits que ceux de Walter Scott, qui se dénouent terriblement, avec du vrai sang et non avec de l’encre. Le bonheur et la vertu sont au-dessus de l’art et du génie.

— Bravo ! Butscha, s’écria madame Latournelle.

— Qu’a-t-il dit ? demanda Canalis à La Brière en cessant de recueillir dans les yeux et dans l’attitude de Modeste les charmants témoignages d’une admiration naïve.

Le mépris qu’avait essuyé La Brière, et surtout l’irrespectueux discours de la fille au père, contristaient tellement ce pauvre jeune homme, qu’il ne répondit pas à Canalis ; ses yeux, douloureusement attachés sur Modeste, accusaient une méditation profonde. L’argumentation du clerc fut reproduite avec esprit par le duc d’Hérouville, qui finit en disant que les extases de sainte Thérèse étaient bien supérieures aux créations de lord Byron.

— Oh ! monsieur le duc, répondit Modeste, c’est une poésie entièrement personnelle, tandis que le génie de Byron ou celui de Molière profite au monde…

— Mets-toi donc d’accord avec monsieur le baron, répondit vivement Charles Mignon. Tu veux maintenant que le génie soit utile, absolument comme le coton ; mais tu trouveras peut-être la logique aussi perruque, aussi vieille que ton pauvre bonhomme de père.

Butscha, La Brière et madame de Latournelle échangèrent des regards à demi moqueurs qui poussèrent Modeste d’autant plus avant dans la voie de l’irritation qu’elle resta court pendant un moment.

— Mademoiselle, rassurez-vous ? dit Canalis en lui souriant, nous ne sommes ni battus ni pris en contradiction. Toute œuvre d’art, qu’il s’agisse de la littérature, de la musique, de la peinture, de la sculpture ou de l’architecture, implique une utilité sociale positive, égale à celle de tous les autres produits commerciaux. L’art est le commerce par excellence, il le sous-entend. Un livre, {p. 282}   aujourd’hui, fait empocher à son auteur quelque chose comme dix mille francs, et sa fabrication suppose l’imprimerie, la papeterie, la librairie, la fonderie, c’est-à-dire des milliers de bras en action. L’exécution d’une symphonie de Beethoven ou d’un opéra de Rossini demande tout autant de bras, de machines et de fabrications. Le prix d’un monument répond encore plus brutalement à l’objection. Aussi peut-on dire que les œuvres du génie ont une base extrêmement coûteuse, et nécessairement profitable à l’ouvrier.

Établi sur cette thèse, Canalis parla pendant quelques instants avec un grand luxe d’images et en se complaisant dans sa phrase ; mais il lui arriva, comme à beaucoup de grands parleurs, de se trouver dans sa conclusion au point de départ de la conversation, et du même avis que La Brière, sans s’en apercevoir.

— Je vois avec plaisir, mon cher baron, dit finement le petit duc d’Hérouville, que vous serez un grand ministre constitutionnel.

— Oh ! dit Canalis avec un geste de grand homme, que prouvons-nous dans toutes nos discussions ? l’éternelle vérité de cet axiome : tout est vrai et tout est faux ! Il y a pour les vérités morales, comme pour les créatures, des milieux où elles changent d’aspect au point d’être méconnaissables.

— La société vit de choses jugées, dit le duc d’Hérouville.

— Quelle légèreté ! dit tout bas madame Latournelle à son mari.

— C’est un poète, répondit Gobenheim qui entendit le mot.

Canalis, qui se trouvait à dix lieues au-dessus de ses auditeurs et qui peut-être avait raison dans son dernier mot philosophique, prit pour des symptômes d’ignorance l’espèce de froid peint sur toutes les figures ; mais il se vit compris par Modeste, et il resta content, sans deviner combien le monologue est blessant pour des provinciaux dont la principale occupation est de démontrer aux Parisiens l’existence, l’esprit et la sagesse de la province.

— Y a-t-il long-temps que vous n’avez vu la duchesse de Chaulieu ? demanda le duc à Canalis pour changer de conversation.

— Je l’ai quittée il y a six jours, répondit Canalis.

— Elle va bien ? reprit le duc.

— Parfaitement bien.

— Ayez la bonté de me rappeler à son souvenir quand vous lui écrirez.

— On la dit charmante, reprit Modeste en s’adressant au duc.

{p. 283}   — Monsieur le baron, répondit le Grand-Écuyer, peut en parler plus savamment que moi.

— Plus que charmante, dit Canalis en acceptant la perfidie de monsieur d’Hérouville ; mais je suis partial, mademoiselle, c’est mon amie depuis dix ans ; je lui dois tout ce que je puis avoir de bon, elle m’a préservé des dangers du monde. Enfin, monsieur le duc de Chaulieu lui-même m’a fait entrer dans la voie où je suis. Sans la protection de cette famille, le roi, les princesses auraient pu souvent oublier un pauvre poète comme moi ; aussi mon affection sera-t-elle toujours pleine de reconnaissance.

Ceci fut dit avec des larmes dans la voix.

— Combien nous devons aimer celle qui vous a dicté tant de chants sublimes, et qui vous inspire un si beau sentiment, dit Modeste attendrie. Peut-on concevoir un poète sans muse ?

— Il serait sans cœur, il ferait des vers secs comme ceux de Voltaire qui n’a jamais aimé que Voltaire, répondit Canalis.

— Ne m’avez-vous pas fait l’honneur de me dire à Paris, demanda le Breton à Canalis, que vous n’éprouviez aucun des sentiments que vous exprimez ?

— La botte est droite, mon brave soldat, répondit le poète en souriant, mais apprenez qu’il est permis d’avoir à la fois beaucoup de cœur et dans la vie intellectuelle et dans la vie réelle. On peut exprimer de beaux sentiments sans les éprouver, et les éprouver sans pouvoir les exprimer. La Brière, mon ami que voici, aime à en perdre l’esprit, dit-il avec générosité en regardant Modeste ; moi, qui certes aime autant que lui, je crois, à moins de me faire illusion, que je pourrais donner à mon amour une forme littéraire en harmonie avec sa puissance ; mais je ne réponds pas, mademoiselle, dit-il en se tournant vers Modeste avec une grâce un peu trop cherchée, de ne pas être demain sans esprit…

Ainsi, le poète triomphait de tout obstacle, il brûlait en l’honneur de son amour les bâtons qu’on lui jetait entre les jambes, et Modeste restait ébahie de cet esprit parisien qu’elle ne connaissait pas et qui brillantait les déclamations du discoureur.

— Quel sauteur ! dit Butscha dans l’oreille du petit Latournelle après avoir entendu la plus magnifique tirade sur la religion catholique et sur le bonheur d’avoir pour épouse une femme pieuse, servie en réponse à un mot de madame Mignon.

Modeste eut sur les yeux comme un bandeau ; le prestige du débit {p. 284}   et l’attention qu’elle prêtait à Canalis, par parti pris, l’empêcha de voir ce que Butscha remarquait soigneusement, la déclamation, le défaut de simplicité, l’emphase substituée au sentiment et toutes les incohérences qui dictèrent au clerc son mot un peu trop cruel. Là où monsieur Mignon, Dumay, Butscha, Latournelle s’étonnaient de l’inconséquence de Canalis sans tenir compte de l’inconséquence d’une conversation, toujours si capricieuse en France, Modeste admirait la souplesse du poète, et se disait en l’entraînant avec elle dans les chemins tortueux de sa fantaisie : « Il m’aime ! » Butscha, comme tous les spectateurs de ce qu’il faut appeler cette représentation, fut frappé du défaut principal des égoïstes que Canalis laisse un peu trop voir, comme tous les gens habitués à pérorer dans les salons. Soit qu’il comprît d’avance ce que l’interlocuteur voulait dire, soit qu’il n’écoutât point, ou soit qu’il eût la faculté d’écouter tout en pensant à autre chose, Melchior offrait ce visage distrait qui déconcerte la parole autant qu’il blesse la vanité. Ne pas écouter est non-seulement un manque de politesse, mais encore une marque de mépris. Or Canalis pousse un peu loin cette habitude, car souvent il oublie de répondre à un discours qui veut une réponse, et passe sans aucune transition polie au sujet dont il se préoccupe. Si d’un homme haut placé, cette impertinence s’accepte sans protêt, elle engendre au fond des cœurs un levain de haine et de vengeance ; mais d’un égal, elle va jusqu’à dissoudre l’amitié. Quand, par hasard, Melchior se force à écouter, il tombe dans un autre défaut, il ne fait que se prêter, il ne se donne pas. Sans être aussi choquant, ce demi-sacrifice indispose tout autant l’écouteur et le laisse mécontent. Rien ne rapporte plus dans le commerce du monde que l’aumône de l’attention. — À bon entendeur, salut ! n’est pas seulement un précepte évangélique, c’est encore une excellente spéculation ; observez-le, on vous passera tout, jusqu’à des vices. Canalis prit beaucoup sur lui dans l’intention de plaire à Modeste ; mais, s’il fut complaisant pour elle, il redevint souvent lui-même avec les autres.

Modeste, impitoyable pour les dix martyrs qu’elle faisait, pria Canalis de lire une de ses pièces de vers, elle voulait un échantillon du talent de lecture si vanté. Canalis prit le volume que lui tendit Modeste et roucoula, tel est le mot propre, celle de ses poésies qui passe pour être la plus belle, une imitation des Amours des anges de Moore, intitulée VITALIS, que mesdames Latournelle et Dumay, Gobenheim et le caissier accueillirent par quelques bâillements.

{p. 285}   — Si vous jouez bien au whist, monsieur, dit Gobenheim en présentant cinq cartes mises en éventail, je n’aurai jamais vu d’homme aussi accompli que vous…

Cette question fit rire, car elle fut la traduction des idées de chacun.

— Je le joue assez, pour pouvoir vivre en province le reste de mes jours, répondit Canalis. Voici sans doute plus de littérature et de conversation qu’il n’en faut à des joueurs de whist, ajouta-t-il avec impertinence en jetant son volume sur la console.

Ce détail indique les dangers que court le héros d’un salon à sortir, comme Canalis, de sa sphère ; il ressemble alors à l’acteur chéri d’un certain public, dont le talent se perd en quittant son cadre et abordant un théâtre supérieur.

On mit ensemble le baron et le duc, Gobenheim fut le partenaire de Latournelle. Modeste vint se placer auprès du poète, au grand désespoir du pauvre Ernest qui suivait sur le visage de la capricieuse jeune fille les progrès de la fascination exercée par Canalis. La Brière ignorait le don de séduction que possédait Melchior et que la nature a souvent refusé aux êtres vrais, assez généralement timides. Ce don exige une hardiesse, une vivacité de moyens qu’on pourrait appeler la voltige de l’esprit ; il comporte même un peu de mimique ; mais n’y a-t-il pas toujours, moralement parlant, un comédien dans un poète ? Entre exprimer des sentiments qu’on n’éprouve pas, mais dont on conçoit toutes les variantes, et les feindre quand on en a besoin pour obtenir un succès sur le théâtre de la vie privée, la différence est grande ; néanmoins, si l’hypocrisie nécessaire à l’homme du monde a gangrené le poète, il arrive à transporter les facultés de son talent dans l’expression d’un sentiment nécessaire, comme le grand homme voué à la solitude finit par transborder son cœur dans son esprit.

— Il travaille pour les millions, se disait douloureusement La Brière, et il jouera si bien la passion que Modeste y croira !

Et au lieu de se montrer plus aimable et plus spirituel que son rival, La Brière imita le duc d’Hérouville, il resta sombre, inquiet, attentif ; mais là où l’homme de cour étudiait les incartades de la jeune héritière, Ernest fut en proie aux douleurs d’une jalousie noire et concentrée, il n’avait pas encore obtenu un regard de son idole. Il sortit, pour quelques instants, avec Butscha.

— C’est fini, dit-il, elle est folle de lui, je suis plus que {p. 286}   désagréable, et d’ailleurs elle a raison ! Canalis est charmant, il a de l’esprit dans son silence, de la passion dans les yeux, de la poésie dans ses amplifications…

— Est-ce un honnête homme ? demanda Butscha.

— Oh ! oui, répondit La Brière. Il est loyal, chevaleresque, et capable de perdre, soumis à l’influence d’une Modeste, les petits travers que lui a donnés madame de Chaulieu…

— Vous êtes un brave garçon, dit le petit bossu. Mais est-il capable d’aimer, et l’aimera-t-il ?

— Je ne sais pas, répondit La Brière. A-t-elle parlé de moi ? demanda-t-il après un moment de silence.

— Oui, dit Butscha qui redit à La Brière le mot échappé à Modeste sur les déguisements.

Le Référendaire alla se jeter sur un banc, et s’y cacha la tête dans ses mains ; il ne pouvait retenir ses larmes et ne voulait pas les laisser voir à Butscha ; mais le nain était homme à les deviner.

— Qu’avez-vous, monsieur ? demanda Butscha.

— Elle a raison !… dit La Brière en se relevant brusquement, je suis un misérable…

Il raconta la tromperie à laquelle l’avait convié Canalis ; mais en faisant observer à Butscha qu’il avait voulu détromper Modeste avant qu’elle ne se fût démasquée, et il se répandit en apostrophes assez enfantines sur le malheur de sa destinée. Butscha reconnut sympathiquement l’amour dans sa vigoureuse et sapide naïveté, dans ses vraies, dans ses profondes anxiétés.

— Mais pourquoi, dit-il au Référendaire, ne vous développez-vous pas devant mademoiselle Modeste, et laissez-vous votre rival faire ses exercices…

— Ah ! vous n’avez donc pas senti, lui dit La Brière, votre gorge se serrer dès qu’il s’agit de lui parler… Vous ne sentez donc rien dans la racine de vos cheveux, rien à la surface de la peau, quand elle vous regarde, ne fût-ce que d’un œil distrait…

— Mais vous avez eu assez de jugement pour être d’une tristesse morne quand elle a, en quelque sorte, dit à son digne père : — Vous êtes une ganache.

— Monsieur, je l’aime trop pour ne pas avoir senti comme la lame d’un poignard entrer dans mon cœur, en l’entendant ainsi donner un démenti aux perfections que je lui trouve.

— Canalis, lui, l’a justifiée, répondit Butscha.

{p. 287}   — Si elle avait plus d’amour-propre que de cœur, elle ne serait pas regrettable, répliqua La Brière.

En ce moment Modeste, suivie de Canalis qui venait de perdre, sortit avec son père et madame Dumay, pour respirer l’air d’une nuit étoilée. Pendant que sa fille se promenait avec le poète, Charles Mignon se détacha d’elle pour venir auprès de La Brière.

— Votre ami, monsieur, aurait dû se faire avocat, dit-il en souriant et regardant le jeune homme avec attention.

— Ne vous hâtez pas de juger un poète avec la sévérité que vous pourriez avoir pour un homme ordinaire, comme moi par exemple, monsieur le comte, répondit La Brière. Le poète a sa mission. Il est destiné par sa nature à voir la poésie des questions, de même qu’il exprime celle de toute chose ; aussi, là où vous le croyez en opposition avec lui-même, est-il fidèle à sa vocation. C’est le peintre, faisant également bien une madone et une courtisane. Molière a raison dans ses personnages de vieillard et dans ceux de ses jeunes gens, et Molière avait certes le jugement sain. Ces jeux de l’esprit, corrupteurs chez les hommes secondaires, n’ont aucune influence sur le caractère chez les vrais grands hommes.

Charles Mignon serra la main à La Brière, en lui disant : — Cette facilité pourrait néanmoins servir à se justifier à soi-même des actions diamétralement opposées, surtout en politique.

— Ah ! mademoiselle, répondait en ce moment Canalis d’une voix câline à une malicieuse observation de Modeste, ne croyez pas que la multiplicité des sensations ôte la moindre force aux sentiments. Les poètes, plus que les autres hommes, doivent aimer avec constance et foi. D’abord ne soyez pas jalouse de ce qu’on appelle la Muse. Heureuse la femme d’un homme occupé ! Si vous entendiez les plaintes des femmes qui subissent le poids de l’oisiveté des maris sans fonctions ou à qui la richesse laisse de grands loisirs, vous sauriez que le principal bonheur d’une Parisienne est la liberté, la royauté chez elle. Or, nous autres, nous laissons prendre à une femme le sceptre chez nous, car il nous est impossible de descendre à la tyrannie exercée par les petits esprits. Nous avons mieux à faire… Si jamais je me mariais, ce qui, je vous le jure, est une catastrophe très-éloignée pour moi, je voudrais que ma femme eût la liberté morale que garde une maîtresse et qui peut-être est la source où elle puise toutes ses séductions.

Canalis déploya sa verve et ses grâces en parlant amour, mariage, {p. 288}   adoration de la femme, en controversant avec Modeste jusqu’à ce que monsieur Mignon qui vint les rejoindre, eût trouvé, dans un moment de silence, l’occasion de prendre sa fille par le bras et de l’amener devant Ernest à qui le digne soldat avait conseillé de tenter une explication.

— Mademoiselle, dit Ernest d’une voix altérée, il m’est impossible de rester sous le poids de votre mépris. Je ne me défends pas, je ne cherche pas à me justifier, je veux seulement vous faire observer qu’avant de lire votre flatteuse lettre adressée à la personne, et non plus au poète, la dernière enfin, je voulais, et je vous l’ai fait savoir par un mot écrit du Havre, dissiper l’erreur où vous étiez. Tous les sentiments que j’ai eu le bonheur de vous exprimer sont sincères. Une espérance a lui pour moi quand, à Paris, monsieur votre père s’est dit pauvre ; mais, maintenant, si tout est perdu, si je n’ai plus que des regrets éternels, pourquoi resterais-je ici où tout est supplice pour moi ?… Laissez-moi donc emporter un sourire de vous, il sera gravé dans mon cœur.

— Monsieur, répondit Modeste qui parut froide et distraite, je ne suis pas la maîtresse ici ; mais, certes, je serais au désespoir d’y retenir ceux qui n’y trouvent ni plaisir, ni bonheur.

Elle laissa le Référendaire en prenant le bras de madame Dumay pour rentrer. Quelques instants après tous les personnages de cette scène domestique, de nouveau réunis au salon, furent assez surpris de voir Modeste assise auprès du duc d’Hérouville, et coquetant avec lui comme aurait pu le faire la plus rusée Parisienne ; elle s’intéressait à son jeu, lui donnait les conseils qu’il demandait, et trouva l’occasion de lui dire des choses flatteuses en élevant le hasard de la noblesse sur la même ligne que les hasards du talent et de la beauté. Canalis savait ou croyait savoir la raison de ce changement, il avait voulu piquer Modeste en traitant le mariage de catastrophe et en s’en montrant éloigné ; mais, comme tous ceux qui jouent avec le feu, ce fut lui qui se brûla. La fierté de Modeste, son dédain alarmèrent le poète, il revint à elle en donnant le spectacle d’une jalousie d’autant plus visible qu’elle était jouée. Modeste, implacable comme les anges, savoura le plaisir que lui causait l’exercice de son pouvoir, et naturellement elle en abusa. Le duc d’Hérouville n’avait jamais connu pareille fête : une femme lui souriait ! À onze heures du soir, heure indue au Chalet, les trois prétendus sortirent, le duc en trouvant Modeste charmante, {p. 289}   Canalis en la trouvant excessivement coquette, et La Brière navré de sa dureté.

Pendant huit jours l’héritière fut avec ses trois prétendus ce qu’elle avait été durant cette soirée, en sorte que le poète parut l’emporter sur ses rivaux, malgré les boutades et les fantaisies qui donnaient de temps en temps de l’espoir au duc d’Hérouville. Les irrévérences de Modeste envers son père, les libertés excessives qu’elle prenait avec lui ; ses impatiences avec sa mère aveugle en lui rendant comme à regret ces petits services qui naguères étaient le triomphe de sa piété filiale, semblaient être l’effet d’un caractère fantasque et d’une gaîté tolérée dès l’enfance. Quand Modeste allait trop loin, elle se faisait de la morale à elle-même, et attribuait ses légèretés, ses incartades à son esprit d’indépendance. Elle avouait au duc et à Canalis son peu de goût pour l’obéissance, et le regardait comme un obstacle réel à son établissement, en interrogeant ainsi le moral de ses prétendus, à la manière de ceux qui trouent la terre pour en ramener de l’or, du charbon, du tuf ou de l’eau.

— Je ne trouverai jamais, disait-elle la veille du jour où l’installation de la famille à la Villa devait avoir lieu, de mari qui supportera mes caprices avec la bonté de mon père qui ne s’est jamais démenti, avec l’indulgence de mon adorable mère.

— Ils se savent aimés, mademoiselle, dit La Brière.

— Soyez sûre, mademoiselle, que votre mari connaîtra toute la valeur de son trésor, ajouta le duc.

— Vous avez plus d’esprit et de résolution qu’il n’en faut pour discipliner un mari, dit Canalis en riant.

Modeste sourit comme Henri IV dut sourire après avoir révélé, par trois réponses à une question insidieuse, le caractère de ses trois principaux ministres à un ambassadeur étranger.

Le jour du dîner, Modeste, entraînée par la préférence qu’elle accordait à Canalis, se promena long-temps seule avec lui sur le terrain sablé qui se trouvait entre la maison et le boulingrin orné de fleurs. Aux gestes du poète, à l’air de la jeune héritière, il était facile de voir qu’elle écoutait favorablement Canalis ; aussi, les deux demoiselles d’Hérouville vinrent-elles interrompre ce scandaleux tête-à-tête ; et, avec l’adresse naturelle aux femmes en semblable occurrence, elles mirent la conversation sur la cour, sur l’éclat d’une charge de la couronne en expliquant la différence qui existait entre les charges de la maison du roi et celles de la couronne ; {p. 290}   elles tâchèrent de griser Modeste en s’adressant à son orgueil et lui montrant une des plus hautes destinées à laquelle une femme pouvait alors aspirer.

— Avoir pour fils un duc, s’écria la vieille demoiselle, est un avantage positif. Ce titre est une fortune, hors de toute atteinte, qu’on donne à ses enfants.

— À quel hasard, dit Canalis assez mécontent d’avoir vu son entretien rompu, devons-nous attribuer le peu de succès que monsieur le Grand-Écuyer a eu jusqu’à présent dans l’affaire où ce titre peut le plus servir les prétentions d’un homme ?

Les deux demoiselles jetèrent à Canalis un regard chargé d’autant de venin qu’en insinue la morsure d’une vipère, et furent si décontenancées par le sourire railleur de Modeste qu’elles se trouvèrent sans un mot de réponse.

— Monsieur le Grand-Écuyer dit Modeste à Canalis, ne vous a jamais reproché l’humilité que vous inspire votre gloire, pourquoi lui en vouloir de sa modestie ?

— Il ne s’est d’ailleurs pas encore rencontré, dit la vieille demoiselle, une femme digne du rang de mon neveu. Nous en avons vu qui n’avaient que la fortune de cette position ; d’autres qui, sans la fortune, en avaient tout l’esprit ; et j’avoue que nous avons bien fait d’attendre que Dieu nous offrît l’occasion de connaître une personne en qui se rencontrent et la noblesse et l’esprit et la fortune d’une duchesse d’Hérouville.

— Il y a, ma chère Modeste, dit Hélène d’Hérouville en emmenant sa nouvelle amie à quelques pas de là, mille barons de Canalis dans le royaume comme il y a cent poètes à Paris qui le valent ; et il est si peu grand homme que, moi, pauvre fille destinée à prendre le voile faute d’une dot, je ne voudrais pas de lui ! Vous ne savez d’ailleurs pas ce que c’est qu’un jeune homme exploité depuis dix ans par la duchesse de Chaulieu. Il n’y a vraiment qu’une vieille femme de soixante ans bientôt qui puisse se soumettre aux petites indispositions dont est, dit-on, affligé le grand poète, et dont la moindre fut, chez Louis XIV, un défaut insupportable ; mais la duchesse n’en souffre pas autant, il est vrai, qu’en souffrirait une femme, elle ne l’a pas toujours chez elle comme on a un mari…

Et, pratiquant l’une des manœuvres particulières aux femmes entre elles, Hélène d’Hérouville répéta d’oreille à oreille les calomnies que les femmes jalouses de madame de Chaulieu {p. 291}   colportaient sur le poète. Ce petit détail, assez commun dans les conversations des jeunes personnes, montre avec quel acharnement on se disputait déjà la fortune du comte de la Bastie.

En dix jours, les opinions du Chalet avaient beaucoup varié sur les trois personnages qui prétendaient à la main de Modeste. Ce changement, tout au désavantage de Canalis, se basait sur des considérations de nature à faire profondément réfléchir les porteurs d’une gloire quelconque. On ne peut nier, à voir la passion avec laquelle on poursuit une autographe, que la curiosité publique ne soit vivement excitée par la Célébrité. La plupart des gens de province ne se rendent évidemment pas un compte exact des procédés que les gens illustres emploient pour mettre leur cravate, marcher sur le boulevard, bayer aux corneilles ou manger une côtelette ; car, lorsqu’ils aperçoivent un homme vêtu des rayons de la mode ou resplendissant d’une faveur plus ou moins passagère, mais toujours enviée, les uns disent : — « Oh ! c’est ça ! » ou bien : — « C’est drôle ! » et autres exclamations bizarres. En un mot le charme étrange que cause toute espèce de gloire, même justement acquise, ne subsiste pas. C’est, surtout pour les gens superficiels, moqueurs ou envieux, une sensation rapide comme l’éclair et qui ne se renouvelle point. Il semble que la gloire, de même que le soleil, chaude et lumineuse à distance, est, si l’on s’en approche, froide comme la sommité d’une Alpe. Peut-être l’homme n’est-il réellement grand que pour ses pairs ; peut-être les défauts inhérents à la condition humaine disparaissent-ils plutôt à leurs yeux qu’à ceux des vulgaires admirateurs. Pour plaire tous les jours, un poète serait donc tenu de déployer les grâces mensongères des gens qui savent se faire pardonner leur obscurité par leurs façons aimables et par leurs complaisants discours ; car, outre le génie, chacun lui demande les plates vertus de salon et le berquinisme de famille. Le grand poète du faubourg Saint-Germain, qui ne voulut pas se plier à cette loi sociale, vit succéder une insultante indifférence à l’éblouissement causé par sa conversation des premières soirées. L’esprit prodigué sans mesure produit sur l’âme l’effet d’une boutique de cristaux sur les yeux ; c’est assez dire que le feu, que le brillant de Canalis fatigua promptement des gens qui, selon leur mot, aimaient le solide. Tenu bientôt de se montrer homme ordinaire, le poète rencontra de nombreux écueils sur un terrain où La Brière conquit les suffrages de ceux qui d’abord l’avaient trouvé {p. 292}   maussade. On éprouva le besoin de se venger de la réputation de Canalis en lui préférant son ami. Les meilleures personnes sont ainsi faites. Le simple et bon Référendaire n’offensait aucun amour-propre ; en revenant à lui, chacun lui découvrit du cœur, une grande modestie, une discrétion de coffre-fort et une excellente tenue. Le duc d’Hérouville mit, comme valeur politique, Ernest beaucoup au-dessus de Canalis. Le poète, inégal, ambitieux et mobile comme le Tasse, aimait le luxe, la grandeur, il faisait des dettes ; tandis que le jeune Conseiller, d’un caractère égal, vivait sagement, utile sans fracas, attendant les récompenses sans les quêter, et faisait des économies. Canalis avait d’ailleurs donné raison aux bourgeois qui l’observaient. Depuis deux ou trois jours, il se laissait aller à des mouvements d’impatience, à des abattements, à ces mélancolies sans raison apparente, à ces changements d’humeur, fruits du tempérament nerveux des poètes. Ces originalités (le mot de la province) engendrées par l’inquiétude que lui causaient ses torts, grossis de jour en jour, envers la duchesse de Chaulieu à laquelle il devait écrire sans pouvoir s’y résoudre, furent soigneusement remarquées par la douce américaine, par la digne madame Latournelle, et devinrent le sujet de plus d’une causerie entre elles et madame Mignon. Canalis ressentit les effets de ces causeries sans se les expliquer. L’attention ne fut plus la même, les visages ne lui offrirent plus cet air ravi des premiers jours ; tandis qu’Ernest commençait à se faire écouter. Depuis deux jours, le poète essayait donc de séduire Modeste, et profitait de tous les instants où il pouvait se trouver seul avec elle pour l’envelopper dans les filets d’un langage passionné. Le coloris de Modeste avait appris aux deux filles avec quel plaisir l’héritière écoutait de délicieux concetti délicieusement dits ; et, inquiètes d’un tel progrès, elles venaient de recourir à l’ultima ratio des femmes en pareil cas, à ces calomnies qui manquent rarement leur effet en s’adressant aux répugnances physiques les plus violentes. Aussi, en se mettant à table, le poète aperçut-il des nuages sur le front de son idole, il y lut les perfidies de mademoiselle d’Hérouville et jugea nécessaire de se proposer lui-même pour mari, dès qu’il pourrait parler à Modeste. En entendant quelques propos aigre-doux, quoique polis, échangés entre Canalis et les deux nobles filles, Gobenheim poussa le coude à Butscha son voisin pour lui montrer le poète et le Grand-Écuyer.

— Ils se démoliront l’un par l’autre ! lui dit-il à l’oreille.

{p. 293}   — Canalis a bien assez de génie pour se démolir à lui tout seul, répondit le nain.

Pendant le dîner, qui fut d’une excessive magnificence et admirablement bien servi, le duc remporta sur Canalis un grand avantage. Modeste, qui la veille avait reçu ses habits de cheval, parla de promenades à faire aux environs. Par le tour que prit la conversation, elle fut amenée à manifester le désir de voir une chasse à courre, plaisir qui lui était inconnu. Aussitôt le duc proposa de donner à mademoiselle Mignon le spectacle d’une chasse dans une forêt de la Couronne, à quelques lieues du Havre. Grâce à ses relations avec le prince de Cadignan, Grand-Veneur, il entrevit les moyens de déployer aux yeux de Modeste un faste royal, de la séduire en lui montrant le monde fascinant de la cour et lui faisant souhaiter de s’y introduire par un mariage. Des coups d’œil échangés entre le duc et les deux demoiselles d’Hérouville que surprit Canalis, disaient assez : « à nous l’héritière ! » pour que le poète, réduit à ses splendeurs personnelles, se hâtât d’obtenir un gage d’affection. Presque effrayée de s’être avancée au delà de ses intentions avec les d’Hérouville, Modeste, en se promenant après le dîner dans le parc, affecta d’aller un peu en avant de la compagnie avec Melchior. Par une curiosité de jeune fille, et assez légitime, elle laissa deviner les calomnies dites par Hélène ; et, sur une exclamation de Canalis, elle lui demanda le secret qu’il promit.

— Ces coups de langue, dit-il, sont de bonne guerre dans le grand monde ; votre probité s’en effarouche et moi j’en ris, j’en suis même heureux. Ces demoiselles doivent croire les intérêts de Sa Seigneurie bien en danger pour y avoir recours.

Et, profitant aussitôt de l’avantage que donne une communication de ce genre, Canalis mit à sa justification une telle verve de plaisanterie, une passion si spirituellement exprimée en remerciant Modeste d’une confidence où il se dépêchait de voir un peu d’amour, qu’elle se vit tout aussi compromise avec le poète qu’avec le Grand-Écuyer. Canalis, sentant la nécessité d’être hardi, se déclara nettement. Il fit à Modeste des serments où sa poésie rayonna comme la lune ingénieusement invoquée, où brilla la description de la beauté de cette charmante blonde admirablement habillée pour cette fête de famille. Cette exaltation de commande, à laquelle le soir, le feuillage, le ciel et la terre, la nature entière servirent de complices, entraîna cet avide amant au delà de toute raison ; {p. 294}   car il parla de son désintéressement et sut rajeunir par les grâces de son style le fameux thème : Quinze cents francs et ma Sophie de Diderot, ou Une chaumière et ton cœur ! de tous les amants qui connaissent bien la fortune d’un beau-père.

— Monsieur, dit Modeste après avoir savouré la mélodie de ce concerto si admirablement exécuté sur un thème connu, la liberté que me laissent mes parents m’a permis de vous entendre ; mais c’est à eux que vous devriez vous adresser.

— Eh ! bien, s’écria Canalis, dites-moi que, si j’obtiens leur aveu, vous ne demanderez pas mieux que de leur obéir.

— Je sais d’avance, répondit-elle, que mon père a des fantaisies qui peuvent contrarier le juste orgueil d’une vieille maison comme la vôtre, car il désire voir porter son titre et son nom par ses petits-fils.

— Eh ! chère Modeste, quels sacrifices ne ferait-on pas pour confier sa vie à un ange gardien tel que vous ?

— Vous me permettrez de ne pas décider en un instant du sort de toute ma vie, dit-elle en rejoignant les demoiselles d’Hérouville.

En ce moment ces deux nobles filles caressaient les vanités du petit Latournelle, afin de le mettre dans leurs intérêts. Mademoiselle d’Hérouville, à qui, pour la distinguer de sa nièce Hélène, il faut donner exclusivement le nom patrimonial, donnait à entendre au notaire que la place de président du tribunal au Havre, dont disposerait Charles X en leur faveur, était une retraite due à son talent de légiste et à sa probité. Butscha, qui se promenait avec La Brière et qui s’effrayait des progrès de l’audacieux Melchior, trouva moyen de causer pendant quelques minutes au bas du perron avec Modeste, au moment où l’on rentra pour se livrer aux taquinages de l’inévitable whist.

— Mademoiselle, j’espère que vous ne lui dites pas encore Melchior ?… lui demanda-t-il à voix basse.

— Peu s’en faut ! mon nain mystérieux, répondit-elle en souriant à faire damner un ange.

— Grand Dieu ! s’écria le clerc en laissant tomber ses mains qui frôlèrent les marches.

— Eh ! bien, ne vaut-il pas ce haineux et sombre Référendaire à qui vous vous intéressez ? reprit-elle en prenant pour Ernest un de ces airs hautains dont le secret n’appartient qu’aux jeunes filles, comme si la Virginité leur prêtait des ailes pour s’envoler si haut. {p. 295}   Est-ce votre petit monsieur de La Brière qui m’accepterait sans dot ? dit-elle après une pause.

— Demandez à monsieur votre père ? répliqua Butscha qui fit quelques pas pour emmener Modeste à une distance respectable des fenêtres. Écoutez-moi, mademoiselle ? Vous savez que celui qui vous parle est prêt à vous donner non-seulement sa vie, mais encore son honneur, en tout temps, à tout moment ; ainsi vous pouvez croire en lui, vous pouvez lui confier ce que peut-être vous ne diriez pas à votre père. Eh ! bien, ce sublime Canalis vous a-t-il tenu le langage désintéressé qui vous fait jeter ce reproche à la face du pauvre Ernest.

— Oui.

— Y croyez-vous ?

— Ceci, mau-clerc, reprit-elle en lui donnant un des dix ou douze surnoms qu’elle lui avait trouvés, m’a l’air de mettre en doute la puissance de mon amour-propre.

— Vous riez, chère mademoiselle, ainsi rien n’est sérieux, et j’espère alors que vous vous moquez de lui.

— Que penseriez-vous de moi, monsieur Butscha, si je me croyais le droit de railler quelqu’un de ceux qui me font l’honneur de me vouloir pour femme ? Sachez, maître Jean, que, même en ayant l’air de mépriser le plus méprisable des hommages, une fille est toujours flattée de l’obtenir…

— Ainsi, je vous flatte ?… dit le clerc en montrant sa figure illuminée comme l’est une ville pour une fête.

— Vous ?… dit-elle. Vous me témoignez la plus précieuse de toutes les amitiés, un sentiment désintéressé comme celui d’une mère pour sa fille ! ne vous comparez à personne, car mon père lui-même est obligé de se dévouer à moi. — Elle fit une pause. — Je ne puis pas dire que je vous aime, dans le sens que les hommes donnent à ce mot, mais ce que je vous accorde est éternel, et ne connaîtra jamais de vicissitudes38.

— Eh ! bien, dit Butscha qui feignit de ramasser un caillou pour baiser le bout des souliers de Modeste en y laissant une larme, permettez-moi donc de veiller sur vous, comme un dragon veille sur un trésor. Le poète vous a déployé tout à l’heure la dentelle de ses précieuses phrases, le clinquant des promesses. Il a chanté son amour sur la plus belle corde de sa lyre, n’est-ce pas ?… Si dès que ce noble amant aura la certitude de votre peu de fortune, vous {p. 296}   le voyez changeant de conduite, embarrassé, froid ; en ferez-vous encore votre mari, lui donnerez-vous toujours votre estime ?…

— Ce serait un Francisque Althor ?… demanda-t-elle avec un geste où se peignit un amer dégoût.

— Laissez-moi le plaisir de produire ce changement de décoration, dit Butscha. Non-seulement, je veux que ce soit subit ; mais, après, je ne désespère pas de vous rendre votre poète amoureux de nouveau, de lui faire souffler alternativement le froid et le chaud sur votre cœur aussi gracieusement qu’il soutient le pour et le contre dans la même soirée, sans quelquefois s’en apercevoir.

— Si vous avez raison, dit-elle, à qui se fier ?…

— À celui qui vous aime véritablement.

— Au petit duc ?…

Butscha regarda Modeste. Tous deux, ils firent quelques pas en silence. La jeune fille fut impénétrable, elle ne sourcilla pas.

— Mademoiselle, me permettez-vous d’être le traducteur des pensées tapies au fond de votre cœur, comme des mousses marines sous les eaux, et que vous ne voulez pas vous expliquer.

— Eh ! quoi, dit Modeste, mon conseiller-intime-privé-actuel serait encore un miroir ?…

— Non, mais un écho, répondit-il en accompagnant ce mot d’un geste empreint d’une sublime modestie. Le duc vous aime, mais il vous aime trop. Si j’ai bien compris, moi nain, l’infinie délicatesse de votre cœur, il vous répugnerait d’être adorée comme un Saint-Sacrement dans son tabernacle. Mais, comme vous êtes éminemment femme, vous ne voulez pas plus voir un homme sans cesse à vos pieds et de qui vous seriez éternellement sûre, que vous ne voudriez d’un égoïste, comme Canalis, qui se préférerait à vous… Pourquoi ? je n’en sais rien. Je me ferai femme et vieille femme pour savoir la raison de ce programme que j’ai lu dans vos yeux, et qui peut-être est celui de toutes les filles. Néanmoins, vous avez dans votre grande âme un besoin d’adoration. Quand un homme est à vos genoux, vous ne pouvez pas vous mettre aux siens. — On ne va pas loin ainsi, disait Voltaire. Le petit duc a donc trop de génuflexions dans le moral ; et Canalis pas assez, pour ne pas dire point du tout. Aussi deviné-je la malice cachée de vos sourires, quand vous vous adressez au Grand-Écuyer, quand il vous parle, quand vous lui répondez. Vous ne pouvez jamais être malheureuse avec le duc, tout le monde vous approuvera si vous le {p. 297}   choisissez pour mari, mais vous ne l’aimerez point. Le froid de l’égoïsme et la chaleur excessive d’une extase continuelle produisent sans doute dans le cœur de toutes les femmes, une négation. Évidemment, ce n’est pas ce triomphe perpétuel qui vous prodiguera les délices infinies du mariage que vous rêvez, où il se rencontre des obéissances qui rendent fière, où l’on fait de grands petits sacrifices cachés avec bonheur, où l’on ressent des inquiétudes sans cause, où l’on attend avec ivresse des succès, où l’on plie avec joie devant des grandeurs imprévues, où l’on est compris jusque dans ses secrets, où parfois une femme protège de son amour son protecteur…

— Vous êtes sorcier ! dit Modeste.

— Vous ne trouverez pas non plus cette douce égalité de sentiments, ce partage continu de la vie et cette certitude de plaire qui fait accepter le mariage, en épousant un Canalis, un homme qui ne pense qu’à lui, dont le moi est la note unique, dont l’attention ne s’est pas encore abaissée jusqu’à se prêter à votre père ou au Grand-Écuyer !… un ambitieux du second ordre à qui votre dignité, votre obéissance importent peu, qui fera de vous une chose nécessaire dans sa maison, et qui vous insulte déjà par son indifférence en fait d’honneur ! Oui, vous vous permettriez de souffleter votre mère, Canalis fermerait les yeux pour pouvoir se nier votre crime à lui-même, tant il a soif de votre fortune. Ainsi, mademoiselle, je ne pensais ni au grand poète qui n’est qu’un petit comédien, ni à Sa Seigneurie qui ne serait pour vous qu’un beau mariage et non pas un mari…

— Butscha, mon cœur est un livre blanc où vous gravez vous-même ce que vous y lisez, répondit Modeste. Vous êtes entraîné par votre haine de province contre tout ce qui vous force à regarder plus haut que la tête. Vous ne pardonnez pas au poète d’être un homme politique, de posséder une belle parole, d’avoir un immense avenir, et vous calomniez ses intentions…

— Lui ?… mademoiselle. Il vous tournera le dos du jour au lendemain avec la lâcheté d’un Vilquin.

— Oh ! faites-lui jouer cette scène de comédie, et…

— Sur tous les tons, dans trois jours, mercredi, souvenez-vous-en ? Jusque-là, mademoiselle, amusez-vous à entendre tous les airs de cette serinette, afin que les ignobles dissonances de la contre-partie en ressortent mieux.

{p. 298}   Modeste rentra gaiement au salon où, seul de tous les hommes, La Brière, assis dans l’embrasure d’une fenêtre, d’où, sans doute, il avait contemplé son idole, se leva comme si quelqu’huissier eût crié : La Reine ! Ce fut un mouvement respectueux plein de cette vive éloquence particulière au geste et qui surpasse celle des plus beaux discours. L’amour parlé ne vaut pas l’amour prouvé, toutes les jeunes filles de vingt ans en ont cinquante pour pratiquer cet axiome. Là est le grand argument des séducteurs. Au lieu de regarder Modeste en face, comme le fit Canalis qui la salua par un hommage public, l’amant dédaigné la suivit d’un long regard en dessous, humble à la façon de Butscha, presque craintif. La jeune héritière remarqua cette contenance en allant se placer auprès de Canalis au jeu de qui elle parut s’associer. Durant la conversation, La Brière apprit par un mot de Modeste à son père qu’elle reprendrait mercredi l’exercice du cheval ; elle lui faisait observer qu’il lui manquait une cravache en harmonie avec la somptuosité de ses habits d’écuyère. Le Référendaire lança sur le nain un regard qui pétilla comme un incendie ; et, quelques instants après, ils piétinaient tous deux sur la terrasse.

— Il est neuf heures, dit Ernest à Butscha, je pars pour Paris à franc étrier, j’y puis être demain matin à dix heures. Mon cher Butscha, de vous elle acceptera bien un souvenir, car elle a de l’amitié pour vous ; laissez-moi lui donner, sous votre nom, une cravache, et sachez que, pour prix de cette immense complaisance, vous aurez en moi non pas un ami, mais un dévouement.

— Allez, vous êtes bien heureux, dit le clerc, vous avez de l’argent, vous !…

— Prévenez Canalis de ma part que je ne rentrerai pas, et qu’il invente un prétexte pour justifier une absence de deux jours.

Une heure après, Ernest, parti en courrier, arriva en douze heures à Paris où son premier soin fut de retenir une place à la malle-poste du Havre pour le lendemain. Puis, il alla chez les trois plus célèbres bijoutiers de Paris, comparant les pommes de cravache, et cherchant ce que l’art pouvait offrir de plus royalement beau. Il trouva, faite par Stidmann pour une Russe qui n’avait pu la payer après l’avoir commandée, une chasse au renard sculptée dans l’or, et terminée par un rubis d’un prix exorbitant pour les appointements d’un Référendaire ; toutes ses économies y passèrent, il s’agissait de sept mille francs. Ernest donna le dessin des armes des {p. 299}   La Bastie, et vingt heures pour les exécuter à la place de celles qui s’y trouvaient. Cette chasse, un chef-d’œuvre de délicatesse, fut ajustée à une cravache en caoutchouc, et mise dans un étui de maroquin rouge doublé de velours sur lequel on grava deux M entrelacés. Le mercredi matin, La Brière était arrivé par la malle, et à temps, pour déjeuner avec Canalis. Le poète avait caché l’absence de son secrétaire en le disant occupé d’un travail envoyé de Paris. Butscha, qui se trouvait à la Poste pour tendre la main au Référendaire à l’arrivée de la malle, courut porter à Françoise Cochet cette œuvre d’art en lui recommandant de la placer sur la toilette de Modeste.

— Vous accompagnerez, sans doute, mademoiselle Modeste à sa promenade, dit le clerc qui revint chez Canalis pour annoncer par une œillade à La Brière que la cravache était heureusement parvenue à sa destination.

— Moi, répondit Ernest, je vais me coucher…

— Ah ! bah ! s’écria Canalis en regardant son ami, je ne te comprends plus.

On allait déjeuner, naturellement le poète offrit au clerc de se mettre à table. Butscha restait avec l’intention de se faire inviter au besoin par La Brière, en voyant sur la physionomie de Germain le succès d’une malice de bossu que doit faire prévoir sa promesse à Modeste.

— Monsieur a bien raison de garder le clerc de monsieur Latournelle, dit Germain à l’oreille de Canalis.

Canalis et Germain allèrent dans le salon sur un clignotement d’œil du domestique à son maître.

— Ce matin, monsieur, je suis allé voir pêcher, une partie proposée avant-hier par un patron de barque de qui j’ai fait la connaissance.

Germain n’avoua pas avoir eu le mauvais goût de jouer au billard dans un café du Havre où Butscha l’avait enveloppé d’amis pour agir à volonté sur lui.

— Eh ! bien, dit Canalis, au fait, vivement.

— Monsieur le baron, j’ai entendu sur monsieur Mignon une discussion à laquelle j’ai poussé de mon mieux, on ne savait pas à qui j’appartenais. Ah ! monsieur le baron, le bruit du port est que vous donnez dans un panneau. La fortune de mademoiselle de La Bastie est, comme son nom, très-modeste. Le vaisseau sur lequel le père est venu n’est pas à lui, mais à des marchands de la Chine {p. 300}   avec lesquels il devra loyalement compter. On débite à ce sujet des choses peu flatteuses pour l’honneur du colonel. Ayant entendu dire que vous et monsieur le duc vous vous disputiez mademoiselle de La Bastie, j’ai pris la liberté de vous prévenir ; car, de vous deux, il vaut mieux que ce soit Sa Seigneurie qui la gobe… En revenant, j’ai fait un tour sur le port, devant la salle de spectacle où se promènent les négociants parmi lesquels je me suis faufilé hardiment. Ces braves gens, voyant un homme bien vêtu, se sont mis à causer du Havre ; de fil en aiguille, je les ai mis sur le compte du colonel Mignon, et ils se sont si bien trouvés d’accord avec les pêcheurs que je manquerais à mes devoirs en me taisant. Voilà pourquoi j’ai laissé monsieur s’habiller, se lever seul…

— Que faire ? s’écria Canalis en se trouvant engagé de manière à ne pouvoir plus revenir sur ses promesses à Modeste.

— Monsieur connaît mon attachement, dit Germain en voyant le poète comme foudroyé, il ne s’étonnera pas de me voir lui donner un conseil. Si vous pouviez griser ce clerc, il dirait bien le fin mot là dessus ; et, s’il ne se déboutonne pas à la seconde bouteille de vin de Champagne, ce sera toujours bien à la troisième. Il serait d’ailleurs singulier que monsieur, que nous verrons sans doute un jour ambassadeur, comme Philoxène l’a entendu dire à madame la duchesse, ne vînt pas à bout d’un clerc du Havre.

En ce moment, Butscha, l’auteur inconnu de cette partie de pêche invitait le Référendaire à se taire sur le sujet de son voyage à Paris, et à ne pas contrarier sa manœuvre à table. Le clerc avait tiré parti d’une réaction défavorable à Charles Mignon qui s’opérait au Havre. Voici pourquoi. Monsieur le comte de La Bastie laissait dans un complet oubli ses amis d’autrefois qui pendant son absence avaient oublié sa femme et ses enfants. En apprenant qu’il se donnait un grand dîner à la villa-Mignon, chacun se flatta d’être un des convives et s’attendit à recevoir une invitation ; mais quand on sut que Gobenheim, les Latournelle, le duc et les deux Parisiens étaient les seuls invités, il se fit une clameur de haro sur l’orgueil du négociant ; son affectation à ne voir personne, à ne pas descendre au Havre, fut alors remarquée et attribuée à un mépris dont se vengea le Havre en mettant en question cette soudaine fortune. En caquetant, chacun sut bientôt que les fonds nécessaires au réméré de Vilquin avaient été fournis par Dumay. Cette circonstance permit aux plus acharnés de {p. 301}   supposer calomnieusement que Charles était venu confier au dévouement absolu de Dumay des fonds pour lesquels il prévoyait des discussions avec ses prétendus associés de Canton. Les demi-mots de Charles dont l’intention fut toujours de cacher sa fortune, les dires de ses gens à qui le mot fut donné, prêtaient un air de vraisemblance à ces fables grossières, auxquelles chacun crut en obéissant à l’esprit de dénigrement qui anime les commerçants les uns contre les autres. Autant le patriotisme de clocher avait vanté l’immense fortune d’un des fondateurs du Havre, autant la jalousie de province la diminua. Le clerc, à qui les pêcheurs devaient plus d’un service, leur demanda le secret et un coup de langue. Il fut bien servi. Le patron de la barque dit à Germain qu’un de ses cousins, un matelot, arrivait de Marseille, congédié par suite de la vente du brick sur lequel le colonel était revenu. Le brick se vendait pour le compte d’un nommé Castagnould, et la cargaison, selon le cousin, valait tout au plus trois ou quatre cent mille francs.

— Germain, dit Canalis au moment où le valet de chambre sortit, tu nous serviras du vin de Champagne et du vin de Bordeaux. Un membre de la Bazoche de Normandie doit remporter des souvenirs de l’hospitalité d’un poète… Et puis, il a de l’esprit autant que le Figaro, dit Canalis en appuyant sa main sur l’épaule du nain, il faut que cet esprit de petit journal jaillisse et mousse avec le vin de Champagne ; nous ne nous épargnerons pas non plus, Ernest ?… Il y a bien, ma foi ! deux ans que je ne me suis grisé, reprit-il en regardant La Brière.

— Avec du vin ?… cela se conçoit, répondit le clerc. Vous vous grisez tous les jours de vous-même ! Vous buvez à même, en fait de louanges. Ah ! vous êtes beau, vous êtes poète, vous êtes illustre de votre vivant, vous avez une conversation à la hauteur de votre génie, et vous plaisez à toutes les femmes, même à ma patronne. Aimé de la plus belle sultane Validé que j’aie vue (je n’ai encore vu que celle-là), vous pouvez, si vous le voulez, épouser mademoiselle de La Bastie… Tenez, rien qu’à faire l’inventaire du présent sans compter votre avenir, (un beau titre, la pairie, une ambassade !…) me voilà soûl, comme ces gens qui mettent en bouteilles le vin d’autrui.

— Toutes ces magnificences sociales, reprit Canalis, ne sont rien sans ce qui les met en valeur, la fortune !… Nous sommes ici entre hommes, les beaux sentiments sont charmants en stances…

{p. 302}   — Et en circonstances, dit le clerc en faisant un geste significatif.

— Mais vous, monsieur le faiseur de contrats, dit le poète en souriant de l’interruption, vous savez aussi bien que moi que chaumière39 rime avec misère.

À table, Butscha se développa dans le rôle du Trigaudin de la Maison en loterie, à effrayer Ernest qui ne connaissait pas les charges d’Étude, elles valent les charges d’atelier. Le clerc raconta la chronique scandaleuse du Havre, l’histoire des fortunes, celle des alcôves et les crimes commis le code à la main, ce qu’on appelle, en Normandie, se tirer d’affaire comme on peut. Il n’épargna personne. Sa verve croissait avec le torrent de vin qui passait par son gosier, comme un orage par une gouttière.

— Sais-tu, La Brière, que ce brave garçon là, dit Canalis en versant du vin à Butscha, ferait un fameux secrétaire d’ambassade ?…

— À dégoter son patron ! reprit le nain en jetant à Canalis un regard où l’insolence se noya dans le pétillement du gaz acide carbonique. J’ai assez peu de reconnaissance et assez d’intrigue pour vous monter sur les épaules. Un poète portant un avorton !… ça se voit quelquefois, et même assez souvent… dans la librairie. Allons, vous me regardez comme un avaleur d’épées. Eh ! mon cher grand génie, vous êtes un homme supérieur, vous savez bien que la reconnaissance est un mot d’imbécile, on le met dans le dictionnaire, mais il n’est pas dans le cœur humain. La reconnaissance n’a de valeur qu’à certain mont qui n’est ni le Parnasse ni le Pinde. Croyez-vous que je doive beaucoup à ma patronne pour m’avoir élevé ? mais la ville entière lui a soldé ce compte en estime, en paroles, en admiration, la plus chère des monnaies. Je n’admets pas le bien dont on se constitue des rentes d’amour-propre. Les hommes font entre eux un commerce de services, le mot reconnaissance indique un débet, voilà tout. Quant à l’intrigue, elle est ma divinité. Comment ! dit-il à un geste de Canalis, vous n’adoreriez pas la faculté qui permet à un homme souple de l’emporter sur l’homme de génie, qui demande une observation constante des vices, des faiblesses de nos supérieurs, et la connaissance de l’heure du berger en toute chose. Demandez à la diplomatie si le plus beau de tous les succès n’est pas le triomphe de la ruse sur la force ? Si j’étais votre secrétaire, monsieur le baron, vous seriez bientôt premier ministre, parce que j’y aurais le plus puissant intérêt !… Tenez, voulez-vous une preuve de mes petits {p. 303}   talents en ce genre ? Oyez ? Vous aimez à l’adoration mademoiselle Modeste, et vous avez raison. L’enfant a mon estime, c’est une vraie Parisienne. Il pousse, par-ci, par-là, des Parisiennes en province !… Notre Modeste est femme à lancer un homme… Elle a de ça, dit-il en donnant en l’air un tour de poignet. Vous avez un concurrent redoutable, le duc, que me donnez-vous pour lui faire quitter le Havre avant trois jours ?…

— Achevons cette bouteille, dit le poète en remplissant le verre de Butscha.

— Vous allez me griser ! dit le clerc en lampant un neuvième verre de vin de Champagne. Avez-vous un lit où je puisse dormir une heure ? Mon patron est sobre comme un chameau qu’il est, et madame Latournelle aussi. L’un et l’autre, ils auraient la dureté de me gronder, et ils auraient raison contre moi qui n’en aurais plus, j’ai des actes à faire !… Puis, reprenant ses idées antérieures sans transition, à la manière des gens gris, il s’écria : — Et quelle mémoire !… Elle égale ma reconnaissance.

— Butscha, s’écria le poète, tout à l’heure tu te disais sans reconnaissance, tu te contredis.

— Du tout, reprit le clerc. Oublier, c’est presque toujours se souvenir ! Allez ! marchez ! je suis taillé pour faire un fameux secrétaire…

— Comment t’y prendrais-tu pour renvoyer le duc ? dit Canalis charmé de voir la conversation aller d’elle-même à son but.

— Ça ne vous regarde pas ! fit le clerc en lâchant un hoquet majeur.

Butscha roula sa tête sur ses épaules et ses yeux de Germain à La Brière, de La Brière à Canalis, à la manière des gens qui, sentant venir l’ivresse, veulent savoir dans quelle estime on les tient ; car, dans le naufrage de l’ivresse, on peut observer que l’amour-propre est le seul sentiment qui surnage.

— Dites donc, grand poète, vous êtes pas mal farceur ! Vous me prenez donc pour un de vos lecteurs, vous qui envoyez à Paris votre ami à franc étrier pour aller chercher des renseignements sur la maison Mignon… Je blague, tu blagues, nous blaguons… Bon ! Mais faites-moi l’honneur de croire que je suis assez calculateur pour toujours me donner la conscience nécessaire à mon état. En ma qualité de premier clerc de maître Latournelle, mon cœur est un carton à cadenas… Ma bouche ne livre aucun papier relatif aux clients. Je {p. 304}   sais tout et je ne sais rien. Et puis, ma passion est connue. J’aime Modeste, elle est mon élève, elle doit faire un beau mariage… Et j’emboiserais le duc, s’il le fallait. Mais vous épousez…

— Germain, le café, les liqueurs… dit Canalis.

— Des liqueurs ?… répéta Butscha levant la main comme une fausse vierge qui veut résister à une petite séduction. Ah ! mes pauvres actes !… il y a justement un contrat de mariage. Tenez, mon second clerc est bête comme un avantage matrimonial et capable de f…f…flanquer un coup de canif dans les paraphernaux de la future épouse, il se croit bel homme parce qu’il a cinq pieds six pouces… un imbécile.

— Tenez, voici de la crème de thé, une liqueur des îles, dit Canalis. Vous que mademoiselle Modeste consulte…

— Elle me consulte…

— Eh ! bien, croyez-vous qu’elle m’aime ? demanda le poète.

— Ui, plus qu’elle n’aime le duc ! répondit le nain en sortant d’une espèce de torpeur qu’il jouait à merveille. Elle vous aime à cause de votre désintéressement. Elle me disait que pour vous elle était capable des plus grands sacrifices, de se passer de toilette, de ne dépenser que mille écus par an, d’employer sa vie à vous prouver qu’en l’épousant vous auriez fait une excellente affaire, et elle est crânement (un hoquet) honnête, allez ! et instruite, elle n’ignore de rien, cette fille-là !

— Çà et trois cent mille francs, dit Canalis.

— Oh ! il y a peut-être ce que vous dites, reprit avec enthousiasme le clerc. Le papa Mignon… Voyez-vous, il est mignon comme père (aussi l’estimé-je…) Pour bien établir sa fille unique il se dépouillera de tout… Ce colonel est habitué par votre Restauration (un hoquet) à rester en demi-solde, il sera très-heureux de vivre avec Dumay en carottant au Havre, il donnera certainement ses trois cent mille francs à la petite… Mais n’oublions pas Dumay, qui destine sa fortune à Modeste. Dumay, vous savez, est Breton, son origine est une valeur au contrat, il ne variera pas, et sa fortune vaudra celle de son patron. Néanmoins, comme ils m’écoutent, au moins autant que vous, quoique je ne parle pas tant ni si bien, je leur ai dit : « Vous mettez trop à votre habitation ; si Vilquin vous la laisse, voilà deux cent mille francs qui ne rapporteront rien… Il resterait donc cent mille francs à faire boulotter… ce n’est pas assez, à mon avis… » En ce moment, le {p. 305}   colonel et Dumay se consultent. Croyez-moi ? Modeste est riche. Les gens du port disent des sottises en ville, ils sont jaloux… Qui donc a pareille dot dans le département ? dit Butscha qui leva les doigts pour compter. — Deux à trois cent mille francs comptant, dit-il en inclinant le pouce de sa main gauche qu’il toucha de l’index de la droite, et d’un ! — La nu-propriété de la villa Mignon, reprit-il en renversant l’index gauche, et de deux ! — Tertiò, la fortune de Dumay ! ajouta-t-il en couchant le doigt du milieu. Mais la petite mère Modeste est une fille de six cent mille francs, une fois que les deux militaires seront allés demander le mot d’ordre au père Éternel.

Cette naïve et brutale confidence, entremêlée de petits verres, dégrisait autant Canalis qu’elle semblait griser Butscha. Pour le clerc, jeune homme de province, évidemment cette fortune était colossale. Il laissa tomber sa tête dans la paume de sa main droite ; et, accoudé majestueusement sur la table, il clignota des yeux en se parlant à lui-même.

— Dans vingt ans, au train dont va le Code qui pile les fortunes avec le Titre des Successions, une héritière d’un million, ce sera rare comme le désintéressement chez un usurier. Vous me direz que Modeste mangera bien douze mille francs par an, l’intérêt de sa dot ; mais elle est bien gentille… bien gentille… bien gentille. C’est, voyez-vous ? (à un poète, il faut des images !…) c’est une hermine malicieuse comme un singe.

— Que me disais-tu donc ? s’écria doucement Canalis en regardant La Brière, qu’elle avait six millions ?…

— Mon ami, dit Ernest, permets-moi de te faire observer que j’ai dû me taire, je suis lié par un serment, et c’est peut-être trop en dire déjà, que de…

— Un serment à qui ?

— À monsieur Mignon.

— Comment ! Ernest, toi qui sais combien la fortune m’est nécessaire…

Butscha ronflait.

— … Toi qui connais ma position, et tout ce que je perdrais, rue de Grenelle, à me marier, tu me laisserais froidement m’enfoncer ?… dit Canalis en pâlissant. Mais, c’est une affaire entre amis, et notre amitié, mon cher, comporte un pacte antérieur à celui que t’a demandé ce rusé provençal…

— Mon cher, dit Ernest, j’aime trop Modeste pour…

{p. 306}   — Imbécile ! je te la laisse, cria le poète. Ainsi romps ton serment ?…

— Me jures-tu, ta parole d’homme, d’oublier ce que je vais te dire, de te conduire avec moi comme si cette confidence ne t’avait jamais été faite, quoiqu’il arrive ?…

— Je le jure par la mémoire de ma mère.

— Eh ! bien, à Paris, monsieur Mignon m’a dit qu’il était bien loin d’avoir la fortune colossale dont m’ont parlé les Mongenod. L’intention du colonel est de donner deux cent mille francs à sa fille. Maintenant, Melchior, le père avait-il de la défiance ? était-il sincère ? Je n’ai pas à résoudre cette question. Si elle daignait me choisir, Modeste, sans dot, serait toujours ma femme.

— Un bas bleu ! d’une instruction à épouvanter, qui a tout lu ! qui sait tout… en théorie, s’écria Canalis à un geste que fit La Brière, un enfant gâté, élevée dans le luxe dès ses premières années, et qui en est sevrée depuis cinq ans ?… Ah ! mon pauvre ami, songes-y bien.

— Ode et code ! dit Butscha en se réveillant, vous faites dans l’Ode et moi dans le Code, il n’y a qu’un C de différence entre nous. Or, code vient de coda, queue ! Vous m’avez régalé, je vous aime… Ne vous laissez pas faire au code !… Tenez, un bon conseil vaut bien votre vin et votre crème de thé. Le père Mignon, c’est aussi une crème, la crème des honnêtes gens… eh ! bien, montez à cheval, il accompagne sa fille, vous pouvez l’aborder franchement, parlez-lui dot, il vous répondra net, et vous verrez le fonds du sac, aussi vrai que je suis gris et que vous êtes un grand homme ; mais, pas vrai, nous quittons le Havre ensemble ?… Je serai votre secrétaire puisque ce petit, qui me croit gris et qui rit de moi, vous quitte… allez, marchez ! laissez-lui épouser la fille.

Canalis se leva pour aller s’habiller.

— Pas un mot, il court à son suicide, dit posément à La Brière Butscha froid comme Gobenheim et qui fit à Canalis un signe familier aux gamins de Paris. — Adieu ! mon maître, reprit le clerc en criant à tue-tête, vous me permettez d’aller renarder dans le kiosque de mame Amaury ?…

— Vous êtes chez vous, répondit le poète.

Le clerc, objet des rires des trois domestiques de Canalis, gagna le kiosque en marchant dans les plates-bandes et les corbeilles de fleurs avec la grâce têtue des insectes qui décrivent leurs {p. 307}   interminables zig-zags quand ils essayent de sortir par une fenêtre fermée. Lorsqu’il eut grimpé dans le kiosque, et que les domestiques furent rentrés, il s’assit sur un banc de bois peint et s’abîma dans les joies de son triomphe. Il venait de jouer un homme supérieur ; il venait, non pas de lui arracher son masque, mais de lui en voir dénouer les cordons, et il riait comme un auteur à sa pièce, c’est-à-dire avec le sentiment de la valeur immense de ce vis comica.

— Les hommes sont des toupies, il ne s’agit que de trouver la ficelle qui s’enroule à leur torse ! s’écria-t-il. Ne me ferait-on pas évanouir en me disant : Mademoiselle Modeste vient de tomber de cheval, et s’est cassé la jambe !

Quelques instants après, Modeste, vêtue d’une délicieuse amazone de casimir vert-bouteille, coiffée d’un petit chapeau à voile vert, gantée de daim, des bottines de velours aux pieds sur lesquelles badinait la garniture en dentelle de son caleçon, et montée sur un poney richement harnaché, montrait à son père et au duc d’Hérouville le joli présent qu’elle venait de recevoir, elle en était heureuse en y devinant une de ces attentions qui flattent le plus les femmes.

— Est-ce de vous, monsieur le duc ?… dit-elle en lui tendant le bout étincelant de la cravache. On a mis dessus une carte où se lisait : « Devine si tu peux » et des points. Françoise et madame Dumay prêtent cette charmante surprise à Butscha ; mais mon cher Butscha n’est pas assez riche pour payer de si beaux rubis ! Or, mon père, à qui j’ai dit, remarquez-le bien, dimanche soir, que je n’avais pas de cravache, m’a envoyé chercher celle-ci à Rouen.

Modeste montrait à la main de son père une cravache dont le bout était un semis de turquoises, une invention alors à la mode, et devenue depuis assez vulgaire.

— J’aurais voulu, mademoiselle, pour dix ans à prendre dans ma vieillesse, avoir le droit de vous offrir ce magnifique bijou, répondit courtoisement le duc.

— Ah ! voici donc l’audacieux, s’écria Modeste en voyant venir Canalis à cheval. Il n’y a qu’un poète pour savoir trouver de si belles choses… Monsieur, dit-elle à Melchior, mon père vous grondera, vous donnez raison à ceux qui vous reprochent ici vos dissipations.

— Ah ! s’écria naïvement Canalis, voilà donc pourquoi La Brière est allé du Havre à Paris à franc étrier ?

{p. 308}   — Votre secrétaire a pris de telles libertés ? dit Modeste en pâlissant et jetant sa cravache à Françoise Cochet avec une vivacité dans laquelle on devait lire un profond mépris. Rendez-moi cette cravache, mon père.

— Pauvre garçon qui gît sur son lit, moulu de fatigue ! reprit Melchior en suivant la jeune fille qui s’était lancée au galop. Vous êtes dure, mademoiselle. « Je n’ai, m’a-t-il dit, que cette chance de me rappeler à son souvenir… »

— Et vous estimeriez une femme capable de garder des souvenirs de toutes les paroisses ? dit Modeste.

Modeste, surprise de ne pas recevoir une réponse de Canalis, attribua cette inattention au bruit des chevaux.

— Comme vous vous plaisez à tourmenter ceux qui vous aiment ! lui dit le duc. Cette noblesse, cette fierté démentent si bien vos écarts que je commence à soupçonner que vous vous calomniez vous-même en préméditant vos méchancetés.

— Ah ! vous ne faites que vous en apercevoir, monsieur le duc, dit-elle en riant. Vous avez précisément la perspicacité d’un mari !

On fit presque un kilomètre en silence. Modeste s’étonna de ne plus recevoir la flamme des regards de Canalis qui paraissait un peu trop épris des beautés du paysage pour que cette admiration fût naturelle. La veille, Modeste montrant au poète un admirable effet de coucher de soleil en mer, lui avait dit en le trouvant interdit comme un sourd : « Eh ! bien, vous n’avez donc pas vu ? — Je n’ai vu que votre main », avait-il répondu.

— Monsieur La Brière sait-il monter à cheval ? demanda Modeste à Canalis pour le taquiner.

— Pas très-bien ; mais il va, répondit le poète devenu froid comme l’était Gobenheim avant le retour du colonel.

Dans une route de traverse que monsieur Mignon fit prendre pour aller, par un joli vallon, sur une colline qui couronnait le cours de la Seine, Canalis laissa passer Modeste et le duc, en ralentissant le pas de son cheval de manière à pouvoir cheminer de conserve avec le colonel.

— Monsieur le comte, vous êtes un loyal militaire, aussi verrez-vous sans doute dans ma franchise un titre à votre estime. Quand les propositions de mariage, avec toutes leurs discussions sauvages, ou trop civilisées si vous voulez, passent par la bouche des tiers, tout le monde y perd. Nous sommes l’un et l’autre deux {p. 309}   gentilshommes aussi discrets l’un que l’autre, et vous avez, tout comme moi, franchi l’âge des étonnements ; ainsi parlons en camarades ? Je vous donne l’exemple. J’ai vingt-neuf ans, je suis sans fortune territoriale, et je suis ambitieux. Mademoiselle Modeste me plaît infiniment, vous avez dû vous en apercevoir. Or, malgré les défauts que votre chère enfant se donne à plaisir…

— Sans compter ceux qu’elle a, dit le colonel en souriant.

— Je ferais d’elle avec plaisir ma femme, et je crois pouvoir la rendre heureuse. La question de fortune a toute l’importance de mon avenir, aujourd’hui en question. Toutes les jeunes filles à marier doivent être aimées quand même ! Néanmoins, vous n’êtes pas homme à vouloir marier votre chère Modeste sans dot, et ma situation ne me permettrait pas plus de faire un mariage, dit d’amour, que de prendre une femme qui n’apporterait pas une fortune au moins égale à la mienne. J’ai de traitement, de mes sinécures, de l’Académie et de mon libraire, environ trente mille francs par an, fortune énorme pour un garçon. En réunissant soixante mille francs de rentes, ma femme et moi, je reste à peu près dans les termes d’existence où je suis. Donnez-vous un million à mademoiselle Modeste ?

— Ah ! monsieur, nous sommes bien loin de compte, dit jésuitiquement le colonel.

— Supposons donc, répliqua vivement Canalis, qu’au lieu de parler, nous ayons sifflé. Vous serez content de ma conduite, monsieur le comte : on me comptera parmi les malheureux qu’aura faits cette charmante personne. Donnez-moi votre parole de garder le silence envers tout le monde, même avec mademoiselle Modeste ; car, ajouta-t-il comme fiche de consolation, il pourrait survenir dans ma position tel changement qui me permettrait de vous la demander sans dot.

— Je vous le jure, dit le colonel. Vous savez, monsieur, avec quelle emphase le public, celui de province comme celui de Paris, parle des fortunes qui se font et se défont. On amplifie également le malheur et le bonheur, nous ne sommes jamais ni si malheureux, ni si heureux qu’on le dit. En commerce, il n’y a de sûrs que les capitaux mis en fonds de terre, après les comptes soldés. J’attends avec une vive impatience les rapports de mes agents. La vente des marchandises et de mon navire, le réglement de mes comptes en Chine, rien n’est terminé. Je ne connaîtrai ma fortune que dans dix {p. 310}   mois. Néanmoins, à Paris, j’ai garanti deux cent mille francs de dot à monsieur de La Brière, et en argent comptant. Je veux constituer un majorat en terres, et assurer l’avenir de mes petits enfants en leur obtenant la transmission de mes armes et de mes titres.

Depuis le commencement de cette réponse, Canalis n’écoutait plus. Les quatre cavaliers, se trouvant dans un chemin assez large, allèrent de front et gagnèrent le plateau d’où la vue planait sur le riche bassin de la Seine, vers Rouen, tandis qu’à l’autre horizon les yeux pouvaient encore apercevoir la mer.

— Butscha, je crois, avait raison, Dieu est un grand paysagiste, dit Canalis en contemplant ce point de vue unique parmi ceux qui rendent les bords de la Seine si justement célèbres.

— C’est surtout à la chasse, mon cher baron, répondit le duc, quand la nature est animée par une voix, par un tumulte dans le silence, que les paysages, aperçus alors rapidement, semblent vraiment sublimes avec leurs changeants effets.

— Le soleil est une inépuisable palette, dit Modeste en regardant le poète avec une sorte de stupéfaction.

À une observation de Modeste sur l’absorption où elle voyait Canalis, il répondit qu’il se livrait à ses pensées, une excuse que les auteurs ont de plus à donner que les autres hommes.

— Sommes-nous bien heureux en transportant notre vie au sein du monde, en l’agrandissant de mille besoins factices et de nos vanités surexcitées ? dit Modeste à l’aspect de cette coîte et riche campagne qui conseillait une philosophique tranquillité d’existence.

— Cette bucolique, mademoiselle, s’est toujours écrite sur des tables d’or, dit le poète.

— Et peut-être conçue dans les mansardes, répliqua le colonel.

Après avoir jeté sur Canalis un regard perçant qu’il ne soutint pas, Modeste entendit un bruit de cloches dans ses oreilles, elle vit tout sombre devant elle, et s’écria d’un accent glacial : — Ah ! mais, nous sommes à mercredi !

— Ce n’est pas pour flatter le caprice, certes bien passager, de mademoiselle, dit solennellement le duc d’Hérouville à qui cette scène, tragique pour Modeste, avait laissé le temps de penser ; mais je déclare que je suis si profondément dégoûté du monde, de la cour, de Paris, qu’avec une duchesse d’Hérouville, douée des grâces et de l’esprit de mademoiselle, je prendrais l’engagement de {p. 311}   vivre en philosophe à mon château, faisant du bien autour de moi, desséchant mes tangues, élevant mes enfants…

— Ceci, monsieur le duc, vous sera compté, répondit Modeste en arrêtant ses yeux assez long-temps sur ce noble gentilhomme. Vous me flattez, reprit-elle, vous ne me croyez pas frivole, et vous me supposez assez de ressources en moi-même pour vivre dans la solitude. C’est peut-être là mon sort, ajouta-t-elle en regardant Canalis avec une expression de pitié.

— C’est celui de toutes les fortunes médiocres, répondit le poète. Paris exige un luxe babylonien. Par moments, je me demande comment j’y ai jusqu’à présent suffi.

— Le roi peut répondre pour nous deux, dit le duc avec candeur, car nous vivons des bontés de Sa Majesté. Si, depuis la chute de monsieur le Grand, comme on nommait Cinq-Mars, nous n’avions pas eu toujours sa charge dans notre maison, il nous faudrait vendre Hérouville à la Bande Noire. Ah ! croyez-moi, mademoiselle, c’est une grande humiliation pour moi, de mêler des questions financières à mon mariage…

La simplicité de cet aveu parti du cœur, et où la plainte était sincère, touchèrent Modeste.

— Aujourd’hui, dit le poète, personne en France, monsieur le duc, n’est assez riche pour faire la folie d’épouser une femme pour sa valeur personnelle, pour ses grâces, pour son caractère ou pour sa beauté…

Le colonel regarda Canalis d’une singulière manière après avoir examiné Modeste dont le visage ne montrait plus aucun étonnement.

— C’est pour des gens d’honneur, dit alors le colonel, un bel emploi de la richesse que de la destiner à réparer l’outrage du temps dans de vieilles maisons historiques.

— Oui, papa ! répondit gravement la jeune fille.

Le colonel invita le duc et Canalis à dîner chez lui sans cérémonie, et dans leurs habits de cheval, en leur donnant l’exemple du négligé. Quand, à son retour, Modeste alla changer de toilette, elle regarda curieusement le bijou rapporté de Paris et qu’elle avait si cruellement dédaigné.

— Comme on travaille, aujourd’hui ? dit-elle à Françoise Cochet devenue sa femme de chambre.

— Et ce pauvre garçon, mademoiselle, qui a la fièvre…

— Qui t’a dit cela ?…

{p. 312}   — Monsieur Butscha ! Il est venu me prier de vous faire observer que vous vous seriez sans doute aperçue déjà qu’il vous avait tenu parole au jour dit !

Modeste descendit au salon dans une mise d’une simplicité royale.

— Mon cher père, dit-elle à haute voix en prenant le colonel par le bras, allez savoir des nouvelles de monsieur de La Brière et reportez-lui, je vous en prie, son cadeau. Vous pouvez alléguer que mon peu de fortune autant que mes goûts m’interdisent de porter des bagatelles qui ne conviennent qu’à des reines ou à des courtisanes. Je ne puis d’ailleurs rien accepter que d’un promis. Priez ce brave garçon de garder la cravache jusqu’à ce que vous sachiez si vous êtes assez riche pour la lui racheter.

— Ma petite fille est donc pleine de bon sens, dit le colonel en embrassant Modeste au front.

Canalis profita d’une conversation engagée entre le duc d’Hérouville et madame Mignon pour aller sur la terrasse où Modeste le rejoignit, attirée par la curiosité, tandis qu’il la crut amenée par le désir d’être madame de Canalis. Effrayé de l’impudeur avec laquelle il venait d’accomplir ce que les militaires appellent un quart de conversion, et que, selon la jurisprudence des ambitieux, tout homme dans sa position aurait fait tout aussi brusquement, il chercha des raisons plausibles à donner en voyant venir l’infortunée Modeste.

— Chère Modeste, lui dit-il en prenant un ton câlin, aux termes où nous en sommes, sera-ce vous déplaire que de vous faire remarquer combien vos réponses à propos de monsieur d’Hérouville sont pénibles pour un homme qui aime, mais surtout pour un poète dont l’âme est femme, est nerveuse, et qui ressent les mille jalousies d’un amour vrai. Je serais un bien triste diplomate si je n’avais pas deviné que vos premières coquetteries, vos inconséquences calculées ont eu pour but d’étudier nos caractères…

Modeste leva la tête par un mouvement intelligent, rapide et coquet dont le type n’est peut-être que dans les animaux chez qui l’instinct produit des miracles de grâce.

— … Aussi, rentré chez moi, n’en étais-je plus la dupe. Je m’émerveillais de votre finesse en harmonie avec votre caractère et votre physionomie. Soyez tranquille, je n’ai jamais supposé que tant de duplicité factice ne fût pas l’enveloppe d’une candeur adorable. Non, votre esprit, votre instruction n’ont rien ravi à cette {p. 313}   précieuse innocence que nous demandons à une épouse. Vous êtes bien la femme d’un poète, d’un diplomate, d’un penseur, d’un homme destiné à connaître de chanceuses situations dans la vie, et je vous admire autant que je me sens d’attachement pour vous. Je vous en supplie, si vous n’avez pas joué la comédie avec moi, hier, quand vous acceptiez la foi d’un homme dont la vanité va se changer en orgueil en se voyant choisi par vous, dont les défauts deviendront des qualités à votre divin contact ; ne heurtez pas en lui le sentiment qu’il a porté jusqu’au vice ?… Dans mon âme, la jalousie est un dissolvant, et vous m’en avez révélé toute la puissance, elle est affreuse, elle y détruit tout. Oh !… il ne s’agit pas de la jalousie à l’Othello ! reprit-il à un geste que fit Modeste, fi ! donc… il s’agit de moi-même ! je suis gâté sur ce point. Vous connaissez l’affection unique à laquelle je suis redevable du seul bonheur dont j’aie joui, bien incomplet d’ailleurs ! (Il hocha la tête.) L’amour est peint en enfant chez tous les peuples parce qu’il ne se conçoit pas lui-même sans toute la vie à lui… Eh ! bien, ce sentiment avait son terme indiqué par la nature. Il était mort-né. La maternité la plus ingénieuse a deviné, a calmé ce point douloureux de mon cœur, car une femme qui se sent, qui se voit mourir aux joies de l’amour, a des ménagements angéliques ; aussi la duchesse ne m’a-t-elle pas donné la moindre souffrance en ce genre. En dix ans, il n’y a eu ni une parole, ni un regard détournés de son but. J’attache aux paroles, aux pensées, aux regards plus de valeur que ne leur en accordent les gens ordinaires. Si, pour moi, un regard est un trésor immense, le moindre doute est un poison mortel, il agit instantanément : je n’aime plus. À mon sens, et contrairement à celui de la foule qui aime à trembler, espérer, attendre, l’amour doit résider dans une sécurité complète, enfantine, infinie… Pour moi, le délicieux purgatoire que les femmes aiment à nous faire ici bas avec leur coquetterie est un bonheur atroce auquel je me refuse ; pour moi, l’amour est ou le ciel, ou l’enfer. De l’enfer, je n’en veux pas, et je me sens la force de supporter l’éternel azur du paradis. Je me donne sans réserve, je n’aurai ni secret, ni doute, ni tromperie dans la vie à venir, je demande la réciprocité. Je vous offense peut-être en doutant de vous ! songez que je ne vous parle, en ceci, que de moi…

— Beaucoup ; mais ce ne sera jamais trop, dit Modeste blessée par tous les piquants de ce discours où la duchesse de Chaulieu {p. 314}   servait de massue, j’ai l’habitude de vous admirer, mon cher poète.

— Eh bien ! me promettez-vous cette fidélité canine que je vous offre, n’est-ce pas beau ? n’est-ce pas ce que vous vouliez ?…

— Pourquoi, cher poète, ne recherchez-vous pas en mariage une muette qui serait aveugle et un peu sotte ? Je ne demande pas mieux que de plaire en toute chose à mon mari ; mais vous menacez une fille de lui ravir le bonheur particulier que vous lui arrangez, de le lui ravir au moindre geste, à la moindre parole, au moindre regard ! Vous coupez les ailes à l’oiseau, et vous voulez le voir voltigeant. Je savais bien les poètes accusés d’inconséquence… Oh ! à tort, dit-elle au geste de dénégation que fit Canalis, car ce prétendu défaut vient de ce que le vulgaire ne se rend pas compte de la vivacité des mouvements de leur esprit. Mais je ne croyais pas qu’un homme de génie inventât les conditions contradictoires d’un jeu semblable, et l’appelât la vie ? Vous demandez l’impossible pour avoir le plaisir de me prendre en faute, comme ces enchanteurs qui, dans les Contes Bleus, donnent des tâches à des jeunes filles persécutées que secourent de bonnes fées…

— Ici la fée serait l’amour vrai, dit Canalis d’un ton sec en voyant sa cause de brouille devinée par cet esprit fin et délicat que Butscha pilotait si bien.

— Vous ressemblez, cher poète, en ce moment, à ces parents qui s’inquiètent de la dot de la fille avant de montrer celle de leur fils. Vous faites le difficile avec moi, sans savoir si vous en avez le droit. L’amour ne s’établit point par des conventions sèchement débattues. Le pauvre duc d’Hérouville se laisse faire avec l’abandon de l’oncle Tobie dans Sterne, à cette différence près que je ne suis pas la veuve Wadman, quoique veuve en ce moment de beaucoup d’illusions sur la poésie. Oui ! nous ne voulons rien croire, nous autres jeunes filles, de ce qui dérange notre monde fantastique !… On m’avait tout dit à l’avance ! Ah ! vous me faites une mauvaise querelle indigne de vous, je ne reconnais pas le Melchior d’hier.

— Parce que Melchior a reconnu chez vous une ambition avec laquelle vous comptez encore…

Modeste toisa Canalis en lui jetant un regard impérial.

— … Mais je serai quelque jour ambassadeur et pair de France, tout comme lui.

— Vous me prenez pour une bourgeoise, dit-elle en remontant le perron. Mais elle se retourna vivement, et ajouta, perdant {p. 315}   contenance, tant elle fut suffoquée : — C’est moins impertinent que de me prendre pour une sotte. Le changement de vos manières a sa raison dans les niaiseries que le Havre débite, et que Françoise, ma femme de chambre, vient de me répéter.

— Ah ! Modeste, pouvez-vous le croire ? dit Canalis en prenant une pose dramatique. Vous me supposeriez donc alors capable de ne vous épouser que pour votre fortune ?

— Si je vous fais cette injure après vos édifiants discours au bord de la Seine, il ne tient qu’à vous de me détromper, et alors je serai tout ce que vous voudrez que je sois, dit-elle en le foudroyant de son dédain.

— Si tu penses me prendre à ce piége, se dit le poète en la suivant, ma petite, tu me crois plus jeune que je ne le suis. Faut-il donc tant de façons avec une petite sournoise dont l’estime m’importe autant que celle du roi de Bornéo ! Mais, en me prêtant un sentiment ignoble, elle donne raison à ma nouvelle attitude. Est-elle rusée ?… La Brière sera bâté, comme un petit sot qu’il est ; et, dans cinq ans, nous rirons bien de lui avec elle !

La froideur que cette altercation avait jetée entre Canalis et Modeste fut visible le soir même à tous les yeux. Canalis se retira de bonne heure en prétextant de l’indisposition de La Brière, et il laissa le champ libre au Grand-Écuyer. Vers onze heures, Butscha, qui vint chercher sa patronne, dit en souriant tout bas à Modeste : — Avais-je raison ?

— Hélas ! oui, dit-elle.

— Mais avez-vous, selon nos conventions, entrebâillé la porte, de manière à ce qu’il puisse revenir ?

— La colère m’a dominée, répondit Modeste. Tant de lâcheté m’a fait monter le sang au visage, et je lui ai dit son fait.

— Eh ! bien, tant mieux. Quand tous deux vous serez brouillés à ne plus vous parler gracieusement, je me charge de le rendre amoureux et pressant à vous tromper vous-même.

— Allons, Butscha, c’est un grand poète, un gentilhomme, un homme d’esprit.

— Les huit millions de votre père sont plus que tout cela.

— Huit millions ?… dit Modeste.

— Mon patron, qui vend son Étude, va partir pour la Provence afin de diriger les acquisitions que propose Castagnould, le second de votre père. Le chiffre des contrats à faire pour reconstituer la {p. 316}   terre de la Bastie monte à quatre millions, et votre père a consenti à tous les achats. Vous avez deux millions en dot, et le colonel en compte un pour votre établissement à Paris, un hôtel et le mobilier ! Calculez ?

— Ah ! je puis être duchesse d’Hérouville, dit Modeste en regardant Butscha.

— Sans ce comédien de Canalis, vous auriez gardé sa cravache, comme venant de moi, dit le clerc en plaidant ainsi la cause de La Brière.

— Monsieur Butscha, voudriez-vous par hasard me marier à votre goût ? dit Modeste en riant.

— Ce digne garçon aime autant que moi, vous l’avez aimé pendant huit jours, et c’est un homme de cœur, répondit le clerc.

— Et peut-il lutter avec une charge de la Couronne ? il n’y en a que six : grand-aumônier, chancelier, grand-chambellan, grand-maître, connétable, grand-amiral ; mais on ne nomme plus de connétables.

— Dans six mois, le peuple, mademoiselle, qui se compose d’une infinité de Butscha méchants, peut souffler sur toutes ces grandeurs. Et, d’ailleurs, que signifie la noblesse, aujourd’hui ? Il n’y a pas mille vrais gentilshommes en France. Les d’Hérouville viennent d’un huissier à verge de Robert de Normandie. Vous aurez bien des déboires avec ces deux vieilles filles à visage laminé ! Si vous tenez au titre de duchesse, vous êtes du Comtat, le Pape aura bien autant d’égards pour vous que pour des marchands, il vous vendra quelque duché en nia ou en agno. Ne jouez donc pas votre bonheur pour une charge de la Couronne.

Les réflexions de Canalis pendant la nuit furent entièrement positives. Il ne vit rien de pis au monde que la situation d’un homme marié sans fortune. Encore tremblant du danger que lui avait fait courir sa vanité mise en jeu près de Modeste, le désir de l’emporter sur le duc d’Hérouville, et sa croyance aux millions de monsieur Mignon, il se demanda ce que la duchesse de Chaulieu devait penser de son séjour au Havre aggravé par un silence épistolaire de quatorze jours, alors qu’à Paris ils s’écrivaient l’un l’autre quatre ou cinq lettres par semaine.

— Et la pauvre femme qui travaille pour m’obtenir le cordon de commandeur de la Légion et le poste de ministre auprès du grand-duc de Bade !… s’écria-t-il.

{p. 317}   Aussitôt, avec cette vivacité de décision qui, chez les poètes comme chez les spéculateurs, résulte d’une vive intuition de l’avenir, il se mit à sa table et composa la lettre suivante.

À madame la duchesse de Chaulieu
Ma chère Éléonore, tu seras sans doute étonnée de ne pas avoir encore reçu de mes nouvelles ; mais le séjour que je fais ici n’a pas eu seulement ma santé pour motif, il s’agissait de m’acquitter en quelque sorte avec notre petit La Brière. Ce pauvre garçon est devenu très-épris d’une certaine demoiselle Modeste de La Bastie, une petite fille pâle, insignifiante et filandreuse, qui, par parenthèse, a le vice d’aimer la littérature et se dit poète pour justifier les caprices, les boutades et les variations d’un assez mauvais caractère. Tu connais Ernest, il est si facile de l’attraper que je n’ai pas voulu le laisser aller seul. Mademoiselle de La Bastie a singulièrement coqueté avec ton Melchior, elle était très-disposée à devenir ta rivale, quoiqu’elle ait les bras maigres, peu d’épaules comme toutes les jeunes filles, la chevelure plus fade que celle de madame de Rochefide, et un petit œil gris fort suspect. J’ai mis le holà, peut-être trop brutalement, aux gracieusetés de cette Immodeste ; mais l’amour unique est ainsi. Que m’importent les femmes de la terre qui, toutes ensemble, ne te valent pas ?
Les gens avec qui je passe mon temps et qui forment les accompagnements de l’héritière sont bourgeois à faire lever le cœur. Plains-moi, je passe mes soirées avec des clercs de notaire, des notaresses, des caissiers, un usurier de province ; et, certes, il y a loin de là aux soirées de la rue de Grenelle. La prétendue fortune du père qui revient de la Chine nous a valu la présence de l’éternel prétendant, le Grand-Écuyer, d’autant plus affamé de millions qu’il en faut six ou sept, dit-on, pour mettre en valeur les fameux marais d’Hérouville. Le roi ne sait pas combien est fatal le présent qu’il a fait au petit duc. Sa Grâce, qui ne se doute pas du peu de fortune de son désiré beau-père, n’est jaloux que de moi. La Brière fait son chemin auprès de son idole, à couvert de son ami qui lui sert de paravent. Nonobstant les extases d’Ernest, je pense, moi poète, au solide ; et les renseignements que je viens de prendre sur la {p. 318}   fortune assombrissent l’avenir de notre secrétaire, dont la fiancée a des dents d’un fil inquiétant pour toute espèce de fortune. Si mon ange veut racheter quelques-uns de nos péchés, elle tâchera de savoir la vérité sur cette affaire en faisant venir et questionnant, avec la dextérité qui la caractérise, Mongenod son banquier. Monsieur Mignon, ancien colonel de cavalerie dans la Garde Impériale, a été pendant sept ans le correspondant de la maison Mongenod. On parle de deux cent mille francs de dot au plus, et je désirerais, avant de faire la demande de la demoiselle pour Ernest, avoir des données positives. Une fois nos gens accordés, je serai de retour à Paris. Je connais le moyen de tout finir au profit de notre amoureux, il s’agit d’obtenir la transmission du titre de comte au gendre de monsieur Mignon, et personne n’est plus qu’Ernest, à raison de ses services, à même d’obtenir cette faveur, surtout secondé par nous trois, toi, le duc et moi. Avec ses goûts, Ernest, qui deviendra facilement Maître des Comptes, sera très-heureux à Paris en se voyant à la tête de vingt-cinq mille francs par an, une place inamovible et une femme, le malheureux !
Oh ! chère, qu’il me tarde de revoir la rue de Grenelle ! Quinze jours d’absence, quand ils ne tuent pas l’amour, lui rendent l’ardeur des premiers jours, et tu sais mieux que moi peut-être, les raisons qui rendent mon amour éternel. Mes os, dans la tombe, t’aimeront encore ! Aussi n’y tiendrais-je pas ! Si je suis forcé de rester encore dix jours, j’irai pour quelques heures à Paris.
Le duc m’a-t-il obtenu de quoi me pendre ? Et auras-tu, ma chère vie, besoin de prendre les eaux de Baden l’année prochaine ? Les roucoulements de notre Beau Ténébreux, comparés aux accents de l’amour heureux, semblable à lui-même dans tous ses instants depuis dix ans bientôt, m’ont donné beaucoup de mépris pour le mariage, je n’avais jamais vu ces choses-là de si près. Ah ! chère, ce qu’on nomme la faute lie deux êtres bien mieux que la loi, n’est-ce pas ?

Cette idée servit de texte à deux pages de souvenirs et d’aspirations un peu trop intimes pour qu’il soit permis de les publier.

La veille du jour où Canalis mit cette épître à la poste, Butscha, qui répondit sous le nom de Jean Jacmin à une lettre de sa prétendue cousine Philoxène, donna douze heures d’avance à cette {p. 319}   réponse sur la lettre du poète. Au comble de l’inquiétude depuis quinze jours et blessée du silence de Melchior, la duchesse, qui avait dicté la lettre de Philoxène au cousin, venait de prendre des renseignements exacts sur la fortune du colonel Mignon, après la lecture de la réponse du clerc, un peu trop décisive pour un amour-propre quinquagénaire. En se voyant trahie, abandonnée pour des millions, Éléonore était en proie à un paroxysme de rage, de haine et de méchanceté froide. Philoxène frappa pour entrer dans la somptueuse chambre de sa maîtresse, elle la trouva les yeux pleins de larmes et resta stupéfaite de ce phénomène sans précédent depuis quinze ans qu’elle la servait.

— On expie le bonheur de dix ans en dix minutes ! s’écriait la duchesse.

— Une lettre du Havre, madame.

Éléonore lut la prose de Canalis sans s’apercevoir de la présence de Philoxène dont l’étonnement s’accrut en voyant renaître la sérénité sur le visage de la duchesse, à mesure qu’elle avançait dans la lecture de la lettre. Tendez à un homme qui se noie une perche grosse comme une canne, il y voit une route royale de première classe ; aussi l’heureuse Éléonore croyait-elle à la bonne foi de Canalis en lisant ces quatre pages où l’amour et les affaires, le mensonge et la vérité se coudoyaient. Elle, qui, le banquier sorti, venait de faire mander son mari pour empêcher la nomination de Melchior, s’il en était encore temps, fut prise d’un sentiment généreux qui monta jusqu’au sublime.

— Pauvre garçon ! pensa-t-elle, il n’a pas eu la moindre pensée mauvaise ! il m’aime comme au premier jour, il me dit tout. — Philoxène ! dit-elle en voyant sa première femme de chambre debout et ayant l’air de ranger la toilette.

— Madame la duchesse ?

— Mon miroir, mon enfant ?

Éléonore se regarda, vit les lignes de rasoir tracées sur son front et qui disparaissaient à distance, elle soupira, car elle croyait par ce soupir dire adieu à l’amour. Elle conçut alors une pensée virile en dehors des petitesses de la femme, une pensée qui grise pour quelques moments, et dont l’enivrement peut expliquer la clémence de la Sémiramis du Nord quand elle maria sa jeune et belle rivale à Momonoff.

— Puisqu’il n’a pas failli, je veux lui faire avoir les millions et {p. 320}   la fille, pensa-t-elle, si cette petite demoiselle Mignon est aussi laide qu’il le dit.

Trois coups, élégamment frappés, annoncèrent le duc à qui sa femme ouvrit elle-même.

— Ah ! vous allez mieux, ma chère, s’écria-t-il avec cette joie factice que savent si bien jouer les courtisans et à l’expression de laquelle les niais se prennent.

— Mon cher Henri, répondit-elle, il est vraiment inconcevable que vous n’ayez pas encore obtenu la nomination de Melchior, vous, qui vous êtes sacrifié pour le roi dans votre ministère d’un an, en sachant qu’il durerait à peine ce temps-là ?

Le duc regarda Philoxène, et la femme de chambre montra par un signe imperceptible la lettre du Havre posée sur la toilette.

— Vous vous ennuierez bien en Allemagne, et vous en reviendrez brouillée avec Melchior, dit naïvement le duc.

— Et pourquoi ?

— Mais ne serez-vous pas toujours ensemble ?… répondit cet ancien ambassadeur avec une comique bonhomie.

— Oh ! non, dit-elle, je vais le marier.

— S’il faut en croire d’Hérouville, notre cher Canalis n’attend pas vos bons offices, reprit le duc en souriant. Hier, Grandlieu m’a lu des passages d’une lettre que le Grand-Écuyer lui a écrite et qui, sans doute, était rédigée par sa tante à votre adresse, car mademoiselle d’Hérouville, toujours à l’affût d’une dot, sait que nous faisons le whist presque tous les soirs, Grandlieu et moi. Ce bon petit d’Hérouville demande au prince de Cadignan de venir faire une chasse royale en Normandie en lui recommandant d’y amener le roi pour tourner la tête à la donzelle, quand elle se verra l’objet d’une pareille chevauchée. En effet, deux mots de Charles X arrangeraient tout. D’Hérouville dit que cette fille est d’une incomparable beauté…

— Henri, allons au Havre ! cria la duchesse en interrompant son mari.

— Et sous quel prétexte ? dit gravement cet homme qui fut un des confidents de Louis XVIII.

— Je n’ai jamais vu de chasse.

— Ce serait bien si le roi y allait, mais c’est un haria que de chasser si loin, et il n’ira pas, je viens de lui en parler.

— MADAME pourrait y venir…

{p. 321}   — Ceci vaut mieux, reprit le duc, et la duchesse de Maufrigneuse peut vous aider à la tirer de Rosny. Le roi ne trouverait pas alors mauvais qu’on se servît de ses équipages de chasse. N’allez pas au Havre, ma chère, dit paternellement le duc, ce serait vous afficher. Tenez, voici, je crois, un meilleur moyen. Gaspard a de l’autre côté de la forêt de Brotonne son château de Rosembray, pourquoi ne pas lui faire insinuer de recevoir tout ce monde ?

— Par qui ? dit Éléonore.

— Mais sa femme, la duchesse, qui va de compagnie à la Sainte-Table avec mademoiselle d’Hérouville, pourrait, soufflée par cette vieille fille, en faire la demande à Gaspard.

— Vous êtes un homme adorable, dit Éléonore. Je vais écrire deux mots à la vieille fille et à Diane, car il faut nous faire faire des habits de chasse. Ce petit chapeau, j’y pense, rajeunit excessivement. Avez-vous gagné hier chez l’ambassadeur d’Angleterre ?…

— Oui, dit le duc, je me suis acquitté.

— Surtout, Henri, suspendez tout pour les deux nominations de Melchior…

Après avoir écrit dix lignes à la belle Diane de Maufrigneuse et un mot d’avis à mademoiselle d’Hérouville, Éléonore cingla cette réponse comme un coup de fouet à travers les mensonges de Canalis.

À monsieur le baron de Canalis
Mon cher poète, mademoiselle de La Bastie est très-belle, Mongenod m’a démontré que le père a huit millions, je pensais à vous marier avec elle, je vous en veux donc beaucoup de votre manque de confiance. Si vous aviez l’intention de marier La Brière en allant au Havre, je ne comprends pas pourquoi vous ne me l’avez pas dit avant d’y partir. Et pourquoi rester quinze jours sans écrire à une amie qui s’inquiète aussi facilement que moi ? Votre lettre est venue un peu tard, j’avais déjà vu notre banquier. Vous êtes un enfant, Melchior, vous rusez avec nous. Ce n’est pas bien. Le duc lui-même est outré de vos procédés, il vous trouve peu gentilhomme, ce qui met en doute l’honneur de madame votre mère.
Maintenant, je désire voir les choses par moi-même. J’aurai l’honneur, je crois, d’accompagner MADAME à la chasse que donne le duc d’Hérouville pour mademoiselle de La Bastie, je {p. 322}   m’arrangerai pour que vous soyez invité à rester à Rosembray, car le rendez-vous de chasse sera probablement chez le duc de Verneuil.
Croyez bien, mon cher poète, que je n’en suis pas moins pour la vie,
Votre amie,
ÉLÉONORE DE M.

— Tiens, Ernest, dit Canalis en jetant au nez de La Brière et à travers la table cette lettre qu’il reçut pendant le déjeuner, voici le deux millième billet doux que je reçois de cette femme, et il n’y a pas un tu ! L’illustre Éléonore ne s’est jamais compromise plus qu’elle ne l’est là… Marie-toi, va ! Le plus mauvais mariage est meilleur que le plus doux de ces licous !… Ah ! je suis le plus grand Nicodème qui soit tombé de la lune. Modeste a des millions, elle est perdue à jamais pour moi, car l’on ne revient pas des pôles où nous sommes, vers le Tropique où nous étions il y a trois jours ! Ainsi je souhaite d’autant plus ton triomphe sur le Grand-Écuyer que j’ai dit à la duchesse n’être venu ici que dans ton intérêt ; aussi vais-je travailler pour toi.

— Hélas ! Melchior, il faudrait à Modeste un caractère si grand, si formé, si noble pour résister au spectacle de la cour et des splendeurs si habilement déployées en son honneur et gloire par le duc, que je ne crois pas à l’existence d’une pareille perfection ; et, cependant, si elle est encore la Modeste de ses lettres, il y aurait de l’espoir…

— Es-tu heureux, jeune Boniface, de voir le monde et ta maîtresse avec de pareilles lunettes vertes ! s’écria Canalis en sortant et allant se promener dans le jardin.

Le poète, pris entre deux mensonges, ne savait plus à quoi se résoudre.

— Jouez donc les règles, et vous perdez ! s’écria-t-il assis dans le kiosque. Assurément, tous les hommes sensés auraient agi comme je l’ai fait, il y a quatre jours, et se seraient retirés du piége où je me croyais pris ; car, dans ces cas-là, l’on ne s’amuse pas à dénouer, l’on brise !… Allons, restons froid, calme, digne, offensé. L’honneur ne me permet pas d’être autrement. Et une raideur anglaise est le seul moyen de regagner l’estime de Modeste. Après tout, si je ne me retire de là qu’en retournant à mon vieux {p. 323}   bonheur, ma fidélité pendant dix ans sera récompensée, Éléonore me mariera toujours bien !

La partie de chasse devait être le rendez-vous de toutes les passions mises en jeu par la fortune du colonel et par la beauté de Modeste ; aussi vit-on comme une trêve entre tous les adversaires. Pendant les quelques jours demandés par les apprêts de cette solennité forestière, le salon de la villa Mignon offrit alors le tranquille aspect que présente une famille très-unie. Canalis, retranché dans son rôle d’homme blessé par Modeste, voulut se montrer courtois ; il abandonna ses prétentions, ne donna plus aucun échantillon de son talent oratoire, et devint ce que sont les gens d’esprit quand ils renoncent à leurs affectations, charmant. Il causait finances avec Gobenheim, guerre avec le colonel, Allemagne avec madame Mignon, et ménage avec madame Latournelle en essayant de les conquérir à La Brière. Le duc d’Hérouville laissa le champ libre aux deux amis assez souvent, car il fut obligé d’aller à Rosembray se consulter avec le duc de Verneuil et veiller à l’exécution des ordres du Grand-Veneur, le prince de Cadignan. Cependant l’élément comique ne fit pas défaut. Modeste se vit entre les atténuations que Canalis apportait à la galanterie du Grand-Écuyer et les exagérations des deux demoiselles d’Hérouville qui vinrent tous les soirs. Canalis faisait observer à Modeste qu’au lieu d’être l’héroïne de la chasse, elle y serait à peine remarquée. MADAME serait accompagnée de la duchesse de Maufrigneuse, belle-fille du Grand-Veneur, de la duchesse de Chaulieu, de quelques-unes des dames de la cour, parmi lesquelles une petite fille ne produirait aucune sensation. On inviterait sans doute des officiers en garnison à Rouen, etc. Hélène ne cessait de répéter à celle en qui elle voyait déjà sa belle-sœur, qu’elle serait présentée à MADAME ; certainement le duc de Verneuil l’inviterait, elle et son père, à rester à Rosembray ; si le colonel voulait obtenir une faveur du Roi, la pairie, cette occasion serait unique, car on ne désespérait pas de la présence du Roi pour le troisième jour ; elle serait surprise par le charmant accueil que lui feraient les plus belles femmes de la cour, les duchesses de Chaulieu, de Maufrigneuse, de Lenoncourt-Chaulieu, etc. Les préventions de Modeste contre le faubourg Saint-Germain se dissiperaient, etc., etc. Ce fut une petite guerre excessivement amusante par ses marches, ses contremarches, ses stratagèmes, dont jouissaient les Dumay, {p. 324}   les Latournelle, Gobenheim et Butscha qui, tous en petit comité, disaient un mal effroyable des nobles, en notant leurs lâchetés savamment, cruellement étudiées.

Les dires du parti d’Hérouville furent confirmés par une invitation conçue en termes flatteurs du duc de Verneuil et du Grand-Veneur de France à monsieur le comte de La Bastie et à sa fille, de venir assister à une grande chasse à Rosembray, les 7, 8, 9 et 10 novembre prochain.

La Brière, plein de pressentiments funestes, jouissait de la présence de Modeste avec ce sentiment d’avidité concentrée dont les âpres plaisirs ne sont connus que des amoureux séparés à terme et fatalement. Ces éclairs de bonheur à soi seul, entremêlés de méditations mélancoliques, sur ce thème : « Elle est perdue pour moi ! » rendirent ce jeune homme un spectacle d’autant plus touchant que sa physionomie et sa personne étaient en harmonie avec ce sentiment profond. Il n’y a rien de plus poétique qu’une élégie animée qui a des yeux, qui marche ; et qui soupire sans rimes.

Enfin le duc d’Hérouville vint convenir du départ de Modeste qui, après avoir traversé la Seine, devait aller dans la calèche du duc en compagnie de mesdemoiselles d’Hérouville. Le duc fut admirable de courtoisie, il invita Canalis et La Brière, en leur faisant observer, ainsi qu’à monsieur Mignon, qu’il avait eu soin de tenir des chevaux de chasse à leur disposition. Le colonel pria les trois amants de sa fille d’accepter à déjeuner le matin du départ. Canalis voulut alors mettre à exécution un projet mûri pendant ces derniers jours, celui de reconquérir sourdement Modeste, de jouer la duchesse, le Grand-Écuyer et La Brière. Un élève en diplomatie ne pouvait pas rester engravé dans la situation où il se voyait. De son côté, La Brière avait résolu de dire un éternel adieu à Modeste. Ainsi chaque prétendant pensait à glisser son dernier mot, comme le plaideur à son juge avant l’arrêt, en pressentant la fin d’une lutte qui durait depuis trois semaines. Après le dîner, la veille, le colonel prit sa fille par le bras et lui fit sentir la nécessité de se prononcer.

— Notre position avec la famille d’Hérouville serait intolérable à Rosembray, lui dit-il. Veux-tu devenir duchesse ? demanda-t-il à Modeste.

— Non, mon père, répondit-elle.

— Aimerais-tu donc Canalis ?…

{p. 325}   — Assurément, non, mon père, mille fois non, dit-elle avec une impatience d’enfant.

Le colonel regarda Modeste avec une espèce de joie.

— Ah ! je ne t’ai pas influencée, s’écria ce bon père ; je puis maintenant t’avouer que, dès Paris, j’avais choisi mon gendre quand, en lui faisant accroire que je n’avais pas de fortune, il m’a sauté au cou en me disant que je lui ôtais un poids de cent livres de dessus le cœur…

— De qui parlez-vous ? demanda Modeste en rougissant.

— De l’homme à vertus positives, d’une moralité sûre, dit-il railleusement en répétant la phrase qui le lendemain de son retour avait dissipé les rêves de Modeste.

— Eh ! je ne pense pas à lui, papa ! Laissez-moi libre de refuser le duc moi-même ; je le connais, je sais comment le flatter…

— Ton choix n’est donc pas fait ?

— Pas encore. Il me reste encore quelques syllabes à deviner dans la charade de mon avenir ; mais, après avoir vu la cour par une échappée, je vous dirai mon secret à Rosembray.

— Vous irez à la chasse, n’est-ce pas ? cria le colonel en voyant de loin La Brière venant dans l’allée où il se promenait avec Modeste.

— Non, colonel, répondit Ernest. Je viens prendre congé de vous et de mademoiselle, je retourne à Paris…

— Vous n’êtes pas curieux, dit Modeste en interrompant et regardant le timide Ernest.

— Il suffirait, pour me faire rester, d’un désir que je n’ose espérer, répliqua-t-il.

— Si ce n’est que cela, vous me ferez plaisir, à moi, dit le colonel en allant au-devant de Canalis et laissant sa fille et le pauvre Ernest ensemble pour un instant.

— Mademoiselle, dit-il en levant les yeux sur elle avec la hardiesse d’un homme sans espoir, j’ai une prière à vous faire…

— À moi ?

— Que j’emporte votre pardon ! Ma vie ne sera jamais heureuse, j’ai le remords d’avoir perdu mon bonheur, sans doute par ma faute ; mais, au moins…

— Avant de nous quitter pour toujours, répondit Modeste d’une voix émue en interrompant à la Canalis, je ne veux savoir de vous qu’une seule chose ; et, si vous avez une fois pris un déguisement, je ne pense pas qu’en ceci vous auriez la lâcheté de me tromper…

{p. 326}   Le mot lâcheté fit pâlir Ernest, qui s’écria : — Vous êtes sans pitié !

— Serez-vous franc ?

— Vous avez le droit de me faire une si dégradante question, dit-il d’une voix affaiblie par une violente palpitation.

— Eh ! bien, avez-vous lu mes lettres à monsieur de Canalis ?

— Non, mademoiselle ; et si je les ai fait lire au colonel, ce fut pour justifier mon attachement en lui montrant et comment mon affection avait pu naître, et combien mes tentatives pour essayer de vous guérir de votre fantaisie avaient été sincères.

— Mais comment l’idée de cette ignoble mascarade est-elle venue ? dit-elle avec une espèce d’impatience.

La Brière raconta dans toute sa vérité la scène à laquelle la première lettre de Modeste avait donné lieu, l’espèce de défi qui en était résulté par suite de sa bonne opinion, à lui Ernest, en faveur d’une jeune fille amenée vers la gloire, comme une plante cherchant sa part de soleil.

— Assez, répondit Modeste avec une émotion contenue. Si vous n’avez pas mon cœur, monsieur, vous avez toute mon estime.

Cette simple phrase causa le plus violent étourdissement à La Brière. En se sentant chanceler, il s’appuya sur un arbrisseau, comme un homme privé de sa raison. Modeste, qui s’en allait, retourna la tête et revint précipitamment.

— Qu’avez-vous ? dit-elle en le prenant par la main et l’empêchant de tomber.

Modeste sentit une main glacée et vit un visage blanc comme un lys, le sang était tout au cœur.

— Pardon, mademoiselle. Je me croyais si méprisé…

— Mais, reprit-elle avec une hauteur dédaigneuse, je ne vous ai pas dit que je vous aimasse.

Et elle laissa de nouveau La Brière qui, malgré la dureté de cette parole, crut marcher dans les airs. La terre mollissait sous ses pieds, les arbres lui semblaient être chargés de fleurs, le ciel avait une couleur rose, et l’air lui parut bleuâtre, comme dans ces temples d’hyménée à la fin des pièces-féerie qui finissent heureusement. Dans ces situations, les femmes sont comme Janus, elles voient ce qui se passe derrière elles, sans se retourner ; et Modeste aperçut alors dans la contenance de cet amoureux les irrécusables symptômes d’un amour à la Butscha, ce qui, certes, est le {p. 327}   nec plus ultrà des désirs d’une femme. Aussi le haut prix attaché à son estime par La Brière causa-t-il à Modeste une émotion d’une douceur infinie.

— Mademoiselle, dit Canalis en quittant le colonel et venant à Modeste, malgré le peu de cas que vous faites de mes sentiments, il importe à mon honneur d’effacer une tache que j’y ai trop longtemps soufferte. Cinq jours après mon arrivée ici, voici ce que m’écrivait la duchesse de Chaulieu.

Il fit lire à Modeste les premières lignes de la lettre où la duchesse disait avoir vu Mongenod et vouloir marier Melchior à Modeste ; puis il les lui remit après avoir déchiré le surplus.

— Je ne puis vous laisser voir le reste, dit-il en mettant le papier dans sa poche, mais je confie à votre délicatesse ces quelques lignes afin que vous puissiez en vérifier l’écriture. La jeune fille qui m’a supposé d’ignobles sentiments est bien capable de croire à quelque collusion, à quelque stratagème. Ceci peut vous prouver combien je tiens à vous démontrer que la querelle qui subsiste entre nous n’a pas eu chez moi pour base un vil intérêt. Ah ! Modeste, dit-il avec des larmes dans la voix, votre poète, le poète de madame de Chaulieu n’a pas moins de poésie dans le cœur que dans la pensée. Vous verrez la duchesse, suspendez votre jugement sur moi jusque-là.

Et il laissa Modeste abasourdie.

— Ah ! çà, les voilà tous des anges, se dit-elle, ils sont inépousables, le duc seul appartient à l’humanité.

— Mademoiselle Modeste, cette chasse m’inquiète, dit Butscha qui parut en portant un paquet sous le bras. J’ai rêvé que vous étiez emportée par votre cheval, et je suis allé à Rouen vous chercher un mors espagnol, on m’a dit que jamais un cheval ne pouvait le prendre aux dents ; je vous supplie de vous en servir, je l’ai fait voir au colonel qui m’a déjà plus remercié que cela ne vaut.

— Pauvre cher Butscha ! s’écria Modeste émue aux larmes par ce soin maternel.

Butscha s’en alla sautillant comme un homme à qui l’on vient d’apprendre la mort d’un vieil oncle à succession.

— Mon cher père, dit Modeste en rentrant au salon, je voudrais bien avoir la belle cravache… si vous proposiez à monsieur de La Brière de l’échanger contre votre tableau de Van Ostade.

Modeste regarda sournoisement Ernest pendant que le colonel {p. 328}   lui faisait cette proposition devant ce tableau, seule chose qu’il eût comme souvenir de ses campagnes, et qu’il avait achetée d’un bourgeois de Ratisbonne. Elle se dit en elle-même en voyant avec quelle précipitation La Brière quitta le salon : — Il sera de la chasse !

Chose étrange, les trois amants de Modeste se rendirent à Rosembray, tous le cœur plein d’espérance et ravis de ses adorables perfections.

Rosembray, terre récemment achetée par le duc de Verneuil avec la somme que lui donna sa part dans le milliard voté pour légitimer la vente des biens nationaux, est remarquable par un château d’une magnificence comparable à celle de Mesnière et de Balleroy. On arrive à cet imposant et noble édifice par une immense allée de quatre rangs d’ormes séculaires, et l’on traverse une immense cour d’honneur en pente, comme celle de Versailles, à grilles magnifiques, à deux pavillons de concierge, et ornée de grands orangers dans leurs caisses. Sur la cour, le château présente, entre deux corps-de-logis en retour, deux rangs de dix-neuf hautes croisées à cintres sculptés et à petits carreaux, séparées entre elles par une colonnade engagée et cannelée. Un entablement à balustres cache un toit à l’italienne d’où sortent des cheminées en pierres de taille masquées par des trophées d’armes, Rosembray ayant été bâti, sous Louis XIV, par un fermier-général nommé Cottin. Sur le parc, la façade se distingue de celle sur la cour par un avant-corps de cinq croisées à colonnes au-dessus duquel se voit un magnifique fronton. La famille de Marigny, à qui les biens de ce Cottin furent apportés par mademoiselle Cottin, unique héritière de son père, y fit sculpter un lever de soleil par Coysevox. Au-dessous, deux anges déroulent un ruban où se lit cette devise, substituée à l’ancienne en l’honneur du Grand Roi : Sol nobis benignus. Le Grand Roi avait fait duc le marquis de Marigny, l’un de ses plus insignifiants favoris.

Du perron à grands escaliers circulaires et à balustres, la vue s’étend sur un immense étang, long et large comme le grand canal de Versailles, et qui commence au bas d’une pelouse digne des boulingrins les plus britanniques, bordée de corbeilles où brillaient alors les fleurs de l’automne. De chaque côté, deux jardins à la française étalent leurs carrés, leurs allées, leurs belles pages écrites du plus majestueux style Lenôtre. Ces deux jardins sont encadrés dans toute leur longueur par une marge de bois, d’environ trente arpents, où, {p. 329}   sous Louis XV, on a dessiné des parcs à l’anglaise. De la terrasse, la vue s’arrête, au fond, sur une forêt dépendant de Rosembray et contiguë à deux forêts, l’une à l’État, l’autre à la Couronne. Il est difficile de trouver un plus beau paysage.

L’arrivée de Modeste fit une certaine sensation dans l’avenue, où l’on aperçut une voiture à la livrée de France, accompagnée du Grand-Écuyer, du colonel, de Canalis, de La Brière, tous à cheval, précédés d’un piqueur en grande livrée, suivis de dix domestiques parmi lesquels se remarquaient le mulâtre, le nègre et l’élégant briska du colonel pour les deux femmes de chambre et les paquets. La voiture à quatre chevaux était menée par des tigres mis avec une coquetterie ordonnée par le Grand-Écuyer, souvent mieux servi que le roi. En entrant et voyant ce petit Versailles, Modeste éblouie par la magnificence des grands seigneurs, pensa soudain à son entrevue avec les célèbres duchesses, elle eut peur de paraître empruntée, provinciale ou parvenue ; elle perdit complétement la tête et se repentit d’avoir voulu cette partie de chasse.

Quand la voiture eut arrêté, fort heureusement Modeste aperçut un vieillard en perruque blonde, frisée à petites boucles, dont la figure calme, pleine, lisse, offrait un sourire paternel et l’expression d’un enjouement monastique rendu presque digne par un regard à demi voilé. La duchesse, femme d’une haute dévotion, fille unique d’un premier président richissime et mort en 1800, sèche et droite, mère de quatre enfants, ressemblait à madame Latournelle, si l’imagination consent à embellir la notaresse de toutes les grâces d’un maintien vraiment abbatial.

— Eh ! bonjour, chère Hortense, dit mademoiselle d’Hérouville qui embrassa la duchesse avec toute la sympathie qui réunissait ces deux caractères hautains, laissez-moi vous présenter ainsi qu’à notre cher duc ce petit ange, mademoiselle de La Bastie.

— On nous a tant parlé de vous, mademoiselle, dit la duchesse, que nous avions grand’hâte de vous posséder ici…

— On regrettera le temps perdu, dit le duc de Verneuil en inclinant la tête avec une galante admiration.

— Monsieur le comte de La Bastie, dit le Grand-Écuyer en prenant le colonel par le bras et le montrant au duc et à la duchesse avec une teinte de respect dans son geste et sa parole.

Le colonel salua la duchesse, le duc lui tendit la main.

{p. 330}   — Soyez le bienvenu, monsieur le comte, dit monsieur de Verneuil, vous possédez bien des trésors, ajouta-t-il en regardant Modeste.

La duchesse prit Modeste par-dessous le bras, et la conduisit dans un immense salon où se trouvaient groupées devant la cheminée une dizaine de femmes. Les hommes, emmenés par le duc, se promenèrent sur la terrasse, à l’exception de Canalis qui se rendit respectueusement auprès de la superbe Éléonore. La duchesse, assise à un métier de tapisserie, donnait à mademoiselle de Verneuil des conseils pour nuancer.

Modeste se serait traversé le doigt d’une aiguille en mettant la main sur une pelote, elle n’aurait pas été si vivement atteinte qu’elle le fut par le coup d’œil glacial, hautain, méprisant que lui jeta la duchesse de Chaulieu. Dans le premier moment, elle ne vit que cette femme, elle la devina. Pour savoir jusqu’où va la cruauté de ces charmants êtres que nos passions grandissent tant, il faut voir les femmes entre elles. Modeste aurait désarmé toute autre qu’Éléonore par sa stupide et involontaire admiration ; car sans sa connaissance de l’âge, elle eût cru voir une femme de trente-six ans, mais elle était réservée à bien d’autres étonnements !

Le poète se heurtait alors contre une colère de grande dame. Une pareille colère est le plus atroce des sphinx : le visage est radieux, tout le reste est farouche. Les rois eux-mêmes ne savent comment faire capituler la politesse exquise de froideur qu’une maîtresse cache alors sous une armure d’acier. La délicieuse tête de femme sourit, et en même temps l’acier mord, la main est d’acier, le bras, le corps, tout est d’acier. Canalis essayait de se cramponner à cet acier, mais ses doigts y glissaient comme ses paroles sur le cœur. Et la tête gracieuse, et la phrase gracieuse, et le maintien gracieux de la duchesse déguisaient à tous les regards l’acier de sa colère descendue à vingt-cinq degrés au-dessous de zéro. L’aspect de la sublime beauté de Modeste embellie par le voyage, la vue de cette jeune fille mise aussi bien que Diane de Maufrigneuse avait enflammé les poudres amassées par la réflexion dans la tête d’Éléonore.

Toutes les femmes étaient venues à une croisée pour voir descendre de voiture la merveille du jour, accompagnée de ses trois amants. — N’ayons pas l’air d’être si curieuses, avait dit madame de Chaulieu frappée au cœur par ce mot de Diane : — Elle est divine ! d’où çà sort-il ? {p. 331}   Et elles s’étaient envolées au salon, où chacune avait repris sa contenance, et où la duchesse de Chaulieu se sentit dans le cœur mille vipères qui toutes demandaient à la fois leur pâture.

Mademoiselle d’Hérouville dit à voix basse à la duchesse de Verneuil et avec intention : — Éléonore reçoit bien mal son grand Melchior.

— La duchesse de Maufrigneuse croit qu’il y a du froid entre eux, répondit Laure de Verneuil avec simplicité.

Cette phrase, dite si souvent dans le monde, n’est-elle pas admirable ? On y sent la bise du pôle.

— Et pourquoi ? demanda Modeste à cette charmante jeune fille sortie du Sacré-Cœur depuis deux mois.

— Le grand homme, répondit la dévote duchesse qui fit signe à sa fille de se taire, l’a laissée sans un mot pendant quinze jours, après son départ pour le Havre, et après lui avoir dit qu’il y allait pour sa santé…

Modeste laissa échapper un mouvement qui frappa Laure, Hélène et mademoiselle d’Hérouville.

— Et pendant ce temps, disait la dévote duchesse en continuant, elle le faisait nommer commandeur et ministre à Baden.

— Oh ! c’est mal à Canalis, car il lui doit tout, dit mademoiselle d’Hérouville.

— Pourquoi madame de Chaulieu n’est-elle pas venue au Havre, demanda naïvement Modeste à Hélène.

— Ma petite, dit la duchesse de Verneuil, elle se laisserait bien assassiner sans proférer une parole, regardez-la ? Quelle reine ! Sa tête sur un billot sourirait encore comme fit Marie Stuart ; et notre belle Éléonore a d’ailleurs de ce sang dans les veines.

— Elle ne lui a pas écrit ? reprit Modeste.

— Diane, répondit la duchesse encouragée à ces confidences par un coup de coude de mademoiselle d’Hérouville, m’a dit qu’elle avait fait à la première lettre que Canalis lui a écrite, il y a dix jours environ, une bien sanglante réponse.

Cette explication fit rougir Modeste de honte pour Canalis, elle souhaita, non pas l’écraser sous ses pieds, mais se venger par une de ces malices plus cruelles que des coups de poignard. Elle regarda fièrement la duchesse de Chaulieu. Ce fut un regard doré par huit millions.

— Monsieur Melchior !… dit-elle.

{p. 332}   Toutes les femmes levèrent le nez et jetèrent les yeux alternativement sur la duchesse qui causait à voix basse au métier avec Canalis, et sur cette jeune fille assez mal élevée pour troubler deux amants aux prises, ce qui ne se fait dans aucun monde. Diane de Maufrigneuse hocha la tête en ayant l’air de dire : « L’enfant est dans son droit ! » Les douze femmes finirent par sourire entre elles, car elles jalousaient toutes une femme de cinquante-six ans, assez belle encore pour pouvoir puiser dans le trésor commun et y voler part de jeune. Melchior regarda Modeste avec une impatience fébrile et par un geste de maître à valet, tandis que la duchesse baissa la tête par un mouvement de lionne dérangée pendant son festin ; mais ses yeux attachés au canevas, jetèrent des flammes presque rouges sur le poète en en fouillant le cœur à coups d’épigrammes, car chaque mot s’expliquait par une triple injure.

— Monsieur Melchior ! répéta Modeste d’une voix qui avait le droit de se faire écouter.

— Quoi, mademoiselle ?… demanda le poète.

Obligé de se lever, il resta debout à mi-chemin du métier qui se trouvait auprès d’une fenêtre et de la cheminée près de laquelle Modeste était assise sur le canapé de la duchesse de Verneuil. Quelles poignantes réflexions ne fit pas cet ambitieux, quand il reçut un regard fixe d’Éléonore. Obéir à Modeste, tout était fini sans retour entre le poète et sa protectrice. Ne pas écouter la jeune fille, Canalis avouait son servage, il annulait le profit de ses vingt-cinq jours de lâchetés, il manquait aux plus simples lois de la Civilité puérile et honnête. Plus la sottise était grosse, plus impérieusement la duchesse l’exigeait. La beauté, la fortune de Modeste mises en regard de l’influence et des droits d’Éléonore rendirent cette hésitation entre l’homme et son honneur aussi terrible à voir que le péril d’un matador dans l’arène. Un homme ne trouve de palpitations semblables à celles qui pouvaient donner un anévrisme à Canalis, que devant un tapis vert en voyant sa ruine ou sa fortune décidées en cinq minutes.

— Mademoiselle d’Hérouville m’a fait quitter si promptement la voiture que j’y ai laissé, dit Modeste à Canalis, mon mouchoir…

Canalis fit un haut-le-corps significatif.

— Et, dit Modeste en continuant malgré ce geste d’impatience, j’y ai noué la clef d’un porte-feuille qui contient un fragment de lettre importante, ayez la bonté, Melchior, de la faire demander…

{p. 333}   Entre un ange et un tigre également irrités, Canalis, devenu blême, n’hésita plus, le tigre lui parut le moins dangereux, il allait se prononcer, lorsque La Brière apparut à la porte du salon, et lui sembla quelque chose comme l’archange Michel tombant du ciel.

— Ernest, tiens, mademoiselle de La Bastie a besoin de toi, dit le poète qui regagna vivement sa chaise auprès du métier.

Ernest, lui, courut à Modeste sans saluer personne, il ne vit qu’elle, il en reçut cette commission avec un visible bonheur, et s’élança hors du salon avec l’approbation secrète de toutes les femmes.

— Quel métier pour un poète ? dit Modeste à Hélène en montrant la tapisserie à laquelle travaillait rageusement la duchesse.

— Si tu lui parles, si tu la regardes une seule fois, tout est à jamais fini, disait à voix basse à Melchior Éléonore que le mezzo termine d’Ernest n’avait pas satisfait. Et, songes-y bien ? quand je ne serai pas là, je laisserai des yeux qui t’observeront.

Sur ce mot, la duchesse, femme de taille moyenne, mais un peu trop grasse, comme le sont toutes les femmes de cinquante ans passés qui restent belles, se leva, marcha vers le groupe où se trouvait Diane de Maufrigneuse, en avançant des pieds menus et nerveux comme ceux d’une biche. Sous sa rondeur se révélait l’exquise finesse dont sont douées ces sortes de femmes et que leur donne la vigueur de leur système nerveux qui maîtrise et vivifie le développement de la chair. On ne pouvait pas expliquer autrement sa légère démarche qui fut d’une noblesse incomparable. Il n’y a que les femmes dont les quartiers de noblesse commencent à Noé qui savent, comme Éléonore, être majestueuses, malgré leur embonpoint de fermière. Un philosophe eût peut-être plaint Philoxène en admirant l’heureuse distribution du corsage et les soins minutieux d’une toilette de matin portée avec une élégance de reine, avec une aisance de jeune personne. Audacieusement coiffée en cheveux abondants, sans teinture, et nattés sur la tête en forme de tour, Éléonore montrait fièrement son cou de neige, sa poitrine et ses épaules d’un modelé délicieux, ses bras nus éblouissants et terminés par des mains célèbres. Modeste, comme toutes les antagonistes de la duchesse, reconnut en elle une de ces femmes dont on dit : — C’est notre maîtresse à toutes ! Et en effet, on reconnaissait en Éléonore une des quelques grandes dames, devenues maintenant si rares en France. Vouloir expliquer ce qu’il y a d’auguste dans le {p. 334}   port de la tête, de fin, de délicat dans telle ou telle sinuosité du cou, d’harmonieux dans les mouvements, de digne dans un maintien, de noble dans l’accord parfait des détails et de l’ensemble, dans ces artifices devenus naturels qui rendent une femme sainte et grande, ce serait vouloir analyser le sublime. On jouit de cette poésie comme de celle de Paganini, sans s’en expliquer les moyens, car la cause est toujours l’âme qui se rend visible. La duchesse inclina la tête pour saluer Hélène et sa tante, puis elle dit à Diane d’une voix enjouée, pure, sans trace d’émotion : — N’est-il pas temps de nous habiller, duchesse ? Et elle fit sa sortie, accompagnée de sa belle-fille et de mademoiselle d’Hérouville, qui toutes deux lui donnèrent le bras. Elle parla bas en s’en allant avec la vieille fille, qui la pressa sur son cœur en lui disant : — Vous êtes charmante. Ce qui signifiait : « Je suis toute à vous pour le service que vous venez de nous rendre. » Mademoiselle d’Hérouville rentra pour jouer son rôle d’espion, et son premier regard apprit à Canalis que le dernier mot de la duchesse n’était pas une vaine menace. L’apprenti diplomate se trouva de trop petite science pour une si terrible lutte, et son esprit lui servit du moins à se placer dans une situation franche, sinon digne. Quand Ernest reparut apportant le mouchoir à Modeste, il le prit par le bras et l’emmena sur la pelouse.

— Mon cher ami, lui dit-il, je suis l’homme, non pas le plus malheureux, mais le plus ridicule du monde ; aussi ai-je recours à toi pour me tirer du guêpier où je me suis fourré. Modeste est un démon ; elle a vu mon embarras, elle en rit, elle vient de me parler de deux lignes d’une lettre de madame de Chaulieu que j’ai fait la sottise de lui confier ; si elle les montrait, jamais je ne pourrais me raccommoder avec Éléonore. Ainsi, demande immédiatement ce papier à Modeste, et dis-lui de ma part que je n’ai sur elle aucune vue, aucune prétention. Je compte sur sa délicatesse, sur sa probité de jeune fille pour se conduire avec moi comme si nous ne nous étions jamais vus, je la prie de ne pas m’adresser la parole, je la supplie de m’accorder ses rigueurs, sans oser réclamer de sa malice une espèce de colère jalouse qui servirait à merveille mes intérêts… Va, j’attends ici…

Ernest de La Brière aperçut, en rentrant au salon, un jeune officier de la compagnie des Gardes d’Havré, le vicomte de Sérizy, qui venait d’arriver de Rosny pour annoncer que MADAME était {p. 335}   obligée de se trouver à l’ouverture de la session. On sait de quelle importance fut cette solennité constitutionnelle, où Charles X prononça son discours environné de toute sa famille, madame la Dauphine et MADAME y assistant dans leur tribune. Le choix de l’ambassadeur chargé d’exprimer les regrets de la princesse était une attention pour Diane ; on la disait alors adorée par ce charmant jeune homme, fils d’un ministre d’État, gentilhomme ordinaire de la Chambre, promis à de hautes destinées en sa qualité de fils unique et d’héritier d’une immense fortune. La duchesse de Maufrigneuse ne souffrait les attentions du vicomte que pour bien mettre en lumière l’âge de madame de Sérizy qui, selon la chronique publiée sous l’éventail, lui avait enlevé le cœur du beau Lucien de Rubempré.

— Vous nous ferez, j’espère, le plaisir de rester à Rosembray, dit la sévère duchesse au jeune officier.

Tout en ouvrant l’oreille aux médisances, la dévote fermait les yeux sur les légèretés de ses hôtes soigneusement appareillés par le duc, car on ne sait pas tout ce que tolèrent ces excellentes femmes, sous prétexte de ramener au bercail par leur indulgence les brebis égarées.

— Nous avons compté, dit le Grand-Écuyer, sans notre gouvernement constitutionnel, et Rosembray, madame la duchesse, y perd un grand honneur…

— Nous n’en serons que plus à notre aise ! dit un grand vieillard sec, d’environ soixante-quinze ans, vêtu de drap bleu, gardant sa casquette de chasse sur la tête par permission des dames.

Ce personnage, qui ressemblait beaucoup au duc de Bourbon, n’était rien moins que le prince de Cadignan, Grand-Veneur, un des derniers grands seigneurs français. Au moment où La Brière essayait de passer derrière le canapé pour demander un moment d’entretien à Modeste, un homme de trente-huit ans, petit, gros et commun, entra.

— Mon fils, le prince de Loudon, dit la duchesse de Verneuil à Modeste qui ne put comprimer sur sa jeune physionomie une expression d’étonnement en voyant par qui était porté le nom que le général de la cavalerie vendéenne avait rendu si célèbre, et par sa hardiesse et par le martyre de son supplice.

Le duc de Verneuil actuel était un troisième fils emmené par son père en émigration, et le seul survivant de quatre enfants.

{p. 336}   — Gaspard ! dit la duchesse en appelant son fils près d’elle. Le jeune prince vint à l’ordre de sa mère qui reprit en lui montrant Modeste : — Mademoiselle de La Bastie, mon ami.

L’héritier présomptif, dont le mariage avec la fille unique de Desplein était arrangé, salua la jeune fille sans paraître, comme l’avait été son père, émerveillé de sa beauté. Modeste put alors comparer la jeunesse d’aujourd’hui à la vieillesse d’autrefois, car le vieux prince de Cadignan lui avait déjà dit deux ou trois mots charmants en lui prouvant ainsi qu’il rendait autant d’hommages à la femme qu’à la royauté. Le duc de Rhétoré, fils aîné de madame de Chaulieu, remarquable par ce ton qui réunit l’impertinence et le sans-gêne, avait, comme le prince de Loudon, salué Modeste presque cavalièrement. La raison de ce contraste entre les fils et les pères vient peut-être de ce que les héritiers ne se sentent plus être de grandes choses comme leurs aïeux, et se dispensent des charges de la puissance en ne s’en trouvant plus que l’ombre. Les pères ont encore la politesse inhérente à leur grandeur évanouie, comme ces sommets encore dorés par le soleil quand tout est dans les ténèbres à l’entour.

Enfin Ernest put glisser deux mots à Modeste, qui se leva.

— Ma petite belle, dit la duchesse en croyant que Modeste allait s’habiller et qui tira le cordon d’une sonnette, on va vous conduire à votre appartement.

Ernest accompagna jusqu’au grand escalier Modeste en lui présentant la requête de l’infortuné Canalis, et il essaya de la toucher en lui peignant les angoisses de Melchior.

— Il aime, voyez-vous ? C’est un captif qui croyait pouvoir briser sa chaîne.

— De l’amour chez ce féroce calculateur ?… répliqua Modeste.

— Mademoiselle, vous êtes à l’entrée de la vie, vous n’en connaissez pas les défilés. Il faut pardonner toutes ses inconséquences à un homme qui se met sous la domination d’une femme plus âgée que lui, car il n’y est pour rien. Songez combien de sacrifices Canalis a faits à cette divinité ! Maintenant il a jeté trop de semailles pour dédaigner la moisson, la duchesse représente dix ans de soins et de bonheur. Vous aviez fait tout oublier à ce poète, qui, par malheur, a plus de vanité que d’orgueil ; il n’a su ce qu’il perdait qu’en revoyant madame de Chaulieu. Si vous connaissiez Canalis, vous l’aideriez. C’est un enfant qui dérange à jamais sa vie !… {p. 337}   Vous l’appelez un calculateur ; mais il calcule bien mal, comme tous les poètes d’ailleurs, gens à sensations, pleins d’enfance, éblouis, comme les enfants, par ce qui brille, et courant après !… Il a aimé les chevaux et les tableaux, il a chéri la gloire, il vend ses toiles pour avoir des armures, des meubles de la Renaissance et de Louis XV, il en veut maintenant au pouvoir. Convenez que ses hochets sont de grandes choses ?

— Assez, dit Modeste. Venez, dit-elle en apercevant son père qu’elle appela par un signe de tête pour lui demander le bras, je vais vous remettre les deux lignes ; vous les porterez au grand homme en l’assurant d’une entière condescendance à ses désirs ; mais à une condition. Je veux que vous lui présentiez tous mes remercîments pour le plaisir que j’ai eu de voir jouer pour moi toute seule une des plus belles pièces du Théâtre allemand. Je sais maintenant que le chef-d’œuvre de Gœthe n’est ni Faust ni le comte d’Egmont… Et comme Ernest regardait la malicieuse fille d’un air hébété : — … C’est TORQUATO TASSO ! reprit-elle. Dites à monsieur de Canalis qu’il la relise, ajouta-t-elle en souriant. Je tiens à ce que vous répétiez ceci mot pour mot à votre ami, car ce n’est pas une épigramme, mais la justification de sa conduite, à cette différence près qu’il deviendra, je l’espère, très-raisonnable, grâce à la folie d’Éléonore.

La première femme de la duchesse guida Modeste et son père vers leur appartement où Françoise Cochet avait déjà tout mis en ordre, et dont l’élégance, la recherche étonnèrent le colonel, à qui Françoise apprit qu’il existait trente appartements de maître dans ce goût au château.

— Voilà comme je conçois une terre, dit Modeste.

— Le comte de La Bastie te fera construire un château pareil, répondit le colonel.

— Tenez, monsieur, dit Modeste en donnant le petit papier à Ernest, allez rassurer notre ami.

Ce mot, notre ami, frappa le Référendaire. Il regarda Modeste pour savoir s’il y avait quelque chose de sérieux dans la communauté de sentiments qu’elle paraissait accepter ; et la jeune fille, comprenant cette interrogation, lui dit : — Eh ! allez donc, votre ami attend.

La Brière rougit excessivement et sortit dans un état de doute, d’anxiété, de trouble plus cruel que le désespoir. Les approches {p. 338}   du bonheur sont, pour les vrais amants, comparables à ce que la poésie catholique a si bien nommé l’entrée du paradis, pour exprimer un lieu ténébreux, difficile, étroit, et où retentissent les derniers cris d’une suprême angoisse.

Une heure après, l’illustre compagnie était réunie et au grand complet dans le salon, les uns jouant au whist, les autres causant, les femmes occupées à de menus ouvrages, en attendant l’annonce du dîner. Le Grand-Veneur fit parler monsieur Mignon sur la Chine, sur ses campagnes, sur les Portenduère, les l’Estorade et les Maucombe, familles provençales ; il lui reprocha de ne pas demander du service en l’assurant que rien n’était plus facile que de l’employer dans son grade de colonel et dans la garde.

— Un homme de votre naissance et de votre fortune n’épouse pas les opinions de l’Opposition actuelle, dit le prince en souriant.

Cette société d’élite, non-seulement plut à Modeste, mais elle y devait acquérir, pendant son séjour, une perfection de manières qui, sans cette révélation, lui aurait manqué toute sa vie. Montrer une horloge à un mécanicien en herbe, ce sera toujours lui révéler la mécanique en entier ; il développe aussitôt les germes qui dorment en lui. De même Modeste sut s’approprier tout ce qui distinguait les duchesses de Maufrigneuse et de Chaulieu. Tout, pour elle, fut enseignement, là où des bourgeoises n’auraient remporté que des ridicules à l’imitation de ces façons. Une jeune fille, bien née, instruite et disposée comme Modeste, se mit naturellement à l’unisson et découvrit les différences qui séparent le monde aristocratique du monde bourgeois, la province du faubourg Saint-Germain ; elle saisit ces nuances presque insaisissables, elle reconnut enfin la grâce de la grande dame sans désespérer de l’acquérir. Elle trouva son père et La Brière infiniment mieux que Canalis au sein de cet Olympe. Le grand poète, abdiquant sa vraie et incontestable puissance, celle de l’esprit, ne fut plus qu’un maître des requêtes voulant un poste de ministre, poursuivant le collier de commandeur, obligé de plaire à toutes ces constellations. Ernest de La Brière, sans ambition, restait lui-même ; tandis que Melchior, devenu petit garçon, pour se servir d’une expression vulgaire, courtisait le prince de Loudon, le duc de Rhétoré, le vicomte de Sérisy, le duc de Maufrigneuse, en homme qui n’avait pas son franc-parler comme le colonel Mignon, comte de La Bastie, fier de ses services et de l’estime de l’empereur Napoléon. {p. 339}   Modeste remarqua la préoccupation continuelle de l’homme d’esprit cherchant une pointe pour faire rire, un bon mot pour étonner, un compliment pour flatter ces hautes puissances parmi lesquelles Melchior voulait se maintenir. Enfin, là, ce paon se dépluma.

Au milieu de la soirée, Modeste alla s’asseoir avec le Grand-Écuyer dans un coin du salon, elle l’avait emmené là pour terminer une lutte qu’elle ne pouvait plus encourager sans se mésestimer elle-même.

— Monsieur le duc, si vous me connaissiez, lui dit-elle, vous sauriez combien je suis touchée de vos soins. Précisément, à cause de la profonde estime que j’ai conçue pour votre caractère, de l’amitié qu’inspire une âme comme la vôtre, je ne voudrais pas porter la plus légère atteinte à votre amour-propre. Avant votre arrivée au Havre, j’aimais sincèrement, profondément et à jamais une personne digne d’être aimée et pour qui mon affection est encore un secret ; mais sachez, et ici je suis plus sincère que ne le sont les jeunes filles, que si je n’avais pas eu cet engagement volontaire, vous eussiez été choisi par moi, tant j’ai reconnu de nobles et belles qualités en vous. Les quelques mots échappés à votre sœur et à votre tante m’obligent à vous parler ainsi. Si vous le jugez nécessaire, demain, avant le départ pour la chasse, ma mère m’aura, par un message, rappelée à elle sous prétexte d’une indisposition grave. Je ne veux pas, sans votre consentement, assister à une fête préparée par vos soins et où mon secret, s’il m’échappait, vous peinerait en froissant vos légitimes prétentions. Pourquoi suis-je venue ici ? me direz-vous. Je pouvais ne pas accepter. Soyez assez généreux pour ne pas me faire un crime d’une curiosité nécessaire. Ceci n’est pas ce que j’ai de plus délicat à vous dire. Vous avez dans mon père et moi des amis plus solides que vous ne le croyez ; et, comme la fortune a été le premier mobile de vos pensées quand vous êtes venu à moi ; sans vouloir me servir de ceci comme d’un calmant au chagrin que vous devez galamment témoigner, apprenez que mon père s’occupe de l’affaire d’Hérouville, son ami Dumay la trouve faisable, il a déjà tenté des démarches pour former une compagnie. Gobenheim, Dumay, mon père, offrent quinze cent mille francs et se chargent de réunir le reste par la confiance qu’ils inspireront aux capitalistes en prenant dans l’affaire cet intérêt sérieux. Si je n’ai pas l’honneur d’être la duchesse d’Hérouville, j’ai la presque certitude de vous mettre à même de la choisir un {p. 340}   jour en toute liberté, dans la haute sphère où elle est. Oh ! laissez-moi finir, dit-elle à un geste du duc…

— À l’émotion de mon frère, disait mademoiselle d’Hérouville à sa nièce, il est facile de juger que tu as une sœur.

— … Monsieur le duc, ceci fut décidé par moi le jour de notre première promenade à cheval en vous entendant déplorer votre situation. Voilà ce que je voulais vous révéler. Ce jour-là mon sort fut fixé. Si vous n’avez pas conquis une femme, vous aurez trouvé des amis à Ingouville, si toutefois vous daignez nous accepter à ce titre…

Ce petit discours, médité par Modeste, fut dit avec un tel charme d’âme que les larmes vinrent aux yeux du Grand-Écuyer qui saisit la main de Modeste et la baisa.

— Restez ici pendant la chasse, répondit le duc d’Hérouville, mon peu de mérite m’a donné l’habitude de ces refus ; mais, tout en acceptant votre amitié et celle du colonel, laissez-moi m’assurer auprès des hommes d’art les plus compétents, que le dessèchement des laisses d’Hérouville ne fait courir aucuns risques et peut donner des bénéfices à la compagnie dont vous me parlez, avant que j’agrée le dévouement de vos amis. Vous êtes une noble fille, et quoiqu’il soit navrant de n’être que votre ami, je me glorifierai de ce titre et vous le prouverai toujours, en temps et lieu.

— Dans tous les cas, monsieur le duc, gardons-nous le secret ; l’on ne saura mon choix, si toutefois je ne m’abuse pas, qu’après l’entière guérison de ma mère ; car je veux que mon futur et moi nous soyons bénis de ses premiers regards…

— Mesdames, dit le prince de Cadignan au moment d’aller se coucher, il m’est revenu que plusieurs d’entre vous avaient l’intention de chasser demain avec nous ; or, je crois de mon devoir de vous avertir que, si vous tenez à faire les Dianes, vous aurez à vous lever à la diane, c’est-à-dire au jour. Le rendez-vous est pour huit heures et demie. J’ai vu, dans le cours de ma vie, les femmes déployant plus de courage souvent que les hommes, mais pendant quelques instants seulement ; et il vous faudrait à toutes une certaine dose d’entêtement pour rester pendant toute une journée à cheval, hormis la halte que nous ferons pour déjeuner, en vrais chasseurs et chasseresses, sur le pouce… Êtes-vous bien toujours toutes dans l’intention de vous montrer écuyères finies ?…

{p. 341}   — Prince, moi j’y suis obligée, répondit finement Modeste.

— Je réponds de moi, dit la duchesse de Chaulieu.

— Je connais ma fille Diane, elle est digne de son nom, répliqua le prince. Ainsi, vous voilà toutes piquées au jeu… Néanmoins, je ferai en sorte, pour madame et mademoiselle de Verneuil, pour les personnes qui resteront ici, de forcer le cerf au bout de l’étang.

— Rassurez-vous, mesdames, le déjeuner sur le pouce aura lieu sous une magnifique tente, dit le prince de Loudon quand le Grand-Veneur eut quitté le salon.

Le lendemain, au petit jour, tout présageait une belle journée. Le ciel, voilé d’une légère vapeur grise, laissait apercevoir par des espaces clairs un bleu pur, et il devait être entièrement nettoyé vers midi par une brise de nord-ouest qui balayait déjà de petits nuages floconneux. En quittant le château, le Grand-Veneur, le prince de Loudon et le duc de Rhétoré, qui n’avaient point de dames à protéger, virent, en allant les premiers au rendez-vous, les cheminées du château, ses masses blanches se dessinant sur le feuillage brun-rouge que les arbres conservent en Normandie à la fin des beaux automnes, et poindant à travers le voile des vapeurs.

— Ces dames ont du bonheur, dit au prince le duc de Rhétoré.

— Oh ! malgré leurs fanfaronnades d’hier, je crois qu’elles nous laisseront chasser sans elles, répondit le Grand-Veneur.

— Oui, si elles n’avaient pas toutes un attentif, répliqua le duc.

En ce moment, ces chasseurs déterminés, car le prince de Loudon et le duc de Rhétoré sont de la race des Nemrod et passent pour les premiers tireurs du faubourg Saint-Germain, entendirent le bruit d’une altercation, et se rendirent au galop vers le rond-point indiqué pour le rendez-vous, à l’une des entrées des bois de Rosembray, et remarquable par sa pyramide moussue. Voici quel était le sujet du débat. Le prince de Loudon, atteint d’anglomanie, avait mis aux ordres du Grand-Veneur un équipage de chasse entièrement britannique. Or, d’un côté du rond-point, vint se placer un jeune Anglais de petite taille, blond, pâle, l’air insolent et flegmatique, parlant à peu près le français, et dont le costume offrait cette propreté qui distingue tous les Anglais, même ceux des dernières classes. John Barry portait une redingote courte serrée à la taille, en drap écarlate à boutons d’argent aux armes de Verneuil, des culottes de peau blanches, des bottes à {p. 342}   revers, un gilet rayé, un col et une cape de velours noir. Il tenait à la main un petit fouet de chasse, et l’on voyait à sa gauche, attaché par un cordon de soie, un cornet en cuivre. Ce premier piqueur était accompagné de deux grands chiens courants de race, véritables Fox-Hound, à robe blanche tachetée de brun clair, hauts sur jarrets, au nez fin, la tête menue et à petites oreilles sur la crête. Ce piqueur, l’un des plus célèbres du comté d’où le prince l’avait fait venir à grands frais, commandait un équipage de quinze chevaux et de soixante chiens de race anglaise qui coûtait énormément au duc de Verneuil, peu curieux de chasse, mais qui passait à son fils ce goût essentiellement royal. Les subordonnés40, hommes et chevaux, se tenaient à une certaine distance, dans un silence parfait.

Or, en arrivant sur le terrain, John se vit prévenu par trois piqueurs en tête de deux meutes royales, venues en voiture, les trois meilleurs piqueurs du prince de Cadignan, et dont les personnages formaient un contraste parfait par leurs caractères et leurs costumes français avec le représentant de l’insolente Albion. Ces favoris du prince tous coiffés de leurs chapeaux bordés, à trois cornes, très-plats, très-évasés, sous lesquels grimaçaient des figures hâlées, tannées, ridées et comme éclairées par des yeux pétillants, étaient remarquablement secs, maigres, nerveux, en gens dévorés par la passion de la chasse. Tous munis de ces grandes trompes à la Dampierre, garnies de cordons en serge verte qui ne laissent voir que le cuivre du pavillon, ils contenaient leurs chiens et de l’œil et de la voix. Ces dignes bêtes formaient une assemblée de sujets plus fidèles que ceux à qui s’adressait alors le roi, tous tachetés de blanc, de brun, de noir, ayant chacun leur physionomie absolument comme les soldats de Napoléon, allumant au moindre bruit leurs prunelles d’un feu qui les faisait ressembler à des diamants ; l’un, venu du Poitou, court de reins, large d’épaules, bas jointé, coiffé de longues oreilles ; l’autre, venu d’Angleterre, blanc, levretté, peu de ventre, à petites oreilles et taillé pour la course ; tous les jeunes impatients et prêts à tapager ; tandis que les vieux, marqués de cicatrices, étendus, calmes, la tête sur les deux pattes de devant, écoutaient la terre comme des sauvages.

En voyant venir les Anglais, les chiens et les gens du roi s’entre-regardèrent en se demandant ainsi sans dire un mot : — Ne chasserons-nous donc pas seuls ?… Le service de Sa Majesté n’est-il pas compromis ?

{p. 343}   Après avoir commencé par des plaisanteries, la dispute s’était échauffée entre monsieur Jacquin La Roulie, le vieux chef des piqueurs français, et John Barry, le jeune insulaire.

De loin, les deux princes devinèrent le sujet de cette altercation, et, poussant son cheval, le Grand-Veneur fit tout finir en disant d’une voix impérative : — Qui a fait le bois ?…

— Moi, monseigneur, dit l’Anglais.

— Bien, dit le prince de Cadignan en écoutant le rapport de John Barry.

Hommes et chiens, tous devinrent respectueux pour le Grand-Veneur comme si tous connaissaient également sa dignité suprême. Le prince ordonna la journée ; car, il en est d’une chasse comme d’une bataille, et le Grand-Veneur de Charles X fut le Napoléon des forêts. Grâce à l’ordre admirable introduit dans la Vénerie par le Premier Veneur, il pouvait s’occuper exclusivement de la stratégie et de la haute science. Il sut assigner à l’équipage du prince de Loudon sa place dans l’ordonnance de la journée, en le réservant, comme un corps de cavalerie, à rabattre le cerf vers l’étang ; si, selon sa pensée, les meutes royales parvenaient à le jeter dans la forêt de la Couronne qui borde l’horizon en face le château. Le Grand-Veneur sut ménager l’amour-propre de ses vieux serviteurs en leur confiant la plus rude besogne, et celui de l’Anglais qu’il employait ainsi dans sa spécialité, en lui donnant l’occasion de montrer la puissance des jarrets de ses chiens et de ses chevaux. Les deux systèmes devaient être alors en présence et faire merveilles à l’envi l’un de l’autre.

— Monseigneur nous ordonne-t-il d’attendre encore ? dit respectueusement La Roulie.

— Je t’entends bien, mon vieux ! répliqua le prince, il est tard ; mais…

— Voici les dames, car Jupiter sent des odeurs fétiches, dit le second piqueur en remarquant la manière de flairer de son chien favori.

— Fétiches ? répéta le prince de Loudon en souriant.

— Peut-être veut-il dire fétides, reprit le duc de Rhétoré.

— C’est bien cela, car tout ce qui ne sent pas le chenil, infecte au dire de monsieur Laravine, repartit le Grand-Veneur.

En effet, les trois seigneurs virent de loin un escadron composé de seize chevaux, à la tête duquel brillaient les voiles verts de {p. 344}   quatre dames. Modeste, accompagnée de son père, du Grand-Écuyer et du petit La Brière, allait en avant aux côtés de la duchesse de Maufrigneuse que convoyait le vicomte de Sérizy. Puis venait la duchesse de Chaulieu flanquée de Canalis à qui elle souriait sans trace de rancune. En arrivant au rond point, où ces chasseurs habillés de rouge et armés de leurs cors de chasse, entourés de chiens et de piqueurs, formèrent un spectacle digne des pinceaux d’un Van der Meulen, la duchesse de Chaulieu, qui se tenait admirablement à cheval, malgré son embonpoint, arriva près de Modeste et trouva de sa dignité de ne point bouder cette jeune personne à qui, la veille, elle n’avait pas dit une parole.

Au moment où le Grand-Veneur eut fini ses compliments sur une ponctualité fabuleuse, Éléonore daigna remarquer la magnifique pomme de cravache qui scintillait dans la petite main de Modeste, et la lui demanda gracieusement à voir.

— C’est ce que je connais de plus beau dans ce genre, dit-elle en montrant ce chef-d’œuvre à Diane de Maufrigneuse, c’est d’ailleurs en harmonie avec toute la personne, reprit-elle en le rendant à Modeste.

— Avouez, madame la duchesse, répondit mademoiselle de La Bastie en jetant à La Brière un tendre et malicieux regard où l’amant pouvait lire un aveu, que, de la main d’un futur, c’est un bien singulier présent…

— Mais, dit madame de Maufrigneuse, je le prendrais comme une déclaration de mes droits en souvenir de Louis XIV.

La Brière eut des larmes dans les yeux et lâcha la bride de son cheval, il allait tomber ; mais un second regard de Modeste lui rendit toute sa force en lui ordonnant de ne pas trahir son bonheur. On se mit en marche.

Le duc d’Hérouville dit à voix basse au jeune Référendaire : — J’espère, monsieur, que vous rendrez votre femme heureuse, et si je puis vous être utile en quelque chose, disposez de moi, car je voudrais pouvoir contribuer au bonheur de deux si charmants êtres.

Cette grande journée où de si grands intérêts de cœur et de fortune furent résolus n’offrit qu’un seul problème au Grand-Veneur, celui de savoir si le cerf traverserait l’étang pour venir mourir en haut du boulingrin devant le château ; car les chasseurs de cette force sont comme ces joueurs d’échecs qui prédisent le mat à telle case. Cet heureux vieillard réussit au gré de ses souhaits, il fit {p. 345}   une magnifique chasse et les dames le tinrent quitte de leur collaboration pour le surlendemain qui fut un jour de pluie.

Les hôtes du duc de Verneuil restèrent cinq jours à Rosembray. Le dernier jour, la Gazette de France contenait l’annonce de la nomination de monsieur le baron de Canalis au grade de commandeur de la Légion-d’Honneur, et au poste de ministre à Carlsruhe.

Lorsque, dans les premiers jours du mois de décembre, madame la comtesse de La Bastie, opérée par Desplein, put enfin voir Ernest de La Brière, elle serra la main de Modeste et lui dit à l’oreille : — Je l’aurais choisi…

Vers la fin du mois de février, tous les contrats d’acquisitions furent signés par le bon et excellent Latournelle, le mandataire de monsieur Mignon en Provence. À cette époque, la famille La Bastie obtint du Roi l’insigne honneur de sa signature au contrat de mariage et la transmission du titre et des armes des La Bastie à Ernest de La Brière qui fut autorisé à s’appeler le vicomte de La Bastie-La Brière. La terre de La Bastie, reconstituée à plus de cent mille francs de rentes, était érigée en majorat par lettres patentes que la Cour Royale enregistra vers la fin du mois d’avril. Les témoins de La Brière furent Canalis et le ministre à qui, pendant cinq ans, il avait servi de secrétaire particulier. Ceux de la mariée furent le duc d’Hérouville et Desplein à qui les Mignon gardèrent une longue reconnaissance, après lui en avoir donné de magnifiques témoignages.

Plus tard, peut-être reverra-t-on dans le cours de cette longue histoire de nos mœurs, monsieur et madame de La Brière-La Bastie ; les connaisseurs remarqueront alors combien le mariage est doux et facile à porter avec une femme instruite et spirituelle ; car Modeste, qui sut éviter selon sa promesse les ridicules du pédantisme, est encore l’orgueil et le bonheur de son mari comme de sa famille et de tous ceux qui composent sa société.

Paris, mars-juillet 1844.