— Allons, ayez de l’humanité ! s’écria le médecin. Monseigneur le duc estime ce jeune homme et me l’a recommandé.
— Je vais à Amboise avec mes aides, dit brutalement le bourreau, soignez-le vous-même. D’ailleurs, voilà38 le geôlier.
Le bourreau partit en laissant Christophe entre les mains du doucereux médecin qui, aidé par le futur gardien de Christophe, le porta sur un lit, lui apporta un bouillon, le lui fit prendre, s’assit à côté de lui, lui tâta le pouls et lui donna des consolations.
— Vous n’en mourrez pas, lui dit-il. Vous devez éprouver une douceur intérieure, en sachant que vous avez fait votre devoir. La reine m’a chargé de veiller sur vous, ajouta-t-il à voix basse.
— La reine est bien bonne, dit Christophe en qui les souffrances extrêmes avaient aussi développé une admirable lucidité d’esprit et qui, après avoir supporté de si grandes souffrances, ne voulut pas compromettre les résultats de son dévouement. Mais elle aurait bien pu m’épargner de si grandes douleurs en ne me livrant pas à mes persécuteurs et leur disant elle-même des secrets que j’ignore.
En entendant cette réponse, le médecin prit son bonnet, son manteau, et laissa là Christophe en jugeant qu’il ne pourrait rien obtenir d’un homme de cette trempe. Le geôlier de Blois fit emporter le pauvre enfant par quatre hommes sur une civière et l’emmena dans la prison de la ville, où Christophe s’endormit de ce profond sommeil qui, dit-on, saisit presque toutes les mères après les horribles douleurs de l’accouchement.
{p. 589} En transportant la cour au château d’Amboise, les deux princes lorrains n’espéraient pas y voir le chef du parti de la Réformation, le prince de Condé qu’ils y avaient fait mander par le roi, pour lui tendre un piége. Comme vassal de la couronne et comme prince du sang, Condé devait obéir aux mandements du roi. Ne pas venir à Amboise constituait un crime de félonie ; mais en y venant, il se mettait à la disposition de la couronne. Or, en ce moment, la couronne, le conseil, la cour, tous les pouvoirs étaient réunis entre les mains du duc de Guise et du cardinal de Lorraine. Le prince de Condé montra, dans cette conjoncture si délicate, l’esprit de décision et la ruse qui firent de lui le digne interprète de Jeanne d’Albret et le valeureux général des Réformés. Il voyagea sur les derrières des conjurés à Vendôme, afin de les appuyer en cas de succès. Quand cette première prise d’armes fut terminée par la courte échauffourée où périt la fleur de la noblesse égarée par Calvin, le prince arriva, suivi de cinquante gentilshommes, au château d’Amboise, le lendemain même de cette affaire que la fine politique des Lorrains appela le Tumulte d’Amboise. En apprenant l’arrivée du prince, les Lorrains envoyèrent au-devant de lui le maréchal de Saint-André suivi de cent hommes d’ordonnance. Quand le Béarnais et son escorte arrivèrent à la porte du château, le maréchal en refusa l’entrée aux gentilshommes du prince.
— Vous devez y entrer seul, monseigneur, dirent au prince le chancelier Olivier, le cardinal de Tournon et Birague qui se trouvèrent en dehors de la herse.
— Et pourquoi ?
— Vous êtes soupçonné de félonie, lui répliqua le chancelier.
Le prince, qui vit en ce moment sa suite cernée par le duc de Nemours, répondit tranquillement : — S’il en est ainsi, j’entrerai seul chez mon cousin et lui prouverai mon innocence.
Il mit pied à terre, causa dans une parfaite liberté d’esprit avec Birague, le cardinal de Tournon, le chancelier Olivier et le duc de Nemours, auxquels il demanda les détails du Tumulte.
— Monseigneur, dit le duc de Nemours, les rebelles avaient des intelligences dans Amboise. Le capitaine Lanoue y avait introduit des hommes d’armes qui leur ont ouvert cette porte, par où ils sont entrés dans la ville et de laquelle ils ont été les maîtres…
— C’est-à-dire que vous leur avez ouvert un sac, répondit le prince en regardant Birague.
{p. 590} — S’ils eussent été secondés par l’attaque que le capitaine Chaudieu, le frère du prédicant de Paris, devait faire sur la porte des Bons-Hommes, ils eussent réussi, répondit le duc de Nemours ; mais d’après la position que le duc de Guise m’avait fait prendre, le capitaine Chaudieu a dû me tourner pour éviter un combat. Au lieu d’arriver la nuit, comme les autres, le rebelle n’est venu qu’à la diane, au moment où les troupes du Roi écrasaient les rebelles entrés en ville.
— Et vous aviez un corps de réserve pour garder la porte qui leur avait été livrée ?
— Monsieur le maréchal de Saint-André s’y trouvait avec cinq cents hommes d’armes.
Le prince donna les plus grands éloges sur ces dispositions militaires.
— Pour s’être conduit ainsi, fit-il en terminant, le lieutenant-général devait avoir les secrets des Réformés. Ces gens ont sans doute été trahis.
Le prince fut conduit de rigueur en rigueur ; car, après l’avoir séparé des siens quand il voulut entrer au château, le cardinal et le chancelier lui barrèrent le passage quand il se dirigea vers l’escalier qui menait aux appartements du roi.
— Nous sommes chargés par le Roi, monseigneur, de vous conduire à votre appartement.
— Suis-je donc prisonnier ?
— Si telle était l’intention du roi, vous ne seriez pas accompagné par un prince de l’Église et par moi, dit le chancelier.
Ces deux personnages conduisirent le prince à un appartement où des gardes lui furent donnés, soi-disant par honneur, et où il resta sans voir personne pendant quelques heures. De sa fenêtre, il regarda la Loire et les campagnes qui, d’Amboise à Tours, forment un si beau bassin ; et il réfléchissait à sa situation, en se demandant ce que les Lorrains oseraient entreprendre sur sa personne, quand il entendit la porte de sa chambre s’ouvrir et vit entrer Chicot, le fou du roi, qui lui avait appartenu.
— On te disait en disgrâce, lui dit le prince.
— Vous ne sauriez croire combien, depuis la mort du roi Henri II, la cour est devenue sage.
— Le roi, cependant, doit aimer à rire.
— Lequel ? François II ou François de Lorraine ?
{p. 591} — Tu ne crains donc pas le duc, pour parler ainsi ?
— Il ne me châtiera point pour cela, monseigneur, répondit Chicot en souriant.
— Et à quoi dois-je l’honneur de ta visite ?
— Eh ! ne vous revenait-elle pas de droit après votre arrivée ? Je vous apporte ma marotte et mon bonnet.
— Je ne puis donc pas sortir ?
— Essayez ?
— Et si je sors ?
— Je dirai que vous avez gagné au jeu en jouant contre les règles.
— Chicot, tu me fais peur… Es-tu donc envoyé par quelqu’un qui s’intéresse à moi ?
— Oui ! dit Chicot par un signe de tête. Il s’approcha du prince et lui fit comprendre qu’ils étaient observés et écoutés.
— Qu’as-tu donc à me dire ? demanda le prince de Condé.
— Que l’audace seule peut vous tirer d’affaire, et ceci vient de la reine-mère, fit le fou qui glissa ses paroles dans l’oreille du prince.
— Dis à ceux qui t’envoient, répondit le prince, que je ne serais pas venu dans ce château, si j’avais quelque chose à me reprocher ou à craindre.
— Je cours répéter cette brave réponse ! s’écria le fou.
Deux heures après, à une heure après-midi, avant le dîner du roi, le chancelier et le cardinal de Tournon vinrent chercher le prince pour le présenter à François II, dans la grande galerie où l’on avait tenu conseil. Là, devant toute la cour, le prince de Condé fit le surpris de la froideur que lui marqua le petit roi dans son accueil, et il en demanda la cause.
— On vous accuse, mon cousin, dit sévèrement la reine-mère, d’avoir trempé dans le complot des Réformés, et vous devez vous montrer sujet fidèle et bon catholique, si vous ne voulez attirer la colère du roi sur votre maison.
En entendant ces paroles, dites au milieu du plus profond silence par Catherine, qui donnait le bras au roi son fils et qui avait à sa gauche le duc d’Orléans, le prince se recula de trois pas, par un mouvement plein de fierté, mit la main sur son épée et regarda tous les personnages qui l’environnaient.
— Ceux qui ont dit cela, madame, cria-t-il d’une voix irritée, en ont menti par leur gorge.
{p. 592} Il jeta son gant aux pieds du roi, en disant : Que celui qui veut soutenir cette calomnie s’avance.
La cour entière frissonna, quand on vit le duc de Guise quittant sa place ; mais au lieu de ramasser le gant comme on le croyait, il alla vers l’intrépide bossu.
— S’il vous faut un second, mon prince, faites-moi l’honneur de m’accepter, dit-il. Je réponds de vous, et vous montrerez aux Réformés combien ils s’abusent s’ils veulent vous prendre pour chef…
Le prince fut forcé de tendre la main au lieutenant-général du royaume. Chicot ramassa le gant et le remit à monsieur de Condé.
— Mon cousin, fit le petit roi, vous ne devez tirer l’épée que pour la défense de la couronne, venez dîner ?
Le cardinal de Lorraine, surpris du mouvement de son frère, l’emmena dans ses appartements. Le prince de Condé, sorti du plus grave de ses dangers, donna la main à la reine Marie Stuart pour se rendre dans la salle à manger ; mais, tout en disant des flatteries à la jeune reine, il cherchait quel piége lui tendait en ce moment la politique du Balafré. Le prince eut beau se creuser la tête, il ne devina le projet du Lorrain que quand la reine Marie le lui découvrit.
— C’eût été dommage, lui dit-elle en riant, de voir tomber une tête si spirituelle, et avouez que mon oncle est généreux ?
— Oui, madame, car ma tête ne va bien que sur mes épaules, encore que l’une soit sensiblement plus grosse que l’autre. Mais est-ce générosité chez votre oncle ? Ne s’est-il pas fait un mérite à bon marché ? Croyez-vous qu’il soit si facile de procéder contre un prince du sang ?
— Tout n’est pas fini, reprit-elle. Nous verrons quelle sera votre conduite à l’exécution des gentilshommes de vos amis, pour laquelle le conseil a résolu de déployer le plus grand appareil.
— Je ferai, dit le prince, ce que fera le roi.
— Le roi, la reine-mère et moi-même, nous y assisterons avec toute la cour et les ambassadeurs…
— Une fête ?… dit ironiquement le prince.
— Mieux que cela, dit la jeune reine, un acte de foi, un acte de haute politique. Il s’agit de soumettre les gentilshommes de France à la couronne, de leur faire passer leur goût pour les factions et pour les brigues…
{p. 593} — Vous ne leur ôterez point leur humeur belliqueuse en leur montrant de tels périls, madame, et vous risquez à ce jeu la couronne elle-même, répondit le prince.
À la fin de ce dîner, qui fut assez solennel, la reine Marie eut alors la triste hardiesse de mettre publiquement la conversation sur le procès qui se faisait en ce moment aux seigneurs pris les armes à la main, et de parler de la nécessité de donner le plus grand appareil à leur exécution.
— Madame, dit François II, n’est-ce pas assez pour le roi de France de savoir que le sang de tant de braves gentilshommes coulera ? faut-il en faire un triomphe ?
— Non, sire ; mais un exemple, répondit Catherine.
— Votre grand-père et votre père avaient coutume d’assister au brûlement des hérétiques, dit Marie Stuart.
— Les rois qui ont régné avant moi faisaient à leur guise, et je veux faire à la mienne, répondit le roi.
— Philippe II, reprit Catherine, qui certainement est un grand monarque, a fait dernièrement, étant dans les Pays-Bas, retarder un acte de foi jusqu’à ce qu’il fût de retour à Valladolid.
— Qu’en pensez-vous, mon cousin ? dit le roi au prince de Condé.
— Sire, vous ne pouvez vous en dispenser, il y faut le nonce du pape et les ambassadeurs. J’irai volontiers, moi, du moment où les dames sont de la fête…
Le prince de Condé, sur un regard de Catherine de Médicis, avait pris bravement son parti.
Pendant que le prince de Condé entrait au château d’Amboise, le pelletier des deux reines y arrivait aussi de Paris, amené par l’inquiétude dans laquelle les événements du Tumulte avaient plongé sa famille et celle de Lallier. À la porte du château, quand le vieillard se présenta, le capitaine, au mot de pelletier de la reine, lui répondit : — Brave homme, si tu veux être pendu, tu n’as qu’à mettre le pied à la cour. En entendant ces paroles, le père au désespoir s’assit sur une barrière à quelques pas et attendit qu’un serviteur d’une des deux reines ou quelque femme vînt à passer afin d’avoir des nouvelles de son fils ; mais il resta pendant toute la journée sans voir personne de connaissance, et fut forcé de descendre en ville où il se logea, non sans peine, dans une hôtellerie sur la place où se faisaient les exécutions. Il fut obligé de payer une {p. 594} livre par jour pour avoir une chambre dont la fenêtre donnât sur la place. Le lendemain, il eut le courage d’assister, de sa fenêtre, à l’exécution des fauteurs de la rébellion qu’on avait condamnés à être roués ou pendus, en gens de peu d’importance. Le syndic de la confrérie des pelletiers fut bien heureux de ne pas apercevoir son fils parmi les patients. Quand l’exécution fut terminée, il alla se mettre sur le passage du greffier. Après s’être nommé, et lui avoir mis une bourse pleine d’écus dans la main, il le pria de rechercher si, dans les trois exécutions précédentes, il avait eu le nommé Christophe Lecamus. Le greffier, touché par les manières et par l’accent de la voix de ce père au désespoir, l’emmena jusque chez lui. Après une soigneuse vérification, il donna au vieillard l’assurance que ledit Christophe ne se trouvait ni parmi les gens exécutés jusqu’alors, ni parmi ceux qui devaient être mis à mort les jours suivants.
— Mon cher maître, dit le greffier au syndic, le parlement s’est chargé du procès des seigneurs impliqués dans l’affaire, et des principaux chefs. Ainsi, peut-être votre fils est-il détenu dans les prisons du château et fera-t-il partie de la magnifique exécution que préparent nosseigneurs le duc de Guise et le cardinal de Lorraine. On doit trancher la tête à vingt-sept barons, onze comtes et sept marquis, en tout cinquante gentilshommes ou chefs de Réformés. Comme la justice de la comté de Touraine n’a rien de commun avec le parlement de Paris, si vous voulez absolument avoir des nouvelles de votre fils, allez voir monseigneur le chancelier Olivier qui, par l’ordre du lieutenant-général du royaume, a la grande main sur le procès.
Le pauvre vieillard alla trois fois chez le chancelier, et y fit queue dans la cour en compagnie d’un grand nombre de personnes qui sollicitaient pour leurs parents ; mais comme les gens titrés passaient avant les bourgeois, il fut obligé de renoncer à vouloir parler au chancelier qu’il vit plusieurs fois, sortant de sa maison pour se rendre soit au château, soit à la commission nommée par le parlement, au milieu d’une haie de solliciteurs que des gardes faisaient ranger pour lui laisser le passage libre. C’était une horrible scène de désolation39, car il se trouvait parmi les solliciteurs des femmes, des filles ou des mères, des familles entières éplorées. Le vieux Lecamus donna beaucoup d’or à des valets du château en les priant de remettre des lettres qu’il écrivit soit à Dayelle, la femme {p. 595} de chambre de la reine Marie, soit à celle de la reine-mère ; mais les valets prenaient les écus du bonhomme et remettaient, selon l’ordre du cardinal, les lettres au grand-prévôt de la cour. En déployant une cruauté inouïe, les princes lorrains pouvaient craindre les vengeances, et jamais ils ne prirent plus de précautions que pendant le séjour de la cour à Amboise, en sorte que ni la corruption la plus puissante, celle de l’or, ni les démarches les plus actives ne donnèrent au Syndic des Pelletiers des lumières sur le sort de son fils. Il allait par cette petite ville d’un air morne, examinant les immenses préparatifs que faisait faire le cardinal pour le terrible spectacle auquel devait assister le prince de Condé. On stimulait alors la curiosité publique, de Paris à Nantes, par les moyens en usage à cette époque. L’exécution avait été annoncée en chaire par tous les prédicateurs et par les curés, en même temps que la victoire du roi sur les hérétiques. Trois tribunes élégantes, parmi lesquelles celle du milieu paraissait devoir être plus somptueuse que les autres, furent adossées à la plate-forme du château d’Amboise, au pied de laquelle devait avoir lieu l’exécution. Autour de cette place, on bâtissait des gradins en planches qui furent garnis d’une foule immense attirée par la célébrité donnée à cet acte de foi. Dix mille personnes environ campèrent dans les champs, la veille du jour où cet horrible spectacle devait avoir lieu. Les toits furent chargés de monde, et les croisées se louèrent jusqu’à dix livres, somme énorme pour le temps. Le pauvre père avait, comme bien on pense, une des meilleures places pour embrasser le théâtre où devaient périr tant de gentilshommes, et au milieu duquel il vit dresser un vaste échafaud couvert en drap noir. On y apporta, le matin du jour fatal, le chouquet, nom du billot où le condamné devait poser sa tête en se mettant à genoux, puis, un fauteuil drapé de noir pour le greffier du parlement chargé d’appeler les gentilshommes en énonçant leur sentence. L’enceinte fut gardée dès le matin par la compagnie écossaise et par les gendarmes de la maison du roi, pour empêcher que la foule ne l’envahît avant l’exécution.
Après une messe solennelle dite au château et dans les églises de la ville, on amena les seigneurs, les derniers qui restassent de tous les conjurés. Ces gentilshommes, dont quelques-uns avaient subi la torture, furent réunis au pied de l’échafaud et assistés par des moines qui essayèrent de les faire renoncer aux doctrines de Calvin ; mais aucun d’eux n’écouta la voix de ces gens que leur {p. 596} avait détachés le cardinal de Lorraine, et parmi lesquels ces gentilshommes craignirent sans doute de trouver des espions du Lorrain. Afin de se délivrer des persécutions de leurs antagonistes, ils entonnèrent un psaume mis en vers français par Clément Marot. Calvin, comme on sait, avait décrété de prier Dieu dans la langue de chaque pays, autant par raison que pour attaquer le culte romain. Ce fut une coïncidence touchante pour ceux qui, dans la foule, plaignaient ces gentilshommes, que de leur entendre dire ce verset, au moment où la cour arriva :
Dieu nous soit doux et favorable,
Nous bénissant par sa bonté,
Et de son visage adorable
Nous fasse luire la clarté.
Tous les regards des Réformés se portèrent sur leur chef, le prince de Condé, qui fut, à dessein, placé entre la reine Marie et le duc d’Orléans. La reine Catherine de Médicis se trouvait après son fils, et avait le cardinal à sa gauche. Le nonce du pape était debout derrière les reines. Le lieutenant-général du royaume était à cheval au bas de l’estrade avec deux maréchaux de France et ses capitaines. Quand le prince de Condé parut, tous les gentilshommes qui devaient être décapités, et qui le connaissaient, le saluèrent, et l’intrépide bossu leur rendit ce salut.
— Il est difficile, dit-il au duc d’Orléans, de ne pas être poli avec des gens qui vont mourir.
Les deux autres tribunes furent remplies par les invités, par les courtisans et par les personnes de service à la cour. Ce fut enfin le monde du château de Blois, qui passait ainsi d’une fête aux supplices, comme plus tard il passa des plaisirs de la cour aux périls de la guerre avec une facilité qui sera toujours, pour les étrangers, un des ressorts de leur politique en France. Le pauvre Syndic des Pelletiers de Paris éprouva la joie la plus vive en ne voyant pas son fils parmi les cinquante-sept gentilshommes condamnés à mourir. À un signe du duc de Guise, le greffier, placé sur l’échafaud, cria sur-le-champ à haute voix : — Jean-Louis-Albéric, baron de Raunay, coupable d’hérésie, de crime de lèze-majesté et d’attaque à main armée contre la personne du Roi.
Un grand bel homme monta d’un pied sûr à l’échafaud, salua le {p. 597} peuple et la cour, et dit : — L’arrêt en a menti, je me suis armé pour délivrer le Roi de ses ennemis, les Lorrains ! Il plaça sa tête sur le billot, et elle tomba.
Les Réformés chantèrent :
Dieu, tu nous as mis à l’épreuve
Et tu nous as examinés ;
Comme l’argent que l’on épreuve,
Par feu tu nous as affinés.
— Robert-Jean-René BRIQUEMAUT, comte de Villemongis, coupable du crime de lèze-majesté et d’attentat contre la personne du Roi, cria le greffier.
Le comte trempa ses mains dans le sang du baron de Raunay, et dit : — Que ce sang retombe sur les vrais coupables.
Les Réformés chantaient :
Tu nous as fait entrer et joindre
Aux piéges de nos ennemis,
Tu nous as fait les reins astreindre
Des filets où tu nous as mis.
— Avouez, monsieur le Nonce, dit le prince de Condé, que si les gentilshommes français savent conspirer, ils savent aussi mourir.
— Quelles haines, mon frère, dit la duchesse de Guise au cardinal de Lorraine, vous attirez sur la tête de nos enfants !
— Ce spectacle me fait mal, dit le jeune roi qui pâlissait à la vue du sang répandu.
— Bah ! des rebelles ?… dit Catherine de Médicis.
On entendait toujours les chants, et la hache allait toujours. Enfin, ce spectacle sublime de gens qui mouraient en chantant, et surtout l’impression que produisit sur la foule la diminution progressive des chants, fit passer par-dessus la crainte que les Lorrains inspiraient.
— Grâce ! cria le peuple tout d’une voix quand il n’entendit plus que les faibles accents d’un seigneur, le plus considérable de tous, réservé pour le dernier coup. Il était seul au pied de l’escabelle par laquelle on montait à l’échafaud, et chantait :
Dieu nous soit doux et favorable,
Nous bénissant par sa bonté,
Et de son visage adorable
Nous fasse luire la clarté.
{p. 598} — Allons, duc de Nemours, dit le prince de Condé qui se fatigua de son rôle, vous à qui l’on doit le gain de l’échauffourée et qui avez aidé à prendre ces gens-là, ne vous croyez-vous pas obligé de demander grâce pour celui-ci ? C’est Castelnau, qui, m’a-t-on dit, a reçu votre parole d’être traité courtoisement en se rendant…
— Ai-je donc attendu qu’il fût là pour le sauver ? dit le duc de Nemours atteint par ce dur reproche.
Le greffier appela lentement et à dessein sans doute.
— Michel-Jean-Louis, baron de CASTELNAU-CHALOSSE, atteint et convaincu du crime de lèze-majesté et d’attentat à la personne du Roi.
— Non, dit fièrement Castelnau, ce ne saurait être un crime que de s’être opposé à la tyrannie et à l’usurpation projetée des Guise !
L’exécuteur lassé, qui vit du mouvement dans la tribune, arrangea sa hache.
— Monsieur le baron, dit-il, je ne voudrais pas vous faire souffrir, et un moment de plus peut vous sauver.
Tout le peuple cria de nouveau : — Grâce !
— Allons, dit le roi, grâce à ce pauvre Castelnau qui a sauvé le duc d’Orléans.
Le cardinal se méprit avec intention sur le mot : allons. Il fit un signe à l’exécuteur, en sorte que la tête de Castelnau tomba quand le roi lui faisait grâce.
— Celui-là, cardinal, est sur votre compte, dit Catherine.
Le lendemain de cette affreuse exécution, le prince de Condé partit pour la Navarre.
Cette affaire produisit une grande sensation en France et dans toutes les cours étrangères ; mais les torrents de sang noble qui furent alors versés causèrent une si grande douleur au chancelier Olivier, que ce digne magistrat, en apercevant enfin le but où tendaient les Guise, sous prétexte de défendre le trône et la religion, ne se sentit pas assez fort pour leur tenir tête. Quoiqu’il fût leur créature, il ne voulut pas leur sacrifier et son devoir et la monarchie, il se retira des affaires publiques, en leur désignant l’Hospital pour son successeur. Catherine, en apprenant le choix d’Olivier, proposa Birague pour chancelier et mit une excessive ardeur à sa sollicitation. Le cardinal, à qui la circonstance du billet écrit par l’Hospital à Catherine était inconnue, et qui le croyait toujours {p. 599} fidèle à la maison de Lorraine, en fit le concurrent de Birague, et la reine-mère eut l’air de se le laisser imposer. Dès son entrée en charge, l’Hospital prit des mesures contre l’inquisition, que le cardinal de Lorraine voulait importer en France, et contre-carra si bien toutes les mesures antigallicanes et politiques des Guise, il se montra si bon Français, que, pour le réduire, il fut, trois mois après sa nomination, exilé à sa terre du Vignay, près d’Étampes.
Le bonhomme Lecamus attendait avec impatience que la cour quittât Amboise, car il n’avait pu trouver l’occasion de parler ni à la reine Marie, ni à la reine Catherine, et il espérait se placer sur le passage de la cour au moment où elle voyagerait le long de la levée pour retourner à Blois. Le syndic se déguisa en pauvre, au risque de se faire prendre pour un espion, et à la faveur de ce déguisement, il put se mêler aux malheureux qui bordaient la route. Après le départ du prince de Condé, le duc et le cardinal crurent avoir imposé silence aux Réformés et laissèrent la reine-mère un peu plus libre. Lecamus savait qu’au lieu d’aller en litière, Catherine aimait à monter à cheval à la planchette, tel était le nom que l’on donnait alors à l’étrier inventé pour Catherine ou par Catherine qui s’était blessée à la jambe et qui appuyait ses deux pieds sur une espèce de bât de velours, en s’asseyant de côté sur le dos du cheval et passant une jambe dans une échancrure de la selle. Comme la reine avait de très-belles jambes, elle fut accusée d’avoir trouvé cette mode pour les montrer. Le vieillard put ainsi se présenter aux yeux de Catherine de Médicis ; mais, dès qu’elle le reconnut, elle eut l’air de se courroucer.
— Éloignez-vous d’ici, bonhomme, et qu’on ne vous voie point me parler, lui dit-elle avec une sorte d’anxiété. Faites-vous nommer député par le corps des métiers de Paris aux États-Généraux, et soyez pour moi dans l’assemblée à Orléans, vous saurez à quoi vous en tenir sur votre fils…
— Existe-t-il ? demanda le vieillard.
— Hélas ! fit la reine, je l’espère.
Lecamus fut obligé de retourner à Paris avec cette triste parole et le secret de la convocation des États-Généraux que la reine venait de lui confier.
Depuis quelques jours, le cardinal de Lorraine avait obtenu des révélations sur la culpabilité de la cour de Navarre. À Lyon, à Mouvans en Dauphiné, des Réformés commandés par le prince le plus {p. 600} entreprenant de la maison de Bourbon, avaient essayé de soulever les populations. Cette audace, après les sanglantes exécutions d’Amboise, étonna les princes lorrains, qui, pour en finir sans doute avec l’hérésie par des moyens dont le secret fut gardé par eux, proposèrent de convoquer les États-Généraux à Orléans. Catherine de Médicis, qui avait aperçu un point d’appui pour sa politique dans la représentation nationale, y avait consenti avec joie. Le cardinal, qui voulait ressaisir sa proie et abattre la maison de Bourbon, ne convoquait les États que pour y faire venir le prince de Condé40 et le roi de Navarre, Antoine de Bourbon, père de Henri IV, et il voulut alors se servir de Christophe pour convaincre le prince de haute trahison, s’il réussissait encore à le mettre au pouvoir du roi.
Après deux mois passés dans la prison de Blois, un matin Christophe fut apporté sur une civière, couché sur un lit, dans une toue, et remonta vers Orléans où le poussait un vent d’ouest. Il y arriva le soir et fut conduit dans la célèbre tour Saint-Agnan. Christophe, qui ne savait que penser de sa translation, eut tout le temps de réfléchir à sa conduite et à son avenir. Il resta là deux autres mois sur son grabat sans pouvoir remuer les jambes. Ses os étaient brisés. Quand il réclama l’assistance d’un chirurgien de la ville, le geôlier lui répondit que sa consigne était si rigoureuse envers lui, qu’il ne devait s’en remettre à personne du soin de lui apporter des aliments. Cette sévérité, dont l’effet était de le tenir au secret, étonna Christophe : dans ses idées, il devait être ou pendu ou relâché ; il ignorait entièrement les événements d’Amboise.
Malgré les avis secrets de rester chez eux que leur fit donner Catherine de Médicis, les deux chefs de la maison de Bourbon s’étaient déterminés à se rendre aux États, tant les lettres autographes du roi les avaient rassurés ; et quand la cour s’établissait à Orléans, on apprit, non sans étonnement, par Groslot, chancelier de Navarre, l’arrivée des princes.
François II s’établit dans l’hôtel du chancelier de Navarre, qui était aussi bailli d’Orléans. Ce Groslot, dont la double position est une des bizarreries de ce temps où les Réformés possédèrent des abbayes, Groslot, le Jacques Cœur orléanais, l’un des plus riches bourgeois de cette époque, ne laissa pas son nom à sa maison ; elle fut plus tard appelée le Bailliage, car elle fut sans doute acquise des héritiers par la couronne ou par la province {p. 601} pour y placer ce tribunal. Cette charmante construction, due à la bourgeoisie du seizième siècle, et qui complète si bien l’histoire de ce temps, où le roi, la noblesse et la bourgeoisie luttaient de grâce, d’élégance et de richesse dans la construction de leurs demeures, témoin à Varangeville41, le splendide manoir d’Ango et l’hôtel, dit d’Hercules, à Paris, existe encore de nos jours ; mais dans un état qui doit faire le désespoir des archéologues et des amis du moyen-âge42. Il est difficile d’être allé à Orléans sans y avoir remarqué sur la place de l’Estape l’hôtel-de-ville. Cet hôtel-de-ville est l’ancien bailliage, l’hôtel de Groslot, la plus illustre maison d’Orléans et la plus négligée.
Les restes de cet hôtel annoncent, aux yeux de l’archéologue, combien il fut magnifique, à une époque où les maisons bourgeoises se bâtissaient beaucoup plus en bois qu’en pierre, et où les seigneurs seuls avaient le droit de se faire des manoirs, mot significatif. Pour avoir servi de demeure au roi à une époque où la cour déployait tant de luxe et de pompe, l’hôtel Groslot devait être alors la plus grande et la plus splendide maison d’Orléans. Ce fut sur cette place de l’Estape que les Guise et le roi passèrent en revue la garde bourgeoise à laquelle on donna pour chef, durant le séjour du roi, monsieur de Cypierre. À cette époque, la cathédrale de Sainte-Croix, plus tard achevée par Henri IV, qui voulut donner ce gage de la sincérité de sa conversion, était en construction, et ses alentours, jonchés de pierres, embarrassés de chantiers, furent occupés par les Guise qui se logèrent dans l’hôtel de l’évêque, aujourd’hui détruit.
La ville fut occupée militairement, et les mesures que prirent les Lorrains indiquaient combien ils voulaient laisser peu de liberté aux États-Généraux dont les membres affluaient dans la ville et faisaient surenchérir les loyers des plus petits bouges. Aussi la cour, la milice bourgeoise, la noblesse et la bourgeoisie s’attendaient-elles à quelque coup d’État, et leur attente ne fut pas trompée à l’arrivée des princes du sang. Quand les deux princes entrèrent dans la chambre du roi, la cour vit avec effroi l’insolence du cardinal de Lorraine qui, pour afficher hautement ses prétentions, resta couvert, tandis que le roi de Navarre était devant lui, tête nue. En ce moment Catherine de Médicis baissa les yeux pour ne pas laisser voir son indignation. Il y eut alors une explication solennelle entre le jeune roi et les deux chefs de la branche {p. 602} cadette ; elle fut courte, car aux premiers mots que dit le prince de Condé, François II la termina par ces terribles paroles : — Messieurs mes cousins, j’avais cru l’affaire d’Amboise terminée, il n’en est rien, et l’on veut nous faire regretter l’indulgence dont nous avons usé !
— Ce n’est pas tant le roi que messieurs de Guise qui nous parlent, répliqua le prince de Condé.
— Adieu, monsieur, fit le petit roi que la colère rendait pourpre.
Dans la grande salle, le prince eut le passage barré par les deux capitaines des gardes. Quand celui de la Compagnie Française s’avança, le prince tira une lettre de son pourpoint, et dit en face de toute la cour : — Pouvez-vous me lire ceci, monsieur de Maillé-Brézé ?
— Volontiers, dit le capitaine de la Compagnie Française.
« Mon cousin, venez en toute sûreté, je vous donne ma parole royale que vous le pouvez. Si vous avez besoin d’un sauf-conduit, ces présentes vous en serviront. »
— Signé ?… fit le malicieux et courageux bossu.
— Signé François, dit Maillé.
— Non, non, reprit le prince, il y a « votre bon cousin et ami François ! » — Messieurs, cria-t-il aux Écossais, je vous suis dans la prison où vous avez charge de me conduire de la part du roi. Il y a assez de noblesse en cette salle pour comprendre ceci !
Le profond silence qui régna dans la salle aurait dû éclairer les Guise ; mais le silence est ce que les princes écoutent le moins.
— Monseigneur, dit le cardinal de Tournon qui suivit le prince, depuis l’affaire d’Amboise, vous avez entrepris sur Lyon et à Mouvans en Dauphiné des choses contre l’autorité royale, desquelles le roi n’avait pas connaissance quand il vous écrivait ainsi.
— Fourbes ! s’écria le prince en riant.
— Vous avez fait une déclaration publique contre la messe et pour l’hérésie…
— Nous sommes maîtres en Navarre, dit le prince.
— Vous voulez dire le Béarn ? Mais vous devez hommage à la couronne, répondit le président de Thou.
— Ah ! vous êtes ici, président ? s’écria le prince avec ironie. Y êtes-vous avec tout le parlement ?
Sur ce mot, le prince jeta sur le cardinal un regard de mépris et quitta la salle : il comprit qu’on en voulait à sa tête. Lorsque {p. 603} le lendemain messieurs de Thou, de Viole, d’Espesse, le procureur-général Bourdin et le greffier en chef Du Tillet entrèrent dans la prison, il les tint debout et leur exprima ses regrets de les voir chargés d’une affaire qui ne les regardait pas ; puis il dit au greffier : Écrivez ! et il dicta ceci :
Moi, Louis de Bourbon, prince de Condé, pair du royaume, marquis de Conti, comte de Soissons, prince du sang de France, déclare refuser formellement de reconnaître aucune commission nommée pour me juger, attendu qu’en ma qualité et en vertu du privilége attaché à tout membre de la maison royale, je ne puis être accusé, entendu, jugé, que par le parlement garni de tous les pairs, toutes les chambres assemblées, et le roi séant en son lit de justice.
— Vous deviez savoir cela mieux que d’autres, messieurs, c’est tout ce que vous aurez de moi. Pour le surplus, je me confie à mon droit et à Dieu !
Les magistrats procédèrent nonobstant le silence obstiné du prince. Le roi de Navarre était en liberté, mais observé ; sa prison était plus grande que celle du prince, ce fut toute la différence de sa position et de celle de son frère ; car la tête du prince de Condé et la sienne devaient tomber du même coup.
Christophe ne fut donc gardé si sévèrement au secret par les ordres du cardinal et du lieutenant-général du royaume, que pour donner aux magistrats une preuve de la culpabilité du prince. Les lettres saisies sur La Sague43, le secrétaire du prince, intelligibles pour des hommes d’État, n’étaient pas assez claires pour des juges. Le cardinal avait médité de confronter par hasard le prince et Christophe, qui n’avait pas été placé sans intention dans une salle basse de la tour de Saint-Agnan, dont la fenêtre donnait sur le préau. À chaque interrogatoire que les magistrats lui firent subir, Christophe se renferma dans un système de dénégation absolue, qui prolongea naturellement le procès jusqu’à l’ouverture des États.
Lecamus, qui n’avait pas manqué de se faire nommer député du Tiers-État par la bourgeoisie de Paris, arriva quelques jours après l’arrestation du prince à Orléans. Cette nouvelle, qui lui fut apprise à Étampes, redoubla ses inquiétudes, car il comprit, lui qui savait seul l’entrevue du prince et de son fils sous le Pont-au-Change, que le sort de Christophe était lié à celui de l’audacieux chef du parti de la Réformation. Aussi résolut-il d’étudier les {p. 604} ténébreux intérêts qui se croisaient à la cour depuis l’ouverture des États, afin de trouver un moyen de sauver son fils. Il ne devait pas songer à la reine Catherine, qui refusa de voir son pelletier. Aucune des personnes de la cour qu’il put voir ne lui donna de nouvelles satisfaisantes sur son fils, et il en était arrivé à un tel degré de désespoir, qu’il allait s’adresser au cardinal lui-même, quand il sut que monsieur de Thou avait accepté, ce qui fait une tache à sa vie, d’être un des juges du prince de Condé. Le syndic alla voir le protecteur de son fils, et apprit que Christophe était encore vivant, mais prisonnier.
Le gantier Tourillon, chez qui La Renaudie avait envoyé Christophe, avait offert dans sa maison une chambre au sieur Lecamus pour tout le temps de la durée des États. Le gantier croyait le pelletier secrètement attaché, comme lui, à la religion réformée ; mais il vit bientôt qu’un père qui craint pour les jours de son fils ne comprend plus les nuances religieuses, et se jette à corps perdu dans le sein de Dieu, sans se soucier de l’écharpe que lui mettent les hommes. Le vieillard, repoussé dans toutes ses tentatives, allait comme un hébété par les rues ; contre ses prévisions, son or ne lui servait à rien ; monsieur de Thou l’avait prévenu que s’il corrompait quelque serviteur de la maison de Guise, il en serait pour son argent, car le duc et le cardinal ne laissaient rien transpirer de ce qui regardait Christophe. Ce magistrat, dont la gloire est un peu ternie par le rôle qu’il jouait alors, avait essayé de donner quelque espérance au père désolé ; mais il tremblait tellement lui-même pour les jours de son filleul, que ses consolations alarmèrent davantage le pelletier. Le vieillard rôdait autour de la maison. En trois mois, il avait maigri. Son seul espoir, il le plaçait dans la vive amitié qui depuis longtemps l’unissait à l’Hippocrate du seizième siècle. Ambroise essaya de dire un mot à la reine Marie en sortant de la chambre du roi ; mais dès qu’il eut nommé Christophe, la fille des Stuarts, irritée à la perspective de son sort s’il arrivait malheur au roi, et qui le crut empoisonné par les Réformés, à cause de l’opportune soudaineté de sa maladie, répondit : — Si mes oncles m’écoutaient, un pareil fanatique serait déjà pendu ! Le soir où cette funeste réponse fut donnée à Lecamus par son ami Paré, sur la place de l’Estape, il revint à demi mort et rentra dans sa chambre en refusant de souper. Tourillon, inquiet, monta, trouva le vieillard en pleurs, et {p. 605} comme les yeux vieillis du pauvre pelletier laissaient voir la chair intérieure des paupières ridées et rougies, le gantier crut qu’il pleurait du sang.
— Consolez-vous, mon père, dit le Réformé, les bourgeois d’Orléans sont furieux de voir leur ville traitée comme si elle eût été prise d’assaut, gardée par les soldats de monsieur de Cypierre ; et si la vie du prince de Condé se trouvait en péril, nous aurions bientôt démoli la tour de Saint-Agnan ; car toute notre ville est pour la Réforme et se révoltera, soyez-en sûr !
— Quand on pendrait les Lorrains, leur mort me rendrait-elle mon fils ? répondit le père désolé.
En ce moment on frappa discrètement à la porte de Tourillon, qui descendit pour ouvrir lui-même. Il était nuit close. Dans ces temps de troubles, chaque maître de maison prenait des précautions minutieuses. Tourillon regarda par la grille du judas pratiqué dans sa porte, et vit un étranger dont l’accent trahissait un Italien. Cet homme, vêtu de noir, demandait à parler à Lecamus pour affaires de commerce, et Tourillon l’introduisit. À la vue de l’étranger, le pelletier tressaillit horriblement ; mais l’étranger trouva le temps de se mettre un doigt sur les lèvres ; Lecamus lui dit alors en comprenant ce geste : Vous venez sans doute pour m’offrir des fourrures ?
— Si, répondit en italien l’étranger d’une façon discrète.
Ce personnage était en effet le fameux Ruggieri, l’astrologue de la reine-mère. Tourillon descendit chez lui, en comprenant qu’il était de trop chez son hôte.
— Où pouvons-nous causer sans avoir à craindre qu’on ne nous entende ? dit le prudent Florentin.
— Il nous faudrait être en plein champ, répondit Lecamus ; mais on ne nous laissera pas sortir, vous connaissez la sévérité avec laquelle les portes sont gardées. Nul ne quitte la ville sans une passe de monsieur de Cypierre, fût-il, comme moi, membre des États. Aussi devons-nous dès demain, à notre séance, nous plaindre tous de ce défaut de liberté.
— Travaillez comme une taupe, mais ne laissez jamais voir vos pattes dans quoi que ce soit, lui dit le rusé Florentin. La journée de demain sera sans doute décisive. D’après mes observations, demain ou après vous aurez peut-être votre fils.
— Que Dieu vous entende, vous qui passez pour ne consulter que le diable !
{p. 606} — Venez donc chez moi, dit l’astrologue en souriant. J’ai pour observer les astres la tour du sieur Touchet de Beauvais, le lieutenant du Bailliage, dont la fille plaît fort au petit duc d’Orléans. J’ai fait le thème de cette petite, il indique en effet qu’elle sera une grande dame et aimée par un roi. Le lieutenant est un bel esprit, il aime les sciences, et la reine m’a fait loger chez ce bonhomme, qui a l’esprit d’être un forcené guisard en attendant le règne de Charles IX.
Le pelletier et l’astrologue se rendirent à l’hôtel du sieur de Beauvais sans être vus ni rencontrés ; mais dans le cas où la visite de Lecamus serait découverte, le Florentin comptait lui donner le prétexte d’une consultation astrologique sur le sort de Christophe. Quand ils furent arrivés en haut de la tourelle où l’astrologue avait mis son cabinet, Lecamus lui dit : — Mon fils est donc bien certainement vivant ?
— Encore, répondit Ruggieri, mais il s’agit de le sauver. Songez, marchand de peaux, que je ne donnerais pas deux liards de la vôtre, s’il vous échappait, dans toute votre vie, une seule syllabe de ce que je vais vous dire.
— Recommandation inutile, mon maître ; je suis fournisseur de la cour depuis le défunt roi Louis XII, et voici le quatrième règne que je vois.
— Vous direz bientôt le cinquième, repartit Ruggieri.
— Que savez-vous de mon fils ?
— Eh ! bien, il a été mis à la question.
— Pauvre enfant ! dit le bonhomme en levant les yeux au ciel.
— Il a les genoux et les chevilles un tantinet broyés ; mais il a conquis une royale protection qui s’étendra sur toute sa vie, fit vivement le Florentin en voyant l’effroi du père. Votre petit Christophe a rendu service à notre grande reine Catherine. Si nous tirons votre fils des griffes du Lorrain, vous le verrez quelque jour conseiller au parlement. On se ferait casser trois fois les os pour être dans les bonnes grâces de cette chère souveraine, un bien beau génie, qui triomphera de tous les obstacles ! J’ai fait le thème du duc de Guise : il sera tué dans un an d’ici ! Voyons, Christophe a vu le prince de Condé…
— Vous qui savez l’avenir, ne savez-vous point le passé ? dit le pelletier.
— Je ne vous interroge pas, bonhomme, je vous instruis. Or, si {p. 607} votre fils, qui sera mis demain sur le passage du prince, le reconnaît, ou si le prince reconnaît votre fils, la tête de monsieur de Condé sautera. Dieu sait ce qui adviendra de son complice ! Rassurez-vous. Ni votre fils ni le prince ne seront mis à mort, j’ai fait leurs thèmes, ils doivent vivre ; mais j’ignore par quels moyens ils se tireront d’affaire. Sans compter la certitude de mes calculs, nous allons y mettre ordre. Demain le prince recevra par des mains sûres un livre de prières où nous lui ferons passer un avis. Dieu veuille que votre fils soit discret, car il ne sera pas prévenu, lui ! Un seul regard de connaissance coûtera la vie au prince. Aussi, quoique la reine-mère ait tout lieu de compter sur la fidélité de Christophe…
— On l’a mise à de rudes épreuves ! s’écria le pelletier.
— Ne parlez pas ainsi ! Croyez-vous que la reine soit à la noce ? Aussi va-t-elle prendre des mesures comme si les Guise avaient résolu la mort du prince ; et bien fait-elle, la sage et prudente reine ! Or, elle compte sur vous pour être aidée en toute chose. Vous avez quelque influence sur le Tiers-État, où vous représentez les corps de métiers de Paris, et quoique les guisards vous promettent de mettre votre fils en liberté, tâchez de les trupher, et soulevez votre Ordre contre les Lorrains. Demandez la reine-mère pour régente, le roi de Navarre y consentira demain publiquement à la séance des États.
— Mais le roi ?
— Le roi mourra, répondit Ruggieri, j’ai dressé son thème. Ce que la reine vous demande de faire pour elle aux États est tout simple ; mais elle attend de vous un plus grand service. Vous avez soutenu dans ses études le grand Ambroise Paré, vous êtes son ami…
— Ambroise aime aujourd’hui le duc de Guise plus qu’il ne m’aime, et il a raison, il lui doit sa charge ; mais il est fidèle au roi. Aussi, quoiqu’il incline à la Réforme, ne fera-t-il rien contre son devoir.
— Peste soit de ces honnêtes gens ! s’écria le Florentin. Ambroise s’est vanté ce soir de tirer le petit roi d’affaire. Si le roi recouvre la santé, les Guise triomphent, les princes meurent, la maison de Bourbon sera finie, nous retournerons à Florence, votre fils est pendu, et les Lorrains auront bon marché des autres enfants de France…
{p. 608} — Grand Dieu ! s’écria Lecamus.
— Ne vous exclamez pas ainsi, c’est d’un bourgeois qui ne sait rien de la cour ; mais allez aussitôt chez Ambroise, et sachez de lui ce qu’il compte faire pour sauver le roi. S’il y a quelque certitude, vous viendrez me confier l’opération en laquelle il a tant de foi.
— Mais… dit Lecamus.
— Obéissez aveuglément, mon cher, autrement vous seriez ébloui.
— Il a raison, pensa le pelletier. Et il alla chez le premier chirurgien du roi, qui logeait dans une hôtellerie sur la place du Martroi.
En ce moment, Catherine de Médicis se trouvait dans une extrémité politique semblable à celle où Christophe l’avait vue à Blois. Si elle s’était formée à la lutte, si elle avait exercé sa haute intelligence dans cette première défaite, sa situation, quoique exactement la même, était aussi devenue plus critique et plus périlleuse que lors du tumulte d’Amboise. Les événements avaient grandi autant que la femme. Quoiqu’elle parût marcher d’accord avec les deux princes lorrains, Catherine tenait les fils d’une conspiration savamment ourdie contre ses terribles associés, et attendait un moment propice pour lever le masque. Le Cardinal venait d’avoir la certitude d’être trompé par Catherine. Cette habile Italienne avait vu dans la maison cadette un obstacle à opposer aux prétentions des Guise ; et, malgré l’avis des deux Gondi, qui lui conseillaient de laisser les Guise se porter à des violences contre les Bourbons, elle avait fait manquer, en avertissant la reine de Navarre, le projet concerté par les Guise avec l’Espagne de s’emparer du Béarn. Comme ce secret d’État n’était connu que d’eux et de la reine-mère, les deux princes lorrains, certains de la duplicité de leur alliée, voulurent la renvoyer à Florence ; et, pour s’assurer de la trahison de Catherine envers l’État (la maison de Lorraine était l’État), le duc et le cardinal venaient de lui confier leur dessein de se défaire du roi de Navarre. Les précautions que prit à l’instant Antoine de Bourbon prouvèrent aux deux frères que ce secret, connu d’eux trois seulement, avait été divulgué par la reine-mère. Le cardinal de Lorraine reprocha sur-le-champ à la reine-mère son manque de foi devant François II, en la menaçant d’un édit de bannissement, au cas où de nouvelles indiscrétions mettraient {p. 609} l’État en péril. Catherine, qui se vit alors dans un extrême danger, devait agir en grand roi. Aussi donna-t-elle alors la preuve de sa haute capacité ; mais il faut avouer qu’elle fut aussi très-bien servie par ses intimes. L’Hospital fit parvenir à la Reine un billet ainsi conçu : « Ne laissez pas mettre à mort un prince du sang par une commission, vous seriez bientôt enlevée aussi ! » Catherine envoya Birague au Vignay, pour faire dire au chancelier de venir aux États, malgré sa disgrâce. Birague arriva, cette nuit même, à trois lieues d’Orléans, avec L’Hospital, qui se déclarait ainsi pour la reine-mère. Chiverny, dont la fidélité fut alors à bon droit soupçonnée par messieurs de Guise, s’était sauvé d’Orléans ; et, par une marche qui faillit lui coûter la vie, il avait atteint Écouen en dix heures. Il apprit au connétable de Montmorency le péril de son neveu, le prince de Condé, et l’audace des Lorrains. Anne de Montmorency, furieux de savoir que le prince n’avait dû la vie qu’à la subite invasion du mal dont mourut François II, arrivait avec quinze cents chevaux et cent gentilshommes. Afin de mieux surprendre messieurs de Guise, il avait évité Paris en venant d’Écouen à Corbeil, et de Corbeil à Pithiviers par la vallée de l’Essonne.
— Capitaine contre capitaine, il y aura peu de laine, dit-il à l’occasion de cette marche hardie.
Anne de Montmorency, qui avait sauvé la France lors de l’invasion de Charles-Quint en Provence, et le duc de Guise, qui avait arrêté la seconde invasion de l’empereur à Metz, étaient en effet les deux plus grands hommes de guerre de la France à cette époque. Catherine avait attendu le moment précis de réveiller la haine du connétable disgracié par les Lorrains. Néanmoins, le marquis de Simeuse, commandant de Gien, en apprenant l’arrivée d’un corps aussi considérable que celui mené par le connétable, sauta sur son cheval, espérant pouvoir prévenir à temps le duc de Guise. Sûre que le connétable viendrait au secours de son neveu et pleine de confiance dans le dévouement du chancelier à la cause royale, la reine-mère avait ranimé les espérances et l’audace du parti de la Réforme. Les Coligny et les amis de la maison de Bourbon menacée avaient fait cause commune avec les partisans de la reine-mère. Une coalition entre des intérêts contraires attaqués par un ennemi commun, se forma sourdement au sein des États, où il fut hautement question de nommer Catherine régente du royaume, dans le cas où François II mourrait. Catherine, dont la foi dans {p. 610} l’astrologie judiciaire surpassait sa foi en l’Église, avait tout osé contre ses oppresseurs en voyant son fils mourant à l’expiration du terme assigné à sa vie par la fameuse sorcière que Nostradamus lui avait amenée au château de Chaumont.
Quelques jours avant le terrible dénoûment de ce règne, François II avait voulu se promener sur la Loire, afin de ne pas se trouver dans la ville au moment où le prince de Condé serait exécuté. Après avoir abandonné la tête de ce prince au cardinal de Lorraine, il craignit une sédition tout autant que les supplications de la princesse de Condé. Au moment de s’embarquer, un de ces vents frais qui s’élèvent sur la Loire aux approches de l’hiver lui donna un si cruel mal d’oreille qu’il fut obligé de rentrer ; il se mit au lit pour n’en sortir que mort. En dépit de la controverse des médecins qui, hormis Chapelain, étaient ses ennemis et ses antagonistes, Paré soutint qu’un dépôt s’était formé à la tête du roi, et que si l’on ne donnait pas d’issue aux humeurs, de jour en jour les chances de mort augmenteraient. Malgré l’heure avancée et la loi du couvrefeu, sévèrement appliquée dans Orléans, alors exactement en état de siége, la lampe de Paré brillait à sa croisée, et il étudiait ; Lecamus l’appela d’en bas, et quand il eut crié son nom, le chirurgien ordonna qu’on ouvrît à son vieil ami.
— Tu ne prends pas de repos, Ambroise, et tout en rendant la vie aux autres, tu dissiperas la tienne, dit le pelletier en entrant.
Il voyait en effet le chirurgien, ses livres ouverts, ses instruments épars, devant une tête de mort fraîchement enterré, prise au cimetière et trouée…
— Il s’agit de sauver le roi…
— En es-tu donc bien certain, Ambroise ? s’écria le vieillard en frémissant.
— Comme de mon existence. Le roi, mon vieux protecteur, a des humeurs peccantes qui lui pèsent sur le cerveau, qui vont le lui remplir, et la crise est imminente ; mais en lui forant le crâne, je compte faire sortir ces humeurs et lui dégager la tête. J’ai déjà pratiqué trois fois cette opération, inventée par un Piémontais, et que j’ai eu l’heur de perfectionner. La première s’est faite au siége de Metz, sur monsieur de Pienne, que je tirai d’affaire, et qui depuis n’en a été que plus sage : il avait un dépôt d’humeurs produit par une arquebusade au chef. La seconde a sauvé la vie d’un pauvre sur qui j’eus le désir d’éprouver la bonté de cette audacieuse {p. 611} opération à laquelle s’était prêté monsieur de Pienne. Enfin, la troisième a eu lieu à Paris, sur un gentilhomme qui se porte à merveille. Le trépan, tel est le nom donné à cette invention, est encore peu connu. Les malades y répugnent, à cause de l’imperfection de l’instrument, que j’ai fini par améliorer. Je m’essaie donc sur cette tête, afin de ne pas faillir demain sur celle du roi.
— Tu dois être bien sûr de ton fait, car ta tête serait en danger au cas où…
— Je gagerais ma vie qu’il sera guéri, répondit Ambroise avec la sécurité de l’homme de génie. Ah ! mon vieil ami, qu’est-ce que trouer la tête avec précaution ? n’est-ce pas faire ce que les soldats font tous les jours à la guerre sans en prendre aucune ?
— Mon enfant, dit l’audacieux bourgeois, sais-tu que sauver le roi, c’est perdre la France ? Sais-tu que cet instrument aura placé la couronne des Valois sur la tête du Lorrain qui se dit héritier de Charlemagne ? Sais-tu que la chirurgie et la politique sont brouillées en ce moment ? Oui, le triomphe de ton génie est la perte de ta religion. Si les Guise gardent la régence, le sang des Réformés va couler à flots ? Sois plus grand citoyen que grand chirurgien, et dors demain la grasse matinée en laissant la chambre libre aux médecins qui, s’ils ne guérissent pas le roi, guériront la France !
— Moi ! s’écria Paré, que je laisse périr un homme quand je puis le sauver ! Non ! non, dussé-je être pendu comme fauteur de Calvin, j’irai de bonne heure à la cour. Ne sais-tu pas que la seule grâce que je veux demander, après avoir sauvé le roi, est la vie de ton Christophe. Il y aura certes un moment où la reine Marie ne me refusera rien.
— Hélas ! mon ami, reprit Lecamus, le petit roi n’a-t-il pas refusé la grâce du prince de Condé à la princesse ? Ne tue pas ta religion en faisant vivre celui qui doit mourir.
— Ne vas-tu pas te mêler de chercher comment Dieu compte ordonner l’avenir ? s’écria Paré. Les honnêtes gens n’ont qu’une devise : Fais ce que dois, advienne que pourra ! Ainsi ai-je fait au siége de Calais en mettant le pied sur la face du Grand-Maître : je courais la chance d’être écharpé par tous ses amis, par ses serviteurs, et je suis aujourd’hui chirurgien du roi ; enfin, je suis de la Réforme, et j’ai messieurs de Guise pour amis. Je sauverai le roi ! s’écria le chirurgien avec le saint enthousiasme de la conviction que donne le génie, et Dieu sauvera la France.
{p. 612} Un coup fut frappé à la porte, et quelques instants après un serviteur d’Ambroise remit un papier à Lecamus, qui lut à haute voix ces sinistres paroles :
« On dresse un échafaud au couvent des Récollets, pour décapiter demain le prince de Condé. »
Ambroise et Lecamus se regardèrent en proie l’un et l’autre à la plus profonde horreur.
— Je vais m’en assurer, dit le pelletier.
Sur la place, Ruggieri prit le bras de Lecamus en lui demandant le secret d’Ambroise pour sauver le roi ; mais le vieillard craignit quelque ruse et voulut aller voir l’échafaud. L’astrologue et le pelletier allèrent donc de compagnie jusqu’aux Récollets, et trouvèrent en effet des charpentiers travaillant aux flambeaux.
— Hé ! mon ami, dit Lecamus à un charpentier, quelle besogne faites-vous ?
— Nous apprêtons la pendaison des hérétiques, puisque la saignée d’Amboise ne les a pas guéris, dit un jeune Récollet qui surveillait les ouvriers.
— Monseigneur le cardinal a bien raison, dit le prudent Ruggieri ; mais dans notre pays, nous faisons mieux.
— Et que faites-vous ? dit le Récollet.
— Mon frère, on les brûle.
Lecamus fut obligé de s’appuyer sur l’astrologue, ses jambes refusaient de le porter ; car il pensait que son fils pouvait demain être accroché à l’une de ces potences. Le pauvre vieillard était entre deux sciences, entre l’astrologie judiciaire et la chirurgie, qui toutes deux lui promettaient le salut de son fils pour qui l’échafaud se dressait évidemment. Dans le trouble de ses idées, il se laissa manier comme une pâte par le Florentin.
— Eh ! bien, mon respectable marchand de menu-vair, que dites-vous de ces plaisanteries lorraines ? fit Ruggieri.
— Hélas ! vous savez que je donnerais ma peau pour voir saine et sauve celle de mon fils !
— Voilà qui est parler en marchand d’hermine, reprit l’Italien ; mais expliquez-moi bien l’opération que compte faire Ambroise sur le roi, je vous garantis la vie de votre fils…
— Vrai ! s’écria le vieux pelletier.
— Que voulez-vous que je vous jure ?… fit Ruggieri.
Sur ce mouvement, le pauvre vieillard répéta son entretien {p. 613} avec Ambroise au Florentin qui laissa dans la rue le père au désespoir, dès que le secret du grand chirurgien lui fut divulgué.
— À qui diable en veut-il, ce mécréant ! s’écria le vieillard en voyant Ruggieri se dirigeant au pas de course vers la place de l’Estape.
Lecamus ignorait la scène terrible qui se passait autour du lit royal, et qui avait motivé l’ordre d’élever l’échafaud du prince dont la condamnation avait été prononcée par défaut, pour ainsi dire, et dont l’exécution avait été remise à cause de la maladie du roi.
Il ne se trouvait dans la salle, dans les escaliers et dans la cour du Bailliage, que les gens absolument de service. La foule des courtisans encombrait l’hôtel du roi de Navarre, à qui la régence appartenait d’après les lois du royaume. La noblesse française, effrayée d’ailleurs par l’audace des Guise, éprouvait le besoin de se serrer autour du chef de la maison cadette, en voyant la reine-mère esclave des Guise et ne comprenant pas sa politique d’Italienne. Antoine de Bourbon, fidèle à son accord secret avec Catherine, ne devait renoncer en sa faveur à la régence qu’au moment où les États prononceraient sur cette question. Cette solitude profonde avait agi sur le Grand-Maître, quand, au retour d’une ronde faite par prudence dans la ville, il ne trouva chez le roi que les amis attachés à sa fortune. La chambre où l’on avait dressé le lit de François II est contiguë à la grande salle du Bailliage. Elle était alors revêtue de boiseries en chêne. Le plafond, composé de petites planches longues savamment ajustées et peintes, offrait des arabesques bleues sur un fond d’or, dont une partie arrachée il y a cinquante ans bientôt a été recueillie par un amateur d’antiquités. Cette chambre tendue de tapisseries et sur le plancher de laquelle s’étendait un tapis, était si sombre, que les torchères allumées y jetaient peu de lumière. Le vaste lit, à quatre colonnes et à rideaux de soie, ressemblait à un tombeau. D’un côté de ce lit, au chevet, se tenaient la reine Marie et le cardinal de Lorraine. Catherine était assise dans un fauteuil. Le fameux Jean Chapelain, médecin de service, et qui fut depuis le premier médecin de Charles IX, se trouvait debout à la cheminée. Le plus grand silence régnait. Le jeune roi, maigre, pâle, comme perdu dans ses draps, laissait à peine voir sur l’oreiller sa petite figure grimée. La duchesse de Guise, assise sur une escabelle, assistait la jeune reine Marie, et du côté de Catherine, dans l’embrasure de la croisée, {p. 614} madame de Fiesque44 épiait les gestes et les regards de la reine-mère, car elle connaissait les dangers de sa position.
Dans la salle, malgré l’heure avancée de la soirée, monsieur de Cypierre, gouverneur du duc d’Orléans, et nommé gouverneur de la ville, occupait un coin de la cheminée avec les deux Gondi. Le cardinal de Tournon, qui dans cette crise épousa les intérêts de la reine-mère en se voyant traité comme un inférieur par le cardinal de Lorraine, de qui certes il était ecclésiastiquement l’égal, causait à voix basse avec les Gondi. Les maréchaux de Vieilleville et de Saint-André, le garde-des-sceaux, qui présidait les États, s’entretenaient à voix basse des dangers auxquels les Guise étaient exposés.
Le lieutenant-général du royaume traversa la salle en y jetant un rapide coup d’œil, et y salua le duc d’Orléans qu’il y aperçut.
— Monseigneur, dit-il, voici qui peut vous apprendre à connaître les hommes : la noblesse catholique du royaume est chez un prince hérétique, en croyant que les États donneront la régence aux héritiers du traître qui fit retenir si longtemps en prison votre illustre grand-père !
Puis, après ces paroles destinées à faire un profond sillon au cœur d’un prince, il passa dans la chambre, où le jeune roi était alors moins endormi que plongé dans une lourde somnolence. Ordinairement, le duc de Guise savait vaincre par un air très-affable l’aspect sinistre de sa figure cicatrisée ; mais en ce moment il n’eut pas la force de sourire en voyant se briser l’instrument de son pouvoir. Le cardinal, qui avait autant de courage civil que son frère avait de courage militaire, fit deux pas et vint à la rencontre du lieutenant-général.
— Robertet croit que le petit Pinard est vendu à la reine-mère, lui dit-il à l’oreille en l’emmenant dans la salle, on s’est servi de lui pour travailler les membres des États.
— Eh ! qu’importe que nous soyons trahis par un secrétaire quand tout nous trahit ! s’écria le lieutenant-général. La ville est pour la Réformation, et nous sommes à la veille d’une révolte. Oui ! les Guépins sont mécontents, reprit-il en donnant aux Orléanais leur surnom, et si Paré ne sauve pas le roi, nous aurons une terrible levée de boucliers. Avant peu de temps nous aurons à faire le siége d’Orléans qui est une crapaudière de Huguenots.
— Depuis un moment, reprit le cardinal, je regarde cette Italienne qui reste là dans une insensibilité profonde, elle guette la {p. 615} mort de son fils, Dieu lui pardonne ! je me demande si nous ne ferions pas bien de l’arrêter, ainsi que le roi de Navarre.
— C’est déjà trop d’avoir en prison le prince de Condé ! répondit le duc.
Le bruit d’un cavalier arrivant à bride abattue retentit à la porte du Bailliage. Les deux princes lorrains allèrent à la fenêtre, et à la lueur des torches du concierge et de la sentinelle qui brûlaient toujours sous le porche, le duc reconnut au chapeau cette fameuse croix de Lorraine que le cardinal venait de faire prendre à ses partisans. Il envoya l’un des arquebusiers, qui étaient dans l’antichambre, dire de laisser entrer le survenant, à la rencontre duquel il alla sur le palier, suivi de son frère.
— Qu’y a-t-il, mon cher Simeuse ? demanda le duc avec le charme de manières qu’il déployait pour les gens de guerre en voyant le gouverneur de Gien.
— Le connétable entre à Pithiviers, il a quitté Écouen avec quinze cents chevaux d’ordonnance et cent gentilshommes…
— Sont-ils accompagnés ? dit le duc.
— Oui, monseigneur, répondit Simeuse, ils sont en tout deux mille six cents. Thoré, selon quelques-uns, est en arrière avec un parti d’infanterie. Si le connétable s’amuse à attendre son fils, vous avez le temps de le défaire…
— Vous ne savez rien de plus ? Les motifs de cette prise d’armes sont-ils répandus ?
— Anne parle aussi peu qu’il écrit, allez à sa rencontre, mon frère, pendant que je vais le saluer avec la tête de son neveu, dit le cardinal en donnant l’ordre d’aller chercher Robertet.
— Vieilleville ! cria le duc au maréchal qui vint, le connétable a l’audace de se présenter en armes, si je vais à sa rencontre, répondez-vous de maintenir la ville ?
— Dès que vous sortirez, les bourgeois prendront les armes. Et qui peut savoir le résultat d’une affaire entre des cavaliers et des bourgeois au milieu de ces rues étroites ? répondit le maréchal.
— Monseigneur, dit Robertet en montant précipitamment l’escalier, le chancelier est aux portes et veut entrer, doit-on lui ouvrir ?
— Ouvrez, répondit le cardinal de Lorraine. Connétable et chancelier ensemble, ils seraient trop dangereux, il faut les séparer. Nous avons été rudement joués par la reine-mère dans le choix de L’Hospital pour cette charge.
{p. 616} Robertet fit un signe de tête à un capitaine qui attendait une réponse au bas de l’escalier, et se retourna vivement pour écouter les ordres du cardinal.
— Monseigneur, je prends la liberté, dit-il en faisant encore un effort, de représenter que la sentence doit être approuvée par le roi en son conseil. Si vous violez la loi pour un prince du sang, on ne la respectera ni pour un cardinal, ni pour un duc de Guise.
— Pinard t’a dérangé, Robertet, dit sévèrement le cardinal. Ne sais-tu pas que le roi a signé l’arrêt, le jour où il est sorti pour nous le laisser exécuter !
— Quoique vous me demandiez à peu près ma tête en me commettant à cet office, qui sera d’ailleurs exécuté par le prévôt de la ville, j’y vais, monseigneur.
Le Grand-Maître entendit ce débat sans sourciller ; mais il prit son frère par le bras et l’emmena dans un coin de la salle.
— Certes, lui dit-il, les héritiers de Charlemagne ont le droit de reprendre une couronne qui fut usurpée par Hugues Capet sur leur maison ; mais le peuvent-ils ? La poire n’est pas mûre. Notre neveu se meurt, et toute la cour est chez le roi de Navarre.
— Le cœur a failli au roi. Sans cela, le Béarnais eût été dagué, reprit le cardinal, et nous aurions eu bon marché de tous les enfants.
— Nous sommes mal placés ici, dit le duc. La sédition de la ville serait appuyée par les États. L’Hospital, que nous avons tant protégé, et à l’élévation duquel a résisté la reine Catherine, est aujourd’hui contre nous, et nous avons besoin de la justice. La reine-mère est soutenue par trop de monde aujourd’hui, pour que nous puissions la renvoyer… D’ailleurs, encore trois princes !
— Elle n’est plus mère, elle est toute reine, dit le cardinal ; aussi, selon moi, serait-ce le moment d’en finir avec elle. De l’énergie et encore de l’énergie ! voilà mon ordonnance.
Après ce mot, le cardinal rentra dans la chambre du roi, suivi du Grand-Maître. Ce prêtre alla droit à Catherine.
— Les papiers de La Sague45, secrétaire du prince de Condé, vous ont été communiqués, vous savez que les Bourbons veulent détrôner vos enfants ? lui dit-il.
— Je sais tout cela, répondit l’Italienne.
— Hé ! bien, voulez-vous faire arrêter le roi de Navarre ?
— Il y a, dit-elle, un lieutenant-général du royaume.
{p. 617} En ce moment, François II se plaignit de douleurs violentes à l’oreille et se mit à geindre d’un ton lamentable. Le médecin quitta la cheminée où il se chauffait et vint examiner l’état de la tête.
— Hé ! bien, monsieur ? dit le Grand-Maître en s’adressant au premier médecin.
— Je n’ose prendre sur moi d’appliquer un cataplasme pour attirer les humeurs. Maître Ambroise a promis de sauver le roi par une opération, je la contrarierais.
— Remettons à demain, dit froidement Catherine, et que tous les médecins y soient, car vous savez les calomnies auxquelles donne lieu la mort des princes.
Elle alla baiser la main de son fils et se retira.
— Avec quelle tranquillité cette audacieuse fille de marchand parle de la mort du dauphin empoisonné par Montecuculli, un Florentin de sa suite ! s’écria la reine Marie Stuart.
— Marie ! cria le petit roi, mon grand-père n’a jamais mis son innocence en doute !…
— Peut-on empêcher cette femme de venir demain ? dit la reine à ses deux oncles à voix basse.
— Que deviendrions-nous, si le roi mourait ? répondit le cardinal, Catherine nous ferait rouler tous dans sa tombe.
Ainsi la question fut nettement posée pendant cette nuit entre Catherine de Médicis et la maison de Lorraine. L’arrivée du chancelier et celle du connétable indiquaient une révolte, la matinée du lendemain allait donc être décisive.
Le lendemain, la reine-mère arriva la première. Elle ne trouva dans la chambre de son fils que la reine Marie Stuart, pâle et fatiguée, qui avait passé la nuit en prières auprès du lit. La duchesse de Guise avait tenu compagnie à la reine, et les filles d’honneur s’étaient relevées. Le jeune roi dormait. Ni le duc, ni le cardinal n’avaient encore paru. Le prêtre, plus hardi que le soldat, déploya, dit-on, dans cette dernière nuit, toute son énergie, sans pouvoir décider le duc à se faire roi. En face des États-Généraux assemblés, et menacé d’une bataille à livrer au connétable de Montmorency, le Balafré ne trouva pas les circonstances favorables46 ; il refusa d’arrêter le roi de Navarre, la reine-mère, le chancelier, le cardinal de Tournon, les Gondi, Ruggieri et Birague, en objectant le soulèvement qui suivrait des mesures si violentes. Il subordonna les projets de son frère à la vie de François II.
{p. 618} Le plus profond silence régnait dans la chambre du roi. Catherine, accompagnée de madame de Fiesque, vint au bord du lit et contempla son fils d’un air dolent admirablement joué. Elle se mit son mouchoir sur les yeux et alla dans l’embrasure de la croisée, où madame de Fiesque lui apporta un siége. De là, ses yeux plongeaient sur la cour.
Il avait été convenu entre Catherine et le cardinal de Tournon, que si le connétable entrait heureusement en ville, le cardinal viendrait accompagné des deux Gondi, et qu’en cas de malheur, il serait seul. À neuf heures du matin, les deux princes lorrains, suivis de leurs gentilshommes qui restèrent dans le salon, se montrèrent chez le roi ; le capitaine de service les avait avertis qu’Ambroise Paré venait d’y arriver avec Chapelain et trois autres médecins suscités par Catherine, qui tous trois haïssaient Ambroise.
Dans quelques instants, la grande salle du Bailliage offrit absolument le même aspect que la salle des gardes à Blois, le jour où le duc de Guise fut nommé lieutenant-général du royaume, et où Christophe fut mis à la torture, à cette différence près, qu’alors l’amour et la joie remplissaient la chambre royale, que les Guise triomphaient ; tandis que le deuil et la mort y régnaient, et que les Lorrains sentaient le pouvoir leur glisser des mains. Les filles des deux reines étaient en deux camps à chaque coin de la grande cheminée, où brillait un énorme feu. La salle était pleine de courtisans. La nouvelle répandue, on ne sait par qui, d’une audacieuse conception d’Ambroise pour sauver les jours du roi, amenait tous les seigneurs qui avaient droit d’entrer à la cour. L’escalier extérieur du Bailliage et la cour étaient pleins de groupes inquiets. L’échafaud dressé pour le prince en face du couvent des Récollets étonnait toute la noblesse. On causait à voix basse, et les discours offraient, comme à Blois, le même mélange de propos sérieux, frivoles, légers et graves. On commençait à prendre l’habitude des troubles, des brusques révolutions, des prises d’armes, des rébellions, des grands événements subits qui marquèrent la longue période pendant laquelle la maison de Valois s’éteignit, malgré les efforts de la reine Catherine. Il régnait un profond silence à une certaine distance autour de la porte de la chambre du roi, gardée par deux hallebardiers, par deux pages et par le capitaine de la garde écossaise. Antoine de Bourbon, emprisonné dans son hôtel, y apprit, en s’y voyant seul, les espérances de la cour, et fut {p. 619} accablé par la nouvelle des apprêts faits pendant la nuit pour l’exécution de son frère.
Devant la cheminée du Bailliage était l’une des plus belles et plus grandes figures de ce temps, le chancelier de L’Hospital, dans sa simarre rouge à retroussis d’hermine, couvert de son mortier, suivant le privilége de sa charge. Cet homme courageux, en voyant des factieux dans ses bienfaiteurs, avait épousé les intérêts de ses rois, représentés par la reine-mère ; et, au risque de perdre la tête, il était allé se consulter avec le connétable, à Écouen ; personne n’osait le tirer de la méditation où il était plongé. Robertet, le secrétaire d’État, deux maréchaux de France, Vieilleville et Saint-André, le garde-des-sceaux, formaient un groupe devant le chancelier. Les courtisans ne riaient pas précisément ; mais leurs discours étaient malicieux, et surtout chez ceux qui ne tenaient pas pour les Guise.
Le cardinal avait enfin saisi l’Écossais Stuart, l’assassin du président Minard, et faisait commencer son procès à Tours. Il gardait également, dans le château de Blois et dans celui de Tours, un assez bon nombre de gentilshommes compromis, pour inspirer une sorte de terreur à la noblesse, qui ne se terrifiait point, et qui retrouvait dans la Réformation un appui pour cet amour de révolte inspiré par le sentiment de son égalité primitive avec le roi. Or, les prisonniers de Blois avaient trouvé moyen de s’évader, et, par une singulière fatalité, les prisonniers de Tours venaient d’imiter ceux de Blois.
— Madame, dit le cardinal de Châtillon à madame de Fiesque, si quelqu’un s’intéresse aux prisonniers de Tours, ils sont en grand danger.
En entendant cette phrase, le chancelier tourna la tête vers le groupe des filles de la reine-mère.
— Oui, le jeune Desvaux, l’écuyer du prince de Condé, qu’on retenait à Tours, vient d’ajouter une amère plaisanterie à sa fuite. Il a, dit-on, écrit à messieurs de Guise ce petit mot : « Nous avons appris l’évasion de vos prisonniers de Blois ; nous en avons été si fâchés, que nous nous sommes mis à courir après eux ; nous vous les ramènerons dès que nous les aurons arrêtés. »
Quoique la plaisanterie lui allât, le chancelier regarda monsieur de Châtillon d’un air sévère. On entendit en ce moment des voix s’élevant dans la chambre du roi. Les deux maréchaux, {p. 620} Robertet et le chancelier s’approchèrent, car il ne s’agissait pas seulement pour le roi de vie et de mort ; toute la cour était dans le secret du danger que couraient le chancelier, Catherine et ses adhérents. Aussi le silence qui se fit alors fut-il profond. Ambroise avait examiné le roi, le moment lui semblait propice pour son opération ; si elle n’était pratiquée, François II pouvait mourir de moment en moment. Aussitôt que messieurs de Guise furent entrés, il avait expliqué les causes de la maladie du roi, il avait démontré que, dans ce cas extrême, il fallait le trépaner, et il attendait l’ordre des médecins.
— Percer la tête de mon fils comme une planche, et avec cet horrible instrument ! s’écria Catherine de Médicis, maître Ambroise, je ne le souffrirai pas.
Les médecins se consultaient ; mais les paroles de Catherine furent prononcées si haut, que, selon son intention, elles allèrent au delà de la porte.
— Mais, madame, s’il n’y a plus que ce moyen de salut ? dit Marie Stuart en pleurant.
— Ambroise, s’écria Catherine, songez que votre tête répond de celle du roi.
— Nous nous opposons au moyen que propose maître Ambroise, dirent les trois médecins. On peut sauver le roi en injectant l’oreille d’un remède qui attirerait les humeurs par ce canal.
Le Grand-Maître, qui étudiait le visage de Catherine, alla soudain à elle, et l’emmena dans l’embrasure de la croisée.
— Madame, lui dit-il, vous voulez la mort de votre enfant, vous êtes d’accord avec nos ennemis, et cela depuis Blois. Ce matin, le conseiller Viole a dit au fils de votre pelletier que le prince de Condé allait avoir la tête tranchée. Ce jeune homme, qui durant sa question avait nié toute relation avec le prince de Condé, lui a fait un signe d’adieu quand il a passé devant la croisée de son cachot. Vous avez vu votre malheureux complice à la question avec une royale insensibilité. Vous voulez aujourd’hui vous opposer au salut de votre fils aîné. Vous nous feriez croire que la mort du dauphin, qui a mis la couronne sur la tête du feu roi, n’a pas été naturelle, et que Montecuculli était votre…
— Monsieur le chancelier ! cria Catherine sur un signe de laquelle madame de Fiesque ouvrit la porte à deux battants.
L’audience aperçut alors le spectacle de la chambre royale : le {p. 621} petit roi livide, la figure éteinte, les yeux sans lumière, mais bégayant le mot Marie et tenant la main de la jeune reine qui pleurait ; la duchesse de Guise debout, effrayée de l’audace de Catherine ; les deux princes lorrains, inquiets également, mais aux côtés de la reine-mère, et décidés à la faire arrêter par Maillé-Brézé ; enfin, le grand Ambroise Paré, assisté du médecin du roi et qui tenait ses instruments sans oser pratiquer son opération, pour laquelle un grand calme était aussi nécessaire que l’approbation des médecins.
— Monsieur le chancelier, dit Catherine, messieurs de Guise veulent autoriser sur la personne du roi une opération étrange, Ambroise offre de lui percer la tête. Moi, comme la mère, comme faisant partie du conseil de régence, je proteste contre ce qui me semble un crime de lèse-majesté. Les trois médecins sont pour une injection qui me semble tout aussi efficace et moins dangereuse que le sauvage procédé d’Ambroise.
En entendant ces paroles, il y eut une rumeur lugubre. Le cardinal laissa pénétrer le chancelier, et ferma la porte.
— Mais je suis lieutenant-général du royaume, dit le duc de Guise, et vous saurez, monsieur le chancelier, qu’Ambroise, chirurgien du roi, répond de sa vie.
— Ah ! les choses vont ainsi ! s’écria le grand Ambroise Paré, eh ! bien, voici ce que j’ai à faire. Il étendit le bras sur le lit. — Cette couche et le roi sont à moi, reprit-il. Je me fais seul maître et seul responsable, je connais les devoirs de ma charge, j’opérerai le roi, sans l’ordre des médecins…
— Sauvez-le ! dit le cardinal, et vous serez le plus riche homme de France.
— Allez donc, dit Marie Stuart en pressant la main d’Ambroise.
— Je ne puis rien empêcher, dit le chancelier, mais je vais constater la protestation de madame la reine-mère.
— Robertet ! s’écria le duc de Guise.
Quand Robertet fut entré, le lieutenant-général du royaume lui montra le chancelier.
— Vous êtes chancelier de France à la place de ce félon, lui dit-il. Monsieur de Maillé, emmenez monsieur de L’Hospital dans la prison du prince de Condé. Quant à vous, madame, dit-il à Catherine, votre protestation ne sera pas reçue, et vous devriez songer {p. 622} que de semblables actes ont besoin d’être appuyés par des forces suffisantes. J’agis en sujet fidèle et loyal serviteur du roi François II, mon maître. Allez, Ambroise, ajouta-t-il en regardant le chirurgien.
— Monsieur de Guise, dit L’Hospital, si vous usez de violence soit sur le roi, soit sur le chancelier de France, songez qu’il y a dans cette salle assez de noblesse française pour arrêter des traîtres.
— Oh ! messeigneurs, s’écria le grand chirurgien, si vous continuez ces débats, vous pouvez bien crier : Vive le roi Charles IX !… car le roi François va mourir.
Catherine impassible regardait par la croisée.
— Hé ! bien, nous emploierons la force pour être les maîtres dans la chambre du roi, dit le cardinal qui voulut fermer la porte.
Le cardinal fut alors épouvanté, car il vit l’hôtel du Bailliage entièrement désert. La cour, sûre de la mort du roi, avait couru chez Antoine de Navarre.
— Hé ! bien, faites donc, s’écria Marie Stuart à Ambroise. Moi, et vous, duchesse, dit-elle à madame de Guise, nous vous protégerons.
— Madame, dit Ambroise, mon zèle m’emportait, les médecins, moins mon ami Chapelain, sont pour une injection, je leur dois obéissance. Il était sauvé, si j’eusse été premier médecin et premier chirurgien ! Donnez, messieurs, dit-il en prenant une petite seringue des mains du premier médecin et la remplissant.
— Mon Dieu ! dit Marie Stuart, je vous ordonne…
— Hélas ! madame, fit Ambroise, je suis sous la dépendance de ces messieurs.
La jeune reine se mit avec la Grande-Maîtresse entre le chirurgien, les médecins et les autres personnages. Le premier médecin prit la tête du roi, et Ambroise fit l’injection dans l’oreille. Les deux princes lorrains étaient attentifs. Robertet et monsieur de Maillé restaient immobiles. Madame de Fiesque sortit sans être vue, à un signe de Catherine. En ce moment L’Hospital ouvrit audacieusement la porte de la chambre du roi.
— J’arrive à propos, dit un homme dont les pas précipités retentirent dans la salle et qui fut en un moment sur le seuil de la chambre royale. Ah ! messieurs, vous vouliez jeter à bas la tête de mon beau neveu le prince de Condé ?… mais vous avez fait sortir le lion de son antre, et le voici ! ajouta le connétable de Montmorency. {p. 623} Ambroise, vous ne farfouillerez pas avec vos instruments la tête de mon roi ! Les rois de France ne se laissent frapper ainsi que par le fer de leurs ennemis, à la bataille ! Le premier prince du sang, Antoine de Bourbon, le prince de Condé, la reine-mère, le connétable et le chancelier s’opposent à cette opération.
À la grande satisfaction de Catherine, le roi de Navarre et le prince de Condé se montrèrent aussitôt.
— Qu’est-ce que cela signifie ? dit le duc de Guise en mettant la main sur sa dague.
— En qualité de connétable, j’ai congédié les sentinelles à tous les postes. Tête-Dieu ! vous n’êtes pas ici en pays ennemi, je pense. Le roi notre maître est au milieu de ses sujets, et les États du royaume doivent délibérer en toute liberté. J’en viens, messieurs, des États ! j’y ai porté la protestation de mon neveu de Condé que trois cents gentilshommes ont délivré. Vous vouliez faire couler le sang royal et décimer la noblesse du royaume. Ah ! désormais je me défie de tout ce que vous voudrez, messieurs de Lorraine. Si vous ordonnez d’ouvrir la tête du roi, par cette épée qui a sauvé la France de Charles-Quint sous son grand-père, cela ne se fera pas…
— D’autant plus, dit Ambroise Paré, que maintenant tout est inutile, l’épanchement commence.
— Votre règne est fini, messieurs, dit Catherine aux Lorrains, en voyant à l’air d’Ambroise qu’il n’y avait plus aucun espoir.
— Ah ! madame, vous avez tué votre fils, lui dit Marie Stuart qui bondit comme une lionne du lit à la croisée et vint prendre la Florentine par le bras en le lui serrant avec violence.
— Ma mie, répondit Catherine à Marie en lui lançant un regard fin et froid où elle laissa déborder sa haine contenue depuis six mois, vous à la violente amour de qui nous devons cette mort, vous irez maintenant régner dans votre Écosse, et vous partirez demain. Je suis régente de fait. Les trois médecins avaient fait un signe à la reine-mère. — Messieurs, dit-elle en regardant les Guise, il est entendu entre monsieur de Bourbon, nommé lieutenant-général du royaume par les États, et moi, que la conduite des affaires nous regarde. Venez, monsieur le chancelier ?
— Le roi est mort, dit le Grand-Maître obligé d’accomplir les devoirs de sa charge.
— Vive le roi Charles IX ! crièrent les gentilshommes venus avec le roi de Navarre, le prince de Condé et le connétable.
{p. 624} Les cérémonies qui ont lieu lors de la mort d’un roi de France se firent dans la solitude. Quand le roi d’armes cria dans la salle trois fois : Le roi est mort ! après l’annonce officielle du duc de Guise, il n’y eut que quelques personnes pour répéter : Vive le roi !
La reine-mère, à qui la comtesse de Fiesque amena le duc d’Orléans, devenu depuis quelques instants Charles IX, sortit en tenant son fils par la main, et fut suivie de toute la cour. Il ne resta que les deux Lorrains, la duchesse de Guise, Marie Stuart et Dayelle dans la chambre où François II rendait le dernier soupir, avec deux gardes à la porte, les pages du Grand-Maître, ceux du cardinal et leurs secrétaires particuliers.
— Vive la France ! crièrent plusieurs Réformés en faisant entendre un premier cri d’opposition.
Robertet, qui devait tout au duc et au cardinal, effrayé de leurs projets et de leurs entreprises manquées, se rallia secrètement à la reine-mère, à la rencontre de laquelle les ambassadeurs d’Espagne, d’Angleterre, de l’Empire et de Pologne vinrent dans l’escalier, amenés par le cardinal de Tournon qui les alla prévenir, après s’être montré dans la cour à Catherine de Médicis, au moment où elle avait protesté contre l’opération d’Ambroise Paré.
— Hé ! bien, les fils de Louis d’Outre-mer, les héritiers de Charles de Lorraine ont manqué de courage, dit le cardinal au duc.
— On les aurait renvoyés en Lorraine, répondit le Grand-Maître. Je vous le déclare, Charles, si la couronne était là, je n’étendrais pas la main pour la prendre. Ce sera l’ouvrage de mon fils.
— Aura-t-il jamais comme vous l’Armée et l’Église ?
— Il aura mieux.
— Quoi ?
— Le Peuple !
— Il n’y a que moi qui le pleure, ce pauvre enfant qui m’aimait tant ! dit Marie Stuart en tenant la main froide de son premier mari expiré.
— Par qui renouer avec la reine ? dit le cardinal.
— Attendez qu’elle se brouille avec les Huguenots, répondit la duchesse.
Les intérêts de la maison de Bourbon, ceux de Catherine, ceux des Guise, ceux du parti des Réformés produisirent une telle confusion dans Orléans, que trois jours après, le {p. 625} corps du roi, complétement oublié dans le Bailliage et mis dans une bière par d’obscurs serviteurs, partit pour Saint-Denis dans un chariot couvert, accompagné seulement de l’évêque de Senlis et de deux gentilshommes. Quand ce triste convoi arriva dans la petite ville d’Étampes, un serviteur du chancelier de L’Hospital attacha sur le chariot cette terrible inscription, que l’histoire a recueillie : Tanneguy du Chastel, où es-tu ? Mais tu étais Français ! Sanglant reproche qui tombait sur Catherine, sur Marie Stuart et sur les Lorrains. Quel est le Français qui puisse ignorer que Tanneguy du Chastel dépensa trente mille écus du temps (un million d’aujourd’hui) aux funérailles de Charles VII, le bienfaiteur de sa maison ?
Aussitôt que le bruit des cloches annonça dans Orléans que François II était mort, et dès que le connétable de Montmorency eut fait ouvrir les portes de la ville, Tourillon monta dans son grenier et se dirigea vers une cachette.
— Eh ! bien, serait-il mort ? s’écria le gantier.
En entendant ce mot, un homme se leva qui répondit : — Prêt à servir ! le mot d’ordre des Réformés attachés à Calvin.
Cet homme était Chaudieu, à qui Tourillon raconta les événements des huit derniers jours, pendant lesquels il avait laissé le ministre seul dans sa cachette avec un pain de douze livres pour unique nourriture.
— Cours chez le prince de Condé, frère, demande-lui un sauf-conduit pour moi, et trouve un cheval, s’écria le ministre, il faut que je parte à l’instant.
— Écrivez-lui un mot, que je puisse être reçu.
— Tiens, dit Chaudieu après avoir écrit quelques lignes, demande une passe au roi de Navarre, car dans les circonstances actuelles, je dois courir à Genève.
En deux heures, tout fut prêt, et l’ardent ministre était en route pour la Suisse, accompagné d’un gentilhomme du roi de Navarre, de qui Chaudieu paraissait être le secrétaire et qui portait des instructions aux Réformés du Dauphiné. Ce départ subit de Chaudieu fut aussitôt autorisé dans l’intérêt de Catherine, qui fit pour gagner du temps, une hardie proposition sur laquelle on garda le plus profond secret. Cette singulière conception explique l’accord si soudainement fait entre elle et les chefs du parti de la Réforme. Cette rusée commère avait donné pour gage de sa bonne foi un {p. 626} certain désir d’accommoder les différends des deux Églises dans une assemblée qui ne pouvait être ni un synode, ni un conseil, ni un concile, et pour laquelle il fallait un nom nouveau, mais surtout l’assentiment de Calvin. Quand ce mystère éclata, disons-le en passant, il détermina l’alliance des Guise et du connétable de Montmorency contre Catherine et le roi de Navarre, alliance bizarre, connue dans l’histoire sous le nom de Triumvirat, parce que le maréchal de Saint-André fut le troisième personnage de cette coalition purement catholique à laquelle donna lieu cette étrange proposition du colloque. La profonde politique de Catherine fut alors bien jugée par les Guise : ils comprirent que la reine se souciait fort peu de cette assemblée, et voulait temporiser avec ses alliés pour arriver à l’époque de la majorité de Charles IX ; aussi trompèrent-ils le connétable en lui faisant croire à une collusion d’intérêts entre les Bourbons et Catherine, tandis que Catherine les jouait tous. Cette reine était, comme on le voit, devenue excessivement forte en peu de temps. L’esprit de discussion et de dispute qui régnait alors favorisait singulièrement cette proposition. Les Catholiques et les Réformés devaient briller tous les uns après les autres dans ce tournoi de paroles. Aussi est-ce précisément ce qui arriva. N’est-il pas extraordinaire que les historiens aient pris les ruses les plus habiles de la reine pour des incertitudes ? Jamais Catherine n’alla plus directement à son but que dans ces inventions par lesquelles elle paraissait s’en éloigner. Le roi de Navarre, incapable de comprendre les raisons de Catherine, dépêcha donc vers Calvin Chaudieu, qui s’était dévoué secrètement à observer les événements d’Orléans, où, d’heure en heure, il pouvait être découvert et pendu sans procès, comme tout homme qui se trouvait sous le coup d’un arrêt de bannissement. À la façon dont se faisaient alors les voyages, Chaudieu ne devait pas arriver à Genève avant le mois de février, les négociations ne devaient être terminées que pour le mois de mars, et l’assemblée ne put en effet avoir lieu que vers le commencement de mai 1561. Catherine avait médité d’amuser la cour et les partis par le sacre du roi, par son premier lit de justice au parlement, où L’Hospital et de Thou firent enregistrer la lettre par laquelle Charles IX confia l’administration du royaume à sa mère, de concert avec le lieutenant-général du royaume, Antoine de Navarre, le prince le plus faible de ce temps !
N’est-ce pas un des spectacles les plus étranges que celui de {p. 627} tout un royaume en suspens pour le oui ou le non d’un bourgeois français, longtemps obscur et alors établi à Genève ? Le pape transalpin tenu en échec par le pape de Genève ! ces deux princes lorrains naguère si puissants, paralysés par cet accord momentané du premier prince du sang, de la reine-mère et de Calvin ! N’est-ce pas une des plus fécondes leçons données aux rois par l’histoire, une leçon qui leur apprend à juger les hommes, à faire promptement la part au génie, et à le chercher, comme fit Louis XIV, partout où Dieu le met.
Calvin, qui ne se nommait pas Calvin, mais Cauvin, était le fils d’un tonnelier de Noyon en Picardie. Le pays de Calvin explique jusqu’à un certain point l’entêtement mêlé de vivacité bizarre qui distingua cet arbitre des destinées de la France au seizième siècle. Il n’y a rien de moins connu que cet homme qui a engendré Genève et l’esprit de cette cité. Jean-Jacques Rousseau, qui possédait peu de connaissances historiques, a complétement ignoré l’influence de cet homme sur sa république. Et d’abord, Calvin, qui demeurait dans une des plus humbles maisons du haut Genève, près du temple Saint-Pierre, au-dessus d’un menuisier, première ressemblance entre lui et Roberspierre, n’avait pas à Genève d’autorité bien grande. Pendant longtemps, sa puissance fut haineusement limitée par les Genevois. Au seizième siècle, Genève eut dans Farel un de ces fameux citoyens qui restent inconnus au monde entier, et souvent à Genève elle-même. Ce Farel arrêta, vers 1537, Calvin dans cette ville en la lui montrant comme la plus sûre place forte d’une réformation plus active que celle de Luther. Farel et Cauvin jugeaient le luthéranisme comme une œuvre incomplète, insuffisante et sans prise sur la France. Genève, assise entre l’Italie et la France, soumise à la langue française, était admirablement située pour correspondre avec l’Allemagne, avec l’Italie et avec la France. Calvin adopta Genève pour le siége de sa fortune morale, il en fit la citadelle de ses idées.
Le Conseil de Genève, sollicité par Farel, autorisa Calvin à donner des leçons de théologie au mois de septembre 1538. Calvin laissa la prédication à Farel, son premier disciple, et se livra patiemment à l’enseignement de sa doctrine. Cette autorité, qui devint souveraine dans les dernières années de sa vie, devait s’établir difficilement. Ce grand agitateur rencontra de si sérieux obstacles, qu’il fut pendant un certain temps banni de Genève à {p. 628} cause de la sévérité de sa réforme. Il y eut un parti d’honnêtes gens qui tenaient pour le vieux luxe et pour les anciennes mœurs. Mais, comme toujours, ces honnêtes gens craignirent le ridicule, ne voulurent pas avouer le but de leurs efforts, et l’on se battit sur des points étrangers à la vraie question. Calvin voulait qu’on se servît de pain levé pour la communion et qu’il n’y eût plus de fêtes, hormis le dimanche. Ces innovations furent désapprouvées à Berne et à Lausanne. On signifia donc aux Genevois de se conformer au rit de la Suisse. Calvin et Farel résistèrent, leurs ennemis politiques s’appuyèrent sur ce désaccord pour les chasser de Genève, d’où ils furent en effet bannis pour quelques années. Plus tard, Calvin rentra triomphalement, redemandé par son troupeau. Ces persécutions deviennent toujours la consécration du pouvoir moral, quand l’écrivain sait attendre. Aussi ce retour fut-il comme l’ère de ce prophète. Les exécutions commencèrent, et Calvin organisa sa terreur religieuse. Au moment où ce dominateur reparut, il fut admis dans la bourgeoisie genevoise ; mais après quatorze ans de séjour, il n’était pas encore du Conseil. Au moment où Catherine députait un ministre vers lui, ce roi des idées n’avait pas d’autre titre que celui de pasteur de l’Église de Genève. Calvin n’eut d’ailleurs jamais plus de cent cinquante francs en argent par année, quinze quintaux de blé, deux tonneaux de vin, pour tout appointement. Son frère, simple tailleur, avait sa boutique à quelques pas de la place Saint-Pierre, dans la rue où se trouve aujourd’hui l’une des imprimeries de Genève. Ce désintéressement, qui manque à Voltaire, à Newton, à Bacon, mais qui brille dans la vie de Rabelais, de Campanella, de Luther, de Vico, de Descartes, de Malebranche, de Spinosa, de Loyola, de Kant, de Jean-Jacques Rousseau, ne forme-t-il pas un magnifique cadre à ces ardentes et sublimes figures ?
L’existence si semblable de Roberspierre peut faire seule comprendre aux contemporains celle de Calvin, qui, fondant son pouvoir sur les mêmes bases, fut aussi cruel, aussi absolu que l’avocat d’Arras. Chose étrange ! La Picardie, Arras et Noyon, a fourni ces deux instruments de réformation ! Tous ceux qui voudront étudier les raisons des supplices ordonnés par Calvin trouveront, proportion gardée, tout 1793 à Genève. Calvin fit trancher la tête à Jacques Gruet « pour avoir écrit des lettres impies, des vers libertins, et avoir travaillé à renverser les ordonnances {p. 629} ecclésiastiques. » Réfléchissez à cette sentence, demandez-vous si les plus horribles tyrannies offrent dans leurs saturnales des considérants plus cruellement bouffons. Valentin Gentilis, condamné à mort « pour hérésie involontaire », n’échappa au supplice que par une amende honorable plus ignominieuse que celles infligées par l’Église catholique. Sept ans avant la conférence qui allait avoir lieu chez Calvin sur les propositions de la reine-mère, Michel Servet, Français, passant par Genève, y avait été arrêté, jugé, condamné sur l’accusation de Calvin, et brûlé vif, « pour avoir attaqué le mystère de la Trinité » dans un livre qui n’avait été ni composé ni publié à Genève. Rappelez-vous les éloquentes défenses de Jean-Jacques Rousseau, dont le livre, qui renversait la religion catholique, écrit en France et publié en Hollande, mais débité dans Paris, fut seulement brûlé par la main du bourreau, et l’auteur, un étranger, seulement banni du royaume où il essayait de ruiner les vérités fondamentales de la religion et du pouvoir, et comparez la conduite du parlement à celle du tyran genevois. Enfin, Bolsec47 fut mis également en jugement « pour avoir eu d’autres idées que celles de Calvin sur la prédestination. » Pesez ces considérations, et demandez-vous si Fouquier-Tinville a fait pis. La farouche intolérance religieuse de Calvin a été, moralement, plus compacte, plus implacable que ne le fut la farouche intolérance politique de Roberspierre. Sur un théâtre plus vaste que Genève, Calvin eût fait couler plus de sang que n’en a fait couler le terrible apôtre de l’égalité politique assimilée à l’égalité catholique. Trois siècles auparavant, un moine, un Picard, avait entraîné l’Occident tout entier sur l’Orient. Pierre l’Hermite, Calvin et Roberspierre, chacun à trois cents ans de distance, ces trois Picards ont été, politiquement parlant, des leviers d’Archimède. C’était à chaque époque une pensée qui rencontrait un point d’appui dans les intérêts et chez les hommes.
Calvin est donc bien certainement l’éditeur presque inconnu de cette triste ville, appelée Genève, où, il y a dix ans, un homme disait, en montrant une porte cochère de la haute ville, la première qui ait été faite à Genève (il n’y avait que des portes bâtardes auparavant) : « C’est par cette porte que le luxe est entré dans Genève ! » Calvin y introduisit, par la rigueur de ses exécutions et par celle de sa doctrine, ce sentiment hypocrite si bien nommé la mômerie. Avoir des mœurs, selon les mômiers, c’est renoncer aux {p. 630} arts, aux agréments de la vie, manger délicieusement, mais sans luxe48, et amasser silencieusement de l’argent, sans en jouir autrement que comme Calvin jouissait de son pouvoir, par la pensée. Calvin donna à tous les citoyens la même livrée sombre qu’il étendit sur sa vie. Il avait créé dans le consistoire un vrai tribunal d’inquisition calviniste, absolument semblable au tribunal révolutionnaire de Roberspierre. Le consistoire déférait au Conseil les gens à condamner, et Calvin y régnait par le consistoire comme Roberspierre régnait sur la Convention par le club des Jacobins. Ainsi, un magistrat éminent à Genève fut condamné à deux mois de prison, à perdre ses emplois et la capacité d’en jamais exercer d’autres, « parce qu’il menait une vie déréglée et qu’il s’était lié avec les ennemis de Calvin. » Sous ce rapport, Calvin fut un législateur : il a créé les mœurs austères, sobres, bourgeoises, effroyablement tristes, mais irréprochables qui se sont conservées jusqu’aujourd’hui dans Genève, qui ont précédé les mœurs anglaises, universellement désignées sous le mot de puritanisme, dues à ces Caméroniens, disciples de Caméron, un des docteurs français issus de Calvin, et que Walter Scott49 a si bien peints ! La pauvreté d’un homme, exactement souverain, qui traitait de puissance à puissance avec les rois, qui leur demandait des trésors, des armées, et qui puisait à pleines mains dans leurs épargnes pour les malheureux, prouve que la pensée, prise comme moyen unique de domination, engendre des avares politiques, des hommes qui jouissent par le cerveau, qui, semblables aux Jésuites, veulent le pouvoir pour le pouvoir. Pitt, Luther, Calvin, Roberspierre, tous ces Harpagons de domination meurent sans un sou. L’inventaire fait au logis de Calvin, après sa mort, et qui, compris ses livres, s’élève à cinquante écus, a été conservé par l’Histoire. Celui de Luther a offert la même somme ; enfin, sa veuve, la fameuse Catherine de Bora, fut obligée de solliciter une pension de cent écus qui lui fut accordée par un électeur d’Allemagne. Potemkin, Mazarin, Richelieu, ces hommes de pensée et d’action qui tous trois ont fait ou préparé des empires, ont laissé chacun trois cents millions. Ceux-là avaient un cœur, ils aimaient les femmes et les arts, ils bâtissaient, ils conquéraient ; tandis qu’excepté la femme de Luther, Hélène de cette Iliade, tous les autres n’ont pas à se reprocher un battement de cœur donné à une femme.
Cette explication très-succincte était nécessaire pour expliquer la position de Calvin à Genève.
{p. 631} Dans les premiers jours du mois de février de l’année 1561, par une de ces douces soirées qui se rencontrent dans cette saison sur le lac Léman, deux cavaliers arrivèrent au Pré-l’Évêque, ainsi nommé à cause de l’ancienne maison de campagne de l’évêque de Genève, chassé depuis trente ans. Ces deux hommes, qui sans doute connaissaient les lois de Genève sur la fermeture des portes, alors nécessaires et assez ridicules aujourd’hui, se dirigèrent sur la porte de Rives ; mais ils arrêtèrent brusquement leurs chevaux à l’aspect d’un homme d’une cinquantaine d’années qui se promenait appuyé sur le bras d’une servante, et qui rentrait évidemment en ville ; cet homme, assez gras, marchait avec lenteur et difficulté, ne posant un pied qu’après l’autre et non sans douleur, car il portait des souliers ronds en velours noir et lacés.
— C’est lui, dit à Chaudieu l’autre cavalier qui descendit de cheval, tendit ses rênes à son compagnon et s’avança en ouvrant ses bras au promeneur.
Ce promeneur, qui était en effet Jean Calvin, se recula pour éviter l’embrassade, et jeta le coup d’œil le plus sévère à son disciple. À cinquante ans, Calvin paraissait en avoir soixante-dix. Gros et gras, il semblait d’autant plus petit, que d’horribles douleurs de gravelle l’obligeaient à marcher courbé. Ces douleurs se compliquaient avec les atteintes d’une goutte du plus mauvais caractère. Tout le monde eût tremblé devant cette figure presque aussi large que longue et sur laquelle, malgré sa rondeur, il n’y avait pas plus de bonhomie que dans celle du terrible Henri VIII, à qui Calvin ressemblait beaucoup ; les souffrances, qui ne lui donnèrent jamais de relâche, se trahissaient dans deux rides profondes qui partaient de chaque côté du nez en suivant le mouvement des moustaches et se confondant comme elles avec une ample barbe grise. Cette figure, quoique rouge et enflammée comme celle d’un buveur, offrait par places des marques où le teint était jaune ; mais malgré le bonnet de velours noir qui couvrait cette énorme tête carrée, on pouvait admirer un front vaste et de la plus belle forme, sous lequel brillaient deux yeux bruns, qui dans les accès de colère devaient lancer des flammes. Soit par l’effet de son obésité, soit à cause de son gros col court, soit à cause de ses veilles et de ses travaux continuels, la tête de Calvin rentrait dans ses larges épaules, ce qui l’obligeait à ne porter qu’une petite fraise courte à tuyaux, sur laquelle sa figure semblait être comme celle de saint {p. 632} Jean-Baptiste dans un plat. Entre ses moustaches et sa barbe, on voyait, comme une rose, sa jolie bouche éloquente, petite et fraîche, dessinée avec une admirable perfection. Ce visage était partagé par un nez carré, remarquable par une flexuosité qui régnait dans toute la longueur, et qui produisait sur le bout des méplats significatifs, en harmonie avec la force prodigieuse exprimée dans cette tête impériale. Quoiqu’il fût difficile de reconnaître dans ces traits les traces des migraines hebdomadaires qui saisissaient Calvin pendant les intervalles d’une fièvre lente par laquelle il fut dévoré, la souffrance, incessamment combattue par l’Étude et par le Vouloir, donnait à ce masque en apparence fleuri quelque chose de terrible, assez explicable par la couleur de la couche de graisse due aux habitudes sédentaires du travailleur et qui portait les traces du combat perpétuel de ce tempérament valétudinaire avec l’une des plus fortes volontés connues dans l’histoire de l’esprit humain. Quoique charmante, la bouche avait une expression de cruauté. La chasteté commandée par de vastes desseins, exigée par tant de maladives dispositions, était écrite sur ce visage. Il y avait des regrets dans la sérénité de ce front puissant, et de la douleur dans le regard de ces yeux dont le calme effrayait.
Le costume de Calvin faisait bien ressortir sa tête, car il portait la fameuse soutane en drap noir, serrée par une ceinture de drap noir à boucle en cuivre, qui devint le costume des ministres calvinistes, et qui, désintéressant le regard, obligeait l’attention à ne s’occuper que du visage.
— Je souffre trop, Théodore, pour vous embrasser, dit alors Calvin à l’élégant cavalier.
Théodore de Bèze, alors âgé de quarante-deux ans et reçu bourgeois de Genève depuis deux ans à la demande de Calvin, formait le contraste le plus violent avec le terrible pasteur dont il avait fait son souverain. Calvin, comme tous les bourgeois qui s’élèvent à une souveraineté morale, ou comme tous les inventeurs de systèmes sociaux, était dévoré de jalousie. Il abhorrait ses disciples, il ne voulait pas d’égaux, et ne souffrait pas la moindre contradiction. Cependant il y avait entre Théodore de Bèze et lui tant de différence ; cet élégant cavalier doué d’une figure agréable, plein de politesse, habitué à fréquenter les cours, il le trouvait si dissemblable de tous ses farouches janissaires, qu’il se départait avec lui de ses sentiments habituels ; il ne l’aima jamais, car cet âpre {p. 633} législateur ignora totalement l’amitié ; mais ne craignant pas de trouver en lui son successeur, il aimait à jouer avec Théodore comme Richelieu joua plus tard avec son chat ; il le trouvait souple et léger. En voyant de Bèze réussir admirablement dans toutes ses missions, il aimait cet instrument poli dont il se croyait l’âme et le conducteur ; tant il est vrai que les hommes les plus farouches ne peuvent se dispenser d’un semblant d’affection. Théodore fut l’enfant gâté de Calvin, le sévère réformateur ne le grondait pas, il lui passait ses dérèglements, ses amours, ses beaux costumes et son élégance de langage. Peut-être Calvin était-il content de montrer que la Réforme pouvait lutter de grâce avec les gens de cour. Théodore de Bèze voulait introduire dans Genève le goût des arts, de la littérature, de la poésie, et Calvin écoutait ses plans sans froncer ses gros sourcils gris. Ainsi le contraste du caractère et de la personne était aussi complet que les contrastes de l’esprit entre ces deux hommes célèbres.
Calvin reçut le salut très-humble de Chaudieu, en répondant par une légère inclination de tête. Chaudieu passa dans son bras droit les brides des deux chevaux et suivit ces deux grands hommes de la Réformation, en se tenant à gauche de Théodore de Bèze, qui marchait à droite de Calvin. La bonne de Calvin courut pour empêcher qu’on ne fermât la porte de Rives, en faisant observer au capitaine de garde que le pasteur venait d’être pris de douleurs cuisantes.
Théodore de Bèze était un fils de cette commune de Vézelay, la première qui se confédéra et dont la curieuse histoire a été faite par l’un des Thierry. Ainsi l’esprit de bourgeoisie et de résistance, endémique à Vézelay, a sans doute fourni sa part dans la grande révolte des Réformés en la personne de cet homme qui certes est une des plus curieuses figures de l’Hérésie.
— Vous souffrez donc toujours ? dit Théodore à Calvin.
— Un Catholique dirait comme un damné, répondit le Réformateur avec cette amertume qu’il mettait dans ses moindres paroles. Ah ! je m’en vais, mon enfant ! Et que deviendrez-vous sans moi ?
— Nous combattrons à la clarté de vos livres ! dit Chaudieu.
Calvin sourit, son visage empourpré prit une expression gracieuse, et il regarda favorablement Chaudieu.
— Hé ! bien, vous m’apportez des nouvelles ? reprit-il. Nous {p. 634} a-t-on beaucoup massacré des nôtres ? fit-il en souriant et montrant une railleuse joie qui brilla dans ses yeux bruns.
— Non, dit Chaudieu, tout est à la paix.
— Tant pis, tant pis ! s’écria Calvin. Toute pacification serait un mal, si chaque fois ce ne devait pas être un piége. La persécution est notre force. Où en serions-nous, si l’Église s’emparait de la Réforme ?
— Mais, dit Théodore, c’est ce que semble vouloir faire la reine-mère.
— Elle en est bien capable, dit Calvin. J’étudie cette femme…
— D’ici ? s’écria Chaudieu.
— Y a-t-il des distances pour l’esprit, répliqua sévèrement Calvin qui trouva de l’irrévérence dans l’interruption. Catherine souhaite le pouvoir, et les femmes dans cette visée n’ont plus ni honneur ni foi. De quoi s’agit-il ?
— Eh ! bien, elle nous propose une espèce de concile, dit Théodore de Bèze.
— Auprès de Paris ? demanda Calvin brusquement.
— Oui !
— Ah ! tant mieux ! fit Calvin.
— Et nous y essaierons de nous entendre et de dresser un acte public pour fondre les deux Églises.
— Ah ! si elle avait le courage de séparer l’Église française de la cour de Rome et de créer en France un patriarche comme dans l’Église grecque, s’écria le Réformateur dont les yeux brillèrent à cette idée qui lui permettait de monter sur un trône. Mais, mon fils, la nièce d’un pape peut-elle être franche ? elle veut gagner du temps.
— Ne nous en faut-il pas pour réparer notre échec d’Amboise, et organiser une résistance formidable sur tous les points du royaume ?
— Elle a renvoyé la reine d’Écosse, dit Chaudieu.
— Une de moins ! dit Calvin en passant sous la porte de Rives, Élisabeth d’Angleterre nous la contiendra. Deux reines voisines seront bientôt en guerre : l’une est belle et l’autre est assez laide, première cause d’irritation ; puis il y a de plus la question d’illégitimité…
Il se frotta les mains, et sa joie eut un caractère si féroce, que de Bèze frissonna ; car il aperçut alors la mare de sang que contemplait son maître depuis un moment.
{p. 635} — Les Guise ont irrité la maison de Bourbon, dit de Bèze après une pause, ils ont à Orléans brisé la paille entre eux.
— Eh ! bien, reprit Calvin, tu ne me croyais pas, mon fils, quand, à ton dernier départ pour Nérac, je te disais que nous finirions par susciter entre les deux branches de la maison de France une guerre à mort ! Enfin, j’ai une cour, un roi, une famille dans mon parti. Ma doctrine a fait maintenant son effet sur les masses. Les bourgeois m’ont compris, ils appelleront désormais idolâtres ceux qui vont à la messe, qui peignent les murailles de leurs temples, qui y mettent des tableaux et des statues. Ah ! il est bien plus facile au peuple de démolir des cathédrales et des palais, que de disputer sur la foi justifiante ou sur la présence réelle ! Luther était un disputeur, moi je suis une armée ! il était un raisonneur, moi je suis un système ! Enfin, mes enfants, ce n’était qu’un taquin, moi je suis un Tarquin ! Oui, mes fidèles briseront les églises, ils briseront les tableaux, ils feront des meules avec des statues pour broyer le blé des peuples. Il y a des corps dans les États, je n’y veux que des individus ! Les corps résistent trop, et voient clair là où les multitudes sont aveugles ! Maintenant il faut mêler à cette doctrine agissante des intérêts politiques qui la consolident et qui entretiennent le matériel de mes armées. J’ai satisfait la logique des esprits économes et la tête des penseurs par ce culte nu, dépouillé qui transporte la religion dans le monde des idées. J’ai fait comprendre au peuple les avantages de la suppression des cérémonies. À toi, Théodore, à embaucher des intérêts. Ne sortez pas de là. Tout est fait, tout est dit maintenant comme doctrine, qu’on n’y ajoute pas un iota ! Pourquoi Caméron, ce petit pasteur de Gascogne, se mêle-t-il d’écrire ?…
Calvin, Théodore de Bèze et Chaudieu gravissaient les rues de la ville haute au milieu de la foule, sans que la foule fît la moindre attention à eux qui déchaînaient les foules dans les cités, qui ravageaient la France ! Après cette affreuse tirade, ils marchèrent en silence, arrivèrent sur la petite place Saint-Pierre, et se dirigèrent vers la maison du pasteur. Au second étage de cette maison à peine célèbre et de laquelle personne aujourd’hui ne vous parle à Genève, où d’ailleurs Calvin n’a pas de statue, son logement consistait en trois chambres parquetées en sapin, boisées en sapin et à côté desquelles se trouvaient la cuisine et la chambre de la servante. On entrait, comme dans la plupart des maisons {p. 636} bourgeoises de Genève, par la cuisine, qui menait à une petite salle à deux croisées, servant de parloir, de salon et de salle à manger. Le cabinet de travail où la pensée de Calvin se débattait avec les douleurs depuis quatorze ans venait ensuite, et la chambre à coucher y était contiguë. Quatre chaises en bois de chêne couvertes en tapisserie et placées autour d’une longue table carrée, composaient tout l’ameublement du parloir. Un poêle en faïence blanche, placé dans un des angles de cette pièce, y jetait une douce chaleur. Une boiserie de sapin naturel revêtait les murs, sans aucun décor. Ainsi la nudité des lieux était en harmonie avec la vie sobre et simple de ce réformateur.
— Eh ! bien, dit de Bèze en entrant et profitant du moment où Chaudieu les avait laissés seuls pour aller mettre les deux chevaux dans une auberge voisine, que dois-je faire ? Acceptez-vous le colloque ?
— Certes, dit Calvin. C’est vous, mon enfant, qui y combattrez. Soyez-y tranchant, absolu. Personne, ni la reine, ni les Guise, ni moi, nous ne voulons en faire sortir une pacification, qui ne nous convient point. J’ai confiance en Duplessis-Mornay, il faudra lui donner le premier rôle. Nous sommes seuls, dit-il en jetant un regard de défiance dans sa cuisine, dont la porte était entr’ouverte et où séchaient étendues sur une corde deux chemises et quelques collerettes. Va fermer tout. — Eh ! bien, reprit-il, quand Théodore eut fermé les portes, il faut pousser le roi de Navarre à se joindre aux Guise et au connétable en lui conseillant d’abandonner la reine Catherine de Médicis. Ayons tous les bénéfices de la faiblesse de ce triste sire. S’il tourne casaque à l’Italienne, en se voyant dénuée de cet appui, elle se joindra nécessairement au prince de Condé, à Coligny. Peut-être cette manœuvre la compromettra-t-elle si bien, qu’elle nous restera…
Théodore de Bèze prit le pan de la robe de Calvin et la baisa : — Ô mon maître, dit-il, vous êtes grand !
— Je me meurs malheureusement, cher Théodore. Si je mourais sans te revoir, dit-il à voix basse et dans l’oreille de son ministre des affaires étrangères, songe à faire frapper un grand coup par un de nos martyrs !…
— Encore un Minard à tuer ?
— Mieux qu’un robin.
— Un roi ?
{p. 637} — Encore plus ! un homme qui veut l’être.
— Le duc de Guise ! s’écria Théodore en laissant échapper un geste.
— Eh ! bien, s’écria Calvin, qui crut apercevoir une dénégation ou un mouvement de résistance et qui ne vit pas entrer le ministre Chaudieu, n’avons-nous pas le droit de frapper comme on nous frappe ? oui, dans l’ombre et le silence ? Ne pouvons-nous pas rendre blessure pour blessure, mort pour mort ? Les Catholiques se feront-ils faute de nous tendre des piéges et de nous massacrer ? J’y compte bien ! Brûlez leurs églises ! allez, mes enfants. Si vous avez des jeunes gens dévoués…
— J’en ai, dit Chaudieu.
— Servez-vous-en comme de machines de guerre ! notre triomphe admet tous les moyens. Le Balafré, ce terrible soldat, est comme moi, plus qu’un homme, c’est une dynastie comme je suis un système, il est capable de nous anéantir ! À mort donc le Lorrain !
— J’aimerais mieux une victoire paisible amenée par le temps et par la raison, dit de Bèze.
— Par le temps ? s’écria Calvin, en jetant sa chaise par terre, par la raison ? Mais êtes-vous fou ? La raison, faire une conquête ? vous ne savez donc rien des hommes, vous qui les pratiquez, imbécile ! Ce qui nuit à ma doctrine, triple niais, c’est qu’elle est raisonnable ! Par la foudre de saint Paul, par l’épée du Fort, citrouille que vous êtes, Théodore, ne voyez-vous pas la vigueur communiquée à ma Réforme par la catastrophe d’Amboise ? Les idées ne poussent qu’arrosées avec du sang ! L’assassinat du duc de Guise serait le motif d’une horrible persécution, et je l’appelle de tous mes vœux ! Nos revers sont préférables à des succès ! La Réforme a les moyens de se faire battre, entendez-vous, bélître ! tandis que le Catholicisme est perdu, si nous gagnons une seule bataille. Mais quels sont donc mes lieutenants ?… des chiffons mouillés au lieu d’hommes ! des tripes à deux pattes ! des babouins baptisés. Ô mon Dieu, me donneras-tu dix ans de vie encore ! Si je meurs trop tôt, la cause de la vraie religion est perdue avec de pareils maroufles ! Tu es aussi bête qu’Antoine de Navarre ! sors, laisse-moi, je veux un meilleur négociateur ! Tu n’es qu’un âne, un godelureau, un poëte, va faire des Catulleries, des Tibullades, des acrostiches ! Hue !
Les douleurs de la gravelle avaient entièrement été domptées {p. 638} par le feu de cette colère. La goutte se taisait devant cette horrible excitation. Le visage de Calvin était nuancé de pourpre comme un ciel à l’orage. Son vaste front brillait. Ses yeux flamboyaient. Il ne se ressemblait plus. Il s’abandonna à cette espèce de mouvement épileptique, plein de rage, qui lui était familier ; mais saisi par le silence de ses deux auditeurs, et remarquant Chaudieu qui dit à de Bèze : « Le buisson d’Horeb ! » le pasteur s’assit, se tut, et se voila le visage de ses deux mains aux articulations nouées et qui palpitaient malgré leur épaisseur.
Quelques instants après, encore en proie aux dernières secousses de ce grain engendré par la chasteté de sa vie, il leur dit d’une voie émue : — Mes vices, qui sont nombreux, me coûtent moins à dompter que mon impatience ! Oh ! bête féroce, ne te vaincrai-je jamais ? ajouta-t-il en se frappant à la poitrine.
— Mon cher maître, dit de Bèze d’une voix caressante et en prenant les mains de Calvin qu’il baisa, Jupiter tonne, mais il sait sourire.
Calvin regarda son disciple d’un œil adouci en lui disant : — Comprenez-moi, mes amis.
— Je comprends que les pasteurs de peuples ont de terribles fardeaux, répondit Théodore. Vous avez un Monde sur vos épaules.
— J’ai, dit Chaudieu, que l’algarade du maître avait rendu pensif, j’ai trois martyrs sur lesquels nous pouvons compter. Stuart, qui a tué le président, est en liberté…
— Erreur ! dit Calvin doucement et en souriant comme tous les grands hommes qui font succéder le beau temps sur leur figure, comme s’ils étaient honteux d’y avoir laissé régner l’orage. Je connais les hommes. On tue un président, on n’en tue pas deux.
— Est-ce absolument nécessaire ? dit de Bèze.
— Encore ? fit Calvin en enflant ses narines. Tenez, laissez-moi, vous me remettriez en fureur. Allez avec ma décision. Toi, Chaudieu, marche dans ta voie et maintiens ton troupeau de Paris. Que Dieu vous conduise ! Dinah ?… éclairez mes amis.
— Ne me permettrez-vous pas de vous embrasser ? dit Théodore avec attendrissement. Qui de nous peut savoir ce qu’il lui adviendra demain ? Nous pouvons être saisis malgré les sauf-conduits…
— Et tu veux les ménager ? dit Calvin en embrassant de Bèze. Il prit la main de Chaudieu en lui disant : — Surtout pas de Huguenots, pas de Réformés, devenez Calvinistes ! Ne parlez que du {p. 639} Calvinisme… Hélas ! ce n’est pas ambition, car je me meurs… mais il faut détruire tout de Luther, jusqu’au nom de Luthérien et de luthéranisme !
— Mais, homme divin, s’écria Chaudieu, vous méritez bien de tels honneurs !
— Maintenez l’uniformité de la doctrine, ne laissez plus rien examiner ni refaire. Nous sommes perdus si de notre sein sortaient des sectes nouvelles.
En anticipant sur les événements de cette Étude et pour en finir avec Théodore de Bèze, qui alla jusqu’à Paris avec Chaudieu, il faut faire observer que Poltrot, qui, dix-huit mois après, tira un coup de pistolet au duc de Guise, avoua dans la question avoir été poussé à ce crime par Théodore de Bèze ; néanmoins, il rétracta cet aveu dans les tortures postérieures. Aussi Bossuet, en pesant toutes les considérations historiques, n’a-t-il pas cru devoir attribuer la pensée de ce crime à Théodore de Bèze. Mais depuis Bossuet, une dissertation en apparence futile, faite à propos d’une célèbre chanson, a conduit un compilateur du dix-huitième siècle à prouver que la chanson sur la mort du duc de Guise, chantée dans toute la France par les Huguenots, était l’ouvrage de Théodore de Bèze, et il fut alors prouvé que la fameuse complainte sur Marlborough est un plagiat de celle de Théodore de Bèze. (Voir la note à la fin.)
Le jour où Théodore de Bèze et Chaudieu arrivèrent à Paris, la cour y était revenue de Rheims, où Charles IX avait été sacré. Cette cérémonie, que Catherine rendit très-éclatante et qui fut l’occasion de fêtes splendides, lui avait permis de réunir autour d’elle les chefs de tous les partis. Après avoir étudié tous les intérêts et les partis, elle en était à choisir entre cette alternative : ou les rallier au trône, ou les opposer les uns aux autres. Catholique par excellence, le connétable de Montmorency, dont le neveu le prince de Condé était le chef de la Réformation et dont les fils inclinaient à cette religion, blâmait l’alliance de la reine-mère avec les Réformés. De leur côté, les Guise travaillaient à gagner Antoine de Bourbon, prince sans caractère, et à le mettre dans leur parti ; ce que sa femme, la reine de Navarre, avertie par de Bèze, laissa faire. Ces difficultés frappèrent Catherine, dont l’autorité naissante avait besoin de quelque temps de tranquillité ; aussi attendait-elle impatiemment la réponse de Calvin, à qui le prince de Condé, le roi de Navarre, Coligny, d’Andelot, le cardinal de Châtillon, avaient {p. 640} envoyé de Bèze et Chaudieu. Mais en attendant, la reine-mère fut fidèle à ses promesses envers le prince de Condé. Le chancelier mit fin à la procédure qui regardait Christophe en évoquant l’affaire au parlement de Paris, qui cassa l’arrêt de la commission en la déclarant sans pouvoir pour juger un prince du sang. Le parlement recommença le procès à la sollicitation des Guise et de la reine-mère. Les papiers de La Sague50 avaient été remis à Catherine qui les brûla. Cette remise fut un premier gage inutilement donné par les Guise à la reine-mère. Le parlement, ne trouvant plus ces preuves décisives, rétablit le prince dans tous ses droits, biens et honneurs. Christophe, délivré lors du tumulte d’Orléans à l’avénement du roi, fut mis hors de cause dès l’abord, et fut reçu, en dédommagement de ses souffrances, avocat au parlement, par les soins de monsieur de Thou.
Le Triumvirat, cette coalition future d’intérêts menacés par les premiers actes de Catherine, se préparait donc sous ses yeux. De même qu’en chimie les substances ennemies finissent par se séparer au premier choc qui trouble leur union forcée, de même en politique les alliances d’intérêts contraires ont peu de durée. Catherine comprenait bien que tôt ou tard elle reviendrait aux Guise et au connétable pour livrer bataille aux Huguenots. Ce Colloque qui flattait les amours-propres des orateurs de chaque parti, qui devait faire succéder une imposante cérémonie à celle du sacre et amuser le tapis sanglant de cette guerre religieuse commencée, était inutile aux yeux des Guise tout aussi bien qu’aux yeux de Catherine. Les Catholiques y perdaient, car les Huguenots allaient, sous prétexte de conférer, proclamer leur doctrine à la face de la France, sous la protection du roi et de sa mère. Le cardinal de Lorraine, flatté par Catherine d’y battre les hérétiques par l’éloquence des princes de l’Église, y fit consentir son frère. C’était beaucoup pour la reine-mère que six mois de paix.
Un petit événement faillit compromettre ce pouvoir que Catherine élevait si péniblement. Voici la scène, conservée par l’histoire et qui éclata le jour même où les envoyés de Genève arrivaient rue de Bussy, à l’hôtel de Coligny, près du Louvre. Au sacre, Charles IX, qui aimait beaucoup son précepteur Amyot, le nomma grand-aumônier de France. Cette amitié fut également partagée par le duc d’Anjou, Henri III, autre élève d’Amyot. Pendant le voyage de Reims à Paris, Catherine apprit cette nouvelle par les deux Gondi. Elle {p. 641} comptait sur cette charge de la couronne pour se faire dans l’Église un appui, pour y avoir un personnage à opposer au cardinal de Lorraine ; elle voulait en revêtir le cardinal de Tournon, afin de trouver en lui, comme en L’Hospital, une seconde béquille ; tel fut le mot dont elle se servit. En arrivant au Louvre, elle manda le précepteur. Sa colère fut telle, en voyant le désastre causé dans sa politique par l’ambition de ce fils de cordonnier parvenu, qu’elle lui dit ces étranges paroles répétées par quelques mémorialistes : — « Quoi ! je fais bouquer les Guise, les Coligny, les connétables, la maison de Navarre, le prince de Condé, et j’aurai en tête un prestolet tel que toi qui n’es pas satisfait par l’évêché d’Auxerre ! » Amyot s’excusa. En effet, il n’avait rien demandé, le roi l’avait revêtu, de son plein gré, de cette charge dont lui, pauvre précepteur, se regardait indigne. — Sois assuré, maître, lui répondit Catherine (tel était le nom que les rois Charles IX et Henri III donnaient à ce grand écrivain), de ne pas rester en pied vingt-quatre heures si tu ne fais changer d’avis à ton élève. Entre la mort annoncée sans plus de finesse, et la résignation de la plus grande charge ecclésiastique de la couronne, le fils du cordonnier, devenu très-avide et qui peut-être ambitionnait le chapeau de cardinal, prit le parti de temporiser, il se cacha dans l’abbaye Saint-Germain. À son premier dîner, Charles IX, ne voyant point Amyot, le demanda. Quelque Guisard instruisit sans doute le roi de ce qui s’était passé entre Amyot et la reine-mère. — Quoi ! est-ce parce que je l’ai fait Grand-Aumônier qu’on l’a fait disparaître ? dit-il. Il alla chez sa mère dans le violent état où sont les enfants quand un de leurs caprices est contrarié. — Madame, dit-il en entrant, n’ai-je pas complaisamment signé la lettre que vous m’avez demandée pour le parlement, et au moyen de laquelle vous gouvernerez mon royaume ? Ne m’avez-vous pas promis en me la présentant que ma volonté serait la vôtre, et voici que la seule faveur que je tenais à donner excite votre jalousie. Le chancelier parle de me faire déclarer majeur à quatorze ans, dans trois ans d’ici, et vous voulez me traiter en enfant… Je serai, par Dieu ! roi, et roi comme mon père et mon grand-père étaient rois !
À l’accent et à la manière dont ces paroles furent dites, Catherine eut une révélation du vrai caractère de son fils et reçut un coup de boutoir dans le sein. Il me parle ainsi, à moi qui l’ai fait roi ! pensa-t-elle. — Monsieur, lui répondit-elle, le métier de roi, {p. 642} par le temps qui court, est bien difficile, et vous ne connaissez pas encore les maîtres à qui vous avez affaire. Vous n’aurez jamais d’autre ami sincère et sûr que votre mère, d’autres serviteurs que ceux qu’elle s’est attachés depuis longtemps, et sans les services desquels vous n’existeriez peut-être pas aujourd’hui. Les Guise en veulent et à votre trône et à votre personne, sachez-le. S’ils pouvaient me coudre dans un sac et me jeter dans la rivière, dit-elle en montrant la Seine, ce serait fait ce soir. Ces Lorrains sentent que je suis la lionne qui défend ses petits, qui arrête leurs mains hardies étendues sur la couronne. À qui, à quoi tient votre précepteur ! où sont ses alliances ! quelle est son autorité ? quels services vous rendra-t-il ? De quel poids sera sa parole ! Au lieu d’un étai pour soutenir votre pouvoir, vous l’avez démuni. Le cardinal de Lorraine vous menace, il fait le roi, il garde son chapeau sur la tête devant le premier prince du sang ; n’était-il donc pas urgent de lui opposer un autre cardinal revêtu d’une autorité supérieure à la sienne ? Est-ce Amyot, ce cordonnier capable de lui nouer les rubans de ses souliers, qui lui rompra en visière ? Enfin, vous aimez Amyot, vous l’avez nommé ! que votre première volonté soit faite, monsieur ! Mais, avant de vouloir, consultez-moi de bonne amitié ? Prêtez-vous aux raisons d’État, et votre bon sens d’enfant s’accordera peut-être avec ma vieille expérience pour décider, quand vous connaîtrez les difficultés.
— Vous me rendrez mon maître ! dit le roi sans trop écouter sa mère en ne voyant que des reproches dans sa réponse.
— Oui, vous l’aurez, répondit-elle. Mais ce n’est pas lui, ni même ce brutal de Cypierre, qui vous apprendront à régner.
— Ce sera vous, ma chère mère, dit-il adouci par son triomphe et en quittant cet air menaçant et sournois naturellement empreint sur sa physionomie.
Catherine envoya chercher le nouveau Grand-Aumônier par Gondi. Quand le Florentin eut découvert la retraite d’Amyot, et qu’on eut dit à l’évêque que le courtisan était envoyé par la reine, il fut pris de terreur et ne voulut pas sortir de l’abbaye. Dans cette extrémité, Catherine fut obligée d’écrire elle-même au précepteur dans de tels termes, qu’il revint et reçut d’elle l’assurance de sa protection, mais à la condition de la servir aveuglément, auprès de Charles IX.
Cette petite tempête domestique apaisée, Catherine, revenue au {p. 643} Louvre après une absence de plus d’une année, y tint conseil avec ses intimes sur la conduite à tenir avec le jeune roi, que Cypierre avait complimenté sur sa fermeté.
— Que faire ? dit-elle aux deux Gondi, à Ruggieri, à Birague et à Chiverny devenu gouverneur et chancelier du duc d’Anjou.
— Avant tout, dit Birague, changez Cypierre. Ce n’est pas un homme de cour, il ne s’accommoderait jamais à vos vues et croirait faire sa charge en vous contre-carrant.
— À qui me fier ! s’écria la reine.
— À l’un de nous, dit Birague.
— Par ma foi, reprit Gondi, je vous promets de vous rendre le roi souple comme le roi de Navarre.
— Vous avez laissé périr le feu roi pour sauver vos autres enfants, eh ! bien, faites comme chez les Grands-Seigneurs de Constantinople, annulez les colères et les fantaisies de celui-ci, dit Albert de Gondi. Il aime les arts, les poésies, la chasse, et une petite fille qu’il a vue à Orléans, en voilà bien assez pour l’occuper.
— Vous seriez donc le gouverneur du roi ? dit Catherine au plus capable des deux Gondi.
— Si vous voulez me donner l’autorité nécessaire à un gouverneur, peut-être faudrait-il me nommer maréchal de France et duc. Cypierre est de trop petite taille pour continuer d’avoir cette charge. À l’avenir, le gouverneur d’un roi de France doit être quelque chose comme maréchal et duc…
— Il a raison, dit Birague.
— Poëte et chasseur, dit Catherine du ton de la rêverie.
— Nous chasserons et nous aimerons ! s’écria Gondi.
— D’ailleurs, dit Chiverny, vous êtes sûre d’Amyot, qui aura toujours peur du boucon en cas de désobéissance, et avec Gondi vous tiendrez le roi en lisière.
— Vous vous êtes résignée à perdre un enfant pour sauver vos trois fils et la couronne, il faut avoir le courage d’occuper celui-ci pour sauver le royaume, peut-être pour vous sauver vous-même, dit Ruggieri.
— Il vient de m’offenser gravement, dit Catherine de Médicis.
— Il ne sait pas tout ce qu’il vous doit ; et s’il le savait, vous seriez en danger, répondit gravement Birague en appuyant sur ses paroles.
— C’est entendu, reprit Catherine sur qui cette réponse produisit un effet violent, vous serez gouverneur du roi, Gondi. Le roi doit me {p. 644} rendre pour un des miens la faveur à laquelle je viens de souscrire pour ce pied-plat d’évêque. Le drôle vient de perdre le chapeau ; oui, tant que je vivrai, je m’opposerai à ce que le pape l’en coiffe ! Nous eussions été bien forts avec le cardinal de Tournon pour nous. Quel trio que le Grand-Aumônier, L’Hospital et de Thou ! Quant à la bourgeoisie de Paris, je songe à la faire cajoler par mon fils, et nous allons nous appuyer sur elle…
Et Gondi devint en effet maréchal, fut créé duc de Retz et gouverneur du roi quelques jours après.
Au moment où ce petit conseil finissait, le cardinal de Tournon vint annoncer à la reine les envoyés de Calvin, l’amiral Coligny les accompagnait pour les faire respecter au Louvre. Aussitôt la reine prit ses redoutables filles d’honneur et passa dans cette salle de réception bâtie par son mari, et qui n’existe plus dans le Louvre d’aujourd’hui.
Dans ce temps, l’escalier du Louvre était dans la tour de l’Horloge. Les appartements de Catherine se trouvaient dans les vieux bâtiments qui subsistent en partie dans la cour du Musée. L’escalier actuel du Musée a été bâti sur l’emplacement de la salle des ballets. Un ballet était alors une espèce de divertissement dramatique joué par toute la cour. Les passions révolutionnaires ont accrédité la plus risible erreur sur Charles IX à propos du Louvre. Pendant la Révolution, une croyance hostile à ce roi, dont le caractère a été travesti, en a fait un monstre. La tragédie de Chénier a été composée sous le coup d’un écriteau placé sur la fenêtre du corps avancé qui donne sur le quai. On y lisait cette inscription : C’est de cette fenêtre que Charles IX, d’exécrable mémoire, a tiré sur des citoyens français. Il convient de faire observer aux historiens futurs et aux gens graves, que toute cette partie du Louvre, appelée aujourd’hui le vieux Louvre en hache sur le quai et qui relie le salon au Louvre par la galerie dite d’Apollon et le Louvre aux Tuileries par les salles du Musée, n’a jamais existé sous Charles IX. La plus grande partie de l’emplacement où s’élève la façade du quai, où s’étend le jardin dit de l’Infante, était employée par l’hôtel de Bourbon, qui appartenait précisément à la maison de Navarre. Il a été matériellement impossible à Charles IX de tirer du Louvre de Henri II sur une barque chargée de Huguenots traversant la rivière, encore bien qu’il pût voir la Seine des fenêtres aujourd’hui condamnées de ce Louvre. Quand même les savants et {p. 645} les bibliothèques ne posséderaient pas de cartes où le Louvre sous Charles IX est parfaitement indiqué, le monument porte la réfutation de cette erreur. Tous les rois qui ont coopéré à cette œuvre immense n’ont jamais manqué d’y graver leur chiffre ou une anagramme quelconque. Or, cette partie vénérable et aujourd’hui toute noire du Louvre qui a vue sur le jardin dit de l’Infante, et qui s’avance sur le quai, porte les chiffres de Henri III et de Henri IV, bien différents de celui de Henri II, qui mariait son H aux deux C de Catherine en en faisant un D qui trompe les gens superficiels. Henri IV put réunir au domaine du Louvre son hôtel de Bourbon avec ses jardins et dépendances. Lui le premier, il eut l’idée de réunir le palais de Catherine de Médicis au Louvre par ses galeries inachevées et dont les précieuses sculptures sont très-négligées. Ni le plan de Paris sous Charles IX, ni les chiffres de Henri III et de Henri IV n’existeraient, que la différence d’architecture donnerait encore un démenti cruel à cette calomnie. Les bossages vermiculés de l’hôtel de la Force et de cette partie du Louvre marquent précisément la transition de l’architecture dite de la Renaissance à l’architecture sous Henri III, Henri IV et Louis XIII. Cette digression archéologique, en harmonie d’ailleurs avec les peintures par lesquelles cette histoire commence, permet d’apercevoir la vraie physionomie de cet autre coin de Paris duquel il n’existe plus que cette portion du Louvre dont les admirables bas-reliefs se détruisent tous les jours.
Quand la cour apprit que la reine allait donner audience à Théodore de Bèze et à Chaudieu, présentés par l’amiral Coligny, tous les courtisans qui avaient le droit d’entrer dans la salle d’audience y accoururent pour être témoins de cette entrevue. Il était environ six heures, l’amiral venait de souper, et se récurait les dents en montant les escaliers du Louvre, entre les deux Réformés. Le maniement du cure-dents était devenu chez l’amiral une habitude involontaire, il récurait son râtelier au milieu d’une bataille en pensant à faire retraite. Défiez-vous du cure-dents de l’amiral, du non du connétable et du oui de Catherine, était un proverbe du temps à la cour. Lors de la Saint-Barthélemi, la populace fit au cadavre de Coligny, qui resta pendu pendant trois jours à Montfaucon, une horrible épigramme en lui mettant un cure-dents grotesque à la bouche. Les chroniqueurs ont enregistré cette atroce plaisanterie. Ce petit fait au milieu d’une grande catastrophe peint d’ailleurs le {p. 646} peuple parisien qui mérite parfaitement ce travestissement plaisant du vers de Boileau :
Le Français né malin créa la guillotine.
Le Parisien, de tout temps, a fait des lazzi avant, pendant et après les plus horribles révolutions.
Théodore de Bèze était vêtu comme un courtisan, en chausses de soie noire, en souliers fenestrés, en haut-de-chausses côtelé, en pourpoint de soie noire à crevés, avec le petit manteau de velours noir sur lequel se rabattait une belle fraise blanche à tuyaux. [ill.] Il portait la virgule et la moustache, gardait une épée au côté et tenait une canne. Quiconque parcourt les galeries de Versailles ou les recueils d’Odieuvre, connaît sa figure ronde, presque joviale, aux yeux vifs, surmontée de ce front remarquable par son ampleur qui caractérise les écrivains et les poëtes du temps. De Bèze avait, ce qui le servit beaucoup, un air agréable. Il contrastait avec Coligny, dont l’austère figure est populaire, et avec l’âpre, avec le bilieux Chaudieu qui conservait le costume des ministres et le rabat calviniste. Ce qui se passe de nos jours à la Chambre des Députés, et ce qui se passait sans doute à la Convention, peut servir à faire comprendre comment, dans cette cour, dans cette époque, les gens qui devaient, six mois après, se battre à outrance et se faire une guerre acharnée, pouvaient se rencontrer, se parler avec courtoisie et plaisanter. À son arrivée dans la salle, Birague, qui devait froidement conseiller la Saint-Barthélemi, le cardinal de Lorraine qui devait recommander à Besme, son domestique, de ne pas manquer l’amiral, vinrent au-devant de Coligny, et le Piémontais lui dit en souriant : — Eh ! bien, mon cher amiral, vous vous chargez donc de présenter ces messieurs de Genève !
— Vous m’en ferez peut-être un crime, répondit l’amiral en raillant, tandis que si vous vous en étiez chargé, vous vous en feriez un mérite.
— On dit le sieur Calvin fort malade, demanda le cardinal de Lorraine à Théodore de Bèze. J’espère qu’on ne nous soupçonnera pas de lui avoir donné des bouillons ?
— Eh ! monseigneur, vous y perdriez trop ! répondit finement de Bèze.
Le duc de Guise, qui toisait Chaudieu, regarda fixement son frère et Birague, surpris tous deux de ce mot.
{p. 647} — Vrai Dieu ! s’écria le cardinal, les hérétiques ne le sont pas en fine politique.
Pour éviter toute difficulté, la reine, qui fut annoncée en ce moment, prit le parti de rester debout. Elle commença par causer avec le connétable qui lui parlait vivement du scandale de recevoir les envoyés de Calvin.
— Vous voyez, mon cher connétable, que nous les recevons sans cérémonie.
— Madame, dit l’amiral allant à la reine, voici les deux docteurs de la nouvelle religion qui se sont entendus avec Calvin, et qui ont ses instructions relativement à une conférence où les Églises de France pourraient accommoder leurs différends.
— Voici monsieur Théodore de Bèze, que ma femme aime très-fort, dit le roi de Navarre en survenant et prenant Théodore de Bèze par la main.
— Et voici Chaudieu, s’écria le prince de Condé. Mon ami le duc de Guise connaît le capitaine, dit-il en regardant le Balafré, peut-être sera-t-il content de connaître le ministre.
Cette gasconnade fit rire toute la cour, et même Catherine.
— Par ma foi, répondit le duc de Guise, je suis enchanté de voir un gars qui sait si bien choisir les hommes et les employer dans leur sphère. L’un des vôtres, dit-il au ministre, a soutenu, sans mourir et sans rien avouer, la question extraordinaire ; je me crois brave, et ne sais pas si je la supporterais ainsi !…
— Hum ! fit Ambroise Paré, vous n’avez rien dit quand je vous ai tiré le javelot du visage, à Calais.
Catherine, au centre du demi-cercle décrit à droite et à gauche par ses filles d’honneur et par ses courtisans, gardait un profond silence. En examinant les deux célèbres Réformés, elle cherchait à les pénétrer par son beau regard noir et intelligent, elle les étudiait.
— L’un semble être le fourreau et l’autre la lame, lui dit à l’oreille Albert de Gondi.
— Hé ! bien, messieurs, dit Catherine qui ne put retenir un sourire, votre maître vous a-t-il donné licence de faire une conférence publique où vous puissiez vous convertir à la parole des nouveaux Pères de l’Église qui sont la gloire de notre État ?
— Nous n’avons pas d’autre maître que le Seigneur, dit Chaudieu.
— Ah ! vous reconnaissez bien un peu d’autorité au roi de {p. 648} France ? reprit Catherine en souriant et interrompant le ministre.
— Et même beaucoup à la reine, fit de Bèze en s’inclinant.
— Vous verrez, répliqua-t-elle, que mes sujets les plus soumis seront les hérétiques.
— Ah ! madame, s’écria Coligny, quel beau royaume nous vous ferions ! L’Europe profite étrangement de nos divisions. Elle a toujours eu la moitié des Français contre l’autre, depuis cinquante ans.
— Mais sommes-nous là pour entendre chanter des antiennes à la gloire des hérétiques ? dit brutalement le connétable.
— Non, mais pour les amener à résipiscence, lui dit à l’oreille le cardinal de Lorraine, et nous voudrions essayer de les attirer par un peu de douceur.
— Savez-vous ce que j’aurais fait sous le père du roi ? dit Anne de Montmorency. J’aurais appelé le prévôt pour pendre ces deux pieds-plats haut et court au gibet du Louvre.
— Hé ! bien, messieurs, quels sont les docteurs que vous nous opposerez ? dit la reine en imposant silence au connétable par un regard.
— Duplessis-Mornay et Théodore de Bèze seront nos chefs, dit Chaudieu.
— La cour ira sans doute au château de Saint-Germain, et comme il serait malséant que ce colloque eût lieu dans la résidence royale, nous le ferons en la petite ville de Poissy, répondit Catherine.
— Nous y serons en sûreté, madame ? dit Chaudieu.
— Ah ! répondit la reine avec une sorte de naïveté, vous saurez bien prendre vos précautions. Monsieur l’amiral s’entendra sur ce sujet avec mes cousins de Guise et de Montmorency.
— Foin de ceci ! fit le connétable, je n’y veux point tremper.
— Que faites-vous à vos sectaires pour leur donner tant de caractère ? dit la reine en emmenant Chaudieu quelques pas à l’écart. Le fils de mon pelletier a été sublime…
— Nous avons la foi ! dit Chaudieu.
En ce moment, la salle offrait l’aspect de groupes animés où s’agitait la question de cette assemblée qui, du mot de la reine, avait déjà pris le nom de colloque de Poissy. Catherine regarda Chaudieu, et put lui dire : — Oui, une foi nouvelle !
— Ah ! madame, si vous n’étiez pas aveuglée par vos alliances avec la cour de Rome, vous verriez que nous revenons à la vraie {p. 649} doctrine de Jésus-Christ, qui en consacrant l’égalité des âmes, nous a donné à tous des droits égaux sur terre.
— Vous croyez-vous l’égal de Calvin ? demanda finement la reine. Allez, nous ne sommes égaux qu’à l’église. Mais, vraiment, délier les liens entre le peuple et les trônes ! s’écria Catherine. Vous n’êtes pas seulement des hérétiques, vous vous révoltez contre l’obéissance au roi, en vous soustrayant à celle du pape ! Elle le quitta brusquement, et revint à Théodore de Bèze. — Je compte sur vous, monsieur, lui dit-elle, pour faire ce colloque en conscience. Prenez tout votre temps.
— Je croyais, dit Chaudieu au prince de Condé, au roi de Navarre, et à l’amiral de Coligny, que les affaires de l’État se traitaient plus sérieusement.
— Oh ! nous savons bien tous ce que nous voulons, fit le prince de Condé qui échangea un fin regard avec Théodore de Bèze.
Le bossu quitta ses adhérents pour aller à un rendez-vous. Ce grand prince de Condé, ce chef de parti était un des plus heureux galants de la cour ; les deux plus belles femmes de ce temps se le disputaient avec un tel acharnement, que la maréchale de Saint-André, la femme d’un triumvir futur, lui donna sa belle terre de Saint-Valery pour l’emporter sur la duchesse de Guise, la femme de celui qui naguère voulait faire tomber sa tête sur un échafaud, et qui, ne pouvant pas détacher le duc de Nemours de son amourette avec mademoiselle de Rohan, aimait, en attendant, le chef des Réformés.
— Quelle différence avec Genève ! dit Chaudieu sur le petit pont du Louvre à Théodore de Bèze.
— Ceux-ci sont plus gais. Aussi ne m’expliqué-je point pourquoi ils sont si traîtres ! lui répondit de Bèze.
— À traître, traître et demi, répliqua Chaudieu dans l’oreille de Théodore. J’ai dans Paris des Saints sur lesquels je puis compter, et je vais faire de Calvin un prophète. Christophe nous débarrassera du plus dangereux de nos ennemis.
— La reine-mère, pour qui le pauvre diable a souffert la question, l’a déjà fait recevoir, haut la main, avocat au parlement, et les avocats sont plus délateurs qu’assassins. Souvenez-vous d’Avenelles qui a vendu les secrets de notre première prise d’armes.
— Je connais Christophe, dit Chaudieu d’un air convaincu, en quittant là l’ambassadeur de Genève.
{p. 650} Quelques jours après la réception des ambassadeurs secrets de Calvin par Catherine, vers la fin de la même année, car alors l’année commençait à Pâques, et le calendrier actuel ne fut adopté que sous ce nouveau règne, Christophe gisait encore sur un fauteuil, au coin du feu, du côté qui lui permettait de voir la rivière, dans cette grande salle brune destinée à la vie de famille et où ce drame avait commencé. Il avait les pieds appuyés sur un tabouret. Mademoiselle Lecamus et Babette Lallier venaient de renouveler les compresses imbibées d’une préparation apportée par Ambroise, à qui Catherine avait recommandé de soigner Christophe. Une fois reconquis par sa famille, cet enfant y fut l’objet des soins les plus dévoués. Babette, autorisée par son père, vint tous les matins et ne quittait la maison Lecamus que le soir. Christophe, objet de l’admiration des apprentis, donnait lieu dans tout le quartier à des contes qui l’entouraient d’une poésie mystérieuse. Il avait subi la torture, et le célèbre Ambroise Paré mettait tout son art à le sauver. Qu’avait-il fait pour être ainsi traité ? Ni Christophe ni son père ne disaient un mot à ce sujet. Catherine, alors toute-puissante, était intéressée à se taire ainsi que le prince de Condé. Les visites d’Ambroise, chirurgien du roi et de la maison de Guise, à qui la reine-mère et les Lorrains permettaient de soigner un garçon taxé d’hérésie, embrouillaient singulièrement cette aventure où personne ne voyait clair. Enfin, le curé de Saint-Pierre-aux-Bœufs vint à plusieurs reprises voir le fils de son marguillier, et de telles visites rendirent encore plus inexplicables les causes de l’état où se trouvait Christophe.
Le vieux syndic, qui avait son plan, répondait évasivement à ses confrères, aux marchands, aux amis qui lui parlaient de son fils : — Je suis bien heureux, mon compère, de l’avoir sauvé ! — Que voulez-vous ? entre l’arbre et l’écorce, il ne faut jamais mettre le doigt. — Mon fils a mis la main au bûcher, il y a pris de quoi brûler ma maison ! — On a abusé de sa jeunesse, et nous autres bourgeois nous ne retirons que honte et mal à hanter les grands. — Ceci me décide à faire de mon gars un homme de justice, le Palais lui apprendra à peser ses actions et ses paroles. — La jeune reine, qui maintenant est en Écosse, y a été pour beaucoup ; mais peut-être aussi mon fils a-t-il été bien imprudent ! — J’ai eu de cruels chagrins. — Ceci me décidera peut-être à quitter les affaires, je ne veux plus jamais aller à la cour. — Mon fils en a maintenant {p. 651} assez de la Réformation, elle lui a cassé bras et jambes. Sans Ambroise, où en serais-je ?
Grâce à ces discours et à cette sage conduite, il fut avéré dans le quartier que Christophe ne mangeait plus de la vache à Colas. Chacun trouva naturel que le vieux syndic essayât de faire entrer son fils au parlement, et les visites du curé parurent naturelles. En pensant aux malheurs du syndic, on ne pensait pas à son ambition qui eût semblé monstrueuse. Le jeune avocat, resté nonante jours, pour employer un mot de ce temps, sur le lit qu’on lui avait dressé dans la vieille salle, ne se levait que depuis une semaine et avait encore besoin de deux béquilles pour marcher. L’amour de Babette et la tendresse de sa mère avaient profondément touché Christophe ; or, en le tenant au lit, ces deux femmes le chapitraient rudement sur l’article religion. Le président de Thou fit à son filleul une visite pendant laquelle il fut très-paternel. Christophe, avocat au parlement, devait être catholique, il allait être engagé par son serment ; mais le président, qui ne mit pas en doute l’orthodoxie de son filleul, ajouta gravement ces paroles : — Mon enfant, tu as été rudement éprouvé. J’ignore moi-même la raison qu’avaient messieurs de Guise pour te traiter ainsi, je t’engage à vivre désormais tranquillement, sans te mêler des troubles ; car la faveur de la reine et du roi ne se portera pas sur des artisans de tempêtes. Tu n’es pas assez grand pour mettre à ton roi le marché à la main, comme font messieurs de Guise. Si tu veux être un jour conseiller au Parlement, tu n’obtiendras cette noble charge que par un attachement sérieux à la cause royale.
Néanmoins, ni la visite du président de Thou, ni les séductions de Babette, ni les instances de mademoiselle Lecamus, sa mère, n’avaient ébranlé la foi du martyr de la Réforme. Christophe tenait d’autant plus à sa religion qu’il avait plus souffert pour elle.
— Mon père ne souffrira jamais que j’épouse un hérétique, lui disait Babette à l’oreille.
Christophe ne répondait que par des larmes qui rendaient la jolie fille muette et rêveuse.
Le vieux Lecamus gardait sa dignité paternelle et syndicale, il observait son fils et parlait peu. Ce vieillard, après avoir reconquis son cher Christophe, était presque mécontent de lui-même, il se repentait d’avoir montré toute sa tendresse pour ce fils unique ; mais il l’admirait en secret. À aucune époque de sa vie le {p. 652} syndic ne fit jouer plus de machines pour arriver à ses fins ; car il apercevait le grain mûr de la moisson si péniblement semée, et voulait en tout recueillir. Quelques jours avant cette matinée, il avait eu, seul avec Christophe, une longue conversation pour surprendre le secret de la résistance de son fils. Christophe, qui ne manquait pas d’ambition, avait foi dans le prince de Condé. La parole généreuse du prince, qui avait fait tout bonnement son métier de prince, était gravée dans son cœur ; mais il ne savait pas que Condé l’avait envoyé à tous les diables au moment où il lui criait son touchant adieu à travers les barreaux de sa prison, à Orléans, en se disant : — Un Gascon m’aurait compris !
Malgré ce sentiment d’admiration pour le prince, Christophe nourrissait aussi le plus profond respect pour cette grande reine Catherine, qui lui avait, par un regard, expliqué la nécessité où elle était de le sacrifier, et qui, pendant son supplice, lui avait jeté, par un autre regard, une promesse illimitée dans une faible larme. Par le profond silence des nonante jours et nuits qu’il employait à se guérir, le nouvel avocat repassait les événements de Blois et ceux d’Orléans. Il pesait, pour ainsi dire malgré lui, ces deux protections : il flottait entre la reine et le prince. Il avait certes plus servi Catherine que la Réforme, et chez un jeune homme, le cœur et l’esprit devaient incliner vers cette reine, moins à cause de cette différence qu’à cause de sa qualité de femme. En semblable occurrence, un homme espérera toujours plus d’une femme que d’un homme.
— Je me suis immolé pour elle, que fera-t-elle pour moi ?
Cette question, il se la faisait presque involontairement, en se souvenant de l’accent qu’elle avait eu en disant : Povero mio ! On ne saurait croire à quel point un homme, seul dans son lit et malade, devient personnel. Tout, jusqu’aux soins exclusifs dont il est l’objet, le pousse à ne penser qu’à lui. En s’exagérant les obligations du prince de Condé envers lui, Christophe s’attendait à être revêtu de quelque charge à la cour de Navarre. Cet enfant, encore neuf en politique, oubliait d’autant mieux les soucis et la rapide marche à travers les hommes et les événements qui dominent les chefs de parti, qu’il était comme au secret dans cette vieille salle brune. Tout parti est nécessairement ingrat quand il milite ; et quand il triomphe, il a trop de monde à récompenser pour ne pas l’être encore. Les soldats se soumettent à cette ingratitude ; mais {p. 653} les chefs se retournent contre le nouveau maître à l’égal duquel ils ont marché si longtemps. Christophe, le seul qui se souvînt de ses souffrances, se mettait déjà parmi les chefs de la Réformation en s’en proclamant l’un des martyrs. Lecamus, ce vieux loup du commerce, si fin et si perspicace, avait fini par deviner les secrètes pensées de son fils ; aussi toutes ses manœuvres étaient-elles basées sur l’hésitation naturelle à laquelle Christophe était livré.
— Ne serait-ce pas beau, disait-il la veille à Babette en famille, d’être la femme d’un conseiller au Parlement. On vous appellerait madame !
— Vous êtes fou, mon compère ! dit Lallier. Où prendriez-vous d’abord dix mille écus de rentes en fonds de terre, que doit avoir un conseiller, et de qui achèteriez-vous une charge ? Il faudrait que la reine-mère et régente n’eût que cela en tête pour que votre fils entrât au Parlement, et il sent un peu trop le fagot pour qu’on l’y mette.
— Que donneriez-vous pour voir votre fille la femme d’un conseiller ?
— Vous voulez voir le fond de ma bourse, vieux finaud ! dit Lallier.
Conseiller au parlement ! Ce mot ravagea la cervelle de Christophe.
Longtemps après le colloque, un matin que Christophe contemplait la rivière qui lui rappelait et la scène par laquelle commence cette histoire et le prince de Condé, la Renaudie, et Chaudieu, le voyage à Blois, enfin toutes ses espérances, le syndic vint s’asseoir à côté de son fils en cachant mal un air joyeux sous cette gravité affectée.
— Mon fils, dit-il, après ce qui s’est passé entre toi et les chefs du Tumulte d’Amboise, ils te devaient assez pour que ton avenir regardât la maison de Navarre.
— Oui, dit Christophe.
— Hé ! bien, reprit le père, j’ai fait positivement demander pour toi la permission d’acheter une charge de justice dans le Béarn. Notre bon ami Paré s’est chargé de remettre les lettres que j’ai écrites en ton nom au prince de Condé et à la reine Jeanne. Tiens, lis la réponse de monsieur de Pibrac, vice-chancelier de Navarre.
Au sieur Lecamus, syndic du corps des Pelletiers.
Monseigneur le prince de Condé me charge de vous dire le {p. 654} regret qu’il a de ne pouvoir rien faire pour son compagnon de la tour Saint-Aignan, duquel il se souvient, et à qui, pour le moment, il offre une place de gendarme dans sa compagnie, en laquelle il sera bien à même de faire son chemin en homme de cœur, comme il est.
La reine de Navarre attend l’occasion de récompenser le sieur Christophe, et n’y faudra point.
Sur ce, monsieur le syndic, nous prions Dieu de vous avoir en sa garde.
Nérac.
PIBRAC,
Chancelier de Navarre.
— Nérac, Pibrac, crac ! dit Babette. Il n’y a rien à attendre des Gascons, ils ne songent qu’à eux.
Le vieux Lecamus regardait son fils d’un air railleur.
— Il propose de monter à cheval à un pauvre enfant qui a eu les genoux et les chevilles broyés pour lui ! s’écria mademoiselle Lecamus, quelle affreuse plaisanterie !
— Je ne te vois guère conseiller en Navarre, dit le syndic des pelletiers.
— Je voudrais bien savoir ce que la reine Catherine ferait pour moi, si je la requérais, dit Christophe atterré.
— Elle ne t’a rien promis, dit le vieux marchand, mais je suis certain qu’elle ne se moquerait pas de toi et se souviendrait de tes souffrances. Cependant, pourrait-elle faire un conseiller au parlement d’un bourgeois protestant ?…
— Mais Christophe n’a pas abjuré ! s’écria Babette. Il peut bien se garder le secret à lui-même sur ses opinions religieuses.
— Le prince de Condé serait moins dédaigneux avec un conseiller au Parlement de Paris, dit Lecamus.
— Conseiller, mon père ! est-ce possible ?
— Oui, si vous ne dérangez pas ce que je veux faire pour vous. Voici mon compère Lallier qui donnerait bien deux cent mille livres si j’en mettais autant pour l’acquisition d’une belle terre seigneuriale avec condition de substitution de mâle en mâle, et de laquelle nous vous doterions.
— Et j’ajouterais quelque chose de plus pour une maison à Paris, dit Lallier.
— Eh ! bien, Christophe ? fit Babette.
{p. 655} — Vous parlez sans la reine, répondit le jeune avocat.
Quelques jours après cette déception assez amère, un apprenti remit à Christophe ce petit billet laconique.
« Chaudieu veut voir son enfant ! »
— Qu’il entre ! s’écria Christophe.
— Ô mon saint martyr ! dit le ministre en venant embrasser l’avocat, es-tu remis de tes douleurs ?
— Oui, grâce à Paré !
— Grâce à Dieu qui t’a donné la force de supporter la torture ! Mais qu’ai-je appris ? tu t’es fait recevoir avocat, tu as prêté le serment de fidélité, tu as reconnu la prostituée, l’Église catholique, apostolique et romaine !…
— Mon père l’a voulu.
— Mais ne devons-nous pas quitter nos pères, nos enfants, nos femmes, tout pour la sainte cause du calvinisme, tout souffrir !… Ah ! Christophe, Calvin, le grand Calvin, tout le parti, le monde, l’avenir comptent sur ton courage et sur ta grandeur d’âme ! Il nous faut ta vie.
Il y a ceci de remarquable dans l’esprit de l’homme, que le plus dévoué, tout en se dévouant, se bâtit toujours un roman d’espérances dans les crises les plus dangereuses. Ainsi, quand, sur l’eau, sous le Pont-au-Change, le prince, le soldat et le ministre avaient demandé à Christophe d’aller porter à Catherine ce traité qui, surpris, devait lui coûter la vie, l’enfant comptait sur son esprit, sur le hasard, sur son intelligence, et il s’était audacieusement avancé entre ces deux terribles partis, les Guise et Catherine, où il avait failli être broyé. Pendant la question, il se disait encore : — Je m’en tirerai ! ce n’est que de la douleur ! Mais à cette demande brutale : Meurs ! faite à un garçon qui se trouvait encore impotent, à peine remis de la torture et qui tenait d’autant plus à la vie qu’il avait vu la mort de plus près, il était impossible de s’abandonner à des illusions.
Christophe répondit tranquillement : — De quoi s’agit-il ?
— De tirer bravement un coup de pistolet comme Stuart sur Minard.
— Sur qui ?
— Sur le duc de Guise.
— Un assassinat ?
— Une vengeance ! Oublies-tu les cent gentilshommes massacrés {p. 656} sur le même échafaud, à Amboise ? Un enfant, le petit d’Aubigné, a dit en voyant cette boucherie : Ils ont haché la France !
— Vous devez recevoir tous les coups et n’en pas porter, telle est la religion de l’Évangile, répondit Christophe. Mais, pour imiter les Catholiques, à quoi bon réformer l’Église ?
— Oh ! Christophe, ils t’ont fait avocat, et tu raisonnes ! dit Chaudieu.
— Non, mon ami, répondit l’avocat. Mais les princes sont trop ingrats, et vous serez, vous et les vôtres, les jouets de la maison de Bourbon…
— Oh ! Christophe, si tu avais entendu Calvin, tu saurais que nous les manions comme des gants !… Les Bourbons sont les gants, nous sommes la main.
— Lisez ! dit Christophe en présentant au ministre la réponse de Pibrac.
— Oh ! mon enfant, tu es ambitieux, tu ne peux plus te dévouer !… je te plains !
Chaudieu sortit sur cette belle parole.
Quelques jours après cette scène, Christophe, la famille Lallier et la famille Lecamus étaient réunis, en l’honneur des accordailles de Babette et de Christophe, dans la vieille salle brune où Christophe ne couchait plus ; car il pouvait alors monter les escaliers et commençait à se traîner sans béquilles. Il était neuf heures du soir, on attendait Ambroise Paré. Le notaire de la famille se trouvait devant une table chargée de contrats. Le pelletier vendait sa maison et son fonds de commerce à son premier commis, qui payait immédiatement la maison quarante mille livres, et qui engageait la maison pour répondre du paiement des marchandises sur lesquelles il donnait déjà vingt mille livres en à-compte.
Lecamus acquérait pour son fils une magnifique maison en pierre bâtie par Philibert de l’Orme, rue Saint-Pierre-aux-Bœufs, et la lui donnait en dot. Le syndic prenait en outre deux cent cinquante mille livres sur sa fortune, et Lallier en donnait autant pour l’acquisition d’une belle terre seigneuriale sise en Picardie, de laquelle on avait demandé cinq cent mille livres. Cette terre étant dans la mouvance de la couronne, il fallait des lettres-patentes, dites de rescription, accordées par le roi, outre le paiement de lods et ventes considérables. Aussi la conclusion du mariage était-elle ajournée jusqu’à l’obtention de cette faveur royale. {p. 657} Si les bourgeois de Paris s’étaient fait octroyer le droit d’acheter des seigneuries, la sagesse du conseil privé y avait mis certaines restrictions relativement aux terres qui relevaient de la couronne, et la terre que Lecamus guignait depuis une dizaine d’années se trouvait dans l’exception. Ambroise s’était fait fort d’apporter l’ordonnance le soir même. Le vieux Lecamus allait de sa salle à sa porte dans une impatience qui montrait combien grande avait été son ambition. Enfin, Ambroise arriva.
— Mon vieil ami, dit le chirurgien assez effaré et regardant le souper, voyons tes nappes ? Bien. Oh ! mettez des chandelles de cire. Dépêchez, dépêchez ! cherchez tout ce que vous aurez de plus beau.
— Qu’y a-t-il donc ? demanda le curé de Saint-Pierre-aux-Bœufs.
— La reine-mère et le jeune roi viennent souper avec vous, répliqua le premier chirurgien. La reine et le roi attendent un vieux conseiller dont la charge sera vendue à Christophe, et monsieur de Thou qui a conclu le marché. N’ayez pas l’air d’avoir été prévenus, je me suis échappé du Louvre.
En un moment, les deux familles furent sur pied. La mère de Christophe et la tante de Babette51 allèrent et vinrent avec une célérité de ménagères surprises. Malgré la confusion que cet avis jeta dans l’assemblée de famille, les préparatifs se firent avec une activité qui tint du prodige. Christophe, ébahi, surpris, confondu d’une pareille faveur, était sans parole et regardait tout faire machinalement.
— La reine et le roi chez nous ! disait la vieille mère.
— La reine ! répétait Babette, que dire et que faire !
Au bout d’une heure tout fut changé : la vieille salle était parée, et la table étincelait. On entendit alors un bruit de chevaux dans la rue. La lueur des torches portées par les cavaliers de l’escorte fit mettre le nez à la fenêtre aux bourgeois du quartier. Ce tumulte fut rapide. Il ne resta sous les piliers que la reine-mère et son fils, le roi Charles IX, Charles de Gondi nommé grand-maître de la garde-robe et gouverneur du roi, monsieur de Thou, le vieux conseiller, le secrétaire d’État Pinard et deux pages.
— Braves gens, dit la reine en entrant, nous venons, le roi mon fils et moi, signer le contrat de mariage du fils à notre pelletier ; mais c’est à la condition qu’il restera catholique. Il faut être catholique pour entrer au parlement, il faut être catholique pour {p. 658} posséder une terre qui relève de la couronne, il faut être catholique pour s’asseoir à la table du roi ? n’est-ce pas, Pinard ?
Le secrétaire d’État parut en montrant des lettres-patentes.
— Si nous ne sommes pas ici tous catholiques, dit le petit roi, Pinard jettera tout au feu ; mais nous sommes tous catholiques ici ? reprit-il en jetant des yeux assez fiers sur toute l’assemblée.
— Oui, sire, dit Christophe Lecamus en fléchissant quoique avec peine le genou et baisant la main que le jeune roi lui tendit.
La reine Catherine, qui tendit aussi sa main à Christophe, le releva brusquement et, l’emmenant à quelques pas dans un coin, lui dit : — Ah ! çà, mon garçon, pas de finauderies ? Nous jouons franc jeu !
— Oui, madame, reprit-il saisi par l’éclatante récompense et par l’honneur que lui faisait cette reine reconnaissante.
— Hé ! bien, mons Lecamus, le roi mon fils et moi nous vous permettons de traiter de la charge du bonhomme Groslay, conseiller au Parlement, que voici, dit la reine. Vous y suivrez, j’espère, jeune homme, les errements de monsieur le Premier.
De Thou s’avança et dit : — Je réponds de lui, madame.
— Eh ! bien, instrumentez, garde-notes, dit Pinard.
— Puisque le roi notre maître nous fait la faveur de signer le contrat de ma fille, s’écria Lallier, je paie tout le prix de la seigneurie.
— Les dames peuvent s’asseoir, dit le jeune roi d’une façon gracieuse. Pour présent de noces à l’accordée, je fais, avec l’agrément de ma mère, remise de mes droits.
Le vieux Lecamus et Lallier tombèrent à genoux et baisèrent la main du jeune roi.
— Mordieu ! sire, combien ces bourgeois ont d’argent ! lui dit Gondi à l’oreille.
Le jeune roi se prit à rire.
— Leurs seigneuries étant dans leurs bonnes, dit le vieux Lecamus, veulent-elles me permettre de leur présenter mon successeur et lui continuer la patente royale de la fourniture de leurs maisons ?
— Voyons, dit le roi.
Lecamus fit avancer son successeur qui devint blême.
— Si ma chère mère le permet, nous nous mettrons tous à table, dit le jeune roi.
{p. 659} Le vieux Lecamus eut l’attention de donner au roi un gobelet d’argent qu’il avait obtenu de Benvenuto Cellini, lors de son séjour en France à l’hôtel de Nesle, et qui n’avait pas coûté moins de deux mille écus.
— Oh ! ma mère, le beau travail ! s’écria le jeune roi en levant le gobelet par le pied.
— C’est de Florence, répondit Catherine.
— Pardonnez-moi, madame, dit Lecamus, c’est fait en France par un Florentin. Ce qui est de Florence serait à la reine, mais ce qui est fait en France est au roi.
— J’accepte, bonhomme, s’écria Charles IX, et désormais ce sera mon gobelet.
— Il est assez bien, dit la reine en examinant ce chef-d’œuvre, pour le comprendre dans les joyaux de la couronne. — Eh ! bien, maître Ambroise, dit la reine à l’oreille de son chirurgien en désignant Christophe, l’avez-vous bien soigné ? marchera-t-il ?
— Il volera, dit en souriant le chirurgien. Ah ! vous nous l’avez bien finement débauché.
— Faute d’un moine, l’abbaye ne chôme pas, répondit la reine avec cette légèreté qu’on lui a reprochée et qui n’était qu’à la surface.
Le souper fut gai, la reine trouva Babette jolie, et, en grande reine qu’elle fut toujours, elle lui passa au doigt un de ses diamants afin de compenser la perte que le gobelet faisait chez les Lecamus. Le roi Charles IX, qui depuis prit peut-être trop de goût à ces sortes d’invasions chez ses bourgeois, soupa de bon appétit ; puis, sur un mot de son nouveau gouverneur, qui, dit-on, avait charge de lui faire oublier les vertueuses instructions de Cypierre, il entraîna le premier président, le vieux conseiller démissionnaire, le secrétaire d’État, le curé, le notaire et les bourgeois à boire si druement, que la reine Catherine sortit au moment où elle vit la gaieté sur le point de devenir bruyante. Au moment où la reine se leva, Christophe, son père et les deux femmes prirent des flambeaux et l’accompagnèrent jusque sur le seuil de la boutique. Là, Christophe osa tirer la reine par sa grande manche et lui fit un signe d’intelligence. Catherine s’arrêta, renvoya le vieux Lecamus et les deux femmes par un geste, et dit à Christophe : — Quoi ?
— Si vous pouvez, madame, tirer parti de ceci, dit-il en parlant à l’oreille de la reine, sachez que le duc de Guise est visé par des assassins…
{p. 660} — Tu es un loyal sujet, dit Catherine en souriant, et je ne t’oublierai jamais.
Elle lui tendit sa main, si célèbre par sa beauté, mais en la dégantant, ce qui pouvait passer pour une marque de faveur ; aussi Christophe devint-il tout à fait royaliste en baisant cette adorable main.
— Ils m’en débarrasseront donc, de ce soudard, sans que j’y sois pour quelque chose ! pensa-t-elle en mettant son gant.
Elle monta sur sa mule et regagna le Louvre avec ses deux pages.
Christophe resta sombre tout en buvant, la figure austère d’Ambroise lui reprochait son apostasie ; mais les événements postérieurs donnèrent gain de cause au vieux syndic. Christophe n’aurait certes pas échappé aux massacres de la Saint-Barthélemi, ses richesses et sa terre l’eussent désigné aux meurtriers. L’histoire a enregistré le sort cruel de la femme du successeur de Lallier, belle créature dont le corps resta nu, accroché par les cheveux à l’un des étais du Pont-au-Change pendant trois jours. Babette frémit alors, en pensant qu’elle aurait pu subir un pareil traitement, si Christophe fût demeuré Calviniste, car tel fut bientôt le nom des Réformés. L’ambition de Calvin fut satisfaite, mais après sa mort.
Telle fut l’origine de la célèbre maison parlementaire des Lecamus. Tallemant des Réaux a commis une erreur en les faisant venir de Picardie. Les Lecamus eurent intérêt plus tard à dater de l’acquisition de leur principale terre, située en ce pays. Le fils de Christophe, qui lui succéda sous Louis XIII, fut le père de ce riche président Lecamus qui, sous Louis XIV, édifia le magnifique hôtel qui disputait à l’hôtel Lambert l’admiration des Parisiens et des étrangers ; mais qui, certes, est l’un des plus beaux monuments de Paris. L’hôtel Lecamus existe encore rue de Thorigny, quoiqu’au commencement de la Révolution, il ait été pillé comme appartenant à monsieur de Juigné, l’archevêque de Paris. Toutes les peintures y ont alors été effacées ; et, depuis, les pensionnats qui s’y sont logés l’ont fortement endommagé. Ce palais, gagné dans le vieux logis de la rue de la Pelleterie, montre encore les beaux résultats qu’obtenait jadis l’Esprit de Famille. Il est permis de douter que l’individualisme moderne, engendré par le partage égal des successions, élève de pareils monuments.