À madame la comtesse Natalie de Manerville
Je cède à ton désir. Le privilége de la femme que nous aimons plus qu’elle ne nous aime est de nous faire oublier à tout propos les règles du bon sens. Pour ne pas voir un pli se former sur vos fronts, pour dissiper la boudeuse expression de vos lèvres que le moindre refus attriste, nous franchissons miraculeusement les distances, nous donnons notre sang, nous dépensons l’avenir. Aujourd’hui tu veux mon passé, le voici. Seulement, sache-le bien, Natalie : en t’obéissant, j’ai dû fouler aux pieds des répugnances inviolées. Mais pourquoi suspecter les soudaines et longues rêveries qui me saisissent parfois en plein bonheur ? pourquoi ta jolie colère de femme aimée, à propos d’un silence ? Ne pouvais-tu jouer avec les contrastes de mon caractère sans en demander les causes ? As-tu dans le cœur des secrets qui, pour se faire absoudre, aient besoin des miens ? Enfin, tu l’as deviné, {p. 246} Natalie, et peut-être vaut-il mieux que tu saches tout : oui, ma vie est dominée par un fantôme, il se dessine vaguement au moindre mot qui le provoque, il s’agite souvent de lui-même au-dessus de moi. J’ai d’imposants souvenirs ensevelis au fond de mon âme comme ces productions marines qui s’aperçoivent par les temps calmes, et que les flots de la tempête jettent par fragments sur la grève. Quoique le travail que nécessitent les idées pour être exprimées ait contenu ces anciennes émotions qui me font tant de mal quand elles se réveillent trop soudainement, s’il y avait dans cette confession des éclats qui te blessassent, souviens-toi que tu m’as menacé si je ne t’obéissais pas, ne me punis donc point de t’avoir obéi ? Je voudrais que ma confidence redoublât ta tendresse. À ce soir.
FÉLIX.
À quel talent nourri de larmes devrons-nous un jour la plus émouvante élégie, la peinture des tourments subis1 en silence par les âmes dont les racines tendres encore ne rencontrent que de durs cailloux dans le sol domestique, dont les premières frondaisons sont déchirées par des mains haineuses, dont les fleurs sont atteintes par la gelée au moment où elles s’ouvrent ? Quel poète nous dira les douleurs de l’enfant dont les lèvres sucent un sein amer, et dont les sourires sont réprimés par le feu dévorant d’un œil sévère ? La fiction qui représenterait ces pauvres cœurs opprimés par les êtres placés autour d’eux pour favoriser les développements de leur sensibilité, serait la véritable histoire de ma jeunesse. Quelle vanité pouvais-je blesser, moi nouveau-né ? quelle disgrâce physique ou morale me valait la froideur de ma mère ? étais-je donc l’enfant du devoir, celui dont la naissance est fortuite, ou celui dont la vie est un reproche ? Mis en nourrice à la campagne, oublié par ma famille pendant trois ans, quand je revins à la maison paternelle, j’y comptai pour si peu de chose que j’y subissais la compassion des gens. Je ne connais ni le sentiment, ni l’heureux hasard à l’aide desquels j’ai pu me relever de cette première déchéance : chez moi l’enfant ignore, et l’homme ne sait rien. Loin d’adoucir mon sort, mon frère et mes deux sœurs s’amusèrent à me faire souffrir. Le pacte en vertu duquel les enfants cachent leurs peccadilles et qui leur apprend déjà l’honneur, fut nul à mon égard ; bien plus, je me vis souvent puni pour les fautes de mon frère, sans pouvoir réclamer {p. 247} contre cette injustice ; la courtisanerie, en germe chez les enfants, leur conseillait-elle de contribuer aux persécutions qui m’affligeaient, pour se ménager les bonnes grâces d’une mère également redoutée par eux ? était-ce un effet de leur penchant à l’imitation ? était-ce besoin d’essayer leurs forces, ou manque de pitié ? Peut-être ces causes réunies me privèrent-elles des douceurs de la fraternité. Déjà déshérité de toute affection, je ne pouvais rien aimer, et la nature m’avait fait aimant ! Un ange recueille-t-il les soupirs de cette sensibilité sans cesse rebutée ? Si dans quelques âmes les sentiments méconnus tournent en haine, dans la mienne ils se concentrèrent et s’y creusèrent un lit d’où, plus tard, ils jaillirent sur ma vie. Suivant les caractères, l’habitude de trembler relâche les fibres, engendre la crainte, et la crainte oblige à toujours céder. De là vient une faiblesse qui abâtardit l’homme et lui communique je ne sais quoi d’esclave. Mais ces continuelles tourmentes m’habituèrent à déployer une force qui s’accrut par son exercice et prédisposa mon âme aux résistances morales. Attendant toujours une douleur nouvelle, comme les martyrs attendaient un nouveau coup, tout mon être dut exprimer une résignation morne sous laquelle les grâces et les mouvements de l’enfance furent étouffés, attitude qui passa pour un symptôme d’idiotie et justifia les sinistres pronostics de ma mère. La certitude de ces injustices excita prématurément dans mon âme la fierté, ce fruit de la raison, qui sans doute arrêta les mauvais penchants qu’une semblable éducation encourageait. Quoique délaissé par ma mère, j’étais parfois l’objet de ses scrupules, parfois elle parlait de mon instruction et manifestait le désir de s’en occuper ; il me passait alors des frissons horribles en songeant aux déchirements que me causerait un contact journalier avec elle. Je bénissais mon abandon, et me trouvais heureux de pouvoir rester dans le jardin à jouer avec des cailloux, à observer des insectes, à regarder le bleu du firmament. Quoique l’isolement dût me porter à la rêverie, mon goût pour les contemplations vint d’une aventure qui vous peindra mes premiers malheurs. Il était si peu question de moi que souvent la gouvernante oubliait de me faire coucher. Un soir, tranquillement blotti sous un figuier, je regardais une étoile avec cette passion curieuse qui saisit les enfants, et à laquelle ma précoce mélancolie ajoutait une sorte d’intelligence sentimentale. Mes sœurs s’amusaient et criaient, j’entendais leur lointain tapage comme un accompagnement à mes idées. Le bruit {p. 248} cessa, la nuit vint. Par hasard, ma mère s’aperçut de mon absence. Pour éviter un reproche, notre gouvernante, une terrible mademoiselle Caroline légitima les fausses appréhensions de ma mère en prétendant que j’avais la maison en horreur ; que si elle n’eût pas attentivement veillé sur moi, je me serais enfui déjà ; je n’étais pas imbécile, mais sournois ; parmi tous les enfants commis à ses soins, elle n’en avait jamais rencontré dont les dispositions fussent aussi mauvaises que les miennes. Elle feignit de me chercher et m’appela, je répondis ; elle vint au figuier où elle savait que j’étais. — Que faisiez-vous donc là ? me dit-elle. — Je regardais une étoile. — Vous ne regardiez pas une étoile, dit ma mère qui nous écoutait du haut de son balcon, connaît-on l’astronomie à votre âge ? — Ah ! madame, s’écria mademoiselle Caroline, il a lâché le robinet du réservoir, le jardin est inondé. Ce fut une rumeur générale. Mes sœurs s’étaient amusées à tourner ce robinet pour voir couler l’eau ; mais, surprises par l’écartement d’une gerbe qui les avait arrosées de toutes parts, elles avaient perdu la tête et s’étaient enfuies sans avoir pu fermer le robinet. Atteint et convaincu d’avoir imaginé cette espièglerie, accusé de mensonge quand j’affirmais mon innocence, je fus sévèrement puni. Mais châtiment horrible ! je fus persiflé sur mon amour pour les étoiles, et ma mère me défendit de rester au jardin le soir. Les défenses tyranniques aiguisent encore plus une passion chez les enfants que chez les hommes ; les enfants ont sur eux l’avantage de ne penser qu’à la chose défendue, qui leur offre alors des attraits irrésistibles. J’eus donc souvent le fouet pour mon étoile. Ne pouvant me confier à personne, je lui disais mes chagrins dans ce délicieux ramage intérieur par lequel un enfant bégaie ses premières idées, comme naguère il a bégayé ses premières paroles. À l’âge de douze ans, au collége, je la contemplais encore en éprouvant d’indicibles délices, tant les impressions reçues au matin de la vie laissent de profondes traces au cœur.
De cinq ans plus âgé que moi, Charles fut aussi bel enfant qu’il est bel homme, il était le privilégié de mon père, l’amour de ma mère, l’espoir de ma famille, partant le roi de la maison. Bien fait et robuste, il avait un précepteur. Moi, chétif et malingre, à cinq ans je fus envoyé comme externe dans une pension de la ville, conduit le matin et ramené le soir par le valet de chambre de mon père. Je partais en emportant un panier peu fourni, tandis que mes {p. 249} camarades apportaient d’abondantes provisions. Ce contraste entre mon dénûment et leur richesse engendra mille souffrances. Les célèbres rillettes et rillons de Tours formaient l’élément principal du repas que nous faisions au milieu de la journée, entre le déjeuner du matin et le dîner de la maison dont l’heure coïncidait avec notre rentrée. Cette préparation, si prisée par quelques gourmands, paraît rarement à Tours sur les tables aristocratiques ; si j’en entendis parler avant d’être mis en pension, je n’avais jamais eu le bonheur de voir étendre pour moi cette brune confiture sur une tartine de pain ; mais elle n’aurait pas été de mode à la pension, mon envie n’en eût pas été moins vive, car elle était devenue comme une idée fixe, semblable au désir qu’inspiraient à l’une des plus élégantes duchesses de Paris les ragoûts cuisinés par les portières, et qu’en sa qualité de femme, elle satisfit. Les enfants devinent la convoitise dans les regards aussi bien que vous y lisez l’amour : je devins alors un excellent sujet de moquerie. Mes camarades, qui presque tous appartenaient à la petite bourgeoisie, venaient me présenter leurs excellentes rillettes en me demandant si je savais comment elles se faisaient, où elles se vendaient, pourquoi je n’en avais pas. Ils se pourléchaient en vantant les rillons, ces résidus de porc sautés dans sa graisse et qui ressemblent à des truffes cuites ; ils douanaient mon panier, n’y trouvaient que des fromages d’Olivet, ou des fruits secs, et m’assassinaient d’un : — Tu n’as donc pas de quoi ? qui m’apprit à mesurer la différence mise entre mon frère et moi. Ce contraste entre mon abandon et le bonheur des autres a souillé les roses de mon enfance, et flétri ma verdoyante jeunesse. La première fois que, dupe d’un sentiment généreux, j’avançai la main pour accepter la friandise tant souhaitée qui me fut offerte d’un air hypocrite, mon mystificateur retira sa tartine aux rires des camarades prévenus de ce dénoûment. Si les esprits les plus distingués sont accessibles à la vanité, comment ne pas absoudre l’enfant qui pleure de se voir méprisé, goguenardé ? À ce jeu, combien d’enfants seraient devenus gourmands, quêteurs, lâches ! Pour éviter les persécutions, je me battis. Le courage du désespoir me rendit redoutable, mais je fus un objet de haine, et restai sans ressources contre les traîtrises. Un soir en sortant, je reçus dans le dos un coup de mouchoir roulé, plein de cailloux. Quand le valet de chambre, qui me vengea rudement, apprit cet événement à ma mère, elle s’écria : — Ce maudit {p. 250} enfant ne nous donnera que des chagrins ! J’entrai dans une horrible défiance de moi-même, en trouvant là les répulsions que j’inspirais en famille. Là, comme à la maison, je me repliai sur moi-même. Une seconde tombée de neige retarda la floraison des germes semés en mon âme. Ceux que je voyais aimés étaient de francs polissons, ma fierté s’appuya sur cette observation, je demeurai seul. Ainsi se continua l’impossibilité d’épancher les sentiments dont mon pauvre cœur était gros. En me voyant toujours assombri, haï, solitaire, le maître confirma les soupçons erronés que ma famille avait de ma mauvaise nature. Dès que je sus écrire et lire, ma mère me fit exporter à Pont-le-Voy, collége dirigé par des Oratoriens qui recevaient les enfants de mon âge dans une classe nommée la classe des Pas latins, où restaient aussi les écoliers de qui l’intelligence tardive se refusait au rudiment. Je demeurai là huit ans, sans voir personne, et menant une vie de paria. Voici comment et pourquoi. Je n’avais que trois francs par mois pour mes menus plaisirs, somme qui suffisait à peine aux plumes, canifs, règles, encre et papier dont il fallait nous pourvoir. Ainsi, ne pouvant acheter ni les échasses, ni les cordes, ni aucune des choses nécessaires aux amusements du collége, j’étais banni des jeux ; pour y être admis, j’aurais dû flagorner les riches ou flatter les forts de ma division. La moindre de ces lâchetés, que se permettent si facilement les enfants, me faisait bondir le cœur. Je séjournais sous un arbre, perdu dans de plaintives rêveries, je lisais là les livres que nous distribuait mensuellement le bibliothécaire. Combien de douleurs étaient cachées au fond de cette solitude monstrueuse, quelles angoisses engendrait mon abandon ? Imaginez ce que mon âme tendre dut ressentir à la première distribution de prix où j’obtins les deux plus estimés, le prix de thème et celui de version ? En venant les recevoir sur le théâtre au milieu des acclamations et des fanfares, je n’eus ni mon père ni ma mère pour me fêter, alors que le parterre était rempli par les parents de tous mes camarades. Au lieu de baiser le distributeur, suivant l’usage, je me précipitai dans son sein et j’y fondis en larmes. Le soir, je brûlai mes couronnes dans le poêle. Les parents demeuraient en ville pendant la semaine employée par les exercices qui précédaient la distribution des prix, ainsi mes camarades décampaient tous joyeusement le matin ; tandis que moi, de qui les parents étaient à quelques lieues de là, je restais dans les cours avec les Outre-mer, nom {p. 251} donné aux écoliers dont les familles se trouvaient aux îles ou à l’étranger. Le soir, durant la prière, les barbares nous vantaient les bons dîners faits avec leurs parents. Vous verrez toujours mon malheur s’agrandissant en raison de la circonférence des sphères sociales où j’entrerai. Combien d’efforts n’ai-je pas tentés pour infirmer l’arrêt qui me condamnait à ne vivre qu’en moi ! Combien d’espérances long-temps conçues avec mille élancements d’âme et détruites en un jour ! Pour décider mes parents à venir au collége, je leur écrivais des épîtres pleines de sentiments, peut-être emphatiquement exprimés, mais ces lettres auraient-elles dû m’attirer les reproches de ma mère qui me réprimandait avec ironie sur mon style ? Sans me décourager, je promettais de remplir les conditions que ma mère et mon père mettaient à leur arrivée, j’implorais l’assistance de mes sœurs à qui j’écrivais aux jours de leur fête et de leur naissance, avec l’exactitude des pauvres enfants délaissés, mais avec une vaine persistance. Aux approches de la distribution des prix, je redoublais mes prières, je parlais de triomphes pressentis. Trompé par le silence de mes parents, je les attendais en m’exaltant le cœur, je les annonçais à mes camarades ; et quand, à l’arrivée des familles, le pas du vieux portier qui appelait les écoliers retentissait dans les cours, j’éprouvais alors des palpitations maladives. Jamais ce vieillard ne prononça mon nom. Le jour où je m’accusai d’avoir maudit l’existence, mon confesseur me montra le ciel où fleurissait la palme promise par le Beati qui lugent ! du Sauveur. Lors de ma première communion, je me jetai donc dans les mystérieuses profondeurs de la prière, séduit par les idées religieuses dont les féeries morales enchantent les jeunes esprits. Animé d’une ardente foi, je priais Dieu de renouveler en ma faveur les miracles fascinateurs que je lisais dans le Martyrologe. À cinq ans je m’envolais dans une étoile, à douze ans j’allais frapper aux portes du Sanctuaire. Mon extase fit éclore en moi des songes inénarrables qui meublèrent mon imagination, enrichirent ma tendresse et fortifièrent mes facultés pensantes. J’ai souvent attribué ces sublimes visions à des anges chargés de façonner mon âme à de divines destinées, elles ont doué mes yeux de la faculté de voir l’esprit intime des choses ; elles ont préparé mon cœur aux magies qui font le poète malheureux, quand il a le fatal pouvoir de comparer ce qu’il sent à ce qui est, les grandes choses voulues au peu qu’il obtient ; elles ont écrit dans ma tête un livre où j’ai pu lire {p. 252} ce que je devais exprimer, elles ont mis sur mes lèvres le charbon de l’improvisateur.
Mon père conçut quelques doutes sur la portée de l’enseignement oratorien, et vint m’enlever de Pont-le-Voy pour me mettre à Paris dans une Institution située au Marais. J’avais quinze ans. Examen fait de ma capacité, le rhétoricien de Pont-le-Voy fut jugé digne d’être en troisième. Les douleurs que j’avais éprouvées en famille, à l’école, au collége, je les retrouvai sous une nouvelle forme pendant mon séjour à la pension Lepître. Mon père ne m’avait point donné d’argent. Quand mes parents savaient que je pouvais être nourri, vêtu, gorgé de latin, bourré de grec, tout était résolu. Durant le cours de ma vie collégiale, j’ai connu mille camarades environ, et n’ai rencontré chez aucun l’exemple d’une pareille indifférence. Attaché fanatiquement aux Bourbons, monsieur Lepître avait eu des relations avec mon père à l’époque où des royalistes dévoués essayèrent d’enlever au Temple la reine Marie-Antoinette ; ils avaient renouvelé connaissance ; monsieur Lepître se crut donc obligé de réparer l’oubli de mon père, mais la somme qu’il me donna mensuellement fut médiocre, car il ignorait les intentions de ma famille. La pension était installée à l’ancien hôtel Joyeuse, où, comme dans toutes les anciennes demeures seigneuriales, il se trouvait une loge de suisse. Pendant la récréation qui précédait l’heure où le gâcheux nous conduisait au lycée Charlemagne, les camarades opulents allaient déjeuner chez notre portier, nommé Doisy. Monsieur Lepître ignorait ou souffrait le commerce de Doisy, véritable contrebandier que les élèves avaient intérêt à choyer : il était le secret chaperon de nos écarts, le confident des rentrées tardives, notre intermédiaire entre les loueurs de livres défendus. Déjeuner avec une tasse de café au lait était un goût aristocratique, expliqué par le prix excessif auquel montèrent les denrées coloniales sous Napoléon. Si l’usage du sucre et du café constituait un luxe chez les parents, il annonçait parmi nous une supériorité vaniteuse qui aurait engendré notre passion, si la pente à l’imitation, si la gourmandise, si la contagion de la mode n’eussent pas suffi. Doisy nous faisait crédit, il nous supposait à tous des sœurs ou des tantes qui approuvent le point d’honneur des écoliers et payent leurs dettes. Je résistai long-temps aux blandices de la buvette. Si mes juges eussent connu la force des séductions, les héroïques aspirations de mon âme vers le stoïcisme, les rages {p. 253} contenues pendant ma longue résistance, ils eussent essuyé mes pleurs au lieu de les faire couler. Mais, enfant, pouvais-je avoir cette grandeur d’âme qui fait mépriser le mépris d’autrui ? Puis je sentis peut-être les atteintes de plusieurs vices sociaux dont la puissance fut augmentée par ma convoitise. Vers la fin de la deuxième année, mon père et ma mère vinrent à Paris. Le jour de leur arrivée me fut annoncé par mon frère : il habitait Paris et ne m’avait pas fait une seule visite. Mes sœurs étaient du voyage, et nous devions voir Paris ensemble. Le premier jour nous irions dîner au Palais-Royal afin d’être tout portés au Théâtre-Français. Malgré l’ivresse que me causa ce programme de fêtes inespérées, ma joie fut détendue par le vent d’orage qui impressionne si rapidement les habitués du malheur. J’avais à déclarer cent francs de dettes contractées chez le sieur Doisy, qui me menaçait de demander lui-même son argent à mes parents. J’inventai de prendre mon frère pour drogman de Doisy, pour interprète de mon repentir, pour médiateur de mon pardon. Mon père pencha vers l’indulgence. Mais ma mère fut impitoyable, son œil bleu foncé me pétrifia, elle fulmina de terribles prophéties. « Que serais-je plus tard, si dès l’âge de dix-sept ans je faisais de semblables équipées ! Étais-je bien son fils ? Allais-je ruiner ma famille ? Étais-je donc seul au logis ? La carrière embrassée par mon frère Charles n’exigeait-elle pas une dotation indépendante, déjà méritée par une conduite qui glorifiait sa famille, tandis que j’en serais la honte ? Mes deux sœurs se marieraient-elles sans dot ? Ignorais-je donc le prix de l’argent et ce que je coûtais ? À quoi servaient le sucre et le café dans une éducation ? Se conduire ainsi, n’était-ce pas apprendre tous les vices ? » Marat était un ange en comparaison de moi. Après avoir subi le choc de ce torrent qui charria mille terreurs en mon âme, mon frère me reconduisit à ma pension, je perdis le dîner aux Frères Provençaux et fus privé de voir Talma dans Britannicus. Telle fut mon entrevue avec ma mère après une séparation de douze ans.
Quand j’eus fini mes humanités, mon père me laissa sous la tutelle de monsieur Lepître : je devais apprendre les mathématiques transcendantes, faire une première année de Droit et commencer de hautes études. Pensionnaire en chambre et libéré des classes, je crus à une trêve entre la misère et moi. Mais malgré mes dix-neuf ans, ou peut-être à cause de mes dix-neuf ans, mon père continua {p. 254} le système qui m’avait envoyé jadis à l’école sans provisions de bouche, au collége sans menus plaisirs, et donné Doisy pour créancier. J’eus peu d’argent à ma disposition. Que tenter à Paris sans argent ? D’ailleurs, ma liberté fut savamment enchaînée. Monsieur Lepître me faisait accompagner à l’École de Droit par un gâcheux qui me remettait aux mains du professeur, et venait me reprendre. Une jeune fille aurait été gardée avec moins de précautions que les craintes de ma mère n’en inspirèrent pour conserver ma personne. Paris effrayait à bon droit mes parents. Les écoliers sont secrètement occupés de ce qui préoccupe aussi les demoiselles dans leurs pensionnats ; quoi qu’on fasse, celles-ci parleront toujours de l’amant, et ceux-là de la femme. Mais à Paris, et dans ce temps, les conversations entre camarades étaient dominées par le monde oriental et sultanesque du Palais-Royal. Le Palais-Royal était un Eldorado d’amour où le soir les lingots couraient tout monnayés. Là cessaient les doutes les plus vierges, là pouvaient s’apaiser nos curiosités allumées ! Le Palais-Royal et moi nous fûmes deux asymptotes, dirigées l’une vers l’autre sans pouvoir se rencontrer. Voici comment le sort déjoua mes tentatives. Mon père m’avait présenté chez une de mes tantes qui demeurait dans l’île Saint-Louis, où je dus aller dîner les jeudis et les dimanches, conduit par madame ou par monsieur Lepître, qui, ces jours-là, sortaient et me reprenaient le soir en revenant chez eux. Singulières récréations ! La marquise de Listomère était une grande dame cérémonieuse qui n’eut jamais la pensée de m’offrir un écu. Vieille comme une cathédrale, peinte comme une miniature, somptueuse dans sa mise, elle vivait dans son hôtel comme si Louis XV ne fût pas mort, et ne voyait que des vieilles femmes et des gentilshommes, société de corps fossiles où je croyais être dans un cimetière. Personne ne m’adressait la parole, et je ne me sentais pas la force de parler le premier. Les regards hostiles ou froids me rendaient honteux de ma jeunesse qui semblait importune à tous. Je basai le succès de mon escapade sur cette indifférence, en me proposant de m’esquiver un jour, aussitôt le dîner fini, pour voler aux Galeries de bois. Une fois engagée dans un whist, ma tante ne faisait plus attention à moi. Jean, son valet de chambre, se souciait peu de monsieur Lepître ; mais ce malheureux dîner se prolongeait malheureusement en raison de la vétusté des mâchoires ou de l’imperfection des râteliers. Enfin un soir, entre huit et {p. 255} neuf heures, j’avais gagné l’escalier, palpitant comme Bianca Capello le jour de sa fuite ; mais quand le suisse m’eut tiré le cordon, je vis le fiacre de monsieur Lepître dans la rue, et le bonhomme qui me demandait de sa voix poussive. Trois fois le hasard s’interposa fatalement entre l’enfer du Palais-Royal et le paradis de ma jeunesse. Le jour où, me trouvant honteux à vingt ans de mon ignorance, je résolus d’affronter tous les périls pour en finir ; au moment où faussant compagnie à monsieur Lepître pendant qu’il montait en voiture, opération difficile, il était gros comme Louis XVIII et pied-bot ; eh ! bien, ma mère arrivait en chaise de poste ! Je fus arrêté par son regard et demeurai comme l’oiseau devant le serpent. Par quel hasard la rencontrai-je ? Rien de plus naturel. Napoléon tentait ses derniers coups. Mon père, qui pressentait le retour des Bourbons, venait éclairer mon frère employé déjà dans la diplomatie impériale. Il avait quitté Tours avec ma mère. Ma mère s’était chargée de m’y reconduire pour me soustraire aux dangers dont la capitale semblait menacée à ceux qui suivaient intelligemment la marche des ennemis. En quelques minutes je fus enlevé de Paris, au moment où son séjour allait m’être fatal. Les tourments d’une imagination sans cesse agitée de désirs réprimés, les ennuis d’une vie attristée par de constantes privations, m’avaient contraint à me jeter dans l’étude, comme les hommes lassés de leur sort se confinaient autrefois dans un cloître. Chez moi, l’étude était devenue une passion qui pouvait m’être fatale en m’emprisonnant à l’époque où les jeunes gens doivent se livrer aux activités enchanteresses de leur nature printanière.
Ce léger croquis d’une jeunesse, où vous devinez d’innombrables élégies, était nécessaire pour expliquer l’influence qu’elle exerça sur mon avenir. Affecté par tant d’éléments morbides, à vingt ans passés, j’étais encore petit, maigre et pâle. Mon âme pleine de vouloirs se débattait avec un corps débile en apparence ; mais qui, selon le mot d’un vieux médecin de Tours, subissait la dernière fusion d’un tempérament de fer. Enfant par le corps et vieux par la pensée, j’avais tant lu, tant médité, que je connaissais métaphysiquement la vie dans ses hauteurs au moment où j’allais apercevoir les difficultés tortueuses de ses défilés et les chemins sablonneux de ses plaines. Des hasards inouïs m’avaient laissé dans cette délicieuse période où surgissent les premiers troubles de l’âme, où elle s’éveille aux voluptés, où pour elle tout est sapide {p. 256} et frais. J’étais entre ma puberté prolongée par mes travaux et ma virilité qui poussait tardivement ses rameaux verts. Nul jeune homme ne fut, mieux que je ne l’étais, préparé à sentir, à aimer. Pour bien comprendre mon récit, reportez-vous donc à ce bel âge où la bouche est vierge de mensonges, où le regard est franc, quoique voilé par des paupières qu’alourdissent les timidités en contradiction avec le désir, où l’esprit ne se plie point au jésuitisme du monde, où la couardise du cœur égale en violence les générosités du premier mouvement.
Je ne vous parlerai point du voyage que je fis de Paris à Tours avec ma mère. La froideur de ses façons réprima l’essor de mes tendresses. En partant de chaque nouveau relais, je me promettais de parler ; mais un regard, un mot effarouchaient les phrases prudemment méditées pour mon exorde. À Orléans, au moment de se coucher, ma mère me reprocha mon silence. Je me jetai à ses pieds, j’embrassai ses genoux en pleurant à chaudes larmes, je lui ouvris mon cœur, gros d’affection ; j’essayai de la toucher par l’éloquence d’une plaidoirie affamée d’amour, et dont les accents eussent remué les entrailles d’une marâtre. Ma mère me répondit que je jouais la comédie. Je me plaignis de son abandon, elle m’appela fils dénaturé. J’eus un tel serrement de cœur qu’à Blois je courus sur le pont pour me jeter dans la Loire. Mon suicide fut empêché par la hauteur du parapet.
À mon arrivée, mes deux sœurs, qui ne me connaissaient point, marquèrent plus d’étonnement que de tendresse ; cependant plus tard, par comparaison, elles me parurent pleines d’amitié pour moi. Je fus logé dans une chambre, au troisième étage. Vous aurez compris l’étendue de mes misères quand je vous aurai dit que ma mère me laissa, moi, jeune homme de vingt ans, sans autre linge que celui de mon misérable trousseau de pension, sans autre garde-robe que mes vêtements de Paris. Si je volais d’un bout du salon à l’autre pour lui ramasser son mouchoir, elle ne me disait que le froid merci qu’une femme accorde à son valet. Obligé de l’observer pour reconnaître s’il y avait en son cœur des endroits friables où je pusse attacher quelques rameaux d’affection, je vis en elle une grande femme sèche et mince, joueuse, égoïste, impertinente comme toutes les Listomère chez qui l’impertinence se compte dans la dot. Elle ne voyait dans la vie que des devoirs à remplir ; toutes les femmes froides que j’ai rencontrées se faisaient comme {p. 257} elle une religion du devoir ; elle recevait nos adorations comme un prêtre reçoit l’encens à la messe ; mon frère aîné semblait avoir absorbé le peu de maternité qu’elle avait au cœur. Elle nous piquait sans cesse par les traits d’une ironie mordante, l’arme des gens sans cœur, et de laquelle elle se servait contre nous qui ne pouvions lui rien répondre. Malgré ces barrières épineuses, les sentiments instinctifs tiennent par tant de racines, la religieuse terreur inspirée par une mère de laquelle il coûte trop de désespérer conserve tant de liens, que la sublime erreur de notre amour se continua jusqu’au jour où, plus avancés dans la vie, elle fut souverainement jugée. En ce jour commencent les représailles des enfants dont l’indifférence engendrée par les déceptions du passé, grossie des épaves limoneuses qu’ils en ramènent, s’étend jusque sur la tombe. Ce terrible despotisme chassa les idées voluptueuses que j’avais follement médité de satisfaire à Tours. Je me jetai désespérément dans la bibliothèque de mon père, où je me mis à lire tous les livres que je ne connaissais point. Mes longues séances de travail m’épargnèrent tout contact avec ma mère, mais elles aggravèrent ma situation morale. Parfois, ma sœur aînée, celle qui a épousé notre cousin le marquis de Listomère, cherchait à me consoler sans pouvoir calmer l’irritation à laquelle j’étais en proie. Je voulais mourir.
De grands événements, auxquels j’étais étranger, se préparaient alors. Parti de Bordeaux pour rejoindre Louis XVIII à Paris, le duc d’Angoulême recevait, à son passage dans chaque ville, des ovations préparées par l’enthousiasme qui saisissait la vieille France au retour des Bourbons. La Touraine en émoi pour ses princes légitimes, la ville en rumeur, les fenêtres pavoisées, les habitants endimanchés, les apprêts d’une fête, et ce je ne sais quoi répandu dans l’air et qui grise, me donnèrent l’envie d’assister au bal offert au prince. Quand je me mis de l’audace au front pour exprimer ce désir à ma mère, alors trop malade pour pouvoir assister à la fête, elle se courrouça grandement. Arrivais-je du Congo pour ne rien savoir ? Comment pouvais-je imaginer que notre famille ne serait pas représentée à ce bal ? En l’absence de mon père et de mon frère, n’était-ce pas à moi d’y aller ? N’avais-je pas une mère ? ne pensait-elle pas au bonheur de ses enfants ? En un moment le fils quasi désavoué devenait un personnage. Je fus autant abasourdi de mon importance que du déluge de raisons ironiquement déduites par {p. 258} lesquelles ma mère accueillit ma supplique. Je questionnai mes sœurs, j’appris que ma mère, à laquelle plaisaient ces coups de théâtre, s’était forcément occupée de ma toilette. Surpris par les exigences de ses pratiques, aucun tailleur de Tours n’avait pu se charger de mon équipement. Ma mère avait mandé son ouvrière à la journée, qui, suivant l’usage des provinces, savait faire toute espèce de couture. Un habit bleu-barbeau me fut secrètement confectionné tant bien que mal. Des bas de soie et des escarpins neufs furent facilement trouvés ; les gilets d’homme se portaient courts, je pus mettre un des gilets de mon père ; pour la première fois j’eus une chemise à jabot dont les tuyaux gonflèrent ma poitrine et s’entortillèrent dans le nœud de ma cravate. Quand je fus habillé, je me ressemblais si peu, que mes sœurs me donnèrent par leurs compliments le courage de paraître devant la Touraine assemblée. Entreprise ardue ! Cette fête comportait trop d’appelés pour qu’il y eût beaucoup d’élus. Grâce à l’exiguïté de ma taille, je me faufilai sous une tente construite dans les jardins de la maison Papion, et j’arrivai près du fauteuil où trônait le prince. En un moment je fus suffoqué par la chaleur, ébloui par les lumières, par les tentures rouges, par les ornements dorés, par les toilettes et les diamants de la première fête publique à laquelle j’assistais. J’étais poussé par une foule d’hommes et de femmes qui se ruaient les uns sur les autres et se heurtaient dans un nuage de poussière. Les cuivres ardents et les éclats bourboniens de la musique militaire étaient étouffés sous les hourra de : — Vive le duc d’Angoulême ! vive le roi ! vivent les Bourbons ! Cette fête était une débâcle d’enthousiasme où chacun s’efforçait de se surpasser dans le féroce empressement de courir au soleil levant des Bourbons, véritable égoïsme de parti qui me laissa froid, me rapetissa, me replia sur moi-même.
Emporté comme un fétu dans ce tourbillon, j’eus un enfantin désir d’être duc d’Angoulême, de me mêler ainsi à ces princes qui paradaient devant un public ébahi. La niaise envie du Tourangeau fit éclore une ambition que mon caractère et les circonstances ennoblirent. Qui n’a pas jalousé cette adoration dont une répétition grandiose me fut offerte quelques mois après, quand Paris tout entier se précipita vers l’Empereur à son retour de l’île d’Elbe ? Cet empire exercé sur les masses dont les sentiments et la vie se déchargent dans une seule âme, me voua soudain à la gloire, cette prêtresse qui égorge les Français aujourd’hui, comme autrefois la {p. 259} druidesse sacrifiait les Gaulois. Puis tout à coup je rencontrai la femme qui devait aiguillonner sans cesse mes ambitieux désirs, et les combler en me jetant au cœur de la Royauté. Trop timide pour inviter une danseuse, et craignant d’ailleurs de brouiller les figures, je devins naturellement très-grimaud et ne sachant que faire de ma personne. Au moment où je souffrais du malaise causé par le piétinement auquel nous oblige une foule, un officier marcha sur mes pieds gonflés autant par la compression du cuir que par la chaleur. Ce dernier ennui me dégoûta de la fête. Il était impossible de sortir, je me réfugiai dans un coin au bout d’une banquette abandonnée, où je restai les yeux fixes, immobile et boudeur. Trompée par ma chétive apparence, une femme me prit pour un enfant prêt à s’endormir en attendant le bon plaisir de sa mère, et se posa près de moi par un mouvement d’oiseau qui s’abat sur son nid. Aussitôt je sentis un parfum de femme qui brilla dans mon âme comme y brilla depuis la poésie orientale. Je regardai ma voisine, et fus plus ébloui par elle que je ne l’avais été par la fête ; elle devint toute ma fête. Si vous avez bien compris ma vie antérieure, vous devinerez les sentiments qui sourdirent en mon cœur. Mes yeux furent tout à coup frappés par de blanches épaules rebondies sur lesquelles j’aurais voulu pouvoir me rouler, des épaules légèrement rosées qui semblaient rougir comme si elles se trouvaient nues pour la première fois, de pudiques épaules qui avaient une âme, et dont la peau satinée éclatait à la lumière comme un tissu de soie. Ces épaules étaient partagées par une raie, le long de laquelle coula mon regard, plus hardi que ma main. Je me haussai tout palpitant pour voir le corsage et fus complétement fasciné par une gorge chastement couverte d’une gaze, mais dont les globes azurés et d’une rondeur parfaite étaient douillettement couchés dans des flots de dentelle. Les plus légers détails de cette tête furent des amorces qui réveillèrent en moi des jouissances infinies : le brillant des cheveux lissés au-dessus d’un cou velouté comme celui d’une petite fille, les lignes blanches que le peigne y avait dessinées et où mon imagination courut comme en de frais sentiers, tout me fit perdre l’esprit. Après m’être assuré que personne ne me voyait, je me plongeai dans ce dos comme un enfant qui se jette dans le sein de sa mère, et je baisai toutes ces épaules en y roulant ma tête. Cette femme poussa un cri perçant, que la musique empêcha d’entendre ; elle se retourna, me vit et me dit : « — Monsieur ? » Ah ! si elle avait dit : « — Mon petit bonhomme {p. 260} qu’est-ce qui vous prend donc ? » je l’aurais tuée peut-être ; mais à ce monsieur ! des larmes chaudes jaillirent de mes yeux. Je fus pétrifié par un regard animé d’une sainte colère, par une tête sublime couronnée d’un diadème de cheveux cendrés, en harmonie avec ce dos d’amour. La pourpre de la pudeur offensée étincela sur son visage, que désarmait déjà le pardon de la femme qui comprend une frénésie quand elle en est le principe, et devine des adorations infinies dans les larmes du repentir. Elle s’en alla par un mouvement de reine. Je sentis alors le ridicule de ma position ; alors seulement je compris que j’étais fagotté comme le singe d’un Savoyard. J’eus honte de moi. Je restai tout hébété, savourant la pomme que je venais de voler, gardant sur mes lèvres la chaleur de ce sang que j’avais aspiré, ne me repentant de rien, et suivant du regard cette femme descendue des cieux. Saisi par le premier accès charnel de la grande fièvre du cœur, j’errai dans le bal devenu désert, sans pouvoir y retrouver mon inconnue. Je revins me coucher métamorphosé.
Une âme nouvelle, une âme aux ailes diaprées avait brisé sa larve. Tombée des steppes bleus où je l’admirais, ma chère étoile s’était donc faite femme en conservant sa clarté, ses scintillements et sa fraîcheur. J’aimai soudain sans rien savoir de l’amour. N’est-ce pas une étrange chose que cette première irruption du sentiment le plus vif de l’homme ? J’avais rencontré dans le salon de ma tante quelques jolies femmes, aucune ne m’avait causé la moindre impression. Existe-t-il donc une heure, une conjonction d’astres, une réunion de circonstances expresses, une certaine femme entre toutes, pour déterminer une passion exclusive, au temps où la passion embrasse le sexe entier ? En pensant que mon élue vivait en Touraine, j’aspirais l’air avec délices, je trouvai au bleu du temps une couleur que je ne lui ai plus vue nulle part. Si j’étais ravi mentalement, je parus sérieusement malade, et ma mère eut des craintes mêlées de remords. Semblable aux animaux qui sentent venir le mal, j’allai m’accroupir dans un coin du jardin pour y rêver au baiser que j’avais volé. Quelques jours après ce bal mémorable, ma mère attribua l’abandon de mes travaux, mon indifférence à ses regards oppresseurs, mon insouciance de ses ironies et ma sombre attitude, aux crises naturelles que doivent subir les jeunes gens de mon âge. La campagne, cet éternel remède des affections auxquelles la médecine ne connaît rien, fut regardée comme le meilleur moyen de me {p. 261} sortir de mon apathie. Ma mère décida que j’irais passer quelques jours à Frapesle, château situé sur l’Indre entre Montbazon et Azay-le-Rideau, chez l’un de ses amis, à qui sans doute elle donna des instructions secrètes. Le jour où j’eus ainsi la clef des champs, j’avais si drument nagé dans l’océan de l’amour que je l’avais traversé. J’ignorais le nom de mon inconnue, comment la désigner, où la trouver ? d’ailleurs, à qui pouvais-je parler d’elle ? Mon caractère timide augmentait encore les craintes inexpliquées qui s’emparent des jeunes cœurs au début de l’amour, et me faisait commencer par la mélancolie qui termine les passions sans espoir. Je ne demandais pas mieux que d’aller, venir, courir à travers champs. Avec ce courage d’enfant qui ne doute de rien et comporte je ne sais quoi de chevaleresque, je me proposais de fouiller tous les châteaux de la Touraine, en y voyageant à pied, en me disant à chaque jolie tourelle : — C’est là !
Donc, un jeudi matin je sortis de Tours par la barrière Saint-Éloy, je traversai les ponts Saint-Sauveur, j’arrivai dans Poncher en levant le nez à chaque maison, et gagnai la route de Chinon. Pour la première fois de ma vie, je pouvais m’arrêter sous un arbre, marcher lentement ou vite à mon gré sans être questionné par personne. Pour un pauvre être écrasé par les différents despotismes qui, peu ou prou, pèsent sur toutes les jeunesses, le premier usage du libre arbitre, exercé même sur des riens, apportait à l’âme je ne sais quel épanouissement. Beaucoup de raisons se réunirent pour faire de ce jour une fête pleine d’enchantements. Dans mon enfance, mes promenades ne m’avaient pas conduit à plus d’une lieue hors la ville. Mes courses aux environs de Pont-le-Voy, ni celles que je fis dans Paris, ne m’avaient gâté sur les beautés de la nature champêtre. Néanmoins il me restait, des premiers souvenirs de ma vie, le sentiment du beau qui respire dans le paysage de Tours avec lequel je m’étais familiarisé. Quoique complétement neuf à la poésie des sites, j’étais donc exigeant à mon insu, comme ceux qui sans avoir la pratique d’un art en imaginent tout d’abord l’idéal. Pour aller au château de Frapesle, les gens à pied ou à cheval abrègent la route en passant par les landes dites de Charlemagne, terres en friche, situées au sommet du plateau qui sépare le bassin du Cher et celui de l’Indre, et où mène un chemin de traverse que l’on prend à Champy. Ces landes plates et sablonneuses, qui vous attristent durant une lieue environ, joignent par un bouquet de bois le chemin de {p. 262} Saché, nom de la commune d’où dépend Frapesle. Ce chemin, qui débouche sur la route de Chinon, bien au delà de Ballan, longe une plaine ondulée sans accidents remarquables, jusqu’au petit pays d’Artanne. Là se découvre une vallée qui commence à Montbazon, finit à la Loire, et semble bondir sous les châteaux posés sur ces doubles collines ; une magnifique coupe d’émeraude au fond de laquelle l’Indre se roule par des mouvements de serpent. À cet aspect, je fus saisi d’un étonnement voluptueux que l’ennui des landes ou la fatigue du chemin avait préparé. — Si cette femme, la fleur de son sexe, habite un lieu dans le monde, ce lieu, le voici ? À cette pensée je m’appuyai contre un noyer sous lequel, depuis ce jour, je me repose toutes les fois que je reviens dans ma chère vallée. Sous cet arbre confident de mes pensées, je m’interroge sur les changements que j’ai subis pendant le temps qui s’est écoulé depuis le dernier jour où j’en suis parti. Elle demeurait là, mon cœur ne me trompait point : le premier castel que je vis au penchant d’une lande était son habitation. Quand je m’assis sous mon noyer, le soleil de midi faisait pétiller les ardoises de son toit et les vitres de ses fenêtres. Sa robe de percale produisait le point blanc que je remarquai dans ses vignes sous un hallebergier. Elle était, comme vous le savez déjà, sans rien savoir encore, LE LYS DE CETTE VALLÉE où elle croissait pour le ciel, en la remplissant du parfum de ses vertus. L’amour infini, sans autre aliment qu’un objet à peine entrevu dont mon âme était remplie, je le trouvais exprimé par ce long ruban d’eau qui ruisselle au soleil entre deux rives vertes, par ces lignes de peupliers qui parent de leurs dentelles mobiles ce val d’amour, par les bois de chênes qui s’avancent entre les vignobles sur des coteaux que la rivière arrondit toujours différemment, et par ces horizons estompés qui fuient en se contrariant. Si vous voulez voir la nature belle et vierge comme une fiancée, allez là par un jour de printemps ; si vous voulez calmer les plaies saignantes de votre cœur, revenez-y par les derniers jours de l’automne ; au printemps, l’amour y bat des ailes à plein ciel, en automne on y songe à ceux qui ne sont plus. Le poumon malade y respire une bienfaisante fraîcheur, la vue s’y repose sur des touffes dorées qui communiquent à l’âme leurs paisibles douceurs. En ce moment, les moulins situés sur les chutes de l’Indre donnaient une voix à cette vallée frémissante, les peupliers se balançaient en riant, pas un nuage au ciel, les oiseaux chantaient, les cigales criaient, tout y était mélodie. Ne me demandez plus pourquoi {p. 263} j’aime la Touraine ? je ne l’aime ni comme on aime son berceau, ni comme on aime une oasis dans le désert ; je l’aime comme un artiste aime l’art ; je l’aime moins que je ne vous aime, mais sans la Touraine, peut-être ne vivrais-je plus. Sans savoir pourquoi, mes yeux revenaient au point blanc, à la femme qui brillait dans ce vaste jardin comme au milieu des buissons verts éclatait la clochette d’un convolvulus, flétrie si l’on y touche. Je descendis, l’âme émue, au fond de cette corbeille, et vis bientôt un village que la poésie qui surabondait en moi me fit trouver sans pareil. Figurez-vous trois moulins posés parmi des îles gracieusement découpées, couronnées de quelques bouquets d’arbres au milieu d’une prairie d’eau ; quel autre nom donner à ces végétations aquatiques, si vivaces, si bien colorées, qui tapissent la rivière, surgissent au-dessus, ondulent avec elle, se laissent aller à ses caprices et se plient aux tempêtes de la rivière fouettée par la roue des moulins ! Çà et là, s’élèvent des masses de gravier sur lesquelles l’eau se brise en y formant des franges où reluit le soleil. Les amaryllis, le nénuphar, le lys d’eau, les joncs, les flox décorent les rives de leurs magnifiques tapisseries. Un pont tremblant composé de poutrelles pourries, dont les piles sont couvertes de fleurs, dont les garde-fous plantés d’herbes vivaces et de mousses veloutées se penchent sur la rivière et ne tombent point ; des barques usées, des filets de pêcheurs, le chant monotone d’un berger, les canards qui voguaient entre les îles ou s’épluchaient sur le jard, nom du gros sable que charrie la Loire ; des garçons meuniers, le bonnet sur l’oreille, occupés à charger leurs mulets ; chacun de ces détails rendait cette scène d’une naïveté surprenante. Imaginez au delà du pont deux ou trois fermes, un colombier, des tourelles2, une trentaine de masures séparées par des jardins, par des haies de chèvrefeuilles, de jasmins et de clématites ; puis du fumier fleuri devant toutes les portes, des poules et des coqs par les chemins ? voilà le village du Pont-de-Ruan, joli village surmonté d’une vieille église pleine de caractère, une église du temps des croisades, et comme les peintres en cherchent pour leurs tableaux. Encadrez le tout de noyers antiques, de jeunes peupliers aux feuilles d’or pâle, mettez de gracieuses fabriques au milieu des longues prairies où l’œil se perd sous un ciel chaud et vaporeux, vous aurez une idée d’un des mille points de vue de ce beau pays. Je suivis le chemin de Saché sur la gauche de la rivière, en observant les détails des collines qui meublent la rive opposée. Puis enfin j’atteignis un {p. 264} parc orné d’arbres centenaires qui m’indiqua le château de Frapesle. J’arrivai précisément à l’heure où la cloche annonçait le déjeuner. Après le repas, mon hôte, ne soupçonnant pas que j’étais venu de Tours à pied, me fit parcourir les alentours de sa terre où de toutes parts je vis la vallée sous toutes ses formes : ici par une échappée, là tout entière ; souvent mes yeux furent attirés à l’horizon par la belle lame d’or de la Loire où, parmi les roulées, les voiles dessinaient de fantasques figures qui fuyaient emportées par le vent. En gravissant une crête, j’admirai pour la première fois le château d’Azay, diamant taillé à facettes, serti par l’Indre, monté sur des pilotis masqués de fleurs. Puis je vis dans un fond les masses romantiques du château de Saché, mélancolique séjour plein d’harmonies, trop graves pour les gens superficiels, chères aux poètes dont l’âme est endolorie. Aussi, plus tard, en aimai-je le silence, les grands arbres chenus, et ce je ne sais quoi mystérieux épandu dans son vallon solitaire ! Mais chaque fois que je retrouvais au penchant de la côte voisine le mignon castel aperçu, choisi par mon premier regard, je m’y arrêtais complaisamment.
— Hé ! me dit mon hôte en lisant dans mes yeux l’un de ces pétillants désirs toujours si naïvement exprimés à mon âge, vous sentez de loin une jolie femme comme un chien flaire le gibier.
Je n’aimai pas ce dernier mot, mais je demandai le nom du castel et celui du propriétaire.
— Ceci est Clochegourde, me dit-il, une jolie maison appartenant au comte de Mortsauf, le représentant d’une famille historique en Touraine, dont la fortune date de Louis XI, et dont le nom indique l’aventure à laquelle il doit et ses armes et son illustration. Il descend d’un homme qui survécut à la potence. Aussi les Mortsauf portent-ils d’or, à la croix de sable alezée potencée et contre-potencée, chargée en cœur d’une fleur de lys d’or au pied nourri, avec : Dieu saulve le Roi notre Sire, pour devise. Le comte est venu s’établir sur ce domaine au retour de l’émigration. Ce bien est à sa femme, une demoiselle de Lenoncourt, de la maison de Lenoncourt-Givry, qui va s’éteindre : madame de Mortsauf est fille unique. Le peu de fortune de cette famille contraste si singulièrement avec l’illustration des noms, que, par orgueil ou par nécessité peut-être, ils restent toujours à Clochegourde et n’y voient personne. Jusqu’à présent leur attachement aux Bourbons pouvait justifier leur solitude ; mais je doute que le retour du roi change {p. 265} leur manière de vivre. En venant m’établir ici, l’année dernière, je suis allé leur faire une visite de politesse ; ils me l’ont rendue et nous ont invités à dîner ; l’hiver nous a séparés pour quelques mois ; puis les événements politiques ont retardé notre retour, car je ne suis à Frapesle que depuis peu de temps. Madame de Mortsauf est une femme qui pourrait occuper partout la première place.
— Vient-elle souvent à Tours ?
— Elle n’y va jamais. Mais, dit-il en se reprenant, elle y est allée dernièrement, au passage du duc d’Angoulême qui s’est montré fort gracieux pour monsieur de Mortsauf.
— C’est elle ! m’écriai-je.
— Qui, elle ?
— Une femme qui a de belles épaules.
— Vous rencontrerez en Touraine beaucoup de femmes qui ont de belles épaules, dit-il en riant. Mais si vous n’êtes pas fatigué, nous pouvons passer la rivière, et monter à Clochegourde, où vous aviserez à reconnaître vos épaules.
J’acceptai, non sans rougir de plaisir et de honte. Vers quatre heures nous arrivâmes au petit château que mes yeux caressaient depuis si long-temps. Cette habitation, qui fait un bel effet dans le paysage, est en réalité modeste. Elle a cinq fenêtres de face, chacune de celles qui terminent la façade exposée au midi s’avance d’environ deux toises, artifice d’architecture qui simule deux pavillons et donne de la grâce au logis ; celle du milieu sert de porte, et on en descend par un double perron dans des jardins étagés qui atteignent à une étroite prairie située le long de l’Indre. Quoiqu’un chemin communal sépare cette prairie de la dernière terrasse ombragée par une allée d’acacias et de vernis du Japon, elle semble faire partie des jardins ; car le chemin est creux, encaissé d’un côté par la terrasse, et bordé de l’autre par une haie normande. Les pentes bien ménagées mettent assez de distance entre l’habitation et la rivière pour sauver les inconvénients du voisinage des eaux sans en ôter l’agrément. Sous la maison se trouvent des remises, des écuries, des resserres, des cuisines dont les diverses ouvertures dessinent des arcades. Les toits sont gracieusement contournés aux angles, décorés de mansardes à croisillons sculptés et de bouquets en plomb sur les pignons. La toiture, sans doute négligée pendant la Révolution, est chargée de cette rouille produite par les mousses plates et rougeâtres qui croissent sur les maisons exposées au {p. 266} midi. La porte-fenêtre du perron est surmontée d’un campanile où reste sculpté l’écusson des Blamont-Chauvry : écartelé de gueules à un pal de vair, flanqué de deux mains appaumées de carnation et d’or à deux lances de sable mises en chevron. La devise : Voyez tous, nul ne touche ! me frappa vivement. Les supports, qui sont un griffon et un dragon de gueules enchaînés d’or, faisaient un joli effet sculptés. La Révolution avait endommagé la couronne ducale et le cimier, qui se compose d’un palmier de sinople fruité d’or. Senart, secrétaire du Comité de Salut public, était bailli de Saché avant 17893, ce qui explique ces dévastations.
Ces dispositions donnent une élégante physionomie à ce castel ouvragé comme une fleur, et qui semble ne pas peser sur le sol. Vu de la vallée, le rez-de-chaussée semble être au premier étage ; mais du côté de la cour, il est de plain-pied avec une large allée sablée donnant sur un boulingrin animé par plusieurs corbeilles de fleurs. À droite et à gauche, les clos de vignes, les vergers et quelques pièces de terres labourables plantées de noyers, descendent rapidement, enveloppent la maison de leurs massifs, et atteignent les bords de l’Indre, que garnissent en cet endroit des touffes d’arbres dont les verts ont été nuancés par la nature elle-même. En montant le chemin qui côtoie Clochegourde, j’admirais ces masses si bien disposées, j’y respirais un air chargé de bonheur. La nature morale a-t-elle donc, comme la nature physique, ses communications électriques et ses rapides changements de température ? Mon cœur palpitait à l’approche des événements secrets qui devaient le modifier à jamais, comme les animaux s’égaient en prévoyant un beau temps. Ce jour si marquant dans ma vie ne fut dénué d’aucune des circonstances qui pouvaient le solenniser. La Nature s’était parée comme une femme allant à la rencontre du bien-aimé, mon âme avait pour la première fois entendu sa voix, mes yeux l’avaient admirée aussi féconde, aussi variée que mon imagination me la représentait dans mes rêves de collége dont je vous ai dit quelques mots inhabiles à vous en expliquer l’influence, car ils ont été comme une Apocalypse où ma vie me fut figurativement prédite : chaque événement heureux ou malheureux s’y rattache par des images bizarres, liens visibles aux yeux de l’âme seulement. Nous traversâmes une première cour entourée des bâtiments nécessaires aux exploitations rurales, une grange, un pressoir, des étables, des écuries. Averti par les aboiements du chien de garde, un domestique vint à notre rencontre, {p. 267} et nous dit que monsieur le comte, parti pour Azay dès le matin, allait sans doute revenir, et que madame la comtesse était au logis. Mon hôte me regarda. Je tremblais qu’il ne voulût pas voir madame de Mortsauf en l’absence de son mari, mais il dit au domestique de nous annoncer. Poussé par une avidité d’enfant, je me précipitai dans la longue antichambre qui traverse la maison.
— Entrez donc, messieurs ! dit alors une voix d’or.
Quoique madame de Mortsauf n’eût prononcé qu’un mot au bal, je reconnus sa voix qui pénétra mon âme et la remplit comme un rayon de soleil remplit et dore le cachot d’un prisonnier. En pensant qu’elle pouvait se rappeler ma figure, je voulus m’enfuir ; il n’était plus temps, elle apparut sur le seuil de la porte, nos yeux se rencontrèrent. Je ne sais qui d’elle ou de moi rougit le plus fortement. Assez interdite pour ne rien dire, elle revint s’asseoir à sa place devant un métier à tapisserie, après que le domestique eut approché deux fauteuils ; elle acheva de tirer son aiguille afin de donner un prétexte à son silence, compta quelques points et releva sa tête, à la fois douce et altière, vers monsieur de Chessel en lui demandant à quelle heureuse circonstance elle devait sa visite. Quoique curieuse de savoir la vérité sur mon apparition, elle ne nous regarda ni l’un ni l’autre ; ses yeux furent constamment attachés sur la rivière ; mais à la manière dont elle écoutait, vous eussiez dit que, semblable aux aveugles, elle savait reconnaître les agitations de l’âme dans les imperceptibles accents de la parole. Et cela était vrai. Monsieur de Chessel dit mon nom et fit ma biographie. J’étais arrivé depuis quelques mois à Tours, où mes parents m’avaient ramené chez eux quand la guerre avait menacé Paris. Enfant de la Touraine à qui la Touraine était inconnue, elle voyait en moi un jeune homme affaibli par des travaux immodérés, envoyé à Frapesle pour s’y divertir, et auquel il avait montré sa terre, où je venais pour la première fois. Au bas du coteau seulement, je lui avais appris ma course de Tours à Frapesle, et craignant pour ma santé déjà si faible, il s’était avisé d’entrer à Clochegourde en pensant qu’elle me permettrait de m’y reposer. Monsieur de Chessel disait la vérité, mais un hasard heureux semble si fort cherché que madame de Mortsauf garda quelque défiance ; elle tourna sur moi des yeux froids et sévères qui me firent baisser les paupières, autant par je ne sais quel sentiment d’humiliation que pour cacher des larmes que je retins entre mes cils. L’imposante châtelaine me {p. 268} vit le front en sueur ; peut-être aussi devina-t-elle les larmes, car elle m’offrit ce dont je pouvais avoir besoin4, en exprimant une bonté consolante qui me rendit la parole. Je rougissais comme une jeune fille en faute, et d’une voix chevrotante comme celle d’un vieillard, je répondis par un remercîment négatif.
— Tout ce que je souhaite, lui dis-je en levant les yeux sur les siens que je rencontrai pour la seconde fois, mais pendant un moment aussi rapide qu’un éclair, c’est de n’être pas renvoyé d’ici ; je suis tellement engourdi par la fatigue, que je ne pourrais marcher.
— Pourquoi suspectez-vous l’hospitalité de notre beau pays ? me dit-elle. Vous nous accorderez sans doute le plaisir de dîner à Clochegourde ? ajouta-t-elle en se tournant vers son voisin.
Je jetai sur mon protecteur un regard où éclatèrent tant de prières qu’il se mit en mesure d’accepter cette proposition, dont la formule voulait un refus. Si l’habitude du monde permettait à monsieur de Chessel de distinguer ces nuances, un jeune homme sans expérience croit si fermement à l’union de la parole et de la pensée chez une belle femme, que je fus bien étonné quand, en revenant le soir, mon hôte me dit : — Je suis resté, parce que vous en mouriez d’envie ; mais si vous ne raccommodez pas les choses, je suis brouillé peut-être avec mes voisins. Ce si vous ne raccommodez pas les choses me fit long-temps rêver. Si je plaisais à madame de Mortsauf, elle ne pourrait pas en vouloir à celui qui m’avait introduit chez elle. Monsieur de Chessel me supposait donc le pouvoir de l’intéresser, n’était-ce pas me le donner ? Cette explication corrobora mon espoir en un moment où j’avais besoin de secours.
— Ceci me semble difficile, répondit-il, madame de Chessel nous attend.
— Elle vous a tous les jours, reprit la comtesse, et nous pouvons l’avertir. Est-elle seule ?
— Elle a monsieur l’abbé de Quélus.
— Eh ! bien, dit-elle en se levant pour sonner, vous dînez avec nous.
Cette fois monsieur de Chessel la crut franche et me jeta des regards complimenteurs. Dès que je fus certain de rester pendant une soirée sous ce toit, j’eus à moi comme une éternité. Pour beaucoup d’êtres malheureux, demain est un mot vide de sens, et {p. 269} j’étais alors au nombre de ceux qui n’ont aucune foi dans le lendemain ; quand j’avais quelques heures à moi, j’y faisais tenir toute une vie de voluptés. Madame de Mortsauf entama sur le pays, sur les récoltes, sur les vignes, une conversation à laquelle j’étais étranger. Chez une maîtresse de maison, cette façon d’agir atteste un manque d’éducation ou son mépris pour celui qu’elle met ainsi comme à la porte du discours ; mais ce fut embarras chez la comtesse. Si d’abord je crus qu’elle affectait de me traiter en enfant, si j’enviai le privilége des hommes de trente ans qui permettait à monsieur de Chessel d’entretenir sa voisine de sujets graves auxquels je ne comprenais rien, si je me dépitai en me disant que tout était pour lui ; à quelques mois de là, je sus combien est significatif le silence d’une femme, et combien de pensées couvre une diffuse conversation. D’abord j’essayai de me mettre à mon aise dans mon fauteuil ; puis je reconnus les avantages de ma position en me laissant aller au charme d’entendre la voix de la comtesse. Le souffle de son âme se déployait dans les replis des syllabes, comme le son se divise sous les clefs d’une flûte ; il expirait onduleusement à l’oreille d’où il précipitait l’action du sang. Sa façon de dire les terminaisons en i faisait croire à quelque chant d’oiseau ; le ch prononcé par elle était comme une caresse, et la manière dont elle attaquait les t accusait le despotisme du cœur. Elle étendait ainsi, sans le savoir, le sens des mots, et vous entraînait l’âme dans un monde surhumain. Combien de fois n’ai-je pas laissé continuer une discussion que je pouvais finir, combien de fois ne me suis-je pas fait injustement gronder pour écouter ces concerts de voix humaine, pour aspirer l’air qui sortait de sa lèvre chargé de son âme, pour étreindre cette lumière parlée avec l’ardeur que j’aurais mise à serrer la comtesse sur mon sein ! Quel chant d’hirondelle joyeuse, quand elle pouvait rire ! mais quelle voix de cygne appelant ses compagnes, quand elle parlait de ses chagrins ! L’inattention de la comtesse me permit de l’examiner. Mon regard se régalait en glissant sur la belle parleuse, il pressait sa taille, baisait ses pieds, et se jouait dans les boucles de sa chevelure. Cependant j’étais en proie à une terreur que comprendront ceux qui, dans leur vie, ont éprouvé les joies illimitées d’une passion vraie. J’avais peur qu’elle ne me surprît les yeux attachés à la place de ses épaules que j’avais si ardemment embrassée. Cette crainte avivait la tentation, et j’y succombais, je les regardais ! mon {p. 270} œil déchirait l’étoffe, je revoyais la lentille qui marquait la naissance de la jolie raie par laquelle son dos était partagé, mouche perdue dans du lait, et qui depuis le bal flamboyait toujours le soir dans ces ténèbres où semble ruisseler le sommeil des jeunes gens dont l’imagination est ardente, dont la vie est chaste.
Je puis vous crayonner les traits principaux qui partout eussent signalé la comtesse aux regards ; mais le dessin le plus correct, la couleur la plus chaude n’en exprimeraient rien encore. Sa figure est une de celles dont la ressemblance exige l’introuvable artiste de qui la main sait peindre le reflet des feux intérieurs, et sait rendre cette vapeur lumineuse que nie la science, que la parole ne traduit pas, mais que voit un amant. Ses cheveux fins et cendrés la faisaient souvent souffrir, et ces souffrances étaient sans doute causées par de subites réactions du sang vers la tête. Son front arrondi, proéminent comme celui de la Joconde, paraissait plein d’idées inexprimées, de sentiments contenus, de fleurs noyées dans des eaux amères. Ses yeux verdâtres, semés de points bruns, étaient toujours pâles ; mais s’il s’agissait de ses enfants, s’il lui échappait de ces vives effusions de joie ou de douleur, rares dans la vie des femmes résignées, son œil lançait alors une lueur subtile qui semblait s’enflammer aux sources de la vie et devait les tarir ; éclair qui m’avait arraché des larmes quand elle me couvrit de son dédain formidable et qui lui suffisait pour abaisser les paupières aux plus hardis. Un nez grec, comme dessiné par Phidias et réuni par un double arc à des lèvres élégamment sinueuses, spiritualisait son visage de forme ovale, et dont le teint, comparable au tissu des camélias blancs, se rougissait aux joues par de jolis tons roses. Son embonpoint ne détruisait ni la grâce de sa taille, ni la rondeur voulue pour que ses formes demeurassent belles quoique développées. Vous comprendrez soudain ce genre de perfection, lorsque vous saurez qu’en s’unissant à l’avant-bras les éblouissants trésors qui m’avaient fasciné paraissaient ne devoir former aucun pli. Le bas de sa tête n’offrait point ces creux qui font ressembler la nuque de certaines femmes à des troncs d’arbres, ses muscles n’y dessinaient point de cordes et partout les lignes s’arrondissaient en flexuosités désespérantes pour le regard comme pour le pinceau. Un duvet follet se mourait le long de ses joues, dans les méplats du col, en y retenant la lumière qui s’y faisait soyeuse. Ses oreilles petites et bien contournées étaient, suivant son expression, des oreilles d’esclave {p. 271} et de mère. Plus tard, quand j’habitai son cœur, elle me disait : « Voici monsieur de Mortsauf ! » et avait raison, tandis que je n’entendais rien encore, moi dont l’ouïe possède une remarquable étendue. Ses bras étaient beaux, sa main aux doigts recourbés était longue, et, comme dans les statues antiques, la chair dépassait ses ongles à fines côtes. Je vous déplairais en donnant aux tailles plates l’avantage sur les tailles rondes, si vous n’étiez pas une exception. La taille ronde est un signe de force, mais les femmes ainsi construites sont impérieuses, volontaires, plus voluptueuses que tendres. Au contraire, les femmes à taille plate sont dévouées, pleines de finesse, enclines à la mélancolie ; elles sont mieux femmes que les autres. La taille plate est souple et molle, la taille ronde est inflexible et jalouse. Vous savez maintenant comment elle était faite. Elle avait le pied d’une femme comme il faut, ce pied qui marche peu, se fatigue promptement et réjouit la vue quand il dépasse la robe. Quoiqu’elle fût mère de deux enfants, je n’ai jamais rencontré dans son sexe personne de plus jeune fille qu’elle. Son air exprimait une simplesse, jointe à je ne sais quoi d’interdit et de songeur qui ramenait à elle comme le peintre nous ramène à la figure où son génie a traduit un monde de sentiments. Ses qualités visibles ne peuvent d’ailleurs s’exprimer que par des comparaisons. Rappelez-vous le parfum chaste et sauvage de cette bruyère que nous avons cueillie en revenant de la villa Diodati, cette fleur dont vous avez tant loué le noir et le rose, vous devinerez comment cette femme pouvait être élégante loin du monde, naturelle dans ses expressions, recherchée dans les choses qui devenaient siennes, à la fois rose et noire. Son corps avait la verdeur que nous admirons dans les feuilles nouvellement dépliées, son esprit avait la profonde concision du sauvage ; elle était enfant par le sentiment, grave par la souffrance, châtelaine et bachelette. Aussi plaisait-elle sans artifice, par sa manière de s’asseoir, de se lever, de se taire ou de jeter un mot. Habituellement recueillie, attentive comme la sentinelle sur qui repose le salut de tous et qui épie le malheur, il lui échappait parfois des sourires qui trahissaient en elle un naturel rieur enseveli sous le maintien exigé par sa vie. Sa coquetterie était devenue du mystère, elle faisait rêver au lieu d’inspirer l’attention galante que sollicitent les femmes, et laissait apercevoir sa première nature de flamme vive, ses premiers rêves bleus, comme on voit le ciel par des éclaircies de nuages. Cette révélation {p. 272} involontaire rendait pensifs ceux qui ne se sentaient pas une larme intérieure séchée par le feu des désirs. La rareté de ses gestes, et surtout celle de ses regards (excepté ses enfants, elle ne regardait personne) donnaient une incroyable solennité à ce qu’elle faisait ou disait, quand elle faisait ou disait une chose avec cet air que savent prendre les femmes au moment où elles compromettent leur dignité par un aveu. Ce jour-là madame de Mortsauf avait une robe rose à mille raies, une collerette à large ourlet, une ceinture noire et des brodequins de cette même couleur. Ses cheveux simplement tordus sur sa tête étaient retenus par un peigne d’écaille. Telle est l’imparfaite esquisse promise. Mais la constante émanation de son âme sur les siens, cette essence nourrissante épandue à flots comme le soleil émet sa lumière ; mais sa nature intime, son attitude aux heures sereines, sa résignation aux heures nuageuses ; tous ces tournoiements de la vie où le caractère se déploie, tiennent comme les effets du ciel à des circonstances inattendues et fugitives qui ne se ressemblent entre elles que par le fond d’où elles se détachent5, et dont la peinture sera nécessairement mêlée aux événements de cette histoire ; véritable épopée domestique, aussi grande aux yeux du sage que le sont les tragédies aux yeux de la foule, et dont le récit vous attachera autant pour la part que j’y ai prise, que par sa similitude avec un grand nombre de destinées féminines.
Tout à Clochegourde portait le cachet d’une propreté vraiment anglaise. Le salon où restait la comtesse était entièrement boisé, peint en gris de deux nuances. La cheminée avait pour ornement une pendule contenue dans un bloc d’acajou surmonté d’une coupe, et deux grands vases en porcelaine blanche à filets d’or, d’où s’élevaient des bruyères du Cap. Une lampe était sur la console. Il y avait un trictrac en face de la cheminée. Deux larges embrasses en coton retenaient les rideaux de percale blanche, sans franges. Des housses grises, bordées d’un galon vert, recouvraient les siéges, et la tapisserie tendue sur le métier de la comtesse disait assez pourquoi son meuble était ainsi caché. Cette simplicité arrivait à la grandeur. Aucun appartement, parmi ceux que j’ai vus depuis, ne m’a causé des impressions aussi fertiles, aussi touffues que celles dont j’étais saisi dans ce salon de Clochegourde, calme et recueilli comme la vie de la comtesse, et où l’on devinait la régularité conventuelle de ses occupations. La plupart de mes idées, et même les plus audacieuses en science ou en {p. 273} politique, sont nées là, comme les parfums émanent des fleurs ; mais là verdoyait la plante inconnue qui jeta sur mon âme sa féconde poussière, là brillait la chaleur solaire qui développa mes bonnes et dessécha mes mauvaises qualités. De la fenêtre, l’œil embrassait la vallée depuis la colline où s’étale Pont-de-Ruan, jusqu’au château d’Azay, en suivant les sinuosités de la côte opposée que varient les tours de Frapesle, puis l’église, le bourg et le vieux manoir de Saché dont les masses dominent la prairie. En harmonie avec cette vie reposée et sans autres émotions que celles données par la famille, ces lieux communiquaient à l’âme leur sérénité. Si je l’avais rencontrée là pour la première fois, entre le comte et ses deux enfants, au lieu de la trouver splendide dans sa robe de bal, je ne lui aurais pas ravi ce délirant baiser dont j’eus alors des remords en croyant qu’il détruirait l’avenir de mon amour ! Non, dans les noires dispositions où me mettait le malheur, j’aurais plié le genou, j’aurais baisé ses brodequins, j’y aurais laissé quelques larmes, et je serais allé me jeter dans l’Indre. Mais après avoir effleuré le frais jasmin de sa peau et bu le lait de cette coupe pleine d’amour, j’avais dans l’âme le goût et l’espérance de voluptés surhumaines ; je voulais vivre et attendre l’heure du plaisir comme le sauvage épie l’heure de la vengeance ; je voulais me suspendre aux arbres, ramper dans les vignes, me tapir dans l’Indre ; je voulais avoir pour complices le silence de la nuit, la lassitude de la vie, la chaleur du soleil, afin d’achever la pomme délicieuse où j’avais déjà mordu. M’eût-elle demandé la fleur qui chante ou les richesses enfouies par les compagnons de Morgan l’exterminateur, je les lui aurais apportées afin d’obtenir les richesses certaines et la fleur muette que je souhaitais ! Quand cessa le rêve où m’avait plongé la longue contemplation de mon idole, et pendant lequel un domestique vint et lui parla, je l’entendis causant du comte. Je pensai seulement alors qu’une femme devait appartenir à son mari. Cette pensée me donna des vertiges. Puis j’eus une rageuse et sombre curiosité de voir le possesseur de ce trésor. Deux sentiments me dominèrent, la haine et la peur ; une haine qui ne connaissait aucun obstacle et les mesurait tous sans les craindre ; une peur vague, mais réelle du combat, de son issue, et d’ELLE surtout. En proie à d’indicibles pressentiments, je redoutais ces poignées de main qui déshonorent, j’entrevoyais déjà ces difficultés élastiques où se heurtent les plus rudes volontés et où elles s’émoussent ; je craignais {p. 274} cette force d’inertie qui dépouille aujourd’hui la vie sociale des dénoûments que recherchent les âmes passionnées.
— Voici monsieur de Mortsauf, dit-elle.
Je me dressai sur mes jambes comme un cheval effrayé. Quoique ce mouvement n’échappât ni à monsieur de Chessel ni à la comtesse, il ne me valut aucune observation muette, car il y eut une diversion faite par une jeune fille à qui je donnai six ans, et qui entra disant : — Voilà mon père.
— Eh ! bien, Madeleine ? fit sa mère.
L’enfant tendit à monsieur de Chessel la main qu’il demandait, et me regarda fort attentivement après m’avoir adressé son petit salut plein d’étonnement.
— Êtes-vous contente de sa santé ? dit monsieur de Chessel à la comtesse.
— Elle va mieux, répondit-elle en caressant la chevelure de la petite déjà blottie dans son giron.
Une interrogation de monsieur de Chessel m’apprit que Madeleine avait neuf ans ; je marquai quelque surprise de mon erreur, et mon étonnement amassa des nuages sur le front de la mère. Mon introducteur me jeta l’un de ces regards significatifs par lesquels les gens du monde nous font une seconde éducation. Là, sans doute était une blessure maternelle dont l’appareil devait être respecté. Enfant malingre dont les yeux étaient pâles, dont la peau était blanche comme une porcelaine éclairée par une lueur, Madeleine n’aurait sans doute pas vécu dans l’atmosphère d’une ville. L’air de la campagne, les soins de sa mère qui semblait la couver, entretenaient la vie dans ce corps aussi délicat que l’est une plante venue en serre malgré les rigueurs d’un climat étranger. Quoiqu’elle ne rappelât en rien sa mère, Madeleine paraissait en avoir l’âme, et cette âme la soutenait. Ses cheveux rares et noirs, ses yeux caves, ses joues creuses, ses bras amaigris, sa poitrine étroite annonçaient un débat entre la vie et la mort, duel sans trêve où jusqu’alors la comtesse était victorieuse. Elle se faisait vive, sans doute pour éviter des chagrins à sa mère ; car, en certains moments où elle ne s’observait plus, elle prenait l’attitude d’un saule-pleureur. Vous eussiez dit d’une petite Bohémienne souffrant la faim, venue de son pays en mendiant, épuisée, mais courageuse et parée pour son public.
{p. 275} — Où donc avez-vous laissé Jacques ? lui demanda sa mère en la baisant sur la raie blanche qui partageait ses cheveux en deux bandeaux semblables aux ailes d’un corbeau.
— Il vient avec mon père.
En ce moment le comte entra suivi de son fils qu’il tenait par la main. Jacques, vrai portrait de sa sœur, offrait les mêmes symptômes de faiblesse. En voyant ces deux enfants frêles aux côtés d’une mère si magnifiquement belle, il était impossible de ne pas deviner les sources du chagrin qui attendrissait les tempes de la comtesse et lui faisait taire une de ces pensées qui n’ont que Dieu pour confident, mais qui donnent au front de terribles signifiances. En me saluant, monsieur de Mortsauf me jeta le coup d’œil moins observateur que maladroitement inquiet d’un homme dont la défiance provient de son peu d’habitude à manier l’analyse. Après l’avoir mis au courant et m’avoir nommé, sa femme lui céda sa place, et nous quitta. Les enfants dont les yeux s’attachaient à ceux de leur mère, comme s’ils en tiraient leur lumière, voulurent l’accompagner, elle leur dit : — Restez, chers anges ! et mit son doigt sur ses lèvres. Ils obéirent, mais leurs regards se voilèrent. Ah ! pour s’entendre dire ce mot chers, quelles tâches n’aurait-on pas entreprises ? Comme les enfants, j’eus moins chaud quand elle ne fut plus là. Mon nom changea les dispositions du comte à mon égard. De froid et sourcilleux il devint, sinon affectueux, du moins poliment empressé, me donna des marques de considération et parut heureux de me recevoir. Jadis mon père s’était dévoué pour nos maîtres à jouer un rôle grand mais obscur, dangereux mais qui pouvait être efficace. Quand tout fut perdu par l’accès de Napoléon au sommet des affaires, comme beaucoup de conspirateurs secrets, il s’était réfugié dans les douceurs de la province et de la vie privée, en acceptant des accusations aussi dures qu’imméritées ; salaire inévitable des joueurs qui jouent le tout pour le tout, et succombent après avoir servi de pivot à la machine politique. Ne sachant rien de la fortune, rien des antécédents ni de l’avenir de ma famille, j’ignorais également les particularités de cette destinée perdue dont se souvenait le comte de Mortsauf. Cependant, si l’antiquité du nom, la plus précieuse qualité d’un homme à ses yeux, pouvait justifier l’accueil qui me rendit confus, je n’en appris la raison véritable que plus tard. Pour le moment, cette transition subite me mit à l’aise. Quand les deux enfants virent la conversation reprise entre {p. 276} nous trois, Madeleine dégagea sa tête des mains de son père, regarda la porte ouverte, se glissa dehors comme une anguille, et Jacques la suivit. Tous deux rejoignirent leur mère, car j’entendis leurs voix et leurs mouvements, semblables, dans le lointain, aux bourdonnements des abeilles autour de la ruche aimée.
Je contemplai le comte en tâchant de deviner son caractère, mais je fus assez intéressé par quelques traits principaux pour en rester à l’examen superficiel de sa physionomie. Âgé seulement de quarante-cinq ans, il paraissait approcher de la soixantaine, tant il avait promptement vieilli dans le grand naufrage qui termina le dix-huitième siècle. La demi-couronne, qui ceignait monastiquement l’arrière de sa tête dégarnie de cheveux, venait mourir aux oreilles en caressant les tempes par des touffes grises mélangées de noir. Son visage ressemblait vaguement à celui d’un loup blanc qui a du sang au museau, car son nez était enflammé comme celui d’un homme dont la vie est altérée dans ses principes, dont l’estomac est affaibli, dont les humeurs sont viciées par d’anciennes maladies. Son front plat, trop large pour sa figure qui finissait en pointe, ridé transversalement par marches inégales, annonçait les habitudes de la vie en plein air et non les fatigues de l’esprit, le poids d’une constante infortune et non les efforts faits pour la dominer. Ses pommettes, saillantes et brunes au milieu des tons blafards de son teint, indiquaient une charpente assez forte pour lui assurer une longue vie. Son œil clair, jaune et dur tombait sur vous comme un rayon du soleil en hiver, lumineux sans chaleur, inquiet sans pensée, défiant sans objet. Sa bouche était violente et impérieuse, son menton était droit et long. Maigre et de haute taille, il avait l’attitude d’un gentilhomme appuyé sur une valeur de convention, qui se sait au-dessus des autres par le droit, au-dessous par le fait. [ill.] Le laissez-aller de la campagne lui avait fait négliger son extérieur. Son habillement était celui du campagnard en qui les paysans aussi bien que les voisins ne considèrent plus que la fortune territoriale. Ses mains brunies et nerveuses attestaient qu’il ne mettait de gants que pour monter à cheval ou le dimanche pour aller à la messe. Sa chaussure était grossière. Quoique les dix années d’émigration et les dix années de l’agriculteur eussent influé sur son physique, il subsistait en lui des vestiges de noblesse. Le libéral le plus haineux, mot qui n’était pas encore monnayé, aurait facilement reconnu chez lui la loyauté chevaleresque, les convictions {p. 277} immarcessibles du lecteur à jamais acquis à la QUOTIDIENNE. Il eût admiré l’homme religieux, passionné pour sa cause, franc dans ses antipathies politiques, incapable de servir personnellement son parti, très-capable de le perdre, et sans connaissance des choses en France. Le comte était en effet un de ces hommes droits qui ne se prêtent à rien et barrent opiniâtrement tout, bons à mourir l’arme au bras dans le poste qui leur serait assigné, mais assez avares pour donner leur vie avant de donner leurs écus. Pendant le dîner je remarquai, dans la dépression de ses joues flétries et dans certains regards jetés à la dérobée sur ses enfants, les traces de pensées importunes dont les élancements expiraient à la surface. En le voyant, qui ne l’eût compris ? Qui ne l’aurait accusé d’avoir fatalement transmis à ses enfants ces corps auxquels manquait la vie ? S’il se condamnait lui-même, il déniait aux autres le droit de le juger. Amer comme un pouvoir qui se sait fautif, mais n’ayant pas assez de grandeur ou de charme pour compenser la somme de douleur qu’il avait jetée dans la balance, sa vie intime devait offrir les aspérités que dénonçaient en lui ses traits anguleux et ses yeux incessamment inquiets. Quand sa femme rentra, suivie des deux enfants attachés à ses flancs, je soupçonnai donc un malheur, comme lorsqu’en marchant sur les voûtes d’une cave les pieds ont en quelque sorte la conscience de la profondeur. En voyant ces quatre personnes réunies, en les embrassant de mes regards, allant de l’une à l’autre, étudiant leurs physionomies et leurs attitudes respectives, des pensées trempées de mélancolie tombèrent sur mon cœur comme une pluie fine et grise embrume un joli pays après quelque beau lever de soleil. Lorsque le sujet de la conversation fut épuisé, le comte me mit encore en scène au détriment de monsieur de Chessel, en apprenant à sa femme plusieurs circonstances concernant ma famille et qui m’étaient inconnues. Il me demanda mon âge. Quand je l’eus dit, la comtesse me rendit mon mouvement de surprise à propos de sa fille. Peut-être me donnait-elle quatorze ans. Ce fut, comme je le sus depuis, le second lien qui l’attacha si fortement à moi. Je lus dans son âme. Sa maternité tressaillit, éclairée par un tardif rayon de soleil que lui jetait l’espérance. En me voyant, à vingt ans passés, si malingre, si délicat et néanmoins si nerveux, une voix lui cria peut-être : — Ils vivront ! Elle me regarda curieusement, et je sentis qu’en ce moment il se fondait bien des glaces entre nous. Elle parut avoir mille questions à me faire et les garda toutes.
{p. 278} — Si l’étude vous a rendu malade, dit-elle, l’air de notre vallée vous remettra.
— L’éducation moderne est fatale aux enfants, reprit le comte. Nous les bourrons de mathématiques, nous les tuons à coups de science, et les usons avant le temps. Il faut vous reposer ici, me dit-il, vous êtes écrasé sous l’avalanche d’idées qui a roulé sur vous. Quel siècle nous prépare cet enseignement mis à la portée de tous, si l’on ne prévient le mal en rendant l’instruction publique aux corporations religieuses !
Ces paroles annonçaient bien le mot qu’il dit un jour aux élections en refusant sa voix à un homme dont les talents pouvaient servir la cause royaliste : — Je me défierai toujours des gens d’esprit, répondit-il à l’entremetteur des voix électorales. Il nous proposa de faire le tour de ses jardins, et se leva.
— Monsieur… lui dit la comtesse.
— Eh ! bien, ma chère ?… répondit-il en se retournant avec une brusquerie hautaine qui dénotait combien il voulait être absolu chez lui, mais combien alors il l’était peu.
— Monsieur est venu de Tours à pied, monsieur de Chessel n’en savait rien, et l’a promené dans Frapesle.
— Vous avez fait une imprudence, me dit-il, quoique à votre âge !… Et il hocha la tête en signe de regret.
La conversation fut reprise. Je ne tardai pas à reconnaître combien son royalisme était intraitable, et de combien de ménagements il fallait user pour demeurer sans choc dans ses eaux. Le domestique, qui avait promptement mis une livrée, annonça le dîner. Monsieur de Chessel présenta son bras à madame de Mortsauf, et le comte saisit gaiement le mien pour passer dans la salle à manger, qui, dans l’ordonnance du rez-de-chaussée, formait le pendant du salon.
Carrelée en carreaux blancs fabriqués en Touraine, et boisée à hauteur d’appui, la salle à manger était tendue d’un papier verni qui figurait de grands panneaux encadrés de fleurs et de fruits ; les fenêtres avaient des rideaux de percale ornés de galons rouges ; les buffets étaient de vieux meubles de Boulle, et le bois des chaises, garnies en tapisserie faite à la main, était de chêne sculpté. Abondamment servie, la table n’offrit rien de luxueux : de l’argenterie de famille sans unité de forme, de la porcelaine de Saxe qui n’était pas encore redevenue à la mode, des carafes octogones, des couteaux {p. 279} à manche en agate, puis sous les bouteilles des ronds en laque de la Chine ; mais des fleurs dans des seaux vernis et dorés sur leurs découpures à dents de loup. J’aimai ces vieilleries, je trouvai le papier Réveillon et ses bordures de fleurs superbes. Le contentement qui enflait toutes mes voiles m’empêcha de voir les inextricables difficultés mises entre elle et moi par la vie si cohérente de la solitude et de la campagne. J’étais près d’elle, à sa droite, je lui servais à boire. Oui, bonheur inespéré ! je frôlais sa robe, je mangeais son pain. Au bout de trois heures, ma vie se mêlait à sa vie ! Enfin nous étions liés par ce terrible baiser, espèce de secret qui nous inspirait une honte mutuelle. Je fus d’une lâcheté glorieuse : je m’étudiais à plaire au comte, qui se prêtait à toutes mes courtisaneries ; j’aurais caressé le chien, j’aurais fait la cour aux moindres désirs des enfants ; je leur aurais apporté des cerceaux, des billes d’agate ; je leur aurais servi de cheval ; je leur en voulais de ne pas s’emparer déjà de moi comme d’une chose à eux. L’amour a ses intuitions comme le génie a les siennes, et je voyais confusément que la violence, la maussaderie, l’hostilité ruineraient mes espérances. Le dîner se passa tout en joies intérieures pour moi. En me voyant chez elle, je ne pouvais songer ni à sa froideur réelle, ni à l’indifférence que couvrit la politesse du comte. L’amour a, comme la vie, une puberté pendant laquelle il se suffit à lui-même. Je fis quelques réponses gauches en harmonie avec les secrets tumultes de la passion, mais que personne ne pouvait deviner, pas même elle, qui ne savait rien de l’amour. Le reste du temps fut comme un rêve. Ce beau rêve cessa quand, au clair de la lune et par un soir chaud et parfumé, je traversai l’Indre au milieu des blanches fantaisies qui décoraient les prés, les rives, les collines ; en entendant le chant clair, la note unique, pleine de mélancolie que jette incessamment par temps égaux une rainette dont j’ignore le nom scientifique, mais que depuis ce jour solennel je n’écoute pas sans des délices infinies. Je reconnus un peu tard là, comme ailleurs, cette insensibilité de marbre contre laquelle s’étaient jusqu’alors émoussés mes sentiments ; je me demandai s’il en serait toujours ainsi ; je crus être sous une fatale influence ; les sinistres événements du passé se débattirent avec les plaisirs purement personnels que j’avais goûtés. Avant de regagner Frapesle, je regardai Clochegourde et vis au bas une barque, nommée en Touraine une toue, attachée à un frêne, et que l’eau balançait. Cette toue {p. 280} appartenait à monsieur de Mortsauf, qui s’en servait pour pêcher.
— Eh ! bien, me dit monsieur de Chessel quand nous fûmes sans danger d’être écoutés, je n’ai pas besoin de vous demander si vous avez retrouvé vos belles épaules ; il faut vous féliciter de l’accueil que vous a fait monsieur de Mortsauf ! Diantre, vous êtes du premier coup au cœur de la place.
Cette phrase, suivie de celle dont je vous ai parlé, ranima mon cœur abattu. Je n’avais pas dit un mot depuis Clochegourde, et monsieur de Chessel attribuait mon silence à mon bonheur.
— Comment ! répondis-je avec un ton d’ironie qui pouvait aussi bien paraître dicté par la passion contenue.
— Il n’a jamais si bien reçu qui que ce soit.
— Je vous avoue que je suis moi-même étonné de cette réception, lui dis-je en sentant l’amertume intérieure que me dévoilait ce dernier mot.
Quoique je fusse trop inexpert des choses mondaines pour comprendre la cause du sentiment qu’éprouvait monsieur de Chessel, je fus néanmoins frappé de l’expression par laquelle il le trahissait. Mon hôte avait l’infirmité de s’appeler Durand, et se donnait le ridicule de renier le nom de son père, illustre fabricant, qui pendant la Révolution avait fait une immense fortune. Sa femme était l’unique héritière des Chessel, vieille famille parlementaire, bourgeoise sous Henri IV, comme celle de la plupart des magistrats parisiens. En ambitieux de haute portée, monsieur de Chessel voulut tuer son Durand originel pour arriver aux destinées qu’il rêvait. Il s’appela d’abord Durand de Chessel, puis D. de Chessel ; il était alors monsieur de Chessel. Sous la Restauration, il établit un majorat au titre de comte, en vertu de lettres octroyées par Louis XVIII. Ses enfants recueilleront les fruits de son courage sans en connaître la grandeur. Un mot de certain prince caustique a souvent pesé sur sa tête. — Monsieur de Chessel se montre généralement peu en Durant, dit-il. Cette phrase a long-temps régalé la Touraine. Les parvenus sont comme les singes desquels ils ont l’adresse : on les voit en hauteur, on admire leur agilité pendant l’escalade ; mais, arrivés à la cime, on n’aperçoit plus que leurs côtés honteux. L’envers de mon hôte s’est composé de petitesses grossies par l’envie. La pairie et lui sont jusqu’à présent deux tangentes impossibles. Avoir une prétention et la justifier est l’impertinence de la force ; mais être au-dessous de ses prétentions avouées constitue un ridicule {p. 281} constant qui devient la pâture des petits esprits. Or, monsieur de Chessel n’a pas eu la marche rectiligne de l’homme fort : deux fois député, deux fois repoussé aux élections ; hier directeur-général, aujourd’hui rien, pas même préfet, ses succès ou ses défaites ont gâté son caractère et lui ont donné l’âpreté de l’ambitieux invalide. Quoique galant homme, homme spirituel, et capable de grandes choses, peut-être l’envie qui passionne l’existence en Touraine, où les naturels du pays emploient leur esprit à tout jalouser, lui fut-elle funeste dans les hautes sphères sociales où réussissent peu ces figures crispées par le succès d’autrui, ces lèvres boudeuses, rebelles au compliment et faciles à l’épigramme. En voulant moins, peut-être aurait-il obtenu davantage ; mais malheureusement il avait assez de supériorité pour vouloir marcher toujours debout. En ce moment monsieur de Chessel était au crépuscule de son ambition, le royalisme lui souriait. Peut-être affectait-il les grandes manières, mais il fut parfait pour moi. D’ailleurs il me plut par une raison bien simple, je trouvais chez lui le repos pour la première fois. L’intérêt, faible peut-être, qu’il me témoignait, me parut, à moi malheureux enfant rebuté, une image de l’amour paternel. Les soins de l’hospitalité contrastaient tant avec l’indifférence qui m’avait jusqu’alors accablé, que j’exprimais une reconnaissance enfantine de vivre sans chaînes et quasiment caressé. Aussi les maîtres de Frapesle sont-ils si bien mêlés à l’aurore de mon bonheur que ma pensée les confond dans les souvenirs où j’aime à revivre. Plus tard, et précisément dans l’affaire des lettres-patentes, j’eus le plaisir de rendre quelques services à mon hôte. Monsieur de Chessel jouissait de sa fortune avec un faste dont s’offensaient quelques-uns de ses voisins ; il pouvait renouveler ses beaux chevaux et ses élégantes voitures ; sa femme était recherchée dans sa toilette ; il recevait grandement ; son domestique était plus nombreux que ne le veulent les habitudes du pays, il tranchait du prince. La terre de Frapesle est immense. En présence de son voisin et devant tout ce luxe, le comte de Mortsauf, réduit au cabriolet de famille, qui en Touraine tient le milieu entre la patache et la chaise de poste, obligé par la médiocrité de sa fortune à faire valoir Clochegourde, fut donc Tourangeau jusqu’au jour où les faveurs royales rendirent à sa famille un éclat peut-être inespéré. Son accueil au cadet d’une famille ruinée dont l’écusson date des croisades lui servait à humilier la haute fortune, à rapetisser les bois, les guérets et les prairies {p. 282} de son voisin, qui n’était pas gentilhomme. Monsieur de Chessel avait bien compris le comte. Aussi se sont-ils toujours vus poliment, mais sans aucun de ces rapports journaliers, sans cette agréable intimité qui aurait dû s’établir entre Clochegourde et Frapesle, deux domaines séparés par l’Indre, et d’où chacune des châtelaines pouvait, de sa fenêtre, faire un signe à l’autre.
La jalousie n’était pas la seule raison de la solitude où vivait le comte de Mortsauf. Sa première éducation fut celle de la plupart des enfants de grande famille, une incomplète et superficielle instruction à laquelle suppléaient les enseignements du monde, les usages de la cour, l’exercice des grandes charges de la couronne ou des places éminentes. Monsieur de Mortsauf avait émigré précisément à l’époque où commençait sa seconde éducation, elle lui manqua. Il fut de ceux qui crurent au prompt rétablissement de la monarchie en France ; dans cette persuasion, son exil avait été la plus déplorable des oisivetés. Quand se dispersa l’armée de Condé, où son courage le fit inscrire parmi les plus dévoués, il s’attendit à bientôt revenir sous le drapeau blanc, et ne chercha pas, comme quelques émigrés, à se créer une vie industrieuse. Peut-être aussi n’eut-il pas la force d’abdiquer son nom, pour gagner son pain dans les sueurs d’un travail méprisé. Ses espérances toujours appointées au lendemain, et peut-être aussi l’honneur, l’empêchèrent de se mettre au service des puissances étrangères. La souffrance mina son courage. De longues courses entreprises à pied sans nourriture suffisante, sur des espoirs toujours déçus, altérèrent sa santé, découragèrent son âme. Par degrés son dénûment devint extrême. Si pour beaucoup d’hommes la misère est un tonique, il en est d’autres pour qui elle est un dissolvant, et le comte fut de ceux-ci. En pensant à ce pauvre gentilhomme de Touraine allant et couchant par les chemins de la Hongrie, partageant un quartier de mouton avec les bergers du prince Esterhazy, auxquels le voyageur demandait le pain que le gentilhomme n’aurait pas accepté du maître, et qu’il refusa maintes fois des mains ennemies de la France, je n’ai jamais senti dans mon cœur de fiel pour l’émigré, même quand je le vis ridicule dans le triomphe. Les cheveux blancs de monsieur de Mortsauf m’avaient dit d’épouvantables douleurs, et je sympathise trop avec les exilés pour pouvoir les juger. La gaieté française et tourangelle succomba chez le comte ; il devint morose, tomba malade, et fut soigné par charité dans je ne sais quel hospice allemand. Sa maladie était une {p. 283} inflammation du mésentère, cas souvent mortel, mais dont la guérison entraîne des changements d’humeur, et cause presque toujours l’hypocondrie. Ses amours, ensevelis dans le plus profond de son âme, et que moi seul ai découverts, furent des amours de bas étage, qui n’attaquèrent pas seulement sa vie, ils en ruinèrent encore l’avenir. Après douze ans de misères, il tourna les yeux vers la France où le décret de Napoléon lui permit de rentrer. Quand en passant le Rhin le piéton souffrant aperçut le clocher de Strasbourg par une belle soirée, il défaillit. — « La France ! France ! » Je criai : « Voilà la France ! » me dit-il, comme un enfant crie : « Ma mère ! quand il est blessé ». Riche avant de naître, il se trouvait pauvre ; fait pour commander un régiment ou gouverner l’État, il était sans autorité, sans avenir ; né sain et robuste, il revenait infirme et tout usé. Sans instruction au milieu d’un pays où les hommes et les choses avaient grandi, nécessairement sans influence possible, il se vit dépouillé de tout, même de ses forces corporelles et morales. Son manque de fortune lui rendit son nom pesant. Ses opinions inébranlables, ses antécédents à l’armée de Condé, ses chagrins, ses souvenirs, sa santé perdue, lui donnèrent une susceptibilité de nature à être peu ménagée en France, le pays des railleries. À demi mourant, il atteignit le Maine, où, par un hasard dû peut-être à la guerre civile, le gouvernement révolutionnaire avait oublié de faire vendre une ferme considérable en étendue, et que son fermier lui conservait en laissant croire qu’il en était le propriétaire. Quand la famille de Lenoncourt, qui habitait Givry, château situé près de cette ferme, sut l’arrivée du comte de Mortsauf, le duc de Lenoncourt6 alla lui proposer de demeurer à Givry pendant le temps nécessaire pour s’arranger une habitation. La famille Lenoncourt fut noblement généreuse envers le comte, qui se répara là durant plusieurs mois de séjour, et fit des efforts pour cacher ses douleurs pendant cette première halte. Les Lenoncourt avaient perdu leurs immenses biens. Par le nom, monsieur de Mortsauf était un parti sortable pour leur fille. Loin de s’opposer à son mariage avec un homme âgé de trente-cinq ans, maladif et vieilli, mademoiselle de Lenoncourt en parut heureuse. Un mariage lui acquérait le droit de vivre avec sa tante, la duchesse de Verneuil, sœur du prince de Blamont-Chauvry, qui pour elle était une mère d’adoption.
Amie intime de la duchesse de Bourbon, madame de Verneuil {p. 284} faisait partie d’une société sainte dont l’âme était monsieur Saint-Martin, né en Touraine, et surnommé le Philosophe inconnu. Les disciples de ce philosophe pratiquaient les vertus conseillées par les hautes spéculations de l’illuminisme mystique. Cette doctrine donne la clef des mondes divins, explique l’existence par des transformations où l’homme s’achemine à de sublimes destinées, libère le devoir de sa dégradation légale, applique aux peines de la vie la douceur inaltérable du quaker, et ordonne le mépris de la souffrance en inspirant je ne sais quoi de maternel pour l’ange que nous portons au ciel. C’est le stoïcisme ayant un avenir. La prière active et l’amour pur sont les éléments de cette foi qui sort du catholicisme de l’Église romaine pour rentrer dans le christianisme de l’Église primitive. Mademoiselle de Lenoncourt resta néanmoins au sein de l’Église apostolique, à laquelle sa tante fut toujours également fidèle. Rudement éprouvée par les tourmentes révolutionnaires, la duchesse de Verneuil avait pris, dans les derniers jours de sa vie, une teinte de piété passionnée qui versa dans l’âme de son enfant chéri la lumière de l’amour céleste et l’huile de la joie intérieure, pour employer les expressions mêmes de Saint-Martin. La comtesse reçut plusieurs fois cet homme de paix et de vertueux savoir à Clochegourde après la mort de sa tante, chez laquelle il venait souvent. Saint-Martin surveilla de Clochegourde ses derniers livres imprimés à Tours chez Letourmy. Inspirée par la sagesse des vieilles femmes qui ont expérimenté les détroits orageux de la vie, madame de Verneuil donna Clochegourde à la jeune mariée, pour lui faire un chez-elle. Avec la grâce des vieillards qui est toujours parfaite quand ils sont gracieux, la duchesse abandonna tout à sa nièce, en se contentant d’une chambre au-dessus de celle qu’elle occupait auparavant et que prit la comtesse. Sa mort presque subite jeta des crêpes sur les joies de cette union, et imprima d’ineffaçables tristesses sur Clochegourde comme sur l’âme superstitieuse de la mariée. Les premiers jours de son établissement en Touraine furent pour la comtesse le seul temps non pas heureux, mais insoucieux de sa vie.
Après les traverses de son séjour à l’étranger, monsieur de Mortsauf, satisfait d’entrevoir un clément avenir, eut comme une convalescence d’âme ; il respira dans cette vallée les enivrantes odeurs d’une espérance fleurie. Forcé de songer à sa fortune, il se jeta dans les préparatifs de son entreprise agronomique et commença {p. 285} par goûter quelque joie ; mais la naissance de Jacques fut un coup de foudre qui ruina le présent et l’avenir : le médecin condamna le nouveau-né. Le comte cacha soigneusement cet arrêt à la mère ; puis, il consulta pour lui-même et reçut de désespérantes réponses que confirma la naissance de Madeleine. Ces deux événements, une sorte de certitude intérieure sur la fatale sentence, augmentèrent les dispositions maladives de l’émigré. Son nom à jamais éteint, une jeune femme pure, irréprochable, malheureuse à ses côtés, vouée aux angoisses de la maternité, sans en avoir les plaisirs ; cet humus de son ancienne vie d’où germaient de nouvelles souffrances lui tomba sur le cœur, et paracheva sa destruction. La comtesse devina le passé par le présent et lut dans l’avenir. Quoique rien ne soit plus difficile que de rendre heureux un homme qui se sent fautif, la comtesse tenta cette entreprise digne d’un ange. En un jour, elle devint stoïque. Après être descendue dans l’abîme d’où elle put voir encore le ciel, elle se voua, pour un seul homme, à la mission qu’embrasse la sœur de charité pour tous ; et afin de le réconcilier avec lui-même, elle lui pardonna ce qu’il ne se pardonnait pas. Le comte devint avare, elle accepta les privations imposées ; il avait la crainte d’être trompé, comme l’ont tous ceux qui n’ont connu la vie du monde que pour en rapporter des répugnances, elle resta dans la solitude et se plia sans murmure à ses défiances ; elle employa les ruses de la femme à lui faire vouloir ce qui était bien, il se croyait ainsi des idées et goûtait chez lui les plaisirs de la supériorité qu’il n’aurait eue nulle part. Puis, après s’être avancée dans la voie du mariage, elle se résolut à ne jamais sortir de Clochegourde, en reconnaissant chez le comte une âme hystérique dont les écarts pouvaient, dans un pays de malice et de commérage, nuire à ses enfants. Aussi, personne ne soupçonnait-il l’incapacité réelle de monsieur de Mortsauf, elle avait paré ses ruines d’un épais manteau de lierre. Le caractère variable, non pas mécontent, mais mal content du comte, rencontra donc chez sa femme une terre douce et facile où il s’étendit en y sentant ses secrètes douleurs amollies par la fraîcheur des baumes.
Cet historique est la plus simple expression des discours arrachés à monsieur de Chessel par un secret dépit. Sa connaissance du monde lui avait fait entrevoir quelques-uns des mystères ensevelis à Clochegourde. Mais si, par sa sublime attitude, madame de Mortsauf trompait le monde, elle ne put tromper les sens intelligents de {p. 286} l’amour. Quand je me trouvai dans ma petite chambre, la prescience de la vérité me fit bondir dans mon lit, je ne supportai pas d’être à Frapesle lorsque je pouvais voir les fenêtres de sa chambre ; je m’habillai, descendis à pas de loup, et sortis du château par la porte d’une tour où se trouvait un escalier en colimaçon. Le froid de la nuit me rasséréna. Je passai l’Indre sur le pont du moulin Rouge, et j’arrivai dans la bienheureuse toue en face de Clochegourde où brillait une lumière à la dernière fenêtre du côté d’Azay. Je retrouvai mes anciennes contemplations, mais paisibles, mais entremêlées par les roulades du chantre des nuits amoureuses, et par la note unique du rossignol des eaux. Il s’éveillait en moi des idées qui glissaient comme des fantômes en enlevant les crêpes qui jusqu’alors m’avaient dérobé mon bel avenir. L’âme et les sens étaient également charmés. Avec quelle violence mes désirs montèrent jusqu’à elle ! Combien de fois je me dis comme un insensé son refrain : — L’aurai-je ? Si durant les jours précédents l’univers s’était agrandi pour moi, dans une seule nuit il eut un centre. À elle, se rattachèrent mes vouloirs et mes ambitions, je souhaitai d’être tout pour elle, afin de refaire et de remplir son cœur déchiré. Belle fut cette nuit passée sous ses fenêtres, au milieu du murmure des eaux passant à travers les vannes des moulins, et entrecoupé par la voix des heures sonnées au clocher de Saché ! Pendant cette nuit baignée de lumière où cette fleur sidérale m’éclaira la vie, je lui fiançai mon âme avec la foi du pauvre chevalier castillan de qui nous nous moquons dans Cervantès, et par laquelle nous commençons l’amour. À la première lueur dans le ciel, au premier cri d’oiseau, je me sauvai dans le parc de Frapesle ; je ne fus aperçu par aucun homme de la campagne, personne ne soupçonna mon escapade, et je dormis jusqu’au moment où la cloche annonça le déjeuner. Malgré la chaleur, après le déjeuner, je descendis dans la prairie afin d’aller revoir l’Indre et ses îles, la vallée et ses coteaux dont je parus un admirateur passionné ; mais avec cette vélocité de pieds qui défie celle du cheval échappé, je retrouvai mon bateau, mes saules et mon Clochegourde. Tout y était silencieux et frémissant comme est la campagne à midi. Les feuillages immobiles se découpaient nettement sur le fond bleu du ciel ; les insectes qui vivent de lumière, demoiselles vertes, cantharides, volaient à leurs frênes, à leurs roseaux ; les troupeaux ruminaient à l’ombre, les terres rouges de la vigne brûlaient, et les couleuvres glissaient le long des talus. {p. 287} Quel changement dans ce paysage si frais et si coquet avant mon sommeil ! Tout à coup je sautai hors de la barque et remontai le chemin pour tourner autour de Clochegourde d’où je croyais avoir vu sortir le comte. Je ne me trompais point, il allait le long d’une haie, et gagnait sans doute une porte donnant sur le chemin d’Azay qui longe la rivière.
— Comment vous portez-vous ce matin, monsieur le comte ?
Il me regarda d’un air heureux, il ne s’entendait pas souvent nommer ainsi.
— Bien, dit-il, mais vous aimez donc la campagne, pour vous promener par cette chaleur ?
— Ne m’a-t-on pas envoyé ici pour vivre en plein air ?
— Hé ! bien, voulez-vous venir voir couper mes seigles ?
— Mais volontiers, lui dis-je. Je suis, je vous l’avoue, d’une ignorance incroyable. Je ne distingue pas le seigle du blé, ni le peuplier du tremble ; je ne sais rien des cultures, ni des différentes manières d’exploiter une terre.
— Hé ! bien, venez, dit-il joyeusement en revenant sur ses pas. Entrez par la petite porte d’en haut.
Il remonta le long de sa haie en dedans, moi en dehors.
— Vous n’apprendriez rien chez monsieur de Chessel, me dit-il, il est trop grand seigneur pour s’occuper d’autre chose que de recevoir les comptes de son régisseur.
Il me montra donc ses cours et ses bâtiments, les jardins d’agrément, les vergers et les potagers. Enfin, il me mena vers cette longue allée d’acacias et de vernis du Japon, bordée par la rivière, où j’aperçus à l’autre bout, sur un banc, madame de Mortsauf occupée avec ses deux enfants. [ill.] Une femme est bien belle sous ces menus feuillages tremblants et découpés ! Surprise peut-être de mon naïf empressement, elle ne se dérangea pas, sachant bien que nous irions à elle. Le comte me fit admirer la vue de la vallée, qui, de là, présente un aspect tout différent de ceux qu’elle avait déroulés selon les hauteurs où nous avions passé. Là, vous eussiez dit d’un petit coin de la Suisse. La prairie, sillonnée par les ruisseaux qui se jettent dans l’Indre, se découvre dans sa longueur, et se perd en lointains vaporeux. Du côté de Montbazon, l’œil aperçoit une immense étendue verte, et sur tous les autres points se trouve arrêté par des collines, par des masses d’arbres, par des rochers. Nous allongeâmes le pas pour aller saluer madame de {p. 288} Mortsauf, qui laissa tomber tout à coup le livre où lisait Madeleine, et prit sur ses genoux Jacques en proie à une toux convulsive.
— Hé ! bien, qu’y a-t-il ? s’écria le comte en devenant blême.
— Il a mal à la gorge, répondit la mère qui semblait ne pas me voir, ce ne sera rien.
Elle lui tenait à la fois la tête et le dos, et de ses yeux sortaient deux rayons qui versaient la vie à cette pauvre faible créature.
— Vous êtes d’une incroyable imprudence, reprit le comte avec aigreur, vous l’exposez au froid de la rivière et l’asseyez sur un banc de pierre.
— Mais, mon père, le banc brûle, s’écria Madeleine.
— Ils étouffaient là-haut, dit la comtesse.
— Les femmes veulent toujours avoir raison ! dit-il en me regardant.
Pour éviter de l’approuver ou de l’improuver par mon regard, je contemplais Jacques qui se plaignait de souffrir dans la gorge, et que sa mère emporta. Avant de nous quitter, elle put entendre son mari.
— Quand on a fait des enfants si mal portants, on devrait savoir les soigner ! dit-il.
Paroles profondément injustes ; mais son amour-propre le poussait à se justifier aux dépens de sa femme. La comtesse volait en montant les rampes et les perrons. Je la vis disparaissant par la porte-fenêtre. Monsieur de Mortsauf s’était assis sur le banc, la tête inclinée, songeur ; ma situation devenait intolérable, il ne me regardait ni ne me parlait. Adieu cette promenade pendant laquelle je comptais me mettre si bien dans son esprit. Je ne me souviens pas d’avoir passé dans ma vie un quart d’heure plus horrible que celui-là. Je suais à grosses gouttes, me disant : M’en irai-je ? ne m’en irai-je pas ? Combien de pensées tristes s’élevèrent en lui pour lui faire oublier d’aller savoir comment se trouvait Jacques ! Il se leva brusquement et vint auprès de moi. Nous nous retournâmes pour regarder la riante vallée.
— Nous remettrons à un autre jour notre promenade, monsieur le comte, lui dis-je alors avec douceur.
— Sortons ! répondit-il. Je suis malheureusement habitué à voir souvent de semblables crises, moi qui donnerais ma vie sans aucun regret pour conserver celle de cet enfant.
{p. 289} — Jacques va mieux, il dort, mon ami, dit la voix d’or. Madame de Mortsauf se montra soudain au bout de l’allée, elle arriva sans fiel, sans amertume, et me rendit mon salut. Je vois avec plaisir, me dit-elle, que vous aimez Clochegourde.
— Voulez-vous, ma chère, que je monte à cheval et que j’aille chercher monsieur Deslandes ? lui dit-il en témoignant le désir de se faire pardonner son injustice.
— Ne vous tourmentez point, dit-elle, Jacques n’a pas dormi cette nuit, voilà tout. Cet enfant est très-nerveux, il a fait un vilain rêve, et j’ai passé tout le temps à lui conter des histoires pour le rendormir. Sa toux est purement nerveuse, je l’ai calmée avec une pastille de gomme, et le sommeil l’a gagné.
— Pauvre femme ! dit-il en lui prenant la main dans les siennes et lui jetant un regard mouillé, je n’en savais rien.
— À quoi bon vous inquiéter pour des riens ? allez à vos seigles. Vous savez ! Si vous n’êtes pas là, les métayers laisseront les glaneuses étrangères au bourg entrer dans le champ avant que les gerbes n’en soient enlevées.
— Je vais faire mon premier cours d’agriculture, madame, lui dis-je.
— Vous êtes à bonne école, répondit-elle en montrant le comte de qui la bouche se contracta pour exprimer ce sourire de contentement que l’on nomme familièrement faire la bouche en cœur.
Deux mois après seulement, je sus qu’elle avait passé cette nuit en d’horribles anxiétés, elle avait craint que son fils n’eût le croup. Et moi, j’étais dans ce bateau, mollement bercé par des pensées d’amour, imaginant que de sa fenêtre, elle me verrait adorant la lueur de cette bougie qui éclairait alors son front labouré par de mortelles alarmes. Le croup régnait à Tours, et y faisait d’affreux ravages. Quand nous fûmes à la porte, le comte me dit d’une voix émue : — Madame de Mortsauf est un ange ! Ce mot me fit chanceler. Je ne connaissais encore que superficiellement cette famille, et le remords si naturel dont est saisie une âme jeune en pareille occasion, me cria : « De quel droit troublerais-tu cette paix profonde ? »
Heureux de rencontrer pour auditeur un jeune homme sur lequel il pouvait remporter de faciles triomphes, le comte me parla de l’avenir que le retour des Bourbons préparait à la France. {p. 290} Nous eûmes une conversation vagabonde dans laquelle j’entendis de vrais enfantillages qui me surprirent étrangement. Il ignorait des faits d’une évidence géométrique ; il avait peur des gens instruits ; les supériorités, il les niait ; il se moquait, peut-être avec raison, des progrès ; enfin je reconnus en lui une grande quantité de fibres douloureuses qui obligeaient à prendre tant de précautions pour ne le point blesser, qu’une conversation suivie devenait un travail d’esprit. Quand j’eus pour ainsi dire palpé ses défauts, je m’y pliai avec autant de souplesse qu’en mettait la comtesse à les caresser. À une autre époque de ma vie, je l’eusse indubitablement froissé ; mais, timide comme un enfant, croyant ne rien savoir, ou croyant que les hommes faits savaient tout, je m’ébahissais des merveilles obtenues à Clochegourde par ce patient agriculteur. J’écoutais ses plans avec admiration. Enfin, flatterie involontaire qui me valut la bienveillance du vieux gentilhomme, j’enviais cette jolie terre, sa position, ce paradis terrestre en le mettant bien au-dessus de Frapesle.
— Frapesle, lui dis-je, est une massive argenterie, mais Clochegourde est un écrin7 de pierres précieuses !
Phrase qu’il répéta souvent depuis en citant l’auteur.
— Hé ! bien, avant que nous y vinssions, c’était une désolation, disait-il.
J’étais tout oreilles quand il me parlait de ses semis, de ses pépinières. Neuf aux travaux de la campagne, je l’accablais de questions sur les prix des choses, sur les moyens d’exploitation, et il me parut heureux d’avoir à m’apprendre tant de détails.
— Que vous enseigne-t-on donc ? me demandait-il avec étonnement.
Dès cette première journée, le comte dit à sa femme en rentrant : — Monsieur Félix est un charmant jeune homme !
Le soir, j’écrivis à ma mère de m’envoyer des habillements et du linge, en lui annonçant que je restais à Frapesle. Ignorant la grande révolution qui s’accomplissait alors, et ne comprenant pas l’influence qu’elle devait exercer sur mes destinées, je croyais retourner à Paris pour y achever mon Droit et l’École ne reprenait ses cours que dans les premiers jours du mois de novembre, j’avais donc deux mois et demi devant moi.
Pendant les premiers moments de mon séjour, je tentai de m’unir intimement au comte, et ce fut un temps d’impressions cruelles. {p. 291} Je découvris en cet homme une irascibilité sans cause, une promptitude d’action dans un cas désespéré, qui m’effrayèrent. Il se rencontrait en lui des retours soudains du gentilhomme si valeureux à l’armée de Condé, quelques éclairs paraboliques de ces volontés qui peuvent, au jour des circonstances graves, trouer la politique à la manière des bombes, et qui, par les hasards de la droiture et du courage, font d’un homme condamné à vivre dans sa gentilhommière un d’Elbée, un Bonchamp, un Charette. Devant certaines suppositions, son nez se contractait, son front s’éclairait, et ses yeux lançaient une foudre aussitôt amollie. J’avais peur qu’en surprenant le langage de mes yeux, monsieur de Mortsauf ne me tuât sans réflexion. À cette époque, j’étais exclusivement tendre. La volonté, qui modifie si étrangement les hommes, commençait seulement à poindre en moi. Mes excessifs désirs m’avaient communiqué ces rapides ébranlements de la sensibilité qui ressemblent aux secousses de la peur. La lutte ne me faisait pas trembler, mais je ne voulais pas perdre la vie sans avoir goûté le bonheur d’un amour partagé. Les difficultés et mes désirs grandissaient sur deux lignes parallèles. Comment parler de mes sentiments ? J’étais en proie à de navrantes perplexités. J’attendais un hasard, j’observais, je me familiarisais avec les enfants de qui je me fis aimer, je tâchais de m’identifier aux choses de la maison. Insensiblement le comte se contint moins avec moi. Je connus donc ses soudains changements d’humeur, ses profondes tristesses sans motif, ses soulèvements brusques, ses plaintes amères et cassantes, sa froideur haineuse, ses mouvements de folie réprimés, ses gémissements d’enfant, ses cris d’homme au désespoir, ses colères imprévues. La nature morale se distingue de la nature physique en ceci, que rien n’y est absolu : l’intensité des effets est en raison de la portée des caractères, ou des idées que nous groupons autour d’un fait. Mon maintien à Clochegourde, l’avenir de ma vie, dépendaient de cette volonté fantasque. Je ne saurais vous exprimer quelles angoisses pressaient mon âme, alors aussi facile à s’épanouir qu’à se contracter, quand en entrant, je me disais : Comment va-t-il me recevoir ? Quelle anxiété de cœur me brisait alors que tout à coup un orage s’amassait sur ce front neigeux ! C’était un qui-vive continuel. Je tombai donc sous le despotisme de cet homme. Mes souffrances me firent deviner celles de madame de Mortsauf. Nous commençâmes à échanger des regards d’intelligence, mes larmes coulaient quelquefois quand elle retenait les {p. 292} siennes. La comtesse et moi, nous nous éprouvâmes ainsi par la douleur. Combien de découvertes n’ai-je pas faites durant ces quarante premiers jours pleins d’amertumes réelles, de joies tacites, d’espérances tantôt abîmées, tantôt surnageant ! Un soir je la trouvai religieusement pensive devant un coucher de soleil qui rougissait si voluptueusement les cimes en laissant voir la vallée comme un lit, qu’il était impossible de ne pas écouter la voix de cet éternel Cantique des Cantiques par lequel la nature convie ses créatures à l’amour. La jeune fille reprenait-elle des illusions envolées ? la femme souffrait-elle de quelque comparaison secrète ? Je crus voir dans sa pose un abandon profitable aux premiers aveux, et lui dis : — Il est des journées difficiles !
— Vous avez lu dans mon âme, me dit-elle, mais comment ?
— Nous nous touchons par tant de points ! répondis-je. N’appartenons-nous pas au petit nombre de créatures privilégiées pour la douleur et pour le plaisir, de qui les qualités sensibles vibrent toutes à l’unisson en produisant de grands retentissements intérieurs, et dont la nature nerveuse est en harmonie constante avec le principe des choses ! Mettez-les dans un milieu où tout est dissonance, ces personnes souffrent horriblement, comme aussi leur plaisir va jusqu’à l’exaltation quand elles rencontrent les idées, les sensations ou les êtres qui leur sont sympathiques. Mais il est pour nous un troisième état dont les malheurs ne sont connus que des âmes affectées par la même maladie, et chez lesquelles se rencontrent de fraternelles compréhensions. Il peut nous arriver de n’être impressionnés ni en bien ni en mal. Un orgue expressif doué de mouvement s’exerce alors en nous dans le vide, se passionne sans objet, rend des sons sans produire de mélodie, jette des accents qui se perdent dans le silence ! espèce de contradiction terrible d’une âme qui se révolte contre l’inutilité du néant. Jeux accablants dans lesquels notre puissance s’échappe tout entière sans aliment, comme le sang par une blessure inconnue. La sensibilité coule à torrents, il en résulte d’horribles affaiblissements, d’indicibles mélancolies pour lesquelles le confessionnal n’a pas d’oreilles. N’ai-je pas exprimé nos communes douleurs ?
Elle tressaillit, et, sans cesser de regarder le couchant, elle me répondit : — Comment si jeune savez-vous ces choses ? Avez-vous donc été femme ?
{p. 293} — Ah ! lui répondis-je d’une voix émue, mon enfance a été comme une longue maladie.
— J’entends tousser Madeleine, me dit-elle en me quittant avec précipitation.
La comtesse me vit assidu chez elle sans en prendre de l’ombrage, par deux raisons. D’abord elle était pure comme un enfant, et sa pensée ne se jetait dans aucun écart. Puis j’amusais le comte, je fus une pâture à ce lion sans ongles et sans crinière. Enfin, j’avais fini par trouver une raison de venir qui nous parut plausible à tous. Je ne savais pas le trictrac, monsieur de Mortsauf me proposa de me l’enseigner, j’acceptai. Dans le moment où se fit notre accord, la comtesse ne put s’empêcher de m’adresser un regard de compassion qui voulait dire : « Mais vous vous jetez dans la gueule du loup ! » Si je n’y compris rien d’abord, le troisième jour je sus à quoi je m’étais engagé. Ma patience que rien ne lasse, ce fruit de mon enfance, se mûrit pendant ce temps d’épreuves. Ce fut un bonheur pour le comte que de se livrer à de cruelles railleries quand je ne mettais pas en pratique le principe ou la règle qu’il m’avait expliqué ; si je réfléchissais, il se plaignait de l’ennui que cause un jeu lent ; si je jouais vite, il se fâchait d’être pressé ; si je faisais des écoles, il me disait, en en profitant, que je me dépêchais trop. Ce fut une tyrannie de magister, un despotisme de férule dont je ne puis vous donner une idée qu’en me comparant à Épictète tombé sous le joug d’un enfant méchant. Quand nous jouâmes de l’argent, ses gains constants lui causèrent des joies déshonorantes, mesquines. Un mot de sa femme me consolait de tout, et le rendait promptement au sentiment de la politesse et des convenances. Bientôt je tombai dans les brasiers d’un supplice imprévu. À ce métier, mon argent s’en alla. Quoique le comte restât toujours entre sa femme et moi jusqu’au moment où je les quittais, quelquefois fort tard, j’avais toujours l’espérance de trouver un moment où je me glisserais dans son cœur ; mais pour obtenir cette heure attendue avec la douloureuse patience du chasseur, ne fallait-il pas continuer ces taquines parties où mon âme était constamment déchirée, et qui emportaient tout mon argent ! Combien de fois déjà n’étions-nous pas demeurés silencieux, occupés à regarder un effet de soleil dans la prairie, des nuées dans un ciel gris, les collines vaporeuses, ou les tremblements de la lune dans les pierreries de la rivière, sans nous dire autre chose que : — La nuit est belle !
{p. 294} — La nuit est femme, madame.
— Quelle tranquillité !
— Oui, l’on ne peut pas être tout à fait malheureux ici.
À cette réponse elle revenait à sa tapisserie. J’avais fini par entendre en elle des remuements d’entrailles causés par une affection qui voulait sa place. Sans argent, adieu les soirées. J’avais écrit à ma mère de m’en envoyer ; ma mère me gronda, et ne m’en donna pas pour huit jours. À qui donc en demander ? Et il s’agissait de ma vie ! Je retrouvais donc, au sein de mon premier grand bonheur, les souffrances qui m’avaient assailli partout ; mais à Paris, au collége, à la pension, j’y avais échappé par une pensive abstinence, mon malheur avait été négatif ; à Frapesle il devint actif ; je connus alors l’envie du vol, ces crimes rêvés, ces épouvantables rages qui sillonnent l’âme et que nous devons étouffer sous peine de perdre notre propre estime. Les souvenirs des cruelles méditations, des angoisses que m’imposa la parcimonie de ma mère, m’ont inspiré pour les jeunes gens la sainte indulgence de ceux qui, sans avoir failli, sont arrivés sur le bord de l’abîme comme pour en mesurer la profondeur. Quoique ma probité, nourrie de sueurs froides, se soit fortifiée en ces moments où la vie s’entr’ouvre et laisse voir l’aride gravier de son lit, toutes les fois que la terrible justice humaine a tiré son glaive sur le cou d’un homme, je me suis dit : Les lois pénales ont été faites par des gens qui n’ont pas connu le malheur. En cette extrémité, je découvris, dans la bibliothèque de monsieur de Chessel, le traité du trictrac, et l’étudiai ; puis mon hôte voulut bien me donner quelques leçons ; moins durement mené, je pus faire des progrès, appliquer les règles et les calculs que j’appris par cœur. En peu de jours je fus en état de dompter mon maître ; mais quand je le gagnai, son humeur devint exécrable ; ses yeux étincelèrent comme ceux des tigres, sa figure se crispa, ses sourcils jouèrent comme je n’ai vu jouer les sourcils de personne. Ses plaintes furent celles d’un enfant gâté. Parfois il jetait les dés, se mettait en fureur, trépignait, mordait son cornet et me disait des injures. Ces violences eurent un terme. Quand j’eus acquis un jeu supérieur, je conduisis la bataille à mon gré ; je m’arrangeai pour qu’à la fin tout fût à peu près égal, en le laissant gagner durant la première moitié de la partie, et rétablissant l’équilibre pendant la seconde moitié. La fin du monde aurait moins surpris le comte que la rapide supériorité de son écolier ; mais il ne {p. 295} la reconnut jamais. Le dénoûment constant de nos parties fut une pâture nouvelle dont son esprit s’empara.
— Décidément, disait-il, ma pauvre tête se fatigue. Vous gagnez toujours vers la fin de la partie, parce qu’alors j’ai perdu mes moyens.
La comtesse, qui savait le jeu, s’aperçut de mon manége dès la première fois, et devina d’immenses témoignages d’affection. Ces détails ne peuvent être appréciés que par ceux à qui les horribles difficultés du trictrac sont connues. Que ne disait pas cette petite chose ! Mais l’amour, comme le Dieu de Bossuet, met au-dessus des plus riches victoires le verre d’eau du pauvre, l’effort du soldat qui périt ignoré. La comtesse me jeta l’un de ces remercîments muets qui brisent un cœur jeune : elle m’accorda le regard qu’elle réservait à ses enfants ! Depuis cette bienheureuse soirée, elle me regarda toujours en me parlant. Je ne saurais expliquer dans quel état je fus en m’en allant. Mon âme avait absorbé mon corps, je ne pesais pas, je ne marchais point, je volais. Je sentais en moi-même ce regard, il m’avait inondé de lumière, comme son adieu, monsieur ! avait fait retentir en mon âme les harmonies que contient l’Ô filii, ô filiæ ! de la résurrection paschale. Je naissais à une nouvelle vie. J’étais donc quelque chose pour elle ! Je m’endormis en des langes de pourpre. Des flammes passèrent devant mes yeux fermés en se poursuivant dans les ténèbres comme les jolis vermisseaux de feu qui courent les uns après les autres sur les cendres du papier brûlé. Dans mes rêves, sa voix devint je ne sais quoi de palpable, une atmosphère qui m’enveloppa de lumière et de parfums, une mélodie qui me caressa l’esprit. Le lendemain, son accueil exprima la plénitude des sentiments octroyés, et je fus dès lors initié dans les secrets de sa voix. Ce jour devait être un des plus marquants de ma vie. Après le dîner, nous nous promenâmes sur les hauteurs, nous allâmes dans une lande où rien ne pouvait venir, le sol en était pierreux, desséché, sans terre végétale ; néanmoins il s’y trouvait quelques chênes et des buissons pleins de sinelles ; mais, au lieu d’herbes, s’étendait un tapis de mousses fauves, crépues, allumées par les rayons du soleil couchant, et sur lequel les pieds glissaient. Je tenais Madeleine par la main pour la soutenir, et madame de Mortsauf donnait le bras à Jacques. Le comte, qui allait en avant, se retourna, frappa la terre avec sa canne, et me dit avec un accent horrible : — Voilà ma vie ! Oh ! mais avant de {p. 296} vous avoir connue, reprit-il en jetant un regard d’excuse sur sa femme. Réparation tardive, la comtesse avait pâli. Quelle femme n’aurait pas chancelé comme elle en recevant ce coup ?
— Quelles délicieuses odeurs arrivent ici, et les beaux effets de lumière ! m’écriai-je ; je voudrais bien avoir à moi cette lande, j’y trouverais peut-être des trésors en la sondant ; mais la plus certaine richesse serait votre voisinage. Qui d’ailleurs ne payerait pas cher une vue si harmonieuse à l’œil, et cette rivière serpentine où l’âme se baigne entre les frênes et les aulnes. Voyez la différence des goûts ? Pour vous, ce coin de terre est une lande ; pour moi, c’est un paradis.
Elle me remercia par un regard.
— Églogue ! fit-il d’un ton amer, ici n’est pas la vie d’un homme qui porte votre nom. Puis il s’interrompit et dit : — Entendez-vous les cloches d’Azay ? J’entends positivement sonner des cloches.
Madame de Mortsauf me regarda d’un air effrayé, Madeleine me serra la main.
— Voulez-vous que nous rentrions faire un trictrac ? lui dis-je, le bruit des dés vous empêchera d’entendre celui des cloches.
Nous revînmes à Clochegourde en parlant à bâtons rompus. Le comte se plaignait de douleurs vives sans les préciser. Quand nous fûmes au salon, il y eut entre nous tous une indéfinissable incertitude. Le comte était plongé dans un fauteuil, absorbé dans une contemplation respectée par sa femme, qui se connaissait aux symptômes de la maladie et savait en prévoir les accès. J’imitai son silence. Si elle ne me pria point de m’en aller, peut-être crut-elle que la partie de trictrac égaierait le comte et dissiperait ces fatales susceptibilités nerveuses dont les éclats la tuaient. Rien n’était plus difficile que de faire faire au comte cette partie de trictrac, dont il avait toujours grande envie. Semblable à une petite maîtresse, il voulait être prié, forcé, pour ne pas avoir l’air d’être obligé, peut-être par cela même qu’il en était ainsi. Si, par suite d’une conversation intéressante, j’oubliais pour un moment mes salamalek, il devenait maussade, âpre, blessant, et s’irritait de la conversation en contredisant tout. Averti par sa mauvaise humeur, je lui proposais une partie ; alors il coquetait : « D’abord il était trop tard, disait-il, puis je ne m’en souciais pas. » Enfin des simagrées désordonnées, comme chez les femmes qui finissent par vous faire ignorer leurs véritables désirs. Je m’humiliais, je le suppliais de m’entretenir {p. 297} dans une science si facile à oublier faute d’exercice. Cette fois j’eus besoin d’une gaieté folle pour le décider à jouer. Il se plaignait d’étourdissements qui l’empêcheraient de calculer, il avait le crâne serré comme dans un étau, il entendait des sifflements, il étouffait et poussait des soupirs énormes. Enfin il consentit à s’attabler. Madame de Mortsauf nous quitta pour coucher ses enfants et faire dire les prières à sa maison. Tout alla bien pendant son absence, je m’arrangeai pour que monsieur de Mortsauf gagnât, et son bonheur le dérida brusquement. Le passage subit d’une tristesse qui lui arrachait de sinistres prédictions sur lui-même, à cette joie d’homme ivre, à ce rire fou et presque sans raison, m’inquiéta, me glaça. Je ne l’avais jamais vu dans un accès si franchement accusé. Notre connaissance intime avait porté ses fruits, il ne se gênait plus avec moi. Chaque jour il essayait de m’envelopper dans sa tyrannie, d’assurer une nouvelle pâture à son humeur, car il semble vraiment que les maladies morales soient des créatures qui ont leurs appétits, leurs instincts, et veulent augmenter l’espace de leur empire comme un propriétaire veut augmenter son domaine. La comtesse descendit, et vint près du trictrac pour mieux éclairer sa tapisserie, mais elle se mit à son métier dans une appréhension mal déguisée. Un coup funeste, et que je ne pus empêcher, changea la face du comte : de gaie, elle devint sombre ; de pourpre, elle devint jaune, ses yeux vacillèrent. Puis arriva un dernier malheur que je ne pouvais ni prévoir ni réparer. Monsieur de Mortsauf amena pour lui-même un dé foudroyant qui décida sa ruine. Aussitôt il se leva, jeta la table sur moi, la lampe à terre, frappa du poing sur la console, et sauta par le salon, je ne saurais dire qu’il marcha. Le torrent d’injures, d’imprécations, d’apostrophes, de phrases incohérentes qui sortit de sa bouche, aurait fait croire à quelque antique possession, comme au Moyen Âge. Jugez de mon attitude !
— Allez dans le jardin, me dit-elle en me pressant la main.
Je sortis sans que le comte s’aperçût de ma disparition. De la terrasse où je me rendis à pas lents, j’entendis les éclats de sa voix et ses gémissements qui partaient de sa chambre contiguë à la salle à manger. À travers la tempête, j’entendis aussi la voix de l’ange qui, par intervalles, s’élevait comme un chant de rossignol au moment où la pluie va cesser. Je me promenais sous les acacias par la plus belle nuit du mois d’août finissant, en attendant que la comtesse m’y rejoignît. Elle allait venir, son geste me l’avait promis. {p. 298} Depuis quelques jours une explication flottait entre nous, et semblait devoir éclater au premier mot qui ferait jaillir la source trop pleine en nos âmes. Quelle honte retardait l’heure de notre parfaite entente ? Peut-être aimait-elle autant que je l’aimais ce tressaillement semblable aux émotions de la peur, qui meurtrit la sensibilité, pendant ces moments où l’on retient sa vie près de déborder, où l’on hésite à dévoiler son intérieur, en obéissant à la pudeur qui agite les jeunes filles avant qu’elles ne se montrent à l’époux aimé. Nous avions agrandi nous-mêmes par nos pensées accumulées cette première confidence devenue nécessaire. Une heure se passa. J’étais assis sur la balustrade en briques, quand le retentissement de son pas mêlé au bruit onduleux de la robe flottante anima l’air calme du soir. C’est des sensations auxquelles le cœur ne suffit pas.
— Monsieur de Mortsauf est maintenant endormi, me dit-elle. Quand il est ainsi, je lui donne une tasse d’eau dans laquelle on a fait infuser quelques têtes de pavots, et les crises sont assez éloignées pour que ce remède si simple ait toujours la même vertu. Monsieur, me dit-elle en changeant de ton et prenant sa plus persuasive inflexion de voix, un hasard malheureux vous a livré des secrets jusqu’ici soigneusement gardés, promettez-moi d’ensevelir dans votre cœur le souvenir de cette scène. Faites-le pour moi, je vous en prie. Je ne vous demande pas de serment, dites-moi le oui de l’homme d’honneur, je serai contente.
— Ai-je donc besoin de prononcer ce oui ? lui dis-je. Ne nous sommes-nous jamais compris ?
— Ne jugez point défavorablement monsieur de Mortsauf en voyant les effets de longues souffrances endurées pendant l’émigration, reprit-elle. Demain il ignorera complétement les choses qu’il aura dites, et vous le trouverez excellent et affectueux.
— Cessez, madame, lui répondis-je, de vouloir justifier le comte, je ferai tout ce que vous voudrez. Je me jetterais à l’instant dans l’Indre, si je pouvais ainsi renouveler monsieur de Mortsauf et vous rendre à une vie heureuse. La seule chose que je ne puisse refaire est mon opinion, rien n’est plus fortement tissu en moi. Je vous donnerais ma vie, je ne puis vous donner ma conscience ; je puis ne pas l’écouter, mais puis-je l’empêcher de parler ? or, dans mon opinion, monsieur de Mortsauf est…
— Je vous entends, dit-elle, en m’interrompant avec une brusquerie insolite, vous avez raison. Le comte est nerveux comme une {p. 299} petite maîtresse, reprit-elle pour adoucir l’idée de la folie en adoucissant le mot, mais il n’est ainsi que par intervalles, une fois au plus par année, lors des grandes chaleurs. Combien de maux a causés l’émigration ! Combien de belles existences perdues ! Il eût été, j’en suis certaine, un grand homme de guerre, l’honneur de son pays.
— Je le sais, lui dis-je en l’interrompant à mon tour, et lui faisant comprendre qu’il était inutile de me tromper.
Elle s’arrêta, posa l’une de ses mains sur son front, et me dit : — Qui vous a donc ainsi produit dans notre intérieur ? Dieu veut-il m’envoyer un secours, une vive amitié qui me soutienne ? reprit-elle en appuyant sa main sur la mienne avec force, car vous êtes bon, généreux… Elle leva les yeux vers le ciel, comme pour invoquer un visible témoignage qui lui confirmât ses secrètes espérances, et les reporta sur moi. Électrisé par ce regard qui jetait une âme dans la mienne, j’eus, selon la jurisprudence mondaine, un manque de tact ; mais, chez certaines âmes, n’est-ce pas souvent précipitation généreuse au-devant d’un danger, envie de prévenir un choc, crainte d’un malheur qui n’arrive pas, et plus souvent encore n’est-ce pas l’interrogation brusque faite à un cœur, un coup donné pour savoir s’il résonne à l’unisson ? Plusieurs pensées s’élevèrent en moi comme des lueurs, et me conseillèrent de laver la tache qui souillait ma candeur, au moment où je prévoyais une complète initiation.
— Avant d’aller plus loin, lui dis-je d’une voix altérée par des palpitations facilement entendues dans le profond silence où nous étions, permettez-moi de purifier un souvenir du passé ?
— Taisez-vous, me dit-elle vivement en me mettant sur les lèvres un doigt qu’elle ôta aussitôt. Elle me regarda fièrement comme une femme trop haut située pour que l’injure puisse l’atteindre, et me dit d’une voix troublée : — Je sais de quoi vous voulez parler. Il s’agit du premier, du dernier, du seul outrage que j’aurai reçu ! Ne parlez jamais de ce bal. Si la chrétienne vous a pardonné, la femme souffre encore.
— Ne soyez pas plus impitoyable que ne l’est Dieu, lui dis-je en gardant entre mes cils les larmes qui me vinrent aux yeux.
— Je dois être plus sévère, je suis plus faible, répondit-elle.
— Mais, repris-je avec une manière de révolte enfantine, écoutez-moi, quand ce ne serait que pour la première, la dernière et la seule fois de votre vie.
{p. 300} — Eh ! bien, dit-elle, parlez ! Autrement, vous croiriez que je crains de vous entendre.
Sentant alors que ce moment était unique en notre vie, je lui dis avec cet accent qui commande l’attention, que les femmes au bal m’avaient été toutes indifférentes comme celles que j’avais aperçues jusqu’alors ; mais qu’en la voyant, moi de qui la vie était si studieuse, de qui l’âme était si peu hardie, j’avais été comme emporté par une frénésie qui ne pouvait être condamnée que par ceux qui ne l’avaient jamais éprouvée, que jamais cœur d’homme ne fut si bien empli du désir auquel ne résiste aucune créature et qui fait tout vaincre, même la mort…
— Et le mépris ? dit-elle en m’arrêtant.
— Vous m’avez donc méprisé ? lui demandai-je.
— Ne parlons plus de ces choses, dit-elle.
— Mais parlons-en ! lui répondis-je avec une exaltation causée par une douleur surhumaine. Il s’agit de tout moi-même, de ma vie inconnue, d’un secret que vous devez connaître ; autrement je mourrais de désespoir ! Ne s’agit-il pas aussi de vous, qui, sans le savoir, avez été la Dame aux mains de laquelle reluit la couronne promise aux vainqueurs du tournoi.
Je lui contai mon enfance et ma jeunesse, non comme je vous l’ai dite, en la jugeant à distance ; mais avec les paroles ardentes du jeune homme de qui les blessures saignaient encore. Ma voix retentit comme la hache des bûcherons dans une forêt. Devant elle tombèrent à grand bruit les années mortes, les longues douleurs qui les avaient hérissées de branches sans feuillages. Je lui peignis avec des mots enfiévrés une foule de détails terribles dont je vous ai fait grâce. J’étalai le trésor de mes vœux brillants, l’or vierge de mes désirs, tout un cœur brûlant conservé sous les glaces de ces Alpes entassées par un continuel hiver. Lorsque, courbé sous le poids de mes souffrances redites avec les charbons d’Isaïe, j’attendis un mot de cette femme qui m’écoutait la tête baissée, elle éclaira les ténèbres par un regard, elle anima les mondes terrestres et divins par un seul mot.
— Nous avons eu la même enfance ! dit-elle en me montrant un visage où reluisait l’auréole des martyrs. Après une pause où nos âmes se marièrent dans cette même pensée consolante : Je n’étais donc pas seul à souffrir ! la comtesse me dit de sa voix réservée pour parler à ses chers petits, comment elle avait eu le tort {p. 301} d’être une fille quand les fils étaient morts. Elle m’expliqua les différences que son état de fille sans cesse attachée aux flancs d’une mère mettait entre ses douleurs et celles d’un enfant jeté dans le monde des colléges. Ma solitude avait été comme un paradis, comparée au contact de la meule sous laquelle son âme fut sans cesse meurtrie, jusqu’au jour où sa véritable mère, sa bonne tante l’avait sauvée en l’arrachant à ce supplice dont elle me raconta les renaissantes douleurs. C’était les inexplicables pointilleries insupportables aux natures nerveuses qui ne reculent pas devant un coup de poignard et meurent sous l’épée de Damoclès : tantôt une expansion généreuse arrêtée par un ordre glacial, tantôt un baiser froidement reçu ; un silence imposé, reproché tour à tour ; des larmes dévorées qui lui restaient sur le cœur ; enfin les mille tyrannies du couvent, cachées aux yeux des étrangers sous les apparences d’une maternité glorieusement exaltée. Sa mère tirait vanité d’elle, et la vantait ; mais elle payait cher le lendemain ces flatteries nécessaires au triomphe de l’institutrice. Quand, à force d’obéissance et de douceur, elle croyait avoir vaincu le cœur de la mère, et qu’elle s’ouvrait à elle, le tyran reparaissait armé de ces confidences. Un espion n’eût pas été si lâche ni si traître. Tous ses plaisirs de jeune fille, ses fêtes lui avaient été chèrement vendues, car elle était grondée d’avoir été heureuse, comme elle l’eût été pour une faute. Jamais les enseignements de sa noble éducation ne lui avaient été donnés avec amour, mais avec une blessante ironie. Elle n’en voulait point à sa mère, elle se reprochait seulement de ressentir moins d’amour que de terreur pour elle. Peut-être, pensait cet ange, ces sévérités étaient-elles nécessaires ? ne l’avaient-elles pas préparée à sa vie actuelle ? En l’écoutant, il me semblait que la harpe de Job de laquelle j’avais tiré de sauvages accords, maintenant maniée par des doigts chrétiens, y répondait en chantant les litanies de la Vierge au pied de la croix.
— Nous vivions dans la même sphère avant de nous retrouver ici, vous partie de l’orient et moi de l’occident.
Elle agita la tête par un mouvement désespéré : — À vous l’orient, à moi l’occident, dit-elle. Vous vivrez heureux, je mourrai de douleur ! Les hommes font eux-mêmes les événements de leur vie, et la mienne est à jamais fixée. Aucune puissance ne peut briser cette lourde chaîne à laquelle la femme tient par un anneau d’or, emblème de la pureté des épouses.
{p. 302} Nous sentant alors jumeaux du même sein, elle ne conçut point que les confidences se fissent à demi entre frères abreuvés aux mêmes sources. Après le soupir naturel aux cœurs purs au moment où ils s’ouvrent, elle me raconta les premiers jours de son mariage, ses premières déceptions, tout le renouveau du malheur. Elle avait, comme moi, connu les petits faits, si grands pour les âmes dont la limpide substance est ébranlée tout entière au moindre choc, de même qu’une pierre jetée dans un lac en agite également la surface et la profondeur. En se mariant, elle possédait ses épargnes, ce peu d’or qui représente les heures joyeuses, les mille désirs du jeune âge ; en un jour de détresse, elle l’avait généreusement donné sans dire que c’était des souvenirs et non des pièces d’or ; jamais son mari ne lui en avait tenu compte, il ne se savait pas son débiteur ! En échange de ce trésor englouti dans les eaux dormantes de l’oubli, elle n’avait pas obtenu ce regard mouillé qui solde tout, qui pour les âmes généreuses est comme un éternel joyau dont les feux brillent aux jours difficiles. Comme elle avait marché de douleur en douleur ! Monsieur de Mortsauf oubliait de lui donner l’argent nécessaire à la maison ; il se réveillait d’un rêve quand, après avoir vaincu toutes ses timidités de femme, elle lui en demandait ; et jamais il ne lui avait une seule fois évité ces cruels serrements de cœur ! Quelle terreur vint la saisir au moment où la nature maladive de cet homme ruiné s’était dévoilée ! elle avait été brisée par le premier éclat de ses folles colères. Par combien de réflexions dures n’avait-elle point passé avant de regarder comme nul son mari, cette imposante figure qui domine l’existence d’une femme ! De quelles horribles calamités furent suivies ses deux couches ! Quel saisissement à l’aspect de deux enfants mort-nés ? Quel courage pour se dire : « Je leur soufflerai la vie ! je les enfanterai de nouveau tous les jours ? » Puis quel désespoir de sentir un obstacle dans le cœur et dans la main d’où les femmes tirent leurs secours ! Elle avait vu cet immense malheur déroulant ses savanes épineuses à chaque difficulté vaincue. À la montée de chaque rocher, elle avait aperçu de nouveaux déserts à franchir, jusqu’au jour où elle eut bien connu son mari, l’organisation de ses enfants, et le pays où elle devait vivre ; jusqu’au jour où, comme l’enfant arraché par Napoléon aux tendres soins du logis, elle eut habitué ses pieds à marcher dans la boue et dans la neige, accoutumé son front aux boulets, toute sa personne à la passive {p. 303} obéissance du soldat. Ces choses que je vous résume, elle me les dit alors dans leur ténébreuse étendue, avec leur cortège de faits désolants, de batailles conjugales perdues, d’essais infructueux.
— Enfin, me dit-elle en terminant, il faudrait demeurer ici quelques mois pour savoir combien de peines me coûtent les améliorations de Clochegourde, combien de patelineries fatigantes pour lui faire vouloir la chose la plus utile à ses intérêts ! Quelle malice d’enfant le saisit quand une chose due à mes conseils ne réussit pas tout d’abord ! Avec quelle joie il s’attribue le bien ! Quelle patience m’est nécessaire pour toujours entendre des plaintes quand je me tue à lui sarcler ses heures, à lui embaumer son air, à lui sabler, à lui fleurir les chemins qu’il a semés de pierres. Ma récompense est ce terrible refrain : « — Je vais mourir, la vie me pèse ! » S’il a le bonheur d’avoir du monde chez lui, tout s’efface, il est gracieux et poli. Pourquoi n’est-il pas ainsi pour sa famille ? Je ne sais comment expliquer ce manque de loyauté chez un homme parfois vraiment chevaleresque. Il est capable d’aller secrètement à franc étrier me chercher à Paris une parure comme il le fit dernièrement pour le bal de la ville. Avare pour sa maison, il serait prodigue pour moi, si je le voulais. Ce devrait être l’inverse : je n’ai besoin de rien, et sa maison est lourde. Dans le désir de lui rendre la vie heureuse, et sans songer que je serais mère, peut-être l’ai-je habitué à me prendre pour sa victime ; moi qui en usant de quelques cajoleries, le mènerais comme un enfant, si je pouvais m’abaisser à jouer un rôle qui me semble infâme ! Mais l’intérêt de la maison exige que je sois calme et sévère comme une statue de la Justice, et cependant, moi aussi, j’ai l’âme expansive et tendre !
— Pourquoi, lui dis-je, n’usez-vous pas de cette influence pour vous rendre maîtresse de lui, pour le gouverner ?
— S’il ne s’agissait que de moi seule, je ne saurais ni vaincre son silence obtus, opposé pendant des heures entières à des arguments justes, ni répondre à des observations sans logique, de véritables raisons d’enfant. Je n’ai de courage ni contre la faiblesse ni contre l’enfance ; elles peuvent me frapper sans que je leur résiste ; peut-être opposerais-je la force à la force, mais je suis sans énergie contre ceux que je plains. S’il fallait contraindre Madeleine à quelque chose pour la sauver je mourrais avec elle. La pitié détend toutes mes fibres et mollifie mes nerfs. Aussi les violentes secousses de ces dix années m’ont-elles abattue ; maintenant ma {p. 304} sensibilité si souvent attaquée est parfois sans consistance, rien ne la régénère ; parfois l’énergie, avec laquelle je supportais les orages, me manque. Oui, parfois je suis vaincue. Faute de repos et de bains de mer où je retremperais mes fibres, je périrai. Monsieur de Mortsauf m’aura tuée et il mourra de ma mort.
— Pourquoi ne quittez-vous pas Clochegourde pour quelques mois ? Pourquoi n’iriez-vous pas, accompagnée de vos enfants, au bord de la mer ?
— D’abord, monsieur de Mortsauf se croirait perdu si je m’éloignais. Quoiqu’il ne veuille pas croire à sa situation, il en a la conscience. Il se rencontre en lui l’homme et le malade, deux natures différentes dont les contradictions expliquent bien des bizarreries ! Puis, il aurait raison de trembler. Tout irait mal ici. Vous avez vu peut-être en moi la mère de famille occupée à protéger ses enfants contre le milan qui plane sur eux. Tâche écrasante, augmentée des soins exigés par monsieur de Mortsauf qui va toujours demandant : — Où est madame ? Ce n’est rien. Je suis aussi le précepteur de Jacques, la gouvernante de Madeleine. Ce n’est rien encore ! Je suis intendant et régisseur. Vous connaîtrez un jour la portée de mes paroles quand vous saurez que l’exploitation d’une terre est ici la plus fatigante des industries. Nous avons peu de revenus en argent, nos fermes sont cultivées à moitié, système qui veut une surveillance continuelle. Il faut vendre soi-même ses grains, ses bestiaux, ses récoltes de toute nature. Nous avons pour concurrents nos propres fermiers qui s’entendent au cabaret avec les consommateurs, et font les prix après avoir vendu les premiers. Je vous ennuierais si je vous expliquais les mille difficultés de notre agriculture. Quel que soit mon dévouement, je ne puis veiller à ce que nos colons n’amendent pas leurs propres terres avec nos fumiers ; je ne puis, ni aller voir si nos métiviers ne s’entendent pas avec eux lors du partage des récoltes, ni savoir le moment opportun pour la vente. Or, si vous venez à penser au peu de mémoire de monsieur de Mortsauf, aux peines que vous m’avez vue prendre pour l’obliger à s’occuper de ses affaires, vous comprendrez la lourdeur de mon fardeau, l’impossibilité de le déposer un moment. Si je m’absentais, nous serions ruinés. Personne ne l’écouterait ; la plupart du temps, ses ordres se contredisent ; d’ailleurs personne ne l’aime, il est trop grondeur, il fait trop l’absolu ; puis, comme tous les gens faibles, il écoute trop facilement ses inférieurs pour inspirer autour de lui l’affection {p. 305} qui unit les familles. Si je partais, aucun domestique ne resterait ici huit jours. Vous voyez bien que je suis attachée à Clochegourde comme ces bouquets de plomb le sont à nos toits. Je n’ai pas eu d’arrière-pensée avec vous, monsieur. Toute la contrée ignore les secrets de Clochegourde, et maintenant vous les savez. N’en dites rien que de bon et d’obligeant, et vous aurez mon estime, ma reconnaissance, ajouta-t-elle encore d’une voix adoucie. À ce prix, vous pouvez toujours revenir à Clochegourde, vous y trouverez des cœurs amis.
— Mais, dis-je, moi je n’ai jamais souffert ! Vous seule…
— Non ! reprit-elle en laissant échapper ce sourire des femmes résignées qui fendrait le granit, ne vous étonnez pas de cette confidence, elle vous montre la vie comme elle est, et non comme votre imagination vous l’a fait espérer. Nous avons tous nos défauts et nos qualités. Si j’eusse épousé quelque prodigue, il m’aurait ruinée. Si j’eusse été donnée à quelque jeune homme ardent et voluptueux, il aurait eu des succès, peut-être n’aurais-je pas su le conserver, il m’aurait abandonnée, je serais morte de jalousie. Je suis jalouse ! dit-elle avec un accent d’exaltation qui ressemblait au coup de tonnerre d’un orage qui passe. Hé ! bien, monsieur m’aime autant qu’il peut m’aimer ; tout ce que son cœur enferme d’affection, il le verse à mes pieds, comme la Madeleine a versé le reste de ses parfums aux pieds du Sauveur. Croyez-le ! une vie d’amour est une fatale exception à la loi terrestre ; toute fleur périt, les grandes joies ont un lendemain mauvais, quand elles ont un lendemain. La vie réelle est une vie d’angoisses : son image est dans cette ortie, venue au pied de la terrasse, et qui, sans soleil, demeure verte sur sa tige. Ici, comme dans les patries du nord, il est des sourires dans le ciel, rares il est vrai, mais qui paient bien des peines. Enfin les femmes qui sont exclusivement mères ne s’attachent-elles pas plus par les sacrifices que par les plaisirs ? Ici j’attire sur moi les orages que je vois prêts à fondre sur les gens ou sur mes enfants, et j’éprouve en les détournant je ne sais quel sentiment qui me donne une force secrète. La résignation de la veille a toujours préparé celle du lendemain. Dieu ne me laisse d’ailleurs point sans espoir. Si d’abord la santé de mes enfants m’a désespérée, aujourd’hui plus ils avancent dans la vie, mieux ils se portent. Après tout, notre demeure s’est embellie, la fortune se répare. Qui sait si la vieillesse de monsieur ne sera pas heureuse par moi ? Croyez-le ! l’être qui se présente {p. 306} devant le Grand Juge, une palme verte à la main, lui ramenant consolés ceux qui maudissaient la vie, cet être a converti ses douleurs en délices. Si mes souffrances servent au bonheur de la famille, est-ce bien des souffrances ?
— Oui, lui dis-je, mais elles étaient nécessaires comme le sont les miennes pour me faire apprécier les saveurs du fruit mûri dans nos roches ; maintenant peut-être le goûterons-nous ensemble, peut-être en admirerons-nous les prodiges ? ces torrents d’affection dont il inonde les âmes, cette sève qui ranime les feuilles jaunissantes. La vie ne pèse plus alors, elle n’est plus à nous. Mon Dieu ! ne m’entendez-vous pas ? repris-je en me servant du langage mystique auquel notre éducation religieuse nous avait habitués. Voyez par quelles voies nous avons marché l’un vers l’autre ? quel aimant nous a dirigés sur l’océan des eaux amères, vers la source d’eau douce, coulant au pied des monts sur un sable pailleté, entre deux rives vertes et fleuries ? N’avons-nous pas, comme les Mages, suivi la même étoile ? Nous voici devant la crèche d’où s’éveille un divin enfant qui lancera ses flèches au front des arbres nus, qui nous ranimera le monde par ses cris joyeux, qui par des plaisirs incessants donnera du goût à la vie, rendra aux nuits leur sommeil, aux jours leur allégresse. Qui donc a serré chaque année de nouveaux nœuds entre nous ? Ne sommes-nous pas plus que frère et sœur ? Ne déliez jamais ce que le ciel a réuni. Les souffrances dont vous parlez étaient le grain répandu à flots par la main du Semeur pour faire éclore la moisson déjà dorée par le plus beau des soleils. Voyez ! voyez ! N’irons-nous pas ensemble tout cueillir brin à brin ? Quelle force en moi, pour que j’ose vous parler ainsi ! Répondez-moi donc, ou je ne repasserai pas l’Indre.
— Vous m’avez évité le mot amour, dit-elle en m’interrompant d’une voix sévère ; mais vous avez parlé d’un sentiment que j’ignore et qui ne m’est point permis. Vous êtes un enfant, je vous pardonne encore, mais pour la dernière fois. Sachez-le, monsieur, mon cœur est comme enivré de maternité ! Je n’aime monsieur de Mortsauf ni par devoir social, ni par calcul de béatitudes éternelles à gagner ; mais par un irrésistible sentiment qui l’attache à toutes les fibres de mon cœur. Ai-je été violentée à mon mariage ? Il fut décidé par ma sympathie pour les infortunes. N’était-ce pas aux femmes à réparer les maux du temps, à consoler ceux qui coururent sur la brèche et revinrent blessés ? Que vous dirai-je ? j’ai ressenti {p. 307} je ne sais quel contentement égoïste en voyant que vous l’amusiez : n’est-ce pas la maternité pure ? Ma confession ne vous a-t-elle donc pas assez montré les trois enfants auxquels je ne dois jamais faillir, sur lesquels je dois faire pleuvoir une rosée réparatrice, et faire rayonner mon âme sans en laisser adultérer la moindre parcelle ? N’aigrissez pas le lait d’une mère ! Quoique l’épouse soit invulnérable en moi, ne me parlez donc plus ainsi. Si vous ne respectiez pas cette défense si simple, je vous en préviens, l’entrée de cette maison vous serait à jamais fermée. Je croyais à de pures amitiés, à des fraternités volontaires, plus certaines que ne le sont les fraternités imposées. Erreur ! Je voulais un ami qui ne fût pas un juge, un ami pour m’écouter en ces moments de faiblesse où la voix qui gronde est une voix meurtrière, un ami saint avec qui je n’eusse rien à craindre. La jeunesse est noble, sans mensonges, capable de sacrifices, désintéressée : en voyant votre persistance, j’ai cru, je l’avoue, à quelque dessein du ciel ; j’ai cru que j’aurais une âme qui serait à moi seule comme un prêtre est à tous, un cœur où je pourrais épancher mes douleurs quand elles surabondent, crier quand mes cris sont irrésistibles et m’étoufferaient si je continuais à les dévorer. Ainsi mon existence, si précieuse à ces enfants, aurait pu se prolonger jusqu’au jour où Jacques serait devenu homme. Mais n’est-ce pas être trop égoïste ? La Laure de Pétrarque peut-elle se recommencer ? Je me suis trompée, Dieu ne le veut pas. Il faudra mourir à mon poste, comme le soldat sans ami. Mon confesseur est rude, austère ; et… ma tante n’est plus !
Deux grosses larmes éclairées par un rayon de lune sortirent de ses yeux, roulèrent sur ses joues, en atteignirent le bas ; mais je tendis la main assez à temps pour les recevoir, et les bus avec une avidité pieuse qu’excitèrent ces paroles déjà signées par dix ans de larmes secrètes, de sensibilité dépensée, de soins constants, d’alarmes perpétuelles, l’héroïsme le plus élevé de votre sexe ! Elle me regarda d’un air doucement stupide.
— Voici, lui dis-je, la première, la sainte communion de l’amour. Oui, je viens de participer à vos douleurs, de m’unir à votre âme, comme nous nous unissons au Christ en buvant sa divine substance. Aimer sans espoir est encore un bonheur. Ah ! quelle femme sur la terre pourrait me causer une joie aussi grande que celle d’avoir aspiré ces larmes ! J’accepte ce contrat qui doit se {p. 308} résoudre en souffrances pour moi. Je me donne à vous sans arrière-pensée, et serai ce que vous voudrez que je sois.
Elle m’arrêta par un geste, et me dit de sa voix profonde : — Je consens à ce pacte, si vous voulez ne jamais presser les liens qui nous attacheront.
— Oui, lui dis-je, mais moins vous m’accorderez, plus certainement dois-je posséder.
— Vous commencez par une méfiance, répondit-elle en exprimant la mélancolie du doute.
— Non, mais par une jouissance pure. Écoutez ! je voudrais de vous un nom qui ne fût à personne, comme doit être le sentiment que nous nous vouons.
— C’est beaucoup, dit-elle, mais je suis moins petite que vous ne le croyez. Monsieur de Mortsauf m’appelle Blanche. Une seule personne au monde, celle que j’ai le plus aimée, mon adorable tante, me nommait Henriette. Je redeviendrai donc Henriette pour vous.
Je lui pris la main et la baisai. Elle me l’abandonna dans cette confiance qui rend la femme si supérieure à nous, confiance qui nous accable. Elle s’appuya sur la balustrade en briques et regarda l’Indre.
— N’avez-vous pas tort, mon ami, dit-elle, d’aller du premier bond au bout de la carrière ? Vous avez épuisé, par votre première aspiration, une coupe offerte avec candeur. Mais un vrai sentiment ne se partage pas, il doit être entier, ou il n’est pas. Monsieur de Mortsauf, me dit-elle après un moment de silence, est par-dessus tout loyal et fier. Peut-être seriez-vous tenté, pour moi, d’oublier ce qu’il a dit ; s’il n’en sait rien, moi demain je l’en instruirai. Soyez quelque temps sans vous montrer à Clochegourde, il vous en estimera davantage. Dimanche prochain, au sortir de l’église, il ira lui-même à vous ; je le connais, il effacera ses torts ; et vous aimera de l’avoir traité comme un homme responsable de ses actions et de ses paroles.
— Cinq jours sans vous voir, sans vous entendre !
— Ne mettez jamais cette chaleur aux paroles que vous me direz, dit-elle.
Nous fîmes deux fois le tour de la terrasse en silence. Puis elle {p. 309} me dit d’un ton de commandement qui me prouvait qu’elle prenait possession de mon âme : — Il est tard, séparons-nous.
Je voulais lui baiser la main, elle hésita, me la rendit, et me dit d’une voix de prière : — Ne la prenez que lorsque je vous la donnerai, laissez-moi mon libre arbitre, sans quoi je serais une chose à vous, et cela ne doit pas être.
— Adieu, lui dis-je.
Je sortis par la petite porte d’en bas qu’elle m’ouvrit. Au moment où elle l’allait fermer, elle la rouvrit, me tendit sa main en me disant : — En vérité, vous avez été bien bon ce soir, vous avez consolé tout mon avenir ; prenez, mon ami, prenez !
Je baisai sa main à plusieurs reprises ; et quand je levai les yeux, je vis des larmes dans les siens. Elle remonta sur la terrasse, et me regarda encore un moment à travers la prairie. Quand je fus dans le chemin de Frapesle, je vis encore sa robe blanche éclairée par la lune ; puis, quelques instants après, une lumière illumina sa chambre.
— Ô mon Henriette ! me dis-je, à toi l’amour le plus pur qui jamais aura brillé sur cette terre !
Je regagnai Frapesle en me retournant à chaque pas. Je sentais en moi je ne sais quel contentement ineffable. Une brillante carrière s’ouvrait enfin au dévouement dont est gros tout jeune cœur, et qui chez moi fut si long-temps une force inerte ! Semblable au prêtre qui, par un seul pas, s’est avancé dans une vie nouvelle, j’étais consacré, voué. Un simple oui, madame ! m’avait engagé à garder pour moi seul en mon cœur un amour irrésistible, à ne jamais abuser de l’amitié pour amener à petits pas cette femme dans l’amour. Tous les sentiments nobles réveillés faisaient entendre en moi-même leurs voix confuses. Avant de me retrouver à l’étroit dans une chambre, je voulus voluptueusement rester sous l’azur ensemencé d’étoiles, entendre encore en moi-même ces chants de ramier blessé, les tons simples de cette confidence ingénue, rassembler dans l’air les effluves de cette âme qui toutes devaient venir à moi. Combien elle me parut grande, cette femme, avec son oubli profond du moi, sa religion pour les êtres blessés, faibles ou souffrants, avec son dévouement allégé des chaînes légales ! Elle était là, sereine sur son bûcher de sainte et de martyre ! J’admirais sa figure qui m’apparut au milieu des ténèbres, quand soudain je crus deviner un sens à ses paroles, une {p. 310} mystérieuse signifiance qui me la rendit complétement sublime. Peut-être voulait-elle que je fusse pour elle ce qu’elle était pour son petit monde ? Peut-être voulait-elle tirer de moi sa force et sa consolation, me mettant ainsi dans sa sphère, sur sa ligne ou plus haut ? Les astres, disent quelques hardis constructeurs des mondes, se communiquent ainsi le mouvement et la lumière. Cette pensée m’éleva soudain à des hauteurs éthérées. Je me retrouvai dans le ciel de mes anciens songes, et je m’expliquai les peines de mon enfance par le bonheur immense où je nageais.
Génies éteints dans les larmes, cœurs méconnus, saintes Clarisse Harlowe ignorées, enfants désavoués, proscrits innocents, vous tous qui êtes entrés dans la vie par ses déserts, vous qui partout avez trouvé les visages froids, les cœurs fermés, les oreilles closes, ne vous plaignez jamais ! vous seuls pouvez connaître l’infini de la joie au moment où pour vous un cœur s’ouvre, une oreille vous écoute, un regard vous répond. Un seul jour efface les mauvais jours. Les douleurs, les méditations, les désespoirs, les mélancolies passées et non pas oubliées sont autant de liens par lesquels l’âme s’attache à l’âme confidente. Belle de nos désirs réprimés, une femme hérite alors des soupirs et des amours perdus, elle nous restitue agrandies toutes les affections trompées, elle explique les chagrins antérieurs comme la soulte exigée par le destin pour les éternelles félicités qu’elle donne au jour des fiançailles de l’âme. Les anges seuls disent le nom nouveau dont il faudrait nommer ce saint amour, de même que vous seuls, chers martyrs, saurez bien ce que madame de Mortsauf était soudain devenue pour moi, pauvre, seul !
Cette scène s’était passée un mardi, j’attendis jusqu’au dimanche sans passer l’Indre dans mes promenades. Pendant ces cinq jours, de grands événements arrivèrent à Clochegourde. Le comte reçut le brevet de maréchal-de-camp, la croix de Saint-Louis, et une pension de quatre mille francs. Le duc de Lenoncourt-Givry, nommé pair de France, recouvra deux forêts, reprit son service à la cour, et sa femme rentra dans ses biens non vendus qui avaient fait partie du domaine de la couronne impériale. La comtesse de Mortsauf devenait ainsi l’une des plus riches héritières du Maine. Sa mère était venue lui apporter cent mille francs économisés sur les revenus de Givry, le montant de sa dot qui n’avait point été payée, et dont le comte ne parlait jamais, malgré sa détresse. Dans les choses de la vie extérieure, la conduite de cet homme attestait {p. 311} le plus fier de tous les désintéressements. En joignant à cette somme ses économies, le comte pouvait acheter deux domaines voisins qui valaient environ neuf mille livres de rente. Son fils devant succéder à la pairie de son grand-père, il pensa tout à coup à lui constituer un majorat qui se composerait de la fortune territoriale des deux familles sans nuire à Madeleine, à laquelle la faveur du duc de Lenoncourt ferait sans doute faire un beau mariage. Ces arrangements et ce bonheur jetèrent quelque baume sur les plaies de l’émigré. La duchesse de Lenoncourt à Clochegourde fut un événement dans le pays. Je songeais douloureusement que cette femme était une grande dame, et j’aperçus alors dans sa fille l’esprit de caste que couvrait à mes yeux la noblesse de ses sentiments. Qu’étais-je, moi pauvre, sans autre avenir que mon courage et mes facultés ? Je ne pensais aux conséquences de la Restauration, ni pour moi, ni pour les autres. Le dimanche, de la chapelle réservée où j’étais à l’église avec monsieur, madame de Chessel et l’abbé de Quélus, je lançais des regards avides sur une autre chapelle latérale où se trouvaient la duchesse et sa fille, le comte et les enfants. Le chapeau de paille qui me cachait mon idole ne vacilla pas, et cet oubli de moi sembla m’attacher plus vivement que tout le passé. Cette grande Henriette de Lenoncourt, qui maintenant était ma chère Henriette, et de qui je voulais fleurir la vie, priait avec ardeur ; la foi communiquait à son attitude je ne sais quoi d’abîmé, de prosterné, une pose de statue religieuse, qui me pénétra.
Suivant l’habitude des cures de village, les vêpres devaient se dire quelque temps après la messe. Au sortir de l’église, madame de Chessel proposa naturellement à ses voisins de passer les deux heures d’attente à Frapesle, au lieu de traverser deux fois l’Indre et la prairie par la chaleur. L’offre fut agréée. Monsieur de Chessel donna le bras à la duchesse, madame de Chessel accepta celui du comte, je présentai le mien à la comtesse, et je sentis pour la première fois ce beau bras frais à mes flancs. Pendant le retour de la paroisse à Frapesle, trajet qui se faisait à travers les bois de Saché où la lumière filtrée dans les feuillages produisait, sur le sable des allées, ces jolis jours qui ressemblent à des soieries peintes, j’eus des sensations d’orgueil et des idées qui me causèrent de violentes palpitations.
— Qu’avez-vous ? me dit-elle après quelques pas faits dans {p. 312} un silence que je n’osais rompre. Votre cœur bat trop vite ?…
— J’ai appris des événements heureux pour vous, lui dis-je, et comme ceux qui aiment bien, j’ai des craintes vagues. Vos grandeurs ne nuiront-elles point à vos amitiés ?
— Moi ! dit-elle, fi ! Encore une idée semblable, et je ne vous mépriserais pas, je vous aurais oublié pour toujours.
Je la regardai, en proie à une ivresse qui dut être communicative.
— Nous profitons du bénéfice de lois que nous n’avons ni provoquées ni demandées, mais nous ne serons ni mendiants ni avides ; et d’ailleurs vous savez bien, reprit-elle, que ni moi ni monsieur de Mortsauf nous ne pouvons sortir de Clochegourde. Par mon conseil, il a refusé le commandement auquel il avait droit dans la Maison Rouge. Il nous suffit que mon père ait sa charge ! Notre modestie forcée, dit-elle en souriant avec amertume, a déjà bien servi notre enfant. Le roi, près duquel mon père est de service, a dit fort gracieusement qu’il reporterait sur Jacques la faveur dont nous ne voulions pas. L’éducation de Jacques, à laquelle il faut songer, est maintenant l’objet d’une grave discussion ; il va représenter deux maisons, les Lenoncourt et les Mortsauf. Je ne puis avoir d’ambition que pour lui, voici donc mes inquiétudes augmentées. Non-seulement Jacques doit vivre, mais il doit encore devenir digne de son nom, deux obligations qui se contrarient. Jusqu’à présent j’ai pu suffire à son éducation en mesurant les travaux à ses forces, mais d’abord où trouver un précepteur qui me convienne ? puis, plus tard, quel ami me le conservera dans cet horrible Paris où tout est piége pour l’âme et danger pour le corps ? Mon ami, me dit-elle d’une voix émue, à voir votre front et vos yeux, qui ne devinerait en vous l’un de ces oiseaux qui doivent habiter les hauteurs ? prenez votre élan, soyez un jour le parrain de notre cher enfant. Allez à Paris. Si votre frère et votre père ne vous secondent point, notre famille, ma mère surtout, qui a le génie des affaires, sera certes très-influente ; profitez de notre crédit ! vous ne manquerez alors ni d’appui, ni de secours dans la carrière que vous choisirez ! mettez donc le superflu de vos forces dans une noble ambition…
— Je vous entends, lui dis-je en l’interrompant, mon ambition deviendra ma maîtresse. Je n’ai pas besoin de ceci pour être tout à vous. Non, je ne veux pas être récompensé de ma sagesse ici par {p. 313} des faveurs là-bas. J’irai, je grandirai seul, par moi-même. J’accepterais tout de vous ; des autres, je ne veux rien.
— Enfantillage ! dit-elle en murmurant mais en retenant mal un sourire de contentement.
— D’ailleurs, je me suis voué, lui dis-je. En méditant notre situation, j’ai pensé à m’attacher à vous par des liens qui ne puissent jamais se dénouer.
Elle eut un léger tremblement et s’arrêta pour me regarder.
— Que voulez-vous dire ? fit-elle en laissant aller les deux couples qui nous précédaient et gardant ses enfants près d’elle.
— Hé ! bien, répondis-je, dites-moi franchement comment vous voulez que je vous aime.
— Aimez-moi comme m’aimait ma tante, de qui je vous ai donné les droits en vous autorisant à m’appeler du nom qu’elle avait choisi pour elle parmi les miens.
— J’aimerai donc sans espérance, avec un dévouement complet. Hé ! bien, oui, je ferai pour vous ce que l’homme fait pour Dieu. Ne l’avez-vous pas demandé ? Je vais entrer dans un séminaire, j’en sortirai prêtre, et j’élèverai Jacques. Votre Jacques, ce sera comme un autre moi : conceptions politiques, pensée, énergie, patience, je lui donnerai tout. Ainsi, je demeurerai près de vous, sans que mon amour, pris dans la religion comme une image d’argent dans du cristal, puisse être suspecté. Vous n’avez à craindre aucune de ces ardeurs immodérées qui saisissent un homme et par lesquelles une fois déjà je me suis laissé vaincre. Je me consumerai dans la flamme, et vous aimerai d’un amour purifié.
Elle pâlit, et dit à mots pressés : — Félix, ne vous engagez pas en des liens qui, un jour, seraient un obstacle à votre bonheur. Je mourrais de chagrin d’avoir été la cause de ce suicide. Enfant, un désespoir d’amour est-il donc une vocation ? Attendez les épreuves de la vie pour juger de la vie ; je le veux, je l’ordonne. Ne vous mariez ni avec l’Église ni avec une femme, ne vous mariez d’aucune manière, je vous le défends. Restez libre. Vous avez vingt et un ans. À peine savez-vous ce que vous réserve l’avenir. Mon Dieu ! vous aurais-je mal jugé ? Cependant j’ai cru que deux mois suffisaient à connaître certaines âmes.
— Quel espoir avez-vous ? lui dis-je en jetant des éclairs par les yeux.
— Mon ami, acceptez mon aide, élevez-vous, faites fortune, et {p. 314} vous saurez quel est mon espoir. Enfin, dit-elle en paraissant laisser échapper un secret, ne quittez jamais la main de Madeleine que vous tenez en ce moment.
Elle s’était penchée à mon oreille pour me dire ces paroles qui prouvaient combien elle était occupée de mon avenir.
— Madeleine ? lui dis-je, jamais !
Ces deux mots nous rejetèrent dans un silence plein d’agitations. Nos âmes étaient en proie à ces bouleversements qui les sillonnent de manière à y laisser d’éternelles empreintes. Nous étions en vue d’une porte en bois par laquelle on entrait dans le parc de Frapesle, et dont il me semble encore voir les deux pilastres ruinés, couverts de plantes grimpantes et de mousses, d’herbes et de ronces. Tout à coup une idée, celle de la mort du comte, passa comme une flèche dans ma cervelle, et je lui dis : — Je vous comprends.
— C’est bien heureux, répondit-elle d’un ton qui me fit voir que je lui supposais une pensée qu’elle n’aurait jamais.
Sa pureté m’arracha une larme d’admiration que l’égoïsme de la passion rendit bien amère. En faisant un retour sur moi, je songeai qu’elle ne m’aimait pas assez pour souhaiter sa liberté. Tant que l’amour recule devant un crime, il nous semble avoir des bornes, et l’amour doit être infini. J’eus une horrible contraction de cœur.
— Elle ne m’aime pas, pensais-je.
Pour ne pas laisser lire dans mon âme, j’embrassai Madeleine sur ses cheveux.
— J’ai peur de votre mère, dis-je à la comtesse pour reprendre l’entretien.
— Et moi aussi, répondit-elle en faisant un geste plein d’enfantillage, mais n’oubliez pas de toujours la nommer madame la duchesse et de lui parler à la troisième personne. La jeunesse actuelle a perdu l’habitude de ces formes polies, reprenez-les ? faites cela pour moi. D’ailleurs, il est de si bon goût de respecter les femmes, quel que soit leur âge, et de reconnaître les distinctions sociales sans les mettre en question. Les honneurs que vous rendez aux supériorités établies ne sont-ils pas la garantie de ceux qui vous sont dus ? Tout est solidaire dans la Société. Le cardinal de la Rovère et Raphaël d’Urbin étaient autrefois deux puissances également révérées. Vous avez sucé dans vos lycées le lait de la Révolution, et vos idées politiques peuvent s’en ressentir, mais en avançant dans {p. 315} la vie, vous apprendrez combien les principes de liberté mal définis sont impuissants à créer le bonheur des peuples. Avant de songer, en ma qualité de Lenoncourt, à ce qu’est ou ce que doit être une aristocratie, mon bon sens de paysanne me dit que les Sociétés n’existent que par la hiérarchie. Vous êtes dans un moment de la vie où il faut choisir bien ! Soyez de votre parti. Surtout, ajouta-t-elle en riant, quand il triomphe.
Je fus vivement touché par ces paroles où la profondeur politique se cachait sous la chaleur de l’affection, alliance qui donne aux femmes un si grand pouvoir de séduction ; elles savent toutes prêter aux raisonnements les plus aigus les formes du sentiment. Il semblait que, dans son désir de justifier les actions du comte, Henriette eût prévu les réflexions qui devaient sourdre en mon âme au moment où je vis, pour la première fois, les effets de la courtisanerie. Monsieur de Mortsauf, roi dans son castel, entouré de son auréole historique, avait pris à mes yeux des proportions grandioses, et j’avoue que je fus singulièrement étonné de la distance qu’il mit entre la duchesse et lui, par des manières au moins obséquieuses. L’esclave a sa vanité, il ne veut obéir qu’au plus grand des despotes ; je me sentais comme humilié de voir l’abaissement de celui qui me faisait trembler en dominant tout mon amour. Ce mouvement intérieur me fit comprendre le supplice des femmes de qui l’âme généreuse est accouplée à celle d’un homme de qui elles enterrent journellement les lâchetés. Le respect est une barrière qui protége également le grand et le petit, chacun de son côté peut se regarder en face. Je fus respectueux avec la duchesse, à cause de ma jeunesse ; mais là où les autres voyaient une duchesse, je vis la mère de mon Henriette et mis une sorte de sainteté dans mes hommages. Nous entrâmes dans la grande cour de Frapesle, où nous trouvâmes la compagnie. Le comte de Mortsauf me présenta fort gracieusement à la duchesse, qui m’examina d’un air froid et réservé. Madame de Lenoncourt était alors une femme de cinquante-six ans, parfaitement conservée et qui avait de grandes manières. En voyant ses yeux d’un bleu dur, ses tempes rayées, son visage maigre et macéré, sa taille imposante et droite, ses mouvements rares, sa blancheur fauve qui se revoyait si éclatante dans sa fille, je reconnus la race froide d’où procédait ma mère, aussi promptement qu’un minéralogiste reconnaît le fer de Suède. Son langage était celui de la vieille cour, elle prononçait les oit en ait et disait frait pour froid, porteux au lieu de {p. 316} porteurs. Je ne fus ni courtisan, ni gourmé ; je me conduisis si bien, qu’en allant à vêpres la comtesse me dit à l’oreille : — Vous êtes parfait !
Le comte vint à moi, me prit par la main et me dit : — Nous ne sommes pas fâchés, Félix ? Si j’ai eu quelques vivacités, vous les pardonnerez à votre vieux camarade. Nous allons rester ici probablement à dîner, et nous vous inviterons pour jeudi, la veille du départ de la duchesse. Je vais à Tours y terminer quelques affaires. Ne négligez pas Clochegourde. Ma belle-mère est une connaissance que je vous engage à cultiver. Son salon donnera le ton au faubourg Saint-Germain. Elle a les traditions de la grande compagnie, elle possède une immense instruction, connaît le blason du premier comme du dernier gentilhomme en Europe.
Le bon goût du comte, peut-être les conseils de son génie domestique, se montrèrent dans les circonstances nouvelles où le mettait le triomphe de sa cause. Il n’eut ni arrogance ni blessante politesse, il fut sans emphase, et la duchesse fut sans airs protecteurs. Monsieur et madame de Chessel acceptèrent avec reconnaissance le dîner du jeudi suivant. Je plus à la duchesse, et ses regards m’apprirent qu’elle examinait en moi un homme de qui sa fille lui avait parlé. Quand nous revînmes de vêpres, elle me questionna sur ma famille et me demanda si le Vandenesse occupé déjà dans la diplomatie était mon parent. — Il est mon frère, lui dis-je. Elle devint alors affectueuse à demi. Elle m’apprit que ma grand’tante, la vieille marquise de Listomère, était une Grandlieu. Ses manières furent polies comme l’avaient été celles de monsieur de Mortsauf le jour où il me vit pour la première fois. Son regard perdit cette expression de hauteur par laquelle les princes de la terre vous font mesurer la distance qui se trouve entre eux et vous. Je ne savais presque rien de ma famille. La duchesse m’apprit que mon grand-oncle, vieil abbé que je ne connaissais même pas de nom, faisait partie du conseil privé, mon frère avait reçu de l’avancement ; enfin, par un article de la Charte que je ne connaissais pas encore, mon père redevenait marquis de Vandenesse.
— Je ne suis qu’une chose, le serf de Clochegourde, dis-je tout bas à la comtesse.
Le coup de baguette de la Restauration s’accomplissait avec une rapidité qui stupéfiait les enfants élevés sous le régime impérial. Cette révolution ne fut rien pour moi. La moindre parole, le plus simple geste de madame de Mortsauf étaient les seuls événements {p. 317} auxquels j’attachais de l’importance. J’ignorais ce qu’était le conseil privé ; je ne connaissais rien à la politique ni aux choses du monde ; je n’avais d’autre ambition que celle d’aimer Henriette, mieux que Pétrarque n’aimait Laure. Cette insouciance me fit prendre pour un enfant par la duchesse. Il vint beaucoup de monde à Frapesle, nous y fûmes trente personnes à dîner. Quel enivrement pour un jeune homme de voir la femme qu’il aime être la plus belle entre toutes, devenir l’objet de regards passionnés, et de se savoir seul à recevoir la lueur de ses yeux chastement réservée ; de connaître assez toutes les nuances de sa voix pour trouver dans sa parole, en apparence légère ou moqueuse, les preuves d’une pensée constante, même quand on se sent au cœur une jalousie dévorante contre les distractions du monde. Le comte, heureux des attentions dont il se vit l’objet, fut presque jeune ; sa femme en espéra quelque changement d’humeur ; moi je riais avec Madeleine qui, semblable aux enfants chez lesquels le corps succombe sous les étreintes de l’âme, me faisait rire par des observations étonnantes et pleines d’un esprit moqueur sans malignité, mais qui n’épargnait personne. Ce fut une belle journée. Un mot, un espoir né le matin avait rendu la nature lumineuse ; et me voyant si joyeux, Henriette était joyeuse.
— Ce bonheur à travers sa vie grise et nuageuse lui sembla bien bon, me dit-elle le lendemain.
Le lendemain je passai naturellement la journée à Clochegourde ; j’en avais été banni pendant cinq jours, j’avais soif de ma vie. Le comte était parti dès six heures pour aller faire dresser ses contrats d’acquisition à Tours. Un grave sujet de discorde s’était ému entre la mère et la fille. La duchesse voulait que la comtesse la suivît à Paris, où elle devait obtenir pour elle une charge à la cour, où le comte, en revenant sur son refus, pouvait occuper de hautes fonctions. Henriette, qui passait pour une femme heureuse, ne voulait dévoiler à personne, pas même au cœur d’une mère, ses horribles souffrances, ni trahir l’incapacité de son mari. Pour que sa mère ne pénétrât point le secret de son ménage, elle avait envoyé monsieur de Mortsauf à Tours, où il devait se débattre avec les notaires. Moi seul, comme elle l’avait dit, connaissais les secrets de Clochegourde. Après avoir expérimenté combien l’air pur, le ciel bleu de cette vallée calmaient les irritations de l’esprit ou les amères douleurs de la maladie, et quelle influence l’habitation de Clochegourde exerçait sur la santé de ses enfants, elle opposait des refus motivés {p. 318} que combattait la duchesse, femme envahissante, moins chagrine qu’humiliée du mauvais mariage de sa fille. Henriette aperçut que sa mère s’inquiétait peu de Jacques et de Madeleine, affreuse découverte ! Comme toutes les mères habituées à continuer sur la femme mariée le despotisme qu’elles exerçaient sur la jeune fille, la duchesse procédait par des considérations qui n’admettaient point de répliques ; elle affectait tantôt une amitié captieuse afin d’arracher un consentement à ses vues, tantôt une amère froideur pour avoir par la crainte ce que la douceur ne lui obtenait pas ; puis, voyant ses efforts inutiles, elle déploya le même esprit d’ironie que j’avais observé chez ma mère. En dix jours, Henriette connut tous les déchirements que causent aux jeunes femmes les révoltes nécessaires à l’établissement de leur indépendance. Vous qui, pour votre bonheur, avez la meilleure des mères, vous ne sauriez comprendre ces choses. Pour avoir une idée de cette lutte entre une femme sèche, froide, calculée, ambitieuse, et sa fille, pleine de cette onctueuse et fraîche bonté qui ne tarit jamais, il faudrait vous figurer le lys auquel mon cœur l’a sans cesse comparée, broyé dans les rouages d’une machine en acier poli. Cette mère n’avait jamais eu rien de cohérent avec sa fille ; elle ne sut deviner aucune des véritables difficultés qui l’obligeaient à ne pas profiter des avantages de la Restauration, et à continuer sa vie solitaire. Elle crut à quelque amourette entre sa fille et moi. Ce mot, dont elle se servit pour exprimer ses soupçons, ouvrit entre ces deux femmes des abîmes que rien ne pouvait combler désormais. Quoique les familles enterrent soigneusement ces intolérables dissidences, pénétrez-y ? vous trouverez dans presque toutes des plaies profondes, incurables, qui diminuent les sentiments naturels : ou c’est des passions réelles, attendrissantes, que la convenance des caractères rend éternelles et qui donnent à la mort un contre-coup dont les noires meurtrissures sont ineffaçables ; ou des haines latentes qui glacent lentement le cœur et sèchent les larmes au jour des adieux éternels. Tourmentée hier, tourmentée aujourd’hui, frappée par tous, même par ses deux anges souffrants qui n’étaient complices ni des maux qu’ils enduraient ni de ceux qu’ils causaient, comment cette pauvre âme n’aurait-elle pas aimé celui qui ne la frappait point et qui voulait l’environner d’une triple haie d’épines, afin de la défendre des orages, de tout contact, de toute blessure ? Si je souffrais de ces débats, j’en étais parfois heureux en sentant qu’elle se rejetait dans mon cœur, car {p. 319} Henriette me confia ses nouvelles peines. Je pus alors apprécier son calme dans la douleur, et la patience énergique qu’elle savait déployer. Chaque jour j’appris mieux le sens de ces mots : — Aimez-moi, comme m’aimait ma tante.
— Vous n’avez donc point d’ambition ? me dit à dîner la duchesse d’un air dur.
— Madame, lui répondis-je en lui lançant un regard sérieux, je me sens une force à dompter le monde ; mais je n’ai que vingt et un ans, et je suis tout seul.
Elle regarda sa fille d’un air étonné, elle croyait que, pour me garder près d’elle, sa fille éteignait en moi toute ambition. Le séjour que fit la duchesse de Lenoncourt à Clochegourde fut un temps de gêne perpétuelle. La comtesse me recommandait le décorum, elle s’effrayait d’une parole doucement dite ; et, pour lui plaire, il fallait endosser le harnais de la dissimulation. Le grand jeudi vint, ce fut un jour d’ennuyeux cérémonial, un de ces jours que haïssent les amants habitués aux cajoleries du laissez-aller quotidien, accoutumés à voir leur chaise à sa place et la maîtresse du logis toute à eux. L’amour a horreur de tout ce qui n’est pas lui-même. La duchesse alla jouir des pompes de la cour, et tout rentra dans l’ordre à Clochegourde.
Ma petite brouille avec le comte avait eu pour résultat de m’y implanter encore plus avant que par le passé : j’y pus venir à tout moment sans exciter la moindre défiance, et les antécédents de ma vie me portèrent à m’étendre comme une plante grimpante dans la belle âme où s’ouvrait pour moi le monde enchanteur des sentiments partagés. À chaque heure, de moment en moment, notre fraternel mariage, fondé sur la confiance, devint plus cohérent ; nous nous établissions chacun dans notre position : la comtesse m’enveloppait dans les nourricières protections, dans les blanches draperies d’un amour tout maternel ; tandis que mon amour, séraphique en sa présence, devenait loin d’elle mordant et altéré comme un fer rouge ; je l’aimais d’un double amour qui décochait tour à tour les mille flèches du désir, et les perdait au ciel où elles se mouraient dans un éther infranchissable. Si vous me demandez pourquoi, jeune et plein de fougueux vouloirs, je demeurai dans les abusives croyances de l’amour platonique, je vous avouerai que je n’étais pas assez homme encore pour tourmenter cette femme, toujours en crainte de quelque catastrophe chez ses enfants ; {p. 320} toujours attendant un éclat, une orageuse variation d’humeur chez son mari ; frappée par lui, quand elle n’était pas affligée par la maladie de Jacques ou de Madeleine ; assise au chevet de l’un d’eux quand son mari calmé pouvait lui laisser prendre un peu de repos. Le son d’une parole trop vive ébranlait son être, un désir l’offensait ; pour elle, il fallait être amour voilé, force mêlée de tendresse, enfin tout ce qu’elle était pour les autres. Puis, vous le dirai-je, à vous si bien femme, cette situation comportait des langueurs enchanteresses, des moments de suavité divine et les contentements qui suivent de tacites immolations. Sa conscience était contagieuse, son dévouement sans récompense terrestre imposait par sa persistance ; cette vive et secrète piété qui servait de lien à ses autres vertus, agissait à l’entour comme un encens spirituel. Puis j’étais jeune ! assez jeune pour concentrer ma nature dans le baiser qu’elle me permettait si rarement de mettre sur sa main dont elle ne voulut jamais me donner que le dessus et jamais la paume, limite où pour elle commençaient peut-être les voluptés sensuelles. Si jamais deux âmes ne s’étreignirent avec plus d’ardeur, jamais le corps ne fut plus intrépidement ni plus victorieusement dompté. Enfin, plus tard, j’ai reconnu la cause de ce bonheur plein. À mon âge, aucun intérêt ne me distrayait le cœur, aucune ambition ne traversait le cours de ce sentiment déchaîné comme un torrent et qui faisait onde de tout ce qu’il emportait. Oui, plus tard, nous aimons la femme dans une femme ; tandis que de la première femme aimée, nous aimons tout : ses enfants sont les nôtres, sa maison est la nôtre, ses intérêts sont nos intérêts, son malheur est notre plus grand malheur ; nous aimons sa robe et ses meubles ; nous sommes plus fâchés de voir ses blés versés que de savoir notre argent perdu ; nous sommes prêts à gronder le visiteur qui dérange nos curiosités sur la cheminée. Ce saint amour nous fait vivre dans un autre, tandis que plus tard, hélas ! nous attirons une autre vie en nous-mêmes, en demandant à la femme d’enrichir de ses jeunes sentiments nos facultés appauvries. Je fus bientôt de la maison, et j’éprouvai pour la première fois une de ces douceurs infinies qui sont à l’âme tourmentée ce qu’est un bain pour le corps fatigué ; l’âme est alors rafraîchie sur toutes ses surfaces, caressée dans ses plis les plus profonds. Vous ne sauriez me comprendre, vous êtes femme, et il s’agit ici d’un bonheur que vous donnez, sans jamais recevoir le pareil. Un homme seul connaît le {p. 321} friand plaisir d’être, au sein d’une maison étrangère, le privilégié de la maîtresse, le centre secret de ses affections : les chiens n’aboient plus après vous, les domestiques reconnaissent, aussi bien que les chiens, les insignes cachés que vous portez ; les enfants, chez lesquels rien n’est faussé, qui savent que leur part ne s’amoindrira jamais, et que vous êtes bienfaisant à la lumière de leur vie, ces enfants possèdent un esprit divinateur ; ils se font chats pour vous, ils ont de ces bonnes tyrannies qu’ils réservent aux êtres adorés et adorants ; ils ont des discrétions spirituelles et sont d’innocents complices ; ils viennent à vous sur la pointe des pieds, vous sourient et s’en vont sans bruit. Pour vous, tout s’empresse, tout vous aime et vous rit. Les passions vraies semblent être de belles fleurs qui font d’autant plus de plaisir à voir que les terrains où elles se produisent sont plus ingrats. Mais si j’eus les délicieux bénéfices de cette naturalisation dans une famille où je trouvais des parents selon mon cœur, j’en eus aussi les charges. Jusqu’alors monsieur de Mortsauf s’était gêné pour moi ; je n’avais vu que les masses de ses défauts, j’en sentis bientôt l’application dans toute son étendue, et vis combien la comtesse avait été noblement charitable en me dépeignant ses luttes quotidiennes. Je connus alors tous les angles de ce caractère intolérable : j’entendis ces criailleries continuelles à propos de rien, ces plaintes sur des maux dont aucun signe n’existait au dehors, ce mécontentement inné qui déflorait la vie, et ce besoin incessant de tyrannie qui lui aurait fait dévorer chaque année de nouvelles victimes. Quand nous nous promenions le soir, il dirigeait lui-même la promenade ; mais quelle qu’elle fût, il s’y était toujours ennuyé ; de retour au logis, il mettait sur les autres le fardeau de sa lassitude ; sa femme en avait été la cause en le menant contre son gré là où elle voulait aller ; ne se souvenant plus de nous avoir conduits, il se plaignait d’être gouverné par elle dans les moindres détails de la vie, de ne pouvoir garder ni une volonté ni une pensée à lui, d’être un zéro dans sa maison. Si ses duretés rencontraient une silencieuse patience, il se fâchait en sentant une limite à son pouvoir ; il demandait aigrement si la religion n’ordonnait pas aux femmes de complaire à leurs maris, s’il était convenable de mépriser le père de ses enfants. Il finissait toujours par attaquer chez sa femme une corde sensible ; et quand il l’avait fait résonner, il semblait goûter un plaisir particulier à ces nullités dominatrices. Quelquefois il affectait un mutisme {p. 322} morne, un abattement morbide, qui soudain effrayait sa femme de laquelle il recevait alors des soins touchants. Semblable à ces enfants gâtés qui exercent leur pouvoir sans se soucier des alarmes maternelles, il se laissait dorloter comme Jacques et Madeleine dont il était jaloux. Enfin, à la longue, je découvris que dans les plus petites, comme dans les plus grandes circonstances, le comte agissait envers ses domestiques, ses enfants et sa femme, comme envers moi au jeu de trictrac. Le jour où j’embrassai dans leurs racines et dans leurs rameaux ces difficultés qui, semblables à des lianes, étouffaient, comprimaient les mouvements et la respiration de cette famille, emmaillotaient de fils légers mais multipliés la marche du ménage, et retardaient l’accroissement de la fortune en compliquant les actes les plus nécessaires, j’eus une admirative épouvante qui domina mon amour, et le refoula dans mon cœur. Qu’étais-je, mon Dieu ? Les larmes que j’avais bues engendrèrent en moi comme une ivresse sublime, et je trouvai du bonheur à épouser les souffrances de cette femme. Je m’étais plié naguère au despotisme du comte comme un contrebandier paie ses amendes ; désormais, je m’offris volontairement aux coups du despote, pour être au plus près d’Henriette. La comtesse me devina, me laissa prendre une place à ses côtés, et me récompensa par la permission de partager ses douleurs, comme jadis l’apostat repenti, jaloux de voler au ciel de conserve avec ses frères, obtenait la grâce de mourir dans le cirque.
— Sans vous j’allais succomber à cette vie, me dit Henriette un soir où le comte avait été, comme les mouches par un jour de grande chaleur, plus piquant, plus acerbe, plus changeant qu’à l’ordinaire.