— Eh ! bien, il faut épouser une fille qui vous les apporte ; mais vous trouverez difficilement, pour vous, un parti de cette fortune dans notre faubourg, où l’on donne peu de dot aux filles.
— Mais elles ont assez de leur nom, répondit Lucien.
— Nous ne sommes que trois joueurs de whisk, Maufrigneuse, d’Espard et moi, dit le duc ; voulez-vous être notre quatrième ? dit-il à Lucien en lui montrant la table à jouer.
Clotilde vint à la table de jeu pour voir jouer son père.
— Elle veut que je prenne ça pour moi, dit le duc en tapotant les mains de sa fille et regardant de côté Lucien qui resta sérieux.
Lucien, le partenaire de monsieur d’Espard, perdit vingt louis.
— Ma chère mère, vint dire Clotilde à la duchesse, il a eu l’esprit de perdre.
À onze heures, après quelques paroles d’amour échangées avec mademoiselle de Grandlieu, Lucien revint, se mit au lit en pensant au triomphe complet qu’il devait obtenir dans un mois, car il ne doutait pas d’être accepté comme prétendu de Clotilde, et marié avant le carême de 1830.
Le lendemain, à l’heure où Lucien fumait quelques cigarettes après déjeuner, en compagnie de Carlos devenu très-soucieux, on leur annonça monsieur de Saint-Estève (quelle épigramme !), qui désirait parler, soit à l’abbé Carlos Herrera, soit à monsieur Lucien de Rubempré.
— A-t-on dit, en bas, que je suis parti ? s’écria l’abbé.
{p. 535} — Oui, monsieur, répondit le groom.
— Eh ! bien, reçois cet homme, dit-il à Lucien ; mais ne dis pas un seul mot compromettant, ne laisse pas échapper un geste d’étonnement, c’est l’ennemi.
— Tu m’entendras, dit Lucien.
Carlos se cacha dans une pièce contiguë, et par la fente de la porte il vit entrer Corentin, qu’il ne reconnut qu’à la voix, tant ce grand homme inconnu possédait le don de transformation ! En ce moment, Corentin ressemblait à un vieux Chef de Division aux Finances.
— Je n’ai pas l’honneur d’être connu de vous, monsieur, dit Corentin ; mais…
— Excusez-moi de vous interrompre, monsieur, dit Lucien ; mais…
— Mais, il s’agit de votre mariage avec mademoiselle Clotilde de Grandlieu, qui ne se fera pas, dit alors vivement Corentin.
Lucien s’assit et ne répondit rien.
— Vous êtes entre les mains d’un homme qui a le pouvoir, la volonté, la facilité de prouver au duc de Grandlieu que la terre de Rubempré sera payée avec le prix qu’un sot vous a donné de votre maîtresse, mademoiselle Esther, dit Corentin en continuant. On trouvera facilement les minutes des jugements en vertu desquels mademoiselle Esther a été poursuivie, et l’on a les moyens de faire parler d’Estourny. Les manœuvres extrêmement habiles employées contre le baron de Nucingen seront mises à jour… En ce moment, tout peut s’arranger. Donnez une somme de cent mille francs et vous aurez la paix… Ceci ne me regarde en rien. Je suis le chargé d’affaires de ceux qui se livrent à ce chantage, voilà tout.
Corentin aurait pu parler une heure, Lucien fumait sa cigarette d’un air parfaitement insouciant.
— Monsieur, répondit-il, je ne veux pas savoir qui vous êtes, car les gens qui se chargent de commissions semblables ne se nomment d’aucune manière, pour moi, du moins. Je vous ai laissé parler tranquillement : je suis chez moi. Vous ne me paraissez pas dénué de sens, écoutez bien mon dilemme.
Une pause se fit, pendant laquelle Lucien opposa aux yeux de chat que Corentin dirigeait sur lui un regard couvert de glace.
— Ou vous vous appuyez sur des faits entièrement faux, et je ne dois en prendre aucun souci, reprit Lucien ; ou vous avez raison, et alors, en vous donnant cent mille francs, je vous laisse le droit de me demander autant de cent mille francs que votre {p. 536} mandataire pourra trouver de Saint-Estèves à m’envoyer… Enfin, pour terminer d’un coup votre estimable négociation, sachez que moi, Lucien de Rubempré, je ne crains personne. Je ne suis pour rien dans les tripotages dont vous me parlez. Si la maison de Grandlieu fait la difficile, il y a d’autres jeunes personnes très nobles à épouser. Enfin il n’y a pas d’affront pour moi à rester garçon, surtout en faisant, comme vous le croyez, la traite des blanches avec de pareils bénéfices.
— Si monsieur l’abbé Carlos Herrera…
— Monsieur, dit Lucien en interrompant Corentin, l’abbé Carlos Herrera se trouve en ce moment sur la route d’Espagne, il n’a rien à faire à mon mariage, ni rien à voir dans mes intérêts. Cet homme d’État a bien voulu m’aider pendant long-temps de ses conseils, mais il a des comptes à rendre à Sa Majesté le roi d’Espagne ; si vous avez à causer avec lui, je vous engage à prendre le chemin de Madrid.
— Monsieur, dit nettement Corentin, vous ne serez jamais le mari de mademoiselle Clotilde de Grandlieu.
— Tant pis pour elle, répondit Lucien en poussant vers la porte Corentin avec impatience.
— Avez-vous bien réfléchi ? dit froidement Corentin.
— Monsieur, je ne vous reconnais ni le droit de vous mêler de mes affaires ni celui de me faire perdre une cigarette, dit Lucien en jetant sa cigarette éteinte.
— Adieu, monsieur, dit Corentin. Nous ne nous reverrons plus… mais il y aura certes un moment de votre vie où vous donnerez la moitié de votre fortune pour avoir eu l’idée de me rappeler sur l’escalier.
En réponse à cette menace, Carlos fit le geste de couper une tête. — À l’ouvrage, maintenant ! s’écria-t-il en regardant Lucien devenu blême après cette terrible conférence.
Si, dans le nombre, assez restreint, des lecteurs qui s’occupent de la partie morale et philosophique d’un livre, il s’en trouvait un seul capable de croire à la satisfaction du baron de Nucingen, celui-là prouverait combien il est difficile de soumettre le cœur d’une fille à des maximes physiologiques quelconques. Esther avait résolu de faire payer cher au pauvre millionnaire ce que le millionnaire appelait son chour te driomphe. Aussi, dans les premiers jours de février 1830, la crémaillère n’avait-elle pas encore {p. 537} été pendue dans le bedid balais.
— Mais, dit Esther confidentiellement à ses amies qui le redirent au baron, au Carnaval, j’ouvre mon établissement, et je veux rendre mon homme heureux comme un coq en plâtre.
Ce mot devint proverbial dans le monde-Fille.
Le baron se livrait donc à beaucoup de lamentations. Comme les gens mariés, il devenait assez ridicule, il commençait à se plaindre devant ses intimes, et son mécontentement transpirait. Cependant Esther continuait consciencieusement son rôle de Pompadour du prince de la Spéculation. Elle avait déjà donné deux ou trois petites soirées uniquement pour introduire Lucien au logis. Lousteau, Rastignac, du Tillet, Bixiou, Nathan, le comte de Brambourg, la fleur des roués, devinrent les habitués de la maison. Enfin Esther accepta, pour actrices dans la pièce qu’elle jouait, Tullia, Florentine, Fanny-Beaupré, Florine, deux actrices et deux danseuses, puis madame du Val-Noble. Rien n’est plus triste qu’une maison de courtisane sans le sel de la rivalité, le jeu des toilettes et la diversité des physionomies. En six semaines, Esther devint la femme la plus spirituelle, la plus amusante, la plus belle et la plus élégante des Pariahs femelles qui composent la classe des femmes entretenues. Placée sur son vrai piédestal, elle savourait toutes les jouissances de vanité qui séduisent les femmes ordinaires, mais en femme qu’une pensée secrète mettait au-dessus de sa caste. Elle gardait en son cœur une image d’elle-même qui tout à la fois la faisait rougir et dont elle se glorifiait, l’heure de son abdication était toujours présente à sa conscience ; aussi vivait-elle comme double, en prenant son personnage en pitié. Ses sarcasmes se ressentaient de la disposition intérieure où la maintenait le profond mépris que l’ange d’amour, contenu dans la courtisane, portait à ce rôle infâme et odieux joué par le corps en présence de l’âme. À la fois le spectateur et l’acteur, le juge et le patient, elle réalisait l’admirable fiction des Contes Arabes, où se trouve presque toujours un être sublime caché sous une enveloppe dégradée, et dont le type est, sous le nom de Nabuchodonosor, dans le livre des livres, la Bible. Après s’être accordé la vie jusqu’au lendemain de l’infidélité, la victime pouvait bien s’amuser un peu du bourreau. D’ailleurs, les lumières acquises par Esther sur les moyens secrètement honteux auxquels le baron devait sa fortune colossale lui ôtèrent tout scrupule, elle se plut à jouer le rôle de la déesse Até, la Vengeance, {p. 538} selon le mot de Carlos. Aussi se faisait-elle tour-à-tour charmante et détestable pour ce millionnaire qui ne vivait que par elle. Quand le baron en arrivait à un degré de souffrance auquel il désirait quitter Esther, elle le ramenait à elle par une scène de tendresse.
Herrera, très ostensiblement parti pour l’Espagne, était allé jusqu’à Tours. Il avait fait continuer le chemin à sa voiture jusqu’à Bordeaux, en y laissant un domestique de place chargé de jouer le rôle du maître, et de l’attendre dans un hôtel de Bordeaux. Puis, revenu par la diligence sous le costume d’un commis-voyageur, il s’était secrètement installé chez Esther, d’où, par Asie, par Europe et par Paccard, il dirigeait avec soin ses machinations, en surveillant tout, particulièrement Peyrade.
Une quinzaine environ avant le jour choisi pour donner sa fête, et qui devait être le lendemain du premier bal de l’Opéra, la courtisane, que ses bons mots commençaient à rendre redoutable, se trouvait aux Italiens, dans le fond de la loge que le baron, forcé de lui donner une loge, lui avait obtenue au rez-de-chaussée, afin d’y cacher sa maîtresse et ne pas se montrer en public avec elle, à quelques pas de madame de Nucingen. Esther avait choisi sa loge de manière à pouvoir contempler celle de madame de Sérizy, que Lucien accompagnait presque toujours. La pauvre courtisane mettait son bonheur à regarder Lucien les mardis, les jeudis et les samedis, auprès de madame de Sérizy. Esther vit alors, vers les neuf heures et demie, Lucien entrant dans la loge de la comtesse le front soucieux, pâle, et la figure presque décomposée. Ces signes de désolation intérieure n’étaient visibles que pour Esther. La connaissance du visage d’un homme est, chez la femme qui l’aime, comme celle de la pleine mer pour un marin. — Mon Dieu ! que peut-il avoir ?… qu’est-il arrivé ? Aurait-il besoin de parler à cet ange infernal, qui est un ange gardien pour lui, et qui vit caché dans une mansarde entre celle d’Europe et celle d’Asie ? Occupée de pensées si cruelles, Esther entendait à peine la musique. Aussi peut-on facilement croire qu’elle n’écoutait pas du tout le baron, qui tenait entre ses deux mains une main de son anche, en lui parlant dans son patois de juif polonais, dont les singulières désinences ne doivent pas donner moins de mal à ceux qui les lisent qu’à ceux qui les entendent.
— Esder, dit-il en lui lâchant la main, et la repoussant avec un léger mouvement d’humeur, fus ne m’égoudez bas !
{p. 539} — Baron, tenez, vous baragouinez l’amour comme vous baragouinez le français.
— Terteifle !
— Je ne suis pas ici dans mon boudoir, je suis aux Italiens. Si vous n’étiez pas une des caisses fabriquées par Huret ou par Fichet, qui s’est métamorphosée en homme par un tour de force de la Nature, vous ne feriez pas tant de tapage dans la loge d’une femme qui aime la musique. Je crois bien que je ne vous écoute pas ! Vous êtes là, tracassant dans ma robe comme un hanneton dans du papier, et vous me faites rire de pitié. Vous me dites : — « Fus êdes cholie, fis êdes à groguer… » Vieux fat ! si je vous répondais : — « Vous me déplaisez moins ce soir qu’hier, rentrons chez nous. » Eh ! bien, à la manière dont je vous vois soupirer (car si je ne vous écoute pas, je vous sens), je vois que vous avez énormément dîné, votre digestion commence. Apprenez de moi (je vous coûte assez cher pour que je vous donne de temps en temps un conseil pour votre argent !) apprenez, mon cher, que quand on a des digestions embarrassées comme le sont les vôtres, il ne vous est pas permis de dire indifféremment, et à des heures indues, à votre maîtresse : — Fus êdes cholie… Un vieux soldat est mort de cette fatuité-là dans les bras de la Religion, a dit Blondet… Il est dix heures, vous avez fini de dîner à neuf heures chez du Tillet avec votre pigeon, le comte de Brambourg, vous avez des millions et des truffes à digérer, repassez demain à dix heures !
— Gomme fus êdes grielle !… s’écria le baron qui reconnut la profonde justesse de cet argument médical.
— Cruelle ?… fit Esther en regardant toujours Lucien. N’avez-vous pas consulté Bianchon, Desplein, le vieil Haudry… Depuis que vous entrevoyez l’aurore de votre bonheur, savez-vous de quoi vous me faites l’effet ?…
— Te guoi ?
— D’un petit bonhomme enveloppé de flanelle, qui, d’heure en heure, se promène de son fauteuil à sa croisée pour savoir si le thermomètre est à l’article vers à soie, la température que son médecin lui ordonne…
— Dennez, fus èdes eine incrade ! s’écria le baron au désespoir d’entendre une musique que les vieillards amoureux entendent cependant assez souvent aux Italiens.
{p. 540} — Ingrate ! dit Esther. Et que m’avez-vous donné jusqu’à présent ?… beaucoup de désagrément. Voyons, papa ! puis-je être fière de vous ? Vous ! vous êtes fier de moi, je porte très-bien vos galons et votre livrée. Vous avez payé mes dettes !… soit. Mais vous avez chippé assez de millions… (Ah ! ah ! ne faites pas la moue, vous en êtes convenu avec moi…) pour n’y pas regarder. Et c’est là votre plus beau titre de gloire… Fille et voleur, rien ne s’accorde mieux. Vous avez construit une cage magnifique pour un perroquet qui vous plaît… Allez demander à un ara du Brésil s’il doit de la reconnaissance à celui qui l’a mis dans une cage dorée… — Ne me regardez pas ainsi, vous avez l’air d’un bonze… — Vous montrez votre ara rouge et blanc à tout Paris. Vous dites : « Y a-t-il quelqu’un à Paris qui possède un pareil perroquet ?… Et comme il jacasse ! comme il rencontre bien dans ses mots26 !… » Du Tillet entre, il lui dit : — « Bonjour, petit fripon… » Mais vous êtes heureux comme un Hollandais qui possède une tulipe unique, comme un ancien nabab, pensionné en Asie par l’Angleterre, à qui un commis-voyageur a vendu la première tabatière suisse qui a joué trois ouvertures. Vous voulez mon cœur ! Eh ! bien, tenez, je vais vous donner les moyens de le gagner.
— Tiddes, tiddes !… che verai dut bir fus… C’haime à èdre plagué bar fus !
— Soyez jeune, soyez beau, soyez comme Lucien de Rubempré, que voilà chez votre femme, et vous obtiendrez gratis ce que vous ne pourrez jamais acheter avec tous vos millions !…
— Che fus guiddes, gar, fraimante ! fus êdes ecgsegraple ce soir… dit le Loup-cervier, dont la figure s’allongea.
— Eh ! bien, bonsoir, répondit Esther. Recommandez à Chorche de tenir la tête de votre lit très-haut, de mettre les pieds bien en pente, vous avez ce soir le teint à l’apoplexie… Cher, vous ne direz pas que je ne m’intéresse point à votre santé.
Le baron était debout et tenait le bouton de la porte.
— Ici, Nucingen !… fit Esther en le rappelant par un geste hautain.
Le baron se pencha vers elle avec une servilité canine.
— Voulez-vous me voir gentille pour vous et vous donner ce soir chez moi des verres d’eau sucrée en vous choûchoûtant, gros monstre ?…
— Fus me prissez le cueir…
{p. 541} — Briser le cuir, ça se dit en un seul mot : tanner !… reprit-elle en se moquant de la prononciation du baron. Voyons, amenez-moi Lucien, que je l’invite à notre festin de Balthazar, et que je sois sûre qu’il n’y manquera pas. Si vous réussissez à cette petite négociation, je te dirai si bien que je t’aime, mon gros Frédéric, que tu le croiras…
— Fus êdes eine engeanderesse, dit le baron en baisant le gant d’Esther. Che gonzentirais à andandre eine hire t’inchures, s’il y afait tuchurs eine garesse au poud…
— Allons, si je ne suis pas obéie, je… dit-elle en menaçant le baron du doigt comme on fait avec les enfants.
Le baron hocha la tête en oiseau pris dans un traquenard et qui implore le chasseur.
— Mon Dieu ! qu’a donc Lucien ? se dit-elle quand elle fut seule en ne retenant plus ses larmes qui tombèrent, il n’a jamais été si triste !
Voici ce qui le soir même était arrivé à Lucien. À neuf heures, Lucien était sorti, comme tous les soirs, dans son coupé, pour aller à l’hôtel de Grandlieu. Réservant son cheval de selle et son cheval de cabriolet pour ses matinées, comme font tous les jeunes gens, il avait pris un coupé pour ses soirées d’hiver, et avait choisi chez le premier loueur de carrosses un des plus magnifiques avec de magnifiques chevaux. Tout lui souriait depuis un mois : il avait dîné trois fois à l’hôtel de Grandlieu, le duc était charmant pour lui ; ses actions dans l’entreprise des Omnibus vendues trois cent mille francs lui avaient permis de payer encore un tiers du prix de sa terre ; Clotilde de Grandlieu, qui faisait de délicieuses toilettes, avait dix pots de fard sur la figure quand il entrait dans le salon, et avouait hautement d’ailleurs sa passion pour lui. Quelques personnes assez haut placées parlaient du mariage de Lucien et de mademoiselle de Grandlieu comme d’une chose probable. Le duc de Chaulieu, l’ancien ambassadeur en Espagne et ministre des Affaires Étrangères pendant un moment, avait promis à la duchesse de Grandlieu de demander au roi le titre de marquis pour Lucien. Après avoir dîné chez madame de Sérizy, Lucien était donc allé, ce soir-là, de la rue de la Chaussée-d’Antin au faubourg Saint-Germain y faire sa visite de tous les jours. Il arrive, son cocher demande la porte, elle s’ouvre, il arrête au perron. Lucien, en descendant de voiture, voit dans la cour quatre {p. 542} équipages. En apercevant monsieur de Rubempré, l’un des valets de pied, qui ouvrait et fermait la porte du péristyle, s’avance, sort sur le perron et se met devant la porte, comme un soldat qui reprend sa faction. — Sa Seigneurie n’y est pas ! dit-il. — Madame la duchesse reçoit, fit observer Lucien au valet. — Madame la duchesse est sortie, répond gravement le valet. — Mademoiselle Clotilde… — Je ne pense pas que mademoiselle Clotilde reçoive monsieur en l’absence de madame la duchesse… — Mais il y a du monde, réplique Lucien foudroyé. — Je ne sais pas, répond le valet de pied en tâchant d’être à la fois bête et respectueux. Il n’y a rien de plus terrible que l’Étiquette pour ceux qui l’admettent comme la loi la plus formidable de la société. Lucien devina facilement le sens de cette scène atroce pour lui, le duc et la duchesse ne voulaient pas le recevoir ; il sentit sa moelle épinière se gelant dans les anneaux de sa colonne vertébrale, et une petite sueur froide lui mit quelques perles au front. Ce colloque avait lieu devant son valet de chambre à lui, qui tenait la poignée de la portière et qui hésitait à la fermer ; Lucien lui fit signe qu’il allait repartir ; mais, en remontant, il entendit le bruit que font des gens en descendant un escalier, et le valet de pied vint crier successivement : — Les gens de monsieur le duc de Chaulieu ! — Les gens de madame la vicomtesse de Grandlieu ! Lucien ne dit qu’un mot à son domestique : — Vite aux Italiens !… Malgré sa prestesse, l’infortuné dandy ne put éviter le duc de Chaulieu et son fils le duc de Réthoré, avec lesquels il fut forcé d’échanger des saluts, car ils ne lui dirent pas un mot. Une grande catastrophe à la cour, la chute d’un favori redoutable est souvent consommée au seuil d’un cabinet par le mot d’un huissier à visage de plâtre. — Comment faire savoir ce désastre à l’instant à mon conseiller ? s’était dit Lucien en allant aux Italiens. Que se passe-t-il ?… Il se perdait en conjectures. Voici ce qui venait d’avoir lieu. Le matin même, à onze heures, le duc de Grandlieu avait dit, en entrant dans le petit salon où l’on déjeunait en famille, à Clotilde après l’avoir embrassée : — Mon enfant, jusqu’à nouvel ordre, ne t’occupe plus du sire de Rubempré. Puis il avait pris la duchesse par la main et l’avait {p. 543} emmenée dans une embrâsure de croisée, pour lui dire quelques mots à voix basse qui firent changer de couleur la pauvre Clotilde. Mademoiselle de Grandlieu observait sa mère écoutant le duc, et elle lui vit sur la figure une vive surprise. — Jean, avait dit le duc à l’un des domestiques, tenez, portez ce petit mot à monsieur le duc de Chaulieu, priez-le de vous donner réponse par oui ou non. — Je l’invite à venir dîner avec nous aujourd’hui, dit-il à sa femme. Le déjeuner avait été profondément triste. La duchesse parut pensive, le duc sembla fâché contre lui-même, et Clotilde eut beaucoup de peine à retenir ses larmes. — Mon enfant, votre père a raison, obéissez-lui, avait dit d’une voix attendrie la mère à sa fille. Je ne puis vous dire comme lui : « Ne pensez pas à Lucien ! » Non, je comprends ta douleur. (Clotilde baisa la main de sa mère.) — Mais je te dirai, mon ange : « attends sans faire une seule démarche, souffre en silence, puisque tu l’aimes, et sois confiante en la sollicitude de tes parents ! » Les grandes dames, mon enfant, sont grandes parce qu’elles savent toujours faire leur devoir dans toutes les occasions, et avec noblesse. — De quoi s’agit-il ?… avait demandé Clotilde pâle comme un lys. — De choses trop graves pour qu’on puisse t’en parler, mon cœur, avait répondu la duchesse ; car, si elles sont fausses, ta pensée en serait inutilement salie ; et si elles sont vraies, tu dois les ignorer. À six heures, le duc de Chaulieu était venu trouver dans son cabinet le duc de Grandlieu qui l’attendait. — Dis donc, Henri… (Ces deux ducs se tutoyaient et s’appelaient par leurs prénoms. C’est une de ces nuances inventées pour marquer les degrés de l’intimité, repousser les envahissements de la familiarité française et humilier les amours-propres.) — Dis donc, Henri, je suis dans un embarras si grand, que je ne peux prendre conseil que d’un vieil ami qui connaisse bien les affaires et tu en as la triture. Ma fille Clotilde aime, comme tu le sais, ce petit Rubempré qu’on m’a quasi contraint de lui promettre pour mari. J’ai toujours été contre ce mariage ; mais, enfin, madame de Grandlieu n’a pas su se défendre de l’amour de Clotilde. Quand ce garçon a eu acheté sa terre, quand il l’a eu payée aux trois quarts, il n’y a plus eu d’objections de ma part. Voici que j’ai reçu hier au soir une lettre anonyme (tu sais le cas qu’on en doit faire) où l’on m’affirme que la fortune de ce garçon provient d’une {p. 544} source impure, et qu’il nous ment en nous disant que sa sœur lui donne les fonds nécessaires à ses acquisitions. On me somme, au nom du bonheur de ma fille et de la considération de notre famille, de prendre des renseignements, en m’indiquant les moyens de m’éclairer. Tiens, lis d’abord. — Je partage ton opinion sur les lettres anonymes, mon cher Ferdinand, avait répondu le duc de Chaulieu après avoir lu la lettre ; mais, tout en les méprisant, on doit s’en servir. Il en est de ces lettres, absolument comme des espions. Ferme ta porte à ce garçon, et voyons à prendre des renseignements… Eh ! bien, j’ai ton affaire. Tu as pour avoué Derville, un homme en qui nous avons toute confiance ; il a les secrets de bien des familles, il peut bien porter celui-là27. C’est un homme probe, un homme de poids, un homme d’honneur ; il est fin, rusé ; mais il n’a que la finesse des affaires, tu ne dois l’employer que pour obtenir un témoignage auquel tu puisses avoir égard. Nous avons au Ministère des Affaires Étrangères, par la Police du Royaume, un homme unique pour découvrir les secrets d’État, nous l’envoyons souvent en mission. Préviens Derville qu’il aura, pour cette affaire, un lieutenant. Notre espion est un monsieur qui se présentera décoré de la croix de la Légion-d’Honneur, il aura l’air d’un diplomate. Ce drôle sera le chasseur, et Derville assistera tout simplement à la chasse. Ton avoué te dira si la montagne accouche d’une souris, ou si tu dois rompre avec ce petit Rubempré. En huit jours, tu sauras à quoi t’en tenir. — Le jeune homme n’est pas encore assez marquis pour se formaliser de ne pas me trouver chez moi pendant huit jours, avait dit le duc de Grandlieu. — Surtout si tu lui donnes ta fille, avait répondu l’ancien ministre. Si la lettre anonyme a raison, qué que ça te fait ! Tu feras voyager Clotilde avec ma belle-fille Madeleine, qui veut aller en Italie… — Tu me tires de peine ! et je ne sais encore si je dois te remercier… — Attendons l’événement. — Ah ! s’était écrié le duc de Grandlieu, quel est le nom de ce monsieur ? il faut l’annoncer à Derville… Envoie-le-moi28 demain, sur les quatre heures, j’aurai Derville, je les mettrai tous deux en rapport. — Le nom vrai, dit l’ancien ministre, est, je crois, Corentin… (un nom que tu ne dois pas avoir entendu), mais ce monsieur viendra chez toi bardé de son nom ministériel. Il se fait appeler {p. 545} monsieur de Saint-quelque chose… — Ah ! Saint-Yves ! Sainte-Valère, l’un ou l’autre, — tu peux te fier à lui, Louis XVIII s’y fiait entièrement.
Après cette conférence, le majordome reçut l’ordre de fermer la porte à monsieur de Rubempré, ce qui venait d’être fait.
Lucien se promenait dans le foyer des Italiens comme un homme ivre. Il se voyait la fable de tout Paris. Il avait dans le duc de Rhétoré l’un de ces ennemis impitoyables et auxquels il faut sourire sans pouvoir s’en venger, car leurs atteintes sont conformes aux lois du monde. Le duc de Rhétoré savait la scène qui venait de se passer sur le perron de l’hôtel de Grandlieu. Lucien, qui sentait la nécessité d’instruire de ce désastre subit son conseiller-privé-intime-actuel, craignit de se compromettre en se rendant chez Esther, où peut-être il trouverait du monde. Il oubliait qu’Esther était là, tant ses idées se confondaient ; et, au milieu de tant de perplexités, il lui fallut causer avec Rastignac, qui, ne sachant pas encore la nouvelle, le félicitait sur son prochain mariage. En ce moment, Nucingen se montra souriant à Lucien, et lui dit : — Fûlés-fus me vaire le blésir te fennir foir montame te Jamby qui feut fus einfider elle-même à la bentaison te nodre gremaillière…
— Volontiers, baron, répondit Lucien à qui le financier apparut comme un ange sauveur.
— Laissez-nous, dit Esther à monsieur de Nucingen quand elle le vit entrant avec Lucien, allez voir madame de Val-Noble que j’aperçois dans une loge des troisièmes avec son Nabab… Il pousse bien des Nababs29 dans les Indes, ajouta-t-elle en regardant Lucien d’un air d’intelligence.
— Et, celui-là, dit Lucien en souriant, ressemble terriblement au vôtre.
— Et, dit Esther en répondant à Lucien par un autre signe d’intelligence tout en continuant de parler au baron, amenez-la-moi30 avec son Nabab, il a grande envie de faire votre connaissance, on le dit puissamment riche. La pauvre femme m’a déjà chanté je ne sais combien d’élégies, elle se plaint que ce Nabab ne va pas ; et si vous le débarrassiez de son lest, il serait peut-être plus leste.
— Fûs nus brenez tonc bir tes follères, dit le baron.
— Qu’as-tu, mon Lucien ?… dit-elle dans l’oreille de son ami en la lui effleurant avec ses lèvres dès que la porte de la loge fut fermée.
{p. 546} — Je suis perdu ! On vient de me refuser l’entrée de l’hôtel de Grandlieu, sous prétexte qu’il n’y avait personne, le duc et la duchesse y étaient, et cinq équipages piaffaient dans la cour…
— Comment, le mariage manquerait ! dit Esther d’une voix émue, car elle entrevoyait le paradis.
— Je ne sais pas encore ce qui se trame contre moi…
— Mon Lucien, lui répondit-elle d’une voix adorablement câline, pourquoi te chagriner ? tu feras un plus beau mariage plus tard… Je te gagnerai deux terres…
— Donne à souper, ce soir, afin que je puisse parler secrètement à Carlos, et surtout invite le faux Anglais et la Val-Noble. Ce Nabab a causé ma ruine, il est notre ennemi, nous le tiendrons, et nous… Mais Lucien s’arrêta en faisant un geste de désespoir.
— Eh ! bien, qu’y a-t-il ? demanda la pauvre fille qui se sentait comme dans un brasier.
— Oh ! madame de Sérizy me voit ! s’écria Lucien, et pour comble de malheur, le duc de Rhétoré, l’un des témoins de ma déconvenue, est avec elle.
En effet, en ce moment même, le duc de Rhétoré jouait avec la douleur de la comtesse de Sérizy.
— Vous laissez Lucien se montrer dans la loge de mademoiselle Esther, disait le jeune duc en montrant et la loge et Lucien. Vous qui vous intéressez à lui, vous devriez l’avertir que cela ne se fait pas. On peut souper chez elle, on peut même y… mais, en vérité, je ne m’étonne plus du refroidissement des Grandlieu pour ce garçon, je viens de le voir refusé à la porte, sur le perron…
— Ces filles-là sont bien dangereuses, dit madame de Sérizy qui tenait sa lorgnette braquée sur la loge d’Esther.
— Oui, dit le duc, autant pour ce qu’elles peuvent que pour ce qu’elles veulent…
— Elles le ruineront ! dit madame de Sérizy, car elles sont, m’a-t-on dit, aussi coûteuses quand on ne les paye pas que quand on les paye.
— Pas pour lui !… répondit le jeune duc en faisant l’étonné. Elles sont loin de lui coûter de l’argent, elles lui en donneraient au besoin, elles courent toutes après lui.
La comtesse eut autour de la bouche un petit mouvement nerveux qui ne pouvait pas être compris dans la catégorie de ses sourires.
— Eh ! bien, dit Esther, viens souper à minuit. Amène Blondet {p. 547} et Rastignac. Ayons au moins deux personnes amusantes, et ne soyons pas plus de neuf.
— Il faudrait trouver un moyen d’envoyer chercher Europe par le baron, sous prétexte de prévenir Asie, et tu lui dirais ce qui vient de m’arriver, afin que Carlos en soit instruit avant d’avoir le Nabab sous sa coupe.
— Ce sera fait, dit Esther.
Ainsi Peyrade allait probablement se trouver, sans le savoir, sous le même toit avec son adversaire. Le tigre venait dans l’antre du lion et d’un lion accompagné de ses gardes.
Quand Lucien rentra dans la loge de madame de Sérizy, au lieu de tourner la tête vers lui, de lui sourire et de ranger sa robe pour lui faire place à côté d’elle, elle affecta de ne pas faire la moindre attention à celui qui entrait, elle continua de lorgner dans la salle ; mais Lucien s’aperçut au tremblement des jumelles que la comtesse était en proie à l’une de ces agitations formidables par lesquelles s’expient les bonheurs illicites. Il n’en descendit pas moins sur le devant de la loge, à côté d’elle, et se campa dans l’angle opposé, laissant entre la comtesse et lui un petit espace vide ; il s’appuya sur le bord de la loge, y mit son coude droit, et le menton sur sa main gantée ; puis, il se posa de trois quarts, attendant un mot. Au milieu de l’acte, la comtesse ne lui avait encore rien dit, et ne l’avait pas encore regardé.
— Je ne sais pas, lui dit-elle, pourquoi vous êtes ici ; votre place est dans la loge de mademoiselle Esther…
— J’y vais, dit Lucien qui sortit sans regarder la comtesse.
— Ah ! ma chère, dit madame de Val-Noble en entrant dans la loge d’Esther avec Peyrade que le baron de Nucingen ne reconnut pas, je suis enchantée de te présenter monsieur Samuel Johnson ; il est admirateur des talents de monsieur de Nucingen.
— Vraiment, monsieur, dit Esther en souriant à Peyrade.
— O, yes, bocop, dit Peyrade.
— Eh ! bien, baron, voilà un français qui ressemble au vôtre, à peu près comme le bas-breton ressemble au bourguignon. Ça va bien m’amuser de vous entendre causer finances… Savez-vous ce que j’exige de vous, monsieur Nabab, pour faire connaissance avec mon baron ? dit-elle en souriant.
— O !… jé… vôs mercie, vôs mé présenterez au sir berronet.
{p. 548} — Oui, reprit-elle. Il faut me faire le plaisir de souper chez moi… Il n’y a pas de poix plus forte que la cire du vin de Champagne pour lier les hommes, elle scelle toutes les affaires, et surtout celles où l’on s’enfonce. Venez ce soir, vous trouverez de bons garçons ! Et quant à toi, mon petit Frédéric, dit-elle à l’oreille du baron, vous avez votre voiture, courez rue Saint-Georges et ramenez-moi Europe, j’ai deux mots à lui dire pour mon souper… J’ai retenu Lucien, il nous amènera deux gens d’esprit… — Nous ferons poser l’Anglais, dit-elle à l’oreille de madame de Val-Noble.
Peyrade et le baron laissèrent les deux femmes seules.
— Ah ! ma chère, si tu fais jamais poser ce gros infâme-là, tu auras de l’esprit, dit la Val-Noble.
— Si c’était impossible, tu me le prêterais huit jours, répondit Esther en riant.
— Non, tu ne le garderais pas une demi-journée, répliqua madame de Val-Noble, je mange un pain trop dur, mes dents s’y cassent. Je ne veux plus, de ma vie vivante, me charger de faire le bonheur d’aucun Anglais… C’est tous des égoïstes31 froids, des pourceaux habillés…
— Comment, pas d’égards ? dit Esther en souriant.
— Au contraire, ma chère, ce monstre-là ne m’a pas encore dit toi.
— Dans aucune situation ? dit Esther.
— Le misérable m’appelle toujours madame, et garde le plus beau sang-froid du monde au moment où tous les hommes sont plus ou moins gentils… L’amour, tiens, ma foi, c’est pour lui, comme de se faire la barbe. Il essuye ses rasoirs, il les remet dans l’étui, se regarde dans la glace, et a l’air de se dire : — Je ne me suis pas coupé. Puis il me traite avec un respect à rendre une femme folle. Cet infâme milord Pot-au-Feu ne s’amuse-t-il pas à faire cacher ce pauvre Théodore, et à le laisser debout dans mon cabinet de toilette pendant des demi-journées. Enfin il s’étudie à me contrarier en tout. Et avare… comme Gobseck et Gigonnet ensemble. Il me mène dîner, il ne me paye pas la voiture qui me ramène, si par hasard je n’ai pas demandé la mienne.
— Hé ! bien, dit Esther, que te donne-t-il pour ce service-là ?
— Mais, ma chère, absolument rien. Cinq cents francs, tout sec, par mois, et il me paye le remise. Mais, ma chère, qu’est-ce {p. 549} que c’est ?… une voiture comme celles qu’on loue aux épiciers le jour de leur mariage pour aller à la mairie, à l’Église et au Cadran-Bleu… Il me taonne avec le respect. Si j’essaie d’avoir mal aux nerfs et d’être mal disposée, il ne se fâche pas, il me dit : — Ie veuie qué milédy fésse sa petite voloir, por que rienne n’est pius détestabel, — no gentlemen — qué dé dire à ioune genti phâme : « Vos été ioune bellôt dé cottône, ioune merchendise !… Hé ! hé ! vos étez à ein member of society de temprence, and anti-Slavery32. » Et mon drôle reste pâle, sec, froid, en me faisant ainsi comprendre qu’il a du respect pour moi comme il en aurait pour un nègre, et que cela ne tient pas à son cœur, mais à ses opinions d’abolitioniste.
— Il est impossible d’être plus infâme, dit Esther, mais je le ruinerais, ce chinois-là !
— Le ruiner ? dit madame de Val-Noble, il faudrait qu’il m’aimât !… Mais toi-même, tu ne voudrais pas lui demander deux liards. Il t’écouterait gravement, et te dirait, avec ces formes britanniques qui font trouver les giffles aimables, qu’il te paye assez cher, por le petit chose qu’été lé amor dans son paour existence.
— Dire que, dans notre état, on peut rencontrer des hommes comme celui-là, s’écria Esther.
— Ah ! ma chère, tu as eu de la chance, toi !… soigne bien ton Nucingen.
— Mais il a une idée, ton Nabab ?
— C’est ce que me dit Adèle, répondit madame de Val-Noble.
— Tiens, cet homme-là33, ma chère, aura pris le parti de se faire haïr par une femme, et de se faire renvoyer en tant de temps, dit Esther.
— Ou bien, il veut faire des affaires avec Nucingen, et il m’aura prise en sachant que nous étions liées, c’est ce que croit Adèle, répondit madame de Val-Noble. Voilà pourquoi je te le présente ce soir. Ah ! si je pouvais être certaine de ses projets, comme je m’entendrais joliment avec toi et Nucingen !
— Tu ne t’emportes pas, dit Esther, tu ne lui dis pas son fait de temps en temps ?
— Tu l’essayerais, tu es bien fine… eh ! bien, malgré ta gentillesse, il te tuerait avec ses sourires glacés. Il te répondrait : Yeu souis anti-slaveri, et vos étés libre… Tu lui dirais les choses {p. 550} les plus drôles, il te regarderait et dirait : Véry good ! et tu t’apercevrais que tu n’es pas autre chose, à ses yeux, qu’un polichinelle.
— Et la colère ?
— Même chose ! Ce serait un spectacle pour lui. On peut l’opérer à gauche, sous le sein, on ne lui fera pas le moindre mal ; ses viscères doivent être en fer-blanc. Je le lui ai dit. Il m’a répondu : — Yeu souis trei-contente de cette dispeusitionne physicale… Et toujours poli. Ma chère, il a l’âme gantée… Je continue encore quelques jours d’endurer ce martyre pour satisfaire ma curiosité. Sans cela, j’aurais fait déjà souffleter milord par Philippe, qui n’a pas son pareil à l’épée, il n’y a plus que cela…
— J’allais te le dire ! s’écria Esther ; mais tu devrais auparavant savoir s’il sait boxer, car ces vieux Anglais, ma chère, ça garde un fond de malice.
— Celui-là n’a pas son double !… Non, si tu le voyais me demandant mes ordres, et à quelle heure il peut se présenter, pour venir me surprendre (bien entendu !), et déployant les formules de respect, soi-disant des gentlemen, tu dirais : Voilà une femme adorée, et il n’y a pas une femme qui n’en dirait autant…
— Et l’on nous envie, ma chère ! fit Esther.
— Ah ! bien !… s’écria madame de Val-Noble. Tiens, nous avons toutes plus ou moins, dans notre vie, appris le peu de cas qu’on fait de nous ; mais, ma chère, je n’ai jamais été si cruellement, si profondément, si complétement méprisée par la brutalité, que je le suis par le respect de cette grosse outre pleine de Porto. Quand il est gris, il s’en va, por ne pas êté displaisante, dit-il à Adèle, et ne pas être à deux pouissances à la fois : la femme et le vin. Il abuse de mon fiacre, il s’en sert plus que moi… Oh ! si nous pouvions le faire rouler ce soir sous la table… mais il boit dix bouteilles, et il n’est que gris : il a l’œil trouble et il y voit clair.
— C’est comme ces gens dont les fenêtres sont sales à l’extérieur, dit Esther, et qui du dedans voient ce qui se passe dehors… Je connais cette propriété de l’homme : du Tillet a cette qualité-là, superlativement.
— Tâche d’avoir du Tillet, et à eux deux, Nucingen, s’ils pouvaient le fourrer dans quelques-unes de leurs combinaisons, je serais au moins vengée !… ils le réduiraient à la mendicité ! Ah ! ma {p. 551} chère, tomber à un hypocrite de protestant, après ce pauvre Falleix, qui était si drôle, si bon enfant, si gouailleur !… Avons-nous ri !… On dit les Agents de change tous bêtes… Eh ! bien celui-là n’a manqué d’esprit qu’une fois…
— Quand il t’a laissée sans le sou, c’est ce qui t’a fait connaître les désagréments du plaisir.
Europe, amenée par monsieur de Nucingen, passa sa tête vipérine par la porte ; et, après avoir entendu quelques phrases que lui dit sa maîtresse à l’oreille, elle disparut.
À onze heures et demie du soir, cinq équipages étaient arrêtés rue Saint-Georges à la porte de l’illustre courtisane : c’était celui de Lucien qui vint avec Rastignac, Blondet et Bixiou, celui de du Tillet, celui du baron de Nucingen, celui du Nabab et celui de Florine que du Tillet raccola. La triple clôture des fenêtres était déguisée par les plis des magnifiques rideaux de la Chine. Le souper devait être servi à une heure, les bougies flambaient, le petit salon et la salle à manger déployaient leurs somptuosités. On se promit une de ces nuits de débauche auxquelles ces trois femmes et ces hommes pouvaient seuls résister. On joua d’abord, car il fallait attendre environ deux heures.
— Jouez-vous, milord ?… dit du Tillet à Peyrade.
— Ie aye jouié avec O’Connell, Pitt, Fox, Canning, lort Brougham, lort…
— Dites tout de suite une infinité de lords, lui dit Bixiou.
— Lort Fitz-William, lort Ellenborough, lort Hertford, lort…
Bixiou regarda les souliers de Peyrade et se baissa.
— Que cherches-tu… lui dit Blondet.
— Parbleu ! le ressort qu’il faut pousser pour arrêter la machine, dit Florine.
— Jouez-vous vingt francs la fiche ?… dit Lucien.
— Ie ioue tot ce que vos vodrez peirdre…
— Est-il fort ?… dit Esther à Lucien, ils le prennent tous pour un Anglais !…
Du Tillet, Nucingen, Peyrade et Rastignac se mirent à une table de wisk. Florine, madame de Val-Noble, Esther, Blondet, Bixiou restèrent autour du feu à causer. Lucien passa le temps à feuilleter un magnifique ouvrage à gravures.
— Madame est servie, dit Paccard dans une magnifique tenue.
{p. 552} Peyrade fut mis à gauche de Florine et flanqué de Bixiou à qui Esther avait recommandé de faire boire outre mesure le Nabab en le défiant. Bixiou possédait la propriété de boire indéfiniment. Jamais, dans toute sa vie, Peyrade n’avait vu pareille splendeur, ni goûté pareille cuisine, ni vu de si jolies femmes.
— J’en ai ce soir pour les mille écus que me coûte déjà la Val-Noble, pensa-t-il, et d’ailleurs je viens de leur gagner mille francs.
— Voilà un exemple à suivre, lui cria madame de Val-Noble qui se trouvait à côté de Lucien et qui montra par un geste les magnificences de la salle à manger.
Esther avait mis Lucien à côté d’elle et lui tenait le pied entre les siens sous la table.
— Entendez-vous ? dit la Val-Noble en regardant Peyrade qui faisait l’aveugle, voilà comment vous devriez m’arranger une maison ! Quand on revient des Indes avec des millions, et qu’on veut faire des affaires avec des Nucingen, on se met à leur niveau.
— Ie souis of society de temprence…
— Alors vous allez boire joliment, dit Bixiou, car c’est bien chaud les Indes, mon oncle ?…
La plaisanterie de Bixiou pendant le souper fut de traiter Peyrade comme un de ses oncles revenu des Indes.
— Montame ti Fal-Nople m’a tidde que fus afiez tes itées… demanda Nucingen en examinant Peyrade.
— Voilà ce que je voulais entendre, dit du Tillet à Rastignac, les deux baragouins ensemble.
— Vous verrez qu’ils finiront par se comprendre, dit Bixiou qui devina ce que du Tillet venait de dire à Rastignac.
— Sir Beronette, ie aye conciu eine litle spécouléchienne, ô ! very comfortable… bocop treiz-profitable, and ritche de bénéfices…
— Vous allez voir, dit Blondet à du Tillet, qu’il ne parlera pas une minute sans faire arriver le parlement et le gouvernement anglais.
— Ce êdre dans lé China… por le opiume…
— Ui, che gonnais, dit aussitôt Nucingen en homme qui possédait son Globe commercial, mais le Coufernement Enclès avait34 un moyen t’agtion te l’obium pir s’oufrir la Chine, et ne nus bermeddrait boint…
{p. 553} — Nucingen lui a pris la parole sur le gouvernement, dit du Tillet à Blondet.
— Ah ! vous avez fait le commerce de l’opium, s’écria madame de Val-Noble, je comprends maintenant pourquoi vous êtes si stupéfiant, il vous en est resté dans le cœur…
— Foyez ! cria le baron au soi-disant marchand d’opium et lui montrant madame de Val-Noble, fus êdes gomme moi : chamais les milionaires ne beufent se vaire amer tes phâmes.
— Ie aimé bocop et sôvent, milédi, répondit Peyrade.
— Toujours à cause de la tempérance, dit Bixiou qui venait d’entonner à Peyrade sa troisième bouteille de vin de Bordeaux, et qui lui fit entamer une bouteille de vin de Porto.
— O ! s’écria Peyrade, it is very vine de Pôrtiugal of Engleterre.
Blondet, du Tillet et Bixiou échangèrent un sourire. Peyrade avait la puissance de tout travestir en lui, même l’esprit. Il y a peu d’Anglais qui ne vous soutiennent que l’or et l’argent sont meilleurs en Angleterre que partout ailleurs. Les poulets et les œufs venant de Normandie et envoyés au marché de Londres autorisent les Anglais à soutenir que les poulets et les œufs de Londres sont supérieurs (véry fines) à ceux de Paris qui viennent des mêmes pays. Esther et Lucien restèrent stupéfaits devant cette perfection de costume, de langage et d’audace. On buvait, on mangeait, tant et si bien en causant et en riant, qu’on atteignit à quatre heures du matin. Bixiou crut avoir remporté l’une de ces victoires si plaisamment racontées par Brillat-Savarin. Mais, au moment où il se disait en offrant à boire à son oncle : « J’ai vaincu l’Angleterre !… » Peyrade répondit à ce féroce railleur un : — Toujours, mon garçon ! qui ne fut entendu que de Bixiou.
— Eh ! les autres, il est Anglais comme moi !… Mon oncle est un Gascon ! je ne pouvais pas en avoir d’autre !
Bixiou se trouvait seul avec Peyrade, ainsi personne n’entendit cette révélation. Peyrade tomba de sa chaise à terre. Aussitôt Paccard s’empara de Peyrade et le monta dans une mansarde où il s’endormit d’un profond sommeil. À six heures du soir, le Nabab se sentit réveiller par l’application d’un linge mouillé avec lequel on le débarbouillait, et il se trouva sur un mauvais lit de sangle, face à face, avec Asie masquée et en domino noir.
— Ah ! çà35, papa Peyrade, comptons-nous deux ? dit-elle.
{p. 554} — Où suis-je ?… dit-il en regardant autour de lui.
— Écoutez-moi, ça vous dégrisera, répondit Asie. Si vous n’aimez pas madame de Val-Noble, vous aimez votre fille, n’est-ce pas ?
— Ma fille ? s’écria Peyrade en rugissant.
— Oui, mademoiselle Lydie…
— Eh ! bien.
— Eh ! bien, elle n’est plus rue des Moineaux, elle est enlevée.
Peyrade laissa échapper un soupir semblable à celui des soldats qui meurent d’une vive blessure sur le champ de bataille.
— Pendant que vous contrefaisiez l’Anglais, on contrefaisait Peyrade. Votre petite Lydie a cru suivre son père, elle est en lieu sûr… oh ! vous ne la trouverez jamais ! à moins que vous ne répariez le mal que vous avez fait…
— Quel mal ?
— On a refusé hier, chez le duc de Grandlieu, la porte à monsieur Lucien de Rubempré. Ce résultat est dû à tes intrigues et à l’homme que tu nous as détaché. Pas un mot. Écoute ! dit Asie en voyant Peyrade ouvrant la bouche. — Tu n’auras ta fille, pure et sans tache, reprit Asie en appuyant sur les idées par l’accent qu’elle mit à chaque mot, que le lendemain du jour où monsieur Lucien de Rubempré sortira de Saint-Thomas-d’Aquin, marié à mademoiselle Clotilde. Si dans dix jours Lucien de Rubempré n’est pas reçu, comme par le passé, dans la maison de Grandlieu, tu mourras d’abord de mort violente, sans que rien puisse te préserver du coup qui te menace… Puis, quand tu te sentiras atteint, on te laissera le temps avant de mourir, de songer à cette pensée : Ma fille est une prostituée pour le reste de ses jours !… Quoique tu aies été assez bête pour laisser cette prise à nos griffes, il te reste encore assez d’esprit pour méditer sur cette communication de notre gouvernement. N’aboye pas, ne dis pas un mot, va changer de costume chez Contenson, retourne chez toi, et Katt te dira que, sur un mot de toi, ta petite Lydie est descendue et n’a plus été revue. Si tu te plains, si tu fais une démarche, on commencera par où je t’ai dit qu’on finirait avec ta fille, elle est promise… à de Marsay. Avec le père Canquoëlle, il ne faut pas faire de phrases, ni prendre de mitaines, n’est-ce pas ?… Descends et songe bien à ne plus tripoter nos affaires.
Asie laissa Peyrade dans un état à faire pitié, chaque mot fut un coup de massue. L’espion avait deux larmes dans les yeux et deux {p. 555} larmes au bas de ses joues réunies par deux traînées humides.
— On attend monsieur Johnson pour dîner, dit Europe en montrant sa tête un instant après.
Peyrade ne répondit pas, il descendit, alla par les rues jusqu’à une place de fiacre, il courut se déshabiller chez Contenson à qui il ne dit pas une parole, il se remit en père Canquoëlle, et fut à huit heures chez lui. Il monta les escaliers le cœur palpitant. Quand la flamande entendit son maître, elle lui dit si naïvement : — Eh ! bien, mademoiselle, où est-elle ? que le vieil espion fut obligé de s’appuyer. Le coup dépassa ses forces. Il entra chez sa fille, finit par s’y évanouir de douleur en trouvant l’appartement vide, et en écoutant le récit de Katt qui lui raconta les circonstances d’un enlèvement aussi habilement combiné que s’il l’eût inventé lui-même. — Allons, se dit-il, il faut plier, je me vengerai plus tard, allons chez Corentin… Voilà la première fois que nous trouvons des adversaires. Corentin laissera ce beau garçon libre de se marier avec des impératrices, s’il veut !… Ah ! je comprends que ma fille l’ait aimé à la première vue… Oh ! le prêtre espagnol s’y connaît… Du courage, papa Peyrade, dégorge ta proie ! Le pauvre père ne se doutait pas du coup affreux qui l’attendait.
Arrivé chez Corentin, Bruno, le domestique de confiance qui connaissait Peyrade, lui dit : — Monsieur est parti…
— Pour long-temps ?
— Pour dix jours !…
— Où ?
— Je ne sais pas !…
— Oh ! mon Dieu, je deviens stupide ! je demande où ?… comme si nous le leur disions, pensa-t-il.
Quelques heures avant le moment où Peyrade allait être réveillé dans sa mansarde de la rue Saint-Georges, Corentin, venu de sa campagne de Passy, se présentait chez le duc de Grandlieu, sous le costume d’un valet de chambre de bonne maison. À une boutonnière de son habit noir se voyait le ruban de la Légion-d’honneur. Il s’était fait une petite figure de vieillard, à cheveux poudrés, très-ridée, blafarde. Ses yeux étaient voilés par des lunettes en écaille. Enfin il avait l’air d’un vieux chef de bureau. Quand il eut dit son nom (monsieur de Saint-Denis) il fut conduit dans le cabinet du duc de Grandlieu, où il trouva Derville, lisant la lettre qu’il avait dictée lui-même à l’un de ses agents, le Numéro chargé des {p. 556} Écritures. Le duc prit à part Corentin pour lui expliquer tout ce que savait Corentin. Monsieur de Saint-Denis écouta froidement, respectueusement, en s’amusant à étudier ce grand seigneur, à pénétrer jusqu’au tuf vêtu de velours, à mettre à jour cette vie, alors et pour toujours, occupée de wisk et de la considération de la maison de Grandlieu. Les grands seigneurs sont si naïfs avec leurs inférieurs, que Corentin n’eut pas beaucoup de questions à soumettre humblement à monsieur de Grandlieu pour en faire jaillir des impertinences.
— Si vous m’en croyez, monsieur, dit Corentin à Derville après avoir été présenté convenablement à l’avoué, nous partirons ce soir même pour Angoulême par la diligence de Bordeaux, qui va tout aussi vite que la malle, nous n’aurons pas à séjourner plus de six heures pour y obtenir les renseignements que veut monsieur le duc. Ne suffit-il pas, si j’ai bien compris Votre Seigneurie, de savoir si la sœur et le beau-frère de monsieur de Rubempré ont pu lui donner douze cent mille francs ?… dit-il en regardant le duc.
— Parfaitement compris, répondit le pair de France.
— Nous pourrons être ici dans quatre jours, reprit Corentin en regardant Derville, et nous n’aurons, ni l’un ni l’autre, laissé nos affaires pour un laps de temps pendant lequel elles pourraient souffrir.
— C’était la seule objection que j’avais à faire à Sa Seigneurie, dit Derville. Il est quatre heures, je rentre dire un mot à mon premier clerc, faire mon paquet de voyage ; et après avoir dîné, je serai à huit heures… Mais aurons-nous des places ? dit-il à monsieur de Saint-Denis en s’interrompant.
— J’en réponds, dit Corentin, soyez à huit heures dans la cour des Messageries du Grand-Bureau. S’il n’y a pas de places, j’en aurai fait faire, car voilà comme il faut servir monseigneur le duc de Grandlieu…
— Messieurs, dit le duc avec une grâce infinie, je ne vous remercie pas encore…
Corentin et l’avoué, qui prirent ce mot pour une phrase de congé, saluèrent et sortirent. Au moment où Peyrade interrogeait le domestique de Corentin, monsieur de Saint-Denis et Derville, placés dans le coupé de la diligence de Bordeaux, s’observaient en silence à la sortie de Paris. Le lendemain matin, d’Orléans à Tours, Derville, ennuyé, devint causeur, et Corentin daigna l’amuser, mais {p. 557} en gardant sa distance ; il lui laissa croire qu’il appartenait à la diplomatie, et s’attendait à devenir consul-général par la protection du duc de Grandlieu. Deux jours après leur départ de Paris, Corentin et Derville arrêtaient à Mansle, au grand étonnement de l’avoué qui croyait aller à Angoulême.
— Nous aurons dans cette petite ville, dit Corentin à Derville, des renseignements positifs sur madame Séchard.
— Vous la connaissez donc ? demanda Derville surpris de trouver Corentin si bien instruit.
— J’ai fait causer le conducteur en m’apercevant qu’il est d’Angoulême, il m’a dit que madame Séchard demeure à Marsac, et Marsac n’est qu’à une lieue de Mansle. J’ai pensé que nous serions mieux placés ici qu’à Angoulême pour démêler la vérité.
— Au surplus, pensa Derville, je ne suis, comme me l’a dit monsieur le duc, que le témoin des perquisitions à faire par cet homme de confiance…
L’auberge de Mansle, appelée La Belle Étoile, avait pour maître un de ces gras et gros hommes qu’on a peur de ne pas retrouver au retour, et qui sont encore, dix ans après, sur le seuil de leur porte, avec la même quantité de chair, le même bonnet de coton, le même tablier, le même couteau, les mêmes cheveux gras, le même triple menton, et qui sont stéréotypés chez tous les romanciers, depuis l’immortel Cervantès jusqu’à l’immortel Walter Scott. Ne sont-ils pas tous pleins de prétentions en cuisine, n’ont-ils pas tous tout à vous servir et ne finissent-ils pas tous par vous donner un poulet étique et des légumes accommodés avec du beurre fort ? Tous vous vantent leurs vins fins, et vous forcent à consommer les vins du pays. Mais depuis son jeune âge, Corentin avait appris à tirer d’un aubergiste des choses plus essentielles que des plats douteux et des vins apocryphes. Aussi se donna-t-il pour un homme très-facile à contenter et qui s’en remettait absolument à la discrétion du meilleur cuisinier de Mansle, dit-il à ce gros homme.
— Je n’ai pas de peine à être le meilleur, je suis le seul, répondit l’hôte.
— Servez-nous dans la salle à côté, dit Corentin en faisant un clignement d’yeux à Derville, et surtout ne craignez pas de mettre le feu à la cheminée, il s’agit de nous débarrasser de l’onglée.
— Il ne faisait pas chaud dans le coupé, dit Derville.
{p. 558} — Y a-t-il loin d’ici à Marsac ? demanda Corentin à la femme de l’aubergiste qui descendit des régions supérieures en apprenant que la diligence avait débarqué chez elle des voyageurs à coucher.
— Monsieur, vous allez à Marsac ? demanda l’hôtesse.
— Je ne sais pas, répondit-il d’un petit ton sec. — La distance d’ici à Marsac est-elle considérable ? redemanda Corentin après avoir laissé le temps à la maîtresse de voir son ruban rouge.
— En cabriolet, c’est l’affaire d’une petite demi-heure, dit la femme de l’aubergiste.
— Croyez-vous que monsieur et madame Séchard y soient en hiver ?…
— Sans aucun doute, ils y passent toute l’année…
— Il est cinq heures, nous les trouverons bien encore debout à neuf heures.
— Oh ! jusqu’à dix heures, ils ont du monde tous les soirs, le curé, monsieur Marron, le médecin.
— C’est de braves gens ! dit Derville.
— Oh ! monsieur, la crème, répondit la femme de l’aubergiste, des gens droits, probes… et pas ambitieux, allez ! Monsieur Séchard, quoiqu’à son aise, aurait eu des millions, à ce qu’on dit, s’il ne s’était pas laissé dépouiller d’une invention qu’il a trouvée dans la papeterie, et dont profitent les frères Cointet…
— Ah ! oui, les frères Cointet ! dit Corentin.
— Tais-toi donc, dit l’aubergiste. Qu’est-ce que cela fait à ces messieurs que monsieur Séchard ait droit ou non à un brevet d’invention pour faire du papier ? ces messieurs ne sont pas des marchands de papier… Si vous comptez passer la nuit chez moi — à la Belle Étoile — dit l’aubergiste en s’adressant à ses deux voyageurs, voici le livre, je vous prierai de vous inscrire. Nous avons un brigadier qui n’a rien à faire et qui passe son temps à nous tracasser…
— Diable, diable, je croyais les Séchard très-riches, dit Corentin pendant que Derville écrivait ses noms et sa qualité d’avoué près le Tribunal de Première Instance de la Seine.
— Il y en a, répondit l’aubergiste, qui les disent millionnaires ; mais vouloir empêcher les langues d’aller, c’est entreprendre d’empêcher la rivière de couler. Le père Séchard a laissé deux cent mille francs de biens au soleil, comme on dit, et c’est assez beau déjà pour un homme qui a commencé par être ouvrier. Eh ! bien, il {p. 559} avait peut-être autant d’économies… — car il a fini par tirer dix à douze mille francs de ses biens. — Donc, une supposition, qu’il ait été assez bête pour ne pas placer son argent pendant dix ans, c’est le compte ! Mais mettez trois cent mille francs, s’il a fait l’usure, comme on l’en soupçonne, voilà toute l’affaire. Cinq cent mille francs, c’est bien loin d’un million. Je ne demanderais pour fortune que la différence, je ne serais pas à la Belle-Étoile.
— Comment, dit Corentin, monsieur David Séchard et sa femme n’ont pas deux ou trois millions de fortune…
— Mais, s’écria la femme de l’aubergiste, c’est ce qu’on donne à messieurs Cointet, qui l’ont dépouillé de son invention, et il n’a pas eu d’eux plus de vingt mille francs… Où donc voulez-vous que ces honnêtes gens aient pris des millions ? ils étaient bien gênés pendant la vie de leur père. Sans Kolb, leur régisseur, et madame Kolb, qui leur est tout aussi dévouée que son mari, ils auraient eu bien de la peine à vivre. Qu’avaient-ils donc, avec la Verberie ?… mille écus de rentes !…
Corentin prit à part Derville et lui dit : — In vino veritas ! la vérité se trouve dans les bouchons. Pour mon compte, je regarde une auberge comme le véritable État Civil d’un pays, le notaire n’est pas plus instruit que l’aubergiste de tout ce qui se passe dans un petit endroit… Voyez ! nous sommes censés connaître les Cointet, Kolb, etc… Un aubergiste est le répertoire vivant de toutes les aventures, il fait la police sans s’en douter. Un gouvernement doit entretenir tout au plus deux cents espions ; car, dans un pays comme la France, il y a dix millions d’honnêtes mouchards. Mais nous ne sommes pas obligés de nous fier à ce rapport, quoique déjà l’on saurait dans cette petite ville quelque chose des douze cent mille francs disparus pour payer la terre de Rubempré… Nous ne resterons pas ici long-temps…
— Je l’espère, dit Derville.
— Voilà pourquoi, reprit Corentin. J’ai trouvé le moyen le plus naturel pour faire sortir la vérité de la bouche des époux Séchard. Je compte sur vous pour appuyer, de votre autorité d’avoué, la petite ruse dont je me servirai pour vous faire entendre un compte clair et net de leur fortune. — Après le dîner, nous partirons pour aller chez monsieur Séchard, dit Corentin à la femme de l’aubergiste, vous aurez soin de nous préparer des lits, nous voulons chacun notre chambre. À la Belle-Étoile, il doit y avoir de la place.
{p. 560} — Oh ! monsieur, dit la femme, nous avons trouvé l’enseigne.
— Oh ! le calembour existe dans tous les départements, dit Corentin, vous n’en avez pas le monopole.
— Vous êtes servis, messieurs, dit l’aubergiste.
— Et, où diable ce jeune homme aurait-il pris son argent ?… L’anonyme aurait-il raison ? serait-ce la monnaie d’une belle fille ? dit Derville à Corentin en s’attablant pour dîner.
— Ah ! ce serait le sujet d’une autre enquête, dit Corentin. Lucien de Rubempré vit, m’a dit monsieur le duc de Chaulieu, avec une juive convertie, qui se faisait passer pour Hollandaise, et nommée Esther Van-Bogseck.
— Quelle singulière coïncidence ! dit l’avoué, je cherche l’héritière d’un Hollandais appelé Gobseck, c’est le même nom avec un changement de consonnes…
— Eh ! bien, dit Corentin, à Paris, je vous aurai des renseignements sur la filiation à mon retour à Paris.
Une heure après, les deux chargés d’affaires de la maison de Grandlieu partaient pour la Verberie, maison de monsieur et madame Séchard. Jamais Lucien n’avait éprouvé des émotions aussi profondes que celles dont il fut saisi à la Verberie par la comparaison de sa destinée avec celle de son beau-frère. Les deux Parisiens allaient y trouver le même spectacle qui, quelques jours auparavant, avait frappé Lucien. Là tout respirait le calme et l’abondance. À l’heure où les deux étrangers devaient arriver, le salon de la Verberie était occupé par une société de cinq personnes : le curé de Marsac, jeune prêtre de vingt-cinq ans qui s’était fait, à la prière de madame Séchard, le précepteur de son fils Lucien ; le médecin du pays, nommé monsieur Marron ; le maire de la commune, et un vieux colonel retiré du service qui cultivait les roses dans une petite propriété, située en face de la Verberie, de l’autre côté de la route. Tous les soirs d’hiver, ces personnes venaient faire un innocent boston à un centime la fiche, prendre les journaux ou rapporter ceux qu’ils avaient lus. Quand monsieur et madame Séchard achetèrent la Verberie, belle maison bâtie en tufau et couverte en ardoises, ses dépendances d’agrément consistaient en un petit jardin de deux arpents. Avec le temps, en y consacrant ses économies, la belle madame Séchard avait étendu son jardin jusqu’à un petit cours d’eau, en sacrifiant les vignes qu’elle achetait et les convertissant en gazons et en massifs. En ce moment, la Verberie, entourée d’un {p. 561} petit parc d’environ vingt arpents, clos de murs, passait pour la propriété la plus importante du pays. La maison de feu Séchard et ses dépendances ne servaient plus qu’à l’exploitation de vingt et quelques arpents de vignes laissés par lui, outre cinq métairies d’un produit d’environ six mille francs, et dix arpents de prés situés de l’autre côté du cours d’eau, précisément en face du parc de la Verberie ; aussi madame Séchard comptait-elle bien les y comprendre l’année prochaine. Déjà, dans le pays, on donnait à la Verberie le nom de château, et l’on appelait Ève Séchard la dame de Marsac. En satisfaisant sa vanité, Lucien n’avait fait qu’imiter les paysans et les vignerons. Courtois, propriétaire d’un moulin assis pittoresquement à quelques portées de fusil des prés de la Verberie, était, dit-on, en marché pour ce moulin avec madame Séchard. Cette acquisition probable allait finir de donner à la Verberie la tournure d’une terre du premier ordre dans le Département. Madame Séchard, qui faisait beaucoup de bien et avec autant de discernement que de grandeur, était aussi estimée qu’aimée. Sa beauté, devenue magnifique, atteignait alors à son plus grand développement. Quoique âgée d’environ vingt-six ans, elle avait gardé la fraîcheur de la jeunesse en jouissant du repos et de l’abondance que donne la vie de campagne. Toujours amoureuse de son mari, elle respectait en lui l’homme de talent assez modeste pour renoncer au tapage de la gloire ; enfin, pour la peindre, il suffit peut-être de dire que, dans toute sa vie, elle n’avait pas à compter un seul battement de cœur qui ne fût inspiré par ses enfants ou par son mari. L’impôt que ce ménage payait au malheur, on le devine, c’était le chagrin profond que causait la vie de Lucien, dans laquelle Ève Séchard pressentait des mystères et les redoutait d’autant plus que, pendant sa dernière visite, Lucien brisa sèchement à chaque interrogation de sa sœur, en lui disant que les ambitieux ne devaient compte de leurs moyens qu’à eux-mêmes. En six ans, Lucien avait vu sa sœur trois fois, et il ne lui avait pas écrit plus de six lettres. Sa première visite à la Verberie eut lieu lors de la mort de sa mère, et la dernière avait eu pour objet de demander le service de ce mensonge si nécessaire à sa politique. Ce fut entre monsieur, madame Séchard et leur frère, le sujet d’une scène assez grave qui laissa des doutes affreux au cœur de cette douce et noble existence.
L’intérieur de la maison, transformé tout aussi bien que l’extérieur, sans présenter de luxe, était comfortable. On en jugera par {p. 562} un coup d’œil rapide jeté sur le salon où se tenait en ce moment la compagnie. Un joli tapis d’Aubusson, des tentures en croisé de coton gris ornées de galons en soie verte, des peintures imitant le bois de Spa, un meuble en acajou sculpté, garni de casimir gris à passementeries vertes, des jardinières pleines de fleurs, malgré la saison, offraient un ensemble doux à l’œil. Les rideaux des fenêtres en soie verte, la garniture de la cheminée, l’encadrement des glaces étaient exempts de ce faux goût qui gâte tout en province. Enfin les moindres détails élégants et propres, tout reposait l’âme et les regards par l’espèce de poésie qu’une femme aimante et spirituelle peut et doit introduire dans son ménage.
Madame Séchard, encore en deuil de son père, travaillait au coin du feu à un ouvrage en tapisserie, aidée par madame Kolb, la femme de charge, sur qui elle se reposait de tous les détails de la maison. Au moment où le cabriolet atteignit aux premières habitations de Marsac, la compagnie habituelle de la Verberie s’augmenta de Courtois, le meunier, veuf de sa femme, qui voulait se retirer des affaires, et qui espérait bien vendre sa propriété à laquelle madame Ève paraissait tenir, et Courtois savait le pourquoi.
— Voilà un cabriolet qui arrête ici ! dit Courtois en entendant à la porte un bruit de la voiture ; et, à la ferraille, on peut présumer qu’il est du pays…
— Ce sera sans doute Postel et sa femme qui viennent me voir, dit le médecin.
— Non, dit Courtois, le cabriolet vient du côté de Mansle.
— Matame, dit Kolb (un grand et gros Alsacien), foissi ein afoué té Baris qui témente à barler à moncière.
— Un avoué !… s’écria Séchard, ce mot-là me donne la colique.
— Merci, dit le maire de Marsac, nommé Cachan, avoué pendant vingt ans à Angoulême, et qui jadis avait été chargé de poursuivre Séchard.
— Mon pauvre David ne changera pas, il sera toujours distrait ! dit Ève en souriant.
— Un avoué de Paris, dit Courtois, vous avez donc des affaires à Paris ?
— Non, dit Ève.
— Vous y avez un frère, dit Courtois en souriant.
— Gare que ce ne soit à cause de la succession du père Séchard, dit Cachan. Il a fait des affaires véreuses, le bonhomme !…
{p. 563} En entrant, Corentin et Derville, après avoir salué la compagnie et décliné leurs noms, demandèrent à parler en particulier à madame Séchard et à son mari.
— Volontiers, dit Séchard. Mais, est-ce pour affaires ?
— Uniquement pour la succession de monsieur votre père, répondit Corentin.
— Permettez alors que monsieur le maire, qui est un ancien avoué d’Angoulême, assiste à la conférence.
— Vous êtes monsieur Derville ?… dit Cachan en regardant Corentin.
— Non, monsieur, c’est monsieur, répondit Corentin en montrant l’avoué qui salua.
— Mais, dit Séchard, nous sommes en famille, nous n’avons rien de caché pour nos voisins, nous n’avons pas besoin d’aller dans mon cabinet où il n’y a pas de feu… Notre vie est au grand jour…
— Celle de monsieur votre père, dit Corentin, a eu quelques mystères que, peut-être, vous ne seriez pas bien aise de publier.
— Est-ce donc une chose qui puisse nous faire rougir ?… dit Ève effrayée.
— Oh ! non, c’est une peccadille de jeunesse, dit Corentin en tendant avec le plus grand sang-froid une de ses mille souricières. Monsieur votre père vous a donné un frère aîné…
— Ah ! le vieil ours ! cria Courtois, il ne vous aimait guère, monsieur Séchard, et il vous a gardé cela, le sournois… Ah ! je comprends maintenant ce qu’il voulait dire, quand il me disait : — Vous en verrez de belles lorsque je serai enterré !
— Oh ! rassurez-vous, monsieur, dit Corentin à Séchard en étudiant Ève par un regard de côté.
— Un frère ! s’écria le médecin, mais voilà votre succession partagée en deux !…
Derville affectait de regarder les belles gravures avant la lettre qui se trouvaient exposées sur les panneaux du salon.
— Oh ! rassurez-vous, madame, dit Corentin en voyant la surprise qui parut sur la belle figure de madame Séchard, il ne s’agit que d’un enfant naturel. Les droits d’un enfant naturel ne sont pas ceux d’un enfant légitime. Cet enfant est dans la plus profonde misère, il a droit à une somme basée sur l’importance de la succession… Les millions laissés par monsieur votre père…
{p. 564} À ce mot, millions, il y eut un cri de l’unanimité la plus complète dans le salon. En ce moment, Derville n’examinait plus les gravures.
— Le père Séchard, des millions ?… dit le gros Courtois. Qui vous a dit cela ? quelque paysan.
— Monsieur, dit Cachan, vous n’appartenez pas au Fisc, ainsi l’on peut vous dire ce qui en est…
— Soyez tranquille, dit Corentin, je vous donne ma parole d’honneur de ne pas être un employé des Domaines.
Cachan, qui venait de faire signe à tout le monde de se taire, laissa échapper un mouvement de satisfaction.
— Monsieur, reprit Corentin, n’y eût-il qu’un million, la part de l’enfant naturel serait encore assez belle. Nous ne venons pas faire un procès, nous venons au contraire vous proposer de nous donner cent mille francs, et nous nous en retournons…
— Cent mille francs !… s’écria Cachan en interrompant Corentin. Mais, monsieur, le père Séchard a laissé vingt arpents de vignes, cinq petites métairies, dix arpents de prés à Marsac, et pas un liard avec…
— Pour rien au monde, s’écria David Séchard en intervenant, je ne voudrais faire un mensonge, monsieur Cachan ; et moins encore en matière d’intérêt qu’en toute autre… Monsieur, dit-il à Corentin et à Derville, mon père nous a laissé outre ces biens… Courtois et Cachan eurent beau faire des signes à Séchard, il ajouta : Trois cent mille francs, ce qui porte l’importance de sa succession à cinq cent mille francs environ.
— Monsieur Cachan, dit Ève Séchard, quelle est la part que la loi donne à l’enfant naturel…
— Madame, dit Corentin, nous ne sommes pas des Turcs, nous vous demandons seulement de nous jurer devant ces messieurs que vous n’avez pas recueilli plus de cent mille écus en argent de la succession de votre beau-père, et nous nous entendrons bien…
— Donnez auparavant votre parole d’honneur, dit l’ancien avoué d’Angoulême à Derville, que vous êtes avoué.
— Voici mon passe-port, dit Derville à Cachan en lui tendant un papier plié en quatre, et monsieur n’est pas, comme vous pourriez le croire, un inspecteur-général des domaines, rassurez-vous, ajouta Derville. Nous avions seulement un intérêt puissant à savoir {p. 565} la vérité sur la succession Séchard, et nous la savons… Derville prit madame Ève par la main, et l’emmena très-courtoisement au bout du salon. — Madame, lui dit-il à voix basse, si l’honneur et l’avenir de la maison de Grandlieu n’étaient intéressés dans cette question, je ne me serais pas prêté à ce stratagème inventé par ce monsieur décoré ; mais vous l’excuserez, il s’agissait de découvrir le mensonge à l’aide duquel monsieur votre frère a surpris la religion de cette noble famille. Gardez-vous bien maintenant de laisser croire que vous avez donné douze cent mille francs à monsieur votre frère pour acheter la terre de Rubempré…
— Douze cent mille francs ! s’écria madame Séchard en pâlissant. Et où les a-t-il pris, lui, le malheureux ?…
— Ah ! voilà, dit Derville, j’ai peur que la source de cette fortune ne soit bien impure.
Ève eut des larmes aux yeux que ses voisins aperçurent.
— Nous vous avons rendu peut-être un grand service, lui dit Derville, en vous empêchant de tremper dans un mensonge dont les suites peuvent être très-dangereuses.
Derville laissa madame Séchard assise, pâle, des larmes sur les joues, et salua la compagnie.
— À Mansle ! dit Corentin au petit garçon qui conduisait le cabriolet.
La diligence allant de Bordeaux à Paris, qui passa dans la nuit, eut une place ; Derville pria Corentin de le laisser en profiter, en objectant ses affaires ; mais, au fond, il se défiait de son compagnon de voyage, dont la dextérité diplomatique et le sang-froid lui parurent être de l’habitude. Corentin resta trois jours à Mansle sans trouver d’occasion pour partir ; il fut obligé d’écrire à Bordeaux et d’y retenir une place pour Paris, où il ne put revenir que neuf jours après son départ.
Pendant ce temps-là, Peyrade allait tous les matins, soit à Passy, soit à Paris, chez Corentin, savoir s’il était revenu. Le huitième jour, il laissa, dans l’un et l’autre domicile, une lettre écrite en chiffres à eux, pour expliquer à son ami le genre de mort dont il était menacé, l’enlèvement de Lydie et l’affreuse destinée à laquelle ses ennemis le vouaient. Attaqué comme jusqu’alors il avait attaqué les autres, Peyrade, privé de Corentin, mais aidé par Contenson, n’en resta pas moins sous son costume de Nabab. Encore que ses invisibles ennemis l’eussent découvert, il pensait {p. 566} assez sagement pouvoir saisir quelques lueurs en demeurant sur le terrain même de la lutte. Contenson avait mis en campagne toutes ses connaissances à la piste de Lydie, il espérait découvrir la maison dans laquelle elle était cachée ; mais, de jour en jour, l’impossibilité, de plus en plus démontrée, de savoir la moindre chose, ajouta d’heure en heure au désespoir de Peyrade. Le vieil espion se fit entourer d’une garde de douze ou quinze agents les plus habiles. On surveillait les alentours de la rue des Moineaux et la rue Taitbout où il vivait en Nabab chez madame du Val-Noble. Pendant les trois derniers jours du délai fatal accordé par Asie pour rétablir Lucien sur l’ancien pied à l’hôtel de Grandlieu, Contenson ne quitta pas le vétéran de l’ancienne Lieutenance-générale de police. Ainsi, la poésie de terreur que les stratagèmes des tribus ennemies en guerre répandent au sein des forêts de l’Amérique, et dont a tant profité Cooper, s’attachait aux plus petits détails de la vie parisienne. Les passants, les boutiques, les fiacres, une personne debout à une croisée, tout offrait aux Hommes-Numéros à qui la défense de la vie du vieux Peyrade était confiée, l’intérêt énorme que présentent dans les romans de Cooper un tronc d’arbre, une habitation de castors, un rocher, la peau d’un bison, un canot immobile, un feuillage à fleur d’eau.
— Si l’Espagnol est parti, vous n’avez rien à craindre, disait Contenson à Peyrade en lui faisant remarquer la profonde tranquillité dont ils jouissaient.
— Et s’il n’est pas parti ? répondait Peyrade.
— Il a emmené un de mes hommes derrière sa calèche ; mais, à Blois, mon homme, forcé de descendre, n’a pu rattraper la voiture.
Cinq jours après le retour de Derville, un matin, Lucien reçut la visite de Rastignac.
— Je suis, mon cher, au désespoir d’avoir à m’acquitter d’une négociation qu’on m’a confiée à cause de notre connaissance intime. Ton mariage est rompu sans que tu puisses jamais espérer de le renouer. Ne remets plus les pieds à l’hôtel de Grandlieu. Pour épouser Clotilde, il faut attendre la mort de son père, et il est devenu trop égoïste pour mourir de sitôt. Les vieux joueurs de wisk tiennent long-temps… sur leur bord… de table. Clotilde va partir pour l’Italie avec Madeleine de Lenoncourt-Chaulieu. La pauvre fille t’aime tant, mon cher, qu’il a fallu la surveiller ; elle voulait {p. 567} venir te voir, elle avait fait son petit projet d’évasion… C’est une consolation dans ton malheur.
Lucien ne répondait pas, il regardait Rastignac.
— Après tout, est-ce un malheur ?… lui dit son compatriote, tu trouveras bien facilement une autre fille aussi noble et plus belle que Clotilde !… Madame de Sérizy te mariera par vengeance, elle ne peut pas souffrir les Grandlieu, qui n’ont jamais voulu la recevoir ; elle a une nièce, la petite Clémence du Rouvre…
— Mon cher, depuis notre dernier souper je ne suis pas bien avec madame de Sérizy, elle m’a vu dans la loge d’Esther, elle m’a fait une scène, et je l’ai laissée faire.
— Une femme de plus de quarante ans ne se brouille pas pour long-temps avec un jeune homme aussi beau que toi, dit Rastignac. Je connais un peu ces couchers de soleil… ça dure dix minutes à l’horizon, et dix ans dans le cœur d’une femme.
— Voici huit jours que j’attends une lettre d’elle.
— Vas-y !
— Maintenant, il le faudra bien.
— Viens-tu, du moins, chez la Val-Noble ? son Nabab rend à Nucingen le souper qu’il en a reçu.
— J’en suis et j’irai, dit Lucien d’un air grave.
Le lendemain de la confirmation de son malheur, dont l’avis fut aussitôt donné par Asie à Carlos, Lucien vint avec Rastignac et Nucingen chez le faux Nabab.
À minuit, l’ancienne salle à manger d’Esther réunissait presque tous les personnages de ce drame dont l’intérêt, caché sous le lit même de ces existences torrentielles, n’était connu que d’Esther, de Lucien, de Peyrade, du mulâtre Contenson et de Paccard, qui vint servir sa maîtresse. Asie avait été priée par madame du Val-Noble, à l’insu de Peyrade et de Contenson, de venir aider sa cuisinière. En se mettant à table, Peyrade, qui donna cinq cents francs à madame du Val-Noble pour bien faire les choses, trouva dans sa serviette un petit papier sur lequel il lut ces mots écrits au crayon : Les dix jours expirent au moment où vous vous mettez à table. Peyrade passa le papier à Contenson, qui se trouvait derrière lui, en lui disant en anglais : — Est-ce toi qui as fourré là mon nom ? Contenson lut à la lueur des bougies ce Mane, Tecel, Pharès, et mit le papier dans sa poche, mais il savait combien il est difficile de vérifier une écriture au crayon et surtout une phrase tracée en lettres {p. 568} majuscules, c’est-à-dire avec des lignes pour ainsi dire mathématiques, puisque les lettres capitales se composent uniquement de courbes et de droites, dans lesquelles il est impossible de reconnaître les habitudes de la main, comme dans l’écriture dite cursive.
Ce souper fut sans aucune gaieté. Peyrade était en proie à une préoccupation visible. Des jeunes viveurs qui savaient égayer un souper, il ne se trouvait là que Lucien et Rastignac. Lucien était fort triste et songeur. Rastignac, qui venait de perdre, avant souper, deux mille francs, buvait et mangeait avec l’idée de se rattraper après le souper. Les trois femmes, frappées de ce froid, se regardèrent. L’ennui dépouilla les mets de leur saveur. Il en est des soupers comme des pièces de théâtre et des livres, ils ont leurs hasards. À la fin du souper on servit des glaces, dites plombières. Tout le monde sait que ces sortes de glaces contiennent de petits fruits confits très-délicats placés à la surface de la glace qui se sert dans un petit verre, sans y affecter la forme pyramidale. Ces glaces avaient été commandées par madame du Val-Noble chez Tortoni, dont le célèbre établissement se trouve au coin de la rue Taitbout et du boulevard. La cuisinière fit appeler le mulâtre pour payer la note du glacier. Contenson, à qui l’exigence du garçon ne parut pas naturelle, descendit et l’aplatit par ce mot : — Vous n’êtes donc pas de chez Tortoni ?… et il remonta sur-le-champ. Mais Paccard avait déjà profité de cette absence pour distribuer les glaces aux convives. À peine le mulâtre atteignait-il la porte de l’appartement qu’un des agents qui surveillaient la rue des Moineaux cria dans l’escalier : — Numéro vingt-sept.
— Qu’y a-t-il ? répondit Contenson en redescendant avec rapidité jusqu’au bas de la rampe.
— Dites au papa que sa fille est rentrée, et dans quel état ! bon Dieu ! qu’il vienne, elle se meurt.
Au moment où Contenson rentra dans la salle à manger, le vieux Peyrade, qui d’ailleurs avait notablement bu, gobait la petite cerise de sa plombière. On portait la santé de madame du Val-Noble, le Nabab remplit son verre d’un vin, dit de Constance, et le vida. Quelque troublé que fût Contenson par la nouvelle qu’il allait apprendre à Peyrade, il fut, en rentrant, frappé de la profonde attention avec laquelle Paccard regardait le Nabab. Les deux yeux du valet de madame de Champy ressemblaient à deux flammes fixes. Cette observation, malgré son importance, ne devait cependant {p. 569} pas retarder le mulâtre, et il se pencha vers son maître au moment où Peyrade replaçait son verre vide sur la table.
— Lydie est à la maison, dit Contenson, et dans un bien triste état.
Peyrade lâcha le plus français de tous les jurons français avec un accent méridional si prononcé que le plus profond étonnement parut sur la figure de tous les convives. En s’apercevant de sa faute, Peyrade avoua son déguisement en disant à Contenson en bon français : — Trouve un fiacre !… je fiche le camp.
Tout le monde se leva de table.
— Qui donc êtes-vous ? s’écria Lucien.
— Ui !… dit le baron.
— Bixiou m’avait soutenu que vous saviez faire l’Anglais mieux que lui, et je ne voulais pas le croire, dit Rastignac.
— C’est quelque banqueroutier découvert, dit du Tillet à haute voix, je m’en doutais !…
— Quel singulier pays que Paris !… dit madame du Val-Noble. Après avoir fait faillite dans son quartier, un marchand y reparaît en nabab ou en dandy aux Champs-Élysées impunément !… Oh ! j’ai du malheur, la faillite est mon insecte.
— On dit que toutes les fleurs ont le leur, dit tranquillement Esther, le mien ressemble à celui de Cléopâtre, un aspic.
— Ce que je suis !… dit Peyrade à la porte. Ah ! vous le saurez, car, si je meurs, je sortirai de mon tombeau pour vous venir tirer par les pieds pendant toutes les nuits !…
En disant ces derniers mots, il regardait Esther et Lucien ; puis il profita de l’étonnement général pour disparaître avec une excessive agilité, car il voulut courir chez lui sans attendre le fiacre. Dans la rue, Asie, enveloppée d’une coiffe noire comme en portaient alors les femmes pour sortir du bal, arrêta l’espion par le bras, au seuil de la porte cochère.
— Envoie chercher les sacrements, papa Peyrade, lui dit-elle de cette voix qui déjà lui avait prophétisé le malheur.
Une voiture était là, Asie y monta, la voiture disparut comme emportée par le vent. Il y avait cinq voitures, les hommes de Peyrade ne purent rien savoir.
En arrivant à sa maison de campagne dans une des places les plus retirées et les plus riantes de la petite ville de Passy, rue des Vignes, Corentin, qui passait pour un négociant dévoré par la {p. 570} passion du jardinage, trouva les chiffres de son ami Peyrade. Au lieu de se reposer, il remonta dans le fiacre qui l’avait amené, se fit conduire rue des Moineaux et n’y trouva que Katt. Il apprit de la Flamande la disparition de Lydie et demeura surpris du défaut de prévoyance que Peyrade et lui avaient eu.
— Ils ne me connaissent pas encore, se dit-il. Ces gens-là sont capables de tout, il faut savoir s’ils tueront Peyrade, car alors je ne me montrerai plus…
Plus sa vie est infâme, plus l’homme y tient ; elle est alors une protestation, une vengeance de tous les instants. Corentin descendit, s’en alla chez lui se déguiser en petit vieillard souffreteux, à petite redingote verdâtre, à petite perruque en chiendent, et revint à pied, ramené par son amitié pour Peyrade. Il voulait donner des ordres à ses Numéros les plus dévoués et les plus habiles. En longeant la rue Saint-Honoré pour venir de la place Vendôme à la rue Saint-Roch, il marcha derrière une fille en pantoufles, et habillée comme l’est une femme pour la nuit. Cette fille, qui portait une camisole blanche, et sur la tête un bonnet de nuit, laissait échapper de temps en temps des sanglots mêlés à des plaintes involontaires ; Corentin la devança de quelques pas et reconnut Lydie.
— Je suis l’ami de votre père, monsieur Canquoëlle, dit-il de sa voix naturelle.
— Ah ! voici donc quelqu’un à qui je puis me fier !… dit-elle.
— N’ayez pas l’air de me connaître, reprit Corentin, car nous sommes poursuivis par de cruels ennemis, et forcés de nous déguiser. Mais racontez-moi ce qui vous est arrivé…
— Oh ! monsieur, dit la pauvre fille, cela se dit et ne se raconte pas… Je suis déshonorée, perdue, sans pouvoir m’expliquer comment !…
— D’où venez-vous ?…
— Je ne sais pas, monsieur ! Je me suis sauvée avec tant de précipitation, j’ai fait tant de rues, tant de détours, en me croyant suivie… Et quand je rencontrais quelqu’un d’honnête, je demandais le chemin pour aller sur les boulevards, afin de gagner la rue de la Paix ! Enfin, après avoir marché pendant… Quelle heure est-il ?
— Onze heures et demie ! dit Corentin.
— Je me suis sauvée à la tombée de la nuit, voici donc cinq heures que je marche !… s’écria Lydie.
{p. 571} — Allons, vous allez vous reposer, vous trouverez votre bonne Katt…
— Oh ! monsieur, il n’y a plus de repos pour moi ! Je ne veux pas d’autre repos que celui de la tombe ; et j’irai l’attendre dans un couvent, si l’on me juge digne d’y entrer…
— Pauvre petite ! vous avez bien résisté ?
— Oui, monsieur. Ah ! si vous saviez au milieu de quelles créatures abjectes on m’a mise…
— On vous a sans doute endormie ?
— Ah ! c’est cela ? dit la pauvre Lydie. Encore un peu de force, et j’atteindrai la maison. Je me sens défaillir, et mes idées ne sont pas très-nettes… Tout à l’heure je me croyais dans un jardin…
Corentin porta Lydie dans ses bras où elle perdit connaissance, et il la monta par les escaliers.
— Katt ! cria-t-il.
Katt parut et jeta des cris de joie.
— Ne vous hâtez pas de vous réjouir ! dit sentencieusement Corentin, cette jeune fille est bien malade.
Quand Lydie eut été posée sur son lit, lorsqu’à la lueur de deux bougies allumées par Katt, elle reconnut sa chambre, elle eut le délire. Elle chanta des ritournelles d’airs gracieux, et tour à tour vociféra certaines phrases horribles qu’elle avait entendues ! Sa belle figure était marbrée de teintes violettes. Elle mêlait les souvenirs de sa vie si pure à ceux de ces dix jours d’infamie. Katt pleurait. Corentin se promenait dans la chambre en s’arrêtant par moments pour examiner Lydie.
— Elle paye pour son père ! dit-il. Y aurait-il une Providence ? — Oh ! ai-je eu raison de ne pas avoir de famille… Un enfant ! c’est, ma parole d’honneur, comme le dit je ne sais quel philosophe, un otage qu’on donne au malheur !…
— Oh ! dit la pauvre enfant en se mettant sur son séant et laissant ses beaux cheveux déroulés, au lieu d’être couchée ici, Katt, je devrais être couchée sur le sable au fond de la Seine…
— Katt, au lieu de pleurer et de regarder votre enfant, ce qui ne la guérira pas, vous devriez aller chercher un médecin, celui de la Mairie d’abord, puis messieurs Desplein et Bianchon… Il faut sauver cette innocente créature…
Et Corentin écrivit les adresses des deux célèbres docteurs. En ce moment, l’escalier fut grimpé par un homme à qui les marches {p. 572} en étaient familières, la porte s’ouvrit. Peyrade, en sueur, la figure violacée, les yeux presque ensanglantés, soufflant comme un dauphin, bondit de la porte de l’appartement à la chambre de Lydie en criant : — Où est ma fille ?…
Il vit un triste geste de Corentin, le regard de Peyrade suivit le geste. On ne peut comparer l’état de Lydie qu’à celui d’une fleur, amoureusement cultivée par un botaniste, tombée de sa tige, écrasée par les souliers ferrés d’un paysan. Transportez cette image dans le cœur même de la Paternité, vous comprendrez le coup que reçut Peyrade, à qui de grosses larmes vinrent aux yeux.
— On pleure, c’est mon père, dit l’enfant.
Lydie put encore reconnaître son père ; elle se souleva, vint se mettre aux genoux du vieillard au moment où il tomba sur un fauteuil.
— Pardon, papa !… dit-elle d’une voix qui perça le cœur de Peyrade au moment où il sentit comme un coup de massue appliqué sur son crâne.
— Je meurs… ah ! les gredins ! fut son dernier mot.
Corentin voulut secourir son ami, il en reçut le dernier soupir.
— Mort empoisonné !… se dit Corentin. — Bon, voici le médecin, s’écria-t-il en entendant le bruit d’une voiture.
Contenson, qui se montra débarbouillé de sa mulâtrerie, resta comme changé en statue de bronze en entendant dire à Lydie : — Tu ne me pardonnes donc pas, mon père ?… Ce n’est pas ma faute ! (Elle ne s’apercevait pas que son père était mort.) — Oh ! quels yeux il me fait !… dit la pauvre folle…
— Il faut les lui fermer, dit Contenson qui plaça feu Peyrade sur le lit.
— Nous faisons une sottise, dit Corentin, emportons-le chez lui ; sa fille est à moitié folle, elle le deviendrait tout à fait en s’apercevant de sa mort, elle croirait l’avoir tué.
En voyant emporter son père, Lydie resta comme hébétée.
— Voilà mon seul ami !… dit Corentin en paraissant ému quand Peyrade fut exposé sur son lit dans sa chambre. Il n’a eu dans toute sa vie qu’une seule pensée cupide ! et ce fut pour sa fille !… Que cela te serve de leçon, Contenson. Chaque état a son honneur. Peyrade a eu tort de se mêler des affaires particulières, nous n’avons qu’à nous occuper des affaires publiques. Mais, quoi qu’il puisse arriver, je jure, dit-il avec un accent, un regard et un geste qui {p. 573} frappèrent Contenson d’épouvante, de venger mon pauvre Peyrade ! Je découvrirai les auteurs de sa mort et ceux de la honte de sa fille !… Et, par mon propre égoïsme, par le peu de jours qui me restent, et que je risque dans cette vengeance, tous ces gens-là finiront leurs jours à quatre heures, en pleine santé, rasés, net, en place de Grève !…
— Et je vous y aiderai ! dit Contenson ému.
Rien n’est en effet plus émouvant que le spectacle de la passion chez un homme froid, compassé, méthodique, en qui, depuis vingt ans, personne n’avait aperçu le moindre mouvement de sensibilité. C’est la barre de fer en fusion, qui fond tout ce qu’elle rencontre. Aussi Contenson eut-il une révolution d’entrailles.
— Pauvre père Canquoëlle ! reprit-il en regardant Corentin, il m’a souvent régalé… Et tenez… — il n’y a que des gens vicieux qui sachent faire de ces choses-là, — souvent il m’a donné dix francs pour aller au jeu…
Après cette oraison funèbre, les deux vengeurs de Peyrade allèrent chez Lydie en entendant Katt et le médecin de la Mairie dans les escaliers.
— Va chez le commissaire de police, dit Corentin, le procureur du roi ne trouverait pas en ceci les éléments d’une poursuite ; mais nous allons faire faire un rapport à la Préfecture, ça pourra servir peut-être à quelque chose. — Monsieur, dit Corentin au médecin de la Mairie, vous allez trouver dans cette chambre un homme mort, je ne crois pas sa mort naturelle, vous ferez l’autopsie en présence de monsieur le commissaire de police, qui, sur mon invitation, va venir. Tâchez de découvrir les traces du poison ; vous serez d’ailleurs assisté dans quelques instants de messieurs Desplein et Bianchon, que j’ai mandés pour examiner la fille de mon meilleur ami dont l’état est pire que celui du père, quoiqu’il soit mort…
— Je n’ai pas besoin, dit le médecin de la Mairie, de ces messieurs pour faire mon métier…
— Ah ! bon, pensa Corentin. — Ne nous heurtons pas, monsieur, reprit Corentin. En deux mots, voici mon opinion. Ceux qui viennent de tuer le père ont aussi déshonoré la fille.
Au jour, Lydie avait fini par succomber à sa fatigue ; elle dormait quand l’illustre chirurgien et le jeune médecin arrivèrent. Le {p. 574} médecin chargé de constater les décès avait alors ouvert Peyrade et cherchait les causes de la mort.
— En attendant que l’on éveille la malade, dit Corentin aux deux célèbres docteurs, voudriez-vous aider un de vos confrères dans une constatation qui certainement aura de l’intérêt pour vous, et votre avis ne sera pas de trop au procès-verbal.
— Votre parent est mort d’apoplexie, dit le médecin, il y a les preuves d’une congestion cérébrale effrayante…
— Examinez, messieurs, dit Corentin, et cherchez s’il n’y a pas dans la Toxicologie des poisons qui produisent le même effet.
— L’estomac, dit le médecin, était absolument plein de matières ; mais, à moins de les analyser avec des appareils chimiques, je ne vois aucune trace de poison.
— Si les caractères de la congestion cérébrale sont bien reconnus, il y a là, vu l’âge du sujet, une cause suffisante de mort, dit Desplein en montrant l’énorme quantité d’aliments…
— Est-ce ici qu’il a mangé ? demanda Bianchon.
— Non, dit Corentin, il est venu du boulevard ici rapidement, et il a trouvé sa fille violée…
— Voilà le vrai poison, s’il aimait sa fille ; dit Bianchon.
— Quel serait le poison qui pourrait produire cet effet-là ? demanda Corentin sans abandonner son idée.
— Il n’y en a qu’un, dit Desplein après avoir examiné tout avec soin. C’est un poison de l’archipel de Java, pris à des arbustes assez peu connus encore, de la nature des Strychnos, et qui servent à empoisonner ces armes si dangereuses… les Kris malais… On le dit, du moins…
Le commissaire de police arriva, Corentin lui fit part de ses soupçons, le pria de rédiger un rapport en lui disant dans quelle maison et avec quels gens Peyrade avait soupé ; puis il l’instruisit du complot formé contre les jours de Peyrade et des causes de l’état où se trouvait Lydie. Après, Corentin passa dans l’appartement de la pauvre fille, où Desplein et Bianchon examinaient la malade ; mais il les rencontra sur le pas de la porte.
— Eh ! bien, messieurs ! demanda Corentin.
— Placez cette fille-là dans une maison de santé, si elle ne recouvre pas la raison en accouchant, si toutefois elle devient grosse, elle finira ses jours folle-mélancolique. Il n’y a pas, pour la {p. 575} guérison, d’autre ressource que dans le sentiment maternel, s’il se réveille…
Corentin donna quarante francs en or à chaque docteur, et se tourna vers le commissaire de police, qui le tirait par la manche.
— Le médecin prétend que la mort est naturelle, dit le fonctionnaire, et je puis d’autant moins faire un rapport qu’il s’agit du père Canquoëlle, il se mêlait de bien des affaires, et nous ne saurions pas trop à qui nous nous attaquerions… Ces gens-là meurent souvent par ordre…
— Je me nomme Corentin, dit Corentin à l’oreille du commissaire de police.
Le commissaire laissa échapper un mouvement de surprise.
— Donc, faites une note, reprit Corentin, elle sera très-utile plus tard, et ne l’envoyez qu’à titre de renseignements confidentiels. Le crime est improuvable, et je sais que l’instruction serait arrêtée au premier pas… Mais je livrerai quelque jour les coupables, je vais les surveiller et les prendre en flagrant délit.
Le commissaire de police salua Corentin et partit.
— Monsieur, dit Katt, mademoiselle ne fait que chanter et danser, que faire ?…
— Mais il est donc survenu quelque chose ?…
— Elle a su que son père venait de mourir…
— Mettez-la dans un fiacre et conduisez-la tout bonnement à Charenton ; je vais écrire un mot au Directeur Général de la Police du Royaume afin qu’elle y soit placée convenablement. La fille à Charenton, le père dans la fosse commune, dit Corentin. Contenson, va commander le char des pauvres… Maintenant, à nous deux, don Carlos Herrera !…
— Carlos ! dit Contenson, il est en Espagne.
— Il est à Paris ! dit péremptoirement Corentin. Il y a là du génie espagnol du temps de Philippe II, mais j’ai des traquenards pour tout le monde, même pour les rois.
Cinq jours après la disparition du Nabab, madame du Val-Noble était, à neuf heures du matin, assise au chevet du lit d’Esther et y pleurait, car elle se sentait sur un des versants de la misère.
— Si, du moins, j’avais cent louis de rentes ! Avec cela, ma chère, on se retire dans une petite ville quelconque, et on y trouve à se marier…
— Je puis te les faire avoir, dit Esther.
{p. 576} — Et comment ? s’écria madame du Val-Noble.
— Oh ! bien naturellement. Écoute. Tu vas vouloir te tuer, joue bien cette comédie-là ; tu feras venir Asie, et tu lui proposeras dix mille francs contre deux perles noires en verre très-mince où se trouve un poison qui tue en une seconde ; tu me les apporteras, je t’en donne cinquante mille francs…
— Pourquoi ne les demandes-tu pas toi-même ? dit madame du Val-Noble.
— Asie ne me les vendrait pas.
— Ce n’est pas pour toi ?… dit madame du Val-Noble.
— Peut-être.
— Toi ! qui vis au milieu de la joie, du luxe, dans une maison à toi ! la veille d’une fête dont on parlera pendant dix ans ! qui coûte à Nucingen vingt mille francs. On mangera, dit-on, des fraises au mois de février, des asperges, des raisins… des melons… Il y aura pour mille écus de fleurs dans les appartements.
— Que dis-tu donc ? il y a pour mille écus de roses dans l’escalier seulement.
— On dit que ta toilette coûte dix mille francs ?
— Oui, ma robe est en point de Bruxelles, et Delphine, sa femme, est furieuse. Mais j’ai voulu avoir un déguisement de mariée.
— Où sont les dix mille francs ? dit madame du Val-Noble.
— C’est toute ma monnaie, dit Esther en souriant. Ouvre ma toilette, ils sont sous mon papier à papillottes…
— Quand on parle de mourir, on ne se tue guère, dit madame du Val-Noble. Si c’était pour commettre…
— Un crime, va donc ! dit Esther en achevant la pensée de son amie qui hésitait. Tu peux être tranquille, reprit Esther, je ne veux tuer personne. J’avais une amie, une femme bien heureuse, elle est morte, je la suivrai… voilà tout.
— Es-tu bête !…
— Que veux-tu, nous nous l’étions promis.
— Laisse-toi protester ce billet-là, dit l’amie en souriant.
— Fais ce que je te dis, et va-t’en. J’entends une voiture qui arrive, et c’est Nucingen, un homme qui deviendra fou de bonheur ! Il m’aime, celui-là… Pourquoi n’aime-t-on pas ceux qui nous aiment, car enfin ils font tout pour nous plaire.
— Ah ! voilà, dit madame du Val-Noble, c’est l’histoire du hareng qui est le plus intrigant des poissons.
{p. 577} — Pourquoi ?…
— Eh ! bien, on n’a jamais pu le savoir.
— Mais, va-t’en donc, ma biche ! Il faut que je demande tes cinquante mille francs.
— Eh ! bien, adieu…
Depuis trois jours, les manières d’Esther avec le baron de Nucingen avaient entièrement changé. Le singe était devenu chatte, et la chatte devenait femme. Esther versait sur ce vieillard des trésors d’affection, elle se faisait charmante. Ses discours, dénués de malice et d’âcreté, pleins d’insinuations tendres, avaient porté la conviction dans l’esprit du lourd banquier, elle l’appelait Fritz, il se croyait aimé.
— Mon pauvre Fritz, je t’ai bien éprouvé, dit-elle, je t’ai bien tourmenté, tu as été sublime de patience, tu m’aimes, je le vois, et je t’en récompenserai. Tu me plais maintenant, et je ne sais pas comment cela s’est fait, mais je te préférerais à un jeune homme. C’est peut-être l’effet de l’expérience. À la longue on finit par s’apercevoir que le plaisir est la fortune de l’âme, et ce n’est pas plus flatteur d’être aimé pour le plaisir que d’être aimé pour son argent… Et puis, les jeunes gens sont trop égoïstes, ils pensent plus à eux qu’à nous ; tandis que toi tu ne penses qu’à moi. Je suis toute ta vie. Aussi, ne veux-je plus rien de toi, je veux te prouver à quel point je suis désintéressée.
— Che ne vus ai rien tonné, répondit le baron charmé, che gomde fus abborder temain drande mil vrancs te rendes… c’ede mon gâteau te noces…
Esther embrassa si gentiment Nucingen qu’elle le fit pâlir, sans pilules.
— Oh ! dit-elle, n’allez pas croire que ce soit pour vos trente mille francs de rente que je suis ainsi, c’est parce que maintenant… je t’aime, mon gros Frédéric…
— Oh ! mon tié, birguoi m’afoir ébroufé… ch’eusse édé si hireux tébuis drois mois…
— Est-ce en trois pour cent ou en cinq ? ma bichette, dit Esther en passant les mains dans les cheveux de Nucingen et les lui arrangeant à sa fantaisie.
— En drois… ch’en affais tes masses.
Le baron apportait donc ce matin l’inscription sur le Grand-Livre ; il venait déjeuner avec sa chère petite fille, prendre ses ordres pour le lendemain, le fameux samedi, le grand jour !
{p. 578} — Dennez, ma bedide phâme, ma seile phâme, dit joyeusement le banquier dont la figure rayonnait de bonheur, foissi te guoi bayer fos tébenses te guisine bir le resdant te fos churs…
Esther prit le papier sans la moindre émotion, elle le plia, le mit dans sa toilette.
— Vous voilà bien content, monstre d’iniquité, dit-elle en donnant une petite tape sur la joue de Nucingen, de me voir acceptant enfin quelque chose de vous. Je ne puis plus vous dire vos vérités, car je partage le fruit de ce que vous appelez vos travaux… Ce n’est pas un cadeau, ça, mon pauvre garçon, c’est une restitution… Allons, ne prenez pas votre figure de Bourse. Tu sais bien que je t’aime.
— Ma pelle Esder, mon anche t’amur, dit le banquier, ne me barlez blis ainsi… dennez… ça me seraid écal que la derre endière me brît bir ein folleire, si j’édais ein honnêde ôme à fos yex… Je vus âme tuchurs te blis en blis.
— C’est mon plan, dit Esther. Aussi ne te dirai-je plus jamais rien qui te chagrine, mon bichon d’éléphant, car tu es devenu candide comme un enfant… Parbleu, gros scélérat, tu n’as jamais eu d’innocence, il fallait bien que ce que tu en as reçu en venant au monde reparût à la surface ; mais elle était enfoncée si avant qu’elle n’est revenue qu’à soixante-six ans passés… et amenée par le croc de l’amour. Ce phénomène a lieu chez les très-vieillards… Et voilà pourquoi j’ai fini par t’aimer, tu es jeune, très-jeune… Il n’y a que moi qui aurai connu ce Frédéric-là… moi seule !… car tu étais banquier à quinze ans… Au collége, tu devais prêter à tes camarades une bille à la condition d’en rendre deux… (Elle sauta sur ses genoux en le voyant rire.) — Eh ! bien, tu feras ce que tu voudras ! Hé ! mon Dieu, pille les hommes… va, je t’y aiderai. Les hommes ne valent pas la peine d’être aimés, Napoléon les tuait comme des mouches. Que ce soit à toi ou au budget que les Français payent des contributions, qu’é que ça leur fait !… On ne fait pas l’amour avec le Budget, et ma foi… — va, j’y ai bien réfléchi, tu as raison… — tonds les moutons, c’est dans l’Évangile selon Béranger… Embrassez votre Esder… Ah ! dis donc, tu donneras à cette pauvre Val-Noble tous les meubles de l’appartement de la rue Taitbout ! Et puis, demain, tu lui offriras cinquante mille francs… ça te posera {p. 579} bien, vois-tu, mon chat. Tu as tué Falleix, on commence à crier après toi… Cette générosité-là paraîtra babylonienne… et toutes les femmes parleront de toi. Oh !… il n’y aura que toi de grand, de noble dans Paris, et le monde est ainsi fait que l’on oubliera Falleix. Ainsi c’est, après tout, de l’argent placé en considération !…
— Ti has réson, mon anche, ti gonnais le monte, répondit-il, ti seras mon gonzeil.
— Hé ! bien, reprit-elle, tu vois comme je pense aux affaires de mon homme, à sa considération, à son honneur… Va, va me chercher les cinquante mille francs…
Elle voulait se débarrasser de monsieur de Nucingen pour faire venir un Agent de change et vendre le soir même à la Bourse l’inscription.
— Et birquoi doud te zuite ?… demanda-t-il.
— Dame, mon chat, il faut les offrir dans une petite boîte en satin, et en envelopper un éventail. Tu lui diras : — Voici, madame, un éventail qui, j’espère, vous fera plaisir… On croit que tu n’es qu’un Turcaret, tu passeras Baujon !
— Jarmand ! jarmand ! s’écria le baron, ch’aurai tonc te l’esbrit maindenant !… Ui, che rebède fos mods…
Au moment où la pauvre Esther s’asseyait, fatiguée de l’effort qu’elle faisait pour jouer son rôle, Europe entra.
— Madame, dit-elle, voici un commissionnaire envoyé du quai Malaquais par Célestin, le valet de chambre de monsieur Lucien…
— Qu’il entre !… mais non, je vais dans l’antichambre.
— Il a une lettre de Célestin pour madame.
Esther se précipita dans son antichambre, elle regarda le commissionnaire, et vit en lui le commissionnaire pur-sang.
— Dis-lui de descendre !… dit Esther d’une voix faible en se laissant aller sur une chaise après avoir lu la lettre. Lucien veut se tuer… ajouta-t-elle à l’oreille d’Europe. Monte-lui la lettre d’ailleurs.
Carlos Herrera, qui conservait son costume de commis-voyageur, descendit aussitôt, et son regard se porta sur-le-champ sur le commissionnaire en trouvant dans l’antichambre un étranger. — Tu m’avais dit qu’il n’y avait personne, dit-il dans l’oreille d’Europe. Et par un excès de prudence il passa sur-le-champ dans le salon {p. 580} après avoir examiné le commissionnaire. Trompe-la-Mort ne savait pas que depuis quelque temps le fameux chef du service de sûreté qui l’avait arrêté dans la Maison-Vauquer avait un rival. Ce rival était le commissionnaire, que l’on désignait comme devant le remplacer.
— On a raison, dit le faux commissionnaire à Contenson qui l’attendait dans la rue. Celui que vous m’avez dépeint est dans la maison ; mais ce n’est pas un Espagnol, et je mettrais ma main au feu qu’il y a de notre gibier sous cette soutane.
— Il n’est pas plus prêtre qu’il n’est Espagnol, dit Contenson.
— J’en suis sûr, dit l’agent de la Brigade de sûreté.
— Oh ! si nous avions raison !… dit Contenson.
Lucien était en effet resté deux jours absent, et l’on avait profité de cette absence pour tendre ce piége ; mais il revint le soir même, et les inquiétudes d’Esther se calmèrent.
Le lendemain matin, à l’heure où la courtisane sortit du bain et se remit dans son lit, son amie arriva.
— J’ai les deux perles ! dit la Val-Noble.
— Voyons ? dit Esther en se soulevant et enfonçant son joli coude sur un oreiller garni de dentelles.
Madame du Val-Noble tendit à son amie deux espèces de groseilles noires. Le baron avait donné à Esther deux de ces levrettes, d’une race célèbre, et qui finira par porter le nom du grand poète contemporain qui les a mises à la mode ; aussi la courtisane, très-fière de les avoir obtenues, leur avait-elle conservé les noms de leurs aïeux, Roméo et Juliette. Il est inutile de parler de la gentillesse, de la blancheur, de la grâce de ces animaux, faits pour l’appartement et dont les mœurs avaient quelque chose de la discrétion anglaise. Esther appela Roméo, Roméo accourut sur ses pattes si flexibles et si minces, si fermes et si nerveuses36 que vous eussiez dit des tiges d’acier, et il regarda sa maîtresse. Esther fit le geste de lui jeter une des deux perles pour éveiller son attention.
— Son nom le destine à mourir ainsi ! dit Esther en jetant la perle que Roméo brisa entre ses dents.
Le chien ne jeta pas un cri, il tourna sur lui-même pour tomber roide mort. Ce fut fait pendant qu’Esther disait la phrase d’oraison funèbre.
— Ah ! mon Dieu ! cria madame du Val-Noble.
— Tu as un fiacre, emporte feu Roméo, dit Esther, sa mort {p. 581} ferait un esclandre ici, je te l’aurai donné, tu l’auras perdu, fais une affiche. Dépêche-toi, tu auras ce soir tes cinquante mille francs.
Ce fut dit si tranquillement et avec une si parfaite insensibilité de courtisane, que madame du Val-Noble s’écria : — Tu es bien notre reine !
— Viens de bonne heure, et sois belle…
À cinq heures du soir, Esther fit une toilette de mariée. Elle mit sa robe de dentelle sur une jupe de satin blanc, elle eut une ceinture blanche, des souliers de satin blanc, et sur ses belles épaules une écharpe en point d’Angleterre. Elle se coiffa en camélias blancs naturels, en imitant une coiffure de jeune vierge. Elle montrait sur sa poitrine un collier de perles de trente mille francs donné par Nucingen. Quoique sa toilette fût finie à six heures, elle ferma sa porte à tout le monde, même à Nucingen. Europe savait que Lucien devait être introduit dans la chambre à coucher. Lucien arriva sur les sept heures, Europe trouva moyen de le faire entrer chez madame sans que personne s’aperçût de son arrivée.
Lucien, à l’aspect d’Esther, se dit : — Pourquoi ne pas aller vivre avec elle à Rubempré, loin du monde, sans jamais revenir à Paris !… J’ai cinq ans d’arrhes sur cette vie, et la chère créature est de caractère à ne jamais se démentir !… Et où trouver un pareil chef-d’œuvre ?
— Mon ami, vous de qui j’ai fait mon dieu, dit Esther en pliant un genou sur un coussin devant Lucien, bénissez-moi…
Lucien voulut relever Esther et l’embrasser en lui disant : — Qu’est-ce que c’est que cette plaisanterie, mon cher amour ? Et il essaya de prendre Esther par la taille ; mais elle se dégagea par un mouvement qui peignait autant de respect que d’horreur.
— Je ne suis plus digne de toi, Lucien, dit-elle en laissant rouler des larmes dans ses yeux, je t’en supplie, bénis-moi et jure-moi d’établir à l’Hôtel-Dieu une fondation de deux lits… Car, pour des prières à l’église, Dieu ne me pardonnera jamais qu’à moi-même… Je t’ai trop aimé, mon ami. Enfin, dis-moi que je t’ai rendu heureux, et que tu penseras quelquefois à moi… dis ?
Lucien aperçut tant de solennelle bonne foi chez Esther qu’il resta pensif.
— Tu veux te tuer ! dit-il enfin d’un son de voix qui dénotait une profonde méditation.
{p. 582} — Non, mon ami, mais aujourd’hui, vois-tu, c’est la mort de la femme pure, chaste, aimante que tu as eue… Et j’ai bien peur que le chagrin ne me tue.
— Pauvre enfant, attends ! dit Lucien, j’ai fait depuis deux jours bien des efforts, j’ai pu parvenir jusqu’à Clotilde.
— Toujours Clotilde !… dit Esther avec un accent de rage concentrée.
— Oui, reprit-il, nous nous sommes écrit… Mardi matin, elle part, mais j’aurai sur la route d’Italie une entrevue avec elle, à Fontainebleau…
— Ah ! çà, que voulez-vous donc, vous autres, pour femmes ?… des voliges !… cria la pauvre Esther. Voyons, si j’avais sept ou huit millions, ne m’épouserais-tu pas ?…
— Enfant ! j’allais te dire que si tout est fini pour moi, je ne veux pas d’autre femme que toi…
Esther baissa la tête pour ne pas montrer sa soudaine pâleur et les larmes qu’elle essuya.
— Tu m’aimes ?… dit-elle en regardant Lucien avec une douleur profonde. Eh ! bien, voilà ma bénédiction. Ne te compromets pas, va par la porte dérobée et fais comme si tu venais de l’antichambre au salon. Baise-moi au front, dit-elle. Elle prit Lucien, le serra sur son cœur avec rage et lui dit : Sors !… sors ou je vis.
Quand la mourante parut dans le salon, il se fit un cri d’admiration. Les yeux d’Esther renvoyaient l’infini dans lequel l’âme se perdait en les voyant. Le noir bleu de sa chevelure fine faisait valoir les camélias. Enfin tous les effets que cette fille sublime avait cherchés furent obtenus. Elle n’eut pas de rivales. Elle parut comme la suprême expression du luxe effréné dont les créations l’entouraient. Elle fut d’ailleurs étincelante d’esprit. Elle commanda l’orgie avec la puissance froide et calme que déploie Habeneck au Conservatoire dans ces concerts où les premiers musiciens de l’Europe atteignent au sublime de l’exécution en interprétant Mozart et Beethoven. Elle observait cependant avec effroi que Nucingen mangeait peu, ne buvait pas, et faisait le maître de la maison. À minuit, personne n’avait sa raison. On cassa les verres pour qu’ils ne servissent plus jamais. Deux rideaux de pékin peint furent déchirés. Bixiou se grisa pour la seule fois de sa vie. Personne ne pouvant se tenir debout, les femmes étant endormies sur les divans, les convives ne purent réaliser la {p. 583} plaisanterie arrêtée, à l’avance entre eux, de conduire Esther et Nucingen à la chambre à coucher, rangés sur deux lignes, ayant tous des candélabres à la main, et chantant le Buona sera du Barbier de Séville. Nucingen donna seul la main à Esther ; quoique gris, Bixiou, qui les aperçut, eut encore la force de dire, comme Rivarol à propos du dernier mariage du duc de Richelieu : — Il faudrait prévenir le préfet de police… il va se faire un mauvais coup ici… Le railleur croyait railler, il était prophète.
Monsieur de Nucingen ne se montra chez lui que lundi vers midi ; mais, à une heure, son Agent de change lui apprit que mademoiselle Esther Van-Gobseck avait fait vendre l’inscription de trente mille francs de rentes dès vendredi, et qu’elle venait d’en toucher le prix.
— Mais, monsieur le baron, dit-il, le premier clerc de Maître Derville est venu chez moi au moment où je parlais de ce transfert ; et, après avoir vu les véritables noms de mademoiselle Esther, il m’a dit qu’elle héritait d’une fortune de sept millions.
— Pah !
— Oui, elle serait l’unique héritière du vieil escompteur Gobseck… Derville va vérifier les faits. Si la mère de votre maîtresse est la belle Hollandaise, elle hérite…
— Chè le sais, dit le banquier, ele m’a ragondé sa fie… Che fais égrire ein mod à Terfile !…
Le baron se mit à son bureau, fit un petit billet à Derville, et l’envoya par un de ses domestiques. Puis, après la Bourse, il revint sur les trois heures chez Esther.
— Madame a défendu de l’éveiller sous quelque prétexte que ce soit, elle s’est couchée, elle dort…
— Ah ! tiaple, s’écria le baron. Irobe, èle ne se vacherait bas t’abbrentre qu’ele tefiient rigissime… Elle héride te sedde milions. Le fieux Copseck ed mord et laisse ces sedde milions, et da maîtresse ed son inique héridière, sa mère édant la brobre niaise te Cobseck qui t’aillers a vaid ein desdament. Che ne boufais bas subssonner qu’ein milionaire, gomme lui, laissâd Esder tans le missèrre…
— Ah ! bien, votre règne est bien fini, vieux saltimbanque ! lui dit Europe en regardant le baron avec une effronterie digne d’une servante de Molière. Hue ! vieux corbeau d’Alsace !… Elle vous {p. 584} aime à peu près comme on aime la peste !… Dieu de Dieu ! des millions !… mais elle peut épouser son amant ! Oh ! sera-t-elle contente !
Et Prudence Servien laissa le baron de Nucingen exactement foudroyé, pour aller annoncer, elle la première ! ce coup du sort à sa maîtresse. Le vieillard, ivre de voluptés surhumaines, et qui croyait au bonheur, venait de recevoir une douche d’eau froide sur son amour au moment où il atteignait au plus haut degré d’incandescence.
— Ele me drombait !… s’écria-t-il les larmes aux yeux. Ele me drombait !… ô Esder… ô ma fie… Bedde que che suis ! Te bareilles fleirs groissent-êles chamais pir tes fieillards… Che buis doute ageder, egcebdé te la chênesse !… Ô mon tié !… que vaire ? que tefenir. Ele a réson, cedde grielle Irobe ? — Esder rige m’échabbe… vaud-ile hâler se bantre ? Qu’ed la fie sans la flâme tifine ti blézir que c’hai goûdé ?… Mon tié…
Et le Loup-cervier s’arracha le faux toupet qu’il mêlait à ses cheveux gris depuis trois mois. Un cri perçant jeté par Europe fit tressaillir Nucingen jusque dans ses entrailles. Le pauvre banquier se leva, marcha les jambes avinées par la coupe du Désenchantement qu’il venait de vider, car rien ne grise comme le vin du malheur. Dès la porte de la chambre, il aperçut Esther roide sur son lit, bleuie par le poison, morte !… Il alla jusqu’au lit, et tomba sur ses genoux.
— Ti has réson, elle l’avait tid !… Èle ed morde te moi…
Paccard, Asie, toute la maison accourut. Ce fut un spectacle, une surprise et non une désolation. Il y eut chez les gens un peu d’incertitude. Le baron redevint banquier, il eut un soupçon, et il commit l’imprudence de demander où étaient les sept cent cinquante mille francs de la rente. Paccard, Asie et Europe, se regardèrent alors d’une si singulière manière que monsieur de Nucingen sortit aussitôt, en croyant à un vol et à un assassinat. Europe, qui aperçut un paquet enveloppé dont la mollesse lui révéla des billets de banque sous l’oreiller de sa maîtresse, se mit à l’arranger en morte, dit-elle.
— Va prévenir monsieur, Asie !… Mourir avant d’avoir su qu’elle avait sept millions ! Gobseck était l’oncle de feu madame !… {p. 585} s’écria-t-elle.
La manœuvre d’Europe fut saisie par Paccard. Dès qu’Asie eut tourné le dos, Europe décacheta le paquet, sur lequel la pauvre courtisane avait écrit : À remettre à monsieur Lucien de Rubempré ! Sept cent cinquante billets de mille francs reluisirent aux yeux de Prudence Servien, qui s’écria : — Ne serait-on pas heureux et honnête pour le restant de ses jours !…
Paccard ne répondit rien, sa nature de voleur fut plus forte que son attachement à Trompe-la-Mort.
— Durut est mort, répondit-il en prenant la somme, mon épaule est encore avant la lettre, décampons ensemble, partageons la somme afin de ne pas mettre tous les œufs dans un panier, et marions-nous.
— Mais où se cacher ? dit Prudence.
— Dans Paris, répondit Paccard.
Prudence et Paccard descendirent aussitôt avec la rapidité de deux honnêtes gens changés en voleurs.
— Mon enfant, dit Trompe-la-Mort à la Malaise dès qu’elle lui eut dit les premiers mots, trouve une lettre d’Esther pendant que je vais écrire un testament en bonne forme, et tu porteras à Girard le modèle de testament et la lettre ; mais qu’il se dépêche, il faut glisser le testament sous l’oreiller d’Esther avant qu’on ne mette les scellés ici.
Et il minuta le testament suivant :
N’ayant jamais aimé dans le monde d’autre personne que monsieur Lucien Chardon de Rubempré, et ayant résolu de mettre fin à mes jours plutôt que de retomber dans le vice et dans la vie infâme d’où sa charité m’a tirée, je donne et lègue audit Lucien Chardon de Rubempré tout ce que je possède au jour de mon décès, à condition de fonder une messe à la paroisse de Saint-Roch à perpétuité pour le repos de celle qui lui a tout donné, même sa dernière pensée.
ESTHER GOSBECK.
— C’est assez son style, se dit Trompe-la-Mort.
À sept heures du soir le testament, écrit et cacheté, fut mis par Asie sous le chevet d’Esther.
— Jacques, dit-elle en remontant avec précipitation, au moment où je sortais de la chambre, la Justice arrivait…
— Tu veux dire, le juge de paix…
— Non, fillot ; il y avait bien le Juge de paix, mais il se {p. 586} trouve accompagné de gendarmes. Le Procureur du Roi et le Juge d’Instruction y sont, les portes sont gardées.
— Cette mort a fait du tapage bien promptement, dit Collin.
— Tiens, Europe et Paccard n’ont point reparu, j’ai peur qu’ils n’aient effarouché les sept cent cinquante mille francs, lui dit Asie.
— Ah ! les canailles !… dit Trompe-la-Mort. Avec leur carotage, ils nous perdent !…
La justice humaine, et la justice de Paris, c’est-à-dire la plus défiante, la plus spirituelle, la plus habile, la plus instruite de toutes les justices, trop spirituelle même, car elle interprète à chaque instant la loi, mettait enfin la main sur les conducteurs de cette horrible intrigue. Le baron de Nucingen, en reconnaissant les effets du poison, et ne trouvant pas ses sept cent cinquante mille francs, pensa que l’un des personnages odieux qui lui déplaisaient beaucoup, Paccard ou Europe, était coupable du crime. Dans son premier moment de fureur, il courut à la Préfecture de Police. Ce fut un coup de cloche qui rassembla tous les Numéros de Corentin. La Préfecture, le Parquet, le Commissaire de police, le Juge de paix, le Juge d’Instruction, tout fut sur pied. À neuf heures du soir, trois médecins mandés assistaient à une autopsie de la pauvre Esther, et les perquisitions commençaient ! Trompe-la-Mort, averti par Asie, s’écria : — L’on ne me sait pas ici, je puis me donner de l’air ! Il s’éleva par le châssis à tabatière de sa mansarde, et fut, avec une agilité sans pareille, debout sur le toit, où il se mit à étudier les alentours avec le sang-froid d’un couvreur. — Bon, se dit-il en apercevant à cinq maisons de là, rue de Provence, un jardin, j’ai mon affaire…
— Tu es servi, Trompe-la-Mort ! lui répondit Contenson qui sortit de derrière un tuyau de cheminée. Tu expliqueras à monsieur Camusot quelle messe tu vas dire sur les toits, monsieur l’abbé, mais surtout pourquoi tu te sauvais…
— J’ai des ennemis en Espagne, dit Carlos Herrera.
— Allons-y par ta mansarde, en Espagne, lui dit Contenson.
Le faux Espagnol eut l’air de céder, mais, après s’être arcbouté sur l’appui du châssis à tabatière, il prit et lança Contenson avec tant de violence que l’espion alla tomber au milieu du ruisseau de la rue Saint-Georges. Contenson mourut sur son champ d’honneur. Jacques Collin rentra tranquillement dans sa mansarde, où il se mit au lit.
{p. 587} — Donne-moi quelque chose qui me rende bien malade, sans me tuer, dit-il à Asie, car il faut que je sois à l’agonie pour pouvoir ne rien répondre aux curieux. Ne crains rien, je suis prêtre et je resterai prêtre. Je viens de me défaire, et naturellement, d’un de ceux qui peuvent me démasquer37.
À sept heures du soir, la veille, Lucien était parti dans son cabriolet en poste avec un passe-port pris le matin pour Fontainebleau, où il coucha dans la dernière auberge du côté de Nemours. Vers six heures du matin, le lendemain, il s’en alla seul, à pied, dans la forêt où il marcha jusqu’à Bouron.
— C’est là, se dit-il, en s’asseyant sur une des roches d’où se découvre le beau paysage de Bouron, l’endroit fatal où Napoléon espéra faire un effort gigantesque, l’avant-veille de son abdication.
Au jour, il entendit le bruit d’une voiture de poste et vit passer un briska où se trouvaient les gens de la jeune duchesse de Lenoncourt-Chaulieu et la femme de chambre de Clotilde de Grandlieu.
— Les voilà, se dit Lucien, allons, jouons bien cette comédie, et je suis sauvé, je serai le gendre du duc malgré lui.
Une heure après, la berline où étaient les deux femmes fit entendre ce roulement si facile à reconnaître d’une voiture de voyage élégante. Les deux dames avaient demandé qu’on enrayât à la descente de Bouron, et le valet de chambre qui se trouvait derrière fit arrêter la berline. En ce moment, Lucien s’avança.
— Clotilde ! cria-t-il en frappant à la glace.
— Non, dit la jeune duchesse à son amie, il ne montera pas dans la voiture, et nous ne serons pas seules avec lui, ma chère. Ayez un dernier entretien avec lui, j’y consens ; mais ce sera sur la route où nous irons à pied, suivies de Baptiste… La journée est belle, nous sommes bien vêtues, nous ne craignons pas le froid. La voiture nous suivra…
Et les deux femmes descendirent.
— Baptiste, dit la jeune duchesse, le postillon ira tout doucement, nous voulons faire un peu de chemin à pied, et vous nous accompagnerez.
Madeleine de Mortsauf prit Clotilde par le bras, et laissa Lucien lui parler. Ils allèrent ensemble ainsi jusqu’au petit village de Grez. Il était alors huit heures, et là, Clotilde congédia Lucien.
— Eh ! bien, mon ami, dit-elle en terminant avec noblesse ce long entretien, je ne me marierai jamais qu’avec vous. J’aime {p. 588} mieux croire en vous qu’aux hommes, à mon père et à ma mère… On n’a jamais donné de si forte preuve d’attachement, n’est-ce pas ?… Maintenant tâchez de dissiper les préventions fatales qui pèsent sur vous…
On entendit alors le galop de plusieurs chevaux, et la gendarmerie, au grand étonnement des deux dames, entoura le petit groupe.
— Que voulez-vous ?… dit Lucien avec l’arrogance du dandy.
— Vous êtes monsieur Lucien Chardon de Rubempré ? dit le Procureur du roi de Fontainebleau.
— Oui, monsieur.
— Vous irez coucher ce soir à la Force, répondit-il, j’ai un mandat d’amener décerné contre vous.
— Qui sont ces dames ?… s’écria le brigadier.
— Ah ! oui, pardon, mesdames, vos passe-ports ? car monsieur Lucien a, selon mes instructions, des accointances avec des femmes qui pour lui sont capables de…
— Vous prenez la duchesse de Lenoncourt-Chaulieu pour une fille ? dit Madeleine en jetant un regard de duchesse au Procureur du Roi.
— Vous êtes assez belle pour cela, répliqua finement le magistrat.
— Baptiste, montrez nos passe-ports, répondit la jeune duchesse en souriant.
— Et de quel crime est accusé monsieur ? dit Clotilde que la duchesse voulait faire remonter en voiture.
— De complicité dans un vol et un assassinat, répondit le brigadier de la gendarmerie.
Baptiste mit mademoiselle de Grandlieu complètement évanouie dans la berline.
À minuit, Lucien entrait à la Force, prison située rue Payenne et rue des Ballets, où il fut mis au secret ; l’abbé Carlos Herrera s’y trouvait depuis son arrestation.
Paris, juin 1843.