Il se trouve dans certaines villes de province des maisons dont la vue inspire une mélancolie égale à celle que provoquent les cloîtres les plus sombres, les landes les plus ternes ou les ruines les plus tristes. Peut-être y a-t-il à la fois dans ces maisons et le silence du cloître et l’aridité des landes et les ossements des ruines : la vie et le mouvement y sont si tranquilles qu’un étranger les croirait inhabitées, s’il ne rencontrait tout à coup le regard pâle et froid d’une personne immobile dont la figure à demi monastique dépasse l’appui de la croisée, au bruit d’un pas inconnu. Ces principes de mélancolie existent dans la physionomie d’un logis situé à Saumur, au bout de la rue montueuse qui mène au château, par le haut de la ville. Cette rue, maintenant peu fréquentée, chaude en été, froide en hiver, obscure en quelques endroits, est remarquable par la sonorité de son petit pavé caillouteux, toujours propre et sec, par l’étroitesse de sa voie tortueuse, par la paix de ses maisons qui appartiennent à la vieille ville, et que dominent les remparts. Des habitations trois fois séculaires y sont encore solides quoique construites en bois, et leurs divers aspects contribuent à l’originalité qui recommande cette partie de Saumur à l’attention des antiquaires et des artistes. Il est difficile de passer devant ces maisons, sans admirer les énormes madriers dont les bouts sont taillés en figures {p. 207} bizarres et qui couronnent d’un bas-relief noir le rez-de-chaussée de la plupart d’entre elles. Ici, des pièces de bois transversales sont couvertes en ardoises et dessinent des lignes bleues sur les frêles murailles d’un logis terminé par un toit en colombage que les ans ont fait plier, dont les bardeaux pourris ont été tordus par l’action alternative de la pluie et du soleil. Là se présentent des appuis de fenêtre usés, noircis, dont les délicates sculptures se voient à peine, et qui semblent trop légers pour le pot d’argile brune d’où s’élancent les œillets ou les rosiers d’une pauvre ouvrière. Plus loin, c’est des portes garnies de clous énormes où le génie de nos ancêtres a tracé des hiéroglyphes domestiques dont le sens ne se retrouvera jamais. Tantôt un protestant y a signé sa foi, tantôt un ligueur y a maudit Henri IV. Quelque bourgeois y a gravé les insignes de sa noblesse de cloches, la gloire de son échevinage oublié. L’Histoire de France est là tout entière. À côté de la tremblante maison à pans hourdés où l’artisan a déifié son rabot, s’élève l’hôtel d’un gentilhomme où sur le plein-cintre de la porte en pierre se voient encore quelques vestiges de ses armes, brisées par les diverses révolutions qui depuis 1789 ont agité le pays. Dans cette rue, les rez-de-chaussée commerçants ne sont ni des boutiques ni des magasins, les amis du moyen-âge y retrouveraient l’ouvrouère de nos pères en toute sa naïve simplicité. Ces salles basses, qui n’ont ni devanture, ni montre, ni vitrages, sont profondes, obscures et sans ornements extérieurs ou intérieurs. Leur porte est ouverte en deux parties pleines, grossièrement ferrées, dont la supérieure se replie intérieurement, et dont l’inférieure armée d’une sonnette à ressort va et vient constamment. L’air et le jour arrivent à cette espèce d’antre humide, ou par le haut de la porte, ou par l’espace qui se trouve entre la voûte, le plancher et le petit mur à hauteur d’appui dans lequel s’encastrent de solides volets, ôtés le matin, remis et maintenus le soir avec des bandes de fer boulonnées. Ce mur sert à étaler les marchandises du négociant. Là, nul charlatanisme. Suivant la nature du commerce, les échantillons consistent en deux ou trois baquets pleins de sel et de morue, en quelques paquets de toile à voile, des cordages, du laiton pendu aux solives du plancher, des cercles le long des murs, ou quelques pièces de drap sur des rayons. Entrez ? Une fille propre, pimpante de jeunesse, au blanc fichu, aux bras rouges quitte son tricot, appelle son père ou sa mère qui vient et vous vend à vos souhaits, flegmatiquement, {p. 208} complaisamment, arrogamment, selon son caractère, soit pour deux sous, soit pour vingt mille francs de marchandise. Vous verrez un marchand de merrain assis à sa porte et qui tourne ses pouces en causant avec un voisin, il ne possède en apparence que de mauvaises planches à bouteilles et deux ou trois paquets de lattes ; mais sur le port son chantier plein fournit tous les tonneliers de l’Anjou ; il sait, à une planche près, combien il peut de tonneaux si la récolte est bonne ; un coup de soleil l’enrichit, un temps de pluie le ruine : en une seule matinée, les poinçons valent onze francs ou tombent à six livres. Dans ce pays, comme en Touraine, les vicissitudes de l’atmosphère dominent la vie commerciale. Vignerons, propriétaires, marchands de bois, tonneliers, aubergistes, mariniers sont tous à l’affût d’un rayon de soleil ; ils tremblent en se couchant le soir d’apprendre le lendemain matin qu’il a gelé pendant la nuit ; ils redoutent la pluie, le vent, la sécheresse, et veulent de l’eau, du chaud, des nuages, à leur fantaisie. Il y a un duel constant entre le ciel et les intérêts terrestres. Le baromètre attriste, déride, égaie tour à tour les physionomies. D’un bout à l’autre de cette rue, l’ancienne Grand’rue de Saumur, ces mots : Voilà un temps d’or ! se chiffrent de porte en porte. Aussi chacun répond-il au voisin : Il pleut des louis, en sachant ce qu’un rayon de soleil, ce qu’une pluie opportune lui en apporte. Le samedi, vers midi, dans la belle saison, vous n’obtiendriez pas pour un sou de marchandise chez ces braves industriels. Chacun a sa vigne, sa closerie, et va passer deux jours à la campagne. Là, tout étant prévu, l’achat, la vente, le profit, les commerçants se trouvent avoir dix heures sur douze à employer en joyeuses parties, en observations, commentaires, espionnages continuels. Une ménagère n’achète pas une perdrix sans que les voisins ne demandent au mari si elle était cuite à point. Une jeune fille ne met pas la tête à sa fenêtre sans y être vue par tous les groupes inoccupés. Là donc les consciences sont à jour, de même que ces maisons impénétrables, noires et silencieuses n’ont point de mystères. La vie est presque toujours en plein air : chaque ménage s’assied à sa porte, y déjeune, y dîne, s’y dispute. Il ne passe personne dans la rue qui ne soit étudié. Aussi, jadis, quand un étranger arrivait dans une ville de province, était-il gaussé de porte en porte. De là les bons contes, de là le surnom de copieux donné aux habitants d’Angers qui excellaient à ces railleries urbaines. Les anciens hôtels de la vieille ville sont {p. 209} situés en haut de cette rue jadis habitée par les gentilshommes du pays. La maison pleine de mélancolie où se sont accomplis les événements de cette histoire était précisément un de ces logis, restes vénérables d’un siècle où les choses et les hommes avaient ce caractère de simplicité que les mœurs françaises perdent de jour en jour. Après avoir suivi les détours de ce chemin pittoresque dont les moindres accidents réveillent des souvenirs et dont l’effet général tend à plonger dans une sorte de rêverie machinale, vous apercevez un renfoncement assez sombre, au centre duquel est cachée la porte de la maison à monsieur Grandet. Il est impossible de comprendre la valeur de cette expression provinciale sans donner la biographie de monsieur Grandet. [ill.]
Monsieur Grandet jouissait à Saumur d’une réputation dont les causes et les effets ne seront pas entièrement compris par les personnes qui n’ont point, peu ou prou, vécu en province. Monsieur Grandet, encore nommé par certaines gens le père Grandet, mais le nombre de ces vieillards diminuait sensiblement, était en 1789 un maître-tonnelier fort à son aise, sachant lire, écrire et compter. Dès que la République française mit en vente, dans l’arrondissement de Saumur, les biens du clergé, le tonnelier, alors âgé de quarante ans, venait d’épouser la fille d’un riche marchand de planches. Grandet alla, muni de sa fortune liquide et de la dot, muni de deux mille louis d’or, au district, où, moyennant deux cents doubles louis offerts par son beau-père au farouche républicain qui surveillait la vente des domaines nationaux, il eut pour un morceau de pain, légalement, sinon légitimement, les plus beaux vignobles de l’arrondissement, une vieille abbaye et quelques métairies. Les habitants de Saumur étant peu révolutionnaires, le père Grandet passa pour un homme hardi, un républicain, un patriote, pour un esprit qui donnait dans les nouvelles idées, tandis que le tonnelier donnait tout bonnement dans les vignes. Il fut nommé membre de l’administration du district de Saumur, et son influence pacifique s’y fit sentir politiquement et commercialement. Politiquement, il protégea les ci-devant et empêcha de tout son pouvoir la vente des biens des émigrés ; commercialement, il fournit aux armées républicaines un ou deux milliers de pièces de vin blanc, et se fit payer en superbes prairies dépendant d’une communauté de femmes que l’on avait réservée pour un dernier lot. Sous le Consulat, le bonhomme Grandet devint maire, administra sagement, {p. 210} vendangea mieux encore ; sous l’Empire, il fut monsieur Grandet. Napoléon n’aimait pas les républicains : il remplaça monsieur Grandet, qui passait pour avoir porté le bonnet rouge, par un grand propriétaire, un homme à particule, un futur baron de l’Empire. Monsieur Grandet quitta les honneurs municipaux sans aucun regret. Il avait fait faire dans l’intérêt de la ville d’excellents chemins qui menaient à ses propriétés. Sa maison et ses biens, très-avantageusement cadastrés, payaient des impôts modérés. Depuis le classement de ses différents clos, ses vignes, grâce à des soins constants, étaient devenues la tête du pays, mot technique en usage pour indiquer les vignobles qui produisent la première qualité de vin. Il aurait pu demander la croix de la Légion-d’Honneur. Cet événement eut lieu en 1806. Monsieur Grandet avait alors cinquante-sept ans, et sa femme environ trente-six. Une fille unique, fruit de leurs légitimes amours, était âgée de dix ans. Monsieur Grandet, que la Providence voulut sans doute consoler de sa disgrâce administrative, hérita successivement pendant cette année de madame de La Gaudinière, née de La Bertellière, mère de madame Grandet ; puis du vieux monsieur La Bertellière, père de la défunte ; et encore de madame Gentillet, grand’mère du côté maternel : trois successions dont l’importance ne fut connue de personne. L’avarice de ces trois vieillards était si passionnée que depuis long-temps ils entassaient leur argent pour pouvoir le contempler secrètement. Le vieux monsieur La Bertellière appelait un placement une prodigalité, trouvant de plus gros intérêts dans l’aspect de l’or que dans les bénéfices de l’usure. La ville de Saumur présuma donc la valeur des économies d’après les revenus des biens au soleil. Monsieur Grandet obtint alors le nouveau titre de noblesse que notre manie d’égalité n’effacera jamais, il devint le plus imposé de l’arrondissement. Il exploitait cent arpents de vignes, qui, dans les années plantureuses, lui donnaient sept à huit cents poinçons de vin. Il possédait treize métairies, une vieille abbaye, où, par économie, il avait muré les croisées, les ogives, les vitraux, ce qui les conserva ; et cent vingt-sept arpents de prairies où croissaient et grossissaient trois mille peupliers plantés en 1793. Enfin la maison dans laquelle il demeurait était la sienne. Ainsi établissait-on sa fortune visible. Quant à ses capitaux, deux seules personnes pouvaient vaguement en présumer l’importance : l’une était monsieur Cruchot, notaire chargé des placements usuraires de monsieur Grandet ; l’autre, monsieur des {p. 211} Grassins, le plus riche banquier de Saumur, aux bénéfices duquel le vigneron participait à sa convenance et secrètement. Quoique le vieux Cruchot et monsieur des Grassins possédassent cette profonde discrétion qui engendre en province la confiance et la fortune, ils témoignaient publiquement à monsieur Grandet un si grand respect que les observateurs pouvaient mesurer l’étendue des capitaux de l’ancien maire d’après la portée de l’obséquieuse considération dont il était l’objet. Il n’y avait dans Saumur personne qui ne fût persuadé que monsieur Grandet n’eût un trésor particulier, une cachette pleine de louis, et ne se donnât nuitamment les ineffables jouissances que procure la vue d’une grande masse d’or. Les avaricieux en avaient une sorte de certitude en voyant les yeux du bonhomme, auxquels le métal jaune semblait avoir communiqué ses teintes. Le regard d’un homme accoutumé à tirer de ses capitaux un intérêt énorme contracte nécessairement, comme celui du voluptueux, du joueur ou du courtisan, certaines habitudes indéfinissables, des mouvements furtifs, avides, mystérieux qui n’échappent point à ses coreligionnaires. Ce langage secret forme en quelque sorte la franc-maçonnerie des passions. Monsieur Grandet inspirait donc l’estime respectueuse à laquelle avait droit un homme qui ne devait jamais rien à personne, qui, vieux tonnelier, vieux vigneron, devinait avec la précision d’un astronome quand il fallait fabriquer pour sa récolte mille poinçons ou seulement cinq cents ; qui ne manquait pas une seule spéculation, avait toujours des tonneaux à vendre alors que le tonneau valait plus cher que la denrée à recueillir, pouvait mettre sa vendange dans ses celliers et attendre le moment de livrer son poinçon à deux cents francs quand les petits propriétaires donnaient le leur à cinq louis. Sa fameuse récolte de 1811, sagement serrée, lentement vendue, lui avait rapporté plus de deux cent quarante mille livres. Financièrement parlant, monsieur Grandet tenait du tigre et du boa : il savait se coucher, se blottir, envisager long-temps sa proie, sauter dessus ; puis il ouvrait la gueule de sa bourse, y engloutissait une charge d’écus, et se couchait tranquillement, comme le serpent qui digère, impassible, froid, méthodique. Personne ne le voyait passer sans éprouver un sentiment d’admiration mélangé de respect et de terreur. Chacun dans Saumur n’avait-il pas senti le déchirement poli de ses griffes d’acier ? à celui-ci maître Cruchot avait procuré l’argent nécessaire à l’achat d’un domaine, mais à {p. 212} onze pour cent ; à celui-là monsieur des Grassins avait escompté des traites, mais avec un effroyable prélèvement d’intérêts. Il s’écoulait peu de jours sans que le nom de monsieur Grandet fût prononcé soit au marché, soit pendant les soirées dans les conversations de la ville. Pour quelques personnes, la fortune du vieux vigneron était l’objet d’un orgueil patriotique. Aussi plus d’un négociant, plus d’un aubergiste disait-il aux étrangers avec un certain contentement : « Monsieur, nous avons ici deux ou trois maisons millionnaires ; mais, quant à monsieur Grandet, il ne connaît pas lui-même sa fortune ! » En 1816 les plus habiles calculateurs de Saumur estimaient les biens territoriaux du bonhomme à près de quatre millions ; mais, comme terme moyen, il avait dû tirer par an, depuis 1793 jusqu’en 1817, cent mille francs de ses propriétés, il était présumable qu’il possédait en argent une somme presque égale à celle de ses biens-fonds. Aussi, lorsqu’après une partie de boston, ou quelque entretien sur les vignes, on venait à parler de monsieur Grandet, les gens capables disaient-ils : — Le père Grandet ?… le père Grandet doit avoir cinq à six millions. — Vous êtes plus habile que je ne le suis, je n’ai jamais pu savoir le total, répondaient monsieur Cruchot ou monsieur des Grassins s’ils entendaient le propos. Quelque Parisien parlait-il des Rotschild ou de monsieur Laffitte, les gens de Saumur demandaient s’ils étaient aussi riches que monsieur Grandet. Si le Parisien leur jetait en souriant une dédaigneuse affirmation, ils se regardaient en hochant la tête d’un air d’incrédulité. Une si grande fortune couvrait d’un manteau d’or toutes les actions de cet homme. Si d’abord quelques particularités de sa vie donnèrent prise au ridicule et à la moquerie, la moquerie et le ridicule s’étaient usés. En ses moindres actes, monsieur Grandet avait pour lui l’autorité de la chose jugée. Sa parole, son vêtement, ses gestes, le clignement de ses yeux faisaient loi dans le pays, où chacun, après l’avoir étudié comme un naturaliste étudie les effets de l’instinct chez les animaux, avait pu reconnaître la profonde et muette sagesse de ses plus légers mouvements. — L’hiver sera rude, disait-on, le père Grandet a mis ses gants fourrés : il faut vendanger. — Le père Grandet prend beaucoup de merrain, il y aura du vin cette année. Monsieur Grandet n’achetait jamais ni viande ni pain. Ses fermiers lui apportaient par semaine une provision suffisante de chapons, de poulets, d’œufs, de beurre et de blé de rente. Il possédait un moulin dont le locataire devait, {p. 213} en sus du bail, venir chercher une certaine quantité de grains et lui en rapporter le son et la farine. La grande Nanon, son unique servante, quoiqu’elle ne fût plus jeune, boulangeait elle-même tous les samedis le pain de la maison. Monsieur Grandet s’était arrangé avec les maraîchers, ses locataires, pour qu’ils le fournissent de légumes. Quant aux fruits, il en récoltait une telle quantité qu’il en faisait vendre une grande partie au marché. Son bois de chauffage était coupé dans ses haies ou pris dans les vieilles truisses à moitié pourries qu’il enlevait au bord de ses champs, et ses fermiers le lui charroyaient en ville tout débité, le rangeaient par complaisance dans son bûcher et recevaient ses remercîments. Ses seules dépenses connues étaient le pain bénit, la toilette de sa femme, celle de sa fille, et le payement de leurs chaises à l’église ; la lumière, les gages de la grande Nanon, l’étamage de ses casseroles ; l’acquittement des impositions, les réparations de ses bâtiments et les frais de ses exploitations. Il avait six cents arpents de bois récemment achetés qu’il faisait surveiller par le garde d’un voisin, auquel il promettait une indemnité. Depuis cette acquisition seulement, il mangeait du gibier. Les manières de cet homme étaient fort simples. Il parlait peu. Généralement il exprimait ses idées par de petites phrases sentencieuses et dites d’une voix douce. Depuis la Révolution, époque à laquelle il attira les regards, le bonhomme bégayait d’une manière fatigante aussitôt qu’il avait à discourir longuement ou à soutenir une discussion. Ce bredouillement, l’incohérence de ses paroles, le flux de mots où il noyait sa pensée, son manque apparent de logique attribués à un défaut d’éducation étaient affectés et seront suffisamment expliqués par quelques événements de cette histoire. D’ailleurs, quatre phrases exactes autant que des formules algébriques lui servaient habituellement à embrasser, à résoudre toutes les difficultés de la vie et du commerce : Je ne sais pas, je ne puis pas, je ne veux pas, nous verrons cela. Il ne disait jamais ni oui ni non, et n’écrivait point. Lui parlait-on ? il écoutait froidement, se tenait le menton dans la main droite en appuyant son coude droit sur le revers de la main gauche, et se formait en toute affaire des opinions desquelles il ne revenait point. Il méditait longuement les moindres marchés. Quand, après une savante conversation, son adversaire lui avait livré le secret de ses prétentions en croyant le tenir, il lui répondait : — Je ne puis rien conclure sans avoir consulté ma femme. Sa femme, qu’il avait réduite à un ilotisme complet, était en affaires {p. 214} son paravent le plus commode. Il n’allait jamais chez personne, ne voulait ni recevoir ni donner à dîner ; il ne faisait jamais de bruit, et semblait économiser tout, même le mouvement. Il ne dérangeait rien chez les autres par un respect constant de la propriété. Néanmoins, malgré la douceur de sa voix, malgré sa tenue circonspecte, le langage et les habitudes du tonnelier perçaient, surtout quand il était au logis, où il se contraignait moins que partout ailleurs. Au physique, Grandet était un homme de cinq pieds, trapu, carré, ayant des mollets de douze pouces de circonférence, des rotules noueuses et de larges épaules ; son visage était rond, tanné, marqué de petite vérole ; son menton était droit, ses lèvres n’offraient aucunes sinuosités, et ses dents étaient blanches ; ses yeux avaient l’expression calme et dévoratrice que le peuple accorde au basilic ; son front, plein de rides transversales, ne manquait pas de protubérances significatives ; ses cheveux jaunâtres et grisonnants étaient blanc et or, disaient quelques jeunes gens qui ne connaissaient pas la gravité d’une plaisanterie faite sur monsieur Grandet. Son nez, gros par le bout, supportait une loupe veinée que le vulgaire disait, non sans raison, pleine de malice. Cette figure annonçait une finesse dangereuse, une probité sans chaleur, l’égoïsme d’un homme habitué à concentrer ses sentiments dans la jouissance de l’avarice et sur le seul être qui lui fût réellement de quelque chose, sa fille Eugénie, sa seule héritière. Attitude, manières, démarche, tout en lui, d’ailleurs, attestait cette croyance en soi que donne l’habitude d’avoir toujours réussi dans ses entreprises. Aussi, quoique de mœurs faciles et molles en apparence, monsieur Grandet avait-il un caractère de bronze. Toujours vêtu de la même manière, qui le voyait aujourd’hui le voyait tel qu’il était depuis 1791. Ses forts souliers se nouaient avec des cordons de cuir ; il portait en tout temps des bas de laine drapés, une culotte courte de gros drap marron à boucles d’argent, un gilet de velours à raies alternativement jaunes et puces, boutonné carrément, un large habit marron à grands pans, une cravate noire et un chapeau de quaker. Ses gants, aussi solides que ceux des gendarmes, lui duraient vingt mois, et, pour les conserver propres, il les posait sur le bord de son chapeau à la même place, par un geste méthodique. Saumur ne savait rien de plus sur ce personnage.
Six habitants seulement avaient le droit de venir dans cette maison. Le plus considérable des trois premiers était le neveu de monsieur {p. 215} Cruchot. Depuis sa nomination de président au tribunal de première instance de Saumur, ce jeune homme avait joint au nom de Cruchot celui de Bonfons, et travaillait à faire prévaloir Bonfons sur Cruchot. Il signait déjà C. de Bonfons. Le plaideur assez malavisé pour l’appeler monsieur Cruchot s’apercevait bientôt à l’audience de sa sottise. Le magistrat protégeait ceux qui le nommaient monsieur le président, mais il favorisait de ses plus gracieux sourires les flatteurs qui lui disaient monsieur de Bonfons. Monsieur le président était âgé de trente-trois ans, possédait le domaine de Bonfons (Boni Fontis), valant sept mille livres de rente ; il attendait la succession de son oncle le notaire et celle de son oncle l’abbé Cruchot, dignitaire du chapitre de Saint-Martin de Tours, qui tous deux passaient pour être assez riches. Ces trois Cruchot, soutenus par bon nombre de cousins, alliés à vingt maisons de la ville, formaient un parti, comme jadis à Florence les Médicis ; et, comme les Médicis, les Cruchot avaient leurs Pazzi. Madame des Grassins, mère d’un fils de vingt-trois ans, venait très-assidument faire la partie de madame Grandet, espérant marier son cher Adolphe avec mademoiselle Eugénie. Monsieur des Grassins le banquier favorisait vigoureusement les manœuvres de sa femme par de constants services secrètement rendus au vieil avare, et arrivait toujours à temps sur le champ de bataille. Ces trois des Grassins avaient également leurs adhérents, leurs cousins, leurs alliés fidèles. Du côté des Cruchot, l’abbé, le Talleyrand de la famille, bien appuyé par son frère le notaire, disputait vivement le terrain à la financière, et tentait de réserver le riche héritage à son neveu le président. Ce combat secret entre les Cruchot et les des Grassins, dont le prix était la main d’Eugénie Grandet, occupait passionnément les diverses sociétés de Saumur. Mademoiselle Grandet épousera-t-elle monsieur le président ou monsieur Adolphe des Grassins ? À ce problème, les uns répondaient que monsieur Grandet ne donnerait sa fille ni à l’un ni à l’autre. L’ancien tonnelier rongé d’ambition cherchait, disaient-ils, pour gendre quelque pair de France, à qui trois cent mille livres de rente feraient accepter tous les tonneaux passés, présents et futurs des Grandet. D’autres répliquaient que monsieur et madame des Grassins étaient nobles, puissamment riches, qu’Adolphe était un bien gentil cavalier, et qu’à moins d’avoir un neveu du pape dans sa manche, une alliance si convenable devait satisfaire des gens de rien, un homme que tout Saumur avait vu la doloire en main, {p. 216} et qui, d’ailleurs, avait porté le bonnet rouge. Les plus sensés faisaient observer que monsieur Cruchot de Bonfons avait ses entrées à toute heure au logis, tandis que son rival n’y était reçu que les dimanches. Ceux-ci soutenaient que madame des Grassins, plus liée avec les femmes de la maison Grandet que les Cruchot, pouvait leur inculquer certaines idées qui la feraient, tôt ou tard, réussir. Ceux-là répliquaient que l’abbé Cruchot était l’homme le plus insinuant du monde, et que femme contre moine la partie se trouvait égale. — Ils sont manche à manche, disait un bel esprit de Saumur. Plus instruits, les anciens du pays prétendaient que les Grandet étaient trop avisés pour laisser sortir les biens de leur famille, mademoiselle Eugénie Grandet de Saumur serait mariée au fils de monsieur Grandet de Paris, riche marchand de vin en gros. À cela les Cruchotins et les Grassinistes répondaient : — D’abord les deux frères ne se sont pas vus deux fois depuis trente ans. Puis, monsieur Grandet de Paris a de hautes prétentions pour son fils. Il est maire d’un arrondissement, député, colonel de la garde nationale, juge au tribunal de commerce ; il renie les Grandet de Saumur, et prétend s’allier à quelque famille ducale par la grâce de Napoléon. Que ne disait-on pas d’une héritière dont on parlait à vingt lieues à la ronde et jusque dans les voitures publiques, d’Angers à Blois inclusivement ? Au commencement de 1818, les Cruchotins remportèrent un avantage signalé sur les Grassinistes. La terre de Froidfond, remarquable par son parc, son admirable château, ses fermes, rivières, étangs, forêts, et valant trois millions, fut mise en vente par le jeune marquis de Froidfond obligé de réaliser ses capitaux. Maître Cruchot, le président Cruchot, l’abbé Cruchot, aidés par leurs adhérents, surent empêcher la vente par petits lots. Le notaire conclut avec le jeune homme un marché d’or en lui persuadant qu’il y aurait des poursuites sans nombre à diriger contre les adjudicataires avant de rentrer dans le prix des lots ; il valait mieux vendre à monsieur Grandet, homme solvable, et capable d’ailleurs de payer la terre en argent comptant. Le beau marquisat de Froidfond fut alors convoyé vers l’œsophage de monsieur Grandet, qui, au grand étonnement de Saumur, le paya, sous escompte, après les formalités. Cette affaire eut du retentissement à Nantes et à Orléans. Monsieur Grandet alla voir son château par l’occasion d’une charrette qui y retournait. Après avoir jeté sur sa propriété le coup d’œil du maître, il revint à Saumur, certain {p. 217} d’avoir placé ses fonds à cinq, et saisi de la magnifique pensée d’arrondir le marquisat de Froidfond en y réunissant tous ses biens. Puis, pour remplir de nouveau son trésor presque vide, il décida de couper à blanc ses bois, ses forêts, et d’exploiter les peupliers de ses prairies.
Il est maintenant facile de comprendre toute la valeur de ce mot, la maison à monsieur Grandet, cette maison pâle, froide, silencieuse, située en haut de la ville, et abritée par les ruines des remparts. Les deux piliers et la voûte formant la baie de la porte avaient été, comme la maison, construits en tuffeau, pierre blanche particulière au littoral de la Loire, et si molle que sa durée moyenne est à peine de deux cents ans. Les trous inégaux et nombreux que les intempéries du climat y avaient bizarrement pratiqués donnaient au cintre et aux jambages de la baie l’apparence des pierres vermiculées de l’architecture française et quelque ressemblance avec le porche d’une geôle. Au dessus du cintre régnait un long bas-relief de pierre dure sculptée, représentant les quatre Saisons, figures déjà rongées et toutes noires. Ce bas-relief était surmonté d’une plinthe saillante, sur laquelle s’élevaient plusieurs de ces végétations dues au hasard, des pariétaires jaunes, des liserons, des convolvulus, du plantain, et un petit cerisier assez haut déjà. La porte, en chêne massif, brune, desséchée, fendue de toutes parts, frêle en apparence, était solidement maintenue par le système de ses boulons qui figuraient des dessins symétriques. Une grille carrée, petite, mais à barreaux serrés et rouges de rouille, occupait le milieu de la porte bâtarde et servait, pour ainsi dire, de motif à un marteau qui s’y rattachait par un anneau, et frappait sur la tête grimaçante d’un maître-clou. Ce marteau, de forme oblongue et du genre de ceux que nos ancêtres nommaient Jacquemart, ressemblait à un gros point d’admiration ; en l’examinant avec attention, un antiquaire y aurait retrouvé quelques indices de la figure essentiellement bouffonne qu’il représentait jadis, et qu’un long usage avait effacée. Par la petite grille, destinée à reconnaître les amis, au temps des guerres civiles, les curieux pouvaient apercevoir, au fond d’une voûte obscure et verdâtre, quelques marches dégradées par lesquelles on montait dans un jardin que bornaient pittoresquement des murs épais, humides, pleins de suintements et de touffes d’arbustes malingres. Ces murs étaient ceux du rempart sur lequel s’élevaient les jardins de quelques maisons voisines. Au {p. 218} rez-de-chaussée de la maison, la pièce la plus considérable était une salle dont l’entrée se trouvait sous la voûte de la porte cochère. Peu de personnes connaissent l’importance d’une salle dans les petites villes de l’Anjou, de la Touraine et du Berry. La salle est à la fois l’antichambre, le salon, le cabinet, le boudoir, la salle à manger ; elle est le théâtre de la vie domestique, le foyer commun ; là, le coiffeur du quartier venait couper deux fois l’an les cheveux de monsieur Grandet ; là entraient les fermiers, le curé, le sous-préfet, le garçon meunier. Cette pièce, dont les deux croisées donnaient sur la rue, était planchéiée ; des panneaux gris, à moulures antiques, la boisaient de haut en bas ; son plafond se composait de poutres apparentes également peintes en gris, dont les entre-deux étaient remplis de blanc en bourre qui avait jauni. Un vieux cartel de cuivre incrusté d’arabesques en écaille ornait le manteau de la cheminée en pierre blanche, mal sculpté, sur lequel était une glace verdâtre dont les côtés, coupés en biseau pour en montrer l’épaisseur, reflétaient un filet de lumière le long d’un trumeau gothique en acier damasquiné. Les deux girandoles de cuivre doré qui décoraient chacun des coins de la cheminée étaient à deux fins, en enlevant les roses qui leur servaient de bobèches, et dont la maîtresse-branche s’adaptait au piédestal de marbre bleuâtre agencé de vieux cuivre, ce piédestal formait un chandelier pour les petits jours. Les siéges de forme antique étaient garnis en tapisseries représentant les fables de La Fontaine ; mais il fallait le savoir pour en reconnaître les sujets, tant les couleurs passées et les figures criblées de reprises se voyaient difficilement. Aux quatre angles de cette salle se trouvaient des encoignures, espèces de buffets terminés par de crasseuses étagères. Une vieille table à jouer en marqueterie, dont le dessus faisait échiquier, était placée dans le tableau qui séparait les deux fenêtres. Au-dessus de cette table, il y avait un baromètre ovale, à bordure noire, enjolivé par des rubans de bois doré, où les mouches avaient si licencieusement folâtré que la dorure en était un problème. Sur la paroi opposée à la cheminée, deux portraits au pastel étaient censés représenter l’aïeul de madame Grandet, le vieux monsieur de La Bertellière, en lieutenant des gardes françaises, et défunt madame Gentillet en bergère. Aux deux fenêtres étaient drapés des rideaux en gros de Tours rouge, relevés par des cordons de soie à glands d’église. Cette luxueuse décoration, si peu en harmonie avec les habitudes de Grandet, avait été {p. 219} comprise dans l’achat de la maison, ainsi que le trumeau, le cartel, le meuble en tapisserie et les encoignures en bois de rose. Dans la croisée la plus rapprochée de la porte, se trouvait une chaise de paille dont les pieds étaient montés sur des patins, afin d’élever madame Grandet à une hauteur qui lui permît de voir les passants. Une travailleuse en bois de merisier déteint remplissait l’embrasure, et le petit fauteuil d’Eugénie Grandet était placé tout auprès. Depuis quinze ans, toutes les journées de la mère et de la fille s’étaient paisiblement écoulées à cette place, dans un travail constant, à compter du mois d’avril jusqu’au mois de novembre. Le premier de ce dernier mois elles pouvaient prendre leur station d’hiver à la cheminée. Ce jour-là seulement Grandet permettait qu’on allumât du feu dans la salle, et il le faisait éteindre au trente et un mars, sans avoir égard ni aux premiers froids du printemps ni à ceux de l’automne. Une chaufferette, entretenue avec la braise provenant du feu de la cuisine que la Grande Nanon leur réservait en usant d’adresse, aidait madame et mademoiselle Grandet à passer les matinées ou les soirées les plus fraîches des mois d’avril et d’octobre. La mère et la fille entretenaient tout le linge de la maison, et employaient si consciencieusement leurs journées à ce véritable labeur d’ouvrière, que, si Eugénie voulait broder une collerette à sa mère, elle était forcée de prendre sur ses heures de sommeil en trompant son père pour avoir de la lumière. Depuis long-temps l’avare distribuait la chandelle à sa fille et à la Grande Nanon, de même qu’il distribuait dès le matin le pain et les denrées nécessaires à la consommation journalière.
La Grande Nanon était peut-être la seule créature humaine capable d’accepter le despotisme de son maître. Toute la ville l’enviait à monsieur et à madame Grandet. La Grande Nanon, ainsi nommée à cause de sa taille haute de cinq pieds huit pouces, appartenait à Grandet depuis trente-cinq ans. Quoiqu’elle n’eût que soixante livres de gages, elle passait pour une des plus riches servantes de Saumur. Ces soixante livres, accumulées depuis trente-cinq ans, lui avaient permis de placer récemment quatre mille livres en viager chez maître Cruchot. Ce résultat des longues et persistantes économies de la Grande Nanon parut gigantesque. Chaque servante, voyant à la pauvre sexagénaire du pain pour ses vieux jours, était jalouse d’elle sans penser au dur servage par lequel il avait été acquis. À l’âge de vingt-deux ans, la pauvre fille n’avait pu se placer {p. 220} chez personne, tant sa figure semblait repoussante ; et certes ce sentiment était bien injuste : sa figure eût été fort admirée sur les épaules d’un grenadier de la garde ; mais en tout il faut, dit-on, l’à-propos. Forcée de quitter une ferme incendiée où elle gardait les vaches, elle vint à Saumur, où elle chercha du service, animée de ce robuste courage qui ne se refuse à rien. Le père Grandet pensait alors à se marier, et voulait déjà monter son ménage. Il avisa cette fille rebutée de porte en porte. Juge de la force corporelle en sa qualité de tonnelier, il devina le parti qu’on pouvait tirer d’une créature femelle taillée en Hercule, plantée sur ses pieds comme un chêne de soixante ans sur ses racines, forte des hanches, carrée du dos, ayant des mains de charretier et une probité vigoureuse comme l’était son intacte vertu. Ni les verrues qui ornaient ce visage martial, ni le teint de brique, ni les bras nerveux, ni les haillons de la Nanon n’épouvantèrent le tonnelier, qui se trouvait encore dans l’âge où le cœur tressaille. Il vêtit alors, chaussa, nourrit la pauvre fille, lui donna des gages, et l’employa sans trop la rudoyer. En se voyant ainsi accueillie, la Grande Nanon pleura secrètement de joie, et s’attacha sincèrement au tonnelier, qui d’ailleurs l’exploita féodalement. Nanon faisait tout : elle faisait la cuisine, elle faisait les buées, elle allait laver le linge à la Loire, le rapportait sur ses épaules ; elle se levait au jour, se couchait tard ; faisait à manger à tous les vendangeurs pendant les récoltes, surveillait les halleboteurs ; défendait, comme un chien fidèle, le bien de son maître ; enfin, pleine d’une confiance aveugle en lui, elle obéissait sans murmure à ses fantaisies les plus saugrenues. Lors de la fameuse année de 1811, dont la récolte coûta des peines inouïes, après vingt ans de service, Grandet résolut de donner sa vieille montre à Nanon, seul présent qu’elle reçut jamais de lui. Quoiqu’il lui abandonnât ses vieux souliers (elle pouvait les mettre), il est impossible de considérer le profit trimestriel des souliers de Grandet comme un cadeau, tant ils étaient usés. La nécessité rendit cette pauvre fille si avare que Grandet avait fini par l’aimer comme on aime un chien, et Nanon s’était laissé mettre au cou un collier garni de pointes dont les piqûres ne la piquaient plus. Si Grandet coupait le pain avec un peu trop de parcimonie, elle ne s’en plaignait pas ; elle participait gaiement aux profits hygiéniques que procurait le régime sévère de la maison où jamais personne n’était malade. Puis la Nanon faisait partie de la famille : elle riait quand riait Grandet, s’attristait, gelait, {p. 221} se chauffait, travaillait avec lui. Combien de douces compensations dans cette égalité ! Jamais le maître n’avait reproché à la servante ni l’halleberge ou la pêche de vigne, ni les prunes ou les brugnons mangés sous l’arbre. — Allons, régale-toi, Nanon, lui disait-il dans les années où les branches pliaient sous les fruits que les fermiers étaient obligés de donner aux cochons. Pour une fille des champs qui dans sa jeunesse n’avait récolté que de mauvais traitements, pour une pauvresse recueillie par charité, le rire équivoque du père Grandet était un vrai rayon de soleil. D’ailleurs le cœur simple, la tête étroite de Nanon ne pouvaient contenir qu’un sentiment et une idée. [ill.] Depuis trente-cinq ans, elle se voyait toujours arrivant devant le chantier du père Grandet, pieds nus, en haillons, et entendait toujours le tonnelier lui disant : — Que voulez-vous, ma mignonne ? Et sa reconnaissance était toujours jeune. Quelquefois Grandet, songeant que cette pauvre créature n’avait jamais entendu le moindre mot flatteur, qu’elle ignorait tous les sentiments doux que la femme inspire, et pouvait comparaître un jour devant Dieu, plus chaste que ne l’était la Vierge Marie elle-même ; Grandet, saisi de pitié, disait en la regardant : — Cette pauvre Nanon ! Son exclamation était toujours suivie d’un regard indéfinissable que lui jetait la vieille servante. Ce mot, dit de temps à autre, formait depuis long-temps une chaîne d’amitié non interrompue, et à laquelle chaque exclamation ajoutait un chaînon. Cette pitié, placée au cœur de Grandet et prise tout en gré par la vieille fille, avait je ne sais quoi d’horrible. Cette atroce pitié d’avare, qui réveillait mille plaisirs au cœur du vieux tonnelier, était pour Nanon sa somme de bonheur. Qui ne dira pas aussi : Pauvre Nanon ! Dieu reconnaîtra ses anges aux inflexions de leur voix et à leurs mystérieux regrets. Il y avait dans Saumur une grande quantité de ménages où les domestiques étaient mieux traités, mais où les maîtres n’en recevaient néanmoins aucun contentement. De là cette autre phrase : « Qu’est-ce que les Grandet font donc à leur grande Nanon pour qu’elle leur soit si attachée ? Elle passerait dans le feu pour eux ! » Sa cuisine, dont les fenêtres grillées donnaient sur la cour, était toujours propre, nette, froide, véritable cuisine d’avare où rien ne devait se perdre. Quand Nanon avait lavé sa vaisselle, serré les restes du dîner, éteint son feu, elle quittait sa cuisine, séparée de la salle par un couloir, et venait filer du chanvre auprès de ses maîtres. Une seule chandelle suffisait à la famille pour la soirée. La servante couchait au fond de ce couloir, {p. 222} dans un bouge éclairé par un jour de souffrance. Sa robuste santé lui permettait d’habiter impunément cette espèce de trou, d’où elle pouvait entendre le moindre bruit par le silence profond qui régnait nuit et jour dans la maison. Elle devait, comme un dogue chargé de la police, ne dormir que d’une oreille et se reposer en veillant.
La description des autres portions du logis se trouvera liée aux événements de cette histoire ; mais d’ailleurs le croquis de la salle où éclatait tout le luxe du ménage peut faire soupçonner par avance la nudité des étages supérieurs.
En 1819, vers le commencement de la soirée, au milieu du mois de novembre, la grande Nanon alluma du feu pour la première fois. L’automne avait été très-beau. Ce jour était un jour de fête bien connu des Cruchotins et des Grassinistes. Aussi les six antagonistes se préparaient-ils à venir armés de toutes pièces, pour se rencontrer dans la salle et s’y surpasser en preuves d’amitié. Le matin tout Saumur avait vu madame et mademoiselle Grandet, accompagnées de Nanon, se rendant à l’église paroissiale pour y entendre la messe, et chacun se souvint que ce jour était l’anniversaire de la naissance de mademoiselle Eugénie. Aussi, calculant l’heure où le dîner devait finir, maître Cruchot, l’abbé Cruchot et monsieur C. de Bonfons s’empressaient-ils d’arriver avant les des Grassins pour fêter mademoiselle Grandet. Tous trois apportaient d’énormes bouquets cueillis dans leurs petites serres. La queue des fleurs que le président voulait présenter était ingénieusement enveloppée d’un ruban de satin blanc, orné de franges d’or. Le matin, monsieur Grandet, suivant sa coutume pour les jours mémorables de la naissance et de la fête d’Eugénie, était venu la surprendre au lit, et lui avait solennellement offert son présent paternel, consistant, depuis treize années, en une curieuse pièce d’or. Madame Grandet donnait ordinairement à sa fille une robe d’hiver ou d’été, selon la circonstance. Ces deux robes, les pièces d’or qu’elle récoltait au premier jour de l’an et à la fête de son père, lui composaient un petit revenu de cent écus environ, que Grandet aimait à lui voir entasser. N’était-ce pas mettre son argent d’une caisse dans une autre, et, pour ainsi dire, élever à la brochette l’avarice de son héritière, à laquelle il demandait parfois compte de son trésor, autrefois grossi par les La Bertellière, en lui disant : — Ce sera ton douzain de mariage. Le douzain est un antique usage encore en vigueur et saintement conservé dans quelques {p. 223} pays situés au centre de la France. En Berry, en Anjou, quand une jeune fille se marie, sa famille ou celle de l’époux doit lui donner une bourse où se trouvent, suivant les fortunes, douze pièces ou douze douzaines de pièces ou douze cents pièces d’argent ou d’or. La plus pauvre des bergères ne se marierait pas sans son douzain, ne fût-il composé que de gros sous. On parle encore à Issoudun de je ne sais quel douzain offert à une riche héritière et qui contenait cent quarante-quatre portugaises d’or. Le pape Clément VII, oncle de Catherine de Médicis, lui fit présent, en la mariant à Henri II, d’une douzaine de médailles d’or antiques de la plus grande valeur. Pendant le dîner, le père, tout joyeux de voir son Eugénie plus belle dans une robe neuve, s’était écrié : — Puisque c’est la fête d’Eugénie, faisons du feu ! ce sera de bon augure.
— Mademoiselle se mariera dans l’année, c’est sûr, dit la grande Nanon en remportant les restes d’une oie, ce faisan des tonneliers.
— Je ne vois point de partis pour elle à Saumur, répondit madame Grandet en regardant son mari d’un air timide qui, vu son âge, annonçait l’entière servitude conjugale sous laquelle gémissait la pauvre femme.
Grandet contempla sa fille, et s’écria gaiement : — Elle a vingt-trois ans aujourd’hui, l’enfant, il faudra bientôt s’occuper d’elle.
Eugénie et sa mère se jetèrent silencieusement un coup d’œil d’intelligence.
Madame Grandet était une femme sèche et maigre, jaune comme un coing, gauche, lente ; une de ces femmes qui semblent faites pour être tyrannisées. Elle avait de gros os, un gros nez, un gros front, de gros yeux, et offrait, au premier aspect, une vague ressemblance avec ces fruits cotonneux qui n’ont plus ni saveur ni suc. Ses dents étaient noires et rares, sa bouche était ridée, et son menton affectait la forme dite en galoche. C’était une excellente femme, une vraie La Bertellière. L’abbé Cruchot savait trouver quelques occasions de lui dire qu’elle n’avait pas été trop mal, et elle le croyait. Une douceur angélique, une résignation d’insecte tourmenté par des enfants, une piété rare, une inaltérable égalité d’âme, un bon cœur, la faisaient universellement plaindre et respecter. Son mari ne lui donnait jamais plus de six francs à la fois pour ses menues dépenses. Quoique ridicule en apparence, cette femme qui, par sa dot et ses successions, avait apporté au père Grandet plus de trois cent mille francs, s’était toujours sentie si profondément {p. 224} humiliée d’une dépendance et d’un ilotisme contre lequel la douceur de son âme lui interdisait de se révolter, qu’elle n’avait jamais demandé un sou, ni fait une observation sur les actes que maître Cruchot lui présentait à signer. Cette fierté sotte et secrète, cette noblesse d’âme constamment méconnue et blessée par Grandet, dominaient la conduite de cette femme. Madame Grandet mettait constamment une robe de levantine verdâtre, qu’elle s’était accoutumée à faire durer près d’une année ; elle portait un grand fichu de cotonnade blanche, un chapeau de paille cousue, et gardait presque toujours un tablier de taffetas noir. Sortant peu du logis, elle usait peu de souliers. Enfin elle ne voulait jamais rien pour elle. Aussi Grandet, saisi parfois d’un remords en se rappelant le long temps écoulé depuis le jour où il avait donné six francs à sa femme, stipulait-il toujours des épingles pour elle en vendant ses récoltes de l’année. Les quatre ou cinq louis offerts par le Hollandais ou le Belge acquéreur de la vendange Grandet formaient le plus clair des revenus annuels de madame Grandet. Mais, quand elle avait reçu ses cinq louis, son mari lui disait souvent, comme si leur bourse était commune : — As-tu quelques sous à me prêter ? Et la pauvre femme, heureuse de pouvoir faire quelque chose pour un homme que son confesseur lui représentait comme son seigneur et maître, lui rendait, dans le courant de l’hiver, quelques écus sur l’argent des épingles. Lorsque Grandet tirait de sa poche la pièce de cent sous allouée par mois pour les menues dépenses, le fil, les aiguilles et la toilette de sa fille, il ne manquait jamais, après avoir boutonné son gousset, de dire à sa femme : — Et toi, la mère, veux-tu quelque chose ?
— Mon ami, répondait madame Grandet animée par un sentiment de dignité maternelle, nous verrons cela.
Sublimité perdue ! Grandet se croyait très-généreux envers sa femme. Les philosophes qui rencontrent des Nanon, des madame Grandet, des Eugénie ne sont-ils pas en droit de trouver que l’ironie est le fond du caractère de la Providence ? Après ce dîner, où, pour la première fois, il fut question du mariage d’Eugénie, Nanon alla chercher une bouteille de cassis dans la chambre de monsieur Grandet, et manqua de tomber en descendant.
— Grande bête, lui dit son maître, est-ce que tu te laisserais choir comme une autre, toi ?
— Monsieur, c’est cette marche de votre escalier qui ne tient pas.
{p. 225} — Elle a raison, dit madame Grandet. Vous auriez dû la faire raccommoder depuis long-temps. Hier, Eugénie a failli s’y fouler le pied.
— Tiens, dit Grandet à Nanon en la voyant toute pâle, puisque c’est la naissance d’Eugénie, et que tu as manqué de tomber, prends un petit verre de cassis pour te remettre.
— Ma foi, je l’ai bien gagné, dit Nanon. À ma place, il y a bien des gens qui auraient cassé la bouteille, mais je me serais plutôt cassé le coude pour la tenir en l’air.
— C’te pauvre Nanon ! dit Grandet en lui versant le cassis.
— T’es-tu fait mal ? lui dit Eugénie en la regardant avec intérêt.
— Non, puisque je me suis retenue en me fichant sur mes reins.
— Hé ! bien, puisque c’est la naissance d’Eugénie, dit Grandet, je vais vous raccommoder votre marche. Vous ne savez pas, vous autres, mettre le pied dans le coin, à l’endroit où elle est encore solide.
Grandet prit la chandelle, laissa sa femme, sa fille et sa servante, sans autre lumière que celle du foyer qui jetait de vives flammes, et alla dans le fournil chercher des planches, des clous et ses outils.
— Faut-il vous aider ? lui cria Nanon en l’entendant frapper dans l’escalier.
— Non ! non ! ça me connaît, répondit l’ancien tonnelier.
Au moment où Grandet raccommodait lui-même son escalier vermoulu, et sifflait à tue-tête en souvenir de ses jeunes années, les trois Cruchot frappèrent à la porte.
— C’est-y vous, monsieur Cruchot ? demanda Nanon en regardant par la petite grille.
— Oui, répondit le président.
Nanon ouvrit la porte, et la lueur du foyer, qui se reflétait sous la voûte, permit aux trois Cruchot d’apercevoir l’entrée de la salle.
— Ah ! vous êtes des fêteux, leur dit Nanon en sentant les fleurs.
— Excusez, messieurs, cria Grandet en reconnaissant la voix de ses amis, je suis à vous ! Je ne suis pas fier, je rafistole moi-même une marche de mon escalier.
— Faites, faites, monsieur Grandet, Charbonnier est Maire chez lui, dit sentencieusement le président en riant tout seul de son allusion que personne ne comprit.
Madame et mademoiselle Grandet se levèrent. Le président, profitant de l’obscurité, dit alors à Eugénie : — Me permettez-vous, {p. 226} mademoiselle, de vous souhaiter, aujourd’hui que vous venez de naître, une suite d’années heureuses, et la continuation de la santé dont vous jouissez ?
Il offrit un gros bouquet de fleurs rares à Saumur ; puis, serrant l’héritière par les coudes, il l’embrassa des deux côtés du cou, avec une complaisance qui rendit Eugénie honteuse. Le président, qui ressemblait à un grand clou rouillé, croyait ainsi faire sa cour.
— Ne vous gênez pas, dit Grandet en rentrant. Comme vous y allez les jours de fête, monsieur le président !
— Mais, avec mademoiselle, répondit l’abbé Cruchot armé de son bouquet, tous les jours seraient pour mon neveu des jours de fête.
L’abbé baisa la main d’Eugénie. Quant à maître Cruchot, il embrassa la jeune fille tout bonnement sur les deux joues, et dit : — Comme ça nous pousse, ça ! Tous les ans douze mois.
En replaçant la lumière devant le cartel, Grandet, qui ne quittait jamais une plaisanterie et la répétait à satiété quand elle lui semblait drôle, dit : — Puisque c’est la fête d’Eugénie, allumons les flambeaux !
Il ôta soigneusement les branches des candélabres, mit la bobèche à chaque piédestal, prit des mains de Nanon une chandelle neuve entortillée d’un bout de papier, la ficha dans le trou, l’assura, l’alluma, et vint s’asseoir à côté de sa femme, en regardant alternativement ses amis, sa fille et les deux chandelles. L’abbé Cruchot, petit homme dodu, grassouillet, à perruque rousse et plate, à figure de vieille femme joueuse, dit en avançant ses pieds bien chaussés dans de forts souliers à agrafes d’argent : — Les des Grassins ne sont pas venus ?
— Pas encore, dit Grandet.
— Mais doivent-ils venir ? demanda le vieux notaire en faisant grimacer sa face trouée comme une écumoire.
— Je le crois, répondit madame Grandet.
— Vos vendanges sont-elles finies ? demanda le président de Bonfons à Grandet.
— Partout ! lui dit le vieux vigneron, en se levant pour se promener de long en long dans la salle et se haussant le thorax par un mouvement plein d’orgueil comme son mot, partout ! Par la porte du couloir qui allait à la cuisine, il vit alors la grande Nanon, assise à son feu, ayant une lumière et se préparant à filer là, pour ne pas se mêler à la fête. — Nanon, dit-il, en s’avançant dans le {p. 227} couloir, veux-tu bien éteindre ton feu, ta lumière, et venir avec nous ? Pardieu ! la salle est assez grande pour nous tous.
— Mais, monsieur, vous aurez du beau monde.
— Ne les vaux-tu pas bien ? ils sont de la côte d’Adam tout comme toi.
Grandet revint vers le président et lui dit : — Avez-vous vendu votre récolte ?
— Non, ma foi, je la garde. Si maintenant le vin est bon, dans deux ans il sera meilleur. Les propriétaires, vous le savez bien, se sont juré de tenir les prix convenus, et cette année les Belges ne l’emporteront pas sur nous. S’ils s’en vont, hé ! bien, ils reviendront.
— Oui, mais tenons-nous bien, dit Grandet d’un ton qui fit frémir le président.
— Serait-il en marché ? pensa Cruchot.
En ce moment, un coup de marteau annonça la famille des Grassins, et leur arrivée interrompit une conversation commencée entre madame Grandet et l’abbé.
Madame des Grassins était une de ces petites femmes vives, dodues, blanches et roses, qui, grâce au régime claustral des provinces et aux habitudes d’une vie vertueuse, se sont conservées jeunes encore à quarante ans. Elles sont comme ces dernières roses de l’arrière-saison, dont la vue fait plaisir, mais dont les pétales ont je ne sais quelle froideur, et dont le parfum s’affaiblit. Elle se mettait assez bien, faisait venir ses modes de Paris, donnait le ton à la ville de Saumur, et avait des soirées. Son mari, ancien quartier-maître dans la garde impériale, grièvement blessé à Austerlitz et retraité, conservait, malgré sa considération pour Grandet, l’apparente franchise des militaires.
— Bonjour, Grandet, dit-il au vigneron en lui tendant1 la main et affectant une sorte de supériorité sous laquelle il écrasait toujours les Cruchot. — Mademoiselle, dit-il à Eugénie après avoir salué madame Grandet, vous êtes toujours belle et sage, je ne sais en vérité ce que l’on peut vous souhaiter. Puis il présenta une petite caisse que son domestique portait, et qui contenait une bruyère du Cap, fleur nouvellement apportée en Europe et fort rare.
Madame des Grassins embrassa très-affectueusement Eugénie, lui serra la main, et lui dit : — Adolphe s’est chargé de vous présenter mon petit souvenir.
Un grand jeune homme blond, pâle et frêle, ayant d’assez bonnes {p. 228} façons, timide en apparence, mais qui venait de dépenser à Paris, où il était allé faire son Droit, huit ou dix mille francs en sus de sa pension, s’avança vers Eugénie, l’embrassa sur les deux joues, et lui offrit une boîte à ouvrage dont tous les ustensiles étaient en vermeil, véritable marchandise de pacotille, malgré l’écusson sur lequel un E. G. gothique assez bien gravé pouvait faire croire à une façon très-soignée. En l’ouvrant, Eugénie eut une de ces joies inespérées et complètes qui font rougir, tressaillir, trembler d’aise les jeunes filles. Elle tourna les yeux sur son père, comme pour savoir s’il lui était permis d’accepter, et monsieur Grandet dit un « Prends, ma fille ! » dont l’accent eût illustré un acteur. Les trois Cruchot restèrent stupéfaits en voyant le regard joyeux et animé lancé sur Adolphe des Grassins par l’héritière à qui de semblables richesses parurent inouïes. Monsieur des Grassins offrit à Grandet une prise de tabac, en saisit une, secoua les grains tombés sur le ruban de la Légion-d’Honneur attaché à la boutonnière de son habit bleu, puis il regarda les Cruchot d’un air qui semblait dire : — Parez-moi cette botte-là ? Madame des Grassins jeta les yeux sur les bocaux bleus où étaient les bouquets des Cruchot, en cherchant leurs cadeaux avec la bonne foi jouée d’une femme moqueuse. Dans cette conjoncture délicate, l’abbé Cruchot laissa la société s’asseoir en cercle devant le feu et alla se promener au fond de la salle avec Grandet. Quand ces deux vieillards furent dans l’embrasure de la fenêtre la plus éloignée des des Grassins : — Ces gens-là, dit le prêtre à l’oreille de l’avare, jettent l’argent par les fenêtres.
— Qu’est-ce que cela fait, s’il rentre dans ma cave, répliqua le vigneron.
— Si vous vouliez donner des ciseaux d’or à votre fille, vous en auriez bien le moyen, dit l’abbé.
— Je lui donne mieux que des ciseaux, répondit Grandet.
— Mon neveu est une cruche, pensa l’abbé en regardant le président dont les cheveux ébouriffés ajoutaient encore à la mauvaise grâce de sa physionomie brune. Ne pouvait-il inventer une petite bêtise qui eût du prix.
— Nous allons faire votre partie, madame Grandet, dit madame des Grassins.
— Mais nous sommes tous réunis, nous pouvons deux tables…
— Puisque c’est la fête d’Eugénie, faites votre loto général, dit le père Grandet, ces deux enfants en seront. L’ancien tonnelier, {p. 229} qui ne jouait jamais à aucun jeu, montra sa fille et Adolphe. — Allons, Nanon, mets les tables.
— Nous allons vous aider, mademoiselle Nanon, dit gaiement madame des Grassins toute joyeuse de la joie qu’elle avait causée à Eugénie.
— Je n’ai jamais de ma vie été si contente, lui dit l’héritière. Je n’ai rien vu de si joli nulle part.
— C’est Adolphe qui l’a rapportée de Paris et qui l’a choisie, lui dit madame des Grassins à l’oreille.
— Va, va ton train, damnée intrigante ! se disait le président ; si tu es jamais en procès, toi ou ton mari, votre affaire ne sera jamais bonne.
Le notaire, assis dans son coin, regardait l’abbé d’un air calme en se disant : — Les des Grassins ont beau faire, ma fortune, celle de mon frère et celle de mon neveu montent en somme à onze cent mille francs. Les des Grassins en ont tout au plus la moitié, et ils ont une fille : ils peuvent offrir ce qu’ils voudront ! héritière et cadeaux, tout sera pour nous un jour.
À huit heures et demie du soir, deux tables étaient dressées. La jolie madame des Grassins avait réussi à mettre son fils à côté d’Eugénie. Les acteurs de cette scène pleine d’intérêt, quoique vulgaire en apparence, munis de cartons bariolés, chiffrés, et de jetons en verre bleu, semblaient écouter les plaisanteries du vieux notaire, qui ne tirait pas un numéro sans faire une remarque ; mais tous pensaient aux millions de monsieur Grandet. Le vieux tonnelier contemplait vaniteusement les plumes roses, la toilette fraîche de madame des Grassins, la tête martiale du banquier, celle d’Adolphe, le président, l’abbé, le notaire, et se disait intérieurement : Ils sont là pour mes écus. Ils viennent s’ennuyer ici pour ma fille. Hé ! ma fille ne sera ni pour les uns ni pour les autres, et tous ces gens-là me servent de harpons pour pêcher !
Cette gaieté de famille, dans ce vieux salon gris, mal éclairé par deux chandelles ; ces rires, accompagnés par le bruit du rouet de la grande Nanon, et qui n’étaient sincères que sur les lèvres d’Eugénie ou de sa mère ; cette petitesse jointe à de si grands intérêts ; cette jeune fille qui, semblable à ces oiseaux victimes du haut prix auquel on les met et qu’ils ignorent, se trouvait traquée, serrée par des preuves d’amitié dont elle était la dupe ; tout contribuait à rendre cette scène tristement comique. N’est-ce pas d’ailleurs {p. 230} une scène de tous les temps et de tous les lieux, mais ramenée à sa plus simple expression ? La figure de Grandet exploitant le faux attachement des deux familles, en tirant d’énormes profits, dominait ce drame et l’éclairait. N’était-ce pas le seul dieu moderne auquel on ait foi, l’Argent dans toute sa puissance, exprimé par une seule physionomie ? Les doux sentiments de la vie n’occupaient là qu’une place secondaire, ils animaient trois cœurs purs, ceux de Nanon, d’Eugénie et sa mère. Encore, combien d’ignorance dans leur naïveté ! Eugénie et sa mère ne savaient rien de la fortune de Grandet, elles n’estimaient les choses de la vie qu’à la lueur de leurs pâles idées, et ne prisaient ni ne méprisaient l’argent, accoutumées qu’elles étaient à s’en passer. Leurs sentiments, froissés à leur insu mais vivaces, le secret de leur existence, en faisaient des exceptions curieuses dans cette réunion de gens dont la vie était purement matérielle. Affreuse condition de l’homme ! il n’y a pas un de ses bonheurs qui ne vienne d’une ignorance quelconque. Au moment où madame Grandet gagnait un lot de seize sous, le plus considérable qui eût jamais été ponté dans cette salle, et que la grande Nanon riait d’aise en voyant madame empochant cette riche somme, un coup de marteau retentit à la porte de la maison, et y fit un si grand tapage que les femmes sautèrent sur leurs chaises.
— Ce n’est pas un homme de Saumur qui frappe ainsi, dit le notaire.
— Peut-on cogner comme ça, dit Nanon. Veulent-ils casser notre porte ?
— Quel diable est-ce ? s’écria Grandet.
Nanon prit une des deux chandelles, et alla ouvrir accompagnée de Grandet.
— Grandet, Grandet, s’écria sa femme qui poussée par un vague sentiment de peur s’élança vers la porte de la salle.
Tous les joueurs se regardèrent.
— Si nous y allions, dit monsieur des Grassins. Ce coup de marteau me paraît malveillant.
À peine fut-il permis à monsieur des Grassins d’apercevoir la figure d’un jeune homme accompagné du facteur des messageries, qui portait deux malles énormes et traînait des sacs de nuit. Grandet se retourna brusquement vers sa femme et lui dit : — Madame Grandet, allez à votre loto. Laissez-moi m’entendre avec monsieur. {p. 231} Puis il tira vivement la porte de la salle, où les joueurs agités reprirent leurs places, mais sans continuer le jeu.
— Est-ce quelqu’un de Saumur, monsieur des Grassins ? lui dit sa femme.
— Non, c’est un voyageur.
— Il ne peut venir que de Paris. En effet, dit le notaire en tirant sa vieille montre épaisse de deux doigts et qui ressemblait à un vaisseau hollandais, il est neuffe-s-heures. Peste ! la diligence du Grand Bureau n’est jamais en retard.
— Et ce monsieur est-il jeune ? demanda l’abbé Cruchot.
— Oui, répondit monsieur des Grassins. Il apporte des paquets qui doivent peser au moins trois cents kilos.
— Nanon ne revient pas, dit Eugénie.
— Ce ne peut être qu’un de vos parents, dit le président.
— Faisons les mises, s’écria doucement madame Grandet. À sa voix, j’ai vu que monsieur Grandet était contrarié, peut-être ne serait-il pas content de s’apercevoir que nous parlons de ses affaires.
— Mademoiselle, dit Adolphe à sa voisine, ce sera sans doute votre cousin Grandet, un bien joli jeune homme que j’ai vu au bal de monsieur de Nucingen. Adolphe ne continua pas, sa mère lui marcha sur le pied, puis, en lui demandant à haute voix deux sous pour sa mise : — Veux-tu te taire, grand nigaud ! lui dit-elle à l’oreille.
En ce moment Grandet rentra sans la grande Nanon, dont le pas et celui du facteur retentirent dans les escaliers ; il était suivi du voyageur qui depuis quelques instants excitait tant de curiosités et préoccupait si vivement les imaginations, que son arrivée en ce logis et sa chute au milieu de ce monde peut être comparée à celle d’un colimaçon dans une ruche, ou à l’introduction d’un paon dans quelque obscure basse-cour de village.
— Asseyez-vous auprès du feu, lui dit Grandet.
Avant de s’asseoir, le jeune étranger salua très-gracieusement l’assemblée. Les hommes se levèrent pour répondre par une inclination polie, et les femmes firent une révérence cérémonieuse.
— Vous avez sans doute froid, monsieur, dit madame Grandet, vous arrivez peut-être de…
— Voilà bien les femmes ! dit le vieux vigneron en quittant la lecture d’une lettre qu’il tenait à la main, laissez donc monsieur se reposer.
{p. 232} — Mais, mon père, monsieur a peut-être besoin de quelque chose, dit Eugénie.
— Il a une langue, répondit sévèrement le vigneron.
L’inconnu fut seul surpris de cette scène. Les autres personnes étaient faites aux façons despotiques du bonhomme. Néanmoins, quand ces deux demandes et ces deux réponses furent échangées, l’inconnu se leva, présenta le dos au feu, leva l’un de ses pieds pour chauffer la semelle de ses bottes, et dit à Eugénie : — Ma cousine, je vous remercie, j’ai dîné à Tours. Et, ajouta-t-il en regardant Grandet, je n’ai besoin de rien, je ne suis même point fatigué.
— Monsieur vient de la Capitale, demanda madame des Grassins.
Monsieur Charles, ainsi se nommait le fils de monsieur Grandet de Paris, en s’entendant interpeller, prit un petit lorgnon suspendu par une chaîne à son col, l’appliqua sur son œil droit pour examiner et ce qu’il y avait sur la table et les personnes qui y étaient assises, lorgna fort impertinemment madame des Grassins, et lui dit après avoir tout vu : — Oui, madame. Vous jouez au loto, ma tante, ajouta-t-il, je vous en prie, continuez votre jeu, il est trop amusant pour le quitter…
— J’étais sûre que c’était le cousin, pensait madame des Grassins en lui jetant de petites œillades.
— Quarante-sept, cria le vieil abbé. Marquez donc, madame des Grassins, n’est-ce pas votre numéro ?
Monsieur des Grassins mit un jeton sur le carton de sa femme, qui, saisie par de tristes pressentiments, observa tour à tour le cousin de Paris et Eugénie, sans songer au loto. De temps en temps, la jeune héritière lança de furtifs regards à son cousin, et la femme du banquier put facilement y découvrir un crescendo d’étonnement ou de curiosité.
Monsieur Charles Grandet, beau jeune homme de vingt-deux ans, produisait en ce moment un singulier contraste avec les bons provinciaux que déjà ses manières aristocratiques révoltaient passablement, et que tous étudiaient pour se moquer de lui. Ceci veut une explication. À vingt-deux ans, les jeunes gens sont encore assez voisins de l’enfance pour se laisser aller à des enfantillages. Aussi, peut-être, sur cent d’entre eux, s’en rencontrerait-il bien quatre-vingt-dix-neuf qui se seraient conduits comme se conduisait Charles Grandet. Quelques jours avant cette soirée, son père lui avait dit d’aller pour quelques mois chez son frère de Saumur. Peut-être {p. 233} monsieur Grandet de Paris pensait-il à Eugénie. Charles, qui tombait en province pour la première fois, eut la pensée d’y paraître avec la supériorité d’un jeune homme à la mode, de désespérer l’arrondissement par son luxe, d’y faire époque, et d’y importer les inventions de la vie parisienne. Enfin, pour tout expliquer d’un mot, il voulait passer à Saumur plus de temps qu’à Paris à se brosser les ongles, et y affecter l’excessive recherche de mise que parfois un jeune homme élégant abandonne pour une négligence qui ne manque pas de grâce. Charles emporta donc le plus joli costume de chasse, le plus joli fusil, le plus joli couteau, la plus jolie gaîne de Paris. Il emporta sa collection de gilets les plus ingénieux : il y en avait de gris, de blancs, de noirs, de couleur scarabée, à reflets d’or, de pailletés, de chinés, de doubles, à châle ou droits de col, à col renversé, de boutonnés jusqu’en haut, à boutons d’or. Il emporta toutes les variétés de cols et de cravates en faveur à cette époque. Il emporta deux habits de Buisson, et son linge le plus fin. Il emporta sa jolie toilette d’or, présent de sa mère. Il emporta ses colifichets de dandy, sans oublier une ravissante petite écritoire donnée par la plus aimable des femmes, pour lui du moins, par une grande dame qu’il nommait Annette, et qui voyageait maritalement, ennuyeusement, en Écosse, victime de quelques soupçons auxquels besoin était de sacrifier momentanément son bonheur ; puis force joli papier pour lui écrire une lettre par quinzaine. Ce fut, enfin, une cargaison de futilités parisiennes aussi complète qu’il était possible de la faire, et où, depuis la cravache qui sert à commencer un duel, jusqu’aux beaux pistolets ciselés qui le terminent, se trouvaient tous les instruments aratoires dont se sert un jeune oisif pour labourer la vie. Son père lui ayant dit de voyager seul et modestement, il était venu dans le coupé de la diligence retenu pour lui seul, assez content de ne pas gâter une délicieuse voiture de voyage commandée pour aller au-devant de son Annette, la grande dame que… etc., et qu’il devait rejoindre en juin prochain aux Eaux de Baden. Charles comptait rencontrer cent personnes chez son oncle, chasser à courre dans les forêts de son oncle, y vivre enfin de la vie de château ; il ne savait pas le trouver à Saumur où il ne s’était informé de lui que pour demander le chemin de Froidfond ; mais, en le sachant en ville, il crut l’y voir dans un grand hôtel. Afin de débuter convenablement chez son oncle, soit à Saumur, soit à Froidfond, il avait fait la toilette de voyage la plus coquette, la plus {p. 234} simplement recherchée, la plus adorable, pour employer le mot qui dans ce temps résumait les perfections spéciales d’une chose ou d’un homme. À Tours, un coiffeur venait de lui refriser ses beaux cheveux châtains ; il y avait changé de linge, et mis une cravate de satin noir combinée avec un col rond de manière à encadrer agréablement sa blanche et rieuse figure. Une redingote de voyage à demi boutonnée lui pinçait la taille, et laissait voir un gilet de cachemire à châle sous lequel était un second gilet blanc. Sa montre, négligemment abandonnée au hasard dans une poche, se rattachait par une courte chaîne d’or à l’une des boutonnières. Son pantalon gris se boutonnait sur les côtés, où des dessins brodés en soie noire enjolivaient les coutures. Il maniait agréablement une canne dont la pomme d’or sculpté n’altérait point la fraîcheur de ses gants gris. Enfin, sa casquette était d’un goût excellent. Un Parisien, un Parisien de la sphère la plus élevée, pouvait seul et s’agencer ainsi sans paraître ridicule, et donner une harmonie de fatuité à toutes ces niaiseries, que soutenait d’ailleurs un air brave, l’air d’un jeune homme qui a de beaux pistolets, le coup sûr et Annette. Maintenant, si vous voulez bien comprendre la surprise respective des Saumurois et du jeune Parisien, voir parfaitement le vif éclat que l’élégance du voyageur jetait au milieu des ombres grises de la salle, et des figures qui composaient le tableau de famille, essayez de vous représenter les Cruchot. Tous les trois prenaient du tabac, et ne songeaient plus depuis long-temps à éviter ni les roupies, ni les petites galettes noires qui parsemaient le jabot de leurs chemises rousses, à cols recroquevillés et à plis jaunâtres. Leurs cravates molles se roulaient en corde aussitôt qu’ils se les étaient attachées au cou. L’énorme quantité de linge qui leur permettait de ne faire la lessive que tous les six mois, et de le garder au fond de leurs armoires, laissait le temps y imprimer ses teintes grises et vieilles. Il y avait en eux une parfaite entente de mauvaise grâce et de sénilité. Leurs figures, aussi flétries que l’étaient leurs habits râpés, aussi plissées que leurs pantalons, semblaient usées, racornies, et grimaçaient. La négligence générale des autres costumes, tous incomplets, sans fraîcheur, comme le sont les toilettes de province, où l’on arrive insensiblement à ne plus s’habiller les uns pour les autres, et à prendre garde au prix d’une paire de gants, s’accordait avec l’insouciance des Cruchot. L’horreur de la mode était le seul point sur lequel les Grassinistes et les Cruchotins s’entendissent {p. 235} parfaitement. Le Parisien prenait-il son lorgnon pour examiner les singuliers accessoires de la salle, les solives du plancher, le ton des boiseries ou les points que les mouches y avaient imprimés et dont le nombre aurait suffi pour ponctuer l’Encyclopédie méthodique et le Moniteur, aussitôt les joueurs de loto levaient le nez et le considéraient avec autant de curiosité qu’ils en eussent manifesté pour une girafe. Monsieur des Grassins et son fils, auxquels la figure d’un homme à la mode n’était pas inconnue, s’associèrent néanmoins à l’étonnement de leurs voisins, soit qu’ils éprouvassent l’indéfinissable influence d’un sentiment général, soit qu’ils l’approuvassent en disant à leurs compatriotes par des œillades pleines d’ironie : — Voilà comme ils sont à Paris. Tous pouvaient d’ailleurs observer Charles à loisir, sans craindre de déplaire au maître du logis. Grandet était absorbé dans la longue lettre qu’il tenait, et il avait pris pour la lire l’unique flambeau de la table, sans se soucier de ses hôtes ni de leur plaisir. Eugénie, à qui le type d’une perfection semblable, soit dans la mise, soit dans la personne, était entièrement inconnu, crut voir en son cousin une créature descendue de quelque région séraphique. Elle respirait avec délices les parfums exhalés par cette chevelure si brillante, si gracieusement bouclée. Elle aurait voulu pouvoir toucher la peau blanche de ces jolis gants fins. Elle enviait les petites mains de Charles, son teint, la fraîcheur et la délicatesse de ses traits. Enfin, si toutefois cette image peut résumer les impressions que le jeune élégant produisit sur une ignorante fille sans cesse occupée à rapetasser des bas, à ravauder la garde-robe de son père, et dont la vie s’était écoulée sous ces crasseux lambris sans voir dans cette rue silencieuse plus d’un passant par heure, la vue de son cousin fit sourdre en son cœur les émotions de fine volupté que causent à un jeune homme les fantastiques figures de femmes dessinées par Westall dans les Keepsake anglais et gravées par les Finden d’un burin si habile qu’on a peur, en soufflant sur le vélin, de faire envoler ces apparitions célestes. Charles tira de sa poche un mouchoir brodé par la grande dame qui voyageait en Écosse. En voyant ce joli ouvrage fait avec amour pendant les heures perdues pour l’amour, Eugénie regarda son cousin pour savoir s’il allait bien réellement s’en servir. Les manières de Charles, ses gestes, la façon dont il prenait son lorgnon, son impertinence affectée, son mépris pour le coffret qui venait de faire tant de plaisir à la riche héritière et qu’il trouvait {p. 236} évidemment ou sans valeur ou ridicule ; enfin, tout ce qui choquait les Cruchot et les des Grassins lui plaisait si fort qu’avant de s’endormir elle dût rêver long-temps à ce phénix des cousins.
Les numéros se tiraient fort lentement, mais bientôt le loto fut arrêté. La grande Nanon entra et dit tout haut : — Madame, va falloir me donner des draps pour faire le lit à ce monsieur.
Madame Grandet suivit Nanon. Madame des Grassins dit alors à voix basse : — Gardons nos sous et laissons le loto. Chacun reprit ses deux sous dans la vieille soucoupe écornée où il les avait mis. Puis l’assemblée se remua en masse et fit un quart de conversion vers le feu.
— Vous avez donc fini ? dit Grandet sans quitter sa lettre.
— Oui, oui, répondit madame des Grassins en venant prendre place près de Charles.
Eugénie, mue par une de ces pensées qui naissent au cœur des jeunes filles quand un sentiment s’y loge pour la première fois, quitta la salle pour aller aider sa mère et Nanon. Si elle avait été questionnée par un confesseur habile, elle lui eût sans doute avoué qu’elle ne songeait ni à sa mère ni à Nanon, mais qu’elle était travaillée par un poignant désir d’inspecter la chambre de son cousin pour s’y occuper de son cousin, pour y placer quoi que ce fût, pour obvier à un oubli, pour y tout prévoir, afin de la rendre, autant que possible, élégante et propre. Eugénie se croyait déjà seule capable de comprendre les goûts et les idées de son cousin. En effet, elle arriva fort heureusement pour prouver à sa mère et à Nanon, qui revenaient pensant avoir tout fait, que tout était à faire. Elle donna l’idée à la grande Nanon de bassiner les draps avec la braise du feu ; elle couvrit elle-même la vieille table d’un naperon, et recommanda bien à Nanon de changer le naperon tous les matins. Elle convainquit sa mère de la nécessité d’allumer un bon feu dans la cheminée, et détermina Nanon à monter, sans en rien dire à son père, un gros tas de bois dans le corridor. Elle courut chercher dans une des encoignures de la salle un plateau de vieux laque qui venait de la succession de feu le vieux monsieur de La Bertellière, y prit également un verre de cristal à six pans, une petite cuiller dédorée, un flacon antique où étaient gravés des amours, et mit triomphalement le tout sur un coin de la cheminée. Il lui avait plus surgi d’idées en un quart d’heure qu’elle n’en avait eu depuis qu’elle était au monde.
{p. 237} — Maman, dit-elle, jamais mon cousin ne supportera l’odeur d’une chandelle. Si nous achetions de la bougie ?… Elle alla, légère comme un oiseau, tirer de sa bourse l’écu de cent sous qu’elle avait reçu pour ses dépenses du mois. — Tiens, Nanon, dit-elle, va vite.
— Mais, que dira ton père ? Cette objection terrible fut proposée par madame Grandet en voyant sa fille armée d’un sucrier de vieux Sèvres rapporté du château de Froidfond par Grandet. — Et où prendras-tu donc du sucre ? es-tu folle ?
— Maman, Nanon achètera aussi bien du sucre que de la bougie.
— Mais ton père ?
— Serait-il convenable que son neveu ne pût boire un verre d’eau sucrée ? D’ailleurs, il n’y fera pas attention.
— Ton père voit tout, dit madame Grandet en hochant la tête.
Nanon hésitait, elle connaissait son maître.
— Mais va donc, Nanon, puisque c’est ma fête !
Nanon laissa échapper un gros rire en entendant la première plaisanterie que sa jeune maîtresse eût jamais faite, et lui obéit. Pendant qu’Eugénie et sa mère s’efforçaient d’embellir la chambre destinée par monsieur Grandet à son neveu, Charles se trouvait l’objet des attentions de madame des Grassins, qui lui faisait des agaceries.
— Vous êtes bien courageux, monsieur, lui dit-elle, de quitter les plaisirs de la capitale pendant l’hiver pour venir habiter Saumur. Mais si nous ne vous faisons pas trop peur, vous verrez que l’on peut encore s’y amuser.
Elle lui lança une véritable œillade de province, où, par habitude, les femmes mettent tant de réserve et de prudence dans leurs yeux qu’elles leur communiquent la friande concupiscence particulière à ceux des ecclésiastiques, pour qui tout plaisir semble ou un vol ou une faute. Charles se trouvait si dépaysé dans cette salle, si loin du vaste château et de la fastueuse existence qu’il supposait à son oncle, qu’en regardant attentivement madame des Grassins, il aperçut enfin une image à demi effacée des figures parisiennes. Il répondit avec grâce à l’espèce d’invitation qui lui était adressée, et il s’engagea naturellement une conversation dans laquelle madame des Grassins baissa graduellement sa voix pour la mettre en harmonie avec la nature de ses confidences. Il existait chez elle et chez Charles un même besoin de confiance. Aussi, après quelques moments de causerie coquette et de plaisanteries sérieuses, l’adroite {p. 238} provinciale put-elle lui dire sans se croire entendue des autres personnes, qui parlaient de la vente des vins, dont s’occupait en ce moment tout le Saumurois : — Monsieur, si vous voulez nous faire l’honneur de venir nous voir, vous ferez très-certainement autant de plaisir à mon mari qu’à moi. Notre salon est le seul dans Saumur où vous trouverez réunis le haut commerce et la noblesse : nous appartenons aux deux sociétés, qui ne veulent se rencontrer que là parce qu’on s’y amuse. Mon mari, je le dis avec orgueil, est également considéré par les uns et par les autres. Ainsi, nous tâcherons de faire diversion à l’ennui de votre séjour ici. Si vous restiez chez monsieur Grandet, que deviendriez-vous, bon Dieu ! Votre oncle est un grigou qui ne pense qu’à ses provins, votre tante est une dévote qui ne sait pas coudre deux idées, et votre cousine est une petite sotte, sans éducation, commune, sans dot, et qui passe sa vie à raccommoder des torchons.
— Elle est très-bien, cette femme, se dit en lui-même Charles Grandet en répondant aux minauderies de madame des Grassins.
— Il me semble, ma femme, que tu veux accaparer monsieur, dit en riant le gros et grand banquier.
À cette observation, le notaire et le président dirent des mots plus ou moins malicieux ; mais l’abbé les regarda d’un air fin et résuma leurs pensées en prenant une pincée de tabac, et offrant sa tabatière à la ronde : — Qui mieux que madame, dit-il, pourrait faire à monsieur les honneurs de Saumur ?
— Ha ! çà, comment l’entendez-vous, monsieur l’abbé ? demanda monsieur des Grassins.
— Je l’entends, monsieur, dans le sens le plus favorable pour vous, pour madame, pour la ville de Saumur et pour monsieur, ajouta le rusé vieillard en se tournant vers Charles.
Sans paraître y prêter la moindre attention, l’abbé Cruchot avait su deviner la conversation de Charles et de madame des Grassins.
— Monsieur, dit enfin Adolphe à Charles d’un air qu’il aurait voulu rendre dégagé, je ne sais si vous avez conservé quelque souvenir de moi ; j’ai eu le plaisir d’être votre vis-à-vis à un bal donné par monsieur le baron de Nucingen, et…
— Parfaitement, monsieur, parfaitement, répondit Charles surpris de se voir l’objet des attentions de tout le monde.
— Monsieur est votre fils ? demanda-t-il à madame des Grassins.
{p. 239} L’abbé regarda malicieusement la mère.
— Oui, monsieur, dit-elle.
— Vous étiez donc bien jeune à Paris ? reprit Charles en s’adressant à Adolphe.
— Que voulez-vous, monsieur, dit l’abbé, nous les envoyons à Babylone aussitôt qu’ils sont sevrés.
Madame des Grassins interrogea l’abbé par un regard d’une étonnante profondeur. — Il faut venir en province, dit-il en continuant, pour trouver des femmes de trente et quelques années aussi fraîches que l’est madame, après avoir eu des fils bientôt Licenciés en Droit. Il me semble être encore au jour où les jeunes gens et les dames montaient sur des chaises pour vous voir danser au bal, madame, ajouta l’abbé en se tournant vers son adversaire femelle. Pour moi, vos succès sont d’hier…
— Oh ! le vieux scélérat ! se dit en elle-même madame des Grassins, me devinerait-il donc ?
— Il paraît que j’aurai beaucoup de succès à Saumur, se disait Charles en déboutonnant sa redingote, se mettant la main dans son gilet, et jetant son regard à travers les espaces pour imiter la pose donnée à lord Byron par Chantrey.
L’inattention du père Grandet, ou, pour mieux dire, la préoccupation dans laquelle le plongeait la lecture de sa lettre, n’échappèrent ni au notaire ni au président qui tâchaient d’en conjecturer le contenu par les imperceptibles mouvements de la figure du bonhomme, alors fortement éclairée par la chandelle. Le vigneron maintenait difficilement le calme habituel de sa physionomie. D’ailleurs chacun pourra se peindre la contenance affectée par cet homme en lisant la fatale lettre que voici :
Mon frère, voici bientôt vingt-trois ans que nous ne nous sommes vus. Mon mariage a été l’objet de notre dernière entrevue, après laquelle nous nous sommes quittés joyeux l’un et l’autre. Certes je ne pouvais guère prévoir que tu serais un jour le seul soutien de la famille, à la prospérité de laquelle tu applaudissais alors. Quand tu tiendras cette lettre en tes mains, je n’existerai plus. Dans la position où j’étais, je n’ai pas voulu survivre à la honte d’une faillite. Je me suis tenu sur le bord du gouffre jusqu’au dernier moment, espérant surnager toujours. Il faut y tomber. Les banqueroutes réunies de mon agent de change et de Roguin, mon notaire, m’emportent mes dernières ressources et ne me laissent {p. 240} rien. J’ai la douleur de devoir près de quatre millions sans pouvoir offrir plus de vingt-cinq pour cent d’actif. Mes vins emmagasinés éprouvent en ce moment la baisse ruineuse que causent l’abondance et la qualité de vos récoltes. Dans trois jours Paris dira : « Monsieur Grandet était un fripon ! » Je me coucherai, moi probe, dans un linceul d’infamie. Je ravis à mon fils et son nom que j’entache et la fortune de sa mère. Il ne sait rien de cela, ce malheureux enfant que j’idolâtre. Nous nous sommes dit adieu tendrement. Il ignorait, par bonheur, que les derniers flots de ma vie s’épanchaient dans cet adieu. Ne me maudira-t-il pas un jour ? Mon frère, mon frère, la malédiction de nos enfants est épouvantable ; ils peuvent appeler de la nôtre, mais la leur est irrévocable. Grandet, tu es mon aîné, tu me dois ta protection : fais que Charles ne jette aucune parole amère sur ma tombe ! Mon frère, si je t’écrivais avec mon sang et mes larmes, il n’y aurait pas autant de douleurs que j’en mets dans cette lettre ; car je pleurerais, je saignerais, je serais mort, je ne souffrirais plus ; mais je souffre et vois la mort d’un œil sec. Te voilà donc le père de Charles ! il n’a point de parents du côté maternel, tu sais pourquoi. Pourquoi n’ai-je pas obéi aux préjugés sociaux ? Pourquoi ai-je cédé à l’amour ? Pourquoi ai-je épousé la fille naturelle d’un grand seigneur ? Charles n’a plus de famille. Ô mon malheureux fils ! mon fils ! Écoute, Grandet, je ne suis pas venu t’implorer pour moi ; d’ailleurs tes biens ne sont peut-être pas assez considérables pour supporter une hypothèque de trois millions ; mais pour mon fils ! Sache-le bien, mon frère, mes mains suppliantes se sont jointes en pensant à toi. Grandet, je te confie Charles en mourant. Enfin je regarde mes pistolets sans douleur en pensant que tu lui serviras de père. Il m’aimait bien, Charles ; j’étais si bon pour lui, je ne le contrariais jamais : il ne me maudira pas. D’ailleurs, tu verras, il est doux, il tient de sa mère, il ne te donnera jamais de chagrin. Pauvre enfant ! accoutumé aux jouissances du luxe, il ne connaît aucune des privations auxquelles nous a condamnés l’un et l’autre notre première misère… Et le voilà ruiné, seul. Oui, tous ses amis le fuiront, et c’est moi qui serai la cause de ses humiliations. Ah ! je voudrais avoir le bras assez fort pour l’envoyer d’un seul coup dans les cieux près de sa mère. Folie ! Je reviens à mon malheur, à celui de Charles. Je te l’ai donc envoyé pour que tu lui apprennes convenablement et ma mort et son sort à venir. Sois un père pour lui, mais un bon père. {p. 241} Ne l’arrache pas tout à coup à sa vie oisive, tu le tuerais. Je lui demande à genoux de renoncer aux créances qu’en qualité d’héritier de sa mère il pourrait exercer contre moi. Mais c’est une prière superflue ; il a de l’honneur, et sentira bien qu’il ne doit pas se joindre à mes créanciers. Fais-le renoncer à ma succession en temps utile. Révèle-lui les dures conditions de la vie que je lui fais ; et, s’il me conserve sa tendresse, dis-lui bien en mon nom que tout n’est pas perdu pour lui. Oui, le travail, qui nous a sauvés tous deux, peut lui rendre la fortune que je lui emporte ; et, s’il veut écouter la voix de son père, qui pour lui voudrait sortir un moment du tombeau, qu’il parte, qu’il aille aux Indes ! Mon frère, Charles est un jeune homme probe et courageux : tu lui feras une pacotille, il mourrait plutôt que de ne pas te rendre les premiers fonds que tu lui prêteras ; car tu lui en prêteras, Grandet ! sinon tu te créerais des remords. Ah ! si mon enfant ne trouvait ni secours ni tendresse en toi, je demanderais éternellement vengeance à Dieu de ta dureté. Si j’avais pu sauver quelques valeurs, j’avais bien le droit de lui remettre une somme sur le bien de sa mère ; mais les payements de ma fin du mois avaient absorbé toutes mes ressources. Je n’aurais pas voulu mourir dans le doute sur le sort de mon enfant ; j’aurais voulu sentir de saintes promesses dans la chaleur de ta main, qui m’eût réchauffé ; mais le temps me manque. Pendant que Charles voyage, je suis obligé de dresser mon bilan. Je tâche de prouver par la bonne foi qui préside à mes affaires qu’il n’y a dans mes désastres ni faute ni improbité. N’est-ce pas m’occuper de Charles ? Adieu, mon frère. Que toutes les bénédictions de Dieu te soient acquises pour la généreuse tutelle que je te confie, et que tu acceptes, je n’en doute pas. Il y aura sans cesse une voix qui priera pour toi dans le monde où nous devons aller tous un jour, et où je suis déjà.
Victor-Ange-Guillaume GRANDET.
— Vous causez donc ? dit le père Grandet en pliant avec exactitude la lettre dans les mêmes plis et la mettant dans la poche de son gilet. Il regarda son neveu d’un air humble et craintif sous lequel il cacha ses émotions et ses calculs. — Vous êtes-vous réchauffé ?
— Très-bien, mon cher oncle.
— Hé ! bien, où sont donc nos femmes ? dit l’oncle oubliant déjà que son neveu couchait chez lui. En ce moment Eugénie et {p. 242} madame Grandet rentrèrent. — Tout est-il arrangé là-haut ? leur demanda le bonhomme en retrouvant son calme.
— Oui, mon père.
— Hé ! bien, mon neveu, si vous êtes fatigué, Nanon va vous conduire à votre chambre. Dame, ce ne sera pas un appartement de mirliflor ! mais vous excuserez de pauvres vignerons qui n’ont jamais le sou. Les impôts nous avalent tout.
— Nous ne voulons pas être indiscrets, Grandet, dit le banquier. Vous pouvez avoir à jaser avec votre neveu, nous vous souhaitons le bonsoir. À demain.
À ces mots, l’assemblée se leva, et chacun fit la révérence suivant son caractère. Le vieux notaire alla chercher sous la porte sa lanterne, et vint l’allumer en offrant aux des Grassins de les reconduire. Madame des Grassins n’avait pas prévu l’incident qui devait faire finir prématurément la soirée, et son domestique n’était pas arrivé.
— Voulez-vous me faire l’honneur d’accepter mon bras, madame ? dit l’abbé Cruchot à madame des Grassins.
— Merci, monsieur l’abbé. J’ai mon fils, répondit-elle sèchement.
— Les dames ne sauraient se compromettre avec moi, dit l’abbé.
— Donne donc le bras à monsieur Cruchot, lui dit son mari.
L’abbé emmena la jolie dame assez lestement pour se trouver à quelques pas en avant de la caravane.
— Il est très-bien, ce jeune homme, madame, lui dit-il en lui serrant le bras. Adieu, paniers, vendanges sont faites ! Il vous faut dire adieu à mademoiselle Grandet, Eugénie sera pour le Parisien. À moins que ce cousin ne soit amouraché d’une Parisienne, votre fils Adolphe va rencontrer en lui le rival le plus…
— Laissez donc, monsieur l’abbé. Ce jeune homme ne tardera pas à s’apercevoir qu’Eugénie est une niaise, une fille sans fraîcheur. L’avez-vous examinée ? elle était, ce soir, jaune comme un coing.
— Vous l’avez peut-être déjà fait remarquer au cousin.
— Et je ne m’en suis pas gênée…
— Mettez-vous toujours auprès d’Eugénie, madame, et vous n’aurez pas grand’chose à dire à ce jeune homme contre sa cousine, il fera de lui-même une comparaison qui…
— D’abord, il m’a promis de venir dîner après-demain chez moi.
— Ah ! si vous vouliez, madame, dit l’abbé.
{p. 243} — Et que voulez-vous que je veuille, monsieur l’abbé ? Entendez-vous ainsi me donner de mauvais conseils ? Je ne suis pas arrivée à l’âge de trente-neuf ans, avec une réputation sans tache, Dieu merci, pour la compromettre, même quand il s’agirait de l’empire du Grand-Mogol. Nous sommes à un âge, l’un et l’autre, auquel on sait ce que parler veut dire. Pour un ecclésiastique, vous avez en vérité des idées bien incongrues. Fi ! cela est digne de Faublas.
— Vous avez donc lu Faublas ?
— Non, monsieur l’abbé, je voulais dire les Liaisons Dangereuses.
— Ah ! ce livre est infiniment plus moral, dit en riant l’abbé. Mais vous me faites aussi pervers que l’est un jeune homme d’aujourd’hui ! Je voulais simplement vous…
— Osez me dire que vous ne songiez pas à me conseiller de vilaines choses. Cela n’est-il pas clair ? Si ce jeune homme, qui est très-bien, j’en conviens, me faisait la cour, il ne penserait pas à sa cousine. À Paris, je le sais, quelques bonnes mères se dévouent ainsi pour le bonheur et la fortune de leurs enfants ; mais nous sommes en province, monsieur l’abbé.
— Oui, madame.
— Et, reprit-elle, je ne voudrais pas, ni Adolphe lui-même ne voudrait pas de cent millions achetés à ce prix…
— Madame, je n’ai point parlé de cent millions. La tentation eût été peut-être au-dessus de nos forces à l’un et à l’autre. Seulement, je crois qu’une honnête femme peut se permettre, en tout bien tout honneur, de petites coquetteries sans conséquence, qui font partie de ses devoirs en société, et qui…
— Vous croyez ?
— Ne devons-nous pas, madame, tâcher de nous être agréables les uns aux autres…. Permettez que je me mouche. — Je vous assure, madame, reprit-il, qu’il vous lorgnait d’un air un peu plus flatteur que celui qu’il avait en me regardant ; mais je lui pardonne d’honorer préférablement à la vieillesse la beauté…
— Il est clair, disait le président de sa grosse voix, que monsieur Grandet de Paris envoie son fils à Saumur dans des intentions extrêmement matrimoniales…
— Mais, alors, le cousin ne serait pas tombé comme une bombe, répondait le notaire.
{p. 244} — Cela ne dirait rien, dit monsieur des Grassins, le bonhomme est cachotier.
— Des Grassins, mon ami, je l’ai invité à dîner, ce jeune homme. Il faudra que tu ailles prier monsieur et madame de Larsonnière, et les du Hautoy, avec la belle demoiselle du Hautoy, bien entendu ; pourvu qu’elle se mette bien ce jour-là ! Par jalousie, sa mère la fagote si mal ! J’espère, messieurs, que vous nous ferez l’honneur de venir, ajouta-t-elle en arrêtant le cortége pour se retourner vers les deux Cruchot.
— Vous voilà chez vous, madame, dit le notaire.
Après avoir salué les trois des Grassins, les trois Cruchot s’en retournèrent chez eux, en se servant de ce génie d’analyse que possèdent les provinciaux pour étudier sous toutes ses faces le grand événement de cette soirée, qui changeait les positions respectives des Cruchotins et des Grassinistes. L’admirable bon sens qui dirigeait les actions de ces grands calculateurs leur fit sentir aux uns et aux autres la nécessité d’une alliance momentanée contre l’ennemi commun. Ne devaient-ils pas mutuellement empêcher Eugénie d’aimer son cousin, et Charles de penser à sa cousine ? Le Parisien pourrait-il résister aux insinuations perfides, aux calomnies doucereuses, aux médisances pleines d’éloges, aux dénégations naïves qui allaient constamment tourner autour de lui pour le tromper ?
Lorsque les quatre parents se trouvèrent seuls dans la salle, monsieur Grandet dit à son neveu : — Il faut se coucher. Il est trop tard pour causer des affaires qui vous amènent ici, nous prendrons demain un moment convenable. Ici, nous déjeunons à huit heures. À midi, nous mangeons un fruit, un rien de pain sur le pouce, et nous buvons un verre de vin blanc ; puis nous dînons, comme les Parisiens, à cinq heures. Voilà l’ordre. Si vous voulez voir la ville ou les environs, vous serez libre comme l’air. Vous m’excuserez si mes affaires ne me permettent pas toujours de vous accompagner. Vous les entendrez peut-être tous ici vous disant que je suis riche : monsieur Grandet par-ci, monsieur Grandet par là ! Je les laisse dire, leurs bavardages ne nuisent point à mon crédit. Mais je n’ai pas le sou, et je travaille à mon âge comme un jeune compagnon, qui n’a pour tout bien qu’une mauvaise plaine et deux bons bras. Vous verrez peut-être bientôt par vous-même ce que coûte un écu quand il faut le suer. Allons, Nanon, les chandelles ?
{p. 245} — J’espère, mon neveu, que vous trouverez tout ce dont vous aurez besoin, dit madame Grandet ; mais s’il vous manquait quelque chose, vous pourrez appeler Nanon.
— Ma chère tante, ce serait difficile, j’ai, je crois, emporté toutes mes affaires ! Permettez-moi de vous souhaiter une bonne nuit, ainsi qu’à ma jeune cousine.
Charles prit des mains de Nanon une bougie allumée, une bougie d’Anjou, bien jaune de ton, vieillie en boutique et si pareille à de la chandelle, que monsieur Grandet, incapable d’en soupçonner l’existence au logis, ne s’aperçut pas de cette magnificence.
— Je vais vous montrer le chemin, dit le bonhomme.
Au lieu de sortir par la porte de la salle qui donnait sous la voûte, Grandet fit la cérémonie de passer par le couloir qui séparait la salle de la cuisine. Une porte battante garnie d’un grand carreau de verre ovale fermait ce couloir du côté de l’escalier afin de tempérer le froid qui s’y engouffrait. Mais en hiver la brise n’en sifflait pas moins par là très-rudement, et, malgré les bourrelets mis aux portes de la salle, à peine la chaleur s’y maintenait-elle à un degré convenable. Nanon alla verrouiller la grande porte, ferma la salle, et détacha dans l’écurie un chien-loup dont la voix était cassée comme s’il avait une laryngite. Cet animal d’une notable férocité ne connaissait que Nanon. Ces deux créatures champêtres s’entendaient. Quand Charles vit les murs jaunâtres et enfumés de la cage où l’escalier à rampe vermoulue tremblait sous le pas pesant de son oncle, son dégrisement alla rinforzando. Il se croyait dans un juchoir à poules. Sa tante et sa cousine, vers lesquelles il se retourna pour interroger leurs figures, étaient si bien façonnées à cet escalier, que, ne devinant pas la cause de son étonnement, elles le prirent pour une expression amicale, et y répondirent par un sourire agréable qui le désespéra. — Que diable mon père m’envoie-t-il faire ici ? se disait-il. Arrivé sur le premier palier, il aperçut trois portes peintes en rouge étrusque et sans chambranles, des portes perdues dans la muraille poudreuse et garnies de bandes en fer boulonnées, apparentes, terminées en façon de flammes comme l’était à chaque bout la longue entrée de la serrure. Celle de ces portes qui se trouvait en haut de l’escalier et qui donnait entrée dans la pièce située au-dessus de la cuisine, était évidemment murée. On n’y pénétrait en effet que par la chambre de Grandet, à qui cette pièce servait de cabinet. L’unique croisée d’où elle tirait son jour était défendue sur {p. 246} la cour par d’énormes barreaux en fer grillagés. Personne, pas même madame Grandet, n’avait la permission d’y venir, le bonhomme voulait y rester seul comme un alchimiste à son fourneau. Là, sans doute, quelque cachette avait été très-habilement pratiquée, là s’emmagasinaient les titres de propriété, là pendaient les balances à peser les louis, là se faisaient nuitamment et en secret les quittances, les reçus, les calculs ; de manière que les gens d’affaires, voyant toujours Grandet prêt à tout, pouvaient imaginer qu’il avait à ses ordres une fée ou un démon. Là, sans doute, quand Nanon ronflait à ébranler les planchers, quand le chien-loup veillait et bâillait dans la cour, quand madame et mademoiselle Grandet étaient bien endormies, venait le vieux tonnelier choyer, caresser, couver, cuver, cercler son or. Les murs étaient épais, les contrevents discrets. Lui seul avait la clef de ce laboratoire, où, dit-on, il consultait des plans sur lesquels ses arbres à fruits étaient désignés et où il chiffrait ses produits à un provin, à une bourrée près. L’entrée de la chambre d’Eugénie faisait face à cette porte murée. Puis, au bout du palier, était l’appartement des deux époux qui occupaient tout le devant de la maison. Madame Grandet avait une chambre contiguë à celle d’Eugénie, chez qui l’on entrait par une porte vitrée. La chambre du maître était séparée de celle de sa femme par une cloison, et du mystérieux cabinet par un gros mur. Le père Grandet avait logé son neveu au second étage, dans la haute mansarde située au-dessus de sa chambre, de manière à pouvoir l’entendre, s’il lui prenait fantaisie d’aller et de venir. Quand Eugénie et sa mère arrivèrent au milieu du palier, elles se donnèrent le baiser du soir ; puis, après avoir dit à Charles quelques mots d’adieu, froids sur les lèvres, mais certes chaleureux au cœur de la fille, elles rentrèrent dans leurs chambres.
— Vous voilà chez vous, mon neveu, dit le père Grandet à Charles en lui ouvrant sa porte. Si vous aviez besoin de sortir, vous appelleriez Nanon. Sans elle, votre serviteur ! le chien vous mangerait sans vous dire un seul mot. Dormez bien. Bonsoir. Ha ! ha ! ces dames vous ont fait du feu, reprit-il. En ce moment la grande Nanon apparut, armée d’une bassinoire. — En voilà bien d’une autre ! dit monsieur Grandet. Prenez-vous mon neveu pour une femme en couches ? Veux-tu bien remporter ta braise, Nanon.
— Mais, monsieur, les draps sont humides, et ce monsieur est vraiment mignon comme une femme.
{p. 247} — Allons, va, puisque tu l’as dans la tête, dit Grandet en la poussant par les épaules, mais prends garde de mettre le feu. Puis l’avare descendit en grommelant de vagues paroles.
Charles demeura pantois au milieu de ses malles. Après avoir jeté les yeux sur les murs d’une chambre en mansarde tendue de ce papier jaune à bouquets de fleurs qui tapisse les guinguettes, sur une cheminée en pierre de liais cannelée dont le seul aspect donnait froid, sur des chaises de bois jaune garnies en canne vernissée et qui semblaient avoir plus de quatre angles, sur une table de nuit ouverte dans laquelle aurait pu tenir un petit sergent de voltigeurs, sur le maigre tapis de lisière placé au bas d’un lit à ciel dont les pentes en drap tremblaient comme si elles allaient tomber, achevées par les vers, il regarda sérieusement la grande Nanon et lui dit : — Ah çà ! ma chère enfant, suis-je bien chez monsieur Grandet, l’ancien maire de Saumur, frère de monsieur Grandet de Paris ?
— Oui, monsieur, chez un ben aimable, un ben doux, un ben parfait monsieur. Faut-il que je vous aide à défaire vos malles ?
— Ma foi, je le veux bien, mon vieux troupier ! N’avez-vous pas servi dans les marins de la garde impériale ?
— Oh ! oh ! oh ! oh ! dit Nanon, quoi que c’est que ça, les marins de la garde ? C’est-y salé ? Ça va-t-il sur l’eau ?
— Tenez, cherchez ma robe de chambre qui est dans cette valise. En voici la clef.
Nanon fut tout émerveillée de voir une robe de chambre en soie verte à fleurs d’or et à dessins antiques.
— Vous allez mettre ça pour vous coucher, dit-elle.
— Oui.
— Sainte-Vierge ! le beau devant d’autel que ça ferait pour la paroisse. Mais, mon cher mignon monsieur, donnez donc ça à l’église, vous sauverez votre âme, tandis que ça vous la fera perdre. Oh ! que vous êtes donc gentil comme ça. Je vais appeler mademoiselle pour qu’alle vous regarde.
— Allons, Nanon, puisque Nanon y a, voulez-vous vous taire ! Laissez-moi coucher, j’arrangerai mes affaires demain ; et si ma robe vous plaît tant, vous sauverez votre âme. Je suis trop bon chrétien pour vous la refuser en m’en allant, et vous pourrez en faire ce que vous voudrez.
{p. 248} Nanon resta plantée sur ses pieds, contemplant Charles, sans pouvoir ajouter foi à ses paroles.
— Me donner ce bel atour ! dit-elle en s’en allant. Il rêve déjà, ce monsieur. Bonsoir.
— Bonsoir, Nanon.
— Qu’est-ce que je suis venu faire ici ? se dit Charles en s’endormant. Mon père n’est pas un niais, mon voyage doit avoir un but. Psch ! à demain les affaires sérieuses, disait je ne sais quelle ganache grecque.
— Sainte-Vierge ! qu’il est gentil, mon cousin, se dit Eugénie en interrompant ses prières qui ce soir-là ne furent pas finies.
Madame Grandet n’eut aucune pensée en se couchant. Elle entendait, par la porte de communication qui se trouvait au milieu de la cloison, l’avare se promenant de long en long dans sa chambre. Semblable à toutes les femmes timides, elle avait étudié le caractère de son seigneur. De même que la mouette prévoit l’orage, elle avait, à d’imperceptibles signes, pressenti la tempête intérieure qui agitait Grandet, et, pour employer l’expression dont elle se servait, elle faisait alors la morte. Grandet regardait la porte intérieurement doublée en tôle qu’il avait fait mettre à son cabinet, et se disait : — Quelle idée bizarre a eue mon frère de me léguer son enfant ? Jolie succession ! Je n’ai pas vingt écus à donner. Mais qu’est-ce que vingt écus pour ce mirliflor qui lorgnait mon baromètre comme s’il avait voulu en faire du feu ?
En songeant aux conséquences de ce testament de douleur, Grandet était peut-être plus agité que ne l’était son frère au moment où il le traça.
— J’aurais cette robe d’or ?… disait Nanon qui s’endormit habillée de son devant d’autel, rêvant de fleurs, de tabis, de damas, pour la première fois de sa vie, comme Eugénie rêva d’amour.
Dans la pure et monotone vie des jeunes filles, il vient une heure délicieuse où le soleil leur épanche ses rayons dans l’âme, où la fleur leur exprime des pensées, où les palpitations du cœur communiquent au cerveau leur chaude fécondance, et fondent les idées en un vague désir ; jour d’innocente mélancolie et de suaves joyeusetés ! Quand les enfants commencent à voir, ils sourient ; quand une fille entrevoit le sentiment dans la nature, elle sourit comme elle souriait enfant. Si la lumière est le premier amour de la vie, l’amour n’est-il pas la lumière du cœur ? Le moment de voir clair aux {p. 249} choses d’ici-bas était arrivé pour Eugénie. Matinale comme toutes les filles de province, elle se leva de bonne heure, fit sa prière, et commença l’œuvre de sa toilette, occupation qui désormais allait avoir un sens. Elle lissa d’abord ses cheveux châtains, tordit leurs grosses nattes au-dessus de sa tête avec le plus grand soin, en évitant que les cheveux ne s’échappassent de leurs tresses, et introduisit dans sa coiffure une symétrie qui rehaussa la timide candeur de son visage, en accordant la simplicité des accessoires à la naïveté des lignes. En se lavant plusieurs fois les mains dans de l’eau pure qui lui durcissait et rougissait la peau, elle regarda ses beaux bras ronds, et se demanda ce que faisait son cousin pour avoir les mains si mollement blanches, les ongles si bien façonnés. Elle mit des bas neufs et ses plus jolis souliers. Elle se laça droit, sans passer d’œillets. Enfin souhaitant, pour la première fois de sa vie, de paraître à son avantage, elle connut le bonheur d’avoir une robe fraîche, bien faite, et qui la rendait attrayante. Quand sa toilette fut achevée, elle entendit sonner l’horloge de la paroisse, et s’étonna de ne compter que sept heures. Le désir d’avoir tout le temps nécessaire pour se bien habiller l’avait fait lever trop tôt. Ignorant l’art de remanier dix fois une boucle de cheveux et d’en étudier l’effet, Eugénie se croisa bonnement les bras, s’assit à sa fenêtre, contempla la cour, le jardin étroit et les hautes terrasses qui le dominaient ; vue mélancolique, bornée, mais qui n’était pas dépourvue des mystérieuses beautés particulières aux endroits solitaires ou à la nature inculte. Auprès de la cuisine se trouvait un puits entouré d’une margelle, et à poulie maintenue dans une branche de fer courbée, qu’embrassait une vigne aux pampres flétris, rougis, brouis par la saison. De là, le tortueux sarment gagnait le mur, s’y attachait, courait le long de la maison et finissait sur un bûcher où le bois était rangé avec autant d’exactitude que peuvent l’être les livres d’un bibliophile. Le pavé de la cour offrait ces teintes noirâtres produites avec le temps par les mousses, par les herbes, par le défaut de mouvement. Les murs épais présentaient leur chemise verte, ondée de longues traces brunes. Enfin les huit marches qui régnaient au fond de la cour et menaient à la porte du jardin, étaient disjointes et ensevelies sous de hautes plantes comme le tombeau d’un chevalier enterré par sa veuve au temps des croisades. Au-dessus d’une assise de pierres toutes rongées s’élevait une grille de bois pourri, à moitié tombée de vétusté, mais à laquelle se mariaient à leur gré {p. 250} des plantes grimpantes. De chaque côté de la porte à claire-voie s’avançaient les rameaux tortus de deux pommiers rabougris. Trois allées parallèles, sablées et séparées par des carrés dont les terres étaient maintenues au moyen d’une bordure en buis, composaient ce jardin que terminait, au bas de la terrasse, un couvert de tilleuls. À un bout, des framboisiers ; à l’autre, un immense noyer qui inclinait ses branches jusque sur le cabinet du tonnelier. Un jour pur et le beau soleil des automnes naturels aux rives de la Loire commençaient à dissiper le glacis imprimé par la nuit aux pittoresques objets, aux murs, aux plantes qui meublaient ce jardin et la cour. Eugénie trouva des charmes tout nouveaux dans l’aspect de ces choses, auparavant si ordinaires pour elle. Mille pensées confuses naissaient dans son âme, et y croissaient à mesure que croissaient au dehors les rayons du soleil. Elle eut enfin ce mouvement de plaisir vague, inexplicable, qui enveloppe l’être moral, comme un nuage envelopperait l’être physique. Ses réflexions s’accordaient avec les détails de ce singulier paysage, et les harmonies de son cœur firent alliance avec les harmonies de la nature. Quand le soleil atteignit un pan de mur, d’où tombaient des Cheveux de Vénus aux feuilles épaisses à couleurs changeantes comme la gorge des pigeons, de célestes rayons d’espérance illuminèrent l’avenir pour Eugénie, qui désormais se plut à regarder ce pan de mur, ses fleurs pâles, ses clochettes bleues et ses herbes fanées, auxquelles se mêla un souvenir gracieux comme ceux de l’enfance. Le bruit que chaque feuille produisait dans cette cour sonore, en se détachant de son rameau, donnait une réponse aux secrètes interrogations de la jeune fille, qui serait restée là, pendant toute la journée, sans s’apercevoir de la fuite des heures. Puis vinrent de tumultueux mouvements d’âme. Elle se leva fréquemment, se mit devant son miroir, et s’y regarda comme un auteur de bonne foi contemple son œuvre pour se critiquer, et se dire des injures à lui-même.
— Je ne suis pas assez belle pour lui. Telle était la pensée d’Eugénie, pensée humble et fertile en souffrances. La pauvre fille ne se rendait pas justice ; mais la modestie, ou mieux la crainte, est une des premières vertus de l’amour. Eugénie appartenait bien à ce type d’enfants fortement constitués, comme ils le sont dans la petite bourgeoisie, et dont les beautés paraissent vulgaires ; mais si elle ressemblait à Vénus de Milo, ses formes étaient ennoblies par cette suavité du sentiment chrétien qui purifie la femme et lui donne {p. 251} une distinction inconnue aux sculpteurs anciens. Elle avait une tête énorme, le front masculin mais délicat du Jupiter de Phidias, et des yeux gris auxquels sa chaste vie, en s’y portant tout entière, imprimait une lumière jaillissante. Les traits de son visage rond, jadis frais et rose, avaient été grossis par une petite vérole assez clémente pour n’y point laisser de traces, mais qui avait détruit le velouté de la peau, néanmoins si douce et si fine encore que le pur baiser de sa mère y traçait passagèrement une marque rouge. Son nez était un peu trop fort, mais il s’harmoniait avec une bouche d’un rouge de minium, dont les lèvres à mille raies étaient pleines d’amour et de bonté. Le col avait une rondeur parfaite. Le corsage bombé, soigneusement voilé, attirait le regard et faisait rêver ; il manquait sans doute un peu de la grâce due à la toilette ; mais, pour les connaisseurs, la non-flexibilité de cette haute taille devait être un charme. Eugénie, grande et forte, n’avait donc rien du joli qui plaît aux masses ; mais elle était belle de cette beauté si facile à méconnaître2, et dont s’éprennent seulement les artistes. Le peintre qui cherche ici-bas un type à la céleste pureté de Marie, qui demande à toute la nature féminine ces yeux modestement fiers devinés par Raphaël, ces lignes vierges souvent dues aux hasards de la conception, mais qu’une vie chrétienne et pudique peut seule conserver ou faire acquérir ; ce peintre, amoureux d’un si rare modèle, eût trouvé tout à coup dans le visage d’Eugénie la noblesse innée qui s’ignore ; il eût vu sous un front calme un monde d’amour ; et, dans la coupe des yeux, dans l’habitude des paupières, le je ne sais quoi divin. Ses traits, les contours de sa tête que l’expression du plaisir n’avait jamais ni altérés ni fatigués, ressemblaient aux lignes d’horizon si doucement tranchées dans le lointain des lacs tranquilles. Cette physionomie calme, colorée, bordée de lueur comme une jolie fleur éclose, reposait l’âme, communiquait le charme de la conscience qui s’y reflétait, et commandait le regard. Eugénie était encore sur la rive de la vie où fleurissent les illusions enfantines, où se cueillent les marguerites avec des délices plus tard inconnues. Aussi se dit-elle en se mirant, sans savoir encore ce qu’était l’amour : — Je suis trop laide, il ne fera pas attention à moi.
Puis elle ouvrit la porte de sa chambre qui donnait sur l’escalier, et tendit le cou pour écouter les bruits de la maison. — Il ne se lève pas, pensa-t-elle en entendant la tousserie matinale de Nanon, et la bonne fille allant, venant, balayant la salle, allumant son feu, {p. 252} enchaînant le chien et parlant à ses bêtes dans l’écurie. Aussitôt Eugénie descendit et courut à Nanon qui trayait la vache.
— Nanon, ma bonne Nanon, fais donc de la crème pour le café de mon cousin.
— Mais, mademoiselle, il aurait fallu s’y prendre hier, dit Nanon qui partit d’un gros éclat de rire. Je ne peux pas faire de la crème. Votre cousin est mignon, mignon, mais vraiment mignon. Vous ne l’avez pas vu dans sa chambrelouque de soie et d’or. Je l’ai vu, moi. Il porte du linge fin comme celui du surplis à monsieur le curé.
— Nanon, fais-nous donc de la galette.
— Et qui me donnera du bois pour le four, et de la farine, et du beurre ? dit Nanon laquelle en sa qualité de premier ministre de Grandet prenait parfois une importance énorme aux yeux d’Eugénie et de sa mère. Faut-il pas le voler, cet homme, pour fêter votre cousin ? Demandez-lui du beurre, de la farine, du bois, il est votre père, il peut vous en donner. Tenez, le voilà qui descend pour voir aux provisions…
Eugénie se sauva dans le jardin, tout épouvantée en entendant trembler l’escalier sous le pas de son père. Elle éprouvait déjà les effets de cette profonde pudeur et de cette conscience particulière de notre bonheur qui nous fait croire, non sans raison peut-être, que nos pensées sont gravées sur notre front et sautent aux yeux d’autrui. En s’apercevant enfin du froid dénûment de la maison paternelle, la pauvre fille concevait une sorte de dépit de ne pouvoir la mettre en harmonie avec l’élégance de son cousin. Elle éprouva un besoin passionné de faire quelque chose pour lui : quoi ? elle n’en savait rien. Naïve et vraie, elle se laissait aller à sa nature angélique sans se défier ni de ses impressions, ni de ses sentiments. Le seul aspect de son cousin avait éveillé chez elle les penchants naturels de la femme, et ils durent se déployer d’autant plus vivement, qu’ayant atteint sa vingt-troisième année, elle se trouvait dans la plénitude de son intelligence et de ses désirs. Pour la première fois, elle eut dans le cœur de la terreur à l’aspect de son père, vit en lui le maître de son sort, et se crut coupable d’une faute en lui taisant quelques pensées. Elle se mit à marcher à pas précipités en s’étonnant de respirer un air plus pur, de sentir les rayons du soleil plus vivifiants, et d’y puiser une chaleur morale, une vie nouvelle. Pendant qu’elle cherchait un artifice pour obtenir la galette, il s’élevait {p. 253} entre la Grande Nanon et Grandet une de ces querelles aussi rares entre eux que le sont les hirondelles en hiver. Muni de ses clefs, le bonhomme était venu pour mesurer les vivres nécessaires à la consommation de la journée.
— Reste-t-il du pain d’hier ? dit-il à Nanon.
— Pas une miette, monsieur.
Grandet prit un gros pain rond, bien enfariné, moulé dans un de ces paniers plats qui servent à boulanger en Anjou, et il allait le couper, quand Nanon lui dit : — Nous sommes cinq, aujourd’hui, monsieur.
— C’est vrai, répondit Grandet, mais ton pain pèse six livres, il en restera. D’ailleurs, ces jeunes gens de Paris, tu verras que ça ne mange point de pain.
— Ça mangera donc de la frippe, dit Nanon.
En Anjou, la frippe, mot du lexique populaire, exprime l’accompagnement du pain, depuis le beurre étendu sur la tartine, frippe vulgaire, jusqu’aux confitures d’alleberge, la plus distinguée des frippes ; et tous ceux qui, dans leur enfance, ont léché la frippe et laissé le pain, comprendront la portée de cette locution.
— Non, répondit Grandet, ça ne mange ni frippe, ni pain. Ils sont quasiment comme des filles à marier.
Enfin, après avoir parcimonieusement ordonné le menu quotidien, le bonhomme allait se diriger vers son fruitier, en fermant néanmoins les armoires de sa Dépense, lorsque Nanon l’arrêta pour lui dire : — Monsieur, donnez-moi donc alors de la farine et du beurre, je ferai une galette aux enfants.
— Ne vas-tu pas mettre la maison au pillage à cause de mon neveu ?
— Je ne pensais pas plus à votre neveu qu’à votre chien, pas plus que vous n’y pensez vous-même. Ne voilà-t-il pas que vous ne m’avez aveint que six morceaux de sucre, m’en faut huit.
— Ha ! çà, Nanon, je ne t’ai jamais vue comme ça. Qu’est-ce qui te passe donc par la tête ? Es-tu la maîtresse ici ? Tu n’auras que six morceaux de sucre.
— Eh ! bien, votre neveu, avec quoi donc qu’il sucrera son café ?
— Avec deux morceaux, je m’en passerai, moi.
— Vous vous passerez de sucre, à votre âge ! J’aimerais mieux vous en acheter de ma poche.
{p. 254} — Mêle-toi de ce qui te regarde.
Malgré la baisse du prix, le sucre était toujours, aux yeux du tonnelier, la plus précieuse des denrées coloniales, il valait toujours six francs la livre, pour lui. L’obligation de le ménager, prise sous l’Empire, était devenue la plus indélébile de ses habitudes. Toutes les femmes, même la plus niaise, savent ruser pour arriver à leurs fins, Nanon abandonna la question du sucre pour obtenir la galette.
— Mademoiselle, cria-t-elle par la croisée, est-ce pas que vous voulez de la galette ?
— Non, non, répondit Eugénie.
— Allons, Nanon, dit Grandet en entendant la voix de sa fille, tiens. Il ouvrit la mette où était la farine, lui en donna une mesure, et ajouta quelques onces de beurre au morceau qu’il avait déjà coupé.
— Il faudra du bois pour chauffer le four, dit l’implacable Nanon.
— Eh ! bien, tu en prendras à ta suffisance, répondit-il mélancoliquement, mais alors tu nous feras une tarte aux fruits, et tu nous cuiras au four tout le dîner ; par ainsi, tu n’allumeras pas deux feux.
— Quien ! s’écria Nanon, vous n’avez pas besoin de me le dire. Grandet jeta sur son fidèle ministre un coup d’œil presque paternel. — Mademoiselle, cria la cuisinière, nous aurons une galette. Le père Grandet revint chargé de ses fruits, et en rangea une première assiettée sur la table de la cuisine. — Voyez donc, monsieur, lui dit Nanon, les jolies bottes qu’a votre neveu. Quel cuir, et qui sent bon. Avec quoi que ça se nettoie donc ? Faut-il y mettre de votre cirage à l’œuf ?
— Nanon, je crois que l’œuf gâterait ce cuir-là. D’ailleurs, dis-lui que tu ne connais point la manière de cirer le maroquin, oui, c’est du maroquin, il achètera lui-même à Saumur et t’apportera de quoi illustrer ses bottes. J’ai entendu dire qu’on fourre du sucre dans leur cirage pour le rendre brillant.
— C’est donc bon à manger, dit la servante en portant les bottes à son nez. Tiens, tiens, elles sentent l’eau de Cologne de madame. Ah ! c’est-il drôle.
— Drôle ! dit le maître, tu trouves drôle de mettre à des bottes plus d’argent que n’en vaut celui qui les porte.
{p. 255} — Monsieur, dit-elle au second voyage de son maître qui avait fermé le fruitier, est-ce que vous ne mettrez pas une ou deux fois le pot-au-feu par semaine à cause de votre… ?
— Oui.
— Faudra que j’aille à la boucherie.
— Pas du tout ; tu nous feras du bouillon de volaille, les fermiers ne t’en laisseront pas chômer. Mais je vais dire à Cornoiller de me tuer des corbeaux. Ce gibier-là donne le meilleur bouillon de la terre.
— C’est-y vrai, monsieur, que ça mange les morts ?
— Tu es bête, Nanon ! ils mangent, comme tout le monde, ce qu’ils trouvent. Est-ce que nous ne vivons pas des morts ? Qu’est-ce donc que les successions ? Le père Grandet n’ayant plus d’ordre à donner, tira sa montre ; et, voyant qu’il pouvait encore disposer d’une demi-heure avant le déjeuner, il prit son chapeau, vint embrasser sa fille, et lui dit : — Veux-tu te promener au bord de la Loire sur mes prairies ? j’ai quelque chose à y faire.
Eugénie alla mettre son chapeau de paille cousue, doublé de taffetas rose ; puis, le père et la fille descendirent la rue tortueuse jusqu’à la place.
— Où dévallez-vous donc si matin ? dit le notaire Cruchot qui rencontra Grandet.
— Voir quelque chose, répondit le bonhomme sans être la dupe de la promenade matinale de son ami.
Quand le père Grandet allait voir quelque chose, le notaire savait par expérience qu’il y avait toujours quelque chose à gagner avec lui. Donc il l’accompagna.
— Venez, Cruchot ? dit Grandet au notaire. Vous êtes de mes amis, je vais vous démontrer comme quoi c’est une bêtise de planter des peupliers dans de bonnes terres…
— Vous comptez donc pour rien les soixante mille francs que vous avez palpés pour ceux qui étaient dans vos prairies de la Loire, dit maître Cruchot en ouvrant des yeux hébétés. Avez-vous eu du bonheur ?… Couper vos arbres au moment où l’on manquait de bois blanc à Nantes, et les vendre trente francs !
Eugénie écoutait sans savoir qu’elle touchait au moment le plus solennel de sa vie, et que le notaire allait faire prononcer sur elle un arrêt paternel et souverain. Grandet était arrivé aux magnifiques prairies qu’il possédait au bord de la Loire, et où trente {p. 256} ouvriers s’occupaient à déblayer, combler, niveler les emplacements autrefois pris par les peupliers.
— Maître Cruchot, voyez ce qu’un peuplier prend de terrain, dit-il au notaire. Jean, cria-t-il à un ouvrier, me… me… mesure avec ta toise dans tou… tou… tous les sens ?
— Quatre fois huit pieds, répondit l’ouvrier après avoir fini.
— Trente-deux pieds de perte, dit Grandet à Cruchot. J’avais sur cette ligne trois cents peupliers, pas vrai ? Or… trois ce… ce… ce… cent fois trente-d…eux pie… pieds me man… man… man… mangeaient cinq… inq cents de foin ; ajoutez deux fois autant sur les côtés, quinze cents ; les rangées du milieu autant. Alors, mé… mé… mettons mille bottes de foin.
— Eh ! bien, dit Cruchot pour aider son ami, mille bottes de ce foin-là valent environ six cents francs.
— Di… di… dites dou… ou… ouze cents à cause des trois à quatre cents francs de regain. Eh ! bien, ca… ca… ca… calculez ce que que que dou… ouze cents francs par an pen… pen… pendant quarante ans do… donnent a… a… avec les in… in… intérêts com… com… composés que que que vouous saaavez.
— Va pour soixante mille francs, dit le notaire.
— Je le veux bien ! ça ne ne ne fera que que que soixante mille francs. Eh ! bien, reprit le vigneron sans bégayer, deux mille peupliers de quarante ans ne me donneraient pas cinquante mille francs. Il y a perte. J’ai trouvé ça, moi, dit Grandet en se dressant sur ses ergots. Jean, reprit-il, tu combleras les trous, excepté du côté de la Loire, où tu planteras les peupliers que j’ai achetés. En les mettant dans la rivière, ils se nourriront aux frais du gouvernement, ajouta-t-il en se tournant vers Cruchot et imprimant à la loupe de son nez un léger mouvement qui valait le plus ironique des sourires.
— Cela est clair : les peupliers ne doivent se planter que sur les terres maigres, dit Cruchot stupéfait par les calculs de Grandet.
— O-u-i, monsieur, répondit ironiquement le tonnelier.
Eugénie, qui regardait le sublime paysage de la Loire sans écouter les calculs de son père, prêta bientôt l’oreille aux discours de Cruchot en l’entendant dire à son client : — Hé ! bien, vous avez fait venir un gendre de Paris, il n’est question que de votre neveu dans tout Saumur. Je vais bientôt avoir un contrat à dresser, père Grandet.
{p. 257} — Vous… ou… vous êtes so… so… orti de bo… bonne heure pooour me dire ça, reprit Grandet en accompagnant cette réflexion d’un mouvement de sa loupe. Hé ! bien, mon vieux camaaaarade, je serai franc, et je vous dirai ce que vooous voooulez sa savoir. J’aimerais mieux, voyez-vooous, je… jeter ma fi… fi fille dans la Loire que de la dooonner à son cououousin : vous pou… pou… ouvez aaannoncer ça. Mais non, laissez jaaser le le mon… onde.
Cette réponse causa des éblouissements à Eugénie. Les lointaines espérances qui pour elle commençaient à poindre dans son cœur fleurirent soudain, se réalisèrent et formèrent un faisceau de fleurs qu’elle vit coupées et gisant à terre. Depuis la veille, elle s’attachait à Charles par tous les liens de bonheur qui unissent les âmes ; désormais la souffrance allait donc les corroborer. N’est-il pas dans la noble destinée de la femme d’être plus touchée des pompes de la misère que des splendeurs de la fortune ? Comment le sentiment paternel avait-il pu s’éteindre au fond du cœur de son père ? de quel crime Charles était-il donc coupable ? Questions mystérieuses ! Déjà son amour naissant, mystère si profond, s’enveloppait de mystères. Elle revint tremblant sur ses jambes, et en arrivant à la vieille rue sombre, si joyeuse pour elle, elle la trouva d’un aspect triste, elle y respira la mélancolie que les temps et les choses y avaient imprimée. Aucun des enseignements de l’amour ne lui manquait. À quelques pas du logis, elle devança son père et l’attendit à la porte après y avoir frappé. Mais Grandet, qui voyait dans la main du notaire un journal encore sous bande, lui avait dit : — Où en sont les fonds ?
— Vous ne voulez pas m’écouter, Grandet, lui répondit Cruchot. Achetez-en vite, il y a encore vingt pour cent à gagner en deux ans, outre les intérêts à un excellent taux, cinq mille livres de rente pour quatre-vingt mille francs. Les fonds sont à quatre-vingts francs cinquante centimes.
— Nous verrons cela, répondit Grandet en se frottant le menton.
— Mon Dieu ! dit le notaire.
— Hé ! bien, quoi ? s’écria Grandet au moment où Cruchot lui mettait le journal sous les yeux en lui disant : — Lisez cet article.
Monsieur Grandet, l’un des négociants les plus estimés de Paris, s’est brûlé la cervelle hier après avoir fait son apparition accoutumée à la Bourse. Il avait envoyé au {p. 258} président de la Chambre des Députés sa démission, et s’était également démis de ses fonctions de juge au tribunal de commerce. La faillite de messieurs Roguin et Souchet, son agent de change et son notaire, l’ont ruiné. La considération dont jouissait monsieur Grandet et son crédit étaient néanmoins tels qu’il eût sans doute trouvé des secours sur la place de Paris. Il est à regretter que cet homme honorable ait cédé à un premier moment de désespoir, etc.
— Je le savais, dit le vieux vigneron au notaire.
Ce mot glaça maître Cruchot, qui, malgré son impassibilité de notaire, se sentit froid dans le dos en pensant que le Grandet de Paris avait peut-être imploré vainement les millions du Grandet de Saumur.
— Et son fils, si joyeux hier…
— Il ne sait rien encore, répondit Grandet avec le même calme.
— Adieu, monsieur Grandet, dit Cruchot qui comprit tout et alla rassurer le président de Bonfons.
En entrant, Grandet trouva le déjeuner prêt. Madame Grandet, au cou de laquelle Eugénie sauta pour l’embrasser avec cette vive effusion de cœur que nous cause un chagrin secret, était déjà sur son siége à patins, et se tricotait des manches pour l’hiver.
— Vous pouvez manger, dit Nanon qui descendit les escaliers quatre à quatre, l’enfant dort comme un chérubin. Qu’il est gentil les yeux fermés ! Je suis entrée, je l’ai appelé. Ah bien oui ! personne.
— Laisse-le dormir, dit Grandet, il s’éveillera toujours assez tôt aujourd’hui pour apprendre de mauvaises nouvelles.
— Qu’y a-t-il donc ? demanda Eugénie en mettant dans son café les deux petits morceaux de sucre pesant on ne sait combien de grammes que le bonhomme s’amusait à couper lui-même à ses heures perdues. Madame Grandet, qui n’avait pas osé faire cette question, regarda son mari.
— Son père s’est brûlé la cervelle.
— Mon oncle ?… dit Eugénie.
— Le pauvre jeune homme ! s’écria madame Grandet.
— Oui, pauvre, reprit Grandet, il ne possède pas un sou.
— Hé ! ben, il dort comme s’il était le roi de la terre, dit Nanon d’un accent doux.
{p. 259} Eugénie cessa de manger. Son cœur se serra, comme il se serre quand, pour la première fois, la compassion, excitée par le malheur de celui qu’elle aime, s’épanche dans le corps entier d’une femme. La pauvre fille pleura.
— Tu ne connaissais pas ton oncle, pourquoi pleures-tu ? lui dit son père en lui lançant un de ces regards de tigre affamé qu’il jetait sans doute à ses tas d’or.
— Mais, monsieur, dit la servante, qui ne se sentirait pas de pitié pour ce pauvre jeune homme qui dort comme un sabot sans savoir son sort ?
— Je ne te parle pas, Nanon ! tiens ta langue.
Eugénie apprit en ce moment que la femme qui aime doit toujours dissimuler ses sentiments. Elle ne répondit pas.
— Jusqu’à mon retour, vous ne lui parlerez de rien, j’espère, m’ame Grandet, dit le vieillard en continuant. Je suis obligé d’aller faire aligner le fossé de mes prés sur la route. Je serai revenu à midi pour le second déjeuner, et je causerai avec mon neveu de ses affaires. Quant à toi, mademoiselle Eugénie, si c’est pour ce mirliflor que tu pleures, assez comme cela, mon enfant. Il partira, d’arre d’arre, pour les grandes Indes. Tu ne le verras plus…
Le père prit ses gants au bord de son chapeau, les mit avec son calme habituel, les assujettit en s’emmortaisant les doigts les uns dans les autres, et sortit.
— Ah ! maman, j’étouffe, s’écria Eugénie quand elle fut seule avec sa mère. Je n’ai jamais souffert ainsi. Madame Grandet, voyant sa fille pâlir, ouvrit la croisée et lui fit respirer le grand air. — Je suis mieux, dit Eugénie après un moment.
Cette émotion nerveuse chez une nature jusqu’alors en apparence calme et froide réagit sur madame Grandet, qui regarda sa fille avec cette intuition sympathique dont sont douées les mères pour l’objet de leur tendresse, et devina tout. Mais, à la vérité, la vie des célèbres sœurs hongroises, attachées l’une à l’autre par une erreur de la nature, n’avait pas été plus intime que ne l’était celle d’Eugénie et de sa mère, toujours ensemble dans cette embrasure de croisée, ensemble à l’église, et dormant ensemble dans le même air.
— Ma pauvre enfant ! dit madame Grandet en prenant la tête d’Eugénie pour l’appuyer contre son sein.
À ces mots, la jeune fille releva la tête, interrogea sa mère par {p. 260} un regard, en scruta les secrètes pensées, et lui dit : — Pourquoi l’envoyer aux Indes ? S’il est malheureux, ne doit-il pas rester ici, n’est-il pas notre plus proche parent ?
— Oui, mon enfant, ce serait bien naturel ; mais ton père a ses raisons, nous devons les respecter.
La mère et la fille s’assirent en silence, l’une sur sa chaise à patins, l’autre sur son petit fauteuil ; et, toutes deux, elles reprirent leur ouvrage. Oppressée de reconnaissance pour l’admirable entente de cœur que lui avait témoignée sa mère, Eugénie lui baisa la main en disant : — Combien tu es bonne, ma chère maman ! Ces paroles firent rayonner le vieux visage maternel, flétri par de longues douleurs. — Le trouves-tu bien ? demanda Eugénie.
Madame Grandet ne répondit que par un sourire ; puis, après un moment de silence, elle dit à voix basse : — L’aimerais-tu donc déjà ? ce serait mal.
— Mal, reprit Eugénie, pourquoi ? Il te plaît, il plaît à Nanon, pourquoi ne me plairait-il pas ? Tiens, maman, mettons la table pour son déjeuner. Elle jeta son ouvrage, la mère en fit autant en lui disant : — Tu es folle ! Mais elle se plut à justifier la folie de sa fille en la partageant. Eugénie appela Nanon.
— Quoi que vous voulez encore, mademoiselle ?
— Nanon, tu auras bien de la crème pour midi.
— Ah ! pour midi, oui, répondit la vieille servante.
— Hé ! bien, donne-lui du café bien fort, j’ai entendu dire à monsieur des Grassins que le café se faisait bien fort à Paris. Mets-en beaucoup.
— Et où voulez-vous que j’en prenne ?
— Achètes-en.
— Et si monsieur me rencontre ?
— Il est à ses prés.
— Je cours. Mais monsieur Fessard m’a déjà demandé si les trois Mages étaient chez nous, en me donnant de la bougie. Toute la ville va savoir nos déportements.
— Si ton père s’aperçoit de quelque chose, dit madame Grandet, il est capable de nous battre.
— Eh ! bien, il nous battra, nous recevrons ses coups à genoux.
Madame Grandet leva les yeux au ciel, pour toute réponse. Nanon prit sa coiffe et sortit. Eugénie donna du linge blanc, elle alla chercher quelques-unes des grappes de raisin qu’elle s’était amusée {p. 261} à étendre sur des cordes dans le grenier ; elle marcha légèrement le long du corridor pour ne point éveiller son cousin, et ne put s’empêcher d’écouter à sa porte la respiration qui s’échappait en temps égaux de ses lèvres. — Le malheur veille pendant qu’il dort, se dit-elle. Elle prit les plus vertes feuilles de la vigne, arrangea son raisin aussi coquettement que l’aurait pu dresser un vieux chef d’office, et l’apporta triomphalement sur la table. Elle fit main basse, dans la cuisine, sur les poires comptées par son père, et les disposa en pyramide parmi des feuilles. Elle allait, venait, trottait, sautait. Elle aurait bien voulu mettre à sac toute la maison de son père ; mais il avait les clefs de tout. Nanon revint avec deux œufs frais. En voyant les œufs, Eugénie eut l’envie de lui sauter au cou.
— Le fermier de la Lande en avait dans son panier, je les lui ai demandés, et il me les a donnés pour m’être agréable, le mignon.
Après deux heures de soins, pendant lesquelles Eugénie quitta vingt fois son ouvrage pour aller voir bouillir le café, pour aller écouter le bruit que faisait son cousin en se levant, elle réussit à préparer un déjeuner très-simple, peu coûteux, mais qui dérogeait terriblement aux habitudes invétérées de la maison. Le déjeuner de midi s’y faisait debout. Chacun prenait un peu de pain, un fruit ou du beurre, et un verre de vin. En voyant la table placée auprès du feu, l’un des fauteuils mis devant le couvert de son cousin, en voyant les deux assiettées de fruits, le coquetier, la bouteille de vin blanc, le pain, et le sucre amoncelé dans une soucoupe, Eugénie trembla de tous ses membres en songeant seulement alors aux regards que lui lancerait son père, s’il venait à entrer en ce moment. Aussi regardait-elle souvent la pendule, afin de calculer si son cousin pourrait déjeuner avant le retour du bonhomme.
— Sois tranquille, Eugénie, si ton père vient, je prendrai tout sur moi, dit madame Grandet.
Eugénie ne put retenir une larme.
— Oh ! ma bonne mère, s’écria-t-elle, je ne t’ai pas assez aimée !
Charles, après avoir fait mille tours dans sa chambre en chanteronnant, descendit enfin. Heureusement, il n’était encore que onze heures. Le parisien ! il avait mis autant de coquetterie à sa toilette que s’il se fût trouvé au château de la noble dame qui voyageait en Écosse. Il entra de cet air affable et riant qui sied si bien à la jeunesse, et qui causa une joie triste à Eugénie. Il avait pris en {p. 262} plaisanterie le désastre de ses châteaux en Anjou, et aborda sa tante fort gaiement.
— Avez-vous bien passé la nuit, ma chère tante ? Et vous, ma cousine ?
— Bien, monsieur, mais vous ? dit madame Grandet.
— Moi, parfaitement.
— Vous devez avoir faim, mon cousin, dit Eugénie ; mettez-vous à table.
— Mais je ne déjeune jamais avant midi, le moment où je me lève. Cependant, j’ai si mal vécu en route, que je me laisserai faire. D’ailleurs… Il tira la plus délicieuse montre plate que Breguet ait faite. Tiens, mais il est onze heures, j’ai été matinal.
— Matinal ?… dit madame Grandet.
— Oui, mais je voulais ranger mes affaires. Eh ! bien, je mangerais volontiers quelque chose, un rien, une volaille, un perdreau.
— Sainte Vierge ! cria Nanon en entendant ces paroles.
— Un perdreau, se disait Eugénie qui aurait voulu payer un perdreau de tout son pécule.
— Venez vous asseoir, lui dit sa tante.
Le dandy se laissa aller sur le fauteuil comme une jolie femme qui se pose sur son divan. Eugénie et sa mère prirent des chaises et se mirent près de lui devant le feu.
— Vous vivez toujours ici ? leur dit Charles en trouvant la salle encore plus laide au jour qu’elle ne l’était aux lumières.
— Toujours, répondit Eugénie en le regardant, excepté pendant les vendanges. Nous allons alors aider Nanon, et logeons tous à l’abbaye de Noyers.
— Vous ne vous promenez jamais ?
— Quelquefois le dimanche après vêpres, quand il fait beau, dit madame Grandet, nous allons sur le pont, ou voir les foins quand on les fauche.
— Avez-vous un théâtre ?
— Aller au spectacle, s’écria madame Grandet, voir des comédiens ! Mais, monsieur, ne savez-vous pas que c’est un péché mortel ?
— Tenez, mon cher monsieur, dit Nanon en apportant les œufs, nous vous donnerons les poulets à la coque.
— Oh ! des œufs frais, dit Charles qui semblable aux gens {p. 263} habitués au luxe ne pensait déjà plus à son perdreau. Mais c’est délicieux, si vous aviez du beurre ? Hein, ma chère enfant.
— Ah ! du beurre ! Vous n’aurez donc pas de galette, dit la servante.
— Mais donne du beurre, Nanon ? s’écria Eugénie.
La jeune fille examinait son cousin coupant ses mouillettes et y prenait plaisir, autant que la plus sensible grisette de Paris en prend à voir jouer un mélodrame où triomphe l’innocence. Il est vrai que Charles, élevé par une mère gracieuse, perfectionné par une femme à la mode, avait des mouvements coquets, élégants, menus, comme le sont ceux d’une petite maîtresse. La compatissance et la tendresse d’une jeune fille possèdent une influence vraiment magnétique. Aussi Charles, en se voyant l’objet des attentions de sa cousine et de sa tante, ne put-il se soustraire à l’influence des sentiments qui se dirigeaient vers lui en l’inondant pour ainsi dire. Il jeta sur Eugénie un de ces regards brillants de bonté, de caresses, un regard qui semblait sourire. Il s’aperçut, en contemplant Eugénie, de l’exquise harmonie des traits de ce pur visage, de son innocente attitude, de la clarté magique de ses yeux où scintillaient de jeunes pensées d’amour, et où le désir ignorait la volupté.
— Ma foi, ma chère cousine, si vous étiez en grande loge et en grande toilette à l’Opéra, je vous garantis que ma tante aurait bien raison, vous y feriez faire bien des péchés d’envie aux hommes et de jalousie aux femmes.
Ce compliment étreignit le cœur d’Eugénie, et le fit palpiter de joie, quoiqu’elle n’y comprît rien.
— Oh ! mon cousin, vous voulez vous moquer d’une pauvre petite provinciale.
— Si vous me connaissiez, ma cousine, vous sauriez que j’abhorre la raillerie, elle flétrit le cœur, froisse tous les sentiments… Et il goba fort agréablement sa mouillette beurrée. Non, je n’ai probablement pas assez d’esprit pour me moquer des autres, et ce défaut me fait beaucoup de tort. À Paris, on trouve moyen de vous assassiner un homme en disant : Il a bon cœur. Cette phrase veut dire : Le pauvre garçon est bête comme un rhinocéros. Mais comme je suis riche et connu pour abattre une poupée du premier coup à trente pas avec toute espèce de pistolet et en plein champ, la raillerie me respecte.
— Ce que vous dites, mon neveu, annonce un bon cœur.
{p. 264} — Vous avez une bien jolie bague, dit Eugénie, est-ce mal de vous demander à la voir ?
Charles tendit la main en défaisant son anneau, et Eugénie rougit en effleurant du bout de ses doigts les ongles roses de son cousin.
— Voyez, ma mère, le beau travail.
— Oh ! il y a gros d’or, dit Nanon en apportant le café.
— Qu’est-ce que c’est que cela ? demanda Charles en riant.
Et il montrait un pot oblong, en terre brune, verni, faïencé à l’intérieur, bordé d’une frange de cendre, et au fond duquel tombait le café en revenant à la surface du liquide bouillonnant.
— C’est du café boullu, dit Nanon.
— Ah ! ma chère tante, je laisserai du moins quelque trace bienfaisante de mon passage ici. Vous êtes bien arriérés ! Je vous apprendrai à faire du bon café dans une cafetière à la Chaptal.
Il tenta d’expliquer le système de la cafetière à la Chaptal.
— Ah ! bien, s’il y a tant d’affaires que ça, dit Nanon, il faudrait bien y passer sa vie. Jamais je ne ferai de café comme ça. Ah ! bien, oui. Et qui est-ce qui ferait de l’herbe pour notre vache pendant que je ferais le café ?
— C’est moi qui le ferai, dit Eugénie.
— Enfant, dit madame Grandet en regardant sa fille.
À ce mot, qui rappelait le chagrin près de fondre sur ce malheureux jeune homme, les trois femmes se turent et le contemplèrent d’un air de commisération qui le frappa.
— Qu’avez-vous donc, ma cousine ?
— Chut ! dit madame Grandet à Eugénie qui allait parler. Tu sais, ma fille, que ton père s’est chargé de parler à monsieur…
— Dites Charles, dit le jeune Grandet.
— Ah ! vous vous nommez Charles ? C’est un beau nom, s’écria Eugénie.
Les malheurs pressentis arrivent presque toujours. Là, Nanon, madame Grandet et Eugénie, qui ne pensaient pas sans frisson au retour du vieux tonnelier, entendirent un coup de marteau dont le retentissement leur était bien connu.
— Voilà papa, dit Eugénie.
Elle ôta la soucoupe au sucre, en en laissant quelques morceaux sur la nappe. Nanon emporta l’assiette aux œufs. Madame Grandet se dressa comme une biche effrayée. Ce fut une peur panique de laquelle Charles s’étonna, sans pouvoir se l’expliquer.
{p. 265} — Eh ! bien, qu’avez-vous donc ? leur demanda-t-il.
— Mais voilà mon père, dit Eugénie.
— Eh ! bien ?…
Monsieur Grandet entra, jeta son regard clair sur la table, sur Charles, il vit tout.
— Ah ! ah ! vous avez fait fête à votre neveu, c’est bien, très-bien, c’est fort bien ! dit-il sans bégayer. Quand le chat court sur les toits, les souris dansent sur les planchers.
— Fête ?… se dit Charles incapable de soupçonner le régime et les mœurs de cette maison.
— Donne-moi mon verre, Nanon ? dit le bonhomme.
Eugénie apporta le verre. Grandet tira de son gousset un couteau de corne à grosse lame, coupa une tartine, prit un peu de beurre, l’étendit soigneusement et se mit à manger debout. En ce moment, Charles sucrait son café. Le père Grandet aperçut les morceaux de sucre, examina sa femme qui pâlit, et fit trois pas ; il se pencha vers l’oreille de la pauvre vieille, et lui dit : — Où donc avez-vous pris tout ce sucre ?
— Nanon est allée en chercher chez Fessard, il n’y en avait pas.
Il est impossible de se figurer l’intérêt profond que cette scène muette offrait à ces trois femmes : Nanon avait quitté sa cuisine et regardait dans la salle pour voir comment les choses s’y passeraient. Charles ayant goûté son café, le trouva trop amer et chercha le sucre que Grandet avait déjà serré.
— Que voulez-vous, mon neveu ? lui dit le bonhomme.
— Le sucre.
— Mettez du lait, répondit le maître de la maison, votre café s’adoucira.
Eugénie reprit la soucoupe au sucre que Grandet avait déjà serrée, et la mit sur la table en contemplant son père d’un air calme. Certes, la Parisienne qui, pour faciliter la fuite de son amant, soutient de ses faibles bras une échelle de soie, ne montre pas plus de courage que n’en déployait Eugénie en remettant le sucre sur la table. L’amant récompensera sa Parisienne qui lui fera voir orgueilleusement un beau bras meurtri dont chaque veine flétrie sera baignée de larmes, de baisers, et guérie par le plaisir ; tandis que Charles ne devait jamais être dans le secret des profondes agitations qui brisaient le cœur de sa cousine, alors foudroyée par le regard du vieux tonnelier.
— Tu ne manges pas, ma femme ?
{p. 266} La pauvre ilote s’avança, coupa piteusement un morceau de pain, et prit une poire. Eugénie offrit audacieusement à son père du raisin, en lui disant : — Goûte donc à ma conserve, papa ! Mon cousin, vous en mangerez, n’est-ce pas ? Je suis allée chercher ces jolies grappes-là pour vous.
— Oh ! si on ne les arrête, elles mettront Saumur au pillage pour vous, mon neveu. Quand vous aurez fini, nous irons ensemble dans le jardin, j’ai à vous dire des choses qui ne sont pas sucrées.
Eugénie et sa mère lancèrent un regard sur Charles à l’expression duquel le jeune homme ne put se tromper.
— Qu’est-ce que ces mots signifient, mon oncle ? Depuis la mort de ma pauvre mère… (à ces deux mots, sa voix mollit) il n’y a pas de malheur possible pour moi…
— Mon neveu, qui peut connaître les afflictions par lesquelles Dieu veut nous éprouver ? lui dit sa tante.
— Ta ! ta ! ta ! ta ! dit Grandet, voilà les bêtises qui commencent. Je vois avec peine, mon neveu, vos jolies mains blanches. Il lui montra les espèces d’épaules de mouton que la nature lui avait mises au bout des bras. Voilà des mains faites pour ramasser des écus ! Vous avez été élevé à mettre vos pieds dans la peau avec laquelle se fabriquent les portefeuilles où nous serrons les billets de commerce. Mauvais ! mauvais !
— Que voulez-vous dire, mon oncle, je veux être pendu si je comprends un seul mot.
— Venez, dit Grandet.
L’avare fit claquer la lame de son couteau, but le reste de son vin blanc et ouvrit la porte.
— Mon cousin, ayez du courage !
L’accent de la jeune fille avait glacé Charles, qui suivit son terrible parent en proie à de mortelles inquiétudes. Eugénie, sa mère et Nanon vinrent dans la cuisine, excitées par une invincible curiosité à épier les deux acteurs de la scène qui allait se passer dans le petit jardin humide où l’oncle marcha d’abord silencieusement avec le neveu. Grandet n’était pas embarrassé pour apprendre à Charles la mort de son père, mais il éprouvait une sorte de compassion en le sachant sans un sou, et il cherchait des formules pour adoucir l’expression de cette cruelle vérité. Vous avez perdu votre père ! ce n’était rien à dire. Les pères meurent avant les enfants. Mais : Vous êtes sans aucune espèce de fortune ! tous les malheurs de la terre étaient réunis dans ces paroles. Et le bonhomme de faire, {p. 267} pour la troisième fois, le tour de l’allée du milieu dont le sable craquait sous les pieds. Dans les grandes circonstances de la vie, notre âme s’attache fortement aux lieux où les plaisirs et les chagrins fondent sur nous. Aussi Charles examinait-il avec une attention particulière les buis de ce petit jardin, les feuilles pâles qui tombaient, les dégradations des murs, les bizarreries des arbres fruitiers, détails pittoresques qui devaient rester gravés dans son souvenir, éternellement mêlés à cette heure suprême, par une mnémotechnie particulière aux passions.
— Il fait bien chaud, bien beau, dit Grandet en aspirant une forte partie d’air.
— Oui, mon oncle, mais pourquoi…
— Eh ! bien, mon garçon, reprit l’oncle, j’ai de mauvaises nouvelles à t’apprendre. Ton père est bien mal…
— Pourquoi suis-je ici ? dit Charles. Nanon ! cria-t-il, des chevaux de poste. Je trouverai bien une voiture dans le pays, ajouta-t-il en se tournant vers son oncle qui demeurait immobile.
— Les chevaux et la voiture sont inutiles, répondit Grandet en regardant Charles qui resta muet et dont les yeux devinrent fixes. — Oui, mon pauvre garçon, tu devines. Il est mort. Mais ce n’est rien, il y a quelque chose de plus grave, il s’est brûlé la cervelle…
— Mon père ?…
— Oui. Mais ce n’est rien. Les journaux glosent de cela comme s’ils en avaient le droit. Tiens, lis.
Grandet, qui avait emprunté le journal de Cruchot, mit le fatal article sous les yeux de Charles. En ce moment le pauvre jeune homme, encore enfant, encore dans l’âge où les sentiments se produisent avec naïveté, fondit en larmes.
— Allons, bien, se dit Grandet. Ses yeux m’effrayaient. Il pleure, le voilà sauvé. Ce n’est encore rien, mon pauvre neveu, reprit Grandet à haute voix sans savoir si Charles l’écoutait, ce n’est rien, tu te consoleras ; mais…
— Jamais ! jamais ! mon père ! mon père !
— Il t’a ruiné, tu es sans argent.
— Qu’est-ce que cela me fait ! Où est mon père, mon père ?
Les pleurs et les sanglots retentissaient entre ces murailles d’une horrible façon et se répercutaient dans les échos. Les trois femmes, saisies de pitié, pleuraient : les larmes sont aussi contagieuses que peut l’être le rire. Charles, sans écouter son oncle, se sauva dans {p. 268} la cour, trouva l’escalier, monta dans sa chambre, et se jeta en travers sur son lit en se mettant la face dans les draps pour pleurer à son aise loin de ses parents.
— Il faut laisser passer la première averse, dit Grandet en rentrant dans la salle où Eugénie et sa mère avaient brusquement repris leurs places et travaillaient d’une main tremblante après s’être essuyé les yeux. Mais ce jeune homme n’est bon à rien, il s’occupe plus des morts que de l’argent.
Eugénie frissonna en entendant son père s’exprimant ainsi sur la plus sainte des douleurs. Dès ce moment, elle commença à juger son père. Quoique assourdis, les sanglots de Charles retentissaient dans cette sonore maison ; et sa plainte profonde, qui semblait sortir de dessous terre, ne cessa que vers le soir, après s’être graduellement affaiblie.
— Pauvre jeune homme ! dit madame Grandet.
Fatale exclamation ! Le père Grandet regarda sa femme, Eugénie et le sucrier ; il se souvint du déjeuner extraordinaire apprêté pour le parent malheureux, et se posa au milieu de la salle.
— Ah ! çà, j’espère, dit-il avec son calme habituel, que vous n’allez pas continuer vos prodigalités, madame Grandet. Je ne vous donne pas MON argent pour embucquer de sucre ce jeune drôle.
— Ma mère n’y est pour rien, dit Eugénie. C’est moi qui…
— Est-ce parce que tu es majeure, reprit Grandet en interrompant sa fille, que tu voudrais me contrarier ? Songe, Eugénie…
— Mon père, le fils de votre frère ne devait pas manquer chez vous de…
— Ta, ta, ta, ta, dit le tonnelier sur quatre tons chromatiques, le fils de mon frère par-ci, mon neveu par là. Charles ne nous est de rien, il n’a ni sou ni maille ; son père a fait faillite ; et, quand ce mirliflor aura pleuré son soûl, il décampera d’ici ; je ne veux pas qu’il révolutionne ma maison.
— Qu’est-ce que c’est, mon père, que de faire faillite ? demanda Eugénie.
— Faire faillite, reprit le père, c’est commettre l’action la plus déshonorante entre toutes celles qui peuvent déshonorer l’homme.
— Ce doit être un bien grand péché, dit madame Grandet, et notre frère serait damné.
— Allons, voilà tes litanies, dit-il à sa femme en haussant les épaules. Faire faillite, Eugénie, reprit-il, est un vol que la loi {p. 269} prend malheureusement sous sa protection. Des gens ont donné leurs denrées à Guillaume Grandet sur sa réputation d’honneur et de probité, puis il a tout pris, et ne leur laisse que les yeux pour pleurer. Le voleur de grand chemin est préférable au banqueroutier : celui-là vous attaque, vous pouvez vous défendre, il risque sa tête ; mais l’autre… Enfin Charles est déshonoré.
Ces mots retentirent dans le cœur de la pauvre fille et y pesèrent de tout leur poids. Probe autant qu’une fleur née au fond d’une forêt est délicate, elle ne connaissait ni les maximes du monde, ni ses raisonnements captieux, ni ses sophismes : elle accepta donc l’atroce explication que son père lui donnait à dessein de la faillite, sans lui faire connaître la distinction qui existe entre une faillite involontaire et une faillite calculée.
— Eh ! bien, mon père, vous n’avez donc pu empêcher ce malheur ?
— Mon frère ne m’a pas consulté ; d’ailleurs, il doit quatre millions.
— Qu’est-ce que c’est donc qu’un million, mon père ? demanda-t-elle avec la naïveté d’un enfant qui croit pouvoir trouver promptement ce qu’il désire.
— Deux millions ? dit Grandet, mais c’est deux millions de pièces de vingt sous, et il faut cinq pièces de vingt sous pour faire cinq francs.
— Mon Dieu ! mon Dieu ! s’écria Eugénie, comment mon oncle avait-il eu à lui quatre millions ? Y a-t-il quelque autre personne en France qui puisse avoir autant de millions ? (Le père Grandet se caressait le menton, souriait, et sa loupe semblait se dilater.) — Mais que va devenir mon cousin Charles ?
— Il va partir pour les Grandes-Indes, où, selon le vœu de son père, il tâchera de faire fortune.
— Mais a-t-il de l’argent pour aller là ?
— Je lui payerai son voyage… jusqu’à… oui, jusqu’à Nantes.
Eugénie sauta d’un bond au cou de son père.
— Ah ! mon père, vous êtes bon, vous !
Elle l’embrassait de manière à rendre presque honteux Grandet, que sa conscience harcelait un peu.
— Faut-il beaucoup de temps pour amasser un million ? lui demanda-t-elle.
— Dame ! dit le tonnelier, tu sais ce que c’est qu’un napoléon. {p. 270} Eh ! bien, il en faut cinquante mille pour faire un million.
— Maman, nous dirons des neuvaines pour lui.
— J’y pensais, répondit la mère.
— C’est cela ?… toujours dépenser de l’argent, s’écria le père. Ah ! çà, croyez-vous donc qu’il y ait des mille et des cent ici ?
En ce moment une plainte sourde, plus lugubre que toutes les autres, retentit dans les greniers et glaça de terreur Eugénie et sa mère.
— Nanon, va voir là-haut s’il ne se tue pas, dit Grandet. — Ha ! çà, reprit-il en se tournant vers sa femme et sa fille que son mot avait rendues pâles, pas de bêtises, vous deux. Je vous laisse. Je vais tourner autour de nos Hollandais, qui s’en vont aujourd’hui. Puis j’irai voir Cruchot et causer avec lui de tout ça.
Il partit. Quand Grandet eut tiré la porte, Eugénie et sa mère respirèrent à leur aise. Avant cette matinée, jamais la fille n’avait senti de contrainte en présence de son père ; mais, depuis quelques heures, elle changeait à tous moments et de sentiments et d’idées.
— Maman, combien de louis a-t-on d’une pièce de vin ?
— Ton père vend les siennes entre cent et cent cinquante francs, quelquefois deux cents, à ce que j’ai entendu dire.
— Quand il récolte quatorze cents pièces de vin…
— Ma foi, mon enfant, je ne sais pas ce que cela fait ; ton père ne me dit jamais ses affaires.
— Mais alors papa doit être riche.
— Peut-être. Mais monsieur Cruchot m’a dit qu’il avait acheté Froidfond il y a deux ans. Ça l’aura gêné.
Eugénie, ne comprenant plus rien à la fortune de son père, en resta là de ses calculs.
— Il ne m’a tant seulement point vue, le mignon ! dit Nanon en revenant. Il est étendu comme un veau sur son lit et pleure comme une Madeleine, que c’est une vraie bénédiction ! Quel chagrin a donc ce pauvre gentil jeune homme ?
— Allons donc le consoler bien vite, maman ; et, si l’on frappe, nous descendrons.
Madame Grandet fut sans défense contre les harmonies de la voix de sa fille. Eugénie était sublime, elle était femme. Toutes deux, le cœur palpitant, montèrent à la chambre de Charles. La porte était ouverte. Le jeune homme ne voyait ni n’entendait rien. Plongé dans les larmes, il poussait des plaintes inarticulées.
{p. 271} — Comme il aime son père ? dit Eugénie à voix basse.
Il était impossible de méconnaître dans l’accent de ces paroles les espérances d’un cœur à son insu passionné. Aussi madame Grandet jeta-t-elle à sa fille un regard empreint de maternité, puis tout bas à l’oreille : — Prends garde, tu l’aimerais, dit-elle.
— L’aimer ! reprit Eugénie. Ah ! si tu savais ce que mon père a dit !
Charles se retourna, aperçut sa tante et sa cousine.
— J’ai perdu mon père, mon pauvre père ! S’il m’avait confié le secret de son malheur, nous aurions travaillé tous deux à le réparer. Mon Dieu, mon bon père ! je comptais si bien le revoir que je l’ai, je crois, froidement embrassé.
Les sanglots lui coupèrent la parole.
— Nous prierons bien pour lui, dit madame Grandet. Résignez-vous à la volonté de Dieu.
— Mon cousin, dit Eugénie, prenez courage ! Votre perte est irréparable : ainsi songez maintenant à sauver votre honneur…
Avec cet instinct, cette finesse de la femme qui a de l’esprit en toute chose, même quand elle console, Eugénie voulait tromper la douleur de son cousin en l’occupant de lui-même.
— Mon honneur ?… cria le jeune homme en chassant ses cheveux par un mouvement brusque, et il s’assit sur son lit en se croisant les bras. — Ah ! c’est vrai. Mon père, disait mon oncle, a fait faillite. Il poussa un cri déchirant et se cacha le visage dans ses mains. — Laissez-moi, ma cousine, laissez-moi ! Mon Dieu ! mon Dieu ! pardonnez à mon père, il a dû bien souffrir.
Il y avait quelque chose d’horriblement attachant à voir l’expression de cette douleur jeune, vraie, sans calcul, sans arrière-pensée. C’était une pudique douleur que les cœurs simples d’Eugénie et de sa mère comprirent quand Charles fit un geste pour leur demander de l’abandonner à lui-même. Elles descendirent, reprirent en silence leurs places près de la croisée, et travaillèrent pendant une heure environ sans se dire un mot. Eugénie avait aperçu, par le regard furtif qu’elle jeta sur le ménage du jeune homme, ce regard des jeunes filles qui voient tout en un clin d’œil, les jolies bagatelles de sa toilette, ses ciseaux, ses rasoirs enrichis d’or. Cette échappée d’un luxe vu à travers la douleur lui rendit Charles encore plus intéressant, par contraste peut-être. Jamais un événement si grave, jamais un spectacle si dramatique n’avait frappé {p. 272} l’imagination de ces deux créatures incessamment plongées dans le calme et la solitude.
— Maman, dit Eugénie, nous porterons le deuil de mon oncle.
— Ton père décidera de cela, répondit madame Grandet.
Elles restèrent de nouveau silencieuses. Eugénie tirait ses points avec une régularité de mouvement qui eût dévoilé à un observateur les fécondes pensées de sa méditation. Le premier désir de cette adorable fille était de partager le deuil de son cousin. Vers quatre heures, un coup de marteau brusque retentit au cœur de madame Grandet.
— Qu’a donc ton père ? dit-elle à sa fille.
Le vigneron entra joyeux. Après avoir ôté ses gants, il se frotta les mains à s’en emporter la peau, si l’épiderme n’en eût pas été tanné comme du cuir de Russie, sauf l’odeur des mélèzes et de l’encens. Il se promenait, il regardait le temps. Enfin son secret lui échappa.
— Ma femme, dit-il sans bégayer, je les ai tous attrapés. Notre vin est vendu ! Les Hollandais et les Belges partaient ce matin, je me suis promené sur la place, devant leur auberge, en ayant l’air de bêtiser. Chose, que tu connais, est venu à moi. Les propriétaires de tous les bons vignobles gardent leur récolte et veulent attendre, je ne les en ai pas empêchés. Notre Belge était désespéré. J’ai vu cela. Affaire faite, il prend notre récolte à deux cents francs la pièce, moitié comptant. Je suis payé en or. Les billets sont faits, voilà six louis pour toi. Dans trois mois, les vins baisseront.
Ces derniers mots furent prononcés d’un ton calme, mais si profondément ironique, que les gens de Saumur, groupés en ce moment sur la place et anéantis par la nouvelle de la vente que venait de faire Grandet, en auraient frémi s’ils les eussent entendus. Une peur panique eût fait tomber les vins de cinquante pour cent.
— Vous avez mille pièces cette année, mon père ? dit Eugénie.
— Oui, fifille.
Ce mot était l’expression superlative de la joie du vieux tonnelier.
— Cela fait deux cent mille pièces de vingt sous.
— Oui, mademoiselle Grandet.
— Eh ! bien, mon père, vous pouvez facilement secourir Charles.
L’étonnement, la colère, la stupéfaction de Balthazar en apercevant le Mane-Tekel-Pharès ne sauraient se comparer au froid {p. 273} courroux de Grandet qui, ne pensant plus à son neveu, le retrouvait logé au cœur et dans les calculs de sa fille.
— Ah ! çà, depuis que ce mirliflor a mis le pied dans ma maison, tout y va de travers. Vous vous donnez des airs d’acheter des dragées, de faire des noces et des festins. Je ne veux pas de ces choses-là. Je sais, à mon âge, comment je dois me conduire, peut-être ! D’ailleurs je n’ai de leçons à prendre ni de ma fille ni de personne. Je ferai pour mon neveu ce qu’il sera convenable de faire, vous n’avez pas à y fourrer le nez. Quant à toi, Eugénie, ajouta-t-il en se tournant vers elle, ne m’en parle plus, sinon je t’envoie à l’abbaye de Noyers avec Nanon voir si j’y suis ; et pas plus tard que demain, si tu bronches. Où est-il donc, ce garçon, est-il descendu ?
— Non, mon ami, répondit madame Grandet.
— Eh ! bien, que fait-il donc ?
— Il pleure son père, répondit Eugénie.
Grandet regarda sa fille sans trouver un mot à dire. Il était un peu père, lui. Après avoir fait un ou deux tours dans la salle, il monta promptement à son cabinet pour y méditer un placement dans les fonds publics. Ses deux mille arpents de forêt coupés à blanc lui avaient donné six cent mille francs ; en joignant à cette somme l’argent de ses peupliers, ses revenus de l’année dernière et de l’année courante, outre les deux cent mille francs du marché qu’il venait de conclure, il pouvait faire une masse de neuf cent mille francs. Les vingt pour cent à gagner en peu de temps sur les rentes, qui étaient à 70 francs, le tentaient. Il chiffra sa spéculation sur le journal où la mort de son frère était annoncée, en entendant, sans les écouter, les gémissements de son neveu. Nanon vint cogner au mur pour inviter son maître à descendre, le dîner était servi. Sous la voûte et à la dernière marche de l’escalier, Grandet disait en lui-même : — Puisque je toucherai mes intérêts à huit, je ferai cette affaire. En deux ans, j’aurai quinze cent mille francs que je retirerai de Paris en bon or.
— Eh ! bien, où donc est mon neveu ?
— Il dit qu’il ne veut pas manger, répondit Nanon. Ça n’est pas sain.
— Autant d’économisé, lui répliqua son maître.
— Dame, voui, dit-elle.
— Bah ! il ne pleurera pas toujours. La faim chasse le loup hors du bois.
{p. 274} Le dîner fut étrangement silencieux.
— Mon bon ami, dit madame Grandet lorsque la nappe fut ôtée, il faut que nous prenions le deuil.
— En vérité, madame Grandet, vous ne savez quoi vous inventer pour dépenser de l’argent. Le deuil est dans le cœur et non dans les habits.
— Mais le deuil d’un frère est indispensable, et l’Église nous ordonne de…
— Achetez votre deuil sur vos six louis. Vous me donnerez un crêpe, cela me suffira.
Eugénie leva les yeux au ciel sans mot dire. Pour la première fois dans sa vie, ses généreux penchants endormis, comprimés, mais subitement éveillés, étaient à tout moment froissés. Cette soirée fut semblable en apparence à mille soirées de leur existence monotone, mais ce fut certes la plus horrible. Eugénie travailla sans lever la tête, et ne se servit point du nécessaire que Charles avait dédaigné la veille. Madame Grandet tricota ses manches. Grandet tourna ses pouces pendant quatre heures, abîmé dans des calculs dont les résultats devaient, le lendemain, étonner Saumur. Personne ne vint, ce jour-là, visiter la famille. En ce moment, la ville entière retentissait du tour de force de Grandet, de la faillite de son frère et de l’arrivée de son neveu. Pour obéir au besoin de bavarder sur leurs intérêts communs, tous les propriétaires de vignobles des hautes et moyennes sociétés de Saumur étaient chez monsieur des Grassins, où se fulminèrent de terribles imprécations contre l’ancien maire. Nanon filait, et le bruit de son rouet fut la seule voix qui se fît entendre sous les planchers grisâtres de la salle.
— Nous n’usons point nos langues, dit-elle en montrant ses dents blanches et grosses comme des amandes pelées.
— Ne faut rien user, répondit Grandet en se réveillant de ses méditations. Il se voyait en perspective huit millions dans trois ans, et voguait sur cette longue nappe d’or. — Couchons-nous. J’irai dire bonsoir à mon neveu pour tout le monde, et voir s’il veut prendre quelque chose.
Madame Grandet resta sur le palier du premier étage pour entendre la conversation qui allait avoir lieu entre Charles et le bonhomme. Eugénie, plus hardie que sa mère, monta deux marches.
— Hé ! bien, mon neveu, vous avez du chagrin. Oui, pleurez, c’est naturel. Un père est un père. Mais faut prendre notre mal en {p. 275} patience. Je m’occupe de vous pendant que vous pleurez. Je suis un bon parent, voyez-vous. Allons, du courage. Voulez-vous boire un petit verre de vin ? Le vin ne coûte rien à Saumur, on y offre du vin comme dans les Indes une tasse de thé. — Mais, dit Grandet en continuant, vous êtes sans lumière. Mauvais, mauvais ! faut voir clair à ce que l’on fait. Grandet marcha vers la cheminée. — Tiens ! s’écria-t-il, voilà de la bougie. Où diable a-t-on pêché de la bougie ? Les garces démoliraient le plancher de ma maison pour cuire des œufs à ce garçon-là.
En entendant ces mots, la mère et la fille rentrèrent dans leurs chambres et se fourrèrent dans leurs lits avec la célérité de souris effrayées qui rentrent dans leurs trous.
— Madame Grandet, vous avez donc un trésor ? dit l’homme en entrant dans la chambre de sa femme.
— Mon ami, je fais mes prières, attendez, répondit d’une voix altérée la pauvre mère.
— Que le diable emporte ton bon Dieu ! répliqua Grandet en grommelant.
Les avares ne croient point à une vie à venir, le présent est tout pour eux. Cette réflexion jette une horrible clarté sur l’époque actuelle, où, plus qu’en aucun autre temps, l’argent domine les lois, la politique et les mœurs. Institutions, livres, hommes et doctrines, tout conspire à miner la croyance d’une vie future sur laquelle l’édifice social est appuyé depuis dix-huit cents ans. Maintenant le cercueil est une transition peu redoutée. L’avenir, qui nous attendait par delà le requiem, a été transposé dans le présent. Arriver per fas et nefas au paradis terrestre du luxe et des jouissances vaniteuses, pétrifier son cœur et se macérer le corps en vue de possessions passagères, comme on souffrait jadis le martyre de la vie en vue de biens éternels, est la pensée générale ! pensée d’ailleurs écrite partout, jusque dans les lois, qui demandent au législateur : Que payes-tu ? au lieu de lui dire : Que penses-tu ? Quand cette doctrine aura passé de la bourgeoisie au peuple, que deviendra le pays ?
— Madame Grandet, as-tu fini ? dit le vieux tonnelier.
— Mon ami, je prie pour toi.
— Très-bien ! bonsoir. Demain matin, nous causerons.
La pauvre femme s’endormit comme l’écolier qui, n’ayant pas appris ses leçons, craint de trouver à son réveil le visage irrité du {p. 276} maître. Au moment où, par frayeur, elle se roulait dans ses draps pour ne rien entendre, Eugénie se coula près d’elle, en chemise, pieds nus, et vint la baiser au front.
— Oh ! bonne mère, dit-elle, demain, je lui dirai que c’est moi.
— Non, il t’enverrait à Noyers. Laisse-moi faire, il ne me mangera pas.
— Entends-tu, maman ?
— Quoi ?
— Hé ! bien, il pleure toujours.
— Va donc te coucher, ma fille. Tu gagneras froid aux pieds. Le carreau est humide.
Ainsi se passa la journée solennelle qui devait peser sur toute la vie de la riche et pauvre héritière dont le sommeil ne fut plus aussi complet ni aussi pur qu’il l’avait été jusqu’alors. Assez souvent certaines actions de la vie humaine paraissent, littérairement parlant, invraisemblables, quoique vraies. Mais ne serait-ce pas qu’on omet presque toujours de répandre sur nos déterminations spontanées une sorte de lumière psychologique, en n’expliquant pas les raisons mystérieusement conçues qui les ont nécessitées ? Peut-être la profonde passion d’Eugénie devrait-elle être analysée dans ses fibrilles les plus délicates ; car elle devint, diraient quelques railleurs, une maladie, et influença toute son existence. Beaucoup de gens aiment mieux nier les dénouements, que de mesurer la force des liens, des nœuds, des attaches qui soudent secrètement un fait à un autre dans l’ordre moral. Ici donc le passé d’Eugénie servira, pour les observateurs de la nature humaine, de garantie à la naïveté de son irréflexion et à la soudaineté des effusions de son âme. Plus sa vie avait été tranquille, plus vivement la pitié féminine, le plus ingénieux des sentiments, se déploya dans son âme. Aussi, troublée par les événements de la journée, s’éveilla-t-elle, à plusieurs reprises, pour écouter son cousin, croyant en avoir entendu les soupirs qui depuis la veille lui retentissaient au cœur : tantôt elle le voyait expirant de chagrin, tantôt elle le rêvait mourant de faim. Vers le matin, elle entendit certainement une terrible exclamation. Aussitôt elle se vêtit, et accourut au petit jour, d’un pied léger, auprès de son cousin qui avait laissé sa porte ouverte. La bougie avait brûlé dans la bobèche du flambeau. Charles, vaincu par la nature, dormait habillé, assis dans un fauteuil, la tête renversée sur le lit ; il rêvait comme rêvent les gens qui ont l’estomac vide. Eugénie put {p. 277} pleurer à son aise ; elle put admirer ce jeune et beau visage, marbré par la douleur, ces yeux gonflés par les larmes, et qui tout endormis semblaient encore verser des pleurs. Charles devina sympathiquement la présence d’Eugénie, il ouvrit les yeux, et la vit attendrie.
— Pardon, ma cousine, dit-il, ne sachant évidemment ni l’heure qu’il était ni le lieu où il se trouvait.
— Il y a des cœurs qui vous entendent ici, mon cousin, et nous avons cru que vous aviez besoin de quelque chose. Vous devriez vous coucher, vous vous fatiguez en restant ainsi.
— Cela est vrai.
— Hé ! bien, adieu.
Elle se sauva, honteuse et heureuse d’être venue. L’innocence ose seule de telles hardiesses. Instruite, la Vertu calcule aussi bien que le Vice. Eugénie, qui, près de son cousin, n’avait pas tremblé, put à peine se tenir sur ses jambes quand elle fut dans sa chambre. Son ignorante vie avait cessé tout à coup, elle raisonna, se fit mille reproches. Quelle idée va-t-il prendre de moi ? Il croira que je l’aime. C’était précisément ce qu’elle désirait le plus de lui voir croire. L’amour franc a sa prescience et sait que l’amour excite l’amour. Quel événement pour cette jeune fille solitaire, d’être ainsi entrée furtivement chez un jeune homme ! N’y a-t-il pas des pensées, des actions qui, en amour, équivalent, pour certaines âmes, à de saintes fiançailles ! Une heure après, elle entra chez sa mère, et l’habilla suivant son habitude. Puis elles vinrent s’asseoir à leurs places devant la fenêtre et attendirent Grandet avec cette anxiété qui glace le cœur ou l’échauffe, le serre ou le dilate suivant les caractères, alors que l’on redoute une scène, une punition ; sentiment d’ailleurs si naturel, que les animaux domestiques l’éprouvent au point de crier pour le faible mal d’une correction, eux qui se taisent quand ils se blessent par inadvertance. Le bonhomme descendit, mais il parla d’un air distrait à sa femme, embrassa Eugénie, et se mit à table sans paraître penser à ses menaces de la veille.
— Que devient mon neveu ? l’enfant n’est pas gênant.
— Monsieur, il dort, répondit Nanon.
— Tant mieux, il n’a pas besoin de bougie, dit Grandet d’un ton goguenard.
Cette clémence insolite, cette amère gaieté frappèrent madame {p. 278} Grandet qui regarda son mari fort attentivement. Le bonhomme… Ici peut-être est-il convenable de faire observer qu’en Touraine, en Anjou, en Poitou, dans la Bretagne, le mot bonhomme, déjà souvent employé pour désigner Grandet, est décerné aux hommes les plus cruels comme aux plus bonasses, aussitôt qu’ils sont arrivés à un certain âge. Ce titre ne préjuge rien sur la mansuétude individuelle. Le bonhomme, donc, prit son chapeau, ses gants, et dit : — Je vais muser sur la place pour rencontrer nos Cruchot.
— Eugénie, ton père a décidément quelque chose.
En effet, peu dormeur, Grandet employait la moitié de ses nuits aux calculs préliminaires qui donnaient à ses vues, à ses observations, à ses plans, leur étonnante justesse et leur assuraient cette constante réussite de laquelle s’émerveillaient les Saumurois. Tout pouvoir humain est un composé de patience et de temps. Les gens puissants veulent et veillent. La vie de l’avare est un constant exercice de la puissance humaine mise au service de la personnalité. Il ne s’appuie que sur deux sentiments : l’amour-propre et l’intérêt ; mais l’intérêt étant en quelque sorte l’amour-propre solide et bien entendu, l’attestation continue d’une supériorité réelle, l’amour-propre et l’intérêt sont deux parties d’un même tout, l’égoïsme. De là vient peut-être la prodigieuse curiosité qu’excitent les avares habilement mis en scène. Chacun tient par un fil à ces personnages qui s’attaquent à tous les sentiments humains, en les résumant tous. Où est l’homme sans désir, et quel désir social se résoudra sans argent ? Grandet avait bien réellement quelque chose, suivant l’expression de sa femme. Il se rencontrait en lui, comme chez tous les avares, un persistant besoin de jouer une partie avec les autres hommes, de leur gagner légalement leurs écus. Imposer autrui, n’est-ce pas faire acte de pouvoir, se donner perpétuellement le droit de mépriser ceux qui, trop faibles, se laissent ici-bas dévorer ? Oh ! qui a bien compris l’agneau paisiblement couché aux pieds de Dieu, le plus touchant emblème de toutes les victimes terrestres, celui de leur avenir, enfin la Souffrance et la Faiblesse glorifiées ? Cet agneau, l’avare le laisse s’engraisser, il le parque, le tue, le cuit, le mange et le méprise. La pâture des avares se compose d’argent et de dédain. Pendant la nuit, les idées du bonhomme avaient pris un autre cours : de là, sa clémence. Il avait ourdi une trame pour se moquer des Parisiens, pour les tordre, les rouler, les pétrir, les faire aller, venir, suer, espérer, pâlir ; pour s’amuser {p. 279} d’eux, lui, ancien tonnelier au fond de sa salle grise, en montant l’escalier vermoulu de sa maison de Saumur. Son neveu l’avait occupé. Il voulait sauver l’honneur de son frère mort sans qu’il en coûtât un sou ni à son neveu ni à lui. Ses fonds allaient être placés pour trois ans, il n’avait plus qu’à gérer ses biens, il fallait donc un aliment à son activité malicieuse et il l’avait trouvé dans la faillite de son frère. Ne se sentant rien entre les pattes à pressurer, il voulait concasser les Parisiens au profit de Charles, et se montrer excellent frère à bon marché. L’honneur de la famille entrait pour si peu de chose dans son projet, que sa bonne volonté doit être comparée au besoin qu’éprouvent les joueurs de voir bien jouer une partie dans laquelle ils n’ont pas d’enjeu. Et les Cruchot lui étaient nécessaires, et il ne voulait pas les aller chercher, et il avait décidé de les faire arriver chez lui, et d’y commencer ce soir même la comédie dont le plan venait d’être conçu, afin d’être le lendemain, sans qu’il lui en coûtât un denier, l’objet de l’admiration de sa ville. En l’absence de son père, Eugénie eut le bonheur de pouvoir s’occuper ouvertement de son bien-aimé cousin, d’épancher sur lui sans crainte les trésors de sa pitié, l’une des sublimes supériorités de la femme, la seule qu’elle veuille faire sentir, la seule qu’elle pardonne à l’homme de lui laisser prendre sur lui. Trois ou quatre fois, Eugénie alla écouter la respiration de son cousin ; savoir s’il dormait, s’il se réveillait ; puis, quand il se leva, la crème, le café, les œufs, les fruits, les assiettes, le verre, tout ce qui faisait partie du déjeuner, fut pour elle l’objet de quelque soin. Elle grimpa lestement dans le vieil escalier pour écouter le bruit que faisait son cousin. S’habillait-il ? pleurait-il encore ? Elle vint jusqu’à la porte.
— Mon cousin ?
— Ma cousine.
— Voulez-vous déjeuner dans la salle ou dans votre chambre ?
— Où vous voudrez.
— Comment vous trouvez-vous ?
— Ma chère cousine, j’ai honte d’avoir faim.
Cette conversation à travers la porte était pour Eugénie tout un épisode de roman.
— Eh ! bien, nous vous apporterons à déjeuner dans votre chambre, afin de ne pas contrarier mon père. Elle descendit dans la cuisine avec la légèreté d’un oiseau. — Nanon, va donc faire sa chambre.
Cet escalier si souvent monté, descendu, où retentissait le {p. 280} moindre bruit, semblait à Eugénie avoir perdu son caractère de vétusté ; elle le voyait lumineux, il parlait, il était jeune comme elle, jeune comme son amour auquel il servait. Enfin sa mère, sa bonne et indulgente mère, voulut bien se prêter aux fantaisies de son amour, et lorsque la chambre de Charles fut faite, elles allèrent toutes deux tenir compagnie au malheureux : la charité chrétienne n’ordonnait-elle pas de le consoler ? Ces deux femmes puisèrent dans la religion bon nombre de petits sophismes pour se justifier leurs déportements. Charles Grandet se vit donc l’objet des soins les plus affectueux et les plus tendres. Son cœur endolori sentit vivement la douceur de cette amitié veloutée, de cette exquise sympathie, que ces deux âmes toujours contraintes surent déployer en se trouvant libres un moment dans la région des souffrances, leur sphère naturelle. Autorisée par la parenté, Eugénie se mit à ranger le linge, les objets de toilette que son cousin avait apportés, et put s’émerveiller à son aise de chaque luxueuse babiole, des colifichets d’argent, d’or travaillé qui lui tombaient sous la main, et qu’elle tenait long-temps sous prétexte de les examiner. Charles ne vit pas sans un attendrissement profond l’intérêt généreux que lui portaient sa tante et sa cousine, il connaissait assez la société de Paris pour savoir que dans sa position il n’y eût trouvé que des cœurs indifférents ou froids, Eugénie lui apparut alors dans toute la splendeur de sa beauté spéciale, et il admira dès lors l’innocence de ces mœurs dont il se moquait la veille. Aussi, quand Eugénie prit des mains de Nanon le bol de faïence plein de café à la crème pour le servir à son cousin avec toute l’ingénuité du sentiment, en lui jetant un bon regard, les yeux du parisien se mouillèrent-ils de larmes, il lui prit la main et la baisa.
— Hé ! bien, qu’avez-vous encore ? demanda-t-elle.
— Oh ! c’est des larmes de reconnaissance, répondit-il.
Eugénie se tourna brusquement vers la cheminée pour prendre les flambeaux.
— Nanon, tenez, emportez, dit-elle.
Quand elle regarda son cousin, elle était bien rouge encore, mais au moins ses regards purent mentir et ne pas peindre la joie excessive qui lui inondait le cœur ; mais leurs yeux exprimèrent un même sentiment, comme leurs âmes se fondirent dans une même pensée : l’avenir était à eux. Cette douce émotion fut d’autant plus délicieuse pour Charles au milieu de son immense chagrin, qu’elle était moins attendue. Un coup de marteau rappela les deux femmes {p. 281} à leurs places. Par bonheur, elles purent redescendre assez rapidement l’escalier pour se trouver à l’ouvrage quand Grandet entra ; s’il les eût rencontrées sous la voûte, il n’en aurait pas fallu davantage pour exciter ses soupçons. Après le déjeuner, que le bonhomme fit sur le pouce, le garde, auquel l’indemnité promise n’avait pas encore été donnée, arriva de Froidfond, d’où il apportait un lièvre, des perdreaux tués dans le parc, des anguilles et deux brochets dus par les meuniers.
— Eh ! eh ! ce pauvre Cornoiller, il vient comme marée en carême. Est-ce bon à manger, ça ?
— Oui, mon cher généreux monsieur, c’est tué depuis deux jours.
— Allons, Nanon, haut le pied, dit le bonhomme. Prends-moi cela, ce sera pour le dîner, je régale deux Cruchot.
Nanon ouvrit des yeux bêtes et regarda tout le monde.
— Eh ! bien, dit-elle, où que je trouverai du lard et des épices ?
— Ma femme, dit Grandet, donne six francs à Nanon, et fais-moi souvenir d’aller à la cave chercher du bon vin.
— Eh ! bien, donc, monsieur Grandet, reprit le garde qui avait préparé sa harangue afin de faire décider la question de ses appointements, monsieur Grandet…
— Ta, ta, ta, ta, dit Grandet, je sais ce que tu veux dire, tu es un bon diable, nous verrons cela demain, je suis trop pressé aujourd’hui. — Ma femme, donne-lui cent sous, dit-il à madame Grandet.
Il décampa. La pauvre femme fut trop heureuse d’acheter la paix pour onze francs. Elle savait que Grandet se taisait pendant quinze jours, après avoir ainsi repris, pièce à pièce, l’argent qu’il avait donné.
— Tiens, Cornoiller, dit-elle en lui glissant dix francs dans la main, quelque jour nous reconnaîtrons tes services.
Cornoiller n’eut rien à dire. Il partit.
— Madame, dit Nanon, qui avait mis sa coiffe noire et pris son panier, je n’ai besoin que de trois francs, gardez le reste. Allez, ça ira tout de même.
— Fais un bon dîner, Nanon, mon cousin descendra, dit Eugénie.
— Décidément, il se passe ici quelque chose d’extraordinaire, dit madame Grandet. Voici la troisième fois que, depuis notre mariage, ton père donne à dîner.
Vers quatre heures, au moment où Eugénie et sa mère avaient {p. 282} fini de mettre un couvert pour six personnes, et où le maître du logis avait monté quelques bouteilles de ces vins exquis que conservent les provinciaux avec amour, Charles vint dans la salle. Le jeune homme était pâle. Ses gestes, sa contenance, ses regards et le son de sa voix eurent une tristesse pleine de grâce. Il ne jouait pas la douleur, il souffrait véritablement, et le voile étendu sur ses traits par la peine lui donnait cet air intéressant qui plaît tant aux femmes. Eugénie l’en aima bien davantage. Peut-être aussi le malheur l’avait-il rapproché d’elle. Charles n’était plus ce riche et beau jeune homme placé dans une sphère inabordable pour elle ; mais un parent plongé dans une effroyable misère. La misère enfante l’égalité. La femme a cela de commun avec l’ange que les êtres souffrants lui appartiennent. Charles et Eugénie s’entendirent et se parlèrent des yeux seulement ; car le pauvre dandy déchu, l’orphelin se mit dans un coin, s’y tint muet, calme et fier ; mais, de moment en moment, le regard doux et caressant de sa cousine venait luire sur lui, le contraignait à quitter ses tristes pensées, à s’élancer avec elle dans les champs de l’Espérance et de l’Avenir où elle aimait à s’engager avec lui. En ce moment, la ville de Saumur était plus émue du dîner offert par Grandet aux Cruchot qu’elle ne l’avait été la veille par la vente de sa récolte qui constituait un crime de haute trahison envers le vignoble. Si le politique vigneron eût donné son dîner dans la même pensée qui coûta la queue au chien d’Alcibiade, il aurait été peut-être un grand homme ; mais trop supérieur à une ville de laquelle il se jouait sans cesse, il ne faisait aucun cas de Saumur. Les des Grassins apprirent bientôt la mort violente et la faillite probable du père de Charles, ils résolurent d’aller dès le soir même chez leur client afin de prendre part à son malheur et lui donner des signes d’amitié, tout en s’informant des motifs qui pouvaient l’avoir déterminé à inviter, en semblable occurrence, les Cruchot à dîner. À cinq heures précises, le président C. de Bonfons et son oncle le notaire arrivèrent endimanchés jusqu’aux dents. Les convives se mirent à table et commencèrent par manger notablement bien. Grandet était grave, Charles silencieux, Eugénie muette, madame Grandet ne parla pas plus que de coutume, en sorte que ce dîner fut un véritable repas de condoléance. Quand on se leva de table, Charles dit à sa tante et à son oncle : — Permettez-moi de me retirer. Je suis obligé de m’occuper d’une longue et triste correspondance.
{p. 283} — Faites, mon neveu.
Lorsque après son départ le bonhomme put présumer que Charles ne pouvait rien entendre, et devait être plongé dans ses écritures, il regarda sournoisement sa femme.
— Madame Grandet, ce que nous avons à dire serait du latin pour vous, il est sept heures et demie, vous devriez aller3 vous serrer dans votre portefeuille. Bonne nuit, ma fille.
Il embrassa Eugénie, et les deux femmes sortirent. Là commença la scène où le père Grandet, plus qu’en aucun autre moment de sa vie, employa l’adresse qu’il avait acquise dans le commerce des hommes, et qui lui valait souvent, de la part de ceux dont il mordait un peu trop rudement la peau, le surnom de vieux chien. Si le maire de Saumur eût porté son ambition plus haut, si d’heureuses circonstances, en le faisant arriver vers les sphères supérieures de la Société, l’eussent envoyé dans les congrès où se traitaient les affaires des nations, et qu’il s’y fût servi du génie dont l’avait doté son intérêt personnel, nul doute qu’il n’y eût été glorieusement utile à la France. Néanmoins, peut-être aussi serait-il également probable que, sorti de Saumur, le bonhomme n’aurait fait qu’une pauvre figure. Peut-être en est-il des esprits comme de certains animaux, qui n’engendrent plus transplantés hors des climats où ils naissent.
— Mon… on… on… on… sieur le pré… pré… pré… président, vouoouous di… di… di… disiiieeez que la faaaaiiillite…
Le bredouillement affecté depuis si long-temps par le bonhomme et qui passait pour naturel, aussi bien que la surdité dont il se plaignait par les temps de pluie, devint, en cette conjoncture, si fatigant pour les deux Cruchot, qu’en écoutant le vigneron ils grimaçaient à leur insu, en faisant des efforts comme s’ils voulaient achever les mots dans lesquels il s’empêtrait à plaisir. Ici, peut-être, devient-il nécessaire de donner l’histoire du bégayement et de la surdité de Grandet. Personne, dans l’Anjou, n’entendait mieux et ne pouvait prononcer plus nettement le français angevin que le rusé vigneron. Jadis, malgré toute sa finesse, il avait été dupé par un Israélite qui, dans la discussion, appliquait sa main à son oreille en guise de cornet, sous prétexte de mieux entendre, et baragouinait si bien en cherchant ses mots, que Grandet, victime de son humanité, se crut obligé de suggérer à ce malin Juif les mots et les idées que paraissait chercher le Juif, d’achever lui-même les {p. 284} raisonnements dudit Juif, de parler comme devait parler le damné Juif, d’être enfin le Juif et non Grandet. Le tonnelier sortit de ce combat bizarre, ayant conclu le seul marché dont il ait eu à se plaindre pendant le cours de sa vie commerciale. Mais s’il y perdit pécuniairement parlant, il y gagna moralement une bonne leçon, et, plus tard, il en recueillit les fruits. Aussi le bonhomme finit-il par bénir le Juif qui lui avait appris l’art d’impatienter son adversaire commercial ; et, en l’occupant à exprimer sa pensée, de lui faire constamment perdre de vue la sienne. Or, aucune affaire n’exigea, plus que celle dont il s’agissait, l’emploi de la surdité, du bredouillement, et des ambages incompréhensibles dans lesquels Grandet enveloppait ses idées. D’abord, il ne voulait pas endosser la responsabilité de ses idées ; puis, il voulait rester maître de sa parole, et laisser en doute ses véritables intentions.
— Monsieur de Bon… Bon… Bonfons… Pour la seconde fois, depuis trois ans, Grandet nommait Cruchot neveu monsieur de Bonfons. Le président put se croire choisi pour gendre par l’artificieux bonhomme. — Voooouous di… di… di… disiez donc que les faiiiillites peu… peu… peu… peuvent, dandans ce… ertains cas, être empê… pê… pê… chées pa… par…
— Par les tribunaux de commerce eux-mêmes. Cela se voit tous les jours, dit monsieur C. de Bonfons enfourchant l’idée du père Grandet ou croyant la deviner et voulant affectueusement la lui expliquer. Écoutez ?
— J’écoucoute, répondit humblement le bonhomme en prenant la malicieuse contenance d’un enfant qui rit intérieurement de son professeur tout en paraissant lui prêter la plus grande attention.
— Quand un homme considérable et considéré, comme l’était, par exemple, défunt monsieur votre frère à Paris…
— Mon… on frère, oui.
— Est menacé d’une déconfiture…
— Çaaaa s’aappelle dé, dé, déconfiture ?
— Oui. Que sa faillite devient imminente, le tribunal de commerce, dont il est justiciable (suivez bien), a la faculté, par un jugement, de nommer, à sa maison de commerce, des liquidateurs. Liquider n’est pas faire faillite, comprenez-vous ? En faisant faillite, un homme est déshonoré ; mais en liquidant, il reste honnête homme.
{p. 285} — C’est bien di, di, di, différent, si çaâââ ne coû, ou, ou, ou, oûte pas, pas, pas plus cher, dit Grandet.
— Mais une liquidation peut encore se faire, même sans le secours du tribunal de commerce. Car, dit le président en humant sa prise de tabac, comment se déclare une faillite ?
— Oui, je n’y ai jamais pen, pen, pen, pensé, répondit Grandet.
— Premièrement, reprit le magistrat, par le dépôt du bilan au greffe du tribunal, que fait le négociant lui-même, ou son fondé de pouvoirs, dûment enregistré. Deuxièmement, à la requête des créanciers. Or, si le négociant ne dépose pas de bilan, si aucun créancier ne requiert du tribunal un jugement qui déclare le susdit négociant en faillite, qu’arriverait-il ?
— Oui, i, i, voy, voy… ons.
— Alors la famille du décédé, ses représentants, son hoirie ; ou le négociant, s’il n’est pas mort ; ou ses amis, s’il est caché, liquident. Peut-être voulez-vous liquider les affaires de votre frère ? demanda le président.
— Ah ! Grandet, s’écria le notaire, ce serait bien. Il y a de l’honneur au fond de nos provinces. Si vous sauviez votre nom, car c’est votre nom, vous seriez un homme…
— Sublime, dit le président en interrompant son oncle.
— Ceertainement, répliqua le vieux vigneron, mon, mon fffr, fre, frère se no, no, no noommait Grandet tou… out comme moi. Cé, cé, c’es, c’est sûr et certain. Je, je, je ne ne dis pa pas non. Et, et, et, cette li, li, li, liquidation pou, pou, pourrait dans tooous llles cas, être sooous tous lles ra, ra, rapports très-avanvantatageuse aux in, in, in, intérêts de mon ne, ne, neveu, que j’ai, j’ai, j’aime. Mais faut voir. Je ne co, co, co, connais pas llles malins de Paris. Je… suis à Sau, au, aumur, moi, voyez-vous ! Mes prooovins ! mes fooossés, et, en, enfin j’ai mes aaaffaires. Je n’ai jamais fait de bi, bi, billets. Qu’est-ce qu’un billet ? J’en, j’en, j’en ai beau, beaucoup reçu, je n’en ai jamais si, si, signé. Ça, aaa se ssse touche, ça s’essscooompte. Voilllà tooout ce qu, qu, que je sais. J’ai en, en, en, entendu di, di, dire qu’onooon pou, ou, ouvait rachechecheter les bi, bi, bi…
— Oui, dit le président. L’on peut acquérir les billets sur la place, moyennant tant pour cent. Comprenez-vous ?
Grandet se fit un cornet de sa main, l’appliqua sur son oreille, et le président lui répéta sa phrase.
{p. 286} — Mais, répondit le vigneron, il y a ddddonc à boire et à manger dan, dans tout cela. Je, je, je ne sais rien, à mon âââge, de toooutes ce, ce, ces choooses-là. Je doi, dois re, ester i, i, ici pour ve, ve, veiller au grain. Le grain, s’aama, masse, et c’e, c’e, c’est aaavec le grain qu’on pai, paye. Aavant, tout, faut, ve, ve, veiller aux, aux ré, ré, récoltes. J’ai des aaaffaires ma, ma, majeures à Froidfond et des inté, té, téressantes. Je ne puis pas a, a, abandonner ma, ma, ma, maison pooour des em, em, embrrrrououillllamini4 gentes de, de, de tooous les di, diaâblles, où je ne cooompre, prends rien. Voous dites que, que je devrais, pour li, li, li, liquider, pour arrêter la déclaration de faillite, être à Paris. On ne peut pas se trooou, ouver à la fois en, en, en deux endroits, à moins d’être pe, pe, pe, petit oiseau… Et…
— Et, je vous entends, s’écria le notaire. Eh ! bien, mon vieil ami, vous avez des amis, de vieux amis, capables de dévouement pour vous.
— Allons donc, pensait en lui-même le vigneron, décidez-vous donc !
— Et si quelqu’un partait pour Paris, y cherchait le plus fort créancier de votre frère Guillaume, lui disait…
— Mi, min, minute, ici, reprit le bonhomme, lui disait. Quoi ? Quelque, que cho, chooo, chose co, co, comme ça : — Monsieur Grandet de Saumur pa, pa, par ci, monsieur Grandet, det, det de Saumur par là. Il aime son frère, il aime son ne, ne, neveu. Grandet est un bon pa, pa, parent, et il a de très-bonnes intentions. Il a bien vendu sa ré, ré, récolte. Ne déclarez pas la fa, fa, fâ, fâ, faillite, aaassemblez-vous, no, no, nommez des li, li, liquidateurs. Aaalors Grandet ve, éé, erra. Voous au, au, aurez ez bien davantage en liquidant qu’en lai, lai, laissant les gens de justice y mettre le né, né, nez… Hein ! pas vrai ?
— Juste ! dit le président.
— Parce que, voyez-vous, monsieur de Bon, Bon, Bon, fons, faut voir, avant de se dé, décider. Qui ne, ne, ne, peut, ne, ne peut. En toute af, af, affaire ooonénéreuse, poour ne pas se ru, ru, rui, ruiner, il faut connaître les ressources et les charges. Hein ! pas vrai ?
— Certainement, dit le président. Je suis d’avis, moi, qu’en quelques mois de temps l’on pourra racheter les créances pour une somme de, et payer intégralement par arrangement. Ha ! ha ! l’on {p. 287} mène les chiens bien loin en leur montrant un morceau de lard. Quand il n’y a pas eu de déclaration de faillite et que vous tenez les titres de créances, vous devenez blanc comme neige.