Première partie
Qui terre a, guerre a

Chapitre premier
Le château

À monsieur Nathan
Aux Aigues, 6 août 1823.
Toi qui procures de délicieux rêves au public avec tes fantaisies, mon cher Nathan, je vais te faire rêver avec du vrai. Tu me diras si jamais le siècle actuel pourra léguer de pareils songes aux Nathan et aux Blondet de l’an 1923 ! Tu mesureras la distance à laquelle nous sommes du temps où les Florine du dix-huitième siècle trouvaient à leur réveil un château comme les Aigues dans un contrat.
Mon très-cher, si tu reçois ma lettre dans la matinée, vois-tu de ton lit, à cinquante lieues de Paris environ, au commencement de la Bourgogne, sur une grande route royale, deux petits pavillons en brique rouge, réunis ou séparés par une barrière peinte en vert ?… Ce fut là que la diligence déposa ton ami.
De chaque côté des pavillons, serpente une haie vive d’où s’échappent des ronces semblables à des cheveux follets. Çà et là, une pousse d’arbre s’élève insolemment. Sur le talus du fossé, de belles fleurs baignent leurs pieds dans une eau dormante et verte. À droite et à gauche, cette haie rejoint deux lisières de bois, et la double prairie à laquelle elle sert d’enceinte a sans doute été conquise par quelque défrichement.
À ces pavillons déserts et poudreux commence une magnifique avenue d’ormes centenaires dont les têtes en parasol se penchent les unes sur les autres et forment un long, un majestueux berceau. L’herbe croît dans l’avenue, à peine y remarque-t-on les sillons tracés par les doubles roues des voitures. L’âge des ormes, la largeur de deux contre-allées, la tournure vénérable des pavillons, la couleur brune des chaînes de pierre, tout indique les abords d’un château quasi royal.
Avant d’arriver à cette barrière, du haut d’une de ces éminences que, nous autres Français, nous nommons assez vaniteusement une montagne, et au bas de laquelle se trouve le village de Couches, le dernier relais, j’avais aperçu la longue vallée des Aigues, au bout de laquelle la grande route tourne pour aller droit à la petite Sous-Préfecture de La-Ville-aux-Fayes, où trône le neveu de notre ami des Lupeaulx. D’immenses forêts, posées à l’horizon sur une vaste colline côtoyée par une rivière, dominent cette riche vallée, encadrée au loin par les monts d’une petite Suisse, appelée le Morvan. Ces épaisses forêts appartiennent aux Aigues, au marquis de Ronquerolles et au comte de Soulanges dont les châteaux et les parcs, dont les villages vus de loin et de haut donnent de la vraisemblance aux fantastiques paysages de Breughel-de-Velours.
[Lov. A176, 2]   Si ces détails ne te remettent pas en mémoire tous les châteaux en Espagne que tu as désiré posséder en France, tu ne serais pas digne de cette narration d’un Parisien stupéfait. J’ai enfin joui d’une campagne où l’Art se trouve mêlé à la Nature, sans que l’un soit gâté par l’autre, où l’Art semble naturel, où la Nature est artiste. J’ai rencontré l’oasis que nous avons si souvent rêvée d’après quelques romans : une nature luxuriante et parée, des accidents sans confusion, quelque chose de sauvage et d’ébouriffé, de secret, de pas commun. Enjambe la barrière, et marchons.
Quand mon œil curieux a voulu embrasser l’avenue où le soleil ne pénètre qu’à son lever ou à son coucher, en la zébrant de ses rayons obliques, ma vue a été barrée par le contour que produit une élévation du terrain ; mais, après ce détour, la longue avenue est coupée par un petit bois, et nous sommes dans un carrefour, au centre duquel se dresse un obélisque en pierre, absolument comme un éternel point d’admiration. Entre les assises de ce monument, terminé par une boule à piquants (quelle idée !) pendent quelques fleurs purpurines, ou jaunes, selon la saison. Certes, les Aigues ont été bâtis par une femme ou pour une femme, un homme n’a pas d’idées si coquettes, l’architecte a eu quelque mot d’ordre.
Après avoir franchi ce bois, posé comme en sentinelle, je suis arrivé dans un délicieux pli de terrain, au fond duquel bouillonne un ruisseau que j’ai passé sur une arche en pierres moussues d’une superbe couleur, la plus jolie des mosaïques entreprises par le Temps. L’avenue remonte le cours d’eau par une pente douce. Au loin, se voit le premier tableau : un moulin et son barrage, sa chaussée et ses arbres, ses canards, son linge étendu, sa maison couverte en chaume, ses filets et sa boutique à poisson, sans compter un garçon meunier qui déjà m’examinait. En quelque endroit que vous soyez à la campagne, et quand vous vous y croyez seul, vous êtes le point de mire de deux yeux couverts d’un bonnet de coton. Un ouvrier quitte sa houe, un vigneron relève son dos voûté, une petite gardeuse de chèvres, de vaches ou de moutons grimpe dans un saule pour vous espionner.
Bientôt l’avenue se transforme en une allée d’acacias qui mène à une grille du temps où la serrurerie faisait de ces filigranes aériens qui ne ressemblent pas mal aux traits enroulés dans l’exemple d’un maître d’écriture. De chaque côté de la grille, s’étend un saut-de-loup dont la double crête est garnie des lances et des dards les plus menaçants, de véritables hérissons en fer. Cette grille est d’ailleurs encadrée par deux pavillons de concierge semblables à ceux du palais de Versailles, et couronnés par des vases de proportions colossales. L’or des arabesques a rougi, la rouille y a mêlé ses teintes ; mais cette porte, dite de l’Avenue, et qui révèle la main du Grand Dauphin à qui les Aigues la doivent, ne m’en a paru que plus belle. Au bout de chaque saut-de-loup commencent des murailles non crépies où les pierres, enchâssées dans un mortier de terre rougeâtre, montrent leurs teintes multipliées : le jaune ardent du silex, le blanc de la craie, le brun-rouge de la meulière et les formes les plus capricieuses. Au premier abord, le parc est sombre, ses murs sont cachés par des plantes grimpantes, par des arbres qui, depuis cinquante ans, n’ont pas entendu la hache. On dirait d’une forêt redevenue vierge par un phénomène exclusivement réservé aux forêts. Les troncs sont enveloppés de lianes qui vont de l’un à l’autre. Des guys d’un vert luisant pendent à toutes les bifurcations des branches où il a pu séjourner de l’humidité. J’ai retrouvé les lierres gigantesques, les arabesques sauvages qui ne fleurissent qu’à cinquante lieues de Paris, là où le terrain ne coûte pas assez cher pour qu’on l’épargne. L’art1 ainsi compris, veut beaucoup de terrain. Là, donc, rien de peigné, le râteau ne se sent pas, l’ornière est pleine d’eau, la grenouille y fait tranquillement ses têtards, les fines fleurs de forêt y poussent, et la bruyère y est aussi belle qu’en janvier sur ta cheminée, dans le riche cachepot apporté par Florine. Ce mystère enivre, il inspire de vagues désirs. Les odeurs forestières, senteurs adorées par les âmes friandes de poésie à qui plaisent les mousses les plus innocentes, les cryptogames les plus vénéneux, les terres mouillées, les saules, les baumes, le serpolet, les eaux vertes d’une mare, l’étoile arrondie des nénuphars jaunes ; toutes ces vigoureuses fécondations se livrent à vos narines en vous livrant toutes une pensée, leur âme peut-être. Je pensais alors à une robe rose, ondoyant à travers cette allée tournante.
L’allée finit brusquement par un dernier bouquet où tremblent les bouleaux, les peupliers et tous les arbres frémissants, famille intelligente, à tiges gracieuses, d’un port élégant, les arbres de l’amour libre ! De là, j’ai vu, mon cher, un étang couvert de nymphœa, de plantes aux larges feuilles étalées ou aux petites feuilles menues, et sur lequel pourrit un bateau peint en blanc et noir, coquet comme la chaloupe d’un canotier de la Seine, léger comme une coquille de noix. Au delà, s’élève un château signé 1560, en briques d’un beau rouge, avec des chaînes en pierre et des encadrements aux encoignures et aux croisées qui sont encore à petits carreaux (ô Versailles !). La pierre est taillée en pointes de diamant, mais en creux comme au palais ducal de Venise dans la façade du pont des Soupirs. Ce château n’a de régulier que le corps du milieu d’où descend un perron orgueilleux à double escalier tournant, à balustres arrondis, fins à leur naissance et à mollets épatés. Ce corps de logis principal est accompagné de tourelles à clochetons où le plomb dessine ses fleurs, de pavillons [Lov. A176, 3]   modernes à galeries et à vases plus ou moins grecs. Là, mon cher, point de symétrie. Ces nids assemblés au hasard sont comme empaillés par quelques arbres verts dont le feuillage secoue sur les toits ses mille dards bruns, entretient les mousses et vivifie de bonnes lézardes où le regard s’amuse. Il y a le pin d’Italie à écorce rouge avec son majestueux parasol ; il y a un cèdre âgé de deux cents ans, des saules pleureurs, un sapin du Nord, un hêtre qui le dépasse ; puis, en avant de la tourelle principale, les arbustes les plus singuliers, un if taillé qui rappelle quelque ancien jardin français détruit, des magnolias et des hortensias ; enfin, c’est les Invalides des héros de l’horticulture, tour à tour à la mode et oubliés, comme tous les héros.
Une cheminée à sculptures originales et qui fumait à gros bouillons dans un angle, m’a certifié que ce délicieux spectacle n’était pas une décoration d’opéra. La cuisine y révélait des êtres vivants. Me vois-tu, moi Blondet, qui crois être en des régions polaires quand je suis à Saint-Cloud, au milieu de cet ardent paysage bourguignon ? Le soleil verse sa plus piquante chaleur, le martin-pêcheur est au bord de l’étang, les cigales chantent, le grillon crie, les capsules de quelques graines craquent, les pavots laissent aller leur morphine en larmes liquoreuses, tout se découpe nettement sur le bleu foncé de l’éther. Au dessus des terres rougeâtres de la terrasse s’échappent les joyeuses flamberies de ce punch naturel qui grise les insectes et les fleurs, qui nous brûle les yeux et qui brunit nos visages. Le raisin se perle, son pampre montre un voile de fils blancs dont la délicatesse fait honte aux fabriques de dentelles. Enfin le long de la maison brillent des pieds d’alouettes bleus, des capucines aurore, des pois de senteur. Quelques tubéreuses éloignées, des orangers parfument l’air. Après la poétique exhalation des bois, qui m’y avait préparé, venaient les irritantes pastilles de ce sérail botanique. Au sommet du perron, comme la reine des fleurs, vois enfin une femme en blanc et en cheveux, sous une ombrelle doublée de soie blanche mais plus blanche que la soie, plus blanche que les lys qui sont à ses pieds, plus blanche que les jasmins étoilés qui se fourrent effrontément dans les balustrades, une Française née en Russie qui m’a dit : — Je ne vous espérais plus ! Elle m’avait vu dès le tournant. Avec quelle perfection toutes les femmes, même les plus naïves, entendent la mise en scène ? Le bruit des gens occupés à servir m’annonçait qu’on avait retardé le déjeuner jusqu’à l’arrivée de la diligence. Elle n’avait pas osé venir au devant de moi.
N’est-ce pas là notre rêve, n’est-ce pas là celui de tous les amants du beau sous toutes ses formes, du beau séraphique que Luini a mis dans le mariage de la Vierge, sa belle fresque de Sarono, du beau que Rubens a trouvé pour sa mêlée de la bataille du Thermodon, du beau que cinq siècles élaborent aux cathédrales de Séville et de Milan, du beau des Sarrasins à Grenade, du beau de Louis XIV à Versailles, du beau des Alpes et du beau de la Limagne ?
De cette propriété qui n’a rien de trop princier ni rien de trop financier, mais où le prince et le fermier-général ont demeuré, ce qui sert à l’expliquer, dépendent deux mille hectares de bois, un parc de neuf cents arpents, le moulin, trois métairies, une immense ferme à Couches et des vignes, ce qui devrait engendrer un revenu de soixante-douze mille francs. Voilà les Aigues, mon cher, où l’on m’attendait depuis deux ans, et où je suis en ce moment dans la chambre perse, destinée aux amis du cœur.
En haut du parc, vers Couches, sortent une douzaine de sources claires, limpides, venues du Morvan, qui se versent toutes dans l’étang, après avoir orné de leurs rubans liquides et les vallées du parc et ses magnifiques jardins. Le nom des Aigues vient de ces charmants cours d’eau. On a supprimé le mot vives, car dans les vieux titres, la terre s’appelle Aigues-Vives, contrepartie d’Aigues-Mortes. L’étang se décharge dans le cours d’eau de l’avenue, par un large canal droit bordé de saules pleureurs dans toute sa longueur. Ce canal, ainsi décoré, produit un effet délicieux. En y voguant assis sur un banc de la chaloupe, on se croit sous la nef d’une immense cathédrale, dont le chœur est figuré par les corps de logis qui se trouvent au bout. Si le soleil couchant jette sur le château ses tons orangés entrecoupés d’ombres, et allume le verre des croisées, il vous semble alors voir des vitraux flamboyants. Au bout du canal, on aperçoit un village, Blangy, soixante maisons environ, une église de France, c’est-à-dire une maison mal entretenue, ornée d’un clocher de bois soutenant un toit de tuiles cassées. On y distingue une maison bourgeoise et un presbytère. La commune est d’ailleurs assez vaste, elle se compose de deux cents autres feux épars auxquels cette bourgade sert de chef-lieu. Cette commune est, çà et là, coupée en petits jardins, les chemins sont marqués par des arbres à fruits. Les jardins, en vrais jardins de paysan, ont de tout : des fleurs, des oignons, des choux et des treilles, des groseilliers et beaucoup de fumier. Le village paraît naïf, il est rustique, il a cette simplicité parée que cherchent tant les peintres. Enfin, dans le lointain, on aperçoit la petite ville de Soulanges posée au bord d’un vaste étang comme une fabrique du lac de Thoune.
Quand vous vous promenez dans ce parc, qui a quatre portes, chacune d’un superbe style, l’Arcadie mythologique devient pour vous plate comme la Beauce. L’Arcadie est en Bourgogne et non en Grèce, l’Arcadie est aux Aigues et non ailleurs. Une rivière, faite à coups de [Lov. A176, 4]   ruisseaux, traverse le parc dans sa partie basse par un mouvement serpentin, et y imprime une tranquillité fraîche, un air de solitude qui rappelle d’autant mieux les Chartreuses que, dans une île factice il se trouve une Chartreuse sérieusement ruinée et d’une élégance intérieure, digne du voluptueux financier qui l’ordonna. Les Aigues ont appartenu, mon cher, à ce Bouret qui dépensa deux millions pour recevoir une fois Louis XV. Combien de passions fougueuses, d’esprits distingués, d’heureuses circonstances n’a-t-il pas fallu pour créer ce beau lieu ? Une maîtresse d’Henri IV a rebâti le château là où il est, et y a joint la forêt. La favorite du Grand-Dauphin, mademoiselle Choin, à qui les Aigues furent donnés, les a augmentés de quelques fermes. Bouret a mis dans le château toutes les recherches des petites maisons de Paris pour une des célébrités de l’Opéra. Les Aigues doivent à Bouret la restauration du rez-de-chaussée dans le style Louis XV.
Je suis resté stupéfait en admirant la salle à manger. Les yeux sont d’abord attirés par un plafond peint à fresque dans le goût italien, et où volent les plus folles arabesques. Des femmes en stuc finissant en feuillages soutiennent, de distance en distance, des paniers de fruits sur lesquels portent les rinceaux du plafond. Dans les panneaux qui séparent chaque femme, d’admirables peintures, dues à quelque artiste inconnu, représentent les gloires de la table : les saumons, les têtes de sanglier, les coquillages, enfin tout le monde mangeable qui, par de fantastiques ressemblances, rappelle l’homme, les femmes, les enfants et qui lutte avec les plus bizarres imaginations de la Chine, le pays où, selon moi, l’on comprend le mieux le décor. Sous son pied, la maîtresse de la maison trouve un ressort de sonnette pour appeler les gens, afin qu’ils n’entrent qu’au moment voulu, sans jamais rompre un entretien ou déranger une attitude. Les dessus de portes représentent des scènes voluptueuses. Toutes les embrasures sont en mosaïques de marbres. La salle est chauffée en dessous. Par chaque fenêtre, on aperçoit des vues délicieuses.
Cette salle communique à une salle de bain d’un côté, de l’autre à un boudoir qui donne dans le salon. La salle de bain est revêtue en briques de Sèvres peintes en camaïeu, le sol est en mosaïque, la baignoire est en marbre. Une alcôve, cachée par un tableau peint sur cuivre, et qui s’enlève au moyen d’un contrepoids, contient un lit de repos en bois doré du style le plus Pompadour. Le plafond est en lapis-lazuli, étoilé d’or. Les camaïeux sont faits d’après les dessins de Boucher. Ainsi, le bain, la table et l’amour sont réunis.
Après le salon qui, mon cher, offre toutes les magnificences du style Louis XIV, vient une magnifique salle de billard, à laquelle je ne connais pas de rivale à Paris. L’entrée de ce rez-de-chaussée est une antichambre demi-circulaire, au fond de laquelle on a disposé le plus coquet des escaliers, éclairé par en haut, et qui mène à des logements bâtis tous à différentes époques. Et l’on a coupé le cou, mon cher, à des fermiers-généraux en 1793 ! Mon Dieu ! comment ne comprend-on pas que les merveilles de l’Art sont impossibles dans un pays sans grandes fortunes, sans grandes existences assurées ? Si la Gauche veut absolument tuer les rois, qu’elle nous laisse quelques petits princes, grands comme rien du tout !
Aujourd’hui, ces richesses accumulées appartiennent à une petite femme artiste, qui non contente de les avoir magnifiquement restaurées, les entretient avec amour. De prétendus philosophes, qui s’occupent d’eux en ayant l’air de s’occuper de l’Humanité, nomment ces belles choses des extravagances. Ils se pâment devant les fabriques de calicot et les plates inventions de l’industrie moderne, comme si nous étions plus grands et plus heureux aujourd’hui que du temps de Henri IV, de Louis XIV et de Louis XV qui tous ont imprimé le cachet de leur règne aux Aigues. Quel palais, quel château royal, quelles habitations, quels beaux ouvrages d’art, quelles étoffes brochées d’or laisserons-nous ? Les jupes de nos grand’mères sont aujourd’hui recherchées pour couvrir nos fauteuils. Usufruitiers égoïstes et ladres, nous rasons tout, et nous plantons des choux là où s’élevaient des merveilles. Hier, la charrue a passé sur Persan qui mit à sec la bourse du chancelier Maupeou, le marteau a démoli Montmorency qui coûta des sommes folles à l’un des Italiens groupés autour de Napoléon ; enfin, le Val, création de Regnault-Saint-Jean-d’Angely, Cassan, bâti pour une maîtresse du prince de Conti, en tout quatre habitations royales, viennent de disparaître dans la seule vallée de l’Oise. Nous préparons autour de Paris la campagne de Rome pour le lendemain d’un saccage dont la tempête soufflera du Nord sur nos châteaux de plâtre et nos ornements en carton-pierre.
Vois, mon très-cher, où vous conduit l’habitude de tartiner dans un journal, voilà que je fais une espèce d’article. L’esprit aurait-il donc, comme les chemins, ses ornières ? Je m’arrête, car je vole mon gouvernement, je me vole moi-même, et vous pourriez bâiller. La suite à demain. J’entends le second coup de cloche qui m’annonce un de ces plantureux déjeuners dont l’habitude est depuis long-temps perdue, à l’ordinaire s’entend, par les salles à manger de Paris.
Voici l’histoire de mon Arcadie. En 1815, est morte aux Aigues l’une des impures les plus célèbres du dernier siècle, une cantatrice oubliée par la guillotine et par l’aristocratie, par la littérature et par la finance, après avoir tenu à la finance, à la littérature, à l’aristocratie, et avoir frôlé [Lov. A176, 5]   la guillotine ; oubliée comme beaucoup de charmantes vieilles femmes qui s’en vont expier à la campagne leur jeunesse adorée, et qui remplacent leur amour perdu par un autre, l’homme par la nature. Ces femmes vivent avec les fleurs, avec la senteur des bois, avec le ciel, avec les effets du soleil, avec tout ce qui chante, frétille, brille et pousse, les oiseaux, les lézards, les fleurs et les herbes ; elles n’en savent rien, elles ne se l’expliquent pas, mais elles aiment encore ; elles aiment si bien, qu’elles oublient les ducs,les maréchaux, les rivalités, les fermiers généraux, leurs Folies et leur luxe effréné, leurs strass et leurs diamants, leurs mules à talons et leur rouge pour les suavités de la campagne.
J’ai recueilli, mon cher, de précieux renseignements sur la vieillesse de mademoiselle Laguerre, car la vieillesse des filles qui ressemblent à Florine, à Mariette, à Suzanne du Val-Noble, à Tullia, m’inquiétait de temps en temps, absolument comme je ne sais quel enfant s’inquiétait de ce que devenaient les vieilles lunes.
En 1790, épouvantée par la marche des affaires publiques, mademoiselle Laguerre vint s’établir aux Aigues, acquises pour elle par Bouret et où il avait passé plusieurs saisons avec elle ; le sort de la Dubarry la fit tellement trembler, qu’elle enterra ses diamants. Elle n’avait alors que cinquante-trois ans ; et, selon sa femme de chambre, devenue la femme d’un gendarme, une madame Soudry à qui l’on dit madame la mairesse gros comme le bras, « Madame était plus belle que jamais. » Mon cher, la nature a sans doute ses raisons pour traiter ces sortes de créatures en enfants gâtés ; les excès, au lieu de les tuer, les engraissent, les conservent, les rajeunissent ; elles ont, sous une apparence lymphatique, des nerfs qui soutiennent leur merveilleuse charpente ; elles sont toujours belles par la raison qui enlaidirait une femme vertueuse. Décidément, le hasard n’est pas moral.
Mademoiselle Laguerre a vécu là d’une manière irréprochable, et ne peut-on pas dire comme une sainte, après sa fameuse aventure. Un soir, par un désespoir d’amour, elle se sauve de l’Opéra dans son costume de théâtre, va dans les champs, et passe la nuit à pleurer au bord d’un chemin. (A-t-on calomnié l’amour au temps de Louis XV ?) Elle était si déshabituée de voir l’aurore, qu’elle la salue en chantant un de ses plus beaux airs. Par sa pose, autant que par ses oripeaux, elle attire des paysans qui, tout étonnés de ses gestes, de sa voix, de sa beauté, la prennent pour un ange et se mettent à genoux autour d’elle. Sans Voltaire, on aurait eu sous Bagnolet, un miracle de plus. Je ne sais si le bon Dieu tiendra compte à cette fille de sa vertu tardive, car l’amour est bien nauséabond à une femme aussi lassée d’amour que devait l’être une impure de l’ancien Opéra. Mademoiselle Laguerre était née en 1740, son beau temps fut en 1760, quand on nommait monsieur de… (le nom m’échappe), le premier commis de la guerre, à cause de sa liaison avec elle. Elle quitta ce nom tout à fait inconnu dans le pays et s’y nomma madame des Aigues, pour mieux se blottir dans sa terre qu’elle se plut à entretenir dans un goût profondément artiste. Quand Bonaparte devint premier consul, elle acheva d’arrondir sa propriété par des biens d’église, en y consacrant le produit de ses diamants. Comme une fille d’opéra ne s’entend guère à gérer ses biens, elle avait abandonné la gestion de sa terre à un intendant, en ne s’occupant que du parc, de ses fleurs et de ses fruits.
Mademoiselle, morte et enterrée à Blangy, le notaire de Soulanges, cette petite ville située entre La-Ville-aux-Fayes et Blangy, le chef-lieu du canton, fit un copieux inventaire, et finit par découvrir les héritiers de la chanteuse qui ne se connaissait pas d’héritiers. Onze familles de pauvres cultivateurs aux environs d’Amiens, couchés dans des torchons, se réveillèrent un beau matin dans des draps d’or. Il fallut liciter. Les Aigues furent alors achetés par Montcornet, qui, dans ses commandements en Espagne et en Poméranie, se trouvait avoir économisé la somme nécessaire à cette acquisition, quelque chose comme onze cent mille francs, y compris le mobilier. Ce beau lieu devait toujours appartenir au ministère de la Guerre. Le général a sans doute ressenti les influences de ce voluptueux rez-de-chaussée, et je soutenais hier à la comtesse que son mariage avait été déterminé par les Aigues.
Mon cher, pour apprécier la comtesse, il faut savoir que le général est un homme violent, haut en couleur, de cinq pieds neuf pouces, rond comme une tour, un gros cou, des épaules de serrurier qui devaient mouler fièrement sa cuirasse. Montcornet a commandé les cuirassiers au combat d’Essling, que les Autrichiens appellent Gross-Aspern, et n’y a pas péri quand cette belle cavalerie a été refoulée vers le Danube. Il a pu traverser le fleuve à cheval sur une énorme pièce de bois. Les cuirassiers, en trouvant le pont rompu, prirent à la voix de Montcornet, la résolution sublime de faire volte-face et de résister à toute l’armée autrichienne qui, le lendemain, emmena trente et quelques voitures pleines de cuirasses. Les Allemands ont créé pour ces cuirassiers un seul mot qui signifie hommes de fer2. Montcornet a les dehors d’un héros de l’antiquité. Ses bras sont gros et nerveux, sa poitrine est large et sonore, sa tête se recommande par un caractère léonin, sa voix est de celles qui peuvent commander la charge au fort des batailles ; mais il n’a que le courage de l’homme sanguin, il manque d’esprit et de portée. Comme beaucoup de généraux à qui le bon sens militaire, la défiance naturelle à l’homme sans cesse en péril, les habitudes du commandement donnent les apparences de la supériorité, [Lov. A176, 6]   Montcornet impose au premier abord ; on le croit un Titan, mais il recèle un nain comme le géant de carton qui salue Élisabeth à l’entrée du château de Kenilworth. Colère et bon, plein d’orgueil impérial, il a la causticité du soldat, la répartie prompte et la main plus prompte encore. S’il a été superbe sur un champ de bataille, il est insupportable dans un ménage, il ne connaît que l’amour de garnison, l’amour des militaires à qui les Anciens, ces ingénieux faiseurs de mythes, avaient donné pour patron le fils de Mars et de Vénus, Éros. Ces délicieux chroniqueurs de religions s’étaient approvisionnés d’une dizaine d’amours différents. En étudiant les pères et les attributs de ces amours, vous découvrez la nomenclature sociale la plus complète, et nous croyons inventer quelque chose ! Quand le globe se retournera comme un malade qui rêve, et que les mers deviendront des continents, les Français de ce temps-là trouveront au fond de notre Océan actuel des rails, une machine à vapeur, un canon, un journal et une charte, enveloppés dans un bloc de corail.
Or, mon cher, la comtesse de Montcornet est une petite femme frêle, délicate et timide. Que dis-tu de ce mariage ? Pour qui connaît le monde, ces hasards sont si communs, que les mariages bien assortis sont l’exception. Je suis venu voir comment cette petite femme fluette arrange ses ficelles pour mener ce gros, grand, carré général, comme il menait, lui, ses cuirassiers.
Si Montcornet parle haut devant sa Virginie, madame lève un doigt sur ses lèvres, et il se tait. Le soldat va fumer sa pipe et ses cigares dans un kiosque, à cinquante pas du château, et il en revient parfumé. Fier de sa sujétion, il se tourne vers elle comme un ours enivré de raisins, pour dire, quand on lui propose quelque chose : — Si madame le veut… Quand il arrive chez sa femme de ce pas lourd qui fait craquer les dalles comme des planches, si elle lui crie de sa voix effarouchée : — « N’entrez pas ! » il accomplit militairement demi-tour par flanc droit en jetant ces humbles paroles : « Vous me ferez dire quand je pourrai vous parler… » de la voix qu’il eut sur les bords du Danube quand il cria à ses cuirassiers : « Mes enfants, il faut mourir, et très-bien, quand on ne peut pas faire autrement ! » J’ai entendu ce mot touchant dit par lui en parlant de sa femme : — « Non-seulement je l’aime, mais je la vénère et l’estime. » Quand il lui prend une de ces colères qui brisent toutes les bondes et s’échappent en cascades indomptables, la petite femme va chez elle et le laisse crier. Seulement, quatre ou cinq jours après : — « Ne vous mettez pas en colère, lui dit-elle, vous pouvez vous briser un vaisseau dans la poitrine, sans compter le mal que vous me faites. » Et alors le lion d’Essling se sauve pour aller essuyer une larme. Quand il se présente au salon, et que nous y sommes occupés à causer : « Laissez-nous, il me lit quelque chose », dit-elle, et il nous laisse.
Il n’y a que les hommes forts, grands et colères, de ces foudres de guerre, de ces diplomates à tête olympienne, de ces hommes de génie, pour avoir ces partis pris de confiance, cette générosité pour la faiblesse, cette constante protection, cet amour sans jalousie, cette bonhomie avec la femme. Ma foi ! je mets la science de la comtesse autant au dessus des vertus sèches et hargneuses que le satin d’une causeuse est préférable au velours d’Utrecht d’un sot canapé bourgeois.
Mon cher, je suis dans cette admirable campagne depuis six jours, et je ne me lasse pas d’admirer les merveilles de ce parc, dominé par de sombres forêts, et où se trouvent de jolis sentiers le long des eaux. La Nature et son silence, les tranquilles jouissances, la vie facile à laquelle elle invite, tout m’a séduit. Oh ! voilà la vraie littérature, il n’y a jamais de faute de style dans une prairie. Le bonheur serait de tout oublier ici, même les Débats. Tu dois deviner qu’il a plu pendant deux matinées. Pendant que la comtesse dormait, pendant que Montcornet courait dans ses propriétés, j’ai tenu par force la promesse si imprudemment donnée, de vous écrire.
Jusqu’alors, quoique né dans Alençon, d’un vieux juge et d’un préfet, à ce qu’on dit, quoique connaissant les herbages, je regardais comme une fable l’existence de ces terres au moyen desquelles on touche par mois quatre à cinq mille francs. L’argent, pour moi, se traduisait par deux horribles mots : le travail et le libraire, le journal et la politique… Quand aurons-nous une terre où l’argent poussera dans quelque joli paysage ? C’est ce que je nous souhaite au nom du Théâtre, de la Presse et du Livre. Ainsi soit-il.
Florine va-t-elle être jalouse de feu mademoiselle Laguerre ? Nos Bouret modernes n’ont plus de Noblesse française qui leur apprenne à vivre, ils se mettent trois pour payer une loge à l’Opéra, se cotisent pour un plaisir, et ne coupent plus d’in-quarto magnifiquement reliés pour les rendre pareils aux in-octavo de leur bibliothèque. À peine achète-t-on les livres brochés ! Où allons-nous ? Adieu mes enfants ! Aimez toujours
Votre doux BLONDET.

Si, par un hasard miraculeux, cette lettre, échappée à la plus paresseuse plume de notre époque, n’avait pas été conservée, il eût été presque impossible de peindre les Aigues. Sans cette description, l’histoire, doublement horrible qui s’y est passée, serait peut-être moins intéressante.

Beaucoup de gens s’attendent sans doute à voir la cuirasse de l’ancien colonel de la Garde impériale éclairée par un jet de lumière, à voir sa colère allumée tombant comme une trombe sur cette petite femme, de manière à rencontrer vers la fin de cette histoire ce qui se trouve à la fin de tant de livres modernes, un drame de chambre à [Lov. A176, 7]   coucher. Le drame moderne pourrait-il éclore dans ce joli salon à dessus de porte en camaïeu bleuâtre où babillaient les amoureuses scènes de la Mythologie, où de beaux oiseaux fantastiques étaient peints au plafond et sur les volets, où sur la cheminée riaient à gorge déployée les monstres de porcelaine chinoise, où sur les plus riches vases, des dragons bleu et or tournaient leur queue en volute autour du bord que la fantaisie japonaise avait émaillé de ses dentelles de couleurs, où les duchesses, les chaises longues, les sofas, les consoles, les étagères, inspiraient cette paresse contemplative qui détend toute énergie ? Non, le drame ici n’est pas restreint à la vie privée, il s’agite ou plus haut ou plus bas. Ne vous attendez pas à de la passion, le vrai ne sera que trop dramatique. D’ailleurs, l’historien ne doit jamais oublier que sa mission est de faire à chacun sa part : le malheureux et le riche sont égaux devant sa plume ; pour lui, le paysan a la grandeur de ses misères, comme le riche a la petitesse de ses ridicules ; enfin, le riche a des passions, le paysan n’a que des besoins, le paysan est donc doublement pauvre ; et si, politiquement, ses agressions doivent être impitoyablement réprimées, humainement et religieusement, il est sacré.

Chapitre II
Une Bucolique oubliée par Virgile

Quand un Parisien tombe à la campagne, il s’y trouve sevré de toutes ses habitudes, et sent bientôt le poids des heures, malgré les soins les plus ingénieux de ses amis. Aussi, dans l’impossibilité de perpétuer les causeries du tête-à-tête, si promptement épuisées, les châtelains et les châtelaines vous disent-ils naïvement : Vous vous ennuierez bien ici. En effet, pour goûter les délices de la campagne, il faut y avoir des intérêts, en connaître les travaux, et le concert alternatif de la peine et du plaisir, symbole éternel de la vie humaine.

Une fois que le sommeil a repris son équilibre, quand on a réparé les fatigues du voyage et qu’on s’est mis à l’unisson des habitudes champêtres, le moment de la vie de château le plus difficile à passer pour un Parisien qui n’est ni chasseur ni agriculteur, et qui porte des bottes fines, est la première matinée. Entre l’instant du réveil et celui du déjeuner, les femmes dorment ou font leurs toilettes et sont inabordables, le maître du logis est parti de bonne heure à ses affaires, un Parisien se voit donc seul de huit heures à onze heures, l’instant choisi dans presque tous les châteaux pour déjeuner. Or, après avoir demandé des amusements aux minuties de la toilette, et3 perdu bientôt cette ressource, s’il n’a pas apporté quelque travail impossible à réaliser, et qu’il remporte vierge en en connaissant seulement les difficultés ; un écrivain est obligé4 de tourner dans les allées du parc, de bayer aux corneilles, de compter les gros arbres. Or, plus la vie est facile, plus ces occupations sont fastidieuses, à moins d’appartenir à la secte des quakers-tourneurs, à l’honorable corps des charpentiers ou des empailleurs d’oiseaux. Si l’on devait, comme les propriétaires, rester à la campagne, on meublerait son ennui de quelque passion pour les lépidoptères, les coquilles, les insectes5, ou la Flore du département ; mais un homme raisonnable ne se donne pas un vice pour tuer une quinzaine de jours. La plus magnifique terre, les plus beaux châteaux deviennent donc assez promptement insipides pour ceux qui n’en possèdent que la vue. Les beautés de la nature semblent bien mesquines, comparées à leur représentation au théâtre. Paris scintille alors par toutes ses facettes. Sans l’intérêt particulier qui vous attache, comme Blondet, aux lieux honorés par les pas, éclairés par les yeux d’une certaine personne, on envierait aux oiseaux leurs ailes pour retourner aux perpétuels, aux émouvants spectacles de Paris et à ses déchirantes luttes.

[Lov. A176, 8]   La longue lettre écrite par le journaliste doit faire supposer aux esprits pénétrants qu’il avait atteint moralement et physiquement à cette phase particulière aux passions satisfaites, aux bonheurs assouvis, et que tous les volatiles engraissés par force représentent parfaitement quand, la tête enfoncée dans leur gésier qui bombe, ils restent sur leurs pattes, sans pouvoir ni vouloir regarder le plus appétissant manger. Aussi, quand sa formidable lettre fut achevée, Blondet éprouva-t-il le besoin de sortir des jardins d’Armide et d’animer la mortelle lacune des trois premières heures de la journée ; car, entre le déjeuner et le dîner, le temps appartenait à la châtelaine, qui savait le rendre court. Garder, comme le fit madame de Montcornet, un homme d’esprit pendant un mois à la campagne sans avoir vu sur son visage le rire faux de la satiété, sans avoir surpris le bâillement caché d’un ennui qui se devine toujours, est un des plus beaux triomphes d’une femme. Une affection qui résiste à ces sortes d’essais doit être éternelle. On ne comprend point que les femmes ne se servent pas de cette épreuve pour juger leurs amants, il est impossible à un sot, à un égoïste, à un petit esprit, d’y résister. Philippe II lui-même, l’Alexandre de la dissimulation, aurait dit son secret durant un mois de tête-à-tête à la campagne. Aussi les rois vivent-ils dans une agitation perpétuelle, et ne donnent-ils à personne le droit de les voir pendant plus d’un quart d’heure.

Nonobstant les délicates attentions d’une des plus charmantes femmes de Paris, Émile Blondet retrouva donc le plaisir oublié depuis long-temps de l’école buissonnière, quand, sa lettre finie, il se fit éveiller par François, le premier valet de chambre attaché spécialement à sa personne, avec l’intention d’explorer la vallée de l’Avonne.

L’Avonne est la petite rivière qui, grossie au-dessus de Couches par de nombreux ruisseaux, dont quelques-uns sourdent aux Aigues, va se jeter à La-Ville-aux-Fayes dans un des plus considérables affluents de la Seine. La disposition géographique de l’Avonne, flottable pendant environ quatre lieues, avait depuis l’invention de Jean Rouvet, donné toute leur valeur aux forêts des Aigues, de Soulanges et de Ronquerolles situées sur la crête des collines au bas desquelles coule cette charmante rivière. Le parc des Aigues occupait la partie la plus large de la vallée, entre la rivière que la forêt, dite des Aigues, borde des deux côtés, et la grande route royale que ses vieux ormes tortillards indiquent à l’horizon sur une côte parallèle à celle des monts dits de l’Avonne, ce premier gradin du magnifique amphithéâtre appelé le Morvan.

Quelque vulgaire que soit cette comparaison, le parc ressemblait, ainsi posé au fond de la vallée, à un immense poisson dont la tête touchait au village de Couches et la queue au bourg de Blangy ; car, plus long que large, il s’étalait au milieu par une largeur d’environ deux cents arpents, tandis qu’il en comptait à peine trente vers Couches et quarante vers Blangy. La situation de cette terre, entre trois villages, à une lieue de la petite ville de Soulanges d’où l’on plongeait sur cet Éden, a peut-être fomenté la guerre et conseillé les excès qui forment le principal intérêt de cette Scène. Si, vu de la grande route, vu de la partie haute de La-Ville-aux-Fayes, le paradis des Aigues fait commettre le péché d’envie aux voyageurs, comment les riches bourgeois de Soulanges et de La-Ville-aux-Fayes auraient-ils été plus sages, eux qui l’admiraient à toute heure ?

Ce dernier détail topographique était nécessaire pour faire comprendre la situation, l’utilité des quatre portes par lesquelles on entrait dans le parc des Aigues, entièrement clos de murs excepté les endroits où la nature avait disposé des points de vue et où l’on avait creusé des sauts-de-loup. Ces quatre portes, dites la porte de Couches, la porte d’Avonne, la porte de Blangy, la porte de l’Avenue, révélaient si bien le génie des diverses époques où elles furent construites, que, dans l’intérêt des archéologues, elles seront décrites, mais aussi succinctement que Blondet a déjà dépeint celle de l’Avenue.

Après huit jours de promenades avec la comtesse, l’illustre rédacteur du journal des Débats connaissait à fond le pavillon chinois, les ponts, les îles, la chartreuse, le chalet, les ruines du temple, la glacière babylonienne, les kiosques, enfin tous les détours inventés par les architectes de jardins et auxquels neuf cents arpents peuvent se prêter ; il voulait donc s’ébattre aux sources de l’Avonne, que le général et la comtesse lui vantaient tous les jours, en formant chaque soir le projet oublié chaque matin d’aller les visiter. En effet, au-dessus du parc des Aigues, l’Avonne a l’apparence d’un torrent alpestre. Tantôt elle se creuse un lit entre les roches, tantôt elle s’enterre comme dans une cuve profonde ; là, des ruisseaux y tombent brusquement en cascades ; ici, elle s’étale à la façon de la Loire en effleurant des sables et rendant le flottage impraticable par le changement perpétuel de son chenal. Blondet prit le chemin le plus court à travers les labyrinthes du parc pour gagner la porte de Couches. Cette porte exige quelques mots, pleins d’ailleurs de détails historiques sur la propriété.

Le fondateur des Aigues fut un cadet de la maison de Soulanges enrichi par un mariage, qui voulut narguer son aîné. Ce sentiment nous a valu les féeries de l’Isola-Bella sur le lac Majeur. Au Moyen Âge, le château des Aigues était situé sur l’Avonne. De ce castel, la porte seule subsistait, composée d’un porche semblable à celui des villes fortifiées, et flanqué de deux tourelles à poivrières. Au-dessus de la voûte du porche s’élevaient de puissantes assises ornées de végétations et percées de trois larges croisées à croisillons. Un escalier en colimaçon ménagé dans une des tourelles menait à deux chambres, et la cuisine [Lov. A176, 9]   occupait la seconde tourelle. Le toit du porche, à forme aiguë comme toute vieille charpente, se distinguait par deux girouettes perchées aux deux bouts d’une cime ornée de ces serrureries bizarres que les savants nomment une acrotère. Beaucoup de localités n’ont pas d’Hôtel-de-Ville si magnifique. Au dehors, le claveau du cintre offrait encore l’écusson des Soulanges, conservé par la dureté de la pierre de choix où le ciseau du tailleur d’images l’avait gravé : d’azur à trois bourdons en pal d’argent, à la fasce brochante de gueules, chargée de cinq croisettes d’or au pied aiguisé, et il portait la déchiqueture héraldique imposée aux cadets. Blondet déchiffra la devise, JE SOULE AGIR, un de ces calembours que les Croisés se plaisaient à faire avec leurs noms, et qui rappelle une belle maxime de politique, malheureusement oubliée par Montcornet, comme on le verra. La porte, qu’une jolie fille avait ouverte à Blondet, était en vieux bois alourdi par des quinconces de ferrailles. Le garde, réveillé par le grincement des gonds, mit le nez à sa fenêtre et se laissa voir en chemise.

— Comment ! nos gardes dorment encore à cette heure-ci, se dit le Parisien en se croyant très-fort sur la coutume forestière.

En un quart d’heure de marche, il atteignit aux sources de la rivière, à la hauteur de Couches ; et ses yeux furent alors ravis par un de ces paysages dont la description devrait être faite comme l’histoire de France, en mille volumes ou un seul. Contentons-nous de deux phrases.

Une roche ventrue et veloutée d’arbres nains, rongée aux pieds par l’Avonne, disposition à laquelle elle doit un peu de ressemblance avec une énorme tortue mise en travers de l’eau, figure une arche, par laquelle le regard embrasse une petite nappe claire comme un miroir, où l’Avonne semble endormie et que terminent au loin des cascades à grosses roches où de petits saules pareils à des ressorts vont et viennent constamment sous l’effort des eaux.

Au delà de ces cascades, les flancs de la colline, coupés raide comme une roche du Rhin vêtue de mousses et de bruyères, mais troués comme elle par des arêtes schisteuses, versent çà et là de blancs ruisseaux bouillonnants, auxquels une petite prairie, toujours arrosée et toujours verte, sert de coupe ; puis, comme contraste à cette nature sauvage et solitaire, les derniers jardins de Couches se voient de l’autre côté de ce chaos pittoresque, au bout des prés, avec la masse du village et son clocher.

Voilà les deux phrases, mais le soleil levant, mais la pureté de l’air, mais l’âcre rosée, mais le concert des eaux et des bois ?… devinez-les !

— Ma foi, c’est presque aussi beau qu’à l’Opéra ! se dit Blondet en remontant l’Avonne innavigable dont les caprices faisaient ressortir le canal droit, profond et silencieux de la basse Avonne encaissée par les grands arbres de la forêt des Aigues.

Blondet ne poussa pas très-loin sa promenade matinale, il fut bientôt arrêté par un des paysans qui sont, dans ce drame, des comparses si nécessaires à l’action, qu’on hésitera peut-être entre eux et les premiers rôles.

En arrivant à un groupe de roches où la source principale est serrée comme entre deux portes, le spirituel écrivain aperçut un homme qui se tenait dans une immobilité capable de piquer la curiosité d’un journaliste, si déjà la tournure et l’habillement de cette statue animée ne l’avaient profondément intrigué.

Il reconnut dans cet humble personnage un de ces vieillards affectionnés par le crayon de Charlet, qui tenait aux troupiers de cet Homère des soldats par la solidité d’une charpente habile à porter le malheur, et à ses immortels balayeurs par une figure rougie, violacée, rugueuse, inhabile à la résignation. [ill.]   Un chapeau de feutre grossier, dont les bords tenaient à la calotte par des reprises, garantissait des intempéries cette tête presque chauve. Il s’en échappait deux flocons de cheveux, qu’un peintre aurait payés quatre francs à l’heure pour pouvoir copier cette neige éblouissante et disposée comme celle de tous les Pères-Éternels classiques. À la manière dont les joues rentraient en continuant la bouche, on devinait que le vieillard édenté s’adressait plus souvent au Tonneau qu’à la Huche. Sa barbe blanche, clairsemée donnait quelque chose de menaçant à son profil par la raideur des poils coupés court. Ses yeux, trop petits pour son énorme visage, inclinés comme ceux du cochon, exprimaient à la fois la ruse et la paresse ; mais en ce moment ils jetaient comme une lueur, tant le regard jaillissait droit sur la rivière. Pour tout vêtement, ce pauvre homme portait une vieille blouse, autrefois bleue, et un pantalon de cette toile grossière qui sert à Paris à faire des emballages. Tout citadin aurait frémi de lui voir aux pieds des sabots cassés, sans même un peu de paille pour en adoucir les crevasses. Assurément, la blouse et le pantalon n’avaient de valeur que pour la cuve d’une papeterie.

En examinant ce Diogène campagnard, Blondet admit la possibilité du type de ces paysans qui se voient dans les vieilles tapisseries, les vieux tableaux, les vieilles sculptures, et qui lui paraissait jusqu’alors fantastique. Il ne condamna plus absolument l’École du Laid en comprenant que, chez l’homme, le Beau n’est qu’une flatteuse exception, une chimère à laquelle il s’efforce de croire.

— Quelles peuvent être les idées, les mœurs d’un pareil être, à quoi pense-t-il ? se disait Blondet pris de curiosité. Est-ce là mon semblable ? Nous n’avons de commun que la forme, et encore !…

Il étudiait cette rigidité particulière au tissu des gens qui vivent en plein air, habitués aux intempéries de [Lov. A176, 10]   l’atmosphère, à supporter les excès du froid et du chaud, à tout souffrir enfin, qui font de leur peau des cuirs presque tannés, et de leurs nerfs un appareil contre la douleur physique, aussi puissant que celui des Arabes ou des Russes.

— Voilà les Peaux-Rouges de Cooper, se dit-il, il n’y a pas besoin d’aller en Amérique pour observer des Sauvages.

Quoique le Parisien ne fût qu’à deux pas, le vieillard ne tourna pas la tête, et regarda toujours la rive opposée avec cette fixité que les fakirs de l’Inde donnent à leurs yeux vitrifiés et à leurs membres ankylosés. Vaincu par cette espèce de magnétisme, plus communicatif qu’on ne le croit, Blondet finit par regarder l’eau.

— Eh ! bien, mon bonhomme, qu’y a-t-il donc là ? demanda Blondet après un gros quart d’heure pendant lequel il n’aperçut rien qui motivât cette profonde attention.

— Chut !… dit tout bas le vieillard en faisant signe à Blondet de ne pas agiter l’air par sa voix. Vous allez l’effrayer…

— Qui ?…

— Une loute, mon cher monsieur. Si alle nous entend, alle est capabe e’d filer sous l’eau !… Et, gnia pas à dire, elle a sauté là, tenez ?… Voyez-vous, où l’eau bouille… Oh ! elle guette un poisson ; mais quand elle va vouloir rentrer, mon petit l’empoignera. C’est que, voyez-vous, la loute est ce qu’il y a de plus rare. C’est un gibier scientifique, ben délicat, tout de même ; on me le paierait dix francs aux Aigues, vu que la comtesse fait maigre, et c’est maigre demain. Dans les temps, défunt madame m’en a payé jusqu’à vingt francs, et a me rendait la peau !… Mouche, cria-t-il à voix basse, regarde bien…

De l’autre côté de ce bras de l’Avonne, Blondet vit deux yeux brillants comme des yeux de chat sous une touffe d’aulnes ; puis il aperçut le front brun, les cheveux ébouriffés d’un enfant d’environ douze ans, couché sur le ventre, qui fit un signe pour indiquer la loutre et avertir le vieillard qu’il ne la perdait pas de vue. Blondet, subjugué par le dévorant espoir du vieillard et de l’enfant, se laissa mordre par le démon de la chasse. Ce démon à deux griffes, l’Espérance et la Curiosité, vous mène où il veut.

— La peau se vend aux chapeliers, reprit le vieillard. C’est si beau, si doux ! Ça se met aux casquettes…

— Vous croyez, vieillard ? dit Blondet en souriant.

— Certainement, monsieur, vous devez en savoir plus long que moi, quoique j’aie soixante-dix ans, répondit humblement et respectueusement le vieillard en prenant une pose de donneur d’eau bénite, et vous pourriez peut-être ben me dire pourquoi ça plaît tant aux conducteurs et aux marchands de vin.

Blondet, ce maître en ironie, déjà mis en défiance par le mot scientifique en souvenir du maréchal de Richelieu, soupçonna quelque raillerie chez ce vieux paysan ; mais il fut détrompé par la naïveté de la pose et par la bêtise de l’expression.

— Dans ma jeunesse, on en voyait beaucoup eud’ loutes, le pays leur est si favorable, reprit le bonhomme ; mais on les a tant chassées, que c’est tout au plus si nous en apercevons la queue d’eune par sept ans… Aussi eul Souparfait de La-Ville-aux-Fayes… — Monsieur le connaît-il ? Quoique Parisien, c’est un brave jeune homme comme vous, il aime les curiosités. — Pour lors, sachant mon talent pour prendre les loutes, car je les connais comme vous pouvez connaître votre alphabet, il m’a donc dit comme ça : — Père Fourchon, quand vous trouverez une loute, apportez-la-moi, qui me dit, je vous la paierai bien, et si elle était tachetée de blanc su l’dos, qui me dit, je vous en donnerais trente francs. V’là ce qu’il m’dit sur le port de La-Ville-aux-Fayes, aussi vrai que je crais en Dieu le Père, le Fils et le Saint-Esprit. Et il y a core un savant, à Soulanges, monsieur Gourdon nout médecin qui fait un cabinet d’histoire naturelle qu’il n’y a pas son pareil à Dijon, le premier savant de ces pays-ci, qui me la paierait bien cher !… Il sait empailler lez houmes et les bêtes ! Et donques, mon garçon me soutient que c’te loute a des poils blancs… Si c’est ça, que je lui ai dit, el bon Dieu nous veut du bien, à ce matin ! Voyez-vous l’eau qui bouille ?… oh ! elle est là… Quoique ça vive dans une manière de terrier, ça reste des jours entiers sous l’eau. Ah ! elle vous a entendu, mon cher monsieur, alle se défie, car gn’y a pas d’animau plus fin que celui-là, c’est pire qu’une femme.

— C’est peut-être pour cela qu’on les appelle au féminin des loutres ? dit Blondet.

— Dam, monsieur, vous qu’êtes de Paris, vous savez cela mieux que nous ; mais vous auriez ben mieux fait pour nous, e’d’dormi la grasse matinée, car, voyez-vous, c’te manière de flot ? elle s’en va par en dessous. Va, Mouche ! elle a entendu monsieur, la loute, et elle est capable de nous faire droguer jusqu’à ménuit, allons-nous-en… v’là nos trente francs qui nagent !…

Mouche se leva, mais à regret ; il regardait l’endroit où bouillonnait l’eau, le montrant du doigt et ne perdant pas tout espoir. Cet enfant, à cheveux crépus, la figure brunie comme celle des anges dans les tableaux du quinzième siècle, paraissait être en culotte, car son pantalon finissait au genou par des déchiquetures ornées d’épines et de feuilles mortes. Ce vêtement nécessaire tenait par deux cordes d’étoupes en guise de bretelles. Une chemise de toile de la même qualité que celle du pantalon du vieillard, mais épaissie par des raccommodages barbus, laissait voir une [Lov. A176, 11]   poitrine hâlée. Ainsi, le costume de Mouche l’emportait encore en simplicité sur celui du père Fourchon. [ill.]  

— Ils sont bien bons enfants ici, se dit en lui-même Blondet. Les gens de la banlieue de Paris vous apostropheraient drôlement un bourgeois qui ferait envoler leur gibier !

Et comme il n’avait jamais vu de loutres, pas même au Muséum, il fut enchanté de cet épisode de sa promenade.

— Allons, reprit-il touché de voir le vieillard s’en allant sans rien demander, vous vous dites un chasseur de loutres fini… Si vous êtes sûr que la loutre soit là…

De l’autre côté, Mouche leva le doigt et fit voir des bulles d’air montées du fond de l’Avonne qui vinrent expirer en cloches au milieu du bassin.

— Elle est revenue là, dit le père Fourchon, elle a respiré, la gueuse, car c’est elle qu’a fait ces boutifes-là. Comment s’arrangent-elles pour respirer au fond de l’eau ? Mais c’est si malin, que ça se moque de la science !

— Eh ! bien, répondit Blondet à qui ce dernier mot parut être une plaisanterie plutôt due à l’esprit paysan qu’à l’individu, attendez et prenez la loutre.

— Et notre journée à Mouche et à moi ?

— Que vaut-elle votre journée ?

— À nous deux, mon apprenti et moi ?… cinq francs !… dit le vieillard en regardant Blondet dans les yeux avec une hésitation qui révélait un surfait énorme.

Le journaliste tira dix francs de sa poche en disant : — En voilà dix, et je vous en donnerai tout autant pour la loutre…

— Elle ne vous coûtera pas cher, si elle a du blanc sur le dos, car eul Souparfait m’disait éque nout Muséon n’en a qu’une de ce genre-là. — Mais c’est qu’il est instruit tout de même nout Souparfait ! et pas bête. Si je chasse à la loute, monsieur des Lupeaulx chasse à la fille de môsieur Gaubertin, qu’à eune fiare dot blanche su le dos. — Tenez, mon cher monsieur, sans vous commander, allez vous bouter au mitant de l’Avonne, à c’te pierre, là-bas… Quand nous aurons forcé la loute, elle descendra le fil de l’eau, car voilà leur ruse à ces bêtes, elles remontent plus haut que leur trou pour pêcher, et une fois chargées de poisson, elles savent qu’elles iront mieux à la dérive. Quand je vous dis que c’est fin… Si j’avais appris la finesse à leur école, je vivrais à cette heure de mes rentes !… J’ai su trop tard qu’il fallait eurmonter le courant ed grand matin pour trouver le butin avant léz autres ! Enfin, on m’a jeté un sort à ma naissance. À nous trois, nous serons peut-être plus fins que c’te loute…

— Et comment, mon vieux nécromancien ?

— Ah dam ! nous sommes si bêtes, nous aut’ pésans ! que nous finissons par entendre les bêtes. V’là comme nous ferons. Quand la loute voudra s’en revenir chez elle, nous l’effraierons ici, vous l’effraierez là-bas ; effrayée par nous, effrayée par vous, elle se jettera sur le bord ; si elle prend la voie de tarre, elle est perdue. Ça ne peut pas marcher, c’est fait pour la nage avec leurs pattes d’oie. Oh ! ça va-t-il vous amuser, car c’est un vrai carambolage. On pêche et on chasse à la fois !… Le général, chez qui vous êtes aux Aigues, y est revenu trois jours de suite, tant il s’y entêtait !

Blondet, muni d’une branche coupée par le vieillard qui lui dit de s’en servir pour fouetter la rivière à son commandement, alla se poster au milieu de l’Avonne en sautant de pierre en pierre.

— Là, bien ! mon cher monsieur.

Blondet resta là, sans s’apercevoir de la fuite du temps ; car, de moments en moments, un geste du vieillard lui faisait espérer un heureux dénouement ; mais d’ailleurs rien ne dépêche mieux le temps que l’attente de l’action vive qui va succéder au profond silence de l’affût.

— Père Fourchon, dit tout bas l’enfant en se voyant seul avec le vieillard, gnia tout de même une loute…

— Tu la vois ?…

— La v’là !

Le vieillard fut stupéfait en apercevant entre deux eaux le pelage brun-rouge d’une loutre.

— A va su mé ! dit le petit.

— Fiche l’y un petit coup sec sur la tête et jette-toi dans l’eau pour la tenir au fin fond sans la lâcher…

Mouche fondit dans l’Avonne comme une grenouille effrayée.

— Allez ! allez ! mon cher monsieur, dit le père Fourchon à Blondet en se jetant aussi dans l’Avonne et laissant ses sabots sur le bord, effrayez-la donc ! la voyez-vous… a nage sur vous…

Le vieillard courut sur Blondet en fendant les eaux et lui criant avec le sérieux que les gens de la campagne gardent dans leurs plus grandes vivacités : — La voyez-vous là, el long des roches !

Blondet, placé par le vieillard de manière à recevoir les rayons du soleil dans les yeux, frappait sur l’eau de confiance.

— Allez ! allez du côté des roches ! cria le père Fourchon, le trou de la loute est là-bas, à vout gauche.

Emporté par son dépit qu’une longue attente avait [Lov. A176, 12]   stimulé, Blondet prit un bain de pieds en glissant de dessus les pierres.

— Hardi, mon cher monsieur, hardi… Vous y êtes. Ah ! vingt bon Dieu ! la voilà qui passe entre vos jambes ! Ah ! elle passe… Alle passe, dit le vieillard au désespoir.

Et comme pris à l’ardeur de cette chasse, le vieux paysan s’avança dans les profondeurs de la rivière jusque devant Blondet.

— Nous l’avons manquée par vout faute !… dit le père Fourchon à qui Blondet donna la main et qui sortit de l’eau comme un triton, mais comme un triton vaincu. La garce, elle est là, sous les rochers !… Elle a lâché son poisson, dit le bonhomme en regardant au loin et montrant quelque chose qui flottait… Nous aurons toujours la tanche, car c’est une vraie tanche !…

En ce moment, un valet en livrée et à cheval, qui menait un autre cheval par la bride, se montra galopant sur le chemin de Couches.

— Tenez, v’là les gens du château qui font mine de vous chercher, dit le bonhomme. Si vous voulez repasser la rivière, je vas vous donner la main… Ah ! ça m’est bien égal de me mouiller, ça m’évite du blanchissage !…

— Et les rhumes ? dit Blondet.

— Ah ! ouin ! Ne voyez-vous pas que le soleil nous a culottés, Mouche et moi, comme des pipes ed’ major ! Appuyez-vous sur moi, mon cher monsieur… Vous êtes de Paris, vous ne savez pas vous tenir sur nous roches, vous qui savez tant de choses… Si vous restez long-temps ici, vous apprendrez ben des choses dans el livre ed’ la nature, vous qui, dit-on, escrivez dans les papiers-nouvelles.

Blondet était arrivé sur l’autre bord de l’Avonne, quand Charles, le valet de pied, l’aperçut.

— Ah ! monsieur, s’écria-t-il, vous ne vous figurez pas l’inquiétude dans laquelle est Madame, depuis qu’on lui a dit que vous étiez sorti par la porte de Couches, elle vous croit noyé. Voilà trois fois qu’on sonne le second coup du déjeuner en grandes volées, après vous avoir appelé partout dans le parc, où monsieur le curé vous cherche encore…

— Quelle heure est-il donc, Charles ?

— Onze heures trois quarts !…

— Aide-moi à monter à cheval…

— Est-ce que par hasard Monsieur aurait donné dans la loutre au père Fourchon ?… dit le valet en remarquant l’eau qui s’égouttait des bottes et du pantalon de Blondet.

Cette seule question éclaira le journaliste.

— Ne dis pas un mot de cela, Charles, et j’aurai soin de toi, s’écria-t-il.

— Oh ! pardi ! monsieur le comte lui-même a été pris à la loutre du père Fourchon, répondit le valet. Dès qu’il arrive un étranger aux Aigues, le père Fourchon se met aux aguets, et si le bourgeois va voir les sources de l’Avonne, il lui vend sa loutre… Il joue ça si bien que monsieur le comte y est revenu trois fois et lui a payé six journées pendant lesquelles ils ont regardé l’eau couler.

— Et moi, qui croyais avoir vu dans Pothier, dans Baptiste Cadet, dans Michot et dans Monrose, les plus grands comédiens de ce temps-ci !… se dit Blondet, que sont-ils auprès de ce mendiant ?

— Oh ! il connaît très-bien cet exercice-là, le père Fourchon, dit Charles. Il a en outre une autre corde à son arc, car il se dit cordier de son état. Il a sa fabrique le long du mur de la porte de Blangy. Si vous vous avisiez de toucher à sa corde, il vous entortille si bien qu’il vous prend l’envie de tourner la roue, et de faire un peu de corde, il vous demande alors la gratification due au maître par l’apprenti. Madame y a été prise, et lui a donné vingt francs. C’est le roi des finauds, dit Charles en se servant d’un mot honnête.

Ce bavardage de laquais permit à Blondet de se livrer à quelques réflexions sur la profonde astuce des paysans en se rappelant tout ce qu’il en avait entendu dire par son père, le juge d’Alençon. Puis toutes les plaisanteries cachées sous la malicieuse rondeur du père Fourchon lui revenant à la mémoire éclairées par les confidences de Charles, il s’avoua gaussé par le vieux mendiant bourguignon.

— Vous ne sauriez croire, monsieur, disait Charles en arrivant au perron des Aigues, combien il faut se défier de tout dans la campagne, et surtout ici que le général n’est pas très-aimé…

— Pourquoi ?…

— Ah ! dam ! je ne sais pas, répondit Charles en prenant l’air bête sous lequel les domestiques savent abriter leurs refus à des supérieurs et qui donna beaucoup à penser à Blondet.

— Vous voilà donc, coureur ? dit le général que le pas des chevaux amena sur le perron. Le voilà ! soyez calme ! cria-t-il à sa femme dont le petit pas se faisait entendre, il ne nous manque plus maintenant que l’abbé Brossette, va le chercher, Charles ! dit-il au domestique.

[Lov. A176, 13]  

Chapitre III
Le cabaret

La porte dite de Blangy, due à Bouret, se composait de deux larges pilastres à bossages vermiculés, surmontés chacun d’un chien dressé sur ses pattes de derrière et tenant un écusson entre ses pattes de devant. Le voisinage du pavillon où logeait le régisseur avait dispensé le financier de bâtir une loge de concierge. Entre ces deux pilastres, une grille somptueuse dans le genre de celle forgée par Buffon pour le Jardin des Plantes, s’ouvrait sur un bout de pavé conduisant à la route cantonale, jadis entretenue soigneusement par les Aigues, par la maison de Soulanges, et qui relie Couches, Cerneux, Blangy, Soulanges à La-Ville-aux-Fayes, comme par une guirlande, tant cette route est fleurie d’héritages entourés de haies et parsemée de maisonnettes à rosiers.

Là, le long d’une coquette muraille qui s’étendait jusqu’à un saut-de-loup par lequel le château plongeait sur la vallée jusqu’au-delà de Soulanges, se trouvaient le poteau pourri, la vieille roue et les piquets à râteaux qui constituent la fabrique d’un cordier de village.

Vers midi et demi, au moment où Blondet s’asseyait à un bout de la table, en face de l’abbé Brossette, en recevant les caressants reproches de la comtesse, le père Fourchon et Mouche arrivaient à leur établissement. De là, le père Fourchon, sous prétexte de fabriquer des cordes, surveillait les Aigues et pouvait y voir les maîtres entrant ou sortant. Aussi la persienne ouverte, les promenades à deux, le plus petit incident de la vie au château, rien n’échappait-il à l’espionnage du vieillard qui ne s’était établi cordier que depuis trois ans, circonstance minime que ni les gardes des Aigues, ni les domestiques, ni les maîtres n’avaient encore remarquée.

— Fais le tour par la porte de l’Avenue pendant que je vas serrer nos agrès, dit le père Fourchon, et quand tu leur auras dégoisé la chose, on viendra sans doute me chercher au Grand-I-Vert où je vas me rafraîchir, car ça donne soif d’être sur l’eau comme ça ! Si tu t’y prends comme je viens de te le dire, tu leur accrocheras un bon déjeuner, tâche de parler à la comtesse, et tape sur moi, de manière à ce qu’ils aient l’idée de me chanter un air de leur morale, quoi !… Y aura quelques verres de bon vin à siffler.

Après ces dernières instructions que l’air narquois de Mouche rendait presque superflues, le vieux cordier, tenant sa loutre sous le bras, disparut dans le chemin cantonal.

À mi-chemin de cette jolie porte et du village, se trouvait, au moment où Émile Blondet vint aux Aigues, une de ces maisons qui ne se voient qu’en France, partout où la pierre est rare. Les morceaux de briques ramassés de tous côtés, les gros cailloux sertis comme des diamants dans une terre argileuse qui formaient des murs solides, quoique rongés, le toit soutenu par de grosses branches et couvert en joncs et en paille, les grossiers volets, la porte, tout de cette chaumière provenait de trouvailles heureuses ou de dons arrachés par l’importunité.

Le paysan a pour sa demeure l’instinct qu’a l’animal pour son nid ou pour son terrier, et cet instinct éclatait dans toutes les dispositions de cette chaumière. D’abord, la fenêtre et la porte regardaient au nord. La maison, assise sur une petite éminence, dans l’endroit le plus caillouteux d’un terrain à vignes, devait être salubre. On y montait par trois marches industrieusement faites avec des piquets, avec des planches et remplies de pierrailles. Les eaux s’écoulaient donc rapidement. Puis, comme en Bourgogne, la pluie vient rarement du nord, aucune humidité ne pouvait pourrir les fondations, quelque légères qu’elles fussent. Au bas, le long du sentier, régnait un rustique palis, perdu dans une haie d’aubépine et de ronce. Une treille, sous laquelle de méchantes tables accompagnées de bancs grossiers invitaient les passants à s’asseoir, couvrait de son berceau l’espace qui séparait cette chaumière du chemin. À l’intérieur, le haut du talus offrait pour décor des roses, des giroflées, des violettes, toutes les fleurs qui ne coûtent rien. Un chèvrefeuille et un jasmin attachaient leurs brindilles sur le toit déjà chargé de mousses, malgré son peu d’ancienneté.

À droite de sa maison, le possesseur avait adossé une étable pour deux vaches. Devant cette construction en mauvaises planches, un terrain battu servait de cour ; et, dans un coin, se voyait un énorme tas de fumier. De l’autre côté de la maison et de la treille, s’élevait un hangar en chaume soutenu par deux troncs d’arbres, sous lequel se mettaient les ustensiles des vignerons, leurs futailles vides, des fagots de bois empilés autour de la bosse que formait le four dont la bouche s’ouvre presque toujours, dans les maisons de paysans, sous le manteau de la cheminée.

À la maison attenait environ un arpent enclos d’une haie vive et plein de vignes, soignées comme le sont celles des paysans, toutes si bien fumées, provignées et bêchées, que leurs pampres verdoient les premiers à trois lieues à la ronde. Quelques arbres, des amandiers, des pruniers et des abricotiers montraient leurs têtes grêles, çà et là, dans cet enclos. Entre les ceps, le plus souvent on cultivait des pommes de terre ou des haricots. En hache vers le village, et derrière la cour, dépendait encore de cette habitation un petit terrain humide et bas, favorable à la culture des choux, des oignons, de l’ail, les légumes favoris de la classe ouvrière, et fermé d’une porte à claire-voie par où passaient les vaches en pétrissant le sol et y laissant leurs bouses étalées.

Cette maison, composée de deux pièces au rez-de-chaussée, avait sa sortie sur le vignoble. Du côté des vignes, une rampe en bois, appuyée au mur de la maison et couverte [Lov. A176, 14]   d’une toiture en chaume, montait jusqu’au grenier, éclairé par un œil-de-bœuf. Sous cet escalier rustique, un caveau, tout en briques de Bourgogne, contenait quelques pièces de vin.

Quoique la batterie de cuisine du paysan consiste ordinairement en deux ustensiles avec lesquels on fait tout, une poêle et un chaudron de fer ; par exception, il se trouvait dans cette chaumière deux casseroles énormes accrochées sous le manteau de la cheminée, au dessus d’un petit fourneau portatif. Malgré ce symptôme d’aisance, le mobilier était en harmonie avec les dehors de la maison. Ainsi, pour contenir l’eau, une jarre ; pour argenterie, des cuillers de bois ou d’étain, des plats en terre brune au dehors et blanche en dedans, mais écaillés et raccommodés avec des attaches ; enfin, autour d’une table solide, des chaises en bois blanc, et pour plancher de la terre battue. Tous les cinq ans, les murs recevaient une couche d’eau de chaux, ainsi que les maigres solives du plafond auxquelles pendent du lard, des bottes d’oignons, des paquets de chandelles et les sacs où le paysan met ses graines ; auprès de la huche une antique armoire en vieux noyer garde le peu de linge, les vêtements de rechange et les habits de fête de la famille.

Sur le manteau de la cheminée, brillait un vrai fusil de braconnier, vous n’en donneriez pas cinq francs, le bois est quasi brûlé, le canon, sans aucune apparence, ne semble pas nettoyé. Vous pensez que la défense d’une cabane à loquet, dont la porte extérieure pratiquée dans le palis n’est jamais fermée, n’exige pas mieux, et vous vous demandez presque à quoi peut servir une pareille arme. D’abord, si le bois est d’une simplicité commune, le canon, choisi avec soin, provient d’un fusil de prix, donné sans doute à quelque garde-chasse. Aussi, le propriétaire de ce fusil ne manque-t-il jamais son coup, il existe entre son arme et lui l’intime connaissance que l’ouvrier a de son outil. S’il faut abaisser le canon d’un millimètre au dessous ou au dessus du but, parce qu’il relève ou tombe de cette faible estime, le braconnier le sait, il obéit à cette loi sans se tromper. Puis, un officier d’artillerie trouverait les parties essentielles de l’arme en bon état : rien de moins, rien de plus. Dans tout ce qu’il s’approprie, dans tout ce qui doit lui servir, le paysan déploie la force convenable, il y met le nécessaire et rien au delà. La perfection extérieure, il ne la comprend jamais. Juge infaillible des nécessités en toutes choses, il connaît tous les degrés de force, et sait, en travaillant pour le bourgeois, donner le moins possible pour le plus possible. Enfin, ce fusil méprisable entre pour beaucoup dans l’existence de la famille, et vous saurez tout à l’heure comment.

Avez-vous bien saisi les mille détails de cette hutte assise à cinq cents pas de la jolie porte des Aigues ? La voyez-vous accroupie là, comme un mendiant devant un palais ? Eh ! bien, son toit chargé de mousses veloutées, ses poules caquetant, le cochon qui vague, toutes ses poésies champêtres avaient un horrible sens. À la porte du palis, une grande perche élevait à une certaine hauteur un bouquet flétri, composé de trois branches de pin et d’un feuillage de chêne réunis par un chiffon. Au dessus de la porte, un peintre forain avait, pour un déjeuner, peint dans un tableau de deux pieds carrés, sur un champ blanc, un I majuscule en vert, et pour ceux qui savent lire, ce calembour en douze lettres : Au Grand-I-Vert (hiver). À gauche de la porte, éclataient les vives couleurs de cette vulgaire affiche : Bonne bierre de mars, où de chaque côté d’un cruchon qui lance un jet de mousse se carrent une femme en robe excessivement décolletée et un hussard, tous deux grossièrement coloriés. Aussi, malgré les fleurs et l’air de la campagne, s’exhalait-il de cette chaumière la forte et nauséabonde odeur de vin et de mangeaille qui vous saisit à Paris, en passant devant les gargotes de faubourgs.

Vous connaissez les lieux. Voici les êtres et leur histoire qui contient plus d’une leçon pour les philanthropes.

Le propriétaire du Grand-I-Vert, nommé François Tonsard, se recommande à l’attention des philosophes par la manière dont il avait résolu le problème de la vie fainéante et de la vie occupée, de manière à rendre la fainéantise profitable et l’occupation nulle.

Ouvrier en toutes choses, il savait travailler à la terre, mais pour lui seul. Pour les autres, il creusait des fossés, fagotait, écorçait des arbres ou les abattait. Dans ces travaux, le bourgeois est à la discrétion de l’ouvrier. Tonsard avait dû son coin de terre à la générosité de mademoiselle Laguerre. Dès sa première jeunesse Tonsard faisait des journées pour le jardinier du château, car il n’avait pas son pareil pour tailler les arbres d’allée, les charmilles, les haies, les marronniers de l’Inde. Son nom indique assez un talent héréditaire. Au fond des campagnes, il existe des priviléges obtenus et maintenus avec autant d’art qu’en déploient les commerçants pour s’attribuer les leurs. Un jour, en se promenant, Madame entendit Tonsard, garçon bien découplé, disant : « Il me suffirait pourtant d’un arpent de terre pour vivre, et pour vivre heureusement ! » Cette bonne fille, habituée à faire des heureux, lui donna cet arpent de vignes en avant de la porte de Blangy, contre cent journées (délicatesse peu comprise !) en lui permettant de rester aux Aigues, où il vécut avec les gens auxquels il parut être le meilleur garçon de la Bourgogne.

Ce pauvre Tonsard (ce fut le mot de tout le monde) travailla pendant environ trente journées sur les cent qu’il devait ; le reste du temps il baguenauda, riant avec les femmes de Madame, et surtout avec mademoiselle Cochet, la femme de chambre, quoiqu’elle fût laide comme toutes les femmes de chambre [Lov. A176, 15]   des belles actrices. Rire avec mademoiselle Cochet signifiait tant de choses que Soudry, l’heureux gendarme dont il est question dans la lettre de Blondet, regardait encore Tonsard de travers, après vingt-cinq ans. L’armoire en noyer, le lit à colonnes et à bonnes-grâces, ornements de la chambre à coucher, furent sans doute le fruit de quelque risette.

Une fois en possession de son champ, au premier qui lui dit que madame le lui avait donné, Tonsard répondit : — Je l’ai parbleu bien acheté et bien payé. Est-ce que les bourgeois nous donnent jamais quelque chose ? est-ce donc rien que cent journées ? Ça me coûte trois cents francs, et c’est tout cailloux ! Le propos ne dépassa point la région populaire.

Tonsard se bâtit alors cette maison lui-même, en prenant les matériaux, de ci et de là, se faisant donner un coup de main par l’un et l’autre, grappillant au château les choses de rebut ou les demandant et les obtenant toujours. Une mauvaise porte de montreuil démolie pour être reportée plus loin, devint celle de l’étable. La fenêtre venait d’une vieille serre abattue. Les débris du château servirent donc à élever cette fatale chaumière.

Sauvé de la réquisition par Gaubertin, le régisseur des Aigues dont le père était accusateur public au Département, et qui d’ailleurs ne pouvait rien refuser à mademoiselle Cochet, Tonsard se maria dès que sa maison fut terminée et sa vigne en rapport. Garçon de vingt-trois ans, familier aux Aigues, ce drôle, à qui madame venait de donner un arpent de terre et qui paraissait travailleur, eut l’art de faire sonner haut toutes ses valeurs négatives, et il obtint la fille d’un fermier de la terre de Ronquerolles, située au-delà de la forêt des Aigues.

Ce fermier tenait une ferme à moitié qui dépérissait entre ses mains, faute d’une fermière. Veuf et inconsolable, il tâchait, à la manière anglaise, de noyer ses soucis dans le vin ; mais quand il ne pensa plus à sa pauvre chère défunte, il se trouva marié, selon une plaisanterie de village, avec la Boisson. En peu de temps, de fermier le beau-père redevint ouvrier, mais ouvrier buveur et paresseux, méchant et hargneux, capable de tout comme les gens du peuple qui, d’une sorte d’aisance, retombent dans la misère. Cet homme, que ses connaissances pratiques, la lecture et la science de l’écriture mettaient au dessus des autres ouvriers, mais que ses vices tenaient au niveau des mendiants, venait de se mesurer, comme on l’a vu, sur les bords de l’Avonne, avec un des hommes les plus spirituels de Paris, dans une bucolique oubliée par Virgile.

Le père Fourchon, d’abord maître d’école à Blangy, perdit sa place à cause de son inconduite et de ses idées sur l’instruction publique. Il aidait beaucoup plus les enfants à faire des petits bateaux et des cocottes avec leurs abécédaires qu’il ne leur apprenait à lire ; il les grondait si curieusement, quand ils avaient chippé des fruits, que ses semonces pouvaient passer pour des leçons sur la manière d’escalader les murs. On cite encore à Soulanges sa réponse à un petit garçon venu trop tard et qui s’excusait ainsi : — Dam ! m’sieur, j’ai mené boire notre chevau ! — On dit cheval, animau !

D’instituteur, il fut nommé piéton. Dans ce poste, qui sert de retraite à tant de vieux soldats, le père Fourchon fut réprimandé tous les jours. Tantôt il oubliait les lettres dans les cabarets, tantôt il les gardait sur lui. Quand il était gris, il remettait le paquet d’une commune dans une autre, et quand il était à jeun, il lisait les lettres. Il fut donc promptement destitué. Ne pouvant rien être dans l’État, le père Fourchon avait fini par devenir fabricant. Dans la campagne, les indigents exercent une industrie quelconque, ils ont tous un prétexte d’existence honnête. À l’âge de soixante-huit ans, le vieillard entreprit la corderie en petit, un des commerces qui demandent le moins de mise de fonds. L’atelier est, comme on l’a vu, le premier mur venu, les machines valent à peine dix francs, l’apprenti couche comme son maître dans une grange, et vit de ce qu’il ramasse. La rapacité de la loi sur les portes et fenêtres expire sub dio. On emprunte la matière première pour la rendre fabriquée. Mais le principal revenu du père Fourchon et de son apprenti Mouche, fils naturel d’une de ses filles naturelles, lui venait de sa chasse aux loutres, puis des déjeuners ou dîners que lui donnaient les gens qui, ne sachant ni lire ni écrire, usaient des talents du père Fourchon dans le cas d’une lettre à répondre ou d’un compte à présenter. Enfin, il savait jouer de la clarinette, et tenait compagnie à l’un de ses amis appelé Vermichel, le ménétrier de Soulanges, dans les noces de village, ou les jours de grand bal au Tivoli de Soulanges.

Vermichel s’appelait Michel Vert, mais le calembour fait avec le nom vrai devint d’un usage si général, que, dans ses actes, Brunet, huissier audiencier de la justice de paix de Soulanges, mettait Michel, Jean, Jérôme Vert, dit Vermichel, praticien. Vermichel, violon très-distingué de l’ancien régiment de Bourgogne, par reconnaissance des services que lui rendait le papa Fourchon, lui avait procuré cette place de praticien dévolue à ceux qui, dans les campagnes, savent signer leur nom. Le père Fourchon servait donc de témoin ou de praticien pour les actes judiciaires, quand le sieur Brunet venait instrumenter dans les communes de Cerneux, Couches et Blangy. Vermichel et Fourchon, liés par une amitié qui comptait vingt ans de bouteille, constituaient presque une raison sociale.

Mouche et Fourchon, unis par le Vice comme Mentor et Télémaque le furent jadis par la Vertu, voyageaient, comme eux, à la recherche de leur père6, Panis angelorum, seuls mots latins qui restassent dans la mémoire du vieux [Lov. A176, 16]   Figaro villageois. Ils allaient haricotant les restes du Grand-I-Vert, ceux des châteaux ; car, à eux deux, dans les années les plus occupées, les plus prospères, ils n’avaient jamais pu fabriquer en moyenne trois cent soixante brasses de corde. D’abord, aucun marchand, dans un rayon de vingt lieues, n’aurait confié d’étoupe ni à Fourchon, ni à Mouche. Le vieillard, devançant les miracles de la Chimie moderne, savait trop bien changer l’étoupe en benoît jus de treille. Puis, ses triples fonctions d’écrivain public de trois communes, de praticien de la justice de paix, de joueur de clarinette, nuisaient, disait-il, aux développements de son commerce.

Ainsi Tonsard fut déçu tout d’abord dans l’espérance, assez joliment caressée, de conquérir une espèce de bien-être par l’augmentation de ses propriétés. Le gendre paresseux rencontra, par un accident assez ordinaire, un beau-père fainéant. Les affaires devaient aller d’autant plus mal que la Tonsard, douée d’une espèce de beauté champêtre, grande et bien faite, n’aimait point à travailler en plein air. Tonsard s’en prit à sa femme de la faillite paternelle, et la maltraita par suite de cette vengeance familière au peuple dont les yeux, uniquement occupés de l’effet, remontent rarement jusqu’à la cause.

En trouvant sa chaîne pesante, cette femme voulut l’alléger. Elle se servit des vices de Tonsard pour se rendre maîtresse de lui. Gourmande, aimant ses aises, elle encouragea la paresse et la gourmandise de cet homme. D’abord, elle sut se procurer la faveur des gens du château, sans que Tonsard lui reprochât les moyens en voyant les résultats. Il s’inquiéta fort peu de ce que faisait sa femme, pourvu qu’elle fît tout ce qu’il voulait. C’est la secrète transaction de la moitié des ménages. La Tonsard créa donc la buvette du Grand-I-Vert, dont les premiers consommateurs furent les gens des Aigues, les gardes et les chasseurs.

Gaubertin, l’intendant de mademoiselle Laguerre, un des premiers chalands de la belle Tonsard, lui donna quelques pièces d’excellent vin pour allécher la pratique. L’effet de ces présents, périodiques tant que le régisseur resta garçon, et la renommée de beauté peu sauvage qui signala la Tonsard aux don Juan de la vallée, achalandèrent le Grand-I-Vert. En sa qualité de gourmande, la Tonsard devint excellente cuisinière, et quoique ses talents ne s’exerçassent que sur les plats en usage dans la campagne, le civet, la sauce du gibier, la matelote, l’omelette, elle passa dans le pays pour savoir admirablement cuisiner un de ces repas qui se mangent sur le bout de la table et dont les épices, prodiguées outre mesure, excitent à boire. En deux ans, elle se rendit ainsi maîtresse de Tonsard et le poussa sur une pente mauvaise à laquelle il ne demandait pas mieux que de s’abandonner.

Ce drôle braconna constamment sans avoir rien à craindre. Les liaisons de sa femme avec Gaubertin l’intendant, avec les gardes particuliers et les autorités champêtres, le relâchement du temps lui assurèrent l’impunité. Dès que ses enfants furent assez grands, il en fit les instruments de son bien-être, sans se montrer plus scrupuleux pour leurs mœurs que pour celles de sa femme. Il eut deux filles et deux garçons. Tonsard, qui vivait, ainsi que sa femme, au jour le jour, aurait vu finir sa joyeuse vie, s’il n’eût pas maintenu constamment chez lui la loi quasi-martiale de travailler à la conservation de son bien-être, auquel sa famille participait d’ailleurs. Quand sa famille fut élevée aux dépens de ceux à qui sa femme savait arracher des présents, voici quels furent la charte et le budget du Grand-I-Vert.

La vieille mère de Tonsard et ses deux filles, Catherine et Marie, allaient continuellement au bois, et revenaient deux fois par jour chargées à plier sous le poids d’un fagot qui tombait à leurs chevilles et dépassait leurs têtes de deux pieds. Quoique fait en dessus avec du bois mort, l’intérieur se composait de bois vert coupé souvent parmi les jeunes arbres. À la lettre, Tonsard prenait son bois pour l’hiver dans la forêt des Aigues. Le père et ses deux fils braconnaient continuellement. De septembre en mars, les lièvres, les lapins, les perdrix, les grives, les chevreuils, tout le gibier qui ne se consommait pas au logis, se vendait à Blangy, dans la petite ville de Soulanges, chef-lieu du Canton, où les deux filles de Tonsard fournissaient du lait, et d’où elles rapportaient chaque jour les nouvelles, en y colportant celles des Aigues, de Cerneux et de Couches. Quand on ne pouvait plus chasser, les trois Tonsard tendaient des collets. Si les collets rendaient trop, la Tonsard faisait des pâtés, expédiés à La-Ville-aux-Fayes. Au temps de la moisson, sept Tonsard, la vieille mère, les deux garçons, tant qu’ils n’eurent pas dix-sept ans, les deux filles, le vieux Fourchon et Mouche glanaient, ramassaient près de seize boisseaux par jour, glanant seigle, orge, blé, tout grain bon à moudre.

Les deux vaches, menées d’abord par la plus jeune des deux filles, le long des routes, s’échappaient la plupart du temps dans les prés des Aigues ; mais comme au moindre [Lov. A176, 17]   délit trop flagrant pour que le garde se dispensât de le constater, les enfants étaient ou battus ou privés de quelque friandise, ils avaient acquis une habileté singulière pour entendre les pas ennemis, et presque jamais le garde-champêtre ou le garde des Aigues ne les surprenaient en faute. D’ailleurs, les liaisons de ces dignes fonctionnaires avec Tonsard et sa femme leur mettaient une taie sur les yeux. Les bêtes, conduites par de longues cordes, obéissaient d’autant mieux à un seul coup de rappel, à un cri particulier qui les ramenaient sur le terrain commun qu’elles savaient, le péril passé, pouvoir achever leur lippée chez le voisin. La vieille Tonsard, de plus en plus débile, avait succédé à Mouche depuis que Fourchon gardait son petit-fils naturel avec lui, sous prétexte de soigner son éducation. Marie et Catherine faisaient de l’herbe dans le bois. Elles y avaient reconnu les places où vient ce foin forestier si joli, si fin, qu’elles coupaient, fanaient, bottelaient et engrangeaient ; elles y trouvaient les deux tiers de la nourriture des vaches en hiver qu’on menait d’ailleurs paître pendant les belles journées aux endroits bien connus où l’herbe verdoie. Il y a, dans certains endroits de la vallée des Aigues, comme dans tous les pays dominés par des chaînes de montagnes, des terrains qui donnent, comme en Piémont et en Lombardie, de l’herbe en hiver. Ces prairies, nommées en Italie marciti, ont une grande valeur ; mais en France, il ne leur faut ni trop grandes glaces ni trop de neige. Ce phénomène est dû sans doute à une exposition particulière, à des infiltrations d’eaux qui conservent une température chaude.

Les deux veaux produisaient environ quatre-vingts francs. Le lait, déduction faite du temps où les vaches nourrissaient ou vêlaient, rapportait environ cent soixante francs, et pourvoyait en outre aux besoins du logis en fait de laitage. Tonsard gagnait une cinquantaine d’écus en journées faites de côté et d’autre. La cuisine et le vin vendu donnaient tous les frais déduits une centaine d’écus, car ces régalades essentiellement passagères venaient en certains temps et pendant certaines saisons ; d’ailleurs les gens à régalades prévenaient la Tonsard et son mari, qui prenaient alors à la ville le peu de viande et de provisions nécessaires. Le vin du clos de Tonsard était vendu année commune, vingt francs le tonneau, sans fût, à un cabaretier de Soulanges avec lequel Tonsard entretenait des relations. Par certaines années plantureuses, Tonsard récoltait douze pièces dans son arpent ; mais la moyenne était de huit pièces, et Tonsard en gardait moitié pour son débit. Dans les pays vignobles, le glanage des vignes constitue le hallebotage. Par le hallebotage, la famille Tonsard recueillait trois pièces de vin environ. Mais à l’abri sous les usages, elle mettait peu de conscience dans ses procédés, elle entrait dans les vignes avant que les vendangeurs n’en fussent sortis ; de même qu’elle se ruait sur les champs de blé quand les gerbes amoncelées attendaient les charrettes. Ainsi les sept ou huit pièces de vin, tant halleboté que récolté, se vendaient à un bon prix. Mais sur cette somme, le Grand-I-Vert réalisait des pertes provenant de la consommation de Tonsard et de sa femme, habitués tous deux à manger les meilleurs morceaux, à boire du vin meilleur que celui qu’ils vendaient et fourni par leur correspondant de Soulanges, en paiement du leur. L’argent gagné par cette famille allait donc à environ neuf cents francs, car ils engraissaient deux cochons par an, un pour eux, un autre pour le vendre.

Les ouvriers, les mauvais garnements du pays prirent à la longue en affection le cabaret du Grand-I-Vert, autant à cause des talents de la Tonsard, que de la camaraderie existant entre cette famille et le menu peuple de la vallée. Les deux filles, toutes deux remarquablement belles, continuaient les mœurs de leur mère. Enfin l’ancienneté du Grand-I-Vert, qui datait de 1795, en faisait une chose consacrée dans la campagne. Depuis Couches jusqu’à La-Ville-aux-Fayes, les ouvriers y venaient conclure leurs marchés, y apprendre les nouvelles pompées par les filles à Tonsard, par Mouche, par Fourchon, dites par Vermichel, par Brunet, l’huissier le plus en renom à Soulanges, quand il y venait chercher son praticien. Là s’établissaient le prix des foins, des vins, celui des journées et celui des ouvrages à tâches. Tonsard, juge souverain en ces matières, donnait ses consultations, tout en trinquant avec les buveurs. Soulanges, selon le mot du pays, passait pour être uniquement une ville de société, d’amusement, et Blangy était le bourg commercial, écrasé néanmoins par le grand centre de La-Ville-aux-Fayes, devenue en vingt-cinq ans la capitale de cette magnifique vallée. Le marché des bestiaux, des grains, se tenait à Blangy, sur la place, et ses prix servaient de mercuriale à l’Arrondissement.

En restant au logis, la Tonsard était restée fraîche, blanche, potelée, par exception aux femmes des champs, qui passent aussi rapidement que les fleurs, et qui sont déjà vieilles à trente ans. Aussi la Tonsard aimait-elle à être bien mise. Elle n’était que propre, mais au village, cette [Lov. A176, 18]   propreté vaut le luxe. Les filles, mieux vêtues que ne le comportait leur pauvreté, suivaient l’exemple de leur mère. Sous leurs robes presque élégantes relativement, elles portaient du linge plus fin que celui des paysannes les plus riches. Aux jours de fêtes, elles se montraient en jolies toilettes gagnées, Dieu sait comme ! la livrée des Aigues leur vendait, à des prix facilement payés, des robes de femmes de chambre achetées à Paris et qu’elles refaisaient pour elles. Ces deux filles, les bohémiennes de la vallée, ne recevaient pas un liard de leurs parents, qui leur donnaient uniquement la nourriture et les couchaient sur d’affreux grabats avec leur grand’mère dans le grenier où leurs frères couchaient à même le foin, blottis comme des animaux. Ni le père ni la mère ne songeaient à cette promiscuité.

L’âge de fer et l’âge d’or se ressemblent plus qu’on ne le pense. Dans l’un, on ne prend garde à rien ; dans l’autre, on prend garde à tout ; pour la société, le résultat est peut-être le même. La présence de la vieille Tonsard, qui ressemblait bien plus à une nécessité qu’à une garantie, était une immoralité de plus.

Aussi l’abbé Brossette, après avoir étudié les mœurs de ses paroissiens, disait-il à son évêque ce mot profond : — Monseigneur, à voir comment ils s’appuient de leur misère, on devine que ces paysans tremblent de perdre le prétexte de leurs débordements.

Quoique tout le monde sût combien cette famille avait peu de principes et peu de scrupules, personne ne trouvait à redire aux mœurs du Grand-I-Vert. Au commencement de cette Scène, il est nécessaire d’expliquer, une fois pour toutes, aux gens habitués à la moralité des familles bourgeoises, que les paysans n’ont, en fait de mœurs domestiques, aucune délicatesse ; ils n’invoquent la morale à propos de leurs filles séduites, que si le séducteur est riche et craintif. Les enfants, jusqu’à ce que l’État les leur arrache, sont des capitaux, ou des instruments de bien-être. L’intérêt est devenu, surtout depuis 1789, le seul mobile de leurs idées ; il ne s’agit jamais pour eux de savoir si une action est légale ou immorale, mais si elle est profitable. La moralité, qu’il ne faut pas confondre avec la religion, commence à l’aisance ; comme on voit, dans la sphère supérieure, la délicatesse fleurir dans l’âme quand la Fortune a doré le mobilier. L’homme absolument probe et moral est, dans la classe des paysans, une exception. Les curieux demanderont pourquoi ? De toutes les raisons qu’on peut donner de cet état de choses, voici la principale. Par la nature de leurs fonctions sociales, les paysans vivent d’une vie purement matérielle qui se rapproche de l’état sauvage auquel les invite leur union constante avec la Nature. Le travail, quand il écrase le corps, ôte à la pensée son action purifiante, surtout chez des gens ignorants. Enfin, pour les paysans, la misère est leur raison d’état, comme le disait l’abbé Brossette.

Mêlé à tous les intérêts, Tonsard écoutait les plaintes de chacun et dirigeait les fraudes utiles aux nécessiteux. La femme, bonne personne en apparence, favorisait par des coups de langue les malfaiteurs du pays, ne refusant jamais ni son approbation, ni même un coup de main à ses pratiques, quoi qu’elles fissent contre LE BOURGEOIS. Dans ce cabaret, vrai nid de vipères, s’entretenait donc, vivace et venimeuse, chaude et agissante, la haine du prolétaire et du paysan contre le maître et le riche.

La vie heureuse des Tonsard fut alors d’un très-mauvais exemple. Chacun se demanda pourquoi ne pas prendre, comme Tonsard, dans la forêt des Aigues son bois pour le four, pour la cuisine et pour se chauffer l’hiver ? pourquoi ne pas avoir la nourriture d’une vache et trouver comme eux du gibier à manger ou à vendre ? pourquoi comme eux ne pas récolter sans semer, à la moisson et aux vendanges ? Aussi, le vol sournois qui ravage les bois, qui dîme les guérets, les prés et les vignes, devenu général dans cette vallée, dégénéra-t-il promptement en droit dans les communes de Blangy, de Couches et de Cerneux, sur lesquelles s’étendait le domaine des Aigues. Cette plaie, par des raisons qui seront dites en temps et lieu, frappa beaucoup plus la terre des Aigues que les biens des Ronquerolles et des Soulanges.

Ne croyez pas d’ailleurs que jamais Tonsard, sa femme, ses enfants et sa vieille mère se fussent dit de propos délibéré : nous vivrons de vols, et nous les commettrons avec habileté ! Ces habitudes avaient grandi lentement. Au bois mort, la famille mêla quelque peu de bois vert ; puis, enhardie par l’habitude et par une impunité calculée, nécessaire à des plans que ce récit va développer, en vingt ans, elle en était arrivée à faire son bois, à voler presque toute sa vie ! Le pâturage des vaches, les abus du glanage et du hallebotage s’établirent ainsi, par degrés. Une fois que la famille et les fainéants de la vallée eurent goûté les bénéfices de ces quatre droits conquis par les pauvres de la campagne et qui vont jusqu’au pillage, on conçoit que les paysans ne pouvaient y renoncer que contraints par une force supérieure à leur audace.

Au moment où cette histoire commence, Tonsard, âgé d’environ cinquante ans, homme fort et grand, plus gras que maigre, les cheveux crépus et noirs, le teint violemment coloré, jaspé comme une brique de tons violâtres, l’œil orangé, les oreilles rabattues et largement ourlées, d’une constitution musculeuse mais enveloppée d’une chair molle et trompeuse, le front écrasé, la lèvre inférieure pendante, cachait son vrai caractère sous une stupidité entremêlée des éclairs d’une expérience qui ressemblait d’autant plus à de l’esprit, qu’il avait acquis dans la société de son beau-père un parler gouailleur, pour employer une expression du dictionnaire Vermichel et Fourchon. Son nez, aplati du bout comme si le doigt céleste avait voulu le marquer, lui donnait une voix qui partait du palais, comme chez tous ceux que la maladie a défigurés en tronquant la communication des fosses nasales où l’air passe alors péniblement. Ses dents supérieures entrecroisées, laissaient d’autant mieux voir ce défaut, terrible au dire de Lavater, que ses dents offraient la blancheur [Lov. A176, 19]   de celles d’un chien. Sans la fausse bonhomie du fainéant et le laissez-aller du gobelotteur de campagne, cet homme eût effrayé les gens les moins perspicaces.

Si le portrait de Tonsard, si la description de son cabaret, celle de son beau-père apparaissent en première ligne, croyez bien que cette place est due à l’homme, au cabaret et à la famille. D’abord, cette existence, si minutieusement expliquée, est le type de celle que menaient cent autres ménages dans la vallée des Aigues. Puis, Tonsard, sans être autre chose que l’instrument de haines actives et profondes, eut une influence énorme dans la bataille qui devait se livrer, car il fut le conseil de tous les plaignants de la basse classe. Son cabaret servit constamment, comme on va le voir, de rendez-vous aux assaillants, de même qu’il devint leur chef, par suite de la terreur qu’il inspirait à cette vallée, moins par ses actions que par ce qu’on attendait toujours de lui. La menace de ce braconnier étant aussi redoutée que le fait, il n’avait jamais eu besoin d’en exécuter aucune.

Toute révolte, ouverte ou cachée, a son drapeau. Le drapeau des maraudeurs, des fainéants, des bavards, était donc la terrible perche du Grand-I-Vert. On s’y amusait ! chose aussi recherchée et aussi rare à la campagne qu’à la ville. Il n’existait d’ailleurs pas d’auberges sur une route cantonale de quatre lieues que les voitures chargées faisaient facilement en trois heures ; aussi tous ceux qui allaient de Couches à La-Ville-aux-Fayes, s’arrêtaient-ils au Grand-I-Vert, ne fût-ce que pour se rafraîchir. Enfin, le meunier des Aigues, adjoint du maire, et ses garçons y venaient. Les domestiques du général eux-mêmes ne dédaignaient pas ce bouchon, que les filles à Tonsard rendaient attrayant, en sorte que le Grand-I-Vert communiquait souterrainement avec le château par les gens et pouvait en savoir tout ce qu’ils en savaient. Il est impossible, ni par le bienfait, ni par l’intérêt, de rompre l’accord éternel des domestiques avec le peuple. La livrée sort du peuple, elle lui reste attachée. Cette funeste camaraderie explique déjà la réticence que contenait le dernier mot dit au perron par Charles à Blondet.

Chapitre IV
Autre idylle

— Ah ! nom de nom ! papa, dit Tonsard en voyant entrer son beau-père et le soupçonnant d’être à jeun, vous avez la gueule hâtive ce matin. Nous n’avons rien à vous donner… Et ste corde ? ste corde que nous devions faire ? C’est étonnant comme vous en fabriquez la veille, et comme vous vous en trouvez peu de fait le lendemain. Il y a long-temps que vous auriez dû tortiller celle qui mettra fin à votre existence, car vous nous devenez beaucoup trop cher…

La plaisanterie du paysan et de l’ouvrier est très attique, elle consiste à dire toute la pensée en la grossissant par une expression grotesque. On n’agit pas autrement dans les salons. La finesse de l’esprit y remplace le pittoresque de la grossièreté, voilà toute la différence.

— Y a pas de beau-père ! dit le vieillard, parle-moi en pratique, je veux une bouteille du meilleur.

Ce disant, Fourchon frappa d’une pièce de cent sous, qui dans sa main brillait comme un soleil, la méchante table à laquelle il s’était assis et que son tapis de graisse rendait aussi curieuse à voir que ses brûlures noires, ses marques vineuses et ses entailles. Au son de l’argent, Marie Tonsard, taillée comme une corvette pour la course, jeta sur son grand’père un regard fauve qui jaillit de ses yeux bleus comme une étincelle. La Tonsard sortit de sa chambre, attirée par la musique du métal.

— Tu brutalises toujours mon pauvre père, dit-elle à Tonsard, il gagne pourtant bien de l’argent depuis un an, Dieu veuille que ce soit honnêtement. Voyons ça ?… dit-elle en sautant sur la pièce et l’arrachant des mains de Fourchon.

— Va, Marie, dit gravement Tonsard, au dessus de la planche, y a encore du vin bouché.

Dans la campagne le vin n’est que d’une seule qualité, mais il se vend sous deux espèces : le vin au tonneau, le vin bouché.

— D’où ça vous vient-il ? demanda la fille à son père en coulant la pièce dans sa poche.

— Philippine ! tu finiras mal, dit le vieillard en hochant la tête et sans essayer de reprendre son argent.

Déjà, sans doute, Fourchon avait reconnu l’inutilité d’une lutte entre son terrible gendre, sa fille et lui.

— V’là une bouteille de vin que vous me vendez encore cent sous ! ajouta-t-il d’un ton amer ; mais aussi sera-ce la dernière. Je donnerai ma pratique au Café de la Paix.

— Tais-toi ! papa, reprit la blanche et grasse cabaretière qui ressemblait assez à une matrone romaine, il te faut une chemise, un pantalon propre, un autre chapeau, je veux te voir enfin un gilet…

— Je t’ai déjà dit que ce serait me ruiner, s’écria le vieillard. Quand on me croira riche, personne ne me donnera plus rien.

La bouteille apportée par la blonde Marie arrêta l’éloquence du vieillard, qui ne manquait pas de ce trait particulier à ceux dont la langue se permet de tout dire et dont l’expression ne recule devant aucune pensée, fût-elle atroce.

— Vous ne voulez donc pas nous dire où vous pigez tant de monnaie ?… demanda Tonsard, nous irions aussi, nous autres !…

Tout en finissant un collet, le féroce cabaretier espionnait le pantalon de son beau-père et il y vit bientôt la rondeur dessinée en saillie par la seconde pièce de cinq francs.

[Lov. A176, 20]   — À votre santé ! je deviens capitaliste, dit le père Fourchon.

— Si vous vouliez, vous le seriez, dit Tonsard, vous avez des moyens, vous !… Mais le diable vous a percé au bas de la tête un trou par où tout s’en va !

— Hé ! j’ai fait le tour de la loute à ce petit bourgeois des Aigues qui est venu de Paris, voilà tout !

— S’il venait beaucoup de monde voir les sources d’Avonne, dit Marie, vous seriez riche, papa Fourchon.

— Oui, reprit-il en buvant le dernier verre de sa bouteille ; mais à force de jouer avec les loutes, les loutes se sont mises en colère, et j’en ai pris une qui va me rapporter pus de vingt francs.

— Gageons, papa, que t’as fait une loutre en filasse ?… dit la Tonsard en regardant son père d’un air finaud.

— Si tu me donnes un pantalon, un gilet, des bretelles en lisière pour ne pas trop faire honte à Vermichel, sur notre estrade à Tivoli, car le père Socquard grogne toujours après moi, je te laisse la pièce, ma fille ; ton idée la vaut bien. Je pourrai repincer le bourgeois des Aigues, qui, du coup, va peut-être s’adonner aux loutes !

— Va nous quérir une autre bouteille, dit Tonsard à sa fille. S’il avait une loute, ton père nous la montrerait, répondit-il en s’adressant à sa femme et tâchant de réveiller la susceptibilité de Fourchon.

— J’ai trop peur de la voir dans votre poêle à frire ! dit le vieillard qui cligna de l’un de ses petits yeux verdâtres en regardant sa fille. Philippine m’a déjà esbigné ma pièce, et combien donc que vous m’en avez effarouché ed’ mes pièces, sous couleur de me vêtir, de me nourrir ?… Et vous me dites que ma gueule est hâtive, et je vas toujours tout nu.

— Vous avez vendu votre dernier habillement pour boire du Vin Cuit au Café de la Paix, papa ?… dit la Tonsard, à preuve que Vermichel a voulu vous en empêcher…

— Vermichel !… lui que j’ai régalé ? Vermichel est incapable d’avoir trahi l’amitié, ce sera ce quintal de vieux lard à deux pattes qu’il n’a pas honte d’appeler sa femme !

— Lui ou elle, répondit Tonsard, ou Bonnébault…

— Si c’était Bonnébault, reprit Fourchon, lui qu’est un des piliers du café… je… le… suffit.

— Mais licheur, quéque ça fait que vous ayez vendu vos effets ? Vous les avez vendus parce que vous les avez vendus, vous êtes majeur ! reprit Tonsard en frappant sur le genou du vieillard. Allez, faites concurrence à mes futailles, rougissez-vous le gosier ! Le père à mame Tonsard en a le droit, et vaut mieux ça que de porter votre argent blanc à Socquard !

— Dire que voilà quinze ans que vous faites danser le monde à Tivoli, sans avoir pu deviner le secret du Vin Cuit de Socquard, vous qui êtes si fin ! dit la fille à son père. Vous savez pourtant bien qu’avec ce secret-là, nous deviendrions aussi riches que Rigou !

Dans le Morvan et dans la partie de la Bourgogne qui s’étale à ses pieds du côté de Paris, ce Vin Cuit, reproché par la Tonsard au père Fourchon, est un breuvage assez cher, qui joue un grand rôle dans la vie des paysans, et que savent faire plus ou moins admirablement les épiciers ou les limonadiers, là où il existe des cafés. Cette benoîte liqueur, composée de vin choisi, de sucre, de cannelle et autres épices, est préférée à tous les déguisements ou mélanges de l’eau-de-vie appelés Ratafiat, Cent-Sept-ans, Eau-des-Braves, Cassis, Vespétro, Esprit de soleil, etc. On retrouve le Vin Cuit jusque sur les frontières de la France et de la Suisse. Dans le Jura, dans les lieux sauvages où pénètrent quelques touristes sérieux, les aubergistes donnent, sur la foi des commis voyageurs, le nom de vin de Syracuse à ce produit industriel, excellent d’ailleurs, et qu’on est enchanté de payer trois ou quatre francs la bouteille, par la faim canine qui se gagne à l’ascension des pics. Or, dans les ménages morvandiauds et bourguignons, la plus légère douleur, le plus petit tressaillement de nerfs est un prétexte à Vin Cuit. Les femmes, pendant, avant et après l’accouchement, y joignent des rôties au sucre. Le Vin Cuit a dévoré des fortunes de paysan. Aussi plus d’une fois ce séduisant liquide a-t-il nécessité des corrections maritales.

— Et y a pas mèche ! répondit Fourchon. Socquard s’est toujours enfermé pour fabriquer son Vin Cuit ! Il n’en a pas dit le secret à défunt sa femme. Il tire tout de Paris pour ste fabrique-là !

— Ne tourmente donc pas ton père ! s’écria Tonsard, il ne sait pas, eh ! bien, il ne sait pas ! on ne peut pas tout savoir !

Fourchon fut saisi d’inquiétude en voyant la physionomie de son gendre s’adoucir aussi bien que sa parole.

— Quéque tu veux me voler ? dit naïvement le vieillard.

— Moi, dit Tonsard, je n’ai rien que de légitime dans ma fortune, et quand je vous prends quelque chose, je me paie de la dot que vous m’avez promise.

Fourchon, rassuré par cette brutalité, baissa la tête en homme vaincu et convaincu.

— V’là-t-il un joli collet, reprit Tonsard en se rapprochant de son beau-père et lui posant le collet sur les genoux. Ils auront besoin de gibier aux Aigues, et nous arriverons bien à leur vendre le leur, ou y aurait pas de bon Dieu pour nous…

— Un solide travail, dit le vieillard en examinant cet engin malfaisant.

— Laissez-nous ramasser des sous, allez, papa, dit la Tonsard, nous aurons notre part au gâteau des Aigues !…

— Oh ! les bavardes ! dit Tonsard. Si je suis pendu, ce ne sera pas pour un coup de fusil, ce sera pour un coup de langue de votre fille.

[Lov. A176, 21]   — Vous croyez donc que les Aigues seront vendus en détail pour votre fichu nez ? répondit Fourchon. Comment depuis trente ans que le père Rigou vous suce la moelle de vos os, vous n’avez pas core vu que les bourgeois seront pires que les seigneurs ? Dans cette affaire-là, mes petits, les Soudry, les Gaubertin, les Rigou vous feront danser sur l’air de : J’ai du bon tabac, tu n’en auras pas ! L’air national des riches, quoi !… Le paysan sera toujours le paysan ! Ne voyez-vous pas (mais vous ne connaissez rien à la politique !…) que le Gouvernement n’a tant mis de droits sur le vin que pour nous repincer notre quibus, et nous maintenir dans la misère ! Les bourgeois et le gouvernement, c’est tout un. Quéqu’ils deviendraient si nous étions tous riches ?… Laboureraient-ils leurs champs, feraient-ils la moisson ? Il leur faut des malheureux ! J’ai été riche pendant dix ans, et je sais bien ce que je pensais des gueux !…

— Faut tout de même chasser avec eux, répondit Tonsard, puisqu’ils veulent allotir les grandes terres. Et après, nous nous retournerons contre les Rigou. À la place de Courtecuisse qu’il dévore, il y a long-temps que je lui aurais soldé mon compte avec d’autres balles que celles que ce pauvre homme lui donne…

— Vous avez raison, répondit Fourchon. Comme dit le père Niseron, qu’est resté républicain après tout le monde, le Peuple a la vie dure, il ne meurt pas, il a le temps pour lui !…

Fourchon tomba dans une sorte de rêverie, et Tonsard en profita pour reprendre son collet ; mais en le reprenant, il coupa d’un coup de ciseaux le pantalon pendant que le père Fourchon levait son verre pour boire, et il mit le pied sur la pièce7 qui roula sur la partie du sol toujours humide là où les buveurs égouttaient leurs verres. Quoique lestement faite, cette soustraction aurait peut-être été sentie par le vieillard, sans l’arrivée de Vermichel.

— Tonsard, savez-vous où se trouve le papa ? demanda le fonctionnaire au pied du palis.

Le cri de Vermichel, le vol de la pièce et l’épuisement du verre eurent lieu simultanément.

— Présent ! mon officier, dit le père Fourchon en tendant la main à Vermichel pour l’aider à monter les marches du cabaret.

De toutes les figures bourguignonnes, Vermichel vous eût semblé la plus bourguignonne. Le praticien n’était pas rouge, mais écarlate. Sa face, comme certaines parties tropicales du globe, éclatait sur plusieurs points par de petits volcans desséchés qui dessinaient de ces mousses plates et vertes appelées assez poétiquement par Fourchon des fleurs de vin. Cette tête ardente, dont tous les traits avaient été démesurément grossis par de continuelles ivresses, paraissait cyclopéenne, allumée du côté droit par une prunelle vive, éteinte de l’autre par un œil couvert d’une taie jaunâtre. Des cheveux roux toujours ébouriffés, une barbe semblable à celle de Judas, rendaient Vermichel aussi formidable en apparence qu’il était doux en réalité. Le nez en trompette ressemblait à un point d’interrogation auquel la bouche, excessivement fendue, paraissait toujours répondre, même au repos. Vermichel, homme de petite taille, portait des souliers ferrés, un pantalon de velours vert-bouteille, un vieux gilet rapetassé d’étoffes diverses qui paraissait avoir été fait avec une courtepointe, une veste en gros drap bleu et un chapeau gris à larges bords. Ce luxe imposé par la ville de Soulanges où Vermichel cumulait les fonctions de concierge de l’Hôtel-de-Ville, de tambour, de geôlier, de ménétrier et de praticien, était entretenu par madame Vermichel, une terrible antagoniste de la philosophie rabelaisienne. Cette virago à moustaches, large d’un mètre, d’un poids de cent vingt kilogrammes, et néanmoins agile, avait établi sa domination sur Vermichel, qui battu par elle pendant ses ivresses, la laissait encore faire quand il était à jeun. Aussi le père Fourchon disait-il, en méprisant la tenue de Vermichel : — C’est la livrée d’un esclave.

— Quand on parle du soleil, on en voit les rayons, reprit Fourchon en répétant une plaisanterie inspirée par la rutilante figure de Vermichel qui ressemblait en effet à ces soleils d’or peints sur les enseignes d’auberge en province. Madame Vermichel a-t-elle aperçu trop de poussière sur ton dos, que tu fuis tes quatre cinquièmes, car on ne peut pas l’appeler ta moitié, ste femme ?… Qui t’amène de si bonne heure ici, tambour battu ?

— Toujours la politique ! répondit Vermichel évidemment accoutumé à ces plaisanteries.

— Ah ! le commerce de Blangy va mal, nous allons protester des billets, dit le père Fourchon en versant un verre de vin à son ami.

— Mais notre singe est sur mes talons, répondit Vermichel en haussant le coude.

Dans l’argot des ouvriers, le singe c’est le maître. Cette locution faisait partie du Dictionnaire Vermichel et Fourchon.

— Quéque m’sieur Brunet vient donc tracasser par ici ? demanda la Tonsard.

— Hé ! parbleu, vous autres, dit Vermichel, vous lui rapportez depuis trois ans pus que vous ne valez… Ah ! il vous travaille joliment les côtes, le bourgeois des Aigues ! Il va bien, le Tapissier… Comme dit le petit père Brunet : — « S’il y avait trois propriétaires comme lui dans la vallée, ma fortune serait faite !… »

— Qué qu’ils ont donc inventé de nouveau contre le pauvre monde ? dit Marie.

— Ma foi ! reprit Vermichel, ça n’est pas bête, allez ! et vous finirez par mettre les pouces… Que voulez-vous ? les [Lov. A176, 22]   voilà bien en force depuis bientôt deux ans avec trois gardes, un garde à cheval, tous actifs comme des fourmis, et un garde-champêtre qu’est un dévorant. Enfin la gendarmerie se botte maintenant à tout propos pour eux… Ils vous écraseront…

— Ah ! ouin ! dit Tonsard, nous sommes trop plats… Ce qu’il y a de plus résistant, c’est pas l’arbre, c’est l’herbe…

— Ne t’y fie pas, répondit le père Fourchon à son gendre, t’as des propriétés…

— Enfin, reprit Vermichel, ils vous aiment ces gens, car ils ne pensent qu’à vous du matin au soir ! Ils se sont dit comme ça : « Les bestiaux de ces gueux-là nous mangent nos prés ; nous allons les leur prendre, leurs bestiaux. Quand ils n’auront plus de bestiaux, ils ne pourront pas manger eux-mêmes l’herbe de nos prés. » Comme vous avez tous des condamnations sur le dos, ils ont dit à notre singe de saisir vos vaches. Nous commencerons ce matin par Couches, nous allons y saisir la vache à la Bonnébault, la vache à la mère Godain8, la vache à la Mitant.

Dès qu’elle eut entendu le nom de Bonnébault, Marie l’amoureuse de Bonnébault, le petit-fils de la vieille à la vache, sauta dans le clos de vigne après avoir guigné son père et sa mère. Elle passa comme une anguille à travers un trou de la haie, et s’élança vers Couches avec la rapidité d’un lièvre poursuivi.

— Ils en feront tant, dit tranquillement Tonsard, qu’ils se feront casser les os, et ce sera dommage, leurs mères ne leur en referont pas d’autres.

— Ça se pourrait bien tout de même ! ajouta le père Fourchon. Mais, vois-tu, Vermichel, je ne peux pas être à vous avant une heure d’ici, j’ai des affaires importantes au château…

— Plus importantes que trois vacations à cinq sous ?… faut pas cracher sur la vendange ! a dit le papa Noé.

— Je te dis, Vermichel, que mon commerce m’appelle au château des Aigues, répéta le vieux Fourchon en prenant un air de risible importance.

— D’ailleurs, ça ne serait pas, dit la Tonsard, que mon père ferait bien de s’évanouir. Est-ce que par hasard vous voudriez trouver les vaches ?…

— Monsieur Brunet, qui est un bon homme, ne demande pas mieux que de n’en trouver que les bouses, répondit Vermichel. Un homme obligé comme lui de trotter par les chemins à la nuit, il est prudent.

— Et il a raison, dit sèchement Tonsard.

— Donc, reprit Vermichel, il a dit comme ça à monsieur Michaud : « J’irai dès que l’audience sera terminée. » S’il voulait trouver les vaches, il y serait allé demain à sept heures… Mais faudra qu’il marche, allez, monsieur Brunet. On n’attrape pas deux fois le Michaud, c’est un chien de chasse fini ! Ah ! qué brigand !

— Ça devrait rester à l’armée, des sacripants comme ça, dit Tonsard, ça n’est bon qu’à lâcher sur les ennemis… Je voudrais bien qu’il me demandât mon nom ! il a beau se dire un vieux de la Jeune Garde, je suis sûr qu’après avoir mesuré nos ergots, il m’en resterait plus long qu’à lui dans les pattes !

— Ah ! çà, dit la Tonsard à Vermichel, et les affiches de la fête de Soulanges, quand les verra-t-on ?… Nous voici le 8 août…

— Je les ai portées à imprimer chez monsieur Bournier, hier, à La-Ville-aux-Fayes, répondit Vermichel. On a parlé chez mame Soudry d’un feu d’artifice sur le lac.

— Quel monde nous aurons ! s’écria Fourchon.

— En v’là des journées pour Socquard, s’il ne pleut pas, dit le cabaretier d’un air envieux.

On entendit le trot d’un cheval venant de Soulanges, et cinq minutes après l’huissier attachait son cheval à un poteau mis exprès à la claire-voie par où passaient les vaches. Puis, il montra sa tête à la porte du Grand-I-Vert.

— Allons, allons, mes enfants, ne perdons pas de temps, dit-il en affectant d’être pressé.

— Ah ! dit Vermichel, vous avez un réfractaire, monsieur Brunet. Le père Fourchon a la goutte.

— Il a plusieurs gouttes, répliqua l’huissier, mais la loi ne lui demande pas d’être à jeun.

— Pardon, monsieur Brunet, dit Fourchon, je suis attendu pour affaire aux Aigues, nous sommes en marché pour eine loutte…

Brunet, petit homme sec, au teint bilieux, vêtu tout en drap noir, l’œil fauve, les cheveux crépus, la bouche serrée, le nez pincé, l’air jésuite, la parole enrouée, offrait le phénomène d’une physionomie, d’un maintien et d’un caractère en harmonie avec sa profession. Il connaissait si bien le Droit, ou pour mieux dire la chicane, qu’il était à la fois la terreur et le conseiller du canton ; aussi ne manquait-il pas d’une certaine popularité parmi les paysans auxquels il demandait la plupart du temps son paiement en denrées. Toutes ses qualités actives et négatives, ce savoir-faire lui valaient la clientèle du canton, à l’exclusion de son confrère maître Plissoud, dont il sera question plus tard. Ce hasard d’un huissier qui fait tout et d’un huissier qui ne fait rien est fréquent dans les Justices de Paix, au fond des campagnes.

— Ça chauffe donc ?… dit Tonsard au petit père Brunet.

— Que voulez-vous, vous le pillez aussi par trop, cet homme !… Il se défend ! répondit l’huissier. Ça finira mal toutes vos affaires, le gouvernement s’en mêlera.

— Il faudra donc que nous autres malheureux nous crèvions ? dit la Tonsard en offrant un petit verre sur une soucoupe à l’huissier.

— Les malheureux peuvent crever, on n’en manquera jamais !… dit sentencieusement Fourchon.

— Vous dévastez aussi par trop les bois, répliqua l’huissier.

[Lov. A176, 23]   — On fait bien du bruit, allez, pour quelques malheureux fagots, dit la Tonsard.

— On n’a pas assez rasé de riches pendant la révolution, voilà tout, dit Tonsard.

En ce moment, l’on entendit un bruit horrible en ce qu’il était inexplicable. Le galop de deux pieds enragés mêlé à un cliquetis d’armes dominait un bruissement de feuillages et de branches entraînées par des pas encore plus précipités. [ill.]   Deux voix aussi différentes que les deux galops lançaient des interjections braillardes. Tous les gens du cabaret devinèrent la poursuite d’un homme et la fuite d’une femme ; mais à quel propos ?… l’incertitude ne dura pas long-temps.

— C’est la mère, dit Tonsard en se dressant, je reconnais sa grelote !

Et soudain, après avoir gravi les méchantes marches du Grand-I-Vert, par un dernier effort dont l’énergie ne se trouve qu’au cœur des contrebandiers, la vieille Tonsard tomba les quatre fers en l’air au milieu du cabaret. L’immense lit de bois de son fagot fit un fracas terrible en se brisant contre le haut de la porte et sur le plancher. Tout le monde s’était écarté. Les tables, les bouteilles, les chaises atteintes par les branches s’éparpillèrent. Le tapage n’eût pas été si grand, si la chaumière se fût écroulée.

— Je suis morte du coup ! le gredin m’a tuée !…

Le cri, l’action et la course de la vieille femme s’expliquèrent par l’apparition sur le seuil d’un garde habillé tout en drap vert, le chapeau bordé d’une ganse d’argent, le sabre au côté, la bandoulière de cuir aux armes de Montcornet avec celles des Troisville en abîme, le gilet rouge d’ordonnance, les guêtres de peau montant jusqu’au dessus du genou.

Après un moment d’hésitation, le garde dit en voyant Brunet et Vermichel : — J’ai des témoins.

— De quoi ? dit Tonsard.

— Cette femme a dans son fagot un chêne de dix ans coupé en rondins, un vrai crime !…

Vermichel, dès que le mot témoins eut été prononcé, jugea très à propos d’aller dans le clos prendre l’air.

— De quoi !… de quoi !… dit Tonsard en se plaçant devant le garde pendant que la Tonsard relevait sa belle-mère, veux-tu bien me montrer tes talons, Vatel ?… Verbalise et saisis sur le chemin, tu es là chez toi, brigand, mais sors d’ici. Ma maison est à moi, peut-être ? Charbonnier est maître chez lui…

— Il y a flagrant délit, ta mère va me suivre…

— Arrêter ma mère chez moi ? tu n’en as pas le droit. Mon domicile est inviolable !… On sait ça du moins. As-tu un mandat de monsieur Guerbet, notre juge d’instruction ?… Ah ! c’est qu’il faut la justice pour entrer ici. Tu n’es pas la justice, quoique tu aies prêté serment au tribunal de nous faire crever de faim, méchant gabelou de forêt !

La fureur du garde était arrivée à un tel paroxysme qu’il voulut s’emparer du fagot ; mais la vieille, un affreux parchemin noir doué de mouvement, et dont le pareil ne se voit que dans le tableau des Sabines de David, lui cria : — N’y touche pas ou je te saute aux yeux !

— Eh ! bien, osez défaire votre fagot en présence de monsieur Brunet ? dit le garde.

Quoique l’huissier affectât cet air d’indifférence que l’habitude des affaires donne aux officiers ministériels, il fit à la cabaretière et à son mari ce clignement d’yeux qui signifie : mauvaise affaire !… Le vieux Fourchon, lui ! montra du doigt à sa fille le tas de cendres amoncelé dans la cheminée par un geste significatif. La Tonsard, qui comprit à la fois le danger de sa belle-mère et le conseil de son père, prit une poignée de cendres et la jeta dans les yeux du garde. Vatel se mit à hurler, Tonsard éclairé de toute la lumière que perdait le garde, le poussa rudement sur les méchantes marches extérieures où les pieds d’un aveugle devaient si facilement trébucher, que Vatel roula jusque dans le chemin en lâchant son fusil. En un moment, le fagot fut défait, les bûches en furent extraites et cachées avec une prestesse qu’aucune parole ne peut rendre. Brunet, ne voulant pas être témoin de cette opération prévue, se précipita sur le garde pour le relever, il l’assit sur le talus et alla mouiller son mouchoir dans l’eau pour laver les yeux au patient qui, malgré ses souffrances, essayait de se traîner vers le ruisseau.

— Vatel, vous avez tort, lui dit l’huissier, vous n’avez pas le droit d’entrer dans les maisons, voyez-vous…

La vieille, petite femme presque bossue, lançait autant d’éclairs par ses yeux que d’injures par sa bouche démeublée et couverte d’écume, en se tenant sur le seuil de la porte, les poings sur ses hanches et criant à se faire entendre de Blangy.

— Ah ! gredin, c’est bien fait, va ! Que l’enfer te confonde !… Me soupçonner de couper des âbres ! moi, la pus honnête femme du village, et me chasser comme une bête malfaisante ! Je voudrais que tu perdes les yeux, le pays y gagnerait sa tranquillité. Vous êtes tous des porte-malheur ! toi et tes compagnons qui supposez des méfaits pour animer la guerre entre votre maître et nous autres !

Le garde se laissait nettoyer les yeux par l’huissier qui, tout en le pansant, lui démontrait toujours qu’en Droit, il était répréhensible.

— La gueuse, elle nous a mis sur les dents, dit enfin Vatel, elle est dans le bois depuis cette nuit…

Tout le monde ayant prêté main-vive au recel de l’arbre coupé, les choses furent promptement remises en état dans le cabaret ; Tonsard vint alors sur la porte d’un air rogue.

[Lov. A176, 24]   — Vatel, mon fiston, si tu t’avises, une autre fois, de violer mon domicile, c’est mon fusil qui te répondra, dit-il. Tu ne sais pas ton métier… Après ça, tu as chaud, si tu veux un verre de vin, on te l’offre, tu pourras voir que le fagot de ma mère n’a pas un brin de bois suspect, c’est tout broussailles ?

— Canaille !… dit tout bas à l’huissier le garde plus vivement atteint au cœur par cette ironie qu’il n’avait été atteint aux yeux par la cendre.

En ce moment, Charles, le valet de pied naguères envoyé à la recherche de Blondet, parut à la porte du Grand-I-Vert.

— Qu’avez-vous donc, Vatel ? dit le valet au garde.

— Ah ! répondit le garde-chasse en s’essuyant les yeux, qu’il avait plongés tout ouverts dans le ruisseau pour achever de les nettoyer, j’ai là des débiteurs à qui je ferai maudire le jour où ils ont vu la lumière.

— Si vous l’entendez ainsi, monsieur Vatel, dit froidement Tonsard, vous vous apercevrez que nous n’avons pas froid aux yeux en Bourgogne !

Vatel disparut. Peu curieux d’avoir le mot de cette énigme, Charles regarda dans le cabaret.

— Venez au château, vous et votre loutre, si vous en avez une, dit-il au père Fourchon.

Le vieillard se leva précipitamment et suivit Charles.

— Eh ! bien, où donc est-elle, cette loutre ? dit Charles en souriant d’un air de doute.

— Par ici, dit le cordier en allant vers la Thune.

Ce nom est celui du ruisseau fourni par le trop-plein des eaux du moulin et du parc des Aigues. La Thune court tout le long du chemin cantonal jusqu’au petit lac de Soulanges qu’elle traverse et d’où elle regagne l’Avonne, après avoir alimenté les moulins et les eaux du château de Soulanges.

— La voilà, je l’ai cachée dans le ru des Aigues avec une pierre à son cou.

En se baissant et se relevant, le vieillard ne sentit plus la pièce dans sa poche, où le métal habitait si peu qu’il devait s’apercevoir aussi bien du vide que du plein.

— Ah ! les guerdins ! s’écria-t-il, si je chasse aux loutes, ils chassent au beau-père, eux !… Ils me prennent tout ce que je gagne, et ils disent que c’est pour mon bien !… Ah ! je le crois qu’il s’agit de mon bien ! Sans mon pauvre Mouche, qu’est la consolation de mes vieux jours, je me noierais. Les enfants, c’est la ruine des pères. Vous n’êtes pas marié, vous, monsieur Charles, ne vous mariez jamais ! vous n’aurez pas à vous reprocher d’avoir semé de mauvaises graines !… Moi qui croyais pouvoir acheter de la filasse !… la v’là filée, ma filasse ! Ce monsieur, qui est gentil, m’avait donné dix francs, eh ! ben, la v’là ben renchérie, ma loute, à ste heure !

Charles se défiait tellement du père Fourchon qu’il prit ses véritables lamentations pour la préparation de ce qu’en style d’office il appelait une couleur, et il commit la faute de laisser percer son opinion dans un sourire que surprit le malicieux vieillard.

— Ah ! çà, père Fourchon, de la tenue ?… hein ! vous allez parler à madame, dit Charles en remarquant une assez grande quantité de rubis flamboyant sur le nez et les joues du vieillard.

— Je suis à mon affaire, Charles, à preuve que si tu veux me régaler à l’office des restes du déjeuner et d’une bouteille ou deux de vin d’Espagne, je te dirai trois mots qui t’éviteront de recevoir une danse

— Dites ? et François aura l’ordre de monsieur de vous donner un verre de vin, répondit le valet de pied.

— C’est dit ?

— C’est dit.

— Eh ! bien, tu vas causer avec ma petite-fille Catherine sous l’arche du pont d’Avonne, Godain l’aime, il vous a vus, et il a la bêtise d’être jaloux… Je dis une bêtise, car un paysan ne doit pas avoir des sentiments qui ne sont permis qu’aux riches. Si donc tu vas le jour de la fête de Soulanges à Tivoli pour danser avec elle, tu danseras plus que tu ne voudras !… Godain est avare et méchant, il est capable de te casser le bras sans que tu puisses l’assigner…

— C’est trop cher. Catherine est belle, mais elle ne vaut pas ça, dit Charles, et pourquoi donc qu’il se fâche Godain ? Les autres ne se fâchent pas…

— Ah ! il l’aime à l’épouser…

— En voilà une qui sera battue !… dit Charles.

— C’est selon, dit le vieillard, elle tient de sa mère sur qui Tonsard n’a pas levé la main, tant il a eu peur de lui voir lever le pied ! Une femme qui sait se remuer, c’est bien profitant… Et d’ailleurs, à la main chaude avec Catherine, quoiqu’il soit fort, Godain n’aurait pas le dernier.

— Tenez, père Fourchon, v’là quarante sous pour boire à ma santé, dans le cas où nous ne pourrions pas siroter de vin d’Alicante…

Le père Fourchon détourna la tête en empochant la pièce pour que Charles ne pût pas voir une expression de plaisir et d’ironie qu’il lui fut impossible de réprimer.

— C’est une fière ribaude, Catherine, reprit le vieillard, elle aime le Malaga, il faut lui dire de venir en chercher aux Aigues, imbécile !

Charles regarda le père Fourchon avec une naïve admiration sans pouvoir deviner l’immense intérêt que les ennemis du général avaient à glisser un espion de plus dans le château.

— Le général doit être heureux, demanda le vieillard, les paysans sont bien tranquilles maintenant. Qu’en dit-il ?… Est-il toujours content de Sibilet ?…

— Il n’y a que monsieur Michaud qui tracasse monsieur [Lov. A176, 25]   Sibilet, on dit qu’il le fera renvoyer, répondit Charles.

— Jalousie de métier ! reprit Fourchon. Je gage que tu voudrais bien voir congédier François et devenir premier valet de chambre à sa place…

— Dame ! il a douze cents francs ! dit Charles, mais on ne peut pas le renvoyer, il a les secrets du général…

— Comme madame Michaud avait ceux de madame, répliqua Fourchon en espionnant Charles jusque dans les yeux. Voyons, mon gars, sais-tu si monsieur et madame ont chacun leur chambre ?…

— Parbleu, sans cela monsieur n’aimerait pas tant madame !… dit Charles.

— Tu n’en sais pas plus ?… demanda Fourchon.

Il fallut se taire, Charles et Fourchon se trouvaient devant les croisées des cuisines.

Chapitre V
Les ennemis en présence

Au début du déjeuner, François, le premier valet de chambre, vint dire tout bas à Blondet, mais assez haut pour que le comte l’entendît : — Monsieur, le petit au père Fourchon prétend qu’ils ont fini par prendre une loutre, et demande si vous la voulez, avant qu’ils ne la portent au sous-préfet de La-Ville-aux-Fayes.

Émile Blondet, quoique professeur en mystification, ne put s’empêcher de rougir comme une vierge à qui l’on dit une histoire un peu leste dont le mot lui est connu.

— Ah ! vous avez chassé la loutre ce matin avec le père Fourchon, s’écria le général pris d’un fou rire.

— Qu’est-ce, demanda la comtesse inquiétée par ce rire de son mari.

— Du moment où un homme d’esprit comme lui, reprit le général, s’est laissé enfoncer par le père Fourchon, un cuirassier retiré n’a pas à rougir d’avoir chassé cette loutre qui ressemble énormément au troisième cheval que la poste vous fait toujours payer et qu’on ne voit jamais. À travers de nouvelles explosions de son fou rire, le général put encore dire : — Je ne m’étonne plus si vous avez changé de bottes et de pantalon, vous vous serez mis à la nage. Moi je ne suis pas allé si loin que vous dans la mystification, je suis resté à fleur d’eau ; mais aussi avez-vous beaucoup plus d’intelligence que moi…

— Vous oubliez, mon ami, reprit madame de Montcornet, que je ne sais pas de quoi vous parlez…

À ces mots, dits d’un air piqué que la confusion de Blondet inspirait à la comtesse, le général devint sérieux, et Blondet raconta lui-même sa pêche à la loutre.

— Mais, dit la comtesse, s’ils ont une loutre, ces pauvres gens ne sont pas si coupables.

— Oui, mais il y a dix ans qu’on n’a pas vu de loutres, reprit l’impitoyable général.

— Monsieur le comte, dit François, le petit jure tous ses serments qu’il en tient une…

— S’ils en ont une, je la leur paie, dit le général.

— Dieu, fit observer l’abbé Brossette, n’a pas privé les Aigues à tout jamais de loutres.

— Ah ! monsieur le curé, s’écria Blondet, si vous déchaînez Dieu contre moi…

— Qui donc est venu ? demanda la comtesse.

— Mouche, madame la comtesse, ce petit qui va toujours avec le père Fourchon, répondit le valet de chambre.

— Faites-le venir… si Madame le veut, dit le général, il vous amusera peut-être.

— Mais au moins faut-il savoir à quoi s’en tenir…, dit la comtesse.

Mouche comparut quelques instants après dans sa presque nudité. En voyant cette personnification de l’indigence au milieu de cette salle à manger, dont un trumeau seul aurait donné, par son prix, presque une fortune à cet enfant, pieds nus, jambes nues, poitrine nue, tête nue, il était impossible de ne pas se laisser aller aux inspirations de la charité. Les yeux de Mouche, comme deux charbons ardents, regardaient tour à tour les richesses de cette salle et celles de la table.

— Tu n’as donc pas de mère ? demanda madame de Montcornet qui ne pouvait pas autrement expliquer un pareil dénuement.

— Non, ma’me, m’man est morte d’chagrin de n’avoir pas revu p’pa, qu’était parti pour l’armée, en 1812, sans l’avoir épousée avec les papiers, et qu’a, sous vot’ respect, été gelé… Mais j’ai mon grand’p’pa Fourchon qu’est un ben bon homme, quoiqu’y m’batte quéqu’fois, comme un Jésus.

— Comment se fait-il, mon ami, qu’il y ait sur votre terre des gens si malheureux ?… dit la comtesse en regardant le général.

— Madame la comtesse, dit le curé, nous n’avons sur la commune que des malheureux volontaires. Monsieur le comte a de bonnes intentions ; mais nous avons affaire à des gens sans religion, qui n’ont qu’une seule pensée, celle de vivre à vos dépens.

— Mais, dit Blondet, mon cher curé, vous êtes ici pour leur faire de la morale.

— Monsieur, répondit l’abbé Brossette à Blondet, Monseigneur m’a envoyé ici comme en mission chez des Sauvages ; mais, ainsi que j’ai eu l’honneur de le lui dire, les Sauvages de France sont inabordables, ils ont pour loi de ne pas nous écouter, tandis qu’on peut intéresser les Sauvages de l’Amérique.

— M’sieur le curé, dit Mouche, on m’aide encore un peu, mais si j’allais à vout’ église, on ne m’aiderait plus du tout et on me fich’rait des calottes.

— La religion devrait commencer par lui donner des pantalons, mon cher abbé, dit Blondet. Dans vos missions, ne débutez-vous pas par amadouer les Sauvages ?…

— Il aurait bientôt vendu ses habits, répondit l’abbé Brossette à voix basse, et je n’ai pas un traitement qui me permette de faire un pareil commerce.

— Monsieur le curé a raison, dit le général en regardant Mouche.

La politique du petit gars consistait à paraître ne rien comprendre à ce qu’on disait quand on avait raison contre lui.

— L’intelligence du petit drôle vous prouve qu’il sait discerner le bien du mal, reprit le comte. Il est en âge de travailler, et il ne songe qu’à commettre des délits impunément. Il est bien connu des gardes !… Avant que je ne fusse maire, il savait déjà qu’un propriétaire, témoin d’un délit sur ses terres, ne peut pas faire de procès-verbal, il [Lov. A176, 26]   restait effrontément dans mes prés avec ses vaches, sans en sortir quand il m’apercevait, tandis que maintenant il se sauve !

— Ah ! c’est bien mal, dit la comtesse, il ne faut pas prendre le bien d’autrui, mon petit ami…

— Madame, faut manger, mon grand’père me donne pus de coups que de miches, et ça creuse l’estomac, les gifles !… Quand les vaches ont du lait, j’en trais un peu, ça me soutient. Monseigneur est-il donc si pauvre qu’il ne puisse me laisser boire un peu de son herbe ?…

— Mais, il n’a peut-être rien mangé d’aujourd’hui, dit la comtesse émue par cette profonde misère. Donnez-lui donc du pain, et ce reste de volaille, enfin qu’il déjeune !… ajouta-t-elle en regardant le valet de chambre. Où couches-tu ?

— Partout, madame, où l’on veut bien nous souffrir l’hiver, et à la belle étoile quand il fait beau.

— Quel âge as-tu ?

— Douze ans.

— Mais il est encore temps de le mettre en bon chemin, dit la comtesse à son mari.

— Ça fera un soldat, dit rudement le général, il est bien préparé. J’ai souffert tout autant que lui, moi, et me voilà.

— Pardon, général, je ne suis pas déclaré, dit l’enfant, je ne tirerai pas au sort. Ma pauvre mère, qu’était fille, est accouchée aux champs. Je suis fils de la Tarre, comme dit mon grand’papa. M’man m’a sauvé de la milice. Je ne m’appelle pas plus Mouche que rien du tout… Grand’papa m’a bien appris m’s’avantages, je ne suis pas mis sur les papiers du gouvernement, et quand j’aurai l’âge de la conscription, je ferai mon tour de France ! on ne m’attrapera point.

— Tu l’aimes ton grand’père, dit la comtesse en essayant de lire dans ce cœur de douze ans.

— Dam ! y me fiche des gifles quand il est dans le train ; mais que voulez-vous, il est si bon enfant ! Et puis, il dit qu’il se paie de m’avoir enseigné à lire et à écrire…

— Tu sais lire ?… dit le comte.

— En dà, voui, monsieur le comte, et dans la fine écriture encore, vrai comme nous avons une loutre.

— Qu’y a-t-il là ? dit le comte en lui présentant le journal.

— La cu-o-ssi-dienne, répliqua Mouche en n’hésitant que trois fois.

Tout le monde, même l’abbé Brossette, se mit à rire.

— Eh ! dam ! vous me faites lire el journiau, s’écria Mouche exaspéré. Mon grand-p’pa dit que c’est fait pour les riches, et qu’on sait toujours plus tard ce qu’il y a là-dedans.

— Il a raison, cet enfant, général, il me donne envie de revoir mon vainqueur de ce matin, dit Blondet, je vois que sa mystification était mouchetée…

Mouche comprenait admirablement qu’il posait pour les menus plaisirs des bourgeois, l’élève du père Fourchon fut alors digne de son maître, il se mit à pleurer…

— Comment pouvez-vous plaisanter un enfant qui va pieds nus ?… dit la comtesse.

— Et qui trouve tout simple que son grand’père se rembourse en tapes des frais de son éducation ? dit Blondet.

— Voyons, mon pauvre petit, avez-vous pris une loutre ? dit la comtesse.

— Oui, madame, aussi vrai que vous êtes la plus belle femme que j’aie vue, et que je verrai jamais, dit l’enfant en essuyant ses larmes.

— Montre-la… dit le général.

— Oh ! m’sieur le comte, mon grand-p’pa l’a cachée ; mais elle gigotait core quand nous étions à notre corderie… Vous pouvez faire venir mon grand-p’pa, car il veut la vendre lui-même.

— Emmenez-le à l’office, dit la comtesse à François, qu’il y déjeune en attendant le père Fourchon, que vous enverrez chercher par Charles. Voyez à trouver des souliers, un pantalon et une veste pour cet enfant. Ceux qui viennent ici tout nus, doivent en sortir habillés…

— Que Dieu vous bénisse ! ma chère dame, dit Mouche en s’en allant, m’sieur le curé peut être certain que venant de vous, je garderai ces hardes pour les jours de fête.

Émile et madame de Montcornet se regardèrent étonnés de cet à-propos, et parurent dire au curé par un coup d’œil : il n’est pas si sot !…

— Certes, madame, dit le curé quand l’enfant ne fut plus là, l’on ne doit pas compter avec la Misère, je pense qu’elle a des raisons cachées dont le jugement n’appartient qu’à Dieu, des raisons physiques souvent fatales, et des raisons morales nées du caractère, produites par des dispositions que nous accusons et qui parfois sont le résultat de qualités, malheureusement pour la société, sans issue. Les miracles accomplis sur les champs de bataille nous ont appris que les plus mauvais drôles pouvaient s’y transformer en héros… Mais ici vous êtes dans des circonstances exceptionnelles, et si votre bienfaisance ne marche pas accompagnée de la réflexion, vous courrez risque de solder vos ennemis…

— Nos ennemis ? s’écria la comtesse.

— De cruels ennemis ? répéta gravement le général.

— Le père Fourchon est avec son gendre Tonsard, reprit le curé, toute l’intelligence du menu peuple de la vallée, on les consulte pour les moindres choses. Ces gens-là sont d’un machiavélisme incroyable. Sachez-le, dix paysans réunis dans un cabaret sont la monnaie d’un grand politique…

En ce moment, François annonça monsieur Sibilet.

— C’est le ministre des Finances, dit le général en souriant, faites-le entrer, il vous expliquera la gravité de la question, ajouta-t-il en regardant sa femme et Blondet.

— D’autant plus qu’il ne vous la dissimule guère, dit tout bas le curé.

[Lov. A176, 27]   Blondet aperçut alors le personnage dont il entendait parler depuis son arrivée, et qu’il désirait connaître, le régisseur des Aigues. Il vit un homme de moyenne taille, d’environ trente ans, doué d’un air boudeur, d’une figure disgracieuse à qui le rire allait mal. Sous un front soucieux, des yeux d’un vert changeant se fuyaient l’un l’autre en déguisant ainsi la pensée. Sibilet, vêtu d’une redingote brune, d’un pantalon et d’un gilet noir, portait les cheveux longs et plats, ce qui lui donnait une tournure cléricale. Le pantalon cachait très-imparfaitement des genoux cagneux. Quoique son teint blafard et ses chairs molles pussent faire croire à une constitution maladive, Sibilet était robuste. Le son de sa voix, un peu sourde, s’accordait avec cet ensemble peu flatteur.

Blondet échangea secrètement un regard avec l’abbé Brossette, et le coup d’œil par lequel le jeune prêtre lui répondit apprit au journaliste que ses soupçons sur le régisseur étaient une certitude chez le curé.

— N’avez-vous pas, mon cher Sibilet, dit le général, évalué ce que nous volent les paysans au quart des revenus ?

— À beaucoup plus, monsieur le comte, répondit le régisseur. Vos pauvres touchent de vous plus que l’État ne vous demande. Un petit drôle comme Mouche glane ses deux boisseaux par jour. Et les vieilles femmes, que vous diriez à l’agonie, retrouvent à l’époque du glanage de l’agilité, de la santé, de la jeunesse. Vous pourrez être témoin de ce phénomène, dit Sibilet en s’adressant à Blondet ; car, dans six jours, la moisson, retardée par les pluies du mois de juillet, commencera. Les seigles vont se couper la semaine prochaine. On ne devrait glaner qu’avec un certificat d’indigence donné par le maire de la commune, et surtout les communes ne devraient laisser glaner sur leur territoire que leurs indigents ; mais les communes d’un canton glanent les unes chez les autres, sans certificat. Si nous avons soixante pauvres dans la commune, il s’y joint quarante fainéants. Enfin les gens établis, eux-mêmes, quittent leurs occupations pour glaner et pour halleboter. Ici, tous ces gens-là récoltent trois cents boisseaux par jour, la moisson dure quinze jours, c’est quatre mille cinq cents boisseaux qui s’enlèvent dans le canton. Aussi le glanage représente-t-il plus que la dîme. Quant au pâturage abusif, il gâche environ le sixième du produit de nos prés. Quant aux bois, c’est incalculable, on est arrivé à couper des arbres de six ans… Les dommages que vous souffrez, monsieur le comte, vont à vingt et quelque mille francs par an.

— Eh ! bien, madame ! dit le général à la comtesse, vous l’entendez.

— N’est-ce pas exagéré ? demanda madame de Montcornet.

— Non, madame, malheureusement, répondit le curé. Le pauvre père Niseron, ce vieillard à tête blanche qui cumule les fonctions de sonneur, de bedeau, de fossoyeur, de sacristain et de chantre, malgré ses opinions républicaines, enfin le grand’père de cette petite Geneviève que vous avez placée chez madame Michaud…

— La Péchina ! dit Sibilet en interrompant l’abbé.

— Quoi ! la Péchina ? demanda la comtesse, que voulez-vous dire ?

— Madame la comtesse, quand vous avez rencontré Geneviève sur le chemin dans une si misérable situation, vous vous êtes écriée en italien : Piccina ! Ce mot-là, devenu son sobriquet, s’est si bien corrompu, qu’aujourd’hui toute la commune appelle votre protégée la Péchina, dit le curé. La pauvre enfant est la seule qui vienne à l’église, avec madame Michaud et madame Sibilet.

— Et elle ne s’en trouve guère bien ! dit le régisseur, on la maltraite en lui reprochant sa religion…

— Eh ! bien, ce pauvre vieillard de soixante-douze ans ramasse, honnêtement d’ailleurs, près d’un boisseau et demi par jour, reprit le curé ; mais la rectitude de ses opinions lui défend de vendre ses glanes comme les vendent tous les autres, il les garde pour sa consommation. À ma considération, monsieur Langlumé, votre adjoint, lui moud son grain gratis, et ma domestique lui cuit son pain avec le mien.

— J’avais oublié ma petite protégée, dit la comtesse que le mot de Sibilet avait épouvantée. Votre arrivée ici, reprit-elle en regardant Blondet, m’a fait tourner la tête. Mais après déjeuner nous irons ensemble à la porte d’Avonne, je vous montrerai vivante une de ces figures de femme comme en inventaient les peintres du quinzième siècle.

En ce moment le père Fourchon, amené par François, fit entendre le bruit de ses sabots cassés, qu’il déposait à la porte de l’office. Sur une inclination de tête de la comtesse à François qui l’annonça, le père Fourchon, suivi de Mouche, la bouche pleine, se montra tenant sa loutre à la main, pendue par une ficelle nouée à des pattes jaunes, étoilées comme celles des palmipèdes. Il jeta sur les quatre maîtres assis à table et sur Sibilet ce regard empreint de défiance et de servilité qui sert de voile aux paysans ; puis il brandit l’amphibie d’un air de triomphe.

— La voilà, dit-il en s’adressant à Blondet.

— Ma loutre, reprit le Parisien, car je l’ai bien payée.

— Oh ! mon cher monsieur, répondit le père Fourchon, la vôtre s’est enfuie, elle est à cet’ heure dans son trou d’où elle n’a pas voulu sortir, car c’est la femelle, au lieur que celle-là, c’est le mâle !… Mouche l’a vu venir de loin quand vous vous êtes en allé. Aussi vrai que monsieur le comte s’est couvert de gloire avec ses cuirassiers à Waterloo, la loutre est à moi, comme les Aigues sont à monseigneur le général… Mais pour vingt francs, la loute est à vous, ou je la porte à notre Souparfait, si monsieur Gourdon la trouve trop chère. Comme nous avons chassé ce matin ensemble, je vous donne la parférence, ça vous est dû.

[Lov. A176, 28]   — Vingt francs ? dit Blondet, en bon français, ça ne peut pas s’appeler donner la préférence.

— Eh ! mon cher monsieur… cria le vieillard, je sais si peu le Français que je vous les demanderai, si vous voulez en Bourguignon, pourvu que je les aie, ça m’est égal, je parlerai latin. Latinus, latina, latinum !… Après tout, c’est ce que vous m’avez promis ce matin ! D’ailleurs mes enfants m’ont déjà pris votre argent, que j’en ai pleuré dans le chemin en venant. Demandez à Charles ?… Je ne peux pas les assiner pour dix francs et publier leurs méfaits au Tribunau. Dès que j’ai quelques sous, ils me les volent en me faisant boire… C’est dur d’en être réduit à aller prendre un verre de vin ailleurs que chez ma fille ?… Mais voilà les enfants d’aujourd’hui !… C’est ce que nous avons gagné à la Révolution, il n’y a plus que pour les enfants, on a supprimé les pères ! Ah ! j’éduque Mouche tout autrement, il m’aime le petit guerdin !… dit-il en donnant une tape à son petit-fils.

— Il me semble que vous en faites un petit voleur tout comme les autres, dit Sibilet, car il ne se couche jamais sans avoir un délit sur la conscience.

— Ah ! monsieur Sibilet, il a la conscience pus tranquille équ’ la vôtre… Pauvre enfant, qué qu’il prend donc ? un peu d’harbe. Ça vaut mieux que d’étrangler un homme ! Dam ! il ne sait pas, comme vous, les mathématiques ; il ne connaît pas core la soustraction, l’addition, la multiplication… Vous nous faites bien du mal, allez ! Vous dites que nous sommes des tas de brigands, et vous êtes cause ed’ la division entre notre seigneur que voilà, qu’est un brave homme, et nous autres, qui sommes de braves gens… Et gnia pas un pus brave pays que celui-ci. Voyons ? est-ce que nous avons des rentes ? est-ce qu’on ne va pas quasiment nu, et Mouche aussi ! Nous couchons dans de beaux draps, lavés tous les matins par la rosée, et à moins qu’on nous envie l’air que nous raspirons et les rayons du soleil éq’ nous buvons, je ne vois pas ce qu’on peut nous vouloir ôter !… Les bourgeois volent au coin du feu, c’est plus profitant que de ramasser ce qui traîne au coin des bois. Il n’y a ni gardes-champêtres, ni garde à cheval pour m’sieur Gaubartin qu’est entré ici, nu comme ein var, et qu’a deux millions ! C’est bientôt dit : voleurs ! V’là quinze ans que le père Guerbet, el parcepteur de Soulanges, s’en va e’d’ nos villages à la nuit avec sa recette, et qu’on ne lui a pas core demandé deux liards. Ce n’est pas le fait d’un pays e’d’ voleurs ? Le vol ne nous enrichit guère. Montrez-moi donc qui de nous ou de vous aut’ bourgeois ont d’quoi viv’ à ne rien faire ?

— Si vous aviez travaillé, vous auriez des rentes, dit le curé. Dieu bénit le travail.

— Je ne veux pas vous démentir, monsieur l’abbé, car vous êtes plus savant que moi, et vous saurez peut-être m’expliquer ste chose-ci. Me voilà, n’est-ce pas ? Moi le paresseux, le fainéant, l’ivrogne, le propre à rien de pare Fourchon qui a eu de l’éducation, qu’a été farmier, qu’a tombé dans le malheur et ne s’en est pas erlevé !… eh ! bien, qué différence y a-t-il donc entre moi et ce brave, s’t’honnête père Niseron, un vigneron de soixante-dix ans, car il a mon âge, qui pendant soixante ans, a pioché la terre, qui s’est levé tous les matins avant le jour pour aller au labour, qui s’est fait un corps ed fer et eune belle âme ! Je le vois tout aussi pauvre que moi. La Péchina, sa petite-fille, est en service chez madame Michaud, tandis que mon petit Mouche est libre comme l’air… Ce pauvre bonhomme est donc récompensé de ses vartus comme je suis puni de mes vices ? Il ne sait pas ce qu’est un verre de vin, il est sobre comme un apôtre, il enterre les morts, et moi je fais danser les vivants. Il a mangé de la vache enragée, et moi je me suis rigolé comme une joyeuse créature du diable. Nous sommes aussi avancés l’un que l’autre, nous avons la même neige sur la tête, le même avoir dans nos poches, et je lui fournis la corde pour sonner la cloche. Il est républicain, et je ne suis pas publicain, v’là tout. Que le paysan vive de bien ou de mal faire, à vout’idée, il s’en va comme il est venu, dans des haillons, et vous dans de beaux linges !…

Personne n’interrompit le père Fourchon qui paraissait devoir son éloquence au vin bouché ; d’abord Sibilet voulut lui couper la parole, mais un geste de Blondet rendit le régisseur muet. Le curé, le général et la comtesse comprirent, aux regards jetés par l’écrivain, qu’il voulait étudier la question du paupérisme sur le vif, et peut-être prendre sa revanche avec le père Fourchon.

— Et comment entendez-vous l’éducation de Mouche ? Comment vous y prenez-vous pour le rendre meilleur que vos filles ?… demanda Blondet.

— Il ne lui parle pas de Dieu, dit le curé.

— Oh ! non, non, m’sieur le curé, je ne lui disons pas de craindre Dieu, mais l’z’houmes ! Dieu est bon, et nous a promis, selon vous aut, le royaume du ciel, puisque les riches gardent celui de la terre. Je lui dis : « Mouche ! crains la prison, c’est par là qu’on sort pour aller à l’échafaud. Ne vole rien, fais-toi donner ! Le vol mène à l’assassinat, et l’assassinat appelle la justice e’d’z’hommes. E’l’rasoir de la justice, v’là ce qu’il faut craindre, il garantit le sommeil des riches contre les insomnies des pauvres. Apprends à lire. Avec de l’instruction, tu trouveras des moyens d’amasser de l’argent à couvert de la loi, comme ce brave monsieur Gaubertin, tu seras régisseur, quoi ! Comme monsieur Sibilet à qui monsieur le comte laisse prendre ses rations… Le fin est d’être à côté des riches, il y a des miettes sous la table !… » V’là ce que j’appelle eune fière éducation et solide. Aussi le petit mâtin est-il toujours du coûté de la loi… Ce sera ein bon sujet, il aura soin de moi…

— Et qu’en ferez-vous ?

— Un domestique pour commencer, reprit Fourchon, parce qu’en voyant les maîtres ed’ près, il s’achèvera ben, allez ! Le bon exemple lui fera faire fortune, la loi en main, comme vous aut !… Si m’sieur le comte le mettait dans ses écuries, pour apprendre à panser les chevaux, il en serait bien content… vu que s’il craint l’z’hommes, il ne craint pas les bêtes.

— Vous avez de l’esprit, père Fourchon, reprit Blondet, vous savez bien ce que vous dites, et vous ne parlez pas sans raison.

[Lov. A176, 29]   — Oh ! ma fine, si, car elle est au Grand-I-Vert ma raison avec mes deux pièces ed’cent sous…

— Comment un homme comme vous s’est-il laissé tomber dans la misère ? Car, dans l’état actuel des choses, un paysan n’a qu’à s’en prendre à lui-même de son malheur, il est libre, il peut devenir riche. Ce n’est plus comme autrefois. Si le paysan sait amasser un pécule, il trouve de la terre à vendre, il peut l’acheter, il est son maître !

— J’ai vu l’ancien temps et je vois le nouveau, mon cher savant monsieur, répondit Fourchon, l’enseigne est changée, c’est vrai, mais le vin est toujours le même ! AUJOURD’HUI n’est que le cadet d’HIER. Allez ! mettez ça dans vout’journiau ! Est-ce que nous sommes affranchis ? nous appartenons toujours au même village, et le seigneur est toujours là, je l’appelle Travail. La houe, qu’est toute notre chevance, n’a pas quitté nos mains. Que ce soit pour un seigneur ou pour l’impôt qui prend le plus clair de nos labeurs, faut toujours dépenser not’ vie en sueurs…

— Mais vous pouvez choisir un état, tenter ailleurs la fortune, dit Blondet.

— Vous me parlez d’allez quérir la fortune ?… Où donc irais-je ? Pour franchir mon département, il me faut un passe-port qui coûte quarante sous ! V’là quarante ans que je n’ai pas pu me voir une gueuse ed pièce de quarante sous sonnant dans mes poches avec une voisine. Pour aller devant soi, faut autant d’écus que l’on trouve de villages, et il n’y a pas beaucoup de Fourchon qui aient de quoi visiter six villages ! Il n’y a que la conscription qui nous tire ed’ nos communes. Et à quoi nous sert l’armée ? à faire vivre les colonels par le soldat, comme le bourgeois vit par le paysan. Compte-t-on sur cent un colonel sorti de nos flancs ? C’est là, comme dans le monde, un enrichi pour cent aut’ qui tombent. Faute de quoi tombent-ils ?… Dieu le sait et l’zusuriers aussi ! Ce que nous avons de mieux à faire est donc de rester dans nos communes, où nous sommes parqués comme des moutons par la force des choses, comme nous l’étions par les seigneurs. Et je me moque bien de ce qui m’y cloue. Cloué par la loi de la Nécessité, cloué par celle de la Seigneurie, on est toujours condamné à perpétuité à la tarre. Là où nous sommes, nous la creusons la tarre et nous la bêchons, nous la fumons et nous la travaillons pour vous autres qu’êtes nés riches, comme nous sommes nés pauvres. La masse sera toujours la même, elle reste ce qu’elle est… Les gens de chez nous qui s’élèvent ne sont pas si nombreux que ceux de chez vous qui dégringolent !… Nous savons ben ça, si nous ne sommes pas savants. Faut pas nous faire nout procès à tout moment. Nous vous laissons tranquilles, laissez-nous vivre… Autrement, si ça continue, vous serez forcés de nous nourrir dans vos prisons où l’on est mieux que sur nout paille. Vous voulez rester les maîtres, nous serons toujours ennemis, aujourd’hui comme il y a trente ans. Vous avez tout, nous n’avons rien, vous ne pouvez pas encore prétendre à notre amitié !

— Voilà ce qui s’appelle une déclaration de guerre, dit le général.

— Monseigneur, répliqua Fourchon, quand les Aigues appartenaient à s’te pauvre madame, que Dieu veuille prendre soin de son âme, puisqu’il paraît qu’elle a chanté l’iniquité dans sa jeunesse, nous étions heureux. Alle nous laissait ramasser notre vie dans ses champs, et notre bois dans ses forêts, elle n’en était pas plus pauvre pour ça ! Et vous, au moins aussi riche qu’elle, vous nous pourchassez, ni plus ni moins que des bêtes féroces et vous traînez le petit monde au tribunau !… Eh ! bien, ça finira mal ! vous serez cause de quelque mauvais coup ! Je viens de voir votre garde ce gringalet de Vatel qui a failli tuer une pauvre vieille femme pour un brin de bois. On fera de vous un ennemi du peuple, et l’on s’aigrira contre vous dans les veillées, l’on vous maudira tout aussi dru qu’on bénissait feu madame !… La malédiction des pauvres, monseigneur, ça pousse ! et ça devient plus grand que le plus grand ed vos chênes, et le chêne fournit la potence… Personne ici ne vous dit la vérité, la voilà, la varité. J’attends tous les matins la mort, je ne risque pas grand’chose à vous la donner par dessus le marché, la varté !… Moi qui fais danser les paysans aux grandes fêtes, en accompagnant Vermichel au café de la Paix, à Soulanges, j’entends leurs discours ; eh ! bien, ils sont mal disposés, et ils vous rendront le pays difficile à habiter. Si votre damné Michaud ne change pas, on vous forcera ed l’changer… C’t avis-là et la loute, ça vaut ben vingt francs, allez !…

Pendant que le vieillard disait cette dernière phrase, un pas d’homme se fit entendre, et celui que Fourchon menaçait ainsi se montra sans être annoncé. Au regard que Michaud lança sur l’orateur des pauvres, il fut facile de voir que la menace était arrivée à son oreille, et toute l’audace de Fourchon tomba. Ce regard produisit sur le pêcheur de loutre l’effet du gendarme sur le voleur. Fourchon se savait en faute, Michaud semblait avoir le droit de lui demander compte de discours évidemment destinés à effrayer les habitants des Aigues.

— Voilà le ministre de la Guerre, dit le général en s’adressant à Blondet et lui montrant Michaud.

— Pardonnez-moi, madame, dit ce ministre à la comtesse, d’être entré par le salon sans avoir demandé si vous vouliez me recevoir ; mais l’urgence des affaires exige que je parle à mon général…

Michaud, tout en s’excusant, observait Sibilet à qui les hardis propos de Fourchon causaient une joie intime dont la révélation n’existait sur son visage pour aucune des personnes assises à table, car Fourchon les préoccupait étrangement, tandis que Michaud qui, par des raisons secrètes, observait constamment Sibilet, fut frappé de son air et de sa contenance.

[Lov. A176, 30]   — Il a bien, comme il le dit, gagné ses vingt francs, monsieur le comte, s’écria Sibilet, la loutre n’est pas chère…

— Donne-lui vingt francs, dit le général à son valet de chambre.

— Vous me la prenez donc ? demanda Blondet au général.

— Je veux la faire empailler ! s’écria le comte.

— Ah ! ce cher monsieur m’avait laissé la peau, monseigneur !… dit le père Fourchon.

— Eh ! bien, s’écria la comtesse, vous aurez cent sous pour la peau ; mais laissez-nous…

La forte et sauvage odeur des deux habitués du grand chemin empestait si bien la salle à manger, que madame de Montcornet, dont les sens délicats en étaient offensés, eût été forcée de sortir, si Mouche et Fourchon fussent restés plus long-temps. Ce fut à cet inconvénient que le vieillard dut ses vingt-cinq francs, il sortit en regardant toujours monsieur Michaud d’un air craintif, et en lui faisant d’interminables salutations.

— Ce que j’ons dit à monseigneur, monsieur Michaud, ajouta-t-il, c’est pour votre bien.

— Ou pour celui des gens qui vous paient, répliqua Michaud en lui lançant un regard profond.

— Une fois le café servi, laissez-nous, dit le général à ses gens, et surtout fermez les portes…

Blondet, qui n’avait pas encore vu le garde-général des Aigues, éprouvait en le regardant des impressions bien différentes de celles que Sibilet venait de lui donner. Autant le régisseur inspirait de répulsion, autant Michaud commandait l’estime et la confiance.

Le garde-général attirait tout d’abord l’attention par une figure heureuse, d’un ovale parfait, fine de contours, que le nez partageait également, perfection qui manque à la plupart des figures françaises. Tous les traits, quoique réguliers, ne manquaient pas d’expression, peut-être à cause d’un teint harmonieux où dominaient ces tons d’ocre et de rouge, indices du courage physique. Les yeux brun-clair, vifs et perçants ne marchandaient pas l’expression de la pensée, ils regardaient toujours en face. Le front, large et pur, était encore mis en relief par des cheveux noirs abondants. La probité, la décision, une sainte confiance animaient cette belle figure où le métier des armes avait laissé quelques rides sur le front. Le soupçon, la défiance s’y lisaient aussitôt formés. Comme tous les hommes triés pour la cavalerie d’élite, sa taille, belle et svelte encore, pouvait faire dire du garde qu’il était bien découplé. Michaud, qui gardait ses moustaches, ses favoris et un collier de barbe, rappelait le type de cette figure martiale que le déluge de peintures et de gravures patriotiques a failli ridiculiser. Ce type a eu le défaut d’être commun dans l’armée française ; mais peut-être aussi la continuité des mêmes émotions, les souffrances du bivouac, dont ne furent exempts ni les grands, ni les petits, les efforts, semblables chez les chefs et les soldats sur le champ de bataille, ont-ils contribué à rendre cette physionomie uniforme. Michaud, entièrement vêtu de drap bleu de roi, conservait le col de satin noir, et les bottes du militaire, comme il en offrait l’attitude un peu raide. Les épaules s’effaçaient, le buste était tendu, comme si Michaud se trouvait encore sous les armes. Le ruban rouge de la Légion-d’Honneur fleurissait sa boutonnière. Enfin, pour achever en un seul mot au moral cette esquisse purement physique, si le régisseur, depuis son entrée en fonctions, n’avait jamais manqué de dire monsieur le comte à son patron, jamais Michaud n’avait nommé son maître autrement que mon général.

Blondet échangea derechef avec l’abbé Brossette un regard qui voulait dire : Quel contraste ! en lui montrant le régisseur et le garde-général ; puis, pour savoir si le caractère, la parole, l’expression s’harmoniaient avec cette stature, cette physionomie et cette contenance, il regarda Michaud en lui disant : — Mon Dieu ! je suis sorti ce matin de bonne heure, et j’ai trouvé vos gardes dormant encore.

— À quelle heure ? demanda l’ancien militaire inquiet.

— À sept heures et demie.

Michaud lança un regard presque malicieux à son général.

— Et par quelle porte Monsieur est-il sorti ? dit Michaud.

— Par la porte de Couches. Le garde, en chemise à sa fenêtre, me regardait, répondit Blondet.

— Gaillard venait sans doute de se coucher, répliqua Michaud. Quand vous m’avez dit que vous étiez sorti de bonne heure, j’ai cru que vous vous étiez levé au jour, et alors il eût fallu, pour que mon garde fût déjà rentré, qu’il eût été malade ; mais à huit heures et demie, il allait se mettre au lit. Nous passons les nuits, reprit Michaud après une pause en répondant ainsi à un regard étonné de la comtesse, mais cette vigilance est toujours en défaut ! Vous venez de faire donner vingt-cinq francs à un homme qui tout à l’heure aidait tranquillement à cacher les traces d’un vol commis ce matin chez vous. Enfin, nous en causerons quand vous aurez fini, mon général, car il faut prendre un parti.

— Vous êtes toujours plein de votre droit, mon cher Michaud, et, summum jus, summa injuria. Si vous n’usez pas de tolérance, vous vous ferez de mauvaises affaires, dit Sibilet. J’aurais voulu que vous entendissiez le père Fourchon, que le vin a fait parler un peu plus franchement que de coutume.

— Il m’a effrayée, dit la comtesse.

— Il n’a rien dit que je ne sache depuis long-temps, répondit le général.

— Et le coquin n’était pas gris, il a joué son rôle, au profit de qui ?… vous le savez peut-être ! reprit Michaud en faisant rougir Sibilet par le regard fixe qu’il lui jeta.

[Lov. A176, 31]   — Ô Rus !… s’écria Blondet en guignant l’abbé Brossette.

— Ces pauvres gens souffrent, dit la comtesse, et il y a du vrai dans ce que vient de nous crier Fourchon, car on ne peut pas dire qu’il nous ait parlé.

— Madame, répondit Michaud, croyez-vous que pendant quatorze ans les soldats de l’Empereur aient été sur des roses ?… Mon général est comte, il est grand-officier de la Légion, il a eu des dotations ; me voyez-vous jaloux de lui, moi simple sous-lieutenant, qui ai débuté comme lui, qui me suis battu comme lui ? Ai-je envie de lui chicaner sa gloire, de lui voler sa dotation, de lui refuser les honneurs dus à son grade ? Le paysan doit obéir comme les soldats obéissent, il doit avoir la probité du soldat, son respect pour les droits acquis et tâcher de devenir officier, loyalement, par son travail et non par le vol. Le soc et le briquet sont deux jumeaux. Le soldat a de plus que le paysan, à toute heure, la mort à fleur de tête.

— Voilà ce que je voudrais leur dire en chaire ! s’écria l’abbé Brossette.

— De la tolérance ? reprit le garde-général en répondant à l’invitation de Sibilet, je tolérerais bien dix pour cent de perte sur les revenus bruts des Aigues ; mais, à la façon dont vont les choses, c’est trente pour cent que vous perdez, mon général, et si monsieur Sibilet a tant pour cent sur la recette, je ne comprends pas sa tolérance, car il renonce assez bénévolement à mille ou douze cents francs par an.

— Mon cher monsieur Michaud, répliqua Sibilet d’un ton grognon, je l’ai dit à monsieur le comte, j’aime mieux perdre douze cents francs que la vie. Je ne vous épargne pas les conseils à cet égard !…

— La vie ? s’écria la comtesse, il s’agirait dans ceci de la vie de quelqu’un ?

— Nous ne devrions pas discuter ici les affaires de l’État, reprit le général en riant. Tout ceci, madame, signifie que Sibilet, en sa qualité de financier, est craintif et poltron, tandis que mon ministre de la Guerre est brave, et de même que son général, ne redoute rien.

— Dites prudent ! monsieur le comte, s’écria Sibilet.

— Ah ! çà ! nous sommes donc ici comme les héros de Cooper dans les forêts de l’Amérique, entourés de pièges par les Sauvages ? demanda railleusement Blondet.

— Allons ! votre état, messieurs, est de savoir administrer sans nous effrayer par le bruit des rouages de l’administration, dit madame de Montcornet.

— Ah ! peut-être est-il nécessaire, madame la comtesse, que vous sachiez tout ce qu’un de ces jolis bonnets que vous portez coûte de sueurs ici, dit le curé.

— Non, car je pourrais bien alors m’en passer, devenir respectueuse devant une pièce de vingt francs, être avare comme tous les campagnards, et j’y perdrais trop, répliqua la comtesse en riant. Tenez, mon cher abbé, donnez-moi le bras, laissons le général entre ses deux ministres, et allons à la porte d’Avonne voir madame Michaud à qui depuis mon arrivée je n’ai pas fait de visite, nous nous occuperons de ma petite protégée.

Et la jolie femme, oubliant déjà les haillons de Mouche et de Fourchon, leurs regards haineux et les terreurs de Sibilet, alla se faire chausser et mettre un chapeau.

L’abbé Brossette et Blondet obéirent à l’appel de la maîtresse de la maison en la suivant, et l’attendirent sur la terrasse devant la façade.

— Que pensez-vous de tout ça ? dit Blondet à l’abbé.

— Je suis un paria, l’on m’espionne comme l’ennemi commun, je suis forcé d’ouvrir à tout moment les yeux et les oreilles de la prudence pour éviter les pièges qu’on me tend afin de se débarrasser de moi, répondit le desservant. J’en suis, entre nous, à me demander s’ils ne me tireront pas un coup de fusil…

— Et vous restez ?… dit Blondet.

— On ne déserte pas plus la cause de Dieu que celle d’un Empereur ! répondit le prêtre avec une simplicité qui frappa Blondet.

L’écrivain prit la main du prêtre et la lui serra cordialement.

— Vous devez comprendre alors, reprit l’abbé Brossette, comment je ne puis rien savoir de ce qui se trame. Néanmoins, il me semble que le général est ici sous le coup de ce qu’en Artois et en Belgique, on appelle le mauvais gré.

Quelques phrases sont ici nécessaires sur le curé de Blangy.

Cet abbé, quatrième fils d’une bonne famille bourgeoise d’Autun, était un homme d’esprit, portant le rabat très-haut. Petit et fluet, il rachetait sa piètre figure par cet air têtu qui sied aux Bourguignons. Il avait accepté ce poste secondaire par dévoûment, car sa conviction religieuse était doublée d’une conviction politique. Il y avait en lui du prêtre des anciens temps, il tenait à l’Église et au clergé passionnément, il voyait l’ensemble des choses, et l’égoïsme ne gâtait pas son ambition : Servir était sa devise, servir l’Église et la monarchie sur le point le plus menacé, servir au dernier rang, comme un soldat qui se sait destiné, tôt ou tard, au généralat par son désir de bien faire et par son courage. Il ne transigeait avec aucun de ses vœux de chasteté, de pauvreté, d’obéissance.

Du premier coup d’œil, ce prêtre éminent devina l’attachement de Blondet pour la comtesse, il comprit qu’avec une Troisville et un écrivain monarchique, il devait se montrer homme d’esprit, parce que sa robe serait toujours respectée. Presque tous les soirs, il venait faire le quatrième au whist. L’écrivain, qui sut reconnaître la valeur de l’abbé Brossette, avait eu pour lui tant de déférence, qu’ils s’étaient amourachés l’un de l’autre, comme il arrive à tout homme d’esprit enchanté de trouver un compère ou, si vous voulez, un écouteur. Toute épée aime son fourreau.

[Lov. A176, 32]   — Mais à quoi, monsieur l’abbé, vous qui vous trouvez par votre dévoûment au dessus de votre position, attribuez-vous cet état de choses ?

— Je ne veux pas vous dire de banalités après une si flatteuse parenthèse, reprit en souriant l’abbé Brossette. Ce qui se passe dans cette vallée a lieu partout en France, et tient aux espérances que le mouvement de 1789 a jetées chez les paysans. La Révolution a plus profondément affecté certains pays que d’autres, et cette lisière de la Bourgogne, si voisine de Paris, est un de ceux où le sens de ce mouvement a été pris comme le triomphe du Gaulois sur le Franc. Historiquement, les paysans sont encore au lendemain de la Jacquerie, leur défaite est restée inscrite dans leur cervelle. Ils ne se souviennent plus du fait, il est passé à l’état d’idée instinctive. Cette idée est dans le sang paysan comme l’idée de la supériorité fut jadis dans le sang noble. La révolution de 1789 a été la revanche des vaincus. Les paysans ont mis le pied dans la possession du sol que la loi féodale leur interdisait depuis douze cents ans. De là leur amour pour la terre qu’ils partagent entre eux jusqu’à couper un sillon en deux parts, ce qui souvent annule la perception de l’impôt, car la valeur de la propriété ne suffirait pas à couvrir les frais de poursuites pour le recouvrement…

— Leur entêtement, leur défiance, si vous voulez, est telle, à cet égard, que dans mille cantons, sur les trois mille dont se compose le territoire français, il est impossible à un riche d’acheter du bien de paysan, dit Blondet en interrompant l’abbé. Les paysans, qui se cèdent leurs lopins de terre entre eux, ne s’en dessaisissent à aucun prix ni à aucune condition pour le bourgeois. Plus le grand propriétaire offre d’argent, plus la vague inquiétude du paysan augmente. L’expropriation seule fait rentrer le bien du paysan sous la loi commune des transactions. Beaucoup de gens ont observé ce fait et n’y trouvent point de cause.

— Cette cause, la voici, reprit l’abbé Brossette en croyant avec raison que chez Blondet une pause équivalait à une interrogation. Douze siècles ne sont rien pour une caste que le spectacle historique de la civilisation n’a jamais divertie de sa pensée principale, et qui conserve encore orgueilleusement le chapeau à grands rebords et à tour en soie de ses maîtres, depuis le jour où la mode abandonnée le lui a laissé prendre. L’amour dont la racine plongeait jusqu’aux entrailles du peuple, et qui s’attacha violemment à Napoléon, dans le secret duquel il ne fut même pas autant qu’il le croyait, et qui peut expliquer le prodige de son retour en 1815, procédait uniquement de cette idée. Aux yeux du Peuple, Napoléon, sans cesse uni au Peuple par son million de soldats, est encore le roi sorti des flancs de la Révolution, l’homme qui lui assurait la possession des biens nationaux. Son sacre fut trempé dans cette idée…

— Une idée à laquelle 1814 a touché malheureusement, et que la monarchie doit regarder comme sacrée, dit vivement Blondet, car le peuple peut trouver auprès du trône, un prince à qui son père a laissé la tête de Louis XVI comme une valeur d’hoirie.

— Voici Madame, taisons-nous, dit tout bas l’abbé Brossette, Fourchon lui a fait peur, et il faut la conserver ici, dans l’intérêt de la Religion, du Trône et de ce pays même.

Michaud, le garde-général des Aigues, était sans doute amené par l’attentat perpétré sur les yeux de Vatel. Mais avant de rapporter la délibération qui allait avoir lieu dans le conseil de l’État, l’enchaînement des faits exige la narration succincte des circonstances dans lesquelles le général avait acheté les Aigues, des causes graves qui firent de Sibilet le régisseur de cette magnifique propriété, des raisons qui rendirent Michaud garde-général, enfin des antécédents auxquels étaient dues et la situation des esprits, et les craintes exprimées par Sibilet.

Ce précis rapide aura le mérite d’introduire quelques-uns des principaux acteurs du drame, de dessiner leurs intérêts et de faire comprendre les dangers de la situation où se trouvait alors le général comte de Montcornet.

Chapitre VI
Une histoire de voleurs

Vers 1791, en visitant sa terre, mademoiselle Laguerre accepta pour intendant le fils de l’ex-bailli de Soulanges, appelé Gaubertin. La petite ville de Soulanges, aujourd’hui simple chef-lieu de canton, fut la capitale d’un comté considérable au temps où la maison de Bourgogne guerroyait contre la maison de France. La-Ville-aux-Fayes, aujourd’hui siége de la sous-préfecture, simple petit fief, relevait alors de Soulanges, comme les Aigues, Ronquerolles, Cerneux, Couches et quinze autres clochers. Les Soulanges sont restés comtes, tandis que les Ronquerolles sont aujourd’hui marquis par le jeu de cette puissance, appelée la Cour, qui fit le fils du capitaine du Plessis duc avant les premières familles de la Conquête. Ceci prouve que les villes ont, comme les familles, de très-changeantes destinées.

Le fils du bailli, garçon sans aucune espèce de fortune, succédait à un intendant enrichi par une gestion de trente années, et qui préféra la troisième part dans la fameuse Compagnie Minoret, à la gestion des Aigues. Dans son propre intérêt, le futur vivrier avait présenté pour régisseur François Gaubertin, alors majeur, son comptable depuis cinq ans, chargé de protéger sa retraite, et qui, par reconnaissance pour les instructions qu’il reçut de son maître en intendance, lui promit d’obtenir un quitus de mademoiselle Laguerre, en la voyant [Lov. A176, 33]   très-effrayée de la Révolution. L’ancien bailli, devenu Accusateur public au Département, fut le protecteur de la peureuse cantatrice. Ce Fouquier-Tinville de province arrangea contre une reine de théâtre, évidemment suspecte à raison de ses liaisons avec l’aristocratie, une fausse émeute pour donner à son fils le mérite d’un sauvetage postiche, à l’aide duquel on eut le quitus du prédécesseur. La citoyenne Laguerre fit alors de François Gaubertin son premier ministre, autant par politique que par reconnaissance.

Le futur fournisseur des vivres de la République n’avait pas gâté Mademoiselle, il lui faisait passer à Paris environ trente mille livres par an, quoique les Aigues en dussent dès ce temps rapporter quarante au moins, l’ignorante fille d’Opéra fut donc émerveillée quand Gaubertin lui en promit trente-six.

Pour justifier de la fortune actuelle du régisseur des Aigues au tribunal des probabilités, il est nécessaire d’en expliquer les commencements. Protégé par son père, le jeune Gaubertin fut nommé maire de Blangy. Il put donc faire payer en argent malgré les lois, en terrorisant (un mot du temps) les débiteurs qui pouvaient à sa guise être ou non frappés par les écrasantes réquisitions de la République. Le régisseur, lui, donna des assignats à sa bourgeoise, tant que dura le cours de ce papier-monnaie, qui, s’il ne fit pas la fortune publique, fit du moins beaucoup de fortunes particulières. De 1792 à 1795, pendant trois ans, le jeune Gaubertin récolta cent cinquante mille livres aux Aigues, avec lesquelles il opéra sur la place de Paris. Bourrée d’assignats, mademoiselle Laguerre fut obligée de battre monnaie avec ses diamants désormais inutiles ; elle les remit à Gaubertin qui les vendit et lui en rapporta fidèlement le prix en argent. Ce trait de probité toucha beaucoup Mademoiselle, elle crut dès lors en Gaubertin comme en Piccini.

En 1796, époque de son mariage avec la citoyenne Isaure Mouchon, fille d’un ancien conventionnel ami de son père, Gaubertin possédait trois cent cinquante mille francs en argent ; et, comme le Directoire lui parut devoir durer, il voulut, avant de se marier, faire approuver ses cinq ans de gestion par Mademoiselle, en prétextant d’une nouvelle ère.

— Je serai père de famille, dit-il, vous savez quelle est la réputation des intendants, mon beau-père est un républicain d’une probité romaine, un homme influent d’ailleurs, je veux lui prouver que je suis digne de lui.

Mademoiselle Laguerre arrêta les comptes de Gaubertin dans les termes les plus flatteurs.

Pour inspirer de la confiance à madame des Aigues, le régisseur essaya, dans les premiers temps, de réprimer les paysans en craignant avec raison que les revenus ne souffrissent de leurs dévastations, et que les prochains pots-de-vin du marchand de bois fussent moindres ; mais alors le peuple souverain se regardait partout comme chez lui, madame eut peur de ses rois en les voyant de si près, et dit à son Richelieu qu’elle voulait avant tout, mourir en paix. Les revenus de l’ancien Premier Sujet du Chant étaient si fort au dessus de ses dépenses qu’elle laissa s’établir les plus funestes précédents. Ainsi, pour ne pas plaider, elle souffrit les empiétements de terrain de ses voisins. En voyant son parc entouré de murs infranchissables, elle ne craignit point d’être troublée dans ses jouissances immédiates, et ne souhaitait pas autre chose que la paix, en vraie philosophe qu’elle fut. Quelques mille livres de rentes de plus ou de moins, des indemnités demandées sur le prix du bail par le marchand de bois pour les dégâts commis par les paysans, qu’était-ce aux yeux d’une ancienne fille d’opéra, prodigue, insouciante, à qui ses cent mille livres de revenu n’avaient coûté que du plaisir, et qui venait de subir sans se plaindre la réduction des deux tiers sur soixante mille francs de rentes ?

— Eh ! disait-elle, avec la facilité des Impures de l’ancien régime, il faut que tout le monde vive, même la République !

La terrible mademoiselle Cochet, sa femme de chambre, et son visir femelle, avait essayé de l’éclairer en voyant l’empire que Gaubertin prit sur celle qu’il appela tout d’abord madame, malgré les lois révolutionnaires sur l’Égalité ; mais Gaubertin éclaira de son côté mademoiselle Cochet en lui montrant une dénonciation soi-disant envoyée à son père, où elle était véhémentement accusée de correspondre avec Pitt et Cobourg. Dès lors ces deux puissances partagèrent, mais à la Montgommery. La Cochet vanta Gaubertin à mademoiselle Laguerre, comme Gaubertin lui vanta la Cochet. Le lit de la femme de chambre était d’ailleurs tout fait, elle se savait couchée sur le testament de madame pour soixante mille francs. Madame ne pouvait plus se passer de la Cochet, tant elle y était habituée. Cette fille connaissait tous les secrets de la toilette de chère maîtresse, elle avait le talent d’endormir chère maîtresse le soir par mille contes et de la réveiller le lendemain par des paroles flatteuses, enfin jusqu’au jour de la mort, elle ne trouva jamais chère maîtresse changée, et quand chère maîtresse fut dans son cercueil, elle la trouva sans doute encore bien mieux qu’elle ne l’avait jamais vue.

Les gains annuels de Gaubertin et ceux de mademoiselle Cochet, leurs appointements, leurs intérêts devinrent si considérables, que les parents les plus affectueux n’eussent pas été plus attachés qu’eux à cette excellente créature. On ne sait pas encore combien le fripon dorelote sa dupe ! Une mère n’est pas si caressante ni si prévoyante pour une fille adorée, que l’est tout commerçant en tartufferie pour sa vache à lait. Aussi quel succès n’ont pas les représentations de Tartuffe jouées à huis-clos ? Ça vaut l’amitié. Molière est [Lov. A176, 34]   mort trop tôt, il nous aurait montré le désespoir d’Orgon ennuyé par sa famille, tracassé par ses enfants, regrettant les flatteries de Tartuffe, et disant : — C’était le bon temps !

Dans les huit dernières années de sa vie, mademoiselle Laguerre ne toucha pas plus de trente mille francs sur les cinquante que rapportait en réalité la terre des Aigues. Gaubertin en était arrivé, comme on voit, au même résultat administratif que son prédécesseur, quoique les fermages et les produits territoriaux eussent notablement augmenté de 1791 à 1815, sans compter les continuelles acquisitions de mademoiselle Laguerre. Mais le plan formé par Gaubertin pour hériter des Aigues à la mort prochaine de madame l’obligeait à maintenir cette magnifique terre dans un état patent de dépréciation, quant aux revenus ostensibles. Initiée à cette combinaison, la Cochet devait en partager les profits. Comme au déclin de ses jours, l’ex-reine de théâtre, riche de vingt mille livres de rentes dans les fonds appelés les Consolidés (tant la langue politique se prête à la plaisanterie), dépensait à peine lesdits vingt mille francs par an, elle s’étonnait des acquisitions annuelles faites par son régisseur pour employer les fonds disponibles, elle qui jadis anticipait toujours sur ses revenus ! L’effet du peu de besoins de sa vieillesse, lui semblait un résultat de la probité de Gaubertin et de mademoiselle Cochet.

— Deux perles ! disait-elle aux personnes qui la venaient voir.

Gaubertin gardait d’ailleurs dans ses comptes les apparences de la probité. Il portait exactement en recette les fermages. Tout ce qui devait frapper la faible intelligence de la cantatrice en fait d’arithmétique, était clair, net, précis. Le régisseur demandait ses bénéfices à la dépense, aux frais d’exploitation, aux marchés à conclure, aux ouvrages, aux procès qu’il inventait, aux réparations, détails que jamais Madame ne vérifiait et qu’il lui arrivait quelquefois de doubler, d’accord avec les entrepreneurs, dont le silence s’achetait par des prix avantageux. Cette facilité conciliait l’estime publique à Gaubertin, et les louanges de Madame sortaient de toutes les bouches ; car, outre ces arrosages en travaux, elle faisait beaucoup d’aumônes en argent.

— Que Dieu la conserve, la chère dame ! était le mot de tout le monde.

Chacun obtenait en effet quelque chose d’elle, en pur don ou indirectement. En représailles de sa jeunesse, la vieille artiste était exactement pillée, et si bien pillée que chacun y mettait une certaine mesure, afin que les choses n’allassent pas si loin qu’elle n’ouvrît les yeux, ne vendît les Aigues et ne retournât à Paris.

Cet intérêt de grappillage fut, hélas ! la raison de l’assassinat de Paul-Louis Courier, qui fit la faute d’annoncer la vente de sa terre et son projet d’emmener sa femme dont vivaient plusieurs Tonsards de Touraine. Dans cette crainte, les maraudeurs des Aigues ne coupaient un jeune arbre qu’à la dernière extrémité, quand ils ne voyaient plus de branches à la hauteur des faucilles mises au bout d’une perche. On faisait le moins de tort possible, dans l’intérêt même du vol. Néanmoins, pendant les dernières années de la vie de mademoiselle Laguerre, l’usage d’aller ramasser le bois était devenu l’abus le plus effronté. Par certaines nuits claires, il ne se liait pas moins de deux cents fagots. Quant au glanage et au hallebotage, les Aigues y perdaient, comme l’a démontré Sibilet, le quart des produits.

Mademoiselle Laguerre avait interdit à la Cochet de se marier de son vivant, par une sorte d’égoïsme de maîtresse à femme de chambre dont beaucoup d’exemples peuvent avoir été remarqués en tout pays, et qui n’est pas plus absurde que la manie de garder jusqu’au dernier soupir des biens parfaitement inutiles au bonheur matériel, au risque de se faire empoisonner par d’impatients héritiers. Aussi, vingt jours après l’enterrement de mademoiselle Laguerre, mademoiselle Cochet épousa-t-elle le brigadier de la gendarmerie de Soulanges, nommé Soudry, très-bel homme de quarante-deux ans, qui depuis 1800, époque de la création de la gendarmerie, la venait voir presque tous les jours aux Aigues et qui, par semaine, dînait au moins quatre fois avec elle et les Gaubertin.

Madame, pendant toute sa vie, eut une table servie pour elle seule ou pour sa compagnie. Malgré leur familiarité, jamais ni la Cochet ni les Gaubertin ne furent admis à la table du Premier Sujet de l’Académie Royale de Musique et de Danse qui conserva jusqu’à sa dernière heure son étiquette, ses habitudes de toilette, son rouge et ses mules, sa voiture, ses gens, et sa majesté de Déesse. Déesse au théâtre, Déesse à la ville, elle resta Déesse jusqu’au fond de la campagne où sa mémoire est encore adorée, et balance bien certainement la cour de Louis XVI dans l’esprit de la première société de Soulanges.

Ce Soudry, qui, dès son arrivée dans le pays, fit la cour à la Cochet, possédait la plus belle maison de Soulanges, six mille francs environ, et l’espérance de quatre cents francs de retraite, le jour où il quitterait le service. Devenue madame Soudry, la Cochet obtint dans Soulanges une grande considération. Quoiqu’elle gardât un secret absolu sur le montant de ses économies, placées comme les fonds de Gaubertin à Paris, chez le commissionnaire des marchands de vin du département, un certain Leclercq, enfant du pays que le régisseur commandita, l’opinion générale fit de l’ancienne femme de chambre une des premières fortunes de cette petite ville d’environ douze cents âmes.

Au grand étonnement du pays, monsieur et madame Soudry reconnurent pour légitime, par leur acte de mariage, un fils naturel du gendarme, à qui dès lors la fortune de madame Soudry devait appartenir. Le jour où ce fils [Lov. A176, 35]   acquit officiellement une mère, il venait d’achever son Droit à Paris et se proposait d’y faire son stage, afin d’entrer dans la magistrature.

Il est presqu’inutile de faire observer qu’une mutuelle intelligence de vingt années engendra l’amitié la plus solide entre les Gaubertin et les Soudry. Les uns et les autres devaient, jusqu’à la fin de leurs jours, se donner réciproquement urbi et orbi pour les plus honnêtes gens de France. Cet intérêt, basé sur une connaissance réciproque des taches secrètes que portait la blanche tunique de leur conscience, est un des liens les moins dénoués ici-bas. Vous en avez, vous qui lisez ce drame social, une telle certitude, que pour expliquer la continuité de certains dévoûments qui font rougir votre égoïsme, vous dites de deux personnes : « Elles ont, pour sûr, commis quelque crime ensemble ! »

Après vingt-cinq ans de gestion, l’intendant se voyait alors à la tête de six cent mille francs en argent, et la Cochet possédait environ deux cent cinquante mille francs. Le revirement agile et perpétuel de ces fonds, confiés à la maison Leclercq et compagnie du quai de Béthune, à l’île Saint-Louis, antagoniste de la fameuse maison Grandet, aida beaucoup à la fortune de ce commissionnaire en vins et à celle de Gaubertin. À la mort de mademoiselle Laguerre, Jenny, fille aînée du régisseur, fut demandée en mariage par Leclercq, chef de la maison du quai de Béthune. Gaubertin se flattait alors de devenir le maître des Aigues par un complot ourdi dans l’étude de maître Lupin, notaire établi par lui depuis onze ans à Soulanges.

Lupin, fils du dernier intendant de la maison de Soulanges, s’était prêté à de faibles expertises, à une mise à prix de cinquante pour cent au dessous de la valeur, à des affichages inédits, à toutes les manœuvres malheureusement si communes au fond des provinces pour adjuger, sous le manteau, selon le proverbe, d’importants immeubles. Dernièrement il s’est formé, dit-on, à Paris, une compagnie dont le but est de rançonner les auteurs de ces trames, en les menaçant d’enchérir. Mais, en 1816, la France n’était pas, comme aujourd’hui, brûlée par une flamboyante Publicité, les complices pouvaient donc compter sur le partage des Aigues fait secrètement entre la Cochet, le notaire et Gaubertin qui se réservait in petto de leur offrir une somme pour les désintéresser de leurs lots, une fois la terre en son nom. L’avoué chargé de poursuivre la licitation au tribunal par Lupin avait vendu sa charge sur parole à Gaubertin pour son fils, en sorte qu’il favorisa cette spoliation, si tant est que les onze cultivateurs picards à qui cette succession tomba des nues, se regardèrent comme spoliés.

Au moment où tous les intéressés croyaient leur fortune doublée, un avoué de Paris vint, la veille de l’adjudication définitive, charger l’un des avoués de La-Ville-aux-Fayes, qui se trouvait être un de ses anciens clercs, d’acquérir les Aigues, et il les eut pour onze cent mille cinquante francs. À onze cent mille francs, aucun des conspirateurs n’osa continuer d’enchérir. Gaubertin crut à quelque trahison de Soudry, comme Lupin et Soudry se crurent joués par Gaubertin ; mais la déclaration de command les réconcilia. Quoique soupçonnant le plan formé par Gaubertin, Lupin et Soudry, l’avoué de province se garda bien d’éclairer son ancien patron. Voici pourquoi : En cas d’indiscrétion des nouveaux propriétaires, cet officier ministériel aurait eu trop de monde à dos pour pouvoir rester dans le pays. Ce mutisme, particulier à l’homme de province, sera d’ailleurs parfaitement justifié par les événements de cette ÉTUDE. Si l’homme de province est sournois, il est obligé de l’être ; sa justification se trouve dans son péril admirablement exprimé par ce proverbe : Il faut hurler avec les loups, le sens du personnage de Philinte.

Quand le général Montcornet prit possession des Aigues, Gaubertin ne se trouva plus assez riche pour quitter sa place. Afin de marier sa fille aînée au riche banquier de l’Entrepôt, il était obligé de la doter de deux cent mille francs ; il devait payer trente mille francs la charge achetée à son fils ; il ne lui restait donc plus que trois cent soixante-dix mille francs, sur lesquels il lui faudrait tôt ou tard prendre la dot de sa dernière fille Élise, à laquelle il se flattait de moyenner un mariage au moins aussi beau que celui de l’aînée. Le régisseur voulut étudier le comte de Montcornet, afin de savoir s’il pourrait le dégoûter des Aigues, en comptant alors réaliser pour lui seul la conception avortée.

Avec la finesse particulière aux gens qui font leur fortune par la cautèle, Gaubertin crut à la ressemblance, assez probable d’ailleurs, du caractère d’un vieux militaire et d’une vieille cantatrice. Une fille d’opéra, un général de Napoléon, n’étaient-ce pas les mêmes habitudes de prodigalité, la même insouciance ? À la fille comme au soldat, le bien ne vient-il pas capricieusement et au feu ? S’il se rencontre des militaires rusés, astucieux, politiques, n’est-ce pas l’exception ? Et le plus souvent, le soldat, surtout un sabreur fini comme Montcornet, doit être simple, confiant, novice en affaires, et peu propre aux mille détails de la gestion d’une terre. Gaubertin se flatta de prendre et de tenir le général dans la nasse où mademoiselle Laguerre avait fini ses jours. Or, l’Empereur avait jadis permis, par calcul, à Montcornet d’être en Poméranie ce que Gaubertin était aux Aigues, le général se connaissait donc en fourrage d’intendance.

En venant planter ses choux, suivant l’expression du premier duc de Biron, le vieux cuirassier voulait s’occuper de ses affaires pour se distraire de sa chute. Quoiqu’il eût livré son corps d’armée aux Bourbons, ce service, commis par plusieurs généraux et nommé licenciement de l’armée de la Loire, ne put racheter le crime d’avoir [Lov. A176, 36]   suivi l’homme des Cent-Jours sur son dernier champ de bataille. En présence des Étrangers, il fut impossible au pair de 1815 de se maintenir sur les cadres de l’armée, à plus forte raison de rester au Luxembourg ; Montcornet alla donc, selon le conseil d’un maréchal en disgrâce, cultiver les carottes en nature. Le général ne manquait pas de cette ruse particulière aux vieux loups de guérite ; et, dès les premiers jours consacrés à l’examen de ses propriétés, il vit dans Gaubertin un véritable intendant d’opéra-comique, un fripon, comme les maréchaux et les ducs de Napoléon, ces champignons nés sur la couche populaire, en avaient presque tous rencontré.

En s’apercevant de la profonde expérience de Gaubertin en administration rurale, le sournois cuirassier sentit combien il était utile de le conserver pour se mettre au courant de cette agriculture correctionnelle ; aussi se donna-t-il l’air de continuer mademoiselle Laguerre, fausse insouciance qui trompa le régisseur. Cette apparente niaiserie dura pendant tout le temps nécessaire au général pour connaître le fort et le faible des Aigues, les détails des revenus, la manière de les percevoir, comment et où l’on volait, les améliorations et les économies à réaliser. Puis, un beau jour, ayant surpris Gaubertin la main dans le sac, suivant l’expression consacrée, le général entra dans une de ces colères particulières à ces dompteurs de pays. Il fit alors une de ces fautes capitales, susceptibles d’agiter toute la vie d’un homme qui n’aurait pas eu sa grande fortune ou sa consistance, et d’où sourdirent, d’ailleurs, les malheurs, grands et petits, dont fourmille cette histoire. Élève de l’école impériale, habitué à tout sabrer, plein de dédain pour les péquins, Montcornet ne crut pas devoir prendre de gants pour mettre à la porte un coquin d’intendant. La vie civile et ses mille précautions étaient inconnues à ce général aigri déjà par sa disgrâce, il humilia donc profondément Gaubertin qui s’attira d’ailleurs ce traitement cavalier par une réponse dont le cynisme excita la fureur de Montcornet.

— Vous vivez de ma terre ? lui avait dit le comte avec une railleuse sévérité.

— Croyez-vous donc que j’aie pu vivre du ciel ? répliqua Gaubertin en riant.

— Sortez, canaille, je vous chasse ! dit le général en lui donnant des coups de cravache que le régisseur a toujours niés, les ayant reçus à huis-clos.

— Je ne sortirai pas sans mon quitus, dit froidement Gaubertin après s’être éloigné du violent cuirassier.

— Nous verrons ce que pensera de vous la police correctionnelle, répondit Montcornet en haussant les épaules.

En s’entendant menacer d’un procès en police correctionnelle, Gaubertin regarda le comte en souriant. Ce sourire eut la vertu de détendre le bras du général, comme si les nerfs en eussent été coupés. Expliquons ce sourire.

Depuis deux ans, le beau-frère de Gaubertin, un nommé Gendrin, long-temps juge au Tribunal de Première Instance de La-Ville-aux-Fayes, en était devenu le président par la protection du comte de Soulanges. Nommé pair de France en 1814, et resté fidèle aux Bourbons pendant les Cent-Jours, monsieur de Soulanges avait demandé cette nomination au Garde-des-sceaux. Cette parenté donnait à Gaubertin une certaine importance dans le pays. Relativement, d’ailleurs, un président de tribunal est, dans une petite ville, un plus grand personnage qu’un premier président de cour royale qui trouve au chef-lieu des égaux dans le général, l’évêque, le préfet, le receveur-général, tandis qu’un simple président de tribunal n’en a pas, le procureur du Roi, le sous-préfet étant amovibles ou destituables. Le jeune Soudry, le camarade à Paris comme aux Aigues de Gaubertin fils, venait alors d’être nommé substitut du procureur du Roi dans le chef-lieu du département. Avant de devenir brigadier de gendarmerie, Soudry père, fourrier dans l’artillerie, avait été blessé dans une affaire en défendant monsieur de Soulanges, alors adjudant-général. Lors de la création de la gendarmerie, le comte de Soulanges, devenu colonel, avait demandé pour son sauveur la brigade de Soulanges ; et, plus tard, il sollicita le poste où Soudry fils avait débuté. Enfin, le mariage de mademoiselle Gaubertin étant chose conclue au quai de Béthune, le comptable infidèle se sentait plus fort dans le pays qu’un lieutenant-général mis en disponibilité.

Si cette histoire ne devait offrir d’autre enseignement que celui qui ressort de la brouille du général et de son régisseur, elle serait déjà profitable à bien des gens pour leur conduite dans la vie. À qui sait lire fructueusement Machiavel, il est démontré que la prudence humaine consiste à ne jamais menacer, à faire sans dire, à favoriser la retraite de son ennemi en ne marchant pas, selon le proverbe, sur la queue du serpent, et à se garder comme d’un meurtre de blesser l’amour-propre de plus petit que soi. Le Fait, quelque dommageable qu’il soit aux intérêts, se pardonne à la longue, il s’explique de mille manières ; mais l’amour-propre, qui saigne toujours du coup qu’il a reçu, ne pardonne jamais à l’Idée. La personnalité morale est plus sensible, plus vivante en quelque sorte que la personnalité physique. Le cœur et le sang sont moins impressibles que les nerfs. Enfin notre être intérieur nous domine, quoi que nous fassions. On réconcilie deux familles qui se sont entretuées, comme en Bretagne ou en Vendée, lors des guerres civiles ; mais on ne réconciliera pas plus les spoliés et les spoliateurs, que les calomniés et les calomniateurs. On ne doit s’injurier que dans les poëmes épiques, avant de se donner la mort. Le Sauvage, le Paysan, qui tient beaucoup du Sauvage, ne parlent jamais que pour tendre des pièges à leurs adversaires. Depuis 1789, [Lov. A176, 37]   la France essaie de faire croire, contre toute évidence, aux hommes qu’ils sont égaux ; or, dire à un homme : Vous êtes un fripon ! est une plaisanterie sans conséquence ; mais le lui prouver en le prenant sur le fait et le cravachant ; mais le menacer d’un procès correctionnel sans le poursuivre, c’est le ramener à l’inégalité des conditions. Si la masse ne pardonne à aucune supériorité, comment un fripon pardonnerait-il à l’honnête homme ?

Montcornet aurait renvoyé son intendant sous prétexte d’acquitter d’anciennes obligations en mettant à sa place quelque ancien militaire ; certes, ni Gaubertin, ni le général ne se seraient trompés, l’un aurait compris l’autre ; mais l’autre, en ménageant l’amour-propre de l’un, lui eût ouvert une porte pour se retirer, Gaubertin eût alors laissé le grand propriétaire tranquille, il eût oublié sa défaite à l’Audience des Criées ; et peut-être eût-il cherché l’emploi de ses capitaux à Paris. Ignominieusement chassé, le régisseur garda contre son maître une de ces rancunes qui sont un élément de l’existence en province, et dont la durée, la persistance, les trames, étonneraient les diplomates habitués à ne s’étonner de rien. Un cuisant désir de vengeance lui conseilla de se retirer à La-Ville-aux-Fayes, d’y occuper une position d’où il pût nuire à Montcornet, et lui susciter assez d’ennuis pour le forcer à remettre les Aigues en vente.

Tout trompa le général, car les dehors de Gaubertin n’étaient pas de nature à l’avertir ni à l’effrayer. Par tradition, le régisseur affecta toujours, non pas la pauvreté, mais la gêne. Il tenait cette règle de conduite de son prédécesseur. Aussi, depuis douze ans, mettait-il à tout propos en avant ses trois enfants, sa femme et les énormes dépenses causées par sa nombreuse famille. Mademoiselle Laguerre à qui Gaubertin se disait trop pauvre pour payer l’éducation de son fils à Paris, en avait fait tous les frais, elle donnait cent louis par an à son cher filleul, car elle était la marraine de Claude Gaubertin.

Le lendemain Gaubertin vint, accompagné d’un garde nommé Courtecuisse, demander très-fièrement au général son quitus, en lui montrant les décharges données par feu Mademoiselle en termes flatteurs, et il le pria très-ironiquement de chercher où se trouvaient ses immeubles et ses propriétés. S’il recevait des gratifications des marchands de bois et des fermiers au renouvellement des baux, mademoiselle Laguerre les avait, dit-il, toujours autorisées, et non-seulement elle y gagnait en les lui laissant prendre, mais encore y trouvait sa tranquillité. L’on se serait fait tuer dans le pays pour Mademoiselle, tandis qu’en continuant ainsi, le général se préparait bien des difficultés.

Gaubertin, et ce dernier trait est fréquent dans la plupart des professions où l’on s’approprie le bien d’autrui par des moyens non prévus par le Code, se croyait un parfait honnête homme. D’abord, il possédait depuis si long-temps l’argent extirpé par la terreur aux fermiers de mademoiselle Laguerre, payée en assignats, qu’il le considérait comme légitimement acquis. Ce fut une affaire de change. À la longue, il pensait même avoir couru des dangers en acceptant des écus. Puis, légalement, Madame ne devait recevoir que des assignats. Légalement est un adverbe robuste, il supporte bien des fortunes ! Enfin, depuis qu’il existe des grands propriétaires et des intendants, c’est-à-dire depuis l’origine des sociétés, l’intendant a forgé, pour son usage, un raisonnement que pratiquent aujourd’hui les cuisinières et que voici dans sa simplicité.

— Si ma bourgeoise, se dit chaque cuisinière, allait elle-même au marché, peut-être paierait-elle ses provisions plus que je ne les lui compte ; elle y gagne, et le bénéfice qu’on m’abandonne est mieux placé dans mes poches que dans celles du marchand.

— Si Mademoiselle exploitait elle-même les Aigues, elle n’en tirerait pas trente mille francs, les paysans, les marchands, les ouvriers, lui voleraient la différence, il est plus naturel que je la garde, et je lui épargne bien des soucis, se disait Gaubertin.

La Religion Catholique a seule le pouvoir d’empêcher de semblables capitulations de conscience ; mais depuis 1789, la religion est sans force sur les deux tiers de la population, en France. Aussi les paysans, dont l’intelligence est très-éveillée, et que la misère pousse à l’imitation, étaient-ils dans la vallée des Aigues, arrivés à un état effrayant de démoralisation. Ils allaient à la messe le dimanche, mais en dehors de l’église, car ils s’y donnaient toujours, par habitude, rendez-vous pour leurs marchés et leurs affaires.

On doit maintenant mesurer tout le mal produit par l’incurie et par le laissez-aller de l’ancien Premier Sujet du Chant à l’Académie royale de Musique. Mademoiselle Laguerre avait, par égoïsme, trahi la cause de ceux qui possèdent, tous en butte à la haine de ceux qui ne possèdent pas. Depuis 1792, tous les propriétaires de France sont devenus solidaires. Hélas ! si les familles féodales, moins nombreuses que les familles bourgeoises, n’ont compris leur solidarité ni en 1400 sous Louis XI, ni en 1600 sous Richelieu, peut-on croire que, malgré les prétentions du dix-neuvième siècle au Progrès, la bourgeoisie sera plus unie que ne le fut la noblesse ? Une oligarchie de cent mille riches a tous les inconvénients de la démocratie sans en avoir les avantages. Le chacun chez soi, chacun pour soi, l’égoïsme de famille tuera l’égoïsme oligarchique, si nécessaire à la société moderne, et que l’Angleterre pratique admirablement depuis trois siècles. Quoi qu’on fasse, les propriétaires ne comprendront la nécessité de la discipline qui rendit l’Église un admirable modèle de gouvernement, qu’au moment où ils se [Lov. A176, 38]   sentiront menacés chez eux, et il sera trop tard. L’audace avec laquelle le Communisme, cette logique vivante et agissante de la Démocratie, attaque la Société dans l’ordre moral, annonce que, dès aujourd’hui, le Samson populaire, devenu prudent, sape les colonnes sociales dans la cave, au lieu de les secouer dans la salle de festin.