— Allez, monsieur Héron, dit l’avare au notaire.
Le vieillard lut un compte de tutelle d’où il résultait que la fortune claire et liquide des deux enfants Borniche était de soixante-dix mille francs, somme qui représentait la dot de leur mère ; mais monsieur Hochon avait fait prêter à sa fille des sommes assez fortes, et se trouvait, sous le nom des prêteurs, maître d’une portion de la fortune de ses petits-enfants Borniche. La moitié revenant à Baruch se soldait par vingt mille francs.
— Te voilà riche, dit le vieillard, prends ta fortune et marche tout seul ! Moi, je reste maître de donner mon bien et celui de madame Hochon, qui partage en ce moment toutes mes idées, à qui je veux, à notre chère Adolphine : oui, nous lui ferons épouser le fils d’un pair de France, si nous le voulons, car elle aura tous nos capitaux !…
— Une très-belle fortune ! dit monsieur Héron.
— Monsieur Maxence Gilet vous indemnisera, dit madame Hochon.
— Amassez donc des pièces de vingt sous pour de pareils garnements ?… s’écria monsieur Hochon.
— Pardon ! dit Baruch en balbutiant.
— Pardon, et ferai plus, répéta railleusement le vieillard en imitant la voix des enfants. Si je vous pardonne, vous irez prévenir monsieur Maxence de ce qui vous arrive, pour qu’il se tienne sur ses gardes… Non, non, mes petits messieurs. J’ai les moyens de savoir comment vous vous conduirez. Comme vous ferez, je ferai. Ce ne sera point par une bonne conduite d’un jour ni celle d’un mois que je vous jugerai, mais par celle de plusieurs années !… J’ai bon pied, bon œil, bonne santé. J’espère vivre encore assez pour savoir dans quel chemin vous mettrez les pieds. Et d’abord, vous irez, vous, monsieur le capitaliste, à Paris étudier la banque chez monsieur Mongenod. Malheur à vous, si vous n’allez pas droit : on y aura l’œil sur vous. Vos fonds sont chez messieurs Mongenod et fils ; voici sur eux un bon de pareille somme. Ainsi, libérez-moi, en signant votre compte de tutelle qui se termine par une {p. 265} quittance, dit-il en prenant le compte des mains de Héron et le tendant à Baruch.
— Quant à vous, François Hochon, vous me redevez de l’argent au lieu d’en avoir à toucher, dit le vieillard en regardant son autre petit-fils. Monsieur Héron, lisez-lui son compte, il est clair… très-clair.
La lecture se fit par un profond silence.
— Vous irez avec six cents francs par an à Poitiers faire votre Droit, dit le grand-père quand le notaire eut fini. Je vous préparais une belle existence ; maintenant, il faut vous faire avocat pour gagner votre vie. Ah ! mes drôles, vous m’avez attrapé pendant six ans ? apprenez qu’il ne me fallait qu’une heure, à moi, pour vous rattraper : j’ai des bottes de sept lieues.
Au moment où le vieux monsieur Héron sortait en emportant les actes signés, Gritte annonça monsieur le colonel Philippe Bridau. Madame Hochon sortit en emmenant ses deux petits-fils dans sa chambre afin de les confesser, selon l’expression du vieil Hochon, et savoir quel effet cette scène avait produit sur eux.
Philippe et le vieillard se mirent dans l’embrasure d’une fenêtre et parlèrent à voix basse.
— J’ai bien réfléchi à la situation de vos affaires, dit monsieur Hochon en montrant la maison Rouget. Je viens d’en causer avec monsieur Héron. L’inscription de cinquante mille francs de rente ne peut être vendue que par le titulaire lui-même ou par un mandataire ; or, depuis votre séjour ici, votre oncle n’a signé de procuration dans aucune Étude ; et, comme il n’est pas sorti d’Issoudun, il n’en a pas pu signer ailleurs. S’il donne une procuration ici, nous le saurons à l’instant ; s’il en donne une dehors, nous le saurons également, car il faut l’enregistrer, et le digne monsieur Héron a les moyens d’en être averti. Si donc le bonhomme quitte Issoudun, faites-le suivre, sachez où il est allé, nous trouverons les moyens d’apprendre ce qu’il aura fait.
— La procuration n’est pas donnée, dit Philippe, on la veut, mais j’espère pouvoir empêcher qu’elle ne se donne ; et-elle-ne-se-don-ne-ra-pas, s’écria le soudard en voyant son oncle sur le pas de la porte et le montrant à monsieur Hochon à qui il expliqua succinctement les événements, si petits et à la fois si grands, de sa visite. — Maxence a peur de moi, mais il ne peut m’éviter. Mignonnet m’a dit que tous les officiers de la vieille {p. 266} armée fêtaient chaque année à Issoudun l’anniversaire du couronnement de l’Empereur ; eh ! bien, dans deux jours, Maxence et moi, nous nous verrons.
— S’il a la procuration le premier décembre au matin, il prendra la poste pour aller à Paris, et laissera là très-bien l’anniversaire…
— Bon, il s’agit de chambrer, mon oncle ; mais j’ai le regard qui plombe les imbéciles, dit Philippe en faisant trembler monsieur Hochon par un coup d’œil atroce.
— S’ils l’ont laissé se promener avec vous, Maxence aura sans doute découvert un moyen de gagner la partie, fit observer le vieil avare.
— Oh ! Fario veille, répliqua Philippe, et il n’est pas seul à veiller. Cet Espagnol m’a découvert aux environs de Vatan un de mes anciens soldats à qui j’ai rendu service. Sans qu’on s’en doute, Benjamin Bourdet est aux ordres de mon Espagnol, qui lui-même a mis un de ses chevaux à la disposition de Benjamin.
— Si vous tuez ce monstre qui m’a perverti mes petits-enfants, vous ferez certes une bonne action.
— Aujourd’hui, grâce à moi, l’on sait dans tout Issoudun ce que monsieur Maxence a fait la nuit depuis six ans, répondit Philippe. Et les disettes, selon votre expression, vont leur train sur lui. Moralement, il est perdu !…
Dès que Philippe sortit de chez son oncle, Flore entra dans la chambre de Maxence pour lui raconter les moindres détails de la visite que venait de faire l’audacieux neveu.
— Que faire ? dit-elle.
— Avant d’arriver au dernier moyen, qui sera de me battre avec ce grand cadavre-là, répondit Maxence, il faut jouer quitte ou double en essayant un grand coup. Laisse aller notre imbécile avec son neveu !
— Mais ce grand mâtin-là ne va pas par quatre chemins, s’écria Flore, il lui nommera les choses par leur nom.
— Écoute-moi donc, dit Maxence d’un son de voix strident. Crois-tu que je n’aie pas écouté aux portes et réfléchi à notre position ? Demande un cheval et un char-à-bancs au père Cognet, il les faut à l’instant ! tout doit être paré en cinq minutes. Mets là-dedans toutes tes affaires, emmène la Védie et cours à Vatan, installe-toi là comme une femme qui veut y demeurer, emporte les {p. 267} vingt mille francs qu’il a dans son secrétaire. Si je te mène le bonhomme à Vatan, tu ne consentiras à revenir ici qu’après la signature de la procuration. Moi, je filerai sur Paris pendant que vous retournerez à Issoudun. Quand, au retour de sa promenade, Jean-Jacques ne te trouvera plus, il perdra la tête, il voudra courir après toi… Eh ! bien, moi, je me charge alors de lui parler…
Pendant ce complot, Philippe emmenait son oncle bras dessus bras dessous et allait se promener avec lui sur le boulevart Baron.
— Voilà deux grands politiques aux prises, se dit le vieil Hochon en suivant des yeux le colonel qui tenait son oncle. Je suis curieux de voir la fin de cette partie dont l’enjeu est de quatre-vingt-dix mille livres de rente.
— Mon cher oncle, dit au père Rouget Philippe dont la phraséologie se ressentait de ses liaisons à Paris, vous aimez cette fille, et vous avez diablement raison, elle est sucrement belle ! Au lieu de vous chouchoûter, elle vous a fait aller comme un valet, c’est encore tout simple ; elle voudrait vous voir à six pieds sous terre, afin d’épouser Maxence, qu’elle adore…
— Oui, je sais cela, Philippe, mais je l’aime tout de même.
— Eh ! bien, par les entrailles de ma mère, qui est bien votre sœur, reprit Philippe, j’ai juré de vous rendre votre Rabouilleuse souple comme mon gant, et telle qu’elle devait être avant que ce polisson, indigne d’avoir servi dans la Garde Impériale, ne vînt se caser dans votre ménage…
— Oh ! si tu faisais cela ? dit le vieillard.
— C’est bien simple, répondit Philippe en coupant la parole à son oncle, je vous tuerai Maxence comme un chien… Mais… à une condition, fit le soudard.
— Laquelle ? demanda le vieux Rouget en regardant son neveu d’un air hébété.
— Ne signez pas la procuration qu’on vous demande avant le 3 décembre, traînez jusque-là. Ces deux carcans veulent la permission de vendre vos cinquante mille francs de rente, uniquement pour s’en aller se marier à Paris, et y faire la noce avec votre million…
— J’en ai bien peur, répondit Rouget.
— Hé ! bien, quoi qu’on vous fasse, remettez la procuration à la semaine prochaine.
— Oui, mais quand Flore me parle, elle me remue l’âme à me {p. 268} faire perdre la raison. Tiens, quand elle me regarde d’une certaine façon, ses yeux bleus me semblent le paradis, et je ne suis plus mon maître, surtout quand il y a quelques jours qu’elle me tient rigueur.
— Hé ! bien, si elle fait la sucrée, contentez-vous de lui promettre la procuration, et prévenez-moi la veille de la signature. Cela me suffira : Maxence ne sera pas votre mandataire, ou bien il m’aura tué. Si je le tue, vous me prendrez chez vous à sa place, je vous ferai marcher alors cette jolie fille au doigt et à l’œil. Oui, Flore vous aimera, tonnerre de Dieu ! ou si vous n’êtes pas content d’elle, je la cravacherai.
— Oh ! je ne souffrirai jamais cela. Un coup frappé sur Flore m’atteindrait au cœur.
— Mais c’est pourtant la seule manière de gouverner les femmes et les chevaux. Un homme se fait ainsi craindre, aimer et respecter. Voilà ce que je voulais vous dire dans le tuyau de l’oreille. — Bonjour, messieurs, dit-il à Mignonnet et à Carpentier, je promène mon oncle, comme vous voyez, et je tâche de le former ; car nous sommes dans un siècle où les enfants sont obligés de faire l’éducation de leurs grands-parents.
On se salua respectivement.
— Vous voyez dans mon cher oncle les effets d’une passion malheureuse, reprit le colonel. On veut le dépouiller de sa fortune, et le laisser là comme Baba ; vous savez de qui je veux parler. Le bonhomme n’ignore pas le complot, et il n’a pas la force de se passer de nanan pendant quelques jours pour le déjouer.
Philippe expliqua net la situation dans laquelle se trouvait son oncle.
— Messieurs, dit-il en terminant, vous voyez qu’il n’y a pas deux manières de délivrer mon oncle : il faut que le colonel Bridau tue le commandant Gilet ou que le commandant Gilet tue le colonel Bridau. Nous fêtons le couronnement de l’Empereur après demain, je compte sur vous pour arranger les places au banquet de manière à ce que je sois en face du commandant Gilet. Vous me ferez, je l’espère, l’honneur d’être mes témoins.
— Nous vous nommerons président, et nous serons à vos côtés. Max comme vice-président, sera votre vis-à-vis, dit Mignonnet.
— Oh ! ce drôle aura pour lui le commandant Potel et le capitaine Renard, dit Carpentier. Malgré ce qui se dit en ville sur ses {p. 269} incursions nocturnes, ces deux braves gens ont été déjà ses seconds, ils lui seront fidèles…
— Vous voyez, mon oncle, dit Philippe, comme cela se mitonne ; ainsi ne signez rien avant le 3 décembre, car le lendemain vous serez libre, heureux, aimé de Flore, et sans votre Cour des Aides.
— Tu ne le connais pas, mon neveu, dit le vieillard épouvanté. Maxence a tué neuf hommes en duel.
— Oui, mais il ne s’agissait pas de cent mille francs de rente à voler, répondit Philippe.
— Une mauvaise conscience gâte la main, dit sentencieusement Mignonnet.
— Dans quelques jours d’ici, reprit Philippe, vous et la Rabouilleuse, vous vivrez ensemble comme des cœurs à la fleur d’orange, une fois son deuil passé ; car elle se tortillera comme un ver, elle jappera, elle fondra en larmes ; mais… laissez couler l’eau !
Les deux militaires appuyèrent l’argumentation de Philippe et s’efforcèrent de donner du cœur au père Rouget avec lequel ils se promenèrent pendant environ deux heures. Enfin Philippe ramena son oncle, auquel il dit pour dernière parole : — Ne prenez aucune détermination sans moi. Je connais les femmes, j’en ai payé une qui m’a coûté plus cher que Flore ne vous coûtera jamais !… Aussi m’a-t-elle appris à me conduire comme il faut pour le reste de mes jours avec le beau sexe. Les femmes sont des enfants méchants, c’est des bêtes inférieures à l’homme, et il faut s’en faire craindre, car la pire condition pour nous est d’être gouvernés par ces brutes-là !
Il était environ deux heures après midi quand le bonhomme rentra chez lui. Kouski vint ouvrir la porte en pleurant, ou du moins d’après les ordres de Maxence, il avait l’air de pleurer.
— Qu’y a-t-il ? demanda Jean-Jacques.
— Ah ! monsieur, madame est partie avec la Védie !
— Pa…artie ?… dit le vieillard d’un son de voix étranglé.
Le coup fut si violent que Rouget s’assit sur une des marches de son escalier. Un moment après, il se releva, regarda dans la salle, dans la cuisine, monta dans son appartement, alla dans toutes les chambres, revint dans la salle, se jeta dans un fauteuil et se mit à fondre en larmes.
— Où est-elle ? criait-il en sanglotant. Où est-elle ? Où est Max ?
{p. 270} — Je ne sais pas, répondit Kouski, le commandant est sorti sans me rien dire.
Gilet, en très-habile politique, avait jugé nécessaire d’aller flâner par la ville. En laissant le vieillard seul à son désespoir, il lui faisait sentir son abandon et le rendait par là docile à ses conseils. Mais pour empêcher que Philippe n’assistât son oncle dans cette crise, Max avait recommandé à Kouski de n’ouvrir la porte à personne. Flore absente, le vieillard était sans frein ni mors, et la situation devenait alors excessivement critique. Pendant sa tournée en ville, Maxence Gilet fut évité par beaucoup de gens qui, la veille, eussent été très-empressés à venir lui serrer la main. Une réaction générale se faisait contre lui. Les œuvres des Chevaliers de la Désœuvrance occupaient toutes les langues. L’histoire de l’arrestation de Joseph Bridau, maintenant éclaircie, déshonorait Max dont la vie et les œuvres recevaient en un jour tout leur prix. Gilet rencontra le commandant Potel qui le cherchait et qu’il vit hors de lui.
— Qu’as-tu, Potel ?
— Mon cher, la Garde Impériale est polissonnée dans toute la ville !… Les péquins t’embêtent, et par contre-coup, ça me touche à fond de cœur.
— De quoi se plaignent-ils ? répondit Max.
— De ce que tu leur faisais les nuits.
— Comme si l’on ne pouvait pas s’amuser un petit peu ?…
— Ceci n’est rien, dit Potel.
Potel appartenait à ce genre d’officiers qui répondaient à un bourguemestre : — Eh ! on vous la payera, votre ville, si on la brûle ! Aussi s’émouvait-il fort peu des farces de la Désœuvrance.
— Quoi, encore ? dit Gilet.
— La Garde est contre la Garde ! voilà ce qui me crève le cœur. C’est Bridau qui a déchaîné tous ces Bourgeois sur toi. La Garde contre la Garde ?… non, ça n’est pas bien ! Tu ne peux pas reculer, Max, et il faut s’aligner avec Bridau. Tiens, j’avais envie de chercher querelle à cette grande canaille-là, et de le descendre ; car alors les bourgeois n’auraient pas vu la Garde contre la Garde. À la guerre, je ne dis pas : deux braves de la Garde ont une querelle, on se bat, il n’y a pas là de péquins pour se moquer d’eux. Non, ce grand drôle n’a jamais servi dans la Garde. Un homme de la Garde ne doit pas se conduire ainsi, devant des bourgeois, {p. 271} contre un autre homme de la Garde ! Ah ! la Garde est embêtée, et à Issoudun, encore ! où elle était honorée !…
— Allons, Potel, ne t’inquiète de rien, répondit Maxence. Quand même tu ne me verrais pas au banquet de l’anniversaire…
— Tu ne serais pas chez Lacroix après-demain ?… s’écria Potel en interrompant son ami. Mais tu veux donc passer pour un lâche, avoir l’air de fuir Bridau ? Non, non. Les Grenadiers à pied de la Garde ne doivent pas reculer devant les Dragons de la Garde. Arrange tes affaires autrement, et sois là !…
— Encore un à mettre à l’ombre, dit Max. Allons, je pense que je puis m’y trouver et faire aussi mes affaires ! Car, se dit-il en lui-même, il ne faut pas que la procuration soit à mon nom. Comme l’a dit le vieux Héron, ça prendrait trop la tournure d’un vol.
Ce lion, empêtré dans les filets ourdis par Philippe Bridau, frémit entre ses dents ; il évita les regards de tous ceux qu’il rencontrait et revint par le boulevard Vilate en se parlant à lui-même : — Avant de me battre, j’aurai les rentes, se disait-il. Si je meurs, au moins cette inscription ne sera pas à ce Philippe, je l’aurai fait mettre au nom de Flore. D’après mes instructions, l’enfant ira droit à Paris, et pourra, si elle le veut, épouser le fils de quelque Maréchal de l’Empire qui sera dégommé. Je ferai donner la procuration au nom de Baruch, qui ne transférera l’inscription que sur mon ordre. Max, il faut lui rendre cette justice, n’était jamais plus calme en apparence que quand son sang et ses idées bouillonnaient. Aussi jamais ne vit-on à un si haut degré, réunies chez un militaire, les qualités qui font le grand général. S’il n’eût pas été arrêté dans sa carrière par la captivité, certes, l’Empereur aurait eu dans ce garçon un de ces hommes si nécessaires à de vastes entreprises. En entrant dans la salle où pleurait toujours la victime de toutes ces scènes à la fois comiques et tragiques, Max demanda la cause de cette désolation : il fit l’étonné, il ne savait rien, il apprit avec une surprise bien jouée le départ de Flore, il questionna Kouski pour obtenir quelques lumières sur le but de ce voyage inexplicable.
— Madame m’a dit comme ça, fit Kouski, de dire à monsieur qu’elle avait pris dans le secrétaire les vingt mille francs en or qui s’y trouvaient en pensant que monsieur ne lui refuserait pas cette somme pour ses gages, depuis vingt-deux ans.
— Ses gages ?… dit Rouget.
— Oui, reprit Kouski. — « Ah ! je ne reviendrai plus », qu’elle {p. 272} s’en allait disant à la Védie (car la pauvre Védie, qui est bien attachée à monsieur, faisait des représentations à madame). « Non ! non ! qu’elle disait, il n’a pas pour moi la moindre affection, il a laissé son neveu me traiter comme la dernière des dernières ! » Et elle pleurait !… à chaudes larmes.
— Eh ! je me moque bien de Philippe ! s’écria le vieillard que Maxence observait. Où est Flore ? Comment peut-on savoir où elle est ?
— Philippe, de qui vous suivez les conseils, vous aidera, répondit froidement Maxence.
— Philippe, dit le vieillard, que peut-il sur cette pauvre enfant ?… Il n’y a que toi, mon bon Max, qui sauras trouver Flore, elle te suivra, tu me la ramèneras…
— Je ne veux pas être en opposition avec monsieur Bridau, fit Max.
— Parbleu ! s’écria Rouget, si c’est ça qui te gêne, il m’a promis de te tuer.
— Ah ! s’écria Gilet en riant, nous verrons…
— Mon ami, dit le vieillard, retrouve Flore et dis-lui que je ferai tout ce qu’elle voudra !…
— On l’aura bien vue passer quelque part en ville, dit Maxence à Kouski, sers-nous à dîner, mets tout sur la table, et va t’informer, de place en place, afin de pouvoir nous dire au dessert quelle route a prise mademoiselle Brazier.
Cet ordre calma pour un moment le pauvre homme qui gémissait comme un enfant qui a perdu sa bonne. En ce moment, Maxence, que Rouget haïssait comme la cause de tous ses malheurs, lui semblait un ange. Une passion, comme celle de Rouget pour Flore, ressemble étonnamment à l’enfance. À six heures, le Polonais, qui s’était tout bonnement promené, revint et annonça que la Rabouilleuse avait suivi la route de Vatan.
— Madame retourne dans son pays, c’est clair, dit Kouski.
— Voulez-vous venir ce soir à Vatan ? dit Max au vieillard, la route est mauvaise, mais Kouski sait conduire, et vous ferez mieux votre raccommodement ce soir à huit heures que demain matin.
— Partons, s’écria Rouget.
— Mets tout doucement les chevaux, et tâche que la ville ne sache rien de ces bêtises-là, pour l’honneur de monsieur Rouget. Selle mon cheval, j’irai devant, dit-il à l’oreille de Kouski.
{p. 273} Monsieur Hochon avait déjà fait savoir le départ de mademoiselle Brazier à Philippe Bridau, qui se leva de table chez monsieur Mignonnet pour courir à la place Saint-Jean ; car il devina parfaitement le but de cette habile stratégie. Quand Philippe se présenta pour entrer chez son oncle, Kouski lui répondit par une croisée du premier étage que monsieur Rouget ne pouvait recevoir personne.
— Fario, dit Philippe à l’Espagnol qui se promenait dans la Grande-Narrette, va dire à Benjamin de monter à cheval ; il est urgent que je sache ce que deviendront mon oncle et Maxence.
— On attelle le cheval au berlingot, dit Fario qui surveillait la maison de Rouget.
— S’ils vont à Vatan, répondit Philippe, trouve-moi un second cheval, et reviens avec Benjamin chez monsieur Mignonnet.
— Que comptez-vous faire ? dit monsieur Hochon qui sortit de sa maison en voyant Philippe et Fario sur la Place.
— Le talent d’un général, mon cher monsieur Hochon, consiste, non-seulement à bien observer les mouvements de l’ennemi, mais encore à deviner ses intentions par ses mouvements, et à toujours modifier son plan à mesure que l’ennemi le dérange par une marche imprévue. Tenez, si mon oncle et Maxence sortent ensemble dans le berlingot, ils vont à Vatan ; Maxence lui a promis de le réconcilier avec Flore qui fugit ad salices ! car cette manœuvre est du général Virgile. Si cela se joue ainsi, je ne sais pas ce que je ferai ; mais j’aurai la nuit à moi, car mon oncle ne signera pas de procuration à dix heures du soir, les notaires sont couchés. Si, comme les piaffements du second cheval me l’annoncent, Max va donner à Flore des instructions en précédant mon oncle, ce qui paraît nécessaire et vraisemblable, le drôle est perdu ! Vous allez voir comment nous prenons une revanche au jeu de la succession, nous autres vieux soldats… Et, comme pour ce dernier coup de la partie il me faut un second, je retourne chez Mignonnet afin de m’y entendre avec mon ami Carpentier.
Après avoir serré la main à monsieur Hochon, Philippe descendit la Petite-Narrette pour aller chez le commandant Mignonnet. Dix minutes après, monsieur Hochon vit partir Maxence au grand trot, et sa curiosité de vieillard fut alors si puissamment excitée, qu’il resta debout à la fenêtre de sa salle, attendant le bruit de la vieille demi-fortune qui ne se fit pas attendre. L’impatience de Jean-Jacques lui fit suivre Maxence à vingt minutes de distance. Kouski, {p. 274} sans doute sur l’ordre de son vrai maître, allait au pas, au moins dans la ville.
— S’ils s’en vont à Paris, tout est perdu, se dit monsieur Hochon.
En ce moment, un petit gars du faubourg de Rome arriva chez monsieur Hochon, il apportait une lettre pour Baruch. Les deux petits-fils du vieillard, penauds depuis le matin, s’étaient consignés d’eux-mêmes chez leur grand-père. En réfléchissant à leur avenir, ils avaient reconnu combien ils devaient ménager leurs grands parents. Baruch ne pouvait guère ignorer l’influence qu’exerçait son grand-père Hochon sur son grand-père et sa grand’mère Borniche ; monsieur Hochon ne manquerait pas de faire avantager Adolphine de tous les capitaux des Borniche, si sa conduite les autorisait à reporter leurs espérances dans le grand mariage dont on l’avait menacé le matin même. Plus riche que François, Baruch avait beaucoup à perdre ; il fut donc pour une soumission absolue, en n’y mettant pas d’autres conditions que le payement des dettes contractées avec Max. Quant à François, son avenir était entre les mains de son grand-père ; il n’espérait de fortune que de lui, puisque, d’après le compte de tutelle, il devenait son débiteur. De solennelles promesses furent alors faites par les deux jeunes gens dont le repentir fut stimulé par leurs intérêts compromis, et madame Hochon les rassura sur leurs dettes envers Maxence.
— Vous avez fait des sottises, leur dit-elle, réparez-les par une conduite sage, et monsieur Hochon s’apaisera.
Aussi, quand François eut lu la lettre par-dessus l’épaule de Baruch, lui dit-il à l’oreille : — Demande conseil à grand-papa ?
— Tenez, fit Baruch en apportant la lettre au vieillard.
— Lisez-la-moi29, je n’ai pas mes lunettes.
Mon cher ami,
J’espère que tu n’hésiteras pas, dans les circonstances graves où je me trouve, à me rendre service en acceptant d’être le fondé de pouvoir de monsieur Rouget. Ainsi, sois à Vatan demain à neuf heures. Je t’enverrai sans doute à Paris ; mais sois tranquille, je te donnerai l’argent du voyage et te rejoindrai promptement, car je suis à peu près sûr d’être forcé de quitter Issoudun le 3 décembre. Adieu, je compte sur ton amitié, compte sur celle de ton ami
MAXENCE.
{p. 275} — Dieu soit loué ! fit monsieur Hochon, la succession de cet imbécile est sauvée des griffes de ces diables-là !
— Cela sera si vous le dites, fit madame Hochon, et j’en remercie Dieu, qui sans doute aura exaucé mes prières. Le triomphe des méchants est toujours passager.
— Vous irez à Vatan, vous accepterez la procuration de monsieur Rouget, dit le vieillard à Baruch. Il s’agit de mettre cinquante mille francs de rente au nom de mademoiselle Brazier. Vous partirez bien pour Paris ; mais vous resterez à Orléans, où vous attendrez un mot de moi. Ne faites savoir à qui que ce soit où vous logerez, et logez-vous dans la dernière auberge du faubourg Bannier, fût-ce une auberge à roulier…
— Ah ! bien, fit François que le bruit d’une voiture dans la Grande-Narrette avait fait se précipiter à la fenêtre, voici du nouveau : le père Rouget et monsieur Philippe Bridau reviennent ensemble dans la calèche, Benjamin et monsieur Carpentier les suivent à cheval !…
— J’y vais, s’écria monsieur Hochon dont la curiosité l’emporta sur tout autre sentiment.
Monsieur Hochon trouva le vieux Rouget écrivant dans sa chambre cette lettre que son neveu lui dictait :
Mademoiselle,
Si vous ne partez pas, aussitôt cette lettre reçue, pour revenir chez moi, votre conduite marquera tant d’ingratitude pour mes bontés, que je révoquerai le testament fait en votre faveur en donnant ma fortune à mon neveu Philippe. Vous comprenez aussi que monsieur Gilet ne doit plus être mon commensal, dès qu’il se trouve avec vous à Vatan. Je charge monsieur le capitaine Carpentier de vous remettre la présente, et j’espère que vous écouterez ses conseils, car il vous parlera comme ferait
Votre affectionné,
J.-J. ROUGET.
— Le capitaine Carpentier et moi nous avons rencontré mon oncle, qui faisait la sottise d’aller à Vatan retrouver mademoiselle Brazier et le commandant Gilet, dit avec une profonde ironie Philippe à monsieur Hochon. J’ai fait comprendre à mon oncle qu’il courait donner tête baissée dans un piége : ne sera-t-il pas {p. 276} abandonné par cette fille dès qu’il lui aura signé la procuration qu’elle lui demande pour se vendre à elle-même une inscription de cinquante mille livres de rente ! En écrivant cette lettre, ne verra-t-il pas revenir cette nuit, sous son toit, la belle fuyarde ?… Je promets de rendre mademoiselle Brazier souple comme un jonc pour le reste de ses jours, si mon oncle veut me laisser prendre la place de monsieur Gilet, que je trouve plus que déplacé ici. Ai-je raison ?… Et mon oncle se lamente.
— Mon voisin, dit monsieur Hochon, vous avez pris le meilleur moyen pour avoir la paix chez vous. Si vous m’en croyez, vous supprimerez votre testament, et vous verrez Flore redevenir pour vous ce qu’elle était dans les premiers jours.
— Non, car elle ne me pardonnera pas la peine que je vais lui faire, dit le vieillard en pleurant, elle ne m’aimera plus.
— Elle vous aimera, et dru, je m’en charge, dit Philippe.
— Mais ouvrez donc les yeux ? fit monsieur Hochon à Rouget. On veut vous dépouiller et vous abandonner…
— Ah ! si j’en étais sûr !… s’écria l’imbécile.
— Tenez, voici une lettre que Maxence a écrite à mon petit-fils Borniche, dit le vieil Hochon. Lisez !
— Quelle horreur ! s’écria Carpentier en entendant la lecture de la lettre que Rouget fit en pleurant.
— Est-ce assez clair, mon oncle ? demanda Philippe. Allez, tenez-moi cette fille par l’intérêt, et vous serez adoré… comme vous pouvez l’être : moitié fil, moitié coton.
— Elle aime trop Maxence, elle me quittera, fit le vieillard en paraissant épouvanté.
— Mais, mon oncle, Maxence ou moi, nous ne laisserons pas après demain la marque de nos pieds sur les chemins d’Issoudun…
— Eh ! bien, allez, monsieur Carpentier, reprit le bonhomme, si vous me promettez qu’elle reviendra, allez ! Vous êtes un honnête homme, dites-lui tout ce que vous croirez devoir dire en mon nom…
— Le capitaine Carpentier lui soufflera dans l’oreille que je fais venir de Paris une femme dont la jeunesse et la beauté sont un peu mignonnes, dit Philippe Bridau, et la drôlesse reviendra ventre à terre !
Le capitaine partit en conduisant lui-même la vieille calèche, il fut accompagné de Benjamin à cheval, car on ne trouva plus Kouski. {p. 277} Quoique menacé par les deux officiers d’un procès et de la perte de sa place, le Polonais venait de s’enfuir à Vatan sur un cheval de louage, afin d’annoncer à Maxence et à Flore le coup de main de leur adversaire. Après avoir accompli sa mission, Carpentier, qui ne voulait pas revenir avec la Rabouilleuse, devait prendre le cheval de Benjamin.
En apprenant la fuite de Kouski, Philippe dit à Benjamin : — Tu remplaceras ici, dès ce soir, le Polonais. Ainsi tâche de grimper derrière la calèche à l’insu de Flore, pour te trouver ici en même temps qu’elle. — Ça se dessine, papa Hochon ! fit le lieutenant-colonel. Après-demain le banquet sera jovial.
— Vous allez vous établir ici, dit le vieil avare.
— Je viens de dire à Fario de m’y envoyer toutes mes affaires. Je coucherai dans la chambre dont la porte est sur le palier de l’appartement de Gilet, mon oncle y consent.
— Qu’arrivera-t-il de tout ceci ? dit le bonhomme épouvanté.
— Il vous arrivera mademoiselle Flore Brazier dans quatre heures d’ici, douce comme l’agneau paschal, répondit monsieur Hochon.
— Dieu le veuille ! fit le bonhomme en essuyant ses larmes.
— Il est sept heures, dit Philippe, la reine de votre cœur sera vers onze heures et demie ici. Vous n’y verrez plus Gilet, ne serez-vous pas heureux comme un pape ? Si vous voulez que je triomphe, ajouta Philippe à l’oreille de monsieur Hochon, restez avec nous jusqu’à l’arrivée de cette singesse, vous m’aiderez à maintenir le bonhomme dans sa résolution ; puis, à nous deux, nous ferons comprendre à mademoiselle la Rabouilleuse ses vrais intérêts.
Monsieur Hochon tint compagnie à Philippe en reconnaissant la justesse de sa demande ; mais ils eurent tous deux fort à faire, car le père Rouget se livrait à des lamentations d’enfant qui ne cédèrent que devant ce raisonnement répété dix fois par Philippe :
— Mon oncle, si Flore revient, et qu’elle soit tendre pour vous, vous reconnaîtrez que j’ai eu raison. Vous serez choyé, vous garderez vos rentes, vous vous conduirez désormais par mes conseils, et tout ira comme le Paradis.
Quand, à onze heures et demie, on entendit le bruit du berlingot dans la Grande-Narrette, la question fut de savoir si la voiture revenait pleine ou vide. Le visage de Rouget offrit alors l’expression d’une horrible angoisse, qui fut remplacée par l’abattement {p. 278} d’une joie excessive lorsqu’il aperçut les deux femmes au moment où la voiture tourna pour entrer.
— Kouski, dit Philippe en donnant la main à Flore pour descendre, vous n’êtes plus au service de monsieur Rouget, vous ne coucherez pas ici ce soir, ainsi faites vos paquets ; Benjamin, que voici, vous remplace.
— Vous êtes donc le maître ? dit Flore avec ironie.
— Avec votre permission, répondit Philippe en serrant la main de Flore dans la sienne comme dans un étau. Venez ? nous devons nous rabouiller le cœur, à nous deux.
Philippe emmena cette femme stupéfaite à quelques pas de là, sur la place Saint-Jean.
— Ma toute belle, après-demain Gilet sera mis à l’ombre par ce bras, dit le soudard en tendant la main droite, ou le sien m’aura fait descendre la garde. Si je meurs, vous serez la maîtresse chez mon pauvre imbécile d’oncle : benè sit ! Si je reste sur mes quilles, marchez droit, et servez-lui du bonheur premier numéro. Autrement, je connais à Paris des Rabouilleuses qui sont, sans vous faire tort, plus jolies que vous, car elles n’ont que dix-sept ans ; elles rendront mon oncle excessivement heureux, et seront dans mes intérêts. Commencez votre service dès ce soir, car si demain le bonhomme n’est pas gai comme un pinson, je ne vous dis qu’une parole, écoutez-la bien ? Il n’y a qu’une seule manière de tuer un homme sans que la justice ait le plus petit mot à dire, c’est de se battre en duel avec lui ; mais j’en connais trois pour me débarrasser d’une femme. Voilà, ma biche !
Pendant cette allocution, Flore trembla comme une personne prise par la fièvre.
— Tuer Max ?… dit-elle en regardant Philippe à la lueur de la lune.
— Allez, tenez, voilà mon oncle…
En effet, le père Rouget, quoi que pût lui dire monsieur Hochon, vint dans la rue prendre Flore par la main, comme un avare eût fait pour son trésor ; il rentra chez lui, l’emmena dans sa chambre et s’y enferma.
— C’est aujourd’hui la saint Lambert, qui quitte sa place la perd, dit Benjamin au Polonais.
— Mon maître vous fermera le bec à tous, répondit Kouski en allant rejoindre Max qui s’établit à l’hôtel de la Poste.
{p. 279} Le lendemain, de neuf heures à onze heures, les femmes causaient entre elles à la porte des maisons. Dans toute la ville, il n’était bruit que de l’étrange révolution accomplie la veille dans le ménage du père Rouget. Le résumé de ces conversations fut le même partout.
— Que va-t-il se passer demain, au banquet du Couronnement, entre Max et le colonel Bridau ?
Philippe dit à la Védie deux mots : — Six cents francs de rente viagère, ou chassée ! qui la rendirent neutre pour le moment entre deux puissances aussi formidables que Philippe et Flore.
En sachant la vie de Max en danger, Flore devint plus aimable avec le vieux Rouget qu’aux premiers jours de leur ménage. Hélas ! en amour, une tromperie intéressée est supérieure à la vérité, voilà pourquoi tant d’hommes payent si cher d’habiles trompeuses. La Rabouilleuse ne se montra qu’au moment du déjeuner en descendant avec Rouget à qui elle donnait le bras. Elle eut des larmes dans les yeux en voyant à la place de Max le terrible soudard à l’œil d’un bleu sombre, à la figure froidement sinistre.
— Qu’avez-vous, mademoiselle ? dit-il après avoir souhaité le bonjour à son oncle.
— Elle a, mon neveu, qu’elle ne supporte pas l’idée de savoir que tu peux te battre avec le commandant Gilet…
— Je n’ai pas la moindre envie de tuer ce Gilet, répondit Philippe, il n’a qu’à s’en aller d’Issoudun, s’embarquer pour l’Amérique avec une pacotille, je serai le premier à vous conseiller de lui donner de quoi s’acheter les meilleures marchandises possibles et à lui souhaiter bon voyage ! Il fera fortune, et ce sera beaucoup plus honorable que de faire les cent coups à Issoudun la nuit, et le diable dans votre maison.
— Hé ! bien, c’est gentil, cela ! dit Rouget en regardant Flore.
— En A…mé…é…ri…ique ! répondit-elle en sanglotant.
— Il vaut mieux jouer des jambes à New-York que de pourrir dans une redingote de sapin en France… Après cela, vous me direz qu’il est adroit : il peut me tuer ! fit observer le colonel.
— Voulez-vous me laisser lui parler ? dit Flore d’un ton humble et soumis en implorant Philippe.
— Certainement, il peut bien venir chercher ses affaires ; je resterai cependant avec mon oncle pendant ce temps-là, car je ne quitte plus le bonhomme, répondit Philippe.
{p. 280} — Védie, cria Flore, cours à la Poste, ma fille, et dis au commandant que je le prie de…
— De venir prendre toutes ses affaires, dit Philippe en coupant la parole à Flore.
— Oui, oui, Védie. Ce sera le prétexte le plus honnête pour me voir, je veux lui parler…
La terreur comprimait tellement la haine chez cette fille, le saisissement qu’elle éprouvait en rencontrant une nature forte et impitoyable, elle qui jusqu’alors était adulée, fut si grand, qu’elle s’accoutumait à plier devant Philippe comme le pauvre Rouget s’était accoutumé à plier devant elle ; elle attendit avec anxiété le retour de la Védie ; mais la Védie revint avec un refus formel de Max, qui priait mademoiselle Brazier de lui envoyer ses effets à l’hôtel de la Poste.
— Me permettez-vous d’aller les lui porter ? dit-elle à Jean-Jacques Rouget.
— Oui, mais tu reviendras, fit le vieillard.
— Si mademoiselle n’est pas revenue à midi, vous me donnerez à une heure votre procuration pour vendre vos rentes, dit Philippe en regardant Flore. Allez avec la Védie pour sauver les apparences, mademoiselle. Il faut désormais avoir soin de l’honneur de mon oncle.
Flore ne put rien obtenir de Maxence. Le commandant, au désespoir de s’être laissé débusquer d’une position ignoble aux yeux de toute sa ville, avait trop de fierté pour fuir devant Philippe. La Rabouilleuse combattit cette raison en proposant à son ami de s’enfuir ensemble en Amérique ; mais Gilet, qui ne voulait pas Flore sans la fortune du père Rouget, et qui ne voulait pas montrer le fond de son cœur à cette fille, persista dans son intention de tuer Philippe.
— Nous avons commis une lourde sottise, dit-il. Il fallait aller tous les trois à Paris, y passer l’hiver ; mais, comment imaginer, dès que nous avons vu ce grand cadavre, que les choses tourneraient ainsi ? Il y a dans le cours des événements une rapidité qui grise. J’ai pris le colonel pour un de ces sabreurs qui n’ont pas deux idées : voilà ma faute. Puisque je n’ai pas su tout d’abord faire un crochet de lièvre, maintenant je serais un lâche si je rompais d’une semelle devant le colonel, il m’a perdu dans l’opinion de la ville, je ne puis me réhabiliter que par sa mort…
{p. 281} — Pars pour l’Amérique avec quarante mille francs, je saurai me débarrasser de ce sauvage-là, je te rejoindrai, ce sera bien plus sage…
— Que penserait-on de moi ? s’écria-t-il poussé par le préjugé des Disettes. Non. D’ailleurs, j’en ai déjà enterré neuf. Ce garçon-là ne me paraît pas devoir être très-fort : il est sorti de l’École pour aller à l’armée, il s’est toujours battu jusqu’en 1815, il a voyagé depuis en Amérique ; ainsi, mon mâtin n’a jamais mis le pied dans une salle d’armes, tandis que je suis sans égal au sabre ! Le sabre est son arme, j’aurai l’air généreux en la lui faisant offrir, car je tâcherai d’être l’insulté, et je l’enfoncerai. Décidément cela vaut mieux. Rassure-toi : nous serons les maîtres après demain.
Ainsi le stupide point d’honneur fut chez Max plus fort que la saine politique. Revenue à une heure chez elle, Flore s’enferma dans sa chambre pour y pleurer à son aise. Pendant toute cette journée, les Disettes allèrent leur train dans Issoudun, où l’on regardait comme inévitable un duel entre Philippe et Maxence.
— Ah ! monsieur Hochon, dit Mignonnet accompagné de Carpentier qui rencontrèrent le vieillard sur le boulevard Baron, nous sommes très inquiets, car Gilet est bien fort à toute arme.
— N’importe, répondit le vieux diplomate de province, Philippe a bien mené cette affaire… Et je n’aurais pas cru que ce gros sans-gêne aurait si promptement réussi. Ces deux gaillards ont roulé l’un vers l’autre comme deux orages…
— Oh ! fit Carpentier, Philippe est un homme profond, sa conduite à la Cour des Pairs est un chef-d’œuvre de diplomatie.
— Hé ! bien, capitaine Renard, disait un bourgeois, on disait qu’entre eux les loups ne se mangeaient point, mais il paraît que Max va en découdre avec le colonel Bridau. Ça sera sérieux entre gens de la vieille Garde.
— Vous riez de cela, vous autres. Parce que ce pauvre garçon s’amusait la nuit, vous lui en voulez, dit le commandant Potel. Mais Gilet est un homme qui ne pouvait guère rester dans un trou comme Issoudun sans s’occuper à quelque chose !
— Enfin, messieurs, disait un quatrième, Max et le colonel ont joué leur jeu. Le colonel ne devait-il pas venger son frère Joseph ? Souvenez-vous de la traîtrise de Max à l’égard de ce pauvre garçon.
— Bah ! un artiste, dit Renard.
{p. 282} — Mais il s’agit de la succession du père Rouget. On dit que monsieur Gilet allait s’emparer de cinquante mille livres de rente, au moment où le colonel s’est établi chez son oncle.
— Gilet, voler des rentes à quelqu’un ?… Tenez, ne dites pas cela, monsieur Ganivet, ailleurs qu’ici, s’écria Potel, ou nous vous ferions avaler votre langue, et sans sauce !
Dans toutes les maisons bourgeoises on fit des vœux pour le digne colonel Bridau.
Le lendemain, vers quatre heures, les officiers de l’ancienne armée qui se trouvaient à Issoudun ou dans les environs se promenaient sur la place du Marché, devant un restaurateur nommé Lacroix en attendant Philippe Bridau. Le banquet qui devait avoir lieu pour fêter le couronnement était indiqué pour cinq heures, heure militaire. On causait de l’affaire de Maxence et de son renvoi de chez le père Rouget dans tous les groupes, car les simples soldats avaient imaginé d’avoir une réunion chez un marchand de vin sur la Place. Parmi les officiers, Potel et Renard furent les seuls qui essayèrent de défendre leur ami.
— Est-ce que nous devons nous mêler de ce qui se passe entre deux héritiers, disait Renard.
— Max est faible avec les femmes, faisait observer le cynique Potel.
— Il y aura des sabres dégaînés sous peu, dit un ancien sous-lieutenant qui cultivait un marais dans le Haut-Baltan. Si monsieur Maxence Gilet a commis la sottise de venir demeurer chez le bonhomme Rouget, il serait un lâche de s’en laisser chasser comme un valet sans demander raison.
— Certes, répondit sèchement Mignonnet. Une sottise qui ne réussit pas devient un crime.
Max, qui vint rejoindre les vieux soldats de Napoléon, fut alors accueilli par un silence assez significatif. Potel, Renard prirent leur ami chacun par un bras, et allèrent à quelques pas causer avec lui. En ce moment, on vit venir de loin Philippe en grande tenue, il traînait sa canne d’un air imperturbable qui contrastait avec la profonde attention que Max était forcé d’accorder aux discours de ses deux derniers amis. Philippe reçut les poignées de main de Mignonnet, de Carpentier et de quelques autres. Cet accueil, si différent de celui qu’on venait de faire à Maxence, acheva de dissiper dans l’esprit de ce garçon quelques idées de couardise, de sagesse {p. 283} si vous voulez, que les instances et surtout les tendresses de Flore avaient fait naître, une fois qu’il s’était trouvé seul avec lui-même.
— Nous nous battrons, dit-il au capitaine Renard, et à mort ! Ainsi, ne me parlez plus de rien, laissez-moi bien jouer mon rôle.
Après ce dernier mot prononcé d’un ton fébrile, les trois bonapartistes revinrent se mêler au groupe des officiers. Max, le premier, salua Philippe Bridau qui lui rendit son salut en échangeant avec lui le plus froid regard.
— Allons, messieurs, à table, fit le commandant Potel.
— Buvons à la gloire impérissable du petit Tondu, qui maintenant est dans le paradis des Braves, s’écria Renard.
En sentant que la contenance serait moins embarrassante à table, chacun comprit l’intention du petit capitaine de voltigeurs. On se précipita dans la longue salle basse du restaurant Lacroix, dont les fenêtres donnaient sur le marché. Chaque convive se plaça promptement à table, où, comme l’avait demandé Philippe, les deux adversaires se trouvèrent en face l’un de l’autre. Plusieurs jeunes gens de la ville, et surtout des ex-Chevaliers de la Désœuvrance, assez inquiets de ce qui devait se passer à ce banquet, se promenèrent en s’entretenant de la situation critique où Philippe avait su mettre Maxence Gilet. On déplorait cette collision, tout en regardant le duel comme nécessaire. Tout alla bien jusqu’au dessert, quoique les deux athlètes conservassent, malgré l’entrain apparent du dîner, une espèce d’attention assez semblable à de l’inquiétude. En attendant la querelle que, l’un et l’autre, ils devaient méditer, Philippe parut d’un admirable sang-froid, et Max d’une étourdissante gaieté ; mais, pour les connaisseurs, chacun d’eux jouait un rôle.
Quand le dessert fut servi, Philippe dit : — Remplissez vos verres, mes amis ? Je réclame la permission de porter la première santé.
— Il a dit mes amis, ne remplis pas ton verre, dit Renard à l’oreille de Max.
Max se versa du vin.
— À la Grande-Armée ! s’écria Philippe avec un enthousiasme véritable.
— À la Grande-Armée ! fut répété comme une seule acclamation par toutes les voix.
En ce moment, on vit apparaître sur le seuil de la salle onze {p. 284} simples soldats, parmi lesquels se trouvaient Benjamin et Kouski, qui répétèrent : À la Grande-Armée !
— Entrez, mes enfants ! on va boire à sa santé ! dit le commandant Potel.
Les vieux soldats entrèrent et se placèrent tous debout derrière les officiers.
— Tu vois bien qu’il n’est pas mort ! dit Kouski à un ancien sergent qui sans doute avait déploré l’agonie de l’Empereur enfin terminée.
— Je réclame le second toast, fit le commandant Mignonnet.
On fourragea quelques plats de dessert par contenance. Mignonnet se leva.
— À ceux qui ont tenté de rétablir son fils, dit-il.
Tous, moins Maxence Gilet, saluèrent Philippe Bridau, en lui tendant leurs verres.
— À moi, dit Max qui se leva.
— C’est Max ! c’est Max ! disait-on au dehors. Un profond silence régna dans la salle et sur la place, car le caractère de Gilet fit croire à une provocation.
— Puissions-nous tous nous retrouver à pareil jour, l’an prochain ! Et il salua Philippe avec ironie.
— Ça se masse, dit Kouski à son voisin.
— La police à Paris ne vous laissait pas faire des banquets comme celui-ci, dit le commandant Potel à Philippe.
— Pourquoi, diable ! vas-tu parler de police au colonel Bridau ? dit insolemment Maxence Gilet.
— Le commandant Potel n’y entendait pas malice, lui !… dit Philippe en souriant avec amertume. (Le silence devint si profond, qu’on aurait entendu voler des mouches s’il y en avait eu.) — La police me redoute assez, reprit Philippe, pour m’avoir envoyé à Issoudun, pays où j’ai eu le plaisir de retrouver de vieux lapins ; mais, avouons-le ? il n’y a pas ici de grands divertissements. Pour un homme qui ne haïssait pas la bagatelle, je suis assez privé. Enfin, je ferai des économies pour ces demoiselles, car je ne suis pas de ceux à qui les lits de plume donnent des rentes, et Mariette du grand Opéra m’a coûté des sommes folles.
— Est-ce pour moi que vous dites cela, mon cher colonel ? {p. 285} demanda Max en dirigeant sur Philippe un regard qui fut comme un courant électrique.
— Prenez-le comme vous le voudrez, commandant Gilet, répondit Philippe.
— Colonel, mes deux amis que voici, Renard et Potel, iront s’entendre demain, avec…
— Avec Mignonnet et Carpentier, répondit Philippe en coupant la parole à Gilet et montrant ses deux voisins.
— Maintenant, dit Max, continuons les santés ?
Chacun des deux adversaires n’était pas sorti du ton ordinaire de la conversation, il n’y eut de solennel que le silence dans lequel on les écouta.
— Ah ! çà, vous autres, dit Philippe en jetant un regard sur les simples soldats, songez que nos affaires ne regardent pas les bourgeois !… Pas un mot sur ce qui vient de se passer. Ça doit rester entre la Vieille-Garde.
— Ils observeront la consigne, colonel, dit Renard, j’en réponds.
— Vive son petit ! Puisse-t-il régner sur la France ! s’écria Potel.
— Mort à l’Anglais ! s’écria Carpentier.
Ce toast eut un succès prodigieux.
— Honte à Hudson-Lowe ! dit le capitaine Renard.
Le dessert se passa très-bien, les libations furent très-amples. Les deux antagonistes et leurs quatre témoins mirent leur honneur à ce que ce duel, où il s’agissait d’une immense fortune et qui regardait deux hommes si distingués par leur courage, n’eût rien de commun avec les disputes ordinaires. Deux gentlemen ne se seraient pas mieux conduits que Max et Philippe. Aussi l’attente des jeunes gens et des bourgeois groupés sur la Place fut-elle trompée. Tous les convives, en vrais militaires, gardèrent le plus profond secret sur l’épisode du dessert. À dix heures, chacun des deux adversaires apprit que l’arme convenue était le sabre. Le lieu choisi pour le rendez-vous fut le chevet de l’église des Capucins, à huit heures du matin. Goddet, qui faisait partie du banquet en sa qualité d’ancien chirurgien-major, avait été prié d’assister à l’affaire. Quoi qu’il arrivât, les témoins décidèrent que le combat ne durerait pas plus de dix minutes. À onze heures du soir, à la grande surprise du colonel, monsieur Hochon amena sa femme chez Philippe au moment où il allait se coucher.
{p. 286} — Nous savons ce qui se passe, dit la vieille dame les yeux pleins de larmes, et je viens vous supplier de ne pas sortir demain sans faire vos prières… Élevez votre âme à Dieu.
— Oui, madame, répondit Philippe à qui le vieil Hochon fit un signe en se tenant derrière sa femme.
— Ce n’est pas tout ! dit la marraine d’Agathe, je me mets à la place de votre pauvre mère, et je me suis dessaisie30 de ce que j’avais de plus précieux, tenez !…
Elle tendit à Philippe une dent fixée sur un velours noir bordé d’or, auquel elle avait cousu deux rubans verts, et la remit dans un sachet après la lui avoir montrée. — C’est une relique de sainte Solange, la patronne du Berry ; je l’ai sauvée à la Révolution ; gardez cela sur votre poitrine demain matin.
— Est-ce que ça peut préserver des coups de sabre ? demanda Philippe.
— Oui, répondit la vieille dame.
— Je ne peux pas plus avoir ce fourniment-là sur moi qu’une cuirasse, s’écria le fils d’Agathe.
— Que dit-il ? demanda madame Hochon à son mari.
— Il dit que ce n’est pas de jeu, répondit le vieil Hochon.
— Eh ! bien, n’en parlons plus, fit la vieille dame. Je prierai pour vous.
— Mais, madame, une prière et un bon coup de pointe, ça ne peut pas nuire, dit le colonel en faisant le geste de percer le cœur à monsieur Hochon.
La vieille dame voulut embrasser Philippe sur le front. Puis en descendant, elle donna dix écus, tout ce qu’elle possédait d’argent, à Benjamin pour obtenir de lui qu’il cousît la relique dans le gousset du pantalon de son maître. Ce que fit Benjamin, non qu’il crût à la vertu de cette dent, car il dit que son maître en avait une bien meilleure contre Gilet ; mais parce qu’il devait s’acquitter d’une commission si chèrement payée. Madame Hochon se retira pleine de confiance en sainte Solange.
À huit heures, le lendemain, 3 décembre, par un temps gris, Max, accompagné de ses deux témoins et du Polonais, arriva sur le petit pré qui entourait alors le chevet de l’ancienne église des Capucins. Ils y trouvèrent Philippe et les siens, avec Benjamin. Potel et Mignonnet mesurèrent vingt-quatre pieds. À chaque bout de cette distance, les deux soldats tracèrent deux lignes à l’aide d’une bêche. Sous peine de lâcheté, les adversaires ne pouvaient reculer au delà {p. 287} de leurs lignes respectives ; chacun d’eux devait se tenir sur sa ligne, et s’avancer à volonté quand les témoins auraient dit : — Allez !
— Mettons-nous habit bas ? dit froidement Philippe à Gilet.
— Volontiers, colonel, répondit Maxence avec une sécurité de bretteur.
Les deux adversaires ne gardèrent que leurs pantalons, leur chair s’entrevit alors en rose sous la percale des chemises. Chacun armé d’un sabre d’ordonnance choisi de même poids, environ trois livres, et de même longueur, trois pieds, se campa, tenant la pointe en terre et attendant le signal. Ce fut si calme de part et d’autre, que, malgré le froid, les muscles ne tressaillirent pas plus que s’ils eussent été de bronze. Goddet, les quatre témoins et les deux soldats eurent une sensation involontaire.
— C’est de fiers mâtins !
Cette exclamation s’échappa de la bouche du commandant Potel.
Au moment où le signal : — Allez ! fut donné, Maxence aperçut la tête sinistre de Fario qui les regardait par le trou que les Chevaliers avaient fait au toit de l’église pour introduire les pigeons dans son magasin. Ces deux yeux, d’où jaillirent comme deux douches de feu, de haine et de vengeance, éblouirent Max. Le colonel alla droit à son adversaire, en se mettant en garde de manière à saisir l’avantage. Les experts dans l’art de tuer savent que, de deux adversaires, le plus habile peut prendre le haut du pavé, pour employer une expression qui rende par une image l’effet de la garde haute. Cette pose, qui permet en quelque sorte de voir venir, annonce si bien un duelliste du premier ordre, que le sentiment de son infériorité pénétra dans l’âme de Max et y produisit ce désarroi de forces qui démoralise un joueur alors que, devant un maître ou devant un homme heureux, il se trouble et joue plus mal qu’à l’ordinaire.
— Ah ! le lascar, se dit Max, il est de première force, je suis perdu !
Max essaya d’un moulinet en manœuvrant son sabre avec une dextérité de bâtoniste ; il voulait étourdir Philippe et rencontrer son sabre, afin de le désarmer ; mais il s’aperçut au premier choc que le colonel avait un poignet de fer, et flexible comme un ressort d’acier. Maxence dut songer à autre chose, et il voulait réfléchir, le malheureux ! tandis que Philippe, dont les yeux lui jetaient des éclairs plus vifs que ceux de leurs sabres, parait toutes les attaques avec le sang-froid d’un maître garni de son plastron dans une salle.
{p. 288} Entre des hommes aussi forts que les deux combattants, il se passe un phénomène à peu près semblable à celui qui a lieu entre les gens du peuple au terrible combat dit de la savate. La victoire dépend d’un faux mouvement, d’une erreur de ce calcul, rapide comme l’éclair, auquel on doit se livrer instinctivement. Pendant un temps aussi court pour les spectateurs qu’il semble long aux adversaires, la lutte consiste en une observation où s’absorbent les forces de l’âme et du corps, cachée sous des feintes dont la lenteur et l’apparente prudence semblent faire croire qu’aucun des deux antagonistes ne veut se battre. Ce moment, suivi d’une lutte rapide et décisive, est terrible pour les connaisseurs. À une mauvaise parade de Max, le colonel lui fit sauter le sabre des mains.
— Ramassez-le ! dit-il en suspendant le combat, je ne suis pas homme à tuer un ennemi désarmé.
Ce fut le sublime de l’atroce. Cette grandeur annonçait tant de supériorité, qu’elle fut prise pour le plus adroit de tous les calculs par les spectateurs. En effet, quand Max se remit en garde, il avait perdu son sang-froid, et se trouva nécessairement encore sous le coup de cette garde haute qui vous menace tout en couvrant l’adversaire ; il voulut alors réparer sa honteuse défaite par une hardiesse ; il ne songea plus à se garder, prit son sabre à deux mains et fondit rageusement sur le colonel pour le blesser à mort en lui laissant prendre sa vie. Si Philippe reçut un coup de sabre qui lui coupa le front et une partie de la figure, il fendit obliquement la tête de Max par un terrible retour du moulinet qu’il opposa pour amortir le coup d’assommoir que Max lui destinait. Ces deux coups enragés terminèrent le combat à la neuvième minute. Fario descendit et vint se repaître de la vue de son ennemi dans les convulsions de la mort, car, chez un homme de la force de Max, les muscles du corps remuèrent effroyablement. On transporta Philippe chez son oncle.
Ainsi périt un de ces hommes destinés à faire de grandes choses, s’il était resté dans le milieu qui lui était propice ; un homme traité par la nature en enfant gâté, car elle lui donna le courage, le sang-froid, et le sens politique à la César Borgia. Mais l’éducation ne lui avait pas communiqué cette noblesse d’idées et de conduite, sans laquelle rien n’est possible dans aucune carrière. Il ne fut pas regretté, par suite de la perfidie avec laquelle son adversaire, qui {p. 289} valait moins que lui, avait su le déconsidérer. Sa fin mit un terme aux exploits de l’Ordre de la Désœuvrance, au grand contentement de la ville d’Issoudun. Aussi Philippe ne fut-il pas inquiété à raison de ce duel, qui parut d’ailleurs un effet de la vengeance divine, et dont les circonstances se racontèrent dans toute la contrée avec d’unanimes éloges accordés aux deux adversaires.
— Ils auraient dû se tuer tous les deux, dit monsieur Mouilleron, c’eût été un bon débarras pour le gouvernement.
La situation de Flore Brazier eût été très-embarrassante, sans la crise aiguë dans laquelle la mort de Max la fit tomber, elle fut prise d’un transport au cerveau, combiné d’une inflammation dangereuse occasionnée par les péripéties de ces trois journées ; si elle eût joui de sa santé, peut-être aurait-elle fui de la maison où gisait au-dessus d’elle, dans l’appartement de Max et dans les draps de Max, le meurtrier de Max. Elle fut entre la vie et la mort pendant trois mois, soignée par monsieur Goddet qui soignait également Philippe.
Dès que Philippe put tenir une plume, il écrivit les lettres suivantes :
À Monsieur Desroches, avoué.
J’ai déjà tué la plus venimeuse des deux bêtes, ça n’a pas été sans me faire ébrécher la tête par un coup de sabre ; mais le drôle y allait heureusement de main-morte. Il reste une autre vipère avec laquelle je vais tâcher de m’entendre, car mon oncle y tient autant qu’à son gésier. J’avais peur que cette Rabouilleuse, qui est diablement belle, ne détalât, car mon oncle l’aurait suivie ; mais le saisissement qui l’a prise en un moment grave l’a clouée dans son lit. Si Dieu voulait me protéger, il rappellerait cette âme à lui pendant qu’elle se repent de ses erreurs. En attendant, j’ai pour moi, grâce à monsieur Hochon (ce vieux va bien !), le médecin, un nommé Goddet, bon apôtre qui conçoit que les héritages des oncles sont mieux placés dans la main des neveux que dans celles de ces drôlesses. Monsieur Hochon a d’ailleurs de l’influence sur un certain papa Fichet dont la fille est riche, et que Goddet voudrait pour femme à son fils ; en sorte que le billet de mille francs qu’on lui a fait entrevoir pour la guérison de ma caboche, entre pour peu de chose dans son dévouement. Ce Goddet, ancien chirurgien-major au 3e régiment de ligne, a de plus été chambré par {p. 290} mes amis, deux braves officiers, Mignonnet et Carpentier ; en sorte qu’il cafarde avec sa malade.
— Il y a un Dieu, après tout, mon enfant, voyez-vous ? lui dit-il en lui tâtant le pouls. Vous avez été la cause d’un grand malheur, il faut le réparer. Le doigt de Dieu est dans ceci (c’est inconcevable tout ce qu’on fait faire au doigt de Dieu !) La religion est la religion ; soumettez-vous, résignez-vous, ça vous calmera d’abord, ça vous guérira presqu’autant que mes drogues. Surtout restez ici, soignez votre maître. Enfin, oubliez, pardonnez, c’est la loi chrétienne.
Ce Goddet m’a promis de tenir la Rabouilleuse pendant trois mois au lit. Insensiblement, cette fille s’habituera peut-être à ce que nous vivions sous le même toit. J’ai mis la cuisinière dans mes intérêts. Cette abominable vieille a dit à sa maîtresse que Max lui aurait rendu la vie bien dure. Elle a, dit-elle, entendu dire au défunt qu’à la mort du bonhomme, s’il était obligé d’épouser Flore, il ne comptait pas entraver son ambition par une fille. Et cette cuisinière est arrivée à insinuer à sa maîtresse que Max se serait défait d’elle. Ainsi tout va bien. Mon oncle, conseillé par le père Hochon, a déchiré son testament.
À Monsieur Giroudeau (aux soins de mademoiselle Florentine), rue de Vendôme, au Marais.
Mon vieux camarade,
Informe-toi si ce petit rat de Césarine est occupée, et tâche qu’elle soit prête à venir à Issoudun dès que je la demanderai. La luronne arriverait alors courrier par courrier. Il s’agira d’avoir une tenue honnête, de supprimer tout ce qui sentirait les coulisses ; car il faut se présenter dans le pays comme la fille d’un brave militaire, mort au champ d’honneur. Ainsi, beaucoup de mœurs, des vêtements de pensionnaire, et de la vertu première qualité : tel sera l’ordre. Si j’ai besoin de Césarine, et si elle réussit, à la mort de mon oncle, il y aura cinquante mille francs pour elle ; si elle est occupée, explique mon affaire à Florentine ; et, à vous deux, trouvez-moi quelque figurante capable de jouer le rôle. J’ai eu le crâne écorné dans mon duel avec mon mangeur de succession qui a tortillé de l’œil. Je te raconterai ce coup-là. Ah ! vieux, nous reverrons de beaux jours, et nous nous amuserons encore, ou l’Autre ne serait pas l’Autre. Si tu {p. 291} peux m’envoyer cinq cents cartouches, on les déchirera. Adieu, mon vieux lapin. Allume ton cigare avec ma lettre. Il est bien entendu que la fille de l’officier viendra de Châteauroux, et aura l’air de demander des secours. J’espère cependant ne pas avoir besoin de recourir à ce moyen dangereux. Remets-moi sous les yeux de Mariette et de tous nos amis.
Agathe, instruite par une lettre de madame Hochon, accourut à Issoudun, et fut reçue par son frère qui lui donna l’ancienne chambre de Philippe. Cette pauvre mère, qui retrouva pour son fils maudit toute sa maternité, compta quelques jours heureux en entendant la bourgeoisie de la ville lui faire l’éloge du colonel.
— Après tout, ma petite, lui dit madame Hochon le jour de son arrivée, il faut que jeunesse se passe. Les légèretés des militaires du temps de l’Empereur ne peuvent pas être celles des fils de famille surveillés par leurs pères. Ah ! si vous saviez tout ce que ce misérable Max se permettait ici, la nuit !… Issoudun, grâce à votre fils, respire et dort en paix. La raison est arrivée à Philippe un peu tard, mais elle est venue ; comme il nous le disait, trois mois de prison au Luxembourg mettent du plomb dans la tête ; enfin, sa conduite ici enchante monsieur Hochon, et il y jouit de la considération générale. Si votre fils peut rester quelque temps loin des tentations de Paris, il finira par vous donner bien du contentement.
En entendant ces consolantes paroles, Agathe laissa voir à sa marraine des yeux pleins de larmes heureuses.
Philippe fit le bon apôtre avec sa mère, il avait besoin d’elle. Ce fin politique ne voulait recourir à Césarine que dans le cas où il serait un objet d’horreur pour mademoiselle Brazier. En reconnaissant dans Flore un admirable instrument façonné par Maxence, une habitude prise par son oncle, il voulait s’en servir préférablement à une Parisienne, capable de se faire épouser par le bonhomme. De même que Fouché dit à Louis XVIII de se coucher dans les draps de Napoléon au lieu de donner une Charte, Philippe désirait rester couché dans les draps de Gilet ; mais il lui répugnait aussi de porter atteinte à la réputation qu’il venait de se faire en Berry ; or, continuer Max auprès de la Rabouilleuse serait tout aussi odieux de la part de cette fille que de la sienne. Il pouvait, sans se déshonorer, vivre chez son oncle et aux dépens de son oncle, en vertu des lois du népotisme ; mais il ne pouvait avoir Flore que réhabilitée. Au milieu de tant de difficultés, {p. 292} stimulé par l’espoir de s’emparer de la succession, il conçut l’admirable plan de faire sa tante de la Rabouilleuse. Aussi, dans ce dessein caché, dit-il à sa mère d’aller voir cette fille et de lui témoigner quelque affection en la traitant comme une belle-sœur.
— J’avoue, ma chère mère, fit-il en prenant un air cafard et regardant monsieur et madame Hochon qui venaient tenir compagnie à la chère Agathe, que la façon de vivre de mon oncle est peu convenable, et il lui suffirait de la régulariser pour obtenir à mademoiselle Brazier la considération de la ville. Ne vaut-il pas mieux pour elle être madame Rouget que la servante-maîtresse d’un vieux garçon ? N’est-il pas plus simple d’acquérir par un contrat de mariage des droits définis que de menacer une famille d’exhérédation ? Si vous, si monsieur Hochon, si quelque bon prêtre voulaient parler de cette affaire, on ferait cesser un scandale qui afflige les honnêtes gens. Puis mademoiselle Brazier serait heureuse en se voyant accueillie par vous comme une sœur, et par moi comme une tante.
Le lit de mademoiselle Flore fut entouré le lendemain par Agathe et par madame Hochon, qui révélèrent à la malade et à Rouget les admirables sentiments de Philippe. On parla du colonel dans tout Issoudun comme d’un homme excellent et d’un beau caractère, à cause surtout de sa conduite avec Flore. Pendant un mois, la Rabouilleuse entendit Goddet père, son médecin, cet homme si puissant sur l’esprit d’un malade, la respectable madame Hochon, mue par l’esprit religieux, Agathe si douce et si pieuse, lui présentant tous les avantages de son mariage avec Rouget. Quand, séduite à l’idée d’être madame Rouget, une digne et honnête bourgeoise, elle désira vivement se rétablir pour célébrer ce mariage, il ne fut pas difficile de lui faire comprendre qu’elle ne pouvait pas entrer dans la vieille famille des Rouget en mettant Philippe à la porte.
— D’ailleurs, lui dit un jour Goddet père, n’est-ce pas à lui que vous devez cette haute fortune ? Max ne vous aurait jamais laissée vous marier avec le père Rouget. Puis, lui dit-il à l’oreille, si vous avez des enfants, ne vengerez-vous pas Max ? car les Bridau seront déshérités.
Deux mois après le fatal événement, en février 1823, la malade, conseillée par tous ceux qui l’entouraient, priée par Rouget, reçut donc Philippe, dont la cicatrice la fit pleurer, mais dont les manières adoucies pour elle et presque affectueuses la calmèrent. D’après le désir de Philippe, on le laissa seul avec sa future tante.
{p. 293} — Ma chère enfant, lui dit le soldat, c’est moi qui, dès le principe, ai conseillé votre mariage avec mon oncle ; et, si vous y consentez, il aura lieu dès que vous serez rétablie…
— On me l’a dit, répondit-elle.
— Il est naturel que, si les circonstances m’ont contraint à vous faire du mal, je veuille vous faire le plus de bien possible. La fortune, la considération et une famille valent mieux que ce que vous avez perdu. Mon oncle mort, vous n’eussiez pas été long-temps la femme de ce garçon, car j’ai su de ses amis qu’il ne vous réservait pas un beau sort. Tenez, ma chère petite, entendons-nous ? nous vivrons tous heureux. Vous serez ma tante, et rien que ma tante. Vous aurez soin que mon oncle ne m’oublie pas dans son testament ; de mon côté, vous verrez comme je vous ferai traiter dans votre contrat de mariage… Calmez-vous, pensez à cela, nous en reparlerons. Vous le voyez, les gens les plus sensés, toute la ville vous conseille de faire cesser une position illégale, et personne ne vous en veut de me recevoir. On comprend que, dans la vie, les intérêts passent avant les sentiments. Vous serez, le jour de votre mariage, plus belle que vous n’avez jamais été. Votre indisposition en vous pâlissant vous a rendu de la distinction. Si mon oncle ne vous aimait pas follement, parole d’honneur, dit-il en se levant et lui baisant la main, vous seriez la femme du colonel Bridau.
Philippe quitta la chambre en laissant dans l’âme de Flore ce dernier mot pour y réveiller une vague idée de vengeance qui sourit à cette fille, presque heureuse d’avoir vu ce personnage effrayant à ses pieds. Philippe venait de jouer en petit la scène que joue Richard III avec la reine qu’il vient de rendre veuve. Le sens de cette scène montre que le calcul caché sous un sentiment entre bien avant dans le cœur et y dissipe le deuil le plus réel. Voilà comment dans la vie privée la Nature se permet ce qui, dans les œuvres du génie, est le comble de l’Art ; son moyen, à elle, est l’intérêt, qui est le génie de l’argent.
Au commencement du mois d’avril 1823, la salle de Jean-Jacques Rouget offrit donc, sans que personne s’en étonnât, le spectacle d’un superbe dîner donné pour la signature du contrat de mariage de mademoiselle Flore Brazier avec le vieux célibataire. Les convives étaient monsieur Héron ; les quatre témoins, messieurs Mignonnet, Carpentier, Hochon et Goddet père ; le maire et le curé ; puis Agathe Bridau, madame Hochon et son amie madame Borniche, {p. 294} c’est-à-dire les deux vieilles femmes qui faisaient autorité dans Issoudun. Aussi la future épouse fut-elle très-sensible à cette concession obtenue par Philippe de ces dames, qui y virent une marque de protection nécessaire à donner à une fille repentie. Flore fut d’une éblouissante beauté. Le curé, qui depuis quinze jours instruisait l’ignorante Rabouilleuse, devait lui faire faire le lendemain sa première communion. Ce mariage fut l’objet de cet article religieux publié dans le Journal du Cher à Bourges et dans le Journal de l’Indre à Châteauroux.
Issoudun.
Le mouvement religieux fait du progrès en Berry. Tous les amis de l’Église et les honnêtes gens de cette ville ont été témoins hier d’une cérémonie par laquelle un des principaux propriétaires du pays a mis fin à une situation scandaleuse et qui remontait à l’époque où la religion était sans force dans nos contrées. Ce résultat, dû au zèle éclairé des ecclésiastiques de notre ville, aura, nous l’espérons, des imitateurs, et fera cesser les abus des mariages non célébrés, contractés aux époques les plus désastreuses du régime révolutionnaire.
Il y a eu cela de remarquable dans le fait dont nous parlons, qu’il a été provoqué par les instances d’un colonel appartenant à l’ancienne armée, envoyé dans notre ville par l’arrêt de la Cour des Pairs, et à qui ce mariage peut faire perdre la succession de son oncle. Ce désintéressement est assez rare de nos jours pour qu’on lui donne de la publicité.
Par le contrat, Rouget reconnaissait à Flore cent mille francs de dot, et il lui assurait un douaire viager de trente mille francs. Après la noce, qui fut somptueuse, Agathe retourna la plus heureuse des mères à Paris, où elle apprit à Joseph et à Desroches ce qu’elle appela de bonnes nouvelles.
— Votre fils est un homme trop profond pour ne pas mettre la main sur cette succession, lui répondit l’avoué quand il eut écouté madame Bridau. Aussi vous et ce pauvre Joseph n’aurez-vous jamais un liard de la fortune de votre frère.
— Vous serez donc toujours, vous comme Joseph, injuste envers ce pauvre garçon, dit la mère, sa conduite à la Cour des Pairs est celle d’un grand politique, il a réussi à sauver bien des têtes !… Les erreurs de Philippe viennent de l’inoccupation où restaient ses {p. 295} grandes facultés ; mais il a reconnu combien le défaut de conduite nuisait à un homme qui veut parvenir ; et il a de l’ambition, j’en suis sûre ; aussi ne suis-je pas la seule à prévoir son avenir. Monsieur Hochon croit fermement que Philippe a de belles destinées.
— Oh ! s’il veut appliquer son intelligence profondément perverse à faire fortune, il arrivera, car il est capable de tout, et ces gens-là vont vite, dit Desroches.
— Pourquoi n’arriverait-il pas par des moyens honnêtes ? demanda madame Bridau.
— Vous verrez ! fit Desroches. Heureux ou malheureux, Philippe sera toujours l’homme de la rue Mazarine, l’assassin de madame Descoings, le voleur domestique ; mais, soyez tranquille : il paraîtra très-honnête à tout le monde !
Le lendemain du mariage, après le déjeuner, Philippe prit madame Rouget par le bras quand son oncle se fut levé pour aller s’habiller, car ces nouveaux époux étaient descendus, Flore en peignoir, le vieillard en robe de chambre.
— Ma belle-tante, dit-il en l’emmenant dans l’embrasure de la croisée, vous êtes maintenant de la famille. Grâce à moi, tous les notaires y ont passé. Ah ! çà, pas de farces. J’espère que nous jouerons franc jeu. Je connais les tours que vous pourriez me faire, et vous serez gardée par moi mieux que par une duègne. Ainsi, vous ne sortirez jamais sans me donner le bras, et vous ne me quitterez point. Quant à ce qui peut se passer à la maison, je m’y tiendrai, sacrebleu, comme une araignée au centre de sa toile. Voici qui vous prouvera que je pouvais, pendant que vous étiez dans votre lit, hors d’état de remuer ni pied ni patte, vous faire mettre à la porte sans un sou. Lisez ?
Et il tendit la lettre suivante à Flore stupéfaite :
Mon cher enfant, Florentine, qui vient enfin de débuter à l’Opéra, dans la nouvelle salle, par un pas de trois avec Mariette et Tullia, n’a pas cessé de penser à toi, ainsi que Florine, qui définitivement a lâché Lousteau pour prendre Nathan. Ces deux matoises t’ont trouvé la plus délicieuse créature du monde, une petite fille de dix-sept ans, belle comme une Anglaise, l’air sage comme une lady qui fait ses farces, rusée comme Desroches, fidèle comme Godeschal ; et Mariette l’a stylée en te souhaitant bonne chance. Il n’y a pas de femme qui puisse tenir contre ce petit ange sous {p. 296} lequel se cache un démon : elle saura jouer tous les rôles, empaumer ton oncle et le rendre fou d’amour. Elle a l’air céleste de la pauvre Coralie, elle sait pleurer, elle a une voix qui vous tire un billet de mille francs du cœur le plus granitique, et la luronne sable mieux que nous le vin de Champagne. C’est un sujet précieux ; elle a des obligations à Mariette, et désire s’acquitter avec elle. Après avoir lampé la fortune de deux Anglais, d’un Russe, et d’un prince romain, mademoiselle Esther se trouve dans la plus affreuse gêne ; tu lui donneras dix mille francs, elle sera contente. Elle vient de dire en riant : — Tiens, je n’ai jamais fricassé de bourgeois, ça me fera la main ! Elle est bien connue de Finot, de Bixiou, de des Lupeaulx, de tout notre monde enfin. Ah ! s’il y avait des fortunes en France, ce serait la plus grande courtisane des temps modernes. Ma rédaction sent Nathan, Bixiou, Finot qui sont à faire leurs bêtises avec cette susdite Esther, dans le plus magnifique appartement qu’on puisse voir, et qui vient d’être arrangé à Florine par le vieux lord Dudley, le vrai père de de Marsay, que la spirituelle actrice a fait, grâce au costume de son nouveau rôle. Tullia est toujours avec le duc de Rhétoré, Mariette est toujours avec le duc de Maufrigneuse ; ainsi, à elles deux, elles t’obtiendront une remise de ta surveillance à la fête du Roi. Tâche d’avoir enterré l’oncle sous les roses pour la prochaine Saint-Louis, reviens avec l’héritage, et tu en mangeras quelque chose avec Esther et tes vieux amis qui signent en masse pour se rappeler à ton souvenir :
NATHAN, FLORINE, BIXIOU, FINOT, MARIETTE,
FLORENTINE, GIROUDEAU, TULLIA.
La lettre, en tremblotant dans les mains de madame Rouget, accusait l’effroi de son âme et de son corps. La tante n’osa regarder son neveu, qui fixait sur elle deux yeux d’une expression terrible.
— J’ai confiance en vous, dit-il, vous le voyez ; mais je veux du retour. Je vous ai faite ma tante pour pouvoir vous épouser un jour. Vous valez bien Esther auprès de mon oncle. Dans un an d’ici, nous devons être à Paris, le seul pays où la beauté puisse vivre. Vous vous y amuserez un peu mieux qu’ici, car c’est un carnaval perpétuel. Moi, je rentrerai dans l’armée, je deviendrai général et vous serez alors une grande dame. Voilà votre avenir, travaillez-y… Mais je veux un gage de notre alliance. Vous me {p. 297} ferez donner, d’ici à un mois, la procuration générale de mon oncle, sous prétexte de vous débarrasser ainsi que lui des soins de la fortune. Je veux, un mois après, une procuration spéciale pour transférer son inscription. Une fois l’inscription en mon nom, nous aurons un intérêt égal à nous épouser un jour. Tout cela, ma belle tante, est net et clair. Entre nous, il ne faut pas d’ambiguïté. Je puis épouser ma tante après un an de veuvage, tandis que je ne pouvais pas épouser une fille déshonorée.
Il quitta la place sans attendre de réponse. Quand, un quart d’heure après, la Védie entra pour desservir, elle trouva sa maîtresse pâle et en moiteur, malgré la saison. Flore éprouvait la sensation d’une femme tombée au fond d’un précipice, elle ne voyait que ténèbres dans son avenir ; et, sur ces ténèbres se dessinaient, comme dans un lointain profond, des choses monstrueuses, indistinctement aperçues et qui l’épouvantaient. Elle sentait le froid humide des souterrains. Elle avait instinctivement peur de cet homme, et néanmoins une voix lui criait qu’elle méritait de l’avoir pour maître. Elle ne pouvait rien contre sa destinée : Flore Brazier avait par décence un appartement chez le père Rouget ; mais madame Rouget devait appartenir à son mari, elle se voyait ainsi privée du précieux libre arbitre que conserve une servante-maîtresse. Dans l’horrible situation où elle se trouvait, elle conçut l’espoir d’avoir un enfant ; mais, durant ces cinq dernières années, elle avait rendu Jean-Jacques le plus caduque des vieillards. Ce mariage devait avoir pour le pauvre homme l’effet du second mariage de Louis XII. D’ailleurs la surveillance d’un homme tel que Philippe, qui n’avait rien à faire, car il quitta sa place, rendit toute vengeance impossible. Benjamin était un espion innocent et dévoué. La Védie tremblait devant Philippe. Flore se voyait seule et sans secours ! Enfin, elle craignait de mourir ; sans savoir comment Philippe arriverait à la tuer, elle devinait qu’une grossesse suspecte serait son arrêt de mort : le son de cette voix, l’éclat voilé de ce regard de joueur, les moindres mouvements de ce soldat, qui la traitait avec la brutalité la plus polie, la faisaient frissonner. Quant à la procuration demandée par ce féroce colonel, qui pour tout Issoudun était un héros, il l’eut dès qu’il la lui fallut ; car Flore tomba sous la domination de cet homme comme la France était tombée sous celle de Napoléon. Semblable au papillon qui s’est pris les pates dans la cire incandescente d’une bougie, Rouget dissipa rapidement ses dernières forces.
{p. 298} En présence de cette agonie, le neveu restait impassible et froid comme les diplomates, en 1814, pendant les convulsions de la France Impériale.
Philippe, qui ne croyait guère en Napoléon II, écrivit alors au ministre de la Guerre la lettre suivante que Mariette fit remettre par le duc de Maufrigneuse.
Monseigneur,
Napoléon n’est plus, j’ai voulu lui rester fidèle après lui avoir engagé mes serments ; maintenant, je suis libre d’offrir mes services à Sa Majesté. Si Votre Excellence daigne expliquer ma conduite à Sa Majesté, le Roi pensera qu’elle est conforme aux lois de l’honneur, sinon à celles du Royaume. Le Roi, qui a trouvé naturel que son aide-de-camp, le général Rapp, pleurât son ancien maître, aura sans doute de l’indulgence pour moi : Napoléon fut mon bienfaiteur.
Je supplie donc Votre Excellence de prendre en considération la demande que je lui adresse d’un emploi dans mon grade, en l’assurant ici de mon entière soumission. C’est assez vous dire, Monseigneur, que le Roi trouvera en moi le plus fidèle sujet.
Daignez agréer l’hommage du respect avec lequel j’ai l’honneur d’être,
De Votre Excellence,
Le très-soumis et très-humble serviteur,
PHILIPPE BRIDAU,
Ancien chef d’escadron aux Dragons de la Garde,
officier de la Légion-d’Honneur, en surveillance
sous la Haute Police à Issoudun.
À cette lettre était jointe une demande en permission de séjour à Paris pour affaires de famille, à laquelle monsieur Mouilleron annexa des lettres du Maire, du Sous-Préfet et du commissaire de police d’Issoudun, qui tous donnaient les plus grands éloges à Philippe, en s’appuyant sur l’article fait à propos du mariage de son oncle.
Quinze jours après, au moment de l’Exposition, Philippe reçut la permission demandée et une lettre où le Ministre de la Guerre lui annonçait que, d’après les ordres du Roi, il était, pour première grâce, rétabli comme lieutenant-colonel dans les cadres de l’armée.
Philippe vint à Paris avec sa tante et le vieux Rouget, qu’il mena, {p. 299} trois jours après son arrivée, au Trésor, y signer le transfert de l’inscription, qui devint alors sa propriété. Ce moribond fut, ainsi que la Rabouilleuse, plongé par leur neveu dans les joies excessives de la société si dangereuse des infatigables actrices, des journalistes, des artistes et des femmes équivoques où Philippe avait déjà dépensé sa jeunesse, et où le vieux Rouget trouva des Rabouilleuses à en mourir. Giroudeau se chargea de procurer au père Rouget l’agréable mort illustrée plus tard, dit-on, par un maréchal de France. Lolotte, une des plus belles marcheuses de l’Opéra, fut l’aimable assassin de ce vieillard. Rouget mourut après un souper splendide donné par Florentine, il fut donc assez difficile de savoir qui du souper, qui de mademoiselle Lolotte avait achevé ce vieux Berrichon. Lolotte rejeta cette mort sur une tranche de pâté de foie gras ; et, comme l’œuvre de Strasbourg ne pouvait répondre, il passe pour constant que le bonhomme est mort d’indigestion. Madame Rouget se trouva dans ce monde excessivement décolleté comme dans son élément ; mais Philippe lui donna pour chaperon Mariette qui ne laissa pas faire de sottises à cette veuve, dont le deuil fut orné de quelques galanteries.
En octobre 1823, Philippe revint à Issoudun muni de la procuration de sa tante, pour liquider la succession de son oncle, opération qui se fit rapidement, car il était à Paris en mars 1824 avec seize cent mille francs, produit net et liquide des biens de défunt son oncle, sans compter les précieux tableaux qui n’avaient jamais quitté la maison du vieil Hochon. Philippe mit ses fonds dans la maison Mongenod et fils, où se trouvait le jeune Baruch Borniche, et sur la solvabilité, sur la probité de laquelle le vieil Hochon lui avait donné des renseignements satisfaisants. Cette maison prit les seize cent mille francs à six pour cent d’intérêt par an, avec la condition d’être prévenue trois mois d’avance en cas de retrait des fonds.
Un beau jour, Philippe vint prier sa mère d’assister à son mariage, qui eut pour témoins Giroudeau, Finot, Nathan et Bixiou. Par le contrat, madame veuve Rouget, dont l’apport consistait en un million de francs, faisait donation à son futur époux de ses biens dans le cas où elle décéderait sans enfants. Il n’y eut ni billets de faire part, ni fête, ni éclat, car Philippe avait ses desseins : il logea sa femme rue Saint-Georges, dans un appartement que Lolotte lui vendit tout meublé, que madame Bridau la jeune trouva délicieux, et {p. 300} où l’époux mit rarement les pieds. À l’insu de tout le monde, Philippe acheta pour deux cent cinquante mille francs, rue de Clichy, dans un moment où personne ne soupçonnait la valeur que ce quartier devait un jour acquérir, un magnifique hôtel sur le prix duquel il donna cinquante mille écus de ses revenus, en prenant deux ans pour payer le surplus. Il y dépensa des sommes énormes en arrangements intérieurs et en mobilier, car il y consacra ses revenus pendant deux ans. Les superbes tableaux restaurés, estimés à trois cent mille francs, y brillèrent de tout leur éclat.
L’avènement de Charles X avait mis encore plus en faveur qu’auparavant la famille du duc de Chaulieu, dont le fils aîné, le duc de Rhétoré, voyait souvent Philippe chez Tullia. Sous Charles X, la branche aînée de la maison de Bourbon se crut définitivement assise sur le trône, et suivit le conseil que le maréchal Gouvion-Saint-Cyr avait précédemment donné de s’attacher les militaires de l’Empire. Philippe, qui sans doute fit de précieuses révélations sur les complots de 1820 et 1822, fut nommé lieutenant-colonel dans le régiment du duc de Maufrigneuse. Ce charmant grand seigneur se regardait comme obligé de protéger un homme à qui il avait enlevé Mariette. Le Corps de Ballet ne fut pas étranger à cette nomination. On avait d’ailleurs décidé dans la sagesse du conseil secret de Charles X de faire prendre à Monseigneur le Dauphin une légère couleur de libéralisme. Mons Philippe, devenu quasiment le menin du duc de Maufrigneuse, fut donc présenté non-seulement au Dauphin, mais encore à la Dauphine à qui ne déplaisaient pas les caractères rudes et les militaires connus par leur fidélité. Philippe jugea très-bien le rôle du Dauphin, et il profita de la première mise en scène de ce libéralisme postiche, pour se faire nommer aide-de-camp31 d’un Maréchal très-bien en cour. En janvier 1827, Philippe, qui passa dans la Garde Royale lieutenant-colonel au régiment que le duc de Maufrigneuse y commandait alors, sollicita la faveur d’être anobli. Sous la Restauration, l’anoblissement devint un quasi-droit pour les roturiers qui servaient dans la Garde. Le colonel Bridau, qui venait d’acheter la terre de Brambourg, demanda la faveur de l’ériger en majorat au titre de comte. Il obtint cette grâce en mettant à profit ses liaisons dans la société la plus élevée où il se produisait avec un faste de voitures et de livrées, enfin dans une tenue de grand seigneur. Dès que Philippe, lieutenant-colonel du plus beau régiment de cavalerie {p. 301} de la Garde, se vit désigné dans l’Almanach sous le nom de comte de Brambourg, il hanta beaucoup la maison du lieutenant-général d’artillerie comte de Soulanges, en faisant la cour à la plus jeune fille, mademoiselle Amélie de Soulanges. Insatiable et appuyé par les maîtresses de tous les gens influents, Philippe sollicitait l’honneur d’être un des aides-de-camp de Monseigneur le Dauphin. Il eut l’audace de dire à la Dauphine « qu’un vieil officier blessé sur plusieurs champs de bataille et qui connaissait la grande guerre, ne serait pas, dans l’occasion, inutile à Monseigneur. » Philippe, qui sut prendre le ton de toutes les courtisaneries, fut dans ce monde supérieur ce qu’il devait être, comme il avait su se faire Mignonnet à Issoudun. Il eut d’ailleurs un train magnifique, il donna des fêtes et des dîners splendides, en n’admettant dans son hôtel aucun de ses anciens amis dont la position eût pu compromettre son avenir. Aussi fut-il impitoyable pour les compagnons de ses débauches. Il refusa net à Bixiou de parler en faveur de Giroudeau qui voulut reprendre du service, quand Florentine le lâcha.
— C’est un homme sans mœurs ! dit Philippe.
— Ah ! voilà ce qu’il a répondu de moi, s’écria Giroudeau, moi qui l’ai débarrassé de son oncle !
— Nous le repincerons, dit Bixiou.
Philippe voulait épouser mademoiselle Amélie de Soulanges, devenir général, et commander un des régiments de la Garde Royale. Il demanda tant de choses, que, pour le faire taire, on le nomma commandeur de la Légion-d’Honneur et commandeur de Saint-Louis. Un soir, Agathe et Joseph, revenant à pied par un temps de pluie, virent Philippe passant en uniforme, chamarré de ses cordons, campé dans le coin de son beau coupé garni de soie jaune, dont les armoiries étaient surmontées d’une couronne de comte, allant à une fête de l’Élysée-Bourbon ; il éclaboussa sa mère et son frère en les saluant d’un geste protecteur.
— Va-t-il, va-t-il, ce drôle-là ? dit Joseph à sa mère. Néanmoins il devrait bien nous envoyer autre chose que de la boue au visage.
— Il est dans une si belle position, si haute, qu’il ne faut pas lui en vouloir de nous oublier, dit madame Bridau. En montant une côte si rapide, il a tant d’obligations à remplir, il a tant de sacrifices à faire, qu’il peut bien ne pas venir nous voir, tout en pensant à nous.
{p. 302} — Mon cher, dit un soir le duc de Maufrigneuse au nouveau comte de Brambourg, je suis sûr que votre demande sera prise en bonne part ; mais pour épouser Amélie de Soulanges, il faudrait que vous fussiez libre. Qu’avez-vous fait de votre femme ?…
— Ma femme ?… dit Philippe avec un geste, un regard et un accent qui furent devinés plus tard par Frédérick-Lemaître dans un de ses plus terribles rôles. Hélas ! j’ai la triste certitude de ne pas la conserver. Elle n’a pas huit jours à vivre. Ah ! mon cher Duc, vous ignorez ce qu’est une mésalliance ! une femme qui était cuisinière, qui a les goûts d’une cuisinière et qui me déshonore, car je suis bien à plaindre. Mais j’ai eu l’honneur d’expliquer ma position à madame la Dauphine. Il s’est agi, dans le temps, de sauver un million que mon oncle avait laissé par testament à cette créature. Heureusement, ma femme a donné dans les liqueurs ; à sa mort, je deviens maître d’un million confié à la maison Mongenod, j’ai de plus trente mille francs dans le cinq, et mon majorat qui vaut quarante mille livres de rente. Si, comme tout le fait supposer, monsieur de Soulanges a le bâton de maréchal, je suis en mesure, avec le titre de comte de Brambourg, de devenir général et pair de France. Ce sera la retraite d’un aide-de-camp du Dauphin.
Après le Salon de 1823, le premier peintre du Roi, l’un des plus excellents hommes de ce temps, avait obtenu pour la mère de Joseph un bureau de loterie aux environs de la Halle. Plus tard, Agathe put fort heureusement permuter, sans avoir de soulte à payer, avec le titulaire d’un bureau situé rue de Seine, dans une maison où Joseph prit son atelier. À son tour, la veuve eut un gérant et ne coûta plus rien à son fils. Or, en 1828, quoique directrice d’un excellent bureau de loterie qu’elle devait à la gloire de Joseph, madame Bridau ne croyait pas encore à cette gloire excessivement contestée comme le sont toutes les vraies gloires. Le grand peintre, toujours aux prises avec ses passions, avait d’énormes besoins ; il ne gagnait pas assez pour soutenir le luxe auquel l’obligeaient ses relations dans le monde aussi bien que sa position distinguée dans la jeune École. Quoique puissamment soutenu par ses amis du Cénacle, par mademoiselle Des Touches, il ne plaisait pas au Bourgeois. Cet être, de qui vient l’argent aujourd’hui, ne délie jamais les cordons de sa bourse pour les talents mis en question, et Joseph voyait contre lui les classiques, l’Institut, et les critiques qui relevaient de ces deux puissances. Enfin le comte de Brambourg faisait {p. 303} l’étonné quand on lui parlait de Joseph. Ce courageux artiste, quoique appuyé par Gros et par Gérard, qui lui firent donner la croix au Salon de 1827, avait peu de commandes. Si le Ministère de l’Intérieur et la Maison du Roi prenaient difficilement ses grandes toiles, les marchands et les riches étrangers s’en embarrassaient encore moins. D’ailleurs, Joseph s’abandonne, comme on sait, un peu trop à la fantaisie, et il en résulte des inégalités dont profitent ses ennemis pour nier son talent.
— La grande peinture est bien malade, lui disait son ami Pierre Grassou qui faisait des croûtes au goût de la Bourgeoisie dont les appartements se refusent aux grandes toiles.
— Il te faudrait toute une cathédrale à peindre, lui répétait Schinner, tu réduiras la critique au silence par une grande œuvre.
Ces propos effrayants pour la bonne Agathe corroboraient le jugement qu’elle avait porté tout d’abord sur Joseph et sur Philippe. Les faits donnaient raison à cette femme restée provinciale : Philippe, son enfant préféré, n’était-il pas enfin le grand homme de la famille ? elle voyait dans les premières fautes de ce garçon les écarts du génie ; Joseph, de qui les productions la trouvaient insensible, car elle les voyait trop dans leurs langes pour les admirer achevées, ne lui paraissait pas plus avancé en 1828 qu’en 1816. Le pauvre Joseph devait de l’argent, il pliait sous le poids de ses dettes, il avait pris un état ingrat, qui ne rapportait rien. Enfin, Agathe ne concevait pas pourquoi l’on avait donné la décoration à Joseph. Philippe devenu comte, Philippe assez fort pour ne plus aller au jeu, l’invité des fêtes de Madame, ce brillant colonel qui, dans les revues ou dans les cortéges, défilait revêtu d’un magnifique costume et chamarré de deux cordons rouges, réalisait les rêves maternels d’Agathe. Un jour de cérémonie publique, Philippe avait effacé l’odieux spectacle de sa misère sur le quai de l’École, en passant devant sa mère au même endroit, en avant du Dauphin, avec des aigrettes à son schapska, avec un dolman brillant d’or et de fourrures ! Devenue pour l’artiste une espèce de sœur grise dévouée, Agathe ne se sentait mère que pour l’audacieux aide-de-camp de Son Altesse Royale Monseigneur le Dauphin ! Fière de Philippe, elle lui devrait bientôt l’aisance, elle oubliait que le bureau de loterie dont elle vivait lui venait de Joseph. Un jour, Agathe vit son pauvre artiste si tourmenté par le total du mémoire de son marchand de couleurs que, tout en maudissant {p. 304} les Arts, elle voulut le libérer de ses dettes. La pauvre femme, qui tenait la maison avec les gains de son bureau de loterie, se gardait bien de jamais demander un liard à Joseph. Aussi n’avait-elle pas d’argent ; mais elle comptait sur le bon cœur et sur la bourse de Philippe. Elle attendait, depuis trois ans, de jour en jour, la visite de son fils ; elle le voyait lui apportant une somme énorme, et jouissait par avance du plaisir qu’elle aurait à la donner à Joseph, dont l’opinion sur Philippe était toujours aussi invariable que celle de Desroches.
À l’insu de Joseph, elle écrivit donc à Philippe la lettre suivante :
À Monsieur le comte de Brambourg.
Mon cher Philippe, tu n’as pas accordé le plus petit souvenir à ta mère en cinq ans ! Ce n’est pas bien. Tu devrais te rappeler un peu le passé, ne fût-ce qu’à cause de ton excellent frère. Aujourd’hui Joseph est dans le besoin, tandis que tu nages dans l’opulence ; il travaille pendant que tu voles de fêtes en fêtes. Tu possèdes à toi seul la fortune de mon frère. Enfin, tu aurais, à entendre le petit Borniche, deux cent mille livres de rente. Eh ! bien, viens voir Joseph ? Pendant ta visite, mets dans la tête de mort une vingtaine de billets de mille francs : tu nous les dois, Philippe ; néanmoins, ton frère se croira ton obligé, sans compter le plaisir que tu feras à ta mère
Agathe BRIDAU (née Rouget).
Deux jours après, la servante apporta dans l’atelier, où la pauvre Agathe venait de déjeuner avec Joseph, la terrible lettre suivante :
Ma chère mère, on n’épouse pas mademoiselle Amélie de Soulanges en lui apportant des coquilles de noix, quand, sous le nom de comte de Brambourg, il y a celui de
Votre fils,
PHILIPPE BRIDAU.
En se laissant aller presque évanouie sur le divan de l’atelier, Agathe lâcha la lettre. Le léger bruit que fit le papier en tombant, et la sourde mais horrible exclamation d’Agathe, causèrent un sursaut à Joseph qui, dans ce moment, avait oublié sa mère, car il brossait avec rage une esquisse, il pencha la tête en dehors de sa {p. 305} toile pour voir ce qui arrivait. À l’aspect de sa mère étendue, le peintre lâcha palette et brosses, et alla relever une espèce de cadavre ! Il prit Agathe dans ses bras, la porta sur son lit dans son appartement, et envoya chercher son ami Bianchon par la servante. Aussitôt que Joseph put questionner sa mère, elle avoua sa lettre à Philippe et la réponse qu’elle avait reçue de lui. L’artiste alla ramasser cette réponse dont la concise brutalité venait de briser le cœur délicat de cette pauvre mère, en y renversant le pompeux édifice élevé par sa préférence maternelle. Joseph, revenu près du lit de sa mère, eut l’esprit de se taire. Il ne parla point de son frère pendant les trois semaines que dura, non pas la maladie, mais l’agonie de cette pauvre femme. En effet, Bianchon, qui vint tous les jours et soigna la malade avec le dévouement d’un ami véritable, avait éclairé Joseph dès le premier jour.
— À cet âge, lui dit-il, et dans les circonstances où ta mère va se trouver, il ne faut songer qu’à lui rendre la mort le moins amère possible.
Agathe se sentit d’ailleurs si bien appelée par Dieu qu’elle réclama, le lendemain même, les soins religieux du vieil abbé Loraux, son confesseur depuis vingt-deux ans. Aussitôt qu’elle fut seule avec lui, quand elle eut versé dans ce cœur tous ses chagrins, elle redit ce qu’elle avait dit à sa marraine et ce qu’elle disait toujours.
— En quoi donc ai-je pu déplaire à Dieu ? Ne l’aimé-je pas de toute mon âme ? N’ai-je pas marché dans le chemin du salut ? Quelle est ma faute ? Et si je suis coupable d’une faute que j’ignore, ai-je encore le temps de la réparer ?
— Non, dit le vieillard d’une voix douce. Hélas ! votre vie paraît être pure et votre âme semble être sans tache ; mais l’œil de Dieu, pauvre créature affligée, est plus pénétrant que celui de ses ministres ! J’y vois clair un peu trop tard, car vous m’avez abusé moi-même.
En entendant ces mots prononcés par une bouche qui n’avait eu jusqu’alors que des paroles de paix et de miel pour elle, Agathe se dressa sur son lit en ouvrant des yeux pleins de terreur et d’inquiétude.
— Dites ! dites, s’écria-t-elle.
— Consolez-vous ! reprit le vieux prêtre. À la manière dont vous êtes punie, on peut prévoir le pardon. Dieu n’est sévère ici-bas que pour ses élus. Malheur à ceux dont les méfaits trouvent des hasards {p. 306} favorables, ils seront repétris dans l’Humanité jusqu’à ce qu’ils soient durement punis à leur tour pour de simples erreurs, quand ils arriveront à la maturité des fruits célestes. Votre vie, ma fille, n’a été qu’une longue faute. Vous tombez dans la fosse que vous vous êtes creusée, car nous ne manquons que par le côté que nous avons affaibli en nous. Vous avez donné votre cœur à un monstre en qui vous avez vu votre gloire, et vous avez méconnu celui de vos enfants en qui est votre gloire véritable ! Vous avez été si profondément injuste que vous n’avez pas remarqué ce contraste si frappant : vous tenez votre existence de Joseph, tandis que votre autre fils vous a constamment pillée. Le fils pauvre, qui vous aime sans être récompensé par une tendresse égale, vous apporte votre pain quotidien ; tandis que le riche, qui n’a jamais songé à vous et qui vous méprise, souhaite votre mort.
— Oh ! pour cela !… dit-elle.
— Oui, reprit le prêtre, vous gênez par votre humble condition les espérances de son orgueil… Mère, voilà vos crimes ! Femme, vos souffrances et vos tourments vous annoncent que vous jouirez de la paix du Seigneur. Votre fils Joseph est si grand que sa tendresse n’a jamais été diminuée par les injustices de votre préférence maternelle, aimez-le donc bien ! donnez-lui tout votre cœur pendant ces derniers jours ; enfin, priez pour lui, moi je vais aller prier pour vous.
Dessillés par de si puissantes mains, les yeux de cette mère embrassèrent par un regard rétrospectif le cours de sa vie. Éclairée par ce trait de lumière, elle aperçut ses torts involontaires et fondit en larmes. Le vieux prêtre se sentit tellement ému par le spectacle de ce repentir d’une créature en faute, uniquement par ignorance, qu’il sortit pour ne pas laisser voir sa pitié. Joseph rentra dans la chambre de sa mère environ deux heures après le départ du confesseur. Il était allé chez un de ses amis emprunter l’argent nécessaire au payement de ses dettes les plus pressées, et il rentra sur la pointe du pied, en croyant Agathe endormie. Il put donc se mettre dans son fauteuil sans être vu de la malade.
Un sanglot entrecoupé par ces mots : — Me pardonnera-t-il ? fit lever Joseph qui eut la sueur dans le dos, car il crut sa mère en proie au délire qui précède la mort.
— Qu’as-tu, ma mère ? lui dit-il effrayé de voir les yeux rougis de pleurs et la figure accablée de la malade.
{p. 307} — Ah ! Joseph ! me pardonneras-tu, mon enfant ? s’écria-t-elle.
— Eh ! quoi ? dit l’artiste.
— Je ne t’ai pas aimé comme tu méritais de l’être…
— En voilà une charge ? s’écria-t-il. Vous ne m’avez pas aimé ?… Depuis sept ans ne vivons-nous pas ensemble ? Depuis sept ans n’es-tu pas ma femme de ménage ? Est-ce que je ne te vois pas tous les jours ? Est-ce que je n’entends pas ta voix ? Est-ce que tu n’es pas la douce et l’indulgente compagne de ma vie misérable ? Tu ne comprends pas la peinture ?… Eh ! mais ça ne se donne pas ! Et moi qui disais hier à Grassou : — Ce qui me console au milieu de mes luttes, c’est d’avoir une bonne mère ; elle est ce que doit être la femme d’un artiste, elle a soin de tout, elle veille à mes besoins matériels sans faire le moindre embarras…
— Non, Joseph, non, tu m’aimais, toi ! et je ne te rendais pas tendresse pour tendresse. Ah ! comme je voudrais vivre !… donne-moi ta main ?…
Agathe prit la main de son fils, la baisa, la garda sur son cœur, et le contempla pendant long-temps en lui montrant l’azur de ses yeux resplendissant de la tendresse qu’elle avait réservée jusqu’alors à Philippe. Le peintre, qui se connaissait en expression, fut si frappé de ce changement, il vit si bien que le cœur de sa mère s’ouvrait pour lui, qu’il la prit dans ses bras, la tint pendant quelques instants serrée, en disant comme un insensé : — O ma mère ! ma mère !
— Ah ! je me sens pardonnée ! dit-elle. Dieu doit confirmer le pardon d’un enfant à sa mère !
— Il te faut du calme, ne te tourmente pas, voilà qui est dit : je me sens aimé pendant ce moment pour tout le passé, s’écria Joseph en replaçant sa mère sur l’oreiller.
Pendant les deux semaines que dura le combat entre la vie et la mort chez cette sainte créature, elle eut pour Joseph des regards, des mouvements d’âme et des gestes où éclatait tant d’amour qu’il semblait que, dans chacune de ses effusions, il y eût toute une vie… La mère ne pensait plus qu’à son fils, elle se comptait pour rien ; et, soutenue par son amour, elle ne sentait plus ses souffrances. Elle eut de ces mots naïfs comme en ont les enfants. D’Arthez, Michel Chrestien, Fulgence Ridal, Pierre Grassou, Bianchon venaient tenir compagnie à Joseph, et discutaient souvent à voix basse dans la chambre de la malade.
{p. 308} — Oh ! comme je voudrais savoir ce que c’est que la couleur ! s’écria-t-elle un soir en entendant une discussion sur un tableau.
De son côté, Joseph fut sublime pour sa mère ; il ne quitta pas la chambre, il dorlotait Agathe dans son cœur, il répondait à cette tendresse par une tendresse égale. Ce fut pour les amis de ce grand peintre un de ces beaux spectacles qui ne s’oublient jamais. Ces hommes qui tous offraient l’accord d’un vrai talent et d’un grand caractère furent pour Joseph et pour sa mère ce qu’ils devaient être : des anges qui priaient, qui pleuraient avec lui, non pas en disant des prières et répandant des pleurs ; mais en s’unissant à lui par la pensée et par l’action. En artiste aussi grand par le sentiment que par le talent, Joseph devina, par quelques regards de sa mère, un désir enfoui dans ce cœur, et dit un jour à d’Arthez : — Elle a trop aimé ce brigand de Philippe pour ne pas vouloir le revoir avant de mourir…
Joseph pria Bixiou, qui se trouvait lancé dans le monde bohémien que fréquentait parfois Philippe, d’obtenir de cet infâme parvenu qu’il jouât, par pitié, la comédie d’une tendresse quelconque afin d’envelopper le cœur de cette pauvre mère dans un linceul brodé d’illusions. En sa qualité d’observateur et de railleur misanthrope, Bixiou ne demanda pas mieux que de s’acquitter d’une semblable mission. Quand il eut exposé la situation d’Agathe au comte de Brambourg qui le reçut dans une chambre à coucher tendue en damas de soie jaune, le colonel se mit à rire.
— Eh ! que diable veux-tu que j’aille faire là ? s’écria-t-il. Le seul service que puisse me rendre la bonne femme est de crever le plus tôt possible, car elle ferait une triste figure à mon mariage avec mademoiselle de Soulanges. Moins j’aurai de famille, meilleure sera ma position. Tu comprends très-bien que je voudrais enterrer le nom de Bridau sous tous les monuments funéraires du Père-Lachaise !… Mon frère m’assassine en produisant mon vrai nom au grand jour ! Tu as trop d’esprit pour ne pas être à la hauteur de ma situation, toi ! Voyons ?… si tu devenais député, tu as une fière platine, tu serais craint comme Chauvelin, et tu pourrais être fait comte Bixiou, Directeur des Beaux-Arts. Arrivé là, serais-tu content, si ta grand’mère Descoings vivait encore, d’avoir à tes côtés cette brave femme qui ressemblait à une madame Saint-Léon ? lui donnerais-tu le bras aux Tuileries ? la présenterais-tu à la famille noble où tu tâcherais alors d’entrer ? Tu souhaiterais, {p. 309} sacrebleu ! la voir à six pieds sous terre, calfeutrée dans une chemise de plomb. Tiens, déjeune avec moi, et parlons d’autre chose. Je suis un parvenu, mon cher, je le sais. Je ne veux pas laisser voir mes langes !… Mon fils, lui, sera plus heureux que moi, il sera grand seigneur. Le drôle souhaitera ma mort, je m’y attends bien, ou il ne sera pas mon fils.
Il sonna, vint le valet de chambre auquel il dit : — Mon ami déjeune avec moi, sers-nous un petit déjeuner fin.
— Le beau monde ne te verrait pourtant pas dans la chambre de ta mère, reprit Bixiou. Qu’est-ce que cela te coûterait d’avoir l’air d’aimer la pauvre femme pendant quelques heures ?…
— Ouitch ! dit Philippe en clignant de l’œil, tu viens de leur part. Je suis un vieux chameau qui se connaît en génuflexions. Ma mère veut, à propos de son dernier soupir, me tirer une carotte pour Joseph !… Merci.
Quand Bixiou raconta cette scène à Joseph, le pauvre peintre eut froid jusque dans l’âme.
— Philippe sait-il que je suis malade ? dit Agathe d’une voix dolente le soir même du jour où Bixiou rendit compte de sa mission.
Joseph sortit étouffé par ses larmes. L’abbé Loraux, qui se trouvait au chevet de sa pénitente, lui prit la main, la lui serra, puis il répondit : — Hélas ! mon enfant, vous n’avez jamais eu qu’un fils !…
En entendant ce mot qu’elle comprit, Agathe eut une crise par laquelle commença son agonie. Elle mourut vingt heures après.
Dans le délire qui précéda sa mort, ce mot : — De qui donc Philippe tient-il ?… lui échappa.
Joseph mena seul le convoi de sa mère. Philippe était allé, pour affaire de service, à Orléans, chassé de Paris par la lettre suivante que Joseph lui écrivit au moment où leur mère rendait le dernier soupir :
Monstre, ma pauvre mère est morte du saisissement que ta lettre lui a causé, prends le deuil ; mais fais-toi malade : je ne veux pas que son assassin soit à mes côtés devant son cercueil.
JOSEPH B.
Le peintre, qui ne se sentit plus le courage de peindre, quoique peut-être sa profonde douleur exigeât l’espèce de distraction mécanique apportée par le travail, fut entouré de ses amis qui s’entendirent pour ne jamais le laisser seul. Donc, Bixiou, qui aimait {p. 310} Joseph autant qu’un railleur peut aimer quelqu’un, faisait, quinze jours après le convoi, partie des amis groupés dans l’atelier. En ce moment, la servante entra brusquement et remit à Joseph cette lettre apportée, dit-elle, par une vieille femme qui attendait une réponse chez le portier.
Monsieur,
Vous à qui je n’ose donner le nom de frère, je dois m’adresser à vous, ne fût-ce qu’à cause du nom que je porte…
Joseph tourna la page et regarda la signature au bas du dernier recto. Ces mots : comtesse Flore de Brambourg, le firent frissonner, car il pressentit quelque horreur inventée par son frère.
— Ce brigand-là, dit-il, ferait le diable au même ! Et ça passe pour un homme d’honneur ! Et ça se met un tas de coquillages autour du cou ! Et ça fait la roue à la cour au lieu d’être étendu sur la roue ! Et ce roué se nomme monsieur le comte !
— Et il y en a beaucoup comme ça ! dit Bixiou.
— Après ça ! cette Rabouilleuse mérite bien d’être rabouillée à son tour, reprit Joseph, elle ne vaut pas la gale, elle m’aurait fait couper le cou comme à un poulet, sans dire : Il est innocent !…
Au moment où Joseph jetait la lettre, Bixiou la rattrapa lestement et la lut à haute voix…
Est-il convenable que madame la comtesse Bridau de Brambourg, quels que puissent être ses torts, aille mourir à l’hôpital ? Si tel est mon destin, si telle est la volonté de monsieur le comte et la vôtre, qu’elle s’accomplisse ; mais alors, vous qui êtes l’ami du docteur Bianchon, obtenez-moi sa protection pour entrer dans un hôpital. La personne qui vous apportera cette lettre, monsieur, est allée onze jours de suite à l’hôtel de Brambourg, rue de Clichy, sans pouvoir obtenir un secours de mon mari. L’état dans lequel je suis ne me permet pas de faire appeler un avoué afin d’entreprendre d’obtenir judiciairement ce qui m’est dû pour mourir en paix. D’ailleurs, rien ne peut me sauver, je le sais. Aussi, dans le cas où vous ne voudriez pas vous occuper de votre malheureuse belle-sœur, donnez-moi l’argent nécessaire pour avoir de quoi mettre fin à mes jours ; car, je le vois, monsieur votre frère veut ma mort, il l’a toujours voulue. Quoiqu’il m’ait dit qu’il avait trois moyens sûrs pour tuer une femme, je n’ai pas eu l’intelligence de prévoir celui dont il s’est servi.
{p. 311} Dans le cas où vous voudriez m’honorer d’un secours, et juger par vous-même de la misère où je suis, je demeure rue du Houssay, au coin de la rue Chantereine, au cinquième. Si demain je ne paye pas mes loyers arriérés, il faut sortir ! Et où aller, monsieur ?… Puis-je me dire
Votre belle-sœur,
Comtesse FLORE DE BRAMBOURG.
— Quelle fosse pleine d’infamies ! dit Joseph, qu’est-ce qu’il y a là-dessous ?
— Faisons d’abord venir la femme, ça doit être une fameuse préface de l’histoire, dit Bixiou.
Un instant après, apparut une femme que Bixiou désigna par ces mots : des guenilles qui marchent ! C’était, en effet, un tas de linge et de vieilles robes les unes sur les autres, bordées de boue à cause de la saison, tout cela monté sur de grosses jambes à pieds épais, mal enveloppés de bas rapiécés et de souliers qui dégorgeaient l’eau par leurs lézardes. [ill.] Au-dessus de ce monceau de guenilles s’élevait une de ces têtes que Charlet a données à ses balayeuses, et caparaçonnée d’un affreux foulard usé jusque dans ses plis.
— Votre nom ? dit Joseph pendant que Bixiou croquait la femme appuyée sur un parapluie de l’an II de la République. [ill.]
— Madame Gruget, pour vous servir. J’ai évu des rentes, mon petit monsieur, dit-elle à Bixiou dont le rire sournois l’offensa. Si ma pôv’fille n’avait pas eu l’accident d’aimer trop quelqu’un, je serais autrement que me voilà. Elle s’est jetée à l’eau, sous votre respect, ma pôv’Ida ! J’ai donc évu la bêtise de nourrir un quaterne ; c’est pourquoi, mon cher monsieur, à soixante-dix-sept ans, je garde les malades à raison de dix sous par jour, et nourrie…
— Pas habillée ! dit Bixiou. Ma grand’mère s’habillait, elle ! en nourrissant son petit bonhomme de terne.
— Mais, sur mes dix sous, il faut payer un garni…
— Qu’est-ce qu’elle a, la dame que vous gardez ?
— Elle n’a rien, monsieur, en fait de monnaie, s’entend ! car elle a une maladie à faire trembler les médecins… Elle me doit soixante jours, voilà pourquoi je continue à la garder. Le mari, qui est un comte, car elle est comtesse, me payera sans doute mon mémoire quand elle sera morte ; pour lorsse, je lui ai donc avancé tout ce que j’avais… mais je n’ai plus rien : j’ai mis tous mes effets au mau pi-é-té !… Elle me doit quarante-sept francs douze sous, {p. 312} outre mes trente francs de garde ; et, comme elle veut se faire périr avec du charbon : Ça n’est pas bien, que je lui dis… même que j’ai dit à la portière de la veiller pendant que je m’absente, parce qu’elle est capabe de se jeter par la croisée.
— Mais qu’a-t-elle ? dit Joseph.
— Ah ! monsieur, le médecin des sœurs est venu, mais rapport à la maladie, fit madame Gruget en prenant un air pudibond, il a dit qu’il fallait la porter à l’hospice… le cas est mortel.
— Nous y allons, fit Bixiou.
— Tenez, dit Joseph, voilà dix francs.
Après avoir plongé la main dans la fameuse tête de mort pour prendre toute sa monnaie, le peintre alla rue Mazarine, monta dans un fiacre, et se rendit chez Bianchon qu’il trouva très-heureusement chez lui, pendant que, de son côté, Bixiou courait, rue de Bussy, chercher leur ami Desroches. Les quatre amis se retrouvèrent une heure après rue du Houssay.
— Ce Méphistophélès à cheval nommé Philippe Bridau, dit Bixiou à ses trois amis en montant l’escalier, a drôlement mené sa barque pour se débarrasser de sa femme. Vous savez que notre ami Lousteau, très-heureux de recevoir un billet de mille francs par mois de Philippe, a maintenu madame Bridau dans la société de Florine, de Mariette, de Tullia, de la Val-Noble. Quand Philippe a vu sa Rabouilleuse habituée à la toilette et aux plaisirs coûteux, il ne lui a plus donné d’argent, et l’a laissée s’en procurer… vous comprenez comment ? Philippe, au bout de dix-huit mois, a fait ainsi descendre sa femme, de trimestre en trimestre, toujours un peu plus bas ; enfin, au moyen d’un jeune sous-officier superbe, il lui a donné le goût des liqueurs. À mesure qu’il s’élevait, sa femme descendait, et la comtesse est maintenant dans la boue. Cette fille, née aux champs, a la vie dure, je ne sais pas comment Philippe s’y est pris pour se débarrasser d’elle. Je suis curieux d’étudier ce petit drame-là, car j’ai à me venger du camarade. Hélas ! mes amis ! dit Bixiou d’un ton qui laissait ses trois compagnons dans le doute s’il plaisantait ou s’il parlait sérieusement, il suffit de livrer un homme à un vice pour se défaire de lui. Elle aimait trop le bal et c’est ce qui l’a tuée !… a dit Hugo. Voilà ! Ma grand’mère aimait la loterie et Philippe l’a tuée par la loterie ! Le père Rouget aimait la gaudriole et Lolotte l’a tué ! Madame Bridau, pauvre femme, aimait Philippe, elle a péri par lui !… Le Vice ! le {p. 313} Vice ! mes amis !… Savez-vous ce qu’est le Vice ? c’est le Bonneau de la Mort !
— Tu mourras donc d’une plaisanterie ! dit en souriant Desroches à Bixiou.
À partir du quatrième étage, les jeunes gens montèrent un de ces escaliers droits qui ressemblent à des échelles, et par lesquels on grimpe à certaines mansardes dans les maisons de Paris. Quoique Joseph, qui avait vu Flore si belle, s’attendît à quelque affreux contraste, il ne pouvait pas imaginer le hideux spectacle qui s’offrit à ses yeux d’artiste. Sous l’angle aigu d’une mansarde, sans papier de tenture, et sur un lit de sangle dont le maigre matelas était rempli de bourre peut-être, les trois jeunes gens aperçurent une femme, verte comme une noyée de deux jours, et maigre comme l’est une étique deux heures avant sa mort. Ce cadavre infect avait une méchante rouennerie à carreaux sur sa tête dépouillée de cheveux. Le tour des yeux caves était rouge et les paupières étaient comme des pellicules d’œuf. Quant à ce corps, jadis si ravissant, il n’en restait qu’une ignoble ostéologie. À l’aspect des visiteurs, Flore serra sur sa poitrine un lambeau de mousseline qui avait dû être un petit rideau de croisée, car il était bordé de rouille par le fer de la tringle. Les jeunes gens virent pour tout mobilier deux chaises, une méchante commode sur laquelle une chandelle était fichée dans une pomme de terre, des plats épars sur le carreau, et un fourneau de terre dans le coin d’une cheminée sans feu. Bixiou remarqua le reste du cahier de papier acheté chez l’épicier pour écrire la lettre que les deux femmes avaient sans doute ruminée en commun. Le mot dégoûtant ne serait que le positif dont le superlatif n’existe pas et avec lequel il faudrait exprimer l’impression causée par cette misère. Quand la moribonde aperçut Joseph, deux grosses larmes roulèrent sur ses joues.
— Elle peut encore pleurer ! dit Bixiou. Voilà un spectacle un peu drôle : des larmes sortant d’un jeu de dominos ! Ça nous explique le miracle de Moïse.
— Est-elle assez desséchée ?… dit Joseph.
— Au feu du repentir, dit Flore. Eh ! je ne peux pas avoir de prêtre, je n’ai rien, pas même un crucifix pour voir l’image de Dieu !… Ah ! monsieur, s’écria-t-elle en levant ses bras qui ressemblaient à deux morceaux de bois sculpté, je suis bien coupable, mais Dieu n’a jamais puni personne comme je le suis !… Philippe a tué Max {p. 314} qui m’avait conseillé des choses horribles, et il me tue aussi. Dieu se sert de lui comme d’un fléau !… Conduisez-vous bien, car nous avons tous notre Philippe.
— Laissez-moi seul avec elle, dit Bianchon, que je sache si la maladie est guérissable.
— Si on la guérissait, Philippe Bridau crèverait de rage, dit Desroches ; aussi vais-je faire constater l’état dans lequel se trouve sa femme ; il ne l’a pas fait condamner comme adultère, elle jouit de tous ses droits d’épouse ; il aura le scandale d’un procès. Nous allons d’abord faire transporter madame la comtesse dans la maison de santé du docteur Dubois, rue du Faubourg-Saint-Denis ; elle y sera soignée avec luxe. Puis, je vais assigner le comte en réintégration du domicile conjugal.
— Bravo, Desroches ! s’écria Bixiou. Quel plaisir d’inventer du bien qui fera tant de mal !
Dix minutes après, Bianchon descendit et dit à ses deux amis : — Je cours chez Desplein, il peut sauver cette femme par une opération. Ah ! il va bien la faire soigner, car l’abus des liqueurs a développé chez elle une magnifique maladie qu’on croyait perdue.
— Farceur de médecin, va ! Est-ce qu’il n’y a qu’une maladie ? demanda Bixiou.
Mais Bianchon était déjà dans la cour, tant il avait hâte d’annoncer à Desplein cette grande nouvelle. Deux heures après, la malheureuse belle-sœur de Joseph fut conduite dans l’hospice décent créé par le docteur Dubois et qui fut, plus tard, acheté par la Ville de Paris. Trois semaines après, la Gazette des Hôpitaux contenait le récit d’une des plus audacieuses tentatives de la chirurgie moderne sur une malade désignée par les initiales F. B. Le sujet succomba, bien plus à cause de l’état de faiblesse où l’avait mis la misère que par les suites de l’opération. Aussitôt, le colonel comte de Brambourg alla voir le comte de Soulanges, en grand deuil, et l’instruisit de la perte douloureuse qu’il venait de faire. On se dit à l’oreille dans le grand monde que le comte de Soulanges mariait sa fille à un parvenu de grand mérite qui devait être nommé maréchal-de-camp et colonel d’un régiment de la Garde Royale. De Marsay donna cette nouvelle à Rastignac qui en causa dans un souper au Rocher de Cancale où se trouvait Bixiou.
— Cela ne se fera pas ! se dit en lui-même le spirituel artiste.
Si, parmi les amis que Philippe méconnut, quelques-uns, comme {p. 315} Giroudeau, ne pouvaient se venger, il avait eu la maladresse de blesser Bixiou qui, grâce à son esprit, était reçu partout, et qui ne pardonnait guère. En plein Rocher de Cancale, devant des gens sérieux qui soupaient, Philippe avait dit à Bixiou qui lui demandait à venir à l’hôtel de Brambourg : — Tu viendras chez moi quand tu seras ministre !…
— Faut-il me faire protestant pour aller chez toi ? répondit Bixiou en badinant ; mais il se dit en lui-même : — Si tu es un Goliath, j’ai ma fronde et je ne manque pas de cailloux.
Le lendemain, le mystificateur s’habilla chez un acteur de ses amis et fut métamorphosé, par la toute-puissance du costume, en un prêtre à lunettes vertes qui se serait sécularisé ; puis, il prit un remise et se fit conduire à l’hôtel de Soulanges. Bixiou, traité de farceur par Philippe, voulait lui jouer une farce. Admis par monsieur de Soulanges, sur son insistance à vouloir parler d’une affaire grave, Bixiou joua le personnage d’un homme vénérable chargé de secrets importants. Il raconta, d’un son de voix factice, l’histoire de la maladie de la comtesse morte dont l’horrible secret lui avait été confié par Bianchon, l’histoire de la mort d’Agathe, l’histoire de la mort du bonhomme Rouget dont s’était vanté le comte de Brambourg, l’histoire de la mort de la Descoings, l’histoire de l’emprunt fait à la caisse du journal et l’histoire des mœurs de Philippe dans ses mauvais jours.
— Monsieur le comte, ne lui donnez votre fille qu’après avoir pris tous vos renseignements ; interrogez ses anciens camarades, Bixiou, le capitaine Giroudeau, etc.
Trois mois après, le colonel comte de Brambourg donnait à souper chez lui à du Tillet, à Nucingen, à Rastignac, à Maxime de Trailles et à de Marsay. L’amphitryon acceptait très-insouciamment les propos à demi consolateurs que ses hôtes lui adressaient sur sa rupture avec la maison de Soulanges.
— Tu peux trouver mieux, lui disait Maxime.
— Quelle fortune faudrait-il pour épouser une demoiselle de Grandlieu ? demanda Philippe à de Marsay.
— À vous ?… on ne donnerait pas la plus laide des six à moins de dix millions, répondit insolemment de Marsay.
— Bah ! dit Rastignac, avec deux cent mille livres de rente, vous auriez mademoiselle de Langeais, la fille du marquis ; elle est laide, elle a trente ans, et pas un sou de dot : ça doit vous aller.
{p. 316} — J’aurai dix millions dans deux ans d’ici, répondit Philippe Bridau.
— Nous sommes au 16 janvier 1829 ! s’écria du Tillet en souriant. Je travaille depuis dix ans, et je ne les ai pas, moi !…
— Nous nous conseillerons l’un l’autre, et vous verrez comment j’entends les finances, répondit Bridau.
— Que possédez-vous, en tout ? demanda Nucingen.
— En vendant mes rentes, en exceptant ma terre et mon hôtel que je ne puis et ne veux pas risquer, car ils sont compris dans mon majorat, je ferai bien une masse de trois millions…
Nucingen et du Tillet se regardèrent ; puis, après ce fin regard, du Tillet dit à Philippe : — Mon cher comte, nous travaillerons ensemble si vous voulez.
De Marsay surprit le regard que du Tillet avait lancé à Nucingen et qui signifiait : — À nous les millions. En effet, ces deux personnages de la haute banque étaient placés au cœur des affaires politiques de manière à pouvoir jouer à la Bourse, dans un temps donné, comme à coup sûr, contre Philippe quand toutes les probabilités lui sembleraient être en sa faveur, tandis qu’elles seraient pour eux. Et le cas arriva. En juillet 1830, du Tillet et Nucingen avaient déjà fait gagner quinze cent mille francs au comte de Brambourg, qui ne se défia plus d’eux en les trouvant loyaux et de bon conseil. Philippe, parvenu par la faveur de la Restauration, trompé surtout par son profond mépris pour les Péquins, crut à la réussite des Ordonnances et voulut jouer à la Hausse ; tandis que Nucingen et du Tillet, qui crurent à une révolution, jouèrent à la Baisse contre lui. Ces deux fins compères abondèrent dans le sens du colonel comte de Brambourg et eurent l’air de partager ses convictions, ils lui donnèrent l’espoir de doubler ses millions et se mirent en mesure de les lui gagner. Philippe se battit comme un homme pour qui la victoire valait quatre millions. Son dévouement fut si remarqué, qu’il reçut l’ordre de revenir à Saint-Cloud avec le duc de Maufrigneuse pour y tenir conseil. Cette marque de faveur sauva Philippe ; car il voulait, le 28 juillet, faire une charge pour balayer les boulevards, et il eût sans doute reçu quelque balle envoyée par son ami Giroudeau, qui commandait une division d’assaillants.
Un mois après, le colonel Bridau ne possédait plus de son immense fortune que son hôtel, sa terre, ses tableaux et son mobilier. Il commit de plus, dit-il, la sottise de croire au rétablissement {p. 317} de la branche aînée, à laquelle il fut fidèle jusqu’en 1834. En voyant Giroudeau colonel, une jalousie assez compréhensible fit reprendre du service à Philippe qui, malheureusement, obtint en 1835 un régiment dans l’Algérie où il resta trois ans au poste le plus périlleux, espérant obtenir les épaulettes de général ; mais une influence malicieuse, celle du général Giroudeau, le laissait là. Devenu dur, Philippe outra la sévérité du service, et fut détesté, malgré sa bravoure à la Murat. Au commencement de la fatale année 1839, en faisant un retour offensif sur les Arabes pendant une retraite devant des forces supérieures, il s’élança contre l’ennemi, suivi seulement d’une compagnie qui tomba dans un gros d’Arabes. Le combat fut sanglant, affreux, d’homme à homme, et les cavaliers français ne se débarrassèrent qu’en petit nombre. En s’apercevant que leur colonel était cerné, ceux qui se trouvèrent à distance ne jugèrent pas à propos de périr inutilement en essayant de le dégager. Ils entendirent ces mots : — Votre colonel ! à moi ! un colonel de l’Empire ! suivis de hurlements affreux, mais ils rejoignirent le régiment. Philippe eut une mort horrible, car on lui coupa la tête quand il tomba presque haché par les yatagans.
Joseph, marié vers ce temps par la protection du comte de Sérizy à la fille d’un ancien fermier millionnaire, hérita de l’hôtel et de la terre de Brambourg, dont n’avait pu disposer son frère, qui tenait cependant à le priver de sa succession. Ce qui fit le plus de plaisir au peintre, fut la belle collection de tableaux. Joseph, à qui son beau-père, espèce de Hochon rustique, amasse tous les jours des écus, possède déjà soixante mille francs de rente. Quoiqu’il peigne de magnifiques toiles et rende de grands services aux artistes, il n’est pas encore membre de l’Institut. Par suite d’une clause de l’érection du majorat, il se trouve comte de Brambourg, ce qui le fait souvent pouffer de rire au milieu de ses amis, dans son atelier.
— Les bons comtes ont les bons habits, lui dit alors son ami Léon de Lora qui, malgré sa célébrité comme peintre de paysage, n’a pas renoncé à sa vieille habitude de retourner les proverbes, et qui répondit à Joseph à propos de la modestie avec laquelle il avait reçu les faveurs de la destinée : Bah ! la pépie vient en mangeant !
Paris, novembre 1842.