{p. 65}   Le baron, vêtu de son habit de drap bleu, à cravate blanche, gilet blanc, pantalon de nankin, bottes vernies, beaucoup d’empois dans le jabot, passa pour un invité retardataire aux yeux du portier de ce nouvel Éden. Sa prestance, sa manière de marcher, tout en lui justifiait cette opinion.

Au coup de cloche sonné par le portier, un valet parut au péristyle. Ce valet, nouveau comme l’hôtel, laissa pénétrer le baron, qui lui dit d’un ton de voix accompagné d’un geste impérial : — Fais passer cette carte à mademoiselle Josépha…

Le Patito regarda machinalement la pièce où il se trouvait, et se vit dans un salon d’attente, plein de fleurs rares, dont l’ameublement devait coûter quatre mille écus de cent sous. Le valet, revenu, pria monsieur d’entrer au salon en attendant qu’on sortît de table pour prendre le café.

Quoique le baron eût connu le luxe de l’Empire, qui certes fut un des plus prodigieux et dont les créations, si elles ne furent pas durables, n’en coûtèrent pas moins des sommes folles, il resta comme ébloui, abasourdi, dans ce salon dont les trois fenêtres donnaient sur un jardin féerique, un de ces jardins fabriqués en un mois avec des terrains rapportés, avec des fleurs transplantées, et dont les gazons semblent obtenus par des procédés chimiques. Il admira non-seulement les recherches, les dorures, les sculptures les plus coûteuses du style dit Pompadour, des étoffes merveilleuses que le premier épicier venu aurait pu commander et obtenir à flots d’or ; mais encore ce que des princes seuls ont la faculté de choisir, de trouver, de payer et d’offrir : deux tableaux de Greuze et deux de Watteau, deux têtes de Van-Dyck, deux paysages de Ruysdaël, deux du Guaspre, un Rembrandt et un Holbein, un Murillo et un Titien, deux Teniers et deux Metzu, un Van-Huysum et un Abraham Mignon, enfin deux cent mille francs de tableaux admirablement encadrés. Les bordures valaient presque les toiles.

— Ah ! tu comprends maintenant, mon bonhomme ? dit Josépha.

Venue sur la pointe du pied par une porte muette, sur des tapis de Perse, elle saisit son adorateur dans une de ces stupéfactions où les oreilles tintent si bien, qu’on n’entend rien que le glas du désastre.

Ce mot de bonhomme, dit à ce personnage si haut placé dans l’administration, et qui peint admirablement l’audace avec laquelle ces créatures ravalent les plus grandes existences, laissa le baron cloué par les pieds. Josépha, toute en blanc et jaune, était si bien {p. 66}   parée pour cette fête, qu’elle pouvait encore briller au milieu de ce luxe insensé, comme le bijou le plus rare.

— N’est-ce pas que c’est beau ? reprit-elle. Le duc a mis là tous les bénéfices d’une affaire en commandite dont les actions ont été vendues en hausse. Pas bête, mon petit duc ? Il n’y a que les grands seigneurs d’autrefois pour savoir changer du charbon de terre en or. Le notaire, avant le dîner, m’a apporté le contrat d’acquisition à signer, et qui contient quittance du prix. Comme ils sont là tous grands seigneurs : d’Esgrignon, Rastignac, Maxime, Lenoncourt, Verneuil, Laginski, Rochefide, la Palférine, et en fait de banquiers, Nucingen et du Tillet, avec Antonia, Malaga, Carabine et la Schontz, ils ont tous compati à ton malheur. Oui, mon vieux, tu es invité, mais à la condition de boire tout de suite la valeur de deux bouteilles en vins de Hongrie, de Champagne et du Cap pour te mettre à leur niveau. Nous sommes, mon cher, tous trop tendus ici pour qu’il n’y ait pas relâche à l’Opéra, mon directeur est saoûl comme un cornet à piston, il en est aux couacs !

— Oh ! Josépha ! s’écria le baron.

— Comme c’est bête, une explication, répondit-elle en souriant. Voyons, vaux-tu les six cent mille francs que coûte l’hôtel et le mobilier ? Peux-tu m’apporter une inscription de trente mille francs de rentes que le duc m’a donnée dans un cornet de papier blanc à dragées d’épicier ?… C’est là une jolie idée !

— Quelle perversité ! dit le Conseiller-d’État, qui dans ce moment de rage aurait troqué les diamants de sa femme pour remplacer le duc d’Hérouville pendant vingt-quatre heures.

— C’est mon état d’être perverse ! répliqua-t-elle. Ah ! voilà comment tu prends la chose ! Pourquoi n’as-tu pas inventé de commandite ? Mon Dieu, mon pauvre chat teint, tu devrais me remercier : je te quitte au moment où tu pourrais manger avec moi l’avenir de ta femme, la dot de ta fille, et… Ah ! tu pleures. L’Empire s’en va !… je vais saluer l’Empire.

Elle se posa tragiquement et dit :

On vous appelle Hulot ! je ne vous connais plus !…

Et elle rentra.

La porte entr’ouverte laissa passer, comme un éclair, un jet de lumière accompagné d’un éclat du crescendo de l’orgie et chargé des odeurs d’un festin du premier ordre.

{p. 67}   La cantatrice revint voir par la porte entrebâillée, et trouvant Hulot planté sur ses pieds comme s’il eût été de bronze, elle fit un pas en avant et reparut.

— Monsieur, dit-elle, j’ai cédé les guenilles de la rue Chauchat à la petite Héloïse Brisetout de Bixiou ; si vous voulez y réclamer votre bonnet de coton, votre tire-botte, votre ceinture et votre cire à favoris, j’ai stipulé qu’on vous les rendrait.

Cette horrible raillerie eut pour effet de faire sortir le baron comme Loth dut sortir de Gomorrhe, mais sans se retourner, comme madame.

Hulot revint chez lui, marchant en furieux, se parlant à lui-même, et trouva sa famille faisant avec calme le whist à deux sous la fiche qu’il avait vu commencer. En voyant son mari, la pauvre Adeline crut à quelque affreux désastre, à un déshonneur ; elle donna ses cartes à Hortense et entraîna Hector dans ce même petit salon, où cinq heures auparavant Crevel lui prédisait les plus honteuses agonies de la misère.

— Qu’as-tu ? dit-elle effrayée.

— Oh ! pardonne-moi ; mais laisse-moi te raconter ces infamies.

Il exhala sa rage pendant dix minutes.

— Mais, mon ami, répondit héroïquement cette pauvre femme, de pareilles créatures ne connaissent pas l’amour ! cet amour pur et dévoué que tu mérites ; comment pourrais-tu, toi si perspicace, avoir la prétention de lutter avec un million ?

— Chère Adeline ! s’écria le baron en saisissant sa femme et la pressant sur son cœur.

La baronne venait de jeter du baume sur les plaies saignantes de l’amour-propre.

— Certes, ôtez la fortune au duc d’Hérouville, entre nous deux, elle n’hésiterait pas ! dit le baron.

— Mon ami, reprit Adeline en faisant un dernier effort, s’il te faut absolument des maîtresses, pourquoi ne prends-tu pas, comme Crevel, des femmes qui ne soient pas chères et dans une classe à se trouver long-temps heureuses de peu. Nous y gagnerions tous. Je conçois le besoin, mais je ne comprends rien à la vanité…

— Oh ! quelle bonne et excellente femme tu es ! s’écria-t-il. Je suis un vieux fou, je ne mérite pas d’avoir un ange comme toi pour compagne.

{p. 68}   — Je suis tout bonnement la Joséphine de mon Napoléon, répondit-elle avec une teinte de mélancolie.

— Joséphine ne te valait pas, dit-il. Viens, je vais jouer le whist avec mon frère et mes enfants ; il faut que je me mette à mon métier de père de famille, que je marie mon Hortense et que j’enterre le libertin…

Cette bonhomie toucha si fort la pauvre Adeline, qu’elle dit : — Cette créature a bien mauvais goût de préférer qui que ce soit à mon Hector. Ah ! je ne te céderais pas pour tout l’or de la terre. Comment peut-on te laisser quand on a le bonheur d’être aimé par toi !…

Le regard par lequel le baron récompensa le fanatisme de sa femme la confirma dans l’opinion que la douceur et la soumission étaient les plus puissantes armes de la femme. Elle se trompait en ceci. Les sentiments nobles poussés à l’absolu produisent des résultats semblables à ceux des plus grands vices. Bonaparte est devenu l’Empereur pour avoir mitraillé le peuple à deux pas de l’endroit où Louis XVI a perdu la monarchie et la tête pour n’avoir pas laissé verser le sang d’un monsieur Sauce.

Le lendemain, Hortense, qui mit le cachet de Wenceslas sous son oreiller pour ne pas s’en séparer pendant son sommeil, fut habillée de bonne heure, et fit prier son père de venir au jardin dès qu’il serait levé.

Vers neuf heures et demie, le père, condescendant à une demande de sa fille, lui donnait le bras, et ils allaient ensemble le long des quais, par le pont Royal, sur la place du Carrousel.

— Ayons l’air de flâner, papa, dit Hortense en débouchant par le guichet pour traverser cette immense place…

— Flâner ici ?… demanda railleusement le père.

— Nous sommes censés aller au Musée, et là-bas, dit-elle en montrant les baraques adossées aux murailles des maisons qui tombent à angle droit sur la rue du Doyenné, tiens, il y a des marchands de bric-à-brac, de tableaux…

— Ta cousine demeure là…

— Je le sais bien ; mais il ne faut pas qu’elle nous voie…

— Et que veux-tu faire ? dit le baron en se trouvant à trente pas environ des fenêtres de madame Marneffe11 à laquelle il pensa soudain.

Hortense avait conduit son père devant le vitrage d’une des {p. 69}   boutiques situées à l’angle du pâté de maisons qui longe les galeries du vieux Louvre et qui fait face à l’hôtel de Nantes. Elle entra dans cette boutique en laissant son père occupé à regarder les fenêtres de la jolie petite dame qui, la veille, avait laissé son image au cœur du vieux Beau, comme pour y calmer la blessure qu’il allait recevoir, et il ne put s’empêcher de mettre en pratique le conseil de sa femme.

— Rabattons-nous sur les petites bourgeoises, se dit-il en se rappelant les adorables perfections de madame Marneffe. Cette petite femme-là me fera promptement oublier l’avide Josépha.

Or, voici ce qui se passa simultanément dans la boutique et hors de la boutique.

En examinant les fenêtres de sa nouvelle belle, le baron aperçut le mari qui, tout en brossant sa redingote lui-même, faisait évidemment le guet et semblait attendre quelqu’un sur la place. Craignant d’être aperçu, puis reconnu plus tard, l’amoureux baron tourna le dos à la rue du Doyenné, mais en se mettant de trois-quarts afin de pouvoir y donner un coup d’œil de temps en temps. Ce mouvement le fit rencontrer presque face à face avec madame Marneffe qui, venant des quais, doublait le promontoire des maisons pour retourner chez elle. Valérie éprouva comme une commotion en recevant le regard étonné du baron, et elle y répondit par une œillade de prude.

— Jolie femme ! s’écria le baron, et pour qui l’on ferait bien des folies !

— Eh ! monsieur, répondit-elle en se retournant comme une femme qui prend un parti violent, vous êtes monsieur le baron Hulot, n’est-ce pas ?

Le baron de plus en plus stupéfait fit un geste d’affirmation.

— Eh bien ! puisque le hasard a marié deux fois nos yeux, et que j’ai le bonheur de vous avoir intrigué ou intéressé, je vous dirai qu’au lieu de faire des folies, vous devriez bien faire justice… Le sort de mon mari dépend de vous.

— Comment l’entendez-vous ? demanda galamment le baron.

— C’est un employé de votre direction, à la Guerre, Division de monsieur Lebrun, bureau de monsieur Coquet, répondit-elle en souriant.

— Je me sens disposé, madame… madame ?

— Madame Marneffe.

{p. 70}   — Ma petite madame Marneffe, à faire des injustices pour vos beaux yeux… J’ai dans votre maison une cousine, et j’irai la voir un de ces jours, le plus tôt possible, venez m’y présenter votre requête.

— Excusez mon audace, monsieur le baron ; mais vous comprendrez comment j’ai pu oser parler ainsi, je suis sans protection.

— Ah ! ah !

— Oh ! monsieur, vous vous méprenez, dit-elle en baissant les yeux.

Le baron crut que le soleil venait de disparaître.

— Je suis au désespoir, mais je suis une honnête femme, reprit-elle. J’ai perdu, il y a six mois, mon seul protecteur, le maréchal Montcornet.

— Ah ! vous êtes sa fille.

— Oui, monsieur, mais il ne m’a jamais reconnue.

— Afin de pouvoir vous laisser une partie de sa fortune.

— Il ne m’a rien laissé, monsieur, car on n’a pas trouvé de testament.

— Oh ! pauvre petite, le maréchal a été surpris par l’apoplexie… Allons, espérez, madame, on doit quelque chose à la fille d’un des chevaliers Bayard de l’Empire.

Madame Marneffe salua gracieusement, et fut aussi fière de son succès que le baron l’était du sien.

— D’où diable vient-elle si matin ? se demanda-t-il en analysant le mouvement onduleux de la robe auquel elle imprimait une grâce peut-être exagérée. Elle a la figure trop fatiguée pour revenir du bain, et son mari l’attend. C’est inexplicable, et cela donne beaucoup à penser.

Madame Marneffe une fois rentrée, le baron voulut savoir ce que faisait sa fille dans la boutique. En y entrant, comme il regardait toujours les fenêtres de madame Marneffe, il faillit heurter un jeune homme au front pâle, aux yeux gris pétillants, vêtu d’un paletot d’été en mérinos noir, d’un pantalon de gros coutil et de souliers à guêtres en cuir jaune, qui sortait comme un braque ; et il le vit courir vers la maison de madame Marneffe où il entra. En glissant dans la boutique, Hortense y avait distingué tout aussitôt le fameux groupe mis en évidence sur une table placée au centre dans le champ de la porte.

Sans les circonstances auxquelles elle en devait la connaissance, {p. 71}   ce chef-d’œuvre eût vraisemblablement frappé la jeune fille par ce qu’il faut appeler le brio des grandes choses, elle qui, certes, aurait pu poser en Italie pour la statue du Brio.

Toutes les œuvres des gens de génie n’ont pas au même degré ce brillant, cette splendeur visible à tous les yeux, même à ceux des ignorants. Ainsi, certains tableaux de Raphaël, tels que la célèbre Transfiguration, la Madone de Foligno, les fresques des Stanze au Vatican ne commanderont pas soudain l’admiration, comme le Joueur de violon de la galerie Sciarra, les portraits des Doni et la vision d’Ézéchiel de la galerie de Pitti, le Portement de croix de la galerie Borghèse, le Mariage de la Vierge du musée Bréra à Milan. Le Saint Jean-Baptiste de la tribune, Saint Luc peignant la Vierge à l’Académie de Rome n’ont pas le charme du portrait de Léon X et de la Vierge de Dresde. Néanmoins, tout est de la même valeur. Il y a plus ! les12 Stanze, la Transfiguration, les Camaïeux et les trois tableaux de chevalet du Vatican sont le dernier degré du sublime et de la perfection. Mais ces chefs-d’œuvre exigent de l’admirateur le plus instruit une sorte de tension, une étude pour être compris dans toutes leurs parties ; tandis que le Violoniste, le Mariage de la Vierge, la Vision d’Ézéchiel entrent d’eux-mêmes dans votre cœur par la double porte des yeux, et s’y font leur place ; vous aimez à les recevoir ainsi sans aucune peine ; ce n’est pas le comble de l’art, c’en est le bonheur. Ce fait prouve qu’il se rencontre dans la génération des œuvres artistiques les mêmes hasards de naissance que dans les familles où il y a des enfants heureusement doués, qui viennent beaux et sans faire de mal à leurs mères, à qui tout sourit, à qui tout réussit ; il y a enfin les fleurs du génie comme les fleurs de l’amour.

Ce brio, mot italien intraduisible et que nous commençons à employer, est le caractère des premières œuvres. C’est le fruit de la pétulance et de la fougue intrépide du talent jeune, pétulance qui se retrouve plus tard dans certaines heures heureuses ; mais ce brio ne sort plus alors du cœur de l’artiste ; et, au lieu de le jeter dans ses œuvres comme un volcan lance ses feux, il le subit, il le doit à des circonstances, à l’amour, à la rivalité, souvent à la haine, et plus encore aux commandements d’une gloire à soutenir.

Le groupe de Wenceslas était à ses œuvres à venir ce qu’est le Mariage de la Vierge à l’œuvre total de Raphaël, le premier pas du talent fait dans une grâce inimitable, avec l’entrain de l’enfance {p. 72}   et son aimable plénitude, avec sa force cachée sous des chairs roses et blanches trouées par des fossettes qui font comme des échos aux rires de la mère. Le prince Eugène a, dit-on, payé quatre cent mille francs ce tableau qui vaudrait un million pour un pays privé de tableaux de Raphaël, et l’on ne donnerait pas cette somme pour la plus belle des fresques, dont cependant la valeur est bien supérieure comme art.

Hortense contint son admiration en pensant à la somme de ses économies de jeune fille, elle prit un petit air indifférent et dit au marchand : — Quel est le prix de ça ?

— Quinze cents francs, répondit le marchand en jetant une œillade à un jeune homme assis sur un tabouret dans un coin.

Ce jeune homme devint stupide en voyant le vivant chef-d’œuvre du baron Hulot. Hortense, ainsi prévenue, reconnut alors l’artiste à la rougeur qui nuança son visage pâli par la souffrance, elle vit reluire dans deux yeux gris une étincelle allumée par sa question ; elle regarda cette figure maigre et tirée comme celle d’un moine plongé dans l’ascétisme ; elle adora cette bouche rosée et bien dessinée, un petit menton fin, et les cheveux châtains à filaments soyeux du Slave.

— Si c’était douze cents francs, répondit-elle, je vous dirais de me l’envoyer.

— C’est antique, mademoiselle, fit observer le marchand qui, semblable à tous ses confrères, croyait avoir tout dit avec ce nec plus ultrà du bric-à-brac.

— Excusez-moi, monsieur, c’est fait de cette année, répondit-elle tout doucement, et je viens précisément pour vous prier, si l’on consent à ce prix, de nous envoyer l’artiste, car on pourrait lui procurer des commandes assez importantes.

— Si les douze cents francs sont pour lui, qu’aurais-je pour moi ? Je suis marchand, dit le boutiquier avec bonhomie.

— Ah ! c’est vrai, répliqua la jeune fille en laissant échapper une expression de dédain.

— Ah ! mademoiselle, prenez ! je m’entendrai avec le marchand, s’écria le Livonien hors de lui.

Fasciné par la sublime beauté d’Hortense et par l’amour pour les arts qui se manifestait en elle, il ajouta : — Je suis l’auteur de ce groupe, voici dix jours que je viens voir trois fois par jour si {p. 73}   quelqu’un en connaîtra la valeur et le marchandera. Vous êtes ma première admiratrice, prenez !

— Venez, monsieur, avec le marchand dans une heure d’ici… [ill.]   voici la carte de mon père, répondit Hortense.

Puis, en voyant le marchand aller dans une pièce pour y envelopper le groupe dans du linge, elle ajouta tout bas au grand étonnement de l’artiste qui crut rêver : — Dans l’intérêt de votre avenir, monsieur Wenceslas, ne montrez pas cette carte, ne dites pas le nom de votre acquéreur à mademoiselle Fischer, car c’est notre cousine.

Ce mot, notre cousine, produisit un éblouissement à l’artiste, il entrevit le paradis en en voyant une des Èves tombées. Il rêvait de la belle cousine dont lui avait parlé Lisbeth, autant qu’Hortense rêvait de l’amoureux de sa cousine, et quand elle était entrée : — Ah ! pensait-il, si elle pouvait être ainsi ! On comprendra le regard que les deux amants échangèrent, ce fut de la flamme, car les amoureux vertueux n’ont pas la moindre hypocrisie.

— Eh bien ! que diable fais-tu là-dedans ? demanda le père à sa fille.

— J’ai dépensé mes douze cents francs d’économie, viens.

Elle reprit le bras de son père qui répéta : — Douze cents francs !

— Treize cents même… mais tu me prêteras bien la différence !

— Et à quoi… dans cette boutique… as-tu pu dépenser cette somme ?

— Ah ! voici ! répondit l’heureuse jeune fille, si j’ai trouvé un mari ce ne sera pas cher.

— Un mari, ma fille, dans cette boutique ?

— Écoute, mon petit père, me défendrais-tu d’épouser un grand artiste ?

— Non, mon enfant. Un grand artiste, aujourd’hui, c’est un prince qui n’est pas titré. C’est la gloire et la fortune, les deux plus grands avantages sociaux, après la vertu, ajouta-t-il d’un petit ton cafard.

— Bien entendu, répondit Hortense. Et que penses-tu de la sculpture ?

— C’est une bien mauvaise partie, dit Hulot en hochant la tête. Il faut de grandes protections outre un grand talent ; car le gouvernement est le seul consommateur. C’est un art sans débouchés aujourd’hui qu’il n’y a plus ni grandes existences, ni grandes fortunes, {p. 74}   ni palais substitués, ni majorats. Nous ne pouvons loger que de petits tableaux, de petites figures, aussi les arts sont-ils menacés par le petit.

— Mais un grand artiste qui trouverait des débouchés… reprit Hortense.

— C’est la solution du problème.

— Et qui serait appuyé !

— Encore mieux !

— Et noble !

— Bah !

— Comte !

— Et il sculpte !

— Il est sans fortune.

— Et il compte sur celle de mademoiselle Hortense Hulot ? dit railleusement le baron en plongeant un regard d’inquisiteur dans les yeux de sa fille.

— Ce grand artiste, comte, et qui sculpte, vient de voir votre fille pour la première fois de sa vie, et pendant cinq minutes, monsieur le baron, répondit Hortense d’un air calme à son père. Hier, vois-tu, mon cher bon petit père, pendant que tu étais à la chambre, maman s’est évanouie. Cet évanouissement, qu’elle a mis sur le compte de ses nerfs, venait de quelque chagrin relatif à mon mariage manqué, car elle m’a dit que, pour vous débarrasser de moi…

— Elle t’aime trop pour avoir employé une expression…

— Peu parlementaire, reprit Hortense en riant ; non, elle ne s’est pas servie de ce mot-là ; mais moi je sais qu’une fille à marier, qui ne se marie pas, est une croix très-lourde à porter pour des parents honnêtes. Eh bien ! elle pense que s’il se présentait un homme d’énergie et de talent, à qui une dot de trente mille francs suffirait, nous serions tous heureux ! Enfin elle jugeait convenable de me préparer à la modestie de mon futur sort, et de m’empêcher de m’abandonner à de trop beaux rêves… Ce qui signifiait la rupture de mon mariage, et pas de dot.

— Ta mère est une bien bonne, une bien noble et excellente femme, répondit le père profondément humilié, quoique assez heureux de cette confidence.

— Hier, elle m’a dit que vous l’autorisiez à vendre ses diamants pour me marier ; mais je voudrais qu’elle gardât ses diamants, et {p. 75}   je voudrais trouver un mari. Je crois avoir trouvé l’homme, le prétendu qui répond au programme de maman…

— Là !… sur la place du Carrousel !… en une matinée.

— Oh ! papa, le mal vient de plus loin, répondit-elle malicieusement.

— Eh bien ! voyons, ma petite fille, disons tout à notre bon père, demanda-t-il d’un air câlin en cachant ses inquiétudes.

Sous la promesse d’un secret absolu, Hortense raconta le résumé de ses conversations avec la cousine Bette. Puis, en rentrant, elle montra le fameux cachet à son père comme preuve de la sagacité de ses conjectures. Le père admira, dans son for intérieur, la profonde adresse des jeunes filles agitées par l’instinct, en reconnaissant la simplicité du plan que cet amour idéal avait suggéré, dans une seule nuit, à cette innocente fille.

— Tu vas voir le chef-d’œuvre que je viens d’acheter, on va l’apporter, et le cher Wenceslas accompagnera le marchand… L’auteur d’un pareil groupe doit faire fortune ; mais obtiens-lui, par ton crédit, une statue, et puis un logement à l’Institut…

— Comme tu vas, s’écria le père. Mais si on vous laissait faire, vous seriez mariés dans les délais légaux, dans onze jours…

— On attend onze jours ? répondit-elle en riant. Mais, en cinq minutes, je l’ai aimé, comme tu as aimé maman en la voyant ! et il m’aime, comme si nous nous connaissions depuis deux ans. Oui, dit-elle à un geste que fit son père, j’ai lu dix volumes d’amour dans ses yeux. Et ne sera-t-il pas accepté par vous et par maman pour mon mari, quand il vous sera démontré que c’est un homme de génie ! La sculpture est le premier des arts ! s’écria-t-elle en battant des mains et sautant. Tiens ! je vais tout te dire…

— Il y a donc encore quelque chose ?… demanda le père en souriant.

Cette innocence complète et bavarde avait tout à fait rassuré le baron.

— Un aveu de la dernière importance, répondit-elle. Je l’aimais sans le connaître, mais j’en suis folle depuis une heure que je l’ai vu.

— Un peu trop folle, répondit le baron que le spectacle de cette naïve passion réjouissait.

— Ne me punis pas de ma confiance, reprit-elle. C’est si bon de crier dans le cœur de son père : « J’aime, je suis heureuse {p. 76}   d’aimer ! » répliqua-t-elle. Tu vas voir mon Wenceslas ! Quel front plein de mélancolie !… des yeux gris où brille le soleil du génie !… et comme il est distingué ! Qu’en penses-tu ? Est-ce un beau pays, la Livonie ?… Ma cousine Bette épouser ce jeune homme-là, elle qui serait sa mère ?… Mais ce serait un meurtre ! Comme je suis jalouse de ce qu’elle a dû faire pour lui ! je me figure qu’elle ne verra pas mon mariage avec plaisir.

— Tiens, mon ange, ne cachons rien à ta mère, dit le baron.

— Il faudrait lui montrer ce cachet, et j’ai promis de ne pas trahir la cousine qui a, dit-elle, peur des plaisanteries de maman, répondit Hortense.

— Tu as de la délicatesse pour le cachet, et tu voles à la cousine Bette son amoureux.

— J’ai fait une promesse pour le cachet, et je n’ai rien promis pour l’auteur.

Cette aventure, d’une simplicité patriarcale, convenait singulièrement à la situation secrète de cette famille ; aussi le baron, en louant sa fille de sa confiance, lui dit-il que désormais elle devait s’en remettre à la prudence de ses parents.

— Tu comprends, ma petite fille, que ce n’est pas à toi à t’assurer si l’amoureux de ta cousine est comte, s’il a des papiers en règle, et si sa conduite offre des garanties… Quant à ta cousine, elle a refusé cinq partis quand elle avait vingt ans de moins, ce ne sera pas un obstacle, et je m’en charge.

— Écoutez ! mon père, si vous voulez me voir mariée, ne parlez à ma cousine de notre amoureux qu’au moment de signer mon contrat de mariage… Depuis six mois, je la questionne à ce sujet !… Eh bien ! il y a quelque chose d’inexplicable en elle…

— Quoi ? dit le père intrigué.

— Enfin, ses regards ne sont pas bons, quand je vais trop loin, fût-ce en riant, à propos de son amoureux. Prenez vos renseignements ; mais laissez-moi conduire ma barque. Ma confiance doit vous rassurer.

— Le Seigneur a dit : « Laissez venir les enfants à moi ! » tu es un de ceux qui reviennent, répondit le baron avec une légère teinte de raillerie.

Après le déjeuner, on annonça le marchand, l’artiste et le groupe. La rougeur subite qui colora sa fille rendit la baronne d’abord inquiète, puis attentive, et la confusion d’Hortense, le {p. 77}   feu de son regard lui révélèrent bientôt le mystère, si peu contenu dans ce jeune cœur.

Le comte Steinbock, habillé tout en noir, parut au baron être un jeune homme fort distingué.

— Feriez-vous une statue en bronze ? lui demanda-t-il en tenant le groupe.

Après avoir admiré de confiance, il passa le bronze à sa femme qui ne se connaissait pas en sculpture.

— N’est-ce pas, maman, que c’est bien beau ? dit Hortense à l’oreille de sa mère.

— Une statue !… monsieur le baron, ce n’est pas si difficile à faire que d’agencer une pendule comme celle que voici, et que monsieur a eu la complaisance d’apporter, répondit l’artiste à la question du baron.

Le marchand était occupé à déposer sur le buffet de la salle à manger le modèle en cire des douze Heures que les Amours essayent d’arrêter.

— Laissez-moi cette pendule, dit le baron stupéfait de la beauté de cette œuvre, je veux la montrer aux ministres de l’Intérieur et du Commerce.

— Quel est ce jeune homme qui t’intéresse tant ? demanda la baronne à sa fille.

— Un artiste assez riche pour exploiter ce modèle pourrait y gagner cent mille francs, dit le marchand de curiosités qui prit un air capable et mystérieux en voyant l’accord des yeux entre la jeune fille et l’artiste. Il suffit de vendre vingt exemplaires à huit mille francs, car chaque exemplaire coûterait environ mille écus à établir ; mais, en numérotant chaque exemplaire et détruisant le modèle, on trouverait bien vingt amateurs, satisfaits d’être les seuls à posséder cette œuvre-là.

— Cent mille francs ! s’écria Steinbock en regardant tour à tour le marchand, Hortense, le baron et la baronne.

— Oui, cent mille francs ! répéta le marchand, et si j’étais assez riche, je vous l’achèterais, moi, vingt mille francs ; car, en détruisant le modèle, cela devient une propriété… Mais un des princes devrait payer ce chef-d’œuvre trente ou quarante mille francs, et en orner son salon. On n’a jamais fait, dans les arts, de pendule qui contente à la fois les bourgeois et les connaisseurs, et celle-là, monsieur, est la solution de cette difficulté…

{p. 78}   — Voici pour vous, monsieur, dit Hortense en donnant six pièces d’or au marchand qui se retira.

— Ne parlez à personne au monde de cette visite, alla dire l’artiste au marchand sur le seuil de la porte. Si l’on vous demande où nous avons porté le groupe, nommez le duc d’Hérouville, le célèbre amateur qui demeure rue de Varennes.

Le marchand hocha la tête en signe d’assentiment.

— Vous vous nommez ? demanda le baron à l’artiste quand il revint.

— Le comte Steinbock.

— Avez-vous des papiers qui prouvent ce que vous êtes ?…

— Oui, monsieur le baron, ils sont en langue russe et en langue allemande, mais sans légalisation…

— Vous sentez-vous la force de faire une statue de neuf pieds ?

— Oui, monsieur.

— Eh bien ! si les personnes que je vais consulter sont contentes de vos ouvrages, je puis vous obtenir la statue du maréchal Montcornet, que l’on veut ériger au Père-Lachaise, sur son tombeau. Le Ministère de la guerre et les anciens officiers de la garde impériale donnent une somme assez importante pour que nous ayons le droit de choisir l’artiste.

— Oh ! monsieur, ce serait ma fortune !… dit Steinbock qui resta stupéfait de tant de bonheurs à la fois.

— Soyez tranquille, répondit gracieusement le baron, si les deux ministres, à qui je vais montrer votre groupe et ce modèle, sont émerveillés de ces deux œuvres, votre fortune est en bon chemin…

Hortense serrait le bras de son père à lui faire mal.

— Apportez-moi vos papiers, et ne dites rien de vos espérances à personne, pas même à notre vieille cousine Bette.

— Lisbeth ? s’écria madame Hulot achevant de comprendre la fin sans deviner les moyens.

— Je puis vous donner des preuves de mon savoir en faisant le buste de madame… ajouta Wenceslas.

Frappé de la beauté de madame Hulot, depuis un moment l’artiste comparait la mère et la fille.

— Allons, monsieur, la vie peut devenir belle pour vous, dit le baron tout à fait séduit par l’extérieur fin et distingué du comte Steinbock. Vous saurez bientôt que personne, à Paris, n’a {p. 79}   long-temps impunément du talent, et que tout travail constant y trouve sa récompense.

Hortense tendit au jeune homme en rougissant une jolie bourse algérienne qui contenait soixante pièces d’or. L’artiste, toujours un peu gentilhomme, répondit à la rougeur d’Hortense par un coloris de pudeur assez facile à interpréter.

— Serait-ce, par hasard, le premier argent que vous recevez de vos travaux ? demanda la baronne.

— Oui, madame, de mes travaux d’art, mais non de mes peines, car j’ai travaillé comme ouvrier…

— Eh bien ! espérons que l’argent de ma fille vous portera bonheur ! répondit madame Hulot.

— Et prenez-le sans scrupules, ajouta le baron en voyant Wenceslas qui tenait toujours la bourse à la main sans la serrer. Cette somme sera remboursée par quelque grand seigneur, par un prince peut-être qui nous la rendra certes avec usure pour posséder cette belle œuvre.

— Oh ! j’y tiens trop, papa, pour la céder à qui que ce soit, même au prince royal !

— Je puis faire pour mademoiselle un autre groupe plus joli que ce…

— Ce ne serait pas celui-là, répondit-elle.

Et comme honteuse d’en avoir trop dit, elle alla dans le jardin.

— Je vais donc briser le moule et le modèle en rentrant ! dit Steinbock.

— Allons ! apportez-moi vos papiers, et vous entendrez bientôt parler de moi, si vous répondez à tout ce que je conçois de vous, monsieur.

En entendant cette phrase, l’artiste fut obligé de sortir. Après avoir salué madame Hulot et Hortense, qui revint du jardin exprès pour recevoir ce salut, il alla se promener dans les Tuileries sans pouvoir, sans oser rentrer dans sa mansarde, où son tyran l’allait assommer de questions et lui arracher son secret.

L’amoureux d’Hortense imaginait des groupes et des statues par centaines ; il se sentait une puissance à tailler lui-même le marbre, comme Canova, qui, faible comme lui, faillit en périr. Il était transfiguré par Hortense, devenue pour lui l’inspiration visible.

— Ah çà ! dit la baronne à sa fille, qu’est-ce que cela signifie ?

— Eh bien ! chère maman, tu viens de voir l’amoureux de notre {p. 80}   cousine Bette qui, j’espère, est maintenant le mien… Mais ferme les yeux, fais l’ignorante. Mon Dieu ! moi qui voulais tout te cacher, je vais tout te dire…

— Allons, adieu mes enfants, s’écria le baron en embrassant sa fille et sa femme, je vais aller peut-être voir la Chèvre, et je saurai d’elle bien des choses sur le jeune homme.

— Papa, sois prudent, répéta Hortense.

— Oh ! petite fille ! s’écria la baronne quand Hortense eut fini de lui raconter son poème dont le dernier chant était l’aventure de cette matinée, chère petite fille, la plus grande rouée de la terre sera toujours la Naïveté !

Les passions vraies ont leur instinct. Mettez un gourmand à même de prendre un fruit dans un plat, il ne se trompera pas et saisira, même sans voir, le meilleur. De même, laissez aux jeunes filles bien élevées le choix absolu de leurs maris, si elles sont en position d’avoir ceux qu’elles désigneront, elles se tromperont rarement. La nature est infaillible. L’œuvre de la nature, en ce genre s’appelle : aimer à première vue. En amour, la première vue est tout bonnement la seconde vue.

Le contentement de la baronne, quoique caché sous la dignité maternelle, égalait celui de sa fille ; car des trois manières de marier Hortense dont avait parlé Crevel, la meilleure, à son gré, paraissait devoir réussir. Elle vit dans cette aventure une réponse de la Providence à ses ferventes prières.

Le forçat de mademoiselle Fischer, obligé néanmoins de rentrer au logis, eut l’idée de cacher la joie de l’amoureux sous la joie de l’artiste, heureux de son premier succès.

— Victoire ! mon groupe est vendu au duc d’Hérouville qui va me donner des travaux, dit-il en jetant les douze cents francs en or sur la table de la vieille fille.

Il avait, comme on le pense bien, serré la bourse d’Hortense, il la tenait sur son cœur.

— Eh bien ! répondit Lisbeth, c’est heureux, car je m’exterminais à travailler. Vous voyez, mon enfant, que l’argent vient bien lentement dans le métier que vous avez pris, car voici le premier que vous recevez, et voilà bientôt cinq ans que vous piochez ! Cette somme suffit à peine à rembourser ce que vous m’avez coûté depuis la lettre de change qui me tient lieu de mes économies. Mais soyez tranquille, ajouta-t-elle après avoir compté, cet argent sera tout {p. 81}   employé pour vous. Nous avons là de la sécurité pour un an. En un an, vous pouvez maintenant vous acquitter et avoir13 une bonne somme à vous, si vous allez toujours de ce train-là.

En voyant le succès de sa ruse, Wenceslas fit des contes à la vieille fille sur le duc d’Hérouville.

— Je veux vous faire habiller tout en noir, à la mode, et renouveler votre linge, car vous devez vous présenter bien mis chez vos protecteurs, répondit Bette. Et puis, il vous faudra maintenant un appartement plus grand et plus convenable que votre horrible mansarde, et le bien meubler. Comme vous voilà gai ! Vous n’êtes plus le même, ajouta-t-elle en examinant Wenceslas.

— Mais on a dit que mon groupe était un chef-d’œuvre.

— Eh bien ! tant mieux ! Faites-en d’autres, répliqua cette sèche fille toute positive et incapable de comprendre la joie du triomphe ou la beauté dans les arts. Ne vous occupez plus de ce qui est vendu, fabriquez quelque autre chose à vendre. Vous avez dépensé deux cents francs d’argent, sans compter votre travail et votre temps, à ce diable de Samson. Votre pendule vous coûtera plus de deux mille francs à faire exécuter. Tenez, si vous m’en croyez, vous devriez achever ces deux petits garçons couronnant la petite fille avec des bluets, ça séduira les Parisiens ! Moi, je vais passer chez monsieur Graff, le tailleur, avant d’aller chez monsieur Crevel… Remontez chez vous, et laissez-moi m’habiller.

Le lendemain, le baron, devenu fou de madame Marneffe, alla voir la cousine Bette, assez stupéfaite en ouvrant la porte de le trouver devant elle, car il n’était jamais venu lui faire une visite. Aussi se dit-elle en elle-même : — Hortense aurait-elle envie de mon amoureux ?… car la veille, elle avait appris, chez monsieur Crevel, la rupture du mariage avec le conseiller à la cour royale.

— Comment, mon cousin, vous ici ? Vous me venez voir pour la première fois de votre vie, assurément ce n’est pas pour mes beaux yeux ?

— Beaux ! c’est vrai, reprit le baron, tu as les plus beaux yeux que j’aie vus…

— Pourquoi venez-vous ? Tenez, me voilà honteuse de vous recevoir dans un pareil taudis.

La première des deux pièces dont se composait l’appartement de la cousine Bette, lui servait à la fois de salon, de salle à manger, de cuisine et d’atelier. Les meubles étaient ceux des ménages {p. 82}   d’ouvriers aisés : des chaises en noyer foncées de paille, une petite table à manger en noyer, une table à travailler, des gravures enluminées dans des cadres en bois noirci, de petits rideaux de mousseline aux fenêtres, une grande armoire en noyer, le carreau bien frotté, bien reluisant de propreté, tout cela sans un grain de poussière, mais plein de tons froids, un vrai tableau de Terburg où rien ne manquait, pas même sa teinte grise, représentée14 par un papier jadis bleuâtre et passé au ton de lin. Quant à la chambre, personne n’y avait jamais pénétré.

Le baron embrassa tout, d’un coup d’œil, vit la signature de la médiocrité dans chaque chose, depuis le poêle en fonte jusqu’aux ustensiles de ménage, et il fut pris d’une nausée en se disant à lui-même : — Voilà donc la vertu !

— Pourquoi je viens ? répondit-il à haute voix. Tu es une fille trop rusée pour ne pas finir par le deviner, et il vaut mieux te le dire, s’écria-t-il en s’asseyant et regardant à travers la cour en entr’ouvrant le rideau de mousseline plissée. Il y a dans la maison une très-jolie femme…

— Madame Marneffe ! Oh ! j’y suis ! dit-elle en comprenant tout. Et Josépha ?

— Hélas ! cousine, il n’y a plus de Josépha… J’ai été mis à la porte comme un laquais.

— Et vous voudriez ?… demanda la cousine en regardant le baron avec la dignité d’une prude qui s’offense un quart d’heure trop tôt.

— Comme madame Marneffe est une femme très comme il faut, la femme d’un employé, que tu peux la voir sans te compromettre, reprit le baron, je voudrais te voir voisiner avec elle. Oh ! sois tranquille, elle aura les plus grands égards pour la cousine de monsieur le directeur.

En ce moment, on entendit le frôlement d’une robe dans l’escalier, accompagné par le bruit des pas d’une femme à brodequins superfins. Le bruit cessa sur le palier. Après deux coups frappés à la porte, madame Marneffe se montra.

— Pardonnez-moi, mademoiselle, cette irruption chez vous ; mais je ne vous ai point trouvée hier quand je suis venue vous faire une visite ; nous sommes voisines, et si j’avais su que vous étiez la cousine de monsieur le Conseiller-d’État, il y a longtemps que je vous aurais demandé votre protection auprès de lui. J’ai vu entrer {p. 83}   monsieur le directeur, et alors j’ai pris la liberté de venir, car mon mari, monsieur le baron, m’a parlé d’un travail sur le personnel qui sera soumis demain au ministre.

Elle avait l’air d’être émue, de palpiter ; mais elle avait tout bonnement monté l’escalier en courant.

— Vous n’avez pas besoin de faire la solliciteuse, belle dame, répondit le baron, c’est à moi de vous demander la grâce de vous voir.

— Eh ! bien, si mademoiselle le trouve bon, venez ? dit madame Marneffe.

— Allez, mon cousin, je vais vous rejoindre, dit prudemment la cousine Bette.

La Parisienne comptait tellement sur la visite et sur l’intelligence de monsieur le directeur, qu’elle avait fait, non-seulement une toilette appropriée à une pareille entrevue, mais encore une toilette à son appartement. Dès le matin, on y avait mis des fleurs achetées à crédit. Marneffe avait aidé sa femme à nettoyer les meubles, à rendre du lustre aux plus petits objets, en savonnant, en brossant, en époussetant tout. Valérie voulait se trouver dans un milieu plein de fraîcheur afin de plaire à monsieur le directeur, et plaire assez pour avoir le droit d’être cruelle, de lui tenir la dragée haute, comme à un enfant, en employant les ressources de la tactique moderne. Elle avait jugé Hulot. Laissez vingt-quatre heures à une parisienne aux abois, elle bouleverserait un ministère.

Cet homme de l’Empire, habitué au genre Empire, devait ignorer absolument les façons de l’amour moderne. Les nouveaux scrupules, les différentes conversations inventées depuis 1830, et où la pauvre faible femme finit par se faire considérer comme la victime des désirs de son amant, comme une sœur de charité qui panse des blessures, comme un ange qui se dévoue. Ce nouvel art d’aimer consomme énormément de paroles évangéliques à l’œuvre du diable. La passion est un martyre. On aspire à l’idéal, à l’infini, de part et d’autre l’on veut devenir meilleurs par l’amour. Toutes ces belles phrases sont un prétexte à mettre encore plus d’ardeur dans la pratique, plus de rage dans les chutes que par le passé. Cette hypocrisie, le caractère de notre temps, a gangrené la galanterie. On est deux anges, et l’on se comporte comme deux démons, si l’on peut. L’amour n’avait pas le temps de s’analyser ainsi lui-même entre deux campagnes, et, en 1809, il allait aussi vite que l’Empire, {p. 84}   en succès. Or, sous la Restauration, le bel Hulot, en redevenant homme à femmes, avait d’abord consolé quelques anciennes amies alors tombées, comme des astres éteints du firmament politique, et de là, vieillard, il s’était laissé capturer par les Jenny Cadine et les Josépha.

Madame Marneffe avait dressé ses batteries en apprenant les antécédents du directeur, que son mari lui raconta longuement, après quelques renseignements pris dans les bureaux. La comédie du sentiment moderne pouvant avoir pour le baron le charme de la nouveauté, le parti de Valérie était pris, et, disons-le, l’essai qu’elle fit de sa puissance pendant cette matinée répondit à toutes ses espérances. Grâce à ces manœuvres sentimentales, romanesques et romantiques, Valérie obtint, sans avoir rien promis, la place de sous-chef et la croix de la Légion-d’Honneur pour son mari.

Cette petite guerre n’alla pas sans des dîners au Rocher de Cancale, sans des parties de spectacle, sans beaucoup de cadeaux en mantilles, en écharpes, en robes, en bijoux. L’appartement de la rue du Doyenné déplaisait, le baron complota d’en meubler un magnifiquement, rue Vanneau, dans une charmante maison moderne.

Monsieur Marneffe obtint un congé de quinze jours, à prendre dans un mois, pour aller régler des affaires d’intérêt dans son pays, et une gratification. Il se promit de faire un petit voyage en Suisse pour y étudier le beau sexe.

Si le baron Hulot s’occupa de sa protégée, il n’oublia pas son protégé. Le ministre du commerce, le comte Popinot, aimait les arts : il donna deux mille francs d’un exemplaire du groupe de Samson, à la condition que le moule serait brisé, pour qu’il n’existât que son Samson et celui de mademoiselle Hulot. Ce groupe excita l’admiration d’un prince à qui l’on porta le modèle de la pendule et qui la commanda ; mais elle devait être unique, et il en offrit trente mille francs. Les artistes consultés, au nombre desquels fut Stidmann, déclarèrent que l’auteur de ces deux œuvres pouvait faire une statue. Aussitôt, le maréchal prince de Wissembourg, ministre de la guerre et président du comité de souscription pour le monument du maréchal Montcornet, fit prendre une délibération par laquelle l’exécution en était confiée à Steinbock. Le comte de Rastignac, alors sous-secrétaire d’État, voulut une œuvre de l’artiste dont la gloire surgissait aux acclamations de ses rivaux. Il obtint de Steinbock le délicieux groupe des deux petits garçons {p. 85}   couronnant une petite fille, et il lui promit un atelier au Dépôt des marbres du gouvernement, situé, comme on sait, au Gros-Caillou.

Ce fut le succès, mais le succès comme il vient à Paris, c’est-à-dire fou, le succès à écraser les gens qui n’ont pas des épaules et des reins à le porter, ce qui, par parenthèse, arrive souvent. On parlait dans les journaux et dans les revues du comte Wenceslas Steinbock, sans que lui ni mademoiselle Fischer en eussent le moindre soupçon. Tous les jours, dès que mademoiselle Fischer sortait pour dîner, Wenceslas allait chez la baronne. Il y passait une ou deux heures, excepté le jour où la Bette venait chez sa cousine Hulot. Cet état de choses dura pendant quelques jours.

Le baron sûr des qualités et de l’état civil du comte Steinbock, la baronne heureuse de son caractère et de ses mœurs, Hortense fière de son amour approuvé, de la gloire de son prétendu, n’hésitaient plus à parler de ce mariage ; enfin, l’artiste était au comble du bonheur, quand une indiscrétion de madame Marneffe mit tout en péril. Voici comment.

Lisbeth, que le baron Hulot désirait lier avec madame Marneffe pour avoir un œil dans ce ménage, avait déjà dîné chez Valérie, qui, de son côté, voulant avoir une oreille dans la famille Hulot, caressait beaucoup la vieille fille. Valérie eut donc l’idée d’engager mademoiselle Fischer à pendre la crémaillère du nouvel appartement où elle devait s’installer. La vieille fille, heureuse de trouver une maison de plus où aller dîner et captée par madame Marneffe, l’avait prise en affection. De toutes les personnes avec lesquelles elle s’était liée, aucune n’avait fait autant de frais pour elle. En effet, madame Marneffe, toute aux petits soins pour mademoiselle Fischer, se trouvait, pour ainsi dire, vis-à-vis d’elle ce qu’était la cousine Bette vis-à-vis de la baronne, de monsieur Rivet, de Crevel, de tous ceux enfin qui la recevaient à dîner. Les Marneffe avaient surtout excité la commisération de la cousine Bette en lui laissant voir la profonde détresse de leur ménage, et la vernissant, comme toujours, des plus belles couleurs : des amis obligés et ingrats, des maladies, une mère, madame Fortin, à qui l’on avait caché sa détresse, et morte en se croyant toujours dans l’opulence, grâce à des sacrifices plus qu’humains, etc.

— Pauvres gens ! disait-elle à son cousin Hulot, vous avez bien raison de vous intéresser à eux, ils le méritent bien, car ils sont si {p. 86}   courageux, si bons ! Ils peuvent à peine vivre avec mille écus de leur place de sous-chef, car ils ont fait des dettes depuis la mort du maréchal Montcornet ! C’est barbarie au gouvernement de vouloir qu’un employé, qui a femme et enfants, vive dans Paris avec deux mille quatre cents francs d’appointements.

Une jeune femme qui, pour elle, avait des semblants d’amitié, qui lui disait tout en la consultant, la flattant et paraissant vouloir se laisser conduire par elle, devint donc en peu de temps plus chère à l’excentrique cousine Bette que tous ses parents.

De son côté, le baron, admirant dans madame Marneffe une décence, une éducation, des manières, que ni Jenny Cadine, ni Josépha, ni leurs amies ne lui avaient offertes, s’était épris pour elle, en un mois, d’une passion de vieillard, passion insensée qui semblait raisonnable. En effet, il n’apercevait là ni moquerie, ni orgies, ni dépenses folles, ni dépravation, ni mépris des choses sociales, ni cette indépendance absolue qui, chez l’actrice et chez la cantatrice, avaient causé tous ses malheurs. Il échappait également à cette rapacité de courtisane, comparable à la soif du sable.

Madame Marneffe, devenue son amie et sa confidente, faisait d’étranges façons pour accepter la moindre chose de lui. — Bon pour les places, les gratifications, tout ce que vous pouvez nous obtenir du gouvernement ; mais ne commencez pas par déshonorer la femme que vous dites aimer, disait Valérie, autrement je ne vous croirai pas… Et j’aime à vous croire, ajoutait-elle avec une œillade à la sainte Thérèse guignant le ciel.

À chaque présent, c’était un fort à emporter, une conscience à violer. Le pauvre baron employait des stratagèmes pour offrir une bagatelle, fort chère d’ailleurs, en s’applaudissant de rencontrer enfin une vertu, de trouver la réalisation de ses rêves. Dans ce ménage, primitif (disait-il), le baron était aussi dieu que chez lui. Monsieur Marneffe paraissait être à mille lieues de croire que le Jupiter de son ministère eût l’intention de descendre en pluie d’or chez sa femme, et il se faisait le valet de son auguste chef.

Madame Marneffe, âgée de vingt-trois ans, bourgeoise pure et timorée, fleur cachée dans la rue du Doyenné, devait ignorer les dépravations et la démoralisation courtisanesques qui maintenant causaient d’affreux dégoûts au baron, car il n’avait pas encore connu les charmes de la vertu qui combat, et la craintive Valérie les lui {p. 87}   faisait savourer, comme dit la chanson, tout le long de la rivière.

Une fois la question ainsi posée entre Hector et Valérie, personne ne s’étonnera d’apprendre que Valérie ait su d’Hector le secret du prochain mariage du grand artiste Steinbock avec Hortense. Entre un amant sans droits et une femme qui ne se décide pas facilement à devenir une maîtresse, il se passe des luttes orales et morales où la parole trahit souvent la pensée, de même que dans un assaut le fleuret prend l’animation de l’épée du duel. L’homme le plus prudent imite alors monsieur de Turenne. Le baron avait donc laissé entrevoir toute la liberté d’action que le mariage de sa fille lui donnerait, pour répondre à l’aimante Valérie, qui s’était plus d’une fois écriée : — Je ne conçois pas qu’on fasse une faute pour un homme qui ne serait pas tout à nous ! Déjà le baron avait mille fois juré que, depuis vingt-cinq ans, tout était fini entre madame Hulot et lui. — On la dit si belle ! répliquait madame Marneffe, je veux des preuves. — Vous en aurez, dit le baron, heureux de ce vouloir par lequel sa Valérie se compromettait. — Et comment ? Il faudrait ne jamais me quitter, avait répondu Valérie. Hector avait alors été forcé de révéler ses projets en exécution rue Vanneau pour démontrer à sa Valérie qu’il songeait à lui donner cette moitié de la vie qui appartient à une femme légitime, en supposant que le jour et la nuit partagent également l’existence des gens civilisés. Il parla de quitter décemment sa femme en la laissant seule, une fois que sa fille serait mariée. La baronne passerait alors tout son temps chez Hortense et chez les jeunes Hulot, il était sûr de l’obéissance de sa femme. — Dès lors, mon petit ange, ma véritable vie, mon vrai ménage sera rue Vanneau. — Mon Dieu, comme vous disposez de moi !… dit alors madame Marneffe. Et mon mari ?… — Cette guenille ? — Le fait est qu’auprès de vous, c’est cela… répondit-elle en riant.

Madame Marneffe eut une furieuse envie de voir le jeune comte de Steinbock après en avoir appris l’histoire, peut-être en voulait-elle obtenir quelque bijou, pendant qu’elle vivait encore sous le même toit. Cette curiosité déplut tant au baron, que Valérie jura de ne jamais regarder Wenceslas. Mais, après avoir fait récompenser l’abandon de cette fantaisie par un petit service de thé complet en vieux Sèvres, pâte tendre, elle garda son désir au fond de son cœur, écrit comme sur un agenda. Donc, un jour qu’elle avait prié sa cousine Bette de venir prendre ensemble leur café dans sa {p. 88}   chambre, elle la mit sur le chapitre de son amoureux, afin de savoir si elle pourrait le voir sans danger.

— Ma petite, dit-elle, car elles se traitaient mutuellement de ma petite, pourquoi ne m’avez-vous pas encore présenté votre amoureux ?… [ill.]   Savez-vous qu’il est en peu de temps devenu célèbre ?

— Lui ! célèbre ?

— Mais on ne parle que de lui !…

— Ah ! bah ! s’écria Lisbeth.

— Il va faire la statue de mon père, et je lui serai bien utile pour la réussite de son œuvre, car madame Montcornet ne peut pas, comme moi, lui prêter une miniature de Sain, un chef-d’œuvre fait en 1809, avant la campagne de Wagram, et donné à ma pauvre mère, enfin un Montcornet jeune et beau…

Sain et Augustin tenaient à eux deux le sceptre de la peinture en miniature sous l’Empire.

— Il va, dites-vous, ma petite, faire une statue ?… demanda Lisbeth.

— De neuf pieds, commandée par le Ministère de la Guerre. Ah çà ! d’où sortez-vous ? je vous apprends ces nouvelles-là. Mais le gouvernement va donner au comte de Steinbock un atelier et un logement au Gros-Caillou, au Dépôt des marbres, votre Polonais en sera peut-être le directeur, une place de deux mille francs, une bague au doigt…

— Comment savez-vous tout cela, quand moi je ne le sais pas ? dit enfin Lisbeth en sortant de sa stupeur.

— Voyons, ma chère petite cousine Bette, dit gracieusement madame Marneffe, êtes-vous susceptible d’une amitié dévouée, à toute épreuve ? Voulez-vous que nous soyons comme deux sœurs ? Voulez-vous me jurer de n’avoir pas plus de secrets pour moi que je n’en aurai pour vous, d’être mon espion comme je serai le vôtre ?… Voulez-vous surtout me jurer que vous ne me vendrez jamais, ni à mon mari, ni à monsieur Hulot, et que vous n’avouerez jamais que c’est moi qui vous ai dit…

Madame Marneffe s’arrêta dans cette œuvre de picador, la cousine Bette l’effraya. La physionomie de la Lorraine était devenue terrible. Ses yeux noirs et pénétrants avaient la fixité de ceux des tigres. Sa figure ressemblait à celles que nous supposons aux pythonisses, elle serrait ses dents pour les empêcher de claquer, et {p. 89}   une affreuse convulsion faisait trembler ses membres. Elle avait glissé sa main crochue entre son bonnet et ses cheveux pour les empoigner et soutenir sa tête, devenue trop lourde ; elle brûlait ! La fumée de l’incendie qui la ravageait semblait passer par ses rides comme par autant de crevasses labourées par une éruption volcanique. Ce fut un spectacle sublime.

— Eh bien ! pourquoi vous arrêtez-vous ? dit-elle d’une voix creuse, je serai pour vous tout ce que j’étais pour lui. Oh ! je lui aurais donné tout mon sang…

— Vous l’aimez donc ?…

— Comme s’il était mon enfant !…

— Eh bien ! reprit madame Marneffe en respirant à l’aise, puisque vous ne l’aimez que comme ça, vous allez être bien heureuse, car vous le voulez heureux ?

Lisbeth répondit par un signe de tête rapide comme celui d’une folle.

— Il épouse dans un mois votre petite cousine.

— Hortense ? cria la vieille fille en se frappant le front et en se levant.

— Ah çà ! vous l’aimez donc ce jeune homme ? demanda madame Marneffe.

— Ma petite, c’est entre nous à la vie à la mort, dit mademoiselle Fischer. Oui, si vous avez des attachements, ils me seront sacrés. Enfin, vos vices deviendront pour moi des vertus, car j’en aurai besoin, moi, de vos vices !

— Vous viviez donc avec lui ? s’écria Valérie.

— Non, je voulais être sa mère…

— Ah ! je n’y comprends plus rien, reprit Valérie, car alors vous n’êtes pas jouée ni trompée, et vous devez être bien heureuse de lui voir faire un beau mariage, le voilà lancé. D’ailleurs, tout est bien fini pour vous, allez. Notre artiste va tous les jours chez madame Hulot, dès que vous sortez pour dîner…

— Adeline ! se dit Lisbeth. Oh ! Adeline, tu me le payeras, je te rendrai plus laide que moi !…

— Mais vous voilà pâle comme une morte ! reprit Valérie. Il y a donc quelque chose ?… Oh ! suis-je bête ! la mère et la fille doivent se douter que vous mettriez des obstacles à cet amour, puisqu’ils se cachent de vous, s’écria madame Marneffe ; mais, si vous ne {p. 90}   viviez pas avec le jeune homme, tout cela, ma petite, est pour moi plus obscur que le cœur de mon mari…

— Oh ! vous ne savez pas, vous, reprit Lisbeth, vous ne savez pas ce que c’est que cette manigance-là ! c’est le dernier coup qui tue ! En ai-je reçu des meurtrissures à l’âme ! Vous ignorez que depuis l’âge où l’on sent, j’ai été immolée à Adeline ! On me donnait des coups, et on lui faisait des caresses ! J’allais mise comme un souillon, et elle était vêtue comme une dame. Je piochais le jardin, j’épluchais les légumes, et elle ses dix doigts ne se remuaient que pour arranger des chiffons !… Elle a épousé le baron, elle est venue briller à la cour de l’Empereur, et je suis restée jusqu’en 1809 dans mon village, attendant un parti sortable, pendant quatre ans ; ils m’en ont tirée, mais pour me faire ouvrière et pour me proposer des employés, des capitaines qui ressemblaient à des portiers !… J’ai eu pendant vingt-six ans tous leurs restes… Et voilà que, comme dans l’Ancien Testament, le pauvre possède un seul agneau qui fait son bonheur, et le riche qui a des troupeaux envie la brebis du pauvre et la lui dérobe !… sans le prévenir, sans la lui demander. Adeline me filoute mon bonheur ! Adeline !… Adeline, je te verrai dans la boue et plus bas que moi ! Hortense, que j’aimais, m’a trompée… Le baron… non, cela n’est pas possible. Voyons, redites-moi les choses qui là-dedans peuvent être vraies ?

— Calmez-vous, ma petite…

— Valérie, mon cher ange, je vais me calmer, répondit cette fille bizarre en s’asseyant. Une seule chose peut me rendre la raison : donnez-moi une preuve !…

— Mais votre cousine Hortense possède le groupe de Samson dont voici la lithographie publiée par une Revue ; elle l’a payé de ses économies, et c’est le baron qui, dans l’intérêt de son futur gendre, le lance et obtient tout.

— De l’eau !… de l’eau ! demanda Lisbeth après avoir jeté les yeux sur la lithographie au bas de laquelle elle lut : groupe appartenant à mademoiselle Hulot d’Ervy. De l’eau ! ma tête brûle, je deviens folle !…

Madame Marneffe apporta de l’eau, la vieille fille ôta son bonnet, défit ses noirs cheveux, et se mit la tête dans la cuvette que lui tint sa nouvelle amie ; elle s’y trempa le front à plusieurs reprises, et arrêta l’inflammation commencée. Après cette immersion, elle retrouva tout son empire sur elle-même.

{p. 91}   — Pas un mot, dit-elle à madame Marneffe en s’essuyant, pas un mot de tout ceci… Voyez !… je suis tranquille, et tout est oublié, je pense à bien autre chose !

— Elle sera demain à Charenton, c’est sûr, se dit madame Marneffe en regardant la Lorraine.

— Que faire ? reprit Lisbeth. Voyez-vous, mon petit ange, il faut se taire, courber la tête, et aller à la tombe, comme l’eau va droit à la rivière. Que tenterais-je ? Je voudrais réduire tout ce monde, Adeline, sa fille, le baron en poussière. Mais que peut une parente pauvre contre toute une famille riche ?… Ce serait l’histoire du pot de terre contre le pot de fer.

— Oui, vous avez raison, répondit Valérie, il faut seulement s’occuper de tirer le plus de foin à soi du râtelier. Voilà la vie à Paris.

— Et, dit Lisbeth, je mourrai promptement, allez, si je perds cet enfant à qui je croyais toujours servir de mère, avec qui je comptais vivre toute ma vie…

Elle eut des larmes dans les yeux, et s’arrêta. Cette sensibilité chez cette fille de soufre et de feu fit frissonner madame Marneffe.

— Eh bien ! je vous trouve, dit-elle en prenant la main de Valérie, c’est une consolation dans ce grand malheur… Nous nous aimerons bien, et pourquoi nous quitterions-nous ? je n’irai jamais sur vos brisées. On ne m’aimera jamais, moi !… tous ceux qui voulaient de moi, m’épousaient à cause de la protection de mon cousin… Avoir de l’énergie à escalader le Paradis, et l’employer à se procurer du pain, de l’eau, des guenilles et une mansarde ! Ah ! c’est là, ma petite, un martyre ! J’y ai séché.

Elle s’arrêta brusquement et plongea dans les yeux bleus de madame Marneffe un regard noir qui traversa l’âme de cette jolie femme, comme la lame d’un poignard lui eût traversé le cœur.

— Et pourquoi parler ? s’écria-t-elle en s’adressant un reproche à elle-même. Ah ! je n’en ai jamais tant dit, allez !… La triche en reviendra à son maître !… ajouta-t-elle après une pause, en employant une expression du langage enfantin. Comme vous dites sagement : aiguisons nos dents et tirons du râtelier le plus de foin possible.

— Vous avez raison, dit madame Marneffe que cette crise effrayait et qui ne se souvenait plus d’avoir émis cet apophtegme15. Je vous crois dans le vrai, ma petite. Allez, la vie n’est déjà pas {p. 92}   si longue, il faut en tirer parti tant qu’on peut, et employer les autres à son plaisir… J’en suis arrivée là, moi, si jeune ! J’ai été élevée en enfant gâté, mon père s’est marié par ambition et m’a presque oubliée, après avoir fait de moi son idole, après m’avoir élevée comme la fille d’une reine ! Ma pauvre mère, qui me berçait des plus beaux rêves, est morte de chagrin en me voyant épouser un petit employé à douze cents francs, vieux et froid libertin à trente-neuf ans, corrompu comme un bagne, et qui ne voyait en moi que ce qu’on voyait en vous, un instrument de fortune !… Eh bien ! j’ai fini par trouver que cet homme infâme est le meilleur des maris. En me préférant les sales guenons du coin de la rue, il me laisse libre. S’il prend tous ses appointements pour lui, jamais il ne me demande compte de la manière dont je me fais des revenus…

À son tour elle s’arrêta, comme une femme qui se sent entraînée par le torrent de la confidence, et frappée de l’attention que lui prêtait Lisbeth, elle jugea nécessaire de s’assurer d’elle avant de lui livrer ses derniers secrets.

— Voyez, ma petite, quelle est ma confiance en vous !… reprit madame Marneffe à qui Lisbeth répondit par un signe excessivement rassurant.

On jure souvent par les yeux et par un mouvement de tête plus solennellement qu’à la cour d’assises.

— J’ai tous les dehors de l’honnêteté, reprit madame Marneffe en posant sa main sur la main de Lisbeth comme pour en accepter la foi, je suis une femme mariée et je suis ma maîtresse, à tel point que le matin, en partant au Ministère, s’il prend fantaisie à Marneffe de me dire adieu et qu’il trouve la porte de ma chambre fermée, il s’en va tout tranquillement. Il aime son enfant moins que je n’aime un des enfants en marbre qui jouent au pied d’un des deux fleuves aux Tuileries. Si je ne viens pas dîner, il dîne très-bien avec la bonne, car la bonne est toute à monsieur, et, tous les soirs, après le dîner, il sort pour ne rentrer qu’à minuit ou une heure. Malheureusement, depuis un an, me voilà sans femme de chambre, ce qui veut dire que, depuis un an, je suis veuve… Je n’ai eu qu’une passion, un bonheur… c’était un riche Brésilien parti depuis un an, ma seule faute ! Il est allé vendre ses biens, tout réaliser pour pouvoir s’établir en France. Que trouvera-t-il de sa Valérie ? un fumier. Bah ! ce sera sa faute et non la mienne, {p. 93}   pourquoi tarde-t-il tant à revenir ? Peut-être aussi aura-t-il fait naufrage, comme ma vertu.

— Adieu, ma petite, dit brusquement Lisbeth, nous ne nous quitterons plus jamais. Je vous aime, je vous estime, je suis à vous ! Mon cousin me tourmente pour que j’aille loger dans votre future maison, rue Vanneau, je ne le voulais pas, car j’ai bien deviné la raison de cette nouvelle bonté…

— Tiens, vous m’auriez surveillée, je le sais bien, dit madame Marneffe.

— C’est bien là la raison de sa générosité, répliqua Lisbeth. À Paris, la moitié des bienfaits sont des spéculations, comme la moitié des ingratitudes sont des vengeances !… Avec une parente pauvre, on agit comme avec les rats à qui l’on présente un morceau de lard. J’accepterai l’offre du baron, car cette maison m’est devenue odieuse. Ah ! çà, nous avons assez d’esprit toutes les deux pour savoir taire ce qui nous nuirait, et dire ce qui doit être dit ; ainsi, pas d’indiscrétion, et une amitié…

— À toute épreuve… s’écria joyeusement madame Marneffe, heureuse d’avoir un porte-respect, un confident, une espèce de tante honnête. Écoutez ! le baron fait bien les choses, rue Vanneau…

— Je crois bien, reprit Lisbeth, il en est à trente mille francs ! je ne sais où il les a pris, par exemple, car Josépha, la cantatrice, l’avait saigné à blanc. Oh ! vous êtes bien tombée, ajouta-t-elle. Le baron volerait pour celle qui tient son cœur entre deux petites mains blanches et satinées comme les vôtres.

— Eh bien ! reprit madame Marneffe avec la sécurité des filles qui n’est que l’insouciance, ma petite, dites donc, prenez de ce ménage-ci tout ce qui pourra vous aller pour votre nouveau logement… cette commode, cette armoire à glaces, ce tapis, la tenture…

Les yeux de Lisbeth se dilatèrent par l’effet d’une joie insensée, elle n’osait croire à un pareil cadeau.

— Vous faites plus pour moi dans un moment que mes parents riches en trente ans !… s’écria-t-elle. Ils ne se sont jamais demandé si j’avais des meubles ! À sa première visite, il y a quelques semaines, le baron a fait une grimace de riche à l’aspect de ma misère… Eh bien ! merci, ma petite, je vous revaudrai cela, vous verrez plus tard comment !

Valérie accompagna sa cousine Bette jusque sur le palier, où les deux femmes s’embrassèrent.

{p. 94}   — Comme elle pue la fourmi !… se dit la jolie femme quand elle fut seule, je ne l’embrasserai pas souvent, ma cousine ! Cependant, prenons garde, il faut la ménager, elle me sera bien utile, elle me fera faire fortune.

En vraie créole de Paris, madame Marneffe abhorrait la peine, elle avait la nonchalance des chattes qui ne courent et ne s’élancent que forcées par la nécessité. Pour elle, la vie devait être tout plaisir, et le plaisir devait être sans difficultés. Elle aimait les fleurs, pourvu qu’on les lui fit venir chez elle. Elle ne concevait pas une partie de spectacle, sans une bonne loge toute à elle, et une voiture pour s’y rendre. Ces goûts de courtisane, Valérie les tenait de sa mère, comblée par le général Montcornet pendant les séjours qu’il faisait à Paris, et qui, pendant vingt ans, avait vu tout le monde à ses pieds ; qui, gaspilleuse, avait tout dissipé, tout mangé dans cette vie luxueuse dont le programme est perdu depuis la chute de Napoléon. Les grands de l’Empire ont égalé, dans leurs folies, les grands seigneurs d’autrefois. Sous la Restauration, la noblesse s’est toujours souvenue d’avoir été battue et volée ; aussi, mettant à part deux ou trois exceptions, est-elle devenue économe, sage, prévoyante, enfin bourgeoise et sans grandeur. Depuis, 1830 a consommé l’œuvre de 1793. En France, désormais, on aura de grands noms, mais plus de grandes maisons, à moins de changements politiques, difficiles à prévoir. Tout y prend le cachet de la personnalité. La fortune des plus sages est viagère. On y a détruit la Famille.

La puissante étreinte de la Misère qui mordait au sang Valérie le jour où, selon l’expression de Marneffe, elle avait fait Hulot, avait décidé cette jeune femme à prendre sa beauté pour moyen de fortune. Aussi, depuis quelques jours éprouvait-elle le besoin d’avoir auprès d’elle, à l’instar de sa mère, une amie dévouée à qui l’on confie ce qu’on doit cacher à une femme de chambre, et qui peut agir, aller, venir, penser pour nous, une âme damnée enfin, consentant à un partage inégal de la vie. Or, elle avait deviné, tout aussi bien que Lisbeth, les intentions dans lesquelles le baron voulait la lier avec la cousine Bette. Conseillée par la redoutable intelligence de la créole parisienne qui passe ses heures étendue sur un divan, à promener la lanterne de son observation dans tous les coins obscurs des âmes, des sentiments et des intrigues, elle avait inventé de se faire un complice de l’espion. {p. 95}   Probablement cette terrible indiscrétion était préméditée ; elle avait reconnu le vrai caractère de cette ardente fille, passionnée à vide, et voulait se l’attacher. Aussi cette conversation ressemblait-elle à la pierre que le voyageur jette dans un gouffre pour s’en démontrer physiquement la profondeur. Et madame Marneffe avait eu peur en trouvant tout à la fois un Iago et un Richard III, dans cette fille en apparence si faible, si humble et si peu redoutable.

En un instant, la cousine Bette était redevenue elle-même. En un instant, ce caractère de Corse et de Sauvage, ayant brisé les faibles attaches qui le courbaient, avait repris sa menaçante hauteur, comme un arbre s’échappe des mains de l’enfant qui l’a plié jusqu’à lui pour y voler des fruits verts.

Pour quiconque observe le monde social, ce sera toujours un objet d’admiration que la plénitude, la perfection et la rapidité des conceptions chez les natures vierges.

La Virginité, comme toutes les monstruosités, a des richesses spéciales, des grandeurs absorbantes. La vie, dont les forces sont économisées, a pris chez l’individu vierge une qualité de résistance et de durée incalculable. Le cerveau s’est enrichi dans l’ensemble de ses facultés réservées. Lorsque les gens chastes ont besoin de leur corps ou de leur âme, qu’ils recourent à l’action ou à la pensée, ils trouvent alors de l’acier dans leurs muscles ou de la science infuse dans leur intelligence, une force diabolique ou la magie noire de la Volonté.

Sous ce rapport, la vierge Marie, en ne la considérant pour un moment que comme un symbole, efface par sa grandeur tous les types indous, égyptiens et grecs. La Virginité, mère des grandes choses, magna parens rerum, tient dans ses belles mains blanches la clef des mondes supérieurs. Enfin, cette grandiose et terrible exception mérite tous les honneurs que lui décerne l’église catholique.

En un moment donc la cousine Bette devint le Mohican dont les piéges sont inévitables, dont la dissimulation est impénétrable, dont la décision rapide est fondée sur la perfection inouïe des organes. Elle fut la Haine et la Vengeance sans transaction, comme elles sont en Italie, en Espagne et en Orient. Ces deux sentiments, qui sont doublés de l’Amitié, de l’Amour poussés jusqu’à l’absolu, ne sont connus que dans les pays baignés de soleil. Mais Lisbeth fut surtout fille de la Lorraine, c’est-à-dire résolue à tromper.

{p. 96}   Elle ne prit pas volontiers cette dernière partie de son rôle ; elle fit une singulière tentative, due à son ignorance profonde. Elle imagina que la prison était ce que les enfants l’imaginent tous, elle confondit la mise au secret avec l’emprisonnement. La mise au secret est le superlatif de l’emprisonnement, et ce superlatif est le privilége de la justice criminelle.

En sortant de chez madame Marneffe, Lisbeth courut chez monsieur Rivet, et le trouva dans son cabinet.

— Eh bien ! mon bon monsieur Rivet, lui dit-elle après avoir mis le verrou à la porte du cabinet, vous aviez raison, les Polonais !… c’est de la canaille… tous gens sans foi ni loi.

— Des gens qui veulent mettre l’Europe en feu, dit le pacifique Rivet, ruiner tous les commerces et les commerçants pour une patrie qui, dit-on, est tout marais, pleine d’affreux Juifs, sans compter les Cosaques et les Paysans, espèces de bêtes féroces classées à tort dans le genre humain. Ces Polonais méconnaissent le temps actuel. Nous ne sommes plus des Barbares ! La guerre s’en va, ma chère demoiselle, elle s’en est allée avec les Rois. Notre temps est le triomphe du commerce, de l’industrie et de la sagesse bourgeoise qui ont créé la Hollande. Oui, dit-il en s’animant, nous sommes dans une époque où les peuples doivent tout obtenir par le développement légal de leurs libertés, et par le jeu pacifique des institutions constitutionnelles ; voilà ce que les Polonais ignorent, et j’espère… Vous dites, ma belle ? ajouta-t-il en s’interrompant et voyant, à l’air de son ouvrière, que la haute politique était hors de sa compréhension.

— Voici le dossier, répliqua Bette ; si je ne veux pas perdre mes trois mille deux cent dix francs, il faut mettre ce scélérat en prison…

— Ah ! je vous l’avais bien dit ! s’écria l’oracle du quartier Saint-Denis.

La maison Rivet, successeur de Pons frères, était toujours restée rue des Mauvaises-Paroles, dans l’ancien hôtel de Langeais, bâti par cette illustre maison au temps où les grands seigneurs se groupaient autour du Louvre.

— Aussi, vous ai-je donné des bénédictions en venant ici !… répondit Lisbeth.

— S’il peut ne se douter de rien, il sera coffré dès quatre heures du matin, dit le juge en consultant son Almanach pour vérifier le lever du soleil ; mais après-demain seulement, car on ne peut pas {p. 97}   l’emprisonner sans l’avoir prévenu qu’on veut l’arrêter par un commandement avec dénonciation de la contrainte par corps. Ainsi…

— Quelle bête de loi, dit la cousine Bette, car le débiteur se sauve.

— Il en a bien le droit, répliqua le juge en souriant. Aussi, tenez, voici comment…

— Quant à cela, je prendrai le papier, dit la Bette en interrompant le Consul, je le lui remettrai en lui disant que j’ai été forcée de faire de l’argent et que mon prêteur a exigé cette formalité. Je connais mon Polonais, il ne dépliera seulement pas le papier, il en allumera sa pipe !

— Ah ! pas mal ! pas mal ! mademoiselle Fischer. Eh bien ! soyez tranquille, l’affaire sera bâclée. Mais, un instant ! ce n’est pas le tout que de coffrer un homme, on ne se passe ce luxe judiciaire que pour toucher son argent. Par qui serez-vous payée ?

— Par ceux qui lui donnent de l’argent.

— Ah ! oui, j’oubliais que le ministre de la Guerre l’a chargé du monument érigé à l’un de nos clients. Ah ! la maison a fourni bien des uniformes au général Montcornet, il les noircissait promptement à la fumée des canons, celui-là ! Quel brave ! et il payait recta !

Un maréchal de France a pu sauver l’Empereur ou son pays, il payait recta sera toujours son plus bel éloge dans la bouche d’un commerçant.

— Eh bien ! à samedi, monsieur Rivet, vous aurez vos glands plats. À propos, je quitte la rue du Doyenné, je vais demeurer rue Vanneau.

— Vous faites bien, je vous voyais avec peine dans ce trou qui, malgré ma répugnance pour tout ce qui ressemble à de l’Opposition, déshonore, j’ose le dire, oui ! déshonore le Louvre et la place du Carrousel. J’adore Louis-Philippe, c’est mon idole, il est la représentation auguste, exacte de la classe sur laquelle il a fondé sa dynastie, et je n’oublierai jamais ce qu’il a fait pour la passementerie en rétablissant la garde nationale…

— Quand je vous entends parler ainsi, dit Lisbeth, je me demande pourquoi vous n’êtes pas député.

— On craint mon attachement à la dynastie, répondit Rivet, mes ennemis politiques sont ceux du roi, ah ! c’est un noble caractère, une belle famille ; enfin, reprit-il en continuant son argumentation, c’est notre idéal : des mœurs, de l’économie, tout ! Mais la {p. 98}   finition du Louvre est une des conditions auxquelles nous avons donné la couronne, et la liste civile, à qui l’on n’a pas fixé de terme, j’en conviens, nous laisse le cœur de Paris dans un état navrant… C’est parce que je suis juste-milieu que je voudrais voir le juste milieu de Paris dans un autre état. Votre quartier fait frémir. On vous y aurait assassiné un jour ou l’autre… Eh bien ! voilà votre monsieur Crevel nommé chef de bataillon de sa légion, j’espère que c’est nous qui lui fournirons sa grosse épaulette.

— J’y dîne aujourd’hui, je vous l’enverrai.

Lisbeth crut avoir à elle son Livonien en se flattant de couper toutes les communications entre le monde et lui. Ne travaillant plus, l’artiste serait oublié comme un homme enterré dans un caveau, où seule elle irait le voir. Elle eut ainsi deux jours de bonheur, car elle espéra donner des coups mortels à la baronne et à sa fille.

Pour se rendre chez monsieur Crevel, qui demeurait rue des Saussayes, elle prit par le pont du Carrousel, le quai Voltaire, le quai d’Orsay, la rue Belle-Chasse, la rue de l’Université, le pont de la Concorde et l’avenue de Marigny. Cette route illogique était tracée par la logique des passions, toujours excessivement ennemie des jambes. La cousine Bette, tant qu’elle fut sur les quais, regarda la rive droite de la Seine en allant avec une grande lenteur. Son calcul était juste. Elle avait laissé Wenceslas s’habillant, elle pensait qu’aussitôt délivré d’elle, l’amoureux irait chez la baronne par le chemin le plus court. En effet, au moment où elle longeait le parapet du quai Voltaire en dévorant la rivière, et marchant en idée sur l’autre rive, elle reconnut l’artiste dès qu’il déboucha par le guichet des Tuileries pour gagner le pont Royal. Elle rejoignit là son infidèle et put le suivre sans être vue par lui, car les amoureux se retournent rarement ; elle l’accompagna jusqu’à la maison de madame Hulot, où elle le vit entrer comme un homme habitué d’y venir.

Cette dernière preuve qui confirmait les confidences de madame Marneffe, mit Lisbeth hors d’elle. Elle arriva chez le chef de bataillon nouvellement élu dans cet état d’irritation mentale qui fait commettre les meurtres, et trouva le père Crevel attendant ses enfants, monsieur et madame Hulot jeunes, dans son salon.

Mais Célestin Crevel est le représentant si naïf et si vrai du parvenu parisien, qu’il est difficile d’entrer sans cérémonie chez cet heureux successeur de César Birotteau. Célestin Crevel est à lui seul tout un monde, aussi mérite-t-il, plus que Rivet, les honneurs {p. 99}   de la palette, à cause de son importance dans ce drame domestique.

Avez-vous remarqué comme, dans l’enfance, ou dans les commencements de la vie sociale, nous nous créons de nos propres mains un modèle à notre insu, souvent ? Ainsi le commis d’une maison de banque rêve, en entrant dans le salon de son patron, de posséder un salon pareil. S’il fait fortune, ce ne sera pas, vingt ans plus tard, le luxe alors à la mode qu’il intronisera chez lui, mais le luxe arriéré qui le fascinait jadis. On ne sait pas toutes les sottises qui sont dues à cette jalousie rétrospective, de même qu’on ignore toutes les folies dues à ces rivalités secrètes qui poussent les hommes à imiter le type qu’ils se sont donné, à consumer leurs forces pour être un clair de lune. Crevel fut adjoint parce que son patron avait été adjoint, il était chef de bataillon parce qu’il avait eu envie des épaulettes de César Birotteau. Aussi, frappé des merveilles réalisées par l’architecte Grindot, au moment où la fortune avait mis son patron en haut de la roue, Crevel, comme il le disait dans son langage, n’en avait fait ni eune ni deusse, quand il s’était agi de décorer son appartement : il s’était adressé, les yeux fermés et la bourse ouverte, à Grindot, architecte alors tout à fait oublié. On ne sait pas combien de temps vont encore les gloires éteintes, soutenues par les admirations arriérées.

Grindot avait recommencé là pour la millième fois son salon blanc et or, tendu de damas rouge. Le meuble en bois de palissandre sculpté comme on sculpte les ouvrages courants, sans finesse, avait donné pour la fabrique parisienne un juste orgueil à la province, lors de l’Exposition des produits de l’Industrie. Les flambeaux, les bras, le garde-cendre, le lustre, la pendule appartenaient au genre rocaille. La table ronde, immobile au milieu du salon, offrait un marbre incrusté de tous les marbres italiens et antiques venus de Rome, où se fabriquent ces espèces de cartes minéralogiques semblables à des échantillons de tailleurs, qui faisait périodiquement l’admiration de tous les bourgeois que recevait Crevel. Les portraits de feu madame Crevel, de Crevel, de sa fille et de son gendre, dus au pinceau de Pierre Grassou, le peintre en renom dans la bourgeoisie, à qui Crevel devait le ridicule de son attitude byronienne, garnissaient les parois, mis tous les quatre en pendants. Les bordures, payées mille francs pièce, s’harmoniaient bien à toute cette richesse de café qui, certes, eût fait hausser les épaules à un véritable artiste.

{p. 100}   Jamais l’or n’a perdu la plus petite occasion de se montrer stupide. On compterait aujourd’hui dix Venise dans Paris, si les commerçants retirés avaient eu cet instinct des grandes choses qui distingue les Italiens. De nos jours encore, un négociant milanais lègue très-bien cinq cent mille francs au Duomo pour la dorure de la Vierge colossale qui en couronne la coupole. Canova ordonne, dans son testament, à son frère, de bâtir une église de quatre millions, et le frère y ajoute quelque chose du sien. Un bourgeois de Paris (et tous ont, comme Rivet, un amour au cœur pour leur Paris) penserait-il jamais à faire élever les clochers qui manquent aux tours de Notre-Dame ? Or, comptez les sommes recueillies16 par l’État en successions sans héritiers. On aurait achevé tous les embellissements de Paris avec le prix des sottises en carton-pierre, en pâtes dorées, en fausses sculptures consommées depuis quinze ans par les individus du genre Crevel.

Au bout de ce salon se trouvait un magnifique cabinet meublé de tables et d’armoires en imitation de Boule.

La chambre à coucher, tout en perse, donnait également dans le salon. L’acajou dans toute sa gloire infestait la salle à manger, où des vues de Suisse, richement encadrées, ornaient des panneaux. Le père Crevel, qui rêvait un voyage en Suisse, tenait à posséder ce pays en peinture, jusqu’au moment où il irait le voir en réalité.

Crevel, ancien adjoint, décoré, garde national, avait, comme on le voit, reproduit fidèlement toutes les grandeurs, même mobilières, de son infortuné prédécesseur. Là où, sous la Restauration, l’un était tombé, celui-ci tout à fait oublié s’était élevé, non par un singulier jeu de fortune, mais par la force des choses. Dans les révolutions comme dans les tempêtes maritimes, les valeurs solides vont à fond, le flot met les choses légères à fleur d’eau. César Birotteau, royaliste et en faveur, envié, devint le point de mire de l’Opposition bourgeoise, tandis que la triomphante bourgeoisie se représentait elle-même dans Crevel.

Cet appartement, de mille écus de loyer, qui regorgeait de toutes les belles choses vulgaires que procure l’argent, prenait le premier étage d’un ancien hôtel, entre cour et jardin. Tout s’y trouvait conservé comme des coléoptères chez un entomologiste, car Crevel y demeurait très-peu.

Ce local somptueux constituait le domicile légal de l’ambitieux bourgeois. Servi là par une cuisinière et par un valet de chambre, il {p. 101}   louait deux domestiques de supplément et faisait venir son dîner d’apparat de chez Chevet, quand il festoyait des amis politiques, des gens à éblouir, ou quand il recevait sa famille. Le siège de la véritable existence de Crevel, autrefois rue Notre-Dame-de-Lorette, chez mademoiselle Héloïse Brisetout, était transféré, comme on l’a vu, rue Chauchat. Tous les matins, l’ancien négociant (tous les bourgeois retirés s’intitulent ancien négociant) passait deux heures rue des Saussayes pour y vaquer à ses affaires, et donnait le reste du temps à Zaïre, ce qui tourmentait beaucoup Zaïre. Orosmane-Crevel avait un marché ferme avec mademoiselle Héloïse ; elle lui devait pour cinq cents francs de bonheur, tous les mois, sans reports. Crevel payait d’ailleurs son dîner et tous les extra. Ce contrat à primes, car il faisait beaucoup de présents, paraissait économique à l’ex-amant de la célèbre cantatrice. Il disait à ce sujet aux négociants veufs, aimant trop leurs filles, qu’il valait mieux avoir des chevaux loués au mois qu’une écurie à soi. Néanmoins, si l’on se rappelle la confidence du portier de la rue Chauchat au baron, Crevel n’évitait ni le cocher ni le groom.

Crevel avait, comme on le voit, fait tourner son amour excessif pour sa fille au profit de ses plaisirs. L’immoralité de sa situation était justifiée par des raisons de haute morale. Puis l’ancien parfumeur tirait de cette vie (vie nécessaire, vie débraillée, Régence, Pompadour, maréchal de Richelieu, etc.), un vernis de supériorité. Crevel se posait en homme à vues larges, en grand seigneur au petit pied, en homme généreux, sans étroitesse dans les idées, le tout à raison d’environ douze à quinze cents francs par mois. Ce n’était pas l’effet d’une hypocrisie politique, mais un effet de vanité bourgeoise qui néanmoins arrivait au même résultat. À la Bourse, Crevel passait pour être supérieur à son époque et surtout pour un bon vivant.

En ceci, Crevel croyait avoir dépassé son bonhomme Birotteau de cent coudées.

— Eh bien ! s’écria Crevel en entrant en colère à l’aspect de la cousine Bette, c’est donc vous qui mariez mademoiselle Hulot avec un jeune comte que vous avez élevé pour elle à la brochette ?…

— On dirait que cela vous contrarie ? répondit Lisbeth en arrêtant sur Crevel un œil pénétrant. Quel intérêt avez-vous donc à empêcher ma cousine de se marier ? car vous avez fait manquer, m’a-t-on dit, son mariage avec le fils de monsieur Lebas…

{p. 102}   — Vous êtes une bonne fille, bien discrète, reprit le père Crevel. Eh bien ! croyez-vous que je pardonnerai jamais à monsieur Hulot le crime de m’avoir enlevé Josépha ?… surtout pour faire d’une honnête créature, que j’aurais fini par épouser dans mes vieux jours, une vaurienne, une saltimbanque, une fille d’Opéra… Non, non ! jamais.

— C’est un bonhomme cependant monsieur Hulot, dit la cousine Bette.

— Aimable !… très-aimable, trop aimable, reprit Crevel, je ne lui veux pas de mal ; mais je désire prendre ma revanche, et je la prendrai. C’est mon idée fixe !

— Serait-ce à cause de cette envie-là que vous ne venez plus chez madame Hulot ?

— Peut-être…

— Ah ! vous faisiez donc la cour à ma cousine ? dit Lisbeth en souriant, je m’en doutais.

— Et elle m’a traité comme un chien, pis que cela, comme un laquais ; je dirai mieux : comme un détenu politique. Mais je réussirai, dit-il en fermant le poing et en s’en frappant le front.

— Pauvre homme, ce serait affreux de trouver sa femme en fraude, après avoir été renvoyé par sa maîtresse !…

— Josépha ! s’écria Crevel, Josépha l’aurait quitté, renvoyé, chassé ! Bravo ! Josépha. Josépha ! tu m’as vengé ! je t’enverrai deux perles pour mettre à tes oreilles, mon ex-biche !… Je ne sais rien de cela, car, après vous avoir vue le lendemain du jour où la belle Adeline m’a prié encore une fois de passer la porte, je suis allé chez les Lebas, à Corbeil, d’où je reviens. Héloïse a fait le diable pour m’envoyer à la campagne, et j’ai su la raison de ses menées : elle voulait pendre, et sans moi, la crémaillère rue Chauchat, avec des artistes, des cabotins, des gens de lettres… J’ai été joué ! Je pardonnerai, car Héloïse m’amuse. C’est une Déjazet inédite. Comme elle est drôle, cette fille-là ! voici le billet que j’ai trouvé hier au soir :

Mon bon vieux, j’ai dressé ma tente rue Chauchat. J’ai pris la précaution de faire essuyer les plâtres par des amis. Tout va bien. Venez quand vous voudrez, monsieur. Agar attend son Abraham.

— Héloïse me dira des nouvelles, car elle sait sa Bohême sur le bout du doigt.

{p. 103}   — Mais mon cousin a très-bien pris ce désagrément, répondit la cousine.

— Pas possible, dit Crevel en s’arrêtant dans sa marche semblable à celle d’un balancier de pendule.

— Monsieur Hulot est d’un certain âge, fit malicieusement observer Lisbeth.

— Je le connais, reprit Crevel ; mais nous nous ressemblons sous un certain rapport : Hulot ne pourra pas se passer d’un attachement. Il est capable de revenir à sa femme, se dit-il. Ce serait de la nouveauté pour lui, mais adieu ma vengeance. Vous souriez, mademoiselle Fischer ?… ah ! vous savez quelque chose ?…

— Je ris de vos idées, répondit Lisbeth. Oui, ma cousine est encore assez belle pour inspirer des passions ; moi, je l’aimerais, si j’étais homme.

— Qui a bu, boira ! s’écria Crevel, vous vous moquez de moi ! Le baron aura trouvé quelque consolation.

Lisbeth inclina la tête par un geste affirmatif.

— Ah ! il est bien heureux de remplacer du jour au lendemain Josépha ! dit Crevel en continuant. Mais je n’en suis pas étonné, car il me disait, un soir à souper, que, dans sa jeunesse, pour n’être pas au dépourvu, il avait toujours trois maîtresses, celle qu’il était en train de quitter, la régnante et celle à laquelle il faisait la cour pour l’avenir. Il devait tenir en réserve quelque grisette dans son vivier ! dans son parc aux cerfs ! Il est très Louis XV, le gaillard ! oh ! est-il heureux d’être bel homme ! Néanmoins, il vieillit, il est marqué… il aura donné dans quelque petite ouvrière.

— Oh ! non, répondit Lisbeth.

— Ah ! dit Crevel, que ne ferais-je pas pour l’empêcher de pouvoir mettre son chapeau ! Il m’était impossible de lui prendre Josépha, les femmes de cette espèce ne reviennent jamais à leur premier amour. D’ailleurs, comme on dit, un retour n’est jamais de l’amour. Mais, cousine Bette, je donnerais bien, c’est-à-dire je dépenserais bien cinquante mille francs pour enlever à ce grand bel homme sa maîtresse et lui prouver qu’un gros père à ventre de chef de bataillon et à crâne de futur maire de Paris ne se laisse pas souffler sa dame, sans damer le pion…

— Ma situation, répondit Bette, m’oblige à tout entendre et à ne rien savoir. Vous pouvez causer avec moi sans crainte, je ne répète jamais un mot de ce qu’on veut bien me confier. Pourquoi {p. 104}   voulez-vous que je manque à cette loi de ma conduite ? personne n’aurait plus confiance en moi.

— Je le sais, répliqua Crevel, vous êtes la perle des vieilles filles… Voyons ! sacristi, il y a des exceptions. Tenez, ils ne vous ont jamais fait de rentes dans la famille…

— Mais j’ai ma fierté, je ne veux rien coûter à personne, dit Bette.

— Ah ! si vous vouliez m’aider à me venger, reprit l’ancien négociant, je placerais dix mille francs en viager sur votre tête. Dites-moi, belle cousine, dites-moi quelle est la remplaçante de Josépha, et vous aurez de quoi payer votre loyer, votre petit déjeuner le matin, ce bon café que vous aimez tant, vous pourrez vous donner du moka pur… hein ? Oh ! comme c’est bon du moka pur !

— Je ne tiens pas tant aux dix mille francs en viager qui feraient près de cinq cents francs de rente, qu’à la plus entière discrétion, dit Lisbeth ; car, voyez-vous, mon bon monsieur Crevel, il est bien excellent pour moi, le baron, il va me payer mon loyer…

— Oui, pendant longtemps ! comptez là-dessus ! s’écria Crevel. Où le baron prendrait-il de l’argent ?

— Ah ! je ne sais pas. Cependant il dépense plus de trente mille francs dans l’appartement qu’il destine à cette petite dame…

— Une dame ! Comment, ce serait une femme de la société ? Le scélérat, est-il heureux ! il n’y en a que pour lui !

— Une femme mariée, bien comme il faut, reprit la cousine.

— Vraiment ! s’écria Crevel ouvrant des yeux animés autant par le désir que par ce mot magique : Une femme comme il faut.

— Oui, reprit Bette, des talents, musicienne, vingt-trois ans, une jolie figure candide, une peau d’une blancheur éblouissante, des dents de jeune chien, des yeux comme des étoiles, un front superbe… et des petits pieds, je n’en ai jamais vu de pareils, ils ne sont pas plus larges que son busc.

— Et les oreilles ? demanda Crevel vivement émoustillé par ce signalement d’amour.

— Des oreilles à mouler, répondit-elle.

— De petites mains ?…

— Je vous dis, en un seul mot, que c’est un bijou de femme, et d’une honnêteté, d’une pudeur, d’une délicatesse !… une belle âme, un ange, toutes les distinctions, car elle a pour père un maréchal de France…

{p. 105}   — Un maréchal de France ! s’écria Crevel qui fit un bond prodigieux sur lui-même. Mon Dieu ! saperlotte ! cré nom ! nom d’un petit bonhomme !… Ah ! le gredin ! — Pardon, cousine, je deviens fou !… Je donnerais cent mille francs, je crois.

— Ah ! bien, oui, je vous dis que c’est une femme honnête, une femme vertueuse. Aussi le baron a-t-il bien fait les choses.

— Il est sans le sou… vous dis-je.

— Il y a un mari qu’il a poussé…

— Par où ? dit Crevel avec un rire amer.

— Déjà nommé sous-chef, ce mari, qui sera sans doute complaisant… est porté pour avoir la croix.

— Le gouvernement devrait prendre garde, et respecter ceux qu’il a décorés en ne prodiguant pas la croix, dit Crevel d’un air politiquement piqué. Mais qu’a-t-il donc tant pour lui, ce grand mâtin de vieux baron ? reprit-il. Il me semble que je le vaux bien, ajouta-t-il en se mirant dans une glace et se mettant en position. Héloïse m’a souvent dit, dans le moment où les femmes ne mentent pas, que j’étais étonnant.

— Oh ! répliqua la cousine, les femmes aiment les hommes gros, ils sont presque tous bons ; et, entre vous et le baron, moi je vous choisirais. Monsieur Hulot est spirituel, bel homme, il a de la tournure ; mais vous, vous êtes solide, et puis, tenez… vous paraissez encore plus mauvais sujet que lui !

— C’est incroyable comme toutes les femmes, même les dévotes, aiment les gens qui ont cet air-là ! s’écria Crevel en venant prendre la Bette par la taille, tant il jubilait.

— La difficulté n’est pas là, dit la Bette en continuant. Vous comprenez qu’une femme qui trouve tant d’avantages ne fera pas d’infidélités à son protecteur pour des bagatelles, et cela coûterait plus de cent et quelques mille francs, car la petite dame voit son mari chef de bureau dans deux ans d’ici… C’est la misère qui pousse ce pauvre petit ange dans le gouffre.

Crevel se promenait de long en large, comme un furieux, dans son salon.

— Il doit tenir à cette femme-là ? demanda-t-il après un moment pendant lequel son désir ainsi fouetté par Lisbeth devint une espèce de rage.

— Jugez-en ! reprit Lisbeth. Je ne crois pas encore qu’il ait obtenu ça ! dit-elle en faisant claquer l’ongle de son pouce sous {p. 106}   l’une de ses énormes palettes blanches, et il a déjà fait pour dix mille francs de cadeaux.

— Oh ! la bonne farce ! s’écria Crevel, si j’arrivais avant lui !

— Mon Dieu ! j’ai bien tort de vous faire ces cancans-là, reprit Lisbeth en paraissant éprouver un remords.

— Non. Je veux faire rougir votre famille. Demain je place en viager, sur votre tête, une somme en cinq pour cent, de manière à vous faire six cents francs de rente, mais vous me direz tout : le nom, la demeure de la Dulcinée. Je puis vous l’avouer, je n’ai jamais eu de femme comme il faut, et la plus grande de mes ambitions, c’est d’en connaître une. Les houris de Mahomet ne sont rien en comparaison de ce que je me figure des femmes du monde. Enfin c’est mon idéal, c’est ma folie, et tellement que, voyez-vous, la baronne Hulot n’aura jamais cinquante ans pour moi, dit-il en se rencontrant sans le savoir avec un des esprits les plus fins du dernier siècle. Tenez, ma bonne Lisbeth, je suis décidé à sacrifier cent, deux cents… Chut ! voici mes enfants, je les vois qui traversent la cour. Je n’aurai jamais rien su par vous, je vous en donne ma parole d’honneur, car je ne veux pas que vous perdiez la confiance du baron, bien au contraire, il doit joliment aimer cette femme, mon compère !

— Oh ! il en est fou ! dit la cousine. Il n’a pas su trouver quarante mille francs pour établir sa fille, et il les a dénichés pour cette nouvelle passion.

— Et le croyez-vous aimé ? demanda Crevel.

— À son âge… répondit la vieille fille.

— Oh ! suis-je bête ! s’écria Crevel. Moi qui tolère un artiste à Héloïse, absolument comme Henri IV permettait Bellegarde à Gabrielle. Oh ! la vieillesse ! la vieillesse ! — Bonjour, Célestine, bonjour, mon bijou, et ton moutard ! Ah ! le voilà ! Parole d’honneur, il commence à me ressembler. Bonjour, Hulot, mon ami, cela va bien ?… Nous aurons bientôt un mariage de plus dans la famille.

Célestine et son mari firent un signe en montrant Lisbeth, et la fille répondit effrontément à son père : — Lequel donc ? Crevel prit un air fin qui voulait dire que son indiscrétion allait être réparée.

— Celui d’Hortense, reprit-il ; mais ce n’est pas encore tout à fait décidé. Je viens de chez Lebas, et l’on parlait de mademoiselle Popinot pour notre jeune conseiller à la Cour royale de Paris, qui voudrait bien devenir premier président en province… Allons dîner.

{p. 107}   À sept heures, Lisbeth revenait déjà chez elle en omnibus, car il lui tardait de revoir Wenceslas de qui, depuis une vingtaine de jours, elle était la dupe, et à qui elle apportait son cabas plein de fruits empilés par Crevel lui-même, dont la tendresse avait redoublé pour sa cousine Bette. Elle monta dans la mansarde d’une vitesse à perdre la respiration, et trouva l’artiste occupé à terminer les ornements d’une boîte qu’il voulait offrir à sa chère Hortense. La bordure du couvercle représentait des hortensias dans lesquels se jouaient des amours. Le pauvre amant, pour subvenir aux frais de cette boîte qui devait être en malachite, avait fait pour Florent et Chanor deux torchères, en leur en abandonnant la propriété, deux chefs-d’œuvre.

— Vous travaillez trop depuis quelques jours, mon bon ami, dit Lisbeth en lui essuyant le front couvert de sueur et le baisant. Une pareille activité me paraît dangereuse au mois d’août. Vraiment votre santé peut en souffrir… Tenez, voici des pêches, des prunes de chez monsieur Crevel… Ne vous tracassez pas tant, j’ai emprunté deux mille francs, et, à moins de malheur, nous pourrons les rendre si vous vendez votre pendule !… Cependant j’ai quelques doutes sur mon prêteur, car il vient d’envoyer ce papier timbré.