En août 1813, environ un an après la scène par laquelle cette histoire commence, si Claës avait fait quelques belles expériences que malheureusement il dédaignait, ses efforts avaient été sans résultat quant à l’objet principal de ses recherches. Le jour où il eut achevé la série de ses travaux, le sentiment de son impuissance l’écrasa ; la certitude d’avoir infructueusement dissipé des sommes considérables le désespéra. Ce fut une épouvantable catastrophe. Il quitta son grenier, descendit lentement au parloir, vint se jeter dans une bergère au milieu de ses enfants, et y demeura pendant quelques instants, comme mort, sans répondre aux questions dont l’accablait sa femme ; les larmes le gagnèrent, il se sauva dans son appartement pour ne pas donner de témoins à sa douleur ; {p. 379} Joséphine l’y suivit et l’emmena dans sa chambre où, seul avec elle, Balthazar laissa éclater son désespoir. Ces larmes d’homme, ces paroles d’artiste découragé, les regrets du père de famille eurent un caractère de terreur, de tendresse, de folie qui fit plus de mal à madame Claës que ne lui en avaient fait toutes ses douleurs passées. La victime consola le bourreau. Quand Balthazar dit avec un affreux accent de conviction : — « Je suis un misérable, je joue la vie de mes enfants, la tienne, et pour vous laisser heureux, il faut que je me tue ! » ce mot l’atteignit au cœur, et la connaissance qu’elle avait du caractère de son mari lui faisant craindre qu’il ne réalisât aussitôt ce vœu de désespoir, elle éprouva l’une de ces révolutions qui troublent la vie dans sa source, et qui fut d’autant plus funeste que Pépita en contint les violents effets en affectant un calme menteur.
— Mon ami, répondit-elle, j’ai consulté non pas Pierquin, dont l’amitié n’est pas si grande qu’il n’éprouve quelque secret plaisir à nous voir ruinés, mais un vieillard qui, pour moi, se montre bon comme un père. L’abbé de Solis, mon confesseur, m’a donné un conseil qui nous sauve de la ruine. Il est venu voir tes tableaux. Le prix de ceux qui se trouvent dans la galerie peut servir à payer toutes les sommes hypothéquées sur tes propriétés, et ce que tu dois chez Protez et Chiffreville, car tu as là sans doute un compte à solder ?
Claës fit un signe affirmatif en baissant sa tête dont les cheveux étaient devenus blancs.
— Monsieur de Solis connaît les Happe et Duncker d’Amsterdam ; ils sont fous de tableaux, et jaloux comme des parvenus d’étaler un faste qui n’est permis qu’à d’anciennes maisons, ils paieront les nôtres toute leur valeur. Ainsi nous recouvrerons nos revenus, et tu pourras sur le prix qui approchera de cent mille ducats, prendre une portion de capital pour continuer tes expériences. Tes deux filles et moi nous nous contenterons de peu. Avec le temps et de l’économie, nous remplirons par d’autres tableaux les cadres vides, et tu vivras heureux !
Balthazar leva la tête vers sa femme avec une joie mêlée de crainte. Les rôles étaient changés. L’épouse devenait la protectrice du mari. Cet homme si tendre et dont le cœur était si cohérent à celui de sa Joséphine, la tenait entre ses bras sans s’apercevoir de l’horrible convulsion qui la faisait palpiter, qui en agitait les cheveux et les lèvres par un tressaillement nerveux.
{p. 380} — Je n’osais pas te dire qu’entre moi et l’Absolu, à peine existe-t-il un cheveu de distance. Pour gazéifier les métaux, il ne me manque plus que de trouver un moyen de les soumettre à une immense chaleur dans un milieu où la pression de l’atmosphère soit nulle, enfin dans un vide absolu.
Madame Claës ne put soutenir l’égoïsme de cette réponse. Elle attendait des remercîments passionnés pour ses sacrifices, et trouvait un problème de chimie. Elle quitta brusquement son mari, descendit au parloir, y tomba sur sa bergère entre ses deux filles effrayées, et fondit en larmes ; Marguerite et Félicie lui prirent chacune une main, s’agenouillèrent de chaque côté de sa bergère en pleurant comme elle sans savoir la cause de son chagrin, et lui demandèrent à plusieurs reprises : — Qu’avez-vous, ma mère ?
— Pauvres enfants ! je suis morte, je le sens.
Cette réponse fit frissonner Marguerite qui, pour la première fois, aperçut sur le visage de sa mère les traces de la pâleur particulière aux personnes dont le teint est brun.
— Martha, Martha ! criait Félicie, venez, maman a besoin de vous.
La vieille duègne accourut de la cuisine, et en voyant la blancheur verte de cette figure légèrement bistrée et si vigoureusement colorée : — Corps du Christ ! s’écria-t-elle en espagnol, madame se meurt.
Elle sortit précipitamment, dit à Josette de faire chauffer de l’eau pour un bain de pieds, et revint près de sa maîtresse.
— N’effrayez pas monsieur, ne lui dites rien, Martha, s’écria madame Claës. Pauvres chères filles, ajouta-t-elle, en pressant sur son cœur Marguerite et Félicie par un mouvement désespéré, je voudrais pouvoir vivre assez de temps pour vous voir heureuses et mariées. Martha, reprit-elle, dites à Lemulquinier d’aller chez monsieur de Solis, pour le prier de ma part de passer ici.
Ce coup de foudre se répercuta nécessairement jusque dans la cuisine. Josette et Martha, toutes deux dévouées à madame Claës et à ses filles, furent frappées dans la seule affection qu’elles eussent. Ces terribles mots : — Madame se meurt, monsieur l’aura tuée, faites vite un bain de pieds à la moutarde ! avaient arraché plusieurs phrases interjectives à Josette qui en accablait Lemulquinier. Lemulquinier, froid et insensible, mangeait assis au coin de la table, devant une des fenêtres par lesquelles le jour venait de la cour dans la cuisine, {p. 381} où tout était propre comme dans le boudoir d’une petite maîtresse.
— Ça devait finir par là, disait Josette, en regardant le valet de chambre et montant sur un tabouret pour prendre sur une tablette un chaudron qui reluisait comme de l’or. Il n’y a pas de mère qui puisse voir de sang-froid un père s’amuser à fricasser une fortune comme celle de monsieur, pour en faire des os de boudin.
Josette, dont la tête coiffée d’un bonnet rond à ruches ressemblait à celle d’un casse-noisette allemand, jeta sur Lemulquinier un regard aigre que la couleur verte de ses petits yeux éraillés rendait presque venimeux. Le vieux valet de chambre haussa les épaules par un mouvement digne de Mirabeau impatienté, puis il enfourna dans sa grande bouche une tartine de beurre sur laquelle étaient semés des appétis.
— Au lieu de tracasser monsieur, madame devrait lui donner de l’argent, nous serions bientôt tous riches à nager dans l’or ! Il ne s’en faut pas de l’épaisseur d’un liard que nous ne trouvions…
— Hé ! bien, vous qui avez vingt mille francs de placés, pourquoi ne les offrez-vous pas à monsieur ? C’est votre maître ! Et puisque vous êtes si sûr de ses faits et gestes…
— Vous ne connaissez rien à cela, Josette, faites chauffer votre eau, répondit le Flamand en interrompant la cuisinière.
— Je m’y connais assez pour savoir qu’il y avait ici mille marcs d’argenterie, que vous et votre maître vous les avez fondus, et que, si on vous laisse aller votre train, vous ferez si bien de cinq sous six blancs, qu’il n’y aura bientôt plus rien.
— Et monsieur, dit Martha survenant, tuera madame pour se débarrasser d’une femme qui le retient, et l’empêche de tout avaler. Il est possédé du démon, cela se voit ! Le moins que vous risquiez en l’aidant, Mulquinier, c’est votre âme, si vous en avez une, car vous êtes là comme un morceau de glace, pendant que tout est ici dans la désolation. Ces demoiselles pleurent comme des Madeleines. Courez donc chercher monsieur l’abbé de Solis.
— J’ai affaire pour monsieur, à ranger le laboratoire, dit le valet de chambre. Il y a trop loin d’ici le quartier d’Esquerchin. Allez-y vous-même.
— Voyez-vous ce monstre-là ? dit Martha. Qui donnera le bain de pieds9 à madame ? la voulez-vous laisser mourir ? Elle a le sang à la tête.
— Mulquinier, dit Marguerite en arrivant dans la salle qui {p. 382} précédait la cuisine, en revenant de chez monsieur de Solis, vous prierez monsieur Pierquin le médecin de venir promptement ici.
— Hein ! vous irez, dit Josette.
— Mademoiselle, monsieur m’a dit de ranger son laboratoire, répondit Lemulquinier en se retournant vers les deux femmes qu’il regarda d’un air despotique.
— Mon père, dit Marguerite à monsieur Claës qui descendait en ce moment, ne pourrais-tu pas nous laisser Mulquinier pour l’envoyer en ville ?
— Tu iras, vilain chinois, dit Martha en entendant monsieur Claës mettre Lemulquinier aux ordres de sa fille.
Le peu de dévouement du valet de chambre pour la maison était le grand sujet de querelle entre ces deux femmes et Lemulquinier, dont la froideur avait eu pour résultat d’exalter l’attachement de Josette et de la duègne. Cette lutte si mesquine en apparence influa beaucoup sur l’avenir de cette famille, quand, plus tard, elle eut besoin de secours contre le malheur. Balthazar redevint si distrait, qu’il ne s’aperçut pas de l’état maladif dans lequel était Joséphine. Il prit Jean sur ses genoux, et le fit sauter machinalement, en pensant au problème qu’il avait dès lors la possibilité de résoudre. Il vit apporter le bain de pieds à sa femme qui, n’ayant pas eu la force de se lever de la bergère où elle gisait, était restée dans le parloir. Il regarda même ses deux filles s’occupant de leur mère, sans chercher la cause de leurs soins empressés. Quand Marguerite ou Jean voulaient parler, madame Claës réclamait le silence en leur montrant Balthazar. Une scène semblable était de nature à faire penser Marguerite, qui placée entre son père et sa mère, se trouvait assez âgée, assez raisonnable déjà pour en apprécier la conduite. Il arrive un moment dans la vie intérieure des familles, où les enfants deviennent, soit volontairement, soit involontairement, les juges de leurs parents. Madame Claës avait compris le danger de cette situation. Par amour pour Balthazar, elle s’efforçait de justifier aux yeux de Marguerite ce qui, dans l’esprit juste d’une fille de seize ans, pouvait paraître des fautes chez un père. Aussi le profond respect qu’en cette circonstance madame Claës témoignait pour Balthazar, en s’effaçant devant lui, pour ne pas en troubler la méditation, imprimait-il à ses enfants une sorte de terreur pour la majesté paternelle. Mais ce dévouement, quelque contagieux qu’il fût, augmentait encore l’admiration que Marguerite avait pour {p. 383} sa mère à laquelle l’unissaient plus particulièrement les accidents journaliers de la vie. Ce sentiment était fondé sur une sorte de divination de souffrances dont la cause devait naturellement préoccuper une jeune fille. Aucune puissance humaine ne pouvait empêcher que parfois un mot échappé soit à Martha, soit à Josette, ne révélât à Marguerite l’origine de la situation dans laquelle la maison se trouvait depuis quatre ans. Malgré la discrétion de madame Claës, sa fille découvrait donc insensiblement, lentement, fil à fil, la trame mystérieuse de ce drame domestique. Marguerite allait être, dans un temps donné, la confidente active de sa mère, et serait au dénoûment le plus redoutable des juges. Aussi tous les soins de madame Claës se portaient-ils sur Marguerite à laquelle elle tâchait de communiquer son dévouement pour Balthazar. La fermeté, la raison qu’elle rencontrait chez sa fille la faisaient frémir à l’idée d’une lutte possible entre Marguerite et Balthazar, quand, après sa mort, elle serait remplacée par elle dans la conduite intérieure de la maison. Cette pauvre femme en était donc arrivée à plus trembler des suites de sa mort que de sa mort même. Sa sollicitude pour Balthazar éclatait dans la résolution qu’elle venait de prendre. En libérant les biens de son mari, elle en assurait l’indépendance, et prévenait toute discussion en séparant ses intérêts de ceux de ses enfants ; elle espérait le voir heureux jusqu’au moment où elle fermerait les yeux ; puis elle comptait transmettre les délicatesses de son cœur à Marguerite, qui continuerait à jouer auprès de lui le rôle d’un ange d’amour, en exerçant sur la famille une autorité tutélaire et conservatrice. N’était-ce pas faire luire encore du fond de sa tombe son amour sur ceux qui lui étaient chers ? Néanmoins elle ne voulut pas déconsidérer le père aux yeux de la fille en l’initiant avant le temps aux terreurs que lui inspirait la passion scientifique de Balthazar ; elle étudiait l’âme et le caractère de Marguerite pour savoir si cette jeune fille deviendrait par elle-même une mère pour ses frères et sa sœur, pour son père une femme douce et tendre. Ainsi les derniers jours de madame Claës étaient empoisonnés par des calculs et par des craintes qu’elle n’osait confier à personne. En se sentant atteinte dans sa vie même par cette dernière scène, elle jetait ses regards jusque10 dans l’avenir ; tandis que Balthazar, désormais inhabile à tout ce qui était économie, fortune, sentiments domestiques, pensait à trouver l’Absolu. Le profond silence qui régnait au parloir n’était {p. 384} interrompu que par le mouvement monotone du pied de Claës qui continuait à le mouvoir sans s’apercevoir que Jean en était descendu. Assise près de sa mère de qui elle contemplait le visage pâle et décomposé, Marguerite se tournait de moments en moments vers son père, en s’étonnant de son insensibilité. Bientôt la porte de la rue retentit en se fermant, et la famille vit l’abbé de Solis appuyé sur son neveu, qui tous deux traversaient lentement la cour.
— Ah ! voici monsieur Emmanuel, dit Félicie.
— Le bon jeune homme ! dit madame Claës en apercevant Emmanuel de Solis, j’ai du plaisir à le revoir.
Marguerite rougit en entendant l’éloge qui échappait à sa mère. Depuis deux jours, l’aspect de ce jeune homme avait éveillé dans son cœur des sentiments inconnus, et dégourdi dans son intelligence des pensées jusqu’alors inertes. Pendant la visite faite par le confesseur à sa pénitente, il s’était passé de ces imperceptibles événements qui tiennent beaucoup de place dans la vie, et dont les résultats furent assez importants pour exiger ici la peinture des deux nouveaux personnages introduits au sein de la famille. Madame Claës avait eu pour principe d’accomplir en secret ses pratiques de dévotion. Son directeur, presque inconnu chez elle, se montrait pour la seconde fois dans sa maison ; mais là, comme ailleurs, on devait être saisi par une sorte d’attendrissement et d’admiration à l’aspect de l’oncle et du neveu. L’abbé de Solis, vieillard octogénaire à chevelure d’argent, montrait un visage décrépit, où la vie semblait s’être retirée dans les yeux. Il marchait difficilement, car, de ses deux jambes menues, l’une se terminait par un pied horriblement déformé, contenu dans une espèce de sac de velours qui l’obligeait à se servir d’une béquille quand il n’avait pas le bras de son neveu. Son dos voûté, son corps desséché offraient le spectacle d’une nature souffrante et frêle, dominée par une volonté de fer et par un chaste esprit religieux qui l’avait conservée. Ce prêtre espagnol, remarquable par un vaste savoir, par une piété vraie, par des connaissances très-étendues, avait été successivement dominicain, grand-pénitencier de Tolède, et vicaire-général de l’archevêché de Malines. Sans la révolution française, la protection des Casa-Réal l’eût porté aux plus hautes dignités de l’Église ; mais le chagrin que lui causa la mort du jeune duc, son élève, le dégoûta d’une vie active, et il se consacra tout entier à l’éducation de son neveu, devenu de très-bonne heure orphelin. Lors de la conquête de {p. 385} la Belgique, il s’était fixé près de madame Claës. Dès sa jeunesse, l’abbé de Solis avait professé pour sainte Thérèse un enthousiasme qui le conduisit autant que la pente de son esprit vers la partie mystique du christianisme. En trouvant, en Flandre, où mademoiselle Bourignon, ainsi que les écrivains illuminés et quiétistes firent le plus de prosélytes, un troupeau de catholiques adonnés à ses croyances, il y resta d’autant plus volontiers qu’il y fut considéré comme un patriarche par cette Communion particulière où l’on continue à suivre les doctrines des Mystiques, malgré les censures qui frappèrent Fénelon et madame Guyon. Ses mœurs étaient rigides, sa vie était exemplaire, et il passait pour avoir des extases. Malgré le détachement qu’un religieux si sévère devait pratiquer pour les choses de ce monde, l’affection qu’il portait à son neveu le rendait soigneux de ses intérêts. Quand il s’agissait d’une œuvre de charité, le vieillard mettait à contribution les fidèles de son église avant d’avoir recours à sa propre fortune, et son autorité patriarcale était si bien reconnue, ses intentions étaient si pures, sa perspicacité si rarement en défaut que chacun faisait honneur à ses demandes. Pour avoir une idée du contraste qui existait entre l’oncle et le neveu, il faudrait comparer le vieillard à l’un de ces saules creux qui végètent au bord des eaux, et le jeune homme à l’églantier chargé de roses dont la tige élégante et droite s’élance du sein de l’arbre moussu, qu’il semble vouloir redresser.
Sévèrement élevé par son oncle, qui le gardait près de lui comme une matrone garde une vierge, Emmanuel était plein de cette chatouilleuse sensibilité, de cette candeur à demi rêveuse, fleurs passagères de toutes les jeunesses, mais vivaces dans les âmes nourries de religieux principes. Le vieux prêtre avait comprimé l’expression des sentiments voluptueux chez son élève, en le préparant aux souffrances de la vie par des travaux continus, par une discipline presque claustrale. Cette éducation, qui devait livrer Emmanuel tout neuf au monde, et le rendre heureux s’il rencontrait bien dans ses premières affections, l’avait revêtu d’une angélique pureté qui communiquait à sa personne le charme dont sont investies les jeunes filles. Ses yeux timides, mais doublés d’une âme forte et courageuse, jetaient une lumière qui vibrait dans l’âme comme le son du cristal épand ses ondulations dans l’ouïe. Sa figure expressive, quoique régulière, se recommandait par une grande précision dans les contours, par l’heureuse disposition des lignes, {p. 386} et par le calme profond que donne la paix du cœur. Tout y était harmonieux. Ses cheveux noirs, ses yeux et ses sourcils bruns rehaussaient encore un teint blanc et de vives couleurs. Sa voix était celle qu’on attendait d’un si beau visage. Ses mouvements féminins s’accordaient avec la mélodie de sa voix, avec les tendres clartés de son regard. Il semblait ignorer l’attrait qu’excitaient la réserve à demi mélancolique de son attitude, la retenue de ses paroles, et les soins respectueux qu’il prodiguait à son oncle. À le voir étudiant la marche tortueuse du vieil abbé pour se prêter à ses douloureuses déviations de manière à ne pas les contrarier, regardant au loin ce qui pouvait lui blesser les pieds et le conduisant dans le meilleur chemin, il était impossible de ne pas reconnaître chez Emmanuel les sentiments généreux qui font de l’homme une sublime créature. Il paraissait si grand, en aimant son oncle sans le juger, en lui obéissant sans jamais discuter ses ordres, que chacun voulait voir une prédestination dans le nom suave que lui avait donné sa marraine. Quand, soit chez lui, soit chez les autres, le vieillard exerçait son despotisme de dominicain, Emmanuel relevait parfois la tête si noblement, comme pour protester de sa force s’il se trouvait aux prises avec un autre homme, que les personnes de cœur étaient émues, comme le sont les artistes à l’aspect d’une grande œuvre, car les beaux sentiments ne sonnent pas moins fort dans l’âme par leurs conceptions vivantes que par les réalisations de l’art.
Emmanuel avait accompagné son oncle quand il était venu chez sa pénitente, pour examiner les tableaux de la maison Claës. En apprenant par Martha que l’abbé de Solis était dans la galerie, Marguerite, qui désirait voir cet homme célèbre, avait cherché quelque prétexte menteur pour rejoindre sa mère, afin de satisfaire sa curiosité. Entrée assez étourdiment, en affectant la légèreté sous laquelle les jeunes filles cachent si bien leurs désirs, elle avait rencontré près du vieillard vêtu de noir, courbé, déjeté, cadavéreux, la fraîche, la délicieuse figure d’Emmanuel. Les regards également jeunes, également naïfs de ces deux êtres avaient exprimé le même étonnement. Emmanuel et Marguerite s’étaient sans doute déjà vus l’un et l’autre dans leurs rêves. Tous deux baissèrent leurs yeux et les relevèrent ensuite par un même mouvement, en laissant échapper un même aveu. Marguerite prit le bras de sa mère, lui parla tout bas par maintien, et s’abrita pour ainsi dire sous l’aile maternelle, en tendant le cou par un mouvement de cygne, pour {p. 387} revoir Emmanuel qui, de son côté, restait attaché au bras de son oncle. Quoique habilement distribué pour faire valoir chaque toile, le jour faible de la galerie favorisa ces coups d’œil furtifs qui sont la joie des gens timides. Sans doute chacun d’eux n’alla pas, même en pensée, jusqu’au si par lequel commencent les passions ; mais tous deux ils sentirent ce trouble profond qui remue le cœur, et sur lequel au jeune âge on se garde à soi-même le secret, par friandise ou par pudeur. La première impression qui détermine les débordements d’une sensibilité long-temps contenue, est suivie chez tous les jeunes gens de l’étonnement à demi stupide que causent aux enfants les premières sonneries de la musique. Parmi les enfants, les uns rient et pensent, d’autres ne rient qu’après avoir pensé ; mais ceux dont l’âme est appelée à vivre de poésie ou d’amour écoutent long-temps et redemandent la mélodie par un regard où s’allume déjà le plaisir, où poind la curiosité de l’infini. Si nous aimons irrésistiblement les lieux où nous avons été, dans notre enfance, initiés aux beautés de l’harmonie, si nous nous souvenons avec délices et du musicien et même de l’instrument, comment se défendre d’aimer l’être qui, le premier, nous révèle les musiques de la vie ? Le premier cœur où nous avons aspiré l’amour n’est-il pas comme une patrie ? Emmanuel et Marguerite furent l’un pour l’autre cette Voix musicale qui réveille un sens, cette Main qui relève des voiles nuageux et montre les rives baignées par les feux du midi. Quand madame Claës arrêta le vieillard devant un tableau de Guide qui représentait un ange, Marguerite avança la tête pour voir quelle serait l’impression d’Emmanuel, et le jeune homme chercha Marguerite pour comparer la muette pensée de la toile à la vivante pensée de la créature. Cette involontaire et ravissante flatterie fut comprise et savourée. Le vieil abbé louait gravement cette belle composition, et madame Claës lui répondait ; mais les deux enfants étaient silencieux. Telle fut leur rencontre. Le jour mystérieux de la galerie, la paix de la maison, la présence des parents, tout contribuait à graver plus avant dans le cœur les traits délicats de ce vaporeux mirage. Les mille pensées confuses qui venaient de pleuvoir chez Marguerite se calmèrent, firent dans son âme comme une étendue limpide et se teignirent d’un rayon lumineux, quand Emmanuel balbutia quelques phrases en prenant congé de madame Claës. Cette voix, dont le timbre frais et velouté répandait au cœur des enchantements inouïs, compléta la révélation soudaine qu’Emmanuel avait {p. 388} causée et qu’il devait féconder à son profit ; car l’homme dont se sert le destin pour éveiller l’amour au cœur d’une jeune fille, ignore souvent son œuvre et la laisse alors inachevée. Marguerite s’inclina tout interdite, et mit ses adieux dans un regard où semblait se peindre le regret de perdre cette pure et charmante vision. Comme l’enfant, elle voulait encore sa mélodie. Cet adieu fut fait au bas du vieil escalier, devant la porte du parloir ; et, quand elle y entra, elle regarda l’oncle et le neveu jusqu’à ce que la porte de la rue se fût fermée. Madame Claës avait été trop occupée des sujets graves, agités dans sa conférence avec son directeur, pour avoir pu examiner la physionomie de sa fille. Au moment où monsieur de Solis et son neveu apparaissaient pour la seconde fois, elle était encore trop violemment troublée pour apercevoir la rougeur qui colora le visage de Marguerite en révélant les fermentations du premier plaisir reçu dans un cœur vierge. Quand le vieil abbé fut annoncé, Marguerite avait repris son ouvrage, et parut y prêter une si grande attention qu’elle salua l’oncle et le neveu sans les regarder. Monsieur Claës rendit machinalement le salut que lui fit l’abbé de Solis, et sortit du parloir comme un homme emporté par ses occupations. Le pieux dominicain s’assit près de sa pénitente en lui jetant un de ces regards profonds par lesquels il sondait les âmes, il lui avait suffi de voir monsieur Claës et sa femme pour deviner une catastrophe.
— Mes enfants, dit la mère, allez dans le jardin. Marguerite, montrez à Emmanuel les tulipes de votre père.
Marguerite, à demi honteuse, prit le bras de Félicie, regarda le jeune homme qui rougit et qui sortit du parloir en saisissant Jean par contenance. Quand ils furent tous les quatre dans le jardin, Félicie et Jean allèrent de leur côté, quittèrent Marguerite, qui, restée presque seule avec le jeune de Solis, le mena devant le buisson de tulipes invariablement arrangé de la même façon, chaque année, par Lemulquinier.
— Aimez-vous les tulipes, demanda Marguerite après être demeurée pendant un moment dans le plus profond silence sans qu’Emmanuel parût vouloir le rompre.
— Mademoiselle, c’est de belles fleurs, mais pour les aimer, il faut sans doute en avoir le goût, savoir en apprécier les beautés. Ces fleurs m’éblouissent. L’habitude du travail, dans la sombre petite chambre où je demeure, près de mon oncle, me fait sans doute préférer ce qui est doux à la vue.
{p. 389} En disant ces derniers mots, il contempla Marguerite, mais sans que ce regard plein de confus désirs contînt aucune allusion à la blancheur mate, au calme, aux couleurs tendres qui faisaient de ce visage une fleur.
— Vous travaillez donc beaucoup ? reprit Marguerite en conduisant Emmanuel sur un banc de bois à dossier peint en vert. D’ici, dit-elle en continuant, vous ne verrez pas les tulipes de si près, elles vous fatigueront moins les yeux. Vous avez raison, ces couleurs papillotent et font mal.
— À quoi je travaille ? répondit le jeune homme après un moment de silence pendant lequel il avait égalisé sous son pied le sable de l’allée. Je travaille à toutes sortes de choses. Mon oncle voulait me faire prêtre…
— Oh ! fit naïvement Marguerite.
— J’ai résisté, je ne me sentais pas de vocation. Mais il m’a fallu beaucoup de courage pour contrarier les désirs de mon oncle. Il est si bon, il m’aime tant ! il m’a dernièrement acheté un homme pour me sauver de la conscription, moi, pauvre orphelin.
— À quoi vous destinez-vous donc, demanda Marguerite qui parut vouloir reprendre sa phrase en laissant échapper un geste et qui ajouta : — Pardon, monsieur, vous devez me trouver bien curieuse.
— Oh ! mademoiselle, dit Emmanuel en la regardant avec autant d’admiration que de tendresse, personne, excepté mon oncle, ne m’a encore fait cette question. J’étudie pour être professeur. Que voulez-vous ? je ne suis pas riche. Si je puis devenir principal d’un collége en Flandre, j’aurai de quoi vivre modestement, et j’épouserai quelque femme simple que j’aimerai bien. Telle est la vie que j’ai en perspective. Peut-être est-ce pour cela que je préfère une pâquerette sur laquelle tout le monde passe, dans la plaine d’Orchies, à ces belles tulipes pleines d’or, de pourpre, de saphirs, d’émeraudes qui représentent une vie fastueuse, de même que la pâquerette représente une vie douce et patriarcale, la vie d’un pauvre professeur que je serai.
— J’avais toujours appelé, jusqu’à présent, les pâquerettes, des marguerites, dit-elle.
Emmanuel de Solis rougit excessivement, et chercha une réponse en tourmentant le sable avec ses pieds. Embarrassé de choisir entre toutes les idées qui lui venaient et qu’il trouvait sottes {p. 390} puis décontenancé par le retard qu’il mettait à répondre, il dit : — Je n’osais prononcer votre nom… Et n’acheva pas.
— Professeur ! reprit-elle.
— Oh ! mademoiselle, je serai professeur pour avoir un état, mais j’entreprendrai des ouvrages qui pourront me rendre plus grandement utile. J’ai beaucoup de goût pour les travaux historiques.
— Ah !
Ce ah ! plein de pensées secrètes, rendit le jeune homme encore plus honteux, et il se mit à rire niaisement en disant : — Vous me faites parler de moi, mademoiselle, quand je devrais ne vous parler que de vous.
— Ma mère et votre oncle ont terminé, je crois, leur conversation, dit-elle en regardant à travers les fenêtres dans le parloir.
— J’ai trouvé madame votre mère bien changée.
— Elle souffre, sans vouloir nous dire le sujet de ses souffrances, et nous ne pouvons que pâtir de ses douleurs.
Madame Claës venait de terminer en effet une consultation délicate, dans laquelle il s’agissait d’un cas de conscience, que l’abbé de Solis pouvait seul décider. Prévoyant une ruine complète, elle voulait retenir, à l’insu de Balthazar, qui se souciait peu de ses affaires, une somme considérable sur le prix des tableaux que monsieur de Solis se chargeait de vendre en Hollande, afin de la cacher et de la réserver pour le moment où la misère pèserait sur sa famille. Après une mûre délibération et après avoir apprécié les circonstances dans lesquelles se trouvait sa pénitente, le vieux dominicain avait approuvé cet acte de prudence. Il s’en alla pour s’occuper de cette vente qui devait se faire secrètement, afin de ne point trop nuire à la considération de monsieur Claës. Le vieillard envoya son neveu, muni d’une lettre de recommandation, à Amsterdam, où le jeune homme enchanté de rendre service à la maison Claës réussit à vendre les tableaux de la galerie aux célèbres banquiers Happe et Duncker, pour une somme ostensible de quatre-vingt-cinq mille ducats de Hollande, et une somme de quinze mille autres qui serait secrètement donnée à madame Claës. Les tableaux étaient si bien connus, qu’il suffisait pour accomplir le marché de la réponse de Balthazar à la lettre que la maison Happe et Duncker lui écrivit. Emmanuel de Solis fut chargé par Claës de recevoir le prix des tableaux qu’il lui expédia secrètement afin de {p. 391} dérober à la ville de Douai la connaissance de cette vente. Vers la fin de septembre, Balthazar remboursa les sommes qui lui avaient été prêtées, dégagea ses biens et reprit ses travaux ; mais la maison Claës s’était dépouillée de son plus bel ornement. Aveuglé par sa passion, il ne témoigna pas un regret, il se croyait si certain de pouvoir promptement réparer cette perte qu’il avait fait faire cette vente à réméré. Cent toiles peintes n’étaient rien aux yeux de Joséphine auprès du bonheur domestique et de la satisfaction de son mari ; elle fit d’ailleurs remplir la galerie avec les tableaux qui meublaient les appartements de réception, et pour dissimuler le vide qu’ils laissaient dans la maison de devant, elle en changea les ameublements. Ses dettes payées, Balthazar eut environ deux cent mille francs à sa disposition pour recommencer ses expériences. Monsieur l’abbé de Solis et son neveu furent les dépositaires des quinze mille ducats réservés par madame Claës. Pour grossir cette somme, l’abbé vendit les ducats auxquels les événements de la guerre continentale avaient donné de la valeur. Cent soixante-six mille francs en écus furent enterrés dans la cave de la maison habitée par l’abbé de Solis. Madame Claës eut le triste bonheur de voir son mari constamment occupé pendant près de huit mois. Néanmoins trop rudement atteinte par le coup qu’il lui avait porté, elle tomba dans une maladie de langueur qui devait nécessairement empirer. La Science dévora si complétement Balthazar, que ni les revers éprouvés par la France, ni la première chute de Napoléon, ni le retour des Bourbons ne le tirèrent de ses occupations ; il n’était ni mari, ni père, ni citoyen, il fut chimiste. Vers la fin de l’année 1814, madame Claës était arrivée à un degré de consomption qui ne lui permettait plus de quitter le lit. Ne voulant pas végéter dans sa chambre, où elle avait vécu heureuse, où les souvenirs de son bonheur évanoui lui auraient inspiré d’involontaires comparaisons avec le présent qui l’eussent accablée, elle demeurait dans le parloir. Les médecins avaient favorisé le vœu de son cœur en trouvant cette pièce plus aérée, plus gaie, et plus convenable à sa situation que sa chambre. Le lit où cette malheureuse femme achevait de vivre, fut dressé entre la cheminée et la fenêtre qui donnait sur le jardin. Elle passa là ses derniers jours saintement, occupée à perfectionner l’âme de ses deux filles sur lesquelles elle se plut à laisser rayonner le feu de la sienne. Affaibli dans ses manifestations, l’amour conjugal permit à l’amour maternel de se {p. 392} déployer. La mère se montra d’autant plus charmante qu’elle avait tardé d’être ainsi. Comme toutes les personnes généreuses, elle éprouvait de sublimes délicatesses de sentiment qu’elle prenait pour des remords. En croyant avoir ravi quelques tendresses dues à ses enfants, elle cherchait à racheter ses torts imaginaires, et avait pour eux des attentions, des soins qui la leur rendaient délicieuse ; elle voulait en quelque sorte les faire vivre à même son cœur, les couvrir de ses ailes défaillantes et les aimer en un jour pour tous ceux pendant lesquels elle les avait négligés. Les souffrances donnaient à ses caresses, à ses paroles, une onctueuse tiédeur qui s’exhalait de son âme. Ses yeux caressaient ses enfants avant que sa voix ne les émût par des intonations pleines de bons vouloirs, et sa main semblait toujours verser sur eux des bénédictions.
Si après avoir repris ses habitudes de luxe, la maison Claës ne reçut bientôt plus personne, si son isolement redevint plus complet, si Balthazar ne donna plus de fête à l’anniversaire de son mariage, la ville de Douai n’en fut pas surprise. D’abord la maladie de madame Claës parut une raison suffisante de ce changement, puis le paiement des dettes arrêta le cours des médisances, enfin les vicissitudes politiques auxquelles la Flandre fut soumise, la guerre des Cent Jours, l’occupation étrangère firent complétement oublier le chimiste. Pendant ces deux années, la ville fut si souvent sur le point d’être prise, si consécutivement occupée soit par les Français, soit par les ennemis ; il y vint tant d’étrangers, il s’y réfugia tant de campagnards, il y eut tant d’intérêts soulevés, tant d’existences mises en question, tant de mouvements et de malheurs, que chacun ne pouvait penser qu’à soi. L’abbé de Solis et son neveu, les deux frères Pierquin étaient les seules personnes qui vinssent visiter madame Claës, l’hiver de 1814 à 1815 fut pour elle la plus douloureuse des agonies. Son mari venait rarement la voir, il restait bien après le dîner pendant quelques heures près d’elle, mais comme elle n’avait plus la force de soutenir une longue conversation, il disait une ou deux phrases éternellement semblables, s’asseyait, se taisait et laissait régner au parloir un épouvantable silence. Cette monotonie était diversifiée les jours où l’abbé de Solis et son neveu passaient la soirée à la maison Claës. Pendant que le vieil abbé jouait au trictrac avec Balthazar, Marguerite causait avec Emmanuel, près du lit de sa mère {p. 393} qui souriait à leurs innocentes joies sans faire apercevoir combien était à la fois douloureuse et bonne sur son âme meurtrie, la brise fraîche de ces virginales amours débordant par vagues et paroles à paroles. L’inflexion de voix qui charmait ces deux enfants lui brisait le cœur, un coup d’œil d’intelligence surpris entre eux la jetait, elle quasi morte, en des souvenirs de ses heures jeunes et heureuses qui rendaient au présent toute son amertume. Emmanuel et Marguerite avaient une délicatesse qui leur faisait réprimer les délicieux enfantillages de l’amour pour n’en pas offenser une femme endolorie dont les blessures étaient instinctivement devinées par eux. Personne encore n’a remarqué que les sentiments ont une vie qui leur est propre, une nature qui procède des circonstances au milieu desquelles ils sont nés ; ils gardent et la physionomie des lieux où ils ont grandi et l’empreinte des idées qui ont influé sur leurs développements. Il est des passions ardemment conçues qui restent ardentes comme celle de madame Claës pour son mari ; puis il est des sentiments auxquels tout a souri, qui conservent une allégresse matinale, leurs moissons de joie ne vont jamais sans des rires et des fêtes ; mais il se rencontre aussi des amours fatalement encadrés de mélancolie ou cerclés par le malheur, dont les plaisirs sont pénibles, coûteux, chargés de craintes, empoisonnés par des remords ou pleins de désespérance. L’amour enseveli dans le cœur d’Emmanuel et de Marguerite sans que ni l’un ni l’autre ne comprissent encore qu’il s’en allait de l’amour, ce sentiment éclos sous la voûte sombre de la galerie Claës, devant un vieil abbé sévère, dans un moment de silence et de calme ; cet amour grave et discret, mais fertile en nuances douces, en voluptés secrètes, savourées comme des grappes volées au coin d’une vigne, subissait la couleur brune, les teintes grises qui le décorèrent à ses premières heures. En n’osant se livrer à aucune démonstration vive devant ce lit de douleur, ces deux enfants agrandissaient leurs jouissances à leur insu par une concentration qui les imprimait au fond de leur cœur. C’était des soins donnés à la malade, et auxquels aimait à participer Emmanuel, heureux de pouvoir s’unir à Marguerite en se faisant par avance le fils de cette mère. Un remercîment mélancolique remplaçait sur les lèvres de la jeune fille le mielleux langage des amants. Les soupirs de leurs cœurs, remplis de joie par quelque regard échangé, se distinguaient peu des soupirs arrachés par le spectacle de la douleur maternelle. Leurs bons petits moments d’aveux {p. 394} indirects, de promesses inachevées, d’épanouissements comprimés pouvaient se comparer à ces allégories peintes par Raphaël sur des fonds noirs. Ils avaient l’un et l’autre une certitude qu’ils ne s’avouaient pas ; ils savaient le soleil au-dessus d’eux, mais ils ignoraient quel vent chasserait les gros nuages noirs amoncelés sur leurs têtes ; ils doutaient de l’avenir, et craignant d’être toujours escortés par les souffrances, ils restaient timidement dans les ombres de ce crépuscule, sans oser se dire : Achèverons-nous ensemble la journée ? Néanmoins la tendresse que madame Claës témoignait à ses enfants cachait noblement tout ce qu’elle se taisait à elle-même. Ses enfants ne lui causaient ni tressaillement ni terreur, ils étaient sa consolation, mais ils n’étaient pas sa vie ; elle vivait par eux, elle mourait pour Balthazar. Quelque pénible que fût pour elle la présence de son mari pensif durant des heures entières, et qui lui jetait de temps en temps un regard monotone, elle n’oubliait ses douleurs que pendant ces cruels instants. L’indifférence de Balthazar pour cette femme mourante eût semblé criminelle à quelque étranger qui en aurait été le témoin ; mais madame Claës et ses filles s’y étaient accoutumées, elles connaissaient le cœur de cet homme, et l’absolvaient. Si, pendant la journée, madame Claës subissait quelque crise dangereuse, si elle se trouvait plus mal, si elle paraissait près d’expirer, Claës était le seul dans la maison et dans la ville qui l’ignorât ; Lemulquinier, son valet de chambre, le savait ; mais ni ses filles auxquelles leur mère imposait silence, ni sa femme ne lui apprenaient les dangers que courait une créature jadis si ardemment aimée. Quand son pas retentissait dans la galerie au moment où il venait dîner, madame Claës était heureuse, elle allait le voir, elle rassemblait ses forces pour goûter cette joie. À l’instant où il entrait, cette femme pâle et demi-morte se colorait vivement, reprenait un semblant de santé, le savant arrivait auprès du lit, lui prenait la main, et la voyait sous une fausse apparence ; pour lui seul, elle était bien. Quand il lui demandait : — « Ma chère femme, comment vous trouvez-vous aujourd’hui ? » elle lui répondait : « Mieux, mon ami ! » et faisait croire à cet homme distrait que le lendemain elle serait levée, rétablie. La préoccupation de Balthazar était si grande qu’il acceptait la maladie dont mourait sa femme, comme une simple indisposition. Moribonde pour tout le monde, elle était vivante pour lui. Une séparation complète entre ces époux fut le résultat de cette année. Claës couchait loin de sa {p. 395} femme, se levait dès le matin, et s’enfermait dans son laboratoire ou dans son cabinet ; en ne la voyant plus qu’en présence de ses filles ou des deux ou trois amis qui venaient la visiter, il se déshabitua d’elle. Ces deux êtres, jadis accoutumés à penser ensemble, n’eurent plus, que de loin en loin, ces moments de communication, d’abandon, d’épanchement qui constituent la vie du cœur, et il vint un moment où ces rares voluptés cessèrent. Les souffrances physiques vinrent au secours de cette pauvre femme, et l’aidèrent à supporter un vide, une séparation qui l’eût tuée, si elle avait été vivante. Elle éprouva de si vives douleurs que, parfois, elle fut heureuse de ne pas en rendre témoin celui qu’elle aimait toujours. Elle contemplait Balthazar pendant une partie de la soirée, et le sachant heureux comme il voulait l’être, elle épousait ce bonheur qu’elle lui avait procuré. Cette frêle jouissance lui suffisait, elle ne se demandait plus si elle était aimée, elle s’efforçait de le croire, et glissait sur cette couche de glace sans oser appuyer, craignant de la rompre et de noyer son cœur dans un affreux néant. Comme nul événement ne troublait ce calme, et que la maladie qui dévorait lentement madame Claës contribuait à cette paix intérieure, en maintenant l’affection conjugale à un état passif, il fut facile d’atteindre dans ce morne état les premiers jours de l’année 1816.
Vers la fin du mois de février, Pierquin le notaire porta le coup qui devait précipiter dans la tombe une femme angélique dont l’âme, disait l’abbé de Solis, était presque sans péché.
— Madame, lui dit-il à l’oreille en saisissant un moment où ses filles ne pouvaient pas entendre leur conversation, monsieur Claës m’a chargé d’emprunter trois cent mille francs sur ses propriétés, prenez des précautions pour la fortune de vos enfants.
Madame Claës joignit les mains, leva les yeux au plafond, et remercia le notaire par une inclination de tête bienveillante et par un sourire triste dont il fut ému. Cette phrase fut un coup de poignard qui tua Pépita. Dans cette journée elle s’était livrée à des réflexions tristes qui lui avaient gonflé le cœur, et se trouvait dans une de ces situations où le voyageur, n’ayant plus son équilibre, roule poussé par un léger caillou jusqu’au fond du précipice qu’il a long-temps et courageusement côtoyé. Quand le notaire fut parti, madame Claës se fit donner par Marguerite tout ce qui lui était nécessaire pour écrire, rassembla ses forces et s’occupa pendant quelques instants d’un écrit testamentaire. Elle s’arrêta plusieurs fois {p. 396} pour contempler sa fille. L’heure des aveux était venue. En conduisant la maison depuis la maladie de sa mère, Marguerite avait si bien réalisé les espérances de la mourante que madame Claës jeta sur l’avenir de sa famille un coup d’œil sans désespoir, en se voyant revivre dans cet ange aimant et fort. Sans doute ces deux femmes pressentaient de mutuelles et tristes confidences à se faire, la fille regardait sa mère aussitôt que sa mère la regardait, et toutes deux roulaient des larmes dans leurs yeux. Plusieurs fois, Marguerite, au moment où madame Claës se reposait, disait : — Ma mère ? comme pour parler ; puis, elle s’arrêtait, comme suffoquée, sans que sa mère trop occupée par ses dernières pensées lui demandât compte de cette interrogation. Enfin, madame Claës voulut cacheter sa lettre ; Marguerite, qui lui tenait une bougie, se retira par discrétion pour ne pas voir la suscription.
— Tu peux lire, mon enfant ! lui dit sa mère d’un ton déchirant.
Marguerite vit sa mère traçant ces mots : À ma fille Marguerite.
— Nous causerons quand je me serai reposée, ajouta-t-elle en mettant la lettre sous son chevet.
Puis elle tomba sur son oreiller comme épuisée par l’effort qu’elle venait de faire et dormit durant quelques heures. Quand elle s’éveilla, ses deux filles, ses deux fils étaient à genoux devant son lit, et priaient avec ferveur. Ce jour était un jeudi. Gabriel et Jean venaient d’arriver du collége, amenés par Emmanuel de Solis, nommé depuis six mois professeur d’histoire et de philosophie.
— Chers enfants, il faut nous dire adieu, s’écria-t-elle. Vous ne m’abandonnez pas, vous ! et celui que…
Elle n’acheva pas.
— Monsieur Emmanuel, dit Marguerite en voyant pâlir sa mère, allez dire à mon père que maman se trouve plus mal.
Le jeune Solis monta jusqu’au laboratoire, et après avoir obtenu de Lemulquinier que Balthazar vînt lui parler, celui-ci répondit à la demande pressante du jeune homme : — J’y vais.
— Mon ami, dit madame Claës à Emmanuel quand il fut de retour, emmenez mes deux fils et allez chercher votre oncle. Il est nécessaire, je crois, de me donner les derniers sacrements, je voudrais les recevoir de sa main.
Quand elle se trouva seule avec ses deux filles, elle fit un signe à Marguerite qui, comprenant sa mère, renvoya Félicie.
{p. 397} — J’avais à vous parler aussi, ma chère maman, dit Marguerite qui ne croyant pas sa mère aussi mal qu’elle l’était agrandit la blessure faite par Pierquin. Depuis dix jours, je n’ai plus d’argent pour les dépenses de la maison, et je dois aux domestiques six mois de gages. J’ai voulu déjà deux fois demander de l’argent à mon père, et je ne l’ai pas osé. Vous ne savez pas ! les tableaux de la galerie et la cave ont été vendus.
— Il ne m’a pas dit un mot de tout cela, s’écria madame Claës. Ô mon Dieu ! vous me rappelez à temps vers vous. Mes pauvres enfants, que deviendrez-vous ? Elle fit une prière ardente qui lui teignit les yeux des feux du repentir. Marguerite, reprit-elle en tirant la lettre de dessous son chevet, voici un écrit que vous n’ouvrirez et ne lirez qu’au moment où, après ma mort, vous serez dans la plus grande détresse, c’est-à-dire si vous manquiez de pain ici. Ma chère Marguerite, aime bien ton père, mais aie soin de ta sœur et de tes frères. Dans quelques jours, dans quelques heures peut-être ! tu vas être à la tête de la maison. Sois économe. Si tu te trouvais opposée aux volontés de ton père, et le cas pourrait arriver, puisqu’il a dépensé de grandes sommes à chercher un secret dont la découverte doit être l’objet d’une gloire et d’une fortune immense, il aura sans doute besoin d’argent, peut-être t’en demandera-t-il, déploie alors toute la tendresse d’une fille, et sache concilier les intérêts dont tu seras la seule protectrice avec ce que tu dois à un père, à un grand homme qui sacrifie son bonheur, sa vie, à l’illustration de sa famille ; il ne pourrait avoir tort que dans la forme, ses intentions seront toujours nobles, il est si excellent, son cœur est plein d’amour ; vous le reverrez bon et affectueux, vous ! J’ai dû te dire ces paroles sur le bord de la tombe, Marguerite. Si tu veux adoucir les douleurs de ma mort, tu me promettras, mon enfant, de me remplacer près de ton père, de ne lui point causer de chagrin ; ne lui reproche rien, ne le juge pas ! Enfin, sois une médiatrice douce et complaisante jusqu’à ce que, son œuvre terminée, il redevienne le chef de sa famille.
— Je vous comprends, ma mère chérie, dit Marguerite en baisant les yeux enflammés de la mourante, et je ferai comme il vous plaît.
— Ne te marie, mon ange, reprit madame Claës, qu’au moment où Gabriel pourra te succéder dans le gouvernement des affaires et de la maison. Ton mari, si tu te mariais, ne partagerait peut-être {p. 398} pas tes sentiments, jetterait le trouble dans la famille et tourmenterait ton père.
Marguerite regarda sa mère et lui dit : — N’avez-vous aucune autre recommandation à me faire sur mon mariage ?
— Hésiterais-tu, ma chère enfant ? dit la mourante avec effroi.
— Non, répondit-elle, je vous promets de vous obéir.
— Pauvre fille, je n’ai pas su me sacrifier pour vous, ajouta la mère en versant des larmes chaudes, et je te demande de te sacrifier pour tous. Le bonheur rend égoïste. Oui, Marguerite, j’ai été faible parce que j’étais heureuse. Sois forte, conserve de la raison pour ceux qui n’en auront pas ici. Fais en sorte que tes frères, que ta sœur ne m’accusent jamais. Aime bien ton père, mais ne le contrarie pas… trop.
Elle pencha la tête sur son oreiller et n’ajouta pas un mot, ses forces l’avaient trahie. Le combat intérieur entre la Femme et la Mère avait été trop violent. Quelques instants après, le clergé vint, précédé de l’abbé de Solis, et le parloir fut rempli par les gens de la maison. Quand la cérémonie commença, madame Claës, que son confesseur avait réveillée, regarda toutes les personnes qui étaient autour d’elle, et n’y vit pas Balthazar.
— Et monsieur ? dit-elle.
Ce mot, où se résumait et sa vie et sa mort, fut prononcé d’un ton si lamentable, qu’il causa un frémissement horrible dans l’assemblée. Malgré son grand âge, Martha s’élança comme une flèche, monta les escaliers et frappa durement à la porte du laboratoire.
— Monsieur, madame se meurt, et l’on vous attend pour l’administrer, cria-t-elle avec la violence de l’indignation.
— Je descends, répondit Balthazar.
Lemulquinier vint un moment après, en disant que son maître le suivait. Madame Claës ne cessa de regarder la porte du parloir, mais son mari ne se montra qu’au moment où la cérémonie était terminée. L’abbé de Solis et les enfants entouraient le chevet de la mourante. En voyant entrer son mari, Joséphine rougit, et quelques larmes roulèrent sur ses joues.
— Tu allais sans doute décomposer l’azote, lui dit-elle avec une douceur d’ange qui fit frissonner les assistants.
— C’est fait, s’écria-t-il d’un air joyeux. L’azote contient de l’oxygène et une substance de la nature des impondérables qui vraisemblablement est le principe de la…
{p. 399} Il s’éleva des murmures d’horreur qui l’interrompirent et lui rendirent sa présence d’esprit.
— Que m’a-t-on dit ? reprit-il. Tu es donc plus mal ? Qu’est-il arrivé ?
— Il arrive, monsieur, lui dit à l’oreille l’abbé de Solis indigné, que votre femme se meurt et que vous l’avez tuée.
Sans attendre de réponse, l’abbé de Solis prit le bras d’Emmanuel et sortit suivi des enfants qui le conduisirent jusque dans la cour. Balthazar demeura comme foudroyé et regarda sa femme en laissant tomber quelques larmes.
— Tu meurs et je t’ai tuée, s’écria-t-il. Que dit-il donc ?
— Mon ami, reprit-elle, je ne vivais que par ton amour, et tu m’as à ton insu retiré ma vie.
— Laissez-nous, dit Claës à ses enfants au moment où ils entrèrent. Ai-je donc un seul instant cessé de t’aimer ? reprit-il en s’asseyant au chevet de sa femme et lui prenant les mains qu’il baisa.
— Mon ami, je ne te reprocherai rien. Tu m’as rendue heureuse, trop heureuse ; je n’ai pu soutenir la comparaison des premiers jours de notre mariage qui étaient pleins, et de ces derniers jours pendant lesquels tu n’as plus été toi-même et qui ont été vides. La vie du cœur, comme la vie physique, a ses actions. Depuis six ans, tu as été mort à l’amour, à la famille, à tout ce qui faisait notre bonheur. Je ne te parlerai pas des félicités qui sont l’apanage de la jeunesse, elles doivent cesser dans l’arrière-saison de la vie ; mais elles laissent des fruits dont se nourrissent les âmes, une confiance sans bornes, de douces habitudes ; eh ! bien, tu m’as ravi ces trésors de notre âge. Je m’en vais à temps : nous ne vivions ensemble d’aucune manière, tu me cachais tes pensées et tes actions. Comment es-tu donc arrivé à me craindre ? T’ai-je jamais adressé une parole, un regard, un geste empreints de blâme ? Eh ! bien, tu as vendu tes derniers tableaux, tu as vendu jusqu’aux vins de ta cave, et tu empruntes de nouveau sur tes biens sans m’en avoir dit un mot. Ah ! je sortirai donc de la vie, dégoûtée de la vie. Si tu commets des fautes, si tu t’aveugles en poursuivant l’impossible, ne t’ai-je donc pas montré qu’il y avait en moi assez d’amour pour trouver de la douceur à partager tes fautes, à toujours marcher près de toi, m’eusses-tu menée dans les chemins du crime. Tu m’as trop bien aimée : là est ma gloire et là ma douleur. Ma maladie a duré long-temps, Balthazar ! elle a commencé le jour qu’à cette place où je vais {p. 400} expirer tu m’as prouvé que tu appartenais plus à la Science qu’à la Famille. Voici ta femme morte et ta propre fortune consumée. Ta fortune et ta femme t’appartenaient, tu pouvais en disposer ; mais le jour où je ne serai plus, ma fortune sera celle de tes enfants, et tu ne pourras en rien prendre. Que vas-tu donc devenir ? Maintenant, je te dois la vérité, les mourants voient loin ! où sera désormais le contre-poids qui balancera la passion maudite de laquelle tu as fait ta vie ? Si tu m’y as sacrifiée, tes enfants seront bien légers devant toi, car je te dois cette justice d’avouer que tu me préférais à tout. Deux millions et six années de travaux ont été jetés dans ce gouffre, et tu n’as rien trouvé…
À ces mots, Claës mit sa tête blanchie dans ses mains et se cacha le visage.
— Tu ne trouveras rien que la honte pour toi, la misère pour tes enfants, reprit la mourante. Déjà l’on te nomme par dérision Claës-l’alchimiste, plus tard ce sera Claës-le-fou ! Moi, je crois en toi. Je te sais grand, savant, plein de génie ; mais pour le vulgaire, le génie ressemble à de la folie. La gloire est le soleil des morts ; de ton vivant, tu seras malheureux comme tout ce qui fut grand, et tu ruineras tes enfants. Je m’en vais sans avoir joui de ta renommée, qui m’eût consolée d’avoir perdu le bonheur. Eh ! bien, mon cher Balthazar, pour me rendre cette mort moins amère, il faudrait que je fusse certaine que nos enfants auront un morceau de pain ; mais rien, pas même toi, ne pourrait calmer mes inquiétudes…
— Je jure, dit Claës, de…
— Ne jure pas, mon ami, pour ne point manquer à tes serments, dit-elle en l’interrompant. Tu nous devais ta protection, elle nous a failli depuis près de sept années. La science est ta vie. Un grand homme ne peut avoir ni femme, ni enfants. Allez seuls dans vos voies de misère ! vos vertus ne sont pas celles des gens vulgaires, vous appartenez au monde, vous ne sauriez appartenir ni à une femme, ni à une famille. Vous desséchez la terre à l’entour de vous comme font de grands arbres ! moi, pauvre plante, je n’ai pu m’élever assez haut, j’expire à moitié de ta vie. J’attendais ce dernier jour pour te dire ces horribles pensées, que je n’ai découvertes qu’aux éclairs de la douleur et du désespoir. Épargne mes enfants ! Que ce mot retentisse dans ton cœur ! Je te le dirai jusqu’à mon dernier soupir. La femme est morte, vois-tu ? tu l’as dépouillée {p. 401} lentement et graduellement de ses sentiments, de ses plaisirs. Hélas ! sans ce cruel soin que tu as pris involontairement, aurais-je vécu si long-temps ? Mais ces pauvres enfants ne m’abandonnaient pas, eux ! ils ont grandi près de mes douleurs, la mère a survécu. Épargne, épargne nos enfants.
— Lemulquinier, cria Balthazar d’une voix tonnante. Le vieux valet se montra soudain. — Allez tout détruire là-haut, machines, appareils ; faites avec précaution, mais brisez tout. Je renonce à la science ! dit-il à sa femme.
— Il est trop tard, ajouta-t-elle en regardant Lemulquinier. Marguerite, s’écria-t-elle en se sentant mourir. Marguerite se montra sur le seuil de la porte, et jeta un cri perçant en voyant les yeux de sa mère qui pâlissaient. — Marguerite ! répéta la mourante.
Cette dernière exclamation contenait un si violent appel à sa fille, elle l’investissait de tant d’autorité, que ce cri fut tout un testament. La famille épouvantée accourut, et vit expirer madame Claës qui avait épuisé les dernières forces de sa vie dans sa conversation avec son mari. Balthazar et Marguerite immobiles, elle au chevet, lui au pied du lit, ne pouvaient croire à la mort de cette femme dont toutes les vertus et l’inépuisable tendresse n’étaient connues que d’eux. Le père et la fille échangèrent un regard pesant de pensées : la fille jugeait son père, le père tremblait déjà de trouver dans sa fille l’instrument d’une vengeance. Quoique les souvenirs d’amour par lesquels sa femme avait rempli sa vie revinssent en foule assiéger sa mémoire et donnassent aux dernières paroles de la morte une sainte autorité qui devait toujours lui en faire écouter la voix, Balthazar doutait de son cœur trop faible contre son génie ; puis, il entendait un terrible grondement de passion qui lui niait la force de son repentir, et lui faisait peur de lui-même. Quand cette femme eut disparu, chacun comprit que la maison Claës avait une âme et que cette âme n’était plus. Aussi la douleur fut-elle si vive dans la famille, que le parloir où la noble Joséphine semblait revivre resta fermé, personne n’avait le courage d’y entrer.
La Société ne pratique aucune des vertus qu’elle demande aux hommes, elle commet des crimes à toute heure, mais elle les commet en paroles ; elle prépare les mauvaises actions par la plaisanterie, comme elle dégrade le beau par le ridicule ; elle se moque des {p. 402} fils qui pleurent trop leurs pères, elle anathématise ceux qui ne les pleurent pas assez ; puis elle s’amuse, Elle ! à soupeser les cadavres avant qu’ils ne soient refroidis. Le soir du jour où madame Claës expira, les amis de cette femme jetèrent quelques fleurs sur sa tombe entre deux parties de whist, rendirent hommage à ses belles qualités en cherchant du cœur ou du pique. Puis, après quelques phrases lacrymales qui sont l’A, bé, bi, bo, bu de la douleur collective, et qui se prononcent avec les mêmes intonations, sans plus ni moins de sentiment, dans toutes les villes de France et à toute heure, chacun chiffra le produit de cette succession. Pierquin, le premier, fit observer à ceux qui causaient de cet événement que la mort de cette excellente femme était un bien pour elle, son mari la rendait trop malheureuse ; mais que c’était, pour ses enfants, un plus grand bien encore ; elle n’aurait pas su refuser sa fortune à son mari qu’elle adorait, tandis qu’aujourd’hui Claës n’en pouvait plus disposer. Et chacun d’estimer la succession de la pauvre madame Claës, de supputer ses économies (en avait-elle fait ? n’en avait-elle pas fait ?), d’inventorier ses bijoux, d’étaler sa garde-robe, de fouiller ses tiroirs, pendant que la famille affligée pleurait et priait autour du lit mortuaire. Avec le coup d’œil d’un Juré-peseur de fortunes, Pierquin calcula que les propres de madame Claës, pour employer son expression, pouvaient encore se retrouver et devaient monter à une somme d’environ quinze cent mille francs représentée soit par la forêt de Waignies dont les bois avaient depuis douze ans acquis un prix énorme, et il en compta les futaies, les baliveaux, les anciens, les modernes, soit par les biens de Balthazar qui était encore bon pour remplir ses enfants, si les valeurs de la liquidation ne l’acquittaient pas envers eux. Mademoiselle Claës était donc, pour toujours parler son argot, une fille de quatre cent mille francs. — « Mais si elle ne se marie pas promptement, ajouta-t-il, ce qui l’émanciperait, et permettrait de liciter la forêt de Waignies, de liquider la part des mineurs, et de l’employer de manière à ce que le père n’y touche pas, monsieur Claës est homme à ruiner ses enfants. » Chacun chercha quels étaient dans la province les jeunes gens capables de prétendre à la main de mademoiselle Claës, mais personne ne fit au notaire la galanterie de l’en supposer digne. Le notaire trouvait des raisons pour rejeter chacun des partis proposés comme indigne de Marguerite. Les interlocuteurs se regardaient en souriant, et prenaient plaisir à {p. 403} prolonger cette malice de province. Pierquin avait déjà vu dans la mort de madame Claës un événement favorable à ses prétentions, et il dépeçait déjà ce cadavre à son profit.
— Cette bonne femme-là, se dit-il en rentrant chez lui pour se coucher, était fière comme un paon, et ne m’aurait jamais donné sa fille. Hé ! hé ! pourquoi ne manœuvrerais-je pas maintenant de manière à l’épouser ? Le père Claës est un homme ivre de carbone qui ne se soucie plus de ses enfants ; si je lui demande sa fille, après avoir convaincu Marguerite de l’urgence où elle est de se marier pour sauver la fortune de ses frères et de sa sœur, il sera content de se débarrasser d’une enfant qui peut le tracasser.
Il s’endormit en entrevoyant les beautés matrimoniales du contrat, en méditant tous les avantages que lui offrait cette affaire, et les garanties qu’il trouvait pour son bonheur dans la personne dont il se faisait l’époux. Il était difficile de rencontrer dans la province une jeune personne plus délicatement belle et mieux élevée que ne l’était Marguerite. Sa modestie, sa grâce étaient comparables à celles de la jolie fleur qu’Emmanuel n’avait osé nommer devant elle, en craignant de découvrir ainsi les vœux secrets de son cœur. Ses sentiments étaient fiers, ses principes étaient religieux, elle devait être une chaste épouse ; mais elle ne flattait pas seulement la vanité que tout homme porte plus ou moins dans le choix d’une femme, elle satisfaisait encore l’orgueil du notaire par l’immense considération dont sa famille, doublement noble, jouissait en Flandre, et que partagerait son mari. Le lendemain, Pierquin tira de sa caisse quelques billets de mille francs et vint amicalement les offrir à Balthazar, afin de lui éviter des ennuis pécuniaires au moment où il était plongé dans la douleur. Touché de cette attention délicate, Balthazar ferait sans doute à sa fille l’éloge du cœur et de la personne du notaire. Il n’en fut rien. Monsieur Claës et sa fille trouvèrent cette action toute simple, et leur souffrance était trop exclusive pour qu’ils pensassent à Pierquin. En effet, le désespoir de Balthazar fut si grand, que les personnes disposées à blâmer sa conduite la lui pardonnèrent, moins au nom de la Science qui pouvait l’excuser, qu’en faveur de ses regrets qui ne réparaient point le mal. Le monde se contente de grimaces, il se paye de ce qu’il donne, sans en vérifier l’aloi ; pour lui, la vraie douleur est un spectacle, une sorte de jouissance qui le dispose à tout absoudre, même un criminel ; dans son avidité d’émotions, il acquitte sans {p. 404} discernement et celui qui le fait rire, et celui qui le fait pleurer, sans leur demander compte des moyens.
Marguerite avait accompli sa dix-neuvième année quand son père lui remit le gouvernement de la maison où son autorité fut pieusement reconnue par sa sœur et ses deux frères à qui, pendant les derniers moments de sa vie, madame Claës avait recommandé d’obéir à leur aînée. Le deuil rehaussait sa blanche fraîcheur, de même que la tristesse mettait en relief sa douceur et sa patience. Dès les premiers jours, elle prodigua les preuves de ce courage féminin, de cette sérénité constante que doivent avoir les anges chargés de répandre la paix, en touchant de leur palme verte les cœurs souffrants. Mais si elle s’habitua, par l’entente prématurée de ses devoirs, à cacher ses douleurs, elles n’en furent que plus vives ; son extérieur calme était en désaccord avec la profondeur de ses sensations ; et elle fut destinée à connaître de bonne heure ces terribles explosions de sentiment que le cœur ne suffit pas toujours à contenir ; son père devait sans cesse la tenir pressée entre les générosités naturelles aux jeunes âmes, et la voix d’une impérieuse nécessité. Les calculs qui l’enlacèrent le lendemain même de la mort de sa mère la mirent aux prises avec les intérêts de la vie, au moment où les jeunes filles n’en conçoivent que les plaisirs. Affreuse éducation de souffrance qui n’a jamais manqué aux natures angéliques ! L’amour qui s’appuie sur l’argent et sur la vanité forme la plus opiniâtre des passions, Pierquin ne voulut pas tarder à circonvenir l’héritière. Quelques jours après la prise du deuil il chercha l’occasion de parler à Marguerite, et commença ses opérations avec une habileté qui aurait pu la séduire ; mais l’amour lui avait jeté dans l’âme une clairvoyance qui l’empêcha de se laisser prendre à des dehors d’autant plus favorables aux tromperies sentimentales que dans cette circonstance Pierquin déployait la bonté qui lui était propre, la bonté du notaire qui se croit aimant quand il sauve des écus. Fort de sa douteuse parenté, de la constante habitude qu’il avait de faire les affaires et de partager les secrets de cette famille, sûr de l’estime et de l’amitié du père, bien servi par l’insouciance d’un savant qui n’avait aucun projet arrêté pour l’établissement de sa fille, et ne supposant pas que Marguerite pût avoir une prédilection, il lui laissa juger une poursuite qui ne jouait la passion que par l’alliance des calculs les plus odieux à de jeunes âmes et qu’il ne sut pas voiler. Ce fut lui qui se {p. 405} montra naïf, ce fut elle qui usa de dissimulation, précisément parce qu’il croyait agir contre une fille sans défense, et qu’il méconnut les priviléges de la faiblesse.
— Ma chère cousine, dit-il à Marguerite avec laquelle il se promenait dans les allées du petit jardin, vous connaissez mon cœur et vous savez combien je suis porté à respecter les sentiments douloureux qui vous affectent en ce moment. J’ai l’âme trop sensible pour être notaire, je ne vis que par le cœur et je suis obligé de m’occuper constamment des intérêts d’autrui, quand je voudrais me laisser aller aux émotions douces qui font la vie heureuse. Aussi souffré-je beaucoup d’être forcé de vous parler de projets discordants avec l’état de votre âme, mais il le faut. J’ai beaucoup pensé à vous depuis quelques jours. Je viens de reconnaître que, par une fatalité singulière, la fortune de vos frères et de votre sœur, la vôtre même, sont en danger. Voulez-vous sauver votre famille d’une ruine complète ?
— Que faudrait-il faire ? dit-elle effrayée à demi par ces paroles.
— Vous marier, répondit Pierquin.
— Je ne me marierai point, s’écria-t-elle.
— Vous vous marierez, reprit le notaire, quand vous aurez réfléchi mûrement à la situation critique dans laquelle vous êtes…
— Comment mon mariage peut-il sauver…
— Voilà où je vous attendais, ma cousine, dit-il en l’interrompant. Le mariage émancipe !
— Pourquoi m’émanciperait-on ? dit Marguerite.
— Pour vous mettre en possession, ma chère petite cousine, dit le notaire d’un air de triomphe. Dans cette occurrence, vous prenez votre quart dans la fortune de votre mère. Pour vous le donner, il faut la liquider ; or, pour la liquider, ne faudra-t-il pas liciter la forêt de Waignies ? Cela posé, toutes les valeurs de la succession se capitaliseront, et votre père sera tenu, comme tuteur, de placer la part de vos frères et de votre sœur, en sorte que la Chimie ne pourra plus y toucher.
— Dans le cas contraire, qu’arriverait-il ? demanda-t-elle.
— Mais, dit le notaire, votre père administrera vos biens. S’il se remettait à vouloir faire de l’or, il pourrait vendre le bois de Waignies et vous laisser nus comme des petits saint Jean. La forêt de Waignies vaut en ce moment près de quatorze cent mille francs ; mais, qu’aujourd’hui pour demain, votre père la coupe à blanc, {p. 406} vos treize cents arpents ne vaudront pas trois cent mille francs. Ne vaut-il pas mieux éviter ce danger à peu près certain, en faisant échoir dès aujourd’hui le cas de partage par votre émancipation ? Vous sauverez ainsi toutes les coupes de la forêt desquelles votre père disposerait plus tard à votre préjudice. En ce moment que la Chimie dort, il placera nécessairement les valeurs de la liquidation sur le Grand-Livre. Les fonds sont à cinquante-neuf, ces chers enfants auront donc près de cinq mille livres de rente pour cinquante mille francs ; et attendu qu’on ne peut pas disposer des capitaux appartenant aux mineurs, à leur majorité vos frères et votre sœur verront leur fortune doublée. Tandis que, autrement, ma foi… Voilà… D’ailleurs votre père a écorné le bien de votre mère, nous saurons le déficit par un inventaire. S’il est reliquataire, vous prendrez hypothèque sur ses biens, et vous en sauverez déjà quelque chose.
— Fi ! dit Marguerite, ce serait outrager mon père. Les dernières paroles de ma mère n’ont pas été prononcées depuis si peu de temps que je ne puisse me les rappeler. Mon père est incapable de dépouiller ses enfants, dit-elle en laissant échapper des larmes de douleur. Vous le méconnaissez, monsieur Pierquin.
— Mais si votre père, ma chère cousine, se remet à la Chimie, il…
— Nous serions ruinés, n’est-ce pas ?
— Oh ! mais complétement ruinés ! Croyez-moi, Marguerite, dit-il en lui prenant la main qu’il mit sur son cœur, je manquerais à mes devoirs si je n’insistais pas. Votre intérêt seul…
— Monsieur, dit Marguerite d’un air froid en lui retirant sa main, l’intérêt bien entendu de ma famille exige que je ne me marie pas. Ma mère en a jugé ainsi.
— Cousine, s’écria-t-il avec la conviction d’un homme d’argent qui voit perdre une fortune, vous vous suicidez, vous jetez à l’eau la succession de votre mère. Eh ! bien, j’aurai le dévouement de l’excessive amitié que je vous porte ! Vous ne savez pas combien je vous aime, je vous adore depuis le jour où je vous ai vue au dernier bal que votre père a donné ! vous étiez ravissante. Vous pouvez vous fier à la voix du cœur, quand elle parle intérêt, ma chère Marguerite. Il fit une pause. Oui, nous convoquerons un conseil de famille et nous vous émanciperons sans vous consulter.
— Mais qu’est-ce donc qu’être émancipée ?
— C’est jouir de ses droits.
{p. 407} — Si je puis être émancipée sans me marier, pourquoi voulez-vous donc que je me marie ? Et avec qui ?
Pierquin essaya de regarder sa cousine d’un air tendre, mais cette expression contrastait si bien avec la rigidité de ses yeux habitués à parler d’argent, que Marguerite crut apercevoir du calcul dans cette tendresse improvisée.
— Vous auriez épousé la personne qui vous aurait plu… dans la ville… reprit-il. Un mari vous est indispensable, même comme affaire. Vous allez être en présence de votre père. Seule, lui résisterez-vous ?
— Oui, monsieur, je saurai défendre mes frères et ma sœur, quand il en sera temps.
— Peste, la commère ! se dit Pierquin. Non, vous ne saurez pas lui résister, reprit-il à haute voix.
— Brisons sur ce sujet, dit-elle.
— Adieu, cousine, je tâcherai de vous servir malgré vous, et je prouverai combien je vous aime en vous protégeant, malgré vous, contre un malheur que tout le monde prévoit en ville.
— Je vous remercie de l’intérêt que vous me portez ; mais je vous supplie de ne rien proposer ni faire entreprendre qui puisse causer le moindre chagrin à mon père.
Marguerite resta pensive en voyant Pierquin s’éloigner, elle en compara la voix métallique, les manières qui n’avaient que la souplesse des ressorts, les regards qui peignaient plus de servilisme que de douceur, aux poésies mélodieusement muettes dont les sentiments d’Emmanuel étaient revêtus. Quoi qu’on fasse, quoi qu’on dise, il existe un magnétisme admirable dont les effets ne trompent jamais. Le son de la voix, le regard, les gestes passionnés de l’homme aimant peuvent s’imiter, une jeune fille peut être trompée par un habile comédien ; mais pour réussir, ne doit-il pas être seul ? Si cette jeune fille a près d’elle une âme qui vibre à l’unisson de ses sentiments, n’a-t-elle pas bientôt reconnu les expressions du véritable amour ? Emmanuel se trouvait en ce moment, comme Marguerite, sous l’influence des nuages qui, depuis leur rencontre, avaient formé fatalement une sombre atmosphère au-dessus de leurs têtes, et qui leur dérobaient la vue du ciel bleu de l’amour. Il avait, pour son Élue, cette idolâtrie que le défaut d’espoir rend si douce et si mystérieuse dans ses pieuses manifestations. Socialement placé trop loin de mademoiselle Claës par son peu de fortune {p. 408} et n’ayant qu’un beau nom à lui offrir, il ne voyait aucune chance d’être accepté pour son époux. Il avait toujours attendu quelques encouragements que Marguerite s’était refusée à donner sous les yeux défaillants d’une mourante. Également purs, ils ne s’étaient donc pas encore dit une seule parole d’amour. Leurs joies avaient été les joies égoïstes que les malheureux sont forcés de savourer seuls. Ils avaient frémi séparément, quoiqu’ils fussent agités par un rayon parti de la même espérance. Ils semblaient avoir peur d’eux-mêmes, en se sentant déjà trop bien l’un à l’autre. Aussi Emmanuel tremblait-il d’effleurer la main de la souveraine à laquelle il avait fait un sanctuaire dans son cœur. Le plus insouciant contact aurait développé chez lui de trop irritantes voluptés, il n’aurait plus été le maître de ses sens déchaînés. Mais quoiqu’ils ne se fussent rien accordé des frêles et immenses, des innocents et sérieux témoignages que se permettent les amants les plus timides, ils s’étaient néanmoins si bien logés au cœur l’un de l’autre, que tous deux se savaient prêts à se faire les plus grands sacrifices, seuls plaisirs qu’ils pussent goûter. Depuis la mort de madame Claës, leur amour secret s’étouffait sous les crêpes du deuil. De brunes, les teintes de la sphère où ils vivaient étaient devenues noires, et les clartés s’y éteignaient dans les larmes. La réserve de Marguerite se changea presque en froideur, car elle avait à tenir le serment exigé par sa mère ; et devenant plus libre qu’auparavant, elle se fit plus rigide. Emmanuel avait épousé le deuil de sa bien-aimée, en comprenant que le moindre vœu d’amour, la plus simple exigence serait une forfaiture envers les lois du cœur. Ce grand amour était donc plus caché qu’il ne l’avait jamais été. Ces deux âmes tendres rendaient toujours le même son ; mais séparées par la douleur, comme elles l’avaient été par les timidités de la jeunesse et par le respect dû aux souffrances de la morte, elles s’en tenaient encore au magnifique langage des yeux, à la muette éloquence des actions dévouées, à une cohérence continuelle, sublimes harmonies de la jeunesse, premiers pas de l’amour en son enfance. Emmanuel venait, chaque matin, savoir des nouvelles de Claës et de Marguerite, mais il ne pénétrait dans la salle à manger que quand il apportait une lettre de Gabriel, ou quand Balthazar le priait d’entrer. Son premier coup d’œil jeté sur la jeune fille lui disait mille pensées sympathiques : il souffrait de la discrétion que lui imposaient les convenances, il ne l’avait pas quittée, il en partageait la {p. 409} tristesse, enfin il épandait la rosée de ses larmes au cœur de son amie, par un regard que n’altérait aucune arrière-pensée. Ce bon jeune homme vivait si bien dans le présent, il s’attachait tant à un bonheur qu’il croyait fugitif, que Marguerite se reprochait parfois de ne pas lui tendre généreusement la main en lui disant : — Soyons amis !
Pierquin continua ses obsessions avec cet entêtement qui est la patience irréfléchie des sots. Il jugeait Marguerite selon les règles ordinaires employées par la multitude pour apprécier les femmes. Il croyait que les mots mariage, liberté, fortune, qu’il lui avait jetés dans l’oreille germeraient dans son âme, y feraient fleurir un désir dont il profiterait, et il s’imaginait que sa froideur était de la dissimulation. Mais quoiqu’il l’entourât de soins et d’attentions galantes, il cachait mal les manières despotiques d’un homme habitué à trancher les plus hautes questions relatives à la vie des familles. Il disait, pour la consoler, de ces lieux communs, familiers aux gens de sa profession, lesquels passent en colimaçons sur les douleurs, et y laissent une traînée de paroles sèches qui en déflorent la sainteté. Sa tendresse était du patelinage. Il quittait sa feinte mélancolie à la porte en reprenant ses doubles souliers, ou son parapluie. Il se servait du ton que sa longue familiarité l’autorisait à prendre, comme d’un instrument pour se mettre plus avant dans le cœur de la famille, pour décider Marguerite à un mariage proclamé par avance dans toute la ville. L’amour vrai, dévoué, respectueux formait donc un contraste frappant avec un amour égoïste et calculé. Tout était homogène en ces deux hommes. L’un feignait une passion et s’armait de ses moindres avantages afin de pouvoir épouser Marguerite ; l’autre cachait son amour, et tremblait de laisser apercevoir son dévouement. Quelque temps après la mort de sa mère, et dans la même journée, Marguerite put comparer les deux seuls hommes qu’elle était à même de juger. Jusqu’alors, la solitude à laquelle elle avait été condamnée ne lui avait pas permis de voir le monde, et la situation où elle se trouvait ne laissait aucun accès aux personnes qui pouvaient penser à la demander en mariage. Un jour, après le déjeuner, par une des premières belles matinées du mois d’avril, Emmanuel vint au moment où monsieur Claës sortait. Balthazar supportait si difficilement l’aspect de sa maison, qu’il allait se promener le long des remparts pendant une partie de la journée. Emmanuel voulut suivre Balthazar, il hésita, {p. 410} parut puiser des forces en lui-même, regarda Marguerite et resta. Marguerite devina que le professeur voulait lui parler et lui proposa de venir au jardin. Elle renvoya sa sœur Félicie, près de Martha qui travaillait dans l’antichambre, située au premier étage ; puis elle s’alla placer sur un banc où elle pouvait être vue de sa sœur et de la vieille duègne.
— Monsieur Claës est aussi absorbé par le chagrin qu’il l’était par ses recherches savantes, dit le jeune homme en voyant Balthazar marchant lentement dans la cour. Tout le monde le plaint en ville ; il va comme un homme qui n’a plus ses idées ; il s’arrête sans motif, regarde sans voir…
— Chaque douleur a son expression, dit Marguerite en retenant ses pleurs. Que vouliez-vous me dire ? reprit-elle après une pause et avec une dignité froide.
— Mademoiselle, répondit Emmanuel d’une voix émue, ai-je le droit de vous parler comme je vais le faire ? Ne voyez, je vous prie, que mon désir de vous être utile, et laissez-moi croire qu’un professeur peut s’intéresser au sort de ses élèves au point de s’inquiéter de leur avenir. Votre frère Gabriel a quinze ans passés, il est en seconde, et certes il est nécessaire de diriger ses études dans l’esprit de la carrière qu’il embrassera. Monsieur votre père est le maître de décider cette question ; mais s’il n’y pensait pas, ne serait-ce pas un malheur pour Gabriel ? Ne serait-ce pas aussi bien mortifiant pour monsieur votre père, si vous lui faisiez observer qu’il ne s’occupe pas de son fils ? Dans cette conjoncture, ne pourriez-vous pas consulter votre frère sur ses goûts, lui faire choisir par lui-même une carrière, afin que si, plus tard, son père voulait en faire un magistrat, un administrateur, un militaire, Gabriel eût déjà des connaissances spéciales ? Je ne crois pas que ni vous ni monsieur Claës vous vouliez le laisser oisif…
— Oh ! non, dit Marguerite. Je vous remercie, monsieur Emmanuel, vous avez raison. Ma mère, en nous faisant faire de la dentelle, en nous apprenant avec tant de soin à dessiner, à coudre, à broder, à toucher du piano, nous disait souvent qu’on ne savait pas ce qui pouvait arriver dans la vie. Gabriel doit avoir une valeur personnelle et une éducation complète. Mais, quelle est la carrière la plus convenable que puisse prendre un homme ?
— Mademoiselle, dit Emmanuel en tremblant de bonheur11, Gabriel est celui de sa classe qui montre le plus d’aptitude aux {p. 411} mathématiques ; s’il voulait entrer à l’École Polytechnique, je crois qu’il y acquerrait des connaissances utiles dans toutes les carrières. À sa sortie, il resterait le maître de choisir celle pour laquelle il aurait le plus de goût. Sans avoir rien préjugé jusque-là sur son avenir, vous aurez gagné du temps. Les hommes sortis avec honneur de cette École sont les bienvenus partout. Elle a fourni des administrateurs, des diplomates, des savants, des ingénieurs, des généraux, des marins, des magistrats, des manufacturiers et des banquiers. Il n’y a donc rien d’extraordinaire à voir un jeune homme riche ou de bonne maison travaillant dans le but d’y être admis. Si Gabriel s’y décidait, je vous demanderais… me l’accorderez-vous ! Dites oui !
— Que voulez-vous ?
— Être son répétiteur, dit-il en tremblant.
Marguerite regarda monsieur de Solis, lui prit la main et lui dit : — Oui. Elle fit une pause et ajouta d’une voix émue : — Combien j’apprécie la délicatesse qui vous fait offrir précisément ce que je puis accepter de vous. Dans ce que vous venez de dire, je vois que vous avez bien pensé à nous. Je vous remercie.
Quoique ces paroles fussent dites simplement, Emmanuel détourna la tête pour ne pas laisser voir les larmes que le plaisir d’être agréable à Marguerite lui fit venir aux yeux.
— Je vous les amènerai tous les deux, dit-il, quand il eut repris un peu de calme, c’est demain jour de congé.
Il se leva, salua Marguerite qui le suivit, et quand il fut dans la cour, il la vit encore à la porte de la salle à manger d’où elle lui adressa un signe amical. Après le dîner, le notaire vint faire une visite à monsieur Claës, et s’assit dans le jardin, entre son cousin et Marguerite, précisément sur le banc où s’était mis Emmanuel.
— Mon cher cousin, dit-il, je suis venu ce soir pour vous parler affaire. Quarante-trois jours se sont écoulés depuis le décès de votre femme.
— Je ne les ai pas comptés, dit Balthazar en essuyant une larme que lui arracha le mot légal de décès.
— Oh ! monsieur, dit Marguerite en regardant le notaire, comment pouvez-vous…
— Mais, ma cousine, nous sommes forcés, nous autres, de compter des délais qui sont fixés par la loi. Il s’agit précisément de {p. 412} vous et de vos cohéritiers. Monsieur Claës n’a que des enfants mineurs, il est tenu de faire un inventaire dans les quarante-cinq jours qui suivent le décès de sa femme, afin de constater les valeurs de la communauté. Ne faut-il pas savoir si elle est bonne ou mauvaise, pour l’accepter ou pour s’en tenir aux droits purs et simples des mineurs. Marguerite se leva. — Restez, ma cousine, dit Pierquin, ces affaires vous concernent vous et votre père. Vous savez combien je prends part à vos chagrins ; mais il faut vous occuper aujourd’hui même de ces détails, sans quoi vous pourriez, les uns et les autres, vous en trouver fort mal ! Je fais en ce moment mon devoir comme notaire de la famille.
— Il a raison, dit Claës.
— Le délai expire dans deux jours, reprit le notaire, je dois donc procéder, dès demain, à l’ouverture de l’inventaire, quand ce ne serait que pour retarder le paiement des droits de succession que le fisc va venir vous demander, le fisc n’a pas de cœur, il ne s’inquiète pas des sentiments, il met sa griffe sur nous en tout temps. Donc, tous les jours, depuis dix heures jusqu’à quatre heures, mon clerc et moi, nous viendrons avec l’huissier-priseur, monsieur Raparlier. Quand nous aurons achevé en ville, nous irons à la campagne. Quant à la forêt de Waignies, nous allons en causer. Cela posé, passons à un autre point. Nous avons un conseil de famille à convoquer, pour nommer un subrogé-tuteur. Monsieur Conyncks de Bruges est aujourd’hui votre plus proche parent ; mais le voilà devenu Belge ! Vous devriez, mon cousin, lui écrire à ce sujet, vous sauriez si le bonhomme a envie de se fixer en France où il possède de belles propriétés, et vous pourriez le décider ainsi à venir lui et sa fille habiter la Flandre française. S’il refuse, je verrai à composer le conseil, d’après les degrés de parenté.
— À quoi sert un inventaire, demanda Marguerite.
— À constater les droits, les valeurs, l’actif et le passif. Quand tout est bien établi, le conseil de famille prend dans l’intérêt des mineurs les déterminations qu’il juge…
— Pierquin, dit Claës qui se leva du banc, procédez aux actes que vous croirez nécessaires à la conservation des droits de mes enfants ; mais évitez-nous le chagrin de voir vendre ce qui appartenait à ma chère…. Il n’acheva pas, il avait dit ces mots d’un air si noble et d’un ton si pénétré, que Marguerite prit la main de son père et la baisa.
{p. 413} — À demain, dit Pierquin.
— Venez déjeuner, dit Balthazar. Puis Claës parut rassembler ses souvenirs et s’écria : — Mais d’après mon contrat de mariage qui a été fait sous la coutume de Hainault, j’avais dispensé ma femme de l’inventaire afin qu’on ne la tourmentât point, je n’y suis probablement pas tenu non plus…
— Ah ! quel bonheur, dit Marguerite, il nous aurait causé tant de peine.
— Eh ! bien, nous examinerons votre contrat demain, répondit le notaire un peu confus.
— Vous ne le connaissiez donc pas ? lui dit Marguerite.
Cette observation interrompit l’entretien. Le notaire se trouva trop embarrassé de continuer après l’observation de sa cousine.
— Le diable s’en mêle ! se dit-il dans la cour. Cet homme si distrait retrouve la mémoire juste au moment où il le faut pour empêcher de prendre des précautions contre lui. Ses enfants seront dépouillés ! c’est aussi sûr que deux et deux font quatre. Parlez donc affaires à des filles de dix-neuf ans qui font du sentiment. Je me suis creusé la tête pour sauver le bien de ces enfants-là, en procédant régulièrement et en m’entendant avec le bonhomme Conyncks. Et voilà ! Je me perds dans l’esprit de Marguerite qui va demander à son père pourquoi je voulais procéder à un inventaire qu’elle croit inutile. Et monsieur Claës lui dira que les notaires ont la manie de faire des actes, que nous sommes notaires avant d’être parents, cousins ou amis, enfin des bêtises…
Il ferma la porte avec violence en pestant contre les clients qui se ruinaient par sensibilité. Balthazar avait raison. L’inventaire n’eut pas lieu. Rien ne fut donc fixé sur la situation dans laquelle se trouvait le père vis-à-vis de ses enfants. Plusieurs mois s’écoulèrent sans que la situation de la maison Claës changeât. Gabriel, habilement conduit par monsieur de Solis qui s’était fait son précepteur, travaillait avec application, apprenait les langues étrangères et se disposait à passer l’examen nécessaire pour entrer à l’École Polytechnique. Félicie et Marguerite avaient vécu dans une retraite absolue, en allant, néanmoins, par économie, habiter pendant la belle saison la maison de campagne de leur père. Monsieur Claës s’occupa de ses affaires, paya ses dettes en empruntant une somme considérable sur ses biens et visita la forêt de Waignies. Au milieu {p. 414} de l’année 1817, son chagrin, lentement apaisé, le laissa seul et sans défense contre la monotonie de la vie qu’il menait et qui lui pesa. Il lutta d’abord courageusement contre la Science qui se réveillait insensiblement, et se défendit à lui-même de penser à la Chimie. Puis il y pensa. Mais il ne voulut pas s’en occuper activement, il ne s’en occupa que théoriquement. Cette constante étude fit surgir sa passion qui devint ergoteuse. Il discuta s’il s’était engagé à ne pas continuer ses recherches et se souvint que sa femme n’avait pas voulu de son serment. Quoiqu’il se fût promis à lui-même de ne plus poursuivre la solution de son problème, ne pouvait-il changer de détermination du moment où il entrevoyait un succès. Il avait déjà cinquante-neuf ans. À cet âge, l’idée qui le dominait contracta l’âpre fixité par laquelle commencent les monomanies. Les circonstances conspirèrent encore contre sa loyauté chancelante. La paix dont jouissait l’Europe avait permis la circulation des découvertes et des idées scientifiques acquises pendant la guerre par les savants des différents pays entre lesquels il n’y avait point eu de relations depuis près de vingt ans. La Science avait donc marché. Claës trouva que les progrès de la Chimie s’étaient dirigés, à l’insu des chimistes, vers l’objet de ses recherches. Les gens adonnés à la haute science pensaient comme lui, que la lumière, la chaleur, l’électricité, le galvanisme et le magnétisme étaient les différents effets d’une même cause, que la différence qui existait entre les corps jusque-là réputés simples devait être produite par les divers dosages d’un principe inconnu. La peur de voir trouver par un autre la réduction des métaux et le principe constituant de l’électricité, deux découvertes qui menaient à la solution de l’Absolu chimique, augmenta ce que les habitants de Douai appelaient une folie, et porta ses désirs à un paroxysme que concevront les personnes passionnées pour les sciences, ou qui ont connu la tyrannie des idées. Aussi Balthazar fut-il bientôt emporté par une passion d’autant plus violente, qu’elle avait plus long-temps dormi. Marguerite, qui épiait les dispositions d’âme par lesquelles passait son père, ouvrit le parloir. En y demeurant, elle ranima les souvenirs douloureux que devait causer la mort de sa mère, et réussit en effet, en réveillant les regrets de son père, à retarder sa chute dans le gouffre où il devait néanmoins tomber. Elle voulut aller dans le monde et força Balthazar d’y prendre des distractions. Plusieurs partis considérables se présentèrent pour elle, et occupèrent Claës, quoique Marguerite déclarât qu’elle ne {p. 415} se marierait pas avant d’avoir atteint sa vingt-cinquième année. Malgré les efforts de sa fille, malgré de violents combats, au commencement de l’hiver, Balthazar reprit secrètement ses travaux. Il était difficile de cacher de telles occupations à des femmes curieuses. Un jour donc, Martha dit à Marguerite en l’habillant : — Mademoiselle, nous sommes perdues ! Ce monstre de Mulquinier, qui est le diable déguisé, car je ne lui ai jamais vu faire le signe de la croix, est remonté dans le grenier. Voilà monsieur votre père embarqué pour l’enfer. Fasse le ciel qu’il ne vous tue pas comme il a tué cette pauvre chère madame.
— Cela n’est pas possible, dit Marguerite.
— Venez voir la preuve de leur trafic…
Mademoiselle Claës courut à la fenêtre et aperçut en effet une légère fumée qui sortait par le tuyau du laboratoire.
— J’ai vingt et un ans dans quelques mois, pensa-t-elle, je saurai m’opposer à la dissipation de notre fortune.
En se laissant aller à sa passion, Balthazar dut nécessairement avoir moins de respect pour les intérêts de ses enfants qu’il n’en avait eu pour sa femme. Les barrières étaient moins hautes, sa conscience était plus large, sa passion devenait plus forte. Aussi marcha-t-il dans sa carrière de gloire, de travail, d’espérance et de misère avec la fureur d’un homme plein de conviction. Sûr du résultat, il se mit à travailler nuit et jour avec un emportement dont s’effrayèrent ses filles qui ignoraient combien est peu nuisible le travail auquel un homme se plaît. Aussitôt que son père eut recommencé ses expériences, Marguerite retrancha les superfluités de la table, devint d’une parcimonie digne d’un avare, et fut admirablement secondée par Josette et par Martha. Claës ne s’aperçut pas de cette réforme qui réduisait la vie au strict nécessaire. D’abord il ne déjeunait pas, puis il ne descendait de son laboratoire qu’au moment même du dîner, enfin il se couchait quelques heures après être resté dans le parloir entre ses deux filles, sans leur dire un mot. Quand il se retirait, elles lui souhaitaient le bonsoir, et il se laissait embrasser machinalement sur les deux joues. Une semblable conduite eût causé les plus grands malheurs domestiques si Marguerite n’avait été préparée à exercer l’autorité d’une mère, et prémunie par une passion secrète contre les malheurs d’une si grande liberté. Pierquin avait cessé de venir voir ses cousines, en jugeant que leur ruine allait être complète. Les propriétés {p. 416} rurales de Balthazar qui rapportaient seize mille francs et valaient environ deux cent mille écus, étaient déjà grevées de trois cent mille francs d’hypothèques. Avant de se remettre à la Chimie, Claës avait fait un emprunt considérable. Le revenu suffisait précisément au paiement des intérêts ; mais comme avec l’imprévoyance naturelle aux hommes voués à une idée, il abandonnait ses fermages à Marguerite pour subvenir aux dépenses de la maison, le notaire avait calculé que trois ans suffiraient pour mettre le feu aux affaires, et que les gens de justice dévoreraient ce que Balthazar n’aurait pas mangé. La froideur de Marguerite avait amené Pierquin à un état d’indifférence presque hostile. Pour se donner le droit de renoncer à la main de sa cousine, si elle devenait trop pauvre, il disait des Claës avec un air de compassion : — « Ces pauvres gens sont ruinés, j’ai fait tout ce que j’ai pu pour les sauver ; mais que voulez-vous ! mademoiselle Claës s’est refusée à toutes les combinaisons légales qui devaient les préserver de la misère. »
Nommé proviseur du collége de Douai, par la protection de son oncle, Emmanuel, que son mérite transcendant avait fait digne de ce poste, venait voir tous les jours pendant la soirée les deux jeunes filles qui appelaient près d’elles la duègne aussitôt que leur père se couchait. Le coup de marteau doucement frappé par le jeune de Solis ne tardait jamais. Depuis trois mois, encouragé par la gracieuse et muette reconnaissance avec laquelle Marguerite acceptait ses soins, il était devenu lui-même. Les rayonnements de son âme pure comme un diamant brillèrent sans nuages, et Marguerite put en apprécier la force, la durée en voyant combien la source en était inépuisable. Elle admirait une à une s’épanouir les fleurs, après en avoir respiré par avance les parfums. Chaque jour, Emmanuel réalisait une des espérances de Marguerite, et faisait luire dans les régions enchantées de l’amour de nouvelles lumières qui chassaient les nuages, rassérénaient leur ciel, et coloraient les fécondes richesses ensevelies jusque-là dans l’ombre. Plus à son aise, Emmanuel put déployer les séductions de son cœur jusqu’alors discrètement cachées : cette expansive gaieté du jeune âge, cette simplicité que donne une vie remplie par l’étude, et les trésors d’un esprit délicat que le monde n’avait pas adultéré, toutes les innocentes joyeusetés qui vont si bien à la jeunesse aimante. Son âme et celle de Marguerite s’entendirent mieux, ils allèrent ensemble au fond de leurs cœurs et y trouvèrent les mêmes pensées : perles d’un {p. 417} même éclat, suaves et fraîches harmonies semblables à celles qui sont sous la mer, et qui, dit-on, fascinent les plongeurs ! Ils se firent connaître l’un à l’autre par ces échanges de propos, par cette alternative curiosité qui, chez tous deux, prenait les formes les plus délicieuses du sentiment. Ce fut sans fausse honte, mais non sans de mutuelles coquetteries. Les deux heures qu’Emmanuel venait passer, tous les soirs, entre ces deux jeunes filles et Martha, faisaient accepter à Marguerite la vie d’angoisses et de résignation dans laquelle elle était entrée. Cet amour naïvement progressif fut son soutien. Emmanuel portait dans ses témoignages d’affection cette grâce naturelle qui séduit tant, cet esprit doux et fin qui nuance l’uniformité du sentiment, comme les facettes relèvent la monotonie d’une pierre précieuse, en en faisant jouer tous les feux ; admirables façons dont le secret appartient aux cœurs aimants, et qui rendent les femmes fidèles à la Main artiste sous laquelle les formes renaissent toujours neuves, à la Voix qui ne répète jamais une phrase sans la rafraîchir par de nouvelles modulations. L’amour n’est pas seulement un sentiment, il est un art aussi. Quelque mot simple, une précaution, un rien révèlent à une femme le grand et sublime artiste qui peut toucher son cœur sans le flétrir. Plus allait Emmanuel, plus charmantes étaient les expressions de son amour.
— J’ai devancé Pierquin, lui dit-il un soir, il vient vous annoncer une mauvaise nouvelle, je préfère vous l’apprendre moi-même. Votre père a vendu votre forêt à des spéculateurs qui l’ont revendue par parties ; les arbres sont déjà coupés, tous les madriers sont enlevés. Monsieur Claës a reçu trois cent mille francs comptant dont il s’est servi pour payer ses dettes à Paris ; et, pour les éteindre entièrement, il a même été obligé de faire une délégation de cent mille francs sur les cent mille écus qui restent à payer par les acquéreurs.
Pierquin entra.