Il existe à Douai dans la rue de Paris une maison dont la physionomie, les dispositions intérieures et les détails ont, plus que ceux d’aucun autre logis, gardé le caractère des vieilles constructions flamandes, si naïvement appropriées aux mœurs patriarcales de ce bon pays ; mais avant de la décrire, peut-être faut-il établir dans l’intérêt des écrivains la nécessité de ces préparations didactiques contre lesquelles protestent certaines personnes ignorantes et voraces qui voudraient des émotions sans en subir les principes générateurs, la fleur sans la graine, l’enfant sans la gestation. L’Art serait-il donc tenu d’être plus fort que ne l’est la Nature ?
Les événements de la vie humaine, soit publique, soit privée, sont si intimement liés à l’architecture, que la plupart des observateurs peuvent reconstruire les nations ou les individus dans toute la vérité de leurs habitudes, d’après les restes de leurs monuments publics ou par l’examen de leurs reliques domestiques. L’archéologie est à la nature sociale ce {p. 309} que l’anatomie comparée est à la nature organisée. Une mosaïque révèle toute une société, comme un squelette d’ichthyosaure sous-entend toute une création. De part et d’autre, tout se déduit, tout s’enchaîne. La cause fait deviner un effet, comme chaque effet permet de remonter à une cause. Le savant ressuscite ainsi jusqu’aux verrues des vieux âges. De là vient sans doute le prodigieux intérêt qu’inspire une description architecturale quand la fantaisie de l’écrivain n’en dénature point les éléments ; chacun ne peut-il pas la rattacher au passé par de sévères déductions ; et, pour l’homme, le passé ressemble singulièrement à l’avenir : lui raconter ce qui fut, n’est-ce pas presque toujours lui dire ce qui sera ? Enfin, il est rare que la peinture des lieux où la vie s’écoule ne rappelle à chacun ou ses vœux trahis ou ses espérances en fleur. La comparaison entre un présent qui trompe les vouloirs secrets et l’avenir qui peut les réaliser, est une source inépuisable de mélancolie ou de satisfactions douces. Aussi, est-il presque impossible de ne pas être pris d’une espèce d’attendrissement à la peinture de la vie flamande, quand les accessoires en sont bien rendus. Pourquoi ? Peut-être est-ce, parmi les différentes existences, celle qui finit le mieux les incertitudes de l’homme. Elle ne va pas sans toutes les fêtes, sans tous les liens de la famille, sans une grasse aisance qui atteste la continuité du bien-être, sans un repos qui ressemble à de la béatitude ; mais elle exprime surtout le calme et la monotonie d’un bonheur naïvement sensuel où la jouissance étouffe le désir en le prévenant toujours. Quelque prix que l’homme passionné puisse attacher aux tumultes des sentiments, il ne voit jamais sans émotion les images de cette nature sociale où les battements du cœur sont si bien réglés, que les gens superficiels l’accusent de froideur. La foule préfère généralement la force anormale qui déborde à la force égale qui persiste. La foule n’a ni le temps ni la patience de constater l’immense pouvoir caché sous une apparence uniforme. Aussi, pour frapper cette foule emportée par le courant de la vie, la passion de même que le grand artiste n’a-t-elle d’autre ressource que d’aller au delà du but, comme ont fait Michel-Ange, Bianca Capello, mademoiselle de La Vallière, Beethowen et Paganini. Les grands calculateurs seuls pensent qu’il ne faut jamais dépasser le but, et n’ont de respect que pour la virtualité empreinte dans un parfait accomplissement qui met en toute œuvre ce calme profond dont le charme saisit les hommes {p. 310} supérieurs. Or, la vie adoptée par ce peuple essentiellement économe remplit bien les conditions de félicité que rêvent les masses pour la vie citoyenne et bourgeoise.
La matérialité la plus exquise est empreinte dans toutes les habitudes flamandes. Le comfort anglais offre des teintes sèches, des tons durs ; tandis qu’en Flandre le vieil intérieur des ménages réjouit l’œil par des couleurs moelleuses, par une bonhomie vraie ; il implique le travail sans fatigue ; la pipe y dénote une heureuse application du far niente napolitain ; puis, il accuse un sentiment paisible de l’art, sa condition la plus nécessaire, la patience, et l’élément qui en rend les créations durables, la conscience. Le caractère flamand est dans ces deux mots, patience et conscience, qui semblent exclure les riches nuances de la poésie et rendre les mœurs de ce pays aussi plates que le sont ses larges plaines, aussi froides que l’est son ciel brumeux. Néanmoins, il n’en est rien. La civilisation a déployé là son pouvoir en y modifiant tout, même les effets du climat. Si l’on observe avec attention les produits des divers pays du globe, on est tout d’abord surpris de voir les couleurs grises et fauves spécialement affectées aux productions des zones tempérées, tandis que les couleurs les plus éclatantes distinguent celles des pays chauds. Les mœurs doivent nécessairement se conformer à cette loi de la nature. Les Flandres, qui jadis étaient essentiellement brunes et vouées à des teintes unies, ont trouvé les moyens de jeter de l’éclat dans leur atmosphère fuligineuse par les vicissitudes politiques qui les ont successivement soumises aux Bourguignons, aux Espagnols, aux Français, et qui les ont fait fraterniser avec les Allemands et les Hollandais. De l’Espagne, elles ont gardé le luxe des écarlates, les satins brillants, les tapisseries à effet vigoureux, les plumes, les mandolines, et les formes courtoises. De Venise, elles ont eu, en échange de leurs toiles et de leurs dentelles, cette verrerie fantastique où le vin reluit et semble meilleur. De l’Autriche, elles ont conservé cette pesante diplomatie qui, suivant un dicton populaire, fait trois pas dans un boisseau. Le commerce avec les Indes y a versé les inventions grotesques de la Chine, et les merveilles du Japon. Cependant, malgré leur patience à tout amasser, à ne rien rendre, à tout supporter, les Flandres ne pouvaient guère être considérées que comme le magasin général de l’Europe, jusqu’au moment où la découverte du tabac souda par la fumée les traits épars de leur physionomie nationale. Dès lors, {p. 311} en dépit des morcellements de son territoire, le peuple flamand exista de par la pipe et la bière.
Après s’être assimilé, par la constante économie de sa conduite, les richesses et les idées de ses maîtres ou de ses voisins, ce pays, si nativement terne et dépourvu de poésie, se composa une vie originale et des mœurs caractéristiques, sans paraître entaché de servilité. L’Art y dépouilla toute idéalité pour reproduire uniquement la Forme. Aussi ne demandez à cette patrie de la poésie plastique, ni la verve de la comédie, ni l’action dramatique, ni les jets hardis de l’épopée ou de l’ode, ni le génie musical ; mais elle est fertile en découvertes, en discussions doctorales qui veulent et le temps et la lampe. Tout y est frappé au coin de la jouissance temporelle. L’homme y voit exclusivement ce qui est, sa pensée se courbe si scrupuleusement à servir les besoins de la vie qu’en aucune œuvre elle ne s’est élancée au delà du monde réel. La seule idée d’avenir conçue par ce peuple fut une sorte d’économie en politique, sa force révolutionnaire vint du désir domestique d’avoir les coudées franches à table et son aise complète sous l’auvent de ses steedes. Le sentiment du bien-être et l’esprit d’indépendance qu’inspire la fortune engendrèrent, là plus tôt qu’ailleurs, ce besoin de liberté qui plus tard travailla l’Europe. Aussi, la constance de leurs idées et la ténacité que l’éducation donne aux Flamands, en firent-elles autrefois des hommes redoutables dans la défense de leurs droits. Chez ce peuple, rien donc ne se façonne à demi, ni les maisons, ni les meubles, ni la digue, ni la culture, ni la révolte. Aussi garde-t-il le monopole de ce qu’il entreprend. La fabrication de la dentelle, œuvre de patiente agriculture et de plus patiente industrie, celle de sa toile sont héréditaires comme ses fortunes patrimoniales. S’il fallait peindre la constance sous la forme humaine la plus pure, peut-être serait-on dans le vrai, en prenant le portrait d’un bon bourgmestre des Pays-Bas, capable, comme il s’en est tant rencontré, de mourir bourgeoisement et sans éclat pour les intérêts de sa Hanse. Mais les douces poésies de cette vie patriarcale se retrouveront naturellement dans la peinture d’une des dernières maisons qui, au temps où cette histoire commence, en conservaient encore le caractère à Douai.
De toutes les villes du département du Nord, Douai est, hélas ! celle qui se modernise le plus, où le sentiment innovateur a fait les plus rapides conquêtes, où l’amour du progrès social est le plus répandu. Là, les vieilles constructions disparaissent de jour {p. 312} en jour, les antiques mœurs s’effacent. Le ton, les modes, les façons de Paris y dominent ; et de l’ancienne vie flamande, les Douaisiens n’auront plus bientôt que la cordialité des soins hospitaliers, la courtoisie espagnole, la richesse et la propreté de la Hollande. Les hôtels en pierre blanche auront remplacé les maisons de briques. Le cossu des formes bataves aura cédé devant la changeante élégance des nouveautés françaises.
La maison où se sont passés les événements de cette histoire se trouve à peu près au milieu de la rue de Paris, et porte à Douai, depuis plus de deux cents ans, le nom de la Maison Claës. Les Van-Claës furent jadis une des plus célèbres familles d’artisans auxquels les Pays-Bas durent, dans plusieurs productions, une suprématie commerciale qu’ils ont gardée. Pendant long-temps les Claës furent dans la ville de Gand, de père en fils, les chefs de la puissante confrérie des Tisserands. Lors de la révolte de cette grande cité contre Charles-Quint qui voulait en supprimer les priviléges, le plus riche des Claës fut si fortement compromis que, prévoyant une catastrophe et forcé de partager le sort de ses compagnons, il envoya secrètement, sous la protection de la France, sa femme, ses enfants et ses richesses, avant que les troupes de l’empereur n’eussent investi la ville. Les prévisions du Syndic des Tisserands étaient justes. Il fut, ainsi que plusieurs autres bourgeois, excepté de la capitulation et pendu comme rebelle, tandis qu’il était en réalité le défenseur de l’indépendance gantoise. La mort de Claës et de ses compagnons porta ses fruits. Plus tard ces supplices inutiles coûtèrent au roi des Espagnes la plus grande partie de ses possessions dans les Pays-Bas. De toutes les semences confiées à la terre, le sang versé par les martyrs est celle qui donne la plus prompte moisson. Quand Philippe II, qui punissait la révolte jusqu’à la seconde génération, étendit sur Douai son sceptre de fer, les Claës conservèrent leurs grands biens, en s’alliant à la très-noble famille de Molina, dont la branche aînée, alors pauvre, devint assez riche pour pouvoir racheter le comté de Nourho qu’elle ne possédait que titulairement dans le royaume de Léon.
Au commencement du dix-neuvième siècle, après des vicissitudes dont le tableau n’offrirait rien d’intéressant, la famille Claës était représentée, dans la branche établie à Douai, par la personne de monsieur Balthazar Claës-Molina, comte de Nourho, qui tenait à s’appeler tout uniment Balthazar Claës. De l’immense fortune amassée {p. 313} par ses ancêtres qui faisaient mouvoir un millier de métiers, il restait à Balthazar environ quinze mille livres de rentes en fonds de terre dans l’arrondissement de Douai, et la maison de la rue de Paris dont le mobilier valait d’ailleurs une fortune. Quant aux possessions du royaume de Léon, elles avaient été l’objet d’un procès entre les Molina de Flandre et la branche de cette famille restée en Espagne. Les Molina de Léon gagnèrent les domaines et prirent le titre de comtes de Nourho, quoique les Claës eussent seuls le droit de le porter ; mais la vanité de la bourgeoisie belge était supérieure à la morgue castillane. Aussi, quand l’État Civil fut institué, Balthazar Claës laissa-t-il de côté les haillons de sa noblesse espagnole pour sa grande illustration gantoise. Le sentiment patriotique existe si fortement chez les familles exilées, que jusque dans les derniers jours du dix-huitième siècle, les Claës étaient demeurés fidèles à leurs traditions, à leurs mœurs et à leurs usages. Ils ne s’alliaient qu’aux familles de la plus pure bourgeoisie ; il leur fallait un certain nombre d’échevins ou de bourgmestres du côté de la fiancée, pour l’admettre dans leur famille. Enfin ils allaient chercher leurs femmes à Bruges ou à Gand, à Liége ou en Hollande afin de perpétuer les coutumes de leur foyer domestique. Vers la fin du dernier siècle, leur société, de plus en plus restreinte, se bornait à sept ou huit familles de noblesse parlementaire dont les mœurs, dont la toge à grands plis, dont la gravité magistrale mi-partie d’espagnole, s’harmoniaient à leurs habitudes. Les habitants de la ville portaient une sorte de respect religieux à cette famille, qui pour eux était comme un préjugé. La constante honnêteté, la loyauté sans tache des Claës, leur invariable décorum faisaient d’eux une superstition aussi invétérée que celle de la fête de Gayant, et bien exprimée par ce nom, la Maison Claës. L’esprit de la vieille Flandre respirait tout entier dans cette habitation, qui offrait aux amateurs d’antiquités bourgeoises le type des modestes maisons que se construisit la riche bourgeoisie au Moyen-âge.
Le principal ornement de la façade était une porte à deux ventaux en chêne garnis de clous disposés en quinconce, au centre desquels les Claës avaient fait sculpter par orgueil deux navettes accouplées. La baie de cette porte, édifiée en pierre de grès, se terminait par un cintre pointu qui supportait une petite lanterne surmontée d’une croix, et dans laquelle se voyait une statuette de {p. 314} sainte Geneviève filant sa quenouille. Quoique le temps eût jeté sa teinte sur les travaux délicats de cette porte et de la lanterne, le soin extrême qu’en prenaient les gens du logis permettait aux passants d’en saisir tous les détails. Aussi le chambranle, composé de colonnettes assemblées, conservait-il une couleur gris-foncé et brillait-il de manière à faire croire qu’il avait été verni. De chaque côté de la porte, au rez-de-chaussée, se trouvaient deux croisées semblables à toutes celles de la maison. Leur encadrement en pierre blanche finissait sous l’appui par une coquille richement ornée, en haut par deux arcades que séparait le montant de la croix qui divisait le vitrage en quatre parties inégales, car la traverse placée à la hauteur voulue pour figurer une croix, donnait aux deux côtés inférieurs de la croisée une dimension presque double de celle des parties supérieures arrondies par leurs cintres. La double arcade avait pour enjolivement trois rangées de briques qui s’avançaient l’une sur l’autre, et dont chaque brique était alternativement saillante ou retirée d’un pouce environ, de manière à dessiner une grecque. Les vitres, petites et en losange, étaient enchâssées dans des branches en fer extrêmement minces et peintes en rouge. Les murs, bâtis en briques rejointoyées avec un mortier blanc, étaient soutenus de distance en distance et aux angles par des chaînes en pierre. Le premier étage était percé de cinq croisées ; le second n’en avait plus que trois, et le grenier tirait son jour d’une grande ouverture ronde à cinq compartiments, bordée en grès, et placée au milieu du fronton triangulaire que décrivait le pignon, comme la rose dans le portail d’une cathédrale. Au faîte s’élevait, en guise de girouette, une quenouille chargée de lin. Les deux côtés du grand triangle que formait le mur du pignon étaient découpés carrément par des espèces de marches jusqu’au couronnement du premier étage, où, à droite et à gauche de la maison, tombaient les eaux pluviales rejetées par la gueule d’un animal fantastique. Au bas de la maison, une assise en grès y simulait une marche. Enfin, dernier vestige des anciennes coutumes, de chaque côté de la porte, entre les deux fenêtres, se trouvait dans la rue une trappe en bois garnie de grandes bandes de fer, par laquelle on pénétrait dans les caves. Depuis sa construction, cette façade se nettoyait soigneusement deux fois par an. Si quelque peu de mortier manquait dans un joint, le trou se rebouchait aussitôt. Les croisées, les appuis, les pierres, tout était épousseté mieux {p. 315} que ne sont époussetés à Paris les marbres les plus précieux. Ce devant de maison n’offrait donc aucune trace de dégradation. Malgré les teintes foncées causées par la vétusté même de la brique, il était aussi bien conservé que peuvent l’être un vieux tableau, un vieux livre chéris par un amateur et qui seraient toujours neufs, s’ils ne subissaient, sous la cloche de notre atmosphère, l’influence des gaz dont la malignité nous menace nous-mêmes. Le ciel nuageux, la température humide de la Flandre et les ombres produites par le peu de largeur de la rue ôtaient fort souvent à cette construction le lustre qu’elle empruntait à sa propreté recherchée qui, d’ailleurs, la rendait froide et triste à l’œil. Un poète aurait aimé quelques herbes dans les jours de la lanterne ou des mousses sur les découpures du grès, il aurait souhaité que ces rangées de briques se fussent fendillées, que sous les arcades des croisées, quelque hirondelle eût maçonné son nid dans les triples cases rouges qui les ornaient. Aussi le fini, l’air propre de cette façade à demi râpée par le frottement lui donnaient-ils un aspect sèchement honnête et décemment estimable, qui, certes, aurait fait déménager un romantique, s’il eût logé en face. Quand un visiteur avait tiré le cordon de la sonnette en fer tressé qui pendait le long du chambranle de la porte, et que la servante venue de l’intérieur lui avait ouvert le battant au milieu duquel était une petite grille, ce battant échappait aussitôt de la main, emporté par son poids, et retombait en rendant sous les voûtes d’une spacieuse galerie dallée et dans les profondeurs de la maison, un son grave et lourd comme si la porte eût été de bronze. Cette galerie peinte en marbre, toujours fraîche, et semée d’une couche de sable fin, conduisait à une grande cour carrée intérieure, pavée en larges carreaux vernissés et de couleur verdâtre. À gauche se trouvaient la lingerie, les cuisines, la salle des gens ; à droite le bûcher, le magasin au charbon de terre et les communs du logis dont les portes, les croisées, les murs étaient ornés de dessins entretenus dans une exquise propreté. Le jour, tamisé entre quatre murailles rouges rayées de filets blancs, y contractait des reflets et des teintes roses qui prêtaient aux figures et aux moindres détails une grâce mystérieuse et de fantastiques apparences.
Une seconde maison absolument semblable au bâtiment situé sur le devant de la rue, et qui, dans la Flandre, porte le nom de quartier de derrière, s’élevait au fond de cette cour et servait {p. 316} uniquement à l’habitation de la famille. Au rez-de-chaussée, la première pièce était un parloir éclairé par deux croisées du côté de la cour, et par deux autres qui donnaient sur un jardin dont la largeur égalait celle de la maison. Deux portes vitrées parallèles conduisaient l’une au jardin, l’autre à la cour, et correspondaient à la porte de la rue, de manière à ce que, dès l’entrée, un étranger pouvait embrasser l’ensemble de cette demeure, et apercevoir jusqu’aux feuillages qui tapissaient le fond du jardin. Le logis de devant, destiné aux réceptions, et dont le second étage contenait les appartements à donner aux étrangers, renfermait certes des objets d’art et de grandes richesses accumulées ; mais rien ne pouvait égaler aux yeux des Claës, ni au jugement d’un connaisseur, les trésors qui ornaient cette pièce, où, depuis deux siècles, s’était écoulée la vie de la famille. Le Claës, mort pour la cause des libertés gantoises, l’artisan de qui l’on prendrait une trop mince idée, si l’historien omettait de dire qu’il possédait près de quarante mille marcs d’argent, gagnés dans la fabrication des voiles nécessaires à la toute-puissante marine vénitienne ; ce Claës eut pour ami le célèbre sculpteur en bois Van-Huysium de Bruges. Maintes fois, l’artiste avait puisé dans la bourse de l’artisan. Quelque temps avant la révolte des Gantois, Van-Huysium, devenu riche, avait secrètement sculpté pour son ami une boiserie en ébène massif où étaient représentées les principales scènes de la vie d’Artewelde, ce brasseur, un moment roi des Flandres. Ce revêtement, composé de soixante panneaux, contenait environ quatorze cents personnages principaux, et passait pour l’œuvre capitale de Van-Huysium. Le capitaine chargé de garder les bourgeois que Charles-Quint avait décidé de faire pendre le jour de son entrée dans sa ville natale, proposa, dit-on, à Van-Claës de le laisser évader s’il lui donnait l’œuvre de Van-Huysium ; mais le tisserand l’avait envoyée en France. Ce parloir, entièrement boisé avec ces panneaux que, par respect pour les mânes du martyr, Van-Huysium vint lui-même encadrer de bois peint en outremer mélangé de filets d’or, est donc l’œuvre la plus complète de ce maître, dont aujourd’hui les moindres morceaux sont payés presque au poids de l’or. Au-dessus de la cheminée, Van-Claës, peint par Titien dans son costume de président du tribunal des Parchons, semblait conduire encore cette famille qui vénérait en lui son grand homme. La cheminée, primitivement en pierre, à manteau très-élevé, avait été reconstruite en marbre {p. 317} blanc dans le dernier siècle, et supportait un vieux cartel et deux flambeaux à cinq branches contournées, de mauvais goût, mais en argent massif. Les quatre fenêtres étaient décorées de grands rideaux en damas rouge, à fleurs noires, doublés de soie blanche, et le meuble de même étoffe avait été renouvelé sous Louis XIV. Le parquet, évidemment moderne, était composé de grandes plaques de bois blanc encadrées par des bandes de chêne. Le plafond formé de plusieurs cartouches, au fond desquels était un mascaron ciselé par Van-Huysium, avait été respecté et conservait les teintes brunes du chêne de Hollande. Aux quatre coins de ce parloir s’élevaient des colonnes tronquées, surmontées par des flambeaux semblables à ceux de la cheminée, une table ronde en occupait le milieu. Le long des murs, étaient symétriquement rangées des tables à jouer. Sur deux consoles dorées, à dessus de marbre blanc, se trouvaient à l’époque où commence cette histoire deux globes de verre pleins d’eau dans lesquels nageaient sur un lit de sable et de coquillages des poissons rouges, dorés ou argentés. Cette pièce était à la fois brillante et sombre. Le plafond absorbait nécessairement la clarté, sans en rien refléter. Si du côté du jardin le jour abondait et venait papilloter dans les tailles de l’ébène, les croisées de la cour donnant peu de lumière, faisaient à peine briller les filets d’or imprimés sur les parois opposées. Ce parloir si magnifique par un beau jour était donc, la plupart du temps, rempli des teintes douces, des tons roux et mélancoliques que le soleil épanche sur la cime des forêts en automne. Il est inutile de continuer la description de la maison Claës dans les autres parties de laquelle se passeront nécessairement plusieurs scènes de cette histoire, il suffit, en ce moment, d’en connaître les principales dispositions.
En 1812, vers les derniers jours du mois d’août, un dimanche, après vêpres, une femme était assise dans sa bergère devant une des fenêtres du jardin. Les rayons du soleil tombaient alors obliquement sur la maison, la prenaient en écharpe, traversaient le parloir, expiraient en reflets bizarres sur les boiseries qui tapissaient les murs du côté de la cour, et enveloppaient cette femme dans la zone pourpre projetée par le rideau de damas drapé le long de la fenêtre. Un peintre médiocre qui dans ce moment aurait copié cette femme, eût certes produit une œuvre saillante avec une tête si pleine de douleur et de mélancolie. La pose du corps et celle des pieds jetés en avant accusaient l’abattement d’une personne qui perd la {p. 318} conscience de son être physique dans la concentration de ses forces absorbées par une pensée fixe ; elle en suivait les rayonnements dans l’avenir, comme souvent, au bord de la mer, on regarde un rayon de soleil qui perce les nuées et trace à l’horizon quelque bande lumineuse. Les mains de cette femme, rejetées par les bras de la bergère, pendaient en dehors, et la tête, comme trop lourde, reposait sur le dossier. Une robe de percale blanche très-ample empêchait de bien juger les proportions, et le corsage était dissimulé sous les plis d’une écharpe croisée sur la poitrine et négligemment nouée. Quand même la lumière n’aurait pas mis en relief son visage qu’elle semblait se complaire à produire préférablement au reste de sa personne, il eût été impossible de ne pas s’en occuper alors exclusivement ; son expression, qui eût frappé le plus insouciant des enfants, était une stupéfaction persistante et froide, malgré quelques larmes brûlantes. Rien n’est plus terrible à voir que cette douleur extrême dont le débordement n’a lieu qu’à de rares intervalles, mais qui restait sur ce visage comme une lave figée autour du volcan. On eût dit une mère mourante obligée de laisser ses enfants dans un abîme de misères, sans pouvoir leur léguer aucune protection humaine. La physionomie de cette dame, âgée d’environ quarante ans, mais alors beaucoup moins loin de la beauté qu’elle ne l’avait jamais été dans sa jeunesse, n’offrait aucun des caractères de la femme flamande. Une épaisse chevelure noire retombait en boucles sur les épaules et le long des joues. Son front, très-bombé, étroit des tempes, était jaunâtre, mais sous ce front scintillaient deux yeux noirs qui jetaient des flammes. Sa figure, tout espagnole, brune de ton, peu colorée, ravagée par la petite vérole, arrêtait le regard par la perfection de sa forme ovale dont les contours conservaient, malgré l’altération des lignes, un fini d’une majestueuse élégance et qui reparaissait parfois tout entier si quelque effort de l’âme lui restituait sa primitive pureté. Le trait qui donnait le plus de distinction à cette figure mâle était un nez courbé comme le bec d’un aigle, et qui, trop bombé vers le milieu, semblait intérieurement mal conformé ; mais il y résidait une finesse indescriptible, la cloison des narines en était si mince que sa transparence permettait à la lumière de la rougir fortement. Quoique les lèvres larges et très-plissées décelassent la fierté qu’inspire une haute naissance, elles étaient empreintes d’une bonté naturelle, et respiraient la politesse. On pouvait contester la beauté de cette figure à la fois {p. 319} vigoureuse et féminine, mais elle commandait l’attention. Petite, bossue et boiteuse, cette femme resta d’autant plus long-temps fille qu’on s’obstinait à lui refuser de l’esprit ; néanmoins il se rencontra quelques hommes fortement émus par l’ardeur passionnée qu’exprimait sa tête, par les indices d’une inépuisable tendresse, et qui demeurèrent sous un charme inconciliable avec tant de défauts. Elle tenait beaucoup de son aïeul le duc de Casa-Réal, grand d’Espagne. En cet instant, le charme qui jadis saisissait si despotiquement les âmes amoureuses de poésie, jaillissait de sa tête plus vigoureusement qu’en aucun moment de sa vie passée, et s’exerçait, pour ainsi dire, dans le vide, en exprimant une volonté fascinatrice toute puissante sur les hommes, mais sans force sur les destinées. Quand ses yeux quittaient le bocal où elle regardait les poissons sans les voir, elle les relevait par un mouvement désespéré, comme pour invoquer le ciel. Ses souffrances semblaient être de celles qui ne peuvent se confier qu’à Dieu. Le silence n’était troublé que par des grillons, par quelques cigales qui criaient dans le petit jardin d’où s’échappait une chaleur de four, et par le sourd retentissement de l’argenterie, des assiettes et des chaises que remuait, dans la pièce contiguë au parloir, un domestique occupé à servir le dîner. En ce moment, la dame affligée prêta l’oreille et parut se recueillir, elle prit son mouchoir, essuya ses larmes, essaya de sourire, et détruisit si bien l’expression de douleur gravée dans tous ses traits, qu’on eût pu la croire dans cet état d’indifférence où nous laisse une vie exempte d’inquiétudes. Soit que l’habitude de vivre dans cette maison où la confinaient ses infirmités lui eût permis d’y reconnaître quelques effets naturels imperceptibles pour d’autres et que les personnes en proie à des sentiments extrêmes recherchent vivement, soit que la nature eût compensé tant de disgrâces physiques en lui donnant des sensations plus délicates qu’à des êtres en apparence plus avantageusement organisés, cette femme avait entendu le pas d’un homme dans une galerie bâtie au-dessus des cuisines et des salles destinées au service de la maison, et par laquelle le quartier de devant communiquait avec le quartier de derrière. Le bruit des pas devint de plus en plus distinct. Bientôt, sans avoir la puissance avec laquelle une créature passionnée comme l’était cette femme sait souvent abolir l’espace pour s’unir à son autre moi, un étranger aurait facilement entendu le pas de cet homme dans l’escalier par lequel on descendait de la {p. 320} galerie au parloir. Au retentissement de ce pas, l’être le plus inattentif eût été assailli de pensées, car il était impossible de l’écouter froidement. Une démarche précipitée ou saccadée effraie. Quand un homme se lève et crie au feu, ses pieds parlent aussi haut que sa voix. S’il en est ainsi, une démarche contraire ne doit pas causer de moins puissantes émotions. La lenteur grave, le pas traînant de cet homme eussent sans doute impatienté des gens irréfléchis ; mais un observateur ou des personnes nerveuses auraient éprouvé un sentiment voisin de la terreur au bruit mesuré de ces pieds d’où la vie semblait absente, et qui faisaient craquer les planchers comme si deux poids en fer les eussent frappés alternativement. Vous eussiez reconnu le pas indécis et lourd d’un vieillard, ou la majestueuse démarche d’un penseur qui entraîne des mondes avec lui. Quand cet homme eut descendu la dernière marche, en appuyant ses pieds sur les dalles par un mouvement plein d’hésitation, il resta pendant un moment dans le grand palier où aboutissait le couloir qui menait à la salle des gens, et d’où l’on entrait également au parloir par une porte cachée dans la boiserie, comme l’était parallèlement celle qui donnait dans la salle à manger. En ce moment, un léger frissonnement, comparable à la sensation que cause une étincelle électrique, agita la femme assise dans la bergère ; mais aussi le plus doux sourire anima ses lèvres, et son visage ému par l’attente d’un plaisir resplendit comme celui d’une belle madone italienne ; elle trouva soudain la force de refouler ses terreurs au fond de son âme ; puis, elle tourna la tête vers les panneaux de la porte qui allait s’ouvrir à l’angle du parloir, et qui fut en effet poussée avec une telle brusquerie que la pauvre créature parut en avoir reçu la commotion.
Balthazar Claës se montra tout à coup, fit quelques pas, ne regarda pas cette femme, ou s’il la regarda, ne la vit pas, et resta tout droit au milieu du parloir en appuyant sur sa main droite sa tête légèrement inclinée. Une horrible souffrance à laquelle cette femme ne pouvait s’habituer, quoiqu’elle revînt fréquemment chaque jour, lui étreignit le cœur, dissipa son sourire, plissa son front brun entre les sourcils vers cette ligne que creuse la fréquente expression des sentiments extrêmes ; ses yeux se remplirent de larmes, mais elle les essuya soudain en regardant Balthazar. Il était impossible de ne pas être profondément impressionné par ce chef de la famille Claës. Jeune, il avait dû ressembler au {p. 321} sublime martyr qui menaça Charles-Quint de recommencer Artewelde ; mais en ce moment, il paraissait âgé de plus de soixante ans, quoiqu’il en eût environ cinquante, et sa vieillesse prématurée avait détruit cette noble ressemblance. [ill.] Sa haute taille se voûtait légèrement, soit que ses travaux l’obligeassent à se courber, soit que l’épine dorsale se fût bombée sous le poids de sa tête. Il avait une large poitrine, un buste carré ; mais les parties inférieures de son corps étaient grêles, quoique nerveuses ; et ce désaccord dans une organisation évidemment parfaite autrefois, intriguait l’esprit qui cherchait à expliquer par quelque singularité d’existence les raisons de cette forme fantastique. Son abondante chevelure blonde, peu soignée, retombait sur ses épaules à la manière allemande, mais dans un désordre qui s’harmoniait à la bizarrerie générale de sa personne. Son large front offrait d’ailleurs les protubérances dans lesquelles Gall a placé les mondes poétiques. Ses yeux d’un bleu clair et riche avaient la vivacité brusque que l’on a remarquée chez les grands chercheurs de causes occultes. Son nez, sans doute parfait autrefois, s’était allongé, et les narines semblaient s’ouvrir graduellement de plus en plus, par une involontaire tension des muscles olfactifs. Ses pommettes velues saillaient beaucoup, ses joues déjà flétries en paraissaient d’autant plus creuses ; sa bouche pleine de grâce était resserrée entre le nez et un menton court, brusquement relevé. La forme de sa figure était cependant plus longue qu’ovale ; aussi le système scientifique qui attribue à chaque visage humain une ressemblance avec la face d’un animal eût-il trouvé une preuve de plus dans celui de Balthazar Claës, que l’on aurait pu comparer à une tête de cheval. Sa peau se collait sur ses os, comme si quelque feu secret l’eût incessamment desséchée ; puis, par moments, quand il regardait dans l’espace comme pour y trouver la réalisation de ses espérances, on eût dit qu’il jetait par ses narines la flamme qui dévorait son âme. Les sentiments profonds qui animent les grands hommes respiraient dans ce pâle visage fortement sillonné de rides, sur ce front plissé comme celui d’un vieux roi plein de soucis, mais surtout dans ces yeux étincelants dont le feu semblait également accru par la chasteté que donne la tyrannie des idées, et par le foyer intérieur d’une vaste intelligence. Les yeux profondément enfoncés dans leurs orbites paraissaient avoir été cernés uniquement par les veilles et par les terribles réactions d’un {p. 322} espoir toujours déçu, toujours renaissant. Le jaloux fanatisme qu’inspirent l’art ou la science se trahissait encore chez cet homme par une singulière et constante distraction dont témoignaient sa mise et son maintien, en accord avec la magnifique monstruosité de sa physionomie. Ses larges mains poilues étaient sales, ses longs ongles avaient à leurs extrémités des lignes noires très-foncées. Ses souliers ou n’étaient pas nettoyés ou manquaient de cordons. De toute sa maison, le maître seul pouvait se donner l’étrange licence d’être si malpropre. Son pantalon de drap noir plein de taches, son gilet déboutonné, sa cravate mise de travers, et son habit verdâtre toujours décousu complétaient un fantasque ensemble de petites et de grandes choses qui, chez tout autre, eût décelé la misère qu’engendrent les vices ; mais qui, chez Balthazar Claës, était le négligé du génie. Trop souvent le vice et le génie produisent des effets semblables, auxquels se trompe le vulgaire. Le Génie n’est-il pas un constant excès qui dévore le temps, l’argent, le corps, et qui mène à l’hôpital plus rapidement encore que les passions mauvaises ? Les hommes paraissent même avoir plus de respect pour les vices que pour le Génie, car ils refusent de lui faire crédit. Il semble que les bénéfices des travaux secrets du savant soient tellement éloignés que l’État social craigne de compter avec lui de son vivant, il préfère s’acquitter en ne lui pardonnant pas sa misère ou ses malheurs. Malgré son continuel oubli du présent, si Balthazar Claës quittait ses mystérieuses contemplations, si quelque intention douce et sociable ranimait ce visage penseur, si ses yeux fixes perdaient leur éclat rigide pour peindre un sentiment, s’il regardait autour de lui en revenant à la vie réelle et vulgaire, il était difficile de ne pas rendre involontairement hommage à la beauté séduisante de ce visage, à l’esprit gracieux qui s’y peignait. Aussi, chacun, en le voyant alors, regrettait-il que cet homme n’appartînt plus au monde, en disant : « Il a dû être bien beau dans sa jeunesse ! » Erreur vulgaire ! Jamais Balthazar Claës n’avait été plus poétique qu’il ne l’était en ce moment. Lavater aurait voulu certainement étudier cette tête pleine de patience, de loyauté flamande, de moralité candide, où tout était large et grand, où la passion semblait calme parce qu’elle était forte. Les mœurs de cet homme devaient être pures, sa parole était sacrée, son amitié semblait constante, son dévouement eût été complet ; mais le vouloir qui emploie ces qualités au profit de la patrie, du monde ou de la famille, s’était {p. 323} porté fatalement ailleurs. Ce citoyen, tenu de veiller au bonheur d’un ménage, de gérer une fortune, de diriger ses enfants vers un bel avenir, vivait en dehors de ses devoirs et de ses affections dans le commerce de quelque génie familier. À un prêtre, il eût paru plein de la parole de Dieu, un artiste l’eût salué comme un grand maître, un enthousiaste l’eût pris pour un Voyant de l’Église Swedenborgienne. En ce moment le costume détruit, sauvage, ruiné que portait cet homme contrastait singulièrement avec les recherches gracieuses de la femme qui l’admirait si douloureusement. Les personnes contrefaites qui ont de l’esprit ou une belle âme apportent à leur toilette un goût exquis. Ou elles se mettent simplement en comprenant que leur charme est tout moral, ou elles savent faire oublier la disgrâce de leurs proportions par une sorte d’élégance dans les détails qui divertit le regard et occupe l’esprit. Non-seulement cette femme avait une âme généreuse, mais encore elle aimait Balthazar Claës avec cet instinct de la femme qui donne un avant-goût de l’intelligence des anges. Élevée au milieu d’une des plus illustres familles de la Belgique, elle y aurait pris du goût si elle n’en avait pas eu déjà ; mais éclairée par le désir de plaire constamment à l’homme qu’elle aimait, elle savait se vêtir admirablement sans que son élégance fût disparate avec ses deux vices de conformation. Son corsage ne péchait d’ailleurs que par les épaules, l’une étant sensiblement plus grosse que l’autre. Elle regarda par les croisées, dans la cour intérieure, puis dans le jardin, comme pour voir si elle était seule avec Balthazar, et lui dit d’une voix douce, en lui jetant un regard plein de cette soumission qui distingue les Flamandes, car depuis long-temps l’amour avait entre eux chassé la fierté de la grandesse espagnole : — Balthazar, tu es donc bien occupé ?… voici le trente-troisième dimanche que tu n’es venu ni à la messe ni à vêpres.
Claës ne répondit pas ; sa femme baissa la tête, joignit les mains et attendit, elle savait que ce silence n’accusait ni mépris ni dédain, mais de tyranniques préoccupations. Balthazar était un de ces êtres qui conservent long-temps au fond du cœur leur délicatesse juvénile, il se serait trouvé criminel d’exprimer la moindre pensée blessante à une femme accablée par le sentiment de sa disgrâce physique. Lui seul peut-être, parmi les hommes, savait qu’un mot, un regard peuvent effacer des années de bonheur, et sont d’autant plus cruels qu’ils contrastent plus fortement avec une {p. 324} douceur constante ; car notre nature nous porte à ressentir plus de douleur d’une dissonance dans la félicité, que nous n’éprouvons de plaisir à rencontrer une jouissance dans le malheur. Quelques instants après, Balthazar parut se réveiller, regarda vivement autour de lui, et dit : — Vêpres ? Ha ! les enfants sont à vêpres. Il fit quelques pas pour jeter les yeux sur le jardin où s’élevaient de toutes parts de magnifiques tulipes ; mais il s’arrêta tout à coup comme s’il se fût heurté contre un mur, et s’écria : — Pourquoi ne se combineraient-ils pas dans un temps donné ?
— Deviendrait-il donc fou ? se dit la femme avec une profonde terreur.
Pour donner plus d’intérêt à la scène que provoqua cette situation, il est indispensable de jeter un coup d’œil sur la vie antérieure de Balthazar Claës et de la petite-fille du duc de Casa-Réal.
Vers l’an 1783, monsieur Balthazar Claës-Molina de Nourho, alors âgé de vingt-deux ans, pouvait passer pour ce que nous appelons en France un bel homme. Il vint achever son éducation à Paris où il prit d’excellentes manières dans la société de madame d’Egmont, du comte de Horn, du prince d’Aremberg, de l’ambassadeur d’Espagne, d’Helvétius, des Français originaires de Belgique, ou des personnes venues de ce pays, et que leur naissance ou leur fortune faisaient compter parmi les grands seigneurs qui, dans ce temps, donnaient le ton. Le jeune Claës y trouva quelques parents et des amis qui le lancèrent dans le grand monde au moment où ce grand monde allait tomber ; mais comme la plupart des jeunes gens, il fut plus séduit d’abord par la gloire et la science que par la vanité. Il fréquenta donc beaucoup les savants et particulièrement Lavoisier, qui se recommandait alors plus à l’attention publique par l’immense fortune d’un fermier-général, que par ses découvertes en chimie ; tandis que plus tard, le grand chimiste devait faire oublier le petit fermier-général. Balthazar se passionna pour la science que cultivait Lavoisier et devint son plus ardent disciple ; mais il était jeune, beau comme le fut Helvétius, et les femmes de Paris lui apprirent bientôt à distiller exclusivement l’esprit et l’amour. Quoiqu’il eût embrassé l’étude avec ardeur, que Lavoisier lui eût accordé quelques éloges, il abandonna son maître pour écouter les maîtresses du goût auprès desquelles les jeunes gens prenaient leurs dernières leçons de savoir-vivre et se façonnaient aux usages de la haute société qui, dans l’Europe, forme une même {p. 325} famille. Le songe enivrant du succès dura peu ; après avoir respiré l’air de Paris, Balthazar partit fatigué d’une vie creuse qui ne convenait ni à son âme ardente ni à son cœur aimant. La vie domestique, si douce, si calme, et dont il se souvenait au seul nom de la Flandre, lui parut mieux convenir à son caractère et aux ambitions de son cœur. Les dorures d’aucun salon parisien n’avaient effacé les mélodies du parloir brun et du petit jardin où son enfance s’était écoulée si heureuse. Il faut n’avoir ni foyer ni patrie pour rester à Paris. Paris est la ville du cosmopolite ou des hommes qui ont épousé le monde et qui l’étreignent incessamment avec le bras de la Science, de l’Art ou du Pouvoir. L’enfant de la Flandre revint à Douai comme le pigeon de La Fontaine à son nid, il pleura de joie en y rentrant le jour où se promenait Gayant. Gayant, ce superstitieux bonheur de toute la ville, ce triomphe des souvenirs flamands, s’était introduit lors de l’émigration de sa famille à Douai. La mort de son père et celle de sa mère laissèrent la maison Claës déserte, et l’y occupèrent pendant quelque temps. Sa première douleur passée, il sentit le besoin de se marier pour compléter l’existence heureuse dont toutes les religions l’avaient ressaisi ; il voulut suivre les errements du foyer domestique en allant, comme ses ancêtres, chercher une femme soit à Gand, soit à Bruges, soit à Anvers ; mais aucune des personnes qu’il y rencontra ne lui convint. Il avait sans doute, sur le mariage, quelques idées particulières, car il fut dès sa jeunesse accusé de ne pas marcher dans la voie commune. Un jour, il entendit parler, chez l’un de ses parents, à Gand, d’une demoiselle de Bruxelles qui devint l’objet de discussions assez vives. Les uns trouvaient que la beauté de mademoiselle de Temninck s’effaçait par ses imperfections ; les autres la voyaient parfaite malgré ses défauts. Le vieux cousin de Balthazar Claës dit à ses convives que, belle ou non, elle avait une âme qui la lui ferait épouser, s’il était à marier ; et il raconta comment elle venait de renoncer à la succession de son père et de sa mère afin de procurer à son jeune frère un mariage digne de son nom, en préférant ainsi le bonheur de ce frère au sien propre et lui sacrifiant toute sa vie. Il n’était pas à croire que mademoiselle de Temninck se mariât vieille et sans fortune, quand, jeune héritière, il ne se présentait aucun parti pour elle. Quelques jours après, Balthazar Claës recherchait mademoiselle de Temninck, alors âgée de vingt-cinq ans, et de laquelle il s’était vivement épris. Joséphine de Temninck se crut {p. 326} l’objet d’un caprice, et refusa d’écouter monsieur Claës ; mais la passion est si communicative, et pour une pauvre fille contrefaite et boiteuse, un amour inspiré à un homme jeune et bien fait, comporte de si grandes séductions, qu’elle consentit à se laisser courtiser.
Ne faudrait-il pas un livre entier pour bien peindre l’amour d’une jeune fille humblement soumise à l’opinion qui la proclame laide, tandis qu’elle sent en elle le charme irrésistible que produisent les sentiments vrais ? C’est de féroces jalousies à l’aspect du bonheur, de cruelles velléités de vengeance contre la rivale qui vole un regard, enfin des émotions, des terreurs inconnues à la plupart des femmes, et qui alors perdraient à n’être qu’indiquées. Le doute, si dramatique en amour, serait le secret de cette analyse, essentiellement minutieuse, où certaines âmes retrouveraient la poésie perdue, mais non pas oubliée de leurs premiers troubles : ces exaltations sublimes au fond du cœur et que le visage ne trahit jamais ; cette crainte de n’être pas compris, et ces joies illimitées de l’avoir été ; ces hésitations de l’âme qui se replie sur elle-même et ces projections magnétiques qui donnent aux yeux des nuances infinies ; ces projets de suicide causés par un mot et dissipés par une intonation de voix aussi étendue que le sentiment dont elle révèle la persistance méconnue ; ces regards tremblants qui voilent de terribles hardiesses ; ces envies soudaines de parler et d’agir, réprimées par leur violence même ; cette éloquence intime qui se produit par des phrases sans esprit, mais prononcées d’une voix agitée ; les mystérieux effets de cette primitive pudeur de l’âme et de cette divine discrétion qui rend généreux dans l’ombre, et fait trouver un goût exquis aux dévouements ignorés ; enfin, toutes les beautés de l’amour jeune et les faiblesses de sa puissance.
Mademoiselle Joséphine de Temninck fut coquette par grandeur d’âme. Le sentiment de ses apparentes imperfections la rendit aussi difficile que l’eût été la plus belle personne. La crainte de déplaire un jour éveillait sa fierté, détruisait sa confiance et lui donnait le courage de garder au fond de son cœur ces premières félicités que les autres femmes aiment à publier par leurs manières, et dont elles se font une orgueilleuse parure. Plus l’amour la poussait vivement vers Balthazar, moins elle osait lui exprimer ses sentiments. Le geste, le regard, la réponse ou la demande qui, chez une jolie femme, sont des flatteries pour un homme, ne devenaient-elles pas en elle d’humiliantes spéculations ? Une femme belle peut à son {p. 327} aise être elle-même, le monde lui fait toujours crédit d’une sottise ou d’une gaucherie ; tandis qu’un seul regard arrête l’expression la plus magnifique sur les lèvres d’une femme laide, intimide ses yeux, augmente la mauvaise grâce de ses gestes, embarrasse son maintien. Ne sait-elle pas qu’à elle seule il est défendu de commettre des fautes, chacun lui refuse le don de les réparer, et d’ailleurs personne ne lui en fournit l’occasion. La nécessité d’être à chaque instant parfaite ne doit-elle pas éteindre les facultés, glacer leur exercice ? Cette femme ne peut vivre que dans une atmosphère d’angélique indulgence. Où sont les cœurs d’où l’indulgence s’épanche sans se teindre d’une amère et blessante pitié ? Ces pensées auxquelles l’avait accoutumée l’horrible politesse du monde, et ces égards qui, plus cruels que des injures, aggravent les malheurs en les constatant, oppressaient mademoiselle de Temninck, lui causaient une gêne constante qui refoulait au fond de son âme les impressions les plus délicieuses, et frappaient de froideur son attitude, sa parole, son regard. Elle était amoureuse à la dérobée, n’osait avoir de l’éloquence ou de la beauté que dans la solitude. Malheureuse au grand jour, elle aurait été ravissante s’il lui avait été permis de ne vivre qu’à la nuit. Souvent, pour éprouver cet amour et au risque de le perdre, elle dédaignait la parure qui pouvait sauver en partie ses défauts. Ses yeux d’espagnole fascinaient quand elle s’apercevait que Balthazar la trouvait belle en négligé. Néanmoins, la défiance lui gâtait les rares instants pendant lesquels elle se hasardait à se livrer au bonheur. Elle se demandait bientôt si Claës ne cherchait pas à l’épouser pour avoir au logis une esclave, s’il n’avait pas quelques imperfections secrètes qui l’obligeaient à se contenter d’une pauvre fille disgraciée. Ces anxiétés perpétuelles donnaient parfois un prix inouï aux heures où elle croyait à la durée, à la sincérité d’un amour qui devait la venger du monde. Elle provoquait de délicates discussions en exagérant sa laideur, afin de pénétrer jusqu’au fond de la conscience de son amant, elle arrachait alors à Balthazar des vérités peu flatteuses ; mais elle aimait l’embarras où il se trouvait, quand elle l’avait amené à dire que ce qu’on aimait dans une femme était avant tout une belle âme, et ce dévouement qui rend les jours de la vie si constamment heureux ; qu’après quelques années de mariage, la plus délicieuse femme de la terre est pour un mari l’équivalent de la plus laide. Après avoir entassé ce qu’il y avait de vrai dans les paradoxes qui {p. 328} tendent à diminuer le prix de la beauté, soudain Balthazar s’apercevait de la désobligeance de ces propositions, et découvrait toute la bonté de son cœur dans la délicatesse des transitions par lesquelles il savait prouver à mademoiselle de Temninck qu’elle était parfaite pour lui. Le dévouement, qui peut-être est chez la femme le comble de l’amour, ne manqua pas à cette fille, car elle désespéra d’être toujours aimée ; mais la perspective d’une lutte dans laquelle le sentiment devait l’emporter sur la beauté la tenta ; puis elle trouva de la grandeur à se donner sans croire à l’amour ; enfin le bonheur, de quelque courte durée qu’il pût être, devait lui coûter trop cher pour qu’elle se refusât à le goûter. Ces incertitudes, ces combats, en communiquant le charme et l’imprévu de la passion à cette créature supérieure, inspiraient à Balthazar un amour presque chevaleresque.
Le mariage eut lieu au commencement de l’année 1795. Les deux époux revinrent à Douai passer les premiers jours de leur union dans la maison patriarcale des Claës, dont les trésors furent grossis par mademoiselle de Temninck qui apporta quelques beaux tableaux de Murillo et de Velasquez, les diamants de sa mère et les magnifiques présents que lui envoya son frère, devenu duc de Casa-Réal. Peu de femmes furent plus heureuses que madame Claës. Son bonheur dura quinze années, sans le plus léger nuage ; et comme une vive lumière, il s’infusa jusque dans les menus détails de l’existence. La plupart des hommes ont des inégalités de caractère qui produisent de continuelles dissonances ; ils privent ainsi leur intérieur de cette harmonie, le beau idéal du ménage ; car la plupart des hommes sont entachés de petitesses, et les petitesses engendrent les tracasseries. L’un sera probe et actif, mais dur et rêche ; l’autre sera bon, mais entêté ; celui-ci aimera sa femme, mais aura de l’incertitude dans ses volontés ; celui-là, préoccupé par l’ambition, s’acquittera de ses sentiments comme d’une dette, s’il donne les vanités de la fortune, il emporte la joie de tous les jours ; enfin, les hommes du milieu social sont essentiellement incomplets, sans être notablement reprochables. Les gens d’esprit sont variables autant que des baromètres, le génie seul est essentiellement bon. Aussi le bonheur pur se trouve-t-il aux deux extrémités de l’échelle morale. La bonne bête ou l’homme de génie sont seuls capables, l’un par faiblesse, l’autre par force, de cette égalité d’humeur, de cette douceur constante dans laquelle se fondent {p. 329} les aspérités de la vie. Chez l’un, c’est indifférence et passiveté ; chez l’autre, c’est indulgence et continuité de la pensée sublime dont il est l’interprète et qui doit se ressembler dans le principe comme dans l’application. L’un et l’autre sont également simples et naïfs ; seulement, chez celui-là c’est le vide ; chez celui-ci c’est la profondeur. Aussi les femmes adroites sont-elles assez disposées à prendre une bête comme le meilleur pis-aller d’un grand homme. Balthazar porta donc d’abord sa supériorité dans les plus petites choses de la vie. Il se plut à voir dans l’amour conjugal une œuvre magnifique, et comme les hommes de haute portée qui ne souffrent rien d’imparfait, il voulut en déployer toutes les beautés. Son esprit modifiait incessamment le calme du bonheur, son noble caractère marquait ses attentions au coin de la grâce. Ainsi, quoiqu’il partageât les principes philosophiques du dix-huitième siècle, il installa chez lui jusqu’en 1801, malgré les dangers que les lois révolutionnaires lui faisaient courir, un prêtre catholique, afin de ne pas contrarier le fanatisme espagnol que sa femme avait sucé dans le lait maternel pour le catholicisme romain ; puis, quand le culte fut rétabli en France, il accompagna sa femme à la messe, tous les dimanches. Jamais son attachement ne quitta les formes de la passion. Jamais il ne fit sentir dans son intérieur cette force protectrice que les femmes aiment tant, parce que pour la sienne elle aurait ressemblé à de la pitié. Enfin, par la plus ingénieuse adulation, il la traitait comme son égale et laissait échapper de ces aimables bouderies qu’un homme se permet envers une belle femme comme pour en braver la supériorité. Ses lèvres furent toujours embellies par le sourire du bonheur, et sa parole fut toujours pleine de douceur. Il aima sa Joséphine pour elle et pour lui, avec cette ardeur qui comporte un éloge continuel des qualités et des beautés d’une femme. La fidélité, souvent l’effet d’un principe social, d’une religion ou d’un calcul chez les maris, en lui, semblait involontaire, et n’allait point sans les douces flatteries du printemps de l’amour. Le devoir était du mariage la seule obligation qui fût inconnue à ces deux êtres également aimants, car Balthazar Claës trouva dans mademoiselle de Temninck une constante et complète réalisation de ses espérances. En lui, le cœur fut toujours assouvi sans fatigue, et l’homme toujours heureux. Non-seulement, le sang espagnol ne mentait pas chez la petite-fille des Casa-Réal, et lui faisait un instinct de cette science qui sait varier le plaisir à l’infini ; {p. 330} mais elle eut aussi ce dévouement sans bornes qui est le génie de son sexe, comme la grâce en est toute la beauté. Son amour était un fanatisme aveugle qui sur un seul signe de tête l’eût fait aller joyeusement à la mort. La délicatesse de Balthazar avait exalté chez elle les sentiments les plus généreux de la femme, et lui inspirait un impérieux besoin de donner plus qu’elle ne recevait. Ce mutuel échange d’un bonheur alternativement prodigué mettait visiblement le principe de sa vie en dehors d’elle, et répandait un croissant amour dans ses paroles, dans ses regards, dans ses actions. De part et d’autre, la reconnaissance fécondait et variait la vie du cœur ; de même que la certitude d’être tout l’un pour l’autre excluait les petitesses en agrandissant les moindres accessoires de l’existence. Mais aussi, la femme contrefaite que son mari trouve droite, la femme boiteuse qu’un homme ne veut pas autrement, ou la femme âgée qui paraît jeune, ne sont-elles pas les plus heureuses créatures du monde féminin ?… La passion humaine ne saurait aller au delà. La gloire de la femme n’est-elle pas de faire adorer ce qui paraît un défaut en elle. Oublier qu’une boiteuse ne marche pas droit est la fascination d’un moment ; mais l’aimer parce qu’elle boite est la déification de son vice. Peut-être faudrait-il graver dans l’Évangile des femmes cette sentence : Bienheureuses les imparfaites, à elles appartient le royaume de l’amour. Certes, la beauté doit être un malheur pour une femme, car cette fleur passagère entre pour trop dans le sentiment qu’elle inspire ; ne l’aime-t-on pas comme on épouse une riche héritière ? Mais l’amour que fait éprouver ou que témoigne une femme déshéritée des fragiles avantages après lesquels courent les enfants d’Adam, est l’amour vrai, la passion vraiment mystérieuse, une ardente étreinte des âmes, un sentiment pour lequel le jour du désenchantement n’arrive jamais. Cette femme a des grâces ignorées du monde au contrôle duquel elle se soustrait, elle est belle à propos, et recueille trop de gloire à faire oublier ses imperfections pour n’y pas constamment réussir. Aussi, les attachements les plus célèbres dans l’histoire furent-ils presque tous inspirés par des femmes à qui le vulgaire aurait trouvé des défauts. Cléopâtre, Jeanne de Naples, Diane de Poitiers, mademoiselle de La Vallière, madame de Pompadour, enfin la plupart des femmes que l’amour a rendues célèbres ne manquent ni d’imperfections, ni d’infirmités ; tandis que la plupart des femmes dont la beauté nous est citée comme parfaite, ont {p. 331} vu finir malheureusement leurs amours. Cette apparente bizarrerie doit avoir sa cause. Peut-être l’homme vit-il plus par le sentiment que par le plaisir ? peut-être le charme tout physique d’une belle femme a-t-il des bornes, tandis que le charme essentiellement moral d’une femme de beauté médiocre est infini ? N’est-ce pas la moralité de la fabulation sur laquelle reposent les Mille et une Nuits. Femme d’Henri VIII, une laide aurait défié la hache et soumis l’inconstance du maître. Par une bizarrerie assez explicable chez une fille d’origine espagnole, madame Claës était ignorante. Elle savait lire et écrire ; mais jusqu’à l’âge de vingt ans, époque à laquelle ses parents la tirèrent du couvent, elle n’avait lu que des ouvrages ascétiques. En entrant dans le monde, elle eut d’abord soif des plaisirs du monde et n’apprit que les sciences futiles de la toilette ; mais elle fut si profondément humiliée de son ignorance qu’elle n’osait se mêler à aucune conversation ; aussi passa-t-elle pour avoir peu d’esprit. Cependant, cette éducation mystique avait eu pour résultat de laisser en elle les sentiments dans toute leur force, et de ne point gâter son esprit naturel. Sotte et laide comme une héritière aux yeux du monde, elle devint spirituelle et belle pour son mari. Balthazar essaya bien pendant les premières années de son mariage de donner à sa femme les connaissances dont elle avait besoin pour être bien dans le monde ; mais il était sans doute trop tard, elle n’avait que la mémoire du cœur. Joséphine n’oubliait rien de ce que lui disait Claës, relativement à eux-mêmes ; elle se souvenait des plus petites circonstances de sa vie heureuse, et ne se rappelait pas le lendemain sa leçon de la veille. Cette ignorance eût causé de grands discords entre d’autres époux ; mais madame Claës avait une si naïve entente de la passion, elle aimait si pieusement, si saintement son mari, et le désir de conserver son bonheur la rendait si adroite qu’elle s’arrangeait toujours pour paraître le comprendre, et laissait rarement arriver les moments où son ignorance eût été par trop évidente. D’ailleurs quand deux personnes s’aiment assez pour que chaque jour soit pour eux le premier de leur passion, il existe dans ce fécond bonheur des phénomènes qui changent toutes les conditions de la vie. N’est-ce pas alors comme une enfance insouciante de tout ce qui n’est pas rire, joie, plaisir ? Puis, quand la vie est bien active, quand les foyers en sont bien ardents, l’homme laisse aller la combustion sans y penser ou la discuter, sans mesurer les moyens ni la fin. Jamais {p. 332} d’ailleurs aucune fille d’Ève n’entendit mieux que madame Claës son métier de femme. Elle eut cette soumission de la Flamande, qui rend le foyer domestique si attrayant, et à laquelle sa fierté d’Espagnole donnait une plus haute saveur. Elle était imposante, savait commander le respect par un regard où éclatait le sentiment de sa valeur et de sa noblesse ; mais devant Claës elle tremblait ; et, à la longue, elle avait fini par le mettre si haut et si près de Dieu, en lui rapportant tous les actes de sa vie et ses moindres pensées, que son amour n’allait plus sans une teinte de crainte respectueuse qui l’aiguisait encore. Elle prit avec orgueil toutes les habitudes de la bourgeoisie flamande et plaça son amour-propre à rendre la vie domestique grassement heureuse, à entretenir les plus petits détails de la maison dans leur propreté classique, à ne posséder que des choses d’une bonté absolue, à maintenir sur sa table les mets les plus délicats et à mettre tout chez elle en harmonie avec la vie du cœur. Ils eurent deux garçons et deux filles. L’aînée, nommée Marguerite, était née en 1796. Le dernier enfant était un garçon, âgé de trois ans et nommé Jean Balthazar. Le sentiment maternel fut chez madame Claës presque égal à son amour pour son époux. Aussi se passa-t-il en son âme, et surtout pendant les derniers jours de sa vie, un combat horrible entre ces deux sentiments également puissants, et dont l’un était en quelque sorte devenu l’ennemi de l’autre. Les larmes et la terreur empreintes sur sa figure au moment où commence le récit du drame domestique qui couvait dans cette paisible maison, étaient causées par la crainte d’avoir sacrifié ses enfants à son mari.
En 1805, le frère de madame Claës mourut sans laisser d’enfants. La loi espagnole s’opposait à ce que la sœur succédât aux possessions territoriales qui apanageaient les titres de la maison ; mais par ses dispositions testamentaires, le duc lui légua soixante mille ducats environ, que les héritiers de la branche collatérale ne lui disputèrent pas. Quoique le sentiment qui l’unissait à Balthazar Claës fût tel que jamais aucune idée d’intérêt l’eût entaché, Joséphine éprouva une sorte de contentement à posséder une fortune égale à celle de son mari, et fut heureuse de pouvoir à son tour lui offrir quelque chose après avoir si noblement tout reçu de lui. Le hasard fit donc que ce mariage, dans lequel les calculateurs voyaient une folie, fût, sous le rapport de l’intérêt, un excellent mariage. L’emploi de cette somme fut assez difficile à déterminer. La {p. 333} maison Claës était si richement fournie en meubles, en tableaux, en objets d’art et de prix, qu’il semblait difficile d’y ajouter des choses dignes de celles qui s’y trouvaient déjà. Le goût de cette famille y avait accumulé des trésors. Une génération s’était mise à la piste de beaux tableaux ; puis la nécessité de compléter la collection commencée avait rendu le goût de la peinture héréditaire. Les cent tableaux qui ornaient la galerie par laquelle on communiquait du quartier de derrière aux appartements de réception situés au premier étage de la maison de devant, ainsi qu’une cinquantaine d’autres placés dans les salons d’apparat, avaient exigé trois siècles de patientes recherches. C’était de célèbres morceaux de Rubens, de Ruysdaël, de Van-Dyck, de Terburg, de Gérard Dow, de Teniers, de Miéris, de Paul-Potter, de Wouwermans, de Rembrandt, d’Hobbéma, de Cranach et d’Holbein. Les tableaux italiens et français étaient en minorité, mais tous authentiques et capitaux. Une autre génération avait eu la fantaisie des services de porcelaine japonaise ou chinoise. Tel Claës s’était passionné pour les meubles, tel autre pour l’argenterie, enfin chacun d’eux avait eu sa manie, sa passion, l’un des traits les plus saillants du caractère flamand. Le père de Balthazar, le dernier débris de la fameuse société hollandaise, avait laissé l’une des plus riches collections de tulipes connues1. Outre ces richesses héréditaires qui représentaient un capital énorme, et meublaient magnifiquement cette vieille maison, simple au dehors comme une coquille, mais comme une coquille intérieurement nacrée et parée des plus riches couleurs, Balthazar Claës possédait encore une maison de campagne dans la plaine d’Orchies. Loin de baser, comme les Français, sa dépense sur ses revenus, il avait suivi la vieille coutume hollandaise de n’en consommer que le quart ; et douze cents ducats par an mettaient sa dépense au niveau de celle que faisaient les plus riches personnes de la ville. La publication du Code Civil donna raison à cette sagesse. En ordonnant le partage égal des biens, le Titre des Successions devait laisser chaque enfant presque pauvre et disperser un jour les richesses du vieux musée Claës. Balthazar, d’accord avec madame Claës, plaça la fortune de sa femme de manière à donner à chacun de leurs enfants une position semblable à celle du père. La maison Claës persista donc dans la modestie de son train et acheta des bois, un peu maltraités par les guerres qui avaient eu lieu ; mais qui bien conservés devaient prendre à dix {p. 334} ans de là une valeur énorme. La haute société de Douai, que fréquentait monsieur Claës, avait su si bien apprécier le beau caractère et les qualités de sa femme, que, par une espèce de convention tacite, elle était exemptée des devoirs auxquels les gens de province tiennent tant. Pendant la saison d’hiver qu’elle passait à la ville, elle allait rarement dans le monde, et le monde venait chez elle. Elle recevait tous les mercredis, et donnait trois grands dîners par mois. Chacun avait senti qu’elle était plus à l’aise dans sa maison, où la retenaient d’ailleurs sa passion pour son mari et les soins que réclamait l’éducation de ses enfants. Telle fut, jusqu’en 1809, la conduite de ce ménage qui n’eut rien que2 de conforme aux idées reçues. La vie de ces deux êtres, secrètement pleine d’amour et de joie, était extérieurement semblable à toute autre. La passion de Balthazar Claës pour sa femme, et que sa femme savait perpétuer, semblait, comme il le faisait observer lui-même, employer sa constance innée dans la culture du bonheur qui valait bien celle des tulipes vers laquelle il penchait dès son enfance, et le dispensait d’avoir sa manie comme chacun de ses ancêtres avait eu la sienne.
À la fin de cette année, l’esprit et les manières de Balthazar subirent des altérations funestes, qui commencèrent si naturellement que d’abord madame Claës ne trouva pas nécessaire de lui en demander la cause. Un soir, son mari se coucha dans un état de préoccupation qu’elle se fit un devoir de respecter. Sa délicatesse de femme et ses habitudes de soumission lui avaient toujours laissé attendre les confidences de Balthazar, dont la confiance lui était garantie par une affection si vraie qu’elle ne donnait aucune prise à sa jalousie. Quoique certaine d’obtenir une réponse quand elle se permettrait une demande curieuse, elle avait toujours conservé de ses premières impressions dans la vie la crainte d’un refus. D’ailleurs, la maladie morale de son mari eut des phases, et n’arriva que par des teintes progressivement plus fortes à cette violence intolérable qui détruisit le bonheur de son ménage. Quelque occupé que fût Balthazar, il resta néanmoins, pendant plusieurs mois, causeur, affectueux, et le changement de son caractère ne se manifestait alors que par de fréquentes distractions. Madame Claës espéra long-temps savoir par son mari le secret de ses travaux ; peut-être ne voulait-il l’avouer qu’au moment où ils aboutiraient à des résultats utiles, car beaucoup d’hommes ont un orgueil qui les pousse à cacher leurs combats et à ne se montrer que victorieux. Au jour {p. 335} du triomphe, le bonheur domestique devait donc reparaître d’autant plus éclatant que Balthazar s’apercevrait de cette lacune dans sa vie amoureuse que son cœur désavouerait sans doute. Joséphine connaissait assez son mari pour savoir qu’il ne se pardonnerait pas d’avoir rendu sa Pépita moins heureuse pendant plusieurs mois. Elle gardait donc le silence en éprouvant une espèce de joie à souffrir par lui, pour lui ; car sa passion avait une teinte de cette piété espagnole qui ne sépare jamais la foi de l’amour, et ne comprend point le sentiment sans souffrances. Elle attendait donc un retour d’affection en se disant chaque soir : — Ce sera demain ! et en traitant son bonheur comme un absent. Elle conçut son dernier enfant au milieu de ces troubles secrets. Horrible révélation d’un avenir de douleur ! En cette circonstance, l’amour fut, parmi les distractions de son mari, comme une distraction plus forte que les autres. Son orgueil de femme, blessé pour la première fois, lui fit sonder la profondeur de l’abîme inconnu qui la séparait à jamais du Claës des premiers jours. Dès ce moment, l’état de Balthazar empira. Cet homme, naguère incessamment plongé dans les joies domestiques, qui jouait pendant des heures entières avec ses enfants, se roulait avec eux sur le tapis du parloir ou dans les allées du jardin, qui semblait ne pouvoir vivre que sous les yeux noirs de sa Pépita, ne s’aperçut point de la grossesse de sa femme, oublia de vivre en famille et s’oublia lui-même. Plus madame Claës avait tardé à lui demander le sujet de ses occupations, moins elle l’osa. À cette idée, son sang bouillonnait et la voix lui manquait. Enfin elle crut avoir cessé de plaire à son mari et fut alors sérieusement alarmée. Cette crainte l’occupa, la désespéra, l’exalta, devint le principe de bien des heures mélancoliques, et de tristes rêveries. Elle justifia Balthazar à ses dépens en se trouvant laide et vieille ; puis elle entrevit une pensée généreuse, mais humiliante pour elle, dans le travail par lequel il se faisait une fidélité négative, et voulut lui rendre son indépendance en laissant s’établir un de ces secrets divorces, le mot du bonheur dont paraissent jouir plusieurs ménages. Néanmoins, avant de dire adieu à la vie conjugale, elle tâcha de lire au fond de ce cœur, mais elle le trouva fermé. Insensiblement, elle vit Balthazar devenir indifférent à tout ce qu’il avait aimé, négliger ses tulipes en fleurs, et ne plus songer à ses enfants. Sans doute il se livrait à quelque passion en dehors des affections du cœur, mais qui, selon les femmes, n’en dessèche pas {p. 336} moins le cœur. L’amour était endormi et non pas enfui. Si ce fut une consolation, le malheur n’en resta pas moins le même. La continuité de cette crise s’explique par un seul mot, l’espérance, secret de toutes ces situations conjugales. Au moment où la pauvre femme arrivait à un degré de désespoir qui lui prêtait le courage d’interroger son mari ; précisément, alors elle retrouvait de doux moments, pendant lesquels Balthazar lui prouvait que s’il appartenait à quelques pensées diaboliques, elles lui permettaient de redevenir parfois lui-même. Durant ces instants où son ciel s’éclaircissait, elle s’empressait trop à jouir de son bonheur pour le troubler par des importunités ; puis, quand elle s’était enhardie à questionner Balthazar, au moment même où elle allait parler, il lui échappait aussitôt, il la quittait brusquement, ou tombait dans le gouffre de ses méditations d’où rien ne le pouvait tirer. Bientôt la réaction du moral sur le physique commença ses ravages, d’abord imperceptibles, mais néanmoins saisissables à l’œil d’une femme aimante qui suivait la secrète pensée de son mari dans ses moindres manifestations. Souvent, elle avait peine à retenir ses larmes en le voyant, après le dîner, plongé dans une bergère au coin du feu, morne et pensif, l’œil arrêté sur un panneau noir sans s’apercevoir du silence qui régnait autour de lui. Elle observait avec terreur les changements insensibles qui dégradaient cette figure que l’amour avait faite sublime pour elle ; chaque jour, la vie de l’âme s’en retirait davantage, et la charpente restait sans aucune expression. Parfois, les yeux prenaient une couleur vitreuse, il semblait que la vue se retournât et s’exerçât à l’intérieur. Quand les enfants étaient couchés, après quelques heures de silence et de solitude, pleines de pensées affreuses, si la pauvre Pépita se hasardait à demander : — « Mon ami, souffres-tu ? » quelquefois Balthazar ne répondait pas ; ou s’il répondait, il revenait à lui par un tressaillement comme un homme arraché en sursaut à son sommeil, et disait un non sec et caverneux qui tombait pesamment sur le cœur de sa femme palpitante. Quoiqu’elle eût voulu cacher à ses amis la bizarre situation où elle se trouvait, elle fut cependant obligée d’en parler. Selon l’usage des petites villes, la plupart des salons avaient fait du dérangement de Balthazar le sujet de leurs conversations, et déjà dans certaines sociétés, l’on savait plusieurs détails ignorés de madame Claës. Aussi, malgré le mutisme commandé par la politesse, quelques amis témoignèrent-ils de si vives {p. 337} inquiétudes, qu’elle s’empressa de justifier les singularités de son mari : — Monsieur Balthazar avait, disait-elle, entrepris un grand travail qui l’absorbait, mais dont la réussite devait être un sujet de gloire pour sa famille et pour sa patrie. Cette explication mystérieuse caressait trop l’ambition d’une ville où, plus qu’en aucune autre, règne l’amour du pays et le désir de son illustration, pour qu’elle ne produisît pas dans les esprits une réaction favorable à monsieur Claës. Les suppositions de sa femme étaient, jusqu’à un certain point, assez fondées. Plusieurs ouvriers de diverses professions avaient long-temps travaillé dans le grenier de la maison de devant, où Balthazar se rendait dès le matin. Après y avoir fait des retraites de plus en plus longues, auxquelles s’étaient insensiblement accoutumés sa femme et ses gens, Balthazar en était arrivé à y demeurer des journées entières. Mais, douleur inouïe ! madame Claës apprit par les humiliantes confidences de ses bonnes amies étonnées de son ignorance, que son mari ne cessait d’acheter à Paris des instruments de physique, des matières précieuses, des livres, des machines, et se ruinait, disait-on, à chercher la pierre philosophale. Elle devait songer à ses enfants, ajoutaient les amies, à son propre avenir, et serait criminelle de ne pas employer son influence pour détourner son mari de la fausse voie où il s’était engagé. Si madame Claës retrouva son impertinence de grande dame pour imposer silence à ces discours absurdes, elle fut prise de terreur malgré son apparente assurance, et résolut de quitter son rôle d’abnégation. Elle fit naître une de ces situations pendant lesquelles une femme est avec son mari sur un pied d’égalité ; moins tremblante ainsi, elle osa demander à Balthazar la raison de son changement et le motif de sa constante retraite. Le Flamand fronça les sourcils, et lui répondit alors : — Ma chère, tu n’y comprendrais rien.
Un jour, Joséphine insista pour connaître ce secret en se plaignant avec douceur de ne pas partager toute la pensée de celui de qui elle partageait la vie. — Puisque cela t’intéresse tant, répondit Balthazar en gardant sa femme sur ses genoux et lui caressant ses cheveux noirs, je te dirai que je me suis remis à la chimie, et que je suis3 l’homme le plus heureux du monde.
Deux ans après l’hiver où monsieur Claës était devenu chimiste, {p. 338} sa maison avait changé d’aspect. Soit que la société se choquât de la distraction perpétuelle du savant, ou crût le gêner ; soit que ses anxiétés secrètes eussent rendu madame Claës moins agréable, elle ne voyait plus que ses amis intimes. Balthazar n’allait nulle part, s’enfermait dans son laboratoire pendant toute la journée, y restait parfois la nuit, et n’apparaissait au sein de sa famille qu’à l’heure du dîner. Dès la deuxième année, il cessa de passer la belle saison à sa campagne que sa femme ne voulut plus habiter seule. Quelquefois Balthazar sortait de chez lui, se promenait et ne rentrait que le lendemain, en laissant madame Claës pendant toute une nuit livrée à de mortelles inquiétudes ; après l’avoir fait infructueusement chercher dans une ville dont les portes étaient fermées le soir, suivant l’usage des places fortes, elle ne pouvait envoyer à sa poursuite dans la campagne. La malheureuse femme n’avait même plus alors l’espoir mêlé d’angoisses que donne l’attente, et souffrait jusqu’au lendemain. Balthazar, qui avait oublié l’heure de la fermeture des portes, arrivait le lendemain tout tranquillement sans soupçonner les tortures que sa distraction devait imposer à sa famille ; et le bonheur de le revoir était pour sa femme une crise aussi dangereuse que pouvaient l’être ses appréhensions, elle se taisait, n’osait le questionner ; car, à la première demande qu’elle fit, il avait répondu d’un air surpris : — « Eh ! bien, quoi, l’on ne peut pas se promener ! » Les passions ne savent pas tromper. Les inquiétudes de madame Claës justifièrent donc les bruits qu’elle s’était plu à démentir. Sa jeunesse l’avait habituée à connaître la pitié polie du monde ; pour ne pas la subir une seconde fois, elle se renferma plus étroitement dans l’enceinte de sa maison que tout le monde déserta, même ses derniers amis. Le désordre dans les vêtements, toujours si dégradant pour un homme de la haute classe, devint tel chez Balthazar, qu’entre tant de causes de chagrins, ce ne fut pas l’une des moins sensibles dont s’affecta cette femme habituée à l’exquise propreté des Flamandes. De concert avec Lemulquinier, valet de chambre de son mari, Joséphine remédia pendant quelque temps à la dévastation journalière des habits, mais il fallut y renoncer. Le jour même où, à l’insu de Balthazar, des effets neufs avaient été substitués à ceux qui étaient tachés, déchirés ou troués, il en faisait des haillons. Cette femme heureuse pendant quinze ans, et dont la jalousie ne s’était jamais éveillée, se trouva tout à coup n’être plus rien en apparence dans le cœur {p. 339} où elle régnait naguère. Espagnole d’origine, le sentiment de la femme espagnole gronda chez elle, quand elle se découvrit une rivale dans la Science qui lui enlevait son mari ; les tourments de la jalousie lui dévorèrent le cœur, et rénovèrent son amour. Mais que faire contre la Science ? comment en combattre le pouvoir incessant, tyrannique et croissant ? Comment tuer une rivale invisible ? Comment une femme, dont le pouvoir est limité par la nature, peut-elle lutter avec une idée dont les jouissances sont infinies et les attraits toujours nouveaux ? Que tenter contre la coquetterie des idées qui se rafraîchissent, renaissent plus belles dans les difficultés, et entraînent un homme si loin du monde qu’il oublie jusqu’à ses plus chères affections ? Enfin un jour, malgré les ordres sévères que Balthazar avait donnés, sa femme voulut au moins ne pas le quitter, s’enfermer avec lui dans ce grenier où il se retirait, combattre corps à corps avec sa rivale en assistant son mari durant les longues heures qu’il prodiguait à cette terrible maîtresse. Elle voulut se glisser secrètement dans ce mystérieux atelier de séduction, et acquérir le droit d’y rester toujours. Elle essaya donc de partager avec Lemulquinier le droit d’entrer dans le laboratoire ; mais, pour ne pas le rendre témoin d’une querelle qu’elle redoutait, elle attendit un jour où son mari se passerait du valet de chambre. Depuis quelque temps, elle étudiait les allées et venues de ce domestique avec une impatience haineuse ; ne savait-il pas tout ce qu’elle désirait apprendre, ce que son mari lui cachait et ce qu’elle n’osait lui demander ; elle trouvait Lemulquinier plus favorisé qu’elle, elle, l’épouse !
Elle vint donc tremblante et presque heureuse ; mais, pour la première fois de sa vie, elle connut la colère de Balthazar ; à peine avait-elle entr’ouvert la porte, qu’il fondit sur elle, la prit, la jeta rudement sur l’escalier, où elle faillit rouler du haut en bas. — Dieu soit loué, tu existes ! cria Balthazar en la relevant. Un masque de verre s’était brisé en éclats sur madame Claës qui vit son mari pâle, blême, effrayé. — Ma chère, je t’avais défendu de venir ici, dit-il en s’asseyant sur une marche de l’escalier comme un homme abattu. Les saints t’ont préservée de la mort. Par quel hasard mes yeux étaient-ils fixés sur la porte ? Nous avons failli périr. — J’aurais été bien heureuse alors, dit-elle. — Mon expérience est manquée, reprit Balthazar. Je ne puis {p. 340} pardonner qu’à toi la douleur que me cause ce cruel mécompte. J’allais peut-être décomposer l’azote. Va, retourne à tes affaires. Balthazar rentra dans son laboratoire.
— J’allais peut-être décomposer l’azote ! se dit la pauvre femme en revenant dans sa chambre où elle fondit en larmes.
Cette phrase était inintelligible pour elle. Les hommes, habitués par leur éducation à tout concevoir, ne savent pas ce qu’il y a d’horrible pour une femme à ne pouvoir comprendre la pensée de celui qu’elle aime. Plus indulgentes que nous ne le sommes, ces divines créatures ne nous disent pas quand le langage de leurs âmes reste incompris ; elles craignent de nous faire sentir la supériorité de leurs sentiments, et cachent alors leurs douleurs avec autant de joie qu’elles taisent leurs plaisirs méconnus ; mais plus ambitieuses en amour que nous ne le sommes, elles veulent épouser mieux que le cœur de l’homme, elles en veulent aussi toute la pensée. Pour madame Claës, ne rien savoir de la Science dont s’occupait son mari, engendrait dans son âme un dépit plus violent que celui causé par la beauté d’une rivale. Une lutte de femme à femme laisse à celle qui aime le plus l’avantage d’aimer mieux ; mais ce dépit accusait une impuissance et humiliait tous les sentiments qui nous aident à vivre. Joséphine ne savait pas ! Il se trouvait, pour elle, une situation où son ignorance la séparait de son mari. Enfin, dernière torture, et la plus vive, il était souvent entre la vie et la mort, il courait des dangers, loin d’elle et près d’elle, sans qu’elle les partageât, sans qu’elle les connût. C’était, comme l’enfer, une prison morale sans issue, sans espérance. Madame Claës voulut au moins connaître les attraits de cette science, et se mit à étudier en secret la chimie dans les livres. Cette famille fut alors comme cloîtrée.
Telles furent les transitions successives par lesquelles le malheur fit passer la maison Claës, avant de l’amener à l’espèce de mort civile dont elle est frappée au moment où cette histoire commence.
Cette situation violente se compliqua. Comme toutes les femmes passionnées, madame Claës était d’un désintéressement inouï. Ceux qui aiment véritablement savent combien l’argent est peu de chose auprès des sentiments, et avec quelle difficulté il s’y agrège. Néanmoins Joséphine n’apprit pas sans une cruelle émotion que son mari devait trois cent mille francs hypothéqués sur ses propriétés. L’authenticité des contrats sanctionnait les inquiétudes, les bruits, {p. 341} les conjectures de la ville. Madame Claës, justement alarmée, fut forcée, elle si fière, de questionner le notaire de son mari, de le mettre dans le secret de ses douleurs ou de les lui laisser deviner, et d’entendre enfin cette humiliante question : — « Comment monsieur Claës ne vous a-t-il encore rien dit ? » Heureusement le notaire de Balthazar lui était presque parent, et voici comment. Le grand-père de monsieur Claës avait épousé une Pierquin d’Anvers, de la même famille que les Pierquin de Douai. Depuis ce mariage, ceux-ci, quoique étrangers aux Claës, les traitaient de cousins. Monsieur Pierquin, jeune homme de vingt-six ans qui venait de succéder à la charge de son père, était la seule personne qui eût accès dans la maison Claës. Madame Balthazar avait depuis plusieurs mois vécu dans une si complète solitude que le notaire fut obligé de lui confirmer la nouvelle des désastres déjà connus dans toute la ville. Il lui dit que, vraisemblablement, son mari devait des sommes considérables à la maison qui lui fournissait des produits chimiques. Après s’être enquis de la fortune et de la considération dont jouissait monsieur Claës, cette maison accueillait toutes ses demandes et faisait les envois sans inquiétude, malgré l’étendue des crédits. Madame Claës chargea Pierquin de demander le mémoire des fournitures faites à son mari. Deux mois après, messieurs Protez et Chiffreville, fabricants de produits chimiques, adressèrent un arrêté de compte, qui montait à cent mille francs. Madame Claës et Pierquin étudièrent cette facture avec une surprise croissante. Si beaucoup d’articles, exprimés scientifiquement ou commercialement, étaient pour eux inintelligibles, ils furent effrayés de voir portés en compte des parties de métaux, des diamants de toutes les espèces, mais en petites quantités. Le total de la dette s’expliquait facilement par la multiplicité des articles, par les précautions que nécessitait le transport de certaines substances ou l’envoi de quelques machines précieuses, par le prix exorbitant de plusieurs produits qui ne s’obtenaient que difficilement, ou que leur rareté rendait chers, enfin par la valeur des instruments de physique ou de chimie confectionnés d’après les instructions de monsieur Claës. Le notaire, dans l’intérêt de son cousin, avait pris des renseignements sur les Protez et Chiffreville, et la probité de ces négociants devait rassurer sur la moralité de leurs opérations avec monsieur Claës à qui, d’ailleurs, ils faisaient souvent part des résultats obtenus par les chimistes de Paris, afin de lui éviter des dépenses. Madame Claës {p. 342} pria le notaire de cacher à la société de Douai la nature de ces acquisitions qui eussent été taxées de folies ; mais Pierquin lui répondit que déjà, pour ne point affaiblir la considération dont jouissait Claës, il avait retardé jusqu’au dernier moment les obligations notariées que l’importance des sommes prêtées de confiance par ses clients avait enfin nécessitées. Il dévoila l’étendue de la plaie, en disant à sa cousine que, si elle ne trouvait pas le moyen d’empêcher son mari de dépenser sa fortune si follement, dans six mois les biens patrimoniaux seraient grevés d’hypothèques qui en dépasseraient la valeur. Quant à lui, ajouta-t-il, les observations qu’il avait faites à son cousin, avec les ménagements dus à un homme si justement considéré, n’avaient pas eu la moindre influence. Une fois pour toutes, Balthazar lui avait répondu qu’il travaillait à la gloire et à la fortune de sa famille. Ainsi, à toutes les tortures de cœur que madame Claës avait supportées depuis deux ans, dont chacune s’ajoutait à l’autre et accroissait la douleur du moment de toutes les douleurs passées, se joignit une crainte affreuse, incessante qui lui rendait l’avenir épouvantable. Les femmes ont des pressentiments dont la justesse tient du prodige. Pourquoi en général tremblent-elles plus qu’elles n’espèrent quand il s’agit des intérêts de la vie ? Pourquoi n’ont-elles de foi que pour les grandes idées de l’avenir religieux ? Pourquoi devinent-elles si habilement les catastrophes de fortune ou les crises de nos destinées ? Peut-être le sentiment qui les unit à l’homme qu’elles aiment, leur en fait-il admirablement peser les forces, estimer les facultés, connaître les goûts, les passions, les vices, les vertus ; la perpétuelle étude de ces causes en présence desquelles elles se trouvent sans cesse, leur donne sans doute la fatale puissance d’en prévoir les effets dans toutes les situations possibles. Ce qu’elles voient du présent leur fait juger l’avenir avec une habileté naturellement expliquée par la perfection de leur système nerveux, qui leur permet de saisir les diagnostics les plus légers de la pensée et des sentiments. Tout en elles vibre à l’unisson des grandes commotions morales. Ou elles sentent, ou elles voient. Or, quoique séparée de son mari depuis deux ans, madame Claës pressentait la perte de sa fortune. Elle avait apprécié la fougue réfléchie, l’inaltérable constance de Balthazar ; s’il était vrai qu’il cherchât à faire de l’or, il devait jeter avec une parfaite insensibilité son dernier morceau de pain dans son creuset ; mais que cherchait-il ? {p. 343} Jusque-là, le sentiment maternel et l’amour conjugal s’étaient si bien confondus dans le cœur de cette femme, que jamais ses enfants, également aimés d’elle et de son mari, ne s’étaient interposés entre eux. Mais tout à coup elle fut parfois plus mère qu’elle n’était épouse, quoiqu’elle fût plus souvent épouse que mère. Et néanmoins, quelque disposée qu’elle pût être à sacrifier sa fortune et même ses enfants au bonheur de celui qui l’avait choisie, aimée, adorée, et pour qui elle était encore la seule femme qu’il y eût au monde, les remords que lui causait la faiblesse de son amour maternel la jetaient en d’horribles alternatives. Ainsi, comme femme, elle souffrait dans son cœur ; comme mère, elle souffrait dans ses enfants ; et comme chrétienne, elle souffrait pour tous. Elle se taisait et contenait ces cruels orages dans son âme. Son mari, seul arbitre du sort de sa famille, était le maître d’en régler à son gré la destinée, il n’en devait compte qu’à Dieu. D’ailleurs, pouvait-elle lui reprocher l’emploi de sa fortune, après le désintéressement dont il avait fait preuve pendant dix années de mariage ? Était-elle juge de ses desseins ? Mais sa conscience, d’accord avec le sentiment et les lois, lui disait que les parents étaient les dépositaires de la fortune, et n’avaient pas le droit d’aliéner le bonheur matériel de leurs enfants. Pour ne point résoudre ces hautes questions, elle aimait mieux fermer les yeux, suivant l’habitude des gens qui refusent de voir l’abîme au fond duquel ils savent devoir rouler. Depuis six mois, son mari ne lui avait plus remis d’argent pour la dépense de sa maison. Elle fit vendre secrètement à Paris les riches parures de diamants que son frère lui avait données au jour de son mariage, et introduisit la plus stricte économie dans sa maison. Elle renvoya la gouvernante de ses enfants, et même la nourrice de Jean. Jadis le luxe des voitures était ignoré de la bourgeoisie à la fois si humble dans ses mœurs, si fière dans ses sentiments ; rien n’avait donc été prévu dans la maison Claës pour cette invention moderne, Balthazar était obligé d’avoir son écurie et sa remise dans une maison en face de la sienne ; ses occupations ne lui permettaient plus de surveiller cette partie du ménage qui regarde essentiellement les hommes ; madame Claës supprima la dépense onéreuse des équipages et des gens que son isolement rendait inutiles, et malgré la bonté de ces raisons, elle n’essaya point de colorer ses réformes par des prétextes. Jusqu’à présent les faits avaient démenti ses paroles, et le silence était désormais ce qui convenait le {p. 344} mieux. Le changement du train des Claës n’était pas justifiable dans un pays où, comme en Hollande, quiconque dépense tout son revenu passe pour un fou. Seulement, comme sa fille aînée, Marguerite, allait avoir seize ans, Joséphine parut vouloir lui faire faire une belle alliance, et la placer dans le monde, comme il convenait à une fille alliée aux Molina, aux Van-Ostrom-Temninck, et aux Casa-Réal. Quelques jours avant celui pendant lequel commence cette histoire, l’argent des diamants était épuisé. Ce même jour, à trois heures, en conduisant ses enfants à vêpres, madame Claës avait rencontré Pierquin qui venait la voir, et qui l’accompagna jusqu’à Saint-Pierre, en causant à voix basse sur sa situation.
— Ma cousine, dit-il, je ne saurais, sans manquer à l’amitié qui m’attache à votre famille, vous cacher le péril où vous êtes, et ne pas vous prier d’en conférer avec votre mari. Qui peut, si ce n’est vous, l’arrêter sur le bord de l’abîme où vous marchez. Les revenus des biens hypothéqués ne suffisent point à payer les intérêts des sommes empruntées ; ainsi vous êtes aujourd’hui sans aucun revenu. Si vous coupiez les bois que vous possédez, ce serait vous enlever la seule chance de salut qui vous restera dans l’avenir. Mon cousin Balthazar est en ce moment débiteur d’une somme de trente mille francs à la maison Protez et Chiffreville de Paris, avec quoi les payerez-vous, avec quoi vivrez-vous ? et que deviendrez-vous si Claës continue à demander des réactifs, des verreries, des piles de Volta et autres brimborions. Toute votre fortune, moins la maison et le mobilier, s’est dissipée en gaz et en charbon. Quand il a été question, avant-hier, d’hypothéquer sa maison, savez-vous quelle a été la réponse de Claës : — « Diable ! » Voilà depuis trois ans la première trace de raison qu’il ait donnée.
Madame Claës pressa douloureusement le bras de Pierquin, leva les yeux au ciel, et dit : — Gardez-nous le secret.
Malgré sa piété, la pauvre femme anéantie par ces paroles d’une clarté foudroyante ne put prier, elle resta sur sa chaise entre ses enfants, ouvrit son paroissien et n’en tourna pas un feuillet ; elle était tombée dans une contemplation aussi absorbante que l’étaient les méditations de son mari. L’honneur espagnol, la probité flamande résonnaient dans son âme d’une voix aussi puissante que celle de l’orgue. La ruine de ses enfants était consommée ! Entre eux et l’honneur de leur père, il ne fallait plus hésiter. La nécessité d’une lutte prochaine entre elle et son mari l’épouvantait ; {p. 345} il était à ses yeux, si grand, si imposant, que la seule perspective de sa colère l’agitait autant que l’idée de la majesté divine. Elle allait donc sortir de cette constante soumission dans laquelle elle était saintement demeurée comme épouse. L’intérêt de ses enfants l’obligerait à contrarier dans ses goûts un homme qu’elle idolâtrait. Ne faudrait-il pas souvent le ramener à des questions positives, quand il planerait dans les hautes régions de la Science, le tirer violemment d’un riant avenir pour le plonger dans ce que la matérialité présente de plus hideux, aux artistes et aux grands hommes. Pour elle, Balthazar Claës était un géant de science, un homme gros de gloire ; il ne pouvait l’avoir oubliée que pour les plus riches espérances ; puis, il était si profondément sensé, elle l’avait entendu parler avec tant de talent sur les questions de tout genre, qu’il devait être sincère en disant qu’il travaillait pour la gloire et la fortune de sa famille. L’amour de cet homme pour sa femme et ses enfants n’était pas seulement immense, il était infini. Ces sentiments n’avaient pu s’abolir, ils s’étaient sans doute agrandis en se reproduisant sous une autre forme. Elle si noble, si généreuse et si craintive, allait faire retentir incessamment aux oreilles de ce grand homme le mot argent et le son de l’argent ; lui montrer les plaies de la misère, lui faire entendre les cris de la détresse, quand il entendrait les voix mélodieuses de la Renommée. Peut-être l’affection que Balthazar avait pour elle s’en diminuerait-elle ? Si elle n’avait pas eu d’enfants, elle aurait embrassé courageusement et avec plaisir la destinée nouvelle que lui faisait son mari. Les femmes élevées dans l’opulence sentent promptement le vide que couvrent les jouissances matérielles ; et quand leur cœur, plus fatigué que flétri, leur a fait trouver le bonheur que donne un constant échange de sentiments vrais, elles ne reculent point devant une existence médiocre, si elle convient à l’être par lequel elles se savent aimées. Leurs idées, leurs plaisirs sont soumis aux caprices de cette vie en dehors de la leur ; pour elles, le seul avenir redoutable est de la perdre. En ce moment donc, ses enfants séparaient Pépita de sa vraie vie, autant que Balthazar Claës s’était séparé d’elle par la Science ; aussi, quand elle fut revenue de vêpres, et qu’elle se fut jetée dans sa bergère, renvoya-t-elle ses enfants en réclamant d’eux le plus profond silence ; puis, elle fit demander à son mari de venir la voir ; mais quoique Lemulquinier, le vieux valet de chambre, eût insisté pour {p. 346} l’arracher à son laboratoire, Balthazar y était resté. Madame Claës avait donc eu le temps de réfléchir. Et elle aussi demeura songeuse, sans faire attention à l’heure ni au temps, ni au jour. La pensée de devoir trente mille francs et de ne pouvoir les payer, réveilla les douleurs passées, les joignit à celles du présent et de l’avenir. Cette masse d’intérêts, d’idées, de sensations la trouva trop faible, elle pleura. Quand elle vit entrer Balthazar dont alors la physionomie lui parut plus terrible, plus absorbée, plus égarée qu’elle ne l’avait jamais été ; quand il ne lui répondit pas, elle resta d’abord fascinée par l’immobilité de ce regard blanc et vide, par toutes les idées dévorantes que distillait ce front chauve. Sous le coup de cette impression, elle désira mourir. Quand elle eut entendu cette voix insouciante exprimant un désir scientifique au moment où elle avait le cœur écrasé, son courage revint ; elle résolut de lutter contre cette épouvantable puissance qui lui avait ravi un amant, qui avait enlevé à ses enfants un père, à la maison une fortune, à tous le bonheur. Néanmoins, elle ne put réprimer la constante trépidation qui l’agita, car, dans toute sa vie, il ne s’était pas rencontré de scène si solennelle. Ce moment terrible ne contenait-il pas virtuellement son avenir, et le passé ne s’y résumait-il pas tout entier ?
Maintenant, les gens faibles, les personnes timides, ou celles à qui la vivacité de leurs sensations agrandit les moindres difficultés de la vie, les hommes que saisit un tremblement involontaire devant les arbitres de leur destinée peuvent tous concevoir les milliers de pensées qui tournoyèrent dans la tête de cette femme, et les sentiments sous le poids desquels son cœur fut comprimé, quand son mari se dirigea lentement vers la porte du jardin. La plupart des femmes connaissent les angoisses de l’intime délibération contre laquelle se débattit madame Claës. Ainsi celles même dont le cœur n’a encore été violemment ému que pour déclarer à leur mari quelque excédent4 de dépense ou des dettes faites chez la marchande de modes, comprendront combien les battements du cœur s’élargissent alors qu’il s’en va de toute la vie. Une belle femme a de la grâce à se jeter aux pieds de son mari, elle trouve des ressources dans les poses de la douleur ; tandis que le sentiment de ses défauts physiques augmentait encore les craintes de madame Claës. Aussi, quand elle vit Balthazar près de sortir, son premier mouvement fut-il bien de s’élancer vers lui ; mais une cruelle pensée réprima son élan, {p. 347} elle allait se mettre debout devant lui ! ne devait-elle pas paraître ridicule à un homme qui, n’étant plus soumis aux fascinations de l’amour, pourrait voir juste. Joséphine eût volontiers tout perdu, fortune et enfants, plutôt que d’amoindrir sa puissance de femme. Elle voulut écarter toute chance mauvaise dans une heure si solennelle, et appela fortement : — Balthazar ? Il se retourna machinalement et toussa ; mais sans faire attention à sa femme, il vint cracher dans une de ces petites boîtes carrées placées de distance en distance le long des boiseries, comme dans tous les appartements de la Hollande et de la Belgique. Cet homme, qui ne pensait à personne, n’oubliait jamais les crachoirs, tant cette habitude était invétérée. Pour la pauvre Joséphine, incapable de se rendre compte de cette bizarrerie, le soin constant que son mari prenait du mobilier, lui causait toujours une angoisse inouïe ; mais, dans ce moment, elle fut si violente, qu’elle la jeta hors des bornes, et lui fit crier d’un ton plein d’impatience où s’exprimèrent tous ses sentiments blessés : — Mais, monsieur, je vous parle !
— Qu’est-ce que cela signifie, répondit Balthazar en se retournant vivement et lançant à sa femme un regard où la vie revenait et qui fut pour elle comme un coup de foudre.
— Pardon, mon ami, dit-elle en pâlissant. Elle voulut se lever et lui tendre la main, mais elle retomba sans force. — Je me meurs ! dit-elle d’une voix entrecoupée par des sanglots.
À cet aspect, Balthazar eut, comme tous les gens distraits, une vive réaction et devina pour ainsi dire le secret de cette crise, il prit aussitôt madame Claës dans ses bras, ouvrit la porte qui donnait sur la petite antichambre, et franchit si rapidement le vieil escalier de bois, que la robe de sa femme ayant accroché une gueule des tarasques qui formaient les balustres, il en resta un lé5 entier arraché à grand bruit. Il donna, pour l’ouvrir, un coup de pied à la porte du vestibule commun à leurs appartements ; mais il trouva la chambre de sa femme fermée.
Il posa doucement Joséphine sur un fauteuil en se disant : — Mon Dieu, où est la clef ?
— Merci, mon ami, répondit madame Claës en ouvrant les yeux, voici la première fois depuis bien long-temps que je me suis sentie si près de ton cœur.
— Bon Dieu ! cria Claës, la clef, voici nos gens.
Joséphine lui fit signe de prendre la clef qui était attachée à un {p. 348} ruban le long de sa poche. Après avoir ouvert la porte, Balthazar jeta sa femme sur un canapé, sortit pour empêcher ses gens effrayés de monter en leur donnant l’ordre de promptement servir le dîner, et vint avec empressement retrouver sa femme.
— Qu’as-tu, ma chère vie ? dit-il en s’asseyant près d’elle et lui prenant la main qu’il baisa.
— Mais je n’ai plus rien, répondit-elle, je ne souffre plus ! Seulement, je voudrais avoir la puissance de Dieu pour mettre à tes pieds tout l’or de la terre.
— Pourquoi de l’or, demanda-t-il. Et il attira sa femme sur lui, la pressa et la baisa de nouveau sur le front. — Ne me donnes-tu pas de plus grandes richesses en m’aimant comme tu m’aimes, chère et précieuse créature, reprit-il.
— Oh ! mon Balthazar, pourquoi ne dissiperais-tu pas les angoisses de notre vie à tous, comme tu chasses par ta voix le chagrin de mon cœur. Enfin, je le vois, tu es toujours le même.
— De quelles angoisses parles-tu, ma chère ?
— Mais nous sommes ruinés, mon ami !
— Ruinés, répéta-t-il. Il se mit à sourire, caressa la main de sa femme en la tenant dans les siennes, et dit d’une voix douce qui depuis long-temps ne s’était pas fait entendre : — Mais demain, mon ange, notre fortune sera peut-être sans bornes. Hier en cherchant des secrets bien plus importants, je crois avoir trouvé le moyen de cristalliser le carbone, la substance du diamant. Ô ma chère femme !… dans quelques jours tu me pardonneras mes distractions. Il paraît que je suis distrait quelquefois. Ne t’ai-je pas brusquée tout à l’heure ? Sois indulgente pour un homme qui n’a jamais cessé de penser à toi, dont les travaux sont tout pleins de toi, de nous.
— Assez, assez, dit-elle, nous causerons de tout cela ce soir, mon ami. Je souffrais par trop de douleur, maintenant je souffre par trop de plaisir.
Elle ne s’attendait pas à revoir cette figure animée par un sentiment aussi tendre pour elle qu’il l’était jadis, à entendre cette voix toujours aussi douce qu’autrefois, et à retrouver tout ce qu’elle croyait avoir perdu.
— Ce soir, reprit-il, je veux bien, nous causerons. Si je m’absorbais dans quelque méditation, rappelle-moi cette promesse. Ce soir je veux quitter mes calculs, mes travaux, et me plonger dans {p. 349} toutes les joies de la famille, dans les voluptés du cœur ; car, Pépita, j’en ai besoin, j’en ai soif !
— Tu me diras ce que tu cherches, Balthazar ?
— Mais, pauvre enfant, tu n’y comprendrais rien.
— Tu crois ?… Hé ! mon ami, voici près de quatre mois que j’étudie la chimie pour pouvoir en causer avec toi. J’ai lu Fourcroy, Lavoisier, Chaptal, Nollet, Rouelle, Berthollet, Gay-Lussac, Spallanzani, Leuwenhoëk, Galvani, Volta, enfin tous les livres relatifs à la Science que tu adores. Va, tu peux me dire tes secrets.
— Oh ! tu es un ange, s’écria Balthazar en tombant aux genoux de sa femme et versant des pleurs d’attendrissement qui la firent tressaillir, nous nous comprendrons en tout !
— Ah ! dit-elle, je me jetterais dans le feu de l’enfer qui attise tes fourneaux pour entendre ce mot de ta bouche et pour te voir ainsi. En entendant le pas de sa fille dans l’antichambre, elle s’y élança vivement. — Que voulez-vous, Marguerite ? dit-elle à sa fille aînée.
— Ma chère mère, monsieur Pierquin vient d’arriver. S’il reste à dîner, il faudrait du linge, et vous avez oublié d’en donner ce matin.
Madame Claës tira de sa poche un trousseau de petites clefs et les remit à sa fille, en lui désignant les armoires en bois des îles qui tapissaient cette antichambre, et lui dit : — Ma fille, prenez à droite dans les services Graindorge.
— Puisque mon cher Balthazar me revient aujourd’hui, rends-le-moi tout entier ? dit-elle en rentrant et donnant à sa physionomie une expression de douce malice. Mon ami, va chez toi, fais-moi la grâce de t’habiller, nous avons Pierquin à dîner. Voyons, quitte ces habits déchirés. Tiens, vois ces taches ? N’est-ce pas de l’acide muriatique ou sulfurique qui a bordé de jaune tous ces trous ? Allons, rajeunis-toi, je vais t’envoyer Mulquinier quand j’aurai changé de robe.
Balthazar voulut passer dans sa chambre par la porte de communication, mais il avait oublié qu’elle était fermée de son côté. Il sortit par l’antichambre.
— Marguerite, mets le linge sur un fauteuil, et viens m’habiller, je ne veux pas de Martha, dit madame Claës en appelant sa fille.
Balthazar avait pris Marguerite, l’avait tournée vers lui par un mouvement joyeux en lui disant : — Bonjour, mon enfant, tu es {p. 350} bien jolie aujourd’hui dans cette robe de mousseline, et avec cette ceinture rose. Puis il la baisa au front et lui serra la main.
— Maman, papa vient de m’embrasser, dit Marguerite en entrant chez sa mère, il paraît bien joyeux, bien heureux !
— Mon enfant, votre père est un bien grand homme, voici bientôt trois ans qu’il travaille pour la gloire et la fortune de sa famille, et il croit avoir atteint le but de ses recherches. Ce jour doit être pour nous tous une belle fête…
— Ma chère maman, répondit Marguerite, nos gens étaient si tristes de le voir refrogné, que nous ne serons pas seules dans la joie. Oh ! mettez donc une autre ceinture, celle-ci est trop fanée.
— Soit, mais dépêchons-nous, je veux aller parler à Pierquin. Où est-il ?
— Dans le parloir, il s’amuse avec Jean.
— Où sont Gabriel et Félicie ?
— Je les entends dans le jardin.
— Hé ! bien, descendez vite veiller à ce qu’ils n’y cueillent pas de tulipes ! votre père ne les a pas encore vues de cette année, et il pourrait aujourd’hui vouloir les regarder en sortant de table. Dites à Mulquinier de monter à votre père tout ce dont il a besoin pour sa toilette.
Quand Marguerite fut sortie, madame Claës jeta un coup d’œil à ses enfants par les fenêtres de sa chambre qui donnaient sur le jardin, et les vit occupés à regarder un de ces insectes à ailes vertes, luisantes et tachetées d’or, vulgairement appelés des couturières.
— Soyez sages, mes bien-aimés, dit-elle en faisant remonter une partie du vitrage qui était à coulisse et qu’elle arrêta pour aérer sa chambre. Puis elle frappa doucement à la porte de communication pour s’assurer que son mari n’était pas retombé dans quelque distraction. Il ouvrit, et elle lui dit d’un accent joyeux en le voyant déshabillé : — Tu ne me laisseras pas long-temps seule avec Pierquin, n’est-ce pas ? Tu me rejoindras promptement.
Elle se trouva si leste pour descendre, qu’en l’entendant, un étranger n’aurait pas reconnu le pas d’une boiteuse.
— Monsieur en emportant madame, lui dit le valet de chambre qu’elle rencontra dans l’escalier, a déchiré la robe, ce n’est qu’un méchant bout d’étoffe ; mais il a brisé la mâchoire de cette figure, {p. 351} et je ne sais pas qui pourra la remettre. Voilà notre escalier déshonoré, cette rampe était si belle !
— Bah ! mon pauvre Mulquinier, ne la fais pas raccommoder, ce n’est pas un malheur.
— Qu’arrive-t-il donc, se dit Mulquinier, pour que ce ne soit pas un désastre ? mon maître aurait-il trouvé l’absolu ?
— Bonjour, monsieur Pierquin, dit madame Claës en ouvrant la porte du parloir.
Le notaire accourut pour donner le bras à sa cousine, mais elle ne prenait jamais que celui de son mari ; elle remercia donc son cousin par un sourire et lui dit : — Vous venez peut-être pour les trente mille francs ?
— Oui, madame, en rentrant chez moi, j’ai reçu une lettre d’avis de la maison Protez et Chiffreville qui a tiré, sur monsieur Claës, six lettres de change de chacune cinq mille francs.
— Hé ! bien, n’en parlez pas à Balthazar aujourd’hui, dit-elle. Dînez avec nous. Si par hasard il vous demandait pourquoi vous êtes venu, trouvez quelque prétexte plausible, je vous en prie. Donnez-moi la lettre, je lui parlerai moi-même de cette affaire. Tout va bien, reprit-elle en voyant l’étonnement du notaire. Dans quelques mois, mon mari remboursera probablement les sommes qu’il a empruntées.
En entendant cette phrase dite à voix basse, le notaire regarda mademoiselle Claës qui revenait du jardin, suivie de Gabriel et de Félicie, et dit : — Je n’ai jamais vu mademoiselle Marguerite aussi jolie qu’elle l’est en ce moment.
Madame Claës, qui s’était assise dans sa bergère et avait pris sur ses genoux le petit Jean, leva la tête, regarda sa fille et le notaire en affectant un air indifférent.
Pierquin était de taille moyenne, ni gras, ni maigre, d’une figure vulgairement belle et qui exprimait une tristesse plus chagrine que mélancolique, une rêverie plus indéterminée que pensive ; il passait pour misanthrope, mais il était trop intéressé, trop grand mangeur pour que son divorce avec le monde fût réel. Son regard habituellement perdu dans le vide, son attitude indifférente, son silence affecté semblaient accuser de la profondeur, et couvraient en réalité le vide et la nullité d’un notaire exclusivement occupé d’intérêts humains, mais qui se trouvait encore assez jeune pour être envieux. S’allier à la maison Claës aurait été pour {p. 352} lui la cause d’un dévouement sans bornes, s’il n’avait pas eu quelque sentiment d’avarice sous-jacent. Il faisait le généreux, mais il savait compter. Aussi, sans se rendre raison à lui-même de ses changements de manières, ses attentions étaient-elles tranchantes, dures et bourrues comme le sont en général celles des gens d’affaires, quand Claës lui semblait ruiné ; puis elles devenaient affectueuses, coulantes et presque serviles, quand il soupçonnait quelque heureuse issue aux travaux de son cousin. Tantôt il voyait en Marguerite Claës une infante de laquelle il était impossible à un simple notaire de province d’approcher ; tantôt il la considérait comme une pauvre fille trop heureuse s’il daignait en faire sa femme. Il était homme de province, et Flamand, sans malice ; il ne manquait même ni de dévouement ni de bonté ; mais il avait un naïf égoïsme qui rendait ses qualités incomplètes, et des ridicules qui gâtaient sa personne. En ce moment, madame Claës se souvint du ton bref avec lequel le notaire lui avait parlé sous le porche de l’église Saint-Pierre, et remarqua la révolution que sa réponse avait faite dans ses manières ; elle devina le fond de ses pensées, et d’un regard perspicace elle essaya de lire dans l’âme de sa fille pour savoir si elle pensait à son cousin ; mais elle ne vit en elle que la plus parfaite indifférence. Après quelques instants, pendant lesquels la conversation roula sur les bruits de la ville, le maître du logis descendit de sa chambre où, depuis un instant, sa femme entendait avec un inexprimable plaisir des bottes criant sur le parquet. Sa démarche, semblable à celle d’un homme jeune et léger, annonçait une complète métamorphose, et l’attente que son apparition causait à madame Claës fut si vive qu’elle eut peine à contenir un tressaillement quand il descendit l’escalier. Balthazar se montra bientôt dans le costume alors à la mode. Il portait des bottes à revers bien cirées qui laissaient voir le haut d’un bas de soie blanc, une culotte de casimir bleu à boutons d’or, un gilet blanc à fleurs, et un frac bleu. Il avait fait sa barbe, peigné ses cheveux, parfumé sa tête, coupé ses ongles, et lavé ses mains avec tant de soin qu’il semblait méconnaissable à ceux qui l’avaient vu naguère. Au lieu d’un vieillard presque en démence, ses enfants, sa femme et le notaire voyaient un homme de quarante ans dont la figure affable et polie était pleine de séductions. La fatigue et les souffrances que trahissaient la maigreur des contours et l’adhérence de la peau sur les os avaient même une sorte de grâce.
{p. 353} — Bonjour Pierquin, dit Balthazar Claës.
Redevenu père et mari, le chimiste prit son dernier enfant sur les genoux de sa femme, et l’éleva en l’air en le faisant rapidement descendre et le relevant alternativement.
— Voyez ce petit ? dit-il au notaire. Une si jolie créature ne vous donne-t-elle pas l’envie de vous marier ? Croyez-moi, mon cher, les plaisirs de famille consolent de tout. — Brr ! dit-il en enlevant Jean. Pound ! s’écriait-il en le mettant à terre. Brr ! Pound !
L’enfant riait aux éclats de se voir alternativement en haut du plafond et sur le parquet. La mère détourna les yeux pour ne pas trahir l’émotion que lui causait un jeu si simple en apparence et qui, pour elle, était toute une révolution domestique.
— Voyons comment tu vas, dit Balthazar en posant son fils sur le parquet et s’allant jeter dans une bergère. L’enfant courut à son père, attiré par l’éclat des boutons d’or qui attachaient la culotte au-dessus de l’oreille des bottes. — Tu es un mignon ! dit le père en l’embrassant, tu es un Claës, tu marches droit. — Hé bien ! Gabriel, comment se porte le père Morillon ? dit-il à son fils aîné en lui prenant l’oreille et la lui tortillant, te défends-tu vaillamment contre les thèmes, les versions ? mords-tu ferme aux mathématiques ?
Puis Balthazar se leva, vint à Pierquin, et lui dit avec cette affectueuse courtoisie qui le caractérisait : — Mon cher, vous avez peut-être quelque chose à me demander ? Il lui donna le bras et l’entraîna dans le jardin, en ajoutant : — Venez voir mes tulipes ?…
Madame Claës regarda son mari pendant qu’il sortait, et ne sut pas contenir sa joie en le revoyant si jeune, si affable, si bien lui-même ; elle se leva, prit sa fille par la taille, et l’embrassa en disant : — Ma chère Marguerite, mon enfant chérie, je t’aime encore mieux aujourd’hui que de coutume.
— Il y avait bien long-temps que je n’avais vu mon père si aimable, répondit-elle.
Lemulquinier vint annoncer que le dîner était servi. Pour éviter que Pierquin lui offrît le bras, madame Claës prit celui de Balthazar, et toute la famille passa dans la salle à manger.
Cette pièce dont le plafond se composait de poutres apparentes, mais enjolivées par des peintures, lavées et rafraîchies tous les ans, était garnie de hauts dressoirs en chêne sur les tablettes desquels se voyaient les plus curieuses pièces de la vaisselle patrimoniale. {p. 354} Les parois étaient tapissées de cuir violet sur lequel avaient été imprimés, en traits d’or, des sujets de chasse. Au-dessus des dressoirs, çà et là, brillaient soigneusement disposées des plumes d’oiseaux curieux et des coquillages rares. Les chaises n’avaient pas été changées depuis le commencement du seizième siècle et offraient cette forme carrée, ces colonnes torses, et ce petit dossier garni d’une étoffe à franges dont la mode fut si répandue que Raphaël l’a illustrée dans son tableau appelé la Vierge à la chaise. Le bois en était devenu noir, mais les clous dorés reluisaient comme s’ils eussent été neufs, et les étoffes soigneusement renouvelées étaient d’une couleur rouge admirable. La Flandre revivait là tout entière avec ses innovations espagnoles. Sur la table, les carafes, les flacons avaient cet air respectable que leur donnent les ventres arrondis du galbe antique. Les verres étaient bien ces vieux verres hauts sur patte qui se voient dans tous les tableaux de l’école hollandaise ou flamande. La vaisselle en grès et ornée de figures coloriées à la manière de Bernard de Palissy, sortait de la fabrique anglaise de Weegvood. L’argenterie était massive, à pans carrés, à bosses pleines, véritable argenterie de famille dont les pièces, toutes différentes de ciselure, de mode, de forme, attestaient les commencements du bien-être et les progrès de la fortune de Claës. Les serviettes avaient des franges, mode tout espagnole. Quant au linge, chacun doit penser que chez les Claës, le point d’honneur consistait à en posséder de magnifique. Ce service, cette argenterie étaient destinés à l’usage journalier de la famille. La maison de devant, où se donnaient les fêtes, avait son luxe particulier, dont les merveilles réservées pour les jours de gala, leur imprimaient cette solennité qui n’existe plus quand les choses sont déconsidérées pour ainsi dire par un usage habituel. Dans le quartier de derrière, tout était marqué au coin d’une naïveté patriarcale. Enfin, détail délicieux, une vigne courait en dehors le long des fenêtres que les pampres bordaient de toutes parts.
— Vous restez fidèle aux traditions, madame, dit Pierquin en recevant une assiettée de cette soupe au thym, dans laquelle les cuisinières flamandes ou hollandaises mettent de petites boules de viandes roulées et mêlées à des tranches de pain grillé, voici le potage du dimanche en usage chez nos pères ! Votre maison et celle de mon oncle Des Raquets sont les seules où l’on retrouve cette soupe historique dans les Pays-Bas. Ah ! pardon, le vieux monsieur {p. 355} Savaron de Savarus la fait encore orgueilleusement servir à Tournay chez lui, mais partout ailleurs la vieille Flandre s’en va. Maintenant les meubles se fabriquent à la grecque, on n’aperçoit partout que casques, boucliers, lances et faisceaux. Chacun rebâtit sa maison, vend ses vieux meubles, refond son argenterie, ou la troque contre la porcelaine de Sèvres qui ne vaut ni le vieux Saxe ni les chinoiseries. Oh ! moi je suis Flamand dans l’âme. Aussi mon cœur saigne-t-il en voyant les chaudronniers acheter pour le prix du bois ou du métal, nos beaux meubles incrustés de cuivre ou d’étain. Mais l’État social veut changer de peau, je crois. Il n’y a pas jusqu’aux procédés de l’art qui ne se perdent ! Quand il faut que tout aille vite, rien ne peut être consciencieusement fait. Pendant mon dernier voyage à Paris, l’on m’a mené voir les peintures exposées au Louvre. Ma parole d’honneur, c’est des écrans que ces toiles sans air, sans profondeur où les peintres craignent de mettre de la couleur. Et ils veulent, dit-on, renverser notre vieille école. Ah ! ouin ?…
— Nos anciens peintres, répondit Balthazar, étudiaient les diverses combinaisons et la résistance des couleurs, en les soumettant à l’action du soleil et de la pluie. Mais vous avez raison : aujourd’hui les ressources matérielles de l’art sont moins cultivées que jamais.
Madame Claës n’écoutait pas la conversation. En entendant dire au notaire que les services de porcelaine étaient à la mode, elle avait aussitôt conçu la lumineuse idée de vendre la pesante argenterie provenue de la succession de son frère, espérant ainsi pouvoir acquitter les trente mille francs dus par son mari.
— Ah ! ah ! disait Balthazar au notaire quand madame Claës se remit à la conversation, l’on s’occupe de mes travaux à Douai ?
— Oui, répondit Pierquin, chacun se demande à quoi vous dépensez tant d’argent. Hier, j’entendais monsieur le premier président déplorer qu’un homme de votre sorte cherchât la pierre philosophale. Je me suis alors permis de répondre que vous étiez trop instruit pour ne pas savoir que c’était se mesurer avec l’impossible, trop chrétien pour croire l’emporter sur Dieu, et comme tous les Claës, trop bon calculateur pour changer votre argent contre de la poudre à Perlimpinpin. Néanmoins je vous avouerai que j’ai partagé les regrets que cause votre retraite à toute la société. Vous n’êtes vraiment plus de la ville. En vérité, madame, vous eussiez {p. 356} été ravie si vous aviez pu entendre les éloges que chacun s’est plu à faire de vous et de monsieur Claës.
— Vous avez agi comme un bon parent en repoussant des imputations dont le moindre mal serait de me rendre ridicule, répondit Balthazar. Ah ! les Douaisiens me croient ruiné ! Eh ! bien, mon cher Pierquin, dans deux mois je donnerai, pour célébrer l’anniversaire de mon mariage, une fête dont la magnificence me rendra l’estime que nos chers compatriotes accordent aux écus.
Madame Claës rougit fortement. Depuis deux ans cet anniversaire avait été oublié. Semblable à ces fous qui ont des moments pendant lesquels leurs facultés brillent d’un éclat inusité, jamais Balthazar n’avait été si spirituel dans sa tendresse. Il se montra plein d’attentions pour ses enfants, et sa conversation fut séduisante de grâce, d’esprit, d’à-propos. Ce retour de la paternité, absente depuis si long-temps, était certes la plus belle fête qu’il pût donner à sa femme pour qui sa parole et son regard avaient repris cette constante sympathie d’expression qui se sent de cœur à cœur et qui prouve une délicieuse identité de sentiment.
Le vieux Lemulquinier paraissait se rajeunir, il allait et venait avec une allégresse insolite causée par l’accomplissement de ses secrètes espérances. Le changement si soudainement opéré dans les manières de son maître était encore plus significatif pour lui que pour madame Claës. Là où la famille voyait le bonheur, le valet de chambre voyait une fortune. En aidant Balthazar dans ses manipulations, il en avait épousé la folie. Soit qu’il eût saisi la portée de ses recherches dans les explications qui échappaient au chimiste quand le but se reculait sous ses mains, soit que le penchant inné chez l’homme pour l’imitation lui eût fait adopter les idées de celui dans l’atmosphère duquel il vivait, Lemulquinier avait conçu pour son maître un sentiment superstitieux mêlé de terreur, d’admiration et d’égoïsme. [ill.] Le laboratoire était pour lui, ce qu’est pour le peuple un bureau de loterie, l’espoir organisé. Chaque soir il se couchait en se disant : Demain, peut-être nagerons-nous dans l’or ! Et le lendemain il se réveillait avec une foi toujours aussi vive que la veille. Son nom indiquait une origine toute flamande. Jadis les gens du peuple n’étaient connus que par un sobriquet tiré de leur profession, de leur pays, de leur conformation physique ou de leurs qualités morales. Ce sobriquet devenait le nom de la famille bourgeoise qu’ils fondaient lors de leur affranchissement. En Flandre, les marchands de fil de lin se {p. 357} nommaient des mulquiniers, et telle était sans doute la profession de l’homme qui, parmi les ancêtres du vieux valet, passa de l’état de serf à celui de bourgeois jusqu’à ce que des malheurs inconnus rendissent le petit-fils du mulquinier à son primitif état de serf, plus la solde. L’histoire de la Flandre, de son fil et de son commerce se résumait donc en ce vieux domestique, souvent appelé par euphonie Mulquinier. Son caractère et sa physionomie ne manquaient pas d’originalité. Sa figure de forme triangulaire était large, haute et couturée par une petite-vérole qui lui avait donné de fantastiques apparences, en y laissant une multitude de linéaments blancs et brillants. Maigre et d’une taille élevée, il avait une démarche grave, mystérieuse. Ses petits yeux, orangés comme la perruque jaune et lisse qu’il avait sur la tête, ne jetaient que des regards obliques. Son extérieur était donc en harmonie avec le sentiment de curiosité qu’il excitait. Sa qualité de préparateur initié aux secrets de son maître sur les travaux duquel il gardait le silence, l’investissait d’un charme. Les habitants de la rue de Paris le regardaient passer avec un intérêt mêlé de crainte, car il avait des réponses sibylliques et toujours grosses de trésors. Fier d’être nécessaire à son maître, il exerçait sur ses camarades une sorte d’autorité tracassière, dont il profitait pour lui-même en obtenant de ces concessions qui le rendaient à moitié maître au logis. Au rebours des domestiques flamands, qui sont extrêmement attachés à la maison, il n’avait d’affection que pour Balthazar. Si quelque chagrin affligeait madame Claës, ou si quelque événement favorable arrivait dans la famille, il mangeait son pain beurré, buvait sa bière avec son flegme habituel.
Le dîner fini, madame Claës proposa de prendre le café dans le jardin, devant le buisson de tulipes qui en ornait le milieu. Les pots de terre dans lesquels étaient les tulipes dont les noms se lisaient sur des ardoises gravées, avaient été enterrés et disposés de manière à former une pyramide au sommet de laquelle s’élevait une tulipe Gueule-de-dragon que Balthazar possédait seul. Cette fleur, nommée tulipa Claësiana, réunissait les sept couleurs, et ses longues échancrures semblaient dorées sur les bords. Le père de Balthazar, qui en avait plusieurs fois refusé dix mille florins, prenait de si grandes précautions pour qu’on ne pût en voler une seule graine, qu’il la gardait dans le parloir et passait souvent des journées entières à la contempler. La tige était énorme, bien droite, ferme, d’un admirable vert ; les proportions de la plante se {p. 358} trouvaient en harmonie avec le calice dont les couleurs se distinguaient par cette brillante netteté qui donnait jadis tant de prix à ces fleurs fastueuses.
— Voilà pour trente ou quarante mille francs de tulipes, dit le notaire en regardant alternativement sa cousine et le buisson aux mille couleurs. Madame Claës était trop enthousiasmée par l’aspect de ces fleurs que les rayons du soleil couchant faisaient ressembler à des pierreries, pour bien saisir le sens de l’observation notariale.
— À quoi cela sert-il, reprit le notaire en s’adressant à Balthazar, vous devriez les vendre.
— Bah ! ai-je donc besoin d’argent ! répondit Claës en faisant le geste d’un homme à qui quarante mille francs semblaient être peu de chose.
Il y eut un moment de silence pendant lequel les enfants firent plusieurs exclamations.
— Vois donc, maman, celle-là.
— Oh ! qu’en voilà une belle !
— Comment celle-ci se nomme-t-elle ?
— Quel abîme pour la raison humaine, s’écria Balthazar en levant les mains et les joignant par un geste désespéré. Une combinaison d’hydrogène et d’oxygène fait surgir par ses dosages différents, dans un même milieu et d’un même principe, ces couleurs qui constituent chacune un résultat différent.
Sa femme entendait bien les termes de cette proposition qui fut trop rapidement énoncée pour qu’elle la conçût entièrement, Balthazar songea qu’elle avait étudié sa Science favorite, et lui dit, en lui faisant un signe mystérieux : — Tu comprendrais, tu ne saurais pas encore ce que je veux dire ! Et il parut retomber dans une de ces méditations qui lui étaient habituelles.
— Je le crois, dit Pierquin en prenant une tasse de café des mains de Marguerite. Chassez le naturel, il revient au galop, ajouta-t-il tout bas en s’adressant à madame Claës. Vous aurez la bonté de lui parler vous-même, le diable ne le tirerait pas de sa contemplation. En voilà pour jusqu’à demain.
Il dit adieu à Claës qui feignit de ne pas l’entendre, embrassa le petit Jean que la mère tenait dans ses bras, et, après avoir fait une profonde salutation, il se retira. Lorsque la porte d’entrée retentit en se fermant, Balthazar saisit sa femme par la taille, et dissipa l’inquiétude que pouvait lui donner sa feinte rêverie en lui {p. 359} disant à l’oreille : — Je savais bien comment faire pour le renvoyer.
Madame Claës tourna la tête vers son mari sans avoir honte de lui montrer les larmes qui lui vinrent aux yeux, elles étaient si douces ! puis elle appuya son front sur l’épaule de Balthazar et laissa glisser Jean à terre.
— Rentrons au parloir, dit-elle après une pause.
Pendant toute la soirée, Balthazar fut d’une gaieté presque folle ; il inventa mille jeux pour ses enfants, et joua si bien pour son propre compte, qu’il ne s’aperçut pas de deux ou trois absences que fit sa femme. Vers neuf heures et demie, lorsque Jean fut couché, quand Marguerite revint au parloir après avoir aidé sa sœur Félicie à se déshabiller, elle trouva sa mère assise dans la grande bergère, et son père qui causait avec elle en lui tenant la main. Elle craignit de troubler ses parents et paraissait vouloir se retirer sans leur parler ; madame Claës s’en aperçut et lui dit : — Venez, Marguerite, venez, ma chère enfant. Puis elle l’attira vers elle et la baisa pieusement au front en ajoutant : — Emportez votre livre dans votre chambre, et couchez-vous de bonne heure.
— Bonsoir, ma fille chérie, dit Balthazar.
Marguerite embrassa son père et s’en alla. Claës et sa femme restèrent pendant quelques moments seuls, occupés à regarder les dernières teintes du crépuscule, qui mouraient dans les feuillages du jardin déjà devenus noirs, et dont les découpures se voyaient à peine dans la lueur. Quand il fit presque nuit, Balthazar dit à sa femme d’une voix émue : — Montons.
Long-temps avant que les mœurs anglaises n’eussent consacré la chambre d’une femme comme un lieu sacré, celle d’une Flamande était impénétrable. Les bonnes ménagères de ce pays n’en faisaient pas un apparat de vertu, mais une habitude contractée dès l’enfance, une superstition domestique qui rendait une chambre à coucher un délicieux sanctuaire où l’on respirait les sentiments tendres, où le simple s’unissait à tout ce que la vie sociale a de plus doux et de plus sacré. Dans la position particulière où se trouvait madame Claës, toute femme aurait voulu rassembler autour d’elle les choses les plus élégantes ; mais elle l’avait fait avec un goût exquis, sachant quelle influence l’aspect de ce qui nous entoure exerce sur les sentiments. Chez une jolie créature c’eût été du luxe, chez elle c’était une nécessité. Elle avait compris la portée de ces mots : On se fait jolie femme ! maxime qui dirigeait {p. 360} toutes les actions de la première femme de Napoléon et la rendait souvent fausse tandis que madame Claës était toujours naturelle et vraie. Quoique Balthazar connût bien la chambre de sa femme, son oubli des choses matérielles de la vie avait été si complet, qu’en y entrant il éprouva de doux frémissements comme s’il l’apercevait pour la première fois. La fastueuse gaieté d’une femme triomphante éclatait dans les splendides couleurs des tulipes qui s’élevaient du long cou de gros vases en porcelaine chinoise, habilement disposés, et dans la profusion des lumières dont les effets ne pouvaient se comparer qu’à ceux des plus joyeuses fanfares. La lueur des bougies donnait un éclat harmonieux aux étoffes de soie gris de lin dont la monotonie était nuancée par les reflets de l’or sobrement distribué sur quelques objets, et par les tons variés des fleurs qui ressemblaient à des gerbes de pierreries. Le secret de ces apprêts, c’était lui, toujours lui !… Joséphine ne pouvait pas dire plus éloquemment à Balthazar qu’il était toujours le principe de ses joies et de ses douleurs. L’aspect de cette chambre mettait l’âme dans un délicieux état, et chassait toute idée triste pour n’y laisser que le sentiment d’un bonheur égal et pur. L’étoffe de la tenture achetée en Chine jetait cette odeur suave qui pénètre le corps sans le fatiguer. Enfin, les rideaux soigneusement tirés trahissaient un désir de solitude, une intention jalouse de garder les moindres sons de la parole, et d’enfermer là les regards de l’époux reconquis. Parée de sa belle chevelure noire parfaitement lisse et qui retombait de chaque côté de son front comme deux ailes de corbeau, madame Claës enveloppée d’un peignoir qui lui montait jusqu’au cou et que garnissait une longue pèlerine où bouillonnait la dentelle alla tirer la portière en tapisserie qui ne laissait parvenir aucun bruit du dehors. De là, Joséphine jeta sur son mari qui s’était assis près de la cheminée un de ces gais sourires par lesquels une femme spirituelle et dont l’âme vient parfois embellir la figure sait exprimer d’irrésistibles espérances. Le charme le plus grand d’une femme consiste dans un appel constant à la générosité de l’homme, dans une gracieuse déclaration de faiblesse par laquelle elle l’enorgueillit, et réveille en lui les plus magnifiques sentiments. L’aveu de la faiblesse ne comporte-t-il pas de magiques séductions ? Lorsque les anneaux de la portière eurent glissé sourdement sur leur tringle de bois, elle se retourna vers son mari, parut vouloir dissimuler en ce moment ses défauts corporels en {p. 361} appuyant la main sur une chaise, pour se traîner avec grâce. C’était appeler à son secours. Balthazar, un moment abîmé dans la contemplation de cette tête olivâtre qui se détachait sur ce fond gris en attirant et satisfaisant le regard, se leva pour prendre sa femme et la porta sur le canapé. C’était bien ce qu’elle voulait.
— Tu m’as promis, dit-elle en lui prenant la main qu’elle garda entre ses mains électrisantes, de m’initier au secret de tes recherches. Conviens, mon ami, que je suis digne de le savoir, puisque j’ai eu le courage d’étudier une science condamnée par l’Église, pour être en état de te comprendre ; mais je suis curieuse, ne me cache rien. Ainsi, raconte-moi par quel hasard, un matin tu t’es levé soucieux, quand la veille je t’avais laissé si heureux ?
— Et c’est pour entendre parler chimie que tu t’es mise avec tant de coquetterie ?
— Mon ami, recevoir une confidence qui me fait entrer plus avant dans ton cœur, n’est-ce pas pour moi le plus grand des plaisirs, n’est-ce pas une entente d’âme qui comprend et engendre toutes les félicités de la vie ? Ton amour me revient pur et entier, je veux savoir quelle idée a été assez puissante pour m’en priver si long-temps. Oui, je suis plus jalouse d’une pensée que de toutes les femmes ensemble. L’amour est immense, mais il n’est pas infini ; tandis que la Science a des profondeurs sans limites où je ne saurais te voir aller seul. Je déteste tout ce qui peut se mettre entre nous. Si tu obtenais la gloire après laquelle tu cours, j’en serais malheureuse ; ne te donnerait-elle pas de vives jouissances ? Moi seule, monsieur, dois être la source de vos plaisirs.
— Non, ce n’est pas une idée, mon ange, qui m’a jeté dans cette belle voie, mais un homme.
— Un homme, s’écria-t-elle avec terreur.
— Te souviens-tu, Pépita, de l’officier polonais que nous avons logé, chez nous, en 1809 ?
— Si je m’en souviens ! dit-elle. Je me suis souvent impatientée de ce que ma mémoire me fit si souvent revoir ses deux yeux semblables à des langues de feu, les salières au-dessus de ses sourcils où se voyaient des charbons de l’enfer, son large crâne sans cheveux, ses moustaches relevées, sa figure anguleuse, dévastée !… Enfin quel calme effrayant dans sa démarche ?… S’il y avait eu de la place dans les auberges, il n’aurait certes pas couché ici.
{p. 362} — Ce gentilhomme polonais se nommait monsieur Adam de Wierzchownia, reprit Balthazar. Quand le soir tu nous eus laissés seuls dans le parloir, nous nous sommes mis par hasard à causer chimie. Arraché par la misère à l’étude de cette science, il s’était fait soldat. Je crois que ce fut à l’occasion d’un verre d’eau sucrée que nous nous reconnûmes pour adeptes. Lorsque j’eus dit à Mulquinier d’apporter du sucre en morceaux, le capitaine fit un geste de surprise. — Vous avez étudié la chimie, me demanda-t-il. — Avec Lavoisier, lui répondis-je. — Vous êtes bien heureux d’être libre et riche ! s’écria-t-il. Et il sortit de sa poitrine un de ces soupirs d’homme qui révèlent un enfer de douleurs caché sous un crâne ou enfermé dans un cœur, enfin ce fut quelque chose d’ardent, de concentré que la parole n’exprime pas. Il acheva sa pensée par un regard qui me glaça. Après une pause, il me dit que la Pologne quasi morte, il s’était réfugié en Suède. Il avait cherché là des consolations dans l’étude de la chimie pour laquelle il s’était toujours senti une irrésistible vocation. — Eh ! bien, ajouta-t-il, je le vois, vous avez reconnu comme moi, que la gomme arabique, le sucre et l’amidon mis en poudre, donnent une substance absolument semblable, et à l’analyse un même résultat qualitatif. Il fit encore une pause, et après m’avoir examiné d’un œil scrutateur, il me dit confidentiellement et à voix basse de solennelles paroles dont, aujourd’hui, le sens général est seul resté dans ma mémoire ; mais il les accompagna d’une puissance de son, de chaudes inflexions et d’une force dans le geste qui me remuèrent les entrailles et frappèrent mon entendement comme un marteau bat le fer sur une enclume. Voici donc en abrégé ces raisonnements qui furent pour moi le charbon que Dieu mit sur la langue d’Isaïe, car mes études chez Lavoisier me permettaient d’en sentir toute la portée. « Monsieur, me dit-il, la parité de ces trois substances, en apparence si distinctes, m’a conduit à penser que toutes les productions de la nature devaient avoir un même principe. Les travaux de la chimie moderne ont prouvé la vérité de cette loi, pour la partie la plus considérable des effets naturels. La chimie divise la création en deux portions distinctes : la nature organique, la nature inorganique. En comprenant toutes les créations végétales ou animales dans lesquelles se montre une organisation plus ou moins perfectionnée, ou, pour être plus exact, une plus ou moins grande motilité qui y détermine plus ou moins de sentiment, la {p. 363} nature organique est, certes, la partie la plus importante de notre monde. Or, l’analyse a réduit tous les produits de cette nature à quatre corps simples qui sont trois gaz : l’azote, l’hydrogène, l’oxygène ; et un autre corps simple non métallique et solide, le carbone. Au contraire, la nature inorganique, si peu variée, dénuée de mouvement, de sentiment, et à laquelle on peut refuser le don de croissance que lui a légèrement accordé Linné, compte cinquante-trois corps simples dont les différentes combinaisons forment tous ses produits. Est-il probable que les moyens soient plus nombreux là où il existe moins de résultats ?… Aussi, l’opinion de mon ancien maître est-elle que ces cinquante-trois corps ont un principe commun, modifié jadis par l’action d’une puissance éteinte aujourd’hui, mais que le génie humain doit faire revivre. Eh ! bien, supposez un moment que l’activité de cette puissance soit réveillée, nous aurions une chimie unitaire. Les natures organique et inorganique reposeraient vraisemblablement sur quatre principes, et si nous parvenions à décomposer l’azote, que nous devons considérer comme une négation, nous n’en aurions plus que trois. Nous voici déjà près du grand Ternaire des anciens et des alchimistes du Moyen-âge dont nous nous moquons à tort. La chimie moderne n’est encore que cela. C’est beaucoup et c’est peu. C’est beaucoup, car la chimie s’est habituée à ne reculer devant aucune difficulté. C’est peu, en comparaison de ce qui reste à faire. Le hasard l’a bien servie, cette belle Science ! Ainsi, cette larme de carbone pur cristallisé, le diamant, ne paraissait-il pas la dernière substance qu’il fût possible de créer. Les anciens alchimistes qui croyaient l’or décomposable, conséquemment faisable, reculaient à l’idée de produire le diamant, nous avons cependant découvert la nature et la loi de sa composition. Moi, dit-il, je suis allé plus loin ! Une expérience m’a démontré que le mystérieux Ternaire dont on s’occupe depuis un temps immémorial, ne se trouvera point dans les analyses actuelles qui manquent de direction vers un point fixe. Voici d’abord l’expérience. Semez des graines de cresson (pour prendre une substance entre toutes celles de la nature organique) dans de la fleur de soufre (pour prendre également un corps simple). Arrosez les graines avec de l’eau distillée pour ne laisser pénétrer dans les produits de la germination aucun principe qui ne soit certain ? Les graines germent, poussent dans un milieu connu en ne se nourrissant que de principes connus par l’analyse. {p. 364} Coupez à plusieurs reprises la tige des plantes, afin de vous en procurer une assez grande quantité pour obtenir quelques gros de cendres en les faisant brûler et pouvoir ainsi opérer sur une certaine masse ; eh ! bien, en analysant ces cendres, vous trouverez de l’acide silicique, de l’alumine, du phosphate et du carbonate calcique, du carbonate magnésique, du sulfate, du carbonate potassique et de l’oxyde ferrique, comme si le cresson était venu en terre, au bord des eaux. Or, ces substances n’existaient ni dans le soufre, corps simple, qui servait de sol à la plante, ni dans l’eau employée à l’arroser et dont la composition est connue ; mais comme elles ne sont pas non plus dans la graine, nous ne pouvons expliquer leur présence dans la plante qu’en supposant un élément commun aux corps contenus dans le cresson, et à ceux qui lui ont servi de milieu. Ainsi l’air, l’eau distillée, la fleur de soufre, et les substances que donne l’analyse du cresson, c’est-à-dire la potasse, la chaux, la magnésie, l’alumine, etc., auraient un principe commun errant dans l’atmosphère telle que la fait le soleil. De cette irrécusable expérience, s’écria-t-il, j’ai déduit l’existence de l’Absolu ! Une substance commune à toutes les créations, modifiée par une force unique, telle est la position nette et claire du problème offert par l’Absolu et qui m’a semblé cherchable. Là vous rencontrerez le mystérieux Ternaire, devant lequel s’est, de tout temps, agenouillée l’Humanité : la matière première, le moyen, le résultat. Vous trouverez ce terrible nombre Trois en toute chose humaine, il domine les religions, les sciences et les lois. Ici, me dit-il, la guerre et la misère ont arrêté mes travaux. Vous êtes un élève de Lavoisier, vous êtes riche et maître de votre temps, je puis donc vous faire part de mes conjectures. Voici le but que mes expériences personnelles m’ont fait entrevoir. La MATIÈRE UNE doit être un principe commun aux trois gaz et au carbone. Le MOYEN doit être le principe commun à l’électricité négative et à l’électricité positive. Marchez à la découverte des preuves qui établiront ces deux vérités, vous aurez la raison suprême de tous les effets de la nature. Oh ! monsieur, quand on porte là, dit-il en se frappant le front, le dernier mot de la création, en pressentant l’Absolu, est-ce vivre que d’être entraîné dans le mouvement de ce ramas d’hommes qui se ruent à heure fixe les uns sur les autres sans savoir ce qu’ils font. Ma vie actuelle est exactement l’inverse d’un songe. Mon corps va, vient, agit, se trouve au milieu du feu, des canons, des {p. 365} hommes, traverse l’Europe au gré d’une puissance à laquelle j’obéis en la méprisant. Mon âme n’a nulle conscience de ces actes, elle reste fixe, plongée dans une idée, engourdie par cette idée, la recherche de l’Absolu, de ce principe par lequel des graines, absolument semblables, mises dans un même milieu, donnent, l’une des calices blancs, l’autre des calices jaunes ! Phénomène applicable aux vers à soie qui, nourris des mêmes feuilles et constitués sans différences apparentes, font les uns de la soie jaune, et les autres de la soie blanche ; enfin applicable à l’homme lui-même qui souvent a légitimement des enfants entièrement dissemblables avec la mère et lui. La déduction logique de ce fait n’implique-t-elle pas d’ailleurs la raison de tous les effets de la nature ? Hé ! quoi de plus conforme à nos idées sur Dieu que de croire qu’il a tout fait par le moyen le plus simple ? L’adoration pythagoricienne pour le UN d’où sortent tous les nombres et qui représente la matière une ; celle pour le nombre DEUX, la première agrégation et le type de toutes les autres ; celle pour le nombre TROIS, qui, de tout temps, a configuré Dieu, c’est-à-dire la Matière, la Force et le Produit, ne résumaient-elles pas traditionnellement la connaissance confuse de l’Absolu. Sthall, Becher, Paracelse, Agrippa, tous les grands chercheurs de causes occultes avaient pour mot d’ordre le Trismégiste, qui veut dire le grand Ternaire. Les ignorants, habitués à condamner l’alchimie, cette chimie transcendante, ne savent sans doute pas que nous nous occupons à justifier les recherches passionnées de ces grands hommes ! L’Absolu trouvé, je me serais alors colleté avec le Mouvement. Ah ! tandis que je me nourris de poudre, et commande à des hommes de mourir assez inutilement, mon ancien maître entasse découvertes sur découvertes, il vole vers l’Absolu ! Et moi ! je mourrai comme un chien, au coin d’une batterie. » Quand ce pauvre grand homme eut repris un peu de calme, il me dit avec une sorte de fraternité touchante : « Si je trouvais une expérience à faire, je vous la léguerais avant de mourir. » Ma Pépita, dit Balthazar en serrant la main de sa femme, des larmes de rage ont coulé sur les joues creuses de cet homme pendant qu’il jetait dans mon âme le feu de ce raisonnement que déjà Lavoisier s’était timidement fait, sans oser s’y abandonner.
— Comment, s’écria madame Claës, qui ne put s’empêcher d’interrompre son mari, cet homme, en passant une nuit sous notre toit, nous a enlevé tes affections, a détruit, par une seule {p. 366} phrase et par un seul mot, le bonheur d’une famille. Ô mon cher Balthazar ! cet homme a-t-il fait le signe de la croix ? l’as-tu bien examiné ? Le Tentateur peut seul avoir cet œil jaune d’où sortait le feu de Prométhée. Oui, le démon pouvait seul t’arracher à moi. Depuis ce jour, tu n’as plus été ni père, ni époux, ni chef de famille.
— Quoi ! dit Balthazar en se dressant dans la chambre et jetant un regard perçant à sa femme, tu blâmes ton mari de s’élever au-dessus des autres hommes, afin de pouvoir jeter sous tes pieds la pourpre divine de la gloire, comme une minime offrande auprès des trésors de ton cœur ! Mais tu ne sais donc pas ce que j’ai fait, depuis trois ans ? des pas de géant ! ma Pépita, dit-il en s’animant. Son visage parut alors à sa femme plus étincelant sous le feu du génie qu’il ne l’avait été sous le feu de l’amour, et elle pleura en l’écoutant. — J’ai combiné le chlore et l’azote, j’ai décomposé plusieurs corps jusqu’ici considérés comme simples, j’ai trouvé de nouveaux métaux. Tiens, dit-il en voyant les pleurs de sa femme, j’ai décomposé les larmes. Les larmes contiennent un peu de phosphate de chaux, de chlorure de sodium, du mucus et de l’eau. Il continua de parler sans voir l’horrible convulsion qui travailla la physionomie de Joséphine, il était monté sur la Science qui l’emportait en croupe, ailes déployées, bien loin du monde matériel. — Cette analyse, ma chère, est une des meilleures preuves du système de l’Absolu. Toute vie implique une combustion. Selon le plus ou moins d’activité du foyer, la vie est plus ou moins persistante. Ainsi la destruction du minéral est indéfiniment retardée, parce que la combustion y est virtuelle, latente ou insensible. Ainsi les végétaux qui se rafraîchissent incessamment par la combinaison d’où résulte l’humide, vivent indéfiniment, et il existe plusieurs végétaux contemporains du dernier cataclysme. Mais, toutes les fois que la nature a perfectionné un appareil, que dans un but ignoré elle y a jeté le sentiment, l’instinct ou l’intelligence, trois degrés marqués dans le système organique, ces trois organismes veulent une combustion dont l’activité est en raison directe du résultat obtenu. L’homme, qui représente le plus haut point de l’intelligence et qui nous offre le seul appareil d’où résulte un pouvoir à demi créateur, la pensée ! est, parmi les créations zoologiques, celle où la combustion se rencontre dans son degré le plus intense et dont les puissants effets sont en quelque sorte révélés par les {p. 367} phosphates, les sulfates et les carbonates que fournit son corps dans notre analyse. Ces substances ne seraient-elles pas les traces que laisse en lui l’action du fluide électrique, principe de toute fécondation ? L’électricité ne se manifesterait-elle pas en lui par des combinaisons plus variées qu’en tout autre animal ? N’aurait-il pas des facultés plus grandes que toute autre créature pour absorber de plus fortes portions du principe absolu, et ne se les assimilerait-il pas pour en composer dans une plus parfaite machine, sa force et ses idées ! Je le crois. L’homme est un matras. Ainsi, selon moi, l’idiot serait celui dont le cerveau contiendrait le moins de phosphore ou tout autre produit de l’électro-magnétisme, le fou celui dont le cerveau en contiendrait trop, l’homme ordinaire celui qui en aurait peu, l’homme de génie celui dont la cervelle en serait saturée à un degré convenable. L’homme constamment amoureux, le porte-faix, le danseur, le grand mangeur, sont ceux qui déplaceraient la force résultante de leur appareil électrique. Ainsi, nos sentiments…
— Assez, Balthazar ; tu m’épouvantes, tu commets des sacrilèges. Quoi ! mon amour serait…
— De la matière éthérée qui se dégage, dit Claës, et qui sans doute est le mot de l’Absolu. Songe donc que si moi, moi le premier ! si je trouve, si je trouve, si je trouve ! En disant ces mots sur trois tons différents, son visage monta par degrés à l’expression de l’inspiré. Je fais les métaux, je fais les diamants, je répète la nature, s’écria-t-il.
— En seras-tu plus heureux ? cria-t-elle avec désespoir. Maudite Science, maudit démon ! tu oublies, Claës, que tu commets le péché d’orgueil dont fut coupable Satan. Tu entreprends sur Dieu.
— Oh ! oh ! Dieu !
— Il le nie ! s’écria-t-elle en se tordant les mains. Claës, Dieu dispose d’une puissance que tu n’auras jamais.
À cet argument qui semblait annuler sa chère Science, il regarda sa femme en tremblant.
— Quoi ! dit-il.
— La force unique, le mouvement. Voilà ce que j’ai saisi à travers les livres que tu m’as contrainte à lire. Analyse des fleurs, des fruits, du vin de Malaga ; tu découvriras certes leurs principes qui viennent, comme ceux de ton cresson, dans un milieu qui {p. 368} semble leur être étranger ; tu peux, à la rigueur, les trouver dans la nature ; mais en les rassemblant, feras-tu ces fleurs, ces fruits, le vin de Malaga ? auras-tu les incompréhensibles effets du soleil, auras-tu l’atmosphère de l’Espagne ? Décomposer n’est pas créer.
— Si je trouve la force coërcitive, je pourrai créer.
— Rien ne l’arrêtera, cria Pépita d’une voix désespérante. Oh ! mon amour, il est tué, je l’ai perdu. Elle fondit en larmes, et ses yeux animés par la douleur et par la sainteté des sentiments qu’ils épanchaient, brillèrent plus beaux que jamais à travers ses pleurs. Oui, reprit-elle en sanglotant, tu es mort à tout. Je le vois, la Science est plus puissante en toi que toi-même, et son vol t’a emporté trop haut pour que tu redescendes jamais à être le compagnon d’une pauvre femme. Quel bonheur puis-je t’offrir encore ? Ah ! je voudrais, triste consolation, croire que Dieu t’a créé pour manifester ses œuvres et chanter ses louanges, qu’il a renfermé dans ton sein une force irrésistible qui te maîtrise. Mais non, Dieu est bon, il te laisserait au cœur quelques pensées pour une femme qui t’adore, pour des enfants que tu dois protéger. Oui, le démon seul peut t’aider à marcher seul au milieu de ces abîmes sans issue, parmi ces ténèbres où tu n’es pas éclairé par la foi d’en haut, mais par une horrible croyance en tes facultés ! Autrement, ne te serais-tu pas aperçu, mon ami, que tu as dévoré neuf cent mille francs depuis trois ans ? Oh ! rends-moi justice, toi, mon dieu sur cette terre, je ne te reproche rien. Si nous étions seuls, je t’apporterais à genoux toutes nos fortunes en te disant : Prends, jette dans ton fourneau, fais-en de la fumée, et je rirais de la voir voltiger. Si tu étais pauvre, j’irais mendier sans honte pour te procurer le charbon nécessaire à l’entretien de ton fourneau. Enfin, si en m’y précipitant, je te faisais trouver ton exécrable Absolu, Claës, je m’y précipiterais avec bonheur, puisque tu places ta gloire et tes délices dans ce secret encor introuvé. Mais nos enfants, Claës, nos enfants ! que deviendront-ils, si tu ne devines pas bientôt ce secret de l’enfer ! Sais-tu pourquoi venait Pierquin ? Il venait te demander trente mille francs que tu dois, sans les avoir. Tes propriétés ne sont plus à toi. Je lui ai dit que tu avais ces trente mille francs, afin de t’épargner l’embarras où t’auraient mis ses questions ; mais pour acquitter cette somme, j’ai pensé à vendre notre vieille argenterie. Elle vit les yeux de son mari près de s’humecter, et se jeta désespérément à ses pieds en levant vers lui des mains suppliantes. Mon {p. 369} ami, s’écria-t-elle, cesse un moment tes recherches, économisons l’argent nécessaire à ce qu’il te faudra pour les reprendre plus tard, si tu ne peux renoncer à poursuivre ton œuvre. Oh ! je ne la juge pas, je soufflerai tes fourneaux, si tu le veux ; mais ne réduis pas nos enfants à la misère, tu ne peux plus les aimer, la Science a dévoré ton cœur, ne leur lègue pas une vie malheureuse en échange du bonheur que tu leur devais. Le sentiment maternel a été trop souvent le plus faible dans mon cœur, oui, j’ai souvent souhaité ne pas être mère afin de pouvoir m’unir plus intimement à ton6 âme, à ta vie ! aussi, pour étouffer mes remords ! dois-je plaider auprès de toi la cause de tes enfants avant la mienne.
Ses cheveux s’étaient déroulés et flottaient sur ses épaules, ses yeux dardaient mille sentiments comme autant de flèches, elle triompha de sa rivale, Balthazar l’enleva, la porta sur le canapé, se mit à ses pieds.
— Je t’ai donc causé des chagrins, lui dit-il avec l’accent d’un homme qui se réveillerait d’un songe pénible.
— Pauvre Claës, tu nous en donneras encore malgré toi, dit-elle en lui passant sa main dans les cheveux. Allons, viens t’asseoir près de moi, dit-elle en lui montrant sa place sur le canapé. Tiens, j’ai tout oublié, puisque tu nous reviens. Va, mon ami, nous réparerons tout, mais tu ne t’éloigneras plus de ta femme, n’est-ce pas ? Dis oui ? Laisse-moi, mon grand et beau Claës, exercer sur ton noble cœur cette influence féminine si nécessaire au bonheur des artistes malheureux, des grands hommes souffrants ! Tu me brusqueras, tu me briseras si tu veux, mais tu me permettras de te contrarier un peu pour ton bien. Je n’abuserai jamais du pouvoir que tu me concéderas. Sois célèbre, mais sois heureux aussi. Ne nous préfère pas la Chimie. Écoute, nous serons bien complaisants, nous permettrons à la Science d’entrer avec nous dans le partage de ton cœur ; mais sois juste, donne-nous bien notre moitié ? Dis, mon désintéressement n’est-il pas sublime ?
Elle fit sourire Balthazar. Avec cet art merveilleux que possèdent les femmes, elle avait amené la plus haute question dans le domaine de la plaisanterie où les femmes sont maîtresses. Cependant quoiqu’elle parût rire, son cœur était si violemment contracté qu’il reprenait difficilement le mouvement égal et doux de son état habituel ; mais en voyant renaître dans les yeux de Balthazar l’expression qui la charmait, qui était sa gloire à elle, et lui révélait l’entière {p. 370} action de son ancienne puissance qu’elle croyait perdue, elle lui dit en souriant : — Crois-moi, Balthazar, la nature nous a faits pour sentir, et quoique tu veuilles que nous ne soyons que des machines électriques, tes gaz, tes matières éthérées n’expliqueront jamais le don que nous possédons d’entrevoir l’avenir.
— Si, reprit-il, par les affinités. La puissance de vision qui fait le poète, et la puissance de déduction qui fait le savant, sont fondées sur des affinités invisibles, intangibles et impondérables que le vulgaire range dans la classe des phénomènes moraux, mais qui sont des effets physiques. Le prophète voit et déduit. Malheureusement ces espèces d’affinités sont trop rares et trop peu perceptibles pour être soumises à l’analyse ou à l’observation.
— Ceci, dit-elle en lui prenant un baiser, pour éloigner la Chimie qu’elle avait si malencontreusement réveillée, serait donc une affinité ?
— Non, c’est une combinaison : deux substances de même signe ne produisent aucune activité…
— Allons, tais-toi, dit-elle, tu me ferais mourir de douleur. Oui, je ne supporterais pas, cher, de voir ma rivale jusques dans les transports de ton amour.
— Mais, ma chère vie, je ne pense qu’à toi, mes travaux sont la gloire de ma famille, tu es au fond de toutes mes espérances.
— Voyons, regarde-moi ?
Cette scène l’avait rendue belle comme une jeune femme, et de toute sa personne, son mari ne voyait que sa tête, au-dessus d’un nuage de mousselines et de dentelles.
— Oui, j’ai eu bien tort de te délaisser pour la Science. Maintenant, quand je retomberai dans mes préoccupations, eh ! bien, ma Pépita, tu m’y arracheras, je le veux.
Elle baissa les yeux et laissa prendre sa main, sa plus grande beauté, une main à la fois puissante et délicate.
— Mais, je veux plus encore, dit-elle.
— Tu es7 si délicieusement belle que tu peux tout obtenir.
— Je veux briser ton laboratoire et enchaîner ta Science, dit-elle en jetant du feu par les yeux.
— Eh ! bien, au diable la Chimie.
— Ce moment efface toutes mes douleurs, reprit-elle. Maintenant, fais-moi souffrir si tu veux.
En entendant ce mot, les larmes gagnèrent Balthazar.
{p. 371} — Mais tu as raison, je ne vous voyais qu’à travers un voile, et je ne vous entendais plus.
— S’il ne s’était agi que de moi, dit-elle, j’aurais continué à souffrir en silence, sans élever la voix devant mon souverain ; mais tes fils ont besoin de considération, Claës. Je t’assure que si tu continuais à dissiper ainsi ta fortune, quand même ton but serait glorieux, le monde ne t’en tiendrait aucun compte et son blâme retomberait sur les tiens. Ne doit-il pas te suffire, à toi, homme de si haute portée, que ta femme ait attiré ton attention sur un danger que tu n’apercevais pas ? Ne parlons plus de tout cela, dit-elle en lui lançant un sourire et un regard pleins de coquetterie. Ce soir, mon Claës, ne soyons pas heureux à demi.
Le lendemain de cette soirée si grave dans la vie de ce ménage, Balthazar Claës, de qui Joséphine avait sans doute obtenu quelque promesse relativement à la cessation de ses travaux, ne monta point à son laboratoire et resta près d’elle durant toute la journée. Le lendemain, la famille fit ses préparatifs pour aller à la campagne où elle demeura deux mois environ, et d’où elle ne revint en ville que pour s’y occuper de la fête par laquelle Claës voulait, comme jadis, célébrer l’anniversaire de son mariage. Balthazar obtint alors, de jour en jour, les preuves du dérangement que ses travaux et son insouciance avaient apporté dans ses affaires. Loin d’élargir la plaie par des observations, sa femme trouvait toujours des palliatifs aux maux consommés. Des sept domestiques qu’avait Claës, le jour où il reçut pour la dernière fois, il ne restait plus que Lemulquinier, Josette la cuisinière, et une vieille femme de chambre nommée Martha qui n’avait pas quitté sa maîtresse depuis sa sortie du couvent ; il était donc impossible de recevoir la haute société de la ville avec un si petit nombre de serviteurs. Madame Claës leva toutes les difficultés en proposant de faire venir un cuisinier de Paris, de dresser au service le fils de leur jardinier, et d’emprunter le domestique de Pierquin. Ainsi, personne ne s’apercevrait encore de leur état de gêne. Pendant vingt jours que durèrent les apprêts, madame Claës sut tromper avec habileté le désœuvrement de son mari : tantôt elle le chargeait de choisir les fleurs rares qui devaient orner le grand escalier, la galerie et les appartements ; tantôt elle l’envoyait à Dunkerque pour s’y procurer quelques-uns de ces monstrueux poissons, la gloire des tables ménagères dans le département du Nord. Une fête comme {p. 372} celle que donnait Claës était une affaire capitale, qui exigeait une multitude de soins et une correspondance active, dans un pays où les traditions de l’hospitalité mettent si bien en jeu l’honneur des familles, que, pour les maîtres et les gens, un dîner est comme une victoire à remporter sur les convives. Les huîtres arrivaient d’Ostende, les coqs de bruyère étaient demandés à l’Écosse, les fruits venaient de Paris ; enfin les moindres accessoires ne devaient pas démentir le luxe patrimonial. D’ailleurs le bal de la maison Claës avait une sorte de célébrité. Le chef-lieu du Département étant alors à Douai, cette soirée ouvrait en quelque sorte la saison d’hiver, et donnait le ton à toutes celles du pays. Aussi pendant quinze ans Balthazar s’était-il efforcé de se distinguer, et avait si bien réussi qu’il s’en faisait chaque fois des récits à vingt lieues à la ronde, et qu’on parlait des toilettes, des invités, des plus petits détails, des nouveautés qu’on y avait vues, ou des événements qui s’y étaient passés. Ces préparatifs empêchèrent donc Claës de songer à la recherche de l’Absolu. En revenant aux idées domestiques et à la vie sociale, le savant retrouva son amour-propre d’homme, de Flamand, de maître de maison, et se plut à étonner la contrée. Il voulut imprimer un caractère à cette soirée par quelque recherche nouvelle, et il choisit, parmi toutes les fantaisies du luxe, la plus jolie, la plus riche, la plus passagère, en faisant de sa maison un bocage de plantes rares, et préparant des bouquets de fleurs pour les femmes. Les autres détails de la fête répondaient à ce luxe inouï, rien ne paraissait devoir en faire manquer l’effet. Mais le vingt-neuvième bulletin et les nouvelles particulières des désastres éprouvés par la grande-armée en Russie et à la Bérésina s’étaient répandus dans l’après-dîner. Une tristesse profonde et vraie s’empara des Douaisiens, qui, par un sentiment patriotique, refusèrent unanimement de danser. Parmi les lettres qui arrivèrent de Pologne à Douai, il y en eut une pour Balthazar. Monsieur de Wierzchownia8, alors à Dresde où il se mourait, disait-il, d’une blessure reçue dans un des derniers engagements, avait voulu léguer à son hôte plusieurs idées qui, depuis leur rencontre, lui étaient survenues relativement à l’Absolu. Cette lettre plongea Claës dans une profonde rêverie qui fit honneur à son patriotisme ; mais sa femme ne s’y méprit pas. Pour elle, la fête eut un double deuil. Cette soirée, pendant laquelle la maison Claës jetait son dernier éclat, eut donc quelque chose de sombre et de triste au milieu {p. 373} de tant de magnificence, de curiosités amassées par six générations dont chacune avait eu sa manie, et que les Douaisiens admirèrent pour la dernière fois.
La reine de ce jour fut Marguerite, alors âgée de seize ans, et que ses parents présentèrent au monde. Elle attira tous les regards par une extrême simplicité, par son air candide et surtout par sa physionomie en accord avec ce logis. C’était bien la jeune fille flamande telle que les peintres du pays l’ont représentée : une tête parfaitement ronde et pleine ; des cheveux châtains, lissés sur le front et séparés en deux bandeaux ; des yeux gris, mélangés de vert ; de beaux bras, un embonpoint qui ne nuisait pas à la beauté ; un air timide, mais sur son front haut et plat, une fermeté qui se cachait sous un calme et une douceur apparentes. Sans être ni triste ni mélancolique, elle parut avoir peu d’enjouement. La réflexion, l’ordre, le sentiment du devoir, les trois principales expressions du caractère flamand animaient sa figure froide au premier aspect, mais sur laquelle le regard était ramené par une certaine grâce dans les contours, et par une paisible fierté qui donnait des gages au bonheur domestique. Par une bizarrerie que les physiologistes n’ont pas encore expliquée, elle n’avait aucun trait de sa mère ni de son père, et offrait une vivante image de son aïeule maternelle, une Conyncks de Bruges, dont le portrait conservé précieusement attestait cette ressemblance.
Le souper donna quelque vie à la fête. Si les désastres de l’armée interdisaient les réjouissances de la danse, chacun pensa qu’ils ne devaient pas exclure les plaisirs de la table. Les patriotes se retirèrent promptement. Les indifférents restèrent avec quelques joueurs et plusieurs amis de Claës ; mais, insensiblement, cette maison si brillamment éclairée, où se pressaient toutes les notabilités de Douai, rentra dans le silence ; et, vers une heure du matin, la galerie fut déserte, les lumières s’éteignirent de salon en salon. Enfin cette cour intérieure, un moment si bruyante, si lumineuse, redevint noire et sombre : image prophétique de l’avenir qui attendait la famille. Quand les Claës rentrèrent dans leur appartement, Balthazar fit lire à sa femme la lettre du Polonais, elle la lui rendit par un geste triste, elle prévoyait l’avenir.
En effet, à compter de ce jour, Balthazar déguisa mal le chagrin et l’ennui qui l’accabla. Le matin, après le déjeuner de famille, il jouait un moment dans le parloir avec son fils Jean, {p. 374} causait avec ses deux filles occupées à coudre, à broder, ou à faire de la dentelle ; mais il se lassait bientôt de ces jeux, de cette causerie, il paraissait s’en acquitter comme d’un devoir. Lorsque sa femme redescendait après s’être habillée, elle le trouvait toujours assis dans la bergère, regardant Marguerite et Félicie, sans s’impatienter du bruit de leurs bobines. Quand venait le journal, il le lisait lentement, comme un marchand retiré qui ne sait comment tuer le temps. Puis il se levait, contemplait le ciel à travers les vitres, revenait s’asseoir et attisait le feu rêveusement, en homme à qui la tyrannie des idées ôtait la conscience de ses mouvements. Madame Claës regretta vivement son défaut d’instruction et de mémoire. Il lui était difficile de soutenir long-temps une conversation intéressante ; d’ailleurs, peut-être est-ce impossible entre deux êtres qui se sont tout dit et qui sont forcés d’aller chercher des sujets de distraction en dehors de la vie du cœur ou de la vie matérielle. La vie du cœur a ses moments, et veut des oppositions ; les détails de la vie matérielle ne sauraient occuper long-temps des esprits supérieurs habitués à se décider promptement ; et le monde est insupportable aux âmes aimantes. Deux êtres solitaires qui se connaissent entièrement doivent donc chercher leurs divertissements dans les régions les plus hautes de la pensée, car il est impossible d’opposer quelque chose de petit à ce qui est immense. Puis, quand un homme s’est accoutumé à manier de grandes choses, il devient inamusable, s’il ne conserve pas au fond du cœur ce principe de candeur, ce laissez-aller qui rend les gens de génie si gracieusement enfants ; mais cette enfance du cœur n’est-elle pas un phénomène humain bien rare chez ceux dont la mission est de tout voir, de tout savoir, de tout comprendre.
Pendant les premiers mois, madame Claës se tira de cette situation critique par des efforts inouïs que lui suggéra l’amour ou la nécessité. Tantôt elle voulut apprendre le trictrac qu’elle n’avait jamais pu jouer, et, par un prodige assez concevable, elle finit par le savoir. Tantôt elle intéressait Balthazar à l’éducation de ses filles en lui demandant de diriger leurs lectures. Ces ressources s’épuisèrent. Il vint un moment où Joséphine se trouva devant Balthazar comme madame de Maintenon en présence de Louis XIV ; mais sans avoir, pour distraire le maître assoupi, ni les pompes du pouvoir, ni les ruses d’une cour qui savait jouer des comédies comme celle de l’ambassade du roi de Siam ou du Sophi de Perse. Réduit, {p. 375} après avoir dépensé la France, à des expédients de fils de famille pour se procurer de l’argent, le monarque n’avait plus ni jeunesse ni succès, et sentait une effroyable impuissance au milieu des grandeurs ; la royale bonne, qui avait su bercer les enfants, ne sut pas toujours bercer le père, qui souffrait pour avoir abusé des choses, des hommes, de la vie et de Dieu. Mais Claës souffrait de trop de puissance. Oppressé par une pensée qui l’étreignait, il rêvait les pompes de la Science, des trésors pour l’humanité, pour lui la gloire. Il souffrait comme souffre un artiste aux prises avec la misère, comme Samson attaché aux colonnes du temple. L’effet était le même pour ces deux souverains, quoique le monarque intellectuel fût accablé par sa force et l’autre par sa faiblesse. Que pouvait Pépita seule contre cette espèce de nostalgie scientifique ? Après avoir usé les moyens que lui offraient les occupations de famille, elle appela le monde à son secours, en donnant deux CAFÉS par semaines. À Douai, les Cafés remplacent les Thés. Un Café est une assemblée où, pendant une soirée entière, les invités boivent les vins exquis et les liqueurs dont regorgent les caves dans ce benoît pays, mangent des friandises, prennent du café noir, ou du café au lait frappé de glace ; tandis que les femmes chantent des romances, discutent leurs toilettes ou se racontent les gros riens de la ville. C’est toujours les tableaux de Miéris ou de Terburg, moins les plumes rouges sur les chapeaux gris pointus, moins les guitares et les beaux costumes du seizième siècle. Mais les efforts que faisait Balthazar pour bien jouer son rôle de maître de maison, son affabilité d’emprunt, les feux d’artifice de son esprit, tout accusait la profondeur du mal par la fatigue à laquelle on le voyait en proie le lendemain. Ces fêtes continuelles, faibles palliatifs, attestèrent la gravité de la maladie. Ces branches que rencontrait Balthazar en roulant dans son précipice, retardèrent sa chute, mais la rendirent plus lourde. S’il ne parla jamais de ses anciennes occupations, s’il n’émit pas un regret en sentant l’impossibilité dans laquelle il s’était mis de recommencer ses expériences, il eut les mouvements tristes, la voix faible, l’abattement d’un convalescent. Son ennui perçait parfois jusque dans la manière dont il prenait les pinces pour bâtir insouciamment dans le feu quelque fantasque pyramide avec des morceaux de charbon de terre. Quand il avait atteint la soirée, il éprouvait un contentement visible ; le sommeil le débarrassait sans {p. 376} doute d’une importune pensée ; puis, le lendemain, il se levait mélancolique en apercevant une journée à traverser, et semblait mesurer le temps qu’il avait à consumer, comme un voyageur lassé contemple un désert à franchir. Si madame Claës connaissait la cause de cette langueur, elle s’efforça d’ignorer combien les ravages en étaient étendus. Pleine de courage contre les souffrances de l’esprit, elle était sans force contre les générosités du cœur. Elle n’osait questionner Balthazar quand il écoutait les propos de ses deux filles et les rires de Jean avec l’air d’un homme occupé par une arrière-pensée ; mais elle frémissait en lui voyant secouer sa mélancolie et tâcher, par un sentiment généreux, de paraître gai pour n’attrister personne. Les coquetteries du père avec ses deux filles, ou ses jeux avec Jean, mouillaient de pleurs les yeux de Joséphine qui sortait pour cacher les émotions que lui causait un héroïsme dont le prix est bien connu des femmes, et qui leur brise le cœur ; madame Claës avait alors envie de dire : — Tue-moi, et fais ce que tu voudras ! Insensiblement, les yeux de Balthazar perdirent leur feu vif, et prirent cette teinte glauque qui attriste ceux des vieillards. Ses attentions pour sa femme, ses paroles, tout en lui fut frappé de lourdeur. Ces symptômes devenus plus graves vers la fin du mois d’avril effrayèrent madame Claës, pour qui ce spectacle était intolérable, et qui s’était déjà fait mille reproches en admirant la foi flamande avec laquelle son mari tenait sa parole. Un jour, que Balthazar lui sembla plus affaissé qu’il ne l’avait jamais été, elle n’hésita plus à tout sacrifier pour le rendre à la vie.
— Mon ami, lui dit-elle, je te délie de tes serments.
Balthazar la regarda d’un air étonné.
— Tu penses à tes expériences ? reprit-elle.
Il répondit par un geste d’une effrayante vivacité. Loin de lui adresser quelque remontrance, madame Claës, qui avait à loisir sondé l’abîme dans lequel ils allaient rouler tous deux, lui prit la main et la lui serra en souriant : — Merci, ami, je suis sûre de mon pouvoir, lui dit-elle, tu m’as sacrifié plus que ta vie. À moi maintenant les sacrifices ! Quoique j’aie déjà vendu quelques-uns de mes diamants, il en reste encore assez, en y joignant ceux de mon frère, pour te procurer l’argent nécessaire à tes travaux. Je destinais ces parures à nos deux filles, mais ta gloire ne leur en fera-t-elle pas de plus étincelantes ? d’ailleurs, ne leur rendras-tu pas un jour leurs diamants plus beaux ?
{p. 377} La joie qui soudainement éclaira le visage de son mari, mit le comble au désespoir de Joséphine ; elle vit avec douleur que la passion de cet homme était plus forte que lui. Claës avait confiance en son œuvre pour marcher sans trembler dans une voie qui, pour sa femme, était un abîme. À lui la foi, à elle le doute, à elle le fardeau le plus lourd : la femme ne souffre-t-elle pas toujours pour deux ? En ce moment elle se plut à croire au succès, voulant se justifier à elle-même sa complicité dans la dilapidation probable de leur fortune.
— L’amour de toute ma vie ne suffirait pas à reconnaître ton dévouement, Pépita, dit Claës attendri.
À peine achevait-il ces paroles que Marguerite et Félicie entrèrent, et leur souhaitèrent le bonjour. Madame Claës baissa les yeux, et resta pendant un moment interdite, devant ses enfants dont la fortune venait d’être aliénée au profit d’une chimère ; tandis que son mari les prit sur ses genoux et causa gaîment avec eux, heureux de pouvoir déverser la joie qui l’oppressait. Madame Claës entra dès-lors dans la vie ardente de son mari. L’avenir de ses enfants, la considération de leur père furent pour elle deux mobiles aussi puissants que l’étaient pour Claës la gloire et la science. Aussi, cette malheureuse femme n’eut-elle plus une heure de calme, quand tous les diamants de la maison furent vendus à Paris par l’entremise de l’abbé de Solis, son directeur, et que les fabricants de produits chimiques eurent recommencé leurs envois. Sans cesse agitée par le démon de la Science et par cette fureur de recherches qui dévorait son mari, elle vivait dans une attente continuelle, et demeurait comme morte pendant des journées entières, clouée dans sa bergère par la violence même de ses désirs, qui, ne trouvant point comme ceux de Balthazar une pâture dans les travaux du laboratoire, tourmentèrent son âme en agissant sur ses doutes et sur ses craintes. Par moments, se reprochant sa complaisance pour une passion dont le but était impossible et que monsieur de Solis condamnait, elle se levait, allait à la fenêtre de la cour intérieure, et regardait avec terreur la cheminée du laboratoire. S’il s’en échappait de la fumée, elle la contemplait avec désespoir, les idées les plus contraires agitaient son cœur et son esprit. Elle voyait s’enfuir en fumée la fortune de ses enfants ; mais elle sauvait la vie de leur père : n’était-ce pas son premier devoir de le rendre heureux ? Cette dernière pensée la calmait pour un moment. Elle avait obtenu de pouvoir entrer dans le laboratoire et d’y rester, mais il lui fallut {p. 378} bientôt renoncer à cette triste satisfaction. Elle éprouvait là de trop vives souffrances à voir Balthazar ne point s’occuper d’elle, et même paraître souvent gêné par sa présence ; elle y subissait de jalouses impatiences, de cruelles envies de faire sauter la maison ; elle y mourait de mille maux inouïs. Lemulquinier devint alors pour elle une espèce de baromètre : l’entendait-elle siffler, quand il allait et venait pour servir le déjeuner ou le dîner, elle devinait que les expériences de son mari étaient heureuses, et qu’il concevait l’espoir d’une prochaine réussite ; Lemulquinier était-il morne, sombre, elle lui jetait un regard de douleur, Balthazar était mécontent. La maîtresse et le valet avaient fini par se comprendre, malgré la fierté de l’une et la soumission rogue de l’autre. Faible et sans défense contre les terribles prostrations de la pensée, cette femme succombait sous ces alternatives d’espoir et de désespérance qui, pour elle, s’alourdissaient des inquiétudes de la femme aimante et des anxiétés de la mère tremblant pour sa famille. Le silence désolant qui jadis lui refroidissait le cœur, elle le partageait sans s’apercevoir de l’air sombre qui régnait au logis, et des journées entières qui s’écoulaient dans ce parloir, sans un sourire, souvent sans une parole. Par une triste prévision maternelle, elle accoutumait ses deux filles aux travaux de la maison, et tâchait de les rendre assez habiles à quelque métier de femme, pour qu’elles pussent en vivre si elles tombaient dans la misère. Le calme de cet intérieur couvrait donc d’effroyables agitations. Vers la fin de l’été, Balthazar avait dévoré l’argent des diamants vendus à Paris par l’entremise du vieil abbé de Solis, et s’était endetté d’une vingtaine de mille francs chez les Protez et Chiffreville.