Deuxième partie
À combien l’amour revient aux vieillards
Depuis huit jours, Nucingen allait marchander la livraison de celle qu’il aimait, presque tous les jours, dans la boutique de la rue Neuve-Saint-Marc. Là, tantôt sous le nom de Saint-Estève, tantôt sous le nom de sa créature, madame Nourrisson, trônait Asie entre les plus belles parures arrivées à cette phase horrible où les robes ne sont plus des robes et ne sont pas encore des haillons. Le cadre était en harmonie avec la figure que cette femme se composait, car ces boutiques sont une des plus sinistres particularités de Paris. On y voit des défroques que la Mort y a jetées de sa main décharnée, et l’on entend alors le râle d’une phtisie sous un châle, comme on y devine l’agonie de la misère sous une robe lamée d’or. Les atroces débats entre le Luxe et la Faim sont écrits là sur de légères dentelles. On y retrouve la physionomie d’une Reine sous un turban à plumes dont la pose rappelle et rétablit presque la figure absente. C’est le hideux dans le joli ! Le fouet de Juvénal, agité par les mains officielles du Commissaire-priseur, éparpille les manchons pelés, les fourrures flétries des filles aux abois. C’est un fumier de fleurs où, çà et là, brillent des roses coupées d’hier, portées un jour, et sur lequel est toujours accroupie une vieille, la cousine-germaine de l’Usure, l’Occasion chauve, édentée, et prête à vendre le contenu, {p. 470} tant elle a l’habitude d’acheter le contenant, la robe sans la femme ou la femme sans la robe ! Asie était là, comme l’argousin dans le Bagne, comme un vautour au bec rougi sur des cadavres, au sein de son élément ; plus affreuse que ces sauvages horreurs qui font frémir les passants étonnés quelquefois de rencontrer un de leurs plus jeunes et frais souvenirs pendus dans un sale vitrage derrière lequel grimace une vraie Saint-Estève retirée.
D’irritations en irritations et de dix mille en dix mille francs, le banquier était arrivé à offrir soixante mille francs à madame de Saint-Estève, qui lui répondit par un refus grimacé à désespérer un macaque. Après une nuit agitée, après avoir reconnu combien Esther portait de désordre dans ses idées, après avoir réalisé des gains inattendus à la Bourse, il vint enfin un matin avec l’intention de lâcher les cent mille francs demandés par Asie, mais il voulait lui soutirer une foule de renseignements.
— Tu te décides donc, mon gros farceur ? lui dit Asie en lui tapant sur l’épaule.
La familiarité la plus déshonorante est le premier impôt que ces sortes de femmes prélèvent sur les passions effrénées ou sur les misères qui se confient à elles ; elles ne s’élèvent jamais à la hauteur du client, elles le font asseoir côte à côte auprès d’elles sur leur tas de boue. Asie, comme on le voit, obéissait admirablement à son maître.
— Il le vaud pien, dit Nucingen.
— Et tu n’es pas volé, répondit Asie. On a vendu des femmes plus cher que tu ne payeras celle-là, relativement. Il y a femme et femme ! De Marsay a donné de feu Coralie soixante mille francs. Celle que tu veux a coûté cent mille francs de première main ; mais pour toi, vois-tu, vieux corrompu, c’est une affaire de convenance.
— Mèz ù ed-elle ?
— Ah ! tu la verras. Je suis comme toi : donnant, donnant !… Ah ! çà, mon cher, ta passion a fait des folies. Ces jeunes filles, ça n’est pas raisonnable. La princesse est en ce moment ce que nous appelons une belle de nuit…
— Eine pelle…
— Allons, vas-tu faire le jobard ?… Elle a Louchard à ses trousses, je lui ai prêté, moi, cinquante mille francs…
— Finte-sinte ! tis tonc, s’écria le banquier.
{p. 471} — Parbleu, vingt-cinq pour cinquante, ça va sans dire, répondit Asie. Cette femme-là, faut lui rendre justice, c’est la probité même ! Elle n’avait plus que sa personne, elle m’a dit : Ma petite madame Saint-Estève, je suis poursuivie, il n’y a que vous qui puissiez m’obliger, donnez-moi vingt mille francs, et je vous les hypothèque sur mon cœur… — Oh ! elle a un joli cœur !… Il n’y a que moi qui sache où elle est. Une indiscrétion me coûterait mes vingt mille francs… Auparavant, elle demeurait rue Taitbout. Avant de s’en aller de là… (— son mobilier était saisi… — rapport aux frais. — Ces gueux d’huissiers !… — Vous savez, vous qui êtes un fort de la Bourse !) Eh ! bien, pas bête, elle a loué pour deux mois son appartement à une Anglaise, une femme superbe qu’avait ce petit chose… Rubempré, pour amant, et il en était si jaloux qu’il la faisait promener la nuit… Mais, comme on va vendre le mobilier, l’Anglaise a déguerpi, d’autant plus qu’elle était trop chère pour un petit criquet comme Lucien…
— Vus vaides la panque, dit Nucingen.
— En nature, dit Asie. Je prête aux jolies femmes ; et ça rend, car on escompte deux valeurs à la fois.
Asie s’amusait à charger le rôle de ces femmes qui sont bien âpres, mais plus patelines, plus douces que la Malaise, et qui justifient leur commerce par des raisons pleines de beaux motifs. Asie se posa comme ayant perdu ses illusions, cinq amants, ses enfants, et se laissant voler par tout le monde, malgré son expérience. Elle montra de temps en temps des reconnaissances du Mont-de-Piété, pour prouver combien son commerce comportait de mauvaises chances. Elle se donna pour gênée, endettée. Enfin, elle fut si naïvement hideuse que le baron finit par croire au personnage qu’elle représentait.
— Eh ! pien, si che lâge les sante mille, ù la ferrai-che ? dit-il en faisant le geste d’un homme décidé à tous les sacrifices.
— Mon gros père, tu viendras ce soir, avec ta voiture, par exemple, en face le Gymnase. C’est le chemin, dit Asie. Tu t’arrêteras au coin de la rue Sainte-Barbe. Je serai là en vedette, nous irons trouver mon hypothèque à cheveux noirs… Oh ! elle a de beaux cheveux, mon hypothèque ! En ôtant son peigne, Esther se trouve à couvert comme sous un pavillon. Mais si tu te connais aux chiffres, tu m’as l’air assez jobard sur le reste ; je te conseille de bien cacher la petite, car on te la fourre à Sainte-Pélagie, et vivement, le lendemain, si on la trouve… et… on la cherche.
{p. 472} — Ne bourraid-on boind rageder les pilets ? dit l’incorrigible Loup-cervier.
— L’huissier les a… mais il n’y a pas mèche. L’enfant a évu une passion et a mangé un dépôt qu’on lui redemande. Ah ! dam ! c’est un peu farceur un cœur de vingt-deux ans.
— Pon, pon, ch’arrancherai ça, dit Nucingen en prenant son air finaud. Il éde pien endentu que che serai son brodecdère.
— Eh ! grosse bête, c’est ton affaire de te faire aimer par elle, et tu as bien assez de moyens pour acheter un semblant d’amour qui vaille le vrai. Je te remets ta princesse entre les mains ; elle est tenue de te suivre, je ne m’inquiète point du reste… Mais elle est habituée au luxe, aux plus grands égards. Ah ! mon petit ! c’est une femme comme il faut… Sans cela, lui aurais-je donné quinze mille francs ?
— Eh ! pien, c’est tidde. À ce soir !
Le baron recommença la toilette nuptiale qu’il avait déjà faite ; mais, cette fois, la certitude du succès lui fit doubler la dose des pilulles. À neuf heures, il trouva l’horrible femme au rendez-vous, et la prit dans sa voiture.
— U ? dit le baron.
— Où ? fit Asie, rue de la Perle, au Marais, une adresse de circonstance, car ta perle est dans la boue, mais tu la laveras ! Arrivés là, la fausse madame Saint-Estève dit à Nucingen avec un affreux sourire : — Nous allons faire quelques pas à pied, je ne suis pas assez sotte pour avoir donné la véritable adresse.
— Ti benses à tutte, répondit Nucingen.
— C’est mon état, répliqua-t-elle.
Asie conduisit Nucingen rue Barbette, où, dans une maison garnie tenue par un tapissier du quartier, il fut introduit au quatrième étage. En apercevant, dans une chambre mesquinement meublée, Esther mise en ouvrière et travaillant à un ouvrage de broderie, le millionnaire pâlit. Au bout d’un quart d’heure, pendant lequel Asie eut l’air de chuchotter avec Esther, à peine ce jeune vieillard pouvait-il parler.
— Montemisselle, dit-il enfin à la pauvre fille, aurez-fûs la ponde té m’accebder gomme fodre brodecdère ?…
— Mais il le faut bien, monsieur, dit Esther dont les deux yeux laissèrent échapper deux grosses larmes.
{p. 473} — Ne bleurez boind. Che feux fus rentre la blis héréize te duddes les phâmes… Laissez-fûs seilement aimer bar moi, fus ferrez.
— Ma petite, monsieur est raisonnable, dit Asie, il sait bien qu’il a soixante-six ans passés, et il sera bien indulgent. Enfin, mon bel ange, c’est un père que je t’ai trouvé… — Faut lui dire ça, dit Asie à l’oreille du banquier mécontent. On ne prend pas des hirondelles en leur tirant des coups de pistolet. Venez par ici ? dit Asie en emmenant Nucingen dans la pièce voisine. Vous savez nos petites conventions, mon ange ?
Nucingen tira de la poche de son habit un portefeuille et compta les cent mille francs, que Carlos, caché dans un cabinet, attendait avec une vive impatience, et que la cuisinière lui porta.
— Voilà cent mille francs que notre homme place en Asie, maintenant nous allons lui en faire placer en Europe, dit Carlos à sa confidente quand ils furent sur le palier.
Il disparut après avoir donné ses instructions à la Malaise, qui rentra dans l’appartement où Esther pleurait à chaudes larmes. L’enfant, comme un criminel condamné à mort, s’était fait un roman d’espérance, et l’heure fatale avait sonné.
— Mes chers enfants, dit Asie, où allez-vous aller ?… car le baron de Nucingen…
Esther regarda le banquier célèbre en laissant échapper un geste d’étonnement admirablement joué.
— Ui, mon envand, che suis le paron te Nichinguenne…
— Le baron de Nucingen ne doit pas, ne peut pas rester dans un chenil pareil. Écoutez-moi !… Votre ancienne femme de chambre Eugénie…
— Icheni ! te la rie Daidpoud… s’écria le baron.
— Eh ! bien, oui, la gardienne judiciaire des meubles, reprit Asie, et qui a loué l’appartement à la belle Anglaise…
— Ah ! je combrens ! dit le baron.
— L’ancienne femme de chambre de madame, reprit respectueusement Asie en désignant Esther, vous recevra très bien ce soir, et jamais le Garde du Commerce ne s’avisera de la venir chercher dans son ancien appartement, qu’elle a quitté depuis trois mois…
— Barvait ! barvait ! s’écria le baron. T’aillers, che {p. 474} gonnais les Cartes ti Gommerce, et che zais tes baroles bir les vaire tisbaraîdre…
— Vous aurez dans Eugénie une fine mouche, dit Asie, c’est moi qui l’ai donnée à madame…
— Che la gonnais, s’écria le millionnaire en riant. Ichénie m’a gibbé drende mille vrans… Esther fit un geste d’horreur sur la foi duquel un homme de cœur lui aurait confié sa fortune. — Oh ! bar ma vôde, reprit le baron, che gourais abrès fûs… Et il raconta le quiproquo auquel avait donné lieu la location de l’appartement à une Anglaise.
— Eh ! bien, voyez-vous, madame ? dit Asie, Eugénie ne vous a rien dit de cela, la rusée ! Mais, madame est bien habituée à cette fille-là, dit-elle au baron, gardez-la tout de même. Asie reprit Nucingen à part et lui dit : — Avec cinq cents francs par mois à Eugénie, qui arrondit joliment sa pelote, vous saurez tout ce que fera madame, donnez-la-lui pour femme de chambre. Eugénie sera d’autant mieux à vous qu’elle vous a déjà carotté… Rien n’attache plus les femmes à un homme que de le carotter. Mais tenez Eugénie en bride : elle fait tout pour de l’argent, cette fille-là, c’est une horreur !…
— Ed doi ?…
— Moi, fit Asie, je me rembourse.
Nucingen, cet homme si profond, avait un bandeau sur les yeux, il se laissa faire comme un enfant. La vue de cette candide et adorable Esther essuyant ses yeux et tirant avec la décence d’une jeune vierge les points de sa broderie, rendait à ce vieillard amoureux les sensations qu’il avait éprouvées au bois de Vincennes ; il eût donné la clef de sa caisse ! il se sentait jeune, il avait le cœur plein d’adoration, il attendait qu’Asie fût partie pour pouvoir se mettre aux genoux de cette madone de Raphaël. Cette éclosion subite de l’enfance au cœur d’un Loup-Cervier, d’un vieillard, est un des phénomènes sociaux que la Physiologie peut le plus facilement expliquer. Comprimée sous le poids des affaires, étouffée par de continuels calculs, par les préoccupations perpétuelles de la chasse aux millions, l’adolescence et ses sublimes illusions reparaît, s’élance et fleurit, comme une cause, comme une graine oubliée dont les effets, dont les floraisons splendides obéissent au hasard, à un soleil qui jaillit, {p. 475} qui luit tardivement. Commis à douze ans dans la vieille maison d’Aldrigger de Strasbourg, le baron n’avait jamais mis le pied dans le monde des sentiments. Aussi restait-il devant son idole en entendant mille phrases qui se heurtaient dans sa cervelle, et n’en trouvant aucune sur ses lèvres, il obéit alors à un désir brutal où l’homme de soixante-six ans reparaissait.
— Foulez-fous fenir rie Daidboud ?… dit-il.
— Où vous voudrez, monsieur, répondit Esther en se levant.
— I vis fudrez ! répéta-t-il avec ravissement. Fus êdes ein anche tescentû ti ciel, et que ch’aime comme si ch’édais ein bedide cheune ôme quoique ch’aie tes gefeux cris…
— Ah ! vous pouvez bien dire blancs ! car ils sont d’un trop beau noir pour n’être que gris, dit Asie.
— Fa-d’en, filaine fenteusse te chair himaine ! Tî as don archente, ne baffe blis sir cedde fleir t’amûr ! s’écria le banquier en se remboursant par cette sauvage apostrophe de toutes les insolences qu’il avait supportées.
— Vieux polisson ! tu me payeras cette phrase-là !… lui dit Asie en menaçant le banquier par un geste digne de la Halle qui lui fit hausser les épaules. — Entre la gueule du pot et celle d’un licheur il y a la place d’une vipère, et tu m’y trouveras !… dit-elle excitée par le dédain de Nucingen.
Les millionnaires dont l’argent est gardé par la Banque de France, dont les hôtels sont gardés par une escouade de valets, dont la personne a, dans la rue, le rempart d’une rapide voiture à chevaux anglais, ne craignent aucun malheur ; aussi le baron lorgna-t-il froidement Asie, en homme qui venait de lui donner cent mille francs. Cette majesté produisit son effet. Asie exécuta sa retraite en grommelant dans l’escalier et tenant un langage excessivement révolutionnaire, elle parlait d’échafaud !
— Que lui avez-vous donc dit ?… demanda la vierge à la broderie, car elle est bonne femme.
— Elle fus ha fentie, elle fus ha follée…
— Quand nous sommes dans la misère, répondit-elle d’un air à fendre le cœur d’un diplomate, qui donc a de l’argent et des égards pour nous ?…
— Bôfre bedide ! dit Nucingen, ne resdez bas eine minude de blis, izi !
{p. 476} Nucingen donna le bras à Esther, il l’emmena comme elle se trouvait, et la mit dans sa voiture avec plus de respect peut-être qu’il n’en aurait eu pour la belle duchesse de Maufrigneuse.
— Fis haurez ein pel éguipache, le blis choli te Baris, disait Nucingen pendant le chemin. Doud ce que le lixe a te blis jarmant fis endourera. Eine reine ne sera bas blis rige que fus. Vis serez resbectée gomme eine viancée t’Allemeigne : che fous feux lipre… Ne bleurez boint. Égoudez… Che vis aime fériddaplement t’amur pur. Jagune te fos larmes me prise le cuer…
— Aime-t-on d’amour une femme qu’on achète ?… demanda d’une voix délicieuse la pauvre fille.
— Choseffe ha pien édé fenti bar ses vrères à gausse de sa chantilesse. C’esd tans la Piple. T’aillers, tans l’Oriende, on agêde ses phâmes léchidimes.
Arrivée rue Taitbout, Esther ne put revoir sans des impressions douloureuses le théâtre de son bonheur. Elle resta sur un divan, immobile, étanchant ses larmes une à une, sans entendre un mot des folies que lui baragouinait le banquier, il se mit à ses genoux ; elle l’y laissa sans lui rien dire, lui abandonnant ses mains quand il les prenait, mais ignorant, pour ainsi dire, de quel sexe était la créature qui lui réchauffait les pieds, que Nucingen trouva froids. Cette scène de larmes brûlantes semées sur la tête du baron, et de pieds à la glace réchauffés par lui, dura de minuit à deux heures du matin.
— Ichenie, dit enfin le baron en appelant Europe, optenez tonc te fodre maîdresse qu’elle se gouche…
— Non, s’écria Esther en se dressant sur ses jambes comme un cheval effarouché, jamais ici !…
— Tenez, monsieur, je connais madame, elle est douce et bonne comme un agneau, dit Europe au banquier ; seulement, il ne faut pas la heurter, il faut toujours la prendre de biais… Elle a été si malheureuse ici ! — Voyez ?… le mobilier est bien usé ! — Laissez-lui suivre ses idées. — Arrangez-lui, là, bien gentiment, quelque joli hôtel. Peut-être qu’en voyant tout nouveau autour d’elle, elle sera dépaysée, elle vous trouvera peut-être mieux que vous n’êtes, et sera d’une douceur angélique. — Oh ! madame n’a pas sa pareille ! et vous pouvez vous vanter d’avoir fait une excellente acquisition : un bon cœur, des manières gentilles, un cou-de-pied fin, une {p. 477} peau, une rose… Ah !… Et de l’esprit à faire rire des condamnés à mort… Madame est susceptible d’attache… — Et comme elle sait s’habiller !… Eh ! bien, si c’est cher, un homme en a, comme on dit, pour son argent. — Ici, toutes ses robes sont saisies, sa toilette est donc arriérée de trois mois. — Mais Madame est si bonne, voyez-vous, que moi je l’aime et c’est ma maîtresse ! — Mais, soyez juste, une femme comme elle se voir au milieu de meubles saisis !… Et pour qui ? pour un garnement qui l’a rouée… Pauvre petite femme ! elle n’est plus elle-même.
— Esder… Esder… disait le baron, gouchez-fis, mon anche ? — Eh ! si c’edde moi qui fous vais beur, che resderai sir ce ganabé… s’écria le baron enflammé par l’amour le plus pur en voyant qu’Esther pleurait toujours.
— Hé ! bien, répondit Esther en prenant la main du baron et la lui baisant avec un sentiment de reconnaissance qui fit venir aux yeux de ce loup-cervier quelque chose d’assez ressemblant à une larme, je vous en saurai gré…
Et elle se sauva dans sa chambre en s’y enfermant.
— Il y a quêque chausse t’inexblicaple là-tetans… se disait Nucingen agité par ses pilulles. Que tira-d-on chèze moi ?…
Il se leva, regarda par la fenêtre : — Ma foidire ed tuchurs là… Foissi piendôd le chour !…
Il se promena par la chambre.
— Gomme montame te Nichinguenne se mogueraid te moi, si chamais êle saffaid gommand chai bassé cedde nouid !…
Il alla coller son oreille à la porte de la chambre en se trouvant un peu trop niaisement couché.
— Esder !…
Aucune réponse.
— Mon tié ! elle bleure tuchurs !… se dit-il en revenant s’étendre sur le canapé.
Dix minutes environ après le lever du soleil, le baron de Nucingen, qui s’était endormi de ce mauvais sommeil pris par force, et dans une position gênée, sur un divan, fut éveillé en sursaut par Europe au milieu d’un de ces rêves qu’on fait alors et dont les rapides complications sont un des phénomènes insolubles de la physiologie médicale.
— Ah ! mon Dieu ! madame, criait-elle, madame ! des soldats !… des gendarmes, la Justice. On veut vous arrêter…
Au moment où Esther ouvrit sa porte et se montra, mal enveloppée de sa robe de chambre, les pieds nus dans ses pantoufles, ses cheveux en désordre, belle à faire damner l’ange Raphaël, la {p. 478} porte du salon vomit un flot de boue humaine qui roula, sur dix pattes, vers cette céleste fille, posée comme un ange dans un tableau de religion flamand. Un homme s’avança. Contenson, l’affreux Contenson mit sa main sur l’épaule moite d’Esther.
— Vous êtes mademoiselle Esther Van… ? dit-il.
Europe, d’un revers appliqué sur la joue de Contenson, l’envoya d’autant mieux mesurer ce qu’il lui fallait de tapis pour se coucher, qu’elle lui donna dans les jambes ce coup sec si connu de ceux qui pratiquent l’art dit de la savate.
— Arrière ! cria-t-elle, on ne touche pas à ma maîtresse !
— Elle m’a cassé la jambe ! criait Contenson en se relevant, on me la paiera…
Sur la masse des cinq recors vêtus comme des recors, gardant leurs chapeaux affreux sur leurs têtes plus affreuses encore, et offrant des têtes de bois d’acajou veiné où les yeux louchaient, où quelques nez manquaient, où les bouches grimaçaient, se détacha Louchard, vêtu plus proprement que ses hommes, mais le chapeau sur la tête, la figure à la fois doucereuse et rieuse.
— Mademoiselle, je vous arrête, dit-il à Esther. Quant à vous, ma fille, dit-il à Europe, toute rébellion serait punie et toute résistance est inutile.
Le bruit des fusils, dont les crosses tombèrent sur les dalles de la salle à manger et de l’antichambre en annonçant que le Garde était doublé de la Garde, appuya ce discours.
— Et pourquoi m’arrêter ? dit innocemment Esther.
— Et nos petites dettes ?… répondit Louchard.
— Ah ! c’est vrai ! s’écria Esther. Laissez-moi m’habiller.
— Malheureusement, mademoiselle, il faut que je m’assure si vous n’avez aucun moyen d’évasion dans votre chambre, dit Louchard.
Tout cela se fit si rapidement que le baron n’avait pas encore eu le temps d’intervenir.
— Eh ! pien, je sis à cede hire eine fenteuse de chair himaine, paron de Nichinguenne !… s’écria la terrible Asie en se glissant à travers les recors jusqu’au divan où elle feignit de découvrir le banquier.
— Filaine trôlesse ! s’écria Nucingen qui se dressa dans toute sa majesté financière.
Et il se jeta entre Esther et Louchard, qui lui ôta son chapeau à un cri de Contenson.
{p. 479} — Monsieur le baron de Nucingen !…
Au geste que fit Louchard, les recors évacuèrent l’appartement en se découvrant tous avec respect. Contenson seul resta.
— Monsieur le baron paye-t-il ?… demanda le Garde qui avait son chapeau à la main.
— Je baye, répondit-il, mais angore vaud-il saffoir de guoi il s’achit.
— Trois cent douze mille francs et des centimes, frais liquidés ; mais l’arrestation n’est pas comprise.
— Drois sante mille vrans ! s’écria le baron. — C’esde ein reffeille drop cher bir ein ôme qui a bassé la nuid sir ein ganabé, ajouta-t-il à l’oreille d’Europe.
— Cet homme est-il bien le baron de Nucingen ? dit Europe à Louchard en commentant son doute par un geste que mademoiselle Dupont, la dernière soubrette du Théâtre-Français, eût envié.
— Oui, mademoiselle, dit Louchard.
— Oui, répondit Contenson.
— Che rebont t’elle, dit le baron que le doute d’Europe piqua d’honneur, laissez-moi lui tire ein mod.
Esther et son vieil amoureux entrèrent dans la chambre, à la serrure de laquelle Louchard trouva nécessaire d’appliquer son oreille.
— Che fus aime blis que ma fie, Esder ; mais birquoi tonner à fos gréanciers te l’archande qui seraid invinimente miex tans fodre birse ? Halez an brison : che me vais vort te rageder ces sante mille égus afec sente mile vrans, et fus aurez teux sante mile vrans pir fus…
— Ce système, lui cria Louchard, est inutile. Le créancier n’est pas amoureux de mademoiselle, lui !… Vous comprenez ? Et il veut plus que tout, depuis qu’il sait que vous êtes épris d’elle.
— Fitu pedad ! s’écria Nucingen à Louchard en ouvrant la porte et l’introduisant dans la chambre, ti ne sais ce que du tis ! Che te tonne, a doi, fint pir sant, zi tu vais l’avvaire…
— Impossible, monsieur le baron.
— Comment, monsieur ! vous auriez le cœur, dit Europe en intervenant, de laisser aller ma maîtresse en prison !… Mais voulez-vous mes gages, mes économies ? prenez-les, madame, j’ai quarante mille francs…
{p. 480} — Ah ! ma pauvre fille, s’écria Esther, je ne te connaissais pas ! dit Esther en serrant Europe dans ses bras.
Europe se mit à fondre en larmes.
— Cheu baye, dit piteusement le baron en tirant un carnet où il prit un de ces petits carrés de papier imprimés que la Banque donne aux banquiers, et sur lesquels ils n’ont plus qu’à remplir les sommes en chiffres et en toutes lettres pour en faire des mandats payables au porteur.
— Ce n’est pas la peine, monsieur le baron, dit Louchard, j’ai ordre de ne recevoir mon paiement qu’en espèces d’or ou d’argent. À cause de vous, je me contenterai de billets de banque.
— Tarteifle ! s’écria le baron, mondrez-moi22 donc les didres ?
Contenson présenta trois dossiers couverts en papier bleu, que le baron prit en regardant Contenson, auquel il dit à l’oreille : — Ti hauraid vaid eine meyeur churnée en m’aferdissant.
— Eh ! vous savais-je ici, monsieur le baron ? répondit l’espion sans se soucier d’être ou non entendu de Louchard. Vous avez bien perdu en ne me continuant pas votre confiance. On vous carotte, ajouta ce profond philosophe en haussant les épaules.
— C’esde frai, se dit le baron. Ah ! ma bedide, s’écria-t-il en voyant les lettres de change et s’adressant à Esther, fus edes la ficdime t’ein famez goquin ! eine aissegrob !
— Hélas ! oui, dit la pauvre Esther ; mais il m’aimait bien !…
— Si chaffais si… chaurais vaid eine obbosition andre fos mains.
— Vous perdez la tête, monsieur le baron, dit Louchard, il y a un tiers porteur.
— Ui, reprit-il, il y a ein diers bordier… Cérissed ! ein ôme t’obbozission !
— Il a le malheur spirituel, dit en souriant Contenson, il fait un calembour.
— Monsieur le baron veut-il écrire un mot à son caissier ? dit Louchard en souriant, je vais y envoyer Contenson et renverrai mon monde. L’heure s’avance, et tout le monde saurait…
— Fa, Gondenson !… cria Nucingen. Mon gaissier temeure au goin te la rie tes Madurins et te l’Argate. Foissi ein mod avin qu’il ale ghès ti Dilet ou ghès les Keller, tans le gas où nus n’aurions bas sante mil égus, gar nodre archant ed dude à la Panque… — Habilés-fous, mon {p. 481} anche, dit-il à Esther, fous êdes lipre — Les fieilles phâmes, s’écria-t-il en regardant Asie, sonte blis tanchereusses que les cheûnes…
— Je vais aller faire rire le créancier, lui dit Asie, et il me donnera de quoi m’amuser aujourd’hui. — Zan rangune monnessier le paron… ajouta la Saint-Estève en faisant une horrible révérence.
Louchard reprit les titres des mains du baron, et resta seul avec lui au salon, où, une demi-heure après, le caissier vint suivi de Contenson. Esther reparut alors dans une toilette ravissante, quoique improvisée. Quand les fonds eurent été comptés par Louchard, le baron voulut examiner les titres ; mais Esther s’en saisit par un geste de chatte et les porta dans son secrétaire.
— Que donnez-vous pour la canaille ?… dit Contenson à Nucingen.
— Fus n’affez pas î paugoub d’eccarts, dit le baron.
— Et ma jambe !… s’écria Contenson.
— Lûchart, vis tonnerez sante vrans à Gondanson sir le resde tu pilet te mile…
— C’esde eine pien pelle phâme ! disait le caissier au baron de Nucingen en sortant de la rue Taitbout, mais elle goûde pien cher à monnessière le paron.
— Cartez-moi le segrête, dit le baron qui avait aussi demandé le secret à Contenson et à Louchard.
Louchard s’en alla suivi de Contenson ; mais, sur le boulevard, Asie qui le guettait, arrêta le Garde du Commerce.
— L’huissier et le créancier sont là dans un fiacre, ils ont soif ! lui dit-elle, et il y a gras !
Pendant que Louchard comptait les fonds, Contenson put examiner les clients. Il aperçut les yeux de Carlos, distingua la forme du front sous la perruque, et cette perruque lui sembla justement suspecte ; il prit le numéro du fiacre, tout en paraissant totalement étranger à ce qui se passait ; Asie et Europe l’intriguaient au dernier point. Il pensait que le baron était victime de gens excessivement habiles, avec d’autant plus de raison que Louchard, en réclamant ses soins, avait été d’une discrétion étrange. Le croc-en-jambe d’Europe n’avait pas, d’ailleurs, frappé Contenson seulement au tibia. — C’est un coup qui sent son Saint-Lazare ! s’était-il dit en se relevant.
{p. 482} Carlos renvoya l’huissier, le paya généreusement, et dit au fiacre en le payant : — Palais-Royal, au Perron !
— Ah ! le mâtin ! se dit Contenson qui entendit l’ordre, il y a quelque chose !…
Carlos arriva au Palais-Royal d’un train à ne pas avoir à craindre d’être suivi. D’ailleurs, il traversa les galeries à sa manière, prit un autre fiacre sur la place du Château-d’Eau, en lui disant : — Passage de l’Opéra, du côté de la rue Pinon. Un quart d’heure après, il entrait rue Taitbout.
En le voyant, Esther lui dit : — Voilà les fatales pièces !
Carlos prit les titres, les examina ; puis il alla les brûler au feu de la cuisine.
— Le tour est fait ! s’écria-t-il en montrant les trois cent dix mille francs roulés en un paquet qu’il tira de la poche de sa redingote. Çà et les cent mille francs pincés par Asie nous permettent d’agir.
— Mon Dieu ! mon Dieu ! s’écria la pauvre Esther.
— Mais, imbécile, dit le féroce calculateur, sois ostensiblement la maîtresse de Nucingen, et tu pourras voir Lucien, il est l’ami de Nucingen, je ne te défends pas d’avoir une passion pour lui !
Esther aperçut une faible clarté dans sa vie ténébreuse, elle respira.
— Europe, ma fille, dit Carlos en emmenant cette créature dans un coin du boudoir où personne ne pouvait surprendre un mot de cette conversation, Europe, je suis content de toi.
Europe releva la tête, regarda cet homme avec une expression qui changea tellement son visage flétri que le témoin de cette scène, Asie, qui veillait à la porte, se demanda si l’intérêt par lequel Carlos tenait Europe pouvait surpasser en profondeur celui par lequel elle se sentait rivée à lui.
— Ce n’est pas tout, ma fille. Quatre cent mille francs ne sont rien pour moi… Paccard te remettra une facture d’argenterie qui monte à trente mille francs, et sur laquelle il y a des à-comptes reçus ; mais notre orfévre, Biddin, a fait des frais. Notre mobilier, saisi par lui, sera sans doute affiché demain. Va voir Biddin, il demeure rue de l’Arbre-Sec, il te donnera des reconnaissances du Mont-de-Piété pour dix mille francs. Tu comprends : Esther s’est fait faire de l’argenterie, elle ne l’a pas payée, et l’a mise en plan, elle sera menacée d’une petite plainte en escroquerie. Donc, il faudra donner trente mille francs à l’orfévre et dix mille francs au Mont-de-Piété pour ravoir l’argenterie. Total : quarante-trois mille francs {p. 483} avec les frais. Cette argenterie est pleine d’alliage, le baron la renouvellera, nous lui rechipperons là quelques billets de mille francs. Vous devez… quoi, pour deux ans à la couturière ?
— On peut lui devoir six mille francs, répondit Europe.
— Eh ! bien, si madame Auguste veut être payée et conserver la pratique, elle devra faire un mémoire de trente mille francs depuis quatre ans. Même accord avec la marchande de modes. Le bijoutier, Samuel Frisch, le juif de la rue Sainte-Avoie, te prêtera des reconnaissances, nous devons lui devoir vingt-cinq mille francs, et nous aurons eu six mille francs de nos bijoux au Mont-de-Piété. Nous rendrons les bijoux au bijoutier, il y aura moitié pierres fausses ; aussi, le baron ne les regardera-t-il pas. Enfin, tu feras encore cracher cent cinquante mille francs à notre ponte d’ici à huit jours.
— Madame devra m’aider un petit peu, répondit Europe, parlez-lui, car elle reste là comme une hébétée, et m’oblige à déployer plus d’esprit que trois auteurs pour une pièce.
— Si Esther tombait dans le bégueulisme, tu m’en préviendrais, dit Carlos. Nucingen lui doit un équipage et des chevaux, elle voudra choisir et acheter tout elle-même. Ce sera le marchand de chevaux et le carrossier du loueur où est Paccard que vous choisirez. Nous aurons là d’admirables chevaux, très-chers, qui boiteront un mois après, et nous les changerons.
— On pourrait tirer six mille francs au moyen d’un mémoire de parfumeur, dit Europe.
— Oh ! fit-il en hochant la tête, allez doucement, de concessions en concessions. Nucingen n’a passé que le bras dans la machine, il nous faut la tête. J’ai besoin, outre tout cela, de cinq cent mille francs.
— Vous pourrez les avoir, répondit Europe. Madame s’adoucirait pour ce gros imbécile vers six cent mille, et lui en demanderait quatre cents pour le bien aimer.
— Écoute ceci, ma fille, dit Carlos. Le jour où je toucherai les derniers cent mille francs, il y aura pour toi vingt mille francs.
— À quoi cela peut-il me servir ? dit Europe en laissant aller ses bras en personne à qui l’existence semble impossible.
— Tu pourras retourner à Valenciennes, acheter un bel établissement, et devenir honnête femme, si tu veux ; tous les goûts sont dans la nature, Paccard y pense quelquefois ; il n’a rien sur {p. 484} l’épaule, presque rien sur la conscience, vous pourrez vous convenir, répliqua Carlos.
— Retourner à Valenciennes !… Y pensez-vous, monsieur ? s’écria Europe effrayée.
Née à Valenciennes et fille de tisserands très-pauvres, Europe fut envoyée à sept ans dans une filature où l’Industrie moderne avait abusé de ses forces physiques, de même que le Vice l’avait dépravée avant le temps. Corrompue à douze ans, mère à treize ans, elle se vit attachée à des êtres profondément dégradés. À propos d’un assassinat, elle avait comparu, comme témoin d’ailleurs, devant la Cour d’Assises. Vaincue à seize ans par un reste de probité, par la terreur que cause la Justice, elle fit condamner l’accusé, par son témoignage, à vingt ans de travaux forcés. Ce criminel, un de ces repris de justice dont l’organisation implique de terribles vengeances, avait dit en pleine audience à cette enfant : — Dans dix ans, comme à présent, Prudence (Europe s’appelait Prudence Servien), je reviendrai pour te terrer, dussé-je être fauché. Le président de la Cour essaya bien de rassurer Prudence Servien en lui promettant l’appui, l’intérêt de la Justice ; mais la pauvre enfant fut frappée d’une si profonde terreur qu’elle tomba malade et resta près d’un an à l’hôpital. La Justice est un être de raison représenté par une collection d’individus sans cesse renouvelés, dont les bonnes intentions et les souvenirs sont, comme eux, excessivement ambulatoires. Les Parquets, les Tribunaux ne peuvent rien prévenir en fait de crimes, ils sont inventés pour les accepter tout faits. Sous ce rapport, une police préventive serait un bienfait pour un pays ; mais le mot police effraie aujourd’hui le législateur, qui ne sait plus distinguer entre ces mots : Gouverner, — administrer, — faire les lois. Le législateur tend à tout absorber dans l’État, comme s’il pouvait agir. Le forçat devait toujours penser à sa victime, et se venger alors que la Justice ne songerait plus ni à l’un ni à l’autre. Prudence, qui comprit instinctivement, en gros si vous voulez, son danger, quitta Valenciennes, et vint à dix-sept ans à Paris pour s’y cacher. Elle y fit quatre métiers, dont le meilleur fut celui de comparse à un petit théâtre. Elle fut rencontrée par Paccard, à qui elle raconta ses malheurs. Paccard, le bras droit, le Séide de Jacques Collin, parla de Prudence à son maître ; et quand le maître eut besoin d’une esclave, il dit à Prudence : « Si tu veux me servir comme on doit {p. 485} servir le diable, je te débarrasserai de Durut. » Durut était le forçat, l’épée de Damoclès suspendue au-dessus de la tête de Prudence Servien. Sans ces détails, beaucoup de critiques auraient trouvé l’attachement d’Europe un peu fantastique. Enfin personne n’aurait compris le coup de théâtre que Carlos allait produire.
— Oui, ma fille, tu pourras retourner à Valenciennes… Tiens, lis. Et il tendit le journal de la veille en montrant du doigt l’article suivant : TOULON. — Hier, a eu lieu l’exécution de Jean-François Durut… Dès le matin la garnison, etc.
Prudence lâcha le journal, ses jambes se dérobèrent sous le poids de son corps ; elle retrouvait la vie, car elle n’avait pas, disait-elle, trouvé de goût au pain depuis la menace de Durut.
— Tu le vois, j’ai tenu ma parole. Il a fallu quatre ans pour faire tomber la tête de Durut en l’attirant dans un piége… Eh ! bien, achève ici mon ouvrage, tu te trouveras à la tête d’un petit commerce dans ton pays, riche de vingt mille francs, et la femme de Paccard, à qui je permets la vertu comme retraite.
Europe reprit le journal, et lut avec des yeux vivants tous les détails que les journaux donnent, sans se lasser, sur l’exécution des forçats depuis vingt ans : le spectacle imposant, l’aumônier qui a toujours converti le patient, le vieux criminel qui exhorte ses ex-collègues, l’artillerie braquée, les forçats agenouillés ; puis les réflexions banales qui ne changent rien au régime des bagnes, où grouillent dix-huit mille crimes.
— Il faut réintégrer Asie au logis, dit Carlos.
Asie s’avança, ne comprenant rien à la pantomime d’Europe.
— Pour la faire revenir cuisinière ici, vous commencerez par servir au baron un dîner comme il n’en aura jamais mangé, reprit-il ; puis vous lui direz qu’Asie a perdu son argent au jeu et s’est remise en maison. Nous n’aurons pas besoin de chasseur : Paccard sera cocher, les cochers ne quittent pas leur siége où ils ne sont guère accessibles, l’espionnage l’atteindra moins là. Madame lui fera porter une perruque poudrée, un tricorne en gros feutre galonné ; ça le changera, je le grimerai d’ailleurs.
— Nous allons avoir des domestiques avec nous ? dit Asie en louchant.
— Nous aurons d’honnêtes gens, répondit Carlos.
— Tous têtes faibles ! répliqua la mulâtresse.
— Si le baron loue un hôtel, Paccard a un ami capable d’être {p. 486} concierge, reprit Carlos. Il ne nous faudra plus qu’un valet de pied et une fille de cuisine, vous pourrez bien surveiller deux étrangers…
Au moment où Carlos allait sortir, Paccard se montra.
— Restez, il y a du monde dans la rue, dit le chasseur.
Ce mot si simple fut effrayant. Carlos monta dans la chambre d’Europe et y resta jusqu’à ce que Paccard fût venu le chercher avec une voiture de louage qui entra dans la maison. Carlos baissa les stores et fut mené d’un train à déconcerter toute espèce de poursuite. Arrivé au faubourg Saint-Antoine, il se fit descendre à quelques pas d’une place de fiacre où il se rendit à pied, et rentra quai Malaquais, en échappant ainsi aux curieux.
— Tiens, enfant, dit-il à Lucien en lui montrant quatre cents billets de mille francs, voici, j’espère, un à-compte sur le prix de la terre de Rubempré. Nous allons en risquer cent mille. On vient de lancer les Omnibus, les Parisiens vont se prendre à cette nouveauté-là, dans trois mois nous triplerons nos fonds. Je connais l’affaire : on donnera des dividendes superbes pris sur le capital, pour faire mousser les actions. Une idée renouvelée de Nucingen. En refaisant la terre de Rubempré, nous ne paierons pas tout sur-le-champ. Tu vas aller trouver des Lupeaulx, et tu le prieras de te recommander lui-même à un avoué nommé Desroches, un drôle fûté que tu iras voir à son Étude ; tu lui diras d’aller à Rubempré, d’étudier le terrain, et tu lui promettras vingt mille francs d’honoraires s’il peut, en t’achetant pour huit cent mille francs de terre autour des ruines du château, te constituer trente mille livres de rente.
— Comme tu vas !… Tu vas ! tu vas !…
— Je vais toujours. Ne plaisantons point. Tu t’en iras mettre cent mille écus en bons du Trésor, afin de ne pas perdre d’intérêts ; tu peux les laisser à Desroches, il est aussi honnête homme que madré… Cela fait, cours à Angoulême, obtiens de ta sœur et de ton beau-frère qu’ils prennent sur eux un petit mensonge officieux. Tes parents peuvent dire t’avoir donné six cent mille francs pour faciliter ton mariage avec Clotilde de Grandlieu, ça n’est pas déshonorant.
— Nous sommes sauvés ! s’écria Lucien ébloui.
— Toi, oui ! reprit Carlos ; mais encore ne le seras-tu qu’en sortant de Saint-Thomas-d’Aquin avec Clotilde pour femme…
{p. 487} — Que crains-tu ? dit Lucien en apparence plein d’intérêt pour son conseiller.
— Il y a des curieux à ma piste… Il faut que j’aie l’air d’un vrai prêtre, et c’est bien ennuyeux ! Le diable ne me protégera plus, en me voyant un bréviaire sous le bras.
En ce moment le baron de Nucingen, qui s’en alla donnant le bras à son caissier, atteignait à la porte de son hôtel.
— Chai pien beur, dit-il en rentrant, t’affoir vaid eine vichu gambagne… Pah ! nus raddraberons ça…
— Le malheir esd que menneser le paron s’esd avviché, répondit le bon Allemand en ne s’occupant que du décorum.
— Ui, ma maîdresse an didre toid êdre tans eine bosission tigne te moi, répondit ce Louis XIV de comptoir.
Sûr d’avoir tôt ou tard Esther, le baron redevint le grand financier qu’il était. Il reprit si bien la direction de ses affaires que son caissier, en le trouvant le lendemain, à six heures, dans son cabinet, vérifiant des valeurs, se frotta les mains.
— Técitément, mennesier le paron a vaid eine égonomie la nuid ternière, dit-il avec un sourire d’Allemand, moitié fin, moitié niais.
Si les gens riches à la manière du baron de Nucingen ont plus d’occasions que les autres de perdre de l’argent, ils ont aussi plus d’occasions d’en gagner, alors même qu’ils se livrent à leurs folies. Quoique la politique financière de la fameuse Maison Nucingen se trouve expliquée ailleurs, il n’est pas inutile de faire observer que de si considérables fortunes ne s’acquièrent point, ne se constituent point, ne s’agrandissent point, ne se conservent point, au milieu des révolutions commerciales, politiques et industrielles de notre époque, sans qu’il y ait d’immenses pertes de capitaux, ou, si vous voulez, des impositions frappées sur les fortunes particulières. On verse très-peu de nouvelles valeurs dans le trésor commun du globe. Tout accaparement nouveau représente une nouvelle inégalité dans la répartition générale. Ce que l’État demande, il le rend ; mais ce qu’une Maison Nucingen prend, elle le garde. Ce coup de Jarnac échappe aux lois, par la raison qui eût fait de Frédéric II un Jacques Collin, un Mandrin, si, au lieu d’opérer sur les provinces à coups de batailles, il eût travaillé dans la contrebande ou sur les valeurs mobilières. Forcer les États européens à emprunter à vingt ou dix pour cent, gagner ces dix ou vingt pour cent avec les capitaux du public, rançonner en grand les industries {p. 488} en s’emparant des matières premières, tendre au fondateur d’une affaire une corde pour le soutenir hors de l’eau jusqu’à ce qu’on ait repêché son entreprise asphyxiée, enfin toutes ces batailles d’écus gagnées constituent la haute politique de l’argent. Certes, il s’y rencontre pour le banquier, comme pour le conquérant, des risques ; mais il y a si peu de gens en position de livrer de tels combats que les moutons n’ont rien à y voir. Ces grandes choses se passent entre bergers. Aussi, comme les exécutés (le terme consacré dans l’argot de la Bourse) sont coupables d’avoir voulu trop gagner, prend-on généralement très peu de part aux malheurs causés par les combinaisons des Nucingens. Qu’un spéculateur se brûle la cervelle, qu’un agent de change prenne la fuite, qu’un notaire emporte les fortunes de cent ménages, ce qui est pis que de tuer un homme ; qu’un banquier liquide ; toutes ces catastrophes, oubliées à Paris en quelques mois, sont bientôt couvertes par l’agitation quasi marine de cette grande cité. Les fortunes colossales des Jacques Cœur, des Médici, des Ango de Dieppe, des Auffredi de La Rochelle, des Fugger, des Tiepolo, des Corner, furent jadis loyalement conquises par des priviléges dus à l’ignorance où l’on était des provenances de toutes les denrées précieuses ; mais, aujourd’hui, les clartés géographiques ont si bien pénétré les masses, la concurrence a si bien limité les profits, que toute fortune rapidement faite est : ou l’effet d’un hasard et d’une découverte, ou le résultat d’un vol légal. Perverti par de scandaleux exemples, le bas commerce a répondu, surtout depuis dix ans, à la perfidie des conceptions du haut commerce, par des attentats odieux sur les matières premières. Partout où la chimie est pratiquée, on ne boit plus de vin ; aussi l’industrie vinicole succombe-t-elle. On vend du sel falsifié pour échapper au Fisc. Les tribunaux sont effrayés de cette improbité générale. Enfin le commerce français est en suspicion devant le monde entier, et l’Angleterre se démoralise également. Le mal vient, chez nous, de la loi politique. La Charte a proclamé le règne de l’argent, le succès devient alors la raison suprême d’une époque athée. Aussi la corruption des sphères élevées, malgré des résultats éblouissants d’or et leurs raisons spécieuses, est-elle infiniment plus hideuse que les corruptions ignobles et quasi personnelles des sphères inférieures, dont quelques détails servent de comique, terrible si vous voulez, à cette Scène. Le Gouvernement, que toute pensée neuve effraie, a banni du théâtre les éléments du {p. 489} comique actuel. La bourgeoisie, moins libérale que Louis XIV, tremble de voir venir son Mariage de Figaro, défend de jouer le Tartufe politique, et, certes, ne laisserait pas jouer Turcaret aujourd’hui, car Turcaret est devenu le souverain. Dès lors, la comédie se raconte et le Livre devient l’arme moins rapide, mais plus sûre, des poètes.
Durant cette matinée, au milieu des allées et venues des audiences, des ordres donnés, des conférences de quelques minutes, qui font du cabinet de Nucingen une espèce de Salle-des-Pas-Perdus financière, un de ses Agents de change lui annonça la disparition d’un membre de la Compagnie, un des plus habiles, un des plus riches, Jacques Falleix, frère de Martin Falleix, et le successeur de Jules Desmarets. Jacques Falleix était l’Agent de change en titre de la maison Nucingen. De concert avec du Tillet et les Keller, le baron avait aussi froidement conjuré la ruine de cet homme que s’il se fût agi de tuer un mouton pour la Pâque.
— Il ne bouffaid bas dennir, répondit tranquillement le baron.
Jacques Falleix avait rendu d’énormes services à l’agiotage. Dans une crise, quelques mois auparavant, il avait sauvé la place en manœuvrant avec audace. Mais demander de la reconnaissance aux Loups-cerviers, n’est-ce pas vouloir attendrir, en hiver, les loups de l’Ukraine ?
— Pauvre homme ! répondit l’Agent de change, il se doutait si peu de ce dénoûment-là qu’il avait meublé, rue Saint-Georges, une petite maison pour sa maîtresse ; il y a dépensé cent cinquante mille francs en peintures, en mobilier. Il aimait tant madame du Val-Noble !… Voilà une femme obligée de quitter tout cela… Tout y est dû.
— Pon ! pon ! se dit Nucingen, foilà pien le gas de rébarer mes berdes de cede nuid… — Il n’a rienne bayé ? demanda-t-il à l’Agent de change.
— Eh ! répondit l’agent, quel est le fournisseur malappris qui n’eût pas fait crédit à Jacques Falleix ? Il paraît qu’il y a une cave exquise. Par parenthèse, la maison est à vendre, il comptait l’acheter. Le bail est à son nom. Quelle sottise ! Argenterie, mobilier, vins, voiture, chevaux, tout va devenir une valeur de la masse, et qu’est-ce que les créanciers en auront ?
— Fennez temain, dit Nucingen, ch’aurai23 édé foir dout {p. 490} cela, et zi l’on ne téclare boint te falite, qu’on arranche les avvaires à l’amiaple, che vous charcherai t’ovvrir eine brix résonnaple te ce mopilier, en brenant le pail…
— Ça pourra se faire très-bien, dit l’Agent de change. Allez-y ce matin, vous trouverez l’un des associés de Falleix avec les fournisseurs qui voudraient se créer un privilége ; mais la Val-Noble a leurs factures au nom de Falleix.
Le baron de Nucingen envoya sur-le-champ un de ses commis chez son notaire, Jacques Falleix lui avait parlé de cette maison, qui valait tout au plus soixante mille francs, et il voulut être immédiatement propriétaire, afin d’en exercer le privilége à raison des loyers.
Le caissier (honnête homme !) vint savoir si son maître perdait quelque chose à la faillite de Falleix.
— Au gondraire, mon pon Volfgang, che fais raddraber sante mile vrans.
— Hai ! gommand ?
— Hé ! ch’aurai la bedide maison gue ce bofre tiaple de Valeix brébarait à sa maîdresse tebuis un an. Ch’aurai le doute en ovvrand cinquande mile vrans aux gréanciers, et maîdre Gartot, mon nodaire, fa affoir mes ortres pir la méson, gar le brobriédaire ed chêné… Che le saffais, mais che n’affais blis la déde à moi. Tans beu, ma tiffine Esder habidera ein bedid balai… Valeix m’y ha menné : c’esde eine merfeille, et à teux bas d’ici… Ça me fa gomme ein cant.
La faillite de Falleix forçait le baron d’aller à la Bourse ; mais il lui fut impossible de quitter la rue Saint-Lazare sans passer par la rue Taitbout ; il souffrait déjà d’être resté quelques heures sans Esther, il aurait voulu la garder à ses côtés. Le gain qu’il comptait faire avec les dépouilles de son Agent de change lui rendait la perte des quatre cent mille francs déjà dépensés excessivement légère à porter. Enchanté d’annoncer à zon anche sa translation de la rue Taitbout à la rue Saint-Georges, où elle serait dans eine bedid balai, où des souvenirs ne s’opposeraient plus à leur bonheur, les pavés lui semblaient doux aux pieds, il marchait en jeune homme dans un rêve de jeune homme. Au détour de la rue des Trois-Frères, au milieu de son rêve et du pavé, le baron vit venir à lui Europe, la figure renversée.
{p. 491} — U fas-ti ? dit-il.
— Hé ! monsieur, j’allais chez vous… Vous aviez bien raison hier ! Je conçois maintenant que la pauvre madame devait se laisser mettre en prison pour quelques jours. Mais les femmes se connaissent-elles en finance ?… Quand les créanciers de madame ont su qu’elle était revenue chez elle, tous ont fondu sur nous comme sur une proie… Hier, à sept heures du soir, monsieur, on est venu apposer d’affreuses affiches pour vendre son mobilier samedi… Mais ceci n’est rien… Madame, qui est tout cœur, a voulu, dans le temps, obliger ce monstre d’homme, vous savez !
— Quel monsdre ?…
— Eh ! bien, celui qu’elle aimait, ce d’Estourny, oh ! il était charmant. Il jouait, voilà tout.
— Ile jhouait afec tes gardes pissaudées…
— Eh ! bien ! Et vous ?… dit Europe, que faites-vous à la Bourse ? Mais laissez-moi dire. Un jour, pour empêcher Georges, soi-disant, de se brûler la cervelle, elle a mis au Mont-de-Piété toute son argenterie, ses bijoux qui n’étaient pas payés. En apprenant qu’elle avait donné quelque chose à un créancier, tous sont venus lui faire une scène… On la menace de la Correctionnelle… Votre ange sur ce banc-là !… n’est-ce pas à faire dresser une perruque de dessus la tête ?… Elle fond en larmes, elle parle d’aller se jeter à la rivière… Oh ! elle ira.
— Si che fais fous foir, attieu la Pirse ! s’écria Nucingen. Ed ile ed imbossiple que che n’y ale bas, gar ch’y cagnerai queque chausse bir elle… Fa la galmer : che bayerai ses teddes, ch’irai la foir à quadre heires. Mais, Ichénie, tis-lui qu’elle m’aime ein beu…
— Comment, un peu, mais beaucoup !… Tenez, monsieur, il n’y a que la générosité pour gagner le cœur des femmes… Certainement, vous auriez économisé peut-être une centaine de mille francs en la laissant aller en prison. Eh ! bien, vous n’auriez jamais eu son cœur… Comme elle me le disait : — Eugénie, il a été bien grand, bien large… C’est une belle âme !
— Elle a tidde ça, Ichénie ? s’écria le baron.
— Oui, monsieur, à moi-même.
— Diens, foissi tix luis…
— Merci… Mais elle pleure en ce moment, elle pleure depuis hier autant que sainte Madeleine a pleuré pendant un mois… Celle {p. 492} que vous aimez est au désespoir, et pour des dettes qui ne sont pas les siennes, encore ! Oh ! les hommes ! ils grugent autant les femmes que les femmes grugent les vieux… allez !
— Elles sont tuttes gomme ça !… S’encacher !… Eh ! l’on ne s’encache chamais… Qu’èle ne zigne blus rien. Che baye, mais si elle tonne angore eine zignadire… che…
— Que feriez-vous ? dit Europe en se posant.
— Mon Tié ! che né augun bouffoir sur èle… Che fais me mèdre à la déde de ses bedides affres… Fa, fa la gonzoler, et lû tire que tans ein mois elle habidera ein bedid balai.
— Vous avez fait, monsieur le baron, des placements à gros intérêts dans le cœur d’une femme ! Tenez… je vous trouve rajeuni, moi qui ne suis que la femme de chambre, et j’ai souvent vu ce phénomène… c’est le bonheur… le bonheur a un certain reflet… Si vous avez quelques débours, ne les regrettez pas… vous verrez ce que ça rapporte. D’abord, je l’ai dit à madame : elle serait la dernière des dernières, une traînée, si elle ne vous aimait pas, car vous la retirez d’un enfer… Une fois qu’elle n’aura plus de soucis, vous la connaîtrez. Entre nous, je puis vous l’avouer, la nuit où elle pleurait tant… Que voulez-vous ?… on tient à l’estime d’un homme qui va nous entretenir… elle n’osait pas vous dire tout cela… elle voulait se sauver.
— Se soffer ! s’écria le baron effrayé de cette idée. Mais la Pirse, la Pirse. Fa, fa, che n’andre boint… Mais que che la foye à la venêdre… sa fue me tonnera tu cuer…
Esther sourit à monsieur de Nucingen quand il passa devant la maison, et il s’en alla pesamment en se disant : — Cède ein anche ! Voici comment s’y était pris Europe pour obtenir ce résultat impossible. Vers deux heures et demie, Esther avait fini de s’habiller comme quand elle attendait Lucien, elle était délicieuse ; en la voyant ainsi, Prudence lui dit, en regardant à la fenêtre : « Voilà monsieur ! » La pauvre fille se précipita, croyant voir Lucien, et vit Nucingen.
— Oh ! quel mal tu me fais ! dit-elle.
— Il n’y avait que ce moyen-là de vous donner l’air de faire attention à un pauvre vieillard qui va payer vos dettes, répondit Europe, car enfin elles vont être toutes payées.
— Quelles dettes ? s’écria cette créature qui ne pensait qu’à {p. 493} retenir son amour à qui des mains terribles donnaient la volée.
— Celles que monsieur Carlos a faites à madame.
— Comment ! voici près de quatre cent cinquante mille francs !… s’écria Esther.
— Vous en avez encore pour cent cinquante mille francs ; mais il a très-bien pris tout cela, le baron… il va vous tirer d’ici, vous mettre tans ein bedid balai… Ma foi ! vous n’êtes pas malheureuse !… À votre place, puisque vous tenez cet homme-là par le bon bout, quand vous aurez satisfait Carlos, je me ferais donner une maison et des rentes. Madame est certes la plus belle femme que j’aie vue, et la plus engageante, mais la laideur vient si vite ! j’ai été fraîche et belle, et me voilà. J’ai vingt-trois ans, presque l’âge de madame, et je parais dix ans de plus… Une maladie suffit… Eh ! bien, quand on a une maison à Paris et des rentes, on ne craint pas de finir dans la rue…
Esther n’écoutait plus Europe-Eugénie-Prudence Servien. La volonté d’un homme doué du génie de la corruption avait donc replongé dans la boue Esther avec la même force dont il avait usé pour l’en retirer. Ceux qui connaissent l’amour dans son infini savent qu’on n’en éprouve pas les plaisirs sans en accepter les vertus. Depuis la scène dans son taudis rue de Langlade, Esther avait complétement oublié son ancienne vie. Elle avait jusqu’alors vécu très-vertueusement, cloîtrée dans sa passion. Aussi, pour ne pas rencontrer d’obstacles, le savant corrupteur avait-il le talent de tout préparer de manière que la pauvre fille, poussée par son dévouement, n’eût plus qu’à donner son consentement à des friponneries consommées ou sur le point de se consommer. En révélant la supériorité de ce corrupteur, cette finesse indique le procédé par lequel il avait soumis Lucien. Créer des nécessités terribles, creuser la mine, la remplir de poudre, et, au moment critique, dire au complice : « Fais un signe de tête, tout saute ! » Autrefois Esther, imbue de la morale particulière aux courtisanes, trouvait toutes ces gentillesses si naturelles qu’elle n’estimait une de ses rivales que par ce qu’elle savait faire dépenser à un homme. Les fortunes détruites sont les chevrons de ces créatures. Carlos, en comptant sur les souvenirs d’Esther, ne s’était pas trompé. Ces ruses de guerre, ces stratagèmes mille fois employés, non-seulement par ces femmes, mais encore par les dissipateurs, ne troublaient pas l’esprit d’Esther. La pauvre {p. 494} fille ne sentait que sa dégradation. Elle aimait Lucien, elle devenait la maîtresse en titre du baron de Nucingen : tout était là pour elle. Que le faux Espagnol prît l’argent des arrhes, que Lucien élevât l’édifice de sa fortune avec les pierres du tombeau d’Esther, qu’une seule nuit de plaisir coûtât plus ou moins de billets de mille francs au vieux banquier, qu’Europe en extirpât quelques centaines de mille francs par des moyens plus ou moins ingénieux, rien de tout cela n’occupait cette fille amoureuse ; mais voici le cancer qui lui rongeait le cœur. Elle s’était vue pendant cinq ans blanche comme un ange ! Elle aimait, elle était heureuse, elle n’avait pas commis la moindre infidélité. Ce bel amour pur allait être sali. Son esprit n’opposait pas ce contraste de sa belle vie inconnue à son immonde vie future. Ceci n’était en elle ni calcul ni poésie, elle éprouvait un sentiment indéfinissable et d’une puissance infinie : de blanche, elle devenait noire ; de pure, impure ; de noble, ignoble. Hermine par sa propre volonté, la souillure morale ne lui semblait pas supportable. Aussi, lorsque le baron l’avait menacée de son amour, l’idée de se jeter par la fenêtre lui était-elle venue à l’esprit. Lucien enfin était aimé absolument, et comme il est extrêmement rare que les femmes aiment un homme. Les femmes qui disent aimer, qui souvent croient aimer le plus, dansent, valsent, coquètent avec d’autres hommes, se parent pour le monde, y vont chercher leur moisson de regards convoiteurs ; mais Esther avait accompli, sans qu’il y eût sacrifice, les miracles du véritable amour. Elle avait aimé Lucien pendant six ans comme aiment les actrices et les courtisanes qui, roulées dans les fanges et les impuretés, ont soif des noblesses, des dévouements du véritable amour, et qui en pratiquent alors l’exclusivité (ne faut-il pas faire un mot pour rendre une idée si peu mise en pratique ?). Les nations disparues, la Grèce, Rome et l’Orient ont toujours séquestré la femme, la femme qui aime devrait se séquestrer d’elle-même. On peut donc concevoir qu’en sortant du palais fantastique où cette fête, ce poème s’était accompli, pour entrer dans le bedid balai d’un froid vieillard, Esther fût saisie d’une sorte de maladie morale. Poussée par une main de fer, elle avait eu de l’infamie jusqu’à mi-corps avant d’avoir pu réfléchir ; mais depuis deux jours elle réfléchissait et se sentait un froid mortel au cœur.
À ces mots : « finir dans la rue » elle se leva brusquement et dit : — Finir dans la rue ?… non, plutôt finir dans la Seine…
{p. 495} — Dans la Seine ?… Et monsieur Lucien ?… dit Europe.
Ce seul mot fit rasseoir Esther sur son fauteuil, où elle resta les yeux attachés à une rosace du tapis, le foyer du crâne absorbant les pleurs. À quatre heures, Nucingen trouva son ange plongé dans cet océan de réflexions, de résolutions, sur lequel flottent les esprits femelles, et d’où ils sortent par des mots incompréhensibles pour ceux qui n’y ont pas navigué de conserve.
— Terittès fôdre vrond… ma pelle, lui dit le baron en s’asseyant auprès d’elle. Fus n’aurez blis te teddes… che m’endentrai affec Ichénie, et tans ein mois, fus guidderez cède abbardement bir endrer tans ein bedid balai… Oh ! la cholie mainne. Tonnez que che la pèse. (Esther laissa prendre sa main comme un chien donne la patte.) — Ah ! fus tonnez la mainne, mais bas le cuer… et cède le cuer que ch’aime…
Ce fut dit avec un accent si vrai, que la pauvre Esther tourna ses yeux sur ce vieillard avec une expression de pitié qui le rendit quasi fou. Les amoureux, de même que les martyrs, se sentent frères de supplices ! Rien au monde ne se comprend mieux que deux douleurs semblables.
— Pauvre homme ! dit-elle, il aime.
En entendant ce mot, sur lequel il se méprit, le baron pâlit, son sang pétilla dans ses veines, il respirait l’air du ciel. À son âge, les millionnaires payent une semblable sensation d’autant d’or qu’une femme leur en demande.
— Che fus âme audant que ch’aime ma file… dit-il, et che sans là, reprit-il en mettant la main sur son cœur, que che ne beux bas fus foir audrement que hireise.
— Si vous vouliez n’être que mon père, je vous aimerais bien, je ne vous quitterais jamais, et vous vous apercevriez que je ne suis pas une femme mauvaise, ni vénale, ni intéressée, comme j’en ai l’air en ce moment…
— Fus afez vaid tes bedides vollies, reprit le baron, gomme duttes les cholies phâmes, foillà tut. Ne barlons blis te cela. Nodre meddier, à nus, ed te cagner te l’archant pir fus… Soyez hireise : che feux pien êdre fodre bère bentant queques churs, gar che gombrends qu’il vaud fus aggoutimer à ma bofre gargasse.
— Vrai !… s’écria-t-elle en se levant et sautant sur les genoux de Nucingen, lui passant la main autour du cou et se tenant à lui.
{p. 496} — Frai, répondit-il en essayant de faire sourire sa figure.
Elle l’embrassa sur le front, elle crut à une transaction impossible : rester pure, et voir Lucien… Elle câlina si bien le banquier que la Torpille reparut. Elle ensorcela le vieillard, qui promit de rester père pendant quarante jours. Ces quarante jours étaient nécessaires à l’acquisition et à l’arrangement de la maison rue Saint-Georges. Une fois dans la rue, et en revenant chez lui, le baron se disait : — Che sui ein chopard ! En effet, s’il devenait enfant en présence d’Esther, loin d’elle il reprenait en sortant sa peau de Loup-cervier, absolument comme le Joueur redevient amoureux d’Angélique quand il n’a plus un liard.
— Eine temi-million, et n’affoir bas engore si ceu qu’ede sa chambe, c’ede être bar drob pède ; mès bersonne hireisement n’an saura rien, disait-il vingt jours après. Et il prenait de belles résolutions d’en finir avec une femme qu’il avait achetée si cher ; puis, quand il se trouvait en présence d’Esther, il passait à réparer la brutalité de son début tout le temps qu’il avait à lui donner. — Che ne beux bas, lui disait-il au bout du mois, êdre le Bère Édernel.
Vers la fin du mois de décembre 1829, à la veille d’installer Esther dans le petit hôtel de la rue Saint-Georges, le baron pria du Tillet d’y amener Florine afin de voir si tout était en harmonie avec la fortune de Nucingen, si ces mots un bedit balai avaient été réalisés par les artistes chargés de rendre cette volière digne de l’oiseau. Toutes les inventions trouvées par le luxe avant la révolution de 1830 faisaient de cette maison le type du bon goût. Grindot l’architecte y avait vu le chef-d’œuvre de son talent de décorateur. L’escalier refait en marbre, les stucs, les étoffes, les dorures sobrement appliquées, les moindres détails comme les grands effets surpassaient tout ce que le siècle de Louis XV a laissé dans ce genre à Paris.
— Voilà mon rêve : ça et la vertu ! dit Florine en souriant. Et pour qui fais-tu ces dépenses ? demanda-t-elle à Nucingen. Est-ce une vierge qui s’est laissé tomber du ciel ?
— C’ed eine phâme qui y remonde, répondit le baron.
— Une manière de te poser en Jupiter, répliqua l’actrice. Et quand la verra-t-on ?
— Oh ! le jour où l’on pendra la crémaillère, s’écria du Tillet.
— Bas affant… dit le baron.
{p. 497} — Il faudra joliment se brosser, se ficeler, se damasquiner, reprit Florine. Oh ! les femmes donneront-elles du mal à leurs couturières et à leurs coiffeurs pour cette soirée-là !… Et quand ?…
— Che ne suis bas le maidre.
— En voilà une de femme !… s’écria Florine. Oh ! comme je voudrais la voir !…
— Ed moi auzi, répliqua naïvement le baron.
— Comment ! la maison, la femme, les meubles, tout sera neuf ?
— Même le banquier, dit du Tillet, car mon ami me semble bien jeune.
— Mais il lui faudra, dit Florine, retrouver ses vingt ans, au moins pour un instant.
Dans les premiers jours de 1830, tout le monde parlait à Paris de la passion de Nucingen et du luxe effréné de sa maison. Le pauvre baron, affiché, moqué, pris d’une rage facile à concevoir, mit alors dans sa tête un vouloir de financier d’accord avec la furieuse passion qu’il se sentait au cœur. Il désirait, en pendant la crémaillère, pendre aussi l’habit du père noble et toucher le prix de tant de sacrifices. Toujours battu par la Torpille, il se résolut à traiter l’affaire de son mariage par correspondance, afin d’obtenir d’elle un engagement chirographaire. Les banquiers ne croient qu’aux lettres de change. Donc, le Loup-cervier se leva, dans un des premiers jours de cette année, de bonne heure, s’enferma dans son cabinet et se mit à composer la lettre suivante, écrite en bon français ; car, s’il le prononçait mal, il l’orthographiait très-bien.
Chère Esther, fleur de mes pensées et seul bonheur de ma vie, quand je vous ai dit que je vous aimais comme j’aime ma fille, je vous trompais et me trompais moi-même. Je voulais seulement vous exprimer ainsi la sainteté de mes sentiments, qui ne ressemblent à aucun de ceux que les hommes ont éprouvés, d’abord parce que je suis un vieillard, puis parce que je n’avais jamais aimé. Je vous aime tant que, si vous me coûtiez ma fortune, je ne vous en aimerais pas moins. Soyez juste ? La plupart des hommes n’auraient pas vu, comme moi, un ange en vous : je n’ai jamais jeté les yeux sur votre passé. Je vous aime à la fois comme j’aime ma fille Augusta, qui est mon unique enfant, et comme j’aimerais ma femme si ma femme avait pu m’aimer. Si le bonheur est la seule absolution d’un vieillard amoureux, demandez-vous si je ne joue pas un rôle ridicule. J’ai fait de vous {p. 498} la consolation, la joie de mes vieux jours. Vous savez bien que, jusqu’à ma mort, vous serez aussi heureuse qu’une femme peut l’être, et vous savez bien aussi qu’après ma mort vous serez assez riche pour que votre sort fasse envie à bien des femmes. Dans toutes les affaires que je fais depuis que j’ai eu le bonheur de vous parler, votre part se prélève, et vous avez un compte dans la Maison Nucingen. Dans quelques jours, vous entrez dans une maison qui, tôt ou tard, sera la vôtre, si elle vous plaît. Voyons, y recevrez-vous encore votre père en m’y recevant, ou serai-je enfin heureux ? Pardonnez-moi de vous écrire si nettement ; mais quand je suis près de vous, je n’ai plus de courage, et je sens trop que vous êtes ma maîtresse. Je n’ai pas l’intention de vous offenser, je veux seulement vous dire combien je souffre et combien il est cruel à mon âge d’attendre, quand chaque jour m’ôte des espérances et des plaisirs. La délicatesse de ma conduite est d’ailleurs une garantie de la sincérité de mes intentions. Ai-je jamais agi comme un créancier ? Vous êtes comme une citadelle, et je ne suis pas un jeune homme. Vous répondez à mes doléances qu’il s’agit de votre vie, et vous me le faites croire quand je vous écoute ; mais ici je retombe en de noirs chagrins, en des doutes qui nous déshonorent l’un et l’autre. Vous m’avez semblé aussi bonne, aussi candide que belle ; mais vous vous plaisez à détruire mes convictions. Jugez-en ? vous me dites que vous avez une passion dans le cœur, une passion impitoyable, et vous refusez de me confier le nom de celui que vous aimez… Est-ce naturel ? Vous avez fait d’un homme assez fort un homme d’une faiblesse inouïe… Voyez où j’en suis arrivé ? je suis obligé de vous demander quel avenir vous réservez à ma passion après cinq mois ? Encore faut-il que je sache quel rôle je jouerai à l’inauguration de votre hôtel. L’argent n’est rien pour moi quand il s’agit de vous ; je n’aurai pas la sottise de me faire à vos yeux un mérite de ce mépris ; mais si mon amour est sans bornes, ma fortune est limitée, et je n’y tiens que pour vous. Eh ! bien, si, en vous donnant tout ce que je possède, je pouvais, pauvre, obtenir votre affection, j’aimerais mieux être pauvre et aimé de vous que riche et dédaigné. Vous m’avez si fort changé, ma chère Esther, que personne ne me reconnaît plus : j’ai payé dix mille francs un tableau de Joseph Bridau, parce que vous m’avez dit qu’il était {p. 499} homme de talent et méconnu. Enfin je donne à tous les pauvres que je rencontre cinq francs en votre nom. Eh ! bien, que demande le pauvre vieillard qui se regarde comme votre débiteur quand vous lui faites l’honneur d’accepter quoi que ce soit ?… il ne veut qu’une espérance, et quelle espérance, grand Dieu ! N’est-ce pas plutôt la certitude de ne jamais avoir de vous que ce que ma passion en prendra ? Mais le feu de mon cœur aidera vos cruelles tromperies. Vous me voyez prêt à subir toutes les conditions que vous mettrez à mon bonheur, à mes rares plaisirs ; mais, au moins, dites-moi que le jour où vous prendrez possession de votre maison, vous accepterez le cœur et la servitude de celui qui se dit, pour le reste de ses jours,
Votre esclave,
Frédéric de NUCINGEN.
— Eh ! il m’ennuie, ce pot à millions ! s’écria Esther redevenue courtisane.
Elle prit du papier à poulet et écrivit, tant que le papier put la contenir, la célèbre phrase, devenue proverbe à la gloire de Scribe : Prenez mon ours.
Un quart d’heure après, saisie par le remords, Esther écrivit la lettre suivante.
Monsieur le baron,
Ne faites pas la moindre attention à la lettre que vous avez reçue de moi, j’étais revenue à la folle nature de ma jeunesse ; pardonnez-la donc, monsieur, à une pauvre fille qui doit être une esclave. Je n’ai jamais mieux senti la bassesse de ma condition que depuis le jour où je vous fus livrée. Vous avez payé, je me dois. Il n’y a rien de plus sacré que les dettes de déshonneur. Je n’ai pas le droit de liquider en me jetant dans la Seine. On peut toujours payer une dette en cette affreuse monnaie, qui n’est bonne que d’un côté : vous me trouverez donc à vos ordres. Je veux payer dans une seule nuit toutes les sommes qui sont hypothéquées sur ce fatal moment, et j’ai la certitude qu’une heure de moi vaut des millions, avec d’autant plus de raison que ce sera la seule, la dernière. Après, je serai quitte, et pourrai sortir de la vie. Une honnête femme a des chances de se relever d’une chute ; mais, nous autres, nous tombons trop bas. Aussi ma résolution {p. 500} est-elle si bien prise que je vous prie de garder cette lettre en témoignage de la cause de la mort de celle qui se dit pour un jour,
Votre servante,
ESTHER.
Cette lettre partie, Esther eut un regret. Dix minutes après, elle écrivit la troisième lettre que voici :
Pardon, cher baron, c’est encore moi. Je n’ai voulu ni me moquer de vous ni vous blesser ; je veux seulement vous faire réfléchir sur ce simple raisonnement : si nous restons ensemble dans les relations de père à fille, vous aurez un plaisir faible, mais durable ; si vous exigez l’exécution du contrat, vous me pleurerez. Je ne veux plus vous ennuyer : le jour que vous aurez choisi le plaisir au lieu du bonheur sera sans lendemain pour moi.
Votre fille,
ESTHER.
À la première lettre, le baron entra dans une de ces colères froides qui peuvent tuer les millionnaires, il se regarda dans la glace, il sonna. — Hein pain de biets !… cria-t-il à son nouveau valet de chambre. Pendant qu’il prenait le bain de pieds, la seconde lettre vint, il la lut, et tomba sans connaissance. On porta le millionnaire dans son lit. Quand le financier revint à lui, madame de Nucingen était assise au pied du lit.
— Cette fille a raison ! lui dit-elle, pourquoi voulez-vous acheter l’amour ?… cela se vend-il au marché ? Voyons votre lettre ?
Le baron donna les divers brouillons qu’il avait faits, madame de Nucingen les lut en souriant. La troisième lettre arriva.
— C’est une fille étonnante ! s’écria la baronne après avoir lu cette dernière lettre.
— Que vaire, montame ? demanda le baron à sa femme.
— Attendre.
— Addentre ! reprit-il, la nadure est imbidoyaple…
— Tenez, mon cher, dit la baronne, vous avez fini par être excellent pour moi, je vais vous donner un bon conseil.
— Vus esde ein ponne phâme !… dit-il. Vaides des teddes, che les baye…
— Ce qui vous est arrivé à la réception des lettres de cette fille {p. 501} touche plus une femme que des millions dépensés, ou que toutes les lettres, tant belles soient-elles ; tâchez qu’elle l’apprenne indirectement, vous la posséderez peut-être ! et… n’ayez aucun scrupule, elle n’en mourra point, dit-elle en toisant son mari.
Madame de Nucingen ignorait entièrement la nature-fille.
— Gomme montame ti Nichinguenne a te l’esbrit ! se dit le baron, quand sa femme l’eut laissé seul. Mais, plus le banquier admira la finesse du conseil que la baronne venait de lui donner, moins il devina la manière de s’en servir ; et non-seulement il se trouvait stupide, mais encore il se le disait à lui-même.
La stupidité de l’homme d’argent, quoique devenue quasi proverbiale, n’est cependant que relative. Il en est des facultés de notre esprit comme des aptitudes de notre corps. Le danseur a sa force aux pieds, le forgeron a la sienne dans les bras ; le fort de la halle s’exerce à porter des fardeaux, le chanteur travaille son larynx, et le pianiste se cémente le poignet. Un banquier s’habitue à combiner les affaires, à les étudier, à faire mouvoir les intérêts, comme un vaudevilliste se dresse à combiner des situations, à étudier des sujets, à faire mouvoir des personnages. On ne doit pas plus demander au baron de Nucingen l’esprit de conversation qu’on ne doit exiger les images du poète dans l’entendement du mathématicien. Combien se rencontre-t-il par époque de poètes qui soient ou prosateurs ou spirituels dans le commerce de la vie à la manière de madame Cornuel ? Buffon était lourd, Newton n’a pas aimé, lord Byron n’a guère aimé que lui-même, Rousseau fut sombre et quasi fou, La Fontaine était distrait. Également distribuée, la force humaine produit les sots, ou la médiocrité partout ; inégale, elle engendre ces disparates auxquelles on donne le nom de génie, et qui, si elles étaient visibles, paraîtraient des difformités. La même loi régit le corps : une beauté parfaite est presque toujours accompagnée de froideur ou de sottise. Que Pascal soit à la fois un grand géomètre et un grand écrivain, que Beaumarchais soit un grand homme d’affaires, que Zamet soit un profond courtisan ; ces rares exceptions confirment le principe de la spécialité des intelligences. Dans la sphère des calculs spéculatifs, le banquier déploie donc autant d’esprit, d’adresse, de finesse, de qualités, qu’un habile diplomate dans celle des intérêts nationaux. Sorti de son cabinet, s’il était encore remarquable, un banquier serait alors un grand homme. Nucingen multiplié par le prince de Ligne, par Mazarin ou par {p. 502} Diderot est une formule humaine presque impossible, et qui cependant s’est appelée Périclès, Aristote, Voltaire et Napoléon. Le rayonnement du soleil impérial ne doit pas faire tort à l’homme privé, l’Empereur avait du charme, il était instruit et spirituel. Monsieur de Nucingen, purement banquier, sans aucune invention hors de ses calculs, comme la plupart des banquiers, ne croyait qu’aux valeurs certaines. En fait d’art, il avait le bon sens de recourir, l’or à la main, aux experts en toute chose, prenant le meilleur architecte, le meilleur chirurgien, le plus fort connaisseur en tableaux, en statues, le plus habile avoué, dès qu’il s’agissait de bâtir une maison, de surveiller sa santé, d’une acquisition de curiosités ou d’une terre. Mais, comme il n’existe pas d’expert-juré pour les intrigues ni de connaisseur en passion, un banquier est très-mal mené quand il aime, et très-embarrassé dans le manége de la femme. Nucingen n’inventa donc rien de mieux que ce qu’il avait déjà fait : donner de l’argent à un Frontin quelconque, mâle ou femelle, pour agir et pour penser à sa place. Madame Saint-Estève pouvait seule exploiter le moyen trouvé par la baronne. Le banquier regretta bien amèrement de s’être brouillé avec l’odieuse marchande à la toilette. Néanmoins, confiant dans le magnétisme de sa caisse et dans les calmants signés Garat, il sonna son valet de chambre et lui dit de s’enquérir, rue Neuve-Saint-Marc, de cette horrible veuve, en la priant de venir. À Paris, les extrêmes se rencontrent par les passions. Le vice y soude perpétuellement le riche au pauvre, le grand au petit. L’impératrice y consulte mademoiselle Lenormand. Enfin le grand seigneur y trouve toujours un Ramponneau de siècle en siècle.
Le nouveau valet de chambre revint deux heures après.
— Monsieur le baron, dit-il, madame Saint-Estève est ruinée.
— Ah ! dant miè ! dit le baron joyeusement, che la diens !
— La brave femme est, à ce qu’il paraît, un peu joueuse, reprit le valet. De plus, elle se trouve sous la domination d’un petit comédien des théâtres de la banlieue, que, par décence, elle fait passer pour son filleul. Il paraît qu’elle est excellente cuisinière, elle cherche une place.
— Zes tiaples te chénies sipaldernes ont dous tisse manières te cagner te l’archant, ed tousse manières te le tébenser, se dit le baron sans se douter qu’il se rencontrait avec Panurge.
{p. 503} Il renvoya son domestique à la recherche de madame Saint-Estève, qui ne vint que le lendemain. Questionné par Asie, le nouveau valet de chambre apprit à cet espion femelle les terribles résultats des lettres écrites par la maîtresse de monsieur le baron.
— Monsieur doit bien aimer cette femme-là, dit en terminant le valet de chambre, car il a failli mourir. Moi, je lui donnais le conseil de n’y pas retourner, il se verrait bientôt cajolé. Une femme qui coûte à monsieur le baron déjà cinq cent mille francs, dit-on, sans compter ce qu’il vient de dépenser dans le petit hôtel de la rue Saint-Georges !… Mais cette femme-là veut de l’argent, et rien que de l’argent. En sortant de chez monsieur, madame la baronne disait en riant : — Si cela continue, cette fille-là me rendra veuve.
— Diable ! répondit Asie, il ne faut jamais tuer la poule aux œufs d’or !
— Monsieur le baron n’espère plus qu’en vous, dit le valet de chambre.
— Ah ! c’est que je me connais à faire marcher les femmes !…
— Allons, entrez, dit le valet de chambre en s’humiliant devant cette puissance occulte.
— Eh ! bien, dit la fausse Saint-Estève en entrant d’un air humble chez le malade, monsieur le baron éprouve donc de petites contrariétés ?… Que voulez-vous ! tout le monde est atteint par son faible. Moi aussi, j’ai évu des malheurs. En deux mois la roue de fortune a drôlement tourné pour moi ! me voilà cherchant une place… Nous n’avons été raisonnables ni l’un ni l’autre. Si monsieur le baron voulait me placer en qualité de cuisinière chez madame Esther, il aurait en moi la plus dévouée des dévouées, et je lui serais bien utile pour surveiller Eugénie et madame.
— Il ne s’achit boint te cela, dit le baron. Che ne buis barfenir à êdre le maîdre, et che suis mené gomme…
— Une toupie, reprit Asie. Vous avez fait aller les autres, papa, la petite vous tient et vous polissonne… Le ciel est juste !
— Chiste ? reprit le baron. Che ne d’ai bas vait fenir bir endentre te la morale…
— Bah ! mon fils, un peu de morale ne gâte rien. C’est le sel de la vie pour nous autres, comme le vice pour les dévots. Voyons, avez-vous été généreux ? Vous avez payé ses dettes…
— Ui ! dit piteusement le baron.
{p. 504} — C’est bien. Vous avez dégagé ses effets, c’est mieux ; mais convenez-en ?… ce n’est pas assez : ça ne lui donne encore rien à rire, et ces créatures aiment à flamber…
— Che lui brebare eine sirbrise, rie Sainte-Chorche… Elle le said… dit le baron. Mais che ne feux bas èdre ein chopart.
— Eh ! bien, quittez-la…
— Chai beur qu’elle ne me laisse hâler, s’écria le baron.
— Et nous en voulons pour notre argent, mon fils, répondit Asie. Écoutez. Nous en avons carotté de ces millions au public, mon petit ! On dit que vous en possédez vingt-cinq. (Le baron ne put s’empêcher de sourire.) — Eh ! bien, il faut en lâcher un…
— Che le lâgerais pien, répondit le baron, mais che ne l’aurais bas plidôt lâgé qu’on en temantera ein segond.
— Oui, je comprends, répondit Asie, vous ne voulez pas dire B, de peur d’aller jusqu’au Z. Esther est honnête fille cependant…
— Drès-honêde file ! s’écria le banquier ; ele feud pien s’eczéguder, mais gomme on s’aguide t’eine tedde.
— Enfin, elle ne veut pas être votre maîtresse, elle a de la répugnance. Et je le conçois, l’enfant a toujours obéi à ses fantaisies. Quand on n’a connu que de charmants jeunes gens, on se soucie peu d’un vieillard… Vous n’êtes pas beau, vous êtes gros comme Louis XVIII, et un peu bétât, comme tous ceux qui cajolent la fortune au lieu de s’occuper des femmes. Eh ! bien, si vous ne regardez pas à six cent mille francs, dit Asie, je me charge de la faire devenir pour vous tout ce que vous voudrez qu’elle soit.
— Ziz sante mile vrancs !… s’écria le baron en faisant un léger sursaut. Esder me goûde eine milion téchâ !…
— Le bonheur vaut bien seize cent mille francs, mon gros corrompu. Vous connaissez des hommes, dans ce temps-ci, qui certainement ont mangé plus d’un et de deux millions avec leurs maîtresses. Je connais même des femmes qui ont coûté la vie, et pour qui l’on a craché sa tête dans un panier… Vous savez ce médecin qui a empoisonné son ami ?… il voulait la fortune pour faire le bonheur d’une femme.
— Ui, che le zais, mais si che suis amûreusse, che ne suis pas pêde, izi, ti moins, gar quand che la fois, che lui tonnerais mon bordefeille…
— Écoutez, monsieur le baron, dit Asie en prenant une pose de {p. 505} Sémiramis, vous avez été assez rincé comme ça. Aussi vrai que je me nomme Saint-Estève, dans le commerce s’entend, je prends votre parti.
— Pien !… che te régombenserai…
— Je le crois, car je vous ai montré que je savais me venger. D’ailleurs, sachez-le, papa, dit-elle en lui jetant un regard effroyable, j’ai les moyens de vous souffler madame Esther comme on mouche une chandelle. Et je connais ma femme ! Quand la petite gueuse vous aura donné le bonheur, elle vous sera plus nécessaire encore qu’elle ne vous l’est en ce moment. Vous m’avez bien payée, vous vous êtes fait tirer l’oreille, mais enfin vous avez financé ! Moi, j’ai rempli mes engagements, pas vrai ? Eh ! bien, tenez, je vais vous proposer un marché.
— Foyons.
— Vous me placez cuisinière chez madame, vous me prenez pour dix ans, j’ai mille francs de gages, vous payez les cinq dernières années d’avance (un denier-à-Dieu, quoi !) Une fois chez madame, je saurai la déterminer aux concessions suivantes. Par exemple, vous lui ferez arriver une toilette délicieuse de chez madame Auguste, qui connaît les goûts et les façons de madame, et vous donnez des ordres pour que le nouvel équipage soit à la porte à quatre heures. Après la Bourse, vous montez chez elle, et vous allez faire une petite promenade au bois de Boulogne. Eh ! bien, cette femme dit ainsi qu’elle est votre maîtresse, elle s’engage au vu et au su de tout Paris… — Cent mille francs… — Vous dînerez avec elle (je sais faire de ces dîners-là), vous la menez au spectacle, aux Variétés, à l’avant-scène, et tout Paris dit alors : — Voilà ce vieux filou de Nucingen avec sa maîtresse… — C’est flatteur de faire croire ça ? — Tous ces avantages-là, je suis bonne femme, sont compris dans les premiers cent mille francs… En huit jours, en vous conduisant ainsi, vous aurez fait bien du chemin.
— Ch’aurai bayé sant mile vrancs…
— Dans la seconde semaine, reprit Asie qui n’eut pas l’air d’avoir entendu cette piteuse phrase, madame se décidera, poussée par ces préliminaires, à quitter son petit appartement et à s’installer dans l’hôtel que vous lui offrez. Votre Esther a revu le monde, elle a retrouvé ses anciennes amies, elle voudra briller, elle fera les honneurs de son palais ! C’est dans l’ordre… — Encore cent mille francs ! — Dam… vous êtes chez vous, Esther est compromise… elle est à {p. 506} vous. Reste une bagatelle dont vous faites le principal, vieux éléphant ! (Ouvre-t-il des yeux, ce gros monstre-là !) Eh ! bien, je m’en charge. — Quatre cent mille… — Ah ! pour ça, mon gros, tu ne les lâches que le lendemain… Est-ce de la probité ?… J’ai plus de confiance en toi que tu n’en as en moi. Si je décide madame à se montrer comme votre maîtresse, à se compromettre, à prendre tout ce que vous lui offrirez, et peut-être aujourd’hui, vous me croirez bien capable de l’amener à vous livrer le passage du Grand Saint-Bernard. Et c’est difficile, allez !… il y a là, pour faire passer votre artillerie, autant de tirage que pour le premier consul dans les Alpes.
— Et birquoi ?…
— Elle a le cœur plein d’amour, razibus, comme vous dites, vous autres qui savez le latin, reprit Asie. Elle se croit une reine de Saba parce qu’elle s’est lavée dans les sacrifices qu’elle a faits à son amant… une idée que ces femmes-là se fourrent dans la tête ! Ah ! mon petit, il faut être juste, c’est beau ! Cette farceuse-là mourrait de chagrin de vous appartenir, je n’en serais pas étonnée ; mais ce qui me rassure, moi, je vous le dis pour vous donner du cœur, il y a chez elle un bon fond de fille.
— Ti has, dit le baron qui écoutait Asie dans un profond silence et avec admiration, le chénie te la gorrhibtion, gomme chai le chique te la Panque.
— Est-ce dit, mon bichon ? reprit Asie.
— Fa bir cinquande mile vrancs au lier de sante mile !… Et che tonnerai cint cent mile le lentemain te mon driomphe.
— Eh ! bien, je vais aller travailler, répondit Asie… Ah ! vous pouvez venir ! reprit Asie avec respect. MONSIEUR trouvera MADAME déjà douce comme un dos de chatte, et peut-être disposée à lui être agréable.
— Fa, fa, ma ponne, dit le banquier en se frottant les mains. Et, après avoir souri à cette affreuse mulâtresse, il se dit : Gomme on a réson t’afoir paugoup t’archant !
Et il sauta hors de son lit, alla dans ses bureaux et reprit le maniement de ses immenses affaires, le cœur gai.
Rien ne pouvait être plus funeste à Esther que le parti pris par Nucingen. La pauvre courtisane défendait sa vie en se défendant contre l’infidélité. Carlos appelait bégueulisme cette défense si naturelle. Or Asie alla, non sans employer les précautions usitées en {p. 507} pareil cas, apprendre à Carlos la conférence qu’elle venait d’avoir avec le baron, et tout le parti qu’elle en avait tiré. La colère de cet homme fut comme lui, terrible ; il vint aussitôt en voiture, les stores baissés, chez Esther, en faisant entrer la voiture sous la porte. Encore presque blanc quand il monta, ce double faussaire se présenta devant la pauvre fille ; elle le regarda, elle se trouvait debout, elle tomba sur un fauteuil, les jambes comme cassées.
— Qu’avez-vous, monsieur ? lui dit-elle en tressaillant de tous ses membres.
— Laisse-nous, Europe, dit-il à la femme de chambre.
Esther regarda cette fille comme un enfant aurait regardé sa mère, de qui quelque assassin le séparerait pour pouvoir le tuer.
— Savez-vous où vous enverrez Lucien ? reprit Carlos quand il se trouva seul avec Esther.
— Où ?… demanda-t-elle d’une voix faible en se hasardant à regarder son bourreau.
— Là d’où je viens, mon bijou.
Esther vit tout rouge en regardant l’homme.
— Aux galères, ajouta-t-il à voix basse.
Esther ferma les yeux, ses jambes s’allongèrent, ses bras pendirent, elle devint blanche. L’homme sonna, Prudence vint.
— Fais-lui reprendre connaissance, dit-il froidement, je n’ai pas fini.
Il se promena dans le salon en attendant. Prudence-Europe fut obligée de venir prier Monsieur de porter Esther sur le lit ; il la prit avec une facilité qui dénotait une force athlétique. Il fallut aller chercher ce que la Pharmacie a de plus violent pour rendre Esther au sentiment de ses maux. Une heure après, la pauvre fille était en état d’écouter ce cauchemar vivant, assis au pied du lit, le regard fixe et éblouissant comme deux jets de plomb fondu.
— Mon petit cœur, reprit-il, Lucien se trouve entre une vie splendide, honorée, heureuse, digne, et le trou plein d’eau, de vase et de cailloux où il allait se jeter quand je l’ai rencontré. La maison de Grandlieu demande à ce cher enfant une terre d’un million avant de lui obtenir le titre de marquis et de lui tendre cette grande perche, appelée Clotilde, à l’aide de laquelle il montera au pouvoir. Grâce à nous deux, Lucien vient d’acquérir le manoir maternel, le vieux château de Rubempré qui n’a pas coûté grand’chose, trente mille francs ; mais son avoué, par d’heureuses négociations, a fini par y joindre pour un million de propriétés, {p. 508} sur lesquelles on a payé trois cent mille francs. Le château, les frais, les primes à ceux qu’on a mis en avant pour déguiser l’opération aux gens du pays, ont absorbé le reste. Nous avons bien, il est vrai, cent mille francs dans les affaires qui, d’ici à quelques mois, vaudront deux à trois cent mille francs ; mais il restera toujours quatre cent mille francs à payer… Dans trois jours, Lucien revient d’Angoulême où il est allé, car il ne doit pas être soupçonné d’avoir trouvé sa fortune en cardant vos matelas…
— Oh ! non, dit-elle en levant les yeux par un mouvement sublime.
— Je vous le demande, est-ce le moment d’effrayer le baron ? dit-il tranquillement, et vous avez failli le tuer avant-hier ! il s’est évanoui comme une femme en lisant votre seconde lettre. Vous avez un fier style, je vous en fais mes compliments. Si le baron était mort, que devenions-nous ? Quand Lucien sortira de Saint-Thomas-d’Aquin, gendre du duc de Grandlieu, si vous voulez entrer dans la Seine… eh ! bien, mon amour, je vous offre la main pour faire le plongeon ensemble. C’est une manière d’en finir. Mais réfléchissez donc un peu ? Ne vaudrait-il pas mieux vivre en se disant à toute heure : « Cette brillante fortune, cette heureuse famille… car il aura des enfants » — des enfants !… (avez-vous pensé jamais au plaisir de passer vos mains dans la chevelure de ses enfants ?)
Esther ferma les yeux et frissonna doucement.
— Eh ! bien, en voyant l’édifice de ce bonheur on se dit : « Voilà mon œuvre ! »
Il se fit une pause, pendant laquelle ces deux êtres se regardèrent.
— Voilà ce que j’ai tenté de faire d’un désespoir qui se jetait à l’eau, reprit Carlos. Suis-je un égoïste, moi ? Voilà comme l’on aime ! On ne se dévoue ainsi que pour les rois ; mais je l’ai sacré roi, mon Lucien ! On me riverait pour le reste de mes jours à mon ancienne chaîne, il me semble que je pourrais y rester tranquille en me disant : « Il est au bal, il est à la cour. » Mon âme et ma pensée triompheraient pendant que ma guenille serait livrée aux argousins ! Vous êtes une misérable femelle, vous aimez en femelle ! Mais l’amour, chez une courtisane, devrait être, comme chez toutes les créatures dégradées, un moyen de devenir mère, en dépit de la nature qui vous frappe d’infécondité ! Si jamais on retrouvait, sous la peau de l’abbé Carlos Herrera, le condamné que j’étais auparavant, savez-vous ce que je ferais pour ne pas compromettre Lucien ?
Esther attendit la réponse dans une sorte d’anxiété.
{p. 509} — Eh ! bien, reprit-il après une légère pause, je mourrais comme les nègres, en avalant ma langue. Et vous, avec vos simagrées, vous indiquez ma trace. Que vous avais-je demandé ?… de reprendre la jupe de la Torpille pour six mois, pour six semaines, et de vous en servir pour pincer un million… Lucien ne vous oubliera jamais ! Les hommes n’oublient pas l’être qui se rappelle à leur souvenir par le bonheur dont on jouit tous les matins en se réveillant toujours riche. Lucien vaut mieux que vous… il a commencé par aimer Coralie, elle meurt, bon ; mais il n’avait pas de quoi la faire enterrer, il n’a pas fait comme vous tout à l’heure, il ne s’est pas évanoui, quoique poète ; il a écrit six chansons gaillardes, et il en a eu trois cents francs avec lesquels il a pu payer le convoi de Coralie. J’ai ces chansons-là, je les sais par cœur. Eh ! bien, composez vos chansons : soyez gaie, soyez folle ! soyez irrésistible et… insatiable ! Vous m’avez entendu ? ne m’obligez plus à parler… Baisez papa. Adieu…
Quand, une demi-heure après, Europe entra chez sa maîtresse, elle la trouva devant un crucifix agenouillée dans la pose que le plus religieux des peintres a donnée à Moïse devant le buisson d’Horeb, pour en peindre la profonde et entière adoration devant Jehova. Après avoir dit ses dernières prières, Esther renonçait à sa belle vie, à l’honneur qu’elle s’était fait, à sa gloire, à ses vertus, à son amour. Elle se leva.
— Oh ! madame, vous ne serez plus jamais ainsi ! s’écria Prudence Servien stupéfaite de la sublime beauté de sa maîtresse.
Elle tourna promptement la psyché pour que la pauvre fille pût se voir. Les yeux retenaient encore un peu de l’âme qui s’envolait au ciel. Le teint de la Juive étincelait. Trempés de larmes absorbées par le feu de la prière, ses cils ressemblaient à un feuillage après une pluie d’été, le soleil de l’amour pur les brillantait pour la dernière fois. Les lèvres gardaient comme une expression des dernières invocations aux anges, à qui sans doute elle avait emprunté la palme du martyre en leur confiant sa vie sans souillure. Enfin, elle avait la majesté qui dut briller chez Marie Stuart au moment où elle dit adieu à sa couronne, à la terre et à l’amour.
— J’aurais voulu que Lucien me vît ainsi, dit-elle en laissant échapper un soupir étouffé. Maintenant, reprit-elle d’une voix vibrante, blaguons…
En entendant ce mot, Europe resta tout hébétée, comme elle eût pu l’être en entendant blasphémer un ange.
{p. 510} — Eh ! bien, qu’as-tu donc à regarder si j’ai dans la bouche des clous de girofle au lieu de dents ? Je ne suis plus maintenant qu’une infâme et immonde créature, une fille, une voleuse, et j’attends milord. Ainsi, fais chauffer un bain et apprête-moi ma toilette. Il est midi, le baron viendra sans doute après la Bourse, je vais lui dire que je l’attends, et j’entends qu’Asie lui apprête un dîner un peu chouette, je veux le rendre fou cet homme… Allons, va, va, ma fille… Nous allons rire, c’est-à-dire nous allons travailler.
Elle se mit à sa table, et écrivit la lettre suivante :
Mon ami, si la cuisinière que vous m’avez envoyée n’avait jamais été à mon service, j’aurais pu croire que votre intention était de me faire savoir combien de fois vous vous êtes évanoui avant-hier en recevant mes trois poulets. (Que voulez-vous ? j’étais très-nerveuse ce jour-là, je repassais les souvenirs de ma déplorable existence.) Mais je connais la sincérité d’Asie. Je ne me repens donc plus de vous avoir fait quelque chagrin, puisqu’il a servi à me prouver combien je vous suis chère. Nous sommes ainsi, nous autres pauvres créatures méprisées : une affection vraie nous touche bien plus que de nous voir l’objet de dépenses folles. Pour moi, j’ai toujours eu peur d’être comme le porte-manteau où vous accrochiez vos vanités. Ça m’ennuyait de ne pas être autre chose pour vous. Oui, malgré vos belles protestations, je croyais que vous me preniez pour une femme achetée. Eh ! bien, maintenant vous me trouverez bonne fille, mais à condition de toujours m’obéir un petit peu. Si cette lettre peut remplacer pour vous les ordonnances du médecin, vous me le prouverez en venant me voir après la Bourse. Vous trouverez sous les armes, et parée de vos dons, celle qui se dit, pour la vie, votre machine à plaisir,
ESTHER.
À la Bourse, le baron de Nucingen fut si gaillard, si content, si facile en apparence, et se permit tant de plaisanteries, que du Tillet et les Keller, qui s’y trouvaient, ne purent s’empêcher de lui demander raison de son hilarité.
— Che suis amé… Nous bentons piendôd la gremaillière, dit-il à du Tillet.
— À combien cela vous revient-il ? lui repartit brusquement François Keller à qui madame Colleville avait coûté, disait-on, vingt-cinq mille francs par an.
{p. 511} — Chamais cedde phâme, qui ed ein anche, ne m’a temanté teux liarts.
— Cela ne se fait jamais, lui répondit du Tillet. C’est pour ne jamais rien avoir à demander qu’elles se donnent des tantes ou des mères.
De la Bourse à la rue Taitbout, le baron dit sept fois à son domestique : — Fus n’alez bas, voueddés tonc le gefal !…
Il grimpa lestement, et trouva pour la première fois sa maîtresse belle comme le sont ces filles dont l’unique occupation est le soin de leur toilette et de leur beauté. Sortie du bain, la fleur était fraîche, parfumée à inspirer des désirs à Robert d’Arbrissel. Esther avait fait une demi-toilette délicieuse. Une redingote de reps noir, garnie en passementerie de soie rose, s’ouvrait sur une jupe de satin gris, le costume que se fit plus tard la belle Amigo dans I Puritani. Un fichu de point d’Angleterre retombait sur les épaules en badinant. Les manches de la robe étaient pincées par des lisérés pour diviser les bouffants que, depuis quelque temps, les femmes comme il faut avaient substitués24 aux manches à gigot devenues par trop monstrueuses. Esther avait fixé par une épingle, sur ses magnifiques cheveux, un bonnet de malines, dit à la folle, près de tomber et qui ne tombait pas, mais qui lui donnait l’air d’être en désordre et mal peignée, quoique l’on vît parfaitement les raies blanches de sa petite tête entre les sillons des cheveux.
— N’est-ce pas une horreur de voir madame si belle dans un salon passé comme celui-là ? dit Europe au baron en lui ouvrant la porte du salon.
— Hé, bien, fennez rie Sainte-Chorche, dit le baron en restant en arrêt comme un chien devant une perdrix. Le demps ed manivique, nus nus bromenerons aux Jamps-Élusées, et matame Saint-Estèfe afec Ichénie dransborderont dutte fodre doiledde, fodre linche et nodre tinner à la rie Sainte-Chorche.
— Je ferai tout ce que vous voudrez, dit Esther, si vous voulez me faire le plaisir d’appeler ma cuisinière Asie, et Eugénie, Europe. J’ai surnommé ainsi toutes les femmes qui m’ont servie, depuis les deux premières que j’ai eues. Je n’aime pas le changement…
— Acie… Irobe… répéta le baron en se mettant à rire. Gomme fus edes trôle… fus affez tes imachinassions… {p. 512} Ch’aurais manché pien tes tinners afant te nommer eine guisinière Acie.
— C’est notre état d’être drôles, dit Esther. Voyons, une pauvre fille ne peut donc pas se faire nourrir par l’Asie et habiller par l’Europe, quand vous, vous vivez de tout le monde ? C’est un mythe, quoi ! Il y a des femmes qui mangeraient la terre, il ne m’en faut que la moitié. Voilà !
— Quelle phâme que montame Saind-Esdèfe ! se dit le baron en admirant le changement des façons d’Esther.
— Europe, ma fille, il me faut un chapeau, dit Esther. Je dois avoir une capote de satin noir doublée de rose, garnie en dentelles.
— Madame Thomas ne l’a pas envoyée… Allons, baron, vite ! haut la pate ! commencez votre service d’homme de peine, c’est-à-dire d’homme heureux ! Le bonheur est lourd !… Vous avez votre cabriolet, allez chez madame Thomas, dit Europe au baron. Vous ferez demander par votre domestique la capote de madame Van-Bogseck… Et surtout, lui dit-elle à l’oreille, rapportez-lui le plus beau bouquet qu’il y ait à Paris. Nous sommes en hiver, tâchez d’avoir des fleurs des Tropiques.
Le baron descendit et dit à son domestique : — Ghez montame Domas. Le domestique mena son maître chez une fameuse pâtissière. — C’edde ein margeante de motes, vichi pedâte, ed non te cateaux, dit le baron qui courut au Palais-Royal chez madame Prévôt, où il fit composer un bouquet de cinq louis, pendant que son domestique allait chez la fameuse marchande de modes.
En se promenant dans Paris, l’observateur superficiel se demande quels sont les fous qui viennent acheter les fleurs fabuleuses qui parent la boutique de l’illustre bouquetière et les primeurs de l’européen Chevet, le seul, avec le Rocher-de-Cancale, qui offre une véritable et délicieuse Revue des Deux-Mondes… Il s’élève tous les jours, à Paris, cent et quelques passions à la Nucingen, qui se prouvent par des raretés que les reines n’osent pas se donner, et qu’on offre, et à genoux, à des filles qui, selon le mot d’Asie, aiment à flamber. Sans ce petit détail, une honnête bourgeoise ne comprendrait pas comment une fortune se fond entre les mains de ces créatures dont la fonction sociale, dans le système fouriériste, est peut-être de réparer les malheurs de l’Avarice et de la Cupidité. Ces dissipations sont sans doute au Corps Social ce qu’un {p. 513} coup de lancette est pour un corps pléthorique. En deux mois, Nucingen venait d’arroser le commerce de plus de deux cent mille francs.
Quand le vieil amoureux revint, la nuit tombait, le bouquet était inutile. L’heure d’aller aux Champs-Élysées, en hiver, est de deux heures à quatre. Néammoins la voiture servit à Esther pour se rendre de la rue Taitbout à la rue Saint-Georges, où elle prit possession du bedid balai. Jamais, disons-le, Esther n’avait encore été l’objet d’un pareil culte ni de profusions pareilles, elle en fut surprise ; mais elle se garda bien, comme toutes ces royales ingrates, de montrer le moindre étonnement. Quand vous entrez dans Saint-Pierre de Rome, pour vous faire apprécier l’étendue et la hauteur de la reine des cathédrales, on vous montre le petit doigt d’une statue qui a je ne sais quelle longueur, et qui vous semble un petit doigt naturel. Or, on a tant critiqué les descriptions, néanmoins si nécessaires à l’histoire de nos mœurs, qu’il faut imiter ici le cicerone romain. Donc, en entrant dans la salle à manger, le baron ne put s’empêcher de faire manier à Esther l’étoffe des rideaux de croisée, drapée avec une abondance royale, doublée en moire blanche et garnie d’une passementerie digne du corsage d’une princesse portugaise. Cette étoffe était une soierie achetée à Canton où la patience chinoise avait su peindre les oiseaux d’Asie avec une perfection dont le modèle n’existe que sur les vélins du Moyen-Âge, ou dans le missel de Charles-Quint, l’orgueil de la bibliothèque impériale de Vienne.
— Elle a goûdé teux mile vrans l’aune à eine milort qui l’a rabbordée tes Intes…
— Très-bien. Charmant ! Quel plaisir ce sera de boire ici du vin de Champagne ! dit Esther. La mousse ne s’y salira pas sur du carreau !
— Oh ! madame, dit Europe, mais voyez donc le tapis ?…
— Gomme on affait tessiné la dabis bir la tuc Dorlonia, mon hâmi, qui le droufe drob cher, che l’ai bris bir vus, qui êdes eine reine ! dit Nucingen.
Par un effet du hasard, ce tapis, dû à l’un de nos plus ingénieux dessinateurs, se trouvait assorti aux caprices de la draperie chinoise. Les murs peints par Schinner et Léon de Lora, représentaient de voluptueuses scènes mises en relief par des ébènes sculptés, acquis à prix d’or chez du Sommerard, et formant des panneaux où de simples filets d’or attiraient sobrement la lumière. Maintenant vous pouvez juger du reste.
{p. 514} — Vous avez bien fait de m’amener ici, dit Esther, il me faudra bien huit jours pour m’habituer à ma maison, et ne pas avoir l’air d’une parvenue…
— Ma mèson ! répétait joyeusement le baron. Fus accebdez tonc ?…
— Mais oui, mille fois oui, animal-bête, dit-elle en souriant.
— Hânimâle édait azez…
— Bête est pour la caresse, reprit-elle en le regardant.
Le pauvre Loup-Cervier prit la main d’Esther et la mit sur son cœur : il était assez animal pour sentir, mais trop bête pour trouver un mot.
— Foyez gomme il pat… bir un bedid mote te dentresse !… reprit-il. Et il emmena sa déesse (téesse) dans la chambre à coucher.
— Oh ! madame, dit Eugénie, je ne peux pas rester là, moi ! L’on a trop envie de se mettre au lit.
— Eh ! bien, dit Esther, je veux te payer tout ça d’un seul coup… Tiens, mon gros éléphant, après le dîner nous irons ensemble au spectacle. J’ai une fringale de spectacle.
Il y avait précisément cinq ans qu’Esther n’était allée à un théâtre. Tout Paris se portait alors à la Porte-Saint-Martin, pour y voir une de ces pièces auxquelles la puissance des acteurs communique une expression de réalité terrible, Richard d’Arlington. Comme toutes les natures ingénues, Esther aimait autant à ressentir les tressaillements de la frayeur qu’à se laisser aller aux larmes de la tendresse. — Nous irons voir Frédérick-Lemaître, dit-elle, j’adore cet acteur-là !
— C’edde ein trame sôfache, dit Nucingen qui se vit contraint en un moment de s’afficher.
Le baron envoya son domestique chercher une des deux loges d’Avant-scène aux Premières. Autre originalité parisienne ! Quand le Succès, aux pieds d’argile, emplit une salle, il y a toujours une loge d’Avant-scène à louer dix minutes avant le lever du rideau ; les directeurs la gardent pour eux quand il ne s’est pas présenté pour la prendre, une passion à la Nucingen. Cette loge est, comme la primeur de Chevet, l’impôt prélevé sur les fantaisies de l’Olympe parisien.
Il est inutile de parler du service. Nucingen avait entassé trois services : le petit service, le moyen service, le grand service. Le dessert du grand service était, en entier, assiettes et plats, de vermeil sculpté. {p. 515} Le banquier, pour ne pas paraître écraser la table de valeurs d’or et d’argent, avait joint à tous ces services une porcelaine de la plus charmante fragilité, genre Saxe, et qui coûtait plus qu’un service d’argenterie. Quant au nappage, le linge de Saxe, le linge d’Angleterre, de Flandre et de France rivalisaient de perfection avec leurs fleurs damassées.
Au dîner, ce fut au tour du baron d’être surpris en goûtant la cuisine d’Asie.
— Che gomprents, dit-il, birquoi fus la nommez Acie : c’ed eine guizine aciadique.
— Ah ! je commence à croire qu’il m’aime, dit Esther à Europe, il a dit quelque chose qui ressemble à un mot.
— Il y en a blisieurs, dit-il.
— Eh ! bien, il est encore plus Turcaret qu’on le dit, s’écria la rieuse courtisane à cette réponse digne des naïvetés célèbres échappées au banquier.
La cuisine était épicée de manière à donner une indigestion au baron, pour qu’il s’en allât chez lui de bonne heure ; aussi fut-ce tout ce qu’il rapporta de sa première entrevue avec Esther en fait de plaisir. Au spectacle, il fut obligé de boire un nombre infini de verres d’eau sucrée, en laissant Esther seule pendant les entr’actes. Par une rencontre si prévisible qu’on ne saurait la nommer un hasard, Tullia, Mariette et madame du Val-Noble se trouvaient au spectacle ce jour-là. Richard d’Arlington fut un de ces succès fous, et mérités d’ailleurs, comme il ne s’en voit qu’à Paris. En voyant ce drame, tous les hommes concevaient qu’on pût jeter sa femme légitime par la fenêtre, et toutes les femmes aimaient à se voir injustement opprimées. Les femmes se disaient : — C’est trop fort, nous ne sommes que poussées… mais ça nous arrive souvent !… Or une créature de la beauté d’Esther, mise comme Esther, ne pouvait pas flamber impunément à l’Avant-scène de la Porte-Saint-Martin. Aussi, dès le second acte, y eut-il dans la loge des deux danseuses une sorte de révolution causée par la constatation de la belle inconnue avec la Torpille.
— Ah ! çà, d’où sort-elle ? dit Mariette à madame du Val-Noble, je la croyais noyée…
— Est-ce elle ? elle me paraît trente-sept fois plus jeune et plus belle qu’il y a six ans.
— Elle s’est peut-être conservée comme madame d’Espard et {p. 516} madame Zayonchek, dans la glace, dit le comte de Brambourg qui avait conduit les trois femmes au spectacle, dans une loge du rez-de-chaussée. — N’est-ce pas le rat que vous vouliez m’envoyer pour empaumer mon oncle ? dit-il à Tullia.
— Précisément, répondit la danseuse. Du Bruel, allez donc à l’Orchestre, voir si c’est bien elle.
— Fait-elle sa tête ! s’écria madame du Val-Noble en se servant d’une admirable expression du vocabulaire des filles.
— Oh ! s’écria le comte de Brambourg, elle en a le droit, car elle est avec mon ami, le baron de Nucingen. J’y vais.
— Est-ce que ce serait cette prétendue Jeanne d’Arc qui a conquis Nucingen, et avec laquelle on nous embête depuis trois mois ?… dit Mariette.
— Bonsoir, mon cher baron, dit Philippe Bridau en entrant dans la loge de Nucingen. Vous voilà donc marié avec mademoiselle Esther ?… Mademoiselle, je suis un pauvre officier que vous deviez jadis tirer d’un mauvais pas, à Issoudun… Philippe Bridau…
— Connais pas, dit Esther en braquant ses jumelles sur la salle.
— Montemiselle, répondit le baron, ne s’abbelle blis Esder, di gourt ; elle ha nom matame te Jamby (Champy), eine bedid pien que che lui ai agedé…
— Si vous faites bien les choses, dit le comte, ces dames disent que madame de Champy fait trop sa tête… Si vous ne voulez pas vous souvenir de moi, daignerez-vous reconnaître Mariette, Tullia, madame du Val-Noble, dit ce parvenu que le duc de Maufrigneuse avait mis en faveur auprès du Dauphin.
— Si ces dames sont bonnes pour moi, je suis disposée à leur être très-agréable, répondit sèchement madame de Champy.
— Bonnes ! dit Philippe, elles sont excellentes, elles vous surnomment Jeanne d’Arc.
— Eh ! pien, si ces tames feulent fus dennir gombagnie, dit Nucingen, che fus laiserai sèle, gar chai drob manché. Vodre foidire fientra vus brentre afec vos chens… Tiaple t’Acie !…
— Pour la première fois, vous me laisseriez seule ! dit Esther. Allons donc ! il faut savoir mourir sur votre bord. J’ai besoin de mon homme pour sortir. Si j’étais insultée, je crierais donc pour rien ?…
L’égoïsme du vieux millionnaire dut céder devant les obligations {p. 517} de l’amoureux. Le baron souffrit et resta. Esther avait ses raisons pour garder son homme. Si elle recevait ses anciennes connaissances, elle ne devait pas être questionnée aussi sérieusement en compagnie qu’elle l’aurait été seule. Philippe Bridau se hâta de revenir dans la loge des danseuses auxquelles il apprit l’état des choses.
— Ah ! c’est elle qui hérite de ma maison de la rue Saint-Georges ! dit avec amertume madame du Val-Noble qui, dans le langage de ces sortes de femmes, se trouvait à pied.
— Probablement, répondit le colonel. Du Tillet m’a dit que le baron y avait dépensé trois fois autant que votre pauvre Falleix.
— Allons donc la voir ? dit Tullia.
— Ma foi ! non, répliqua Mariette, elle est trop belle, j’irai la voir chez elle.
— Je me trouve assez bien pour me risquer, répondit Tullia.
Le hardi Premier Sujet vint donc pendant l’entr’acte et renouvela connaissance avec Esther qui se tint dans les généralités.
— Et d’où reviens-tu, ma chère enfant ? demanda la danseuse qui n’en pouvait mais de curiosité.
— Oh ! je suis restée pendant cinq ans dans un château des Alpes avec un Anglais jaloux comme un tigre, un nabab ; je l’appelais un nabot, car il n’était pas si grand que le bailli de Ferrette. Et je suis retombée à un banquier, de caraibe en syllabe, comme dit Florine. Aussi, maintenant que me voilà revenue à Paris, ai-je des envies de m’amuser qui me vont rendre un vrai Carnaval. J’aurai maison ouverte. Ah ! il faut me refaire de cinq ans de solitude, et je commence à me rattraper. Cinq ans d’Anglais, c’est trop ; d’après les affiches, on doit n’y être que six semaines.
— Est-ce le baron qui t’a donné cette dentelle ?
— Non, c’est un reste de nabab… Ai-je du malheur, ma chère ! il était jaune comme un rire d’ami devant un succès, j’ai cru qu’il mourrait en dix mois. Bah ! il était fort comme une Alpe. Il faut se défier de tous ceux qui se disent malades du foie… Je ne veux plus entendre parler de foie. J’ai eu trop de foi… aux proverbes… Ce nabab m’a volée, il est mort sans faire de testament, et la famille m’a mise à la porte comme si j’avais eu la peste. Aussi ai-je dit à ce gros-là : — Paye pour deux ! Vous avez bien raison de m’appeler une Jeanne d’Arc, j’ai perdu l’Angleterre ! et je mourrai peut-être brûlée.
{p. 518} — D’amour ! dit Tullia.
— Et vive ! répondit Esther que ce mot rendit songeuse.
Le baron riait de toutes ces niaiseries au gros sel, mais il ne les comprenait pas toujours sur-le-champ, en sorte que son rire ressemblait à ces fusées oubliées qui partent après un feu d’artifice.
Nous vivons tous dans une sphère quelconque, et les habitants de toutes les sphères sont doués d’une dose égale de curiosité. Le lendemain, à l’Opéra, l’aventure du retour d’Esther fut la nouvelle des coulisses. Le matin, de deux heures à quatre heures, tout le Paris des Champs-Élysées avait reconnu la Torpille, et savait enfin quel était l’objet de la passion du baron de Nucingen.
— Savez-vous, disait Blondet à de Marsay dans le foyer de l’Opéra, que la Torpille a disparu le lendemain du jour où nous l’avons reconnue ici pour être la maîtresse du petit Rubempré ?
À Paris, comme en province, tout se sait. La police de la rue de Jérusalem n’est pas si bien faite que celle du monde, où chacun s’espionne sans le savoir. Aussi Carlos avait-il bien deviné quel était le danger de la position de Lucien pendant et après la rue Taitbout.
Il n’existe pas de situation plus horrible que celle où se trouvait madame du Val-Noble, et le mot être à pied la rend à merveille. L’insouciance et la prodigalité de ces femmes les empêchent de songer à l’avenir. Dans ce monde exceptionnel, beaucoup plus comique et spirituel qu’on ne le pense, les femmes qui ne sont pas belles de cette beauté positive, presque inaltérable et facile à reconnaître, les femmes qui ne peuvent être aimées enfin que par caprice, pensent seules à leur vieillesse et se font une fortune : plus elles sont belles, plus imprévoyantes elles sont. — Tu as donc peur de devenir laide, que tu te fais des rentes ?… est un mot de Florine à Mariette qui peut faire comprendre une des causes de cette prodigalité. Dans le cas d’un spéculateur qui se tue, d’un prodigue à bout de ses sacs, ces femmes tombent donc avec une effroyable rapidité d’une opulence effrontée à une profonde misère. Elles se jettent alors dans les bras de la marchande à la toilette, elles vendent à vil prix des bijoux exquis, elles font des dettes, surtout pour rester dans un luxe apparent qui leur permette de retrouver ce qu’elles viennent de perdre : une caisse où puiser. Ces hauts et bas de leur vie expliquent assez bien la cherté d’une liaison presque toujours ménagée, en réalité, comme Asie avait agrafé (autre mot du vocabulaire) Nucingen avec Esther. Aussi ceux qui connaissent bien leur Paris savent-ils {p. 519} parfaitement à quoi s’en tenir en retrouvant aux Champs-Élysées, ce bazar mouvant et tumultueux, telle femme en voiture de louage, après l’avoir vue, un an, six mois auparavant, dans un équipage étourdissant de luxe et de la plus belle tenue. — Quand on tombe à Sainte-Pélagie, il faut savoir rebondir au bois de Boulogne, disait Florine en riant avec Blondet du petit vicomte de Portenduère. Quelques femmes habiles ne risquent jamais ce contraste. Elles restent ensevelies en d’affreux hôtels garnis, où elles expient leurs profusions par des privations comme en souffrent les voyageurs égarés dans un Sahara quelconque ; mais elles n’en conçoivent pas la moindre velléité d’économie. Elles se hasardent aux bals masqués, elles entreprennent un voyage en province, elles se montrent bien mises sur les boulevards par les belles journées. Elles trouvent d’ailleurs entre elles le dévouement que se témoignent les classes proscrites. Les secours à donner coûtent peu de chose à la femme heureuse, qui se dit en elle-même : — Je serai comme ça dimanche. La protection la plus efficace est néanmoins celle de la marchande à la toilette. Quand cette usurière se trouve créancière, elle remue et fouille tous les cœurs de vieillards en faveur de son hypothèque à brodequins et à chapeaux. Incapable de prévoir le désastre d’un des plus riches et des plus habiles Agents de change, madame du Val-Noble fut donc prise en plein désordre. Elle employait l’argent de Falleix à ses caprices, et s’en remettait sur lui pour les choses utiles et pour son avenir. — Comment, disait-elle à Mariette, s’attendre à cela de la part d’un homme qui paraissait si bon enfant ? Dans presque toutes les classes de la société, le bon enfant est un homme qui a de la largeur, qui prête quelques écus par ci par là sans les redemander, qui se conduit toujours d’après les règles d’une certaine délicatesse, en dehors de la moralité vulgaire, obligée, courante. Certaines gens dits vertueux et probes, semblablement à Nucingen, ont ruiné leurs bienfaiteurs, et certaines gens sortis de la Police Correctionnelle sont d’une ingénieuse probité pour une femme. La vertu complète, le rêve de Molière, Alceste, est excessivement rare ; elle se rencontre néanmoins partout, même à Paris. Le bon enfant est le produit d’une certaine grâce dans le caractère qui ne prouve rien. Un homme est ainsi comme le chat est soyeux, comme une pantoufle est faite pour être prête au pied. Donc, dans l’acception du mot bon enfant par les femmes entretenues, Falleix devait avertir sa maîtresse de la faillite et lui laisser de quoi vivre. {p. 520} D’Estourny, le galant escroc, était un bon enfant ; il trichait au jeu, mais il avait mis de côté trente mille francs pour sa maîtresse. Aussi, dans les soupers de carnaval, les femmes répondaient-elles à ses accusateurs : « C’EST ÉGAL !… vous aurez beau dire, Georges était un bon enfant, il avait de belles manières, il méritait un meilleur sort ! » Les filles se moquent des lois, elles adorent une certaine délicatesse ; elles savent se vendre, comme Esther, pour un beau idéal secret, leur religion à elles. Après avoir à grand’peine sauvé quelques bijoux du naufrage, madame du Val-Noble succombait sous le poids terrible de cette accusation : — Elle a ruiné Falleix ! Elle atteignait à l’âge de trente ans, et quoiqu’elle fût dans tout le développement de sa beauté, néanmoins elle pouvait d’autant mieux passer pour une vieille femme que, dans ces crises, une femme a contre soi toutes ses rivales. Mariette, Florine et Tullia recevaient bien leur amie à dîner, lui donnaient bien quelques secours ; mais, ne connaissant pas le chiffre de ses dettes, elles n’osaient sonder la profondeur de ce gouffre. Six ans d’intervalle constituaient un point d’aiguille un peu trop long dans les fluctuations de la mer parisienne, entre la Torpille et madame du Val-Noble, pour que la femme à pied s’adressât à la femme en voiture ; mais la Val-Noble savait Esther trop généreuse pour ne pas songer parfois qu’elle avait, selon son mot, hérité d’elle, et venir à elle dans une rencontre qui semblerait fortuite, quoique cherchée. Pour faire arriver ce hasard, madame du Val-Noble, mise en femme comme il faut, se promenait aux Champs-Élysées tous les jours, ayant au bras Théodore Gaillard, qui a fini par l’épouser et qui, dans cette détresse, se conduisait très-bien avec son ancienne maîtresse, il lui donnait des loges et la faisait inviter à toutes les parties. Elle se flattait que, par un beau temps, Esther se promènerait, et qu’elles se trouveraient face à face. Esther avait Paccard pour cocher, car sa maison fut, en cinq jours, organisée par Asie, par Europe et Paccard, d’après les instructions de Carlos, de manière à faire de la maison rue Saint-Georges une forteresse imprenable. De son côté, Peyrade, mû25 par sa haine profonde, par son désir de vengeance, et surtout dans le dessein d’établir sa chère Lydie, prit pour but de promenade les Champs-Élysées, dès que Contenson lui dit que la maîtresse de monsieur de Nucingen y était visible. Peyrade se mettait si parfaitement en Anglais, et parlait si bien en français avec les gazouillements que les Anglais introduisent dans {p. 521} notre langage ; il savait si purement l’anglais, il connaissait si complétement les affaires de ce pays, où par trois fois, la police de Paris l’avait envoyé, en 1779 et 1786, qu’il soutint son rôle d’Anglais chez des ambassadeurs et à Londres, sans éveiller de soupçons. Peyrade, qui tenait beaucoup de Musson, le fameux mystificateur, savait se déguiser avec tant d’art que Contenson, un jour, ne le reconnut pas. Accompagné de Contenson déguisé en mulâtre, Peyrade examinait, de cet œil qui semble inattentif, mais qui voit tout, Esther et ses gens. Il se trouva donc naturellement dans la contre-allée où les gens à équipage se promènent quand il fait sec et beau, le jour où Esther y rencontra madame du Val-Noble. Peyrade, suivi de son mulâtre en livrée, marcha sans affectation, et en vrai nabab qui ne pense qu’à lui-même, sur la ligne des deux femmes, de manière à saisir à la volée quelques mots de leur conversation.
— Eh ! bien, ma chère enfant, disait Esther à madame du Val-Noble, venez me voir. Nucingen se doit à lui-même de ne pas laisser sans un liard la maîtresse de son Agent de change…
— D’autant plus qu’on dit qu’il l’a ruiné, dit Théodore Gaillard, et que nous pourrions bien le faire chanter…
— Il dîne chez moi demain, viens, ma bonne, dit Esther. Puis elle lui dit à l’oreille : — J’en fais ce que je veux, il n’a pas encore ça ! Elle mit un de ses ongles tout ganté sous la plus jolie de ses dents, et fit ce geste assez connu dont la signification énergique veut dire : rien du tout !
— Tu le tiens…
— Ma chère, il n’a encore que payé mes dettes…
— Est-il petite-poche ! s’écria Suzanne du Val-Noble.
— Oh ! reprit Esther, j’en avais à faire reculer un ministre des finances. Maintenant, je veux trente mille francs de rente, avant le premier coup de minuit. Oh ! il est charmant, je n’ai pas à me plaindre… Il va bien. Dans huit jours, nous pendons la crémaillère, tu en seras… Le matin, il doit m’offrir le contrat de la maison de la rue Saint-Georges. Décemment, on ne peut pas habiter une pareille maison sans trente mille francs de rentes à soi, pour les retrouver en cas de malheur. J’ai connu la misère, et je n’en veux plus. Il y a de certaines connaissances dont on a trop tout de suite.
— Toi qui disais : « La fortune c’est moi ! » comme tu as changé ! s’écria Suzanne.
{p. 522} — C’est l’air de la Suisse, on y devient économe… Tiens, vas-y, ma chère ! fais-y un Suisse, et tu en feras peut-être un mari ! car ils ne savent pas encore ce que sont des femmes comme nous… Dans tous les cas, tu en reviendras avec l’amour des rentes sur le Grand-Livre, un amour honnête et délicat ! Adieu.
Esther remonta dans sa belle voiture attelée des plus magnifiques chevaux gris-pommelés qui fussent alors à Paris.
— La femme qui monte en voiture, dit alors Peyrade en anglais à Contenson, est bien, mais j’aime encore mieux celle qui se promène, tu vas la suivre et savoir qui elle est.
— Voici ce que cet Anglais vient de dire en anglais, dit Théodore Gaillard en répétant à madame du Val-Noble la phrase de Peyrade.
Avant de se risquer à parler anglais, Peyrade avait lâché dans cette langue un mot qui fit faire à Théodore Gaillard un mouvement de physionomie par lequel il s’était assuré que le journaliste savait l’anglais. Madame du Val-Noble alla dès lors très-lentement chez elle, rue Louis-le-Grand, dans un hôtel garni décent, en regardant de côté pour voir si le mulâtre la suivait. Cet établissement appartenait à une madame Gérard que, dans ses jours de splendeur, madame du Val-Noble avait obligée, et qui lui témoignait de la reconnaissance en la logeant d’une façon convenable. Cette bonne femme, bourgeoise honnête et pleine de vertus, pieuse même, acceptait la courtisane comme une femme d’un ordre supérieur ; elle la voyait toujours au milieu de son luxe, elle la prenait pour une reine déchue ; elle lui confiait ses filles ; et, chose plus naturelle qu’on ne le pense, la courtisane était aussi scrupuleuse en les menant au spectacle que le serait une mère, elle était aimée des deux demoiselles Gérard. Cette brave et digne hôtesse ressemblait à ces sublimes prêtres qui voient encore une créature à sauver, à aimer, dans ces femmes mises hors la loi. Madame du Val-Noble respectait cette honnêteté, souvent elle l’enviait en causant le soir, et en déplorant ses malheurs. « — Vous êtes encore belle, vous pouvez faire une bonne fin », disait madame Gérard. Madame du Val-Noble n’était d’ailleurs tombée que relativement. La toilette de cette femme, si gaspilleuse et si élégante, était encore assez bien fournie pour lui permettre de paraître, à l’occasion, comme le jour de Richard d’Arlington à la Porte-Saint-Martin, dans tout son éclat. Madame Gérard payait encore assez gracieusement les voitures dont la femme {p. 523} à pied avait besoin pour aller dîner en ville, pour se rendre au spectacle et en revenir.
— Eh ! bien, ma chère madame Gérard, dit-elle à cette honnête mère de famille, mon sort va changer, je crois…
— Allons, madame, tant mieux ; mais soyez sage, pensez à l’avenir… Ne faites plus de dettes. J’ai tant de mal à renvoyer ceux qui vous cherchent !…
— Eh ! ne vous inquiétez pas de ces chiens-là, qui tous ont gagné des sommes énormes avec moi. Tenez, voici des billets de Variétés pour vos filles, une bonne loge aux deuxièmes. Si quelqu’un me demandait ce soir et que je ne fusse pas rentrée, on laisserait monter tout de même. Adèle, mon ancienne femme de chambre, y sera ; je vais vous l’envoyer.
Madame du Val-Noble, qui n’avait ni tante ni mère, se trouvait forcée de recourir à sa femme de chambre (aussi à pied !) pour faire jouer le rôle d’une Saint-Estève auprès de l’inconnu dont la conquête allait lui permettre de remonter à son rang. Elle alla dîner avec Théodore Gaillard, qui, pour ce jour-là, se trouvait avoir une partie, c’est-à-dire un dîner offert par Nathan, qui payait un pari perdu, une de ces débauches dont on dit aux invités : — Il y aura des femmes.
Peyrade ne s’était pas décidé sans de puissantes raisons à donner de sa personne dans le champ de cette intrigue. Sa curiosité, comme celle de Corentin, était d’ailleurs si vivement excitée que, sans raison, il se fût encore mêlé volontiers à ce drame. En ce moment la politique de Charles X avait achevé sa dernière évolution. Après avoir confié le timon des affaires à des ministres de son choix, le roi préparait la conquête d’Alger pour faire servir cette gloire de passe-port à ce qu’on a nommé son coup d’État. Au dedans, personne ne conspirait plus, Charles X croyait n’avoir aucun adversaire. En politique comme en mer, il y a des calmes trompeurs. Corentin était donc tombé dans une inaction absolue. Dans cette situation, un vrai chasseur, pour s’entretenir la main, faute de grives, tue des merles. Domitien, lui, tuait des mouches, faute de chrétiens. Témoin de l’arrestation d’Esther, Contenson avait, avec le sens exquis de l’espion, très-bien jugé cette opération. Ainsi qu’on l’a vu, le drôle n’avait pas pris la peine de gazer son opinion au baron de Nucingen. « Au profit de qui rançonne-t-on la passion du banquier ? » fut la première question que {p. 524} se posèrent les deux amis. Après avoir reconnu dans Asie un personnage de la pièce, Contenson avait espéré, par elle, arriver à l’auteur ; mais elle lui coula des mains pendant quelque temps en se cachant comme une anguille dans la vase parisienne, et, lorsqu’il la retrouva cuisinière chez Esther, la coopération de cette mulâtresse lui parut inexplicable. Pour la première fois, les deux artistes en espionnage rencontraient donc un texte indéchiffrable, tout en soupçonnant une ténébreuse histoire. Après trois attaques successives et hardies sur la maison rue Taitbout, Contenson trouva le mutisme le plus obstiné. Tant qu’Esther y demeura, le portier sembla dominé par une profonde terreur. Peut-être Asie avait-elle promis des boulettes empoisonnées à toute la famille en cas d’indiscrétion. Le lendemain du jour où Esther quitta son appartement, Contenson trouva ce portier un peu plus raisonnable, il regrettait beaucoup cette petite dame qui, disait-il, le nourrissait des restes de sa table. Contenson, déguisé en courtier de commerce, marchandait l’appartement, et il écoutait les doléances du portier en se moquant de lui, mettant en doute tout ce qu’il disait par des : « — Est-ce possible ?… — Oui, monsieur, cette petite dame a demeuré cinq ans ici sans en être jamais sortie, à preuve que son amant, jaloux quoiqu’elle fût sans reproche, prenait les plus grandes précautions pour venir, pour entrer, pour sortir. C’était d’ailleurs un très-beau jeune homme. » Lucien se trouvait encore à Marsac, chez sa sœur, madame Séchard ; mais, dès qu’il fut revenu, Contenson envoya le portier quai Malaquais, demander à monsieur de Rubempré s’il consentait à vendre les meubles de l’appartement quitté par madame Van-Bogseck. Le portier reconnut alors dans Lucien l’amant mystérieux de la jeune veuve, et Contenson n’en voulait pas savoir davantage. On doit juger de l’étonnement profond, quoique contenu, dont furent saisis Lucien et Carlos, qui parurent croire le portier fou ; ils essayèrent de le lui persuader.
En vingt-quatre heures, une contre-police fut organisée par Carlos, qui fit surprendre Contenson en flagrant délit d’espionnage. Contenson, déguisé en porteur de la Halle, avait déjà deux fois apporté les provisions achetées le matin par Asie, et deux fois il était entré dans le petit hôtel de la rue Saint-Georges. Corentin, de son côté, se remuait ; mais la réalité du personnage de Carlos Herrera l’arrêta net, car il sut promptement que cet abbé, l’envoyé secret de Ferdinand VII, était venu vers la fin de l’année 1823 à Paris. {p. 525} Néanmoins, Corentin dut étudier les raisons qui portaient cet Espagnol à protéger Lucien de Rubempré. Il fut démontré bientôt à Corentin que Lucien avait eu pendant cinq ans Esther pour maîtresse. Ainsi la substitution de l’Anglaise à Esther avait eu lieu dans les intérêts du dandy. Or Lucien n’avait aucun moyen d’existence, on lui refusait mademoiselle de Grandlieu pour femme, et il venait d’acheter un million la terre de Rubempré. Corentin fit mouvoir adroitement le Directeur-général de la Police du royaume, à qui le préfet de Police apprit, à propos de Peyrade, qu’en cette affaire les plaignants n’étaient rien moins que le comte de Sérizy et Lucien de Rubempré. — Nous y sommes ! s’étaient écriés Peyrade et Corentin. Le plan des deux amis fut dessiné dans un moment. — « Cette fille, avait dit Corentin, a eu des liaisons, elle a des amies. Parmi ces amies, il est impossible qu’il ne s’en trouve pas une dans le malheur ; un de nous doit jouer le rôle d’un riche étranger qui l’entretiendra ; nous les ferons camarader. Elles ont toujours besoin les unes des autres pour le tric-trac des amants, et nous serons alors au cœur de la place. » Peyrade pensa tout naturellement à prendre son rôle d’Anglais. La vie de débauche à mener, pendant le temps nécessaire à la découverte du complot dont il avait été la victime, lui souriait, tandis que Corentin, vieilli par ses travaux et assez malingre, s’en souciait peu. En mulâtre, Contenson échappa sur-le-champ à la contre-police de Carlos. Trois jours avant la rencontre de Peyrade et de madame du Val-Noble aux Champs-Élysées, le dernier des agents de messieurs de Sartine et Lenoir, muni d’un passe-port parfaitement en règle, avait débarqué rue de la Paix, à l’hôtel Mirabeau, venant des colonies par le Havre dans une petite calèche aussi crottée que si elle arrivait du Havre, quoiqu’elle n’eût fait que le chemin de Saint-Denis à Paris.
Carlos Herrera, de son côté, fit viser son passe-port à l’ambassade espagnole, et disposa tout quai Malaquais pour un voyage à Madrid. Voici pourquoi. Sous quelques jours Esther allait être propriétaire du petit hôtel de la rue Saint-Georges, elle devait obtenir une inscription de trente mille francs de rentes ; Europe et Asie étaient assez rusées pour la lui faire vendre et en remettre secrètement le prix à Lucien. Lucien, soi-disant riche par la libéralité de sa sœur, achèverait ainsi de payer le prix de la terre de Rubempré. Personne n’avait rien à reprendre dans cette conduite. Esther seule pouvait être indiscrète ; mais elle serait morte plutôt {p. 526} que de laisser échapper un mouvement de sourcils. Clotilde venait d’arborer un petit mouchoir rose à son cou de cigogne, la partie était donc gagnée à l’hôtel de Grandlieu. Les actions des Omnibus donnaient déjà trois capitaux pour un. Carlos, en disparaissant pour quelques jours, déjouait toute malveillance. La prudence humaine avait tout prévu, pas une faute n’était possible. Le faux Espagnol devait partir le lendemain du jour où Peyrade avait rencontré madame du Val-Noble aux Champs-Élysées. Or, dans la nuit même, à deux heures du matin, Asie arriva quai Malaquais en fiacre, et trouva le chauffeur de cette machine fumant dans sa chambre, et se livrant au résumé qui vient d’être traduit en quelques mots, comme un auteur épluchant une feuille de son livre pour y découvrir des fautes à corriger. Un pareil homme ne voulait pas commettre deux fois un oubli comme celui du portier de la rue Taitbout.
— Paccard, dit Asie à l’oreille de son maître, a reconnu ce matin, à deux heures et demie, aux Champs-Élysées, Contenson déguisé en mulâtre et servant de domestique à un Anglais qui, depuis trois jours, se promène aux Champs-Élysées pour observer Esther. Paccard a reconnu ce mâtin-là, comme moi quand il était en porteur de la Halle, aux yeux. Paccard a ramené la petite de manière à ne pas perdre de vue notre drôle. Il est à l’hôtel Mirabeau ; mais il a échangé de tels signes d’intelligence avec l’Anglais, qu’il est impossible, dit Paccard, que l’Anglais soit un Anglais.
— Nous avons un taon sur le dos, dit Carlos. Je ne pars qu’après-demain. Ce Contenson est bien celui qui nous a lancé jusqu’ici le portier de la rue Taitbout ; il faut savoir si le faux Anglais est notre ennemi.
À midi, le mulâtre de monsieur Samuel Johnson servait gravement son maître, qui déjeunait toujours trop bien, par calcul. Peyrade voulait se faire passer pour un Anglais du genre Buveur ; il ne sortait jamais qu’entre deux vins. Il avait des guêtres en drap noir qui lui montaient jusqu’aux genoux et rembourrées de manière à lui grossir les jambes ; son pantalon était doublé d’une futaine énorme ; il avait un gilet boutonné jusqu’au menton ; sa cravate bleue lui entourait le cou jusqu’à fleur des joues ; il portait une petite perruque rousse qui lui cachait la moitié du front ; il s’était donné trois pouces de plus environ ; en sorte que le plus ancien habitué du café David n’aurait pu le reconnaître. À son {p. 527} habit carré, noir, ample et propre comme un habit anglais, un passant devait le prendre pour un Anglais millionnaire. Contenson avait manifesté l’insolence froide du valet de confiance d’un nabab, il était muet, rogue, méprisant, peu communicatif, et se permettait des gestes étrangers et des cris féroces. Peyrade achevait sa seconde bouteille quand un garçon de l’hôtel introduisit sans cérémonie dans l’appartement un homme en qui Peyrade, aussi bien que Contenson, reconnut un gendarme en bourgeois.
— Monsieur Peyrade, dit le gendarme en s’adressant au nabab et en lui parlant à l’oreille, j’ai l’ordre de vous amener à la Préfecture. Peyrade se leva sans faire la moindre observation et chercha son chapeau. — Vous trouverez un fiacre à la porte, lui dit le gendarme dans l’escalier. Le préfet voulait vous faire arrêter, mais il s’est contenté de vous envoyer demander des explications sur votre conduite par l’officier de paix que vous trouverez dans la voiture.
— Dois-je rester avec vous ? demanda le gendarme à l’officier de paix quand Peyrade fut monté.
— Non, répondit l’officier de paix. Dites tout bas au cocher d’aller à la Préfecture.
Peyrade et Carlos se trouvaient ensemble dans le même fiacre. Carlos tenait à portée un stylet. Le fiacre était mené par un cocher de confiance, capable d’en laisser sortir Carlos sans s’en apercevoir et de s’étonner, en arrivant sur une place, de trouver un cadavre dans sa voiture. On ne réclame jamais un espion. La justice laisse presque toujours ces meurtres impunis, tant il est difficile d’y voir clair. Peyrade jeta son coup d’œil d’espion sur le magistrat que lui détachait le préfet de Police, Carlos lui présenta des lignes satisfaisantes : un crâne pelé, sillonné de rides à l’arrière ; des cheveux poudrés ; puis, sur des yeux tendres bordés de rouge et qui voulaient des soins, une paire de lunettes d’or très-légères, très-bureaucratiques, à verres verts et doubles. Ces yeux offraient des certificats de maladies ignobles. Une chemise en percale à jabot plissé dormant, un gilet de satin noir usé, un pantalon d’homme de justice, des bas de filoselle noire et des souliers noués par des rubans, une longue redingote noire, des gants à quarante sous, noirs et portés depuis dix jours, une chaîne de montre en or. C’était, ni plus ni moins, le magistrat inférieur appelé très-antinomiquement officier de paix.
— Mon cher monsieur Peyrade, je regrette qu’un homme comme {p. 528} vous soit l’objet d’une surveillance, et que vous preniez à tâche de la justifier. Votre déguisement n’est pas du goût de monsieur le préfet. Si vous croyez échapper ainsi à notre vigilance, vous êtes dans l’erreur. Vous avez sans doute pris la route d’Angleterre à Beaumont-sur-Oise ?…
— À Beaumont-sur-Oise, répondit Peyrade.
— Ou à Saint-Denis ? reprit le faux magistrat.
Peyrade se troubla. Cette nouvelle demande exigeait une réponse. Or toute réponse était dangereuse. Une affirmation devenait une moquerie ; une négation, si l’homme savait la vérité, perdait Peyrade. — Il est fin, pensa-t-il. Il essaya de regarder l’officier de paix en souriant, et lui donna son sourire pour une réponse. Le sourire fut accepté sans protêt.
— Dans quel but vous êtes-vous déguisé, avez-vous pris un appartement à l’hôtel Mirabeau, et mis Contenson en mulâtre ? demanda l’officier de paix.
— Monsieur le préfet fera de moi ce qu’il voudra, mais je ne dois compte de mes actions qu’à mes chefs, dit Peyrade avec dignité.
— Si vous voulez me donner à entendre que vous agissez pour le compte de la Police Générale du Royaume, dit sèchement le faux agent, nous allons changer de direction, et aller rue de Grenelle au lieu d’aller rue de Jérusalem. J’ai les ordres les plus positifs à votre égard. Mais prenez bien garde ? on ne vous en veut pas énormément, et, en un moment, vous brouilleriez vos cartes. Quant à moi, je ne vous veux pas de mal… Mais, marchons !… Dites-moi la vérité…
— La vérité ? la voici, dit Peyrade en jetant un regard fin sur les yeux rouges de son cerbère.
La figure du prétendu magistrat resta muette, impassible, il faisait son métier, toute vérité lui paraissait indifférente, il avait l’air de taxer le Préfet de quelque caprice. Les Préfets ont des lubies.
— Je suis devenu amoureux comme un fou d’une femme, la maîtresse de cet Agent de change qui voyage pour son plaisir et pour le déplaisir de ses créanciers, Falleix.
— Madame du Val-Noble ? dit l’officier de paix.
— Oui, reprit Peyrade. Pour pouvoir l’entretenir pendant un mois, ce qui ne me coûtera guère plus de mille écus, je me suis mis en nabab et j’ai pris Contenson pour domestique. Cela, {p. 529} monsieur, est si vrai que, si vous voulez me laisser dans le fiacre, où je vous attendrai, foi d’ancien Commissaire-général de police, montez à l’hôtel, vous y questionnerez Contenson. Non-seulement Contenson vous confirmera ce que j’ai l’honneur de vous dire, mais vous verrez venir la femme de chambre de madame du Val-Noble, qui doit nous apporter ce matin le consentement à mes propositions, ou les conditions de sa maîtresse. Un vieux singe se connaît en grimaces : j’ai offert mille francs par mois, une voiture ; cela fait quinze cents ; cinq cents francs de cadeaux, puis autant en quelques parties, des dîners, des spectacles ; vous voyez que je ne me trompe pas d’un centime en vous disant mille écus. Un homme de mon âge peut bien mettre mille écus à sa dernière fantaisie.
— Ah ! papa Peyrade, vous aimez encore assez les femmes pour ?… Mais vous m’attrapez ; moi, j’ai soixante ans, et je m’en prive très-bien… Si cependant les choses sont comme vous les dites, je conçois que, pour vous passer cette fantaisie, il vous a fallu vous donner la tournure d’un étranger.
— Vous comprenez que Peyrade ou le père Canquoëlle de la rue des Moineaux…
— Oui, ni l’un ni l’autre n’eût convenu à madame du Val-Noble, reprit Carlos enchanté d’apprendre l’adresse du père Canquoëlle. Avant la Révolution, j’ai eu pour maîtresse une femme, dit-il, qui avait été entretenue par l’exécuteur des hautes-œuvres qu’on appelait alors le bourreau. Un jour, au spectacle, elle se pique avec une épingle, et, comme cela se disait alors, elle s’écrie : Ah ! bourreau ! — Est-ce une réminiscence ? lui dit son voisin… Eh bien ! mon cher Peyrade, elle a quitté son homme à cause de ce mot. Je conçois que vous ne voulez pas vous exposer à une semblable avanie… Madame du Val-Noble est femme à gens comme il faut, je l’ai vue un jour à l’Opéra, je l’ai trouvée bien belle… Faites revenir le cocher rue de la Paix, mon cher Peyrade, je vais monter avec vous dans votre appartement et voir les choses par moi-même. Un rapport verbal suffira sans doute à monsieur le préfet.
Carlos sortit de sa poche de côté une tabatière en carton noir doublée de vermeil, il l’ouvrit, et offrit du tabac à Peyrade par un geste d’une bonhomie adorable. Peyrade se dit en lui-même : — Et voilà leurs agents !… mon Dieu ! si monsieur Lenoir ou monsieur de Sartine revenait au monde, que dirait-il ?
— C’est là sans doute une partie de la vérité, mais ce n’est pas {p. 530} tout, mon cher ami, dit le faux officier de paix en achevant de humer sa prise par le nez. Vous vous êtes mêlé des affaires de cœur du baron de Nucingen, et vous voulez sans doute l’entortiller dans quelque nœud coulant ; vous l’avez manqué au pistolet, vous voulez le viser avec du gros canon. Madame du Val-Noble est une amie de madame de Champy…
— Ah ! diable ! ne nous enferrons pas ! se dit Peyrade. Il est plus fort que je ne le croyais. Il me joue, il parle de me faire relâcher, et il continue de me faire causer.
— Eh ! bien, dit Carlos d’un air d’autorité magistrale.
— Monsieur, il est vrai que j’ai eu le tort de chercher pour le compte de monsieur de Nucingen une femme de laquelle il était amoureux à en perdre la tête. C’est la cause de la disgrâce dans laquelle je suis ; car il paraît que j’ai touché, sans le savoir, à des intérêts très-graves. (Le magistrat subalterne fut impassible.) Mais je connais assez la Police après cinquante-deux ans d’exercice, reprit Peyrade, pour m’être abstenu depuis la mercuriale que m’a donnée monsieur le préfet, qui certainement avait raison…
— Vous renonceriez alors à votre caprice si monsieur le préfet vous le demandait ? Ce serait, je crois, la meilleure preuve à donner de la sincérité de ce que vous me dites.
— Comme il va ! comme il va ! se disait Peyrade. Ah ! sacrebleu ! les agents d’aujourd’hui valent ceux de monsieur Lenoir.
— Y renoncer ? dit Peyrade… J’attendrai les ordres de monsieur le préfet… Mais si vous voulez monter, nous voici à l’hôtel.
— Où trouvez-vous donc des fonds ? lui demanda Carlos d’un air sagace et à brûle-pourpoint.
— Monsieur, j’ai un ami… dit Peyrade…
— Allez donc dire cela, reprit Carlos, à un juge d’instruction ?
Cette audacieuse scène était chez Carlos le résultat d’une de ces combinaisons dont la simplicité ne pouvait sortir que de la tête d’un homme de sa trempe. Il avait envoyé Lucien, de très-bonne heure, chez la comtesse de Sérizy. Lucien pria le secrétaire particulier du comte d’aller, de la part du comte, demander au préfet des renseignements sur l’agent employé par le baron de Nucingen. Le secrétaire était revenu muni d’une note sur Peyrade, la copie du sommaire écrit sur le dossier :
Dans la police depuis 1778, et venu d’Avignon à Paris, deux ans auparavant.
{p. 531} Sans fortune et sans moralité, dépositaire de secrets d’État.
Domicilié rue des Moineaux, sous le nom de Canquoëlle, nom du petit bien sur lequel vit sa famille, dans le département de Vaucluse, famille honorable d’ailleurs.
A été demandé récemment par un de ses petits-neveux, nommé Théodose de la Peyrade. (Voir le rapport d’un agent, nº 37 des pièces.)
— C’est lui qui doit être l’Anglais à qui Contenson sert de mulâtre, s’était écrié Carlos quand Lucien lui rapporta les renseignements donnés de vive voix, outre la note.
En trois heures de temps, cet homme, d’une activité de général en chef, avait trouvé par Paccard un innocent complice capable de jouer le rôle d’un gendarme en bourgeois, et s’était déguisé en officier de paix. Il avait hésité trois fois à tuer Peyrade dans le fiacre ; mais il s’était interdit de jamais commettre un assassinat par lui-même, il se promit de se défaire à temps de Peyrade en le faisant signaler comme un millionnaire à quelques forçats libérés.
Peyrade et son Mentor entendirent la voix de Contenson qui causait avec la femme de chambre de madame du Val-Noble. Peyrade fit alors signe à Carlos de rester dans la première pièce, en ayant l’air de lui dire ainsi : — Vous allez juger de ma sincérité.
— Madame consent à tout, disait Adèle. Madame est en ce moment chez une de ses amies, madame de Champy, qui a pour un an encore un appartement tout meublé rue Taitbout, et qui le lui donnera sans doute. Madame sera mieux là pour recevoir monsieur Johnson, car les meubles sont encore très-bien, et Monsieur pourra les acheter à Madame en s’entendant avec madame de Champy.
— Bon, mon enfant. Si ce n’est pas une carotte, c’en est le feuillage, dit le mulâtre à la fille stupéfaite ; mais nous partagerons…
— Eh ! bien, en voilà un homme de couleur ! s’écria mademoiselle Adèle. Si votre nabab est un nabab, il peut bien donner des meubles à Madame. Le bail finit en avril 1830, votre nabab pourra le renouveler, s’il se trouve bien.
— Moa trée contente ! répondit Peyrade qui fit son entrée en frappant sur l’épaule de la femme de chambre.
Et il fit un geste d’intelligence à Carlos qui répondit par un geste d’assentiment en comprenant que le nabab devait rester dans son rôle. Mais la scène changea subitement par l’entrée d’un personnage {p. 532} sur qui Carlos ni le préfet de police ne pouvaient rien. Corentin se montra soudain. Il avait trouvé la porte ouverte, il venait voir en passant comment son vieux Peyrade jouait son rôle de nabab.
— Le préfet m’otolondre toujours ! dit Peyrade à l’oreille de Corentin, il m’a découvert en nabab.
— Nous ferons tomber le préfet, répondit Corentin à l’oreille de son ami.
Puis, après avoir salué froidement, il se mit à examiner sournoisement le magistrat.
— Restez ici jusqu’à mon retour ; je vais à la Préfecture, dit Carlos. Si vous ne me voyez pas, vous pourrez vous passer votre fantaisie.
Après avoir dit ces mots à l’oreille de Peyrade afin de ne pas en démolir le personnage aux yeux de la femme de chambre, Carlos sortit, ne se souciant pas de rester sous le regard du nouveau venu, dans lequel il reconnut une de ces natures blondes, à œil bleu, terribles à froid.
— C’est l’officier de paix que m’a envoyé le préfet, dit Peyrade à Corentin.
— Ça ! répondit Corentin, tu t’es laissé mettre dedans. Cet homme a trois jeux de cartes dans ses souliers, cela se voit à la position du pied dans le soulier ; et d’ailleurs un officier de paix n’a pas besoin de se déguiser !
Corentin descendit avec rapidité pour éclaircir ses soupçons. Carlos montait en fiacre.
— Eh ! monsieur l’abbé ?… cria Corentin.
Carlos tourna la tête, vit Corentin, et monta dans son fiacre.
Néammoins Corentin eut le temps de dire par la portière : — Voilà tout ce que je voulais savoir. — Quai Malaquais ! cria Corentin au cocher en mettant d’infernales railleries dans son accent et dans son regard.
— Allons, se dit Jacques Collin, je suis cuit, ils y sont, il faut les gagner de vitesse, et surtout savoir ce qu’ils nous veulent.
Corentin avait vu cinq ou six fois l’abbé Carlos Herrera, et le regard de cet homme ne pouvait pas s’oublier. Corentin avait reconnu d’abord la carrure des épaules, puis les boursouflures du visage, et la tricherie des trois pouces obtenus par un talon intérieur.
— Ah ! mon vieux, l’on t’a fait poser ! dit Corentin en voyant qu’il n’y avait plus dans la chambre à coucher que Peyrade et Contenson.
{p. 533} — Qui ? s’écria Peyrade dont l’accent eut une vibration métallique, j’emploie mes derniers jours à le mettre sur un gril et à l’y retourner.
— C’est l’abbé Carlos Herrera, probablement le Corentin de l’Espagne. Tout s’explique. L’Espagnol est un vicieux de haut bord qui a voulu faire la fortune de ce petit jeune homme en battant monnaie avec le traversin d’une jolie fille… C’est à toi de savoir si tu veux jouter avec un diplomate qui me paraît diablement roué.
— Oh ! cria Contenson, il a reçu les trois cent mille francs le jour de l’arrestation d’Esther, il était dans le fiacre ! je me souviens de ces yeux-là, de ce front, de ces marques de petite-vérole.
— Ah ! quelle dot aurait eue ma pauvre Lydie ! s’écria Peyrade.
— Tu peux rester en nabab, dit Corentin. Pour avoir un œil chez Esther, il faut la lier avec la Val-Noble, elle était la vraie maîtresse de Lucien de Rubempré.
— On a déjà chippé plus de cinq cent mille francs au Nucingen, dit Contenson.
— Il leur en faut encore autant, reprit Corentin, la terre de Rubempré coûte un million. Papa, dit-il en frappant sur l’épaule de Peyrade, tu pourras avoir plus de cent mille francs pour marier Lydie.
— Ne me dis pas cela, Corentin. Si ton plan manquait, je ne sais pas de quoi je serais capable…
— Tu les auras peut-être demain ! L’abbé, mon cher, est bien fin, nous devons baiser son ergot, c’est un diable supérieur ; mais je le tiens, il est homme d’esprit, il capitulera. Tâche d’être aussi bête qu’un nabab, et ne crains plus rien.
Le soir de cette journée où les véritables adversaires s’étaient rencontrés face à face et sur un terrain aplani, Lucien alla passer la soirée à l’hôtel de Grandlieu. La compagnie y était nombreuse. À la face de tout son salon, la duchesse garda pendant quelque temps Lucien auprès d’elle, en se montrant excellente pour lui.
— Vous êtes allé faire un petit voyage ? lui dit-elle.
— Oui, madame la duchesse. Ma sœur, dans le désir de faciliter mon mariage, a fait de grands sacrifices, et j’ai pu acquérir la terre de Rubempré, la recomposer en entier. Mais j’ai trouvé dans mon avoué de Paris un homme habile, il a su m’éviter les prétentions que les détenteurs des biens auraient élevées en sachant le nom de l’acquéreur.
{p. 534} — Y a-t-il un château ? dit Clotilde en souriant trop.
— Il y a quelque chose qui ressemble à un château ; mais le plus sage sera de s’en servir comme de matériaux pour bâtir une maison moderne.
Les yeux de Clotilde jetaient des flammes de bonheur à travers ses sourires de contentement.
— Vous ferez ce soir un rubber avec mon père, lui dit-elle tout bas. Dans quinze jours, j’espère que vous serez invité à dîner.
— Eh ! bien, mon cher monsieur, dit le duc de Grandlieu, vous avez acheté, dit-on, la terre de Rubempré ; je vous en fais mon compliment. C’est une réponse à ceux qui vous donnaient des dettes. Nous autres, nous pouvons, comme la France ou l’Angleterre, avoir une Dette Publique ; mais, voyez-vous, les gens sans fortune, les commençants ne peuvent pas se donner ce ton-là…
— Eh ! monsieur le duc, je dois encore cinq cent mille francs sur ma terre.