— Hé ! bien, ma chère cousine, dit-il, vous voilà ruinés, je vous l’avais prédit ; mais vous n’avez pas voulu m’écouter. Votre père a bon appétit. Il a, de la première bouchée, avalé vos bois. Votre subrogé-tuteur, monsieur Conyncks, est à Amsterdam, où il achève de liquider sa fortune, et Claës a saisi ce moment-là pour faire son coup. Ce n’est pas bien. Je viens d’écrire au bonhomme Conyncks ; mais, quand il arrivera, tout sera fricassé. Vous serez obligés de poursuivre votre père, le procès ne sera pas long, mais {p. 418}   ce sera un procès déshonorant que monsieur Conyncks ne peut se dispenser d’intenter, la loi l’exige. Voilà le fruit de votre entêtement. Reconnaissez-vous maintenant combien j’étais prudent, combien j’étais dévoué à vos intérêts ?

— Je vous apporte une bonne nouvelle, mademoiselle, dit le jeune de Solis de sa voix douce, Gabriel est reçu à l’école Polytechnique. Les difficultés qui s’étaient élevées pour son admission sont aplanies.

Marguerite remercia son ami par un sourire, et dit : — Mes économies auront une destination ! Martha, nous nous occuperons dès demain du trousseau de Gabriel. Ma pauvre Félicie, nous allons bien travailler, dit-elle en baisant sa sœur au front.

— Demain, vous l’aurez ici pour dix jours, il doit être à Paris le quinze novembre.

— Mon cousin Gabriel prend un bon parti, dit le notaire en toisant le proviseur, il aura besoin de se faire une fortune. Mais, ma chère cousine, il s’agit de sauver l’honneur de la famille ; voudrez-vous cette fois m’écouter ?

— Non, dit-elle, s’il s’agit encore de mariage.

— Mais qu’allez-vous faire ?

— Moi, mon cousin ? rien.

— Cependant vous êtes majeure.

— Dans quelques jours. Avez-vous, dit Marguerite, un parti à me proposer qui puisse concilier nos intérêts et ce que nous devons à notre père, à l’honneur de la famille ?

— Cousine, nous ne pouvons rien sans votre oncle. Cela posé, je reviendrai quand il sera de retour.

— Adieu, monsieur, dit Marguerite.

— Plus elle devient pauvre, plus elle fait la bégueule, pensa le notaire. Adieu, mademoiselle, reprit Pierquin à haute voix. Monsieur le proviseur, je vous salue parfaitement. Et il s’en alla, sans faire attention ni à Félicie ni à Martha.

— Depuis deux jours, j’étudie le code, et j’ai consulté un vieil avocat, ami de mon oncle, dit Emmanuel d’une voix tremblante. Je partirai, si vous m’y autorisez, demain, pour Amsterdam. Écoutez, chère Marguerite…

Il disait ce mot pour la première fois, elle l’en remercia par un regard mouillé, par un sourire et une inclination de tête. Il s’arrêta, montra Félicie et Martha.

{p. 419}   — Parlez devant ma sœur, dit Marguerite. Elle n’a pas besoin de cette discussion pour se résigner à notre vie de privations et de travail, elle est si douce et si courageuse ! Mais elle doit connaître combien le courage nous est nécessaire.

Les deux sœurs se prirent la main, et s’embrassèrent comme pour se donner un nouveau gage de leur union devant le malheur.

— Laissez-nous, Martha.

— Chère Marguerite, reprit Emmanuel en laissant percer dans l’inflexion de sa voix le bonheur qu’il éprouvait à conquérir les menus droits de l’affection ; je me suis procuré les noms et la demeure des acquéreurs qui doivent les deux cent mille francs restant sur le prix des bois abattus. Demain, si vous y consentez, un avoué agissant au nom de monsieur Conyncks, qui ne le désavouera pas, mettra opposition entre leurs mains. Dans six jours, votre grand-oncle sera de retour, il convoquera un conseil de famille, et fera émanciper Gabriel, qui a dix-huit ans. Étant, vous et votre frère, autorisés à exercer vos droits, vous demanderez votre part dans le prix des bois, monsieur Claës ne pourra pas vous refuser les deux cent mille francs arrêtés par l’opposition ; quant aux cent mille autres qui vous seront encore dus, vous obtiendrez une obligation hypothécaire qui reposera sur la maison que vous habitez. Monsieur Conyncks réclamera des garanties pour les trois cent mille francs qui reviennent à mademoiselle Félicie et à Jean. Dans cette situation, votre père sera forcé de laisser hypothéquer ses biens de la plaine d’Orchies, déjà grevés de cent mille écus. La loi donne une priorité rétroactive aux inscriptions prises dans l’intérêt des mineurs ; tout sera donc sauvé. Monsieur Claës aura désormais les mains liées, vos terres sont inaliénables ; il ne pourra plus rien emprunter sur les siennes, qui répondront de sommes supérieures à leur prix, les affaires se seront faites en famille, sans scandale, sans procès. Votre père sera forcé d’aller prudemment dans ses recherches, si même il ne les cesse tout à fait.

— Oui, dit Marguerite, mais où seront nos revenus ? Les cent mille francs hypothéqués sur cette maison ne nous rapporteront rien, puisque nous y demeurons. Le produit des biens que possède mon père dans la plaine d’Orchies payera les intérêts des trois cent mille francs dus à des étrangers ; avec quoi vivrons-nous ?

— D’abord, dit Emmanuel, en plaçant les cinquante mille francs qui resteront à Gabriel sur sa part, dans les fonds {p. 420}   publics, vous en aurez, d’après le taux actuel, plus de quatre mille livres de rente qui suffiront à sa pension et à son entretien à Paris. Gabriel ne peut disposer ni de la somme inscrite sur la maison de son père, ni du fonds de ses rentes ; ainsi vous ne craindrez pas qu’il en dissipe un denier, et vous aurez une charge de moins. Puis, ne vous restera-t-il pas cent cinquante mille francs à vous !

— Mon père me les demandera, dit-elle avec effroi, et je ne saurai pas les lui refuser.

— Hé ! bien, chère Marguerite, vous pouvez les sauver encore, en vous en dépouillant. Placez-les sur le Grand Livre, au nom de votre frère. Cette somme vous donnera douze ou treize mille livres de rente qui vous feront vivre. Les mineurs émancipés ne pouvant rien aliéner sans l’avis d’un conseil de famille, vous gagnerez ainsi trois ans de tranquillité. À cette époque, votre père aura trouvé son problème ou vraisemblablement y renoncera ; Gabriel, devenu majeur, vous restituera les fonds pour établir les comptes entre vous quatre.

Marguerite se fit expliquer de nouveau des dispositions de loi qu’elle ne pouvait comprendre tout d’abord. Ce fut certes une scène neuve que celle des deux amants étudiant le code dont s’était muni Emmanuel pour apprendre à sa maîtresse les lois qui régissaient les biens des mineurs, elle en eut bientôt saisi l’esprit, grâce à la pénétration naturelle aux femmes, et que l’amour aiguisait encore.

Le lendemain, Gabriel revint à la maison paternelle. Quand monsieur de Solis le rendit à Balthazar, en lui annonçant l’admission à l’École Polytechnique, le père remercia le proviseur par un geste de main, et dit : — J’en suis bien aise, Gabriel sera donc un savant.

— Oh ! mon frère, dit Marguerite en voyant Balthazar remonter à son laboratoire, travaille bien, ne dépense pas d’argent ! fais tout ce qu’il faudra faire ; mais sois économe. Les jours où tu sortiras dans Paris, va chez nos amis, chez nos parents pour ne contracter aucun des goûts qui ruinent les jeunes gens. Ta pension monte à près de mille écus, il te restera mille francs pour tes menus-plaisirs, ce doit être assez.

— Je réponds de lui, dit Emmanuel de Solis en frappant sur l’épaule de son élève.

Un mois après, monsieur de Conyncks avait, de concert avec {p. 421}   Marguerite, obtenu de Claës toutes les garanties désirables. Les plans si sagement conçus par Emmanuel de Solis furent entièrement approuvés et exécutés. En présence de la loi, devant son cousin dont la probité farouche transigeait difficilement sur les questions d’honneur, Balthazar, honteux de la vente qu’il avait consentie dans un moment où il était harcelé par ses créanciers, se soumit à tout ce qu’on exigea de lui. Satisfait de pouvoir réparer le dommage qu’il avait presque involontairement fait à ses enfants, il signa les actes avec la préoccupation d’un savant. Il était devenu complétement imprévoyant à la manière des nègres qui, le matin, vendent leur femme pour une goutte d’eau-de-vie, et la pleurent le soir. Il ne jetait même pas les yeux sur son avenir le plus proche, il ne se demandait pas quelles seraient ses ressources, quand il aurait fondu son dernier écu ; il poursuivait ses travaux, continuait ses achats, sans savoir qu’il n’était plus que le possesseur titulaire de sa maison, de ses propriétés, et qu’il lui serait impossible, grâce à la sévérité des lois, de se procurer un sou sur les biens desquels il était en quelque sorte le gardien judiciaire. L’année 1818 expira sans aucun événement malheureux. Les deux jeunes filles payèrent les frais nécessités par l’éducation de Jean, et satisfirent à toutes les dépenses de leur maison, avec les dix-huit mille francs de rente, placés sous le nom de Gabriel, dont les semestres leur furent envoyés exactement par leur frère. Monsieur de Solis perdit son oncle dans le mois de décembre de cette année. Un matin, Marguerite apprit par Martha que son père avait vendu sa collection de tulipes, le mobilier de la maison de devant, et toute l’argenterie. Elle fut obligée de racheter les couverts nécessaires au service de la table, et les fit marquer à son chiffre. Jusqu’à ce jour elle avait gardé le silence sur les déprédations de Balthazar ; mais le soir, après le dîner, elle pria Félicie de la laisser seule avec son père, et quand il fut assis, suivant son habitude, au coin de la cheminée du parloir, Marguerite lui dit : — Mon cher père, vous êtes le maître de tout vendre ici, même vos enfants. Ici, nous vous obéirons tous sans murmure ; mais je suis forcée de vous faire observer que nous sommes sans argent, que nous avons à peine de quoi vivre cette année, et que nous serons obligées, Félicie et moi, de travailler nuit et jour pour payer la pension de Jean, avec le prix de la robe de dentelle que nous avons entreprise. Je vous en conjure, mon bon père, discontinuez vos travaux.

{p. 422}   — Tu as raison, mon enfant, dans six semaines tout sera fini ! J’aurai trouvé l’Absolu, ou l’Absolu sera introuvable. Vous serez tous riches à millions…

— Laissez-nous pour le moment un morceau de pain, répondit Marguerite.

— Il n’y a pas de pain ici, dit Claës d’un air effrayé, pas de pain chez un Claës. Et tous nos biens ?

— Vous avez rasé la forêt de Waignies. Le sol n’en est pas encore libre, et ne peut rien produire. Quant à vos fermes d’Orchies, les revenus ne suffisent point à payer les intérêts des sommes que vous avez empruntées.

— Avec quoi vivons-nous donc, demanda-t-il.

Marguerite lui montra son aiguille, et ajouta : — Les rentes de Gabriel nous aident, mais elles sont insuffisantes. Je joindrais les deux bouts de l’année si vous ne m’accabliez de factures auxquelles je ne m’attends pas, vous ne me dites rien de vos achats en ville. Quand je crois avoir assez pour mon trimestre, et que mes petites dispositions sont faites, il m’arrive un mémoire de soude, de potasse, de zinc, de soufre, que sais-je ?

— Ma chère enfant, encore six semaines de patience ; après, je me conduirai sagement. Et tu verras des merveilles, ma petite Marguerite.

— Il est bien temps que vous pensiez à vos affaires. Vous avez tout vendu : tableaux, tulipes, argenterie, il ne nous reste plus rien ; au moins, ne contractez pas de nouvelles dettes.

— Je n’en veux plus faire, dit le vieillard.

— Plus, s’écria-t-elle. Vous en avez donc ?

— Rien, des misères, répondit-il en baissant les yeux et rougissant.

Marguerite se trouva pour la première fois humiliée par l’abaissement de son père, et en souffrit tant qu’elle n’osa l’interroger. Un mois après cette scène, un banquier de la ville vint pour toucher une lettre de change de dix mille francs, souscrite par Claës. Marguerite ayant prié le banquier d’attendre pendant la journée en témoignant le regret de n’avoir pas été prévenue de ce paiement, celui-ci l’avertit que la maison Protez et Chiffreville en avait neuf autres de même somme, échéant de mois en mois.

— Tout est dit, s’écria Marguerite, l’heure est venue.

Elle envoya chercher son père et se promena tout agitée à {p. 423}   grands pas, dans le parloir, en se parlant à elle-même : — Trouver cent mille francs, dit-elle, ou voir notre père en prison ! Que faire ?

Balthazar ne descendit pas. Lassée de l’attendre, Marguerite monta au laboratoire. En entrant, elle vit son père au milieu d’une pièce immense, fortement éclairée, garnie de machines et de verreries poudreuses ; çà et là, des livres, des tables encombrées de produits étiquetés, numérotés. Partout le désordre qu’entraîne la préoccupation du savant y froissait les habitudes flamandes. Cet ensemble de matras, de cornues, de métaux, de cristallisations fantasquement colorées, d’échantillons accrochés aux murs, ou jetés sur des fourneaux, était dominé par la figure de Balthazar Claës qui, sans habit, les bras nus comme ceux d’un ouvrier, montrait sa poitrine couverte de poils blanchis comme ses cheveux. Ses yeux horriblement fixes ne quittèrent pas une machine pneumatique. Le récipient de cette machine était coiffé d’une lentille formée par de doubles verres convexes dont l’intérieur était plein d’alcool et qui réunissait les rayons du soleil entrant alors par l’un des compartiments de la rose du grenier. Le récipient, dont le plateau était isolé, communiquait avec les fils d’une immense pile de Volta. Lemulquinier occupé à faire mouvoir le plateau de cette machine montée sur un axe mobile, afin de toujours maintenir la lentille dans une direction perpendiculaire aux rayons du soleil, se leva, la face noire de poussière, et dit : — Ha ! mademoiselle, n’approchez pas !

L’aspect de son père qui, presque agenouillé devant sa machine, recevait d’aplomb la lumière du soleil, et dont les cheveux épars ressemblaient à des fils d’argent, son crâne bossué, son visage contracté par une attente affreuse, la singularité des objets qui l’entouraient, l’obscurité dans laquelle se trouvaient les parties de ce vaste grenier d’où s’élançaient des machines bizarres, tout contribuait à frapper Marguerite qui se dit avec terreur : Mon père est fou ! Elle s’approcha de lui pour lui dire à l’oreille : — Renvoyez Lemulquinier.

— Non, non, mon enfant, j’ai besoin de lui, j’attends l’effet d’une belle expérience à laquelle les autres n’ont pas songé. Voici trois jours que nous guettons un rayon de soleil. J’ai les moyens de soumettre les métaux dans un vide parfait, aux feux solaires concentrés et à des courants électriques. Vois-tu, dans un moment, {p. 424}   l’action la plus énergique dont puisse disposer un chimiste va éclater, et moi seul…

— Eh ! mon père, au lieu de vaporiser les métaux, vous devriez bien les réserver pour payer vos lettres de change…

— Attends, attends !

— Monsieur Mersktus est venu, mon père, il lui faut dix mille francs à quatre heures.

— Oui, oui, tout à l’heure. J’avais signé ces petits effets pour ce mois-ci, c’est vrai. Je croyais que j’aurais trouvé l’Absolu. Mon Dieu, si j’avais le soleil de juillet, mon expérience serait faite !

Il se prit par les cheveux, s’assit sur un mauvais fauteuil de canne, et quelques larmes roulèrent dans ses yeux.

— Monsieur a raison. Tout ça, c’est la faute de ce gredin de soleil qui est trop faible, le lâche, le paresseux !

Le maître et le valet ne faisaient plus attention à Marguerite.

— Laissez-nous, Mulquinier, dit-elle.

— Ah ! je tiens une nouvelle expérience, s’écria Claës.

— Mon père, oubliez vos expériences, lui dit sa fille quand ils furent seuls, vous avez cent mille francs à payer, et nous ne possédons pas un liard. Quittez votre laboratoire, il s’agit aujourd’hui de votre honneur. Que deviendrez-vous, quand vous serez en prison, souillerez-vous vos cheveux blancs et le nom Claës par l’infamie d’une banqueroute ? Je m’y opposerai. J’aurai la force de combattre votre folie, il serait affreux de vous voir sans pain dans vos derniers jours. Ouvrez les yeux sur notre position, ayez donc enfin de la raison ?

— Folie ! cria Balthazar qui se dressa sur ses jambes, fixa ses yeux lumineux sur sa fille, se croisa les bras sur la poitrine, et répéta le mot folie si majestueusement, que Marguerite trembla. Ah ! ta mère ne m’aurait pas dit ce mot ! reprit-il, elle n’ignorait pas l’importance de mes recherches, elle avait appris une science pour me comprendre, elle savait que je travaille pour l’humanité, qu’il n’y a rien de personnel ni de sordide en moi. Le sentiment de la femme qui aime est, je le vois, au-dessus de l’affection filiale. Oui, l’amour est le plus beau de tous les sentiments ! Avoir de la raison ? reprit-il en se frappant la poitrine, en manqué-je ? ne suis-je pas moi ? Nous sommes pauvres, ma fille, eh ! bien, je le veux ainsi. Je suis votre père, obéissez-moi. Je vous ferai riche quand il me plaira. Votre fortune, mais c’est une {p. 425}   misère. Quand j’aurai trouvé un dissolvant du carbone, j’emplirai votre parloir de diamants, et c’est une niaiserie en comparaison de ce que je cherche. Vous pouvez bien attendre, quand je me consume en efforts gigantesques.

— Mon père, je n’ai pas le droit de vous demander compte des quatre millions que vous avez engloutis dans ce grenier sans résultat. Je ne vous parlerai pas de ma mère que vous avez tuée. Si j’avais un mari, je l’aimerais, sans doute, autant que vous aimait ma mère, et je serais prête à tout lui sacrifier, comme elle vous sacrifiait tout. J’ai suivi ses ordres en me donnant à vous tout entière, je vous l’ai prouvé en ne me mariant point afin de ne pas vous obliger à me rendre votre compte de tutelle. Laissons le passé, pensons au présent. Je viens ici représenter la nécessité que vous avez créée vous-même. Il faut de l’argent pour vos lettres de change, entendez-vous ? il n’y a rien à saisir ici que le portrait de notre aïeul Van-Claës. Je viens donc au nom de ma mère, qui s’est trouvée trop faible pour défendre ses enfants contre leur père et qui m’a ordonné de vous résister, je viens au nom de mes frères et de ma sœur, je viens, mon père, au nom de tous les Claës vous commander de laisser vos expériences, de vous faire une fortune à vous avant de les poursuivre. Si vous vous armez de votre paternité qui ne se fait sentir que pour nous tuer, j’ai pour moi vos ancêtres et l’honneur qui parlent plus haut que la Chimie. Les familles passent avant la Science. J’ai trop été votre fille !

— Et tu veux être alors mon bourreau, dit-il d’une voix affaiblie.

Marguerite se sauva pour ne pas abdiquer le rôle qu’elle venait de prendre, elle crut avoir entendu la voix de sa mère quand elle lui avait dit : Ne contrarie pas trop ton père, aime-le bien !

— Mademoiselle fait là-haut de la belle ouvrage ! dit Lemulquinier en descendant à la cuisine pour déjeuner. Nous allions mettre la main sur le secret, nous n’avions plus besoin que d’un brin de soleil de juillet, car monsieur, ah ! quel homme ! il est quasiment dans les chausses du bon Dieu ! Il ne s’en faut pas de ça, dit-il à Josette en faisant claquer l’ongle de son pouce droit sous la dent populairement nommée la palette, que nous ne sachions le principe de tout. Patatras ! elle s’en vient crier pour des bêtises de lettres de change.

{p. 426}   — Eh ! bien, payez-les de vos gages, dit Martha, ces lettres d’échange ?

— Il n’y a point de beurre à mettre sur mon pain ? dit Lemulquinier à Josette.

— Et de l’argent pour en acheter ? répondit aigrement la cuisinière. Comment, vieux monstre, si vous faites de l’or dans votre cuisine de démon, pourquoi ne vous faites-vous pas un peu de beurre ? ce ne serait pas si difficile, et vous en vendriez au marché de quoi faire aller la marmite. Nous mangeons du pain sec, nous autres ! Ces deux demoiselles se contentent de pain et de noix, vous seriez donc mieux nourri que les maîtres ? Mademoiselle ne veut dépenser que cent francs par mois pour toute la maison. Nous ne faisons plus qu’un dîner. Si vous voulez des douceurs, vous avez vos fourneaux là-haut où vous fricassez des perles, qu’on ne parle que de ça au marché. Faites-vous-y des poulets rôtis.

Lemulquinier prit son pain et sortit.

— Il va acheter quelque chose de son argent, dit Martha, tant mieux, ce sera autant d’économisé. Est-il avare, ce Chinois-là !

— Fallait le prendre par la famine, dit Josette. Voilà huit jours qu’il n’a rien frotté nune part, je fais son ouvrage, il est toujours là-haut ; il peut bien me payer de ça, en nous régalant de quelques harengs, qu’il en apporte, je m’en vais joliment les lui prendre !

— Ah ! dit Martha, j’entends mademoiselle Marguerite qui pleure. Son vieux sorcier de père avalera la maison sans dire une parole chrétienne, le sorcier. Dans mon pays, on l’aurait déjà brûlé vif ; mais ici l’on n’a pas plus de religion que chez les Maures d’Afrique.

Mademoiselle Claës étouffait mal ses sanglots en traversant la galerie. Elle gagna sa chambre, chercha la lettre de sa mère, et lut ce qui suit :

Mon enfant, si Dieu le permet, mon esprit sera dans ton cœur quand tu liras ces lignes, les dernières que j’aurai tracées ! elles sont pleines d’amour pour mes chers petits qui restent abandonnés à un démon auquel je n’ai pas su résister. Il aura donc absorbé votre pain, comme il a dévoré ma vie et même mon amour. Tu savais, ma bien-aimée, si j’aimais ton père ! je vais expirer l’aimant moins, puisque je prends contre lui des {p. 427}   précautions que je n’aurais pas avouées de mon vivant. Oui, j’aurai gardé dans le fond de mon cercueil une dernière ressource pour le jour où vous serez au plus haut degré du malheur. S’il vous a réduits à l’indigence, ou s’il faut sauver votre honneur, mon enfant, tu trouveras chez monsieur de Solis, s’il vit encore, sinon chez son neveu, notre bon Emmanuel, cent soixante-dix mille francs environ, qui vous aideront à vivre. Si rien n’a pu dompter sa passion, si ses enfants ne sont pas une barrière plus forte pour lui que ne l’a été mon bonheur, et ne l’arrêtent pas dans sa marche criminelle, quittez votre père, vivez au moins ! Je ne pouvais l’abandonner, je me devais à lui. Toi, Marguerite, sauve la famille ! Je t’absous de tout ce que tu feras pour défendre Gabriel, Jean et Félicie. Prends courage, sois l’ange tutélaire des Claës. Sois ferme, je n’ose dire sois sans pitié ; mais pour pouvoir réparer les malheurs déjà faits, il faut conserver quelque fortune, et tu dois te considérer comme étant au lendemain de la misère, rien n’arrêtera la fureur de la passion qui m’a tout ravi. Ainsi, ma fille, ce sera être pleine de cœur que d’oublier ton cœur ; ta dissimulation, s’il fallait mentir à ton père, serait glorieuse ; tes actions, quelque blâmables qu’elles puissent paraître, seraient toutes héroïques faites dans le but de protéger la famille. Le vertueux monsieur de Solis me l’a dit, et jamais conscience ne fut ni plus pure ni plus clairvoyante que la sienne. Je n’aurais pas eu la force de te dire ces paroles, même en mourant. Cependant sois toujours respectueuse et bonne dans cette horrible lutte ! Résiste en adorant, refuse avec douceur. J’aurai donc eu des larmes inconnues et des douleurs qui n’éclateront qu’après ma mort. Embrasse, en mon nom, mes chers enfants, au moment où tu deviendras ainsi leur protection. Que Dieu et les saints soient avec toi.
JOSÉPHINE.

À cette lettre était jointe une reconnaissance de messieurs de Solis oncle et neveu, qui s’engageaient à remettre le dépôt fait entre leurs mains par madame Claës à celui de ses enfants qui leur représenterait cet écrit.

— Martha, cria Marguerite à la duègne qui monta promptement, allez chez monsieur Emmanuel et priez-le de passer chez moi. Noble et discrète créature ! il ne m’a jamais rien dit, à moi, {p. 428}   pensa-t-elle, à moi dont les ennuis et les chagrins sont devenus les siens.

Emmanuel vint avant que Martha ne fût de retour.

— Vous avez eu des secrets pour moi ? dit-elle en lui montrant l’écrit.

Emmanuel baissa la tête.

— Marguerite, vous êtes donc bien malheureuse ? reprit-il en laissant rouler quelques pleurs dans ses yeux.

— Oh ! oui. Soyez mon appui, vous que ma mère a nommé là notre bon Emmanuel, dit-elle en lui montrant la lettre et ne pouvant réprimer un mouvement de joie en voyant son choix approuvé par sa mère.

— Mon sang et ma vie étaient à vous le lendemain du jour où je vous vis dans la galerie, répondit-il en pleurant de joie et de douleur ; mais je ne savais pas, je n’osais pas espérer qu’un jour vous accepteriez mon sang. Si vous me connaissez bien, vous devez savoir que ma parole est sacrée. Pardonnez-moi cette parfaite obéissance aux volontés de votre mère, il ne m’appartenait pas d’en juger les intentions.

— Vous nous avez sauvés, dit-elle en l’interrompant et lui prenant le bras pour descendre au parloir.

Après avoir appris l’origine de la somme que gardait Emmanuel, Marguerite lui confia la triste nécessité qui poignait la maison.

— Il faut aller payer les lettres de change, dit Emmanuel, si elles sont toutes chez Mersktus, vous gagnerez les intérêts. Je vous remettrai les soixante-dix mille francs qui vous resteront. Mon pauvre oncle m’a laissé une somme semblable en ducats qu’il sera facile de transporter secrètement.

— Oui, dit-elle, apportez-les à la nuit ; quand mon père dormira, nous les cacherons à nous deux. S’il savait que j’ai de l’argent, peut-être me ferait-il violence. Oh ! Emmanuel, se défier de son père ! dit-elle en pleurant et appuyant son front sur le cœur du jeune homme.

Ce gracieux et triste mouvement par lequel Marguerite cherchait une protection, fut la première expression de cet amour toujours enveloppé de mélancolie, toujours contenu dans une sphère de douleur ; mais ce cœur trop plein devait déborder, et ce fut sous le poids d’une misère !

— Que faire ? que devenir ? Il ne voit rien, ne se soucie ni de {p. 429}   nous ni de lui, car je ne sais pas comment il peut vivre dans ce grenier dont l’air est brûlant.

— Que pouvez-vous attendre d’un homme qui à tout moment s’écrie comme Richard III : Mon royaume pour un cheval ! dit Emmanuel. Il sera toujours impitoyable, et vous devez l’être autant que lui. Payez ses lettres de change, donnez-lui, si vous voulez, votre fortune ; mais celle de votre sœur, celle de vos frères n’est ni à vous ni à lui.

— Donner ma fortune ? dit-elle en serrant la main d’Emmanuel et lui jetant un regard de feu, vous me le conseillez, vous ! tandis que Pierquin faisait mille mensonges pour me la conserver.

— Hélas ! peut-être suis-je égoïste à ma manière ? dit-il. Tantôt je vous voudrais sans fortune, il me semble que vous seriez plus près de moi ; tantôt je vous voudrais riche, heureuse, et je trouve qu’il y a de la petitesse à se croire séparés par les pauvres grandeurs de la fortune.

— Cher ! ne parlons pas de nous…

— Nous ! répéta-t-il avec ivresse. Puis après une pause, il ajouta : — Le mal est grand, mais il n’est pas irréparable.

— Il se réparera par nous seuls, la famille Claës n’a plus de chef. Pour en arriver à ne plus être ni père ni homme, n’avoir aucune notion du juste et de l’injuste, car lui, si grand, si généreux, si probe, il a dissipé malgré la loi le bien des enfants auxquels il doit servir de défenseur ! dans quel abîme est-il donc tombé ? Mon Dieu ! que cherche-t-il donc ?

— Malheureusement, ma chère Marguerite, s’il a tort comme chef de famille, il a raison scientifiquement ; et une vingtaine d’hommes en Europe l’admireront, là où tous les autres le taxeront de folie ; mais vous pouvez sans scrupule lui refuser la fortune de ses enfants. Une découverte a toujours été un hasard. Si votre père doit rencontrer la solution de son problème, il la trouvera sans tant de frais, et peut-être au moment où il en désespérera !

— Ma pauvre mère est heureuse, dit Marguerite, elle aurait souffert mille fois la mort avant de mourir, elle qui a péri à son premier choc contre la Science. Mais ce combat n’a pas de fin…

— Il y a une fin, reprit Emmanuel. Quand vous n’aurez plus rien, monsieur Claës ne trouvera plus de crédit, et s’arrêtera.

{p. 430}   — Qu’il s’arrête donc dès aujourd’hui, s’écria Marguerite, nous sommes sans ressources.

Monsieur de Solis alla racheter les lettres de change et vint les remettre à Marguerite. Balthazar descendit quelques moments avant le dîner, contre son habitude. Pour la première fois, depuis deux ans, sa fille aperçut dans sa physionomie les signes d’une tristesse horrible à voir : il était redevenu père, la raison avait chassé la Science ; il regarda dans la cour, dans le jardin, et quand il fut certain de se trouver seul avec sa fille, il vint à elle par un mouvement plein de mélancolie et de bonté.

— Mon enfant, dit-il en lui prenant la main et la lui serrant avec une onctueuse tendresse, pardonne à ton vieux père. Oui, Marguerite, j’ai eu tort. Toi seule as raison. Tant que je n’aurai pas trouvé, je suis un misérable ! Je m’en irai d’ici. Je ne veux pas voir vendre Van-Claës, dit-il en montrant le portrait du martyr. Il est mort pour la Liberté, je serai mort pour la Science, lui vénéré, moi haï.

— Haï, mon père ? non, dit-elle en se jetant sur son sein, nous vous adorons tous. N’est-ce pas, Félicie ? dit-elle à sa sœur qui entrait en ce moment.

— Qu’avez-vous, mon cher père ? dit la jeune fille en lui prenant la main.

— Je vous ai ruinés.

— Hé ! dit Félicie, nos frères nous feront une fortune. Jean est toujours le premier dans sa classe.

— Tenez, mon père, reprit Marguerite en amenant Balthazar par un mouvement plein de grâce et de câlinerie filiale devant la cheminée où elle prit quelques papiers qui étaient sous le cartel, voici vos lettres de change ; mais n’en souscrivez plus, il n’y aurait plus rien pour les payer…

— Tu as donc de l’argent, dit Balthazar à l’oreille de Marguerite quand il fut revenu de sa surprise.

Ce mot suffoqua cette héroïque fille, tant il y avait de délire, de joie, d’espérance dans la figure de son père qui regardait autour de lui, comme pour découvrir de l’or.

— Mon père, dit-elle avec un accent de douleur, j’ai ma fortune.

— Donne-la-moi12, dit-il en laissant échapper un geste avide, je te rendrai tout au centuple.

— Oui, je vous la donnerai, répondit Marguerite en {p. 431}   contemplant Balthazar qui ne comprit pas le sens que sa fille mettait à ce mot.

— Ha ! ma chère fille, dit-il, tu me sauves la vie ! J’ai imaginé une dernière expérience, après laquelle il n’y a plus rien de possible. Si, cette fois, je ne le trouve pas, il faudra renoncer à chercher l’Absolu. Donne-moi le bras, viens, mon enfant chérie, je voudrais te faire la femme la plus heureuse de la terre, tu me rends au bonheur, à la gloire ; tu me procures le pouvoir de vous combler de trésors, je vous accablerai de joyaux, de richesses.

Il baisa sa fille au front, lui prit les mains, les serra, lui témoigna sa joie par des câlineries qui parurent presque serviles à Marguerite ; pendant le dîner Balthazar ne voyait qu’elle, il la regardait avec l’empressement, avec l’attention, la vivacité qu’un amant déploie pour sa maîtresse : faisait-elle un mouvement ? il cherchait à deviner sa pensée, son désir, et se levait pour la servir ; il la rendait honteuse, il mettait à ses soins une sorte de jeunesse qui contrastait avec sa vieillesse anticipée. Mais, à ces cajoleries Marguerite opposait le tableau de la détresse actuelle, soit par un mot de doute, soit par un regard qu’elle jetait sur les rayons vides des dressoirs de cette salle à manger.

— Va, lui dit-il, dans six mois, nous remplirons ça d’or et de merveilles. Tu seras comme une reine. Bah ! la nature entière nous appartiendra, nous serons au-dessus de tout… et par toi… ma Marguerite. Margarita ? reprit-il en souriant, ton nom est une prophétie. Margarita veut dire une perle. Sterne a dit cela quelque part. As-tu lu Sterne ? veux-tu un Sterne ? ça t’amusera.

— La perle est, dit-on, le fruit d’une maladie, reprit-elle, et nous avons déjà bien souffert !

— Ne sois pas triste, tu feras le bonheur de ceux que tu aimes, tu seras bien puissante, bien riche.

— Mademoiselle a si bon cœur, dit Lemulquinier dont la face en écumoire grimaça péniblement un sourire.

Pendant le reste de la soirée, Balthazar déploya pour ses deux filles toutes les grâces de son caractère et tout le charme de sa conversation. Séduisant comme le serpent, sa parole, ses regards épanchaient un fluide magnétique, et il prodigua cette puissance de génie, ce doux esprit qui fascinait Joséphine, et il mit pour ainsi dire ses filles dans son cœur. Quand Emmanuel de Solis vint, il trouva, pour la première fois depuis long-temps, le père {p. 432}   et les enfants réunis. Malgré sa réserve, le jeune proviseur fut soumis au prestige de cette scène, car la conversation, les manières de Balthazar eurent un entraînement irrésistible. Quoique plongés dans les abîmes de la pensée, et incessamment occupés à observer le monde moral, les hommes de science aperçoivent néanmoins les plus petits détails dans la sphère où ils vivent. Plus intempestifs que distraits, ils13 ne sont jamais en harmonie avec ce qui les entoure, ils savent et oublient tout ; ils préjugent l’avenir, prophétisent pour eux seuls, sont au fait d’un événement avant qu’il n’éclate, mais ils n’en ont rien dit. Si dans le silence des méditations, ils ont fait usage de leur puissance pour reconnaître ce qui se passe autour d’eux, il leur suffit d’avoir deviné : le travail les emporte, et ils appliquent presque toujours à faux les connaissances qu’ils ont acquises sur les choses de la vie. Parfois, quand ils se réveillent de leur apathie sociale, ou quand ils tombent du monde moral dans le monde extérieur, ils y reviennent avec une riche mémoire, et n’y sont étrangers à rien. Ainsi Balthazar, qui joignait la perspicacité du cœur à la perspicacité du cerveau, savait tout le passé de sa fille, il connaissait ou avait deviné les moindres événements de l’amour mystérieux qui l’unissait à Emmanuel, il le leur prouva finement, et sanctionna leur affection en la partageant. C’était la plus douce flatterie que pût faire un père, et les deux amants ne surent pas y résister. Cette soirée fut délicieuse par le contraste qu’elle formait avec les chagrins qui assaillaient la vie de ces pauvres enfants. Quand, après les avoir pour ainsi dire remplis de sa lumière et baignés de tendresse, Balthazar se retira, Emmanuel de Solis, qui avait eu jusqu’alors une contenance gênée, se débarrassa de trois mille ducats en or qu’il tenait dans ses poches en craignant de les laisser apercevoir. Il les mit sur la travailleuse de Marguerite qui les couvrit avec le linge qu’elle raccommodait, et alla chercher le reste de la somme. Quand il revint, Félicie était allée se coucher. Onze heures sonnaient. Martha, qui veillait pour déshabiller sa maîtresse, était occupée chez Félicie.

— Où cacher cela ? dit Marguerite qui n’avait pas résisté au plaisir de manier quelques ducats, un enfantillage qui la perdit.

— Je soulèverai cette colonne de marbre dont le socle est creux, dit Emmanuel, vous y glisserez les rouleaux, et le diable n’irait pas les y chercher.

Au moment où Marguerite faisait son avant-dernier voyage de {p. 433}   la travailleuse à la colonne, elle jeta un cri perçant, laissa tomber les rouleaux dont les pièces brisèrent le papier et s’éparpillèrent sur le parquet : son père était à la porte du parloir, et montrait sa tête dont l’expression d’avidité l’effraya.

— Que faites-vous donc là ? dit-il en regardant tour à tour sa fille que la peur clouait sur le plancher, et le jeune homme qui s’était brusquement dressé, mais dont l’attitude auprès de la colonne était assez significative. Le fracas de l’or sur le parquet fut horrible et son éparpillement semblait prophétique. — Je ne me trompais pas, dit Balthazar en s’asseyant, j’avais entendu le son de l’or.

Il n’était pas moins ému que les deux jeunes gens dont les cœurs palpitaient si bien à l’unisson, que leurs mouvements s’entendaient comme les coups d’un balancier de pendule au milieu du profond silence qui régna tout à coup dans le parloir.

— Je vous remercie, monsieur de Solis, dit Marguerite à Emmanuel en lui jetant un coup d’œil qui signifiait : Secondez-moi, pour sauver cette somme.

— Quoi, cet or… reprit Balthazar en lançant des regards d’une épouvantable lucidité sur sa fille et sur Emmanuel.

— Cet or est à monsieur qui a la bonté de me le prêter pour faire honneur à nos engagements, lui répondit-elle.

Monsieur de Solis rougit et voulut sortir.

— Monsieur, dit Balthazar en l’arrêtant par le bras, ne vous dérobez pas à mes remercîments.

— Monsieur, vous ne me devez rien. Cet argent appartient à mademoiselle Marguerite qui me l’emprunte sur ses biens, répondit-il en regardant sa maîtresse qui le remercia par un imperceptible clignement de paupières.

— Je ne souffrirai pas cela, dit Claës qui prit une plume et une feuille de papier sur la table où écrivait Félicie, et se tournant vers les deux jeunes gens étonnés : — Combien y a-t-il ? La passion avait rendu Balthazar plus rusé que ne l’eût été le plus adroit des intendants coquins ; la somme allait être à lui. Marguerite et monsieur de Solis hésitaient. — Comptons, dit-il.

— Il y a six mille ducats, répondit Emmanuel.

— Soixante-dix mille francs, reprit Claës.

Le coup d’œil que Marguerite jeta sur son amant lui donna du courage.

{p. 434}   — Monsieur, dit-il en tremblant, votre engagement est sans valeur, pardonnez-moi cette expression purement technique ; j’ai prêté ce matin à mademoiselle cent mille francs pour racheter des lettres de change que vous étiez hors d’état de payer, vous ne sauriez donc me donner aucune garantie. Ces cent soixante-dix mille francs sont à mademoiselle votre fille qui peut en disposer comme bon lui semble, mais je ne les lui prête que sur la promesse qu’elle m’a faite de souscrire un contrat avec lequel je puisse prendre mes sûretés sur sa part dans les terrains nus de Waignies.

Marguerite détourna la tête pour ne pas laisser voir les larmes qui lui vinrent aux yeux, elle connaissait la pureté de cœur qui distinguait Emmanuel. Élevé par son oncle dans la pratique la plus sévère des vertus religieuses, le jeune homme avait spécialement horreur du mensonge ; après avoir offert sa vie et son cœur à Marguerite, il lui faisait donc encore le sacrifice de sa conscience.

— Adieu, monsieur, lui dit Balthazar, je vous croyais plus de confiance dans un homme qui vous voyait avec des yeux de père.

Après avoir échangé avec Marguerite un déplorable regard, Emmanuel fut reconduit par Martha qui ferma la porte de la rue. Au moment où le père et la fille furent bien seuls, Claës dit à sa fille : — Tu m’aimes, n’est-ce pas ?

— Ne prenez pas de détours, mon père. Vous voulez cette somme, vous ne l’aurez point.

Elle se mit à rassembler les ducats, son père l’aida silencieusement à les ramasser et à vérifier la somme qu’elle avait semée, et Marguerite le laissa faire sans lui témoigner la moindre défiance. Les deux mille ducats remis en pile, Balthazar dit d’un air désespéré : — Marguerite, il me faut cet or !

— Ce serait un vol si vous le preniez, répondit-elle froidement. Écoutez, mon père : il vaut mieux nous tuer d’un seul coup, que de nous faire souffrir mille morts chaque jour. Voyez, qui de vous, qui de nous doit succomber.

— Vous aurez donc assassiné votre père, reprit-il.

— Nous aurons vengé notre mère, dit-elle en montrant la place où madame Claës était morte.

— Ma fille, si tu savais ce dont il s’agit, tu ne me dirais pas de telles paroles. Écoute, je vais t’expliquer le problème… Mais tu ne me comprendras pas ? s’écria-t-il avec désespoir. Enfin, donne ! crois une fois en ton père. Oui, je sais que j’ai fait de la peine à {p. 435}   ta mère ; que j’ai dissipé, pour employer le mot des ignorants, ma fortune et dilapidé la vôtre ; que vous travaillez tous pour ce que tu nommes une folie ; mais, mon ange, ma bien-aimée, mon amour, ma Marguerite, écoute-moi donc ? Si je ne réussis pas, je me donne à toi, je t’obéirai comme tu devrais, toi, m’obéir ; je ferai tes volontés, je te remettrai la conduite de ma fortune, je ne serai plus le tuteur de mes enfants, je me dépouillerai de toute autorité. Je le jure par ta mère, dit-il en versant des larmes. Marguerite détourna la tête pour ne pas voir cette figure en pleurs, et Claës se jeta aux genoux de sa fille en croyant qu’elle allait céder. — Marguerite, Marguerite ! donne, donne ! Que sont soixante mille francs pour éviter des remords éternels ? Vois-tu, je mourrai, ceci me tuera. Écoute-moi ? ma parole sera sacrée. Si j’échoue, je renonce à mes travaux, je quitterai la Flandre, la France même, si tu l’exiges, et j’irai travailler comme un manœuvre afin de refaire sou à sou ma fortune et rapporter un jour à mes enfants ce que la Science leur aura pris. Marguerite voulait relever son père, mais il persistait à rester à ses genoux, et il ajouta en pleurant : — Sois une dernière fois, tendre et dévouée ? Si je ne réussis pas, je te donnerai moi-même raison dans tes duretés. Tu m’appelleras vieux fou ! tu me nommeras mauvais père ! enfin tu me diras que je suis un ignorant ! Moi, quand j’entendrai ces paroles, je te baiserai les mains. Tu pourras me battre, si tu le veux ; et quand tu me frapperas, je te bénirai comme la meilleure des filles en me souvenant que tu m’as donné ton sang !

— S’il ne s’agissait que de mon sang, je vous le rendrais, s’écria-t-elle, mais puis-je laisser égorger par la Science mon frère et ma sœur ? non ! Cessez, cessez, dit-elle en essuyant ses larmes et repoussant les mains caressantes de son père.

— Soixante mille francs et deux mois, dit-il en se levant avec rage, il ne me faut plus que cela ; mais ma fille se met entre la gloire, entre la richesse et moi. Sois maudite ! ajouta-t-il. Tu n’es ni fille, ni femme, tu n’as pas de cœur, tu ne seras ni une mère, ni une épouse, ajouta-t-il. Laisse-moi prendre ? dis, ma chère petite, mon enfant chérie, je t’adorerai, ajouta-t-il en avançant la main sur l’or par un mouvement d’atroce énergie.

— Je suis sans défense contre la force, mais Dieu et le grand Claës nous voient ! dit Marguerite en montrant le portrait.

— Eh ! bien, essaie de vivre couverte du sang de ton père, cria {p. 436}   Balthazar en lui jetant un regard d’horreur. Il se leva, contempla le parloir et sortit lentement. En arrivant à la porte, il se retourna comme eût fait un mendiant et interrogea sa fille par un geste auquel Marguerite répondit en faisant un signe de tête négatif. — Adieu, ma fille, dit-il avec douceur, tâchez de vivre heureuse.

Quand il eut disparu, Marguerite resta dans une stupeur qui eut pour effet de l’isoler de la terre, elle n’était plus dans le parloir, elle ne sentait plus son corps, elle avait des ailes, et volait dans les espaces du monde moral où tout est immense, où la pensée rapproche et les distances et les temps, où quelque main divine relève la toile étendue sur l’avenir. Il lui sembla qu’il s’écoulait des jours entiers entre chacun des pas que faisait son père en montant l’escalier ; puis elle eut un frisson d’horreur au moment où elle l’entendit entrer dans sa chambre. Guidée par un pressentiment qui répandit dans son âme la poignante clarté d’un éclair, elle franchit les escaliers, sans lumière, sans bruit, avec la vélocité d’une flèche, et vit son père qui s’ajustait le front avec un pistolet.

— Prenez tout, lui cria-t-elle en s’élançant vers lui.

Elle tomba sur un fauteuil, Balthazar la voyant pâle, se mit à pleurer comme pleurent les vieillards ; il redevint enfant, il la baisa au front, lui dit des paroles sans suite, il était près de sauter de joie, et semblait vouloir jouer avec elle comme un amant joue avec sa maîtresse après en avoir obtenu le bonheur.

— Assez ! assez, mon père, dit-elle, songez à votre promesse ! Si vous ne réussissez pas, vous m’obéirez !

— Oui.

— Ô ma mère, dit-elle en se tournant vers la chambre de madame Claës, vous auriez tout donné, n’est-ce pas ?

— Dors en paix, dit Balthazar, tu es une bonne fille.

— Dormir ! dit-elle, je n’ai plus les nuits de ma jeunesse ; vous me vieillissez, mon père, comme vous avez lentement flétri le cœur de ma mère.

— Pauvre enfant, je voudrais te rassurer en t’expliquant les effets de la magnifique expérience que je viens d’imaginer, tu comprendrais…

— Je ne comprends que notre ruine, dit-elle en s’en allant.

Le lendemain matin, qui était un jour de congé, Emmanuel de Solis amena Jean.

— Hé ! bien ? dit-il avec tristesse en abordant Marguerite.

{p. 437}   — J’ai cédé, répondit-elle.

— Ma chère vie, dit-il avec un mouvement de joie mélancolique, si vous aviez résisté, je vous eusse admirée ; mais faible, je vous adore !

— Pauvre, pauvre Emmanuel, que nous restera-t-il ?

— Laissez-moi faire, s’écria le jeune homme d’un air radieux, nous nous aimons, tout ira bien !

Quelques mois s’écoulèrent dans une tranquillité parfaite. Monsieur de Solis fit comprendre à Marguerite que ses chétives économies ne constitueraient jamais une fortune, et lui conseilla de vivre à l’aise en prenant, pour maintenir l’abondance au logis, l’argent qui restait sur la somme de laquelle il avait été le dépositaire. Pendant ce temps, Marguerite fut livrée aux anxiétés qui jadis avaient agité sa mère en semblable occurrence. Quelque incrédule qu’elle pût être, elle en était arrivée à espérer dans le génie de son père. Par un phénomène inexplicable, beaucoup de gens ont l’espérance sans avoir la foi. L’espérance est la fleur du Désir, la foi est le fruit de la Certitude. Marguerite se disait : — « Si mon père réussit, nous serons heureux ! » Claës et Lemulquinier seuls disaient : — « Nous réussirons ! » Malheureusement, de jour en jour, le visage de cet homme s’attrista. Quand il venait dîner, il n’osait parfois regarder sa fille et parfois il lui jetait aussi des regards de triomphe. Marguerite employa ses soirées à se faire expliquer par le jeune de Solis plusieurs difficultés légales. Elle accabla son père de questions sur leurs relations de famille. Enfin elle acheva son éducation virile, elle se préparait évidemment à exécuter le plan qu’elle méditait si son père succombait encore une fois dans son duel avec l’Inconnu (X).

Au commencement du mois de juillet, Balthazar passa toute une journée assis sur le banc de son jardin, plongé dans une méditation triste. Il regarda plusieurs fois le tertre dénué de tulipes, les fenêtres de la chambre de sa femme ; il frémissait sans doute en songeant à tout ce que sa lutte lui avait coûté : ses mouvements attestaient des pensées en dehors de la Science. Marguerite vint s’asseoir et travailler près de lui quelques moments avant le dîner.

— Hé ! bien, mon père, vous n’avez pas réussi.

— Non, mon enfant.

— Ah ! dit Marguerite d’une voix douce, je ne vous adresserai pas le plus léger reproche, nous sommes également coupables. Je {p. 438}   réclamerai seulement l’exécution de votre parole, elle doit être sacrée, vous êtes un Claës. Vos enfants vous entoureront d’amour et de respect ; mais d’aujourd’hui vous m’appartenez, et me devez obéissance. Soyez sans inquiétude, mon règne sera doux, et je travaillerai même à le faire promptement finir. J’emmène Martha, je vous quitte pour un mois environ, et pour m’occuper de vous ; car, dit-elle en le baisant au front, vous êtes mon enfant. Demain, Félicie conduira donc la maison. La pauvre enfant n’a que dix-sept ans, elle ne saurait pas vous résister ; soyez généreux, ne lui demandez pas un sou, car elle n’aura que ce qu’il lui faut strictement pour les dépenses de la maison. Ayez du courage, renoncez pendant deux ou trois années à vos travaux et à vos pensées. Le problème mûrira, je vous aurai amassé l’argent nécessaire pour le résoudre et vous le résoudrez. Hé ! bien, votre reine n’est-elle pas clémente, dites ?

— Tout n’est donc pas perdu, dit le vieillard.

— Non, si vous êtes fidèle à votre parole.

— Je vous obéirai, ma fille, répondit Claës avec une émotion profonde.

Le lendemain, monsieur Conyncks de Cambrai vint chercher sa petite-nièce. Il était en voiture de voyage, et ne voulut rester chez son cousin que le temps nécessaire à Marguerite et à Martha pour faire leurs apprêts. Monsieur Claës reçut son cousin avec affabilité, mais il était visiblement triste et humilié. Le vieux Conyncks devina les pensées de Balthazar, et, en déjeunant, il lui dit avec une grosse franchise : — J’ai quelques-uns de vos tableaux, cousin, j’ai le goût des beaux tableaux, c’est une passion ruineuse ; mais, nous avons tous notre folie…

— Cher oncle ! dit Marguerite.

— Vous passez pour être ruiné, cousin, mais un Claës a toujours des trésors là, dit-il en se frappant le front. Et là, n’est-ce pas ? ajouta-t-il en montrant son cœur. Aussi compté-je sur vous ! J’ai trouvé dans mon escarcelle quelques écus que j’ai mis à votre service.

— Ha ! s’écria Balthazar, je vous rendrai des trésors…

— Les seuls trésors que nous possédions en Flandre, cousin, c’est la patience et le travail, répondit sévèrement Conyncks. Notre ancien a ces deux mots gravés sur le front, dit-il en lui montrant le portrait du président Van Claës.

{p. 439}   Marguerite embrassa son père, lui dit adieu, fit ses recommandations à Josette, à Félicie, et partit en poste pour Paris. Le grand-oncle devenu veuf n’avait qu’une fille de douze ans et possédait une immense fortune, il n’était donc pas impossible qu’il voulût se marier ; aussi les habitants de Douai crurent-ils que mademoiselle Claës épousait son grand-oncle. Le bruit de ce riche mariage ramena Pierquin le notaire chez les Claës. Il s’était fait de grands changements dans les idées de cet excellent calculateur. Depuis deux ans, la société de la ville s’était divisée en deux camps ennemis. La noblesse avait formé un premier cercle, et la bourgeoisie un second, naturellement fort hostile au premier. Cette séparation subite qui eut lieu dans toute la France et la partagea en deux nations ennemies, dont les irritations jalouses allèrent en croissant, fut une des principales raisons qui firent adopter la révolution de juillet 1830 en province. Entre ces deux sociétés, dont l’une était ultra-monarchique et l’autre ultra-libérale, se trouvaient les fonctionnaires admis, suivant leur importance, dans l’un et dans l’autre monde, et qui, au moment de la chute du pouvoir légitime, furent neutres. Au commencement de la lutte entre la noblesse et la bourgeoisie, les Cafés royalistes contractèrent une splendeur inouïe, et rivalisèrent si brillamment avec les Cafés libéraux, que ces sortes de fêtes gastronomiques coûtèrent, dit-on, la vie à plusieurs personnages qui, semblables à des mortiers mal fondus, ne purent résister à ces exercices. Naturellement, les deux sociétés devinrent exclusives et s’épurèrent. Quoique fort riche pour un homme de province, Pierquin fut exclu des cercles aristocratiques, et refoulé dans ceux de la bourgeoisie. Son amour-propre eut beaucoup à souffrir des échecs successifs qu’il reçut en se voyant insensiblement éconduit par les gens avec lesquels il frayait naguère. Il atteignait l’âge de quarante ans, seule époque de la vie où les hommes qui se destinent au mariage puissent encore épouser des personnes jeunes. Les partis auxquels il pouvait prétendre appartenaient à la bourgeoisie, et son ambition tendait à rester dans le haut monde, où devait l’introduire une belle alliance. L’isolement dans lequel vivait la famille Claës l’avait rendue étrangère à ce mouvement social. Quoique Claës appartînt à la vieille aristocratie de la province, il était vraisemblable que ses préoccupations l’empêcheraient d’obéir aux antipathies créées par ce nouveau classement de personnes. Quelque pauvre qu’elle pût être, une demoiselle Claës apportait à {p. 440}   son mari cette fortune de vanité que souhaitent tous les parvenus. Pierquin revint donc chez les Claës avec une secrète intention de faire les sacrifices nécessaires pour arriver à la conclusion d’un mariage qui réalisait désormais toutes ses ambitions. Il tint compagnie à Balthazar et à Félicie pendant l’absence de Marguerite, mais il reconnut tardivement un concurrent redoutable dans Emmanuel de Solis. La succession du défunt abbé passait pour être considérable ; et, aux yeux d’un homme qui chiffrait naïvement toutes les choses de la vie, le jeune héritier paraissait plus puissant par son argent que par les séductions du cœur dont ne s’inquiétait jamais Pierquin. Cette fortune rendait au nom de Solis toute sa valeur. L’or et la noblesse étaient comme deux lustres qui, s’éclairant l’un par l’autre, redoublaient d’éclat. L’affection sincère que le jeune proviseur témoignait à Félicie, qu’il traitait comme une sœur, excita l’émulation du notaire. Il essaya d’éclipser Emmanuel en mêlant le jargon à la mode et les expressions d’une galanterie superficielle aux airs rêveurs, aux élégies soucieuses qui allaient si bien à sa physionomie. En se disant désenchanté de tout au monde, il tournait les yeux vers Félicie de manière à lui faire croire qu’elle seule pourrait le réconcilier avec la vie. Félicie, à qui pour la première fois un homme adressait des compliments, écouta ce langage toujours si doux, même quand il est mensonger ; elle prit le vide pour de la profondeur, et, dans le besoin qui l’oppressait de fixer les sentiments vagues dont surabondait son cœur, elle s’occupa de son cousin. Jalouse, à son insu peut-être, des attentions amoureuses qu’Emmanuel prodiguait à sa sœur, elle voulait sans doute se voir, comme elle, l’objet des regards, des pensées et des soins d’un homme. Pierquin démêla facilement la préférence que Félicie lui accordait sur Emmanuel, et ce fut pour lui une raison de persister dans ses efforts, en sorte qu’il s’engagea plus qu’il ne le voulait. Emmanuel surveilla les commencements de cette passion fausse peut-être chez le notaire, naïve chez Félicie dont l’avenir était en jeu. Il s’ensuivit, entre la cousine et le cousin, quelques causeries douces, quelques mots dits à voix basse en arrière d’Emmanuel, enfin de ces petites tromperies qui donnent à un regard, à une parole une expression dont la douceur insidieuse peut causer d’innocentes erreurs. À la faveur du commerce que Pierquin entretenait avec Félicie, il essaya de pénétrer le secret du voyage entrepris par Marguerite, afin de savoir s’il s’agissait de mariage {p. 441}   et s’il devait renoncer à ses espérances ; mais, malgré sa grosse finesse, ni Balthazar ni Félicie ne purent lui donner aucune lumière, par la raison qu’ils ne savaient rien des projets de Marguerite qui, en prenant le pouvoir, semblait en avoir suivi les maximes en taisant ses projets. La morne tristesse de Balthazar et son affaissement rendaient les soirées difficiles à passer. Quoique Emmanuel eût réussi à faire jouer le chimiste au trictrac, Balthazar y était distrait ; et la plupart du temps cet homme, si grand par son intelligence, semblait stupide. Déchu de ses espérances, humilié d’avoir dévoré trois fortunes, joueur sans argent, il pliait sous le poids de ses ruines, sous le fardeau de ses espérances moins détruites que trompées. Cet homme de génie, muselé par la nécessité, se condamnant lui-même, offrait un spectacle vraiment tragique qui eût touché l’homme le plus insensible. Pierquin lui-même ne contemplait pas sans un sentiment de respect ce lion en cage, dont les yeux pleins de puissance refoulée étaient devenus calmes à force de tristesse, ternes à force de lumière ; dont les regards demandaient une aumône que la bouche n’osait proférer. Parfois un éclair passait sur cette face desséchée qui se ranimait par la conception d’une nouvelle expérience ; puis, si, en contemplant le parloir, les yeux de Balthazar s’arrêtaient à la place où sa femme avait expiré, de légers pleurs roulaient comme d’ardents grains de sable dans le désert de ses prunelles que la pensée faisait immenses, et sa tête retombait sur sa poitrine. Il avait soulevé le monde comme un Titan, et le monde revenait plus pesant sur sa poitrine. Cette gigantesque douleur, si virilement contenue, agissait sur Pierquin et sur Emmanuel qui, parfois, se sentaient assez émus pour vouloir offrir à cet homme la somme nécessaire à quelque série d’expériences ; tant sont communicatives les convictions du génie ! Tous deux concevaient comment madame Claës et Marguerite avaient pu jeter des millions dans ce gouffre ; mais la raison arrêtait promptement les élans du cœur ; et leurs émotions se traduisaient par des consolations qui aigrissaient encore les peines de ce Titan foudroyé. Claës ne parlait point de sa fille aînée, et ne s’inquiétait ni de son absence, ni du silence qu’elle gardait en n’écrivant ni à lui, ni à Félicie. Quand Solis ou Pierquin lui en demandaient des nouvelles, il paraissait affecté désagréablement. Pressentait-il que Marguerite agissait contre lui ? Se trouvait-il humilié d’avoir résigné les droits majestueux de la paternité à son {p. 442}   enfant ? En était-il venu à moins l’aimer parce qu’elle allait être le père, et lui l’enfant ? Peut-être y avait-il beaucoup de ces raisons et beaucoup de ces sentiments inexprimables qui passent comme des nuages en l’âme, dans la disgrâce muette qu’il faisait peser sur Marguerite. Quelque grands que puissent être les grands hommes connus ou inconnus, heureux ou malheureux dans leurs tentatives, ils ont des petitesses par lesquelles ils tiennent à l’humanité. Par un double malheur, ils ne souffrent pas moins de leurs qualités que de leurs défauts ; et peut-être Balthazar avait-il à se familiariser avec les douleurs de ses vanités blessées. La vie qu’il menait, et les soirées pendant lesquelles ces quatre personnes se trouvèrent réunies en l’absence de Marguerite furent donc une vie et des soirées empreintes de tristesse, remplies d’appréhensions vagues. Ce fut des jours infertiles comme des landes desséchées, où néanmoins ils glanaient quelques fleurs, rares consolations. L’atmosphère leur semblait brumeuse en l’absence de la fille aînée, devenue l’âme, l’espoir et la force de cette famille. Deux mois se passèrent ainsi, pendant lesquels Balthazar attendit patiemment sa fille. Marguerite fut ramenée à Douai par son oncle, qui resta au logis au lieu de retourner à Cambrai, sans doute pour y appuyer de son autorité quelque coup d’état médité par sa nièce. Ce fut une petite fête de famille que le retour de Marguerite. Le notaire et monsieur de Solis avaient été invités à dîner par Félicie et par Balthazar. Quand la voiture de voyage s’arrêta devant la porte de la maison, ces quatre personnes vinrent y recevoir les voyageurs avec de grandes démonstrations de joie. Marguerite parut heureuse de revoir les foyers paternels, ses yeux s’emplirent de larmes quand elle traversa la cour pour arriver au parloir. En embrassant son père, ses caresses de jeune fille ne furent pas néanmoins sans arrière-pensée, elle rougissait comme une épouse coupable qui ne sait pas feindre ; mais ses regards reprirent leur pureté quand elle regarda monsieur de Solis, en qui elle semblait puiser la force d’achever l’entreprise qu’elle avait secrètement formée. Pendant le dîner, malgré l’allégresse qui animait les physionomies et les paroles, le père et la fille s’examinèrent avec défiance et curiosité. Balthazar ne fit à Marguerite aucune question sur son séjour à Paris, sans doute par dignité paternelle. Emmanuel de Solis imita cette réserve. Mais Pierquin, qui était habitué à connaître tous les secrets de famille, dit à Marguerite en couvrant sa curiosité sous {p. 443}   une fausse bonhomie : — Eh ! bien, chère cousine, vous avez vu Paris, les spectacles…

— Je n’ai rien vu à Paris, répondit-elle, je n’y suis pas allée pour me divertir. Les jours s’y sont tristement écoulés pour moi, j’étais trop impatiente de revoir Douai.

— Si je ne m’étais pas fâché, elle ne serait pas venue à l’Opéra, où d’ailleurs elle s’est ennuyée ! dit monsieur Conyncks.

La soirée fut pénible, chacun était gêné, souriait mal ou s’efforçait de témoigner cette gaieté de commande sous laquelle se cachent de réelles anxiétés. Marguerite et Balthazar étaient en proie à de sourdes et cruelles appréhensions qui réagissaient sur les cœurs. Plus la soirée s’avançait, plus la contenance du père et de la fille s’altérait. Parfois Marguerite essayait de sourire, mais ses gestes, ses regards, le son de sa voix trahissaient une vive inquiétude. Messieurs Conyncks et de Solis semblaient connaître la cause des secrets mouvements qui agitaient cette noble fille, et paraissaient l’encourager par des œillades expressives. Blessé d’avoir été mis en dehors d’une résolution et de démarches accomplies pour lui, Balthazar se séparait insensiblement de ses enfants et de ses amis, en affectant de garder le silence. Marguerite allait sans doute lui découvrir ce qu’elle avait décidé de lui. Pour un homme grand, pour un père, cette situation était intolérable. Parvenu à un âge où l’on ne dissimule rien au milieu de ses enfants, où l’étendue des idées donne de la force aux sentiments, il devenait donc de plus en plus grave, songeur et chagrin, en voyant s’approcher le moment de sa mort civile. Cette soirée renfermait une de ces crises de la vie intérieure qui ne peuvent s’expliquer que par des images. Les nuages et la foudre s’amoncelaient au ciel, l’on riait dans la campagne ; chacun avait chaud, sentait l’orage, levait la tête et continuait sa route. Monsieur Conyncks, le premier, alla se coucher et fut conduit à sa chambre par Balthazar. Pendant son absence, Pierquin et monsieur de Solis s’en allèrent. Marguerite fit un adieu plein d’affection au notaire, elle ne dit rien à Emmanuel, mais elle lui pressa la main en lui jetant un regard humide. Elle renvoya Félicie, et quand Claës revint au parloir, il y trouva sa fille seule.

— Mon bon père, lui dit-elle d’une voix tremblante, il a fallu les circonstances graves où nous sommes pour me faire quitter la maison ; mais, après bien des angoisses et après avoir surmonté {p. 444}   des difficultés inouïes, j’y reviens avec quelques chances de salut pour nous tous. Grâce à votre nom, à l’influence de notre oncle et aux protections de monsieur de Solis, nous avons obtenu, pour vous, une place de receveur des finances en Bretagne ; elle vaut, dit-on, dix-huit à vingt mille francs par an. Notre oncle a fait le cautionnement. — Voici votre nomination, dit-elle en tirant une lettre de son sac. Votre séjour ici, pendant nos années de privations et de sacrifices, serait intolérable. Notre père doit rester dans une situation au moins égale à celle où il a toujours vécu. Je ne vous demanderai rien sur vos revenus, vous les emploierez comme bon vous semblera. Je vous supplie seulement de songer que nous n’avons pas un sou de rente, et que nous vivrons tous avec ce que Gabriel14 nous donnera sur ses revenus. La ville ne saura rien de cette vie claustrale. Si vous étiez chez vous, vous seriez un obstacle aux moyens que nous emploierons, ma sœur et moi, pour tâcher d’y rétablir l’aisance. Est-ce abuser de l’autorité que vous m’avez donnée que de vous mettre dans une position à refaire vous-même votre fortune ? dans quelques années, si vous le voulez, vous serez Receveur-général.

— Ainsi, Marguerite, dit doucement Balthazar, tu me chasses de ma maison.

— Je ne mérite pas un reproche si dur, répondit la fille en comprimant les mouvements tumultueux de son cœur. Vous reviendrez parmi nous lorsque vous pourrez habiter votre ville natale comme il vous convient d’y paraître. D’ailleurs, mon père, n’ai-je point votre parole ? reprit-elle froidement. Vous devez m’obéir. Mon oncle est resté pour vous emmener en Bretagne, afin que vous ne fissiez pas seul le voyage.

— Je n’irai pas, s’écria Balthazar en se levant, je n’ai besoin du secours de personne pour rétablir ma fortune et payer ce que je dois à mes enfants.

— Ce sera mieux, reprit Marguerite sans s’émouvoir. Je vous prierai de réfléchir à notre situation respective que je vais vous expliquer en peu de mots. Si vous restez dans cette maison, vos enfants en sortiront, afin de vous en laisser le maître.

— Marguerite ! cria Balthazar.

— Puis, dit-elle en continuant sans vouloir remarquer l’irritation de son père, il faut instruire le ministre de votre refus, si vous n’acceptez pas une place lucrative et honorable que, malgré {p. 445}   nos démarches et nos protections, nous n’aurions pas eue sans quelques billets de mille francs adroitement mis par mon oncle dans le gant d’une dame…

— Me quitter !

— Ou vous nous quitterez ou nous vous fuirons, dit-elle. Si j’étais votre seule enfant, j’imiterais ma mère, sans murmurer contre le sort que vous me feriez. Mais ma sœur et mes deux frères ne périront pas de faim ou de désespoir auprès de vous ; je l’ai promis à celle qui mourut là, dit-elle en montrant la place du lit de sa mère. Nous vous avons caché nos douleurs, nous avons souffert en silence, aujourd’hui nos forces se sont usées. Nous ne sommes pas au bord d’un abîme, nous sommes au fond, mon père ! pour nous en tirer, il ne nous faut pas seulement du courage, il faut encore que nos efforts ne soient pas incessamment déjoués par les caprices d’une passion….

— Mes chers enfants ! s’écria Balthazar en saisissant la main de Marguerite, je vous aiderai, je travaillerai, je….

— En voici les moyens, répondit-elle en lui tendant la lettre ministérielle.

— Mais, mon ange, le moyen que tu m’offres pour refaire ma fortune est trop lent ! tu me fais perdre le fruit de dix années de travaux, et les sommes énormes que représente mon laboratoire. Là, dit-il en indiquant le grenier, sont toutes nos ressources.

Marguerite marcha vers la porte en disant : — Mon père, vous choisirez !

— Ah ! ma fille, vous êtes bien dure ! répondit-il en s’asseyant dans un fauteuil et la laissant partir.

Le lendemain matin, Marguerite apprit par Lemulquinier que monsieur Claës était sorti. Cette simple annonce la fit pâlir, et sa contenance fut si cruellement significative, que le vieux valet lui dit : — Soyez tranquille, mademoiselle, monsieur a dit qu’il serait revenu à onze heures pour déjeuner. Il ne s’est pas couché. À deux heures du matin, il était encore debout dans le parloir, à regarder par les fenêtres les toits du laboratoire. J’attendais dans la cuisine, je le voyais, il pleurait, il a du chagrin. Voici ce fameux mois de juillet pendant lequel le soleil est capable de nous enrichir tous, et si vous vouliez….

— Assez ! dit Marguerite en devinant toutes les pensées qui avaient dû assaillir son père.

{p. 446}   Il s’était en effet accompli chez Balthazar ce phénomène qui s’empare de toutes les personnes sédentaires, sa vie dépendait pour ainsi dire des lieux avec lesquels il s’était identifié, sa pensée mariée à son laboratoire et à sa maison les lui rendait indispensables, comme l’est la Bourse au joueur pour qui les jours fériés sont des jours perdus. Là étaient ses espérances, là descendait du ciel la seule atmosphère où ses poumons pouvaient puiser l’air vital. Cette alliance des lieux et des choses entre les hommes, si puissante chez les natures faibles, devient presque tyrannique chez les gens de science et d’étude. Quitter sa maison, c’était, pour Balthazar, renoncer à la Science, à son problème, c’était mourir. Marguerite fut en proie à une extrême agitation jusqu’au moment du déjeuner. La scène qui avait porté Balthazar à vouloir se tuer lui était revenue à la mémoire, et elle craignit de voir se dénouer tragiquement la situation désespérée où se trouvait son père. Elle allait et venait dans le parloir, en tressaillant chaque fois que la sonnette de la porte retentissait. Enfin, Balthazar revint. Pendant qu’il traversait la cour, Marguerite, qui étudia sa figure avec inquiétude, n’y vit que l’expression d’une douleur orageuse. Quand il entra dans le parloir, elle s’avança vers lui pour lui souhaiter le bonjour ; il la saisit affectueusement par la taille, l’appuya sur son cœur, la baisa au front et lui dit à l’oreille : — Je suis allé demander mon passe-port. Le son de la voix, le regard résigné, le mouvement de son père, tout écrasa le cœur de la pauvre fille qui détourna la tête pour ne point laisser voir ses larmes ; mais ne pouvant les réprimer, elle alla dans le jardin, et revint après y avoir pleuré à son aise. Pendant le déjeuner, Balthazar se montra gai comme un homme qui avait pris son parti.

— Nous allons donc partir pour la Bretagne, mon oncle, dit-il à monsieur Conyncks. J’ai toujours eu le désir de voir ce pays-là.

— On y vit à bon marché, répondit le vieil oncle.

— Mon père nous quitte ? s’écria Félicie.

Monsieur de Solis entra, il amenait Jean.

— Vous nous le laisserez aujourd’hui, dit Balthazar en mettant son fils près de lui, je pars demain, et je veux lui dire adieu.

Emmanuel regarda Marguerite qui baissa la tête. Ce fut une journée morne, pendant laquelle chacun fut triste, et réprima des pensées ou des pleurs. Ce n’était pas une absence, mais un exil. Puis, tous sentaient instinctivement ce qu’il y avait d’humiliant {p. 447}   pour un père à déclarer ainsi publiquement ses désastres en acceptant une place et en quittant sa famille à l’âge de Balthazar. Lui seul fut aussi grand que Marguerite était ferme, et parut accepter noblement cette pénitence des fautes que l’emportement du génie lui avait fait commettre. Quand la soirée fut passée et que le père et la fille furent seuls, Balthazar qui, pendant toute la journée, s’était montré tendre et affectueux, comme il l’était durant les beaux jours de sa vie patriarcale, tendit la main à Marguerite, et lui dit avec une sorte de tendresse mêlée de désespoir : — Es-tu contente de ton père ?

— Vous êtes digne de celui-là, répondit Marguerite en lui montrant le portrait de Van-Claës.

Le lendemain matin, Balthazar suivi de Lemulquinier monta dans son laboratoire comme pour faire ses adieux aux espérances qu’il avait caressées et que ses opérations commencées lui représentaient vivantes. Le maître et le valet se jetèrent un regard plein de mélancolie en entrant dans le grenier qu’ils allaient quitter peut-être pour toujours. Balthazar contempla ces machines sur lesquelles sa pensée avait si long-temps plané, et dont chacune était liée au souvenir d’une recherche ou d’une expérience. Il ordonna d’un air triste à Lemulquinier de faire évaporer des gaz ou des acides dangereux, de séparer des substances qui auraient pu produire des explosions. Tout en prenant ces soins, il proférait des regrets amers, comme en exprime un condamné à mort, avant d’aller à l’échafaud.

— Voici pourtant, dit-il en s’arrêtant devant une capsule dans laquelle plongeaient les deux fils d’une pile de Volta, une expérience dont le résultat devrait être attendu. Si elle réussissait, affreuse pensée ! mes enfants ne chasseraient pas de sa maison un père qui jetterait des diamants à leurs pieds. Voilà une combinaison de carbone et de soufre, ajouta-t-il en se parlant à lui-même, dans laquelle le carbone joue le rôle de corps électro-positif ; la cristallisation doit commencer au pôle négatif ; et, dans le cas de décomposition, le carbone s’y porterait cristallisé….

— Ah ! ça se ferait comme ça, dit Lemulquinier en contemplant son maître avec admiration.

— Or, reprit Balthazar après une pause, la combinaison est soumise à l’influence de cette pile qui peut agir…

— Si monsieur veut, je vais en augmenter l’effet…

{p. 448}   — Non, non, il faut la laisser telle qu’elle est. Le repos et le temps sont des conditions essentielles à la cristallisation…

— Parbleu, faut qu’elle prenne son temps, cette cristallisation, s’écria le valet de chambre.

— Si la température baisse, le sulfure de carbone se cristallisera, dit Balthazar en continuant d’exprimer par lambeaux les pensées indistinctes d’une méditation complète dans son entendement ; mais si l’action de la pile opère dans certaines conditions que j’ignore… Il faudrait surveiller cela… il est possible… Mais à quoi pensé-je ? il ne s’agit plus de Chimie, mon ami, nous devons aller gérer une recette en Bretagne.

Claës sortit précipitamment, et descendit pour faire un dernier déjeuner de famille auquel assistèrent Pierquin et monsieur de Solis. Balthazar, pressé d’en finir avec son agonie scientifique, dit adieu à ses enfants et monta en voiture avec son oncle, toute la famille l’accompagna sur le seuil de la porte. Là, quand Marguerite eut embrassé son père par une étreinte désespérée, à laquelle il répondit en lui disant à l’oreille : — « Tu es une bonne fille, et je ne t’en voudrai jamais ! » elle franchit la cour, se sauva dans le parloir, s’agenouilla à la place où sa mère était morte, et fit une ardente prière à Dieu pour lui demander la force d’accomplir les rudes travaux de sa nouvelle vie. Elle était déjà fortifiée par une voix intérieure qui lui avait jeté dans le cœur les applaudissements des anges et les remercîments de sa mère, quand sa sœur, son frère, Emmanuel et Pierquin rentrèrent après avoir regardé la calèche jusqu’à ce qu’ils ne la vissent plus.

— Maintenant, mademoiselle, qu’allez-vous faire ? lui dit Pierquin.

— Sauver la maison, répondit-elle avec simplicité. Nous possédons près de treize cents arpents à Waignies. Mon intention est de les faire défricher, les partager en trois fermes, construire les bâtiments nécessaires à leur exploitation, les louer ; et je crois qu’en quelques années, avec beaucoup d’économie et de patience, chacun de nous, dit-elle en montrant sa sœur et son frère, aura une ferme de quatre cents et quelques arpents qui pourra valoir, un jour, près de quinze mille francs de rente. Mon frère Gabriel15 gardera pour sa part cette maison et ce qu’il possède sur le Grand-Livre. Puis nous rendrons un jour à notre père sa fortune dégagée de toute obligation en consacrant nos revenus à l’acquittement de ses dettes.

{p. 449}   — Mais, chère cousine, dit le notaire stupéfait de cette entente des affaires et de la froide raison de Marguerite, il vous faut plus de deux cent mille francs pour défricher vos terrains, bâtir vos fermes et acheter des bestiaux. Où prendrez-vous cette somme ?

— Là commencent mes embarras, dit-elle en regardant alternativement le notaire et monsieur de Solis, je n’ose les demander à mon oncle qui a déjà fait le cautionnement de mon père !

— Vous avez des amis ! s’écria Pierquin en voyant tout à coup que les demoiselles Claës seraient encore des filles de plus de cinq cent mille francs.

Emmanuel de Solis regarda Marguerite avec attendrissement ; mais, malheureusement pour lui, Pierquin resta notaire au milieu de son enthousiasme et reprit ainsi : — Moi, je vous les offre, ces deux cent mille francs !

Emmanuel et Marguerite se consultèrent par un regard qui fut un trait de lumière pour Pierquin. Félicie rougit excessivement, tant elle était heureuse de trouver son cousin aussi généreux qu’elle le souhaitait. Elle regarda sa sœur qui, tout à coup, devina que pendant l’absence qu’elle avait faite, la pauvre fille s’était laissé prendre à quelques banales galanteries de Pierquin.

— Vous ne me paierez que cinq pour cent d’intérêt, dit-il. Vous me rembourserez quand vous voudrez, et vous me donnerez une hypothèque sur vos terrains. Mais soyez tranquille, vous n’aurez que les déboursés à payer pour tous vos contrats, je vous trouverai de bons fermiers, et ferai vos affaires gratuitement afin de vous aider en bon parent.

Emmanuel fit un signe à Marguerite pour l’engager à refuser ; mais elle était trop occupée à étudier les changements qui nuançaient la physionomie de sa sœur pour s’en apercevoir. Après une pause, elle regarda le notaire d’un air ironique et lui dit d’elle-même, à la grande joie de monsieur de Solis : — Vous êtes un bien bon parent, je n’attendais pas moins de vous ; mais l’intérêt à cinq pour cent retarderait trop notre libération, j’attendrai la majorité de mon frère et nous vendrons ses rentes.

Pierquin se mordit les lèvres, Emmanuel se mit à sourire doucement.

— Félicie, ma chère enfant, reconduis Jean au collége, Martha t’accompagnera, dit Marguerite en montrant son frère. — Jean, mon ange, sois bien sage, ne déchire pas tes habits, nous ne {p. 450}   sommes pas assez riches pour te les renouveler aussi souvent que nous le faisions ! Allons va, mon petit, étudie bien.

Félicie sortit avec son frère.

— Mon cousin, dit Marguerite à Pierquin, et vous, monsieur, dit-elle à monsieur de Solis, vous êtes sans doute venus voir mon père pendant mon absence, je vous remercie de ces preuves d’amitié. Vous ne ferez sans doute pas moins pour deux pauvres filles qui vont avoir besoin de conseils. Entendons-nous à ce sujet ?… Quand je serai en ville, je vous recevrai toujours avec le plus grand plaisir ; mais quand Félicie sera seule ici avec Josette et Martha, je n’ai pas besoin de vous dire qu’elle ne doit voir personne, fût-ce un vieil ami, et le plus dévoué de nos parents. Dans les circonstances où nous nous trouvons, notre conduite doit être d’une irréprochable sévérité. Nous voici donc pour long-temps vouées au travail et à la solitude.

Le silence régna pendant quelques instants. Emmanuel, abîmé dans la contemplation de la tête de Marguerite, semblait muet, Pierquin ne savait que dire. Le notaire prit congé de sa cousine, en éprouvant un mouvement de rage contre lui-même : il avait deviné tout à coup que Marguerite aimait Emmanuel, et qu’il venait de se conduire en vrai sot.

— Ah ! çà, Pierquin, mon ami, se dit-il en s’apostrophant lui-même dans la rue, un homme qui te dirait que tu es un grand animal aurait raison. Suis-je bête ? J’ai douze mille livres de rente, en dehors de ma charge, sans compter la succession de mon oncle Des Racquets, de qui je suis le seul héritier, et qui me doublera ma fortune un jour ou l’autre (enfin, je ne lui souhaite pas de mourir, il est économe !)… et j’ai l’infamie de demander des intérêts à mademoiselle Claës ! Je suis sûr qu’à eux deux ils se moquent maintenant de moi. Je ne dois plus penser à Marguerite ! Non. Après tout, Félicie est une douce et bonne petite créature qui me convient mieux. Marguerite a un caractère de fer, elle voudrait me dominer, et elle me dominerait ! Allons, montrons-nous généreux, ne soyons pas tant notaire, je ne peux donc pas secouer ce harnais-là ? Sac à papier, je vais me mettre à aimer Félicie, et je ne bouge pas de ce sentiment-là ! Fourche ! elle aura une ferme de quatre cent trente arpents, qui, dans un temps donné, vaudra entre quinze et vingt mille livres de rente, car les terrains de Waignies sont bons. Que mon oncle Des Racquets meure, pauvre {p. 451}   bonhomme ! je vends mon Étude et je suis un homme de cin-quan-te-mil-le-li-vres-de-ren-te. Ma femme est une Claës, je suis allié à des maisons considérables. Diantre, nous verrons si les Courteville, les Magalhens, les Savaron de Savarus refuseront de venir chez un Pierquin-Claës-Molina-Nourho. Je serai maire de Douai, j’aurai la croix, je puis être député, j’arrive à tout. Ha ! çà, Pierquin, mon garçon, tiens-toi là, ne faisons plus de sottises, d’autant que, ma parole d’honneur, Félicie… mademoiselle Félicie Van-Claës, elle t’aime.

Quand les deux amants furent seuls, Emmanuel tendit une main à Marguerite qui ne put s’empêcher d’y mettre sa main droite. Ils se levèrent par un mouvement unanime en se dirigeant vers leur banc dans le jardin ; mais au milieu du parloir, l’amant ne put résister à sa joie, et d’une voix que l’émotion rendit tremblante, il dit à Marguerite : — J’ai trois cent mille francs à vous !…

— Comment, s’écria-t-elle, ma pauvre mère vous aurait encore confié ?… Non. Quoi ?

— Oh ! ma Marguerite, ce qui est à moi, n’est-il pas à vous ? N’est-ce pas vous qui la première avez dit nous ?

— Cher Emmanuel, dit-elle en pressant la main qu’elle tenait toujours ; et, au lieu d’aller au jardin, elle se jeta dans la bergère.

— N’est-ce pas à moi de vous remercier, dit-il avec sa voix d’amour, puisque vous acceptez.

— Ce moment, dit-elle, mon cher bien-aimé, efface bien des douleurs, et rapproche un heureux avenir ! Oui, j’accepte ta fortune, reprit-elle en laissant errer sur ses lèvres un sourire d’ange, je sais le moyen de la faire mienne. Elle regarda le portrait de Van-Claës comme pour avoir un témoin. Le jeune homme qui suivait les regards de Marguerite ne lui vit pas tirer de son doigt une bague de jeune fille, et ne s’aperçut de ce geste qu’au moment où il entendit ces paroles : — Au milieu de nos profondes misères, il surgit un bonheur. Mon père me laisse, par insouciance, la libre disposition de moi-même, dit-elle en tendant la bague, prends, Emmanuel ? Ma mère te chérissait, elle t’aurait choisi.

Les larmes vinrent aux yeux d’Emmanuel, il pâlit, tomba sur ses genoux, et dit à Marguerite en lui donnant un anneau qu’il portait toujours : — Voici l’alliance de ma mère ! Ma Marguerite, reprit-il en baisant la bague, n’aurai-je donc d’autre gage que ceci !

Elle se baissa pour apporter son front aux lèvres d’Emmanuel.

{p. 452}   — Hélas ! mon pauvre aimé, ne faisons-nous pas là quelque chose de mal ? dit-elle tout émue, car nous attendrons long-temps.

— Mon oncle disait que l’adoration était le pain quotidien de la patience, en parlant du chrétien qui aime Dieu. Je puis t’aimer ainsi, je t’ai, depuis long-temps, confondue avec le Seigneur de toutes choses : je suis à toi, comme je suis à lui.

Ils restèrent pendant quelques moments en proie à la plus douce exaltation. Ce fut la sincère et calme effusion d’un sentiment qui, semblable à une source trop pleine, débordait par de petites vagues incessantes. Les événements qui séparaient ces deux amants étaient un sujet de mélancolie qui rendit leur bonheur plus vif, en lui donnant quelque chose d’aigu comme la douleur ; Félicie revint trop tôt pour eux. Emmanuel, éclairé par le tact délicieux qui fait tout deviner en amour, laissa les deux sœurs seules, après avoir échangé avec Marguerite un regard où elle put voir tout ce que lui coûtait cette discrétion, car il y exprima combien il était avide de ce bonheur désiré si long-temps, et qui venait d’être consacré par les fiançailles du cœur.

— Viens ici, petite sœur, dit Marguerite en prenant Félicie par le cou. Puis, la ramenant dans le jardin, elles allèrent s’asseoir sur le banc auquel chaque génération avait confié ses paroles d’amour, ses soupirs de douleur, ses méditations et ses projets. Malgré le ton joyeux et l’aimable finesse du sourire de sa sœur, Félicie éprouvait une émotion qui ressemblait à un mouvement de peur, Marguerite lui prit la main et la sentit trembler.

— Mademoiselle Félicie, dit l’aînée en s’approchant de l’oreille de sa sœur, je lis dans votre âme. Pierquin est venu souvent pendant mon absence, il est venu tous les soirs, il vous a dit de douces paroles, et vous les avez écoutées. Félicie rougit. — Ne t’en défends pas, mon ange, reprit Marguerite, il est si naturel d’aimer ! Peut-être ta chère âme changera-t-elle un peu la nature du cousin, il est égoïste, intéressé, mais c’est un honnête homme ; et sans doute ses défauts serviront à ton bonheur. Il t’aimera comme la plus jolie de ses propriétés, tu feras partie de ses affaires. Pardonne-moi ce mot, chère amie ? tu le corrigeras des mauvaises habitudes qu’il a prises de ne voir partout que des intérêts, en lui apprenant les affaires du cœur. Félicie ne put qu’embrasser sa sœur. — D’ailleurs, reprit Marguerite, il a de la fortune. Sa famille est de la plus haute et de la plus ancienne bourgeoisie. Mais serait-ce donc moi {p. 453}   qui m’opposerais à ton bonheur si tu veux le trouver dans une condition médiocre ?…

Félicie laissa échapper ces mots : — Chère sœur !

— Oh ! oui, tu peux te confier à moi, s’écria Marguerite. Quoi de plus naturel que de nous dire nos secrets.

Ce mot plein d’âme détermina l’une de ces causeries délicieuses où les jeunes filles se disent tout. Quand Marguerite, que l’amour avait faite experte, eut reconnu l’état du cœur de Félicie, elle finit en lui disant : — Hé bien, ma chère enfant, assurons-nous que le cousin t’aime véritablement ; et… alors…

— Laisse-moi faire, répondit Félicie en riant, j’ai mes modèles.

— Folle ? dit Marguerite en la baisant au front.

Quoique Pierquin appartînt à cette classe d’hommes qui dans le mariage voient des obligations, l’exécution des lois sociales et un mode pour la transmission des propriétés ; qu’il lui fût indifférent d’épouser ou Félicie ou Marguerite, si l’une ou l’autre avaient le même nom et la même dot ; il s’aperçut néanmoins que toutes deux étaient, suivant une de ses expressions, des filles romanesques et sentimentales, deux adjectifs que les gens sans cœur emploient pour se moquer des dons que la nature sème d’une main parcimonieuse à travers les sillons de l’humanité, le notaire se dit sans doute qu’il fallait hurler avec les loups ; et, le lendemain, il vint voir Marguerite, il l’emmena mystérieusement dans le petit jardin, et se mit à parler sentiment, puisque c’était une des clauses du contrat primitif qui devait précéder, dans les lois du monde, le contrat notarié.

— Chère cousine, lui dit-il, nous n’avons pas toujours été du même avis sur les moyens à prendre pour arriver à la conclusion heureuse de vos affaires ; mais vous devez reconnaître aujourd’hui que j’ai toujours été guidé par un grand désir de vous être utile. Hé ! bien, hier j’ai gâté mes offres par une fatale habitude que nous donne l’esprit notaire, comprenez-vous ?… Mon cœur n’était pas complice de ma sottise. Je vous ai bien aimée ; mais nous avons une certaine perspicacité, nous autres, et je me suis aperçu que je ne vous plaisais pas. C’est ma faute ! Un autre a été plus adroit que moi. Hé ! bien, je viens vous avouer tout bonifacement que j’éprouve un amour réel pour votre sœur Félicie. Traitez-moi donc comme un frère ? puisez dans ma bourse, prenez à même ! Allez, plus vous prendrez, plus vous me prouverez {p. 454}   d’amitié. Je suis tout à vous, sans intérêt, entendez-vous ? ni à douze, ni à un quart pour cent. Que je sois trouvé digne de Félicie et je serai content. Pardonnez-moi mes défauts, ils ne viennent que de la pratique des affaires, le cœur est bon, et je me jetterais dans la Scarpe, plutôt que de ne pas rendre ma femme heureuse.

— Voilà qui est bien, cousin ! dit Marguerite, mais ma sœur dépend d’elle et de notre père…

— Je sais cela, ma chère cousine, dit le notaire, mais vous êtes la mère de toute la famille, et je n’ai rien plus à cœur que de vous rendre juge du mien.

Cette façon de parler peint assez bien l’esprit de l’honnête notaire. Plus tard, Pierquin devint célèbre par sa réponse au commandant du camp de Saint-Omer qui l’avait prié d’assister à une fête militaire, et qui fut ainsi conçue : Monsieur Pierquin-Claës de Molina-Nourho, maire de la ville de Douai, chevalier de la Légion-d’Honneur, aura celui de se rendre, etc.

Marguerite accepta l’assistance du notaire, mais seulement dans tout ce qui concernait sa profession, afin de ne compromettre en rien ni sa dignité de femme, ni l’avenir de sa sœur, ni les déterminations de son père. Ce jour même elle confia sa sœur à la garde de Josette et de Martha, qui se vouèrent corps et âme à leur jeune maîtresse, en en secondant les plans d’économie. Marguerite partit aussitôt pour Waignies où elle commença ses opérations qui furent savamment dirigées par Pierquin. Le dévouement s’était chiffré dans l’esprit du notaire comme une excellente spéculation, ses soins, ses peines furent alors en quelque sorte une mise de fonds qu’il ne voulut point épargner. D’abord, il tenta d’éviter à Marguerite la peine de faire défricher et de labourer les terres destinées aux fermes. Il avisa trois jeunes fils de fermiers riches qui désiraient s’établir, il les séduisit par la perspective que leur offrait la richesse de ces terrains, et réussit à leur faire prendre à bail les trois fermes qui allaient être construites. Moyennant l’abandon du prix de la ferme pendant trois ans, les fermiers s’engagèrent à en donner dix mille francs de loyer à la quatrième année, douze mille à la sixième, et quinze mille pendant le reste du bail ; à creuser les fossés, faire les plantations et acheter les bestiaux. Pendant que les fermes se bâtirent, les fermiers vinrent défricher leurs terres. Quatre ans après le départ de Balthazar, Marguerite avait déjà {p. 455}   presque rétabli la fortune de son frère et de sa sœur. Deux cent mille francs suffirent à payer toutes les constructions. Ni les secours, ni les conseils ne manquèrent à cette courageuse fille dont la conduite excitait l’admiration de la ville. Marguerite surveilla ses bâtisses, l’exécution de ses marchés et de ses baux avec ce bon sens, cette activité, cette constance que savent déployer les femmes quand elles sont animées par un grand sentiment. Dès la cinquième année, elle put consacrer trente mille francs de revenu que donnèrent les fermes, les rentes de son frère et le produit des biens paternels, à l’acquittement des capitaux hypothéqués, et à la réparation des dommages que la passion de Balthazar avait faits dans sa maison. L’amortissement devait donc aller rapidement par la décroissance des intérêts. Emmanuel de Solis offrit d’ailleurs à Marguerite les cent mille francs qui lui restaient sur la succession de son oncle et qu’elle n’avait pas employés, en y joignant une vingtaine de mille francs de ses économies, en sorte que, dès la troisième année de sa gestion, elle put acquitter une assez forte somme de dettes. Cette vie de courage, de privations et de dévouement ne se démentit point durant cinq années ; mais tout fut d’ailleurs succès et réussite, sous l’administration et l’influence de Marguerite.

Devenu ingénieur des ponts-et-chaussées, Gabriel aidé par son grand-oncle fit une rapide fortune dans l’entreprise d’un canal qu’il construisit, et sut plaire à sa cousine mademoiselle Conyncks, que son père adorait et l’une des plus riches héritières des deux Flandres. En 1824, les biens de Claës se trouvèrent libres, et la maison de la rue de Paris avait réparé ses pertes. Pierquin demanda positivement la main de Félicie à Balthazar, de même que monsieur de Solis sollicita celle de Marguerite.

Au commencement du mois de janvier 1825, Marguerite et monsieur Conyncks partirent pour aller chercher le père exilé de qui chacun désirait vivement le retour, et qui donna sa démission afin de rester au milieu de sa famille dont le bonheur allait recevoir sa sanction. En l’absence de Marguerite, qui souvent avait exprimé le regret de ne pouvoir remplir les cadres vides de la galerie et des appartements de réception, pour le jour où son père reprendrait sa maison, Pierquin et monsieur de Solis complotèrent avec Félicie de préparer à Marguerite une surprise qui ferait participer en quelque sorte la sœur cadette à la restauration de la maison Claës. Tous deux avaient acheté à Félicie plusieurs beaux tableaux qu’ils {p. 456}   lui offrirent pour décorer la galerie. Monsieur Conyncks avait eu la même idée. Voulant témoigner à Marguerite la satisfaction que lui causait sa noble conduite et son dévouement à remplir le mandat que lui avait légué sa mère, il avait pris des mesures pour qu’on apportât une cinquantaine de ses plus belles toiles et quelques-unes de celles que Balthazar avait jadis vendues, en sorte que la galerie Claës fut entièrement remeublée. Marguerite était déjà venue plusieurs fois voir son père, accompagnée de sa sœur, ou de Jean ; chaque fois, elle l’avait trouvé progressivement plus changé ; mais depuis sa dernière visite, la vieillesse s’était manifestée chez Balthazar par d’effrayants symptômes à la gravité desquels contribuait sans doute la parcimonie avec laquelle il vivait afin de pouvoir employer la plus grande partie de ses appointements à faire des expériences qui trompaient toujours son espoir. Quoiqu’il ne fût âgé que de soixante-cinq ans, il avait l’apparence d’un octogénaire. Ses yeux s’étaient profondément enfoncés dans leurs orbites, ses sourcils avaient blanchi, quelques cheveux lui garnissaient à peine la nuque ; il laissait croître sa barbe qu’il coupait avec des ciseaux quand elle le gênait ; il était courbé comme un vieux vigneron ; puis le désordre de ses vêtements avait repris un caractère de misère que la décrépitude rendait hideux. Quoiqu’une pensée forte animât ce grand visage dont les traits ne se voyaient plus sous les rides, la fixité du regard, un air désespéré, une constante inquiétude y gravaient les diagnostics de la démence, ou plutôt de toutes les démences ensemble. Tantôt il y apparaissait un espoir qui donnait à Balthazar l’expression du monomane ; tantôt l’impatience de ne pas deviner un secret qui se présentait à lui comme un feu follet y mettait les symptômes de la fureur ; puis tout à coup un rire éclatant trahissait la folie, enfin la plupart du temps l’abattement le plus complet résumait toutes les nuances de sa passion par la froide mélancolie de l’idiot. Quelque fugaces et imperceptibles que fussent ces expressions pour des étrangers, elles étaient malheureusement trop sensibles pour ceux qui connaissaient un Claës sublime de bonté, grand par le cœur, beau de visage et duquel il n’existait que de rares vestiges. Vieilli, lassé comme son maître par de constants travaux, Lemulquinier n’avait pas eu à subir comme lui les fatigues de la pensée ; aussi sa physionomie offrait-elle un singulier mélange d’inquiétude et d’admiration pour son maître, auquel il était facile de se méprendre : quoiqu’il écoutât sa moindre parole {p. 457}   avec respect, qu’il suivît ses moindres mouvements avec une sorte de tendresse, il avait soin du savant comme une mère a soin d’un enfant ; souvent il pouvait avoir l’air de le protéger, parce qu’il le protégeait véritablement dans les vulgaires nécessités de la vie auxquelles Balthazar ne pensait jamais. Ces deux vieillards enveloppés par une idée, confiants dans la réalité de leur espoir, agités par le même souffle, l’un représentant l’enveloppe et l’autre l’âme de leur existence commune, formaient un spectacle à la fois horrible et attendrissant. Lorsque Marguerite et monsieur Conyncks arrivèrent, ils trouvèrent Claës établi dans une auberge, son successeur ne s’était pas fait attendre et avait déjà pris possession de la place.

À travers les préoccupations de la Science, un désir de revoir sa patrie, sa maison, sa famille agitait Balthazar ; la lettre de sa fille lui avait annoncé des événements heureux, il songeait à couronner sa carrière par une série d’expériences qui devait le mener enfin à la découverte de son problème, il attendait donc Marguerite avec une excessive impatience. La fille se jeta dans les bras de son père en pleurant de joie. Cette fois, elle venait chercher la récompense d’une vie douloureuse, et le pardon de sa gloire domestique. Elle se sentait criminelle à la manière des grands hommes qui violent les libertés pour sauver la patrie. Mais en contemplant son père, elle frémit en reconnaissant les changements qui, depuis sa dernière visite, s’étaient opérés en lui. Conyncks partagea le secret effroi de sa nièce, et insista pour emmener au plus tôt son cousin à Douai où l’influence de la patrie pouvait le rendre à la raison, à la santé, en le rendant à la vie heureuse du foyer domestique. Après les premières effusions de cœur qui furent plus vives de la part de Balthazar que Marguerite ne le croyait, il eut pour elle des attentions singulières ; il témoigna le regret de la recevoir dans une mauvaise chambre d’auberge, il s’informa de ses goûts, il lui demanda ce qu’elle voulait pour ses repas avec les soins empressés d’un amant ; il eut enfin les manières d’un coupable qui veut s’assurer de son juge. Marguerite connaissait si bien son père qu’elle devina le motif de cette tendresse, en supposant qu’il pouvait avoir en ville quelques dettes desquelles il voulait s’acquitter avant son départ. Elle observa pendant quelque temps son père, et vit alors le cœur humain à nu. Balthazar s’était rapetissé. Le sentiment de son abaissement, l’isolement dans lequel {p. 458}   le mettait la Science, l’avait rendu timide et enfant dans toutes les questions étrangères à ses occupations favorites ; sa fille aînée lui imposait, le souvenir de son dévouement passé, de la force qu’elle avait déployée, la conscience du pouvoir qu’il lui avait laissé prendre, la fortune dont elle disposait et les sentiments indéfinissables qui s’étaient emparés de lui, depuis le jour où il avait abdiqué sa paternité déjà compromise, la lui avaient sans doute grandie de jour en jour. Conyncks semblait n’être rien aux yeux de Balthazar, il ne voyait que sa fille et ne pensait qu’à elle en paraissant la redouter comme certains maris faibles redoutent la femme supérieure qui les a subjugués ; lorsqu’il levait les yeux sur elle, Marguerite y surprenait avec douleur une expression de crainte, semblable à celle d’un enfant qui se sent fautif. La noble fille ne savait comment concilier la majestueuse et terrible expression de ce crâne dévasté par la Science et par les travaux, avec le sourire puéril, avec la servilité naïve qui se peignaient sur les lèvres et la physionomie de Balthazar. Elle fut blessée du contraste que présentaient cette grandeur et cette petitesse, et se promit d’employer son influence à faire reconquérir à son père toute sa dignité, pour le jour solennel où il allait reparaître au sein de sa famille. D’abord, elle saisit un moment où ils se trouvèrent seuls pour lui dire à l’oreille : — Devez-vous quelque chose ici ?

Balthazar rougit et répondit d’un air embarrassé : — Je ne sais pas, mais Lemulquinier te le dira. Ce brave garçon est plus au fait de mes affaires que je ne le suis moi-même.

Marguerite sonna le valet de chambre, et quand il vint, elle étudia presque involontairement la physionomie des deux vieillards.

— Monsieur désire quelque chose ? demanda Lemulquinier.

Marguerite, qui était tout orgueil et noblesse, eut un serrement de cœur en s’apercevant au ton et au maintien du valet, qu’il s’était établi quelque familiarité mauvaise entre son père et le compagnon de ses travaux.

— Mon père ne peut donc pas faire sans vous le compte de ce qu’il doit ici ? dit Marguerite.

— Monsieur, reprit Lemulquinier, doit…

À ces mots, Balthazar fit à son valet de chambre un signe d’intelligence que Marguerite surprit et qui l’humilia.

— Dites-moi tout ce que doit mon père, s’écria-t-elle.

— Ici, monsieur doit un millier d’écus à un apothicaire qui {p. 459}   tient l’épicerie en gros, et qui nous a fourni des potasses caustiques, du plomb, du zinc, et des réactifs.

— Est-ce tout ? dit Marguerite.

Balthazar réitéra un signe affirmatif à Lemulquinier qui, fasciné par son maître, répondit : — Oui, mademoiselle.

— Hé ! bien, reprit-elle, je vais vous les remettre.

Balthazar embrassa joyeusement sa fille en lui disant : — Tu es un ange pour moi, mon enfant.

Et il respira plus à l’aise, en la regardant d’un œil moins triste, mais, malgré cette joie, Marguerite aperçut facilement sur son visage les signes d’une profonde inquiétude, et jugea que ces mille écus constituaient seulement les dettes criardes du laboratoire.

— Soyez franc, mon père, dit-elle en se laissant asseoir sur ses genoux par lui, vous devez encore quelque chose ? Avouez-moi tout, revenez dans votre maison sans conserver un principe de crainte au milieu de la joie générale.

— Ma chère Marguerite, dit-il en lui prenant les mains et les lui baisant avec une grâce qui semblait être un souvenir de sa jeunesse, tu me gronderas…

— Non, dit-elle.

— Vrai, répondit-il en laissant échapper un geste de joie enfantine, je puis donc tout te dire, tu paieras…

— Oui, dit-elle en réprimant des larmes qui lui venaient aux yeux.

— Hé ! bien, je dois… Oh ! je n’ose pas…

— Mais dites donc, mon père !

— C’est considérable, reprit-il.

Elle joignit les mains par un mouvement de désespoir.

— Je dois trente mille francs à messieurs Protez et Chiffreville.

— Trente mille francs, dit-elle, sont mes économies, mais j’ai du plaisir à vous les offrir, ajouta-t-elle en lui baisant le front avec respect.

Il se leva, prit sa fille dans ses bras, et tourna tout autour de sa chambre en la faisant sauter comme un enfant ; puis, il la remit sur le fauteuil où elle était, en s’écriant : — Ma chère enfant, tu es un trésor d’amour ! Je ne vivais plus. Les Chiffreville m’ont écrit trois lettres menaçantes et voulaient me poursuivre, moi qui leur ai fait faire une fortune.

{p. 460}   — Mon père, dit Marguerite avec un accent de désespoir, vous cherchez donc toujours ?

— Toujours, dit-il avec un sourire de fou. Je trouverai, va !… Si tu savais où nous en sommes.

— Qui, nous ?…

— Je parle de Mulquinier, il a fini par me comprendre, il m’aide bien. Pauvre garçon, il m’est si dévoué !

Conyncks interrompit la conversation en entrant, Marguerite fit signe à son père de se taire en craignant qu’il ne se déconsidérât aux yeux de leur oncle. Elle était épouvantée des ravages que la préoccupation avait faits dans cette grande intelligence absorbée dans la recherche d’un problème peut-être insoluble. Balthazar, qui ne voyait sans doute rien au delà de ses fourneaux, ne devinait même pas la libération de sa fortune. Le lendemain, ils partirent pour la Flandre. Le voyage fut assez long pour que Marguerite pût acquérir de confuses lumières sur la situation dans laquelle se trouvaient son père et Lemulquinier. Le valet avait-il sur le maître cet ascendant que savent prendre sur les plus grands esprits les gens sans éducation qui se sentent nécessaires, et qui, de concession en concession, savent marcher vers la domination avec la persistance que donne une idée fixe ? Ou bien le maître avait-il contracté pour son valet cette espèce d’affection qui naît de l’habitude, et semblable à celle qu’un ouvrier a pour son outil créateur, que l’Arabe a pour son coursier libérateur. Marguerite épia quelques faits pour se décider, en se proposant de soustraire Balthazar à un joug humiliant, s’il était réel. En passant à Paris, elle y resta durant quelques jours pour y acquitter les dettes de son père, et prier les fabricants de produits chimiques de ne rien envoyer à Douai sans l’avoir prévenue à l’avance des demandes que leur ferait Claës. Elle obtint de son père qu’il changeât de costume et reprît les habitudes de toilette convenables à un homme de son rang. Cette restauration corporelle rendit à Balthazar une sorte de dignité physique qui fut de bon augure pour un changement d’idées. Bientôt sa fille, heureuse par avance de toutes les surprises qui attendaient son père dans sa propre maison, repartit pour Douai.

À trois lieues de cette ville, Balthazar trouva sa fille Félicie à cheval, escortée par ses deux frères, par Emmanuel, par Pierquin et par les intimes amis des trois familles. Le voyage avait nécessairement distrait le chimiste de ses pensées habituelles, l’aspect de la Flandre {p. 461}   avait agi sur son cœur ; aussi quand il aperçut le joyeux cortége que lui formaient et sa famille et ses amis, éprouva-t-il des émotions si vives que ses yeux devinrent humides, sa voix trembla, ses paupières rougirent, et il embrassa si passionnément ses enfants sans pouvoir les quitter, que les spectateurs de cette scène furent émus aux larmes. Lorsqu’il revit sa maison, il pâlit, sauta hors de la voiture de voyage avec l’agilité d’un jeune homme, respira l’air de la cour avec délices, et se mit à regarder les moindres détails avec un plaisir qui débordait dans ses gestes ; il se redressa, et sa physionomie redevint jeune. Quand il entra dans le parloir, il eut des pleurs aux yeux en y voyant par l’exactitude avec laquelle sa fille avait reproduit ses anciens flambeaux d’argent vendus, que les désastres devaient être entièrement réparés. Un déjeuner splendide était servi dans la salle à manger, dont les dressoirs avaient été remplis de curiosités et d’argenterie d’une valeur au moins égale à celle des pièces qui s’y trouvaient jadis. Quoique ce repas de famille durât long-temps, il suffit à peine aux récits que Balthazar exigeait de chacun de ses enfants. La secousse imprimée à son moral par ce retour lui fit épouser le bonheur de sa famille, et il s’en montra bien le père. Ses manières reprirent leur ancienne noblesse. Dans le premier moment, il fut tout à la jouissance de la possession, sans se demander compte des moyens par lesquels il recouvrait tout ce qu’il avait perdu. Sa joie fut donc entière et pleine. Le déjeuner fini, les quatre enfants, le père et Pierquin le notaire passèrent dans le parloir où Balthazar ne vit pas sans inquiétude des papiers timbrés qu’un clerc avait apportés sur une table devant laquelle il se tenait, comme pour assister son patron. Les enfants s’assirent, et Balthazar étonné resta debout devant la cheminée.

— Ceci, dit Pierquin, est le compte de tutelle que rend monsieur Claës à ses enfants. Quoique ce ne soit pas très-amusant, ajouta-t-il en riant à la façon des notaires qui prennent assez généralement un ton plaisant pour parler des affaires les plus sérieuses, il faut absolument que vous l’écoutiez.

Quoique les circonstances justifiassent cette phrase, monsieur Claës, à qui sa conscience rappelait le passé de sa vie, l’accepta comme un reproche et fronça les sourcils. Le clerc commença la lecture. L’étonnement de Balthazar alla croissant à mesure que cet acte se déroulait. Il y était établi d’abord que la fortune de sa femme {p. 462}   montait, au moment du décès, à seize cent mille francs environ, et la conclusion de cette reddition de compte fournissait clairement à chacun de ses enfants une part entière, comme aurait pu la gérer un bon et soigneux père de famille. Il en résultait que la maison était libre de toute hypothèque, que Balthazar était chez lui, et que ses biens ruraux étaient également dégagés. Lorsque les divers actes furent signés, Pierquin présenta les quittances des sommes jadis empruntées et les main-levées des inscriptions qui pesaient sur les propriétés. En ce moment, Balthazar, qui recouvrait à la fois l’honneur de l’homme, la vie du père, la considération du citoyen, tomba dans un fauteuil ; il chercha Marguerite qui par une de ces sublimes délicatesses de femme s’était absentée pendant cette lecture, afin de voir si toutes ses intentions avaient été bien remplies pour la fête. Chacun des membres de la famille comprit la pensée du vieillard au moment où ses yeux faiblement humides demandaient sa fille que tous voyaient en ce moment par les yeux de l’âme, comme un ange de force et de lumière. Lucien16 alla chercher Marguerite. En entendant le pas de sa fille, Balthazar courut la serrer dans ses bras.

— Mon père, lui dit-elle au pied de l’escalier où le vieillard la saisit pour l’étreindre, je vous en supplie, ne diminuez en rien votre sainte autorité. Remerciez-moi, devant toute la famille, d’avoir bien accompli vos intentions, et soyez ainsi le seul auteur du bien qui a pu se faire ici.

Balthazar leva les yeux au ciel, regarda sa fille, se croisa les bras, et dit après une pause pendant laquelle son visage reprit une expression que ses enfants ne lui avaient pas vue depuis dix ans : — Que n’es-tu là, Pépita, pour admirer notre enfant ! Il serra Marguerite avec force, sans pouvoir prononcer une parole, et rentra. — Mes enfants, dit-il avec cette noblesse de maintien qui en faisait autrefois un des hommes les plus imposants, nous devons tous des remercîments et de la reconnaissance à ma fille Marguerite, pour la sagesse et le courage avec lesquels elle a rempli mes intentions, exécuté mes plans, lorsque, trop absorbé par mes travaux, je lui ai remis les rênes de notre administration domestique.

— Ah ! maintenant, nous allons lire les contrats de mariage, dit Pierquin en regardant l’heure. Mais ces actes-là ne me regardent pas, attendu que la loi me défend d’instrumenter pour mes parents et pour moi. Monsieur Raparlier l’oncle va venir.

{p. 463}   En ce moment, les amis de la famille invités au dîner que l’on donnait pour fêter le retour de monsieur Claës et célébrer la signature des contrats, arrivèrent successivement, pendant que les gens apportèrent les cadeaux de noces. L’assemblée s’augmenta promptement et devint aussi imposante par la qualité des personnes qu’elle était belle par la richesse des toilettes. Les trois familles qui s’unissaient par le bonheur de leurs enfants avaient voulu rivaliser de splendeur. En un moment, le parloir fut plein des gracieux présents qui se font aux fiancés. L’or ruisselait et pétillait. Les étoffes dépliées, les châles de cachemire, les colliers, les parures excitaient une joie si vraie chez ceux qui les donnaient et chez celles qui les recevaient, cette joie enfantine à demi se peignait si bien sur tous les visages, que la valeur de ces présents magnifiques était oubliée par les indifférents, assez souvent occupés à la calculer par curiosité. Bientôt commença le cérémonial usité dans la famille Claës pour ces solennités. Le père et la mère devaient seuls être assis, et les assistants demeuraient debout devant eux à distance. À gauche du parloir et du côté du jardin se placèrent Gabriel Claës et mademoiselle Conyncks, auprès de qui se tinrent monsieur de Solis et Marguerite, sa sœur et Pierquin. À quelques pas de ces trois couples, Balthazar et Conyncks, les seuls de l’assemblée qui fussent assis, prirent place chacun dans un fauteuil, près du notaire qui remplaçait Pierquin. Jean était debout derrière son père. Une vingtaine de femmes élégamment mises et quelques hommes, tous choisis parmi les plus proches parents des Pierquin, des Conyncks et des Claës, le maire de Douai qui devait marier les époux, les douze témoins pris parmi les amis les plus dévoués des trois familles, et dont faisait partie le premier président de la cour royale, tous, jusqu’au curé de Saint-Pierre, restèrent debout en formant, du côté de la cour, un cercle imposant. Cet hommage rendu par toute cette assemblée à la paternité qui, dans cet instant, rayonnait d’une majesté royale, imprimait à cette scène une couleur antique. Ce fut le seul moment pendant lequel, depuis seize ans, Balthazar oublia la recherche de l’Absolu. Monsieur Raparlier, le notaire, alla demander à Marguerite et à sa sœur si toutes les personnes invitées à la signature et au dîner qui devait la suivre étaient arrivées ; et, sur leur réponse affirmative, il revint prendre le contrat de mariage de Marguerite et de monsieur de Solis, qui devait être lu le premier, quand tout à coup la porte du parloir {p. 464}   s’ouvrit, et Lemulquinier se montra le visage flamboyant de joie.

— Monsieur, monsieur !

Balthazar jeta sur Marguerite un regard de désespoir, lui fit un signe et l’emmena dans le jardin. Aussitôt le trouble se mit dans l’assemblée.

— Je n’osais pas te le dire, mon enfant, dit le père à sa fille ; mais puisque tu as tant fait pour moi, tu me sauveras de ce dernier malheur. Lemulquinier m’a prêté, pour une dernière expérience qui n’a pas réussi, vingt mille francs, le fruit de ses économies. Le malheureux vient sans doute me les redemander en apprenant que je suis redevenu riche, donne-les-lui sur-le-champ. Ah ! mon ange, tu lui dois ton père, car lui seul me consolait dans mes désastres, lui seul encore a foi en moi. Certes, sans lui je serais mort…

— Monsieur, monsieur, criait Lemulquinier.

— Eh ! bien ? dit Balthazar en se retournant.

— Un diamant !…

Claës sauta dans le parloir en apercevant un diamant dans la main de son valet de chambre qui lui dit tout bas : — Je suis allé au laboratoire.

Le chimiste, qui avait tout oublié, jeta un regard sur le vieux Flamand, et ce regard ne pouvait se traduire que par ces mots : Tu es allé le premier au laboratoire !

— Et, dit le valet en continuant, j’ai trouvé ce diamant dans la capsule qui communiquait avec cette pile que nous avions laissée en train de faire des siennes, et elle en a fait, monsieur ! ajouta-t-il en montrant un diamant blanc de forme octaédrique dont l’éclat attirait les regards étonnés de toute l’assemblée.

— Mes enfants, mes amis, dit Balthazar, pardonnez à mon vieux serviteur, pardonnez-moi. Ceci va me rendre fou. Un hasard de sept années a produit, sans moi, une découverte que je cherche depuis seize ans. Comment ? je n’en sais rien. Oui, j’avais laissé du sulfure de carbone sous l’influence d’une pile de Volta dont l’action aurait dû être surveillée tous les jours. Eh ! bien, pendant mon absence, le pouvoir de Dieu a éclaté dans mon laboratoire sans que j’aie pu constater ses effets, progressifs, bien entendu ! Cela n’est-il pas affreux ? Maudit exil ! maudit hasard ! Hélas ! si j’avais épié cette longue, cette lente, cette subite, je ne sais comment dire, cristallisation, transformation, enfin ce miracle, eh ! bien, mes enfants seraient plus riches encore. Quoique ce ne soit pas la {p. 465}   solution du problème que je cherche, au moins les premiers rayons de ma gloire auraient lui sur mon pays, et ce moment que nos affections satisfaites rendent si ardent de bonheur serait encore échauffé par le soleil de la Science.

Chacun gardait le silence devant cet homme. Les paroles sans suite qui lui furent arrachées par la douleur furent trop vraies pour n’être pas sublimes.

Tout à coup, Balthazar refoula son désespoir au fond de lui-même, jeta sur l’assemblée un regard majestueux qui brilla dans les âmes, prit le diamant, et l’offrit à Marguerite en s’écriant : — Il t’appartient, mon ange. Puis il renvoya Lemulquinier par un geste, et dit au notaire : — Continuons.

Ce mot excita dans l’assemblée le frissonnement que, dans certains rôles, Talma causait aux masses attentives. Balthazar s’était assis en se disant à voix basse : Je ne dois être que père aujourd’hui. Marguerite entendit le mot, s’avança, saisit la main de son père et la baisa respectueusement.

— Jamais homme n’a été si grand, dit Emmanuel quand sa prétendue revint près de lui, jamais homme n’a été si puissant, tout autre en deviendrait fou.

Les trois contrats lus et signés, chacun s’empressa de questionner Balthazar sur la manière dont s’était formé ce diamant, mais il ne pouvait rien répondre sur un accident si étrange. Il regarda son grenier, et le montra par un geste de rage.

— Oui, la puissance effrayante due au mouvement de la matière enflammée qui sans doute a fait les métaux, les diamants, dit-il, s’est manifestée là pendant un moment, par hasard.

— Ce hasard est sans doute bien naturel, dit un de ces gens qui veulent expliquer tout, le bonhomme aura oublié quelque diamant véritable. C’est autant de sauvé sur ceux qu’il a brûlés.

— Oublions cela, dit Balthazar à ses amis, je vous prie de ne pas m’en parler aujourd’hui.

Marguerite prit le bras de son père pour se rendre dans les appartements de la maison de devant où l’attendait une somptueuse fête. Quand il entra dans la galerie après tous ses hôtes, il la vit meublée de tableaux et remplie de fleurs rares.

— Des tableaux, s’écria-t-il, des tableaux ! et quelques-uns de nos anciens !

Il s’arrêta, son front se rembrunit, il eut un moment de {p. 466}   tristesse, et sentit alors le poids de ses fautes en mesurant l’étendue de son humiliation secrète.

— Tout cela est à vous, mon père, dit Marguerite en devinant les sentiments qui agitaient l’âme de Balthazar.

— Ange que les esprits célestes doivent applaudir, s’écria-t-il, combien de fois auras-tu donc donné la vie à ton père ?

— Ne conservez plus aucun nuage sur votre front, ni la moindre pensée triste dans votre cœur, répondit-elle, et vous m’aurez récompensée au delà de mes espérances. Je viens de penser à Lemulquinier, mon père chéri, le peu de mots que vous m’avez dits de lui me le fait estimer, et, je l’avoue, j’avais mal jugé cet homme ; ne pensez plus à ce que vous lui devez, il restera près de vous comme un humble ami. Emmanuel possède environ soixante mille francs d’économie, nous les donnerons à Lemulquinier. Après vous avoir si bien servi, cet homme doit être heureux le reste de ses jours. Ne vous inquiétez pas de nous ! Monsieur de Solis et moi, nous aurons une vie calme et douce, une vie sans faste ; nous pouvons donc nous passer de cette somme jusqu’à ce que vous nous la rendiez.

— Ah ! ma fille, ne m’abandonne jamais ! Sois toujours la providence de ton père.

En entrant dans les appartements de réception, Balthazar les trouva restaurés et meublés aussi magnifiquement qu’ils l’étaient autrefois. Bientôt les convives se rendirent dans la grande salle à manger du rez-de-chaussée par le grand escalier, sur chaque marche duquel se trouvaient des arbres fleuris. Une argenterie merveilleuse de façon, offerte par Gabriel à son père, séduisit les regards autant qu’un luxe de table qui parut inouï aux principaux habitants d’une ville où ce luxe est traditionnellement à la mode. Les domestiques de monsieur Conyncks, ceux de Claës et de Pierquin étaient là pour servir ce repas somptueux. En se voyant au milieu de cette table couronnée de parents, d’amis et de figures sur lesquelles éclatait une joie vive et sincère, Balthazar, derrière lequel se tenait Lemulquinier, eut une émotion si pénétrante que chacun se tut, comme on se tait devant les grandes joies ou les grandes douleurs.

— Chers enfants, s’écria-t-il, vous avez tué le veau gras pour le retour du père prodigue.

Ce mot par lequel le savant se faisait justice, et qui empêcha {p. 467}   peut-être qu’on ne la lui fît plus sévère, fut prononcé si noblement que chacun attendri essuya ses larmes ; mais ce fut la dernière expression de mélancolie, la joie prit insensiblement le caractère bruyant et animé qui signale les fêtes de famille. Après le dîner, les principaux habitants de la ville arrivèrent pour le bal qui s’ouvrit et qui répondit à la splendeur classique de la maison Claës restaurée. Les trois mariages se firent promptement et donnèrent lieu à des fêtes, des bals, des repas qui entraînèrent pour plusieurs mois le vieux Claës dans le tourbillon du monde. Son fils aîné alla s’établir à la terre que possédait près de Cambray Conyncks, qui ne voulait jamais se séparer de sa fille. Madame Pierquin dut également quitter la maison paternelle, pour faire les honneurs de l’hôtel que Pierquin avait fait bâtir, et où il voulait vivre noblement, car sa charge était vendue, et son oncle Des Racquets venait de mourir en lui laissant des trésors lentement économisés. Jean partit pour Paris, où il devait achever son éducation.

Les Solis restèrent donc seuls près de leur père, qui leur abandonna le quartier de derrière, en se logeant au second étage de la maison de devant. Marguerite continua de veiller au bonheur matériel de Balthazar, et fut aidée dans cette douce tâche par Emmanuel. Cette noble fille reçut par les mains de l’amour la couronne la plus enviée, celle que le bonheur tresse et dont l’éclat est entretenu par la constance. En effet, jamais couple n’offrit mieux l’image de cette félicité complète, avouée, pure, que toutes les femmes caressent dans leurs rêves. L’union de ces deux êtres si courageux dans les épreuves de la vie, et qui s’étaient si saintement aimés, excita dans la ville une admiration respectueuse. Monsieur de Solis, nommé depuis long-temps inspecteur-général de l’Université, se démit de ses fonctions pour mieux jouir de son bonheur, et rester à Douai où chacun rendait si bien hommage à ses talents et à son caractère, que son nom était par avance promis au scrutin des colléges électoraux, quand viendrait pour lui l’âge de la députation. Marguerite, qui s’était montrée si forte dans l’adversité, redevint dans le bonheur une femme douce et bonne. Claës resta pendant cette année gravement préoccupé sans doute ; mais, s’il fit quelques expériences peu coûteuses et auxquelles ses revenus suffisaient, il parut négliger son laboratoire. Marguerite, qui reprit les anciennes habitudes de la maison Claës, donna tous les mois, à son père, une fête de {p. 468}   famille à laquelle assistaient les Pierquin et les Conyncks, et reçut la haute société de la ville à un jour de la semaine où elle avait un Café qui devint l’un des plus célèbres. Quoique souvent distrait, Claës assistait à toutes les assemblées, et redevint si complaisamment homme du monde pour complaire à sa fille aînée, que ses enfants purent croire qu’il avait renoncé à chercher la solution de son problème. Trois ans se passèrent ainsi.

En 1828, un événement favorable à Emmanuel l’appela en Espagne. Quoiqu’il y eût, entre les biens de la maison de Solis et lui, trois branches nombreuses, la fièvre jaune, la vieillesse, l’infécondité, tous les caprices de la fortune s’accordèrent pour rendre Emmanuel l’héritier des titres et des riches substitutions de sa maison, lui, le dernier. Par un de ces hasards qui ne sont invraisemblables que dans les livres, la maison de Solis avait acquis le comté de Nourho. Marguerite ne voulut pas se séparer de son mari qui devait rester en Espagne aussi long-temps que le voudraient ses affaires, elle fut d’ailleurs curieuse de voir le château de Casa-Réal, où sa mère avait passé son enfance, et la ville de Grenade, berceau patrimonial de la famille Solis. Elle partit, en confiant l’administration de la maison au dévouement de Martha, de Josette et de Lemulquinier qui avait l’habitude de la conduire. Balthazar, à qui Marguerite avait proposé le voyage en Espagne, s’y était refusé en alléguant son grand âge ; mais plusieurs travaux médités depuis long-temps, et qui devaient réaliser ses espérances, furent la véritable raison de son refus.

Le comte et la comtesse de Soly Y Nourho restèrent en Espagne plus long-temps qu’ils ne le voulurent, Marguerite y eut un enfant. Ils se trouvaient au milieu de l’année 1830 à Cadix, où ils comptaient s’embarquer pour revenir en France, par l’Italie ; mais ils y reçurent une lettre dans laquelle Félicie apprenait de tristes nouvelles à sa sœur. En dix-huit mois leur père s’était complétement ruiné. Gabriel et Pierquin étaient obligés de remettre à Lemulquinier une somme mensuelle pour subvenir aux dépenses de la maison. Le vieux domestique avait encore une fois sacrifié sa fortune à son maître. Balthazar ne voulait recevoir personne, et n’admettait même pas ses enfants chez lui. Josette et Martha étaient mortes. Le cocher, le cuisinier et les autres gens avaient été successivement renvoyés. Les chevaux et les équipages étaient vendus. Quoique Lemulquinier gardât le plus profond secret sur les habitudes de son {p. 469}   maître, il était à croire que les mille francs donnés par mois par Gabriel Claës et par Pierquin s’employaient en expériences. Le peu de provisions que le valet de chambre achetait au marché faisait supposer que ces deux vieillards se contentaient du strict nécessaire. Enfin, pour ne pas laisser vendre la maison paternelle, Gabriel et Pierquin payaient les intérêts des sommes que le vieillard avait empruntées, à leur insu, sur cet immeuble. Aucun de ses enfants n’avait d’influence sur ce vieillard, qui, à soixante-dix ans, déployait une énergie extraordinaire pour arriver à faire toutes ses volontés, même les plus absurdes. Marguerite pouvait peut-être seule reprendre l’empire qu’elle avait jadis exercé sur Balthazar, et Félicie suppliait sa sœur d’arriver promptement ; elle craignait que son père n’eût signé quelques lettres de change. Gabriel, Conyncks et Pierquin, effrayés tous de la continuité d’une folie qui avait dévoré environ sept millions sans résultat, étaient décidés à ne pas payer les dettes de monsieur Claës. Cette lettre changea les dispositions du voyage de Marguerite, qui prit le chemin le plus court pour gagner Douai. Ses économies et sa nouvelle fortune lui permettaient bien d’éteindre encore une fois les dettes de son père ; mais elle voulait plus, elle voulait obéir à sa mère en ne laissant pas descendre au tombeau Balthazar déshonoré. Certes, elle seule pouvait exercer assez d’ascendant sur ce vieillard pour l’empêcher de continuer son œuvre de ruine, à un âge où l’on ne devait attendre aucun travail fructueux de ses facultés affaiblies. Mais elle désirait le gouverner sans le froisser, afin de ne pas imiter les enfants de Sophocle, au cas où son père approcherait du but scientifique auquel il avait tant sacrifié.

Monsieur et madame de Solis atteignirent la Flandre vers les derniers jours du mois de septembre 1831, et arrivèrent à Douai dans la matinée. Marguerite se fit arrêter à sa maison de la rue de Paris, et la trouva fermée. La sonnette fut violemment tirée sans que personne répondît. Un marchand quitta le pas de sa boutique où l’avait amené le fracas des voitures de monsieur de Solis et de sa suite. Beaucoup de personnes étaient aux fenêtres pour jouir du spectacle que leur offrait le retour d’un ménage aimé dans toute la ville, et attirées aussi par cette curiosité vague qui s’attachait aux événements que l’arrivée de Marguerite faisait préjuger dans la maison Claës. Le marchand dit au valet de chambre du comte de Solis que le vieux Claës était sorti depuis {p. 470}   environ une heure. Sans doute, monsieur Lemulquinier promenait son maître sur les remparts. Marguerite envoya chercher un serrurier pour ouvrir la porte, afin d’éviter la scène que lui préparait la résistance de son père, si, comme le lui avait écrit Félicie, il se refusait à l’admettre chez lui. Pendant ce temps, Emmanuel alla chercher le vieillard pour lui annoncer l’arrivée de sa fille, tandis que son valet de chambre courut prévenir monsieur et madame Pierquin. En un moment la porte fut ouverte. Marguerite entra dans le parloir pour y faire mettre ses bagages, et frissonna de terreur en en voyant les murailles nues comme si le feu y eût été mis. Les admirables boiseries sculptées par Van-Huysium et le portrait du Président avaient été vendus, dit-on, à lord Spencer. La salle à manger était vide, il ne s’y trouvait plus que deux chaises de paille et une table commune sur laquelle Marguerite aperçut avec effroi deux assiettes, deux bols, deux couverts d’argent, et sur un plat les restes d’un hareng saur que Claës et son valet de chambre venaient sans doute de partager. En un instant elle parcourut la maison, dont chaque pièce lui offrit le désolant spectacle d’une nudité pareille à celle du parloir et de la salle à manger. L’idée de l’Absolu avait passé partout comme un incendie. Pour tout mobilier, la chambre de son père avait un lit, une chaise et une table sur laquelle était un mauvais chandelier de cuivre où la veille avait expiré un bout de chandelle de la plus mauvaise espèce. Le dénûment y était si complet qu’il ne s’y trouvait plus de rideaux aux fenêtres. Les moindres objets qui pouvaient avoir une valeur dans la maison, tout, jusqu’aux ustensiles de cuisine, avait été vendu. Émue par la curiosité qui ne nous abandonne même pas dans le malheur, Marguerite entra chez Lemulquinier, dont la chambre était aussi nue que celle de son maître. Dans le tiroir à demi fermé de la table, elle aperçut une reconnaissance du Mont-de-Piété qui attestait que le valet avait mis sa montre en gage quelques jours auparavant. Elle courut au laboratoire, et vit cette pièce pleine d’instruments de science comme par le passé. Elle se fit ouvrir son appartement, son père y avait tout respecté.

Au premier coup d’œil qu’elle y jeta, Marguerite fondit en larmes et pardonna tout à son père. Au milieu de cette fureur dévastatrice, il avait donc été arrêté par le sentiment paternel et par la reconnaissance qu’il devait à sa fille ! Cette preuve de tendresse reçue dans un moment où le désespoir de Marguerite était au comble, détermina l’une {p. 471}   de ces réactions morales contre lesquelles les cœurs les plus froids sont sans force. Elle descendit au parloir et y attendit l’arrivée de son père, dans une anxiété que le doute augmentait affreusement. Comment allait-elle le revoir ? Détruit, décrépit, souffrant, affaibli par les jeûnes qu’il subissait par orgueil ? Mais aurait-il sa raison ? Des larmes coulaient de ses yeux sans qu’elle s’en aperçût en retrouvant ce sanctuaire dévasté. Les images de toute sa vie, ses efforts, ses précautions inutiles, son enfance, sa mère heureuse et malheureuse, tout, jusqu’à la vue de son petit Joseph qui souriait à ce spectacle de désolation, lui composait un poème de déchirantes mélancolies. Mais, quoiqu’elle prévît des malheurs, elle ne s’attendait pas au dénoûment qui devait couronner la vie de son père, cette vie à la fois si grandiose et si misérable. L’état dans lequel se trouvait monsieur Claës n’était un secret pour personne. À la honte des hommes, il ne se rencontrait pas à Douai deux cœurs généreux qui rendissent honneur à sa persévérance d’homme de génie. Pour toute la société, Balthazar était un homme à interdire, un mauvais père, qui avait mangé six fortunes, des millions, et qui cherchait la pierre philosophale, au Dix-Neuvième Siècle, ce siècle éclairé, ce siècle incrédule, ce siècle, etc… on le calomniait en le flétrissant du nom d’alchimiste, en lui jetant au nez ce mot : — Il veut faire de l’or ! Que ne disait-on pas d’éloges à propos de ce siècle, où, comme dans tous les autres, le talent expire sous une indifférence aussi brutale que l’était celle des temps où moururent Dante, Cervantes, Tasse e tutti quanti. Les peuples comprennent encore plus tardivement les créations du génie que ne les comprenaient les Rois.

Ces opinions avaient insensiblement filtré de la haute société douaisienne dans la bourgeoisie, et de la bourgeoisie dans le bas peuple. Le chimiste septuagénaire excitait donc un profond sentiment de pitié chez les gens bien élevés, une curiosité railleuse dans le peuple, deux expressions grosses de mépris et de ce væ victis ! dont sont accablés les grands hommes par les masses quand elles les voient misérables. Beaucoup de personnes venaient devant la Maison Claës, se montrer la rosace du grenier où s’était consumé tant d’or et de charbon. Quand Balthazar passait, il était indiqué du doigt ; souvent, à son aspect, un mot de raillerie ou de pitié s’échappait des lèvres d’un homme du peuple ou d’un enfant ; mais Lemulquinier avait soin de le lui traduire comme un éloge, et pouvait le tromper impunément. Si les yeux de Balthazar avaient conservé cette lucidité sublime que {p. 472}   l’habitude des grandes pensées y imprime, le sens de l’ouïe s’était affaibli chez lui. Pour beaucoup de paysans, de gens grossiers et superstitieux, ce vieillard était donc un sorcier. La noble, la grande maison Claës s’appelait, dans les faubourgs et dans les campagnes, la maison du diable. Il n’y avait pas jusqu’à la figure de Lemulquinier qui ne prêtât aux croyances ridicules qui s’étaient répandues sur son maître. Aussi, quand le pauvre vieux ilote allait au marché chercher les denrées nécessaires à la subsistance, et qu’il prenait parmi les moins chères de toutes, n’obtenait-il rien sans recevoir quelques injures en manière de réjouissance ; heureux même, si, souvent, quelques marchandes superstitieuses ne refusaient pas de lui vendre sa maigre pitance en craignant de se damner par un contact avec un suppôt de l’enfer. Les sentiments de toute cette ville étaient donc généralement hostiles à ce grand vieillard et à son compagnon. Le désordre des vêtements de l’un et de l’autre y prêtait encore, ils allaient vêtus comme ces pauvres honteux qui conservent un extérieur décent et qui hésitent à demander l’aumône. Tôt ou tard ces deux vieilles gens pouvaient être insultés. Pierquin, sentant combien une injure publique serait déshonorante pour la famille, envoyait toujours, durant les promenades de son beau-père, deux ou trois de ses gens qui l’environnaient à distance avec la mission de le protéger, car la révolution de juillet n’avait pas contribué à rendre le peuple respectueux.

Par une de ces fatalités qui ne s’expliquent pas, Claës et Lemulquinier, sortis de grand matin, avaient trompé la surveillance secrète de monsieur et madame Pierquin, et se trouvaient seuls en ville. Au retour de leur promenade ils vinrent s’asseoir au soleil, sur un banc de la place Saint-Jacques où passaient quelques enfants pour aller à l’école ou au collége. En apercevant de loin ces deux vieillards sans défense, et dont les visages s’épanouissaient au soleil, les enfants se mirent à en causer. Ordinairement, les causeries d’enfants arrivent bientôt à des rires ; du rire, ils en vinrent à des mystifications sans en connaître la cruauté. Sept ou huit des premiers qui arrivèrent se tinrent à distance et se mirent à examiner les deux vieilles figures en retenant des rires étouffés qui attirèrent l’attention de Lemulquinier.

— Tiens, vois-tu celui-là dont la tête est comme un genou ?

— Oui.

— Hé ! bien il est savant de naissance.

{p. 473}   — Papa dit qu’il fait de l’or, dit un autre.

— Par où ? C’est-y par là ou par ici ? ajouta un troisième en montrant d’un geste goguenard cette partie d’eux-mêmes que les écoliers se montrent si souvent en signe de mépris.

Le plus petit de la bande qui avait son panier plein de provisions, et qui léchait une tartine beurrée, s’avança naïvement vers le banc et dit à Lemulquinier : — C’est-y vrai, monsieur, que vous faites des perles et des diamants ?

— Oui, mon petit milicien, répondit Lemulquinier en souriant et lui frappant sur la joue, nous t’en donnerons quand tu seras bien savant.

— Ha ! monsieur, donnez-m’en aussi, fut une exclamation générale.

Tous les enfants accoururent comme une nuée d’oiseaux et entourèrent les deux chimistes. Balthazar, absorbé dans une méditation d’où il fut tiré par ces cris, fit alors un geste d’étonnement qui causa un rire général.

— Allons, gamins, respect à un grand homme ! dit Lemulquinier.

— À la chienlit ! crièrent les enfants. Vous êtes des sorciers. — Oui, sorciers, vieux sorciers ! sorciers, na !

Lemulquinier se dressa sur ses pieds, et menaça de sa canne les enfants qui s’enfuirent en ramassant de la boue et des pierres. Un ouvrier, qui déjeunait à quelques pas de là, ayant vu Lemulquinier levant sa canne pour faire sauver les enfants, crut qu’il les avait frappés, et les appuya par ce mot terrible : À bas les sorciers !

Les enfants, se sentant soutenus, lancèrent leurs projectiles qui atteignirent les deux vieillards, au moment où le comte de Solis se montrait au bout de la place, accompagné des domestiques de Pierquin. Ils n’arrivèrent pas assez vite pour empêcher les enfants de couvrir de boue le grand vieillard et son valet de chambre. Le coup était porté. Balthazar, dont les facultés avaient été jusqu’alors conservées par la chasteté naturelle aux savants chez qui la préoccupation d’une découverte anéantit les passions, devina, par un phénomène d’intussusception, le secret de cette scène ; son corps décrépit ne soutint pas la réaction affreuse qu’il éprouva dans la haute région de ses sentiments, il tomba frappé d’une attaque de paralysie entre les bras de Lemulquinier qui le ramena chez lui sur un brancard, entouré par ses deux gendres et par leurs gens. Aucune puissance ne put empêcher la populace de Douai d’escorter {p. 474}   le vieillard jusqu’à la porte de sa maison, où se trouvaient Félicie et ses enfants, Jean, Marguerite et Gabriel qui, prévenu par sa sœur, était arrivé de Cambrai avec sa femme. Ce fut un spectacle affreux que celui de l’entrée de ce vieillard qui se débattait moins contre la mort que contre l’effroi de voir ses enfants pénétrant le secret de sa misère. Aussitôt un lit fut dressé au milieu du parloir, les secours furent prodigués à Balthazar dont la situation permit, vers la fin de la journée, de concevoir quelques espérances pour sa conservation. La paralysie, quoique habilement combattue, le laissa néanmoins assez long-temps dans un état voisin de l’enfance. Quand la paralysie eut cessé par degrés, elle resta sur la langue qu’elle avait spécialement affectée, peut-être parce que la colère y avait porté toutes les forces du vieillard au moment où il voulut apostropher les enfants.

Cette scène avait allumé dans la ville une indignation générale. Par une loi, jusqu’alors inconnue, qui dirige les affections des masses, cet événement ramena tous les esprits à monsieur Claës. En un moment il devint un grand homme, il excita l’admiration et obtint tous les sentiments qu’on lui refusait la veille. Chacun vanta sa patience, sa volonté, son courage, son génie. Les magistrats voulurent sévir contre ceux qui avaient participé à cet attentat ; mais le mal était fait. La famille Claës demanda la première que cette affaire fût assoupie. Marguerite avait ordonné de meubler le parloir, dont les parois nues furent bientôt tendues de soie. Quand, quelques jours après cet événement, le vieux père eut recouvré ses facultés, et qu’il se retrouva dans une sphère élégante, environné de tout ce qui était nécessaire à la vie heureuse, il fit entendre que sa fille Marguerite devait être venue, au moment même où elle rentrait au parloir ; en la voyant, Balthazar rougit, ses yeux se mouillèrent sans qu’il en sortît des larmes. Il put presser de ses doigts froids la main de sa fille, et mit dans cette pression tous les sentiments et toutes les idées qu’il ne pouvait plus exprimer. Ce fut quelque chose de saint et de solennel, l’adieu du cerveau qui vivait encore, du cœur que la reconnaissance ranimait. Épuisé par ses tentatives infructueuses, lassé par sa lutte avec un problème gigantesque et désespéré peut-être de l’incognito qui attendait sa mémoire, ce géant allait bientôt cesser de vivre ; tous ses enfants l’entouraient avec un sentiment respectueux, en sorte que ses yeux purent être récréés par les images de {p. 475}   l’abondance, de la richesse, et par le tableau touchant que lui présentait sa belle famille. Il fut constamment affectueux dans ses regards, par lesquels il put manifester ses sentiments ; ses yeux contractèrent soudain une si grande variété d’expression qu’ils eurent comme un langage de lumière, facile à comprendre. Marguerite paya les dettes de son père, et rendit, en quelques jours, à la maison Claës une splendeur moderne qui devait écarter toute idée de décadence. Elle ne quitta plus le chevet du lit de Balthazar, de qui elle s’efforçait de deviner toutes les pensées, et d’accomplir les moindres souhaits. Quelques mois se passèrent dans les alternatives de mal et de bien qui signalent chez les vieillards le combat de la vie et de la mort ; tous les matins, ses enfants se rendaient près de lui, restaient pendant la journée dans le parloir en dînant devant son lit, et ne sortaient qu’au moment où il s’endormait. La distraction qui lui plut davantage parmi toutes celles que l’on cherchait à lui donner, fut la lecture des journaux que les événements politiques rendirent alors fort intéressants. Monsieur Claës écoutait attentivement cette lecture que monsieur de Solis faisait à voix haute et près de lui.

Vers la fin de l’année 1832, Balthazar passa une nuit extrêmement critique pendant laquelle monsieur Pierquin le médecin fut appelé par la garde, effrayée d’un changement subit qui se fit chez le malade ; en effet, le médecin voulut le veiller en craignant à chaque instant qu’il n’expirât sous les efforts d’une crise intérieure dont les effets eurent le caractère d’une agonie.

Le vieillard se livrait à des mouvements d’une force incroyable pour secouer les liens de la paralysie ; il désirait parler et remuait la langue sans pouvoir former de sons ; ses yeux flamboyants projetaient des pensées ; ses traits contractés exprimaient des douleurs inouïes ; ses doigts s’agitaient désespérément, il suait à grosses gouttes. Le matin, les enfants vinrent embrasser leur père avec cette affection que la crainte de sa mort prochaine leur faisait épancher tous les jours plus ardente et plus vive ; mais il ne leur témoigna point la satisfaction que lui causaient habituellement ces témoignages de tendresse. Emmanuel, averti par Pierquin, s’empressa de décacheter le journal pour voir si cette lecture ferait diversion aux crises intérieures qui travaillaient Balthazar. En dépliant la feuille, il vit ces mots, découverte de l’absolu, qui le frappèrent vivement, et il lut à Marguerite un article où il était parlé d’un procès {p. 476}   relatif à la vente qu’un célèbre mathématicien polonais avait faite de l’Absolu. Quoique Emmanuel lût tout bas l’annonce du fait à Marguerite qui le pria de passer l’article, Balthazar avait entendu.

Tout à coup le moribond se dressa sur ses deux poings, jeta sur ses enfants effrayés un regard qui les atteignit tous comme un éclair, les cheveux qui lui garnissaient la nuque remuèrent, ses rides tressaillirent, son visage s’anima d’un esprit de feu, un souffle passa sur cette face et la rendit sublime, il leva une main crispée par la rage, et cria d’une voix éclatante le fameux mot d’Archimède : EURÊKA ! (j’ai trouvé). Il retomba sur son lit en rendant le son lourd d’un corps inerte, il mourut en poussant un gémissement affreux, et ses yeux convulsés exprimèrent jusqu’au moment où le médecin les ferma le regret de n’avoir pu léguer à la Science le mot d’une énigme dont le voile s’était tardivement déchiré sous les doigts décharnés de la Mort.

Paris, juin-septembre 1834.