— Je vous ai souffert près de moi, dit-elle avec hauteur.
— Ajoutez que vous vous en repentez…
{p. 236} — Après l’infâme entreprise dans laquelle vous m’avez engagée, dois-je encore vous remercier…
— En vous proposant une entreprise qui n’était pas exempte de blâme pour des esprits timorés, reprit-il audacieusement, je n’avais que votre fortune en vue. Pour moi, que je réussisse ou que j’échoue, je saurai faire servir maintenant toute espèce de résultat au succès de mes desseins. Si vous épousiez Montauran, je serais charmé de servir utilement la cause des Bourbons, à Paris, où je suis membre du club de Clichy. Or, une circonstance qui me mettrait en correspondance avec les princes, me déciderait à abandonner les intérêts d’une République qui marche à sa décadence. Le général Bonaparte est trop habile pour ne pas sentir qu’il lui est impossible d’être à la fois en Allemagne, en Italie, et ici où la Révolution succombe. Il n’a fait sans doute le Dix-Huit Brumaire que pour obtenir des Bourbons de plus forts avantages en traitant de la France avec eux, car c’est un garçon très-spirituel et qui ne manque pas de portée ; mais les hommes politiques doivent le devancer dans la voie où il s’engage. Trahir la France est encore un de ces scrupules que, nous autres gens supérieurs, laissons aux sots. Je ne vous cache pas que j’ai les pouvoirs nécessaires pour entamer des négociations avec les chefs des Chouans, aussi bien que pour les faire périr ; car Fouché mon protecteur est un homme assez profond, il a toujours joué un double jeu ; pendant la Terreur il était à la fois pour Robespierre et pour Danton.
— Que vous avez lâchement abandonné, dit-elle.
— Niaiserie, répondit Corentin ; il est mort, oubliez-le. Allons, parlez-moi à cœur ouvert, je vous en donne l’exemple. Ce chef de demi-brigade est plus rusé qu’il ne le paraît, et, si vous vouliez tromper sa surveillance, je ne vous serais pas inutile. Songez qu’il a infesté les vallées de Contre-Chouans et surprendrait bien promptement vos rendez-vous ! En restant ici, sous ses yeux, vous êtes à la merci de sa police. Voyez avec quelle rapidité il a su que ce Chouan était chez vous ! Sa sagacité militaire ne doit-elle pas lui faire comprendre que vos moindres mouvements lui indiqueront ceux du marquis, si vous en êtes aimée ?
Mademoiselle de Verneuil n’avait jamais entendu de voix si doucement affectueuse, Corentin était tout bonne foi, et paraissait plein de confiance. Le cœur de la pauvre fille recevait si facilement des impressions généreuses qu’elle allait livrer son secret au serpent qui l’enveloppait dans ses replis ; cependant, elle pensa que rien {p. 237} ne prouvait la sincérité de cet artificieux langage, elle ne se fit donc aucun scrupule de tromper son surveillant.
— Eh ! bien, répondit-elle, vous avez deviné, Corentin. Oui, j’aime le marquis ; mais je n’en suis pas aimée ! du moins je le crains ; aussi, le rendez-vous qu’il me donne me semble-t-il cacher quelque piége.
— Mais, répliqua Corentin, vous nous avez dit hier qu’il vous avait accompagnée jusqu’à Fougères… S’il eût voulu exercer des violences contre vous, vous ne seriez pas ici.
— Vous avez le cœur sec, Corentin. Vous pouvez établir de savantes combinaisons sur les événements de la vie humaine, et non sur ceux d’une passion. Voilà peut-être d’où vient la constante répugnance que vous m’inspirez. Puisque vous êtes si clairvoyant, cherchez à comprendre comment un homme de qui je me suis séparée violemment avant-hier, m’attend avec impatience aujourd’hui, sur la route de Mayenne, dans une maison de Florigny, vers le soir…
À cet aveu qui semblait échappé dans un emportement assez naturel à cette créature franche et passionnée, Corentin rougit, car il était encore jeune ; mais il jeta sur elle et à la dérobée un de ces regards perçants qui vont chercher l’âme. La naïveté de mademoiselle de Verneuil était si bien jouée qu’elle trompa l’espion, et il répondit avec une bonhomie factice : — Voulez-vous que je vous accompagne de loin ? j’aurais avec moi des soldats déguisés, et nous serions prêts à vous obéir.
— J’y consens, dit-elle ; mais promettez-moi, sur votre honneur… Oh ! non, je n’y crois pas ! par votre salut, mais vous ne croyez pas en Dieu ! par votre âme, vous n’en avez peut-être pas. Quelle assurance pouvez-vous donc me donner de votre fidélité ? Et je me fie à vous, cependant, et je remets en vos mains plus que ma vie, ou mon amour ou ma vengeance !
Le léger sourire qui apparut sur la figure blafarde de Corentin fit connaître à mademoiselle de Verneuil le danger qu’elle venait d’éviter. Le sbire, dont les narines se contractaient au lieu de se dilater, prit la main de sa victime, la baisa avec les marques du respect le plus profond, et la quitta en lui faisant un salut qui n’était pas dénué de grâce.
Trois heures après cette scène, mademoiselle de Verneuil, qui craignait le retour de Corentin, sortit furtivement par la porte Saint-Léonard, et gagna le petit sentier du Nid-aux-crocs19 qui {p. 238} conduisait dans la vallée du Nançon. Elle se crut sauvée en marchant sans témoins à travers le dédale des sentiers qui menaient à la cabane de Galope-chopine où elle allait gaiement, conduite par l’espoir de trouver enfin le bonheur, et par le désir de soustraire son amant au sort qui le menaçait. Pendant ce temps, Corentin était à la recherche du commandant. Il eut de la peine à reconnaître Hulot, en le trouvant sur une petite place où il s’occupait de quelques préparatifs militaires. En effet, le brave vétéran avait fait un sacrifice dont le mérite sera difficilement apprécié. Sa queue et ses moustaches étaient coupées, et ses cheveux, soumis au régime ecclésiastique, avaient un œil de poudre. Chaussé de gros souliers ferrés, ayant troqué son vieil uniforme bleu et son épée contre une peau de bique, armé d’une ceinture de pistolets et d’une lourde carabine, il passait en revue deux cents habitants de Fougères, dont les costumes auraient pu tromper l’œil du Chouan le plus exercé. L’esprit belliqueux de cette petite ville et le caractère breton se déployaient dans cette scène, qui n’était pas nouvelle. Çà et là, quelques mères, quelques sœurs, apportaient à leurs fils, à leurs frères, une gourde d’eau-de-vie ou des pistolets oubliés. Plusieurs vieillards s’enquéraient du nombre et de la bonté des cartouches de ces gardes nationaux déguisés en Contre-Chouans, et dont la gaieté annonçait plutôt une partie de chasse qu’une expédition dangereuse. Pour eux, les rencontres de la chouannerie, où les Bretons des villes se battaient avec les Bretons des campagnes, semblaient avoir remplacé les tournois de la chevalerie. Cet enthousiasme patriotique avait peut-être pour principe quelques acquisitions de biens nationaux. Néanmoins les bienfaits de la Révolution mieux appréciés dans les villes, l’esprit de parti, un certain amour national pour la guerre entraient aussi pour beaucoup dans cette ardeur. Hulot émerveillé parcourait les rangs en demandant des renseignements à Gudin, sur lequel il avait reporté tous les sentiments d’amitié jadis voués à Merle et à Gérard. Un grand nombre d’habitants examinaient les préparatifs de l’expédition, en comparant la tenue de leurs tumultueux compatriotes à celle d’un bataillon de la demi-brigade de Hulot. Tous immobiles et silencieusement alignés, les Bleus attendaient, sous la conduite de leurs officiers, les ordres du commandant, que les yeux de chaque soldat suivaient de groupe en groupe. En parvenant auprès du vieux chef de demi-brigade, Corentin ne put s’empêcher de sourire du {p. 239} changement opéré sur la figure de Hulot. Il avait l’air d’un portrait qui ne ressemble plus à l’original.
— Qu’y a-t-il donc de nouveau ? lui demanda Corentin.
— Viens faire avec nous le coup de fusil et tu le sauras, lui répondit le commandant.
— Oh ! je ne suis pas de Fougères, répliqua Corentin.
— Cela se voit bien, citoyen, lui dit Gudin.
Quelques rires moqueurs partirent de tous les groupes voisins.
— Crois-tu, reprit Corentin, qu’on ne puisse servir la France qu’avec des baïonnettes ?…
Puis il tourna le dos aux rieurs, et s’adressa à une femme pour apprendre le but et la destination de cette expédition.
— Hélas ! mon bon homme, les Chouans sont déjà à Florigny ! On dit qu’ils sont plus de trois mille et s’avancent pour prendre Fougères.
— Florigny, s’écria Corentin pâlissant. Le rendez-vous n’est pas là ! Est-ce bien, reprit-il, Florigny sur la route de Mayenne ?
— Il n’y a pas deux Florigny, lui répondit la femme en lui montrant le chemin terminé par le sommet de la Pèlerine.
— Est-ce le marquis de Montauran que vous cherchez ? demanda Corentin au commandant.
— Un peu, répondit brusquement Hulot.
— Il n’est pas à Florigny, répliqua Corentin. Dirigez sur ce point votre bataillon et la garde nationale, mais gardez avec vous quelques-uns de vos Contre-Chouans et attendez-moi.
— Il est trop malin pour être fou, s’écria le commandant en voyant Corentin s’éloigner à grands pas. C’est bien le roi des espions !
En ce moment, Hulot donna l’ordre du départ à son bataillon. Les soldats républicains marchèrent sans tambour et silencieusement le long du faubourg étroit qui mène à la route de Mayenne, en dessinant une longue ligne bleue et rouge à travers les arbres et les maisons ; les gardes nationaux déguisés les suivaient ; mais Hulot resta sur la petite place avec Gudin et une vingtaine des plus adroits jeunes gens de la ville, en attendant Corentin dont l’air mystérieux avait piqué sa curiosité. Francine apprit elle-même le départ de mademoiselle de Verneuil à cet espion sagace, dont tous les soupçons se changèrent en certitude, et qui sortit aussitôt pour recueillir des lumières sur une fuite à bon droit suspecte. Instruit {p. 240} par les soldats de garde au poste Saint-Léonard, du passage de la belle inconnue par le Nid-aux-crocs20, Corentin courut sur la promenade, et y arriva malheureusement assez à propos pour apercevoir de là les moindres mouvements de Marie. Quoiqu’elle eût mis une robe et une capote vertes pour être vue moins facilement, les soubresauts de sa marche presque folle faisaient reconnaître, à travers les haies dépouillées de feuilles et blanches de givre, le point vers lequel ses pas se dirigeaient.
— Ah ! s’écria-t-il, tu dois aller à Florigny et tu descends dans le val de Gibarry ! Je ne suis qu’un sot, elle m’a joué. Mais patience, j’allume ma lampe le jour aussi bien que la nuit.
Corentin, devinant alors à peu près le lieu du rendez-vous des deux amants, accourut sur la place au moment où Hulot allait la quitter et rejoindre ses troupes.
— Halte, mon général ! cria-t-il au commandant qui se retourna.
En un instant, Corentin instruisit le soldat des événements dont la trame, quoique cachée, laissait voir quelques-uns de ses fils, et Hulot, frappé par la perspicacité du diplomate, lui saisit vivement le bras.
— Mille tonnerres ! citoyen curieux, tu as raison. Les brigands font là-bas une fausse attaque ! Les deux colonnes mobiles que j’ai envoyées inspecter les environs, entre la route d’Antrain et de Vitré, ne sont pas encore revenues ; ainsi, nous trouverons dans la campagne des renforts qui ne nous seront sans doute pas inutiles, car le Gars n’est pas assez niais pour se risquer sans avoir avec lui ses sacrées chouettes.
— Gudin, dit-il au jeune Fougerais, cours avertir le capitaine Lebrun qu’il peut se passer de moi à Florigny pour y frotter les brigands, et reviens plus vite que ça. Tu connais les sentiers, je t’attends pour aller à la chasse du ci-devant et venger les assassinats de la Vivetière. — Tonnerre de Dieu, comme il court ! reprit-il en voyant partir Gudin qui disparut comme par enchantement. Gérard aurait-il aimé ce garçon-là !
À son retour, Gudin trouva la petite troupe de Hulot augmentée de quelques soldats pris aux différents postes de la ville. Le commandant dit au jeune Fougerais de choisir une douzaine de ses compatriotes les mieux dressés au difficile métier de Contre-Chouan, et lui ordonna de se diriger par la porte Saint-Léonard, afin de {p. 241} longer le revers des montagnes de Saint-Sulpice qui regardait la grande vallée du Couësnon, et sur lequel était située la cabane de Galope-chopine ; puis il se mit lui-même à la tête du reste de la troupe, et sortit par la porte Saint-Sulpice pour aborder les montagnes à leur sommet, où, suivant ses calculs, il devait rencontrer les gens de Beau-pied qu’il se proposait d’employer à renforcer un cordon de sentinelles chargées de garder les rochers, depuis le faubourg Saint-Sulpice jusqu’au Nid-aux-crocs21. Corentin, certain d’avoir remis la destinée du chef des Chouans entre les mains de ses plus implacables ennemis, se rendit promptement sur la Promenade pour mieux saisir l’ensemble des dispositions militaires de Hulot. Il ne tarda pas à voir la petite escouade de Gudin débouchant par la vallée du Nançon et suivant les rochers du côté de la grande vallée du Couësnon, tandis que Hulot, débusquant le long du château de Fougères, gravissait le sentier périlleux qui conduisait sur le sommet des montagnes de Saint-Sulpice. Ainsi, les deux troupes se déployaient sur deux lignes parallèles. Tous les arbres et les buissons, décorés par le givre de riches arabesques, jetaient sur la campagne un reflet blanchâtre qui permettait de bien voir, comme des lignes grises, ces deux petits corps d’armée en mouvement. Arrivé sur le plateau des rochers, Hulot détacha de sa troupe tous les soldats qui étaient en uniforme, et Corentin les vit établissant, par les ordres de l’habile commandant, une ligne de sentinelles ambulantes séparées chacune par un espace convenable, dont la première devait correspondre avec Gudin et la dernière avec Hulot, de manière qu’aucun buisson ne devait échapper aux baïonnettes de ces trois lignes mouvantes qui allaient traquer le Gars à travers les montagnes et les champs.
— Il est rusé, ce vieux loup de guérite, s’écria Corentin en perdant de vue les dernières pointes de fusil qui brillèrent dans les ajoncs, le Gars est cuit. Si Marie avait livré ce damné marquis, nous eussions, elle et moi, été unis par le plus fort des liens, une infamie… Mais elle sera bien à moi !…
Les douze jeunes Fougerais conduits par le sous-lieutenant Gudin atteignirent bientôt le versant que forment les rochers de Saint-Sulpice, en s’abaissant par petites collines dans la vallée de Gibarry. Gudin, lui, quitta les chemins, sauta lestement l’échalier du premier champ de genêts qu’il rencontra, et où il fut suivi par six de ses {p. 242} compatriotes ; les six autres se dirigèrent, d’après ses ordres, dans les champs de droite, afin d’opérer les recherches de chaque côté des chemins. Gudin s’élança vivement vers un pommier qui se trouvait au milieu du genêt. Au bruissement produit par la marche des six Contre-Chouans qu’il conduisait à travers cette forêt de genêts en tâchant de ne pas en agiter les touffes givrées, sept ou huit hommes à la tête desquels était Beau-pied, se cachèrent derrière quelques châtaigniers par lesquels la haie de ce champ était couronnée. Malgré le reflet blanc qui éclairait la campagne et malgré leur vue exercée, les Fougerais n’aperçurent pas d’abord leurs adversaires qui s’étaient fait un rempart des arbres.
— Chut ! les voici, dit Beau-pied qui le premier leva la tête. Les brigands nous ont excédés, mais, puisque nous les avons au bout de nos fusils, ne les manquons pas, ou, nom d’une pipe ! nous ne serions pas susceptibles d’être soldats du pape !
Cependant les yeux perçants de Gudin avaient fini par découvrir quelques canons de fusil dirigés vers sa petite escouade. En ce moment, par une amère dérision, huit grosses voix crièrent qui vive ! et huit coups de fusil partirent aussitôt. Les balles sifflèrent autour des Contre-Chouans. L’un d’eux en reçut une dans le bras et un autre tomba. Les cinq Fougerais qui restaient sains et saufs ripostèrent par une décharge en répondant : — Amis ! Puis, ils marchèrent rapidement sur les ennemis, afin de les atteindre avant qu’ils n’eussent rechargé leurs armes.
— Nous ne savions pas si bien dire, s’écria le jeune sous-lieutenant en reconnaissant les uniformes et les vieux chapeaux de sa demi-brigade. Nous avons agi en vrais Bretons, nous nous sommes battus avant de nous expliquer.
Les huit soldats restèrent stupéfaits en reconnaissant Gudin.
— Dame ! mon officier, qui diable ne vous prendrait pas pour des brigands sous vos peaux de bique, s’écria douloureusement Beau-pied.
— C’est un malheur, et nous en sommes tous innocents, puisque vous n’étiez pas prévenus de la sortie de nos Contre-Chouans. Mais où en êtes-vous ? lui demanda Gudin.
— Mon officier, nous sommes à la recherche d’une douzaine de Chouans qui s’amusent à nous échiner. Nous courons comme des rats empoisonnés ; mais, à force de sauter ces échaliers et ces haies que le tonnerre confonde, nos compas s’étaient rouillés et nous {p. 243} nous reposions. Je crois que les brigands doivent être maintenant dans les environs de cette grande baraque d’où vous voyez sortir de la fumée.
— Bon ! s’écria Gudin. Vous autres, dit-il aux huit soldats et à Beau-pied, vous allez vous replier sur les rochers de Saint-Sulpice, à travers les champs, et vous y appuierez la ligne de sentinelles que le commandant y a établie. Il ne faut pas que vous restiez avec nous autres, puisque vous êtes en uniforme. Nous voulons, mille cartouches ! venir à bout de ces chiens-là, le Gars est avec eux ! Les camarades vous en diront plus long que je ne vous en dis. Filez sur la droite, et n’administrez pas de coups de fusil à six de nos peaux de bique que vous pourrez rencontrer. Vous reconnaîtrez nos Contre-Chouans à leurs cravates qui sont roulées en corde sans nœud.
Gudin laissa ses deux blessés sous le pommier, en se dirigeant vers la maison de Galope-chopine, que Beau-pied venait de lui indiquer et dont la fumée lui servit de boussole. Pendant que le jeune officier était mis sur la piste des Chouans par une rencontre assez commune dans cette guerre, mais qui aurait pu devenir plus meurtrière, le petit détachement que commandait Hulot avait atteint sur sa ligne d’opérations un point parallèle à celui où Gudin était parvenu sur la sienne. Le vieux militaire, à la tête de ses Contre-Chouans, se glissait silencieusement le long des haies avec toute l’ardeur d’un jeune homme, il sautait les échaliers encore assez légèrement en jetant ses yeux fauves sur toutes les hauteurs, et prêtant, comme un chasseur, l’oreille au moindre bruit. Au troisième champ dans lequel il entra, il aperçut une femme d’une trentaine d’années, occupée à labourer la terre à la houe, et qui, toute courbée, travaillait avec courage ; tandis qu’un petit garçon âgé d’environ sept à huit ans, armé d’une serpe, secouait le givre de quelques ajoncs qui avaient poussé çà et là, les coupait et les mettait en tas. Au bruit que fit Hulot en retombant lourdement de l’autre côté de l’échalier, le petit gars et sa mère levèrent la tête. Hulot prit facilement cette jeune femme pour une vieille. Des rides venues avant le temps sillonnaient le front et la peau du cou de la Bretonne, elle était si grotesquement vêtue d’une peau de bique usée, que sans une robe de toile jaune et sale, marque distinctive de son sexe, Hulot n’aurait su à quel sexe la paysanne appartenait, car les longues mèches de ses cheveux noirs étaient cachées sous un bonnet {p. 244} de laine rouge. Les haillons dont le petit gars était à peine couvert en laissaient voir la peau.
— Ho ! la vieille, cria Hulot d’un ton bas à cette femme en s’approchant d’elle, où est le Gars ?
En ce moment les vingt Contre-Chouans qui suivaient Hulot franchirent les enceintes du champ.
— Ah ! pour aller au Gars, faut que vous retourniez d’où vous venez, répondit la femme après avoir jeté un regard de défiance sur la troupe.
— Est-ce que je te demande le chemin du faubourg du Gars à Fougères, vieille carcasse ? répliqua brutalement Hulot. Par sainte Anne d’Auray, as-tu vu passer le Gars ?
— Je ne sais pas ce que vous voulez dire, répondit la femme en se courbant pour reprendre son travail.
— Garce damnée, veux-tu donc nous faire avaler par les Bleus qui nous poursuivent ? s’écria Hulot.
À ces paroles la femme releva la tête et jeta un nouveau regard de méfiance sur les Contre-Chouans en leur répondant : — Comment les Bleus peuvent-ils être à vos trousses ? j’en viens de voir passer sept à huit qui regagnent Fougères par le chemin d’en bas.
— Ne dirait-on pas qu’elle va nous mordre avec son nez ? reprit Hulot. Tiens, regarde, vieille bique.
Et le commandant lui montra du doigt, à une cinquantaine de pas en arrière, trois ou quatre de ses sentinelles dont les chapeaux, les uniformes et les fusils étaient faciles à reconnaître.
— Veux-tu laisser égorger ceux que Marche-à-terre envoie au secours du Gars que les Fougerais veulent prendre ? reprit-il avec colère.
— Ah ! excusez, reprit la femme ; mais il est si facile d’être trompé ! De quelle paroisse êtes-vous donc ? demanda-t-elle.
— De Saint-Georges, s’écrièrent deux ou trois Fougerais en bas-breton, et nous mourons de faim.
— Eh ! bien, tenez, répondit la femme, voyez-vous cette fumée, là-bas ? c’est ma maison. En suivant les routins de droite, vous y arriverez par en haut. Vous trouverez peut-être mon homme en route. Galope-chopine doit faire le guet pour avertir le Gars, puisque vous savez qu’il vient aujourd’hui chez nous, ajouta-t-elle avec orgueil.
— Merci, bonne femme, répondit Hulot. — En avant, vous {p. 245} autres, tonnerre de Dieu ! ajouta-t-il en parlant à ses hommes, nous le tenons !
À ces mots, le détachement suivit au pas de course le commandant, qui s’engagea dans les sentiers indiqués. En entendant le juron si peu catholique du soi-disant Chouan, la femme de Galope-chopine pâlit. Elle regarda les guêtres et les peaux de bique des jeunes Fougerais, s’assit par terre, serra son enfant dans ses bras et dit : — Que la sainte vierge d’Auray et le bienheureux saint Labre aient pitié de nous ! Je ne crois pas que ce soient nos gens, leurs souliers sont sans clous. Cours par le chemin d’en bas prévenir ton père, il s’agit de sa tête, dit-elle au petit garçon, qui disparut comme un daim à travers les genêts et les ajoncs.
Cependant mademoiselle de Verneuil n’avait rencontré sur sa route aucun des partis Bleus ou Chouans qui se pourchassaient les uns les autres dans le labyrinthe de champs situés autour de la cabane de Galope-chopine. En apercevant une colonne bleuâtre s’élevant du tuyau à demi détruit de la cheminée de cette triste habitation, son cœur éprouva une de ces violentes palpitations dont les coups précipités et sonores semblent monter dans le cou comme par flots. Elle s’arrêta, s’appuya de la main sur une branche d’arbre, et contempla cette fumée qui devait également servir de fanal aux amis et aux ennemis du jeune chef. Jamais elle n’avait ressenti d’émotion si écrasante. — Ah ! je l’aime trop, se dit-elle avec une sorte de désespoir ; aujourd’hui je ne serai peut-être plus maîtresse de moi… Tout à coup elle franchit l’espace qui la séparait de la chaumière, et se trouva dans la cour, dont la fange avait été durcie par la gelée. Le gros chien s’élança encore contre elle en aboyant ; mais, sur un seul mot prononcé par Galope-chopine, il remua la queue et se tut. En entrant dans la chaumine, mademoiselle de Verneuil y jeta un de ces regards qui embrassent tout. Le marquis n’y était pas. Marie respira plus librement. Elle reconnut avec plaisir que le Chouan s’était efforcé de restituer quelque propreté à la sale et unique chambre de sa tanière. Galope-chopine saisit sa canardière, salua silencieusement son hôtesse et sortit avec son chien ; elle le suivit jusque sur le seuil, et le vit s’en allant par le sentier qui commençait à droite de sa cabane, et dont l’entrée était défendue par un gros arbre pourri en y formant un échalier presque ruiné. De là, elle put apercevoir une suite de champs dont les échaliers {p. 246} présentaient à l’œil comme une enfilade de portes, car la nudité des arbres et des haies permettait de bien voir les moindres accidents du paysage. Quand le large chapeau de Galope-chopine eut tout à fait disparu, mademoiselle de Verneuil se retourna vers la gauche pour voir l’église de Fougères ; mais le hangar la lui cachait entièrement. Elle jeta les yeux sur la vallée du Couësnon qui s’offrait à ses regards, comme une vaste nappe de mousseline dont la blancheur rendait plus terne encore un ciel gris et chargé de neige. C’était une de ces journées où la nature semble muette, et où les bruits sont absorbés par l’atmosphère. Aussi, quoique les Bleus et leurs Contre-Chouans marchassent dans la campagne sur trois lignes, en formant un triangle qu’ils resserraient en s’approchant de la cabane, le silence était si profond que mademoiselle de Verneuil se sentit émue par des circonstances qui ajoutaient à ses angoisses une sorte de tristesse physique. Il y avait du malheur dans l’air. Enfin, à l’endroit où un petit rideau de bois terminait l’enfilade d’échaliers, elle vit un jeune homme sautant les barrières comme un écureuil, et courant avec une étonnante rapidité. — C’est lui, se dit-elle. Simplement vêtu comme un Chouan, le Gars portait son tromblon en bandoulière derrière sa peau de bique, et, sans la grâce de ses mouvements, il aurait été méconnaissable. Marie se retira précipitamment dans la cabane, en obéissant à l’une de ces déterminations instinctives aussi peu explicables que l’est la peur ; mais bientôt le jeune chef fut à deux pas d’elle devant la cheminée, où brillait un feu clair et animé. Tous deux se trouvèrent sans voix, craignirent de se regarder, ou de faire un mouvement. Une même espérance unissait leur pensée, un même doute les séparait, c’était une angoisse, c’était une volupté.
— Monsieur, dit enfin mademoiselle de Verneuil d’une voix émue, le soin de votre sûreté m’a seul amenée ici.
— Ma sûreté ! reprit-il avec amertume.
— Oui, répondit-elle, tant que je resterai à Fougères, votre vie est compromise, et je vous aime trop pour n’en pas partir ce soir ; ne m’y cherchez donc plus.
— Partir, chère ange ! je vous suivrai.
— Me suivre ! y pensez-vous ? et les Bleus ?
— Eh ! ma chère Marie, qu’y a-t-il de commun entre les Bleus et notre amour ?
{p. 247} — Mais il me semble qu’il est difficile que vous restiez en France, près de moi, et plus difficile encore que vous la quittiez avec moi.
— Y a-t-il donc quelque chose d’impossible à qui aime bien ?
— Ah ! oui, je crois que tout est possible. N’ai-je pas eu le courage de renoncer à vous, pour vous !
— Quoi ! vous vous êtes donnée à un être affreux que vous n’aimiez pas, et vous ne voulez pas faire le bonheur d’un homme qui vous adore, de qui vous remplirez la vie, et qui jure de n’être jamais qu’à vous ? Écoute-moi, Marie, m’aimes-tu ?
— Oui, dit-elle.
— Eh ! bien, sois à moi.
— Avez-vous oublié que j’ai repris le rôle infâme d’une courtisane, et que c’est vous qui devez être à moi ? Si je veux vous fuir, c’est pour ne pas laisser retomber sur votre tête le mépris que je pourrais encourir ; sans cette crainte, peut-être…
— Mais si je ne redoute rien…
— Et qui m’en assurera ? Je suis défiante. Dans ma situation, qui ne le serait pas ?… Si l’amour que nous inspirons ne dure pas, au moins doit-il être complet, et nous faire supporter avec joie l’injustice du monde. Qu’avez-vous fait pour moi ?… Vous me désirez. Croyez-vous vous être élevé par là bien au-dessus de ceux qui m’ont vue jusqu’à présent ? Avez-vous risqué, pour une heure de plaisir, vos Chouans, sans plus vous en soucier que je ne m’inquiétais des Bleus massacrés quand tout fut perdu pour moi ? Et si je vous ordonnais de renoncer à toutes vos idées, à vos espérances, à votre Roi qui m’offusque et qui peut-être se moquera de vous quand vous périrez pour lui ; tandis que je saurais mourir pour vous avec un saint respect ! Enfin, si je voulais que vous envoyassiez votre soumission au premier Consul pour que vous pussiez me suivre à Paris ?… si j’exigeais que nous allassions en Amérique y vivre loin d’un monde où tout est vanité, afin de savoir si vous m’aimez bien pour moi-même, comme en ce moment je vous aime ! Pour tout dire en un mot, si je voulais, au lieu de m’élever à vous, que vous tombassiez jusqu’à moi, que feriez-vous ?
— Tais-toi, Marie, ne te calomnie pas. Pauvre enfant, je t’ai devinée ! Va, si mon premier désir est devenu de la passion, ma passion est maintenant de l’amour. Chère âme de mon âme, je le sais, tu es aussi noble que ton nom, aussi grande que belle ; je suis {p. 248} assez noble et me sens assez grand moi-même pour t’imposer au monde. Est-ce parce que je pressens en toi des voluptés inouïes et incessantes ?… est-ce parce que je crois rencontrer en ton âme ces précieuses qualités qui nous font toujours aimer la même femme ? j’en ignore la cause, mais mon amour est sans bornes, et il me semble que je ne puis plus me passer de toi. Oui, ma vie serait pleine de dégoût si tu n’étais toujours près de moi…
— Comment près de vous ?
— Oh ! Marie, tu ne veux donc pas deviner ton Alphonse ?
— Ah ! croiriez-vous me flatter beaucoup en m’offrant votre nom, votre main ? dit-elle avec un apparent dédain mais en regardant fixement le marquis pour en surprendre les moindres pensées. Et savez-vous si vous m’aimerez dans six mois, et alors quel serait mon avenir ?… Non, non, une maîtresse est la seule femme qui soit sûre des sentiments qu’un homme lui témoigne ; car le devoir, les lois, le monde, l’intérêt des enfants, n’en sont pas les tristes auxiliaires, et si son pouvoir est durable, elle y trouve des flatteries et un bonheur qui font accepter les plus grands chagrins du monde. Être votre femme et avoir la chance de vous peser un jour !… À cette crainte je préfère un amour passager, mais vrai, quand même la mort et la misère en seraient la fin. Oui, je pourrais être, mieux que toute autre, une mère vertueuse, une épouse dévouée ; mais pour entretenir de tels sentiments dans l’âme d’une femme, il ne faut pas qu’un homme l’épouse dans un accès de passion. D’ailleurs, sais-je moi-même si vous me plairez demain ? Non, je ne veux pas faire votre malheur, je quitte la Bretagne, dit-elle en apercevant de l’hésitation dans son regard, je retourne à Fougères, et vous ne viendrez pas me chercher là…
— Eh ! bien, après demain, si dès le matin tu vois de la fumée sur les roches de Saint-Sulpice, le soir je serai chez toi, amant, époux, ce que tu voudras que je sois. J’aurai tout bravé !
— Mais, Alphonse, tu m’aimes donc bien, dit-elle avec ivresse, pour risquer ainsi ta vie avant de me la donner ?…
Il ne répondit pas, il la regarda, elle baissa les yeux ; mais il lut sur l’ardent visage de sa maîtresse un délire égal au sien, et alors il lui tendit les bras. Une sorte de folie entraîna Marie, qui alla tomber mollement sur le sein du marquis, décidée à s’abandonner à lui pour faire de cette faute le plus grand des bonheurs, en y risquant tout son avenir, qu’elle rendait plus certain si elle sortait {p. 249} victorieuse de cette dernière épreuve. Mais à peine sa tête s’était-elle posée sur l’épaule de son amant, qu’un léger bruit retentit au dehors. Elle s’arracha de ses bras comme si elle se fût réveillée, et s’élança hors de la chaumière. Elle put alors recouvrer un peu de sang-froid et penser à sa situation.
— Il m’aurait acceptée et se serait moqué de moi, peut-être, se dit-elle. Ah ! si je pouvais le croire, je le tuerais. — Ah ! pas encore cependant, reprit-elle en apercevant Beau-pied, à qui elle fit un signe que le soldat comprit à merveille.
Le pauvre garçon tourna brusquement sur ses talons, en feignant de n’avoir rien vu. Tout à coup, mademoiselle de Verneuil rentra dans le salon en invitant le jeune chef à garder le plus profond silence, par la manière dont elle se pressa les lèvres sous l’index de sa main droite.
— Ils sont là, dit-elle avec terreur et d’une voix sourde.
— Qui ?
— Les Bleus.
— Ah ! je ne mourrai pas sans avoir…
— Oui, prends…
Il la saisit froide et sans défense, et cueillit sur ses lèvres un baiser plein d’horreur et de plaisir, car il pouvait être à la fois le premier et le dernier. Puis ils allèrent ensemble sur le seuil de la porte, en y plaçant leurs têtes de manière à tout examiner sans être vus. Le marquis aperçut Gudin à la tête d’une douzaine d’hommes qui tenaient le bas de la vallée du Couësnon. Il se tourna vers l’enfilade des échaliers, le gros tronc d’arbre pourri était gardé par sept soldats. Il monta sur la pièce de cidre, enfonça le toit de bardeau pour sauter sur l’éminence ; mais il retira précipitamment sa tête du trou qu’il venait de faire : Hulot couronnait la hauteur et lui coupait le chemin de Fougères. En ce moment, il regarda sa maîtresse qui jeta un cri de désespoir : elle entendait les trépignements des trois détachements réunis autour de la maison.
— Sors la première, lui dit-il, tu me préserveras.
En entendant ce mot, pour elle sublime, elle se plaça tout heureuse en face de la porte, pendant que le marquis armait son tromblon. Après avoir mesuré l’espace qui existait entre le seuil de la cabane et le gros tronc d’arbre, le Gars se jeta devant les sept Bleus, les cribla de sa mitraille et se fit un passage au milieu d’eux. Les trois troupes se précipitèrent autour de l’échalier que le chef {p. 250} avait sauté, et le virent alors courant dans le champ avec une incroyable célérité.
— Feu, feu, mille noms d’un diable ! Vous n’êtes pas Français, feu donc, mâtins ! cria Hulot d’une voix tonnante.
Au moment où il prononçait ces paroles du haut de l’éminence, ses hommes et ceux de Gudin firent une décharge générale qui heureusement fut mal dirigée. Déjà le marquis arrivait à l’échalier qui terminait le premier champ ; mais au moment où il passait dans le second, il faillit être atteint par Gudin qui s’était élancé sur ses pas avec violence. En entendant ce redoutable adversaire à quelques toises, le Gars redoubla de vitesse. Néanmoins, Gudin et le marquis arrivèrent presque en même temps à l’échalier ; mais Montauran lança si adroitement son tromblon à la tête de Gudin, qu’il le frappa et en retarda la marche. Il est impossible de dépeindre l’anxiété de Marie et l’intérêt que manifestaient à ce spectacle Hulot et sa troupe. Tous, ils répétaient silencieusement, à leur insu, les gestes des deux coureurs. Le Gars et Gudin parvinrent ensemble au rideau blanc de givre formé par le petit bois ; mais l’officier rétrograda tout à coup et s’effaça derrière un pommier. Une vingtaine de Chouans, qui n’avaient pas tiré de peur de tuer leur chef, se montrèrent et criblèrent l’arbre de balles. Toute la petite troupe de Hulot s’élança au pas de course pour sauver Gudin, qui, se trouvant sans armes, revenait de pommier en pommier, en saisissant, pour courir, le moment où les Chasseurs du Roi chargeaient leurs armes. Son danger dura peu. Les Contre-Chouans mêlés aux Bleus, et Hulot à leur tête, vinrent soutenir le jeune officier à la place où le marquis avait jeté son tromblon. En ce moment, Gudin aperçut son adversaire tout épuisé, assis sous un des arbres du petit bouquet de bois ; il laissa ses camarades se canardant avec les Chouans retranchés derrière une haie latérale du champ, il les tourna et se dirigea vers le marquis avec la vivacité d’une bête fauve. En voyant cette manœuvre, les Chasseurs du Roi poussèrent d’effroyables cris pour avertir leur chef ; puis, après avoir tiré sur les Contre-Chouans avec le bonheur qu’ont les braconniers, ils essayèrent de leur tenir tête ; mais ceux-ci gravirent courageusement la haie qui servait de rempart à leurs ennemis, et y prirent une sanglante revanche. Les Chouans gagnèrent alors le chemin qui longeait le champ dans l’enceinte duquel cette scène avait lieu, et s’emparèrent des hauteurs que Hulot avait commis la faute {p. 251} d’abandonner. Avant que les Bleus eussent eu le temps de se reconnaître, les Chouans avaient pris pour retranchements les brisures que formaient les arêtes de ces rochers à l’abri desquels ils pouvaient tirer sans danger sur les soldats de Hulot, si ceux-ci faisaient quelque démonstration de vouloir venir les y combattre. Pendant que Hulot, suivi de quelques soldats, allait lentement vers le petit bois pour y chercher Gudin, les Fougerais demeurèrent pour dépouiller les Chouans morts et achever les vivants. Dans cette épouvantable guerre, les deux partis ne faisaient pas de prisonniers. Le marquis sauvé, les Chouans et les Bleus reconnurent mutuellement la force de leurs positions respectives et l’inutilité de la lutte, en sorte que chacun ne songea plus qu’à se retirer.
— Si je perds ce jeune homme-là, s’écria Hulot en regardant le bois avec attention, je ne veux plus faire d’amis !
— Ah ! ah ! dit un des jeunes gens de Fougères occupé à dépouiller les morts, voilà un oiseau qui a des plumes jaunes.
Et il montrait à ses compatriotes une bourse pleine de pièces d’or qu’il venait de trouver dans la poche d’un gros homme vêtu de noir.
— Mais qu’a-t-il donc là ? reprit un autre qui tira un bréviaire de la redingote du défunt.
— C’est pain bénit, c’est un prêtre ! s’écria-t-il en jetant le bréviaire à terre.
— Le voleur, il nous fait banqueroute, dit un troisième en ne trouvant que deux écus de six francs dans les poches du Chouan qu’il déshabillait.
— Oui, mais il a une fameuse paire de souliers, répondit un soldat qui se mit en devoir de les prendre.
— Tu les auras s’ils tombent dans ton lot, lui répliqua l’un des Fougerais, en les arrachant des pieds du mort et les lançant au tas des effets déjà rassemblés.
Un quatrième Contre-Chouan recevait l’argent, afin de faire les parts lorsque tous les soldats de l’expédition seraient réunis. Quand Hulot revint avec le jeune officier, dont la dernière entreprise pour joindre le Gars avait été aussi périlleuse qu’inutile, il trouva une vingtaine de ses soldats et une trentaine de Contre-Chouans devant onze ennemis morts dont les corps avaient été jetés dans un sillon tracé au bas de la haie.
— Soldats, s’écria Hulot d’une voix sévère, je vous défends {p. 252} de partager ces haillons. Formez vos rangs, et plus vite que ça22.
— Mon commandant, dit un soldat en montrant à Hulot ses souliers, au bout desquels les cinq doigts de ses pieds se voyaient à nu, bon pour l’argent ; mais cette chaussure-là, ajouta-t-il en montrant avec la crosse de son fusil la paire de souliers ferrés, cette chaussure-là, mon commandant, m’irait comme un gant.
— Tu veux à tes pieds des souliers anglais ! lui répliqua Hulot.
— Commandant, dit respectueusement un des Fougerais, nous avons, depuis la guerre, toujours partagé le butin.
— Je ne vous empêche pas, vous autres, de suivre vos usages, répliqua durement Hulot en l’interrompant.
— Tiens, Gudin, voilà une bourse là qui contient trois louis, tu as eu de la peine, ton chef ne s’opposera pas à ce que tu la prennes, dit à l’officier l’un de ses anciens camarades.
Hulot regarda Gudin de travers, et le vit pâlissant.
— C’est la bourse de mon oncle, s’écria le jeune homme.
Tout épuisé qu’il était par la fatigue, il fit quelques pas vers le monceau de cadavres, et le premier corps qui s’offrit à ses regards fut précisément celui de son oncle ; mais à peine en vit-il le visage rubicond sillonné de bandes bleuâtres, les bras roidis, et la plaie faite par le coup de feu, qu’il jeta un cri étouffé et s’écria : — Marchons, mon commandant.
La troupe de Bleus se mit en route. Hulot soutenait son jeune ami en lui donnant le bras.
— Tonnerre de Dieu, cela ne sera rien, lui disait le vieux soldat.
— Mais il est mort, répondit Gudin, mort ! C’était mon seul parent, et, malgré ses malédictions, il m’aimait. Le Roi revenu, tout le pays aurait voulu ma tête, le bonhomme m’aurait caché sous sa soutane.
— Est-il bête ! disaient les gardes nationaux restés à se partager les dépouilles ; le bonhomme est riche, et comme ça, il n’a pas eu le temps de faire un testament par lequel il l’aurait deshérité.
Le partage fait, les Contre-Chouans rejoignirent le petit bataillon de Bleus et le suivirent de loin.
Une horrible inquiétude se glissa, vers la nuit, dans la chaumière de Galope-chopine, où jusqu’alors la vie avait été si naïvement insoucieuse. Barbette et son petit gars portant tous deux sur leur dos, l’une sa pesante charge d’ajoncs, l’autre une provision d’herbes pour les bestiaux, revinrent à l’heure où la famille prenait le repas {p. 253} du soir. En entrant au logis, la mère et le fils cherchèrent en vain Galope-chopine ; et jamais cette misérable chambre ne leur parut si grande, tant elle était vide. Le foyer sans feu, l’obscurité, le silence, tout leur prédisait quelque malheur. Quand la nuit fut venue, Barbette s’empressa d’allumer un feu clair et deux oribus, nom donné aux chandelles de résine dans le pays compris entre les rivages de l’Armorique jusqu’en haut de la Loire, et encore usité en deçà d’Amboise dans les campagnes du Vendômois. Barbette mettait à ces apprêts la lenteur dont sont frappées les actions quand un sentiment profond les domine ; elle écoutait le moindre bruit ; mais souvent trompée par le sifflement des rafales, elle allait sur la porte de sa misérable hutte et en revenait toute triste. Elle nettoya deux pichés, les remplit de cidre et les posa sur la longue table de noyer. À plusieurs reprises, elle regarda son garçon qui surveillait la cuisson des galettes de sarrasin, mais sans pouvoir lui parler. Un instant les yeux du petit gars s’arrêtèrent sur les deux clous qui servaient à supporter la canardière de son père, et Barbette frissonna en voyant comme lui cette place vide. Le silence n’était interrompu que par les mugissements des vaches, ou par les gouttes de cidre qui tombaient périodiquement de la bonde du tonneau. La pauvre femme soupira en apprêtant dans trois écuelles de terre brune une espèce de soupe composée de lait, de galette coupée par petits morceaux et de châtaignes cuites.
— Ils se sont battus dans la pièce qui dépend de la Béraudière, dit le petit gars.
— Vas-y donc voir, répondit la mère.
Le gars y courut, reconnut au clair de la lune le monceau de cadavres, n’y trouva point son père, et revint tout joyeux en sifflant ; il avait ramassé quelques pièces de cent sous foulées aux pieds par les vainqueurs et oubliées dans la boue. Il trouva sa mère assise sur une escabelle et occupée à filer du chanvre au coin du feu. Il fit un signe négatif à Barbette, qui n’osa croire à quelque chose d’heureux ; puis, dix heures ayant sonné à Saint-Léonard, le petit gars se coucha après avoir marmotté une prière à la sainte vierge d’Auray. Au jour, Barbette, qui n’avait pas dormi, poussa un cri de joie, en entendant retentir dans le lointain un bruit de gros souliers ferrés qu’elle reconnut, et Galope-chopine montra bientôt sa mine renfrognée.
— Grâces à saint Labre à qui j’ai promis un beau cierge, le Gars {p. 254} a été sauvé ! N’oublie pas que nous devons maintenant trois cierges au saint.
Puis, Galope-chopine saisit un piché et l’avala tout entier sans reprendre haleine. Lorsque sa femme lui eut servi sa soupe, l’eut débarrassé de sa canardière et qu’il se fut assis sur le banc de noyer, il dit en s’approchant du feu : — Comment les Bleus et les Contre-Chouans sont-ils donc venus ici ? On se battait à Florigny. Quel diable a pu leur dire que le Gars était chez nous ? car il n’y avait que lui, sa belle garce et nous qui le savions.
La femme pâlit.
— Les Contre-Chouans m’ont persuadé qu’ils étaient des gars de Saint-Georges, répondit-elle en tremblant, et c’est moi qui leur ai dit où était le Gars.
Galope-chopine pâlit à son tour, et laissa son écuelle sur le bord de la table.
— Je t’ai envoyé not’gars pour te prévenir, reprit Barbette effrayée, il ne t’a pas rencontré.
Le Chouan se leva, et frappa si violemment sa femme, qu’elle alla tomber pâle comme un mort sur le lit.
— Garce maudite, tu m’as tué, dit-il. Mais saisi d’épouvante, il prit sa femme dans ses bras : — Barbette ? s’écria-t-il, Barbette ? Sainte Vierge ! j’ai eu la main trop lourde.
— Crois-tu, lui dit-elle en ouvrant les yeux, que Marche-à-terre vienne à le savoir ?
— Le Gars, répondit le Chouan, a dit de s’enquérir d’où venait cette trahison.
— L’a-t-il dit à Marche-à-terre ?
— Pille-miche et Marche-à-terre étaient à Florigny.
Barbette respira plus librement.
— S’ils touchent à un seul cheveu de ta tête, dit-elle, je rincerai leurs verres avec du vinaigre.
— Ah ! je n’ai plus faim, s’écria tristement Galope-chopine.
Sa femme poussa devant lui l’autre piché plein, il n’y fit pas même attention. Deux grosses larmes sillonnèrent alors les joues de Barbette et humectèrent les rides de son visage fané.
— Écoute, ma femme, il faudra demain matin amasser des fagots au dret de Saint-Léonard sur les rochers de Saint-Sulpice et y mettre le feu. C’est le signal convenu entre le Gars et le vieux recteur de Saint-Georges qui viendra lui dire une messe.
{p. 255} — Il ira donc à Fougères ?
— Oui, chez sa belle garce. J’ai à courir aujourd’hui à cause de ça ! Je crois bien qu’il va l’épouser et l’enlever, car il m’a dit d’aller louer des chevaux et de les égailler sur la route de Saint-Malo.
Là-dessus, Galope-chopine fatigué se coucha pour quelques heures et se remit en course. Le lendemain matin il rentra après s’être soigneusement acquitté des commissions que le marquis lui avait confiées. En apprenant que Marche-à-terre et Pille-miche ne s’étaient pas présentés, il dissipa les inquiétudes de sa femme, qui partit presque rassurée pour les roches de Saint-Sulpice, où la veille elle avait préparé sur le mamelon qui faisait face à Saint-Léonard quelques fagots couverts de givre. Elle emmena par la main son petit gars qui portait du feu dans un sabot cassé. À peine son fils et sa femme avaient-ils disparu derrière le toit du hangar, que Galope-chopine entendit deux hommes sautant le dernier des échaliers en enfilade, et insensiblement il vit à travers un brouillard assez épais des formes anguleuses se dessinant comme des ombres indistinctes. — C’est Pille-miche et Marche-à-terre, se dit-il mentalement. Et il tressaillit. Les deux Chouans montrèrent dans la petite cour leurs visages ténébreux qui ressemblaient assez, sous leurs grands chapeaux usés, à ces figures que des graveurs ont faites avec des paysages.
— Bonjour, Galope-chopine, dit gravement Marche-à-terre.
— Bonjour, monsieur Marche-à-terre, répondit humblement le mari de Barbette. Voulez-vous entrer ici et vider quelques pichés ? J’ai de la galette froide et du beurre fraîchement battu.
— Ce n’est pas de refus, mon cousin, dit Pille-miche.
Les deux Chouans entrèrent. Ce début n’avait rien d’effrayant pour le maître du logis, qui s’empressa d’aller à sa grosse tonne emplir trois pichés, pendant que Marche-à-terre et Pille-miche, assis de chaque côté de la longue table sur un des bancs luisants, se coupèrent des galettes et les garnirent d’un beurre gras et jaunâtre qui, sous le couteau, laissait jaillir de petites bulles de lait. Galope-chopine posa les pichés pleins de cidre et couronnés de mousse devant ses hôtes, et les trois Chouans se mirent à manger ; mais de temps en temps le maître du logis jetait un regard de côté sur Marche-à-terre en s’empressant de satisfaire sa soif.
— Donne-moi ta chinchoire, dit Marche-à-terre à Pille-miche.
Et après en avoir secoué fortement plusieurs chinchées dans le {p. 256} creux de sa main, le Breton aspira son tabac en homme qui voulait se préparer à quelque action grave.
— Il fait froid, dit Pille-miche en se levant pour aller fermer la partie supérieure de la porte.
Le jour terni par le brouillard ne pénétra plus dans la chambre que par la petite fenêtre, et n’éclaira que faiblement la table et les deux bancs ; mais le feu y répandit des lueurs rougeâtres. En ce moment, Galope-chopine, qui avait achevé de remplir une seconde fois les pichés de ses hôtes, les mettait devant eux ; mais ils refusèrent de boire, jetèrent leurs larges chapeaux et prirent tout à coup un air solennel. Leurs gestes et le regard par lequel ils se consultèrent firent frissonner Galope-chopine, qui crut apercevoir du sang sous les bonnets de laine rouge dont ils étaient coiffés.
— Apporte-nous ton couperet, dit Marche-à-terre.
— Mais, monsieur Marche-à-terre, qu’en voulez-vous donc faire ?
— Allons, cousin, tu le sais bien, dit Pille-miche en serrant sa chinchoire que lui rendit Marche-à-terre, tu es jugé.
Les deux Chouans se levèrent ensemble en saisissant leurs carabines.
— Monsieur Marche-à-terre, je n’ai rin dit sur le Gars…
— Je te dis d’aller chercher ton couperet, répondit le Chouan.
Le malheureux Galope-chopine heurta le bois grossier de la couche de son garçon, et trois pièces de cent sous roulèrent sur le plancher ; Pille-miche les ramassa.
— Oh ! oh ! les Bleus t’ont donné des pièces neuves, s’écria Marche-à-terre.
— Aussi vrai que voilà l’image de saint Labre, reprit Galope-chopine, je n’ai rin dit. Barbette a pris les Contre-Chouans pour les gars de Saint-Georges, voilà tout.
— Pourquoi parles-tu d’affaires à ta femme, répondit brutalement Marche-à-terre.
— D’ailleurs, cousin, nous ne te demandons pas de raisons, mais ton couperet. Tu es jugé.
À un signe de son compagnon, Pille-miche l’aida à saisir la victime. En se trouvant entre les mains des deux Chouans, Galope-chopine perdit toute force, tomba sur ses genoux, et leva vers ses bourreaux des mains désespérées : — Mes bons amis, mon cousin, que voulez-vous que devienne mon petit gars ?
{p. 257} — J’en prendrai soin, dit Marche-à-terre.
— Mes chers camarades, reprit Galope-chopine devenu blême, je ne suis pas en état de mourir. Me laisserez-vous partir sans confession ? Vous avez le droit de prendre ma vie, mais non celui de me faire perdre la bienheureuse éternité.
— C’est juste, dit Marche-à-terre en regardant Pille-miche.
Les deux Chouans restèrent un moment dans le plus grand embarras et sans pouvoir résoudre ce cas de conscience. Galope-chopine écouta le moindre bruit causé par le vent, comme s’il eût conservé quelque espérance. Le son de la goutte de cidre qui tombait périodiquement du tonneau lui fit jeter un regard machinal sur la pièce et soupirer tristement. Tout à coup, Pille-Miche prit le patient par un bras, l’entraîna dans un coin et lui dit : — Confesse-moi tous tes péchés, je les redirai à un prêtre de la véritable Église, il me donnera l’absolution ; et s’il y a des pénitences à faire, je les ferai pour toi.
Galope-chopine obtint quelque répit, par sa manière d’accuser ses péchés ; mais, malgré le nombre et les circonstances des crimes, il finit par atteindre au bout de son chapelet.
— Hélas ! dit-il en terminant, après tout, mon cousin, puisque je te parle comme à un confesseur, je t’assure par le saint nom de Dieu, que je n’ai guère à me reprocher que d’avoir, par-ci par-là, un peu trop beurré mon pain, et j’atteste saint Labre que voici au-dessus de la cheminée, que je n’ai rin dit sur le Gars. Non, mes bons amis, je n’ai pas trahi.
— Allons, c’est bon, cousin, relève-toi, tu t’entendras sur tout cela avec le bon Dieu, dans le temps comme dans le temps.
— Mais laissez-moi dire un petit brin d’adieu à Barbe…
— Allons, répondit Marche-à-terre, si tu veux qu’on ne t’en veuille pas plus qu’il ne faut, comporte-toi en Breton, et finis proprement.
Les deux Chouans saisirent de nouveau Galope-chopine, le couchèrent sur le banc, où il ne donna plus d’autres signes de résistance que ces mouvements convulsifs produits par l’instinct de l’animal ; enfin il poussa quelques hurlements sourds qui cessèrent aussitôt que le son lourd du couperet eut retenti. La tête fut tranchée d’un seul coup. Marche-à-terre prit cette tête par une touffe de cheveux, sortit de la chaumière, chercha et trouva dans le grossier chambranle de la porte un grand clou autour duquel il tortilla les {p. 258} cheveux qu’il tenait, et y laissa pendre cette tête sanglante à laquelle il ne ferma seulement pas les yeux. Les deux Chouans se lavèrent les mains sans aucune précipitation, dans une grande terrine pleine d’eau, reprirent leurs chapeaux, leurs carabines, et franchirent l’échalier en sifflant l’air de la ballade du Capitaine. Pille-miche entonna d’une voix enrouée, au bout du champ, ces strophes prises au hasard dans cette naïve chanson dont les rustiques cadences furent emportés par le vent.
À la première ville,
Son amant l’habille
Tout en satin blanc ;
À la seconde ville,
Son amant l’habille
En or, en argent.
Elle était si belle
Qu’on lui tendait les voiles
Dans tout le régiment.
Cette mélodie devint insensiblement confuse à mesure que les deux Chouans s’éloignaient ; mais le silence de la campagne était si profond, que plusieurs notes parvinrent à l’oreille de Barbette, qui revenait alors au logis en tenant son petit gars par la main. Une paysanne n’entend jamais froidement ce chant, si populaire dans l’ouest de la France ; aussi Barbette commença-t-elle involontairement les premières strophes de la ballade.
Allons, partons, belle,
Partons pour la guerre,
Partons, il est temps.
Brave capitaine,
Que ça ne te fasse pas de peine
Ma fille n’est pas pour toi.
Tu ne l’auras sur terre,
Tu ne l’auras sur mer,
Si ce n’est par trahison.
Le père prend sa fille
Qui la déshabille
Et la jette à l’eau.
{p. 259} Capitaine plus sage,
Se jette à la nage,
La ramène à bord.
Allons, partons, belle,
Partons pour la guerre,
Partons, il est temps.
À la première ville, etc.
Au moment où Barbette se retrouvait en chantant à la reprise de la ballade par où avait commencé Pille-miche, elle était arrivée dans sa cour, sa langue se glaça, elle resta immobile, et un grand cri, soudain réprimé, sortit de sa bouche béante.
— Qu’as-tu donc, ma chère mère ? demanda l’enfant.
— Marche tout seul, s’écria sourdement Barbette en lui retirant la main et le poussant avec une incroyable rudesse, tu n’as plus ni père ni mère.
L’enfant, qui se frottait l’épaule en criant, vit la tête clouée, et son frais visage garda silencieusement la convulsion nerveuse que les pleurs donnent aux traits. Il ouvrit de grands yeux, regarda longtemps la tête de son père avec un air stupide qui ne trahissait aucune émotion ; puis sa figure, abrutie par l’ignorance, arriva jusqu’à exprimer une curiosité sauvage. Tout à coup Barbette reprit la main de son enfant, la serra violemment, et l’entraîna d’un pas rapide dans la maison. Pendant que Pille-miche et Marche-à-terre couchaient Galope-chopine sur le banc, un de ses souliers était tombé sous son cou de manière à se remplir de sang, et ce fut le premier objet que vit sa veuve.
— Ôte ton sabot, dit la mère à son fils. Mets ton pied là-dedans. Bien. Souviens-toi toujours, s’écria-t-elle d’un son de voix lugubre, du soulier de ton père, et ne t’en mets jamais un aux pieds sans te rappeler celui qui était plein du sang versé par les Chuins, et tue les Chuins.
En ce moment, elle agita sa tête par un mouvement si convulsif, que les mèches de ses cheveux noirs retombèrent sur son cou et donnèrent à sa figure une expression sinistre.
— J’atteste saint Labre, reprit-elle, que je te voue aux Bleus. Tu seras soldat pour venger ton père. Tue, tue les Chuins, et fais comme moi. Ah ! ils ont pris la tête de mon homme, je vais donner celle du Gars aux Bleus.
{p. 260} Elle sauta d’un seul bond sur le lit, s’empara d’un petit sac d’argent dans une cachette, reprit la main de son fils étonné, l’entraîna violemment sans lui laisser le temps de reprendre son sabot, et ils marchèrent tous deux d’un pas rapide vers Fougères, sans que l’un ou l’autre retournât la tête vers la chaumière qu’ils abandonnaient. Quand ils arrivèrent sur le sommet des rochers de Saint-Sulpice, Barbette attisa le feu des fagots, et son gars l’aida à les couvrir de genêts verts chargés de givre, afin d’en rendre la fumée plus forte.
— Ça durera plus que ton père, plus que moi et plus que le Gars, dit Barbette d’un air farouche en montrant le feu à son fils.
Au moment où la veuve de Galope-chopine et son fils au pied sanglant regardaient, avec une sombre expression de vengeance et de curiosité, tourbillonner la fumée, mademoiselle de Verneuil avait les yeux attachés sur cette roche, et tâchait, mais en vain, d’y découvrir le signal annoncé par le marquis. Le brouillard, qui s’était insensiblement accru, ensevelissait toute la région sous un voile dont les teintes grises cachaient les masses du paysage les plus près de la ville. Elle contemplait tour à tour, avec une douce anxiété, les rochers, le château, les édifices, qui ressemblaient dans ce brouillard à des brouillards plus noirs encore. Auprès de sa fenêtre, quelques arbres se détachaient de ce fond bleuâtre comme ces madrépores que la mer laisse entrevoir quand elle est calme. Le soleil donnait au ciel la couleur blafarde de l’argent terni, ses rayons coloraient d’une rougeur douteuse les branches nues des arbres, où se balançaient encore quelques dernières feuilles. Mais des sentiments trop délicieux agitaient l’âme de Marie, pour qu’elle vît de mauvais présages dans ce spectacle, en désaccord avec le bonheur dont elle se repaissait par avance. Depuis deux jours, ses idées s’étaient étrangement modifiées. L’âpreté, les éclats désordonnés de ses passions avaient lentement subi l’influence de l’égale température que donne à la vie un véritable amour. La certitude d’être aimée, qu’elle était allée chercher à travers tant de périls, avait fait naître en elle le désir de rentrer dans les conditions sociales qui sanctionnent le bonheur, et d’où elle n’était sortie que par désespoir. N’aimer que pendant un moment lui sembla de l’impuissance. Puis elle se vit soudain reportée, du fond de la société où le malheur l’avait plongée, dans le haut rang où son père l’avait un moment placée. Sa vanité, comprimée par les cruelles alternatives {p. 261} d’une passion tour à tour heureuse ou méconnue, s’éveilla, lui fit voir tous les bénéfices d’une grande position. En quelque sorte née marquise, épouser Montauran, n’était-ce pas pour elle agir et vivre dans la sphère qui lui était propre. Après avoir connu les hasards d’une vie tout aventureuse, elle pouvait mieux qu’une autre femme apprécier la grandeur des sentiments qui font la famille. Puis le mariage, la maternité et ses soins, étaient pour elle moins une tâche qu’un repos. Elle aimait cette vie vertueuse et calme entrevue à travers ce dernier orage, comme une femme lasse de la vertu peut jeter un regard de convoitise sur une passion illicite. La vertu était pour elle une nouvelle séduction.
— Peut-être, dit-elle en revenant de la croisée sans avoir vu de feu sur la roche de Saint-Sulpice, ai-je été bien coquette avec lui ? Mais aussi n’ai-je pas su combien je suis aimée ?… Francine, ce n’est plus un songe ! je serai ce soir la marquise de Montauran. Qu’ai-je donc fait pour mériter un si complet bonheur ? Oh ! je l’aime, et l’amour seul peut payer l’amour. Néanmoins, Dieu veut sans doute me récompenser d’avoir conservé tant de cœur malgré tant de misères et me faire oublier mes souffrances ; car, tu le sais, mon enfant, j’ai bien souffert.
— Ce soir, marquise de Montauran, vous, Marie ! Ah ! tant que ce ne sera pas fait, moi je croirai rêver. Qui donc lui a dit tout ce que vous valez ?
— Mais, ma chère enfant, il n’a pas seulement de beaux yeux, il a aussi une âme. Si tu l’avais vu comme moi dans le danger ! Oh ! il doit bien savoir aimer, il est si courageux !
— Si vous l’aimez tant, pourquoi souffrez-vous donc qu’il vienne à Fougères ?
— Est-ce que nous avons eu le temps de nous dire un mot quand nous avons été surpris. D’ailleurs, n’est-ce pas une preuve d’amour ? Et en a-t-on jamais assez ! En attendant, coiffe-moi.
Mais elle dérangea cent fois, par des mouvements comme électriques, les heureuses combinaisons de sa coiffure, en mêlant des pensées encore orageuses à tous les soins de la coquetterie. En crêpant les cheveux d’une boucle, ou en rendant ses nattes plus brillantes, elle se demandait, par un reste de défiance, si le marquis ne la trompait pas, et alors elle pensait qu’une semblable rouerie devait être impénétrable, puisqu’il s’exposait audacieusement à une vengeance immédiate en venant la trouver à Fougères. En {p. 262} étudiant malicieusement à son miroir les effets d’un regard oblique, d’un sourire, d’un léger pli du front, d’une attitude de colère, d’amour ou de dédain, elle cherchait une ruse de femme pour sonder jusqu’au dernier moment le cœur du jeune chef.
— Tu as raison ! Francine, dit-elle, je voudrais comme toi que ce mariage fût fait. Ce jour est le dernier de mes jours nébuleux, il est gros de ma mort ou de notre bonheur. Le brouillard est odieux, ajouta-t-elle en regardant de nouveau vers les sommets de Saint-Sulpice toujours voilés.
Elle se mit à draper elle-même les rideaux de soie et de mousseline qui décoraient la fenêtre, en se plaisant à intercepter le jour de manière à produire dans la chambre un voluptueux clair-obscur.
— Francine, dit-elle, ôte ces babioles qui encombrent la cheminée, et n’y laisse que la pendule et les deux vases de Saxe dans lesquels j’arrangerai moi-même les fleurs d’hiver que Corentin m’a trouvées… Sors toutes les chaises, je ne veux voir ici que le canapé et un fauteuil. Quand tu auras fini, mon enfant, tu brosseras le tapis de manière à en ranimer les couleurs, puis tu garniras de bougies les bras de cheminée et les flambeaux…
Marie regarda longtemps et avec attention la vieille tapisserie tendue sur les murs de cette chambre. Guidée par un goût inné, elle sut trouver, parmi les brillantes nuances de la haute-lisse, les teintes qui pouvaient servir à lier cette antique décoration aux meubles et aux accessoires de ce boudoir par l’harmonie des couleurs ou par le charme des oppositions. La même pensée dirigea l’arrangement des fleurs dont elle chargea les vases contournés qui ornaient la chambre. Le canapé fut placé près du feu. De chaque côté du lit, qui occupait la paroi parallèle à celle où était la cheminée, elle mit, sur deux petites tables dorées, de grands vases de Saxe remplis de feuillages et de fleurs qui exhalèrent les plus doux parfums. Elle tressaillit plus d’une fois en disposant les plis onduleux du lampas vert au-dessus du lit, et en étudiant les sinuosités de la draperie à fleurs sous laquelle elle le cacha. De semblables préparatifs ont toujours un indéfinissable secret de bonheur, et amènent une irritation si délicieuse, que souvent, au milieu de ces voluptueux apprêts, une femme oublie tous ses doutes, comme mademoiselle de Verneuil oubliait alors les siens. N’existe-t-il pas un sentiment religieux dans cette multitude de soins pris pour un {p. 263} être aimé qui n’est pas là pour les voir et les récompenser, mais qui doit les payer plus tard par ce sourire approbateur qu’obtiennent ces gracieux préparatifs, toujours si bien compris. Les femmes se livrent alors pour ainsi dire par avance à l’amour, et il n’en est pas une seule qui ne se dise, comme mademoiselle de Verneuil le pensait : — Ce soir je serai bien heureuse ! La plus innocente d’entre elles inscrit alors cette suave espérance dans les plis les moins saillants de la soie ou de la mousseline ; puis, insensiblement, l’harmonie qu’elle établit autour d’elle imprime à tout une physionomie où respire l’amour. Au sein de cette sphère voluptueuse, pour elle, les choses deviennent des êtres, des témoins ; et déjà elle en fait les complices de toutes ses joies futures. À chaque mouvement, à chaque pensée, elle s’enhardit à voler l’avenir. Bientôt elle n’attend plus, elle n’espère pas, mais elle accuse le silence, et le moindre bruit lui doit un présage ; enfin le doute vient poser sur son cœur une main crochue, elle brûle, elle s’agite, elle se sent tordue par une pensée qui se déploie comme une force purement physique ; c’est tour à tour un triomphe et un supplice, que sans l’espoir du plaisir elle ne supporterait point. Vingt fois, mademoiselle de Verneuil avait soulevé les rideaux, dans l’espérance de voir une colonne de fumée s’élevant au-dessus des rochers ; mais le brouillard semblait de moment en moment prendre de nouvelles teintes grises dans lesquelles son imagination finit par lui montrer de sinistres présages. Enfin, dans un moment d’impatience, elle laissa tomber le rideau, en se promettant bien de ne plus venir le relever. Elle regarda d’un air boudeur cette chambre à laquelle elle avait donné une âme et une voix, se demanda si ce serait en vain, et cette pensée la fit songer à tout.
— Ma petite, dit-elle à Francine en l’attirant dans un cabinet de toilette contigu à sa chambre et qui était éclairé par un œil de bœuf donnant sur l’angle obscur où les fortifications de la ville se joignaient aux rochers de la promenade, range-moi cela, que tout soit propre ! Quant au salon, tu le laisseras, si tu veux, en désordre, ajouta-t-elle en accompagnant ces mots d’un de ces sourires que les femmes réservent pour leur intimité, et dont jamais les hommes ne peuvent connaître la piquante finesse.
— Ah ! combien vous êtes jolie ! s’écria la petite Bretonne.
— Eh ! folles que nous sommes toutes, notre amant ne sera-t-il pas toujours notre plus belle parure.
{p. 264} Francine la laissa mollement couchée sur l’ottomane, et se retira pas à pas, en devinant que, aimée ou non, sa maîtresse ne livrerait jamais Montauran.
— Es-tu sûre de ce que tu me débites là, ma vieille, disait Hulot à Barbette qui l’avait reconnu en entrant à Fougères.
— Avez-vous des yeux ? Tenez, regardez les rochers de Saint-Sulpice, là, mon bon homme, au dret de Saint-Léonard.
Corentin tourna les yeux vers le sommet, dans la direction indiquée par le doigt de Barbette ; et, comme le brouillard commençait à se dissiper, il put voir assez distinctement la colonne de fumée blanchâtre dont avait parlé la femme de Galope-chopine.
— Mais quand viendra-t-il, hé ! la vieille ? Sera-ce ce soir ou cette nuit ?
— Mon bon homme, reprit Barbette, je n’en sais rin.
— Pourquoi trahis-tu ton parti ? dit vivement Hulot après avoir attiré la paysanne à quelques pas de Corentin.
— Ah ! monseigneur le général, voyez le pied de mon gars ! hé ! bien, il est trempé dans le sang de mon homme tué par les Chuins, sous votre respect, comme un veau, pour le punir des trois mots que vous m’avez arrachés, avant-hier, quand je labourais. Prenez mon gars, puisque vous lui avez ôté son père et sa mère, mais faites-en un vrai Bleu, mon bon homme, et qu’il puisse tuer beaucoup de Chuins. Tenez, voilà deux cents écus, gardez-les lui ; en les ménageant il ira loin avec ça, puisque son père a été douze ans à les amasser.
Hulot regarda avec étonnement cette paysanne pâle et ridée dont les yeux étaient secs.
— Mais toi, dit-il, toi, la mère, que vas-tu devenir ? Il vaut mieux que tu conserves cet argent.
— Moi, répondit-elle en branlant la tête avec tristesse, je n’ai plus besoin de rin ! Vous me clancheriez au fin fond de la tour de Mélusine (et elle montra une des tours du château), que les Chuins sauraient ben m’y venir tuer !
Elle embrassa son gars avec une sombre expression de douleur, le regarda, versa deux larmes, le regarda encore, et disparut.
— Commandant, dit Corentin, voici une de ces occasions qui, pour être mises à profit, demandent plutôt deux bonnes têtes qu’une. Nous savons tout et nous ne savons rien. Faire cerner, {p. 265} dès à présent, la maison de mademoiselle de Verneuil, ce serait la mettre contre nous. Nous ne sommes pas, toi, moi, tes Contre-Chouans et tes deux bataillons, de force à lutter contre cette fille-là, si elle se met en tête de sauver son ci-devant. Ce garçon est homme de cour, et par conséquent rusé ; c’est un jeune homme, et il a du cœur. Nous ne pourrons jamais nous en emparer à son entrée à Fougères. Il s’y trouve d’ailleurs peut-être déjà. Faire des visites domiciliaires ? Absurdité ! Ça n’apprend rien, ça donne l’éveil, et ça tourmente les habitants.
— Je m’en vais, dit Hulot impatienté, donner au factionnaire du poste Saint-Léonard la consigne d’avancer sa promenade de trois pas de plus, et il arrivera ainsi en face de la maison de mademoiselle de Verneuil. Je conviendrai d’un signe avec chaque sentinelle, je me tiendrai au corps de garde, et quand on m’aura signalé l’entrée d’un jeune homme quelconque, je prends un caporal et quatre hommes, et…
— Et, reprit Corentin en interrompant l’impétueux soldat, si le jeune homme n’est pas le marquis, si le marquis n’entre pas par la porte, s’il est déjà chez mademoiselle de Verneuil, si, si…
Là, Corentin regarda le commandant avec un air de supériorité qui avait quelque chose de si insultant, que le vieux militaire s’écria : — Mille tonnerres de Dieu ! va te promener, citoyen de l’enfer. Est-ce que tout cela me regarde ! Si ce hanneton-là vient tomber dans un de mes corps-de-garde, il faudra bien que je le fusille ; si j’apprends qu’il est dans une maison, il faudra bien aussi que j’aille le cerner, le prendre et le fusiller ! Mais, du diable si je me creuse la cervelle pour mettre de la boue sur mon uniforme.
— Commandant, la lettre des trois ministres t’ordonne d’obéir à mademoiselle de Verneuil.
— Citoyen, qu’elle vienne elle-même, je verrai ce que j’aurai à faire.
— Eh ! bien, citoyen, répliqua Corentin avec hauteur, elle ne tardera pas. Elle te dira, elle-même, l’heure et le moment où le ci-devant sera entré. Peut-être, même, ne sera-t-elle tranquille que quand elle t’aura vu posant les sentinelles et cernant sa maison.
— Le diable s’est fait homme, se dit douloureusement le vieux chef de demi-brigade en voyant Corentin qui remontait à grands pas l’escalier de la Reine où cette scène avait eu lieu et qui regagnait la porte Saint-Léonard. — Il me livrera le citoyen Montauran, {p. 266} pieds et poings liés, reprit Hulot en se parlant à lui-même, et je me trouverai embêté d’un conseil de guerre à présider. — Après tout, dit-il en haussant les épaules, le Gars est un ennemi de la République, il m’a tué mon pauvre Gérard, et ce sera toujours un noble de moins. Au diable !
Il tourna lestement sur les talons de ses bottes, et alla visiter tous les postes de la ville en sifflant la Marseillaise.
Mademoiselle de Verneuil était plongée dans une de ces méditations dont les mystères restent comme ensevelis dans les abîmes de l’âme, et dont les mille sentiments contradictoires ont souvent prouvé à ceux qui en ont été la proie qu’on peut avoir une vie orageuse et passionnée entre quatre murs, sans même quitter l’ottomane sur laquelle se consume alors l’existence. Arrivée au dénoûment du drame qu’elle était venue chercher, cette fille en faisait tour à tour passer devant elle les scènes d’amour et de colère qui avaient si puissamment animé sa vie pendant les dix jours écoulés depuis sa première rencontre avec le marquis. En ce moment le bruit d’un pas d’homme retentit dans le salon qui précédait sa chambre, elle tressaillit ; la porte s’ouvrit, elle tourna vivement la tête, et vit Corentin.
— Petite tricheuse ! dit en riant l’agent supérieur de la police, l’envie de me tromper vous prendra-t-elle encore ? Ah ! Marie ! Marie ! vous jouez un jeu bien dangereux en ne m’intéressant pas à votre partie, en en décidant les coups sans me consulter. Si le marquis a échappé à son sort…
— Cela n’a pas été votre faute, n’est-ce pas ? répondit mademoiselle de Verneuil avec une ironie profonde. Monsieur, reprit-elle d’une voix grave, de quel droit venez-vous encore chez moi ?
— Chez vous ? demanda-t-il d’un ton amer.
— Vous m’y faites songer, répliqua-t-elle avec noblesse, je ne suis pas chez moi. Vous avez peut-être sciemment choisi cette maison pour y commettre plus sûrement vos assassinats, je vais en sortir. J’irais dans un désert pour ne plus voir des…
— Des espions, dites, reprit Corentin. Mais cette maison n’est ni à vous ni à moi, elle est au gouvernement ; et, quant à en sortir, vous n’en feriez rien, ajouta-t-il en lui lançant un regard diabolique.
Mademoiselle de Verneuil se leva par un mouvement d’indignation, s’avança de quelques pas ; mais tout à coup elle s’arrêta en {p. 267} voyant Corentin qui releva le rideau de la fenêtre et se prit à sourire en l’invitant à venir près de lui.
— Voyez-vous cette colonne de fumée ? dit-il avec le calme profond qu’il savait conserver sur sa figure blême quelque profondes que fussent ses émotions.
— Quel rapport peut-il exister entre mon départ et de mauvaises herbes auxquelles on a mis le feu ? demanda-t-elle.
— Pourquoi votre voix est-elle si altérée ? reprit Corentin. Pauvre petite ! ajouta-t-il d’une voix douce, je sais tout. Le marquis vient aujourd’hui à Fougères, et ce n’est pas dans l’intention de nous le livrer que vous avez arrangé si voluptueusement ce boudoir, ces fleurs et ces bougies.
Mademoiselle de Verneuil pâlit en voyant la mort du marquis écrite dans les yeux de ce tigre à face humaine, et ressentit pour son amant un amour qui tenait du délire. Chacun de ses cheveux lui versa dans la tête une atroce douleur qu’elle ne put soutenir, et elle tomba sur l’ottomane. Corentin resta un moment les bras croisés sur la poitrine, moitié content d’une torture qui le vengeait de tous les sarcasmes et du dédain par lesquels cette femme l’avait accablé, moitié chagrin de voir souffrir une créature dont le joug lui plaisait toujours, quelque lourd qu’il fût.
— Elle l’aime, se dit-il d’une voix sourde.
— L’aimer, s’écria-t-elle, eh ! qu’est-ce que signifie ce mot ? Corentin ! il est ma vie, mon âme, mon souffle. Elle se jeta aux pieds de cet homme dont le calme l’épouvantait. — Âme de boue, lui dit-elle, j’aime mieux m’avilir pour lui obtenir la vie, que de m’avilir pour la lui ôter. Je veux le sauver au prix de tout mon sang. Parle, que te faut-il ?
Corentin tressaillit.
— Je venais prendre vos ordres, Marie, dit-il d’un son de voix plein de douceur et en la relevant avec une gracieuse politesse. Oui, Marie, vos injures ne m’empêcheront pas d’être tout à vous, pourvu que vous ne me trompiez plus. Vous savez, Marie, qu’on ne me dupe jamais impunément.
— Ah ! si vous voulez que je vous aime, Corentin, aidez-moi à le sauver.
— Eh ! bien, à quelle heure vient le marquis ? dit-il en s’efforçant de faire cette demande d’un ton calme.
— Hélas ! je n’en sais rien.
{p. 268} Ils se regardèrent tous deux en silence.
— Je suis perdue, se disait mademoiselle de Verneuil.
— Elle me trompe, pensait Corentin. — Marie, reprit-il, j’ai deux maximes. L’une, de ne jamais croire un mot de ce que disent les femmes, c’est le moyen de ne pas être leur dupe ; l’autre, de toujours chercher si elles n’ont pas quelque intérêt à faire le contraire de ce qu’elles ont dit et à se conduire en sens inverse des actions dont elles veulent bien nous confier le secret. Je crois que nous nous entendons maintenant.
— À merveille, répliqua mademoiselle de Verneuil. Vous voulez des preuves de ma bonne foi ; mais je les réserve pour le moment où vous m’en aurez donné de la vôtre.
— Adieu, mademoiselle, dit sèchement Corentin.
— Allons, reprit la jeune fille en souriant, asseyez-vous, mettez-vous là et ne boudez pas, sinon je saurais bien me passer de vous pour sauver le marquis. Quant aux trois cent mille francs que vous voyez toujours étalés devant vous, je puis vous les mettre en or, là, sur cette cheminée, à l’instant où le marquis sera en sûreté.
Corentin se leva, recula de quelques pas et regarda mademoiselle de Verneuil.
— Vous êtes devenue riche en peu de temps, dit-il d’un ton dont l’amertume était mal déguisée.
— Montauran, reprit-elle en souriant de pitié, pourra vous offrir lui-même bien davantage pour sa rançon. Ainsi, prouvez-moi que vous avez les moyens de le garantir de tout danger, et…
— Ne pouvez-vous pas, s’écria tout à coup Corentin, le faire évader au moment même de son arrivée puisque Hulot en ignore l’heure et… Il s’arrêta comme s’il se reprochait à lui-même d’en trop dire. — Mais est-ce bien vous qui me demandez une ruse ? reprit-il en souriant de la manière la plus naturelle. Écoutez, Marie, je suis certain de votre loyauté. Promettez-moi de me dédommager de tout ce que je perds en vous servant, et j’endormirai si bien cette buse de commandant, que le marquis sera libre à Fougères comme à Saint-James.
— Je vous le promets, répondit la jeune fille avec une sorte de solennité.
— Non pas ainsi, reprit-il, jurez-le-moi par votre mère.
Mademoiselle de Verneuil tressaillit ; et, levant une main {p. 269} tremblante, elle fit le serment demandé par cet homme, dont les manières venaient de changer subitement.
— Vous pouvez disposer de moi, dit Corentin. Ne me trompez pas, et vous me bénirez ce soir.
— Je vous crois, Corentin, s’écria mademoiselle de Verneuil tout attendrie. Elle le salua par une douce inclination de tête, et lui sourit avec une bonté mêlée de surprise en lui voyant sur la figure une expression de tendresse mélancolique.
— Quelle ravissante créature ! s’écria Corentin en s’éloignant. Ne l’aurai-je donc jamais, pour en faire à la fois, l’instrument de ma fortune et la source de mes plaisirs ? Se mettre à mes pieds, elle !… Oh ! oui, le marquis périra. Et si je ne puis obtenir cette femme qu’en la plongeant dans un bourbier, je l’y plongerai. — Enfin, se dit-il à lui-même en arrivant sur la place où ses pas le conduisirent à son insu, elle ne se défie peut-être plus de moi. Cent mille écus à l’instant ! Elle me croit avare. C’est une ruse, ou elle l’a épousé. Corentin, perdu dans ses pensées, n’osait prendre une résolution. Le brouillard que le soleil avait dissipé vers le milieu du jour, reprenait insensiblement toute sa force et devint si épais que Corentin n’apercevait plus les arbres même à une faible distance. — Voilà un nouveau malheur, se dit-il en rentrant à pas lents chez lui. Il est impossible d’y voir à six pas. Le temps protège nos amants. Surveillez donc une maison gardée par un tel brouillard. — Qui vive, s’écria-t-il en saisissant le bras d’un inconnu qui semblait avoir grimpé sur la promenade à travers les roches les plus périlleuses.
— C’est moi, répondit naïvement une voix enfantine.
— Ah ! c’est le petit gars au pied rouge. Ne veux-tu pas venger ton père ? lui demanda Corentin.
— Oui ! dit l’enfant.
— C’est bien. Connais-tu le Gars ?
— Oui.
— C’est encore mieux. Eh ! bien, ne me quitte pas, sois exact à faire tout ce que je te dirai, tu achèveras l’ouvrage de ta mère, et tu gagneras des gros sous. Aimes-tu les gros sous ?
— Oui.
— Tu aimes les gros sous et tu veux tuer le Gars, je prendrai soin de toi. — Allons, se dit en lui-même Corentin après une pause, Marie, tu nous le livreras toi-même ! Elle est trop violente pour juger {p. 270} le coup que je m’en vais lui porter ; d’ailleurs, la passion ne réfléchit jamais. Elle ne connaît pas l’écriture du marquis, voici donc le moment de tendre le piége dans lequel son caractère la fera donner tête baissée. Mais pour assurer le succès de ma ruse, Hulot m’est nécessaire, et je cours le voir.
En ce moment, mademoiselle de Verneuil et Francine délibéraient sur les moyens de soustraire le marquis à la douteuse générosité de Corentin et aux baïonnettes de Hulot.
— Je vais aller le prévenir, s’écriait la petite Bretonne.
— Folle, sais-tu donc où il est ? Moi-même, aidée par tout l’instinct du cœur, je pourrais bien le chercher longtemps sans le rencontrer.
Après avoir inventé bon nombre de ces projets insensés, si faciles à exécuter au coin du feu, mademoiselle de Verneuil s’écria : — Quand je le verrai, son danger m’inspirera.
Puis elle se plut, comme tous les esprits ardents, à ne vouloir prendre son parti qu’au dernier moment, se fiant à son étoile ou à cet instinct d’adresse qui abandonne rarement les femmes. Jamais peut-être son cœur n’avait subi de si fortes contractions. Tantôt elle restait comme stupide, les yeux fixes, et tantôt, au moindre bruit, elle tressaillait comme ces arbres presque déracinés que les bûcherons agitent fortement avec une corde pour en hâter la chute. Tout à coup une détonation violente, produite par la décharge d’une douzaine de fusils, retentit dans le lointain. Mademoiselle de Verneuil pâlit, saisit la main de Francine, et lui dit : — Je meurs, ils me l’ont tué.
Le pas pesant d’un soldat se fit entendre dans le salon. Francine épouvantée se leva et introduisit un caporal. Le Républicain, après avoir fait un salut militaire à mademoiselle de Verneuil, lui présenta des lettres dont le papier n’était pas très-propre. Le soldat, ne recevant aucune réponse de la jeune fille, lui dit en se retirant : — Madame, c’est de la part du commandant.
Mademoiselle de Verneuil, en proie à de sinistres pressentiments, lisait une lettre écrite probablement à la hâte par Hulot.
Mademoiselle, mes Contre-Chouans viennent de s’emparer d’un des messagers du Gars qui vient d’être fusillé. Parmi les lettres interceptées, celle que je vous transmets peut vous être de quelque utilité, etc.
{p. 271} — Grâce au ciel, ce n’est pas lui qu’ils viennent de tuer, s’écria-t-elle en jetant cette lettre au feu.
Elle respira plus librement et lut avec avidité le billet qu’on venait de lui envoyer ; il était du marquis et semblait adressé à madame du Gua.
Non, mon ange, je n’irai pas ce soir à la Vivetière. Ce soir, vous perdez votre gageure avec le comte et je triomphe de la République en la personne de cette fille délicieuse, qui vaut certes bien une nuit, convenez-en. Ce sera le seul avantage réel que je remporterai dans cette campagne, car la Vendée se soumet. Il n’y a plus rien à faire en France, et nous repartirons sans doute ensemble pour l’Angleterre. Mais à demain les affaires sérieuses.
Le billet lui échappa des mains, elle ferma les yeux, garda un profond silence, et resta penchée en arrière, la tête appuyée sur un coussin. Après une longue pause, elle leva les yeux sur la pendule qui alors marquait quatre heures.
— Et monsieur se fait attendre, dit-elle avec une cruelle ironie.
— Oh ! s’il pouvait ne pas venir, reprit Francine.
— S’il ne venait pas, dit Marie d’une voix sourde, j’irais au-devant de lui, moi ! Mais non, il ne peut tarder maintenant. Francine, suis-je bien belle ?
— Vous êtes bien pâle !
— Vois, reprit mademoiselle de Verneuil, cette chambre parfumée, ces fleurs, ces lumières, cette vapeur enivrante, tout ici pourra-t-il bien donner l’idée d’une vie céleste à celui que je veux plonger cette nuit dans les délices de l’amour.
— Qu’y a-t-il donc, mademoiselle ?
— Je suis trahie, trompée, abusée, jouée, rouée, perdue, et je veux le tuer, le déchirer. Mais oui, il y avait toujours dans ses manières un mépris qu’il cachait mal, et que je ne voulais pas voir ! Oh ! j’en mourrai ! — Sotte que je suis, dit-elle en riant, il vient, j’ai la nuit pour lui apprendre que, mariée ou non, un homme qui m’a possédée ne peut plus m’abandonner. Je lui mesurerai la vengeance à l’offense, et il périra désespéré. Je lui croyais quelque grandeur dans l’âme, mais c’est sans doute le fils d’un laquais ! Il m’a certes bien habilement trompée, car j’ai peine à croire encore que l’homme capable de me livrer à Pille-miche sans pitié puisse descendre à des fourberies dignes de Scapin. Il est si facile de se jouer d’une femme aimante, que c’est la dernière des lâchetés. {p. 272} Qu’il me tue, bien ; mais mentir, lui que j’avais tant grandi ! À l’échafaud ! à l’échafaud ! Ah ! je voudrais le voir guillotiner. Suis-je donc si cruelle ? Il ira mourir couvert de caresses, de baisers qui lui auront valu vingt ans de vie…
— Marie, reprit Francine avec une douceur angélique, comme tant d’autres, soyez victime de votre amant, mais ne vous faites ni sa maîtresse ni son bourreau. Gardez son image au fond de votre cœur, sans vous la rendre à vous-même cruelle. S’il n’y avait aucune joie dans un amour sans espoir, que deviendrions-nous, pauvres femmes que nous sommes ! Ce Dieu, Marie, auquel vous ne pensez jamais, nous récompensera d’avoir obéi à notre vocation sur la terre : aimer et souffrir !
— Petite chatte, répondit mademoiselle de Verneuil en caressant la main de Francine, ta voix est bien douce et bien séduisante ! La raison a bien des attraits sous ta forme ! Je voudrais bien t’obéir…
— Vous lui pardonnez, vous ne le livrerez pas !
— Tais-toi, ne me parle plus de cet homme-là. Comparé à lui, Corentin est une noble créature. Me comprends-tu ?
Elle se leva en cachant, sous une figure horriblement calme, et l’égarement qui la saisit et une soif inextinguible de vengeance. Sa démarche lente et mesurée annonçait je ne sais quoi d’irrévocable dans ses résolutions. En proie à ses pensées, dévorant son injure, et trop fière pour avouer le moindre de ses tourments, elle alla au poste de la porte Saint-Léonard pour y demander la demeure du commandant. À peine était-elle sortie de sa maison que Corentin y entra.
— Oh ! monsieur Corentin, s’écria Francine, si vous vous intéressez à ce jeune homme, sauvez-le, mademoiselle va le livrer. Ce misérable papier a tout détruit.
Corentin prit négligemment la lettre en demandant : — Et où est-elle allée ?
— Je ne sais.
— Je cours, dit-il, la sauver de son propre désespoir.
Il disparut en emportant la lettre, franchit la maison avec rapidité, et dit au petit gars qui jouait devant la porte : — Par où s’est dirigée la dame qui vient de sortir ?
Le fils de Galope-chopine fit quelques pas avec Corentin pour lui montrer la rue en pente qui menait à la porte Saint-Léonard.
{p. 273} — C’est par là, dit-il, sans hésiter en obéissant à la vengeance que sa mère lui avait soufflée au cœur.
En ce moment, quatre hommes déguisés entrèrent chez mademoiselle de Verneuil sans avoir été vus ni par le petit gars, ni par Corentin.
— Retourne à ton poste, répondit l’espion. Aie l’air de t’amuser à faire tourner le loqueteau des persiennes, mais veille bien, et regarde partout, même sur les toits.
Corentin s’élança rapidement dans la direction indiquée par le petit gars, crut reconnaître mademoiselle de Verneuil au milieu du brouillard, et la rejoignit effectivement au moment où elle atteignait le poste Saint-Léonard.
— Où allez-vous ? dit-il en lui offrant le bras, vous êtes pâle, qu’est-il donc arrivé ? Est-il convenable de sortir ainsi toute seule, prenez mon bras.
— Où est le commandant, lui demanda-t-elle ?
À peine mademoiselle de Verneuil avait-elle achevé sa phrase, qu’elle entendit le mouvement d’une reconnaissance militaire en dehors de la porte Saint-Léonard, et distingua bientôt la grosse voix de Hulot au milieu du tumulte.
— Tonnerre de Dieu ! s’écria-t-il, jamais je n’ai vu moins clair qu’en ce moment à faire la ronde. Ce ci-devant a commandé le temps.
— De quoi vous plaignez-vous, répondit mademoiselle de Verneuil en lui serrant fortement le bras, ce brouillard peut cacher la vengeance aussi bien que la perfidie. Commandant, ajouta-t-elle à voix basse, il s’agit de prendre avec moi des mesures telles que le Gars ne puisse pas échapper aujourd’hui.
— Est-il chez vous ? lui demanda-t-il d’une voix dont l’émotion accusait son étonnement.
— Non, répondit-elle, mais vous me donnerez un homme sûr, et je l’enverrai vous avertir de l’arrivée de ce marquis.
— Qu’allez-vous faire ? dit Corentin avec empressement à Marie, un soldat chez vous l’effaroucherait, mais un enfant, et j’en trouverai un, n’inspirera pas de défiance…
— Commandant, reprit mademoiselle de Verneuil, grâce à ce brouillard que vous maudissez, vous pouvez, dès à présent, cerner ma maison. Mettez des soldats partout. Placez un poste dans l’église Saint-Léonard pour vous assurer de l’esplanade sur laquelle {p. 274} donnent les fenêtres de mon salon. Apostez des hommes sur la Promenade ; car, quoique la fenêtre de ma chambre soit à vingt pieds du sol, le désespoir prête quelquefois la force de franchir les distances les plus périlleuses. Écoutez ! Je ferai probablement sortir ce monsieur par la porte de ma maison ; ainsi, ne donnez qu’à un homme courageux la mission de la surveiller ; car, dit-elle en poussant un soupir, on ne peut pas lui refuser de la bravoure, et il se défendra !
— Gudin ! s’écria le commandant.
Aussitôt le jeune Fougerais s’élança du milieu de la troupe revenue avec Hulot et qui avait gardé ses rangs à une certaine distance.
— Écoute, mon garçon, lui dit le vieux militaire à voix basse, ce tonnerre de fille nous livre le Gars sans que je sache pourquoi, c’est égal, ça n’est pas notre affaire. Tu prendras dix hommes avec toi et tu te placeras de manière à garder le cul-de-sac au fond duquel est la maison de cette fille ; mais arrange-toi pour qu’on ne voie ni toi ni tes hommes.
— Oui, mon commandant, je connais le terrain.
— Eh ! bien, mon enfant, reprit Hulot, Beau-pied23 viendra t’avertir de ma part du moment où il faudra jouer du bancal. Tâche de joindre toi-même le marquis, et si tu peux le tuer, afin que je n’aie pas à le fusiller juridiquement, tu seras lieutenant dans quinze jours, ou je ne me nomme pas Hulot. — Tenez, mademoiselle, voici un lapin qui ne boudera pas, dit-il à la jeune fille en lui montrant Gudin. Il fera bonne garde devant votre maison, et si le ci-devant en sort ou veut y entrer, il ne le manquera pas.
Gudin partit avec une dizaine de soldats.
— Savez-vous bien ce que vous faites ? disait tout bas Corentin à mademoiselle de Verneuil.
Elle ne lui répondit pas, et vit partir avec une sorte de contentement les hommes qui, sous les ordres du sous-lieutenant, allèrent se placer sur la Promenade, et ceux qui, suivant les instructions de Hulot, se postèrent le long des flancs obscurs de l’église Saint-Léonard.
— Il y a des maisons qui tiennent à la mienne, dit-elle au commandant, cernez-les aussi. Ne nous préparons pas de repentir en négligeant une seule des précautions à prendre.
— Elle est enragée, pensa Hulot.
— Ne suis-je pas prophète, lui dit Corentin à l’oreille. Quant à {p. 275} celui que je vais mettre chez elle, c’est le petit gars au pied sanglant ; ainsi…
Il n’acheva pas. Mademoiselle de Verneuil s’était par un mouvement soudain élancée vers sa maison, où il la suivit en sifflant comme un homme heureux ; quand il la rejoignit, elle avait déjà atteint le seuil de la porte où Corentin retrouva le fils de Galope-chopine.
— Mademoiselle, lui dit-il, prenez avec vous ce petit garçon, vous ne pouvez pas avoir d’émissaire plus innocent ni plus actif que lui. — Quand tu auras vu le Gars entré, quelque chose qu’on te dise, sauve-toi, viens me trouver au corps de garde, je te donnerai de quoi manger de la galette pendant toute ta vie.
À ces mots, soufflés pour ainsi dire dans l’oreille du petit gars, Corentin se sentit presser fortement la main par le jeune Breton, qui suivit mademoiselle de Verneuil.
— Maintenant, mes bons amis, expliquez-vous quand vous voudrez ! s’écria Corentin lorsque la porte se ferma, si tu fais l’amour, mon petit marquis, ce sera sur ton suaire.
Mais Corentin, qui ne put se résoudre à quitter de vue cette maison fatale, se rendit sur la Promenade, où il trouva le commandant occupé à donner quelques ordres. Bientôt la nuit vint. Deux heures s’écoulèrent sans que les différentes sentinelles placées de distance en distance, eussent rien aperçu qui pût faire soupçonner que le marquis avait franchi la triple enceinte d’hommes attentifs et cachés qui cernaient les trois côtés par lesquels la tour du Papegaut était accessible. Vingt fois Corentin était allé de la Promenade au corps de garde, vingt fois son attente avait été trompée, et son jeune émissaire n’était pas encore venu le trouver. Abîmé dans ses pensées, l’espion marchait lentement sur la Promenade en éprouvant le martyre que lui faisaient subir trois passions terribles dans leur choc : l’amour, l’avarice, l’ambition. Huit heures sonnèrent à toutes les horloges. La lune se levait fort tard. Le brouillard et la nuit enveloppaient donc dans d’effroyables ténèbres les lieux où le drame conçu par cet homme allait se dénouer. L’agent supérieur de la police sut imposer silence à ses passions, il se croisa fortement les bras sur la poitrine, et ne quitta pas des yeux la fenêtre qui s’élevait comme un fantôme lumineux au-dessus de cette tour. Quand sa marche le conduisait du côté des vallées au bord des précipices, il épiait machinalement le brouillard sillonné par les lueurs {p. 276} pâles de quelques lumières qui brillaient çà et là dans les maisons de la ville ou des faubourgs, au-dessus et au-dessous du rempart. Le silence profond qui régnait n’était troublé que par le murmure du Nançon, par les coups lugubres et périodiques du beffroi, par les pas lourds des sentinelles, ou par le bruit des armes, quand on venait d’heure en heure relever les postes. Tout était devenu solennel, les hommes et la Nature.
— Il fait noir comme dans la gueule d’un loup, dit en ce moment Pille-miche.
— Va toujours, répondit Marche-à-terre, et ne parle pas plus qu’un chien mort.
— J’ose à peine respirer, répliqua le Chouan.
— Si celui qui vient de laisser rouler une pierre veut que son cœur serve de gaîne à mon couteau, il n’a qu’à recommencer, dit Marche-à-terre d’une voix si basse qu’elle se confondait avec le frissonnement des eaux du Nançon.
— Mais c’est moi, dit Pille-miche.
— Eh ! bien, vieux sac à sous, reprit le chef, glisse sur ton ventre comme une anguille de haie, sinon nous allons laisser là nos carcasses plus tôt qu’il ne le faudra.
— Hé ! Marche-à-terre, dit en continuant l’incorrigible Pille-miche, qui s’aida de ses mains pour se hisser sur le ventre et arriva sur la ligne où se trouvait son camarade à l’oreille duquel il parla d’une voix si étouffée que les Chouans par lesquels ils étaient suivis n’entendirent pas une syllabe. — Hé ! Marche-à-terre, s’il faut en croire notre Grande Garce, il doit y avoir un fier butin là-haut. Veux-tu faire part à nous deux ?
— Écoute, Pille-miche ! dit Marche-à-terre en s’arrêtant à plat ventre.
Toute la troupe imita ce mouvement, tant les Chouans étaient excédés par les difficultés que le précipice opposait à leur marche.
— Je te connais, reprit Marche-à-terre, pour être un de ces bons Jean-prend-tout, qui aiment autant donner des coups que d’en recevoir, quand il n’y a que cela à choisir. Nous ne venons pas ici pour chausser les souliers des morts, nous sommes diables contre diables, et malheur à ceux qui auront les griffes courtes. La Grande Garce nous envoie ici pour sauver le Gars. Il est là, tiens, lève ton nez de chien et regarde cette fenêtre, au-dessus de la tour ?
{p. 277} En ce moment minuit sonna. La lune se leva et donna au brouillard l’apparence d’une fumée blanche. Pille-miche serra violemment le bras de Marche-à-terre et lui montra silencieusement, à dix pieds au-dessus d’eux, le fer triangulaire de quelques baïonnettes luisantes.
— Les Bleus y sont déjà, dit Pille-miche, nous n’aurons rien de force.
— Patience, répondit Marche-à-terre, si j’ai bien tout examiné ce matin, nous devons trouver au bas de la tour du Papegaut, entre les remparts et la Promenade, une petite place où l’on met toujours du fumier, et l’on peut se laisser tomber là-dessus comme sur un lit.
— Si saint Labre, dit Pille-miche, voulait changer en bon cidre le sang qui va couler, les Fougerais en trouveraient demain une bien bonne provision.
Marche-à-terre couvrit de sa large main la bouche de son ami ; puis, un avis sourdement donné par lui courut de rang en rang jusqu’au dernier des Chouans suspendus dans les airs sur les bruyères des schistes. En effet, Corentin avait une oreille trop exercée pour n’avoir pas entendu le froissement de quelques arbustes tourmentés par les Chouans, ou le bruit léger des cailloux qui roulèrent au bas du précipice, et il était au bord de l’esplanade. Marche-à-terre, qui semblait posséder le don de voir dans l’obscurité, ou dont les sens continuellement en mouvement devaient avoir acquis la finesse de ceux des Sauvages, avait entrevu Corentin ; comme un chien bien dressé, peut-être l’avait-il senti. Le diplomate de la police eut beau écouter le silence et regarder le mur naturel formé par les schistes, il n’y put rien découvrir. Si la lueur douteuse du brouillard lui permit d’apercevoir quelques Chouans, il les prit pour des fragments du rocher, tant ces corps humains gardèrent bien l’apparence d’une nature inerte. Le danger de la troupe dura peu. Corentin fut attiré par un bruit très-distinct qui se fit entendre à l’autre extrémité de la Promenade, au point où cessait le mur de soutènement et où commençait la pente rapide du rocher. Un sentier tracé sur le bord des schistes et qui communiquait à l’escalier de la Reine aboutissait précisément à ce point d’intersection. Au moment où Corentin y arriva, il vit une figure s’élevant comme par enchantement, et quand il avança la main pour s’emparer de cet être fantastique ou réel auquel il ne {p. 278} supposait pas de bonnes intentions, il rencontra les formes rondes et moelleuses d’une femme.
— Que le diable vous emporte, ma bonne ! dit-il en murmurant. Si vous n’aviez pas eu affaire à moi, vous auriez pu attraper une balle dans la tête… Mais d’où venez-vous et où allez-vous à cette heure-ci ? Êtes-vous muette ? — C’est cependant bien une femme, se dit-il à lui-même.
Le silence devenant suspect, l’inconnue répondit d’une voix qui annonçait un grand effroi : — Ah ! mon bon homme, je revenons de la veillée.
— C’est la prétendue mère du marquis, se dit Corentin. Voyons ce qu’elle va faire.
— Eh ! bien, allez par là, la vieille, reprit-il à haute voix en feignant de ne pas la reconnaître. À gauche donc, si vous ne voulez pas être fusillée !
Il resta immobile ; mais en voyant madame du Gua qui se dirigea vers la tour du Papegaut, il la suivit de loin avec une adresse diabolique. Pendant cette fatale rencontre, les Chouans s’étaient très-habilement postés sur les tas de fumier vers lesquels Marche-à-terre les avait guidés.
— Voilà la Grande Garce ! se dit tout bas Marche-à-terre en se dressant sur ses pieds le long de la tour comme aurait pu faire un ours.
— Nous sommes là, dit-il à la dame.
— Bien ! répondit madame du Gua. Si tu peux trouver une échelle dans la maison dont le jardin aboutit à six pieds au-dessous du fumier, le Gars serait sauvé. Vois-tu cet œil-de-bœuf là-haut ? il donne dans un cabinet de toilette attenant à la chambre à coucher, c’est là qu’il faut arriver. Ce pan de la tour au bas duquel vous êtes, est le seul qui ne soit pas cerné. Les chevaux sont prêts, et si tu as gardé le passage du Nançon, en un quart d’heure nous devons le mettre hors de danger, malgré sa folie. Mais si cette catin veut le suivre, poignardez-la.
Corentin, apercevant dans l’ombre quelques-unes des formes indistinctes qu’il avait d’abord prises pour des pierres, se mouvoir avec adresse, alla sur-le-champ au poste de la porte Saint-Léonard, où il trouva le commandant dormant tout habillé sur le lit de camp.
— Laissez-le donc, dit brutalement Beau-pied à Corentin, il ne fait que de se poser là.
{p. 279} — Les Chouans sont ici, cria Corentin dans l’oreille de Hulot.
— Impossible, mais tant mieux ! s’écria le commandant tout endormi qu’il était, au moins l’on se battra.
Lorsque Hulot arriva sur la Promenade, Corentin lui montra dans l’ombre la singulière position occupée par les Chouans.
— Ils auront trompé ou étouffé les sentinelles que j’ai placées entre l’escalier de la Reine et le château, s’écria le commandant. Ah ! quel tonnerre de brouillard. Mais patience ! je vais envoyer, au pied du rocher, une cinquantaine d’hommes, sous la conduite d’un lieutenant. Il ne faut pas les attaquer là, car ces animaux-là sont si durs qu’ils se laisseraient rouler jusqu’en bas du précipice comme des pierres, sans se casser un membre.
La cloche fêlée du beffroi sonna deux heures lorsque le commandant revint sur la Promenade, après avoir pris les précautions militaires les plus sévères, afin de saisir des Chouans commandés par Marche-à-terre. En ce moment, tous les postes ayant été doublés, la maison de mademoiselle de Verneuil était devenue le centre d’une petite armée. Le commandant trouva Corentin absorbé dans la contemplation de la fenêtre qui dominait la tour du Papegaut.
— Citoyen, lui dit Hulot, je crois que le ci-devant nous embête, car rien n’a encore bougé.
— Il est là, s’écria Corentin en montrant la fenêtre. J’ai vu l’ombre d’un homme sur les rideaux ? Je ne comprends pas ce qu’est devenu mon petit gars. Ils l’auront tué ou séduit. Tiens, commandant, vois-tu ? voici un homme ! marchons !
— Je n’irai pas le saisir au lit, tonnerre de Dieu ! Il sortira, s’il est entré ; Gudin ne le manquera pas, s’écria Hulot, qui avait ses raisons pour attendre.
— Allons, commandant, je t’enjoins, au nom de la loi, de marcher à l’instant sur cette maison.
— Tu es encore un joli coco pour vouloir me faire aller.
Sans s’émouvoir de la colère du commandant, Corentin lui dit froidement : — Tu m’obéiras ! Voici un ordre en bonne forme, signé du ministre de la guerre, qui t’y forcera, reprit-il, en tirant de sa poche un papier. Est-ce que tu t’imagines que nous sommes assez simples pour laisser cette fille agir comme elle l’entend. C’est la guerre civile que nous étouffons, et la grandeur du résultat absout la petitesse des moyens.
— Je prends la liberté, citoyen, de t’envoyer faire… tu me {p. 280} comprends ? Suffit. Pars du pied gauche, laisse-moi tranquille et plus vite que ça.
— Mais lis, dit Corentin.
— Ne m’embête pas de tes fonctions, s’écria Hulot indigné de recevoir des ordres d’un être qu’il trouvait si méprisable.
En ce moment, le fils de Galope-chopine se trouva au milieu d’eux comme un rat qui serait sorti de terre.
— Le Gars est en route, s’écria-t-il.
— Par où…
— Par la rue Saint-Léonard.
— Beau-pied, dit Hulot à l’oreille du caporal qui se trouvait auprès de lui, cours prévenir ton lieutenant de s’avancer sur la maison et de faire un joli petit feu de file, tu m’entends ! — Par file à gauche, en avant sur la tour, vous autres, s’écria le commandant.
Pour la parfaite intelligence du dénoûment, il est nécessaire de rentrer dans la maison de mademoiselle de Verneuil avec elle.
Quand les passions arrivent à une catastrophe, elles nous soumettent à une puissance d’enivrement bien supérieure aux mesquines irritations du vin ou de l’opium. La lucidité que contractent alors les idées, la délicatesse des sens trop exaltés, produisent les effets les plus étranges et les plus inattendus. En se trouvant sous la tyrannie d’une même pensée, certaines personnes aperçoivent clairement les objets les moins perceptibles, tandis que les choses les plus palpables sont pour elles comme si elles n’existaient pas. Mademoiselle de Verneuil était en proie à cette espèce d’ivresse qui fait de la vie réelle une vie semblable à celle des somnambules, lorsqu’après avoir lu la lettre du marquis elle s’empressa de tout ordonner pour qu’il ne pût échapper à sa vengeance, comme naguère elle avait tout préparé pour la première fête de son amour. Mais quand elle vit sa maison soigneusement entourée par ses ordres d’un triple rang de baïonnettes, une lueur soudaine brilla dans son âme. Elle jugea sa propre conduite et pensa avec une sorte d’horreur qu’elle venait de commettre un crime. Dans un premier mouvement d’anxiété, elle s’élança vivement vers le seuil de sa porte, et y resta pendant un moment immobile, en s’efforçant de réfléchir sans pouvoir achever un raisonnement. Elle doutait si complétement de ce qu’elle venait de faire, qu’elle chercha pourquoi elle se trouvait dans l’antichambre de sa maison, en tenant un enfant inconnu par {p. 281} la main. Devant elle, des milliers d’étincelles nageaient en l’air comme des langues de feu. Elle se mit à marcher pour secouer l’horrible torpeur dont elle était enveloppée ; mais, semblable à une personne qui sommeille, aucun objet ne lui apparaissait avec sa forme ou sous ses couleurs vraies. Elle serrait la main du petit garçon avec une violence qui ne lui était pas ordinaire, et l’entraînait par une marche si précipitée, qu’elle semblait avoir l’activité d’une folle. Elle ne vit rien de tout ce qui était dans le salon quand elle le traversa, et cependant elle y fut saluée par trois hommes qui se séparèrent pour lui donner passage.
— La voici, dit l’un d’eux.
— Elle est bien belle, s’écria le prêtre.
— Oui, répondit le premier ; mais comme elle est pâle et agitée…
— Et distraite, ajouta le troisième, elle ne nous voit pas.
À la porte de sa chambre, mademoiselle de Verneuil aperçut la figure douce et joyeuse de Francine qui lui dit à l’oreille : — Il est là, Marie.
Mademoiselle de Verneuil se réveilla, put réfléchir, regarda l’enfant qu’elle tenait, le reconnut et répondit à Francine : — Enferme ce petit garçon, et, si tu veux que je vive, garde-toi bien de le laisser s’évader.
En prononçant ces paroles avec lenteur, elle avait fixé les yeux sur la porte de sa chambre, où ils restèrent attachés avec une si effrayante immobilité, qu’on eût dit qu’elle voyait sa victime à travers l’épaisseur des panneaux. Elle poussa doucement la porte, et la ferma sans se retourner, car elle aperçut le marquis debout devant la cheminée. Sans être trop recherchée, la toilette du gentilhomme avait un certain air de fête et de parure qui ajoutait encore à l’éclat que toutes les femmes trouvent à leurs amants. À cet aspect, mademoiselle de Verneuil retrouva toute sa présence d’esprit. Ses lèvres, fortement contractées quoique entr’ouvertes, laissèrent voir l’émail de ses dents blanches et dessinèrent un sourire arrêté dont l’expression était plus terrible que voluptueuse. Elle marcha d’un pas lent vers le jeune homme, et lui montrant du doigt la pendule :
— Un homme digne d’amour vaut bien la peine qu’on l’attende, dit-elle avec une fausse gaieté.
Mais, abattue par la violence de ses sentiments, elle tomba sur le sopha qui se trouvait auprès de la cheminée.
{p. 282} — Ma chère Marie, vous êtes bien séduisante quand vous êtes en colère ! dit le marquis en s’asseyant auprès d’elle, lui prenant une main qu’elle laissa prendre et implorant un regard qu’elle refusait. J’espère, continua-t-il d’une voix tendre et caressante, que Marie sera dans un instant bien chagrine d’avoir dérobé sa tête à son heureux mari.
En entendant ces mots, elle se tourna brusquement et le regarda dans les yeux.
— Que signifie ce regard terrible ? reprit-il en riant. Mais ta main est brûlante ! mon amour, qu’as-tu ?
— Mon amour ! répondit-elle d’une voix sourde et altérée.
— Oui, dit-il en se mettant à genoux devant elle et lui prenant les deux mains qu’il couvrit de baisers, oui, mon amour, je suis à toi pour la vie.
Elle le poussa violemment et se leva. Ses traits se contractèrent, elle rit comme rient les fous et lui dit : — Tu n’en crois pas un mot, homme plus fourbe que le plus ignoble scélérat. Elle sauta vivement sur le poignard qui se trouvait auprès d’un vase de fleurs, et le fit briller à deux doigts de la poitrine du jeune homme surpris. — Bah ! dit-elle en jetant cette arme, je ne t’estime pas assez pour te tuer ! Ton sang est même trop vil pour être versé par des soldats, et je ne vois pour toi que le bourreau.
Ces paroles furent péniblement prononcées d’un ton bas, et elle trépignait des pieds comme un enfant gâté qui s’impatiente. Le marquis s’approcha d’elle en cherchant à la saisir.
— Ne me touchez pas ! s’écria-t-elle en se reculant par un mouvement d’horreur.
— Elle est folle, se dit le marquis au désespoir.
— Oui, folle, répéta-t-elle, mais pas encore assez pour être ton jouet. Que ne pardonnerais-je pas à la passion ; mais vouloir me posséder sans amour, et l’écrire à cette…
— À qui donc ai-je écrit ? demanda-t-il avec un étonnement qui certes n’était pas joué.
— À cette femme chaste qui voulait me tuer.
Là, le marquis pâlit, serra le dos du fauteuil qu’il tenait, de manière à le briser, et s’écria : — Si madame du Gua a été capable de quelque noirceur…
Mademoiselle de Verneuil chercha la lettre, ne la retrouva plus, appela Francine, et la Bretonne vint.
{p. 283} — Où est cette lettre ?
— Monsieur Corentin l’a prise.
— Corentin ! Ah ! je comprends tout, il a fait la lettre, et m’a trompée comme il trompe, avec un art diabolique.
Après avoir jeté un cri perçant, elle alla tomber sur le sopha, et un déluge de larmes sortit de ses yeux. Le doute comme la certitude était horrible. Le marquis se précipita aux pieds de sa maîtresse, la serra contre son cœur en lui répétant dix fois ces mots, les seuls qu’il pût prononcer : — Pourquoi pleurer, mon ange ? où est le mal ? Tes injures sont pleines d’amour. Ne pleure donc pas, je t’aime ! je t’aime toujours.
Tout à coup il se sentit presser par elle avec une force surnaturelle, et, au milieu de ses sanglots : — Tu m’aimes encore ?… dit-elle.
— Tu en doutes, répondit-il d’un ton presque mélancolique.
Elle se dégagea brusquement de ses bras et se sauva, comme effrayée et confuse, à deux pas de lui.
— Si j’en doute ?… s’écria-t-elle.
Elle vit le marquis souriant avec une si douce ironie, que les paroles expirèrent sur ses lèvres. Elle se laissa prendre par la main et conduire jusque sur le seuil de la porte. Marie aperçut au fond du salon un autel dressé à la hâte pendant son absence. Le prêtre était en ce moment revêtu de son costume sacerdotal. Des cierges allumés jetaient sur le plafond un éclat aussi doux que l’espérance. Elle reconnut, dans les deux hommes qui l’avaient saluée, le comte de Bauvan et le baron du Guénic, deux témoins choisis par Montauran.
— Me refuseras-tu toujours ? lui dit tout bas le marquis.
À cet aspect elle fit tout à coup un pas en arrière pour regagner sa chambre, tomba sur les genoux, leva les mains vers le marquis et lui cria : — Ah ! pardon ! pardon ! pardon !
Sa voix s’éteignit, sa tête se pencha en arrière, ses yeux se fermèrent, et elle resta entre les bras du marquis et de Francine comme si elle eût expiré. Quand elle ouvrit les yeux, elle rencontra le regard du jeune chef, un regard plein d’une amoureuse bonté.
— Marie, patience ! cet orage est le dernier, dit-il.
— Le dernier ! répéta-t-elle.
Francine et le marquis se regardèrent avec surprise, mais elle leur imposa silence par un geste.
{p. 284} — Appelez le prêtre, dit-elle, et laissez-moi seule avec lui.
Ils se retirèrent.
— Mon père, dit-elle au prêtre qui apparut soudain devant elle, mon père, dans mon enfance, un vieillard à cheveux blancs, semblable à vous, me répétait souvent qu’avec une foi bien vive on obtenait tout de Dieu, est-ce vrai ?
— C’est vrai, répondit le prêtre. Tout est possible à celui qui a tout créé.
Mademoiselle de Verneuil se précipita à genoux avec un incroyable enthousiasme : — Ô mon Dieu ! dit-elle dans son extase, ma foi en toi est égale à mon amour pour lui ! inspire-moi ! Fais ici un miracle, ou prends ma vie.
— Vous serez exaucée, dit le prêtre.
Mademoiselle de Verneuil vint s’offrir à tous les regards en s’appuyant sur le bras de ce vieux prêtre à cheveux blancs. Une émotion profonde et secrète la livrait à l’amour d’un amant, plus brillante qu’en aucun jour passé, car une sérénité pareille à celle que les peintres se plaisent à donner aux martyrs imprimait à sa figure un caractère imposant. Elle tendit la main au marquis, et ils s’avancèrent ensemble vers l’autel, où ils s’agenouillèrent. Ce mariage qui allait être béni à deux pas du lit nuptial, cet autel élevé à la hâte, cette croix, ces vases, ce calice apportés secrètement par un prêtre, cette fumée d’encens répandue sous des corniches qui n’avaient encore vu que la fumée des repas ; ce prêtre qui ne portait qu’une étole par-dessus sa soutane ; ces cierges dans un salon, tout formait une scène touchante et bizarre qui achève de peindre ces temps de triste mémoire où la discorde civile avait renversé les institutions les plus saintes. Les cérémonies religieuses avaient alors toute la grâce des mystères. Les enfants étaient ondoyés dans les chambres où gémissaient encore les mères. Comme autrefois, le Seigneur allait, simple et pauvre, consoler les mourants. Enfin les jeunes filles recevaient pour la première fois le pain sacré dans le lieu même où elles jouaient la veille. L’union du marquis et de mademoiselle de Verneuil allait être consacrée, comme tant d’autres unions, par un acte contraire à la législation nouvelle ; mais plus tard, ces mariages, bénis pour la plupart au pied des chênes, furent tous scrupuleusement reconnus. Le prêtre qui conservait ainsi les anciens usages jusqu’au dernier moment, était un de ces hommes fidèles à leurs principes au fort des orages. Sa voix, pure du {p. 285} serment exigé par la République, ne répandait à travers la tempête que des paroles de paix. Il n’attisait pas, comme l’avait fait l’abbé Gudin, le feu de l’incendie ; mais il s’était, avec beaucoup d’autres, voué à la dangereuse mission d’accomplir les devoirs du sacerdoce pour les âmes restées catholiques. Afin de réussir dans ce périlleux ministère, il usait de tous les pieux artifices nécessités par la persécution, et le marquis n’avait pu le trouver que dans une de ces excavations qui, de nos jours encore, portent le nom de la cachette du prêtre. La vue de cette figure pâle et souffrante inspirait si bien la prière et le respect, qu’elle suffisait pour donner à cette salle mondaine l’aspect d’un saint lieu. L’acte de malheur et de joie était tout prêt. Avant de commencer la cérémonie, le prêtre demanda, au milieu d’un profond silence, les noms de la fiancée.
— Marie-Nathalie, fille de mademoiselle Blanche de Castéran, décédée abbesse de Notre-Dame de Séez et de Victor-Amédée, duc de Verneuil.
— Née ?
— À La Chasterie, près d’Alençon.
— Je ne croyais pas, dit tout bas le baron au comte, que Montauran ferait la sottise de l’épouser ! La fille naturelle d’un duc, fi donc !
— Si c’était du roi, encore passe, répondit le comte de Bauvan en souriant, mais ce n’est pas moi qui le blâmerai ; l’autre me plaît, et ce sera sur cette Jument de Charrette que je vais maintenant faire la guerre. Elle ne roucoule pas, celle-là !…
Les noms du marquis avaient été remplis à l’avance, les deux amants signèrent et les témoins après. La cérémonie commença. En ce moment, Marie entendit seule le bruit des fusils et celui de la marche lourde et régulière des soldats qui venaient sans doute relever le poste de Bleus qu’elle avait fait placer dans l’église. Elle tressaillit et leva les yeux sur la croix de l’autel.
— La voilà une sainte, dit tout bas Francine.
— Qu’on me donne de ces saintes-là, et je serai diablement dévot, ajouta le comte à voix basse.
Lorsque le prêtre fit à mademoiselle de Verneuil la question d’usage, elle répondit par un oui accompagné d’un soupir profond. Elle se pencha à l’oreille de son mari et lui dit : — Dans peu vous saurez pourquoi je manque au serment que j’avais fait de ne jamais vous épouser.
{p. 286} Lorsqu’après la cérémonie, l’assemblée passa dans une salle où le dîner avait été servi, et au moment où les convives s’assirent, Jérémie arriva tout épouvanté. La pauvre mariée se leva brusquement, alla au-devant de lui, suivie de Francine, et, sur un de ces prétextes que les femmes savent si bien trouver, elle pria le marquis de faire tout seul pendant un moment les honneurs du repas, et emmena le domestique avant qu’il eût commis une indiscrétion qui serait devenue fatale.
— Ah ! Francine, se sentir mourir, et ne pas pouvoir dire : Je meurs !… s’écria mademoiselle de Verneuil qui ne reparut plus.
Cette absence pouvait trouver sa justification dans la cérémonie qui venait d’avoir lieu. À la fin du repas, et au moment où l’inquiétude du marquis était au comble, Marie revint dans tout l’éclat du vêtement des mariées. Sa figure était joyeuse et calme, tandis que Francine qui l’accompagnait avait une terreur si profonde empreinte sur tous les traits, qu’il semblait aux convives voir dans ces deux figures un tableau bizarre où l’extravagant pinceau de Salvator Rosa aurait représenté la vie et la mort se tenant par la main.
— Messieurs, dit-elle au prêtre, au baron, au comte, vous serez mes hôtes pour ce soir, car il y aurait trop de danger pour vous à sortir de Fougères. Cette bonne fille a mes instructions et conduira chacun de vous dans son appartement.
— Pas de rébellion, dit-elle au prêtre qui allait parler, j’espère que vous ne désobéirez pas à une femme le jour de ses noces.
Une heure après, elle se trouva seule avec son amant dans la chambre voluptueuse qu’elle avait si gracieusement disposée. Ils arrivèrent enfin à ce lit fatal où, comme dans un tombeau, se brisent tant d’espérances, où le réveil à une belle vie est si incertain, où meurt, où naît l’amour, suivant la portée des caractères qui ne s’éprouvent que là. Marie regarda la pendule, et se dit : Six heures à vivre.
— J’ai donc pu dormir, s’écria-t-elle vers le matin réveillée en sursaut par un de ces mouvements soudains qui nous font tressaillir lorsqu’on a fait la veille un pacte en soi-même afin de s’éveiller le lendemain à une certaine heure. — Oui, j’ai dormi, répéta-t-elle en voyant à la lueur des bougies que l’aiguille de la pendule allait bientôt marquer deux heures du matin. Elle se retourna et contempla le marquis endormi, la tête appuyée sur une de ses mains, à la manière des enfants, et de l’autre serrant celle {p. 287} de sa femme en souriant à demi, comme s’il se fût endormi au milieu d’un baiser.
— Ah ! se dit-elle à voix basse, il a le sommeil d’un enfant ! Mais pouvait-il se défier de moi, de moi qui lui dois un bonheur sans nom ?
Elle le poussa légèrement, il se réveilla et acheva de sourire. Il baisa la main qu’il tenait, et regarda cette malheureuse femme avec des yeux si étincelants, que, n’en pouvant soutenir le voluptueux éclat, elle déroula lentement ses larges paupières, comme pour s’interdire à elle-même une dangereuse contemplation ; mais en voilant ainsi le feu de ses regards, elle excitait si bien le désir en paraissant s’y refuser, que si elle n’avait pas eu de profondes terreurs à cacher, son mari aurait pu l’accuser d’une trop grande coquetterie. Ils relevèrent ensemble leurs têtes charmantes, et se firent mutuellement un signe de reconnaissance plein des plaisirs qu’ils avaient goûtés ; mais après un rapide examen du délicieux tableau que lui offrait la figure de sa femme, le marquis, attribuant à un sentiment de mélancolie les nuages répandus sur le front de Marie, lui dit d’une voix douce : — Pourquoi cette ombre de tristesse, mon amour ?
— Pauvre Alphonse, où crois-tu donc que je t’aie mené, demanda-t-elle en tremblant.
— Au bonheur.
— À la mort.
Et tressaillant d’horreur, elle s’élança hors du lit ; le marquis étonné la suivit, sa femme l’amena près de la fenêtre. Après un geste délirant qui lui échappa, Marie releva les rideaux de la croisée, et lui montra du doigt sur la place une vingtaine de soldats. La lune, ayant dissipé le brouillard, éclairait de sa blanche lumière les habits, les fusils, l’impassible Corentin qui allait et venait comme un chacal attendant sa proie, et le commandant, les bras croisés, immobile, le nez en l’air, les lèvres retroussées, attentif et chagrin.
— Eh ! laissons-les, Marie, et reviens.
— Pourquoi ris-tu, Alphonse ? c’est moi qui les ai placés là.
— Tu rêves ?
— Non !
Ils se regardèrent un moment, le marquis devina tout, et la serrant dans ses bras : — Va ! je t’aime toujours, dit-il.
{p. 288} — Tout n’est donc pas perdu, s’écria Marie. — Alphonse, dit-elle après une pause, il y a de l’espoir.
En ce moment, ils entendirent distinctement le cri sourd de la chouette, et Francine sortit tout à coup du cabinet de toilette.
— Pierre est là, dit-elle avec une joie qui tenait du délire.
La marquise et Francine revêtirent Montauran d’un costume de Chouan, avec cette étonnante promptitude qui n’appartient qu’aux femmes. Lorsque la marquise vit son mari occupé à charger les armes que Francine apporta, elle s’esquiva lestement après avoir fait un signe d’intelligence à sa fidèle Bretonne. Francine conduisit alors le marquis dans le cabinet de toilette attenant à la chambre. Le jeune chef, en voyant une grande quantité de draps fortement attachés, put se convaincre de l’active sollicitude avec laquelle la Bretonne avait travaillé à tromper la vigilance des soldats.
— Jamais je ne pourrai passer par là, dit le marquis en examinant l’étroite baie de l’œil-de-bœuf.
En ce moment une grosse figure noire en remplit entièrement l’ovale, et une voix rauque, bien connue de Francine, cria doucement : — Dépêchez-vous, mon général, ces crapauds de Bleus se remuent.
— Oh ! encore un baiser, dit une voix tremblante et douce.
Le marquis, dont les pieds atteignaient l’échelle libératrice, mais qui avait encore une partie du corps engagée dans l’œil-de-bœuf, se sentit pressé par une étreinte de désespoir. Il jeta un cri en reconnaissant ainsi que sa femme avait pris ses habits ; il voulut la retenir, mais elle s’arracha brusquement de ses bras, et il se trouva forcé de descendre. Il gardait à la main un lambeau d’étoffe, et la lueur de la lune venant à l’éclairer soudain, il s’aperçut que ce lambeau devait appartenir au gilet qu’il avait porté la veille.
— Halte ! feu de peloton.
Ces mots, prononcés par Hulot au milieu d’un silence qui avait quelque chose d’horrible, rompirent le charme sous l’empire duquel semblaient être les hommes et les lieux. Une salve de balles arrivant du fond de la vallée jusqu’au pied de la tour succéda aux décharges que firent les Bleus placés sur la Promenade. Le feu des Républicains n’offrit aucune interruption et fut continuel, impitoyable. Les victimes ne jetèrent pas un cri. Entre chaque décharge le silence était effrayant.
{p. 289} Cependant Corentin, ayant entendu tomber du haut de l’échelle un des personnages aériens qu’il avait signalés au commandant, soupçonna quelque piége.
— Pas un de ces animaux-là ne chante, dit-il à Hulot, nos deux amants sont bien capables de nous amuser ici par quelque ruse, tandis qu’ils se sauvent peut-être par un autre côté…
L’espion, impatient d’éclaircir le mystère, envoya le fils de Galope-chopine chercher des torches. La supposition de Corentin avait été si bien comprise de Hulot, que le vieux soldat, préoccupé par le bruit d’un engagement très-sérieux qui avait lieu devant le poste de Saint-Léonard, s’écria : — C’est vrai, ils ne peuvent pas être deux.
Et il s’élança vers le corps de garde.
— On lui a lavé la tête avec du plomb, mon commandant, lui dit Beau-pied qui venait à la rencontre de Hulot ; mais il a tué Gudin et blessé deux hommes. Ah ! l’enragé ! il avait enfoncé trois rangées de nos lapins, et aurait gagné les champs sans le factionnaire de la porte Saint-Léonard qui l’a embroché avec sa baïonnette.
En entendant ces paroles, le commandant se précipita dans le corps de garde, et vit sur le lit de camp un corps ensanglanté que l’on venait d’y placer ; il s’approcha du prétendu marquis, leva le chapeau qui en couvrait la figure, et tomba sur une chaise.
— Je m’en doutais, s’écria-t-il en se croisant les bras avec force ; elle l’avait, sacré tonnerre, gardé trop longtemps.
Tous les soldats restèrent immobiles. Le commandant avait fait dérouler les longs cheveux noirs d’une femme. Tout à coup le silence fut interrompu par le bruit d’une multitude armée. Corentin entra dans le corps de garde en précédant quatre soldats qui, sur leurs fusils placés en forme de civière, portaient Montauran, auquel plusieurs coups de feu avaient cassé les deux cuisses et les bras. Le marquis fut déposé sur le lit de camp auprès de sa femme, il l’aperçut et trouva la force de lui prendre la main par un geste convulsif. La mourante tourna péniblement la tête, reconnut son mari, frissonna par une secousse horrible à voir, et murmura ces paroles d’une voix presque éteinte : — Un jour sans lendemain !… Dieu m’a trop bien exaucée.
— Commandant, dit le marquis en rassemblant toutes ses forces et sans quitter la main de Marie, je compte sur votre probité pour annoncer ma mort à mon jeune frère qui se trouve à Londres, {p. 290} écrivez-lui que s’il veut obéir à mes dernières paroles, il ne portera pas les armes contre la France, sans néanmoins jamais abandonner le service du Roi.
— Ce sera fait, dit Hulot en serrant la main du mourant.
— Portez-les à l’hôpital voisin, s’écria Corentin.
Hulot prit l’espion par le bras, de manière à lui laisser l’empreinte de ses ongles dans la chair, et lui dit : — Puisque ta besogne est finie par ici, fiche-moi le camp, et regarde bien la figure du commandant Hulot, pour ne jamais te trouver sur son passage, si tu ne veux pas qu’il fasse de ton ventre le fourreau de son bancal.
Et déjà le vieux soldat tirait son sabre.
— Voilà encore un de mes honnêtes gens qui ne feront jamais fortune, se dit Corentin quand il fut loin du corps de garde.
Le marquis put encore remercier par un signe de tête son adversaire, en lui témoignant cette estime que les soldats ont pour de loyaux ennemis.
En 1827, un vieil homme accompagné de sa femme marchandait des bestiaux sur le marché de Fougères, et personne ne lui disait rien quoiqu’il eût tué plus de cent personnes, on ne lui rappelait même point son surnom de Marche-à-terre ; la personne à qui l’on doit de précieux renseignements sur tous les personnages de cette Scène, le vit emmenant une vache et allant de cet air simple, ingénu qui fait dire : — Voilà un bien brave homme !
Quant à Cibot, dit Pille-miche, on a déjà vu comment il a fini. Peut-être Marche-à-terre essaya-t-il, mais vainement, d’arracher son compagnon à l’échafaud, et se trouvait-il sur la place d’Alençon, lors de l’effroyable tumulte qui fut un des événements du fameux procès Rifoël, Bryond et La Chanterie.
Fougères, août 1827.