Et il présenta à madame Rabourdin l’État volé par Dutocq, en le lui offrant à l’endroit où son mari l’avait analysé si savamment.
— Lisez !
Célestine reconnut l’écriture, lut, et pâlit sous ce coup d’assommoir.
— Toutes les Administrations y sont, dit des Lupeaulx.
— Mais heureusement, dit-elle, vous seul possédez ce travail, que je ne puis m’expliquer.
— Celui qui l’a volé n’est pas si niais que de ne pas en avoir un double, il est trop menteur pour l’avouer et trop intelligent dans son métier pour le livrer, je n’ai même pas tenté d’en parler.
— Qui est-ce ?
— Votre Commis principal.
— Dutocq. On n’est jamais puni que de ses bienfaits ! Mais, reprit-elle, c’est un chien qui veut un os.
— Savez-vous ce qu’on veut m’offrir à moi, pauvre diable de Secrétaire-général ?
— Quoi !
— Je dois trente et quelques malheureux mille francs, vous allez prendre une bien méchante opinion de moi en sachant que je ne dois pas davantage ; mais enfin, en cela, je suis petit ! Eh ! bien, l’oncle de Baudoyer vient d’acheter mes créances et sans doute se dispose à m’en rendre les titres.
— Mais c’est infernal, tout cela.
— Du tout, c’est monarchique et religieux, car la Grande-Aumônerie s’en mêle…
— Que ferez-vous ?
— Que m’ordonnez-vous de faire ? dit-il avec une grâce adorable en lui tendant la main.
Célestine ne le trouva plus ni laid, ni vieux, ni poudré à frimas, ni secrétaire-général, ni quoi que ce soit d’immonde, mais elle ne lui donna pas la main : le soir dans son salon elle la lui aurait laissé prendre cent fois ; mais le matin et seule, le geste constituait une promesse un peu trop positive, et pouvait mener loin.
{p. 275} — Et l’on dit que les hommes d’État n’ont pas de cœur ! s’écria-t-elle en voulant compenser la dureté du refus par la grâce de la parole. Cela m’effrayait, ajouta-t-elle en prenant l’air le plus innocent du monde.
— Quelle calomnie ! répondit des Lupeaulx, un des plus immobiles diplomates et qui garde le pouvoir depuis qu’il est né, vient d’épouser la fille d’une actrice, et de la faire recevoir à la cour la plus ferrée sur les quartiers de noblesse.
— Et vous nous soutiendrez ?
— Je fais le travail des nominations. Mais pas de tricherie !
Elle lui tendit sa main à baiser et lui donna un petit soufflet sur la joue.
— Vous êtes à moi, dit-elle.
Des Lupeaulx admira ce mot. (Le soir à l’Opéra, le fat le raconta de cette manière : « Une femme ne voulant pas dire à un homme qu’elle était à lui, aveu qu’une femme comme il faut ne fait jamais, lui a dit : Vous êtes à moi. Comment trouvez-vous le détour ? »)
— Mais soyez mon alliée, reprit-il. Votre mari a parlé au ministre d’un plan d’administration auquel se rattache l’État dans lequel je suis si bien traité ; sachez-le, dites-le-moi ce soir.
— Ce sera fait, dit-elle sans voir grande importance à ce qui avait amené des Lupeaulx chez elle si matin.
— Madame, le coiffeur, dit la femme de chambre.
— Il s’est bien fait attendre, je ne sais pas comment je m’en serais tirée, s’il avait tardé, pensa Célestine.
— Vous ne savez pas jusqu’où va mon dévouement, lui dit des Lupeaulx en se levant. Vous serez invitée à la première soirée particulière de la femme du ministre…
— Ah ! vous êtes un ange, dit-elle. Et je vois maintenant combien vous m’aimez : vous m’aimez avec intelligence.
— Ce soir, chère enfant, reprit-il, j’irai savoir à l’Opéra quels sont les journalistes qui conspirent pour Baudoyer, et nous mesurerons nos bâtons.
— Oui, mais vous dînez ici, n’est-ce pas ? j’ai fait chercher et trouver les choses que vous aimez.
— Tout cela cependant ressemble tant à l’amour, qu’il serait doux d’être long-temps trompé ainsi ! se dit des Lupeaulx en descendant les escaliers. Mais si elle se moque de moi, je le saurai : je lui prépare le plus habile de tous les piéges avant la signature, {p. 276} afin de pouvoir lire dans son cœur. Mes petites chattes, nous vous connaissons ! car, après tout, les femmes sont tout ce que nous sommes ! Vingt-huit ans et vertueuse, et ici, rue Duphot ! c’est un bonheur bien rare, qui vaut la peine d’être cultivé.
Le papillon éligible sautillait par les escaliers.
— Mon Dieu, cet homme-là, sans ses lunettes, poudré, doit être bien drôle en robe de chambre, se disait Célestine. Il a le harpon dans le dos, et me remorque enfin là où je voulais aller, chez le ministre. Il a joué son rôle dans ma comédie.
Quand, à cinq heures, Rabourdin rentra pour s’habiller, sa femme vint assister à sa toilette, et lui apporta cet État que, comme la pantoufle du conte des Mille et une Nuits, le pauvre homme devait rencontrer partout.
— Qui t’a remis cela ? dit Rabourdin stupéfait.
— Monsieur des Lupeaulx !
— Il est venu ! demanda Rabourdin en jetant à sa femme un de ces regards qui certes auraient fait pâlir une coupable, mais qui trouva un front de marbre et un œil rieur.
— Et il reviendra dîner, répondit-elle. Pourquoi votre air effarouché ?
— Ma chère, dit Rabourdin, des Lupeaulx est mortellement offensé par moi, ces gens-là ne pardonnent pas, et il me caresse ! Crois-tu que je ne voie pas pourquoi ?
— Cet homme, reprit-elle, me paraît avoir un goût très-délicat, je ne puis le blâmer. Enfin, je ne sais rien de plus flatteur pour une femme que de réveiller un palais blasé. Après…
— Trêve de plaisanterie, Célestine ! Épargne un homme accablé. Je ne puis rencontrer le ministre, et mon honneur est au jeu.
— Mon Dieu, non. Dutocq aura la promesse d’une place, et tu seras nommé Chef de Division.
— Je te devine, chère enfant, dit Rabourdin ; mais le jeu que tu joues est aussi déshonorant que la réalité. Le mensonge est le mensonge, et une honnête femme…
— Laisse-moi donc me servir des armes employées contre nous.
— Célestine, plus cet homme se verra sottement pris au piége, plus il s’acharnera sur moi.
— Et si je le renverse ?
Rabourdin regarda sa femme avec étonnement.
{p. 277} — Je ne pense qu’à ton élévation, et il était temps, mon pauvre ami !… reprit Célestine. Mais tu prends le chien de chasse pour le gibier, dit-elle après une pause. Dans quelques jours des Lupeaulx aura très-bien accompli sa mission. Pendant que tu cherches à parler au ministre, et avant que tu ne puisses le voir, moi je lui aurai parlé. Tu as sué sang et eau pour enfanter un plan que tu me cachais ; et, en trois mois, ta femme aura fait plus d’ouvrage que toi en six ans. Dis-moi ton beau système ?
Rabourdin, tout en se faisant la barbe et après avoir obtenu de sa femme de ne pas dire un seul mot de ses travaux, en la prévenant que confier une seule idée à des Lupeaulx c’était mettre le chat à même la jatte de lait, commença l’explication de ses travaux.
— Comment, Rabourdin, ne m’as-tu pas parlé de cela ? dit Célestine en coupant la parole à son mari dès la cinquième phrase. Mais tu te serais épargné des peines inutiles. Que l’on soit aveuglé pendant un moment par une idée, je le conçois ; mais pendant six ou sept ans, voilà ce que je ne conçois pas. Tu veux réduire le budget, c’est l’idée vulgaire et bourgeoise ! Mais il faudrait arriver à un budget de deux milliards, la France serait deux fois plus grande. Un système neuf, ce serait de tout faire mouvoir par l’emprunt, comme le crie monsieur de Nucingen. Le trésor le plus pauvre est celui qui se trouve plein d’écus sans emploi ; la mission d’un ministère des finances est de jeter l’argent par les fenêtres, il lui rentre par ses caves, et tu veux lui faire entasser des trésors ! Mais il faut multiplier les emplois au lieu de les réduire. Au lieu de rembourser les rentes, il faudrait multiplier les rentiers. Si les Bourbons veulent régner en paix, ils doivent créer des rentiers dans les dernières bourgades, et surtout ne pas laisser les étrangers toucher des intérêts en France, car ils nous en demanderont un jour le capital ; tandis que si toute la rente est en France, ni la France ni le crédit ne périront. Voilà ce qui a sauvé l’Angleterre. Ton plan est un plan de petite bourgeoise. Un homme ambitieux n’aurait dû se présenter devant son ministre qu’en recommençant Law sans ses chances mauvaises, en expliquant la puissance du crédit, en démontrant comme quoi nous ne devons pas amortir le capital, mais les intérêts, comme font les Anglais…
— Allons, Célestine, dit Rabourdin, mêle toutes les idées ensemble, contrarie-les ; amuse-t’en comme de joujoux ! je suis {p. 278} habitué à cela. Mais ne critique pas un travail que tu ne connais pas encore.
— Ai-je besoin, dit-elle, de connaître un plan dont l’esprit est d’administrer la France avec six mille employés au lieu de vingt mille ? Mais, mon ami, fût-ce un plan d’homme de génie, un roi de France se ferait détrôner en voulant l’exécuter. On soumet une aristocratie féodale en abattant quelques têtes, mais on ne soumet pas une hydre à mille pattes. Non, l’on n’écrase pas les petits, ils sont trop plats sous le pied. Et c’est avec les ministres actuels, entre nous de pauvres sires que tu veux remuer ainsi les hommes ? Mais on remue les intérêts, et l’on ne remue pas les hommes : ils crient trop ; tandis que les écus sont muets.
— Mais, Célestine, si tu parles toujours, et si tu fais de l’esprit à côté de la question, nous ne nous entendrons jamais…
— Ah ! je comprends à quoi mène l’État où tu as classé les capacités administratives, reprit-elle sans avoir écouté son mari. Mon Dieu, mais tu as aiguisé toi-même le couperet pour te faire trancher la tête. Sainte-Vierge ! pourquoi ne m’as-tu pas consultée ? au moins je t’aurais empêché d’écrire une seule ligne, ou tout au moins, si tu avais voulu faire ce mémoire, je l’aurais copié moi-même, et il ne serait jamais sorti d’ici… Pourquoi, mon Dieu, ne m’avoir rien dit ? Voilà les hommes ! ils sont capables de dormir auprès d’une femme en gardant un secret pendant sept ans ! Se cacher d’une pauvre femme pendant sept années, douter de son dévouement ?
— Mais, dit Rabourdin impatienté, voici onze ans que je n’ai jamais pu discuter avec toi sans que tu me coupes la parole et sans substituer aussitôt tes idées aux miennes… Tu ne sais rien de mon travail.
— Rien ! je sais tout !
— Dis-le-moi donc ? s’écria Rabourdin impatienté pour la première fois depuis son mariage.
— Tiens, il est six heures et demie, fais ta barbe, habille-toi, répondit-elle comme répondent toutes les femmes quand on les presse sur un point où elles doivent se taire. Je vais achever ma toilette, et nous ajournerons la discussion, car je ne veux pas être agacée le jour où je reçois. Mon Dieu, le pauvre homme ! dit-elle en sortant, travailler sept ans pour accoucher de sa mort ! Et se défier de sa femme !
Elle rentra.
{p. 279} — Si tu m’avais écoutée dans le temps, tu n’aurais pas intercédé pour conserver ton Commis principal, et il a sans doute une copie autographiée de ce maudit état ! Adieu, homme d’esprit !
En voyant son mari dans une tragique attitude de douleur, elle comprit qu’elle était allée trop loin, elle courut à lui, le saisit tout barbouillé de savon, et l’embrassa tendrement.
— Cher Xavier, ne te fâche pas, lui dit-elle, ce soir nous étudierons ton plan, tu parleras à ton aise, j’écouterai bien et aussi long-temps que tu le voudras !… est-ce gentil ? Va, je ne demande pas mieux que d’être la femme de Mahomet.
Elle se mit à rire. Rabourdin ne put s’empêcher de rire aussi, car Célestine avait de la mousse blanche aux lèvres, et sa voix avait déployé les trésors de la plus pure et de la plus solide affection.
— Va t’habiller, mon enfant, et surtout ne dis rien à des Lupeaulx, jure-le-moi ? voilà la seule pénitence que je t’impose.
— Impose ?… dit-elle, alors je ne jure rien !
— Allons, Célestine, j’ai dit en riant une chose sérieuse.
— Ce soir, répondit-elle, ton secrétaire-général saura qui nous avons à combattre, et moi, je sais qui attaquer.
— Qui ? dit Rabourdin.
— Le ministre, répondit-elle en se grandissant de deux pieds.
Malgré la grâce amoureuse de sa chère Célestine, Rabourdin, en s’habillant, ne put empêcher quelques douloureuses pensées d’obscurcir son front.
— Quand saura-t-elle m’apprécier ? se disait-il. Elle n’a pas même compris qu’elle seule était la cause de tout ce travail ! Quel brise-raison, et quelle intelligence ! Si je ne m’étais pas marié, je serais déjà bien haut et bien riche ! J’aurais économisé cinq mille francs par an sur mes appointements. En les employant bien, j’aurais aujourd’hui dix mille livres de rente en dehors de ma place, je serais garçon et j’aurais la chance de devenir par un mariage… Oui, reprit-il en s’interrompant, mais j’ai Célestine et mes deux enfants. Il se rejeta sur son bonheur. Dans le plus heureux ménage, il y a toujours des moments de regret. Il vint au salon et contempla son appartement. — Il n’y a pas dans Paris deux femmes qui s’entendent à la vie comme elle. Avec douze mille livres de rente faire tout cela ! dit-il en regardant les jardinières pleines de fleurs, et songeant aux jouissances de vanité que le monde allait lui donner. Elle était faite pour être la femme d’un ministre. Quand {p. 280} je pense que celle du mien ne lui sert à rien ; elle a l’air d’une bonne grosse bourgeoise, et quand elle se trouve au château, dans les salons… Il se pinça les lèvres. Les hommes très-occupés ont des idées si fausses en ménage, qu’on peut également leur faire croire qu’avec cent mille francs on n’a rien, et qu’avec douze mille francs on a tout.
Quoique très-impatiemment attendu, malgré les flatteries préparées pour ses appétits de gourmet émérite, des Lupeaulx ne vint pas dîner, il ne se montra que très-tard dans la soirée, à minuit, heure à laquelle la causerie devient, dans tous les salons, plus intime et confidentielle. Andoche Finot, le journaliste, était resté.
— Je sais tout, dit des Lupeaulx quand il fut bien assis sur la causeuse au coin du feu, sa tasse de thé à la main, madame Rabourdin debout devant lui, tenant une assiette pleine de sandwiches et de tranches d’un gâteau bien justement nommé gâteau de plomb. Finot, mon cher et spirituel ami, vous pourrez rendre service à notre gracieuse reine en lâchant quelques chiens après des hommes de qui nous causerons. Vous avez contre vous, dit-il à monsieur Rabourdin en baissant la voix pour n’être entendu que des trois personnes auxquelles il s’adressait, des usuriers et le clergé, l’argent et l’Église. L’article du journal libéral a été demandé par un vieil escompteur à qui l’on avait des obligations, mais le petit bonhomme qui l’a fait s’en soucie peu. La rédaction en chef de ce journal change dans trois jours, et nous reviendrons là-dessus. L’opposition royaliste, car nous avons, grâce à M. de Châteaubriand, une opposition royaliste, c’est-à-dire qu’il y a des Royalistes qui passent aux Libéraux, mais ne faisons pas de haute politique ; ces assassins de Charles X m’ont promis leur appui en mettant pour prix à votre nomination notre approbation à un de leurs amendements. Toutes mes batteries sont dressées. Si l’on nous impose Baudoyer, nous dirons à la Grande-Aumônerie : « Tel et tel journal et messieurs tels et tels attaqueront la loi que vous voulez, et toute la presse sera contre (car les journaux ministériels que je tiens seront sourds et muets, ils n’auront pas de peine à l’être, ils le sont assez, n’est-ce pas, Finot ?) Nommez Rabourdin, et vous aurez l’opinion pour vous. » Pauvres Bonifaces de gens de province qui se carrent dans leurs fauteuils au coin du feu, très-heureux de l’indépendance des organes de l’Opinion, ah ! ah !
— Hi, hi, hi ! fit Andoche Finot.
{p. 281} — Ainsi, soyez tranquille, dit des Lupeaulx. J’ai tout arrangé ce soir. La Grande-Aumônerie pliera.
— J’aurais mieux aimé perdre tout espoir et vous avoir à dîner, lui dit Célestine à l’oreille en le regardant d’un air fâché qui pouvait passer pour l’expression d’un amour-fou.
— Voici qui m’obtiendra ma grâce, reprit-il en lui remettant une invitation pour la soirée de mardi.
Célestine ouvrit la lettre, et le plaisir le plus rouge anima ses traits. Aucune jouissance ne peut se comparer à celle de la vanité triomphante.
— Vous savez ce qu’est la soirée du mardi, reprit des Lupeaulx en prenant un air mystérieux ; c’est dans notre ministère comme le Petit-Château à la cour. Vous serez au cœur du pouvoir ! Il y aura la comtesse Féraud, qui est toujours en faveur malgré la mort de Louis XVIII, Delphine de Nucingen, madame de Listomère, la marquise d’Espard, votre chère de Camps que j’ai priée afin que vous trouviez un appui dans le cas où les femmes vous blakbolleraient. Je veux vous voir au milieu de ce monde-là.
Célestine hochait la tête comme un pur sang avant la course, et relisait l’invitation comme Baudoyer et Saillard avaient relu leurs articles dans les journaux, sans pouvoir s’en rassasier.
— Là d’abord, et un jour aux Tuileries, dit-elle à des Lupeaulx.
Des Lupeaulx fut effrayé du mot et de l’attitude, tant ils exprimaient d’ambition et de sécurité. — Ne serais-je qu’un marchepied ? se dit-il. Il se leva, s’en alla dans la chambre à coucher de madame Rabourdin, et y fut suivi par elle, car elle avait compris à un geste du Secrétaire-général qu’il voulait lui parler en secret. — Hé, bien ! le plan ? dit-il.
— Bah ! des bêtises d’honnête homme ! Il veut supprimer quinze mille employés et n’en garder que cinq ou six mille, vous n’avez pas idée d’une monstruosité pareille, je vous ferai lire son mémoire quand la copie en sera terminée. Il est de bonne foi. Son catalogue analytique des employés a été dicté par la pensée la plus vertueuse. Pauvre cher homme !
Des Lupeaulx fut d’autant plus rassuré par le rire vrai qui accompagnait ces railleuses et méprisantes paroles, qu’il se connaissait en mensonges, et que pour le moment Célestine était de bonne foi.
— Mais enfin, le fond de tout cela ? demanda-t-il.
{p. 282} — Hé ! bien, il veut supprimer la contribution foncière en la remplaçant par des impôts de consommation.
— Mais il y a déjà un an que François Keller et Nucingen ont proposé un plan à peu près semblable, et le ministre médite de dégrever l’impôt foncier.
— Là, quand je lui disais que ce n’était pas neuf ! s’écria Célestine en riant.
— Oui, mais s’il s’est rencontré avec le plus grand financier de l’époque, un homme qui, je vous le dis entre nous, est le Napoléon de la finance, il doit y avoir au moins quelques idées dans ses moyens d’exécution.
— Tout est vulgaire, fit-elle en imprimant à ses lèvres une moue dédaigneuse. Songez donc qu’il veut gouverner et administrer la France avec cinq ou six mille employés, tandis qu’il faudrait au contraire qu’il n’y eût pas en France une seule personne qui ne fût intéressée au maintien de la monarchie.
Des Lupeaulx parut satisfait de trouver un homme médiocre dans l’homme auquel il accordait des talents supérieurs.
— Êtes-vous bien sûr de la nomination ? Voulez-vous un conseil de femme ? lui dit-elle.
— Vous vous entendez mieux que nous en trahisons élégantes, fit des Lupeaulx en hochant la tête.
— Hé ! bien, dites Baudoyer à la cour et à la Grande-Aumônerie pour leur ôter tout soupçon et les endormir ; mais, au dernier moment, écrivez Rabourdin.
— Il y a des femmes qui disent oui tant qu’on a besoin d’un homme, et non quand il a joué son rôle, répondit des Lupeaulx.
— J’en connais, lui dit-elle en riant. Mais elles sont bien sottes, car en politique on se retrouve toujours ; c’est bon avec les niais, et vous êtes un homme d’esprit. Selon moi, la plus grande faute que l’on puisse commettre dans la vie est de se brouiller avec un homme supérieur.
— Non, dit des Lupeaulx, car il pardonne. Il n’y a de danger qu’avec de petits esprits rancuneux qui n’ont pas autre chose à faire qu’à se venger, et je passe ma vie à cela.
Quand tout le monde fut parti, Rabourdin resta chez sa femme, et, après avoir exigé pour une seule fois son attention, il put lui expliquer son plan en lui faisant comprendre qu’il ne restreignait point et augmentait au contraire le budget, en lui montrant à quels {p. 283} travaux s’employaient les deniers publics, en lui expliquant comment l’État décuplait le mouvement de l’argent en faisant entrer le sien pour un tiers ou pour un quart dans les dépenses qui seraient supportées par des intérêts privés ou de localité ; enfin il lui prouva que son plan était moins une œuvre de théorie qu’une œuvre fertile en moyens d’exécution. Célestine, enthousiasmée, sauta au cou de son mari et s’assit au coin du feu sur ses genoux.
— Enfin j’ai donc en toi le mari que je rêvais ! dit-elle. L’ignorance où j’étais de ton mérite t’a sauvé des griffes de des Lupeaulx. Je t’ai calomnié merveilleusement et de bon cœur !
Cet homme pleura de bonheur. Il avait donc enfin son jour de triomphe. Après avoir tout entrepris pour plaire à sa femme, il était grand aux yeux de son seul public !
— Et, pour qui te connaît si bon, si doux, si égal de caractère, si aimant, tu es dix fois plus grand. Mais, dit-elle, un homme de génie est toujours plus ou moins enfant, et tu es un enfant, un enfant bien-aimé. Elle tira son invitation de l’endroit où les femmes mettent ce qu’elles veulent cacher, et la lui montra. — Voilà ce que je voulais, dit-elle. Des Lupeaulx m’a mise en présence du ministre, et fût-il de bronze, cette Excellence sera pendant quelque temps mon serviteur.
Dès le lendemain, Célestine s’occupa de sa présentation au cercle intime du ministre. C’était sa grande journée, à elle ! Jamais courtisane ne prit tant de soin d’elle-même que cette honnête femme n’en prit de sa personne. Jamais couturière ne fut plus tourmentée que la sienne, et jamais couturière ne comprit mieux l’importance de son art. Enfin madame Rabourdin n’oublia rien. Elle alla elle-même chez un loueur de voitures, pour choisir un coupé qui ne fût ni vieux, ni bourgeois, ni insolent. Son domestique, comme les domestiques de bonne maison, fut tenu d’avoir l’air d’un maître. Puis, vers dix heures du soir, le fameux mardi, elle sortit dans une délicieuse toilette de deuil. Elle était coiffée avec des grappes de raisin en jais du plus beau travail, une parure de mille écus commandée chez Fossin par une Anglaise partie sans la prendre. Les feuilles étaient en lames de fer estampé, légères comme de véritables feuilles de vigne, et l’artiste n’avait pas oublié ces vrilles si gracieuses, destinées à s’entortiller dans les boucles, comme elles s’accrochent à tout rameau. Les bracelets, le collier et les pendants d’oreilles étaient en fer dit de Berlin ; mais ces délicates {p. 284} arabesques venaient de Vienne, et semblaient avoir été faites par ces fées qui, dans les contes, sont chargées par quelque Carabosse jalouse d’amasser des yeux de fourmis, ou de filer des pièces de toile contenues dans une noisette. Sa taille amincie déjà par le noir avait été mise en relief par une robe d’une coupe étudiée, et qui s’arrêtait à l’épaule dans la courbure, sans épaulettes ; à chaque mouvement, il semblait que la femme, comme un papillon, allait sortir de son enveloppe, et néanmoins la robe tenait par une invention de la divine couturière. La robe était en mousseline de laine, étoffe que le fabricant n’avait pas encore envoyée à Paris, une divine étoffe qui plus tard eut un succès fou. Ce succès alla plus loin que ne vont les modes en France. L’économie positive de la mousseline de laine, qui ne coûte pas de blanchissage, a nui plus tard aux étoffes de coton, de manière à révolutionner la fabrique à Rouen. Le pied de Célestine chaussé d’un bas à mailles fines et d’un soulier de satin turc, car le grand deuil excluait le satin de soie, avait une tournure supérieure. Célestine fut bien belle ainsi. Son teint, ravivé par un bain au son, avait un éclat doux. Ses yeux, baignés par les ondes de l’espoir, étincelant d’esprit, attestaient cette supériorité dont parlait alors l’heureux et fier des Lupeaulx. Elle fit bien son entrée, et les femmes sauront apprécier le sens de cette phrase. Elle salua gracieusement la femme du ministre, en conciliant le respect qu’elle lui devait avec sa propre valeur à elle, et ne la choqua point tout en se posant dans sa majesté, car chaque belle femme est une reine. Aussi eut-elle avec le ministre cette jolie impertinence que les femmes peuvent se permettre avec les hommes, fussent-ils grands-ducs. Elle examina le terrain en s’asseyant, et se trouva dans une de ces soirées choisies, peu nombreuses, où les femmes peuvent se toiser, se bien apprécier, où la moindre parole retentit dans toutes les oreilles, où chaque regard porte coup, où la conversation est un duel avec témoins, où ce qui est médiocre devient plat, mais où tout mérite est accueilli silencieusement, comme étant au niveau de chaque esprit. Rabourdin était allé se confiner dans un salon voisin où l’on jouait, et il resta planté sur ses pieds à faire galerie, ce qui prouve qu’il ne manquait pas d’esprit.
— Ma chère, dit la marquise d’Espard à la comtesse Féraud la dernière maîtresse de Louis XVIII, Paris est unique ! il en sort, sans qu’on s’y attende et sans qu’on sache d’où, des femmes comme celle-ci, qui semblent tout pouvoir et tout vouloir…
{p. 285} — Mais elle peut et veut tout, dit des Lupeaulx en se rengorgeant.
En ce moment, la rusée Rabourdin courtisait la femme du ministre. Stylée, la veille, par des Lupeaulx, qui connaissait les endroits faibles de la comtesse, elle la caressait, sans avoir l’air d’y toucher. Puis elle garda le silence à propos, car des Lupeaulx, tout amoureux qu’il était, avait remarqué les défauts de cette femme, et lui avait dit la veille : Surtout ne parlez pas trop ! Exorbitante preuve d’attachement. Si Bertrand Barrère a laissé ce sublime axiome : N’interromps pas une femme qui danse pour lui donner un avis, on peut y ajouter celui-ci : Ne reproche pas à une femme de semer ses perles ! afin de rendre ce chapitre du Code femelle complet. La conversation devint générale. De temps en temps, madame Rabourdin y mit la langue comme une chatte bien apprise met la patte sur les dentelles de sa maîtresse, en veloutant ses griffes. Comme cœur, le ministre avait peu de fantaisies ; la Restauration n’eut pas d’homme d’État plus fini sur l’article de la galanterie, et l’Opposition du Miroir, de la Pandore, du Figaro ne trouva pas le plus léger battement d’artère à lui reprocher. Sa maîtresse était l’ÉTOILE, et, chose bizarre, elle lui fut fidèle dans le malheur, elle y gagnait sans doute encore ! Madame Rabourdin savait cela ; mais elle savait aussi qu’il revient des esprits dans les vieux châteaux, elle s’était donc mis en tête de rendre le ministre jaloux du bonheur, encore sous bénéfice d’inventaire, dont paraissait jouir des Lupeaulx. En ce moment, des Lupeaulx se gargarisait avec le nom de Célestine. Pour lancer sa prétendue maîtresse, il se tuait à faire comprendre à la marquise d’Espard, à madame de Nucingen et à la comtesse, dans une conversation à huit oreilles, qu’elles devaient admettre madame Rabourdin dans leur coalition, et madame de Camps l’appuyait. Au bout d’une heure, le ministre avait été fortement égratigné, l’esprit de madame Rabourdin lui plaisait ; elle avait séduit sa femme, qui, tout enchantée de cette syrène, venait de l’inviter à venir quand elle le voudrait.
— Car, ma chère, avait dit la femme du ministre à Célestine, votre mari sera bientôt directeur : l’intention du ministre est de réunir deux Divisions et d’en faire une Direction, vous serez alors des nôtres.
L’Excellence emmena madame Rabourdin pour lui montrer une pièce de son appartement devenue célèbre par les prétendues profusions que l’Opposition lui avait reprochées, et démontrer la niaiserie du journalisme. Il lui donna le bras.
{p. 286} — En vérité, madame, vous devriez bien nous faire la grâce, à la comtesse et à moi, de venir souvent…
Et il lui débita des galanteries de ministre.
— Mais, monseigneur, dit-elle en lui lançant un de ces regards que les femmes tiennent en réserve, il me semble que cela dépend de vous.
— Comment ?
— Mais vous pouvez m’en donner le droit.
— Expliquez-vous ?
— Non, je me suis dit en venant ici que je n’aurais pas le mauvais goût de faire la solliciteuse.
— Parlez ! les placets de ce genre ne sont pas déplacés, dit le ministre en riant.
Il n’y a rien comme les bêtises de ce genre pour amuser ces hommes graves.
— Hé ! bien, il est ridicule à la femme d’un Chef de Bureau de paraître souvent ici, tandis que la femme d’un directeur n’y serait pas déplacée.
— Laissons cela, dit le ministre, votre mari est un homme indispensable, il est nommé.
— Dites-vous votre vraie vérité ?
— Voulez-vous venir voir sa nomination dans mon cabinet, le travail est fait.
— Eh ! bien, dit-elle en restant dans un coin seule avec le ministre dont l’empressement avait une vivacité suspecte, laissez-moi vous dire que je puis vous en récompenser…
Elle allait dévoiler le plan de son mari, lorsque des Lupeaulx, venu sur la pointe du pied, fit un : « broum ! broum ! » de colère qui annonçait qu’il ne voulait pas paraître avoir entendu ce qu’il avait écouté. Le ministre lança un regard plein de mauvaise humeur au vieux fat pris au piége. Impatient de sa conquête, des Lupeaulx avait pressé outre mesure le travail du personnel, l’avait remis au ministre, et voulait venir apporter le lendemain la nomination à celle qui passait pour sa maîtresse. En ce moment, le valet de chambre du ministre se présenta d’un air mystérieux et dit à des Lupeaulx que son valet de chambre l’avait prié de lui remettre aussitôt cette lettre en le prévenant de sa haute importance.
Le Secrétaire-général alla près d’une lampe, et lut un mot ainsi conçu :
{p. 287} Contre mon habitude, j’attends dans une antichambre, et il n’y a pas un instant à perdre pour vous arranger avec
Votre serviteur,
Le Secrétaire-général frémit en reconnaissant cette signature qu’il eût été dommage de ne pas donner en autographe, elle est rare sur la place, et doit être précieuse pour ceux qui cherchent à deviner le caractère des gens d’après la physionomie de leur signature. Si jamais image hiéroglyphique exprima quelque animal, assurément c’est ce nom où l’initiale et la finale figurent une vorace gueule de requin, insatiable, toujours ouverte, accrochant et dévorant tout, le fort et le faible. Il a été impossible de typographier l’écriture, elle est trop fine, trop menue et trop serrée, quoique nette ; mais on peut l’imaginer, la phrase n’occupait qu’une ligne. L’esprit de l’Escompte, seul, pouvait inspirer une phrase si insolemment impérative et si cruellement irréprochable, claire et muette, qui disait tout et ne trahissait rien. Gobseck vous serait inconnu, qu’à l’aspect de cette ligne qui vous faisait venir sans être un ordre, vous eussiez deviné l’implacable argentier de la rue des Grès. Aussi, comme un chien que le chasseur a rappelé, des Lupeaulx quitta-t-il aussitôt la piste, et s’en alla-t-il chez lui, songeant à toute sa position compromise. Figurez-vous un général en chef à qui son aide-de-camp vient dire : « Il arrive à l’ennemi trente mille hommes de troupes fraîches qui nous prennent en flanc. » Un seul mot expliquera l’arrivée des sieurs Gigonnet et Gobseck sur le champ de bataille, car ils étaient tous deux chez des Lupeaulx. À huit heures du soir, Martin Falleix, venu sur l’aile des vents en vertu de trois francs de guides et d’un postillon en avant, avait apporté les actes d’acquisition à la date de la veille. Aussitôt portés au café Thémis par Mitral, les contrats avaient passé dans les mains des deux usuriers qui s’étaient empressés de se rendre au Ministère, mais à pied. Onze heures sonnaient. Des Lupeaulx tressaillit en voyant les deux sinistres figures émerillonnées17 par un {p. 288} regard aussi direct que la balle d’un pistolet, et brillant comme la flamme du coup.
— Hé ! bien, qu’y a-t-il, mes maîtres ?
Les usuriers restèrent froids et immobiles. Gigonnet montra tour à tour ses dossiers et le valet de chambre.
— Passons dans mon cabinet, dit des Lupeaulx en renvoyant par un geste son valet de chambre.
— Vous entendez le français à ravir, dit Gigonnet.
— Venez-vous tourmenter un homme qui vous a fait gagner à chacun deux cent mille francs ? dit-il en laissant échapper un mouvement de hauteur.
— Et qui nous en fera gagner encore, j’espère, dit Gigonnet.
— Une affaire ?… reprit des Lupeaulx. Si vous avez besoin de moi, j’ai de la mémoire.
— Et nous les vôtres, répondit Gigonnet.
— On paiera mes dettes, dit dédaigneusement des Lupeaulx pour ne pas se laisser entamer.
— Vrai, dit Gobseck.
— Allons au fait, mon fils, dit Gigonnet. Ne vous posez pas comme ça dans votre cravate, avec nous c’est inutile. Prenez ces actes et lisez-les ?
Les deux usuriers inventorièrent le cabinet de des Lupeaulx, pendant qu’il lisait avec étonnement et stupéfaction ces contrats qui lui semblèrent jetés des nues par les anges.
— N’avez-vous pas en nous des hommes d’affaires intelligents ? dit Gigonnet.
— Mais à quoi dois-je une si habile coopération ? fit des Lupeaulx inquiet.
— Nous savions, il y a huit jours, ce que, sans nous, vous ne sauriez que demain : le président du tribunal de Commerce, député, se voit forcé de donner sa démission.
Les yeux de des Lupeaulx se dilatèrent et devinrent grands comme des marguerites.
— Votre ministre vous jouait ce tour-là, dit le concis Gobseck.
— Vous êtes mes maîtres, dit le Secrétaire-général en s’inclinant avec un profond respect empreint de moquerie.
— Juste, dit Gobseck.
— Mais vous allez m’étrangler ?
— Possible.
{p. 289} — Eh ! bien, à l’œuvre, bourreaux ! reprit en souriant le Secrétaire-général.
— Vous voyez, reprit Gigonnet, vos créances sont inscrites avec l’argent prêté pour l’acquisition.
— Voici les titres, dit Gobseck en tirant de la poche de sa redingote verdâtre des dossiers d’avoué.
— Vous avez trois ans pour rembourser le tout, dit Gigonnet.
— Mais, dit des Lupeaulx effrayé de tant de complaisance et d’un arrangement si fantastique, que voulez-vous de moi ?
— La place de La Billardière pour Baudoyer, dit vivement Gigonnet.
— C’est bien peu de chose, quoique j’aie l’impossible à faire, répondit des Lupeaulx, je me suis lié les mains.
— Vous rongerez les cordes avec vos dents, dit Gigonnet.
— Elles sont pointues ! ajouta Gobseck.
— Est-ce tout ? dit des Lupeaulx.
— Nous gardons les pièces jusqu’à l’admission de ces créances-là, dit Gigonnet en mettant un État sous les yeux du Secrétaire-général ; si elles ne sont pas reconnues par la Commission dans six jours, vos noms sur cet acte seront remplacés par les miens.
— Vous êtes habiles, s’écria le Secrétaire-général.
— Juste, dit Gobseck.
— Voilà tout ? fit des Lupeaulx.
— Vrai, dit Gobseck.
— Est-ce fait ? demanda Gigonnet.
Des Lupeaulx inclina la tête.
— Eh ! bien, signez cette procuration, dit Gigonnet. Dans deux jours la nomination de Baudoyer, dans six les créances reconnues, et…
— Et quoi ? dit des Lupeaulx.
— Nous vous garantissons…
— Quoi ? fit des Lupeaulx de plus en plus étonné.
— Votre nomination, répondit Gigonnet en se grandissant sur ses ergots. Nous faisons la majorité avec cinquante-deux voix de fermiers et d’industriels qui obéiront à votre prêteur.
Des Lupeaulx serra la main de Gigonnet.
— Il n’y a qu’entre nous que les malentendus sont impossibles, dit-il, voilà ce qui s’appelle des affaires ! Aussi vous y mettrai-je la réjouissance.
{p. 290} — Juste, dit Gobseck.
— Que sera-ce ? demanda Gigonnet.
— La croix pour votre imbécile de neveu.
— Bon, fit Gigonnet, vous le connaissez bien.
Les usuriers saluèrent alors des Lupeaulx qui les reconduisit jusque sur l’escalier.
— C’est donc les envoyés secrets de quelques puissances étrangères, se dirent les deux valets de chambre.
Dans la rue, les deux usuriers se regardèrent en riant, à la lueur d’un réverbère.
— Il nous devra neuf mille francs d’intérêt par an, et la terre en rapporte à peine cinq net, s’écria Gigonnet.
— Il est dans nos mains pour long-temps, dit Gobseck.
— Il bâtira, il fera des folies, répondit Gigonnet, Falleix achètera la terre.
— Son affaire est d’être député, le loup se moque du reste, dit Gobseck.
— Hé, hé !
— Hé, hé !
Ces petites exclamations sèches servaient de rire aux deux usuriers, qui se rendirent à pied au café Thémis.
Des Lupeaulx revint au salon et trouva madame Rabourdin faisant très-bien la roue, elle était charmante, et le ministre, ordinairement si triste, avait une figure déridée et gracieuse.
— Elle opère des miracles, se dit des Lupeaulx. Quelle femme précieuse ! il faut la pénétrer jusqu’au fond du cœur.
— Elle est décidément très-bien, votre petite dame, dit la marquise au Secrétaire-général, il ne lui manque que votre nom.
— Oui, son seul tort est d’être la fille d’un commissaire-priseur, elle périra par le défaut de naissance, répondit des Lupeaulx d’un air froid qui contrastait avec la chaleur qu’il avait mise à parler de madame Rabourdin un instant auparavant.
La marquise regarda fixement des Lupeaulx.
— Vous leur avez jeté un coup d’œil qui ne m’a pas échappé, dit-elle en montrant le ministre et madame Rabourdin, il a percé le nuage de vos lunettes. Vous êtes amusants tous deux, à vous disputer cet os-là.
Comme la marquise passait la porte, le ministre courut à elle et la reconduisit.
{p. 291} — Hé ! bien, dit des Lupeaulx à madame Rabourdin, que pensez-vous de notre ministre ?
— Il est charmant. Vraiment, répondit-elle en élevant la voix pour se faire entendre de la femme de l’Excellence, il faut les connaître pour les apprécier ces pauvres ministres. Les petits journaux et les calomnies de l’Opposition défigurent tant les hommes politiques que l’on finit par se laisser influencer ; mais ces préventions tournent à leur avantage quand on les voit.
— Il est très-bien, dit des Lupeaulx.
— Eh ! bien, je vous assure qu’on peut l’aimer, dit-elle avec bonhomie.
— Chère enfant, dit des Lupeaulx en prenant à son tour un air bonhomme et câlin, vous avez fait la chose impossible.
— Quoi ? dit-elle.
— Vous avez ressuscité un mort, je ne lui croyais pas de cœur, demandez à sa femme ? il en a juste de quoi défrayer une fantaisie ; mais profitez-en, venez par ici, ne soyez pas étonnée. Il amena madame Rabourdin dans le boudoir et s’assit avec elle sur le divan. — Vous êtes une rusée, et je vous en aime davantage. Entre nous, vous êtes une femme supérieure. Des Lupeaulx vous a conduite ici, tout est dit pour lui, n’est-ce pas ? D’ailleurs, quand on se décide à aimer par intérêt, il vaut mieux prendre un sexagénaire ministre qu’un quadragénaire secrétaire-général : il y a plus de profit et moins d’ennuis. Je suis un homme à lunettes, à tête poudrée, usé par les plaisirs, le bel amour que cela ferait ! Oh ! je me suis dit cela ! S’il faut absolument accorder quelque chose à l’utile, je ne serai jamais l’agréable, n’est-ce pas ? Il faut être fou pour ne pas savoir raisonner sa position. Vous pouvez m’avouer la vérité, me montrer le fond de votre cœur : nous sommes deux associés et non pas deux amants. Si j’ai quelque caprice, vous êtes trop supérieure pour faire attention à de telles misères, et vous me le passerez ; autrement, vous auriez des idées de petite pensionnaire ou de bourgeoise de la rue Saint-Denis ! Bah ! nous sommes plus élevés que tout cela, vous et moi. Voilà la marquise d’Espard qui s’en va, croyez-vous qu’elle ne pense pas ainsi ? Nous nous sommes entendus ensemble il y a deux ans (le fat !), eh ! bien, elle n’a qu’à m’écrire un mot, et il n’est pas long : Mon cher des Lupeaulx, vous m’obligerez de faire telle ou telle chose ! c’est exécuté ponctuellement ; nous pensons en ce moment à faire interdire son {p. 292} mari. Vous autres femmes, il ne vous en coûte que du plaisir pour avoir ce que vous voulez. Hé ! bien donc, enjuponnez le ministre, chère enfant, je vous y aiderai, c’est dans mon intérêt. Oui, je lui voudrais une femme qui l’influençât, il ne m’échapperait pas ; il m’échappe quelquefois, et cela se conçoit : je ne le tiens que par sa raison ; en m’entendant avec une jolie femme, je le tiendrais par sa folie, et c’est plus fort. Ainsi, restons bons amis, et partageons le crédit que vous aurez.
Madame Rabourdin écouta dans le plus profond étonnement cette singulière profession de rouerie. La naïveté du commerçant politique excluait toute idée de surprise.
— Croyez-vous qu’il ait fait attention à moi, lui demanda-t-elle prise au piége.
— Je le connais, j’en suis sûr.
— Est-il vrai que la nomination de Rabourdin soit signée ?
— Je lui ai remis le travail, ce matin. Mais ce n’est rien encore que d’être Directeur, il faut être Maître des requêtes…
— Oui, dit-elle.
— Eh bien ! rentrez, coquetez avec l’Excellence.
— Vraiment, dit-elle, ce n’est que de ce soir que j’ai pu bien vous connaître. Vous n’avez rien de vulgaire.
— Ainsi donc, reprit des Lupeaulx, nous sommes deux vieux amis, et nous supprimons les airs tendres, l’amour ennuyeux, pour entendre la question comme sous la Régence, où l’on avait beaucoup d’esprit.
— Vous êtes vraiment fort, et vous avez mon admiration, dit-elle en souriant et lui tendant la main. Vous saurez que l’on fait plus pour son ami que pour son…
Elle n’acheva pas et rentra.
— Chère petite, se dit des Lupeaulx à lui-même en la regardant aborder le ministre, des Lupeaulx n’a plus de remords à se retourner contre toi ! Demain soir, en m’offrant une tasse de thé, tu m’offriras ce dont je ne veux plus… Tout est dit ! Ah ! quand nous avons quarante ans, les femmes nous attrapent toujours, on ne peut plus être aimé.
Il entra dans le salon après s’être toisé dans la glace et s’être reconnu pour un fort joli homme politique, mais pour un parfait invalide de Cythère. En ce moment, madame Rabourdin se résumait. Elle méditait de s’en aller et s’efforçait de laisser dans l’esprit {p. 293} de chacun une dernière et gracieuse impression, elle y réussit. Contre la coutume des salons, quand elle ne fut plus là, chacun s’écria : « La charmante femme ! » et le ministre la reconduisit jusqu’à la dernière porte.
— Je suis bien sûr que demain vous penserez à moi ? dit-il au ménage en faisant ainsi allusion à la nomination.
— Il y a si peu de hauts fonctionnaires dont les femmes soient agréables que je suis tout content de notre acquisition, dit le ministre en rentrant.
— Ne la trouvez-vous pas un peu envahissante ? dit des Lupeaulx d’un air piqué.
Les femmes échangèrent entre elles des regards expressifs, la rivalité du ministre et de son Secrétaire-général les amusait. Alors eut lieu l’une de ces jolies mystifications auxquelles s’entendent si admirablement les Parisiennes. Les femmes animèrent le ministre et des Lupeaulx en s’occupant de madame Rabourdin : l’une la trouva trop apprêtée et visant à l’esprit ; l’autre compara les grâces de la bourgeoisie aux manières de la grande compagnie afin de critiquer Célestine ; et des Lupeaulx défendit sa prétendue maîtresse, comme on défend ses ennemis dans les salons.
— Rendez-lui donc justice, mesdames ? n’est-il pas extraordinaire que la fille d’un commissaire-priseur soit si bien ! Voyez d’où elle est partie, et voyez où elle est : elle ira aux Tuileries, elle en a la prétention, elle me l’a dit.
— Si elle est la fille d’un commissaire, dit madame d’Espard en souriant, en quoi cela peut-il nuire à l’avancement de son mari ?
— Par le temps qui court, n’est-ce pas ? dit la femme du ministre en se pinçant les lèvres.
— Madame, dit sévèrement le ministre à la marquise, avec des mots pareils, que malheureusement la Cour n’épargne à personne, on prépare des révolutions. Vous ne sauriez croire combien la conduite peu mesurée de l’Aristocratie déplaît à certains personnages clairvoyants du Château. Si j’étais grand seigneur, au lieu d’être un petit gentilhomme de province qui semble être mis où je suis pour faire vos affaires, la monarchie ne serait pas aussi mal assise que je la vois. Que devient un trône qui ne sait pas communiquer son éclat à ceux qui le représentent ? Nous sommes loin du temps où le Roi faisait grands par sa seule volonté les Louvois, les Colbert, les Richelieu, les Jeannin, les Villeroy et les Sully… Oui, {p. 294} Sully, à son début, n’était pas plus que je ne suis. Je vous parle ainsi parce que nous sommes entre nous et que je serais, en effet, bien peu de chose si je me choquais d’une pareille misère. C’est à nous et non aux autres à nous rendre grands.
— Tu es nommé, mon cher, dit Célestine en serrant la main de son mari. Sans le des Lupeaulx, j’eusse expliqué ton plan au ministre ; mais ce sera pour mardi prochain, et tu pourras ainsi devenir plus promptement maître des requêtes.
Dans la vie de toutes les femmes, il est un jour où elles ont brillé de tout leur éclat, et qui leur donne un éternel souvenir auquel elles reviennent complaisamment. Quand madame Rabourdin défit un à un les artifices de sa parure, elle récapitula sa soirée en la comptant parmi ses jours de gloire et de bonheur : toutes ses beautés avaient été jalousées, elle avait été vantée par la femme du ministre, heureuse de l’opposer à ses amies. Enfin toutes ses vanités avaient rayonné au profit de l’amour conjugal. Rabourdin était nommé !
— N’étais-je pas bien ce soir ? dit-elle à son mari comme si elle avait eu besoin de l’animer.
En ce moment Mitral, qui attendait au café Thémis les deux usuriers, les vit entrer et n’aperçut rien sur ces deux figures impassibles.
— Où en sommes-nous ? leur dit-il quand ils furent attablés.
— Eh ! bien, comme toujours, dit Gigonnet en se frottant les mains, la victoire aux écus.
— Vrai, répondit Gobseck.
Mitral prit un cabriolet, alla trouver les Saillard et les Baudoyer, chez qui le boston s’était prolongé ; mais il ne restait plus que l’abbé Gaudron. Falleix, quasi mort de fatigue, était allé se coucher.
— Vous serez nommé, mon neveu, et l’on vous réserve une surprise.
— Quoi ? dit Saillard.
— La croix ! s’écria Mitral.
— Dieu protège ceux qui songent à ses autels ! dit Gaudron.
On chantait ainsi le Te Deum dans les deux camps avec un égal bonheur.
Le lendemain, mercredi, monsieur Rabourdin devait travailler avec le ministre, car il faisait l’intérim depuis la maladie de défunt La Billardière. Ces jours-là, les employés étaient fort exacts, les {p. 295} garçons de bureau très-empressés, car les jours de signature tout est en l’air dans les Bureaux, et pourquoi ? personne ne le sait. Les trois garçons étaient donc à leur poste, et se flattaient d’avoir quelque gratification, car le bruit de la nomination de monsieur Rabourdin s’était répandu la veille par les soins de des Lupeaulx. L’oncle Antoine et l’huissier Laurent se trouvaient en grande tenue, quand, à huit heures moins un quart, le garçon du Secrétariat vint prier Antoine de remettre en secret à monsieur Dutocq une lettre que le Secrétaire-général lui avait dit d’aller porter chez le Commis principal à sept heures.
— Je ne sais pas comment cela s’est fait, mon vieux, j’ai dormi, dormi, que je ne fais que de me réveiller. Il me chanterait une gamme d’enfer s’il savait qu’elle n’est pas à son adresse ; au lieur que, comme ça, je lui soutiendrai que je l’ai remise moi-même chez monsieur Dutocq. Un fameux secret, père Antoine : ne dites rien aux employés ; parole ! il me renverrait, je perdrais ma place pour un seul mot, a-t-il dit ?
— Qu’est-ce qu’il y a donc dedans ? dit Antoine.
— Rien. Je l’ai regardée, comme ça, tenez.
Et il fit bâiller la lettre, qui ne laissa voir que du blanc.
— C’est aujourd’hui le grand jour pour vous, Laurent, dit le garçon du Secrétariat, vous allez avoir un nouveau directeur. Décidément on fait des économies, on réunit deux Divisions en une Direction, gare aux garçons !
— Oui, neuf employés mis à la retraite, dit Dutocq qui arrivait. Comment savez-vous cela, vous autres ?
Antoine présenta la lettre à Dutocq, qui dégringola les escaliers et courut au Secrétariat après l’avoir ouverte.
Depuis le jour de la mort de monsieur de La Billardière, après avoir bien bavardé, les deux Bureaux Rabourdin et Baudoyer avaient fini par reprendre leur physionomie accoutumée et les habitudes du dolce far niente administratif. Cependant la fin de l’année imprimait dans les Bureaux une sorte d’application studieuse, de même qu’elle donne quelque chose de plus onctueusement servile aux portiers. Chacun venait à l’heure, on remarquait plus de monde après quatre heures, car la distribution des gratifications dépend des dernières impressions qu’on laisse de soi dans l’esprit des chefs. La veille, la nouvelle de la réunion des deux divisions La Billardière et Clergeot en une Direction, sous une {p. 296} dénomination nouvelle, avait agité les deux Divisions. On savait le nombre des employés mis à la retraite, mais on ignorait leurs noms. On supposait bien que Poiret ne serait pas remplacé, on ferait l’économie de sa place. Le petit La Billardière s’en était allé. Deux nouveaux surnuméraires arrivaient ; et, circonstance effrayante ! ils étaient fils de députés. La nouvelle jetée la veille dans les Bureaux, au moment où les employés partaient, avait imprimé la terreur dans les consciences. Aussi, pendant la demi-heure d’arrivée, y eut-il des causeries autour des poêles. Avant que personne ne fût arrivé, Dutocq vit des Lupeaulx à sa toilette ; et, sans quitter son rasoir, le Secrétaire-général lui jeta le coup d’œil du général intimant un ordre.
— Sommes-nous seuls ? lui dit-il.
— Oui, monsieur.
— Hé ! bien, marchez sur Rabourdin en avant et ferme ! vous devez avoir gardé une copie de son état.
— Oui.
— Vous me comprenez : Indè iræ ! Il nous faut un tolle général. Sachez inventer quelque chose pour activer les clameurs…
— Je puis faire faire une caricature, mais je n’ai pas cinq cents francs à donner…
— Qui la fera ?
— Bixiou !
— Il aura mille francs, et sera Sous-chef sous Colleville qui s’entendra avec lui.
— Mais il ne me croira pas.
— Voulez-vous me compromettre, par hasard ? Allez, ou sinon rien, entendez-vous ?
— Si monsieur Baudoyer est directeur, il pourrait prêter la somme…
— Oui, il le sera. Laissez-moi, dépêchez-vous, et n’ayez pas l’air de m’avoir vu, descendez par le petit escalier.
Pendant que Dutocq revenait au Bureau le cœur palpitant de joie, en se demandant par quels moyens il exciterait la rumeur contre son Chef sans trop se compromettre, Bixiou était entré chez les Rabourdin pour leur dire un petit bonjour. Croyant avoir perdu, le mystificateur trouva plaisant de se poser comme ayant gagné.
BIXIOU (imitant la voix de Phellion).
Messieurs, je vous salue, et vous dépose un bonjour collectif. {p. 297} J’indique dimanche prochain pour un dîner au Rocher-de-Cancale ; mais une question grave se présente, les employés supprimés en sont-ils ?
POIRET.
Même ceux qui prennent leur retraite.
BIXIOU.
Ça m’est égal, ce n’est pas moi qui paye (stupéfaction générale). Baudoyer est nommé, je voudrais déjà l’entendre appelant Laurent ! (Il copie Baudoyer.)
Laurent, serrez ma haire, avec ma discipline.
(Tous pouffent de rire.)
Ris d’aboyeur d’oie ! Colleville a raison avec ses anagrammes, car vous savez l’anagramme de Xavier Rabourdin, chef de bureau, c’est : D’abord rêva bureaux, e, u, fin riche. Si je m’appelais Charles X, par la grâce de Dieu, roi de France et de Navarre, je tremblerais de voir le destin que me prophétise mon anagramme s’accomplir ainsi.
THUILLIER.
Ha ! çà, vous voulez rire !
BIXIOU (lui riant au nez).
Ris au laid (riz au lait) ! Il est joli celui-là, papa Thuillier, car vous n’êtes pas beau. Rabourdin donne sa démission de rage de savoir Baudoyer directeur.
VIMEUX (entrant).
Quelle farce ! Antoine, à qui je rendais trente ou quarante francs, m’a dit que monsieur et madame Rabourdin avaient été reçus hier à la soirée particulière du ministre et y étaient restés jusqu’à minuit moins un quart. Son Excellence a reconduit madame Rabourdin jusque sur l’escalier, il paraît qu’elle était divinement mise. Enfin, il est certainement Directeur. Riffé, l’expéditionnaire du Personnel, a passé la nuit pour achever plus promptement le travail : ce n’est plus un mystère. Monsieur Clergeot a sa retraite. Après trente ans de services, ce n’est pas une disgrâce. Monsieur Cochin qui est riche…
BIXIOU.
Selon Colleville, il fait cochenille.
VIMEUX.
Mais il est dans la cochenille, car il est associé de la maison {p. 298} Matifat, rue des Lombards. Eh ! bien, il a sa retraite. Poiret a sa retraite. Tous deux, ils ne sont pas remplacés. Voilà le positif, le reste n’est pas connu. La nomination de monsieur Rabourdin vient ce matin, on craint des intrigues.
BIXIOU.
Quelles intrigues ?
FLEURY.
Baudoyer, parbleu ! le parti-prêtre l’appuie, et voilà un nouvel article du journal libéral : il n’a que deux lignes, mais il est drôle. (Il lit.)
Quelques personnes parlaient hier au foyer des Italiens de la rentrée de monsieur Châteaubriand au ministère, et se fondaient sur le choix que l’on a fait de monsieur Rabourdin, le protégé des amis du noble vicomte, pour remplir la place primitivement destinée à monsieur Baudoyer. Le parti-prêtre n’aura pu reculer que devant une transaction avec le grand écrivain.
Canailles !
DUTOCQ (entrant après avoir entendu).
Qui, canaille ? Rabourdin. Vous savez donc la nouvelle ?
FLEURY (roulant des yeux féroces).
Rabourdin ?… une canaille ! Êtes-vous fou, Dutocq, et voulez-vous une balle pour vous mettre du plomb dans la cervelle ?
DUTOCQ.
Je n’ai rien dit contre monsieur Rabourdin, seulement on vient de me confier sous le secret dans la cour qu’il avait dénoncé beaucoup d’employés, donné des notes, enfin que sa faveur avait pour cause un travail sur les ministères où chacun de nous est enfoncé…
PHELLION (d’une voix forte).
Monsieur Rabourdin est incapable…
BIXIOU.
C’est du propre ! dites donc, Dutocq ? (Ils se disent un mot à l’oreille et sortent dans le corridor.)
BIXIOU.
Qu’est-ce qu’il arrive donc ?
DUTOCQ.
Vous souvenez-vous de la caricature ?
BIXIOU.
Oui, eh ! bien ?
{P. 299} DUTOCQ.
Faites-la, vous êtes Sous-chef, et vous aurez une fameuse gratification. Voyez-vous, mon cher, il y a zizanie dans les régions supérieures. Le Ministère est engagé envers Rabourdin ; mais s’il ne nomme pas Baudoyer, il se brouille avec le Clergé. Vous ne savez pas ? le Roi, le Dauphin et la Dauphine, la Grande-Aumônerie, enfin la Cour veut Baudoyer, le ministre veut Rabourdin.
BIXIOU.
Bon !…
DUTOCQ.
Pour pouvoir se rapprocher, car le ministre a vu la nécessité de céder, il veut tuer la difficulté. Il faut une cause pour se défaire de Rabourdin. On a donc déniché un ancien travail fait par lui sur les Administrations pour les épurer, et il en circule quelque chose. Du moins, voilà comment j’essaie de m’expliquer la chose. Faites le dessin, vous entrez dans le jeu des sommités, vous servez à la fois le Ministère, la Cour, tout le monde et vous êtes nommé. Comprenez-vous ?
BIXIOU.
Je ne comprends pas comment vous pouvez savoir tout cela, ou bien vous l’inventez.
DUTOCQ.
Voulez-vous que je vous montre votre article ?
BIXIOU.
Oui.
DUTOCQ.
Eh ! bien, venez chez moi, car je veux remettre ce travail en des mains sûres.
BIXIOU.
Allez-y tout seul. (Il rentre dans le bureau des Rabourdin.) Il n’est question que de ce que vous a dit Dutocq, parole d’honneur. Monsieur Rabourdin aurait donné des notes peu flatteuses sur les employés à réformer. Le secret de son élévation est là. Nous vivons dans un temps où rien n’étonne. (Il se drape comme Talma.)
Vous avez vu tomber les plus illustres têtes,
Et vous vous étonnez, insensés que vous êtes !
de trouver une cause de ce genre à la faveur d’un homme ? Mon {p. 300} Baudoyer est trop bête pour réussir par des moyens semblables ! Agréez mon compliment, messieurs, vous êtes sous un illustre chef. (Il sort.)
POIRET.
Je quitterai le ministère sans avoir jamais pu comprendre une seule phrase de ce monsieur-là. Qu’est-ce qu’il veut dire avec ses têtes tombées ?
FLEURY.
Parbleu ! les quatre sergents de la Rochelle, Berton, Ney, Caron, les frères Faucher, tous les massacres !
PHELLION.
Il avance légèrement des choses hasardées.
FLEURY.
Dites donc qu’il ment, qu’il blague ! et que dans sa gueule le vrai prend la tournure du vert-de-gris.
PHELLION.
Vos paroles sont hors la loi de la politesse et des égards que l’on se doit entre collègues.
VIMEUX.
Il me semble que si ce qu’il dit est faux, on nomme cela des calomnies, des diffamations, et qu’un diffamateur mérite des coups de cravache.
FLEURY (s’animant).
Et si les Bureaux sont un endroit public, cela va droit en Police correctionnelle.
PHELLION (voulant éviter une querelle, essaie de détourner la conversation).
Messieurs, du calme. Je travaille à un nouveau petit traité sur la morale, et j’en suis à l’âme.
FLEURY (l’interrompant).
Qu’en dites-vous, monsieur Phellion ?
PHELLION (lisant).
D. Qu’est-ce que l’âme de l’homme ?
R. C’est une substance spirituelle qui pense et qui raisonne.
THUILLIER.
Une substance spirituelle, c’est comme si on disait un moellon immatériel.
POIRET.
Laissez donc dire…
{P. 301} PHELLION (reprenant).
D. D’où vient l’âme ?
R. Elle vient de Dieu, qui l’a créée d’une nature simple et indivisible, et dont par conséquent on ne peut concevoir la destructibilité, et il a dit…
POIRET (stupéfait).
Dieu ?
PHELLION.
Oui, monsieur. La tradition est là.
FLEURY (à Poiret).
N’interrompez donc pas, vous-même !
PHELLION (reprenant).
Et il a dit qu’il l’avait créée immortelle, c’est-à-dire qu’elle ne mourra jamais.
D. À quoi sert l’âme ?
R. À comprendre, vouloir et se souvenir ; ce qui constitue l’entendement, la volonté, la mémoire.
D. À quoi sert l’entendement ?
R. À connaître. C’est l’œil de l’âme.
FLEURY.
Et l’âme est l’œil de quoi ?
PHELLION (continuant).
D. Que doit connaître l’entendement ?
R. La vérité.
D. Pourquoi l’homme a-t-il une volonté ?
R. Pour aimer le bien et haïr le mal.
D. Qu’est-ce que le bien ?
R. Ce qui rend heureux.
VIMEUX.
Et vous écrivez cela pour des demoiselles ?
PHELLION.
Oui. (Continuant).
D. Combien y a-t-il de sortes de biens ?
FLEURY.
C’est prodigieusement leste !
PHELLION (indigné).
Oh ! monsieur ! (Se calmant.) Voici d’ailleurs la réponse. J’en suis là. (Il lit.)
{p. 302} R. Il y a deux sortes de biens, le bien éternel et le bien temporel.
POIRET (il fait une mine de mépris).
Et cela se vendra beaucoup ?
PHELLION.
J’ose l’espérer. Il faut une grande contention d’esprit pour établir le système des demandes et des réponses, voilà pourquoi je vous priais de me laisser penser, car les réponses…
THUILLIER (interrompant).
Au reste, les réponses pourront se vendre à part…
POIRET.
Est-ce un calembour ?
THUILLIER.
Oui, on en fera de la salade (de raiponces).
PHELLION.
J’ai eu le tort grave de vous interrompre (il se replonge la tête dans ses cartons). Mais (en lui-même) ils ne pensent plus à monsieur Rabourdin.
En ce moment il se passait entre des Lupeaulx et le ministre une scène qui décida du sort de Rabourdin. Avant le déjeuner, le Secrétaire-général était venu trouver l’Excellence dans son cabinet, en s’assurant que la Brière ne pouvait rien entendre.
— Votre Excellence ne joue pas franchement avec moi…
— Nous voilà brouillés, pensa le ministre, parce que sa maîtresse m’a fait des coquetteries hier. — Je vous croyais moins enfant, mon cher ami, reprit-il à haute voix.
— Ami, reprit le Secrétaire-général, je vais bien le savoir.
Le ministre regarda fièrement des Lupeaulx.
— Nous sommes entre nous, et nous pouvons nous expliquer. Le député de l’arrondissement où se trouve ma terre des Lupeaulx…
— C’est donc bien décidément une terre ? dit en riant le ministre pour cacher sa surprise.
— Augmentée de deux cent mille francs d’acquisitions, reprit négligemment des Lupeaulx. Vous connaissiez la démission de ce député depuis dix jours, et vous ne m’avez point prévenu, vous ne le deviez pas ; mais vous saviez très-bien que je désire m’asseoir en plein Centre. Avez-vous songé que je puis me rejeter dans la Doctrine qui vous dévorera vous et la monarchie, si l’on continue {p. 303} à laisser ce parti recruter les hommes d’un certain talent méconnus ? Savez-vous qu’il n’y a pas dans une nation plus de cinquante ou soixante têtes dangereuses, et où l’esprit soit en rapport avec l’ambition ? Savoir gouverner, c’est connaître ces têtes-là pour les couper ou pour les acheter. Je ne sais pas si j’ai du talent, mais j’ai de l’ambition, et vous commettez la faute de ne pas vous entendre avec un homme qui ne vous veut que du bien. Le Sacre a ébloui pour un moment, mais après ?… Après, la guerre des mots et des discussions recommencera, s’envenimera. Eh ! bien, pour ce qui vous concerne, ne me trouvez pas dans le Centre gauche, croyez-moi ! Malgré les manœuvres de votre préfet, à qui sans doute il est parvenu des instructions confidentielles contre moi, j’aurai la majorité. Le moment est venu de nous bien comprendre. Après un petit coup de Jarnac on devient quelquefois bons amis. Je serai nommé comte, et l’on ne refusera pas à mes services le grand-cordon de la Légion. Mais je tiens moins à ces deux points qu’à une chose où votre intérêt seul se trouve engagé… Vous n’avez pas encore nommé Rabourdin, j’ai eu des nouvelles ce matin, vous satisferez bien du monde en lui préférant Baudoyer…
— Nommer Baudoyer, s’écria le ministre, vous le connaissez.
— Oui, dit des Lupeaulx18, mais quand son incapacité sera prouvée, vous le destituerez en priant ses protecteurs de l’employer chez eux. Vous aurez ainsi pour vos amis une Direction importante à donner, ce qui facilitera quelque transaction pour vous défaire de quelque ambitieux.
— Je lui ai promis…
— Oui, mais je ne vous demande pas de changer aujourd’hui même. Je sais le danger de dire oui et non dans la même journée. Remettez les nominations, vous pourrez les signer après-demain. Eh ! bien, après-demain vous reconnaîtrez qu’il est impossible de conserver Rabourdin, de qui, d’ailleurs, vous aurez reçu une belle et bonne démission.
— Sa démission ?
— Oui.
— Pourquoi… ?
— Il est l’homme d’un pouvoir inconnu pour lequel il a fait l’espionnage en grand dans tous les Ministères, et la chose a été découverte par une inadvertance ; on en parle, les employés sont furieux. De grâce, ne travaillez pas aujourd’hui avec lui, laissez-moi {p. 304} trouver un biais pour vous en dispenser. Allez chez le Roi, je suis sûr que vous trouverez des personnes contentes de votre concession à propos de Baudoyer, vous obtiendrez quelque chose en échange. Puis, vous serez bien fort plus tard en destituant ce sot, puisqu’on vous l’aura pour ainsi dire imposé.
— Qui vous a fait changer ainsi sur le compte de Rabourdin ?
— Aideriez-vous monsieur de Chateaubriand à faire un article contre le ministère ? Eh ! bien, voici comment Rabourdin me traite dans son État, dit-il en donnant sa note au ministre. Il organise un gouvernement tout entier, sans doute au profit d’une société que nous ne connaissons pas. Je vais rester son ami pour le surveiller : je crois que je rendrai quelque grand service qui me mènera à la Pairie, car la Pairie est le seul objet de mes désirs. Sachez-le bien, je ne veux ni ministère ni quoi que ce soit qui puisse vous contrarier, je vise à la Pairie qui me permettra d’épouser la fille de quelque maison de banque avec deux cent mille livres de rente. Ainsi, laissez-moi vous rendre quelques grands services qui fassent dire au Roi que j’ai sauvé le trône. Il y a long-temps que je le dis : le libéralisme ne nous livrera plus de bataille rangée ; il a renoncé aux conspirations, au carbonarisme, aux prises d’armes, il mine en dessous et se prépare à un complet Ôte-toi de là que je m’y mette ! Croyez-vous que je me sois fait le courtisan de la femme d’un Rabourdin pour mon plaisir ? non, j’avais des renseignements ! Ainsi deux choses aujourd’hui : l’ajournement des nominations, et votre coopération sincère à mon élection. Vous verrez si vers la fin de la session je ne vous aurai pas largement payé ma dette.
Pour toute réponse, le ministre prit le travail du Personnel et le tendit à des Lupeaulx.
— Je vais faire dire à Rabourdin, reprit des Lupeaulx, que vous remettez le travail à samedi.
Le ministre consentit par un signe de tête. Le garçon du secrétariat traversa bientôt les cours et vint chez Rabourdin pour le prévenir que le travail était remis à samedi, jour où la Chambre ne s’occupait que de pétitions et où le ministre avait toute sa journée. En ce moment même, Saillard glissait sa phrase à la femme du ministre, qui lui répondit avec dignité qu’elle ne se mêlait point d’affaires d’État et que d’ailleurs elle avait entendu dire que monsieur Rabourdin était nommé. Saillard épouvanté monta chez Baudoyer et trouva Dutocq, Godard et Bixiou dans un état {p. 305} d’exaspération difficile à décrire, car ils parcouraient la terrible minute du travail de Rabourdin sur les employés.
BIXIOU (en montrant du doigt un passage).
Vous voilà, père Saillard.
SAILLARD. La caisse est à supprimer dans tous les ministères qui doivent avoir leurs comptes courants au Trésor. Saillard est riche et n’a nul besoin de pension.
Voulez-vous voir votre gendre ? (Il feuillette.) Voilà.
BAUDOYER. Complétement incapable. Remercié sans pension, il est riche.
Et l’ami Godard ? (Il feuillette.)
GODARD. À renvoyer ! une pension du tiers de son traitement.
Enfin nous y sommes tous. Moi je suis un artiste à faire employer par la Liste Civile, à l’Opéra, aux Menus-Plaisirs, au Muséum. Beaucoup de capacité, peu de tenue, incapable d’application, esprit remuant. Ah ! je t’en donnerai de l’artiste !
SAILLARD.
Supprimer les caissiers ?… C’est un monstre !
BIXIOU.
Que dit-il de notre mystérieux Desroys ? (Il feuillette et lit.)
DESROYS. Homme dangereux en ce qu’il est inébranlable en des principes contraires à tout pouvoir monarchique. Fils de conventionnel, il admire la Convention, il peut devenir un pernicieux publiciste.
BAUDOYER.
La police n’est pas si habile !
GODARD.
Mais je vais au Secrétariat-général porter une plainte en règle ; il faut nous retirer tous en masse si un pareil homme est nommé.
DUTOCQ.
Écoutez-moi, messieurs ! de la prudence. Si vous vous souleviez d’abord, nous serions accusés de vengeance et d’intérêt personnel ! Non, laissez courir le bruit tout doucement. Quand l’Administration entière sera soulevée, vos démarches auront l’assentiment général.
BIXIOU.
Dutocq est dans les principes du grand air inventé par le sublime {p. 306} Rossini pour Basilio, et qui prouve que ce grand compositeur est un homme politique ! Ceci me semble juste et convenable. Je compte mettre ma carte chez monsieur Rabourdin demain matin, et je vais faire graver BIXIOU ; puis, comme titres, au-dessous : Peu de tenue, incapable d’application, esprit remuant.
GODARD.
Bonne idée, messieurs. Faisons faire nos cartes, et que le Rabourdin les ait toutes demain matin.
BAUDOYER.
Monsieur Bixiou, chargez-vous de ce petit détail, et faites détruire les planches après qu’on en aura tiré une seule épreuve.
DUTOCQ (prenant à part Bixiou).
Eh ! bien, voulez-vous dessiner la charge maintenant ?
BIXIOU.
Je comprends, mon cher, que vous êtes dans le secret depuis dix jours. (Il le regarde dans le blanc des yeux.) Serai-je Sous-chef ?
DUTOCQ.
Ma parole d’honneur, et mille francs de gratification, comme je vous l’ai dit. Vous ne savez pas quel service vous rendez à des gens puissants.
BIXIOU.
Vous les connaissez ?
DUTOCQ.
Oui.
BIXIOU.
Eh ! bien, je veux leur parler.
DUTOCQ (sèchement).
Faites la charge ou ne la faites pas, vous serez Sous-chef ou vous ne le serez pas.
BIXIOU.
Eh ! bien, voyons les mille francs ?
DUTOCQ.
Je vous les donnerai contre le dessin.
BIXIOU.
En avant. La charge courra demain dans les Bureaux. Allons donc embêter les Rabourdin. (Parlant à Saillard, à Godard et à Baudoyer qui causent entre eux à voix basse.) Nous allons aller travailler les voisins. (Il sort avec Dutocq et arrive au bureau Rabourdin. À son aspect, Fleury, Thuillier, Vimeux {p. 307} s’animent.) Eh ! bien, qu’avez-vous, messieurs ? Ce que je vous ai dit est si vrai que vous pouvez aller voir les preuves de la plus infâme des délations chez le vertueux, l’honnête, l’estimable, probe et pieux Baudoyer, qui certes est incapable, lui ! du moins, de faire un pareil métier. Votre chef a inventé quelque guillotine pour les employés, c’est sûr, allez voir ! suivez le monde, on ne paie pas si l’on est mécontent, vous jouirez de votre malheur, GRATIS ! Aussi les nominations sont-elles remises. Les Bureaux sont en rumeur, et Rabourdin vient d’être prévenu que le ministre ne travaillerait pas avec lui aujourd’hui. Et, allez donc !
Phellion et Poiret demeurèrent seuls. Le premier aimait trop Rabourdin pour aller chercher une conviction qui pouvait nuire à un homme qu’il ne voulait pas juger ; le second n’avait plus que cinq jours à rester au bureau. En ce moment, Sébastien descendit pour venir chercher ce qui devait être compris dans les pièces à signer. Il fut assez étonné, sans en rien témoigner, de trouver le bureau désert.
PHELLION.
Mon jeune ami (il se lève, cas rare), savez-vous ce qui se passe, quels bruits courent sur môsieur Rabourdin, que vous aimez et (il baisse la voix et s’approche de l’oreille de Sébastien) que j’aime autant que je l’estime ? On dit qu’il a commis l’imprudence de laisser traîner un travail sur les Employés… (À ces mots Phellion s’arrête, il est obligé de soutenir dans ses bras nerveux le jeune Sébastien, qui devient pâle comme une rose blanche, et défaille sur une chaise.) Une clef dans le dos, môsieur Poiret, avez-vous une clef ?
POIRET.
J’ai toujours celle de mon domicile.
(Le vieux Poiret jeune insinue sa clef dans le dos de Sébastien, à qui Phellion fait boire un verre d’eau froide. Le pauvre enfant n’ouvre les yeux que pour verser un torrent de larmes. Il va se mettre la tête sur le bureau de Phellion, en s’y renversant le corps abandonné comme si la foudre l’avait atteint, et ses sanglots sont si pénétrants, si vrais, si abondants, que, pour la première fois de sa vie, Poiret s’émeut de la douleur d’autrui.)
PHELLION (grossissant sa voix).
Allons, allons, mon jeune ami, du courage ! Dans les grandes {p. 308} circonstances il en faut. Vous êtes un homme. Qu’y a-t-il ? en quoi ceci peut-il vous émouvoir si démesurément ?
SÉBASTIEN (à travers ses sanglots).
C’est moi qui ai perdu monsieur Rabourdin. J’ai laissé l’État que j’avais copié, j’ai tué mon bienfaiteur, j’en mourrai. Un si grand homme ! un homme qui eût été ministre !
POIRET (EN SE MOUCHANT).
C’est donc vrai qu’il a fait les rapports ?
SÉBASTIEN (à travers ses sanglots).
Mais c’était pour… Allons, je vais dire ses secrets, maintenant ! Ah ! le misérable Dutocq ! c’est lui qui l’a volé…
Et les pleurs, les sanglots recommencèrent si bien que, de son cabinet, Rabourdin entendit les larmes, distingua la voix, et monta. Le chef trouva Sébastien presque évanoui, comme un Christ entre les bras de Phellion et de Poiret, qui singeaient grotesquement la pose des deux Maries et dont les figures étaient crispées par l’attendrissement.
RABOURDIN.
Qu’y a-t-il, messieurs ? (Sébastien se dresse sur ses pieds et tombe sur ses genoux devant Rabourdin.)
SÉBASTIEN.
Je vous ai perdu, monsieur ! L’État, Dutocq le montre, il l’a sans doute surpris !
RABOURDIN (calme).
Je le savais. (Il relève Sébastien et l’emmène.) Vous êtes un enfant, mon ami. (Il s’adresse à Phellion.) Où sont ces messieurs ?
PHELLION.
Môsieur, ils sont allés voir dans le cabinet de monsieur Baudoyer un état que l’on dit…
RABOURDIN.
Assez. (Il sort en tenant Sébastien. Poiret et Phellion se regardent en proie à une vive surprise et ne savent quelles idées se communiquer.)
POIRET (à Phellion).
Monsieur Rabourdin !…
PHELLION (à Poiret).
Monsieur Rabourdin !
POIRET.
Par exemple, monsieur Rabourdin !
{P. 309} PHELLION.
Avez-vous vu comme il était, néanmoins, calme et digne…
POIRET (d’un air finaud qui ressemble à une grimace).
Il y aurait quelque chose là-dessous que cela ne m’étonnerait point.
PHELLION.
Un homme d’honneur, pur, sans tache.
POIRET.
Et ce Dutocq ?
PHELLION.
Môsieur Poiret, vous pensez ce que je pense sur Dutocq ; ne me comprenez-vous pas ?
POIRET (en donnant deux ou trois petits coups de tête, répond d’un air fin).
Oui. (Tous les employés rentrent.)
FLEURY.
En voilà une sévère, et après avoir lu je ne le crois pas encore. Monsieur Rabourdin, le roi des hommes ! Ma foi, s’il y a des espions parmi ces hommes-là, c’est à dégoûter de la vertu. Je mettais Rabourdin dans les héros de Plutarque.
VIMEUX.
Oh ! c’est vrai !
POIRET (songeant qu’il n’a plus que cinq jours).
Mais, messieurs, que dites-vous de celui qui a dérobé le travail, qui a guetté monsieur Rabourdin ? (Dutocq s’en va.)
FLEURY.
C’est un Judas Iscariote ! Qui est-ce ?
PHELLION (finement).
Il n’est certes pas parmi nous.
VIMEUX (illuminé).
C’est Dutocq.
PHELLION.
Je n’en ai point vu la preuve, môsieur. Pendant que vous étiez absent, ce jeune homme, môsieur Delaroche, a failli mourir. Tenez, voyez ses larmes sur mon bureau !…
POIRET.
Nous l’avons tenu dans nos bras évanoui. Et la clef de mon domicile, tiens, tiens, il l’a toujours dans le dos. (Poiret sort.)
{P. 310} VIMEUX.
Le ministre n’a pas voulu travailler avec Rabourdin aujourd’hui, et monsieur Saillard, à qui le Chef du Personnel a dit deux mots, est venu prévenir monsieur Baudoyer de faire une demande pour la croix de la Légion-d’Honneur ; il y en a une pour le jour de l’an accordée à la Division, et elle est donnée à monsieur Baudoyer. Est-ce clair ? Monsieur Rabourdin est sacrifié par ceux-là même qui l’emploient. Voilà ce que dit Bixiou. Nous étions tous supprimés, excepté Phellion et Sébastien.
DU BRUEL (arrivant).
Hé ! bien, messieurs, est-ce vrai ?
THUILLIER.
De la dernière exactitude.
DU BRUEL (remettant son chapeau).
Adieu, messieurs. (Il sort.)
THUILLIER.
Il ne s’amuse pas dans les feux de file, le vaudevilliste ! Il va chez le duc de Rhétoré, chez le duc de Maufrigneuse ; mais il peut courir ! C’est, dit-on, Colleville qui sera notre chef.
PHELLION.
Il avait pourtant l’air d’aimer môsieur Rabourdin.
POIRET (rentrant).
J’ai eu toutes les peines du monde à avoir la clef de mon domicile ; ce petit fond en larmes, et monsieur Rabourdin a disparu complétement. (Dutocq et Bixiou rentrent.)
BIXIOU.
Hé ! bien, messieurs, il se passe d’étranges choses dans votre bureau ! Du Bruel ? (Il regarde dans le cabinet.) Parti !
THUILLIER.
En course !
BIXIOU.
Et Rabourdin ?
FLEURY.
Fondu ! distillé ! fumé ! Dire qu’un homme, le roi des hommes !…
POIRET (à Dutocq).
Dans sa douleur, monsieur Dutocq, le petit Sébastien vous accuse d’avoir pris le travail, il y a dix jours…
{P. 311} BIXIOU (en regardant Dutocq).
Il faut vous laver de ce reproche, mon cher. (Tous les employés contemplent fixement Dutocq.)
DUTOCQ.
Où est-il, ce petit aspic qui le copiait ?
BIXIOU.
Comment savez-vous qu’il le copiait ? Mon cher, il n’y a que le diamant qui puisse polir le diamant ? (Dutocq sort.)
POIRET.
Écoutez, monsieur Bixiou, je n’ai plus que cinq jours et demi à rester dans les Bureaux, et je voudrais une fois, une seule fois, avoir le plaisir de vous comprendre ! Faites-moi l’honneur de m’expliquer en quoi le diamant est utile dans cette circonstance…
BIXIOU.
Cela veut dire, papa, car je veux bien une fois descendre jusqu’à vous, que de même que le diamant peut seul user le diamant, de même il n’y a qu’un curieux qui puisse vaincre son semblable.
FLEURY.
Curieux est mis ici pour espion.
POIRET.
Je ne comprends pas…
BIXIOU.
Eh ! bien, ce sera pour une autre fois !
Monsieur Rabourdin avait couru chez le ministre. Le ministre était à la Chambre. Rabourdin se rendit à la Chambre des députés, où il écrivit un mot au ministre. Le ministre était à la tribune, occupé d’une chaude discussion. Rabourdin attendit, non pas dans la salle des conférences, mais dans la cour, et se décida, malgré le froid, à se poster devant la voiture de l’Excellence, afin de lui parler quand elle y monterait. L’huissier lui avait dit que le ministre était engagé dans une tempête soulevée par les dix-neuf de l’extrême Gauche, et qu’il y avait une séance orageuse. Rabourdin se promenait dans la largeur de la cour du palais, en proie à une agitation fébrile, et il attendit cinq mortelles heures. À six heures et demie, le défilé commença ; mais le chasseur du ministre vint trouver le cocher.
— Hé ! Jean ! lui dit-il, monseigneur est parti avec le ministre {p. 312} de la guerre ; ils vont chez le roi, et de là dînent ensemble. Nous irons le chercher à dix heures, il y aura conseil.
Rabourdin revint à pas lents chez lui, dans un abattement facile à concevoir. Il était sept heures. Il eut à peine le temps de s’habiller.
— Hé ! bien, tu es nommé, lui dit joyeusement sa femme quand il se montra dans le salon.
Rabourdin leva la tête par un mouvement d’horrible mélancolie, et répondit : — Je crains bien de ne plus remettre les pieds au Ministère.
— Quoi ? dit sa femme agitée d’une horrible anxiété.
— Mon mémoire sur les employés court les Bureaux, et il m’a été impossible de joindre le ministre !
Célestine eut une vision rapide, où, par un de ses éclairs infernaux, le démon lui montra le sens de sa dernière conversation avec des Lupeaulx.
— Si je m’étais conduite en femme vulgaire, pensa-t-elle, nous aurions eu la place.
Elle contempla Rabourdin avec une sorte de douleur. Il se fit un triste silence, et le dîner se passa dans de mutuelles méditations.
— Et c’est notre mercredi, dit-elle.
— Tout n’est pas perdu, ma chère Célestine, dit Rabourdin en mettant un baiser sur le front de sa femme, peut-être pourrai-je parler demain matin au ministre et tout s’expliquera. Sébastien a passé hier la nuit, toutes les copies sont achevées et collationnées, je prierai le ministre de me lire en mettant tout sur son bureau. La Brière m’aidera. L’on ne condamne jamais un homme sans l’entendre.
— Je suis curieuse de savoir si monsieur des Lupeaulx viendra nous voir aujourd’hui.
— Lui ?… certes il n’y manquera pas, dit Rabourdin. Il y a du tigre chez lui, il aime à lécher le sang de la blessure qu’il a faite !
— Mon pauvre ami, reprit sa femme en lui prenant la main, je ne sais pas comment l’homme qui pouvait concevoir une si belle réforme n’a pas vu qu’elle ne devait être communiquée à personne. C’est de ces idées qu’un homme garde dans sa conscience, car lui seul peut les appliquer. Il fallait faire dans ta sphère comme Napoléon dans la sienne : il s’est plié, tordu, il a rampé ! Oui, Bonaparte a rampé ! Pour devenir général en chef, il a épousé la maîtresse de Barras. Il fallait attendre, se faire nommer député, suivre les mouvements de la politique, tantôt au fond de la mer, tantôt sur {p. 313} le dos d’une lame, et, comme monsieur de Villèle, prendre la devise italienne Col tempo, traduite en français par Tout vient à point pour qui sait attendre. Cet orateur a visé le pouvoir pendant sept ans, et a commencé en 1814 par une protestation contre la Charte à l’âge où tu te trouves aujourd’hui. Voilà la faute ! tu t’es subordonné, quand tu es fait pour ordonner.
L’arrivée du peintre Schinner imposa silence à la femme et au mari que ces paroles rendirent songeur.
— Cher ami, dit le peintre en serrant la main à l’administrateur, le dévouement d’un artiste est bien inutile ; mais, dans ces circonstances, nous sommes fidèles, nous autres ! J’ai acheté le journal du soir. Baudoyer est nommé directeur, et décoré de la croix de la Légion-d’Honneur…
— Je suis le plus ancien, et j’ai vingt-quatre ans de services, dit en souriant Rabourdin.
— Je connais assez monsieur le comte de Sérizy, le ministre d’État, si vous voulez l’employer, je puis l’aller voir, dit Schinner.
Le salon s’emplit des personnes à qui les mouvements administratifs étaient inconnus. Du Bruel ne vint pas. Madame Rabourdin redoubla de gaieté, de grâce, comme le cheval qui, blessé dans la bataille, trouve encore des forces pour porter son maître.
— Elle est bien courageuse, dirent quelques femmes qui furent charmantes pour elle en la voyant dans le malheur.
— Elle a eu cependant bien des attentions pour des Lupeaulx, dit la baronne du Châtelet à la vicomtesse de Fontaine.
— Croyez-vous que…, demanda la vicomtesse.
— Mais monsieur Rabourdin aurait au moins eu la croix ! dit madame de Camps en défendant son amie.
Vers onze heures, des Lupeaulx apparut, et l’on ne peut le peindre qu’en disant que ses lunettes étaient tristes et ses yeux gais ; mais le verre enveloppait si bien les regards qu’il fallait être physionomiste pour découvrir leur expression diabolique. Il alla serrer la main à Rabourdin, qui ne put se dispenser de la lui laisser prendre.
— Nous avons à causer ensemble, lui dit-il en allant s’asseoir auprès de la belle Rabourdin qui le reçut à merveille.
— Eh ! fit-il en lui jetant un regard de côté, vous êtes grande, et je vous trouve comme je vous imaginais, sublime dans la déroute. Savez-vous qu’il est bien rare à une personne supérieure de répondre à l’idée qu’on se fait d’elle ? la défaite ne vous accable donc {p. 314} pas ? Vous avez raison, nous triompherons, lui dit-il à l’oreille. Votre sort est toujours entre vos mains, tant que vous aurez pour allié un homme qui vous adore. Nous tiendrons conseil.
— Mais Baudoyer est-il nommé, lui demanda-t-elle.
— Oui, dit le Secrétaire-général.
— Est-il décoré ?
— Pas encore, mais il le sera.
— Eh ! bien ?
— Vous ne connaissez pas la politique.
Pendant que cette soirée semblait éternelle à madame Rabourdin, il se passait à la Place-Royale une de ces comédies qui se jouent dans sept salons à Paris lors de chaque changement de ministère. Le salon des Saillard était plein. Monsieur et madame Transon arrivèrent à huit heures. Madame Transon embrassa madame Baudoyer, née Saillard. Monsieur Bataille, capitaine de la garde nationale, vint avec son épouse et le curé de Saint-Paul.
— Monsieur Baudoyer, dit madame Transon, je veux être la première à vous faire mon compliment ; l’on a rendu justice à vos talents. Allons, vous avez bien gagné votre avancement.
— Vous voilà Directeur, dit monsieur Transon en se frottant les mains, c’est très-flatteur pour le quartier.
— Et l’on peut bien dire que c’est sans intrigue, s’écria le père Saillard. Nous ne sommes pas intrigants, nous autres ! nous n’allons pas dans les soirées intimes du ministre.
L’oncle Mitral se frotta le nez en souriant, il regarda sa nièce Élisabeth qui causait avec Gigonnet. Falleix ne savait que penser de l’aveuglement du père Saillard et de Baudoyer. Messieurs Dutocq, Bixiou, du Bruel, Godard et Colleville, nommé Chef, entrèrent.
— Quelles boules ! dit Bixiou à du Bruel, quelle belle caricature si on les dessinait sous formes de raies, de dorades, et de claquarts (nom vulgaire d’un coquillage) dansant une sarabande !
— Monsieur le directeur, dit Colleville, je viens vous féliciter, ou plutôt nous nous félicitons nous-mêmes de vous avoir à la tête de la Direction, et nous venons vous assurer du zèle avec lequel nous coopérerons à vos travaux.
Monsieur et madame Baudoyer, père et mère du nouveau directeur, étaient là jouissant de la gloire de leur fils et de leur belle-fille. L’oncle Bidault, qui avait dîné au logis, avait un petit regard frétillant qui épouvanta Bixiou.
{p. 315} — En voilà un, dit l’artiste à du Bruel en montrant Gigonnet, qui peut faire un personnage de vaudeville ! Qu’est-ce que ça vend ? un Chinois pareil devrait servir d’enseigne aux Deux-Magots. Et quelle redingote ! je croyais qu’il n’y avait que Poiret capable d’en montrer une semblable après dix ans d’exposition publique aux intempéries parisiennes.
— Baudoyer est magnifique, dit du Bruel.
— Étourdissant, répondit Bixiou.
— Messieurs, leur dit Baudoyer, voici mon oncle propre, monsieur Mitral, et mon grand-oncle par ma femme, monsieur Bidault.
Gigonnet et Mitral jetèrent sur les trois employés un de ces regards profonds où éclatait la couleur de l’or et qui firent leur impression sur les deux rieurs.
— Hein ! dit Bixiou en s’en allant sous les arcades de la Place-Royale, avez-vous bien examiné les deux oncles ? deux exemplaires de Shylock. Ils vont, je le parie, à la Halle placer leurs écus à cent pour cent par semaine. Ils prêtent sur gage, ils vendent des habits, des galons, des fromages, des femmes et des enfants ; ils sont arabes-juifs-génois-grecs-genevois-lombards et parisiens, nourris par une louve et enfantés par une Turque.
— Je crois bien, l’oncle Mitral a été huissier, dit Godard.
— Voyez-vous ! dit du Bruel.
— Je vais aller voir tirer la pierre, reprit Bixiou, mais je voudrais bien étudier le salon de monsieur Rabourdin : vous êtes bien heureux de pouvoir y aller, du Bruel.
— Moi ? dit le vaudevilliste, que voulez-vous que j’y fasse ? ma figure ne se prête pas aux compliments de condoléance. Et puis, c’est bien vulgaire aujourd’hui d’aller faire queue chez les gens destitués.
À minuit, le salon de madame Rabourdin était désert, il ne restait plus que deux ou trois personnes, des Lupeaulx et les maîtres de la maison. Quand Schinner, madame et monsieur Octave de Camps furent partis, des Lupeaulx se leva d’un air mystérieux, se plaça le dos à la pendule, et regarda tour à tour la femme et le mari.
— Mes amis, leur dit-il, rien n’est perdu, car le ministre et moi nous vous restons. Dutocq entre deux pouvoirs a préféré celui qui lui paraissait le plus fort. Il a servi la Grande-Aumônerie et la Cour, il m’a trahi, c’est dans l’ordre : un homme politique ne se plaint jamais d’une trahison. Seulement Baudoyer sera destitué {p. 316} dans quelques mois, et replacé sans doute à la préfecture de police, car la Grande-Aumônerie ne l’abandonnera pas.
Et il fit une longue tirade sur la Grande-Aumônerie, sur les dangers que courait le gouvernement à s’appuyer sur l’Église, sur les Jésuites, etc. Mais il n’est pas inutile de faire observer que la Cour et la Grande-Aumônerie, à laquelle des journaux libéraux accordaient une influence énorme sur l’Administration, s’étaient très-peu mêlées du sieur Baudoyer. Ces petites intrigues se mouraient dans la haute sphère devant les grands intérêts qui s’y agitaient. Si quelques paroles furent arrachées par l’importunité du curé de Saint-Paul et de monsieur Gaudron, la sollicitation s’était tue à la première observation du ministre. Les passions seules faisaient la police de la Congrégation en se dénonçant les unes les autres… Le pouvoir occulte de cette association, bien permise en présence de l’effrontée société de la Doctrine intitulée : Aide-toi, le ciel t’aidera, ne devenait formidable que par l’action dont la dotaient gratuitement les subordonnés en s’en menaçant à l’envi. Enfin les calomnies libérales se plaisaient à configurer la Grande-Aumônerie en un géant politique, administratif, civil et militaire. La peur se fera toujours des idoles. En ce moment, Baudoyer croyait à la Grande-Aumônerie, tandis que la seule aumônerie qui l’avait protégé siégeait au café Thémis. Il est, à certaines époques, des noms, des institutions, des pouvoirs à qui l’on prête tous les malheurs, à qui l’on dénie leurs talents, et qui servent de raison coefficiente aux sots. De même que M. de Talleyrand fut censé saluer tout événement par un bon mot, de même, en ce moment de la Restauration, la Grande-Aumônerie faisait et défaisait tout. Malheureusement elle ne faisait ni ne défaisait rien. Son influence n’était entre les mains ni d’un cardinal de Richelieu ni d’un cardinal Mazarin ; mais entre les mains d’une espèce de cardinal de Fleury, qui, timide pendant cinq ans, n’osa que pendant un jour, et osa mal. Plus tard, la Doctrine fit impunément à Saint-Merry plus que Charles X ne prétendit faire en juillet 1830. Sans l’article sur la censure si sottement mis dans la nouvelle Charte, le journalisme aurait eu son Saint-Merry aussi. La branche cadette aurait légalement exécuté le plan de Charles X.
— Restez Chef de Bureau sous Baudoyer, ayez ce courage, reprit des Lupeaulx, soyez un véritable homme politique ; laissez les pensées et les mouvements généreux de côté, renfermez-vous dans vos fonctions ; ne dites pas un mot à votre Directeur, ne lui donnez {p. 317} pas un conseil, ne faites rien sans son ordre. En trois mois Baudoyer quittera le Ministère ou destitué ou déporté sur une autre plage administrative. Il ira à la Maison du Roi peut-être. Il m’est arrivé deux fois dans ma vie d’être ainsi couché sous une avalanche de niaiseries, j’ai laissé passer.
— Oui, dit Rabourdin, mais vous n’étiez pas calomnié, atteint dans votre honneur, compromis…
— Ah ! ah ! ah ! dit des Lupeaulx en interrompant le Chef de Bureau par un rire homérique ; mais c’est là le pain quotidien de tout homme remarquable dans le beau pays de France, et il y a deux manières de prendre la chose : ou d’être au-dessous, il faut plier bagage et s’en aller planter des choux ; ou d’être au-dessus et marcher sans crainte, sans même tourner la tête.
— Je n’ai pour moi qu’une seule manière de dénouer le nœud coulant que l’espionnage et la trahison m’ont mis autour du cou, reprit Rabourdin, c’est de m’expliquer immédiatement avec le ministre, et, si vous m’êtes aussi sincèrement attaché que vous le dites, vous pouvez me mettre face à face avec lui demain.
— Vous voulez lui exposer votre plan d’administration ?…
Rabourdin inclina la tête.
— Eh ! bien, confiez-moi vos plans, vos mémoires, et je vous jure qu’il y passera la nuit.
— Allons-y donc, dit vivement Rabourdin, car c’est bien le moins qu’après six ans de travaux j’aie la jouissance de deux ou trois heures pendant lesquelles un ministre du Roi sera forcé d’applaudir à tant de persévérance.
Mis par la tenacité de Rabourdin sur un chemin sans buissons où la ruse pût s’abriter, des Lupeaulx hésita pendant un moment et regarda madame Rabourdin en se demandant : — Qui triomphera de ma haine pour lui ou de mon goût pour elle ?
— Si vous n’avez pas de confiance en moi, dit-il au Chef de Bureau après une pause, je vois que vous serez toujours pour moi l’homme de votre note secrète. Adieu, madame.
Madame Rabourdin salua froidement. Célestine et Xavier se retirèrent chacun de leur côté sans se rien dire, tant ils étaient oppressés par le malheur. La femme songeait à l’horrible situation où elle se trouvait vis-à-vis de son mari. Le Chef de bureau, qui se résolvait à ne plus remettre les pieds au Ministère et à donner sa démission, était perdu dans l’immensité de ses {p. 318} réflexions : il s’agissait pour lui de changer de vie et de prendre une voie nouvelle. Il resta pendant toute la nuit devant son feu, sans apercevoir Célestine, qui vint à plusieurs reprises sur la pointe du pied, dans ses vêtements de nuit.
— Puisque je dois aller une dernière fois au Ministère pour retirer mes papiers et mettre Baudoyer au fait des affaires, tentons-y l’effet de ma démission, se dit-il.
Il rédigea sa démission, médita les expressions de la lettre dans laquelle il la mit et que voici :
Monseigneur,
J’ai l’honneur d’adresser à Votre Excellence ma démission sous ce pli ; mais j’ose croire qu’elle se souviendra de m’avoir entendu lui dire que j’avais remis mon honneur entre ses mains, et qu’il dépendait d’une explication immédiate. Cette explication, je l’ai vainement implorée, et aujourd’hui peut-être serait-elle inutile, alors qu’un fragment de mes travaux sur l’Administration, surpris et défiguré, court dans les Bureaux, est mal interprété par la haine, et me force à me retirer devant la tacite réprobation du pouvoir. Votre Excellence, le matin où je voulais lui parler, a pu penser qu’il s’agissait d’avancement, quand je ne songeais qu’à la gloire de son ministère et au bien public ; il m’importait de rectifier ses idées à cet égard.
Suivaient les formules de respect.
Il était sept heures et demie quand cet homme eut consommé le sacrifice de ses idées, car il brûla tout son travail. Fatigué par ses méditations et vaincu par ses souffrances morales, il s’assoupit la tête appuyée sur son fauteuil. Il fut réveillé par une sensation bizarre, il trouva ses mains couvertes des larmes de sa femme, agenouillée devant lui. Célestine était venue lire la démission. Elle avait mesuré l’étendue de la chute. Elle et Rabourdin, ils allaient être réduits à quatre mille livres de rente. Elle avait supputé ses dettes, elles montaient à trente-deux mille francs ! C’était la plus ignoble de toutes les misères. Et cet homme si noble et si confiant ignorait l’abus qu’elle s’était permis de la fortune confiée à ses soins. Elle sanglotait à ses pieds, belle comme Madeleine.
— Le malheur est complet, dit Xavier dans son effroi, je suis déshonoré au Ministère, et déshonoré…
{p. 319} L’éclair de l’honneur pur scintilla dans les yeux de Célestine, elle se dressa comme un cheval effarouché, jeta sur Rabourdin un regard foudroyant.
— MOI ! moi ! lui dit-elle sur deux tons sublimes. Suis-je donc une femme vulgaire ? Ne serais-tu pas nommé, si j’avais failli ? Mais, reprit-elle, il est plus facile de croire à cela qu’à la vérité.
— Qu’y a-t-il ? dit Rabourdin.
— Tout en deux mots, répondit-elle. Nous devons trente mille francs.
Rabourdin saisit sa femme par un geste fou et l’assit sur ses genoux avec joie.
— Console-toi, ma chère, dit-il avec un son de voix où perçait une adorable bonté qui changea l’amertume de ses larmes en je ne sais quoi de doux. Moi aussi j’ai fait des fautes ! j’ai travaillé fort inutilement pour mon pays, ou du moins j’ai cru pouvoir lui être utile… Maintenant, je vais marcher dans un autre sentier. Si j’avais vendu des épices, nous serions millionnaires. Eh ! bien, faisons-nous épiciers. Tu n’as que vingt-huit ans, mon ange ! Eh ! bien, dans dix ans, l’Industrie t’aura rendu le luxe que tu aimes, et auquel nous renoncerons pendant quelques jours. Moi aussi, chère enfant, je ne suis pas un mari vulgaire. Nous vendrons notre ferme ! elle a depuis sept ans gagné de valeur. Cette plus-value et notre mobilier paieront mes dettes…
Elle embrassa son mari mille fois dans un seul baiser pour ce mot généreux.
— Nous aurons, reprit-il, cent mille francs à employer dans un commerce quelconque. Avant un mois, j’aurai choisi quelque spéculation. Le hasard qui a fait rencontrer un Martin Falleix à un Saillard ne nous manquera pas. Attends-moi pour déjeuner. Je reviendrai du Ministère, libre de mon collier de misère.
Célestine serra son mari dans ses bras avec une force que n’ont point les hommes dans leurs moments les plus encolérés, car la femme est plus forte par le sentiment que l’homme n’est fort par sa puissance. Elle pleurait, riait, sanglotait et parlait tout ensemble.
Quand à huit heures Rabourdin sortit, la portière lui remit les cartes railleuses de Baudoyer, de Bixiou, de Godard et autres. Néanmoins, il se rendit au Ministère, et y trouva Sébastien à la porte, qui le supplia de ne point venir dans les Bureaux, où il courait une infâme caricature sur lui.
{p. 320} — Si vous voulez m’adoucir l’amertume de la chute, apportez-moi ce dessin, dit-il, car je vais porter ma démission moi-même à Ernest de La Brière afin qu’elle ne soit pas dénaturée en suivant la voie administrative. J’ai mes raisons en vous demandant la caricature.
Quand après s’être assuré que sa lettre était entre les mains du ministre, Rabourdin revint dans la cour, il trouva Sébastien en larmes, qui lui présenta la lithographie, dont voici le principal trait rendu par ce léger croquis.
— Il y a là beaucoup d’esprit, dit Rabourdin en montrant au {p. 321} surnuméraire un front serein comme le fut celui du Sauveur quand on lui mit sa couronne d’épines.
Il entra dans les bureaux d’un air calme, et alla d’abord chez Baudoyer pour le prier de venir dans le cabinet de la Division recevoir de lui les instructions relatives aux affaires que ce routinier devait désormais diriger.
— Dites à monsieur Baudoyer que ceci ne souffre pas de retard, ajouta-t-il devant Godard et les employés, ma démission est entre les mains du ministre, et je ne veux pas rester cinq minutes de plus qu’il ne le faut dans les Bureaux !
En apercevant Bixiou, Rabourdin alla droit à lui, lui montra la lithographie ; et, au grand étonnement de tous, il lui dit : — N’avais-je pas raison de prétendre que vous étiez un artiste ? il est seulement dommage que vous ayez dirigé la pointe de votre crayon contre un homme qui ne pouvait être jugé ni de cette manière, ni dans les Bureaux ; mais on rit de tout en France, même de Dieu !
Puis il entraîna Baudoyer dans l’appartement de feu La Billardière. À la porte, se trouvaient Phellion et Sébastien, les seuls qui dans ce grand désastre particulier osassent rester ostensiblement fidèles à cet accusé. Rabourdin, apercevant les yeux de Phellion humides, ne put s’empêcher de lui serrer la main.
— Môsieur, dit le bonhomme, si nous pouvons vous être utiles à quelque chose, disposez de nous…
— Entrez donc, mes amis, leur dit Rabourdin avec une grâce noble. Sébastien, mon enfant, écrivez votre démission et envoyez-la par Laurent, vous devez être enveloppé dans la calomnie qui m’a renversé ; mais j’aurai soin de votre avenir : nous ne nous quitterons plus.
Sébastien fondit en larmes.
Monsieur Rabourdin s’enferma dans le cabinet de feu La Billardière avec monsieur Baudoyer, et Phellion l’aida à mettre le nouveau Chef de Division en présence de toutes les difficultés administratives. À chaque dossier que Rabourdin expliquait, à chaque carton ouvert, les petits yeux de Baudoyer devenaient grands comme des soucoupes.
— Adieu, monsieur, lui dit enfin Rabourdin d’un air à la fois solennel et railleur.
Sébastien avait, pendant ce temps-là, fait un paquet des papiers appartenant au Chef de bureau, et les avait emportés dans un {p. 322} fiacre. Rabourdin passa par la grande cour du Ministère où tous les employés étaient aux fenêtres, et y attendit un moment les ordres du ministre. Le ministre ne bougea pas. Phellion et Sébastien tenaient compagnie à Rabourdin. Phellion escorta courageusement l’homme tombé jusqu’à la rue Duphot, en lui exprimant une respectueuse admiration. Il revint satisfait de lui-même reprendre sa place, après avoir rendu les honneurs funèbres au talent administratif méconnu.
BIXIOU (voyant entrer Phellion).
Victrix causa diis placuit, sed victa Catoni.
PHELLION.
Oui, môsieur !
POIRET.
Qu’est-ce que cela veut dire ?
FLEURY.
Que le parti-prêtre se réjouit, et que monsieur Rabourdin a l’estime des gens d’honneur.
DUTOCQ (piqué).
Vous ne disiez pas cela hier.
FLEURY.
Si vous m’adressez encore la parole, vous aurez ma main sur la figure, vous ! il est certain que vous avez chippé le travail de monsieur Rabourdin. (Dutocq sort.) Allez vous plaindre à votre monsieur des Lupeaulx, espion !
BIXIOU (riant et grimaçant comme un singe).
Je suis curieux de savoir comment ira la Division ? Monsieur Rabourdin était un homme si remarquable qu’il devait avoir ses vues en faisant ce travail. Le Ministère perd une fameuse tête. (Il se frotte les mains.)
LAURENT.
Monsieur Fleury est mandé au secrétariat.
LES EMPLOYÉS DES DEUX BUREAUX.
Enfoncé !
FLEURY (en sortant).
Ça m’est bien égal, j’ai une place d’éditeur responsable. J’aurai toute la journée à moi pour flâner ou pour remplir quelque place amusante dans le bureau du journal.
BIXIOU.
Dutocq a déjà fait destituer ce pauvre Desroys, accusé de vouloir couper les têtes…
{P. 323} THUILLIER.
Des rois ?…
BIXIOU.
Recevez mes compliments ? il est joli celui-là !
COLLEVILLE (entrant joyeux).
Messieurs, je suis votre Chef…
THUILLIER (il embrasse Colleville).
Ah ! mon ami, je le serais comme tu l’es, je ne serais pas si content.
BIXIOU.
C’est un coup de sa femme, mais ce n’est pas un coup de tête !… (Éclats de rire.)
POIRET.
Qu’on me dise la morale de ce qui nous arrive aujourd’hui ?…
BIXIOU.
La voulez-vous ? L’antichambre de l’Administration sera désormais la Chambre, la cour en est le boudoir, le chemin ordinaire en est la cave, le lit est plus que jamais le petit sentier de traverse.
POIRET.
Monsieur Bixiou, je vous en prie, expliquez-vous ?
BIXIOU.
Je vais paraphraser mon opinion. Pour être quelque chose, il faut commencer par être tout. Il y a évidemment une réforme administrative à faire ; car, ma parole d’honneur, l’État vole autant ses employés que les employés volent le temps dû à l’État ; mais nous travaillons peu parce que nous ne recevons presque rien, nous trouvant en beaucoup trop grand nombre pour la besogne à faire, et ma vertueuse Rabourdin a vu tout cela ! Ce grand homme de bureau prévoyait, messieurs, ce qui doit arriver, et ce que les niais appellent le jeu de nos admirables institutions libérales. La Chambre va vouloir administrer, et les administrateurs voudront être législateurs. Le Gouvernement voudra administrer, et l’Administration voudra gouverner. Aussi les lois seront-elles des règlements, et les ordonnances deviendront-elles des lois. Dieu fit cette époque pour ceux qui aiment à rire. Je vis dans l’admiration du spectacle que le plus grand railleur des temps modernes, Louis XVIII, nous a préparé. (Stupéfaction générale.) Messieurs, si la France, le pays le mieux administré de l’Europe, est ainsi, jugez de ce que doivent être les autres. Pauvres pays, {p. 324} je me demande comment ils peuvent marcher sans les deux chambres, sans la liberté de la presse, sans le Rapport et le Mémoire, sans les circulaires, sans une armée d’employés !… Ah ! çà, comment ont-ils des armées, des flottes ? comment existent-ils sans discuter à chaque respiration et à chaque bouchée ?… Ça peut-il s’appeler des gouvernements, des patries ? On m’a soutenu… (des farceurs de voyageurs !…) que ces gens prétendent avoir une politique, et qu’ils jouissent d’une certaine influence ; mais je les plains !… ils n’ont pas le progrès des lumières, ils ne peuvent pas remuer des idées, ils n’ont pas de tribuns indépendants, ils sont dans la barbarie. Il n’y a que le peuple français de spirituel. Comprenez-vous, monsieur Poiret (Poiret reçoit comme une secousse), qu’un pays puisse se passer de chefs de division, de directeurs-généraux, de ce bel état-major, la gloire de la France et de l’empereur Napoléon qui eut bien ses raisons pour créer des places. Tenez, comme ces pays ont l’audace d’exister, et qu’à Vienne on compte à peu près cent employés au ministère de la Guerre, tandis que chez nous les traitements et les pensions forment le tiers du budget, ce dont on ne se doutait pas avant la Révolution, je me résume en disant que l’Académie des Inscriptions et Belles-lettres, qui a peu de chose à faire, devrait bien proposer un prix pour qui résoudra cette question : Quel est l’État le mieux constitué de celui qui fait beaucoup de choses avec peu d’employés, ou de celui qui fait peu de chose avec beaucoup d’employés ?
POIRET.
Est-ce là votre dernier mot ?…
BIXIOU.
Yes, sir !… Ya, mein herr !… Si, signor ! Da !… je vous fais grâce des autres langues…
POIRET (il lève les mains au ciel).
Mon Dieu !… et l’on dit que vous êtes spirituel !
BIXIOU.
Vous ne m’avez donc pas compris ?
PHELLION.
Cependant la dernière proposition est pleine de sens…
BIXIOU.
Comme le budget, aussi compliquée qu’elle paraît simple, et je vous mets ainsi comme un lampion sur ce casse-cou, sur ce trou, {p. 325} sur ce gouffre, sur ce volcan appelé, par le Constitutionnel, l’horizon politique.
POIRET.
J’aimerais mieux une explication que je pusse comprendre…
BIXIOU.
Vive Rabourdin !… voilà mon opinion. Êtes-vous content ?
COLLEVILLE (gravement).
Monsieur Rabourdin n’a eu qu’un tort.
POIRET.
Lequel ?
COLLEVILLE.
Celui d’être un homme d’État au lieu d’être un Chef de Bureau.
PHELLION (en se plaçant devant Bixiou).
Pourquoi, môsieur, vous qui compreniez si bien monsieur Rabourdin, avez-vous fait cette ign… cette inf… cette affreuse caricature ?
BIXIOU.
Et notre pari ? oubliez-vous que je jouais le jeu du diable, et que votre Bureau me doit un dîner au Rocher de Cancale.
POIRET (très-chiffonné).
Il est donc dit que je quitterai le Bureau sans avoir jamais pu comprendre une phrase, un mot, une idée de monsieur Bixiou.
BIXIOU.
C’est votre faute ! demandez à ces messieurs ?… Messieurs, avez-vous compris le sens de mes observations ? sont-elles justes ? lumineuses ?…
TOUS.
Hélas ! oui.
MINARD.
Et la preuve, c’est que je viens d’écrire ma démission. Adieu, messieurs, je me jette dans l’industrie…
BIXIOU.
Avez-vous inventé des corsets mécaniques ou des biberons, des pompes à incendie ou des paracrottes, des cheminées qui ne consomment pas de bois, ou des fourneaux qui cuisent les côtelettes avec trois feuilles de papier.
MINARD (en s’en allant).
Je garde mon secret.
{P. 326} BIXIOU.
Eh ! bien, jeune Poiret-jeune, vous le voyez ?… ces messieurs me comprennent tous…
POIRET (humilié).
Monsieur Bixiou, voulez-vous me faire l’honneur de me parler une seule fois mon langage en descendant jusqu’à moi…
BIXIOU (en guignant les employés).
Volontiers ! (Il prend Poiret par le bouton de sa redingote.) Avant de vous en aller d’ici, peut-être serez-vous bien aise de savoir qui vous êtes…
POIRET (vivement).
Un honnête homme, monsieur…
BIXIOU (il hausse les épaules).
… De définir, d’expliquer, de pénétrer, d’analyser ce que c’est qu’un employé… le savez-vous ?
POIRET.
Je le crois.
BIXIOU (tortille le bouton).
J’en doute.
POIRET.
C’est un homme payé par le gouvernement pour faire un travail.
BIXIOU.
Évidemment, alors un soldat est un employé.
POIRET (embarrassé).
Mais non.
BIXIOU.
Cependant il est payé par l’État pour monter la garde et passer des revues. Vous me direz qu’il souhaite trop quitter sa place, qu’il est trop peu en place, qu’il travaille trop et touche généralement trop peu de métal, excepté toutefois celui de son fusil.
POIRET (ouvre de grands yeux).
Eh ! bien, monsieur, un employé serait plus logiquement un homme qui pour vivre a besoin de son traitement et qui n’est pas libre de quitter sa place, ne sachant faire autre chose qu’expédier.
BIXIOU.
Ah ! nous arrivons à une solution… Ainsi le Bureau est la coque de l’employé. Pas d’employé sans bureau, pas de bureau sans employé. Que faisons-nous alors du douanier. (Poiret essaye de piétiner, il échappe à Bixiou qui lui a coupé un bouton et qui le reprend par un autre.) Bah ! ce serait dans la {p. 327} matière bureaucratique un être neutre. Le gabelou est à moitié employé, il est sur les confins des bureaux et des armes, comme sur les frontières : ni tout à fait soldat, ni tout à fait employé. Mais, papa, où allons-nous ? (Il tortille le bouton.) Où cesse l’employé ? Question grave ! Un préfet est-il un employé ?
POIRET (timidement).
C’est un fonctionnaire.
BIXIOU.
Ah ! vous arrivez à ce contre-sens qu’un fonctionnaire ne serait pas un employé !…
POIRET (fatigué regarde tous les employés).
Monsieur Godard a l’air de vouloir dire quelque chose.
GODARD.
L’employé serait l’Ordre et le fonctionnaire un Genre.
BIXIOU (souriant).
Je ne vous croyais pas capable de cette ingénieuse distinction, brave Sous-Ordre.
POIRET.
Où allons-nous ?…
BIXIOU.
Là, là… papa, ne marchons pas sur notre longe… Écoutez, et nous finirons par nous entendre. Tenez, posons un axiome que je lègue aux Bureaux !…
Où finit l’employé commence le fonctionnaire, où finit le fonctionnaire commence l’homme d’État.
Il se rencontre cependant peu d’hommes d’État parmi les préfets. Le préfet serait alors un neutre des Genres supérieurs. Il se trouverait entre l’homme d’État et l’employé, comme le douanier se trouve entre le civil et le militaire. Continuons à débrouiller ces hautes questions. (Poiret devient rouge.) Ceci ne peut-il pas se formuler par ce théorème digne de Larochefoucault : Au-dessus de vingt mille francs d’appointements, il n’y a plus d’employés. Nous pouvons mathématiquement en tirer ce premier corollaire : L’homme d’État se déclare dans la sphère des traitements supérieurs. Et ce non moins important et logique deuxième corollaire : Les Directeurs généraux peuvent être des hommes d’État. Peut-être est-ce dans ce sens que plus d’un député se dit : — C’est un bel état que d’être directeur général ! Mais, dans l’intérêt de la langue française et de l’Académie…
{P. 328} POIRET (tout à fait fasciné par la fixité du regard de Bixiou).
La langue française !… l’Académie !…
BIXIOU (il coupe un second bouton et ressaisit le bouton supérieur).
Oui, dans l’intérêt de notre belle langue, on doit faire observer que si le Chef de Bureau peut à la rigueur être encore un employé, le Chef de Division doit être un bureaucrate. Ces messieurs… (Il se tourne vers les employés en leur montrant un troisième bouton coupé à la redingote de Poiret.) ces messieurs apprécieront cette nuance pleine de délicatesse. Ainsi, papa Poiret, l’employé finit exclusivement au Chef de Division. Voici donc la question bien posée, il n’existe plus aucune incertitude, l’employé qui pouvait paraître indéfinissable est défini.
POIRET.
Cela me semble hors de doute.
BIXIOU.
Néanmoins, faites-moi l’amitié de résoudre cette question : Un juge étant inamovible, conséquemment ne pouvant être, selon votre subtile distinction, un fonctionnaire, et n’ayant pas un traitement en harmonie avec son ouvrage, doit-il être compris dans la classe des employés ?…
POIRET (il regarde les corniches).
Monsieur, je n’y suis plus…
BIXIOU (il coupe un quatrième bouton).
Je voulais vous prouver, monsieur, que rien n’est simple, mais surtout, et ce que je vais dire est pour les philosophes (si vous voulez me permettre de retourner un mot de Louis XVIII), je veux faire voir que : À côté du besoin de définir, se trouve le danger de s’embrouiller.
POIRET (s’essuie le front).
Pardon, monsieur, j’ai mal au cœur… (Il veut croiser sa redingote.) Ah ! vous m’avez coupé tous mes boutons !
BIXIOU.
Eh ! bien, comprenez-vous ?…
POIRET (mécontent).
Oui, monsieur… oui, je comprends que vous avez voulu faire une très-mauvaise farce, en me coupant mes boutons, sans que je m’en aperçusse !…
{P. 329} BIXIOU (gravement).
Vieillard ! vous vous trompez. J’ai voulu graver dans votre cerveau la plus vivante image possible du Gouvernement constitutionnel (tous les employés regardent Bixiou, Poiret stupéfait le contemple dans une sorte d’inquiétude) et vous tenir ainsi ma parole. J’ai pris la manière parabolique des Sauvages. (Écoutez !) Pendant que les ministres établissent à la Chambre des colloques à peu près aussi concluants, aussi utiles que le nôtre, l’Administration coupe des boutons aux contribuables.
TOUS.
Bravo, Bixiou !
POIRET (qui comprend).
Je ne regrette plus mes boutons.
BIXIOU.
Et je fais comme Minard, je ne veux plus émarger pour si peu de chose, et je prive le Ministère de ma coopération. (Il sort au milieu des rires de tous les employés.)
Il se passait dans le salon de réception du ministère une autre scène, plus instructive que celle-ci, car elle peut apprendre comment périssent les grandes idées dans les sphères supérieures et comment on s’y console d’un malheur.
En ce moment, des Lupeaulx présentait au ministre le nouveau Directeur, monsieur Baudoyer. Il se trouvait dans le salon deux ou trois députés ministériels, influents, et monsieur Clergeot, à qui l’Excellence donnait l’assurance d’un traitement honorable. Après quelques phrases banales échangées, l’événement du jour fut sur le tapis.
UN DÉPUTÉ.
Vous n’aurez donc plus Rabourdin ?
DES LUPEAULX.
Il a donné sa démission.
CLERGEOT.
Il voulait, dit-on, réformer l’Administration.
LE MINISTRE (en regardant les députés).
Les traitements ne sont peut-être pas proportionnés aux exigences du service.
DE LA BRIÈRE.
Selon monsieur Rabourdin, cent employés à douze mille francs {p. 330} feraient mieux et plus promptement que mille employés à douze cents francs.
CLERGEOT.
Peut-être a-t-il raison.
LE MINISTRE.
Que voulez-vous ? la machine est montée ainsi, il faudrait la briser et la refaire ; mais qui donc en aura le courage en présence de la Tribune, sous le feu des sottes déclamations de l’Opposition, ou des terribles articles de la Presse ? Il s’ensuit qu’un jour il y aura quelque solution de continuité dommageable entre le Gouvernement et l’Administration.
LE DÉPUTÉ.
Qu’arriverait-il ?
LE MINISTRE.
Un ministre voudra le bien sans pouvoir l’accomplir. Vous aurez créé des lenteurs interminables entre les choses et les résultats. Si vous avez rendu le vol d’un écu vraiment impossible, vous n’empêcherez pas les collusions dans la sphère des intérêts. On ne concédera certaines opérations qu’après des stipulations secrètes, qu’il sera difficile de surprendre. Enfin les employés, depuis le plus petit jusqu’au Chef de Bureau, vont avoir des opinions à eux, ils ne seront plus les mains d’une cervelle, ils ne représenteront plus la pensée du Gouvernement, l’Opposition tend à leur donner le droit de parler contre lui, voter contre lui, juger contre lui.
BAUDOYER (tout bas, mais de manière à être entendu).
Monseigneur est sublime.
DES LUPEAULX.
Certes, la bureaucratie a des torts : je la trouve et lente et insolente, elle enserre un peu trop l’action ministérielle, elle étouffe bien des projets, elle arrête le progrès ; mais l’administration française est admirablement utile…
BAUDOYER.
Certes !
DES LUPEAULX.
Ne fût-ce qu’à soutenir la papeterie et le timbre. Si, comme les excellentes ménagères, elle est un peu taquine, elle peut, à toute heure, rendre compte de sa dépense. Quel est le négociant habile qui ne jetterait pas joyeusement, dans le gouffre d’une assurance quelconque, cinq pour cent de toute sa production, du capital qui {p. 331} sort ou rentre, pour ne pas avoir de Coulage !
LE DÉPUTÉ (un manufacturier).
Les industriels des deux mondes souscriraient avec joie à un pareil accord avec ce génie du mal appelé Coulage.
DES LUPEAULX
Eh ! bien, quoique la Statistique soit l’enfantillage des hommes d’État modernes, qui croient que les chiffres sont le calcul, on doit se servir de chiffres pour calculer. Calculons donc ? Le chiffre est d’ailleurs la raison probante des sociétés basées sur l’intérêt personnel et sur l’argent, et telle est la société que nous a faite la Charte ! selon moi, du moins. Puis rien ne convaincra mieux les masses intelligentes qu’un peu de chiffres. Tout, disent nos hommes d’État de la Gauche, en définitif, se résout par des chiffres. Chiffrons. (Le ministre va causer à voix basse avec un député, dans un coin.) On compte environ quarante mille employés en France, déduction faite des salariés, car un cantonnier, un balayeur des rues, une rouleuse de cigares ne sont pas des employés. La moyenne des traitements est de quinze cents francs. Multipliez quarante mille par quinze cents, vous obtenez soixante millions. Et, d’abord, un publiciste pourrait faire observer à la Chine, à la Russie, où tous les employés volent, à l’Autriche, aux républiques américaines, au monde, que, pour ce prix, la France obtient la plus fureteuse, la plus méticuleuse, la plus écrivassière, paperassière, inventorière, contrôleuse, vérifiante, soigneuse, enfin la plus femme de ménage des Administrations connues ! Il ne se dépense pas, il ne s’encaisse pas un centime en France qui ne soit ordonné par une lettre, prouvé par une pièce, produit et reproduit sur des états de situation, payé sur quittance ; puis la demande et la quittance sont enregistrées, contrôlées, vérifiées par des gens à lunettes. Au moindre défaut de forme, l’employé s’effarouche, car il vit de ces scrupules. Enfin bien des pays seraient contents, mais Napoléon ne s’en est pas tenu là. Ce grand organisateur a rétabli les magistrats suprêmes d’une cour unique dans le monde. Ces magistrats passent leurs jours à vérifier tous les bons, paperasses, rôles, contrôles, acquits à caution, paiements, contributions reçues, contributions dépensées, etc., que les employés ont écrits. Ces juges sévères poussent le talent du scrupule, le génie de la recherche, la vue des lynx, la perspicacité des Comptes jusqu’à refaire toutes les additions pour chercher des soustractions. Ces sublimes victimes des chiffres renvoient, deux ans après, à un intendant militaire, un état quelconque où il y a une erreur de deux centimes. Ainsi l’administration française, la plus pure {p. 332} de toutes celles qui paperassent sur le globe, a rendu, comme vient de le dire Son Excellence, le vol impossible. En France, la concussion est une chimère. Eh ! bien, que peut-on objecter ? La France possède un revenu de douze cents millions, elle le dépense, voilà tout. Il entre douze cents millions dans ses caisses, et douze cents millions en sortent. Elle manie donc deux milliards quatre cents millions, et ne paie que soixante millions, deux et demi pour cent, pour avoir la certitude qu’il n’existe pas de coulage. Notre livre de cuisine politique coûte soixante millions, mais la gendarmerie, les tribunaux, les bagnes et la police coûtent autant et ne nous font rien rendre. Et nous trouvons l’emploi de gens qui ne peuvent pas faire autre chose que ce qu’ils font, croyez-le bien. Le gaspillage, s’il y en a, ne peut plus être que moral et législatif, les Chambres en sont alors les complices, le gaspillage devient légal. Le coulage consiste à faire faire des travaux qui ne sont pas urgents ou nécessaires, à dégalonner et regalonner les troupes, à commander des vaisseaux sans s’inquiéter s’il y a du bois et de payer alors le bois trop cher, à se préparer à la guerre sans la faire, à payer les dettes d’un État sans lui en demander le remboursement ou des garanties, etc., etc.
BAUDOYER.
Mais ce haut coulage ne regarde pas l’employé. Cette mauvaise gestion des affaires du pays concerne l’homme d’État qui conduit le vaisseau.
LE MINISTRE (qui a fini sa conversation).
Il y a du vrai dans ce que vient de dire des Lupeaulx ; mais sachez (à Baudoyer), monsieur le directeur, que personne n’est au point de vue d’un homme d’État. Ordonner toute espèce de dépenses, mêmes inutiles, ne constitue pas une mauvaise gestion. N’est-ce pas toujours animer le mouvement de l’argent dont l’immobilité devient, en France surtout, funeste par suite des habitudes avaricieuses et profondément illogiques de la province qui enfouit des tas d’or…
LE DÉPUTÉ (qui a écouté des Lupeaulx).
Mais il me semble que si votre Excellence avait raison tout à l’heure, et si notre spirituel ami (il prend des Lupeaulx par le bras) n’a pas tort, que conclure ?
{P. 333} DES LUPEAULX (après avoir regardé le ministre).
Il y a sans doute quelque chose à faire…
DE LA BRIÈRE (timidement).
Monsieur Rabourdin a donc raison ?
LE MINISTRE.
Je verrai Rabourdin…
DES LUPEAULX.
Ce pauvre homme a eu le tort de se constituer le juge suprême de l’Administration et des hommes qui la composent ; il ne veut que trois ministères…
LE MINISTRE (interrompant).
Il est donc fou !
LE DÉPUTÉ.
Comment représenterait-on, dans les ministères, les chefs des partis à la Chambre ?
BAUDOYER (d’un air qu’il croit fin).
Peut-être monsieur Rabourdin changeait-il aussi la constitution due au roi législateur ?
LE MINISTRE (devenu pensif prend le bras de La Brière et l’emmène).
Je voudrais voir le travail de Rabourdin ; et puisque vous le connaissez…
DE LA BRIÈRE (dans le cabinet).
Il a tout brûlé, vous l’avez laissé déshonorer, il quitte l’Administration. Ne croyez pas, monseigneur, qu’il ait eu la sotte pensée, comme des Lupeaulx veut le faire croire, de rien changer à l’admirable centralisation du pouvoir.
LE MINISTRE (en lui-même).
J’ai fait une faute. (Il reste un moment silencieux.) Bah ! nous ne manquerons jamais de plans de réforme…
DE LA BRIÈRE.
Ce n’est pas les idées, mais les hommes d’exécution qui manquent.
Des Lupeaulx, ce délicieux avocat des abus, entra dans le cabinet.
— Monseigneur, je pars pour mon élection.
— Attendez ! dit l’Excellence en laissant son secrétaire particulier et prenant le bras de des Lupeaulx avec qui il alla dans l’embrasure de la fenêtre. Mon cher, laissez-moi cet arrondissement, vous serez nommé comte, et je paie vos dettes… Enfin, si, après {p. 334} le renouvellement de la Chambre, je reste aux affaires, je trouverai l’occasion de vous faire nommer pair de France dans une fournée.
— Vous êtes homme d’honneur, j’accepte.
Ce fut ainsi que Clément Chardin des Lupeaulx dont le père, anobli sous Louis XV, portait écartelé au premier d’argent au loup ravissant de sable emportant un agneau de gueules ; au deux, de pourpre à trois fermeaux d’argent ; deux et un, aux trois pals de gueules et d’argent de douze pièces ; au quatre, d’or au caducée de gueules mis en pal, volé et serpenté de sinople, soutenu de quatre pattes de griffon mouvantes des flancs de l’écu ; avec EN LUPUS IN HISTORIA pour devise, put surmonter cet écusson quasi-railleur d’une couronne comtale.
En 1830, vers la fin de décembre, monsieur Rabourdin eut une affaire qui l’amena dans son ancien Ministère où les Bureaux avaient été agités par des déménagements de fond en comble. Cette révolution pesa principalement sur les garçons de bureau, qui n’aiment guère les nouveaux visages. Venu de bonne heure au Ministère dont les êtres lui étaient connus, Rabourdin put entendre le dialogue suivant entre les deux neveux de Laurent, car l’oncle avait eu sa retraite.
— Hé ! bien, comment va ton Chef de division ?
— Ne m’en parle pas, je n’en peux rien faire. Il me sonne pour me demander si j’ai vu son mouchoir ou sa tabatière. Il reçoit sans faire attendre ; enfin pas la moindre dignité. Moi, je suis obligé de lui dire : Mais, monsieur, monsieur le comte votre prédécesseur, dans l’intérêt du pouvoir, il bûchait son fauteuil avec son canif pour faire croire qu’il travaillait. Enfin, il brouille tout ! je trouve tout cen dessus dessous, c’est un bien petit esprit. Et le tien ?
— Le mien, oh ! j’ai fini par le former, il sait maintenant où sont placés son papier à lettres, ses enveloppes, son bois, toutes ses affaires. Mon autre jurait, celui-là est doux… mais ça n’a pas le grand genre ; puis il n’est pas décoré, je n’aime pas qu’un chef soit sans décoration : on peut le prendre pour un de nous, c’est humiliant. Il emporte le papier du bureau, et il m’a demandé si je pouvais aller servir chez lui des jours de soirée.
— Eh ! quel gouvernement, mon cher ?
— Oui, tout le monde y carotte.
{p. 335} — Pourvu qu’on ne nous rogne pas nos pauvres appointements !…
— J’en ai peur ! Les Chambres sont bien près regardantes. On chicane le bois des bûches.
— Eh ! bien, ça ne durera pas long-temps, s’ils prennent ce genre-là.
— Nous sommes pincés, on nous écoutait.
— Eh ! c’est défunt monsieur Rabourdin… ah ! monsieur, je vous ai reconnu à votre manière de vous présenter… si vous avez besoin ici, personne ne saura ce qu’on vous doit d’égards, car nous sommes les seuls qui soyons restés de votre temps… Messieurs Colleville et Baudoyer n’ont pas usé le maroquin de leurs fauteuils après votre départ… Oh ! mon dieu, six mois après, ils ont été nommés percepteurs à Paris…
Paris, juillet 1836.