Sur la lisière du Berry se trouve au bord de la Loire une ville qui par sa situation attire infailliblement l’œil du voyageur. Sancerre occupe le point culminant d’une chaîne de petites montagnes, dernière ondulation des mouvements de terrain du Nivernais. La {p. 356}   Loire inonde les terres au bas de ces collines, en y laissant un limon jaune qui les fertilise, quand il ne les ensable pas à jamais par une de ces terribles crues également familières à la Vistule, cette Loire du Nord. La montagne au sommet de laquelle sont groupées les maisons de Sancerre, s’élève à une assez grande distance du fleuve pour que le petit port de Saint-Thibault puisse vivre de la vie de Sancerre. Là s’embarquent les vins, là se débarque le merrain, enfin toutes les provenances de la Haute et de la Basse-Loire. À l’époque où cette histoire eut lieu, le pont de Cosne et celui de Saint-Thibault, deux ponts suspendus, étaient construits. Les voyageurs venant de Paris à Sancerre par la route d’Italie ne traversaient plus la Loire de Cosne à Saint-Thibault dans un bac, n’est-ce pas assez vous dire que le Chassez-croisez de 1830 avait eu lieu ; car la maison d’Orléans a partout choyé les intérêts matériels, mais à peu près comme ces maris qui font des cadeaux à leurs femmes avec l’argent de la dot. Excepté la partie de Sancerre qui occupe le plateau, les rues sont plus ou moins en pente, et la ville est enveloppée de rampes, dites les Grands Remparts, nom qui vous indique assez les grands chemins de la ville. Au delà de ces remparts, s’étend une ceinture de vignobles. Le vin forme la principale industrie et le plus considérable commerce du pays qui possède plusieurs crus de vins généreux, pleins de bouquet, et assez semblables aux produits de la Bourgogne pour qu’à Paris les palais vulgaires s’y trompent. Sancerre trouve donc dans les cabarets parisiens une rapide consommation, assez nécessaire d’ailleurs à des vins qui ne peuvent pas se garder plus de sept à huit ans. Au-dessous de la ville, sont assis quelques villages, Fontenay, Saint-Satur qui ressemblent à des faubourgs, et dont la situation rappelle les gais vignobles de Neufchâtel en Suisse. La ville a conservé quelques traits de son ancienne physionomie, ses rues sont étroites et pavées en cailloux pris au lit de la Loire. On y voit encore de vieilles maisons. La tour, ce reste de la force militaire et de l’époque féodale, rappelle l’un des siéges les plus terribles de nos guerres de religion et pendant lequel nos Calvinistes ont bien surpassé les farouches Caméroniens de Walter Scott. La ville de Sancerre, riche d’un illustre passé, veuve de sa puissance militaire, est en quelque sorte vouée à un avenir infertile, car le mouvement commercial appartient à la rive droite de la Loire. {p. 357}   La rapide description que vous venez de lire prouve que l’isolement de Sancerre ira croissant, malgré les deux ponts qui la rattachent à Cosne. Sancerre, l’orgueil de la rive gauche, a tout au plus trois mille cinq cents âmes, tandis qu’on en compte aujourd’hui plus de six mille à Cosne. Depuis un demi-siècle, le rôle de ces deux villes assises en face l’une de l’autre a complétement changé. Cependant l’avantage de la situation appartient à la ville historique, où de toutes parts l’on jouit d’un spectacle enchanteur, où l’air est d’une admirable pureté, la végétation magnifique, et où les habitants en harmonie avec cette riante nature sont affables, bons compagnons et sans puritanisme, quoique les deux tiers de la population soient restés calvinistes. Dans un pareil état de choses, si l’on subit les inconvénients de la vie des petites villes, si l’on se trouve sous le coup de cette surveillance officieuse qui fait de la vie privée une vie quasi publique ; en revanche, le patriotisme de localité, qui ne remplacera jamais l’esprit de famille, se déploie à un haut degré. Aussi la ville de Sancerre est-elle très-fière d’avoir vu naître une des gloires de la Médecine moderne, Horace Bianchon, et un auteur du second ordre, Étienne Lousteau, l’un des feuilletonistes les plus distingués. L’Arrondissement de Sancerre, choqué de se voir soumis à sept ou huit grands propriétaires, les hauts barons de l’Élection, essaya de secouer le joug électoral de la Doctrine, qui en a fait son bourg-pourri. Cette conjuration de quelques amours-propres froissés échoua par la jalousie que causait aux coalisés l’élévation future d’un des conspirateurs. Quand le résultat eut montré le vice radical de l’entreprise, on voulut y remédier en prenant pour champion du pays aux prochaines élections l’un des deux hommes qui représentent glorieusement Sancerre à Paris. Cette idée était extrêmement avancée pour la province, où, depuis 1830, la nomination des notabilités de clocher a fait de tels progrès que les hommes d’État deviennent de plus en plus rares à la Chambre élective. Aussi ce projet, d’une réalisation assez hypothétique, fut-il conçu par la femme supérieure de l’Arrondissement, dux femina facti, mais dans une pensée d’intérêt personnel. Cette pensée avait tant de racines dans le passé de cette femme et embrassait si bien son avenir, que sans un vif et succinct récit de sa vie antérieure, on la comprendrait difficilement. Sancerre s’enorgueillissait alors d’une femme supérieure, long-temps incomprise, mais qui, {p. 358}   vers 1836, jouissait d’une assez jolie renommée départementale. Cette époque fut aussi le moment où les noms des deux Sancerrois atteignirent, à Paris, chacun dans leur sphère, au plus haut degré l’un de la gloire, l’autre de la mode. Étienne Lousteau, l’un des collaborateurs des Revues, signait le feuilleton d’un journal à huit mille abonnés ; et Bianchon, déjà premier médecin d’un hôpital, officier de la Légion-d’Honneur et membre de l’Académie des sciences, venait d’obtenir sa chaire. Si ce mot ne devait pas, pour beaucoup de gens, comporter une espèce de blâme, on pourrait dire que George Sand a créé le Sandisme, tant il est vrai que, moralement parlant, le bien est presque toujours doublé d’un mal. Cette lèpre sentimentale a gâté beaucoup de femmes qui, sans leurs prétentions au génie, eussent été charmantes. Le Sandisme a cependant cela de bon que la femme qui en est attaquée faisant porter ses prétendues supériorités sur des sentiments méconnus, elle est en quelque sorte le Bas-Bleu du cœur : il en résulte alors moins d’ennui, l’amour neutralisant un peu la littérature. Or l’illustration de George Sand a eu pour principal effet de faire reconnaître que la France possède un nombre exorbitant de femmes supérieures, assez généreuses pour laisser jusqu’à présent le champ libre à la petite-fille du maréchal de Saxe. La femme supérieure de Sancerre demeurait à La Baudraye, maison de ville et de campagne à la fois, située à dix minutes de la ville, dans le village ou, si vous voulez, le faubourg de Saint-Satur. Les La Baudraye d’aujourd’hui, comme il est arrivé pour beaucoup de maisons nobles, se sont substitués aux La Baudraye dont le nom brille aux croisades et se mêle aux grands événements de l’histoire berruyère. Ceci veut une explication.

Sous Louis XIV, un certain échevin nommé Milaud, dont les ancêtres furent d’enragés Calvinistes, se convertit lors de la révocation de l’Édit de Nantes. Pour encourager ce mouvement dans l’un des sanctuaires du calvinisme, le Roi nomma cettui Milaud à un poste élevé dans les Eaux et Forêts, lui donna des armes et le titre de Sire de La Baudraye1 en lui faisant présent du fief des vrais et vieux La Baudraye. Les héritiers du fameux capitaine La Baudraye tombèrent, hélas ! dans l’un des piéges tendus aux hérétiques par les Ordonnances, et furent pendus, traitement indigne du Grand Roi. Sous Louis XV, Milaud de La Baudraye de simple Écuyer, devint Chevalier, et eut assez de crédit pour placer son fils {p. 359}   cornette dans les mousquetaires. Le cornette mourut à Fontenoy, laissant un enfant à qui le Roi Louis XVI accorda plus tard un brevet de fermier-général, en mémoire du cornette mort sur le champ de bataille. Ce financier, bel esprit occupé de charades, de bouts rimés, de bouquets à Chloris, vécut dans le beau monde, hanta la société du duc de Nivernois, et se crut obligé de suivre la noblesse en exil ; mais il eut soin d’emporter ses capitaux. Aussi le riche émigré soutint-il alors plus d’une grande maison noble. Fatigué d’espérer et peut-être aussi de prêter, il revint à Sancerre en 1800, et racheta La Baudraye par un sentiment d’amour-propre et de vanité nobiliaire explicable chez un petit-fils d’Échevin ; mais qui sous le Consulat avait d’autant moins d’avenir que l’ex-fermier général comptait peu sur son héritier pour continuer les nouveaux La Baudraye. Jean-Athanase-Polydore Milaud de La Baudraye, unique enfant du financier, né plus que chétif, était bien le fruit d’un sang épuisé de bonne heure par les plaisirs exagérés auxquels se livrent tous les gens riches qui se marient à l’aurore d’une vieillesse prématurée, et finissent ainsi par abâtardir les sommités sociales. Pendant l’émigration, madame de La Baudraye, jeune fille sans aucune fortune et qui fut épousée à cause de sa noblesse, avait eu la patience d’élever cet enfant jaune et malingre auquel elle portait l’amour excessif que les mères ont dans le cœur pour les avortons. La mort de cette femme, une demoiselle de Castéran-La-Tour, contribua beaucoup à la rentrée en France de monsieur de La Baudraye. Ce Lucullus des Milaud mourut en léguant à son fils le fief sans lods et ventes, mais orné de girouettes à ses armes, mille louis d’or, somme assez considérable en 1802, et ses créances sur les plus illustres émigrés, contenues dans le portefeuille de ses poésies avec cette inscription : Vanitas vanitatum et omnia vanitas ! Si le jeune La Baudraye vécut, il le dut à des habitudes d’une régularité monastique, à cette économie de mouvement que Fontenelle prêchait comme la religion des valétudinaires, et surtout à l’air de Sancerre, à l’influence de ce site admirable d’où se découvre un panorama de quarante lieues dans le val de la Loire. De 1802 à 1815, le petit La Baudraye augmenta son ex-fief de plusieurs clos, et s’adonna beaucoup à la culture des vignes. Au début, la Restauration lui parut si chancelante qu’il n’osa pas trop {p. 360}   aller à Paris y faire ses réclamations ; mais après la mort de Napoléon il essaya de monnayer la poésie de son père, car il ne comprit pas la profonde philosophie accusée par ce mélange des créances et des charades. Le vigneron perdit tant de temps à se faire reconnaître de messieurs les ducs de Navarreins et autres (telle était son expression), qu’il revint à Sancerre, appelé par ses chères vendanges, sans avoir rien obtenu que des offres de services. La Restauration rendit assez de lustre à la noblesse pour que La Baudraye désirât donner un sens à son ambition en se donnant un héritier. Ce bénéfice conjugal lui paraissait assez problématique ; autrement, il n’eût2 pas tant tardé ; mais, vers la fin de 1823, en se voyant encore sur ses jambes à quarante-trois ans, âge qu’aucun médecin, astrologue ou sage-femme n’eût osé lui prédire, il espéra trouver la récompense de sa vertu forcée. Néanmoins, son choix indiqua, relativement à sa chétive constitution, un si grand défaut de prudence qu’il fut impossible à la malice provinciale de n’y pas voir un profond calcul.

À cette époque, Son Éminence Monseigneur l’archevêque de Bourges venait de convertir au catholicisme une jeune personne appartenant à l’une de ces familles bourgeoises qui furent les premiers appuis du Calvinisme, et qui, grâce à leur position obscure, ou à des accommodements avec le ciel, échappèrent aux persécutions de Louis XIV. Artisans au XVIe siècle, les Piédefer, dont le nom révèle un de ces surnoms bizarres que se donnèrent les soldats de la Réforme, étaient devenus d’honnêtes drapiers. Sous le règne de Louis XVI, Abraham Piédefer fit de si mauvaises affaires, qu’il laissa, vers 1786, époque de sa mort, ses deux enfants dans un état voisin de la misère. L’un des deux, Silas Piédefer partit pour les Indes en abandonnant le modique héritage à son aîné. Pendant la révolution, Moïse Piédefer acheta des biens nationaux, abattit des abbayes et des églises à l’instar de ses ancêtres, et se maria, chose étrange, avec une catholique, fille unique d’un Conventionnel mort sur l’échafaud. Cet ambitieux Piédefer mourut en 1819, laissant à sa femme une fortune compromise par des spéculations agricoles, et une petite fille de douze ans d’une beauté surprenante. Élevée dans la religion calviniste, cet enfant avait été nommée Dinah, suivant l’usage en vertu duquel les religionnaires prenaient leurs noms dans la Bible pour n’avoir rien de commun avec les saints de l’Église romaine. Mademoiselle Dinah Piédefer, mise par sa mère dans un des meilleurs pensionnats de Bourges, celui des demoiselles {p. 361}   Chamarolles, y devint aussi célèbre par les qualités de son esprit que par sa beauté ; mais elle s’y trouva primée par des jeunes filles nobles, riches et qui devaient plus tard jouer dans le monde un rôle beaucoup plus beau que celui d’une roturière dont la mère attendait les résultats de la liquidation Piédefer. Après avoir su s’élever momentanément au-dessus de ses compagnes, Dinah voulut aussi se trouver de plain-pied avec elles dans la vie. Elle inventa donc d’abjurer le calvinisme, en espérant que le Cardinal protégerait sa conquête spirituelle et s’occuperait de son avenir. Vous pouvez juger déjà de la supériorité de mademoiselle Dinah qui, dès l’âge de dix-sept ans, se convertissait uniquement par ambition. L’archevêque imbu de l’idée que Dinah Piédefer devait faire l’ornement du monde, essaya de la marier. Toutes les familles auxquelles s’adressa le Prélat s’effrayèrent d’une fille douée d’une prestance de princesse, qui passait pour la plus spirituelle des jeunes personnes élevées chez les demoiselles de Chamarolles, et qui dans les solennités un peu théâtrales des distributions de prix, jouait toujours les premiers rôles. Assurément mille écus de rentes, que pouvait rapporter le domaine de La Hautoy indivis entre la fille et la mère, étaient peu de chose en comparaison des dépenses auxquelles les avantages personnels d’une créature si spirituelle entraînerait un mari.

Dès que le petit Polydore de La Baudraye apprit ces détails dont parlaient toutes les sociétés du département du Cher, il se rendit à Bourges, au moment où madame Piédefer, dévote à grandes Heures, était à peu près déterminée ainsi que sa fille à prendre, selon l’expression du Berry, le premier chien coiffé venu. Si le Cardinal fut très-heureux de rencontrer monsieur de La Baudraye, monsieur de La Baudraye fut encore plus heureux d’accepter une femme de la main du Cardinal. Le petit homme exigea de son Éminence la promesse formelle de sa protection auprès du Président du Conseil, à cette fin de palper les créances sur les ducs de Navarreins et autres en saisissant leurs indemnités. Ce moyen parut un peu trop vif à l’habile ministre du pavillon Marsan, il fit savoir au vigneron qu’on s’occuperait de lui en temps et lieu. Chacun peut se figurer le tapage produit dans le Sancerrois par le mariage insensé de monsieur de La Baudraye3.

— Cela s’explique, dit le Président Boirouge, le petit homme aurait, m’a-t-on dit, été très-choqué d’avoir entendu, sur le Mail, le beau monsieur Milaud, le Substitut de Nevers, disant à monsieur {p. 362}   de Clagny en lui montrant les tourelles de La Baudraye : — Cela me reviendra ! — Mais, a répondu notre Procureur du Roi, il peut se marier et avoir des enfants. — Ça lui est défendu ! Vous pouvez imaginer la haine qu’un avorton comme le petit La Baudraye a dû vouer à ce colosse de Milaud.

Il existait à Nevers une branche roturière des Milaud qui s’était assez enrichie dans le commerce de la coutellerie pour que le représentant de cette branche eût4 abordé la carrière du Ministère Public, dans laquelle il fut protégé par feu Marchangy.

Peut-être convient-il d’écheniller cette histoire où le moral joue un grand rôle, des vils intérêts matériels dont se préoccupait exclusivement monsieur de La Baudraye, en racontant avec brièveté les résultats de ses négociations à Paris. Ceci d’ailleurs expliquera plusieurs parties mystérieuses de l’histoire contemporaine, et les difficultés sous-jacentes que rencontraient les Ministres pendant la Restauration, sur le terrain politique. Les promesses ministérielles eurent si peu de réalité que monsieur de La Baudraye se rendit à Paris au moment où le Cardinal y fut appelé par la session des Chambres. Voici comment le duc de Navarreins, le premier créancier menacé par monsieur de La Baudraye, se tira d’affaire. Le Sancerrois vit arriver un matin à l’hôtel de Mayence où il s’était logé rue Saint-Honoré, près de la place Vendôme, un confident des Ministres qui se connaissait en liquidations. Cet élégant personnage sorti d’un élégant cabriolet et vêtu de la façon la plus élégante fut obligé de monter au numéro 37, c’est-à-dire au troisième étage, dans une petite chambre où il surprit le provincial se cuisinant au feu de sa cheminée une tasse de café.

— Est-ce à monsieur Milaud de La Baudraye que j’ai l’honneur…

— Oui, répondit le petit homme en se drapant dans sa robe de chambre.

Après avoir lorgné ce produit incestueux d’un ancien par-dessus chiné de madame Piédefer et d’une robe de feu madame de La Baudraye, le négociateur trouva l’homme, la robe de chambre et le petit fourneau de terre où bouillait le lait dans une casserole de fer-blanc si caractéristiques, qu’il jugea les finasseries inutiles.

— Je parie, monsieur, dit-il audacieusement, que vous dînez à quarante sous chez Hurbain, au Palais-Royal.

— Et pourquoi ?…

{p. 363}   — Oh ! je vous reconnais pour vous y avoir vu, répliqua le Parisien en gardant son sérieux. Tous les créanciers des princes y dînent. Vous savez qu’on trouve à peine dix pour cent des créances sur les plus grands seigneurs… Je ne vous donnerais pas cinq pour cent d’une créance sur le feu duc d’Orléans… et même sur… (il baissa la voix) sur MONSIEUR

— Vous venez m’acheter mes titres… dit le vigneron qui se crut spirituel.

— Acheter !… fit le négociateur, pour qui me prenez-vous ?… Je suis monsieur des Lupeaulx, maître des requêtes, secrétaire-général du Ministère, et je viens vous proposer une transaction.

— Laquelle ?

— Vous n’ignorez pas, monsieur, la position de votre débiteur…

— De mes débiteurs…

— Hé ! bien, monsieur, vous connaissez la situation de vos débiteurs, ils sont dans les bonnes grâces du Roi, mais ils sont sans argent, et obligés à une grande représentation… Vous n’ignorez pas les difficultés de la politique : l’aristocratie est à reconstruire, en présence d’un Tiers-État formidable. La pensée du Roi, que la France juge très-mal, est de créer dans la pairie une institution nationale, analogue à celle de l’Angleterre. Pour réaliser cette grande pensée, il nous faut des années et des millions… Noblesse oblige, le duc de Navarreins, qui, vous le savez, est Premier Gentilhomme de la Chambre, ne nie pas sa dette, mais il ne peut pas… (soyez raisonnable ? Jugez la politique ? Nous sortons de l’abîme des révolutions. Vous êtes noble aussi !) donc il ne peut pas vous payer…

— Monsieur…

— Vous êtes vif, dit des Lupeaulx, écoutez ?… il ne peut pas vous payer en argent ; hé ! bien, en homme d’esprit que vous êtes, payez-vous en faveurs… royales ou ministérielles.

— Quoi, mon père aura donné en 1793, cent mille…

— Mon cher monsieur ne récriminez pas ! Écoutez une proposition d’arithmétique politique : La recette de Sancerre est vacante, un ancien payeur général des armées y a droit, mais il n’a pas de chances ; vous avez des chances et vous n’y avez aucun droit ; vous obtiendrez la recette. Vous exercerez pendant un trimestre, vous donnerez votre démission et monsieur Gravier vous donnera vingt mille francs. De plus, vous serez décoré de l’Ordre Royal de la Légion-d’Honneur.

{p. 364}   — C’est quelque chose, dit le vigneron beaucoup plus appâté par la somme que par le ruban.

— Mais, reprit des Lupeaulx, vous reconnaîtrez les bontés de Son Excellence en rendant à Sa Seigneurie le duc de Navarreins tous vos titres…

Le vigneron revint à Sancerre en qualité de Receveur des Contributions. Six mois après il fut remplacé par monsieur Gravier, qui passait pour l’un des hommes les plus aimables de la Finance sous l’Empire et qui naturellement fut présenté par monsieur de La Baudraye à sa femme. Dès qu’il ne fut plus Receveur, monsieur de La Baudraye revint à Paris s’expliquer avec d’autres débiteurs. Cette fois, il fut nommé Référendaire au Sceau, baron, et officier de la Légion-d’Honneur. Après avoir vendu la charge de Référendaire au Sceau, le baron de La Baudraye fit quelques visites à ses derniers débiteurs, et reparut à Sancerre avec le titre de Maître des Requêtes, avec une place de Commissaire du Roi près d’une Compagnie Anonyme établie en Nivernais, aux appointements de six mille francs, une vraie sinécure. Le bonhomme La Baudraye, qui passa pour avoir fait une folie, financièrement parlant, fit donc une excellente affaire en épousant sa femme. Grâce à sa sordide économie, à l’indemnité qu’il reçut pour les biens de son père nationalement vendus en 1793, le petit homme réalisa, vers 1827, le rêve de toute sa vie !… En donnant quatre cent mille francs comptant et prenant des engagements qui le condamnaient à vivre pendant six ans, selon son expression, de l’air du temps, il put acheter, sur les bords de la Loire, à deux lieues au-dessus de Sancerre, la terre d’Anzy dont le magnifique château bâti par Philibert de Lorme est l’objet de la juste admiration des connaisseurs et qui, depuis cinq cents ans, appartenait à la maison d’Uxelles. Il fut enfin compté parmi les grands propriétaires du pays ! Il n’est pas sûr que la joie causée par l’érection d’un majorat composé de la terre d’Anzy, du fief de La Baudraye et du domaine de La Hautoy, en vertu de Lettres Patentes en date de décembre 1829, ait compensé les chagrins de Dinah qui se vit alors réduite à une secrète indigence jusqu’en 1835. Le prudent La Baudraye ne permit pas à sa femme d’habiter Anzy ni d’y faire le moindre changement, avant le dernier payement du prix. Ce coup d’œil sur la politique du premier baron de La Baudraye explique l’homme en entier. Ceux à qui les manies des gens de {p. 365}   province sont familières reconnaîtront en lui la passion de la terre, passion dévorante, passion exclusive, espèce d’avarice étalée au soleil, et qui souvent mène à la ruine par un défaut d’équilibre entre les intérêts hypothécaires et les produits territoriaux. Les gens qui, de 1802 à 1827, se moquaient du petit La Baudraye en le voyant trottant à Saint-Thibault et s’y occupant de ses affaires avec l’âpreté d’un bourgeois vivant de sa vigne, ceux qui ne comprenaient pas son dédain de la faveur à laquelle il avait dû ses places aussitôt quittées qu’obtenues, eurent enfin le mot de l’énigme quand ce formicaléo sauta sur sa proie, après avoir attendu le moment où les prodigalités de la duchesse de Maufrigneuse amenèrent la vente de cette terre magnifique.

Madame Piédefer vint vivre avec sa fille. Les fortunes réunies de monsieur de La Baudraye et de sa belle-mère, qui s’était contentée d’une rente viagère de douze cents francs en abandonnant à son gendre le domaine de La Hautoy, composèrent un revenu visible d’environ quinze mille francs. Pendant les premiers jours de son mariage, Dinah obtint des changements qui rendirent La Baudraye une maison très-agréable. Elle fit un jardin anglais d’une cour immense en y abattant des celliers, des pressoirs et des communs ignobles. Elle ménagea derrière le manoir, petite construction à tourelles et à pignons qui ne manquait pas de caractère, un second jardin à massifs, à fleurs, à gazons, et le sépara des vignes par un mur qu’elle cacha sous des plantes grimpantes. Enfin elle introduisit dans la vie intérieure autant de comfort que l’exiguïté des revenus le permit. Pour ne pas se laisser dévorer par une jeune personne aussi supérieure que Dinah paraissait l’être, monsieur de La Baudraye eut l’adresse de se taire sur les recouvrements qu’il faisait à Paris. Ce profond secret gardé sur ses intérêts donna je ne sais quoi de mystérieux à son caractère, et le grandit aux yeux de sa femme pendant les premières années de son mariage, tant le silence a de majesté !… Les changements opérés à La Baudraye inspirèrent un désir d’autant plus vif de voir la jeune mariée, que Dinah ne voulut pas se montrer, ni recevoir, avant d’avoir conquis toutes ses aises, étudié le pays, et surtout le silencieux La Baudraye. Quand, par une matinée de printemps, en 1825, on vit, sur le Mail, la belle madame de La Baudraye en robe de velours bleu, sa mère en robe de {p. 366}   velours noir, une grande clameur s’éleva dans Sancerre. Cette toilette confirma la supériorité de cette jeune femme, élevée dans la capitale du Berry. On craignit, en recevant ce phénix berruyer, de ne pas dire des choses assez spirituelles, et naturellement on se gourma devant madame de La Baudraye qui produisit une espèce de terreur parmi la gent femelle. Lorsqu’on admira dans le salon de La Baudraye un tapis façonné comme un cachemire, un meuble pompadour à bois dorés, des rideaux de brocatelle aux fenêtres, et sur une table ronde un cornet japonais plein de fleurs au milieu de quelques livres nouveaux ; lorsqu’on entendit la belle Dinah jouant à livre ouvert sans exécuter la moindre cérémonie pour se mettre au piano, l’idée qu’on se faisait de sa supériorité prit de grandes proportions. Pour ne jamais5 se laisser gagner par l’incurie et par le mauvais goût, Dinah avait résolu de se tenir au courant des modes et des moindres révolutions du luxe en entretenant une active correspondance avec Anna Grossetête, son amie de cœur au pensionnat Chamarolles. Fille unique du Receveur Général de Bourges, Anna, grâce à sa fortune, avait épousé le troisième fils du comte de Fontaine. Les femmes, en venant à La Baudraye, y furent alors constamment blessées par la priorité que Dinah sut s’attribuer en fait de modes ; et, quoi qu’elles fissent, elles se virent toujours en arrière, ou, comme disent les amateurs de courses, distancées. Si toutes ces petites choses causèrent une maligne envie chez les femmes de Sancerre, la conversation et l’esprit de Dinah engendrèrent une véritable aversion. Dans le désir d’entretenir son intelligence au niveau du mouvement parisien, madame de La Baudraye ne souffrit chez personne ni propos vides, ni galanterie arriérée, ni phrases sans valeur ; elle se refusa net au clabaudage des petites nouvelles, à cette médisance de bas étage qui fait le fond de la langue en province. Aimant à parler des découvertes dans la science ou dans les arts, des œuvres fraîchement écloses au théâtre, en poésie, elle parut remuer des pensées en remuant les mots à la mode.

L’abbé Duret, curé de Sancerre, vieillard de l’ancien clergé de France, homme de bonne compagnie à qui le jeu ne déplaisait pas, n’osait se livrer à son penchant dans un pays aussi libéral que Sancerre, il fut donc très-heureux de l’arrivée de madame de La Baudraye, avec laquelle il s’entendit admirablement. Le Sous-Préfet, un vicomte de Chargebœuf, fut enchanté de trouver dans le salon de {p. 367}   madame de La Baudraye une espèce d’oasis où l’on faisait trêve à la vie de province. Quant à monsieur de Clagny, le Procureur du Roi, son admiration pour la belle Dinah le cloua dans Sancerre. Ce passionné magistrat refusa tout avancement, et se mit à aimer pieusement cet ange de grâce et de beauté. C’était un grand homme sec, à figure patibulaire ornée de deux yeux terribles, à orbites charbonnées, surmontées de deux sourcils énormes, et dont l’éloquence, bien différente de son amour, ne manquait pas de mordant. Monsieur Gravier était un petit homme gros et gras qui, sous l’Empire, chantait admirablement la romance, et qui dut à ce talent le poste éminent de payeur-général d’armée. Mêlé à de grands intérêts en Espagne avec certains généraux en chef appartenant alors à l’Opposition, il sut mettre à profit ces liaisons parlementaires auprès du Ministre, qui, par égard à sa position perdue, lui promit la recette de Sancerre, et finit par la lui laisser acheter. L’esprit léger, le ton du temps de l’Empire s’était alourdi chez monsieur Gravier, il ne comprit pas ou ne voulut pas comprendre la différence énorme qui sépara les mœurs de la Restauration de celles de l’Empire ; mais il se croyait bien supérieur à monsieur de Clagny, sa tenue était de meilleur goût, il suivait les modes, il se montrait en gilet jaune, en pantalon gris, en petites redingotes serrées, il avait au cou des cravates de soieries à la mode, les mains ornées de bagues6 à diamants ; tandis que le Procureur du Roi ne sortait pas de l’habit, du pantalon et du gilet noirs, souvent râpés.

Ces quatre personnages s’extasièrent, les premiers, sur l’instruction, le bon goût, la finesse de Dinah, et la proclamèrent une femme de la plus haute intelligence. Les femmes se dirent alors entre elles : — Madame de La Baudraye doit joliment se moquer de nous… Cette opinion, plus ou moins juste, eut pour résultat d’empêcher les femmes d’aller à La Baudraye. Atteinte et convaincue de pédantisme parce qu’elle parlait correctement, Dinah fut surnommée la Sapho de Saint-Satur. Chacun finit par se moquer effrontément des prétendues grandes qualités de celle qui devint ainsi l’ennemie des Sancerroises. Enfin on alla jusqu’à nier une supériorité, purement relative d’ailleurs, qui relevait les ignorances et ne leur pardonnait point. Quand tout le monde est bossu, la belle taille devient la monstruosité ; Dinah fut donc regardée comme monstrueuse et dangereuse, et le désert se fit autour d’elle. Étonnée de ne voir les femmes, malgré ses avances, qu’à de longs intervalles et pendant {p. 368}   des visites de quelques minutes, Dinah demanda la raison de ce phénomène à monsieur de Clagny.

— Vous êtes une femme trop supérieure pour que les autres femmes vous aiment, répondit le Procureur du Roi.

Monsieur Gravier, que la pauvre délaissée interrogea, se fit énormément prier pour lui dire : — Mais, belle dame, vous ne vous contentez pas d’être charmante, vous avez de l’esprit, vous êtes instruite, vous êtes au fait de tout ce qui s’écrit, vous aimez la poésie, vous êtes musicienne, et vous avez une conversation ravissante : les femmes ne pardonnent pas tant de supériorités !…

Les hommes dirent à monsieur de La Baudraye : — Vous qui avez une femme supérieure, vous êtes bien heureux… Et il finit par dire : — Moi qui ai une femme supérieure, je suis bien, etc…

Madame Piédefer, flattée dans sa fille, se permit aussi de dire des choses dans ce genre : — Ma fille, qui est une femme très-supérieure, écrivait hier à madame de Fontaine telles, telles choses.

Pour qui connaît le monde, la France, Paris, n’est-il pas vrai que beaucoup de célébrités se sont établies ainsi ?

Au bout de deux ans, vers la fin de l’année 1825, Dinah de La Baudraye fut accusée de ne vouloir recevoir que des hommes ; puis on lui fit un crime de son éloignement pour les femmes. Pas une de ses démarches, même la plus indifférente, ne passait sans être critiquée, ou dénaturée. Après avoir fait tous les sacrifices qu’une femme bien élevée pouvait faire, et avoir mis les procédés de son côté, madame de La Baudraye eut le tort de répondre à une fausse amie qui vint déplorer son isolement : — J’aime mieux mon écuelle vide que rien dedans ! Cette phrase produisit des effets terribles dans Sancerre, et fut, plus tard, cruellement retournée contre la Sapho de Saint-Satur, quand, en la voyant sans enfants après cinq ans de mariage, on se moqua du petit La Baudraye. Pour faire comprendre cette plaisanterie de province, il est nécessaire de rappeler au souvenir de ceux qui l’ont connu, le Bailli de Ferrette, de qui l’on disait qu’il était l’homme le plus courageux de l’Europe parce qu’il osait marcher sur ses deux jambes, et qu’on accusait aussi de mettre du plomb dans ses souliers, pour ne pas être emporté par le vent. Monsieur de La Baudraye, petit homme jaune et quasi diaphane, eût été pris par le duc d’Hérouville pour premier gentilhomme de sa chambre, si {p. 369}   le Grand Écuyer de France eût été quelque peu Grand-Duc de Bade. Monsieur de La Baudraye dont les jambes étaient si grêles qu’il mettait par décence de faux mollets, dont les cuisses ressemblaient au bras d’un homme bien constitué, dont le torse figurait assez bien le corps d’un hanneton, eût été pour le duc d’Hérouville une flatterie perpétuelle. En marchant, le petit vigneron retournait souvent ses mollets sur le tibia, tant il en faisait peu mystère, et remerciait ceux qui l’avertissaient de ce léger contre-sens. Il conserva les culottes courtes, les bas de soie noirs et le gilet blanc jusqu’en 1824. Après son mariage, il porta des pantalons bleus et des bottes à talons, ce qui fit dire à tout Sancerre qu’il s’était donné deux pouces pour atteindre au menton de sa femme. On lui vit pendant dix ans la même petite redingote vert-bouteille à grands boutons de métal blancs, et une cravate noire qui faisait ressortir sa figure froide et chafouine, éclairée par des yeux d’un gris bleu, fins et calmes comme des yeux de chat. Doux comme tous les gens qui suivent un plan de conduite, il paraissait rendre sa femme très-heureuse en ayant l’air de ne jamais la contrarier, il lui laissait la parole, et se contentait d’agir avec la lenteur mais avec la ténacité d’un insecte. Adorée pour sa beauté sans rivale, admirée pour son esprit par les hommes les plus comme il faut de Sancerre, Dinah entretint cette admiration par des conversations auxquelles, dit-on plus tard, elle se préparait. En se voyant écoutée avec extase, elle s’habitua par degrés à s’écouter aussi, prit plaisir à pérorer, et finit par regarder ses amis comme autant de confidents de tragédie destinés à lui donner la réplique. Elle se procura d’ailleurs une fort belle collection de phrases et d’idées, soit par ses lectures, soit en s’assimilant les pensées de ses habitués, et devint ainsi une espèce de serinette dont les airs partaient dès qu’un accident de la conversation en accrochait la détente. Altérée de savoir, rendons-lui cette justice, Dinah lut tout jusqu’à des livres de médecine, de statistique, de science, de jurisprudence ; car elle ne savait à quoi employer ses matinées, après avoir passé ses fleurs en revue et donné ses ordres au jardinier. Douée d’une belle mémoire, et de ce talent avec lequel certaines femmes se servent du mot propre, elle pouvait parler sur toute chose avec la lucidité d’un style étudié. Aussi, de Cosne, de La Charité, de Nevers sur la rive droite, et de Léré, de Vailly, d’Argent, de Blancafort, d’Aubigny sur la rive gauche, venait-on se faire {p. 370}   présenter à madame de La Baudraye, comme en Suisse on se faisait présenter à madame de Staël. Ceux qui n’entendaient qu’une seule fois les airs de cette tabatière suisse, s’en allaient étourdis et disaient de Dinah des choses merveilleuses qui rendirent les femmes jalouses à dix lieues à la ronde. Il existe dans l’admiration qu’on inspire, ou dans l’action d’un rôle joué je ne sais quelle griserie morale qui ne permet pas à la critique d’arriver à l’idole. Une atmosphère produite peut-être par une constante dilatation nerveuse fait comme un nimbe à travers lequel on voit le monde au-dessous de soi. Comment expliquer autrement la perpétuelle bonne foi qui préside à tant de nouvelles représentations des mêmes effets, et la continuelle méconnaissance du conseil que donnent ou les enfants, si terribles pour leurs parents, ou les maris si familiarisés avec les innocentes roueries de leurs femmes ? Monsieur de La Baudraye avait la candeur d’un homme qui déploie un parapluie aux premières gouttes tombées. Quand sa femme entamait la question de la traite des nègres, ou l’amélioration du sort des forçats, il prenait sa petite casquette bleue et s’évadait sans bruit avec la certitude de pouvoir aller à Saint-Thibault surveiller une livraison de poinçons, et revenir une heure après en retrouvant la discussion à peu près mûrie. S’il n’avait rien à faire, il allait se promener sur le Mail d’où se découvre l’admirable panorama de la vallée de la Loire, et prenait un bain d’air pendant que sa femme exécutait une sonate de paroles et des duos de dialectique. Une fois posée en femme supérieure, Dinah voulut donner des gages visibles de son amour pour les créations les plus remarquables de l’Art, elle s’associa vivement aux idées de l’école romantique en comprenant dans l’Art, la poésie et la peinture, la page et la statue, le meuble et l’opéra. Aussi devint-elle moyen-âgiste. Elle s’enquit aussi des curiosités qui pouvaient dater de la Renaissance, et fit de ses fidèles autant de commissionnaires dévoués. Elle acquit ainsi, dans les premiers jours de son mariage, le mobilier des Rouget à Issoudun, lors de la vente qui eut lieu vers le commencement de 1824. Elle acheta de fort belles choses en Nivernais et dans la Haute-Loire. Aux étrennes, ou le jour de sa fête, ses amis ne manquaient jamais à lui offrir quelques raretés. Ces fantaisies trouvèrent grâce aux yeux de monsieur de La Baudraye, il eut l’air de sacrifier quelques écus au goût de sa femme ; mais, en réalité, l’homme aux terres songeait à son château {p. 371}   d’Anzy. Ces antiquités coûtaient alors beaucoup moins que des meubles modernes. Au bout de cinq ou six ans, l’antichambre, la salle à manger, les deux salons et le boudoir que Dinah s’était arrangés au rez-de-chaussée de La Baudraye, tout, jusqu’à la cage de l’escalier, regorgea de chefs-d’œuvre triés dans les quatre départements environnants. Cet entourage, qualifié d’étrange dans le pays, fut en harmonie avec Dinah. Ces merveilles sur le point de revenir à la mode frappaient l’imagination des gens présentés, ils s’attendaient à des conceptions bizarres et ils trouvaient leur attente surpassée en voyant à travers un monde de fleurs ces catacombes de vieilleries disposées comme chez feu du Sommerard, cet Old Mortality des meubles ! Ces trouvailles étaient d’ailleurs autant de ressorts qui, sur une question, faisaient jaillir des tirades sur Jean Goujon, sur Michel Columb, sur Germain Pilon, sur Boulle, sur Van Huysium, sur Boucher, ce grand peintre berrichon ; sur Clodion le sculpteur en bois, sur les placages vénitiens, sur Brustolone, ténor italien, le Michel-Ange du chêne vert ; sur les treizième, quatorzième, quinzième, seizième et dix-septième siècles, sur les émaux de Bernard de Palissy, sur ceux de Petitot, sur les gravures d’Albrecht Durer (elle prononçait Dur), sur les vélins enluminés, sur le gothique fleuri, flamboyant, orné, pur à renverser les vieillards et à enthousiasmer les jeunes gens.

Animée du désir de vivifier Sancerre, madame de La Baudraye tenta d’y former une Société dite Littéraire. Le président du tribunal, monsieur Boirouge, qui se trouvait alors sur les bras une maison à jardin provenant de la succession Popinot-Chandier, favorisa la création de cette Société. Ce rusé magistrat vint s’entendre sur les statuts avec madame de La Baudraye, il voulut être un des fondateurs, et loua sa maison pour quinze ans à la Société Littéraire. Dès la seconde année, on y jouait aux dominos, au billard, à la bouillotte, en buvant du vin chaud sucré, du punch et des liqueurs. On y fit quelques petits soupers fins, et l’on y donna des bals masqués au carnaval. En fait de littérature, on y lut les journaux, l’on y parla politique, et l’on y causa d’affaires. Monsieur de La Baudraye y allait assidument, à cause de sa femme, disait-il plaisamment.

Ces résultats navrèrent cette femme supérieure, qui désespéra de Sancerre, et concentra dès lors dans son salon tout l’esprit du pays. Néanmoins, malgré la bonne volonté de messieurs de Chargebœuf, Gravier, de Clagny, de l’abbé Duret, des premier et {p. 372}   second substituts, d’un jeune médecin, d’un jeune juge-suppléant, aveugles admirateurs de Dinah, il y eut des moments où, de guerre lasse, on se permit des excursions dans le domaine des agréables futilités qui composent le fonds commun des conversations du monde. Monsieur Gravier appelait cela : passer du grave au doux. Le wisth de l’abbé Duret faisait une utile diversion aux quasi-monologues de la Divinité. Les trois rivaux, fatigués de tenir leur esprit tendu sur des discussions de l’ordre le plus élevé, car ils caractérisaient ainsi leurs conversations, mais n’osant témoigner la moindre satiété, se tournaient parfois d’un air câlin vers le vieux prêtre. — Monsieur le curé meurt d’envie de faire sa petite partie, disaient-ils. Le spirituel curé se prêtait assez bien à l’hypocrisie de ses complices, il résistait, il s’écriait : — Nous perdrions trop à ne pas écouter notre belle inspirée ! Et il stimulait la générosité de Dinah qui finissait par avoir pitié de son cher curé. Cette manœuvre hardie inventée par le Sous-Préfet fut pratiquée avec tant d’astuce que Dinah ne soupçonna jamais l’évasion de ses forçats dans le préau de la table à jouer : on lui laissait alors le jeune substitut ou le médecin à gehenner. Un jeune propriétaire, le dandy de Sancerre, perdit les bonnes grâces de Dinah pour quelques imprudentes démonstrations. Après avoir sollicité l’honneur d’être admis dans ce Cénacle, en se flattant d’en enlever la fleur aux autorités constituées qui la cultivaient, il eut le malheur de bâiller pendant une explication que Dinah daignait lui donner, pour la quatrième fois il est vrai, de la philosophie de Kant. Monsieur de La Thaumassière, le petit-fils de l’historien de Berry, fut regardé comme un homme complétement dépourvu d’intelligence et d’âme.

Les trois amoureux en titre se soumettaient à ces exorbitantes dépenses d’esprit et d’attention dans l’espoir du plus doux des triomphes, au moment où Dinah s’humaniserait, car aucun d’eux n’eut7 l’audace de penser qu’elle perdrait son innocence conjugale avant d’avoir perdu ses illusions. En 1826, époque à laquelle Dinah se vit entourée d’hommages, elle atteignait à sa vingtième année, et l’abbé Duret la maintenait dans une espèce de ferveur catholique ; les adorateurs de Dinah se contentaient donc de l’accabler de petits soins, ils la comblaient de services, d’attentions, heureux {p. 373}   d’être pris pour les chevaliers d’honneur de cette reine par les gens présentés qui passaient une ou deux soirées à La Baudraye.

— Madame de La Baudraye est un fruit qu’il faut laisser mûrir, telle était l’opinion de monsieur Gravier qui attendait.

Quant au magistrat, il écrivait des lettres de quatre pages auxquelles Dinah répondait par des paroles calmantes en tournant après le dîner autour de son boulingrin, en s’appuyant sur le bras de son adorateur. Gardée par ces trois passions, madame de La Baudraye, d’ailleurs accompagnée de sa dévote mère, évita tous les malheurs de la médisance. Il fut si patent dans Sancerre qu’aucun de ces trois hommes n’en laissait un seul près de madame de La Baudraye que leur jalousie y donnait la comédie. Pour aller de la Porte-César à Saint-Thibault, il existe un chemin beaucoup plus court que celui des Grands-Remparts, et que dans les pays de montagnes on appelle une coursière, mais qui se nomme à Sancerre le Casse-cou. Ce nom indique assez un sentier tracé sur la pente la plus roide de la montagne, encombré de pierres et encaissé par les talus des clos de vignes. En prenant le Casse-cou, l’on abrège la route de Sancerre à La Baudraye. Les femmes, jalouses de la Sapho de Saint-Satur, se promenaient sur le Mail pour regarder ce Longchamps des autorités, que souvent elles arrêtaient en engageant dans quelque conversation tantôt le Sous-Préfet, tantôt le Procureur du Roi qui donnaient alors les marques d’une visible impatience ou d’une impertinente distraction. Comme du Mail on découvre les tourelles de La Baudraye, plus d’un jeune homme y venait contempler la demeure de Dinah en enviant le privilége des dix ou douze habitués qui passaient la soirée auprès de la reine du Sancerrois. Monsieur de La Baudraye eut bientôt remarqué l’ascendant que sa qualité de mari lui donnait sur les galants de sa femme, et il se servit d’eux avec la plus entière candeur, il obtint des dégrèvements de contribution, et gagna deux procillons. Dans tous ses litiges, il fit pressentir l’autorité du Procureur du Roi de manière à ne plus se rien voir contester, et il était difficultueux et processif en affaires comme tous les nains, mais toujours avec douceur.

Néanmoins, plus l’innocence de madame de La Baudraye éclatait, moins sa situation devenait possible aux yeux curieux des femmes. Souvent, chez la présidente Boirouge, les dames d’un certain âge discutaient pendant des soirées entières, entre elles bien entendu, sur le ménage La Baudraye. Toutes pressentaient un de {p. 374}   ces mystères dont le secret intéresse vivement les femmes à qui la vie est connue. Il se jouait en effet à La Baudraye une de ces longues et monotones tragédies conjugales qui demeureraient éternellement inconnues, si l’avide scalpel du Dix-Neuvième Siècle n’allait pas, conduit par la nécessité de trouver du nouveau, fouiller les coins les plus obscurs du cœur, ou, si vous voulez, ceux que la pudeur des siècles précédents avait respectés. Et ce drame domestique explique assez bien la vertu de Dinah pendant les premières années de son mariage.

Une jeune fille dont les succès au pensionnat Chamarolles avaient eu l’orgueil pour ressort, dont le premier calcul avait été récompensé par une première victoire, ne devait pas s’arrêter en si beau chemin. Quelque chétif que parût être monsieur de La Baudraye, il fut, pour mademoiselle Dinah Piédefer, un parti vraiment inespéré. Quelle pouvait être l’arrière-pensée de ce vigneron, en se mariant à quarante-quatre ans avec une jeune fille de dix-sept ans, et quel parti sa femme pouvait-elle tirer de lui ? Tel fut le premier texte des méditations de Dinah. Le petit homme trompa perpétuellement l’observation de sa femme. Ainsi, tout d’abord, il laissa prendre les deux précieux hectares perdus en agrément autour de La Baudraye, et il donna presque généreusement les sept à huit mille francs nécessaires aux arrangements intérieurs dirigés par Dinah qui put acheter à Issoudun le mobilier Rouget, et entreprendre chez elle le système de ses décorations Moyen-Âge, Louis XIV et Pompadour. La jeune mariée eut alors peine à croire que monsieur de La Baudraye fût avare, comme on le lui disait, ou elle put penser avoir conquis un peu d’ascendant sur lui. Cette erreur dura dix-huit mois. Après le second voyage de monsieur de La Baudraye à Paris, Dinah reconnut chez lui la froideur polaire des avares de province en tout ce qui concernait l’argent. À la première demande de capitaux, elle joua la plus gracieuse de ces comédies dont le secret vient d’Ève ; mais le petit homme expliqua nettement à sa femme qu’il lui donnait deux cents francs par mois pour sa dépense personnelle, qu’il servait douze cents francs de rente viagère à madame Piédefer pour le domaine de La Hautoy, qu’ainsi les mille écus de la dot étaient dépassés d’une somme de deux cents francs par an. — Je ne vous parle pas des dépenses de notre maison, dit-il en terminant, je vous laisse offrir des brioches et du thé le soir à vos {p. 375}   amis, car il faut que vous vous amusiez ; mais, moi qui ne dépensais pas quinze cents francs par an avant mon mariage, je dépense aujourd’hui six mille francs, y compris les impositions, les réparations, et c’est un peu trop, eu égard à la nature de nos biens. Un vigneron n’est jamais sûr que de sa dépense : les façons, les impôts, les tonneaux ; tandis que la recette dépend d’un coup de soleil ou d’une gelée. Les petits propriétaires, comme nous, dont les revenus sont loin d’être fixes, doivent tabler sur leur minimum, car ils n’ont aucun moyen de réparer un excédent8 de dépense ou une perte. Que deviendrions-nous, si un marchand de vin faisait faillite ? Aussi, pour moi, des billets à toucher sont-ils des feuilles de chou. Pour vivre comme nous vivons, nous devons donc avoir sans cesse une année de revenus devant nous, et ne compter que sur les deux tiers de nos rentes.

Il suffit d’une résistance quelconque pour qu’une femme désire la vaincre, et Dinah se heurta contre une âme de bronze cotonnée des manières les plus douces. Elle essaya d’inspirer des craintes et de la jalousie à ce petit homme, mais elle le trouva cantonné dans la tranquillité la plus insolente. Il quittait Dinah pour aller à Paris, avec la certitude qu’aurait eue9 Médor de la fidélité d’Angélique. Quand elle se fit froide et dédaigneuse, pour piquer au vif cet avorton par le mépris que les courtisanes emploient envers leurs protecteurs et qui agit sur eux avec la précision d’une vis de pressoir, monsieur de La Baudraye attacha sur sa femme ses yeux fixes comme ceux d’un chat qui, devant un trouble domestique, attend la menace d’un coup avant de quitter la place. L’espèce d’inquiétude inexplicable qui perçait à travers cette muette indifférence épouvanta presque cette jeune femme de vingt ans, elle ne comprit pas tout d’abord l’égoïste tranquillité de cet homme comparable à un pot fêlé, qui, pour vivre, avait réglé les mouvements de son existence avec la précision fatale que les horlogers donnent à leurs pendules. Aussi le petit homme échappait-il sans cesse à sa femme, elle le combattait toujours à dix pieds au-dessus de la tête. Il est plus facile de comprendre que de dépeindre les rages auxquelles se livra Dinah, quand elle se vit condamnée à ne pas sortir de La Baudraye, ni de Sancerre, elle qui rêvait le maniement de la fortune et la direction de ce nain à qui, dès l’abord10, géante, elle avait obéi pour commander. Dans l’espoir de débuter un jour sur le grand théâtre de Paris, elle acceptait le vulgaire encens de ses {p. 376}   chevaliers d’honneur, elle voulait faire sortir le nom de monsieur de La Baudraye de l’urne électorale, car elle lui crut de l’ambition en le voyant revenir par trois fois de Paris après avoir gravi chaque fois un nouveau bâton de l’échelle sociale. Mais, quand elle interrogea le cœur de cet homme, elle frappa comme sur du marbre !… L’ex-receveur, l’ex-référendaire, le maître des requêtes, l’officier de la Légion-d’Honneur, le commissaire royal était une taupe occupée à tracer ses souterrains autour d’une pièce de vigne ! Quelques élégies furent alors versées dans le cœur du Procureur du Roi, du Sous-Préfet, et même de monsieur Gravier, qui, tous, en devinrent plus attachés à cette sublime victime ; car elle se garda bien, comme toutes les femmes d’ailleurs, de parler de ses calculs, et, comme toutes les femmes aussi en se voyant hors d’état de spéculer, elle honnit la spéculation. Dinah, battue par ces tempêtes intérieures, atteignit, indécise, à l’année 1827, où, vers la fin de l’automne, éclata la nouvelle de l’acquisition de la terre d’Anzy par le baron de La Baudraye. Ce petit vieux eut alors un mouvement de joie orgueilleuse qui changea, pour quelques mois, les idées de sa femme ; elle crut à je ne sais quoi de grand chez lui en lui voyant solliciter l’érection d’un majorat. Dans son triomphe, le petit baron s’écria : — Dinah, vous serez comtesse un jour ! Il se fit alors, entre les deux époux, de ces replâtrages qui ne tiennent pas, et qui devaient fatiguer autant qu’humilier une femme dont les supériorités apparentes étaient fausses, et dont les supériorités cachées étaient réelles. Ce contre-sens bizarre est plus fréquent qu’on ne le pense. Dinah, qui se rendait ridicule par les travers de son esprit, était grande par les qualités de son âme ; mais les circonstances ne mettaient pas ces forces rares en lumière, tandis que la vie de province adultérait de jour en jour la petite monnaie de son esprit. Par un phénomène contraire, monsieur de La Baudraye, sans force, sans âme et sans esprit, devait paraître un jour avoir un grand caractère en suivant tranquillement un plan de conduite d’où sa débilité ne lui permettait pas de sortir.

Ceci fut, dans cette existence, une première phase qui dura six ans, et pendant laquelle Dinah devint, hélas ! une femme de province. À Paris, il existe plusieurs espèces de femmes ; il y a la duchesse et la femme du financier, l’ambassadrice et la femme du consul, la femme du ministre qui est ministre et la femme de celui qui ne l’est plus ; il y a la femme comme il faut {p. 377}   de la rive droite et celle de la rive gauche de la Seine ; mais en province il n’y a qu’une femme, et cette pauvre femme est la femme de province. Cette observation indique une des grandes plaies de notre société moderne. Sachons-le bien ! la France au dix-neuvième siècle est partagée en deux grandes zones : Paris et la province ; la province jalouse de Paris, Paris ne pensant à la province que pour lui demander de l’argent. Autrefois, Paris était la première ville de province, la Cour primait la Ville ; maintenant Paris est toute la Cour, la Province est toute la Ville. Quelque grande, quelque belle, quelque forte que soit à son début une jeune fille née dans un département quelconque ; si, comme Dinah Piédefer, elle se marie en province et si elle y reste, elle devient bientôt femme de province. Malgré ses projets arrêtés, les lieux communs, la médiocrité des idées, l’insouciance de la toilette, l’horticulture des vulgarités envahissent l’être sublime caché dans cette âme neuve, et tout est dit, la belle plante dépérit. Comment en serait-il autrement ? Dès leur bas âge, les jeunes filles de province ne voient que des gens de province autour d’elles, elles n’inventent pas mieux, elles n’ont à choisir qu’entre des médiocrités, les pères de province ne marient leurs filles qu’à des garçons de province ; personne n’a l’idée de croiser les races, l’esprit s’abâtardit nécessairement ; aussi, dans beaucoup de villes, l’intelligence est-elle devenue aussi rare que le sang y est laid. L’homme s’y rabougrit sous les deux espèces, car la sinistre idée des convenances de fortune y domine toutes les conventions matrimoniales. Les gens de talent, les artistes, les hommes supérieurs, tout coq à plumes éclatantes s’envole à Paris. Inférieure comme femme, une femme de province est encore inférieure par son mari. Vivez donc heureuse avec ces deux pensées écrasantes ? Mais l’infériorité conjugale et l’infériorité radicale de la femme de province sont aggravées d’une troisième et terrible infériorité qui contribue à rendre cette figure sèche et sombre, à la rétrécir, à l’amoindrir, à la grimer fatalement. L’une des plus agréables flatteries que les femmes s’adressent à elles-mêmes n’est-elle pas la certitude d’être pour quelque chose dans la vie d’un homme supérieur choisi par elles en connaissance de cause, comme pour prendre leur revanche du mariage où leurs goûts ont été peu consultés ? Or, en province, s’il n’y a point de supériorité chez les maris, il en existe encore moins chez les célibataires. Aussi, quand la femme de province commet sa petite faute, s’est-elle {p. 378}   toujours éprise d’un prétendu bel homme ou d’un dandy indigène, d’un garçon qui porte des gants, qui passe pour savoir monter à cheval ; mais, au fond de son cœur, elle sait que ses vœux poursuivent un lieu commun plus ou moins bien vêtu. Dinah fut préservée de ce danger par l’idée qu’on lui avait donnée de sa supériorité. Elle n’eût pas été pendant les premiers jours de son mariage aussi bien gardée qu’elle le fut par sa mère, dont la présence ne lui fut importune qu’au moment où elle eut intérêt à l’écarter, elle aurait été gardée par son orgueil, et par la hauteur à laquelle elle plaçait ses destinées. Assez flattée de se voir entourée d’admirateurs, elle ne vit pas d’amant parmi eux. Aucun homme ne réalisa le poétique idéal qu’elle avait jadis crayonné de concert avec Anna Grossetête. Quand, vaincue par les tentations involontaires que les hommages éveillaient en elle, elle se dit : — Qui choisirais-je, s’il fallait absolument se donner ? elle se sentit une préférence pour monsieur de Chargebœuf, gentilhomme de bonne maison dont la personne et les manières lui plaisaient, mais dont l’esprit froid, dont l’égoïsme, dont l’ambition bornée à une préfecture et à un bon mariage la révoltaient. Au premier mot de sa famille, qui craignit de lui voir perdre sa vie pour une intrigue, le vicomte avait déjà laissé sans remords dans sa première sous-préfecture une femme adorée. Au contraire la personne de monsieur de Clagny, le seul dont l’esprit parlât à celui de Dinah, dont l’ambition avait l’amour pour principe et qui savait aimer, lui déplaisait souverainement. Quand elle fut condamnée à rester encore six ans à La Baudraye, elle allait accepter les soins de monsieur le vicomte de Chargebœuf ; mais il fut nommé préfet et quitta le pays. Au grand contentement du Procureur du Roi, le nouveau Sous-Préfet fut un homme marié dont la femme devint intime avec Dinah. Monsieur de Clagny n’eut plus à combattre d’autre rivalité que celle de monsieur Gravier. Or monsieur Gravier était le type du quadragénaire dont se servent et dont se moquent les femmes, dont les espérances sont savamment et sans remords entretenues par elles comme on a soin d’une bête de somme. En six ans, parmi tous les gens qui lui furent présentés, de vingt lieues à la ronde, il ne s’en trouva pas un seul à l’aspect de qui Dinah ressentit cette commotion que cause la beauté, la croyance au bonheur, le choc d’une âme supérieure, ou le pressentiment d’un amour quelconque, même malheureux. Aucune des précieuses facultés de Dinah ne put donc se {p. 379}   développer, elle dévora les blessures faites à son orgueil constamment opprimé par son mari qui se promenait si paisiblement et en comparse sur la scène de sa vie. Obligée d’enterrer les trésors de son amour, elle ne livra que des dehors à sa société. Par moments, elle se secouait, elle voulait prendre une résolution virile ; mais elle était tenue en lisières par la question d’argent. Ainsi, lentement et malgré les protestations ambitieuses, malgré les récriminations élégiaques de son esprit, elle subissait les transformations provinciales qui viennent d’être décrites. Chaque jour emportait un lambeau de ses premières résolutions. Elle s’était écrit un programme de soins de toilette que par degrés elle abandonna. Si, d’abord, elle suivit les modes, si elle se tint au courant des petites inventions du luxe, elle fut forcée de restreindre ses achats au chiffre de sa pension. Au lieu de quatre chapeaux, de six bonnets, de six robes, elle se contenta d’une robe par saison. On trouva Dinah si jolie dans un certain chapeau qu’elle fit servir le chapeau l’année suivante. Il en fut de tout ainsi. Souvent l’artiste immola les exigences de sa toilette au désir d’avoir un meuble gothique. Elle en arriva, dès la septième année, à trouver commode de faire faire sous ses yeux ses robes du matin par la plus habile couturière du pays, et sa mère, son mari, ses amis la trouvèrent charmante dans ces toilettes économiques où, selon ses habitués, brillait son goût. On copia ses idées !… Comme elle n’avait sous les yeux aucun terme de comparaison, Dinah tomba dans les piéges tendus aux femmes de province. Si une Parisienne n’a pas les hanches assez bien dessinées, son esprit inventif et l’envie de plaire lui font trouver quelque remède héroïque ; si elle a quelque vice, quelque grain de laideur, une tare quelconque, elle est capable d’en faire un agrément, cela se voit souvent : mais la femme de province, jamais ! Si sa taille est trop courte, si son embonpoint se place mal, eh ! bien, elle en prend son parti, et ses adorateurs, sous peine de ne pas l’aimer, doivent l’accepter comme elle est, tandis que la Parisienne veut toujours être prise pour ce qu’elle n’est pas. De là ces tournures grotesques, ces maigreurs effrontées, ces ampleurs ridicules, ces lignes disgracieuses offertes avec ingénuité, auxquelles toute une ville s’est habituée, et qui étonnent quand une femme de province se produit à Paris ou devant des Parisiens. Dinah, dont la taille était svelte, la fit valoir à outrance et ne s’aperçut point du moment où elle devint ridicule, où, l’ennui l’ayant maigrie, elle parut être un squelette habillé ; ses amis, en la voyant tous les jours, ne remarquaient {p. 380}   point les changements insensibles de sa personne. Ce phénomène est un des résultats naturels de la vie de province. Malgré le mariage, une jeune fille reste encore pendant quelque temps belle, la ville en est fière ; mais chacun la voit tous les jours, et quand on se voit tous les jours, l’observation se blase. Si, comme madame de La Baudraye, elle perd un peu de son éclat, on s’en aperçoit à peine. Il y a mieux, une petite rougeur, on la comprend, on s’y intéresse. Une petite négligence est adorée. D’ailleurs la physionomie est si bien étudiée, si bien comprise, que les légères altérations sont à peine remarquées, et peut-être finit-on par les regarder comme des grains de beauté. Quand Dinah ne renouvela plus sa toilette par saison, elle parut avoir fait une concession à la philosophie du pays. Il en est du parler, des façons du langage, et des idées, comme du sentiment : l’esprit se rouille aussi bien que le corps, s’il ne se renouvelle pas dans le milieu parisien ; mais ce en quoi la vie de province se signe le plus, est le geste, la démarche, les mouvements, qui perdent cette agilité que Paris communique incessamment. La femme de province est habituée à marcher, à se mouvoir dans une sphère sans accidents, sans transitions ; elle n’a rien à éviter, elle va comme les recrues, dans Paris, en ne se doutant pas qu’il y ait des obstacles ; car il ne s’en trouve pas pour elle dans sa province où elle est connue, où elle est toujours à sa place et où tout le monde lui fait place. La femme perd alors le charme de l’imprévu. Enfin, avez-vous remarqué le singulier phénomène de la réaction que produit sur l’homme la vie en commun ? Les êtres tendent, par le sens indélébile de l’imitation simiesque, à se modeler les uns sur les autres. On prend, sans s’en apercevoir, les gestes, les façons de parler, les attitudes, les airs, le visage les uns des autres. En six ans, Dinah se mit au diapason de sa société. En prenant les idées de monsieur de Clagny, elle en prit le son de voix ; elle imita sans s’en apercevoir les manières masculines en ne voyant que des hommes : elle crut se garantir de tous leurs ridicules en s’en moquant ; mais comme il arrive à certains railleurs, il resta quelques teintes de cette moquerie dans sa nature. Une Parisienne a trop d’exemples de bon goût pour que le phénomène contraire n’arrive pas. Ainsi, les femmes de Paris attendent l’heure et le moment de se faire valoir ; tandis que madame de La Baudraye, habituée à se mettre en scène, contracta je ne sais quoi de théâtral et de {p. 381}   dominateur, un air de prima donna entrant en scène que des sourires moqueurs eussent bientôt réformés à Paris. Quand elle eut acquis son fonds de ridicules, et que, trompée par ses adorateurs enchantés, elle crut avoir acquis des grâces nouvelles, elle eut un moment de réveil terrible qui fut comme l’avalanche tombée de la montagne. Dinah fut ravagée en un jour par une affreuse comparaison. En 1828, après le départ de monsieur de Chargebœuf, elle fut agitée par l’attente d’un petit bonheur : elle allait revoir la baronne de Fontaine. À la mort de son père, le mari d’Anna, devenu Directeur-Général au Ministère des Finances, mit à profit un congé pour mener sa femme en Italie pendant son deuil. Anna voulut s’arrêter un jour à Sancerre chez son amie d’enfance. Cette entrevue eut je ne sais quoi de funeste. Anna, beaucoup moins belle au pensionnat Chamarolles que Dinah, parut en baronne de Fontaine mille fois plus belle que la baronne de La Baudraye, malgré sa fatigue et son costume de route. Anna descendit d’un charmant coupé de voyage chargé des cartons de la Parisienne : elle avait avec elle une femme de chambre dont l’élégance effraya Dinah. Toutes les différences qui distinguent la Parisienne de la femme de province éclatèrent aux yeux intelligents de Dinah, elle se vit alors telle qu’elle paraissait à son amie qui la trouva méconnaissable. Anna dépensait six mille francs par an pour elle, le total de ce que coûtait la maison de monsieur de La Baudraye. En vingt-quatre heures, les deux amies échangèrent bien des confidences ; et la Parisienne, se trouvant supérieure au phénix du pensionnat Chamarolles, eut pour son amie de province de ces bontés, de ces attentions, en lui expliquant certaines choses, qui firent de bien autres blessures à Dinah : car la provinciale reconnut que les supériorités de la Parisienne étaient tout en surface ; tandis que les siennes étaient à jamais enfouies.

Après le départ d’Anna, madame de La Baudraye, alors âgée de vingt-deux ans, tomba dans un désespoir sans bornes.

— Qu’avez-vous ? lui dit monsieur de Clagny en la voyant si abattue.

— Anna, dit-elle, apprenait à vivre pendant que j’apprenais à souffrir…

Il se jouait, en effet, dans le ménage de madame de La Baudraye une tragi-comédie en harmonie avec ses luttes relativement à la fortune, avec ses transformations successives, et dont, après l’abbé {p. 382}   Duret, monsieur de Clagny seul eut connaissance, lorsque Dinah, par désœuvrement, par vanité peut être, lui livra le secret de sa gloire anonyme.

Quoique l’alliance des vers et de la prose soit vraiment monstrueuse dans la littérature française, il est néanmoins des exceptions à cette règle. Cette histoire offrira donc une des deux violations qui, dans ces Études, seront commises envers la charte du Conte ; car, pour faire entrevoir les luttes intimes qui peuvent excuser Dinah sans l’absoudre, il est nécessaire d’analyser un poème, le fruit de son profond désespoir.

Mise à bout de sa patience et de sa résignation par le départ du vicomte de Chargebœuf, Dinah suivit le conseil du bon abbé Duret qui lui dit de convertir ses mauvaises pensées en poésie ; ce qui peut-être explique certains poètes.

— Il vous arrivera comme à ceux qui riment des épitaphes ou des élégies sur les êtres qu’ils ont perdus : la douleur se calme au cœur à mesure que les alexandrins bouillonnent dans la tête.

Ce poème étrange mit en révolution les départements de l’Allier, de la Nièvre et du Cher, heureux de posséder un poète capable de lutter avec les illustrations parisiennes. PAQUITA LA SÉVILLANE par JAN DIAZ fut publié dans l’Écho du Morvan, espèce de Revue qui lutta pendant dix-huit mois contre l’indifférence provinciale. Quelques gens d’esprits prétendirent à Nevers que Jan Diaz avait voulu se moquer de la jeune école qui produisait alors ces poésies excentriques, pleines de verve et d’images, où l’on obtint de grands effets en violant la muse sous prétexte de fantaisies allemandes, anglaises et romanes. Le poème commençait par ce chant.

Si vous connaissiez l’Espagne,
Son odorante campagne,
Ses jours chauds aux soirs si frais ;
D’amour, de ciel, de patrie,
Tristes filles de Neustrie,
Vous ne parleriez jamais.
C’est que là sont d’autres hommes
Qu’au froid pays où nous sommes !
Ah ! là, du soir au matin,
On entend sur la pelouse
Danser la vive Andalouse
En pantoufles de satin.
{p. 383}   Vous rougiriez les premières
De vos danses si grossières,
De votre laid Carnaval
Dont le froid bleuit les joues,
Et qui saute dans les boues,
Chaussé de peau de cheval.
C’est dans un bouge obscur, c’est à de pâles filles
Que Paquita redit ces chants ;
Dans ce Rouen si noir, dont les frêles aiguilles
Mâchent l’orage avec leurs dents ;
Dans ce Rouen si laid, si bruyant, si colère…
………………………………………………

Une magnifique description de Rouen, où Dinah n’était jamais allée, faite avec cette brutalité postiche qui dicta plus tard tant de poésies juvénalesques, opposait la vie des cités industrielles à la vie nonchalante de l’Espagne, l’amour du ciel et des beautés humaines au culte des machines, enfin la poésie à la spéculation. Et Jan Diaz expliquait l’horreur de Paquita pour la Normandie en disant :

Paquita, voyez-vous, naquit dans la Séville
Au bleu ciel, aux soirs embaumés ;
Elle était, à treize ans, la reine de sa ville,
Et tous voulaient en être aimés.
Oui, trois toréadors se firent tuer pour elle ;
Car le prix du vainqueur était
Un seul baiser à prendre aux lèvres de la belle
Que tout Séville convoitait.
………………………………………………

Le ponsif du portrait de la jeune Espagnole a servi depuis à tant de courtisanes dans tant de prétendus poèmes qu’il serait fastidieux de reproduire ici les cent vers dont il se compose. Mais, pour juger des hardiesses auxquelles Dinah s’était abandonnée, il suffit d’en donner la conclusion. Selon l’ardente madame de La Baudraye, Paquita fut si bien créée pour l’amour qu’elle pouvait difficilement rencontrer des cavaliers dignes d’elle ; car,

………………… dans sa volupté vive,
On les eût vus tous succomber,
Quand au festin d’amour, dans son humeur lascive,
Elle n’eût fait que s’attabler.
………………………………………………
{p. 384}   Elle a pourtant quitté Séville la joyeuse,
Ses bois et ses champs d’orangers,
Pour un soldat normand qui la fit amoureuse
Et l’entraîna dans ses foyers.
Elle ne pleurait rien de son Andalousie,
Ce soldat était son bonheur !
………………………………………………
Mais il fallut un jour partir pour la Russie
Sur les pas du grand Empereur.

Rien de plus délicat que la peinture des adieux de l’Espagnole et du capitaine d’artillerie normand qui, dans le délire d’une passion rendue avec un sentiment digne de Byron, exigeait de Paquita une promesse de fidélité absolue, dans la cathédrale de Rouen, à l’autel de la Vierge, qui

Quoique vierge est femme, et jamais ne pardonne
Aux traîtres à serments d’amour.

Une grande portion du poème était consacrée à la peinture des souffrances de Paquita seule dans Rouen, attendant la fin de la campagne ; elle se tordait aux barreaux de ses fenêtres en voyant passer de joyeux couples, elle contenait l’amour dans son cœur avec une énergie qui la dévorait, elle vivait de narcotiques, elle se dépensait en rêves !

Elle faillit mourir, mais elle fut fidèle.
Quand son soldat fut de retour,
À la fin de l’année il retrouva la belle
Digne encor de tout son amour.
Mais lui, pâle et glacé par la froide Russie
Jusque dans la moelle des os,
Accueillit tristement sa languissante amie…
………………………………………………

Le poème avait été conçu pour cette situation exploitée avec une verve, une audace qui donnait un peu trop raison à l’abbé Duret. Paquita, en reconnaissant les limites où finissait l’amour, ne se jetait pas, comme Héloïse et Julie, dans l’infini, dans l’idéal ; non, elle allait, ce qui peut-être est atrocement naturel, dans la voie du Vice, mais sans aucune grandeur, faute d’éléments, car il est difficile de trouver à Rouen des gens assez passionnés pour mettre une Paquita dans son milieu de luxe et d’élégance. Cette affreuse {p. 385}   réalité, relevée par une sombre poésie, avait dicté quelques-unes de ces pages dont abuse la Poésie moderne, et un peu trop semblables à ce que les peintres appellent des écorchés. Par un retour empreint de philosophie, le poète, après avoir dépeint l’infâme maison où l’Andalouse achevait ses jours, revenait au chant du début :

Paquita maintenant est vieille et ridée,
Et c’était elle qui chantait :
Si vous connaissiez l’Espagne,
Son odorante, etc…

La sombre énergie empreinte en ce poème d’environ six cents vers, et qui, s’il est permis d’emprunter ce mot à la peinture, faisait un vigoureux repoussoir à deux séguidilles, semblables à celle qui commence et termine l’œuvre, cette mâle expression d’une douleur indicible épouvanta la femme que trois départements admiraient sous le frac noir de l’anonyme. Tout en savourant les enivrantes délices du succès, Dinah craignit les méchancetés de la province où plus d’une femme, en cas d’indiscrétion, voudrait voir des rapports entre l’auteur et Paquita. Puis la réflexion vint. Dinah frémit de honte à l’idée d’avoir exploité quelques-unes de ses douleurs.

— Ne faites plus rien, lui dit l’abbé Duret, vous ne seriez plus une femme, vous seriez un poète.

On chercha Jan Diaz à Moulins, à Nevers, à Bourges ; mais Dinah fut impénétrable. Pour ne pas laisser d’elle une mauvaise idée, dans le cas où quelque hasard fatal révèlerait son nom, elle fit un charmant poème en deux chants sur le Chêne de la Messe, une tradition du Nivernais que voici. Un jour les gens de Nevers et ceux de Saint-Saulge, en guerre les uns contre les autres, vinrent à l’aurore pour se livrer une bataille mortelle aux uns ou aux autres, et se rencontrèrent dans la forêt de Faye. Entre les deux partis se dressa de dessous un chêne un prêtre dont l’attitude, au soleil levant, eut quelque chose de si frappant que les deux partis, écoutant ses ordres, entendirent la messe, qui fut dite sous un chêne, et à la voix de l’Évangile ils se réconcilièrent. On montre encore un chêne quelconque dans le bois de Faye. Ce poème, infiniment supérieur à Paquita la Sévillane, eut beaucoup moins de succès. Depuis ce double essai, madame de {p. 386}   La Baudraye, en se sachant poète, eut des éclairs soudains sur le front, dans les yeux qui la rendirent plus belle qu’autrefois. Elle jetait les yeux sur Paris, elle aspirait à la gloire et retombait dans son trou de La Baudraye, dans ses chicanes journalières avec son mari, dans son cercle où les caractères, les intentions, le discours étaient trop connus pour ne pas être devenus à la longue ennuyeux. Si elle trouva dans ses travaux littéraires une distraction à ses malheurs ; si, dans le vide de sa vie, la poésie eut de grands retentissements, si elle occupa ses forces, la littérature lui fit prendre en haine la grise et lourde atmosphère de province.

Quand, après la révolution de 1830, la gloire de Georges Sand rayonna sur le Berry, beaucoup de villes envièrent à La Châtre le privilége d’avoir vu naître une rivale à madame de Staël, à Camille Maupin, et furent assez disposées à honorer les moindres talents féminins. Aussi vit-on alors beaucoup de Dixièmes Muses en France, jeunes filles ou jeunes femmes détournées d’une vie paisible par un semblant de gloire ! D’étranges doctrines se publiaient alors sur le rôle que les femmes devaient jouer dans la Société. Sans que le bon sens qui fait le fond de l’esprit en France en fût perverti, l’on passait aux femmes d’exprimer des idées, de professer des sentiments qu’elles n’eussent pas avoués quelques années auparavant. Monsieur de Clagny profita de cet instant de licence pour réunir, en un petit volume in-18 qui fut imprimé par Desroziers, à Moulins, les œuvres de Jan Diaz. Il composa sur ce jeune écrivain, ravi si prématurément aux Lettres, une notice spirituelle pour ceux qui savaient le mot de l’énigme ; mais qui n’avait pas alors en littérature le mérite de la nouveauté. Ces plaisanteries, excellentes quand l’incognito se garde, deviennent un peu froides quand, plus tard, l’auteur se montre. Mais sous ce rapport, la notice sur Jan Diaz, fils d’un prisonnier espagnol et né vers 1807, à Bourges, a des chances pour tromper un jour les faiseurs de Biographies Universelles. Rien n’y manque, ni les noms des professeurs du collége de Bourges, ni ceux des condisciples du poète mort, tels que Lousteau, Bianchon, et autres célèbres berruyers qui sont censés l’avoir connu rêveur, mélancolique, annonçant de précoces dispositions pour la poésie. Une élégie intitulée : Tristesse faite au collége, les deux poèmes de Paquita la Sévillane et du Chêne de la messe, trois sonnets, une description de la cathédrale de Bourges et de l’hôtel de Jacques-Cœur, enfin une nouvelle {p. 387}   intitulée Carola, donnée comme l’œuvre pendant laquelle il avait été surpris par la mort, formaient le bagage littéraire du défunt dont les derniers instants, pleins de misère et de désespoir, devaient serrer le cœur des êtres sensibles de la Nièvre, du Bourbonnais, du Cher et du Morvan où il avait expiré, près de Château-Chinon, inconnu de tous, même de celle qu’il aimait !… Ce petit volume jaune fut tiré à deux cents exemplaires, dont cent cinquante se vendirent, environ cinquante par département. Cette moyenne des âmes sensibles et poétiques dans trois départements de la France, est de nature à rafraîchir l’enthousiasme des auteurs sur la furia francese qui, de nos jours, se porte beaucoup plus sur les intérêts que sur les livres. Les libéralités de monsieur de Clagny faites, car il avait signé la notice, Dinah garda sept ou huit exemplaires enveloppés dans les journaux forains qui rendirent compte de cette publication. Vingt exemplaires envoyés aux journaux de Paris se perdirent dans le gouffre des bureaux de rédaction. Nathan, pris pour dupe, ainsi que plusieurs Berrichons, fit sur le grand homme un article où il lui trouva toutes les qualités qu’on accorde aux gens enterrés. Lousteau, rendu prudent par ses camarades de collége qui ne se rappelaient point Jan Diaz, attendit des nouvelles de Sancerre, et apprit que Jan Diaz était le pseudonyme d’une femme. On se passionna, dans l’arrondissement de Sancerre, pour madame de La Baudraye, en qui l’on voulut voir la future rivale de George Sand. Depuis Sancerre jusqu’à Bourges, on exaltait, on vantait le poème qui, dans un autre temps, eût été bien certainement honni. Le public de province, comme tous les publics français peut-être, adopte peu la passion du roi des Français, le juste-milieu : il vous met aux nues ou vous plonge dans la fange.

À cette époque, le bon vieil abbé Duret, le conseil de madame de La Baudraye, était mort ; autrement il l’eût11 empêchée de se livrer à la publicité. Mais trois ans de travail et d’incognito pesaient au cœur de Dinah, qui substitua le tapage de la gloire à toutes ses ambitions trompées. La poésie et les rêves de la célébrité, qui depuis son entrevue avec Anna Grossetête avaient endormi ses douleurs, ne suffisaient plus, après 1830, à l’activité de ce cœur malade. L’abbé Duret, qui parlait du monde quand la voix de la religion était impuissante, l’abbé Duret qui comprenait Dinah, qui lui peignait un bel avenir en lui disant que Dieu récompensait toutes les souffrances noblement {p. 388}   supportées, cet aimable vieillard ne pouvait plus s’interposer entre une faute à commettre et sa belle pénitente qu’il nommait sa fille. Ce vieux et savant prêtre avait plus d’une fois tenté d’éclairer Dinah sur le caractère de monsieur de La Baudraye, en lui disant que cet homme savait haïr ; mais les femmes ne sont pas disposées à reconnaître une force à des êtres faibles, et la haine est une trop constante action pour ne pas être une force vive. En trouvant son mari profondément indifférent en amour, Dinah lui refusait la faculté de haïr. — Ne confondez pas la haine et la vengeance, lui disait l’abbé, c’est deux sentiments bien différents, l’un est celui des petits esprits, l’autre est l’effet d’une loi à laquelle obéissent les grandes âmes. Dieu se venge et ne hait pas. La haine est le vice des âmes étroites, elles l’alimentent de toutes leurs petitesses, elles en font le prétexte de leurs basses tyrannies. Aussi gardez-vous de blesser monsieur de La Baudraye ; il vous pardonnerait une faute, car il y trouverait un profit, mais il serait doucement implacable si vous le touchiez à l’endroit où l’a si cruellement atteint monsieur Milaud de Nevers, et la vie ne serait plus possible pour vous.

Or, au moment où le Nivernais, le Sancerrois, le Morvan, le Berry s’enorgueillissaient de madame de La Baudraye et la célébraient sous le nom de Jan Diaz, le petit La Baudraye recevait un coup mortel de cette gloire. Lui seul savait les secrets du poème de Paquita la Sévillane. Quand on parlait de cette œuvre terrible, tout le monde disait de Dinah : — Pauvre femme ! pauvre femme ! Les femmes étaient heureuses de pouvoir plaindre celle qui les avait tant opprimées, et jamais Dinah ne parut plus grande qu’alors aux yeux du pays. Le petit vieillard, devenu plus jaune, plus ridé, plus débile que jamais, ne témoigna rien ; mais Dinah surprit parfois, de lui sur elle, des regards d’une froideur venimeuse qui démentaient ses redoublements de politesse et de douceur avec elle. Elle finit par deviner ce qu’elle crut être une simple brouille de ménage ; mais en s’expliquant avec son insecte, comme le nommait monsieur Gravier, elle sentit le froid, la dureté, l’impassibilité de l’acier : elle s’emporta, elle lui reprocha sa vie depuis onze ans ; elle fit, avec intention de la faire, ce que les femmes appellent une scène ; mais le petit La Baudraye se tint sur un fauteuil les yeux fermés, en écoutant sans perdre son calme. Et le nain eut, comme toujours, raison de sa femme. Dinah comprit qu’elle avait eu tort {p. 389}   d’écrire : elle se promit de ne jamais faire un vers, et se tint parole. Aussi fut-ce12 une désolation dans tout le Sancerrois. — Pourquoi madame de La Baudraye ne compose-t-elle plus de vers (verse) ? fut le mot de tout le monde. À cette époque, madame de La Baudraye n’avait plus d’ennemies, on affluait chez elle, il ne se passait pas de semaine qu’il n’y eût13 de nouvelles présentations. La femme du Président du Tribunal, une auguste bourgeoise née Popinot-Chandier, avait dit à son fils, jeune homme de vingt-deux ans, d’aller à La Baudraye y faire sa cour, et se flattait de voir son Gatien dans les bonnes grâces de cette femme supérieure. Le mot femme supérieure avait remplacé le grotesque surnom de Sapho de Saint-Satur. La Présidente, qui pendant neuf ans avait dirigé l’opposition contre Dinah, fut si heureuse d’avoir vu son fils agréé, qu’elle dit un bien infini de la Muse de Sancerre. — Après tout, s’écria-t-elle en répondant à une tirade de madame de Clagny qui haïssait à la mort la prétendue maîtresse de son mari, c’est la plus belle femme et la plus spirituelle de tout le Berry ! Après avoir roulé dans tant de halliers, s’être élancée en mille voies diverses, avoir rêvé l’amour dans sa splendeur, avoir aspiré les souffrances des drames les plus noirs en en trouvant les sombres plaisirs achetés à bon marché, tant la monotonie de sa vie était fatigante, un jour Dinah tomba dans la fosse qu’elle avait juré d’éviter. En voyant monsieur de Clagny se sacrifiant toujours et qui refusa d’être Avocat-Général à Paris où l’appelait sa famille, elle se dit : — Il m’aime ! Elle vainquit sa répugnance et parut vouloir couronner tant de constance. Ce fut à ce mouvement de générosité chez elle que Sancerre dut la coalition qui se fit aux élections en faveur de monsieur de Clagny. Madame de La Baudraye avait rêvé de suivre à Paris le député de Sancerre. Mais, malgré de solennelles promesses, les cent cinquante voix données à l’adorateur de la belle Dinah, qui voulait faire revêtir la simarre du Garde des Sceaux à ce défenseur de la veuve et de l’orphelin, se changèrent en une imposante minorité de cinquante voix. La jalousie du Président Boirouge, la haine de monsieur Gravier, qui crut à la prépondérance du candidat dans le cœur de Dinah, furent exploitées par un jeune Sous-Préfet que, pour ce fait, les Doctrinaires firent nommer Préfet. — Je ne me consolerai jamais, dit-il à un de ses amis en {p. 390}   quittant Sancerre, de ne pas avoir su plaire à madame de La Baudraye, mon triomphe eût été complet… Cette vie intérieurement si tourmentée offrait un ménage calme, deux êtres mal assortis mais résignés, je ne sais quoi de rangé, de décent, ce mensonge que veut la Société, mais qui faisait à Dinah comme un harnais insupportable. Pourquoi voulait-elle quitter son masque après l’avoir porté pendant douze ans ? D’où venait cette lassitude quand, chaque jour augmentait son espoir d’être veuve ? Si l’on a suivi toutes les phases de cette existence, on comprendra très-bien les différentes déceptions auxquelles Dinah, comme beaucoup de femmes, d’ailleurs, s’était laissé prendre. Du désir de dominer monsieur de La Baudraye, elle était passée à l’espoir d’être mère. Entre les discussions de ménage et la triste connaissance de son sort, il s’était écoulé toute une période. Puis, quand elle avait voulu se consoler, le consolateur, monsieur de Chargebœuf, était parti. L’entraînement qui cause les fautes de la plupart des femmes lui avait donc jusqu’alors manqué. S’il est enfin des femmes qui vont droit à une faute, n’en est-il pas beaucoup qui s’accrochent à bien des espérances et qui n’y arrivent qu’après avoir erré dans un dédale de malheurs secrets ! Telle fut Dinah. Elle était si peu disposée à manquer à ses devoirs, qu’elle n’aima pas assez monsieur de Clagny pour lui pardonner son insuccès. Son installation dans le château d’Anzy, l’arrangement de ses collections, de ses curiosités qui reçurent une valeur nouvelle du cadre magnifique et grandiose que Philibert de Lorme semblait avoir bâti pour ce musée, l’occupèrent pendant quelques mois et lui permirent de méditer une de ces résolutions qui surprennent le public à qui les motifs sont cachés, mais qui souvent les trouve à force de causeries et de suppositions.

La réputation de Lousteau, qui passait pour un homme à bonnes fortunes à cause de ses liaisons avec des actrices, frappa madame de La Baudraye ; elle voulut le connaître, elle lut ses ouvrages et se passionna pour lui, moins peut-être à cause de son talent qu’à cause de ses succès auprès des femmes ; elle inventa, pour l’amener dans le pays, l’obligation pour Sancerre d’élire aux prochaines Élections une des deux célébrités du pays. Elle fit écrire à l’illustre médecin par Gatien Boirouge, qui se disait cousin de Bianchon par les Popinot ; puis elle obtint d’un vieil ami de feu madame Lousteau de réveiller l’ambition du feuilletoniste en lui faisant part des intentions où quelques personnes de {p. 391}   Sancerre se trouvaient de choisir leur député parmi les gens célèbres de Paris. Fatiguée de son médiocre entourage, madame de La Baudraye allait enfin voir des hommes vraiment supérieurs, elle pourrait ennoblir sa faute de tout l’éclat de la gloire. Ni Lousteau ni Bianchon ne répondirent ; peut-être attendaient-ils les vacances. Bianchon, qui, l’année précédente, avait obtenu sa chaire après un brillant concours, ne pouvait quitter son enseignement.

Au mois de septembre, en pleines vendanges, les deux Parisiens arrivèrent dans leur pays natal, et le trouvèrent plongé dans les tyranniques occupations de la récolte de 1836 ; il n’y eut donc aucune manifestation de l’opinion publique en leur faveur. — Nous faisons four, dit Lousteau en parlant à son compatriote la langue des coulisses.

En 1836, Lousteau, fatigué par seize années de luttes à Paris, usé tout autant par le plaisir que par la misère, par les travaux et les mécomptes, paraissait avoir quarante-huit ans, quoiqu’il n’en eût que trente-sept. Déjà chauve, il avait pris un air byronien en harmonie avec ses ruines anticipées, avec les ravins tracés sur sa figure par l’abus du vin de Champagne. Il mettait les stigmates de la débauche sur le compte de la vie littéraire en accusant la Presse d’être meurtrière, il faisait entendre qu’elle dévorait de grands talents afin de donner du prix à sa lassitude. Il crut nécessaire d’outrer dans sa patrie et son faux dédain de la vie et sa misanthropie postiche. Néanmoins, parfois ses yeux jetaient encore des flammes comme ces volcans qu’on croit éteints ; et il essaya de remplacer par l’élégance de la mise tout ce qui pouvait lui manquer de jeunesse aux yeux d’une femme.

Horace Bianchon, décoré de la Légion-d’Honneur, gros et gras comme un médecin en faveur, avait un air patriarcal, de grands cheveux longs, un front bombé, la carrure du travailleur, et le calme du penseur. Cette physionomie assez peu poétique faisait ressortir admirablement son léger compatriote.

Ces deux illustrations restèrent inconnues pendant toute une matinée à l’auberge où elles étaient descendues, et monsieur de Clagny n’apprit leur arrivée que par hasard. Madame de La Baudraye, au désespoir, envoya Gatien Boirouge, qui n’avait point de vignes, inviter les deux Parisiens à venir pour quelques jours au château d’Anzy. Depuis un an, Dinah faisait la châtelaine, et ne passait plus que les hivers à La Baudraye. Monsieur Gravier, le Procureur du Roi, le {p. 392}   Président et Gatien Boirouge offrirent aux deux hommes célèbres un banquet auquel assistèrent les personnes les plus littéraires de la ville. En apprenant que la belle madame de La Baudraye était Jan Diaz, les deux Parisiens se laissèrent conduire pour trois jours au château d’Anzy dans un char-à-bancs que Gatien mena lui-même. Ce jeune homme, plein d’illusions, donna madame de La Baudraye aux deux Parisiens non seulement comme la plus belle femme du Sancerrois, comme une femme supérieure et capable d’inspirer de l’inquiétude à George Sand, mais encore comme une femme qui produirait à Paris la plus profonde sensation. Aussi l’étonnement du docteur Bianchon et du goguenard feuilletoniste fut-il étrange, quoique réprimé, quand ils aperçurent au perron d’Anzy la châtelaine vêtue d’une robe en léger casimir noir, à guimpe, semblable à une amazone sans queue ; car ils reconnurent des prétentions énormes dans cette excessive simplicité. Dinah portait un béret de velours noir à la Raphaël d’où ses cheveux s’échappaient en grosses boucles. Ce vêtement mettait en relief une assez jolie taille, de beaux yeux, de belles paupières presque flétries par les ennuis de la vie qui vient d’être esquissée. Dans le Berry, l’étrangeté de cette mise artiste déguisait les romanesques affectations de la femme supérieure. En voyant les minauderies de leur trop aimable hôtesse, qui étaient en quelque sorte des minauderies d’âme et de pensée, les deux amis échangèrent un regard, et prirent une attitude profondément sérieuse pour écouter madame de La Baudraye qui leur fit une allocution étudiée en les remerciant d’être venus rompre la monotonie de sa vie. Dinah promena ses hôtes autour du boulingrin orné de corbeilles de fleurs qui s’étalait devant la façade d’Anzy.

— Comment, demanda Lousteau le mystificateur, une femme aussi belle que vous l’êtes et qui paraît si supérieure, a-t-elle pu rester en province ? Comment faites-vous pour résister à cette vie ?

— Ah ! voilà, dit la châtelaine. On n’y résiste pas. Un profond désespoir ou une stupide résignation, ou l’un ou l’autre, il n’y a pas de choix, tel est le tuf sur lequel repose notre existence et où s’arrêtent mille pensées stagnantes qui, sans féconder le terrain, y nourrissent les fleurs étiolées de nos âmes désertes. Ne croyez pas à l’insouciance ! L’insouciance tient au désespoir ou à la résignation. Chaque femme s’adonne alors à ce qui, selon son caractère, lui paraît un plaisir. Quelques-unes se jettent dans les confitures et dans les lessives, dans {p. 393}   l’économie domestique, dans les plaisirs ruraux de la vendange ou de la moisson, dans la conservation des fruits, dans la broderie des fichus, dans les soins de la maternité, dans les intrigues de petite ville. D’autres tracassent un piano inamovible qui sonne comme un chaudron au bout de la septième année, et qui finit ses jours, asthmatique, au château d’Anzy. Quelques dévotes s’entretiennent des différents crus de la parole de Dieu : l’on compare l’abbé Fritaud à l’abbé Guinard. On joue aux cartes le soir, on danse pendant douze années avec les mêmes personnes, dans les mêmes salons, aux mêmes époques. Cette belle vie est entremêlée de promenades solennelles sur le Mail, de visites d’étiquette entre femmes qui vous demandent où vous achetez vos étoffes. La conversation est bornée au sud de l’intelligence par les observations sur les intrigues cachées au fond de l’eau dormante de la vie de province, au nord par les mariages sur le tapis, à l’ouest par les jalousies, à l’est par les petits mots piquants. Aussi le voyez-vous ? dit-elle en se posant, une femme a des rides à vingt-neuf ans, dix ans avant le temps fixé par les ordonnances du docteur Bianchon, elle se couperose aussi très-promptement, et jaunit comme un coing quand elle doit jaunir, nous en connaissons qui verdissent. Quand nous en arrivons là, nous voulons justifier notre état normal. Nous attaquons alors de nos dents acérées comme des dents de mulot, les terribles passions de Paris. Nous avons ici des puritaines à contre-cœur qui déchirent les dentelles de la coquetterie et rongent la poésie de vos beautés parisiennes, qui entament le bonheur d’autrui en vantant leurs noix et leur lard rances, en exaltant leur trou de souris économe, les couleurs grises et les parfums monastiques de notre belle vie sancerroise.

— J’aime ce courage, madame, dit Bianchon. Quand on éprouve de tels malheurs, il faut avoir l’esprit d’en faire des vertus.

Stupéfait de la brillante manœuvre par laquelle Dinah livrait la province à ses hôtes dont les sarcasmes étaient ainsi prévenus, Gatien Boirouge poussa le coude à Lousteau en lui lançant un regard et un sourire qui disaient : Hein ? vous ai-je trompés ?

— Mais, madame, dit Lousteau, vous nous prouvez que nous sommes encore à Paris, je vous volerai cette tartine, elle me vaudra dix francs dans mon feuilleton…

— Oh ! monsieur, répliqua-t-elle, défiez-vous des femmes de province.

— Et pourquoi ? dit Lousteau.

{p. 394}   Madame de La Baudraye eut la rouerie, assez innocente d’ailleurs, de signaler à ces deux Parisiens entre lesquels elle voulait choisir un vainqueur, le piége où il se prendrait, en pensant qu’au moment où il ne le verrait plus, elle serait la plus forte.

— On se moque d’elles en arrivant, puis quand on a perdu le souvenir de l’éclat parisien, en voyant la femme de province dans sa sphère, on lui fait la cour, ne fût-ce que par passe-temps. Vous que vos passions ont rendu célèbre, vous serez l’objet d’une attention qui vous flattera… Prenez garde ! s’écria Dinah en faisant un geste coquet et s’élevant par ces réflexions sarcastiques au-dessus des ridicules de la province et de Lousteau. Quand une pauvre petite provinciale conçoit une passion excentrique pour une supériorité, pour un Parisien égaré en province, elle en fait quelque chose de plus qu’un sentiment, elle y trouve une occupation et l’étend sur toute sa vie. Il n’y a rien de plus dangereux que l’attachement d’une femme de province : elle compare, elle étudie, elle réfléchit, elle rêve, elle n’abandonne point son rêve, elle pense à celui qu’elle aime quand celui qu’elle aime ne pense plus à elle. Or une des fatalités qui pèsent sur la femme de province est ce dénoûment brusqué de ses passions, qui se remarque souvent en Angleterre. En province, la vie à l’état d’observation indienne force une femme à marcher droit dans son rail ou à en sortir vivement comme une machine à vapeur qui rencontre un obstacle. Les combats stratégiques de la passion, les coquetteries, qui sont la moitié de la Parisienne, rien de tout cela n’existe ici.

— C’est vrai, dit Lousteau. Il y a dans le cœur d’une femme de province des surprises comme dans certains joujoux.

— Oh ! mon Dieu, reprit Dinah, une femme vous a parlé trois fois pendant un hiver, elle vous a serré dans son cœur à son insu ; vient une partie de campagne, une promenade, tout est dit, ou, si vous voulez, tout est fait. Cette conduite, bizarre pour ceux qui n’observent pas, a quelque chose de très-naturel. Au lieu de calomnier la femme de province en la croyant dépravée, un poète, comme vous, ou un philosophe, un observateur comme le docteur Bianchon sauraient deviner les merveilleuses poésies inédites, enfin toutes les pages de ce beau roman dont le dénoûment profite à quelque heureux sous-lieutenant, à quelque grand homme de province.

— Les femmes de province que j’ai vues à Paris, dit Lousteau, étaient en effet assez enleveuses…

{p. 395}   — Dam ! elles sont curieuses, fit la châtelaine en commentant son mot par un petit geste d’épaules.

— Elles ressemblent à ces amateurs qui vont aux secondes représentations, sûrs que la pièce ne tombera pas, répliqua le journaliste.

— Quelle est donc la cause de vos maux ? demanda Bianchon.

— Paris est le monstre qui fait nos chagrins, répondit la femme supérieure. Le mal a sept lieues de tour et afflige le pays tout entier. La province n’existe pas par elle-même. Là seulement où la nation est divisée en cinquante petits États, là chacun peut avoir une physionomie, et une femme reflète alors l’éclat de la sphère où elle règne. Ce phénomène social se voit encore, m’a-t-on dit, en Italie, en Suisse et en Allemagne ; mais en France, comme dans tous les pays à capitale unique, l’aplatissement des mœurs sera la conséquence forcée de la centralisation.

— Les mœurs, selon vous, ne prendraient alors du ressort et de l’originalité que par une fédération d’États français formant un même empire, dit Lousteau.

— Ce n’est peut-être pas à désirer, car la France aurait encore à conquérir trop de pays, dit Bianchon.

— L’Angleterre ne connaît pas ce malheur, s’écria Dinah. Londres n’y exerce pas la tyrannie que Paris fait peser sur la France, et à laquelle le génie français finira par remédier ; mais elle a quelque chose de plus horrible dans son atroce hypocrisie, qui est un bien autre mal !

— L’aristocratie anglaise, reprit le journaliste qui prévit une tartine byronienne et qui se hâta de prendre la parole, a sur la nôtre l’avantage de s’assimiler toutes les supériorités, elle vit dans ses magnifiques parcs, elle ne vient à Londres que pendant deux mois, ni plus ni moins ; elle vit en province, elle y fleurit et la fleurit.

— Oui, dit madame de La Baudraye, Londres est la capitale des boutiques et des spéculations, on y fait le gouvernement. L’aristocratie s’y recorde seulement pendant soixante jours, elle y prend ses mots d’ordre, elle donne son coup d’œil à sa cuisine gouvernementale, elle passe la revue de ses filles à marier et des équipages à vendre, elle se dit bonjour, et s’en va promptement : elle est si peu amusante qu’elle ne se supporte pas elle-même plus que les quelques jours nommés la saison.

— Aussi, dans la perfide Albion du Constitutionnel, s’écria Lousteau pour réprimer par une épigramme cette prestesse de {p. 396}   langue, y a-t-il chance de rencontrer de charmantes femmes sur tous les points du royaume.

— Mais de charmantes femmes anglaises ! répliqua madame de La Baudraye en souriant. Voici, ma mère, à laquelle je vais vous présenter, dit-elle en voyant venir madame Piédefer.

Une fois la présentation des deux lions faite à ce squelette ambitieux du nom de femme qui s’appelait madame Piédefer, grand corps sec, à visage couperosé, à dents suspectes, aux cheveux teints, Dinah laissa les Parisiens libres pendant quelques instants.

— Eh ! bien, dit Gatien à Lousteau, qu’en pensez-vous ?

— Je pense que la femme la plus spirituelle de Sancerre en est tout bonnement la plus bavarde, répliqua le feuilletoniste.

— Une femme qui veut vous faire nommer député !… s’écria Gatien, un ange !

— Pardon, j’oubliais que vous l’aimez, reprit Lousteau. Vous excuserez le cynisme d’un vieux drôle comme moi. Demandez à Bianchon, je n’ai plus d’illusions, je dis les choses comme elles sont. Cette femme a bien certainement fait sécher sa mère comme une perdrix exposée à un trop grand feu…

Gatien Boirouge trouva moyen de dire à madame de La Baudraye le mot du feuilletoniste, pendant le dîner qui fut plantureux, sinon splendide, et pendant lequel la châtelaine eut soin de peu parler. Cette langueur dans la conversation révéla l’indiscrétion de Gatien. Étienne essaya de rentrer en grâce, mais toutes les prévenances de Dinah furent pour Bianchon. Néanmoins, au milieu de la soirée, la baronne redevint gracieuse pour Lousteau. N’avez-vous pas remarqué combien de grandes lâchetés sont commises pour de petites choses ? Ainsi cette noble Dinah, qui ne voulait pas se donner à des sots, qui menait au fond de sa province une épouvantable vie de luttes, de révoltes réprimées, de poésies inédites, et qui venait de gravir, pour s’éloigner de Lousteau, la roche la plus haute et la plus escarpée de ses dédains, qui n’en serait pas descendue en voyant ce faux Byron à ses pieds lui demandant merci, dégringola soudain de cette hauteur en pensant à son album. Madame de La Baudraye avait donné dans la manie des autographes : elle possédait un volume oblong qui méritait d’autant mieux son nom, que les deux tiers des feuillets étaient blancs. La baronne de Fontaine, à qui elle l’avait envoyé pendant trois mois, obtint avec beaucoup de peine une ligne de Rossini, six mesures de Meyerbeer, les quatre {p. 397}   vers que Victor Hugo met sur tous les albums, une strophe de Lamartine, un mot de Béranger, Calypso ne pouvait se consoler du départ d’Ulysse écrit par George Sand, les fameux vers sur le parapluie par Scribe, une phrase de Charles Nodier, une ligne d’horizon de Jules Dupré, la signature de David d’Angers, trois notes d’Hector Berlioz. Monsieur de Clagny récolta, pendant un séjour à Paris, une chanson de Lacenaire, autographe très recherché, deux lignes de Fieschi, et une lettre excessivement courte de Napoléon, qui toutes trois étaient collées sur le vélin de l’album. Monsieur Gravier, pendant un voyage, avait fait écrire sur cet album mesdemoiselles Mars, Georges, Taglioni et Grisi, les premiers artistes, comme Frédérick-Lemaître, Monrose, Bouffé, Rubini, Lablache, Nourrit et Arnal ; car il connaissait une société de vieux garçons nourris, selon leur expression, dans le Sérail, qui lui procurèrent ces faveurs. Ce commencement de collection fut d’autant plus précieux à Dinah qu’elle était seule à dix lieues à la ronde à posséder un album. Depuis deux ans, beaucoup de jeunes personnes avaient des albums sur lesquels elles faisaient écrire des phrases plus ou moins grotesques par leurs amis et connaissances. Ô vous qui passez votre vie à recueillir des autographes, gens heureux et primitifs, hollandais à tulipes, vous excuserez alors Dinah, quand, craignant de ne pas garder ses hôtes plus de deux jours, elle pria Bianchon d’enrichir son trésor par quelques lignes en le lui présentant.

Le médecin fit sourire Lousteau en lui montrant cette pensée sur la première page :

Ce qui rend le peuple si dangereux, c’est qu’il a pour tous ses crimes une absolution dans ses poches.
J.-B. DE CLAGNY.

— Appuyons cet homme assez courageux pour plaider la cause de la monarchie, dit à l’oreille de Lousteau le savant élève de Desplein. Et Bianchon écrivit au-dessous :

Ce qui distingue Napoléon d’un porteur d’eau n’est sensible que pour la Société, cela ne fait rien à la Nature. Aussi la démocratie, qui se refuse à l’inégalité des conditions, en appelle-t-elle sans cesse à la Nature.
H. BIANCHON.

{p. 398}   — Voilà les riches, s’écria Dinah stupéfaite, ils tirent de leur bourse une pièce d’or comme les pauvres en tirent un liard… Je ne sais, dit-elle en se tournant vers Lousteau, si ce ne sera pas abuser de l’hospitalité que de vous demander quelques stances…

— Ah ! madame, vous me flattez, Bianchon est un grand homme ; mais moi, je suis trop obscur !… Dans vingt ans d’ici, mon nom serait plus difficile à expliquer que celui de monsieur le Procureur du Roi dont la pensée inscrite sur votre album indiquera certainement un Montesquieu méconnu. D’ailleurs il me faudrait au moins vingt-quatre heures pour improviser quelque méditation bien amère ; car, je ne sais peindre que ce que je ressens…

— Je voudrais vous voir me demander quinze jours, dit gracieusement madame de La Baudraye en tendant son album, je vous garderais plus long-temps.

Le lendemain, à cinq heures du matin, les hôtes du château d’Anzy furent sur pied. Le petit La Baudraye avait organisé pour les Parisiens une chasse ; moins pour leur plaisir que par vanité de propriétaire, il était bien aise de leur faire arpenter ses bois et de leur faire traverser les douze cents hectares de landes qu’il rêvait de mettre en culture, entreprise qui voulait quelque cent mille francs, mais qui pouvait porter de trente à soixante mille francs les revenus de la terre d’Anzy.

— Savez-vous pourquoi le Procureur du Roi n’a pas voulu venir chasser avec nous ? dit Gatien Boirouge à monsieur Gravier.

— Mais il nous l’a dit, il doit tenir l’audience aujourd’hui, car le Tribunal juge correctionnellement, répondit le Receveur des Contributions.

— Et vous croyez cela ? s’écria Gatien. Eh ! bien, mon papa m’a dit : — Vous n’aurez pas monsieur Lebas de bonne heure, car monsieur de Clagny a prié son substitut de tenir l’audience.

— Ah ! ah ! fit Gravier, dont la physionomie changea, et monsieur de La Baudraye qui part pour la Charité !

— Mais pourquoi vous mêlez-vous de ces affaires ? dit Horace Bianchon à Gatien.

— Horace a raison, dit Lousteau. Je ne comprends pas comment vous vous occupez autant les uns des autres, vous perdez votre temps à des riens.

Horace Bianchon regarda Étienne Lousteau comme pour lui dire que les malices de feuilleton, les bons mots de petit journal étaient {p. 399}   incompris à Sancerre. En atteignant un fourré, monsieur Gravier laissa les deux hommes célèbres et Gatien s’y engager, sous la conduite du garde, dans un pli de terrain.

— Eh ! bien, attendons le financier, dit Bianchon quand les chasseurs arrivèrent à une clairière.

— Ah ! bien, si vous êtes un grand homme en Médecine, répliqua Gatien, vous êtes un ignorant en fait de vie de province. Vous attendez monsieur Gravier ?… mais il court comme un lièvre, malgré son petit ventre rondelet ; il est maintenant à vingt minutes d’Anzy… (Gatien tira sa montre) Bien ! il arrivera juste à temps.

— Où ?…

— Au château, pour le déjeuner, répondit Gatien. Croyez-vous que je serais à mon aise si madame de La Baudraye restait seule avec monsieur de Clagny ? Les voilà deux, ils se surveilleront, Dinah sera bien gardée.

— Ah ! çà, madame de La Baudraye en est donc encore à faire un choix ? dit Lousteau.

— Maman le croit, mais, moi, j’ai peur que monsieur de Clagny n’ait fini par fasciner madame de La Baudraye ; s’il a pu lui montrer dans la députation quelques chances de revêtir la simarre des Sceaux, il a bien pu changer en agréments d’Adonis sa peau de taupe, ses yeux terribles, sa crinière ébouriffée, sa voix d’huissier enroué, sa maigreur de poète crotté. Si Dinah voit monsieur de Clagny Procureur-Général, elle peut le voir joli garçon. L’éloquence a de grands priviléges. D’ailleurs madame de La Baudraye est pleine d’ambition, Sancerre lui déplaît, elle rêve des grandeurs parisiennes.

— Mais quel intérêt avez-vous à cela, dit Lousteau, car si elle aime le Procureur du Roi… Ah ! vous croyez qu’elle ne l’aimera pas long-temps, et vous espérez lui succéder.

— Vous autres, dit Gatien, vous rencontrez à Paris autant de femmes différentes qu’il y a de jours dans l’année. Mais à Sancerre où il ne s’en trouve pas six, et où, de ces six femmes, cinq ont des prétentions désordonnées à la vertu ; quand la plus belle vous tient à une distance énorme par des regards dédaigneux comme si elle était princesse de sang royal, il est bien permis à un jeune homme de vingt-deux ans de chercher à deviner les secrets de cette femme, car alors elle sera forcée d’avoir des égards pour lui.

— Cela s’appelle ici des égards, dit le journaliste en souriant.

{p. 400}   — J’accorde à madame de La Baudraye trop de bon goût pour croire qu’elle s’occupe de ce vilain singe, dit Horace Bianchon.

— Horace, dit le journaliste, voyons, savant interprète de la nature humaine, tendons un piége à loup au Procureur du Roi, nous rendrons service à notre ami Gatien, et nous rirons. Je n’aime pas les Procureurs du Roi.

— Tu as un juste pressentiment de ta destinée, dit Horace. Mais que faire ?

— Eh ! bien, racontons, après le dîner, quelques histoires de femmes surprises par leurs maris, et qui soient tuées, assassinées avec des circonstances terrifiantes. Nous verrons la mine que feront madame de La Baudraye et monsieur de Clagny.

— Pas mal, dit Bianchon, il est difficile que l’un ou l’autre ne se trahissent pas par un geste ou par une réflexion.

— Je connais, reprit le journaliste en s’adressant à Gatien, un directeur de journal qui, dans le but d’éviter une triste destinée, n’admet que des histoires où les amants sont brûlés, hachés, pilés, disséqués ; où les femmes sont bouillies, frites, cuites ; il apporte alors ces effroyables récits à sa femme en espérant qu’elle lui sera fidèle par peur ; il se contente de ce pis-aller, le modeste mari : « Vois-tu, ma mignonne, où conduit la plus petite faute ! » lui dit-il en traduisant le discours d’Arnolphe à Agnès.

— Madame de La Baudraye est parfaitement innocente, ce jeune homme a la berlue, dit Bianchon. Madame Piédefer me paraît être beaucoup trop dévote pour inviter au château d’Anzy l’amant de sa fille. Madame de La Baudraye aurait à tromper sa mère, son mari, sa femme de chambre et celle de sa mère ; c’est trop d’ouvrage, je l’acquitte.

— D’autant plus que son mari ne la quitte pas, dit Gatien en riant de son calembour.

— Nous nous souviendrons bien d’une ou deux histoires à faire trembler Dinah, dit Lousteau. Jeune homme, et toi Bianchon, je vous demande une tenue sévère, montrez-vous diplomates, ayez un laissez-aller sans affectation, épiez, sans en avoir l’air, la figure des deux criminels, vous savez ?… en dessous, ou dans la glace, à la dérobée. Ce matin nous chasserons le lièvre, ce soir nous chasserons le Procureur du Roi.

La soirée commença triomphalement pour Lousteau qui remit à la châtelaine son album où elle trouva cette élégie.

{p. 401}   SPLEEN
Des vers de moi chétif et perdu dans la foule
De ce monde égoïste où tristement je roule,
Sans m’attacher à rien ;
Qui ne vis s’accomplir jamais une espérance,
Et dont l’œil, affaibli par la morne souffrance,
Voit le mal sans le bien !
Cet album, feuilleté par les doigts d’une femme,
Ne doit pas s’assombrir au reflet de mon âme.
Chaque chose en son lieu :
Pour une femme, il faut parler d’amour, de joie,
De bals resplendissants, de vêtements de soie,
Et même un peu de Dieu.
Ce serait exercer sanglante raillerie
Que de me dire, à moi, fatigué de la vie :
Dépeins-nous le bonheur ?
Au pauvre aveugle-né vante-t-on la lumière,
À l’orphelin pleurant parle-t-on d’une mère,
Sans leur briser le cœur ?
Quand le froid désespoir vous prend jeune en ce monde,
Quand on n’y peut trouver un cœur qui vous réponde,
Il n’est plus d’avenir.
Si personne avec vous quand vous pleurez ne pleure,
Quand il n’est pas aimé, s’il faut qu’un homme meure,
Bientôt je dois mourir.
Plaignez-moi ! plaignez-moi ! car souvent je blasphème
Jusqu’au nom saint de Dieu, me disant en moi-même :
Il n’a pour moi rien fait.
Pourquoi le bénirais-je, et que lui dois-je en somme ?
Il eût pu me créer beau, riche, gentilhomme,
Et je suis pauvre et laid !
ÉTIENNE LOUSTEAU.
Septembre 1836, château d’Anzy.

— Et vous avez composé ces vers depuis hier ?… s’écria le Procureur du Roi d’un ton défiant.

— Oh ! mon Dieu, oui, tout en chassant, mais cela ne se voit que trop ! J’aurais voulu faire mieux pour madame.

— Ces vers sont ravissants, fit Dinah en levant les yeux au ciel.

{p. 402}   — C’est l’expression d’un sentiment malheureusement trop vrai, répondit Lousteau d’un air profondément triste.

Chacun devine que le journaliste gardait ces vers dans sa mémoire depuis au moins dix ans, car ils lui furent inspirés sous la Restauration par la difficulté de parvenir. Madame de La Baudraye regarda le journaliste avec la pitié que les malheurs du génie inspirent, et monsieur de Clagny, qui surprit ce regard, éprouva de la haine pour ce faux Jeune Malade. Il se mit au trictrac avec le curé de Sancerre. Le fils du Président eut l’excessive complaisance d’apporter la lampe aux deux joueurs, de manière que la lumière tombât d’aplomb sur madame de La Baudraye qui prit son ouvrage, elle garnissait de laine l’osier d’une corbeille à papier. Les trois conspirateurs se groupèrent auprès de ces personnages.

— Pour qui faites-vous donc cette jolie corbeille, madame ? dit le journaliste. Pour quelque loterie de bienfaisance ?

— Non, dit-elle, je trouve beaucoup trop d’affectation dans la bienfaisance faite à son de trompe.

— Vous êtes bien indiscret, dit monsieur Gravier.

— Y a-t-il de l’indiscrétion, dit Lousteau, à demander quel est l’heureux mortel chez qui se trouvera la corbeille de madame14 ?

— Il n’y a pas d’heureux mortel, reprit Dinah, elle est pour monsieur de La Baudraye.

Le Procureur du Roi regarda sournoisement madame de La Baudraye et la corbeille comme s’il se fût dit intérieurement : — Voilà ma corbeille à papier perdue !

— Comment, madame, vous ne voulez pas que nous le disions heureux d’avoir une jolie femme, heureux de ce qu’elle lui fait de si charmantes choses sur ses corbeilles à papier ? Le dessin est rouge et noir, à la Robin des bois. Si je me marie, je souhaite qu’après douze ans de ménage les corbeilles que brodera ma femme soient pour moi.

— Pourquoi ne seraient-elles pas pour vous ? dit madame de La Baudraye en levant sur Étienne son bel œil gris plein de coquetterie.

— Les Parisiens ne croient à rien, dit le Procureur du Roi d’un ton amer. La vertu des femmes est surtout mise en question avec une effrayante audace. Oui, depuis quelque temps, les livres que vous faites, messieurs les écrivains, vos Revues, vos pièces de théâtre, toute votre infâme littérature repose sur l’adultère…

— Eh ! monsieur le Procureur du Roi, reprit Étienne en riant, {p. 403}   je vous laissais jouer tranquillement, je ne vous attaquais point, et voilà que vous faites un réquisitoire contre moi. Foi de journaliste, j’ai broché plus de cent articles contre les auteurs de qui vous parlez ; mais j’avoue que, si je les ai attaqués, c’était pour dire quelque chose qui ressemblât à de la critique. Soyons justes, si vous les condamnez, il faut condamner Homère et son Iliade qui roule sur la belle Hélène ; il faut condamner le Paradis Perdu de Milton, Ève et le serpent me paraissent un gentil petit adultère symbolique. Il faut supprimer les Psaumes de David, inspirés par les amours excessivement adultères de ce Louis XIV hébreu. Il faut jeter au feu Mithridate, le Tartuffe, l’École des femmes, Phèdre, Andromaque, le Mariage de Figaro, l’Enfer de Dante, les Sonnets de Pétrarque, tout Jean-Jacques Rousseau, les romans du moyen-âge, l’Histoire de France, l’Histoire romaine, etc., etc. Je ne crois pas, hormis l’Histoire des Variations de Bossuet et les Provinciales de Pascal, qu’il y ait beaucoup de livres à lire, si vous voulez en retrancher ceux où il est question de femmes aimées à l’encontre des lois.

— Le beau malheur ! dit monsieur de Clagny.

Étienne, piqué de l’air magistral que prenait monsieur de Clagny, voulut le faire enrager par une de ces froides mystifications qui consistent à défendre des opinions auxquelles on ne tient pas, dans le but de rendre furieux un pauvre homme de bonne foi, véritable plaisanterie de journaliste.

— En nous plaçant au point de vue politique où vous êtes forcé de vous mettre, dit-il en continuant sans relever l’exclamation du magistrat, en revêtant la robe du Procureur-Général à toutes les époques, car tous les gouvernements ont leur Ministère public, eh ! bien, la religion catholique se trouve infectée dans sa source d’une violente illégalité conjugale. Aux yeux du roi Hérode, à ceux de Pilate qui défendait le gouvernement romain, la femme de Joseph pouvait paraître adultère, puisque, de son propre aveu, Joseph n’était pas le père du Christ. Le juge païen n’admettait pas plus l’immaculée conception que vous n’admettriez un miracle semblable, si quelque religion se produisait aujourd’hui en s’appuyant sur un mystère de ce genre. Croyez-vous qu’un tribunal de police correctionnelle reconnaîtrait une nouvelle opération du Saint-Esprit ? Or, qui peut oser dire que Dieu ne viendra pas racheter encore l’humanité ? est-elle meilleure aujourd’hui que sous Tibère ?

{p. 404}   — Votre raisonnement est un sacrilége, répondit le Procureur du Roi.

— D’accord, dit le journaliste, mais je ne le fais pas dans une mauvaise intention. Vous ne pouvez supprimer les faits historiques. Selon moi, Pilate condamnant Jésus-Christ, Anytus, organe du parti aristocratique d’Athènes et demandant la mort de Socrate, représentaient des sociétés établies, se croyant légitimes, revêtues de pouvoirs consentis, obligées de se défendre. Pilate et Anytus étaient alors aussi logiques que les procureurs-généraux qui demandaient la tête des sergents de la Rochelle et qui font tomber aujourd’hui la tête des républicains armés contre le trône de juillet, et celles des novateurs dont le but est de renverser à leur profit les sociétés sous prétexte de les mieux organiser. En présence des grandes familles d’Athènes et de l’empire romain, Socrate et Jésus étaient criminels ; pour ces vieilles aristocraties, leurs opinions ressemblaient à celles de la Montagne : supposez leurs sectateurs triomphants, ils eussent fait un léger 93 dans l’empire romain ou dans l’Attique.

— Où voulez-vous en venir, monsieur ? dit le Procureur du Roi.

— À l’adultère ! Ainsi, monsieur, un bouddhiste en fumant sa pipe peut parfaitement dire que la religion des chrétiens est fondée sur l’adultère ; comme nous croyons que Mahomet est un imposteur, que son Coran est une réimpression de la Bible et de l’Évangile, et que Dieu n’a jamais eu la moindre intention de faire, de ce conducteur de chameaux, son prophète.

— S’il y avait en France beaucoup d’hommes comme vous, et il y en a malheureusement trop, tout gouvernement y serait impossible.

— Et il n’y aurait pas de religion, dit madame Piédefer dont le visage avait fait d’étranges grimaces pendant cette discussion.

— Tu leur causes une peine infinie, dit Bianchon à l’oreille d’Étienne, ne parle pas religion, tu leur dis des choses à les renverser.

— Si j’étais écrivain ou romancier, dit monsieur Gravier, je prendrais le parti des maris malheureux. Moi qui ai vu beaucoup de choses et d’étranges choses, je sais que dans le nombre des maris trompés il s’en trouve dont l’attitude ne manque point d’énergie, et qui, dans la crise, sont très-dramatiques, pour employer un de vos mots, monsieur, dit-il en regardant Étienne.

— Vous avez raison, mon cher monsieur Gravier, dit Lousteau, {p. 405}   je n’ai jamais trouvé ridicules les maris trompés ; au contraire, je les aime…

— Ne trouvez-vous pas un mari sublime de confiance ? dit alors Bianchon, il croit en sa femme, il ne la soupçonne point, il a la foi du charbonnier. S’il a la faiblesse de se confier à sa femme, vous vous en moquez ; s’il est défiant et jaloux, vous le haïssez : dites-moi quel est le moyen terme pour un homme d’esprit ?

— Si monsieur le Procureur du Roi ne venait pas de se prononcer si ouvertement contre l’immoralité des récits où la charte conjugale est violée, je vous raconterais une vengeance de mari, dit Lousteau.

Monsieur de Clagny jeta ses dés d’une façon convulsive, et ne regarda point le journaliste.

— Comment donc, mais une narration de vous, s’écria madame de La Baudraye, à peine aurais-je osé vous la demander…

— Elle n’est pas de moi, madame, je n’ai pas tant de talent ; elle me fut, et avec quel charme ! racontée par un de nos écrivains les plus célèbres, le plus grand musicien littéraire que nous ayons, Charles Nodier.

— Eh ! bien, dites, reprit Dinah, je n’ai jamais entendu monsieur Nodier, vous n’avez pas de comparaison à craindre.

— Peu de temps après le 18 brumaire, dit Lousteau, vous savez qu’il y eut une levée de boucliers en Bretagne et dans la Vendée. Le premier consul, empressé de pacifier la France, entama des négociations avec les principaux chefs et déploya les plus vigoureuses mesures militaires ; mais, tout en combinant des plans de campagne avec les séductions de sa diplomatie italienne, il mit en jeu les ressorts machiavéliques de la police, alors confiée à Fouché. Rien de tout cela ne fut inutile pour étouffer la guerre allumée dans l’Ouest. À cette époque, un jeune homme appartenant à la famille de Maillé fut envoyé par les Chouans, de Bretagne à Saumur, afin d’établir des intelligences entre certaines personnes de la ville ou des environs et les chefs de l’insurrection royaliste. Instruite de ce voyage, la police de Paris avait dépêché des agents chargés de s’emparer du jeune émissaire à son arrivée à Saumur. Effectivement, l’ambassadeur fut arrêté le jour même de son débarquement ; car il vint en bateau, sous un déguisement de maître marinier. Mais, en homme d’exécution, il avait calculé toutes les chances de son entreprise ; son passe-port, ses papiers étaient si bien en règle que les {p. 406}   gens envoyés pour se saisir de lui craignirent de se tromper. Le chevalier de Beauvoir, je me rappelle maintenant le nom, avait bien médité son rôle : il se réclama de sa famille d’emprunt, allégua son faux domicile, et soutint si hardiment son interrogatoire qu’il aurait été mis en liberté sans l’espèce de croyance aveugle que les espions eurent en leurs instructions, malheureusement trop précises. Dans le doute, ces alguasils aimèrent mieux commettre un acte arbitraire que de laisser échapper un homme à la capture duquel le Ministre paraissait attacher une grande importance. Dans ces temps de liberté, les agents du pouvoir national se souciaient fort peu de ce que nous nommons aujourd’hui la légalité. Le chevalier fut donc provisoirement emprisonné, jusqu’à ce que les autorités supérieures eussent pris une décision à son égard. Cette sentence bureaucratique ne se fit pas attendre. La police ordonna de garder très-étroitement le prisonnier, malgré ses dénégations. Le chevalier de Beauvoir fut alors transféré, suivant de nouveaux ordres, au château de l’Escarpe, dont le nom indique assez la situation. Cette forteresse, assise sur des rochers d’une grande élévation, a pour fossés des précipices ; on y arrive de tous côtés par des pentes rapides et dangereuses ; comme dans tous les anciens châteaux, la porte principale est à pont-levis et défendue par une large douve. Le commandant de cette prison, charmé d’avoir à garder un homme de distinction dont les manières étaient fort agréables, qui s’exprimait à merveille et paraissait instruit, qualités rares à cette époque, accepta le chevalier comme un bienfait de la Providence ; il lui proposa d’être à l’Escarpe sur parole, et de faire cause commune avec lui contre l’ennui. Le prisonnier ne demanda pas mieux. Beauvoir était un loyal gentilhomme, mais c’était aussi par malheur un fort joli garçon. Il avait une figure attrayante, l’air résolu, la parole engageante, une force prodigieuse. Leste, bien découplé, entreprenant, aimant le danger, il eût fait un excellent chef de partisans ; il les faut ainsi. Le commandant assigna le plus commode des appartements à son prisonnier, l’admit à sa table, et n’eut d’abord qu’à se louer du Vendéen. Ce commandant était Corse et marié ; sa femme, jolie et agréable, lui semblait peut-être difficile à garder ; bref, il était jaloux en sa qualité de Corse et de militaire assez mal tourné. Beauvoir plut à la dame, il la trouva fort à son goût ; peut-être s’aimèrent-ils ? en prison l’amour va si vite ! Commirent-ils quelque imprudence ? Le sentiment qu’ils eurent l’un pour l’autre {p. 407}   dépassa-t-il les bornes de cette galanterie superficielle qui est presque un de nos devoirs envers les femmes ? Beauvoir ne s’est jamais franchement expliqué sur ce point assez obscur de son histoire ; mais toujours est-il constant que le commandant se crut en droit d’exercer des rigueurs extraordinaires sur son prisonnier. Beauvoir, mis au donjon, fut nourri de pain noir, abreuvé d’eau claire, et enchaîné suivant le perpétuel programme des divertissements prodigués aux captifs. La cellule située sous la plate-forme était voûtée en pierre dure, les murailles avaient une épaisseur désespérante, la tour donnait sur le précipice. Lorsque le pauvre Beauvoir eut reconnu l’impossibilité d’une évasion, il tomba dans ces rêveries qui sont tout ensemble le désespoir et la consolation des prisonniers. Il s’occupa de ces riens qui deviennent de grandes affaires : il compta les heures et les jours, il fit l’apprentissage du triste état de prisonnier, se replia sur lui-même, et apprécia la valeur de l’air et du soleil ; puis, après une quinzaine de jours, il eut cette maladie terrible, cette fièvre de liberté qui pousse les prisonniers à ces sublimes entreprises dont les prodigieux résultats nous semblent inexplicables quoique réels, et que mon ami le docteur (il se tourna vers Bianchon) attribuerait sans doute à des forces inconnues, le désespoir de son analyse physiologique, mystères de la volonté humaine dont la profondeur épouvante la science (Bianchon fit un signe négatif). Beauvoir se rongeait le cœur, car la mort seule pouvait le rendre libre. Un matin le porte-clefs chargé d’apporter la nourriture du prisonnier, au lieu de s’en aller après lui avoir donné sa maigre pitance, resta devant lui les bras croisés, et le regarda singulièrement. Entre eux, la conversation se réduisait ordinairement à peu de chose, et jamais le gardien ne la commençait. Aussi le chevalier fut-il très-étonné lorsque cet homme lui dit : — Monsieur, vous avez sans doute votre idée en vous faisant toujours appeler monsieur Lebrun ou citoyen Lebrun. Cela ne me regarde pas, mon affaire n’est point de vérifier votre nom. Que vous vous nommiez Pierre ou Paul, cela m’est bien indifférent. À chacun son métier, les vaches seront bien gardées. Cependant je sais, dit-il en clignant de l’œil, que vous êtes monsieur Charles-Félix-Théodore, chevalier de Beauvoir et cousin de madame la duchesse de Maillé… — Hein ? ajouta-t-il d’un air de triomphe après un moment de silence en regardant son prisonnier. Beauvoir, se voyant incarcéré fort et ferme, ne crut pas que sa position pût empirer par {p. 408}   l’aveu de son véritable nom. — Eh ! bien, quand je serais le chevalier de Beauvoir, qu’y gagnerais-tu ? lui dit-il. — Oh ! tout est gagné, répliqua le porte-clefs à voix basse. Écoutez-moi. J’ai reçu de l’argent pour faciliter votre évasion ; mais un instant ! Si j’étais soupçonné de la moindre chose, je serais fusillé tout bellement. J’ai donc dit que je tremperais dans cette affaire juste pour gagner mon argent. Tenez, monsieur, voici une clef, dit-il en sortant de sa poche une petite lime. Avec cela, vous scierez un de vos barreaux. Dam ! ce ne sera pas commode, reprit-il en montrant l’ouverture étroite par laquelle le jour entrait dans le cachot. C’était une espèce de baie pratiquée au-dessus du cordon qui couronnait extérieurement le donjon, entre ces grosses pierres saillantes destinées à figurer les supports des créneaux. — Monsieur, dit le geôlier, il faudra scier le fer assez près pour que vous puissiez passer. — Oh ! sois tranquille ! j’y passerai, dit le prisonnier. — Et assez haut pour qu’il vous reste de quoi attacher votre corde, reprit le porte-clefs. — Où est-elle ? demanda Beauvoir. — La voici, répondit le guichetier en lui jetant une corde à nœuds. Elle a été fabriquée avec du linge afin de faire supposer que vous l’avez confectionnée vous-même, et elle est de longueur suffisante. Quand vous serez au dernier nœud, laissez-vous couler tout doucement, le reste est votre affaire. Vous trouverez probablement dans les environs une voiture tout attelée et des amis qui vous attendent. Mais je ne sais rien, moi ! Je n’ai pas besoin de vous dire qu’il y a une sentinelle au dret de la tour. Vous saurez ben choisir une nuit noire, et guetter le moment où le soldat de faction dormira. Vous risquerez peut-être d’attraper un coup de fusil ; mais… — C’est bon ! c’est bon, je ne pourrirai pas ici, s’écria le chevalier. — Ah ! ça se pourrait bien tout de même, répliqua le geôlier d’un air bête. Beauvoir prit cela pour une de ces réflexions niaises que font ces gens-là. L’espoir d’être bientôt libre le rendait si joyeux qu’il ne pouvait guère s’arrêter aux discours de cet homme, espèce de paysan renforcé. Il se mit à l’ouvrage aussitôt, et la journée lui suffit pour scier les barreaux. Craignant une visite du commandant, il cacha son travail, en bouchant les fentes avec de la mie de pain roulée dans de la rouille, afin de lui donner la couleur du fer. Il serra sa corde, et se mit à épier quelque nuit favorable, avec cette impatience concentrée et cette profonde agitation d’âme qui dramatisent la vie des prisonniers. Enfin, par une nuit grise, une nuit {p. 409}   d’automne, il acheva de scier les barreaux, attacha solidement sa corde, s’accroupit à l’extérieur sur le support de pierre, en se cramponnant d’une main au bout de fer qui restait dans la baie. Puis il attendit ainsi le moment le plus obscur de la nuit et l’heure à laquelle les sentinelles doivent dormir. C’est vers le matin, à peu près. Il connaissait la durée des factions, l’instant des rondes, toutes choses dont s’occupent les prisonniers, même involontairement. Il guetta le moment où l’une des sentinelles serait aux deux tiers de sa faction et retirée dans sa guérite, à cause du brouillard. Certain d’avoir réuni toutes les chances favorables à son évasion, il se mit alors à descendre, nœud à nœud, suspendu entre le ciel et la terre, en tenant sa corde avec une force de géant. Tout alla bien. À l’avant-dernier nœud, au moment de se laisser couler à terre, il s’avisa, par une pensée prudente, de chercher le sol avec ses pieds, et ne trouva pas de sol. Le cas était assez embarrassant pour un homme en sueur, fatigué, perplexe, et dans une situation où il s’agissait de jouer sa vie à pair ou non. Il allait s’élancer. Une raison frivole l’en empêcha : son chapeau venait de tomber, heureusement il écouta le bruit que sa chute devait produire, et il n’entendit rien ! Le prisonnier conçut de vagues soupçons sur sa position ; il se demanda si le commandant ne lui avait pas tendu quelque piége : mais dans quel intérêt ? En proie à ces incertitudes, il songea presque à remettre la partie à une autre nuit. Provisoirement, il résolut d’attendre les clartés indécises du crépuscule ; heure qui ne serait peut-être pas tout à fait défavorable à sa fuite. Sa force prodigieuse lui permit de grimper vers le donjon ; mais il était presque épuisé au moment où il se remit sur le support extérieur, guettant tout comme un chat sur le bord d’une gouttière. Bientôt, à la faible clarté de l’aurore, il aperçut, en faisant flotter sa corde, une petite distance de cent pieds entre le dernier nœud et les rochers pointus du précipice. — Merci, commandant ! dit-il avec le sang-froid qui le caractérisait. Puis, après avoir quelque peu réfléchi à cette habile vengeance, il jugea nécessaire de rentrer dans son cachot. Il mit sa défroque en évidence sur son lit, laissa la corde en dehors pour faire croire à sa chute ; il se tapit tranquillement derrière la porte, et attendit l’arrivée du perfide guichetier en tenant à la main une des barres de fer qu’il avait sciées. Le guichetier, qui ne manqua pas de venir plus tôt qu’à l’ordinaire pour recueillir la succession du mort, ouvrit la porte en sifflant ; mais, quand il fut à une distance convenable, {p. 410}   Beauvoir lui asséna sur le crâne un si furieux coup de barre que le traître tomba comme une masse, sans jeter un cri : la barre lui avait brisé la tête. Le chevalier déshabilla promptement le mort, prit ses habits, imita son allure, et, grâce à l’heure matinale et au peu de défiance des sentinelles de la porte principale, il s’évada.

Ni le Procureur du Roi, ni madame de La Baudraye ne parurent croire qu’il y eût dans ce récit la moindre prophétie qui les concernât. Les intéressés se jetèrent des regards interrogatifs, en gens surpris de la parfaite indifférence des deux prétendus amants.

— Bah ! j’ai mieux à vous raconter, dit Bianchon.

— Voyons, dirent les auditeurs à un signe que fit Lousteau pour dire que Bianchon avait sa petite réputation de conteur.

Dans les histoires dont se composait son fonds de narration, car tous les gens d’esprit ont une certaine quantité d’anecdotes comme madame de La Baudraye avait sa collection de phrases, l’illustre docteur choisit celle connue sous le nom de La Grande Bretèche et devenue si célèbre qu’on en a fait au Gymnase-Dramatique un vaudeville intitulé Valentine (voir Autre Étude de femme). Aussi est-il parfaitement inutile de répéter ici cette aventure, quoiqu’elle fût du fruit nouveau pour les habitants du château d’Anzy. Ce fut d’ailleurs la même perfection dans les gestes, dans les intonations qui valut tant d’éloges au docteur chez mademoiselle des Touches quand il la raconta pour la première fois. Le dernier tableau du Grand d’Espagne mourant de faim et debout dans l’armoire où l’a muré le mari de madame de Merret, et le dernier mot de ce mari répondant à une dernière prière de sa femme : — Vous avez juré sur ce crucifix qu’il n’y avait là personne ! produisit tout son effet. Il y eut un moment de silence assez flatteur pour Bianchon.

— Savez-vous, messieurs, dit alors madame de La Baudraye, que l’amour doit être une chose immense pour engager une femme à se mettre en de pareilles situations ?

— Moi qui certes ai vu d’étranges choses dans ma vie, dit monsieur Gravier, j’ai été quasi témoin en Espagne d’une aventure de ce genre-là.

— Vous venez après de grands acteurs, lui dit madame de La Baudraye en fêtant les deux Parisiens par un regard coquet, n’importe, allez.

— Quelque temps après son entrée à Madrid, dit le Receveur des contributions, le grand-duc de Berg invita les principaux {p. 411}   personnages de cette ville à une fête offerte par l’armée française à la capitale nouvellement conquise. Malgré la splendeur du gala, les Espagnols n’y furent pas très-rieurs, leurs femmes dansèrent peu, la plupart des conviés se mirent à jouer. Les jardins du palais étaient illuminés assez splendidement pour que les dames pussent s’y promener avec autant de sécurité qu’elles l’eussent fait en plein jour. La fête était impérialement belle. Rien ne fut épargné dans le but de donner aux Espagnols une haute idée de l’Empereur, s’ils voulaient le juger d’après ses lieutenants. Dans un bosquet assez voisin du palais, entre une heure et deux du matin, plusieurs militaires français s’entretenaient des chances de la guerre, et de l’avenir peu rassurant que pronostiquait l’attitude des Espagnols présents à cette pompeuse fête. — Ma foi, dit le Chirurgien en chef du Corps d’armée où j’étais Payeur Général, hier j’ai formellement demandé mon rappel au prince Murat. Sans avoir précisément peur de laisser mes os dans la Péninsule, je préfère aller panser les blessures faites par nos bons voisins les Allemands ; leurs armes ne vont pas si avant dans le torse que les poignards castillans. Puis, la crainte de l’Espagne est, chez moi, comme une superstition. Dès mon enfance, j’ai lu des livres espagnols, un tas d’aventures sombres et mille histoires de ce pays, qui m’ont vivement prévenu contre ses mœurs. Eh ! bien, depuis notre entrée à Madrid, il m’est arrivé d’être déjà, sinon le héros, du moins le complice de quelque périlleuse intrigue, aussi noire, aussi obscure que peut l’être un roman de lady Radcliffe. J’écoute volontiers mes pressentiments, et dès demain je détale. Murat ne me refusera certes pas mon congé, car, grâce aux services que nous rendons, nous avons des protections toujours efficaces. — Puisque tu tires ta crampe, dis-nous ton événement, répondit un colonel, vieux républicain qui, du beau langage et des courtisaneries impériales, ne se souciait guère. Le Chirurgien en chef regarda soigneusement autour de lui comme pour reconnaître les figures de ceux qui l’environnaient, et, sûr qu’aucun Espagnol n’était dans le voisinage, il dit : — Nous ne sommes ici que des Français, volontiers, colonel Hulot. Il y a six jours, je revenais tranquillement à mon logis, vers onze heures du soir, après avoir quitté le général Montcornet dont l’hôtel se trouve à quelques pas du mien. Nous sortions tous les deux de chez l’Ordonnateur en chef, où nous avions fait une bouillotte assez animée. Tout à coup, au {p. 412}   coin d’une petite rue, deux inconnus, ou plutôt deux diables, se jettent sur moi, m’entortillent la tête et les bras dans un grand manteau. Je criai, vous devez me croire, comme un chien fouetté ; mais le drap étouffait ma voix, et je fus transporté dans une voiture avec la plus rapide dextérité. Lorsque mes deux compagnons me débarrassèrent du manteau, j’entendis ces désolantes paroles prononcées par une voix de femme, en mauvais français : — Si vous criez, ou si vous faites mine de vous échapper, si vous vous permettez le moindre geste équivoque, le monsieur qui est devant vous est capable de vous poignarder sans scrupule. Tenez-vous donc tranquille. Maintenant je vais vous apprendre la cause de votre enlèvement. Si vous voulez vous donner la peine d’étendre votre main vers moi, vous trouverez entre nous deux vos instruments de chirurgie que nous avons envoyé chercher chez vous de votre part ; ils vous seront nécessaires, nous vous emmenons dans une maison pour sauver l’honneur d’une dame sur le point d’accoucher d’un enfant qu’elle veut donner à ce gentilhomme sans que son mari le sache. Quoique monsieur quitte peu madame, de laquelle il est toujours passionnément épris, et qu’il surveille avec toute l’attention de la jalousie espagnole, elle a pu lui cacher sa grossesse, il la croit malade. Vous allez donc faire l’accouchement. Les dangers de l’entreprise ne vous concernent pas : seulement, obéissez-nous ; autrement, l’amant, qui est en face de vous dans la voiture, et qui ne sait pas un mot de français, vous poignarderait à la moindre imprudence. — Et qui êtes-vous ? lui dis-je en cherchant la main de mon interlocutrice dont le bras était enveloppé dans la manche d’un habit d’uniforme. — Je suis la camériste de madame, sa confidente, et tout prête à vous récompenser par moi-même, si vous vous prêtez galamment aux exigences de notre situation. — Volontiers, dis-je en me voyant embarqué de force dans une aventure dangereuse. À la faveur de l’ombre, je vérifiai si la figure et les formes de cette fille étaient en harmonie avec les idées que la qualité de sa voix m’avait inspirées. Cette bonne créature s’était sans doute soumise par avance à tous les hasards de ce singulier enlèvement, car elle garda le plus complaisant silence, et la voiture n’eut pas roulé pendant plus de dix minutes dans Madrid qu’elle reçut et me rendit un baiser satisfaisant. L’amant que j’avais en vis-à-vis ne s’offensa point de quelques coups de pied dont je le gratifiai fort involontairement ; mais comme il {p. 413}   n’entendait pas le français, je présume qu’il n’y fit pas attention. — Je ne puis être votre maîtresse qu’à une seule condition, me dit la camériste en réponse aux bêtises que je lui débitais emporté par la chaleur d’une passion improvisée à laquelle tout faisait obstacle. — Et laquelle ? — Vous ne chercherez jamais à savoir à qui j’appartiens. Si je viens chez vous, ce sera de nuit, et vous me recevrez sans lumière. — Bon, lui dis-je. Notre conversation en était là quand la voiture arriva près d’un mur de jardin. — Laissez-moi vous bander les yeux, me dit la femme de chambre, vous vous appuierez sur mon bras, et je vous conduirai moi-même. Elle me serra sur les yeux un mouchoir qu’elle noua fortement derrière ma tête. J’entendis le bruit d’une clef mise avec précaution dans la serrure d’une petite porte par le silencieux amant que j’avais eu pour vis-à-vis. Bientôt la femme de chambre, au corps cambré, et qui avait du meného dans son allure… — C’est, dit le Receveur en prenant un petit ton de supériorité, un mot de la langue espagnole, un idiotisme qui peint les torsions que les femmes savent imprimer à une certaine partie de leur robe que vous devinez… — La femme de chambre (je reprends le récit du Chirurgien en Chef) me conduisit, à travers les allées sablées d’un grand jardin, jusqu’à un certain endroit où elle s’arrêta. Par le bruit que nos pas firent dans l’air, je présumai que nous étions devant la maison. — Silence, maintenant, me dit-elle à l’oreille, et veillez bien sur vous-même ! Ne perdez pas de vue un seul de mes signes, je ne pourrai plus vous parler sans danger pour nous deux, et il s’agit en ce moment de vous sauver la vie. Puis, elle ajouta, mais à haute voix : — Madame est dans une chambre au rez-de-chaussée ; pour y arriver, il nous faudra passer dans la chambre et devant le lit de son mari ; ne toussez pas, marchez doucement, et suivez-moi bien de peur de heurter quelques meubles, ou de mettre les pieds hors du tapis que j’ai arrangé. Ici l’amant grogna sourdement, comme un homme impatienté de tant de retards. La camériste se tut, j’entendis ouvrir une porte, je sentis l’air chaud d’un appartement, et nous allâmes à pas de loup, comme des voleurs en expédition. Enfin la douce main de la fille m’ôta mon bandeau. Je me trouvai dans une grande chambre, haute d’étage, et mal éclairée par une lampe fumeuse. La fenêtre était ouverte, mais elle avait été garnie de gros barreaux de fer par {p. 414}   le jaloux mari. J’étais jeté là comme au fond d’un sac. À terre, sur une natte, une femme dont la tête était couverte d’un voile de mousseline, mais à travers lequel ses yeux pleins de larmes brillaient de tout l’éclat des étoiles, serrait avec force sur sa bouche un mouchoir et le mordait si vigoureusement que ses dents y entraient ; jamais je n’ai vu si beau corps, mais ce corps se tordait sous la douleur comme une corde de harpe jetée au feu. La malheureuse avait fait deux arcs-boutants de ses jambes, en les appuyant sur une espèce de commode ; puis, de ses deux mains, elle se tenait aux bâtons d’une chaise en tendant ses bras dont toutes les veines étaient horriblement gonflées. Elle ressemblait ainsi à un criminel dans les angoisses de la question. Pas un cri d’ailleurs, pas d’autre bruit que le sourd craquement de ses os. Nous étions là, tous trois, muets et immobiles. Les ronflements du mari retentissaient avec une consolante régularité. Je voulus examiner la camériste ; mais elle avait remis le masque dont elle s’était sans doute débarrassée pendant la route, et je ne pus voir que deux yeux noirs et des formes agréablement prononcées. L’amant jeta sur-le-champ des serviettes sur les jambes de sa maîtresse, et replia en double sur la figure un voile de mousseline. Lorsque j’eus soigneusement observé cette femme, je reconnus, à certains symptômes jadis remarqués dans une bien triste circonstance de ma vie, que l’enfant était mort. Je me penchai vers la fille pour l’instruire de cet événement. En ce moment, le défiant inconnu tira son poignard ; mais j’eus le temps de tout dire à la femme de chambre, qui lui cria deux mots à voix basse. En entendant mon arrêt, l’amant eut un léger frisson qui passa sur lui des pieds à la tête comme un éclair, il me sembla voir pâlir sa figure sous son masque de velours noir. La camériste saisit un moment où cet homme au désespoir regardait la mourante qui devenait violette, et me montra sur une table des verres de limonade tout préparés, en me faisant un signe négatif. Je compris qu’il fallait m’abstenir de boire, malgré l’horrible chaleur qui me desséchait le gosier. L’amant eut soif ; il prit un verre vide, l’emplit de limonade et but. En ce moment, la dame eut une convulsion violente qui m’annonça l’heure favorable à l’opération. Je m’armai de courage, et je pus, après une heure de travail, extraire l’enfant par morceaux. L’Espagnol ne pensa plus à m’empoisonner en comprenant que je venais de sauver sa maîtresse. De grosses larmes roulaient par instants sur son manteau. La femme {p. 415}   ne jeta pas un cri, mais elle tressaillait comme une bête fauve surprise et suait à grosses gouttes. Dans un instant horriblement critique, elle fit un geste pour montrer la chambre de son mari ; le mari venait de se retourner ; de nous quatre elle seule avait entendu le froissement des draps, le bruissement du lit ou des rideaux. Nous nous arrêtâmes, et, à travers les trous de leurs masques, la camériste et l’amant se jetèrent des regards de feu comme pour se dire : — Le tuerons-nous s’il s’éveille ? J’étendis alors la main pour prendre le verre de limonade que l’inconnu avait entamé. L’Espagnol crut que j’allais boire un des verres pleins ; il bondit comme un chat, posa son long poignard sur les deux verres empoisonnés, et me laissa le sien en me faisant signe de boire le reste. Il y avait tant d’idées, tant de sentiment dans ce signe et dans son vif mouvement, que je lui pardonnai les atroces combinaisons méditées pour me tuer et ensevelir ainsi toute mémoire de cet événement. Après deux heures de soins et de craintes, la camériste et moi nous recouchâmes sa maîtresse. Cet homme, jeté dans une entreprise si aventureuse, avait pris, en prévision d’une fuite, des diamants sur papier ; il les mit à mon insu dans ma poche. Par parenthèse, comme j’ignorais le somptueux cadeau de l’Espagnol, mon domestique m’a volé ce trésor le surlendemain, et s’est enfui nanti d’une vraie fortune. Je dis à l’oreille de la femme de chambre les précautions qui restaient à prendre, et je voulus décamper. La camériste resta près de sa maîtresse, circonstance qui ne me rassura pas excessivement ; mais je résolus de me tenir sur mes gardes. L’amant fit un paquet de l’enfant mort et des linges où la femme de chambre avait reçu le sang de sa maîtresse ; il le serra fortement, le cacha sous son manteau, me passa la main sur les yeux comme pour me dire de les fermer, et sortit le premier en m’invitant par un geste à tenir le pan de son habit. J’obéis, non sans donner un dernier regard à ma maîtresse de hasard. La camériste arracha son masque en voyant l’Espagnol dehors, et me montra la plus délicieuse figure du monde. Quand je me trouvai dans le jardin, en plein air, j’avoue que je respirai comme si l’on m’eût ôté un poids énorme de dessus la poitrine. Je marchais à une distance respectueuse de mon guide, en veillant sur ses moindres mouvements avec la plus grande attention. Arrivés à la petite porte, il me prit par la main, m’appuya sur les lèvres un cachet monté en bague que je lui avais vu à un doigt de la main gauche, et je lui fis entendre que je comprenais ce {p. 416}   signe éloquent. Nous nous trouvâmes dans la rue où deux chevaux nous attendaient ; nous montâmes chacun le nôtre, mon Espagnol s’empara de ma bride, la tint dans sa main gauche, prit entre ses dents les guides de sa monture, car il avait son paquet sanglant dans sa main droite, et nous partîmes avec la rapidité de l’éclair. Il me fut impossible de remarquer le moindre objet qui pût me servir à me faire reconnaître la route que nous parcourions. Au petit jour je me trouvai près de ma porte et l’Espagnol s’enfuit en se dirigeant vers la porte d’Atocha. — Et vous n’avez rien aperçu qui puisse vous faire soupçonner à quelle femme vous aviez affaire ? dit le colonel au chirurgien. — Une seule chose, reprit-il. Quand je disposai l’inconnue, je remarquai sur son bras, à peu près au milieu, une petite envie, grosse comme une lentille et environnée de poils bruns. En ce moment l’indiscret chirurgien pâlit ; tous les yeux fixés sur les siens en suivirent la direction : nous vîmes alors un Espagnol dont le regard brillait dans une touffe d’orangers. En se voyant l’objet de notre attention, cet homme disparut avec une légèreté de sylphe. Un capitaine s’élança vivement à sa poursuite. — Sarpejeu, mes amis ! s’écria le chirurgien, cet œil de basilic m’a glacé. J’entends sonner des cloches dans mes oreilles ! Recevez mes adieux, vous m’enterrerez ici ! — Es-tu bête ? dit le colonel Hulot. Falcon s’est mis à la piste de l’Espagnol qui nous écoutait, il saura bien nous en rendre raison. — Hé ! bien, s’écrièrent les officiers en voyant revenir le capitaine tout essoufflé. — Au diable ! répondit Falcon, il a passé, je crois, à travers les murailles. Comme je ne pense pas qu’il soit sorcier, il est sans doute de la maison ! il en connaît les passages, les détours, et m’a facilement échappé. — Je suis perdu ! dit le chirurgien d’une voix sombre. — Allons, tiens-toi calme, Béga (il s’appelait Béga), lui répondis-je, nous nous casernerons à tour de rôle chez toi jusqu’à ton départ. Ce soir nous t’accompagnerons. En effet, trois jeunes officiers qui avaient perdu leur argent au jeu reconduisirent le chirurgien à son logement, et l’un de nous s’offrit à rester chez lui. Le surlendemain Béga avait obtenu son renvoi en France, il faisait tous ses préparatifs pour partir avec une dame à laquelle Murat donnait une forte escorte ; il achevait de dîner en compagnie de ses amis, lorsque son domestique vint le prévenir qu’une jeune dame voulait lui parler. Le chirurgien et les trois officiers descendirent aussitôt en craignant quelque piége. L’inconnue ne put que dire {p. 417}   à son amant : — Prenez garde ! et tomba morte. Cette femme était la camériste, qui, se sentant empoisonnée, espérait arriver à temps pour sauver le chirurgien. — Diable ! diable ! s’écria le capitaine Falcon, voilà ce qui s’appelle aimer ! une Espagnole est la seule femme au monde qui puisse trotter avec un monstre de poison dans le bocal. Béga resta singulièrement pensif. Pour noyer les sinistres pressentiments qui le tourmentaient, il se remit à table, et but immodérément, ainsi que ses compagnons. Tous, à moitié ivres, se couchèrent de bonne heure. Au milieu de la nuit, le pauvre Béga fut réveillé par le bruit aigu que firent les anneaux de ses rideaux violemment tirés sur les tringles. Il se mit sur son séant, en proie à la trépidation mécanique qui nous saisit au moment d’un semblable réveil. Il vit alors, debout devant lui, un Espagnol enveloppé dans son manteau, et qui lui jetait le même regard brûlant parti du buisson pendant la fête. Béga cria : — Au secours ! À moi, mes amis ! À ce cri de détresse, l’Espagnol répondit par un rire amer. — L’opium croît pour tout le monde, répondit-il. Cette espèce de sentence dite, l’inconnu montra les trois amis profondément endormis, tira de dessous son manteau un bras de femme récemment coupé, le présenta vivement à Béga en lui faisant voir un signe semblable à celui qu’il avait si imprudemment décrit : — Est-ce bien le même ? demanda-t-il. À la lueur d’une lanterne posée sur le lit, Béga reconnut le bras et répondit par sa stupeur. Sans plus amples informations, le mari de l’inconnue lui plongea son poignard dans le cœur.

— Il faut raconter cela, dit le journaliste, à des charbonniers, car il faut leur foi robuste pour y croire. Pourriez-vous m’expliquer qui, du mort ou de l’Espagnol, a causé ?

— Monsieur, répondit le Receveur des contributions, j’ai soigné ce pauvre Béga, qui mourut cinq jours après dans d’horribles souffrances. Ce n’est pas tout. Lors de l’expédition entreprise pour rétablir Ferdinand VII, je fus nommé à un poste en Espagne, et fort heureusement je n’allai pas plus loin qu’à Tours, car on me fit alors espérer la recette de Sancerre. La veille de mon départ, j’étais à un bal chez madame de Listomère où devaient se trouver plusieurs Espagnols de distinction. En quittant la table d’écarté, j’aperçus un Grand d’Espagne, un Afrancesado en exil, arrivé depuis quinze jours en Touraine. Il était venu fort tard à ce bal, où il apparaissait pour la première fois dans le monde, et visitait {p. 418}   les salons accompagné de sa femme, dont le bras droit était absolument immobile. Nous nous séparâmes en silence pour laisser passer ce couple, que nous ne vîmes pas sans émotion. Imaginez un vivant tableau de Murillo ? Sous des orbites creusées et noircies15, l’homme montrait des yeux de feu qui restaient fixes ; sa face était desséchée, son crâne sans cheveux offrait des tons ardents, et son corps effrayait le regard, tant il était maigre. La femme ! imaginez-la ? non, vous ne la feriez pas vraie. Elle avait cette admirable taille qui a fait créer ce mot de meného dans la langue espagnole ; quoique pâle, elle était belle encore ; son teint, par un privilége inouï pour une Espagnole, éclatait de blancheur ; mais son regard, plein du soleil de l’Espagne, tombait sur vous comme un jet de plomb fondu. — Madame, demandai-je à la marquise vers la fin de la soirée, par quel événement avez-vous donc perdu le bras ? — Dans la guerre de l’indépendance, me répondit-elle.

— L’Espagne est un singulier pays, dit madame de La Baudraye, il y reste quelque chose des mœurs arabes.

— Oh ! dit le journaliste en riant, cette manie de couper les bras y est fort ancienne, elle reparaît à certaines époques comme quelques-uns de nos canards dans les journaux, car ce sujet avait déjà fourni des pièces au Théâtre Espagnol, dès 1570…

— Me croyez-vous donc capable d’inventer une histoire ? dit monsieur Gravier piqué de l’air impertinent de Lousteau.

— Vous en êtes incapable, répondit finement le journaliste.

— Bah ! dit Bianchon, les inventions des romanciers et des dramaturges sautent aussi souvent de leurs livres et de leurs pièces dans la vie réelle que les événements de la vie réelle montent sur le théâtre et se prélassent dans les livres. J’ai vu se réaliser sous mes yeux la comédie de Tartuffe, à l’exception du dénoûment : on n’a jamais pu dessiller les yeux à Orgon.

— Et, la tragi-comédie d’Adolphe par Benjamin-Constant, se joue à toute heure, s’écria Lousteau.

— Croyez-vous qu’il puisse encore arriver en France des aventures comme celle que vient de nous raconter monsieur Gravier ? dit madame de La Baudraye.

— Eh ! mon Dieu, s’écria le Procureur du Roi, sur les dix ou douze crimes saillants qui se commettent par année en France, il s’en trouve la moitié dont les circonstances sont au moins aussi extraordinaires que celles de vos aventures, et qui très-souvent les surpassent en romanesque. Cette vérité n’est-elle pas d’ailleurs prouvée par la publication de la Gazette des Tribunaux, à mon {p. 419}   sens l’un des plus grands abus de la Presse. Ce journal, qui ne date que de 1826 ou 1827, n’existait donc pas lors de mon début dans la carrière du Ministère public, et les détails du crime dont je vais vous parler n’ont pas été connus au delà du Département où il fut perpétré. Dans le faubourg Saint-Pierre-des-Corps à Tours, une femme, dont le mari avait disparu lors du licenciement de l’armée de la Loire en 1816 et qui naturellement fut pleuré beaucoup, se fit remarquer par une excessive dévotion. Quand les missionnaires parcoururent les villes de province pour y replanter les croix abattues et y effacer les traces des impiétés révolutionnaires, cette veuve fut une des plus ardentes prosélytes, elle porta la croix, elle y cloua son cœur en argent traversé d’une flèche, et, long-temps après la mission, elle allait tous les soirs faire sa prière aux pieds de la croix qui fut plantée derrière le chevet de la cathédrale. Enfin vaincue par ses remords, elle se confessa d’un crime épouvantable. Elle avait égorgé son mari comme on avait égorgé Fualdès, en le saignant, elle l’avait salé, mis dans deux vieux poinçons, en morceaux, absolument comme s’il se fût16 agi d’un porc. Et pendant fort long-temps, tous les matins, elle en coupait un morceau et l’allait jeter dans la Loire. Le confesseur consulta ses supérieurs, et avertit sa pénitente qu’il devait prévenir le Procureur du Roi. La femme attendit la descente de la justice. Le Procureur du Roi, le Juge d’Instruction en visitant la cave y trouvèrent encore la tête du mari dans le sel et dans un des poinçons. — Mais, malheureuse, dit le Juge d’Instruction à l’inculpée, puisque vous avez eu la barbarie de jeter ainsi dans la rivière le corps de votre mari, pourquoi n’avez-vous pas fait disparaître aussi la tête, il n’y aurait plus eu de preuves… — Je l’ai bien souvent essayé, monsieur, dit-elle ; mais je l’ai toujours trouvée trop lourde.

— Eh ! bien, qu’a-t-on fait de la femme ?… s’écrièrent les deux Parisiens.

— Elle a été condamnée et exécutée à Tours, répondit le magistrat ; mais son repentir et sa religion avaient fini par attirer l’intérêt sur elle, malgré l’énormité du crime.

— Eh ! sait-on, dit Bianchon, toutes les tragédies qui se jouent derrière le rideau du ménage que le public ne soulève jamais… Je trouve la justice humaine malvenue à juger des crimes entre époux ; elle y a tout droit comme police, mais elle n’y entend rien dans ses prétentions à l’équité.

{p. 420}   — Bien souvent la victime a été pendant si long-temps le bourreau, répondit naïvement madame de La Baudraye, que le crime paraîtrait quelquefois excusable si les accusés osaient tout dire.

Cette réponse provoquée par Bianchon, et l’histoire racontée par le Procureur du Roi, rendirent les deux Parisiens très-perplexes sur la situation de Dinah ! Aussi lorsque l’heure du coucher fut arrivée, y eut-il un de ces conciliabules qui se tiennent dans les corridors de ces vieux châteaux où les garçons restent tous, leur bougeoir à la main, à causer mystérieusement. Monsieur Gravier apprit alors le but de cette amusante soirée où l’innocence de madame de La Baudraye avait été mise en lumière.

— Après tout, dit Lousteau, l’impassibilité de notre châtelaine indiquerait aussi bien une profonde dépravation que la candeur la plus enfantine… Le Procureur du Roi m’a eu l’air de proposer de mettre le petit La Baudraye en salade…

— Il ne revient que demain, qui sait ce qui se passera cette nuit ? dit Gatien.

— Nous le saurons, s’écria monsieur Gravier.

La vie de château comporte une infinité de mauvaises plaisanteries, parmi lesquelles il en est qui sont d’une horrible perfidie. Monsieur Gravier, qui avait vu tant de choses, proposa de mettre les scellés à la porte de madame de La Baudraye et sur celle du Procureur du Roi. Les canards accusateurs du poète Ibicus ne sont rien en comparaison du cheveu que les espions de la vie de château fixent sur l’ouverture d’une porte par deux petites boules de cire applaties, et placées si bas ou si haut qu’il est impossible de se douter de ce piége. Le galant sort-il et ouvre-t-il l’autre porte soupçonnée, la coïncidence des cheveux arrachés dit tout. Quand chacun fut censé endormi, le médecin, le journaliste, le Receveur des contributions et Gatien vinrent pieds nus, en vrais voleurs, condamner mystérieusement les deux portes, et se promirent de venir à cinq heures du matin vérifier l’état des scellés. Jugez de leur étonnement et du plaisir de Gatien, lorsque tous quatre, un bougeoir à la main, à peine vêtus, vinrent examiner les cheveux et trouvèrent celui du Procureur du Roi et celui de madame de La Baudraye dans un satisfaisant état de conservation.

— Est-ce la même cire ? dit monsieur Gravier.

— Est-ce les mêmes cheveux ? demanda Lousteau.

— Oui, dit Gatien.

{p. 421}   — Ceci change tout, s’écria Lousteau, vous aurez battu les buissons pour Robin-des-Bois.

Le Receveur des contributions et le fils du Président s’interrogèrent par un coup d’œil qui voulait dire : N’y a-t-il pas dans cette phrase quelque chose de piquant pour nous ? devons-nous rire ou nous fâcher ?

— Si, dit le journaliste à l’oreille de Bianchon, Dinah est vertueuse, elle vaut bien la peine que je cueille le fruit de son premier amour.

L’idée d’emporter en quelques instants une place qui résistait depuis neuf ans aux Sancerrois sourit alors à Lousteau. Dans cette pensée, il descendit le premier dans le jardin espérant y rencontrer la châtelaine. Ce hasard arriva d’autant mieux que madame de La Baudraye avait aussi le désir de s’entretenir avec son critique. La moitié des hasards sont cherchés.

— Hier, vous avez chassé, monsieur, dit madame de La Baudraye. Ce matin je suis assez embarrassée de vous offrir quelque nouvel amusement ; à moins que vous ne vouliez venir à La Baudraye, où vous pourrez observer la province un peu mieux qu’ici, car vous n’avez fait qu’une bouchée de mes ridicules ; mais le proverbe sur la plus belle fille du monde regarde aussi la pauvre femme de province.

— Ce petit sot de Gatien, répondit Lousteau, vous a répété sans doute une phrase dite par moi pour lui faire avouer qu’il vous adorait. Votre silence avant-hier pendant le dîner et pendant toute la soirée m’a suffisamment révélé l’une de ces indiscrétions qui ne se commettent jamais à Paris. Que voulez-vous ! je ne me flatte pas d’être intelligible. Ainsi, j’ai comploté de faire raconter toutes ces histoires hier uniquement pour savoir si nous vous causerions à vous et à monsieur de Clagny quelque remords… Oh ! rassurez-vous, nous avons la certitude de votre innocence. Si vous aviez eu la moindre faiblesse pour ce vertueux magistrat, vous eussiez perdu tout votre prix à mes yeux… J’aime ce qui est complet. Vous n’aimez pas, vous ne pouvez pas aimer ce froid, ce petit, ce sec, ce muet usurier en poinçons et en terres qui vous plante là pour vingt-cinq centimes à gagner sur des regains ! Oh ! j’ai bien reconnu l’identité de monsieur de La Baudraye avec nos escompteurs de Paris : c’est la même nature. Vingt-huit ans, belle, sage, sans enfants… tenez, madame, je n’ai jamais rencontré le problème de la vertu mieux posé… L’auteur de Paquita la Sévillane doit avoir rêvé {p. 422}   bien des rêves !… Je puis vous parler de toutes ces choses sans l’hypocrisie de paroles que les jeunes gens y mettent, je suis vieux avant le temps. Je n’ai plus d’illusions, en conserve-t-on au métier que j’ai fait ?…

En débutant ainsi, Lousteau supprimait toute la carte du Pays de Tendre, dans laquelle les passions vraies font de si longues patrouilles, il allait droit au but et se mettait en position de se faire offrir ce que les femmes se font demander pendant des années, témoin le pauvre Procureur du Roi pour qui la dernière faveur consistait à serrer un peu plus coitement qu’à l’ordinaire le bras de Dinah sur son cœur en marchant, l’heureux homme ! Aussi, pour ne pas mentir à son renom de femme supérieure, madame de La Baudraye essaya-t-elle de consoler le Manfred du Feuilleton en lui prophétisant tout un avenir d’amour auquel il n’avait pas songé.

— Vous avez cherché le plaisir, mais vous n’avez pas encore aimé, dit-elle. Croyez-moi, l’amour véritable arrive souvent à contre-sens de la vie. Voyez monsieur de Gentz tombant, dans sa vieillesse, amoureux de Fanny Ellsler, et abandonnant les révolutions de juillet pour les répétitions de cette danseuse ?

— Cela me semble difficile, répondit Lousteau. Je crois à l’amour, mais je ne crois plus à la femme… Il y a sans doute en moi des défauts qui m’empêchent d’être aimé, car j’ai souvent été quitté. Peut-être ai-je trop le sentiment de l’idéal… comme tous ceux qui ont creusé la réalité…

Madame de La Baudraye entendit enfin parler un homme qui, jeté dans le milieu parisien le plus spirituel, en rapportait les axiomes hardis, les dépravations presque naïves, les convictions avancées, et qui, s’il n’était pas supérieur, jouait au moins très-bien la supériorité. Étienne eut auprès de Dinah tout le succès d’une première représentation. Paquita la Sancerroise aspira les tempêtes de Paris, l’air de Paris. Elle passa l’une des journées les plus agréables de sa vie entre Étienne et Bianchon qui lui racontèrent les anecdotes curieuses sur les grands hommes du jour, les traits d’esprit qui seront quelque jour l’ana de notre siècle ; mots et faits vulgaires à Paris, mais tout nouveaux pour elle. Naturellement Lousteau dit beaucoup de mal de la grande célébrité féminine du Berry, mais dans l’évidente intention de flatter madame de La Baudraye et de l’amener sur le terrain des confidences littéraires en lui faisant considérer cet écrivain comme sa rivale. Cette louange enivra {p. 423}   madame de La Baudraye qui parut à monsieur de Clagny, au Receveur des contributions et à Gatien plus affectueuse que la veille avec Étienne. Ces amants de Dinah regrettèrent bien d’être allés tous à Sancerre, où ils avaient tambouriné la soirée d’Anzy. Jamais, à les entendre, rien de si spirituel ne s’était dit. Les Heures s’étaient envolées sans qu’on pût en voir les pieds légers. Les deux Parisiens furent célébrés par eux comme deux prodiges. Ces exagérations trompetées sur le Mail eurent pour effet de faire arriver seize personnes le soir au château d’Anzy, les unes en cabriolet de famille, les autres en char-à-bancs, et quelques célibataires sur des chevaux de louage. Vers sept heures, ces provinciaux firent plus ou moins bien leurs entrées dans l’immense salon d’Anzy que Dinah, prévenue de cette invasion, avait éclairé largement, auquel elle avait donné tout son lustre en dépouillant ses beaux meubles de leurs housses grises, car elle regarda cette soirée comme un de ses grands jours. Lousteau, Bianchon et Dinah échangèrent des regards pleins de finesse en examinant les poses, en écoutant les phrases de ces visiteurs alléchés par la curiosité. Combien de rubans invalides, de dentelles héréditaires, de vieilles fleurs plus artificieuses qu’artificielles se présentèrent audacieusement sur des bonnets bisannuels ! La Présidente Boirouge, cousine de Bianchon, échangea quelques phrases avec le docteur, de qui elle obtint une consultation gratuite en lui expliquant de prétendues douleurs nerveuses à l’estomac dans lesquelles il reconnut des indigestions périodiques.

— Prenez tout bonnement du thé tous les jours une heure après votre dîner, comme les Anglais, et vous serez guérie, car ce que vous éprouvez est une maladie anglaise, répondit gravement Bianchon.

— C’est décidément un bien grand médecin, dit la Présidente en revenant auprès de madame de Clagny, de madame Popinot-Chandier et de madame Gorju la femme du maire.

— On dit, répliqua sous son éventail madame de Clagny, que Dinah l’a fait venir bien moins pour les Élections que pour savoir d’où provient sa stérilité…

Dans le premier moment de leur succès, Lousteau présenta le savant médecin comme le seul candidat possible aux prochaines Élections. Mais Bianchon, au grand contentement du nouveau Sous-Préfet, fit observer qu’il lui paraissait presque impossible d’abandonner la science pour la politique.

{p. 424}   — Il n’y a, dit-il, que des médecins sans clientèle qui puissent se faire nommer députés. Nommez donc des hommes d’État, des penseurs, des gens dont les connaissances soient universelles, et qui sachent se mettre à la hauteur où doit être un législateur : voilà ce qui manque dans nos Chambres et ce qu’il faut à notre pays !

Deux ou trois jeunes personnes, quelques jeunes gens et les femmes examinaient Lousteau comme si c’eût été un faiseur de tours.

— Monsieur Gatien Boirouge prétend que monsieur Lousteau gagne vingt mille francs par an à écrire, dit la femme du maire à madame de Clagny, le croyez-vous ?

— Est-ce possible ? puisqu’on ne paye que mille écus un Procureur du Roi…

— Monsieur Gatien, dit madame Chandier, faites donc17 parler tout haut monsieur Lousteau, je ne l’ai pas encore entendu…

— Quelles jolies bottes il a, dit mademoiselle Chandier à son frère, et comme elles reluisent !

— Bah ! c’est du vernis !

— Pourquoi n’en as-tu pas ?

Lousteau finit par trouver qu’il posait un peu trop, et reconnut dans l’attitude des Sancerrois les indices du désir qui les avait amenés. — Quelle charge pourrait-on leur faire ? pensa-t-il. En ce moment, le prétendu valet de chambre de monsieur de La Baudraye, un valet de ferme vêtu d’une livrée, apporta les lettres, les journaux, et remit un paquet d’épreuves que le journaliste laissa prendre à Bianchon, car madame de La Baudraye lui dit en voyant le paquet dont la forme et les ficelles étaient assez typographiques : — Comment ! la littérature vous poursuit jusqu’ici ?

— Non pas la littérature, répondit-il, mais la Revue où j’achève une Nouvelle et qui paraît dans dix jours. Je suis venu sous le coup de : La fin à la prochaine livraison, et j’ai dû donner mon adresse à l’imprimeur. Ah ! nous mangeons un pain bien chèrement vendu par les spéculateurs en papier noirci ! Je vous peindrai l’espèce curieuse des Directeurs de Revue.

— Quand la conversation commencera-t-elle ? dit alors à Dinah madame de Clagny comme on demande : À quelle heure le feu d’artifice ?

— Je croyais, dit madame Popinot-Chandier à sa cousine la Présidente Boirouge, que nous aurions des histoires.

{p. 425}   En ce moment où, comme un parterre impatient, les Sancerrois faisaient entendre des murmures, Lousteau vit Bianchon perdu dans une rêverie inspirée par l’enveloppe des épreuves.

— Qu’as-tu ? lui dit Étienne.

— Mais voici le plus joli roman du monde contenu dans une maculature qui enveloppait tes épreuves. Tiens, lis : Olympia ou les Vengeances romaines.

— Voyons, dit Lousteau en prenant le fragment de maculature que lui tendit le docteur, et il lut à haute voix ceci :

204OLYMPIA,
caverne. Rinaldo, s’indignant de la lâcheté de ses compagnons, qui n’avaient de courage qu’en plein air et n’osaient s’aventurer dans Rome, jeta sur eux un regard de mépris.
— Je suis donc seul !… leur dit-il.
Il parut penser, puis il reprit : — Vous êtes des misérables, j’irai seul, et j’aurai seul cette riche proie… Vous m’entendez !… Adieu.
— Mon capitaine !… dit Lamberti, et si vous étiez pris sans avoir réussi ?…
— Dieu me protège !… reprit Rinaldo en montrant le ciel.
À ces mots, il sortit, et rencontra sur la route l’intendant de Bracciano

— La page est finie, dit Lousteau que tout le monde avait religieusement écouté.

— Il nous lit son ouvrage, dit Gatien au fils de madame Popinot-Chandier.

— D’après les premiers mots, il est évident, mesdames, reprit le journaliste en saisissant cette occasion de mystifier les Sancerrois, que les brigands sont dans une caverne. Quelle négligence mettaient alors les romanciers dans les détails, aujourd’hui si curieusement, si longuement observés, sous prétexte de couleur locale ! Si les voleurs sont dans une caverne, au lieu de : en montrant le ciel, il aurait fallu : en montrant la voûte. Malgré cette incorrection, Rinaldo me semble un homme d’exécution, et son apostrophe à Dieu sent l’Italie. Il y avait dans ce roman {p. 426}   un soupçon de couleur locale. Peste ! des brigands, une caverne, un Lamberti qui sait calculer… Je vois tout un vaudeville dans cette page. Ajoutez à ces premiers éléments un bout d’intrigue, une jeune paysanne à chevelure relevée, à jupes courtes, et une centaine de couplets détestables… oh ! mon Dieu, le public viendra. Et puis, Rinaldo… comme ce nom-là convient à Lafont ! En lui supposant des favoris noirs, un pantalon collant, un manteau, des moustaches, un pistolet et un chapeau pointu ; si le directeur du Vaudeville a le courage de payer quelques articles de journaux, voilà cinquante représentations acquises au Vaudeville et six mille francs de droits d’auteur si je veux dire du bien de la pièce dans mon feuilleton. Continuons.

OU LES VENGEANCES ROMAINES. 197
La duchesse de Bracciano retrouva son gant. Certes, Adolphe, qui l’avait ramenée au bosquet d’orangers, put croire qu’il y avait de la coquetterie dans cet oubli ; car alors le bosquet était désert. Le bruit de la fête retentissait vaguement au loin. Les fantoccini annoncés avaient attiré tout le monde dans la galerie. Jamais Olympia ne parut plus belle à son amant. Leurs regards, animés du même feu, se comprirent. Il y eut un moment de silence délicieux pour leurs âmes et impossible à rendre. Ils s’assirent sur le même banc où ils s’étaient trouvés en présence du chevalier de Paluzzi et des rieurs

— Malepeste ! je ne vois plus notre Rinaldo, s’écria Lousteau. Mais quels progrès dans la compréhension de l’intrigue un homme littéraire ne fera-t-il pas à cheval sur cette page ? La duchesse Olympia est une femme qui pouvait oublier à dessein ses gants dans un bosquet désert !

— À moins d’être placé entre l’huître et le sous-chef de bureau, les deux créations les plus voisines du marbre dans le règne zoologique, il est impossible de ne pas reconnaître dans Olympia, dit Bianchon.

— Une femme de trente ans ! dit vivement madame de La Baudraye qui craignit une épithète par trop médicale.

— Adolphe {p. 427}   en a dès lors vingt-deux, reprit le docteur, car une Italienne de trente ans est comme une Parisienne de quarante ans.

— Avec ces deux suppositions, le roman peut se reconstruire, reprit Lousteau. Et ce chevalier de Paluzzi ! hein !… quel homme ! Dans ces deux pages le style est faible, l’auteur était peut-être un employé des Droits-Réunis, il aura fait le roman pour payer son tailleur…

— À cette époque, dit Bianchon, il y avait une censure, et il faut être aussi indulgent pour l’homme qui passait sous les ciseaux de 1805 que pour ceux qui allaient à l’échafaud en 1793.

— Comprenez-vous quelque chose ? demanda timidement madame Gorju, la femme du Maire, à madame de Clagny.

La femme du Procureur du Roi, qui, selon l’expression de monsieur Gravier, aurait pu mettre en fuite un jeune Cosaque en 1814, se raffermit sur ses hanches comme un cavalier sur ses étriers, et fit une moue à sa voisine qui voulait dire : — On nous regarde ! sourions comme si nous comprenions.

— C’est charmant ! dit la mairesse à Gatien. De grâce, monsieur Lousteau, continuez ?

Lousteau regarda les deux femmes, deux vraies pagodes indiennes, et put tenir son sérieux. Il jugea nécessaire de s’écrier : Attention ! en reprenant ainsi :

OU LES VENGEANCES ROMAINES. 209
robe frôla dans le silence. Tout à coup le cardinal Borborigano parut aux yeux de la duchesse. Il avait un visage sombre ; son front semblait chargé de nuages, et un sourire amer se dessinait dans ses rides.
— Madame, dit-il, vous êtes soupçonnée. Si vous êtes coupable, fuyez ; si vous ne l’êtes pas, fuyez encore : parce que, vertueuse ou criminelle, vous serez de loin bien mieux en état de vous défendre…
— Je remercie Votre Éminence de sa sollicitude, dit-elle, le duc de Bracciano reparaîtra quand je jugerai nécessaire de faire voir qu’il existe

{p. 428}   — Le cardinal Borborigano ! s’écria Bianchon. Par les clefs du pape ! si vous ne m’accordez pas qu’il se trouve une magnifique création seulement dans le nom, si vous ne voyez pas à ces mots : robe frôla dans le silence ! toute la poésie du rôle de Schedoni inventé par madame Radcliffe dans le Confessionnal des Pénitents noirs, vous êtes indigne de lire des romans…

— Pour moi, reprit Dinah qui eut pitié des dix-huit figures qui regardaient les deux Parisiens, la fable marche. Je connais tout : je suis à Rome, je vois le cadavre d’un mari assassiné dont la femme, audacieuse et perverse, a établi son lit sur un cratère. À chaque nuit, à chaque plaisir, elle se dit : Tout va se découvrir !…

— La voyez-vous, s’écria Lousteau, étreignant ce monsieur Adolphe, elle le serre, elle veut mettre toute sa vie dans un baiser !… Adolphe me fait l’effet d’être un jeune homme parfaitement bien fait, mais sans esprit, un de ces jeunes gens comme il en faut aux Italiennes. Rinaldo plane sur l’intrigue que nous ne connaissons pas, mais qui doit être corsée comme celle d’un mélodrame de Pixérécourt. Nous pouvons nous figurer d’ailleurs que Rinaldo passe dans le fond du théâtre, comme un personnage des drames de Victor Hugo.

— Et c’est le mari peut-être, s’écria madame de La Baudraye.

— Comprenez-vous quelque chose à tout cela ? demanda madame Piédefer à la Présidente.

— C’est ravissant, dit madame de La Baudraye à sa mère.

Tous les gens de Sancerre ouvraient des yeux grands comme des pièces de cent sous.

— Continuez, de grâce, fit madame de La Baudraye.

Lousteau continua.

216 OLYMPIA,
— Votre clef !…
— L’auriez-vous perdue ?…
— Elle est dans le bosquet…
— Courons…
— Le cardinal l’aurait-il prise ?…
— Non… La voici…
— De quel danger nous sortons !
Olympia regarda la clef, elle crut reconnaître la sienne ; mais Rinaldo l’avait changée : ses ruses avaient {p. 429}   réussi, il possédait la véritable clef. Moderne Cartouche, il avait autant d’habileté que de courage, et, soupçonnant que des trésors considérables pouvaient seuls obliger une duchesse à toujours porter à sa ceinture

— Cherche !… s’écria Lousteau. La page qui faisait le recto suivant n’y est pas, il n’y a plus pour nous tirer d’inquiétude que la page 212.

212OLYMPIA,
— Si la clef avait été perdue !
— Il serait mort…
— Mort ! ne devriez-vous pas accéder à la dernière prière qu’il vous a faite, et lui donner la liberté aux conditions qu’il…
— Vous ne le connaissez pas…
— Mais…
— Tais-toi. Je t’ai pris pour amant, et non pour confesseur.
Adolphe garda le silence.

— Puis voilà un Amour sur une chèvre au galop, une vignette dessinée par Normand, gravée par Duplat… Oh ! les noms y sont, dit Lousteau.

— Eh ! bien, la suite ? dirent ceux des auditeurs qui comprenaient.

— Mais le chapitre est fini, répondit Lousteau. La circonstance de la vignette change totalement mes opinions sur l’auteur. Pour avoir obtenu, sous l’Empire, des vignettes gravées sur bois, l’auteur devait être un Conseiller d’État ou madame Barthélemy-Hadot, feu Desforges ou Sewrin.

— Adolphe garda le silence !… Ah ! dit Bianchon, la duchesse a moins de trente ans.

— S’il n’y a plus rien, inventez une fin ! dit madame de La Baudraye.

— Mais, dit Lousteau, la maculature n’a été tirée que d’un seul côté. En style typographique, le côté de seconde, ou, pour vous mieux faire comprendre, tenez, le revers qui aurait dû être imprimé, se trouve avoir reçu un nombre incommensurable d’empreintes diverses, elle appartient à la classe des feuilles dites de mise en train. {p. 430}   Comme il serait horriblement long de vous apprendre en quoi consistent les dérèglements d’une feuille de mise en train, sachez qu’elle ne peut pas plus garder trace des douze premières pages que les pressiers y ont imprimées, que vous ne pourriez garder un souvenir quelconque du premier coup de bâton qu’on vous eût donné, si quelque pacha vous eût condamnée à en recevoir cent cinquante sur la plante des pieds.

— Je suis comme une folle, dit madame Popinot-Chandier à monsieur Gravier ; je tâche de m’expliquer le Conseiller d’État, le Cardinal, la clef et cette maculat…

— Vous n’avez pas la clef de cette plaisanterie, dit monsieur Gravier ; eh ! bien, ni moi non plus, belle dame, rassurez-vous.

— Mais il y a une autre feuille, dit Bianchon qui regarda sur la table où se trouvaient les épreuves.

— Bon, dit Lousteau, elle est saine et entière ! Elle est signée IV ; J, 2e édition. Mesdames, le IV indique le quatrième volume. Le J, dixième lettre de l’alphabet, la dixième feuille. Il me paraît dès lors prouvé que ce roman en quatre volumes in-12 a joui, sauf les ruses du libraire, d’un grand succès, puisqu’il aurait eu deux éditions. Lisons et déchiffrons cette énigme ?

OU LES VENGEANCES ROMAINES. 217
corridor ; mais, se sentant poursuivi par les gens de la duchesse, Rinaldo

— Va te promener !

— Oh ! dit madame de La Baudraye, il y a eu des événements importants entre votre fragment de maculature et cette page.

— Dites, madame, cette précieuse bonne feuille ! Mais la maculature où la duchesse a oublié ses gants dans le bosquet appartient-elle au quatrième volume ? Au diable ! continuons :

ne trouve pas d’asile plus sûr que d’aller sur-le-champ dans le souterrain où devaient être les trésors de la maison de Bracciano. Léger comme la Camille du poète latin, il courut vers l’entrée mystérieuse des Bains de Vespasien. Déjà les torches éclairaient les murailles, lorsque l’adroit Rinaldo, découvrant avec la perspicacité dont l’avait doué la nature, la porte {p. 431}   cachée dans le mur, disparut promptement. Une horrible réflexion sillonna l’âme de Rinaldo comme la foudre quand elle déchire les nuages. Il s’était emprisonné !… Il tâta le

— Oh ! cette bonne feuille et le fragment de maculature se suivent ! La dernière page du fragment est la 212 et nous avons ici 217 ! Et, en effet, si, dans la maculature, Rinaldo, qui a volé la clef des trésors de la duchesse Olympia en lui en substituant une à peu près semblable, se trouve, dans la bonne feuille, au palais des ducs de Bracciano, le roman me paraît marcher à une conclusion quelconque. Je souhaite que ce soit aussi clair pour vous que cela le devient pour moi… Pour moi, la fête est finie, les deux amants sont revenus au palais Bracciano, il est nuit, il est une heure du matin. Rinaldo va faire un bon coup !

— Et Adolphe ?… dit le Président Boirouge qui passait pour être un peu leste en paroles.

— Et quel style ! dit Bianchon : Rinaldo qui trouve l’asile d’aller !…

— Évidemment ni Maradan, ni les Treuttel et Wurtz, ni Doguereau n’ont imprimé ce roman-là, dit Lousteau ; car ils avaient à leurs gages des correcteurs qui revoyaient leurs épreuves, un luxe que nos éditeurs actuels devraient bien se donner, les auteurs d’aujourd’hui s’en trouveraient à merveille… Ce sera quelque pacotilleur du quai…

— Quel quai ? dit une dame à sa voisine. On parlait de bains…

— Continuez, dit madame de La Baudraye.

— En tout cas, ce n’est pas d’un Conseiller d’État, dit Bianchon.

— C’est peut-être de madame Hadot, dit Lousteau.

— Pourquoi fourrent-ils là-dedans madame Hadot de La Charité ? demanda la Présidente à son fils.

— Cette madame Hadot, ma chère Présidente, répondit la châtelaine, était une femme-auteur qui vivait sous le Consulat…

— Les femmes écrivaient donc sous l’Empereur ? demanda madame Popinot-Chandier.

— Et madame de Genlis, et madame de Staël ? fit le Procureur du Roi piqué pour Dinah de cette observation.

— Ah !

— Continuez, de grâce, dit madame de La Baudraye18 à Lousteau.

{p. 432}   Lousteau reprit la lecture en disant : — Page 218 !

218 OLYMPIA,
mur avec une inquiète précipitation, et jeta un cri de désespoir quand il eut vainement cherché les traces de la serrure à secret. Il lui fut impossible de se refuser à reconnaître l’affreuse vérité. La porte, habilement construite pour servir les vengeances de la duchesse, ne pouvait pas s’ouvrir en dedans. Rinaldo colla sa joue à divers endroits, et ne sentit nulle part l’air chaud de la galerie. Il espérait rencontrer une fente qui lui indiquerait l’endroit où finissait le mur, mais, rien, rien !… la paroi semblait être d’un seul bloc de marbre… Alors il lui échappa un sourd rugissement d’hyène…

— Hé ! bien, nous croyions avoir récemment inventé les cris de hyène ? dit Lousteau, la littérature de l’Empire les connaissait déjà, les mettait même en scène avec un certain talent d’histoire naturelle ; ce que prouve le mot sourd.

— Ne faites plus de réflexions, monsieur, dit madame de La Baudraye.

— Vous y voilà, s’écria Bianchon, l’intérêt, ce monstre romantique, vous a mis la main au collet comme à moi tout à l’heure.

— Lisez ! cria le Procureur du Roi, je comprends !

— Le fat ! dit le Président à l’oreille de son voisin le Sous-Préfet.

— Il veut flatter madame de La Baudraye, répondit le nouveau Sous-Préfet.

— Eh ! bien, je lis de suite, dit solennellement Lousteau.

On écouta le journaliste dans le plus profond silence.

OU LES VENGEANCES ROMAINES. 219
Un gémissement profond répondit au cri de Rinaldo ; mais, dans son trouble, il le prit pour un écho, tant ce gémissement était faible et creux ! {p. 433}   il ne pouvait pas sortir d’une poitrine humaine…
— Santa Maria ! dit l’inconnu.
— Si je quitte cette place, je ne saurai plus la retrouver ! pensa Rinaldo quand il reprit son sang-froid accoutumé. Frapper, je serai reconnu : que faire ?
— Qui donc est là ? demanda la voix.
— Hein ! dit le brigand, les crapauds parleraient-ils, ici ?
— Je suis le duc de Bracciano ! Qui
220 OLYMPIA
que vous soyez, si vous n’appartenez pas à la duchesse, venez, au nom de tous les saints, venez à moi…
— Il faudrait savoir où tu es, monseigneur le duc, répondit Rinaldo avec l’impertinence d’un homme qui se voit nécessaire.
— Je te vois, mon ami, car mes yeux se sont accoutumés à l’obscurité. Écoute, marche droit… bien… tourne à gauche… viens… ici… Nous voilà réunis.
Rinaldo, mettant ses mains en avant par prudence, rencontra des barres de fer.
— On me trompe ! cria le bandit.
— Non, tu as touché ma cage…
OU LES VENGEANCES ROMAINES. 221
Assieds-toi sur un fût de marbre qui est là.
— Comment le duc de Bracciano peut-il être dans une cage ? demanda le bandit.
— Mon ami, j’y suis, depuis trente mois, debout, sans avoir pu m’asseoir… Mais qui es-tu, toi ?
— Je suis Rinaldo, le prince de la campagne, le chef de quatre-vingts {p. 434}   braves que les lois nomment à tort des scélérats, que toutes les dames admirent et que les juges pendent par une vieille habitude.
— Dieu soit loué !… Je suis sauvé…
Un honnête homme aurait eu peur ; tandis que je suis sûr de pouvoir très-
222 OLYMPIA,
bien m’entendre avec toi, s’écria le duc. Ô mon cher libérateur, tu dois être armé jusqu’aux dents.
— E verissimo !
— Aurais-tu des…
— Oui, des limes, des pinces… Corpo di Bacco ! je venais emprunter indéfiniment les trésors des Bracciani.
— Tu en auras légitimement une bonne part, mon cher Rinaldo, et peut-être irai-je faire la chasse aux hommes en ta compagnie…
— Vous m’étonnez, Excellence !…
— Écoute-moi, Rinaldo ! Je ne te parlerai pas du désir de vengeance qui me ronge le cœur : je suis là depuis trente mois — tu es Italien — tu
OU LES VENGEANCES ROMAINES. 223
me comprendras ! Ah ! mon ami, ma fatigue et mon épouvantable captivité ne sont rien en comparaison du mal qui me ronge le cœur. La duchesse de Bracciano est encore une des plus belles femmes de Rome, je l’aimais assez pour en être jaloux…
— Vous, son mari !…
— Oui, j’avais tort peut-être !
— Certes, cela ne se fait pas, dit Rinaldo.
— Ma jalousie fut excitée par la conduite de la duchesse, reprit le duc. L’événement a prouvé que j’avais raison. Un jeune Français aimait Olympia, il était aimé d’elle, j’eus des preuves de leur mutuelle affection…

{p. 435}   — Mille pardons ! mesdames, dit Lousteau ; mais, voyez-vous, il m’est impossible de ne pas vous faire observer combien la littérature de l’Empire allait droit au fait sans aucun détail, ce qui me semble le caractère des temps primitifs. La littérature de cette époque tenait le milieu entre le sommaire des chapitres du Télémaque et les réquisitoires du Ministère public. Elle avait des idées, mais elle ne les exprimait pas, la dédaigneuse ! elle observait, mais elle ne faisait part de ses observations à personne, l’avare ! il n’y avait que Fouché qui fît part de ses observations à quelqu’un. La littérature se contentait alors, suivant l’expression d’un des plus niais critiques de la Revue des Deux-Mondes, d’une assez pure esquisse et du contour bien net de toutes les figures à l’antique ; elle ne dansait pas sur les périodes ! Je le crois bien, elle n’avait pas de périodes, elle n’avait pas de mots à faire chatoyer ; elle vous disait Lubin aimait Toinette, Toinette n’aimait pas Lubin ; Lubin tua Toinette, et les gendarmes prirent Lubin qui fut mis en prison, mené à la Cour d’Assises et guillotiné. Forte esquisse, contour net ! Quel beau drame ! Eh ! bien, aujourd’hui, les barbares font chatoyer les mots.

— Et quelquefois les morts, dit monsieur de Clagny.

— Ah ! répliqua Lousteau, vous vous donnez de ces R-là ?

— Que veut-il dire ? demanda madame de Clagny que ce calembour inquiéta.

— Il me semble que je marche dans un four, répondit la Mairesse.

— Sa plaisanterie perdrait à être expliquée, fit observer Gatien.

— Aujourd’hui, reprit Lousteau, les romanciers dessinent des caractères ; et au lieu du contour net, ils vous dévoilent le cœur humain, ils vous intéressent soit à Toinette, soit à Lubin.

— Moi, je suis effrayé de l’éducation du public en fait de littérature, dit Bianchon. Comme les Russes battus par Charles XII qui ont fini par savoir la guerre, le lecteur a fini par apprendre l’art. Jadis on ne demandait que de l’intérêt au roman ; quant au style, personne n’y tenait, pas même l’auteur ; quant à des idées, zéro ; quant à la couleur locale, néant. Insensiblement le lecteur a voulu du style, de l’intérêt, du pathétique, des connaissances positives ; il a exigé les cinq sens littéraires : l’invention, le style, la pensée, le savoir, le sentiment ; puis la Critique est venue, brochant sur le tout. Le critique, incapable d’inventer autre chose que des calomnies, a prétendu que toute œuvre qui n’émanait pas {p. 436}   d’un cerveau complet était boiteuse. Quelques charlatans, comme Walter Scott, qui pouvaient réunir les cinq sens littéraires, s’étant alors montrés, ceux qui n’avaient que de l’esprit, que du savoir, que du style ou que du sentiment, ces éclopés, ces acéphales, ces manchots, ces borgnes littéraires se sont mis à crier que tout était perdu, ils ont prêché des croisades contre les gens qui gâtaient le métier, ou ils en ont nié les œuvres.

— C’est l’histoire de vos dernières querelles littéraires, fit observer Dinah.

— De grâce ! s’écria monsieur de Clagny, revenons au duc de Bracciano.

Au grand désespoir de l’assemblée, Lousteau reprit la lecture de la bonne feuille.

224OLYMPIA,
Alors je voulus m’assurer de mon malheur, afin de pouvoir me venger sous l’aile de la Providence et de la Loi. La duchesse avait deviné mes projets. Nous nous combattions par la pensée avant de nous combattre le poison à la main. Nous voulions nous imposer mutuellement une confiance que nous n’avions pas ; moi pour lui faire prendre un breuvage, elle pour s’emparer de moi. Elle était femme, elle l’emporta ; car les femmes ont un piége de plus que nous autres à tendre, et j’y tombai : je fus heureux ; mais le lendemain matin je me réveillai dans cette cage de fer. Je rugis pendant toute la journée dans l’obscurité
OU LES VENGEANCES ROMAINES, 225
de cette cave, située sous la chambre à coucher de la duchesse. Le soir, enlevé par un contre-poids habilement ménagé, je traversai les planchers et vis dans les bras de son amant la duchesse qui me jeta un morceau de pain, ma pitance de tous les soirs. {p. 437}   Voilà ma vie depuis trente mois ! Dans cette prison de marbre, mes cris ne peuvent parvenir à aucune oreille. Pas de hasard pour moi. Je n’espérais plus ! En effet, la chambre de la duchesse est au fond du palais, et ma voix, quand j’y monte, ne peut être entendue de personne. Chaque fois que je vois ma femme, elle me montre le poison que j’avais préparé
226 OLYMPIA,
pour elle et pour son amant ; je le demande pour moi, mais elle me refuse la mort, elle me donne du pain et je mange ! J’ai bien fait de manger, de vivre, j’avais compté sans les bandits !…
— Oui, Excellence, quand ces imbéciles d’honnêtes gens sont endormis, nous veillons, nous…
— Ah ! Rinaldo, tous mes trésors sont à toi, nous les partagerons en frères, et je voudrais te donner tout… jusqu’à mon duché…
— Excellence, obtenez-moi du pape une absolution in articulo mortis, cela me vaudra mieux pour faire mon état.
OU LES VENGEANCES ROMAINES. 227
— Tout ce que tu voudras ; mais lime les barreaux de ma cage et prête-moi ton poignard… Nous n’avons guère de temps, va vite… Ah ! si mes dents étaient des limes… J’ai essayé de mâcher ce fer…
— Excellence, dit Rinaldo en écoutant les dernières paroles du duc, j’ai déjà scié un barreau.
— Tu es un dieu !
— Votre femme était à la fête de la princesse Villaviciosa ; elle est revenue avec son petit Français, elle est {p. 438}   ivre d’amour, nous avons donc le temps.
— As-tu fini ?
— Oui…
228 OLYMPIA,
— Ton poignard ? demanda vivement le duc au bandit.
— Le voici.
— Bien.
— J’entends le bruit du ressort.
— Ne m’oubliez pas ! dit le bandit qui se connaissait en reconnaissance.
— Pas plus que mon père, dit le duc.
— Adieu ! lui dit Rinaldo. Tiens, comme il s’envole ! ajouta le bandit en voyant disparaître le duc. Pas plus que son père, se dit-il, si c’est ainsi qu’il compte se souvenir de moi… Ah ! j’avais pourtant fait le serment de ne jamais nuire aux femmes… Mais laissons, pour un moment, le
OU LES VENGEANCES ROMAINES. 229
bandit livré à ses réflexions, et montons comme le duc dans les appartements du palais.

— Encore une vignette, un Amour sur un colimaçon ! Puis la 230 est une page blanche, dit le journaliste. Voici deux autres pages blanches prises par ce titre, si délicieux à écrire quand on a l’heureux malheur de faire des romans : Conclusion !

CONCLUSION
Jamais la duchesse n’avait été si jolie ; elle sortit de son bain vêtue comme une déesse, et voyant Adolphe
234 OLYMPIA,
couché voluptueusement sur des piles de coussins : — Tu es bien beau, lui dit-elle.
— Et toi, Olympia ?…
{p. 439}   — Tu m’aimes toujours ?
— Toujours mieux, dit-il…
— Ah ! il n’y a que les Français qui sachent aimer ! s’écria la duchesse… M’aimeras-tu bien ce soir ?
— Oui…
— Viens donc ?
Et, par un mouvement de haine et d’amour, soit que le cardinal Borborigano lui eût remis plus vivement au cœur son mari, soit qu’elle se sentît plus d’amour à lui montrer, elle fit partir le ressort, et tendit les bras à

— Voilà tout ! s’écria Lousteau, car le prote a déchiré le reste en enveloppant mon épreuve ; mais c’est bien assez pour nous prouver que l’auteur donnait des espérances.

— Je n’y comprends rien, dit Gatien Boirouge qui rompit le premier le silence que gardaient les Sancerrois.

— Ni moi non plus, répondit monsieur Gravier exaspéré.

— C’est cependant un roman fait sous l’Empire, lui dit Lousteau.

— Ah ! dit monsieur Gravier, à la manière dont on fait parler le bandit, on voit que l’auteur ne connaissait pas l’Italie. Les bandits ne se permettent pas de pareils concetti.

Madame Gorju vint à Bianchon, qu’elle vit rêveur, et lui dit en lui montrant Euphémie Gorju, sa fille, douée d’une assez belle dot : — Quel galimatias ! Les ordonnances que vous écrivez valent mieux que ces choses-là.

La mairesse avait profondément médité cette phrase, qui, selon elle, annonçait un esprit fort.

— Ah ! madame, il faut être indulgent, car nous n’avons que vingt pages sur mille, répondit Bianchon en regardant mademoiselle Gorju dont la taille menaçait de tourner à la première grossesse.