Chapitre II
Une idée de Fouché
Vers les derniers jours du mois de brumaire, au moment où, pendant la matinée, Hulot faisait manœuvrer sa demi-brigade, entièrement concentrée à Mayenne par des ordres supérieurs, un exprès venu d’Alençon lui remit des dépêches pendant la lecture desquelles une assez forte contrariété se peignit sur sa figure.
— Allons, en avant ! s’écria-t-il avec humeur en serrant les papiers au fond de son chapeau. Deux compagnies vont se mettre en marche avec moi et se diriger sur Mortagne. Les Chouans y sont.
— Vous m’accompagnerez, dit-il à Merle et à Gérard. Si je comprends un mot à ma dépêche, je veux être fait noble. Je ne suis peut-être qu’une bête, n’importe, en avant ! Il n’y a pas de temps à perdre.
— Mon commandant, qu’y a-t-il donc de si barbare dans cette carnassière-là ! dit Merle en montrant du bout de sa botte l’enveloppe ministérielle de la dépêche.
— Tonnerre de Dieu ! il n’y a rien si ce n’est qu’on nous embête.
Lorsque le commandant laissait échapper cette expression {p. 55} militaire, déjà l’objet d’une réserve, elle annonçait toujours quelque tempête. Les diverses intonations de cette phrase formaient des espèces de degrés qui, pour la demi-brigade, étaient un sûr thermomètre de la patience du chef ; et la franchise de ce vieux soldat en avait rendu la connaissance si facile, que le plus méchant tambour savait bientôt son Hulot par cœur, en observant les variations de la petite grimace par laquelle le commandant retroussait sa joue et clignait les yeux. Cette fois, le ton de la sourde colère par lequel il accompagna ce mot rendit les deux amis silencieux et circonspects. Les marques même de petite vérole qui sillonnaient ce visage guerrier parurent plus profondes et le teint plus brun que de coutume. Sa large queue bordée de tresses étant revenue sur une des épaulettes quand il remit son chapeau à trois cornes, Hulot la rejeta avec tant de fureur que les cadenettes en furent dérangées. Cependant comme il restait immobile, les poings fermés, les bras croisés avec force sur la poitrine, la moustache hérissée, Gérard se hasarda à lui demander : — Part-on sur l’heure ?
— Oui, si les gibernes sont garnies, répondit-il en grommelant.
— Elles le sont.
— Portez arme ! par file à gauche, en avant, marche ! dit Gérard à un geste de son chef.
Et les tambours se mirent en tête des deux compagnies désignées par Gérard. Au son du tambour, le commandant plongé dans ses réflexions parut se réveiller, et il sortit de la ville accompagné de ses deux amis, auxquels il ne dit pas un mot. Merle et Gérard se regardèrent silencieusement à plusieurs reprises comme pour se demander : — Nous tiendra-t-il longtemps rigueur ? Et, tout en marchant, ils jetèrent à la dérobée des regards observateurs sur Hulot qui continuait à dire entre ses dents de vagues paroles. Plusieurs fois ces phrases résonnèrent comme des jurements aux oreilles des soldats ; mais pas un d’eux n’osa souffler mot ; car, dans l’occasion, tous savaient garder la discipline sévère à laquelle étaient habitués les troupiers jadis commandés en Italie par Bonaparte. La plupart d’entre eux étaient comme Hulot, les restes de ces fameux bataillons qui capitulèrent à Mayence sous la promesse de ne pas être employés sur les frontières, et l’armée les avait nommés les Mayençais. Il était difficile de rencontrer des soldats et des chefs qui se comprissent mieux.
{p. 56} Le lendemain de leur départ, Hulot et ses deux amis se trouvaient de grand matin sur la route d’Alençon, à une lieue environ de cette dernière ville, vers Mortagne, dans la partie du chemin qui côtoie les pâturages arrosés par la Sarthe. Les vues pittoresques de ces prairies se déployent successivement sur la gauche, tandis que la droite, flanquée des bois épais qui se rattachent à la grande forêt de Menil-Broust, forme, s’il est permis d’emprunter ce terme à la peinture, un repoussoir aux délicieux aspects de la rivière. Les bermes du chemin sont encaissées par des fossés dont les terres sans cesse rejetées sur les champs y produisent de hauts talus couronnés d’ajoncs, nom donné dans tout l’Ouest au genêt épineux. Cet arbuste, qui s’étale en buissons épais, fournit pendant l’hiver une excellente nourriture aux chevaux et aux bestiaux ; mais tant qu’il n’était pas récolté, les Chouans se cachaient derrière ses touffes d’un vert sombre. Ces talus et ces ajoncs, qui annoncent au voyageur l’approche de la Bretagne, rendaient donc alors cette partie de la route aussi dangereuse qu’elle est belle. Les périls qui devaient se rencontrer dans le trajet de Mortagne à Alençon et d’Alençon à Mayenne, étaient la cause du départ de Hulot ; et, là, le secret de sa colère finit par lui échapper. Il escortait alors une vieille malle traînée par des chevaux de poste que ses soldats fatigués obligeaient à marcher lentement. Les compagnies de Bleus appartenant à la garnison de Mortagne et qui avaient accompagné cette horrible voiture jusqu’aux limites de leur étape, où Hulot était venu les remplacer dans ce service, à juste titre nommé par ses soldats une scie patriotique, retournaient à Mortagne et se voyaient dans le lointain comme des points noirs. Une des deux compagnies du vieux Républicain se tenait à quelques pas en arrière, et l’autre en avant de cette calèche. Hulot, qui se trouva entre Merle et Gérard, à moitié chemin de l’avant-garde et de la voiture, leur dit, tout à coup : — Mille tonnerres ! croiriez-vous que c’est pour accompagner les deux cotillons qui sont dans ce vieux fourgon que le général nous a détachés de Mayenne ?
— Mais, mon commandant, quand nous avons pris position tout à l’heure auprès des citoyennes, répondit Gérard, vous les avez saluées d’un air qui n’était pas déjà si gauche.
— Hé ! voilà l’infamie. Ces muscadins de Paris ne nous recommandent-ils pas les plus grands égards pour leurs damnées {p. 57} femelles ! Peut-on déshonorer de bons et braves patriotes comme nous, en les mettant à la suite d’une jupe. Oh ! moi, je vais droit mon chemin et n’aime pas les zigzags chez les autres. Quand j’ai vu à Danton des maîtresses, à Barras des maîtresses, je leur ai dit : — « Citoyens, quand la République vous a requis de la gouverner, ce n’était pas pour autoriser les amusements de l’ancien régime. » Vous me direz à cela que les femmes ? Oh ! on a des femmes ! c’est juste. À de bons lapins, voyez-vous, il faut des femmes et de bonnes femmes. Mais, assez causé quand vient le danger. À quoi donc aurait servi de balayer les abus de l’ancien temps si les patriotes les recommençaient. Voyez le premier consul, c’est là un homme : pas de femmes, toujours à son affaire. Je parierais ma moustache gauche qu’il ignore le sot métier qu’on nous fait faire ici.
— Ma foi, commandant, répondit Merle en riant, j’ai aperçu le bout du nez de la jeune dame cachée au fond de la malle, et j’avoue que tout le monde pourrait sans déshonneur se sentir, comme je l’éprouve, la démangeaison d’aller tourner autour de cette voiture pour nouer avec les voyageurs un petit bout de conversation.
— Gare à toi, Merle, dit Gérard. Les corneilles coiffées sont accompagnées d’un citoyen assez rusé pour te prendre dans un piége.
— Qui ? Cet incroyable dont les petits yeux vont incessamment d’un côté du chemin à l’autre, comme s’il y voyait des Chouans ; ce muscadin à qui on aperçoit à peine les jambes ; et qui, dans le moment où celles de son cheval sont cachées par la voiture, a l’air d’un canard dont la tête sort d’un pâté ! Si ce dadais-là m’empêche jamais de caresser sa jolie fauvette…
— Canard, fauvette ! Oh ! mon pauvre Merle, tu es furieusement dans les volatiles. Mais ne te fie pas au canard ! Ses yeux verts me paraissent perfides comme ceux d’une vipère et fins comme ceux d’une femme qui pardonne à son mari. Je me défie moins des Chouans que de ces avocats dont les figures ressemblent à des carafes de limonade.
— Bah ! s’écria Merle gaiement, avec la permission du commandant, je me risque ! Cette femme-là a des yeux qui sont comme des étoiles, on peut tout mettre au jeu pour les voir.
— Il est pris le camarade, dit Gérard au commandant, il commence à dire des bêtises.
{p. 58} Hulot fit la grimace, haussa les épaules et répondit : — Avant de prendre le potage, je lui conseille de le sentir.
— Brave Merle, reprit Gérard en jugeant à la lenteur de sa marche qu’il manœuvrait pour se laisser graduellement gagner par la malle, est-il gai ! C’est le seul homme qui puisse rire de la mort d’un camarade sans être taxé d’insensibilité.
— C’est le vrai soldat français, dit Hulot d’un ton grave.
— Oh ! le voici qui ramène ses épaulettes sur son épaule pour faire voir qu’il est capitaine, s’écria Gérard en riant, comme si le grade y faisait quelque chose.
La voiture vers laquelle pivotait l’officier renfermait en effet deux femmes, dont l’une semblait être la servante de l’autre.
— Ces femmes-là vont toujours deux par deux, disait Hulot.
Un petit homme sec et maigre caracolait, tantôt en avant, tantôt en arrière de la voiture ; mais quoiqu’il parût accompagner les deux voyageuses privilégiées, personne ne l’avait encore vu leur adressant la parole. Ce silence, preuve de dédain ou de respect, les bagages nombreux, et les cartons de celle que le commandant appelait une princesse, tout, jusqu’au costume de son cavalier servant, avait encore irrité la bile de Hulot. Le costume de cet inconnu présentait un exact tableau de la mode qui valut en ce temps les caricatures des Incroyables. Qu’on se figure ce personnage affublé d’un habit dont les basques étaient si courtes, qu’elles laissaient passer cinq à six pouces du gilet, et les pans si longs qu’ils ressemblaient à une queue de morue, terme alors employé pour les désigner. Une cravate énorme décrivait autour de son cou de si nombreux contours, que la petite tête qui sortait de ce labyrinthe de mousseline justifiait presque la comparaison gastronomique du capitaine Merle. L’inconnu portait un pantalon collant et des bottes à la Suwaroff. Un immense camée blanc et bleu servait d’épingle à sa chemise. Deux chaînes de montre s’échappaient parallèlement de sa ceinture ; puis ses cheveux, pendant en tire-bouchons de chaque côté des faces, lui couvraient presque tout le front. Enfin, pour dernier enjolivement, le col de sa chemise et celui de l’habit montaient si haut, que sa tête paraissait enveloppée comme un bouquet dans un cornet de papier. Ajoutez à ces grêles accessoires qui juraient entre eux sans produire d’ensemble, l’opposition burlesque des couleurs du pantalon jaune, du gilet rouge, de l’habit cannelle, et l’on aura une image fidèle du suprême bon ton auquel {p. 59} obéissaient les élégants au commencement du Consulat. Ce costume, tout à fait baroque, semblait avoir été inventé pour servir d’épreuve à la grâce, et montrer qu’il n’y a rien de si ridicule que la mode ne sache consacrer. Le cavalier paraissait avoir atteint l’âge de trente ans, mais il en avait à peine vingt-deux ; peut-être devait-il cette apparence soit à la débauche, soit aux périls de cette époque. Malgré cette toilette d’empirique, sa tournure accusait une certaine élégance de manières à laquelle on reconnaissait un homme bien élevé. Lorsque le capitaine se trouva près de la calèche, le muscadin parut deviner son dessein, et le favorisa en retardant le pas de son cheval ; Merle, qui lui avait jeté un regard sardonique, rencontra un de ces visages impénétrables, accoutumés par les vicissitudes de la Révolution à cacher toutes les émotions, même les moindres. Au moment où le bout recourbé du vieux chapeau triangulaire et l’épaulette du capitaine furent aperçus par les dames, une voix d’une angélique douceur lui demanda : — Monsieur l’officier, auriez-vous la bonté de nous dire en quel endroit de la route nous nous trouvons ?
Il existe un charme inexprimable dans une question faite par une voyageuse inconnue, le moindre mot semble alors contenir toute une aventure ; mais si la femme sollicite quelque protection, en s’appuyant sur sa faiblesse et sur une certaine ignorance des choses, chaque homme n’est-il pas légèrement enclin à bâtir une fable impossible où il se fait heureux ? Aussi les mots de « Monsieur l’officier », la forme polie de la demande, portèrent-ils un trouble inconnu dans le cœur du capitaine. Il essaya d’examiner la voyageuse et fut singulièrement désappointé, car un voile jaloux lui en cachait les traits ; à peine même put-il en voir les yeux, qui, à travers la gaze, brillaient comme deux onyx frappés par le soleil.
— Vous êtes maintenant à une lieue d’Alençon, madame.
— Alençon, déjà ! Et la dame inconnue se rejeta, ou plutôt se laissa aller au fond de la voiture, sans plus rien répondre.
— Alençon, répéta l’autre femme en paraissant se réveiller. Vous allez revoir le pays.
Elle regarda le capitaine et se tut. Merle, trompé dans son espérance de voir la belle inconnue, se mit à en examiner la compagne. C’était une fille d’environ vingt-six ans, blonde, d’une jolie taille, et dont le teint avait cette fraîcheur de peau, cet éclat nourri {p. 60} qui distingue les femmes de Valognes, de Bayeux et des environs d’Alençon. Le regard de ses yeux bleus n’annonçait pas d’esprit, mais une certaine fermeté mêlée de tendresse. Elle portait une robe d’étoffe commune. Ses cheveux, relevés sous un petit bonnet à la mode cauchoise, et sans aucune prétention, rendaient sa figure charmante de simplicité. Son attitude, sans avoir la noblesse convenue des salons, n’était pas dénuée de cette dignité naturelle à une jeune fille modeste qui pouvait contempler le tableau de sa vie passée sans y trouver un seul sujet de repentir. D’un coup d’œil, Merle sut deviner en elle une de ces fleurs champêtres qui, transportée dans les serres parisiennes où se concentrent tant de rayons flétrissants, n’avait rien perdu de ses couleurs pures ni de sa rustique franchise. L’attitude naïve de la jeune fille et la modestie de son regard apprirent à Merle qu’elle ne voulait pas d’auditeur. En effet, quand il s’éloigna, les deux inconnues commencèrent à voix basse une conversation dont le murmure parvint à peine à son oreille.
— Vous êtes partie si précipitamment, dit la jeune campagnarde, que vous n’avez pas seulement pris le temps de vous habiller. Vous voilà belle ! Si nous allons plus loin qu’Alençon, il faudra nécessairement y faire une autre toilette…
— Oh ! oh ! Francine, s’écria l’inconnue.
— Plaît-il ?
— Voici la troisième tentative que tu fais pour apprendre le terme et la cause de ce voyage.
— Ai-je dit la moindre chose qui puisse me valoir ce reproche…
— Oh ! j’ai bien remarqué ton petit manége. De candide et simple que tu étais, tu as pris un peu de ruse à mon école. Tu commences à avoir les interrogations en horreur. Tu as bien raison, mon enfant. De toutes les manières connues d’arracher un secret, c’est, à mon avis, la plus niaise.
— Eh ! bien, reprit Francine, puisqu’on ne peut rien vous cacher, convenez-en, Marie ? votre conduite n’exciterait-elle pas la curiosité d’un saint. Hier matin sans ressources, aujourd’hui les mains pleines d’or, on vous donne à Mortagne la malle-poste pillée dont le conducteur a été tué, vous êtes protégée par les troupes du gouvernement, et suivie par un homme que je regarde comme votre mauvais génie…
— Qui, Corentin ?… demanda la jeune inconnue en accentuant {p. 61} ces deux mots par deux inflexions de voix pleines d’un mépris qui déborda même dans le geste par lequel elle montra le cavalier. Écoute, Francine, reprit-elle, te souviens-tu de Patriote, ce singe que j’avais habitué à contrefaire Danton, et qui nous amusait tant.
— Oui, mademoiselle.
— Eh ! bien, en avais-tu peur ?
— Il était enchaîné.
— Mais Corentin est muselé, mon enfant.
— Nous badinions avec Patriote pendant des heures entières, dit Francine, je le sais, mais il finissait toujours par nous jouer quelque mauvais tour. À ces mots, Francine se rejeta vivement au fond de la voiture, près de sa maîtresse, lui prit les mains pour les caresser avec des manières câlines, en lui disant d’une voix affectueuse : — Mais vous m’avez devinée, Marie, et vous ne me répondez pas. Comment, après ces tristesses qui m’ont fait tant de mal, oh ! bien du mal, pouvez-vous en vingt-quatre heures devenir d’une gaieté folle, comme lorsque vous parliez de vous tuer. D’où vient ce changement. J’ai le droit de vous demander un peu compte de votre âme. Elle est à moi avant d’être à qui que ce soit, car jamais vous ne serez mieux aimée que vous ne l’êtes par moi. Parlez, mademoiselle.
— Eh ! bien, Francine, ne vois-tu pas autour de nous le secret de ma gaieté. Regarde les houppes jaunies de ces arbres lointains ? pas une ne se ressemble. À les contempler de loin, ne dirait-on pas d’une vieille tapisserie de château. Vois ces haies derrière lesquelles il peut se rencontrer des Chouans à chaque instant. Quand je regarde ces ajoncs, il me semble apercevoir des canons de fusil. J’aime ce renaissant péril qui nous environne. Toutes les fois que la route prend un aspect sombre, je suppose que nous allons entendre des détonations, alors mon cœur bat, une sensation inconnue m’agite. Et ce n’est ni les tremblements de la peur, ni les émotions du plaisir ; non, c’est mieux, c’est le jeu de tout ce qui se meut en moi, c’est la vie. Quand je ne serais joyeuse que d’avoir un peu animé ma vie !
— Ah ! vous ne me dites rien, cruelle. Sainte Vierge, ajouta Francine en levant les yeux au ciel avec douleur, à qui se confessera-t-elle, si elle se tait avec moi ?
— Francine, reprit l’inconnue d’un ton grave, je ne peux pas t’avouer mon entreprise. Cette fois-ci, c’est horrible.
{p. 62} — Pourquoi faire le mal en connaissance de cause ?
— Que veux-tu, je me surprends à penser comme si j’avais cinquante ans, et à agir comme si j’en avais encore quinze. Tu as toujours été ma raison, ma pauvre fille ; mais dans cette affaire-ci, je dois étouffer ma conscience. Et, dit-elle après une pause, en laissant échapper un soupir, je n’y parviens pas. Or, comment veux-tu que j’aille encore mettre après moi un confesseur aussi rigide que toi ? Et elle lui frappa doucement dans la main.
— Hé ! quand vous ai-je reproché vos actions ? s’écria Francine. Le mal en vous a de la grâce. Oui, sainte Anne d’Auray, que je prie tant pour votre salut, vous absoudrait de tout. Enfin ne suis-je pas à vos côtés sur cette route, sans savoir où vous allez ? Et dans son effusion, elle lui baisa les mains.
— Mais, reprit Marie, tu peux m’abandonner, si ta conscience…
— Allons, taisez-vous, madame, reprit Francine en faisant une petite moue chagrine. Oh ! ne me direz-vous pas…
— Rien, dit la jeune demoiselle d’une voix ferme. Seulement sache-le bien ! je hais cette entreprise encore plus que celui dont la langue dorée me l’a expliquée. Je veux être franche, je t’avouerai que je ne me serais pas rendue à leurs désirs, si je n’avais entrevu dans cette ignoble farce un mélange de terreur et d’amour qui m’a tentée. Puis, je n’ai pas voulu m’en aller de ce bas monde sans avoir essayé d’y cueillir les fleurs que j’en espère, dussé-je périr ! Mais souviens-toi, pour l’honneur de ma mémoire, que si j’avais été heureuse, l’aspect de leur gros couteau prêt à tomber sur ma tête ne m’aurait pas fait accepter un rôle dans cette tragédie, car c’est une tragédie. Maintenant, reprit-elle en laissant échapper un geste de dégoût, si elle était décommandée, je me jetterais à l’instant dans la Sarthe ; et ce ne serait point un suicide, je n’ai pas encore vécu.
— Oh ! sainte Vierge d’Auray, pardonnez-lui !
— De quoi t’effraies-tu ? Les plates vicissitudes de la vie domestique n’excitent pas mes passions, tu le sais. Cela est mal pour une femme ; mais mon âme s’est fait une sensibilité plus élevée, pour supporter de plus fortes épreuves. J’aurais été peut-être, comme toi, une douce créature. Pourquoi me suis-je élevée au-dessus ou abaissée au-dessous de mon sexe ? Ah ! que la femme du général Bonaparte est heureuse. Tiens, je mourrai jeune, puisque j’en suis déjà venue à ne pas m’effrayer d’une partie de plaisir où il y a du {p. 63} sang à boire, comme disait ce pauvre Danton. Mais oublie ce que je te dis ; c’est la femme de cinquante ans qui a parlé. Dieu merci ! la jeune fille de quinze ans va bientôt reparaître.
La jeune campagnarde frémit. Elle seule connaissait le caractère bouillant et impétueux de sa maîtresse. Elle seule était initiée aux mystères de cette âme riche d’exaltation, aux sentiments de cette créature qui, jusque-là, avait vu passer la vie comme une ombre insaisissable, en voulant toujours la saisir. Après avoir semé à pleines mains sans rien récolter, cette femme était restée vierge, mais irritée par une multitude de désirs trompés. Lassée d’une lutte sans adversaire, elle arrivait alors dans son désespoir à préférer le bien au mal quand il s’offrait comme une jouissance, le mal au bien quand il présentait quelque poésie, la misère à la médiocrité comme quelque chose de plus grand, l’avenir sombre et inconnu de la mort à une vie pauvre d’espérances ou même de souffrances. Jamais tant de poudre ne s’était amassée pour l’étincelle, jamais tant de richesses à dévorer pour l’amour, enfin jamais aucune fille d’Ève n’avait été pétrie avec plus d’or dans son argile. Semblable à un ange terrestre, Francine veillait sur cet être en qui elle adorait la perfection, croyant accomplir un céleste message si elle le conservait au chœur des séraphins d’où il semblait banni en expiation d’un péché d’orgueil.
— Voici le clocher d’Alençon, dit le cavalier en s’approchant de la voiture.
— Je le vois, répondit sèchement la jeune dame.
— Ah ! bien, dit-il en s’éloignant avec les marques d’une soumission servile malgré son désappointement.
— Allez, allez plus vite, dit la dame au postillon. Maintenant il n’y a rien à craindre. Allez au grand trot ou au galop, si vous pouvez. Ne sommes-nous pas sur le pavé d’Alençon.
En passant devant le commandant elle lui cria d’une voix douce :
— Nous nous retrouverons à l’auberge, commandant. Venez m’y voir.
— C’est cela, répliqua le commandant. À l’auberge ! Venez me voir ! Comme ça vous parle à un chef de demi-brigade…
Et il montrait du poing la voiture qui roulait rapidement sur la route.
— Ne vous en plaignez pas, commandant, elle a votre grade de {p. 64} général dans sa manche, dit en riant Corentin qui essayait de mettre son cheval au galop pour rejoindre la voiture.
— Ah ! je ne me laisserai pas embêter par ces paroissiens-là, dit Hulot à ses deux amis en grognant. J’aimerais mieux jeter l’habit de général dans un fossé que de le gagner dans un lit. Que veulent-ils donc, ces canards-là ? Y comprenez-vous quelque chose, vous autres ?
— Oh ! oui, dit Merle, je sais que c’est la femme la plus belle que j’aie jamais vue ! Je crois que vous entendez mal la métaphore. C’est la femme du premier consul, peut-être ?
— Bah ! la femme du premier consul est vieille, et celle-ci est jeune, reprit Hulot. D’ailleurs, l’ordre que j’ai reçu du ministre m’apprend qu’elle se nomme mademoiselle de Verneuil. C’est une ci-devant. Est-ce que je ne connais pas ça ! Avant la révolution, elles faisaient toutes ce métier-là ; on devenait alors, en deux temps et six mouvements, chef de demi-brigade, il ne s’agissait que de leur bien dire deux ou trois fois : Mon cœur !
Pendant que chaque soldat ouvrait le compas, pour employer l’expression du commandant, la voiture horrible qui servait alors de malle avait promptement atteint l’hôtel des Trois-Maures, situé au milieu de la grande rue d’Alençon. Le bruit de ferraille que rendait cette informe voiture amena l’hôte sur le pas de la porte. C’était un hasard auquel personne dans Alençon ne devait s’attendre que la descente de la malle à l’auberge des Trois-Maures ; mais l’affreux événement de Mortagne la fit suivre par tant de monde, que les deux voyageuses, pour se dérober à la curiosité générale, entrèrent lestement dans la cuisine, inévitable antichambre des auberges dans tout l’Ouest ; et l’hôte se disposait à les suivre après avoir examiné la voiture, lorsque le postillon l’arrêta par le bras.
— Attention, citoyen Brutus, dit-il, il y a escorte de Bleus. Comme il n’y a ni conducteur ni dépêches, c’est moi qui t’amène les citoyennes, elles paieront sans doute comme de ci-devant princesses, ainsi…
— Ainsi, nous boirons un verre de vin ensemble tout à l’heure, mon garçon, lui dit l’hôte.
Après avoir jeté un coup d’œil sur cette cuisine noircie par la fumée et sur une table ensanglantée par des viandes crues, mademoiselle de Verneuil se sauva dans la salle voisine avec la légèreté d’un {p. 65} oiseau, car elle craignit l’aspect et l’odeur de cette cuisine, autant que la curiosité d’un chef malpropre et d’une petite femme grasse qui déjà l’examinaient avec attention.
— Comment allons-nous faire, ma femme ? dit l’hôte. Qui diable pouvait croire que nous aurions tant de monde par le temps qui court ? Avant que je puisse lui servir un déjeuner convenable, cette femme-là va s’impatienter. Ma foi, il me vient une bonne idée : puisque c’est des gens comme il faut, je vais leur proposer de se réunir à la personne que nous avons là-haut. Hein ?
Quand l’hôte chercha la nouvelle arrivée, il ne vit plus que Francine, à laquelle il dit à voix basse en l’emmenant au fond de la cuisine du côté de la cour pour l’éloigner de ceux qui pouvaient l’écouter : — Si ces dames désirent se faire servir à part, comme je n’en doute point, j’ai un repas très-délicat tout préparé pour une dame et pour son fils. Ces voyageurs ne s’opposeront sans doute pas à partager leur déjeuner avec vous, ajouta-t-il d’un air mystérieux. C’est des personnes de condition.
À peine avait-il achevé sa dernière phrase, que l’hôte se sentit appliquer dans le dos un léger coup de manche de fouet, il se retourna brusquement, et vit derrière lui un petit homme trapu, sorti sans bruit d’un cabinet voisin, et dont l’apparition avait glacé de terreur la grosse femme, le chef et son marmiton. L’hôte pâlit en retournant la tête. Le petit homme secoua ses cheveux qui lui cachaient entièrement le front et les yeux, se dressa sur ses pieds pour atteindre à l’oreille de l’hôte, et lui dit : — Vous savez ce que vaut une imprudence, une dénonciation, et de quelle couleur est la monnaie avec laquelle nous les payons. Nous sommes généreux.
Il joignit à ses paroles un geste qui en fut un épouvantable commentaire. Quoique la vue de ce personnage fût dérobée à Francine par la rotondité de l’hôte, elle saisit quelques mots des phrases qu’il avait sourdement prononcées, et resta comme frappée par la foudre en entendant les sons rauques d’une voix bretonne. Au milieu de la terreur générale, elle s’élança vers le petit homme ; mais celui-ci, qui semblait se mouvoir avec l’agilité d’un animal sauvage, sortait déjà par une porte latérale donnant sur la cour. Francine crut s’être trompée dans ses conjectures, car elle n’aperçut que la peau fauve et noire d’un ours de moyenne taille. Étonnée, elle courut à la fenêtre. À travers les vitres jaunies par la {p. 66} fumée, elle regarda l’inconnu qui gagnait l’écurie d’un pas traînant. Avant d’y entrer, il dirigea deux yeux noirs sur le premier étage de l’auberge, et, de là, sur la malle, comme s’il voulait faire part à un ami de quelque importante observation relative à cette voiture. Malgré les peaux de biques, et grâce à ce mouvement qui lui permit de distinguer le visage de cet homme, Francine reconnut alors à son énorme fouet et à sa démarche rampante, quoique agile dans l’occasion, le Chouan surnommé Marche-à-terre ; elle l’examina, mais indistinctement, à travers l’obscurité de l’écurie où il se coucha dans la paille en prenant une position d’où il pouvait observer tout ce qui se passerait dans l’auberge. Marche-à-terre était ramassé de telle sorte que, de loin comme de près, l’espion le plus rusé l’aurait facilement pris pour un de ces gros chiens de roulier, tapi en rond et qui dorment, la gueule placée sur leurs pattes. La conduite de Marche-à-terre prouvait à Francine que le Chouan ne l’avait pas reconnue. Or, dans les circonstances délicates où se trouvait sa maîtresse, elle ne sut pas si elle devait s’en applaudir ou s’en chagriner. Mais le mystérieux rapport qui existait entre l’observation menaçante du Chouan et l’offre de l’hôte, assez commune chez les aubergistes qui cherchent toujours à tirer deux moutures du sac, piqua sa curiosité ; elle quitta la vitre crasseuse d’où elle regardait la masse informe et noire qui, dans l’obscurité, lui indiquait la place occupée par Marche-à-terre, se retourna vers l’aubergiste, et le vit dans l’attitude d’un homme qui a fait un pas de clerc et ne sait comment s’y prendre pour revenir en arrière. Le geste du Chouan avait pétrifié ce pauvre homme. Personne, dans l’Ouest, n’ignorait les cruels raffinements des supplices par lesquels les Chasseurs du Roi punissaient les gens soupçonnés seulement d’indiscrétion, aussi l’hôte croyait-il déjà sentir leurs couteaux sur son cou. Le chef regardait avec terreur l’âtre du feu où souvent ils chauffaient les pieds de leurs dénonciateurs. La grosse petite femme tenait un couteau de cuisine d’une main, de l’autre une pomme de terre à moitié coupée, et contemplait son mari d’un air hébété. Enfin le marmiton cherchait le secret, inconnu pour lui, de cette silencieuse terreur. La curiosité de Francine s’anima naturellement à cette scène muette, dont l’acteur principal était vu par tous, quoique absent. La jeune fille fut flattée de la terrible puissance du Chouan, et encore qu’il n’entrât guère dans son humble caractère de faire des malices de femme de chambre, elle était {p. 67} cette fois trop fortement intéressée à pénétrer ce mystère pour ne pas profiter de ses avantages.
— Eh ! bien, mademoiselle accepte votre proposition, dit-elle gravement à l’hôte, qui fut comme réveillé en sursaut par ces paroles.
— Laquelle ? demanda-t-il avec une surprise réelle.
— Laquelle ? demanda Corentin survenant.
— Laquelle ? demanda mademoiselle de Verneuil.
— Laquelle ? demanda un quatrième personnage qui se trouvait sur la dernière marche de l’escalier et qui sauta légèrement dans la cuisine.
— Eh ! bien, de déjeuner avec vos personnes de distinction, répondit Francine impatiente.
— De distinction, reprit d’une voix mordante et ironique le personnage arrivé par l’escalier. Ceci, mon cher, me semble une mauvaise plaisanterie d’auberge ; mais si c’est cette jeune citoyenne que tu veux nous donner pour convive, il faudrait être fou pour s’y refuser, brave homme, dit-il en regardant mademoiselle de Verneuil. En l’absence de ma mère, j’accepte, ajouta-t-il en frappant sur l’épaule de l’aubergiste stupéfait.
La gracieuse étourderie de la jeunesse déguisa la hauteur insolente de ces paroles qui attira naturellement l’attention de tous les acteurs de cette scène sur ce nouveau personnage. L’hôte prit alors la contenance de Pilate cherchant à se laver les mains de la mort de Jésus-Christ, il rétrograda de deux pas vers sa grosse femme, et lui dit à l’oreille : — Tu es témoin que, s’il arrive quelque malheur, ce ne sera pas ma faute. Mais au surplus, ajouta-t-il encore plus bas, va prévenir de tout ça monsieur Marche-à-terre.
Le voyageur, jeune homme de moyenne taille, portait un habit bleu et de grandes guêtres4 noires qui lui montaient au-dessus du genou, sur une culotte de drap également bleu. Cet uniforme simple et sans épaulettes appartenait aux élèves de l’École Polytechnique. D’un seul regard, mademoiselle de Verneuil sut distinguer sous ce costume sombre des formes élégantes et ce je ne sais quoi qui annoncent une noblesse native. Assez ordinaire au premier aspect, la figure du jeune homme se faisait bientôt remarquer par la conformation de quelques traits où se révélait une âme capable de grandes choses. Un teint bruni, des cheveux blonds et bouclés, des yeux bleus étincelants, un nez fin, des mouvements pleins {p. 68} d’aisance ; en lui, tout décelait et une vie dirigée par des sentiments élevés et l’habitude du commandement. Mais les signes les plus caractéristiques de son génie se trouvaient dans un menton à la Bonaparte, et dans sa lèvre inférieure qui se joignait à la supérieure en décrivant la courbe gracieuse de la feuille d’acanthe sous le chapiteau corinthien. La nature avait mis dans ces deux traits d’irrésistibles enchantements. — Ce jeune homme est singulièrement distingué pour un républicain, se dit mademoiselle de Verneuil. Voir tout cela d’un clin d’œil, s’animer par l’envie de plaire, pencher mollement la tête de côté, sourire avec coquetterie, lancer un de ces regards veloutés qui ranimeraient un cœur mort à l’amour ; voiler ses longs yeux noirs sous de larges paupières dont les cils fournis et recourbés dessinèrent une ligne brune sur sa joue ; chercher les sons les plus mélodieux de sa voix pour donner un charme pénétrant à cette phrase banale : « — Nous vous sommes bien obligées, monsieur ? » tout ce manége n’employa pas le temps nécessaire à le décrire. Puis mademoiselle de Verneuil, s’adressant à l’hôte, demanda son appartement, vit l’escalier, et disparut avec Francine en laissant à l’étranger le soin de deviner si cette réponse contenait une acceptation ou un refus.
— Quelle est cette femme-là ? demanda lestement l’élève de l’École Polytechnique à l’hôte immobile et de plus en plus stupéfait.
— C’est la citoyenne Verneuil, répondit aigrement Corentin en toisant le jeune homme avec jalousie, une ci-devant, qu’en veux-tu faire ?
L’inconnu, qui fredonnait une chanson républicaine, leva la tête avec fierté vers Corentin. Les deux jeunes gens se regardèrent alors pendant un moment comme deux coqs prêts à se battre, et ce regard fit éclore la haine entre eux pour toujours. Autant l’œil bleu du militaire était franc, autant l’œil vert de Corentin annonçait de malice et de fausseté ; l’un possédait nativement des manières nobles, l’autre n’avait que des façons insinuantes ; l’un s’élançait, l’autre se courbait ; l’un commandait le respect, l’autre cherchait à l’obtenir ; l’un devait dire : Conquérons ! l’autre : Partageons ?
— Le citoyen du Gua-Saint-Cyr est-il ici ? dit un paysan en entrant.
— Que lui veux-tu ? répondit le jeune homme en s’avançant.
{p. 69} Le paysan salua profondément, et remit une lettre que le jeune élève jeta dans le feu après l’avoir lue ; pour toute réponse, il inclina la tête, et l’homme partit.
— Tu viens sans doute de Paris, citoyen ? dit alors Corentin en s’avançant vers l’étranger avec une certaine aisance de manières, avec un air souple et liant qui parurent être insupportables au citoyen du Gua.
— Oui, répondit-il sèchement.
— Et tu es sans doute promu à quelque grade dans l’artillerie ?
— Non, citoyen, dans la marine.
— Ah ! tu te rends à Brest ? demanda Corentin d’un ton insouciant.
Mais le jeune marin tourna lestement sur les talons de ses souliers sans vouloir répondre, et démentit bientôt les belles espérances que sa figure avait fait concevoir à mademoiselle de Verneuil. Il s’occupa de son déjeuner avec une légèreté enfantine, questionna le chef et l’hôtesse sur leurs recettes, s’étonna des habitudes de province en Parisien arraché à sa coque enchantée, manifesta des répugnances de petite-maîtresse, et montra enfin d’autant moins de caractère que sa figure et ses manières en annonçaient davantage ; Corentin sourit de pitié en lui voyant faire la grimace quand il goûta le meilleur cidre de Normandie.
— Pouah ! s’écria-t-il, comment pouvez-vous avaler cela, vous autres ? Il y a là-dedans à boire et à manger. La République a bien raison de se défier d’une province où l’on vendange à coups de gaule et où l’on fusille sournoisement les voyageurs sur les routes. N’allez pas nous mettre sur la table une carafe de cette médecine-là, mais de bon vin de Bordeaux blanc et rouge. Allez voir surtout s’il y a bon feu là-haut. Ces gens-là m’ont l’air d’être bien retardés en fait de civilisation. — Ah ! reprit-il en soupirant, il n’y a qu’un Paris au monde, et c’est grand dommage qu’on ne puisse pas l’emmener en mer ! — Comment, gâte-sauce, dit-il au chef, tu mets du vinaigre dans cette fricassée de poulet, quand tu as là des citrons… — Quant à vous, madame l’hôtesse, vous m’avez donné des draps si gros que je n’ai pas fermé l’œil pendant cette nuit. Puis il se mit à jouer avec une grosse canne en exécutant avec un soin puéril des évolutions dont le plus ou le moins de fini et d’habileté annonçaient le degré plus ou moins honorable qu’un jeune homme occupait dans la classe des incroyables.
— Et c’est avec des muscadins comme ça, dit confidentiellement {p. 70} Corentin à l’hôte en en épiant le visage, qu’on espère relever la marine de la République ?
— Cet homme-là, disait le jeune marin à l’oreille de l’hôtesse, est quelque espion de Fouché. Il a la police gravée sur la figure, et je jurerais que la tache qu’il conserve au menton est de la boue de Paris. Mais à bon chat, bon…
En ce moment une dame, vers laquelle le marin s’élança avec tous les signes d’un respect extérieur, entra dans la cuisine de l’auberge.
— Ma chère maman, lui dit-il, arrivez donc. Je crois avoir, en votre absence, recruté des convives.
— Des convives, lui répondit-elle, quelle folie !
— C’est mademoiselle de Verneuil, reprit-il à voix basse.
— Elle a péri sur l’échafaud après l’affaire de Savenay, elle était venue au Mans pour sauver son frère le prince de Loudon, lui dit brusquement sa mère.
— Vous vous trompez, madame, reprit avec douceur Corentin en appuyant sur le mot madame, il y a deux demoiselles de Verneuil, les grandes maisons ont toujours plusieurs branches.
L’étrangère, surprise de cette familiarité, se recula de quelques pas comme pour examiner cet interlocuteur inattendu ; elle arrêta sur lui ses yeux noirs pleins de cette vive sagacité si naturelle aux femmes, et parut chercher dans quel intérêt il venait affirmer l’existence de mademoiselle de Verneuil. En même temps Corentin, qui étudiait cette dame à la dérobée, la destitua de tous les plaisirs de la maternité pour lui accorder ceux de l’amour ; il refusa galamment le bonheur d’avoir un fils de vingt ans à une femme dont la peau éblouissante, les sourcils arqués encore bien fournis, les cils peu dégarnis furent l’objet de son admiration, et dont les abondants cheveux noirs séparés en deux bandeaux sur le front, faisaient ressortir la jeunesse d’une tête spirituelle. Les faibles rides du front, loin d’annoncer les années, trahissaient des passions jeunes. Enfin, si les yeux perçants étaient un peu voilés, on ne savait si cette altération venait de la fatigue du voyage ou de la trop fréquente expression du plaisir. Enfin Corentin remarqua que l’inconnue était enveloppée dans une mante d’étoffe anglaise, et que la forme de son chapeau, sans doute étrangère, n’appartenait à aucune des modes dites à la grecque qui régissaient encore les toilettes parisiennes. Corentin était un de ces êtres portés par {p. 71} leur caractère à toujours soupçonner le mal plutôt que le bien, et il conçut à l’instant des doutes sur le civisme des deux voyageurs. De son côté, la dame, qui avait aussi fait avec une égale rapidité ses observations sur la personne de Corentin, se tourna vers son fils avec un air significatif assez fidèlement traduit par ces mots : — Quel est cet original-là ? Est-il de notre bord ? À cette mentale interrogation, le jeune marin répondit par une attitude, par un regard et par un geste de main qui disaient : — Je n’en sais, ma foi, rien, et il m’est encore plus suspect qu’à vous. Puis, laissant à sa mère le soin de deviner ce mystère, il se tourna vers l’hôtesse, à laquelle il dit à l’oreille : — Tâchez donc de savoir ce qu’est ce drôle-là, s’il accompagne effectivement cette demoiselle et pourquoi.
— Ainsi, dit madame du Gua en regardant Corentin, tu es sûr, citoyen, que mademoiselle de Verneuil existe ?
— Elle existe aussi certainement en chair et en os, madame, que le citoyen du Gua-Saint-Cyr.
Cette réponse renfermait une profonde ironie dont le secret n’était connu que de la dame, et toute autre qu’elle en aurait été déconcertée. Son fils regarda tout à coup fixement Corentin qui tirait froidement sa montre sans paraître se douter du trouble que produisait sa réponse. La dame, inquiète et curieuse de savoir sur-le-champ si cette phrase couvrait une perfidie, ou si elle était seulement l’effet du hasard, dit à Corentin de l’air le plus naturel : — Mon Dieu ! combien les routes sont peu sûres ! Nous avons été attaqués au delà de Mortagne par les Chouans. Mon fils a manqué de rester sur la place, il a reçu deux balles dans son chapeau en me défendant.
— Comment, madame, vous étiez dans le courrier que les brigands ont dévalisé malgré l’escorte, et qui vient de nous amener ? Vous devez connaître alors la voiture ! On m’a dit à mon passage à Mortagne, que les Chouans s’étaient trouvés au nombre de deux mille à l’attaque de la malle et que tout le monde avait péri, même le voyageur. Voilà comme on écrit l’histoire ! Le ton musard que prit Corentin et son air niais le firent en ce moment ressembler à un habitué de la petite Provence qui reconnaîtrait avec douleur la fausseté d’une nouvelle politique. — Hélas ! madame, continua-t-il, si l’on assassine les voyageurs si près de Paris, jugez combien les routes de la Bretagne vont être dangereuses. Ma foi, je vais retourner à Paris sans vouloir aller plus loin.
{p. 72} — Mademoiselle de Verneuil est-elle belle et jeune ? demanda la dame frappée d’une idée soudaine et s’adressant à l’hôtesse.
En ce moment l’hôte interrompit cette conversation dont l’intérêt avait quelque chose de cruel pour ces trois personnages, en annonçant que le déjeuner était servi. Le jeune marin offrit la main à sa mère avec une fausse familiarité qui confirma les soupçons de Corentin, auquel il dit tout haut en se dirigeant vers l’escalier : — Citoyen, si tu accompagnes la citoyenne Verneuil et qu’elle accepte la proposition de l’hôte, ne te gêne pas…
Quoique ces paroles fussent prononcées d’un ton leste et peu engageant, Corentin monta. Le jeune homme serra vivement la main de la dame, et quand ils furent séparés du Parisien par sept à huit marches : — Voilà, dit-il à voix basse, à quels dangers sans gloire nous exposent vos imprudentes entreprises. Si nous sommes découverts, comment pourrons-nous échapper ? Et quel rôle me faites-vous jouer !
Tous trois arrivèrent dans une chambre assez vaste. Il ne fallait pas avoir beaucoup cheminé dans l’Ouest pour reconnaître que l’aubergiste avait prodigué pour recevoir ses hôtes tous ses trésors et un luxe peu ordinaire. La table était soigneusement servie. La chaleur d’un grand feu avait chassé l’humidité de l’appartement. Enfin, le linge, les siéges, la vaisselle, n’étaient pas trop malpropres. Aussi Corentin s’aperçut-il que l’aubergiste s’était, pour nous servir d’une expression populaire, mis en quatre, afin de plaire aux étrangers. — Donc, se dit-il, ces gens ne sont pas ce qu’ils veulent paraître. Ce petit jeune homme est rusé ; je le prenais pour un sot, mais maintenant je le crois aussi fin que je puis l’être moi-même.
Le jeune marin, sa mère et Corentin attendirent mademoiselle de Verneuil que l’hôte alla prévenir. Mais la belle voyageuse ne parut pas. L’élève de l’École Polytechnique se douta bien qu’elle devait faire des difficultés, il sortit en fredonnant Veillons au salut de l’empire, et se dirigea vers la chambre de mademoiselle de Verneuil, dominé par un piquant désir de vaincre ses scrupules et de l’amener avec lui. Peut-être voulait-il résoudre les doutes qui l’agitaient, ou peut-être essayer sur cette inconnue le pouvoir que tout homme a la prétention d’exercer sur une jolie femme.
— Si c’est là un républicain, dit Corentin en le voyant sortir, je veux être pendu ! Il a dans les épaules le mouvement des gens de {p. 73} cour. Et si c’est là sa mère, se dit-il encore en regardant madame du Gua, je suis le pape ! Je tiens des Chouans. Assurons-nous de leur qualité ?
La porte s’ouvrit bientôt, et le jeune marin parut en tenant par la main mademoiselle de Verneuil, qu’il conduisit à table avec une suffisance pleine de courtoisie. L’heure qui venait de s’écouler n’avait pas été perdue pour le diable. Aidée par Francine, mademoiselle de Verneuil s’était armée d’une toilette de voyage plus redoutable peut-être que ne l’est une parure de bal. Sa simplicité avait cet attrait qui procède de l’art avec lequel une femme, assez belle pour se passer d’ornements, sait réduire la toilette à n’être plus qu’un agrément secondaire. Elle portait une robe verte dont la jolie coupe, dont le spencer orné de brandebourgs dessinaient ses formes avec une affectation peu convenable à une jeune fille, et laissaient voir sa taille souple, son corsage élégant et ses gracieux mouvements. Elle entra en souriant avec cette aménité naturelle aux femmes qui peuvent montrer, dans une bouche rose, des dents bien rangées aussi transparentes que la porcelaine, et sur leurs joues, deux fossettes aussi fraîches que celles d’un enfant. Ayant quitté la capote qui l’avait d’abord presque dérobée aux regards du jeune marin, elle put employer aisément les mille petits artifices, si naïfs en apparence, par lesquels une femme fait ressortir et admirer toutes les beautés de son visage et les grâces de sa tête. Un certain accord entre ses manières et sa toilette la rajeunissait si bien que madame du Gua se crut libérale en lui donnant vingt ans. La coquetterie de cette toilette, évidemment faite pour plaire, devait inspirer de l’espoir au jeune homme ; mais mademoiselle de Verneuil le salua par une molle inclinaison de tête sans le regarder, et parut l’abandonner avec une folâtre insouciance qui le déconcerta. Cette réserve n’annonçait aux yeux des étrangers ni précaution ni coquetterie, mais une indifférence naturelle ou feinte. L’expression candide que la voyageuse sut donner à son visage le rendit impénétrable. Elle ne laissa paraître aucune préméditation de triomphe et sembla douée de ces jolies petites manières qui séduisent, et qui avaient dupé déjà l’amour-propre du jeune marin. Aussi l’inconnu regagna-t-il sa place avec une sorte de dépit.
Mademoiselle de Verneuil prit Francine par la main, et s’adressant à madame du Gua : — Madame, lui dit-elle d’une voix caressante, auriez-vous la bonté de permettre que cette fille, en qui je {p. 74} vois plutôt une amie qu’une servante, dîne avec nous ? Dans ces temps d’orage, le dévouement ne peut se payer que par le cœur, et d’ailleurs, n’est-ce pas tout ce qui nous reste ?
Madame du Gua répondit à cette dernière phrase, prononcée à voix basse, par une demi-révérence un peu cérémonieuse, qui révélait son désappointement de rencontrer une femme si jolie. Puis se penchant à l’oreille de son fils : — Oh ! temps d’orage, dévouement, madame, et la servante ! dit-elle, ce ne doit pas être mademoiselle de Verneuil ; mais une fille envoyée par Fouché.
Les convives allaient s’asseoir, lorsque mademoiselle de Verneuil aperçut Corentin, qui continuait de soumettre à une sévère analyse les deux inconnus, assez inquiets de ses regards.
— Citoyen, lui dit-elle, tu es sans doute trop bien élevé pour suivre ainsi mes pas. En envoyant mes parents à l’échafaud, la République n’a pas eu la magnanimité de me donner de tuteur. Si, par une galanterie chevaleresque, inouïe, tu m’as accompagnée malgré moi (et là elle laissa échapper un soupir), je suis décidée à ne pas souffrir que les soins protecteurs dont tu es si prodigue aillent jusqu’à te causer de la gêne. Je suis en sûreté ici, tu peux m’y laisser.
Elle lui lança un regard fixe et méprisant. Elle fut comprise, Corentin réprima un sourire qui fronçait presque les coins de ses lèvres rusées, et la salua d’une manière respectueuse.
— Citoyenne, dit-il, je me ferai toujours un honneur de t’obéir. La beauté est la seule reine qu’un vrai républicain puisse volontiers servir.
En le voyant partir, les yeux de mademoiselle de Verneuil brillèrent d’une joie si naïve, elle regarda Francine avec un sourire d’intelligence empreint de tant de bonheur, que madame du Gua, devenue prudente en devenant jalouse, se sentit disposée à abandonner les soupçons que la parfaite beauté de mademoiselle de Verneuil venait de lui faire concevoir.
— C’est peut-être mademoiselle de Verneuil, dit-elle à l’oreille de son fils.
— Et l’escorte ? lui répondit le jeune homme, que le dépit rendait sage. Est-elle prisonnière ou protégée, amie ou ennemie du gouvernement ?
Madame du Gua cligna des yeux comme pour dire qu’elle saurait bien éclaircir ce mystère. Cependant le départ de Corentin {p. 75} sembla tempérer la défiance du marin, dont la figure perdit son expression sévère, et il jeta sur mademoiselle de Verneuil des regards où se révélait un amour immodéré des femmes et non la respectueuse ardeur d’une passion naissante. La jeune fille n’en devint que plus circonspecte et réserva ses paroles affectueuses pour madame du Gua. Le jeune homme, se fâchant à lui tout seul, essaya, dans son amer dépit, de jouer aussi l’insensibilité. Mademoiselle de Verneuil ne parut pas s’apercevoir de ce manége, et se montra simple sans timidité, réservée sans pruderie. Cette rencontre de personnes qui ne paraissaient pas destinées à se lier, n’éveilla donc aucune sympathie bien vive. Il y eut même un embarras vulgaire, une gêne qui détruisirent tout le plaisir que mademoiselle de Verneuil et le jeune marin s’étaient promis un moment auparavant. Mais les femmes ont entre elles un si admirable tact des convenances, des liens si intimes ou de si vifs désirs d’émotions, qu’elles savent toujours rompre la glace dans ces occasions. Tout à coup, comme si les deux belles convives eussent eu la même pensée, elles se mirent à plaisanter innocemment leur unique cavalier, et rivalisèrent à son égard de moqueries, d’attentions et de soins ; cette unanimité d’esprit les laissait libres. Un regard ou un mot qui, échappés dans la gêne, ont de la valeur, devenaient alors insignifiants. Bref, au bout d’une demi-heure, ces deux femmes, déjà secrètement ennemies, parurent être les meilleures amies du monde. Le jeune marin se surprit alors à en vouloir autant à mademoiselle de Verneuil de sa liberté d’esprit que de sa réserve. Il était tellement contrarié, qu’il regrettait avec une sourde colère d’avoir partagé son déjeuner avec elle.
— Madame, dit mademoiselle de Verneuil à madame du Gua, monsieur votre fils est-il toujours aussi triste qu’en ce moment ?
— Mademoiselle, répondit-il, je me demandais à quoi sert un bonheur qui va s’enfuir. Le secret de ma tristesse est dans la vivacité de mon plaisir.
— Voilà des madrigaux, reprit-elle en riant, qui sentent plus la Cour que l’École Polytechnique.
— Il n’a fait qu’exprimer une pensée bien naturelle, mademoiselle, dit madame du Gua, qui avait ses raisons pour apprivoiser l’inconnue.
— Allons, riez donc, reprit mademoiselle de Verneuil en souriant au jeune homme. Comment êtes-vous donc quand vous {p. 76} pleurez, si ce qu’il vous plaît d’appeler un bonheur vous attriste ainsi ?
Ce sourire, accompagné d’un regard agressif qui détruisit l’harmonie de ce masque de candeur, rendit un peu d’espoir au marin. Mais inspirée par sa nature qui entraîne la femme à toujours faire trop ou trop peu, tantôt mademoiselle de Verneuil semblait s’emparer de ce jeune homme par un coup d’œil où brillaient les fécondes promesses de l’amour ; puis, tantôt elle opposait à ses galantes expressions une modestie froide et sévère ; vulgaire manége sous lequel les femmes cachent leurs véritables émotions. Un moment, un seul, où chacun d’eux crut trouver chez l’autre des paupières baissées, ils se communiquèrent leurs véritables pensées ; mais ils furent aussi prompts à voiler leurs regards qu’ils l’avaient été à confondre cette lumière qui bouleversa leurs cœurs en les éclairant. Honteux de s’être dit tant de choses en un seul coup d’œil, ils n’osèrent plus se regarder. Mademoiselle de Verneuil, jalouse de détromper l’inconnu, se renferma dans une froide politesse, et parut même attendre la fin du repas avec impatience.
— Mademoiselle, vous avez dû bien souffrir en prison ? lui demanda madame du Gua.
— Hélas ! madame, il me semble que je n’ai pas cessé d’y être.
— Votre escorte est-elle destinée à vous protéger, mademoiselle, ou à vous surveiller ? Êtes-vous précieuse ou suspecte à la République ?
Mademoiselle de Verneuil comprit instinctivement qu’elle inspirait peu d’intérêt à madame du Gua, et s’effaroucha de cette question.
— Madame, répondit-elle, je ne sais pas bien précisément quelle est en ce moment la nature de mes relations avec la République.
— Vous la faites peut-être trembler ? dit le jeune homme avec un peu d’ironie.
— Pourquoi ne pas respecter les secrets de mademoiselle ? reprit madame du Gua.
— Oh ! madame, les secrets d’une jeune personne qui ne connaît encore de la vie que ses malheurs, ne sont pas bien curieux.
— Mais, répondit madame du Gua pour continuer une conversation {p. 77} qui pouvait lui apprendre ce qu’elle voulait savoir, le premier consul paraît avoir des intentions parfaites. Ne va-t-il pas, dit-on, arrêter l’effet des lois contre les émigrés ?
— C’est vrai, madame, dit-elle avec trop de vivacité peut-être ; mais alors pourquoi soulevons-nous la Vendée et la Bretagne ? pourquoi donc incendier la France ?…
Ce cri généreux par lequel elle semblait se faire un reproche à elle-même, causa un tressaillement au marin. Il regarda fort attentivement mademoiselle de Verneuil, mais il ne put découvrir sur sa figure ni haine ni amour. Cette peau dont le coloris attestait la finesse était impénétrable. Une curiosité invincible l’attacha soudain à cette singulière créature vers laquelle il était attiré déjà par de violents désirs.
— Mais, dit-elle en continuant après une pause, madame, allez-vous à Mayenne ?
— Oui, mademoiselle, répondit le jeune homme d’un air interrogateur.
— Eh ! bien, madame, continua mademoiselle de Verneuil, puisque monsieur votre fils sert la République… Elle prononça ces paroles d’un air indifférent en apparence, mais elle jeta sur les deux inconnus un de ces regards furtifs qui n’appartiennent qu’aux femmes et aux diplomates. — Vous devez redouter les Chouans ? reprit-elle, une escorte n’est pas à dédaigner. Nous sommes devenus presque compagnons de voyage, venez avec nous jusqu’à Mayenne.
Le fils et la mère hésitèrent et parurent se consulter.
— Je ne sais, mademoiselle, répondit le jeune homme, s’il est bien prudent de vous avouer que des intérêts d’une haute importance exigent pour cette nuit notre présence aux environs de Fougères, et que nous n’avons pas encore trouvé de moyens de transport ; mais les femmes sont si naturellement généreuses que j’aurais honte de ne pas me confier à vous. Néanmoins, ajouta-t-il, avant de nous remettre entre vos mains, au moins devons-nous savoir si nous pourrons en sortir sains et saufs. Êtes-vous la reine ou l’esclave de votre escorte républicaine ? excusez la franchise d’un jeune marin, mais je ne vois dans votre situation rien de bien naturel…
— Nous vivons dans un temps, monsieur, où rien de ce qui se passe n’est naturel. Ainsi vous pouvez accepter sans scrupule, croyez-le bien. Et surtout, ajouta-t-elle en appuyant sur ses {p. 78} paroles, vous n’avez à craindre aucune trahison dans une offre faite avec simplicité par une personne qui n’épouse point les haines politiques.
— Le voyage ainsi fait ne sera pas sans danger, reprit-il en mettant dans son regard une finesse qui donnait de l’esprit à cette vulgaire réponse.
— Que craignez-vous donc encore, demanda-t-elle avec un sourire moqueur, je ne vois de périls pour personne.
— La femme qui parle ainsi est-elle la même dont le regard partageait mes désirs, se disait le jeune homme. Quel accent ! Elle me tend quelque piége.
En ce moment, le cri clair et perçant d’une chouette qui semblait perchée sur le sommet de la cheminée, vibra comme un sombre avis.
— Qu’est ceci ? dit mademoiselle de Verneuil. Notre voyage ne commencera pas sous d’heureux présages. Mais comment se trouve-t-il ici des chouettes qui chantent en plein jour ? demanda-t-elle en faisant un geste de surprise.
— Cela peut arriver quelquefois, dit le jeune homme froidement. — Mademoiselle, reprit-il, nous vous porterions peut-être malheur. N’est-ce pas là votre pensée ? Ne voyageons donc pas ensemble.
Ces paroles furent dites avec un calme et une réserve qui surprirent mademoiselle de Verneuil.
— Monsieur, dit-elle avec une impertinence tout aristocratique, je suis loin de vouloir vous contraindre. Gardons le peu de liberté que nous laisse la République. Si madame était seule, j’insisterais…
Les pas pesants d’un militaire retentirent dans le corridor, et le commandant Hulot montra bientôt une mine refrognée.
— Venez ici, mon colonel, dit en souriant mademoiselle de Verneuil qui lui indiqua de la main une chaise auprès d’elle. — Occupons-nous, puisqu’il le faut, des affaires de l’État. Mais riez donc ? Qu’avez-vous ? Y a-t-il des Chouans ici ?
Le commandant était resté béant à l’aspect du jeune inconnu qu’il contemplait avec une singulière attention.
— Ma mère, désirez-vous encore du lièvre ? Mademoiselle, vous ne mangez pas, disait à Francine le marin en s’occupant des convives.
{p. 79} Mais la surprise de Hulot et l’attention de mademoiselle de Verneuil avaient quelque chose de cruellement sérieux qu’il était dangereux de méconnaître.
— Qu’as-tu donc, commandant, est-ce que tu me connaîtrais ? reprit brusquement le jeune homme.
— Peut-être, répondit le républicain.
— En effet, je crois t’avoir vu venir à l’École.
— Je ne suis jamais allé à l’école, répliqua brusquement le commandant. Et de quelle école sors-tu donc, toi ?
— De l’École Polytechnique.
— Ah ! ah ! oui, de cette caserne où l’on veut faire des militaires dans des dortoirs, répondit le commandant dont l’aversion était insurmontable pour les officiers sortis de cette savante pépinière. Mais dans quel corps sers-tu ?
— Dans la marine.
— Ah ! dit Hulot en riant avec malice. Connais-tu beaucoup d’élèves de cette École-là dans la marine. — Il n’en sort, reprit-il d’un accent grave, que des officiers d’artillerie et du génie.
Le jeune homme ne se déconcerta pas.
— J’ai fait exception à cause du nom que je porte, répondit-il. Nous avons tous été marins dans notre famille.
— Ah ! reprit Hulot, quel est donc ton nom de famille, citoyen ?
— Du Gua Saint-Cyr.
— Tu n’as donc pas été assassiné à Mortagne ?
— Ah ! il s’en est de bien peu fallu, dit vivement madame du Gua, mon fils a reçu deux balles…
— Et as-tu des papiers ? dit Hulot sans écouter la mère.
— Est-ce que vous voulez les lire, demanda impertinemment le jeune marin dont l’œil bleu plein de malice étudiait alternativement la sombre figure du commandant et celle de mademoiselle de Verneuil.
— Un blanc-bec comme toi voudrait-il m’embêter, par hasard ? Allons, donne-moi tes papiers, ou sinon, en route !
— Là, là5, mon brave, je ne suis pas un serin. Ai-je donc besoin de te répondre ! Qui es-tu ?
— Le commandant du département, reprit Hulot.
— Oh ! alors mon cas peut devenir très-grave, je serais pris les armes à la main. Et il tendit un verre de vin de Bordeaux au commandant.
{p. 80} — Je n’ai pas soif, répondit Hulot. Allons, voyons, tes papiers.
En ce moment, un bruit d’armes et les pas de quelques soldats ayant retenti dans la rue, Hulot s’approcha de la fenêtre et prit un air satisfait qui fit trembler mademoiselle de Verneuil. Ce signe d’intérêt réchauffa le jeune homme, dont la figure était devenue froide et fière. Après avoir fouillé dans la poche de son habit, il tira d’un élégant portefeuille et offrit au commandant des papiers que Hulot se mit à lire lentement, en comparant le signalement du passe-port avec le visage du voyageur suspect. Pendant cet examen, le cri de la chouette recommença ; mais cette fois il ne fut pas difficile d’y distinguer l’accent et les jeux d’une voix humaine. Le commandant rendit alors au jeune homme les papiers d’un air moqueur.
— Tout cela est bel et bon, lui dit-il, mais il faut me suivre au District. Je n’aime pas la musique, moi !
— Pourquoi l’emmenez-vous au District ? demanda mademoiselle de Verneuil d’une voix altérée.
— Ma petite fille, répondit le commandant en faisant sa grimace habituelle, cela ne vous regarde pas.
Irritée du ton, de l’expression du vieux militaire, et plus encore de cette espèce d’humiliation subite devant un homme à qui elle plaisait, mademoiselle de Verneuil se leva, quitta tout à coup l’attitude de candeur et de modestie dans laquelle elle s’était tenue jusqu’alors, son teint s’anima, et ses yeux brillèrent.
— Dites-moi, ce jeune homme a-t-il satisfait à tout ce qu’exige la loi ? s’écria-t-elle doucement, mais avec une sorte de tremblement dans la voix.
— Oui, en apparence, répondit ironiquement Hulot.
— Eh ! bien, j’entends que vous le laissiez tranquille en apparence, reprit-elle. Avez-vous peur qu’il ne vous échappe ? vous allez l’escorter avec moi jusqu’à Mayenne, il sera dans la malle avec madame sa mère. Pas d’observation, je le veux. — Eh ! bien, quoi ?… reprit-elle en voyant Hulot qui se permit de faire sa petite grimace, le trouvez-vous encore suspect ?
— Mais un peu, je pense.
— Que voulez-vous donc en faire ?
— Rien, si ce n’est de lui rafraîchir la tête avec un peu de plomb. C’est un étourdi, reprit le commandant avec ironie.
— Plaisantez-vous, colonel ? s’écria mademoiselle de Verneuil.
{p. 81} — Allons, camarade, dit le commandant en faisant un signe de tête au marin. Allons, dépêchons !
À cette impertinence de Hulot, mademoiselle de Verneuil devint calme et sourit.
— N’avancez pas, dit-elle au jeune homme qu’elle protégea par un geste plein de dignité.
— Oh ! la belle tête, dit le marin à l’oreille de sa mère, qui fronça les sourcils.
Le dépit et mille sentiments irrités mais combattus déployaient alors des beautés nouvelles sur le visage de la Parisienne. Francine, madame du Gua, son fils, s’étaient levés tous. Mademoiselle de Verneuil se plaça vivement entre eux et le commandant qui souriait, et défit lestement deux brandebourgs de son spencer. Puis, agissant par suite de cet aveuglement dont les femmes sont saisies lorsqu’on attaque fortement leur amour-propre, mais flattée ou impatiente aussi d’exercer son pouvoir comme un enfant peut l’être d’essayer le nouveau jouet qu’on lui a donné, elle présenta vivement au commandant une lettre ouverte.
— Lisez, lui dit-elle avec un sourire sardonique.
Elle se retourna vers le jeune homme, à qui, dans l’ivresse du triomphe, elle lança un regard où la malice se mêlait à une expression amoureuse. Chez tous deux, les fronts s’éclaircirent ; la joie colora leurs figures agitées, et mille pensées contradictoires s’élevèrent dans leurs âmes. Par un seul regard, madame du Gua parut attribuer bien plus à l’amour qu’à la charité la générosité de mademoiselle de Verneuil, et certes elle avait raison. La jolie voyageuse rougit d’abord et baissa modestement les paupières en devinant tout ce que disait ce regard de femme. Devant cette menaçante accusation, elle releva fièrement la tête et défia tous les yeux. Le commandant, pétrifié, rendit cette lettre contre-signée des ministres, et qui enjoignait à toutes les autorités d’obéir aux ordres de cette mystérieuse personne ; mais il tira son épée du fourreau, la prit, la cassa sur son genou, et jeta les morceaux.
— Mademoiselle, vous savez probablement bien ce que vous avez à faire ; mais un républicain a ses idées et sa fierté, dit-il. Je ne sais pas servir là où les belles filles commandent ; le premier Consul aura, dès ce soir, ma démission, et d’autres que Hulot vous obéiront. Là où je ne comprends plus, je m’arrête ; surtout, quand je suis tenu de comprendre.
{p. 82} Il y eut un moment de silence ; mais il fut bientôt rompu par la jeune Parisienne qui marcha au commandant, lui tendit la main et lui dit : — Colonel, quoique votre barbe soit un peu longue, vous pouvez m’embrasser, vous êtes un homme.
— Et je m’en flatte, mademoiselle, répondit-il en déposant assez gauchement un baiser sur la main de cette singulière fille. — Quant à toi, camarade, ajouta-t-il en menaçant du doigt le jeune homme, tu en reviens d’une belle !
— Mon commandant, reprit en riant l’inconnu, il est temps que la plaisanterie finisse, et si tu le veux, je vais te suivre au District.
— Y viendras-tu avec ton siffleur invisible, Marche-à-terre…
— Qui, Marche-à-terre ? demanda le marin avec tous les signes de la surprise la plus vraie.
— N’a-t-on pas sifflé tout à l’heure ?
— Eh ! bien, reprit l’étranger, qu’a de commun ce sifflement et moi, je te le demande. J’ai cru que les soldats que tu avais commandés, pour m’arrêter sans doute, te prévenaient ainsi de leur arrivée.
— Vraiment, tu as cru cela !
— Eh ! mon Dieu, oui. Mais bois donc ton verre de vin de Bordeaux, il est délicieux.
Surpris de l’étonnement naturel du marin, de l’incroyable légèreté de ses manières, de la jeunesse de sa figure, que rendaient presque enfantine les boucles de ses cheveux blonds soigneusement frisés, le commandant flottait entre mille soupçons. Il remarqua madame du Gua qui essayait de surprendre le secret des regards que son fils jetait à mademoiselle de Verneuil, et lui demanda brusquement : — Votre âge, citoyenne ?
— Hélas ! monsieur l’officier, les lois de notre République deviennent bien cruelles ! j’ai trente-huit ans.
— Quand on devrait me fusiller, je n’en croirais rien encore. Marche-à-terre est ici, il a sifflé, vous êtes des Chouans déguisés. Tonnerre de Dieu, je vais faire entièrement cerner et fouiller l’auberge.
En ce moment, un sifflement irrégulier, assez semblable à ceux qu’on avait entendus, et qui partait de la cour de l’auberge, coupa la parole au commandant ; il se précipita fort heureusement dans le corridor, et n’aperçut point la pâleur que ses paroles avaient {p. 83} répandue sur la figure de madame du Gua. Hulot vit, dans le siffleur, un postillon qui attelait ses chevaux à la malle ; il déposa ses soupçons, tant il lui sembla ridicule que des Chouans se hasardassent au milieu d’Alençon, et il revint confus.
— Je lui pardonne, mais plus tard il paiera cher le moment qu’il nous fait passer ici, dit gravement la mère à l’oreille de son fils au moment où Hulot rentrait dans la chambre.
Le brave officier offrait sur sa figure embarrassée l’expression de la lutte que la sévérité de ses devoirs livrait dans son cœur à sa bonté naturelle. Il conserva son air bourru, peut-être parce qu’il croyait alors s’être trompé ; mais il prit le verre de vin de Bordeaux et dit : — Camarade, excuse-moi, mais ton École envoie à l’armée des officiers si jeunes…
— Les brigands en ont donc de plus jeunes encore ? demanda en riant le prétendu marin.
— Pour qui preniez-vous donc mon fils ? reprit madame du Gua.
— Pour le Gars, le chef envoyé aux Chouans et aux Vendéens par le cabinet de Londres, et qu’on nomme le marquis de Montauran.
Le commandant épia encore attentivement la figure de ces deux personnages suspects, qui se regardèrent avec cette singulière expression de physionomie que prennent successivement deux ignorants présomptueux et qu’on peut traduire par ce dialogue : — Connais-tu cela ? — Non. Et toi ? — Connais pas, du tout. — Qu’est-ce qu’il nous dit donc là ? — Il rêve. Puis le rire insultant et goguenard de la sottise quand elle croit triompher.
La subite altération des manières et la torpeur de Marie de Verneuil, en entendant prononcer le nom du général royaliste, ne furent sensibles que pour Francine, la seule à qui fussent connues les imperceptibles nuances de cette jeune figure. Tout à fait mis en déroute, le commandant ramassa les deux morceaux de son épée, regarda mademoiselle de Verneuil, dont la chaleureuse expression avait trouvé le secret d’émouvoir son cœur, et lui dit : — Quant à vous, mademoiselle, je ne m’en dédis pas, et demain, les tronçons de mon épée parviendront à Bonaparte, à moins que…
— Eh ! que me fait Bonaparte, votre République, les Chouans, le Roi et le Gars ! s’écria-t-elle en réprimant assez mal un emportement de mauvais goût.
Des caprices inconnus ou la passion donnèrent à cette figure des {p. 84} couleurs étincelantes, et l’on vit que le monde entier ne devait plus être rien pour cette jeune fille du moment où elle y distinguait une créature ; mais tout à coup elle rentra dans un calme forcé en se voyant, comme un acteur sublime, l’objet des regards de tous les spectateurs. Le commandant se leva brusquement. Inquiète et agitée, mademoiselle de Verneuil le suivit, l’arrêta dans le corridor, et lui demanda d’un ton solennel : — Vous aviez donc de bien fortes raisons de soupçonner ce jeune homme d’être le Gars ?
— Tonnerre de Dieu, mademoiselle, le fantassin qui vous accompagne est venu me prévenir que les voyageurs et le courrier avaient été assassinés par les Chouans, ce que je savais ; mais ce que je ne savais pas, c’était les noms des voyageurs morts, et ils s’appelaient du Gua Saint-Cyr !
— Oh ! s’il y a du Corentin là-dedans, je ne m’étonne plus de rien, s’écria-t-elle avec un mouvement de dégoût.
Le commandant s’éloigna, sans oser regarder mademoiselle de Verneuil dont la dangereuse beauté lui troublait déjà le cœur.
— Si j’étais resté deux minutes de plus, j’aurais fait la sottise de reprendre mon épée pour l’escorter, se disait-il en descendant l’escalier.
En voyant le jeune homme les yeux attachés sur la porte par où mademoiselle de Verneuil était sortie, madame du Gua lui dit à l’oreille : — Toujours le même ! Vous ne périrez que par la femme. Une poupée vous fait tout oublier. Pourquoi donc avez-vous souffert qu’elle déjeunât avec nous. Qu’est-ce qu’une demoiselle de Verneuil qui accepte le déjeuner de gens inconnus, que les Bleus escortent, et qui les désarme avec une lettre mise en réserve comme un billet doux, dans son spencer ? C’est une de ces mauvaises créatures à l’aide desquelles Fouché veut s’emparer de vous, et la lettre qu’elle a montrée est donnée pour requérir les Bleus contre vous.
— Eh ! madame, répondit le jeune homme d’un ton aigre qui perça le cœur de la dame et la fit pâlir, sa générosité dément votre supposition. Souvenez-vous bien que l’intérêt seul du Roi nous rassemble. Après avoir eu Charette à vos pieds, l’univers ne serait-il donc pas vide pour vous ? Ne vivriez-vous déjà plus pour le venger ?
La dame resta pensive et debout comme un homme qui, du rivage, contemple le naufrage de ses trésors, et n’en convoite que {p. 85} plus ardemment sa fortune perdue. Mademoiselle de Verneuil rentra, le jeune marin échangea avec elle un sourire et un regard empreint de douce moquerie. Quelque incertain que parût l’avenir, quelque éphémère que fût leur union, les prophéties de cet espoir n’en étaient que plus caressantes. Quoique rapide, ce regard ne put échapper à l’œil sagace de madame du Gua, qui le comprit : aussitôt, son front se contracta légèrement, et sa physionomie ne put entièrement cacher de jalouses pensées. Francine observait cette femme ; elle en vit les yeux briller, les joues s’animer ; elle crut apercevoir un esprit infernal animer ce visage en proie à quelque révolution terrible ; mais l’éclair n’est pas plus vif, ni la mort plus prompte que ne le fut cette expression passagère ; madame du Gua reprit son air enjoué, avec un tel aplomb que Francine crut avoir rêvé. Néanmoins, en reconnaissant chez cette femme une violence au moins égale à celle de mademoiselle de Verneuil, elle frémit en prévoyant les terribles chocs qui devaient survenir entre deux esprits de cette trempe, et frissonna quand elle vit mademoiselle de Verneuil allant vers le jeune officier, lui jetant un de ces regards passionnés qui enivrent, lui prenant les deux mains, l’attirant à elle et le menant au jour par un geste de coquetterie pleine de malice.
— Maintenant, avouez-le-moi, dit-elle en cherchant à lire dans ses yeux, vous n’êtes pas le citoyen du Gua Saint-Cyr.
— Si, mademoiselle.
— Mais sa mère et lui ont été tués avant-hier.
— J’en suis désolé, répondit-il en riant. Quoi qu’il en soit, je ne vous en ai pas moins une obligation pour laquelle je vous conserverai toujours une grande reconnaissance, et je voudrais être à même de vous la témoigner.
— J’ai cru sauver un émigré, mais je vous aime mieux républicain.
À ces mots, échappés de ses lèvres comme par étourderie, elle devint confuse ; ses yeux semblèrent rougir, et il n’y eut plus dans sa contenance qu’une délicieuse naïveté de sentiment ; elle quitta mollement les mains de l’officier, poussée non par la honte de les avoir pressées, mais par une pensée trop lourde à porter dans son cœur, et elle le laissa ivre d’espérance. Tout à coup elle parut s’en vouloir à elle seule de cette liberté, autorisée peut-être par ces fugitives aventures de voyage ; elle reprit son attitude de convention, salua ses deux compagnons de voyage et disparut avec Francine. {p. 86} En arrivant dans leur chambre, Francine se croisa les doigts, retourna les paumes de ses mains en se tordant les bras, et contempla sa maîtresse en lui disant : — Ah ! Marie, combien de choses en peu de temps ? il n’y a que vous pour ces histoires-là !
Mademoiselle de Verneuil bondit et sauta au cou de Francine.
— Ah ! voilà la vie, je suis dans le ciel !
— Dans l’enfer, peut-être, répliqua Francine.
— Oh ! va pour l’enfer ! reprit mademoiselle de Verneuil avec gaieté. Tiens, donne-moi ta main. Sens mon cœur, comme il bat. J’ai la fièvre. Le monde entier est maintenant peu de chose ! Combien de fois n’ai-je pas vu cet homme dans mes rêves ! oh ! comme sa tête est belle et quel regard étincelant !
— Vous aimera-t-il ? demanda d’une voix affaiblie la naïve et simple paysanne, dont le visage s’était empreint de mélancolie.
— Tu le demandes ? répondit mademoiselle de Verneuil. — Mais dis donc, Francine, ajouta-t-elle en se montrant à elle dans une attitude moitié sérieuse, moitié comique, il serait donc difficile.
— Oui, mais vous aimera-t-il toujours ? reprit Francine en souriant.
Elles se regardèrent un moment comme interdites, Francine de révéler tant d’expérience, Marie d’apercevoir pour la première fois un avenir de bonheur dans la passion ; aussi resta-t-elle comme penchée sur un précipice dont elle aurait voulu sonder la profondeur en attendant le bruit d’une pierre jetée d’abord avec insouciance.
— Hé ! c’est mon affaire, dit-elle en laissant échapper le geste d’un joueur au désespoir. Je ne plaindrai jamais une femme trahie, elle ne doit s’en prendre qu’à elle-même de son abandon. Je saurai bien garder, vivant ou mort, l’homme dont le cœur m’aura appartenu. — Mais, dit-elle avec surprise et après un moment de silence, d’où te vient tant de science, Francine ?…
— Mademoiselle, répondit vivement la paysanne, j’entends des pas dans le corridor.
— Ah ! dit-elle en écoutant, ce n’est pas lui ! — Mais, reprit-elle, voilà comment tu réponds ! je te comprends : je t’attendrai ou je te devinerai.
Francine avait raison. Trois coups frappés à la porte interrompirent cette conversation. Le capitaine Merle se montra bientôt, {p. 87} après avoir entendu l’invitation d’entrer que lui adressa mademoiselle de Verneuil.
En faisant un salut militaire à mademoiselle de Verneuil, le capitaine hasarda de lui jeter une œillade, et tout ébloui par sa beauté, il ne trouva rien autre chose à lui dire que : — Mademoiselle, je suis à vos ordres !
— Vous êtes donc devenu mon protecteur par la démission de votre chef de demi-brigade. Votre régiment ne s’appelle-t-il pas ainsi ?
— Mon supérieur est l’adjudant-major, Gérard qui m’envoie.
— Votre commandant a donc bien peur de moi ? demanda-t-elle.
— Faites excuse, mademoiselle, Hulot n’a pas peur ; mais les femmes, voyez-vous, ça n’est pas son affaire ; et ça l’a chiffonné de trouver son général en cornette.
— Cependant, reprit mademoiselle de Verneuil, son devoir était d’obéir à ses supérieurs ! J’aime la subordination, je vous en préviens, et je ne veux pas qu’on me résiste.
— Cela serait difficile, répondit Merle.
— Tenons conseil, reprit mademoiselle de Verneuil. Vous avez ici des troupes fraîches, elles m’accompagneront à Mayenne, où je puis arriver ce soir. Pouvons-nous y trouver de nouveaux soldats pour en repartir sans nous y arrêter ? Les Chouans ignorent notre petite expédition. En voyageant ainsi nuitamment, nous aurions bien du malheur si nous les rencontrions en assez grand nombre pour être attaqués. Voyons, dites, croyez-vous que ce soit possible ?
— Oui, mademoiselle.
— Comment est le chemin de Mayenne à Fougères ?
— Rude. Il faut toujours monter et descendre, un vrai pays d’écureuil.
— Partons, partons, dit-elle ; et comme nous n’avons pas de dangers à redouter en sortant d’Alençon, allez en avant ; nous vous rejoindrons bien.
— On dirait qu’elle a dix ans de grade, se dit Merle en sortant. Hulot se trompe, cette jeune fille-là n’est pas de celles qui se font des rentes avec un lit de plume. Et, mille cartouches, si le capitaine Merle veut devenir adjudant-major, je ne lui conseille pas de prendre saint Michel pour le diable.
Pendant la conférence de mademoiselle de Verneuil avec le capitaine, Francine était sortie dans l’intention d’examiner par une fenêtre du corridor un point de la cour vers lequel une irrésistible {p. 88} curiosité l’entraînait depuis son arrivée dans l’auberge. Elle contemplait la paille de l’écurie avec une attention si profonde qu’on l’aurait pu croire en prières devant une bonne vierge. Bientôt elle aperçut madame du Gua se dirigeant vers Marche-à-terre avec les précautions d’un chat qui ne veut pas se mouiller les pattes. En voyant cette dame, le Chouan se leva et garda devant elle l’attitude du plus profond respect. Cette étrange circonstance éveilla la curiosité de Francine, qui s’élança dans la cour, se glissa le long des murs de manière à ne point être vue par madame du Gua, et tâcha de se cacher derrière la porte de l’écurie ; elle marcha sur la pointe du pied, retint son haleine, évita de faire le moindre bruit, et réussit à se poser près de Marche-à-terre sans avoir excité son attention.
— Et si, après toutes ces informations, disait l’inconnue au Chouan, ce n’est pas son nom, tu tireras dessus sans pitié, comme sur une chienne enragée.
— Entendu, répondit Marche-à-terre.
La dame s’éloigna. Le Chouan remit son bonnet de laine rouge sur la tête, resta debout, et se grattait l’oreille à la manière des gens embarrassés, lorsqu’il vit Francine lui apparaître comme par magie.
— Sainte Anne d’Auray ! s’écria-t-il. Tout à coup il laissa tomber son fouet, joignit les mains et demeura en extase. Une faible rougeur illumina son visage grossier, et ses yeux brillèrent comme des diamants perdus dans de la fange. — Est-ce bien la garce à Cottin ? dit-il d’une voix si sourde que lui seul pouvait s’entendre. — Êtes-vous godaine ! reprit-il après une pause.
Ce mot assez bizarre de godain, godaine, est un superlatif du patois de ces contrées qui sert aux amoureux à exprimer l’accord d’une riche toilette et de la beauté.
— Je n’oserais point vous toucher, ajouta Marche-à-terre en avançant néanmoins sa large main vers Francine comme pour s’assurer du poids d’une grosse chaîne d’or qui tournait autour de son cou, et descendait jusqu’à sa taille.
— Et vous feriez bien, Pierre, répondit Francine inspirée par cet instinct de la femme qui la rend despote quand elle n’est pas opprimée. Elle se recula avec hauteur après avoir joui de la surprise du Chouan ; mais elle compensa la dureté de ses paroles par un regard plein de douceur, et se rapprocha de lui. — Pierre, {p. 89} reprit-elle, cette dame-là te parlait de la jeune demoiselle que je sers ? n’est-ce pas ?
Marche-à-terre resta muet et sa figure lutta comme l’aurore entre les ténèbres et la lumière. Il regarda tour à tour Francine, le gros fouet qu’il avait laissé tomber et la chaîne d’or qui paraissait exercer sur lui des séductions aussi puissantes que le visage de la Bretonne ; puis, comme pour mettre un terme à son inquiétude, il ramassa son fouet et garda le silence.
— Oh ! il n’est pas difficile de deviner que cette dame t’a ordonné de tuer ma maîtresse, reprit Francine qui connaissait la discrète fidélité du gars et qui voulut en dissiper les scrupules.
Marche-à-terre baissa la tête d’une manière significative. Pour la garce à Cottin, ce fut une réponse.
— Eh ! bien, Pierre, s’il lui arrive le moindre malheur, si un seul cheveu de sa tête est arraché, nous nous serons vus ici pour la dernière fois et pour l’éternité, car je serai dans le paradis, moi ! et toi, tu iras en enfer.
Le possédé que l’Église allait jadis exorciser en grande pompe n’était pas plus agité que Marche-à-terre ne le fut sous cette prédiction prononcée avec une croyance qui lui donnait une sorte de certitude. Ses regards, d’abord empreints d’une tendresse sauvage, puis combattus par les devoirs d’un fanatisme aussi exigeant que celui de l’amour, devinrent tout à coup farouches quand il aperçut l’air impérieux de l’innocente maîtresse qu’il s’était jadis donnée. Francine interpréta le silence du Chouan à sa manière.
— Tu ne veux donc rien faire pour moi ? lui dit-elle d’un ton de reproche.
À ces mots, le Chouan jeta sur sa maîtresse un coup d’œil aussi noir que l’aile d’un corbeau.
— Es-tu libre ? demanda-t-il par un grognement que Francine seule pouvait entendre.
— Serais-je là ?… répondit-elle avec indignation. Mais toi, que fais-tu ici ? Tu chouannes encore, tu cours par les chemins comme une bête enragée qui cherche à mordre. Oh ! Pierre, si tu étais sage, tu viendrais avec moi. Cette belle demoiselle qui, je puis te le dire, a été jadis nourrie chez nous, a eu soin de moi. J’ai maintenant deux cents livres de bonnes rentes. Enfin mademoiselle m’a {p. 90} acheté pour cinq cents écus la grande maison à mon oncle Thomas, et j’ai deux mille livres d’économies.
Mais son sourire et l’énumération de ses trésors échouèrent devant l’impénétrable expression de Marche-à-terre.
— Les Recteurs ont dit de se mettre en guerre, répondit-il. Chaque Bleu jeté par terre vaut une indulgence.
— Mais les Bleus te tueront peut-être.
Il répondit en laissant aller ses bras comme pour regretter la modicité de l’offrande qu’il faisait à Dieu et au Roi.
— Et que deviendrais-je, moi ? demanda douloureusement la jeune fille.
Marche-à-terre regarda Francine avec stupidité ; ses yeux semblèrent s’agrandir, il s’en échappa deux larmes qui roulèrent parallèlement de ses joues velues sur les peaux de chèvre dont il était couvert, et un sourd gémissement sortit de sa poitrine.
— Sainte Anne d’Auray !… Pierre, voilà donc tout ce que tu me diras après une séparation de sept ans. Tu as bien changé.
— Je t’aime toujours, répondit le Chouan d’une voix brusque.
— Non, lui dit-elle à l’oreille, le Roi passe avant moi.
— Si tu me regardes ainsi, reprit-il, je m’en vais.
— Eh ! bien, adieu, reprit-elle avec tristesse.
— Adieu, répéta Marche-à-terre.
Il saisit la main de Francine, la serra, la baisa, fit un signe de croix, et se sauva dans l’écurie, comme un chien qui vient de dérober un os.
— Pille-miche, dit-il à son camarade, je n’y vois goutte. As-tu ta chinchoire ?
— Oh ! cré bleu !… la belle chaîne, répondit Pille-miche en fouillant dans une poche pratiquée sous sa peau de bique.
Il tendit à Marche-à-terre ce petit cône en corne de bœuf dans lequel les Bretons mettent le tabac fin qu’ils lévigent eux-mêmes pendant les longues soirées d’hiver. Le Chouan leva le pouce de manière à former dans son poignet gauche ce creux où les invalides se mesurent leurs prises de tabac, il y secoua fortement la chinchoire dont la pointe avait été dévissée par Pille-miche. Une poussière impalpable tomba lentement par le petit trou qui terminait le cône de ce meuble breton. Marche-à-terre recommença sept ou huit fois ce manége silencieux, comme si cette poudre eût possédé le pouvoir de changer la nature de ses pensées. Tout à coup, il laissa {p. 91} échapper un geste désespéré, jeta la chinchoire à Pille-miche et ramassa une carabine cachée dans la paille.
— Sept à huit chinchées comme ça de suite, ça ne vaut rin, dit l’avare Pille-miche.
— En route, s’écria Marche-à-terre d’une voix rauque. Nous avons de la besogne.
Une trentaine de Chouans qui dormaient sous les râteliers et dans la paille, levèrent la tête, virent Marche-à-terre debout, et disparurent aussitôt par une porte qui donnait sur des jardins et d’où l’on pouvait gagner les champs. Lorsque Francine sortit de l’écurie, elle trouva la malle en état de partir. Mademoiselle de Verneuil et ses deux compagnons de voyage y étaient déjà montés. La Bretonne frémit en voyant sa maîtresse au fond de la voiture à côté de la femme qui venait d’en ordonner la mort. Le Suspect se mit en avant de Marie, et aussitôt que Francine se fut assise, la lourde voiture partit au grand trot.
Le soleil avait dissipé les nuages gris de l’automne, et ses rayons animaient la mélancolie des champs par un certain air de fête et de jeunesse. Beaucoup d’amants prennent ces hasards du ciel pour des présages. Francine fut étrangement surprise du silence qui régna d’abord entre les voyageurs. Mademoiselle de Verneuil avait repris son air froid, et se tenait les yeux baissés, la tête doucement inclinée, et les mains cachées sous une espèce de mante dans laquelle elle s’enveloppa. Si elle leva les yeux, ce fut pour voir les paysages qui s’enfuyaient en tournoyant avec rapidité. Certaine d’être admirée, elle se refusait à l’admiration ; mais son apparente insouciance accusait plus de coquetterie que de candeur. La touchante pureté qui donne tant d’harmonie aux diverses expressions par lesquelles se révèlent les âmes faibles, semblait ne pas pouvoir prêter son charme à une créature que ses vives impressions destinaient aux orages de l’amour. En proie au plaisir que donnent les commencements d’une intrigue, l’inconnu ne cherchait pas encore à s’expliquer la discordance qui existait entre la coquetterie et l’exaltation de cette singulière fille. Cette candeur jouée ne lui permettait-elle pas de contempler à son aise une figure que le calme embellissait alors autant qu’elle venait de l’être par l’agitation. Nous n’accusons guère la source de nos jouissances.
Il est difficile à une jolie femme de se soustraire, en voiture, aux regards de ses compagnons, dont les yeux s’attachent sur elle comme {p. 92} pour y chercher une distraction de plus à la monotonie du voyage. Aussi, très-heureux de pouvoir satisfaire l’avidité de sa passion naissante, sans que l’inconnue évitât son regard ou s’offensât de sa persistance, le jeune officier se plut-il à étudier les lignes pures et brillantes qui dessinaient les contours de ce visage. Ce fut pour lui comme un tableau. Tantôt le jour faisait ressortir la transparence rose des narines, et le double arc qui unissait le nez à la lèvre supérieure ; tantôt un pâle rayon de soleil mettait en lumière les nuances du teint, nacrées sous les yeux et autour de la bouche, rosées sur les joues, mates vers les tempes et sur le cou. Il admira les oppositions de clair et d’ombre produites par des cheveux dont les rouleaux noirs environnaient la figure, en y imprimant une grâce éphémère ; car tout est si fugitif chez la femme ! sa beauté d’aujourd’hui n’est souvent pas celle d’hier, heureusement pour elle peut-être ! Encore dans l’âge où l’homme peut jouir de ces riens qui sont tout l’amour, le soi-disant marin attendait avec bonheur le mouvement répété des paupières et les jeux séduisants que la respiration donnait au corsage. Parfois, au gré de ses pensées, il épiait un accord entre l’expression des yeux et l’imperceptible inflexion des lèvres. Chaque geste lui livrait une âme, chaque mouvement une face nouvelle de cette jeune fille. Si quelques idées venaient agiter ces traits mobiles, si quelque soudaine rougeur s’y infusait, si le sourire y répandait la vie, il savourait mille délices en cherchant à deviner les secrets de cette femme mystérieuse. Tout était piége pour l’âme, piége pour les sens. Enfin le silence, loin d’élever des obstacles à l’entente des cœurs, devenait un lien commun pour les pensées. Plusieurs regards où ses yeux rencontrèrent ceux de l’étranger apprirent à Marie de Verneuil que ce silence allait la compromettre ; elle fit alors à madame du Gua quelques-unes de ces demandes insignifiantes qui préludent aux conversations, mais elle ne put s’empêcher d’y mêler le fils.
— Madame, comment avez-vous pu, disait-elle, vous décider à mettre monsieur votre fils dans la marine ? N’est-ce pas vous condamner à de perpétuelles inquiétudes ?
— Mademoiselle, le destin des femmes, des mères, veux-je dire, est de toujours trembler pour leurs plus chers trésors.
— Monsieur vous ressemble beaucoup.
— Vous trouvez, mademoiselle.
{p. 93} Cette innocente légitimation de l’âge que madame du Gua s’était donné, fit sourire le jeune homme et inspira à sa prétendue mère un nouveau dépit. La haine de cette femme grandissait à chaque regard passionné que jetait son fils sur Marie. Le silence, le discours, tout allumait en elle une effroyable rage déguisée sous les manières les plus affectueuses.
— Mademoiselle, dit alors l’inconnu, vous êtes dans l’erreur. Les marins ne sont pas plus exposés que ne le sont les autres militaires. Les femmes ne devraient pas haïr la marine : n’avons-nous pas sur les troupes de terre l’immense avantage de rester fidèles à nos maîtresses ?
— Oh ! de force, répondit en riant mademoiselle de Verneuil.
— C’est toujours de la fidélité, répliqua madame du Gua d’un ton presque sombre.
La conversation s’anima, se porta sur des sujets qui n’étaient intéressants que pour les trois voyageurs ; car, en ces sortes de circonstances, les gens d’esprit donnent aux banalités des significations neuves ; mais l’entretien, frivole en apparence, par lequel ces inconnus se plurent à s’interroger mutuellement, cacha les désirs, les passions et les espérances qui les agitaient. La finesse et la malice de Marie, qui fut constamment sur ses gardes, apprirent à madame du Gua que la calomnie et la trahison pourraient seules la faire triompher d’une rivale aussi redoutable par son esprit que par sa beauté. Les voyageurs atteignirent l’escorte, et la voiture alla moins rapidement. Le jeune marin aperçut une longue côte à monter et proposa une promenade à mademoiselle de Verneuil. Le bon goût, l’affectueuse politesse du jeune homme semblèrent décider la Parisienne, et son consentement le flatta.
— Madame est-elle de notre avis ? demanda-t-elle à madame du Gua. Veut-elle aussi se promener ?
— Coquette ! dit la dame en descendant de voiture.
Marie et l’inconnu marchèrent ensemble mais séparés. Le marin, déjà saisi par de violents désirs, fut jaloux de faire tomber la réserve qu’on lui opposait, et de laquelle il n’était pas la dupe. Il crut pouvoir y réussir en badinant avec l’inconnue à la faveur de cette amabilité française, de cet esprit parfois léger, parfois sérieux, toujours chevaleresque, souvent moqueur qui distinguait les hommes remarquables de l’aristocratie exilée. Mais la rieuse Parisienne {p. 94} plaisanta si malicieusement le jeune Républicain, sut lui reprocher ses intentions de frivolité si dédaigneusement en s’attachant de préférence aux idées fortes et à l’exaltation qui perçaient malgré lui dans ses discours, qu’il devina facilement le secret de plaire. La conversation changea donc. L’étranger réalisa dès lors les espérances que donnait sa figure expressive. De moment en moment, il éprouvait de nouvelles difficultés en voulant apprécier la sirène de laquelle il s’éprenait de plus en plus, et fut forcé de suspendre ses jugements sur une fille qui se faisait un jeu de les infirmer tous. Après avoir été séduit par la contemplation de la beauté, il fut donc entraîné vers cette âme inconnue par une curiosité que Marie se plut à exciter. Cet entretien prit insensiblement un caractère d’intimité très-étranger au ton d’indifférence que mademoiselle de Verneuil s’efforça d’y imprimer sans pouvoir y parvenir. Quoique madame du Gua eût suivi les deux amoureux, ils avaient insensiblement marché plus vite qu’elle, et ils s’en trouvèrent bientôt séparés par une centaine de pas environ. Ces deux charmants êtres foulaient le sable fin de la route, emportés par le charme enfantin d’unir le léger retentissement de leurs pas, heureux de se voir enveloppés par un même rayon de lumière qui paraissait appartenir au soleil du printemps, et de respirer ensemble ces parfums d’automne chargés de tant de dépouilles végétales, qu’ils semblent une nourriture apportée par les airs à la mélancolie de l’amour naissant. Quoiqu’ils ne parussent voir l’un et l’autre qu’une aventure ordinaire dans leur union momentanée, le ciel, le site et la saison communiquèrent à leurs sentiments une teinte de gravité qui leur donna l’apparence de la passion. Ils commencèrent à faire l’éloge de la journée, de sa beauté ; puis ils parlèrent de leur étrange rencontre, de la rupture prochaine d’une liaison si douce et de la facilité qu’on met en voyage à s’épancher avec les personnes aussitôt perdues qu’entrevues. À cette dernière observation, le jeune homme profita de la permission tacite qui semblait l’autoriser à faire quelques douces confidences, et essaya de risquer des aveux, en homme accoutumé à de semblables situations.
— Remarquez-vous, mademoiselle, lui dit-il, combien les sentiments suivent peu la route commune, dans le temps de terreur où nous vivons ? Autour de nous, tout n’est-il pas frappé d’une inexplicable soudaineté. Aujourd’hui, nous aimons, nous haïssons {p. 95} sur la foi d’un regard. L’on s’unit pour la vie ou l’on se quitte avec la célérité dont on marche à la mort. On se dépêche en toute chose, comme la Nation dans ses tumultes. Au milieu des dangers, les étreintes doivent être plus vives que dans le train ordinaire de la vie. À Paris, dernièrement, chacun a su, comme sur un champ de bataille, tout ce que pouvait dire une poignée de main.
— On sentait la nécessité de vivre vite et beaucoup, répondit-elle, parce qu’on avait alors peu de temps à vivre. Et après avoir lancé à son jeune compagnon un regard qui semblait lui montrer le terme de leur court voyage, elle ajouta malicieusement : — Vous êtes bien instruit des choses de la vie, pour un jeune homme qui sort de l’École ?
— Que pensez-vous de moi ? demanda-t-il après un moment de silence. Dites-moi votre opinion sans ménagements.
— Vous voulez sans doute acquérir ainsi le droit de me parler de moi ?… répliqua-t-elle en riant.
— Vous ne répondez pas, reprit-il après une légère pause. Prenez garde, le silence est souvent une réponse.
— Ne deviné-je pas tout ce que vous voudriez pouvoir me dire ? Hé ! mon dieu, vous avez déjà trop parlé.
— Oh ! si nous nous entendons, reprit-il en riant, j’obtiens plus que je n’osais espérer.
Elle se mit à sourire si gracieusement qu’elle parut accepter la lutte courtoise de laquelle tout homme se plaît à menacer une femme. Ils se persuadèrent alors, autant sérieusement que par plaisanterie, qu’il leur était impossible d’être jamais l’un pour l’autre autre chose que ce qu’ils étaient en ce moment. Le jeune homme pouvait se livrer à une passion qui n’avait point d’avenir, et Marie pouvait en rire. Puis quand ils eurent élevé ainsi entre eux une barrière imaginaire, ils parurent l’un et l’autre fort empressés de mettre à profit la dangereuse liberté qu’ils venaient de stipuler. Marie heurta tout à coup une pierre et fit un faux pas.
— Prenez mon bras, dit l’inconnu.
— Il le faut bien, étourdi ! Vous seriez trop fier si je refusais. N’aurais-je pas l’air de vous craindre ?
— Ah ! mademoiselle, répondit-il en lui pressant le bras pour lui faire sentir les battements de son cœur, vous allez me rendre fier de cette faveur.
— Eh ! bien, ma facilité vous ôtera vos illusions.
{p. 96} — Voulez-vous déjà me défendre contre le danger des émotions que vous causez ?
— Cessez, je vous prie, dit-elle, de m’entortiller dans ces petites idées de boudoir, dans ces logogriphes de ruelle. Je n’aime pas à rencontrer chez un homme de votre caractère, l’esprit que les sots peuvent avoir. Voyez ?… nous sommes sous un beau ciel, en pleine campagne ; devant nous, au-dessus de nous, tout est grand. Vous voulez me dire que je suis belle, n’est-ce pas ? mais vos yeux me le prouvent, et d’ailleurs, je le sais ; mais je ne suis pas une femme que des compliments puissent flatter. Voudriez-vous, par hasard, me parler de vos sentiments ? dit-elle avec une emphase sardonique. Me supposeriez-vous donc la simplicité de croire à des sympathies soudaines assez fortes pour dominer une vie entière par le souvenir d’une matinée.
— Non pas d’une matinée, répondit-il, mais d’une belle femme qui s’est montrée généreuse.
— Vous oubliez, reprit-elle en riant, de bien plus grands attraits, une femme inconnue, et chez laquelle tout doit sembler bizarre, le nom, la qualité, la situation, la liberté d’esprit et de manières.
— Vous ne m’êtes point inconnue, s’écria-t-il, j’ai su vous deviner, et ne voudrais rien ajouter à vos perfections, si ce n’est un peu plus de foi dans l’amour que vous inspirez tout d’abord.
— Ah ! mon pauvre enfant de dix-sept ans, vous parlez déjà d’amour ? dit-elle en souriant. Eh ! bien, soit, reprit-elle. C’est là un secret de conversation entre deux personnes, comme la pluie et le beau temps quand nous faisons une visite, prenons-le ? Vous ne trouverez en moi, ni fausse modestie, ni petitesse. Je puis écouter ce mot sans rougir, il m’a été tant de fois prononcé sans l’accent du cœur, qu’il est devenu presque insignifiant pour moi. Il m’a été répété au théâtre, dans les livres, dans le monde, partout ; mais je n’ai jamais rien rencontré qui ressemblât à ce magnifique sentiment.
— L’avez-vous cherché ?
— Oui.
Ce mot fut prononcé avec tant de laissez-aller, que le jeune homme fit un geste de surprise et regarda fixement Marie comme s’il eût tout à coup changé d’opinion sur son caractère et sa véritable situation.
{p. 97} — Mademoiselle, dit-il avec une émotion mal déguisée, êtes-vous fille ou femme, ange ou démon ?
— Je suis l’un et l’autre, reprit-elle en riant. N’y a-t-il pas toujours quelque chose de diabolique et d’angélique chez une jeune fille qui n’a point aimé, qui n’aime pas, et qui n’aimera peut-être jamais ?
— Et vous trouvez-vous heureuse ainsi ?… dit-il en prenant un ton et des manières libres, comme s’il eût déjà conçu moins d’estime pour sa libératrice.
— Oh ! heureuse, reprit-elle, non. Si je viens à penser que je suis seule, dominée par des conventions sociales qui me rendent nécessairement artificieuse, j’envie les priviléges de l’homme. Mais, si je songe à tous les moyens que la nature nous a donnés pour vous envelopper, vous autres, pour vous enlacer dans les filets invisibles d’une puissance à laquelle aucun de vous ne peut résister, alors mon rôle ici-bas me sourit ; puis, tout à coup, il me semble petit, et je sens que je mépriserais un homme, s’il était la dupe de séductions vulgaires. Enfin tantôt j’aperçois notre joug, et il me plaît, puis il me semble horrible et je m’y refuse ; tantôt je sens en moi ce désir de dévouement qui rend la femme si noblement belle, puis j’éprouve un désir de domination qui me dévore. Peut-être, est-ce le combat naturel du bon et du mauvais principe qui fait vivre toute créature ici-bas. Ange et démon, vous l’avez dit. Ah ! ce n’est pas d’aujourd’hui que je reconnais ma double nature. Mais, nous autres femmes, nous comprenons encore mieux que vous notre insuffisance. N’avons-nous pas un instinct qui nous fait pressentir en toute chose une perfection à laquelle il est sans doute impossible d’atteindre. Mais, ajouta-t-elle en regardant le ciel et jetant un soupir, ce qui nous grandit à vos yeux…
— C’est ?… dit-il.
— Hé ! bien, répondit-elle, c’est que nous luttons toutes, plus ou moins, contre une destinée incomplète.
— Mademoiselle, pourquoi donc nous quittons-nous ce soir ?
— Ah ! dit-elle en souriant au regard passionné que lui lança le jeune homme, remontons en voiture, le grand air ne nous vaut rien.
Marie se retourna brusquement, l’inconnu la suivit, et lui serra le bras par un mouvement peu respectueux, mais qui exprima tout à la fois d’impérieux désirs et de l’admiration. Elle marcha plus {p. 98} vite ; le marin devina qu’elle voulait fuir une déclaration peut-être importune, il n’en devint que plus ardent, risqua tout pour arracher une première faveur à cette femme, et il lui dit en la regardant avec finesse : — Voulez-vous que je vous apprenne un secret ?
— Oh ! dites promptement, s’il vous concerne ?
— Je ne suis point au service de la République. Où allez-vous ? j’irai.
À cette phrase, Marie trembla violemment, elle retira son bras, et se couvrit le visage de ses deux mains pour dérober la rougeur ou la pâleur peut-être qui en altéra les traits ; mais elle dégagea tout à coup sa figure, et dit d’une voix attendrie : — Vous avez donc débuté comme vous auriez fini, vous m’avez trompée ?
— Oui, dit-il.
À cette réponse, elle tourna le dos à la grosse malle vers laquelle ils se dirigeaient, et se mit à courir presque.
— Mais, reprit l’inconnu, l’air ne nous valait rien ?…
— Oh ! il a changé, dit-elle avec un son de voix grave en continuant à marcher en proie à des pensées orageuses.
— Vous vous taisez, demanda l’étranger, dont le cœur se remplit de cette douce appréhension que donne l’attente du plaisir.
— Oh ! dit-elle d’un accent bref, la tragédie a bien promptement commencé.
— De quelle tragédie parlez-vous ? demanda-t-il.
Elle s’arrêta, toisa l’élève d’abord d’un air empreint d’une double expression de crainte et de curiosité ; puis elle cacha sous un calme impénétrable les sentiments qui l’agitaient, et montra que, pour une jeune fille, elle avait une grande habitude de la vie.
— Qui êtes-vous ? reprit-elle ; mais je le sais ! En vous voyant, je m’en étais doutée, vous êtes le chef royaliste nommé le Gars ? L’ex-évêque d’Autun a bien raison, en nous disant de toujours croire aux pressentiments qui annoncent des malheurs.
— Quel intérêt avez-vous donc à connaître ce garçon-là ?
— Quel intérêt aurait-il donc à se cacher de moi, si je lui ai déjà sauvé la vie ? Elle se mit à rire, mais forcément. — J’ai sagement fait de vous empêcher de me dire que vous m’aimez. Sachez-le bien, monsieur, je vous abhorre. Je suis républicaine, vous êtes royaliste, et je vous livrerais si vous n’aviez ma parole, si je ne vous avais déjà sauvé une fois, et si… Elle s’arrêta. Ces violents retours sur elle-même, ces combats qu’elle ne se donnait plus la peine de {p. 99} déguiser, inquiétèrent l’inconnu, qui tâcha, mais vainement, de l’observer. — Quittons-nous à l’instant, je le veux, adieu, dit-elle. Elle se retourna vivement, fit quelques pas et revint. — Mais non, j’ai un immense intérêt à apprendre qui vous êtes, reprit-elle. Ne me cachez rien, et dites-moi la vérité. Qui êtes-vous, car vous n’êtes pas plus un élève de l’École que vous n’avez dix-sept ans…
— Je suis un marin, tout prêt à quitter l’Océan pour vous suivre partout où votre imagination voudra me guider. Si j’ai le bonheur de vous offrir quelque mystère, je me garderai bien de détruire votre curiosité. Pourquoi mêler les graves intérêts de la vie réelle à la vie du cœur, où nous commencions à si bien nous comprendre.
— Nos âmes auraient pu s’entendre, dit-elle d’un ton grave. Mais, monsieur, je n’ai pas le droit d’exiger votre confiance. Vous ne connaîtrez jamais l’étendue de vos obligations envers moi : je me tairai.
Ils avancèrent de quelques pas dans le plus profond silence.
— Combien ma vie vous intéresse ! reprit l’inconnu.
— Monsieur, dit-elle, de grâce, votre nom, ou taisez-vous. Vous êtes un enfant, ajouta-t-elle en haussant les épaules, et vous me faites pitié.
L’obstination que la voyageuse mettait à connaître son secret fit hésiter le prétendu marin entre la prudence et ses désirs. Le dépit d’une femme souhaitée a de bien puissants attraits ; sa soumission comme sa colère est si impérieuse, elle attaque tant de fibres dans le cœur de l’homme, elle le pénètre et le subjugue. Était-ce chez mademoiselle de Verneuil une coquetterie de plus ? Malgré sa passion, l’étranger eut la force de se défier d’une femme qui voulait lui violemment arracher un secret de vie ou de mort.
— Pourquoi, lui dit-il en lui prenant la main qu’elle laissa prendre par distraction, pourquoi mon indiscrétion, qui donnait un avenir à cette journée, en a-t-elle détruit le charme ?
Mademoiselle de Verneuil, qui paraissait souffrante, garda le silence.
— En quoi puis-je vous affliger, reprit-il, et que puis-je faire pour vous apaiser ?
— Dites-moi votre nom.
À son tour il marcha en silence, et ils avancèrent de quelques pas. Tout à coup mademoiselle de Verneuil s’arrêta, comme une personne qui a pris une importante détermination.
{p. 100} — Monsieur le marquis de Montauran, dit-elle avec dignité sans pouvoir entièrement déguiser une agitation qui donnait une sorte de tremblement nerveux à ses traits, quoi qu’il puisse m’en coûter, je suis heureuse de vous rendre un bon office. Ici nous allons nous séparer. L’escorte et la malle sont trop nécessaires à votre sûreté pour que vous n’acceptiez pas l’une et l’autre. Ne craignez rien des Républicains ; tous ces soldats, voyez-vous, sont des hommes d’honneur, et je vais donner à l’adjudant des ordres qu’il exécutera fidèlement. Quant à moi, je puis regagner Alençon à pied avec ma femme de chambre, quelques soldats nous accompagneront. Écoutez-moi bien, car il s’agit de votre tête. Si vous rencontriez, avant d’être en sûreté, l’horrible muscadin que vous avez vu dans l’auberge, fuyez, car il vous livrerait aussitôt. Quant à moi… — Elle fit une pause. — Quant à moi, je me rejette avec orgueil dans les misères de la vie, reprit-elle à voix basse en retenant ses pleurs. Adieu, monsieur. Puissiez-vous être heureux ! Adieu.
Et elle fit un signe au capitaine Merle qui atteignait alors le haut de la colline. Le jeune homme ne s’attendait pas à un si brusque dénoûment.
— Attendez ! cria-t-il avec une sorte de désespoir assez bien joué.
Ce singulier caprice d’une fille pour laquelle il aurait alors sacrifié sa vie surprit tellement l’inconnu, qu’il inventa une déplorable ruse pour tout à la fois cacher son nom et satisfaire la curiosité de mademoiselle de Verneuil.
— Vous avez presque deviné, dit-il, je suis émigré, condamné à mort, et je me nomme le vicomte de Bauvan. L’amour de mon pays m’a ramené en France, près de mon frère. J’espère être radié de la liste par l’influence de madame de Beauharnais, aujourd’hui la femme du premier Consul ; mais si j’échoue, alors je veux mourir sur la terre de mon pays en combattant auprès de Montauran, mon ami. Je vais d’abord en secret, à l’aide d’un passe-port qu’il m’a fait parvenir, savoir s’il me reste quelques propriétés en Bretagne.
Pendant que le jeune gentilhomme parlait, mademoiselle de Verneuil l’examinait d’un œil perçant. Elle essaya de douter de la vérité de ces paroles, mais crédule et confiante, elle reprit lentement une expression de sérénité, et s’écria : — Monsieur, ce que vous me dites en ce moment est-il vrai ?
{p. 101} — Parfaitement vrai, répéta l’inconnu qui paraissait mettre peu de probité dans ses relations avec les femmes.
Mademoiselle de Verneuil soupira fortement comme une personne qui revient à la vie.
— Ah ! s’écria-t-elle, je suis bien heureuse.
— Vous haïssez donc bien mon pauvre Montauran.
— Non, dit-elle, vous ne sauriez me comprendre. Je n’aurais pas voulu que vous fussiez menacé des dangers contre lesquels je vais tâcher de le défendre, puisqu’il est votre ami.
— Qui vous a dit que Montauran fût en danger ?
— Hé ! monsieur, si je ne venais pas de Paris, où il n’est question que de son entreprise, le commandant d’Alençon nous en a dit assez sur lui, je pense.
— Je vous demanderai alors comment vous pourriez le préserver de tout danger.
— Et si je ne voulais pas répondre ? dit-elle avec cet air dédaigneux sous lequel les femmes savent si bien cacher leurs émotions. De quel droit voulez-vous connaître mes secrets ?
— Du droit que doit avoir un homme qui vous aime.
— Déjà ?… dit-elle. Non, vous ne m’aimez pas, monsieur, vous voyez en moi l’objet d’une galanterie passagère, voilà tout. Ne vous ai-je pas sur-le-champ deviné ? Une personne qui a quelque habitude de la bonne compagnie peut-elle, par les mœurs qui courent, se tromper en entendant un élève de l’École Polytechnique se servir d’expressions choisies, et déguiser, aussi mal que vous l’avez fait, les manières d’un grand seigneur sous l’écorce des républicains ; mais vos cheveux ont un reste de poudre, et vous avez un parfum de gentilhomme que doit sentir tout d’abord une femme du monde. Aussi, tremblant pour vous que mon surveillant, qui a toute la finesse d’une femme, ne vous reconnût, l’ai-je promptement congédié. Monsieur, un véritable officier républicain sorti de l’École ne se croirait pas près de moi en bonne fortune, et ne me prendrait pas pour une jolie intrigante. Permettez-moi, monsieur de Bauvan, de vous soumettre à ce propos un léger raisonnement de femme. Êtes-vous si jeune, que vous ne sachiez pas que, de toutes les créatures de notre sexe, la plus difficile à soumettre est celle dont la valeur est chiffrée et qui s’ennuie du plaisir. Cette sorte de femme exige, m’a-t-on dit, d’immenses séductions, ne cède qu’à ses caprices ; et, prétendre lui plaire, est chez un homme la plus grande des fatuités. {p. 102} Mettons à part cette classe de femmes dans laquelle vous me faites la galanterie de me ranger, car elles sont tenues toutes d’être belles, vous devez comprendre qu’une jeune femme noble, belle, spirituelle (vous m’accordez ces avantages), ne se vend pas, et ne peut s’obtenir que d’une seule façon, quand elle est aimée. Vous m’entendez ! Si elle aime, et qu’elle veuille faire une folie, elle doit être justifiée par quelque grandeur. Pardonnez-moi ce luxe de logique, si rare chez les personnes de notre sexe ; mais, pour votre honneur et… le mien, dit-elle en s’inclinant, je ne voudrais pas que nous nous trompassions sur notre mérite, ou que vous crussiez mademoiselle de Verneuil, ange ou démon, fille ou femme, capable de se laisser prendre à de banales galanteries.
— Mademoiselle, dit le marquis dont la surprise quoique dissimulée fut extrême et qui redevint tout à coup homme de grande compagnie, je vous supplie de croire que je vous accepte comme une très-noble personne, pleine de cœur et de sentiments élevés, ou… comme une bonne fille, à votre choix !
— Je ne vous demande pas tant, monsieur, dit-elle en riant. Laissez-moi mon incognito. D’ailleurs, mon masque est mieux mis que le vôtre, et il me plaît à moi de le garder, ne fût-ce que pour savoir si les gens qui me parlent d’amour sont sincères… Ne vous hasardez donc pas légèrement près de moi. — Monsieur, écoutez, lui dit-elle en lui saisissant le bras avec force, si vous pouviez me prouver un véritable amour, aucune puissance humaine ne nous séparerait. Oui, je voudrais m’associer à quelque grande existence d’homme, épouser une vaste ambition, de belles pensées. Les nobles cœurs ne sont pas infidèles, car la constance est une force qui leur va ; je serais donc toujours aimée, toujours heureuse ; mais aussi, ne serais-je pas toujours prête à faire de mon corps une marche pour élever l’homme qui aurait mes affections, à me sacrifier pour lui, à tout supporter de lui, à l’aimer toujours, même quand il ne m’aimerait plus. Je n’ai jamais osé confier à un autre cœur ni les souhaits du mien, ni les élans passionnés de l’exaltation qui me dévore ; mais je puis bien vous en dire quelque chose, puisque nous allons nous quitter aussitôt que vous serez en sûreté.
— Nous quitter ?… jamais ! dit-il électrisé par les sons que rendait cette âme vigoureuse qui semblait se débattre contre quelque immense pensée.
{p. 103} — Êtes-vous libre ? reprit-elle en lui jetant un regard dédaigneux qui le rapetissa.
— Oh ! pour libre… oui, sauf la condamnation à mort.
Elle lui dit alors d’une voix pleine de sentiments amers : — Si tout ceci n’était pas un songe, quelle belle vie serait la vôtre ?… Mais si j’ai dit des folies, n’en faisons pas. Quand je pense à tout ce que vous devriez être pour m’apprécier à ma juste valeur, je doute de tout.
— Et moi je ne douterais de rien, si vous vouliez m’appar…
— Chut ! s’écria-t-elle en entendant cette phrase dite avec un véritable accent de passion, l’air ne nous vaut décidément plus rien, allons retrouver nos chaperons.
La malle ne tarda pas à rejoindre ces deux personnages, qui reprirent leurs places et firent quelques lieues dans le plus profond silence ; s’ils avaient l’un et l’autre trouvé matière à d’amples réflexions, leurs yeux ne craignirent plus désormais de se rencontrer. Tous deux, ils semblaient avoir un égal intérêt à s’observer et à se cacher un secret important ; mais ils se sentaient entraînés l’un vers l’autre par un même désir qui, depuis leur entretien, contractait l’étendue de la passion ; car ils avaient réciproquement reconnu chez eux des qualités qui rehaussaient encore à leurs yeux les plaisirs qu’ils se promettaient de leur lutte ou de leur union. Peut-être chacun d’eux, embarqué dans une vie aventureuse, était-il arrivé à cette singulière situation morale où, soit par lassitude, soit pour défier le sort, on se refuse à des réflexions sérieuses, et où l’on se livre aux chances du hasard en poursuivant une entreprise, précisément parce qu’elle n’offre aucune issue et qu’on veut en voir le dénoûment nécessaire. La nature morale n’a-t-elle pas, comme la nature physique, ses gouffres et ses abîmes où les caractères forts aiment à se plonger en risquant leur vie, comme un joueur aime à jouer sa fortune ? Le gentilhomme et mademoiselle de Verneuil eurent en quelque sorte une révélation de ces idées, qui leur furent communes après l’entretien dont elles étaient la conséquence, et ils firent ainsi tout à coup un pas immense, car la sympathie des âmes suivit celle de leurs sens. Néanmoins plus ils se sentirent fatalement entraînés l’un vers l’autre, plus ils furent intéressés à s’étudier, ne fût-ce que pour augmenter, par un involontaire calcul, la somme de leurs jouissances futures. Le jeune homme, encore étonné de la profondeur des idées de cette fille bizarre, se {p. 104} demanda tout d’abord comment elle pouvait allier tant de connaissances acquises à tant de fraîcheur et de jeunesse. Il crut découvrir alors un extrême désir de paraître chaste, dans l’extrême chasteté que Marie cherchait à donner à ses attitudes ; il la soupçonna de feinte, se querella sur son plaisir, et ne voulut plus voir dans cette inconnue qu’une habile comédienne : il avait raison. Mademoiselle de Verneuil, comme toutes les filles du monde, devenue d’autant plus modeste qu’elle ressentait plus d’ardeur, prenait fort naturellement cette contenance de pruderie sous laquelle les femmes savent si bien voiler leurs excessifs désirs. Toutes voudraient s’offrir vierges à la passion ; et, si elles ne le sont pas, leur dissimulation est toujours un hommage qu’elles rendent à leur amour. Ces réflexions passèrent rapidement dans l’âme du gentilhomme, et lui firent plaisir. En effet, pour tous deux, cet examen devait être un progrès, et l’amant en vint bientôt à cette phase de la passion où un homme trouve dans les défauts de sa maîtresse des raisons pour l’aimer davantage. Mademoiselle de Verneuil resta plus longtemps pensive que ne le fut l’émigré ; peut-être son imagination lui faisait-elle franchir une plus grande étendue de l’avenir. Le jeune homme obéissait à quelqu’un des mille sentiments qu’il devait éprouver dans sa vie d’homme, et la jeune fille apercevait toute une vie en se complaisant à l’arranger belle, à la remplir de bonheur, de grands et de nobles sentiments. Heureuse en idée, éprise autant de ses chimères que de la réalité, autant de l’avenir que du présent, Marie essaya de revenir sur ses pas pour mieux établir son pouvoir sur ce jeune cœur, agissant en cela instinctivement, comme agissent toutes les femmes. Après être convenue avec elle-même de se donner tout entière, elle désirait, pour ainsi dire, se disputer en détail ; elle aurait voulu pouvoir reprendre dans le passé toutes ses actions, ses paroles, ses regards pour les mettre en harmonie avec la dignité de la femme aimée. Aussi, ses yeux exprimèrent-ils parfois une sorte de terreur, quand elle songeait à l’entretien qu’elle venait d’avoir et où elle s’était montrée si agressive. Mais en contemplant cette figure empreinte de force, elle se dit qu’un être si puissant devait être généreux, et s’applaudit de rencontrer une part plus belle que celle de beaucoup d’autres femmes, en trouvant dans son amant un homme de caractère, un homme condamné à mort qui venait jouer lui-même sa tête et faire la guerre à la République. La pensée de pouvoir {p. 105} occuper sans partage une telle âme prêta bientôt à toutes les choses une physionomie différente. Entre le moment où, cinq heures auparavant, elle composa son visage et sa voix pour agacer le gentilhomme, et le moment actuel où elle pouvait le bouleverser d’un regard, il y eut la différence de l’univers mort à un vivant univers. De bons rires, de joyeuses coquetteries cachèrent une immense passion qui se présenta comme le malheur, en souriant. Dans les dispositions d’âme où se trouvait mademoiselle de Verneuil, la vie extérieure prit donc pour elle le caractère d’une fantasmagorie. La calèche passa par des villages, par des vallons, par des montagnes dont aucune image ne s’imprima dans sa mémoire. Elle arriva dans Mayenne, les soldats de l’escorte changèrent, Merle lui parla, elle répondit, traversa toute une ville, et se remit en route ; mais les figures, les maisons, les rues, les paysages, les hommes furent emportés comme les formes indistinctes d’un rêve. La nuit vint. Marie voyagea sous un ciel de diamants, enveloppée d’une douce lumière, et sur la route de Fougères, sans qu’il lui vînt dans la pensée que le ciel eût changé d’aspect, sans savoir ce qu’était ni Mayenne ni Fougères, ni où elle allait. Qu’elle pût quitter dans peu d’heures l’homme de son choix et par qui elle se croyait choisie, n’était pas, pour elle, une chose possible. L’amour est la seule passion qui ne souffre ni passé ni avenir. Si parfois sa pensée se trahissait par des paroles, elle laissait échapper des phrases presque dénuées de sens, mais qui résonnaient dans le cœur de son amant comme des promesses de plaisir. Aux yeux des deux témoins de cette passion naissante, elle prenait une marche effrayante. Francine connaissait Marie aussi bien que l’étrangère connaissait le jeune homme, et cette expérience du passé leur faisait attendre en silence quelque terrible dénoûment. En effet, elles ne tardèrent pas à voir finir ce drame que mademoiselle de Verneuil avait si tristement, sans le savoir peut-être, nommé une tragédie.
Quand les quatre voyageurs eurent fait environ une lieue hors de Mayenne, ils entendirent un homme à cheval qui se dirigeait vers eux avec une excessive rapidité ; lorsqu’il atteignit la voiture, il se pencha pour y regarder mademoiselle de Verneuil, qui reconnut Corentin ; ce sinistre personnage se permit de lui adresser un signe d’intelligence dont la familiarité eut quelque chose de flétrissant pour elle, et il s’enfuit après l’avoir glacée par ce signe empreint de bassesse. L’émigré parut désagréablement affecté de {p. 106} cette circonstance qui n’échappa certes point à sa prétendue mère ; mais Marie le pressa légèrement, et sembla se réfugier par un regard dans son cœur, comme dans le seul asile qu’elle eût sur terre. Le front du jeune homme s’éclaircit alors en savourant l’émotion que lui fit éprouver le geste par lequel sa maîtresse lui avait révélé, comme par mégarde, l’étendue de son attachement. Une inexplicable peur avait fait évanouir toute coquetterie, et l’amour se montra pendant un moment sans voile. Ils se turent comme pour prolonger la douceur de ce moment. Malheureusement au milieu d’eux madame du Gua voyait tout ; et, comme un avare qui donne un festin, elle paraissait leur compter les morceaux et leur mesurer la vie. En proie à leur bonheur, les deux amants arrivèrent, sans se douter du chemin qu’ils avaient fait, à la partie de la route qui se trouve au fond de la vallée d’Ernée, et qui forme le premier des trois bassins à travers lesquels se sont passés les événements qui servent d’exposition à cette histoire. Là, Francine aperçut et montra d’étranges figures qui semblaient se mouvoir comme des ombres à travers les arbres et dans les ajoncs dont les champs étaient entourés. Quand la voiture arriva dans la direction de ces ombres, une décharge générale, dont les balles passèrent en sifflant au-dessus des têtes, apprit aux voyageurs que tout était positif dans cette apparition. L’escorte tombait dans une embuscade.
À cette vive fusillade, le capitaine Merle regretta vivement d’avoir partagé l’erreur de mademoiselle de Verneuil, qui, croyant à la sécurité d’un voyage nocturne et rapide, ne lui avait laissé prendre qu’une soixantaine d’hommes. Aussitôt le capitaine, commandé par Gérard, divisa la petite troupe en deux colonnes pour tenir les deux côtés de la route, et chacun des officiers se dirigea vivement au pas de course à travers les champs de genêts et d’ajoncs, en cherchant à combattre les assaillants avant de les compter. Les Bleus se mirent à battre à droite et à gauche ces épais buissons avec une intrépidité pleine d’imprudence, et répondirent à l’attaque des Chouans par un feu soutenu dans les genêts, d’où partaient les coups de fusil. Le premier mouvement de mademoiselle de Verneuil avait été de sauter hors de la calèche et de courir assez loin en arrière pour s’éloigner du champ de bataille ; mais, honteuse de sa peur, et mue par ce sentiment qui porte à se grandir aux yeux de l’être aimé, elle demeura immobile et tâcha d’examiner froidement le combat.
{p. 107} L’émigré la suivit, lui prit la main et la plaça sur son cœur.