— Ah ! monsieur, des cœurs comme le vôtre ne se trouvent qu’au théâtre. Que Dieu vous bénisse !
— À quel compte porter cela ? demanda le caissier.
— Je vais vous signer le bon, vous le porterez au compte des gratifications.
Avant de sortir, la Cibot fit une belle révérence à la danseuse et put entendre une question que fit Gaudissard à son ancienne maîtresse.
— Garangeot est-il capable de me trousser la musique de notre ballet des MOHICANS en douze jours ? S’il me tire d’affaire, il aura la succession de Pons !
La portière, mieux récompensée pour avoir causé tant de mal que si elle avait fait une bonne action, supprima toutes les recettes des deux amis, et les priva de leurs moyens d’existence, dans le cas où Pons recouvrerait la santé. Cette perfide manœuvre devait amener en quelques jours le résultat désiré par la Cibot, l’aliénation des tableaux convoités par Élie Magus. Pour réaliser cette première spoliation, la Cibot devait endormir le terrible collaborateur qu’elle s’était donné, l’avocat Fraisier, et obtenir une entière discrétion d’Élie Magus et de Rémonencq.
Quant à l’Auvergnat, il était arrivé par degrés à l’une de ces passions comme les conçoivent les gens sans instruction, qui viennent du fond d’une province à Paris, avec les idées fixes qu’inspire l’isolement dans les campagnes, avec les ignorances des natures primitives et les brutalités de leurs désirs qui se convertissent en idées fixes. La beauté virile de madame Cibot, sa vivacité, son esprit de la Halle avaient été l’objet des remarques du brocanteur qui voulait faire d’elle sa concubine en l’enlevant à Cibot, espèce de bigamie beaucoup plus commune qu’on ne le pense, à Paris, dans les classes inférieures. Mais l’avarice fut un nœud coulant qui étreignit de jour en jour davantage le cœur et finit par étouffer la raison. Aussi Rémonencq, en évaluant à quarante mille francs les remises d’Élie Magus et les siennes, passa-t-il du délit au crime en {p. 544} souhaitant avoir la Cibot pour femme légitime. Cet amour, purement spéculatif, l’amena, dans les longues rêveries du fumeur, appuyé sur le pas de sa porte, à souhaiter la mort du petit tailleur. Il voyait ainsi ses capitaux presque triplés, il pensait quelle excellente commerçante serait la Cibot et quelle belle figure elle ferait dans un magnifique magasin sur le boulevard. Cette double convoitise grisait Rémonencq. Il louait une boutique au boulevard de la Madeleine, il l’emplissait des plus belles curiosités de la collection de défunt Pons. Après s’être couché dans des draps d’or et avoir vu des millions dans les spirales bleues de sa pipe, il se réveillait face à face avec le petit tailleur, qui balayait la cour, la porte et la rue au moment où l’Auvergnat ouvrait la devanture de sa boutique et disposait son étalage ; car depuis la maladie de Pons, Cibot remplaçait sa femme dans les fonctions qu’elle s’était attribuées. L’Auvergnat considérait donc ce petit tailleur olivâtre, cuivré, rabougri, comme le seul obstacle qui s’opposait à son bonheur, et il se demandait comment s’en débarrasser. Cette passion croissante rendait la Cibot très-fière, car elle atteignait à l’âge où les femmes commencent à comprendre qu’elles peuvent vieillir.
Un matin donc, la Cibot, à son lever, examina Rémonencq d’un air rêveur au moment où il arrangeait les bagatelles de son étalage, et voulut savoir jusqu’où pourrait aller son amour.
— Eh bien ! vint lui dire l’Auvergnat, les choses vont-elles comme vous le voulez ?
— C’est vous qui m’inquiétez, lui répondit la Cibot. Vous me compromettez, ajouta-t-elle, les voisins finiront par apercevoir vos yeux en manches de veste.
Elle quitta la porte et s’enfonça dans les profondeurs de la boutique de l’Auvergnat.
— En voilà une idée ! dit Rémonencq.
— Venez que je vous parle, dit la Cibot. Les héritiers de monsieur Pons vont se remuer, et ils sont capables de nous faire bien de la peine. Dieu sait ce qui nous arriverait s’ils envoyaient des gens d’affaires qui fourreraient leur nez partout, comme des chiens de chasse. Je ne peux décider monsieur Schmucke à vendre quelques tableaux, que si vous m’aimez assez pour en garder le secret… oh ! mais un secret ! que la tête sur le billot vous ne diriez rien… ni d’où viennent les tableaux, ni qui les a vendus. Vous comprenez, monsieur Pons, une fois mort et enterré, qu’on trouve {p. 545} cinquante-trois tableaux au lieu de soixante-sept, personne n’en saura le compte ! D’ailleurs, si monsieur Pons en a vendu de son vivant, on n’a rien à dire.
— Oui, reprit Rémonencq, pour moi ça m’est égal, mais monsieur Élie Magus voudra des quittances bien en règle.
— Vous aurez aussi votre quittance, pardine ! Croyez-vous que ce sera moi qui vous écrirai cela !… Ce sera monsieur Schmucke ! mais vous direz à votre Juif, reprit la portière, qu’il soit aussi discret que vous.
— Nous serons muets comme des poissons. C’est dans notre état. Moi je sais lire, mais je ne sais pas écrire, voilà pourquoi j’ai besoin d’une femme instruite et capable comme vous !… Moi qui n’ai jamais pensé qu’à gagner du pain pour mes vieux jours, je voudrais des petits Rémonencq… Laissez-moi là votre Cibot.
— Mais voilà votre Juif, dit la portière, nous pouvons arranger les affaires.
— Eh bien ! ma chère dame, dit Élie Magus qui venait tous les trois jours de très-grand matin savoir quand il pourrait acheter ses tableaux. Où en sommes-nous ?
— N’avez-vous personne qui vous ait parlé de monsieur Pons et de ses biblots ? lui demanda la Cibot.
— J’ai reçu, répondit Élie Magus, une lettre d’un avocat ; mais comme c’est un drôle qui me paraît être un petit coureur d’affaires, et que je me défie de ces gens-là, je n’ai rien répondu. Au bout de trois jours, il est venu me voir, et il a laissé une carte, j’ai dit à mon concierge que je serais toujours absent quand il viendrait…
— Vous êtes un amour de Juif, dit la Cibot à qui la prudence d’Élie Magus était peu connue. Eh bien ! mes fistons, d’ici à quelques jours, j’amènerai monsieur Schmucke à vous vendre sept à huit tableaux, dix au plus ; mais à deux conditions : la première, un secret absolu. Ce sera monsieur Schmucke qui vous aura fait venir, pas vrai, monsieur ? ce sera monsieur Rémonencq qui vous aura proposé à monsieur Schmucke pour acquéreur. Enfin, quoi qu’il en soit, je n’y serai pour rien. Vous donnez quarante-six mille francs des quatre tableaux ?
— Soit, répondit le Juif en soupirant.
— Très-bien, reprit la portière. La deuxième condition est que vous m’en remettrez quarante-trois mille, et que vous ne les achèterez que trois mille à monsieur Schmucke ; Rémonencq en {p. 546} achètera quatre pour deux mille francs, et me remettra le surplus… Mais aussi, voyez-vous, mon cher monsieur Magus, après cela, je vous fais faire, à vous et à Rémonencq, une fameuse affaire, à condition de partager les bénéfices entre nous trois. Je vous mènerai chez cet avocat, ou cet avocat viendra sans doute ici. Vous estimerez tout ce qu’il y a chez monsieur Pons au prix que vous pouvez en donner, afin que ce monsieur Fraisier ait une certitude de la valeur de la succession. Seulement il ne faut pas qu’il vienne avant notre vente, entendez-vous ?…
— C’est compris, dit le Juif ; mais il faut du temps pour voir les choses et en dire le prix.
— Vous aurez une demi-journée. Allez, ça me regarde… Causez de cela, mes enfants, entre vous ; pour lors, après-demain, l’affaire se fera. Je vais chez ce Fraisier lui parler, car il sait tout ce qui se passe ici par le docteur Poulain, et c’est une fameuse scie que de le faire tenir tranquille, ce coco-là.
À moitié chemin, de la rue de Normandie à la rue de la Perle, la Cibot trouva Fraisier qui venait chez elle, tant il était impatient d’avoir, selon son expression, les éléments de l’affaire.
— Tiens ! j’allais chez vous, dit-elle.
Fraisier se plaignit de n’avoir pas été reçu par Élie Magus ; mais la portière éteignit l’éclair de défiance qui pointait dans les yeux de l’homme de loi, en lui disant que Magus revenait de voyage, et qu’au plus tard le surlendemain elle lui procurerait une entrevue avec lui dans l’appartement de Pons, pour fixer la valeur de la collection.
— Agissez franchement avec moi, lui répondit Fraisier. Il est plus que probable que je serai chargé des intérêts des héritiers de monsieur Pons. Dans cette position, je serai bien plus à même de vous servir.
Ce fut dit si sèchement, que la Cibot trembla. Cet homme d’affaires famélique devait manœuvrer de son côté, comme elle manœuvrait du sien ; elle résolut donc de hâter la vente des tableaux. La Cibot ne se trompait pas dans ses conjectures. L’avocat et le médecin avaient fait la dépense d’un habillement tout neuf pour Fraisier, afin qu’il pût se présenter, mis décemment, chez madame la présidente Camusot de Marville. Le temps voulu pour la confection des habits était la seule cause du retard apporté à cette entrevue de laquelle dépendait le sort des deux amis. Après sa {p. 547} visite à madame Cibot, Fraisier se proposait d’aller essayer son habit, son gilet et son pantalon. Il trouva ses habillements prêts et finis. Il revint chez lui, mit une perruque neuve, et partit en cabriolet de remise sur les dix heures du matin pour la rue de Hanovre, où il espérait pouvoir obtenir une audience de la présidente. Fraisier, en cravate blanche, en gants jaunes, en perruque neuve, parfumé d’eau de Portugal, ressemblait à ces poisons mis dans du cristal et bouchés d’une peau blanche dont l’étiquette, et tout jusqu’au fil, est coquet, mais qui n’en paraissent que plus dangereux. Son air tranchant, sa figure bourgeonnée, sa maladie cutanée, ses yeux verts, sa saveur de méchanceté, frappaient comme des nuages sur un ciel bleu. Dans son cabinet, tel qu’il s’était montré aux yeux de la Cibot, c’était le vulgaire couteau avec lequel un assassin a commis un crime ; mais à la porte de la présidente, c’était le poignard élégant qu’une jeune femme met dans son petit-dunkerque.
Un grand changement avait eu lieu rue de Hanovre. Le vicomte et la vicomtesse Popinot, l’ancien ministre et sa femme n’avaient pas voulu que le président et la présidente allassent se mettre à loyer, et quittassent la maison qu’ils donnaient en dot à leur fille. Le président et sa femme s’installèrent donc au second étage, devenu libre par la retraite de la vieille dame qui voulait aller finir ses jours à la campagne. Madame Camusot, qui garda Madeleine Vivet, sa cuisinière et son domestique, en était revenue à la gêne de son point de départ, gêne adoucie par un appartement de quatre mille francs sans loyer, et par un traitement de dix mille francs. Cette aurea mediocritas satisfaisait déjà peu madame de Marville, qui voulait une fortune en harmonie avec son ambition ; mais la cession de tous les biens à leur fille entraînait la suppression du cens d’éligibilité pour le président. Or, Amélie voulait faire un député de son mari, car elle ne renonçait pas à ses plans facilement, et elle ne désespérait point d’obtenir l’élection du président dans l’arrondissement où Marville est situé. Depuis deux mois elle tourmentait donc monsieur le baron Camusot, car le nouveau pair de France avait obtenu la dignité de baron, pour arracher de lui cent mille francs en avance d’hoirie, afin, disait-elle, d’acheter un petit domaine enclavé dans celui de Marville, et rapportant environ deux mille francs nets d’impôts. Elle et son mari seraient là, chez eux, et auprès de leurs enfants ; la terre de Marville en serait arrondie et augmentée d’autant. La présidente faisait valoir aux yeux {p. 548} de son beau-père le dépouillement auquel elle avait été contrainte pour marier sa fille avec le vicomte Popinot, et demandait au vieillard s’il pouvait fermer à son fils aîné le chemin aux honneurs suprêmes de la magistrature, qui ne seraient plus accordés qu’à une forte position parlementaire, et son mari saurait la prendre et se faire craindre des ministres. — Ces gens-là n’accordent rien qu’à ceux qui leur tordent la cravate au cou jusqu’à ce qu’ils tirent la langue, dit-elle. Ils sont ingrats !… Que ne doivent-ils pas à Camusot ! Camusot, en poussant aux ordonnances de juillet, a causé l’élévation de la maison d’Orléans !…
Le vieillard se disait entraîné dans les chemins de fer au delà de ses moyens, et il remettait cette libéralité, de laquelle il reconnaissait d’ailleurs la nécessité, lors d’une hausse prévue sur les actions.
Cette quasi-promesse, arrachée quelques jours auparavant, avait plongé la présidente dans la désolation. Il était douteux que l’ex-propriétaire de Marville pût être en mesure lors de la réélection de la chambre, car il lui fallait la possession annale.
Fraisier parvint sans peine jusqu’à Madeleine Vivet. Ces deux natures de vipère se reconnurent pour être sorties du même œuf.
— Mademoiselle, dit doucereusement Fraisier, je désirerais obtenir un moment d’audience de madame la présidente pour une affaire qui lui est personnelle et qui concerne sa fortune ; il s’agit, dites-le-lui bien, d’une succession… Je n’ai pas l’honneur d’être connu de madame la présidente, ainsi mon nom ne signifierait rien pour elle… Je n’ai pas l’habitude de quitter mon cabinet, mais je sais quels égards sont dus à la femme d’un président, et j’ai pris la peine de venir moi-même, d’autant plus que l’affaire ne souffre pas le plus léger retard.
La question posée dans ces termes-là, répétée et amplifiée par la femme de chambre, amena naturellement une réponse favorable. Ce moment était décisif pour les deux ambitions contenues en Fraisier. Aussi, malgré son intrépidité de petit avoué de province, cassant, âpre et incisif, il éprouva ce qu’éprouvent les capitaines au début d’une bataille d’où dépend le succès de la campagne. En passant dans le petit salon où l’attendait Amélie, il eut ce qu’aucun sudorifique, quelque puissant qu’il fût, n’avait pu produire encore sur cette peau réfractaire et bouchée par d’affreuses maladies, il se sentit une légère sueur dans le dos et au front. — Si ma fortune ne se fait pas, se dit-il, je suis sauvé, car Poulain m’a promis la {p. 549} santé le jour où la transpiration se rétablirait. — Madame… dit-il, en voyant la présidente qui vint en négligé. Et Fraisier s’arrêta pour saluer, avec cette condescendance qui, chez les officiers ministériels, est la reconnaissance de la qualité supérieure de ceux à qui ils s’adressent.
— Asseyez-vous, monsieur, fit la présidente en reconnaissant aussitôt un homme du monde judiciaire.
— Madame la présidente, si j’ai pris la liberté de m’adresser à vous pour une affaire d’intérêt qui concerne monsieur le président, c’est que j’ai la certitude que monsieur de Marville, dans la haute position qu’il occupe, laisserait peut-être les choses dans leur état naturel, et qu’il perdrait sept à huit cent mille francs que les dames, qui s’entendent, selon moi, beaucoup mieux aux affaires privées que les meilleurs magistrats, ne dédaignent point…
— Vous avez parlé d’une succession… dit la présidente en interrompant.
Amélie, éblouie par la somme et voulant cacher son étonnement, son bonheur, imitait les lecteurs impatients qui courent au dénoûment du roman.
— Oui, madame, d’une succession perdue pour vous, oh ! bien entièrement perdue, mais que je puis, que je saurai vous faire avoir…
— Parlez, monsieur ! dit froidement madame de Marville qui toisa Fraisier et l’examina d’un œil sagace.
— Madame, je connais vos éminentes capacités, je suis de Mantes. Monsieur Lebœuf, le président du tribunal, l’ami de monsieur de Marville, pourra lui donner des renseignements sur moi…
La présidente fit un haut-le-corps si cruellement significatif, que Fraisier fut forcé d’ouvrir et de fermer rapidement une parenthèse dans son discours.
— Une femme aussi distinguée que vous va comprendre sur-le-champ pourquoi je lui parle d’abord de moi. C’est le chemin le plus court pour arriver à la succession.
La présidente répondit sans parler, à cette fine observation, par un geste.
— Madame, reprit Fraisier autorisé par le geste à raconter son histoire, j’étais avoué à Mantes, ma charge devait être toute ma fortune, car j’ai traité de l’étude de monsieur Levroux que vous avez sans doute connu…
{p. 550} La présidente inclina la tête.
— Avec des fonds qui m’étaient prêtés, et une dizaine de mille francs à moi, je sortais de chez Desroches, l’un des plus capables avoués de Paris, et j’y étais premier clerc depuis six ans. J’ai eu le malheur de déplaire au procureur du roi de Mantes, monsieur…
— Olivier Vinet.
— Le fils du procureur général, oui, madame. Il courtisait une petite dame…
— Lui !
— Madame Vatinelle…
— Ah ! madame Vatinelle… elle était bien jolie et bien… de mon temps…
— Elle avait des bontés pour moi : Indè iræ, reprit Fraisier. J’étais actif, je voulais rembourser mes amis et me marier ; il me fallait des affaires, je les cherchais ; j’en brassai bientôt à moi seul plus que les autres officiers ministériels. Bah ! j’ai eu contre moi les avoués de Mantes, les notaires et jusqu’aux huissiers. On m’a cherché chicane. Vous savez, madame, que lorsqu’on veut perdre un homme dans notre affreux métier, c’est bientôt fait. On m’a pris occupant dans une affaire pour les deux parties. C’est un peu léger ; mais, dans certains cas, la chose se fait à Paris, les avoués s’y passent la casse et le séné. Cela ne se fait pas à Mantes. Monsieur Bouyonnet, à qui j’avais rendu déjà ce petit service, poussé par ses confrères, et stimulé par le procureur du roi, m’a trahi… Vous voyez que je ne vous cache rien. Ce fut un tolle général. J’étais un fripon, l’on m’a fait plus noir que Marat. On m’a forcé de vendre ; j’ai tout perdu. Je suis à Paris où j’ai tâché de me créer un cabinet d’affaires ; mais ma santé ruinée ne me laissait pas deux bonnes heures sur les vingt-quatre de la journée. Aujourd’hui, je n’ai qu’une ambition, elle est mesquine. Vous serez un jour la femme d’un garde des sceaux, peut-être, ou d’un premier président ; mais moi, pauvre et chétif, je n’ai pas d’autre désir que d’avoir une place où finir tranquillement mes jours, un cul-de-sac, un poste où l’on végète. Je veux être juge de paix à Paris. C’est une bagatelle pour vous et pour monsieur le président que d’obtenir ma nomination, car vous devez causer assez d’ombrage au garde des sceaux actuel pour qu’il désire vous obliger… Ce n’est pas tout, madame, ajouta Fraisier en voyant la présidente prête à parler et lui faisant un geste. J’ai pour ami le médecin du {p. 551} vieillard de qui monsieur le président devrait hériter. Vous voyez que nous arrivons… Ce médecin, dont la coopération est indispensable, est dans la même situation que celle où vous me voyez : du talent et pas de chance !… C’est par lui que j’ai su combien vos intérêts sont lésés, car, au moment où je vous parle, il est probable que tout est fini, que le testament qui déshérite monsieur le président est fait… Ce médecin désire être nommé médecin en chef d’un hôpital, ou des colléges royaux ; enfin, vous comprenez, il lui faut une position à Paris, équivalente à la mienne… Pardon si j’ai traité de ces deux choses si délicates ; mais il ne faut pas la moindre ambiguïté dans notre affaire. Le médecin est d’ailleurs un homme fort considéré, savant, et qui a sauvé monsieur Pillerault, le grand-oncle de votre gendre, monsieur le vicomte Popinot. Maintenant si vous avez la bonté de me promettre ces deux places, celle de juge de paix et la sinécure médicale pour mon ami, je me fais fort de vous apporter l’héritage presque intact… Je dis presque intact, car il sera grevé des obligations qu’il faudra prendre avec le légataire et avec quelques personnes dont le concours nous sera vraiment indispensable. Vous n’accomplirez vos promesses qu’après l’accomplissement des miennes.
La présidente qui depuis un moment s’était croisé les bras, comme une personne forcée de subir un sermon, les décroisa, regarda Fraisier et lui dit : — Monsieur, vous avez le mérite de la clarté pour tout ce qui vous regarde, mais pour moi vous êtes d’une obscurité…
— Deux mots suffisent à tout éclaircir, madame, dit Fraisier. Monsieur le président est le seul et unique héritier au troisième degré de monsieur Pons. Monsieur Pons est très-malade, il va tester, s’il ne l’a déjà fait, en faveur d’un Allemand, son ami, nommé Schmucke, et l’importance de sa succession sera de plus de sept cent mille francs. Dans trois jours, j’espère avoir des renseignements de la dernière exactitude sur le chiffre…
— Si cela est, se dit à elle-même la présidente foudroyée par la possibilité de ce chiffre, j’ai fait une grande faute en me brouillant avec lui, en l’accablant.
— Non, madame, car sans cette rupture il serait gai comme un pinson, et vivrait plus long-temps que vous, que monsieur le président et que moi… La Providence a ses voies, ne les sondons {p. 552} pas ! ajouta-t-il pour déguiser tout l’odieux de cette pensée. Que voulez-vous, nous autres gens d’affaires, nous voyons le positif des choses. Vous comprenez maintenant, madame, que dans la haute position qu’occupe monsieur le président de Marville, il ne ferait rien, il ne pourrait rien faire dans la situation actuelle. Il est brouillé mortellement avec son cousin, vous ne voyez plus Pons, vous l’avez banni de la société, vous aviez sans doute d’excellentes raisons pour agir ainsi ; mais le bonhomme est malade, il lègue ses biens à son seul ami. L’un des présidents de la Cour royale de Paris n’a rien à dire contre un testament en bonne forme fait en pareilles circonstances. Mais entre nous, madame, il est bien désagréable, quand on a droit à une succession de sept à huit cent mille francs… que sais-je, un million peut-être, et qu’on est le seul héritier désigné par la loi, de ne pas rattraper son bien… Seulement, pour arriver à ce but, on tombe dans de sales intrigues ; elles sont si difficiles, si vétilleuses, il faut s’aboucher avec des gens placés si bas, avec des domestiques, des sous-ordres, et les serrer de si près, qu’aucun avoué, qu’aucun notaire de Paris ne peut suivre une pareille affaire. Ça demande un avocat sans cause comme moi, dont la capacité soit sérieuse, réelle, le dévouement acquis, et dont la position malheureusement précaire soit de plain-pied avec celle de ces gens-là… Je m’occupe, dans mon arrondissement, des affaires des petits bourgeois, des ouvriers, des gens du peuple… Oui, madame, voilà dans quelle condition m’a mis l’inimitié d’un procureur du roi devenu substitut à Paris aujourd’hui, qui ne m’a pas pardonné ma supériorité… Je vous connais, madame, je sais quelle est la solidité de votre protection, et j’ai aperçu, dans un tel service à vous rendre, la fin de mes misères et le triomphe du docteur Poulain, mon ami…
La présidente restait pensive. Ce fut un moment d’angoisse affreuse pour Fraisier. Vinet, l’un des orateurs du centre, procureur-général depuis seize ans, dix fois désigné pour endosser la simarre de la chancellerie, le père du procureur du roi de Mantes, nommé substitut à Paris depuis un an, était un antagoniste pour la haineuse présidente. Le hautain procureur général ne cachait pas son mépris pour le président Camusot. Fraisier ignorait et devait ignorer cette circonstance.
— N’avez-vous sur la conscience que le fait d’avoir occupé pour les deux parties ? demanda-t-elle en regardant fixement Fraisier.
{p. 553} — Madame la présidente peut voir monsieur Lebœuf ; monsieur Lebœuf m’était favorable.
— Êtes-vous sûr que monsieur Lebœuf donnera sur vous de bons renseignements à monsieur de Marville, à monsieur le comte Popinot ?
— J’en réponds, surtout monsieur Olivier Vinet n’étant plus à Mantes ; car, entre nous, ce petit magistrat seco faisait peur au bon monsieur Lebœuf. D’ailleurs, madame la présidente, si vous me le permettez, j’irai voir à Mantes monsieur Lebœuf. Ce ne sera pas un retard, je ne saurai d’une manière certaine le chiffre de la succession que dans deux ou trois jours. Je veux et je dois cacher à madame la présidente tous les ressorts de cette affaire ; mais le prix que j’attends de mon entier dévouement n’est-il pas pour elle un gage de réussite ?
— Eh bien ! disposez en votre faveur monsieur Lebœuf, et si la succession a l’importance, ce dont je doute, que vous accusez, je vous promets les deux places, en cas de succès, bien entendu…
— J’en réponds, madame. Seulement vous aurez la bonté de faire venir ici votre notaire, votre avoué, lorsque j’aurai besoin d’eux, de me donner une procuration pour agir au nom de monsieur le président, et de dire à ces messieurs de suivre mes instructions, de ne rien entreprendre de leur chef.
— Vous avez la responsabilité, dit solennellement la présidente, vous devez avoir l’omnipotence. Mais monsieur Pons est-il bien malade ? demanda-t-elle en souriant.
— Ma foi, madame, il s’en tirerait, surtout soigné par un homme aussi consciencieux que le docteur Poulain, car, mon ami, madame, n’est qu’un innocent espion dirigé par moi dans vos intérêts, il est capable de sauver ce vieux musicien, mais il y a là, près du malade, une portière qui, pour avoir trente mille francs, le pousserait dans la fosse… Elle ne le tuerait pas, elle ne lui donnera pas d’arsenic, elle ne sera pas si charitable, elle fera pis, elle l’assassinera moralement, elle lui donnera mille impatiences par jour. Le pauvre vieillard, dans une sphère de silence, de tranquillité, bien soigné, caressé par des amis, à la campagne, se rétablirait, mais, tracassé par une madame Évrard qui dans sa jeunesse était une des trente belles écaillères que Paris a célébrées, avide, bavarde, brutale, tourmenté par elle pour faire un testament où elle soit richement partagée, le malade sera conduit fatalement jusqu’à {p. 554} l’induration du foie, il s’y forme peut-être en ce moment des calculs, et il faudra recourir pour les extraire à une opération qu’il ne supportera pas… Le docteur, une belle âme !… est dans une affreuse situation. Il devrait faire renvoyer cette femme…
— Mais cette mégère est un monstre ! s’écria la présidente en faisant sa petite voix flûtée.
Cette similitude entre la terrible présidente et lui, fit sourire intérieurement Fraisier, qui savait à quoi s’en tenir sur ces douces modulations factices d’une voix naturellement aigre. Il se rappela ce président, le héros d’un des contes de Louis XI, que ce monarque a signé par le dernier mot. Ce magistrat, doué d’une femme taillée sur le patron de celle de Socrate, et n’ayant pas la philosophie de ce grand homme, fit mêler du sel à l’avoine de ses chevaux en ordonnant de les priver d’eau. Quand sa femme alla le long de la Seine à sa campagne, les chevaux se précipitèrent avec elle dans l’eau pour boire, et le magistrat remercia la Providence qui l’avait si naturellement délivré de sa femme. En ce moment, madame de Marville remerciait Dieu d’avoir placé près de Pons une femme qui l’en débarrasserait honnêtement.
— Je ne voudrais pas d’un million, dit-elle, au prix d’une indélicatesse… Votre ami doit éclairer monsieur Pons, et faire renvoyer cette portière.
— D’abord, madame, messieurs Schmucke et Pons croient que cette femme est un ange, et renverraient mon ami. Puis cette atroce écaillère est la bienfaitrice du docteur, elle l’a introduit chez monsieur Pillerault. Il recommande à cette femme la plus grande douceur avec le malade, mais ses recommandations indiquent à cette créature les moyens d’empirer la maladie.
— Que pense votre ami de l’état de mon cousin ? demanda la présidente.
Fraisier fit trembler madame de Marville, par la justesse de sa réponse, et par la lucidité avec laquelle il pénétra dans ce cœur aussi avide que celui de la Cibot.
— Dans six semaines, la succession sera ouverte.
La présidente baissa les yeux.
— Pauvre homme ! fit-elle en essayant, mais en vain, de prendre une physionomie attristée.
— Madame la présidente a-t-elle quelque chose à dire à monsieur Lebœuf ? Je vais à Mantes par le chemin de fer.
{p. 555} — Oui, restez là, je lui écrirai de venir dîner demain avec nous, j’ai besoin de le voir pour nous concerter, afin de réparer l’injustice dont vous avez été la victime.
Quand la présidente l’eut quitté, Fraisier, qui se vit juge de paix, ne se ressembla plus à lui-même ; il paraissait gros, il respirait à pleins poumons l’air du bonheur et le bon vent du succès. Puisant au réservoir inconnu de la volonté de nouvelles et fortes doses de cette divine essence, il se sentit capable, à la façon de Rémonencq, d’un crime, pourvu qu’il n’en existât pas de preuves, pour réussir. Il s’était avancé crânement en face de la présidente, convertissant les conjectures en réalité, affirmant à tort et à travers, dans le but unique de se faire commettre par elle au sauvetage de cette succession et d’obtenir sa protection. Représentant de deux immenses misères et de désirs non moins immenses, il repoussait d’un pied dédaigneux son affreux ménage de la rue de la Perle. Il entrevoyait mille écus d’honoraires chez la Cibot, et cinq mille francs chez le président. C’était conquérir un appartement convenable. Enfin, il s’acquittait avec le docteur Poulain. Quelques-unes de ces natures haineuses, âpres et disposées à la méchanceté par la souffrance ou par la maladie, éprouvent les sentiments contraires, à un égal degré de violence : Richelieu était aussi bon ami qu’ennemi cruel. En reconnaissance des secours que lui avait donnés Poulain, Fraisier se serait fait hacher pour lui. La présidente, en revenant une lettre à la main, regarda sans être vue par lui, cet homme, qui croyait à une vie heureuse et bien rentrée, et elle le trouva moins laid qu’au premier coup d’œil qu’elle avait jeté sur lui ; d’ailleurs, il allait la servir, et on regarde un instrument qui nous appartient autrement qu’on ne regarde celui du voisin.
— Monsieur Fraisier, dit-elle, vous m’avez prouvé que vous étiez un homme d’esprit, je vous crois capable de franchise.
Fraisier fit un geste éloquent.
— Eh bien ! reprit la présidente, je vous somme de répondre avec candeur à cette question : — Monsieur de Marville ou moi devons-nous être compromis par suite de vos démarches ?…
— Je ne serais pas venu vous trouver, madame, si je pouvais un jour me reprocher d’avoir jeté de la boue sur vous, n’y en eût-il que gros comme la tête d’une épingle, car alors la tache paraît grande comme la lune. Vous oubliez, madame, que, pour devenir {p. 556} juge de paix à Paris, je dois vous avoir satisfait. J’ai reçu, dans ma vie, une première leçon, elle a été trop dure pour que je m’expose à recevoir encore de pareilles étrivières. Enfin, un dernier mot, madame. Toutes mes démarches, quand il s’agira de vous, vous seront préalablement soumises…
— Très-bien ; voici la lettre pour monsieur Lebœuf. J’attends maintenant les renseignements sur la valeur de la succession.
— Tout est là, dit finement Fraisier en saluant la présidente avec toute la grâce que sa physionomie lui permettait d’avoir.
— Quelle providence ! se dit madame Camusot de Marville. Ah ! je serai donc riche ! Camusot sera député, car en lâchant ce Fraisier dans l’arrondissement de Bolbec, il nous obtiendra la majorité. Quel instrument !
— Quelle providence ! se disait Fraisier en descendant l’escalier, et quelle commère que madame Camusot ! Il me faudrait une femme dans ces conditions-là ! Maintenant à l’œuvre.
Et il partit pour Mantes où il fallait obtenir les bonnes grâces d’un homme qu’il connaissait fort peu ; mais il comptait sur madame Vatinelle à qui, malheureusement, il devait toutes ses infortunes, et les chagrins d’amour sont souvent comme la lettre de change protestée d’un bon débiteur, elle porte intérêt.
Trois jours après, pendant que Schmucke dormait, car madame Cibot et le vieux musicien s’étaient déjà partagé le fardeau de garder et de veiller le malade, elle avait eu ce qu’elle appelait une prise de bec avec le pauvre Pons. Il n’est pas inutile de faire remarquer une triste particularité de l’hépatite. Les malades dont le foie est plus ou moins attaqué sont disposés à l’impatience, à la colère, et ces colères les soulagent momentanément ; de même que dans l’accès de fièvre, on sent se déployer en soi des forces excessives. L’accès passé, l’affaissement, le collapsus, disent les médecins, arrive, et les pertes qu’a faites l’organisme s’apprécient alors dans toute leur gravité. Ainsi, dans les maladies de foie, et surtout dans celles dont la cause vient de grands chagrins éprouvés, le patient arrive après ses emportements à des affaiblissements d’autant plus dangereux qu’il est soumis à une diète sévère. C’est une sorte de fièvre qui agite le mécanisme humoristique de l’homme, car cette fièvre n’est ni dans le sang, ni dans le cerveau. Cette agacerie de tout l’être produit une mélancolie où le malade se prend lui-même en haine. Dans une situation pareille, tout cause une irritation {p. 557} dangereuse. La Cibot, malgré les recommandations du docteur, ne croyait pas, elle, femme du peuple sans expérience ni instruction, à ces tiraillements du système nerveux par le système humoristique. Les explications de monsieur Poulain étaient pour elle des idées de médecin. Elle voulait absolument, comme tous les gens du peuple, nourrir Pons, et pour l’empêcher de lui donner en cachette du jambon, une bonne omelette ou du chocolat à la vanille, il ne fallait rien moins que cette parole absolue du docteur Poulain :
— Donnez une seule bouchée de n’importe quoi à monsieur Pons, et vous le tueriez comme d’un coup de pistolet.
L’entêtement des classes populaires est si grand à cet égard, que la répugnance des malades pour aller à l’hôpital vient de ce que le peuple croit qu’on y tue les gens en ne leur donnant pas à manger. La mortalité qu’ont causée les vivres apportés en secret par les femmes à leurs maris a été si grande, qu’elle a déterminé les médecins à prescrire une visite de corps d’une excessive sévérité les jours où les parents viennent voir les malades. La Cibot, pour arriver à une brouille momentanée nécessaire à la réalisation de ses bénéfices immédiats, raconta sa visite au directeur du théâtre, sans oublier sa prise de bec avec mademoiselle Héloïse, la danseuse.
— Mais qu’alliez-vous faire là ? lui demanda pour la troisième fois le malade qui ne pouvait arrêter la Cibot une fois qu’elle était lancée en paroles.
— Pour lors, quand je lui ai eu dit son fait, mademoiselle Héloïse qu’a vu ce que j’étais, a mis les pouces, et nous avons été les meilleures amies du monde. — Vous me demandez maintenant ce que j’allais faire là ? dit-elle en répétant la question de Pons.
Certains bavards, et ceux-là sont des bavards de génie, ramassent ainsi les interpellations, les objections et les observations en manière de provision, pour alimenter leurs discours ; comme si la source en pouvait jamais tarir.
— Mais j’y suis allée pour tirer votre monsieur Gaudissard d’embarras, il a besoin d’une musique pour un ballet, et vous n’êtes guère en état, mon chéri, de gribouiller du papier et de remplir votre devoir… J’ai donc entendu, comme ça, qu’on appellerait un monsieur Garangeot pour arranger les Mohicans en musique…
— Garangeot ! s’écria Pons en fureur. Garangeot, un homme sans aucun talent, je n’ai pas voulu de lui pour premier violon ! C’est un homme de beaucoup d’esprit, qui fait très-bien des {p. 558} feuilletons sur la musique ; mais pour composer un air, je l’en défie !… Et où diable avez-vous pris l’idée d’aller au théâtre ?
— Mais est-il ostiné, ce démon-là !… Voyons, mon chat, ne nous emportons pas comme une soupe au lait… Pouvez-vous écrire de la musique dans l’état où vous êtes ? Mais vous ne vous êtes donc pas regardé au miroir ? Voulez-vous un miroir ? Vous n’avez plus que la peau sur les os… vous êtes faible comme un moineau… et vous vous croyez capable de faire vos notes… mais vous ne feriez pas seulement les miennes… Ça me fait penser que je dois monter chez celle du troisième, qui nous doit dix-sept francs… et c’est bon à ramasser, dix-sept francs ; car, l’apothicaire payé, il ne nous reste pas vingt francs… Fallait donc dire à cet homme, qui a l’air d’être un bon homme, à monsieur Gaudissard… J’aime ce nom-là… c’est un vrai Roger-Bontemps qui m’irait bien… il n’aura jamais mal au foie, celui-là !… Donc, fallait lui dire où vous en étiez… dame ! vous n’êtes pas bien, et il vous a momentanément remplacé…
— Remplacé ! s’écria Pons d’une voix formidable en se dressant sur son séant.
En général les malades, surtout ceux qui sont dans l’envergure de la faux de la Mort, s’accrochent à leurs places avec la fureur que déploient les débutants pour les obtenir. Aussi son remplacement parut-il être au pauvre moribond une première mort.
— Mais le docteur me dit, reprit-il, que je vais58 parfaitement bien ! que je reprendrai bientôt ma vie ordinaire. Vous m’avez tué, ruiné, assassiné !…
— Ta, ta, ta, ta ! s’écria la Cibot, vous voilà parti, allez, je suis votre bourreau, vous dites ces douceurs là, toujours, parbleu, à monsieur Schmucke, quand j’ai le dos tourné. J’entends bien ce que vous dites, allez !… vous êtes un monstre d’ingratitude.
— Mais vous ne savez pas que si je tarde seulement quinze jours à ma convalescence, on me dira, quand je reviendrai, que je suis une perruque, un vieux, que mon temps est fini, que je suis Empire, rococo ! s’écria ce malade qui voulait vivre. Garangeot se sera fait des amis, dans le théâtre, depuis le contrôle jusqu’au cintre ! Il aura baissé le diapason pour une actrice qui n’a pas de voix, il aura léché les bottes de monsieur Gaudissard ; il aura, par ses amis, publié les louanges de tout le monde dans les feuilletons ; et, alors, dans une boutique comme celle-là, madame Cibot, on sait trouver des poux à la tête d’un chauve ! Quel démon vous a poussée là ?…
{p. 559} — Mais parbleu, monsieur Schmucke a discuté la chose avec moi pendant huit jours. Que voulez-vous ? Vous ne voyez rien que vous ! vous êtes un égoïste à tuer les gens pour vous guérir !… Mais ce pauvre monsieur Schmucke est depuis un mois sur les dents, il marche sur ses boulets, il ne peut plus aller nulle part, ni donner des leçons, ni faire de service au théâtre, car vous ne voyez donc rien ? il vous garde la nuit, et je vous garde le jour. Aujor d’aujourd’hui, si je passais les nuits comme j’ai tâché de le faire d’abord, en croyant que vous n’auriez rien, il me faudrait dormir pendant la journée ! Et qué qui veillerait au ménage et au grain !… Et que voulez-vous, la maladie est la maladie !… et voilà !…
— Il est impossible que ce soit Schmucke qui ait eu cette pensée-là…
— Ne voulez-vous pas à cette heure que ce soit moi qui l’aie prise sous mon bonnet ! Et croyez-vous que nous sommes de fer ? Mais si monsieur Schmucke avait continué son métier, d’aller donner sept ou huit leçons et de passer la soirée de six heures et demie à onze heures et demie au théâtre à diriger l’orchestre, il serait mort dans dix jours d’ici… Voulez-vous la mort de ce digne homme, qui donnerait son sang pour vous ? Par les auteurs de mes jours, on n’a jamais vu de malade comme vous… Qu’avez-vous fait de votre raison, l’avez-vous mise au Mont-de-Piété ? Tout s’extermine ici pour vous, l’on fait tout pour le mieux, et vous n’êtes pas content… Vous voulez donc nous rendre fous à lier… moi d’abord je suis fourbue, en attendant le reste !
La Cibot pouvait parler à son aise, la colère empêchait Pons de dire un mot, il se roulait dans son lit, articulait péniblement des interjections, il se mourait. Comme toujours, arrivée à cette période, la querelle tournait subitement au tendre. La garde se précipita sur le malade, le prit par la tête, le força de se coucher, ramena sur lui la couverture.
— Peut-on se mettre dans des états pareils ! Après ça, mon chat, c’est votre maladie ! C’est ce que dit le bon monsieur Poulain. Voyons, calmez-vous. Soyez gentil, mon bon petit fiston. Vous êtes l’idole de tout ce qui vous approche, que le docteur lui-même vient vous voir jusqu’à deux fois par jour ! Qué qu’il dirait s’il vous trouvait agité comme cela ? Vous me mettez hors des gonds ! ce n’est pas bien à vous… Quand on a mam’ Cibot pour garde, on lui doit des égards… Vous criez, vous parlez !… ça vous est défendu ! vous {p. 560} le savez. Parler, ça vous irrite… Et pourquoi vous emporter ? C’est vous qui avez tous les torts… vous m’asticotez toujours ! Voyons, raisonnons ! Si monsieur Schmucke et moi, qui vous aime comme mes petits boyaux, nous avons cru bien faire ! Eh bien ! mon chérubin, c’est bien, allez.
— Schmucke n’a pas pu vous dire d’aller au théâtre sans me consulter…
— Faut-il l’éveiller, ce pauvre cher homme qui dort comme un bienheureux, et l’appeler en témoignage !
— Non ! non ! s’écria Pons. Si mon bon et tendre Schmucke a pris cette résolution, je suis peut-être plus mal que je ne le crois, dit Pons en jetant un regard plein d’une horrible mélancolie sur les objets d’art qui décoraient sa chambre. Il faudra dire adieu à mes chers tableaux, à toutes ces choses dont je m’étais fait des amis. Et mon divin Schmucke ! — oh ! serait-ce vrai ?
La Cibot, cette atroce comédienne, se mit son mouchoir sur les yeux. Cette muette réponse fit tomber le malade dans une sombre rêverie. Abattu par ces deux coups portés dans des endroits si sensibles, la vie sociale et la santé, la perte de son état et la perspective de la mort, il s’affaissa tant, qu’il n’eut plus la force de se mettre en colère. Et il resta morne comme un poitrinaire après son agonie.
— Voyez-vous, dans l’intérêt de monsieur Schmucke, dit la Cibot en voyant sa victime tout à fait matée, vous feriez bien d’envoyer chercher le notaire du quartier, monsieur Trognon, un bien brave homme.
— Vous me parlez toujours de ce Trognon… dit le malade.
— Ah ! ça m’est bien égal, lui ou un autre, pour ce que vous me donnerez !
Et elle hocha la tête en signe de mépris des richesses. Le silence se rétablit.
En ce moment, Schmucke, qui dormait depuis plus de six heures, réveillé par la faim, se leva, vint dans la chambre de Pons, et le contempla pendant quelques instants sans mot dire, car madame Cibot s’était mis un doigt sur les lèvres en faisant : — Chut !
Puis elle se leva, s’approcha de l’Allemand pour lui parler à l’oreille, et lui dit : — Dieu merci ! le voilà qui va s’endormir, il est méchant comme un âne rouge !… Que voulez-vous ! il se défend contre la maladie…
{p. 561} — Non, je suis, au contraire, très-patient, répondit la victime d’un ton dolent qui accusait un effroyable abattement ; mais, mon cher Schmucke, elle est allée au théâtre me faire renvoyer…
Il fit une pause, il n’eut pas la force d’achever. La Cibot profita de cet intervalle pour peindre par un signe à Schmucke l’état d’une tête où la raison déménage, et dit :
— Ne le contrariez pas, il mourrait…
— Et, reprit Pons en regardant l’honnête Schmucke, elle prétend que c’est toi qui l’as envoyée…
— Ui, répondit Schmucke héroïquement, il le vallait. Dais-doi !… laisse-nus de saufer !… C’esde tes bêdises que te d’ébuiser à drafailler quand du as ein drèssor… Rédablis-doi, nus fentons quelque pric-à-prac ed nus vinirons nos churs dranquillement dans ein goin, afec cede ponne montam Zibod…
— Elle t’a perverti ! répondit douloureusement Pons.
Le malade, ne voyant plus madame Cibot, qui s’était mise en arrière du lit pour pouvoir dérober à Pons les signes qu’elle faisait à Schmucke, la crut partie.
— Elle m’assassine, ajouta-t-il.
— Comment, je vous assassine ?… dit-elle en se montrant l’œil enflammé, ses poings sur les hanches. Voilà donc la récompense d’un dévouement de chien caniche… Dieu de Dieu ! Elle fondit en larmes, se laissa tomber sur un fauteuil, et ce mouvement tragique causa la plus funeste révolution à Pons. — Eh bien ! dit-elle en se relevant et montrant aux deux amis ces regards de femme haineuse qui lancent à la fois des coups de pistolet et du venin, je suis lasse de ne rien faire de bien ici en m’exterminant le tempérament. Vous prendrez une garde ! Les deux amis se regardèrent effrayés. — Oh ! quand vous vous regarderez comme des acteurs ! C’est dit ! Je vas prier le docteur Poulain de vous chercher une garde ! Et nous allons faire nos comptes. Vous me rendrez l’argent que j’ai mis ici… et que je ne vous aurais jamais redemandé… Moi qui suis allée chez monsieur Pillerault lui emprunter encore cinq cents francs…
— C’est sa malatie ! dit Schmucke en se précipitant sur madame Cibot et l’embrassant par la taille, ayez te la badience !
— Vous, vous êtes un ange, que je baiserais la marque de vos pas, dit-elle. Mais monsieur Pons ne m’a jamais aimée, il m’a {p. 562} toujours z’haïe !… D’ailleurs, il peut croire que je veux être mise sur son testament…
— Chit ! fus alez le duer ! s’écria Schmucke.
— Adieu, monsieur ! vint-elle dire à Pons en le foudroyant par un regard. Pour le mal que je vous veux, portez-vous bien. Quand vous serez aimable pour moi, quand vous croirez que ce que je fais est bien fait, je reviendrai ! Jusque-là je reste chez moi… Vous étiez mon enfant, depuis quand a-t-on vu les enfants se révolter contre leurs mères ?… Non, non, monsieur Schmucke, je ne veux rien entendre… Je vous apporterai votre dîner, je vous servirai ; mais prenez une garde, demandez-en une à monsieur Poulain.
Et elle sortit en fermant les portes avec tant de violence, que les objets frêles et précieux tremblèrent. Le malade entendit un cliquetis de porcelaine qui fut, dans sa torture, ce qu’était le coup de grâce dans le supplice de la roue.
Une heure après, la Cibot, au lieu d’entrer chez Pons, vint appeler Schmucke à travers la porte de la chambre à coucher, en lui disant que son dîner l’attendait dans la salle à manger. Le pauvre Allemand y vint le visage blême et couvert de larmes.
— Mon baufre Bons extrafaque, dit-il, gar il bredend que fus édes ine scélérade. C’édre sa malatie, dit-il pour attendrir la Cibot sans accuser Pons.
— Oh ! j’en ai assez, de sa maladie ! Écoutez, ce n’est ni mon père, ni mon mari, ni mon frère, ni mon enfant. Il m’a prise en grippe, eh bien ! en voilà assez ! Vous, voyez-vous, je vous suivrais au bout du monde ; mais quand on donne sa vie, son cœur, toutes ses économies, qu’on néglige son mari, que v’là Cibot malade, et qu’on s’entend traiter de scélérate… c’est un peu trop fort de café comme ça…
— Gavé ?
— Oui, café ! Laissons les paroles oiseuses. Venons au positif ! Pour lors, vous me devez trois mois à cent quatre-vingt-dix francs, ça fait cinq cent soixante-dix ; plus le loyer que j’ai payé deux fois, que voilà les quittances, six cents francs avec le sou pour livre et vos impositions ; donc, douze cents moins quelque chose, et enfin les deux mille francs, sans intérêt bien entendu ; au total, trois mille cent quatre-vingt-douze francs… Et pensez qu’il va vous falloir au moins deux mille francs devant vous pour la garde, le médecin, les médicaments et la nourriture de la garde. Voilà pourquoi {p. 563} j’empruntais mille francs à monsieur Pillerault, dit-elle en montrant le billet de mille francs donné par Gaudissard.
Schmucke écoutait ce compte dans une stupéfaction très-concevable, car il était financier, comme les chats sont musiciens.
— Montame Zibod, Bons n’a bas sa déde ! Bartonnez-lui, gondinuez à le carter, resdez nodre Profidence… che fus le temante à chenux.
Et l’Allemand se prosterna devant la Cibot en baisant les mains de ce bourreau.
— Écoutez, mon bon chat, dit-elle en relevant Schmucke et l’embrassant sur le front, voilà Cibot malade, il est au lit, je viens d’envoyer chercher le docteur Poulain. Dans ces circonstances-là je dois mettre mes affaires en ordre. D’ailleurs, Cibot qui m’a vue revenir en larmes, est tombé dans une fureur telle, qu’il ne veut plus que je remette les pieds ici. C’est lui qui exige son argent, et c’est le sien, voyez-vous. Nous autres femmes nous ne pouvons rien à cela. Mais en lui rendant son argent, à cet homme, trois mille deux cents francs, ça le calmera peut-être. C’est toute sa fortune à ce pauvre homme, ses économies de vingt-six ans de ménage, le fruit de ses sueurs. Il lui faut son argent demain, il n’y a pas à tortiller… Vous ne connaissez pas Cibot : quand il est en colère, il tuerait un homme. Eh bien ! je pourrais peut-être obtenir de lui de continuer à vous soigner tous deux. Soyez tranquille, je me laisserai dire tout ce qui lui passera par la tête. Je souffrirai ce martyre-là pour l’amour de vous, qui êtes un ange.
— Non, che suis ein paufre home, qui ème son ami, qui tonnerait sa fie pour le saufer…
— Mais de l’argent ?… Mon bon monsieur Schmucke, une supposition, vous ne me donneriez rien, qu’il faut trouver trois mille francs pour vos besoins ! Ma foi, savez-vous ce que je ferais à votre place. Je n’en ferais ni un ni deux, je vendrais sept ou huit méchants tableaux, et je les remplacerais par quelques-uns de ceux qui sont dans votre chambre, retournés contre le mur, faute de place ! car un tableau ou un autre, qu’est-ce que ça fait ?
— Et bourquoi ?
— Il est si malicieux ! c’est sa maladie, car en santé c’est un mouton ! Il est capable de se lever, de fureter ; et, si par hasard il venait dans le salon, quoiqu’il soit si faible qu’il ne {p. 564} pourra plus passer le seuil de sa porte, il trouverait toujours son nombre !…
— C’est chiste !
— Mais nous lui dirons la vente quand il sera tout à fait bien. Si vous voulez lui avouer cette vente, vous rejetterez tout sur moi, sur la nécessité de me payer. Allez, j’ai bon dos…
— Che ne buis bas disboser de choses qui ne m’abbardiennent bas… répondit simplement le bon Allemand.
— Eh bien ! je vais vous assigner en justice, vous et monsieur Pons.
— Ce zerait le duer…
— Choisissez !… Mon Dieu ! vendez les tableaux, et dites-le lui après… vous lui montrerez l’assignation…
— Eh pien ! azicnez nus… ça sera mon egscusse… che lui mondrerai le chuchmend…
Le jour même, à sept heures, madame Cibot, qui était allée consulter un huissier, appela Schmucke. L’Allemand se vit en présence de monsieur Tabareau, qui le somma de payer ; et, sur la réponse que fit Schmucke en tremblant de la tête aux pieds, il fut assigné lui et Pons devant le tribunal pour se voir condamner au payement. L’aspect de cet homme, le papier timbré griffonné produisirent un tel effet sur Schmucke, qu’il ne résista plus.
— Fentez les dableaux, dit-il les larmes aux yeux.
Le lendemain, à six heures du matin, Élie Magus et Rémonencq décrochèrent chacun leurs tableaux. Deux quittances de deux mille cinq cents francs furent ainsi faites parfaitement en règle.
Je soussigné, me portant fort pour monsieur Pons, reconnais avoir reçu de monsieur Élie Magus la somme de deux mille cinq cents francs pour quatre tableaux que je lui ai vendus, ladite somme devant être employée aux besoins de monsieur Pons. L’un de ces tableaux, attribué à Durer, est un portrait de femme ; le second, de l’école italienne, est également un portrait ; le troisième est un paysage hollandais de Breughel59 ; le quatrième, un tableau florentin représentant une Sainte Famille, et dont le maître est inconnu.
La quittance donnée par Rémonencq était dans les mêmes termes et comprenait un Greuze, un Claude Lorrain, un Rubens et un Van Dyck, déguisés sous les noms de tableaux de l’École française et de l’École flamande.
{p. 565} — Ced archant me verait groire que ces primporions falent quelque chose… dit Schmucke en recevant les cinq mille francs.
— Ça vaut quelque chose, dit Rémonencq. Je donnerais bien cent mille francs de tout cela.
L’Auvergnat, prié de rendre ce petit service, remplaça les huit tableaux par des tableaux de même dimension, dans les mêmes cadres, en choisissant parmi des tableaux inférieurs que Pons avait mis dans la chambre de Schmucke. Élie Magus, une fois en possession des quatre chefs-d’œuvre, emmena la Cibot chez lui, sous prétexte de faire leurs comptes. Mais il chanta misère, il trouva des défauts aux toiles, il fallait rentoiler, et il offrit à la Cibot trente mille francs pour sa commission ; il les lui fit accepter en lui montrant les papiers étincelants où la Banque a gravé le mot MILLE FRANCS ! Magus condamna Rémonencq à donner pareille somme à la Cibot, en la lui prêtant sur les quatre tableaux qu’il se fit déposer. Les quatre tableaux de Rémonencq parurent si magnifiques à Magus, qu’il ne put se décider à les rendre, et le lendemain il apporta six mille francs de bénéfice au brocanteur, qui lui céda les quatre toiles par facture. Madame Cibot, riche de soixante-huit mille francs, réclama de nouveau le plus profond secret de ses deux complices ; elle pria le Juif de lui dire comment placer cette somme de manière que personne ne pût la savoir en sa possession.
— Achetez des actions du chemin de fer d’Orléans, elles sont à trente francs au-dessous du pair, vous doublerez vos fonds en trois ans, et vous aurez des chiffons de papier qui tiendront dans un portefeuille.
— Restez ici, monsieur Magus, je vais chez l’homme d’affaires de la famille de monsieur Pons, il veut savoir à quel prix vous prendriez tout le bataclan de là-haut… je vais vous l’aller chercher…
— Si elle était veuve ! dit Rémonencq à Magus, ça serait bien mon affaire, car la voilà riche…
— Surtout si elle place son argent sur le chemin d’Orléans ; dans deux ans ce sera doublé. J’y ai placé mes pauvres petites économies, dit le Juif, c’est la dot de ma fille… Allons faire un petit tour sur le boulevard en attendant l’avocat…
— Si Dieu voulait appeler à lui ce Cibot, qui est bien malade déjà, reprit Rémonencq, j’aurais une fière femme pour tenir un {p. 566} magasin, et je pourrais entreprendre le commerce en grand…
— Bonjour, mon bon monsieur Fraisier, dit la Cibot d’un ton patelin, en entrant dans le cabinet de son conseil. Eh bien ! que me dit donc votre portier, que vous vous en allez d’ici !…
— Oui, ma chère madame Cibot, je prends, dans la maison du docteur Poulain, l’appartement du premier étage, au-dessus du sien. Je cherche à emprunter deux à trois mille francs pour meubler convenablement cet appartement, qui, ma foi, est très-joli, le propriétaire l’a remis à neuf. Je suis chargé, comme je vous l’ai dit, des intérêts du président de Marville et des vôtres… Je quitte le métier d’agent d’affaires, je vais me faire inscrire au tableau des avocats, et il faut être très-bien logé. Les avocats de Paris ne laissent inscrire au tableau que des gens qui possèdent un mobilier respectable, une bibliothèque, etc. Je suis docteur en droit, j’ai fait mon stage, et j’ai déjà des protecteurs puissants… Eh bien ! où en sommes-nous ?
— Si vous vouliez accepter mes économies qui sont à la caisse d’épargne, lui dit la Cibot ; je n’ai pas grand’chose, trois mille francs, le fruit de vingt-cinq ans d’épargnes et de privations… vous me feriez une lettre de change, comme dit Rémonencq, car je suis ignorante, je ne sais que ce qu’on m’apprend…
— Non, les statuts de l’ordre interdisent à un avocat de souscrire des lettres de change, je vous en ferai un reçu portant intérêt à cinq pour cent, et vous me le rendrez si je vous trouve douze cents francs de rente viagère dans la succession du bonhomme Pons.
La Cibot, prise au piége, garda le silence.
— Qui ne dit mot, consent, reprit Fraisier. Apportez-moi ça, demain.
— Ah ! je vous payerai bien volontiers vos honoraires d’avance, dit la Cibot, c’est être sûre que j’aurai mes rentes.
— Où en sommes-nous ? reprit Fraisier en faisant un signe de tête affirmatif. J’ai vu Poulain hier au soir, il paraît que vous menez votre malade grand train… Encore un assaut comme celui d’hier, et il se formera des calculs dans la vésicule du fiel… Soyez douce avec lui, voyez-vous, ma chère madame Cibot, il ne faut pas se créer des remords. On ne vit pas vieux.
— Laissez-moi donc tranquille, avec vos remords !… N’allez-vous pas encore me parler de la guillotine ? monsieur Pons, c’est un vieil ostiné ! vous ne le connaissez pas ! c’est lui qui me fait {p. 567} endêver ! Il n’y a pas un plus méchant homme que lui, ses parents avaient raison, il est sournois, vindicatif et ostiné !… Monsieur Magus est à la maison, comme je vous l’ai dit, et il vous attend.
— Bien !… j’y serai en même temps que vous. C’est de la valeur de cette collection que dépend le chiffre de votre rente, s’il y a huit cent mille francs, vous aurez quinze cents francs viagers… c’est une fortune !
— Eh bien ! je vas leur dire d’évaluer les choses en conscience.
Une heure après, pendant que Pons dormait profondément, après avoir pris des mains de Schmucke une potion calmante, ordonnée par le docteur, mais dont la dose avait été doublée à l’insu de l’Allemand par la Cibot, Fraisier, Rémonencq et Magus, ces trois personnages patibulaires, examinaient pièce à pièce les dix-sept cents objets dont se composait la collection du vieux musicien. Schmucke s’étant couché, ces corbeaux flairant leur cadavre furent maîtres du terrain.
— Ne faites pas de bruit, disait la Cibot toutes les fois que Magus s’extasiait et discutait avec Rémonencq en l’instruisant de la valeur d’une belle œuvre.
C’était un spectacle à navrer le cœur, que celui de ces quatre cupidités différentes soupesant la succession pendant le sommeil de celui dont la mort était le sujet de leurs convoitises. L’estimation des valeurs contenues dans le salon dura trois heures.
— En moyenne, dit le vieux juif crasseux, chaque chose ici vaut mille francs…
— Ce serait dix-sept cent mille francs ! s’écria Fraisier stupéfait.
— Non pas pour moi, reprit Magus dont l’œil prit des teintes froides. Je ne donnerais pas plus de huit cent mille francs ; car on ne sait pas combien de temps on gardera ça dans un magasin… Il y a des chefs-d’œuvre qui ne se vendent pas avant dix ans, et le prix d’acquisition est doublé par les intérêts composés ; mais je payerais la somme comptant.
— Il y a dans la chambre des vitraux, des émaux, des miniatures, des tabatières en or et en argent, fit observer Rémonencq.
— Peut-on les examiner ? demanda Fraisier.
— Je vas voir s’il dort bien, répliqua la Cibot.
Et, sur un signe de la portière, les trois oiseaux de proie entrèrent.
— Là, sont les chefs-d’œuvre ! dit en montrant le salon Magus {p. 568} dont la barbe blanche frétillait par tous ses poils, mais ici sont les richesses ! Et quelles richesses ! les souverains n’ont rien de plus beau dans leurs Trésors.
Les yeux de Rémonencq, allumés par les tabatières, reluisaient comme des escarboucles. Fraisier, calme, froid comme un serpent qui se serait dressé sur sa queue, allongeait sa tête plate et se tenait dans la pose que les peintres prêtent à Méphistophélès. Ces trois différents avares, altérés d’or comme les diables le sont des rosées du paradis, dirigèrent, sans s’être concertés, un regard sur le possesseur de tant de richesses, car il avait fait un de ces mouvements inspirés par le cauchemar. Tout à coup, sous le jet de ces trois rayons diaboliques, le malade ouvrit les yeux et jeta des cris perçants.
— Des voleurs ! Les voilà ! À la garde ! on m’assassine. Évidemment il continuait son rêve tout éveillé, car il s’était dressé sur son séant, les yeux agrandis, blancs, fixes, sans pouvoir bouger. Élie Magus et Rémonencq gagnèrent la porte ; mais ils y furent cloués par ce mot : — Magus, ici… Je suis trahi… Le malade était réveillé par l’instinct de la conservation de son trésor, sentiment au moins égal à celui de la conservation personnelle. — Madame Cibot, qui est monsieur ? cria-t-il en frissonnant à l’aspect de Fraisier qui restait immobile.
— Pardieu ! est-ce que je pouvais le mettre à la porte, dit-elle en clignant de l’œil et faisant signe à Fraisier… Monsieur s’est présenté tout à l’heure au nom de votre famille…
Fraisier laissa échapper un mouvement d’admiration pour la Cibot.
— Oui, monsieur, je venais de la part de madame la présidente de Marville, de son mari, de sa fille, vous témoigner leurs regrets ; ils ont appris fortuitement votre maladie, et ils voudraient vous soigner eux-mêmes… ils vous offrent d’aller à la terre de Marville y recouvrer la santé ; madame la vicomtesse Popinot, la petite Cécile que vous aimez tant, sera votre garde-malade… elle a pris votre défense auprès de sa mère, elle l’a fait revenir de l’erreur où elle était.
— Et ils vous ont envoyé, mes héritiers ! s’écria Pons indigné, en vous donnant pour guide le plus habile connaisseur, le plus fin expert de Paris ?… Ah ! la charge est bonne, reprit-il en riant d’un rire de fou. Vous venez évaluer mes tableaux, mes curiosités, {p. 569} mes tabatières, mes miniatures !… Évaluez ! vous avez un homme qui non-seulement a les connaissances en toute chose, mais qui peut acheter, car il est dix fois millionnaire… Mes chers parents n’attendront pas long-temps ma succession, dit-il avec une ironie profonde, ils m’ont donné le coup de pouce… Ah ! madame Cibot, vous vous dites ma mère, et vous introduisez les marchands, mon concurrent et les Camusot ici pendant que je dors !… Sortez tous…
Et le malheureux, surexcité par la double action de la colère et de la peur, se leva décharné.
— Prenez mon bras, monsieur, dit la Cibot en se précipitant sur Pons pour l’empêcher de tomber. Calmez-vous donc, ces messieurs sont sortis.
— Je veux voir le salon !… dit le moribond.
La Cibot fit signe aux trois corbeaux de s’envoler ; puis, elle saisit Pons, l’enleva comme une plume, et le recoucha, malgré ses cris. En voyant le malheureux collectionneur tout à fait épuisé, elle alla fermer la porte de l’appartement. Les trois bourreaux de Pons étaient encore sur le palier, et lorsque la Cibot les vit, elle leur dit de l’attendre, en entendant cette parole de Fraisier à Magus : — Écrivez moi une lettre signée de vous deux, par laquelle vous vous engageriez à payer neuf cent mille francs comptant la collection de monsieur Pons, et nous verrons à vous faire faire un beau bénéfice.
Puis il souffla dans l’oreille de la Cibot un mot, un seul que personne ne put entendre, et il descendit avec les deux marchands à la loge.
— Madame Cibot, dit le malheureux Pons, quand la portière revint, sont-ils partis ?…
— Qui… partis ?… demanda-t-elle…
— Ces hommes ?…
— Quels hommes ?… Allons, vous avez vu des hommes ! dit-elle. Vous venez d’avoir un coup de fièvre chaude, que sans moi vous alliez passer par la fenêtre, et vous me parlez encore d’hommes… Allez-vous rester toujours comme ça ?…
— Comment, là, tout à l’heure, il n’y avait pas un monsieur qui s’est dit envoyé par ma famille…
— Allez-vous m’ostiner encore, reprit-elle. Ma foi, savez-vous où l’on devrait vous mettre ? à Chalenton !… Vous voyez des hommes…
— Élie Magus, Rémonencq…
{p. 570} — Ah ! pour Rémonencq, vous pouvez l’avoir vu, car il est venu me dire que mon pauvre Cibot va si mal, que je vais vous planter là pour reverdir. Mon Cibot avant tout, voyez-vous ! Quand mon homme est malade, moi, je ne connais plus personne. Tâchez de rester tranquille et de dormir une couple d’heures, car j’ai dit d’envoyer chercher monsieur Poulain, et je reviendrai avec lui… Buvez et soyez sage.
— Il n’y avait personne dans ma chambre, là, tout à l’heure quand je me suis éveillé ?…
— Personne ! dit-elle. Vous aurez vu monsieur Rémonencq dans vos glaces.
— Vous avez raison, madame Cibot, dit le malade en devenant doux comme un mouton.
— Eh bien ! vous voilà raisonnable, adieu, mon Chérubin, restez tranquille, je serai dans un instant à vous.
Quand Pons entendit fermer la porte de l’appartement, il rassembla ses dernières forces pour se lever, car il se dit :
— On me trompe ! on me dévalise ! Schmucke est un enfant qui se laisserait lier dans un sac !…
Et le malade, animé par le désir d’éclaircir la scène affreuse qui lui semblait trop réelle pour être une vision, put gagner la porte de sa chambre, il l’ouvrit péniblement, et se trouva dans son salon, où la vue de ses chères toiles, de ses statues, de ses bronzes florentins, de ses porcelaines, le ranima. Le collectionneur, en robe de chambre, les jambes nues, la tête en feu, put faire le tour des deux rues qui se trouvaient tracées par les crédences et les armoires dont la rangée partageait le salon en deux parties. Au premier coup d’œil du maître, il compta tout, et aperçut son musée au complet. Il allait rentrer, lorsque son regard fut attiré par un portrait de Greuze mis à la place du chevalier de Malte, de Sébastien del Piombo. Le soupçon sillonna son intelligence comme un éclair zèbre un ciel orageux. Il regarda la place occupée par ses huit tableaux capitaux, et les trouva remplacés tous. Les yeux du pauvre homme furent tout à coup couverts d’un voile noir, il fut pris par une faiblesse, et tomba sur le parquet. Cet évanouissement fut si complet, que Pons resta là pendant deux heures, il fut trouvé par Schmucke, quand l’Allemand, réveillé, sortit de sa chambre pour venir voir son ami. Schmucke eut mille peines à relever le moribond et à le recoucher ; mais quand il adressa la parole à ce {p. 571} quasi-cadavre, et qu’il reçut un regard glacé, des paroles vagues et bégayées, le pauvre Allemand, au lieu de perdre la tête, devint un héros d’amitié. Sous la pression du désespoir, cet homme-enfant eut de ces inspirations comme en ont les femmes aimantes ou les mères. Il fit chauffer des serviettes (il trouva des serviettes !), il sut en entortiller les mains de Pons, il lui en mit au creux de l’estomac ; puis il prit ce front moite et froid entre ses mains, il y appela la vie avec une puissance de volonté digne d’Apollonius de Thyane. Il baisa son ami sur les yeux comme ces Marie que les grands sculpteurs italiens ont sculptées dans leurs bas-reliefs appelés Piéta, baisant le Christ. Ces efforts divins, cette effusion d’une vie dans une autre, cette œuvre de mère et d’amante fut couronnée d’un plein succès. Au bout d’une demi-heure, Pons réchauffé reprit forme humaine : la couleur vitale revint aux yeux, la chaleur extérieure rappela le mouvement dans les organes, Schmucke fit boire à Pons de l’eau de mélisse mêlée à du vin, l’esprit de la vie s’infusa dans ce corps, l’intelligence rayonna de nouveau sur ce front naguère insensible comme une pierre. Pons comprit alors à quel saint dévouement, à quelle puissance d’amitié cette résurrection était due.
— Sans toi, je mourais ! dit-il en se sentant le visage doucement baigné par les larmes du bon Allemand, qui riait et qui pleurait tout à la fois.
En entendant cette parole, attendue dans le délire de l’espoir, qui vaut celui du désespoir, le pauvre Schmucke, dont toutes les forces étaient épuisées, s’affaissa comme un ballon crevé. Ce fut à son tour de tomber, il se laissa aller sur un fauteuil, joignit les mains et remercia Dieu par une fervente prière. Un miracle venait pour lui de s’accomplir ! Il ne croyait pas au pouvoir de sa prière en action, mais à celui de Dieu qu’il avait invoqué. Cependant le miracle était un effet naturel et que les médecins ont constaté souvent. Un malade entouré d’affection, soigné par des gens intéressés à sa vie, à chances égales est sauvé, là où succombe un sujet gardé par des mercenaires. Les médecins ne veulent pas voir en ceci les effets d’un magnétisme involontaire, ils attribuent ce résultat à des soins intelligents, à l’exacte observation de leurs ordonnances ; mais beaucoup de mères connaissent la vertu de ces ardentes projections d’un constant désir.
— Mon bon Schmucke !…
{p. 572} — Ne barle bas, che d’endendrai bar le cueir… rebose ! rebose ! dit le musicien en souriant.
— Pauvre ami ! noble créature ! Enfant de Dieu vivant en Dieu ! seul être qui m’ait aimé !… dit Pons par interjections, en trouvant dans sa voix des modulations inconnues.
L’âme, près de s’envoler, était toute dans ces paroles qui donnèrent à Schmucke des jouissances presque égales à celles de l’amour.
— Fis ! fis ! ed che tevientrai ein lion ! che drafaillerai bir teux.
— Écoute, mon bon, et fidèle, et adorable ami ! laisse-moi parler, le temps me presse, car je suis mort, je ne reviendrai pas de ces crises répétées.
Schmucke pleura comme un enfant.
— Écoute donc, tu pleureras après… dit Pons. Chrétien, il faut te soumettre. On m’a volé, et c’est la Cibot… Avant de te quitter je dois t’éclairer sur les choses de la vie, tu ne les sais pas… On a pris huit tableaux qui valaient des sommes considérables.
— Bartonne-moi, che les ai fentus…
— Toi !
— Moi… dit le pauvre Allemand, nis édions assignés au dripinal…
— Assignés ?… par qui ?…
— Addans !…
Schmucke alla chercher le papier timbré laissé par l’huissier et l’apporta.
Pons lut attentivement ce grimoire. Après lecture il laissa tomber le papier et garda le silence. Cet observateur du travail humain, qui jusqu’alors avait négligé le moral, finit par compter tous les fils de la trame ourdie par la Cibot. Sa verve d’artiste, son intelligence d’élève de l’Académie de Rome, toute sa jeunesse lui revint pour quelques instants.
— Mon bon Schmucke, obéis-moi militairement. Écoute ! descends à la loge et dis à cette affreuse femme que je voudrais revoir la personne qui m’est envoyée par mon cousin le président, et que, si elle ne vient pas, j’ai l’intention de léguer ma collection au Musée ; qu’il s’agit de faire mon testament.
Schmucke s’acquitta de la commission ; mais, au premier mot, la Cibot répondit par un sourire.
{p. 573} — Notre cher malade a eu, mon bon monsieur Schmucke, une attaque de fièvre chaude, et il a cru voir du monde dans sa chambre. Je vous donne ma parole d’honnête femme que personne n’est venu de la part de la famille de notre cher malade…
Schmucke revint avec cette réponse, qu’il répéta textuellement à Pons.
— Elle est plus forte, plus madrée, plus astucieuse, plus machiavélique que je ne le croyais, dit Pons en souriant, elle ment jusque dans sa loge ! Figure-toi qu’elle a, ce matin, amené ici un Juif, nommé Élie Magus, Rémonencq et un troisième qui m’est inconnu, mais qui est plus affreux à lui seul que les deux autres. Elle a compté sur mon sommeil pour évaluer ma succession, le hasard a fait que je me suis éveillé, je les ai vus tous trois soupesant mes tabatières. Enfin, l’inconnu s’est dit envoyé par les Camusot, j’ai parlé avec lui… Cette infâme Cibot m’a soutenu que je rêvais… Mon bon Schmucke, je ne rêvais pas !… J’ai bien entendu cet homme, il m’a parlé… Les deux marchands se sont effrayés et ont pris la porte… J’ai cru que la Cibot se démentirait !… Cette tentative est inutile. Je vais tendre un autre piége où la scélérate se prendra… Mon pauvre ami, tu prends la Cibot pour un ange, c’est une femme qui m’a, depuis un mois, assassiné dans un but cupide. Je n’ai pas voulu croire à tant de méchanceté chez une femme qui nous avait servis fidèlement pendant quelques années. Ce doute m’a perdu… Combien t’a-t-on donné des huit tableaux ?…
— Cinq mille francs.
— Bon Dieu, ils en valaient vingt fois autant ! s’écria Pons, c’est la fleur de ma collection. Je n’ai pas le temps d’intenter un procès, d’ailleurs ce serait te mettre en cause comme la dupe de ces coquins… Un procès te tuerait ! Tu ne sais pas ce que c’est que la justice ! c’est l’égout de toutes les infamies morales… À voir tant d’horreurs, des âmes comme la tienne y succombent. Et puis tu seras assez riche. Ces tableaux m’ont coûté quatre mille francs, je les ai depuis trente-six ans… Mais nous avons été volés avec une habileté surprenante. Je suis sur le bord de ma fosse, je ne me soucie plus que de toi… de toi, le meilleur des êtres. Or, je ne veux pas que tu sois dépouillé, car tout ce que je possède est à toi. Donc, il faut te défier de tout le monde, et tu n’as jamais eu de défiance. Dieu te protège, je le sais ; mais il peut t’oublier pendant un moment, et tu serais flibusté comme un vaisseau marchand. La Cibot {p. 574} est un monstre, elle me tue ! et tu vois en elle un ange, je veux te la faire connaître, va la prier de t’indiquer un notaire, qui reçoive mon testament… et je te la montrerai les mains dans le sac.
Schmucke écoutait Pons comme s’il lui avait raconté l’Apocalypse. Qu’il existât une nature aussi perverse que devait être celle de la Cibot, si Pons avait raison, c’était pour lui la négation de la Providence.
— Mon baufre ami Bons se droufe si mâle, dit l’Allemand en descendant à la loge et s’adressant à madame Cibot, qu’ile feud vaire son desdamand, alez chercher ein nodaire…
Ceci fut dit en présence de plusieurs personnes, car l’état de Cibot était presque désespéré. Rémonencq, sa sœur, deux portières accourues des maisons voisines, trois domestiques des locataires de la maison et le locataire du premier étage sur le devant de la rue stationnaient sous la porte cochère.
— Ah ! vous pouvez bien aller chercher un notaire vous-même, s’écria la Cibot les larmes aux yeux, et faire faire votre testament par qui vous voudrez… Ce n’est pas quand mon pauvre Cibot est à la mort que je quitterai son lit… Je donnerais tous les Pons du monde pour conserver Cibot… un homme qui ne m’a jamais causé pour deux onces de chagrin pendant trente ans de ménage !…
Et elle rentra, laissant Schmucke tout interdit.
— Monsieur, dit à Schmucke le locataire du premier étage, monsieur Pons est-il donc bien mal ?…
Ce locataire, nommé Jolivard, était un employé de l’enregistrement, au bureau du Palais.
— Il a vailli murir dud à l’heire ! répondit Schmucke avec une profonde douleur.
— Il y a près d’ici, rue Saint-Louis, monsieur Trognon, notaire, fit observer monsieur Jolivard. C’est le notaire du quartier.
— Voulez-vous que je l’aille chercher ? demanda Rémonencq à Schmucke.
— Pien folondiers… répondit Schmucke, gar si montame Zibod ne beut bas carter mon ami, che ne fitrais bas le guidder tans l’édat ù il esd…
— Madame Cibot nous disait qu’il devenait fou !… reprit Jolivard.
— Bons vou ? s’écria Schmucke frappé de terreur. Chamais il n’a i dand t’esbrit… et c’ed ce qui m’einguiède bir sa sandé…
{p. 575} Toutes les personnes qui composaient l’attroupement écoutaient cette conversation avec une curiosité bien naturelle, et qui la grava dans leur mémoire. Schmucke, qui ne connaissait pas Fraisier, ne put faire attention à cette tête satanique et à ces yeux brillants. Fraisier, en jetant deux mots dans l’oreille de la Cibot, avait été l’auteur de la scène hardie, peut-être au-dessus des moyens de la Cibot, mais qu’elle avait jouée avec une supériorité magistrale. Faire passer le moribond pour fou, c’était une des pierres angulaires de l’édifice bâti par l’homme de loi. L’incident de la matinée avait bien servi Fraisier ; et, sans lui, peut-être la Cibot, dans son trouble, se serait-elle démentie, au moment où l’innocent Schmucke était venu lui tendre un piége en la priant de rappeler l’envoyé de la famille. Rémonencq, qui vit venir le docteur Poulain, ne demandait pas mieux que de disparaître. Et voici pourquoi : Rémonencq, depuis dix jours, remplissait le rôle de la Providence, ce qui déplaît singulièrement à la Justice dont la prétention est de la représenter à elle seule. Rémonencq voulait se débarrasser à tout prix du seul obstacle qui s’opposait à son bonheur. Pour lui, le bonheur, c’était d’épouser l’appétissante portière, et de tripler ses capitaux. Or, Rémonencq, en voyant le petit tailleur buvant de la tisane, avait eu l’idée de convertir son indisposition en une maladie mortelle, et son état de ferrailleur lui en avait donné le moyen.
Un matin, pendant qu’il fumait sa pipe, le dos appuyé au chambranle de la porte de sa boutique, et qu’il rêvait à ce beau magasin sur le boulevard de la Madeleine où trônerait madame Cibot, superbement vêtue, ses yeux tombèrent sur une rondelle en cuivre fortement oxydée. L’idée de nettoyer économiquement sa rondelle dans la tisane de Cibot lui vint subitement. Il attacha ce cuivre, rond comme une pièce de cent sous, par une petite ficelle ; et, pendant que la Cibot était occupée chez ses messieurs, il allait tous les jours savoir des nouvelles de son ami le tailleur. Durant cette visite de quelques minutes, il laissait tremper la rondelle en cuivre ; et, en s’en allant, il la reprenait par la ficelle. Cette légère addition de cuivre chargé de son oxyde, communément appelé vert-de-gris, introduisit secrètement un principe délétère dans la tisane bienfaisante, mais en proportions homéopathiques, ce qui fit des ravages incalculables. Voici quels furent les résultats de cette homéopathie criminelle. Le troisième jour, les cheveux du pauvre Cibot tombèrent, les dents tremblèrent dans leurs alvéoles, et l’économie de {p. 576} cette organisation fut troublée par cette imperceptible dose de poison. Le docteur Poulain se creusa la tête en apercevant l’effet de cette décoction, car il était assez savant pour reconnaître l’action d’un agent destructeur. Il emporta la tisane, à l’insu de tout le monde, et il en opéra l’analyse lui-même ; mais il n’y trouva rien. Le hasard voulut que, ce jour-là, Rémonencq, effrayé de ses œuvres, n’eût pas mis sa fatale rondelle. Le docteur Poulain s’en tira vis-à-vis de lui-même et de la science, en supposant que, par suite d’une vie sédentaire, dans une loge humide, le sang de ce tailleur accroupi sur une table, devant cette fenêtre grillagée, avait pu se décomposer, faute d’exercice, et surtout à la perpétuelle aspiration des émanations d’un ruisseau fétide. La rue de Normandie est une de ces vieilles rues à chaussée fendue, où la ville de Paris n’a pas encore mis de bornes-fontaines, et dont le ruisseau noir roule péniblement les eaux ménagères de toutes les maisons, qui s’infiltrent sous les pavés et y produisent cette boue particulière à la ville de Paris.
La Cibot, elle, allait et venait, tandis que son mari, travailleur intrépide, était toujours devant cette croisée, assis comme un fakir. Les genoux du tailleur étaient ankylosés, le sang se fixait dans le buste, les jambes amaigries, tortues, devenaient des membres presque inutiles. Aussi le teint fortement cuivré de Cibot paraissait-il naturellement maladif depuis fort long-temps. La bonne santé de la femme et la maladie de l’homme semblèrent au docteur un fait naturel.
— Quelle est donc la maladie de mon pauvre Cibot ? avait demandé la portière au docteur Poulain.
— Ma chère madame Cibot, répondit le docteur, il meurt de la maladie des portiers… son étiolement général annonce une incurable viciation du sang.
Un crime sans objet, sans aucun gain, sans aucun intérêt, finit par effacer dans l’esprit du docteur Poulain ses premiers soupçons. Qui pouvait vouloir tuer Cibot ? sa femme ? le docteur lui vit goûter à la tisane de Cibot en la sucrant. Une assez grande quantité de crimes échappent à la vengeance de la société, c’est en général ceux qui se commettent, comme celui-ci, sans les preuves effrayantes d’une violence quelconque : le sang répandu, la strangulation, les coups, enfin les procédés maladroits ; mais surtout quand le meurtre est sans intérêt apparent, et commis dans les classes inférieures. {p. 577} Le crime est toujours dénoncé par son avant-garde, par des haines, par des cupidités visibles dont sont instruits les gens aux yeux de qui l’on vit. Mais, dans les circonstances où se trouvaient le petit tailleur, Rémonencq et la Cibot, personne n’avait intérêt à chercher la cause de la mort, excepté le médecin. Ce portier maladif, cuivré, sans fortune, adoré de sa femme, était sans fortune et sans ennemis. Les motifs et la passion du brocanteur se cachaient dans l’ombre tout aussi bien que la fortune de la Cibot. Le médecin connaissait à fond la portière et ses sentiments, il la croyait capable de tourmenter Pons ; mais il la savait sans intérêt ni force pour un crime ; d’ailleurs, elle buvait une cuillerée de tisane toutes les fois que le docteur venait et qu’elle donnait à boire à son mari. Poulain, le seul de qui pouvait venir la lumière, crut à quelque hasard de maladie, à l’une de ces étonnantes exceptions qui rendent la médecine un si périlleux métier. Et en effet, le petit tailleur se trouva malheureusement, par suite de son existence rabougrie, dans des conditions de mauvaise santé telles que cette imperceptible addition d’oxyde de cuivre devait lui donner la mort. Les commères, les voisins se comportaient aussi de manière à innocenter Rémonencq en justifiant cette mort subite.
— Ah ! s’écriait l’un, il y a bien long-temps que je disais que monsieur Cibot n’allait pas bien.
— Il travaillait trop, c’t homme-là ! répondait un autre, il s’est brûlé le sang.
— Il ne voulait pas m’écouter, s’écriait un voisin, je lui conseillais de se promener le dimanche, de faire le lundi, car ce n’est pas trop de deux jours par semaine pour se divertir.
Enfin, la rumeur du quartier, si délatrice, et que la justice écoute par les oreilles du commissaire de police, ce roi de la basse classe, expliquait parfaitement la mort du petit tailleur. Néanmoins, l’air pensif, les yeux inquiets de monsieur Poulain, embarrassaient beaucoup Rémonencq ; aussi, voyant venir le docteur, se proposa-t-il avec empressement à Schmucke pour aller chercher ce monsieur Trognon que connaissait Fraisier.
— Je serai revenu pour le moment où le testament se fera, dit Fraisier à l’oreille de la Cibot, et, malgré votre douleur, il faut veiller au grain.
Le petit avoué, qui disparut avec la légèreté d’une ombre, rencontra son ami le médecin.
{p. 578} — Eh ! Poulain, s’écria-t-il, tout va bien. Nous sommes sauvés !… Je te dirai ce soir comment ! Cherche quelle est la place qui te convient ! tu l’auras ! Et moi ! je suis juge de paix. Tabareau ne me refusera plus sa fille… Quant à toi, je me charge de te faire épouser mademoiselle Vitel, la petite-fille de notre juge de paix.
Fraisier laissa Poulain sur la stupéfaction que ces folles paroles lui causèrent, et sauta sur le boulevard comme une balle ; il fit signe à l’omnibus et fut, en dix minutes, déposé par ce coche moderne à la hauteur de la rue Choiseul. Il était environ quatre heures, Fraisier était sûr de trouver la présidente seule, car les magistrats ne quittent guère le Palais avant cinq heures.
Madame de Marville reçut Fraisier avec une distinction qui prouvait que, selon sa promesse, faite à madame Vatinelle, monsieur Lebœuf avait parlé favorablement de l’ancien avoué de Mantes. Amélie fut presque chatte avec Fraisier, comme la duchesse de Montpensier dut l’être avec Jacques Clément ; car ce petit avoué, c’était son couteau. Mais quand Fraisier présenta la lettre collective, par laquelle Élie Magus et Rémonencq s’engageaient à prendre en bloc la collection de Pons pour une somme de neuf cent mille francs payée comptant, la présidente lança sur l’homme d’affaires un regard d’où jaillissait la somme. Ce fut une nappe de convoitise qui roula jusqu’à l’avoué.
— Monsieur le président, lui dit-elle, m’a chargé de vous inviter à dîner demain, nous serons en famille, vous aurez pour convives monsieur Godeschal, le successeur de maître Desroches mon avoué ; puis Berthier, notre notaire ; mon gendre et ma fille… Après le dîner, nous aurons vous et moi, le notaire et l’avoué, la petite conférence que vous avez demandée, et où je vous remettrai nos pouvoirs. Ces deux messieurs obéiront, comme vous l’exigez, à vos inspirations, et veilleront à ce que tout cela se passe bien. Vous aurez la procuration de monsieur de Marville dès qu’elle vous sera nécessaire…
— Il me la faudra pour le jour du décès…
— On la tiendra prête…
— Madame la présidente, si je demande une procuration, si je veux que votre avoué ne paraisse pas, c’est bien moins dans mon intérêt que dans le vôtre… Quand je me donne, moi ! je me donne tout entier. Aussi, madame, demandé-je en retour la même {p. 579} fidélité, la même confiance à mes protecteurs, je n’ose dire de vous, mes clients. Vous pouvez croire qu’en agissant ainsi, je veux m’accrocher à l’affaire ; non, non, madame : s’il se commettait des choses répréhensibles… car, en matière de succession, on est entraîné… surtout par un poids de neuf cent mille francs… eh bien ! vous ne pouvez pas désavouer un homme comme maître Godeschal, la probité même ; mais on peut rejeter tout sur le dos d’un méchant petit homme d’affaires…
La présidente regarda Fraisier avec admiration.
— Vous devez aller bien haut ou bien bas, lui dit-elle. À votre place, au lieu d’ambitionner cette retraite de juge de paix, je voudrais être procureur du roi… à Mantes ! et faire un grand chemin.
— Laissez-moi faire, madame ! La justice de paix est un cheval de curé pour monsieur Vitel, je m’en ferai un cheval de bataille.
La présidente fut amenée ainsi à sa dernière confidence avec Fraisier.
— Vous me paraissez dévoué si complétement à nos intérêts, dit-elle, que je vais vous initier aux difficultés de notre position et à nos espérances. Le président, lors du mariage projeté pour sa fille et un intrigant qui, depuis, s’est fait banquier, désirait vivement augmenter la terre de Marville de plusieurs herbages, alors à vendre. Nous nous sommes dessaisis de cette magnifique habitation pour marier ma fille comme vous savez ; mais je souhaite bien vivement, ma fille étant fille unique, acquérir le reste de ces herbages. Ces belles prairies ont été déjà vendues en partie, elles appartiennent à un Anglais qui retourne en Angleterre, après avoir demeuré là pendant vingt ans ; il a bâti le plus charmant cottage dans une délicieuse situation, entre le parc de Marville et les prés qui dépendaient autrefois de la terre, et il a racheté, pour se faire un parc, des remises, des petits bois, des jardins à des prix fous. Cette habitation avec ses dépendances forme fabrique dans le paysage, et elle est contiguë aux murs du parc de ma fille. On pourrait avoir les herbages et l’habitation pour sept cent mille francs, car le produit net des prés est de vingt mille francs… Mais si monsieur Wadmann apprend que c’est nous qui achetons, il voudra sans doute deux ou trois cent mille francs de plus, car il les perd, si, comme cela se fait en matière rurale, on ne compte l’habitation pour rien…
— Mais, madame, vous pouvez, selon moi, si bien regarder la {p. 580} succession comme à vous, que je m’offre à jouer le rôle d’acquéreur à votre profit, et je me charge de vous avoir la terre au meilleur marché possible par un sous-seing-privé, comme cela se fait pour les marchands de biens… Je me présenterai à l’Anglais en cette qualité. Je connais ces affaires-là, c’était à Mantes ma spécialité. Vatinelle avait doublé la valeur de son Étude, car je travaillais sous son nom…
— De là votre liaison avec la petite madame Vatinelle… Ce notaire doit être bien riche aujourd’hui…
— Mais madame Vatinelle dépense beaucoup… Ainsi, soyez tranquille, madame, je vous servirai l’Anglais cuit à point…
— Si vous arriviez à ce résultat, vous auriez des droits éternels à ma reconnaissance… Adieu, mon cher monsieur Fraisier. À demain…
Fraisier sortit en saluant la présidente avec moins de servilité que la dernière fois.
— Je dîne demain chez le président Marville !… se disait Fraisier. Allons, je tiens ces gens-là. Seulement, pour être maître absolu de l’affaire, il faudrait que je fusse le conseil de cet Allemand, dans la personne de Tabareau, l’huissier de la justice de paix ! Ce Tabareau, qui me refuse sa fille, une fille unique, me la donnera si je suis juge de paix. Mademoiselle Tabareau, cette grande fille rousse et poitrinaire, est propriétaire du chef de sa mère d’une maison à la place Royale ; je serai donc éligible. À la mort de son père, elle aura bien encore six mille livres de rente. Elle n’est pas belle ; mais, mon Dieu ! pour passer de zéro à dix-huit mille francs de rente, il ne faut pas regarder à la planche !…
Et, en revenant par les boulevards à la rue de Normandie, il se laissait aller au cours de ce rêve d’or. Il se laissait aller au bonheur d’être à jamais hors du besoin ; il pensait à marier mademoiselle Vitel, la fille du juge de paix, à son ami Poulain. Il se voyait, de concert avec le docteur, un des rois du quartier, il dominerait les élections municipales, militaires et politiques. Les boulevards paraissent courts, lorsqu’en s’y promenant on promène ainsi son ambition à cheval sur la fantaisie.
Lorsque Schmucke remonta près de son ami Pons, il lui dit que Cibot était mourant, et que Rémonencq était allé chercher monsieur Trognon, notaire. Pons fut frappé de ce nom, que la Cibot lui jetait si souvent dans ses interminables discours, en lui {p. 581} recommandant ce notaire comme la probité même. Et alors le malade, dont la défiance était devenue absolue depuis le matin, eut une idée lumineuse qui compléta le plan formé par lui pour se jouer de la Cibot et la dévoiler tout entière au crédule Schmucke.
— Schmucke, dit-il en prenant la main au pauvre Allemand hébété par tant de nouvelles et d’événements, il doit régner une grande confusion dans la maison, si le portier est à la mort, nous sommes à peu près libres pour quelques moments, c’est-à-dire sans espions, car on nous espionne, sois en sûr ! Sors, prends un cabriolet, va au théâtre, dis à mademoiselle Héloïse, notre première danseuse, que je veux la voir avant de mourir, et qu’elle vienne à dix heures et demie, après son service. De là, tu iras chez tes deux amis Schwab et Brunner, et tu les prieras d’être ici demain à neuf heures du matin, de venir demander de mes nouvelles, en ayant l’air de passer par ici et de monter me voir…
Voici quel était le plan forgé par le vieil artiste en se sentant mourir. Il voulait enrichir Schmucke en l’instituant son héritier universel ; et, pour le soustraire à toutes les chicanes possibles, il se proposait de dicter son testament à un notaire, en présence de témoins, afin qu’on ne supposât pas qu’il n’avait plus sa raison, et pour ôter aux Camusot tout prétexte d’attaquer ses dernières dispositions. Ce nom de Trognon lui fit entrevoir quelque machination, il crut à quelque vice de forme projeté par avance, à quelque infidélité préméditée par la Cibot, et il résolut de se servir de ce Trognon pour se faire dicter un testament olographe qu’il cachèterait et serrerait dans le tiroir de sa commode. Il comptait montrer à Schmucke, en le faisant cacher dans un des cabinets de son alcôve, la Cibot s’emparant de ce testament, le décachetant, le lisant et le recachetant. Puis, le lendemain à neuf heures, il voulait anéantir ce testament olographe par un testament par-devant notaire, bien en règle et indiscutable. Quand la Cibot l’avait traité de fou, de visionnaire, il avait reconnu la haine et la vengeance, l’avidité de la présidente ; car, au lit depuis deux mois, le pauvre homme, pendant ses insomnies, pendant ses longues heures de solitude, avait repassé les événements de sa vie au crible.
Les sculpteurs antiques et modernes ont souvent posé, de chaque côté de la tombe, des génies qui tiennent des torches allumées. Ces lueurs éclairent aux mourants le tableau de leurs fautes, de leurs erreurs, en leur éclairant les chemins de la Mort. La {p. 582} sculpture représente là de grandes idées, elle formule un fait humain. L’agonie a sa sagesse. Souvent on voit de simples jeunes filles, à l’âge le plus tendre, avoir une raison centenaire, devenir prophètes, juger leur famille, n’être les dupes d’aucune comédie. C’est là la poésie de la Mort. Mais, chose étrange et digne de remarque ! on meurt de deux façons différentes. Cette poésie de la prophétie, ce don de bien voir, soit en avant, soit en arrière, n’appartient qu’aux mourants dont la chair seulement est atteinte, qui périssent par la destruction des organes de la vie charnelle. Ainsi les êtres attaqués, comme Louis XIV, par la gangrène ; les poitrinaires, les malades qui périssent comme Pons par la fièvre, comme madame de Mortsauf par l’estomac, ou comme les soldats par des blessures qui les saisissent en pleine vie, ceux-là jouissent de cette lucidité sublime, et font des morts surprenantes, admirables ; tandis que les gens qui meurent par des maladies pour ainsi dire intelligentielles, dont le mal est dans le cerveau, dans l’appareil nerveux qui sert d’intermédiaire au corps pour fournir le combustible de la pensée ; ceux-là meurent tout entiers. Chez eux, l’esprit et le corps sombrent à la fois. Les uns, âmes sans corps, réalisent les spectres bibliques ; les autres sont des cadavres. Cet homme vierge, ce Caton friand, ce juste presque sans péchés, pénétra tardivement dans les poches de fiel qui composaient le cœur de la présidente. Il devina le monde sur le point de le quitter. Aussi, depuis quelques heures, avait-il pris gaiement son parti, comme un joyeux artiste, pour qui tout est prétexte à charge, à raillerie. Les derniers liens qui l’unissaient à la vie, les chaînes de l’admiration, les nœuds puissants qui rattachaient le connaisseur aux chefs-d’œuvre de l’art, venaient d’être brisés le matin. En se voyant volé par la Cibot, Pons avait dit adieu chrétiennement aux pompes et aux vanités de l’art, à sa collection, à ses amitiés pour les créateurs de tant de belles choses, et il voulait uniquement penser à la mort, à la façon de nos ancêtres qui la comptaient comme une des fêtes du chrétien. Dans sa tendresse pour Schmucke, Pons essayait de le protéger du fond de son cercueil. Cette pensée paternelle fut la raison du choix qu’il fit du premier sujet de la danse, pour avoir du secours contre les perfidies qui l’entouraient, et qui ne pardonneraient sans doute pas à son légataire universel.
Héloïse Brisetout était une de ces natures qui restent vraies dans une position fausse, capable de toutes les plaisanteries possibles {p. 583} contre des adorateurs payants60, une fille de l’école des Jenny Cadine et des Josépha ; mais bonne camarade et ne redoutant aucun pouvoir humain, à force de les voir tous faibles, et habituée qu’elle était à lutter avec les sergents de ville au bal peu champêtre de Mabille et au carnaval. — Si elle a fait donner ma place à son protégé Garangeot, elle se croira d’autant plus obligée de me servir, se dit Pons. Schmucke put sortir sans qu’on fît attention à lui, dans la confusion qui régnait dans la loge, et il revint avec la plus excessive rapidité, pour ne pas laisser trop long-temps Pons tout seul.
Monsieur Trognon arriva pour le testament, en même temps que Schmucke. Quoique Cibot fût à la mort, sa femme accompagna le notaire, l’introduisit dans la chambre à coucher, et se retira d’elle-même, en laissant ensemble Schmucke, monsieur Trognon et Pons, mais elle s’arma d’une petite glace à main d’un travail curieux, et prit position à la porte, qu’elle laissa entre-bâillée. Elle pouvait ainsi non-seulement entendre, mais voir tout ce qui se dirait et ce qui se passerait dans ce moment suprême pour elle.
— Monsieur, dit Pons, j’ai malheureusement toutes mes facultés, car je sens que je vais mourir ; et, par la volonté de Dieu, sans doute, aucune des souffrances de la mort ne m’est épargnée !… Voici monsieur Schmucke…
Le notaire salua Schmucke.
— C’est le seul ami que j’aie sur la terre, dit Pons, et je veux l’instituer mon légataire universel ; dites-moi quelle forme doit avoir mon testament, pour que mon ami, qui est Allemand, qui ne sait rien de nos lois, puisse recueillir ma succession sans aucune contestation.
— On peut toujours tout contester, monsieur, dit le notaire, c’est l’inconvénient de la justice humaine. Mais en matière de testament, il en est d’inattaquables…
— Lequel ? demanda Pons.
— Un testament fait par devant notaire, en présence de témoins qui certifient que le testateur jouit de toutes ses facultés, et si le testateur n’a ni femme, ni enfants, ni père, ni frère…
— Je n’ai rien de tout cela, toutes mes affections sont réunies sur la tête de mon cher ami Schmucke, que voici…
Schmucke pleurait.
{p. 584} — Si donc vous n’avez que des collatéraux éloignés, la loi vous laissant la libre disposition de vos meubles et immeubles, si vous ne les léguez pas à des conditions que la morale réprouve, car vous avez dû voir des testaments attaqués à cause de la bizarrerie des testateurs, un testament par-devant notaire est inattaquable. En effet, l’identité de la personne ne peut être niée, le notaire a constaté l’état de sa raison, et la signature ne peut donner lieu à aucune discussion… Néanmoins, un testament olographe, en bonne forme et clair, est aussi peu discutable.
— Je me décide, pour des raisons à moi connues, à écrire sous votre dictée un testament olographe, et à le confier à mon ami que voici… Cela se peut-il ?…
— Très-bien ! dit le notaire… Voulez-vous écrire ? je vais dicter…
— Schmucke, donne-moi ma petite écritoire de Boule. Monsieur, dictez-moi tout bas ; car, ajouta-t-il, on peut nous écouter.
— Dites-moi donc avant tout quelles sont vos intentions, demanda le notaire.
Au bout de dix minutes, la Cibot, que Pons entrevoyait dans une glace, vit cacheter le testament, après que le notaire l’eut examiné pendant que Schmucke allumait une bougie ; puis Pons le remit à Schmucke en lui disant de le serrer dans une cachette pratiquée dans son secrétaire. Le testateur demanda la clef du secrétaire, l’attacha dans le coin de son mouchoir, et mit le mouchoir sous son oreiller. Le notaire, nommé par politesse exécuteur testamentaire, et à qui Pons laissait un tableau de prix, une de ces choses que la loi permet de donner à un notaire, sortit et trouva madame Cibot dans le salon.
— Eh bien ! monsieur ? monsieur Pons a-t-il pensé à moi ?
— Vous ne vous attendez pas, ma chère, à ce qu’un notaire trahisse les secrets qui lui sont confiés, répondit monsieur Trognon. Tout ce que je puis vous dire, c’est qu’il y aura bien des cupidités déjouées et bien des espérances trompées. Monsieur Pons a fait un beau testament plein de sens, un testament patriotique et que j’approuve fort.
On ne se figure pas à quel degré de curiosité la Cibot arriva, stimulée par de telles paroles. Elle descendit et passa la nuit près de Cibot, en se promettant de se faire remplacer par mademoiselle Rémonencq, et d’aller lire le testament entre deux et trois heures du matin.
{p. 585} La visite de mademoiselle Héloïse Brisetout, à dix heures et demie du soir, parut assez naturelle à la Cibot ; mais elle eut si peur que la danseuse ne parlât des mille francs donnés par Gaudissard, qu’elle accompagna le premier sujet en lui prodiguant des politesses et des flatteries comme à une souveraine.
— Ah ! ma chère, vous êtes bien mieux sur votre terrain qu’au théâtre, dit Héloïse en montant l’escalier. Je vous engage à rester dans votre emploi !
Héloïse, amenée en voiture par Bixiou, son ami de cœur, était magnifiquement habillée, car elle allait à une soirée de Mariette, l’un des plus illustres premiers sujets de l’Opéra. Monsieur Chapoulot, ancien passementier de la rue Saint-Denis, le locataire du premier étage, qui revenait de l’Ambigu-Comique avec sa fille, fut ébloui, lui comme sa femme, en rencontrant pareille toilette et une si jolie créature dans leur escalier.
— Qui est-ce, madame Cibot ? demanda madame Chapoulot.
— C’est une rien du tout !… une sauteuse qu’on peut voir quasi-nue tous les soirs pour quarante sous… répondit la portière à l’oreille de l’ancienne passementière.
— Victorine ! dit madame Chapoulot à sa fille, ma petite, laisse passer madame !
Ce cri de mère épouvantée fut compris d’Héloïse, qui se retourna.
— Votre fille est donc pire que l’amadou, madame, que vous craignez qu’elle ne s’incendie en me touchant ?…
Héloïse regarda monsieur Chapoulot d’un air agréable en souriant.
— Elle est, ma foi, très-jolie à la ville ! dit monsieur Chapoulot en restant sur le palier.
Madame Chapoulot pinça son mari à le faire crier, et le poussa dans l’appartement.
— En voilà, dit Héloïse, un second qui s’est donné le genre d’être un quatrième.
— Mademoiselle est cependant habituée à monter, dit la Cibot en ouvrant la porte de l’appartement.
— Eh bien ! mon vieux, dit Héloïse en entrant dans la chambre où elle vit le pauvre musicien étendu, pâle et la face appauvrie, ça ne va donc pas bien ? Tout le monde au théâtre s’inquiète de vous ; mais vous savez ! quoiqu’on ait bon cœur, chacun a ses {p. 586} affaires, et on ne trouve pas une heure pour aller voir ses amis. Gaudissard parle de venir ici tous les jours, et tous les matins il est pris par les ennuis de l’administration. Néanmoins nous vous aimons tous…
— Madame Cibot, dit le malade, faites-moi le plaisir de nous laisser avec mademoiselle, nous avons à causer théâtre et de ma place de chef d’orchestre… Schmucke reconduira bien madame.
Schmucke, sur un signe de Pons, mit la Cibot à la porte, et tira les verrous.
— Ah ! le gredin d’Allemand ! voilà qu’il se gâte aussi, lui !… se dit la Cibot en entendant ce bruit significatif, c’est monsieur Pons qui lui apprend ces horreurs-là… Mais vous me payerez cela, mes petits amis… se dit la Cibot en descendant. Bah ! si cette saltimbanque de sauteuse lui parle des mille francs, je leur dirai que c’est une farce de théâtre…
Et elle s’assit au chevet de Cibot, qui se plaignait d’avoir le feu dans l’estomac, car Rémonencq venait de lui donner à boire en l’absence de sa femme.
— Ma chère enfant, dit Pons à la danseuse pendant que Schmucke renvoyait la Cibot, je ne me fie qu’à vous pour me choisir un notaire honnête homme, qui vienne recevoir demain matin, à neuf heures et demie précises, mon testament. Je veux laisser toute ma fortune à mon ami Schmucke. Si ce pauvre Allemand était l’objet de persécutions, je compte sur ce notaire pour le conseiller, pour le défendre. Voilà pourquoi je désire un notaire considéré, très-riche, au-dessus des considérations qui font fléchir les gens de loi ; car mon pauvre légataire doit trouver un appui en lui. Je me défie de Berthier, successeur de Cardot, et vous qui connaissez tant de monde…
— Eh ! j’ai ton affaire ! dit la danseuse, le notaire de Florine, de la comtesse du Bruel, Léopold Hannequin, un homme vertueux qui ne sait pas ce qu’est une lorette ! C’est comme un père de hasard, un brave homme qui vous empêche de faire des bêtises avec l’argent qu’on gagne ; je l’appelle le père aux rats, car il a inculqué des principes d’économie à toutes mes amies. D’abord, il a, mon cher, soixante mille francs de rente, outre son étude. Puis il est notaire comme on était notaire autrefois ! Il est notaire quand il marche, quand il dort ; il a dû ne faire que de petits notaires et de petites notaresses… Enfin c’est un homme lourd et pédant ; {p. 587} mais c’est un homme à ne fléchir devant aucune puissance quand il est dans ses fonctions… Il n’a jamais eu de voleuse, c’est père de famille fossile ! et c’est adoré de sa femme, qui ne le trompe pas quoique femme de notaire… Que veux-tu ? il n’y a pas mieux dans Paris en fait de notaire. C’est patriarche ; ça n’est pas drôle et amusant comme était Cardot avec Malaga, mais ça ne lèvera jamais le pied, comme le petit Chose qui vivait avec Antonia ! J’enverrai mon homme demain matin à huit heures… Tu peux dormir tranquillement. D’abord, j’espère que tu guériras, et que tu nous feras encore de jolie musique ; mais, après tout, vois-tu, la vie est bien triste, les entrepreneurs chipotent, les rois carottent, les ministres tripotent, les gens riches économisotent… Les artistes n’ont plus de ça ! dit-elle en se frappant le cœur, c’est un temps à mourir… Adieu, vieux !
— Je te demande avant tout, Héloïse, la plus grande discrétion.
— Ce n’est pas une affaire de théâtre, dit-elle, c’est sacré, ça, pour une artiste.
— Quel est ton monsieur ? ma petite.
— Le maire de ton arrondissement, monsieur Beaudoyer, un homme aussi bête que feu Crevel ; car tu sais, Crevel, un des anciens commanditaires de Gaudissard, il est mort il y a quelques jours, et il ne m’a rien laissé, pas même un pot de pommade ! C’est ce qui me fait te dire que notre siècle est dégoûtant.
— Et de quoi est-il mort ?
— De sa femme !… S’il était resté avec moi, il vivrait encore ! Adieu, mon bon vieux ! je te parle de crevaison, parce que je te vois dans quinze jours d’ici te promenant sur le boulevard et flairant de jolies petites curiosités, car tu n’es pas malade, tu as les yeux plus vifs que je ne te les ai jamais vus…
Et la danseuse s’en alla, sûre que son protégé Garangeot tenait pour toujours le bâton de chef d’orchestre. Garangeot était son cousin germain. Toutes les portes étaient entre-bâillées, et tous les ménages sur pied regardèrent passer le premier sujet. Ce fut un événement dans la maison.
Fraisier, semblable à ces bouledogues qui ne lâchent pas le morceau où ils ont mis la dent, stationnait dans la loge auprès de la Cibot, quand la danseuse passa sous la porte cochère et demanda le cordon. Il savait que le testament était fait, il venait sonder les dispositions de la portière ; car maître Trognon, notaire, avait {p. 588} refusé de dire un mot sur le testament tout aussi bien à Fraisier qu’à madame Cibot. Naturellement l’homme de loi regarda la danseuse et se promit de tirer parti de cette visite in extremis.
— Ma chère madame Cibot, dit Fraisier, voici pour vous le moment critique.
— Ah ! oui !… dit-elle, mon pauvre Cibot !… quand je pense qu’il ne jouira pas de ce que je pourrais avoir…
— Il s’agit de savoir si monsieur Pons vous a légué quelque chose ; enfin si vous êtes sur le testament ou si vous êtes oubliée, dit Fraisier en continuant. Je représente les héritiers naturels, et vous n’aurez rien que d’eux dans tous les cas… Le testament est olographe, il est, par conséquent, très-vulnérable… Savez-vous où notre homme l’a mis ?…
— Dans une cachette du secrétaire, et il en a pris la clef, répondit-elle, il l’a nouée au coin de son mouchoir, et il a serré le mouchoir sous son oreiller… J’ai tout vu.
— Le testament est-il cacheté ?
— Hélas ! oui !
— C’est un crime que de soustraire un testament et de le supprimer, mais ce n’est qu’un délit de le regarder ; et, dans tous les cas, qu’est-ce que c’est ? des peccadilles qui n’ont pas de témoins ! A-t-il le sommeil dur, notre homme ?…
— Oui ; mais quand vous avez voulu tout examiner et tout évaluer, il devait dormir comme un sabot, et il s’est réveillé… Cependant, je vais voir ! Ce matin, j’irai relever monsieur Schmucke sur les quatre heures du matin, et, si vous voulez venir, vous aurez le testament à vous pendant dix minutes…
— Eh bien ! c’est entendu, je me lèverai sur les quatre heures, et je frapperai tout doucement…
— Mademoiselle Rémonencq, qui me remplacera près de Cibot, sera prévenue, et tirera le cordon ; mais frappez à la fenêtre pour n’éveiller personne.
— C’est entendu, dit Fraisier, vous aurez de la lumière, n’est-ce pas ? une bougie, cela me suffira…
À minuit, le pauvre Allemand, assis dans un fauteuil, navré de douleur, contemplait Pons, dont la figure crispée, comme l’est celle d’un moribond, s’affaissait, après tant de fatigues, à faire croire qu’il allait expirer.
— Je pense que j’ai juste assez de force pour aller jusqu’à {p. 589} demain soir, dit Pons avec philosophie. Mon agonie viendra, sans doute, mon pauvre Schmucke, dans la nuit de demain. Dès que le notaire et tes deux amis seront partis, tu iras chercher notre bon abbé Duplanty, le vicaire de l’église de Saint-François. Ce digne homme ne me sait pas malade, et je veux recevoir les saints sacrements demain à midi…
Il se fit une longue pause.
— Dieu n’a pas voulu que la vie fût pour moi comme je la rêvais, reprit Pons. J’aurais tant aimé une femme, des enfants, une famille !… Être chéri de quelques êtres dans un coin, était toute mon ambition ! La vie est amère pour tout le monde, car j’ai vu des gens avoir tout ce que j’ai tant désiré vainement, et ne pas se trouver heureux… Sur la fin de ma carrière, le bon Dieu m’a fait trouver une consolation inespérée en me donnant un ami tel que toi !… Aussi n’ai-je pas à me reprocher de t’avoir méconnu ou mal apprécié… mon bon Schmucke ; je t’ai donné mon cœur et toutes mes forces aimantes… Ne pleure pas, Schmucke, ou je me tairai ! Et c’est si doux pour moi de te parler de nous… Si je t’avais écouté, je vivrais. J’aurais quitté le monde et mes habitudes, et je n’y aurais pas reçu des blessures mortelles. Enfin, je ne veux m’occuper que de toi…
— Dû as dort !…
— Ne me contrarie pas, écoute-moi, cher ami… Tu as la naïveté, la candeur d’un enfant de six ans qui n’aurait jamais quitté sa mère, c’est bien respectable ; il me semble que Dieu doit prendre soin lui-même des êtres qui te ressemblent. Cependant, les hommes sont si méchants, que je dois te prémunir contre eux. Tu vas donc perdre ta noble confiance, ta sainte crédulité, cette grâce des âmes pures qui n’appartient qu’aux gens de génie et aux cœurs comme le tien… Tu vas voir bientôt madame Cibot, qui nous a bien observés par l’ouverture de la porte entre-bâillée, venir prendre ce faux testament… Je présume que la coquine fera cette expédition ce matin, quand elle te croira endormi. Écoute-moi bien, et suis mes instructions à la lettre… M’entends-tu ? demanda le malade.
Schmucke, accablé de douleur, saisi par une affreuse palpitation, avait laissé aller sa tête sur le dos du fauteuil, et paraissait évanoui.
— Ui, che d’endans ! mais gomme si du édais à deux cend {p. 590} bas te moi… il me zemble que che m’envonce dans la dombe afec toi !… dit l’Allemand que la douleur écrasait.
Il se rapprocha de Pons et il lui prit une main qu’il mit entre ses deux mains. Et il fit ainsi mentalement une fervente prière.
— Que marmottes-tu là, en allemand ?…
— Chai briè Tieu de nus abbeler à lui emsemple !… répondit-il simplement après avoir fini sa prière.
Pons se pencha péniblement, car il souffrait au foie des douleurs intolérables. Il put se baisser jusqu’à Schmucke, et il le baisa sur le front, en épanchant son âme comme une bénédiction sur cet être comparable à l’agneau qui repose aux pieds de Dieu.
— Voyons, écoute-moi, mon bon Schmucke, il faut obéir aux mourants…
— J’égoude !
— On communique de ta chambre dans la mienne par la petite porte de ton alcôve, qui donne dans l’un des cabinets de la mienne.
— Ui ! mais c’est engompré te dapleaux.
— Tu vas dégager cette porte à l’instant, sans faire trop de bruit !…
— Ui…
— Débarrasse le passage des deux côtés, chez toi comme chez moi, puis tu laisseras la tienne entre-bâillée. Quand la Cibot viendra te remplacer près de moi (elle est capable d’arriver ce matin une heure plus tôt), tu t’en iras comme à l’ordinaire dormir, et tu paraîtras bien fatigué. Tâche d’avoir l’air endormi… Dès qu’elle se sera mise dans son fauteuil, passe par ta porte et reste en observation, là, en entr’ouvrant le petit rideau de mousseline de cette porte vitrée, et regarde bien ce qui se passera… Tu comprends ?
— Che t’ai gompris, ti grois que la scélérade prîlera le desdaman…
— Je ne sais pas ce qu’elle fera, mais je suis sûr que tu ne la prendras plus pour un ange, après. Maintenant, fais-moi de la musique, réjouis-moi par quelqu’une de tes improvisations… Ça t’occupera, tu perdras tes idées noires, et tu me rempliras cette triste nuit par tes poèmes…
Schmucke se mit au piano. Sur ce terrain, et au bout de quelques instants, l’inspiration musicale, excitée par le tremblement de la douleur et l’irritation qu’elle lui causait, emporta le bon Allemand, selon son habitude, au delà des mondes. Il trouva des {p. 591} thèmes sublimes sur lesquels il broda des caprices exécutés tantôt avec la douleur et la perfection raphaëlesques de Chopin, tantôt avec la fougue et le grandiose dantesque de Liszt, les deux organisations musicales qui se rapprochent le plus de celle de Paganini. L’exécution, arrivée à ce degré de perfection, met en apparence l’exécutant à la hauteur du poète, il est au compositeur ce que l’acteur est à l’auteur, un divin traducteur de choses divines. Mais, dans cette nuit où Schmucke fit entendre par avance à Pons les concerts du Paradis, cette délicieuse musique qui fait tomber des mains de sainte Cécile ses instruments, il fut à la fois Beethoven et Paganini, le créateur et l’interprète ! Intarissable comme le rossignol, sublime comme le ciel sous lequel il chante, varié, feuillu comme la forêt qu’il emplit de ses roulades, il se surpassa, et plongea le vieux musicien qui l’écoutait dans l’extase que Raphaël a peinte, et qu’on va voir à Bologne. Cette poésie fut interrompue par une affreuse sonnerie. La bonne des locataires du premier étage vint prier Schmucke, de la part de ses maîtres, de finir ce sabbat. Madame, monsieur et mademoiselle Chapoulot étaient éveillés, ne pouvaient plus se rendormir, et faisaient observer que la journée était assez longue pour répéter les musiques de théâtre, et que, dans une maison du Marais, on ne devait pas pianoter pendant la nuit… Il était environ trois heures du matin. À trois heures et demie, selon les prévisions de Pons, qui semblait avoir entendu la conférence de Fraisier et de la Cibot, la portière se montra. Le malade jeta sur Schmucke un regard d’intelligence qui signifiait : — N’ai-je pas bien deviné ? Et il se mit dans la position d’un homme qui dort profondément.
L’innocence de Schmucke était une croyance si forte chez la Cibot, et c’est là l’un des grands moyens et la raison du succès de toutes les ruses de l’enfance, qu’elle ne put le soupçonner de mensonge quand elle le vit venir à elle, et lui dire d’un air à la fois dolent et joyeux : — Ile hâ ei eine nouitte derriple ! t’ine achidadion tiapolique ! Chai êdé opliché te vaire de la misicque bir le galmer, ed les loguadaires ti bremier edache sont mondés bire me vaire daire !… C’esde avvreux, car il s’achissait te la fie te mon hami. Che suis si vadiqué t’affoir choué dudde la nouitte, que che zugombe ce madin.
— Mon pauvre Cibot aussi va bien mal, et encore une journée {p. 592} comme celle d’hier, il n’y aura plus de ressources !… Que voulez-vous ? à la volonté de Dieu !
— Fus èdes eine cueir si honède, eine ame si pelle, que si le bère Zibod meurd nus fifrons ensemble !… dit le rusé Schmucke.
Quand les gens simples et droits se mettent à dissimuler, ils sont terribles, absolument comme les enfants, dont les piéges sont dressés avec la perfection que déploient les Sauvages.
— Eh bien ! allez dormir, mon fiston ! dit la Cibot, vous avez les yeux si fatigués, qu’ils sont gros comme le poing. Allez ! ce qui pourrait me consoler de la perte de Cibot, ce serait de penser que je finirais mes jours avec un bon homme comme vous. Soyez tranquille, je vais donner une danse à madame Chapoulot… Est-ce qu’une mercière retirée peut avoir de pareilles exigences ?…
Schmucke alla se mettre en observation dans le poste qu’il s’était arrangé. La Cibot avait laissé la porte de l’appartement entre-bâillée, et Fraisier, après être entré, la ferma tout doucement, lorsque Schmucke se fut enfermé chez lui. L’avocat était muni d’une bougie allumée et d’un fil de laiton excessivement léger, pour pouvoir décacheter le testament. La Cibot put d’autant mieux ôter le mouchoir où la clef du secrétaire était nouée, et qui se trouvait sous l’oreiller de Pons, que le malade avait exprès laissé passer son mouchoir dessous son traversin, et qu’il se prêtait à la manœuvre de la Cibot, en se tenant le nez dans la ruelle et dans une pose qui laissait pleine liberté de prendre le mouchoir. La Cibot alla droit au secrétaire, l’ouvrit en s’efforçant de faire le moins de bruit possible, trouva le ressort de la cachette, et courut le testament à la main dans le salon. Cette circonstance intrigua Pons au plus haut degré. Quant à Schmucke, il tremblait de la tête aux pieds, comme s’il avait commis un crime.
— Retournez à votre poste, dit Fraisier en recevant le testament de la Cibot, car, s’il s’éveillait, il faut qu’il vous trouve là.
Après avoir décacheté l’enveloppe avec une habileté qui prouvait qu’il n’en était pas à son coup d’essai, Fraisier fut plongé dans un étonnement profond en lisant cette pièce curieuse.
CECI EST MON TESTAMENT
Aujourd’hui, quinze avril mil huit cent quarante-cinq, étant sain d’esprit, comme ce testament, rédigé de concert avec monsieur Trognon, notaire, le démontrera ; sentant que je dois mourir prochainement de la maladie dont je suis atteint depuis les premiers jours de février dernier, j’ai dû, voulant disposer de mes biens, tracer mes dernières volontés, que voici :
J’ai toujours été frappé des inconvénients qui nuisent aux chefs-d’œuvre de la peinture, et qui souvent ont entraîné leur destruction. J’ai plaint les belles toiles d’être condamnées à toujours voyager de pays en pays, sans être jamais fixées dans un lieu où les admirateurs de ces chefs-d’œuvre pussent aller les voir. J’ai toujours pensé que les pages vraiment immortelles des fameux maîtres devraient être des propriétés nationales, et mises incessamment sous les yeux des peuples comme la lumière, chef-d’œuvre de Dieu, sert à tous ses enfants.
Or, comme j’ai passé ma vie à rassembler, à choisir quelques tableaux, qui sont de glorieuses œuvres des plus grands maîtres, que ces tableaux sont francs, sans retouche, ni repeints, je n’ai pas pensé sans chagrin que ces toiles, qui ont fait le bonheur de ma vie, pouvaient être vendues aux criées ; aller, les unes chez les Anglais, les autres en Russie, dispersées comme elles étaient avant leur réunion chez moi ; j’ai donc résolu de les soustraire à ces misères, ainsi que les cadres magnifiques qui leur servent de bordure, et qui tous sont dus à d’habiles ouvriers.
Donc, par ces motifs, je donne et lègue au roi pour faire partie du Musée du Louvre, les tableaux dont se compose ma collection, à la charge, si le legs est accepté, de faire à mon ami Wilhelm Schmucke une rente viagère de deux mille quatre cents francs.
Si le roi, comme usufruitier du Musée, n’accepte pas ce legs avec cette charge, lesdits tableaux feront alors partie du legs que je fais à mon ami Schmucke de toutes les valeurs que je possède, à la charge de remettre la tête de Singe de Goya à mon cousin le président Camusot ; le tableau de fleurs d’Abraham Mignon, composé de tulipes, à monsieur Trognon, notaire, que je nomme mon exécuteur testamentaire, et de servir deux cents francs de rente à madame Cibot, qui fait mon ménage depuis dix ans.
Enfin, mon ami Schmucke donnera la Descente de Croix, de Rubens, esquisse de son célèbre tableau d’Anvers, à ma paroisse, pour en décorer une chapelle, en remercîment des bontés de monsieur le vicaire Duplanty, à qui je dois de pouvoir mourir en chrétien et en catholique, etc.
{p. 594} — C’est la ruine ! se dit Fraisier, la ruine de toutes mes espérances ! Ah ! je commence à croire tout ce que la présidente m’a dit de la malice de ce vieux artiste !…
— Eh bien ? vint demander la Cibot.
— Votre monsieur est un monstre, il donne tout au Musée, à l’État. Or, on ne peut plaider contre l’État !… Le testament est inattaquable. Nous sommes volés, ruinés, dépouillés, assassinés !…
— Que m’a-t-il donné ?…
— Deux cents francs de rente viagère…
— La belle poussée !… Mais c’est un gredin fini !…
— Allez voir, dit Fraisier, je vais remettre le testament de votre gredin dans l’enveloppe.
Dès que madame Cibot eut le dos tourné, Fraisier substitua vivement une feuille de papier blanc au testament, qu’il mit dans sa poche ; puis il recacheta l’enveloppe avec tant de talent qu’il montra le cachet à madame Cibot quand elle revint, en lui demandant si elle pouvait y apercevoir la moindre trace de l’opération. La Cibot prit l’enveloppe, la palpa, la sentit pleine, et soupira profondément. Elle avait espéré que Fraisier aurait brûlé lui-même cette fatale pièce.
— Eh bien ! que faire, mon cher monsieur Fraisier ? demanda-t-elle.
— Ah ! ça vous regarde ! Moi, je ne suis pas héritier, mais si j’avais les moindres droits à cela, dit-il en montrant la collection, je sais bien comment je ferais…
— C’est ce que je vous demande… dit assez niaisement la Cibot.
— Il y a du feu dans la cheminée… répliqua-t-il en se levant pour s’en aller.
— Au fait, il n’y a que vous et moi qui saurons cela !… dit la Cibot.
— On ne peut jamais prouver qu’un testament a existé ! reprit l’homme de loi.
— Et vous ?
— Moi ?… si monsieur Pons meurt sans testament, je vous assure cent mille francs.
— Ah ! ben oui ! dit-elle, on vous promet des monts d’or, et quand on tient les choses, qu’il s’agit de payer, on vous carotte comme…
{p. 595} Elle s’arrêta bien à temps, car elle allait parler d’Élie Magus à Fraisier…
— Je me sauve ! dit Fraisier. Il ne faut pas, dans votre intérêt, que l’on m’ait vu dans l’appartement ; mais nous nous retrouverons en bas, à votre loge.
Après avoir fermé la porte, la Cibot revint, le testament à la main, dans l’intention bien arrêtée de le jeter au feu ; mais quand elle rentra dans la chambre et qu’elle s’avança vers la cheminée, elle se sentit prise par les deux bras !… Elle se vit entre Pons et Schmucke, qui s’étaient l’un et l’autre adossés à la cloison, de chaque côté de la porte.
— Ah ! cria la Cibot.
Elle tomba la face en avant dans des convulsions affreuses, réelles ou feintes, on ne sut jamais la vérité. Ce spectacle produisit une telle impression sur Pons, qu’il fut pris d’une faiblesse mortelle, et Schmucke laissa la Cibot par terre pour recoucher Pons. Les deux amis tremblaient comme des gens qui, dans l’exécution d’une volonté pénible, ont outre-passé leurs forces. Quand Pons fut couché, que Schmucke eut repris un peu de forces, il entendit des sanglots. La Cibot, à genoux, fondait en larmes, et tendait les mains aux deux amis en les suppliant par une pantomime très-expressive.
— C’est pure curiosité ! dit-elle en se voyant l’objet de l’attention des deux amis, mon bon monsieur Pons ! c’est le défaut des femmes, vous savez ! Mais je n’ai su comment faire pour lire votre testament, et je le rapportais !…
— Hâlez fis-en ! dit Schmucke qui se dressa sur ses pieds en se grandissant de toute la grandeur de son indignation. Fus êdes eine monsdre ! fus afez essayé te duer mon pon Bons. Il a raison ! fis êdes plis qu’ein monsdre, fis êdes tamnée !
La Cibot, voyant l’horreur peinte sur la figure du candide Allemand, se leva fière comme Tartufe, jeta sur Schmucke un regard qui le fit trembler et sortit en emportant sous sa robe un sublime petit tableau de Metzu qu’Élie Magus avait beaucoup admiré, et dont il avait dit : — C’est un diamant ! La Cibot trouva dans sa loge Fraisier qui l’attendait, en espérant qu’elle aurait brûlé l’enveloppe et le papier blanc par lequel il avait remplacé le testament ; il fut bien étonné de voir sa cliente effrayée et le visage renversé.
— Qu’est-il arrivé ?
{p. 596} — Il est arrivé, mon cher monsieur Fraisier, que, sous prétexte de me donner de bons conseils et de me diriger, vous m’avez fait perdre à jamais mes rentes et la confiance de ces messieurs…
Et elle se lança dans une de ces trombes de paroles auxquelles elle excellait.
— Ne dites pas de paroles oiseuses, s’écria sèchement Fraisier en arrêtant sa cliente. Au fait ! au fait ! et vivement.
— Eh bien ! et voilà comment ça s’est fait.
Elle raconta la scène telle qu’elle venait de se passer.
— Je ne vous ai rien fait perdre, répondit Fraisier. Ces deux messieurs doutaient de votre probité, puisqu’ils vous ont tendu ce piége ; ils vous attendaient, ils vous épiaient !… Vous ne me dites pas tout… ajouta l’homme d’affaires en jetant un regard de tigre sur la portière.
— Moi ! vous cacher quelque chose !… après tout ce que nous avons fait ensemble !… dit-elle en frissonnant.
— Mais, ma chère, je n’ai rien commis de répréhensible ! dit Fraisier en manifestant ainsi l’intention de nier sa visite nocturne chez Pons.
La Cibot sentit ses cheveux lui brûler le crâne, et un froid glacial l’enveloppa.
— Comment ?… dit-elle hébétée.
— Voilà l’affaire criminelle toute trouvée !… Vous pouvez être accusée de soustraction de testament, répondit froidement Fraisier.
La Cibot fit un mouvement d’horreur.
— Rassurez-vous, je suis votre conseil, reprit-il. Je n’ai voulu que vous prouver combien il est facile, d’une manière ou d’une autre, de réaliser ce que je vous disais. Voyons ! qu’avez-vous fait pour que cet Allemand si naïf se soit caché dans la chambre à votre insu ?…
— Rien, c’est la scène de l’autre jour, quand j’ai soutenu à monsieur Pons qu’il avait eu la berlue. Depuis ce jour-là, ces deux messieurs ont changé du tout au tout à mon égard. Ainsi vous êtes la cause de tous mes malheurs, car si j’avais perdu de mon empire sur monsieur Pons, j’étais sûre de l’Allemand qui parlait déjà de m’épouser, ou de me prendre avec lui, c’est tout un !
Cette raison était si plausible, que Fraisier fut obligé de s’en contenter.
— Rassurez-vous, reprit-il, je vous ai promis des rentes, je {p. 597} tiendrai ma parole. Jusqu’à présent, tout, dans cette affaire, était hypothétique ; maintenant, elle vaut des billets de Banque… Vous n’aurez pas moins de douze cents francs de rente viagère… Mais il faudra, ma chère dame Cibot, obéir à mes ordres, et les exécuter avec intelligence.
— Oui, mon cher monsieur Fraisier, dit avec une servile souplesse la portière entièrement matée.
— Eh bien ! adieu, repartit Fraisier en quittant la loge et emportant le dangereux testament.
Il revint chez lui tout joyeux, car ce testament était une arme terrible.
— J’aurai, pensait-il, une bonne garantie contre la bonne foi de madame la présidente de Marville. Si elle s’avisait de ne pas tenir sa parole, elle perdrait la succession.
Au petit jour, Rémonencq, après avoir ouvert sa boutique et l’avoir laissée sous la garde de sa sœur, vint, selon une habitude prise depuis quelques jours, voir comment allait son bon ami Cibot, et trouva la portière qui contemplait le tableau de Metzu en se demandant comment une petite planche peinte pouvait valoir tant d’argent.
— Ah ! ah ! c’est le seul, dit-il en regardant par-dessus l’épaule de la Cibot, que monsieur Magus regrettait de ne pas avoir, il dit qu’avec cette petite chose-là, il ne manquerait rien à son bonheur.
— Qu’en donnerait-il ? demanda la Cibot.
— Mais si vous me promettez de m’épouser dans l’année de votre veuvage, répondit Rémonencq, je me charge d’avoir vingt mille francs d’Élie Magus, et si vous ne m’épousez pas, vous ne pourrez jamais vendre ce tableau plus de mille francs.
— Et pourquoi ?
— Mais vous seriez obligée de signer une quittance comme propriétaire, et vous auriez alors un procès avec les héritiers. Si vous êtes ma femme, c’est moi qui le vendrai à monsieur Magus, et on ne demande rien à un marchand que l’inscription sur son livre d’achats, et j’écrirai que monsieur Schmucke me l’a vendu. Allez, mettez cette planche chez moi… si votre mari mourait, vous pourriez être bien tracassée, et personne ne trouvera drôle que j’aie chez moi un tableau… Vous me connaissez bien. D’ailleurs, si vous voulez, je vous en ferai une reconnaissance.
{p. 598} Dans la situation criminelle où elle était surprise, l’avide portière souscrivit à cette proposition, qui la liait pour toujours au brocanteur.
— Vous avez raison, apportez-moi votre écriture, dit-elle en serrant le tableau dans sa commode.
— Voisine, dit le brocanteur à voix basse en entraînant la Cibot sur le pas de la porte, je vois bien que nous ne sauverons pas notre pauvre ami Cibot ; le docteur Poulain désespérait de lui hier soir, et disait qu’il ne passerait pas la journée… C’est un grand malheur ! Mais après tout, vous n’étiez pas à votre place ici… Votre place, c’est dans un beau magasin de curiosités sur le boulevard des Capucines. Savez-vous que j’ai gagné bien près de cent mille francs depuis dix ans, et que si vous en avez un jour autant, je me charge de vous faire une belle fortune… si vous êtes ma femme… Vous seriez bourgeoise… bien servie par ma sœur qui ferait le ménage, et…
Le séducteur fut interrompu par les plaintes déchirantes du petit tailleur dont l’agonie commençait.
— Allez-vous-en, dit la Cibot, vous êtes un monstre de me parler de ces choses-là, quand mon pauvre homme se meurt dans de pareils états…
— Ah ! c’est que je vous aime, dit Rémonencq, à tout confondre pour vous avoir…
— Si vous m’aimiez, vous ne me diriez rien en ce moment, répondit-elle.
Et Rémonencq rentra chez lui, sûr d’épouser la Cibot.
Sur les dix heures, il y eut à la porte de la maison une sorte d’émeute, car on administra les sacrements à monsieur Cibot. Tous les amis des Cibot, les concierges, les portières de la rue de Normandie et des rues adjacentes occupaient la loge, le dessous de la porte cochère et le devant sur la rue. On ne fit alors aucune attention à monsieur Léopold Hannequin, qui vint avec un de ses confrères, ni à Schwab et à Brunner, qui purent arriver chez Pons sans être vus de madame Cibot. La portière de la maison voisine, à qui le notaire s’adressa pour savoir à quel étage demeurait Pons, lui désigna l’appartement. Quant à Brunner, qui vint avec Schwab, il était déjà venu voir le musée Pons, il passa sans rien dire, et montra le chemin à son associé… Pons annula formellement son testament de la veille, et institua Schmucke son légataire {p. 599} universel. Une fois cette cérémonie accomplie, Pons, après avoir remercié Schwab et Brunner, et avoir recommandé vivement à monsieur Léopold Hannequin les intérêts de Schmucke, tomba dans une faiblesse telle, par suite de l’énergie qu’il avait déployée, et dans la scène nocturne avec la Cibot et dans ce dernier acte de la vie sociale, que Schmucke pria Schwab d’aller prévenir l’abbé Duplanty, car il ne voulut pas quitter le chevet de son ami, et Pons réclamait les sacrements.
Assise au pied du lit de son mari, la Cibot, d’ailleurs mise à la porte par les deux amis, ne s’occupa point du déjeuner de Schmucke ; mais les événements de cette matinée, le spectacle de l’agonie résignée de Pons qui mourait héroïquement, avaient tellement serré le cœur de Schmucke, qu’il ne sentit pas la faim.
Néanmoins, vers les deux heures, n’ayant pas vu le vieil Allemand, la portière, autant par curiosité que par intérêt, pria la sœur de Rémonencq d’aller voir si Schmucke n’avait pas besoin de quelque chose. En ce moment même, l’abbé Duplanty, à qui le pauvre musicien avait fait sa confession suprême, lui administrait l’extrême-onction. Mademoiselle Rémonencq troubla donc cette cérémonie par des coups de sonnette réitérés. Or, comme Pons avait fait jurer à Schmucke de ne laisser entrer personne, tant il craignait qu’on ne le volât, Schmucke laissa sonner mademoiselle Rémonencq, qui descendit fort effrayée, et dit à la Cibot que Schmucke ne lui avait pas ouvert la porte. Cette circonstance bien marquée fut notée par Fraisier. Schmucke, qui n’avait jamais vu mourir personne, allait éprouver tous les embarras dans lesquels on se trouve à Paris avec un mort sur les bras, surtout sans aide, sans représentant ni secours. Fraisier qui savait que les parents vraiment affligés perdent alors la tête, et qui, depuis le matin, après son déjeuner, stationnait dans la loge en conférence perpétuelle avec le docteur Poulain, conçut alors l’idée de diriger lui-même tous les mouvements de Schmucke.
Voici comment les deux amis, le docteur Poulain et Fraisier, s’y prirent pour obtenir cet important résultat.
Le bedeau de l’église Saint-François, ancien marchand de verreries, nommé Cantinet, demeurait rue d’Orléans, dans la maison mitoyenne de celle du docteur Poulain. Or, madame Cantinet, une des receveuses de la location des chaises, avait été soignée gratuitement par le docteur Poulain, à qui naturellement elle était liée {p. 600} par la reconnaissance et à qui elle avait conté souvent tous les malheurs de sa vie. Les deux Casse-Noisettes, qui, tous les dimanches et les jours de fête, allaient aux offices à Saint-François, étaient en bons termes avec le bedeau, le suisse, le donneur d’eau bénite, enfin avec cette milice ecclésiastique appelée à Paris le bas clergé, à qui les fidèles finissent par donner de petits pourboires. Madame Cantinet connaissait donc aussi bien Schmucke que Schmucke la connaissait. Cette dame Cantinet était affligée de deux plaies qui permettaient à Fraisier de faire d’elle un aveugle et involontaire instrument. Le jeune Cantinet, passionné pour le théâtre, avait refusé de suivre le chemin de l’église où il pouvait devenir suisse, en débutant dans les figurants du Cirque-Olympique, et il menait une vie échevelée qui navrait sa mère, dont la bourse était souvent mise à sec par des emprunts forcés. Puis Cantinet, adonné aux liqueurs et à la paresse, avait été forcé de quitter le commerce par ces deux vices. Loin de s’être corrigé, ce malheureux avait trouvé dans ses fonctions un aliment à ses deux passions : il ne faisait rien, et il buvait avec les cochers des noces, avec les gens des pompes funèbres, avec les malheureux secourus par le curé, de manière à se cardinaliser la figure dès midi.
Madame Cantinet se voyait vouée à la misère dans ses vieux jours, après avoir, disait-elle, apporté douze mille francs de dot à son mari. L’histoire de ces malheurs, cent fois racontée au docteur Poulain, lui suggéra l’idée de se servir d’elle pour faciliter chez Pons et Schmucke le placement de madame Sauvage, comme cuisinière et femme de peine. Présenter madame Sauvage était chose impossible, car la défiance des deux Casse-Noisettes était devenue absolue, et le refus d’ouvrir la porte à mademoiselle Rémonencq avait suffisamment éclairé Fraisier à ce sujet. Mais il parut évident aux deux amis que les pieux musiciens accepteraient aveuglément une personne qui serait offerte par l’abbé Duplanty. Madame Cantinet, dans leur plan, serait accompagnée de madame Sauvage ; et la bonne de Fraisier, une fois là, vaudrait Fraisier lui-même.
Quand l’abbé Duplanty arriva sous la porte cochère, il fut arrêté pendant un moment par la foule des amis de Cibot qui donnait des marques d’intérêt au plus ancien et au plus estimé des concierges du quartier.
Le docteur Poulain salua l’abbé Duplanty, le prit à part, et lui dit : — Je vais aller voir ce pauvre monsieur Pons ; il pourrait {p. 601} encore se tirer d’affaire ; il s’agirait de le décider à subir l’opération de l’extraction des calculs qui se sont formés dans la vésicule ; on les sent au toucher, ils déterminent une inflammation qui causera la mort ; et peut-être serait-il encore temps de la pratiquer. Vous devriez bien faire servir votre influence sur votre pénitent en l’engageant à subir cette opération ; je réponds de sa vie, si pendant qu’on la pratiquera nul accident fâcheux ne se déclare.
— Dès que j’aurai reporté le saint-ciboire à l’église, je reviendrai, dit l’abbé Duplanty, car monsieur Schmucke est dans un état qui réclame quelques secours religieux.
— Je viens d’apprendre qu’il est seul, dit le docteur Poulain. Ce bon Allemand a eu ce matin une petite altercation avec madame Cibot, qui fait depuis dix ans le ménage de ces messieurs, et ils se sont brouillés momentanément sans doute ; mais il ne peut pas rester sans aide dans les circonstances où il va se trouver. C’est œuvre de charité que de s’occuper de lui. Dites donc, Cantinet, dit le docteur en appelant à lui le bedeau, demandez donc à votre femme si elle veut garder monsieur Pons et veiller au ménage de monsieur Schmucke pendant quelques jours à la place de madame Cibot… qui, d’ailleurs, sans cette brouille, aurait toujours eu besoin de se faire remplacer. C’est une honnête femme, dit le docteur à l’abbé Duplanty.
— On ne peut pas mieux choisir, répondit le bon prêtre, car elle a la confiance de la fabrique pour la perception de la location des chaises.
Quelques moments après, le docteur Poulain suivait au chevet du lit les progrès de l’agonie de Pons, que Schmucke suppliait vainement de se laisser opérer. Le vieux musicien ne répondait aux prières du pauvre Allemand désespéré que par des signes de tête négatifs, entremêlés de mouvements d’impatience. Enfin, le moribond rassembla ses forces, lança sur Schmucke un regard affreux et lui dit : — Laisse-moi donc mourir tranquillement !…
Schmucke faillit mourir de douleur ; mais il prit la main de Pons, la baisa doucement, et la tint dans ses deux mains, en essayant de lui communiquer encore une fois ainsi sa propre vie. Ce fut alors que le docteur Poulain entendit sonner et alla ouvrir la porte à l’abbé Duplanty.
— Notre pauvre malade, dit Poulain, commence à se débattre sous l’étreinte de la mort. Il aura expiré dans quelques heures ; {p. 602} vous enverrez sans doute un prêtre pour le veiller cette nuit. Mais il est temps de donner madame Cantinet et une femme de peine à monsieur Schmucke, il est incapable de penser à quoi que ce soit, je crains pour sa raison, et il se trouve ici des valeurs qui doivent être gardées par des personnes pleines de probité.
L’abbé Duplanty, bon et digne prêtre, sans méfiance ni malice, fut frappé de la vérité des observations du docteur Poulain ; il croyait d’ailleurs aux qualités du médecin du quartier ; il fit donc signe à Schmucke de venir lui parler, en se tenant au seuil de la chambre mortuaire. Schmucke ne put se décider à quitter la main de Pons qui se crispait et s’attachait à la sienne comme s’il tombait dans un précipice et qu’il voulût s’accrocher à quelque chose pour n’y pas rouler. Mais, comme on sait, les mourants sont en proie à une hallucination qui les pousse à s’emparer de tout, comme des gens empressés d’emporter dans un incendie leurs objets les plus précieux, et Pons lâcha Schmucke pour saisir ses couvertures et les rassembler autour de son corps par un horrible et significatif mouvement d’avarice et de hâte.
— Qu’allez-vous devenir, seul avec votre ami mort ? dit le bon prêtre à l’Allemand qui vint alors l’écouter, vous êtes sans madame Cibot…
— C’esde eine monsdre qui a dué Bons ! dit-il.
— Mais il vous faut quelqu’un auprès de vous ? reprit le docteur Poulain, car il faudra garder le corps cette nuit.
— Che le carterai, che brierai Tieu ! répondit l’innocent Allemand.
— Mais il faut manger !… Qui maintenant, vous fera votre cuisine ? dit le docteur.
— La touleur m’ôde l’abbédit !… répondit naïvement Schmucke.
— Mais, dit Poulain, il faut aller déclarer le décès avec des témoins, il faut dépouiller le corps, l’ensevelir en le cousant dans un linceul, il faut aller commander le convoi aux pompes funèbres, il faut nourrir la garde qui doit garder le corps et le prêtre qui veillera, ferez-vous cela tout seul ?… On ne meurt pas comme des chiens dans la capitale du monde civilisé !
Schmucke ouvrit des yeux effrayés, et fut saisi d’un court accès de folie.
— Mais Bons ne murera bas… che le sauferai !…
{p. 603} — Vous ne resterez pas long-temps sans prendre un peu de sommeil, et alors qui vous remplacera ? car il faut s’occuper de monsieur Pons, lui donner à boire, faire des remèdes…
— Ah ! c’esde frai !… dit l’Allemand.
— Eh bien ! reprit l’abbé Duplanty, je pense à vous donner madame Cantinet, une brave et honnête femme…
Le détail de ses devoirs sociaux envers son ami mort, hébéta tellement Schmucke, qu’il aurait voulu mourir avec Pons.
— C’est un enfant ! dit le docteur Poulain à l’abbé Duplanty.
— Eine anvant !… répéta machinalement Schmucke.
— Allons ! dit le vicaire, je vais parler à madame Cantinet et vous l’envoyer.
— Ne vous donnez pas cette peine, dit le docteur, elle est ma voisine, et je retourne chez moi.
La Mort est comme un assassin invisible contre lequel lutte le mourant ; dans l’agonie il reçoit les derniers coups, il essaie de les rendre et se débat. Pons en était à cette scène suprême, il fit entendre des gémissements, entremêlés de cris. Aussitôt, Schmucke, l’abbé Duplanty, Poulain accoururent au lit du moribond. Tout à coup, Pons, atteint dans sa vitalité par cette dernière blessure, qui tranche les liens du corps et de l’âme, recouvra pour quelques instants la parfaite quiétude qui suit l’agonie, il revint à lui, la sérénité de la mort sur le visage et regarda ceux qui l’entouraient d’un air presque riant.
— Ah ! docteur, j’ai bien souffert, mais vous aviez raison, je vais mieux… Merci, mon bon abbé, je me demandais où était Schmucke !…
— Schmucke n’a pas mangé depuis hier au soir, et il est quatre heures : vous n’avez plus personne auprès de vous, et il serait dangereux de rappeler madame Cibot…
— Elle est capable de tout ! dit Pons en manifestant toute son horreur au nom de la Cibot. C’est vrai, Schmucke a besoin de quelqu’un de bien honnête.
— L’abbé Duplanty et moi, dit alors Poulain, nous avons pensé à vous deux…
— Ah ! merci, dit Pons, je n’y songeais pas.
— Et il vous propose madame Cantinet…
— Ah ! la loueuse de chaises ! s’écria Pons. Oui, c’est une excellente créature.
{p. 604} — Elle n’aime pas madame Cibot, reprit le docteur, et elle aura bien soin de monsieur Schmucke…
— Envoyez-la-moi, mon bon monsieur Duplanty… elle et son mari, je serai tranquille. On ne volera rien ici…