{p. 381}  

Les deux justices

— Oh ! n’achevez pas ! s’écria la jeune personne qui avait demandé cette histoire, et qui interrompit alors brusquement le Nurembergeois. Je veux demeurer dans l’incertitude et croire qu’il a été sauvé. Si j’apprenais aujourd’hui qu’il a été fusillé, je ne dormirais pas cette nuit. Demain vous me direz le reste.

Nous nous levâmes de table. En acceptant le bras de monsieur Hermann, ma voisine lui dit : — Il a été fusillé, n’est-ce pas ?

— Oui. Je fus témoin de l’exécution.

— Comment, monsieur, dit-elle, vous avez pu…

— Il l’avait désiré, madame. Il y a quelque chose de bien affreux à suivre le convoi d’un homme vivant, d’un homme que l’on aime, d’un innocent ! Ce pauvre jeune homme ne cessa pas de me regarder. Il semblait ne plus vivre qu’en moi ! Il voulait, disait-il, que je reportasse son dernier soupir à sa mère.

— Eh ! bien, l’avez-vous vue ?

— À la paix d’Amiens, je vins en France pour apporter à la mère cette belle parole : — Il était innocent. J’avais religieusement entrepris ce pèlerinage. Mais madame Magnan était morte de consomption. Ce ne fut pas sans une émotion profonde que je brûlai la lettre dont j’étais porteur. Vous vous moquerez peut-être de mon exaltation germanique, mais je vis un drame de mélancolie sublime dans le secret éternel qui allait ensevelir ces adieux jetés entre deux tombes, ignorés de toute la création, comme un cri poussé au milieu du désert par le voyageur que surprend un lion.

— Et si l’on vous mettait face à face avec un des hommes qui sont dans ce salon, en vous disant : — Voilà le meurtrier ! ne serait-ce pas un autre drame ? lui demandai-je en l’interrompant. Et que feriez-vous ?

Monsieur Hermann alla prendre son chapeau et sortit.

— Vous agissez en jeune homme, et bien légèrement, me dit ma voisine. Regardez Taillefer ! tenez ! assis dans la bergère, là, au coin de la cheminée, mademoiselle Fanny lui présente une tasse de café. Il sourit. Un assassin, que le récit de cette aventure aurait dû mettre au supplice, pourrait-il montrer tant de calme ? N’a-t-il pas un air vraiment patriarcal ?

— Oui, mais allez lui demander s’il a fait la guerre en Allemagne, m’écriai-je.

{p. 382}   — Pourquoi non ?

Et avec cette audace dont les femmes manquent rarement lorsqu’une entreprise leur sourit, ou que leur esprit est dominé par la curiosité, ma voisine s’avança vers le fournisseur.

— Vous êtes allé en Allemagne ? lui dit-elle.

Taillefer faillit laisser tomber sa soucoupe.

— Moi ! madame ? non, jamais.

— Que dis-tu donc là, Taillefer ! répliqua le banquier en l’interrompant, n’étais-tu pas dans les vivres, à la campagne de Wagram ?

— Ah, oui ! répondit monsieur Taillefer, cette fois-là, j’y suis allé.

— Vous vous trompez, c’est un bon homme, me dit ma voisine en revenant près de moi.

— Hé ! bien, m’écriai-je, avant la fin de la soirée je chasserai le meurtrier hors de la fange où il se cache.

Il se passe tous les jours sous nos yeux un phénomène moral d’une profondeur étonnante, et cependant trop simple pour être remarqué. Si dans un salon deux hommes se rencontrent, dont l’un ait le droit de mépriser ou de haïr l’autre, soit par la connaissance d’un fait intime et latent dont il est entaché, soit par un état secret, ou même par une vengeance à venir, ces deux hommes se devinent et pressentent l’abîme qui les sépare ou doit les séparer. Ils s’observent à leur insu, se préoccupent d’eux-mêmes ; leurs regards, leurs gestes, laissent transpirer une indéfinissable émanation de leur pensée, il y a un aimant entre eux. Je ne sais qui s’attire le plus fortement, de la vengeance ou du crime, de la haine ou de l’insulte. Semblables au prêtre qui ne pouvait consacrer l’hostie en présence du malin esprit, ils sont tous deux gênés, défiants : l’un est poli, l’autre sombre, je ne sais lequel ; l’un rougit ou pâlit, l’autre tremble. Souvent le vengeur est aussi lâche que la victime. Peu de gens ont le courage de produire un mal, même nécessaire ; et bien des hommes se taisent ou pardonnent en haine du bruit, ou par peur d’un dénoûment tragique. Cette intussusception de nos âmes et de nos sentiments établissait une lutte mystérieuse entre le fournisseur et moi. Depuis la première interpellation que je lui avais faite pendant le récit de monsieur Hermann, il fuyait mes regards. Peut-être aussi évitait-il ceux de tous les convives ! Il causait avec l’inexpériente Fanny, la fille du banquier ; éprouvant {p. 383}   sans doute, comme tous les criminels, le besoin de se rapprocher de l’innocence, en espérant trouver du repos près d’elle. Mais, quoique loin de lui, je l’écoutais, et mon œil perçant fascinait le sien. Quand il croyait pouvoir m’épier impunément, nos regards se rencontraient, et ses paupières s’abaissaient aussitôt. Fatigué de ce supplice, Taillefer s’empressa de le faire cesser en se mettant à jouer. J’allai parier pour son adversaire, mais en désirant perdre mon argent. Ce souhait fut accompli. Je remplaçai le joueur sortant, et me trouvai face à face avec le meurtrier…

— Monsieur, lui dis-je pendant qu’il me donnait des cartes, auriez-vous la complaisance de démarquer ?

Il fit passer assez précipitamment ses jetons de gauche à droite. Ma voisine était venue près de moi, je lui jetai un coup d’œil significatif.

— Seriez-vous, demandai-je en m’adressant au fournisseur, monsieur Frédéric Taillefer, de qui j’ai beaucoup connu la famille à Beauvais ?

— Oui monsieur, répondit-il.

Il laissa tomber ses cartes, pâlit, mit sa tête dans ses mains, pria l’un de ses parieurs de tenir son jeu, et se leva.

— Il fait trop chaud ici, s’écria-t-il. Je crains…

Il n’acheva pas. Sa figure exprima tout à coup d’horribles souffrances, et il sortit brusquement. Le maître de la maison accompagna Taillefer, en paraissant prendre un vif intérêt à sa position. Nous nous regardâmes, ma voisine et moi ; mais je trouvai je ne sais quelle teinte d’amère tristesse répandue sur sa physionomie.

— Votre conduite est-elle bien miséricordieuse ? me demanda-t-elle en m’emmenant dans une embrasure de fenêtre au moment où je quittai le jeu après avoir perdu. Voudriez-vous accepter le pouvoir de lire dans tous les cœurs ? Pourquoi ne pas laisser agir la justice humaine et la justice divine ? Si nous échappons à l’une, nous n’évitons jamais l’autre ! Les priviléges d’un président de Cour d’assises sont-ils donc bien dignes d’envie ? Vous avez presque fait l’office du bourreau.

— Après avoir partagé, stimulé ma curiosité, vous me faites de la morale !

— Vous m’avez fait réfléchir, me répondit-elle.

— Donc, paix aux scélérats, guerre aux malheureux, et déifions l’or ! Mais, laissons cela, ajoutai-je en riant. Regardez, je vous {p. 384}   prie, la jeune personne qui entre en ce moment dans le salon.

— Eh ! bien ?

— Je l’ai vue il y a trois jours au bal de l’ambassadeur de Naples ; j’en suis devenu passionnément amoureux. De grâce, dites-moi son nom. Personne n’a pu…

— C’est mademoiselle Victorine Taillefer !

J’eus un éblouissement.

— Sa belle-mère, me disait ma voisine, dont j’entendis à peine la voix, l’a retirée depuis peu du couvent où s’est tardivement achevée son éducation. Pendant longtemps son père a refusé de la reconnaître. Elle vient ici pour la première fois. Elle est bien belle et bien riche.

Ces paroles furent accompagnées d’un sourire sardonique. En ce moment, nous entendîmes des cris violents, mais étouffés. Ils semblaient sortir d’un appartement voisin et retentissaient faiblement dans les jardins.

— N’est-ce pas la voix de monsieur Taillefer ? m’écriai-je.

Nous prêtâmes au bruit toute notre attention, et d’épouvantables gémissements parvinrent à nos oreilles. La femme du banquier accourut précipitamment vers nous, et ferma la fenêtre.

— Évitons les scènes, nous dit-elle. Si mademoiselle Taillefer entendait son père, elle pourrait bien avoir une attaque de nerfs !

Le banquier rentra dans le salon, y chercha Victorine, et lui dit un mot à voix basse. Aussitôt la jeune personne jeta un cri, s’élança vers la porte et disparut. Cet événement produisit une grande sensation. Les parties cessèrent. Chacun questionna son voisin. Le murmure des voix grossit, et des groupes se formèrent.

— Monsieur Taillefer se serait-il… demandai-je.

— Tué, s’écria ma railleuse voisine. Vous en porteriez gaiement le deuil, je pense !

— Mais que lui est-il donc arrivé ?

— Le pauvre bonhomme, répondit la maîtresse de la maison, est sujet à une maladie dont je n’ai pu retenir le nom, quoique monsieur Brousson me l’ait dit assez souvent, et il vient d’en avoir un accès.

— Quel est donc le genre de cette maladie ? demanda soudain un juge d’instruction.

— Oh ! c’est un terrible mal, monsieur, répondit-elle. Les médecins n’y connaissent pas de remède. Il paraît que les souffrances {p. 385}   en sont atroces. Un jour, ce malheureux Taillefer ayant eu un accès pendant son séjour à ma terre, j’ai été obligée d’aller chez une de mes voisines pour ne pas l’entendre ; il pousse des cris terribles, il veut se tuer ; sa fille fut alors forcée de le faire attacher sur son lit, et de lui mettre la camisole des fous. Ce pauvre homme prétend avoir dans la tête des animaux qui lui rongent la cervelle : c’est des élancements, des coups de scie, des tiraillements horribles dans l’intérieur de chaque nerf. Il souffre tant à la tête qu’il ne sentait pas les moxas qu’on lui appliquait jadis pour essayer de le distraire ; mais monsieur Brousson, qu’il a pris pour médecin, les a défendus, en prétendant que c’était une affection nerveuse, une inflammation de nerfs, pour laquelle il fallait des sangsues au cou et de l’opium sur la tête ; et, en effet, les accès sont devenus plus rares, et n’ont plus paru que tous les ans, vers la fin de l’automne. Quand il est rétabli, Taillefer répète sans cesse qu’il aurait mieux aimé3 être roué, que de ressentir de pareilles douleurs.

— Alors, il paraît qu’il souffre beaucoup, dit un agent de change, le bel esprit du salon.

— Oh ! reprit-elle, l’année dernière il a failli périr. Il était allé seul à sa terre, pour une affaire pressante ; faute de secours peut-être, il est resté vingt-deux heures étendu roide, et comme mort. Il n’a été sauvé que par un bain très-chaud.

— C’est donc une espèce de tétanos ? demanda l’agent de change.

— Je ne sais pas, reprit-elle. Voilà près de trente ans qu’il jouit de cette maladie gagnée aux armées ; il lui est entré, dit-il, un éclat de bois dans la tête en tombant dans un bateau ; mais Brousson espère le guérir. On prétend que les Anglais ont trouvé le moyen de traiter sans danger cette maladie-là par l’acide prussique.

En ce moment, un cri plus perçant que les autres retentit dans la maison et nous glaça d’horreur.

— Eh ! bien, voilà ce que j’entendais à tout moment, reprit la femme du banquier. Cela me faisait sauter sur ma chaise et m’agaçait les nerfs. Mais, chose extraordinaire ! ce pauvre Taillefer, tout en souffrant des douleurs inouïes, ne risque jamais de mourir. Il mange et boit comme à l’ordinaire pendant les moments de répit que lui laisse cet horrible supplice (la nature est bien bizarre !). Un médecin allemand lui a dit que c’était une espèce de goutte à la tête ; cela s’accorderait assez avec l’opinion de Brousson.

{p. 386}   Je quittai le groupe qui s’était formé autour de la maîtresse du logis, et sortis avec mademoiselle Taillefer, qu’un valet vint chercher…

— Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! s’écria-t-elle en pleurant, qu’a donc fait mon père au ciel pour avoir mérité de souffrir ainsi ?… un être si bon !

Je descendis l’escalier avec elle, et en l’aidant à monter dans la voiture, j’y vis son père courbé en deux. Mademoiselle Taillefer essayait d’étouffer les gémissements de son père en lui couvrant la bouche d’un mouchoir ; malheureusement, il m’aperçut, sa figure parut se crisper encore davantage, un cri convulsif fendit les airs, il me jeta un regard horrible, et la voiture partit.

Ce dîner, cette soirée, exercèrent une cruelle influence sur ma vie et sur mes sentiments. J’aimai mademoiselle Taillefer, précisément peut-être parce que l’honneur et la délicatesse m’interdisaient de m’allier à un assassin, quelque bon père et bon époux qu’il pût être. Une incroyable fatalité m’entraînait à me faire présenter dans les maisons où je savais pouvoir rencontrer Victorine. Souvent, après m’être donné à moi-même ma parole d’honneur de renoncer à la voir, le soir même je me trouvais près d’elle. Mes plaisirs étaient immenses. Mon légitime amour, plein de remords chimériques, avait la couleur d’une passion criminelle. Je me méprisais de saluer Taillefer, quand par hasard il était avec sa fille ; mais je le saluais ! Enfin, par malheur, Victorine n’est pas seulement une jolie personne ; de plus elle est instruite, remplie de talents, de grâces, sans la moindre pédanterie, sans la plus légère teinte de prétention. Elle cause avec réserve ; et son caractère a des grâces mélancoliques auxquelles personne ne sait résister ; elle m’aime, ou du moins elle me le laisse croire ; elle a un certain sourire qu’elle ne trouve que pour moi ; et pour moi, sa voix s’adoucit encore. Oh ! elle m’aime ! mais elle adore son père, mais elle m’en vante la bonté, la douceur, les qualités exquises. Ces éloges sont autant de coups de poignard qu’elle me donne dans le cœur. Un jour, je me suis trouvé presque complice du crime sur lequel repose l’opulence de la famille Taillefer : j’ai voulu demander la main de Victorine. Alors j’ai fui, j’ai voyagé, je suis allé en Allemagne, à Andernach. Mais je suis revenu. J’ai retrouvé Victorine pâle, elle avait maigri ! si je l’avais revue bien portante, gaie, j’étais sauvé ! Ma passion s’est rallumée avec une violence {p. 387}   extraordinaire. Craignant que mes scrupules ne dégénérassent en monomanie, je résolus de convoquer un sanhédrin de consciences pures, afin de jeter quelque lumière sur ce problème de haute morale et de philosophie. La question s’était encore bien compliquée depuis mon retour. Avant-hier donc, j’ai réuni ceux de mes amis auxquels j’accorde le plus de probité, de délicatesse et d’honneur. J’avais invité deux Anglais, un secrétaire d’ambassade et un puritain ; un ancien ministre dans toute la maturité de la politique ; des jeunes gens encore sous le charme de l’innocence ; un prêtre, un vieillard ; puis mon ancien tuteur, homme naïf, qui m’a rendu le plus beau compte de tutelle dont la mémoire soit restée au Palais ; un avocat, un notaire, un juge, enfin toutes les opinions sociales, toutes les vertus pratiques. Nous avons commencé par bien dîner, bien parler, bien crier ; puis, au dessert, j’ai raconté naïvement mon histoire, et demandé quelque bon avis en cachant le nom de ma prétendue.

— Conseillez-moi, mes amis, leur dis-je en terminant. Discutez longuement la question, comme s’il s’agissait d’un projet de loi. L’urne et les boules du billard vont vous être apportées, et vous voterez pour ou contre mon mariage, dans tout le secret voulu par un scrutin !

Un profond silence régna soudain. Le notaire se récusa.

— Il y a, dit-il, un contrat à faire.

Le vin avait réduit mon ancien tuteur au silence, et il fallait le mettre en tutelle pour qu’il ne lui arrivât aucun malheur en retournant chez lui.

— Je comprends ! m’écriai-je. Ne pas donner son opinion, c’est me dire énergiquement ce que je dois faire.

Il y eut un mouvement dans l’assemblée.

Un propriétaire qui avait souscrit pour les enfants et la tombe du général Foy, s’écria :

— Ainsi que la vertu le crime a ses degrés !

— Bavard ! me dit l’ancien ministre à voix basse en me poussant le coude.

— Où est la difficulté ? demanda un duc dont la fortune consiste en biens confisqués à des protestants réfractaires lors de la révocation de l’édit de Nantes.

L’avocat se leva : — En droit, l’espèce qui nous est soumise ne {p. 388}   constituerait pas la moindre difficulté. Monsieur le duc a raison ! s’écria l’organe de la loi. N’y a-t-il pas prescription ? Où en serions-nous tous s’il fallait rechercher l’origine des fortunes ! Ceci est une affaire de conscience. Si vous voulez absolument porter la cause devant un tribunal, allez à celui de la pénitence.

Le Code incarné se tut, s’assit et but un verre de vin de Champagne. L’homme chargé d’expliquer l’Évangile, le bon prêtre, se leva.

— Dieu nous a faits fragiles, dit-il avec fermeté. Si vous aimez l’héritière du crime, épousez-la, mais contentez-vous du bien matrimonial, et donnez aux pauvres celui du père.

— Mais, s’écria l’un de ces ergoteurs sans pitié qui se rencontrent si souvent dans le monde, le père n’a peut-être fait un beau mariage que parce qu’il s’était enrichi. Le moindre de ses bonheurs n’a-t-il donc pas toujours été un fruit du crime ?

— La discussion est en elle-même une sentence ! Il est des choses sur lesquelles un homme ne délibère pas, s’écria mon ancien tuteur qui crut éclairer l’assemblée par une saillie d’ivresse.

— Oui ! dit le secrétaire d’ambassade.

— Oui ! s’écria le prêtre.

Ces deux hommes ne s’entendaient pas.

Un doctrinaire auquel il n’avait guère manqué que cent cinquante voix sur cent cinquante-cinq votants pour être élu, se leva.

— Messieurs, cet accident phénoménal de la nature intellectuelle est un de ceux qui sortent le plus vivement de l’état normal auquel est soumise la société, dit-il. Donc, la décision à prendre doit être un fait extemporané de notre conscience, un concept soudain, un jugement instructif, une nuance fugitive de notre appréhension intime assez semblable aux éclairs qui constituent le sentiment du goût. Votons.

— Votons ! s’écrièrent mes convives.

Je fis donner à chacun deux boules, l’une blanche, l’autre rouge. Le blanc, symbole de la virginité, devrait proscrire le mariage ; et la boule rouge, l’approuver. Je m’abstins de voter par délicatesse. Mes amis étaient dix-sept, le nombre neuf formait la majorité absolue. Chacun alla mettre sa boule dans le panier d’osier à col étroit où s’agitent les billes numérotées quand les joueurs tirent leurs places à la poule, et nous fûmes agités par une assez vive curiosité, car ce scrutin de morale épurée avait quelque chose {p. 389}   d’original. Au dépouillement du scrutin, je trouvai neuf boules blanches ! Ce résultat ne me surprit pas ; mais je m’avisai de compter les jeunes gens de mon âge que j’avais mis parmi mes juges. Ces casuistes étaient au nombre de neuf, ils avaient tous eu la même pensée.

— Oh ! oh ! me dis-je, il y a unanimité secrète pour le mariage et unanimité pour me l’interdire ! Comment sortir d’embarras ?

— Où demeure le beau-père ? demanda étourdiment un de mes camarades de collége, moins dissimulé que les autres.

— Il n’y a plus de beau-père, m’écriai-je. Jadis ma conscience parlait assez clairement pour rendre votre arrêt superflu. Et si aujourd’hui sa voix s’est affaiblie, voici les motifs de ma couardise. Je reçus, il y a deux mois, cette lettre séductrice.

Je leur montrai l’invitation suivante, que je tirai de mon portefeuille.

VOUS ÊTES PRIÉ D’ASSISTER AUX CONVOI, SERVICE ET ENTERREMENT DE MONSIEUR JEAN-FRÉDÉRIC TAILLEFER, DE LA MAISON TAILLEFER ET COMPAGNIE, ANCIEN FOURNISSEUR DES VIVRES-VIANDES, EN SON VIVANT CHEVALIER DE LA LÉGION D’HONNEUR ET DE L’ÉPERON D’OR, CAPITAINE DE LA PREMIÈRE COMPAGNIE DE GRENADIERS DE LA DEUXIÈME LÉGION DE LA GARDE NATIONALE DE PARIS, DÉCÉDÉ LE PREMIER MAI DANS SON HÔTEL, RUE JOUBERT, ET QUI SE FERONT À… etc.
De la part de… etc.

— Maintenant, que faire ? repris-je. Je vais vous poser la question très-largement. Il y a bien certainement une mare de sang dans les terres de mademoiselle Taillefer, la succession de son père est un vaste hacelma. Je le sais. Mais Prosper Magnan n’a pas laissé d’héritiers ; mais il m’a été impossible de retrouver la famille du fabricant d’épingles assassiné à Andernach. À qui restituer la fortune ? Et doit-on restituer toute la fortune ? Ai-je le droit de trahir un secret surpris, d’augmenter d’une tête coupée la dot d’une innocente jeune fille, de lui faire faire de mauvais rêves, de lui ôter une belle illusion, de lui tuer son père une seconde fois, en lui disant : Tous vos écus sont tachés ? J’ai emprunté le Dictionnaire des Cas de conscience à un vieil ecclésiastique, et n’y ai point trouvé de solution à mes doutes. Faire une fondation pieuse pour l’âme de Prosper Magnan, de Walhenfer, de Taillefer ? nous {p. 390}   sommes en plein dix-neuvième siècle. Bâtir un hospice ou instituer un prix de vertu ? le prix de vertu sera donné à des fripons. Quant à la plupart de nos hôpitaux, ils me semblent devenus aujourd’hui les protecteurs du vice ! D’ailleurs ces placements plus ou moins profitables à la vanité constitueront-ils des réparations ? et les dois-je ? Puis j’aime, et j’aime avec passion. Mon amour est ma vie ! Si je propose sans motif à une jeune fille habituée au luxe, à l’élégance, à une vie fertile en jouissances d’arts, à une jeune fille qui aime à écouter paresseusement aux Bouffons la musique de Rossini, si donc je lui propose de se priver de quinze cent mille francs en faveur de vieillards stupides ou de galeux chimériques, elle me tournera le dos en riant, ou sa femme de confiance me prendra pour un mauvais plaisant ; si, dans une extase d’amour, je lui vante les charmes d’une vie médiocre et ma petite maison sur les bords de la Loire, si je lui demande le sacrifice de sa vie parisienne au nom de notre amour, ce sera d’abord un vertueux mensonge ; puis, je ferai peut-être là quelque triste expérience, et perdrai le cœur de cette jeune fille, amoureuse du bal, folle de parure, et de moi pour le moment. Elle me sera enlevée par un officier mince et pimpant, qui aura une moustache bien frisée, jouera du piano, vantera lord Byron, et montera joliment à cheval. Que faire ? Messieurs, de grâce, un conseil ?…

L’honnête homme, cette espèce de puritain assez semblable au père de Jenny Deans, de qui je vous ai déjà parlé, et qui jusque-là n’avait soufflé mot, haussa les épaules en me disant : — Imbécile, pourquoi lui as-tu demandé s’il était de Beauvais !

Paris, mai 1831.