Deuxième partie
Chapitre premier
La première société de Soulanges
À six kilomètres environ de Blangy, pour parler légalement, et à une distance égale de La-Ville-aux-Fayes, s’élève en amphithéâtre sur un monticule, ramification de la longue côte parallèle à celle au bas de laquelle coule l’Avonne, la petite ville de Soulanges, surnommée la Jolie, peut-être à plus juste titre que Mantes.
Au bas de cette colline, la Thune s’étale sur un fond d’argile d’une étendue d’environ trente hectares, au bout duquel les moulins de Soulanges, établis sur de nombreux îlots, dessinent une fabrique aussi gracieuse que pourrait l’inventer un architecte de jardins. Après avoir arrosé le parc de Soulanges, où elle alimente de belles rivières et des lacs artificiels, la Thune se jette dans l’Avonne par un canal magnifique.
Le château de Soulanges, rebâti sous Louis XIV, sur les dessins de Mansard, et l’un des plus beaux de la Bourgogne, fait face à la ville. Ainsi Soulanges et le château se présentent respectivement un point de vue aussi splendide qu’élégant. La route cantonale tourne entre la [RP 41] ville et l’étang, un peu trop pompeusement nommé le lac de Soulanges par les gens du pays.
Cette petite ville est une de ces compositions naturelles excessivement rares en France, où le joli, dans ce genre, manque absolument. Là, vous retrouvez en effet le joli de la Suisse, comme le disait Blondet dans sa lettre, le joli des environs de Neuchâtel. Les gais vignobles qui forment une ceinture à Soulanges complètent cette ressemblance, hormis le Jura et les Alpes, toutefois ; les rues, superposées les unes aux autres sur la colline, ont peu de maisons, car elles sont toutes accompagnées de jardins, qui produisent ces masses de verdure si rares dans les capitales. Les toitures bleues ou rouges, mélangées de fleurs, d’arbres, de terrasses à treillages, offrent des aspects variés et pleins d’harmonie.
L’église, une vieille église du Moyen Âge, bâtie en pierres, grâce à la munificence des seigneurs de Soulanges, qui s’y sont réservé d’abord une chapelle près du chœur, puis une chapelle souterraine, leur nécropole, offre, comme celle de Longjumeau, pour portail, une immense arcade, frangée de cercles fleuris et garnis de statuettes, flanquée de deux piliers à niches terminés en aiguilles. Cette porte, assez souvent répétée dans les petites églises du Moyen Âge que le hasard a préservées des ravages du calvinisme, est couronnée par un triglyphe au-dessus duquel s’élève une Vierge sculptée tenant l’Enfant-Jésus. Les bas-côtés se composent à l’extérieur de cinq arcades pleines dessinées par des nervures, éclairées par des fenêtres à vitraux. Le chevet s’appuie sur des arcs-boutants dignes d’une cathédrale. Le clocher, qui se trouve dans une branche de la croix, est une tour carrée surmontée d’une campanille. Cette église s’aperçoit de loin, car elle est en haut de la grande place au bas de laquelle passe la route.
La place, d’une assez grande largeur, est bordée de constructions originales, toutes de diverses époques. Beaucoup, moitié bois, moitié briques, et dont les solives ont un gilet d’ardoises, remontent au Moyen Âge. D’autres en pierres et à balcon, montrent ce pignon si cher à nos aïeux, et qui date du douzième siècle. Plusieurs attirent le regard par ces vieilles poutres saillantes à figures grotesques, dont la saillie forme un auvent, et qui rappelle le temps où la bourgeoisie était uniquement commerçante. La plus magnifique est l’ancien bailliage, maison à façade sculptée, en alignement avec l’église qu’elle accompagne admirablement. Vendue nationalement, elle fut achetée par la commune, qui en fit la mairie et y mit le tribunal de paix, où siégeait alors monsieur Sarcus, depuis l’institution du juge de paix.
Ce léger croquis permet d’entrevoir la place de Soulanges, ornée au milieu d’une charmante fontaine rapportée d’Italie, en 1520, par le [RP 42] maréchal de Soulanges, et qui ne déshonorerait pas une grande capitale. Un jet d’eau perpétuel, provenant d’une source située en haut de la colline, est distribué par quatre Amours en marbre blanc tenant des conques et couronnés d’un panier plein de raisins.
Les voyageurs lettrés qui passeront par là, si jamais il en passe après Blondet, pourront y reconnaître cette place illustrée par Molière et par le théâtre espagnol, qui régna si long-temps sur la scène française, et qui démontrera toujours que la comédie est née en de chauds pays, où la vie se passait sur la place publique. La place de Soulanges rappelle d’autant mieux cette place classique, et toujours semblable à elle-même sur tous les théâtres, que les deux premières rues la coupant précisément à la hauteur de la fontaine, figurent ces coulisses si nécessaires aux maîtres et aux valets pour se rencontrer ou pour se fuir. Au coin d’une de ces rues, qui se nomme la rue de la Fontaine, brillent les panonceaux de maître Lupin. La maison Sarcus, la maison du percepteur Guerbet, celle de Brunet, celle du greffier Gourdon et de son frère le médecin, celle du vieux monsieur Gendrin-Vattebled, le garde-général des eaux et forêts, ces maisons, tenues très-proprement par leurs propriétaires, qui prennent au sérieux le surnom de leur ville, sont sises aux alentours de la place, le quartier aristocratique de Soulanges.
La maison de madame Soudry, car la puissante individualité de l’ancienne femme de chambre de mademoiselle Laguerre avait absorbé le chef de la communauté ; cette maison entièrement moderne avait été bâtie par un riche marchand de vin, né à Soulanges, qui, après avoir fait sa fortune à Paris, revint en 1793 acheter du blé pour sa ville natale. Il y fut massacré comme accapareur par la populace, ameutée au cri d’un misérable maçon, l’oncle de Godain, avec lequel il avait des difficultés à propos de son ambitieuse bâtisse.
La liquidation de cette succession, vivement discutée entre collatéraux, traîna si bien, qu’en 1798, Soudry, de retour à Soulanges, put acheter pour mille écus en espèces le palais du marchand de vin, et il le loua d’abord au département pour y loger la gendarmerie. En 1811, mademoiselle Cochet, que Soudry consultait en toute chose, s’opposa vivement à ce que le bail fût continué, trouvant cette maison inhabitable, en concubinage, disait-elle, avec une caserne. La ville de Soulanges, aidée par le département, bâtit alors un hôtel à la gendarmerie, dans une rue latérale à la mairie. Le brigadier nettoya sa maison, y restitua le lustre primitif souillé par l’écurie et par l’habitation des gendarmes.
Cette maison, élevée d’un étage et coiffée d’un toit percé de mansardes, voit le paysage par trois façades, une sur la place, l’autre sur le lac, et la troisième sur un jardin. Le quatrième côté donne sur une cour qui sépare les Soudry de la maison voisine, occupée par un épicier nommé [RP 43] Vattebled, un homme de la seconde société, père de la belle madame Plissoud, de laquelle il sera bientôt question.
Toutes les petites villes ont une belle madame, comme elles ont un Socquard et un Café de la paix.
Chacun devine que la façade sur le lac est bordée d’une terrasse à jardinet d’une médiocre élévation, terminée par une balustrade en pierre et qui longe la route cantonale. On descend de cette terrasse dans le jardin par un escalier sur chaque marche duquel se trouve un oranger, un grenadier, un myrte et autres arbres d’ornement, qui nécessitent au bout du jardin une serre que madame Soudry s’obstine à nommer une resserre. Sur la place, on entre dans la maison par un perron élevé de plusieurs marches. Selon l’habitude des petites villes, la porte cochère, réservée au service de la cour, au cheval du maître et aux arrivages extraordinaires, s’ouvre assez rarement. Les habitués, venant tous à pied, montaient par le perron.
Le style de l’hôtel Soudry est sec ; les assises sont indiquées par des filets dits à gouttière ; les fenêtres sont encadrées de moulures alternativement grêles et fortes, dans le genre de celles des pavillons Gabriel et Perronnet de la place Louis XV. Ces ornements donnent, dans une si petite ville, un aspect monumental à cette maison devenue célèbre.
En face, à l’autre angle de la place, se trouve le fameux Café de la Paix, dont les particularités et le prestigieux Tivoli surtout exigeront plus tard des descriptions moins succinctes que celle de la maison Soudry.
Rigou venait très-rarement à Soulanges, car chacun se rendait chez lui : le notaire Lupin comme Gaubertin, Soudry comme Gendrin, tant on le craignait. Mais on va voir que tout homme instruit, comme l’était l’ex-bénédictin, eût imité la réserve de Rigou, par l’esquisse, nécessaire ici, des personnes de qui l’on disait dans le pays : — C’est la première société de Soulanges.
De toutes ces figures la plus originale, vous le pressentez, était madame Soudry, dont le personnage, pour être bien rendu, exige toutes les minuties du pinceau.
Madame Soudry se permettait un soupçon de rouge à l’imitation de mademoiselle Laguerre ; mais cette légère teinte avait changé par la force de l’habitude en plaques de vermillon si pittoresquement appelées des roues de carrosses par nos ancêtres. Les rides du visage, devenant de plus en plus profondes et multipliées, la mairesse avait imaginé pouvoir les combler de fard. Son front jaunissant aussi par trop, et ses tempes miroitant, elle se posait du blanc, et figurait les veines de la jeunesse par de légers réseaux de bleu. Cette peinture donnait une excessive vivacité à ses yeux déjà fripons, en sorte que son masque [RP 44] eût paru plus que bizarre à des étrangers ; mais, habituée à cet éclat postiche, sa société trouvait madame Soudry très-belle.
Cette haquenée, toujours décolletée, montrait son dos et sa poitrine, blanchis et vernis l’un et l’autre par les mêmes procédés employés pour le visage ; mais heureusement, sous prétexte de faire badiner de magnifiques dentelles, elle voilait à demi ces produits chimiques. Elle portait toujours un corps de jupe à baleines dont la pointe descendait très-bas garni de nœuds partout, même à la pointe !… sa jupe rendait des sons criards tant la soie et les falbalas y foisonnaient.
Cet attirail, qui justifie le mot atours, bientôt inexplicable, était en damas de grand prix ce soir-là, car madame Soudry possédait cent habillements plus riches les uns que les autres, provenant tous de l’immense et splendide garde-robe de mademoiselle Laguerre, et tous retaillés par elle dans le dernier genre de 1808. Les cheveux de sa perruque blonde, crêpés et poudrés, semblaient soulever son superbe bonnet à coques de satin rouge cerise, pareil aux rubans de ses garnitures.
Si vous voulez vous figurer sous ce bonnet toujours ultra-coquet un visage de macaque d’une laideur monstrueuse, où le nez camus, dénudé comme celui de la Mort, est séparé par une forte marge de chair barbue d’une bouche à râtelier mécanique, où les sons s’engagent comme en des cors de chasse, vous comprendrez difficilement pourquoi la première société de la ville et tout Soulanges, en un mot, trouvait belle cette quasi-reine, à moins de vous rappeler le traité succinct ex professo qu’une des femmes les plus spirituelles de notre temps a récemment écrit sur l’art de se faire belle à Paris par les accessoires dont on s’y entoure.
En effet, d’abord madame Soudry vivait au milieu des dons magnifiques amassés chez sa maîtresse, et que l’ex-bénédictin appelait fructus belli. Puis elle tirait parti de sa laideur en l’exagérant, en se donnant cet air, cette tournure qui ne se prennent qu’à Paris, et dont le secret reste à la Parisienne la plus vulgaire, toujours plus ou moins singe. Elle se serrait beaucoup, elle mettait une énorme tournure, elle portait des boucles de diamants aux oreilles, ses doigts étaient surchargés de bagues. Enfin, en haut de son corset, entre deux masses arrosées de blanc de perle, brillait un hanneton composé de deux topazes et à tête en diamant, un présent de chère maîtresse, dont on parlait dans tout le département. De même que feu sa maîtresse, elle allait toujours les bras nus et agitait un éventail d’ivoire à peinture de Boucher, et auquel deux petites roses servaient de boutons.
Quand elle sortait, madame Soudry tenait sur sa tête le vrai parasol du dix-huitième siècle, c’est-à-dire une canne au haut de laquelle se [RP 45] déployait une ombrelle verte, à franges vertes. De dessus la terrasse, quand elle s’y promenait, un passant, en la regardant de très-loin, aurait cru voir marcher une figure de Watteau.
Dans ce salon, tendu de damas rouge, à rideaux de damas doublés en soie blanche, et dont la cheminée était garnie de chinoiseries du bon temps de Louis XV, avec feu, galeries, branches de lis élevées en l’air par des Amours, dans ce salon plein de meubles en bois doré à pied de biche, on concevait que des gens de Soulanges pussent dire de la maîtresse de la maison : La belle madame Soudry ! Aussi l’hôtel Soudry était-il devenu le préjugé national de ce chef-lieu de canton.
Si la première société de cette petite ville croyait en sa reine, sa reine croyait également en elle-même. Par un phénomène qui n’est pas rare, et que la vanité de mère, que la vanité d’auteur accomplissent à tous moments sous nos yeux pour les œuvres littéraires comme pour les filles à marier, en sept ans, la Cochet s’était si bien enterrée dans madame la mairesse, que non-seulement la Soudry ne se souvenait plus de sa première condition, mais encore elle croyait être une femme comme il faut. Elle s’était si bien rappelé les airs de tête, les tons de fausset, les gestes, les façons de sa maîtresse, qu’en en retrouvant l’opulente existence, elle en avait retrouvé l’impertinence. Elle savait son dix-huitième siècle, les anecdotes des grands seigneurs et leurs parentés sur le bout du doigt. Cette érudition d’antichambre lui composait une conversation qui sentait son Œil-de-Bœuf. Là donc, son esprit de soubrette passait pour de l’esprit de bon aloi. Au moral, la mairesse était, si vous voulez, du strass ; mais, pour les sauvages, le strass ne vaut-il pas le diamant ?
Cette femme s’entendait aduler, diviniser, comme jadis on divinisait sa maîtresse, par les gens de sa société qui trouvaient chez elle un dîner tous les huit jours, et du café, des liqueurs quand ils arrivaient au moment du dessert, hasard assez fréquent. Aucune tête de femme n’eût pu résister à la puissance exhilarante de cet encensement continu. L’hiver, ce salon bien chauffé, bien éclairé en bougies, se remplissait des bourgeois les plus riches, qui remboursaient en éloges les fines liqueurs et les vins exquis provenant de la cave de chère maîtresse. Les habitués et leurs femmes, véritables usufruitiers de ce luxe, économisaient ainsi chauffage et lumière. Aussi, savez-vous ce qui se proclamait à cinq lieues à la ronde, et même à La-Ville-aux-Fayes ?
— Madame Soudry fait à merveille les honneurs de chez elle, se disait-on en passant en revue les notabilités départementales ; elle tient maison ouverte ; on est admirablement chez elle. Elle sait faire les honneurs de sa fortune. Elle a le petit mot pour rire. Et quelle belle argenterie ! C’est une maison comme il n’y en a qu’à Paris !…
[RP 46] L’argenterie donnée par Bouret à mademoiselle Laguerre, une magnifique argenterie du fameux Germain, avait été littéralement volée par la Soudry. À la mort de mademoiselle Laguerre, elle la mit tout simplement dans sa chambre, et elle ne put être réclamée par des héritiers qui ne savaient rien des valeurs de la succession.
Depuis quelque temps, les douze ou quinze personnes qui représentaient la première société de Soulanges parlaient de madame Soudry comme de l’amie intime de mademoiselle Laguerre, en se cabrant au mot de femme de chambre, et prétendant qu’elle s’était immolée à la cantatrice en se faisant la compagne de cette grande actrice.
Chose étrange et vraie ! toutes ces illusions, devenues des réalités, se propageaient chez madame Soudry jusque dans les régions positives du cœur ; elle régnait tyranniquement sur son mari.
Le gendarme, obligé d’aimer une femme plus âgée que lui de dix ans, et qui gardait le maniement de sa fortune, l’entretenait dans les idées qu’elle avait fini par concevoir de sa beauté. Néanmoins, quand on l’enviait, quand on lui parlait de son bonheur, le gendarme souhaitait quelquefois qu’on fût à sa place ; car, pour cacher ses peccadilles, il prenait des précautions, comme on en prend avec une jeune femme adorée, et il n’avait pu introduire que depuis quelques jours une jolie servante au logis.
Le portrait de cette reine, un peu grotesque, mais dont plusieurs exemplaires se rencontraient encore à cette époque en province, les uns plus ou moins nobles, les autres tenant à la haute finance, témoin une veuve de fermier général qui se mettait encore des rouelles de veau sur les joues, en Touraine ; ce portrait, peint d’après nature, serait incomplet sans les brillants dans lesquels il était enchâssé, sans les principaux courtisans dont l’esquisse est nécessaire, ne fût-ce que pour expliquer combien sont redoutables de pareils lilliputiens, et quels sont au fond des petites villes les organes de l’opinion publique. Qu’on ne s’y trompe pas ! il est des localités qui, pareilles à Soulanges, sans être un bourg, un village, ni une petite ville, tiennent de la ville, du village et [Lov A175, 123] du bourg. Les physionomies des habitants y sont tout autres qu’au sein des bonnes grosses méchantes villes de province, la vie de campagne y influe sur les mœurs ; et ce mélange de teintes produit des figures vraiment originales.
Après madame Soudry, le personnage le plus important était le notaire Lupin, le chargé d’affaires de la maison Soulanges ; car il est inutile de parler du vieux Gendrin-Vattebled, le garde-général, un nonagénaire en train de mourir, et qui, depuis l’avènement de madame Soudry, restait chez lui ; mais, après avoir régné sur Soulanges en homme qui jouissait de sa place depuis le règne de Louis XV, il parlait encore, dans ses moments lucides, de la juridiction13 de la Table de Marbre.
Quoique comptant quarante-cinq printemps, Lupin, frais et rose, grâce à l’embonpoint qui sature inévitablement les gens de cabinet, chantait encore la romance. Aussi conservait-il le costume élégant des chanteurs de salon. Il paraissait presque Parisien avec ses bottes soigneusement cirées, ses gilets jaune soufre, ses redingotes justes, ses riches cravates de soie, ses pantalons à la mode. Il faisait friser ses cheveux par le coiffeur de Soulanges, la gazette de la ville, et se maintenait à l’état d’homme à bonnes fortunes, à cause de sa liaison avec madame Sarcus, la femme de Sarcus-le-Riche, qui, sans comparaison, était dans sa vie ce que les campagnes d’Italie furent pour Napoléon. Lui seul allait à Paris, où il était reçu chez les Soulanges. Aussi eussiez-vous deviné la suprématie qu’il exerçait en sa qualité de fat et de juge en fait d’élégance, rien qu’à l’entendre parler. Il se prononçait sur toute chose par un seul mot à trois modificatifs, le mot croûte.
Un homme, un meuble, une femme pouvaient être croûte ; puis, dans un degré supérieur de malfaçon, croûton ; enfin, pour dernier terme, croûte-au-pot ! Croûte-au-pot, c’était le : ça n’existe pas des artistes, l’omnium du mépris. Croûte, on pouvait se désencroûter ; croûton était sans ressources ; mais croûte-au-pot ! oh ! mieux valait ne jamais être sorti du néant. Quant à l’éloge, il se réduisait au redoublement du mot charmant… — C’est charmant ! [RP 47] était le positif de son admiration. — Charmant ! charmant !… — vous pouviez être tranquille. Mais : — Charmant ! charmant ! charmant ! il fallait retirer l’échelle, on atteignait au ciel de la perfection.
Le tabellion, car il se nommait lui-même tabellion, garde-notes, petit notaire, en se mettant par la raillerie au dessus de son état ; le tabellion restait dans les termes d’une galanterie parlée avec madame la mairesse, qui se sentait un faible pour Lupin, quoiqu’il fût blond et qu’il portât lunettes. La Cochet n’avait jamais aimé que les hommes bruns, moustachés, à bosquets sur les phalanges des doigts, des Alcides enfin. Mais elle faisait une exception pour Lupin, à cause de son élégance, et d’ailleurs, elle pensait que son triomphe à Soulanges ne serait complet qu’avec un adorateur ; mais, au grand désespoir de Soudry, les adorateurs de la reine n’osaient pas donner à leur admiration une forme adultère.
La voix du tabellion était une haute-contre ; il en donnait parfois l’échantillon dans les coins, ou sur la terrasse, une façon de rappeler son talent d’agrément, écueil contre lequel se brisent tous les hommes à talents d’agrément, même les hommes de génie, hélas !
Lupin avait épousé une héritière en sabots et en bas bleus, la fille unique d’un marchand de sel, enrichi pendant la Révolution, époque à [RP 48] laquelle les faux sauniers firent d’énormes gains, à la faveur de la réaction qui eut lieu contre les gabelles. Il laissait prudemment sa femme à la maison, où Bébelle était maintenue par une passion platonique pour un très-beau premier clerc, sans autre fortune que ses appointements, un nommé Bonnac, qui, dans la seconde société, jouait le même rôle que son patron dans la première.
Madame Lupin, femme sans aucune espèce d’éducation, apparaissait aux grands jours seulement, sous la forme d’une énorme pipe de Bourgogne habillée de velours et surmontée d’une petite tête enfoncée dans des épaules d’un ton douteux. Aucun procédé ne pouvait maintenir le cercle de la ceinture à sa place naturelle. Bébelle avouait naïvement que la prudence lui défendait de porter des corsets. Enfin l’imagination d’un poëte ou mieux celle d’un inventeur, n’aurait pas trouvé dans le dos de Bébelle trace de la séduisante sinuosité qu’y produisent les vertèbres chez toutes les femmes qui sont femmes.
Bébelle, ronde comme une tortue, appartenait aux femelles invertébrées. Ce développement effrayant du tissu cellulaire rassurait sans doute beaucoup Lupin sur la petite passion de la grosse Bébelle, qu’il nommait Bébelle effrontément, sans faire rire personne.
— Votre femme, qu’est-elle ? lui demanda Sarcus-le-Riche, qui ne digéra pas un jour le mot croûte-au-pot, dit pour un meuble acheté d’occasion. — Ma femme n’est pas comme la vôtre, elle n’est pas encore définie, répondit-il.
Lupin cachait sous sa grosse enveloppe un esprit subtil ; il avait le bon sens de taire sa fortune, au moins aussi considérable que celle de Rigou.
Le fils à monsieur Lupin, Amaury, désolait son père. Ce fils unique, un des don Juan de la vallée, se refusait à suivre la carrière paternelle ; il abusait de son avantage de fils unique en faisant d’énormes saignées à la caisse, sans jamais épuiser l’indulgence de son père, qui disait à chaque escapade : — J’ai pourtant été comme cela ! Amaury ne venait jamais chez madame Soudry qui l’embêtait (sic), car elle avait, par un souvenir de femme de chambre, tenté de faire l’éducation de ce jeune homme, que ses plaisirs conduisaient au billard du café de la Paix. Il y hantait la mauvaise compagnie de Soulanges, et même les Bonnébault. Il jetait sa gourne (un mot de madame Soudry), et répondait aux remontrances de son père par ce refrain perpétuel : — Renvoyez-moi à Paris, je m’ennuie ici !…
Lupin finissait, hélas ! comme tous les beaux, par un attachement quasi conjugal. Sa passion connue était la femme du second huissier, audiencier de la justice de paix, madame Euphémie Plissoud, pour laquelle il n’avait pas de secrets. La belle madame Plissoud, fille de [RP 49] Vattebled l’épicier, régnait dans la seconde société comme madame Soudry dans la première. Ce Plissoud, le concurrent malheureux de Brunet, appartenait donc à la seconde société de Soulanges ; car la conduite de sa femme, qu’il autorisait, disait-on, lui valait le mépris public de la première.
Si Lupin était le musicien de la première société, monsieur Gourdon, le médecin, en était le savant. On disait de lui : — Nous avons ici un savant du premier mérite. De même que madame Soudry (qui s’y connaissait pour avoir introduit le matin chez sa maîtresse Piccini et Glück, et pour avoir habillé mademoiselle Laguerre à l’Opéra) persuadait à tout le monde, même à Lupin, qu’il aurait fait fortune avec sa voix ; de même elle regrettait que le médecin ne publiât rien de ses idées.
Monsieur Gourdon répétait tout bonnement les idées de Buffon et de Cuvier sur le globe, ce qui pouvait difficilement le poser comme savant aux yeux des Soulangeois ; mais il faisait une collection de coquilles et un herbier, mais il savait empailler les oiseaux. Enfin il poursuivait la gloire de léguer un cabinet d’histoire naturelle à la ville de Soulanges ; dès lors, il passait dans tout le département pour un grand naturaliste, pour le successeur de Buffon.
Ce médecin, semblable à un banquier génevois, car il en avait le pédantisme, l’air froid, la propreté puritaine, sans en avoir l’argent ni l’esprit calculateur, montrait avec une excessive complaisance ce fameux cabinet composé : d’un ours et d’une marmotte décédés en passage à Soulanges ; de tous les rongeurs du département, les mulots, les musaraignes, les souris, les rats, etc. ; de tous les oiseaux curieux tués en Bourgogne, parmi lesquels brillait un aigle des Alpes, pris dans le Jura. Gourdon possédait une collection de lépidoptères, mot qui faisait espérer des monstruosités et qui faisait dire en les voyant : Mais c’est des papillons ! Puis un bel amas de coquilles fossiles provenant des collections de plusieurs de ses amis, qui lui léguèrent leurs coquilles en mourant, et enfin les minéraux de la Bourgogne et ceux du Jura.
Ces richesses, établies dans des armoires vitrées dont les buffets à tiroirs contenaient une collection d’insectes, occupaient tout le premier étage de la maison Gourdon, et produisaient un certain effet par la bizarrerie des étiquettes, par la magie des couleurs et par la réunion de tant d’objets, auxquels on ne fait pas la moindre attention en les rencontrant dans la nature et qu’on admire sous verre. On prenait jour pour aller voir le cabinet de monsieur Gourdon.
— J’ai, disait-il aux curieux, cinq cents sujets d’ornithologie, deux cents mammifères, cinq mille insectes, trois mille coquilles et sept cents échantillons de minéralogie.
— Quelle patience vous avez eue ! lui disaient les dames.
[RP 50] — Il faut bien faire quelque chose pour son pays, répondait-il.
Et il tirait un énorme intérêt de ses carcasses par cette phrase : — J’ai légué tout par testament à la ville. Et les visiteurs d’admirer sa philanthropie ! On parlait de consacrer tout le deuxième étage de la mairie, après la mort du médecin, à loger le Museum Gourdon.
— Je compte sur la reconnaissance de mes concitoyens pour que mon nom y soit attaché, répondait-il à cette proposition, car je n’ose pas espérer qu’on y mette mon buste en marbre…
— Comment donc ! mais ce sera bien le moins qu’on puisse faire pour vous, lui répondait-on, n’êtes-vous pas la gloire de Soulanges ?
Et cet homme avait fini par se regarder comme une des célébrités de la Bourgogne ; les rentes les plus solides ne sont pas les rentes sur l’État, mais celles qu’on se fait en amour-propre. Ce savant, pour employer le système grammatical de Lupin, était heureux, heureux, heureux !
Gourdon le greffier, petit homme chafouin, dont tous les traits se ramassaient autour du nez, en sorte que le nez semblait être le point de départ du front, des joues, de la bouche, qui s’y rattachaient comme les ravins d’une montagne naissent tous du sommet, était regardé comme un des grands poëtes de la Bourgogne, un Piron, disait-on. Le double mérite des deux frères faisait dire d’eux au chef-lieu du département : — Nous avons à Soulanges les deux frères Gourdon, deux hommes très-distingués, deux hommes qui tiendraient bien leur place à Paris.
Joueur excessivement fort au bilboquet, la manie d’en jouer engendra chez le greffier une autre manie, celle de chanter ce jeu, qui fit fureur au dix-huitième siècle. Les manies chez les médiocrates vont souvent deux à deux. Gourdon jeune accoucha de son poëme sous le règne de Napoléon. N’est-ce pas vous dire à quelle école saine et prudente il appartenait ? Luce de Lancival, Parny, Saint-Lambert, Rouché, Vigée, Andrieux, Berchoux étaient ses héros. Delille fut son dieu jusqu’au jour où la première société de Soulanges agita la question de savoir si Gourdon ne l’emportait pas sur Delille, que dès lors le greffier nomma toujours monsieur l’abbé Delille, avec une politesse exagérée.
Les poëmes accomplis de 1780 à 1814 furent taillés sur le même patron, et celui sur le bilboquet les expliquera tous. Ils tenaient un peu du tour de force. Le Lutrin est le Saturne de cette abortive génération de poëmes badins, tous en quatre chants à peu près ; car, d’aller jusqu’à six, il était reconnu qu’on fatiguait le sujet.
Ce poëme de Gourdon, nommé la Bilboquéide, obéissait à la poétique de ces œuvres départementales, invariables dans leurs règles identiques ; elles contenaient dans le premier chant la description de la chose [RP 51] chantée, en débutant, comme chez Gourdon, par une invocation dont voici le modèle :
Je chante ce doux jeu qui sied à tous les âges,
Aux petits comme aux grands, aux fous ainsi qu’aux sages ;
Où notre agile main, au front d’un buis pointu,
Lance un globe à deux trous dans les airs suspendu.
Jeu charmant, des ennuis infaillible remède
Que nous eût envié l’inventeur Palamède !
Ô Muse des Amours et des Jeux et des Ris,
Descends jusqu’à mon toit, où, fidèle à Thémis,
Sur le papier du fisc, j’espace des syllabes.
Viens charmer…
Après avoir défini le jeu, décrit les plus beaux bilboquets connus, avoir fait comprendre de quel secours il fut jadis au commerce du Singe-Vert et autres tabletiers ; enfin, après avoir démontré comment le jeu touchait à la statique, Gourdon finissait son premier chant par cette conclusion qui vous rappellera celle du premier chant de tous ces poëmes :
C’est ainsi que les Arts et la Science même
À leur profit enfin font tourner un objet
Qui n’était de plaisir qu’un frivole sujet.
Le second chant, destiné comme toujours à dépeindre la manière de se servir de l’objet, le parti qu’on en pouvait tirer, auprès des femmes et dans le monde, sera tout entier deviné par les amis de cette sage littérature, grâce à cette citation, qui peint le joueur faisant ses exercices sous les yeux de l’objet aimé.
Regardez ce joueur, au sein de l’auditoire,
L’œil fixé tendrement sur le globe d’ivoire,
Comme il épie et guette avec attention
Ses moindres mouvements dans leur précision !
La boule a, par trois fois, décrit sa parabole,
D’un factice encensoir il flatte son idole ;
Mais le disque est tombé sur son poing maladroit,
Et d’un baiser rapide il console son doigt.
Ingrat ! ne te plains pas de ce léger martyre,
Bienheureux accident, trop payé d’un sourire !…
Ce fut cette peinture, digne de Virgile, qui fit mettre en question la prééminence de Delille sur Gourdon. Le mot disque, contesté par le positif Brunet, donna matière à des discussions qui durèrent onze mois ; mais Gourdon le savant, dans une soirée où l’on fut sur le point de part et d’autre de se fâcher tout rouge, écrasa le parti des anti-disquaires, par cette observation : — La Lune, appelée disque par les poëtes, est un globe !
[RP 52] — Qu’en savez-vous ? répondit Brunet, nous n’en avons jamais vu qu’un côté.
Le troisième chant renfermait le conte obligé, l’anecdote célèbre qui concernait le bilboquet. Cette anecdote, tout le monde la sait par cœur, elle regarde un fameux ministre de Louis XVI ; mais, selon la formule consacrée dans les Débats de 1810 à 1814, pour louer ces sortes de travaux publics, elle empruntait des grâces nouvelles à la poésie et aux agréments que l’auteur avait su y répandre.
Le quatrième chant, où se résumait l’œuvre, était terminé par cette hardiesse inédite de 1810 à 1814, mais qui vit le jour en 1824, après la mort de Napoléon.
Ainsi j’osais chanter en des temps pleins d’alarmes.
Ah ! si les rois jamais ne portaient d’autres armes,
Si les peuples jamais, pour charmer leurs loisirs,
N’avaient imaginé que de pareils plaisirs ;
Notre Bourgogne, hélas, trop long-temps éplorée,
Eût retrouvé les jours de Saturne et de Rhée !
Ces beaux vers ont été copiés dans l’édition princeps et unique, sortie des presses de Bournier, imprimeur de La-Ville-aux-Fayes. Cent souscripteurs, par une offrande de trois francs, assurèrent à ce poëme une immortalité d’un dangereux exemple, et ce fut d’autant plus beau que ces cent personnes l’avaient entendu près de cent fois, chacune en détail.
Madame Soudry venait de supprimer le bilboquet qui se trouvait sur la console de son salon, et qui, depuis sept ans, était un prétexte à citations ; elle découvrit enfin que ce bilboquet lui faisait concurrence.
Quant à l’auteur, qui se vantait de posséder un portefeuille bien garni, il suffira pour le peindre de dire en quels termes il annonça l’un de ses rivaux à la première société de Soulanges.
— Savez-vous une singulière nouvelle ? avait-il dit deux ans auparavant, il y a un autre poëte en Bourgogne !… Oui, reprit-il en voyant l’étonnement général peint sur les figures, il est de Mâcon. Mais, vous n’imagineriez jamais à quoi il s’occupe ? Il met les nuages en vers…
— Ils sont pourtant déjà très-bien en blanc, répondit le spirituel père Guerbet.
— C’est un embrouillamini de tous les diables ! Des lacs, des étoiles, des vagues !… Pas une seule image raisonnable, pas une intention didactique ; il ignore les sources de la poésie. Il appelle le ciel par son nom. Il dit la lune bonacement, au lieu de l’astre des nuits. Voilà pourtant jusqu’où peut nous entraîner le désir d’être original ! s’écria douloureusement Gourdon. Pauvre jeune homme ! être Bourguignon et chanter l’eau, cela fait de la peine ! S’il était venu me consulter, je lui [RP 53] aurais indiqué le plus beau sujet du monde, un poëme sur le vin, la Bacchéide ! pour lequel je me sens présentement trop vieux.
Ce grand poëte ignore encore le plus beau de ses triomphes (encore le dut-il à sa qualité de Bourguignon) : avoir occupé la ville de Soulanges, qui de la pléiade moderne ignore tout, même les noms.
Une centaine de Gourdons chantaient sous l’Empire, et l’on accuse ce temps d’avoir négligé les lettres !… Consultez le Journal de la Librairie, et vous y verrez des poëmes sur le Tour, sur le jeu de Dames, sur le Tric-trac, sur la Géographie, sur la Typographie, la Comédie, etc. ; sans compter les chefs-d’œuvre tant prônés de Delille sur la Pitié, l’Imagination, la Conversation ; et ceux de Berchoux sur la Gastronomie, la Dansomanie, etc. Peut-être dans cinquante ans se moquera-t-on des mille poëmes à la suite des Méditations, des Orientales, etc. Qui peut prévoir les mutations du goût, les bizarreries de la vogue et les transformations de l’esprit humain ! Les générations balayent en passant jusqu’au vestige des idoles qu’elles trouvent sur leur chemin, et elles se forgent de nouveaux dieux qui seront renversés à leur tour.
Sarcus, beau petit vieillard gris pommelé, s’occupait à la fois de Thémis et de Flore, c’est-à-dire de législation et d’une serre-chaude. Il méditait depuis douze ans un livre sur l’Histoire de l’institution des juges de paix, dont le rôle politique et judiciaire avait eu déjà plusieurs phases, disait-il, car ils étaient tout par le Code de brumaire an IV, et aujourd’hui cette institution si précieuse au pays avait perdu sa valeur, faute d’appointements en harmonie avec l’importance des fonctions qui devraient être inamovibles.
Taxé d’être une tête forte, Sarcus était accepté comme l’homme politique de ce salon ; vous devinez qu’il en était tout bonnement le plus ennuyeux. On disait de lui qu’il parlait comme un livre, Gaubertin lui promettait la croix de la Légion-d’Honneur ; mais il l’ajournait au jour où, successeur de Leclercq, il serait assis sur les bancs du Centre gauche.
Guerbet, le percepteur, l’homme d’esprit, gros bonhomme lourd, à figure de beurre, à faux toupet, à boucles d’or aux oreilles, qui se [Lov A175, 124] disputaient sans cesse avec ses cols de chemise, donnait dans la Pomologie. Fier de posséder le plus beau jardin fruitier de l’arrondissement, il obtenait des primeurs en retard d’un mois sur celles de Paris ; il cultivait dans ses bâches les choses les plus tropicales, voire des ananas, des brugnons et des petits pois. Il apportait avec orgueil un panier de fraises à madame Soudry, quand elles valaient dix sous le panier à Paris.
Soulanges possédait enfin dans monsieur Vermut, le pharmacien, un chimiste un peu plus chimiste que Sarcus n’était homme d’état, que Lupin n’était chanteur, Gourdon l’aîné savant, et son frère poëte. Néanmoins on y faisait peu de cas de Vermut. L’instinct de ces braves gens leur signalait une supériorité réelle en ce penseur qui ne disait mot, et qui souriait aux niaiseries d’un air si narquois qu’on se méfiait de sa science, mise, sotto voce, en question.
Vermut était le pâtiras du salon. Aucune société n’était complète sans une victime, sans un être à plaindre, à railler, à mépriser, à protéger. D’abord Vermut, occupé de problèmes scientifiques, venait la cravate lâche, le gilet ouvert, avec une petite redingote verte, toujours tachée. Enfin, il prêtait à la plaisanterie par une figure si poupine, que le père Guerbet prétendait qu’il avait fini par prendre le visage de ses pratiques. En province, dans les endroits arriérés comme Soulanges, on emploie encore les apothicaires dans le sens de la plaisanterie de Pourceaugnac. Ces honorables industriels s’y prêtent d’autant mieux qu’ils demandent une indemnité de déplacement.
Ce petit homme, doué d’une patience de chimiste, ne pouvait jouir, selon le mot dont on se sert en province pour exprimer l’abolition du pouvoir domestique, de madame Vermut, femme charmante, femme gaie, belle, joyeuse (elle savait perdre vingt-deux sous sans rien dire), qui déblatérait contre son mari, le poursuivait de ses épigrammes et le peignait comme un imbécile ne sachant distiller que de l’ennui. Madame Vermut, une de ces femmes qui jouent dans les petites villes le rôle de boute-en-train, apportait dans ce petit monde le sel, du sel de cuisine, il est vrai, mais quel sel ! Elle se permettait des plaisanteries un peu fortes ; mais on les lui passait ; elle disait très-bien au curé Taupin, homme de soixante-dix ans, à cheveux blancs : — Tais-toi, gamin !
Le meunier de Soulanges, riche de cinquante mille francs, avait une fille unique à qui Lupin pensait pour Amaury, depuis qu’il avait [RP 54] perdu l’espoir de le marier à mademoiselle Gaubertin, et le président Gendrin14 y pensait pour son fils, le conservateur des hypothèques, autre antagonisme.
Ce meunier, un Sarcus-Taupin, était le Nucingen de la ville ; il passait pour être trois fois millionnaire ; mais il ne voulait entrer dans aucune combinaison ; il ne pensait qu’à moudre du blé, à le monopoliser, et il se recommandait par un défaut absolu de politesse ou de belles manières.
Le père Guerbet, frère du maître de poste de Couches, possédait environ dix mille francs de rente, outre sa perception. Les Gourdon étaient riches, le médecin avait épousé la fille unique du vieux monsieur Gendrin-Vattebled, le garde-général des eaux et forêts, qu’on [RP 55] attendait à mourir, et le greffier avait épousé la nièce et unique héritière de l’abbé Taupin, curé de Soulanges, un gros prêtre retiré dans sa cure, comme le rat dans son fromage.
Cet habile ecclésiastique, tout acquis à la première société, bon et complaisant avec la seconde, apostolique avec les malheureux, s’était fait aimer à Soulanges ; cousin du meunier et cousin des Sarcus, il appartenait au pays et à la médiocratie avonnaise. Il dînait toujours en ville, il économisait, il allait aux noces en s’en retirant avant le bal ; il ne parlait jamais politique ; il faisait passer les nécessités du culte en disant : — C’est mon métier ! Et on le laissait faire en disant de lui : — Nous avons un bon curé ! L’évêque, qui connaissait les gens de Soulanges, sans s’abuser sur la valeur de ce curé, se trouvait heureux d’avoir dans une pareille ville un homme qui faisait accepter la religion, qui savait remplir son église et y prêcher devant des bonnets endormis.
Les deux dames Gourdon, car à Soulanges, comme à Dresde et dans quelques autres capitales allemandes, les gens de la première société s’abordent en se disant : — Comment va votre dame ? On dit : — Il n’était pas avec sa dame, j’ai vu sa dame et sa demoiselle, etc. Un Parisien y produirait du scandale, et serait accusé d’avoir mauvais ton s’il disait : — Les femmes, cette femme, etc. À Soulanges, comme à Genève, à Dresde, à Bruxelles, il n’existe que des épouses ; on n’y met pas, comme à Bruxelles, sur les enseignes : l’Épouse une telle, mais madame votre épouse est de rigueur. Les deux dames Gourdon ne peuvent se comparer qu’à ces infortunés comparses des théâtres secondaires, que connaissent les Parisiens pour s’être souvent moqués de ces artistes ; et, pour achever de peindre ces dames, il suffira de dire qu’elles appartenaient au genre des bonnes petites femmes, les bourgeois les moins lettrés trouveront alors autour d’eux les modèles de ces créatures essentielles.
Il est inutile de faire observer que le père Guerbet connaissait admirablement les finances, et que Soudry pouvait être ministre de la Guerre. Ainsi, non-seulement chacun de ces braves bourgeois offrait une de ces spécialités de caprice si nécessaire à l’homme de province pour exister, mais encore chacun d’eux cultivait sans rival son champ dans le domaine de la vanité.
Si Cuvier fût passé par là sans se nommer, la première société de Soulanges l’eût convaincu de savoir peu de chose en comparaison de monsieur Gourdon le médecin. Nourrit et son joli filet de voix, disait le notaire avec une indulgence protectrice, eussent été trouvés à peine dignes d’accompagner ce rossignol de Soulanges. Quant à l’auteur de La Bilboquéide, qui s’imprimait en ce moment chez Bournier, on ne [RP 56] croyait pas qu’il pût se rencontrer à Paris un poëte de cette force, car Delille était mort !
Cette bourgeoisie de province, si grassement satisfaite d’elle-même, pouvait donc primer toutes les supériorités sociales. Aussi l’imagination de ceux qui, dans leur vie, ont habité pendant quelque temps une petite ville de ce genre, peut elle seule entrevoir l’air de satisfaction profonde répandu sur les physionomies de ces gens qui se croyaient le plexus solaire de la France, tous armés d’une incroyable finesse pour mal faire, et qui, dans leur sagesse, avaient décrété que l’un des héros d’Essling était un lâche, que madame de Montcornet était une intrigante qui avait de gros boutons dans le dos, que l’abbé Brossette était un petit ambitieux, et qui découvrirent, quinze jours après l’adjudication des Aigues, l’origine faubourienne du général, surnommé par eux le Tapissier.
Si Rigou, Soudry, Gaubertin eussent habité tous La-Ville-aux-Fayes, il se seraient brouillés ; leurs prétentions se seraient inévitablement heurtées ; mais la fatalité voulait que le Lucullus de Blangy sentît la nécessité de sa solitude pour se rouler à son aise dans l’usure et dans la volupté ; que madame Soudry fût assez intelligente pour comprendre qu’elle ne pouvait régner qu’à Soulanges, et que La-Ville-aux-Fayes fût le siége des affaires de Gaubertin. Ceux qui s’amusent à étudier la nature sociale avoueront que le général de Montcornet jouait de malheur en trouvant de tels ennemis séparés et accomplissant les évolutions de leur pouvoir et de leur vanité, chacun à des distances qui ne permettaient pas à ces astres de se contrarier et qui décuplaient le pouvoir de mal faire.
Néanmoins, si tous ces dignes bourgeois, fiers de leur aisance, regardaient leur société comme bien supérieure en agrément à celle de La-Ville-aux-Fayes, et répétaient avec une comique importance ce dicton de la vallée : — Soulanges est une ville de plaisir et de société, il serait peu prudent de penser que la capitale avonnaise acceptât cette suprématie. Le salon Gaubertin se moquait, in petto, du salon Soudry. À la manière dont Gaubertin disait : — Nous autres, nous sommes une ville de haut commerce, une ville d’affaires, nous avons la sottise de nous ennuyer à faire fortune ! il était facile de reconnaître un léger antagonisme entre la terre et la lune. La lune se croyait utile à la terre et la terre régentait la lune. La terre et la lune vivaient d’ailleurs dans la plus étroite intelligence. Au carnaval, la première société de Soulanges allait toujours en masse aux quatre bals donnés par Gaubertin, par Gendrin, par Leclercq, le receveur des finances, et par Soudry jeune, le procureur du Roi. Tous les dimanches, le procureur du Roi, sa femme, monsieur, madame et mademoiselle Élise Gaubertin, venaient dîner chez les Soudry de Soulanges. Quand le sous-préfet était prié, quand le [RP 57] maître de poste, monsieur Guerbet de Couches, arrivait manger la fortune du pot, Soulanges avait le spectacle de quatre équipages départementaux à la porte de la maison Soudry.
Chapitre II
Les conspirateurs chez la reine
En débouchant là, vers cinq heures et demie, Rigou savait trouver les habitués du salon de Soudry tous à leur poste. Chez le maire, comme dans toute la ville, on dînait à trois heures, selon l’usage du dernier siècle. De cinq heures à neuf heures, les notables de Soulanges venaient échanger les nouvelles, faire leurs speech politiques, commenter les événements marquants de la vie privée de toute la vallée, et parler des Aigues, qui défrayaient la conversation pendant une heure tous les jours. C’était la préoccupation de chacun d’apprendre quelque chose sur ce qui s’y passait, et l’on savait d’ailleurs faire ainsi sa cour aux maîtres du logis.
Après cette revue obligée, on se mettait à jouer au boston, seul jeu que sût la reine. Quand le gros père Guerbet avait singé madame Isaure, la femme de Gaubertin, en se moquant de ses airs penchés, en imitant sa petite voix, sa petite bouche et ses façons jeunettes ; quand le curé Taupin avait raconté l’une des historiettes de son répertoire ; quand Lupin avait rapporté quelque événement de La-Ville-aux-Fayes, et que madame Soudry avait été criblée de compliments nauséabonds, l’on disait : — Nous avons fait un charmant boston.
Trop égoïste pour se donner la peine de faire douze kilomètres, au bout desquels il devait entendre les niaiseries dites par les habitués de cette maison, et voir un singe déguisé en vieille femme, Rigou, bien supérieur, comme esprit et comme instruction, à cette petite bourgeoisie, ne se montrait jamais que si ses affaires l’amenaient chez le notaire. Il s’était exempté de voisiner, en prétextant de ses occupations, de ses habitudes et de sa santé, qui ne lui permettaient pas, disait-il, de revenir la nuit par une route le long de laquelle brouillassait la Thune.
Ce grand usurier sec imposait d’ailleurs beaucoup à la société de madame Soudry, qui flairait en lui ce tigre à griffes d’acier, cette malice de sauvage, cette sagesse née dans le cloître, mûrie au soleil de l’or, et avec lesquels Gaubertin n’avait jamais voulu se commettre.
Aussitôt que la carriole d’osier et le cheval dépassèrent le café de la Paix, Urbain, le domestique de Soudry, qui causait avec le limonadier, assis sur un banc placé sous les fenêtres de la salle à manger, se fit un auvent de sa main pour bien voir quel était cet équipage.
[RP 58] — V’là le père Rigou !… Faut ouvrir la porte. Tenez son cheval, Socquard, dit-il sans façon au limonadier.
Et Urbain, ancien cavalier qui, n’ayant pu passer gendarme, avait pris le service Soudry comme retraite, rentra dans la maison pour aller manœuvrer la porte de la cour.
Socquard, ce personnage si célèbre dans la vallée, était là, comme vous voyez, sans façon ; mais il en est ainsi de bien des gens illustres qui ont la complaisance de marcher, d’éternuer, de dormir, de manger absolument comme de simples mortels.
Socquard, alcide de naissance, pouvait porter onze cents pesant ; son coup de poing, appliqué dans le dos d’un homme, lui cassait net la colonne vertébrale ; il tordait une barre de fer, il arrêtait une voiture attelée d’un cheval. Milon de Crotone de la vallée, sa réputation embrassait tout le département, où l’on faisait sur lui des contes ridicules comme sur toutes les célébrités. Ainsi, l’on racontait dans le Morvan, qu’un jour il avait porté sur son dos une pauvre femme, son âne et son sac au marché, qu’il avait mangé tout un bœuf et bu tout un quartaut de vin dans une journée, etc. Doux comme une fille à marier, Socquard, gros petit homme, à figure placide, large des épaules, large de poitrine, où ses poumons jouaient comme des soufflets de forge, possédait un filet de voix dont la limpidité surprenait ceux qui l’entendaient parler pour la première fois.
Comme Tonsard, que son renom dispensait de toute preuve de férocité, comme tous ceux qui sont gardés par une opinion publique quelconque, Socquard ne déployait jamais sa triomphante force musculaire, à moins que des amis ne l’en priassent. Il prit donc la bride du cheval quand le beau-père du procureur du Roi tourna pour se ranger au perron.
— Vous allez bien par chez vous, monsieur Rigou ?… dit l’illustre Socquard.
— Comme ça, mon vieux, répondit Rigou. Plissoud et Bonnébault, Viollet et Amaury soutiennent-ils toujours ton établissement ?
Cette demande, faite sur un ton de bonhomie et d’intérêt, n’était pas une de ces questions banales jetées au hasard par les supérieurs à leurs inférieurs. À son temps perdu, Rigou songeait aux moindres détails, et déjà l’accointance de Bonnébault, de Plissoud et du brigadier Viollet avait été signalée par Fourchon à Rigou comme suspecte.
Bonnébault, pour quelques écus perdus au jeu, pouvait livrer au brigadier les secrets des paysans, ou parler sans savoir l’importance de ses bavardages après avoir bu quelques bols de punch de trop. Mais les délations du chasseur à la loutre pouvaient être conseillées par la soif, et Rigou n’y fit attention que par rapport à Plissoud, à qui sa situation [RP 59] devait inspirer un certain désir de contrecarrer les conspirations dirigées contre les Aigues, ne fût-ce que pour se faire graisser la patte par l’un ou l’autre des deux partis.
Correspondant des assurances, qui commençaient à se montrer en France, agent d’une société contre les chances du recrutement, l’huissier cumulait des occupations peu rétribuées qui lui rendaient la fortune d’autant plus difficile à faire, qu’il avait le vice d’aimer le billard et le vin cuit. De même que Fourchon, il cultivait avec soin l’art de s’occuper à rien, et il attendait sa fortune d’un hasard problématique. Il haïssait profondément la première société, mais il en avait mesuré la puissance. Lui seul connaissait à fond la tyrannie bourgeoise organisée par Gaubertin ; il poursuivait de ses railleries les richards de Soulanges et La-Ville-aux-Fayes, en représentant à lui seul l’opposition. Sans crédit, sans fortune, il ne paraissait pas à craindre ; aussi Brunet, enchanté d’avoir un concurrent méprisé, le protégeait-il pour ne pas lui voir vendre son étude à quelque jeune homme ardent, comme Bonnac, par exemple, avec lequel il aurait fallu partager la clientèle du canton.
— Grâce à ces gens-là, ça boulotte, répondit Socquard ; mais on contrefait mon vin cuit !
— Faut poursuivre ! dit sentencieusement Rigou.
— Ça me mènerait trop loin, répondit le limonadier en jouant sur les mots sans le savoir.
— Et vivent-ils bien ensemble, tes chalands ?
— Ils ont toujours quelques castilles ; mais des joueurs, ça se pardonne tout.
Toutes les têtes étaient à celle des croisées du salon qui donnait sur la place. En reconnaissant le père de sa belle-fille, Soudry vint le recevoir sur le perron.
— Eh ! bien, mon compère, dit l’ex-gendarme en se servant de ce mot selon sa primitive acception, Annette est-elle malade pour que vous nous accordiez votre présence pendant une soirée ?…
Par un reste d’esprit-gendarme, le maire allait toujours droit au fait.
— Non, il y a du grabuge, répondit Rigou, en touchant de son index droit la main que lui tendit Soudry ; nous en causerons, car cela regarde un peu nos enfants…
Soudry, bel homme vêtu de bleu, comme s’il appartenait toujours à la gendarmerie, le col noir, les bottes à éperons, amena Rigou par le bras à son imposante moitié. La porte-fenêtre était ouverte sur la terrasse, où les habitués se promenaient en jouissant de cette soirée d’été qui faisait resplendir le magnifique paysage que, sur l’esquisse qu’on a lue, les gens d’imagination peuvent apercevoir.
— Il y a bien long-temps que nous ne vous avons vu, mon cher [RP 60] Rigou, dit madame Soudry en prenant le bras de l’ex-bénédictin en l’emmenant sur la terrasse.
— Mes digestions sont si pénibles !… répondit le vieil usurier. Voyez ! mes couleurs sont presque aussi vives que les vôtres.
L’entrée de Rigou sur la terrasse détermina, comme on le pense, une explosion de salutations joviales parmi tous ces personnages.
— Ris, goulu !… J’ai découvert celui-là de plus, s’écria monsieur Guerbet le percepteur, en offrant la main à Rigou, qui y mit l’index de sa main droite.
— Pas mal ! pas mal ! dit le petit juge de paix Sarcus, il est assez gourmand, notre seigneur de Blangy.
— Seigneur ? répondit amèrement Rigou, depuis bien long-temps je ne suis plus le coq de mon village.
— Ce n’est pas ce que disent les poules, grand scélérat ! fit la Soudry en donnant un petit coup d’éventail badin à Rigou.
— Nous allons bien, mon cher maître ! dit le notaire en saluant son principal client.
— Comme ça ! répondit Rigou, qui prêta derechef son index à la main du notaire.
Ce geste, par lequel Rigou restreignait la poignée de main à la plus froide des démonstrations, aurait peint l’homme tout entier à qui ne l’eût pas connu.
— Trouvons un coin où nous puissions parler tranquillement, dit l’ancien moine en regardant Lupin et madame Soudry.
— Revenons au salon, répondit la reine. Ces messieurs, ajouta-t-elle en montrant monsieur Gourdon, le médecin, et Guerbet, sont aux prises sur un point de côté…
Madame Soudry s’étant enquis du point en discussion, Guerbet, toujours si spirituel, lui avait dit : — C’est un point de côté. La reine crut à un terme scientifique, et Rigou sourit en l’entendant répéter ce mot d’un air prétentieux.
— Qu’est-ce que le Tapissier a donc fait de nouveau ? demanda Soudry qui s’assit à côté de sa femme, en la prenant par la taille.
Comme toutes les vieilles femmes, la Soudry pardonnait bien des choses en faveur d’un témoignage public de tendresse.
— Mais, répondit Rigou à voix basse pour donner l’exemple de la prudence, il est parti pour la préfecture, y réclamer l’exécution des jugements et demander main-forte.
— C’est sa perte, dit Lupin en se frottant les mains. On se bûchera.
— On se bûchera ! reprit Soudry, c’est selon. Si le préfet et le général, qui sont ses amis, envoient un escadron de cavalerie, les paysans ne bûcheront rien… On peut, à la rigueur, avoir raison des gendarmes de [RP 61] Soulanges ; mais essayez donc de résister à une charge de cavalerie !
— Sibilet lui a entendu dire quelque chose de plus dangereux que ça, et c’est ce qui m’amène, reprit Rigou.
— Oh ! ma pauvre Sophie ! s’écria sentimentalement madame Soudry, dans quelles mains les Aigues sont-ils tombés ! Voilà ce que nous a valu la révolution ! des sacripants à graines d’épinards… On aurait bien dû s’apercevoir que quand on renverse une bouteille, la lie monte et gâte le vin !…
— Il a l’intention d’aller à Paris, et d’intriguer auprès du garde des sceaux pour tout changer au tribunal.
— Ah ! dit Lupin, il a reconnu son danger.
— Si l’on nomme mon gendre avocat général, il n’y a rien à dire, et il le remplacera par quelque Parisien à sa dévotion, reprit Rigou. S’il demande un siége à la cour pour monsieur Gendrin, s’il fait nommer monsieur Guerbet, notre juge d’instruction, président à Auxerre, il renversera nos quilles !… Il a déjà la gendarmerie pour lui ; s’il a encore le tribunal, et s’il conserve près de lui des conseillers comme l’abbé Brossette et Michaud, nous ne serons pas à la noce ; il pourrait nous susciter de bien méchantes affaires.
— Comment, depuis cinq ans, vous n’avez pas su vous défaire de l’abbé Brossette, dit Lupin.
— Vous ne le connaissez pas ; il est défiant comme un merle, répondit Rigou. Ce n’est pas un homme, ce prêtre-là, il ne fait pas attention aux femmes ; je ne lui vois aucune passion ; il est inattaquable. Le général, lui, prête le flanc à tout par sa colère. Un homme qui a un vice est toujours le valet de ses ennemis, quand ils savent se servir de cette ficelle. Il n’y a de forts que ceux qui mènent leurs vices au lieu de se laisser mener par eux. Les paysans vont bien, on tient notre monde en haleine contre l’abbé, mais on ne peut encore rien contre lui. C’est comme Michaud ; des hommes comme ceux-là, c’est trop parfait, il faut que le bon Dieu les rappelle à lui…
— Il faut leur procurer des servantes qui savonnent bien leurs escaliers, dit madame Soudry, qui fit faire à Rigou le léger bond que font les gens très-fins en apprenant une finesse.
— Le Tapissier a un autre vice ; il aime sa femme, et l’on peut encore le prendre par là…
— Voyons, il faut savoir s’il donne suite à ses idées, dit madame Soudry.
— Comment ! demanda Lupin, mais c’est là le hic !
— Vous, Lupin, reprit Rigou d’un ton d’autorité, vous allez filer à la préfecture y voir la belle madame Sarcus, et dès ce soir ! Vous vous arrangerez pour obtenir d’elle de faire répéter à son mari tout ce que le Tapissier a dit et fait à la préfecture.
[RP 62] — Je serai forcé d’y coucher, répondit Lupin.
— Tant mieux pour Sarcus-le-Riche, il y gagnera, répondit Rigou. Elle n’est pas encore trop croûte, madame Sarcus…
— Oh ! monsieur Rigou, fit madame Soudry en minaudant, les femmes sont-elles jamais croûtes ?
— Vous avez raison pour celle-là ! Elle ne se peint rien au miroir, répliqua Rigou, que l’exhibition des vieux trésors de la Cochet révoltait toujours.
Madame Soudry, qui croyait ne mettre qu’un soupçon de rouge, ne comprit pas cet à-propos épigrammatique et demanda : — Est-ce que les femmes peuvent donc se peindre ?
— Quant à vous, Lupin, dit Rigou sans répondre à cette naïveté, demain matin revenez chez le papa Gaubertin ; vous lui direz que le compère et moi, dit-il en frappant sur la cuisse de Soudry, nous viendrons casser une croûte chez lui, lui demander à déjeuner sur le midi. Dites-lui les choses, afin que chacun de nous ait ruminé ses idées, car il s’agit d’en finir avec ce damné Tapissier. En venant vous trouver, je me suis dit qu’il faudrait brouiller le Tapissier avec le tribunal, de manière à ce que le garde des sceaux lui rie au nez quand il viendra lui demander des changements dans le personnel de La-Ville-aux-Fayes…
— Vivent les gens d’Église !… s’écria Lupin en frappant sur l’épaule de Rigou.
Madame Soudry fut aussitôt frappée d’une idée qui ne pouvait venir qu’à l’ancienne femme de chambre d’une fille d’opéra.
— Si, dit-elle, nous pouvions attirer le Tapissier à la fête de Soulanges, et lui lâcher une fille d’une beauté à lui faire perdre la tête, il s’arrangerait peut-être de cette fille, et nous le brouillerions avec sa femme, à qui l’on apprendrait que le fils d’un ébéniste en revient toujours à ses premières amours…
[Lov A175, 125] — Ah ! ma belle, s’écria Soudry, tu as plus d’esprit à toi seule que la Préfecture de police à Paris !…
— C’est une idée qui prouve que madame est aussi bien notre reine par l’intelligence que par la beauté, dit Lupin.
Lupin fut récompensé par une grimace qui s’acceptait sans protêt, comme un sourire, dans la première société.
— Il y aurait mieux, reprit Rigou qui resta pendant long-temps pensif. Si ça pouvait tourner au scandale…
— Procès-verbal et plainte, une affaire en police correctionnelle, s’écria Lupin. Oh ! ce serait trop beau !
— Quel plaisir, dit Soudry naïvement, de voir le comte de Montcornet, grand-croix de la Légion-d’Honneur, commandeur de Saint-Louis, lieutenant-général, accusé d’avoir attenté, dans un lieu public, à la pudeur, par exemple…
— Il aime trop sa femme !… dit judicieusement Lupin ; on ne l’amènera jamais là.
— Ce n’est pas un obstacle ; mais je ne vois dans tout l’arrondissement aucune fille capable de faire pécher un saint, je la cherche pour mon abbé, s’écria Rigou.
— Que dites-vous de la belle Gatienne Giboulard d’Auxerre dont est fou le fils Sarcus ?… s’écria Lupin.
— Ce serait la seule, répondit Rigou ; mais elle n’est pas capable de nous servir, elle croit qu’elle n’a qu’à se montrer pour être admirée ; elle n’est pas assez accorte, et il faut une lutine, une finaude… C’est égal, elle viendra.
— Oui, dit Lupin, plus il verra de jolies filles, plus il y aura de chances.
— Il sera bien difficile de faire venir le Tapissier à la foire ! Et s’il vient à la fête, irait-il à notre bastringue de Tivoli ? dit l’ex-gendarme.
— La raison qui l’empêchait de venir n’existe pas cette année, mon cœur, répondit madame Soudry.
— Quelle raison donc, ma belle ?… demanda Soudry.
— Le Tapissier a tâché d’épouser mademoiselle de Soulanges, dit le notaire, il lui fut répondu qu’elle était trop jeune, et il s’est piqué. Voilà pourquoi messieurs de Soulanges et [Lov A175, 126] Montcornet, ces deux anciens amis, car ils ont servi tous deux dans la Garde impériale, se sont refroidis au point de ne plus se voir. Le Tapissier n’a pas voulu rencontrer les Soulanges à la foire ; mais, cette année, ils n’y viendront pas.
Ordinairement la famille Soulanges séjournait au château en juillet, août, septembre et octobre ; mais le général commandait alors l’artillerie en Espagne, sous le duc d’Angoulême, et la comtesse l’avait accompagné. Au siége de Cadix, le comte de Soulanges gagna, comme on le sait, le bâton de maréchal qu’il eut en 1826. Les ennemis de Montcornet pouvaient donc croire que les habitants des Aigues ne dédaigneraient pas toujours les fêtes de Notre-Dame d’août, et qu’il serait facile de les attirer à Tivoli.
— C’est juste, s’écria Lupin. Hé ! bien, c’est à vous, papa, dit-il en s’adressant à Rigou, de manœuvrer de manière à le faire venir à la foire, nous saurons bien l’enclauder…
La foire de Soulanges, qui se célèbre au 15 août, est une des particularités de cette ville, et l’emporte sur toutes les foires à trente lieues à la ronde, même sur celle du chef-lieu de département. La-Ville-aux-Fayes n’a pas de foire, car sa fête, la Saint-Sylvestre, tombe en hiver.
Du 12 au 15 août, les marchands abondaient à Soulanges et dressaient, sur deux lignes parallèles, ces baraques en bois, ces maisons en toile grise qui donnent alors une physionomie animée à cette place ordinairement déserte. Les quinze jours que durent la foire et la fête produisent une espèce de moisson à la petite ville de Soulanges. Cette fête a l’autorité, le prestige d’une tradition. Les paysans, comme disait le père Fourchon, quittent peu leurs communes où les clouent leurs travaux. Par toute la France, les étalages fantastiques des magasins improvisés sur les champs de foire, la réunion de toutes les marchandises, objets des besoins ou de la vanité des paysans, qui d’ailleurs n’ont pas d’autres spectacles, exercent des séductions périodiques sur l’imagination des femmes et des enfants. Aussi, dès le 12 août, la mairie de Soulanges faisait-elle apposer dans toute l’étendue de l’arrondissement de La-Ville-aux-Fayes, des affiches signées Soudry [Lov A175, 127] qui promettaient protection aux marchands, aux saltimbanques, aux artistes en tout genre, en annonçant la durée de la foire, et les spectacles les plus attrayants.
Sur ces affiches, que l’on a vu réclamées par la Tonsard à Vermichel, on lisait toujours cette ligne finale :
Tivoli sera illuminé en verres de couleur.
La Ville avait en effet adopté pour salle de bal public le Tivoli créé par Socquard dans un jardin caillouteux comme la butte sur laquelle est bâtie la ville de Soulanges, où presque tous les jardins sont composés de terres rapportées.
Cette nature de terroir explique le goût particulier du vin de Soulanges, vin blanc, sec, liquoreux, presque semblable à du vin de Madère, au vin de Vouvray, à celui de Johannisberg, trois crus quasi-semblables, et consommé tout entier dans le Département.
La description de ce Tivoli si fameux, faite en temps et lieu, justifiera les prodigieux effets produits par le Bal-Socquard sur l’imagination des habitants de cette vallée, tous fiers de leur Tivoli. Ceux du pays qui s’étaient aventurés jusqu’à Paris, disaient que le Tivoli de Paris ne l’emportait sur celui de Soulanges que par l’étendue. Gaubertin, lui, préférait hardiment le Bal-Socquard au bal de Tivoli.
— Pensons tous à cela, reprit Rigou, le Parisien, ce rédacteur de journaux, finira bien par s’ennuyer de son plaisir, et, par les domestiques, on pourra les attirer tous à la Foire. J’y songerai. Sibilet, quoique son crédit baisse diablement, pourrait insinuer à son bourgeois que c’est une manière de se populariser…
— Sachez donc si la belle comtesse est cruelle pour monsieur, tout est là pour la farce à lui jouer à Tivoli, dit Lupin à Rigou.
— Cette petite femme, s’écria madame Soudry, est trop parisienne pour ne pas savoir ménager la chèvre et le chou.
— Fourchon a lâché sa petite-fille Catherine Tonsard à Charles, le second valet de chambre ; nous aurons bientôt une oreille dans les appartements des Aigues, répondit Rigou. Êtes-vous sûr de l’abbé Taupin ?… dit-il en voyant entrer le curé.
— L’abbé Mouchon et lui, nous les tenons [Lov A175, 128] comme je tiens Soudry !… dit madame Soudry en caressant le menton de son mari à qui elle dit : — Pauvre chat !
— Si je puis organiser un scandale contre Brossette, je compte sur eux !… dit tout bas Rigou qui se leva ; mais je ne sais pas si l’esprit du pays l’emportera sur l’esprit prêtre. Vous ne savez pas ce que c’est. Moi-même, qui ne suis pas un imbécile, je ne répondrais pas de moi, quand je me verrai malade. Je me réconcilierai sans doute avec l’Église.
— Permettez-nous de l’espérer, dit le curé pour qui Rigou venait à dessein d’élever la voix.
— Hélas ! la faute que j’ai faite en me mariant empêche cette réconciliation, répondit Rigou, je ne peux pas tuer madame Rigou.
— En attendant, pensons aux Aigues, dit madame Soudry.
— Oui, répondit l’ex-bénédictin. Savez-vous que je trouve notre compère de La-Ville-aux-Fayes plus fort que nous ? J’ai dans l’idée que Gaubertin veut les Aigues à lui seul, et qu’il nous mettra dedans, répondit Rigou, qui, pendant le chemin, avait frappé avec le bâton de la prudence aux endroits obscurs, qui, chez Gaubertin, sonnaient le creux.
— Mais les Aigues ne seront à personne de nous trois, il faut les démolir de fond en comble, répondit Soudry.
— D’autant plus que je ne serais pas étonné qu’il s’y trouvât de l’or caché, dit finement Rigou.
— Bah !
— Oui, durant les guerres d’autrefois, les seigneurs, souvent assiégés, surpris, enterraient leurs écus pour pouvoir les retrouver, et vous savez que le marquis de Soulanges-Hautemer, en qui la branche cadette a fini, a été l’une des victimes de la conspiration Biron. La comtesse de Moret a eu la terre par confiscation…
— Ce que c’est que de savoir l’histoire de France, dit le gendarme. Vous avez raison, il est temps de convenir de nos faits avec Gaubertin.
— Et, s’il biaise, dit Rigou, nous verrons à le fumer.
— Il est maintenant assez riche, dit Lupin, pour être honnête homme.
[RP 65] — Je répondrais de lui comme de moi, répondit madame Soudry, c’est le plus honnête homme du royaume.
— Nous croyons à son honnêteté, reprit Rigou ; mais il ne faut rien négliger entre amis… À propos, je soupçonne quelqu’un à Soulanges de vouloir se mettre en travers…
[RP 66] — Et qui ? demanda Soudry.
— Plissoud, répondit Rigou.
— Plissoud ! reprit Soudry, la pauvre rosse ! Brunet le tient par la longe, et sa femme par la mangeoire ; demandez à Lupin ?
— Que peut-il faire ? dit Lupin.
— Il veut, reprit Rigou, éclairer le Montcornet, avoir sa protection et se faire placer…
— Ça ne lui rapportera jamais autant que sa femme à Soulanges, dit madame Soudry.
— Il dit tout à sa femme, quand il est gris, fit observer Lupin ; nous le saurions à temps.
— La belle madame Plissoud n’a pas de secrets pour vous, lui répondit Rigou ; allons, nous pouvons être tranquilles.
— Elle est d’ailleurs aussi bête qu’elle est belle, reprit madame Soudry. Je ne changerais pas avec elle, car si j’étais homme, j’aimerais mieux une femme laide et spirituelle, qu’une belle qui ne sait pas dire deux.
— Ah ! répondit le notaire en se mordant les lèvres, elle sait faire dire trois.
— Fat ! s’écria Rigou en se dirigeant vers la porte.
— Eh ! bien, dit Soudry en reconduisant son compère, à demain, de bonne heure.
— Je viendrai vous prendre… Ah çà ! Lupin, dit-il au notaire qui sortit avec lui pour aller faire seller son cheval, tâchez que madame Sarcus sache tout ce que notre Tapissier fera contre nous à la Préfecture…
— Si elle ne peut pas le savoir, qui le saura ?… répondit Lupin.
— Pardon, dit Rigou qui sourit avec finesse en regardant Lupin, je vois là tant de niais, que j’oubliais qu’il s’y trouve un homme d’esprit.
— Le fait est, que je ne sais pas comment je ne m’y suis pas encore rouillé, répondit naïvement Lupin.
— Est-il vrai que Soudry ait pris une femme de chambre…
— Mais, oui ! répondit Lupin ; depuis huit jours, monsieur le maire a voulu faire ressortir le mérite de sa femme, en la comparant à une petite bourguignotte de l’âge d’un vieux bœuf, et nous ne devinons pas encore comment il s’arrange avec madame Soudry, car il a l’audace de se coucher de très-bonne heure…
— Je verrai cela demain, dit le Sardanapale villageois en essayant de sourire.
Les deux profonds politiques se donnèrent une poignée de main en se quittant.
Rigou, qui ne voulait pas se trouver à la nuit sur le chemin, car, malgré sa popularité récente, il était toujours prudent, dit à son cheval : [RP 67] — Allez, citoyen ! Une plaisanterie que cet enfant de 1793 décochait toujours contre la révolution. Les révolutions populaires n’ont pas d’ennemis plus cruels que ceux qu’elles ont élevés.
— Il ne fait pas de longues visites, le père Rigou, dit Gourdon le greffier à madame Soudry.
— Il les fait bonnes, s’il les fait courtes, répondit-elle.
— Comme sa vie, répondit le médecin ; il abuse de tout, cet homme-là.
— Tant mieux, répliqua Soudry, mon fils jouira plus tôt du bien…
— Il vous a donné des nouvelles des Aigues ? demanda le curé.
— Oui, mon cher abbé, dit madame Soudry. Ces gens-là sont le fléau de ce pays-ci. Je ne comprends pas que madame de Montcornet, qui cependant est une femme comme il faut, n’entende pas mieux ses intérêts.
— Ils ont cependant un modèle sous les yeux, répliqua le curé.
— Qui donc ? demanda madame Soudry en minaudant.
— Les Soulanges…
— Ah ! oui, répondit la reine après une pause.
— Tant pire ! me voilà ! cria madame Vermut en entrant, et sans mon réactif, car Vermut est trop inactif à mon égard, pour que je l’appelle un actif quelconque.
— Que diable fait donc ce sacré père Rigou, dit alors Soudry à Guerbet en voyant la carriole arrêtée à la porte de Tivoli. C’est un de ces chats-tigres dont tous les pas ont un but.
— Sacré lui va ! répondit le gros petit percepteur.
— Il entre au café de la Paix !… dit Gourdon le médecin.
— Soyez paisibles, reprit Gourdon le greffier, il s’y donne des bénédictions à poings fermés, car on entend japper d’ici.
— Ce café-là, reprit le curé, c’est comme le temple de Janus ; il s’appelait le café de la Guerre du temps de l’Empire, et on y vivait dans un calme parfait ; les plus honorables bourgeois s’y réunissaient pour causer amicalement…
— Il appelle cela causer ! dit le juge de paix. Tudieu ! quelles conversations que celles dont il reste des petits Bourniers.
— Mais depuis qu’en l’honneur des Bourbons, on l’a nommé le café de la Paix, on s’y bat tous les jours… dit l’abbé Taupin en achevant sa phrase que le juge de paix avait pris la liberté d’interrompre.
Il en était de cette idée du curé comme des citations de La Bilboquéide, elle revenait souvent.
— Cela veut dire, répondit le père Guerbet, que la Bourgogne sera toujours le pays des coups de poing.
— Ce n’est pas si mal, dit le curé, ce que vous dites là ! c’est presque l’histoire de notre pays.
[RP 68] — Je ne sais pas l’histoire de France, s’écria Soudry, mais avant de l’apprendre je voudrais bien savoir pourquoi mon compère entre avec Socquard dans le café ?
— Oh ! reprit le curé, s’il y entre et s’y arrête, vous pouvez être certain que ce n’est pas pour des actes de charité.
— C’est un homme qui me donne la chair de poule quand je le vois, dit madame Vermut.
— Il est tellement à craindre, reprit le médecin, que s’il m’en voulait, je ne serais pas encore rassuré par sa mort ; il est homme à se relever de son cercueil pour vous jouer quelque mauvais tour.
— Si quelqu’un peut nous envoyer le Tapissier ici, le 15 août, et le prendre dans quelque traquenard, c’est Rigou, dit le maire à l’oreille de sa femme.
— Surtout, répondit-elle à haute voix, si Gaubertin et toi, mon cœur, vous vous en mêlez…
— Tiens, quand je le disais ! s’écria monsieur Guerbet en poussant le coude à monsieur Sarcus, il a trouvé quelque jolie fille chez Socquard, et il la fait monter dans sa voiture…
— En attendant que… répondit le greffier.
[Lov A175, 129] — En voilà un de dit sans malice, s’écria monsieur Guerbet en interrompant le poëte.
— Vous êtes dans l’erreur, messieurs, dit madame Soudry, le père Rigou ne pense qu’à nos intérêts, car, si je ne me trompe, cette fille est une fille à Tonsard.
— C’est le pharmacien qui s’approvisionne de vipères, s’écria le père Guerbet.
— On dirait, répondit monsieur Gourdon le médecin, que vous avez vu venir monsieur Vermut notre pharmacien, à la manière dont vous parlez.
Et il montra le petit apothicaire de Soulanges qui traversait la place.
— Le pauvre bonhomme ! dit le greffier, soupçonné de faire souvent de l’esprit avec madame Vermut ; voyez quelle dégaine il a ?… et on le croit savant.
— Sans lui, répondit le juge de paix, on serait bien embarrassé pour les autopsies ; il a si bien retrouvé le poison dans le corps de ce pauvre Pigeron, que les chimistes de Paris ont dit à la cour d’assises, à Auxerre, qu’ils n’auraient pas mieux fait…
— Il n’a rien retrouvé du tout, répondit Soudry ; mais, comme dit le président Gendrin, il faut qu’on croie que les poisons se retrouvent toujours…
— Madame Pigeron a bien fait de quitter Auxerre, dit madame Vermut. C’est un petit esprit et une grande scélérate, que cette femme-là, reprit-elle. Est-ce qu’on doit recourir à des drogues pour annuler un mari. Je voudrais bien qu’un homme trouvât à redire à ma conduite. Voyez madame de Montcornet ; elle se promène dans ses chalets, dans ses Chartreuses avec ce Parisien qu’elle a fait venir de Paris à ses frais, et qu’elle dorelote sous les yeux du général.
— À ses frais ? s’écria madame Soudry, est-ce sûr ? Si nous pouvions en avoir une preuve, quel joli sujet pour une lettre anonyme au général…
— Le général, reprit madame Vermut… Mais vous ne l’empêcherez de rien, le Tapissier fait son état.
— Quel état, ma belle ? demanda madame Soudry.
— Eh ! bien, il fournit le coucher.
— Si le pauvre petit père Pigeron, au lieu [Lov A175, 130] de tracasser sa femme, avait eu cette sagesse, il vivrait encore !… dit le greffier.
— En voilà de la morale ! répliqua le curé.
Sur cette double épigramme, on proposa de faire la partie de boston. Et voilà pourtant la vie comme elle est à tous les étages de la société ! Changez les termes, il ne se dit rien de moins, rien de plus dans les salons les plus dorés de Paris.
Chapitre III
Le Café de la Paix
Il était environ sept heures, quand Rigou passa devant le café de la Paix. Le soleil couchant, qui prenait en écharpe la jolie ville, y répandait alors ses belles teintes rouges, et le clair miroir des eaux du lac formait une opposition avec le tumulte des vitres flamboyantes d’où naissaient les couleurs les plus improbables.
Devenu pensif, le profond politique tout à ses trames laissait aller son cheval si lentement, qu’en longeant le café de la Paix, il put entendre son nom jeté à travers une de ces disputes qui, selon l’observation du curé Taupin, faisaient de cet établissement la plus violente antinomie.
Pour l’intelligence de cette scène, il est nécessaire d’expliquer la topographie de ce pays de Cocagne bordé par le café sur la place, et terminé sur le chemin cantonal par le fameux Tivoli, que les meneurs destinaient à servir de théâtre à l’une des scènes de la conspiration ourdie depuis cinq ans contre le général Montcornet.
Par sa situation à l’angle de la place et du chemin, le rez-de-chaussée de cette maison, bâtie dans le genre de celle de Rigou, a trois fenêtres sur le chemin, et sur la place deux fenêtres entre lesquelles se trouve la porte vitrée, par où l’on y entre. Le Café de la Paix a de plus une porte bâtarde, ouvrant sur une allée qui le sépare de la maison voisine, celle du mercier de Soulanges, et par où l’on va dans une cour intérieure.
Cette maison, entièrement peinte en jaune d’or, excepté les volets qui sont en vert, est une des rares maisons de cette petite ville qui ont deux étages et des mansardes. Voici pourquoi.
Avant l’étonnante prospérité de La-Ville-aux-Fayes, le premier étage de cette maison, qui contient quatre chambres pourvues chacune [Lov A175, 131] d’un lit et du maigre mobilier nécessaire à justifier le mot garni, se louait aux gens obligés de venir à Soulanges par la juridiction du Baillage, ou aux visiteurs qu’on ne logeait pas au château ; mais, depuis vingt-cinq ans, ces chambres garnies n’avaient plus pour locataires que des saltimbanques, des marchands forains, des vendeurs de remèdes ou d’images, des comédiens ambulants ou des commis voyageurs. Au moment de la fête de Soulanges, ces chambres se louaient à raison de quatre francs par jour. Les quatre chambres de Socquard lui rapportaient une centaine d’écus, sans compter le produit de la consommation extraordinaire que ses locataires faisaient alors dans son café.
La façade du côté de la place était ornée de peintures spéciales. Dans le tableau qui séparait chaque croisée de la porte, se voyaient des queues de billard amoureusement nouées par des rubans, et au dessus des nœuds s’élevaient des bols de punch fumant dans des coupes grecques. Ces mots Café de la Paix brillaient peints en jaune sur un champ vert à chaque extrémité duquel étaient des pyramides de billes tricolores. Les fenêtres peintes en vert avaient des petites vitres de verre commun.
Dix tuyas plantés à droite et à gauche dans des caisses, et qu’on devrait nommer des arbres à cafés, offraient leur végétation aussi maladive que prétentieuse. Les bannes par lesquelles les marchands de Paris et de quelques cités opulentes protégent leurs boutiques contre les ardeurs du soleil, sont un luxe inconnu dans Soulanges. Les fioles exposées sur des planches derrière les vitrages méritaient d’autant plus leur nom, que la benoîte liqueur subissait là des cuissons périodiques. En concentrant ses rayons par les bosses lenticulaires des vitres, le soleil faisait bouillonner les bouteilles de Madère, les sirops, les vins de liqueur, les bocaux de prunes et de cerises à l’eau-de-vie mis en étalage, car la chaleur était si grande qu’elle forçait Aglaé, son père et leur garçon, à se tenir sur deux banquettes placées de chaque côté de la porte et mal abritées par les pauvres arbustes que mademoiselle arrosait avec de l’eau presque chaude. Par certains jours, on les voyait tous trois étalés [Lov A175, 132] là comme des animaux domestiques et dormant.
En 1804, époque de la vogue de Paul et Virginie, l’intérieur fut tendu d’un papier verni représentant les principales scènes de ce roman. On y voyait des nègres récoltant le café, qui se trouvait au moins quelque part dans cet établissement, où l’on ne buvait pas trente tasses de café par mois. Les denrées coloniales étaient si peu dans les habitudes soulangeoises, qu’un étranger qui serait venu demander une tasse de chocolat aurait mis le père Socquard dans un étrange embarras ; néanmoins, il aurait obtenu la nauséabonde bouillie brune que produisent ces tablettes où il entre plus de farine, d’amandes pilées et de cassonade que de sucre et de cacao, vendues à deux sous par les épiciers de village, et fabriquées dans le but évident de ruiner le commerce de cette boisson espagnole.
Quant au café, le père Socquard le faisait tout uniment bouillir dans un vase connu de tous les ménages sous le nom de grand pot brun, il laissait tomber au fond la poudre mêlée de chicorée, et il servait la décoction avec un sang-froid digne d’un garçon de café de Paris, dans une tasse de porcelaine qui jetée par terre ne se serait pas fêlée.
En ce moment, le saint respect que causait le sucre, sous l’Empereur, ne s’était pas encore dissipé dans la ville de Soulanges, et mademoiselle Socquard apportait bravement quatre morceaux de sucre gros comme des noisettes au marchand forain qui s’avisait de demander ce breuvage littéraire.
La décoration, relevée de glaces à cadres dorés et de patères pour accrocher les chapeaux, n’avait pas été changée depuis l’époque où tout Soulanges vint admirer cette tenture prestigieuse et un comptoir peint en bois d’acajou, à dessus de marbre Sainte-Anne, sur lequel brillaient des vases en plaqué, des lampes à double courant d’air, qui furent, dit-on, données par Gaubertin à la belle madame Socquard. C’est assez indiquer une couche gluante qui ternissait tout, et qui ne peut se comparer qu’à celle dont sont couverts les vieux tableaux oubliés dans les greniers.
Les tables peintes en marbre, les tabourets en velours d’Utrecht rouge, le quinquet à [Lov A175, 133] globe plein d’huile alimentant deux becs et attaché par une chaîne au plafond et enjolivé de cristaux commencèrent la célébrité du Café de la Guerre. Là, de 1802 à 1814, tous les bourgeois de Soulanges allaient jouer aux dominos et au brelan, en buvant des petits verres de liqueur, du vin cuit ; en y prenant des fruits à l’eau-de-vie, des biscuits ; car la cherté des denrées coloniales avait banni le café, le chocolat et le sucre. Le punch était la grande friandise, ainsi que les bavaroises. Ces préparations se faisaient avec une matière sucrée, sirupeuse, semblable à la mélasse, dont le nom s’est perdu, mais qui fit alors la fortune de l’inventeur.
Ces détails succincts sur le Café de la Paix rappelleront ses analogues à la mémoire des voyageurs ; et ceux qui n’ont jamais quitté leur plafond entreverront le plafond noirci par la fumée, les glaces ternies par des milliards de points bruns qui prouvaient en quelle indépendance vivait la classe des diptères.
La belle madame Socquard, dont les galanteries surpassèrent celles de la Tonsard, avait trôné là, vêtue à la dernière mode ; elle affectionna le turban des sultanes. La sultane a joui, sous l’Empereur, de la vogue qu’obtient l’ange aujourd’hui. Toute la vallée venait jadis y prendre modèle sur les turbans, les chapeaux à visière, les bonnets en fourrures chinoises de la belle cafetière, au luxe de laquelle contribuaient les gros bonnets de Soulanges. Tout en portant sa ceinture au plexus solaire, comme l’ont portée nos mères si fières de leurs grâces impériales, Junie (elle s’appelait Junie !) fit la maison Socquard ; son mari lui devait la propriété d’un clos de vignes, de cette maison et du Tivoli. Le père de monsieur Lupin avait fait, disait-on, des folies pour la belle Junie Socquard. Gaubertin, qui la lui avait enlevée, lui devait certainement le petit Bournier.
Ces détails et la science secrète avec laquelle Socquard fabriquait le vin cuit expliqueraient déjà pourquoi son nom et le Café de la Paix étaient devenus populaires ; mais bien d’autres raisons augmentaient cette renommée. On ne trouvait que du vin chez Tonsard et dans les autres cabarets de la vallée ; tandis que depuis Couches jusqu’à La-Ville-aux-Fayes, dans une circonférence de six lieues, le [Lov A175, 134] café de Socquard était le seul où l’on pût jouer au billard et boire ce punch que préparait admirablement le bourgeois du lieu. Là seulement se voyaient en étalage des liqueurs fines, des fruits à l’eau-de-vie. Ce nom retentissait donc dans la vallée presque tous les jours, accompagné des idées de volupté superfine que rêvent des gens dont l’estomac est plus sensible que le cœur. À ces causes se joignait encore le privilége d’être partie intégrante de la fête de Soulanges. Dans l’ordre immédiatement supérieur, le Café de la Paix était enfin, pour la ville, ce que le cabaret du Grand-I-Vert était pour la campagne, un entrepôt de venin ; il servait de transit aux commérages entre La-Ville-aux-Fayes et la vallée. Le Grand-I-Vert fournissait le lait et la crème au Café de la Paix, et les deux filles à Tonsard étaient en rapports journaliers avec cet établissement.
Pour Socquard, la place de Soulanges était un appendice de son café. L’Alcide allait de porte en porte causant avec chacun, n’ayant en été qu’un pantalon pour tout vêtement et un gilet à peine boutonné, selon l’usage des cafetiers des petites villes. Il était averti par les gens avec lesquels il causait, s’il entrait quelqu’un dans son établissement, où il se rendait pesamment.
Ces détails doivent convaincre les Parisiens qui n’ont jamais quitté leur quartier de la difficulté, disons mieux, de l’impossibilité de cacher la moindre chose dans la vallée de l’Avonne, depuis Couches jusqu’à La-Ville-aux-Fayes. L’espace n’existe pas dans les campagnes, il s’y trouve de place en place des cabarets du Grand-I-Vert, des Cafés de la Paix, qui font l’office d’échos, et où les actes les plus indifférents accomplis dans le plus grand secret sont répercutés par une sorte de magie.
Après avoir arrêté son cheval, Rigou descendit de sa carriole et attacha la bride à l’un des poteaux de la porte de Tivoli. Puis, il trouva le plus naturel des prétextes pour écouter la discussion sans en avoir l’air, en se plaçant entre deux fenêtres par l’une desquelles il pouvait, en avançant la tête, voir les personnes, étudier les gestes, tout en saisissant les grosses paroles qui retentissaient aux vitres et que le calme extérieur permettait d’entendre.
[RP228] — Et si je disais au père Rigou que ton frère Nicolas en veut à la Péchina, s’écriait une voix aigre, qu’il la guette à toute heure, et qu’elle passera dessous le nez à votre seigneur, il saurait bien vous tripoter les entrailles, à tous tant que vous êtes, tas de gueux du Grand-I-Vert.
— Si tu nous faisais une pareille farce, Aglaé, répondit la voix glapissante de Marie Tonsard, tu ne conterais celle que je te ferais qu’aux vers de ton cercueil !… Ne te mêle pas plus des affaires de Nicolas que des miennes avec Bonnébault.
Marie, stimulée par sa grand’mère, avait, comme on le voit, suivi Bonnébault ; en l’épiant, elle l’avait vu, par la fenêtre où stationnait en ce moment Rigou, déployant ses grâces et disant des flatteries assez agréables à mademoiselle Socquard, pour qu’elle se crût obligée de lui sourire. Ce sourire avait déterminé la scène au milieu de laquelle éclata cette révélation assez précieuse pour Rigou.
— Eh ! bien, père Rigou, vous dégradez mes propriétés ?… dit Socquard en frappant sur l’épaule de l’usurier.
Le cafetier, venu d’une grange située au bout de son jardin et d’où l’on retirait plusieurs jeux publics, tels que machines à se peser, chevaux à courir la bague, balançoires périlleuses, etc., pour les monter [RP 229] aux places qu’ils occupaient dans son Tivoli, avait marché sans faire de bruit, car il portait ces pantoufles en cuir jaune dont le bas prix en fait vendre des quantités considérables en province.
— Si vous aviez des citrons frais, je me ferais une limonade, répondit Rigou, la soirée est chaude.
— Mais qui piaille ainsi ? dit Socquard en regardant par la fenêtre et voyant sa fille aux prises avec Marie.
— On se dispute Bonnébault, répliqua Rigou d’un air sardonique.
Le courroux du père fut alors comprimé chez Socquard par l’intérêt du cafetier. Le cafetier jugea prudent d’écouter du dehors comme faisait Rigou ; tandis que le père voulait entrer et déclarer que Bonnébault, plein de qualités estimables aux yeux d’un cafetier, n’en avait aucune de bonne comme gendre d’un des notables de Soulanges. Et cependant le père Socquard recevait peu de propositions de mariage. À vingt-deux ans, sa fille faisait comme largeur, épaisseur et poids, concurrence à madame Vermichel, dont l’agilité paraissait un phénomène. L’habitude de tenir un comptoir augmentait encore la tendance à l’embonpoint qu’Aglaé devait au sang paternel.
— Quel diable ces filles ont-elles au corps ? demanda le père Socquard à Rigou.
— Ah ! répondit l’ancien bénédictin, c’est de tous les diables celui que l’Église a saisi le plus souvent.
Socquard, pour toute réponse, se mit à examiner sur les tableaux qui séparent les fenêtres les queues de billard dont la réunion s’expliquait difficilement à cause des places où manquait le mortier écaillé par la main du temps.
En ce moment, Bonnébault sortit du billard, une queue à la main, et en frappa rudement Marie, en lui disant : — Tu m’as fait manquer de touche ; mais je ne te manquerai point, et je continuerai tant que tu n’auras pas mis une sourdine à ta grelotte.
Socquard et Rigou, qui jugèrent à propos d’intervenir, entrèrent au café par la place, et firent lever une si grande quantité de mouches que le jour en fut obscurci. Le bruit fut semblable à celui des lointains exercices de l’école des tambours. Après leur premier saisissement, ces grosses mouches à ventre bleuâtre, accompagnées de petites mouches assassines et de quelques mouches à chevaux, revinrent reprendre leurs places au vitrage, où sur trois rangs de planches dont la peinture avait disparu sous leurs points noirs, se voyaient des bouteilles visqueuses, rangées comme des soldats.
Marie pleurait. Être battue devant sa rivale par l’homme aimé est une de ces humiliations qu’aucune femme ne supporte, à quelque degré qu’elle soit de l’échelle sociale, et plus bas elle est, plus violente est [RP 230] l’expression de sa haine ; aussi la fille à Tonsard ne vit-elle ni Rigou ni Socquard ; elle tomba sur un tabouret, dans un morne et farouche silence, que l’ancien religieux épia.
— Cherche un citron frais, Aglaé, dit le père Socquard, et rince toi-même un verre à patte.
— Vous avez sagement fait de renvoyer votre fille, dit tout bas Rigou à Socquard, elle allait être blessée à mort peut-être.
[Lov A175, 135] Et il montra d’un coup d’œil la main par laquelle Marie tenait un tabouret qu’elle avait empoigné pour le jeter à la tête d’Aglaé, qu’elle visait.
— Allons, Marie, dit le père Socquard en se plaçant devant elle, on ne vient pas ici pour prendre des tabourets… ; et si tu cassais mes glaces, ce n’est pas avec le lait de tes vaches que tu me les paierais…
— Père Socquard, votre fille est une vermine, et je la vaux bien, entendez-vous ? Si vous ne voulez pas de Bonnébault pour gendre, il est temps que vous lui disiez d’aller jouer ailleurs que chez vous au billard !… qu’il y perd des cent sous à tout moment…
Au début de ce flux de paroles criées plutôt que dites, Socquard prit Marie par la taille et la jeta dehors, malgré ses cris. Il était temps pour elle, Bonnébault sortait de nouveau du billard, l’œil en feu.
— Ça ne finira pas comme ça ! s’écria Marie Tonsard.
— Tire-nous ta révérence, dit Bonnébault que Viollet tenait à bras-le-corps pour l’empêcher de se livrer à quelque brutalité, ou jamais je ne te parle ni ne te regarde.
— Toi, dit Marie en jetant à Bonnébault un regard plein de reproches, rends-moi mon argent, et je te laisse à mademoiselle Socquard, si elle est assez riche pour te garder…
[Lov A175, 136] Là-dessus, Marie, effrayée de voir Socquard à peine maître de Bonnébault, qui fit un bond de tigre, se sauva sur la route.
Rigou fit monter Marie dans sa carriole, afin de la soustraire à la colère de Bonnébault dont la voix retentissait jusqu’à l’hôtel Soudry ; puis, après avoir ainsi caché Marie, il revint boire sa limonade en examinant le groupe formé par Plissoud, par Amaury, par Viollet et par le garçon de café, qui tâchaient de calmer Bonnébault.
— Allons, c’est à vous à jouer, Hussard, dit Amaury, petit jeune homme blond à l’œil trouble.
— D’ailleurs, elle a filé, dit Viollet.
Si quelqu’un a jamais exprimé la surprise, ce fut Plissoud, au moment où il aperçut l’usurier de Blangy assis à l’une des tables et plus occupé de lui, Plissoud, que de la dispute des deux filles. Malgré lui, l’huissier laissa voir sur son visage l’espèce d’étonnement que cause la rencontre d’un homme à qui l’on en veut, ou contre qui l’on complote, et il rentra soudain dans le billard.
— Adieu père Socquard, dit l’usurier.
— Je vais vous amener votre voiture, reprit le limonadier, donnez-vous le temps.
— Comment faire pour savoir ce que ces gens-là se disent en jouant la poule, se demandait à lui-même Rigou qui vit dans la glace la figure du garçon.
Ce garçon était un homme à deux fins, il faisait les vignes de Socquard, il balayait le café, le billard, il tenait le jardin propre et arrosait le Tivoli, le tout pour vingt écus par an. Il était toujours sans veste, hormis les grandes occasions, et il avait pour tout costume un pantalon de toile bleue, de gros souliers, un gilet de velours rayé devant lequel il portait un tablier de toile de ménage quand il était de service au billard ou dans le Café. Ce tablier à cordons était l’insigne de ses fonctions. Ce gars avait été loué par le limonadier à la dernière foire, car dans cette vallée comme dans toute la Bourgogne, les gens se prennent sur la place pour l’année, absolument comme on y achète des chevaux.
— Comment te nomme-t-on ? lui dit Rigou.
— Michel, pour vous servir, répondit le garçon.
[Lov A175, 137] — Ne vois-tu pas ici quelquefois le père Fourchon ?
— Deux ou trois fois par semaine, avec monsieur Vermichel, qui me donne quelques sous pour l’avertir quand sa femme déboule sur eux…
— C’est un brave homme le père Fourchon, et instruit, dit Rigou, qui paya sa limonade et quitta ce café nauséabond en voyant sa carriole que le père Socquard avait amenée devant le café.
En montant dans sa voiture, le père Rigou aperçut le pharmacien, et il le héla par un : — Ohé, monsieur Vermut ! En reconnaissant le richard, Vermut hâta le pas, Rigou le rejoignit et lui dit à l’oreille : — Croyez-vous qu’il y ait des réactifs qui puissent désorganiser le tissu de la peau jusqu’au point de produire un mal réel, comme un panaris au doigt ?…
— Si monsieur Gourdon veut s’en mêler, oui, répondit le petit savant.
[Lov A175, 138] — Vermut ! pas un mot là-dessus, ou sinon nous serions brouillés ; mais parlez-en à monsieur Gourdon, et dites-lui de venir me voir après-demain ; je lui procurerai l’opération assez délicate de couper un index.
Puis l’ancien maire, laissant le petit pharmacien ébahi, monta dans sa carriole à côté de Marie Tonsard.
— Eh ! bien, petite vipère, lui dit-il en lui prenant le bras quand il eut attaché les guides de sa bête à un anneau sur le devant du tablier de cuir qui fermait sa carriole, et que le cheval eut pris son allure, tu crois donc que tu garderas Bonnébault en te livrant à des violences pareilles… Si tu étais sage, tu favoriserais son mariage avec cette grosse tonne de bêtise, et alors tu pourrais te venger.
Marie ne put s’empêcher de sourire en répondant : — Ah ! que vous êtes vicieux ! vous êtes bien notre maître à tous !
— Écoute, Marie, moi, j’aime les paysans ; mais il ne faut pas qu’un de vous se mette entre mes dents et une bouchée de gibier… Ton frère Nicolas, comme l’a dit Aglaé, poursuit la Péchina. Ce n’est pas bien, car je la protége, cette enfant, elle sera mon héritière pour trente mille francs, et je veux la bien marier. J’ai su que Nicolas, aidé par ta sœur Catherine, avait failli tuer cette pauvre petite, ce matin ; tu verras ce soir ton frère et ta sœur, dis-leur ceci : « Si vous laissez la Péchina tranquille, le père Rigou sauvera Nicolas de la conscription… »
— Vous êtes le diable en personne, s’écria Marie, on dit que vous avez signé un pacte avec lui… c’est-il possible ?
— Oui, dit gravement Rigou.
— On nous le disait aux veillées, mais je ne le croyais pas.
— Il m’a garanti qu’aucun attentat dirigé contre moi ne m’atteindrait, que je ne serais jamais volé, que je vivrais cent ans sans maladie, que je réussirais en tout, et que jusqu’à l’heure de ma mort je serais jeune comme un coq de deux ans…
— Ça se voit bien, dit Marie. Eh ! bien, il vous est diablement facile de sauver mon frère de la conscription…
— S’il le veut, car il faut qu’il y laisse un [RP 232] doigt, voilà tout, reprit Rigou, je lui dirai comment !
— Tiens ! vous prenez le chemin du haut, dit Marie.
— À la nuit, je ne passe plus par ici, répondit l’ancien moine.
— À cause de la croix, dit naïvement Marie.
— C’est bien cela, rusée ! répondit le diabolique personnage.
Ils étaient arrivés à un endroit où la route cantonale est creusée à travers une faible élévation du terrain. Cette tranchée offre deux talus assez roides, comme on en voit tant sur les routes de France.
Au bout de cette gorge, d’une centaine de pas de longueur, les routes de Ronquerolles et de Cerneux forment un carrefour planté d’une croix. De l’un ou de l’autre talus, un homme peut ajuster un passant et le tuer presque à bout portant, avec d’autant plus de facilité que cette éminence étant couverte de vignes, un malfaiteur trouve toute facilité pour s’embusquer dans des buissons de ronces venus au hasard. On devine pourquoi l’usurier, toujours prudent, ne passait jamais par là de nuit ; la Thune tourne ce monticule appelé les Clos-de-la-Croix. Jamais place plus favorable ne s’est rencontrée pour une vengeance ou pour un assassinat, car le chemin de Ronquerolles va rejoindre le pont fait sur [RP 233] l’Avonne, devant le pavillon du rendez-vous de chasse, et le chemin de Cerneux mène au delà de la route royale, en sorte qu’entre les quatre chemins des Aigues, de La-Ville-aux-Fayes, de Ronquerolles et de Cerneux, le meurtrier peut se choisir une retraite et laisser dans l’incertitude ceux qui se mettraient à sa poursuite.
— Je vais te laisser à l’entrée du village, dit Rigou quand il aperçut les premières maisons de Blangy.
— À cause d’Annette, vieux lâche ! s’écria Marie. La renverrez-vous bientôt, celle-là, v’là trois ans que vous l’avez !… Ce qui m’amuse, c’est que votre vieille se porte bien… le bon Dieu se venge…
Chapitre IV
L’idole d’une ville
Le prudent usurier avait contraint sa femme et Jean de se coucher et de se lever au jour, en leur prouvant que la maison ne serait jamais attaquée s’il veillait, lui, jusqu’à minuit, et s’il se levait tard. Non-seulement il avait ainsi conquis sa tranquillité de sept heures du soir jusqu’à cinq heures du matin, mais encore il avait habitué sa femme et Jean à respecter son sommeil et celui de l’Agar, dont la chambre était située derrière la sienne.
Aussi le lendemain matin, vers six heures et demie, madame Rigou, qui veillait elle-même aux soins de la basse-cour, conjointement avec Jean, vint-elle frapper timidement à la porte de la chambre de son mari.
— Bon ami, dit-elle, tu m’as recommandé de t’éveiller !
Le son de cette voix, l’attitude de la femme, son air craintif en obéissant à un ordre dont l’accomplissement pouvait être mal reçu, peignaient l’abnégation profonde dans laquelle vivait cette pauvre créature, et l’affection qu’elle portait à cet habile tyranneau.
— C’est bien ! cria Rigou.
— Faut-il éveiller Annette ? demanda-t-elle.
— Non, laissez-la dormir !… Elle a été sur pied toute la nuit ! dit-il sérieusement.
Cet homme était toujours sérieux, même quand il se permettait une plaisanterie. Annette avait en effet ouvert mystérieusement la porte à Sibilet, à Fourchon, à Catherine Tonsard, venus tous à des heures différentes, entre onze heures et une heure.
Dix minutes après, Rigou vêtu plus soigneusement qu’à l’ordinaire descendit, et dit à sa femme un : — Bonjour, ma vieille ! qui la rendit plus heureuse que si elle avait vu le général Montcornet à ses pieds.
— Jean, dit-il à l’ex-frère convers, ne quitte pas la maison, ne me laisse pas voler, tu y perdrais plus que moi !…
C’était en mélangeant les douceurs et les rebuffades, les espérances et les bourrades, que ce savant égoïste avait rendu ses trois esclaves aussi fidèles, aussi attachés que des chiens.
Rigou, toujours en prenant le chemin, dit du haut, pour éviter les Clos-de-la-Croix, arriva sur la place de Soulanges vers huit heures.
[RP 234] Au moment où il attachait les guides au tourniquet le plus proche de la petite porte à trois marches, le volet s’ouvrit, Soudry montra sa figure marquée de petite vérole, que l’expression de deux petits yeux noirs rendait finaude.
— Commençons par casser une croûte, car nous ne déjeunerons pas à La-Ville-aux-Fayes avant une heure.
Il appela tout doucement une servante, jeune et jolie autant que celle de Rigou, qui descendit sans bruit, et à laquelle il dit de servir un morceau de jambon et du pain ; puis il alla chercher lui-même du vin à la cave.
Rigou contempla, pour la millième fois, cette salle à manger, planchéyée en chêne, plafonnée à moulures, garnie de belles armoires bien peintes, boisée à hauteur d’appui, ornée d’un beau poêle et d’un cartel magnifique, provenus de mademoiselle Laguerre. Le dos des chaises était en forme de lyre, les bois peints et vernis en blanc, le siége en maroquin vert, à clous dorés. La table d’acajou massif était couverte en toile cirée verte à grandes hachures foncées, et bordée d’un liseré vert. Le parquet en point de Hongrie, minutieusement frotté par Urbain, accusait le soin avec lequel les anciennes femmes de chambre se font servir.
— Bah ! ça coûte trop cher, se dit encore Rigou… l’on mange aussi bien dans ma salle qu’ici, et j’ai la rente de l’argent qu’il faudrait pour m’arranger avec cette splendeur inutile. Où donc est madame Soudry ? demanda-t-il au maire de Soulanges, qui parut armé d’une bouteille vénérable.
— Elle dort.
— Et vous ne troublez plus guère son sommeil, dit Rigou.
L’ex-gendarme cligna d’un air goguenard, et montra le jambon que Jeannette, sa jolie servante, apportait.
— Ça vous réveille, un joli morceau comme celui-là ? dit le maire ; c’est fait à la maison ! il est entamé d’hier…
— Mon compère, je ne vous connaissais pas celle-là ? Où l’avez-vous pêchée ? dit l’ancien bénédictin à l’oreille de Soudry.
— Elle est comme le jambon, répondit le gendarme en recommençant à cligner ; je l’ai depuis huit jours.
[Lov A175, 140] Jeannette, encore en bonnet de nuit, en jupe courte, pieds nus dans des pantoufles, ayant passé ce corps de jupe fait comme une brassière, à la mode dans la classe paysanne, et sur lequel elle ajustait un foulard croisé qui ne cachait pas entièrement de jeunes et frais trésors ne paraissait pas moins appétissante que le jambon. Petite, rondelette, elle laissait voir ses bras nus pendants, marbrés de rouge, au bout desquels de grosses mains à fossettes, à doigts courts et bien façonnés du bout annonçaient une riche santé. C’était la vraie figure bourguignote, rougeaude, mais blanche aux tempes, au col, aux oreilles ; les cheveux châtains, le coin de l’œil retroussé vers le haut de l’oreille, les narines ouvertes, la bouche sensuelle, un peu de duvet le long des joues ; puis une expression vive, tempérée par une attitude modeste et menteuse qui faisait d’elle un modèle de servante friponne.
— En honneur, Jeannette ressemble au jambon, dit Rigou. Si je n’avais pas une Annette, je voudrais une Jeannette.
— L’une vaut l’autre, dit l’ex-gendarme, car votre Annette est douce, blonde, mignarde… — Comment va madame Rigou ?… dort-elle ?… reprit brusquement Soudry pour faire voir à Rigou qu’il comprenait la plaisanterie.
— Elle est éveillée avec notre coq, répondit Rigou, mais elle se couche comme les poules. Moi, je reste à lire le Constitutionnel. Le soir et le matin ma femme me laisse dormir, elle n’entrerait pas chez moi pour un monde…
— Ici, c’est tout le contraire, répondit Jeannette. Madame Soudry reste avec les bourgeois de la ville à jouer ; ils sont quelquefois quinze au salon ; Monsieur se couche à huit heures, et nous nous levons au jour…
— Ça vous paraît différent, dit Rigou, mais au fond c’est la même chose. Eh ! bien, ma belle enfant, venez chez moi, j’enverrai Annette ici, ce sera la même chose et ce sera différent…
— Vieux coquin, dit Soudry, tu la rends honteuse.
— Comment, gendarme, tu ne veux qu’un cheval dans ton écurie ?… Enfin chacun prend son bonheur où il le trouve.
Jeannette, sur l’ordre de son maître, alla lui préparer sa toilette.
[Lov A175, 141] — Tu lui auras promis de l’épouser à la mort de ta femme ? demanda Rigou.
— À nos âges, répondit le gendarme, il ne nous reste plus que ce moyen-là !
— Avec des filles ambitieuses, ce serait une manière de devenir promptement veuf…, répliqua Rigou, surtout si madame Soudry parlait devant Jeannette de sa manière de savonner les escaliers.
Ce mot rendit les deux époux songeurs. Quand Jeannette vint annoncer que tout était prêt, Soudry lui dit un : — Viens m’aider ! qui fit sourire l’ancien bénédictin.
— Voilà encore une différence, dit-il, moi je te laisserais sans crainte avec Annette, mon compère.
Un quart d’heure après, Soudry, en grande tenue, monta dans le cabriolet d’osier, et les deux amis tournèrent le lac de Soulanges pour aller à La-Ville-aux-Fayes.
— Et ce château-là ?… dit Rigou, quand il atteignit à l’endroit d’où le château se voyait en profil.
Le vieux révolutionnaire mit à ce mot un accent où se révélait la haine que nourrissent les bourgeois campagnards contre les grands châteaux et les grandes terres.
— Mais, tant que je vivrai, j’espère bien le voir debout, répliqua l’ancien gendarme ; le comte de Soulanges a été mon général ; il m’a rendu service ; il m’a très-bien fait régler ma pension, et puis il laisse gérer sa terre à Lupin, dont le père y a fait sa fortune. Après Lupin, ce sera un autre, et tant qu’il y aura des Soulanges, on respectera cela !… Ces gens-là sont bons enfants, ils laissent à chacun sa récolte, et ils s’en trouvent bien…
— Bah ! le général a trois enfants qui, peut-être, à sa mort, ne s’accorderont pas. Un jour ou l’autre, le mari de sa fille et les fils liciteront et gagneront à vendre cette mine de plomb et de fer à des marchands de biens que nous saurons bien repincer.
Le château de Soulanges apparut de profil comme pour défier le moine défroqué.
— Ah ! oui, dans ces temps-là l’on bâtissait bien… s’écria Soudry. Mais monsieur le comte économise en ce moment ses revenus pour pouvoir faire de Soulanges le majorat de sa pairie !…
[Lov A175, 142] — Compère, répondit Rigou, les majorats tomberont !…
Une fois le chapitre des intérêts épuisé, les deux bourgeois se mirent à causer des mérites respectifs de leurs chambrières, en patois un peu trop bourguignon pour être imprimé. Ce sujet inépuisable les mena si loin qu’ils aperçurent le chef-lieu d’Arrondissement où régnait Gaubertin, et qui peut-être excite assez la curiosité pour faire admettre par les gens les plus pressés une petite digression.
Le nom de La-Ville-aux-Fayes, quoique bizarre, s’explique facilement par la corruption de ce nom (en basse latinité, Villa in Fago, le manoir dans les bois). Ce nom dit assez que jadis une forêt couvrait le delta formé par l’Avonne, à son confluent dans la rivière qui se joint cinq lieues plus loin à l’Yonne. Un Franc bâtit sans doute une forteresse sur la colline qui là se détourne en allant mourir par des pentes douces dans la longue plaine où Leclercq le député avait acheté sa terre. En séparant par un grand et long fossé ce delta, le conquérant se fit une position formidable, une place essentiellement seigneuriale, commode pour percevoir des droits de péage sur les ponts nécessaires aux routes, et pour veiller aux droits de mouture frappés sur les moulins.
Telle est l’histoire des commencements de La-Ville-aux-Fayes. Partout où s’est établie une domination féodale ou religieuse, elle a engendré des intérêts, des habitants, et plus tard des villes, quand les localités se trouvaient en position d’attirer, de développer ou de fonder des industries. Le procédé trouvé par Jean Rouvet, pour flotter les bois, et qui exigeait des places favorables pour les intercepter, créa La-Ville-aux-Fayes, qui jusque-là, comparée à Soulanges, ne fut qu’un village. La-Ville-aux-Fayes devint l’entrepôt des bois qui, sur une étendue de douze lieues, bordent les deux rivières. Les travaux que demandent le repêchage, la reconnaissance des bûches perdues, la façon des trains que l’Yonne porte dans la Seine, produisirent un grand concours d’ouvriers. La population excita la consommation et fit naître le commerce. Ainsi, La-Ville-aux-Fayes, qui ne comptait pas six cents habitants à la fin du seizième siècle, en comptait deux mille en 1790, et Gaubertin l’avait portée à quatre [RP 237] mille. Voici comment.
Quand l’Assemblée législative décréta la nouvelle circonscription du territoire, La-Ville-aux-Fayes, qui se trouva située à la distance où, géographiquement, il fallait une sous-préfecture, fut choisie préférablement à Soulanges pour chef-lieu d’arrondissement. La sous-préfecture entraîna le tribunal de première instance et tous les employés d’un chef-lieu d’arrondissement. L’augmentation de la population parisienne, en augmentant la valeur et la quantité voulue des bois de chauffage, augmenta nécessairement l’importance du commerce de La-Ville-aux-Fayes. Gaubertin avait assis sa nouvelle fortune sur cette nouvelle prévision, en devinant l’influence de la paix sur la population parisienne, qui, de 1815 à 1825, s’est accrue en effet de plus d’un tiers.
La configuration de La-Ville-aux-Fayes est indiquée par celle du terrain. Les deux lignes du promontoire étaient bordées par des ports. Le barrage pour arrêter les bois était au bas de la colline occupée par la forêt de Soulanges. Entre ce barrage et la ville, il y avait un faubourg. La basse ville, située dans la partie la plus large du delta, plongeait sur la nappe d’eau du lac d’Avonne.
Au dessus de la basse ville, cinq cents maisons à jardins, assises sur la hauteur défrichée depuis trois cents ans, entourent ce promontoire de trois côtés, en jouissant toutes des aspects multipliés que fournit la nappe diamantée du lac d’Avonne, encombrée par des trains en construction sur ses bords, par des piles de bois. Les eaux chargées de bois de la rivière et les jolies cascades de l’Avonne, qui, plus haute que la [RP 238] rivière où elle se décharge, alimente les vannes des moulins et les écluses de quelques fabriques, forment un tableau très-animé, d’autant plus curieux qu’il est encadré par les masses vertes des forêts, et que la longue vallée des Aigues produit une magnifique opposition aux sombres repoussoirs qui dominent La-Ville-aux-Fayes.
En face de ce vaste rideau, la route royale qui passe l’eau sur un pont, à un quart de lieue de La-Ville-aux-Fayes, vient mordre au commencement d’une allée de peupliers où se trouve un petit faubourg groupé autour de la poste aux chevaux, attenant à une grande ferme. [Lov A175, 143] La route cantonale fait également un détour pour gagner ce pont où elle rejoint le grand chemin.
Gaubertin s’était bâti une maison sur un terrain du delta, dans le dessein d’y faire une place qui rendrait la basse ville aussi belle que la ville haute. Ce fut la maison moderne en pierre, à balcons en fonte, à persiennes, à fenêtres bien peintes, sans autre ornement qu’une grecque sous la corniche, un toit d’ardoises, un seul étage et des greniers, une belle cour, et derrière, un jardin à l’anglaise, baigné par les eaux d’Avonne. L’élégance de cette maison força la Sous-Préfecture, logée provisoirement dans un chenil, à venir en face dans un hôtel que le Département fut obligé de bâtir, sur les instances des députés Leclercq et Ronquerolles. La ville y bâtit aussi sa mairie. Le tribunal, également à loyer, eut un Palais de justice achevé récemment, en sorte que La-Ville-aux-Fayes dut au génie remuant de son maire une ligne de bâtiments modernes fort imposante. La gendarmerie se bâtissait une caserne pour achever le carré formé par la place.
Ces changements dont les habitants s’enorgueillissaient, étaient dus à l’influence de Gaubertin, qui depuis quelques jours avait reçu la croix de la Légion-d’Honneur à l’occasion de la prochaine fête du Roi. Dans une ville ainsi constituée, et de création moderne, il ne se trouvait ni aristocratie ni noblesse. Aussi les bourgeois de La-Ville-aux-Fayes, fiers de leur indépendance, épousaient-ils tous la querelle survenue entre les paysans et un comte de l’Empire qui prenait le parti de la Restauration. Pour eux, les oppresseurs étaient les opprimés. L’esprit de cette ville commerçante était si bien connu du gouvernement, que l’on avait mis pour sous-préfet un homme d’un esprit conciliant, l’élève de son oncle, un de ces gens habitués aux transactions, familiarisés avec les exigences de tous les gouvernements, et que les Puritains, qui font pis, appellent des gens corrompus.
L’intérieur de la maison de Gaubertin avait été décoré par les inventions assez plates du luxe moderne. C’était de riches papiers de tenture à bordures dorées, des lustres de bronze doré, des meubles en acajou, des lampes astrales, des tables rondes, de la porcelaine [RP 239] blanche à filets d’or pour le dessert, des chaises à fond de maroquin rouge et des gravures à l’aquatinta dans la salle à manger, un meuble de casimir bleu dans le salon, tous détails froids et d’une excessive platitude, mais qui parurent être à La-Ville-aux-Fayes les derniers efforts d’un luxe sardanapalesque. Madame Gaubertin y jouait le rôle d’une élégante à grands effets, elle faisait de petites façons, elle minaudait à quarante-cinq ans en mairesse sûre de son fait, et qui avait sa cour.
La maison de Rigou, celle de Soudry et celle de Gaubertin ne sont-elles pas, pour qui connaît la France, la parfaite représentation du village, de la petite ville et de la sous-préfecture ?
Sans être ni un homme d’esprit ni un homme de talent, Gaubertin en avait l’apparence ; il devait la justesse de son coup d’œil et sa malice à une excessive âpreté pour le gain. Il ne voulait sa fortune ni pour sa femme, ni pour ses deux filles, ni pour son fils, ni pour lui-même, ni par esprit de famille, ni pour la considération que donne l’argent ; outre sa vengeance qui le faisait vivre, il aimait le jeu de l’argent comme Nucingen, qui manie toujours, dit-on, de l’or dans ses deux poches à la fois. Le train des affaires était la vie de cet homme ; et, quoiqu’il eût le ventre plein, il déployait l’activité d’un homme à ventre creux. Semblable aux valets de théâtre, les intrigues, les tours à jouer, les coups à organiser, les tromperies, les finasseries commerciales, les comptes à rendre, à recevoir, les scènes, les brouilles d’intérêt l’émoustillaient, lui maintenaient le sang en circulation, lui répandaient également la bile dans le corps. Et il allait, il venait à cheval, en voiture, par eau, dans les ventes aux adjudications, à Paris, toujours pensant à tout, tenant mille fils entre ses mains et ne les brouillant pas.
Vif, décidé dans ses mouvements comme dans ses idées, petit, court, ramassé, le nez fin, l’œil allumé, l’oreille dressée, il tenait du chien de chasse. Sa figure hâlée, brune et toute ronde, de laquelle se détachaient des oreilles brûlées, car il portait habituellement une casquette, était en harmonie avec ce caractère. Son nez était retroussé, ses lèvres serrées ne devaient jamais s’ouvrir pour une parole bienveillante. Ses favoris touffus formaient deux buissons noirs et luisants [Lov A175, 144] sous deux pommettes violentes de couleur, et se perdaient dans sa cravate. Des cheveux frisottants, naturellement étagés comme ceux d’une perruque de vieux magistrat, blancs et noirs, tordus comme par la violence du feu qui chauffait son crâne brun, qui pétillait dans ses yeux gris enveloppés de rides circulaires, sans doute par l’habitude de toujours cligner en regardant à travers la campagne en plein soleil, complétaient bien sa physionomie. Sec, maigre, nerveux, il avait les mains velues, crochues, bossuées, des gens qui payent de leur personne. Cette allure plaisait aux gens avec lesquels il traitait, car il s’enveloppait d’une gaieté trompeuse ; il savait beaucoup parler sans rien dire de ce qu’il voulait taire ; il écrivait peu pour pouvoir nier ce qui lui était défavorable dans ce qu’il laissait échapper. Ses écritures étaient tenues par un caissier, un homme probe que les gens du caractère de Gaubertin savent toujours dénicher, et de qui, dans leur intérêt, ils font leur première dupe.
Quand le petit cabriolet d’osier de Rigou se montra vers les huit heures, dans l’avenue qui, depuis la poste, longe la rivière, Gaubertin, en casquette, en bottes, en veste, revenait déjà des ports ; il hâta le pas en devinant bien que Rigou ne se déplaçait que pour la grande affaire.
— Bonjour, père l’empoigneur, bonjour bonne panse pleine de fiel et de sagesse, dit-il en donnant tour à tour une petite tape sur le ventre des deux visiteurs, nous avons à parler d’affaires, et nous en parlerons le verre en main, nom d’un petit bonhomme, voilà la vraie manière.
— À ce métier-là vous devriez être gras, dit Rigou.
— Je me donne trop de mal ; je ne suis pas comme vous autres, confiné dans ma maison, acoquiné, là, comme de vieux roquentins… Ah ! vous faites bien, vous pouvez agir le dos au feu, le ventre à table, assis sur un fauteuil… la pratique vient vous trouver. Mais entrez donc, nom d’un petit bonhomme, la maison est bien à vous pour le temps que vous y resterez.
Un domestique à livrée bleue, bordée d’un liseré rouge, vint prendre le cheval par la bride et l’emmena dans la cour où se trouvaient les communs et les écuries.
— Hé bien ! mes petits loups, qu’y a-t-il de nouveau ? [RP 240] dit-il en se frottant les mains, on a vu la gendarmerie de Soulanges se dirigeant au point du jour vers Couches, ils vont sans doute arrêter les condamnés pour délits forestiers… nom d’un petit bonhomme ! ça chauffe ! ça chauffe !… À cette heure, reprit-il en regardant à sa montre, les gars doivent être bien et dûment arrêtés.
— Probablement, dit Rigou.
— Eh ! bien, que dit-on dans les villages ? Qu’a-t-on résolu ?
— Mais qu’y a-t-il à résoudre ? demanda Rigou, nous ne sommes pour rien là-dedans, ajouta-t-il en regardant Soudry.
— Comment ! pour rien ? Et si l’on vend les Aigues par suite de nos combinaisons, qui gagnera à cela cinq ou six cent mille francs ? Est-ce moi tout seul ? Je n’ai pas les reins assez forts pour cracher deux millions, avec trois enfants à établir et une femme qui n’entend pas raison sur l’article dépense ; il me faut des associés. Le père l’empoigneur [RP 241] n’a-t-il pas ses fonds prêts ? Il n’a pas une hypothèque qui ne soit à terme, et il ne prête plus que sur billets au jeu, dont je réponds. Je m’y mets pour huit cent mille francs, mon fils, le juge, deux cent mille ; nous comptons sur l’empoigneur pour deux cent mille ; pour combien voulez-vous y être, père la calotte ?
— Pour le reste, dit froidement Rigou.
— Tudieu ! je voudrais avoir la main où vous avez le cœur ! dit Gaubertin. Et que ferez-vous ?
— Mais je ferai comme vous ; dites votre plan.
— Mon plan à moi, reprit Gaubertin, est de prendre double pour vendre moitié à ceux qui en voudront dans Couches, Cerneux et Blangy. Le père Soudry aura ses pratiques à Soulanges, et vous, les vôtres ici. Ce n’est pas l’embarras ; mais comment nous entendrons-nous, entre nous ? comment partagerons-nous les grands lots ?…
— Mon Dieu ! rien n’est plus simple, dit Rigou. Chacun prendra ce qui lui conviendra le mieux. Moi d’abord je ne gênerai personne, je prendrai les bois avec mon gendre et le père Soudry ; ces bois sont assez dévastés pour ne pas vous tenter ; nous vous laisserons votre part dans le reste, ça vaut bien votre argent, ma foi !
— Nous signerez-vous ça ? dit Soudry.
— L’acte ne vaudrait rien, répondit Gaubertin. D’ailleurs, vous voyez que je joue franc jeu ; je me fie entièrement à Rigou, c’est lui qui sera l’acquéreur.
— Ça me suffit, dit Rigou.
— Je n’y mets qu’une condition, j’aurai le pavillon du Rendez-vous, ses dépendances et cinquante arpents autour ; je vous payerai les arpents. Je ferai du pavillon ma maison de campagne, elle sera près de mes bois. Madame Gaubertin, madame Isaure, comme elle veut qu’on la nomme, en fera sa villa, dit-elle.
— Je le veux bien, dit Rigou.
— Eh ! entre nous, reprit Gaubertin à voix basse, après avoir regardé de tous les côtés, et s’être bien assuré que personne ne pouvait l’entendre, les croyez-vous capables de faire quelque mauvais coup ?
— Comme quoi ? demanda Rigou qui ne voulait jamais rien comprendre à demi-mot.
— Mais si le plus enragé de la bande, une main adroite avec cela, faisait siffler une balle aux oreilles du comte… simplement pour le braver ?…
— Il est homme à courir sus et à l’empoigner.
— Alors Michaud…
— Michaud ne s’en vanterait pas, il politiquerait, espionnerait et finirait par découvrir l’homme et ceux qui l’ont armé.
[RP 242] — Vous avez raison, reprit Gaubertin. Il faudra qu’ils se révoltent une trentaine ensemble, on en jettera quelques-uns aux galères… enfin on prendra les gueux dont nous voudrons nous défaire après nous en être servis. Vous avez là deux ou trois chenapans, comme les Tonsard et Bonnébault…
— Tonsard fera quelque drôle de coup, dit Soudry, je le connais… et nous le ferons encore chauffer par Vaudoyer et Courtecuisse.
— J’ai Courtecuisse, dit Rigou.
— Et moi je tiens Vaudoyer dans ma main.
— De la prudence, dit Rigou, avant tout de la prudence.
— Tiens, papa la calotte, croyez-vous donc par hasard qu’il y aurait du mal à causer sur les choses comme elles vont… Est-ce nous qui verbalisons, qui empoignons, qui fagotons, qui glanons ?… Si monsieur le comte s’y prend bien, s’il s’abonne avec un fermier-général pour l’exploitation des Aigues, dans ce cas, adieu paniers, vendanges sont faites, vous y perdrez peut-être plus que moi… Ce que nous disons, c’est entre nous, et pour nous, car je ne dirai certes pas un mot à Vaudoyer que je ne puisse répéter devant Dieu et les hommes… Mais il n’est pas défendu de prévoir les événements et d’en profiter quand ils arrivent… Les paysans de ce canton-là ont la tête bien près du bonnet ; les exigences du général, sa sévérité, les persécutions de Michaud et de ses inférieurs les ont poussés à bout ; aujourd’hui les affaires sont gâtées, et je parierais qu’il y aura eu du grabuge avec la gendarmerie… Là-dessus, allons déjeuner.
Madame Gaubertin vint retrouver ses convives au jardin. C’était une femme assez blanche, à longues boucles à l’anglaise tombant le long de ses joues, qui jouait le genre passionné-vertueux, qui feignait de ne jamais avoir connu l’amour, qui mettait tous les fonctionnaires sur la question platonique, et qui avait pour attentif le procureur du Roi, son patito, disait-elle. Elle donnait dans les bonnets à pompons, mais elle se coiffait volontiers en cheveux, et elle abusait du bleu et du rose tendre. Elle dansait, elle avait de petites manières jeunes à quarante-cinq ans ; mais elle avait de gros pieds et des mains affreuses. Elle voulait qu’on l’appelât Isaure, car elle avait, au milieu de ses travers et de ses ridicules, le bon goût de trouver ignoble le nom de Gaubertin ; elle avait les yeux pâles et les cheveux d’une couleur indécise, une espèce de nankin sale. Enfin elle était prise pour modèle par beaucoup de jeunes personnes qui assassinaient le ciel de leurs regards et faisaient les anges.
— Eh ! bien, messieurs, dit-elle en les saluant, j’ai d’étranges nouvelles à vous apprendre, la gendarmerie est revenue…
— A-t-elle fait des prisonniers ?
— Pas du tout ; le général d’avance avait demandé leur grâce… elle [RP 243] est accordée en faveur de l’heureux anniversaire du retour du Roi parmi nous.
Les trois associés se regardèrent.
— Il est plus fin que je ne le croyais, ce gros cuirassier ! dit Gaubertin. Allons nous mettre à table, il faut se consoler, après tout, ce n’est pas une partie perdue, ce n’est qu’une partie remise ; ça vous regarde maintenant, Rigou…
Soudry et Rigou revinrent désappointés, n’ayant rien pu imaginer pour amener une catastrophe qui leur profitât, et se fiant, ainsi que le leur avait dit Gaubertin, au hasard. Comme quelques jacobins aux premiers jours de la Révolution, furieux, déroutés par la bonté de Louis XVI, et provoquant les rigueurs de la cour dans le but d’amener l’anarchie qui pour eux était la fortune et le pouvoir, les redoutables adversaires du comte de Montcornet mirent leur dernier espoir dans la rigueur que Michaud et ses gardes déploieraient contre de nouvelles dévastations ; Gaubertin leur promit son concours sans s’expliquer sur ses coopérateurs, car il ne voulait pas qu’on connût ses relations avec Sibilet. Rien n’égale la discrétion d’un homme de la trempe de Gaubertin, si ce n’est celle d’un ex-gendarme ou d’un prêtre défroqué. Ce complot ne pouvait être mené à bien, ou pour mieux dire à mal, que par trois hommes de ce genre, trempés par la haine et l’intérêt.
Chapitre V
La victoire sans combat
Les craintes de madame Michaud étaient un effet de la seconde vue que donne la passion vraie. Exclusivement occupée d’un seul être, l’âme finit par embrasser le monde moral qui l’entoure, elle y voit clair. Dans son amour, une femme éprouve les pressentiments qui l’agitent plus tard dans la maternité.
Pendant que la pauvre jeune femme se laissait aller à écouter ces voix confuses qui viennent à travers des espaces inconnus, il se passait en effet dans le cabaret du Grand-I-Vert une scène où l’existence de son mari était menacée.
Vers cinq heures du matin, les premiers levés dans la campagne avaient vu passer la gendarmerie de Soulanges, qui se dirigeait vers Couches. Cette nouvelle circula rapidement, et ceux que cette question intéressait, furent assez surpris d’apprendre, par ceux du haut pays, qu’un détachement de gendarmerie, commandé par le lieutenant de La-Ville-aux-Fayes, avait passé par la forêt des Aigues. Comme c’était un lundi, il y avait déjà des raisons pour que les ouvriers allassent au cabaret ; mais c’était la veille de l’anniversaire de la rentrée des Bourbons, [RP 244] et quoique les habitués du repaire des Tonsard n’eussent pas besoin de cette auguste cause (comme on disait alors) pour justifier leur présence au Grand-I-Vert, ils ne laissaient pas de s’en prévaloir très haut dès qu’ils croyaient avoir aperçu l’ombre d’un fonctionnaire quelconque.
Il se trouva là Vaudoyer, Tonsard et sa famille, Godain qui en faisait en quelque sorte partie, et un vieil ouvrier vigneron nommé Laroche. Cet homme vivait au jour le jour, il était un des délinquants fournis par Blangy dans l’espèce de conscription que l’on avait inventée pour dégoûter le général de sa manie de procès-verbaux. Blangy avait donné trois autres hommes, douze femmes, huit filles et cinq garçons, dont les maris et les pères devaient répondre, et qui étaient dans une entière indigence ; mais aussi c’étaient les seuls qui ne possédassent rien. L’année 1823 avait enrichi les vignerons, et 1826 devait, par la grande quantité du vin, leur jeter encore beaucoup d’argent ; les travaux exécutés par le général avaient également répandu de l’argent dans les trois communes qui environnaient ses propriétés, et l’on avait eu de la peine à trouver à Blangy, à Couches et à Cerneux cent vingt prolétaires ; on n’y était parvenu qu’en prenant les vieilles femmes, les mères et les grand’mères de ceux qui possédaient quelque chose, mais qui n’avaient rien à elles comme la mère de Tonsard. Ce Laroche, le vieil ouvrier délinquant, ne valait absolument rien ; il n’avait pas, comme Tonsard, un sang chaud et vicieux, il était animé d’une haine sourde et froide, il travaillait en silence, il gardait un air farouche ; le travail lui était insupportable, et il ne pouvait vivre qu’en travaillant ; ses traits étaient durs, leur expression repoussante. Malgré ses soixante ans, il ne manquait pas de force, mais son dos avait faibli, il était voûté, il se voyait sans avenir, sans un bout de champ à lui, et il enviait ceux qui possédaient de la terre ; aussi dans la forêt des Aigues était-il sans pitié. Il y faisait avec plaisir des dévastations inutiles.
— Les laisserons-nous emmener ? disait Laroche. Après Couches, on viendra à Blangy ; je suis en récidive ; j’en ai pour trois mois de prison.
— Et que faire contre la gendarmerie, vieil ivrogne ? lui dit Vaudoyer.
— Tiens ! est-ce qu’avec nos faux nous ne couperons pas bien les jambes à leurs chevaux ? ils seront bientôt par terre, leurs fusils ne sont pas chargés, et quand ils se verront un contre dix, il faudra bien qu’ils déguerpissent. Si les trois villages se soulevaient et qu’on tuât deux ou trois gendarmes, guillotinerait-on tout le monde ? Faudrait bien plier comme au fond de la Bourgogne où, pour une affaire semblable, on a envoyé un régiment. Ah bah ! le régiment s’en est allé ; les pésans ont continué d’aller au bois où ils allaient depuis des années comme ici.
— Tuer pour tuer, dit Vaudoyer, il vaudrait mieux n’en tuer qu’un ; [RP 245] mais là, sans danger, et de manière à dégoûter tous les Arminacs du pays.
— Lequel de ces brigands ? demanda Laroche.
— Michaud, dit Courtecuisse ; il a raison, Vaudoyer, il a grandement raison. Vous verrez que quand un garde aura été mis à l’ombre, on n’en trouvera pas facilement d’autres qui resteront au soleil à surveiller. Ils y sont le jour, mais c’est qu’ils y sont encore la nuit. C’est des démons, quoi ?…
— Partout où vous allez, dit la vieille Tonsard, qui avait soixante-dix-huit ans et qui montra sa figure de parchemin, percée de mille trous et de deux yeux verts, ornée de ses cheveux d’un blanc sale qui sortaient par mèches de dessous un mouchoir rouge, partout où vous allez vous les trouvez, et ils vous arrêtent ; ils regardent votre fagot, et s’il y avait une seule branche coupée, une seule baguette de méchant coudrier, ils prendraient le fagot et vous feraient le verbal ; ils l’ont bien dit. Ah ! les gueux ! il n’y a pas à les attraper, et s’ils se défient de vous, ils vous ont bientôt fait délier votre bois… Ils sont là trois chiens qui ne valent pas deux liards ; on les tuerait, ça ne ruinerait pas la France, allez.
— Le petit Vatel n’est pas encore si méchant ! dit madame Tonsard la belle-fille.
— Lui ! dit Laroche, il fait sa besogne comme les autres ; histoire de rire, c’est bon, il rit avec vous ; vous n’en êtes pas mieux avec lui pour cela ; c’est le plus malicieux des trois, c’est un sans-cœur pour le pauvre peuple comme monsieur Michaud.
— Il a une jolie femme tout de même, monsieur Michaud, dit Nicolas Tonsard…
— Elle est pleine, dit la vieille mère ; mais si ça continue, on fera un drôle de baptême à son petit quand elle vêlera.
— Oh ! tous ces Arminacs de Parisiens, dit Marie Tonsard, il est impossible de rire avec eux… et si cela arrivait, ils vous feraient un verbal sans plus se soucier de vous que s’ils n’avaient pas ri.
— Tu as donc essayé de les entortiller ? dit Courtecuisse.
— Pardi !
— Eh ! bien, dit Tonsard d’un air déterminé, c’est des hommes comme les autres, on peut en venir à bout.
— Ma foi, non, reprit Marie en continuant sa pensée, ils ne rient point ; je ne sais pas ce qu’on leur donne, car après tout, le crâne du pavillon, il est marié ; mais Vatel, Gaillard et Steingel ne le sont pas, ils n’ont personne dans le pays, il n’y a pas une femme qui voudrait d’eux…
— Nous allons voir comment les choses vont se passer à la moisson et à la vendange, dit Tonsard.
[RP 246] — Ils n’empêcheront pas de glaner, dit la vieille.
— Mais je ne sais trop, répondit la bru Tonsard… leur Groison dit comme ça que monsieur le maire va publier un ban où il sera dit que personne ne pourra glaner sans un certificat d’indigence ; et qui est-ce qui le donnera ? Ce sera lui ! Il n’en donnera pas beaucoup. Il publiera aussi des défenses d’entrer dans les champs avant que la dernière gerbe ne soit dans la charrette !…
— Ah çà ! mais c’est donc la grêle que ce cuirassier ! cria Tonsard hors de lui.
— Je ne le sais que d’hier, répondit sa femme, que j’ai offert un petit verre à Groison pour en tirer quelque nouvelle.
— En voilà un d’heureux ! dit Vaudoyer, on lui a bâti une maison, on lui a donné une bonne femme, il a des rentes, il est mis comme un roi… Moi, j’ai été vingt ans garde-champêtre, je n’y ai gagné que des rhumes.
— Oui, il est heureux, dit Godain, et il a du bien…
— Nous restons là comme des imbéciles que nous sommes, s’écria Vaudoyer ; allons donc au moins voir comment ça se passe à Couches, ils ne sont pas plus endurants que nous autres.
— Allons, dit Laroche qui ne se tenait pas trop ferme sur ses jambes, si je n’en extermine pas un ou deux, je veux perdre mon nom.
— Toi, dit Tonsard, tu laisserais bien emmener toute la commune ; mais moi, si l’on touchait à la vieille, voilà mon fusil, il ne manquerait pas son coup.
— Eh ! bien, dit Laroche à Vaudoyer, si l’on emmène un des Couches, il y aura un gendarme par terre.
— Il l’a dit ! le père Laroche, s’écria Courtecuisse.
— Il l’a dit, reprit Vaudoyer, mais il ne l’a pas fait, et il ne le fera pas… À quoi ça te servirait-il si tu veux te faire rosser ?… Tuer pour tuer, il vaut mieux tuer Michaud…
Pendant cette scène, Catherine Tonsard était en sentinelle à la porte du cabaret, afin d’être en mesure de prévenir les buveurs de se taire s’il passait quelqu’un. Malgré leurs jambes avinées, ils s’élancèrent plutôt qu’ils ne sortirent du cabaret, et leur ardeur belliqueuse les dirigea vers Couches en suivant la route qui, pendant un quart de lieue, longeait les murs des Aigues.
Couches était un vrai village de Bourgogne, à une seule rue, dans laquelle passait le grand chemin. Les maisons étaient construites les unes en briques, les autres en pisé ; mais elles étaient d’un aspect misérable. En y arrivant par la route départementale de La-Ville-aux-Fayes, on prenait le village à revers, et il faisait alors assez d’effet. Entre la grande route et les bois de Ronquerolles, qui continuaient ceux [RP 247] des Aigues et couronnaient les hauteurs, coulait une petite rivière, et plusieurs maisons assez bien groupées animaient le paysage. L’église et le presbytère formaient une fabrique séparée, et donnaient un point de vue à la grille du parc des Aigues qui venait jusque-là. Devant l’église se trouvait une place entourée d’arbres, où les conspirateurs du Grand-I-Vert aperçurent la gendarmerie, et ils doublèrent alors leurs pas précipités. En ce moment, trois hommes à cheval sortirent par la grille de Couches, et les paysans reconnurent le général et son domestique avec Michaud, le garde-général, qui s’élancèrent au galop vers la place, Tonsard et les siens y arrivèrent quelques minutes après eux. Les délinquants, hommes et femmes, n’avaient fait aucune résistance ; ils étaient tous entre les cinq gendarmes de Soulanges et les quinze autres venus de La-Ville-aux-Fayes. Tout le village était rassemblé là. Les enfants, les pères et les mères des prisonniers allaient et venaient et leur apportaient ce dont ils avaient besoin pour passer le temps de leur prison. C’était un coup d’œil assez curieux que celui de cette population campagnarde, exaspérée, mais à peu près silencieuse, comme si elle avait pris un parti. Les vieilles et les trois jeunes femmes étaient les seules qui parlassent. Les enfants, les petites filles étaient juchés sur des bois et des tas de pierres pour mieux voir.
— Ils ont bien pris leur temps, ces hussards de la guillotine, ils sont venus un jour de fête…
— Ah çà ! vous laissez donc emmener comme ça votre homme !… Qu’allez-vous donc devenir pendant trois mois, les meilleurs de l’année, où les journées sont bien payées…
— C’est eux qui sont les voleurs !… répondit la femme en regardant les gendarmes d’un air menaçant.
— Qu’avez-vous donc, la vieille, à loucher comme ça ! dit le maréchal-des-logis, sachez que votre affaire ne sera pas longue à bâcler si vous vous permettez de nous injurier.
— Je n’ai rien dit, s’empressa de dire la femme d’un air humble et piteux.
— J’ai entendu tout à l’heure un propos dont je pourrai vous faire repentir…
— Allons, mes enfants, du calme ! dit le maire de Couches, qui était le maître de poste. Que diable ! ces hommes, on les commande, il faut bien qu’ils obéissent.
— C’est vrai ! c’est le bourgeois des Aigues qui fait tout cela… Mais patience.
En ce moment, le général déboucha sur la place, et son arrivée excita quelques murmures, dont il s’inquiéta fort peu ; il alla droit au lieutenant de la gendarmerie de La-Ville-aux-Fayes, et après lui avoir [RP 248] dit quelques mots et lui avoir remis un papier, l’officier se tourna vers ses hommes et leur dit : — Laissez aller vos prisonniers, le général a obtenu leur grâce du Roi.
En ce moment, le général Montcornet causait avec le maire de Couches ; mais, après quelques moments de conversation échangée à voix basse, celui-ci, s’adressant aux délinquants qui devaient coucher en prison et qui se trouvaient tout étonnés d’être libres, leur dit : — Mes amis, remerciez monsieur le comte, c’est lui à qui vous devez la remise de vos condamnations ; il a demandé votre grâce à Paris et l’a obtenue pour l’anniversaire de la rentrée du Roi… J’espère qu’à l’avenir vous vous conduirez mieux envers un homme qui se conduit si bien envers vous, et que vous respecterez dorénavant ses propriétés. Vive le Roi !
Et les paysans crièrent vive le Roi ! avec enthousiasme, pour ne pas crier vive le comte de Montcornet.
Cette scène avait été politiquement méditée par le général, d’accord avec le préfet et le procureur-général, car on avait voulu, tout en montrant de la fermeté pour stimuler les autorités locales et frapper l’esprit des campagnes, user de douceur, tant ces questions paraissaient délicates. En effet, la résistance, au cas où elle aurait eu lieu, jetait le gouvernement dans de grands embarras. Comme l’avait dit Laroche, on ne pouvait pas guillotiner toute une commune.
Le général avait invité à déjeuner le maire de Couches, le lieutenant et le maréchal-des-logis. Les conspirateurs de Blangy restèrent dans le cabaret de Couches, où les délinquants délivrés employaient à boire l’argent qu’ils emportaient pour vivre en prison, et les gens de Blangy furent naturellement de la noce, car les gens de la campagne appliquent le mot de noce à toutes les réjouissances. Boire, se quereller, se battre, manger et rentrer ivre et malade, c’est faire la noce.
Sortis par la grille de Couches, le comte ramena ses trois convives par la forêt, afin de leur montrer les traces des dégâts et leur faire juger l’importance de cette question.
Au moment où, vers midi, Rigou rentrait à Blangy, le comte, la comtesse, Émile Blondet, le lieutenant de gendarmerie, le maréchal-des-logis et le maire de Couches achevaient de déjeuner dans cette salle splendide et fastueuse où le luxe de Bouret avait passé, et qui a été décrite par Blondet dans sa lettre à Nathan.
— Ce serait bien dommage d’abandonner un pareil séjour, dit le lieutenant de gendarmerie, qui n’était jamais venu aux Aigues, à qui l’on avait tout montré, et qui, en lorgnant à travers un verre de champagne, avait remarqué l’admirable entrain des nymphes nues qui soutenaient le voile du plafond.
[RP 249] — Aussi nous y défendrons-nous jusqu’à la mort, dit Blondet.
— Si je dis ce mot, reprit le lieutenant en regardant son maréchal-des-logis, comme pour lui recommander le silence, c’est que les ennemis du général ne sont pas tous dans la campagne…
Le brave lieutenant était attendri par l’éclat du déjeuner, par ce service magnifique, par ce luxe impérial qui remplaçait le luxe de la fille d’Opéra, et Blondet avait poussé des paroles spirituelles qui le stimulaient autant que les santés chevaleresques qu’il avait vidées.
— Comment puis-je avoir des ennemis ? dit le général étonné.
— Lui si bon ! ajouta la comtesse.
— Il s’est mal quitté avec notre maire, monsieur Gaubertin, et pour demeurer tranquille il devrait se réconcilier avec lui.
— Avec lui !… s’écria le comte ; vous ne savez donc pas que c’est mon ancien intendant, un fripon !
— Ce n’est plus un fripon, dit le lieutenant, c’est le maire de La-Ville-aux-Fayes.
— Il a de l’esprit, notre lieutenant, dit Blondet, il est clair qu’un maire est essentiellement honnête homme.
Le lieutenant voyant, d’après le mot du comte, qu’il était impossible de l’éclairer, ne continua plus la conversation sur ce sujet.
Chapitre VI
La forêt et la moisson
La scène de Couches avait produit un bon effet, et, de leur côté, les fidèles gardes du comte veillaient à ce qu’on n’emportât que le bois mort de la forêt des Aigues ; mais, depuis vingt ans, [Lov. A175,68] cette forêt avait été si bien exploitée par les habitants, qu’il n’y avait plus que du bois vivant, qu’ils s’occupaient à faire mourir pour l’hiver, par des procédés fort simples et qui ne pouvaient être découverts que long-temps après. Tonsard envoyait sa mère dans la forêt, le garde la voyait entrer, il savait par où elle devait sortir, et il la guettait pour voir le fagot ; il la trouvait chargée, en effet, de brindilles sèches, de branches tombées ; mais elle se plaignait d’avoir à courir bien loin pour obtenir un misérable fagot. Elle avait été dans les fourrés plus épais, elle avait dégagé la tige d’un jeune arbre et en avait enlevé l’écorce à l’endroit où il sortait de terre, tout autour en anneau, puis elle avait remis la mousse, les feuilles, tout en état, il était impossible de découvrir cette incision annulaire faite, non pas à la serpe, mais par une déchirure qui ressemblait à celle produite par ces animaux rongeurs et destructeurs, nommés, selon les pays, des taons, des turcs, des vers blancs, etc., et qui sont le premier état du hanneton. Ce ver est friand des écorces d’arbres, il se loge entre l’écorce et l’aubier, et mange en tournant ; si l’arbre est assez gros pour qu’il ait passé à sa seconde métamorphose, à sa larve où il reste endormi jusqu’au jour de sa résurrection, l’arbre est sauvé, car tant qu’il reste à la sève un endroit couvert d’écorce dans l’arbre, l’arbre croîtra. Pour savoir à quel point l’entomologie se lie à l’agriculture, à l’horticulture et à tous les produits de la terre, il suffit d’expliquer que les grands naturalistes, comme Latreille, le comte Dejean, Boisjelin de Paris, Genêt de Turin, etc., sont arrivés à trouver cent cinquante mille familles d’insectes visibles, que les coléoptères, dont la monographie est publiée par monsieur Dejean, y sont pour vingt-sept [Lov. A175, 69] mille espèces ; et que, malgré les plus ardentes recherches des entomologistes de tous les vers, on ne connaît pas les triples transformations qui distinguent tout insecte, de cinq cents espèces ; qu’enfin, non-seulement toute plante a son insecte particulier, mais tout produit terrestre, quelque détourné qu’il soit par l’industrie humaine. Ainsi, le chanvre, le lin, après avoir servi à pendre, à couvrir les hommes et avoir roulé sur le dos d’une armée, devient papier à écrire, et ceux qui écrivent ou lisent beaucoup sont familiarisés avec les mœurs d’un insecte nommé le pou du papier, d’une allure et d’une tournure merveilleuses, il subit ses transformations inconnues dans une rame de papier blanc soigneusement gardée, et vous le voyez courir, sautiller, dans sa magnifique robe luisante comme du talc ou du spath, c’est une ablette qui vole. Le turc est le désespoir du propriétaire, il échappe sous terre à la circulaire administrative qui ne peut en ordonner les Vêpres siciliennes que quand il est devenu hanneton, et si les populations savaient de quels désastres elles sont menacées, au cas où elles n’extermineraient pas les hannetons et les chenilles, elles obéiraient un peu mieux aux injonctions préfectorales.
La Hollande a manqué périr, ses digues ont été rongées par les tarets, et la science ignore à quel insecte aboutit le taret comme elle ignore les métamorphoses antérieures de la cochenille. L’ergot du seigle est vraisemblablement une peuplade d’insectes où le génie de Raspail n’a encore découvert qu’un léger mouvement. Ainsi, en attendant la moisson et le glanage, une cinquantaine de vieilles femmes imitèrent le travail du turc au pied de cinq ou six cents arbres qui devaient être des cadavres au printemps, ne pas [Lov. A175, 70] se couvrir de feuilles, et ils étaient choisis au milieu des endroits les moins accessibles, en sorte que le branchage leur appartiendrait. Ce secret, qui l’avait donné ! Personne ! Courtecuisse s’était plaint au cabaret de Tonsard, d’avoir surpris, dans son jardin, un orme à pâlir, cet orme commençait une maladie, il avait soupçonné le turc, car lui, Courtecuisse, il connaissait bien les turcs et voilà comment s’y prenaient les turcs, et quand un turc était au pied d’un arbre, l’arbre était perdu !… Et il imita le travail du turc. Les vieilles femmes se mirent à cette œuvre de destruction avec une habileté de fée et y furent poussées par les mesures désespérantes que prit le maire de Blangy, et qu’il fut ordonné de prendre aux maires des communes adjacentes. Les gardes-champêtres tambourinèrent une proclamation où il était dit que personne ne serait admis à glaner et halleboter sans un certificat d’indigence donné par les maires de chaque commune, et dont le modèle fut envoyé par le préfet au sous-préfet, et par [celui-ci] à chaque maire. Les grands propriétaires du département admiraient beaucoup la conduite du général Montcornet, et le préfet, dans ses salons, disait : — Si, au lieu de demeurer à Paris, les sommités sociales venaient sur leurs terres et s’entendaient, on finirait par obtenir quelque résultat heureux, car ces [mesures]-là doivent se prendre partout, être appliquées avec ensemble et modifiées par des bienfaits, par une philanthropie éclairée, comme fait le général Montcornet.
En effet, le général et sa femme essayaient de la [bienfaisance]. Ils l’avaient raisonnée, ils voulaient démontrer par des résultats à ceux qui les pillaient qu’ils gagneraient davantage en s’occupant à des travaux licites. Ils [Lov. A175, 71] donnaient du chanvre à filer et payaient la façon ; la comtesse faisait ensuite fabriquer de la toile avec ce fil pour faire des torchons, des tabliers, des grosses serviettes pour la cuisine, et des chemises pour les indigents. Le comte entreprenait des améliorations qui voulaient des ouvriers et n’employait que ceux des communes environnantes, Sibilet était chargé de ces détails, il indiquait les vrais nécessiteux, il les amenait quelquefois. La comtesse tenait ses assises de bienfaisance dans la grande antichambre qui donnait sur le perron, une belle salle, dallée en marbre blanc et rouge, ornée d’un beau poêle en faïence, garnie de longues banquettes couvertes en velours rouge. Ce fut là, qu’un matin avant la moisson, Sibilet amena Catherine Tonsard, qui avait à faire une confession [terrible] pour une pauvre fille. Elle se tenait dans une attitude de criminelle, elle raconta l’embarras dans lequel elle était à sa grand’mère ; sa mère la chasserait, son père, un homme d’honneur, la tuerait ; si elle avait seulement mille francs, elle serait épousée par un ouvrier nommé Godain, qui ferait comme son père, il achèterait un mauvais terrain, et s’y bâtirait une chaumière. C’était attendrissant. La comtesse promit de consacrer, à ce mariage, la somme nécessaire à satisfaire quelque fantaisie. Le mariage heureux de Michaud, celui de Groison16 étaient faits pour l’encourager. Puis cette noce, ce mariage encourageraient les gens du pays à se bien conduire. Le mariage de Catherine Tonsard et de Godain fut arrangé. Une autre fois une vieille horrible femme, la mère de Bonnébault, qui demeurait dans une masure, entre la porte de Couches et le village, rapportait une charge de fils.
— Madame la comtesse a fait des merveilles, disait Sibilet ; cette femme-là vous causait [Lov. A175, 72] bien du dégât dans vos bois ; mais aujourd’hui comment irait-elle ? Elle file du matin au soir.
Le pays était calme ; Groison faisait des rapports satisfaisants, les délits semblaient vouloir cesser. Les gardes se plaignaient cependant de trouver beaucoup de branches coupées à la serpette au fond des taillis, dans l’intention évidente de se préparer du bois pour l’hiver, et ils guettaient les auteurs de ces délits sans avoir pu les prendre. Le comte, aidé par Groison, n’avait donné les certificats d’indigence qu’aux trente ou quarante pauvres réels de la commune ; mais les maires des communes environnantes avaient été moins difficiles. Plus le comte s’était montré clément dans l’affaire de Couches, plus il avait résolu d’être sévère à l’occasion du glanage qui était dégénéré en volerie. Il ne s’occupait point de ses trois fermes affermées ; il ne s’agissait que de ses métairies à moitié, qui étaient assez nombreuses ; il en avait six, de chacune deux cents arpents. Il avait publié que, sous peine de procès-verbal et des amendes que prononcerait le tribunal de paix, il était défendu d’entrer dans les champs avant l’enlèvement des gerbes, son ordonnance ne concernait que lui dans sa commune. Rigou connaissait le pays ; il avait loué ses terres labourables par portions à des gens qui savaient enlever leurs récoltes, et par petits baux, il se faisait payer en grain. Le glanage ne l’atteignait point. Les autres propriétaires étaient paysans, et entre eux ils ne se mangeaient point. Le comte avait ordonné à Sibilet de s’arranger avec ses métayers pour couper sur les terres de chaque ferme, l’une après l’autre, en faisant repasser tous les moissonneurs à chacun de ses fermiers, au lieu de les disséminer, ce qui empêchait la surveillance. Le comte alla [Lov. A175, 73] lui-même avec Michaud examiner comment se passeraient les choses. Groison, qui avait suggéré cette mesure, devait assister à toutes les prises de possession des champs du riche propriétaire par les indigents. Les gens des villes n’imagineraient jamais ce qu’est le glanage pour les gens de la campagne ; leur passion est inexplicable, car il y a des femmes qui abandonnent des travaux bien rétribués pour aller glaner. Le blé qu’elles trouvent ainsi leur semble meilleur ; il y a dans cette provision ainsi faite, et qui tient à leur nourriture la plus substantielle, un attrait inouï. Les mères emmènent leurs petits enfants, leurs filles, leurs garçons, les vieillards ; et naturellement ceux qui ont du bien, affectent la misère. On met pour glaner ses haillons. Le comte et Michaud, à cheval, assistèrent à la première entrée de ce monde dans les premiers champs de la première métairie. Il était dix heures du matin, le mois d’août était chaud, le ciel était sans nuages, bleu comme une pervenche, la terre brûlait, les bois flambaient, les moissonneurs travaillaient la face cuite par la réverbération des rayons sur une terre endurcie et sonore, tous muets, la chemise mouillée, buvant de l’eau contenue dans ces cruches de grès rondes comme un pain, garnies de deux anses et d’un entonnoir grossier bouché avec un bout de saule.
Au bout des champs moissonnés sur lesquels étaient les charrettes où s’empilaient les gerbes, il y avait une centaine de créatures qui certes laissaient bien loin les plus hideuses conceptions que les pinceaux de Murillo, de Téniers, les plus hardis en ce genre, et les figures de Callot, ce prince de la fantaisie des misères, [aient réalisées] ; leurs haillons si cruellement déchiquetés, leurs jambes de bronze, leurs têtes pelées, leurs couleurs si curieusement dégradées, leurs [Lov. A175, 74] déchirures humides de graisses, leurs reprises, leurs taches, les décolorations des étoffes, les trames mises à jour, enfin leur idéal du matériel des misères était dépassé, de même que les expressions avides, inquiètes, hébétées, idiotes, sauvages de ces figures, avaient sur leurs immortelles compositions l’avantage éternel que conserve la nature sur l’art.
Il y avait des vieilles au cou de dindon, à l’œil chauve et rouge, qui tendaient la tête comme des chiens d’arrêt devant la perdrix, des enfants silencieux comme des soldats sous les armes, des petites filles qui trépignaient comme des animaux attendant leur pâture, les caractères de l’enfance et de la vieillesse étaient opprimés sous une féroce convoitise, celle du bien d’autrui qui devenait le leur par abus. Tous ces yeux étaient ardents, les gestes menaçaient et tous gardaient le silence en présence du comte, du garde-champêtre et du garde-général. La grande propriété, les fermiers, les travailleurs et les pauvres, toute la campagne était en présence, la question sociale se dessinait nettement, car la faim avait convoqué ces figures provocantes… Le soleil mettait en relief tous ces traits durs, les creux des visages, il brûlait les pieds nus et couverts de poussière, il y avait des enfants sans chemise, à peine couverts d’une blouse déchirée, les cheveux blonds bouclés pleins de paille et de foin, de brins de bois ; quelques femmes en tenaient par la main de tout petits qui marchaient de la veille et qu’on allait laisser rouler dans quelque sillon.
Ce tableau sombre était déchirant pour un vieux soldat qui avait le cœur bon ; le général dit à Michaud : — Ça me fait mal à voir. Il faut connaître l’importance de ces mesures pour y persister.
— Si chaque propriétaire vous imitait, [Lov. A175, 75] demeurait sur ses terres, et y faisait le bien que vous faites sur les vôtres, il n’y aurait pas, je ne dis pas de pauvres, car il y en aura toujours, mais il n’existerait pas un être qui ne pût vivre de son travail.
— Les maires de Couches, de Cerneux et de Soulanges nous ont envoyé leurs pauvres, dit Groison qui avait vérifié les certificats, ça ne se devrait pas…
— Non, mais nos pauvres iront sur ces communes-là, dit le comte, c’est assez pour cette fois d’obtenir que l’on ne prenne pas à même les gerbes, il faut aller pas à pas, dit-il en partant.
— L’avez-vous entendu, dit la vieille Tonsard à la vieille Bonnébault, car le dernier mot du comte avait été prononcé d’un ton moins bas que le reste, et il tomba dans l’oreille d’une de ces deux vieilles qui étaient postées dans le chemin qui longeait le champ.
— Oui, ça n’est pas tout, aujourd’hui une dent demain une oreille, s’ils pouvaient trouver une sauce pour manger nos fressures comme celles des veaux, ils mangeraient du chrétien ! dit la vieille Bonnébault, qui montra son profil menaçant au comte quand il passa, lui lança un regard mielleux et lui fit la révérence.
— Vous glanez donc aussi, vous à qui ma femme fait cependant gagner bien de l’argent ?
— Eh ! mon cher monsieur, que Dieu vous conserve en bonne santé, mais voyez-vous, mon gars me mange tout, et je sommes forcée de cacher ce peu de blé pour avoir du pain l’hiver… j’en ramassons encore quelque peu… ça aide !
Le glanage donna peu de chose aux glaneurs. En se sentant appuyés, les fermiers et les métayers firent bien scier leurs récoltes, veillèrent à la mise en gerbe et à l’enlèvement. [Lov. A175, 76] Habitués à trouver dans leurs glanes une certaine quantité de blé et ne l’ayant point, les faux comme les vrais indigents, qui avaient oublié le pardon de Couches, éprouvèrent un mécontentement sourd qui fut envenimé par les Tonsard, par Courtecuisse, par Bonnébault, Vaudoyer, Godain et leurs adhérents, dans les scènes de cabaret. Ce fut pis encore après la vendange, car le hallebotage ne commença qu’après les vignes vendangées et visitées par Sibilet avec une rigueur remarquable. Cette exécution exaspéra les esprits au dernier point ; mais il existe un si grand espace entre la classe qui se courrouçait et celle qui était menacée, que les paroles y meurent, on ne s’aperçoit de ce qui s’y passe que par les faits, elle travaille à la manière des taupes. Au château des Aigues, le comte endormi par Sibilet, rassuré par Michaud, s’applaudissait de sa fermeté, remerciait sa femme d’avoir contribué par sa bienfaisance à l’immense résultat de leur tranquillité. La question de la vente des bois, le général se réservait de la résoudre à Paris en s’entendant avec des marchands, il n’avait aucune idée de la manière dont se fait ce commerce et quelle influence avait Gaubertin sur le cours de l’Yonne qui approvisionne Paris en grande partie.
Chapitre VII
Le lévrier
Vers le milieu du mois de septembre, Émile Blondet qui était allé publier un livre à Paris, revint se délasser aux Aigues, et y penser aux travaux qu’il projetait pour l’hiver. Aux Aigues, le jeune homme aimant et candide des premiers jours qui succèdent à l’adolescence reparaissait chez ce journaliste usé.
— Quelle belle âme ! était le mot du comte et de la comtesse.
Les hommes habitués à rouler dans les abîmes de la nature sociale, à tout comprendre, à tout réprimer, se font une oasis dans le cœur, [Lov. A175, 77] ils oublient leurs perversités et celles d’autrui ; ils deviennent dans un cercle étroit et réservé de petits saints, ils ont des délicatesses féminines, et se livrent à une réalisation momentanée de leur idéal, ils se font angéliques pour une seule personne qui les adore, et ils ne jouent pas la comédie, ils mettent leur âme au vert, ils ont besoin de se brosser leurs taches de boue, de panser leurs blessures. Aux Aigues, Émile Blondet était sans esprit, il ne disait pas une épigramme, il avait une douceur d’agneau, il était d’un platonique suave.
— C’est un bon jeune homme, il me manque quand il n’est pas là, disait le général. Je voudrais bien qu’il fît fortune, et ne menât pas sa vie de Paris…
Jamais le magnifique paysage et le parc des Aigues n’avait été plus voluptueusement beau qu’il l’était alors. Aux premiers jours de l’automne, au moment où la terre, après son accouchement, débarrassée de ses productions exhale d’admirables odeurs végétales, les bois surtout sont délicieux, ils commencent à prendre ces teintes de vert bronzé, chaudes couleurs de terre de Sienne, qui composent les belles tapisseries sous lesquelles ils se cachent comme pour défier le froid de l’hiver.
La nature pimpante et piquante comme une brune au printemps, devient mélancolique et douce comme une blonde, les gazons se dorent, les fleurs d’automne poussent leurs pâles corolles, ce n’est plus les marguerites qui percent les pelouses de leurs yeux blancs, mais de rares calices violâtres, le jaune abonde, les ombrages sont plus foncés, le soleil plus oblique déjà y glisse des lueurs orangées et furtives, de longues traces lumineuses qui s’en vont vite comme les robes [Lov. A175, 78] traînantes des femmes qui disent adieu.
Le second jour après son arrivée, un matin, Émile était à la fenêtre de sa chambre qui donnait sur une de ces terrasses à balcons modernes d’où l’on découvrait une belle vue. Ce balcon régnait le long des appartements de la comtesse, sur la face qui regardait les forêts et le paysage de Blangy. L’étang qu’on eût nommé un lac si les Aigues avaient été plus près de Paris, se voyait un peu, ainsi que son long canal, la source venue du pavillon du Rendez-vous traversait une pelouse de son ruban moiré et pailleté par le sable.
Au dehors du parc, on apercevait contre les villages et les murs, les cultures de Blangy, quelques prairies en pente où paissaient des vaches, des propriétés entourées de haies, avec leurs arbres fruitiers, des noyers, des pommiers, puis comme cadre les hauteurs, où s’étalaient par étages les beaux arbres de la forêt. La comtesse était sortie en pantoufles, elle regardait ses fleurs qui versaient leurs parfums du matin, elle avait un peignoir de batiste sous lequel paraissait le rose de ses belles épaules, elle avait un joli bonnet coquet posé d’une façon à exprimer la mutinerie, ses cheveux s’en échappaient follement, ses pieds brillaient en couleur de chair sous son bas clair. Elle allait sans ceinture, et laissait voir un joli jupon de dessous brodé, mal attaché sur son corps à la paresseuse, qui se voyait aussi, quand le vent entr’ouvrait le peignoir…
— Ah ! vous êtes là ! dit-elle.
— Oui…
— Que regardez-vous ?
— Belle question ! vous m’avez arraché à la nature. Dites donc comtesse, voulez-vous faire ce matin, avant de déjeuner, une promenade dans les bois…
[Lov. A175, 79] — Quelle idée ! j’ai la marche en horreur.
— Nous ne marcherons que très-peu, je vous conduirai en tilbury, nous emmènerons Joseph pour le garder… Vous n’avez jamais mis le pied dans votre forêt, et j’y remarque un singulier phénomène… Il y a par places une certaine quantité de têtes d’arbres qui ont la couleur du bronze florentin, les feuilles sont sèches…
— Eh ! bien, je vais m’habiller…
— Nous ne serons pas partis dans deux heures ; passez seulement une robe, et mettez des brodequins… Je vais dire d’atteler.
— Il faut faire ce que vous voulez. Vous êtes mon hôte.
— Général, nous allons promener, voulez-vous venir ? dit Blondet en allant réveiller le comte qui fit entendre le grognement d’un homme que le sommeil du matin tient encore.
Un quart d’heure après, le tilbury roulait sur les allées du parc, suivi à distance par un grand domestique en livrée.
La matinée était une matinée de septembre. Ce bleu foncé du ciel éclatait par places au milieu des nuages pommelés qui semblaient le fond et l’éther ne paraissait que l’accident ; il y avait de longues lignes d’outre-mer à l’horizon, mais par couches qui alternaient avec d’autres nuages à grains de sables ; ces tons changeaient et verdissaient au dessus des forêts. La terre sous cette couverture était tiède comme une femme à son lever, elle exhalait ces odeurs, suaves et chaudes, mais sauvages ; l’odeur des cultures était mêlée à l’odeur des forêts. L’angélus sonnait à Blangy et les sons de la cloche se mêlaient au bizarre concert des bois au matin, qui meuble le silence. Il y avait par places des vapeurs montantes, blanches et diaphanes. En voyant ces beaux apprêts, il avait pris [Lov. A175, 80] fantaisie à Olympe d’accompagner son mari qui devait aller donner un ordre à un garde dont la maison n’était pas éloignée ; le médecin de Soulanges lui avait recommandé de marcher sans se fatiguer, elle craignait la chaleur du midi, et ne voulait pas se promener le soir ; Michaud emmena sa femme, et fut suivi par celui de ses chiens qu’il aimait le plus, un joli lévrier gris de souris marqué de taches blanches, gourmand comme tous les lévriers, plein de défauts comme un animal qui sait qu’on l’aime et qui plaît. Ainsi, quand le tilbury vint à la grille du Rendez-vous, la comtesse qui demanda comment allait madame Michaud sut qu’elle était allée dans la forêt avec son mari.
— Ce temps-là inspire tout le monde, dit Blondet en lançant son cheval dans une des six avenues de la forêt, au hasard. Ha çà, Joseph, tu connais les bois ?
— Oui, monsieur.
Et d’aller. Cette avenue était une des plus délicieuses, elle tourna bientôt et devint un sentier de la forêt où le soleil descendait par les déchiquetures du toit de feuillage, où la brise apportait les senteurs du serpolet, du chèvrefeuille, et des feuilles qui tombent en rendant un soupir, où les gouttes de rosée semées dans les feuilles s’égrenaient dans les herbes au passage de la légère voiture, et à mesure qu’elle allait, les deux promeneurs entrevoyaient les fantaisies mystérieuses des bois : ces fonds frais, où la verdure est humide et sombre, où la lumière se veloute en s’y perdant, ces clairières à bouleaux élégants dominés par un arbre centenaire, l’hercule de la forêt ; ces magnifiques assemblages de troncs noueux, moussus, blanchâtres, à sillons creux, qui dessinent des maculatures gigantesques, et cette bordure de fines herbes, de fleurs [Lov. A175, 81] grêles qui viennent sur les berges des ornières. Les oiseaux chantaient. Certes il y a des voluptés inouïes à conduire une femme, qui, dans les hauts et bas des allées glissantes, où la terre est grasse et tapissée de mousse, fait semblant d’avoir peur ou réellement a peur, et se colle à vous, et vous fait sentir une pression involontaire, la fraîcheur de son bras, le poids de son épaule élastique, et qui se met à sourire si l’on vient à lui dire qu’elle empêche de conduire. Le cheval est dans le secret de ces interruptions, il regarde à droite et à gauche.
Ce spectacle nouveau pour la comtesse, cette nature si vigoureuse en ses effets, si peu connue et si grande, la plongea dans une rêverie molle, elle s’accota sur le tilbury et se laissa aller au plaisir, ses yeux étaient occupés, son cœur parlait, elle écoutait cette voix intérieure en harmonie avec la sienne, lorsqu’il la regardait à la dérobée, et il jouissait de cette méditation qui avait dénoué la capote, et qui livrait au vent du matin les boucles et la chevelure avec un abandon voluptueux. Comme ils allaient au hasard, ils arrivèrent à une barrière, et n’en avaient pas la clé ; Joseph vint, pas de clé.
— Eh ! bien, promenons-nous, Joseph gardera le tilbury, nous le retrouverons bien…
Émile et la comtesse s’enfoncèrent dans la forêt, et ils parvinrent à un petit paysage intérieur, comme il s’en rencontre souvent dans les bois. Vingt ans auparavant, les charbonniers ont fait là leur charbonnière, et la place est restée battue ; tout y a été brûlé dans une circonférence assez vaste. En vingt ans la nature a pu faire là le jardin de ses fleurs, un parterre pour elle, comme un jour un artiste se donne le plaisir de se peindre un tableau pour lui. Cette délicieuse corbeille est entourée [Lov. A175, 82] de beaux arbres, dont les têtes retombent en vastes franges, ils dessinent un immense baldaquin à cette couche où repose la déesse. Les charbonniers ont été par un sentier chercher de l’eau dans une fondrière, une mare toujours pleine, où l’eau est pure. Ce sentier subsiste, il vous invite à descendre par un tournant plein de coquetterie, et tout à coup il est déchiré ; il vous montre un pan coupé où mille racines descendent à l’air en formant comme un canevas de tapisserie. Cet étang inconnu est bordé d’un gazon plat, serré ; il y a des arbres aquatiques, et le banc de gazon que s’est fait un jovial charbonnier. Les grenouilles sautent chez elles, un lièvre s’en va ; vous êtes maître de cette adorable baignoire parée des joncs vivants les plus magnifiques. Sur vos têtes les arbres pendent tous dans des attitudes diverses ; c’est des troncs qui descendent en forme de boas constrictors ; c’est des fûts de hêtres droits comme des colonnes grecques. Les limaçons ou les limaces se promènent en paix. Une tanche vous montre son museau ; l’écureuil vous regarde. Enfin, quand Émile et la comtesse, fatigués, se furent assis, le rossignol fit entendre un chant que tous les oiseaux écoutèrent, un de ces chants fêtés avec amour, et qui s’entendent par tous les organes ensemble.
— Quel silence ! dit la comtesse émue et à voix basse.
Ils regardèrent les taches vertes de l’eau, qui sont des mondes où la vie s’organise, les lézards qui s’enfuyaient en les voyant, conduite par laquelle il a mérité le nom d’ami de l’homme : — Il prouve ainsi combien il le connaît, dit Émile. Cette poésie pénétrante les pénétrait, ils se montraient les grenouilles, qui, plus confiantes, revenaient à fleur d’eau sur des lits de cresson, et montraient leurs [Lov. A175, 83] yeux d’escarboucle. En ce moment Blondet dit à l’oreille de la comtesse : — Entendez-vous ?…
— Quoi !
— Un bruit singulier.
— Voilà bien les gens de cabinet qui ne savent rien de la campagne ; c’est un pivert qui fait son trou… Je gage que vous ne savez même pas le trait le plus curieux de la conduite de cet oiseau ; dès qu’il a donné un coup de bec, et il en donne des milliers pour creuser un chêne deux fois plus gros que votre corps, il va voir derrière s’il a percé l’arbre, et il y va à chaque instant.
— Ce bruit, chère institutrice d’histoire surnaturelle, n’est pas le bruit fait par un animal ; il y a je ne sais quoi d’intelligent qui annonce l’homme.
La comtesse fut saisie d’une peur panique ; elle se sauva dans la corbeille de fleurs en reprenant son chemin, et voulut quitter la forêt.
— Qu’avez-vous !
— Il m’a semblé voir des yeux…, dit-elle quand elle eut regagné un des sentiers par lesquels ils étaient venus à la charbonnière.
En ce moment, ils entendirent la sourde agonie d’un être égorgé subitement, et la comtesse, dont la peur redoubla, se sauva si vivement, que Blondet put à peine la suivre. Elle courait, elle courait comme un feu follet ; elle n’entendit pas Émile qui lui criait : — Vous vous trompez !… Elle courait toujours. Blondet put arriver sur ses pas, et elle le mena très-loin. Enfin, ils furent arrêtés par Michaud et sa femme qui venaient bras dessus bras dessous. Émile essoufflé, la comtesse essoufflée furent quelque temps sans pouvoir parler, puis ils s’expliquèrent. Michaud se joignit à Blondet pour se moquer de la [Lov. A175, 84] comtesse, et le garde remit les deux égarés dans le chemin pour regagner le tilbury. En arrivant à la barrière, madame Michaud dit : — Prince !
— Prince ! Prince ! cria le garde ; et il siffla, resiffla, point de lévrier.
Émile parla des singuliers bruits qui avaient commencé l’aventure.
— Ma femme a entendu ce bruit, et je me suis moqué d’elle.
— On a tué Prince ! dit la comtesse, et on l’a tué en lui coupant la gorge d’un seul coup ; car ce que j’ai entendu était le dernier soupir d’un chien…
— Diable ! dit Michaud, la chose vaut la peine d’être éclaircie.
Émile et le garde laissèrent les deux dames avec Joseph et les chevaux, et retournèrent au bosquet naturel fait par l’ancienne charbonnière. Ils descendirent à la mare ; ils en fouillèrent les talus, et ne trouvèrent aucun indice. Blondet était remonté le premier ; il vit dans une des touffes d’arbres de l’étage supérieur un de ces arbres à feuillage desséché ; il le montra à Michaud, et il voulut aller le voir. Tous deux s’élancèrent en droite ligne à travers la forêt, évitant les troncs, tournant les buissons de ronces ou de houx impénétrables, et trouvèrent l’arbre.
— C’est un bel orme ! dit Michaud ; mais c’est un ver, un ver qui a fait le tour de l’écorce au pied, et il se baissa, prit l’écorce et la leva : — Tenez, voyez quel travail !…
— Il y a beaucoup de vers dans votre forêt, dit Blondet.
En ce moment, Michaud aperçut à quelques pas une tache rouge et la tête de son lévrier. Il poussa un soupir : — Les gredins ! madame avait raison !…
Blondet et Michaud allèrent voir le corps, [Lov. A175, 85] et trouvèrent que, selon les observations de la comtesse, on avait tranché le cou à Prince, et pour l’empêcher d’aboyer, on l’avait amorcé avec un peu de petit salé qu’il tenait entre sa langue et le voile du palais.
— Pauvre bête, elle a péri par où elle péchait !
— Absolument comme un prince, répliqua Blondet.
— Il y avait là quelqu’un qui ne voulait pas être surpris par moi, dit Michaud, et qui conséquemment faisait un délit grave ; mais je ne vois point de branches ni d’arbres coupés.
Blondet et le garde se mirent à fureter avec précaution, regardant la place où ils posaient un pied avant de le poser. À quelques pas, Blondet montra un arbre devant lequel l’herbe était foulée, abattue, et deux creux marqués.
— Il y avait là quelqu’un d’agenouillé, et c’était une femme ; car les jambes d’un homme ne laisseraient pas, à partir des deux genoux, une aussi ample quantité d’herbe couchée ; voici le dessin de la jupe…
Le garde examina le pied de l’arbre, et trouva le travail d’un trou commencé ; mais point ce ver de peau forte, luisante, squameuse, formée de points bruns, terminé par une extrémité déjà semblable à celle des hannetons, et dont il a déjà la tête, les antennes, les pattes et deux crocs nerveux avec lesquels il coupe les racines.
— Mon cher, je comprends maintenant la grande quantité d’arbres morts que j’ai remarqués ce matin de la terrasse du château et qui m’a fait venir ici pour chercher la cause de ce phénomène. Les vers se remuent ; mais c’est vos paysans qui sortent du bois…
Le garde laissa échapper un juron, et il [Lov. A175, 86] courut, suivi de Blondet, rejoindre la comtesse, en la priant d’emmener sa femme avec elle. Il prit le cheval de Joseph, qu’il laissa regagner le château à pied, et il disparut avec une excessive rapidité pour couper le chemin à la femme qui venait de tuer son chien, et la surprendre avec la serpe ensanglantée et l’outil à faire les incisions du tronc. Blondet s’assit entre la comtesse et madame Michaud, et leur raconta la fin de Prince et la plus triste découverte qu’il avait occasionnée.
— Mon Dieu ! disons-le au général avant qu’il ne déjeune, s’écria la comtesse ; il pourrait mourir de colère.
— Je le préparerai, dit Blondet.
— Ils ont tué le chien, dit Olympe en laissant couler des larmes.
— Vous aimiez donc bien Prince, dit la comtesse, ma chère, pour pleurer ?
— Je ne pense pas à Prince, mais à mon mari ; j’ai peur qu’il ne lui arrive malheur !
— Comme ils nous ont gâté cette matinée.
— Comme ils gâtent le pays ! dit la jeune femme.
Ils trouvèrent le général à la grille.
— D’où venez-vous donc ? dit-il.
— Vous allez le savoir, répondit Blondet d’un air mystérieux en faisant descendre madame Michaud, dont la tristesse frappa le comte.
Un instant après, le général et Blondet étaient sur la terrasse des appartements.
— Vous êtes bien suffisamment muni de courage moral, vous ne vous mettrez pas en colère…
— Non, dit le général ; mais finissez-en, ou je crois que vous voulez vous moquer de moi…
— Voyez-vous ces arbres à feuillages morts ?
— Oui.
[Lov. A175, 87] — Voyez-vous ceux qui sont pâles ?
— Oui.
— Eh ! bien, autant d’arbres morts et tués par vos paysans que vous croyez avoir gagnés par vos bienfaits.
Et Blondet raconta les aventures de la matinée. Le général était si pâle, qu’il effraya Blondet.
— Eh ! bien, jurez, sacrez, emportez-vous, votre contraction peut vous faire encore plus de mal que la colère.
— Je vais fumer, dit le comte, qui alla à son kiosque.
Pendant le déjeuner, Michaud revint ; il n’avait pu rencontrer personne. Sibilet, mandé par le comte, vint aussi.
— Monsieur Sibilet, et vous, monsieur Michaud, faites savoir avec prudence dans le pays que je donne mille francs à celui qui me fera saisir en flagrant délit ceux qui tuent ainsi mes arbres ; il faut connaître l’outil dont ils se servent, où ils l’ont acheté, et j’ai mon plan…
— Ces gens-là ne se vendent jamais, dit Sibilet, quand il y a des crimes commis à leur profit et médités ; car cette invention-là a été réfléchie, combinée.
— Oui, mais mille francs pour eux, c’est un ou deux arpents de terre.
— Nous essaierons, dit Sibilet ; mais [un] homme ne se [vendrait] qu’à deux mille.
— Deux mille, dit le général ; mais si je saisis quelqu’un à l’ouvrage…
— À deux mille, je réponds de trouver un traître, dit Sibilet, surtout si on lui garde le secret.
— Mais, faisons comme si nous ne savions rien, moi surtout ; il faut plutôt que ce soit vous qui vous soyez aperçu de cela ; je l’ignore encore, sans quoi nous serions victimes de [Lov. A175, 88] quelque combinaison ; il faut plus se défier de ces brigands-là, que de l’ennemi.
— Mais, c’est l’ennemi, dit Blondet.
Sibilet lui jeta le regard en dessous, de l’homme qui comprenait la portée du mot, et il se retira.
— Votre Sibilet, je ne l’aime pas, reprit Blondet, quand il l’eut entendu quitter la maison, c’est un homme faux.
— Jusqu’à présent, il n’y a rien à en dire, répondit Michaud.
Chapitre VIII
Vertus champêtres
À la nuit, Marie Tonsard était vers Soulanges, assise sur la marge d’un ponceau de la route, attendant Bonnébault, qui avait passé, suivant son habitude la journée au café. Elle l’entendit de loin, et son pas lui indiqua qu’il était ivre et qu’il avait perdu, car il chantait quand il avait gagné.
— Est-ce toi, Jacques ?
— Oui, petite…
— Qu’as-tu ?
— Je dois vingt-cinq francs, et l’on me tordrait bien vingt-cinq fois le cou avant que je les trouve.
— Eh ! bien, nous pourrons en avoir [cinq cents], lui dit-elle à l’oreille.
— Oh ! il s’agit de tuer quelqu’un ; mais je veux vivre…
— Eh ! non, Vaudoyer nous les donne, si tu fais prendre ta mère à un arbre.
— J’aime mieux tuer un homme que de vendre ma mère. Toi, tu as ta grand’mère, la Tonsard, pourquoi ne la livres-tu pas ?…
— Si ça se faisait, mon père empêcherait les farces !
— C’est vrai : c’est égal ; ma mère n’ira pas en prison ; pauvre vieille ! elle me cuit mon pain, elle me trouve des hardes, et cela pour moi… Aller en prison ; je n’aurais point de cœur ! Et de peur qu’on ne la vende, [Lov. A175, 89] je vas lui dire ce soir de ne pas cercler les arbres…
— Hé ! bien, mon père fera ce qu’il voudra, je lui dirai qu’il y a cinq cents francs à gagner, et il demandera à ma grand’mère si elle le veut. C’est qu’on ne mettra jamais une femme de soixante-dix ans en prison ! D’ailleurs, elle y sera mieux que dans son grenier…
— Cinq cents francs !… J’en parlerai à ma mère, dit Bonnébault ; au fait, si ça l’arrange de me les donner, je lui en laisserai quelque chose pour vivre en prison ; elle filera, elle s’amusera, elle n’aura pas plus de soucis qu’à Couches. Acteurs, à demain.
Le lendemain, à cinq heures du matin, au petit jour, Bonnébault et sa mère frappaient à la porte du Grand-I-Vert, où la vieille mère Tonsard seule, était levée.
— Marie ? cria Bonnébault, l’affaire est faite.
— Est-ce l’affaire d’hier pour les arbres, dit la vieille Tonsard ; c’est moi qui la prends.
— Mon garçon a promesse d’un arpent pour ce prix-là, de monsieur Rigou…
Les deux vieilles se disputèrent à qui serait vendue par ses enfants. Au bruit de la querelle, la maison s’éveilla. Tonsard et Bonnébault prirent chacun parti pour leurs mères.
— Tirez à la courte paille, dit madame Tonsard.
La courte paille décida pour le cabaret. Trois jours après, au point du jour, les gendarmes emmenèrent, du fond de la forêt, à La-Ville-aux-Fayes, la vieille Tonsard surprise en flagrant délit, par les gardes et le garde-champêtre, avec une mauvaise lime qui servait à déchirer l’arbre et un chasse-clou avec lequel les délinquants lissaient cette [Lov. A175, 90] hachure annulaire, comme l’insecte lisse son chemin. On constata dans le procès-verbal, l’existence de cette perfide opération sur soixante arbres, dans un rayon de cinq cents pas. La vieille Tonsard fut transférée à Auxerre ; le cas était de la juridiction de la Cour d’assises.
Quand Michaud vit au pied de l’arbre la vieille Tonsard, il ne put s’empêcher de dire : — Voilà les gens sur qui monsieur et madame la comtesse versent leurs bienfaits !… Ma foi, s’il m’écoutait, il ne donnerait point de dot à la petite Tonsard, elle vaut encore moins que sa grand’mère…
La vieille leva vers Michaud ses yeux [gris] et lui lança un regard de vipère. En effet, en apprenant quel était l’auteur de ce crime, le comte défendit à sa femme de rien donner à Catherine Tonsard.
— Monsieur le comte fera d’autant mieux, dit Sibilet, que j’ai su que le champ que Godain a acheté, c’était trois jours avant que Catherine vînt parler à madame. Ainsi ces deux gens-là avaient compté sur l’effet de cette scène, et sur la compassion de madame. Elle est bien capable, Catherine, de s’être mise dans le cas où elle était, pour avoir un motif d’avoir la somme, car Godain n’est pour rien dans l’affaire…
— Quelles gens ! dit Blondet ; les mauvais sujets de Paris sont des saints…
— Ah ! monsieur, dit Sibilet, l’intérêt fait commettre des horreurs partout. Savez-vous qui a trahi la Tonsard ?
— Non !
— Sa fille Marie ; elle était jalouse du mariage de sa sœur, et pour s’établir…
— C’est épouvantable ! dit le comte ; mais ils assassineraient donc pour…
— Oh ! dit Sibilet, pour peu de chose ; ils tiennent si peu à la vie, ces gens-là ; ils s’ennuient de toujours travailler. Oh ! monsieur, [Lov. A175, 91] il ne se passe pas, au fond des campagnes, des choses plus belles que dans Paris ; mais vous ne le croiriez pas.
— Soyez donc bons et bienfaisants ! dit la comtesse.
Le soir de l’arrestation, Bonnébault vint au cabaret du Grand-I-Vert, où toute la famille était joyeuse.
— Oui, oui, réjouissez-vous, dit-il, je viens d’apprendre par Vaudoyer que pour vous punir, la comtesse retire les mille francs promis à la Godain ; son mari ne veut pas.
— C’est Michaud qui le lui a conseillé, dit Tonsard, ma mère l’a entendu, elle me l’a dit à La-Ville-aux-Fayes, où je suis allé lui donner de l’argent et toutes ses affaires. Eh ! bien, qu’elle ne les donne pas ; nos cinq cents francs aideront la Godain à payer, et je me vengerai de ça ; nous deux Godain… Ah ! Michaud se mêle de nos petites affaires ! qu’est-ce que ça lui fait ? ça passe-t-il dans son bois ? C’est lui qu’est l’auteur de tout ce tapage-là ; c’est lui qu’a découvert la mèche, le jour où ma mère a coupé le sifflet à son chien. Et si je me mêlais des affaires du château, moi ! si je disais au général que sa femme se promène le matin dans les bois avec un jeune homme, sans craindre la rosée ; faut avoir les pieds chauds pour ça…
— Le général, le général, dit Courtecuisse, on en ferait tout ce qu’on voudrait, mais c’est Michaud qui lui monte la tête… un faiseur d’embarras, il ne sait rien de son métier.
— Le fait est, dit Vaudoyer, que si Michaud n’y était plus nous serions tranquilles.
— Assez causé, dit Tonsard, nous parlerons de cela plus tard, au clair de lune, en plein champ.
Vers la fin d’octobre, la comtesse partit et laissa le général seul pour une quinzaine, [Lov. A175, 92] elle ne voulait pas perdre les représentations du théâtre italien, elle était d’ailleurs seule depuis un mois, elle n’avait plus la société d’Émile qui l’aidait à passer les moments où le général courait la campagne et allait à ses affaires.
Novembre fut un vrai mois d’hiver, sombre et gris, entrecoupé de froids et de dégels, de neige et de pluie. L’affaire de la vieille Tonsard avait nécessité le voyage des témoins, et Michaud était allé déposer. Monsieur Rigou s’était intéressé à cette vieille femme, il lui avait donné un avocat qui s’appuya de l’absence de tout témoin autre que les intéressés ; mais les témoignages de Michaud et de ses gardes corroborés de ceux du garde-champêtre et de deux des gendarmes décidèrent la question ; la mère de Tonsard fut condamnée à cinq ans de prison, et l’avocat dit à Tonsard fils : — C’est la déposition de [Michaud] qui nous vaut ça !
Mais ce qui influa le plus, fut la récidive et la méchanceté préméditée, attestée par les outils.
Chapitre IX
La catastrophe
Un samedi soir, Courtecuisse, Bonnébault, Godain, Tonsard, ses filles, sa femme, Vaudoyer, et plusieurs manouvriers étaient à souper dans le cabaret, il faisait un demi-clair de lune, et une de ces gelées qui rendent le terrain sec ; la première neige était fondue, ainsi les pas d’un homme dans la campagne ne laissaient point de ces traces au moyen desquelles on finit, dans les cas graves, par avoir des indices sur les délits. Ils mangeaient un ragoût fait avec des lièvres pris au collet ; on riait, on buvait, c’était le lendemain des noces de la Godain, que l’on devait reconduire chez elle. Sa maison n’était pas loin de celle de Courtecuisse. Quand Rigou vendait un arpent de terre, c’est qu’il était isolé et près [Lov. A175, 93] des bois. Courtecuisse et Vaudoyer avaient leurs fusils pour reconduire la mariée, tout le pays était endormi. Pas une lumière ne se voyait, il n’y avait que cette noce d’éveillée et qui tapageait de son mieux. À cette heure la Bonnébault entra, chacun la regarda.
— La femme, dit-elle à l’oreille de Tonsard et de son fils, a l’air de vouloir accoucher, il vient de faire seller son cheval et il va quérir monsieur Gourdon à Soulanges.
— Asseyez-vous, la mère, lui dit Tonsard, qui lui donna sa place à table, et alla se coucher sur un banc.
En ce moment on entendit le bruit d’un cheval au galop, qui passa rapidement dans le chemin. Tonsard, Courtecuisse et Vaudoyer sortirent brusquement et virent Michaud qui allait par le village.
— Comme il entend son affaire, dit Courtecuisse, il a descendu le long du perron, prend par Blangy et la route, c’est le plus sûr…
— Oui, dit Tonsard, mais il amènera monsieur Gourdon.
— Il ne le trouvera peut-être pas, dit Courtecuisse ; il vient d’aller à Couches, pour la bourgeoise de la poste, qui fait le monde à cette heure.
— Mais alors, il ira par la grand’route, de Soulanges à Couches, c’est le plus court.
— Et c’est sûr, dit Vaudoyer, il aime assez sa femme pour ça.
— Et c’est le plus sûr pour nous, dit Courtecuisse, il fait un joli clair de lune, sur la grand’route il n’y a pas de garde comme dans les bois, on entend de loin, et des pavillons, là, derrière les haies, à l’endroit où elles joignent le petit bois, on peut tirer un homme par derrière comme un lapin, à cinq pas…
— Il sera onze heures et demie quand il [Lov. A175, 94] passera là, dit Tonsard, il va mettre une demi-heure pour aller à Soulanges, et autant pour revenir là. Ah çà, mes enfants, si monsieur Gourdon était sur la route…
— Ne t’inquiète pas, dit Courtecuisse, moi je serai à dix minutes de toi, sur la route au droit de Blangy, tirant sur Soulanges, Vaudoyer sera à dix minutes de toi, tirant sur Couches, et s’il vient quelqu’un, une voiture de poste, la malle, les gendarmes, enfin qui que ce soit, nous tirons un coup en terre, un coup étouffé.
— Et si je le manque…
— Il a raison, dit Courtecuisse ; je suis meilleur tireur que toi, Vaudoyer, j’irai avec toi, Bonnébault me remplacera, il jettera un cri, ça s’entendra mieux et c’est moins suspect.
Tous trois rentrèrent, la noce continua ; seulement à onze heures, Vaudoyer, Courtecuisse, Tonsard et Bonnébault sortirent avec leurs fusils sans qu’aucune des femmes y fît attention. Ils revinrent d’ailleurs trois quarts d’heure après, et se remirent à boire jusqu’à une heure du matin. Les deux filles Tonsard, leur mère et la Bonnébault avaient tant fait boire le meunier, les manouvriers et les deux paysans, ainsi que le père de la Tonsard, qu’ils étaient couchés par terre, et ronflaient quand les quatre convives partirent ; et à leur retour, on secoua les dormeurs, qu’ils retrouvèrent chacun à sa place.
Pendant que cette orgie allait son train, le ménage de Michaud était dans de mortelles inquiétudes. Olympe avait eu de fausses douleurs, et ces douleurs se calmèrent aussitôt que son esprit se préoccupa des dangers que sa servante lui disait être imaginaires. Elle était dans sa chambre au coin de son feu, prêtant l’oreille à tout ; et dans sa terreur qui s’accroissait de quart d’heure en quart [Lov. A175, 95] d’heure, elle avait fait lever le domestique. La pauvre petite femme allait et venait dans une agitation fébrile ; elle regardait à ses croisées malgré le froid ; elle descendait, elle écoutait.
— Je ne sais pas ce que j’ai, disait-elle à sa servante et au domestique ; mais il me semble qu’il arrive malheur à mon mari.
À minuit un quart environ, elle s’écria : — Le voici, j’entends son cheval ! Et elle descendit suivie du domestique, qui se mit en devoir d’ouvrir la grille. — C’est singulier, dit-elle, il revient par les bois de Couches. Puis elle resta comme frappée de terreur, immobile, sans voix. Le domestique partagea cette horreur, car il y avait dans le galop furieux du cheval et dans le claquement des étriers vides qui sonnaient, je ne sais quoi de désordonné, accompagné de ces hennissements significatifs que les chevaux poussent quand ils vont seuls ; sa respiration annonçait une course faite avec effroi. Bientôt, et trop tôt pour la malheureuse femme, le cheval arriva trempé de sueur à la grille seul ; il avait cassé ses brides, dans lesquelles il s’était sans doute empêtré. Olympe regarda le domestique ouvrir la grille ; elle vit le cheval, et se mit à courir au château comme une folle ; elle y arriva ; elle tomba sous les fenêtres du général, en criant : — Monsieur, ils l’ont assassiné…
Ce cri fut si terrible, qu’il réveilla le comte ; il sonna, mit toute la maison sur pied, et les gémissements de madame Michaud, qui accouchait par terre, attirèrent le général et ses gens. On releva la pauvre femme mourante, et qui mourut en disant au général : — Mort ! ils l’ont tué !…
— Joseph, dit le comte à son valet de chambre, courez chercher monsieur Gourdon, car [Lov. A175, 96] il faut tâcher de sauver l’enfant !… Et vous, dit-il à un jardinier, allez savoir ce qui s’est passé.
— Il s’est passé, dit le domestique du pavillon, que le cheval de monsieur Michaud vient de rentrer tout seul, les brides cassées, les jambes en sang… Il y a une tache de sang sur la selle, comme une coulure.
— Que faire la nuit ! dit le comte. Allez éveiller Groison, allez chercher les gardes, sellez les chevaux, et nous battrons la campagne.
Au petit jour huit personnes, le comte, Groison, les trois gardes et deux gendarmes venus de Soulanges avec le maréchal-des-logis, explorèrent le pays. On finit au milieu de la journée par trouver le corps du garde-général dans un bouquet de bois, entre la grande route et celle de La-Ville-aux-Fayes, au bout du parc des Aigues, à cinq cents pas de la grille de Couches. Deux gendarmes partirent, l’un pour La-Ville-aux-Fayes chercher le procureur du Roi, et l’autre pour Soulanges chercher le juge de paix. En attendant, monsieur de Montcornet fit un procès-verbal, aidé par le maréchal-des-logis. On trouva sur la grande route le piétinement d’un cheval qui s’était cabré, à la hauteur du second pavillon, et les traces vigoureuses du galop d’un cheval effrayé jusqu’au premier sentier du bois au dessous de la haie. Le cheval n’étant plus guidé avait pris par là ; le chapeau de Michaud était dans ce sentier. Pour revenir à son écurie, le cheval avait pris le chemin le plus court. Michaud avait une balle dans le dos, la colonne vertébrale était brisée.
Groison et le maréchal-des-logis étudièrent avec une sagacité remarquable le terrain autour du piétinement qui indiquait ce qu’en style judiciaire on nomme le théâtre du crime, [Lov. A175, 97] et ils ne purent découvrir aucun indice. La terre était trop gelée pour garder l’empreinte des pieds de celui qui avait tué Michaud ; ils trouvèrent seulement le papier d’une cartouche. Quand le procureur du Roi, le juge d’instruction et monsieur Gourdon vinrent pour relever le corps et en faire l’autopsie, il fut constaté que la balle, [qui] s’accordait avec les débris de la bourre, était une balle de fusil de munition, tirée avec un fusil de munition, et il n’existait pas un seul fusil de munition dans la commune de Blangy. Le juge d’instruction, monsieur Soudry, le soir, au château, furent d’avis de réunir les éléments de l’instruction et d’attendre. Ce fut aussi l’avis du procureur du Roi, du maréchal-des-logis et du lieutenant de la gendarmerie de La-Ville-aux-Fayes.
— Il est impossible que ce ne soit pas un coup monté entre les gens du pays, dit le maréchal-des-logis ; mais il y a deux communes, Couches et Blangy, et il y a dans chacune cinq à six gens capables d’avoir fait le coup. Celui que je soupçonnerais le plus, Tonsard, a passé la nuit à godailler, mais votre adjoint était de la noce, votre meunier, il ne les a pas quittés ; ils étaient gris à ne pas se tenir, ils ont reconduit la mariée à une heure et demie, et l’arrivée du cheval annonce que Michaud a été assassiné entre onze heures et minuit. À dix heures et un quart, Groison a vu toute la noce attablée, et monsieur Michaud a passé par là pour aller à Soulanges où il est venu à onze heures. Son cheval s’est cabré entre les pavillons de la route ; mais il peut avoir reçu le coup avant Blangy, et s’être tenu pendant quelque temps. Il faut décerner des mandats contre vingt personnes au moins, arrêter tous les suspects ; mais ces messieurs connaissent les paysans comme je les connais, vous les tiendrez pendant un an en prison, [Lov. A175, 98] vous n’en aurez rien tiré que des dénégations. Que voulez-vous faire à tous ceux qui étaient chez Tonsard ?
On fit venir Langlumé, le meunier et l’adjoint de monsieur de Montcornet, et il raconta sa soirée : ils étaient tous dans le cabaret ; on n’en était sorti que pour quelques instants dans la cour… Il y était allé avec Tonsard sur les onze heures, ils avaient parlé de la lune et du temps ; ils n’avaient rien entendu. Il nomma tous les [convives] : à deux heures on avait reconduit les mariés.
Le général convint, avec le maréchal-des-logis, le lieutenant de la gendarmerie et le procureur du Roi, d’envoyer de Paris un homme habile de la police de sûreté, qui viendrait au château, comme ouvrier, et qui se conduirait assez mal pour être renvoyé, qui boirait, et qui resterait dans le pays mécontent du général. C’était le meilleur plan à suivre pour guetter une indiscrétion.
— Quand je devrais y dépenser dix mille francs, je finirai par découvrir le meurtrier…
Le général partit, et revint au mois de janvier avec un des plus rusés acolytes du chef de la police de sûreté, qui s’installa pour diriger les services, et qui braconna. L’on fit des procès-verbaux contre lui, le général le mit à la porte, et revint à Paris au mois de février.
Chapitre X
Le triomphe des vaincus
Au mois de mai, quand la belle saison fut venue, et que les Parisiens furent arrivés aux Aigues, un soir, monsieur [de] Troisville, que sa fille avait amené, Blondet, le curé, le général, le sous-préfet de La-Ville-aux-Fayes, qui était en visite, jouaient au whist, il était onze heures et demi. Joseph vint dire à son maître que ce mauvais ouvrier renvoyé voulait lui parler, il disait que le général lui redevait quelque chose, il était gris.
[Lov. A175, 99] — Bon, j’y vais, et le général alla sur la pelouse.
— Monsieur le comte, on ne tirera jamais rien de ces gens ; tout ce que j’ai deviné, c’est que, si vous continuez à rester dans le pays et à vouloir que les paysans renoncent aux habitudes que mademoiselle Laguerre leur a laissé prendre, on vous tirera quelque coup de fusil aussi… D’ailleurs, ils se défient plus de moi que de vos gardes.
Le comte paya l’espion, qui partit, et dont le départ justifia les soupçons des complices de la mort de Michaud. Mais quand il revint dans le salon, il y eut sur sa figure trace d’une émotion, et sa femme lui demanda ce qu’il venait d’apprendre.
— Mais la mort de Michaud est un avis indirect qu’on nous donne de quitter le pays…
— Moi, dit monsieur de Troisville, je ne quitterais point, j’ai eu ces difficultés-là en Normandie, mais sous une autre forme, et j’ai persisté, maintenant tout va bien.
— Monsieur le marquis, dit le sous-préfet, la Normandie et la Bourgogne sont deux pays bien différents, ici nous avons le sang plus chaud, nous ne connaissons pas si bien les lois, et nous sommes entourés de forêts, l’industrie ne nous a pas encore gagnés ; nous sommes sauvages… Si j’ai un conseil à donner à monsieur le comte, c’est de vendre sa terre, et de la placer en rente, il doublera son revenu, et n’aura pas le moindre souci ; s’il aime la campagne, il aura, dans les environs de Paris, un château, avec un parc entouré de murs, aussi beau que celui des Aigues, où personne n’entrera, et qui n’aura que des fermes louées à des gens qui viendront en cabriolet le payer en billets de banque, et il ne fera pas dans l’année un seul procès-verbal… Il ira et viendra en trois [Lov. A175, 100] ou quatre heures, et monsieur Blondet ne nous manquera pas si souvent, madame la comtesse…
— Moi, reculer devant des paysans, quand je n’ai pas reculé même sur le Danube…
— Oui, mais où sont vos cuirassiers, dit Blondet.
— Une aussi belle terre !
— Vous en aurez aujourd’hui plus de deux millions.
— Le château a dû coûter cela, [dit] monsieur de Troisville.
— Une des plus belles propriétés qu’il y ait à vingt lieues à la ronde, dit le sous-préfet, mais vous retrouverez mieux aux environs de Paris.
— Qu’a-t-on de rente avec deux millions cinq cent mille francs ? demanda la comtesse.
— Aujourd’hui, environ cent quarante mille francs, répondit Blondet.
— Les Aigues ne rapportent pas en sac plus de quarante mille francs, dit la comtesse, encore ces années-ci vous avez fait d’immenses dépenses ; vous avez entouré les bois de fossés…
— On a, dit Blondet, un château royal aujourd’hui pour cinq cent mille francs aux environs de Paris. On achète les folies des autres.
— Je croyais que vous teniez aux Aigues ? dit le comte à sa femme.
— Oui, mais je tiens encore plus à votre existence, dit-elle. Je vous aime encore assez pour ne pas vouloir être veuve.
Le lendemain soir, dans le salon de monsieur Gaubertin, à La-Ville-aux-Fayes, le sous-préfet fut accueilli par cette phrase que lui dit le maire : — Eh ! bien, vous venez des Aigues ?…
— Oui, mais j’ai bien peur que nous perdions le général ; il va vendre sa terre.
— On ne peut toujours pas découvrir les [Lov. A175, 101] auteurs de l’assassinat commis sur la personne de son garde, dit le juge d’instruction.
— Ça nuira beaucoup à la vente des Aigues, dit Gaubertin devant tout son monde ; je sais bien, moi, que je ne les achèterais pas… Les gens du pays sont trop mauvais ; même du temps de mademoiselle Laguerre, je me disputais avec eux, et Dieu sait comme elle les laissait faire.
Vers la fin du mois de mai, rien n’annonçait que le général eût l’intention de mettre en vente les Aigues ; il était indécis. Un soir, sur les dix heures, il rentrait de la forêt par une des six avenues qui conduisaient au pavillon du Rendez-vous, et il avait renvoyé son garde, en se voyant assez près du pavillon. Au détour de l’allée, un homme armé d’un fusil sortit d’un buisson.
— Général, dit-il, voilà la troisième fois que vous vous trouvez au bout de mon canon, et voilà la troisième fois que je vous donne la vie…
— Et pourquoi veux-tu me tuer, Bonnébault ? dit le comte, sans témoigner la moindre peur.
— Ma foi, si c’était pas moi, ce serait un autre ; et moi, j’aime les gens qui ont servi l’Empereur : je peux pas me décider à vous tuer comme un pigeon. Ne me questionnez pas ; je veux rien dire… Mais vous avez des ennemis plus puissants que vous ; j’aurai mille écus si je vous tue, et j’épouserai Marie Tonsard. Eh ! bien, donnez-moi quelques méchants arpents de terre et une méchante baraque, je continuerai à dire ce que j’ai dit, qu’il ne s’est pas trouvé d’occasion… Vous aurez le temps de vendre votre terre et de vous en aller… Je suis encore un honnête homme, dans ce que je suis ; je vous le répète, si ce n’est pas moi, ce sera un autre.
[Lov. A175, 102] — Et si je te donne ce que tu me demandes, me diras-tu qui t’as promis deux mille francs ?
— Je ne le sais pas ; et la personne qui me pousse à cela, je l’aime trop pour vous la nommer ; et quand vous sauriez que c’est Marie Tonsard, Marie Tonsard est comme un mur ; et moi, je nierai vous l’avoir dit ; et d’elle, moi, je ne peux rien savoir.
— Viens me voir demain matin, dit le général.
— Ça suffit, dit Bonnébault ; si l’on me trouvait maladroit, je vous préviendrais.
Huit jours après cette conversation singulière, tout l’arrondissement, tout le département et Paris était farci d’énormes affiches annonçant la vente des Aigues par lots, en l’étude de maître Corbinet, notaire à Soulanges. Tous les lots furent adjugés à Rigou, et montèrent, malgré les demandes du général qui, dans le concours des adjudicataires venus de tous les coins, avait envoyé un homme pour pousser, à la somme totale de deux millions trois cent mille francs. Le lendemain Rigou fit changer les noms, monsieur Gaubertin avait les bois en commun, et lui les vignes. Le château et le parc furent revendus à la bande noire, moins le pavillon et ses dépendances que se réserva monsieur Gaubertin.
En 1837, pendant l’hiver, au moment où l’un des plus remarquables écrivains politiques et journalistes de ce temps, Émile Blondet, arrivait au dernier degré de misère, cachée sous les dehors d’une vie bruyante et débauchée, et qu’il hésitait à prendre un parti désespéré, en voyant que ses travaux, son esprit, son savoir, sa science des affaires, ne l’avaient amené à rien qu’à écrivailler au profit des autres, en voyant toutes les places prises, en se sentant au bord de l’âge mûr, sans considération, en apercevant des sots et des niais [RP 274] bourgeois remplacer les gens de cour et les incapables de la Restauration, et le gouvernement se reconstituer comme il était avant 1830. Un soir, où il était bien près du suicide, qu’il avait tant poursuivi de ses plaisanteries, et qu’en jetant un dernier regard sur sa déplorable existence, calomniée et surchargée de travaux bien plus que de ces orgies qu’on lui reprochait, il voyait une noble et belle figure de femme, comme on voit une statue restée entière et pure au milieu des plus tristes ruines, son portier lui remit une lettre cachetée en noir, où la comtesse de Montcornet lui annonçait la mort du général, qui avait repris du service et commandait une division. Elle était son héritière ; elle n’avait pas d’enfants. La lettre, quoique [RP 275] digne, indiquait à Blondet que la femme de quarante ans, qu’il avait aimée jeune, lui tendait une main fraternelle et une fortune considérable. Il y a quelques jours, le mariage de la comtesse de Montcornet et de monsieur Blondet, nommé préfet, a eu lieu. Pour se rendre à sa préfecture, il prit par la route où se trouvaient autrefois les Aigues, et il fit arrêter dans l’endroit où étaient jadis les deux pavillons, voulant visiter la commune de Blangy, peuplée de si doux souvenirs pour les deux voyageurs. Le pays n’était plus reconnaissable. Les bois mystérieux, les avenues du parc, tout avait été défriché ; la campagne ressemblait à la carte d’échantillons d’un tailleur. Le paysan avait pris possession de la terre en vainqueur et en conquérant. Elle était déjà divisée en plus de mille lots, et la population avait triplé entre Couches et Blangy. La mise en culture de ce beau parc, si soigné, si voluptueux naguères, avait dégagé le pavillon du Rendez-vous, devenu la villa il Buen-Retiro, de dame Isaure Gaubertin ; c’était le seul bâtiment resté debout, et qui dominait le paysage, ou, pour mieux dire, la petite culture remplaçant le paysage. Cette construction ressemblait à un château, tant étaient misérables les maisonnettes bâties tout autour, comme bâtissent les paysans.
— Voilà le progrès ! s’écria Émile. C’est une page du Contrat social de Jean-Jacques ! Et moi je suis attelé à la machine sociale qui fonctionne ainsi !… Mon Dieu ! que deviendront les rois dans peu ! Mais que deviendront, avec cet état de choses, les nations elles-mêmes dans cinquante ans ?…
— Tu m’aimes, tu es à côté de moi ; je trouve le présent bien beau, et ne me soucie guère d’un avenir si lointain, lui répondit sa femme.
— Auprès de toi, vive le présent ! dit gaiement l’amoureux Blondet, et au diable l’avenir ! Puis il fit signe au cocher de partir, et tandis que les chevaux s’élançaient au galop, les nouveaux mariés reprirent le cours de leur lune de miel.