— Quant à moi, vous avez raison, dit-il en continuant ; ma vocation pour notre œuvre fut déterminée par un sentiment de repentir, à cause d’une aventure…
— Vous, une aventure ! s’écria doucement Godefroid à qui ce mot fit oublier ce qu’il voulait d’abord répondre au vieillard.
— Oh ! mon Dieu, ce que je vais vous raconter vous paraîtra sans doute une bagatelle, une niaiserie ; mais au tribunal de la conscience, il en fut autrement. Si vous persistez dans votre désir de participer à nos œuvres, après m’avoir écouté, vous comprendrez que les sentiments sont en raison de la force des âmes, et que le fait qui ne tourmente pas un esprit fort peut très-bien troubler la conscience d’un faible chrétien.
Après cette espèce de préface, on ne saurait exprimer à quel degré de curiosité le néophyte arriva. Quel était le crime de ce bonhomme, que madame de La Chanterie appelait son agneau pascal ? C’était aussi intéressant qu’un livre intitulé : les Crimes d’un mouton. Les moutons sont peut-être féroces envers les herbes et les fleurs ? À entendre un des plus doux républicains de ce temps-ci, le meilleur des êtres serait encore cruel envers quelque chose. Mais, le bonhomme Alain ! lui qui, semblable à l’oncle Tobie de Sterne, n’écrasait pas une mouche après avoir été piqué vingt fois par elle ! cette belle âme, avoir été torturée par un repentir !
Cette réflexion représente le point d’orgue que fit le vieillard après ces mots : Écoutez-moi ! et pendant lequel il avança son coussin sous les pieds de Godefroid pour le partager avec lui.
— J’avais alors un peu plus de trente ans, dit-il, nous étions en 98, autant qu’il m’en souvient, une époque où les jeunes gens devaient avoir l’expérience des gens de soixante ans. Un matin, un peu avant l’heure de mon déjeuner, à neuf heures, ma vieille femme de ménage m’annonce un des quelques amis que j’avais conservés au milieu des orages de la Révolution. Aussi mon premier mot fut-il une invitation à déjeuner. Mon ami, nommé Mongenod, garçon de vingt-huit ans, accepte, mais d’un air gêné ; je ne l’avais pas vu depuis 1793…
{p. 475} — Mongenod ?… s’écria Godefroid, le…
— Si vous voulez savoir la fin avant le commencement, reprit le vieillard en souriant, comment vous dire mon histoire.
Godefroid fit un mouvement qui promettait un silence absolu.
— Quand Mongenod s’assied, reprit le bonhomme Alain, je m’aperçois que ses souliers sont horriblement usés. Ses bas mouchetés avaient été si souvent blanchis, que j’eus de la peine à reconnaître qu’ils étaient en soie. Sa culotte en casimir de couleur abricot, sans aucune fraîcheur, annonçait un long usage, encore attesté par des changements de couleur à des places dangereuses, et les boucles, au lieu d’être en acier, me parurent être en fer commun ; celles des souliers étaient de même métal. Son gilet blanc à fleurs, devenu jaune à force d’être porté, comme sa chemise dont le jabot dormant était fripé, trahissait une horrible mais décente misère. Enfin l’aspect de la houppelande (on nommait ainsi une redingote ornée d’un seul collet en façon de manteau à la Crispin) acheva de me convaincre que mon ami était tombé dans le malheur. Cette houppelande, en drap couleur noisette, excessivement râpée, admirablement bien brossée, avait un col gras de pommade ou de poudre, et des boutons en métal blanc devenu rouge. Enfin, toute cette friperie était si honteuse que je n’osais plus y jeter les yeux. Le claque, une espèce de demi-cercle en feutre qu’on gardait alors sous le bras au lieu de le mettre sur la tête, avait dû voir plusieurs gouvernements. Néanmoins, mon ami venait sans doute de dépenser quelques sous pour sa coiffure chez un barbier, car il était rasé. Ses cheveux, ramassés par derrière, attachés par un peigne et poudrés avec luxe, sentaient la pommade. Je vis bien deux chaînes parallèles sur le devant de sa culotte, deux chaînes en acier terni, mais aucune apparence de montre dans les goussets. Nous étions en hiver, et Mongenod n’avait point de manteau, car quelques larges gouttes de neige fondue et tombées des toits, le long desquels il avait dû marcher, jaspaient le collet de sa houppelande. Lorsqu’il ôta de ses mains ses gants en poil de lapin et que je vis sa main droite, j’y reconnus les traces d’un travail quelconque, mais d’un travail pénible. Or, son père, avocat au grand conseil, lui avait laissé quelque fortune, cinq à six mille livres de rente. Je compris aussitôt que Mongenod venait me faire un emprunt. J’avais dans une cachette deux cents louis en or, une somme énorme pour ce temps-là, car elle valait je ne sais plus combien de {p. 476} cent mille francs en assignats. Mongenod et moi, nous avions étudié dans le même collége, celui des Grassins, et nous nous étions retrouvés chez le même procureur, un honnête homme, le bonhomme Bordin. Quand on a passé sa jeunesse et fait les folies de son adolescence avec un camarade, il existe entre nous et lui des sympathies presque sacrées ; sa voix, ses regards nous remuent au cœur de certaines cordes qui ne vibrent que sous l’effort des souvenirs qu’il ranime. Quand bien même on a eu des motifs de plainte contre un tel camarade, tous les droits de l’amitié ne sont pas prescrits. Mais il n’y avait pas eu la moindre brouille entre nous. À la mort de son père, en 1787, Mongenod s’était trouvé plus riche que moi ; quoique je ne lui eusse jamais rien emprunté, parfois je lui avais dû de ces plaisirs que la rigueur paternelle m’interdisait. Sans mon généreux camarade, je n’aurais pas vu la première représentation du Mariage de Figaro. Mongenod fut alors ce qu’on appelait un charmant cavalier, il avait des galanteries ; je lui reprochais sa facilité à se lier et sa trop grande obligeance ; sa bourse s’ouvrait facilement, il vivait à la grande, il vous aurait servi de témoin après vous avoir vu deux fois… Mon Dieu ! vous me remettez là dans les sentiers de ma jeunesse ! s’écria le bonhomme Alain en jetant à Godefroid un gai sourire et faisant une pause.
— M’en voulez-vous ?… dit Godefroid.
— Oh ! non, et à la minutie de mon récit, vous voyez combien cet événement tient de place dans ma vie… — Mongenod, doué d’un cœur excellent et homme de courage, un peu voltairien, fut disposé à faire le gentilhomme, reprit monsieur Alain ; son éducation aux Grassins, où se trouvaient des nobles, et ses relations galantes lui avaient donné les mœurs polies des gens de condition, que l’on appelait alors aristocrates. Vous pouvez maintenant imaginer combien fut grande ma surprise en apercevant chez Mongenod les symptômes de misère qui dégradaient pour moi le jeune, l’élégant Mongenod de 1787, quand mes yeux quittèrent son visage pour examiner ses vêtements. Néanmoins, comme à cette époque de misère publique quelques gens rusés prenaient des dehors misérables, et comme il y avait pour d’autres des raisons suffisantes de se déguiser, j’attendis une explication, mais en la sollicitant. — Dans quel équipage te voilà, mon {p. 477} cher Mongenod ! lui dis-je en acceptant une prise de tabac qu’il m’offrit dans une tabatière de similor. — Bien triste, répondit-il. Il ne me reste qu’un ami…, et cet ami c’est toi. J’ai fait tout ce que j’ai pu pour éviter d’en arriver là, mais je viens te demander cent louis. La somme est forte, dit-il, en me voyant étonné ; mais si tu ne m’en donnais que cinquante, je serais hors d’état de te les rendre jamais ; tandis que si j’échoue dans ce que j’entreprends, il me restera cinquante louis pour tenter fortune en d’autres voies ; et je ne sais pas encore ce que le désespoir m’inspirera. — Tu n’as rien ! fis-je. — J’ai, reprit-il en réprimant une larme, cinq sous de reste sur ma dernière pièce de monnaie. Pour me présenter chez toi, j’ai fait cirer mes souliers et je suis entré chez un coiffeur. J’ai ce que je porte. Mais, reprit-il en faisant un geste, je dois mille écus en assignats à mon hôtesse, et notre gargotier m’a refusé crédit hier. Je suis donc sans aucune ressource ! — Et que comptes-tu faire ? dis-je en m’immisçant déjà dans son for intérieur. — M’engager comme soldat, si tu me refuses… — Toi, soldat ! Toi, Mongenod ! — Je me ferai tuer, ou je deviendrai le général Mongenod. — Eh ! bien, lui dis-je tout ému, déjeune en toute tranquillité, j’ai cent louis…
— Là, dit le bonhomme en regardant Godefroid d’un air fin, je crus nécessaire de faire un petit mensonge de prêteur.
— C’est tout ce que je possède au monde, dis-je à Mongenod, j’attendais le moment où les fonds publics arriveraient au plus bas prix possible pour placer cet argent ; mais je le mettrai dans tes mains, et tu me considéreras comme ton associé, laissant à ta conscience le soin de me rendre le tout en temps et lieu. La conscience d’un honnête homme, lui dis-je, est le meilleur grand-livre. Mongenod me regardait fixement en m’écoutant, et paraissait s’incruster mes paroles au cœur. Il avança sa main droite, j’y mis ma main gauche, et nous nous serrâmes nos mains, moi très-attendri, lui sans retenir cette fois deux grosses larmes qui coulèrent sur ses joues déjà flétries. La vue de ces deux larmes me navra le cœur. Je fus encore plus touché quand, oubliant tout dans ce moment, Mongenod tira pour s’essuyer un mauvais mouchoir des Indes tout déchiré. — Reste là, lui dis-je en me sauvant pour aller à ma cachette le cœur ému comme si j’avais entendu une femme, m’avouant qu’elle m’aimait. Je revins avec deux rouleaux de chacun cinquante louis. — Tiens, compte-les… Il ne {p. 478} voulut pas les compter, et regarda tout autour de lui pour trouver une écritoire, afin de me faire, dit-il, une reconnaissance. Je me refusai nettement à prendre aucun papier. — Si je mourais, lui dis-je, mes héritiers te tourmenteraient. Ceci doit rester entre nous. En me trouvant si bon ami, Mongenod quitta le masque chagrin et crispé par l’inquiétude qu’il avait en entrant, il devint gai. Ma femme de ménage nous servit des huîtres, du vin blanc, une omelette, des rognons à la brochette, un reste de pâté de Chartres que ma vieille mère m’avait envoyé, puis un petit dessert, le café, les liqueurs des îles. Mongenod, à jeun depuis deux jours, se restaura. En parlant de notre vie avant la révolution, nous restâmes attablés jusqu’à trois heures après midi, comme les meilleurs amis du monde. Mongenod me raconta comment il avait perdu sa fortune. D’abord, la réduction des rentes sur l’Hôtel-de-Ville lui avait enlevé les deux tiers de ses revenus, car son père avait placé sur la Ville la plus forte partie de ses capitaux ; puis, après avoir vendu sa maison rue de Savoie, il avait été forcé d’en recevoir le prix en assignats ; il s’était alors mis en tête de faire un journal, la Sentinelle, qui l’avait obligé de fuir après six mois d’existence. En ce moment il fondait tout son espoir sur la réussite d’un opéra comique intitulé : les Péruviens. Cette dernière confidence me fit trembler. Mongenod, devenu auteur, ayant mangé son argent dans la Sentinelle, et vivant sans doute au théâtre, en relations avec les chanteurs de Feydeau, avec des musiciens et le monde bizarre qui se cache derrière le rideau de la scène, ne me sembla plus mon même Mongenod. J’eus un léger frisson. Mais le moyen de reprendre mes cent louis ? Je voyais chaque rouleau dans chaque poche de la culotte comme deux canons de pistolet. Mongenod partit. Quand je me trouvai seul, sans le spectacle de cette âpre et cruelle misère, je me mis à réfléchir malgré moi, je me dégrisai : « Mongenod, pensai-je, s’est sans doute dépravé profondément, il m’a joué quelque scène de comédie ! » Sa gaieté, quand il m’avait vu lui donnant débonnairement une somme si énorme, me parut alors être la joie des valets de théâtre attrapant quelque Géronte. Je finis par où j’aurais dû commencer, je me promis de prendre quelques renseignements sur mon ami Mongenod qui m’avait écrit son adresse au dos d’une carte à jouer. Je ne voulus point l’aller voir le lendemain par une espèce de délicatesse, il aurait pu voir de la défiance dans ma promptitude. Deux jours {p. 479} après, quelques préoccupations me prirent tout entier, et ce ne fut qu’au bout de quinze jours que, ne voyant plus Mongenod, je vins un matin de la Croix-Rouge, où je demeurais alors, rue des Moineaux, où il demeurait. Mongenod logeait dans une maison garnie du dernier ordre, mais dont la maîtresse était une fort honnête femme, la veuve d’un fermier-général mort sur l’échafaud, et qui, complétement ruinée, commençait avec quelques louis le chanceux métier de locataire principal. Elle a eu depuis sept maisons dans le quartier Saint-Roch, et a fait fortune. — Le citoyen Mongenod n’y est pas, mais il y a du monde, me dit cette dame. Le dernier mot excite ma curiosité. Je monte au cinquième étage. Une charmante personne vient m’ouvrir la porte !… oh ! mais une jeune personne de la plus grande beauté, qui, d’un air assez soupçonneux, resta sur le seuil de la porte entrebâillée. — Je suis Alain, l’ami de Mongenod, dis-je. Aussitôt la porte s’ouvre, et j’entre dans un affreux galetas, où cette jeune personne maintenait néanmoins une grande propreté. Elle m’avance une chaise devant une cheminée pleine de cendres, sans feu, et dans un coin de laquelle j’aperçois un vulgaire réchaud en terre. On gelait. — Je suis bien heureuse, monsieur, me dit-elle en me prenant les mains et en me les serrant avec affection, d’avoir pu vous témoigner ma reconnaissance, car vous êtes notre sauveur. Sans vous, peut-être n’aurais-je jamais revu Mongenod… Il se serait… quoi ?… jeté à la rivière. Il était au désespoir quand il est parti pour vous aller voir… En examinant cette jeune personne, je fus assez étonné de lui voir sur la tête un foulard, et sous le foulard, derrière la tête et le long des tempes, une ombre noire ; mais, à force de regarder, je découvris qu’elle avait la tête rasée. — Êtes-vous malade ? dis-je en regardant cette singularité. Elle jeta un coup d’œil dans la mauvaise glace d’un trumeau crasseux, se mit à rougir, puis des larmes lui vinrent aux yeux. — Oui, monsieur, reprit-elle vivement, j’avais d’horribles douleurs de tête, j’ai été forcée de faire raser mes beaux cheveux qui me tombaient aux talons. — Est-ce à madame Mongenod que j’ai l’honneur de parler ? dis-je. — Oui, monsieur, me répondit-elle en me lançant un regard vraiment céleste. Je saluai cette pauvre petite femme, je descendis dans l’intention de faire causer l’hôtesse, mais elle était sortie. Il me semblait que cette jeune femme avait dû vendre ses cheveux pour avoir du pain. J’allai de ce pas chez un marchand de bois, et j’envoyai une demi-voie {p. 480} de bois en priant le charretier et les scieurs de donner à la petite femme une facture acquittée au nom du citoyen Mongenod.
— Là finit la période de ce que j’ai long-temps appelé ma bêtise, fit le bonhomme Alain en joignant les mains et les levant un peu par un mouvement de repentance.
Godefroid ne put s’empêcher de sourire, et il était, comme on va le voir, dans une grande erreur en souriant.
— Deux jours après, reprit le bonhomme, je rencontrai l’une de ces personnes qui ne sont ni amies ni indifférentes et avec lesquelles nous avons des relations de loin en loin, ce qu’on nomme enfin une connaissance, un monsieur Barillaud, qui par hasard, à propos des Péruviens, se dit ami de l’auteur : — Tu connais le citoyen Mongenod ? lui dis-je.
— Dans ce temps-là nous étions encore obligés de nous tutoyer tous, dit-il à Godefroid en façon de parenthèse.
— Ce citoyen me regarde, dit le bonhomme en reprenant son récit, et s’écria : — Je voudrais bien ne pas l’avoir connu, car il m’a plusieurs fois emprunté de l’argent et me témoigne assez d’amitié pour ne pas me le rendre. C’est un drôle de garçon ; un bon enfant, mais des illusions !… oh ! une imagination de feu. Je lui rends justice : il ne veut pas tromper ; mais comme il se trompe lui-même sur toutes choses, il arrive à se conduire en homme de mauvaise foi. — Mais que te doit-il ? — Bah ! quelque cent écus… C’est un panier percé. Personne ne sait où passe son argent, car il ne le sait peut-être pas lui-même. — A-t-il des ressources ? — Eh ! oui, me dit Barillaud en riant. Dans ce moment, il parle d’acheter des terres chez les Sauvages, aux États-Unis. J’emportai cette goutte de vinaigre que la médisance m’avait jetée au cœur et qui fit aigrir toutes mes bonnes dispositions. J’allai voir mon ancien patron, qui me servait de conseil. Dès que je lui eus confié le secret de mon prêt à Mongenod et la manière dont j’avais agi : — Comment ! s’écria-t-il, c’est un de mes clercs qui se conduit ainsi ? Mais il fallait remettre au lendemain et venir me voir. Vous auriez appris que j’ai consigné Mongenod à ma porte. Il m’a déjà, depuis un an, emprunté plus de cent écus en argent, une somme énorme ! Et trois jours avant d’aller déjeuner avec vous, il m’a rencontré dans la rue et m’a dépeint sa misère avec des mots si navrants que je lui ai donné deux louis ! — Si je suis la dupe d’un habile comédien, c’est tant pis pour lui, non pour moi ! lui dis-je. {p. 481} Mais que faire ? — Au moins faut-il obtenir de lui quelque titre, car un débiteur, quelque mauvais qu’il soit, peut devenir bon, et alors on est payé. Là-dessus Bordin tira d’un carton de son secrétaire une chemise sur laquelle je vis écrit le nom de Mongenod, il me montra trois reconnaissances de cent livres chacune : — La première fois qu’il viendra, je lui ferai joindre les intérêts, les deux louis que je lui ai donnés et ce qu’il me demandera ; puis du tout il souscrira une acceptation, en reconnaissant que les intérêts courent depuis le jour du prêt. Au moins serai-je en règle et aurai-je un moyen d’arriver au payement. — Eh ! bien, dis-je à Bordin, pourriez-vous me mettre en règle comme vous le serez ? Car vous êtes un honnête homme, et ce que vous faites est bien. — Je reste ainsi maître du terrain, me répondit l’ex-procureur. Quand on se comporte comme vous l’avez fait, on est à la merci d’un homme qui peut se moquer de vous. Moi ! je ne veux pas qu’on se moque de moi ! Se moquer d’un ancien procureur au Châtelet ?… tarare ! Tout homme à qui vous prêtez une somme comme vous avez étourdiment prêté la vôtre à Mongenod finit au bout d’un certain temps par la croire à soi. Ce n’est plus votre argent, mais son argent, et vous devenez son créancier, un homme incommode. Un débiteur cherche alors à se débarrasser de vous en s’arrangeant avec sa conscience ; et, sur cent hommes, il y en a soixante-quinze qui tâchent de ne plus vous rencontrer durant le reste de leurs jours… — Vous ne reconnaissez donc que vingt-cinq pour cent d’honnêtes gens ? — Ai-je dit cela ? reprit-il en souriant avec malice. C’est beaucoup. Quinze jours après, je reçus une lettre par laquelle Bordin me priait de passer chez lui pour retirer mon titre. J’y allai. — J’ai tâché de vous rattraper cinquante louis, me dit-il. (Je lui avais confié ma conversation avec Mongenod.) Mais les oiseaux sont envolés. Dites adieu à vos jaunets ! Vos serins de Canarie ont regagné les climats chauds. Nous avons affaire à un aigrefin. Ne m’a-t-il pas soutenu que sa femme et son beau-père étaient partis aux États-Unis avec soixante de vos louis pour y acheter des terres, et qu’il comptait les y rejoindre, soi-disant pour faire fortune afin de revenir payer ses dettes, dont l’état, parfaitement en règle, m’a été confié par lui, car il m’a prié de savoir ce que deviendraient ses créanciers. Voici cet état circonstancié, me dit Bordin en me montrant une chemise sur laquelle il lut le total : Dix-sept mille francs en argent, dit-il, une somme avec laquelle on aurait une maison {p. 482} valant deux mille écus de rentes ! Et après avoir remis le dossier, il me rendit une lettre de change d’une somme équivalant à cent louis en or, exprimée en assignats, avec une lettre par laquelle Mongenod reconnaissait avoir reçu cent louis en or, et m’en devoir les intérêts. — Me voilà donc en règle, dis-je à Bordin. — Il ne vous niera pas la dette, me répondit mon ancien patron ; mais où il n’y a rien, le roi, c’est-à-dire le Directoire perd ses droits. Je sortis sur ce mot. Croyant avoir été volé par un moyen qui échappe à la loi, je retirai mon estime à Mongenod et je me résignai très-philosophiquement.
— Si je m’appesantis sur ces détails si vulgaires et en apparence si légers, ce n’est pas sans raison, dit le bonhomme en regardant Godefroid, je cherche à vous expliquer comment je fus conduit à agir comme agissent la plupart des hommes, au hasard et au mépris des règles que les Sauvages observent dans les moindres choses. Bien des gens se justifieraient en s’appuyant sur un homme grave comme Bordin ; mais aujourd’hui, je me trouve inexcusable. Dès qu’il s’agit de condamner un de nos semblables en lui refusant à jamais notre estime, on ne peut s’en rapporter qu’à soi-même, et encore !… Devons-nous faire de notre cœur un tribunal où nous citions notre prochain ? Où serait la loi ? quelle serait notre mesure d’appréciation ? Ce qui chez nous est faiblesse ne sera-t-il pas force chez le voisin ? Autant d’êtres, autant de circonstances différentes pour chaque fait, car il n’est pas deux accidents semblables dans l’humanité. La Société seule a sur ses membres le droit de répression ; car celui de punition, je le lui conteste : réprimer lui suffit, et comporte d’ailleurs assez de cruautés.
— En écoutant les propos en l’air d’un Parisien, et en admirant la sagesse de mon ancien patron, je condamnai donc Mongenod, reprit le bonhomme en continuant son histoire après en avoir tiré ce sublime enseignement. On annonça les Péruviens. Je m’attendis à recevoir un billet de Mongenod pour la première représentation, je m’établissais une sorte de supériorité sur lui. Mon ami me semblait, à raison de son emprunt, une sorte de vassal qui me devait une foule de choses, outre les intérêts de mon argent. Nous agissons tous ainsi !… Non-seulement Mongenod ne m’envoya point de billet, mais je le vis venir de loin dans le passage obscur pratiqué sous le théâtre Feydeau, bien mis, élégant presque ; il feignit de ne pas m’avoir aperçu ; puis, quand il m’eut dépassé, {p. 483} lorsque je voulus courir à lui, mon débiteur s’était évadé par un passage transversal. Cette circonstance m’irrita vivement. Mon irritation, loin d’être passagère, s’accrut avec le temps. Voici comment. Quelques jours après cette rencontre, j’écrivis à Mongenod à peu près en ces termes : « Mon ami, vous ne devez pas me croire indifférent à tout ce qui peut vous arriver d’heureux ou de malheureux. Les Péruviens vous donnent-ils de la satisfaction ? Vous m’avez oublié, c’était votre droit, pour la première représentation, où je vous aurais tant applaudi. Quoi qu’il en soit, je souhaite que vous y trouviez un Pérou, car j’ai trouvé l’emploi de mes fonds, et compte sur vous à l’échéance. Votre ami, Alain. » — Après être resté quinze jours sans recevoir de réponse, je vais rue des Moineaux. L’hôtesse m’apprend que la petite femme est effectivement partie avec son père à l’époque où Mongenod avait annoncé ce départ à Bordin. Mongenod quittait son galetas de grand matin, et n’y revenait que tard dans la nuit. Quinze autres jours se passent, nouvelle lettre ainsi conçue : « Mon cher Mongenod, je ne vous vois point, vous ne répondez point à mes lettres ; je ne conçois rien à votre conduite, et si je me comportais ainsi envers vous, que penseriez-vous de moi ? » — Je ne signe plus votre ami : je mets mille amitiés. Un mois se passe sans que j’aie aucune nouvelle de Mongenod. Les Péruviens n’avaient pas obtenu le grand succès sur lequel Mongenod comptait. J’y allai pour mon argent à la vingtième représentation, et j’y vis peu de monde. Madame Scio y était cependant fort belle. On me dit au foyer que la pièce aurait encore quelques représentations. Je vais sept fois à différentes reprises chez Mongenod, je ne le trouve point, et chaque fois je laisse mon nom à l’hôtesse. Je lui écris alors : « Monsieur, si vous ne voulez pas perdre mon estime après avoir perdu mon amitié, vous me traiterez maintenant comme un étranger, c’est-à-dire avec politesse, et vous me direz si vous serez en mesure à l’échéance de votre lettre de change. Je me conduirai d’après votre réponse. Votre serviteur, Alain. » — Aucune réponse. Nous étions alors en 1799 ; à deux mois près, {p. 484} un an s’était écoulé. À l’échéance, je vais trouver Bordin. Bordin prend le titre, fait protester et poursuivre. Les désastres éprouvés par les armées françaises avaient produit sur les fonds une dépréciation si forte, qu’on pouvait acheter cinq francs de rente pour sept francs. Ainsi, pour cent louis en or, j’aurais eu près de quinze cents francs de rente. Tous les matins, en prenant ma tasse de café, je disais à la lecture du journal : — « Maudit Mongenod ! Sans lui, je me ferais mille écus de rentes ! » Mongenod était devenu ma bête noire, je tonnais contre lui tout en me promenant par les rues. — « Bordin est là, me disais-je, il le pincera, et ce sera bien fait ! » Ma haine s’exhalait en imprécations, je maudissais cet homme, je lui trouvais tous les vices. Ah ! monsieur Barillaud avait bien raison dans ce qu’il m’en disait. Enfin, un matin, je vois entrer mon débiteur, pas plus embarrassé que s’il ne me devait pas un centime ; en l’apercevant, j’éprouvai toute la honte qu’il aurait dû ressentir. Je fus comme un criminel surpris en flagrant délit. J’étais mal à mon aise. Le Dix-Huit Brumaire avait eu lieu, tout allait au mieux, les fonds montaient, et Bonaparte était parti pour aller livrer la bataille de Marengo. — Il est malheureux, monsieur, dis-je en recevant Mongenod debout, que je ne doive votre visite qu’aux instances d’un huissier. Mongenod prend une chaise et s’assied. — Je viens te dire, me répondit-il, que je suis hors d’état de te payer. — Vous m’avez fait manquer le placement de mon argent avant l’arrivée du premier consul, moment où je me serais fait une petite fortune… — Je le sais, Alain, me dit-il, je le sais. Mais à quoi bon me poursuivre et m’endetter en m’accablant de frais ? J’ai reçu des nouvelles de mon beau-père et de ma femme, ils ont acheté des terres, et m’ont envoyé la note des choses nécessaires à leur établissement, j’ai dû employer toutes mes ressources à ces acquisitions. Maintenant, sans que personne puisse m’en empêcher, je vais partir sur un vaisseau hollandais, à Flessingue, où j’ai fait parvenir toutes mes petites affaires. Bonaparte a gagné la bataille de Marengo, la paix va se signer, je puis sans crainte rejoindre ma famille, car ma chère petite femme est partie enceinte. — Ainsi, vous m’avez immolé à vos intérêts ?… lui dis-je. — Oui, me répondit-il, j’ai cru que vous étiez mon ami. En ce moment, je me sentis inférieur à Mongenod, tant il me parut sublime en disant ce simple mot si grand : — Ne vous l’ai-je pas dit ? reprit-il. N’ai-je pas été de la dernière franchise avec vous, là, à cette même place ? {p. 485} Je suis venu à vous, Alain, comme à la seule personne par laquelle je pusse être apprécié. Cinquante louis, vous ai-je dit, seraient perdus ; mais cent, je vous les rendrai. Je n’ai point pris de terme ; car puis-je savoir le jour où j’aurai fini ma longue lutte avec la misère ? Vous étiez mon dernier ami. Tous mes amis, même notre vieux patron Bordin, me méprisaient par cela même que je leur empruntais de l’argent. Oh ! vous ne savez pas, Alain, la cruelle sensation qui étreint le cœur d’un honnête homme aux prises avec le malheur, quand il entre chez quelqu’un pour lui demander secours !… et tout ce qui s’ensuit ! je souhaite que vous ne la connaissiez jamais ; elle est plus affreuse que l’angoisse de la mort. Vous m’avez écrit des lettres qui, de moi, dans la même situation, vous eussent semblé bien odieuses. Vous avez attendu de moi des choses qui n’étaient point en mon pouvoir. Vous êtes le seul auprès de qui je viens me justifier. Malgré vos rigueurs, et quoique d’ami vous vous soyez métamorphosé en créancier le jour où Bordin m’a demandé un titre pour vous, démentant ainsi le sublime contrat que nous avons fait, là, en nous serrant la main et en échangeant nos larmes ; eh ! bien, je ne me suis souvenu que de cette matinée. À cause de cette heure, je viens vous dire : « Vous ne connaissez pas le malheur, ne l’accusez pas ! » Je n’ai eu ni une heure ni une seconde pour écrire et vous répondre ! Peut-être auriez-vous désiré que je vinsse vous cajoler ?… Autant vaudrait demander à un lièvre fatigué par les chiens et les chasseurs de se reposer dans une clairière et d’y brouter l’herbe ! Je n’ai pas eu de billet pour vous, non ; je n’en ai pas eu assez pour les exigences de ceux de qui mon sort dépendait. Novice au théâtre, j’ai été la proie des musiciens, des acteurs, des chanteurs, de l’orchestre. Pour pouvoir partir et acheter ce dont ma famille a besoin là-bas, j’ai vendu les Péruviens au directeur, avec deux autres pièces que j’avais en portefeuille. Je pars pour la Hollande sans un sou. Je mangerai du pain sur la route, jusqu’à ce que j’aie atteint Flessingue. Mon voyage est payé, voilà tout. Sans la pitié de mon hôtesse, qui a confiance en moi, j’aurais été obligé de voyager à pied, le sac sur le dos. Donc, malgré vos doutes sur moi, comme sans vous je n’aurais pu envoyer mon beau-père et ma femme à New-York, ma reconnaissance reste entière. Non, monsieur Alain, je n’oublierai pas que les cent louis que vous m’avez prêtés vous donneraient aujourd’hui quinze cents francs de rentes. — Je voudrais vous croire, Mongenod, dis-je {p. 486} presque ébranlé par l’accent qu’il mit en prononçant cette explication. — Ah ! tu ne me dis plus monsieur, dit-il vivement en me regardant d’un air attendri. Mon Dieu ! je quitterais la France avec moins de regret si j’y laissais un homme aux yeux de qui je ne serais ni un demi-fripon, ni un dissipateur, ni un homme à illusions. J’ai aimé un ange au milieu de ma misère. Un homme qui aime bien, Alain, n’est jamais tout à fait méprisable… À ces mots, je lui tendis la main, il la prit, me la serra. — Que le ciel te protége, lui dis-je. — Nous sommes toujours amis ? demanda-t-il. — Oui, repartis-je. Il ne sera pas dit que mon camarade d’enfance et mon ami de jeunesse sera parti pour l’Amérique sous le poids de ma colère !… Mongenod m’embrassa les larmes aux yeux, et se précipita vers la porte. Quand quelques jours après je rencontrai Bordin, je lui racontai ma dernière entrevue, et il me dit en souriant : — Je souhaite que ce ne soit pas une scène de comédie ! Il ne vous a rien demandé ? — Non, répondis-je. — Il est venu de même chez moi, j’ai eu presque autant de faiblesse que vous, et il m’a demandé de quoi vivre en route. Enfin, qui vivra verra ! Cette observation de Bordin me fit craindre d’avoir cédé bêtement à un mouvement de sensibilité. — Mais lui aussi, le procureur, a fait comme moi ! me dis-je. Je crois inutile de vous expliquer comment je perdis toute ma fortune, à l’exception de mes autres cent louis que je plaçai sur le Grand-livre quand les fonds furent à un taux si élevé, que j’eus à peine cinq cents francs de rente pour vivre, à l’âge de trente-quatre ans. J’obtins, par le crédit de Bordin, un emploi de huit cents francs d’appointements à la succursale du Mont-de-Piété, rue des Petits-Augustins. Je vécus alors bien modestement. Je me logeai rue des Marais, au troisième, dans un petit appartement composé de deux pièces et d’un cabinet, pour deux cent cinquante francs. J’allais dîner dans une pension bourgeoise, à quarante francs par mois. Je faisais le soir des écritures. Laid comme je suis et pauvre, je dus renoncer à me marier.
En entendant cet arrêt que le pauvre Alain portait sur lui-même avec une adorable résignation, Godefroid fit un mouvement qui prouva mieux qu’une confidence la parité de leurs destinées, et le bonhomme, en réponse à ce geste éloquent, eut l’air d’attendre un mot de son auditeur.
— Vous n’avez jamais été aimé ?… demanda Godefroid.
— Jamais ! reprit-il, excepté par Madame qui nous rend à tous {p. 487} l’amour que nous avons tous pour elle, un amour que je puis appeler divin… Vous avez pu vous en convaincre, nous vivons de sa vie, comme elle vit de la nôtre ; nous n’avons qu’une âme à nous tous ; et, pour n’être pas physiques, nos plaisirs n’en sont pas moins d’une grande vivacité, car nous n’existons que par le cœur… Que voulez-vous, mon enfant, reprit-il, quand les femmes peuvent apprécier les qualités morales, elles en ont fini avec les dehors, et elles sont vieilles alors… J’ai beaucoup souffert, allez !…
— Ah ! j’en suis là… dit Godefroid.
— Sous l’Empire, reprit le bonhomme en baissant la tête, les rentes ne se payaient pas exactement, il fallait prévoir les suspensions de paiement. De 1802 à 1814, il ne se passa point de semaine que je n’attribuasse mes chagrins à Mongenod. — Sans Mongenod, me disais-je, j’aurais pu me marier. Sans lui, je ne serais pas obligé de vivre de privations. Mais quelquefois aussi je me disais : — Peut-être le malheureux est-il poursuivi là-bas par un mauvais sort ! En 1806, par un jour où je trouvais ma vie bien lourde à porter, je lui écrivis une longue lettre que je lui fis passer par la Hollande. Je n’eus pas de réponse, et j’attendis pendant trois ans, en fondant sur cette réponse des espérances toujours déçues. Enfin, je me résignai à ma vie. À mes cinq cents francs de rente, à mes douze cents francs au Mont-de-Piété, car je fus augmenté, je joignis une tenue de livres que j’obtins chez monsieur Birotteau, parfumeur, et qui me valut cinq cents francs. Ainsi, non-seulement je me tirais d’affaire, mais je mettais huit cents francs de côté par an. Au commencement de 1814, je plaçai neuf mille francs d’économies à quarante francs sur le Grand-Livre, et j’eus seize cents francs de rente assurés pour mes vieux jours. J’avais ainsi quinze cents francs au Mont-de-Piété, six cents francs pour ma tenue de livres, seize cents francs sur l’État, en tout trois mille sept cents francs. Je pris un appartement rue de Seine, et je vécus alors un peu mieux. Ma place me mettait en relation avec bien des malheureux. Depuis douze ans, je connaissais mieux que qui que ce soit la misère publique. Une ou deux fois j’obligeai quelques pauvres gens. Je sentis un vif plaisir en trouvant sur dix obligés un ou deux ménages qui se tiraient de peine. Il me vint dans l’esprit que la bienfaisance ne devait pas consister à jeter de l’argent à ceux qui souffraient. Faire la charité, selon l’expression vulgaire, me parut {p. 488} souvent être une espèce de prime donnée au crime. Je me mis à étudier cette question. J’avais alors cinquante ans, et ma vie était à peu près finie. À quoi suis-je bon ? me demandai-je. À qui laisserai-je ma fortune ? Quand j’aurai meublé richement mon appartement, quand j’aurai une bonne cuisinière, quand mon existence sera bien convenablement assurée, à quoi emploierai-je mon temps ? Ainsi, onze ans de révolution et quinze ans de misère avaient dévoré le temps le plus heureux de ma vie ! l’avaient usé dans un travail stérile, ou uniquement employé à la conservation de mon individu. Personne ne peut, à cet âge, s’élancer de cette destinée obscure et comprimée par le besoin vers une destinée éclatante ; mais on peut toujours se rendre utile. Je compris enfin qu’une surveillance prodigue en conseils décuplait la valeur de l’argent donné, car les malheureux ont surtout besoin de guides ; en les faisant profiter du travail qu’ils font pour autrui, l’intelligence du spéculateur n’est pas ce qui leur manque. Quelques beaux résultats que j’obtins me rendirent très-fier. J’aperçus à la fois et un but et une occupation, sans parler des jouissances exquises que donne le plaisir de jouer en petit le rôle de la Providence.
— Et vous le jouez aujourd’hui en grand ?… demanda vivement Godefroid.
— Oh ! vous voulez tout savoir ? dit le vieillard, nenni. — Le croiriez-vous ?… reprit-il après cette pause, la faiblesse des moyens que ma petite fortune mettait à ma disposition me ramenait souvent à Mongenod. — Sans Mongenod, j’aurais pu faire bien davantage, disais-je. Si un malhonnête homme ne m’avait pas enlevé quinze cents francs de rentes, ai-je souvent pensé, je sauverais cette famille. Excusant alors mon impuissance par une accusation, ceux à qui je n’offrais que des paroles pour consolation maudissaient Mongenod avec moi. Ces malédictions me soulageaient le cœur. Un matin, en janvier 1816, ma gouvernante m’annonce… qui ? Mongenod ! monsieur Mongenod ! Et qui vois-je entrer ?… la belle femme alors âgée de trente-six ans, et accompagnée de trois enfants ; puis Mongenod, plus jeune que quand il était parti ; car la richesse et le bonheur répandent une auréole autour de leurs favoris. Parti maigre, pâle, jaune, sec, il revenait gros, gras, fleuri comme un prébendier, et bien vêtu. Il se jeta dans mes bras, et se trouvant reçu froidement, il me dit pour première parole : — Ai-je pu venir plus tôt, mon ami ? Les mers ne sont libres que depuis {p. 489} 1815, encore m’a-t-il fallu dix-huit mois pour réaliser ma fortune, clore mes comptes et me faire payer. J’ai réussi, mon ami ! Quand j’ai reçu ta lettre, en 1806, je suis parti sur un vaisseau hollandais pour t’apporter moi-même une petite fortune ; mais la réunion de la Hollande à l’Empire Français m’a fait prendre par les Anglais, qui m’ont conduit à la Jamaïque, d’où je me suis échappé par hasard. De retour à New-York, je me suis trouvé victime de faillites, car, en mon absence, la pauvre Charlotte n’avait pas su se défier des intrigants. J’ai donc été forcé de recommencer l’édifice de ma fortune. Enfin, nous voici de retour. À la manière dont te regardent ces enfants, tu dois bien deviner qu’on leur a souvent parlé du bienfaiteur de la famille ! — Oh ! oui, monsieur, dit la belle madame Mongenod, nous n’avons pas passé un seul jour sans nous souvenir de vous. Votre part a été faite dans toutes les affaires. Nous avons aspiré tous au bonheur que nous avons en ce moment de vous offrir votre fortune, sans croire que cette dîme du seigneur puisse jamais acquitter la dette de la reconnaissance. En achevant ces mots, madame Mongenod me tendit cette magnifique cassette que vous voyez, dans laquelle se trouvaient cent cinquante billets de mille francs. — Tu as bien souffert, mon pauvre Alain, je le sais, mais nous devinions tes souffrances, et nous nous sommes épuisés en combinaisons pour te faire parvenir de l’argent sans y avoir pu réussir, reprit Mongenod. Tu n’as pas pu te marier, tu me l’as dit ; mais voici notre fille aînée, elle a été élevée dans l’idée de devenir ta femme, et a cinq cent mille francs de dot… — Dieu me garde de faire son malheur ! m’écriai-je vivement en contemplant une fille aussi belle que l’était sa mère à cet âge, et je l’attirai sur moi pour l’embrasser au front. — N’ayez pas peur, ma belle enfant ? lui dis-je. Un homme de cinquante ans à une fille de dix-sept ans ! et un homme aussi laid que je le suis ! m’écriai-je, jamais. — Monsieur, me dit-elle, le bienfaiteur de mon père ne sera jamais laid pour moi. Cette parole, dite spontanément et avec candeur, me fit comprendre que tout était vrai dans le récit de Mongenod ; je lui tendis alors la main, et nous nous embrassâmes de nouveau. — Mon ami, lui dis-je, j’ai des torts envers toi, car je t’ai souvent accusé, maudit… — Tu le devais, Alain, me répondit-il en rougissant ; tu souffrais, et par moi… Je tirai d’un carton le dossier Mongenod, et je lui rendis les pièces en acquittant sa lettre de change. — Vous allez déjeuner tous avec moi, dis-je à la famille. {p. 490} — À la condition de venir dîner chez madame, une fois qu’elle sera installée, me dit Mongenod, car nous sommes arrivés d’hier. Nous allons acheter un hôtel, et je vais ouvrir une maison de banque à Paris pour l’Amérique du Nord, afin de la laisser à ce gaillard-là, dit-il en me montrant son fils aîné qui avait quinze ans. Nous passâmes ensemble le reste de la journée et nous allâmes le soir à la comédie, car Mongenod et sa famille étaient affamés de spectacle. Le lendemain, je plaçai la somme sur le Grand-Livre, et j’eus environ quinze mille francs de rentes en tout. Cette fortune me permit de ne plus tenir de livres le soir, et de donner la démission de ma place, au grand contentement des surnuméraires. Après avoir fondé la maison de banque Mongenod et compagnie, qui a fait d’énormes bénéfices dans les premiers emprunts de la Restauration, mon ami est mort en 1827, à soixante-trois ans. Sa fille, à laquelle il a donné plus tard un million de dot, a épousé le vicomte de Fontaine. Le fils, que vous connaissez, n’est pas encore marié ; il vit avec sa mère et son jeune frère. Nous trouvons chez eux toutes les sommes dont nous pouvons avoir besoin. Frédéric, car le père lui avait donné mon nom en Amérique, Frédéric Mongenod est, à trente-sept ans, un des plus habiles et des plus probes banquiers de Paris. Il n’y a pas long-temps que madame Mongenod a fini par m’avouer qu’elle avait vendu ses cheveux pour deux écus de six livres, afin d’avoir du pain. Elle donne tous les ans vingt-quatre voies de bois que je distribue aux malheureux, pour la demi-voie que je lui ai jadis envoyée.
— Ceci m’explique alors vos relations avec la maison Mongenod, dit Godefroid, et votre fortune…
Le bonhomme regarda Godefroid en souriant toujours avec la même expression de douce malice.
— Continuez ?… reprit Godefroid en voyant à l’air de monsieur Alain que le bonhomme n’avait pas tout dit.
— Ce dénoûment, mon cher Godefroid, fit sur moi la plus profonde impression. Si l’homme qui avait tant souffert, si mon ami me pardonna mon injustice, moi, je ne me la pardonnai point.
— Oh ! fit Godefroid.
— Je résolus de consacrer tout mon superflu, environ dix mille francs par an, à des actes de bienfaisance raisonnés, reprit tranquillement monsieur Alain. Je rencontrai, vers ce temps, un juge du tribunal de première instance de la Seine, nommé Popinot, {p. 491} que nous avons eu le chagrin de perdre il y a trois ans, et qui pendant quinze années exerça la charité la plus active dans le quartier Saint-Marcel. Il eut, avec notre vénérable vicaire de Notre-Dame et Madame, la pensée de fonder l’œuvre à laquelle nous coopérons, et qui, depuis 1825, a secrètement produit quelque bien. Cette œuvre a eu dans madame de La Chanterie une âme, car elle est véritablement l’âme de cette entreprise. Le vicaire a su nous rendre plus religieux que nous ne l’étions d’abord, en nous démontrant la nécessité d’être vertueux nous-mêmes pour pouvoir inspirer la vertu, pour enfin prêcher d’exemple. Plus nous avons cheminé dans cette voie, plus nous nous sommes réciproquement trouvés heureux. Ce fut donc le repentir que j’eus d’avoir méconnu le cœur de mon ami d’enfance qui me donna l’idée de consacrer aux pauvres, par moi-même, la fortune qu’il me rapportait et que j’acceptai sans me révolter contre l’énormité de la somme rendue à la place de celle que j’avais prêtée : la destination conciliait tout.
Ce récit, fait sans aucune emphase et avec une touchante bonhomie dans l’accent, dans le geste, dans le regard, aurait inspiré à Godefroid le désir d’entrer dans cette sainte et noble association, si déjà sa résolution n’eût été prise.
— Vous connaissez peu le monde, dit Godefroid, puisque vous avez eu de tels scrupules pour ce qui ne pèserait sur aucune conscience.
— Je ne connais que les malheureux, répondit le bonhomme. Je désire peu connaître un monde où l’on craint si peu de se mal juger les uns les autres. Voici bientôt minuit, et j’ai mon chapitre de l’Imitation de Jésus-Christ à méditer. Bonne nuit.
Godefroid prit la main du bonhomme et la lui serra par un mouvement plein d’admiration.
— Pouvez-vous me dire l’histoire de madame de La Chanterie ? demanda Godefroid.
— C’est impossible sans son consentement, répondit le bonhomme, car elle touche à l’un des événements les plus terribles de la politique impériale. Ce fut par mon ami Bordin que j’ai connu madame, il a eu tous les secrets de cette noble vie, c’est lui qui m’a, pour ainsi dire, amené dans cette maison.
— Quoi qu’il en soit, répondit Godefroid, je vous remercie de m’avoir raconté votre vie, il s’y trouve des leçons pour moi.
— Savez-vous quelle en est la morale ?
{p. 492} — Mais, dites ? répliqua Godefroid, car je pourrais y voir autre chose que ce que vous y voyez !…
— Eh ! bien, le plaisir, dit le bonhomme, est un accident dans la vie du chrétien ; il n’en est pas le but, et nous comprenons cela trop tard.
— Et qu’arrive-t-il quand on se christianise ? demanda Godefroid.
— Tenez ! fit le bonhomme.
Il indiqua du doigt à Godefroid une inscription en lettres d’or sur un fonds noir que le nouveau pensionnaire n’avait pu voir, puisqu’il entrait pour la première fois dans la chambre du bonhomme. Godefroid, qui se retourna, lut : TRANSIRE BENEFACIENDO.
— Voilà, mon enfant, le sens qu’on donne alors à la vie. C’est notre devise. Si vous devenez un des nôtres, ce sera là tout votre brevet. Nous lisons cet avis, que nous nous donnons à nous-mêmes à toute heure, en nous levant, en nous couchant, en nous habillant… Ah ! si vous saviez quels immenses plaisirs comporte l’accomplissement de cette devise !…
— Comme quoi ?… dit Godefroid, espérant des révélations.
— D’abord, nous sommes aussi riches que le baron de Nucingen… Mais l’Imitation de Jésus-Christ nous défend d’avoir rien à nous, nous ne sommes que dispensateurs, et si nous avions un seul mouvement d’orgueil, nous ne serions pas dignes d’être des dispensateurs. Ce ne serait pas Transire benefaciendo, ce serait jouir par la pensée. Que vous vous disiez avec un certain gonflement de narines, je joue le rôle de la Providence, comme vous auriez pu le penser si vous eussiez été ce matin à ma place en rendant la vie à une famille, vous devenez un Sardanapale ! un mauvais ! Aucun de ces messieurs ne pense plus à lui-même en faisant le bien, il faut dépouiller toute vanité, tout orgueil, tout amour-propre, et c’est difficile, allez !…
Godefroid souhaita le bonsoir à monsieur Alain, et revint chez lui vivement touché de ce récit ; mais sa curiosité fut plus irritée que satisfaite, car la grande figure du tableau que présentait cet intérieur était madame de La Chanterie. La vie de cette femme avait pour lui tant de prix qu’il faisait de cette information le but de son séjour à l’hôtel de La Chanterie. Il entrevoyait bien déjà dans l’association de ces cinq personnes une vaste entreprise de charité ; mais il y pensait beaucoup moins qu’à son héroïne.
{p. 493} Le néophyte passa quelques jours à observer mieux qu’il ne l’avait fait jusqu’alors les gens d’élite au milieu desquels il se trouvait, et il devint l’objet d’un phénomène moral que les philanthropes modernes ont dédaigné, par ignorance peut-être. La sphère où il vivait eut une action positive sur Godefroid. La loi qui régit la nature physique relativement à l’influence des milieux atmosphériques pour les conditions d’existence des êtres qui s’y développent, régit également la nature morale ; d’où il suit que la réunion des condamnés est un des plus grands crimes sociaux, et que leur isolement est une expérience d’un succès douteux. Les condamnés devraient être livrés à des institutions religieuses et environnés des prodiges du Bien, au lieu de rester au milieu des miracles du Mal. On peut attendre en ce genre un dévouement entier de la part de l’Église ; si elle envoie des missionnaires au milieu des nations sauvages ou barbares, avec quelle joie ne donnerait-elle pas à des ordres religieux la mission de recevoir les Sauvages de la civilisation pour les catéchiser ; car tout criminel est athée, et souvent sans le savoir. Godefroid trouva ces cinq personnes douées des qualités qu’elles exigeaient de lui ; toutes étaient sans orgueil, sans vanité, vraiment humbles et pieuses, sans aucune de ces prétentions qui constituent la dévotion, en prenant ce mot dans son acception mauvaise. Ces vertus étaient contagieuses ; il fut pris du désir d’imiter ces héros inconnus, et il finit par étudier passionnément le livre qu’il avait commencé par dédaigner. En quinze jours il réduisit la vie au simple, à ce qu’elle est réellement quand on la considère au point de vue élevé où vous mène l’esprit religieux. Enfin sa curiosité si mondaine d’abord, excitée par tant de motifs vulgaires, se purifia ; s’il n’y renonça point, c’est qu’il était difficile de se désintéresser à l’endroit de madame de La Chanterie, mais il montra, sans le vouloir, une discrétion qui fut appréciée par ces hommes en qui l’esprit divin développait une profondeur inouïe dans les facultés, comme chez tous les religieux, d’ailleurs. La concentration des forces morales par quelque système que ce soit en décuple la portée.
— Notre ami n’est pas encore converti, disait le bon abbé de Vèze ; mais il demande à l’être…
Une circonstance imprévue hâta la révélation de l’histoire de madame de La Chanterie à Godefroid, en sorte que l’intérêt capital qu’elle présenta fut satisfait promptement.
{p. 494} Paris s’occupait alors du dénoûment à la barrière Saint-Jacques d’un de ces horribles procès criminels qui marquent dans les annales de nos cours d’assises. Ce procès avait tiré son prodigieux intérêt des criminels eux-mêmes dont l’audace, dont l’esprit supérieur à ceux des accusés ordinaires, dont les cyniques réponses épouvantèrent la société. Chose digne de remarque, aucun journal n’entrait à l’hôtel de La Chanterie, et Godefroid n’entendit parler du rejet du pourvoi en cassation formé par les condamnés que par son maître en tenue de livres, car le procès avait eu lieu bien avant son entrée chez madame de La Chanterie.
— Rencontrez-vous, dit-il à ses futurs amis, des gens comme ces atroces coquins, et, quand vous en rencontrez, comment vous y prenez-vous avec eux ?…
— D’abord, dit monsieur Nicolas, il n’y a pas d’atroces coquins, il y a des natures malades à mettre à Charenton ; mais, en dehors de ces rares exceptions médicales, nous ne voyons que des gens sans religion, ou des gens qui raisonnent mal, et la mission de l’homme charitable est de redresser les âmes, de remettre dans le bon chemin les égarés.
— Et, dit l’abbé de Vèze, tout est possible à l’apôtre, il a Dieu pour lui…
— Si l’on vous envoyait à ces deux condamnés, demanda Godefroid, vous n’en obtiendriez rien.
— Le temps manquerait, fit observer le bonhomme Alain.
— En général, dit monsieur Nicolas, on livre à la religion des âmes qui sont dans l’impénitence finale, et pour un temps insuffisant à faire des prodiges. Les gens de qui vous parlez, entre nos mains, seraient devenus des hommes très-distingués, ils sont d’une immense énergie ; mais, dès qu’ils ont commis un assassinat, il n’est plus possible de s’en occuper, la justice humaine se les approprie…
— Ainsi, dit Godefroid, vous êtes contre la peine de mort ?…
Monsieur Nicolas se leva vivement, et sortit.
— Ne parlez jamais de la peine de mort devant monsieur Nicolas, il a reconnu, dans un criminel à l’exécution duquel il avait été chargé de veiller, son enfant naturel…
— Et il était innocent ! reprit monsieur Joseph.
En ce moment madame de La Chanterie, qui s’était absentée pour quelques instants, revint au salon.
{p. 495} — Enfin, avouez, dit Godefroid en s’adressant à monsieur Joseph, que la Société ne peut pas subsister sans la peine de mort, et que ceux à qui, demain matin, l’on coupera…
Godefroid se sentit fermer la bouche avec force par une main vigoureuse, et l’abbé de Vèze emmena madame de La Chanterie pâle et quasi-mourante.
— Qu’avez-vous fait ?… dit à Godefroid monsieur Joseph. Emmenez-le, Alain ? dit-il en retirant la main avec laquelle il avait bâillonné Godefroid. Et il suivit l’abbé de Vèze chez madame.
— Venez, dit monsieur Alain à Godefroid, vous nous avez obligés à vous confier les secrets de la vie de madame.
Les deux amis se trouvèrent alors, au bout de quelques instants, dans la chambre du bonhomme Alain, comme ils y étaient lorsque le vieillard avait dit son histoire au jeune homme.
— Eh ! bien, dit Godefroid dont la figure annonçait son désespoir d’avoir été la cause de ce qui, dans cette sainte maison, pouvait s’appeler une catastrophe.
— J’attends que Manon vienne nous rassurer, répondit le bonhomme en écoutant le bruit des pas de la domestique dans l’escalier.
— Monsieur, madame va bien, monsieur l’abbé l’a trompée sur ce qu’on disait ! dit Manon en jetant un regard presque courroucé sur Godefroid.
— Mon Dieu ! s’écria ce pauvre jeune homme à qui des larmes vinrent aux yeux.
— Allons, asseyez-vous, lui dit monsieur Alain en s’asseyant lui-même.
Et il fit une pause en recueillant ses idées.
— Je ne sais pas, dit le bon vieillard, si j’aurai le talent qu’exige une vie si cruellement éprouvée pour être racontée dignement ; vous m’excuserez quand vous ne trouverez pas la parole d’un si pauvre orateur à la mesure des actions et des catastrophes. Songez que je suis sorti du collége depuis long-temps, et que je suis l’enfant d’un siècle où l’on s’occupait plus de la pensée que de l’effet, un siècle prosaïque où l’on ne savait dire les choses que par leur nom.
Godefroid fit un mouvement d’adhésion où le bonhomme Alain put voir une admiration sincère et qui voulait dire : j’écoute.
— Vous venez de le voir, mon jeune ami, reprit le vieillard, il était impossible que vous restassiez plus long-temps parmi nous {p. 496} sans connaître quelques-unes des affreuses particularités de la vie de cette sainte femme. Il est des idées, des allusions, des paroles fatales qui sont complétement interdites dans cette maison, sous peine de rouvrir chez Madame des blessures dont les douleurs, une ou deux fois renouvelées, pourraient la tuer…
— Oh ! mon Dieu ! s’écria Godefroid, qu’ai-je donc fait ?…
— Sans monsieur Joseph qui vous a coupé la parole en pressentant que vous alliez vous occuper du fatal instrument de mort, vous alliez foudroyer cette pauvre Madame… Il est temps que vous sachiez tout, car vous nous appartiendrez, nous en avons aujourd’hui tous la conviction.
— Madame de La Chanterie, dit-il après une pause, est issue d’une des premières familles de la Basse-Normandie. Elle est en son nom mademoiselle Barbe-Philiberte de Champignelles, d’une branche cadette de cette maison. Aussi fut-elle destinée à prendre le voile si son mariage ne pouvait se faire avec les renonciations d’usage à la légitime, comme cela se pratiquait chez les familles pauvres. Un sieur de La Chanterie, dont la famille était tombée dans une profonde obscurité, quoiqu’elle date de la croisade de Philippe-Auguste, voulut remonter au rang que lui méritait cette ancienneté dans la province de Normandie. Ce gentilhomme avait doublement dérogé, car il avait ramassé quelque trois cent mille écus dans les fournitures des armées du roi, lors de la guerre du Hanovre. Trop confiant dans de telles richesses, grossies par les rumeurs de la province, le fils menait à Paris une vie assez inquiétante pour un père de famille. Le mérite de mademoiselle de Champignelles obtenait quelque célébrité dans le Bessin. Le vieillard, dont le petit fief de La Chanterie se trouve entre Caen et Saint-Lô, entendit déplorer devant lui qu’une si parfaite demoiselle, si capable de rendre un homme heureux, allât finir ses jours dans un couvent ; et, sur un désir qu’il témoigna de rechercher cette demoiselle, on lui donna l’espoir d’obtenir des Champignelles, pourvu que ce fût sans dot, la main de mademoiselle Philiberte pour son fils. Il se rendit à Bayeux, il se ménagea quelques entrevues avec la famille de Champignelles, et fut séduit par les grandes qualités de la jeune personne. À seize ans, mademoiselle de Champignelles annonçait tout ce qu’elle devait être. On devinait en elle une piété solide, un bon sens inaltérable, une droiture inflexible, et l’une de ces âmes qui ne doivent jamais se détacher d’une affection, fût-elle ordonnée. {p. 497} Le vieux noble, enrichi par ses maltôtes aux armées, aperçut en cette charmante fille la femme qui pouvait contenir son fils par l’autorité de la vertu, par l’ascendant d’un caractère ferme sans raideur ; car, vous l’avez vue ? nulle n’est plus douce que madame de La Chanterie ; mais aussi nulle ne fut plus confiante qu’elle, elle a jusques au déclin de la vie la candeur de l’innocence, elle ne voulait pas jadis croire au mal, elle a dû le peu de défiance que vous lui connaissez, à ses malheurs. Le vieillard s’engagea, vis-à-vis des Champignelles, à donner quittance au contrat de la légitime de mademoiselle Philiberte ; mais, en revanche, les Champignelles, alliés à de grandes maisons, promirent de faire ériger le fief de La Chanterie en baronnie, et ils tinrent parole. La tante du futur époux, madame de Boisfrelon, la femme du Conseiller au Parlement mort dans l’appartement que vous occupez, promit de léguer sa fortune à son neveu. Quand tous ces arrangements furent pris entre les deux familles, le père fit venir son fils. Maître des requêtes au Grand-Conseil, et âgé de vingt-cinq ans au moment de son mariage, le jeune homme avait fait de nombreuses folies avec les jeunes seigneurs de l’époque, en vivant à leur manière ; aussi le vieux maltôtier avait-il déjà plusieurs fois payé des dettes considérables. Ce pauvre père, en prévision de nouvelles fautes chez son fils, était assez enchanté de reconnaître à sa future belle-fille une certaine fortune ; mais il eut tant de méfiance, qu’il substitua le fief de La Chanterie aux enfants mâles à naître du mariage… — La Révolution, dit le bonhomme Alain en forme de parenthèse, a rendu la précaution inutile. — Doué d’une beauté d’ange, d’une adresse merveilleuse à tous les exercices du corps, le jeune maître des requêtes possédait le don de séduction, reprit-il. Mademoiselle de Champignelles devint donc, vous le croirez facilement, très-éprise de son mari. Le vieillard, extrêmement heureux des commencements de ce mariage, et croyant à une réforme chez son fils, envoya lui-même les nouveaux mariés à Paris. Ceci se passait au commencement de l’année 1788. Ce fut presque une année de bonheur. Madame de La Chanterie connut les petits soins, les attentions les plus délicates qu’un homme plein d’amour puisse prodiguer à une femme aimée uniquement. Quelque courte qu’elle ait été, la lune de miel a lui sur le cœur de cette si noble et si malheureuse femme. Vous savez qu’alors les mères nourrissaient elles-mêmes leurs enfants, et madame eut une {p. 498} fille. Cette période, pendant laquelle une femme devait être l’objet d’un redoublement de tendresse, fut au contraire le commencement de malheurs inouïs. Le maître des requêtes fut obligé de vendre tous les biens dont il pouvait disposer pour payer d’anciennes dettes qu’il n’avait pas avouées, et de nouvelles dettes de jeu. Puis, l’Assemblée nationale prononça bientôt la dissolution du Grand-Conseil, du Parlement, de toutes les charges de justice, si chèrement achetées. Le jeune ménage, augmenté d’une fille, fut donc sans autres revenus que ceux des biens substitués et celui de la dot reconnue à madame de La Chanterie. En vingt mois, cette charmante femme, à l’âge de dix-sept ans et demi, se vit obligée de vivre, elle et la fille qu’elle nourrissait, du travail de ses mains, dans un obscur quartier où elle se retira. Elle se vit alors entièrement abandonnée de son mari, qui tomba de degrés en degrés dans la société des créatures de la plus mauvaise espèce. Jamais madame ne fit un reproche à son mari, jamais elle ne se donna le moindre tort. Elle nous a dit que, pendant ces mauvais jours, elle priait Dieu pour son cher Henri. — Ce mauvais sujet s’appelait Henri, dit le bonhomme, c’est un nom à ne jamais prononcer, pas plus que celui d’Henriette. Je reprends. — Ne quittant sa petite chambre de la rue de la Corderie-du-Temple que pour aller chercher sa subsistance ou son ouvrage, madame de La Chanterie suffisait à tout, grâce à cent livres par mois que son beau-père, touché de tant de vertu, lui faisait passer. Néanmoins, en prévoyant que cette ressource pourrait lui manquer, la pauvre jeune femme avait pris la dure profession de faiseuse de corsets, et travaillait pour une célèbre couturière. En effet, le vieux traitant mourut, et sa succession fut dévorée par son fils, à la faveur du renversement des lois de la monarchie. L’ancien maître des requêtes, devenu l’un des plus féroces présidents de tribunal révolutionnaire qui existât, fut la terreur de la Normandie et put ainsi satisfaire toutes ses passions. À son tour emprisonné lors de la chute de Roberspierre, la haine de son Département le vouait à une mort certaine. Madame de La Chanterie apprend par une lettre d’adieu le sort qui attend son mari. Aussitôt, après avoir confié sa petite fille à une voisine, elle se rend dans la ville où le misérable était détenu, munie de quelques louis qui composaient sa fortune ; ces louis lui servirent à {p. 499} pénétrer dans la prison, elle réussit à faire sauver son mari, qu’elle habille avec ses vêtements à elle, dans des circonstances presque semblables à celles qui, plus tard, servirent si bien madame de Lavalette. Elle fut condamnée à mort, mais on eut honte de donner suite à cette vengeance, et le tribunal, jadis présidé par son mari, facilita sous main sa sortie de prison. Elle revint à Paris, à pied, sans secours, en couchant dans des fermes et souvent nourrie par charité.
— Mon Dieu ! s’écria Godefroid.
— Attendez !… reprit le bonhomme, ce n’est rien. En huit ans, la pauvre femme revit trois fois son mari. La première fois, monsieur resta deux fois vingt-quatre heures2 dans le modeste logement de sa femme, et il lui prit tout son argent en la comblant de marques de tendresse et lui faisant croire à une conversion complète : « J’étais, dit-elle, sans force contre un homme pour qui je priais tous les jours et qui occupait exclusivement ma pensée. » La seconde fois, monsieur de La Chanterie arriva mourant, et de quelle maladie !… elle le soigna, le sauva ; puis elle essaya de le rendre à des sentiments et à une vie convenables. Après avoir promis tout ce que cet ange demandait, le révolutionnaire se replongea dans d’effroyables désordres, et n’échappa même à l’action du Ministère Public qu’en venant se réfugier chez sa femme, où il mourut en sûreté.
— Oh ! ce n’est rien, s’écria le bonhomme en voyant l’étonnement peint sur la figure de Godefroid. Personne, dans le monde où il vivait, ne savait cet homme marié. Deux ans après la mort du misérable, madame de La Chanterie apprit qu’il existait une seconde madame de La Chanterie, veuve comme elle et comme elle ruinée. Ce bigame avait trouvé deux anges incapables de le trahir.
— Vers 1803, reprit monsieur Alain après une pause, monsieur de Boisfrelon, oncle de madame de La Chanterie, ayant été rayé de la liste des émigrés, vint à Paris et lui remit une somme de deux cent mille francs, que lui avait jadis confiée le vieux traitant, avec mission de la garder pour les enfants de sa nièce. Il engagea la veuve à revenir en Normandie, où elle acheva l’éducation de sa fille, et où, toujours conseillée par l’ancien magistrat, elle acheta, dans d’excellentes conditions, une terre patrimoniale.
— Ah ! s’écria Godefroid.
— Ce n’est rien encore, dit le bonhomme Alain, vous n’êtes pas arrivé aux ouragans. Je reprends. En 1807, après quatre années {p. 500} de repos, madame de La Chanterie maria sa fille unique à un gentilhomme dont la piété, les antécédents, la fortune offraient des garanties de toute espèce ; un homme qui, selon le dicton populaire, était la coqueluche de la meilleure compagnie du chef-lieu de préfecture où madame et sa fille passaient l’hiver. Notez que cette compagnie se composait de sept ou huit familles, comptées dans la haute noblesse de France, les d’Esgrignon, les Troisville, les Casteran, les Nouâtre, etc. Au bout de dix-huit mois, cet homme laissa sa femme et disparut dans Paris, où il changea de nom. Madame de La Chanterie ne put apprendre les causes de cette séparation qu’à la clarté de la foudre et au milieu de la tempête. Sa fille, élevée avec des soins minutieux et dans les sentiments religieux les plus purs, garda sur cet événement un silence absolu. Ce défaut de confiance frappa sensiblement madame de La Chanterie. Déjà plusieurs fois elle avait reconnu dans sa fille quelques indices qui trahissaient le caractère aventureux du père, mais augmenté d’une fermeté presque virile. Ce mari s’en alla de son plein gré, laissant ses affaires dans une situation pitoyable. Madame de La Chanterie est encore étonnée aujourd’hui de cette catastrophe, à laquelle aucune puissance humaine n’aurait pu remédier. Les gens qu’elle consulta prudemment avaient tous dit que la fortune du futur était claire et liquide, en terres, sans hypothèques, alors que le bien se trouvait, depuis dix ans, devoir au delà de sa valeur. Aussi les immeubles furent-ils vendus, et la pauvre mariée, réduite à sa seule fortune, revint-elle chez sa mère. Madame de La Chanterie a su plus tard que cet homme avait été soutenu par les gens les plus honorables du pays dans l’intérêt de leurs créances ; car ce misérable leur devait à tous des sommes plus ou moins considérables. Aussi, dès son arrivée dans la province, madame de La Chanterie avait-elle été regardée comme une proie. Néanmoins il y eut, à cette catastrophe, d’autres raisons qui vous seront révélées par une pièce confidentielle mise sous les yeux de l’empereur. Cet homme avait d’ailleurs depuis long-temps capté la bienveillance des sommités royalistes du département par son dévouement à la cause royale pendant les temps les plus orageux de la Révolution. Un des émissaires les plus actifs de Louis XVIII, il avait trempé, dès 1793, dans toutes les conspirations, en s’en retirant si savamment, avec tant d’adresse, qu’il finit par inspirer des soupçons. Remercié de ses services par Louis XVIII, et mis en dehors de toute affaire, il était revenu dans ses propriétés déjà {p. 501} grevées depuis long-temps. Ces antécédents obscurs alors (les initiés aux secrets du cabinet royal gardèrent le silence sur un si dangereux coopérateur) rendirent cet homme l’objet d’une espèce de culte dans une ville dévouée aux Bourbons, et où les moyens les plus cruels de la chouannerie étaient admis comme de bonne guerre. Les d’Esgrignon, les Casteran, le chevalier de Valois, enfin l’Aristocratie et l’Église ouvrirent leurs bras à ce diplomate royaliste et le mirent dans leur giron. Cette protection fut corroborée du désir que les créanciers eurent d’être payés. Ce misérable, le pendant de feu de La Chanterie, sut se contenir durant trois années, il afficha la plus haute dévotion et imposa silence à ses vices. Pendant les premiers mois que les nouveaux mariés passèrent ensemble, il eut une espèce d’action sur sa femme ; il essaya de la corrompre par ses doctrines, si tant est que l’athéisme soit une doctrine, et par le ton plaisant avec lequel il parlait des principes les plus sacrés. Ce diplomate de bas étage eut, dès son retour au pays, une liaison intime avec un jeune homme, criblé de dettes comme lui, mais qui se recommandait par autant de franchise et de courage qu’il a montré, lui, d’hypocrisie et de lâcheté. Cet hôte, dont les agréments et le caractère, la vie aventureuse devaient influencer une jeune fille, fut, entre les mains du mari, comme un instrument, et il s’en servit pour appuyer ses infâmes théories. Jamais la fille ne fit connaître à la mère l’abîme où le hasard l’avait jetée, car il faut renoncer à parler de prudence humaine en songeant aux minutieuses précautions prises par madame de La Chanterie quand il fut question de marier sa fille unique. Ce dernier coup, dans une vie aussi dévouée, aussi pure, aussi religieuse que celle d’une femme éprouvée par tant de malheurs, rendit madame de La Chanterie d’une défiance envers elle-même qui l’isola d’autant plus de sa fille, que sa fille, en échange de sa mauvaise fortune, exigea presque sa liberté, domina sa mère, et la brusqua même quelquefois. Atteinte ainsi dans toutes ses affections, trompée et dans son dévouement et dans son amour pour son mari, à qui elle avait sacrifié sans une plainte son bonheur, sa fortune et sa vie ; trompée dans l’éducation exclusivement religieuse qu’elle avait donnée à sa fille, trompée par la Société même dans l’affaire du mariage, et n’obtenant pas justice dans le cœur où elle n’avait semé que de bons sentiments, elle s’unit étroitement à Dieu, dont la main l’atteignait si fortement. Cette quasi-religieuse allait à l’église tous les matins, elle {p. 502} accomplissait les austérités claustrales, et faisait des économies pour soulager les pauvres…
— Y a-t-il jusqu’à présent une vie plus sainte et plus éprouvée que celle de cette noble femme, si douce avec l’infortune, si courageuse dans le danger et toujours si chrétienne ? dit le bonhomme en regardant Godefroid étonné. Vous connaissez Madame, vous savez si elle manque de sens, de jugement, de réflexion ; elle a toutes ces qualités au plus haut degré. Eh ! bien, ces malheurs, qui suffiraient à faire dire d’une existence qu’elle surpasse toutes les autres en adversités, ne sont rien en comparaison de ce que Dieu réservait à cette femme. — Occupons-nous exclusivement de la fille de madame de La Chanterie, dit le bonhomme en reprenant son récit.
— À dix-huit ans, époque de son mariage, mademoiselle de La Chanterie, dit-il, était une jeune fille d’une complexion excessivement délicate, brune, à couleurs éclatantes, svelte, et de la plus jolie figure. Au-dessus d’un front d’une forme élégante, on admirait les plus beaux cheveux noirs en harmonie avec des yeux bruns et d’une expression gaie. Une sorte de mignardise dans la physionomie trompait sur son véritable caractère et sur sa mâle décision. Elle avait de petites mains, de petits pieds, quelque chose de mince, de frêle dans toute sa personne, qui excluait toute idée de force et de vivacité. Ayant toujours vécu près de sa mère, elle était d’une parfaite innocence de mœurs et d’une piété remarquable. Cette jeune personne, de même que madame de La Chanterie, était attachée aux Bourbons jusqu’au fanatisme, ennemie de la révolution française, et ne reconnaissait la domination de Napoléon que comme une plaie que la Providence infligeait à la France, en punition des attentats de 1793. Cette conformité d’opinion de la belle-mère et du gendre fut, comme toujours en pareille occurrence, une raison déterminante pour le mariage, auquel s’intéressa d’ailleurs toute l’aristocratie du pays. L’ami de ce misérable avait commandé, lors de la reprise des hostilités en 1799, une bande de Chouans. Il paraît que le baron (le gendre de madame de La Chanterie était baron) n’avait d’autre dessein en liant sa femme et son ami, que de se servir de cette affection pour leur demander aide et secours. Quoique criblé de dettes et sans moyens d’existence, ce jeune aventurier vivait très-bien, et pouvait en effet facilement secourir le fauteur des conspirations royalistes.
{p. 503} — Ceci veut quelques mots sur une association qui fit dans ce temps bien du tapage, dit monsieur Alain en interrompant son récit. Je veux vous parler des Chauffeurs. Chaque province de l’Ouest fut alors plus ou moins atteinte par ces brigandages, dont l’objet était beaucoup moins le pillage qu’une résurrection de la guerre royaliste. On profita, dit-on, du grand nombre de réfractaires à la loi sur la conscription, exécutée alors, comme vous le savez, jusqu’à l’abus. Entre Mortagne et Rennes, au delà même et jusque sur les bords de la Loire, il y eut des expéditions nocturnes, qui, dans cette portion de la Normandie, frappèrent principalement sur les détenteurs de biens nationaux. Ces bandes répandirent une terreur profonde dans les campagnes. Ce n’est pas vous tromper que de vous faire observer que, dans certains départements, l’action de la justice fut pendant long-temps paralysée. Ces derniers retentissements de la guerre civile ne firent pas autant de bruit que vous pourriez le croire, habitués que nous sommes aujourd’hui à l’effrayante publicité donnée par la Presse aux moindres procès politiques ou particuliers. Le système du gouvernement impérial était celui de tous les gouvernements absolus. La censure ne laissait rien publier de tout ce qui concernait la politique, excepté les faits accomplis, et encore étaient-ils travestis. Si vous vous donniez la peine de feuilleter le Moniteur, les autres journaux existants, et même ceux de l’Ouest, vous ne trouveriez pas un mot des quatre ou cinq procès criminels qui coûtèrent la vie à soixante ou quatre-vingts brigands. Ce nom, donné pendant l’époque révolutionnaire aux Vendéens, aux Chouans et à tous ceux qui prirent les armes pour la maison de Bourbon, fut maintenu judiciairement sous l’Empire aux royalistes victimes de quelques complots isolés. Pour quelques caractères passionnés, l’Empereur et son gouvernement, c’était l’ennemi, tout paraissait être de bonne prise de ce qui se prenait sur lui. Je vous explique ces opinions sans prétendre vous les justifier, et je reprends.
— Maintenant, dit-il après une de ces pauses nécessaires dans les longs récits, admettez de ces Royalistes ruinés par la guerre civile de 1793, soumis à des passions violentes ; admettez des natures d’exception dévorées de besoins, comme celles du gendre de madame de La Chanterie et de cet ancien chef, et vous pourrez comprendre comment ils pouvaient se décider à commettre, dans leur intérêt {p. 504} particulier, les actes de brigandage que leur opinion politique autorisait contre le gouvernement impérial, au profit de la bonne cause. Ce jeune chef s’occupait donc à ranimer les brandons de la chouannerie, pour agir au moment opportun. Il y eut alors une crise terrible pour l’Empereur, quand, enfermé dans l’île de Lobau, il parut devoir succomber à l’attaque simultanée de l’Angleterre et de l’Autriche. La victoire de Wagram rendit la conspiration faite à l’intérieur à peu près inutile. Cette espérance d’allumer la guerre civile en Bretagne, en Vendée et dans une partie de la Normandie, eut une fatale coïncidence avec le dérangement des affaires du baron, qui se flatta de faire entreprendre une expédition dont les profits seraient exclusivement appliqués à sauver ses propriétés. Par un sentiment plein de noblesse, sa femme et son ami refusèrent de détourner, dans un intérêt privé, les sommes à prendre à main armée aux recettes de l’État et destinées à solder les réfractaires et les Chouans, à se procurer des armes et des munitions pour opérer une levée de boucliers. Quand, après des discussions envenimées, le jeune chef, appuyé par la femme, eut refusé positivement au mari de lui réserver une centaine de mille francs en écus, dont le recouvrement allait se faire pour le compte de l’armée royale, sur une des Recettes-générales de l’Ouest, le baron disparut pour éviter les ardentes poursuites de plusieurs prises de corps. Les créanciers en voulaient aux biens de la femme, et ce misérable avait tari la source de l’intérêt qui porte une épouse à se sacrifier à son mari. Voilà ce qu’ignorait la pauvre madame de La Chanterie ; mais ceci n’est rien en comparaison de la trame cachée sous cette explication préliminaire.
— Ce soir, dit le bonhomme après avoir regardé l’heure à sa petite pendule, l’heure est déjà trop avancée, et nous en aurions pour trop long-temps si je voulais vous raconter le reste de cette histoire. Le vieux Bordin, mon ami, que la conduite du fameux procès Simeuse avait illustré dans le parti royaliste, et qui plaida dans l’affaire criminelle dite des Chauffeurs de Mortagne, m’a, lors de mon installation ici, communiqué deux pièces que j’ai gardées, car il mourut quelque temps après. Vous y trouverez les faits beaucoup plus succinctement rédigés que je ne pourrais vous les dire. Ces faits sont si nombreux que je me perdrais dans les détails, et j’en aurais pour plus de deux heures à parler ; tandis que là, vous les aurez sous une forme sommaire. Demain matin, {p. 505} je vous achèverai ce qui concerne madame de La Chanterie, car vous serez assez instruit par cette lecture pour que je puisse finir en quelques mots.
Le bonhomme remit des papiers jaunis par le temps à Godefroid, qui, après avoir souhaité le bonsoir à son voisin, se retira dans sa chambre, où il lut avant de s’endormir les deux pièces que voici.
ACTE D’ACCUSATION.
Cour de justice criminelle et spéciale du département de l’Orne.
Le procureur-général près la Cour impériale de Caen, nommé pour remplir ses fonctions près la Cour criminelle spéciale établie par décret impérial en date de septembre 1809 et siégeant à Alençon, expose à la Cour les faits suivants, lesquels résultent de la procédure.
Un complot de brigandage, conçu de longue main avec une profondeur inouïe, et qui se rattache à un plan de soulèvement des départements de l’Ouest, a éclaté par plusieurs attentats contre des citoyens et leurs propriétés, mais notamment par l’attaque et le vol à main armée d’une voiture qui transportait, le … mai 180…, la recette de Caen pour le compte de l’État. Cet attentat, qui rappelle les déplorables souvenirs d’une guerre civile si heureusement éteinte, a reproduit les conceptions d’une scélératesse que la flagrance des passions ne justifiait plus.
De l’origine aux résultats, la trame est compliquée, les détails sont nombreux : l’instruction a duré plus d’une année ; mais l’évidence, attachée à tous les pas du crime, en a éclairé les préparatifs, l’exécution et les suites.
La pensée du complot appartient au nommé Charles-Amédée-Louis-Joseph Rifoël, se disant chevalier du Vissard, né au Vissard, commune de Saint-Mexme, près Ernée, ancien chef de rebelles.
Ce coupable, à qui S. M. l’Empereur et Roi avait fait grâce lors de la pacification définitive, et qui n’a reconnu la magnanimité du souverain que par de nouveaux crimes, a subi déjà, par le dernier supplice, le châtiment dû à tant de forfaits ; mais il est nécessaire de rappeler quelques-unes de ses actions, car il a {p. 506} influé sur les coupables actuellement déférés à la justice, et il se rattache à chaque particularité du procès.
Ce dangereux agitateur, caché, selon l’habitude des rebelles, sous le nom de Pierrot, errait dans les départements de l’Ouest, en y recueillant les éléments d’une nouvelle révolte ; mais son asile le plus sûr fut le château de Saint-Savin, résidence d’une dame Lechantre et de sa fille, la dame Bryond, sis commune de Saint-Savin, arrondissement de Mortagne. Ce point stratégique se rattache aux plus affreux souvenirs de la rébellion de 1799. Là, le courrier fut assassiné, sa voiture pillée par une bande de brigands, sous le commandement d’une femme, aidée par le trop fameux Marche-à-terre. Ainsi, dans ces lieux le brigandage est en quelque sorte endémique.
Une intimité que nous n’essaierons pas de qualifier existait depuis plus d’un an entre la dame Bryond et ce nommé Rifoël.
Ce fut dans cette commune qu’eut lieu, dès le mois d’avril 1808, une entrevue entre Rifoël et le nommé Boislaurier, chef supérieur et connu sous le nom d’Auguste dans les funestes rebellions de l’Ouest dont l’esprit a dirigé l’affaire actuellement déférée à la Cour.
Ce point obscur des relations de ces deux chefs, victorieusement établi par de nombreux témoins, a d’ailleurs l’autorité de la chose jugée par l’arrêt de condamnation de Rifoël.
Ce Boislaurier s’entendit dès ce temps avec Rifoël pour agir de concert.
Tous deux, et seuls d’abord, ils se communiquèrent leurs atroces projets, inspirés par l’absence de Sa Majesté impériale et royale qui commandait alors ses armées en Espagne. Dès cette époque, ils durent arrêter, comme base fondamentale de leurs opérations, l’enlèvement des recettes de l’État.
Quelque temps après, le nommé Dubut de Caen expédie au château de Saint-Savin un émissaire, le nommé Hiley, dit le Laboureur, connu depuis long-temps comme voleur de diligences, pour donner des renseignements sur les hommes auxquels on pourrait se fier.
Ce fut ainsi que, par l’intervention de Hiley, le complot acquit dès l’origine la coopération du nommé Herbomez, surnommé le Général-Hardi, ancien rebelle de la même trempe que Rifoël, et comme lui parjure à l’amnistie.
{p. 507} Herbomez et Hiley recrutèrent alors dans les communes environnantes sept bandits qu’il faut se hâter de faire connaître, et qui sont :
1º Jean Cibot, dit Pille-Miche, l’un des plus hardis brigands du corps formé par Montauran, en l’an VII, l’un des auteurs de l’attaque et de la mort du courrier de Mortagne.
2º François Lisieux, surnommé le Grand-Fils, réfractaire du département de la Mayenne.
3º Charles Grenier, dit Fleur-de-Genêt, déserteur de la 69e demi-brigade.
4º Gabriel Bruce, dit Gros-Jean, un des chouans les plus féroces de la division Fontaine.
5º Jacques Horeau, dit le Stuart, ex-lieutenant de la même demi-brigade, l’un des affidés de Tinténiac, assez connu par sa participation à l’expédition de Quiberon.
6º Marie-Anne Cabot, dit Lajeunesse, ancien piqueur du sieur Carol d’Alençon.
7º Louis Minard, réfractaire.
Ces enrôlés furent logés dans trois communes différentes, chez les nommés Binet, Mélin et Laravinière, aubergistes ou cabaretiers, tous dévoués à Rifoël.
Les armes nécessaires furent aussitôt fournies par le sieur Jean-François Léveillé, notaire, incorrigible correspondant des brigands, le lien intermédiaire entre eux et plusieurs chefs cachés, surnommé le Confesseur ; enfin par le nommé Félix Courceuil, ancien chirurgien des armées rebelles de la Vendée, tous deux d’Alençon.
Onze fusils furent cachés dans la maison que possédait le sieur Bryond dans le faubourg d’Alençon, et à son insu ; car il habitait alors sa campagne entre Alençon et Mortagne.
Lorsque le sieur Bryond quitta sa femme en l’abandonnant à elle-même dans la fatale route qu’elle devait parcourir, ces fusils, retirés mystérieusement de la maison, furent transportés par la dame Bryond elle-même dans sa voiture au château de Saint-Savin.
Ce fut alors qu’eurent lieu dans le département de l’Orne et les départements circonvoisins ces faits de brigandage qui ne surprirent pas moins les autorités que les habitants de ces contrées, depuis si long-temps paisibles, et qui prouvent que ces détestables {p. 508} ennemis du gouvernement et de l’Empire français avaient été mis dans le secret de la coalition de 1809 par leurs intelligences avec l’étranger.
Le notaire Léveillé, la dame Bryond, Dubut de Caen, Herbomez de Mayenne, Boislaurier du Mans, et Rifoël furent donc les chefs de l’association, à laquelle adhérèrent les coupables déjà punis par l’arrêt qui les a frappés avec Rifoël, ceux qui sont l’objet de la présente accusation, et plusieurs autres qui se sont dérobés par la fuite ou par le silence de leurs complices à l’action de la vindicte publique.
Ce fut Dubut qui, domicilié près de Caen, signala l’envoi de la recette au notaire Léveillé. Dès lors Dubut fait plusieurs voyages de Caen à Mortagne, et Léveillé se montre également sur les routes.
Il faut remarquer ici que, lors du déplacement des fusils, Léveillé, qui vint voir Bruce, Grenier et Cibot dans la maison de Mélin, les ayant trouvés qui arrangeaient les fusils sous un appentis intérieur, aida lui-même à cette opération.
Un rendez-vous général fut pris à Mortagne, à l’hôtel de l’Écu-de-France. Tous les accusés s’y rencontrèrent sous des déguisements différents. Ce fut alors que Léveillé, la dame Bryond, Dubut, Herbomez, Boislaurier et Hiley, le plus habile des complices secondaires, comme Cibot en est le plus hardi, s’assurèrent de la coopération du nommé Vauthier, dit Vieux-Chêne, ancien domestique du fameux Longuy, valet d’écurie de l’hôtel. Vauthier consentit à prévenir la dame Bryond du passage de la voiture de la recette, qui s’arrête ordinairement à cet hôtel.
Le moment arriva bientôt d’opérer la réunion des brigands recrutés et qu’on avait dispersés dans plusieurs logis, tantôt dans une commune et tantôt dans une autre, par les soins de Courceuil et de Léveillé. Cette réunion s’effectue sous les auspices de la dame Bryond, qui fournit une nouvelle retraite aux brigands dans une partie inhabitée du château de Saint-Savin, où elle demeurait près de sa mère, à quelques lieues de Mortagne, depuis sa séparation d’avec son mari. Les brigands, Hiley à leur tête, s’y établissent, y passent plusieurs jours. La dame Bryond a soin de préparer elle-même, avec la fille Godard, sa femme de chambre, toutes les choses nécessaires au coucher et à la nourriture de pareils hôtes. Elle fait porter à ce dessein des bottes de foin, elle visite les brigands dans {p. 509} l’asile qu’elle leur procure, et y retourne plusieurs fois avec Léveillé. Les provisions et les vivres furent apportés sous la direction et par les soins de Courceuil, qui recevait les ordres de Rifoël et de Boislaurier.
L’expédition principale se caractérise, l’armement est accompli ; les brigands quittent leur retraite de Saint-Savin, ils opèrent nuitamment en attendant le passage de la recette, et le pays est épouvanté de leurs agressions réitérées.
Il est indubitable que les attentats commis à La Sartinière, à Vonay, au château de Saint-Seny furent commis par cette bande, dont l’audace égale la scélératesse, et qui sut imprimer une si grande terreur que leurs victimes gardèrent toutes le silence, en sorte que la justice s’est arrêtée à des présomptions.
Mais, tout en mettant à contribution les acquéreurs de biens nationaux, ces brigands exploraient avec soin le bois du Chesnay, choisi pour être le théâtre de leurs crimes.
Non loin de là, se trouve le village de Louvigny. Une auberge y est tenue par les frères Chaussard, anciens gardes-chasse de la terre de Troisville, qui va servir de rendez-vous final aux brigands. Les deux frères connaissaient d’avance le rôle qu’ils devaient jouer ; Courceuil et Boislaurier leur avaient fait depuis long-temps des ouvertures pour ranimer leur haine contre le gouvernement de notre auguste Empereur, en leur annonçant que, parmi les hôtes qui leur viendraient, se trouveraient des hommes de leur connaissance, le redoutable Hiley et le non moins redoutable Cibot.
En effet, le 6, les sept bandits, sous la conduite de Hiley, arrivent chez les frères Chaussard, et ils y passent deux jours. Le chef, le 8, emmène son monde, en disant qu’ils vont à trois lieues, et il commande aux deux frères de leur procurer des subsistances qui furent portées à un embranchement peu distant du village. Hiley revint coucher seul.
Deux hommes à cheval, qui doivent être la dame Bryond et Rifoël, car il est avéré que cette dame accompagnait Rifoël dans ses expéditions, à cheval et déguisée en homme, arrivent dans la soirée, et s’entretiennent avec Hiley.
Le lendemain, Hiley écrit une lettre au notaire Léveillé, que l’un des frères Chaussard porte, et il rapporte aussitôt une réponse.
{p. 510} Deux heures après, la dame Bryond et Rifoël, à cheval, viennent parler à Hiley.
De toutes ces conférences, de ces allées et venues, il résulte la nécessité d’avoir une hache pour briser les caisses. Le notaire reconduit la dame Bryond à Saint-Savin, et l’on y cherche vainement une hache. Le notaire revient, et à moitié route il rencontre Hiley à qui il venait annoncer que l’on n’avait point de hache.
Hiley revient à l’auberge, il y demande un souper pour dix personnes, et il introduit les sept brigands, tous armés cette fois. Hiley fait déposer militairement les armes. On s’assied à table, on soupe à la hâte, et Hiley demande qu’on lui fournisse des aliments en abondance pour les emporter. Puis il prend à part Chaussard l’aîné, pour lui demander une hache. L’aubergiste étonné, s’il faut l’en croire, se refuse à la donner. Courceuil et Boislaurier arrivent, la nuit s’écoule, et ces trois hommes la passèrent à marcher dans la chambre en s’entretenant de leurs complots. Courceuil, dit le Confesseur, le plus subtil de tous ces brigands, s’empare d’une hache ; et, sur les deux heures du matin, tous sortent par des issues différentes.
Les moments acquéraient du prix, l’exécution du forfait était fixée à ce jour fatal. Hiley, Courceuil, Boislaurier amènent et placent leur monde. Hiley s’embusque avec Minard, Cabot et Bruce, à droite du bois du Chesnay. Boislaurier, Grenier et Horeau se mettent au centre. Courceuil, Herbomez et Lisieux se tiennent au défilé de la lisière. Toutes ces positions sont indiquées sur le plan géométral dressé par l’ingénieur du cadastre et joint aux pièces.
Cependant la voiture, partie de Mortagne vers une heure du matin, était conduite par le nommé Rousseau, que les événements accusent assez pour que son arrestation ait paru nécessaire. La voiture, menée lentement, devait arriver vers trois heures dans le bois du Chesnay.
Un seul gendarme escortait la voiture, on devait aller déjeuner à Donnery. Trois voyageurs faisaient par occasion route avec le gendarme.
Le voiturier, qui avait marché très-lentement avec eux, arrivé au pont de Chesnay, à l’entrée du bois de ce nom, pousse ses chevaux avec une vigueur et une vivacité qui fut remarquée, et il se jette dans un chemin de détour qu’on appelle le chemin de {p. 511} Senzey. La voiture échappe aux regards, sa direction n’est indiquée que par le bruit des grelots, le gendarme et les jeunes gens hâtent le pas pour la rejoindre. Un cri part. Ce cri, c’est : « Halte-là, coquins ! » Quatre coups de fusil sont tirés.
Le gendarme, n’étant pas atteint, tire son sabre et court dans la direction qu’il suppose prise par la voiture. Il est arrêté par quatre hommes armés qui font feu sur lui, son ardeur le préserve, car il s’élance pour dire à l’un des jeunes gens d’aller faire sonner le tocsin au Chesnay ; mais deux brigands fondent sur lui et le couchent en joue, il est forcé de faire quelques pas en arrière, et reçoit alors dans l’aisselle gauche, au moment où il veut observer le bois, une balle qui lui a cassé le bras ; il tombe et se trouve soudain hors de combat.
Les cris et la fusillade avaient retenti à Donnery. Le brigadier et un des gendarmes de cette résidence accourent ; un feu de peloton les amène du côté du bois opposé à celui où se passait la scène de pillage. Le gendarme essaie de pousser des cris pour intimider les brigands, et simule par ses clameurs l’arrivée de secours fictifs. Il crie : « En avant ! Par là le premier peloton ! Nous les tenons ! Par là le second peloton ! »
Les brigands de leur côté crient : « Aux armes ! Ici, camarades ! des hommes au plus tôt ! »
Le fracas des décharges ne permet pas au brigadier d’entendre les cris du gendarme blessé, ni d’aider à la manœuvre semblable par laquelle l’autre gendarme tenait les brigands en échec ; mais il put distinguer un bruit rapproché de lui, provenant du brisement et de l’enfoncement des caisses. Il s’avance de ce côté, quatre bandits armés le tenant en arrêt, il leur crie : « Rendez-vous, scélérats ! »
Ceux-ci répliquent : « N’approche pas, ou tu es mort ! » Le brigadier s’élance, deux coups d’arme à feu sont tirés, et il est atteint, une balle lui traverse la jambe gauche et pénètre dans les flancs de son cheval. Le brave soldat, baigné dans son sang, est forcé de quitter cette lutte inégale, et il crie, mais en vain : « À moi ! les brigands sont au Quesnay ! »
Les bandits, restés maîtres du terrain grâce à leur nombre, fouillent la voiture, placée à dessein dans un ravin. Ils avaient voilé, par feinte, la tête au voiturier. On défonce les caisses, les sacs d’argent jonchent le terrain. Les chevaux de la voiture sont {p. 512} dételés, et le numéraire est chargé sur les chevaux. On dédaigne 3,000 francs de billon, et une somme de 103,000 francs est enlevée sur quatre chevaux. On se dirige sur le hameau de Menneville, qui touche au bourg de Saint-Savin. La horde et le butin s’arrêtent à une maison isolée appartenant aux frères Chaussart, et où demeure leur oncle, le nommé Bourget, confident du projet dès l’origine. Ce vieillard, aidé par sa femme, accueille les brigands, leur recommande le silence, décharge l’argent, va leur tirer à boire. La femme était comme en sentinelle auprès du château. Le vieillard dételle les chevaux, les ramène au bois, les rend au voiturier, délivre deux des jeunes gens qu’on avait garrottés, ainsi que le complaisant voiturier. Après s’être reposés à la hâte, les bandits se remettent en route. Courceuil, Hiley, Boislaurier passent leurs complices en revue ; et, après avoir délivré de faibles et modiques rétributions à chacun d’eux, la bande s’enfuit chacun de son côté.
Arrivés à un endroit nommé le Champ-Landry, ces malfaiteurs, obéissant à cette voix qui précipite tous les misérables dans les contradictions et les faux calculs du crime, jettent leurs fusils dans un champ de blé. Cette action, faite en commun, est le dernier signe de leur mutuelle intelligence. Frappés de terreur par la hardiesse de leur attentat et par le succès même, ils se dispersent.
Le vol une fois accompli avec les caractères de l’assassinat et de l’attaque à main armée, l’enchaînement d’autres faits se prépare et d’autres acteurs vont agir à propos du recel du vol et de sa destination.
Rifoël, caché dans Paris d’où sa main dirigeait chaque fil de cette trame, transmet à Léveillé l’ordre de lui faire tenir au plus vite cinquante mille francs.
Courceuil, propre à toutes les combinaisons de ces forfaits, avait déjà dépêché Hiley pour instruire Léveillé de la réussite et de son arrivée à Mortagne. Léveillé s’y rend.
Vauthier, sur la fidélité de qui l’on croit pouvoir compter, se charge d’aller trouver l’oncle des Chaussard, il arrive à cette maison, le vieillard lui dit qu’il doit s’adresser à ses neveux, qui ont remis de fortes sommes à la dame Bryond. Néanmoins il lui dit d’attendre sur la route, et il lui donne un sac de douze cents francs que Vauthier apporte à la dame Lechantre pour sa fille.
{p. 513} Sur l’instance de Léveillé, Courceuil retourne chez Bourget, qui, cette fois, l’envoie chez ses neveux directement. Chaussard l’aîné emmène Vauthier dans le bois, lui indique un arbre, et on y trouve un sac de mille francs enterré. Enfin, Léveillé, Hiley, Vauthier font de nouveaux voyages, et chaque fois une somme minime, en comparaison de celle à laquelle se monte le vol, est donnée.
Madame Lechantre recevait ces sommes à Mortagne ; et, sur une lettre d’avis de sa fille, elle les transporte à Saint-Savin, où la dame Bryond était revenue.
Ce n’est pas ici l’instant d’examiner si la dame Lechantre n’avait pas des connaissances antérieures du complot.
Il suffit pour le moment de remarquer que cette dame quitte Mortagne pour venir à Saint-Savin la veille de l’exécution du crime, et en emmène sa fille ; que ces dames se rencontrent au milieu de la route, et reviennent à Mortagne ; que le lendemain le notaire, averti par Hiley, se rend d’Alençon à Mortagne, va sur-le-champ chez elles, et les décide plus tard à transporter les fonds si péniblement obtenus des frères Chaussard et de Bourget, dans une maison d’Alençon dont il sera bientôt question, celle du sieur Pannier, négociant.
La dame Lechantre écrit au garde de Saint-Savin de la venir chercher elle et sa fille à Mortagne pour les conduire par la traverse vers Alençon.
Ces fonds, montant en tout à 20,000 francs, sont chargés la nuit, et la fille Godard aide à ce chargement.
Le notaire avait tracé l’itinéraire. On arrive à l’auberge d’un des affidés, le nommé Louis Chargegrain, dans la commune de Littray. Malgré les précautions prises par le notaire, qui vint au-devant de la carriole, il se trouva des témoins, et l’on vit descendre les porte-manteaux et les sacoches qui contenaient l’argent.
Mais, au moment où Courceuil et Hiley, déguisés en femmes, se concertaient, sur une place d’Alençon, avec le sieur Pannier, trésorier des rebelles depuis 1794, et tout acquis à Rifoël, pour savoir comment faire passer à Rifoël la somme demandée, la terreur causée par les arrestations commencées, par les perquisitions, fut telle, que la dame Lechantre, troublée, alla de nuit en fugitive, de l’auberge où elle était, emmenant sa fille par les chemins détournés, abandonnant le notaire Léveillé, pour se réfugier dans les {p. 514} cachettes pratiquées au château de Saint-Savin. Les mêmes alarmes assiégeaient les autres coupables. Courceuil, Boislaurier et son parent Dubut changeaient deux mille francs d’écus contre de l’or chez un négociant et s’enfuyaient par la Bretagne en Angleterre.
En arrivant à Saint-Savin, les dames Lechantre et Bryond apprennent l’arrestation de Bourget, celle du voiturier, celle des réfractaires.
Les magistrats, la gendarmerie, les autorités frappaient des coups si sûrs, qu’il parut urgent de soustraire la dame Bryond aux investigations de la justice, car elle était l’objet du dévouement de tous ces malfaiteurs subjugués par elle. Aussi la dame Bryond quitte-t-elle Saint-Savin, et se cache-t-elle d’abord dans Alençon, où ses fidèles délibèrent et parviennent à la céler dans la cave de Pannier.
Ici, de nouveaux incidents se développent.
Depuis l’arrestation de Bourget et de sa femme, les Chaussard se refusaient à tout nouveau versement, en se prétendant trahis. Cette défection inattendue arrivait au moment où le plus urgent besoin d’argent se déclarait chez tous les complices, ne fût-ce que pour se mettre en sûreté. Rifoël avait soif d’argent. Hiley, Cibot, Léveillé commençaient à soupçonner les frères Chaussard.
Ici se place un nouvel incident qui appelle les rigueurs de la justice.
Deux gendarmes chargés de découvrir la dame Bryond, réussissent à pénétrer chez Pannier, ils y assistent à une délibération ; mais ces hommes, indignes de la confiance de leurs chefs, au lieu d’arrêter la dame Bryond, succombent à ses séductions. Ces indignes militaires, nommés Ratel et Mallet, prodiguent à cette femme les marques du plus vif intérêt, et s’offrent à la conduire sans danger auprès des Chaussard, pour les forcer à restitution.
La dame Bryond part sur un cheval, déguisée en homme, accompagnée de Ratel, de Mallet, et de la fille Godard. Elle fait la route de nuit. Elle arrive, elle a seule, avec l’un des frères Chaussard, une conférence animée. Elle s’était armée d’un pistolet, décidée à brûler la cervelle à son complice en cas de refus ; mais elle se fait conduire dans le bois, et en revient avec une lourde sacoche. Au retour, elle trouve du billon et des pièces de douze sous pour une valeur de quinze cents francs.
{p. 515} On propose alors une descente de tous les complices qui peuvent être réunis chez les Chaussard pour s’emparer d’eux et les soumettre à des tortures.
Pannier, apprenant cet insuccès, entre en fureur, il éclate en menaces ; et la dame Bryond, quoique le menaçant à son tour de la colère de Rifoël, est forcée de fuir.
Tous ces détails sont dus aux aveux de Ratel.
Mallet, touché de cette situation, propose un asile à la dame Bryond. Tous vont coucher dans le bois de Troisville. Puis Mallet et Ratel, accompagnés de Hiley et de Cibot, se rendent la nuit chez les frères Chaussard ; mais cette fois ils apprennent que les deux frères ont quitté le pays, que le reste de l’argent est certainement déplacé.
Ce fut le dernier effort du complot pour faire le recouvrement des deniers du vol.
Maintenant il convient d’établir la part caractéristique de chacun des auteurs de cet attentat.
Dubut, Boislaurier, Gentil, Herbomez, Courceuil et Hiley sont les chefs, les uns délibérant, les autres agissant.
Boislaurier, Dubut et Courceuil, tous trois fugitifs et contumaces, sont des habitués de rébellion, des fauteurs de troubles, les implacables ennemis de Napoléon le Grand, de ses victoires, de sa dynastie et de son gouvernement, de nos nouvelles lois, de la constitution de l’Empire.
Herbomez et Hiley ont audacieusement exécuté, comme bras, ce qu’ils avaient conçu comme tête.
La culpabilité des sept instruments du crime, de Cibot, Lisieux, Grenier, Bruce, Horeau, Cabot, Minard, est évidente ; elle ressort des aveux de ceux d’entre eux qui sont sous la main de la Justice, car Lisieux est mort pendant l’instruction, et Bruce est contumace.
La conduite tenue par Rousseau le voiturier est empreinte de complicité. Sa lenteur pendant la route, la précipitation avec laquelle il a excité ses chevaux à l’entrée du bois, sa persévérance à soutenir qu’il avait eu la tête voilée, tandis que le chef des brigands lui fit ôter son mouchoir en lui disant de les reconnaître, selon le témoignage des jeunes gens ; toutes ces particularités sont de violentes présomptions de connivence.
Quant à la dame Bryond, au notaire Léveillé, quelle complicité fut plus connexe, plus continue que la leur ? ils ont constamment {p. 516} fourni les moyens du crime, ils l’ont connu, secouru. Léveillé voyageait à tout propos. La dame Bryond inventait stratagèmes sur stratagèmes, elle a risqué tout, jusqu’à sa vie, pour assurer la rentrée des fonds. Elle prête son château, sa voiture, elle est dans le complot dès l’origine, elle n’en a pas détourné le principal chef, quand elle pouvait employer sa coupable influence à l’empêcher. Elle a entraîné sa femme de chambre, la fille Godard. Léveillé a si bien trempé dans l’exécution, qu’il a cherché à procurer la hache que demandaient les brigands.
La femme Bourget, Vauthier, les Chaussard, Pannier, la dame Lechantre, Mallet et Ratel ont tous participé au crime à des degrés différents, ainsi que les aubergistes Melin, Binet, Laravinière et Chargegrain.
Bourget est mort pendant l’instruction, après avoir fait des aveux qui ôtent toute incertitude sur la part prise par Vauthier, par la dame Bryond ; et s’il a tâché d’atténuer les charges qui pèsent sur sa femme et sur son neveu Chaussard, les motifs de ses réticences sont faciles à comprendre.
Mais les Chaussard ont sciemment nourri les brigands, ils les ont vus armés, ils ont été témoins de toutes leurs dispositions, et ils ont laissé prendre la hache nécessaire au brisement des caisses, en sachant quel en était l’usage. Enfin ils ont recélé, ont vu porter des sommes provenant du vol, et ils en ont caché, dissipé la plus forte part.
Pannier, ancien trésorier des rebelles, a caché la dame Bryond ; il est l’un des plus dangereux complices de ce crime, il le connaissait dès l’origine. À lui commencent des relations inconnues et qui restent obscures, mais que la justice surveillera. C’est le fidèle de Rifoël, le dépositaire des secrets du parti contre-révolutionnaire dans l’Ouest ; il a regretté que Rifoël ait introduit dans le complot des femmes et se soit confié à elles ; il a envoyé des sommes à Rifoël et il a recélé l’argent du vol.
Quant à la conduite des deux gendarmes, Ratel et Mallet, elle mérite les dernières rigueurs de la justice, ils ont trahi leurs devoirs. L’un d’eux, prévoyant son sort, s’est suicidé, mais après avoir fait d’importantes révélations. L’autre, Mallet, n’a rien nié ; ses aveux épargnent toute incertitude.
La dame Lechantre, malgré ses constantes dénégations, a tout connu. L’hypocrisie de cette femme, qui tâche d’abriter sa prétendue {p. 517} innocence sous les pratiques d’une menteuse dévotion, a des antécédents qui prouvent sa décision, son intrépidité dans les cas extrêmes. Elle allègue qu’elle a été trompée par sa fille, qu’elle croyait qu’il s’agissait de fonds appartenant au sieur Bryond. Ruse grossière ! Si le sieur Bryond avait eu des fonds, il n’eût pas quitté le pays pour éviter d’être témoin de sa déconfiture. La dame Lechantre fut rassurée contre la honte du vol, quand elle le vit approuvé par son allié Boislaurier. Mais comment explique-t-elle la présence de Rifoël à Saint-Savin, les courses et les relations de ce jeune homme avec sa fille, le séjour des brigands servis par la fille Godard, par la dame Bryond ? Elle allègue un profond sommeil, elle se retranche dans une prétendue habitude de se coucher à sept heures du soir, et elle ne sait que répondre quand le magistrat instructeur lui fait observer qu’alors elle se levait au jour, et qu’au jour elle devait apercevoir quelques traces du complot et du séjour de tant de gens, s’inquiéter des sorties et des rentrées nocturnes de sa fille. Elle objecte alors qu’elle était en prières. Cette femme est un modèle d’hypocrisie. Enfin son voyage le jour du crime, le soin qu’elle prend d’emmener sa fille à Mortagne, sa course avec l’argent, sa fuite précipitée quand tout est découvert, le soin qu’elle prend de se cacher, les circonstances mêmes de son arrestation, tout prouve une complicité de longue main. Elle n’a pas agi en mère qui veut éclairer sa fille et l’arracher à son danger, mais en complice qui tremble ; et sa complicité n’a pas été l’égarement de la tendresse, elle est le fruit de l’esprit de parti, l’inspiration d’une haine connue contre le gouvernement de Sa Majesté impériale et royale. Un égarement maternel ne l’excuserait pas d’ailleurs : et nous ne devons pas oublier que le consentement de longue date, prémédité, doit être le signe le plus évident de la complicité.
Ainsi que les éléments du crime, ses artisans sont à découvert. On voit le monstrueux assemblage des délires d’une faction avec les amorces de la rapine, l’assassinat conseillé par l’esprit de parti, sous l’égide duquel on essaie de se justifier à soi-même les plus ignobles excès. La voix des chefs donne le signal du pillage des deniers publics pour solder des crimes ultérieurs ; de vils et farouches stipendiaires l’effectuent à bas prix, ne reculent pas devant l’assassinat ; et des fauteurs de rébellion, non moins coupables, aident au partage, au recel du butin. Quelle société tolérerait de pareils attentats ? La justice n’a pas assez de rigueurs pour les punir.
{p. 518} Sur quoi, la Cour de justice criminelle et spéciale aura à décider si les nommés Herbomez, Hiley, Cibot, Grenier, Horeau, Cabot, Minard, Melin, Binet, Laravinière, Rousseau, femme Bryond, Léveillé, femme Bourget, Vauthier, Chaussard aîné, Pannier, veuve Lechantre, Mallet, tous ci-dessus dénommés et qualifiés, accusés présents, et les nommés Boislaurier, Dubut, Courceuil, Bruce, Chaussard cadet, Chargegrain, fille Godard, ces derniers absents et fugitifs, sont ou ne sont pas coupables des faits mentionnés dans le présent acte d’accusation.
Fait à Caen, au parquet, ce 1er décembre 180…
Signé : baron BOURLAC.
Cette pièce judiciaire, beaucoup plus brève et impérieuse que ne le sont les actes d’accusation d’aujourd’hui, si minutieux, si complets sur les plus légères circonstances et surtout sur la vie antérieure au crime des accusés, agita profondément Godefroid. La sécheresse de cet acte, où la plume officielle narrait à l’encre rouge les détails principaux de l’affaire, fut pour son imagination une cause de travail. Les récits contenus, concis, sont pour certains esprits des textes où ils s’enfoncent en en parcourant les mystérieuses profondeurs.
Au milieu de la nuit, aidé par le silence, par les ténèbres, par la corrélation terrible que le bonhomme Alain venait de lui faire pressentir entre cet écrit et madame de La Chanterie, Godefroid appliqua toutes les forces de son intelligence à développer ce thème terrible.
Évidemment, ce nom de Lechantre devait être le nom patronymique des La Chanterie, à qui, sous la République et sous l’Empire, on avait sans doute retranché leur nom aristocratique.
Il entrevit les paysages où ce drame s’était accompli. Les figures des complices secondaires passèrent sous ses yeux. Il se dessina fantastiquement non pas le nommé Rifoël, mais un chevalier du Vissard, un jeune homme quasi semblable au Fergus de Walter Scott, enfin le jacobite français. Il développa le roman de la passion d’une jeune fille grossièrement trompée par l’infamie d’un mari (roman alors à la mode), et aimant un jeune chef en révolte contre l’empereur, donnant, comme Diana Vernon, à plein collier dans une conspiration, s’exaltant, et, une fois lancée sur cette {p. 519} pente dangereuse, ne s’arrêtant plus ! Avait-elle donc roulé jusqu’à l’échafaud ?
Godefroid apercevait tout un monde. Il errait sous les bocages normands, il y voyait le chevalier breton et madame Bryond dans les haies ; il habitait le vieux château de Saint-Savin ; il assistait aux scènes diverses de séduction de tant de personnages, en se figurant ce notaire, ce négociant, et tous ces hardis chefs de Chouans. Il devinait le concours presque général d’une contrée où vivait le souvenir des expéditions du fameux Marche-à-Terre, des comtes de Bauvan, de Longuy, du massacre de la Vivetière, de la mort du marquis de Montauran, dont les exploits lui avaient été déjà racontés par madame de La Chanterie.
Cette espèce de vision des choses, des hommes, des lieux, fut rapide. En songeant qu’il s’agissait de l’imposante, de la noble et pieuse vieille femme dont les vertus agissaient sur lui au point de le métamorphoser, Godefroid saisit avec un mouvement de terreur la seconde pièce que le bonhomme Alain lui avait donnée, et qui était intitulée :
Précis pour madame Henriette Bryond des Tours-Minières, née Lechantre de La Chanterie.
— Plus de doute ! se dit Godefroid.
Voici la teneur de cette pièce :
Nous sommes condamnés et coupables ; mais si jamais le souverain a eu raison d’user de son droit de grâce, n’est-ce pas dans les circonstances de cette cause ?
Il s’agit d’une jeune femme, qui a déclaré être mère, et condamnée à mort.
Sur le seuil d’une prison, en présence de l’échafaud qui l’attend, cette femme dira la vérité.
La Vérité plaidera pour elle, elle lui devra sa grâce.
Le procès jugé par la Cour criminelle d’Alençon a eu, comme tous les procès où il se trouve un grand nombre d’accusés réunis par un complot qu’a inspiré l’esprit de parti, des portions sérieusement obscures.
La chancellerie de Sa Majesté Impériale et Royale sait à quoi s’en tenir aujourd’hui sur le personnage mystérieux nommé Le {p. 520} Marchand, dont la présence dans le département de l’Orne n’a pas été niée par le Ministère Public pendant le cours des débats, mais que l’Accusation n’a pas jugé convenable de faire comparaître, et que la Défense n’avait ni la faculté d’amener ni le pouvoir de trouver.
Ce personnage est, comme le Parquet, la Préfecture, la Police de Paris et la Chancellerie de S. M. I. et R. le savent, le sieur Bernard-Polydore Bryond des Tours-Minières, correspondant, depuis 1794, du comte de Lille, connu à l’étranger comme baron des Tours-Minières, et dans les fastes de la police parisienne sous le nom de Contenson.
C’est un homme qui fait exception, un homme dont la noblesse et la jeunesse ont été déshonorées par des vices si exigeants, par une immoralité si profonde, par des écarts si criminels, que cette infâme vie eût certainement abouti à l’échafaud sans l’art avec lequel il a su se rendre utile par son double rôle, indiqué par son double nom. Mais de plus en plus dominé par ses passions, par ses besoins renaissants, il finira par tomber au-dessous de l’infamie, et servira bientôt dans les derniers rangs, malgré d’incontestables talents et un esprit remarquable.
Lorsque la perspicacité du comte de Lille n’a plus permis à Bryond de toucher l’or de l’étranger, il a voulu sortir de l’arène ensanglantée où ses besoins l’avaient jeté.
N’était-elle plus assez féconde, cette carrière ? fut-ce donc le remords ou la honte qui ramena cet homme dans le pays où ses propriétés, grevées de dettes à son départ, devaient offrir peu de ressources à son génie ? il est impossible de le croire. Il est plus vraisemblable de lui supposer une mission à remplir dans ces départements, où couvaient encore quelques étincelles de nos discordes civiles.
En observant le pays où sa perfide coopération aux intrigues de l’Angleterre et du comte de Lille lui livra la confiance des familles attachées au parti vaincu par le génie de notre immortel empereur, il rencontra l’un des anciens chefs de révolte avec qui, lors de l’expédition de Quiberon, et lors du dernier soulèvement des rebelles en l’an VII, il avait eu des rapports comme envoyé de l’étranger. Il favorisa les espérances de ce grand agitateur, qui a payé du dernier supplice ses trames contre l’État. Bryond put alors pénétrer les secrets de cet incorrigible parti qui méconnaît {p. 521} à la fois et la gloire de S. M. l’empereur Napoléon Ier et les vrais intérêts du pays, unis dans cette personne sacrée.
À l’âge de trente-cinq ans, affectant la piété la plus sincère, professant un dévouement sans bornes aux intérêts du comte de Lille et un culte pour les insurgés qui dans l’Ouest ont trouvé la mort dans la lutte, déguisant avec habileté les restes d’une jeunesse épuisée, mais qui se recommandait par quelques dehors, et vivement protégé par le silence de ses créanciers, par une complaisance inouïe chez tous les ci-devant du pays, cet homme, vrai sépulcre blanchi, fut introduit, avec tant de titres à la considération, auprès de la dame Lechantre à qui l’on croyait une grande fortune.
On complota de faire épouser la fille unique de madame Lechantre, la jeune Henriette, à ce protégé des ci-devant.
Prêtres, ex-nobles, créanciers, chacun dans un intérêt différent, loyal chez les uns, cupide chez les autres, aveugle chez la plupart, tous enfin conspirèrent l’union de Bernard Bryond avec Henriette Lechantre.
Le bon sens du notaire chargé des affaires de madame Lechantre, et quelque défiance peut-être, furent cause de la perte de la jeune fille. Le sieur Chesnel, notaire d’Alençon, mit la terre de Saint-Savin, unique bien de la future épouse, sous le régime dotal, en en réservant l’habitation et une modique rente à la mère.
Les créanciers, qui supposaient à la dame Lechantre, à raison de son esprit d’ordre et d’économie, des capitaux considérables, furent déçus dans leurs espérances ; et tous, croyant à l’avarice de cette dame, firent des poursuites qui mirent à nu la situation précaire de Bryond.
Des dissidences graves éclatèrent alors entre les nouveaux époux, et elles donnèrent lieu à la jeune femme de connaître les mœurs dépravées, l’athéisme religieux et politique, dirai-je le mot ? l’infamie de l’homme auquel sa destinée avait été si fatalement unie. Bryond, forcé de mettre sa femme dans le secret des trames odieuses formées contre le gouvernement impérial, donne sa maison pour asile à Rifoël du Vissard.
Le caractère de Rifoël, aventureux, brave, généreux, exerçait sur tous ceux qui l’approchaient des séductions dont les preuves abondent dans les procès criminels jugés devant trois Cours spéciales criminelles.
{p. 522} L’influence irrésistible, l’empire absolu qu’il obtint sur une jeune femme qui se voyait au fond d’un abîme, n’est que trop visible par la catastrophe dont l’horreur la jette en suppliante aux pieds du trône. Mais ce que la Chancellerie de Sa Majesté Impériale et Royale peut aisément faire vérifier, c’est la complaisance infâme de Bryond, qui, loin de remplir ses devoirs de guide et de conseil auprès de l’enfant qu’une pauvre mère abusée lui avait confiée, se plut à serrer les nœuds de l’intimité de la jeune Henriette et du chef des rebelles.
Le plan de cet odieux personnage, qui se fait gloire de tout mépriser, de ne considérer en toute chose que la satisfaction de ses passions, et qui ne voit que des obstacles vulgaires dans les sentiments dictés par la morale civile ou religieuse, ce plan, le voici.
C’est ici le lieu de remarquer combien cette combinaison est familière à un homme qui, depuis 1794, joue un double rôle, et qui, pendant huit ans, a pu tromper le comte de Lille et ses adhérents, tromper peut-être aussi la police générale de l’Empire : de tels hommes n’appartiennent-ils pas à qui les paye le plus ?
Bryond poussait Rifoël au crime, il insistait pour des attaques à main armée sur les recettes de l’État et pour une large contribution levée sur les acquéreurs de biens nationaux, au moyen de tortures affreuses qui portèrent l’effroi dans cinq départements, et qu’il a inventées. Il exigeait que trois cent mille francs lui fussent remis pour liquider ses biens.
En cas de résistance de la part de sa femme ou de Rifoël, il se proposait de se venger du profond mépris qu’il inspirait à cette âme droite, en les livrant l’un et l’autre à la rigueur des lois dès qu’ils auraient accompli quelque crime capital.
Quand il vit l’esprit de parti plus fort que ses intérêts chez les deux êtres qu’il avait liés l’un à l’autre, il disparut et revint à Paris muni de renseignements complets sur la situation des départements de l’Ouest.
Les frères Chaussard et Vauthier furent les correspondants de Bryond, la Chancellerie le sait.
Revenu secrètement et déguisé dans le pays, aussitôt que l’attentat fut commis sur la recette de Caen, Bryond, sous le nom de Le Marchand, se mit en relation secrète avec monsieur le préfet et les magistrats. Aussi qu’arriva-t-il ? Jamais conspiration plus étendue, et à laquelle participaient tant de personnes et placées à {p. 523} des degrés si différents de l’échelle sociale, ne fut plus promptement connue par la justice que ne l’a été celle dont l’agression éclata par l’attaque de la recette de Caen. Tous les coupables ont été suivis, épiés, six jours après l’attentat, avec une perspicacité qui dénotait la plus entière connaissance des plans et des individus. L’arrestation, le procès, la mort de Rifoël et de ses complices en sont une preuve que nous donnons uniquement pour démontrer notre certitude, la Chancellerie, nous le répétons, en sait plus que nous à ce sujet.
Si jamais condamné dut recourir à la clémence du souverain, n’est-ce pas Henriette Lechantre ?
Entraînée par la passion, par des idées de rébellion qu’elle a sucées avec le lait, elle est certainement inexcusable aux yeux de la justice ; mais, aux yeux du plus magnanime des empereurs, la plus infâme des trahisons, le plus violent de tous les enthousiasmes ne plaideront-ils pas cette cause ?
Le plus grand capitaine, l’immortel génie qui fit grâce au prince de Hatzfeld et qui sait deviner comme Dieu même les raisons nées de la fatalité du cœur, ne voudra-t-il pas admettre la puissance, invincible au jeune âge, qui milite pour excuser ce crime, quelque grand qu’il soit ?
Vingt-deux têtes sont déjà tombées sous le glaive de la justice, par les arrêts de trois Cours criminelles ; il ne reste plus que celle d’une jeune femme de vingt ans, d’une mineure ; l’empereur Napoléon le Grand ne la laissera-t-il pas au repentir ? N’est-ce pas une part à faire à Dieu ?…
Pour Henriette Le Chantre, épouse de Bryond des Tours-Minières.
Son défenseur,
BORDIN,
Avoué près le tribunal de première instance du département de la Seine.
Ce drame effroyable troubla le peu de sommeil que prit Godefroid. Il rêva du dernier supplice tel que le médecin Guillotin l’a fait dans un but de philanthropie. À travers les chaudes vapeurs d’un cauchemar, il entrevit une jeune femme, belle, exaltée, subissant les derniers apprêts et traînée dans une charrette, montant sur l’échafaud, et criant : Vive le roi !
{p. 524} La curiosité poignait Godefroid. Au petit jour, il se leva, s’habilla, marcha par sa chambre, et finit par se coller à sa croisée, regardant machinalement le ciel en reconstruisant, comme ferait un auteur moderne, ce drame en plusieurs volumes. Et il voyait toujours sur ce fond ténébreux de Chouans, de gens de la campagne, de gentilshommes provinciaux, de chefs, de gens de justice, d’avocats, d’espions, se détacher radieuses les figures de la mère et de la fille ; de la fille abusant sa mère, de la fille victime d’un monstre, victime de son entraînement pour un de ces hommes hardis que plus tard on qualifia de héros, et à qui l’imagination de Godefroid prêtait des ressemblances avec les Charette, les Georges Cadoudal, avec les géants de cette lutte entre la République et la Monarchie.
Dès que Godefroid entendit le bonhomme Alain se remuant dans sa chambre, il y alla ; mais après avoir entr’ouvert la porte il revint chez lui. Le vieillard, agenouillé à son prie-Dieu, faisait ses prières du matin. L’aspect de cette tête blanchie, abîmée dans une pose pleine de piété, ramena Godefroid à ses devoirs oubliés, il se mit à prier fervemment.
— Je vous attendais, lui dit le bonhomme, en voyant entrer Godefroid au bout d’un quart d’heure, je suis allé au-devant de votre impatience en me levant plus tôt qu’à l’ordinaire.
— Madame Henriette ?… demanda Godefroid avec une anxiété visible.
— Est la fille de Madame, répondit le vieillard en interrompant Godefroid. Madame s’appelle Lechantre de La Chanterie. Sous l’Empire, on ne reconnaissait ni les titres nobiliaires, ni les noms ajoutés aux noms patronymiques ou primitifs. Ainsi la baronne des Tours-Minières s’appelait la femme Bryond. Le marquis d’Esgrignon reprenait son nom de Carol, il était le citoyen Carol, et plus tard le sieur Carol. Les Troisville devenaient les sieurs Guibelin.
— Mais qu’est-il arrivé ? l’Empereur a-t-il fait grâce ?
— Hélas ! non, répondit Alain. L’infortunée petite femme, à vingt et un ans, a péri sur l’échafaud. Après avoir lu la note de Bordin, l’Empereur répondit à peu près en ces termes à son Grand-Juge :
« Pourquoi s’acharner à l’espion ? Un agent n’est plus un homme, il ne doit plus en avoir les sentiments ; il est un rouage dans une machine. Bryond a fait son devoir. Si les instruments de ce genre n’étaient pas ce qu’ils sont, des barres d’acier, et intelligents seulement dans le sens de la domination qu’ils servent, il n’y aurait {p. 525} pas de gouvernement possible. Il faut que les arrêts de la justice criminelle spéciale s’exécutent, autrement mes magistrats n’auraient plus de confiance en eux ni en moi. D’ailleurs, les soldats de ces gens-là sont morts, et ils étaient moins coupables que les chefs. Enfin, il faut apprendre aux femmes de l’Ouest à ne pas tremper dans les complots. C’est précisément parce que c’est une femme que l’arrêt frappe que la justice doit avoir son cours. Il n’y a pas d’excuse possible devant les intérêts du pouvoir. » Telle est la substance de ce que le Grand-Juge voulut bien répéter à Bordin de son entretien avec l’Empereur. En apprenant que la France et la Russie ne tarderaient pas à se mesurer, que l’Empereur serait obligé d’aller à sept cents lieues de Paris attaquer un pays immense et désert, Bordin comprit les véritables motifs de l’inclémence de l’Empereur. Pour obtenir la tranquillité dans l’Ouest, déjà plein de réfractaires, il parut nécessaire à Napoléon d’imprimer une profonde terreur. Aussi le Grand-Juge conseilla-t-il à l’avoué de ne plus s’occuper de ses clients…
— De sa cliente, dit Godefroid.
— Madame de La Chanterie était condamnée à vingt-deux ans de réclusion, dit Alain. Déjà transférée à Bicêtre, près de Rouen, pour subir sa peine, on ne devait s’occuper d’elle qu’après avoir sauvé son Henriette qui, depuis les affreux débats, lui était devenue si chère que, sans la promesse de Bordin de lui obtenir grâce de la vie, on ne croit pas que Madame aurait survécu au prononcé de l’arrêt. On trompa donc cette pauvre mère. Elle vit sa fille après l’exécution des condamnés à mort par l’arrêt, sans savoir que ce répit était dû à une fausse déclaration de grossesse.
— Ah ! je comprends tout !… s’écria Godefroid.
— Non, mon cher enfant, il est des choses qu’on ne devine pas. Madame a cru sa fille vivante pendant bien long-temps…
— Comment ?
— Voici. Quand madame des Tours-Minières apprit par Bordin le rejet de son recours en grâce, cette sublime petite femme eut le courage d’écrire une vingtaine de lettres datées de mois en mois postérieurement à son exécution, afin de faire croire à son existence, et d’y graduer les souffrances d’une maladie imaginaire jusqu’à la mort. Ces lettres embrassaient un laps de temps de deux années. Madame de La Chanterie fut donc préparée à la mort de sa fille, mais à une mort naturelle ; elle n’apprit son supplice qu’en {p. 526} 1814. Elle resta deux années entières détenue, confondue avec les plus infâmes créatures de son sexe, portant l’habillement de la prison ; mais, grâce aux instances des Champignelles et des Beauséant, elle fut, dès la seconde année, mise dans une chambre particulière où elle vivait comme une religieuse cloîtrée.
— Et les autres ?
— Le notaire Léveillé, d’Herbomez, Hiley, Cibot, Grenier, Horeau, Cabot, Minard, Mallet, furent condamnés à mort et exécutés le même jour. Pannier, condamné à vingt ans de travaux forcés, ainsi que Chaussard et Vauthier, furent marqués et envoyés au bagne ; mais l’Empereur fit grâce à Chaussard et à Vauthier. Melin, Laravinière et Binet furent condamnés à cinq ans de réclusion. La femme Bourget fut condamnée à vingt-deux ans de réclusion. Chargegrain et Rousseau furent acquittés. Les contumaces furent tous condamnés à mort ; moins la fille Godard, qui n’est autre, vous le devinez, que notre pauvre Manon…
— Manon ?… s’écria Godefroid stupéfait.
— Oh ! vous ne connaissez pas encore Manon ! répliqua le bon Alain. Cette dévouée créature, condamnée à vingt-deux ans de réclusion, se livra pour servir madame de La Chanterie en prison. Notre cher vicaire est le prêtre de Mortagne qui donna les derniers sacrements à madame la baronne des Tours-Minières, qui eut le courage de la conduire à l’échafaud, et à qui elle a donné le dernier baiser d’adieu. Ce courageux et sublime prêtre avait assisté le chevalier du Vissard. Notre cher abbé de Vèze a donc connu tous les secrets de ces conspirateurs…
— Je vois où ses cheveux ont blanchi ! dit Godefroid.
— Hélas ! reprit Alain, il a reçu d’Amédée du Vissard la miniature de madame des Tours-Minières, la seule image qui reste d’elle ; aussi l’abbé devint-il sacré pour madame de La Chanterie, au jour où elle rentra glorieusement dans la vie sociale…
— Et comment ?… dit Godefroid étonné.
— Mais à la rentrée de Louis XVIII, en 1814. Boislaurier, le jeune frère de monsieur de Boisfrelon, avait les ordres du roi pour soulever l’Ouest en 1809 et plus tard encore, en 1812. Leur nom est Dubut, le Dubut de Caen est leur parent. Ils étaient trois frères : Dubut de Boisfranc, président à la Cour des aides, Dubut de Boisfrelon, le conseiller au Parlement, et Dubut-Boislaurier, capitaine de dragons. Le père avait donné les noms de trois {p. 527} différentes propriétés à ses fils, en en faisant des savonnettes à vilain, car le grand-père de ces Dubut vendait de la toile. Le Dubut de Caen, qui put se sauver, appartenait aux Dubut restés dans le commerce, et il espérait, par son dévouement à la cause royale, obtenir de succéder au titre de monsieur de Boisfranc. Aussi Louis XVIII a-t-il accompli le vœu de ce fidèle serviteur, qui fut grand-prévôt en 1815, et plus tard procureur-général sous le nom de Boisfranc ; il est mort premier président d’une Cour royale. Le marquis du Vissard, frère aîné du pauvre chevalier, créé pair de France et comblé d’honneurs par le roi, fut nommé lieutenant dans la Maison rouge, et préfet après la dissolution de la Maison rouge. Le frère de monsieur d’Herbomez a été fait comte et receveur général. Le pauvre banquier Pannier est mort de chagrin au bagne. Boislaurier est mort sans enfants, lieutenant-général et gouverneur d’un château royal. Messieurs de Champignelles, de Beauséant, le duc de Verneuil et le Garde des Sceaux ont présenté madame de La Chanterie au roi. — Vous avez bien souffert pour moi, madame la baronne ; vous avez droit à toute ma faveur et à toute ma reconnaissance, a-t-il dit. — Sire, a-t-elle répondu, Votre Majesté a tant de douleurs à consoler, que je ne veux pas faire peser sur elle le poids d’une douleur inconsolable. Vivre dans l’oubli, pleurer ma fille et faire du bien, voilà ma vie. Si quelque chose peut adoucir mon malheur, c’est la bonté de mon roi, c’est le plaisir de voir que la Providence n’a pas rendu tant de dévouement inutile.
— Et qu’a fait Louis XVIII ? demanda Godefroid.
— Le roi fit restituer deux cent mille francs à madame de La Chanterie, car la terre de Saint-Savin avait été vendue pour satisfaire le fisc, répondit le bonhomme. Les lettres de grâce expédiées pour madame la baronne et sa servante contiennent le regret du roi des souffrances supportées pour son service, en reconnaissant que le zèle de ses serviteurs était allé trop loin dans les moyens d’exécution ; mais, chose horrible et qui vous semblera le trait le plus curieux du caractère de ce monarque, il employa Bryond dans sa contre-police pendant tout son règne.
— Oh ! les rois ! les rois ! s’écria Godefroid. Et ce misérable, vit-il encore ?
— Non. Ce misérable, qui du moins cachait son nom sous celui de Contenson, est mort vers la fin de l’année 1829 ou au {p. 528} commencement de 1830. En arrêtant un criminel qui se sauvait sur le toit d’une maison, il tomba dans la rue. Louis XVIII partageait les idées de Napoléon sur les hommes de police. Madame de La Chanterie est une sainte, elle prie pour l’âme de ce monstre, et fait dire pour lui deux messes par an. Quoique défendue par le père d’un grand orateur et l’un des célèbres avocats du temps, madame de La Chanterie, qui ne connut les dangers de sa fille qu’au moment du transport des fonds, et encore parce qu’elle fut éclairée par son parent Boislaurier, ne put jamais établir son innocence. Le président du Ronceret et le vice-président du tribunal d’Alençon, Blondet, essayèrent vainement de sauver notre pauvre dame ; l’influence du conseiller à la Cour impériale qui présidait la Cour spéciale criminelle, le fameux Mergi, plus tard procureur-général, fanatiquement dévoué à l’autel et au trône, et qui fit tomber plus d’une tête bonapartiste, fut telle sur ses deux collègues, qu’il obtint la condamnation de la pauvre baronne de La Chanterie. Messieurs Bourlac et Mergi mirent un acharnement inouï dans les débats. Le président appelait la baronne des Tours femme Bryond, et Madame, femme Lechantre. Les noms des accusés sont tous ramenés au système républicain et presque tous dénaturés. Ce procès eut des détails extraordinaires, et je ne me les rappelle pas tous ; mais il m’est resté dans la mémoire un trait d’audace qui peut servir à vous peindre quels hommes étaient ces Chouans. La foule, pour assister aux débats, dépassait tout ce que votre imagination s’en figure ; elle remplissait les corridors, et, sur la place, elle ressemblait aux rassemblements des jours de marché. Un jour, à l’ouverture de l’audience, avant l’arrivée de la Cour, Pille-Miche, le fameux Chouan, saute, par-dessus la balustrade, au milieu de la foule, joue des coudes, se mêle à ce monde, et s’enfuit avec le flot de cette foule effrayée, brochant comme un sanglier, m’a dit Bordin. Les gendarmes, la garde courent sus, et il fut repris sur l’escalier au moment où il gagnait la place. Ce trait d’audace fit doubler la garde. On commanda sur la place un piquet de gendarmerie, car on craignit que, parmi la foule, il ne se trouvât des Chouans prêts à donner aide et secours aux accusés. Il y eut trois personnes écrasées dans la foule par suite de cette tentative. Depuis on a su que Contenson (de même que mon vieil ami Bordin, je ne puis l’appeler ni baron des Tours-Minières, ni Bryond, qui {p. 529} est un nom de la vieille race), on a su, dis-je, que ce misérable a soustrait et dissipé soixante mille francs des fonds volés ; il en a donné dix mille au jeune Chaussard, qu’il a embauché dans la police, en lui inoculant ses goûts et ses vices ; mais aucun de ses complices ne fut heureux. Le Chaussard contumace fut jeté dans la mer par monsieur de Boislaurier, dès qu’il apprit, par un mot de Pannier, la trahison de ce drôle à qui Contenson avait conseillé de rejoindre les conspirateurs fugitifs pour les surveiller. Vauthier fut tué dans Paris sans doute par un des obscurs et dévoués compagnons du chevalier du Vissard. Enfin, le plus jeune des Chaussard fut assassiné dans une de ces affaires nocturnes particulières à la police ; il est à croire que Contenson se débarrassa de ses réclamations ou de ses remords en le recommandant, comme on dit, au prône. Madame de La Chanterie plaça ses fonds sur le Grand-Livre, et acheta cette maison, pour obéir à un désir de son oncle, le vieux conseiller de Boisfrelon, qui lui donna l’argent nécessaire à l’acquisition. Ce quartier tranquille était voisin de l’archevêché, où notre cher abbé fut placé près du cardinal. Ce fut la principale de toutes les raisons de Madame pour ne pas s’opposer au vœu du vieillard, dont la fortune, après vingt-cinq ans de révolutions, était restreinte à six mille francs de rente. D’ailleurs, Madame souhaitait terminer par une vie presque claustrale les effroyables malheurs qui, depuis vingt-six ans, l’accablaient. Vous devez maintenant vous expliquer la majesté, la grandeur de cette victime, auguste, j’ose le dire…
— Oui, dit Godefroid, l’empreinte de tous les coups qu’elle a reçus lui donne je ne sais quoi de grand, de majestueux.
— Chaque blessure, chaque nouvelle atteinte a redoublé chez elle la patience, la résignation, reprit Alain ; mais si vous la connaissiez comme nous la connaissons, si vous saviez combien vive est sa sensibilité, combien est active l’inépuisable tendresse qui sort de ce cœur, vous seriez effrayé de compter les larmes versées, les prières ferventes adressées à Dieu. Il a fallu, comme elle, n’avoir connu qu’une rapide saison de bonheur, pour résister à tant de secousses ! C’est un cœur tendre, une âme douce contenus dans un corps d’acier, endurci par les privations, par les travaux, par les austérités.
— Sa vie explique la longue vie des solitaires, dit Godefroid.
— Par certains jours, je me demande quel est le sens d’une {p. 530} pareille existence ?… Dieu réserve-t-il ces dernières, ces cruelles épreuves à celles de ses créatures qui doivent s’asseoir près de lui le lendemain de leur mort ? dit le bonhomme Alain, sans savoir qu’il exprimait naïvement toute la doctrine de Swedenborg sur les anges.
— Comment, s’écria Godefroid, madame de La Chanterie a été confondue avec…
— Madame a été sublime dans sa prison, reprit Alain. Elle a réalisé pendant trois ans la fiction du vicaire de Wakefield, car elle a converti plusieurs de ces femmes de mauvaise vie qui l’entouraient. Pendant sa détention, en observant les mœurs des recluses, elle a été prise de cette grande pitié pour les douleurs du peuple qui l’oppresse et qui fait d’elle la reine de la charité parisienne. Au milieu de l’affreux Bicêtre de Rouen, elle a conçu le plan à la réalisation duquel nous nous sommes voués. Ce fut, comme elle le dit, un rêve délicieux, une inspiration angélique au milieu de l’enfer ; elle n’imaginait jamais pouvoir le réaliser. Ici, quand, en 1819, le calme parut renaître à Paris, elle revint à son rêve. Madame la duchesse d’Angoulême, depuis la Dauphine, la duchesse de Berry, l’archevêque, plus tard le chancelier, quelques personnes pieuses donnèrent libéralement les premières sommes qui furent nécessaires. Ce fonds s’augmenta de la portion disponible de nos revenus, sur lesquels chacun de nous ne prend que le strict nécessaire.
Des larmes vinrent aux yeux de Godefroid.
— Nous sommes les desservants fidèles d’une Idée chrétienne, et nous appartenons corps et âme à cette Œuvre, dont le génie, dont la fondatrice est la baronne de La Chanterie, que vous nous entendez appeler si respectueusement Madame.
— Ah ! je serai tout à vous, dit Godefroid en tendant les mains au bonhomme.
— Comprenez-vous maintenant qu’il est des sujets de conversation interdits absolument ici, même par allusion ? reprit le vieillard. Comprenez-vous les obligations de délicatesse que chacun des habitants de cette maison contracte envers celle qui nous semble être une sainte ? Comprenez-vous les séductions qu’exerce une femme sacrée par tant de malheurs, qui sait tant de choses, à qui toutes les infortunes ont dit leur dernier mot, qui de chaque adversité garde un enseignement, de qui toutes les vertus ont eu la {p. 531} double sanction des épreuves les plus dures et d’une constante pratique, de qui l’âme est sans tache, sans reproche, qui de la maternité n’a connu que les douleurs, de l’amour conjugal que les amertumes, à qui la vie n’a souri que pendant quelques mois, à qui le Ciel réserve sans doute quelque palme, pour prix de tant de résignation, de douceur dans les chagrins ? n’a-t-elle pas sur Job l’avantage de n’avoir jamais murmuré ? Ne vous étonnez plus de trouver sa parole si puissante, sa vieillesse si jeune, son âme si communicative, ses regards si convaincants ; elle a reçu des pouvoirs extraordinaires pour confesser les souffrances, car elle a tout souffert. Toute douleur se tait auprès d’elle.
— C’est une vivante image de la Charité ! s’écria Godefroid enthousiasmé. Serai-je des vôtres ?
— Il vous faut accepter les épreuves, et avant tout CROYEZ ! s’écria doucement le vieillard. Tant que vous n’aurez pas la foi, tant que vous n’aurez pas absorbé dans votre cœur et dans votre intelligence le sens divin de l’épître de saint Paul sur la Charité, vous ne pouvez pas participer à nos œuvres.
Paris, 1843-1845.