— Eh ! bien, monsieur de Clagny, dit Lousteau, nous parlions hier des vengeances inventées par les maris, que dites-vous de celles qu’inventent les femmes ?
— Je pense, répondit le Procureur du Roi, que le roman n’est pas d’un Conseiller d’État, mais d’une femme. En conceptions bizarres, l’imagination des femmes va plus loin que celle des hommes, témoin le Frankenstein de mistriss Shelley, Leone Leoni, {p. 440} les œuvres d’Anne Radcliffe et le Nouveau Prométhée de Camille Maupin.
Dinah regarda fixement monsieur de Clagny en lui faisant comprendre, par une expression qui le glaça, que, malgré tant d’illustres exemples, elle prenait cette réflexion pour Paquita la Sévillane.
— Bah ! dit le petit La Baudraye, le duc de Bracciano que sa femme a mis en cage, et à qui elle se fait voir tous les soirs dans les bras de son amant, va la tuer… Vous appelez cela une vengeance ?… Nos tribunaux et la société sont bien plus cruels…
— En quoi ? fit Lousteau.
— Eh ! bien, voilà le petit La Baudraye qui parle, dit le Président Boirouge à sa femme.
— Mais on laisse vivre la femme avec une maigre pension, le monde lui tourne alors le dos ; elle n’a plus ni toilette ni considération, deux choses qui selon moi sont toute la femme, dit le petit vieillard.
— Mais elle a le bonheur, répondit fastueusement madame de La Baudraye.
— Non, répliqua l’avorton en allumant son bougeoir pour aller se coucher, car elle a un amant…
— Pour un homme qui ne pense qu’à ses provins et à ses baliveaux, il a du trait, dit Lousteau.
— Il faut bien qu’il ait quelque chose, répondit Bianchon.
Madame de La Baudraye, la seule qui pût entendre le mot de Bianchon, se mit à rire si finement et si amèrement à la fois, que le médecin devina le secret de la vie intime de la châtelaine dont les rides prématurées le préoccupaient depuis le matin. Mais Dinah ne devina point, elle, les sinistres prophéties que son mari venait de lui jeter dans un mot, et que feu le bon abbé Duret n’eût pas manqué de lui expliquer. Le petit La Baudraye avait surpris dans les yeux de Dinah, quand elle regardait le journaliste en lui rendant la balle de la plaisanterie, cette rapide et lumineuse tendresse qui dore le regard d’une femme à l’heure où la prudence cesse, où commence l’entraînement. Dinah ne prit pas plus garde à l’invitation que lui faisait ainsi son mari d’observer les convenances, que Lousteau ne prit pour lui les malicieux avis de Dinah le jour de son arrivée. Tout autre que Bianchon se serait étonné du prompt succès de {p. 441} Lousteau ; mais il ne fut même point blessé de la préférence que Dinah donnait au Feuilleton sur la Faculté, tant il était médecin ! En effet, Dinah, grande elle-même, devait être plus accessible à l’esprit qu’à la grandeur. L’amour préfère ordinairement les contrastes aux similitudes. La franchise et la bonhomie du docteur, sa profession, tout le desservait. Voici pourquoi : les femmes qui veulent aimer, et Dinah voulait autant aimer qu’être aimée, ont une horreur instinctive pour les hommes voués à des occupations tyranniques ; elles sont, malgré leurs supériorités, toujours femmes en fait d’envahissement. Poète et feuilletoniste, le libertin Lousteau paré de sa misanthropie offrait ce clinquant d’âme et cette vie à demi oisive qui plaît aux femmes. Le bon sens carré, les regards perspicaces de l’homme vraiment supérieur gênaient Dinah, qui ne s’avouait pas à elle-même sa petitesse, elle se disait : — Le docteur vaut peut-être mieux que le journaliste, mais il me plaît moins. Puis, elle pensait aux devoirs de la profession et se demandait, si, une femme pouvait jamais être autre chose qu’un sujet aux yeux d’un médecin qui voit tant de sujets dans sa journée ! La première proposition de la pensée inscrite par Bianchon sur l’album, était le résultat d’une observation médicale qui tombait trop à plomb sur la femme, pour que Dinah n’en fût pas frappée. Enfin Bianchon, à qui sa clientèle défendait un plus long séjour, partait le lendemain. Quelle femme, à moins de recevoir au cœur le trait mythologique de Cupidon, peut se décider en si peu de temps ? Ces petites choses qui produisent les grandes catastrophes, une fois vues en masse par Bianchon, il dit en quatre mots à Lousteau le singulier arrêt qu’il porta sur madame de La Baudraye et qui causa la plus vive surprise au journaliste. Pendant que les deux Parisiens chuchotaient, il s’élevait un orage contre la châtelaine parmi les Sancerrois, qui ne comprenaient rien à la paraphrase ni aux commentaires de Lousteau. Loin d’y voir le roman que le Procureur du Roi, le Sous-Préfet, le Président, le premier Substitut Lebas, monsieur de La Baudraye et Dinah en avaient tiré, toutes les femmes groupées autour de la table à thé n’y voyaient qu’une mystification, et accusaient la muse de Sancerre d’y avoir trempé. Toutes s’attendaient à passer une soirée charmante, toutes avaient inutilement tendu les facultés de leur esprit. Rien ne révolte plus les gens de province que l’idée de servir de jouet aux gens de Paris.
{p. 442} Madame Piédefer quitta la table à thé pour venir dire à sa fille : — Va donc parler à ces dames, elles sont très-choquées de ta conduite.
Lousteau ne put s’empêcher de remarquer alors l’évidente supériorité de Dinah sur l’élite des femmes de Sancerre, elle était la mieux mise, ses mouvements étaient pleins de grâce, son teint prenait une délicieuse blancheur aux lumières, elle se détachait enfin sur cette tapisserie de vieilles faces, de jeunes filles mal habillées, à tournures timides, comme une reine au milieu de sa cour. Les images parisiennes s’effaçaient, Lousteau se faisait à la vie de province ; et, s’il avait trop d’imagination pour ne pas être impressionné par les magnificences royales de ce château, par ses sculptures exquises, par les antiques beautés de l’intérieur, il avait aussi trop de savoir pour ignorer la valeur du mobilier qui enrichissait ce joyau de la Renaissance. Aussi lorsque les Sancerrois se furent retirés un à un reconduits par Dinah, car ils avaient tous pour une heure de chemin ; quand il n’y eut plus au salon que le Procureur du Roi, monsieur Lebas, Gatien et monsieur Gravier qui couchaient à Anzy, le journaliste avait-il déjà changé d’opinion sur Dinah. Sa pensée accomplissait cette évolution que madame de La Baudraye avait eu l’audace de lui signaler à leur première rencontre.
— Ah ! comme ils vont en dire contre nous pendant le chemin, s’écria la châtelaine en rentrant au salon après avoir mis en voiture le Président, la Présidente, madame et mademoiselle Popinot-Chandier.
Le reste de la soirée eut son côté réjouissant. En petit comité, chacun versa dans la conversation son contingent d’épigrammes sur les diverses figures que les Sancerrois avaient faites pendant les commentaires de Lousteau sur l’enveloppe de ses épreuves.
— Mon cher, dit en se couchant Bianchon à Lousteau (on les avait mis ensemble dans une immense chambre à deux lits), tu seras l’heureux mortel choisi par cette femme, née Piédefer !
— Tu crois ?
— Eh ! cela s’explique : tu passes ici pour avoir eu beaucoup d’aventures à Paris, et, pour les femmes, il y a dans un homme à bonnes fortunes je ne sais quoi d’irritant qui les attire et le leur rend agréable ; est-ce la vanité de faire triompher leurs souvenirs entre tous les autres ? s’adressent-elles à son expérience, comme un malade surpaye un célèbre médecin ? ou bien sont-elles flattées d’éveiller un cœur blasé ?
{p. 443} — Les sens et la vanité sont pour tant de choses19 dans l’amour, que toutes ces suppositions peuvent être vraies, répondit Lousteau. Mais si je reste c’est à cause du certificat d’innocence instruite que tu donnes à Dinah ! Elle est belle, n’est-ce pas ?
— Elle deviendra charmante en aimant, dit le médecin. Puis, après tout, ce sera un jour ou l’autre une riche veuve ! Et un enfant lui vaudrait la jouissance de la fortune du sire de La Baudraye…
— Mais c’est une bonne action que de l’aimer, cette femme, s’écria Lousteau.
— Une fois mère, elle reprendra de l’embonpoint, les rides s’effaceront, elle paraîtra n’avoir que vingt ans…
— Eh ! bien, fit Lousteau en se roulant dans ses draps, si tu veux m’aider, demain, oui, demain, je… Enfin, bonsoir.
Le lendemain, madame de La Baudraye, à qui depuis six mois son mari avait donné des chevaux dont il se servait pour ses labours et une vieille calèche qui sonnait la ferraille, eut l’idée de reconduire Bianchon jusqu’à Cosne où il devait aller prendre la diligence de Lyon à son passage. Elle emmena sa mère et Lousteau ; mais elle se proposa de laisser sa mère à La Baudraye, de se rendre à Cosne avec les deux Parisiens et d’en revenir seule avec Étienne. Elle fit une charmante toilette que lorgna le journaliste : brodequins bronzés, bas de soie gris, une robe d’organdi, une écharpe verte à longs effilés nuancés et une charmante capote de dentelle noire, ornée de fleurs. Quant à Lousteau, le drôle s’était mis sur le pied de guerre : bottes vernies, pantalon d’étoffe anglaise plissé par-devant, un gilet très-ouvert qui laissait voir une chemise extrafine, et les cascades de satin noir broché de sa plus belle cravate, une redingote noire, très-courte et très-légère. Le Procureur du Roi et monsieur Gravier se regardèrent assez singulièrement quand ils virent les deux Parisiens dans la calèche, et eux comme deux niais au bas du perron. Monsieur de La Baudraye, qui du haut de la dernière marche faisait au docteur un petit salut de sa petite main, ne put s’empêcher de sourire en entendant monsieur de Clagny disant à monsieur Gravier : — Vous auriez dû les accompagner à cheval. En ce moment Gatien, monté sur la tranquille jument de monsieur de La Baudraye, déboucha par l’allée qui conduisait aux écuries et rejoignit la calèche.
{p. 444} — Ah ! bon, dit le Receveur des contributions, l’enfant s’est mis de planton.
— Quel ennui, s’écria Dinah en voyant Gatien. En treize ans, car voici bientôt treize ans que je suis mariée, je n’ai pas20 eu trois heures de liberté…
— Mariée, madame ? dit le journaliste en souriant. Vous me rappelez un mot de feu Michaud qui en a tant dit de si fins. Il partait pour la Palestine, et ses amis lui faisaient des représentations sur son âge, sur les dangers d’une pareille excursion. Enfin, lui dit l’un d’eux, vous êtes marié ? — Oh ! répondit-il, je le suis si peu !
La sévère madame Piédefer ne put s’empêcher de sourire.
— Je ne serais pas étonnée de voir monsieur de Clagny monté sur mon poney venir compléter l’escorte, s’écria Dinah.
— Oh ! si le Procureur du Roi ne nous rejoint pas, dit Lousteau, vous pourrez vous débarrasser de ce petit jeune homme en arrivant à Sancerre. Bianchon aura nécessairement oublié quelque chose sur sa table, comme le manuscrit de sa première leçon pour son Cours, et vous prierez Gatien d’aller le chercher à Anzy.
Cette ruse, quoique simple, mit madame de La Baudraye en belle humeur. La route d’Anzy à Sancerre, d’où se découvrent21 par échappées de magnifiques paysages, d’où souvent la superbe nappe de la Loire produit l’effet d’un lac, se fit gaiement, car Dinah était heureuse d’être si bien comprise. On parla d’amour en théorie, ce qui permet aux amants in petto de prendre en quelque sorte mesure de leurs cœurs. Le journaliste se mit sur un ton d’élégante corruption pour prouver que l’amour n’obéissait à aucune loi, que le caractère des amants en variait les accidents à l’infini, que les événements de la vie sociale augmentaient encore la variété des phénomènes, que tout était possible et vrai dans ce sentiment, que telle femme après avoir résisté pendant long-temps à toutes les séductions et à des passions vraies, pouvait succomber en quelques heures à une pensée, à un ouragan intérieur dans le secret desquels il n’y avait que Dieu !
— Eh ! n’est-ce pas là le mot de toutes les aventures que nous nous sommes racontées depuis trois jours, dit-il.
Depuis trois jours l’imagination si vive de Dinah était occupée des romans les plus insidieux, et la conversation des deux Parisiens avait agi sur cette femme à la manière des livres les plus dangereux. Lousteau suivait de l’œil les effets de cette habile manœuvre {p. 445} pour saisir le moment où cette proie, dont la bonne volonté se cachait sous la rêverie que donne l’irrésolution, serait entièrement étourdie. Dinah voulut montrer La Baudraye aux deux Parisiens, et l’on y joua la comédie convenue du manuscrit oublié par Bianchon dans sa chambre d’Anzy. Gatien partit au grand galop à l’ordre de sa souveraine, madame Piédefer alla faire des emplettes à Sancerre, et Dinah seule avec les deux amis prit le chemin de Cosne. Lousteau se mit près de la châtelaine et Bianchon se plaça sur le devant de la voiture. La conversation des deux amis fut affectueuse et pleine de pitié pour le sort de cette âme d’élite si peu comprise, et surtout si mal entourée. Bianchon servit admirablement le journaliste en se moquant du Procureur du Roi, du Receveur des contributions et de Gatien ; il y eut je ne sais quoi de si méprisant dans ses observations que madame de La Baudraye n’osa pas défendre ses adorateurs.
— Je m’explique parfaitement, dit le médecin en traversant la Loire, l’état où vous êtes restée. Vous ne pouviez être accessible qu’à l’amour de tête qui souvent mène à l’amour de cœur, et certes aucun de ces hommes-là n’est capable de déguiser ce que les sens ont d’odieux dans les premiers jours de la vie aux yeux d’une femme délicate. Aujourd’hui, pour vous, aimer devient une nécessité.
— Une nécessité ! s’écria Dinah qui regarda le médecin avec curiosité. Dois-je donc aimer par ordonnance ?
— Si vous continuez à vivre comme vous vivez, dans trois ans vous serez affreuse, répondit Bianchon d’un ton magistral.
— Monsieur ?… dit madame de La Baudraye presque effrayée.
— Excusez mon ami, dit Lousteau d’un air plaisant à la baronne, il est toujours médecin, et l’amour n’est pour lui qu’une question d’hygiène. Mais il n’est pas égoïste, il ne s’occupe évidemment que de vous, puisqu’il s’en va dans une heure…
À Cosne, il s’attroupa beaucoup de monde autour de la vieille calèche repeinte sur les panneaux de laquelle se voyaient les armes données par Louis XIV aux néo-La Baudraye : de gueules à une balance d’or, au chef cousu d’azur chargé de trois croisettes recroisettées d’argent ; pour support, deux lévriers d’argent colletés d’azur et enchaînés d’or. Cette ironique devise : Deo sic patet fides et hominibus, avait été infligée au calviniste converti par le satirique d’Hozier.
{p. 446} — Sortons, on viendra nous avertir, dit la baronne qui mit son cocher en vedette.
Dinah prit le bras de Bianchon, et le médecin alla se promener sur le bord de la Loire d’un pas si rapide que le journaliste dut rester en arrière. Un seul clignement d’yeux avait suffi au docteur pour faire comprendre à Lousteau qu’il voulait le servir.
— Étienne vous a plu, dit Bianchon à Dinah, il a parlé vivement à votre imagination, nous nous sommes entretenus de vous hier au soir, et il vous aime… Mais c’est un homme léger, difficile à fixer, sa pauvreté le condamne à vivre à Paris, tandis que tout vous ordonne de vivre à Sancerre… Voyez la vie d’un peu haut ?… faites de Lousteau votre ami, ne soyez pas exigeante, il viendra trois fois par an passer quelques beaux jours près de vous, et vous lui devrez la beauté, le bonheur et la fortune. Monsieur de La Baudraye peut vivre cent ans, mais il peut aussi périr en neuf jours, faute d’avoir mis le suaire de flanelle dont il s’enveloppe ; ne compromettez donc rien. Soyez sages tous deux. Ne me dites pas un mot… J’ai lu dans votre cœur.
Madame de La Baudraye était sans défense devant des affirmations si précises et devant un homme qui se posait à la fois en médecin, en confesseur et en confident.
— Eh ! comment, dit-elle, pouvez-vous imaginer qu’une femme puisse se mettre en concurrence avec les maîtresses d’un journaliste… Monsieur Lousteau me parait agréable, spirituel, mais il est blasé, etc., etc…
Dinah revint sur ses pas et fut obligée d’arrêter le flux de paroles sous lequel elle voulait cacher ses intentions ; car Étienne, qui paraissait occupé des progrès de Cosne, venait au-devant d’eux.
— Croyez-moi, lui dit Bianchon, il a besoin d’être aimé sérieusement, et s’il change d’existence, son talent y gagnera.
Le cocher de Dinah accourut essoufflé pour annoncer l’arrivée de la diligence, et l’on hâta le pas. Madame de La Baudraye allait entre les deux Parisiens.
— Adieu, mes enfants, dit Bianchon avant d’entrer dans Cosne, je vous bénis…
Il quitta le bras de madame de La Baudraye en le laissant prendre à Lousteau qui le serra sur son cœur avec une expression de tendresse. Quelle différence pour Dinah ! le bras d’Étienne lui causa la plus vive émotion quand celui de Bianchon ne lui avait rien fait {p. 447} éprouver. Il y eut alors entre elle et le journaliste un de ces regards rouges qui sont plus que des aveux. — Il n’y a plus que les femmes de province qui portent des robes d’organdi, la seule étoffe dont le chiffonnage ne peut pas s’effacer, se dit alors en lui-même Lousteau. Cette femme, qui m’a choisi pour amant, va faire des façons à cause de sa robe. Si elle avait mis une robe de foulard, je serais heureux… À quoi tiennent les résistances… Pendant que Lousteau recherchait si madame de La Baudraye avait eu l’intention de s’imposer à elle-même une barrière infranchissable en choisissant une robe d’organdi, Bianchon, aidé par le cocher, faisait charger son bagage sur la diligence. Enfin il vint saluer Dinah qui parut excessivement affectueuse pour lui.
— Retournez, madame la baronne, laissez-moi… Gatien va venir, lui dit-il à l’oreille. Il est tard, reprit-il à haute voix… Adieu !
— Adieu, grand homme ! s’écria Lousteau en donnant une poignée de main à Bianchon.
Quand le journaliste et madame de La Baudraye, assis l’un près de l’autre au fond de cette vieille calèche, repassèrent la Loire, ils hésitèrent tous deux à parler. Dans cette situation, la parole par laquelle on rompt le silence possède une effrayante portée.
— Savez-vous combien je vous aime ? dit alors le journaliste à brûle-pourpoint.
La victoire pouvait flatter Lousteau, mais la défaite ne lui causait aucun chagrin. Cette indifférence fut le secret de son audace. Il prit la main de madame de La Baudraye en lui disant ces paroles si nettes, et la serra dans ses deux mains ; mais Dinah dégagea doucement sa main.
— Oui, je vaux bien une grisette ou une actrice, dit-elle d’une voix émue tout en plaisantant ; mais croyez-vous qu’une femme qui, malgré ses ridicules, a quelque intelligence, ait réservé les plus beaux trésors du cœur pour un homme qui ne peut voir en elle qu’un plaisir passager… Je ne suis pas surprise d’entendre de votre bouche un mot que tant de gens m’ont déjà dit… mais…
Le cocher se retourna. — Voici monsieur Gatien… dit-il.
— Je vous aime, je vous veux, et vous serez à moi, car je n’ai jamais senti pour aucune femme ce que vous m’inspirez ! cria Lousteau dans l’oreille de Dinah.
— Malgré moi, peut-être ? répliqua-t-elle en souriant.
{p. 448} — Au moins faut-il pour mon honneur que vous ayez l’air d’avoir été vivement attaquée, dit le Parisien à qui la funeste propriété de l’organdi suggéra une idée bouffonne.
Avant que Gatien eût atteint le bout du pont, l’audacieux journaliste chiffonna si lestement la robe d’organdi, que madame de La Baudraye se vit dans un état à ne pas se montrer.
— Ah ! monsieur !… s’écria majestueusement Dinah.
— Vous m’avez défié, répondit le Parisien.
Mais Gatien arrivait avec la célérité d’un amant dupé. Pour regagner un peu de l’estime de madame de La Baudraye, Lousteau s’efforça de dérober la vue de la robe froissée à Gatien en se jetant pour lui parler hors de la voiture et du côté de Dinah.
— Courez à notre auberge, lui dit-il, il en est temps encore, la diligence ne part que dans une demi-heure, le manuscrit est sur la table de la chambre occupée par Bianchon, il y tient, car il ne saurait comment faire son Cours.
— Allez donc, Gatien, dit madame de La Baudraye en regardant son jeune adorateur avec une expression pleine de despotisme.
L’enfant, commandé par cette insistance, rebroussa, courant à bride abattue.
— Vite à La Baudraye, cria Lousteau au cocher, madame la baronne est souffrante… Votre mère sera seule dans le secret de ma ruse, dit-il en se rasseyant auprès de Dinah.
— Vous appelez cette infamie une ruse ? dit madame de La Baudraye en réprimant quelques larmes qui furent séchées au feu de l’orgueil irrité.
Elle s’appuya dans le coin de la calèche, se croisa les bras sur la poitrine et regarda la Loire, la campagne, tout, excepté Lousteau. Le journaliste prit alors un ton caressant et parla jusqu’à La Baudraye où Dinah se sauva de la calèche chez elle en tâchant de n’être vue de personne. Dans son trouble, elle se précipita sur un sofa pour y pleurer.
— Si je suis pour vous un objet d’horreur, de haine ou de mépris, eh ! bien, je pars, dit alors Lousteau qui l’avait suivie.
Et le roué se mit aux pieds de Dinah. Ce fut dans cette crise que madame Piédefer se montra disant à sa fille : — Eh ! bien, qu’as-tu ? que se passe-t-il ?
— Donnez promptement une autre robe à votre fille, dit l’audacieux Parisien à l’oreille de la dévote.
{p. 449} En entendant le galop furieux du cheval de Gatien, madame de La Baudraye se jeta dans sa chambre où la suivit sa mère.
— Il n’y a rien à l’auberge, dit Gatien à Lousteau qui vint à sa rencontre.
— Et vous n’avez rien trouvé non plus au château d’Anzy, répondit Lousteau.
— Vous vous êtes moqués de moi, répliqua Gatien d’un petit ton sec.
— En plein, répondit Lousteau. Madame de La Baudraye a trouvé très-inconvenant que vous la suiviez sans en être prié. Croyez-moi, c’est un mauvais moyen pour séduire les femmes que de les ennuyer. Dinah vous a mystifié, vous l’avez fait rire, c’est un succès qu’aucun de vous n’a eu depuis treize ans auprès d’elle, et que vous devez à Bianchon, car votre cousin est l’auteur de la farce du manuscrit !… Le cheval en reviendra-t-il ? demanda Lousteau plaisamment pendant que Gatien se demandait s’il devait ou non se fâcher.
— Le cheval !… répéta Gatien.
En ce moment madame de La Baudraye arriva, vêtue d’une robe de velours, et accompagnée de sa mère qui lançait à Lousteau des regards irrités. Devant Gatien, il était imprudent à Dinah de paraître froide ou sévère avec Lousteau qui, profitant de cette circonstance, offrit son bras à cette fausse Lucrèce ; mais elle le refusa.
— Voulez-vous renvoyer un homme qui vous a voué sa vie ? lui dit-il en marchant près d’elle, je vais rester à Sancerre et partir demain.
— Viens-tu, ma mère ? dit madame de La Baudraye à madame Piédefer en évitant ainsi de répondre à l’argument direct par lequel Lousteau la forçait à prendre un parti.
Le Parisien aida la mère à monter en voiture, il aida madame de La Baudraye en la prenant doucement par le bras, et il se plaça sur le devant avec Gatien, qui laissa le cheval à La Baudraye.
— Vous avez changé de robe, dit maladroitement Gatien à Dinah.
— Madame la baronne a été saisie par l’air frais de la Loire, répondit Lousteau, Bianchon lui a conseillé de se vêtir chaudement.
Dinah devint rouge comme un coquelicot, et madame Piédefer prit un visage sévère.
{p. 450} — Pauvre Bianchon, il est sur la route de Paris, quel noble cœur ! dit Lousteau.
— Oh ! oui, répondit madame de La Baudraye, il est grand et délicat, celui-là…
— Nous étions si gais en partant, dit Lousteau, vous voilà souffrante, et vous me parlez avec amertume, et pourquoi ?… N’êtes-vous donc pas accoutumée à vous entendre dire que vous êtes belle et spirituelle ? moi, je le déclare devant Gatien, je renonce à Paris, je vais rester à Sancerre et grossir le nombre de vos cavaliers-servants. Je me suis senti si jeune dans mon pays natal, j’ai déjà oublié Paris et ses corruptions, et ses ennuis, et ses fatigants plaisirs… Oui, ma vie me semble comme purifiée…
Dinah laissa parler Lousteau sans le regarder ; mais il y eut un moment où l’improvisation de ce serpent devint si spirituelle sous l’effort qu’il fit pour singer la passion par des phrases et par des idées dont le sens, caché pour Gatien, éclatait dans le cœur de Dinah, qu’elle leva les yeux sur lui. Ce regard parut combler de joie Lousteau qui redoubla de verve et fit enfin rire madame de La Baudraye. Lorsque, dans une situation où son orgueil est blessé si cruellement, une femme a ri, tout est compromis. Quand on entra dans l’immense cour sablée et ornée de son boulingrin à corbeilles de fleurs qui fait si bien valoir la façade d’Anzy, le journaliste disait : — Lorsque les femmes nous aiment, elles nous pardonnent tout, même nos crimes ; lorsqu’elles ne nous aiment pas, elles ne nous pardonnent rien, pas même nos vertus ! Me pardonnez-vous ? ajouta-t-il à l’oreille de madame de La Baudraye en lui serrant le bras sur son cœur par un geste plein de tendresse. Dinah ne put s’empêcher de sourire.
Pendant le dîner et pendant le reste de la soirée, Lousteau fut d’une gaieté, d’un entrain charmant ; mais, tout en peignant ainsi son ivresse, il se livrait par moments à la rêverie en homme qui paraissait absorbé par son bonheur. Après le café, madame de La Baudraye et sa mère laissèrent les hommes se promener dans les jardins. Monsieur Gravier dit alors au Procureur du Roi : — Avez-vous remarqué que madame de La Baudraye, qui est partie en robe d’organdi, nous est revenue en robe de velours ?
— En montant en voiture à Cosne, la robe s’est accrochée à un bouton de cuivre de la calèche et s’est déchirée du haut en bas, répondit Lousteau.
{p. 451} — Oh ! fit Gatien percé au cœur par la cruelle différence des deux explications du journaliste.
Lousteau, qui comptait sur cette surprise de Gatien, le prit par le bras et le lui serra pour lui demander le silence. Quelques moments après, Lousteau laissa les trois adorateurs de Dinah seuls, en s’emparant du petit La Baudraye. Gatien fut alors interrogé sur les événements du voyage. Monsieur Gravier et monsieur de Clagny furent stupéfaits d’apprendre que Dinah s’était trouvée seule au retour de Cosne avec Lousteau ; mais plus stupéfaits encore des deux versions du Parisien sur le changement de robe. Aussi l’attitude de ces trois hommes déconfits fut-elle très-embarrassée pendant la soirée. Le lendemain matin, chacun d’eux eut des affaires qui l’obligeaient à quitter Anzy, où Dinah resta seule avec sa mère, son mari et Lousteau. Le dépit des trois Sancerrois organisa dans la ville une grande clameur. La chute de la Muse du Berry, du Nivernais et du Morvan fut accompagnée d’un vrai charivari de médisances, de calomnies et de conjectures diverses parmi lesquelles figurait en première ligne l’histoire de la robe d’organdi. Jamais toilette de Dinah n’eut autant de succès, et n’éveilla plus l’attention des jeunes personnes qui ne s’expliquaient point les rapports entre l’amour et l’organdi dont riaient tant les femmes mariées. La Présidente Boirouge, furieuse de la mésaventure de son Gatien, oublia les éloges qu’elle avait prodigués au poème de Paquita la Sévillane ; elle fulmina des censures horribles contre une femme capable de publier une pareille infamie. — La malheureuse commet tout ce qu’elle a écrit ! disait-elle. Peut-être finira-t-elle comme son héroïne !… Il en fut de Dinah dans le Sancerrois comme du maréchal Soult dans les journaux de l’Opposition : tant qu’il est ministre, il a perdu la bataille de Toulouse ; dès qu’il rentre dans le repos, il l’a gagnée ! Vertueuse, Dinah passait pour la rivale des Camille Maupin, des femmes les plus illustres ; mais heureuse, elle était une malheureuse. Monsieur de Clagny défendit courageusement Dinah, il vint à plusieurs reprises au château d’Anzy pour avoir le droit de démentir le bruit qui courait sur celle qu’il adorait toujours, même tombée, et il soutint qu’il s’agissait entre elle et Lousteau d’une collaboration à un grand ouvrage. On se moqua du Procureur du Roi.
{p. 452} Le mois d’octobre fut ravissant, l’automne est la plus belle saison des vallées de la Loire ; mais en 1836 il fut particulièrement magnifique. La nature semblait être la complice du bonheur de Dinah, qui, selon les prédictions de Bianchon, arriva par degrés à un violent amour de cœur. En un mois, la châtelaine changea complétement. Elle fut étonnée de retrouver tant de facultés inertes, endormies, inutiles jusqu’alors. Lousteau fut un ange pour elle, car l’amour de cœur, ce besoin réel des âmes grandes, faisait d’elle une femme entièrement nouvelle. Dinah vivait ! elle trouvait l’emploi de ses forces, elle découvrait des perspectives inattendues dans son avenir, elle était heureuse enfin, heureuse sans soucis, sans entraves. Cet immense château, les jardins, le parc, la forêt étaient si favorables à l’amour ! Lousteau rencontra chez madame de La Baudraye une naïveté d’impression, une innocence, si vous voulez, qui la rendit originale : il y eut en elle du piquant, de l’imprévu beaucoup plus que chez une jeune fille. Lousteau fut sensible à une flatterie qui chez presque toutes les femmes est une comédie ; mais qui chez Dinah fut vraie : elle apprenait de lui l’amour, il était bien le premier dans ce cœur. Enfin, il se donna la peine d’être excessivement aimable. Les hommes ont, comme les femmes d’ailleurs, un répertoire de récitatifs, de cantilènes, de nocturnes, de motifs, de rentrées (faut-il dire de recettes, quoiqu’il s’agisse d’amour ?), qu’ils croient leur exclusive propriété. Les gens arrivés à l’âge de Lousteau tâchent de distribuer habilement les pièces de ce trésor dans l’opéra d’une passion ; mais, en ne voyant qu’une bonne fortune dans son aventure avec Dinah, le Parisien voulut graver son souvenir en traits ineffaçables sur ce cœur, et il prodigua durant ce beau mois d’octobre ses plus coquettes mélodies et ses plus savantes barcaroles. Enfin, il épuisa les ressources de la mise en scène de l’amour, pour se servir d’une de ces expressions détournées de l’argot du théâtre et qui rend admirablement bien ce manège. — Si cette femme-là m’oublie !… se disait-il parfois en revenant avec elle au château d’une longue promenade dans les bois, je ne lui en voudrai pas, elle aura trouvé mieux !… Quand, de part et d’autre, deux êtres ont échangé les duos de cette délicieuse partition et qu’ils se plaisent encore, on peut dire qu’ils s’aiment véritablement. Mais Lousteau ne pouvait pas avoir le temps de se répéter, car il comptait quitter Anzy vers les {p. 453} premiers jours de novembre, son feuilleton le rappelait à Paris. Avant déjeuner, la veille du départ projeté, le journaliste et Dinah virent arriver le petit La Baudraye avec un artiste de Nevers, un restaurateur de sculptures.
— De quoi s’agit-il ? dit Lousteau, que voulez-vous faire à votre château ?
— Voici ce que je veux, répondit le petit vieillard en emmenant le journaliste, sa femme et l’artiste de province sur la terrasse.
Il montra sur la façade, au-dessus de la porte d’entrée, un précieux cartouche soutenu par deux sirènes, assez semblable à celui qui décore l’arcade actuellement condamnée par où l’on allait jadis du quai des Tuileries dans la cour du vieux Louvre, et au-dessus de laquelle on lit : Bibliothèque du cabinet du Roi. Ce cartouche offrait le vieil écusson des d’Uxelles qui portent d’or et de gueules, à la fasce de l’un à l’autre, avec deux lions de gueules à dextre et d’or à senestre pour supports ; l’écu timbré du casque de chevalier, lambrequiné des émaux de l’écu et sommé de la couronne ducale. Puis pour devise : Cy paroist ! parole fière et sonnante.
— Je veux remplacer les armes de la maison d’Uxelles par les miennes ; et comme elles se trouvent répétées six fois dans les deux façades et dans les deux ailes, ce n’est pas une petite affaire.
— Vos armes d’hier ! s’écria Dinah, et après 1830 !…
— N’ai-je pas constitué un majorat ?
— Je concevrais cela si vous aviez des enfants, lui dit le journaliste.
— Oh ! répondit le petit vieillard, madame de La Baudraye est encore jeune, il n’y a pas encore de temps perdu.
Cette fatuité fit sourire Lousteau qui ne comprit pas monsieur de La Baudraye.
— Hé ! bien, Didine, dit-il à l’oreille de madame de La Baudraye, à quoi bon tes remords ?
Dinah plaida pour obtenir un jour de plus, et les deux amants se firent leurs adieux à la manière de ces théâtres qui donnent dix fois de suite la dernière représentation d’une pièce à recettes. Mais combien de promesses échangées ! combien de pactes solennels exigés par Dinah et conclus sans difficultés par l’impudent journaliste ! Avec la supériorité d’une femme supérieure, Dinah {p. 454} conduisit, au vu et au su de tout le pays, Lousteau jusqu’à Cosne, en compagnie de sa mère et du petit La Baudraye. Quand, dix jours après, madame de La Baudraye eut dans son salon à La Baudraye messieurs de Clagny, Gatien et Gravier, elle trouva moyen de dire audacieusement à chacun d’eux : — Je dois à monsieur Lousteau d’avoir su que je n’étais pas aimée pour moi-même. Et quelles belles tartines elle débita sur les hommes, sur la nature de leurs sentiments, sur le but de leur vil amour, etc. Des trois amants de Dinah, monsieur de Clagny, seul, lui dit : — je vous aime quand même !… aussi Dinah le prit-elle pour confident et lui prodigua-t-elle toutes les douceurs d’amitié que les femmes confisent pour les Gurth qui portent ainsi le collier d’un esclavage adoré.
De retour à Paris, Lousteau perdit en quelques semaines le souvenir des beaux jours passés au château d’Anzy. Voici pourquoi. Lousteau vivait de sa plume. Dans ce siècle, et surtout depuis le triomphe d’une Bourgeoisie qui se garde bien d’imiter François Ier ou Louis XIV, vivre de sa plume est un travail auquel se refuseraient les forçats, ils préféreraient la mort. Vivre de sa plume, n’est-ce pas créer ? créer aujourd’hui, demain, toujours… ou avoir l’air de créer ; or, le semblant coûte aussi cher que le réel ! Outre son feuilleton dans un journal quotidien qui ressemblait au rocher de Sisyphe et qui tombait tous les lundis sur la barbe de sa plume, Étienne travaillait à trois ou quatre journaux littéraires. Mais, rassurez-vous ? il ne mettait aucune conscience d’artiste à ses productions. Le Sancerrois appartenait, par sa facilité, par son insouciance, si vous voulez, à ce groupe d’écrivains appelés du nom de faiseurs ou hommes de métier. En littérature, à Paris, de nos jours, le métier est une démission donnée de toutes prétentions à une place quelconque. Lorsqu’il ne peut plus ou qu’il ne veut plus rien être, un écrivain se fait faiseur. On mène alors une vie assez agréable. Les débutants, les bas-bleus, les actrices qui commencent et celles qui finissent leur carrière, auteurs et libraires caressent ou choyent ces plumes à tout faire. Lousteau, devenu viveur, n’avait plus guère que son loyer à payer en fait de dépenses. Il avait des loges à tous les théâtres. La vente des livres dont il rendait ou ne rendait pas compte soldait son gantier ; aussi disait-il à ces auteurs qui s’impriment à leurs frais : — J’ai toujours votre {p. 455} livre dans les mains. Il percevait sur les amours-propres des redevances en dessins, en tableaux. Tous ses jours étaient pris par des dîners, ses soirées par le théâtre, la matinée par les amis, par des visites, par la flânerie. Son feuilleton, ses articles, et les deux nouvelles qu’il écrivait par an pour les journaux hebdomadaires, étaient l’impôt frappé sur cette vie heureuse. Étienne avait cependant combattu pendant dix ans pour arriver à cette position. Enfin connu de toute la littérature, aimé pour le bien comme pour le mal qu’il commettait avec une irréprochable bonhomie, il se laissait aller en dérive, insouciant de l’avenir. Il régnait au milieu d’une coterie de nouveaux venus, il avait des amitiés, c’est-à-dire des habitudes qui duraient depuis quinze ans, des gens avec lesquels il soupait, il dînait, et se livrait à ses plaisanteries. Il gagnait environ sept à huit cents francs par mois, somme que la prodigalité particulière aux pauvres rendait insuffisante. Aussi Lousteau se trouvait-il alors aussi misérable qu’à son début à Paris quand il se disait : — Si j’avais cinq cents francs par mois, je serais bien riche ! Voici la raison de ce phénomène. Lousteau demeurait rue des Martyrs, dans un joli petit rez-de-chaussée à jardin, meublé magnifiquement. Lors de son installation, en 1833, il avait fait avec un tapissier un arrangement qui rogna son bien-être pendant long-temps. Cet appartement coûtait douze cents francs de loyer. Or les mois de janvier, d’avril, de juillet et d’octobre étaient, selon son mot, des mois indigents. Le loyer et les notes du portier faisaient rafle. Lousteau n’en prenait pas moins des cabriolets, n’en dépensait pas moins une centaine de francs en déjeuners ; il fumait pour trente francs de cigares, et ne savait refuser ni un dîner, ni une robe à ses maîtresses de hasard. Il anticipait alors si bien sur le produit toujours incertain des mois suivants, qu’il ne pouvait pas plus se voir cent francs sur sa cheminée, en gagnant sept à huit cents francs par mois, que quand il en gagnait à peine deux cents en 1822. Fatigué parfois de ces tournoiements de la vie littéraire, ennuyé du plaisir comme l’est une courtisane, Lousteau quittait le courant, il s’asseyait parfois sur le penchant de la berge, et disait à certains de ses intimes, à Nathan, à Bixiou, tout en fumant un cigare au fond de son jardinet, devant un gazon toujours vert, grand comme une table à manger : — Comment finirons-nous ? Les cheveux blancs nous font leurs sommations respectueuses !… {p. 456} — Bah ! nous nous marierons, quand nous voudrons nous occuper de notre mariage, autant que nous nous occupons d’un drame ou d’un livre, disait Nathan. — Et Florine ? répondait Bixiou. — Nous avons tous une Florine, disait Étienne en jetant son bout de cigare sur le gazon et pensant à madame Schontz. Madame Schontz était une femme assez jolie pour pouvoir vendre très-cher l’usufruit de sa beauté, tout en en conservant la nue propriété à Lousteau, son ami de cœur. Comme toutes ces femmes qui, du nom de l’église autour de laquelle elles se sont groupées, ont été nommées Lorettes, elle demeurait rue Fléchier, à deux pas de Lousteau. Cette Lorette trouvait une jouissance d’amour-propre à narguer ses amies en se disant aimée par un homme d’esprit. Ces détails sur la vie et les finances de Lousteau sont nécessaires ; car cette pénurie et cette existence de Bohémien à qui le luxe parisien était indispensable, devaient cruellement influer sur l’avenir de Dinah. Ceux à qui la Bohême de Paris est connue comprendront alors comment, au bout de quinze jours, le journaliste, replongé dans son milieu littéraire, pouvait rire de sa baronne, entre amis, et même avec madame Schontz. Quant à ceux qui trouveront ces procédés infâmes, il est à peu près inutile de leur en présenter des excuses inadmissibles.
— Qu’as-tu fait à Sancerre, demanda Bixiou à Lousteau quand ils se rencontrèrent.
— J’ai rendu service à trois braves provinciaux, un Receveur des contributions, un petit cousin, et un Procureur du Roi qui tournaient depuis dix ans, répondit-il, autour d’une de ces cent et une dixièmes muses qui ornent les départements, sans y plus toucher qu’on ne touche à un plat monté du dessert, jusqu’à ce qu’un esprit fort y donne un coup de couteau…
— Pauvre garçon ! disait Bixiou, je disais bien que tu allais à Sancerre pour y mettre ton esprit au vert.
— Ton calembour est aussi détestable que ma muse est belle, mon cher, répliqua Lousteau. Demande à Bianchon.
— Une muse et un poète, répondit Bixiou, ton aventure est alors un traitement homœopathique.
Le dixième jour, Lousteau reçut une lettre timbrée de Sancerre.
— Bien ! bien ! fit Lousteau. « Ami chéri, idole de mon cœur et de mon âme… » Vingt pages d’écriture ! une par jour et datée {p. 457} de minuit ! Elle m’écrit quand elle est seule… Pauvre femme. Ah ! ah ! Post-scriptum. « Je n’ose te demander de m’écrire comme je le fais, tous les jours ; mais j’espère avoir de mon bien-aimé deux lignes chaque semaine pour me tranquilliser… » — Quel dommage de brûler cela ! c’est crânement écrit, se dit Lousteau qui jeta les dix feuillets au feu après les avoir lus. Cette femme est née pour faire de la copie.
Lousteau craignait peu madame Schontz de laquelle il était aimé pour lui-même ; mais il avait supplanté l’un de ses amis dans le cœur d’une marquise. La marquise, femme assez libre de sa personne, venait quelquefois à l’improviste chez lui, le soir, en fiacre, voilée, et se permettait, en qualité de femme de lettres, de fouiller dans tous les tiroirs. Huit jours après, Lousteau, qui se souvenait à peine de Dinah, fut bouleversé par un nouveau paquet de Sancerre : huit feuillets ! seize pages ! Il entendit les pas d’une femme, il crut à quelque visite domiciliaire de la marquise et jeta ces ravissantes et délicieuses preuves d’amour au feu… sans les lire !
— Une lettre de femme ! s’écria madame Schontz en entrant, le papier, la cire sentent trop bonne…
— Monsieur, voici, dit un facteur des messageries en posant dans l’antichambre deux énormissimes bourriches. Tout est payé. Voulez-vous signer mon registre ?…
— Tout est payé ! s’écria madame Schontz. Ça ne peut venir que de Sancerre.
— Oui, madame, dit le facteur.
— Ta dixième Muse est une femme de haute intelligence, dit la Lorette en défaisant une bourriche pendant que Lousteau signait, j’aime une Muse qui connaît le ménage et qui fait à la fois des pâtés d’encre et des pâtés de gibier. — Oh ! les belles fleurs !… s’écria-t-elle en découvrant la seconde bourriche. Mais il n’y a rien de plus beau dans Paris !… De quoi ? de quoi ? un lièvre, des perdreaux, un demi-chevreuil. Nous inviterons tes amis et nous ferons un fameux dîner, car Athalie possède un talent particulier pour accommoder le chevreuil.
Lousteau répondit à Dinah ; mais au lieu de répondre avec son cœur, il fit de l’esprit. La lettre n’en fut que plus dangereuse, elle ressemblait à une lettre de Mirabeau à Sophie. Le style des vrais amants est limpide. C’est une eau pure qui laisse voir le fond du cœur entre deux rives ornées des riens de la vie, émaillées de {p. 458} ces fleurs de l’âme nées chaque jour et dont le charme est enivrant mais pour deux êtres seulement. Aussi dès qu’une lettre d’amour peut faire plaisir au tiers qui la lit, est-elle à coup sûr sortie de la tête et non du cœur. Mais les femmes y seront toujours prises, elles croient alors être l’unique source de cet esprit.
Vers la fin du mois de décembre, Lousteau ne lisait plus les lettres de Dinah qui s’accumulèrent dans un tiroir de sa commode toujours ouvert, sous ses chemises qu’elles parfumaient. Il advenait à Lousteau l’un de ces hasards que ces Bohémiens doivent saisir par tous ses cheveux. Au milieu de ce mois, madame Schontz, qui s’intéressait beaucoup à Lousteau, le fit prier de passer chez elle un matin pour affaire.
— Mon cher, tu peux te marier, lui dit-elle.
— Souvent, ma chère, heureusement !
— Quand je dis te marier, c’est faire un beau mariage. Tu n’as pas de préjugés, on n’a pas besoin de gazer : voici l’affaire. Une jeune personne a commis une faute, et la mère n’en sait pas le premier baiser. Le père est un honnête notaire plein d’honneur, il a eu la sagesse de ne rien ébruiter. Il veut marier sa fille en quinze jours, il donne une dot de cent cinquante mille francs, car il a trois autres enfants ; mais !… — pas bête — il ajoute un supplément de cent mille francs de la main à la main pour couvrir le déchet. Il s’agit d’une vieille famille de la bourgeoisie parisienne, quartier des Lombards…
— Eh ! bien, pourquoi l’amant n’épouse-t-il pas ?
— Mort.
— Quel roman ! il n’y a plus que rue des Lombards où les choses se passent ainsi…
— Mais ne vas-tu pas croire qu’un frère jaloux a tué le séducteur ?… Ce jeune homme est tout bêtement mort d’une pleurésie, attrapée en sortant du spectacle. Premier clerc, et sans un liard, mon homme avait séduit la fille pour avoir l’Étude. En voilà une vengeance du ciel ?
— D’où sais-tu cela ?
— De Malaga, le notaire est son milord.
— Quoi, c’est Cardot, le fils de ce petit vieillard à queue et poudré, le premier ami de Florentine !…
— Précisément. Malaga, dont l’amant est un petit criquet de musicien de dix-huit ans, ne peut pas en conscience le marier {p. 459} à cet âge-là ; elle n’a encore aucune raison de lui en vouloir. D’ailleurs monsieur Cardot veut un homme d’au moins trente ans. Ce notaire, selon moi, sera très-flatté d’avoir pour gendre une célébrité. Ainsi, tâte-toi, mon bonhomme ? Tu payes tes dettes, tu deviens riche de douze mille francs de rente, et tu n’as pas l’ennui de te rendre père : en voilà, des avantages ! Après tout, tu épouses une veuve consolable. Il y a cinquante mille livres de rente dans la maison, outre la charge ; tu ne peux donc pas avoir un jour moins de quinze autres mille francs de rente, et tu appartiens à une famille qui, politiquement, se trouve dans une belle position. Cardot est le beau-frère du vieux Camusot le Député qui est resté si long-temps avec Fanny Beaupré.
— Oui, dit Lousteau, Camusot le père a épousé la fille aînée à feu le petit père Cardot, et ils faisaient leurs farces ensemble.
— Eh ! bien, reprit madame Schontz, madame Cardot, la notaresse, est une Chiffreville, des fabricants de produits chimiques, l’aristocratie d’aujourd’hui, quoi ? des Potasse ! Là est le mauvais côté : tu auras une terrible belle-mère… oh ! une femme à tuer sa fille si elle la savait dans l’état où… Cette Cardot est dévote, elle a les lèvres comme deux faveurs d’un rose passé… Un viveur comme toi ne serait jamais accepté par cette femme-là, qui, dans une bonne intention, espionnerait ton ménage de garçon et saurait tout ton passé ; mais Cardot fera, dit-il, usage de son pouvoir paternel. Le pauvre homme sera forcé d’être gracieux pendant quelques jours pour sa femme, une femme de bois, mon cher ; Malaga, qui l’a rencontrée, l’a nommée une brosse de pénitence. Cardot a quarante ans, il sera Maire dans son Arrondissement, il deviendra peut-être Député. Il offre, à la place des cent mille francs, de donner une jolie maison, rue Saint-Lazare, entre cour et jardin, qui ne lui a coûté que soixante mille francs à la débâcle de juillet ; il te la vendrait, histoire de te fournir l’occasion d’aller et venir chez lui, de voir la fille, de plaire à la mère… Cela te constituerait un avoir aux yeux de madame Cardot. Enfin tu serais comme un prince, dans ce petit hôtel. Tu te feras nommer, par le crédit de Camusot, bibliothécaire à un Ministère où il n’y aura pas de livres. Eh ! bien, si tu places ton argent en cautionnement de journal, tu auras dix mille francs de rente, tu en gagnes six, ta bibliothèque t’en donnera quatre… Trouve mieux ? Tu te marierais à un agneau sans tache, il pourrait se changer en femme légère au bout de deux ans… {p. 460} Que t’arrive-t-il ? un dividende anticipé. C’est la mode ! Si tu veux m’en croire, il faut venir dîner demain chez Malaga. Tu y verras ton beau-père, il saura l’indiscrétion, censée commise par Malaga contre laquelle il ne peut pas se fâcher, et tu le domines alors. Quant à ta femme… Eh !… mais sa faute te laisse garçon…
— Ah ! ton langage n’est pas plus hypocrite qu’un boulet de canon.
— Je t’aime pour toi, voilà tout, et je raisonne. Eh ! bien, qu’as-tu à rester là comme un Abd-el-Kader en cire ? Il n’y a pas à réfléchir. C’est pile ou face, le mariage. Eh ! bien, tu as tiré pile ?
— Tu auras ma réponse demain, dit Lousteau.
— J’aimerais mieux l’avoir tout de suite, Malaga ferait l’article pour toi ce soir.
— Eh ! bien, oui…
Lousteau passa la soirée à écrire à la marquise une longue lettre où il lui disait les raisons qui l’obligeaient à se marier : sa constante misère, la paresse de son imagination, les cheveux blancs, sa fatigue morale et physique, enfin quatre pages de raisons. — Quant à Dinah, je lui enverrai le billet de faire part, se dit-il. Comme dit Bixiou, je n’ai pas mon pareil pour savoir couper la queue à une passion… Lousteau, qui fit d’abord des façons avec lui-même, en était arrivé le lendemain à craindre que ce mariage manquât. Aussi fut-il charmant avec le notaire.
— J’ai connu, lui dit-il, monsieur votre père chez Florentine, je devais vous connaître chez mademoiselle Turquet. Bon chien chasse de race. Il était très-bon enfant et philosophe, le petit père Cardot, car (vous permettez) nous l’appelions ainsi. Dans ce temps-là Florine, Florentine, Tullia, Coralie et Mariette étaient comme les cinq doigts de la main… Il y a de cela maintenant quinze ans. Vous comprenez que mes folies ne sont plus à faire… Dans ce temps-là22, le plaisir m’emportait, j’ai de l’ambition aujourd’hui ; mais, nous sommes dans une époque où pour parvenir il faut être sans dettes, avoir une fortune, femme et enfants. Si je paye le cens, si je suis propriétaire de mon journal au lieu d’en être un rédacteur, je deviendrai député tout comme tant d’autres !
Maître Cardot goûta cette profession de foi. Lousteau s’était mis sous les armes, il plut au notaire, qui, chose assez facile à {p. 461} concevoir, eut plus d’abandon avec un homme qui avait connu les secrets de la vie de son père, qu’il n’en aurait eu avec tout autre. Le lendemain Lousteau fut présenté, comme acquéreur de la maison rue Saint-Lazare, au sein de la famille Cardot, et il y dîna trois jours après.
Cardot demeurait dans une vieille maison auprès de la place du Châtelet. Tout était cossu chez lui. L’Économie y mettait les moindres dorures sous des gazes vertes. Les meubles étaient couverts de housses. Si l’on n’éprouvait aucune inquiétude sur la fortune de la maison, on y éprouvait une envie de bâiller dès la première demi-heure. L’ennui siégeait sur tous les meubles. Les draperies pendaient tristement. La salle à manger ressemblait à celle d’Harpagon. Lousteau n’eût pas connu Malaga d’avance, à la seule inspection de ce ménage il aurait deviné que l’existence du notaire23 se passait sur un autre théâtre. Le journaliste aperçut une grande jeune personne blonde, à l’œil bleu, timide et langoureux à la fois. Il plut au frère aîné, quatrième clerc de l’Étude, que la gloire littéraire attirait dans ses piéges, et qui devait être le successeur de Cardot. La sœur cadette avait douze ans. Lousteau, caparaçonné d’un petit air jésuite, fit l’homme religieux et monarchique avec la mère, il fut sobre, doucereux, posé, complimenteur.
Vingt jours après la présentation, au quatrième dîner, Félicie Cardot, qui étudiait Lousteau du coin de l’œil, alla lui offrir sa tasse de café dans une embrasure de fenêtre et lui dit à voix basse, les larmes dans les yeux : — Toute ma vie, monsieur, sera employée à vous remercier de votre dévouement pour une pauvre fille…
Lousteau fut ému, tant il y avait de choses dans le regard, dans l’accent, dans l’attitude. — Elle ferait le bonheur d’un honnête homme, se dit-il en lui pressant la main pour toute réponse.
Madame Cardot regardait son gendre comme un homme plein d’avenir ; mais, parmi toutes les belles qualités qu’elle lui supposait, elle était enchantée de sa moralité. Soufflé par le roué notaire, Étienne avait donné sa parole de n’avoir ni enfant naturel ni aucune liaison qui pût compromettre l’avenir de la chère Félicie.
— Vous pouvez me trouver un peu exagérée, disait la dévote au journaliste ; mais quand on donne une perle comme ma Félicie à un homme, on doit veiller à son avenir. Je ne suis pas de ces mères qui sont enchantées de se débarrasser de leurs filles. Monsieur Cardot va de l’avant, il presse le mariage de sa fille, il le voudrait fait. Nous ne différons qu’en ceci… Quoiqu’avec un homme comme vous, {p. 462} monsieur, un littérateur dont la jeunesse a été préservée de la démoralisation actuelle par le travail, on puisse être en sûreté ; néanmoins, vous vous moqueriez de moi, si je mariais ma fille les yeux fermés. Je sais bien que vous n’êtes pas un innocent, et j’en serais bien fâchée pour ma Félicie (ceci fut dit à l’oreille), mais si vous aviez de ces liaisons… Tenez, monsieur, vous avez entendu parler de madame Roguin, la femme d’un notaire qui a eu, malheureusement pour notre corps, une si cruelle célébrité. Madame Roguin est liée, et cela depuis 1820, avec un banquier…
— Oui, du Tillet, répondit Étienne qui se mordit la langue en songeant à l’imprudence avec laquelle il avouait connaître du Tillet.
— Eh ! bien, monsieur, si vous étiez mère, ne trembleriez-vous pas en pensant que votre fille peut avoir le sort de madame du Tillet ? À son âge, et née de Grandville, avoir pour rivale une femme de cinquante ans passés !… J’aimerais mieux voir ma fille morte que de la donner à un homme qui aurait des relations avec une femme mariée… Une grisette, une femme de théâtre se prennent et se quittent ! Selon moi, ces femmes-là ne sont pas dangereuses, l’amour est un état pour elles, elles ne tiennent à personne, un de perdu, deux de retrouvés !… Mais une femme qui a manqué à ses devoirs doit s’attacher à sa faute, elle n’est excusable que par sa constance, si jamais un pareil crime est excusable ! C’est ainsi du moins que je comprends la faute d’une femme comme il faut, et voilà ce qui la rend si redoutable…
Au lieu de chercher le sens de ces paroles, Étienne en plaisanta chez Malaga, où il se rendit avec son futur beau-père ; car le notaire et le journaliste étaient au mieux ensemble. Lousteau s’était déjà posé devant ses intimes comme un homme important : sa vie allait enfin avoir un sens, le hasard l’avait choyé, il devenait sous peu de jours propriétaire d’un charmant petit hôtel rue Saint-Lazare ; il se mariait, il épousait une femme charmante, il aurait environ vingt mille livres de rente ; il pourrait donner carrière à son ambition ; il était aimé de la jeune personne, il appartenait à plusieurs familles honorables… Enfin, il voguait à pleines voiles sur le lac bleu de l’espérance. Madame Cardot avait désiré voir les gravures de Gil Blas, un de ces livres illustrés que la librairie française entreprenait alors, et Lousteau la veille en avait remis les premières livraisons à madame Cardot. La notaresse avait son plan, elle n’empruntait le livre que pour le {p. 463} rendre, elle voulait un prétexte de tomber à l’improviste chez son gendre futur. À l’aspect de ce ménage de garçon, que son mari lui peignait comme charmant, elle en saurait plus, disait-elle, qu’on ne lui en disait sur les mœurs de Lousteau. Sa belle-sœur, madame Camusot, à qui le fatal secret était caché, s’effrayait de ce mariage pour sa nièce. Monsieur Camusot, Conseiller à la Cour royale, fils d’un premier lit, avait dit à sa belle-mère, madame Camusot, sœur de maître Cardot, des choses peu flatteuses sur le compte du journaliste. Lousteau, cet homme si spirituel, ne trouva rien d’extraordinaire à ce que la femme d’un riche notaire voulût voir un volume de quinze francs avant de l’acheter. Jamais l’homme d’esprit ne se baisse pour examiner les bourgeois qui lui échappent à la faveur de cette inattention ; et, pendant qu’il se moque d’eux, ils ont le temps de le garrotter. Dans les premiers jours de janvier 1837, madame Cardot et sa fille prirent donc une urbaine et vinrent, rue des Martyrs, rendre les livraisons du Gil Blas au futur de Félicie, enchantées toutes deux de voir l’appartement de Lousteau. Ces sortes de visites domiciliaires se font dans les vieilles familles bourgeoises. Le portier d’Étienne ne se trouva point ; mais sa fille, en apprenant de la digne bourgeoise qu’elle parlait à la belle-mère et à la future de monsieur Lousteau, leur livra d’autant mieux la clef de l’appartement que madame Cardot lui mit une pièce d’or dans la main. Il était alors environ midi, l’heure à laquelle le journaliste revenait de déjeuner du Café Anglais. En franchissant l’espace qui se trouve entre Notre-Dame-de-Lorette et la rue des Martyrs, Lousteau regarda par hasard un fiacre qui montait par la rue du Faubourg-Montmartre, et crut avoir une vision en y apercevant la figure de Dinah ! Il resta glacé sur ses deux jambes en trouvant effectivement sa Didine à la portière.
— Que viens-tu faire ici ? s’écria-t-il.
Le vous n’était pas possible avec une femme à renvoyer.
— Eh ! mon amour, s’écria-t-elle, n’as-tu donc pas lu mes lettres ?…
— Si, répondit Lousteau.
— Eh ! bien ?
— Eh ! bien ?
— Tu es père, répondit la femme de province.
— Bah, s’écria-t-il sans prendre garde à la barbarie de cette {p. 464} exclamation. Enfin, se dit-il en lui-même, il faut la préparer à la catastrophe…
Il fit signe au cocher de s’arrêter, donna la main à madame de La Baudraye, et laissa le cocher avec la voiture pleine de malles, en se promettant bien de renvoyer illicò, se dit-il, la femme et ses paquets d’où elle venait.
— Monsieur ! monsieur ! cria la petite Paméla.
L’enfant avait de l’intelligence, et savait que trois femmes ne doivent pas se rencontrer dans un appartement de garçon.
— Bien ! bien ! fit le journaliste en entraînant Dinah.
Paméla crut alors que cette femme inconnue était une parente, elle ajouta cependant : — La clef est à la porte, votre belle-mère y est !
Dans son trouble, et en s’entendant dire par madame de La Baudraye une myriade de phrases, Étienne entendit : ma mère y est, la seule circonstance qui, pour lui, fût possible, et il entra. La future et la belle-mère, alors dans la chambre à coucher, se tapirent dans un coin en voyant Étienne avec une femme.
— Enfin, mon Étienne, mon ange, je suis à toi pour la vie ! s’écria Dinah en lui sautant au cou et l’étreignant pendant qu’il mettait la clef en dedans. La vie était une agonie perpétuelle pour moi dans ce château d’Anzy, je n’y tenais plus, et, le jour où il a fallu déclarer ce qui fait mon bonheur, eh ! bien, je ne m’en suis jamais senti la force. Je t’amène ta femme et ton enfant ! Oh ! ne pas m’écrire ! me laisser deux mois sans nouvelles !…
— Mais, Dinah ! tu me mets dans un embarras…
— M’aimes-tu ?…
— Comment ne t’aimerais-je pas ?… Mais ne valait-il pas mieux rester à Sancerre… Je suis ici dans la plus profonde misère, et j’ai peur de te la faire partager…
— Ta misère sera le paradis pour moi. Je veux vivre ici, sans jamais en sortir…
— Mon Dieu, c’est joli en paroles, mais… Dinah s’assit et fondit en larmes en entendant cette phrase dite avec brusquerie. Lousteau ne put résister à cette explosion, il serra la baronne dans ses bras, et l’embrassa. — Ne pleure pas, Didine ! s’écria-t-il. En lâchant cette phrase, le feuilletoniste aperçut dans la glace le fantôme de madame Cardot, qui, du fond de la chambre, le regardait. {p. 465} — Allons, Didine, va toi-même avec Paméla voir à déballer tes malles, lui dit-il à l’oreille. Va, ne pleure pas, nous serons heureux. Il la conduisit jusqu’à la porte, et revint vers la notaresse pour conjurer l’orage.
— Monsieur, lui dit madame Cardot, je m’applaudis d’avoir voulu voir par moi-même le ménage de celui qui devait être mon gendre. Dût ma Félicie en mourir, elle ne sera pas la femme d’un homme tel que vous. Vous vous devez au bonheur de votre Didine, monsieur.
Et la dévote sortit en emmenant Félicie qui pleurait aussi, car Félicie s’était habituée à Lousteau. L’affreuse madame Cardot remonta dans son urbaine en regardant avec une insolente fixité la pauvre Dinah, qui sentait encore dans son cœur le coup de poignard du : — C’est joli en paroles ; mais qui, semblable à toutes les femmes aimantes, croyait néanmoins au : — Ne pleure pas, Didine ! Lousteau, qui ne manquait pas de cette espèce de résolution que donnent les hasards d’une vie agitée, se dit : — Didine a de la noblesse, une fois prévenue de mon mariage, elle s’immolera à mon avenir, et je sais comment m’y prendre pour l’en instruire. Enchanté de trouver une ruse dont le succès lui parut certain, il se mit à danser sur un air connu : — Larifla ! fla, fla ! Puis, une fois Didine emballée, reprit-il en se parlant à lui-même, j’irai faire une visite et un roman à maman Cardot : j’aurai séduit sa Félicie à Saint-Eustache… Félicie, coupable par amour, porte dans son sein le gage de notre bonheur, et… larifla, fla, fla !… le père ne peut pas me démentir, fla, fla… ni la fille… larifla ! Ergò le notaire, sa femme et sa fille sont enfoncés, larifla, fla, fla !… À son grand étonnement, Dinah surprit Étienne dansant une danse prohibée.
— Ton arrivée et notre bonheur me rendent ivre de joie, lui dit-il en lui expliquant ainsi ce mouvement de folie.
— Et moi qui ne me croyais plus aimée, s’écria la pauvre femme en lâchant le sac de nuit qu’elle apportait et pleurant de plaisir sur le fauteuil où elle se laissa tomber.
— Emménage-toi, mon ange, dit Étienne en riant sous cape, j’ai deux mots à écrire afin de me dégager d’une partie de garçon, car je veux être tout à toi. Commande, tu es ici chez toi. {p. 466} Étienne écrivit à Bixiou.
Mon cher, ma baronne me tombe sur les bras, et va me faire manquer mon mariage si nous ne mettons pas en scène une des ruses les plus connues des mille et un vaudevilles du Gymnase. Donc, je compte sur toi, pour venir, en vieillard de Molière, gronder ton neveu Léandre sur sa sottise, pendant que la dixième Muse sera cachée dans ma chambre ; il s’agit de la prendre par les sentiments, frappe fort, sois méchant, blesse-la. Quant à moi, tu comprends, j’exprime un dévouement aveugle et serai sourd pour te donner le droit de crier. Viens, si tu peux, à sept heures.
Tout à toi,
E. LOUSTEAU.
Une fois cette lettre envoyée par un commissionnaire à l’homme de Paris qui se plaisait le plus à ces railleries que les artistes ont nommées des charges, Lousteau parut empressé d’installer chez lui la Muse de Sancerre ; il s’occupa de l’emménagement de tous les effets qu’elle avait apportés, il la mit au fait des êtres et des choses du logis avec une bonne foi si parfaite, avec un plaisir qui débordait si bien en paroles et en caresses, que Dinah put se croire la femme du monde la plus aimée. Cet appartement où les moindres choses portaient le cachet de la mode lui plaisait beaucoup plus que son château d’Anzy. Paméla Migeon, cette intelligente petite fille de quatorze ans, fut questionnée par le journaliste à cette fin de savoir si elle voulait devenir la femme de chambre de l’imposante baronne. Paméla ravie entra sur-le-champ en fonctions en allant commander le dîner chez un restaurateur du boulevard. Dinah comprit alors quel était le dénûment caché sous le luxe purement extérieur de ce ménage de garçon en n’y voyant aucun des ustensiles nécessaires à la vie. Tout en prenant possession des armoires, des commodes, elle forma les plus doux projets, elle changerait les mœurs de Lousteau, elle le rendrait casanier, elle lui compléterait son bien-être au logis. La nouveauté de sa position en cachait le malheur à Dinah, qui voyait dans un mutuel amour l’absolution de sa faute, et qui ne portait pas encore les yeux au delà de cet appartement. Paméla, dont l’intelligence était égale à celle d’une lorette, alla droit chez madame Schontz lui demander de l’argenterie en lui racontant ce qui venait d’arriver à Lousteau. Après avoir tout mis chez elle à la disposition de Paméla, madame Schontz courut chez {p. 467} Malaga, son amie intime, afin de prévenir Cardot du malheur advenu à son futur gendre. Sans inquiétude sur la crise qui affectait son mariage, le journaliste fut de plus en plus charmant pour la femme de province. Le dîner occasionna ces délicieux enfantillages des amants devenus libres et heureux d’être enfin à eux-mêmes. Le café pris, au moment où Lousteau tenait sa Dinah sur ses genoux devant le feu, Paméla se montra tout effarée.
— Voici monsieur Bixiou ! que faut-il lui dire ? demanda-t-elle.
— Entre dans la chambre, dit le journaliste à sa maîtresse, je l’aurai bientôt renvoyé, c’est un de mes plus intimes amis, à qui d’ailleurs il faut avouer mon nouveau genre de vie.
— Oh ! oh ! deux couverts et un chapeau de velours gros-bleu ! s’écria le compère… je m’en vais… Voilà ce que c’est que de se marier, on fait ses adieux. Comme on se trouve riche quand on déménage, hein ?
— Est-ce que je me marie ? dit Lousteau.
— Comment ! tu ne te maries plus, à présent ? s’écria Bixiou.
— Non !
— Non ! Ah ! çà, que t’arrive-t-il, ferais-tu par hasard des sottises ? Quoi !… toi qui, par une bénédiction du ciel, as trouvé vingt mille francs de rente, un hôtel, une femme appartenant aux premières familles de la haute bourgeoisie, enfin une femme de la rue des Lombards…
— Assez, assez, Bixiou, tout est fini, va-t’en !
— M’en aller ! j’ai les droits de l’amitié, j’en abuse. Que t’est-il arrivé ?
— Il m’est arrivé cette dame de Sancerre, elle est mère, et nous allons vivre ensemble, heureux le reste de nos jours… Tu saurais cela demain, autant te l’apprendre aujourd’hui.
— Beaucoup de tuyaux de cheminée qui me tombent sur la tête, comme dit Arnal. Mais si cette femme t’aime pour toi, mon cher, elle s’en retournera d’où elle vient. Est-ce qu’une femme de province a jamais pu avoir le pied marin à Paris ? elle te fera souffrir dans tous tes amours-propres. Oublies-tu ce qu’est une femme de province ? mais elle aura le bonheur aussi ennuyeux que le malheur, elle déploiera plus de talent à éviter la grâce que la Parisienne n’en met à l’inventer. Écoute, Lousteau ? que la passion te fasse oublier en quel temps nous vivons, je le conçois ; mais, moi, ton ami, {p. 468} je n’ai pas de bandeau mythologique sur les yeux… Eh ! bien, examine ta position ? Tu roules, depuis quinze ans dans le monde littéraire, tu n’es plus jeune, tu marches sur tes tiges, tant tu as marché !… Oui, mon bonhomme, tu fais comme les gamins de Paris qui pour cacher les trous de leurs bas les remploient et tu portes ton mollet aux talons !… Enfin ta plaisanterie est vieillotte. Ta phrase est plus connue qu’un remède secret…
— Je te dirai, comme le Régent au cardinal Dubois : assez de coups de pied comme ça ! s’écria Lousteau tout bas.
— Oh, vieux jeune homme, répondit Bixiou, tu sens le fer de l’opérateur à ta plaie. Tu t’es épuisé, n’est-ce pas ? Eh ! bien, dans le feu de la jeunesse, sous la pression de la misère, qu’as-tu gagné ? Tu n’es pas en première ligne et tu n’as pas mille francs à toi. Voilà ta position chiffrée. Pourras-tu, dans le déclin de tes forces, soutenir par ta plume un ménage, quand ta femme, si elle est honnête, n’aura pas les ressources d’une lorette pour extraire un billet de mille des profondeurs où l’homme le garde ? Tu t’enfonces dans le troisième dessous du théâtre social… Ceci n’est que le côté financier. Voyons le côté politique ? Nous naviguons dans une époque essentiellement bourgeoise, où l’honneur, la vertu, la délicatesse, le talent, le savoir, le génie, en un mot, consiste à payer ses billets, à ne rien devoir à personne, et à bien faire ses petites affaires. Soyez rangé, soyez décent, ayez femme et enfant, acquittez vos loyers et vos contributions, montez votre garde, soyez semblable à tous les fusiliers de votre compagnie, et vous pouvez prétendre à tout, devenir ministre, et tu as des chances, puisque tu n’es pas un Montmorency ! Tu allais remplir toutes les conditions voulues pour être un homme politique, tu pouvais faire toutes les saletés exigées pour l’emploi, même jouer la médiocrité, tu aurais été presque nature. Et, pour une femme qui te plantera là, au terme de toutes les passions éternelles, dans trois, cinq ou sept ans, après avoir consommé tes dernières forces intellectuelles et physiques, tu tournes le dos à la sainte famille, à la rue des Lombards, à tout un avenir politique, à trente mille francs de rente, à la considération… Est-ce là par où devait finir un homme qui n’avait plus d’illusions ?… Tu ferais pot-bouille avec une actrice qui te rendrait heureux, voilà ce qui s’appelle une question de cabinet ; mais vivre avec une femme mariée ?… c’est tirer à vue sur le malheur ! c’est avaler toutes les couleuvres du vice sans en avoir les plaisirs…
{p. 469} — Assez, te dis-je, tout finit par un mot : j’aime madame de La Baudraye et je la préfère à toutes les fortunes du monde, à toutes les positions… J’ai pu me laisser aller à une bouffée d’ambition… mais tout cède au bonheur d’être père.
— Ah ! tu donnes dans la paternité ? Mais, malheureux, nous ne sommes les pères que des enfants de nos femmes légitimes ! Qu’est-ce que c’est qu’un moutard qui ne porte pas notre nom ? c’est le dernier chapitre d’un roman ! On te l’enlèvera, ton enfant ! Nous avons vu ce sujet-là dans vingt vaudevilles, depuis dix ans… La Société, mon cher, pèsera sur vous, tôt ou tard. Relis Adolphe ? Oh ! mon Dieu ! je vous vois, quand vous vous serez bien connus, je vous vois malheureux, triste-à-pattes, sans considération, sans fortune, vous battant comme les actionnaires d’une commandite attrapés par leur gérant ! Votre gérant, à vous, c’est le bonheur.
— Pas un mot de plus, Bixiou.
— Mais je commence à peine. Écoute, mon cher. On a beaucoup attaqué le mariage depuis quelque temps ; mais, à part son avantage d’être la seule manière d’établir les successions, comme il offre aux jolis garçons sans le sol un moyen de faire fortune en deux mois, il résiste à tous ses inconvénients ! Aussi, n’y a-t-il pas de garçon qui ne se repente tôt ou tard d’avoir manqué par sa faute un mariage de trente mille livres de rentes…
— Tu ne veux donc pas me comprendre ! s’écria Lousteau d’une voix exaspérée, va-t’en… Elle est là…
— Pardon, pourquoi ne pas me l’avoir dit plus tôt… tu es majeur… et elle aussi, fit-il d’un ton plus bas mais assez haut cependant pour être entendu de Dinah. Elle te fera joliment repentir de son bonheur…
— Si c’est une folie, je veux la faire… Adieu !
— Un homme à la mer ! cria Bixiou.
— Que le diable emporte ces amis qui se croient le droit de vous chapitrer, dit Lousteau en ouvrant la porte de sa chambre où il trouva sur un fauteuil madame de La Baudraye24 affaissée étanchant ses yeux avec un mouchoir brodé.
— Que suis-je venue faire ici ?… dit-elle. Oh ! mon Dieu ! pourquoi ?… Étienne, je ne suis pas si femme de province que vous le croyez… Vous vous jouez de moi.
— Chère ange, répondit Lousteau qui prit Dinah dans ses bras, la souleva du fauteuil et l’amena quasi morte dans le salon, nous {p. 470} avons chacun échangé notre avenir, sacrifice contre sacrifice. Pendant que j’aimais à Sancerre, on me mariait ici ; mais je résistais… va, j’étais bien malheureux.
— Oh ! je pars ! s’écria Dinah en se dressant comme une folle et faisant deux pas vers la porte.
— Tu resteras, ma Didine, tout est fini. Va ! cette fortune est-elle à si bon marché ? ne dois-je pas épouser une grande blonde dont le nez est sanguinolent, la fille d’un notaire, et endosser une belle-mère qui rendrait des points à madame Piédefer en fait de dévotion…
Paméla se précipita dans le salon, et vint dire à l’oreille de Lousteau : — Madame Schontz !…
Lousteau se leva, laissa Dinah sur le divan et sortit.
— Tout est fini, mon bichon, lui dit la lorette. Cardot ne veut pas se brouiller avec sa femme à cause d’un gendre. La dévote a fait une scène… une scène sterling ! Enfin, le premier clerc actuel, qui était second premier clerc depuis deux ans, accepte la fille et l’Étude.
— Le lâche ! s’écria Lousteau. Comment, en deux heures, il a pu se décider.
— Mon Dieu, c’est bien simple. Le drôle, qui avait les secrets du premier clerc défunt, a deviné la position du patron en saisissant quelques mots de la querelle avec madame Cardot. Le notaire compte sur ton honneur et sur ta délicatesse, car tout est convenu. Le clerc, dont la conduite est excellente, il se donnait le genre d’aller à la messe ! un petit hypocrite fini, quoi ! plaît à la notaresse. Cardot et toi, vous resterez amis. Il va devenir directeur d’une compagnie financière immense, il pourra te rendre service. Ah ! tu te réveilles d’un beau rêve.
— Je perds une fortune, une femme, et…
— Une maîtresse, dit madame Schontz en souriant, car te voilà plus que marié, tu seras embêtant, tu voudras rentrer chez toi, tu n’auras plus rien de décousu, ni dans tes habits, ni dans tes allures ; d’ailleurs, mon Arthur fait bien les choses, je vais lui rester fidèle et rompre avec Malaga. Laisse-la-moi voir par le trou de la porte ?… demanda la lorette. Il n’y a pas, s’écria-t-elle, de plus bel animal dans le désert ! tu es volé ! C’est digne, c’est sec, c’est pleurard, il lui manque le turban de lady Dudley.
Et la lorette se sauva.
— Qu’y a-t-il encore ?… demanda madame de La Baudraye à {p. 471} l’oreille de laquelle avaient retenti le froufrou de la robe de soie et les murmures d’une voix de femme.
— Il y a, mon ange, s’écria Lousteau, que nous sommes indissolublement unis… On vient de m’apporter une réponse verbale à la lettre que tu m’as vu écrire et par laquelle je rompais mon mariage…
— C’est là cette partie dont tu te dégageais ?
— Oui !
— Oh ! je serai plus que ta femme, je te donne ma vie, je veux être ton esclave !… dit la pauvre créature abusée. Je ne croyais pas qu’il me fût possible de t’aimer davantage !… Je ne serai donc pas un accident dans ta vie, je serai toute ta vie ?…
— Oui, ma belle, ma noble Didine…
— Jure-moi, reprit-elle, que nous ne pourrons être séparés que par la mort !…
Lousteau voulut embellir son serment de ses plus séduisantes chatteries. Voici pourquoi. De la porte de son appartement où il avait reçu le baiser d’adieu de la lorette à celle du salon où gisait la Muse étourdie de tant de chocs successifs, Lousteau s’était rappelé l’état précaire du petit La Baudraye, sa fortune, et ce mot de Bianchon sur Dinah : — Ce sera une riche veuve ! Et il se dit en lui-même : — J’aime mieux cent fois madame de La Baudraye que Félicie pour femme ! Aussi son parti fut-il promptement pris. Il décida de rejouer l’amour avec une admirable perfection. Son lâche calcul et sa fausse violente passion eurent de fâcheux résultats. En effet, pendant son voyage de Sancerre à Paris, madame de La Baudraye avait médité de vivre dans un appartement à elle, à deux pas de Lousteau ; mais les preuves d’amour que son amant venait de lui donner en renonçant à ce bel avenir, et surtout le bonheur si complet des premiers jours de ce mariage illégal l’empêchèrent de parler de cette séparation. Le lendemain devait être et fut une fête au milieu de laquelle une pareille proposition faite à son ange eût produit la plus horrible discordance. De son côté Lousteau, qui voulait tenir Dinah dans sa dépendance, la maintint dans une ivresse continuelle, à coups de fêtes. Ces événements empêchèrent donc ces deux êtres si spirituels d’éviter le bourbier où ils tombèrent, celui d’une cohabitation insensée dont malheureusement tant d’exemples existent, à Paris, dans le monde littéraire.
{p. 472} Ainsi fut accompli dans toute sa teneur le programme de l’amour en province si railleusement tracé par madame de La Baudraye à Lousteau, mais dont, ni l’un ni l’autre, ils ne se souvinrent. La passion est sourde et muette de naissance.
Cet hiver fut donc, à Paris, pour madame de La Baudraye, tout ce que le mois d’octobre avait été pour elle à Sancerre. Étienne, pour initier sa femme à la vie de Paris, entremêla cette nouvelle lune de miel de parties de spectacles où Dinah ne voulut aller qu’en baignoires. Au début, madame de La Baudraye garda quelques vestiges de sa pruderie provinciale, elle eut peur d’être vue, elle cacha son bonheur. Elle disait : — Monsieur de Clagny, monsieur Gravier sont capables de me suivre ! Elle craignait Sancerre à Paris. Lousteau, dont l’amour-propre était excessif, fit l’éducation de Dinah, il la conduisit chez les meilleures faiseuses, et lui montra les jeunes femmes alors à la mode en les lui recommandant comme des modèles à suivre. Aussi l’extérieur provincial de madame de La Baudraye changea-t-il promptement. Lousteau, rencontré par ses amis, reçut des compliments sur sa conquête. Pendant cette saison Étienne produisit peu de littérature, et s’endetta considérablement, quoique la fière Dinah eût employé toutes ses économies à sa toilette, et crût n’avoir pas causé la plus légère dépense à son chéri. Au bout de trois mois, Dinah s’était acclimatée, elle s’était enivrée de musique aux Italiens, elle connaissait les répertoires de tous les théâtres, leurs acteurs, les journaux et les plaisanteries du moment ; elle s’était accoutumée à cette vie de continuelles émotions, à ce courant rapide où tout s’oublie. Elle ne tendait plus le cou, ne mettait plus le nez en l’air, comme une statue de l’Étonnement, à propos des continuelles surprises que Paris offre aux étrangers. Elle savait respirer l’air de ce milieu spirituel, animé, fécond, où les gens d’esprit se sentent dans leur élément et qu’ils ne peuvent plus quitter. Un matin, en lisant les journaux que Lousteau recevait tous, deux lignes lui rappelèrent Sancerre et son passé, deux lignes auxquelles elle n’était pas étrangère et que voici :
Monsieur le baron de Clagny, Procureur du Roi près le Tribunal de Sancerre, est nommé Substitut du Procureur-général près la Cour royale de Paris.
— Comme il t’aime, ce vertueux magistrat ! dit en souriant le journaliste.
{p. 473} — Pauvre homme ! répondit-elle. Que te disais-je ? Il me suit.
En ce moment, Étienne et Dinah se trouvaient dans la phase la plus brillante et la plus complète de la passion, à cette période où l’on s’est habitué parfaitement l’un à l’autre, et où néanmoins l’amour conserve de la saveur. On se connaît, mais on ne s’est pas encore compris, on n’a pas repassé dans les mêmes plis de l’âme, on ne s’est pas étudié de manière à savoir, comme plus tard, la pensée, les paroles, le geste à propos des plus grands comme des plus petits événements. On est dans l’enchantement, il n’y a pas eu de collision, de divergences d’opinions, de regards indifférents. Les âmes vont à tout propos du même côté. Aussi, Dinah disait-elle25 à Lousteau de ces magiques paroles accompagnées d’expressions, de ces regards plus magiques encore que toutes les femmes trouvent alors. — Tue-moi quand tu ne m’aimeras plus. — Si tu ne m’aimais plus, je crois que je pourrais te tuer et me tuer après. À ces délicieuses exagérations, Lousteau répondait à Dinah : — Tout ce que je demande à Dieu c’est de te voir ma constance. Ce sera toi qui m’abandonneras !… — Mon amour est absolu… — Absolu, répéta Lousteau. Voyons ? Je suis entraîné dans une partie de garçon, je retrouve une de mes anciennes maîtresses, elle se moque de moi ; par vanité, je fais l’homme libre, et je ne rentre que le lendemain matin ici… M’aimerais-tu toujours ? — Une femme n’est certaine d’être aimée que quand elle est préférée, et si tu me revenais, si… oh ! tu me fais comprendre le bonheur de pardonner une faute à celui qu’on adore… — Eh ! bien, je suis donc aimé pour la première fois de ma vie ! s’écriait Lousteau. — Enfin, tu t’en aperçois ! répondait-elle. Lousteau proposa d’écrire une lettre où chacun d’eux expliquerait les raisons qui l’obligeraient à finir par un suicide ; et, avec cette lettre en sa possession, chacun d’eux pourrait tuer sans danger l’infidèle. Malgré leurs paroles échangées, ni l’un ni l’autre ils n’écrivirent leur lettre. Heureux pour le moment, le journaliste se promettait de bien tromper Dinah quand il en serait las, et de tout sacrifier aux exigences de cette tromperie. Pour lui, madame de La Baudraye était toute une fortune. Néanmoins, il subit un joug. En se mariant {p. 474} ainsi, madame de La Baudraye laissa voir et la noblesse de ses pensées, et cette puissance que donne le respect de soi-même. Dans cette intimité complète, où chacun dépose son masque, la jeune femme conserva de la pudeur, montra sa probité virile et cette force particulière aux ambitieux qui faisait la base de son caractère. Aussi Lousteau conçut-il pour elle une involontaire estime. Devenue Parisienne, Dinah fut d’ailleurs supérieure à la plus charmante lorette : elle pouvait être amusante, dire des mots comme Malaga ; mais son instruction, les habitudes de son esprit, ses immenses lectures lui permettaient de généraliser son esprit ; tandis que les Schontz et les Florine n’exercent le leur que sur un terrain très-circonscrit. — Il y a chez Dinah, disait Étienne à Bixiou, l’étoffe d’une Ninon et d’une Staël. — Une femme chez qui l’on trouve une bibliothèque et un sérail est bien dangereuse, répondait le railleur.
Une fois sa grossesse devenue visible, madame de La Baudraye résolut de ne plus quitter son appartement ; mais avant de s’y renfermer, de ne plus se promener que dans la campagne, elle voulut assister à la première représentation d’un drame de Nathan. Cette espèce de solennité littéraire occupait les deux mille personnes qui se croient tout Paris. Dinah, qui n’avait jamais vu de première représentation, éprouvait une curiosité bien naturelle. Elle en était d’ailleurs arrivée à un tel degré d’affection pour Lousteau qu’elle se glorifiait de sa faute ; elle mettait une force sauvage à heurter le monde, elle voulait le regarder en face sans détourner la tête. Elle fit une toilette ravissante, appropriée à son air souffrant, à la maladive morbidesse de sa figure. Son teint pâli lui donnait une expression distinguée, et ses cheveux noirs en bandeaux faisaient encore ressortir cette pâleur. Ses yeux gris étincelants semblaient plus beaux cernés par la fatigue. Mais une horrible souffrance l’attendait. Par un hasard assez commun, la loge donnée au journaliste, aux premières, était à côté de celle louée par Anna Grossetête. Ces deux amies intimes ne se saluèrent pas, et ne voulurent se reconnaître ni l’une ni l’autre. Après le premier acte, Lousteau quitta sa loge et y laissa Dinah seule, exposée au feu de tous les regards, à la clarté de tous les lorgnons, tandis que la baronne de Fontaine et la comtesse Marie de Vandenesse, venue avec Anna, reçurent quelques-uns des {p. 475} hommes les plus distingués du grand monde. La solitude où restait Dinah fut un supplice d’autant plus grand, qu’elle ne sut pas se faire une contenance avec sa lorgnette en examinant les loges ; elle eut beau prendre une pose noble et pensive, laisser son regard dans le vide, elle se sentait trop le point de mire de tous les yeux ; elle ne put cacher sa préoccupation, elle fut un peu provinciale, elle étala son mouchoir, elle fit convulsivement des gestes qu’elle s’était interdits. Enfin, dans l’entr’acte du second au troisième acte, un homme se fit ouvrir la loge de Dinah ! Monsieur de Clagny se montra respectueux, mais triste.
— Je suis heureuse de vous voir pour vous exprimer tout le plaisir que m’a causé votre promotion, dit-elle.
— Eh ! madame, pour qui suis-je venu à Paris ?…
— Comment ? dit-elle. Serais-je donc pour quelque chose dans votre nomination ?
— Pour tout. Dès que vous n’avez plus habité Sancerre, Sancerre m’est devenu insupportable, j’y mourais…
— Votre amitié sincère me fait du bien, dit-elle en tendant la main au Substitut. Je suis dans une situation à choyer mes vrais amis, maintenant je sais quel est leur prix… Je croyais avoir perdu votre estime ; mais le témoignage que vous m’en donnez par votre visite me touche plus que vos dix ans d’attachement.
— Vous êtes le sujet de la curiosité de toute la salle, reprit le Substitut. Ah ! chère, était-ce là votre rôle ? Ne pouviez-vous pas être heureuse et rester honorée ?… Je viens d’entendre dire que vous êtes la maîtresse de monsieur Étienne Lousteau, que vous vivez ensemble maritalement !… Vous avez rompu pour toujours avec la Société, même pour le temps où, si vous épousiez votre amant, vous auriez besoin de cette considération que vous méprisez aujourd’hui… Ne devriez-vous pas être chez vous, avec votre mère qui vous aime assez pour vous couvrir de son égide ; au moins les apparences seraient gardées…
— J’ai le tort d’être ici, répondit-elle, voilà tout. J’ai dit adieu sans retour à tous les avantages que le monde accorde aux femmes qui savent accommoder leur bonheur avec les convenances. Mon abnégation est si complète que j’aurais voulu tout abattre autour de moi pour faire de mon amour un vaste désert plein de Dieu, de lui, et de moi… Nous nous sommes fait l’un à l’autre {p. 476} trop de sacrifices pour ne pas être unis ; unis par la honte, si vous voulez, mais indissolublement unis… Je suis heureuse, et si heureuse que je puis vous aimer à mon aise, en ami, vous donner plus de confiance que par le passé ; car maintenant il me faut un ami !…
Le magistrat fut vraiment grand et même sublime. À cette déclaration où vibrait l’âme de Dinah, il répondit d’un son de voix déchirant : — Je voudrais aller vous voir afin de savoir si vous êtes aimée… je serais tranquille, votre avenir ne m’effrayerait plus… Votre ami comprendra-t-il la grandeur de vos sacrifices, et y a-t-il de la reconnaissance dans son amour ?…
— Venez rue des Martyrs, et vous verrez !
— Oui, j’irai, dit-il. J’ai déjà passé devant la porte sans oser vous demander. Vous ne connaissez pas encore la littérature, reprit-il. Certes, il s’y trouve de glorieuses exceptions ; mais ces gens de lettres traînent avec eux des maux inouïs, parmi lesquels je compte en première ligne la publicité qui flétrit tout ! Une femme commet une faute avec…
— Un Procureur du Roi, dit la baronne en souriant.
— Eh ! bien, après une rupture, il y a quelques ressources, le monde n’a rien su ; mais avec un homme plus ou moins célèbre, le public a tout appris. Eh ! tenez… quel exemple vous en avez là, sous les yeux. Vous êtes dos à dos avec la comtesse Marie de Vandenesse qui a failli faire les dernières folies pour un homme plus célèbre que Lousteau, pour Nathan, et les voilà séparés à ne pas se reconnaître… Après être allée au bord de l’abîme, la comtesse a été sauvée on ne sait comment, elle n’a quitté ni son mari, ni sa maison ; mais comme il s’agissait d’un homme célèbre, on a parlé d’elle pendant tout un hiver. Sans la grande fortune, le grand nom et la position de son mari, sans l’habileté de la conduite de cet homme d’État qui s’est montré, dit-on, excellent pour sa femme, elle eût été perdue : à sa place, toute autre femme n’aurait pu rester honorée comme elle l’est…
— Comment était Sancerre quand vous l’avez quitté ? dit madame de La Baudraye pour changer la conversation.
— Monsieur de La Baudraye a dit que votre tardive grossesse exigeait que vos couches se fissent à Paris, et qu’il avait exigé que vous y allassiez pour y avoir les soins des princes de la médecine, répondit le Substitut en devinant bien ce que Dinah voulait savoir. {p. 477} Ainsi, malgré le tapage qu’a fait votre départ, jusqu’à ce soir vous étiez encore dans la légalité.
— Ah ! s’écria-t-elle, monsieur de La Baudraye conserve encore des espérances ?
— Votre mari, madame, a fait comme toujours : il a calculé.
Le magistrat quitta la loge en voyant le journaliste y entrer, et il le salua dignement.
— Tu as plus de succès que la pièce, dit Étienne à Dinah.
Ce court moment de triomphe apporta plus de joie à cette femme qu’elle n’en avait eu pendant toute sa vie en province ; mais, en sortant du théâtre, elle était pensive.
— Qu’as-tu, ma Didine ? demanda Lousteau.
— Je me demande comment une femme peut dompter le monde ?
— Il y a deux manières : être madame de Staël, ou posséder deux cent mille francs de rentes !
— La Société, dit-elle, nous tient par la vanité, par l’envie de paraître… Bah ! nous serons philosophes !
Cette soirée fut le dernier éclair de l’aisance trompeuse où madame de La Baudraye vivait depuis son arrivée à Paris. Trois jours après, elle aperçut des nuages sur le front de Lousteau qui tournait dans son jardinet autour du gazon en fumant un cigare. Cette femme, à qui les mœurs du petit La Baudraye avaient communiqué l’habitude et le plaisir de ne jamais rien devoir, apprit que son ménage était sans argent en présence de deux termes de loyer, à la veille enfin d’un commandement ! Cette réalité de la vie parisienne entra dans le cœur de Dinah comme une épine ; elle se repentit d’avoir entraîné Lousteau dans les dissipations de l’amour. Il est si difficile de passer du plaisir au travail que le bonheur a dévoré plus de poésies que le malheur n’en a fait jaillir en jets lumineux. Heureuse de voir Étienne nonchalant, fumant un cigare après son déjeuner, la figure épanouie, étendu comme un lézard au soleil, jamais Dinah ne se sentit le courage de se faire l’huissier d’une Revue. Elle inventa d’engager, par l’entremise du sieur Migeon, père de Paméla, le peu de bijoux qu’elle possédait, et sur lesquels ma tante, car elle commençait à parler la langue du quartier, lui prêta neuf cents francs. Elle garda trois cents francs pour sa layette, pour les frais de ses couches, et remit joyeusement la somme due à Lousteau qui labourait sillon à sillon, ou si voulez, ligne à ligne, une Nouvelle pour une Revue.
{p. 478} — Mon petit chat, lui dit-elle, achève ta Nouvelle sans rien sacrifier à la nécessité, polis ton style, creuse ton sujet. J’ai trop fait la dame, je vais faire la bourgeoise et tenir le ménage.
Depuis quatre mois, Étienne menait Dinah au café Riche dîner dans un cabinet qu’on leur réservait. La femme de province fut épouvantée en apprenant qu’Étienne y devait cinq cents francs pour les derniers quinze jours.
— Comment, nous buvions du vin à six francs la bouteille ! une sole normande coûte cent sous !… un petit pain vingt centimes !… s’écria-t-elle en lisant la note que lui tendit le journaliste.26
— Mais, être volé par un restaurateur ou par une cuisinière, il y a peu de différence pour nous autres, dit Lousteau.
— Désormais, pour le prix de ton dîner, tu vivras comme un prince.
Après avoir obtenu du propriétaire une cuisine et deux chambres de domestiques, madame de La Baudraye écrivit un mot à sa mère en lui demandant du linge et un prêt de mille francs ; elle reçut deux malles de linge, de l’argenterie, deux mille francs par une cuisinière honnête et dévote que sa mère lui envoyait. Dix jours après la représentation où ils s’étaient rencontrés, monsieur de Clagny vint voir madame de La Baudraye à quatre heures, en sortant du Palais, et il la trouva brodant un petit bonnet. L’aspect de cette femme si fière, si ambitieuse, dont l’esprit était si cultivé, qui trônait si bien dans le château d’Anzy, descendue à des soins de ménage et cousant pour l’enfant à venir, émut le pauvre magistrat qui sortait de la Cour d’Assises. En voyant des piqûres à l’un de ces doigts tournés en fuseau qu’il avait baisés, il comprit que madame de La Baudraye ne faisait pas de cette occupation un jeu de l’amour maternel. Pendant cette première entrevue, le magistrat lut dans l’âme de Dinah. Cette perspicacité chez un homme épris était un effort surhumain. Il devina que Didine voulait se faire le bon génie du journaliste, le mettre dans une noble voie ; elle avait conclu des difficultés de la vie matérielle à quelque désordre moral. Entre deux êtres unis par un amour, si vrai d’une part et si bien joué de l’autre, plus d’une confidence s’était échangée en quatre mois. Malgré le soin avec lequel Étienne se drapait, plus d’une parole avait éclairé Dinah sur les antécédents de ce garçon dont le talent fut si comprimé par la misère, si perverti par le mauvais exemple, si contrarié par des difficultés au-dessus de son courage. Il grandira dans l’aisance, s’était-elle dit. Et elle voulait lui donner {p. 479} le bonheur, la sécurité du chez soi, par l’économie et par l’ordre familiers aux gens nés en province. Dinah devint femme de ménage comme elle était devenue poète, par un élan de son âme vers les sommets.
— Son bonheur sera mon absolution.
Cette parole, arrachée par le magistrat à madame de La Baudraye, expliquait l’état actuel des choses. La publicité donnée par Étienne à son triomphe le jour de la première représentation avait assez mis à nu aux yeux du magistrat les intentions du journaliste. Pour Étienne, madame de La Baudraye était, selon une expression anglaise, une assez belle plume à son bonnet. Loin de goûter les charmes d’un amour mystérieux et timide, de cacher à toute la terre un si grand bonheur, il éprouvait une jouissance de parvenu à se parer de la première femme comme il faut qui l’honorait de son amour. Néanmoins le Substitut fut pendant quelque temps la dupe des soins que tout homme prodigue à une femme dans la situation où se trouvait madame de La Baudraye, et que Lousteau rendait charmants par des câlineries particulières aux hommes dont les manières sont nativement agréables. Il y a des hommes, en effet, qui naissent un peu singes, chez qui l’imitation des plus charmantes choses du sentiment est si naturelle, que le comédien ne se sent plus, et les dispositions naturelles du Sancerrois avaient été très-développées sur le théâtre où jusqu’alors il avait vécu. Entre le mois d’avril et le mois de juillet, moment où Dinah devait accoucher, elle devina pourquoi Lousteau n’avait pas vaincu la misère : il était paresseux et manquait de volonté. Certainement le cerveau n’obéit qu’à ses propres lois, il ne reconnaît ni les nécessités de la vie, ni les commandements de l’honneur ; on ne produit pas une belle œuvre parce qu’une femme expire, ou pour payer des dettes déshonorantes, ou pour nourrir des enfants ; néanmoins il n’existe pas de grand talent sans une grande volonté. Ces deux forces jumelles sont nécessaires à la construction de l’immense édifice d’une gloire. Les hommes d’élite maintiennent leur cerveau dans les conditions de la production, comme jadis un preux avait ses armes toujours en état. Ils domptent la paresse, ils se refusent aux plaisirs énervants, ou n’y cèdent qu’avec une mesure indiquée par l’étendue de leurs facultés. Ainsi s’expliquent Scribe, Rossini, Walter Scott, Cuvier, Voltaire, Newton, Buffon, Bayle, Bossuet, Leibnitz, Lope de Véga, Calderon, Boccace, l’Aretin, Aristote, {p. 480} enfin tous les gens qui divertissent, régentent ou conduisent leur époque. La volonté peut et doit être un sujet d’orgueil bien plus que le talent. Si le talent a son germe dans une prédisposition cultivée, le vouloir est une conquête faite à tout moment sur les instincts, sur les goûts domptés, refoulés, sur les fantaisies et les entraves vaincues, sur les difficultés de tout genre héroïquement surmontées. L’abus du cigare entretenait la paresse de Lousteau. Si le tabac endort le chagrin, il engourdit infailliblement l’énergie. Tout ce que le cigare éteignait au physique, la Critique l’annihilait au moral chez ce garçon si facile au plaisir. La Critique est funeste au critique comme le Pour et le Contre à l’avocat. À ce métier, l’esprit se fausse, l’intelligence perd sa lucidité rectiligne. L’Écrivain n’existe que par des partis pris. Aussi doit-on distinguer deux Critiques, de même que, dans la peinture, on reconnaît l’Art et le Métier. Critiquer à la manière de la plupart des feuilletonistes actuels, c’est exprimer des jugements tels quels d’une façon plus ou moins spirituelle, comme un avocat plaide au Palais les causes les plus contradictoires. Les Faiseurs trouvent toujours un thème à développer dans l’œuvre qu’ils analysent. Ainsi fait, ce métier convient aux esprits paresseux, aux gens dépourvus de la faculté sublime d’imaginer, ou qui, la possédant, n’ont pas le courage de la cultiver. Toute pièce de théâtre, tout livre devient sous leurs plumes un sujet qui ne coûte aucun effort à leur imagination, et dont le compte-rendu s’écrit, ou moqueur ou sérieux, au gré des passions du moment. Quant au jugement, quel qu’il soit, il est toujours justifiable avec l’esprit français qui se prête admirablement au Pour et au Contre. La conscience est si peu consultée, ces bravi tiennent si peu à leur avis, qu’ils vantent dans un foyer de théâtre l’œuvre qu’ils déchirent dans leurs articles. On en a vu passant, au besoin, d’un journal à un autre sans prendre la peine d’objecter que les opinions du nouveau feuilleton doivent être diamétralement opposées à celles de l’ancien. Bien plus, madame de La Baudraye souriait en voyant faire à Lousteau un article dans le sens légitimiste et un article dans le sens dynastique sur un même événement. Elle applaudissait à cette maxime dite par lui : — Nous sommes les Avoués de l’opinion publique !… L’autre Critique est toute une science, elle exige une compréhension complète des œuvres, une vue lucide sur les tendances d’une époque, l’adoption {p. 481} d’un système, une foi dans certains principes ; c’est-à-dire une jurisprudence, un rapport, un arrêt. Ce critique devient alors le magistrat des idées, le censeur de son temps, il exerce un sacerdoce ; tandis que l’autre est un acrobate qui fait des tours pour gagner sa vie, tant qu’il a des jambes. Entre Claude Vignon et Lousteau, se trouvait la distance qui sépare le Métier de l’Art. Dinah, dont l’esprit se dérouilla promptement et dont l’intelligence avait de la portée, eut bientôt jugé littérairement son idole. Elle vit Lousteau travaillant au dernier moment, sous les exigences les plus déshonorantes, et lâchant, comme disent les peintres d’une œuvre où manque le faire ; mais elle le justifiait en se disant : — C’est un poète ! tant elle avait besoin de se justifier à ses propres yeux. En devinant ce secret de la vie littéraire de bien des gens, elle devina que la plume de Lousteau ne serait jamais une ressource. L’amour lui fit alors entreprendre des démarches auxquelles elle ne serait jamais descendue pour elle-même. Elle entama par sa mère des négociations avec son mari pour en obtenir une pension, mais à l’insu de Lousteau dont la délicatesse devait, dans ses idées, être ménagée. Quelques jours avant la fin de juillet, Dinah froissa de colère la lettre où sa mère lui rapportait la réponse définitive du petit La Baudraye. « Madame de La Baudraye n’a pas besoin de pension à Paris quand elle a la plus belle existence du monde à son château d’Anzy : qu’elle y vienne ! » Lousteau ramassa la lettre et la lut.
— Je nous vengerai, dit-il à madame de La Baudraye de ce ton sinistre qui plaît tant aux femmes quand on caresse leurs antipathies.
Cinq jours après, Bianchon et Duriau, le célèbre accoucheur, étaient établis chez Lousteau qui, depuis la réponse du petit La Baudraye, étalait son bonheur et faisait du faste à propos de l’accouchement de Dinah. Monsieur de Clagny et madame Piédefer, arrivée en hâte, étaient les parrain et marraine de l’enfant attendu, car le prévoyant magistrat craignit de voir commettre quelque faute grave à Lousteau. Madame de La Baudraye eut un garçon à faire envie aux reines qui veulent un héritier présomptif. Bianchon, accompagné de monsieur de Clagny, alla faire inscrire cet enfant à la Mairie comme fils de monsieur et de madame {p. 482} de La Baudraye, à l’insu d’Étienne qui, de son côté, courait à une imprimerie faire composer ce billet :
Madame la baronne de La Baudraye est heureusement accouchée d’un garçon.
Monsieur Étienne Lousteau a le plaisir de vous en faire part.
La mère et l’enfant se portent bien.
Un premier envoi de soixante billets avait été fait par Lousteau, quand monsieur de Clagny, qui venait savoir des nouvelles de l’accouchée, aperçut la liste des personnes de Sancerre à qui Lousteau se proposait d’envoyer ce curieux billet de faire part, écrite au-dessous des soixante Parisiens qui l’allaient recevoir. Le Substitut saisit la liste et le reste des billets, il les montra d’abord à madame Piédefer en lui disant de ne pas souffrir que Lousteau recommençât cette infâme plaisanterie, et il se jeta dans un cabriolet. Le dévoué magistrat commanda chez le même imprimeur un autre billet ainsi conçu :
Madame la baronne de La Baudraye est heureusement accouchée d’un garçon.
Monsieur le baron de La Baudraye a l’honneur de vous en faire part.
La mère et l’enfant se portent bien.
Après avoir fait détruire épreuves, composition, tout ce qui pouvait attester l’existence du premier billet, monsieur de Clagny se mit en course pour intercepter les billets partis ; il en substitua beaucoup chez les portiers, il obtint la restitution d’une trentaine ; enfin, après trois jours de courses, il n’existait plus qu’un seul billet de faire part, celui de Nathan. Le Substitut était revenu cinq fois chez cet homme célèbre sans pouvoir le rencontrer. Quand, après avoir demandé un rendez-vous, monsieur de Clagny fut reçu, l’anecdote du billet de faire part avait couru dans Paris. Les uns y voyaient une de ces spirituelles calomnies, espèce de plaie à laquelle sont sujettes toutes les réputations, même les éphémères. Les autres affirmaient avoir lu le billet et l’avoir rendu à un ami de la famille La Baudraye. Beaucoup de gens déblatéraient contre l’immoralité des journalistes, en sorte que le dernier billet existant était devenu comme une curiosité. Florine, avec qui Nathan vivait, l’avait montré timbré de la poste, affranchi par la poste, et portant l’adresse {p. 483} écrite par Étienne. Aussi, quand le Substitut eut parlé du billet de faire part, Nathan se mit-il à sourire.
— Vous rendre ce monument d’étourderie et d’enfantillage ? s’écria-t-il. Cet autographe est une de ces armes dont ne doit pas se priver un athlète dans le cirque. Ce billet prouve que Lousteau manque de cœur, de bon goût, de dignité, qu’il ne connaît ni le monde, ni la morale publique, qu’il s’insulte lui-même quand il ne sait plus qui insulter… Il n’y a que le fils d’un bourgeois venu de Sancerre pour être un poète et qui devient le bravo de la première Revue venue, qui puisse envoyer un pareil billet de faire part ! Convenez-en ? ceci, monsieur, est une pièce nécessaire aux archives de notre époque… Aujourd’hui Lousteau me caresse, demain il pourra demander ma tête… Ah ! pardon de cette plaisanterie, je ne pensais pas que vous êtes Substitut. J’ai eu dans le cœur une passion pour une grande dame, et aussi supérieure à madame de La Baudraye que votre délicatesse, à vous, monsieur, est au-dessus de la gaminerie de Lousteau ; mais je serais mort avant d’avoir prononcé son nom… Quelques mois de ses gentillesses et de minauderies m’ont coûté cent mille francs et mon avenir ; mais je ne les trouve pas trop chèrement payés !… Et je ne me suis jamais plaint !… Que les femmes trahissent le secret de leur passion, c’est leur dernière offrande à l’amour ; mais que ce soit nous… il faut être bien Lousteau pour ça ! Non, pour mille écus je ne donnerais pas ce papier.
— Monsieur, dit enfin le magistrat après une lutte oratoire d’une demi-heure, j’ai vu à ce sujet quinze ou seize littérateurs, et vous seriez le seul inaccessible à des sentiments d’honneur ?… Il ne s’agit pas ici d’Étienne Lousteau, mais d’une femme et d’un enfant qui l’un et l’autre ignorent le tort qu’on leur fait dans leur fortune, dans leur avenir, dans leur honneur. Qui sait, monsieur, si vous ne serez pas obligé de demander à la justice quelque bienveillance pour un ami, pour une personne à l’honneur de laquelle vous tiendrez plus qu’au vôtre ? la justice pourra se souvenir que vous avez été impitoyable… Un homme comme vous peut-il hésiter ? dit le magistrat.
— J’ai voulu vous faire sentir tout le prix de mon sacrifice, répondit alors Nathan qui livra le billet en pensant à la position du magistrat et acceptant cette espèce de marché.
Quand la sottise du journaliste eut été réparée, monsieur de {p. 484} Clagny vint lui faire une semonce en présence de madame Piédefer ; mais il trouva Lousteau très-irrité de ces démarches.
— Ce que je faisais, monsieur, répondit Étienne, était fait avec intention. Monsieur de La Baudraye a soixante mille francs de rentes, et refuse une pension à sa femme ; je voulais lui faire sentir que j’étais le maître de cet enfant.
— Eh ! monsieur, je vous ai bien deviné, répondit le magistrat. Aussi me suis-je empressé d’accepter le parrainage du petit Polydore, il est inscrit à l’État-Civil comme fils du baron et de la baronne de La Baudraye, et, si vous avez des entrailles de père, vous devez être joyeux de savoir cet enfant héritier d’un des plus beaux majorats de France.
— Eh ! monsieur, la mère doit-elle mourir de faim ?
— Soyez tranquille, monsieur, dit amèrement le magistrat qui avait fait sortir du cœur de Lousteau l’expression du sentiment dont la preuve était depuis si long-temps attendue, je me charge de cette négociation avec monsieur de La Baudraye.
Et monsieur de Clagny sortit la mort dans le cœur. Dinah, son idole, était aimée par intérêt ! n’ouvrirait-elle pas les yeux trop tard ? — Pauvre femme ! se disait le magistrat en s’en allant. Rendons-lui cette justice, car à qui la rendrait-on si ce n’est à un Substitut ? il aimait trop sincèrement Dinah pour voir dans l’avilissement de cette femme un moyen d’en triompher un jour, il était tout compassion, tout dévouement : il aimait.
Les soins exigés pour la nourriture de l’enfant, les cris de l’enfant, le repos nécessaire à la mère pendant les premiers jours, la présence de madame Piédefer, tout conspirait si bien contre les travaux littéraires, que Lousteau s’installa dans les trois chambres louées au premier étage pour la vieille dévote. Le journaliste obligé d’aller aux premières représentations sans Dinah, et séparé d’elle la plupart du temps, trouva je ne sais quel attrait dans l’exercice de sa liberté. Plus d’une fois il se laissa prendre sous le bras et entraîner dans une joyeuse partie. Plus d’une fois il se retrouva chez la lorette d’un ami dans le milieu de la Bohême. Il revoyait des femmes d’une jeunesse éclatante, mises splendidement, et à qui l’économie apparaissait comme une négation de leur jeunesse et de leur pouvoir. Dinah, malgré la beauté merveilleuse qu’elle montra dès son troisième mois de nourriture, ne pouvait soutenir la comparaison avec ces fleurs sitôt fanées, mais si {p. 485} belles pendant le moment où elles vivent les pieds dans l’opulence. Néanmoins la vie de ménage eut de grands attraits pour Étienne. En trois mois, la mère et la fille, aidées par la cuisinière venue de Sancerre et par la petite Paméla, donnèrent à l’appartement un aspect tout nouveau. Le journaliste y trouva son déjeuner, son dîner servis avec une sorte de luxe. Dinah, belle et bien mise, avait soin de prévenir les goûts de son cher Étienne, qui se sentit le roi du logis où tout jusqu’à l’enfant fut subordonné, pour ainsi dire, à son égoïsme. La tendresse de Dinah éclatait dans les plus petites choses, il fut donc impossible à Lousteau de ne pas lui continuer les charmantes tromperies de sa passion feinte. Cependant Dinah prévit dans la vie extérieure où Lousteau se laissait engager, une cause de ruine et pour son amour et pour le ménage. Après dix mois de nourriture, elle sevra son fils, remit sa mère dans l’appartement d’Étienne, et rétablit cette intimité qui lie indissolublement un homme à une femme quand une femme est aimante et spirituelle. Un des traits les plus saillants de la Nouvelle due à Benjamin Constant, et l’une des explications de l’abandon d’Ellénore est ce défaut d’intimité journalière ou nocturne, si vous voulez, entre elle et Adolphe. Chacun des deux amants a son chez soi, l’un et l’autre ont obéi au monde, ils ont gardé les apparences. Ellénore, périodiquement quittée, est obligée à d’énormes travaux de tendresse pour chasser les pensées de liberté qui saisissent Adolphe au dehors. Le perpétuel échange des regards et des pensées dans la vie en commun donne de telles armes aux femmes que, pour les abandonner, un homme doit objecter des raisons majeures qu’elles ne lui fournissent jamais tant qu’elles aiment. Ce fut tout une nouvelle période et pour Étienne et pour Dinah. Dinah voulut être nécessaire, elle voulut rendre de l’énergie à cet homme dont la faiblesse lui souriait, elle y voyait des garanties : elle lui trouva des sujets, elle lui en dessina les canevas, au besoin, elle lui écrivit des chapitres entiers ; elle rajeunit les veines de ce talent à l’agonie par un sang frais, elle lui donna ses idées et ses jugements. Enfin, elle fit deux livres qui eurent du succès. Plus d’une fois elle sauva l’amour-propre d’Étienne au désespoir de se sentir sans idées, en lui dictant, lui corrigeant, ou lui finissant ses feuilletons. Le secret de cette collaboration fut inviolablement gardé : madame Piédefer n’en sut rien. Ce galvanisme moral fut récompensé par un surcroît de {p. 486} recettes qui permit au ménage de bien vivre jusqu’à la fin de l’année 1838. Lousteau s’habituait à voir sa besogne faite par Dinah, et il la payait, comme dit le peuple dans son langage énergique, en monnaie de singe. Ces dépenses du dévouement deviennent un trésor auquel les âmes généreuses s’attachent, et plus elle donna, plus madame de La Baudraye aima Lousteau ; aussi vint-il bientôt un moment où il coûtait trop à Dinah pour qu’elle pût jamais renoncer à lui. Mais elle eut une seconde grossesse. L’année fut terrible à passer. Malgré les soins des deux femmes, Lousteau contracta des dettes ; il excéda ses forces pour les payer par son travail pendant les couches de Dinah qui le trouva héroïque, tant elle le connaissait bien ! Après cet effort, épouvanté d’avoir deux femmes, deux enfants, deux domestiques, il se regarda comme incapable de lutter avec sa plume pour soutenir une famille, quand lui seul n’avait pu vivre. Il laissa donc les choses aller à l’aventure. Ce féroce calculateur outra la comédie de l’amour chez lui pour avoir au dehors plus de liberté. La fière Dinah soutint le fardeau de cette existence à elle seule. Cette pensée : il m’aime ! lui donna des forces surhumaines. Elle travailla comme travaillent les plus vigoureux talents de cette époque. Au risque de perdre sa fraîcheur et sa santé, Didine fut pour Lousteau ce que fut mademoiselle Delachaux pour Gardane dans le magnifique conte vrai de Diderot. Mais en se sacrifiant elle-même, elle commit la faute sublime de sacrifier sa toilette. Elle fit reteindre ses robes, elle ne porta plus que du noir. — Elle pua le noir, comme disait Malaga qui se moquait beaucoup de Lousteau. Vers la fin de l’année 1839, Étienne, à l’instar de Louis XV, en était arrivé, par d’insensibles capitulations de conscience, à établir une distinction entre sa bourse et celle de son ménage, comme Louis XV distinguait entre son trésor secret et sa cassette. Il trompa Dinah sur le montant des recettes. En s’apercevant de ces lâchetés, madame de La Baudraye eut d’atroces souffrances de jalousie. Elle voulut mener de front la vie du monde et la vie littéraire, elle accompagna le journaliste à toutes les premières représentations, et surprit chez lui des mouvements d’amour-propre offensé, car le noir de la toilette déteignait sur lui, rembrunissait sa physionomie, et le rendait parfois brutal. Jouant, dans son ménage, le rôle de la femme, il en eut les féroces exigences : il reprochait à Dinah le peu de fraîcheur de sa mise, tout en profitant de ce sacrifice qui coûte tant à une maîtresse ; absolument comme une {p. 487} femme qui, après vous avoir ordonné de passer par un égout pour lui sauver l’honneur, vous dit : — Je n’aime pas la boue ! quand vous en sortez. Dinah fut donc obligée de ramasser les guides jusqu’alors assez flottantes de la domination que toutes les femmes spirituelles exercent sur les gens sans volonté. Mais à cette manœuvre elle perdit beaucoup de son lustre moral. Les soupçons qu’elle laissa voir attirent aux femmes des querelles où le manque de respect commence, parce qu’elles descendent elles-mêmes de la hauteur à laquelle elles se sont primitivement placées. Puis elle fit des concessions. Ainsi Lousteau put recevoir plusieurs de ses amis, Nathan, Bixiou, Blondet, Finot dont les manières, les discours, le contact étaient dépravants. On essaya de persuader à madame de La Baudraye que ses principes, ses répugnances étaient un reste de pruderie provinciale. Enfin on lui prêcha le code de la supériorité féminine. Bientôt sa jalousie donna des armes contre elle. Au carnaval de 1840, elle se déguisait, allait au bal de l’Opéra, faisait quelques soupers où il se trouvait des lorettes, afin de suivre Étienne dans tous ses amusements. Le jour de la Mi-Carême, ou plutôt le lendemain, à huit heures du matin, Dinah déguisée arrivait du bal pour se coucher. Elle était allée épier Lousteau qui, la croyant malade, avait disposé de sa mi-carême en faveur de Fanny Beaupré. Le journaliste, prévenu par un ami, s’était comporté de manière à tromper la pauvre femme, qui ne demandait pas mieux que d’être trompée. En descendant de sa citadine, Dinah rencontra monsieur de La Baudraye, à qui le portier la désigna. Le petit vieillard dit froidement à sa femme en la prenant par le bras : — Est-ce vous, madame ?…
Cette apparition du pouvoir conjugal devant lequel elle se trouvait si petite, et surtout ce mot glaça presque le cœur à cette pauvre créature surprise en débardeur. Pour mieux échapper à l’attention d’Étienne, Didine avait pris un déguisement sous lequel il ne devait pas la chercher. Elle profita de ce qu’elle était encore masquée pour se sauver sans répondre, alla se déshabiller, et monta chez sa mère où l’attendait monsieur de La Baudraye. Malgré son air digne, elle rougit en présence du petit vieillard.
— Que voulez-vous de moi, monsieur ? dit-elle. Ne sommes-nous pas à jamais séparés ?…
— De fait, oui, répondit monsieur de La Baudraye ; mais légalement, non…
{p. 488} Madame Piédefer faisait des signes à sa fille que Dinah finit par apercevoir et par comprendre.
— Il n’y a que vos intérêts qui puissent vous amener ici, dit-elle avec amertume.
— Nos intérêts, répondit froidement le petit homme, car nous avons des enfants… Votre oncle Silas Piédefer est mort à New-York, où, après avoir fait et perdu plusieurs fortunes dans divers pays, il a laissé quelque chose comme sept à huit cent mille francs, on dit douze cent mille francs ; mais il s’agit de réaliser des marchandises… Je suis le chef de la communauté, j’exerce vos droits.
— Oh ! s’écria Dinah, en tout ce qui concerne les affaires, je n’ai de confiance qu’en monsieur de Clagny ; il connaît les lois, entendez-vous avec lui ; ce qui sera fait par lui sera bien fait.
— Je n’ai pas besoin de monsieur de Clagny, dit monsieur de La Baudraye, pour vous retirer mes enfants…
— Vos enfants ! s’écria Dinah, vos enfants à qui vous n’avez pas envoyé une obole ! vos enfants !…
Elle n’ajouta rien qu’un immense éclat de rire ; mais l’impassibilité du petit La Baudraye jeta de la glace sur cette explosion.
— Madame votre mère vient de me les montrer, ils sont charmants, je ne veux pas me séparer d’eux, et je les emmène à notre château d’Anzy, dit monsieur de La Baudraye, quand ce ne serait que pour leur éviter de voir leur mère déguisée comme se déguisent les…
— Assez ! dit impérieusement madame de La Baudraye. Que vouliez-vous de moi en venant ici ?…
— Une procuration pour recueillir la succession de notre oncle Silas…
Dinah prit une plume, écrivit deux mots à monsieur de Clagny et dit à son mari de revenir le soir. À cinq heures, l’Avocat-Général, car monsieur de Clagny avait eu de l’avancement, éclaira madame de La Baudraye sur sa position ; mais il se chargea de tout régulariser en faisant un compromis avec le petit vieillard, que l’avarice avait seule amené. Monsieur de La Baudraye, à qui la procuration de sa femme était nécessaire pour agir à sa guise, l’acheta par les concessions suivantes : il s’engagea d’abord à faire à sa femme une pension de dix mille francs tant qu’il lui conviendrait, fut-il dit dans l’acte, de vivre à Paris ; mais, à mesure que les enfants atteindraient à l’âge de six ans, ils seraient remis à monsieur de La Baudraye. Enfin le {p. 489} magistrat obtint le paiement préalable d’une année de la pension. Le petit La Baudraye, qui vint dire adieu galamment à sa femme et à ses enfants, se montra vêtu d’un petit paletot blanc en caoutchouc. Il était si ferme sur ses jambes et si semblable au La Baudraye de 1836, que Dinah désespéra d’enterrer jamais ce terrible nain. Du jardin où il fumait un cigare, le journaliste vit monsieur de La Baudraye pendant le temps que cet insecte mit à traverser la cour ; mais ce fut assez pour Lousteau, il lui parut évident que le petit homme avait voulu détruire toutes les espérances que sa mort pouvait inspirer à sa femme. Cette scène si rapide changea beaucoup les secrètes dispositions du journaliste. En fumant un second cigare, Étienne se mit à réfléchir à sa position : la vie en commun qu’il menait avec la baronne de La Baudraye lui avait jusqu’à présent coûté tout autant d’argent qu’à elle. Pour se servir d’une expression commerciale, les comptes se balançaient à la rigueur. Eu égard à son peu de fortune, à la peine avec laquelle il gagnait son argent, Lousteau se regardait moralement comme le créancier. Assurément, l’heure était favorable pour quitter cette femme. Fatigué de jouer depuis environ trois ans une comédie qui ne devient jamais une habitude, il déguisait perpétuellement son ennui. Ce garçon, habitué à ne rien dissimuler, s’imposait au logis un sourire semblable à celui du débiteur devant son créancier. Cette obligation lui devenait de jour en jour plus pénible. Jusqu’alors l’intérêt immense que présentait l’avenir lui avait donné des forces ; mais quand il vit le petit La Baudraye partant aussi lestement pour les États-Unis que s’il s’agissait d’aller à Rouen par les bateaux à vapeur, il ne crut plus à l’avenir. Il rentra du jardin dans le salon élégant où Dinah venait de recevoir les adieux de son mari.
— Étienne, dit madame de La Baudraye, sais-tu ce que mon seigneur et maître vient de me proposer ? Dans le cas où il me plairait d’habiter Anzy pendant son absence, il a donné ses ordres, et il espère que les bons conseils de ma mère me décideront à y revenir avec mes enfants…
— Le conseil est excellent, répondit sèchement Lousteau qui connaissait assez Dinah pour savoir la réponse passionnée qu’elle voulait et qu’elle mendiait d’ailleurs par un regard.
Ce ton, l’accent, le regard indifférent, tout frappa si durement cette femme qui vivait uniquement par son amour, qu’elle laissa couler de ses yeux le long de ses joues deux grosses larmes sans {p. 490} répondre, et Lousteau ne s’en aperçut qu’au moment où elle prit son mouchoir pour essuyer ces deux perles de douleur.
— Qu’as-tu, Didine ? reprit-il atteint au cœur par cette vivacité de sensitive.
— Au moment où je m’applaudissais d’avoir conquis à jamais notre liberté, dit-elle, — au prix de ma fortune ! — en vendant — ce qu’une mère a de plus précieux — ses enfants !… — car il me les prend à l’âge de six ans — et, pour les voir, il faudra retourner à Sancerre ! — un supplice ! — ah ! mon Dieu ! qu’ai-je fait !
Lousteau se mit aux genoux de Dinah et lui baisa les mains en lui prodiguant ses plus caressantes chatteries.
— Tu ne me comprends pas, dit-il. Je me juge, et ne vaux pas tous ces sacrifices, mon cher ange. Je suis, littérairement parlant, un homme très-secondaire. Le jour où je ne pourrai plus faire la parade au bas d’un journal, les entrepreneurs de feuilles publiques me laisseront là, comme une vieille pantoufle qu’on jette au coin de la borne. Penses-y ? nous autres danseurs de corde, nous n’avons pas de pension de retraite ! Il se trouverait trop de gens de talent à pensionner, si l’État entrait dans cette voie de bienfaisance ! J’ai quarante-deux ans, je suis devenu paresseux comme une marmotte. Je le sens : mon amour (il lui baisa bien tendrement la main) ne peut que te devenir funeste. J’ai vécu, tu le sais, à vingt-deux ans avec Florine ; mais ce qui s’excuse au jeune âge, ce qui semble alors joli, charmant, est déshonorant à quarante ans. Jusqu’à présent, nous avons partagé le fardeau de notre existence, elle n’est pas belle depuis dix-huit mois. Par dévouement pour moi, tu vas mise tout en noir, ce qui ne me fait pas honneur… Dinah fit un de ces magnifiques mouvements d’épaule qui valent tous les discours du monde… — Oui, dit Étienne en continuant, je le sais, tu sacrifies tout à mes goûts, même ta beauté. Et moi, le cœur usé dans les luttes, l’âme pleine de pressentiments mauvais sur mon avenir, je ne récompense pas ton suave amour par un amour égal. Nous avons été très-heureux, sans nuages, pendant long-temps… Eh ! bien, je ne veux pas voir mal finir un si beau poème, ai-je tort ?…
Madame de La Baudraye aimait tant Étienne, que cette sagesse digne de monsieur de Clagny lui fit plaisir, et sécha ses larmes.
— Il m’aime donc pour moi ! se dit-elle en le regardant avec un sourire dans les yeux.
{p. 491} Après quatre années d’intimité, l’amour de cette femme avait fini par réunir toutes les nuances découvertes par notre esprit d’analyse et que la société moderne a créées ; un des hommes les plus remarquables de ce temps, dont la perte récente afflige encore les lettres, Beyle (Stendalh) les a, le premier, parfaitement caractérisées. Lousteau produisait sur Dinah cette vive commotion, explicable par le magnétisme, qui met en désarroi les forces de l’âme et du corps, qui détruit tout principe de résistance chez les femmes. Un regard de Lousteau, sa main posée sur celle de Dinah la rendaient tout obéissance. Une parole douce, un sourire de cet homme fleurissaient l’âme de cette pauvre femme, émue ou attristée par la caresse ou par la froideur de ses yeux ; lorsqu’elle lui donnait le bras en marchant à son pas, dans la rue ou sur le boulevard, elle était si bien fondue en lui qu’elle perdait la conscience de son moi. Charmée par l’esprit, magnétisée par les manières de ce garçon, elle ne voyait que de légers défauts dans ses vices. Elle aimait les bouffées de cigare que le vent lui apportait du jardin dans la chambre, elle allait les respirer, elle n’en faisait pas une grimace, elle se cachait pour en jouir. Elle haïssait le libraire ou le directeur de journal qui refusait à Lousteau de l’argent en objectant l’énormité des avances déjà faites. Elle allait jusqu’à comprendre que ce bohémien écrivît une Nouvelle dont le prix était à recevoir, au lieu de la donner en paiement de l’argent reçu depuis longtemps. Tel est sans doute le véritable amour, il comprend toutes les manières d’aimer : amour de cœur, amour de tête, amour-passion, amour-caprice, amour-goût, selon les définitions de Beyle. Didine aimait tant, qu’en certains moments où son sens critique, si juste, si continuellement exercé depuis son séjour à Paris, lui faisait voir clair dans l’âme de Lousteau, la sensation l’emportait sur la raison, et lui suggérait des excuses.
— Et moi, lui répondit-elle, que suis-je ? une femme qui s’est mise en dehors du monde. Quand je manque à l’honneur des femmes, pourquoi ne me sacrifierais-tu pas un peu de l’honneur des hommes ? Est-ce que nous ne vivons pas en dehors des conventions sociales ? Pourquoi ne pas accepter de moi ce que Nathan accepte de Florine ? nous compterons quand nous nous quitterons, et… tu sais !… la mort seule nous séparera. Ton honneur, Étienne, c’est ma félicité ; comme le mien est ma constance et ton bonheur. Si je ne te rends pas heureux, tout est dit. Si je te donne une peine, {p. 492} condamne-moi. Nos dettes sont payées, nous avons dix mille francs de rentes, et nous gagnerons bien, à nous deux, huit mille francs par an… Je ferai du théâtre ! Avec quinze cents francs par mois, ne serons-nous pas aussi riches que les Rostchild ? Sois tranquille. Maintenant j’aurai des toilettes délicieuses, je te donnerai tous les jours des plaisirs de vanité comme le jour de la première représentation de Nathan…
— Et ta mère qui va tous les jours à la messe, qui veut t’amener un prêtre et te faire renoncer à ton genre de vie.
— Chacun son vice. Tu fumes, elle me prêche, pauvre femme ! mais elle a soin des enfants, elle les mène promener, elle est d’un dévouement absolu, elle m’idolâtre ; veux-tu l’empêcher de pleurer ?…
— Que dira-t-on de moi ?…
— Mais nous ne vivons pas pour le monde ! s’écria-t-elle en relevant Étienne et le faisant asseoir près d’elle. D’ailleurs, nous serons un jour mariés… nous avons pour nous les chances de mer…
— Je n’y pensais pas, s’écria naïvement Lousteau qui se dit en lui-même : Il sera toujours temps de rompre au retour du petit La Baudraye.
À compter de cette journée, Lousteau vécut luxueusement. Dinah pouvait lutter, aux premières représentations, avec les femmes les mieux mises de Paris. Caressé par ce bonheur intérieur, Lousteau jouait avec ses amis, par fatuité, le personnage d’un homme excédé, ennuyé, ruiné par madame de La Baudraye. — Oh ! combien j’aimerais l’ami qui me délivrerait de Dinah ! Mais personne n’y réussirait ! disait-il, elle m’aime à se jeter par la fenêtre si je le lui disais. Le journaliste se faisait plaindre, il prenait des précautions contre la jalousie de Dinah, quand il acceptait une partie. Enfin il commettait des infidélités sans vergogne. Quand monsieur de Clagny, vraiment désespéré de voir Dinah dans une situation si déshonorante, quand elle pouvait être si riche, si haut placée et au moment où ses primitives ambitions allaient être accomplies, arriva lui dire : — On vous trompe ! Elle répondit : — Je le sais !
Le magistrat resta stupide. Il retrouva la parole pour faire une observation.
— M’aimez-vous encore ? lui demanda madame de La Baudraye en l’interrompant au premier mot.
{p. 493} — À me perdre pour vous… s’écria-t-il en se dressant sur ses pieds.
Les yeux de ce pauvre homme devinrent comme des torches, il trembla comme une feuille, il sentit son larynx immobile, ses cheveux frémirent dans leurs racines, il crut au bonheur d’être pris par son idole comme un vengeur, et ce pis-aller le rendit presque fou de joie.
— De quoi vous étonnez-vous ? lui dit-elle en le faisant rasseoir, voilà comment je l’aime.
Le magistrat comprit alors cet argument ad hominem ! Et il eut des larmes dans les yeux, lui qui venait de faire condamner un homme à mort ! La satiété de Lousteau, cet horrible dénoûment du concubinage, s’était trahie en mille petites choses qui sont comme des grains de sable jetés aux vitres du pavillon magique où l’on rêve quand on aime. Ces grains de sable, qui deviennent des cailloux, Dinah ne les avait vus que quand ils avaient eu la grosseur d’une pierre. Madame de La Baudraye avait fini par bien juger Lousteau. — C’est, disait-elle à sa mère, un poète sans aucune défense contre le malheur, lâche par paresse et non par défaut de cœur, un peu trop complaisant à la volupté ; enfin, c’est un chat qu’on ne peut pas haïr. Que deviendrait-il sans moi ? J’ai empêché son mariage, il n’a plus d’avenir. Son talent périrait dans la misère. — Oh ! ma Dinah ! s’était écriée madame Piédefer, dans quel enfer vis-tu ?… Quel est le sentiment qui te donnera les forces de persister… — Je serai sa mère ! avait-elle dit. Il est des positions horribles où l’on ne prend de parti qu’au moment où nos amis s’aperçoivent de notre déshonneur. On transige avec soi-même, tant qu’on échappe à un censeur qui vient faire le Procureur du Roi. Monsieur de Clagny, maladroit comme un patito, venait de se faire le bourreau de Dinah ! — Je serai, pour conserver mon amour, ce que madame de Pompadour fut pour garder le pouvoir, se dit-elle quand monsieur de Clagny fut parti. Cette parole dit assez que son amour devenait lourd à porter, et qu’il allait être un travail au lieu d’être un plaisir.
Le nouveau rôle adopté par Dinah était horriblement douloureux, mais Lousteau ne le rendit pas facile à jouer. Quand il voulait sortir après dîner, il jouait de petites scènes d’amitié ravissantes, il disait à Dinah des mots vraiment pleins de {p. 494} tendresse, il prenait son compagnon par la chaîne, et quand il l’en avait meurtrie dans les meurtrissures, le royal ingrat disait : — T’ai-je fait mal ? Ces menteuses caresses, ces déguisements eurent quelquefois des suites déshonorantes pour Dinah qui croyait à des retours de tendresse. Hélas ! la mère cédait avec une honteuse facilité la place à Didine. Elle se sentit comme un jouet entre les mains de cet homme, et elle finit par se dire : — Eh ! bien, je veux être son jouet ! en y trouvant des plaisirs aigus, des jouissances de damné. Quand cette femme d’un esprit si viril, se jeta par la pensée dans la solitude, elle sentit son courage défaillir. Elle préféra les supplices prévus, inévitables de cette intimité féroce, à la privation de jouissances d’autant plus exquises qu’elles naissaient au milieu de remords, de luttes épouvantables avec elle-même, de non qui se changeaient en oui ! Ce fut à tout moment la goutte d’eau saumâtre trouvée dans le désert, bue avec plus de délices que le voyageur n’en éprouvait à savourer les meilleurs vins à la table d’un prince. Quand Dinah se disait à minuit : — Rentrera-t-il, ne rentrera-t-il pas ? elle ne renaissait qu’au bruit connu des bottes d’Étienne, elle reconnaissait sa manière de sonner. Souvent elle essayait des voluptés comme d’un frein, elle se plaisait à lutter avec ses rivales, à ne leur rien laisser dans ce cœur rassasié. Combien de fois joua-t-elle la tragédie du Dernier Jour d’un Condamné, se disant : — Demain, nous nous quitterons ! Et combien de fois un mot, un regard, une caresse empreinte de naïveté la fit-elle retomber dans l’amour ? Ce fut souvent terrible ! elle tourna plus d’une fois autour du suicide en tournant autour de ce gazon parisien d’où s’élevaient des fleurs pâles !… Elle n’avait pas, enfin, épuisé l’immense trésor de dévouement et d’amour que les femmes aimantes ont dans le cœur. Le roman d’Adolphe était sa Bible, elle l’étudiait ; car, par-dessus toutes choses, elle ne voulait pas être Ellénore. Elle évita les larmes, se garda de toutes les amertumes si savamment décrites par le critique auquel on doit l’analyse de cette œuvre poignante, et dont la glose paraissait à Dinah presque supérieure au livre. Aussi relisait-elle souvent le magnifique article du seul critique qu’ait eu la Revue des Deux-Mondes, et qui se trouve en tête de la nouvelle édition d’Adolphe. — « Non, se disait-elle en en répétant les fatales paroles, non, je ne donnerai pas à mes prières la forme du {p. 495} commandement, je ne m’empresserai pas aux larmes comme à une vengeance, je ne jugerai pas les actions que j’approuvais autrefois sans contrôle, je n’attacherai point un œil curieux à ses pas ; s’il s’échappe, au retour il ne trouvera pas une bouche impérieuse, dont le baiser soit un ordre sans réplique. Non ! mon silence ne sera pas une plainte, et ma parole ne sera pas une querelle !… » Je ne serai pas vulgaire, se disait-elle en posant sur sa table le petit volume jaune qui déjà lui avait valu ce mot de Lousteau : « Tiens ? tu lis Adolphe. » N’eussé-je qu’un jour où il reconnaîtra ma valeur et où il se dira : Jamais la victime n’a crié ! ce serait assez ! D’ailleurs, les autres n’auront que des moments, et moi j’aurai toute sa vie !
En se croyant autorisé par la conduite de sa femme à la punir au tribunal domestique, monsieur de La Baudraye eut la délicatesse de la voler pour achever sa grande entreprise de la mise en culture des douze cents hectares de brandes, à laquelle, depuis 1836, il consacrait ses revenus en vivant comme un rat. Il manipula si bien les valeurs laissées par monsieur Silas Piédefer, qu’il put réduire la liquidation authentique à huit cent mille francs, tout en en rapportant douze cent mille. Il n’annonça point son retour à sa femme ; mais, pendant qu’elle souffrait des maux inouïs, il bâtissait des fermes, il creusait des fossés, il plantait des arbres, il se livrait à des défrichements audacieux qui le firent regarder comme un des agronomes les plus distingués du Berry. Les quatre cent mille francs, pris à sa femme, passèrent en trois ans à cette opération, et la terre d’Anzy dut, dans un temps donné, rapporter soixante-douze mille francs de rentes, nets d’impôts. Quant aux huit cent mille francs, il en fit emploi en quatre et demi pour cent, à quatre-vingts francs, grâce à la crise financière due au Ministère dit du Premier Mars. En procurant ainsi quarante-huit mille francs de rentes à sa femme, il se regarda comme quitte envers elle. Ne pouvait-il pas lui représenter les douze cent mille francs le jour où le quatre et demi dépasserait cent francs27 ? Son importance ne fut plus primée à Sancerre que par celle du plus riche propriétaire foncier de France dont il se faisait le rival. Il se voyait cent quarante mille francs de rente, dont quatre-vingt-dix en fonds de terres formant son majorat. Après avoir calculé qu’à part ses revenus, il payait dix mille francs d’impôts, trois mille francs de frais, dix mille francs à sa femme et douze cents à sa belle-mère, il disait en pleine Société {p. 496} Littéraire : — On prétend que je suis un avare, que je ne dépense rien, ma dépense monte encore à vingt-six mille cinq cents francs par an. Et je vais avoir à payer l’éducation de mes deux enfants ! ça ne fait peut-être pas plaisir aux Milaud de Nevers, mais la seconde maison de La Baudraye aura peut-être une carrière aussi belle que celle de la première. J’irai vraisemblablement à Paris, solliciter du Roi des Français le titre de comte (monsieur Roy est comte), cela fera plaisir à ma femme d’être appelée madame la comtesse. Cela fut dit d’un si beau sang-froid, que personne n’osa se moquer de ce petit homme. Le Président Boirouge seul lui répondit : — À votre place, je ne me croirais heureux que si j’avais une fille… — Mais, dit le baron, j’irai bientôt à Paris…
Au commencement de l’année 1842, madame de La Baudraye28, en se sentant toujours prise comme pis-aller, en était revenue à s’immoler au bien-être de Lousteau : elle avait repris les vêtements noirs ; mais elle arborait cette fois un deuil, car ses plaisirs se changeaient en remords. Elle avait trop souvent honte d’elle-même pour ne pas sentir parfois la pesanteur de sa chaîne, et sa mère la surprit en ces moments de réflexion profonde où la vision de l’avenir plonge les malheureux dans une sorte de torpeur. Madame Piédefer, conseillée par son confesseur, épiait le moment de lassitude que ce prêtre lui prédisait devoir arriver, et sa voix plaidait alors pour les enfants. Elle se contentait de demander une séparation de domicile sans exiger une séparation de cœur. Dans la nature, ces sortes de situations violentes ne se terminent pas, comme dans les livres, par la mort ou par des catastrophes habilement arrangées ; elles finissent beaucoup moins poétiquement par le dégoût, par la flétrissure de toutes les fleurs de l’âme, par la vulgarité des habitudes, mais très-souvent aussi par une autre passion qui dépouille une femme de cet intérêt dont on entoure traditionnellement les femmes. Or, quand le bon sens, la loi des convenances sociales, l’intérêt de famille, tous les éléments de ce qu’on appelait la morale publique sous la Restauration, en haine du mot Religion catholique, fut appuyé par le sentiment de blessures un peu trop vives ; quand la lassitude du dévouement arriva presque à la défaillance, et que, dans cette situation, un coup par trop violent, une de ces lâchetés que les hommes ne laissent voir qu’à des femmes dont ils se croient toujours maîtres, met le comble au dégoût, au désenchantement, l’heure est arrivée pour l’ami qui poursuit la guérison. {p. 497} Madame Piédefer eut donc peu de chose à faire pour détacher la taie aux yeux de sa fille. Elle envoya chercher l’Avocat-Général. Monsieur de Clagny acheva l’œuvre en affirmant à madame de La Baudraye que, si elle renonçait à vivre avec Étienne, son mari lui laisserait ses enfants, lui permettrait d’habiter Paris et lui rendrait la disposition de ses propres.
— Quelle existence ! dit-il. En usant de précautions, avec l’aide de personnes pieuses et charitables, vous pourriez avoir un salon et reconquérir une position. Paris n’est pas Sancerre !
Dinah s’en remit à monsieur de Clagny du soin de négocier une réconciliation avec le petit vieillard. Monsieur de La Baudraye avait bien vendu ses vins, il avait vendu des laines, il avait abattu des réserves, et il était venu, sans rien dire à sa femme, à Paris y placer deux cent mille francs en achetant, rue de l’Arcade, un charmant hôtel provenant de la liquidation d’une grande fortune aristocratique compromise. Membre du Conseil-Général de son département depuis 1826 et payant dix mille francs de contributions, il se trouvait doublement dans les conditions exigées par la nouvelle loi sur la pairie. Quelque temps avant l’élection générale de 1842, il déclara sa candidature au cas où il ne serait pas fait pair de France. Il demandait également à être revêtu du titre de comte et promu commandeur de la Légion-d’Honneur. En matière d’élections, tout ce qui pouvait consolider les nominations dynastiques était juste aux yeux des ministres ; or, dans le cas où monsieur de La Baudraye serait acquis au gouvernement, Sancerre devenait plus que jamais le bourg pourri de la Doctrine. Monsieur de Clagny, dont les talents et la modestie étaient de plus en plus appréciés, appuya monsieur de La Baudraye ; il montra dans l’élévation à la Pairie de ce courageux agronome des garanties à donner aux intérêts matériels. Monsieur de La Baudraye, une fois nommé comte, pair de France et commandeur de la Légion-d’Honneur, eut la vanité de se faire représenter par une femme et par une maison bien tenue : — il voulait, dit-il, jouir de la vie. Il pria donc sa femme, par une lettre que dicta l’Avocat-Général, d’habiter son hôtel, de le meubler, d’y déployer ce goût dont tant de preuves le charmaient, dit-il, dans son château d’Anzy. Le nouveau comte fit observer à sa femme que leurs intérêts territoriaux l’obligeaient à ne pas quitter Sancerre, tandis que l’éducation de leurs fils exigeait qu’elle restât à Paris. Le complaisant mari chargeait donc monsieur de Clagny de remettre à madame la {p. 498} comtesse soixante mille francs pour l’arrangement intérieur de l’hôtel de La Baudraye en recommandant d’incruster une plaque de marbre au-dessus de la porte cochère avec cette inscription : Hôtel de La Baudraye. Puis, tout en rendant compte à sa femme des résultats de la liquidation Silas Piédefer, monsieur de La Baudraye annonçait le placement en quatre et demi pour cent des huit cent mille francs recueillis à New-York, et lui allouait cette inscription pour ses dépenses, y compris celles de l’éducation des enfants. Quasi forcé de venir à Paris pendant une partie de la session à la Chambre des Pairs, il demandait à sa femme de lui réserver un petit appartement dans un entresol au-dessus des communs.
— Ah ! çà, mais il devient jeune, il devient gentilhomme, il devient magnifique, que va-t-il encore devenir ? c’est à faire trembler, dit madame de La Baudraye.
— Il satisfait tous les désirs que vous formiez à vingt ans, répondit le magistrat.
La comparaison de sa destinée à venir avec sa destinée actuelle n’était pas soutenable pour Dinah. La veille encore, Anna de Fontaine avait tourné la tête pour ne pas voir son amie de cœur du pensionnat Chamarolles. Dinah se dit : — Je suis comtesse, j’aurai sur ma voiture le manteau bleu de la pairie, et dans mon salon les sommités de la politique et de la littérature… je la regarderai, moi !… Cette petite jouissance pesa de tout son poids au moment de la conversion, comme le mépris du monde avait jadis pesé sur son bonheur.
Un beau jour, en mai 1842, madame de La Baudraye paya toutes les dettes de son ménage, et laissa mille écus sur la liasse de tous les comptes acquittés. Après avoir envoyé sa mère et ses enfants à l’hôtel de La Baudraye29, elle attendit Lousteau tout habillée, comme pour sortir. Quand l’ex-roi de son cœur rentra pour dîner, elle lui dit : — J’ai renversé la marmite, mon ami. Madame de La Baudraye vous donne à dîner au Rocher de Cancale. Venez ?
Elle entraîna Lousteau stupéfait du petit air dégagé que prenait cette femme, encore asservie le matin à ses moindres caprices, car elle aussi ! avait joué la comédie depuis deux mois.
— Madame de La Baudraye est ficelée comme pour une première, dit-il en se servant de l’abréviation par laquelle on désigne en argot du journal une première représentation.
{p. 499} — N’oubliez pas le respect que vous devez à madame de La Baudraye, dit gravement Dinah. Je ne veux déjà plus savoir ce que signifie ce mot ficelée…
— Didine se révolte ? fit-il en la prenant par la taille.
— Il n’y a plus de Didine, vous l’avez tuée, mon ami, répondit-elle en se dégageant. Et je vous donne la première représentation de madame la comtesse de La Baudraye…
— C’est donc vrai, notre insecte est pair de France ?
— La nomination sera ce soir dans le Moniteur, m’a dit monsieur de Clagny qui lui-même passe à la Cour de Cassation.
— Au fait, dit le journaliste, l’entomologie sociale devait être représentée à la Chambre.
— Mon ami, nous nous séparons pour toujours, dit madame de La Baudraye en comprimant le tremblement de sa voix. J’ai congédié les deux domestiques. En rentrant, vous trouverez votre ménage en règle et sans dettes. J’aurai toujours pour vous, mais secrètement, le cœur d’une mère. Quittons-nous tranquillement, sans bruit, en gens comme il faut. Avez-vous un reproche à me faire sur ma conduite pendant ces six années ?
— Aucun, si ce n’est d’avoir brisé ma vie et détruit mon avenir, dit-il d’un ton sec. Vous avez beaucoup lu le livre de Benjamin Constant, et vous avez même étudié le dernier article qu’on a fait ; mais vous ne l’avez lu qu’avec des yeux de femme. Quoique vous ayez une de ces belles intelligences qui feraient30 la fortune d’un poète, vous n’avez pas osé vous mettre au point de vue des hommes. Ce livre, ma chère, a les deux sexes. Vous savez ?… Nous avons établi qu’il y a des livres mâles ou femelles, blonds ou noirs… Dans Adolphe, les femmes ne voient qu’Ellénore, les jeunes gens y voient Adolphe, les hommes faits y voient Ellénore et Adolphe, les politiques y voient la vie sociale ! Vous vous êtes dispensée d’entrer dans l’âme d’Adolphe, comme votre critique d’ailleurs qui n’a vu qu’Ellénore. Ce qui tue ce pauvre garçon, ma chère, c’est d’avoir perdu son avenir pour une femme ; de ne pouvoir rien être de ce qu’il serait devenu, ni ambassadeur, ni ministre, ni chambellan, ni poète, ni riche. Il a donné six ans de son énergie, du moment de la vie où l’homme peut accepter les rudesses d’un apprentissage quelconque, à une jupe qu’il devance dans la carrière de l’ingratitude, car une femme qui a pu quitter son premier amant devait tôt ou tard laisser le second. Enfin, Adolphe est un Allemand blondasse qui ne se sent pas la force de tromper {p. 500} Ellénore. Il est des Adolphe qui font grâce à leur Ellénore des querelles déshonorantes, des plaintes, et qui se disent : Je ne parlerai pas de ce que j’ai perdu ! je ne montrerai pas toujours à l’Égoïsme que j’ai couronné mon poing coupé comme fait le Ramorny de la Jolie Fille de Perth ; mais ceux-là, ma chère, on les quitte… Adolphe est un fils de bonne maison, un cœur aristocrate qui veut rentrer dans la voie des honneurs, et rattraper sa dot sociale, sa considération compromise. Vous jouez en ce moment à la fois les deux personnages. Vous ressentez la douleur que cause une position perdue, et vous vous croyez en droit d’abandonner un pauvre amant qui a eu le malheur de vous croire assez supérieure pour admettre que si chez l’homme le cœur doit être constant, le sexe peut se laisser aller à des caprices…
— Et croyez-vous que je ne serai pas occupée de vous rendre ce que je vous ai fait perdre ? Soyez tranquille, répondit madame de La Baudraye foudroyée par cette sortie, votre Ellénore ne meurt pas, et si Dieu lui prête vie, si vous changez de conduite, si vous renoncez aux lorettes et aux actrices, nous vous trouverons mieux qu’une Félicie Cardot.
Chacun des deux amants devint maussade : Lousteau jouait la tristesse, il voulait paraître sec et froid ; tandis que Dinah, vraiment triste, écoutait les reproches de son cœur.
— Pourquoi, dit Lousteau, ne pas finir comme nous aurions dû commencer, cacher à tous les yeux notre amour, et nous voir secrètement ?
— Jamais ! dit la nouvelle comtesse en prenant un air glacial. Ne devinez-vous pas que nous sommes, après tout, des êtres finis. Nos sentiments nous paraissent infinis à cause du pressentiment que nous avons du ciel ; mais ils ont ici-bas pour limites les forces de notre organisation. Il est des natures molles et lâches qui peuvent recevoir un nombre infini de blessures et persister ; mais il en est de plus fortement trempées qui finissent par se briser sous les coups. Vous m’avez…
— Oh ! assez, dit-il, ne faisons plus de copie !… Votre article me semble inutile, car vous pouvez vous justifier par un seul mot : Je n’aime plus !…
— Ah ! c’est moi qui n’aime plus !… s’écria-t-elle étourdie.
— Certainement. Vous avez calculé que je vous causais plus de chagrins, plus d’ennuis que de plaisirs, et vous quittez votre associé…
{p. 501} — Je le quitte !… s’écria-t-elle en levant les deux mains.
— Ne venez-vous pas de dire : Jamais !…
— Eh ! bien, oui, jamais, reprit-elle avec force.
Ce dernier jamais, dicté par la peur de retomber sous la domination de Lousteau, fut interprété par lui comme la fin de son pouvoir, du moment où Dinah restait insensible à ses méprisants sarcasmes. Le journaliste ne put retenir une larme : il perdait une affection sincère, illimitée. Il avait trouvé dans Dinah la plus douce Lavallière, la plus agréable Pompadour qu’un égoïste qui n’est pas roi pouvait désirer ; et, comme l’enfant qui s’aperçoit, qu’à force de tracasser son hanneton, il l’a tué, Lousteau pleurait. Madame de La Baudraye s’élança hors de la petite salle où elle dînait, paya le dîner et se sauva rue de l’Arcade en se grondant et se trouvant féroce.
Dinah, qui venait de faire de son hôtel un modèle du comfortable, se métamorphosa elle-même ; mais cette double métamorphose coûta trente mille francs au delà des prévisions du jeune pair de France. Le fatal événement qui fit perdre à la famille d’Orléans son héritier présomptif ayant nécessité la réunion des Chambres en août 1842, le petit La Baudraye vint présenter ses titres à la noble Chambre plus tôt qu’il ne le croyait et vit alors les œuvres de sa femme ; il en fut si charmé, qu’il donna les trente mille francs sans faire la moindre observation, comme jadis il en avait donné huit mille pour arranger La Baudraye. En revenant du Luxembourg, où, selon les usages, il fut présenté par deux pairs, le baron de Nucingen et le marquis de Montriveau, le nouveau comte rencontra le vieux duc de Chaulieu, l’un de ses anciens créanciers, à pied, un parapluie à la main ; tandis qu’il se trouvait campé dans une petite voiture basse sur les panneaux de laquelle brillait son écusson et où se lisait : Deo sic patet fides et hominibus. Cette comparaison mit dans son cœur une dose de ce baume dont se grise la Bourgeoisie depuis 1830. Madame de La Baudraye31 fut effrayée en revoyant alors son mari mieux qu’il n’était le jour de son mariage. En proie à une joie superlative, l’avorton triomphait à soixante-quatre ans de la vie qu’on lui déniait, de la famille que le beau Milaud de Nevers lui interdisait d’avoir, de sa femme qui recevait chez elle à dîner monsieur et madame de Clagny, le curé de l’Assomption et ses deux introducteurs à la Chambre. Il caressa ses enfants avec une fatuité charmante. La beauté du service de table eut son approbation.
{p. 502} — Voilà les toisons du Berry, dit-il en montrant à monsieur de Nucingen les cloches surmontées de sa nouvelle couronne, elles sont d’argent !
Quoique dévorée d’une profonde mélancolie contenue avec la puissance d’une femme devenue vraiment supérieure, Dinah fut charmante, spirituelle, et surtout parut rajeunie dans son deuil de cour.
— L’on dirait, s’écria le petit La Baudraye en montrant sa femme à monsieur de Nucingen, que la comtesse a moins de trente ans !
— Ah ! matame aid eine fame te drende ansse ? reprit le baron qui se servait des plaisanteries consacrées en y voyant une sorte de monnaie pour la conversation.
— Dans toute la force du terme, répondit la comtesse, car j’en ai trente-cinq, et j’espère bien avoir une petite passion au cœur…
— Oui, ma femme m’a ruiné en potiches, en chinoiseries…
— Madame a eu ce goût-là de bonne heure, dit le marquis de Montriveau en souriant.
— Oui, reprit le petit La Baudraye en regardant froidement le marquis de Montriveau qu’il avait connu à Bourges, vous savez qu’elle a ramassé en 25, 26 et 27 pour plus d’un million de curiosités qui font d’Anzy un musée…
— Quel aplomb ! pensa monsieur de Clagny en trouvant ce petit avare de province à la hauteur de sa nouvelle position.
Les avares ont des économies de tout genre à dépenser. Le lendemain du vote de la loi de régence par la Chambre, le petit pair de France alla faire ses vendanges à Sancerre et reprit ses habitudes.
Pendant l’hiver de 1842, la comtesse de La Baudraye, aidée par l’Avocat-Général à la Cour de Cassation, essaya de se faire une société. Naturellement elle prit un jour, elle distingua parmi les célébrités, elle ne voulut voir que des gens sérieux et d’un âge mûr. Elle essaya de se distraire en allant aux Italiens et à l’Opéra. Deux fois par semaine, elle y menait sa mère et madame de Clagny, que le magistrat força de voir madame de La Baudraye. Mais, malgré son esprit, ses façons aimables, malgré ses airs de femme à la mode, elle n’était heureuse que par ses enfants sur lesquels elle reporta toutes ses tendresses trompées. L’admirable monsieur de Clagny recrutait des femmes pour la société de la comtesse, et il y parvenait ! Mais il réussissait beaucoup plus auprès des femmes pieuses qu’auprès des femmes du monde. — Elles l’ennuient ! se disait-il avec terreur en contemplant son {p. 503} idole mûrie par le malheur, pâlie par les remords, et alors dans tout l’éclat d’une beauté reconquise et par sa vie luxueuse et par sa maternité. Le dévoué magistrat, soutenu dans son œuvre par la mère et par le curé de la paroisse, était admirable en expédients. Il servait chaque mercredi quelque célébrité d’Allemagne, d’Angleterre, d’Italie ou de Prusse à sa chère comtesse ; il la donnait pour une femme hors ligne à des gens auxquels elle ne disait pas deux mots ; mais qu’elle écoutait avec une si profonde attention qu’ils s’en allaient convaincus de sa supériorité. Dinah vainquit à Paris par le silence, comme à Sancerre par sa loquacité. De temps en temps, une épigramme sur les choses ou quelque observation sur les ridicules révélait une femme habituée à manier les idées, et qui quatre ans auparavant avait rajeuni le feuilleton de Lousteau. Cette époque fut pour la passion du pauvre magistrat comme cette saison nommée l’été de la Saint-Martin dans les années sans soleil. Il se fit plus vieillard qu’il ne l’était pour avoir le droit d’être l’ami de Dinah sans lui faire tort ; mais comme s’il eût été jeune, beau, compromettant, il se mettait à distance en homme qui devait cacher son bonheur. Il essayait de couvrir du plus profond secret ses petits soins, ses légers cadeaux que Dinah montrait au grand jour. Il tâchait de donner des significations dangereuses à ses moindres obéissances. — Il joue à la passion, disait la comtesse en riant. Elle se moquait de monsieur de Clagny devant lui, et le magistrat se disait : — Elle s’occupe de moi ! — Je fais une si grande impression à ce pauvre homme, disait-elle en riant à sa mère, que si je lui disais oui, je crois qu’il dirait non. Un soir monsieur de Clagny ramenait en compagnie de sa femme sa chère comtesse profondément soucieuse. Tous trois venaient d’assister à la première représentation de la Main droite et la Main gauche, le premier drame de Léon Gozlan.
— À quoi pensez-vous ? demanda le magistrat effrayé de la mélancolie de son idole.
La persistance de la tristesse cachée mais profonde qui dévorait la comtesse était un mal dangereux que l’Avocat-Général ne savait pas combattre, car le véritable amour est souvent maladroit, surtout quand il n’est pas partagé. Le véritable amour emprunte sa forme au caractère. Or, le digne magistrat aimait à la manière d’Alceste, quand madame de La Baudraye voulait être aimée à la {p. 504} manière de Philinte. Les lâchetés de l’amour s’accommodent fort peu de la loyauté du Misanthrope. Aussi Dinah se gardait-elle bien d’ouvrir son cœur à son Patito. Comment oser avouer qu’elle regrettait parfois son ancienne fange ? Elle sentait un vide énorme dans la vie du monde, elle ne savait à qui rapporter ses succès, ses triomphes, ses toilettes. Parfois les souvenirs de ses misères revenaient mêlés au souvenir de voluptés dévorantes. Elle en voulait parfois à Lousteau de ne pas s’occuper d’elle, elle aurait voulu recevoir de lui des lettres ou tendres ou furieuses. Dinah ne répondant pas, le magistrat répéta sa question en prenant la main de la comtesse et la lui serrant entre les siennes d’un air dévot.
— Voulez-vous la main droite ou la main gauche ? répondit-elle en souriant.
— La main gauche, dit-il, car je présume que vous parlez du mensonge et de la vérité.
— Eh ! bien, je l’ai vu, lui répliqua-t-elle en parlant de manière à n’être entendu que du magistrat. En l’apercevant triste, profondément découragé, je me suis dit : A-t-il des cigares ? a-t-il de l’argent ?
— Eh ! si vous voulez la vérité, je vous dirai, s’écria monsieur de Clagny, qu’il vit maritalement avec Fanny Beaupré. Vous m’arrachez cette confidence, je ne vous l’aurais jamais appris, vous auriez cru peut-être à quelque sentiment peu généreux chez moi.
Madame de La Baudraye donna une poignée de main à l’Avocat-Général.
— Vous avez pour mari, dit-elle à son chaperon, un des hommes les plus rares. Ah ! pourquoi…
Et elle se cantonna dans son coin en regardant par les glaces du coupé ; mais elle supprima le reste de sa phrase que l’Avocat-Général devina : Pourquoi Lousteau n’a-t-il pas un peu de la noblesse de cœur de votre mari !…
Néanmoins cette nouvelle dissipa la mélancolie de madame de La Baudraye qui se jeta dans la vie des femmes à la mode, elle voulut avoir du succès et elle en obtint ; mais elle faisait peu de progrès dans le monde des femmes, elle éprouvait des difficultés à s’y introduire. Au mois de mars, les prêtres amis de madame Piédefer et l’Avocat-Général frappèrent un grand coup en faisant nommer {p. 505} madame la comtesse de La Baudraye quêteuse pour l’œuvre de bienfaisance fondée par madame de Carcado. Enfin elle fut désignée à la cour pour recueillir les dons en faveur des victimes du tremblement de terre de la Guadeloupe. La marquise d’Espard, à qui monsieur de Canalis lisait les noms de ces dames à l’Opéra, dit en entendant celui de la comtesse : — Je suis depuis bien long-temps dans le monde, je ne me rappelle pas quelque chose de plus beau que les manœuvres faites pour le sauvetage de l’honneur de madame de La Baudraye.
Pendant les jours de printemps, qu’un caprice de notre planète fit luire sur Paris dès la première semaine du mois de mars 1843 et qui permit de voir les Champs-Élysées feuillés et verts à Longchamp, plusieurs fois déjà, l’amant de Fanny-Beaupré, dans ses promenades avait aperçu madame de La Baudraye sans être vu d’elle. Il fut alors plus d’une fois mordu au cœur par un de ces mouvements de jalousie et d’envie assez familiers aux gens nés et élevés en province, quand il revoyait son ancienne maîtresse, bien posée au fond d’une jolie voiture, bien mise, un air rêveur, et ses deux enfants à chaque portière. Il s’apostrophait d’autant plus en lui-même qu’il se trouvait aux prises avec la plus aiguë de toutes les misères, une misère cachée. Il était, comme toutes les natures essentiellement vaniteuses et légères, sujet à ce singulier point d’honneur qui consiste à ne pas déchoir aux yeux de son public, qui fait commettre des crimes légaux aux hommes de Bourse pour ne pas être chassés du temple de l’agiotage, qui donne à certains criminels le courage de faire des actes de vertu. Lousteau dînait et déjeunait, fumait comme s’il était riche. Il n’eût pas, pour une succession, manqué d’acheter les cigares les plus chers, pour lui, comme pour le dramaturge ou le prosateur avec lesquels il entrait dans un Débit. Le journaliste se promenait en bottes vernies ; mais il craignait des saisies qui, selon l’expression des huissiers, avaient reçu tous les sacrements. Fanny Beaupré ne possédait plus rien d’engageable, et ses appointements étaient frappés d’oppositions ! Après avoir épuisé le chiffre possible des avances aux Revues, aux journaux et chez les libraires, Étienne ne savait plus de quelle encre faire or. Les jeux, si maladroitement supprimés, ne pouvaient plus acquitter, comme jadis, les lettres de change tirées sur leurs tapis verts par les Misères au désespoir. Enfin, le journaliste était arrivé à une telle indigence, qu’il venait {p. 506} d’emprunter au plus pauvre de ses amis, à Bixiou, à qui jamais il n’avait rien demandé, cent francs ! Ce qui peinait le plus Lousteau, ce n’était pas de devoir cinq mille francs, mais de se voir dépouillé de son élégance, de son mobilier acquis par tant de privations, enrichi par madame de La Baudraye. Or, le 3 avril, une affiche jaune arrachée par le portier après avoir étincelé sur le mur, avait indiqué la vente d’un beau mobilier pour le samedi suivant, jour des ventes par autorité de justice. Lousteau se promena, fumant des cigares et cherchant des idées ; car les idées, à Paris, sont dans l’air, elles vous sourient au coin d’une rue, elles s’élancent sous une roue de cabriolet avec un jet de boue ! Le flâneur avait déjà cherché des idées d’articles et des sujets de nouvelles pendant tout un mois ; mais il n’avait rencontré que des amis qui l’entraînaient à dîner, au théâtre, et qui grisaient son chagrin, en lui disant que le vin de Champagne l’inspirerait.
— Prends garde, lui dit un soir l’atroce Bixiou qui pouvait tout à la fois donner cent francs à un camarade et le percer au cœur avec un mot. En t’endormant toujours soûl, tu te réveilleras fou.
La veille, le vendredi, le malheureux, malgré son habitude de la misère, était affecté comme un condamné à mort. Jadis, il se serait dit : — Bah ! mon mobilier est vieux, je le renouvellerai. Mais il se sentait incapable de recommencer des tours de force littéraires. La librairie dévorée par la contrefaçon payait peu. Les journaux lésinaient avec les talents éreintés, comme les directeurs de théâtre avec les ténors qui baissent d’une note. Et d’aller devant lui, l’œil sur la foule sans y rien voir, le cigare à la bouche et les mains dans ses goussets, la figure crispée en dedans, un faux sourire sur les lèvres. Il vit alors passer madame de La Baudraye en voiture, elle prenait le boulevard par la rue de la Chaussée-d’Antin pour se rendre au Bois. — Il n’y a plus que cela, se dit-il. Il rentra chez lui s’y adoniser. Le soir, à sept heures, il vint en citadine à la porte de madame de La Baudraye et pria le concierge de faire parvenir à la comtesse un mot ainsi conçu :
Madame la comtesse veut-elle faire à monsieur Lousteau la grâce de le recevoir pour un instant, et à l’instant.
Ce mot était cacheté d’un cachet qui, jadis, servait aux deux amants. Madame de La Baudraye avait fait graver sur une véritable {p. 507} cornaline orientale : parce que ! Un grand mot, le mot des femmes, le mot qui peut expliquer tout, même la création. La comtesse venait d’achever sa toilette pour aller à l’Opéra, le vendredi était son jour de loge. Elle pâlit en voyant le cachet.
— Qu’on attende ! dit-elle en mettant le billet dans son corsage.
Elle eut la force de cacher son trouble et pria sa mère de coucher les enfants. Elle fit alors dire à Lousteau de venir, et elle le reçut dans un boudoir attenant à son grand salon, les portes ouvertes. Elle devait aller au bal après le spectacle, elle avait mis une délicieuse robe en soie brochée à raies alternativement mates et pleines de fleurs, d’un jaune-paille. Ses gants garnis et à glands laissaient voir ses beaux bras blancs. Elle étincelait de dentelles, et portait toutes les jolies futilités voulues par la mode. Sa coiffure à la Sévigné lui donnait un air fin. Un collier de perles ressemblait sur sa poitrine à des soufflures sur de la neige.
— Qu’avez-vous, monsieur ? dit la comtesse en sortant son pied de dessous sa robe pour pincer un coussin de velours, je croyais, j’espérais être parfaitement oubliée…
— Je vous dirais jamais, vous ne voudriez pas me croire, dit Lousteau qui resta debout et se promena tout en mâchant des fleurs qu’il prenait à chaque tour aux jardinières dont les massifs embaumaient le boudoir.
Un moment de silence régna. Madame de La Baudraye, en examinant Lousteau, le trouva mis comme pouvait l’être le plus scrupuleux dandy.
— Il n’y a que vous au monde qui puissiez me secourir et me tendre une perche, car je me noie, et j’ai déjà bu plus d’une gorgée… dit-il en s’arrêtant devant Dinah et paraissant céder à un effort suprême. Si vous me voyez, c’est que mes affaires vont diablement mal.
— Assez ! dit-elle, je vous comprends. Une nouvelle pause se fit entre eux pendant laquelle Lousteau se retourna, prit son mouchoir, et eut l’air d’essuyer une larme. — Que vous faut-il, Étienne ? reprit-elle d’une voix maternelle. Nous sommes en ce moment de vieux camarades, parlez-moi comme vous parleriez… à… à Bixiou…
— Pour empêcher mon mobilier de sauter demain à l’hôtel des Commissaires-Priseurs, dix-huit cents francs ! Pour rendre à mes {p. 508} amis, autant ! trois termes au propriétaire que vous connaissez… Ma tante exige cinq cents francs…
— Et pour vous, pour vivre…
— Oh ! j’ai ma plume…
— Elle est à remuer d’une lourdeur qui ne se comprend pas quand on vous lit… dit-elle en souriant avec finesse. — Je n’ai pas la somme que vous me demandez… Venez demain à huit heures, l’huissier attendra bien jusqu’à neuf, surtout si vous l’emmenez pour le payer. Elle sentit la nécessité de congédier Lousteau qui feignait de ne pas avoir la force de la regarder ; mais elle éprouvait une compassion à délier tous les nœuds gordiens que noue la Société. — Merci ! dit-elle en se levant et tendant la main à Lousteau, votre confiance me fait un bien !… Oh ! il y a long-temps que je ne me suis senti tant de joie au cœur…
Lousteau prit la main, l’attira sur son cœur et la pressa tendrement.
— Une goutte d’eau dans le désert, et… par la main d’un ange !… Dieu fait toujours bien les choses !
Ce fut dit moitié plaisanterie et moitié attendrissement ; mais, croyez-le bien, ce fut aussi beau, comme jeu de théâtre, que celui de Talma dans son fameux rôle de Leicester où tout était joué par lui en nuances de ce genre. Dinah sentit battre le cœur à travers l’épaisseur du drap, il battait de plaisir, car le journaliste échappait à l’épervier judiciaire ; mais il battait aussi d’un désir bien naturel à l’aspect de Dinah rajeunie et renouvelée par l’opulence. Madame de La Baudraye, en examinant Étienne à la dérobée, aperçut la physionomie en harmonie avec toutes les fleurs d’amour qui, pour elle, renaissaient dans ce cœur palpitant ; elle essaya de plonger ses yeux, une fois, dans les yeux de celui qu’elle avait tant aimé, mais un sang tumultueux se précipita dans ses veines et lui troubla la tête. Ces deux êtres échangèrent alors le même regard rouge qui, sur le quai de Cosne, avait donné l’audace à Lousteau de froisser la robe d’organdi. Le bohêmien attira Dinah par la taille, elle se laissa prendre, et les deux joues se touchèrent.
— Cache-toi, voici ma mère ! s’écria Dinah tout effrayée. Et elle courut au-devant de madame Piédefer. — Maman, dit-elle (ce mot était pour la sévère madame Piédefer une caresse qui ne manquait jamais son effet), voulez-vous me faire un grand plaisir, prenez {p. 509} la voiture, allez vous-même chez notre banquier monsieur Mongenod, avec le petit mot que je vais vous donner pour y prendre six mille francs. Venez, venez, il s’agit d’une bonne action, venez dans ma chambre ?
Et elle entraîna sa mère qui semblait vouloir regarder la personne avec qui sa fille causait dans le boudoir.
Deux jours après, madame Piédefer était en grande conférence avec le curé de la paroisse. Après avoir écouté les lamentations de cette vieille mère au désespoir, le curé lui dit gravement : — Toute régénération morale qui n’est pas appuyée d’un grand sentiment religieux, et poursuivie au sein de l’Église, repose sur des fondements de sable… Toutes les pratiques, si minutieuses et si peu comprises que le catholicisme ordonne, sont autant de digues nécessaires à contenir les tempêtes du mauvais esprit. Obtenez donc de madame votre fille qu’elle accomplisse tous ses devoirs religieux et nous la sauverons…
Dix jours après cette conférence, l’hôtel de La Baudraye était fermé. La comtesse et ses enfants, sa mère, enfin toute sa maison, qu’elle avait augmentée d’un précepteur, était partie pour le Sancerrois où Dinah voulait passer la belle saison. Elle fut charmante, dit-on, pour le comte. Ainsi, la muse de Sancerre revenait tout bonnement à la Famille et au Mariage ; mais, selon quelques médisants, elle était forcée d’y revenir, car les désirs du petit pair de France seraient sans doute accomplis, il attendait une fille !…
Enfin, Gatien et monsieur {p. 510} Gravier entouraient la belle comtesse de soins et d’attentions serviles. Le fils du président qui, pendant la longue absence de madame de La Baudraye, était allé prendre des leçons de lionnerie à Paris, avait, disait-on à la Société Littéraire, des chances de plaire à cette femme supérieure désillusionnée. D’autres pariaient pour le précepteur, et madame Piédefer plaidait pour la Religion.
En 1844, vers la mi-juin, le comte de La Baudraye se promenait sur le mail de Sancerre accompagné de ses deux beaux enfants, il rencontra monsieur Milaud, le procureur général, venu pour affaires à Sancerre, et il lui dit : — Mon cousin, voici mes enfants !…
— Ah ! voilà nos enfants, répéta le malicieux procureur-général.
Paris, juin 1843-août 1844.