Méditation XVIII
Des révolutions conjugales
Il arrive toujours un moment où les peuples et les femmes, même les plus stupides, s’aperçoivent qu’on abuse de leur innocence. La politique la plus habile peut bien tromper long-temps, mais les hommes seraient trop heureux si elle pouvait tromper toujours, il y aurait bien du sang d’épargné chez les peuples et dans les ménages.
Cependant espérons que les moyens de défense, consignés dans les Méditations précédentes, suffiront à une certaine quantité de maris pour se tirer des pattes du Minotaure !
Oh ! accordez au docteur que plus d’un amour, sourdement conspiré, périra sous les coups de l’Hygiène, ou s’amortira grâce à la Politique Maritale. Oui (erreur consolante !), plus d’un amant sera chassé par les Moyens Personnels, plus d’un mari saura couvrir d’un voile impénétrable les ressorts de son machiavélisme, et plus d’un homme réussira mieux que l’ancien philosophe qui s’écria : — « Nolo coronari ! »
{p. 504} Mais, nous sommes malheureusement forcés de reconnaître une triste vérité. Le despotisme a sa sécurité, elle est semblable à cette heure qui précède les orages et dont le silence permet au voyageur, couché sur l’herbe jaunie, d’entendre à un mille de distance le chant d’une cigale. Un matin donc, une femme honnête, et la plus grande partie des nôtres l’imitera, découvre d’un œil d’aigle les savantes manœuvres qui l’ont rendue la victime d’une politique infernale. Elle est d’abord toute furieuse d’avoir eu si long-temps de la vertu. À quel âge, à quel jour se fera cette terrible révolution ?… Cette question de chronologie dépend entièrement du génie de chaque mari ; car tous ne sont pas appelés à mettre en œuvre avec le même talent les préceptes de notre évangile conjugal.
— Il faut aimer bien peu, s’écriera l’épouse mystifiée, pour se livrer à de semblables calculs !… Quoi ! depuis le premier jour, il m’a toujours soupçonnée !… C’est monstrueux, une femme ne serait pas capable d’un art si cruellement perfide !
Voilà le thème. Chaque mari peut deviner les variations qu’y apportera le caractère de la jeune Euménide dont il aura fait sa compagne.
Une femme ne s’emporte pas alors. Elle se tait et dissimule. Sa vengeance sera mystérieuse. Seulement, vous n’aviez que ses hésitations à combattre depuis la crise où nous avons supposé que vous arriviez à l’expiration de la Lune de Miel ; tandis que maintenant vous aurez à lutter contre une résolution. Elle a décidé de se venger. Dès ce jour, pour vous, son masque est de bronze comme son cœur. Vous lui étiez indifférent, vous allez lui devenir insensiblement insupportable. La guerre civile ne commencera qu’au moment où, semblable à la goutte d’eau qui fait déborder un verre plein, un événement, dont le plus ou le moins de gravité nous semble difficile à déterminer, vous aura rendu odieux. Le laps de temps qui doit s’écouler entre cette heure dernière, terme fatal de votre bonne intelligence, et le jour où votre femme s’est aperçue de vos menées, est cependant assez considérable pour vous permettre d’exécuter une série de moyens de défense que nous allons développer.
Jusqu’ici vous n’avez protégé votre honneur que par les jeux d’une puissance entièrement occulte. Désormais les rouages de vos machines conjugales seront à jour. Là où vous préveniez naguère le crime, maintenant il faudra frapper. Vous avez débuté par négocier, et vous finissez par monter à cheval, sabre en main, comme {p. 505} un gendarme de Paris. Vous ferez caracoler votre coursier, vous brandirez votre sabre, vous crierez à tue-tête et vous tâcherez de dissiper l’émeute sans blesser personne.
De même que l’auteur a dû trouver une transition pour passer des moyens occultes aux moyens patents, de même il est nécessaire à un mari de justifier le changement assez brusque de sa politique ; car en mariage comme en littérature l’art est tout entier dans la grâce des transitions. Pour vous, celle-ci est de la plus haute importance. Dans quelle affreuse position ne vous placeriez-vous pas, si votre femme avait à se plaindre de votre conduite en ce moment le plus critique peut-être de la vie conjugale ?…
Il faut donc trouver un moyen de justifier la tyrannie secrète de votre première politique ; un moyen qui prépare l’esprit de votre femme à l’acerbité des mesures que vous allez prendre ; un moyen qui, loin de vous faire perdre son estime, vous la concilie ; un moyen qui vous rende digne de pardon, qui vous restitue même quelque peu de ce charme par lequel vous la séduisiez avant votre mariage…
Mais à quelle politique demander cette ressource ?… Existerait-elle ?…
— Oui.
Mais quelle adresse, quel tact, quel art de la scène, un mari ne doit-il pas posséder pour déployer les richesses mimiques du trésor que nous allons lui ouvrir ! Pour jouer la passion dont le feu va vous renouveler, il faut toute la profondeur de Talma !…
Cette passion est la JALOUSIE.
— Mon mari est jaloux. Il l’était dès le commencement de mon mariage… Il me cachait ce sentiment par un raffinement de délicatesse. Il m’aime donc encore ?… Je vais pouvoir le mener !…
Voilà les découvertes qu’une femme doit faire successivement, d’après les adorables scènes de la comédie que vous vous amuserez à jouer ; et il faudrait qu’un homme du monde fût bien sot, pour ne pas réussir à faire croire à une femme ce qui la flatte.
Avec quelle perfection d’hypocrisie ne devez-vous pas coordonner les actes de votre conduite de manière à éveiller la curiosité de votre femme, à l’occuper d’une étude nouvelle, à la promener dans le labyrinthe de vos pensées !…
Acteurs sublimes, devinez-vous les réticences diplomatiques, les gestes rusés, les paroles mystérieuses, les regards à doubles flammes {p. 506} qui amèneront un soir votre femme à essayer de vous arracher le secret de votre passion ?
Oh ! rire dans sa barbe en faisant des yeux de tigre ; ne pas mentir et ne pas dire la vérité ; se saisir de l’esprit capricieux d’une femme, et lui laisser croire qu’elle vous tient quand vous allez la serrer dans un collier de fer !… Oh ! comédie sans public, jouée de cœur à cœur, et où vous vous applaudissez tous deux d’un succès certain !…
C’est elle qui vous apprendra que vous êtes jaloux ; qui vous démontrera qu’elle vous connaît mieux que vous ne vous connaissez vous-même ; qui vous prouvera l’inutilité de vos ruses, qui vous défiera peut-être. Elle triomphe avec ivresse de la supériorité qu’elle croit avoir sur vous ; vous vous ennoblissez à ses yeux ; car elle trouve votre conduite toute naturelle. Seulement votre défiance était inutile : si elle voulait vous trahir, qui l’en empêcherait ?…
Puis un soir la passion vous emportera, et, trouvant un prétexte dans une bagatelle, vous ferez une scène, pendant laquelle votre colère vous arrachera le secret des extrémités auxquelles vous arriverez. Voilà la promulgation de notre nouveau code.
Ne craignez pas qu’une femme se fâche, elle a besoin de votre jalousie. Elle appellera même vos rigueurs. D’abord parce qu’elle y cherchera la justification de sa conduite ; puis elle trouvera d’immenses bénéfices à jouer dans le monde le rôle d’une victime : n’aura-t-elle pas de délicieuses commisérations à recueillir ? Ensuite elle s’en fera une arme contre vous-même, espérant s’en servir pour vous attirer dans un piége.
Elle y voit distinctement mille plaisirs de plus dans l’avenir de ses trahisons, et son imagination sourit à toutes les barrières dont vous l’entourez : ne faudra-t-il pas les sauter ?
La femme possède mieux que nous l’art d’analyser les deux sentiments humains dont elle s’arme contre nous ou dont elle est victime. Elles ont l’instinct de l’amour, parce qu’il est toute leur vie, et de la jalousie parce que c’est à peu près le seul moyen qu’elles aient de nous gouverner. Chez elle la jalousie est un sentiment vrai, il est produit par l’instinct de la conservation ; il renferme l’alternative de vivre ou mourir. Mais, chez l’homme, cette affection presque indéfinissable est toujours un contre-sens quand il ne s’en sert pas comme d’un moyen.
Avoir de la jalousie pour une femme dont on est aimé constitue {p. 507} de singuliers vices de raisonnement. Nous sommes aimés ou nous ne le sommes pas : placée à ces deux extrêmes, la jalousie est un sentiment inutile en l’homme ; elle ne s’explique peut-être pas plus que la peur, et peut-être la jalousie est-elle la peur en amour. Mais ce n’est pas douter de sa femme, c’est douter de soi-même.
Être jaloux, c’est tout à la fois le comble de l’égoïsme, l’amour-propre en défaut, et l’irritation d’une fausse vanité. Les femmes entretiennent avec un soin merveilleux ce sentiment ridicule, parce qu’elles lui doivent des cachemires, l’argent de leur toilette, des diamants, et que, pour elles, c’est le thermomètre de leur puissance. Aussi, si vous ne paraissiez pas aveuglé par la jalousie, votre femme se tiendrait-elle sur ses gardes ; car il n’existe qu’un seul piége dont elle ne se défiera pas, c’est celui qu’elle se tendra elle-même.
Ainsi une femme doit devenir facilement la dupe d’un mari assez habile pour donner à l’inévitable révolution qui se fait tôt ou tard en elle la savante direction que nous venons d’indiquer.
Vous transporterez alors dans votre ménage ce singulier phénomène dont l’existence nous est démontrée dans les asymptotes par la géométrie. Votre femme tendra toujours à vous minotauriser30 sans y parvenir. Semblable à ces nœuds qui ne se serrent jamais si fortement que quand on les dénoue, elle travaillera dans l’intérêt de votre pouvoir, en croyant travailler à son indépendance.
Le dernier degré du bien-jouer chez un prince est de persuader à son peuple qu’il se bat pour lui quand il le fait tuer pour son trône.
Mais bien des maris trouveront une difficulté primitive à l’exécution de ce plan de campagne. Si la dissimulation de la femme est profonde, à quels signes reconnaître le moment où elle apercevra les ressorts de votre longue mystification ?
D’abord la Méditation de la Douane et la Théorie du lit ont déjà développé plusieurs moyens de deviner la pensée féminine ; mais nous n’avons pas la prétention d’épuiser dans ce livre toutes les ressources de l’esprit humain qui sont immenses. En voici une preuve. Le jour des Saturnales, les Romains découvraient plus de choses sur le compte de leurs esclaves en dix minutes qu’ils n’en pouvaient apprendre pendant le reste de l’année ! Il faut savoir créer des Saturnales dans votre ménage, et imiter Gessler qui, après avoir vu Guillaume Tell abattant la pomme sur la tête de son enfant, a dû se dire :
— Voilà un homme de qui je dois me défaire, car il ne me manquerait pas s’il voulait me tuer.
{p. 508} Vous comprenez que si votre femme veut boire du vin de Roussillon, manger des filets de mouton, sortir à toute heure, et lire l’Encyclopédie, vous l’y engagerez de la manière la plus pressante. D’abord elle entrera en défiance contre ses propres désirs en vous voyant agir en sens inverse de tous vos systèmes précédents. Elle supposera un intérêt imaginaire à ce revirement de politique, et alors tout ce que vous lui donnerez de liberté l’inquiétera de manière à l’empêcher d’en jouir. Quant aux malheurs que pourrait amener ce changement, l’avenir y pourvoira. En révolution, le premier de tous les principes est de diriger le mal qu’on ne saurait empêcher, et d’appeler la foudre par des paratonnerres, pour la conduire dans un puits.
Enfin le dernier acte de la comédie se prépare.
L’amant qui, depuis le jour où le plus faible de tous les premiers symptômes s’est déclaré chez votre femme jusqu’au moment où la révolution conjugale s’opère, a voltigé, soit comme figure matérielle, soit comme être de raison, L’AMANT, appelé d’un signe par elle, a dit : — Me voilà.
Méditation XIX
De l’amant
Nous offrons les maximes suivantes à vos méditations.
Il faudrait désespérer de la race humaine si elles n’avaient été faites qu’en 1830 ; mais elles établissent d’une manière si catégorique les rapports et les dissemblances qui existent entre vous, votre femme et un amant ; elles doivent éclairer si brillamment votre politique, et vous accuser si juste les forces de l’ennemi, que le magister a fait toute abnégation d’amour-propre ; et si, par hasard, il s’y trouvait une seule pensée neuve, mettez-la sur le compte du diable qui conseilla l’ouvrage.
LXV
Parler d’amour, c’est faire l’amour.
LXVI
Chez un amant, le désir le plus vulgaire se produit toujours comme l’élan d’une admiration consciencieuse.
{P. 509} LXVII
Un amant a toutes les qualités et tous les défauts qu’un mari n’a pas.
LXVIII
Un amant ne donne pas seulement la vie à tout, il fait aussi oublier la vie : le mari ne donne la vie à rien.
LXIX
Toutes les singeries de sensibilité qu’une femme fait abusent toujours un amant ; et, là où un mari hausse nécessairement les épaules, un amant est en extase.
LXX
Un amant ne trahit que par ses manières le degré d’intimité auquel il est arrivé avec une femme mariée.
LXXI
Une femme ne sait pas toujours pourquoi elle aime. Il est rare qu’un homme n’ait pas un intérêt à aimer. Un mari doit trouver cette secrète raison d’égoïsme, car elle sera pour lui le levier d’Archimède.
LXXII
Un mari de talent ne suppose jamais ouvertement que sa femme a un amant.
LXXIII
Un amant obéit à tous les caprices d’une femme ; et, comme un homme n’est jamais vil dans les bras de sa maîtresse, il emploiera pour lui plaire des moyens qui souvent répugnent à un mari.
LXXIV
Un amant apprend à une femme tout ce qu’un mari lui a caché.
LXXV
Toutes les sensations qu’une femme apporte à son amant, elle les échange ; elles lui reviennent toujours plus fortes ; elles sont aussi riches de ce qu’elles ont donné que de ce qu’elles ont reçu. {p. 510} C’est un commerce où presque tous les maris finissent par faire banqueroute.
LXXVI
Un amant ne parle à une femme que de ce qui peut la grandir ; tandis qu’un mari, même en aimant, ne peut se défendre de donner des conseils, qui ont toujours un air de blâme.
LXXVII
Un amant procède toujours de sa maîtresse à lui, c’est le contraire chez les maris.
LXXVIII
Un amant a toujours le désir de paraître aimable. Il y a dans ce sentiment un principe d’exagération qui mène au ridicule, il faut en savoir profiter.
LXXIX
Quand un crime est commis, le juge d’instruction sait (sauf le cas d’un forçat libéré qui assassine au bagne) qu’il n’existe pas plus de cinq personnes auxquelles il puisse attribuer le coup. Il part de là pour établir ses conjectures. Un mari doit raisonner comme le juge : il n’a pas trois personnes à soupçonner dans la société quand il veut chercher quel est l’amant de sa femme.
LXXX
Un amant n’a jamais tort.
LXXXI
L’amant d’une femme mariée vient lui dire : — Madame, vous avez besoin de repos. Vous avez à donner l’exemple de la vertu à vos enfants. Vous avez juré de faire le bonheur d’un mari, qui, à quelques défauts près (et j’en ai plus que lui), mérite votre estime. Eh ! bien, il faut me sacrifier votre famille et votre vie, parce que j’ai vu que vous aviez une jolie jambe. Qu’il ne vous échappe même pas un murmure ; car un regret est une offense que je punirais d’une peine plus sévère que celle de la loi contre les épouses adultères. Pour prix de ces sacrifices, je vous apporte autant de plaisirs que de peines. Chose incroyable, un amant triomphe !… La forme qu’il donne à son discours fait tout passer. {p. 511} Il ne dit jamais qu’un mot : — J’aime. Un amant est un héraut qui proclame ou le mérite, ou la beauté, ou l’esprit d’une femme. Que proclame un mari ?
Somme toute, l’amour qu’une femme mariée inspire ou celui qu’elle ressent est le sentiment le moins flatteur qu’il y ait au monde : chez elle, c’est une immense vanité ; chez son amant, c’est égoïsme. L’amant d’une femme mariée contracte trop d’obligations pour qu’il se rencontre trois hommes par siècle qui daignent s’acquitter ; il devrait consacrer toute sa vie à sa maîtresse, qu’il finit toujours par abandonner : l’un et l’autre le savent, et depuis que les sociétés existent, l’une a toujours été aussi sublime que l’autre a été ingrat. Une grande passion excite quelquefois la pitié des juges qui la condamnent ; mais où voyez-vous des passions vraies et durables ? Quelle puissance ne faut-il pas à un mari pour lutter avec succès contre un homme dont les prestiges amènent une femme à se soumettre à de tels malheurs !
Nous estimons que, règle générale, un mari peut, en sachant bien employer les moyens de défense que nous avons déjà développés, amener sa femme jusqu’à l’âge de vingt-sept ans, non pas sans qu’elle ait choisi d’amant, mais sans qu’elle ait commis le grand crime. Il se rencontre bien çà et là des hommes qui, doués d’un profond génie conjugal, peuvent conserver leurs femmes pour eux seuls, corps et âme, jusqu’à trente ou trente-cinq ans ; mais ces exceptions causent une sorte de scandale et d’effroi. Ce phénomène n’arrive guère qu’en province, où la vie étant diaphane et les maisons vitrifiées, un homme s’y trouve armé d’un immense pouvoir. Cette miraculeuse assistance donnée à un mari par les hommes et par les choses s’évanouit toujours au milieu d’une ville dont la population monte à deux cent cinquante mille âmes.
Il serait donc à peu près prouvé que l’âge de trente ans est l’âge de la vertu. En ce moment critique, une femme devient d’une garde si difficile que, pour réussir à toujours l’enchaîner dans le paradis conjugal, il faut en venir à l’emploi des derniers moyens de défense qui nous restent, et que vont dévoiler l’Essai sur la Police, l’Art de rentrer chez soi et les Péripéties.
Méditation XX
Essai sur la police
La police conjugale se compose de tous les moyens que vous donnent les lois, les mœurs, la force et la ruse pour empêcher votre femme d’accomplir les trois actes qui constituent en quelque sorte la vie de l’amour : s’écrire, se voir, se parler.
La police se combine plus ou moins avec plusieurs des moyens de défense que contiennent les Méditations précédentes. L’instinct seul peut indiquer dans quelles proportions et dans quelles occasions ces divers éléments doivent être employés. Le système entier a quelque chose d’élastique : un mari habile devinera facilement comment il faut le plier, l’étendre, le resserrer. À l’aide de la police, un homme peut amener sa femme à quarante ans, pure de toute faute.
Nous diviserons ce traité de police en cinq paragraphes :
§ I. DES SOURICIÈRES.
§ II. DE LA CORRESPONDANCE.
§ III. DES ESPIONS.
§ IV. L’INDEX.
§ V. DU BUDGET.
§ I — Des souricières
Malgré la gravité de la crise à laquelle arrive un mari, nous ne supposons pas que l’amant ait complétement acquis droit de bourgeoisie dans la cité conjugale. Souvent bien des maris se doutent que leurs femmes ont un amant, et ne savent sur qui, des cinq ou six élus, dont nous avons parlé, arrêter leurs soupçons. Cette hésitation provient sans doute d’une infirmité morale, au secours de laquelle le professeur doit venir.
Fouché avait dans Paris trois ou quatre maisons où venaient les gens de la plus haute distinction, les maîtresses de ces logis lui étaient dévouées. Ce dévouement coûtait d’assez fortes sommes à l’État. Le ministre nommait ces sociétés, dont personne ne se défia, dans le temps, ses souricières. Plus d’une arrestation s’y fit au sortir d’un bal où la plus brillante compagnie de Paris avait été complice de l’oratorien.
{p. 513} L’art de présenter quelques fragments de noix grillée, afin de voir votre femme avancer sa blanche main dans le piége, est très-circonscrit, car une femme est bien certainement sur ses gardes ; cependant, nous comptons au moins trois genres de souricières : L’IRRÉSISTIBLE, LA FALLACIEUSE et CELLE À DÉTENTE.
De l’irrésistible
Deux maris étant donnés, et qui seront A, B, sont supposés vouloir découvrir quels sont les amants de leurs femmes. Nous mettrons le mari A au centre d’une table chargée des plus belles pyramides de fruits, de cristaux, de sucreries, de liqueurs, et le mari B sera sur tel point de ce cercle brillant qu’il vous plaira de supposer. Le vin de Champagne a circulé, tous les yeux brillent et toutes les langues sont en mouvement.
MARI A. (Épluchant un marron.) Eh ! bien, moi, j’admire les gens de lettres, mais de loin ; je les trouve insupportables, ils ont une conversation despotique ; je ne sais ce qui nous blesse le plus de leurs défauts ou de leurs qualités, car il semble vraiment que la supériorité de l’esprit ne serve qu’à mettre en relief leurs défauts et leurs qualités. Bref !… (Il gobe son marron.) Les gens de génie sont des élixirs, si vous voulez, mais il faut en user sobrement.
FEMME B. (Qui était attentive.) Mais, monsieur A, vous êtes bien difficile ! (Elle sourit malicieusement.) Il me semble que les sots ont tout autant de défauts que les gens de talent, à cette différence près qu’ils ne savent pas se les faire pardonner !…
MARI A. (Piqué.) Vous conviendrez, au moins, madame, qu’ils ne sont guère aimables auprès de vous…
FEMME B. (Vivement.) Qui vous l’a dit ?
MARI A. (Souriant.) Ne vous écrasent-ils pas à toute heure de leur supériorité ? La vanité est si puissante dans leurs âmes, qu’entre vous et eux il doit y avoir double emploi…
LA MAÎTRESSE de la maison. (À part à la FEMME A.) Tu l’as bien mérité, ma chère… (La femme A lève les épaules.)
MARI A. (Continuant toujours.) Puis l’habitude qu’ils ont de combiner des idées leur révélant le mécanisme des sentiments, {p. 514} pour eux l’amour devient purement physique, et l’on sait qu’ils ne brillent pas…
FEMME B. (Se pinçant les lèvres et interrompant.) Il me semble, monsieur, que nous sommes seules juges de ce procès-là. Mais, je conçois que les gens du monde n’aiment pas les gens de lettres !… Allez, il vous est plus facile de les critiquer que de leur ressembler.
MARI A. (Dédaigneusement.) Oh ! madame, les gens du monde peuvent attaquer les auteurs du temps présent sans être taxés d’envie. Il y a tel homme de salon qui, s’il écrivait…
FEMME B. (Avec chaleur.) Malheureusement pour vous, monsieur, quelques-uns de vos amis de la Chambre ont écrit des romans, avez-vous pu les lire ?… Mais vraiment, aujourd’hui, il faut faire des recherches historiques pour la moindre conception, il faut…
MARI B. (Ne répondant plus à sa voisine, et à part.) Oh ! oh ! est-ce que ce serait monsieur de L. (l’auteur des Rêves d’une jeune fille), que ma femme aimerait… Cela est singulier, je croyais que c’était le docteur M… Voyons… (Haut.) Savez-vous, ma chère, que vous avez raison dans ce que vous dites ? (On rit.) Vraiment, je préférerai toujours avoir dans mon salon des artistes et des gens de lettres (À part : Quand nous recevrons) à y voir des gens d’autres métiers. Au moins les artistes parlent de choses qui sont à la portée de tous les esprits ; car, quelle est la personne qui ne se croit pas du goût ? Mais les juges, les avocats, les médecins surtout… ah ! j’avoue que les entendre toujours parler procès et maladie, les deux genres d’infirmités humaines qui…
FEMME B. (Quittant sa conversation avec sa voisine pour répondre à son mari.) Ah ! les médecins sont insupportables !…
FEMME A. (La voisine du mari B, parlant en même temps.) Mais qu’est-ce que vous dites donc là, mon voisin ?… Vous vous trompez étrangement. Aujourd’hui, personne ne veut avoir l’air d’être ce qu’il est : les médecins, puisque vous citez les médecins, s’efforcent toujours de ne pas s’entretenir de l’art qu’ils professent. Ils parlent politique, modes, spectacles ; racontent, font des livres mieux que les auteurs même, et il y a loin d’un médecin d’aujourd’hui à ceux de Molière…
MARI A. (À part.) Ouais ! ma femme aimerait le docteur M… ? {p. 515} voilà qui est particulier. (Haut.) Cela est possible, ma chère, mais je ne donnerais pas mon chien à soigner aux médecins qui écrivent.
FEMME A. (Interrompant son mari.) Cela est injuste ; je connais des gens qui ont cinq à six places, et en qui le gouvernement paraît avoir assez de confiance ; d’ailleurs, il est plaisant, monsieur A., que ce soit vous qui disiez cela, vous qui faites le plus grand cas du docteur M…
MARI A.(À part.) Plus de doute.
La fallacieuse
UN MARI. (Rentrant chez lui.) Ma chère, nous sommes invités par madame de Fischtaminel au concert qu’elle donnera mardi prochain. Je comptais y aller pour parler au jeune cousin du ministre qui devait y chanter ; mais il est allé à Frouville, chez sa tante. Que prétends-tu faire ?…
LA FEMME. Mais les concerts m’ennuient à la mort !… Il faut rester clouée sur une chaise des heures entières sans rien dire… Tu sais bien d’ailleurs que nous dînons ce jour-là chez ma mère, et qu’il nous est impossible de manquer à lui souhaiter sa fête.
LE MARI. (Négligemment.) Ah ! c’est vrai.
(Trois jours après.)
LE MARI. (En se couchant.) Tu ne sais pas, mon ange ? Demain, je te laisserai chez ta mère, parce que le comte est revenu de Frouville, et qu’il sera chez madame de Fischtaminel.
LA FEMME. (Vivement.) Mais pourquoi irais-tu donc tout seul ? Voyez un peu, moi qui adore la musique !
La souricière à détente
LA FEMME. Pourquoi vous en allez-vous donc de si bonne heure ce soir ?…
LE MARI. (Mystérieusement.) Ah ! c’est pour une affaire d’autant plus douloureuse, que je ne vois vraiment pas comment je vais faire pour l’arranger !…
LA FEMME. De quoi s’agit-il donc ? Adolphe, tu es un monstre si tu ne me dis pas ce que tu vas faire…
LE MARI. Ma chère, cet étourdi de Prosper Magnan a un duel {p. 516} avec monsieur de Fontanges à propos d’une fille d’Opéra… Qu’as-tu donc ?…
LA FEMME. Rien… Il fait très-chaud ici. Ensuite, je ne sais pas d’où cela peut venir… mais pendant toute la journée… il m’a monté des feux au visage…
LE MARI. (À part.) Elle aime monsieur de Fontanges ! (Haut.) Célestine ! (Il crie plus fort.) Célestine, accourez donc, madame se trouve mal !…
Vous comprenez qu’un mari d’esprit doit trouver mille manières de tendre ces trois espèces de souricières.
§ II — De la correspondance
Écrire une lettre et la faire jeter à la poste ; recevoir la réponse, la lire et la brûler ; voilà la correspondance réduite à sa plus simple expression.
Cependant examinez quelles immenses ressources la civilisation, nos mœurs et l’amour ont mises à la disposition des femmes pour soustraire ces actes matériels à la pénétration maritale.
La boîte inexorable qui tend une bouche ouverte à tous venants reçoit sa pâture budgétaire de toutes mains.
Il y a l’invention fatale des bureaux restants.
Un amant trouve dans le monde cent charitables personnes, masculines ou féminines, qui, à charge de revanche, glisseront le doux billet dans la main amoureuse et intelligente de sa belle maîtresse.
La correspondance est un Protée. Il y a des encres sympathiques, et un jeune célibataire nous a confié avoir écrit une lettre sur la garde blanche d’un livre nouveau qui, demandé au libraire par le mari, est arrivé entre les mains de sa maîtresse, prévenue la veille de cette ruse adorable.
La femme amoureuse qui redoutera la jalousie d’un mari écrira, lira des billets-doux pendant le temps consacré à ces mystérieuses occupations pendant lesquelles le mari le plus tyrannique est obligé de la laisser libre.
Enfin les amants ont tous l’art de créer une télégraphie particulière dont les capricieux signaux sont bien difficiles à comprendre. Au bal, une fleur bizarrement placée dans la coiffure ; au spectacle, un mouchoir déplié sur le devant de la loge ; une démangeaison au nez, la couleur particulière d’une ceinture, un chapeau mis ou ôté, une robe portée plutôt que telle autre, une romance chantée {p. 517} dans un concert, ou des notes particulières touchées au piano ; un regard fixé sur un point convenu, tout, depuis l’orgue de Barbarie qui passe sous vos fenêtres et qui s’en va si l’on ouvre une persienne, jusqu’à l’annonce d’un cheval à vendre insérée dans le journal, et même jusqu’à vous, tout sera correspondance.
En effet, combien de fois une femme n’aura-t-elle pas prié malicieusement son mari de lui faire telle commission, d’aller à tel magasin, dans telle maison, en ayant prévenu son amant que votre présence à tel endroit est un oui ou un non.
Ici le professeur avoue à sa honte qu’il n’existe aucun moyen d’empêcher deux amants de correspondre. Mais le machiavélisme marital se relève plus fort de cette impuissance qu’il ne l’a jamais été d’aucun moyen coërcitif.
Une convention qui doit rester sacrée entre les époux est celle par laquelle ils se jurent l’un à l’autre de respecter le cachet de leurs lettres respectives. Celui-là est un mari habile qui consacre ce principe en entrant en ménage, et qui sait y obéir consciencieusement.
En laissant à une femme une liberté illimitée d’écrire et de recevoir des lettres, vous vous ménagez le moyen d’apprendre le moment où elle correspondra avec son amant.
Mais en supposant que votre femme se défiât de vous, et qu’elle couvrît des ombres les plus impénétrables les ressorts employés à vous dérober sa correspondance, n’est-ce pas ici le lieu de déployer cette puissance intellectuelle dont nous vous avons armés dans la Méditation de la Douane ? L’homme qui ne voit pas quand sa femme a écrit à son amant ou quand elle en a reçu une réponse est un mari incomplet.
L’étude profonde que vous devez faire des mouvements, des actions, des gestes, des regards de votre femme, sera peut-être pénible et fatigante, mais elle durera peu ; car il ne s’agit que de découvrir quand votre femme et son amant correspondent et de quelle manière.
Nous ne pouvons pas croire qu’un mari, fût-il d’une médiocre intelligence, ne sache pas deviner cette manœuvre féminine quand il soupçonne qu’elle a lieu.
Maintenant jugez, par une seule aventure, de tous les moyens de police et de répression que vous offre la correspondance.
Un jeune avocat auquel une passion frénétique révéla quelques-uns {p. 518} des principes consacrés dans cette importante partie de notre ouvrage, avait épousé une jeune personne de laquelle il était faiblement aimé (ce qu’il considéra comme un très-grand bonheur) ; et, au bout d’une année de mariage, il s’aperçut que sa chère Anna (elle s’appelait Anna) aimait le premier commis d’un agent de change.
Adolphe était un jeune homme de vingt-cinq ans environ, d’une jolie figure, aimant à s’amuser comme tous les célibataires possibles. Il était économe, propre, avait un cœur excellent, montait bien à cheval, parlait spirituellement, tenait de fort beaux cheveux noirs toujours frisés, et sa mise ne manquait pas d’élégance. Bref, il aurait fait honneur et profit à une duchesse. L’avocat était laid, petit, trapu, carré, chafouin et mari. Anna, belle et31 grande, avait des yeux fendus en amande, le teint blanc, et les traits délicats. Elle était tout amour, et la passion animait son regard d’une expression magique. Elle appartenait à une famille pauvre, maître Lebrun avait douze mille livres de rente. Tout est expliqué. Un soir, Lebrun rentre chez lui d’un air visiblement abattu. Il passe dans son cabinet pour y travailler ; mais il revient aussitôt chez sa femme en grelottant ; car il a la fièvre, et ne tarde pas à se mettre au lit. Il gémit, déplore ses clients, et surtout une pauvre veuve dont il devait, le lendemain même, sauver la fortune par une transaction. Le rendez-vous était pris avec les gens d’affaires, et il se sentait hors d’état d’y aller. Après avoir sommeillé un quart d’heure, il se réveille, et, d’une voix faible, prie sa femme d’écrire à l’un de ses amis intimes de le remplacer dans la conférence qui a lieu le lendemain. Il dicte une longue lettre, et suit du regard l’espace que prennent ses phrases sur le papier. Quand il fallut commencer le recto du second feuillet, l’avocat était en train de peindre à son confrère la joie que sa cliente aurait si la transaction était signée, et le fatal recto commençait par ces mots :
Mon bon ami, allez, ah ! allez aussitôt chez madame de Vernon ; vous y serez attendu bien impatiemment. Elle demeure rue du Sentier, n. 7. Pardonnez-moi de vous en dire si peu, mais je compte sur votre admirable sens pour deviner ce que je ne puis expliquer.
Tout à vous.
— Donnez-moi la lettre, dit l’avocat, pour que je voie s’il n’y a pas de faute avant de la signer. L’infortunée, dont la prudence avait {p. 519} été endormie par la nature de cette épître hérissée presque tout entière des termes les plus barbares de la langue judiciaire, livre la lettre. Aussitôt que Lebrun possède le fallacieux écrit, il se plaint, se tortille, et réclame je ne sais quel bon office de sa femme. Madame s’absente deux minutes, pendant lesquelles l’avocat saute hors du lit, ploie un papier en forme de lettre, et cache la missive écrite par sa femme. Quand Anna revient, l’habile mari cachète le papier blanc, le fait adresser, par elle, à celui de ses amis auquel la lettre soustraite semblait destinée, et la pauvre créature remet le candide message à un domestique. Lebrun paraît se calmer insensiblement ; il s’endort, ou fait semblant, et le lendemain matin il affecte encore d’avoir de vagues douleurs. Deux jours après, il enlève le premier feuillet de la lettre, met un e au mot tout, dans cette phrase, tout à vous ; il plie mystérieusement le papier innocemment faussaire, le cachète, sort de la chambre conjugale, appelle la soubrette et lui dit : — Madame vous prie de porter cela chez monsieur Adolphe ; courez… Il voit partir la femme de chambre ; et aussitôt après il prétexte une affaire, et s’en va rue du Sentier, à l’adresse indiquée. Il attend paisiblement son rival chez l’ami qui s’était prêté à son dessein. L’amant, ivre de bonheur, accourt, demande madame de Vernon ; il est introduit, et se trouve face à face avec maître Lebrun qui lui montre un visage pâle, mais froid, des yeux tranquilles, mais implacables. — Monsieur, dit-il d’une voix émue au jeune commis dont le cœur palpita de terreur, vous aimez ma femme, vous essayez de lui plaire ; je ne saurais vous en vouloir, puisqu’à votre place et à votre âge j’en eusse fait tout autant. Mais Anna est au désespoir ; vous avez troublé sa félicité, l’enfer est dans son cœur. Aussi m’a-t-elle tout confié. Une querelle facilement apaisée l’avait poussée à vous écrire le billet que vous avez reçu, elle m’a envoyé ici à sa place. Je ne vous dirai pas, monsieur, qu’en persistant dans vos projets de séduction vous feriez le malheur de celle que vous aimez, que vous la priveriez de mon estime, et un jour de la vôtre ; que vous signeriez votre crime jusque dans l’avenir en préparant peut-être des chagrins à mes enfants ; je ne vous parle même pas de l’amertume que vous jetteriez dans ma vie ; — malheureusement, c’est des chansons !… Mais je vous déclare, monsieur, que la moindre démarche de votre part serait le signal d’un crime ; car je ne me fierais pas à un duel pour vous percer le cœur !… Là, les yeux de l’avocat distillèrent la {p. 520} mort. — Eh ! monsieur, reprit-il d’une voix plus douce, vous êtes jeune, vous avez le cœur généreux ; faites un sacrifice au bonheur à venir de celle que vous aimez ? abandonnez-la, ne la revoyez jamais. Et s’il vous faut absolument quelqu’un de la famille, j’ai une jeune tante que personne n’a pu fixer ; elle est charmante, pleine d’esprit et riche, entreprenez sa conversion, et laissez en repos une femme vertueuse. Ce mélange de plaisanterie et de terreur, la fixité du regard et le son de voix profond du mari firent une incroyable impression sur l’amant. Il resta deux minutes interdit, comme les gens trop passionnés auxquels la violence d’un choc enlève toute présence d’esprit. Si Anna eut des amants (pure hypothèse), ce ne fut certes pas Adolphe.
Ce fait peut servir à vous faire comprendre que la correspondance est un poignard à deux tranchants qui profite autant à la défense du mari qu’à l’inconséquence de la femme. Vous favoriserez donc la correspondance, par la même raison que monsieur le préfet de police fait allumer soigneusement les réverbères de Paris.
§ III — Des espions
S’abaisser jusqu’à mendier des révélations auprès de ses gens, tomber plus bas qu’eux en leur payant une confidence, ce n’est pas un crime ; c’est peut-être une lâcheté, mais c’est assurément une sottise ; car rien ne vous garantit la probité d’un domestique qui trahit sa maîtresse ; et vous ne saurez jamais s’il est dans vos intérêts ou dans ceux de votre femme. Ce point sera donc une chose jugée sans retour.
La nature, cette bonne et tendre parente, a placé près d’une mère de famille les espions les plus sûrs et les plus fins, les plus véridiques et en même temps les plus discrets qu’il y ait au monde. Ils sont muets et ils parlent, ils voient tout et ne paraissent rien voir.
Un jour, un de mes amis me rencontre sur le boulevard ; il m’invite à dîner, et nous allons chez lui. La table était déjà servie, et la maîtresse du logis distribuait à ses deux filles des assiettes pleines d’un fumant potage. — « Voilà de mes premiers symptômes », me dis-je. Nous nous asseyons. Le premier mot du mari, qui n’y entendait pas finesse et qui ne parlait que par désœuvrement, fut de demander : — Est-il venu quelqu’un aujourd’hui ?… — Pas un chat ! lui répond sa femme sans le regarder. Je n’oublierai {p. 521} jamais la vivacité avec laquelle les deux filles levèrent les yeux sur leur mère. L’aînée surtout, âgée de huit ans, eut quelque chose de particulier dans le regard. Il y eut tout à la fois des révélations et du mystère, de la curiosité et du silence, de l’étonnement et de la sécurité. S’il y eut quelque chose de comparable à la vélocité avec laquelle cette flamme candide s’échappa de leurs yeux, ce fut la prudence avec laquelle elles déroulèrent toutes deux, comme des jalousies, les plis gracieux de leurs blanches paupières.
Douces et charmantes créatures qui, depuis l’âge de neuf ans jusqu’à la nubilité, faites souvent le tourment d’une mère, quand même elle n’est pas coquette, est-ce donc par privilége ou par instinct que vos jeunes oreilles entendent le plus faible éclat d’une voix d’homme au travers des murs et des portes, que vos yeux voient tout, que votre jeune esprit s’exerce à tout deviner, même la signification d’un mot dit en l’air, même celle que peut avoir le moindre geste de vos mères ?
Il y a de la reconnaissance et je ne sais quoi d’instinctif dans la prédilection des pères pour leurs filles, et des mères pour leurs garçons.
Mais l’art d’instituer des espions en quelque sorte matériels est un enfantillage, et rien n’est plus facile que de trouver mieux que ce bedeau qui s’avisa de placer des coquilles d’œuf dans son lit, et qui n’obtint d’autre compliment de condoléance de la part de son compère stupéfait que : « Tu ne les aurais pas si bien pilés. »
Le maréchal de Saxe ne donna guère plus de consolation à La Popelinière, quand ils découvrirent ensemble cette fameuse cheminée tournante, inventée par le duc de Richelieu : — « Voilà le plus bel ouvrage à cornes que j’aie jamais vu ! » s’écria le vainqueur de Fontenoi.
Espérons que votre espionnage ne vous apprendra encore rien de si fâcheux ! Ces malheurs-là sont les fruits de la guerre civile, et nous n’y sommes pas.
§ IV — L’index
Le pape ne met que des livres à l’index ; vous marquerez d’un sceau de réprobation les hommes et les choses.
Interdit à madame d’aller au bain autre part que chez elle.
Interdit à madame de recevoir chez elle celui que vous {p. 522} soupçonnez d’être son amant, et toutes les personnes qui pourraient s’intéresser à leur amour.
Interdit à madame de se promener sans vous.
Mais les bizarreries auxquelles donnent naissance dans chaque ménage la diversité des caractères, les innombrables incidents des passions, et les habitudes des époux, impriment à ce Livre noir de tels changements, elles en multiplient ou en effacent les lignes avec une telle rapidité, qu’un ami de l’auteur appelait cet index l’histoire des variations de l’église conjugale.
Il n’existe que deux choses qu’on puisse soumettre à des principes fixes : la campagne et la promenade.
Un mari ne doit jamais mener ni laisser aller sa femme à la campagne. Ayez une terre, habitez-la, n’y recevez que des dames ou des vieillards, n’y laissez jamais votre femme seule. Mais la conduire, même pour une demi-journée, chez un autre… c’est devenir plus imprudent qu’une autruche.
Surveiller une femme à la campagne est déjà l’œuvre la plus difficile à accomplir. Pourrez-vous être à la fois dans tous les halliers, grimper sur tous les arbres, suivre la trace d’un amant sur l’herbe foulée la nuit, mais que la rosée du matin redresse et fait renaître aux rayons du soleil ? Aurez-vous un œil à chaque brèche des murs du parc ? Oh ! la campagne et le printemps !… voilà les deux bras droits du célibat.
Quand une femme arrive à la crise dans laquelle nous supposons qu’elle se trouve, un mari doit rester à la ville jusqu’au moment de la guerre, ou se dévouer à tous les plaisirs d’un cruel espionnage.
En ce qui concerne la promenade, madame veut-elle aller aux fêtes, aux spectacles, au bois de Boulogne ; sortir pour marchander des étoffes, voir les modes ? Madame ira, sortira, verra dans l’honorable compagnie de son maître et seigneur.
Si elle saisissait le moment où une occupation qu’il vous serait impossible d’abandonner vous réclame tout entier, pour essayer de vous surprendre une tacite adhésion à quelque sortie méditée ; si, pour l’obtenir, elle se mettait à déployer tous les prestiges et toutes les séductions de ces scènes de câlinerie dans lesquelles les femmes excellent et dont les féconds ressorts doivent être devinés par vous, eh ! bien, le professeur vous engage à vous laisser charmer, à vendre cher la permission demandée, et surtout à convaincre {p. 523} cette créature dont l’âme est tour à tour aussi mobile que l’eau, aussi ferme que l’acier, qu’il vous est défendu par l’importance de votre travail de quitter votre cabinet.
Mais aussitôt que votre femme aura mis le pied dans la rue, si elle va à pied, ne lui donnez pas le loisir de faire seulement cinquante pas ; soyez sur ses traces, et suivez-la sans qu’elle puisse s’en apercevoir.
Il existe peut-être des Werther dont les âmes tendres et délicates se révolteront de cette inquisition. Cette conduite n’est pas plus coupable que celle d’un propriétaire qui se relève la nuit, et regarde par la fenêtre pour veiller sur les pêches de ses espaliers. Vous obtiendrez peut-être par là, avant que le crime ne soit commis, des renseignements exacts sur ces appartements que tant d’amoureux louent en ville sous des noms supposés. Si par un hasard (dont Dieu vous garde) votre femme entrait dans une maison à vous suspecte, informez-vous si le logis a plusieurs issues.
Votre femme monte-t-elle en fiacre… qu’avez-vous à craindre ? Un préfet de police auquel les maris auraient dû décerner une couronne d’or mat n’a-t-il pas construit sur chaque place de fiacres une petite baraque où siége, son registre à la main, un incorruptible gardien de la morale publique ? Ne sait-on pas où vont et d’où viennent ces gondoles parisiennes ?
Un des principes vitaux de votre police sera d’accompagner parfois votre femme chez les fournisseurs de votre maison si elle avait l’habitude d’y aller. Vous examinerez soigneusement s’il existe quelque familiarité entre elle et sa mercière, sa marchande de modes, sa couturière, etc. Vous appliquerez là les règles de la Douane Conjugale, et vous tirerez vos conclusions.
Si, en votre absence, votre femme, sortie malgré vous, prétend être allée à tel endroit, dans tel magasin, rendez-vous-y le lendemain, et tâchez de savoir si elle a dit la vérité.
Mais la passion vous dictera, mieux encore que cette Méditation, les ressources de la tyrannie conjugale, et nous arrêterons là ces fastidieux enseignements.
§ V — Du budget
En esquissant le portrait d’un mari valide (Voyez la Méditation des Prédestinés), nous lui avons soigneusement recommandé de cacher à sa femme la véritable somme à laquelle monte son revenu.
{p. 524} Tout en nous appuyant sur cette base pour établir notre système financier, nous espérons contribuer à faire tomber l’opinion assez généralement répandue, qu’il ne faut pas donner le maniement de l’argent à sa femme. Ce principe est une des erreurs populaires qui amènent le plus de contre-sens en ménage.
Et d’abord traitons la question de cœur avant la question d’argent.
Décréter une petite liste civile, pour votre femme et pour les exigences de la maison, et la lui verser comme une contribution, par douzièmes égaux et de mois en mois, emporte en soi quelque chose de petit, de mesquin, de resserré, qui ne peut convenir qu’à des âmes sordides ou méfiantes. En agissant ainsi, vous vous préparez d’immenses chagrins.
Je veux bien que, pendant les premières années de votre union mellifique, des scènes plus ou moins gracieuses, des plaisanteries de bon goût, des bourses élégantes, des caresses aient accompagné, décoré le don mensuel ; mais il arrivera un moment où l’étourderie de votre femme, une dissipation imprévue la forceront à implorer un emprunt dans la chambre. Je suppose que vous accorderez toujours le bill d’indemnité, sans le vendre fort cher, par des discours, comme nos infidèles députés ne manquent pas de le faire. Ils payent, mais ils grognent ; vous payerez et ferez des compliments ; soit !
Mais dans la crise où nous sommes, les prévisions du budget annuel ne suffisent jamais. Il y a accroissement de fichus, de bonnets, de robes ; il y a une dépense inappréciable nécessitée par les congrès, les courriers diplomatiques, par les voies et les moyens de l’amour, tandis que les recettes restent les mêmes. Alors commence dans un ménage l’éducation la plus odieuse et la plus épouvantable qu’on puisse donner à une femme. Je ne sache guère que quelques âmes nobles et généreuses, qui tiennent à plus haut prix que les millions la pureté du cœur, la franchise de l’âme, et qui pardonneraient mille fois une passion plutôt qu’un mensonge, dont l’instinctive délicatesse a deviné le principe de cette peste de l’âme, dernier degré de la corruption humaine.
Alors, en effet, se passent dans un ménage les scènes d’amour les plus délicieuses. Alors une femme s’assouplit ; et, semblable à la plus brillante de toutes les cordes d’une harpe jetée devant le feu, elle se roule autour de vous, elle vous enlace, elle vous {p. 525} enserre ; elle se prête à toutes vos exigences ; jamais ses discours n’auront été plus tendres ; elle les prodigue ou plutôt elle les vend ; elle arrive à tomber au-dessous d’une fille d’Opéra, car elle se prostitue à son mari. Dans ses plus doux baisers, il y a de l’argent ; dans ses paroles, il y a de l’argent. À ce métier ses entrailles deviennent de plomb pour vous. L’usurier le plus poli, le plus perfide, ne soupèse pas mieux d’un regard la future valeur métallique d’un fils de famille auquel il fait signer un billet, que votre femme n’estime un de vos désirs en sautant de branche en branche comme un écureuil qui se sauve, afin d’augmenter la somme d’argent par la somme d’appétence. Et ne croyez pas échapper à de telles séductions. La nature a donné des trésors de coquetterie à une femme, et la société les a décuplés par ses modes, ses vêtements, ses broderies et ses pèlerines.
— Si je me marie, disait un des plus honorables généraux de nos anciennes armées, je ne mettrai pas un sou dans la corbeille…
— Et qu’y mettrez-vous donc, général ? dit une jeune personne.
— La clef du secrétaire.
La demoiselle fit une petite minauderie d’approbation. Elle agita doucement sa petite tête par un mouvement semblable à celui de l’aiguille aimantée ; son menton se releva légèrement, et il semblait qu’elle eût dit : — J’épouserais le général très-volontiers, malgré ses quarante-cinq ans.
Mais comme question d’argent, quel intérêt voulez-vous donc que prenne une femme dans une machine où elle est gagée comme un teneur de livres ?
Examinez l’autre système.
En abandonnant à votre femme, sous couleur de confiance absolue, les deux tiers de votre fortune, et la laissant maîtresse de diriger l’administration conjugale, vous obtenez une estime que rien ne saurait effacer, car la confiance et la noblesse trouvent de puissants échos dans le cœur de la femme. Madame sera grevée d’une responsabilité qui élèvera souvent une barrière d’autant plus forte contre ses dissipations qu’elle se la sera créée elle-même dans son cœur. Vous, vous avez fait d’abord une part au feu, et vous êtes sûr ensuite que votre femme ne s’avilira peut-être jamais.
Maintenant, en cherchant là des moyens de défense, considérez quelles admirables ressources vous offre ce plan de finances.
Vous aurez, dans votre ménage, une cote exacte de la moralité {p. 526} de votre femme, comme celle de la Bourse donne la mesure du degré de confiance obtenu par le gouvernement.
En effet, pendant les premières années de votre mariage, votre femme se piquera de vous donner du luxe et de la satisfaction pour votre argent.
Elle instituera une table opulemment servie, renouvellera le mobilier, les équipages ; aura toujours dans le tiroir consacré au bien-aimé une somme toute prête. Eh ! bien, dans les circonstances actuelles, le tiroir sera très-souvent vide, et monsieur dépensera beaucoup trop. Les économies ordonnées par la Chambre ne frappent jamais que sur les commis à douze cents francs ; or, vous serez le commis à douze cents francs de votre ménage. Vous en rirez, puisque vous aurez amassé, capitalisé, géré, le tiers de votre fortune pendant long-temps ; semblable à Louis XV qui s’était fait un petit trésor à part, en cas de malheur, disait-il.
Ainsi votre femme parle-t-elle d’économie, ses discours équivaudront aux variations de la cote bursale. Vous pourrez deviner tous les progrès de l’amant par les fluctuations financières, et vous aurez tout concilié : E sempre bene.
Si, n’appréciant pas cet excès de confiance, votre femme dissipait un jour une forte partie de la fortune, d’abord, il serait difficile que cette prodigalité atteignît au tiers des revenus gardés par vous depuis dix ans ; mais ensuite, la Méditation sur les Péripéties vous apprendra qu’il y a dans la crise même amenée par les folies de votre femme d’immenses ressources pour tuer le Minotaure.
Enfin le secret du trésor entassé par vos soins ne doit être connu qu’à votre mort ; et si vous aviez besoin d’y puiser pour venir au secours de votre femme, vous serez censé toujours avoir joué avec bonheur, ou avoir emprunté à un ami.
Tels sont les vrais principes en fait de budget conjugal.
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La police conjugale a son martyrologe. Nous ne citerons qu’un seul fait, parce qu’il pourra faire comprendre la nécessité où sont les maris qui prennent des mesures si acerbes de veiller sur eux-mêmes autant que sur leurs femmes.
Un vieil avare, demeurant à T…, ville de plaisir, si jamais il en fut, avait épousé une jeune et jolie femme ; et il en était tellement {p. 527} épris et jaloux que l’amour triompha de l’usure ; car il quitta le commerce pour pouvoir mieux garder sa femme, ne faisant ainsi que changer d’avarice. J’avoue que je dois la plus grande partie des observations contenues dans cet essai, sans doute imparfait encore, à la personne qui a pu jadis étudier cet admirable phénomène conjugal ; et, pour le peindre, il suffira d’un seul trait. Quand il allait à la campagne, ce mari ne se couchait jamais sans avoir secrètement ratissé les allées de son parc dans un sens mystérieux, et il avait un râteau particulier pour le sable de ses terrasses. Il avait fait une étude particulière des vestiges laissés par les pieds des différentes personnes de sa maison ; et dès le matin, il en allait reconnaître les empreintes. — Tout ceci est de haute futaie, disait-il à la personne dont j’ai parlé, en lui montrant son parc, car on ne voit rien dans les taillis… Sa femme aimait un des plus charmants jeunes gens de la ville. Depuis neuf ans cette passion vivait, brillante et féconde, au cœur des deux amants qui s’étaient devinés d’un seul regard, au milieu d’un bal ; et, en dansant, leurs doigts tremblants leur avaient révélé, à travers la peau parfumée de leurs gants, l’étendue de leur amour. Depuis ce jour, ils avaient trouvé l’un et l’autre d’immenses ressources dans les riens dédaignés par les amants heureux. Un jour le jeune homme amena son seul confident d’un air mystérieux dans un boudoir où, sur une table et sous des globes de verre, il conservait, avec plus de soin qu’il n’en aurait eu pour les plus belles pierreries du monde, des fleurs tombées de la coiffure de sa maîtresse, grâce à l’emportement de la danse, des brimborions32 arrachés à des arbres qu’elle avait touchés dans son parc. Il y avait là jusqu’à l’étroite empreinte laissée sur une terre argileuse par le pied de cette femme. — J’entendais, me dit plus tard ce confident, les fortes et sourdes palpitations de son cœur sonner au milieu du silence que nous gardâmes devant les richesses de ce musée d’amour. Je levai les yeux au plafond comme pour confier au ciel un sentiment que je n’osais exprimer. — Pauvre humanité !… pensais-je… — Madame de… m’a dit qu’un soir, au bal, on vous avait trouvé presque évanoui dans son salon de jeu ?… lui demandai-je. — Je crois bien, dit-il en voilant le feu de son regard ; je lui avais baisé le bras !… — Mais, ajouta-t-il en me serrant la main et me lançant un de ces regards qui semblent presser le cœur, son mari a dans ce moment-ci la goutte bien près de {p. 528} l’estomac… Quelque temps après, le vieil avare revint à la vie, et parut avoir fait un nouveau bail ; mais, au milieu de sa convalescence, il se mit au lit un matin, et mourut subitement. Des symptômes de poison éclatèrent si violemment sur le corps du défunt, que la justice informa, et les deux amants furent arrêtés. Alors il se passa, devant la cour d’assises, la scène la plus déchirante qui jamais ait remué le cœur d’un jury. Dans l’instruction du procès, chacun des deux amants avait sans détour avoué le crime, et, par une même pensée, s’en était seul chargé, pour sauver, l’une son amant, l’autre sa maîtresse. Il se trouva deux coupables là où la justice n’en cherchait qu’un seul. Les débats ne furent que des démentis qu’ils se donnèrent l’un à l’autre avec toute la fureur du dévouement de l’amour. Ils étaient réunis pour la première fois, mais sur le banc des criminels, et séparés par un gendarme. Ils furent condamnés à l’unanimité par des jurés en pleurs. Personne, parmi ceux qui eurent le courage barbare de les voir conduire à l’échafaud, ne peut aujourd’hui parler d’eux sans frissonner. La religion leur avait arraché le repentir du crime, mais non l’abjuration de leur amour. L’échafaud fut leur lit nuptial, et ils s’y couchèrent ensemble dans la longue nuit de la mort.
Méditation XXI
L’art de rentrer chez soi
Incapable de maîtriser les bouillants transports de son inquiétude, plus d’un mari commet la faute d’arriver au logis et d’entrer chez sa femme pour triompher de sa faiblesse comme ces taureaux d’Espagne qui, animés par le banderillo rouge, éventrent de leurs cornes furieuses les chevaux et les matadors, picadors, toréadors33 et consorts.
Oh ! rentrer d’un air craintif et doux, comme Mascarille qui s’attend à des coups de bâton, et devient gai comme un pinson en trouvant son maître de belle humeur !… voilà qui est d’un homme sage !…
— Oui, ma chère amie, je sais qu’en mon absence vous aviez tout pouvoir de mal faire !… À votre place, une autre aurait peut-être jeté la maison par les fenêtres, et vous n’avez cassé qu’un carreau ! Dieu vous bénisse de votre clémence. Conduisez-vous {p. 529} toujours ainsi, et vous pouvez compter sur ma reconnaissance.
Telles sont les idées que doivent trahir vos manières et votre physionomie ; mais, à part, vous dites : — Il est peut-être venu !…
Apporter toujours une figure aimable au logis est une des lois conjugales qui ne souffrent pas d’exception.
Mais l’art de ne sortir de chez soi que pour y rentrer quand la police vous a révélé une conspiration, mais savoir rentrer à propos !… ah ! ce sont des enseignements impossibles à formuler. Ici tout est finesse et tact. Les événements de la vie sont toujours plus féconds que l’imagination humaine. Aussi nous contenterons-nous d’essayer de doter ce livre d’une histoire digne d’être inscrite dans les archives de l’abbaye de Thélême. Elle aura l’immense mérite de vous dévoiler un nouveau moyen de défense légèrement indiqué par l’un des aphorismes du professeur, et de mettre en action la morale de la présente Méditation, seule manière de vous instruire.
Monsieur de B., officier d’ordonnance et momentanément attaché en qualité de secrétaire à Louis Bonaparte, roi de Hollande, se trouvait au château de Saint-Leu, près Paris, où la reine Hortense tenait sa cour et où toutes les dames de son service l’avaient accompagnée. Le jeune officier était assez agréable et blond ; il avait l’air pincé, paraissait un peu trop content de lui-même et trop infatué de l’ascendant militaire ; d’ailleurs, passablement spirituel et très-complimenteur. Pourquoi toutes ces galanteries étaient-elles devenues insupportables à toutes les femmes de la reine ?… L’histoire ne le dit pas. Peut-être avait-il fait la faute d’offrir à toutes un même hommage ? Précisément. Mais chez lui, c’était astuce. Il adorait, pour le moment, l’une d’entre elles, madame la comtesse de ***. La comtesse n’osait défendre son amant, parce qu’elle aurait ainsi avoué son secret, et, par une bizarrerie assez explicable, les épigrammes les plus sanglantes partaient de ses jolies lèvres, tandis que son cœur logeait l’image proprette du joli militaire. Il existe une nature de femme auprès de laquelle réussissent les hommes un peu suffisants, dont la toilette est élégante et le pied bien chaussé. C’est les femmes à minauderies, délicates et recherchées. La comtesse était, sauf les minauderies, qui, chez elle, avaient un caractère particulier d’innocence et de vérité, une de ces personnes-là. Elle appartenait {p. 530} à la famille des N…, où les bonnes manières sont conservées traditionnellement. Son mari, le comte de… était fils de la vieille duchesse de L…, et il avait courbé la tête devant l’idole du jour : Napoléon l’ayant récemment nommé comte, il se flattait d’obtenir une ambassade ; mais, en attendant, il se contentait d’une clef de chambellan ; et s’il laissait sa femme auprès de la reine Hortense, c’était sans doute par calcul d’ambition. — Mon fils, lui dit un matin sa mère, votre femme chasse de race. Elle aime monsieur de B. — Vous plaisantez, ma mère : il m’a emprunté hier cent napoléons. — Si vous ne tenez pas plus à votre femme qu’à votre argent, n’en parlons plus ! dit sèchement la vieille dame. Le futur ambassadeur observa les deux amants, et ce fut en jouant au billard avec la reine, l’officier et sa femme qu’il obtint une de ces preuves aussi légères en apparence qu’elles sont irrécusables aux yeux d’un diplomate. — Ils sont plus avancés qu’ils ne le croient eux-mêmes !… dit le comte de *** à sa mère. Et il versa dans l’âme aussi savante que rusée de la duchesse le chagrin profond dont il était accablé par cette découverte amère. Il aimait la comtesse, et sa femme, sans avoir précisément ce qu’on nomme des principes, était mariée depuis trop peu de temps pour ne pas être encore attachée à ses devoirs. La duchesse se chargea de sonder le cœur de sa bru. Elle jugea qu’il y avait encore de la ressource dans cette âme neuve et délicate, et elle promit à son fils de perdre monsieur de B*** sans retour. Un soir, au moment où les parties étaient finies, que toutes les dames avaient commencé une de ces causeries familières où se confisent les médisances, et que la comtesse faisait son service auprès de la reine, madame de L… saisit cette occasion pour apprendre à l’assemblée féminine le grand secret de l’amour de monsieur de B… pour sa bru. Tolle général. La duchesse ayant recueilli les voix, il fut décidé à l’unanimité que celle-là qui réussirait à chasser du château l’officier rendrait un service signalé à la reine Hortense qui en était excédée, et à toutes ses femmes qui le haïssaient, et pour cause. La vieille dame réclama l’assistance des belles conspiratrices, et chacune promit sa coopération à tout ce qui pourrait être tenté. En quarante-huit heures, l’astucieuse belle-mère devint la confidente et de sa bru et de l’amant. Trois jours après, elle avait fait espérer au jeune officier la faveur d’un tête-à-tête à la suite d’un déjeuner. Il fut arrêté que monsieur de B*** partirait le matin de bonne heure pour Paris {p. 531} et reviendrait secrètement. La reine avait annoncé le dessein d’aller avec toute la compagnie suivre, ce jour-là, une chasse au sanglier, et la comtesse devait feindre une indisposition. Le comte, ayant été envoyé à Paris par le roi Louis, donnait peu d’inquiétudes. Pour concevoir toute la perfidie du plan de la duchesse, il faut expliquer succinctement la disposition de l’appartement exigu qu’occupait la comtesse au château. Il était situé au premier étage, au-dessus des petits appartements de la reine, et au bout d’un long corridor. On entrait immédiatement dans une chambre à coucher, à droite et à gauche de laquelle se trouvaient deux cabinets. Celui de droite était un cabinet de toilette, et celui de gauche avait été récemment transformé en boudoir par la comtesse. On sait ce qu’est un cabinet de campagne : celui-là n’avait que les quatre murs. Il était décoré d’une tenture grise, et il n’y avait encore qu’un petit divan et un tapis ; car l’ameublement devait en être achevé sous peu de jours. La duchesse n’avait conçu sa noirceur que d’après ces circonstances, qui, bien que légères en apparence, la servirent admirablement. Sur les onze heures, un déjeuner délicat est préparé dans la chambre. L’officier, revenant de Paris, déchirait à coups d’éperon les flancs de son cheval. Il arrive enfin ; il confie le noble animal à son valet, escalade les murs du parc, vole au château, et parvient à la chambre sans avoir été vu de personne, pas même d’un jardinier. Les officiers d’ordonnance portaient alors, si vous ne vous en souvenez pas, des pantalons collants très-serrés, et un petit schako étroit et long, costume aussi favorable pour se faire admirer le jour d’une revue qu’il est gênant dans un rendez-vous. La vieille femme avait calculé l’inopportunité de l’uniforme. Le déjeuner fut d’une gaieté folle. La comtesse ni sa mère ne buvaient de vin ; mais l’officier, qui connaissait le proverbe, sabla fort joliment autant de vin de Champagne qu’il en fallait pour aiguiser son amour et son esprit. Le déjeuner terminé, l’officier regarda la belle-mère qui, poursuivant son rôle de complice, dit : — J’entends une voiture, je crois !… Et de sortir. Elle rentre au bout de trois minutes. — C’est le comte !… s’écria-t-elle en poussant les deux amants dans le boudoir. — Soyez tranquilles !… leur dit-elle. — Prenez donc votre schako… ajouta-t-elle en gourmandant par un geste l’imprudent jeune homme. Elle recula vivement la table dans le cabinet de toilette ; et, par ses soins, le désordre de la chambre se trouva entièrement réparé au moment où son fils {p. 532} apparut. — Ma femme est malade ?… demanda le comte. — Non, mon ami, répond la mère. Son mal s’est promptement dissipé ; elle est à la chasse, à ce que je crois… Puis elle lui fait un signe de tête comme pour lui dire : — Ils sont là… — Mais êtes-vous folle, répond le comte à voix basse, de les enfermer ainsi ?… — Vous n’avez rien à craindre, reprit la duchesse, j’ai mis dans son vin… — Quoi ?… — Le plus prompt de tous les purgatifs. Entre le roi de Hollande. Il venait demander au comte le résultat de la mission qu’il lui avait donnée. La duchesse essaya, par quelques-unes de ces phrases mystérieuses que savent si bien dire les femmes, d’obliger Sa Majesté à emmener le comte chez elle. Aussitôt que les deux amants se trouvèrent dans le boudoir, la comtesse, stupéfaite en reconnaissant la voix de son mari, dit bien bas au séduisant officier : — Ah ! monsieur, vous voyez à quoi je me suis exposée pour vous… — Mais, chère Marie ! mon amour vous récompensera de tous vos sacrifices, et je te serai fidèle jusqu’à la Mort. (À part et en lui-même : Oh ! oh ! quelle douleur !…) — Ah ! s’écria la jeune femme, qui se tordit les mains en entendant marcher son mari près de la porte du boudoir, il n’y a pas d’amour qui puisse payer de telles terreurs !… Monsieur, ne m’approchez pas… — Ô ! ma bien-aimée, mon cher trésor, dit-il en s’agenouillant avec respect, je serai pour toi ce que tu voudras que je sois !… Ordonne… je m’éloignerai. Rappelle-moi… je viendrai. Je serai le plus soumis comme je veux être… (S… D…, j’ai la colique !) le plus constant des amants… Ô ma belle Marie !… (Ah ! je suis perdu. C’est à en mourir !…) Ici, l’officier marcha vers la fenêtre pour l’ouvrir et se précipiter la tête la première dans le jardin ; mais il aperçut la reine Hortense et ses femmes. Alors il se tourna vers la comtesse en portant la main à la partie la plus décisive de son uniforme ; et, dans son désespoir, il s’écria d’une voix étouffée : — Pardon, madame ; mais il m’est impossible d’y tenir plus long-temps. — Monsieur, êtes-vous fou ?… s’écria la jeune femme, en s’apercevant que l’amour seul n’agitait pas cette figure égarée. L’officier, pleurant de rage, se replia vivement sur le schako qu’il avait jeté dans un coin. — Eh ! bien, comtesse…, disait la reine Hortense en entrant dans la chambre à coucher d’où le comte et le roi venaient de sortir, comment allez-vous ? Mais, où est-elle donc ? — Madame !… s’écria la jeune femme en s’élançant à la porte du boudoir, n’entrez pas !… Au nom de Dieu, {p. 533} n’entrez pas ! La comtesse se tut, car elle vit toutes ses compagnes dans la chambre. Elle regarda la reine. Hortense, qui avait autant d’indulgence que de curiosité, fit un geste, et toute sa suite se retira. Le jour même, l’officier part pour l’armée, arrive aux avant-postes, cherche la mort et la trouve. C’était un brave, mais ce n’était pas un philosophe.
On prétend qu’un de nos peintres les plus célèbres, ayant conçu pour la femme d’un de ses amis un amour qui fut partagé, eut à subir toutes les horreurs d’un semblable rendez-vous, que le mari avait préparé par vengeance ; mais, s’il faut en croire la chronique, il y eut une double honte ; et, plus sages que monsieur de B…, les amants, surpris par la même infirmité, ne se tuèrent ni l’un ni l’autre.
La manière de se comporter en rentrant chez soi dépend aussi de beaucoup de circonstances. Exemple.
Lord Catesby était d’une force prodigieuse. Il arrive, un jour, qu’en revenant d’une chasse au renard à laquelle il avait promis d’aller sans doute par feinte, il se dirige vers une haie de son parc où il disait voir un très-beau cheval. Comme il avait la passion des chevaux, il s’avance pour admirer celui-là de plus près. Il aperçoit lady Catesby34, au secours de laquelle il était temps d’accourir, pour peu qu’il fût jaloux de son honneur. Il fond sur un gentleman, et en interrompt la criminelle conversation en le saisissant à la ceinture ; puis il le lance par-dessus la haie au bord d’un chemin. — Songez, monsieur, que c’est à moi qu’il faudra désormais vous adresser pour demander quelque chose ici !… lui dit-il sans emportement. — Eh ! bien, milord, auriez-vous la bonté de me jeter aussi mon cheval ?… Mais le lord flegmatique avait déjà pris le bras de sa femme, et lui disait gravement : — Je vous blâme beaucoup, ma chère créature, de ne pas m’avoir prévenu que je devais vous aimer pour deux. Désormais tous les jours pairs je vous aimerai pour le gentleman, et les autres jours pour moi-même.
Cette aventure passe, en Angleterre, pour une des plus belles rentrées connues. Il est vrai que c’était joindre avec un rare bonheur l’éloquence du geste à celle de la parole.
Mais l’art de rentrer chez soi, dont les principes ne sont que des déductions nouvelles du système de politesse et de dissimulation recommandé par nos Méditations antérieures, n’est que la {p. 534} préparation constante des Péripéties conjugales dont nous allons nous occuper.
Méditation XXII
Des péripéties
Le mot péripétie est un terme de littérature qui signifie coup de théâtre.
Amener une péripétie dans le drame que vous jouez est un moyen de défense aussi facile à entreprendre que le succès en est incertain. Tout en vous en conseillant l’emploi, nous ne vous en dissimulerons pas les dangers.
La péripétie conjugale peut se comparer à ces belles fièvres qui emportent un sujet bien constitué ou en restaurent à jamais la vie. Ainsi, quand la péripétie réussit, elle rejette pour des années une femme dans les sages régions de la vertu.
Au surplus, ce moyen est le dernier de tous ceux que la science ait permis de découvrir jusqu’à ce jour.
La Saint-Barthélemy, les Vêpres Siciliennes, la mort de Lucrèce, les deux débarquements de Napoléon à Fréjus, sont des péripéties politiques. Il ne vous est pas permis d’en faire de si vastes ; mais, toutes proportions gardées, vos coups de théâtre conjugaux ne seront pas moins puissants que ceux-là.
Mais comme l’art de créer des situations et de changer, par des événements naturels, la face d’une scène, constitue le génie ; que le retour à la vertu d’une femme dont le pied laisse déjà quelques empreintes sur le sable doux et doré des sentiers du vice est la plus difficile de toutes les péripéties, et que le génie ne s’apprend pas, ne se démontre pas ; le licencié en droit conjugal se trouve forcé d’avouer ici son impuissance à réduire en principes fixes une science aussi changeante que les circonstances, aussi fugitive que l’occasion, aussi indéfinissable que l’instinct.
Pour nous servir d’une expression que Diderot, d’Alembert et Voltaire n’ont pu naturaliser, malgré son énergie, une péripétie conjugale se subodore. Aussi notre seule ressource sera-t-elle de crayonner imparfaitement quelques situations conjugales analogues, imitant ce philosophe des anciens jours qui, cherchant vainement {p. 535} à s’expliquer le mouvement, marchait devant lui pour essayer d’en saisir les lois insaisissables.
Un mari aura, selon les principes consignés dans la Méditation sur la Police, expressément défendu à sa femme de recevoir les visites du célibataire qu’il soupçonne devoir être son amant ; elle a promis de ne jamais le voir. C’est de petites scènes d’intérieur que nous abandonnons aux imaginations matrimoniales, un mari les dessinera bien mieux que nous, en se reportant, par la pensée, à ces jours où de délicieux désirs ont amené de sincères confidences, où les ressorts de sa politique ont fait jouer quelques machines adroitement travaillées.
Supposons, pour mettre plus d’intérêt à cette scène normale, que ce soit vous, vous mari qui me lisez, dont la police, soigneusement organisée, découvre que votre femme profitant des heures consacrées à un repas ministériel auquel elle vous a fait peut-être inviter, doit recevoir monsieur A-Z.
Il y a là toutes les conditions requises pour amener une des plus belles péripéties possibles.
Vous revenez assez à temps pour que votre arrivée coïncide avec celle de monsieur A-Z, car nous ne vous conseillerions pas de risquer un entr’acte trop long. Mais comment rentrez-vous ?… non plus, selon les principes de la Méditation précédente. — En furieux, donc ?… — Encore moins. Vous arrivez en vrai bonhomme, en étourdi qui a oublié sa bourse ou son mémoire pour le ministre, son mouchoir ou sa tabatière.
Alors, ou vous surprendrez les deux amants ensemble, ou votre femme avertie par sa soubrette, aura caché le célibataire.
Emparons-nous de ces deux situations uniques.
Ici nous ferons observer que tous les maris doivent être en mesure de produire la terreur dans leur ménage, et préparer long-temps à l’avance des deux septembre matrimoniaux.
Ainsi, un mari, du moment où sa femme a laissé apercevoir quelques premiers symptômes, ne manquera jamais à donner, de temps à autre, son opinion personnelle sur la conduite à tenir par un époux dans les grandes crises conjugales.
— Moi, direz-vous, je n’hésiterais pas à tuer un homme que je surprendrais aux genoux de ma femme.
À propos d’une discussion que vous aurez suscitée, vous serez amené à prétendre : — que la loi aurait dû donner à un mari, {p. 536} comme aux anciens Romains, droit de vie et de mort sur ses enfants, pour qu’il pût tuer les adultérins.
Ces opinions féroces, qui ne vous engagent à rien, imprimeront une terreur salutaire à votre femme ; vous les énoncerez même en riant et en lui disant : — Oh ! mon Dieu, oui, mon cher amour, je te tuerais fort proprement. Aimerais-tu à être occise par moi ?…
Une femme ne peut jamais s’empêcher de craindre que cette plaisanterie ne devienne un jour très-sérieuse, car il y a encore de l’amour dans ces crimes involontaires ; puis les femmes, sachant mieux que personne dire la vérité en riant, soupçonnent parfois leurs maris d’employer cette ruse féminine.
Alors, quand un époux surprend sa femme avec son amant, au milieu même d’une innocente conversation, sa tête, vierge encore, doit produire l’effet mythologique de la célèbre Gorgone.
Pour obtenir une péripétie favorable en cette conjoncture, il faut, selon le caractère de votre femme, ou jouer une scène pathétique à la Diderot, ou faire de l’ironie comme Cicéron, ou sauter sur des pistolets chargés à poudre, et les tirer même si vous jugez un grand éclat indispensable.
Un mari adroit s’est assez bien trouvé d’une scène de sensiblerie modérée. Il entre, voit l’amant et le chasse d’un regard. Le célibataire parti, il tombe aux genoux de sa femme, déclame une tirade, où, entre autres phrases, il y avait celle-ci : — Eh quoi ! ma chère Caroline, je n’ai pas su t’aimer !…
Il pleure, elle pleure, et cette péripétie larmoyante n’eut rien d’incomplet.
Nous expliquerons, à l’occasion de la seconde manière dont peut se présenter la péripétie, les motifs qui obligent un mari à moduler cette scène sur le degré plus ou moins élevé de la force féminine.
Poursuivons !
Si votre bonheur veut que l’amant soit caché, la péripétie sera bien plus belle.
Pour peu que l’appartement ait été disposé selon les principes consacrés par la Méditation XIV, vous reconnaîtrez facilement l’endroit où s’est blotti le célibataire, se fût-il, comme le don Juan de lord Byron, pelotonné sous le coussin d’un divan. Si, par hasard, votre appartement est en désordre, vous devez en avoir une connaissance assez parfaite pour savoir qu’il n’y a pas deux endroits où un homme puisse se mettre.
{p. 537} Enfin, si par quelque inspiration diabolique il s’était fait si petit qu’il se fût glissé dans une retraite inimaginable (car on peut tout attendre d’un célibataire), eh ! bien, ou votre femme ne pourra s’empêcher de regarder cet endroit mystérieux, ou elle feindra de jeter les yeux sur un côté tout opposé, et alors rien n’est plus facile à un mari que de tendre une petite souricière à sa femme.
La cachette étant découverte, vous marchez droit à l’amant. Vous le rencontrez !…
Là, vous tâcherez d’être beau. Tenez constamment votre tête de trois quarts en la relevant d’un air de supériorité. Cette attitude ajoutera beaucoup à l’effet que vous devez produire.
La plus essentielle de vos obligations consiste en ce moment à écraser le célibataire par une phrase très-remarquable, que vous aurez eu tout le temps d’improviser ; et, après l’avoir terrassé, vous lui indiquerez froidement qu’il peut sortir. Vous serez très-poli, mais aussi tranchant que la hache d’un bourreau, et plus impassible que la loi. Ce mépris glacial amènera peut-être déjà une péripétie dans l’esprit de votre femme. Point de cris, point de gestes, pas d’emportements. Les hommes des hautes sphères sociales, a dit un jeune auteur anglais, ne ressemblent jamais à ces petites gens qui ne sauraient perdre une fourchette sans sonner l’alarme dans tout le quartier.
Le célibataire parti, vous vous trouvez seul avec votre femme ; et, dans cette situation, vous devez la reconquérir pour toujours.
En effet, vous vous placez devant elle, en prenant un de ces airs dont le calme affecté trahit des émotions profondes ; puis, vous choisirez dans les idées suivantes que nous vous présentons en forme d’amplification rhétoricienne, celles qui pourront convenir à vos principes : — Madame, je ne vous parlerai ni de vos serments, ni de mon amour ; car vous avez trop d’esprit et moi trop de fierté pour que je vous assomme des plaintes banales que tous les maris sont en droit de faire en pareil cas ; leur moindre défaut alors est d’avoir trop raison. Je n’aurai même, si je puis, ni colère, ni ressentiment. Ce n’est pas moi qui suis outragé ; car j’ai trop de cœur pour être effrayé de cette opinion commune qui frappe presque toujours très-justement de ridicule et de réprobation un mari dont la femme se conduit mal. Je m’examine, et je ne vois pas par où j’ai pu mériter, comme la plupart d’entre eux, d’être trahi. Je vous aime encore. Je n’ai jamais manqué, non pas à mes devoirs, car je n’ai trouvé {p. 538} rien de pénible à vous adorer ; mais aux douces obligations que nous impose un sentiment vrai. Vous avez toute ma confiance et vous gérez ma fortune. Je ne vous ai rien refusé. Enfin voici la première fois que je vous montre un visage, je ne dirai pas sévère, mais improbateur. Cependant laissons cela, car je ne dois pas faire mon apologie dans un moment où vous me prouvez si énergiquement qu’il me manque nécessairement quelque chose, et que je ne suis pas destiné par la nature à accomplir l’œuvre difficile de votre bonheur. Je vous demanderai donc alors, en ami parlant à son ami, comment vous avez pu exposer la vie de trois êtres à la fois :… celle de la mère de mes enfants, qui me sera toujours sacrée ; celle du chef de la famille, et celle enfin de celui… que vous aimez… (elle se jettera peut-être à vos pieds ; il ne faudra jamais l’y souffrir ; elle est indigne d’y rester), car… vous ne m’aimez plus, Élisa. Eh ! bien, ma pauvre enfant (vous ne la nommerez ma pauvre enfant qu’au cas où le crime ne serait pas commis), pourquoi se tromper ?… Que ne me le disiez-vous ?… Si l’amour s’éteint entre deux époux, ne reste-t-il pas l’amitié, la confiance ?… Ne sommes-nous pas deux compagnons associés pour faire une même route ? Est-il dit que, pendant le chemin, l’un n’aura jamais à tendre la main à l’autre, pour le relever ou pour l’empêcher de tomber ? Mais j’en dis même peut-être trop, et je blesse votre fierté… Élisa !… Élisa !
Que diable voulez-vous que réponde une femme ?… Il y a nécessairement péripétie.
Sur cent femmes, il existe au moins une bonne demi-douzaine de créatures faibles qui, dans cette grande secousse, reviennent peut-être pour toujours à leurs maris, en véritables chattes échaudées craignant désormais l’eau froide. Cependant cette scène est un véritable alexipharmaque dont les doses doivent être tempérées par des mains prudentes.
Pour certaines femmes à fibres molles, dont les âmes sont douces et craintives, il suffira, en montrant la cachette où35 gît l’amant, de dire36 : — Monsieur A-Z est là !… (On hausse les épaules.) Comment pouvez-vous jouer un jeu à faire tuer deux braves gens ? Je sors, faites-le évader, et que cela n’arrive plus.
Mais il existe des femmes dont le cœur trop fortement dilaté s’anévrise dans ces terribles péripéties ; d’autres, chez lesquelles le sang se tourne, et qui font de graves maladies. Quelques-unes sont {p. 539} capables de devenir folles. Il n’est même pas sans exemple d’en avoir vu qui s’empoisonnaient ou qui mouraient de mort subite, et nous ne croyons pas que vous vouliez la mort du pécheur.
Cependant la plus jolie, la plus galante de toutes les reines de France ; la gracieuse, l’infortunée Marie Stuart, après avoir vu tuer Rizzio presque dans ses bras, n’en a pas moins aimé le comte de Bothwel ; mais c’était une reine, et les reines sont des natures à part.
Nous supposerons donc que la femme dont le portrait orne notre première Méditation est une petite Marie Stuart, et nous ne tarderons pas à relever le rideau pour le cinquième acte de ce grand drame nommé le Mariage.
La péripétie conjugale peut éclater partout, et mille incidents indéfinissables la feront naître. Tantôt ce sera un mouchoir, comme dans le More de Venise ; ou une paire de pantoufles, comme dans Don Juan ; tantôt ce sera l’erreur de votre femme qui s’écriera : — Cher Alphonse ! pour — cher37 Adolphe ! Enfin souvent un mari, s’apercevant que sa femme est endettée, ira trouver le plus fort créancier, et l’amènera fortuitement chez lui un matin, pour y préparer une péripétie.
— Monsieur Josse, vous êtes orfévre, et la passion que vous avez de vendre des bijoux n’est égalée que par celle d’en être payé. Madame la comtesse vous doit trente mille francs. Si vous voulez les recevoir demain (il faut toujours aller voir l’industriel à une fin de mois), venez chez elle à midi. Son mari sera dans la chambre ; n’écoutez aucun des signes qu’elle pourra faire pour vous engager à garder le silence. Parlez hardiment. — Je paierai.
Enfin la péripétie est, dans la science du mariage, ce que sont les chiffres en arithmétique.
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Tous les principes de haute philosophie conjugale qui animent les moyens de défense indiqués par cette Seconde Partie de notre livre sont pris dans la nature des sentiments humains, nous les avons trouvés épars dans le grand livre du monde. En effet, de même que les personnes d’esprit appliquent instinctivement les lois du goût, quoiqu’elles seraient souvent fort embarrassées d’en déduire les principes ; de même, nous avons vu nombre de gens passionnés employant avec un rare bonheur les enseignements que nous venons de développer, et chez aucun d’eux il n’y avait de plan fixe. {p. 540} Le sentiment de leur situation ne leur révélait que des fragments incomplets d’un vaste système ; semblables en cela à ces savants du seizième siècle, dont les microscopes n’étaient pas encore assez perfectionnés pour leur permettre d’apercevoir tous les êtres dont l’existence leur était démontrée par leur patient génie.
Nous espérons que les observations déjà présentées dans ce livre et celles qui doivent leur succéder seront de nature à détruire l’opinion qui fait regarder, par des hommes frivoles, le mariage comme une sinécure. D’après nous, un mari qui s’ennuie est un hérétique, mieux que cela même, c’est un homme nécessairement en dehors de la vie conjugale et qui ne la conçoit pas. Sous ce rapport, peut-être, ces Méditations dénonceront-elles à bien des ignorants les mystères d’un monde devant lequel ils restaient les yeux ouverts sans le voir.
Espérons encore que ces principes sagement appliqués pourront opérer bien des conversions, et qu’entre les feuilles presque blanches qui séparent cette Seconde Partie de la GUERRE CIVILE, il y aura bien des larmes et bien des repentirs.
Oui, sur les quatre cent mille femmes honnêtes que nous avons si soigneusement élues au sein de toutes les nations européennes, aimons à croire qu’il n’y en aura qu’un certain nombre, trois cent mille, par exemple, qui seront assez perverses, assez charmantes, assez adorables, assez belliqueuses, pour lever l’étendard de la GUERRE CIVILE.
— Aux armes donc, aux armes !