— Je n’ai donc plus qu’un fils, dit-elle d’une voix faible.
— Nous n’avons pas voulu le déshonorer aux yeux des étrangers, reprit Joseph ; mais maintenant il faut le consigner chez le portier. Désormais nous garderons nos clefs. J’achèverai sa maudite figure de mémoire, il y manque peu de chose.
— Laisse-la comme elle est, il me ferait trop de mal à voir, répondit la mère atteinte au fond du cœur et stupéfaite de tant de lâcheté.
Philippe savait à quoi devait servir l’argent de cette copie, il connaissait l’abîme où il plongeait son frère, et n’avait rien respecté. Depuis ce dernier crime, Agathe ne parla plus de Philippe, sa figure prit l’expression d’un désespoir amer, froid et concentré ; une pensée la tuait.
— Quelque jour, se disait-elle, nous verrons Bridau devant les tribunaux !
Deux mois après, au moment où Agathe allait entrer dans son bureau de loterie, un matin, il se présenta, pour voir madame Bridau, qui déjeunait avec Joseph, un vieux militaire se disant l’ami de Philippe et amené par une affaire urgente.
Quand Giroudeau se nomma, la mère et le fils tremblèrent d’autant plus que l’ex-dragon avait une physionomie de vieux loup de mer peu rassurante. Ses deux yeux gris éteints, sa moustache pie, {p. 138} ses restes de chevelure ébouriffés autour de son crâne couleur beurre frais offraient je ne sais quoi d’éraillé, de libidineux. Il portait une vieille redingote gris de fer ornée de la rosette d’officier de la Légion-d’Honneur, et qui croisait difficilement sur un ventre de cuisinier en harmonie avec sa bouche fendue jusqu’aux oreilles, avec de fortes épaules. Son torse reposait sur de petites jambes grêles. Enfin il montrait un teint enluminé aux pommettes qui révélait une vie joyeuse. Le bas des joues, fortement ridé, débordait un col de velours noir usé. Entre autres enjolivements, l’ex-dragon avait d’énormes boucles d’or aux oreilles.
— Quel noceur ! se dit Joseph en employant une expression populaire passée dans les ateliers.
— Madame, dit l’oncle et le caissier de Finot, votre fils se trouve dans une situation si malheureuse, qu’il est impossible à ses amis de ne pas vous prier de partager les charges assez lourdes qu’il leur impose ; il ne peut plus remplir sa place au journal, et mademoiselle Florentine de la Porte-Saint-Martin le loge chez elle, rue de Vendôme, dans une pauvre mansarde. Philippe est mourant, si son frère et vous vous ne pouvez payer le médecin et les remèdes, nous allons être forcés, dans l’intérêt même de sa guérison, de le faire transporter aux Capucins ; tandis que pour trois cents francs nous le garderions : il lui faut absolument une garde, il sort le soir pendant que mademoiselle Florentine est au théâtre, il prend alors des choses irritantes, contraires à sa maladie et à son traitement ; et comme nous l’aimons, il nous rend vraiment malheureux. Ce pauvre garçon a engagé sa pension pour trois ans, il est remplacé provisoirement au journal et n’a plus rien ; mais il va se tuer, madame, si nous ne le mettons pas à la maison de santé du docteur Dubois. Cet hospice décent coûtera dix francs par jour. Nous ferons, Florentine et moi, la moitié d’un mois, faites l’autre ?… Allez ! il n’en aura guère que pour deux mois !
— Monsieur, il est difficile qu’une mère ne vous soit pas éternellement reconnaissante de ce que vous faites pour son fils, répondit Agathe ; mais ce fils est retranché de mon cœur ; et, quant à de l’argent, je n’en ai point. Pour ne pas être à la charge de mon fils que voici, qui travaille nuit et jour, qui se tue et qui mérite tout l’amour de sa mère, j’entre après demain dans un bureau de loterie comme sous-gérante. À mon âge !
— Et vous, jeune homme, dit le vieux dragon à Joseph, voyons ? {p. 139} Ne ferez-vous pas pour votre frère ce que font une pauvre danseuse de la Porte-Saint-Martin et un vieux militaire ?…
— Tenez, voulez-vous, dit Joseph impatienté, que je vous exprime en langage d’artiste l’objet de votre visite ? Eh ! bien, vous venez nous tirer une carotte.
— Demain, donc, votre frère ira à l’hôpital du Midi.
— Il y sera très-bien, reprit Joseph. Si jamais j’étais en pareil cas, j’irais, moi !
Giroudeau se retira très-désappointé, mais aussi très-sérieusement humilié d’avoir à mettre aux Capucins un homme qui avait porté les ordres de l’Empereur pendant la bataille de Montereau. Trois mois après, vers la fin du mois de juillet, un matin, en allant à son bureau de loterie, Agathe, qui prenait par le Pont-Neuf pour éviter de donner le sou du Pont-des-Arts, aperçut le long des boutiques du quai de l’École où elle longeait le parapet, un homme portant la livrée de la misère du second ordre et qui lui causa un éblouissement : elle lui trouva quelque ressemblance avec Philippe. Il existe en effet à Paris trois Ordres de misère. D’abord, la misère de l’homme qui conserve les apparences et à qui l’avenir appartient : misère des jeunes gens, des artistes, des gens du monde momentanément atteints. Les indices de cette misère ne sont visibles qu’au microscope de l’observateur le plus exercé. Ces gens constituent l’Ordre Équestre de la misère, ils vont encore en cabriolet. Dans le second Ordre se trouvent les vieillards à qui tout est indifférent, qui mettent au mois de juin la croix de la Légion-d’Honneur sur une redingote d’alpaga. C’est la misère des vieux rentiers, des vieux employés qui vivent à Sainte-Périne, et qui du vêtement extérieur ne se soucient plus guère. Enfin la misère en haillons, la misère du peuple, la plus poétique d’ailleurs, et que Callot, qu’Hogart, que Murillo, Charlet, Raffet, Gavarni, Meissonnier, que l’Art adore et cultive, au carnaval surtout ! L’homme en qui la pauvre Agathe crut reconnaître son fils était à cheval sur les deux derniers Ordres. Elle aperçut un col horriblement usé, un chapeau galeux, des bottes éculées et rapiécées, une redingote filandreuse à boutons sans moule, dont les capsules béantes ou recroquevillées étaient en parfaite harmonie avec des poches usées et un collet crasseux. Des vestiges de duvet disaient assez que, si la redingote contenait quelque chose, ce ne pouvait être que de la poussière. L’homme sortit des mains aussi noires que celles d’un ouvrier, d’un {p. 140} pantalon gris de fer, décousu. Enfin, sur la poitrine, un gilet de laine tricotée, bruni par l’usage, qui débordait les manches, qui passait au-dessus du pantalon, se voyait partout et tenait sans doute lieu de linge. Philippe portait un garde-vue en taffetas vert et en fil d’archal. Sa tête presque chauve, son teint, sa figure hâve disaient assez qu’il sortait du terrible hôpital du Midi. Sa redingote bleue, blanchie aux lisières, était toujours décorée de la rosette. Aussi les passants regardaient-ils ce brave, sans doute une victime du gouvernement, avec une curiosité mêlée de pitié ; car la rosette inquiétait le regard et jetait l’ultra le plus féroce en des doutes honorables pour la Légion-d’Honneur. En ce temps, quoiqu’on eût essayé de déconsidérer cet Ordre par des promotions sans frein, il n’y avait pas en France cinquante-trois mille personnes décorées. Agathe sentit tressaillir son être intérieur. S’il lui était impossible d’aimer ce fils, elle pouvait encore beaucoup souffrir par lui. Atteinte par un dernier rayon de maternité, elle pleura quand elle vit faire au brillant officier d’ordonnance de l’Empereur le geste d’entrer dans un débit de tabac pour y acheter un cigare, et s’arrêter sur le seuil : il avait fouillé dans sa poche et n’y trouvait rien. Agathe traversa rapidement le quai, prit sa bourse, la mit dans la main de Philippe, et se sauva comme si elle venait de commettre un crime. Elle resta deux jours sans pouvoir rien prendre : elle avait toujours devant les yeux l’horrible figure de son fils mourant de faim dans Paris.
— Après avoir épuisé l’argent de ma bourse, qui lui en donnera ? pensait-elle. Giroudeau ne nous trompait pas : Philippe sort de l’hôpital.
Elle ne voyait plus l’assassin de sa pauvre tante, le fléau de la famille, le voleur domestique, le joueur, le buveur, le débauché de bas étage ; elle voyait un convalescent mourant de faim, un fumeur sans tabac. Elle devint, à quarante-sept ans, comme une femme de soixante-dix ans. Ses yeux se ternirent alors dans les larmes et la prière. Mais ce ne fut pas le dernier coup que ce fils devait lui porter, et sa prévision la plus horrible fut réalisée. On découvrit alors une conspiration d’officiers au sein de l’armée, et l’on cria par les rues l’extrait du Moniteur qui contenait des détails sur les arrestations.
Agathe entendit du fond de sa cage, dans le bureau de loterie de la rue Vivienne, le nom de Philippe Bridau. Elle s’évanouit, et {p. 141} le gérant, qui comprit sa peine et la nécessité de faire des démarches, lui donna un congé de quinze jours.
— Ah ! mon ami, c’est nous, avec notre rigueur, qui l’avons poussé là, dit-elle à Joseph en se mettant au lit.
— Je vais aller voir Desroches, lui répondit Joseph.
Pendant que l’artiste confiait les intérêts de son frère à Desroches, qui passait pour le plus madré, le plus astucieux des avoués de Paris, et qui d’ailleurs rendait des services à plusieurs personnages, entre autres à Des Lupeaulx, alors Secrétaire-Général d’un Ministère, Giroudeau se présentait chez la veuve, qui, cette fois, eut confiance en lui.
— Madame, lui dit-il, trouvez douze mille francs, et votre fils sera mis en liberté, faute de preuves. Il s’agit d’acheter le silence de deux témoins.
— Je les aurai, dit la pauvre mère sans savoir où ni comment.
Inspirée par le danger, elle écrivit à sa marraine, la vieille madame Hochon, de les demander à Jean-Jacques Rouget, pour sauver Philippe. Si Rouget refusait, elle pria madame Hochon de les lui prêter en s’engageant à les lui rendre en deux ans. Courrier par courrier, elle reçut la lettre suivante.
Ma petite, quoique votre frère ait, bel et bien, quarante mille livres de rente, sans compter l’argent économisé depuis dix-sept années, que monsieur Hochon estime à plus de six cent mille francs, il ne donnera pas deux liards pour des neveux qu’il n’a jamais vus. Quant à moi, vous ignorez que je ne disposerai pas de six livres tant que mon mari vivra. Hochon est le plus grand avare d’Issoudun, j’ignore ce qu’il fait de son argent, il ne donne pas vingt francs par an à ses petits-enfants ; pour emprunter, j’aurais besoin de son autorisation, et il me la refuserait. Je n’ai pas même tenté de faire parler à votre frère, qui a chez lui une concubine de laquelle il est le très-humble serviteur. C’est pitié que de voir comment le pauvre homme est traité chez lui, quand il a une sœur et des neveux. Je vous ai fait sous-entendre à plusieurs reprises que votre présence à Issoudun pouvait sauver votre frère, et arracher pour vos enfants, des griffes de cette vermine, une fortune de quarante et peut-être soixante mille livres de rente ; mais vous ne me répondez pas ou vous paraissez ne m’avoir jamais comprise. Aussi suis-je obligée de vous écrire aujourd’hui sans {p. 142} aucune précaution épistolaire. Je prends bien part au malheur qui vous arrive, mais je ne puis que vous plaindre, ma chère mignonne. Voici pourquoi je ne puis vous être bonne à rien : à quatre-vingt-cinq ans, Hochon fait ses quatre repas, mange de la salade avec des œufs durs le soir, et court comme un lapin. J’aurai passé ma vie entière, car il fera mon épitaphe, sans avoir vu vingt livres dans ma bourse. Si vous voulez venir à Issoudun combattre l’influence de la concubine sur votre frère, comme il y a des raisons pour que Rouget ne vous reçoive pas chez lui, j’aurai déjà bien de la peine à obtenir de mon mari la permission de vous avoir chez moi. Mais vous pouvez y venir, il m’obéira sur ce point. Je connais un moyen d’obtenir ce que je veux de lui, c’est de lui parler de mon testament. Cela me semble si horrible que je n’y ai jamais eu recours ; mais pour vous, je ferai l’impossible. J’espère que votre Philippe s’en tirera, surtout si vous prenez un bon avocat ; mais arrivez le plus tôt possible à Issoudun. Songez qu’à cinquante-sept ans votre imbécile de frère est plus chétif et plus vieux que monsieur Hochon. Ainsi la chose presse. On parle déjà d’un testament qui vous priverait de la succession ; mais, au dire de monsieur Hochon, il est toujours temps de le faire révoquer. Adieu, ma petite Agathe, que Dieu vous aide ! et comptez aussi sur votre marraine qui vous aime,
MAXIMILIENNE HOCHON, née LOUSTEAU.
P.-S. Mon neveu Étienne, qui écrit dans les journaux et qui s’est lié, dit-on, avec votre fils Philippe, est-il venu vous rendre ses devoirs ? Mais venez, nous causerons de lui.
Cette lettre occupa fortement Agathe, elle la montra nécessairement à Joseph, à qui elle fut forcée de raconter la proposition de Giroudeau. L’artiste, qui devenait prudent dès qu’il s’agissait de son frère, fit remarquer à sa mère qu’elle devait tout communiquer à Desroches.
Frappés de la justesse de cette observation, le fils et la mère allèrent le lendemain matin, dès six heures, trouver Desroches, rue de Bussy. Cet avoué, sec comme défunt son père, à la voix aigre, au teint âpre, aux yeux implacables, à visage de fouine qui se lèche les lèvres du sang des poulets, bondit comme un tigre en apprenant la visite et la proposition de Giroudeau.
{p. 143} — Ah çà, mère Bridau, s’écria-t-il de sa petite voix cassée, jusqu’à quand serez-vous la dupe de votre maudit brigand de fils ? Ne donnez pas deux liards ! Je vous réponds de Philippe, c’est pour sauver son avenir que je tiens à le laisser juger par la Cour des Pairs, vous avez peur de le voir condamné, mais Dieu veuille que son avocat laisse obtenir une condamnation contre lui. Allez à Issoudun, sauvez la fortune de vos enfants. Si vous n’y parvenez pas, si votre frère a fait un testament en faveur de cette femme, et si vous ne savez pas le faire révoquer… eh ! bien, rassemblez au moins les éléments d’un procès en captation, je le mènerai. Mais vous êtes trop honnête femme pour savoir trouver les bases d’une instance de ce genre ! Aux vacances, j’irai, moi ! à Issoudun… si je puis.
Ce : « J’irai, moi ! » fit trembler l’artiste dans sa peau. Desroches cligna de l’œil pour dire à Joseph de laisser aller sa mère un peu en avant, et il le garda pendant un moment seul.
— Votre frère est un grand misérable, il est volontairement ou involontairement la cause de la découverte de la conspiration, car le drôle est si fin qu’on ne peut pas savoir la vérité là-dessus. Entre niais ou traître, choisissez-lui un rôle. Il sera sans doute mis sous la surveillance de la haute police, voilà tout. Soyez tranquille, il n’y a que moi qui sache ce secret. Courez à Issoudun avec votre mère, vous avez de l’esprit, tâchez de sauver cette succession.
— Allons, ma pauvre mère, Desroches a raison, dit-il en rejoignant Agathe dans l’escalier ; j’ai vendu mes deux tableaux, partons pour le Berry, puisque tu as quinze jours à toi.
Après avoir écrit à sa marraine pour lui annoncer son arrivée, Agathe et Joseph se mirent en route le lendemain soir pour Issoudun, abandonnant Philippe à sa destinée. La diligence passa par la rue d’Enfer pour prendre la route d’Orléans. Quand Agathe aperçut le Luxembourg où Philippe avait été transféré, elle ne put s’empêcher de dire : — Sans les Alliés il ne serait pourtant pas là !
Bien des enfants auraient fait un mouvement d’impatience, auraient souri de pitié ; mais l’artiste, qui se trouvait seul avec sa mère dans le coupé, la saisit, la pressa contre son cœur, en disant : — Ô mère ! tu es mère comme Raphaël était peintre ! Et tu seras toujours une imbécile de mère !
Bientôt arrachée à ses chagrins par les distractions de la route, madame Bridau fut contrainte à songer au but de son voyage. Naturellement, elle relut la lettre de madame Hochon qui avait si fort {p. 144} ému l’avoué Desroches. Frappée alors des mots concubine et vermine que la plume d’une septuagénaire aussi pieuse que respectable avait employés pour désigner la femme en train de dévorer la fortune de Jean-Jacques Rouget, traité lui-même d’imbécile, elle se demanda comment elle pouvait, par sa présence à Issoudun, sauver une succession. Joseph, ce pauvre artiste si désintéressé, savait peu de chose du Code, et l’exclamation de sa mère le préoccupa.
— Avant de nous envoyer sauver une succession, notre ami Desroches aurait bien dû nous expliquer les moyens par lesquels on s’en empare, s’écria-t-il.
— Autant que ma tête, étourdie encore à l’idée de savoir Philippe en prison, sans tabac peut-être, sur le point de comparaître à la Cour des Pairs, me laisse de mémoire, repartit Agathe, il me semble que le jeune Desroches nous a dit de rassembler les éléments d’un procès en captation, pour le cas où mon frère aurait fait un testament en faveur de cette… cette… femme.
— Il est bon là, Desroches !… s’écria le peintre. Bah ! si nous n’y comprenons rien, je le prierai d’y aller.
— Ne nous cassons pas la tête inutilement, dit Agathe. Quand nous serons à Issoudun, ma marraine nous guidera.
Cette conversation, tenue au moment où, après avoir changé de voiture à Orléans, madame Bridau et Joseph entraient en Sologne, indique assez l’incapacité du peintre et de sa mère à jouer le rôle auquel le terrible maître Desroches les destinait. Mais en revenant à Issoudun après trente ans d’absence, Agathe allait y trouver de tels changements dans les mœurs qu’il est nécessaire de tracer en peu de mots un tableau de cette ville. Sans cette peinture, on comprendrait difficilement l’héroïsme que déployait madame Hochon en secourant sa filleule, et l’étrange situation de Jean-Jacques Rouget. Quoique le docteur eût fait considérer Agathe comme une étrangère à son fils, il y avait, pour un frère, quelque chose d’un peu trop extraordinaire à rester trente ans sans donner signe de vie à sa sœur. Ce silence reposait évidemment sur des circonstances bizarres que des parents, autres que Joseph et Agathe, auraient depuis long-temps voulu connaître. Enfin il existait entre l’état de la ville et les intérêts des Bridau certains rapports qui se reconnaîtront dans le cours même du récit.
N’en déplaise à Paris, Issoudun est une des plus vieilles villes de {p. 145} France. Malgré les préjugés historiques qui font de l’Empereur Probus le Noé des Gaules, César a parlé de l’excellent vin de Champ-Fort (de Campo Forti), un des meilleurs clos d’Issoudun. Rigord s’exprime sur le compte de cette ville en termes qui ne laissent aucun doute sur sa grande population et sur son immense commerce. Mais ces deux témoignages assigneraient un âge assez médiocre à cette ville en comparaison de sa haute antiquité. En effet, des fouilles récemment opérées par un savant archéologue de cette ville, monsieur Armand Pérémet, ont fait découvrir sous la célèbre tour d’Issoudun une basilique du cinquième siècle, la seule probablement qui existe en France. Cette église garde, dans ses matériaux mêmes14, la signature d’une civilisation antérieure, car ses pierres proviennent d’un temple romain qu’elle a remplacé. Ainsi, d’après les recherches de cet antiquaire, Issoudun comme toutes les villes de France dont la terminaison ancienne ou moderne comporte le DUN (dunum), offrirait dans son nom le certificat d’une existence autochtone. Ce mot Dun, l’apanage de toute éminence consacrée par le culte druidique, annoncerait un établissement militaire et religieux des Celtes. Les Romains auraient bâti sous le Dun des Gaulois un temple à Isis. De là, selon Chaumeau, le nom de la ville : Is-sous-Dun ! Is serait l’abréviation d’Isis. Richard-Cœur-de-Lion a bien certainement bâti la fameuse tour où il a frappé monnaie, au-dessus d’une basilique du cinquième siècle, le troisième monument de la troisième religion de cette vieille ville. Il s’est servi de cette église comme d’un point d’arrêt nécessaire à l’exhaussement de son rempart, et l’a conservée en la couvrant de ses fortifications féodales, comme d’un manteau. Issoudun était alors le siége de la puissance éphémère des Routiers et des Cottereaux, condottieri que Henri II opposa à son fils Richard, lors de sa révolte comme comte de Poitou. L’histoire de l’Aquitaine, qui n’a pas été faite par les Bénédictins, ne se fera sans doute point, car il n’y a plus de Bénédictins. Aussi ne saurait-on trop éclaircir ces ténèbres archéologiques dans l’histoire de nos mœurs, toutes les fois que l’occasion s’en présente. Il existe un autre témoignage de l’antique puissance d’Issoudun dans la canalisation de la Tournemine, petite rivière exhaussée de plusieurs mètres sur une grande étendue de pays au-dessus du niveau de la Théols, la rivière qui entoure la ville. Cet ouvrage est dû, sans aucun doute, au génie romain. Enfin le faubourg qui s’étend du Château vers le nord {p. 146} est traversé par une rue, nommée depuis plus de deux mille ans, la rue de Rome. Le faubourg lui-même s’appelle faubourg de Rome. Les habitants de ce faubourg, dont la race, le sang, la physionomie ont d’ailleurs un cachet particulier, se disent descendants des Romains. Ils sont presque tous vignerons et d’une remarquable roideur de mœurs, due sans doute à leur origine, et peut-être à leur victoire sur les Cottereaux et les Routiers, qu’ils ont exterminés au douzième siècle dans la plaine de Charost. Après l’insurrection de 1830, la France fut trop agitée pour avoir donné son attention à l’émeute des vignerons d’Issoudun, qui fut terrible, dont les détails n’ont pas été d’ailleurs publiés, et pour cause. D’abord, les bourgeois d’Issoudun ne permirent point aux troupes d’entrer en ville. Ils voulurent répondre eux-mêmes de leur cité, selon les us et coutumes de la bourgeoisie au Moyen-Âge. L’autorité fut obligée de céder à des gens appuyés par six ou sept mille vignerons qui avaient brûlé toutes les archives et les bureaux des Contributions Indirectes, et qui traînaient de rue en rue un employé de l’Octroi, disant à chaque réverbère : — C’est là que faut le pendre ! Le pauvre homme fut arraché à ces furieux par la Garde nationale, qui lui sauva la vie en le conduisant en prison sous prétexte de lui faire son procès. Le général n’entra qu’en vertu d’une capitulation faite avec les vignerons, et il y eut du courage à pénétrer leurs masses ; car, au moment où il parut à l’Hôtel-de-Ville, un homme du faubourg de Rome lui passa son volant au cou (le volant est cette grosse serpe attachée à une perche qui sert à tailler les arbres), et lui cria : — Pu d’coumis ou y a rin de fait ! Ce vigneron aurait abattu la tête à celui que seize ans de guerre avaient respecté, sans la rapide intervention d’un des chefs de la révolte à qui l’on promit de demander aux Chambres la suppression des rats de cave !…
Au quatorzième siècle Issoudun avait encore seize à dix-sept mille habitants, reste d’une population double au temps de Rigord. Charles VII y possédait un hôtel qui subsiste, et connu jusqu’au dix-huitième siècle sous le nom de Maison du Roy. Cette ville, alors le centre du commerce des laines, en approvisionnait une partie de l’Europe et fabriquait sur une grande échelle des draps, des chapeaux, et d’excellents gants de chevreautin. Sous Louis XIV, Issoudun, à qui l’on dut Baron et Bourdaloue, était toujours citée comme une ville d’élégance, de beau langage et de bonne société. Dans son histoire de Sancerre, le curé Poupart {p. 147} prétendait les habitants d’Issoudun remarquables, entre tous les Berrichons, par leur finesse et par leur esprit naturel. Aujourd’hui cette splendeur et cet esprit ont disparu complétement. Issoudun, dont l’étendue atteste l’ancienne importance, se donne douze mille âmes de population en y comprenant les vignerons de quatre énormes faubourgs : ceux de Saint-Paterne, de Vilatte, de Rome et des Alouettes, qui sont des petites villes. La bourgeoisie, comme celle de Versailles, est au large dans les rues. Issoudun conserve encore le marché des laines du Berry, commerce menacé par les améliorations de la race ovine qui s’introduisent partout et que le Berry n’adopte point. Les vignobles d’Issoudun produisent un vin qui se boit dans deux départements, et qui, s’il se fabriquait comme la Bourgogne et la Gascogne fabriquent le leur, deviendrait un des meilleurs vins de France. Hélas ! faire comme faisaient nos pères, ne rien innover, telle est la loi du pays. Les vignerons continuent donc à laisser la râpe pendant la fermentation, ce qui rend détestable un vin qui pourrait être la source de nouvelles richesses et un objet d’activité pour le pays. Grâce à l’âpreté que la râpe lui communique et qui, dit-on, se modifie avec l’âge, ce vin traverse un siècle. Cette raison donnée par le Vignoble est assez importante en œnologie pour être publiée. Guillaume-le-Breton a d’ailleurs célébré dans sa Philippide cette propriété par quelques vers.
La décadence d’Issoudun s’explique donc par l’esprit d’immobilisme poussé jusqu’à l’ineptie et qu’un seul fait fera comprendre. Quand on s’occupa de la route de Paris à Toulouse, il était naturel de la diriger de Vierzon sur Châteauroux, par Issoudun. La route eût été plus courte qu’en la dirigeant, comme elle l’est, par Vatan. Mais les notabilités du pays et le conseil municipal d’Issoudun, dont la délibération existe, dit-on, demandèrent la direction par Vatan, en objectant que, si la grande route traversait leur ville, les vivres augmenteraient de prix, et que l’on serait exposé à payer les poulets trente sous. On ne trouve l’analogue d’un pareil acte que dans les contrées les plus sauvages de la Sardaigne, pays si peuplé, si riche autrefois, aujourd’hui si désert. Quand le roi Charles-Albert, dans une louable pensée de civilisation, voulut joindre Sassari, seconde capitale de l’île, à Cagliari par une belle et magnifique route, la seule qui existe dans cette savane appelée la Sardaigne, le tracé direct exigeait qu’elle passât par Bonorva, district habité par des gens insoumis, d’autant plus comparables à nos tribus arabes qu’ils {p. 148} descendent des Maures. En se voyant sur le point d’être gagnés par la civilisation, les sauvages de Bonorva, sans prendre la peine de délibérer, signifièrent leur opposition au tracé. Le gouvernement ne tint aucun compte de cette opposition. Le premier ingénieur qui vint planter le premier jalon reçut une balle dans la tête et mourut sur son jalon. On ne fit aucune recherche à ce sujet, et la route décrit une courbe qui l’allonge de huit lieues.
À Issoudun, l’avilissement croissant du prix des vins qui se consomment sur place, en satisfaisant ainsi le désir de la bourgeoisie de vivre à bon marché, prépare la ruine des vignerons, de plus en plus accablés par les frais de culture et par l’impôt ; de même que la ruine du commerce des laines et du pays est préparée par l’impossibilité d’améliorer la race ovine. Les gens de la campagne ont une horreur profonde pour toute espèce de changement, même pour celui qui leur paraît utile à leurs intérêts. Un Parisien trouve dans la campagne un ouvrier qui mangeait à dîner une énorme quantité de pain, de fromage et de légumes ; il lui prouve que, s’il substituait à cette nourriture une portion de viande, il se nourrirait mieux, à meilleur marché, qu’il travaillerait davantage, et n’userait pas si promptement son capital d’existence. Le Berrichon reconnaît la justesse du calcul. — Mais les disettes ! monsieur, répondit-il. — Quoi, les disettes ?… — Eh ! bien, oui, quoi qu’on dirait ? — Il serait la fable de tout le pays, fit observer le propriétaire sur les terres de qui la scène avait lieu, on le croirait riche comme un bourgeois, il a enfin peur de l’opinion publique, il a peur d’être montré au doigt, de passer pour un homme faible ou malade… Voilà comme nous sommes dans ce pays-ci ! Beaucoup de bourgeois disent cette dernière phrase avec un sentiment d’orgueil caché. Si l’ignorance et la routine sont invincibles dans les campagnes où l’on abandonne les paysans à eux-mêmes, la ville d’Issoudun est arrivée à une complète stagnation sociale. Obligée de combattre la dégénérescence des fortunes par une économie sordide, chaque famille vit chez soi. D’ailleurs, la société s’y trouve à jamais privée de l’antagonisme qui donne du ton aux mœurs. La ville ne connaît plus cette opposition de deux forces à laquelle on a dû la vie des États italiens au Moyen-âge. Issoudun n’a plus de nobles. Les Cottereaux, les Routiers, la Jacquerie, les guerres de religion et la Révolution y ont totalement supprimé la noblesse. La ville est très-fière de ce triomphe. Issoudun a constamment refusé, toujours pour maintenir le bon marché des {p. 149} vivres, d’avoir une garnison. Elle a perdu ce moyen de communication avec le siècle, en perdant aussi les profits qui se font avec la troupe. Avant 1756, Issoudun était une des plus agréables villes de garnison. Un drame judiciaire qui occupa toute la France, l’affaire du Lieutenant-Général au Bailliage contre le marquis de Chapt, dont le fils, officier de dragons, fut, à propos de galanterie, justement peut-être mais traîtreusement mis à mort, priva la ville de garnison à partir de cette époque. Le séjour de la 44e demi-brigade, imposé durant la guerre civile, ne fut pas de nature à réconcilier les habitants avec la gent militaire. Bourges, dont la population décroît tous les dix ans, est atteinte de la même maladie sociale. La vitalité déserte ces grands corps. Certes, l’administration est coupable de ces malheurs. Le devoir d’un gouvernement est d’apercevoir ces taches sur le Corps Politique, et d’y remédier en envoyant des hommes énergiques dans ces localités malades pour y changer la face des choses. Hélas ! loin de là, on s’applaudit de cette funeste et funèbre tranquillité. Puis, comment envoyer de nouveaux administrateurs ou des magistrats capables ? Qui de nos jours est soucieux d’aller s’enterrer en des Arrondissements où le bien à faire est sans éclat ? Si, par hasard, on y case des ambitieux étrangers au pays, ils sont bientôt gagnés par la force d’inertie, et se mettent au diapason de cette atroce vie de province. Issoudun aurait engourdi Napoléon. Par suite de cette situation particulière, l’arrondissement d’Issoudun était, en 1822, administré par des hommes appartenant tous au Berry. L’autorité s’y trouvait donc annulée ou sans force, hormis les cas, naturellement très-rares, où la Justice est forcée d’agir à cause de leur gravité patente. Le Procureur du Roi, monsieur Mouilleron, était le cousin de tout le monde, et son Substitut appartenait à une famille de la ville. Le Président du Tribunal, avant d’arriver à cette dignité, se rendit célèbre par un de ces mots qui en province coiffent pour toute sa vie un homme d’un bonnet d’âne. Après avoir terminé l’instruction d’un procès criminel qui devait entraîner la peine de mort, il dit à l’accusé : — « Mon pauvre Pierre, ton affaire est claire, tu auras le cou coupé. Que cela te serve de leçon. » Le commissaire de police, commissaire depuis la Restauration, avait des parents dans tout l’Arrondissement. Enfin, non-seulement l’influence de la religion était nulle, mais le curé ne jouissait d’aucune considération. Cette bourgeoisie, libérale, taquine et ignorante, racontait des {p. 150} histoires plus ou moins comiques sur les relations de ce pauvre homme avec sa servante. Les enfants n’en allaient pas moins au catéchisme, et n’en faisaient pas moins leur première communion ; il n’y en avait pas moins un collége ; on disait bien la messe, on fêtait toujours les fêtes ; on payait les contributions, seule chose que Paris veuille de la province ; enfin le maire y prenait des Arrêtés ; mais ces actes de la vie sociale s’accomplissaient par routine. Ainsi, la mollesse de l’administration concordait admirablement à la situation intellectuelle et morale du pays. Les événements de cette histoire peindront d’ailleurs les effets de cet état de choses qui n’est pas si singulier qu’on pourrait le croire. Beaucoup de villes en France, et particulièrement dans le Midi, ressemblent à Issoudun. L’état dans lequel le triomphe de la Bourgeoisie a mis ce Chef-lieu d’arrondissement est celui qui attend toute la France et même Paris, si la Bourgeoisie continue à rester maîtresse de la politique extérieure et intérieure de notre pays.
Maintenant, un mot de la topographie. Issoudun s’étale du nord au sud sur un coteau qui s’arrondit vers la route de Châteauroux. Au bas de cette éminence, on a jadis pratiqué pour les besoins des fabriques ou pour inonder les douves des remparts au temps où florissait la ville, un canal appelé maintenant la Rivière-Forcée, et dont les eaux sont prises à la Théols. La Rivière-Forcée forme un bras artificiel qui se décharge dans la rivière naturelle, au delà du faubourg de Rome, au point où s’y jettent aussi la Tournemine et quelques autres courants. Ces petits cours d’eau vive, et les deux rivières arrosent des prairies assez étendues que cerclent de toutes parts des collines jaunâtres ou blanches parsemées de points noirs. Tel est l’aspect des vignobles d’Issoudun pendant sept mois de l’année. Les vignerons recèpent la vigne tous les ans et ne laissent qu’un moignon hideux et sans échalas au milieu d’un entonnoir. Aussi quand on arrive de Vierzon, de Vatan ou de Châteauroux, l’œil attristé par des plaines monotones est-il agréablement surpris à la vue des prairies d’Issoudun, l’oasis de cette partie du Berry, qui fournit de légumes le pays à dix lieues à la ronde. Au-dessous du faubourg de Rome, s’étend un vaste marais entièrement cultivé en potagers et divisé en deux régions qui portent le nom de bas et de haut Baltan. Une vaste et longue avenue ornée de deux contre-allées de peupliers, mène de la ville au travers des prairies à un ancien couvent nommé Frapesle, dont les jardins anglais, uniques dans {p. 151} l’Arrondissement, ont reçu le nom ambitieux de Tivoli. Le dimanche, les couples amoureux se font par là leurs confidences. Nécessairement les traces de l’ancienne grandeur d’Issoudun se révèlent à un observateur attentif, et les plus marquantes sont les divisions de la ville. Le Château, qui formait autrefois à lui seul une ville avec ses murailles et ses douves, constitue un quartier distinct où l’on ne pénètre aujourd’hui que par les anciennes portes, d’où l’on ne sort que par trois ponts jetés sur les bras des deux rivières et qui seul a la physionomie d’une vieille ville. Les remparts montrent encore de place en place leurs formidables assises sur lesquelles s’élèvent des maisons. Au-dessus du Château se dresse la Tour, qui en était la forteresse. Le maître de la ville étalée autour de ces deux points fortifiés, avait à prendre et la Tour et le Château. La possession du Château ne donnait pas encore celle de la Tour. Le faubourg de Saint-Paterne, qui décrit comme une palette au delà de la Tour en mordant sur la prairie, est trop considérable pour ne pas avoir été dans les temps les plus reculés la ville elle-même. Depuis le Moyen-Âge, Issoudun, comme Paris, aura gravi sa colline, et se sera groupée au delà de la Tour et du Château. Cette opinion tirait, en 1822, une sorte de certitude de l’existence de la charmante église de Saint-Paterne, récemment démolie par l’héritier de celui qui l’acheta de la Nation. Cette église, un des plus jolis specimen d’église romane que possédât la France, a péri sans que personne ait pris le dessin du portail, dont la conservation était parfaite. La seule voix qui s’éleva pour sauver le monument ne trouva d’écho nulle part, ni dans la ville, ni dans le département. Quoique le Château d’Issoudun ait le caractère d’une vieille ville avec ses rues étroites et ses vieux logis, la ville proprement dite, qui fut prise et brûlée plusieurs fois à différentes époques, notamment durant la Fronde où elle brûla tout entière, a un aspect moderne. Des rues spacieuses, relativement à l’état des autres villes, et des maisons bien bâties forment avec l’aspect du Château un contraste assez frappant qui vaut à Issoudun, dans quelques géographies, le nom de Jolie.
Dans une ville ainsi constituée, sans aucune activité même commerciale, sans goût pour les arts, sans occupations savantes, où chacun reste dans son intérieur, il devait arriver et il arriva, sous la Restauration, en 1816, quand la guerre eut cessé, que, parmi les jeunes gens de la ville, plusieurs n’eurent aucune carrière à suivre, et ne surent que faire en attendant leur mariage ou la {p. 152} succession de leurs parents. Ennuyés au logis, ces jeunes gens ne trouvèrent aucun élément de distraction en ville ; et comme, suivant un mot du pays, il faut que jeunesse jette sa gourme, ils firent leurs farces aux dépens de la ville même. Il leur fut bien difficile d’opérer en plein jour, ils eussent été reconnus ; et, la coupe de leurs crimes une fois comblée, ils auraient fini par être traduits, à la première peccadille un peu trop forte, en police correctionnelle ; ils choisirent donc assez judicieusement la nuit pour faire leurs mauvais tours. Ainsi dans ces vieux restes de tant de civilisations diverses disparues, brilla comme une dernière flamme un vestige de l’esprit de drôlerie qui distinguait les anciennes mœurs. Ces jeunes gens s’amusèrent comme jadis s’amusaient Charles IX et ses courtisans, Henri V et ses compagnons, et comme on s’amusa jadis dans beaucoup de villes de province. Une fois confédérés par la nécessité de s’entr’aider, de se défendre, et d’inventer des tours plaisants, il se développa chez eux, par le choc des idées, cette somme de malignité que comporte la jeunesse et qui s’observe jusque dans les animaux. La confédération leur donna de plus les petits plaisirs que procure le mystère d’une conspiration permanente. Ils se nommèrent les Chevaliers de la Désœuvrance. Pendant le jour, ces jeunes singes étaient de petits saints, ils affectaient tous d’être extrêmement tranquilles ; et, d’ailleurs, ils dormaient assez tard après les nuits pendant lesquelles ils avaient accompli quelque méchante œuvre. Les Chevaliers de la Désœuvrance commencèrent par des farces vulgaires, comme de décrocher et de changer des enseignes, de sonner aux portes, de précipiter avec fracas un tonneau oublié par quelqu’un à sa porte dans la cave du voisin, alors réveillé par un bruit qui faisait croire à l’explosion d’une mine. À Issoudun comme dans beaucoup de villes, on descend à la cave par une trappe dont la bouche placée à l’entrée de la maison est recouverte d’une forte planche à charnières, avec un gros cadenas pour fermeture. Ces nouveaux Mauvais-Garçons n’étaient pas encore sortis, vers la fin de 1816, des plaisanteries que font dans toutes les provinces les gamins et les jeunes gens. Mais en janvier 1817, l’Ordre de la Désœuvrance eut un Grand-Maître, et se distingua par des tours qui, jusqu’en 1823, répandirent une sorte de terreur dans Issoudun, ou du moins en tinrent les artisans et la bourgeoisie en de continuelles alarmes.
Ce chef fut un certain Maxence Gilet, appelé plus simplement {p. 153} Max, que ses antécédents, non moins que sa force et sa jeunesse, destinaient à ce rôle. Maxence Gilet passait dans Issoudun pour être le fils naturel de ce Subdélégué, monsieur Lousteau, dont la galanterie a laissé beaucoup de souvenirs, le frère de madame Hochon, et qui s’était attiré, comme vous l’avez vu, la haine du vieux docteur Rouget, à propos de la naissance d’Agathe. Mais l’amitié qui liait ces deux hommes avant leur brouille fut tellement étroite, que, selon une expression du pays et du temps, ils passaient volontiers par les mêmes chemins. Aussi prétendait-on que Max pouvait tout aussi bien être le fils du docteur que celui du Subdélégué ; mais il n’appartenait ni à l’un ni à l’autre, car son père fut un charmant officier de dragons en garnison à Bourges. Néanmoins, par suite de leur inimitié, fort heureusement pour l’enfant, le docteur et le Subdélégué se disputèrent constamment cette paternité. La mère de Max, femme d’un pauvre sabotier du faubourg de Rome, était, pour la perdition de son âme, d’une beauté surprenante, une beauté de Trastéverine, seul bien qu’elle transmit à son fils. Madame Gilet, grosse de Max en 1788, avait pendant long-temps désiré cette bénédiction du ciel, qu’on eut la méchanceté d’attribuer à la galanterie des deux amis, sans doute pour les animer l’un contre l’autre. Gilet, vieil ivrogne à triple broc, favorisait les désordres de sa femme par une collusion et une complaisance qui ne sont pas sans exemple dans la classe inférieure. Pour procurer des protecteurs à son fils, la Gilet se garda bien d’éclairer les pères postiches. À Paris, elle eût été millionnaire ; à Issoudun, elle vécut tantôt à l’aise, tantôt misérablement, et à la longue méprisée. Madame Hochon, sœur de monsieur Lousteau, donna quelque dix écus par an pour que Max allât à l’école. Cette libéralité que madame Hochon était hors d’état de se permettre, par suite de l’avarice de son mari, fut naturellement attribuée à son frère, alors à Sancerre. Quand le docteur Rouget, qui n’était pas heureux en garçon, eut remarqué la beauté de Max, il paya jusqu’en 1805 la pension au collége de celui qu’il appelait le jeune drôle. Comme le Subdélégué mourut en 1800, et qu’en payant pendant cinq ans la pension de Max, le docteur paraissait obéir à un sentiment d’amour-propre, la question de paternité resta toujours indécise. Maxence Gilet, texte de mille plaisanteries, fut d’ailleurs bientôt oublié. Voici comment. En 1806, un an après la mort du docteur Rouget, ce garçon, qui semblait avoir été créé pour une vie {p. 154} hasardeuse, doué d’ailleurs d’une force et d’une agilité remarquables, se permettait une foule de méfaits plus ou moins dangereux à commettre. Il s’entendait déjà avec les petit-fils de monsieur Hochon pour faire enrager les épiciers de la ville, il récoltait les fruits avant les propriétaires, ne se gênant point pour escalader des murailles. Ce démon n’avait pas son pareil aux exercices violents, il jouait aux barres en perfection, il aurait attrapé les lièvres à la course. Doué d’un coup d’œil digne de celui de Bas-de-Cuir, il aimait déjà la chasse avec passion. Au lieu d’étudier, il passait son temps à tirer à la cible. Il employait l’argent soustrait au vieux docteur à acheter de la poudre et des balles pour un mauvais pistolet que le père Gilet, le sabotier, lui avait donné. Or, pendant l’automne de 1806, Max, alors âgé de dix-sept ans, commit un meurtre involontaire en effrayant, à la tombée de la nuit, une jeune femme grosse qu’il surprit dans son jardin où il allait voler des fruits. Menacé de la guillotine par son père le sabotier qui voulait sans doute se défaire de lui, Max se sauva d’une seule traite jusqu’à Bourges, y rejoignit un régiment en route pour l’Espagne, et s’y engagea. L’affaire de la jeune femme morte n’eut aucune suite.
Un garçon du caractère de Max devait se distinguer, et il se distingua si bien qu’en trois campagnes il devint capitaine, car le peu d’instruction qu’il avait reçue le servit puissamment. En 1809, en Portugal, il fut laissé pour mort dans une batterie anglaise où sa compagnie avait pénétré sans avoir pu s’y maintenir. Max, pris par les Anglais, fut envoyé sur les pontons espagnols de Cabrera, les plus horribles de tous. On demanda bien pour lui la croix de la Légion-d’Honneur et le grade de chef de bataillon ; mais l’Empereur était alors en Autriche, il réservait ses faveurs aux actions d’éclat qui se faisaient sous ses yeux ; il n’aimait pas ceux qui se laissaient prendre, et fut d’ailleurs assez mécontent des affaires de Portugal. Max resta sur les pontons de 1810 à 1814. Pendant ces quatre années, il s’y démoralisa complétement, car les pontons étaient le Bagne, moins le crime et l’infamie. D’abord, pour conserver son libre arbitre et se défendre de la corruption qui ravageait ces ignobles prisons indignes d’un peuple civilisé, le jeune et beau capitaine tua en duel (on s’y battait en duel dans un espace de six pieds carrés) sept bretteurs ou tyrans, dont il débarrassa son ponton, à la grande joie des victimes. Max régna sur son ponton, grâce à l’habileté prodigieuse qu’il acquit dans le maniement des armes, à sa force {p. 155} corporelle et son adresse. Mais il commit à son tour des actes arbitraires, il eut des complaisants qui travaillèrent pour lui, qui se firent ses courtisans. Dans cette école de douleur, où les caractères aigris ne rêvaient que vengeance, où les sophismes éclos dans ces cervelles entassées légitimaient les pensées mauvaises, Max se déprava tout à fait. Il écouta les opinions de ceux qui rêvaient la fortune à tout prix, sans reculer devant les résultats d’une action criminelle, pourvu qu’elle fût accomplie sans preuves. Enfin, à la paix, il sortit perverti quoique innocent, capable d’être un grand politique dans une haute sphère, et un misérable dans la vie privée, selon les circonstances de sa destinée. De retour à Issoudun, il apprit la déplorable fin de son père et de sa mère. Comme tous les gens qui se livrent à leurs passions et qui font, selon le proverbe, la vie courte et bonne, les Gilet étaient morts dans la plus affreuse indigence, à l’hôpital. Presque aussitôt la nouvelle du débarquement de Napoléon à Cannes se répandit par toute la France. Max n’eut alors rien de mieux à faire que d’aller demander à Paris son grade de chef de bataillon et sa croix. Le Maréchal qui eut alors le portefeuille de la guerre se souvint de la belle conduite du capitaine Gilet en Portugal ; il le plaça dans la Garde comme capitaine, ce qui lui donnait, dans la Ligne, le grade de chef de bataillon ; mais il ne put lui obtenir la croix. — L’Empereur a dit que vous sauriez bien la gagner à la première affaire, lui dit le Maréchal. En effet, l’Empereur nota le brave capitaine pour être décoré le soir du combat de Fleurus, où Gilet se fit remarquer. Après la bataille de Waterloo, Max se retira sur la Loire. Au licenciement, le Maréchal Feltre ne reconnut à Gilet ni son grade ni sa croix. Le soldat de Napoléon revint à Issoudun dans un état d’exaspération assez facile à concevoir, il ne voulait servir qu’avec la croix et le grade de chef de bataillon. Les Bureaux trouvèrent ces conditions exorbitantes chez un jeune homme de vingt-cinq ans, sans nom, et qui pouvait devenir ainsi colonel à trente ans. Max envoya donc sa démission. Le commandant, car entre eux les Bonapartistes se reconnurent les grades acquis en 1815, perdit ainsi le maigre traitement, appelé la demi-solde, qui fut alloué aux officiers de l’armée de la Loire. En voyant ce beau jeune homme, dont tout l’avoir consistait en vingt napoléons, on s’émut à Issoudun en sa faveur, et le maire lui donna une place de six cents francs d’appointements à la Mairie. Max, qui remplit cette place pendant six mois environ, la quitta de lui-même, et {p. 156} fut remplacé par un capitaine nommé Carpentier, resté comme lui fidèle à Napoléon. Déjà Grand-Maître de l’Ordre de la Désœuvrance, Gilet avait pris un genre de vie qui lui fit perdre la considération des premières familles de la ville, sans qu’on le lui témoignât d’ailleurs ; car il était violent et redouté par tout le monde, même par les officiers de l’ancienne armée, qui refusèrent comme lui de servir, et qui revinrent planter leurs choux en Berry. Le peu d’affection des gens nés à Issoudun pour les Bourbons n’a rien de surprenant d’après le tableau qui précède. Aussi, relativement à son peu d’importance, y eut-il dans cette petite ville plus de Bonapartistes que partout ailleurs. Les Bonapartistes se firent, comme on sait, presque tous Libéraux. On comptait à Issoudun ou dans les environs une douzaine d’officiers dans la position de Maxence, et qui le prirent pour chef, tant il leur plut ; à l’exception cependant de ce Carpentier, son successeur, et d’un certain monsieur Mignonnet, ex-capitaine d’artillerie dans la Garde. Carpentier, officier de cavalerie parvenu, se maria tout d’abord, et appartint à l’une des familles les plus considérables de la ville, les Borniche-Héreau. Mignonnet, élevé à l’École Polytechnique, avait servi dans un corps qui s’attribue une espèce de supériorité sur les autres. Il y eut, dans les armées impériales, deux nuances chez les militaires. Une grande partie eut pour le bourgeois, pour le péquin, un mépris égal à celui des nobles pour les vilains, du conquérant pour le conquis. Ceux-là n’observaient pas toujours les lois de l’honneur dans leurs relations avec le Civil, ou ne blâmaient pas trop ceux qui sabraient le bourgeois. Les autres, et surtout l’Artillerie, par suite de son républicanisme peut-être, n’adoptèrent pas cette doctrine, qui ne tendait à rien moins qu’à faire deux Frances : une France militaire et une France civile. Si donc le commandant Potel et le capitaine Renard, deux officiers du faubourg de Rome, dont les opinions sur les péquins ne varièrent pas, furent les amis quand même de Maxence Gilet, le commandant Mignonnet et le capitaine Carpentier se rangèrent du côté de la bourgeoisie, en trouvant la conduite de Max indigne d’un homme d’honneur. Le commandant Mignonnet, petit homme sec, plein de dignité, s’occupa des problèmes que la machine à vapeur offrait à résoudre, et vécut modestement en faisant sa société de monsieur et de madame Carpentier. Ses mœurs douces et ses occupations scientifiques lui méritèrent la considération de toute la ville. Aussi disait-on que messieurs Mignonnet et {p. 157} Carpentier étaient de tout autres gens que le commandant Potel et les capitaines Renard, Maxence et autres habitués du café Militaire qui conservaient les mœurs soldatesques et les errements de l’Empire.
Au moment où madame Bridau revenait à Issoudun, Max était donc exclu15 du monde bourgeois. Ce garçon se rendait d’ailleurs lui-même justice en ne se présentant point à la Société, dite le Cercle, et ne se plaignant jamais de la triste réprobation dont il était l’objet, quoiqu’il fût le jeune homme le plus élégant, le mieux mis de tout Issoudun, qu’il y fît une grande dépense et qu’il eût, par exception, un cheval, chose aussi étrange à Issoudun que celui de lord Byron à Venise. On va voir comment, pauvre et sans ressources, Maxence fut mis en état d’être le fashionable d’Issoudun ; car les moyens honteux qui lui valurent le mépris des gens timorés ou religieux tiennent aux intérêts qui amenaient Agathe et Joseph à Issoudun. À l’audace de son maintien, à l’expression de sa physionomie, Max paraissait se soucier fort peu de l’opinion publique ; il comptait sans doute prendre un jour sa revanche, et régner sur ceux-là mêmes qui le méprisaient. D’ailleurs, si la bourgeoisie mésestimait Max, l’admiration que son caractère excitait parmi le peuple formait un contre-poids à cette opinion ; son courage, sa prestance, sa décision devaient plaire à la masse, à qui sa dépravation fut d’ailleurs inconnue, et que les bourgeois ne soupçonnaient même point dans toute son étendue. Max jouait à Issoudun un rôle presque semblable à celui du Forgeron dans la Jolie Fille de Perth, il y était le champion du Bonapartisme et de l’Opposition. On comptait sur lui comme les bourgeois de Perth comptaient sur Smith dans les grandes occasions. Une affaire mit surtout en relief le héros et la victime des Cent-Jours.
En 1819, un bataillon commandé par des officiers royalistes, jeunes gens sortis de la Maison Rouge, passa par Issoudun en allant à Bourges y tenir garnison. Ne sachant que faire dans une ville aussi constitutionnelle qu’Issoudun, les officiers allèrent passer le temps au Café Militaire. Dans toutes les villes de province, il existe un Café Militaire. Celui d’Issoudun, bâti dans un coin du rempart sur la Place d’Armes et tenu par la veuve d’un ancien officier, servait naturellement de club aux Bonapartistes de la ville, aux officiers en demi-solde, ou à ceux qui partageaient les opinions de Max et à qui l’esprit de la ville permettait l’expression de leur culte pour {p. 158} l’Empereur. Dès 1816, il se fit à Issoudun, tous les ans, un repas pour fêter l’anniversaire du couronnement de Napoléon. Les trois premiers Royalistes qui vinrent demandèrent les journaux, et entre autres la Quotidienne, le Drapeau Blanc. Les opinions d’Issoudun, celles du Café Militaire surtout, ne comportaient point de journaux royalistes. Le Café n’avait que le Commerce, nom que le Constitutionnel, supprimé par un Arrêt, fut forcé de prendre pendant quelques années. Mais, comme en paraissant pour la première fois sous ce titre, il commença son Premier Paris par ces mots : Le Commerce est essentiellement Constitutionnel, on continuait à l’appeler le Constitutionnel. Tous les abonnés saisirent le calembour plein d’opposition et de malice par lequel on les priait de ne pas faire attention à l’enseigne, le vin devant être toujours le même. Du haut de son comptoir, la grosse dame répondit aux Royalistes qu’elle n’avait pas les journaux demandés. — Quels journaux recevez-vous donc ? fit un des officiers, un capitaine. Le garçon, un petit jeune homme en veste de drap bleu, et orné d’un tablier de grosse toile, apporta le Commerce. — Ah ! c’est là votre journal, en avez-vous un autre ? — Non, dit le garçon, c’est le seul. Le capitaine déchire la feuille de l’Opposition, la jette en morceaux, et crache dessus en disant : — Des dominos ! En dix minutes, la nouvelle de l’insulte faite à l’Opposition constitutionnelle et au libéralisme dans la personne du sacro-saint journal, qui attaquait les prêtres avec le courage et l’esprit que vous savez, courut par les rues, se répandit comme la lumière dans les maisons ; on se la conta de place en place. Le même mot fut à la fois dans toutes les bouches : — Avertissons Max ! Max sut bientôt l’affaire. Les officiers n’avaient pas fini leur partie de dominos que Max, accompagné du commandant Potel et du capitaine Renard, suivi de trente jeunes gens curieux de voir la fin de cette aventure et qui presque tous restèrent groupés sur la place d’Armes, entra dans le café. Le café fut bientôt plein. — Garçon, mon journal ? dit Max d’une voix douce. On joua une petite comédie. La grosse femme, d’un air craintif et conciliateur, dit : — Capitaine, je l’ai prêté. — Allez le chercher, s’écria un des amis de Max. — Ne pouvez-vous pas vous passer du journal ? dit le garçon, nous ne l’avons plus. Les jeunes officiers riaient et jetaient des regards en coulisse sur les bourgeois. — On l’a déchiré ! s’écria un jeune homme de la ville en regardant aux pieds du jeune capitaine royaliste. {p. 159} — Qui donc s’est permis de déchirer le journal ? demanda Max d’une voix tonnante, les yeux enflammés et se levant les bras croisés. — Et nous avons craché dessus, répondirent les trois jeunes officiers en se levant et regardant Max. — Vous avez insulté toute la ville, dit Max devenu blême. — Eh ! bien, après ?… demanda le plus jeune officier. Avec une adresse, une audace et une rapidité que ces jeunes gens ne pouvaient prévoir, Max appliqua deux soufflets au premier officier qui se trouvait en ligne, et lui dit : — Comprenez-vous le français ? On alla se battre dans l’allée de Frapesle, trois contre trois. Potel et Renard ne voulurent jamais permettre que Maxence Gilet fît raison à lui seul aux officiers. Max tua son homme. Le commandant Potel blessa si grièvement le sien que le malheureux, un fils de famille, mourut le lendemain à l’hôpital où il fut transporté. Quant au troisième, il en fut quitte pour un coup d’épée et blessa le capitaine Renard, son adversaire. Le bataillon partit pour Bourges dans la nuit. Cette affaire, qui eut du retentissement en Berry, posa définitivement Maxence Gilet en héros.
Les chevaliers de la Désœuvrance, tous jeunes, le plus âgé n’avait pas vingt-cinq ans, admiraient Maxence. Quelques-uns d’entre eux, loin de partager la pruderie, la rigidité de leurs familles à l’égard de Max, enviaient sa position et le trouvaient bien heureux. Sous un tel chef, l’Ordre fit des merveilles. À partir du mois de janvier 1817, il ne se passa pas de semaine que la ville ne fût mise en émoi par un nouveau tour. Max, par point d’honneur, exigea des chevaliers certaines conditions. On promulgua des statuts. Ces diables devinrent alertes comme des élèves d’Amoros, hardis comme des milans, habiles à tous les exercices, forts et adroits comme des malfaiteurs. Ils se perfectionnèrent dans le métier de grimper sur les toits, d’escalader les maisons, de sauter, de marcher sans bruit, de gâcher du plâtre et de condamner une porte. Ils eurent un arsenal de cordes, d’échelles, d’outils, de déguisements. Aussi les chevaliers de la Désœuvrance arrivèrent-ils au beau idéal de la malice, non-seulement dans l’exécution mais encore dans la conception de leurs tours. Ils finirent par avoir ce génie du mal qui réjouissait tant Panurge, qui provoque le rire et qui rend la victime si ridicule qu’elle n’ose se plaindre. Ces fils de famille avaient d’ailleurs dans les maisons des intelligences qui leur permettaient d’obtenir les renseignements utiles à la perpétration de leurs attentats.
Par un grand froid, ces diables incarnés transportaient très-bien {p. 160} un poêle de la salle dans la cour, et le bourraient de bois de manière à ce que le feu durât encore au matin. On apprenait alors par la ville que monsieur un tel (un avare !) avait essayé de chauffer sa cour.
Ils se mettaient quelquefois tous en embuscade dans la Grand’Rue ou dans la rue Basse, deux rues qui sont comme les deux artères de la ville, et où débouchent beaucoup de petites rues transversales. Tapis, chacun à l’angle d’un mur, au coin d’une de ces petites rues, et la tête au vent, au milieu du premier sommeil de chaque ménage ils criaient d’une voix effarée, de porte en porte, d’un bout de la ville à l’autre : — Eh ! bien, qu’est-ce ?… Qu’est-ce ? Ces demandes répétées éveillaient les bourgeois qui se montraient en chemise et en bonnet de coton, une lumière à la main, en s’interrogeant tous, en faisant les plus étranges colloques et les plus curieuses faces du monde.
Il y avait un pauvre relieur, très-vieux, qui croyait aux démons. Comme presque tous les artisans de province, il travaillait dans une petite boutique basse. Les Chevaliers, déguisés en diables, envahissaient sa boutique à la nuit, le mettaient dans son coffre aux rognures, et le laissaient criant à lui seul comme trois brûlés. Le pauvre homme réveillait les voisins, auxquels il racontait les apparitions de Lucifer, et les voisins ne pouvaient guère le détromper. Ce relieur faillit devenir fou.
Au milieu d’un rude hiver, les Chevaliers démolirent la cheminée du cabinet du Receveur des Contributions, et la lui rebâtirent en une nuit, parfaitement semblable, sans faire de bruit, sans avoir laissé la moindre trace de leur travail. Cette cheminée était intérieurement arrangée de manière à enfumer l’appartement. Le Receveur fut deux mois à souffrir avant de reconnaître pourquoi sa cheminée, qui allait si bien, de laquelle il était si content, lui jouait de pareils tours, et il fut obligé de la reconstruire.
Ils mirent un jour trois bottes de paille soufrées et des papiers huilés dans la cheminée d’une vieille dévote, amie de madame Hochon. Le matin, en allumant son feu, la pauvre femme, une femme tranquille et douce, crut avoir allumé un volcan. Les pompiers arrivèrent, la ville entière accourut, et comme parmi les pompiers il se trouvait quelques Chevaliers de la Désœuvrance, ils inondèrent la maison de la vieille femme à laquelle ils firent peur de la noyade après lui avoir donné la terreur du feu. Elle fut malade de frayeur.
{p. 161} Quand ils voulaient faire passer à quelqu’un la nuit tout entière en armes et dans de mortelles inquiétudes, ils lui écrivaient une lettre anonyme pour le prévenir qu’il devait être volé ; puis ils allaient un à un le long de ses murs ou de ses croisées, en s’appelant par des coups de sifflet.
Un de leurs plus jolis tours, dont s’amusa long-temps la ville où il se raconte encore, fut d’adresser à tous les héritiers d’une vieille dame fort avare, et qui devait laisser une belle succession, un petit mot qui leur annonçait sa mort en les invitant à être exacts pour l’heure où les scellés seraient mis. Quatre-vingts personnes environ arrivèrent de Vatan, de Saint-Florent, de Vierzon et des environs, tous en grand deuil, mais assez joyeux, les uns avec leurs femmes, les veuves avec leurs fils, les enfants avec leurs pères, qui dans une carriole, qui dans un cabriolet d’osier, qui dans une méchante charrette. Imaginez les scènes entre la servante de la vieille dame et les premiers arrivés ? puis les consultations chez les notaires !… Ce fut comme une émeute dans Issoudun.
Enfin, un jour, le Sous-Préfet s’avisa de trouver cet ordre de choses d’autant plus intolérable qu’il était impossible de savoir qui se permettait ces plaisanteries. Les soupçons pesaient bien sur les jeunes gens ; mais comme la Garde Nationale était alors purement nominale à Issoudun, qu’il n’y avait point de garnison, que le lieutenant de gendarmerie n’avait pas plus de huit gendarmes avec lui, qu’il ne se faisait pas de patrouilles, il était impossible d’avoir des preuves. Le Sous-Préfet fut mis à l’Ordre de nuit, et pris aussitôt pour bête noire. Ce fonctionnaire avait l’habitude de déjeuner de deux œufs frais. Il nourrissait des poules dans sa cour, et joignait à la manie de manger des œufs frais celle de vouloir les faire cuire lui-même. Ni sa femme, ni sa servante, ni personne, selon lui, ne savait cuire un œuf comme il faut ; il regardait à sa montre, et se vantait de l’emporter en ce point sur tout le monde. Il cuisait ses œufs depuis deux ans avec un succès qui lui méritait mille plaisanteries. On enleva pendant un mois, toutes les nuits, les œufs de ses poules, auxquels on en substitua de durs. Le Sous-Préfet y perdit son latin et sa réputation de Sous-Préfet à l’œuf. Il finit par déjeuner autrement. Mais il ne soupçonna point les Chevaliers de la Désœuvrance, dont le tour était trop bien fait. Max inventa de lui graisser les tuyaux de ses poêles, toutes les nuits, d’une huile saturée d’odeurs si fétides, qu’il était impossible de tenir chez {p. 162} lui. Ce ne fut pas assez : un jour, sa femme, en voulant aller à la messe, trouva son châle intérieurement collé par une substance si tenace, qu’elle fut obligée de s’en passer. Le Sous-Préfet demanda son changement. La couardise et la soumission de ce fonctionnaire établirent définitivement l’autorité drolatique et occulte des Chevaliers de la Désœuvrance.
Entre la rue des Minimes et la place Misère, il existait alors une portion de quartier encadrée par le bras de la Rivière-Forcée vers le bas, et en haut par le rempart, à partir de la Place d’Armes jusqu’au Marché à la Poterie. Cette16 espèce de carré informe était rempli par des maisons d’un aspect misérable, pressées les unes contre les autres et divisées par des rues si étroites, qu’il est impossible d’y passer deux à la fois. Cet endroit de la ville, espèce de Cour des Miracles, était occupé par des gens pauvres ou exerçant des professions peu lucratives, logés dans ces taudis et dans des logis si pittoresquement appelés, en langage familier, des maisons borgnes. À toutes les époques, ce fut sans doute un quartier maudit, repaire des gens de mauvaise vie, car une de ces rues se nomme la rue du Bourriau. Il est constant que le bourreau de la ville y eut sa maison à porte rouge pendant plus de cinq siècles. L’aide du bourreau de Châteauroux y demeure encore, s’il faut en croire le bruit public, car la bourgeoisie ne le voit jamais. Les vignerons entretiennent seuls des relations avec cet être mystérieux qui a hérité de ses prédécesseurs le don de guérir les fractures et les plaies. Jadis les filles de joie, quand la ville se donnait des airs de capitale, y tenaient leurs assises. Il y avait des revendeurs de choses qui semblent ne pas devoir trouver d’acheteurs, puis des fripiers dont l’étalage empeste, enfin cette population apocryphe qui se rencontre dans un lieu semblable en presque toutes les villes, et où dominent un ou deux juifs. Au coin d’une de ces rues sombres, du côté le plus vivant de ce quartier, il exista de 1815 à 1823, et peut-être plus tard, un bouchon tenu par une femme appelée la mère Cognette. Ce bouchon consistait en une maison assez bien bâtie en chaînes de pierre blanche dont les intervalles étaient remplis de moellons et de mortier, élevée d’un étage et d’un grenier. Au-dessus de la porte, brillait cette énorme branche de pin semblable à du bronze de Florence17. Comme si ce symbole ne parlait pas assez, l’œil était saisi par le bleu d’une affiche collée au chambranle et où se voyait au-dessous de ces mots : BONNE BIÈRE DE MARS, un {p. 163} soldat offrant à une femme très-décolletée un jet de mousse qui se rend du cruchon au verre qu’elle tend, en décrivant une arche de pont, le tout d’une couleur à faire évanouir Delacroix. Le rez-de-chaussée se composait d’une immense salle servant à la fois de cuisine et de salle à manger, aux solives de laquelle pendaient accrochées à des clous les provisions nécessaires à l’exploitation de ce commerce. Derrière cette salle, un escalier de meunier menait à l’étage supérieur ; mais au pied de cet escalier s’ouvrait une porte donnant dans une petite pièce longue, éclairée sur une de ces cours de province qui ressemblent à un tuyau de cheminée, tant elles sont étroites, noires et hautes. Cachée par un appentis et dérobée à tous les regards par des murailles, cette petite salle servait aux Mauvais-Garçons d’Issoudun à tenir leur cour plénière. Ostensiblement le père Cognet hébergeait les gens de la campagne aux jours de marché ; mais secrètement il était l’hôtelier des Chevaliers de la Désœuvrance. Ce père Cognet, jadis palefrenier dans quelque maison riche, avait fini par épouser la Cognette, une ancienne cuisinière de bonne maison. Le faubourg de Rome continue, comme en Italie et en Pologne, à féminiser, à la manière latine, le nom du mari pour la femme. En réunissant leurs économies, le père Cognet et sa femme avaient acheté cette maison pour s’y établir cabaretiers. La Cognette, femme d’environ quarante ans, de haute taille, grassouillette, ayant le nez à la Roxelane, la peau bistrée, les cheveux d’un noir de jais, les yeux bruns, ronds et vifs, un air intelligent et rieur, fut choisie par Maxence Gilet pour être la Léonarde de l’Ordre, à cause de son caractère et de ses talents en cuisine. Le père Cognet pouvait avoir cinquante-six ans, il était trapu, soumis à sa femme, et, selon la plaisanterie incessamment répétée par elle, il ne pouvait voir les choses que d’un bon œil, car il était borgne. En sept ans, de 1816 à 1823, ni le mari ni la femme ne commirent la plus légère indiscrétion sur ce qui se faisait nuitamment chez eux ou sur ce qui s’y complotait, et ils eurent toujours la plus vive affection pour tous les Chevaliers ; quant à leur dévouement, il était absolu ; mais peut-être le trouvera-t-on moins beau, si l’on vient à songer que leur intérêt cautionnait leur silence et leur affection. À quelque heure de nuit que les Chevaliers tombassent chez la Cognette, en frappant d’une certaine manière, le père Cognet, averti par ce signal, se levait, allumait le feu et des chandelles, ouvrait la porte, allait chercher à la cave des vins achetés exprès {p. 164} pour l’Ordre, et la Cognette leur cuisinait un exquis souper, soit avant, soit après les expéditions résolues ou la veille, ou pendant la journée.
Pendant que madame Bridau voyageait d’Orléans à Issoudun, les Chevaliers de la Désœuvrance préparèrent un de leurs meilleurs tours. Un vieil Espagnol, ancien prisonnier de guerre, et qui, lors de la paix, était resté dans le pays, où il faisait un petit commerce de grains, vint de bonne heure au marché, et laissa sa charrette vide au bas de la Tour d’Issoudun. Maxence, arrivé le premier au rendez-vous indiqué pour cette nuit au pied de la Tour, fut interpellé par cette question faite à voix basse : — Que ferons-nous cette nuit ?
— La charrette au père Fario est là, répondit-il, j’ai failli me casser le nez dessus, montons-la d’abord sur la butte de la Tour, nous verrons après.
Quand Richard construisit la Tour d’Issoudun, il la planta, comme il a été dit, sur les ruines de la basilique assise à la place du temple romain et du Dun Celtique. Ces ruines, qui représentaient chacune une longue période de siècles, formèrent une montagne grosse des monuments de trois âges. La tour de Richard-Cœur-de-Lion se trouve donc au sommet d’un cône dont la pente est de toutes parts également roide et où l’on ne parvient que par escalade. Pour bien peindre en peu de mots l’attitude de cette tour, on peut la comparer à l’obélisque de Luxor sur son piédestal. Le piédestal de la Tour d’Issoudun, qui recélait alors tant de trésors archéologiques inconnus, a du côté de la ville quatre-vingts pieds de hauteur. En une heure, la charrette fut démontée, hissée pièce à pièce sur la butte au pied de la tour par un travail semblable à celui des soldats qui portèrent l’artillerie au passage du Mont Saint-Bernard. On remit la charrette en état et l’on fit disparaître toutes les traces du travail avec un tel soin qu’elle semblait avoir été transportée là par le diable ou par la baguette d’une fée. Après ce haut fait, les Chevaliers, ayant faim et soif, revinrent tous chez la Cognette, et se virent bientôt attablés dans la petite salle basse, où ils riaient par avance de la figure que ferait le Fario, quand, vers les dix heures, il chercherait sa charrette.
Naturellement les Chevaliers ne faisaient pas leurs farces toutes les nuits. Le génie des Sganarelle, des Mascarille et des Scapin réunis n’eût pas suffi à trouver trois cent soixante mauvais tours par année. D’abord les circonstances ne s’y prêtaient pas toujours : {p. 165} il faisait un trop beau clair de lune, le dernier tour avait trop irrité les gens sages ; puis tel ou tel refusait son concours quand il s’agissait d’un parent. Mais si les drôles ne se voyaient pas toutes les nuits chez la Cognette, ils se rencontraient pendant la journée, et se livraient ensemble aux plaisirs permis de la chasse ou des vendanges en automne, et du patin en hiver. Dans cette réunion de vingt jeunes gens de la ville qui protestaient ainsi contre sa somnolence sociale, il s’en trouva quelques-uns plus étroitement liés que les autres avec Max, ou qui firent de lui leur idole. Un pareil caractère fanatise souvent la jeunesse. Or, les deux petits-fils de madame Hochon, François Hochon et Baruch Borniche, étaient les séides de Max. Ces deux garçons regardaient Max presque comme leur cousin, en admettant l’opinion du pays sur sa parenté de la main gauche avec les Lousteau. Max prêtait d’ailleurs généreusement à ces deux jeunes gens l’argent que leur grand-père Hochon refusait à leurs plaisirs ; il les emmenait à la chasse, il les formait ; il exerçait enfin sur eux une influence bien supérieure à celle de la famille. Orphelins tous deux, ces deux jeunes gens restaient, quoique majeurs, sous la tutelle de monsieur Hochon, leur grand-père, à cause de circonstances qui seront expliquées au moment où le fameux monsieur Hochon paraîtra dans cette scène.
En ce moment, François et Baruch (nommons-les par leurs prénoms pour la clarté de cette histoire) étaient, l’un à droite, l’autre à gauche de Max, au milieu de la table assez mal éclairée par la lueur fuligineuse de quatre chandelles des huit à la livre. On avait bu douze à quinze bouteilles de vins différents, car la réunion ne comptait pas plus de onze Chevaliers. Baruch, dont le prénom indique assez un restant de calvinisme à Issoudun, dit à Max, au moment où le vin avait délié toutes les langues : — Tu vas te trouver menacé dans ton centre…
— Qu’entends-tu par ces paroles ? demanda Max.
— Mais, ma grand-mère a reçu de madame Bridau, sa filleule, une lettre par laquelle elle lui annonce son arrivée et celle de son fils. Ma grand’mère a fait arranger hier deux chambres pour les recevoir.
— Et qu’est-ce que cela me fait ? dit Max en prenant son verre, le vidant d’un trait et le remettant sur la table par un geste comique.
Max avait alors trente-quatre ans. Une des chandelles placée près de lui projetait sa lueur sur sa figure martiale, illuminait bien son {p. 166} front et faisait admirablement ressortir son teint blanc, ses yeux de feu, ses cheveux noirs un peu crépus, et d’un brillant de jais. Cette chevelure se retroussait vigoureusement d’elle-même au-dessus du front et aux tempes, en dessinant ainsi nettement cinq langues noires que nos ancêtres appelaient les cinq pointes. Malgré ces brusques oppositions de blanc et de noir, Max avait une physionomie très-douce qui tirait son charme d’une coupe semblable à celle que Raphaël donne à ses figures de vierge, d’une bouche bien modelée et sur les lèvres de laquelle errait un sourire gracieux, espèce de contenance que Max avait fini par prendre. Le riche coloris qui nuance les figures berrichonnes ajoutait encore à son air de bonne humeur. Quand il riait vraiment, il montrait trente-deux dents dignes de parer la bouche d’une petite maîtresse. D’une taille de cinq pieds quatre pouces, Max était admirablement bien proportionné, ni gras, ni maigre. Si ses mains soignées étaient blanches et assez belles, ses pieds rappelaient le faubourg de Rome et le fantassin de l’Empire. Il eût certes fait un magnifique Général de Division ; il avait des épaules à porter une fortune de Maréchal de France, et une poitrine assez large pour tous les Ordres de l’Europe. L’intelligence animait ses mouvements. Enfin, né gracieux, comme presque tous les enfants de l’amour, la noblesse de son vrai père éclatait en lui.
— Tu ne sais donc pas, Max, lui cria du bout de la table le fils d’un ancien chirurgien-major appelé Goddet, le meilleur médecin de la ville, que la filleule de madame Hochon est la sœur de Rouget ? Si elle vient avec son fils le peintre, c’est sans doute pour r’avoir la succession du bonhomme, et adieu ta vendange…
Max fronça les sourcils. Puis, par un regard qui courut de visage en visage autour de la table, il examina l’effet produit par cette apostrophe sur les esprits, et il répondit encore : — Qu’est-ce que ça me fait ?
— Mais, reprit François, il me semble que si le vieux Rouget révoquait son testament, dans le cas où il en aurait fait un au profit de la Rabouilleuse…
Ici Max coupa la parole à son séide par ces mots : — Quand, en venant ici, je vous ai entendu nommer un des cinq Hochons, suivant le calembour qu’on faisait sur vos noms depuis trente ans, j’ai fermé le bec à celui qui t’appelait ainsi, mon cher François, et d’une si verte manière, que, depuis, personne à Issoudun n’a {p. 167} répété cette niaiserie, devant moi du moins ! Et voilà comment tu t’acquittes avec moi : tu te sers d’un surnom méprisant pour désigner une femme à laquelle on me sait attaché.
Jamais Max n’en avait tant dit sur ses relations avec la personne à qui François venait de donner le surnom sous lequel elle était connue à Issoudun. L’ancien prisonnier des pontons avait assez d’expérience, le commandant des Grenadiers de la Garde savait assez ce qu’est l’honneur, pour deviner d’où venait la mésestime de la ville. Aussi n’avait-il jamais laissé qui que ce fût lui dire un mot au sujet de mademoiselle Flore Brazier, cette servante-maîtresse de Jean-Jacques Rouget, si énergiquement appelée vermine par la respectable madame Hochon. D’ailleurs chacun connaissait Max trop chatouilleux pour lui parler à ce sujet sans qu’il commençât, et il n’avait jamais commencé. Enfin, il était trop dangereux18 d’encourir la colère de Max ou de le fâcher pour que ses meilleurs amis plaisantassent de la Rabouilleuse. Quand on s’entretint de la liaison de Max avec cette fille devant le commandant Potel et le capitaine Renard, les deux officiers avec lesquels il vivait sur un pied d’égalité, Potel avait répondu : — S’il est le frère naturel de Jean-Jacques Rouget, pourquoi ne voulez-vous pas qu’il y demeure ? — D’ailleurs, après tout, reprit le capitaine Renard, cette fille est un morceau de roi ; et quand il l’aimerait, où est le mal ?… Est-ce que le fils Goddet n’aime pas madame Fichet pour avoir la fille en récompense de cette corvée ?
Après cette semonce méritée, François ne retrouva plus le fil de ses idées ; mais il le retrouva bien moins encore quand Max lui dit avec douceur : — Continue…
— Ma foi, non ! s’écria François.
— Tu te fâches à tort, Max, cria le fils Goddet. N’est-il pas convenu que chez la Cognette on peut tout se dire ? Ne serions-nous pas tous les ennemis mortels de celui d’entre nous qui se souviendrait hors d’ici de ce qui s’y dit, de ce qui s’y pense ou de ce qui s’y fait ? Toute la ville désigne Flore Brazier sous le surnom de la Rabouilleuse, si ce surnom a, par mégarde, échappé à François, est-ce un crime contre la Désœuvrance ?
— Non, dit Max, mais contre notre amitié particulière. La réflexion m’est venue, j’ai pensé que nous étions en désœuvrance, et je lui ai dit : Continue…
Un profond silence s’établit. La pause fut si gênante pour tout le {p. 168} monde, que Max s’écria : — Je vais continuer pour lui (sensation), pour vous tous (étonnement) !… et vous dire ce que vous pensez (profonde sensation) ! Vous pensez que Flore, la Rabouilleuse, la Brazier, la gouvernante au père Rouget, car on l’appelle le père Rouget, ce vieux garçon qui n’aura jamais d’enfants ! vous pensez, dis-je, que cette femme fournit, depuis mon retour à Issoudun, à tous mes besoins. Si je puis jeter par les fenêtres trois cents francs par mois, vous régaler souvent comme je le fais ce soir, et vous prêter de l’argent à tous, je prends les écus dans la bourse de mademoiselle Brazier ? Eh ! bien, oui (profonde sensation) ! Sacrebleu, oui ! mille fois oui !… Oui, mademoiselle Brazier a couché en joue la succession de ce vieillard…
— Elle l’a bien gagnée de père en fils, dit le fils Goddet dans son coin.
— Vous croyez, continua Max après avoir souri du mot du fils Goddet, que j’ai conçu le plan d’épouser Flore après la mort du père Rouget, et qu’alors cette sœur et son fils, de qui j’entends parler pour la première fois, vont mettre mon avenir en péril ?
— C’est cela ! s’écria François.
— Voilà ce que pensent tous ceux qui sont autour de la table, dit Baruch.
— Eh ! bien, soyez calmes, mes amis, répondit Max. Un homme averti en vaut deux ! Maintenant, je m’adresse aux chevaliers de la Désœuvrance. Si, pour renvoyer ces Parisiens, j’ai besoin de l’Ordre, me prêtera-t-on la main ?… Oh ! dans les limites que nous nous sommes imposées pour faire nos farces, ajouta-t-il vivement en apercevant un mouvement général. Croyez-vous que je veuille les tuer, les empoisonner ?… Dieu merci, je ne suis pas imbécile. Et, après tout, les Bridau réussiraient, Flore n’aurait que ce qu’elle a, je m’en contenterais, entendez-vous ? Je l’aime assez pour la préférer à mademoiselle Fichet, si mademoiselle Fichet voulait de moi !…
Mademoiselle Fichet était la plus riche héritière d’Issoudun, et la main de la fille entrait pour beaucoup dans la passion du fils Goddet pour la mère. La franchise a tant de prix, que les onze chevaliers se levèrent comme un seul homme.
— Tu es un brave garçon, Max !
— Voilà parler, Max, nous serons les chevaliers de la Délivrance.
{p. 169} — Bran pour les Bridau !
— Nous les briderons, les Bridau !
— Après tout, on a vu des rois épouser des bergères19 !
— Que diable ! le père Lousteau a bien aimé madame Rouget, n’y a-t-il pas moins de mal à aimer une gouvernante, libre et sans fers ?
— Et si défunt Rouget est un peu le père de Max, ça se passe en famille.
— Les opinions sont libres !
— Vive Max !
— À bas les hypocrites !
— Buvons à la santé de la belle Flore ?
Telles furent les onze réponses, acclamations ou toasts que poussèrent les Chevaliers de la Désœuvrance, et autorisés, disons-le, par leur morale excessivement relâchée. On voit quel intérêt avait Max, en se faisant le Grand-Maître de l’Ordre de la Désœuvrance. En inventant des farces, en obligeant les jeunes gens des principales familles, Max voulait s’en faire des appuis pour le jour de sa réhabilitation. Il se leva gracieusement, brandit son verre plein de vin de Bordeaux, et l’on attendit son allocution.
— Pour le mal que je vous veux, je vous souhaite à tous une femme qui vaille la belle Flore ! Quant à l’invasion des parents, je n’ai pour le moment aucune crainte ; et pour l’avenir, nous verrons !…
— N’oublions pas la charrette à Fario !…
— Parbleu ! elle est en sûreté, dit le fils Goddet.
— Oh ! je me charge de finir cette farce-là, s’écria Max. Soyez au marché de bonne heure, et venez m’avertir quand le bonhomme cherchera sa brouette…
On entendit sonner trois heures et demie du matin, les Chevaliers sortirent alors en silence pour rentrer chacun chez eux en serrant les murailles sans faire le moindre bruit, chaussés qu’ils étaient de chaussons de lisières. Max regagna lentement la place Saint-Jean, située dans la partie haute de la ville, entre la porte Saint-Jean et la porte Villate, le quartier des riches bourgeois. Le commandant Gilet avait déguisé ses craintes ; mais cette nouvelle l’atteignait au cœur. Depuis son séjour sur ou sous les pontons, il était devenu d’une dissimulation égale en profondeur à sa corruption. D’abord, et avant tout, les quarante mille livres de rente en {p. 170} fonds de terre que possédait le père Rouget, constituaient la passion de Gilet pour Flore Brazier, croyez-le bien ? À la manière dont il se conduisait, il est facile d’apercevoir combien de sécurité la Rabouilleuse avait su lui inspirer sur l’avenir financier qu’elle devait à la tendresse du vieux garçon. Néanmoins, la nouvelle de l’arrivée des héritiers légitimes était de nature à ébranler la foi de Max dans le pouvoir de Flore. Les économies faites depuis dix-sept ans étaient encore placées au nom de Rouget. Or si le testament, que Flore disait avoir été fait depuis long-temps en sa faveur, se révoquait, ces économies pouvaient du moins être sauvées en les faisant mettre au nom de mademoiselle Brazier.
— Cette imbécile de fille ne m’a pas dit, en sept ans, un mot des neveux et de la sœur ! s’écria Max en tournant de la rue Marmouse dans la rue l’Avenier. Sept cent cinquante mille francs placés dans dix ou douze études différentes, à Bourges, à Vierzon, à Châteauroux, ne peuvent ni se réaliser ni se placer sur l’État, en une semaine, et sans qu’on le sache dans un pays à disettes ! Avant tout, il faut se débarrasser de la parenté ; mais une fois que nous en serons délivrés, nous nous dépêcherons de réaliser cette fortune. Enfin, j’y songerai…
Max était fatigué. À l’aide de son passe-partout, il rentra chez le père Rouget, et se coucha sans faire de bruit, en se disant : — Demain, mes idées seront nettes.
Il n’est pas inutile de dire d’où venait à la sultane de la Place Saint-Jean ce surnom de Rabouilleuse, et comment elle s’était impatronisée dans la maison Rouget.
En avançant en âge, le vieux médecin, père de Jean-Jacques et de madame Bridau, s’aperçut de la nullité de son fils ; il le tint alors assez durement, afin de le jeter dans une routine qui lui servît de sagesse ; mais il le préparait ainsi, sans le savoir, à subir le joug de la première tyrannie qui pourrait lui passer un licou. Un jour, en revenant de sa tournée, ce malicieux et vicieux vieillard aperçut une petite fille ravissante au bord des prairies dans l’avenue de Tivoli. Au bruit du cheval, l’enfant se dressa du fond d’un des ruisseaux qui, vus du haut d’Issoudun, ressemblent à des rubans d’argent au milieu d’une robe verte. Semblable à une naïade, la petite montra soudain au docteur une des plus belles têtes de vierge que jamais un peintre ait pu rêver. Le vieux Rouget, qui connaissait tout le pays, ne connaissait pas ce miracle de beauté. La fille, quasi {p. 171} nue, portait une méchante jupe courte trouée et déchiquetée, en mauvaise étoffe de laine alternativement rayée de bistre et de blanc. [ill.] Une feuille de gros papier attachée par un brin d’osier lui servait de coiffure. Dessous ce papier plein de bâtons et d’O, qui justifiait bien son nom de papier-écolier, était tordue et rattachée, par un peigne à peigner la queue des chevaux, la plus belle chevelure blonde qu’ait pu souhaiter une fille d’Ève. Sa jolie poitrine hâlée, son cou à peine couvert par un fichu en loques, qui jadis fut un madras, montrait des places blanches au-dessous du hâle. La jupe, passée entre les jambes, relevée à mi-corps et attachée par une grosse épingle, faisait assez l’effet d’un caleçon de nageur. Les pieds, les jambes, que l’eau claire permettait d’apercevoir, se recommandaient par une délicatesse digne de la statuaire au Moyen-Âge. Ce charmant corps exposé au soleil avait un ton rougeâtre qui ne manquait pas de grâce. Le col et la poitrine méritaient d’être enveloppés de cachemire et de soie. Enfin, cette nymphe avait des yeux bleus garnis de cils dont le regard eût fait tomber à genoux un peintre et un poète. Le médecin, assez anatomiste pour reconnaître une taille délicieuse, comprit tout ce que les Arts perdraient si ce charmant modèle se détruisait au travail des champs.
— D’où es-tu, ma petite ? Je ne t’ai jamais vue, dit le vieux médecin alors âgé de soixante-dix ans.
Cette scène se passait au mois de septembre de l’année 1799.
— Je suis de Vatan, répondit la fille.
En entendant la voix d’un bourgeois, un homme de mauvaise mine, placé à deux cents pas de là, dans le cours supérieur du ruisseau, leva la tête.
— Eh ! bien, qu’as-tu donc, Flore ? cria-t-il, tu causes au lieu de rabouiller, la marchandise s’en ira !
— Et que viens-tu faire de Vatan, ici ? demanda le médecin sans s’inquiéter de l’apostrophe.
— Je rabouille pour mon oncle Brazier que voilà.
Rabouiller est un mot berrichon qui peint admirablement ce qu’il veut exprimer : l’action de troubler l’eau d’un ruisseau en la faisant bouillonner à l’aide d’une grosse branche d’arbre dont les rameaux sont disposés en forme de raquette. Les écrevisses effrayées par cette opération, dont le sens leur échappe, remontent précipitamment le cours d’eau, et dans leur trouble se jettent au milieu des engins que le pêcheur a placés à une distance convenable. Flore Brazier {p. 172} tenait à la main son rabouilloir avec la grâce naturelle à l’innocence.
— Mais ton oncle a-t-il la permission de pêcher des écrevisses ?
— Eh ! bien, ne sommes-nous plus sous la République une et indivisible ? cria de sa place l’oncle Brazier.
— Nous sommes sous le Directoire, dit le médecin, et je ne connais pas de loi qui permette à un homme de Vatan de venir pêcher sur le territoire de la commune d’Issoudun, répondit le médecin. As-tu ta mère, ma petite ?
— Non, monsieur, et mon père est à l’hospice de Bourges ; il est devenu fou à la suite d’un coup de soleil qu’il a reçu dans les champs, sur la tête…
— Que gagnes-tu ?
— Cinq sous par jour pendant toute la saison du rabouillage, j’allons rabouiller jusque dans la Braisne. Durant la moisson, je glane. L’hiver, je file.
— Tu vas sur douze ans…
— Oui, monsieur…
— Veux-tu venir avec moi ? tu seras bien nourrie, bien habillée, et tu auras de jolis souliers…
— Non, non, ma nièce doit rester avec moi, j’en suis chargé devant Dieu et devant léz-houmes, dit l’oncle Brazier qui s’était rapproché de sa nièce et du médecin. Je suis son tuteur, voyez-vous !
Le médecin retint un sourire et garda son air grave qui, certes, eût échappé à tout le monde à l’aspect de l’oncle Brazier. Ce tuteur avait sur la tête un chapeau de paysan rongé par la pluie et par le soleil, découpé comme une feuille de chou sur laquelle auraient vécu plusieurs chenilles, et rapetassé en fil blanc. Sous le chapeau se dessinait une figure noire et creusée, où la bouche, le nez et les yeux formaient quatre points noirs. Sa méchante veste ressemblait à un morceau de tapisserie, et son pantalon était en toile à torchons.
— Je suis le docteur Rouget, dit le médecin ; et puisque tu es le tuteur de cette enfant, amène-la chez moi, Place Saint-Jean, tu n’auras pas fait une mauvaise journée, ni elle non plus…
Et sans attendre un mot de réponse, sûr de voir arriver chez lui l’oncle Brazier avec la jolie Rabouilleuse, le docteur Rouget piqua des deux vers Issoudun. En effet, au moment où le médecin se {p. 173} mettait à table, sa cuisinière lui annonça le citoyen et la citoyenne Brazier.
— Asseyez-vous, dit le médecin à l’oncle et à la nièce.
Flore et son tuteur, toujours pieds nus, regardaient la salle du docteur avec des yeux hébétés. Voici pourquoi.
La maison que Rouget avait héritée des Descoings occupe le milieu de la place Saint-Jean, espèce de carré long et très-étroit, planté de quelques tilleuls malingres. Les maisons en cet endroit sont mieux bâties que partout ailleurs, et celle des Descoings est une des plus belles. Cette maison, située en face de celle de monsieur Hochon, a trois croisées de façade au premier étage, et au rez-de-chaussée une porte cochère qui donne entrée dans une cour au delà de laquelle s’étend un jardin. Sous la voûte de la porte cochère se trouve la porte d’une vaste salle éclairée par deux croisées sur la rue. La cuisine est derrière la salle, mais séparée par un escalier qui conduit au premier étage et aux mansardes situées au-dessus. En retour de la cuisine, s’étendent un bûcher, un hangar où l’on faisait la lessive, une écurie pour deux chevaux, et une remise, au-dessus desquels il y a de petits greniers pour l’avoine, le foin, la paille, et où couchait alors le domestique du docteur. La salle si fort admirée par la petite paysanne et par son oncle avait pour décoration une boiserie sculptée comme on sculptait sous Louis XV et peinte en gris, une belle cheminée en marbre, au-dessus de laquelle Flore se mirait dans une grande glace sans trumeau supérieur et dont la bordure sculptée était dorée. Sur cette boiserie, de distance en distance, se voyaient quelques tableaux, dépouilles des abbayes de Déols, d’Issoudun, de Saint-Gildas, de la Prée, du Chézal-Benoît, de Saint-Sulpice, des couvents de Bourges et d’Issoudun, que la libéralité de nos rois et des fidèles avaient enrichis de dons précieux et des plus belles œuvres dues à la Renaissance. Aussi dans les tableaux conservés par les Descoings et passés aux Rouget, se trouvait-il une Sainte Famille de l’Albane, un Saint Jérôme du Dominiquin, une tête de Christ de Jean Bellin, une Vierge de Léonard de Vinci, un Portement de croix du Titien qui venait du marquis de Belabre, celui qui soutint un siége et eut la tête tranchée sous Louis XIII ; un Lazare de Paul Véronèse, un Mariage de la Vierge du Prêtre Génois, deux tableaux d’église de Rubens et une copie d’un tableau du Pérugin faite par le Pérugin ou par Raphaël ; enfin, deux Corrége et un André del Sarto. Les {p. 174} Descoings avaient trié ces richesses dans trois cents tableaux d’église, sans en connaître la valeur, et en les choisissant uniquement d’après leur conservation. Plusieurs avaient non-seulement des cadres magnifiques, mais encore quelques-uns étaient sous verre. Ce fut à cause de la beauté des cadres et de la valeur que les vitres semblaient annoncer que les Descoings gardèrent ces toiles. Les meubles de cette salle ne manquaient donc pas de ce luxe tant prisé de nos jours, mais alors sans aucun prix à Issoudun. L’horloge placée sur la cheminée entre deux superbes chandeliers d’argent à six branches se recommandait par une magnificence abbatiale qui annonçait Boulle. Les fauteuils en bois de chêne sculpté, garnis tous en tapisserie due à la dévotion de quelques femmes du haut rang, eussent été prisés haut aujourd’hui, car ils étaient tous surmontés de couronnes et d’armes. Entre les deux croisées, il existait une riche console venue d’un château, et sur le marbre de laquelle s’élevait un immense pot de la Chine, où le docteur mettait son tabac. Ni le médecin, ni son fils, ni la cuisinière, ni le domestique n’avaient soin de ces richesses. On crachait sur un foyer d’une exquise délicatesse dont les moulures dorées étaient jaspées de vert-de-gris. Un joli lustre moitié cristal, moitié en fleurs de porcelaine, était criblé, comme le plafond d’où il pendait, de points noirs qui attestaient la liberté dont jouissaient les mouches. Les Descoings avaient drapé aux fenêtres des rideaux en brocatelle arrachés au lit de quelque abbé commendataire. À gauche de la porte, un bahut, d’une valeur de quelques milliers de francs, servait de buffet.
— Voyons, Fanchette, dit le médecin à sa cuisinière, deux verres ?… Et donnez-nous du chenu.
Fanchette, grosse servante berrichonne qui passait avant la Cognette pour être la meilleure cuisinière d’Issoudun, accourut avec une prestesse qui décelait le despotisme du médecin, et aussi quelque curiosité chez elle.
— Que vaut un arpent de vigne dans ton pays ? dit le médecin en versant un verre au grand Brazier.
— Cint écus en argent…
— Eh ! bien, laisse-moi ta nièce comme servante, elle aura cent écus de gages, et, en ta qualité de tuteur, tu toucheras les cent écus…
— Tous les eins ?… fit Brazier en ouvrant des yeux qui devinrent grands comme des soucoupes.
{p. 175} — Je laisse la chose à ta conscience, répondit le docteur, elle est orpheline. Jusqu’à dix-huit ans, Flore n’a rien à voir aux recettes.
— A va su douze eins, ça ferait donc six arpents de vigne, dit l’oncle. Mè all êt ben gentille, douce coume un igneau, ben faite, et ben agile, et ben obéissante… la pôvr’ criature, all était la joie edz’ yeux de mein pôvr’ freire !
— Et je paye une année d’avance, fit le médecin.
— Ah ! ma foi, dit alors l’oncle, mettez deux eins, et je vous la lairrons, car all sera mieux chez vous que chez nous, que ma fâme la bat, all ne peut pas la souffri… Il n’y a que moi qui la proutègeon, cte sainte criature qu’est innocinte coume l’infant qui vient de nettre.
En entendant cette dernière phrase, le médecin, frappé par ce mot d’innocente, fit un signe à l’oncle Brazier et sortit avec lui dans la cour et de là dans le jardin, laissant la Rabouilleuse devant la table servie entre Fanchette et Jean-Jacques qui la questionnèrent et à qui elle raconta naïvement sa rencontre avec le docteur.
— Allons, chère petite mignonne, adieu, fit l’oncle Brazier en revenant embrasser Flore au front, tu peux bien dire que j’ai fè ton bonheur en te plaçant chez ce brave et digne père des indigents, faut lui obéir coume à mé… sois ben sage, ben gentille et fè tout ce qui voudra…
— Vous arrangerez la chambre au-dessus de la mienne, dit le médecin à Fanchette. Cette petite Flore, qui certes est bien nommée, y couchera dès ce soir. Demain, nous ferons venir pour elle le cordonnier et la couturière. Mettez-lui sur-le-champ un couvert, elle va nous tenir compagnie.
Le soir, dans tout Issoudun, il ne fut question que de l’établissement d’une petite Rabouilleuse chez le docteur Rouget. Ce surnom resta dans un pays de moquerie à mademoiselle Brazier, avant, pendant et après sa fortune.
Le médecin voulait sans doute faire en petit pour Flore Brazier ce que Louis XV fit en grand pour mademoiselle de Romans ; mais il s’y prenait trop tard : Louis XV était encore jeune, tandis que le docteur se trouvait à la fleur de la vieillesse. De douze à quatorze ans, la charmante Rabouilleuse connut un bonheur sans mélange. Bien mise et beaucoup mieux nippée que la plus riche fille d’Issoudun, elle portait une montre d’or et des bijoux que le docteur lui donna pour encourager ses études ; car elle eut un maître chargé {p. 176} de lui apprendre à lire, à écrire et à compter. Mais la vie presque animale des paysans avait mis en Flore de telles répugnances pour le vase amer de la science que le docteur en resta là de cette éducation. Ses desseins à l’égard de cette enfant, qu’il décrassait, instruisait et formait avec des soins d’autant plus touchants qu’on le croyait incapable de tendresse, furent diversement interprétés par la caqueteuse bourgeoisie de la ville, dont les disettes accréditaient, comme à propos de la naissance de Max et d’Agathe, de fatales erreurs. Il n’est pas facile au public des petites villes de démêler la vérité dans les mille conjectures, au milieu des commentaires contradictoires, et à travers toutes les suppositions auxquelles un fait y donne lieu. La Province, comme autrefois les politiques de la petite Provence aux Tuileries, veut tout expliquer, et finit par tout savoir. Mais chacun tient à la face qu’il affectionne dans l’événement ; il y voit le vrai, le démontre et tient sa version pour la seule bonne. La vérité, malgré la vie à jour et l’espionnage des petites villes, est donc souvent obscurcie, et veut, pour être reconnue, ou le temps après lequel la vérité devient indifférente, ou l’impartialité que l’historien et l’homme supérieur prennent en se plaçant à un point de vue élevé.
— Que voulez-vous que ce vieux singe fasse à son âge d’une petite fille de quinze ans ? disait-on deux ans après l’arrivée de la Rabouilleuse.
— Vous avez raison, répondait-on, il y a long-temps qu’ils sont passés, ses jours de fête…
— Mon cher, le docteur est révolté de la stupidité de son fils, et il persiste dans sa haine contre sa fille Agathe ; dans cet embarras, peut-être n’a-t-il vécu si sagement depuis deux ans que pour épouser cette petite, s’il peut avoir d’elle un beau garçon agile et découplé, bien vivant comme Max, faisait observer une tête forte.
— Laissez-nous donc tranquilles, est-ce qu’après avoir mené la vie que Lousteau et Rouget ont faite de 1770 à 1787, on peut avoir des enfants à soixante-douze ans ? Tenez, ce vieux scélérat a lu l’ancien Testament, ne fût-ce que comme médecin, et il y a vu comment le roi David réchauffait sa vieillesse… Voilà tout, bourgeois !
— On dit que Brazier, quand il est gris, se vante, à Vatan, de l’avoir volé ! s’écriait un de ces gens qui croient plus particulièrement au mal.
{p. 177} — Eh ! mon Dieu, voisin, que ne dit-on pas à Issoudun ?
De 1800 à 1805, pendant cinq ans, le docteur eut les plaisirs de l’éducation de Flore, sans les ennuis que l’ambition et les prétentions de mademoiselle de Romans donnèrent, dit-on, à Louis-le-Bien-Aimé. La petite Rabouilleuse était si contente, en comparant sa situation chez le docteur à la vie qu’elle eût menée avec son oncle Brazier, qu’elle se plia sans doute aux exigences de son maître, comme eût fait une esclave en Orient. N’en déplaise aux faiseurs d’idylles ou aux philanthropes, les gens de la campagne ont peu de notions sur certaines vertus ; et, chez eux, les scrupules viennent d’une pensée intéressée, et non d’un sentiment du bien ou du beau ; élevés en vue de la pauvreté, du travail constant, de la misère, cette perspective leur fait considérer tout ce qui peut les tirer de l’enfer de la faim et du labeur éternel, comme permis, surtout quand la loi ne s’y oppose point. S’il y a des exceptions, elles sont rares. La vertu, socialement parlant, est la compagne du bien-être, et commence à l’instruction. Aussi la Rabouilleuse était-elle un objet d’envie pour toutes les filles à dix lieues à la ronde, quoique sa conduite fût, aux yeux de la Religion, souverainement répréhensible. Flore, née en 1787, fut élevée au milieu des saturnales de 1793 et de 1798, dont les reflets éclairèrent ces campagnes privées de prêtres, de culte, d’autels, de cérémonies religieuses, où le mariage était un accouplement légal, et où les maximes révolutionnaires laissèrent de profondes empreintes, à Issoudun surtout, pays où la Révolte est traditionnelle. En 1802, le culte catholique était à peine rétabli. Ce fut pour l’Empereur une œuvre difficile que de trouver des prêtres. En 1806, bien des paroisses en France étaient encore veuves, tant la réunion d’un Clergé décimé par l’échafaud fut lente, après une si violente dispersion. En 1802, rien ne pouvait donc blâmer Flore, si ce n’est sa conscience. La conscience ne devait-elle pas être plus faible que l’intérêt chez la pupille de l’oncle Brazier ? Si, comme tout le fit supposer, le cynique docteur fut forcé par son âge de respecter une enfant de quinze ans, la Rabouilleuse n’en passa pas moins pour une fille très-délurée, un mot du pays. Néanmoins, quelques personnes voulurent voir pour elle un certificat d’innocence dans la cessation des soins et des attentions du docteur, qui lui marqua pendant les deux dernières années de sa vie plus que du refroidissement.
Le vieux Rouget avait assez tué de monde pour savoir prévoir sa {p. 178} fin ; or, en le trouvant drapé sur son lit de mort dans le manteau de la philosophie encyclopédiste, son notaire le pressa de faire quelque chose en faveur de cette jeune fille, alors âgée de dix-sept ans.
— Eh ! bien, émancipons-la, dit-il.
Ce mot peint ce vieillard qui ne manquait jamais de tirer ses sarcasmes de la profession même de celui à qui il répondait. En couvrant d’esprit ses mauvaises actions, il se les faisait pardonner dans un pays où l’esprit a toujours raison, surtout quand il s’appuie sur l’intérêt personnel bien entendu. Le notaire vit dans ce mot le cri de la haine concentrée d’un homme chez qui la nature avait trompé les calculs de la débauche, une vengeance contre l’innocent objet d’un impuissant amour. Cette opinion fut en quelque sorte confirmée par l’entêtement du docteur, qui ne laissa rien à la Rabouilleuse, et qui dit avec un sourire amer : — Elle20 est bien assez riche de sa beauté ! quand le notaire insista de nouveau sur ce sujet.
Jean-Jacques Rouget ne pleura point son père que Flore pleurait. Le vieux médecin avait rendu son fils très-malheureux, surtout depuis sa majorité, et Jean-Jacques fut majeur en 1791 ; tandis qu’il avait donné à la petite paysanne le bonheur matériel qui, pour les gens de la campagne, est l’idéal du bonheur. Quand, après l’enterrement du défunt, Fanchette dit à Flore : — Eh ! bien, qu’allez-vous devenir maintenant que monsieur n’est plus ? Jean-Jacques eut des rayons dans les yeux, et pour la première fois sa figure immobile s’anima, parut s’éclairer aux rayons d’une pensée, et peignit un sentiment.
— Laissez-nous, dit-il à Fanchette qui desservait alors la table.
À dix-sept ans, Flore conservait encore cette finesse de taille et de traits, cette distinction de beauté qui séduisit le docteur et que les femmes du monde savent conserver, mais qui se fanent chez les paysannes aussi rapidement que la fleur des champs. Cependant, cette tendance à l’embonpoint qui gagne toutes les belles campagnardes quand elles ne mènent pas aux champs et au soleil leur vie de travail et de privations, se faisait déjà remarquer en elle. Son corsage était développé. Ses épaules grasses et blanches dessinaient des plans riches et harmonieusement rattachés à son cou qui se plissait déjà. Mais le contour de sa figure restait pur, et le menton était encore fin.
— Flore, dit Jean-Jacques d’une voix émue, vous êtes bien habituée à cette maison ?…
{p. 179} — Oui, monsieur Jean…
Au moment de faire sa déclaration, l’héritier se sentit la langue glacée par le souvenir du mort enterré si fraîchement, il se demanda jusqu’où la bienfaisance de son père était allée. Flore, qui regarda son nouveau maître sans pouvoir en soupçonner la simplicité, attendit pendant quelque temps que Jean-Jacques reprit la parole ; mais elle le quitta ne sachant que penser du silence obstiné qu’il garda. Quelle que fût l’éducation que la Rabouilleuse tenait du docteur, il devait se passer plus d’un jour avant qu’elle connût le caractère de Jean-Jacques, dont voici l’histoire en peu de mots.
À la mort de son père, Jean-Jacques21, âgé de trente-sept ans, était aussi timide et soumis à la discipline paternelle que peut l’être un enfant de douze ans. [ill.] Cette timidité doit expliquer son enfance, sa jeunesse et sa vie à ceux qui ne voudraient pas admettre ce caractère, ou les faits de cette histoire, hélas ! bien communs partout, même chez les princes, car Sophie Dawes fut prise par le dernier des Condé dans une situation pire que celle de la Rabouilleuse. Il y a deux timidités : la timidité d’esprit, la timidité de nerfs ; une timidité physique, et une timidité morale. L’une est indépendante de l’autre. Le corps peut avoir peur et trembler, pendant que l’esprit reste calme et courageux, et vice versa. Ceci donne la clef de bien des bizarreries morales. Quand les deux timidités se réunissent chez un homme, il sera nul pendant toute sa vie. Cette timidité complète est celle des gens dont nous disons : — C’est un imbécile. Il se cache souvent dans cet imbécile de grandes qualités comprimées. Peut-être devons-nous à cette double infirmité quelques moines qui ont vécu dans l’extase. Cette malheureuse disposition physique et morale est produite aussi bien par la perfection des organes et par celle de l’âme que par des défauts encore inobservés. La timidité de Jean-Jacques venait d’un certain engourdissement de ses facultés, qu’un grand instituteur, ou un chirurgien comme Desplein eussent réveillées. Chez lui, comme chez les crétins, le sens de l’amour avait hérité de la force et de l’agilité qui manquait à l’intelligence, quoiqu’il lui restât encore assez de sens pour se conduire dans la vie. La violence de sa passion, dénuée de l’idéal où elle s’épanche chez tous les jeunes gens, augmentait encore sa timidité. Jamais il ne put se décider, selon l’expression familière, à faire la cour à une femme à Issoudun. Or, ni les jeunes filles, ni les bourgeoises ne pouvaient faire les avances à un jeune {p. 180} homme de moyenne taille, d’attitude pleine de honte et de mauvaise grâce, à figure commune, que deux gros yeux d’un vert pâle et saillants eussent rendue assez laide si déjà les traits écrasés et un teint blafard ne la vieillissaient avant le temps. La compagnie d’une femme annulait, en effet, ce pauvre garçon qui se sentait poussé par la passion aussi violemment qu’il était retenu par le peu d’idées dû à son éducation. Immobile entre deux forces égales, il ne savait alors que dire, et tremblait d’être interrogé, tant il avait peur d’être obligé de répondre ! Le désir, qui délie si promptement la langue, lui glaçait la sienne. Jean-Jacques resta donc solitaire, et rechercha la solitude en ne s’y trouvant pas gêné. Le docteur aperçut, trop tard pour y remédier, les ravages produits par ce tempérament et par ce caractère. Il aurait bien voulu marier son fils ; mais, comme il s’agissait de le livrer à une domination qui deviendrait absolue, il dut hésiter. N’était-ce pas abandonner le maniement de sa fortune à une étrangère, à une fille inconnue ? Or, il savait combien il est difficile d’avoir des prévisions exactes sur le moral de la Femme, en étudiant la Jeune Fille. Aussi, tout en cherchant une personne dont l’éducation ou les sentiments lui offrissent des garanties, essaya-t-il de jeter son fils dans la voie de l’avarice. À défaut d’intelligence, il espérait ainsi donner à ce niais une sorte d’instinct. Il l’habitua d’abord à une vie mécanique, et lui légua des idées arrêtées pour le placement de ses revenus ; puis il lui évita les principales difficultés de l’administration d’une fortune territoriale, en lui laissant des terres en bon état et louées par de longs baux. Le fait qui devait dominer la vie de ce pauvre être échappa cependant à la perspicacité de ce vieillard si fin. La timidité ressemble à la dissimulation, elle en a toute la profondeur. Jean-Jacques aima passionnément la Rabouilleuse. Rien de plus naturel d’ailleurs. Flore fut la seule femme qui restât près de ce garçon, la seule qu’il pût voir à son aise, en la contemplant en secret, en l’étudiant à toute heure ; Flore illumina pour lui la maison paternelle, elle lui donna sans le savoir les seuls plaisirs qui lui dorèrent sa jeunesse. Loin d’être jaloux de son père, il fut enchanté de l’éducation qu’il donnait à Flore : ne lui fallait-il pas une femme facile, et avec laquelle il n’y eût pas de cour à faire ? La passion qui, remarquez-le, porte son esprit avec elle, peut donner aux niais, aux sots, aux imbéciles une sorte d’intelligence, surtout pendant la jeunesse. Chez l’homme le plus brute, il se rencontre {p. 181} toujours l’instinct animal dont la persistance ressemble à une pensée.
Le lendemain Flore, à qui le silence de son maître avait fait faire des réflexions, s’attendit à quelque communication importante ; mais, quoiqu’il tournât autour d’elle et la regardât sournoisement avec des expressions de concupiscence, Jean-Jacques ne put rien trouver à dire. Enfin au moment du dessert, le maître recommença la scène de la veille.
— Vous vous trouvez bien ici ? dit-il à Flore.
— Oui, monsieur Jean.
— Eh ! bien, restez-y.
— Merci, monsieur Jean.
Cette situation étrange dura trois semaines. Par une nuit où nul bruit ne troublait le silence, Flore, qui se réveilla par hasard, entendit le souffle égal d’une respiration humaine à sa porte, et fut effrayée en reconnaissant sur le palier Jean-Jacques couché comme un chien, et qui, sans doute, avait fait lui-même un trou par en bas pour voir dans la chambre.
— Il m’aime, pensa-t-elle ; mais il attrapera des rhumatismes à ce métier-là.
Le lendemain, Flore regarda son maître d’une certaine façon. Cet amour muet et presque instinctif l’avait émue, elle ne trouva plus si laid ce pauvre niais dont les tempes et le front chargés de boutons semblables à des ulcères portaient cette horrible couronne, attribut des sangs gâtés.
— Vous ne voudriez pas retourner aux champs, n’est-ce pas ? lui dit Jean-Jacques quand ils se trouvèrent seuls.
— Pourquoi me demandez-vous cela ? dit-elle en le regardant.
— Pour le savoir, fit Rouget en devenant de la couleur des homards cuits.
— Est-ce que vous voulez m’y renvoyer ? demanda-t-elle.
— Non, mademoiselle.
— Eh ! bien, que voulez-vous donc savoir ? Vous avez une raison…
— Oui, je voudrais savoir…
— Quoi ? dit Flore.
— Vous ne me le diriez pas ! fit Rouget.
— Si, foi d’honnête fille…
— Ah ! voilà, reprit Rouget effrayé. Vous êtes une honnête fille…
{p. 182} — Pardè !
— Là, vrai ?…
— Quand je vous le dis…
— Voyons ? Êtes-vous la même que quand vous étiez là, pieds nus, amenée par votre oncle ?
— Belle question ! ma foi, répondit Flore en rougissant.
L’héritier atterré baissa la tête et ne la releva plus. Flore, stupéfaite de voir une réponse si flatteuse pour un homme accueillie par une semblable consternation, se retira. Trois jours après, au même moment, car l’un et l’autre ils semblaient se désigner le dessert comme leur champ de bataille, Flore dit la première à son maître : — Avez-vous quelque chose contre moi ?…
— Non, mademoiselle, répondit-il, non… (une pause). Au contraire.
— Vous avez paru contrarié l’autre jour de savoir que j’étais une honnête fille…
— Non, je voulais seulement savoir… (autre pause). Mais vous ne me le diriez pas…
— Ma foi, reprit-elle, je vous dirai toute la vérité…
— Toute la vérité sur… mon père… demanda-t-il d’une voix étranglée.
— Votre père, dit-elle en plongeant son regard dans les yeux de son maître, était un brave homme… il aimait à rire… Quoi !… un brin… Mais, pauvre cher homme !… c’était pas la bonne volonté qui lui manquait… Enfin, rapport à je ne sais quoi contre vous, il avait des intentions… oh ! de tristes intentions. Souvent il me faisait rire, quoi !… Voilà… Après ?…
— Eh ! bien, Flore, dit l’héritier en prenant la main de la Rabouilleuse, puisque mon père ne vous était de rien.
— Et, de quoi voulez-vous qu’il me fût ?… s’écria-t-elle en fille offensée d’une supposition injurieuse.
— Eh ! bien, écoutez donc ?
— Il était mon bienfaiteur, voilà tout. Ah ! il aurait bien voulu que je fusse sa femme… mais…
— Mais, dit Rouget en reprenant la main que Flore lui avait retirée, puisqu’il ne vous a rien été, vous pourriez rester ici avec moi ?…
— Si vous voulez, répondit-elle en baissant les yeux.
{p. 183} — Non, non, si vous vouliez, vous, reprit Rouget. Oui, vous pouvez être… la maîtresse. Tout ce qui est ici sera pour vous, vous y prendrez soin de ma fortune, elle sera quasiment la vôtre… car je vous aime, et vous ai toujours aimée depuis le moment où vous êtes entrée, ici, là, pieds nus.
Flore ne répondit pas. Quand le silence devint gênant, Jean-Jacques inventa cet argument horrible : — Voyons, cela ne vaut-il pas mieux que de retourner aux champs ? lui demanda-t-il avec une visible ardeur.
— Dame ! monsieur Jean, comme vous voudrez, répondit-elle.
Néanmoins, malgré ce : comme vous voudrez ! le pauvre Rouget ne se trouva pas plus avancé. Les hommes de ce caractère ont besoin de certitude. L’effort qu’ils font en avouant leur amour est si grand et leur coûte tant, qu’ils se savent hors d’état de le recommencer. De là vient leur attachement à la première femme qui les accepte. On ne peut présumer les événements que par le résultat. Dix mois après la mort de son père, Jean-Jacques changea complétement : son visage pâle et plombé, dégradé par des boutons aux tempes et au front, s’éclaircit, se nettoya, se colora de teintes rosées. Enfin sa physionomie respira le bonheur. Flore exigea que son maître prît des soins minutieux de sa personne, elle mit son amour-propre à ce qu’il fût bien mis ; elle le regardait s’en allant à la promenade en restant sur le pas de la porte, jusqu’à ce qu’elle ne le vît plus. Toute la ville remarqua ces changements, qui firent de Jean-Jacques un tout autre homme.
— Savez-vous la nouvelle ? se disait-on dans Issoudun.
— Eh ! bien, quoi ?
— Jean-Jacques a tout hérité de son père, même la Rabouilleuse…
— Est-ce que vous ne croyez pas feu le docteur assez malin pour avoir laissé une gouvernante à son fils ?
— C’est un trésor pour Rouget, c’est vrai, fut le cri général.
— C’est une finaude ! elle est bien belle, elle se fera épouser.
— Cette fille-là a-t-elle eu de la chance !
— C’est une chance qui n’arrive qu’aux belles filles.
— Ah ! bah, vous croyez cela, mais j’ai eu mon oncle Borniche-Héreau. Eh ! bien, vous avez entendu parler de mademoiselle Ganivet, elle était laide comme les sept péchés capitaux, elle n’en a pas moins eu de lui mille écus de rente…
{p. 184} — Bah ! c’était en 1778 !
— C’est égal, Rouget a tort, son père lui laisse quarante bonnes mille livres de rente, il aurait pu se marier avec mademoiselle Héreau…
— Le docteur a essayé, elle n’en a pas voulu, Rouget est trop bête…
— Trop bête ! les femmes sont bien heureuses avec les gens de cet acabit.
— Votre femme est-elle heureuse ?
Tel22 fut le sens des propos qui coururent dans Issoudun. Si l’on commença, selon les us et coutumes de la province, par rire de ce quasi-mariage, on finit par louer Flore de s’être dévouée à ce pauvre garçon. Voilà comment Flore Brazier parvint au gouvernement de la maison Rouget, de père en fils, selon l’expression du fils Goddet. Maintenant il n’est pas inutile d’esquisser l’histoire de ce gouvernement pour l’instruction des célibataires.
La vieille Fanchette fut la seule dans Issoudun à trouver mauvais que Flore Brazier devînt la reine chez Jean-Jacques Rouget, elle protesta contre l’immoralité de cette combinaison et prit le parti de la morale outragée, il est vrai qu’elle se trouvait humiliée, à son âge, d’avoir pour maîtresse une Rabouilleuse, une petite fille venue pieds nus dans la maison. Fanchette possédait trois cents francs de rente dans les fonds, car le docteur lui avait fait ainsi placer ses économies, feu monsieur venait de lui léguer cent écus de rente viagère, elle pouvait donc vivre à son aise, et quitta la maison neuf mois après l’enterrement de son vieux maître, le 15 avril 1806. Cette date n’indique-t-elle pas aux gens perspicaces l’époque à laquelle Flore cessa d’être une honnête fille ?
La Rabouilleuse, assez fine pour prévoir la défection de Fanchette, car il n’y a rien comme l’exercice du pouvoir pour vous apprendre la politique, avait résolu de se passer de servante. Depuis six mois elle étudiait, sans en avoir l’air, les procédés culinaires qui faisaient de Fanchette un Cordon Bleu digne de servir un médecin. En fait de gourmandise, on peut mettre les médecins au même rang que les évêques. Le docteur avait perfectionné Fanchette. En province, le défaut d’occupation et la monotonie de la vie attirent l’activité de l’esprit sur la cuisine. On ne dîne pas aussi luxueusement en province qu’à Paris, mais on y dîne mieux ; les plats y sont médités, étudiés. Au fond des provinces, il existe des Carêmes en jupon, {p. 185} génies ignorés, qui savent rendre un simple plat de haricots digne du hochement de tête par lequel Rossini accueille une chose parfaitement réussie. En prenant ses degrés à Paris, le docteur y avait suivi les cours de chimie de Rouelle, et il lui en était resté des notions qui tournèrent au profit de la chimie culinaire. Il est célèbre à Issoudun par plusieurs améliorations peu connues en dehors du Berry. Il a découvert que l’omelette était beaucoup plus délicate quand on ne battait pas le blanc et le jaune des œufs ensemble avec la brutalité que les cuisinières mettent à cette opération. On devait, selon lui, faire arriver le blanc à l’état de mousse, y introduire par degrés le jaune, et ne pas se servir d’une poêle, mais d’un cagnard en porcelaine ou de faïence. Le cagnard est une espèce de plat épais qui a quatre pieds, afin que, mis sur le fourneau, l’air, en circulant, empêche le feu de le faire éclater. En Touraine, le cagnard s’appelle un cauquemarre. Rabelais, je crois, parle de ce cauquemarre à cuire les cocquesigrues, ce qui démontre la haute antiquité de cet ustensile. Le docteur avait aussi trouvé le moyen d’empêcher l’âcreté des roux ; mais ce secret, que par malheur il restreignit à sa cuisine, a été perdu. Flore, née friturière et rôtisseuse, les deux qualités qui ne peuvent s’acquérir ni par l’observation ni par le travail, surpassa Fanchette en peu de temps. En devenant Cordon Bleu, elle pensait au bonheur de Jean-Jacques ; mais elle était aussi, disons-le, passablement gourmande. Hors d’état, comme les personnes sans instruction, de s’occuper par la cervelle, elle déploya son activité dans le ménage. Elle frotta les meubles, leur rendit leur lustre, et tint tout au logis dans une propreté digne de la Hollande. Elle dirigea ces avalanches de linge sale et ces déluges qu’on appelle les lessives, et qui, selon l’usage des provinces, ne se font que trois fois par an. Elle observa le linge d’un œil de ménagère, et le raccommoda. Puis, jalouse de s’initier par degrés aux secrets de la fortune, elle s’assimila le peu de science des affaires que savait Rouget, et l’augmenta par des entretiens avec le notaire du feu docteur, monsieur Héron. Aussi donna-t-elle d’excellents conseils à son petit Jean-Jacques. Sûre d’être toujours la maîtresse, elle eut pour les intérêts de ce garçon autant de tendresse et d’avidité que s’il s’agissait d’elle-même. Elle n’avait pas à craindre les exigences de son oncle. Deux mois avant la mort du docteur, Brazier était mort d’une chute en sortant du cabaret où, depuis sa fortune, il passait sa vie. Flore avait {p. 186} également perdu son père. Elle servit donc son maître avec toute l’affection que devait avoir une orpheline heureuse de se faire une famille, et de trouver un intérêt dans la vie. Cette époque fut le paradis pour le pauvre Jean-Jacques, qui prit les douces habitudes d’une vie animale embellie par une espèce de régularité monastique. Il dormait la grasse matinée. Flore qui, dès le matin, allait à la provision ou faisait le ménage, éveillait son maître de façon à ce qu’il trouvât le déjeuner prêt quand il avait fini sa toilette. Après le déjeuner, sur les onze heures, Jean-Jacques se promenait, causait avec ceux qui le rencontraient, et revenait à trois heures pour lire les journaux, celui du Département et un journal de Paris qu’il recevait trois jours après leur publication, gras des trente mains par lesquelles ils avaient passé, salis par les nez à tabac qui s’y étaient oubliés, brunis par toutes les tables sur lesquelles ils avaient traîné. Le célibataire atteignait ainsi l’heure de son dîner, et il y employait le plus de temps possible. Flore lui racontait les histoires de la ville, les caquetages qui couraient et qu’elle avait récoltés. Vers huit heures les lumières s’éteignaient. Aller au lit de bonne heure est une économie de chandelle et de feu très-pratiquée en province, mais qui contribue à l’hébétement des gens par les abus du lit. Trop de sommeil alourdit et encrasse l’intelligence.
Telle fut la vie de ces deux êtres pendant neuf ans, vie à la fois pleine et vide, où les grands événements furent quelques voyages à Bourges, à Vierzon, à Châteauroux ou plus loin quand ni les notaires de ces villes ni monsieur Héron n’avaient de placements hypothécaires. Rouget prêtait son argent à cinq pour cent par première hypothèque, avec subrogation dans les droits de la femme quand le prêteur était marié. Jamais il ne donnait plus du tiers de la valeur réelle des biens, et il se faisait faire des billets à son ordre qui représentaient un supplément d’intérêt de deux et demi pour cent échelonnés pendant la durée du prêt. Telles étaient les lois que son père lui avait dit de toujours observer. L’usure, ce rémora mis sur l’ambition des paysans, dévore les campagnes. Ce taux de sept et demi pour cent paraissait donc si raisonnable, que Jean-Jacques Rouget choisissait les affaires ; car les notaires, qui se faisaient allouer de belles commissions par les gens auxquels ils procuraient de l’argent à si bon compte, prévenaient le vieux garçon. Durant ces neuf années, Flore prit à la longue, insensiblement et sans le vouloir, un empire absolu sur son maître. Elle traita {p. 187} d’abord Jean-Jacques très familièrement ; puis, sans lui manquer de respect, elle le prima par tant de supériorité, d’intelligence et de force, qu’il devint le serviteur de sa servante. Ce grand enfant alla de lui-même au-devant de cette domination, en se laissant rendre tant de soins, que Flore fut avec lui comme une mère est avec son fils. Aussi Jean-Jacques finit-il par avoir pour Flore le sentiment qui rend nécessaire à un enfant la protection maternelle. Mais il y eut entre eux des nœuds bien autrement serrés ! D’abord, Flore faisait les affaires et conduisait la maison. Jean-Jacques se reposait si bien sur elle de toute espèce de gestion, que sans elle la vie lui eût paru, non pas difficile, mais impossible. Puis cette femme était devenue un besoin de son existence, elle caressait toutes ses fantaisies, elle les connaissait si bien ! Il aimait à voir cette figure heureuse qui lui souriait toujours, la seule qui lui eût souri, la seule où devait se trouver un sourire pour lui ! Ce bonheur, purement matériel, exprimé par des mots vulgaires qui sont le fond de la langue dans les ménages berrichons, et peint sur cette magnifique physionomie, était en quelque sorte le reflet de son bonheur à lui. L’état dans lequel fut Jean-Jacques lorsqu’il vit Flore assombrie par quelques contrariétés révéla l’étendue de son pouvoir à cette fille, qui, pour s’en assurer, voulut en user. User chez les femmes de cette sorte, veut toujours dire abuser. La Rabouilleuse fit sans doute jouer à son maître quelques-unes de ces scènes ensevelies dans les mystères de la vie privée, et dont Otway a donné le modèle au milieu de sa tragédie de Venise Sauvée, entre le Sénateur et Aquilina, scène qui réalise le magnifique de l’horrible ! Flore se vit alors si certaine de son empire, qu’elle ne songea pas, malheureusement pour elle et pour ce célibataire, à se faire épouser.
Vers la fin de 1815, à vingt-sept ans, Flore était arrivée à l’entier développement de sa beauté. Grasse et fraîche, blanche comme une fermière du Bessin, elle offrait bien l’idéal de ce que nos ancêtres appelaient une belle commère. Sa beauté, qui tenait de celle d’une superbe fille d’auberge, mais agrandie et nourrie, la faisait ressembler, noblesse impériale à part, à mademoiselle George23 dans son beau temps. Flore avait ces beaux bras ronds éclatants, cette plénitude de formes, cette pulpe satinée, ces contours attrayants, mais moins sévères que ceux de l’actrice. L’expression de Flore était la tendresse et la douceur. Son regard ne commandait pas le respect comme celui de la plus belle Agrippine qui, depuis celle de {p. 188} Racine, ait foulé les planches du Théâtre-Français, il invitait à la grosse joie. En 1816, la Rabouilleuse vit Maxence Gilet, et s’éprit de lui à la première vue. Elle reçut à travers le cœur cette flèche mythologique, admirable expression d’un effet naturel, que les Grecs devaient ainsi représenter, eux qui ne concevaient point l’amour chevaleresque, idéal et mélancolique enfanté par le Christianisme. Flore était alors trop belle pour que Max dédaignât cette conquête. La Rabouilleuse connut donc, à vingt-huit ans, le véritable amour, l’amour idolâtre, infini, cet amour qui comporte toutes les manières d’aimer, celle de Gulnare et celle de Médora. Dès que l’officier sans fortune apprit la situation respective de Flore et de Jean-Jacques Rouget, il vit mieux qu’une amourette dans une liaison avec la Rabouilleuse. Aussi, pour bien assurer son avenir, ne demanda-t-il pas mieux que de loger chez Rouget, en reconnaissant la débile nature de ce garçon. La passion de Flore influa nécessairement sur la vie et sur l’intérieur de Jean-Jacques. Pendant un mois, le célibataire, devenu craintif outre mesure, vit terrible, morne et maussade le visage si riant et si amical de Flore. Il subit les éclats d’une mauvaise humeur calculée, absolument comme un homme marié dont l’épouse médite une infidélité. Quand, au milieu des plus cruelles rebuffades, le pauvre garçon s’enhardit à demander à Flore la cause de ce changement, elle eut dans le regard des flammes chargées de haine, et dans la voix des tons agressifs et méprisants, que le pauvre Jean-Jacques n’avait jamais entendus ni reçus.
— Parbleu, dit-elle, vous n’avez ni cœur ni âme. Voilà seize ans que je donne ici ma jeunesse, et je ne m’étais pas aperçue que vous avez une pierre, là !… fit-elle en se frappant le cœur. Depuis deux mois, vous voyez venir ici ce brave commandant, une victime des Bourbons, qui était fait pour être général, et qu’est dans la débine, acculé dans un trou de pays où la fortune n’a pas de quoi se promener. Il est obligé de rester sur une chaise toute une journée à la Municipalité, pour gagner… quoi ?… six cents misérables francs, la belle poussée ! Et vous, qu’avez six cent cinquante-neuf mille livres de placées, soixante mille francs de rente, et qui, grâce à moi, ne dépensez pas plus de mille écus par an, tout compris, même mes jupes, enfin tout, vous ne pensez pas à lui offrir un logis ici, où tout le deuxième est vide ! Vous aimez mieux que les souris et les rats y {p. 189} dansent plutôt que d’y mettre un humain, enfin un garçon que votre père a toujours pris pour son fils !… Voulez-vous savoir ce que vous êtes ? Je vais vous le dire : vous êtes un fratricide ! Après cela, je sais bien pourquoi ! Vous avez vu que je lui portais intérêt, et ça vous chicane ! Quoique vous paraissiez bête, vous avez plus de malice que les plus malicieux dans ce que vous êtes… Eh ! bien, oui, je lui porte intérêt, et un vif encore…
— Mais, Flore…
— Oh ! il n’y a pas de mais Flore qui tienne. Ah ! vous pouvez bien en chercher une autre Flore (si vous en trouvez une !), car je veux que ce verre de vin me serve de poison si je ne laisse pas là votre baraque de maison. Je ne vous aurai, Dieu merci, rien coûté pendant les douze ans que j’y suis restée, et vous aurez eu de l’agrément à bon marché. Partout ailleurs, j’aurais bien gagné ma vie à tout faire comme ici : savonner, repasser, veiller aux lessives, aller au marché, faire la cuisine, prendre vos intérêts en toutes choses, m’exterminer du matin au soir… Eh ! bien, voilà ma récompense…
— Mais Flore…
— Oui, Flore, vous en aurez des Flore, à cinquante et un ans que vous avez, et que vous vous portez très-mal, et que vous baissez que c’en est effrayant, je le sais bien ! Puis, avec ça, que vous n’êtes pas amusant…
— Mais, Flore…
— Laissez-moi tranquille !
Elle sortit en fermant la porte avec une violence qui fit retentir la maison et parut l’ébranler sur ses fondements. Jean-Jacques Rouget ouvrit tout doucement la porte et alla plus doucement encore dans la cuisine, où Flore grommelait toujours.
— Mais, Flore, dit ce mouton, voilà la première nouvelle que j’ai de ton désir, comment sais-tu si je le veux ou si je ne le veux pas…
— D’abord, reprit-elle, il y a besoin d’un homme dans la maison. On sait que vous avez des dix, des quinze, des vingt mille francs ; et si l’on venait vous voler, on nous assassinerait. Moi, je ne me soucie pas du tout de me réveiller un beau matin coupée en quatre morceaux, comme on a fait de cette pauvre servante qu’a eu la bêtise de défendre son maître ! Eh ! bien, si l’on nous voit chez nous un homme brave comme César, et qui ne se {p. 190} mouche pas du pied… Max avalerait trois voleurs, le temps de le dire… eh ! bien, je dormirais plus tranquille. On vous dira peut-être des bêtises… que je l’aime par ci, que je l’adore par là !… Savez-vous ce que vous direz ?… eh ! bien, vous répondrez que vous le savez, mais que votre père vous avait recommandé son pauvre Max à son lit de mort. Tout le monde se taira, car les pavés d’Issoudun vous diront qu’il lui payait sa pension au collège, na ! Voilà neuf ans que je mange votre pain…
— Flore, Flore…
— Il y en a eu par la ville plus d’un qui m’a fait la cour, da ! On m’offrait des chaînes d’or par ci, des montres par là… Ma petite Flore, si tu veux quitter cet imbécile de père Rouget, car voilà ce qu’on me disait de vous. Moi, le quitter ? ah ! bien, plus souvent, un innocent comme ça ! que qui deviendrait, ai-je toujours répondu. Non, non, où la chèvre est attachée, il faut qu’elle broute…
— Oui, Flore, je n’ai que toi au monde, et je suis trop heureux… Si ça te fait plaisir, mon enfant, eh ! bien, nous aurons ici Maxence Gilet, il mangera avec nous…
— Parbleu ! je l’espère bien…
— Là, là, ne te fâche pas…
— Quand il y a pour un, il y a bien pour deux, répondit-elle en riant. Mais si vous êtes gentil, savez-vous ce que vous ferez, mon bichon ?… Vous irez vous promener aux environs de la Mairie, à quatre heures, et vous vous arrangerez pour rencontrer monsieur le commandant Gilet, que vous inviterez à dîner. S’il fait des façons, vous lui direz que ça me fera plaisir, il est trop galant pour refuser. Pour lors, entre la poire et le fromage, s’il vous parle de ses malheurs, des pontons, que vous aurez bien l’esprit de le mettre là-dessus, vous lui offrirez de demeurer ici… S’il trouve quelque chose à redire, soyez tranquille, je saurai bien le déterminer…
En se promenant avec lenteur sur le boulevard Baron, le célibataire réfléchit, autant qu’il le pouvait, à cet événement. S’il se séparait de Flore… (à cette idée, il n’y voyait plus clair) quelle autre femme retrouverait-il ?… Se marier ?… À son âge, il serait épousé pour sa fortune, et encore plus cruellement exploité par sa femme légitime que par Flore. D’ailleurs, la pensée d’être privé de cette tendresse, fût-elle illusoire, lui causait une horrible angoisse. {p. 191} Il fut donc pour le commandant Gilet aussi charmant qu’il pouvait l’être. Ainsi que Flore le désirait, l’invitation fut faite devant témoins, afin de ménager l’honneur de Maxence.
La réconciliation se fit entre Flore et son maître ; mais depuis cette journée Jean-Jacques aperçut des nuances qui prouvaient un changement complet dans l’affection de la Rabouilleuse. Flore Brazier se plaignit pendant une quinzaine de jours, chez les fournisseurs, au marché, près des commères avec lesquelles elle bavardait, de la tyrannie de monsieur Rouget, qui s’avisait de prendre son soi-disant frère naturel chez lui. Mais personne ne fut la dupe de cette comédie, et Flore fut regardée comme une créature excessivement fine et retorse. Le père Rouget se trouva très-heureux de l’impatronisation de Max au logis, car il eut une personne qui fut aux petits soins pour lui, mais sans servilité cependant. Gilet causait, politiquait et se promenait quelquefois avec le père Rouget. Dès que l’officier fut installé, Flore ne voulut plus être cuisinière. La cuisine, dit-elle, lui gâtait les mains. Sur le désir du Grand-Maître de l’Ordre, la Cognette indiqua l’une de ses parentes, une vieille fille dont le maître, un curé, venait de mourir sans lui rien laisser, une excellente cuisinière, qui serait dévouée à la vie à la mort à Flore et à Max. D’ailleurs, la Cognette promit à sa parente, au nom de ces deux puissances, une rente de trois cents livres après dix ans de bons, loyaux, discrets et probes services. Âgée de soixante ans, la Védie était remarquable par une figure ravagée par la petite vérole et d’une laideur convenable. Après l’entrée en fonctions de la Védie, la Rabouilleuse devint madame Brazier. Elle porta des corsets, elle eut des robes en soie, en belles étoffes de laine et de coton suivant les saisons ! Elle eut des collerettes, des fichus fort chers, des bonnets brodés, des gorgerettes de dentelles, se chaussa de brodequins et se maintint dans une élégance et une richesse de mise qui la rajeunit. Elle fut comme un diamant brut, taillé, monté par le bijoutier pour valoir tout son prix. Elle voulait faire honneur à Max. À la fin de la première année, en 1817, elle fit venir de Bourges un cheval, dit anglais, pour le pauvre commandant, ennuyé de se promener à pied. Max avait racolé, dans les environs, un ancien lancier de la Garde Impériale, un Polonais, nommé Kouski, tombé dans la misère, qui ne demanda pas mieux que d’entrer chez monsieur Rouget en qualité de domestique du commandant. {p. 192} Max fut l’idole de Kouski, surtout après le duel des trois royalistes. À compter de 1817, la maison du père Rouget fut donc composée de cinq personnes, dont trois maîtres, et la dépense s’éleva environ à huit mille francs par an.
Au moment où madame Bridau revenait à Issoudun pour, selon l’expression de maître Desroches, sauver une succession si sérieusement compromise, le père Rouget était arrivé par degrés à un état quasi-végétatif. D’abord, dès l’impatronisation de Max, mademoiselle Brazier mit la table sur un pied épiscopal. Rouget, jeté dans la voie de la bonne chère, mangea toujours davantage, emporté par les excellents plats que faisait la Védie. Malgré cette exquise et abondante nourriture, il engraissa peu. De jour en jour, il s’affaissa comme un homme fatigué, par ses digestions peut-être, et ses yeux se cernèrent fortement. Mais si, pendant ses promenades, des bourgeois l’interrogeaient sur sa santé : — Jamais, disait-il, il ne s’était mieux porté. Comme il avait toujours passé pour être d’une intelligence excessivement bornée, on ne remarqua point la dépression constante de ses facultés. Son amour pour Flore était le seul sentiment qui le faisait vivre, il n’existait que par elle ; sa faiblesse avec elle n’avait point alors de bornes, il obéissait à un regard, il guettait les mouvements de cette créature comme un chien guette les moindres gestes de son maître. Enfin, selon l’expression de madame Hochon, à cinquante-sept ans, le père Rouget semblait être plus vieux que monsieur Hochon, alors octogénaire.
Chacun imagine, avec raison, que l’appartement de Max était digne de ce charmant garçon. En effet, en six ans le commandant avait, d’année en année, perfectionné le comfort, embelli les moindres détails de son logement, autant pour lui-même que pour Flore. Mais ce n’était que le comfort d’Issoudun : des carreaux mis en couleur, des papiers de tenture assez élégants, des meubles en acajou, des glaces à bordure dorée, des rideaux en mousseline ornés de bandes rouges, un lit à couronne et à rideaux disposés comme les arrangent les tapissiers de province pour une riche mariée, et qui paraît alors le comble de la magnificence, mais qui se voit dans les vulgaires gravures de modes, et si commun que les détaillants de Paris n’en veulent plus pour leurs noces. Il y avait, chose monstrueuse et qui fit causer dans Issoudun, des nattes de jonc dans l’escalier, sans doute pour assourdir le bruit des pas ; aussi, en rentrant au petit jour, Max n’avait-il éveillé {p. 193} personne. Rouget ne soupçonna jamais la complicité de son hôte dans les œuvres nocturnes des Chevaliers de la Désœuvrance.
Vers les huit heures, Flore, vêtue d’une robe de chambre en jolie étoffe de coton à mille raies roses, coiffée d’un bonnet de dentelles, les pieds dans des pantoufles fourrées, ouvrit doucement la porte de la chambre de Max ; mais, en le voyant endormi, elle resta debout devant le lit.
— Il est rentré si tard, dit-elle, à trois heures et demie. Il faut avoir un fier tempérament pour résister à ces amusements-là. Est-il fort, cet amour d’homme !… Qu’auront-ils fait cette nuit ?
— Tiens, te voilà, ma petite Flore, dit Max en s’éveillant à la manière des militaires accoutumés par les événements de la guerre à trouver leurs idées au complet et leur sang-froid au réveil, quelque subit qu’il soit.
— Tu dors, je m’en vais…
— Non, reste, il y a des choses graves…
— Vous avez fait quelque sottise cette nuit ?…
— Ah ! ouin !… Il s’agit de nous et de cette vieille bête. Ah ! çà, tu ne m’avais jamais parlé de sa famille… Eh ! bien, elle arrive ici, la famille, sans doute pour nous tailler des croupières…
— Ah ! je m’en vais le secouer, dit Flore.
— Mademoiselle Brazier, dit gravement Max, il s’agit de choses trop sérieuses pour y aller à l’étourdie. Envoie-moi mon café, je le prendrai dans mon lit, où je vais songer à la conduite que nous devons tenir… Reviens à neuf heures, nous causerons. En attendant, fais comme si tu ne savais rien.
Saisie par cette nouvelle, Flore laissa Max et alla lui préparer son café ; mais, un quart d’heure après, Baruch entra précipitamment, et dit au Grand-Maître : — Fario cherche sa brouette !…
En cinq minutes, Max fut habillé, descendit, et, tout en ayant l’air de flâner, il gagna le bas de la Tour, où il vit un rassemblement assez considérable.
— Qu’est-ce ? fit Max en perçant la foule et pénétrant jusqu’à l’Espagnol.
Fario, petit homme sec, était d’une laideur comparable à celle d’un grand d’Espagne. Des yeux de feu comme percés avec une vrille et très-rapprochés du nez l’eussent fait passer à Naples pour un jeteur de sorts. Ce petit homme paraissait doux parce qu’il était grave, calme, lent dans ses mouvements. Aussi le nommait-on le {p. 194} bonhomme Fario. Mais son teint couleur de pain d’épice et sa douceur déguisaient aux ignorants et annonçaient à l’observateur le caractère à demi mauritain d’un paysan de Grenade que rien n’avait encore fait sortir de son flegme et de sa paresse.
— Êtes-vous sûr, lui dit Max après avoir écouté les doléances du marchand de grains, d’avoir amené votre voiture ? car il n’y a, Dieu merci, pas de voleurs à Issoudun…
— Elle était là…
— Si le cheval est resté attelé, ne peut-il pas avoir emmené la voiture ?
— Le voilà, mon cheval, dit Fario en montrant sa bête harnachée à trente pas de là.
Max alla gravement à l’endroit où se trouvait le cheval, afin de pouvoir, en levant les yeux, voir le pied de la Tour, car le rassemblement était au bas. Tout le monde suivit Max, et c’est ce que le drôle voulait.
— Quelqu’un a-t-il mis par distraction une voiture dans ses poches ? cria François.
— Allons, fouillez-vous ! dit Baruch.
Des éclats de rire partirent de tous côtés. Fario jura. Chez un Espagnol, des jurons annoncent le dernier degré de la colère.
— Est-elle légère, ta voiture ? dit Max.
— Légère ?… répondit Fario. Si ceux qui rient de moi l’avaient sur les pieds, leurs cors ne leur feraient plus mal.
— Il faut cependant qu’elle le soit diablement, répondit Max en montrant la Tour, car elle a volé sur la butte.
À ces mots, tous les yeux se levèrent, et il y eut en un instant comme une émeute au marché. Chacun se montrait cette voiture-fée. Toutes les langues étaient en mouvement.
— Le diable protège les aubergistes qui se damnent tous, dit le fils Goddet au marchand stupéfait, il a voulu t’apprendre à ne pas laisser traîner de charrettes dans les rues, au lieu de les remiser à l’auberge.
À cette apostrophe, des huées partirent de la foule, car Fario passait pour avare.
— Allons, mon brave homme, dit Max, il ne faut pas perdre courage. Nous allons monter à la Tour pour savoir comment ta brouette est venue là. Nom d’un canon, nous te donnerons un coup de main. Viens-tu, Baruch ? — Toi, dit-il à François en lui {p. 195} parlant dans l’oreille, fais ranger le monde et qu’il n’y ait personne au bas de la butte quand tu nous y verras.
Fario, Max, Baruch et trois autres Chevaliers montèrent à la Tour. Pendant cette ascension assez périlleuse, Max constatait avec Fario qu’il n’existait ni dégâts ni traces qui indiquassent le passage de la charrette. Aussi Fario croyait-il à quelque sortilège, il avait la tête perdue. Arrivés tous au sommet, en y examinant les choses, le fait parut sérieusement impossible.
— Comment que j’allons la descendre ?… dit l’Espagnol dont les petits yeux noirs exprimaient pour la première fois l’épouvante, et dont la figure jaune et creuse, qui paraissait ne devoir jamais changer de couleur, pâlit.
— Comment ! dit Max, mais cela ne me paraît pas difficile…
Et, profitant de la stupéfaction du marchand de grains, il mania de ses bras robustes la charrette par les deux brancards, de manière à la lancer ; puis, au moment où elle devait lui échapper, il cria d’une voix tonnante : — Gare là-dessous !…
Mais il ne pouvait y avoir aucun inconvénient : le rassemblement, averti par François24 et pris de curiosité, s’était retiré sur la place à la distance nécessaire pour voir ce qui se passerait sur la butte. La charrette se brisa de la manière la plus pittoresque en un nombre infini de morceaux.
— La voilà descendue, dit Baruch.
— Ah ! brigands ! ah ! canailles ! s’écria Fario, c’est peut-être vous autres qui l’avez montée ici…
Max, Baruch et leurs trois compagnons se mirent à rire des injures de l’Espagnol.
— On a voulu te rendre service, dit froidement Max, j’ai failli, en manœuvrant ta damnée charrette, être emporté avec elle, et voilà comment tu nous remercies ?… De quel pays es-tu donc ?…
— Je suis d’un pays où l’on ne pardonne pas, répliqua Fario qui tremblait de rage. Ma charrette vous servira de cabriolet pour aller au diable !… à moins, dit-il en devenant doux comme un mouton, que vous ne vouliez me la remplacer par une neuve ?
— Parlons de cela, dit Max en descendant.
Quand ils furent au bas de la Tour et en rejoignant les premiers groupes de rieurs, Max prit Fario par un bouton de sa veste et lui dit : — Oui, mon brave père Fario, je te ferai cadeau d’une magnifique charrette, si tu veux me donner deux cent cinquante {p. 196} francs ; mais je ne garantis pas qu’elle sera, comme celle-ci, faite aux tours.
Cette dernière plaisanterie trouva Fario froid comme s’il s’agissait de conclure un marché.
— Dame ! répliqua-t-il, vous me donneriez de quoi me remplacer ma pauvre charrette, que vous n’auriez jamais mieux employé l’argent du père Rouget.
Max pâlit, il leva son redoutable poing sur Fario ; mais Baruch, qui savait qu’un pareil coup ne frapperait pas seulement sur l’Espagnol, enleva Fario comme une plume et dit tout bas à Max : — Ne va pas faire des bêtises !
Le commandant, rappelé à l’ordre, se mit à rire et répondit à Fario : — Si je t’ai, par mégarde, fracassé ta charrette, tu essaies de me calomnier, nous sommes quittes.
— Pas core ! dit en murmurant Fario. Mais je suis bien aise de savoir ce que valait ma charrette !
— Ah ! Max, tu trouves à qui parler ? dit un témoin de cette scène qui n’appartenait pas à l’Ordre de la Désœuvrance.
— Adieu, monsieur Gilet, je ne vous remercie pas encore de votre coup de main, fit le marchand de grains en enfourchant son cheval et disparaissant au milieu d’un hourra.
— On vous gardera le fer des cercles, lui cria un charron venu pour contempler l’effet de cette chute.
Un des limons s’était planté droit comme un arbre. Max restait pâle et pensif, atteint au cœur par la phrase de l’Espagnol. On parla pendant cinq jours à Issoudun de la charrette à Fario. Elle était destinée à voyager, comme dit le fils Goddet, car elle fit le tour du Berry où l’on se raconta les plaisanteries de Max et de Baruch. Ainsi, ce qui fut le plus sensible à l’Espagnol, il était encore huit jours après l’événement, la fable de trois Départements, et le sujet de toutes les disettes. Max et la Rabouilleuse, à propos des terribles réponses du vindicatif Espagnol, furent aussi le sujet de mille commentaires qu’on se disait à l’oreille dans Issoudun, mais tout haut à Bourges, à Vatan, à Vierzon et à Châteauroux. Maxence Gilet connaissait assez le pays pour deviner combien ces propos devaient être envenimés.
— On ne pourra pas les empêcher de causer, pensait-il. Ah ! j’ai fait là un mauvais coup.
{p. 197} — Hé ! bien, Max, lui dit François en lui prenant le bras, ils arrivent ce soir…
— Qui ?…
— Les Bridau ! Ma grand’mère vient de recevoir une lettre de sa filleule.
— Écoute, mon petit, lui dit Max à l’oreille, j’ai réfléchi profondément à cette affaire. Flore ni moi, nous ne devons pas paraître en vouloir aux Bridau. Si les héritiers quittent Issoudun, c’est vous autres, les Hochon, qui devez les renvoyer. Examine bien ces Parisiens ; et, quand je les aurai toisés, demain, chez la Cognette, nous verrons ce que nous pourrons leur faire et comment les mettre mal avec ton grand-père ?…
— L’Espagnol a trouvé le défaut de la cuirasse à Max, dit Baruch à son cousin François en rentrant chez monsieur Hochon et regardant leur ami qui rentrait chez lui.
Pendant que Max faisait son coup, Flore, malgré les recommandations de son commensal, n’avait pu contenir sa colère ; et, sans savoir si elle en servait ou si elle en dérangeait les plans, elle éclatait contre le pauvre célibataire. Quand Jean-Jacques encourait la colère de sa bonne, on lui supprimait tout d’un coup les soins et les chatteries vulgaires qui faisaient sa joie. Enfin, Flore mettait son maître en pénitence. Ainsi, plus de ces petits mots d’affection dont elle ornait la conversation avec des tonalités différentes et des regards plus ou moins tendres : — mon petit chat, — mon gros bichon, — mon bibi, — mon chou, — mon rat, etc… Un vous, sec et froid, ironiquement respectueux, entrait alors dans le cœur du malheureux garçon comme une lame de couteau. Ce vous servait de déclaration de guerre. Puis, au lieu d’assister au lever du bonhomme, de lui donner ses affaires, de prévoir ses désirs, de le regarder avec cette espèce d’admiration que toutes les femmes savent exprimer, et qui, plus elle est grossière, plus elle charme, en lui disant : — Vous êtes frais comme une rose ! — Allons, vous vous portez à merveille. — Que tu es beau, vieux Jean ! — enfin au lieu de le régaler pendant son lever, des drôleries et des gaudrioles qui l’amusaient, Flore le laissait s’habiller tout seul. S’il appelait la Rabouilleuse, elle répondait du bas de l’escalier : — Eh ! je ne puis pas tout faire à la fois, veiller à votre déjeuner, et vous servir dans votre chambre. N’êtes-vous pas assez grand garçon pour vous habiller tout seul ?
{p. 198} — Mon Dieu ! que lui ai-je fait ? se demanda le vieillard en recevant une de ces rebuffades au moment où il demanda de l’eau pour se faire la barbe.
— Védie, montez de l’eau chaude à monsieur, cria Flore.
— Védie ?… fit le bonhomme hébété par l’appréhension de la colère qui pesait sur lui, Védie, qu’a donc madame ce matin ?
Flore Brazier se faisait appeler madame par son maître, par Védie, par Kouski et par Max.
— Elle aurait, à ce qu’il paraît, appris quelque chose de vous qui ne serait pas beau, répondit Védie en prenant un air profondément affecté. Vous avez tort, monsieur. Tenez, je ne suis qu’une pauvre servante, et vous pouvez me dire que je n’ai que faire de fourrer le nez dans vos affaires ; mais vous chercheriez parmi toutes les femmes de la terre, comme ce roi de l’Écriture Sainte, vous ne trouveriez pas la pareille à madame. Vous devriez baiser la marque de ses pas par où elle passe… Dame ! si vous lui donnez du chagrin, c’est vous percer le cœur à vous-même ! Enfin elle en avait les larmes aux yeux.
Védie laissa le pauvre homme atterré, il tomba sur un fauteuil, regarda dans l’espace comme un fou mélancolique, et oublia de faire sa barbe. Ces alternatives de tendresse et de froideur opéraient sur cet être faible, qui ne vivait que par la fibre amoureuse, les effets morbides produits sur le corps par le passage subit d’une chaleur tropicale à un froid polaire. C’était autant de pleurésies morales qui l’usaient comme autant de maladies. Flore, seule au monde, pouvait agir ainsi sur lui ; car, uniquement pour elle, il était aussi bon qu’il était niais.
— Hé ! bien, vous n’avez pas fait votre barbe ? dit-elle en se montrant sur la porte.
Elle causa le plus violent sursaut au père Rouget qui, de pâle et défait, devint rouge pour un moment sans oser se plaindre de cet assaut.
— Votre déjeuner vous attend ! Mais vous pouvez bien descendre en robe de chambre et en pantoufles, allez, vous déjeunerez seul.
Et, sans attendre de réponse, elle disparut. Laisser le bonhomme déjeuner seul était celle de ses pénitences qui lui causait le plus de chagrin : il aimait à causer en mangeant. En arrivant au bas de l’escalier, Rouget fut pris par une quinte, car l’émotion avait réveillé son catarrhe.
{p. 199} — Tousse ! tousse ! dit Flore dans la cuisine, sans s’inquiéter d’être ou non entendue par son maître. Pardè, le vieux scélérat est assez fort pour résister sans qu’on s’inquiète de lui. S’il tousse jamais son âme, celui-là, ce ne sera qu’après nous…
Telles étaient les aménités que la Rabouilleuse adressait à Rouget en ses moments de colère. Le pauvre homme s’assit dans une profonde tristesse, au milieu de la salle, au coin de la table, et regarda ses vieux meubles, ses vieux tableaux d’un air désolé.
— Vous auriez bien pu mettre une cravate, dit Flore en entrant. Croyez-vous que c’est agréable à voir un cou comme le vôtre qu’est plus rouge, plus ridé que celui d’un dindon.
— Mais que vous ai-je fait ? demanda-t-il en levant ses gros yeux vert-clair pleins de larmes vers Flore en affrontant sa mine froide.
— Ce que vous avez fait ?… dit-elle. Vous ne le savez pas ! En voilà un hypocrite ?… Votre sœur Agathe, qui est votre sœur comme je suis celle de la Tour d’Issoudun, à entendre votre père, et qui ne vous est de rien du tout, arrive de Paris avec son fils, ce méchant peintre de deux sous, et viennent vous voir…
— Ma sœur et mes neveux viennent à Issoudun ?… dit-il tout stupéfait.
— Oui, jouez l’étonné, pour me faire croire que vous ne leur avez pas écrit de venir ? Cte malice cousue de fil blanc ! Soyez tranquille, nous ne troublerons point vos Parisiens, car, n’avant qu’ils n’aient mis les pieds ici, les nôtres n’y feront plus de poussière. Max et moi nous serons partis pour ne jamais revenir. Quant à votre testament, je le déchirerai en quatre morceaux à votre nez et à votre barbe, entendez-vous… Vous laisserez votre bien à votre famille, puisque nous ne sommes pas votre famille. Après, vous verrez si vous serez aimé pour vous-même par des gens qui ne vous ont pas vu depuis trente ans, qui ne vous ont même jamais vu ! C’est pas votre sœur qui me remplacera ! Une dévote à trente-six carats !
— N’est-ce que cela, ma petite Flore ? dit le vieillard, je ne recevrai ni ma sœur, ni mes neveux… Je te jure que voilà la première nouvelle que j’ai de leur arrivée, et c’est un coup monté par madame Hochon, la vieille dévote…
Max, qui put entendre la réponse du père Rouget, se montra tout à coup en disant d’un ton de maître : — Qu’y a-t-il ?…
— Mon bon Max, reprit le vieillard heureux d’acheter la {p. 200} protection du soldat qui par une convention faite avec Flore prenait toujours le parti de Rouget, je jure par ce qu’il y a de plus sacré que je viens d’apprendre la nouvelle. Je n’ai jamais écrit à ma sœur : mon père m’a fait promettre de ne lui rien laisser de mon bien, de le donner plutôt à l’église… Enfin, je ne recevrai ni ma sœur Agathe, ni ses fils.
— Votre père avait tort, mon cher Jean-Jacques, et madame a bien plus tort encore, répondit Max. Votre père avait ses raisons, il est mort, sa haine doit mourir avec lui… Votre sœur est votre sœur, vos neveux sont vos neveux. Vous vous devez à vous-même de les bien accueillir, et à nous aussi. Que dirait-on dans Issoudun ?… S… tonnerre ! j’en ai assez sur le dos, il ne manquerait plus que de m’entendre dire que nous vous séquestrons, que vous n’êtes pas libre, que nous vous avons animé contre vos héritiers, que nous captons votre succession… Que le diable m’emporte si je ne déserte pas le camp à la seconde calomnie. Et c’est assez d’une ! Déjeunons.
Flore, redevenue douce comme une hermine, aida la Védie à mettre le couvert. Le père Rouget, plein d’admiration pour Max, le prit par les mains, l’emmena dans l’embrasure d’une des croisées et là lui dit à voix basse : — Ah ! Max, j’aurais un fils, je ne l’aimerais pas autant que je t’aime. Et Flore avait raison : à vous deux, vous êtes ma famille… Tu as de l’honneur, Max, et tout ce que tu viens de dire est très-bien.
— Vous devez fêter votre sœur et votre neveu, mais ne rien changer à vos dispositions, lui dit alors Max en l’interrompant. Vous satisferez ainsi votre père et le monde…
— Eh ! bien, mes chers petits amours, s’écria Flore d’un ton gai, le salmis va se refroidir. Tiens, mon vieux rat, voilà une aile, dit-elle en souriant à Jean-Jacques Rouget.
À ce mot, la figure chevaline du bonhomme perdit ses teintes cadavéreuses ; il eut, sur ses lèvres pendantes, un sourire de thériaki ; mais la toux le reprit, car le bonheur de rentrer en grâce lui donnait une émotion aussi violente que celle d’être en pénitence. Flore se leva, s’arracha de dessus les épaules un petit châle de cachemire et le mit en cravate au cou du vieillard en lui disant : — C’est bête de se faire du mal comme ça pour des riens. Tenez, vieil imbécile ! ça vous fera du bien, c’était sur mon cœur…
— Quelle bonne créature ! dit Rouget à Max pendant que Flore {p. 201} alla chercher un bonnet de velours noir pour en couvrir la tête presque chauve du célibataire.
— Aussi bonne que belle, répondit Max, mais elle est vive, comme tous ceux qui ont le cœur sur la main.
Peut-être blâmera-t-on la crudité de cette peinture, et trouvera-t-on les éclats du caractère de la Rabouilleuse empreints de ce vrai que le peintre doit laisser dans l’ombre ? Hé ! bien, cette scène, cent fois recommencée avec d’épouvantables variantes, est, dans sa forme grossière et dans son horrible véracité, le type de celles que jouent toutes les femmes, à quelque bâton de l’échelle sociale qu’elles soient perchées, quand un intérêt quelconque les a diverties de leur ligne d’obéissance et qu’elles ont saisi le pouvoir. Comme chez les grands politiques, à leurs yeux tous les moyens sont légitimés par la fin. Entre Flore Brazier et la duchesse, entre la duchesse et la plus riche bourgeoise, entre la bourgeoise et la femme la plus splendidement entretenue, il n’y a de différences que celles dues à l’éducation qu’elles ont reçue et aux milieux où elles vivent. Les bouderies de la grande dame remplacent les violences de la Rabouilleuse. À tout étage, les amères plaisanteries, des moqueries spirituelles, un froid dédain, des plaintes hypocrites, de fausses querelles obtiennent le même succès que les propos populaciers de cette madame Éverard d’Issoudun.
Max se mit à raconter si drôlement l’histoire de Fario, qu’il fit rire le bonhomme. Védie et Kouski, venus pour entendre ce récit, éclatèrent dans le couloir. Quant à Flore, elle fut prise du fou-rire. Après le déjeuner, pendant que Jean-Jacques lisait les journaux, car on s’était abonné au Constitutionnel et à la Pandore, Max emmena Flore chez lui.
— Es-tu sûre que, depuis qu’il t’a instituée son héritière, il n’a pas fait quelque autre testament ?
— Il n’a pas de quoi écrire, répondit-elle.
— Il a pu en dicter un à quelque notaire, fit Max. S’il ne l’a pas fait, il faut prévoir ce cas-là. Donc, accueillons à merveille les Bridau, mais tâchons de réaliser, et promptement, tous les placements hypothécaires. Nos notaires ne demanderont pas mieux que de faire des transports : ils y trouvent à boire et à manger. Les rentes montent tous les jours ; on va conquérir l’Espagne, et délivrer Ferdinand VII de ses Cortès : ainsi, l’année prochaine, les rentes dépasseront peut-être le pair. C’est donc une bonne affaire que de mettre les {p. 202} sept cent cinquante mille francs du bonhomme sur le grand livre à 89 !… Seulement essaie de les faire mettre en ton nom. Ce sera toujours cela de sauvé !
— Une fameuse idée, dit Flore.
— Et, comme on aura cinquante mille francs de rentes pour huit cent quatre-vingt-dix mille francs, il faudrait lui faire emprunter cent quarante mille francs pour deux ans, à rendre par moitié. En deux ans, nous toucherons cent mille francs de Paris, et quatre-vingt-dix ici, nous ne risquons donc rien.
— Sans toi, mon beau Max, que serions-nous devenus ? dit-elle.
— Oh ! demain soir, chez la Cognette, après avoir vu les Parisiens, je trouverai les moyens de les faire congédier par les Hochon eux-mêmes.
— As-tu de l’esprit, mon ange ! Tiens, tu es un amour d’homme.
La place Saint-Jean est située au milieu d’une rue appelée Grande-Narette dans sa partie supérieure, et Petite-Narette dans l’inférieure. En Berry, le mot Narette exprime la même situation de terrain que le mot génois salita, c’est-à-dire une rue en pente roide. La Narette est très-rapide de la place Saint-Jean à la porte Vilatte. La maison du vieux monsieur Hochon est en face de celle où demeurait Jean-Jacques Rouget. Souvent on voyait, par celle des fenêtres de la salle où se tenait madame Hochon, ce qui se passait chez le père Rouget, et vice versâ, quand les rideaux étaient tirés ou que les portes restaient ouvertes. La maison de monsieur Hochon ressemble tant à celle de Rouget, que ces deux édifices furent sans doute bâtis par le même architecte. Hochon, jadis Receveur des Tailles à Selles en Berry, né d’ailleurs à Issoudun, était revenu s’y marier avec la sœur du Subdélégué, le galant Lousteau, en échangeant sa place de Selles contre la recette d’Issoudun. Déjà retiré des affaires en 1786, il évita les orages de la Révolution, aux principes de laquelle il adhéra d’ailleurs pleinement, comme tous les honnêtes gens qui hurlent avec les vainqueurs. Monsieur Hochon ne volait pas sa réputation de grand avare. Mais ne serait-ce pas s’exposer à des redites que de le peindre ? Un des traits d’avarice qui le rendirent célèbre suffira sans doute pour vous expliquer monsieur Hochon tout entier.
Lors du mariage de sa fille, alors morte, et qui épousait un Borniche, il fallut donner à dîner à la famille Borniche. Le prétendu, qui devait hériter d’une grande fortune, mourut de chagrin d’avoir {p. 203} fait de mauvaises affaires, et surtout du refus de ses père et mère qui ne voulurent pas l’aider. Ces vieux Borniche vivaient encore en ce moment, heureux d’avoir vu monsieur Hochon se chargeant de la tutelle, à cause de la dot de sa fille qu’il se fit fort de sauver. Le jour de la signature du contrat, les grands parents des deux familles étaient réunis dans la salle, les Hochon d’un côté, les Borniche de l’autre, tous endimanchés. Au milieu de la lecture du contrat que faisait gravement le jeune notaire Héron, la cuisinière entre et demande à monsieur Hochon de la ficelle pour ficeler un dinde, partie essentielle du repas. L’ancien Receveur des Tailles tire du fond de la poche de sa redingote un bout de ficelle qui sans doute avait déjà servi à quelque paquet, il le donna ; mais avant que la servante eût atteint la porte, il lui cria : — Gritte, tu me le rendras ! Gritte est en Berry l’abréviation usitée de Marguerite. Vous comprenez dès-lors et monsieur Hochon et la plaisanterie faite par la ville sur cette famille composée du père, de la mère et de trois enfants : les cinq Hochon !
D’année en année, le vieil Hochon était devenu plus vétilleux, plus soigneux, et il avait en ce moment quatre-vingt-cinq ans ! Il appartenait à ce genre d’hommes qui se baissent au milieu d’une rue, par une conversation animée, qui ramassent une épingle en disant : — Voilà la journée d’une femme ! et qui piquent l’épingle au parement de leur manche. Il se plaignait très-bien de la mauvaise fabrication des draps modernes en faisant observer que sa redingote ne lui avait duré que dix ans. Grand, sec, maigre, à teint jaune, parlant peu, lisant peu, ne se fatiguant point, observateur des formes comme un Oriental, il maintenait au logis un régime d’une grande sobriété, mesurant le boire et le manger à sa famille, d’ailleurs assez nombreuse, et composée de sa femme, née Lousteau, de son petit-fils Baruch et de sa sœur Adolphine, héritiers des vieux Borniche, enfin de son autre petit-fils François Hochon.
Hochon, son fils aîné, pris en 1813 par cette réquisition d’enfants de famille échappés à la conscription et appelés les gardes d’honneur, avait péri au combat d’Hanau. Cet héritier présomptif avait épousé de très-bonne heure une femme riche, afin de ne pas être repris par une conscription quelconque ; mais alors il mangea toute sa fortune en prévoyant sa fin. Sa femme, qui suivit de loin l’armée française, mourut à Strasbourg en 1814, y laissant des dettes que le vieil Hochon ne paya point, en opposant aux {p. 204} créanciers cet axiome de l’ancienne jurisprudence : Les femmes sont des mineurs.
On pouvait donc toujours dire les cinq Hochon, puisque cette maison se composait encore de trois petits enfants et des deux grands parents. Aussi la plaisanterie durait-elle toujours, car aucune plaisanterie ne vieillit en province. Gritte, alors âgée de soixante ans, suffisait à tout.
La maison, quoique vaste, avait peu de mobilier. Néanmoins on pouvait très-bien loger Joseph et madame Bridau dans deux chambres au deuxième étage. Le vieil Hochon se repentit alors d’y avoir conservé deux lits accompagnés chacun d’eux d’un vieux fauteuil en bois naturel et garnis en tapisserie, d’une table en noyer sur laquelle figurait un pot à eau du genre dit Gueulard dans sa cuvette bordée de bleu. Le vieillard mettait sa récolte de pommes et de poires d’hiver, de nèfles et de coings sur de la paille dans ces deux chambres où dansaient les rats et les souris ; aussi exhalaient-elles une odeur de fruit et de souris. Madame Hochon y fit tout nettoyer : le papier décollé par places fut recollé au moyen de pains à cacheter, elle orna les fenêtres de petits rideaux qu’elle tailla dans de vieux fourreaux de mousseline à elle. Puis, sur le refus de son mari d’acheter de petits tapis en lisière, elle donna sa descente de lit à sa petite Agathe, en disant de cette mère de quarante-sept ans sonnés : pauvre petite ! Madame Hochon emprunta deux tables de nuit aux Borniche, et loua très-audacieusement chez un fripier, le voisin de la Cognette, deux vieilles commodes à poignées de cuivre. Elle conservait deux paires de flambeaux en bois précieux, tournés par son propre père qui avait la manie du tour. De 1770 à 1780, ce fut un ton chez les gens riches d’apprendre un métier, et monsieur Lousteau le père, ancien premier Commis des Aides, fut tourneur, comme Louis XVI fut serrurier. Ces flambeaux avaient pour garnitures des cercles en racines de rosier, de pêcher, d’abricotier. Madame Hochon risqua ces précieuses reliques !… Ces préparatifs et ce sacrifice redoublèrent la gravité de monsieur Hochon qui ne croyait pas encore à l’arrivée des Bridau.
Le matin même de cette journée illustrée par le tour fait à Fario, madame Hochon dit après le déjeuner à son mari : — J’espère, Hochon, que vous recevrez comme il faut madame Bridau, ma filleule. Puis, après s’être assurée que ses petits-enfants étaient partis, elle ajouta : — Je suis maîtresse de mon bien, ne me {p. 205} contraignez pas à dédommager Agathe dans mon testament de quelque mauvais accueil.
— Croyez-vous, madame, répondit Hochon d’une voix douce, qu’à mon âge je ne connaisse pas la civilité puérile et honnête…
— Vous savez bien ce que je veux dire, vieux sournois. Soyez aimable pour nos hôtes, et souvenez-vous combien j’aime Agathe…
— Vous aimiez aussi Maxence Gilet, qui va dévorer une succession due à votre chère Agathe !… Ah ! vous avez réchauffé là un serpent dans votre sein ; mais, après tout, l’argent des Rouget devait appartenir à un Lousteau quelconque.
Après cette allusion à la naissance présumée d’Agathe et de Max, Hochon voulut sortir ; mais la vieille madame Hochon, femme encore droite et sèche, coiffée d’un bonnet rond à coques et poudrée, ayant une jupe de taffetas gorge de pigeon, à manches justes, et les pieds dans des mules, posa sa tabatière sur sa petite table, et dit : — En vérité, comment un homme d’esprit comme vous, monsieur Hochon, peut-il répéter des niaiseries qui, malheureusement, ont coûté le repos à ma pauvre amie et la fortune de son père à ma pauvre filleule ? Max Gilet n’est pas le fils de mon frère, à qui j’ai bien conseillé dans le temps d’épargner ses écus. Enfin vous savez aussi bien que moi que madame Rouget était la vertu même…
— Et la fille est digne de la mère, car elle me paraît bien bête. Après avoir perdu toute sa fortune, elle a si bien élevé ses enfants, qu’en voilà un en prison sous le coup d’un procès criminel à la Cour des Pairs, pour le fait d’une conspiration à la Berton. Quant à l’autre, il est dans une situation pire, il est peintre !… Si vos protégés restent ici jusqu’à ce qu’ils aient dépétré cet imbécile de Rouget des griffes de la Rabouilleuse et de Gilet, nous mangerons plus d’un minot de sel avec eux.
— Assez, monsieur Hochon, souhaitez qu’ils en tirent pied ou aile…
Monsieur Hochon prit son chapeau, sa canne à pomme d’ivoire, et sortit pétrifié par cette terrible phrase, car il ne croyait pas à tant de résolution chez sa femme. Madame Hochon, elle, prit son livre de prières pour lire l’Ordinaire de la Messe, car son grand âge l’empêchait d’aller tous les jours à l’église : elle avait de la peine à s’y rendre les dimanches et les jours fériés. Depuis qu’elle avait reçu la réponse d’Agathe, elle ajoutait à ses prières habituelles une prière pour supplier Dieu de dessiller les yeux à Jean-Jacques {p. 206} Rouget, de bénir Agathe et de faire réussir l’entreprise à laquelle elle l’avait poussée. En se cachant de ses deux petits enfants, à qui elle reprochait d’être des parpaillots, elle avait prié le curé de dire, pour ce succès, des messes pendant une neuvaine accomplie par sa petite-fille Adolphine Borniche, qui s’acquittait des prières à l’église par procuration.
Adolphine, alors âgée de dix-huit ans, et qui, depuis sept ans, travaillait aux côtés de sa grand’mère dans cette froide maison à mœurs méthodiques et monotones, fit d’autant plus volontiers la neuvaine qu’elle souhaitait inspirer quelque sentiment à Joseph Bridau, cet artiste incompris par monsieur Hochon, et auquel elle prenait le plus vif intérêt à cause des monstruosités que son grand-père prêtait à ce jeune Parisien.
Les vieillards, les gens sages, la tête de la ville, les pères de famille approuvaient d’ailleurs la conduite de madame Hochon ; et leurs vœux en faveur de sa filleule et de ses enfants étaient d’accord avec le mépris secret que leur inspirait depuis long-temps la conduite de Maxence Gilet. Ainsi la nouvelle de l’arrivée de la sœur et du neveu du père Rouget produisit deux partis dans Issoudun : celui de la haute et vieille bourgeoisie, qui devait se contenter de faire des vœux et de regarder les événements sans y aider, celui des Chevaliers de la Désœuvrance et des partisans de Max, qui malheureusement étaient capables de commettre bien des malices à l’encontre des Parisiens.
Ce jour-là donc, Agathe et Joseph débarquèrent sur la place Misère, au bureau des Messageries, à trois heures. Quoique fatiguée, madame Bridau se sentit rajeunie à l’aspect de son pays natal, où elle reprenait à chaque pas ses souvenirs et ses impressions de jeunesse. Dans les conditions où se trouvait alors la ville d’Issoudun, l’arrivée des Parisiens fut sue dans toute la ville à la fois en dix minutes. Madame Hochon alla sur le pas de sa porte pour recevoir sa filleule et l’embrassa comme si c’eût été sa fille. Après avoir parcouru pendant soixante-douze ans une carrière à la fois vide et monotone où, en se retournant, elle comptait les cercueils de ses trois enfants, morts tous malheureux, elle s’était fait une sorte de maternité factice pour une jeune personne qu’elle avait eue, selon son expression, dans ses poches pendant seize ans. Dans les ténèbres de la province, elle avait caressé cette vieille amitié, cette enfance et ses souvenirs, comme si Agathe eût été présente ; aussi s’était-elle passionnée pour les intérêts des Bridau. Agathe fut menée en triomphe {p. 207} dans la salle où le digne monsieur Hochon resta froid comme un four miné.
— Voilà monsieur Hochon, comment le trouves-tu ? dit la marraine à sa filleule.
— Mais absolument comme quand je l’ai quitté, dit la Parisienne.
— Ah ! l’on voit que vous venez de Paris, vous êtes complimenteuse, fit le vieillard.
Les présentations eurent lieu ; celle du petit Baruch Borniche, grand jeune homme de vingt-deux ans ; celle du petit François Hochon, âgé de vingt-quatre ans, et celle de la petite Adolphine, qui rougissait, ne savait que faire de ses bras et surtout de ses yeux ; car elle ne voulait pas avoir l’air de regarder Joseph Bridau, curieusement observé par les deux jeunes gens et par le vieux Hochon, mais à des points de vue différents. L’avare se disait : — Il sort de l’hôpital, il doit avoir faim comme un convalescent. Les deux jeunes gens se disaient : — Quel brigand ! quelle tête ! il nous donnera bien du fil à retordre.
— Voilà mon fils le peintre, mon bon Joseph ! dit enfin Agathe en montrant l’artiste.
Il y eut dans l’accent du mot bon un effort où se révélait tout le cœur d’Agathe qui pensait à la prison du Luxembourg.
— Il a l’air malade, s’écria madame Hochon, il ne te ressemble pas…
— Non, madame, reprit Joseph avec la brutale naïveté de l’artiste, je ressemble à mon père, et en laid encore !
Madame Hochon serra la main d’Agathe qu’elle tenait, et lui jeta un regard. Ce geste, ce regard voulaient dire : — Ah ! je conçois bien, mon enfant, que tu lui préfères ce mauvais sujet de Philippe.
— Je n’ai jamais vu votre père, mon cher enfant, répondit à haute voix madame Hochon ; mais il vous suffit d’être le fils de votre mère pour que je vous aime. D’ailleurs vous avez du talent, à ce que m’écrivait feu madame Descoings, la seule de la maison qui me donnât de vos nouvelles dans les derniers temps.
— Du talent ! fit l’artiste, pas encore ; mais, avec le temps et la patience, peut-être pourrai-je gagner à la fois gloire et fortune.
— En peignant ?… dit monsieur Hochon avec une profonde ironie.
{p. 208} — Allons, Adolphine, dit madame Hochon, va voir au dîner.
— Ma mère, dit Joseph, je vais faire placer nos malles qui arrivent.
— Hochon, montre les chambres à monsieur Bridau, dit la grand’mère à François.
Comme le dîner se servait à quatre heures et qu’il était trois heures et demie, Baruch alla dans la ville y donner des nouvelles de la famille Bridau, peindre la toilette d’Agathe, et surtout Joseph dont la figure ravagée, maladive, et si caractérisée ressemblait au portrait idéal que l’on se fait d’un brigand. Dans tous les ménages, ce jour-là, Joseph défraya la conversation.
— Il paraît que la sœur du père Rouget a eu pendant sa grossesse un regard de quelque singe, disait-on ; son fils ressemble à un macaque. — Il a une figure de brigand, et des yeux de basilic. — On dit qu’il est curieux à voir, effrayant. — Tous les artistes à Paris sont comme cela. — Ils sont méchants comme des ânes rouges, et malicieux comme des singes. — C’est même dans leur état. — Je viens de voir monsieur Beaussier, qui dit qu’il ne voudrait pas le rencontrer la nuit au coin d’un bois ; il l’a vu à la diligence. — Il a dans la figure des salières comme un cheval, et il fait des gestes de fou. — Ce garçon-là paraît être capable de tout ; c’est lui qui peut-être est cause que son frère, qui était un grand bel homme, a mal tourné. — La pauvre madame Bridau n’a pas l’air d’être heureuse avec lui. Si nous profitions de ce qu’il est ici pour faire tirer nos portraits ?
Il résulta de ces opinions, semées comme par le vent dans la ville, une excessive curiosité. Tous ceux qui avaient le droit d’aller voir les Hochon se promirent de leur faire visite le soir même pour examiner les Parisiens. L’arrivée de ces deux personnages équivalait dans une ville stagnante comme Issoudun à la solive tombée au milieu des grenouilles.
Après avoir mis les effets de sa mère et les siens dans les deux chambres en mansarde et les avoir examinées, Joseph observa cette maison silencieuse où les murs, l’escalier, les boiseries étaient sans ornement et distillaient le froid, où il n’y avait en tout que le strict nécessaire. Il fut alors saisi de cette brusque transition du poétique Paris à la muette et sèche province. Mais quand, en descendant, il aperçut monsieur Hochon coupant lui-même pour chacun des tranches de pain, il comprit, pour la première fois de sa vie, Harpagon de Molière.
{p. 209} — Nous aurions mieux fait d’aller à l’auberge, se dit-il en lui-même.
L’aspect du dîner confirma ses appréhensions. Après une soupe dont le bouillon clair annonçait qu’on tenait plus à la quantité qu’à la qualité, on servit un bouilli triomphalement entouré de persil. Les légumes, mis à part dans un plat, comptaient dans l’ordonnance du repas. Ce bouilli trônait au milieu de la table, accompagné de trois autres plats : des œufs durs sur de l’oseille placés en face des légumes ; puis une salade tout accommodée à l’huile de noix en face de petits pots de crème où la vanille était remplacée par de l’avoine brûlée, et qui ressemble à la vanille comme le café de chicorée ressemble au moka. Du beurre et des radis dans deux plateaux aux deux extrémités, des radis noirs et des cornichons complétaient ce service, qui eut l’approbation de madame Hochon. La bonne vieille fit un signe de tête en femme heureuse de voir que son mari, pour le premier jour du moins, avait bien fait les choses. Le vieillard répondit par une œillade et un mouvement d’épaules facile à traduire : — Voilà les folies que vous me faites faire !…
Immédiatement après avoir été comme disséqué par monsieur Hochon en tranches semblables à des semelles d’escarpins, le bouilli fut remplacé par trois pigeons. Le vin du cru fut du vin de 1811. Par un conseil de sa grand’mère, Adolphine avait orné de deux bouquets les bouts de la table.
— À la guerre comme à la guerre, pensa l’artiste en contemplant la table.
Et il se mit à manger en homme qui avait déjeuné à Vierzon, à six heures du matin, d’une exécrable tasse de café. Quand Joseph eut avalé son pain et qu’il en redemanda, monsieur Hochon se leva, chercha lentement une clef dans le fond de la poche de sa redingote, ouvrit une armoire derrière lui, brandit le chanteau d’un pain de douze livres, en coupa cérémonieusement une autre rouelle, la fendit en deux, la posa sur une assiette et passa l’assiette à travers la table au jeune peintre avec le silence et le sang-froid d’un vieux soldat qui se dit au commencement d’une bataille : — Allons, aujourd’hui, je puis être tué. Joseph prit la moitié de cette rouelle et comprit qu’il ne devait plus redemander de pain. Aucun membre de la famille ne s’étonna de cette scène si monstrueuse pour Joseph. La conversation allait son train. Agathe apprit que la maison où elle était née, la maison de son père avant qu’il eût hérité de celle des Descoings, {p. 210} avait été achetée par les Borniche, elle manifesta le désir de la revoir.
— Sans doute, lui dit sa marraine, les Borniche viendront ce soir, car nous aurons toute la ville qui voudra vous examiner, dit-elle à Joseph, et ils vous inviteront à venir chez eux.
La servante apporta pour dessert le fameux fromage mou de la Touraine et du Berry, fait avec du lait de chèvre et qui reproduit si bien en nielles les dessins des feuilles de vigne sur lesquelles on le sert, qu’il aurait dû faire inventer la gravure en Touraine. De chaque côté de ces petits fromages, Gritte mit avec une sorte de cérémonie des noix et des biscuits inamovibles.
— Allons donc, Gritte, du fruit ? dit madame Hochon.
— Mais, madame, n’y en a plus de pourri, répondit Gritte.
Joseph partit d’un éclat de rire comme s’il était dans son atelier avec des camarades, car il comprit tout à coup que la précaution de commencer par les fruits attaqués était dégénérée en habitude.
— Bah ! nous les mangerons tout de même, répondit-il avec l’entrain de gaieté d’un homme qui prend son parti.
— Mais va donc, monsieur Hochon, s’écria la vieille dame.
Monsieur Hochon, très-scandalisé du mot de l’artiste, rapporta des pêches de vigne, des poires et des prunes de Sainte-Catherine.
— Adolphine, va nous cueillir du raisin, dit madame Hochon à sa petite-fille.
Joseph regarda les deux jeunes gens d’un air qui disait : — Est-ce à ce régime-là que vous devez vos figures prospères ? Baruch comprit ce coup d’œil incisif et se prit à sourire, car son cousin Hochon et lui s’étaient montrés discrets. La vie au logis était assez indifférente à des gens qui soupaient trois fois par semaine chez la Cognette. D’ailleurs avant le dîner, Baruch avait reçu l’avis que le Grand-Maître convoquait l’Ordre au complet à minuit pour le traiter avec magnificence en demandant un coup de main. Ce repas de bienvenue offert à ses hôtes par le vieil Hochon, explique combien les festoiements nocturnes chez la Cognette étaient nécessaires à l’alimentation de ces deux grands garçons bien endentés qui n’en manquaient pas un.
— Nous prendrons la liqueur au salon, dit madame Hochon en se levant et demandant par un geste le bras de Joseph. En sortant la première, elle put dire au peintre : — Eh ! bien, mon pauvre garçon, ce dîner ne te donnera pas d’indigestion ; mais j’ai eu bien {p. 211} de la peine à te l’obtenir. Tu feras carême ici, tu ne mangeras que ce qu’il faut pour vivre, et voilà tout. Ainsi prends la table en patience…
La bonhomie de cette excellente vieille qui se faisait ainsi son procès à elle-même plut à l’artiste.
— J’aurai vécu cinquante ans avec cet homme-là, sans avoir entendu vingt écus ballant dans ma bourse ! Oh ! s’il ne s’agissait pas de vous sauver une fortune, je ne vous aurais jamais attirés, ta mère et toi, dans ma prison.
— Mais comment vivez-vous encore ? dit naïvement le peintre avec cette gaieté qui n’abandonne jamais les artistes français.
— Ah ! voilà, reprit-elle. Je prie.
Joseph eut un léger frisson en entendant ce mot, qui lui grandissait tellement cette vieille femme qu’il se recula de trois pas pour contempler sa figure ; il la trouva radieuse, empreinte d’une sérénité si tendre qu’il lui dit : — Je ferai votre portrait !
— Non, non, dit-elle, je me suis trop ennuyée sur la terre pour vouloir y rester en peinture !
En disant gaiement cette triste parole, elle tirait d’une armoire une fiole contenant du cassis, une liqueur de ménage faite par elle, car elle en avait eu la recette de ces si célèbres religieuses auxquelles on doit le gâteau d’Issoudun, l’une des plus grandes créations de la confiturerie française, et qu’aucun chef d’office, cuisinier, pâtissier et confiturier n’a pu contrefaire. Monsieur de Rivière, ambassadeur à Constantinople, en demandait tous les ans d’énormes quantités pour le sérail de Mahmoud. Adolphine tenait une assiette de laque pleine de ces vieux petits verres à pans gravés et dont le bord est doré ; puis, à mesure que sa grand’mère en remplissait un, elle allait l’offrir.
— À la ronde, mon père en aura ! s’écria gaiement Agathe à qui cette immuable cérémonie rappela sa jeunesse.
— Hochon va tout à l’heure à sa Société lire les journaux, nous aurons un petit moment à nous, lui dit tout bas la vieille dame.
En effet, dix minutes après, les trois femmes et Joseph se trouvèrent seuls dans ce salon dont le parquet n’était jamais frotté, mais seulement balayé ; dont les tapisseries encadrées dans des cadres de chêne à gorges et à moulures, dont tout le mobilier simple et presque sombre apparut à madame Bridau dans l’état où elle l’avait laissé. La Monarchie, la Révolution, l’Empire, la Restauration, {p. 212} qui respectèrent peu de chose, avaient respecté cette salle où leurs splendeurs et leurs désastres ne laissaient pas la moindre trace.
— Ah ! ma marraine, ma vie a été cruellement agitée en comparaison de la vôtre, s’écria madame Bridau surprise de retrouver jusqu’à un serin, qu’elle avait connu vivant, empaillé sur la cheminée entre la vieille pendule, les vieux bras de cuivre et des flambeaux d’argent.
— Mon enfant, répondit la vieille femme, les orages sont dans le cœur. Plus nécessaire et grande fut la résignation, plus nous avons eu de luttes avec nous-mêmes. Ne parlons pas de moi, parlons de vos affaires. Vous êtes précisément en face de l’ennemi, reprit-elle en montrant la salle de la maison Rouget.
— Ils se mettent à table, dit Adolphine.
Cette jeune fille, quasi recluse, regardait toujours par les fenêtres espérant saisir quelque lumière sur les énormités imputées à Maxence Gilet, à la Rabouilleuse, à Jean-Jacques, et dont quelques mots arrivaient à ses oreilles quand on la renvoyait pour parler d’eux. La vieille dame dit à sa petite-fille de la laisser seule avec monsieur et madame Bridau jusqu’à ce qu’une visite arrivât.
— Car, dit-elle en regardant les deux Parisiens, je sais mon Issoudun par cœur, nous aurons ce soir dix à douze fournées de curieux.