Revenons à votre lettre, qui me sera toujours précieuse. Oui, plaisanterie à part, elle contient ce que je souhaitais, une expression de sentiments prosaïques aussi nécessaires à la famille que l’air au poumon, et sans lesquels il n’est pas de bonheur possible. Agir en honnête homme, penser en poète, aimer comme aiment les femmes, voilà ce que je souhaitais à mon ami, et ce qui maintenant n’est, sans doute, plus une chimère.
Adieu, mon ami. Je suis pauvre pour le moment. C’est une des raisons qui me font chérir mon masque, mon incognito, mon imprenable forteresse. J’ai lu vos derniers vers dans la Revue, et avec quelles délices ! après m’être initiée aux austères et secrètes grandeurs de votre âme.
Serez-vous bien malheureux de savoir qu’une jeune fille prie Dieu fervemment pour vous, qu’elle fait de vous son unique pensée, et que vous n’avez pas d’autres rivaux qu’un père et une mère ? Y a-t-il des raisons de repousser des pages pleines de vous, écrites pour vous, qui ne seront lues que par vous ? Rendez-moi la pareille. Je suis si peu femme encore que vos confidences, pourvu qu’elles soient entières et vraies, suffiront au bonheur de
Votre O. D’ESTE-M.

— Mon Dieu ! suis-je donc amoureux déjà ? s’écria le jeune Référendaire qui s’aperçut d’être resté cette lettre à la main pendant une heure après l’avoir lue. Quel parti prendre ? elle croit écrire à notre grand Poète ! dois-je continuer cette tromperie ? est-ce une femme de quarante ans ou une jeune fille de vingt ans ?

Ernest demeura fasciné par le gouffre de l’inconnu. L’inconnu, c’est l’infini obscur, et rien n’est plus attachant. Il s’élève de cette sombre étendue des feux qui la sillonnent par moments et qui colorent des fantaisies à la Martynn. Dans une vie occupée comme celle de Canalis, une aventure de ce genre est emportée comme un {p. 182}   bleuet dans les roches d’un torrent ; mais dans celle d’un Référendaire attendant le retour aux affaires du système dont le représentant est son protecteur, et qui, par distraction, élevait Canalis au biberon pour la Tribune, cette jeune fille, en qui son imagination persistait à lui faire voir la jolie blonde, devait se loger dans le cœur et y causer les mille dégâts des romans qui entrent chez une existence bourgeoise, comme un loup dans une basse-cour. Ernest se préoccupa donc beaucoup de l’inconnue du Havre et il répondit la lettre que voici, lettre étudiée, lettre prétentieuse, mais où la passion commençait à se révéler par le dépit.

VIII
À mademoiselle O. d’Este-M.
Mademoiselle, est-il bien loyal à vous de venir s’asseoir dans le cœur d’un pauvre poète avec l’arrière-pensée de le laisser là, s’il n’est pas selon vos désirs, en lui léguant d’éternels regrets, en lui montrant pour quelques instants une image de la perfection, ne fût-elle que jouée, ou tout au moins un commencement de bonheur ? Je fus bien imprévoyant en sollicitant cette lettre où vous commencez à dérouler l’élégante rubannerie de vos idées. Un homme peut très-bien se passionner pour une inconnue qui sait allier tant de hardiesse à tant d’originalité, tant de fantaisie à tant de sentiment. Qui ne souhaiterait de vous connaître, après avoir lu cette première confidence ? Il me faut des efforts vraiment grands pour conserver ma raison en pensant à vous, car vous avez réuni tout ce qui peut troubler un cœur et une tête d’homme. Aussi profité-je du reste de sang-froid que je garde en ce moment pour vous faire d’humbles représentations. Croyez-vous donc, mademoiselle, que des lettres, plus ou moins vraies par rapport à la vie telle qu’elle est, plus ou moins hypocrites, car les lettres que nous nous écririons seraient l’expression du moment où elles nous échapperaient, et non pas le sens général de nos caractères ; croyez-vous, dis-je, que, tant belles soient-elles, elles remplaceront jamais l’expérience que nous ferions de {p. 183}   nous-mêmes par le témoignage de la vie vulgaire ? L’homme est double. Il y a la vie invisible, celle du cœur à laquelle des lettres peuvent suffire, et la vie mécanique à laquelle on attache, hélas ! plus d’importance qu’on ne le croit à votre âge. Ces deux existences doivent concorder à l’idéal que vous caressez ; ce qui, soit dit en passant, est très-rare. L’hommage pur, spontané, désintéressé, d’une âme solitaire, à la fois instruite et chaste, est une de ces fleurs célestes dont les couleurs et le parfum consolent de tous les chagrins, de toutes les blessures, de toutes les trahisons que comporte à Paris la vie littéraire, et je vous remercie par un élan semblable au vôtre ; mais, après ce poétique échange de mes douleurs contre les perles de votre aumône, que pouvez-vous attendre ? Je n’ai ni le génie, ni la magnifique position de lord Byron ; je n’ai pas surtout l’auréole de sa damnation postiche et de son faux malheur social ; mais qu’eussiez-vous espéré de lui dans une circonstance pareille ? son amitié, n’est-ce pas ? Eh ! bien, lui qui devait n’avoir que de l’orgueil était dévoré de vanités blessantes et maladives qui décourageaient l’amitié. Moi, mille fois plus petit que lui, ne puis-je avoir des dissonances de caractère qui rendent la vie déplaisante, et qui font de l’amitié le fardeau le plus difficile ?… En échange de vos rêveries, que recevriez-vous ? les ennuis d’une vie qui ne serait pas entièrement la vôtre. Ce contrat est insensé. Voici pourquoi. Tenez, votre poème projeté n’est qu’un plagiat. Une jeune fille de l’Allemagne, qui n’était pas, comme vous, une demi-Allemande, mais une Allemande tout entière, a, dans l’ivresse de ses vingt ans, adoré Gœthe ; elle en a fait son ami, sa religion, son dieu ! tout en le sachant marié. Madame Gœthe, en bonne allemande, en femme de poète, s’est prêtée à ce culte par une complaisance très-narquoise, et qui n’a pas guéri Bettina ! Mais qu’est-il arrivé ? cette extatique a fini par épouser quelque bon gros Allemand. Entre nous, avouons qu’une jeune fille qui se serait faite la servante du génie, qui se serait égalée à lui par la compréhension, qui l’eût pieusement adoré jusqu’à sa mort, comme fait une de ces divines figures tracées par les peintres dans les volets de leurs chapelles mystiques, et qui, lorsque l’Allemagne perdra Gœthe, se serait retirée en quelque solitude pour ne plus voir personne, comme fit l’amie de lord Bolingbroke, avouons que cette jeune fille se serait incrustée dans la gloire du poète comme Marie Magdeleine l’est à jamais dans le {p. 184}   sanglant triomphe de notre Sauveur. Si ceci est le sublime, que dites-vous de l’envers ? N’étant ni lord Byron, ni Gœthe, deux colosses de poésie et d’égoïsme ; mais tout simplement l’auteur de quelques poésies estimées, je ne saurais réclamer les honneurs d’un culte. Je suis très-peu martyr. J’ai tout à la fois du cœur et de l’ambition, car j’ai ma fortune à faire et suis encore jeune. Voyez-moi, comme je suis. La bonté du roi, les protections de ses ministres me donnent une existence convenable. J’ai toutes les allures d’un homme fort ordinaire. Je vais aux soirées de Paris, absolument comme le premier sot venu ; mais dans une voiture dont les roues ne portent pas sur un terrain solidifié, comme le veut le temps présent, par des inscriptions de rente sur le Grand-Livre. Si je ne suis pas riche, je n’ai donc pas non plus le relief que donnent la mansarde, le travail incompris, la gloire dans la misère, à certains hommes qui valent mieux que moi, comme d’Arthez, par exemple. Quel dénouement prosaïque allez-vous chercher aux fantaisies enchanteresses de votre jeune enthousiasme ? Restons-en là. Si j’ai eu le bonheur de vous sembler une rareté terrestre, vous aurez été, pour moi, quelque chose de lumineux et d’élevé, comme ces étoiles qui s’enflamment et disparaissent. Que rien ne ternisse cet épisode de notre vie. En continuant ainsi, je pourrais vous aimer, concevoir une de ces passions folles qui font briser les obstacles, qui vous allument dans le cœur des feux dont la violence est inquiétante relativement à leur durée ; et, supposez que je réussisse auprès de vous, nous finissons de la façon la plus vulgaire : un mariage, un ménage, des enfants… Oh ! Bélise et Henriette Chrysale ensemble, est-ce possible ?… Adieu, donc !
IX
À monsieur de Canalis
Mon ami, votre lettre m’a fait autant de chagrin que de plaisir. Peut-être aurons-nous bientôt tout plaisir en nous lisant. Comprenez-moi bien. On parle à Dieu, nous lui demandons une foule de {p. 185}   choses, il reste muet. Moi je veux trouver en vous les réponses que Dieu ne nous fait pas. L’amitié de mademoiselle de Gournay et de Montaigne ne peut-elle se recommencer ? Ne connaissez-vous pas le ménage de Sismonde de Sismondi à Genève, le plus touchant intérieur qu’on connaisse et dont on m’a parlé, quelque chose comme le marquis et la marquise de Pescaire heureux jusque dans leur vieillesse ? Mon Dieu ! serait-il impossible qu’il existât, comme dans une symphonie, deux harpes qui, à distance, se répondent, vibrent, et produisent une délicieuse mélodie ? L’homme, seul dans la création, est à la fois la harpe, le musicien et l’écouteur. Me voyez-vous inquiète à la manière des femmes ordinaires ? Ne sais-je pas que vous allez dans le monde, que vous y voyez les plus belles et les plus spirituelles femmes de Paris ? Ne puis-je présumer qu’une de ces sirènes daigne vous enlacer de ses froides écailles, et qu’elle a fait la réponse dont les prosaïques considérations m’attristent ? Il est, mon ami, quelque chose de plus beau que ces fleurs de la coquetterie parisienne, il existe une fleur qui croît en haut de ces pics alpestres, nommés hommes de génie, l’orgueil de l’humanité qu’ils fécondent en y versant les nuages puisés avec leurs têtes dans les cieux ; cette fleur, je la veux cultiver et faire épanouir, car ses sauvages et doux parfums ne nous manqueront jamais, ils sont éternels. Faites-moi l’honneur de ne croire à rien de vulgaire en moi. Si j’eusse été Bettina, car je sais à qui vous avez fait allusion, je n’aurais jamais été madame d’Arnim ; et si j’avais été l’une des femmes de lord Byron, je serais à cette heure dans un couvent. Vous m’avez atteinte à l’endroit sensible. Vous ne me connaissez pas, vous me connaîtrez. Je sens en moi quelque chose de sublime dont on peut parler sans vanité. Dieu a mis dans mon âme la racine de cette plante hybride née au sommet de ces Alpes dont je viens de parler, et que je ne veux pas mettre dans un pot de fleurs, sur ma croisée, pour l’y voir mourir. Non, ce magnifique calice, unique, aux odeurs enivrantes, ne sera pas traîné dans les vulgarités de la vie ; il est à vous, à vous sans qu’aucun regard le flétrisse, à vous à jamais ! Oui, cher, à vous toutes mes pensées, même les plus secrètes, les plus folles ; à vous un cœur de jeune fille sans réserve, à vous une affection infinie. Si votre personne ne me convient pas, je ne me marierai point. Je puis vivre de la vie du {p. 186}   cœur, de votre esprit, de vos sentiments ; ils me plaisent, et je serai toujours ce que je suis, votre amie. Il y a chez vous du beau dans le moral, et cela me suffit. Là, sera ma vie. Ne faites pas fi d’une jeune et jolie servante qui ne recule pas d’horreur à l’idée d’être un jour la vieille gouvernante du poète, un peu sa mère, un peu sa ménagère, un peu sa raison, un peu sa richesse. Cette fille dévouée, si précieuse à vos existences, est l’Amitié pure et désintéressée, à qui l’on dit tout, qui écoute quelquefois en hochant la tête, et qui veille en filant à la lueur de la lampe, afin d’être là quand le poète revient ou trempé de pluie ou maugréant. Voilà ma destinée si je n’ai pas celle de l’épouse heureuse et attachée à jamais : je souris à l’une comme à l’autre. Et croyez-vous que la France sera bien lésée parce que mademoiselle d’Este ne lui donnera pas deux ou trois enfants, parce qu’elle ne sera pas une madame Vilquin quelconque ? Quant à moi, jamais je ne serai vieille fille. Je me ferai mère par la bienfaisance et par ma secrète coopération à l’existence d’un homme grand à qui je rapporterai mes pensées et mes efforts ici bas. J’ai la plus profonde horreur de la vulgarité. Si je suis libre, si je suis riche, je me sais jeune et belle, je ne serai jamais ni à quelque niais sous prétexte qu’il est le fils d’un pair de France, ni à quelque négociant qui peut se ruiner en un jour, ni à quelque bel homme qui sera la femme dans le ménage, ni à aucun homme qui me ferait rougir vingt fois par jour d’être à lui. Soyez bien tranquille à ce sujet. Mon père a trop d’adoration pour mes volontés, il ne les contrariera jamais. Si je plais à mon poète, s’il me plaît, le brillant édifice de notre amour sera bâti si haut, qu’il sera parfaitement inaccessible au malheur : je suis une aiglonne, et vous le verrez à mes yeux. Je ne vous répéterai pas ce que je vous ai dit déjà ; mais je le mets en moins de mots en vous avouant que je serai la femme la plus heureuse d’être emprisonnée par l’amour, comme je le suis en ce moment par la volonté paternelle. Eh ! mon ami, réduisons à la vérité du roman ce qui nous arrive par ma volonté. Une jeune fille, à l’imagination vive, enfermée dans une tourelle, se meurt d’envie de courir dans le parc où ses yeux seulement pénètrent ; elle invente un moyen de désceller sa grille, elle saute par la croisée, escalade le mur du parc, et va folâtrer chez {p. 187}   le voisin. C’est un vaudeville éternel !… Eh ! bien, cette jeune fille est mon âme, le parc du voisin est votre génie. N’est-ce pas bien naturel ? A-t-on jamais vu de voisin qui se soit plaint de son treillage cassé par de jolis pieds ? Voilà pour le poète. Mais le sublime raisonneur de la comédie de Molière veut-il des raisons ! En voici. Mon cher Géronte, ordinairement les mariages se font au rebours du sens commun. Une famille prend des renseignements sur un jeune homme. Si le Léandre fourni par la voisine ou pêché dans un bal, n’a pas volé, s’il n’a pas de tare visible, s’il a la fortune qu’on lui désire, s’il sort d’un collége ou d’une École de Droit, ayant satisfait aux idées vulgaires sur l’éducation, et s’il porte bien ses vêtements, on lui permet de venir voir une jeune personne, lacée dès le matin, à qui sa mère ordonne de bien veiller sur sa langue, et recommande de ne rien laisser passer de son âme, de son cœur sur sa physionomie, en y gravant un sourire de danseuse achevant sa pirouette, armée des instructions les plus positives sur le danger de montrer son vrai caractère, et à qui l’on recommande de ne pas paraître d’une instruction inquiétante. Les parents, quand les affaires d’intérêt sont bien convenues entre eux, ont la bonhomie d’engager les prétendus à se connaître l’un l’autre, pendant des moments assez fugitifs où ils sont seuls, où ils causent, où ils se promènent, sans aucune espèce de liberté, car ils se savent déjà liés. Un homme se costume alors aussi bien l’âme que le corps, et la jeune fille en fait autant de son côté. Cette pitoyable comédie, entremêlée de bouquets, de parures, de parties de spectacle, s’appelle faire la cour à sa prétendue. Voilà ce qui m’a révoltée, et je veux faire succéder le mariage légitime à quelque long mariage des âmes. Une jeune fille n’a, dans toute sa vie, que ce moment où la réflexion, la seconde vue, l’expérience lui soient nécessaires. Elle joue sa liberté, son bonheur, et vous ne lui laissez ni le cornet, ni les dés ; elle parie, elle fait galerie. J’ai le droit, la volonté, le pouvoir, la permission de faire mon malheur moi-même, et j’en use, comme fit ma mère qui, conseillée par l’instinct, épousa le plus généreux, le plus dévoué, le plus aimant des hommes, aimé dans une soirée pour sa beauté. Je vous sais libre, poète et beau. Soyez sûr que je n’aurais pas choisi pour confident l’un de vos confrères en Apollon déjà marié. Si ma mère fut séduite par la {p. 188}   Beauté qui peut-être est le génie de la Forme, pourquoi ne serais-je pas attirée par l’esprit et la forme réunis ? Serais-je plus instruite en vous étudiant par correspondance qu’en commençant par l’expérience vulgaire des quelques mois de cour ? Ceci est la question, dirait Hamlet. Mais mon procédé, mon cher Chrysale, a du moins l’avantage de ne pas compromettre nos personnes. Je sais que l’amour a ses illusions, et toute illusion a son lendemain. Là se trouve la raison de tant de séparations entre amants qui se croyaient liés pour la vie. La véritable épreuve est la souffrance et le bonheur. Quand, après avoir passé par cette double épreuve de la vie, deux êtres y ont déployé leurs12 défauts et leurs qualités, qu’ils y ont observé leurs caractères, alors ils peuvent aller jusqu’à la tombe en se tenant par la main ; mais, mon cher Argante, qui vous dit que notre petit drame commencé n’a pas d’avenir ?… En tout cas, n’aurons-nous pas joui du plaisir de notre correspondance ?…
J’attends vos ordres, monseigneur, et suis de grand cœur
Votre servante,
O. D’ESTE-M.
X
À mademoiselle O. d’Este-M.
Tenez, vous êtes un démon, je vous aime, est-ce là ce que vous désiriez, fille originale ! Peut-être voulez-vous seulement occuper votre oisiveté de province par le spectacle des sottises que peut faire un poète ? Ce serait une bien mauvaise action. Vos deux lettres accusent précisément assez de malice pour inspirer ce doute à un Parisien. Mais je ne suis plus maître de moi, ma vie et mon avenir dépendent de la réponse que vous me ferez. Dites-moi si la certitude d’une affection sans bornes, accordée dans l’ignorance des conventions sociales, vous touchera ; enfin si vous m’admettez à vous rechercher… Il y aura bien assez d’incertitudes et d’angoisses pour moi dans la question de savoir si ma personne vous plaira. Si vous me répondez favorablement, je change ma vie et dis {p. 189}   adieu à bien des ennuis que nous avons la folie d’appeler le bonheur. Le bonheur, ma chère belle inconnue, il est ce que vous rêvez : une fusion complète des sentiments, une parfaite concordance d’âme, une vive empreinte du beau idéal (ce que Dieu nous permet d’en avoir ici bas) sur les actions vulgaires de la vie au train de laquelle il faut bien obéir, enfin la constance du cœur plus prisable que ce que nous nommons la fidélité. Peut-on dire qu’on fait des sacrifices dès qu’il s’agit d’un bien suprême, le rêve des poètes, le rêve des jeunes filles, le poème qu’à l’entrée de la vie, et dès que la pensée essaie ses ailes, chaque belle intelligence a caressé de ses regards et couvé des yeux pour le voir se briser dans un achoppement aussi dur que vulgaire ; car, pour la presque totalité des hommes, le pied du Réel se pose aussitôt sur cet œuf mystérieux qui n’éclôt presque jamais. Aussi ne vous parlerai-je pas encore de moi, ni de mon passé, ni de mon caractère, ni d’une affection quasi maternelle d’un côté, filiale du mien, que vous avez déjà gravement altérée, et dont l’effet sur ma vie expliquerait le mot de sacrifice. Vous m’avez déjà rendu bien oublieux pour ne pas dire ingrat, est-ce assez pour vous ? Oh ! parlez, dites un mot, et je vous aimerai jusqu’à ce que mes yeux se ferment, comme le marquis de Pescaire aima sa femme, comme Roméo sa Juliette, et fidèlement. Notre vie, pour moi du moins, sera cette félicité sans troubles dont parle Dante comme étant l’élément de son Paradis, poème bien supérieur à son Enfer. Chose étrange, ce n’est pas de moi, mais de vous que je doute dans les longues méditations par lesquelles je me suis plu, comme vous, peut-être, à embrasser le cours chimérique d’une existence rêvée. Oui, chère, je me sens la force d’aimer ainsi, d’aller vers la tombe avec une douce lenteur et d’un air toujours riant, en donnant le bras à une femme aimée, sans jamais troubler le beau temps de l’âme. Oui, j’ai le courage d’envisager notre double vieillesse, de nous voir en cheveux blancs, comme le vénérable historien de l’Italie, encore animés de la même affection, mais transformés selon l’esprit de chaque saison. Tenez, je ne puis plus n’être que votre ami. Quoi que Chrysale, Oronte et Argante revivent, dites-vous, en moi, je ne suis pas encore assez vieillard pour boire à une coupe tenue par les charmantes mains d’une femme voilée sans éprouver un féroce désir de déchirer le domino, le masque, et de voir le visage. Ou {p. 190}   ne m’écrivez plus, ou donnez-moi l’espérance ? que je vous entrevoie ou je quitte la partie. Faut-il vous dire adieu ? Me permettez-vous de signer
Votre ami ?
XI
À monsieur de Canalis
Quelle flatterie ! avec quelle rapidité le grave Anselme est devenu le beau Léandre ? À quoi dois-je attribuer un tel changement ? est-ce à ce noir que j’ai mis sur du blanc, à ces idées qui sont aux fleurs de mon âme ce qu’est une rose dessinée au crayon noir, aux roses du parterre ? ou au souvenir de la jeune fille prise pour moi, et qui est à ma personne ce que la femme de chambre est à la maîtresse ? Avons-nous changé de rôle ? Suis-je la Raison ? êtes-vous la Fantaisie ? Trêve de plaisanterie. Votre lettre m’a fait connaître d’enivrants plaisirs d’âme, les premiers que je ne devrai pas aux sentiments de la famille. Que sont, comme a dit un poète, les liens du sang qui ont tant de poids sur les âmes ordinaires en comparaison de ceux que nous forge le ciel dans les sympathies mystérieuses ? Laissez-moi vous remercier… non, l’on ne remercie pas de ces choses… soyez béni du bonheur que vous m’avez causé ; soyez heureux de la joie que vous avez répandue dans mon âme. Vous m’avez expliqué quelques apparentes injustices de la vie sociale. Il y a je ne sais quoi de brillant dans la gloire, de mâle qui ne va bien qu’à l’homme, et Dieu nous a défendu de porter cette auréole en nous laissant l’amour, la tendresse pour en rafraîchir les fronts ceints de sa terrible lumière. J’ai senti ma mission, ou plutôt vous me l’avez confirmée.
Quelquefois, mon ami, je me suis levée le matin dans un état d’inconcevable douceur. Une sorte de paix, tendre et divine, me donnait l’idée du ciel. Ma première pensée était comme une bénédiction. J’appelais ces matinées, mes petits levers d’Allemagne, en opposition avec mes couchers de soleil du Midi, pleins d’actions héroïques, de batailles, de fêtes romaines, et de poèmes ardents. Eh ! bien, après avoir lu cette lettre où vous ressentez une {p. 191}   fiévreuse impatience, moi j’ai eu dans le cœur la fraîcheur d’un de ces célestes réveils où j’aimais l’air, la nature, et me sentais destinée à mourir pour un être aimé. Une de vos poésies, le Chant d’une jeune fille, peint ces moments délicieux où l’allégresse est douce, où la prière est un besoin, et c’est mon morceau favori. Voulez-vous que je vous dise toutes mes flatteries en une seule : je vous crois digne d’être moi !…
Votre lettre, quoique courte, m’a permis de lire en vous. Oui, j’ai deviné vos mouvements tumultueux, votre curiosité piquée, vos projets, tous les fagots apportés (par qui ?) pour les bûchers du cœur. Mais je n’en sais pas encore assez sur vous pour satisfaire à votre demande. Écoutez, cher, le mystère me permet cet abandon qui laisse voir le fond de l’âme. Une fois vue, adieu notre mutuelle connaissance. Voulez-vous un pacte ? Le premier conclu vous fut-il désavantageux ? vous y avez gagné mon estime. Et c’est beaucoup, mon ami, qu’une admiration qui se double de l’estime. Écrivez-moi d’abord votre vie en peu de mots ; puis racontez-moi votre existence à Paris, au jour le jour, sans aucun déguisement, et comme si vous causiez avec une vieille amie ; eh ! bien, après, je ferai faire un pas à notre amitié. Je vous verrai, mon ami, je vous le promets. Et c’est beaucoup… Tout ceci, cher, n’est ni une intrigue, ni une aventure, je vous en préviens, il ne peut en résulter aucune espèce de galanterie, ainsi que vous dites entre hommes. Il s’agit de ma vie, et ce qui me cause parfois d’affreux remords sur les pensées que je laisse envoler par troupes vers vous, il s’agit de celle d’un père et d’une mère adorés, à qui mon choix doit plaire et qui doivent trouver un vrai fils dans mon ami.
Jusqu’à quel point vos esprits superbes, à qui Dieu donne les ailes de ses anges sans leur en donner toujours la perfection, peuvent-ils se plier à la famille, à ses petites misères ?… Quel texte médité déjà par moi. Oh ! si j’ai dit, dans mon cœur, avant de venir à vous : « Allons !… » je n’en ai pas moins eu le cœur palpitant dans la course, et je ne me suis dissimulé ni les aridités du chemin, ni les difficultés de l’Alpe que j’avais à gravir. J’ai tout embrassé dans de longues méditations. Ne sais-je pas que les hommes éminents comme vous l’êtes, ont connu l’amour qu’ils ont inspiré, tout aussi bien que celui qu’ils ont ressenti, qu’ils ont eu plus d’un roman, et que vous surtout, en caressant ces chimères de {p. 192}   race que les femmes achètent à des prix fous, vous vous êtes attiré plus de dénoûments que de premiers chapitres. Et néanmoins je me suis écriée : « Allons ! » parce que j’ai plus étudié que vous ne le croyez la géographie de ces grands sommets de l’Humanité taxés par vous de froideur. Ne m’avez-vous pas dit de Byron et de Gœthe qu’ils étaient deux colosses d’égoïsme et de poésie ? Hé ! mon ami, vous avez partagé là l’erreur dans laquelle tombent les gens superficiels ; mais peut-être était-ce chez vous générosité, fausse modestie, ou désir de m’échapper ? Permis au vulgaire et non à vous de prendre les effets du travail pour un développement de la personnalité. Ni lord Byron, ni Gœthe, ni Walter Scott, ni Cuvier, ni l’inventeur ne s’appartiennent, ils sont les esclaves de leur idée ; et cette puissance mystérieuse est plus jalouse qu’une femme, elle les absorbe, elle les fait vivre et les tue à son profit. Les développements visibles de cette existence cachée ressemblent en résultat à l’égoïsme ; mais comment oser dire que l’homme qui s’est vendu au plaisir, à l’instruction ou à la grandeur de son époque est égoïste ? Une mère est-elle atteinte de personnalité quand elle immole tout à son enfant ?… eh ! bien, les détracteurs du génie ne voient pas sa féconde maternité ! voilà tout. La vie du poète est un si continuel sacrifice qu’il lui faut une organisation gigantesque pour pouvoir se livrer aux plaisirs d’une vie ordinaire ; aussi, dans quels malheurs ne tombe-t-il pas, quand, à l’exemple de Molière, il veut vivre de la vie des sentiments, tout en les exprimant dans leurs plus poignantes crises ; car, pour moi, superposé à sa vie privée, le comique de Molière est horrible. La générosité du génie me semble quasi divine, et je vous ai placé dans cette noble famille de prétendus égoïstes. Ah ! si j’avais trouvé la sécheresse, le calcul, l’ambition, là où j’admire toutes mes fleurs d’âme les plus aimées, vous ne savez pas de quelle longue douleur j’eusse été atteinte ! J’ai déjà rencontré le mécompte assis à la porte de mes seize ans ! Que serais-je devenue en apprenant à vingt ans que la gloire est menteuse, en voyant celui qui, dans ses œuvres, avait exprimé tant de sentiments cachés dans mon cœur, ne pas comprendre ce cœur quand il se dévoilait pour lui seul ? Ô mon ami, savez vous ce qui serait advenu de moi ? vous allez pénétrer dans l’arrière de mon âme. Eh ! bien, j’aurais dit à mon père : « Amenez-moi le gendre qui sera de votre goût, j’abdique toute volonté, mariez-moi pour {p. 193}   vous ! » Et cet homme eût été notaire, banquier, avare, sot, homme de province, ennuyeux comme un jour de pluie, vulgaire comme un électeur du petit collége ; il eût été fabricant, ou quelque brave militaire sans esprit, il aurait eu la servante la plus résignée et la plus attentive en moi. Mais, horrible suicide de tous les moments ! jamais mon âme ne se serait dépliée au jour vivifiant d’un soleil aimé ! Aucun murmure n’aurait révélé ni à mon père, ni à ma mère, ni à mes enfants, le suicide de la créature qui, dans ce moment, ébranle les barreaux de sa prison, qui lance des éclairs par mes yeux, qui vole à pleines ailes vers vous, qui se pose comme une Polymnie à l’angle de votre cabinet en y respirant l’air, en y regardant tout d’un œil doucement curieux. Quelquefois dans les champs, où mon mari m’aurait menée, en m’échappant à quelques pas de mes marmots, en voyant une splendide matinée, secrètement, j’eusse jeté quelques pleurs bien amers. Enfin j’aurais eu, dans mon cœur, et dans un coin de ma commode, un petit trésor pour toutes les filles abusées par l’amour, pauvres âmes poétiques, attirées dans les supplices par des sourires !… Mais je crois en vous, mon ami. Cette croyance rectifie les pensées les plus fantasques de mon ambition secrète ; et, par moments, voyez jusqu’où va ma franchise, je voudrais être au milieu du livre que nous commençons, tant je me sens de fermeté dans mon sentiment, tant de force au cœur pour aimer, tant de constance par raison, tant d’héroïsme pour le devoir que je me crée, si l’amour peut jamais se changer en devoir !
S’il vous était donné de me suivre dans la magnifique retraite où je nous vois heureux, si vous connaissiez mes projets, il vous échapperait une phrase terrible où serait le mot folie, et peut-être serais-je cruellement punie d’avoir envoyé tant de poésie à un poète. Oui, je veux être une source, inépuisable comme un beau pays, pendant les vingt ans que nous accorde la nature pour briller. Je veux éloigner la satiété par la coquetterie et la recherche. Je serai courageuse pour mon ami, comme les femmes le sont pour le monde. Je veux varier le bonheur, je veux mettre de l’esprit dans la tendresse, du piquant dans la fidélité. Ambitieuse, je veux tuer les rivales dans le passé, conjurer les chagrins extérieurs par la douceur de l’épouse, par sa fière abnégation, et avoir, pendant toute la vie ces soins du nid que les oiseaux n’ont que pendant quelques jours. Cette immense dot, elle appartenait, elle devait {p. 194}   être offerte à un grand homme, avant de tomber dans la fange des transactions vulgaires. Trouvez-vous maintenant ma première lettre une faute ? Le vent d’une volonté mystérieuse m’a jetée vers vous, comme une tempête apporte un rosier au cœur d’un saule majestueux. Et dans la lettre que je tiens là, sur mon cœur, vous vous êtes écrié, comme votre ancêtre : — Dieu le veut ! quand il partit pour la croisade.
Ne direz-vous pas : Elle est bien bavarde ! Autour de moi, tous disent : — Elle est bien taciturne, mademoiselle !
O. D’ESTE-M.

Ces lettres ont paru très-originales aux personnes à la bienveillance de qui la Comédie Humaine les doit ; mais leur admiration pour ce duel entre deux esprits croisant la plume, tandis que le plus sévère incognito met un masque sur les visages, pourrait ne pas être partagée. Sur cent spectateurs quatre-vingts peut-être se lasseraient de cet assaut. Le respect dû, dans tout pays de gouvernement constitutionnel, à la majorité, ne fût-elle que pressentie, a conseillé de supprimer onze autres lettres échangées entre Ernest et Modeste, pendant le mois de septembre ; si quelque flatteuse majorité les réclame, espérons qu’elle donnera les moyens de les rétablir quelque jour ici.

Sollicités par un esprit aussi agressif que le cœur semblait adorable, les sentiments vraiment héroïques du pauvre secrétaire intime se donnèrent ample carrière dans ces lettres que l’imagination de chacun fera peut-être plus belles qu’elles ne le sont, en devinant ce concert de deux âmes libres. Aussi Ernest ne vivait-il plus que par ces doux chiffons de papier, comme un avare ne vit plus que par ceux de la Banque ; tandis qu’un amour profond succédait chez Modeste au plaisir d’agiter une vie glorieuse, d’en être, malgré la distance, le principe. Le cœur d’Ernest complétait la gloire de Canalis. Il faut souvent, hélas ! deux hommes pour en faire un amant parfait, comme en littérature on ne compose un type qu’en employant les singularités de plusieurs caractères similaires. Combien de fois une femme n’a-t-elle pas dit dans un salon après des causeries intimes : Celui-ci serait mon idéal pour l’âme, et je me sens aimer celui-là qui n’est que le rêve des sens !

{p. 195}   La dernière lettre écrite par Modeste, et que voici, permet d’apercevoir l’île des Faisans où les méandres de cette correspondance conduisaient ces deux amants.

XXIII
À monsieur de Canalis
Soyez, dimanche, au Havre ; entrez à l’église, faites-en le tour, après la messe d’une heure, une ou deux fois, sortez sans rien dire à personne, sans faire aucune question à qui que ce soit, mais ayez une rose blanche à votre boutonnière. Puis, retournez à Paris, vous y trouverez une réponse. Cette réponse ne sera pas ce que vous croyez ; car, je vous l’ai dit, l’avenir n’est pas encore à moi… Mais ne serais-je pas une vraie folle, de vous dire oui, sans vous avoir vu ! Quand je vous aurai vu, je puis dire non, sans vous blesser : je suis sûre de rester inconnue.

Cette lettre était partie la veille du jour où la lutte inutile entre Modeste et Dumay venait d’avoir lieu. L’heureuse Modeste attendait donc avec une impatience maladive le dimanche où les yeux donneraient tort ou raison à l’esprit, au cœur, un des moments les plus solennels dans la vie d’une femme et que trois mois d’un commerce d’âme à âme rendait romanesque autant que le peut souhaiter la fille la plus exaltée. Tout le monde excepté la mère, avait pris la torpeur de cette attente pour le calme de l’innocence. Quelque puissantes que soient et les lois de la famille et les cordes religieuses, il est des Julie d’Étanges, des Clarisses, des âmes remplies comme des coupes trop pleines et qui débordent sous une pression divine. Modeste n’était-elle pas sublime en déployant une sauvage énergie à comprimer son exubérante jeunesse, en demeurant voilée ? Disons-le, le souvenir de sa sœur était plus puissant que toutes les entraves sociales ; elle avait armé de fer sa volonté pour ne manquer ni à son père ni à sa famille. Mais quels mouvements tumultueux ! et comment une mère ne les aurait-elle pas devinés ?

Le lendemain, Modeste et madame Dumay conduisirent, vers {p. 196}   midi, madame Mignon au soleil, sur le banc, au milieu des fleurs. L’aveugle tourna sa figure blême et flétrie du côté de l’Océan, elle aspira l’odeur de la mer et prit la main à Modeste qui resta près d’elle. Au moment de questionner sa fille, la mère luttait entre le pardon et la remontrance, car elle avait reconnu l’amour, et Modeste lui paraissait, comme au faux Canalis, une exception.

— Pourvu que ton père revienne à temps ! s’il tarde encore, il ne trouvera plus que toi de tout ce qu’il aime ! aussi, Modeste, promets-moi de nouveau de ne jamais le quitter, dit-elle avec une câlinerie maternelle.

Modeste porta les mains de sa mère à ses lèvres et les baisa doucement en répondant : — Ai-je besoin de te le redire ?

— Ah ! mon enfant, c’est que moi-même j’ai quitté mon père pour suivre mon mari !… mon père était seul cependant, il n’avait que moi d’enfant… Est-ce là ce que Dieu punit dans ma vie ?… Ce que je te demande, c’est de te marier au goût de ton père, de lui conserver une place dans ton cœur, de ne pas le sacrifier à ton bonheur, de le garder au milieu de la famille. Avant de perdre la vue, je lui ai écrit mes volontés, il les exécutera ; je lui enjoins de retenir sa fortune en entier, non que j’aie une pensée de défiance contre toi, mais est-on jamais sûr d’un gendre ? Moi, ma fille, ai-je été raisonnable ? Un clin d’œil a décidé de ma vie. La beauté, cette enseigne si trompeuse, a dit vrai pour moi ; mais, dût-il en être de même pour toi, pauvre enfant, jure-moi, que si, de même que ta mère, l’apparence t’entraînait, tu laisserais à ton père le soin de s’enquérir des mœurs, du cœur et de la vie antérieure de celui que tu aurais distingué, si par hasard tu distinguais un homme.

— Je ne me marierai jamais qu’avec le consentement de mon père, répondit Modeste.

La mère garda le plus profond silence après avoir reçu cette réponse, et sa physionomie quasi morte annonçait qu’elle la méditait à la manière des aveugles, en étudiant en elle-même l’accent que sa fille y avait mis.

— C’est que, vois-tu, mon enfant, dit enfin madame Mignon après un long silence, si la faute de Caroline me fait mourir à petit feu, ton père ne survivrait pas à la tienne, je le connais, il se brûlerait la cervelle, il n’y aurait plus ni vie ni bonheur sur la terre pour lui… — Modeste fit quelques pas pour s’éloigner de sa mère, et {p. 197}   revint un moment après. — Pourquoi m’as-tu quittée ? demanda madame Mignon.

— Tu m’as fait pleurer, maman, répondit Modeste.

— Eh ! bien, mon petit ange, embrasse-moi. Tu n’aimes personne, ici ?… tu n’as pas d’attentif ? demanda-t-elle en la gardant sur ses genoux, cœur contre cœur.

— Non, ma chère maman, répondit la petite jésuite.

— Peux-tu me le jurer ?

— Oh ! certes !… s’écria Modeste.

Madame Mignon ne dit plus rien, elle doutait encore.

— Enfin, si tu te choisissais un mari, ton père le saurait, reprit-elle.

— Je l’ai promis, et à ma sœur, et à toi, ma mère. Quelle faute veux-tu que je commette en lisant à toute heure, à mon doigt : pense à Bettina ! Pauvre sœur !

Au moment où sur ce mot : Pauvre sœur ! dit par Modeste, une trêve de silence s’était établie entre la fille et la mère, dont les deux yeux éteints laissèrent couler des larmes que ne put sécher Modeste en se mettant aux genoux de madame Mignon et lui disant : « Pardon, pardon, maman », l’excellent Dumay gravissait la côte d’Ingouville au pas accéléré, fait anormal dans la vie du caissier.

Trois lettres avaient apporté la ruine, une lettre ramenait la fortune. Le matin même Dumay recevait, d’un capitaine venu des mers de la Chine, la première nouvelle de son patron, de son seul ami.

À monsieur Anne Dumay, ancien caissier de la maison Mignon
Mon cher Dumay, je suivrai de bien près, sauf les chances de la navigation, le navire par l’occasion duquel je t’écris ; je n’ai pas voulu quitter mon bâtiment auquel je suis habitué. Je t’avais dit : Pas de nouvelles, bonnes nouvelles ! Mais, au premier mot de cette lettre, tu seras joyeux ; car ce mot, c’est : J’ai sept millions au moins ! J’en rapporte une grande partie en indigo, un tiers en bonnes valeurs sur Londres et Paris, un autre tiers en bel or. Ton envoi d’argent m’a fait atteindre au chiffre que je m’étais fixé, je voulais deux millions pour chacune de mes filles, et l’aisance pour moi. J’ai fait le commerce de l’opium en gros pour des maisons de Canton, toutes dix fois plus riches que moi. Vous ne vous doutez pas, en Europe, de ce que sont les riches {p. 198}   marchands chinois. J’allais de l’Asie-Mineure, où je me procurais l’opium à bas prix, à Canton où je livrais mes quantités aux compagnies qui en font le commerce. Ma dernière expédition a eu lieu dans les îles de la Malaisie, où j’ai pu échanger le produit de l’opium contre mon indigo, première qualité. Aussi peut-être aurai-je cinq à six cent mille francs de plus, car je ne compte mon indigo que ce qu’il me coûte. Je me suis toujours bien porté, pas la moindre maladie. Voilà ce que c’est que de travailler pour ses enfants ! Dès la seconde année, j’ai pu avoir à moi le Mignon, joli brick de sept cents tonneaux, construit en bois de teck, doublé, chevillé en cuivre, et dont les emménagements ont été faits pour moi. C’est encore une valeur. La vie du marin, l’activité voulue pour mon commerce, mes travaux pour devenir une espèce de capitaine au long cours, m’ont entretenu dans un excellent état de santé. Te parler de tout ceci, n’est-ce pas te parler de mes deux filles et de ma chère femme ! J’espère qu’en me sachant ruiné le misérable qui m’a privé de ma Bettina l’aura laissée, et que la brebis égarée sera revenue au cottage. Ne faudra-t-il pas quelque chose de plus dans la dot de celle-là ! Mes trois femmes et mon Dumay, tous quatre vous avez été présents à ma pensée pendant ces trois années. Tu es riche, Dumay. Ta part, en dehors de ma fortune, se monte à cinq cent soixante mille francs, que je t’envoie en un mandat, qui ne sera payé qu’à toi-même par la maison Mongenod, qu’on a prévenue de New-York. Encore quelques mois, et je vous reverrai tous, je l’espère, bien portants. Maintenant, mon cher Dumay, si je t’écris à toi seulement, c’est que je désire garder le secret sur ma fortune, et que je veux te laisser le soin de préparer mes anges à la joie de mon retour. J’ai assez du commerce et je veux quitter le Havre. Le choix de mes gendres m’importe beaucoup. Mon intention est de racheter la terre et le château de La Bastie, de constituer un majorat de cent mille francs de rente au moins, et de demander au roi la faveur de faire succéder l’un de mes gendres à mon nom et à mon titre. Or, tu sais, mon pauvre Dumay, le malheur que nous avons dû au fatal éclat que répand l’opulence. J’y ai perdu l’honneur d’une de mes filles. J’ai ramené à Java le plus malheureux des pères, un pauvre négociant hollandais riche de neuf millions, à qui ses deux filles furent enlevées par des misérables, et nous avons {p. 199}   pleuré comme deux enfants, ensemble. Donc je ne veux pas que l’on connaisse ma fortune. Aussi n’est-ce pas au Havre que je débarquerai, mais à Marseille. Mon second est un Provençal, un ancien serviteur de ma famille, à qui j’ai fait faire une petite fortune. Castagnould aura mes instructions pour racheter La Bastie, et je traiterai de l’indigo par l’entremise de la maison Mongenod. Je mettrai mes fonds à la Banque de France, et je reviendrai vous trouver, en ne me donnant qu’une fortune ostensible d’environ un million en marchandises. Mes filles seront censées avoir deux cents mille francs. Choisir celui de mes gendres qui sera digne de succéder à mon nom, à mes armes, à mes titres, et de vivre avec nous, sera ma grande affaire ; mais je les veux tous deux, comme toi et moi, éprouvés, fermes, loyaux, honnêtes gens absolument. Je n’ai pas douté de toi, mon vieux, un seul instant. J’ai pensé que ma bonne et excellente femme, la tienne et toi, vous avez tracé une haie infranchissable autour de ma fille, et que je pourrai mettre un baiser plein d’espérances sur le front pur de l’ange qui me reste. Bettina-Caroline, si vous avez su sauver sa faute, aura de la fortune. Après avoir fait la guerre et le commerce, nous allons faire de l’agriculture, et tu seras notre intendant. Cela te va-t-il ? Ainsi, mon vieil ami, te voilà le maître de ta conduite avec ma famille, de dire ou de taire mes succès. Je m’en fie à ta prudence ; tu diras ce que tu jugeras convenable. En quatre ans, il peut être survenu tant de changements dans les caractères. Je te laisse être le juge, tant je crains la tendresse de ma femme pour ses filles. Adieu, mon vieux Dumay. Dis à mes filles et à ma femme que je n’ai jamais manqué de les embrasser de cœur tous les jours, soir et matin. Le second mandat, également personnel, de quarante mille francs, est pour mes filles et ma femme, en attendant
Ton patron et ami,
CHARLES MIGNON.

— Ton père arrive, dit madame Mignon à sa fille.

— À quoi vois-tu cela, maman ? demanda Modeste.

— Il n’y a que cette nouvelle à nous apporter qui puisse faire courir Dumay.

Modeste, plongée dans ses réflexions, n’avait ni vu ni entendu Dumay.

{p. 200}   — Victoire ! s’écria le lieutenant dès la porte. Madame, le colonel n’a jamais été malade, et il revient… il revient sur le Mignon, un beau bâtiment à lui, qui doit valoir, avec sa cargaison dont il me parle, huit à neuf cent mille francs ; mais il vous recommande la plus profonde discrétion, il a le cœur creusé bien avant par l’accident de notre chère petite défunte.

— Il y a fait la place d’une tombe, dit madame Mignon.

— Et il attribue ce malheur, ce qui me semble probable, à la cupidité que les grandes fortunes excitent chez les jeunes gens… Mon pauvre colonel croit retrouver la brebis égarée au milieu de nous… Soyons heureux entre nous, ne disons rien à personne, pas même à Latournelle, si c’est possible. — Mademoiselle, dit-il à l’oreille de Modeste, écrivez à monsieur votre père une lettre sur la perte que la famille a faite et sur les suites affreuses que cet événement a eues, afin de le préparer au terrible spectacle qu’il aura ; je me charge de lui faire tenir cette lettre avant son arrivée au Havre, car il est forcé de passer par Paris ; écrivez-lui longuement, vous avez du temps à vous, j’emporterai la lettre lundi, lundi j’irai sans doute à Paris…

Modeste eut peur que Canalis et Dumay ne se rencontrassent, elle voulut monter dans sa chambre pour écrire et remettre le rendez-vous.

— Mademoiselle, dites-moi, reprit Dumay de la manière la plus humble en barrant le passage à Modeste, que votre père retrouve sa fille sans autre sentiment au cœur que celui qu’elle avait à son départ pour lui, pour madame votre mère…

— Je me suis juré à moi-même, à ma sœur et à ma mère, d’être la consolation, le bonheur et la gloire de mon père, et — ce — sera ! répliqua Modeste en jetant un regard fier et dédaigneux à Dumay. Ne troublez pas la joie que j’ai de savoir bientôt mon père au milieu de nous par des soupçons injurieux. On ne peut pas empêcher le cœur d’une jeune fille de battre, vous ne voulez pas que je sois une momie ? dit-elle. Ma personne est à ma famille, mon cœur est à moi. Si j’aime, mon père et ma mère le sauront. Êtes-vous content, monsieur ?

— Merci, mademoiselle, répondit Dumay, vous m’avez rendu la vie ; mais vous auriez toujours bien pu me dire Dumay, même en me donnant un soufflet !

— Jure-moi, dit la mère, que tu n’as échangé ni parole ni regard avec aucun jeune homme…

{p. 201}   — Je puis le jurer, ma mère, dit Modeste en souriant et regardant Dumay qui l’examinait et souriait comme une jeune fille qui fait une malice.

— Elle serait donc bien fausse, s’écria Dumay quand Modeste rentra dans la maison.

— Ma fille Modeste peut avoir des défauts, répondit la mère, mais elle est incapable de mentir.

— Eh ! bien, soyons donc tranquilles, reprit le lieutenant, et pensons que le malheur a soldé son compte avec nous.

— Dieu le veuille ! répliqua madame Mignon. Vous le verrez, Dumay ; moi, je ne pourrai que l’entendre… Il y a bien de la mélancolie dans mon bonheur !

En ce moment, Modeste, quoique heureuse du retour de son père, était affligée comme Perrette en voyant ses œufs cassés. Elle avait espéré plus de fortune que n’en annonçait Dumay. Devenue ambitieuse pour son poète, elle souhaitait au moins la moitié des six millions dont elle avait parlé dans sa seconde lettre. En proie à sa double joie et contrariée par le petit chagrin que lui causait sa pauvreté relative, elle se mit à son piano, ce confident de tant de jeunes filles, qui lui disent leurs colères, leurs désirs, en les exprimant par les nuances de leur jeu. Dumay causait avec sa femme en se promenant sous les fenêtres, il lui confiait le secret de leur fortune et l’interrogeait sur ses désirs, sur ses souhaits, sur ses intentions. Madame Dumay n’avait, comme son mari, d’autre famille que la famille Mignon. Les deux époux décidèrent de vivre en Provence, si le comte de La Bastie allait en Provence, et de léguer leur fortune à celui des enfants de Modeste qui en aurait besoin.

— Écoutez Modeste ! leur dit madame Mignon, il n’y a qu’une fille amoureuse qui puisse composer de pareilles mélodies sans connaître la musique…

Les maisons peuvent brûler, les fortunes sombrer, les pères revenir de voyage, les empires crouler, le choléra ravager la cité, l’amour d’une jeune fille poursuit son vol, comme la nature sa marche, comme cet effroyable acide que la chimie a découvert, et qui peut trouer le globe si rien ne l’absorbe au centre.

Voici la romance que sa situation avait inspirée à Modeste sur les stances qu’il faut citer, quoiqu’elles soient imprimées au deuxième volume de l’édition dont parlait Dauriat, car pour y adapter sa musique, la jeune artiste en avait brisé les césures par quelques {p. 202}   modifications qui pourraient étonner les admirateurs de la correction, souvent trop savante, de ce poète.

CHANT D’UNE JEUNE FILLE
Mon cœur, lève-toi ! Déjà l’alouette
Secoue en chantant son aile au soleil.
Ne dors plus, mon cœur, car la violette
Élève à Dieu l’encens de son réveil.
Chaque fleur vivante et bien reposée,
Ouvrant tour à tour les yeux pour se voir,
A dans son calice un peu de rosée,
Perle d’un jour qui lui sert de miroir.
On sent dans l’air pur que l’ange des roses
A passé la nuit à bénir les fleurs !
On voit que pour lui toutes sont écloses,
Il vient d’en haut raviver leurs couleurs.
Ainsi lève-toi, puisque l’alouette
Secoue en chantant son aile au soleil ;
Rien ne dort plus, mon cœur ! la violette
Élève à Dieu l’encens de son réveil.

Et voici, puisque les progrès de la Typographie le permettent, la musique de Modeste, à laquelle une expression délicieuse communiquait ce charme admiré dans les grands chanteurs, et qu’aucune typographie, fût-elle hiéroglyphique ou phonétique, ne pourra jamais rendre.

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— C’est joli, dit madame Dumay, Modeste est musicienne, voilà tout…

— Elle a le diable au corps, s’écria le caissier à qui le soupçon de la mère entra dans le cœur et donna le frisson.

— Elle aime, répéta13 madame Mignon.

En réussissant, par le témoignage irrécusable de cette mélodie, à faire partager sa certitude sur l’amour caché de Modeste, madame Mignon troubla la joie que le retour et les succès de son patron causaient au caissier. Le pauvre Breton descendit au Havre y reprendre sa besogne chez Gobenheim ; puis, avant de revenir dîner, il passa chez les Latournelle y exprimer ses craintes et leur demander de nouveau aide et secours.

— Oui, mon cher ami, dit Dumay sur le pas de la porte en quittant le notaire, je suis du même avis que madame : elle aime, c’est sûr, et le diable sait le reste ! Me voilà déshonoré.

— Ne vous désolez pas, Dumay, répondit le petit notaire, nous serons bien, à nous tous, aussi forts que cette petite personne, et, dans un temps donné, toute fille amoureuse commet une imprudence qui la trahit ; mais, nous en causerons ce soir.

Ainsi toutes les personnes dévouées à la famille Mignon furent en proie aux mêmes inquiétudes qui les poignaient la veille avant l’expérience que le vieux soldat avait cru être décisive. L’inutilité de tant d’efforts piqua si bien la conscience de Dumay qu’il ne voulut pas aller chercher sa fortune à Paris avant d’avoir deviné le mot de cette énigme. Ces cœurs, pour qui les sentiments étaient plus précieux que les intérêts, concevaient tous en ce moment que, sans la parfaite innocence de sa fille, le colonel pouvait mourir de chagrin en trouvant Bettina morte et sa femme aveugle. Le désespoir du pauvre Dumay fit une telle impression sur les Latournelle qu’ils en oublièrent le départ d’Exupère que, dans la matinée, ils avaient {p. 208}   embarqué pour Paris. Pendant les moments du dîner où ils furent tous les trois seuls, monsieur, madame Latournelle et Butscha retournèrent les termes de ce problème sous toutes les faces, en parcourant toutes les suppositions possibles.

— Si Modeste aimait quelqu’un du Havre, elle aurait tremblé hier, dit madame Latournelle, son amant est donc ailleurs.

— Elle a juré, dit le notaire, ce matin, à sa mère et devant Dumay, qu’elle n’avait échangé ni regard, ni parole avec âme qui vive…

— Elle aimerait donc à ma manière ? dit Butscha.

— Et comment donc aimes-tu, mon pauvre garçon ? demanda madame Latournelle.

— Madame, répondit le petit bossu, j’aime à moi tout seul, à distance, à peu près comme d’ici aux étoiles…

— Et comment fais-tu, grosse bête ? dit madame Latournelle en souriant.

— Ah ! madame, répondit Butscha, ce que vous croyez une bosse, est l’étui de mes ailes.

— Voilà donc l’explication de ton cachet ! s’écria le notaire.

Le cachet du clerc était une étoile sous laquelle se lisaient ces mots : Fulgens, sequar (brillante, je te suivrai), la devise de la maison de Chastillonest.

— Une belle créature peut avoir autant de défiance que la plus laide, dit Butscha comme s’il se parlait à lui-même. Modeste est assez spirituelle pour avoir tremblé de n’être aimée que pour sa beauté !

Les bossus sont des créations merveilleuses, entièrement dues d’ailleurs à la Société ; car, dans le plan de la Nature, les êtres faibles ou mal venus doivent périr. La courbure ou la torsion de la colonne vertébrale produit chez ces hommes, en apparence disgraciés, comme un regard où les fluides nerveux s’amassent en de plus grandes quantités que chez les autres, et dans le centre même où ils s’élaborent, où ils agissent, d’où ils s’élancent ainsi qu’une lumière pour vivifier l’être intérieur. Il en résulte des forces, quelquefois retrouvées par le magnétisme, mais qui le plus souvent se perdent à travers les espaces du Monde Spirituel. Cherchez un bossu qui ne soit pas doué de quelque faculté supérieure ? soit d’une gaieté spirituelle, soit d’une méchanceté complète, soit d’une bonté sublime. Comme des instruments que la main de l’Art {p. 209}   ne réveillera jamais, ces êtres, privilégiés sans le savoir, vivent en eux-mêmes comme vivait Butscha, quand ils n’ont pas usé leurs forces, si magnifiquement concentrées, dans la lutte qu’ils ont soutenue à l’encontre des obstacles pour rester vivants. Ainsi s’expliquent ces superstitions, ces traditions populaires auxquelles on doit les gnomes, les nains effrayants, les fées difformes, toute cette race de bouteilles, a dit Rabelais, contenant élixirs et baumes rares. Donc, Butscha devina presque Modeste. Et, dans sa curiosité d’amant sans espoir, de serviteur toujours prêt à mourir, comme ces soldats qui, seuls et abandonnés, criaient dans les neiges de la Russie : Vive l’Empereur ! il médita de surprendre pour lui seul le secret de Modeste. Il suivit d’un air profondément soucieux ses patrons quand ils allèrent au Chalet14, car il s’agissait de dérober à tous ces yeux attentifs, à toutes ces oreilles tendues le piége où il prendrait la jeune fille. Ce devait être un regard échangé, quelque tressaillement surpris, comme lorsqu’un chirurgien met le doigt sur une douleur cachée. Ce soir-là, Gobenheim ne vint pas, Butscha fut le partenaire de monsieur Dumay contre monsieur et madame Latournelle. Pendant le moment où Modeste s’absenta, vers neuf heures, afin d’aller préparer le coucher de sa mère, madame Mignon et ses amis purent causer à cœur ouvert ; mais le pauvre clerc, abattu par la conviction qui l’avait gagnée, lui aussi, parut étranger à ces débats autant que la veille l’avait été Gobenheim.

— Eh ! bien, qu’as-tu donc, Butscha ? s’écria madame Latournelle étonnée. On dirait que tu as perdu tous tes parents…

Une larme jaillit des yeux de l’enfant abandonné par un matelot suédois, et dont la mère était morte de chagrin à l’hôpital.

— Je n’ai que vous au monde, répondit-il d’une voix troublée, et votre compassion est trop religieuse, pour que je la perde jamais, car jamais je ne démériterai vos bontés.

Cette réponse fit vibrer une corde également sensible chez les témoins de cette scène, celle de la délicatesse.

— Nous vous aimons tous, monsieur Butscha, dit madame Mignon d’une voix émue.

— J’ai six cent mille francs à moi ! dit le brave Dumay, tu seras notaire au Havre et successeur de Latournelle.

L’Américaine, elle, avait pris et serré la main au pauvre bossu.

— Vous avez six cent mille francs !… s’écria Latournelle qui {p. 210}   leva le nez sur Dumay dès que cette parole fut lâchée, et vous laissez ces dames ici !… Et Modeste n’a pas un joli cheval ! Et elle n’a pas continué d’avoir des maîtres de musique, de peinture, de…

— Eh ! il ne les a que depuis quelques heures !… s’écria l’Américaine.

— Chut, fit madame Mignon.

Pendant toutes ces exclamations, l’auguste patronne de Butscha s’était posée, elle le regardait.

— Mon enfant, dit-elle, je te crois entouré de tant d’affection que je ne pensais pas au sens particulier de cette locution proverbiale ; mais tu dois me remercier de cette petite faute, car elle a servi à te faire voir quels amis tes exquises qualités t’ont valus.

— Vous avez donc eu des nouvelles de monsieur Mignon ? dit le notaire.

— Il revient, dit madame Mignon, mais gardons ce secret entre nous… Quand mon mari saura que Butscha nous a tenu compagnie, qu’il nous a montré l’amitié la plus vive et la plus désintéressée quand tout le monde nous tournait le dos, il ne vous laissera pas le commanditer à vous seul, Dumay. Aussi, mon ami, dit-elle en essayant de diriger son visage vers Butscha, pouvez-vous dès à présent traiter avec Latournelle…

— Mais il a l’âge, vingt-cinq ans et demi, dit Latournelle. Et, pour moi, c’est acquitter une dette, mon garçon, que de te faciliter l’acquisition de mon Étude.

Butscha, qui baisait la main de madame Mignon en l’arrosant de ses larmes, montra un visage mouillé quand Modeste ouvrit la porte du salon.

— Qui donc a fait du chagrin à mon nain mystérieux ?… demanda-t-elle.

— Eh ! mademoiselle Modeste, pleurons-nous jamais de chagrin, nous autres enfants bercés par le Malheur ? On vient de me montrer autant d’attachement que je m’en sentais au cœur pour tous ceux en qui je me plaisais à voir des parents. Je serai notaire, je pourrai devenir riche. Ah ! ah ! le pauvre Butscha sera peut-être un jour le riche Butscha. Vous ne connaissez pas tout ce qu’il y a d’audace chez cet avorton !… s’écria-t-il.

Le bossu se donna un violent coup de poing sur la caverne de sa poitrine et se posa devant la cheminée après avoir jeté sur {p. 211}   Modeste un regard qui glissa comme une lueur entre ses grosses paupières serrées ; car il aperçut, dans cet incident imprévu, la possibilité d’interroger le cœur de sa souveraine. Dumay crut pendant un moment que le clerc avait osé s’adresser à Modeste, et il échangea rapidement avec ses amis un coup d’œil bien compris par eux et qui fit contempler le petit bossu dans une espèce de terreur mêlée de curiosité.

— J’ai mes rêves aussi, moi !… reprit Butscha dont les yeux ne quittaient pas Modeste.

La jeune fille abaissa ses paupières par un mouvement qui fut déjà pour le clerc toute une révélation.

— Vous aimez les romans, laissez-moi, dans la joie où je suis, vous confier mon secret, et vous me direz si le dénoûment du roman, inventé par moi pour ma vie, est possible ; autrement, à quoi bon la fortune ? Pour moi, l’or est le bonheur plus que pour tout autre ; car, pour moi, le bonheur sera d’enrichir un être aimé ! Vous qui savez tant de choses, mademoiselle, dites-moi donc si l’on peut se faire aimer indépendamment de la forme, belle ou laide, et pour son âme seulement ?

Modeste leva les yeux sur Butscha. Ce fut une interrogation terrible, car alors Modeste partagea les soupçons de Dumay.

— Une fois riche, je chercherai quelque belle jeune fille pauvre, une abandonnée comme moi, qui aura bien souffert, qui sera malheureuse, je lui écrirai, je la consolerai, je serai son bon génie ; elle lira dans mon cœur, dans mon âme, elle aura mes deux richesses à la fois, et mon or bien délicatement offert, et ma pensée parée de toutes les splendeurs que le hasard de la naissance a refusées à ma grotesque personne ! Je resterai caché, comme une cause que les savants cherchent. Dieu n’est peut-être pas beau ?… Naturellement, cette enfant, devenue curieuse, voudra me voir ; mais je lui dirai que je suis un monstre de laideur, je me peindrai en laid…

Là, Modeste regarda Butscha fixement, elle lui eût dit : — Que savez-vous de mes amours ?… elle n’aurait pas été plus explicite.

— Si j’ai le bonheur d’être aimé pour les poésies de mon cœur !… Si, quelque jour, je ne parais être qu’un peu contrefait à cette femme, avouez que je serai plus heureux que le plus beau des hommes, qu’un homme de génie aimé par une créature aussi céleste que vous…

{p. 212}   La rougeur qui colora le visage de Modeste apprit au bossu presque tout le secret de la jeune fille.

— Eh ! bien, enrichir ce qu’on aime, et lui plaire moralement, abstraction faite de la personne, est-ce le moyen d’être aimé ? Voilà le rêve du pauvre bossu, le rêve d’hier ; car, aujourd’hui, votre adorable mère vient de me donner la clef de mon futur trésor, en me promettant de me faciliter les moyens d’acheter une Étude. Mais, avant de devenir un Gobenheim, encore faut-il savoir si cette affreuse transformation est utile. Qu’en pensez-vous, mademoiselle, vous ?…

Modeste était si surprise, qu’elle ne s’aperçut pas que Butscha l’interpellait. Le piége de l’amoureux fut mieux dressé que celui du soldat, car la pauvre fille stupéfaite resta sans voix.

— Pauvre Butscha ! dit tout bas madame Latournelle à son mari, deviendrait-il fou ?…

— Vous voulez réaliser le conte de la Belle et la Bête, répondit enfin Modeste, et vous oubliez que la Bête se change en prince Charmant.

— Croyez-vous ? dit le nain. Moi, j’ai toujours imaginé que ce changement indiquait le phénomène de l’âme rendue visible, éteignant la forme sous sa radieuse lumière. Si je ne suis pas aimé, je resterai caché, voilà tout ! Vous et les vôtres, madame, dit-il à sa patronne, au lieu d’avoir un nain à votre service, vous aurez une vie et une fortune. Butscha reprit sa place et dit aux trois joueurs en affectant le plus grand calme : — À qui à donner ?… Mais en lui-même, il se disait douloureusement : — Elle veut être aimée pour elle-même, elle correspond avec quelque faux grand homme, et où en est-elle ?

— Ma chère maman, neuf heures trois quarts viennent de sonner, dit Modeste à sa mère.

Madame Mignon fit ses adieux à ses amies, et alla se coucher.

Ceux qui veulent aimer en secret peuvent avoir pour espions des chiens des Pyrénées, des mères, des Dumay, des Latournelle, ils ne sont pas encore en danger ; mais un amoureux ?… c’est diamant contre diamant, feu contre feu, intelligence contre intelligence, une équation parfaite et dont les termes se pénètrent mutuellement. Le dimanche matin, Butscha devança sa patronne qui venait toujours chercher Modeste pour aller à la messe, et il se mit en croisière devant le Chalet15, en attendant le facteur.

{p. 213}   — Avez-vous une lettre aujourd’hui pour mademoiselle Modeste ? dit-il à cet humble fonctionnaire quand il le vit venir.

— Non, monsieur, non…

— Nous sommes, depuis quelque temps, une fameuse pratique pour le gouvernement, s’écria le clerc.

— Ah ! dame ! oui, répondit le facteur.

Modeste vit et entendit ce petit colloque de sa chambre, où elle se postait toujours à cette heure derrière sa persienne, pour guetter le facteur. Elle descendit, sortit dans le petit jardin où elle appela d’une voix altérée : — Monsieur Butscha ?…

— Me voilà, mademoiselle ! dit le bossu en arrivant à la petite porte que Modeste ouvrit elle-même.

— Pourriez-vous me dire si vous comptez parmi vos titres à l’affection d’une femme, le honteux espionnage auquel vous vous livrez ? lui demanda la jeune fille en essayant de terrasser son esclave sous ses regards et par une attitude de reine.

— Oui, mademoiselle ! répondit-il fièrement. Ah ! je ne croyais pas, reprit-il à voix basse, que les vermisseaux pussent rendre service aux étoiles !… mais il en est ainsi. Souhaiteriez-vous que votre mère, que monsieur Dumay, que madame Latournelle vous eussent devinée, et non un être, quasi proscrit de la vie, qui se donne à vous comme une de ces fleurs que vous coupez pour vous en servir un moment ? Ils savent tous que vous aimez ; mais, moi seul, je sais comment. Prenez-moi comme vous prendriez un chien vigilant ? je vous obéirai, je vous garderai, je n’aboyerai jamais, et je ne vous jugerai point. Je ne vous demande rien que de me laisser vous être bon à quelque chose. Votre père vous a mis un Dumay dans votre ménagerie, ayez un Butscha, vous m’en direz des nouvelles !… Un pauvre Butscha qui ne veut rien, pas même un os !

— Eh ! bien, je vais vous prendre à l’essai, dit Modeste qui voulut se défaire d’un gardien si spirituel. Allez sur-le-champ, d’hôtel en hôtel, à Graville, au Havre savoir s’il est venu d’Angleterre un monsieur Arthur…

— Écoutez, mademoiselle, dit Butscha respectueusement en interrompant Modeste, j’irai tout bonnement me promener au bord de la mer, et cela suffira, car vous ne me voulez pas aujourd’hui à l’église. Voilà tout.

Modeste regarda le nain en laissant voir un étonnement stupide.

{p. 214}   — Écoutez, mademoiselle ! quoique vous vous soyez entortillé les joues d’un foulard et de ouate, vous n’avez pas de fluxion. Et, si vous avez un double voile à votre chapeau, c’est pour voir sans être vue.

— D’où vous vient tant de pénétration ? s’écria Modeste en rougissant.

— Eh ! mademoiselle, vous n’avez pas de corset ! Une fluxion ne vous obligeait pas à vous déguiser la taille, en mettant plusieurs jupons, à cacher vos mains sous de vieux gants, et vos jolis pieds dans d’affreuses bottines, à vous mal habiller, à…

— Assez ! dit-elle. Maintenant, comment serais-je certaine d’avoir été obéie ?

— Mon patron veut aller à Sainte-Adresse16, il en est contrarié ; mais comme il est vraiment bon, il n’a pas voulu me priver de mon dimanche, eh ! bien, je lui proposerai d’y aller…

— Allez-y, et j’aurai confiance en vous…

— Êtes-vous sûre de ne pas avoir besoin de moi au Havre ?

— Non. Écoutez, nain mystérieux, regardez, dit-elle en lui montrant le temps sans nuages. Voyez-vous la trace de l’oiseau qui passait tout à l’heure ? eh ! bien, mes actions, pures comme l’air est pur, n’en laissent pas davantage. Rassurez Dumay, rassurez les Latournelle, rassurez ma mère, et sachez que cette main, dit-elle en lui montrant une jolie main fine, aux doigts retroussés et que le jour traversa, ne sera point accordée, elle ne sera pas même animée d’un baiser, avant le retour de mon père, par ce qu’on appelle un amant.

— Et pourquoi ne me voulez-vous pas à l’église aujourd’hui ?…

— Vous me questionnez, après ce que je vous ai fait l’honneur de vous dire et de vous demander ?…

Butscha salua sans rien répondre, et courut chez son patron dans le ravissement d’entrer au service de sa maîtresse anonyme.

Une heure après, monsieur et madame Latournelle vinrent chercher Modeste qui se plaignit d’un horrible mal de dents.

— Je n’ai pas eu, dit-elle, le courage de m’habiller.

— Eh ! bien, restez, dit la bonne notaresse.

— Oh ! non, je veux prier pour l’heureux retour de mon père, répondit Modeste, et j’ai pensé qu’en m’emmitouflant ainsi, ma sortie me ferait plus de bien que de mal.

Et mademoiselle Mignon alla seule, à côté de Latournelle. Elle {p. 215}   refusa de donner le bras à son chaperon dans la crainte d’être questionnée sur le tremblement intérieur qui l’agitait à la pensée de voir bientôt son grand poète. Un seul regard, le premier, n’allait-il pas décider de son avenir ?

Est-il dans la vie de l’homme une heure plus délicieuse que celle du premier rendez-vous donné ? Renaissent-elles jamais les sensations cachées au fond du cœur et qui s’épanouissent alors ? Retrouve-t-on les plaisirs sans nom que l’on a savourés en cherchant, comme fit Ernest de La Brière, et ses meilleurs rasoirs, et ses plus belles chemises, et des cols irréprochables, et les vêtements les plus soignés ? On déifie les choses associées à cette heure suprême. On fait alors à soi seul des poésies secrètes qui valent celles de la femme ; et le jour où, de part et d’autre, on les devine, tout est envolé ! N’en est-il pas de ces choses, comme de la fleur de ces fruits sauvages, âcre et suave à la fois, perdue au sein des forêts, la joie du soleil, sans doute ; ou, comme le dit Canalis dans le Chant d’une jeune fille, la joie de la plante elle-même à qui l’ange des fleurs a permis de se voir ? Ceci tend à rappeler que, semblable à beaucoup d’êtres pauvres pour qui la vie commence par le labeur et par les soucis de la fortune, le modeste La Brière n’avait pas encore été aimé. Venu la veille au soir, il s’était aussitôt couché comme une coquette afin d’effacer la fatigue du voyage, et il venait de faire une toilette méditée à son avantage, après avoir pris un bain. Peut-être est-ce ici le lieu de placer son portrait en pied, ne fût-ce que pour justifier la dernière lettre que devait écrire Modeste.

Né d’une bonne famille de Toulouse, alliée de loin à celle du ministre qui le prit sous sa protection, Ernest possède cet air comme il faut où se révèle une éducation commencée au berceau, mais que l’habitude des affaires avait rendu grave sans effort, car la pédanterie est l’écueil de toute gravité prématurée. De taille ordinaire, il se recommande par une figure fine et douce, d’un ton chaud quoique sans coloration, et qu’il relevait alors par de petites moustaches et par une virgule à la Mazarin. Sans cette attestation virile, il eût trop ressemblé peut-être à une jeune fille déguisée, tant la coupe du visage et les lèvres sont mignardes, tant on est près d’attribuer à une femme ses dents d’un émail transparent et d’une régularité quasi postiche. Joignez à ces qualités féminines un parler doux comme la physionomie, doux comme des yeux bleus à paupières turques, et vous concevrez très-bien que le ministre eut {p. 216}   surnommé son jeune secrétaire particulier, mademoiselle de La Brière. Le front plein, pur, bien encadré de cheveux noirs abondants semble rêveur, et ne dément pas l’expression de la figure, qui est entièrement mélancolique. La proéminence de l’arcade de l’œil, quoique très-élégamment coupée, obombre le regard et ajoute encore à cette mélancolie par la tristesse, physique pour ainsi dire, que produisent les paupières quand elles sont trop abaissées sur la prunelle. Ce doute intime, que nous traduisons par le mot modestie, anime donc et les traits et la personne. Peut être comprendra-t-on bien cet ensemble en faisant observer que la logique du dessin exigerait plus de longueur dans l’ovale de cette tête, plus d’espace entre le menton qui finit brusquement et le front trop diminué par la manière dont les cheveux sont plantés. Ainsi, la figure semble écrasée. Le travail avait déjà creusé son sillon entre les sourcils un peu trop fournis et rapprochés comme chez les gens jaloux. Quoique La Brière fut alors mince, il appartient à ce genre de tempéraments qui, formés tard, prennent à trente ans un embonpoint inattendu.

Ce jeune homme eût assez bien représenté, pour les gens à qui l’histoire de France est familière, la royale et inconcevable figure de Louis XIII, mélancolique modestie sans cause connue, pâle sous la couronne, aimant les fatigues de la chasse et haïssant le travail, timide avec sa maîtresse au point de la respecter, indifférent jusqu’à laisser trancher la tête à son ami, et que le remords d’avoir vengé son père sur sa mère peut seul expliquer : ou l’Hamlet catholique ou quelque maladie incurable. Mais le ver rongeur qui blémissait Louis XIII et détendait sa force, était alors, chez Ernest, simple défiance de soi-même, la timidité de l’homme à qui nulle femme n’a dit : « Comme je t’aime ! » et surtout le dévouement inutile. Après avoir entendu le glas d’une monarchie dans la chute d’un ministère, ce pauvre garçon avait rencontré dans Canalis un rocher caché sous d’élégantes mousses, il cherchait donc une domination à aimer ; et cette inquiétude du caniche en quête d’un maître lui donnait l’air du roi qui trouva le sien. Ces nuages, ces sentiments, cette teinte de souffrance répandue sur cette physionomie la rendaient beaucoup plus belle que ne le croyait le Référendaire, assez fâché de s’entendre classer par les femmes dans le genre des Beaux-Ténébreux ; genre passé de mode par un temps où chacun voudrait pouvoir garder pour lui seul les trompettes de l’Annonce. Le défiant Ernest avait donc demandé tous ses prestiges au {p. 217}   vêtement alors à la mode. Il mit pour cette entrevue, où tout dépendait du premier regard, un pantalon noir et des bottes soigneusement cirées, un gilet couleur soufre qui laissait voir une chemise d’une finesse remarquable et boutonnée d’opales, une cravate noire, une petite redingote bleue ornée de la rosette et qui semblait collée sur le dos et à la taille par un procédé nouveau. Portant de jolis gants de chevreau, couleur bronze florentin, il tenait de la main gauche une petite canne et son chapeau par un geste assez Louis-Quatorzien, montrant ainsi, comme le lieu l’exigeait, sa chevelure massée avec art, et où la lumière produisait des luisants satinés. Campé dès le commencement de la messe sous le porche, il examina l’église en regardant tous les chrétiens, mais plus particulièrement les chrétiennes qui trempaient leurs doigts dans l’eau sainte.

Une voix intérieure cria : — Le voilà ! à Modeste quand elle arriva. Cette redingote et cette tournure essentiellement parisiennes, cette rosette, ces gants, cette canne, le parfum des cheveux, rien n’était du Havre. Aussi, quand La Brière se retourna pour examiner la grande et fière notaresse, le petit notaire et le paquet (expression consacrée entre femmes), sous la forme duquel Modeste s’était mise, la pauvre enfant, quoique bien préparée, reçut-elle un coup violent au cœur en voyant cette poétique figure, illuminée en plein par le jour de la porte. Elle ne pouvait pas se tromper : une petite rose blanche cachait presque la rosette. Ernest reconnaîtrait-il son inconnue affublée d’un vieux chapeau garni d’un voile mis en double ?… Modeste eut si peur de la seconde vue de l’amour, qu’elle se fit une démarche de vieille femme.

— Ma femme, dit le petit Latournelle en allant à sa place, ce monsieur n’est pas du Havre.