Schmucke avait repris la main de Pons et la tenait avec joie, en croyant la santé revenue.

— Allons-nous-en, monsieur l’abbé, dit le docteur, je vais envoyer promptement madame Cantinet ; je m’y connais : elle ne trouvera peut-être pas monsieur Pons vivant.

Pendant que l’abbé Duplanty déterminait le moribond à prendre pour garde madame Cantinet, Fraisier avait fait venir chez lui la loueuse de chaises, et la soumettait à sa conversation corruptrice, aux ruses de sa puissance chicanière, à laquelle il était difficile de résister. Aussi madame Cantinet, femme sèche et jaune, à grandes dents, à lèvres froides, hébétée par le malheur, comme beaucoup de femmes du peuple, et arrivée à voir le bonheur dans les plus légers profits journaliers, eut-elle bientôt consenti à prendre avec elle madame Sauvage comme femme de ménage. La bonne de Fraisier avait déjà reçu le mot d’ordre. Elle avait promis de tramer une toile en fil de fer autour des deux musiciens, et de veiller sur eux comme l’araignée veille sur une mouche prise. Madame Sauvage devait avoir pour loyer de ses peines un débit de tabac : Fraisier trouvait ainsi le moyen de se débarrasser de sa prétendue nourrice, et mettait auprès de madame Cantinet un espion et un gendarme dans la personne de la Sauvage. Comme il dépendait de l’appartement des deux amis une chambre de domestique et une petite cuisine, la Sauvage pouvait coucher sur un lit de sangle et faire la cuisine de Schmucke. Au moment où les femmes se présentèrent, amenées par le docteur Poulain, Pons venait de rendre le dernier soupir, sans que Schmucke s’en fût aperçu. L’Allemand tenait encore dans ses mains la main de son ami, dont la chaleur s’en allait par degrés. Il fit signe à madame Cantinet de ne pas parler mais la soldatesque madame Sauvage le surprit tellement par sa tournure, qu’il laissa échapper un mouvement de frayeur, à laquelle cette femme mâle était habituée.

— Madame, dit madame Cantinet, est une dame de qui répond monsieur Duplanty ; elle a été cuisinière chez un évêque, elle est la probité même, elle fera la cuisine.

— Ah ! vous pouvez parler haut ! s’écria la puissante et {p. 605}   asthmatique Sauvage, le pauvre monsieur est mort !… il vient de passer. Schmucke jeta un cri perçant, il sentit la main de Pons glacée qui se roidissait, et il resta les yeux fixes, arrêtés sur ceux de Pons, dont l’expression l’eût rendu fou, sans madame Sauvage, qui, sans doute accoutumée à ces sortes de scènes, alla vers le lit en tenant un miroir, elle le présenta devant les lèvres du mort, et comme aucune respiration ne vint ternir la glace, elle sépara vivement la main de Schmucke de la main du mort.

— Quittez-la donc, monsieur, vous ne pourriez plus l’ôter ; vous ne savez pas comme les os vont se durcir ! Ça va vite le refroidissement des morts. Si l’on n’apprête pas un mort pendant qu’il est encore tiède, il faut plus tard lui casser les membres…

Ce fut donc cette terrible femme qui ferma les yeux au pauvre musicien expiré ; puis, avec cette habitude des garde-malades, métier qu’elle avait exercé pendant dix ans, elle déshabilla Pons, l’étendit, lui colla les mains de chaque côté du corps, et lui ramena la couverture sur le nez, absolument comme un commis fait un paquet dans un magasin.

— Il faut un drap pour l’ensevelir ; où donc en prendre un ?… demanda-t-elle à Schmucke, que ce spectacle frappa de terreur.

Après avoir vu la Religion procédant avec son profond respect de la créature destinée à un si grand avenir dans le ciel, ce fut une douleur à dissoudre les éléments de la pensée, que cette espèce d’emballage où son ami était traité comme une chose.

— Vaides gomme fus fitrez !… répondit machinalement Schmucke.

Cette innocente créature voyait mourir un homme pour la première fois. Et cet homme était Pons, le seul ami, le seul être qui l’eût compris et aimé !…

— Je vais aller demander à madame Cibot où sont les draps, dit la Sauvage.

— Il va falloir un lit de sangle pour coucher cette dame, dit madame Cantinet à Schmucke.

Schmucke fit un signe de tête et fondit en larmes. Madame Cantinet laissa ce malheureux tranquille ; mais, au bout d’une heure, elle revint et lui dit :

— Monsieur, avez-vous de l’argent à nous donner pour acheter ? Schmucke tourna sur madame Cantinet un regard à désarmer {p. 606}   les haines les plus féroces ; il montra le visage blanc, sec et pointu du mort, comme une raison qui répondait à tout.

— Brenez doud et laissez-moi bleurer et brier, dit-il en s’agenouillant.

Madame Sauvage était allée annoncer la mort de Pons à Fraisier, qui courut en cabriolet chez la présidente lui demander, pour le lendemain, la procuration qui lui donnait le droit de représenter les héritiers.

— Monsieur, dit à Schmucke madame Cantinet, une heure après sa dernière question, je suis allée trouver madame Cibot, qui est donc au fait de votre ménage, afin qu’elle me dise où sont les choses ; mais, comme elle vient de perdre monsieur Cibot, elle m’a presque agonie de sottises… Monsieur, écoutez-moi donc…

Schmucke regarda cette femme, qui ne se doutait pas de sa barbarie ; car les gens du peuple sont habitués à subir passivement les plus grandes douleurs morales.

— Monsieur, il faut du linge pour un linceul, il faut de l’argent pour un lit de sangle, afin de coucher cette dame ; il en faut pour acheter de la batterie de cuisine, des plats, des assiettes, des verres, car il va venir un prêtre pour passer la nuit, et cette dame ne trouve absolument rien dans la cuisine.

— Mais, monsieur, répéta la Sauvage, il me faut cependant du bois, du charbon, pour apprêter le dîner, et je ne vois rien ! Ce n’est d’ailleurs pas bien étonnant, puisque la Cibot vous fournissait tout…

— Mais, ma chère dame, dit madame Cantinet en montrant Schmucke qui gisait aux pieds du mort dans un état d’insensibilité complète, vous ne voulez pas me croire, il ne répond à rien.

— Eh bien ! ma petite, dit la Sauvage, je vais vous montrer comment l’on fait dans ces cas-là.

La Sauvage jeta sur la chambre un regard comme en jettent les voleurs pour deviner les cachettes où doit se trouver l’argent. Elle alla droit à la commode de Pons, elle tira le premier tiroir, vit le sac où Schmucke avait mis le reste de l’argent provenant de la vente des tableaux, et vint le montrer à Schmucke, qui fit un signe de consentement machinal.

— Voilà de l’argent, ma petite ! dit la Sauvage à madame Cantinet ; je vas le compter, en prendre pour acheter ce qu’il faut, du vin, des vivres, des bougies, enfin tout, car ils n’ont rien… {p. 607}   Cherchez-moi dans la commode un drap pour ensevelir le corps. On m’a bien dit que ce pauvre monsieur était simple ; mais je ne sais pas ce qu’il est, il est pis. C’est comme un nouveau-né, faudra lui entonner son manger…

Schmucke regardait les deux femmes et ce qu’elles faisaient, absolument comme un fou les aurait regardées. Brisé par la douleur, absorbé dans un état quasi-cataleptique, il ne cessait de contempler la figure fascinatrice de Pons, dont les lignes s’épuraient par l’effet du repos absolu de la mort. Il espérait mourir, et tout lui était indifférent. La chambre eût été dévorée par un incendie, il n’aurait pas bougé.

— Il y a douze cent cinquante-six francs… lui dit la Sauvage.

Schmucke haussa les épaules. Lorsque la Sauvage voulut procéder à l’ensevelissement de Pons, et mesurer le drap sur le corps, afin de couper le linceul et le coudre, il y eut une lutte horrible entre elle et le pauvre Allemand. Schmucke ressembla tout à fait à un chien qui mord tous ceux qui veulent toucher au cadavre de son maître. La Sauvage impatientée saisit l’Allemand, le plaça sur un fauteuil et l’y maintint avec une force herculéenne.

— Allons, ma petite ! cousez le mort dans son linceul, dit-elle à madame Cantinet.

Une fois l’opération terminée, la Sauvage remit Schmucke à sa place, au pied du lit, et lui dit :

— Comprenez-vous ? il fallait bien trousser ce pauvre homme en mort.

Schmucke se mit à pleurer ; les deux femmes le laissèrent et allèrent prendre possession de la cuisine, où elles apportèrent à elles deux61 en peu d’instants toutes les choses nécessaires à la vie. Après avoir fait un premier mémoire de trois cent soixante francs, la Sauvage se mit à préparer un dîner pour quatre personnes, et quel dîner ! Il y avait le faisan des savetiers, une oie grasse, comme pièce de résistance, une omelette aux confitures, une salade de légumes, et le pot au feu sacramentel dont tous les ingrédients étaient en quantité tellement exagérée, que le bouillon ressemblait à de la gelée de viande. À neuf heures du soir, le prêtre envoyé par le vicaire pour veiller Schmucke, vint avec Cantinet, qui apporta quatre cierges et des flambeaux d’église. Le prêtre trouva Schmucke couché le long de son ami, dans le lit, et le tenant étroitement embrassé. Il fallut l’autorité de la religion pour obtenir de Schmucke {p. 608}   qu’il se séparât du corps. L’Allemand se mit à genoux, et le prêtre s’arrangea commodément dans le fauteuil. Pendant que le prêtre lisait ses prières, et que Schmucke, agenouillé devant le corps de Pons, priait Dieu de le réunir à Pons par un miracle, afin d’être enseveli dans la fosse de son ami, madame Cantinet était allée au Temple acheter un lit de sangle et un coucher complet, pour madame Sauvage ; car le sac de douze cent cinquante-six francs était au pillage. À onze heures du soir, madame Cantinet vint voir si Schmucke voulait manger un morceau. L’Allemand fit signe qu’on le laissât tranquille.

— Le souper vous attend, monsieur Pastelot, dit alors la loueuse de chaises au prêtre.

Schmucke, resté seul, sourit comme un fou qui se voit libre d’accomplir un désir comparable à celui des femmes grosses. Il se jeta sur Pons et le tint encore une fois étroitement embrassé. À minuit, le prêtre revint, et Schmucke, grondé par lui, lâcha Pons, et se remit en prière. Au jour, le prêtre s’en alla. À sept heures du matin, le docteur Poulain vint voir Schmucke affectueusement et voulut l’obliger à manger ; mais l’Allemand s’y refusa.

— Si vous ne mangez pas maintenant, vous sentirez la faim à votre retour, lui dit le docteur, car il faut que vous alliez à la mairie avec un témoin pour y déclarer le décès de monsieur Pons, et faire dresser l’acte…

— Moi ! dit l’Allemand avec effroi.

— Et qui donc ?… Vous ne pouvez pas vous en dispenser, puisque vous êtes la seule personne qui l’ait vu mourir…

— Che n’ai boint te champes… répondit Schmucke en implorant l’assistance du docteur Poulain.

— Prenez une voiture, répondit doucement l’hypocrite docteur. J’ai déjà constaté le décès. Demandez quelqu’un de la maison pour vous accompagner. Ces deux dames garderont l’appartement en votre absence.

On ne se figure pas ce que sont ces tiraillements de la loi sur une douleur vraie. C’est à faire haïr la civilisation, à faire préférer les coutumes des Sauvages. À neuf heures, madame Sauvage descendit Schmucke en le tenant sous les bras, et il fut obligé, dans le fiacre, de prier Rémonencq de venir avec lui certifier le décès de Pons à la mairie. Partout, et en toute chose, éclate à Paris l’inégalité des conditions, dans ce pays ivre d’égalité. Cette immuable {p. 609}   force des choses62 se trahit jusque dans les effets de la Mort. Dans les familles riches, un parent, un ami, les gens d’affaires, évitent ces affreux détails à ceux qui pleurent ; mais en ceci, comme dans la répartition des impôts, le peuple, les prolétaires sans aide, souffrent tout le poids de la douleur.

— Ah ! vous avez bien raison de le regretter, dit Rémonencq à une plainte échappée au pauvre martyr, car c’était un bien brave homme, un bien honnête homme, qui laisse une belle collection ; mais savez-vous, monsieur, que vous, qui êtes étranger, vous allez vous trouver dans un grand embarras, car on dit partout que vous êtes héritier de monsieur Pons.

Schmucke n’écoutait pas ; il était plongé dans une telle douleur, qu’elle avoisinait la folie. L’âme a son tétanos comme le corps.

— Et vous feriez bien de vous faire représenter par un conseil, par un homme d’affaires.

— Ein home t’avvaires ! répéta Schmucke machinalement.

— Vous verrez que vous aurez besoin de vous faire représenter. À votre place, moi, je prendrais un homme d’expérience, un homme connu dans le quartier, un homme de consfiance… Moi, dans toutes mes petites affaires, je me sers de Tabareau, l’huissier… Et en donnant votre procuration à son premier clerc, vous n’aurez aucun souci.

Cette insinuation, soufflée par Fraisier, convenue entre Rémonencq et la Cibot, resta dans la mémoire de Schmucke ; car, dans les instants où la douleur fige pour ainsi dire l’âme en en arrêtant les fonctions, la mémoire reçoit toutes les empreintes que le hasard y fait arriver. Schmucke écoutait Rémonencq, en le regardant d’un œil si complétement dénué d’intelligence, que le brocanteur ne lui dit plus rien.

— S’il reste imbécile comme cela, pensa Rémonencq, je pourrais bien lui acheter tout le bataclan de là-haut pour cent mille francs, si c’est à lui… — Monsieur, nous voici à la Mairie.

Rémonencq fut forcé de sortir Schmucke du fiacre et de le prendre sous le bras pour le faire arriver jusqu’au bureau des actes de l’État civil, où Schmucke donna dans une noce. Schmucke dut attendre son tour, car, par un de ces hasards assez fréquents à Paris, le commis avait cinq ou six actes de décès à dresser. Là, ce pauvre Allemand devait être en proie à une passion égale à celle de Jésus.

— Monsieur est monsieur Schmucke ? dit un homme vêtu de {p. 610}   noir en s’adressant à l’Allemand stupéfait de s’entendre appeler par son nom.

Schmucke regarda cet homme de l’air hébété qu’il avait eu en répondant à Rémonencq.

— Mais, dit le brocanteur à l’inconnu, que lui voulez-vous ? Laissez donc cet homme tranquille, vous voyez bien qu’il est dans la peine.

— Monsieur vient de perdre son ami, et sans doute il se propose d’honorer dignement sa mémoire, car il est son héritier, dit l’inconnu. Monsieur ne lésinera sans doute pas… il achètera un terrain à perpétuité pour sa sépulture. Monsieur Pons aimait tant les arts ! Ce serait bien dommage de ne pas mettre sur son tombeau la Musique, la Peinture et la Sculpture… trois belles figures en pied, éplorées…

Rémonencq fit un geste d’Auvergnat pour éloigner cet homme, et l’homme répondit par un autre geste, pour ainsi dire commercial, qui signifiait : — « Laissez-moi donc faire mes affaires ! » et que comprit le brocanteur.

— Je suis le commissionnaire de la maison Sonet et compagnie, entrepreneurs de monuments funéraires, reprit le courtier, que Walter Scott eût surnommé le jeune homme des tombeaux. Si monsieur voulait nous charger de la commande, nous lui éviterions l’ennui d’aller à la Ville acheter le terrain nécessaire à la sépulture de l’ami que les Arts ont perdu…

Rémonencq hocha la tête en signe d’assentiment et poussa le coude à Schmucke.

— Tous les jours, nous nous chargeons, pour les familles, d’aller accomplir toutes les formalités, disait toujours le courtier encouragé par ce geste de l’Auvergnat. Dans le premier moment de sa douleur, il est bien difficile à un héritier de s’occuper par lui-même de ces détails, et nous avons l’habitude de ces petits services pour nos clients. Nos monuments, monsieur, sont tarifés à tant le mètre en pierre de taille ou en marbre… Nous creusons les fosses pour les tombes de famille… Nous nous chargeons de tout, au plus juste prix. Notre maison a fait le magnifique monument de la belle Esther Gobseck et de Lucien de Rubempré, l’un des plus magnifiques ornements du Père-Lachaise. Nous avons les meilleurs ouvriers, et j’engage monsieur à se défier des petits entrepreneurs… qui ne font que de la camelotte, ajouta-t-il en voyant venir un autre {p. 611}   homme vêtu de noir qui se proposait de parler pour une autre maison de marbrerie et de sculpture.

On a souvent dit que la mort était la fin d’un voyage, mais on ne sait pas à quel point cette similitude est réelle à Paris. Un mort, un mort de qualité surtout, est accueilli sur le sombre rivage comme un voyageur qui débarque au port, et que tous les courtiers d’hôtellerie fatiguent de leurs recommandations. Personne, à l’exception de quelques philosophes ou de quelques familles sûres de vivre qui se font construire des tombes comme elles ont des hôtels, personne ne pense à la mort et à ses conséquences sociales. La mort vient toujours trop tôt ; et d’ailleurs, un sentiment bien entendu empêche les héritiers de la supposer possible. Aussi, presque tous ceux qui perdent leurs pères, leurs mères, leurs femmes ou leurs enfants, sont-ils immédiatement assaillis par ces coureurs d’affaires, qui profitent du trouble où jette la douleur pour surprendre une commande. Autrefois, les entrepreneurs de monuments funéraires, tous groupés aux environs du célèbre cimetière du Père-Lachaise, où ils forment une rue qu’on devrait appeler rue des Tombeaux, assaillaient les héritiers aux environs de la tombe ou au sortir du cimetière ; mais, insensiblement, la concurrence, le génie de la spéculation, les a fait gagner du terrain, et ils sont descendus aujourd’hui dans la ville jusqu’aux abords des Mairies. Enfin, les courtiers pénètrent souvent dans la maison mortuaire, un plan de tombe à la main.

— Je suis en affaire avec monsieur, dit le courtier de la maison Sonet au courtier qui se présentait.

— Décès Pons !… Où sont les témoins !… dit le garçon de bureau.

— Venez… monsieur, dit le courtier en s’adressant à Rémonencq.

Rémonencq pria le courtier de soulever Schmucke qui restait sur son banc comme une masse inerte ; ils le menèrent à la balustrade derrière laquelle le rédacteur des actes de décès s’abrite contre les douleurs publiques. Rémonencq, la providence de Schmucke, fut aidé par le docteur Poulain, qui vint donner les renseignements nécessaires sur l’âge et le lieu de naissance de Pons. L’Allemand ne savait qu’une seule chose, c’est que Pons était son ami. Une fois les signatures données, Rémonencq et le docteur, suivis du courtier, mirent le pauvre Allemand en voiture, dans laquelle {p. 612}   se glissa l’enragé courtier, qui voulait avoir une solution pour sa commande. La Sauvage, en observation sur le pas de la porte cochère, monta Schmucke presque évanoui dans ses bras, aidée par Rémonencq et par le courtier de la maison Sonet.

— Il va se trouver mal !… s’écria le courtier, qui voulait terminer l’affaire qu’il disait commencée.

— Je le crois bien ! répondit madame Sauvage ; il pleure depuis vingt-quatre heures, et il n’a rien voulu prendre. Rien ne creuse l’estomac comme le chagrin.

— Mais, mon cher client, lui dit le courtier de la maison Sonet, prenez donc un bouillon. Vous avez tant de choses à faire : il faut aller à l’Hôtel-de-Ville, acheter le terrain nécessaire pour le monument que vous voulez élever à la mémoire de cet ami des Arts, et qui doit témoigner de votre reconnaissance.

— Mais cela n’a pas de bon sens, dit madame Cantinet à Schmucke en arrivant avec un bouillon et du pain.

— Songez, mon cher monsieur, si vous êtes si faible que cela, reprit Rémonencq, songez à vous faire représenter par quelqu’un, car vous avez bien des affaires sur les bras : il faut commander le convoi ! vous ne voulez pas qu’on enterre votre ami comme un pauvre.

— Allons, allons, mon cher monsieur ! dit la Sauvage en saisissant un moment où Schmucke avait la tête inclinée sur le dos du fauteuil.

Elle entonna dans la bouche de Schmucke une cuillerée de potage, et lui donna presque malgré lui à manger comme à un enfant.

— Maintenant, si vous étiez sage, monsieur, puisque vous voulez vous livrer tranquillement à votre douleur, vous prendriez quelqu’un pour vous représenter…

— Puisque monsieur, dit le courtier, a l’intention d’élever un magnifique monument à la mémoire de son ami, il n’a qu’à me charger de toutes les démarches, je les ferai…

— Qu’est-ce que c’est ? qu’est-ce que c’est ? dit la Sauvage. Monsieur vous a commandé quelque chose ! Qui donc êtes-vous ?

— L’un des courtiers de la maison Sonet, ma chère dame, les plus forts entrepreneurs de monuments funéraires… dit-il en tirant une carte et la présentant à la puissante Sauvage.

— Eh bien ! c’est bon, c’est bon !… on ira chez vous quand on le jugera convenable ; mais ne faut pas abuser de l’état dans {p. 613}   lequel se trouve monsieur. Vous voyez bien que monsieur n’a pas sa tête…

— Si vous voulez vous arranger pour nous faire avoir la commande, dit le courtier de la maison Sonet à l’oreille de madame Sauvage en l’amenant sur le palier, j’ai pouvoir de vous offrir quarante francs…

— Eh bien ! donnez-moi votre adresse, dit madame Sauvage en s’humanisant.

Schmucke, en se voyant seul et se trouvant mieux par cette ingestion d’un potage au pain, retourna promptement dans la chambre de Pons, où il se mit en prières. Il était perdu dans les abîmes de la douleur, lorsqu’il fut tiré de son profond anéantissement par un jeune homme vêtu de noir qui lui dit pour la onzième fois un : — Monsieur ?… que le pauvre martyr entendit d’autant mieux, qu’il se sentit secoué par la manche de son habit.

— Qu’y a-d-il engore ?…

— Monsieur, nous devons au docteur Gannal une découverte sublime ; nous ne contestons pas sa gloire, il a renouvelé les miracles de l’Égypte ; mais il y a eu des perfectionnements, et nous avons obtenu des résultats surprenants. Donc, si vous voulez revoir votre ami, tel qu’il était de son vivant…

— Le refoir !… s’écria Schmucke ; me barlera-d-il !

— Pas absolument !… Il ne lui manquera que la parole, reprit le courtier d’embaumement ; mais il restera pour l’éternité comme l’embaumement vous le montrera. L’opération exige peu d’instants. Une incision dans la carotide et l’injection suffisent ; mais il est grand temps… Si vous attendiez encore un quart d’heure, vous ne pourriez plus avoir la douce satisfaction d’avoir conservé le corps…

— Hâlis-fis-en au tiaple !… Bons est une âme !… et cedde ame est au ciel.

— Cet homme est sans aucune reconnaissance, dit le jeune courtier d’un des rivaux du célèbre Gannal en passant sous la porte cochère ; il refuse de faire embaumer son ami !

— Que voulez-vous, monsieur ! dit la Cibot, qui venait de faire embaumer son chéri. C’est un héritier, un légataire. Une fois son affaire faite, le défunt n’est plus rien pour eux.

Une heure après, Schmucke vit venir dans la chambre madame Sauvage suivie d’un homme vêtu de noir et qui paraissait être un ouvrier.

{p. 614}   — Monsieur, dit-elle, Cantinet a eu la complaisance de vous envoyer monsieur, qui est le fournisseur des bières de la paroisse.

Le fournisseur des bières s’inclina d’un air de commisération et de condoléance, mais, en homme sûr de son fait et qui se sait indispensable, il regarda le mort en connaisseur.

— Comment monsieur veut-il cela ! En sapin, en bois de chêne simple, ou en bois de chêne doublé de plomb ? Le bois de chêne doublé de plomb est ce qu’il y a de plus comme il faut. Le corps, dit-il, a la mesure ordinaire…

Il tâta les pieds pour toiser le corps.

— Un mètre soixante-dix ! ajouta-t-il. Monsieur pense sans doute à commander le service funèbre à l’église ?

Schmucke jeta sur cet homme des regards comme en ont les fous avant de faire un mauvais coup.

— Monsieur, vous devriez, dit la Sauvage, prendre quelqu’un qui s’occuperait de tous ces détails-là pour vous.

— Oui… dit enfin la victime.

— Voulez-vous que j’aille vous chercher monsieur Tabareau, car vous allez avoir bien des affaires sur les bras ? Monsieur Tabareau, voyez-vous, c’est le plus honnête homme du quartier.

— Ui, monsieur Dapareau ! On m’en a barlé… répondit Schmucke vaincu.

— Eh bien ! monsieur va être tranquille, et libre de se livrer à sa douleur, après une conférence avec son fondé de pouvoir.

Vers deux heures, le premier clerc de monsieur Tabareau, jeune homme qui se destinait à la carrière d’huissier, se présenta modestement. La jeunesse a d’étonnants priviléges, elle n’effraie pas. Ce jeune homme, appelé Villemot, s’assit auprès de Schmucke, et attendit le moment de lui parler. Cette réserve toucha beaucoup Schmucke.

— Monsieur, lui dit-il, je suis le premier clerc de monsieur Tabareau, qui m’a confié le soin de veiller ici à vos intérêts, et de me charger de tous les détails de l’enterrement de votre ami… Êtes-vous dans cette intention ?

— Fus ne me sauferez pas la fie, gar che n’ai bas long-dans à fifre, mais fus me laisserez dranquile ?

— Oh ! vous n’aurez pas un dérangement, répondit Villemot.

— Hé bien ! que vaud-il vair bir cela ?

— Signez ce papier où vous nommez monsieur Tabareau votre {p. 615}   mandataire, relativement à toutes les affaires de la succession.

— Pien ! tonnez ! dit l’Allemand en voulant signer sur-le-champ.

— Non, je dois vous lire l’acte.

— Lissez !

Schmucke ne prêta pas la moindre attention à la lecture de cette procuration générale, et il la signa. Le jeune homme prit les ordres de Schmucke pour le convoi, pour l’achat du terrain où l’Allemand voulut avoir sa tombe, et pour le service de l’église, en lui disant qu’il n’éprouverait plus aucun trouble, ni aucune demande d’argent.

— Bir afoir la dranquilidé, je tonnerais doud ce que ché bossète, dit l’infortuné qui de nouveau s’agenouilla devant le corps de son ami.

Fraisier triomphait, le légataire ne pouvait pas faire un mouvement hors du cercle où il le tenait enfermé par la Sauvage et par Villemot.

Il n’est pas de douleur que le sommeil ne sache vaincre. Aussi vers la fin de la journée, la Sauvage trouva-t-elle Schmucke étendu au bas du lit où gisait le corps de Pons, et dormant ; elle l’emporta, le coucha, l’arrangea maternellement dans son lit, et l’Allemand y dormit jusqu’au lendemain. Quand Schmucke s’éveilla, c’est-à-dire quand, après cette trêve, il fut rendu au sentiment de ses douleurs, le corps de Pons était exposé sous la porte cochère, dans la chapelle ardente à laquelle ont droit les convois de troisième classe ; il chercha donc vainement son ami dans cet appartement qui lui parut immense, où il ne trouva rien que d’affreux souvenirs. La Sauvage, qui gouvernait Schmucke avec l’autorité d’une nourrice sur son marmot, le força de déjeuner avant d’aller à l’église. Pendant que cette pauvre victime se contraignait à manger, la Sauvage lui fit observer, avec des lamentations dignes de Jérémie, qu’il ne possédait pas d’habit noir. La garde-robe de Schmucke, entretenue par Cibot, en était arrivée, avant la maladie de Pons, comme le dîner, à sa plus simple expression, à deux pantalons et deux redingotes !…

— Vous allez aller comme vous êtes à l’enterrement de monsieur ? C’est une monstruosité à vous faire honnir par tout le quartier !…

— Ed commend fulez-fus que ch’y alle ?

— Mais en deuil !…

— Le teuille !…

{p. 616}   — Les convenances…

— Les gonfenances !… che me viche pien te doutes ces pétisses-là, dit le pauvre homme arrivé au dernier degré d’exaspération où la douleur puisse porter une âme d’enfant.

— Mais c’est un monstre d’ingratitude, dit la Sauvage en se tournant vers un monsieur qui se montra soudain dans l’appartement, et qui fit frémir Schmucke.

Ce fonctionnaire, magnifiquement vêtu de drap noir, en culotte noire, en bas de soie noire, à manchettes blanches, décoré d’une chaîne d’argent à laquelle pendait une médaille, cravaté d’une cravate de mousseline blanche très-correcte, et en gants blancs ; ce type officiel, frappé au même coin pour les douleurs publiques, tenait à la main une baguette en ébène, insigne de ses fonctions, et sous le bras gauche un tricorne à cocarde tricolore.

— Je suis le maître des cérémonies, dit ce personnage d’une voix douce.

Habitué par ses fonctions à diriger tous les jours des convois et à traverser toutes les familles plongées dans une même affliction, réelle ou feinte, cet homme, ainsi que tous ses collègues, parlait bas et avec douceur ; il était décent, poli, convenable par état, comme une statue représentant le génie de la mort. Cette déclaration causa un tremblement nerveux à Schmucke, comme s’il eût vu le bourreau.

— Monsieur est-il le fils, le frère, le père du défunt ?… demanda l’homme officiel.

— Che zuis dout cela, et plis… che zuis son ami !… dit Schmucke à travers un torrent de larmes.

— Êtes-vous l’héritier ? demanda le maître des cérémonies.

— L’héritier… répéta Schmucke ! tout m’esd écal au monde.

Et Schmucke reprit l’attitude que lui donnait sa douleur morne.

— Où sont les parents, les amis ? demanda le maître des cérémonies.

— Les foilà dous, s’écria Schmucke en montrant les tableaux et les curiosités. Chamais ceux-là n’ond vaid zouvrir mon pon Bons !… Foilà doud ce qu’il aimaid afec moi !

— Il est fou, monsieur, dit la Sauvage au maître des cérémonies. Allez, c’est inutile de l’écouter.

Schmucke s’était assis et avait repris sa contenance d’idiot, en {p. 617}   essuyant machinalement ses larmes. En ce moment, Villemot, le premier clerc de maître Tabareau, parut ; et le maître des cérémonies, reconnaissant celui qui était venu commander le convoi, lui dit : — Eh bien, monsieur, il est temps de partir… le char est arrivé ; mais j’ai rarement vu de convoi pareil à celui-là. Où sont les parents, les amis ?…

— Nous n’avons pas eu beaucoup de temps, reprit monsieur Villemot, monsieur est plongé dans une telle douleur qu’il ne pensait à rien ; mais il n’y a qu’un parent…

Le maître des cérémonies regarda Schmucke d’un air de pitié, car cet expert en douleur distinguait bien le vrai du faux, et il vint près de Schmucke.

— Allons, mon cher monsieur, du courage !… Songez à honorer la mémoire de votre ami.

— Nous avons oublié d’envoyer des billets de faire part, mais j’ai eu le soin d’envoyer un exprès à monsieur le président de Marville, le seul parent de qui je vous parlais… Il n’y a pas d’amis… Je ne crois pas que les gens du théâtre où le défunt était chef d’orchestre, viennent… Mais monsieur est, je crois, légataire universel.

— Il doit alors conduire le deuil, dit le maître des cérémonies. — Vous n’avez pas d’habit noir ? demanda le maître des cérémonies en avisant le costume de Schmucke.

— Che zuis doud en noir à l’indériére !… dit le pauvre Allemand d’une voix déchirante, et si pien en noir, que che sens la mord en moi… Dieu me vera la craze de m’inir à mon ami tans la dombe, ed che l’en remercie !…

Et il joignit les mains.

— Je l’ai déjà dit à notre administration, qui a déjà tant introduit de perfectionnements, reprit le maître des cérémonies en s’adressant à Villemot ; elle devrait avoir un vestiaire, et louer des costumes d’héritier… c’est une chose qui devient de jour en jour plus nécessaire… Mais puisque monsieur hérite, il doit prendre le manteau de deuil, et celui que j’ai apporté l’enveloppera tout entier, si bien qu’on ne s’apercevra pas de l’inconvenance de son costume…

— Voulez-vous avoir la bonté de vous lever ? dit-il à Schmucke.

Schmucke se leva, mais il vacilla sur ses jambes.

— Tenez-le, dit le maître des cérémonies au premier clerc, puisque vous êtes son fondé de pouvoir.

{p. 618}   Villemot soutint Schmucke en le prenant sous les bras, et alors le maître des cérémonies saisit cet ample et horrible manteau noir que l’on met aux héritiers pour suivre le char funèbre de la maison mortuaire à l’église, en le lui attachant par des cordons de soie noire sous le menton.

Et Schmucke fut paré en héritier.

— Maintenant, il nous survient une grande difficulté, dit le maître des cérémonies. Nous avons les quatre glands du poêle à garnir… S’il n’y a personne, qui les tiendra ?… Voici deux heures et demie, dit-il en consultant sa montre, on nous attend à l’église.

— Ah ! voici Fraisier ! s’écria fort imprudemment Villemot.

Mais personne ne pouvait recueillir cet aveu de complicité.

— Qui est ce monsieur ? demanda le maître des cérémonies ?

— Oh ! c’est la famille.

— Quelle famille ?

— La famille déshéritée. C’est le fondé de pouvoir de monsieur le président Camusot.

— Bien ! dit le maître des cérémonies, avec un air de satisfaction. Nous aurons au moins deux glands de tenus, l’un par vous et l’autre par lui.

Le maître des cérémonies, heureux d’avoir deux glands garnis, alla prendre deux magnifiques paires de gants de daim blancs, et les présenta tour à tour à Fraisier et à Villemot d’un air poli.

— Ces messieurs voudront bien prendre chacun un des coins du poêle !… dit-il.

Fraisier, tout en noir, mis avec prétention, cravate blanche, l’air officiel, faisait frémir, il contenait cent dossiers de procédure.

— Volontiers, monsieur, dit-il.

— S’il pouvait nous arriver seulement deux personnes, dit le maître des cérémonies, les quatre glands seraient garnis.

En ce moment arriva l’infatigable courtier de la maison Sonet, suivi du seul homme qui se souvînt de Pons, qui pensât à lui rendre les derniers devoirs. Cet homme était un gagiste du théâtre, le garçon chargé de mettre les partitions sur les pupitres à l’orchestre, et à qui Pons donnait tous les mois une pièce de cinq francs, en le sachant père de famille.

— Ah ! Dobinard (Topinard)…s’écria Schmucke en reconnaissant le garçon. Du ame Bons, doi !…

{p. 619}   — Mais, monsieur, je suis venu tous les jours, le matin, savoir des nouvelles de monsieur…

— Dus les chours ! baufre Dobinard !… dit Schmucke en serrant la main au garçon de théâtre.

— Mais on me prenait sans doute pour un parent, et on me recevait bien mal ! J’avais beau dire que j’étais du théâtre et que je venais savoir des nouvelles de monsieur Pons, on me disait qu’on connaissait ces couleurs-là. Je demandais à voir ce pauvre cher malade ; mais on ne m’a jamais laissé monter.

— L’invâme Zibod !… dit Schmucke en serrant sur son cœur la main calleuse du garçon de théâtre.

— C’était le roi des hommes, ce brave monsieur Pons. Tous les mois, il me donnait cent sous… Il savait que j’ai trois enfants et une femme. Ma femme est à l’église.

— Che bardacherai mon bain afec doi ! s’écria Schmucke dans la joie d’avoir près de lui un homme qui aimait Pons.

— Monsieur veut-il prendre un des glands du poêle ? dit le maître des cérémonies, nous aurons ainsi les quatre.

Le maître des cérémonies avait facilement décidé le courtier de la maison Sonet à prendre un des glands, surtout en lui montrant la belle paire de gants qui, selon les usages, devait lui rester.

— Voici dix heures trois quarts !… il faut absolument descendre… l’église attend, dit le maître des cérémonies.

Et ces six personnes se mirent en marche à travers les escaliers.

— Fermez bien l’appartement et restez-y, dit l’atroce Fraisier aux deux femmes qui restaient sur le palier, surtout si vous voulez être gardienne, madame Cantinet. Ah ! ah ! c’est quarante sous par jour !…

Par un hasard qui n’a rien d’extraordinaire à Paris, il se trouvait deux catafalques sous la porte cochère, et conséquemment deux convois, celui de Cibot, le défunt concierge, et celui de Pons. Personne ne venait rendre aucun témoignage d’affection au brillant catafalque de l’ami des arts, et tous les portiers du voisinage affluaient et aspergeaient la dépouille mortelle du portier d’un coup de goupillon. Ce contraste de la foule accourue au convoi de Cibot, et de la solitude dans laquelle restait Pons, eut lieu non-seulement à la porte de la maison, mais encore dans la rue où le cercueil de Pons ne fut suivi que par Schmucke, que soutenait un croque-mort, car l’héritier défaillait à chaque pas. De la rue de Normandie {p. 620}   à la rue d’Orléans, où l’église Saint-François est située, les deux convois allèrent entre deux haies de curieux, car, ainsi qu’on l’a dit, tout fait événement dans ce quartier. On remarquait donc la splendeur du char blanc, d’où pendait un écusson sur lequel était brodé un grand P, et qui n’avait qu’un seul homme à sa suite ; tandis que le simple char, celui de la dernière classe, était accompagné d’une foule immense. Heureusement Schmucke, hébété par le monde aux fenêtres, et par la haie que formaient les badauds, n’entendait rien et ne voyait ce concours de personnes qu’à travers le voile de ses larmes.

— Ah ! c’est le Casse-noisette, disait l’un… le musicien, vous savez !

— Quelles sont donc les personnes qui tiennent les cordons ?…

— Bah ! des comédiens !

— Tiens, voilà le convoi de ce pauvre père Cibot ! En voilà un travailleur de moins ! quel dévorant !

— Il ne sortait jamais cet homme-là !

— Jamais il n’a fait le lundi.

— Aimait-il sa femme !

— En voilà une malheureuse !

Rémonencq était derrière le char de sa victime, et recevait des compliments de condoléance sur la perte de son voisin.

Ces deux convois arrivèrent à l’église, où Cantinet, d’accord avec le suisse, eut soin qu’aucun mendiant ne parlât à Schmucke. Villemot avait promis à l’héritier qu’il serait tranquille, et il satisfaisait à toutes les dépenses, en veillant sur son client. Le modeste corbillard de Cibot, escorté de soixante à quatre-vingts personnes, fut accompagné par tout ce monde jusqu’au cimetière. À la sortie de l’église, le convoi de Pons eut quatre voitures de deuil ; une pour le clergé, les trois autres pour les parents ; mais une seule fut nécessaire, car le courtier de la maison Sonet était allé, pendant la messe, prévenir monsieur Sonet du départ du convoi, afin qu’il pût présenter le dessin et le devis du monument au légataire universel au sortir du cimetière. Fraisier, Villemot, Schmucke et Topinard tinrent dans une seule voiture. Les deux autres, au lieu de retourner à l’administration, allèrent à vide au Père-Lachaise. Cette course inutile de voitures à vide a lieu souvent. Lorsque les morts ne jouissent d’aucune célébrité, n’attirent aucun concours de monde, il y a toujours trop de voitures. Les morts doivent avoir {p. 621}   été bien aimés dans leur vie pour qu’à Paris, où tout le monde voudrait trouver une vingt-cinquième heure à chaque journée, on suive un parent ou un ami jusqu’au cimetière. Mais les cochers perdraient leur pourboire, s’ils ne faisaient pas leur besogne. Aussi, pleines ou vides, les voitures vont-elles à l’église, au cimetière, et reviennent-elles à la maison mortuaire, où les cochers demandent un pourboire. On ne se figure pas le nombre des gens pour qui la mort est un abreuvoir. Le bas clergé de l’Église, les pauvres, les croque-morts, les cochers, les fossoyeurs, ces natures spongieuses se retirent gonflées en se plongeant dans un corbillard. De l’église, où l’héritier à sa sortie fut assailli par une nuée de pauvres, aussitôt réprimée par le suisse, jusqu’au Père-Lachaise, le pauvre Schmucke alla comme les criminels allaient du Palais à la place de Grève. Il menait son propre convoi, tenant dans sa main la main du garçon Topinard, le seul homme qui eût dans le cœur un vrai regret de la mort de Pons. Topinard, excessivement touché de l’honneur qu’on lui avait fait en lui confiant un des cordons du poêle, et content d’aller en voiture, possesseur d’une paire de gants, commençait à entrevoir dans le convoi de Pons une des grandes journées de sa vie. Abîmé de douleur, soutenu par le contact de cette main à laquelle répondait un cœur, Schmucke se laissait rouler absolument comme ces malheureux veaux conduits en charrette à l’abattoir. Sur le devant de la voiture se tenaient Fraisier et Villemot. Or, ceux qui ont eu le malheur d’accompagner beaucoup des leurs au champ du repos, savent que toute hypocrisie cesse en voiture durant le trajet, qui, souvent, est fort long, de l’église au cimetière de l’Est, celui des cimetières parisiens où se sont donné rendez-vous toutes les vanités, tous les luxes, et si riche en monuments somptueux. Les indifférents commencent la conversation, et les gens les plus tristes finissent par les écouter et se distraire.

— Monsieur le président était déjà parti pour l’audience, disait Fraisier à Villemot, et je n’ai pas trouvé nécessaire d’aller l’arracher à ses occupations au Palais, il serait toujours venu trop tard. Comme il est l’héritier naturel et légal, mais qu’il est déshérité au profit de monsieur Schmucke, j’ai pensé qu’il suffisait à son fondé de pouvoir d’être ici…

Topinard prêta l’oreille.

— Qu’est-ce donc que ce drôle qui tenait le quatrième gland ? demanda Fraisier à Villemot.

{p. 622}   — C’est le courtier d’une maison qui fait le monument funéraire, et qui voudrait obtenir la commande d’une tombe où il se propose de sculpter trois figures en marbre, la Musique, la Peinture et la Sculpture versant des pleurs sur le défunt.

— C’est une idée, reprit Fraisier. Le bonhomme mérite bien cela ; mais ce monument-là coûtera bien sept à huit mille francs.

— Oh ! oui !

— Si monsieur Schmucke fait la commande, ça ne peut pas regarder la succession, car on pourrait absorber une succession par de pareils frais…

— Ce serait un procès, mais on le gagnerait…

— Eh bien ! reprit Fraisier, ça le regardera donc ! C’est une bonne farce à faire à ces entrepreneurs… dit Fraisier à l’oreille de Villemot, car si le testament est cassé, ce dont je réponds… ou s’il n’y avait pas de testament, qui est-ce qui les payerait ?

Villemot eut un rire de singe. Le premier clerc de Tabareau et l’homme de loi se parlèrent alors à voix basse et à l’oreille ; mais, malgré le roulis de la voiture et tous les empêchements, le garçon de théâtre, habitué à tout deviner dans le monde des coulisses, devina que ces deux gens de justice méditaient de plonger le pauvre Allemand dans des embarras, et il finit par entendre le mot significatif de Clichy ! Dès lors, le digne et honnête serviteur du monde comique résolut de veiller sur l’ami de Pons.

Au cimetière, où, par les soins du courtier de la maison Sonet, Villemot avait acheté trois mètres de terrain à la Ville, en annonçant l’intention d’y construire un magnifique monument, Schmucke fut conduit par le maître des cérémonies, à travers une foule de curieux, à la fosse où l’on allait descendre Pons. Mais à l’aspect de ce trou carré au-dessus duquel quatre hommes tenaient avec des cordes la bière de Pons sur laquelle le clergé disait sa dernière prière, l’Allemand fut pris d’un tel serrement de cœur, qu’il s’évanouit. Topinard, aidé par le courtier de la maison Sonet, et par monsieur Sonet lui-même, emporta le pauvre Allemand dans l’établissement du marbrier, où les soins les plus empressés et les plus généreux lui furent prodigués par madame Sonet et par madame Vitelot, épouse de l’associé de monsieur Sonet. Topinard resta là, car il avait vu Fraisier, dont la figure lui semblait patibulaire, s’entretenir avec le courtier de la maison Sonet.

Au bout d’une heure, vers deux heures et demie, le pauvre {p. 623}   innocent Allemand recouvra ses sens. Schmucke croyait rêver depuis deux jours. Il pensait qu’il se réveillerait et qu’il trouverait Pons vivant. Il eut tant de serviettes mouillées sur le front, on lui fit respirer tant de sels et de vinaigres, qu’il ouvrit les yeux. Madame Sonet força Schmucke à boire un bon bouillon gras, car on avait mis le pot-au-feu chez les marbriers.

— Ça ne nous arrive pas souvent de recueillir ainsi des clients qui sentent aussi vivement que cela ; mais ça se voit encore tous les deux ans…

Enfin Schmucke parla de regagner la rue de Normandie.

— Monsieur, dit alors Sonet, voici le dessin qu’a fait Vitelot exprès pour vous, il a passé la nuit !… Mais il a été bien inspiré ! ça sera beau…

— Ça sera l’un des plus beaux du Père-Lachaise !… dit la petite madame Sonet. Mais vous devez honorer la mémoire d’un ami qui vous a laissé toute sa fortune…

Ce projet, censé fait exprès, avait été préparé pour de Marsay, le fameux ministre ; mais la veuve avait voulu confier ce monument à Stidmann ; le projet de ces industriels fut alors rejeté, car on eut horreur d’un monument de pacotille. Ces trois figures représentaient alors les journées de juillet, où se manifesta ce grand ministre. Depuis, avec des modifications, Sonet et Vitelot avaient fait des trois glorieuses, l’Armée, la Finance et la Famille pour le monument de Charles Keller, qui fut encore exécuté par Stidmann. Depuis onze ans, ce projet était adapté à toutes les circonstances de famille ; mais, en le calquant, Vitelot avait transformé les trois figures en celles des génies de la Musique, de la Sculpture et de la Peinture.

— Ce n’est rien si l’on pense aux détails et aux constructions ; mais en six mois nous arriverons… dit Vitelot. Monsieur, voici le devis et la commande… sept mille francs, non compris les praticiens.

— Si monsieur veut du marbre, dit Sonet plus spécialement marbrier, ce sera douze mille francs, et monsieur s’immortalisera avec son ami…

— Je viens d’apprendre que le testament sera attaqué, dit Topinard à l’oreille de Vitelot, et que les héritiers rentreront dans leur héritage ; allez voir monsieur le président Camusot, car ce pauvre innocent n’aura pas un liard…

{p. 624}   — Vous nous amenez toujours des clients comme cela ! dit madame Vitelot au courtier en commençant une querelle.

Topinard reconduisit Schmucke à pied, rue de Normandie, car les voitures de deuil s’y étaient dirigées.

— Ne me guiddez bas !… dit Schmucke à Topinard.

Topinard voulait s’en aller, après avoir remis le pauvre musicien entre les mains de la dame Sauvage.

— Il est quatre heures, mon cher monsieur Schmucke, et il faut que j’aille dîner… ma femme, qui est ouvreuse, ne comprendrait pas ce que je suis devenu. Vous savez… le théâtre ouvre à cinq heures trois quarts…

— Vi, che le sais… mais sonchez que che zuis zeul sur la derre, sans ein ami. Fous qui afez bleuré Bons, églairez-moi, che zuis tans eine nouitte brovonte, ed Bons m’a tit que j’édais enduré te goguins…

— Je m’en suis déjà bien aperçu, je viens de vous empêcher d’aller coucher à Clichy !

— Gligy ?… s’écria Schmucke, che ne gombrends bas…

— Pauvre homme ! Eh bien ! soyez tranquille, je viendrai vous voir, adieu.

— Atié ! à piendôd !… dit Schmucke en tombant quasi-mort de lassitude.

— Adieu ! mô-sieu ! dit madame Sauvage à Topinard d’un air qui frappa le gagiste.

— Oh ! qu’avez-vous donc, la bonne ?… dit railleusement le garçon de théâtre. Vous vous posez là comme un traître de mélodrame.

— Traître vous-même ! De quoi vous mêlez-vous ici ? N’allez-vous pas vouloir faire les affaires de monsieur ! et le carotter ?…

— Le carotter !… servante !… reprit superbement Topinard. Je ne suis qu’un pauvre garçon de théâtre, mais je tiens aux artistes, et apprenez que je n’ai jamais rien demandé à personne ! Vous a-t-on demandé quelque chose ? Vous doit-on ?… eh ! la vieille ?…

— Vous êtes garçon de théâtre, et vous vous nommez ?… demanda la virago.

— Topinard, pour vous servir…

— Bien des choses chez vous, dit la Sauvage, et mes compliments à médème, si môsieur est marié… C’est tout ce que je voulais savoir.

{p. 625}   — Qu’avez-vous donc, ma belle ?… dit madame Cantinet qui survint.

— J’ai, ma petite, que vous allez rester là, surveiller le dîner, je vais donner un coup de pied jusque chez monsieur…

— Il est en bas, il cause avec cette pauvre madame Cibot, qui pleure toutes les larmes de son corps, répondit la Cantinet.

La Sauvage dégringola par les escaliers avec une telle rapidité, que les marches tremblaient sous ses pieds.

— Monsieur… dit-elle à Fraisier en l’attirant à elle à quelques pas de madame Cibot.

Et elle désigna Topinard au moment où le garçon de théâtre passait fier d’avoir déjà payé sa dette à son bienfaiteur, en empêchant par une ruse inspirée par les coulisses, où tout le monde a plus ou moins d’esprit drôlatique, l’ami de Pons de tomber dans un piége. Aussi le gagiste se promettait-il de protéger le musicien de son orchestre contre les piéges qu’on tendrait à sa bonne foi.

— Vous voyez bien ce petit misérable !… c’est une espèce d’honnête homme qui veut fourrer son nez dans les affaires de monsieur Schmucke…

— Qui est-ce ? demanda Fraisier.

— Oh ! un rien du tout…

— Il n’y a pas de rien du tout, en affaires…

— Hé ! dit-elle, c’est un garçon de théâtre, nommé Topinard…

— Bien, madame Sauvage ! continuez ainsi, vous aurez votre débit de tabac.

Et Fraisier reprit la conversation avec madame Cibot.

— Je dis donc, ma chère cliente, que vous n’avez pas joué franc jeu avec nous, et que nous ne sommes tenus à rien avec un associé qui nous trompe !

— Et en quoi vous ai-je trompé ?… dit la Cibot en mettant les poings sur ses hanches. Croyez-vous que vous me ferez trembler avec vos regards de verjus et vos airs de givre63 !… Vous cherchez de mauvaises raisons pour vous débarrasser de vos promesses, et vous vous dites honnête homme. Savez-vous ce que vous êtes ? Vous êtes une canaille. Oui, oui, grattez-vous le bras !… mais empochez ça !…

— Pas de mots, pas de colère, ma mie, dit Fraisier. Écoutez-moi ! Vous avez fait votre pelote… Ce matin, pendant les préparatifs du convoi, j’ai trouvé ce catalogue, en double, écrit tout entier {p. 626}   de la main de monsieur Pons, et par hasard mes yeux sont tombés sur ceci :

Et il lut en ouvrant le catalogue manuscrit.

Nº 7. Magnifique portrait peint sur marbre, par Sébastien del Piombo, en 1546, vendu par une famille qui l’a fait enlever de la cathédrale de Terni. Ce portrait, qui avait pour pendant un évêque, acheté par un Anglais, représente un chevalier de Malte en prières, et se trouvait au-dessus du tombeau de la famille Rossi. Sans la date, on pourrait attribuer cette œuvre à Raphaël. Ce morceau me semble supérieur au portrait de Baccio Bandinelli, du Musée, qui est un peu sec, tandis que ce chevalier de Malte est d’une fraîcheur due à la conservation de la peinture sur la LAVAGNA (ardoise).

— En regardant, reprit Fraisier, à la place nº 7, j’ai trouvé un portrait de dame signé Chardin, sans nº 7 !… Pendant que le maître des cérémonies complétait son nombre de personnes pour tenir les cordons du poêle, j’ai vérifié les tableaux, et il y a huit substitutions de toiles ordinaires et sans numéros, à des œuvres indiquées comme capitales par feu monsieur Pons et qui ne se trouvent plus… Et enfin, il manque un petit tableau sur bois, de Metzu, désigné comme un chef-d’œuvre…

— Est-ce que j’étais gardienne de tableaux ? moi ! dit la Cibot.

— Non, mais vous étiez femme de confiance, faisant le ménage et les affaires de monsieur Pons, et s’il y a vol…

— Vol ! apprenez, monsieur, que les tableaux ont été vendus par monsieur Schmucke, d’après les ordres de monsieur Pons, pour subvenir à ses besoins.

— À qui ?

— À messieurs Élie Magus et Rémonencq…

— Combien ?…

— Mais, je ne m’en souviens pas !…

— Écoutez, ma chère madame Cibot, vous avez fait votre pelote, elle est dodue !… reprit Fraisier. J’aurai l’œil sur vous, je vous tiens… Servez-moi, je me tairai ! Dans tous les cas, vous comprenez que vous ne devez compter sur rien de la part de monsieur le président Camusot, du moment où vous avez jugé convenable de le dépouiller.

— Je savais bien, mon cher monsieur Fraisier, que cela {p. 627}   tournerait en os de boudin pour moi… répondit la Cibot adoucie par les mots : « Je me tairai ! »

— Voilà, dit Rémonencq en survenant, que vous cherchez querelle à madame ; ça n’est pas bien ! La vente des tableaux a été faite de gré à gré avec monsieur Pons entre monsieur Magus et moi, que nous sommes restés trois jours avant de nous accorder avec le défunt qui rêvait sur ses tableaux ! Nous avons des quittances en règle, et si nous avons donné, comme cela se fait, quelques pièces de quarante francs à madame, elle n’a eu que ce que nous donnons dans toutes les maisons bourgeoises où nous concluons un marché. Ah ! mon cher monsieur, si vous croyez tromper une femme sans défense, vous n’en serez pas le bon marchand !… Entendez-vous, monsieur le faiseur d’affaires ? Monsieur Magus est le maître de la place, et si vous ne filez pas doux avec madame, si vous ne lui donnez pas ce que vous lui avez promis, je vous attends à la vente de la collection, vous verrez ce que vous perdrez si vous avez contre vous monsieur Magus et moi, qui saurons ameuter les marchands… Au lieu de sept à huit cent mille francs, vous ne ferez seulement pas deux cent mille francs !

— C’est bon ! c’est bon, nous verrons ! Nous ne vendrons pas, dit Fraisier, ou nous vendrons à Londres.

— Nous connaissons Londres ! dit Rémonencq, et monsieur Magus y est aussi puissant qu’à Paris.

— Adieu, madame, je vais éplucher vos affaires, dit Fraisier ; à moins que vous ne m’obéissiez toujours, ajouta-t-il.

— Petit filou !…

— Prenez garde, dit Fraisier, je vais être juge de paix !

On se sépara sur des menaces dont la portée était bien appréciée de part et d’autre.

— Merci, Rémonencq ! dit la Cibot, c’est bien bon pour une pauvre veuve de trouver un défenseur.

Le soir, vers dix heures, au théâtre, Gaudissard manda dans son cabinet le garçon de théâtre de l’orchestre. Gaudissard, debout devant la cheminée, avait pris une attitude napoléonienne, contractée depuis qu’il conduisait tout un monde de comédiens, de danseurs, de figurants, de musiciens, de machinistes, et qu’il traitait avec des auteurs. Il passait habituellement sa main droite dans son gilet, en tenant sa bretelle gauche, et il se mettait la tête de trois quarts en jetant son regard dans le vide.

{p. 628}   — Ah çà ! Topinard, avez-vous des rentes ?

— Non, monsieur.

— Vous cherchez donc une place meilleure que la vôtre ? demanda le directeur.

— Non, monsieur… répondit le gagiste en devenant blême.

— Que diable, ta femme est ouvreuse aux premières… J’ai su respecter en elle mon prédécesseur déchu… Je t’ai donné l’emploi de nettoyer les quinquets des coulisses pendant le jour, enfin, tu es attaché aux partitions. Ce n’est pas tout ! tu as des feux de vingt sous pour faire les monstres et commander les diables quand il y a des enfers. C’est une position enviée par tous les gagistes, et tu es jalousé, mon ami, au théâtre, où tu as des ennemis.

— Des ennemis !… dit Topinard.

— Et tu as trois enfants, dont l’aîné joue les rôles d’enfant, avec des feux de cinquante centimes !…

— Monsieur…

— Laisse-moi parler… dit Gaudissard d’une voix foudroyante. Dans cette position-là, tu veux quitter le théâtre…

— Monsieur…

— Tu veux te mêler de faire des affaires, de mettre ton doigt dans des successions !… Mais, malheureux, tu serais écrasé comme un œuf ! J’ai pour protecteur Son Excellence Monseigneur le comte Popinot, homme d’esprit et d’un grand caractère, que le roi a eu la sagesse de rappeler dans son conseil… Cet homme d’État, ce politique supérieur, je parle du comte Popinot, a marié son fils aîné à la fille du président Marville, un des hommes les plus considérables et les plus considérés de l’ordre supérieur judiciaire, un des flambeaux de la cour, au Palais. Tu connais le Palais ? Eh bien ! il est l’héritier de son cousin Pons, notre ancien chef d’orchestre, au convoi de qui tu es allé ce matin. Je ne te blâme pas d’être allé rendre les derniers devoirs à ce pauvre homme… Mais tu ne resterais pas en place, si tu te mêlais des affaires de ce digne monsieur Schmucke, à qui je veux beaucoup de bien, mais qui va se trouver en délicatesse avec les héritiers de Pons… Et comme cet Allemand m’est de peu, que le président et le comte Popinot me sont de beaucoup, je t’engage à laisser ce digne Allemand se dépêtrer tout seul de ses affaires. Il y a un Dieu particulier pour les Allemands, et tu serais très-mal en sous-Dieu ! vois-tu, reste gagiste !… tu ne peux pas mieux faire !

{p. 629}   — Suffit, monsieur le directeur, dit Topinard navré.

Schmucke qui s’attendait à voir le lendemain ce pauvre garçon de théâtre, le seul être qui eût pleuré Pons, perdit ainsi le protecteur que le hasard lui avait envoyé. Le lendemain, le pauvre Allemand sentit à son réveil l’immense perte qu’il avait faite, en trouvant l’appartement vide. La veille et l’avant-veille, les événements et les tracas de la mort avaient produit autour de lui cette agitation, ce mouvement où se distraient les yeux. Mais le silence qui suit le départ d’un ami, d’un père, d’un fils, d’une femme aimée, pour la tombe, le terne et froid silence du lendemain est terrible, il est glacial. Ramené par une force irrésistible dans la chambre de Pons, le pauvre homme ne put en soutenir l’aspect, il recula, revint s’asseoir dans la salle à manger où madame Sauvage servait le déjeuner. Schmucke s’assit et ne put rien manger. Tout à coup une sonnerie assez vive retentit, et trois hommes noirs apparurent, à qui madame Cantinet et madame Sauvage laissèrent le passage libre. C’était d’abord monsieur Vitel, le juge de paix, et monsieur son greffier. Le troisième était Fraisier, plus sec, plus âpre que jamais, en ayant subi le désappointement d’un testament en règle qui annulait l’arme puissante, si audacieusement volée par lui.

— Nous venons, monsieur, dit le juge de paix avec douceur à Schmucke, apposer les scellés ici…

Schmucke, pour qui ces paroles étaient du grec, regarda d’un air effaré les trois hommes.

— Nous venons, à la requête de monsieur Fraisier, avocat, mandataire de monsieur Camusot de Marville, héritier de son cousin, le feu sieur Pons… ajouta le greffier.

— Les collections sont là, dans ce vaste salon, et dans la chambre à coucher du défunt, dit Fraisier.

— Eh bien ! passons. Pardon, monsieur, déjeunez, faites, dit le juge de paix.

L’invasion de ces trois hommes noirs avait glacé le pauvre Allemand de terreur.

— Monsieur, dit Fraisier en dirigeant sur Schmucke un de ces regards venimeux qui magnétisaient ses victimes comme une araignée magnétise une mouche, monsieur, qui a su faire faire à son profit un testament par devant notaire, devait bien s’attendre à quelque résistance de la part de la famille. Une famille ne se laisse pas dépouiller par un étranger sans combattre, et nous verrons, {p. 630}   monsieur, qui l’emportera de la fraude, de la corruption ou de la famille !… Nous avons le droit, comme héritiers, de requérir l’apposition des scellés, les scellés seront mis, et je veux veiller à ce que cet acte conservatoire soit exercé avec la dernière rigueur, et il le sera.

— Mon Tieu ! mon Tieu ! qu’aiche vaid au ziel ? dit l’innocent Schmucke.

— On jase beaucoup de vous dans la maison, dit la Sauvage, il est venu pendant que vous dormiez un petit jeune homme, habillé tout en noir, un freluquet, le premier clerc de monsieur Hannequin, et il voulait vous parler à toute force ; mais comme vous dormiez et que vous étiez si fatigué de la cérémonie d’hier, je lui ai dit que vous aviez signé un pouvoir à monsieur Villemot, le premier clerc de Tabareau, et qu’il eût, si c’était pour affaires, à l’aller voir. — « Ah ! tant mieux, qu’a dit le petit jeune homme, je m’entendrai bien avec lui. Nous allons déposer le testament au tribunal, après l’avoir présenté au président. » Pour lors je l’ai prié de nous envoyer monsieur Villemot dès qu’il le pourrait. Soyez tranquille, mon cher monsieur, dit la Sauvage, vous aurez des gens pour vous défendre. Et l’on ne vous mangera pas la laine sur le dos. Vous allez avoir quelqu’un qui a bec et ongles ! monsieur Villemot va leur dire leur fait ! Moi, je me suis déjà mise en colère après cette affreuse gueuse de mame Cibot, une portière qui se mêle de juger ses locataires, et qui soutient que vous filoutez cette fortune aux héritiers, que vous avez chambré monsieur Pons, que vous l’avez mécanisé, qu’il était fou à lier. Je vous l’ai remouché de la belle manière, la scélérate : « Vous êtes une voleuse et une canaille ! que je lui ai dit, et vous irez au tribunal pour tout ce que vous avez volé à vos messieurs… » Et elle a tu sa gueule.

— Monsieur, dit le greffier en venant chercher Schmucke, veut-il être présent à l’apposition des scellés dans la chambre mortuaire !

— Vaides ! vaides ! dit Schmucke, che bressime que che bourrai mourir dranguile ?

— On a toujours le droit de mourir, dit le greffier en riant, et c’est là notre plus forte affaire que les successions. Mais j’ai rarement vu des légataires universels suivre les testateurs dans la tombe.

— Ch’irai, moi ! dit Schmucke qui se sentit après tant de coups des douleurs intolérables au cœur.

{p. 631}   — Ah ! voilà monsieur Villemot ! s’écria la Sauvage.

— Monsir Fillemod, dit le pauvre Allemand, rebrezendez-moi…

— J’accours, dit le premier clerc. Je viens vous apprendre que le testament est tout à fait en règle, et sera certainement homologué par le tribunal qui vous enverra en possession… Vous aurez une belle fortune.

— Môi eine pelle vordine ! s’écria Schmucke au désespoir d’être soupçonné de cupidité.

— En attendant, dit la Sauvage, qu’est-ce que fait donc là le juge de paix avec ses bougies et ses petites bandes de ruban de fil ?

— Ah ! il met les scellés… Venez, monsieur Schmucke, vous avez droit d’y assister.

— Non, hâlez-y.

— Mais pourquoi les scellés, si monsieur est chez lui, et si tout est à lui ? dit la Sauvage en faisant du droit à la manière des femmes, qui toutes exécutent le Code à leur fantaisie.

— Monsieur n’est pas chez lui, madame, il est chez monsieur Pons ; tout lui appartiendra sans doute, mais quand on est légataire, on ne peut prendre les choses dont se compose la succession que par ce que nous appelons un envoi en possession. Cet acte émane du tribunal. Or, si les héritiers dépossédés de la succession par la volonté du testateur forment opposition à l’envoi en possession, il y a procès… Et comme on ne sait à qui reviendra la succession, on met toutes les valeurs sous les scellés, et les notaires des héritiers et du légataire procéderont à l’inventaire dans le délai voulu par la loi. Et voilà.

En entendant ce langage pour la première fois de sa vie, Schmucke perdit tout à fait la tête, il la laissa tomber sur le dossier du fauteuil où il était assis, il la sentait si lourde, qu’il lui fut impossible de la soutenir. Villemot alla causer avec le greffier et le juge de paix, et assista, avec le sang-froid des praticiens, à l’apposition des scellés qui, lorsque aucun héritier n’est là, ne va pas sans quelques lazzis, et sans observations sur les choses qu’on enferme ainsi, jusqu’au jour du partage. Enfin les quatre gens de loi fermèrent le salon, et rentrèrent dans la salle à manger, où le greffier se transporta. Schmucke regarda faire machinalement cette opération, qui consiste à sceller du cachet de la justice de {p. 632}   paix un ruban de fil sur chaque vantail des portes, quand elles sont à deux vantaux, ou à sceller l’ouverture des armoires ou des portes simples en cachetant les deux lèvres de la paroi.

— Passons à cette chambre, dit Fraisier en désignant la chambre de Schmucke dont la porte donnait dans la salle à manger.

— Mais c’est la chambre à monsieur ! dit la Sauvage en s’élançant et se mettant entre la porte et les gens de justice.

— Voici le bail de l’appartement, dit l’affreux Fraisier, nous l’avons trouvé dans les papiers, et il n’est pas au nom de messieurs Pons et Schmucke, il est au nom seul de monsieur Pons. Cet appartement tout entier appartient à la succession, et… d’ailleurs, dit-il en ouvrant la porte de la chambre de Schmucke, tenez, monsieur le juge de paix, elle est pleine de tableaux.

— En effet, dit le juge de paix qui donna sur-le-champ gain de cause à Fraisier.

— Attendez, messieurs, dit Villemot. Pensez-vous que vous allez mettre à la porte le légataire universel, dont jusqu’à présent la qualité n’est pas contestée ?

— Si ! si ! dit Fraisier ; nous nous opposons à la délivrance du legs.

— Et sous quel prétexte ?

— Vous le saurez, mon petit ! dit railleusement Fraisier. En ce moment, nous ne nous opposons pas à ce que le légataire retire ce qu’il déclarera être à lui dans cette chambre ; mais elle sera mise sous les scellés. Et monsieur ira se loger où bon lui semblera.

— Non, dit Villemot, monsieur restera dans sa chambre !…

— Et comment ?

— Je vais vous assigner en référé, reprit Villemot, pour voir dire que nous sommes locataires par moitié de cet appartement, et vous ne nous en chasserez pas… Ôtez les tableaux, distinguez ce qui est au défunt, ce qui est à mon client, mais mon client y restera… mon petit !…

— Che m’en irai ! dit le vieux musicien qui retrouva de l’énergie en écoutant cet affreux débat.

— Vous ferez mieux ! dit Fraisier. Ce parti vous épargnera des frais, car vous ne gagneriez pas l’incident. Le bail est formel…

— Le bail ! le bail ! dit Villemot, c’est une question de bonne foi !…

— Elle ne se prouvera pas, comme dans les affaires criminelles, {p. 633}   par des témoins… Allez-vous vous jeter dans des expertises, des vérifications… des jugements interlocutoires et une procédure ?

— Non ! non ! s’écria Schmucke effrayé, ché téménache, ché m’en fais.

La vie de Schmucke était celle d’un philosophe, cynique sans le savoir, tant elle était réduite au simple. Il ne possédait que deux paires de souliers, une paire de bottes, deux habillements complets, douze chemises, douze foulards, douze mouchoirs, quatre gilets et une pipe superbe que Pons lui avait donnée avec une poche à tabac brodée. Il entra dans la chambre, surexcité par la fièvre de l’indignation, il y prit toutes ses hardes, et les mit sur une chaise.

— Doud ceci est à moi !… dit-il avec une simplicité digne de Cincinnatus ; le biano esd aussi à moi.

— Madame… dit Fraisier à la Sauvage, faites-vous aider, emportez-le et mettez-le sur le carré, ce piano !

— Vous êtes trop dur aussi, dit Villemot à Fraisier. Monsieur le juge de paix est maître d’ordonner ce qu’il veut, il est souverain dans cette matière.

— Il y a là des valeurs, dit le greffier en montrant la chambre.

— D’ailleurs, fit observer le juge de paix, monsieur sort de bonne volonté.

— On n’a jamais vu de client pareil, dit Villemot indigné, qui se retourna contre Schmucke. Vous êtes mou comme une chiffe.

— Qu’imborte où l’on meird, dit Schmucke en sortant. Ces hommes ond des fizaches de digre… Ch’enferrai gerger mes baufres avvaires, dit-il.

— Où monsieur va-t-il ?

— À la crase de Tieu ! répondit le légataire universel en faisant un geste sublime d’indifférence.

— Faites-le-moi savoir, dit Villemot.

— Suis-le, dit Fraisier à l’oreille du premier clerc.

Madame Cantinet fut constituée gardienne des scellés, et sur les fonds trouvés on lui alloua une provision de cinquante francs.

— Ça va bien, dit Fraisier à monsieur Vitel quand Schmucke fut parti. Si vous voulez donner votre démission en ma faveur, allez voir madame la présidente de Marville, vous vous entendrez avec elle.

— Vous avez trouvé un homme de beurre ! dit le juge de paix {p. 634}   en montrant Schmucke qui regardait dans la cour une dernière fois les fenêtres de l’appartement.

— Oui, l’affaire est dans le sac ! répondit Fraisier. Vous pourrez marier sans crainte votre petite-fille à Poulain, il sera médecin en chef des Quinze-Vingts.

— Nous verrons ! Adieu, monsieur Fraisier, dit le juge de paix avec un air de camaraderie.

— C’est un homme de moyens, dit le greffier, il ira loin, le mâtin.

Il était alors onze heures, le vieil Allemand prit machinalement le chemin qu’il faisait avec Pons en pensant à Pons ; il le voyait sans cesse, il le croyait à ses côtés, et il arriva devant le théâtre d’où sortait son ami Topinard, qui venait de nettoyer les quinquets de tous les portants, en pensant à la tyrannie de son directeur.

— Ah ! foilà mon avvaire ! s’écria Schmucke en arrêtant le pauvre gagiste. Dobinart, ti has ein lochemand, toi ?…

— Oui, monsieur…

— Ein ménache ?…

— Oui, monsieur…

— Beux-du me brentre en bansion ? Oh ! che bayerai pien, c’hai neiffe cende vrancs de randes… ed che n’ai bas pien londems à fifre… che ne te chénerai boint… che manche de doud !… Mon seil pessoin est te vîmer ma bibe… Ed gomme ti est le seil qui ai bleuré Bons afec moi, che d’aime !

— Monsieur, ce serait avec bien du plaisir ; mais d’abord figurez-vous que monsieur Gaudissard m’a fichu une perruque soignée…

— Eine berruc ?

— Une façon de dire qu’il m’a lavé la tête.

— Lafé la dêde ?

— Il m’a grondé de m’être intéressé à vous… Il faudrait donc être bien discret, si vous veniez chez moi ! mais je doute que vous y restiez, car vous ne savez pas ce qu’est le ménage d’un pauvre diable comme moi…

— Ch’aime mieux le baufre ménache d’in hôme de cuier qui a bleuré Bons, que les Duileries afec des hômes à face de digres ! Ché sors de foir des digres chez Bons qui font mancher dut !…

{p. 635}   — Venez, monsieur, dit le gagiste, et vous verrez… Mais… Enfin, il y a une soupente… Consultons madame Topinard.

Schmucke suivit comme un mouton Topinard, qui le conduisit dans une de ces affreuses localités qu’on pourrait appeler les cancers de Paris. La chose se nomme cité Bordin. C’est un passage étroit, bordé de maisons bâties comme on bâtit par spéculation, qui débouche rue de Bondy, dans cette partie de la rue obombrée par l’immense bâtiment du théâtre de la Porte-Saint-Martin, une des verrues de Paris. Ce passage, dont la voie est creusée en contre-bas de la chaussée de la rue, s’enfonce par une pente vers la rue des Mathurins-du-Temple. La cité finit par une rue intérieure qui la barre, en figurant la forme d’un T. Ces deux ruelles, ainsi disposées, contiennent une trentaine de maisons à six et sept étages, dont les cours intérieures, dont tous les appartements contiennent des magasins, des industries, des fabriques en tout genre. C’est le faubourg Saint-Antoine en miniature. On y fait des meubles, on y cisèle les cuivres, on y coud des costumes pour les théâtres, on y travaille le verre, on y peint les porcelaines, on y fabrique enfin toutes les fantaisies et les variétés de l’article Paris. Sale et productif comme le commerce, ce passage, toujours plein d’allants et de venants, de charrettes, de haquets, est d’un aspect repoussant, et la population qui y grouille est en harmonie avec les choses et les lieux. C’est le peuple des fabriques, peuple intelligent dans les travaux manuels, mais dont l’intelligence s’y absorbe. Topinard demeurait dans cette cité florissante comme produit, à cause des bas prix des loyers. Il habitait la seconde maison dans l’entrée à gauche. Son appartement, situé au sixième étage, avait vue sur cette zone de jardins qui subsistent encore et qui dépendent des trois ou quatre grands hôtels de la rue de Bondy.

Le logement de Topinard consistait en une cuisine et en deux chambres. Dans la première de ces deux chambres se tenaient les enfants. On y voyait deux petits lits en bois blanc et un berceau. La seconde était la chambre des époux Topinard. On mangeait dans la cuisine. Au-dessus régnait un faux grenier élevé de six pieds, et couvert en zinc, avec un châssis à tabatière pour fenêtre. On y parvenait par un escalier en bois blanc appelé, dans l’argot du bâtiment, échelle de meunier. Cette pièce, donnée comme chambre de domestique, permettait d’annoncer le logement de Topinard, comme un appartement complet, et de le {p. 636}   taxer à quatre cents francs de loyer. À l’entrée, pour masquer la cuisine, il existait un tambour cintré, éclairé par un œil-de-bœuf sur la cuisine et formé par la réunion de la porte de la première chambre et par celle de la cuisine, en tout trois portes. Ces trois pièces carrelées en briques, tendues d’affreux papier à six sous le rouleau, décorées de cheminées dites à la capucine, peintes en peinture vulgaire, couleur de bois, contenaient ce ménage de cinq personnes dont trois enfants. Aussi chacun peut-il entrevoir les égratignures profondes que faisaient les trois enfants à la hauteur où leurs bras pouvaient atteindre. Les riches n’imagineraient pas la simplicité de la batterie de cuisine qui consistait en une cuisinière, un chaudron, un gril, une casserole, deux ou trois marabouts, et une poêle à frire. La vaisselle en faïence, brune et blanche, valait bien douze francs. La table servait à la fois de table de cuisine et de table à manger. Le mobilier consistait en deux chaises et deux tabourets. Sous le fourneau en hotte se trouvait la provision de charbon et de bois. Et dans un coin s’élevait le baquet où se savonnait, souvent pendant la nuit, le linge de la famille. La pièce où se tenaient les enfants, traversée par des cordes à sécher le linge, était bariolée d’affiches de spectacle et de gravures prises dans des journaux ou provenant des prospectus des livres illustrés. Évidemment l’aîné de la famille Topinard, dont les livres de classe se voyaient dans un coin, était chargé du ménage, lorsqu’à six heures, le père et la mère faisaient leur service au théâtre. Dans beaucoup de familles de la classe inférieure, dès qu’un enfant atteint à l’âge de six ou sept ans, il joue le rôle de la mère vis-à-vis de ses sœurs et de ses frères.

On conçoit, sur ce léger croquis, que les Topinard étaient, selon la phrase devenue proverbiale, pauvres mais honnêtes. Topinard avait environ quarante ans, et sa femme, ancienne coryphée des chœurs, maîtresse, dit-on, du directeur en faillite à qui Gaudissard avait succédé, devait avoir trente ans. Lolotte avait été belle femme, mais les malheurs de la précédente administration avaient tellement réagi sur elle qu’elle s’était vue dans la nécessité de contracter avec Topinard un mariage de théâtre. Elle ne mettait pas en doute que dès que leur ménage se verrait à la tête de cent cinquante francs, Topinard réaliserait ses serments devant la loi, ne fût-ce que pour légitimer ses enfants qu’il adorait. Le matin, pendant ses moments libres, madame Topinard cousait {p. 637}   pour le magasin du théâtre. Ces courageux gagistes réalisaient par des travaux gigantesques neuf cents francs par an.

— Encore un étage ! disait depuis le troisième Topinard à Schmucke, qui ne savait seulement pas s’il descendait ou s’il montait, tant il était abîmé dans la douleur.

Au moment où le gagiste vêtu de toile blanche comme tous les gens de service, ouvrit la porte de la chambre, on entendit la voix de madame Topinard criant : — Allons ! enfants, taisez-vous, voilà papa !

Et comme sans doute les enfants faisaient ce qu’ils voulaient de papa, l’aîné continua de commander une charge en souvenir du Cirque-Olympique, à cheval sur un manche à balai, le second à souffler dans un fifre de fer-blanc, et le troisième à suivre de son mieux le gros de l’armée. La mère cousait un costume de théâtre.

— Taisez-vous, cria Topinard d’une voix formidable, ou je tape ! — Faut toujours leur dire cela, ajouta-t-il tout bas à Schmucke. — Tiens, ma petite, dit le gagiste à l’ouvreuse, voici monsieur Schmucke, l’ami de ce pauvre monsieur Pons, il ne sait pas où aller, et il voudrait venir chez nous ; j’ai eu beau l’avertir que nous n’étions pas flambants, que nous étions au sixième, que nous n’avions qu’une soupente à lui offrir, il y tient…

Schmucke s’était assis sur une chaise que la femme lui avait avancée, et les enfants, tout interdits par l’arrivée d’un inconnu, s’étaient ramassés en un groupe pour se livrer à cet examen approfondi, muet et sitôt fini, qui distingue l’enfance, habituée comme les chiens à flairer plutôt qu’à juger. Schmucke se mit à regarder ce groupe si joli où se trouvait une petite fille, âgée de cinq ans, celle qui soufflait dans la trompette et qui avait de si magnifiques cheveux blonds.

— Ele a l’air d’une bedide Allemante ! dit Schmucke en lui faisant signe de venir à lui.

— Monsieur serait là bien mal, dit l’ouvreuse ; si je n’étais pas obligée d’avoir mes enfants près de moi, je proposerais bien notre chambre.

Elle ouvrit la chambre et y fit passer Schmucke. Cette chambre était tout le luxe de l’appartement. Le lit en acajou était orné de rideaux en calicot bleu, bordé de franges blanches. Le même {p. 638}   calicot bleu, drapé en rideaux, garnissait la fenêtre. La commode, le secrétaire, les chaises, quoiqu’en acajou, étaient tenus proprement. Il y avait sur la cheminée une pendule et des flambeaux, évidemment donnés jadis par le failli, dont le portrait, un affreux portrait de Pierre Grassou, se trouvait au-dessus de la commode. Aussi les enfants à qui l’entrée du lieu réservé était défendue essayèrent-ils d’y jeter des regards curieux.

— Monsieur serait bien là, dit l’ouvreuse.

— Non, non, répondit Schmucke. Hé ! che n’ai pas londems à fifre, che ne feu qu’un goin bir murir.

La porte de la chambre fermée, on monta dans la mansarde, et dès que Schmucke y fut, il s’écria : — Foilà mon avvaire. Afand d’être afec Bons, che n’édais chamais mieux loché gue zela.

— Eh bien ! il n’y a qu’à acheter un lit de sangle, deux matelas, un traversin, un oreiller, deux chaises et une table. Ce n’est pas la mort d’un homme… ça peut coûter cinquante écus, avec la cuvette, le pot, et un petit tapis de lit…

Tout fut convenu. Seulement les cinquante écus manquaient. Schmucke, qui se trouvait à deux pas du théâtre, pensa naturellement à demander ses appointements au directeur, en voyant la détresse de ses nouveaux amis… Il alla sur-le-champ au théâtre, et y trouva Gaudissard. Le directeur reçut Schmucke avec la politesse un peu tendue qu’il déployait pour les artistes, et fut étonné de la demande faite par Schmucke d’un mois d’appointements. Néanmoins, vérification faite, la réclamation se trouva juste.

— Ah ! diable, mon brave ! lui dit le directeur, les Allemands savent toujours bien compter, même dans les larmes… Je croyais que vous auriez été sensible à la gratification de mille francs ! une dernière année d’appointements que je vous ai donnée, et que cela valait quittance !

— Nus n’afons rien rési, dit le bon Allemand. Ed si che fiens à fus, c’esde que che zuis tans la rie et sans eine liart… À qui afez-fus remis la cradivigation ?

— À votre portière !…

— Madame Zibod ! s’écria le musicien. Ele a dué Bons, ele l’a follé, ele l’a fenti… Ele fouleid priler son desdamand… C’esde eine goguine ! eine monsdre.

— Mais, mon brave, comment êtes-vous sans le sou, dans la {p. 639}   rue, sans asile, avec votre position de légataire universel ? Ça n’est pas logique, comme nous disons.

— On m’a mis à la borde… Che zuis édrencher, che ne gonnais rien aux lois…

— Pauvre bonhomme ! pensa Gaudissard en entrevoyant la fin probable d’une lutte inégale. — Écoutez, lui dit-il, savez-vous ce que vous avez à faire ?

— Ch’ai eine homme d’avvaires !

— Eh bien ! transigez sur-le-champ avec les héritiers, vous aurez d’eux une somme et une rente viagère, et vous vivrez tranquille…

— Che ne feux bas audre chosse ! répondit Schmucke.

— Eh bien ! laissez-moi vous arranger cela, dit Gaudissard à qui, la veille, Fraisier avait dit son plan.

Gaudissard pensa pouvoir se faire un mérite auprès de la jeune vicomtesse Popinot et de sa mère de la conclusion de cette sale affaire, et il serait au moins Conseiller-d’État un jour, se disait-il.

— Che fus tonne mes bouvoirs…

— Eh bien ! voyons ! D’abord tenez, dit le Napoléon des théâtres du boulevard, voici cent écus… Il prit dans sa bourse quinze louis et les tendit au musicien. — C’est à vous, c’est six mois d’appointements que vous aurez ; et puis, si vous quittez le théâtre, vous me les rendrez. Comptons ! que dépensez-vous par an ? Que vous faut-il pour être heureux ? Allez ! allez ! faites-vous une vie de Sardanapale !…

— Che n’ai pessoin que t’eine habilement d’ifer et ine d’édé…

— Trois cents francs ! dit Gaudissard.

— Tes zouliers, quadre baires…

— Soixante francs.

— Tis pas…

— Douze ! c’est trente-six francs.

— Sisse gemisses.

— Six chemises en calicot, vingt-quatre francs, autant en toile, quarante-huit : nous disons soixante-douze. Nous sommes à quatre cent soixante-huit, mettons cinq cents avec les cravates et les mouchoirs, et cent francs de blanchissage… six cents livres ! Après, que vous faut-il pour vivre ?… trois francs par jour ?…

— Non, c’esde drob !…

{p. 640}   — Enfin, il vous faut aussi des chapeaux… Ça fait quinze cents francs et cinq cents francs de loyer, deux mille. Voulez-vous que je vous obtienne deux mille francs de rente viagère… bien garanties…

— Et mon dapac ?

— Deux mille quatre cents francs !… Ah ! papa Schmucke vous appelez ça le tabac ?… Eh bien ! on vous flanquera du tabac. C’est donc deux mille quatre cents francs de rente viagère…

— Ze n’esd bas dud ! che feux eine zôme ! gondand…

— Les épingles !… c’est cela ! Ces Allemands ! ça se dit naïf, vieux Robert Macaire !… pensa Gaudissard. Que voulez-vous ? répéta-t-il. Mais plus rien après.

— C’est bir aguidder ein tedde zagrée.

— Une dette ! se dit Gaudissard ; quel filou ! c’est pis qu’un fils de famille ! il va inventer des lettres de change ! il faut finir roide ! ce Fraisier ne voit pas en grand ! Quelle dette, mon brave ? dites !…

— Ile n’y ha qu’eine hôme qui aid bleuré Bons afec moi… il a eine chentille bedide fille qui a tes geveux maniviques, chai gru foir dud à l’heire le chénie de ma baufre Allemagne que che n’aurais chamais tû guidder… Paris n’est bas pon bir les Allemands, on se mogue t’eux… dit-il en faisant le petit geste de tête d’un homme qui croit voir clair dans les choses de ce bas monde.

— Il est fou ! se dit Gaudissard.

Et, pris de pitié pour cet innocent, le directeur eut une larme à l’œil.

— Ha ! fous me gombrenez ! monsir le tirecdir ! hé pien ! ced hôme à la bedide file est Dobinard, qui serd l’orguestre et allime les lambes ; Bons l’aimait et le segourait, c’esde le seil qui aid aggombagné mon inique ami au gonfoi, à l’éclise, au zimedière… Ché feux drois mille vrancs bir lui, et drois mille vrancs bir la bedite file…

— Pauvre homme !… se dit Gaudissard.

Ce féroce parvenu fut touché de cette noblesse et de cette reconnaissance pour une chose de rien aux yeux du monde, et qui, aux yeux de cet agneau divin, pesait, comme le verre d’eau de Bossuet, plus que les victoires des conquérants. Gaudissard cachait sous ses vanités, sous sa brutale envie de parvenir, et de se hausser jusqu’à son ami Popinot, un bon cœur, une bonne nature. Donc, il effaça {p. 641}   ses jugements téméraires sur Schmucke, et passa de son côté.

— Vous aurez tout cela ! mais je ferai mieux, mon cher Schmucke. Topinard est un homme de probité…

— Ui, che l’ai fu dud-à-l’heure, dans son baufre ménache où il est gontend afec ses enfants…

— Je lui donnerai la place de caissier, car le père Baudrand me quitte…

— Ha ! que Tieu fus pénisse ! s’écria Schmucke.

— Eh bien ! mon bon et brave homme, venez à quatre heures, ce soir, chez monsieur Berthier, notaire, tout sera prêt, et vous serez à l’abri du besoin pour le reste de vos jours… Vous toucherez vos six mille francs, et vous serez aux mêmes appointements, avec Garangeot, ce que vous faisiez avec Pons.

— Non ! dit Schmucke, che ne fifrai boind !… che n’ai blis le cueir à rien… che me sens addaqué…

— Pauvre mouton ! se dit Gaudissard en saluant l’Allemand qui se retirait. On vit de côtelettes après tout. Et comme dit le sublime Béranger :

Pauvres moutons, toujours on vous tondra.

Et il chanta cette opinion politique pour chasser son émotion.

— Faites avancer ma voiture ! dit-il à son garçon de bureau.

Il descendit et cria au cocher : — Rue de Hanovre ! L’ambitieux avait reparu tout entier ! Il voyait le Conseil d’État.

Schmucke achetait en ce moment des fleurs, et il les apporta presque joyeux avec des gâteaux pour les enfants de Topinard.

— Che tonne les câteaux !… dit-il avec un sourire.

Ce sourire était le premier qui vînt sur ses lèvres depuis trois mois, et qui l’eût vu, en eût frémi.

— Che les tonne à eine gondission.

— Vous êtes trop bon, monsieur, dit la mère.

— La bedide file m’emprassera et meddra les fleirs tans ses geveux, en les dressant gomme vont les bedides Allemandes !

— Olga, ma fille, faites tout ce que veut monsieur… dit l’ouvreuse en prenant un air sévère.

— Ne crontez pas ma bedide Allemante !… s’écria Schmucke qui voyait sa chère Allemagne dans cette petite fille.

{p. 642}   — Tout le bataclan vient sur les épaules de trois commissionnaires !… dit Topinard en entrant.

— Ha ! fit l’Allemand, mon ami, foici teux sante vrancs pir dud payer… Mais vous afez une chantile femme, fus l’épiserez, n’est-ce bas ? Che fus donne mille écus… La bedide file aura eine tode te mile écus que fus blacerez en son nom. Ed fus ne serez plis cachisde… fus allez êdre le gaissier du théâdre…

— Moi, la place du père Baudrand ?

— Ui.

— Qui vous a dit cela ?

— Monsieur Cautissard !

— Oh ! c’est à devenir fou de joie !… Eh ! dis donc, Rosalie, va-t-on bisquer au théâtre !… Mais ce n’est pas possible, reprit-il.

— Notre bienfaiteur ne peut loger dans une mansarde.

— Pah ! pur quelques jurs que c’hai à fifre ! dit Schmucke, c’esde bien pon ! Atieu ! che fais au zimedière… foir ce qu’on a vaid te Bons… ed gommader tes fleurs pir sa dompe !

Madame Camusot de Marville était en proie aux plus vives alarmes. Fraisier tenait conseil chez elle avec Godeschal et Berthier. Berthier, le notaire, et Godeschal, l’avoué, regardaient le testament fait par deux notaires en présence de deux témoins comme inattaquable, à cause de la manière nette dont Léopold Hannequin l’avait formulé. Selon l’honnête Godeschal, Schmucke, si son conseil actuel parvenait à le tromper, finirait par être éclairé, ne fût-ce que par un de ces avocats qui, pour se distinguer, ont recours à des actes de générosité, de délicatesse. Les deux officiers ministériels quittèrent donc la présidente en l’engageant à se défier de Fraisier, sur qui naturellement ils avaient pris des renseignements. En ce moment Fraisier, revenu de l’apposition des scellés, minutait une assignation dans le cabinet du président, où madame de Marville l’avait fait entrer sur l’invitation des deux officiers ministériels, qui voyaient l’affaire trop sale pour qu’un président s’y fourrât, selon leur mot, et qui avaient voulu donner leur opinion à madame de Marville, sans que Fraisier les écoutât.

— Eh bien ! madame, où sont ces messieurs ? demanda l’ancien avoué de Mantes.

{p. 643}   — Partis ! en me disant de renoncer à l’affaire ! répondit madame de Marville.

— Renoncer ! dit Fraisier avec un accent de rage contenue. Écoutez, madame…

Et il lut la pièce suivante :

À la requête de, etc… je passe le verbiage.
Attendu qu’il a été déposé entre les mains de monsieur le président du tribunal de première instance, un testament reçu par maître Léopold Hannequin et Alexandre Crottat, notaires à Paris, accompagnés de deux témoins, les sieurs Brunner et Schwab, étrangers domiciliés à Paris, par lequel testament le sieur Pons, décédé, a disposé de sa fortune au préjudice du requérant, son héritier naturel et légal, au profit d’un sieur Schmucke, Allemand ;
Attendu que le requérant se fait fort de démontrer que le testament est l’œuvre d’une odieuse captation, et le résultat de manœuvres réprouvées par la loi ; qu’il sera prouvé par des personnes éminentes que l’intention du testateur était de laisser sa fortune à mademoiselle Cécile, fille de mondit sieur de Marville ; et que le testament, dont le requérant demande l’annulation, a été arraché à la faiblesse du testateur quand il était en pleine démence ;
Attendu que le sieur Schmucke, pour obtenir ce legs universel, a tenu en chartre privée le testateur, qu’il a empêché la famille d’arriver jusqu’au lit du mort, et que, le résultat obtenu, il s’est livré à des actes notoires d’ingratitude qui ont scandalisé la maison et tous les gens du quartier qui, par hasard, étaient témoins pour rendre les derniers devoirs au portier de la maison où est décédé le testateur ;
Attendu que des faits plus graves encore, et dont le requérant recherche en ce moment les preuves, seront articulés devant messieurs les juges du tribunal ;
J’ai, huissier soussigné, etc., etc., audit nom, assigné le sieur Schmucke, parlant, etc., à comparaître devant messieurs les juges composant la première chambre du tribunal, pour voir dire que le testament reçu par maîtres Hannequin et Crottat, étant le résultat d’une captation évidente, sera regardé comme nul et de nul effet, et j’ai, en outre, audit nom, protesté contre {p. 644}   la qualité et capacité de légataire universel que pourrait prendre le sieur Schmucke, entendant le requérant s’opposer, comme de fait il s’oppose, par sa requête en date d’aujourd’hui, présentée à monsieur le président, à l’envoi en possession demandée par ledit sieur Schmucke, et je lui ai laissé copie du présent, dont le coût est de… etc.

— Je connais l’homme, madame la présidente, et quand il aura lu ce poulet, il transigera. Il consultera Tabareau, Tabareau lui dira d’accepter nos propositions ! Donnez-vous les mille écus de rente viagère ?

— Certes, je voudrais bien en être à payer le premier terme.

— Ce sera fait avant trois jours. Car cette assignation le saisira dans le premier étourdissement de sa douleur, car il regrette Pons, ce pauvre bonhomme. Il a pris cette perte très au sérieux.

— L’assignation lancée peut-elle se retirer ? dit la présidente.

— Certes, madame, on peut toujours se désister.

— Eh bien ! monsieur, dit madame Camusot, faites !… allez toujours ! Oui, l’acquisition que vous m’avez ménagée en vaut la peine ! J’ai d’ailleurs arrangé l’affaire de la démission de Vitel, mais vous payerez les soixante mille francs à ce Vitel sur les valeurs de la succession Pons… Ainsi, voyez, il faut réussir…

— Vous avez sa démission ?

— Oui, monsieur ; monsieur Vitel se fie à monsieur de Marville…

— Eh bien ! madame, je vous ai déjà débarrassée des soixante mille francs que je calculais devoir être donnés à cette ignoble portière, cette madame Cibot. Mais je tiens toujours à avoir le débit de tabac pour la femme Sauvage, et la nomination de mon ami Poulain à la place vacante de médecin en chef des Quinze-Vingts.

— C’est entendu, tout est arrangé.

— Eh bien ! tout est dit… Tout le monde est pour vous dans cette affaire, jusqu’à Gaudissard, le directeur du théâtre, que je suis allé trouver hier, et qui m’a promis d’aplatir le gagiste qui pourrait déranger nos projets.

— Oh ! je le sais ! monsieur Gaudissard est tout acquis aux Popinot !

Fraisier sortit. Malheureusement il ne rencontra pas Gaudissard, et la fatale assignation fut lancée aussitôt.

{p. 645}   Tous les gens cupides comprendront, autant que les gens honnêtes l’exécreront, la joie de la présidente à qui, vingt minutes après le départ de Fraisier, Gaudissard vint apprendre sa conversation avec le pauvre Schmucke. La présidente approuva tout, elle sut un gré infini au directeur du théâtre de lui enlever tous ses scrupules par des observations qu’elle trouva pleines de justesse.

— Madame la présidente, dit Gaudissard, en venant, je pensais que ce pauvre diable ne saurait que faire de sa fortune ! C’est une nature d’une simplicité de patriarche ! C’est naïf, c’est Allemand, c’est à empailler, à mettre sous verre comme un petit Jésus de cire !… C’est-à-dire que, selon moi, il est déjà fort embarrassé de ses deux mille cinq cents francs de rente, et vous le provoquez à la débauche…

— C’est d’un bien noble cœur, dit la présidente, d’enrichir ce garçon qui regrette notre cousin. Mais moi je déplore la petite bisbille qui nous a brouillés, monsieur Pons et moi ; s’il était revenu, tout lui aurait été pardonné. Si vous saviez, il manque à mon mari. Monsieur de Marville a été au désespoir de n’avoir pas reçu d’avis de cette mort, car il a la religion des devoirs de famille, il aurait assisté au service, au convoi, à l’enterrement, et moi-même je serais allée à la messe…

— Eh bien ! belle dame, dit Gaudissard, veuillez faire préparer l’acte ; à quatre heures, je vous amènerai l’Allemand… Recommandez-moi, madame, à la bienveillance de votre charmante fille, la vicomtesse Popinot ; qu’elle dise à mon illustre ami, son bon et excellent père, à ce grand homme d’État, combien je suis dévoué à tous les siens, et qu’il me continue sa précieuse faveur. J’ai dû la vie à son oncle, le juge, et je lui dois ma fortune… Je voudrais tenir de vous et de votre fille la haute considération qui s’attache aux gens puissants et bien posés. Je veux quitter le théâtre, devenir un homme sérieux.

— Vous l’êtes !… monsieur, dit la présidente.

— Adorable ! reprit Gaudissard en baisant la main sèche de madame de Marville.

À quatre heures, se trouvaient réunis dans le cabinet de monsieur Berthier, notaire, d’abord Fraisier, rédacteur de la transaction, puis Tabareau, mandataire de Schmucke, et Schmucke lui-même, amené par Gaudissard. Fraisier avait eu soin de placer en billets de banque les six mille francs demandés, et six cents francs {p. 646}   pour le premier terme de la rente viagère, sur le bureau du notaire et sous les yeux de l’Allemand qui, stupéfait de voir tant d’argent, ne prêta pas la moindre attention à l’acte qu’on lui lisait. Ce pauvre homme, saisi par Gaudissard, au retour du cimetière où il s’était entretenu avec Pons, et où il lui avait promis de le rejoindre, ne jouissait pas de toutes ses facultés déjà bien ébranlées par tant de secousses. Il n’écouta donc pas le préambule de l’acte où il était représenté comme assisté de maître Tabareau, huissier, son mandataire et son conseil, et où l’on rappelait les causes du procès intenté par le président dans l’intérêt de sa fille. L’Allemand jouait un triste rôle, car, en signant l’acte, il donnait gain de cause aux épouvantables assertions de Fraisier ; mais il fut si joyeux de voir l’argent pour la famille Topinard, et si heureux d’enrichir, selon ses petites idées, le seul homme qui aimât Pons, qu’il n’entendit pas un mot de cette transaction sur procès. Au milieu de l’acte, un clerc entra dans le cabinet.

— Monsieur, il y a là, dit-il à son patron, un homme qui veut parler à monsieur Schmucke…

Le notaire, sur un geste de Fraisier, haussa les épaules significativement.

— Ne nous dérangez donc jamais quand nous signons des actes. Demandez le nom de ce… Est-ce un homme ou un monsieur ? est-ce un créancier…

Le clerc revint et dit : — Il veut absolument parler à monsieur Schmucke.

— Son nom ?

— Il s’appelle Topinard.

— J’y vais. Signez tranquillement, dit Gaudissard à Schmucke. Finissez, je vais savoir ce qu’il nous veut.

Gaudissard avait compris Fraisier, et chacun d’eux flairait un danger.

— Que viens-tu faire ici ? dit le directeur au gagiste. Tu ne veux donc pas être caissier ? Le premier mérite d’un caissier… c’est la discrétion.

— Monsieur !…

— Va donc à tes affaires, tu ne seras jamais rien si tu te mêles de celles des autres.

— Monsieur, je ne mangerai pas de pain dont toutes les bouchées me resteraient dans la gorge !… — Monsieur Schmucke ! criait-il…

{p. 647}   Schmucke, qui avait signé, qui tenait son argent à la main, vint à la voix de Topinard.

— Voici pir la bedite Allemande et pir fus…

— Ah ! mon cher monsieur Schmucke, vous avez enrichi des monstres, des gens qui veulent vous ravir l’honneur. J’ai porté cela chez un brave homme, un avoué qui connaît ce Fraisier, et il dit que vous devez punir tant de scélératesse en acceptant le procès et qu’ils reculeront… Lisez.

Et cet imprudent ami donna l’assignation envoyée à Schmucke, cité Bordin. Schmucke prit le papier, le lut, et en se voyant traité comme il l’était, ne comprenant rien aux gentillesses de la procédure, il reçut un coup mortel. Ce gravier lui boucha le cœur. Topinard reçut Schmucke dans ses bras ; ils étaient alors tous deux sous la porte cochère du notaire. Une voiture vint à passer, Topinard y fit entrer le pauvre Allemand, qui subissait les douleurs d’une congestion séreuse au cerveau. La vue était troublée ; mais le musicien eut encore la force de tendre l’argent à Topinard. Schmucke ne succomba point à cette première attaque, mais il ne recouvra point la raison ; il ne faisait que des mouvements sans conscience ; il ne mangea point ; il mourut en dix jours sans se plaindre, car il ne parla plus. Il fut soigné par madame Topinard, et fut obscurément enterré côte à côte avec Pons, par les soins de Topinard, la seule personne qui suivit le convoi de ce fils de l’Allemagne.

Fraisier, nommé juge de paix, est très-intime dans la maison du président, et très-apprécié par la présidente, qui n’a pas voulu lui voir épouser la fille à Tabareau ; elle promet infiniment mieux que cela à l’habile homme à qui, selon elle, elle doit non-seulement l’acquisition des prairies de Marville et le cottage, mais encore l’élection de monsieur le président, nommé député à la réélection générale de 1846.

Tout le monde désirera sans doute savoir ce qu’est devenue l’héroïne de cette histoire, malheureusement trop véridique dans ses détails, et qui, superposée à la précédente, dont elle est la sœur jumelle, prouve que la grande force sociale est le caractère. Vous devinez, ô amateurs, connaisseurs et marchands, qu’il s’agit de la collection de Pons ! Il suffira d’assister à une conversation tenue chez le comte Popinot, qui montrait, il y a peu de jours, sa magnifique collection à des étrangers.

{p. 648}   — Monsieur le comte, disait un étranger de distinction, vous possédez des trésors !

— Oh ! milord, dit modestement le comte Popinot, en fait de tableaux, personne, je ne dirai pas à Paris, mais en Europe, ne peut se flatter de rivaliser avec un inconnu, un Juif nommé Élie Magus, vieillard maniaque, le chef des tableaumanes. Il a réuni cent et quelques tableaux qui sont à décourager les amateurs d’entreprendre des collections. La France devrait sacrifier sept à huit millions et acquérir cette galerie à la mort de ce richard… Quant aux curiosités, ma collection est assez belle pour qu’on en parle…

— Mais comment un homme aussi occupé que vous l’êtes, dont la fortune primitive a été si loyalement gagnée dans le commerce…

— De drogueries, dit Popinot, a pu continuer à se mêler de drogues…

— Non, reprit l’étranger, mais où trouvez-vous le temps de chercher ? Les curiosités ne viennent pas à vous…

— Mon père avait déjà, dit la vicomtesse Popinot, un noyau de collection, il aimait les arts, les belles œuvres ; mais la plus grande partie de ses richesses vient de moi !

— De vous ! madame ?… si jeune ! vous aviez ces vices-là, dit un prince russe.

Les Russes sont tellement imitateurs, que toutes les maladies de la civilisation se répercutent chez eux. La bricabracomanie fait rage à Pétersbourg, et par suite du courage naturel à ce peuple, il s’ensuit que les Russes ont causé dans l’article, dirait Rémonencq, un renchérissement de prix qui rendra les collections impossibles. Et ce prince était à Paris uniquement pour collectionner.

— Prince, dit la vicomtesse, ce trésor m’est échu par succession d’un cousin qui m’aimait beaucoup et qui avait passé quarante et quelques années, depuis 1805, à ramasser dans tous les pays, et principalement en Italie, tous ces chefs-d’œuvre…

— Et comment l’appelez-vous ? demanda le milord.

— Pons ! dit le président Camusot.

— C’était un homme charmant, reprit la présidente de sa petite voix flûtée, plein d’esprit, original, et avec cela beaucoup de cœur. Cet éventail que vous admirez, milord, et qui est celui de madame {p. 649}   de Pompadour, il me l’a remis un matin en me disant un mot charmant que vous me permettrez de ne pas répéter…

Et elle regarda sa fille.

— Dites-nous le mot, demanda le prince russe, madame la vicomtesse.

— Le mot vaut l’éventail !… reprit la vicomtesse dont le mot était stéréotypé. Il a dit à ma mère qu’il était bien temps que ce qui avait été dans les mains du vice restât dans les mains de la vertu.

Le milord regarda madame Camusot de Marville d’un air de doute extrêmement flatteur pour une femme si sèche.

— Il dînait trois ou quatre fois par semaine chez moi, reprit-elle, il nous aimait tant ! nous savions l’apprécier, les artistes se plaisent avec ceux qui goûtent leur esprit. Mon mari était d’ailleurs son seul parent. Et quand cette succession est arrivée à monsieur de Marville, qui ne s’y attendait nullement, monsieur le comte a préféré acheter tout en bloc plutôt que de voir vendre cette collection à la criée ; et nous aussi nous avons mieux aimé la vendre ainsi, car il est si affreux de voir disperser de belles choses qui avaient tant amusé ce cher cousin. Élie Magus fut alors l’appréciateur, et c’est ainsi, milord, que j’ai pu avoir le cottage bâti par votre oncle, et où vous nous ferez l’honneur de venir nous voir.

Le caissier du théâtre, dont le privilége cédé par Gaudissard a passé depuis un an dans d’autres mains, est toujours monsieur Topinard ; mais monsieur Topinard est devenu sombre, misanthrope, et parle peu ; il passe pour avoir commis un crime, et les mauvais plaisants du théâtre prétendent que son chagrin vient d’avoir épousé Lolotte. Le nom de Fraisier cause un soubresaut à l’honnête Topinard. Peut-être trouvera-t-on singulier que la seule âme digne de Pons se soit trouvée dans le troisième dessous d’un théâtre des boulevards.

Madame Rémonencq, frappée de la prédiction de madame Fontaine, ne veut pas se retirer à la campagne, elle reste dans son magnifique magasin du boulevard de la Madeleine, encore une fois veuve. En effet, l’Auvergnat, après s’être fait donner par contrat de mariage les biens au dernier vivant, avait mis à portée de sa femme un petit verre de vitriol, comptant sur une erreur, et sa femme, dans une intention excellente, ayant mis ailleurs le petit verre, Rémonencq l’avala. Cette fin, digne de ce scélérat, prouve {p. 650}   en faveur de la Providence que les peintres de mœurs sont accusés d’oublier, peut-être à cause des dénoûments de drames qui en abusent.

Excusez les fautes du copiste !

Paris, juillet 1846 — mai 1847.