Jacques Collin révéla brièvement à La Pouraille le secret du crime commis à Nanterre, et lui fit apercevoir la nécessité d’avoir une femme qui consentirait à jouer le rôle qu’avait rempli la Ginetta. Puis il se dirigea vers le Biffon avec La Pouraille devenu joyeux.

— Je sais combien tu aimes la Biffe ?… dit Jacques Collin au Biffon.

Le regard que jeta le Biffon fut tout un poème horrible.

— Que fera-t-elle pendant que tu seras au pré ?

Une larme mouilla les yeux féroces du Biffon.

— Eh bien ! si je te la fourrais à la Lorcefé des largues (à la Force des femmes, les Madelonnettes ou Saint-Lazare) pour un an, le temps de ton gerbement (jugement), de ton départ, de ton arrivée et de ton évasion ?

— Tu ne peux faire ce miracle, elle est nique de mèche (sans aucune complicité) répondit l’amant de la Biffe.

— Ah ! mon Biffon, dit La Pouraille, Notre [F09-f]   Dab est plus puissant que le Meg !… (Dieu.)

— Quel est ton mot de passe avec elle ? demanda Jacques Collin au Biffon avec l’assurance d’un maître qui ne doit pas essuyer de refus.

— Sorgue à Pantin ! (Nuit à Paris.) Avec ce mot, elle sait qu’on vient de ma part, et si tu veux qu’elle t’obéisse, montre-lui une thune de cinq balles (pièce de cinq francs), et prononce ce mot-ci : Tondif !

— Elle sera condamnée dans le gerbement de La Pouraille, et graciée pour révélation après un an d’ombre ! dit sentencieusement80 Jacques Collin en regardant La Pouraille.

La Pouraille comprit le plan de son dab, et lui promit, par un seul regard, de décider le Biffon à y coopérer en obtenant de la Biffe cette fausse complicité dans le crime dont il allait se charger.

— Adieu, mes enfants. Vous apprendrez bientôt que j’ai sauvé mon petit des mains de Charlot, dit Trompe-la-Mort. Oui, Charlot était au greffe avec ses soubrettes pour faire la toilette à Madeleine ! Tenez, dit-il, on vient me chercher de la part du dab de la cigogne (du procureur-général).

En effet, un surveillant sorti du guichet fit signe à cet homme extraordinaire, à qui le danger du jeune Corse avait rendu cette sauvage puissance avec laquelle il savait lutter contre la société.

Il n’est pas sans intérêt de faire observer qu’au moment où le corps de Lucien lui fut ravi, Jacques Collin s’était décidé, par une résolution suprême, à tenter une dernière incarnation, non plus avec une créature, mais avec une chose. Il avait enfin pris le parti fatal que prit Napoléon sur la chaloupe qui le conduisit vers le Bellérophon.

Par un concours bizarre de circonstances, tout aida ce génie du mal et de la corruption dans son entreprise. Aussi, quand même le dénoûment inattendu de cette vie criminelle perdrait un peu de ce merveilleux, qui, de nos jours, ne s’obtient que par des invraisemblances inacceptables, est-il nécessaire, avant de pénétrer avec Jacques Collin dans le cabinet du procureur-général, de suivre madame Camusot chez les personnes où elle alla, pendant que tous ces événements se passaient à la Conciergerie ?

Une des obligations auxquelles ne doit jamais manquer l’historien des mœurs, c’est de ne point gâter le vrai par des arrangements en apparence dramatiques, surtout quand le vrai a pris la peine de devenir romanesque.

La nature sociale, à Paris surtout, comporte de tels hasards, des enchevêtrements de conjonctures si capricieuses, que l’imagination des inventeurs est à tout moment dépassée. La hardiesse du vrai s’élève à des combinaisons interdites à l’art, tant elles sont invraisemblables ou peu décentes, à moins que l’écrivain ne les adoucisse, ne les émonde, ne les châtre.

[F10-a]   Madame Camusot essaya de se composer une toilette du matin presque de bon goût, entreprise assez difficile pour la femme d’un juge qui, depuis six ans, avait constamment habité la province. Il s’agissait de ne donner prise à la critique ni chez la marquise d’Espard, ni chez la duchesse de Maufrigneuse, en venant les trouver de huit à neuf heures du matin.

Amélie-Cécile Camusot, quoique née Thirion, hâtons-nous de le dire, réussit à moitié. N’est-ce pas, en fait de toilette, se tromper deux fois ?…

On ne se figure pas de quelle utilité sont les femmes de Paris pour les ambitieux en tout genre ; elles sont aussi nécessaires dans le grand monde que dans le monde des voleurs, où, comme on vient de le voir, elles jouent un rôle énorme.

Ainsi, supposez un homme forcé de parler, [F10-b]   dans un temps donné, sous peine de rester en arrière dans l’arène, à ce personnage, immense sous la restauration, et qui s’appelle encore aujourd’hui le garde des sceaux ?

Prenez un homme dans la condition la plus favorable ? un juge, c’est-à-dire un familier de la maison.

Le magistrat est obligé d’aller trouver soit un chef de division, soit le secrétaire particulier, soit le secrétaire général, et de leur prouver la nécessité d’obtenir une audience immédiate. Un garde des sceaux est-il jamais visible à l’instant même ? Au milieu de la journée, s’il n’est pas à la Chambre, il est au conseil des ministres, ou il signe, ou il donne audience. Le matin, il dort on ne sait où. Le soir, il a ses obligations publiques et personnelles. Si tous les juges pouvaient réclamer des moments d’audience, sous quelque prétexte que ce soit, le chef de la justice serait assailli. L’objet de l’audience particulière, immédiate, est donc soumis à l’appréciation d’une de ces puissances intermédiaires qui deviennent un obstacle, une porte à ouvrir, quand elle n’est pas déjà tenue par un compétiteur.

Une femme, elle ! va trouver une autre femme ; elle peut entrer dans la chambre à coucher immédiatement, en éveillant la curiosité de la maîtresse ou de la femme de chambre, surtout lorsque la maîtresse est sous le coup d’un grand intérêt ou d’une nécessité poignante.

Nommez la puissance femelle, madame la marquise d’Espard, avec qui devait compter un ministre ? Cette femme écrit un petit billet ambré que son valet de chambre porte au valet de chambre du ministre. Le ministre est saisi par [F10-c]   le poulet au moment de son réveil, il le lit aussitôt. Si le ministre a des affaires, l’homme est enchanté d’avoir une visite à rendre à l’une des reines de Paris, une des puissances du faubourg Saint-Germain, une des favorites de Madame, de la dauphine ou du roi. Casimir Périer, le seul premier ministre réel qu’ait eu la Révolution de Juillet, quittait tout pour aller chez un ancien premier gentilhomme de la chambre du roi Charles X.

Cette théorie explique le pouvoir de ces mots : — « Madame, madame Camusot, pour une affaire très pressante, et que sait madame ! » dits à la marquise d’Espard par sa femme de chambre qui la supposait éveillée.

Aussi la marquise cria-t-elle d’introduire Amélie incontinent.

La femme du juge fut bien écoutée, quand elle commença par ces paroles : — Madame la marquise, nous sommes perdus pour vous avoir vengée…

— Comment, ma petite belle ?… répondit la marquise en regardant madame Camusot dans la pénombre que produisit la porte entr’ouverte. Vous êtes divine, ce matin, avec votre petit chapeau. Où trouvez-vous ces formes-là ?…

— Madame, vous êtes bien bonne… Mais vous savez que la manière dont Camusot a interrogé Lucien de Rubempré a réduit ce jeune homme au désespoir, et qu’il s’est pendu dans sa prison…

— Que va devenir madame de Sérizy ? s’écria la marquise en jouant l’ignorance pour se faire raconter tout à nouveau.

[F10-d]   — Hélas ! on la tient pour folle… répondit Amélie. Ah ! si vous pouvez obtenir de Sa Grandeur qu’il mande aussitôt mon mari par une estafette envoyée au Palais, le ministre saura d’étranges mystères, il en fera bien certainement part au roi… Dès lors, les ennemis de Camusot seront réduits au silence.

— Quels sont les ennemis de Camusot ? demanda la marquise.

— Mais, le procureur-général, et maintenant monsieur de Sérizy…

— C’est bon, ma petite, répliqua madame d’Espard qui devait à messieurs de Grandville et de Sérizy sa défaite dans le procès ignoble qu’elle avait intenté pour faire interdire son mari, je vous défendrai. Je n’oublie ni mes amis, ni mes ennemis.

Elle sonna, fit ouvrir ses rideaux, le jour vint à flots ; elle demanda son pupitre, et la femme de chambre l’apporta.

La marquise griffonna rapidement un petit billet.

— Que Godard monte à cheval, et porte ce mot à la chancellerie ; il n’y a pas de réponse, dit-elle à sa femme de chambre.

La femme de chambre sortit vivement, et, malgré cet ordre, resta sur la porte pendant quelques minutes.

— Il y a donc de grands mystères ? demanda madame d’Espard. Contez-moi donc cela, ma chère petite. Clotilde de Grandlieu n’est-elle pas mêlée à cette affaire ?…

— Madame la marquise saura tout par Sa [F10-e]   Grandeur, car mon marie ne m’a rien dit, il m’a seulement avertie de son danger. Il vaudrait mieux pour nous que madame de Sérizy mourût plutôt que de rester folle.

— Pauvre femme ! dit la marquise. Mais ne l’était-elle pas déjà ?

Les femmes du monde, par leurs81 cent manières de prononcer la même phrase, démontrent aux observateurs attentifs l’étendue infinie des modes de la musique. L’âme passe tout entière dans la voix aussi bien que dans le regard, elle s’empreint dans la lumière comme dans l’air, éléments que travaillent les yeux et le larynx. Par l’accentuation de ces deux mots : Pauvre femme ! la marquise laissa deviner le contentement de la haine satisfaite, le bonheur du triomphe. Ah ! combien de malheurs ne souhaitait-elle pas à la protectrice de Lucien ! La vengeance qui survit à la mort de l’objet haï, qui n’est jamais assouvie, cause une sombre épouvante. Aussi madame Camusot, quoique d’une nature âpre, haineuse et tracassière, fut-elle82 abasourdie. Elle ne trouva rien à répliquer, elle se tut.

— Diane m’a dit, en effet, que Léontine était allée à la prison, reprit madame d’Espard. Cette chère duchesse est au désespoir de cet éclat, car elle a la faiblesse d’aimer beaucoup madame de Sérizy83 ; mais cela se conçoit, elles ont adoré ce petit imbécile de Lucien presqu’en même temps, et rien ne lie ou ne désunit plus deux femmes que de faire leurs dévotions au même autel. Aussi cette chère amie a-t-elle passé deux heures hier dans la chambre de Léontine. Il paraît que la pauvre comtesse dit des choses affreuses ! On m’a dit que c’est dégoûtant !… Une femme comme il faut ne devrait pas être sujette à de pareils accès !… [F10-f]   Fi ! C’est une passion purement physique. La duchesse est venue me voir pâle comme une morte, elle a eu bien du courage ! Il y a, dans cette affaire, des choses monstrueuses…

— Mon mari dira tout au Garde-des-Sceaux pour sa justification, car on voulait sauver Lucien, et lui, madame la marquise, il a fait son devoir. Un juge d’instruction doit toujours interroger les gens au secret, dans le temps voulu par la loi !… Il fallait bien lui demander quelque chose à ce petit malheureux, qui n’a pas compris qu’on le questionnait pour la forme, et il a fait tout de suite des aveux…

— C’était un sot et un impertinent ! dit sèchement madame d’Espard.

La femme du juge garda le silence en entendant cet arrêt.

— Si nous avons succombé dans l’interdiction de monsieur d’Espard, ce n’est pas la faute de Camusot, je m’en souviendrai toujours ! reprit la marquise après une pause… C’est Lucien, messieurs de Sérizy, Bauvan et de Grandville qui nous ont fait échouer. Avec le temps, Dieu sera pour moi ! Tous ces gens-là seront malheureux. Soyez tranquille, je vais envoyer le chevalier d’Espard chez le garde-des-sceaux pour qu’il se hâte de faire venir votre mari si c’est utile…

— Ah ! madame…

— Écoutez ! dit la marquise, je vous promets la décoration de la Légion-d’Honneur immédiatement, demain ! Ce sera comme un éclatant témoignage de satisfaction pour votre conduite dans cette affaire. Oui, c’est un blâme de plus pour Lucien, ça le dira coupable ! On [F10-g]   se pend rarement pour son plaisir… Allons, adieu, chère belle !

Madame Camusot, dix minutes après, entrait dans la chambre à coucher de la belle Diane de Maufrigneuse, qui, couchée à une heure du matin, ne dormait pas encore à neuf heures.

Quelque insensibles que soient les duchesses, ces femmes, dont le cœur est en stuc, ne voient pas l’une de leurs amies en proie à la folie sans que ce spectacle ne leur fasse une impression profonde. Puis, les liaisons de Diane et de Lucien, quoique rompues depuis dix-huit mois, avaient laissé dans l’esprit de la duchesse assez de souvenirs pour que la funeste mort de cet enfant lui portât à elle aussi des coups terribles.

Diane avait vu pendant toute la nuit ce beau jeune homme, si charmant, si poétique, qui savait si bien aimer, pendu, comme le dépeignait Léontine dans les accès et avec les gestes de la fièvre chaude. Elle gardait de Lucien d’éloquentes, d’enivrantes lettres, comparables à celles écrites par Mirabeau à Sophie, mais plus littéraires, plus soignées, car ces lettres avaient été dictées par la plus violente des passions, la vanité ! Posséder la plus ravissante des duchesses, la voir faisant des folies pour lui, des folies secrètes, bien entendu ce bonheur avait tourné la tête à Lucien. L’orgueil de l’amant avait bien inspiré le poète. Aussi la duchesse avait-elle conservé ces lettres émouvantes, comme certains vieillards ont des gravures obscènes, à cause des éloges hyperboliques donnés à ce qu’elle avait de moins duchesse en elle.

— Et il est mort dans une ignoble prison ! se [F10-h]   disait-elle en serrant les lettres avec effroi quand elle entendit frapper doucement à sa porte par sa femme de chambre.

— Madame Camusot, pour une affaire de la dernière gravité qui concerne madame la duchesse, dit la femme de chambre.

Diane se dressa sur ses jambes tout épouvantée.

— Oh ! dit-elle en regardant Amélie qui s’était composé une figure de circonstance, je devine tout ! Il s’agit de mes lettres… Ah ! mes lettres !…

Et elle tomba sur une causeuse. Elle se souvint alors d’avoir, dans l’excès de sa passion, répondu sur le même ton à Lucien, d’avoir célébré la poésie de l’homme comme il chantait les gloires de la femme, et par quels dithyrambes !

— Hélas ! oui, madame, je viens vous sauver plus que la vie ! il s’agit de votre honneur… Reprenez vos sens, habillez-vous, allons chez la duchesse de Grandlieu ; car, heureusement pour vous, vous n’êtes pas la seule de compromise…

— Mais Léontine, hier, a brûlé, m’a-t-on dit au Palais, toutes les lettres saisies chez notre pauvre Lucien ?

— Mais, madame, Lucien était doublé de Jacques Collin ! s’écria la femme du juge. Vous oubliez toujours cet atroce compagnonnage, qui, certes, est la seule cause de la mort de ce charmant et regrettable jeune homme ! Or, ce Machiavel du bagne n’a jamais perdu la tête, lui ! Monsieur Camusot a la certitude que ce [F10-i]   monstre a mis en lieu sûr les lettres les plus compromettantes des maîtresses de son…

— Son ami, dit vivement la duchesse. Vous avez raison, ma petite belle, il faut aller tenir conseil chez les Grandlieu. Nous sommes tous intéressés dans cette affaire, et fort heureusement Sérizy nous donnera la main…

Le danger extrême a, comme on l’a vu par les scènes de la Conciergerie, une vertu sur l’âme aussi terrible que celle des plus puissants réactifs sur le corps. C’est une pile de Volta morale. Peut-être le jour n’est-il pas loin où l’on saisira le mode par lequel le sentiment se condense chimiquement en un fluide, peut-être pareil à celui de l’électricité.

Ce fut chez le forçat et chez la duchesse le même phénomène.

Cette femme abattue, mourante, et qui n’avait pas dormi, cette duchesse, si difficile à habiller, recouvra la force d’une lionne aux abois, et la présence d’esprit d’un général au milieu du feu. Diane choisit elle-même ses vêtements et improvisa sa toilette avec la célérité qu’y eût mise une grisette qui se sert de femme de chambre à elle-même.

Ce fut si merveilleux, que la soubrette resta sur ses jambes, immobile pendant un instant, tant elle fut surprise de voir sa maîtresse en chemise, laissant peut-être avec plaisir apercevoir à la femme du juge, à travers le brouillard clair du lin, un corps blanc, aussi parfait que celui de la Vénus de Canova. C’était comme un bijou sous son papier de soie.

Diane avait deviné soudain où se trouvait son corset de bonne fortune, ce corset qui [F10-j]   s’accroche par devant, en évitant aux femmes pressées la fatigue et le temps si mal employé du laçage. Elle avait déjà fixé les dentelles de la chemise et massé convenablement les beautés de son corsage, lorsque la femme de chambre apporta le jupon, et acheva l’œuvre en donnant une robe. [ill.]  

Pendant qu’Amélie, sur un signe de la femme de chambre, agrafait la robe par derrière et aidait la duchesse, la soubrette alla prendre des bas en fil d’Écosse, des brodequins de velours, un châle et un chapeau. Amélie et la femme de chambre chaussèrent chacune une jambe.

— Vous êtes la plus belle femme que j’aie vue, dit habilement Amélie en baisant le genou fin et poli de Diane par un mouvement passionné.

— Madame n’a pas sa pareille, dit la femme de chambre.

— Allons, Josette, taisez-vous ? répliqua la duchesse. — Vous avez une voiture ? dit-elle à madame Camusot. Allons, ma petite belle, nous causerons en route.

Et la duchesse descendit le grand escalier de l’hôtel de Cadignan en courant et en mettant ses gants, ce qui ne s’était jamais vu.

— À l’hôtel de Grandlieu, et promptement ! dit-elle à l’un de ses domestiques, en lui faisant signe de monter derrière la voiture.

Le valet hésita, car cette voiture était un fiacre.

— Ah ! madame la duchesse, vous ne m’aviez pas dit que ce jeune homme avait des lettres [F10-k]   de vous ! sans cela, Camusot aurait bien autrement procédé…

— La situation de Léontine m’a tellement occupée que je me suis entièrement oubliée, dit-elle. La pauvre femme était déjà quasi folle avant-hier, jugez de ce qu’a dû produire de désordre en elle le fatal événement ! Ah ! si vous saviez, ma petite, quelle matinée nous avons eue hier… Non, c’est à faire renoncer à l’amour. Hier, traînées toutes les deux, Léontine et moi, par une atroce vieille, une marchande à la toilette, une maîtresse femme, dans cette sentine puante et sanglante qu’on nomme la Justice, je lui disais, en la conduisant au Palais : « N’est-ce pas à tomber sur ses genoux et à crier, comme madame de Nucingen, quand, en allant à Naples, elle a subi l’une de ces tempêtes effrayantes de la Méditerranée : — « Mon Dieu ! sauvez-moi, et plus jamais ! » Certes, voici deux journées qui compteront dans ma vie ! Sommes-nous stupides d’écrire ?… Mais on aime ! on reçoit des pages qui vous brûlent le cœur par les yeux, et tout flambe ! Et la prudence s’en va ! et l’on répond…

— Pourquoi répondre, quand on peut agir ! dit madame Camusot.

— Il est si beau de se perdre !… reprit orgueilleusement la duchesse. C’est la volupté de l’âme.

— Les belles femmes, répliqua modestement madame Camusot, sont excusables, elles ont bien plus d’occasions que nous autres de succomber !

La duchesse sourit.

— Nous sommes toujours trop généreuses, [F10-l]   reprit Diane de Maufrigneuse. Je ferai comme cette atroce madame d’Espard.

— Et que fait-elle ? demanda curieusement la femme du juge.

— Elle a écrit mille billets doux…

— Tant que cela !… s’écria la Camusot en interrompant la duchesse.

— Eh ! bien, ma chère, on n’y pourrait pas trouver une phrase qui la compromette…

— Vous seriez incapable de conserver cette froideur, cette attention, répondit madame Camusot. Vous êtes femme, vous êtes de ces anges qui ne savent pas résister au diable…

— Je me suis juré de ne plus jamais écrire. Je n’ai, dans toute ma vie, écrit qu’à ce malheureux Lucien… Je conserverai ses lettres jusqu’à ma mort ! Ma chère petite, c’est du feu ! on en a besoin quelquefois…

— Si on les trouvait ! fit la Camusot avec un petit geste pudique.

— Oh ! je dirais que c’est les lettres d’un roman commencé. Car j’ai tout copié, ma chère, et j’ai brûlé les originaux !

— Oh ! madame, pour ma récompense, laissez-moi les lire…

— Peut-être, dit la duchesse. Vous verrez alors, ma chère, qu’il n’en a pas écrit de pareilles à Léontine !

Ce dernier mot fut toute la femme, la femme de tous les temps et de tous les pays.

[F11-a]   Semblable à la grenouille de la fable de La Fontaine, madame Camusot crevait dans sa peau du plaisir d’entrer chez les Grandlieu en compagnie de la belle Diane de Maufrigneuse. Elle allait former, dans cette matinée, un de ces liens si nécessaires à l’ambition. Aussi s’entendait-elle appeler : — Madame la présidente. Elle éprouvait la jouissance ineffable de triompher d’obstacles immenses, et dont le principal était l’incapacité de son mari, secrète encore, mais qu’elle connaissait bien.

Faire arriver un homme médiocre ! c’est pour une femme, comme pour les rois, se donner le plaisir qui séduit tant les grands acteurs, et qui consiste à jouer cent fois une mauvaise pièce. [F11-b]   C’est l’ivresse de l’égoïsme ! Enfin c’est en quelque sorte les saturnales du Pouvoir. Le Pouvoir ne se prouve sa force à lui-même que par le singulier abus de couronner quelque absurdité des palmes du succès, en insultant au génie, seule force que le pouvoir absolu ne puisse atteindre. La promotion du cheval de Caligula, cette farce impériale, a eu et aura toujours un grand nombre de représentations.

En quelques minutes, Diane et Amélie passèrent de l’élégant désordre dans lequel était la chambre à coucher de la belle Diane, à la correction d’un luxe grandiose et sévère, chez la duchesse de Grandlieu. Cette Portugaise très pieuse se levait toujours à huit heures pour aller entendre la messe à la petite église de Sainte-Valère, succursale de Saint-Thomas-d’Aquin, alors située sur l’esplanade des Invalides. Cette chapelle, aujourd’hui démolie, a été transportée rue de Bourgogne, en attendant la construction de l’église gothique qui sera, dit-on, dédiée à sainte Clotilde.

Aux premiers mots dits à l’oreille de la duchesse de Grandlieu par Diane de Maufrigneuse, la pieuse femme passa chez monsieur de Grandlieu qu’elle ramena promptement.

Le duc jeta sur madame Camusot un de ces rapides regards par lesquels les grands seigneurs analysent toute une existence, et souvent l’âme. La toilette d’Amélie aida puissamment le duc à deviner cette vie bourgeoise depuis Alençon jusqu’à Mantes, et de Mantes à Paris. Ah ! si la femme du juge avait pu connaître ce don des ducs, elle n’aurait pu soutenir gracieusement ce coup d’œil poliment ironique, elle n’en vit que la politesse. L’ignorance partage les priviléges de la finesse.

[F11-c]   — C’est madame Camusot, la fille de Thirion, un des huissiers du cabinet, dit la duchesse à son mari.

Le duc salua très poliment la femme de robe, et sa figure perdit quelque peu de sa gravité.

Le valet de chambre du duc, que son maître avait sonné, se présenta.

— Allez rue Honoré-Chevalier, prenez une voiture. Arrivé là, vous sonnerez à une petite porte, au numéro 10. Vous direz au domestique qui viendra vous ouvrir la porte, que je prie son maître de passer ici ; vous me le ramènerez si ce monsieur est chez lui. Servez-vous de mon nom, il suffira pour aplanir toutes les difficultés. Tâchez de n’employer qu’un quart d’heure à tout faire.

Un autre valet de chambre, celui de la duchesse, parut aussitôt que celui du duc fut parti.

— Allez de ma part chez le duc de Chaulieu, faites-lui passer cette carte.

Le duc donna sa carte pliée d’une certaine manière. Quand ces deux amis intimes éprouvaient besoin de se voir à l’instant pour quelque affaire pressée et mystérieuse qui ne permettait pas l’écriture, ils s’avertissaient ainsi l’un l’autre.

On voit qu’à tous les étages de la société, les usages se ressemblent, et ne diffèrent que par les manières, les façons, les nuances. Le grand monde a son argot. Mais cet argot s’appelle le style.

[F11-d]   — Êtes-vous bien certaine, madame, de l’existence de ces prétendues lettres écrites par mademoiselle Clotilde de Grandlieu à ce jeune homme ? dit le duc de Grandlieu.

Et il jeta sur madame Camusot un regard, comme un marin jette la sonde.

— Je ne les ai pas vues, mais c’est à craindre, répondit-elle en tremblant.

— Ma fille n’a rien pu écrire qui ne soit avouable ! s’écria la duchesse.

— Pauvre duchesse !… pensa Diane en jetant un regard au duc de Grandlieu qui le fit trembler.

— Que crois-tu, ma chère petite Diane ? dit le duc à l’oreille de la duchesse de Maufrigneuse en l’emmenant dans l’embrasure d’une fenêtre.

— Clotilde est si folle de Lucien, mon cher, qu’elle lui avait donné un rendez-vous avant son départ. Sans la petite Lenoncourt, elle se serait peut-être enfuie avec lui dans la forêt de Fontainebleau ! Je sais que Lucien écrivait à Clotilde des lettres à faire partir la tête d’une sainte ! Nous sommes trois filles d’Ève enveloppées par le serpent de la correspondance…

Le duc et Diane revinrent de l’embrasure vers la duchesse et madame Camusot, qui causaient à voix basse. Amélie, qui suivait en ceci les avis de la duchesse de Maufrigneuse, se posait en dévote pour gagner le cœur de la fière Portugaise.

— Nous sommes à la merci d’un ignoble forçat [F11-e]   évadé ! dit le duc en faisant un certain mouvement d’épaules. Voilà ce que c’est que de recevoir chez soi des gens de qui l’on n’est pas parfaitement sûr ! On doit, avant d’admettre quelqu’un, bien connaître sa fortune, ses parents, tous ses antécédents…

Cette phrase est la morale de cette histoire, au point de vue aristocratique.

— C’est fait, dit la duchesse de Maufrigneuse. Pensons à sauver la pauvre madame de Sérizy, Clotilde, et moi…

— Nous ne pouvons qu’attendre Henri, je l’ai demandé ; mais tout dépend du personnage que Gentil est allé chercher. Dieu veuille que cet homme soit à Paris ! Madame, dit-il en s’adressant à madame Camusot, je vous remercie d’avoir pensé à nous…

C’était le congé de madame Camusot. La fille de l’huissier du cabinet avait assez d’esprit pour comprendre le duc, elle se leva ; mais la duchesse de Maufrigneuse, avec cette adorable grâce qui lui conquérait tant de discrétions et d’amitiés, prit Amélie par la main et la montra d’une certaine manière au duc et à la duchesse.

— Pour mon propre compte, et comme si elle ne s’était pas levée dès l’aurore pour nous sauver tous, je vous demande plus qu’un souvenir pour ma petite madame Camusot. D’abord, elle m’a déjà rendu de ces services qu’on n’oublie point ; puis, elle nous est tout acquise, elle et son mari. J’ai promis de faire avancer son Camusot, et je vous prie de le protéger avant tout, pour l’amour de moi.

— Vous n’avez pas besoin de cette [F11-e]   recommandation, dit le duc à madame Camusot. Les Grandlieu se souviennent toujours des services qu’on leur a rendus. Les gens du roi vont dans quelque temps avoir l’occasion de se distinguer, on leur demandera du dévoûment, votre mari sera mis sur la brèche…

Madame Camusot se retira fière, heureuse, gonflée à étouffer.

Elle revint chez elle triomphante, elle s’admirait, elle se moquait de l’inimitié du procureur-général. Elle se disait : Si nous faisions sauter monsieur de Grandville !

Il était temps que madame Camusot se retirât. Le duc de Chaulieu, l’un des favoris du roi, se rencontra sur le perron avec cette bourgeoise.

— Henri, s’écria le duc de Grandlieu84 quand il entendit annoncer son ami, cours, je t’en prie au château, tâche de parler au roi, voici de quoi il s’agit.

Et il emmena le duc dans l’embrasure de la fenêtre, où il s’était entretenu déjà avec la légère et gracieuse Diane. De temps en temps, le duc de Chaulieu regardait à la dérobée la folle duchesse, qui, tout en causant avec la duchesse pieuse et se laissant sermonner85, répondait aux œillades du duc de Chaulieu.

— Chère enfant, dit enfin le duc de Chaulieu dont l’aparté se termina, soyez donc sage ! Voyons ? ajouta-t-il86 en prenant les mains de Diane, gardez donc les convenances, ne vous compromettez plus, n’écrivez jamais ! Les lettres, ma chère, ont causé tout autant de malheurs particuliers que de malheurs publics… Ce qui serait pardonnable à une jeune fille comme [F11-f]   Clotilde, aimant pour la première fois, est sans excuse chez…

— Un vieux grenadier qui a vu le feu ! dit la duchesse en faisant la moue au duc.

Ce mouvement de physionomie et la plaisanterie amenèrent le sourire sur les visages désolés des deux ducs et de la pieuse duchesse elle-même.

— Voilà quatre ans que je n’ai écrit de billets doux !… Sommes-nous sauvées ? demanda Diane qui cachait ses anxiétés sous ses enfantillages.

— Pas encore ! dit le duc de Chaulieu, car vous ne savez pas combien les actes arbitraires sont difficiles à commettre. C’est, pour un roi constitutionnel, comme une infidélité pour une femme mariée. C’est son adultère.

— Son péché mignon ! dit le duc de Grandlieu.

— Le fruit défendu ! reprit Diane en souriant. Oh ! comme je voudrais être gouvernement ! car je n’en ai plus, moi, de ce fruit, j’ai tout mangé.

— Oh ! chère ! chère ! dit la pieuse duchesse, vous allez trop loin…

Les deux ducs, en entendant une voiture arrêter au perron avec le fracas que font les chevaux lancés au galop, laissèrent les deux femmes ensemble après les avoir saluées, et allèrent dans le cabinet du duc de Grandlieu, où l’on introduisit l’habitant de la rue Honoré-Chevalier, qui n’était autre que le chef de la [F11-g]   contre-police du château, de la police politique, l’obscur et puissant Corentin.

— Passez, dit le duc de Grandlieu, passez, monsieur de Saint-Denis.

Corentin, surpris de trouver tant de mémoire au duc, passa le premier, après avoir salué profondément les deux ducs.

— C’est toujours pour le même personnage, ou à cause de lui, mon cher monsieur, dit le duc de Grandlieu.

— Mais il est mort, dit Corentin.

— Il reste un compagnon, fit observer le duc de Chaulieu, un rude compagnon.

— Le forçat, Jacques Collin ! répliqua Corentin.

— Parle, Henri87 ? dit le duc de Grandlieu à l’ancien ambassadeur.

— Ce misérable est à craindre, reprit le duc de Chaulieu, car il s’est emparé, pour pouvoir en faire une rançon, des lettres que mesdames de Sérizy et de Maufrigneuse ont écrites à ce Lucien Chardon, sa créature. Il paraît que c’était un système chez ce jeune homme d’arracher des lettres passionnées en échange des siennes, car mademoiselle de Grandlieu en a écrit, dit-on, quelques-unes ; on le craint, du moins ; et, nous ne pouvons rien savoir, elle est en voyage…

— Le petit jeune homme, répondit Corentin, était incapable de se faire de ces provisions-là !… [F11-h]   C’est une précaution prise par l’abbé Carlos Herrera !

Corentin appuya son coude sur le bras du fauteuil où il s’était assis, et se mit la tête dans la main en réfléchissant.

— De l’argent !… cet homme en a plus que nous n’en avons ! dit-il. Esther Gobseck lui a servi d’asticot pour pêcher près de deux millions dans cet étang à pièces d’or appelé Nucingen… Messieurs, faites-moi donner plein pouvoir par qui de droit, je vous débarrasse de cet homme !…

— Et… des lettres ? demanda le duc de Grandlieu à Corentin.

— Écoutez, messieurs ! reprit Corentin en se levant et montrant sa figure de fouine en état d’ébullition.

Il enfonça ses mains dans les goussets de son pantalon de molleton noir à pied. Ce grand acteur du drame historique de notre temps avait passé seulement un gilet et une redingote, il n’avait pas quitté son pantalon du matin, tant il savait combien les grands sont reconnaissants de la promptitude en certaines occurrences. Il se promena familièrement dans le cabinet en discutant à haute voix, comme s’il était seul.

— C’est un forçat ! on peut le jeter, sans procès, au secret, à Bicêtre, sans communications possibles, et l’y laisser crever… Mais il peut avoir donné des instructions à ses affidés, en prévoyant ce cas-là !

— Mais il a été mis au secret, dit le duc de [F11-i]   Grandlieu, sur-le-champ, après avoir été saisi chez cette fille, à l’improviste.

— Est-ce qu’il y a des Secrets pour ce gaillard-là ? répondit Corentin88. Il est aussi fort que… que moi !

— Que faire ? se dirent par un regard les deux ducs.

— Nous pouvons réintégrer le drôle au bagne immédiatement…, à Rochefort, il y sera mort dans six mois !… oh ! sans crime ! dit-il en répondant à un geste du duc de Grandlieu. Que voulez-vous ? un forçat ne tient pas plus de six mois à un été chaud, quand on l’oblige à travailler réellement au milieu des miasmes de la Charente. Mais ceci n’est bon que si notre homme n’a pas pris des précautions pour ces lettres… Si le drôle s’est méfié de ses adversaires, et c’est probable, il faut découvrir quelles sont ses précautions. Si le détenteur des lettres est pauvre, il est corruptible… Il s’agit donc de le faire jaser. Jacques Collin ! Quel duel ! j’y serais vaincu. Ce qui vaudrait mieux, ce serait d’acheter ces lettres par d’autres lettres !… des lettres de grâce, et me donner cet homme dans ma boutique. Jacques Collin est le seul homme assez capable pour me succéder, ce pauvre Contenson et ce cher Peyrade étant morts. Jacques Collin m’a tué ces deux incomparables espions comme pour se faire une place. Il faut, vous le voyez, messieurs, me donner carte blanche. Jacques Collin est à la Conciergerie. Je vais aller voir monsieur de Grandville à son parquet. Envoyez donc là quelque personne de confiance qui me rejoigne, car il me faut, soit une lettre à montrer à monsieur de Grandville, qui ne sait rien de moi, lettre que je rendrai [F11-j]   d’ailleurs au président du conseil, soit un introducteur très imposant… Vous avez une demi-heure, car il me faut une demi-heure environ pour m’habiller, c’est-à-dire pour devenir ce que je dois être aux yeux de monsieur le procureur-général.

— Monsieur, dit le duc de Chaulieu, je connais votre profonde habileté, je ne vous demande qu’un oui ou un non. Répondez-vous du succès ?…

— Oui, avec l’omnipotence, et avec votre parole de ne jamais me voir questionner à ce sujet. Mon plan est fait.

Cette réponse sinistre occasionna89 chez les deux grands seigneurs un léger frisson.

— Allez ! monsieur, dit le duc de Chaulieu. Vous porterez cette affaire dans les comptes de celles dont vous êtes habituellement chargé.

Corentin salua les deux grands seigneurs et partit.

Henri de Lenoncourt, pour qui Ferdinand de Grandlieu avait fait atteler une voiture, se rendit aussitôt chez le roi, qu’il pouvait voir en tout temps par le privilége de sa charge.

Ainsi, les divers intérêts noués ensemble, en bas et en haut de la société, devaient se rencontrer tous dans le cabinet du procureur-général, amenés tous par la nécessité, représentés par trois hommes : la Justice par monsieur de Grandville, la Famille par Corentin, devant ce terrible adversaire, Jacques Collin qui configurait le mal social dans sa sauvage énergie.

[F11-k]   Quel duel que celui de la Justice et de l’Arbitraire, réunis contre le Bagne et sa ruse. Le Bagne, ce symbole de l’audace qui supprime le calcul et la réflexion, à qui tous les moyens sont bons, qui n’a pas l’hypocrisie de l’arbitraire, qui symbolise hideusement l’intérêt du ventre affamé, la sanglante, la rapide protestation de la Faim ! N’était-ce pas l’Attaque et la Défense ? Le Vol et la Propriété ? La question terrible de l’État social et de l’État naturel vidée dans le plus étroit espace possible ? Enfin, c’était une terrible, une vivante image de ces compromis anti-sociaux que font les trop faibles représentants du pouvoir avec de sauvages émeutiers.

[F12-a]   Lorsqu’on annonça monsieur Camusot au procureur-général, il fit un signe pour qu’on le laissât entrer.

Monsieur de Grandville, qui pressentait cette visite, voulut s’entendre avec le juge sur la manière de terminer l’affaire Lucien. La conclusion ne pouvait plus être celle qu’il avait trouvée de concert avec Camusot, la veille, avant la mort du pauvre poète.

— Asseyez-vous, monsieur Camusot, dit monsieur de Grandville en tombant sur son fauteuil.

Le magistrat, seul avec le juge, laissa voir l’accablement dans lequel il se trouvait. Camusot regarda monsieur de Grandville et aperçut sur ce visage si ferme une pâleur presque livide, et une fatigue suprême, une prostration complète qui dénotaient des souffrances plus cruelles peut-être que celles du condamné à mort à qui le greffier avait annoncé le rejet de son pourvoi en cassation. Et cependant cette lecture, dans les usages de la justice, veut dire : Préparez-vous, voici vos derniers moments !

[F12-b]   — Je reviendrai, monsieur le comte, dit Camusot, quoique l’affaire soit urgente…

— Restez, répondit le procureur-général avec dignité. Les vrais magistrats, monsieur, doivent accepter leurs angoisses et savoir les cacher. J’ai eu tort, si vous vous êtes aperçu de quelque trouble en moi…

Camusot fit un geste.

— Dieu veuille que vous ignoriez, monsieur Camusot, ces extrêmes nécessités de notre vie ! On succomberait à moins ! Je viens de passer la nuit auprès d’un de mes plus intimes amis (je n’ai que deux amis, c’est le comte Octave de Bauvan et le comte de Sérizy). Nous sommes restés, monsieur de Sérizy, le comte Octave et moi, depuis six heures hier au soir jusqu’à six heures ce matin, allant à tour de rôle du salon au lit de madame de Sérizy, en craignant chaque fois de la trouver morte ou pour jamais folle ! Desplein, Bianchon, Sinard n’ont pas quitté la chambre avec deux gardes malades. Le comte adore sa femme. Pensez à la nuit que je viens d’avoir entre une femme folle d’amour et mon ami fou de désespoir. Un homme d’état n’est pas désespéré comme un imbécile ! Sérizy, calme comme sur son siége au Conseil-d’État, se tordait sur un fauteuil pour nous offrir un visage tranquille. Et la sueur couronnait ce front incliné par tant de travaux. J’ai dormi de cinq à sept heures et demie, vaincu par le sommeil, et je devais être ici à huit heures et demie pour ordonner une exécution. Croyez-moi, monsieur Camusot, lorsqu’un magistrat a roulé durant tout une nuit dans les abîmes de la douleur en sentant la main de Dieu appesantie sur les choses humaines et frappant en plein sur de nobles cœurs, il lui est bien difficile de s’asseoir là, devant son bureau, et de dire froidement : « — Faites tomber une tête à quatre heures ! anéantissez une créature de Dieu pleine de vie, de force, de santé. » Et cependant, tel est mon devoir !… Abîmé de douleur, je dois donner l’ordre de dresser l’échafaud… Le [F12-c]   condamné ne sait pas que le magistrat éprouve des angoisses égales aux siennes. En ce moment, liés l’un à l’autre par une feuille de papier, moi la Société qui se venge, lui le Crime à expier, nous sommes le même devoir à deux faces, deux existences cousues pour un instant par le couteau de la loi. Ces douleurs si profondes du magistrat, qui les plaint, qui les console ?… notre gloire est de les enterrer au fond de nos cœurs ! Le prêtre, avec sa vie offerte à Dieu, le soldat et ses mille morts données au pays, me semblent plus heureux que le magistrat avec ses doutes, ses craintes, sa terrible responsabilité. Vous savez qui l’on doit exécuter ? un jeune homme de vingt-sept ans, beau comme notre mort d’hier, blond comme lui, dont nous avons obtenu la tête contre notre attente, car il n’y avait à sa charge que les preuves du recel. Condamné, ce garçon n’a pas avoué ! Il résiste depuis soixante-dix jours à toutes les épreuves, en se disant toujours innocent. Depuis deux mois, j’ai deux têtes sur les épaules ! Oh ! je paierais son aveu d’un an de ma vie, car il faut rassurer les jurés !… Jugez quel coup porté à la justice si quelque jour on découvrait que le crime pour lequel il va mourir, a été commis par un autre. À Paris, tout prend une gravité terrible, les plus petits incidents judiciaires deviennent politiques. Le jury, cette institution que les législateurs révolutionnaires ont crue si forte, est un élément de ruine sociale ; car elle manque à sa mission, elle ne protège pas suffisamment la Société. Le jury joue avec ses fonctions. Les jurés se divisent en deux camps, dont l’un ne veut plus de la peine de mort, et il en résulte un renversement total de l’égalité devant la loi ! Tel crime horrible, le parricide, obtient dans un département un verdict de non culpabilité90, tandis que dans un autre département, tel autre crime91, ordinaire pour ainsi dire, est puni de mort ! Que serait-ce [F12-d]   si, dans notre ressort, à Paris, on exécutait un innocent ?

— C’est un forçat évadé, fit observer timidement monsieur Camusot.

— Il deviendrait entre les mains de l’Opposition et de la Presse un agneau pascal ! s’écria monsieur de Grandville, et l’Opposition aurait beau jeu pour le savonner, car c’est un Corse fanatique des idées de son pays, ses assassinats sont les effets de la vendetta !… Dans cette île, on tue son ennemi, et l’on se croit, et l’on est cru très honnête homme… Ah ! les vrais magistrats sont bien malheureux ! Tenez, ils devraient vivre séparés de toute société, comme jadis les pontifes. Le monde ne les verrait que sortant de leurs cellules à des heures fixes, graves, vieux, vénérables, jugeant à la manière des grands-prêtres dans les sociétés antiques, qui réunissaient en eux le pouvoir judiciaire et le pouvoir sacerdotal ! On ne nous trouverait que sur nos siéges… On nous voit aujourd’hui souffrant ou nous amusant comme les autres !… On nous voit dans les salons, en famille, citoyens, ayant des passions, et nous pouvons être grotesques au lieu d’être terribles !…

Ce cri suprême, scandé par des repos et des interjections, accompagné de gestes qui le rendaient d’une éloquence difficilement traduite sur le papier, fit frissonner Camusot.

— Moi, monsieur, dit Camusot, j’ai commencé hier aussi l’apprentissage des souffrances de notre état !… j’ai failli mourir de la mort de ce jeune homme, il n’avait pas compris ma partialité, le malheureux s’est enferré lui-même…

— Et il fallait ne pas l’interroger, s’écria monsieur de Grandville, il est si facile de rendre service par une abstention…

— Et la loi ! répondit Camusot, il était arrêté [F12-e]   depuis deux jours !…

— Le malheur est consommé, reprit le procureur-général. J’ai réparé de mon mieux ce qui, certes est irréparable. Ma voiture et mes gens sont au convoi de ce pauvre faible poète. Sérizy a fait comme moi, bien plus, il accepte la charge que lui a donnée ce malheureux jeune homme, il sera son exécuteur testamentaire. Il a obtenu de sa femme, par cette promesse, un regard où luisait le bon sens. Enfin, le comte Octave assiste en personne à ces funérailles.

— Eh bien ! monsieur le comte, dit Camusot, achevons notre ouvrage. Il nous reste un prévenu bien dangereux. C’est, vous le savez aussi bien que moi, Jacques Collin. Ce misérable sera reconnu pour ce qu’il est…

— Nous sommes perdus ! s’écria monsieur de Grandville.

— Il est en ce moment auprès de votre condamné à mort, qui fut jadis au bagne pour lui, ce que Lucien était à Paris… son protégé ! Bibi-Lupin s’est déguisé en gendarme pour assister à l’entrevue.

— De quoi se mêle la police judiciaire ?… dit le procureur-général, elle ne doit agir que par mes ordres !…

— Toute la Conciergerie saura que nous tenons Jacques Collin… Eh bien ! je viens vous dire que ce grand et audacieux criminel doit posséder les lettres les plus dangereuses de la correspondance de madame de Sérizy, de la duchesse de Maufrigneuse et de mademoiselle Clotilde de Grandlieu.

— Êtes-vous sûr de cela ?… demanda monsieur de Grandville en laissant voir sur sa figure une douloureuse surprise.

— Jugez, monsieur le comte, si j’ai raison [F12-f]   de craindre ce malheur. Quand j’ai développé la liasse des lettres saisies chez cet infortuné jeune homme, Jacques Collin y a jeté un coup d’œil incisif, et a laissé échapper un sourire de satisfaction à la signification duquel un juge d’instruction ne pouvait pas se tromper… Un scélérat aussi profond que Jacques Collin se garde bien de lâcher de pareilles armes. Que dites-vous de ces documents entre les mains d’un défenseur que le drôle choisira parmi les ennemis du gouvernement et de l’aristocratie ? Ma femme, pour laquelle la duchesse de Maufrigneuse a des bontés, est allée la prévenir, et dans ce moment, elles doivent être chez les Grandlieu à tenir conseil…

— Le procès de cet homme est impossible ! s’écria le procureur-général en se levant et parcourant son cabinet à grands pas. Il aura mis les pièces en lieu de sûreté…

— Je sais où, dit Camusot.

Par ce seul mot, le juge d’instruction effaça toutes les préventions que le procureur-général avait conçues contre lui.

— Voyons ?… dit monsieur de Grandville en s’asseyant.

— En venant de chez moi au Palais, j’ai bien profondément réfléchi à cette désolante affaire. Jacques Collin a une tante, une tante naturelle et non artificielle, une femme sur le compte de laquelle la police politique a fait passer une note à la Préfecture. Il est l’élève et le dieu de cette femme, la sœur de son père, elle se nomme Jacqueline Collin. Cette drôlesse a un établissement de marchande à la toilette, et à l’aide des relations qu’elle s’est créées par ce commerce, elle pénètre bien des secrets de famille. Si Jacques Collin a confié la garde de ces papiers sauveurs pour lui à quelqu’un, c’est à cette créature, arrêtons-la…

Le procureur-général jeta sur Camusot un [F12-g]   fin regard qui voulait dire : — Cet homme n’est pas si sot que je le croyais hier ; seulement il est jeune encore, il ne sait pas manœuvrer les guides de la justice.

— Mais, dit Camusot en continuant, pour réussir, il faut changer toutes les mesures que nous avons prises hier, et je venais vous demander vos conseils, vos ordres…

Le procureur-général prit son couteau à papier et en frappa doucement le bord de la table, par un de ces gestes familiers à tous les penseurs, quand ils s’abandonnent entièrement à la réflexion.

— Trois grandes familles en péril ! s’écria-t-il… Il ne faut pas faire un seul pas de clerc !… Vous avez raison, avant tout, suivons l’axiome de Fouché : Arrêtons ! Il faut réintégrer au secret à l’instant Jacques Collin.

— Nous avouons ainsi le forçat ! C’est perdre la mémoire de Lucien…

— Quelle affreuse affaire ! dit monsieur de Grandville, tout est danger.

En ce moment le directeur de la Conciergerie entra, non sans avoir frappé ; mais un cabinet comme celui du procureur-général est si bien gardé, que les familiers du parquet peuvent seuls frapper à la porte.

— Monsieur le comte, dit monsieur Gault, le prévenu qui porte le nom de Carlos Herrera demande à vous parler.

— A-t-il communiqué avec quelqu’un ? demanda le procureur-général.

— Avec les détenus, car il est au préau depuis sept heures et demie environ. Il a vu le condamné à mort, qui paraît avoir causé avec lui.

[F12-h]   Monsieur de Grandville, sur un mot de monsieur Camusot qui lui revint comme un trait de lumière, aperçut tout le parti qu’on pouvait tirer, pour obtenir la remise des lettres, un aveu, de l’intimité de Jacques Collin avec Théodore Calvi. Heureux d’avoir une raison pour remettre l’exécution, il appela par un geste monsieur Gault près de lui.

— Mon intention, lui dit-il, est de remettre à demain l’exécution ; mais qu’on ne soupçonne pas ce retard à la Conciergerie. Silence absolu. Que l’exécuteur paraisse aller surveiller les apprêts. Envoyez ici, sous bonne garde, ce prêtre espagnol, il nous est réclamé par l’ambassade d’Espagne. Les gendarmes amèneront le sieur Carlos par votre escalier de communication, pour qu’il ne puisse voir personne. Prévenez ces hommes, afin qu’ils se mettent deux à le tenir, chacun par un bras, et qu’on ne le quitte qu’à la porte de mon cabinet. Êtes-vous bien sûr, monsieur Gault, que ce dangereux étranger n’a pu communiquer qu’avec les détenus ?

— Ah ! au moment où il est sorti de la chambre du condamné à mort, il s’est présenté pour le voir une dame…

Ici les deux magistrats échangèrent un regard, et quel regard !

— Quelle dame ? dit Camusot.

— Une de ses pénitentes… une marquise, répondit monsieur Gault.

— De pis en pis ! s’écria monsieur de Grandville en regardant Camusot.

— Elle a donné la migraine aux gendarmes et aux surveillants, reprit monsieur Gault interloqué.

— Rien n’est indifférent dans vos fonctions, [F12-i]   dit sévèrement le procureur-général. La Conciergerie n’est pas murée comme elle l’est pour rien. Comment cette dame est-elle entrée ?…

— Avec une permission en règle, monsieur, répliqua le directeur. Cette dame, parfaitement bien mise, accompagnée d’un chasseur et d’un valet de pied, en grand équipage, est venue voir son confesseur avant d’aller à l’enterrement de ce malheureux jeune homme que vous avez fait enlever…

— Apportez-moi la permission de la Préfecture, dit monsieur de Grandville.

— Elle est donnée à la recommandation de son excellence le comte de Sérizy.

— Comment était cette femme ? demanda le procureur-général.

— Ça nous a paru devoir être une femme comme il faut.

— Avez-vous vu sa figure ?

— Elle portait un voile noir…

— Qu’ont-ils dit ?

— Mais une dévote avec un livre de prières !… que pouvait-elle dire ?… Elle a demandé la bénédiction de l’abbé, s’est agenouillée…

— Se sont-ils entretenus pendant longtemps ? demanda le juge.

— Pas cinq minutes ; mais personne de nous n’a rien compris à leurs discours, ils ont parlé vraisemblablement espagnol.

— Dites-nous tout, monsieur, reprit le procureur-général. Je vous le répète, le plus petit détail est, pour nous, d’un intérêt capital. Que ceci vous soit un exemple !

[F12-j]   — Elle pleurait, monsieur ?

— Pleurait-elle réellement ?

— Nous n’avons pas pu le voir, elle cachait sa figure dans son mouchoir. Elle a laissé trois cents francs en or pour les détenus…

— Ce n’est pas elle ! s’écria Camusot.

— Bibi-Lupin, reprit monsieur Gault, s’est écrié : — C’est une voleuse.

— Il s’y connaît ! dit monsieur de Grandville. Lancez votre mandat ! ajouta-t-il en regardant Camusot, et vivement les scellés chez elle, partout ! Mais comment a-t-elle obtenu la recommandation de monsieur de Sérizy ?… Apportez-moi la permission de la Préfecture… allez, monsieur Gault ! Envoyez-moi promptement cet abbé. Tant que nous l’aurons là, le danger ne saurait s’aggraver. Et, en deux heures de conversation, on fait bien du chemin dans l’âme d’un homme.

— Surtout un procureur-général comme vous, dit finement Camusot.

— Nous serons deux, répondit poliment le procureur-général.

Et il retomba dans ses réflexions.

— On devrait créer, dans tous les parloirs de prison, une place de surveillant, qui serait donnée, avec de bons appointements, comme retraite aux plus habiles et aux plus dévoués agents de police, dit-il après une longue pause. Bibi-Lupin devrait finir là ses jours. Nous aurions un œil et une oreille dans un endroit qui veut une surveillance plus habile que celle qui s’y trouve. Monsieur Gault n’a rien pu nous dire de décisif.

— Il est si occupé, dit Camusot ; mais, [F12-k]   entre les Secrets et nous, il existe une lacune, et il n’en faudrait pas. Pour venir de la Conciergerie à nos cabinets, on passe par des corridors, par des cours, par des escaliers. L’attention de nos agents n’est pas perpétuelle, tandis que le détenu pense toujours à son affaire… Il s’est trouvé, m’a-t-on dit, une dame déjà sur le passage de Jacques Collin, quand il est sorti du Secret pour être interrogé. Cette femme est venue jusqu’au poste des gendarmes, en haut du petit escalier de la Souricière, les huissiers me l’ont dit, et j’ai grondé les gendarmes à ce sujet…

— Oh ! le Palais est à reconstruire en entier, dit monsieur de Grandville ; mais c’est une dépense de vingt à trente millions !… Allez donc demander trente millions aux Chambres pour les convenances de la Justice !

On entendit le pas de plusieurs personnes et le son des armes. Ce devait être Jacques Collin. Le procureur-général mit sur sa figure un masque de gravité sous lequel l’homme disparut. Camusot imita le chef du parquet. En effet, le garçon de bureau du cabinet ouvrit la porte, et Jacques Collin se montra, calme et sans aucun étonnement.

— Vous avez voulu me parler, dit le magistrat, je vous écoute.

— Monsieur le comte, je suis Jacques Collin, je me rends !

Camusot tressaillit, le procureur-général resta calme.

[F13-a]   — Vous devez penser que j’ai des motifs pour agir ainsi, reprit Jacques Collin en étreignant les deux magistrats par un regard railleur. Je dois vous embarrasser énormément ; car, en restant prêtre espagnol, vous me faites reconduire par la gendarmerie jusqu’à la frontière de Bayonne, et là, des bayonnettes espagnoles vous débarrasseraient de moi !

Les deux magistrats demeurèrent impassibles et silencieux.

— Monsieur le comte, reprit le forçat, les raisons qui me font agir ainsi sont encore plus graves que celles-ci, quoiqu’elles me soient diablement personnelles ; mais je ne puis les dire qu’à vous… Si vous aviez peur…

— Peur de qui ? de quoi ? dit le comte de Grandville.

L’attitude, la physionomie, l’air de tête, le [F13-b]   geste, le regard firent en ce moment de ce grand procureur-général une vivante image de la Magistrature, qui doit offrir les plus beaux exemples de courage civil. Dans ce moment si rapide, il fut à la hauteur des vieux magistrats de l’ancien parlement, au temps des guerres civiles où les présidents se trouvaient souvent face à face avec la mort et restaient alors de marbre comme les statues qu’on leur a élevées.

— Mais peur de rester seul avec un forçat évadé.

— Laissez-nous, monsieur Camusot, dit vivement le procureur-général.

— Je voulais vous proposer de me faire attacher les mains et les pieds, reprit froidement Jacques Collin en enveloppant les deux magistrats d’un regard formidable. Il fit une pause et reprit gravement : — Monsieur le comte, vous n’aviez que mon estime, mais vous avez en ce moment mon admiration…

— Vous vous croyez donc redoutable ? demanda le magistrat d’un air plein de mépris.

— Me croire redoutable ? dit le forçat, à quoi bon ? je le suis, et je le sais.

Jacques Collin prit une chaise et s’assit avec toute l’aisance d’un homme qui se sait à la hauteur de son adversaire dans une conférence où il traite de puissance à puissance.

En ce moment, monsieur Camusot, qui se trouvait sur le seuil de la porte qu’il allait fermer, rentra, revint jusqu’à monsieur de Grandville, et lui remit, pliés, deux papiers…

— Voyez, dit le juge au procureur-général en lui montrant l’un des papiers.

[F13-c]   — Rappelez monsieur Gault, cria le comte de Grandville aussitôt qu’il eut92 lu le nom de la femme de chambre de madame de Maufrigneuse, qui lui était connue.

Le directeur de la Conciergerie entra.

— Dépeignez-nous, lui dit à l’oreille le procureur-général, la femme qui est venue voir le prévenu.

— Petite, forte, grasse, trapue, répondit monsieur Gault.

— La personne pour qui le permis a été délivré est grande et mince, dit monsieur de Grandville. Quel âge, maintenant ?

— Soixante ans.

— Il s’agit de moi, messieurs ? dit Jacques Collin. Voyons, reprit-il avec bonhomie, ne cherchez pas. Cette personne est ma tante, une tante vraisemblable, une femme, une vieille. Je puis vous éviter bien des embarras… Vous ne trouverez ma tante que si je le veux… Si nous pataugeons ainsi, nous n’avancerons guères.

— Monsieur l’abbé ne parle plus le français en espagnol, dit monsieur Gault, il ne bredouille plus.

— Parce que les choses sont assez embrouillées, mon cher monsieur Gault ! répondit Jacques Collin avec un sourire amer et en appelant le directeur par son nom.

En ce moment monsieur Gault se précipita vers le procureur-général et lui dit à l’oreille : Prenez garde à vous, monsieur le comte, cet homme est en fureur !

[F13-d]   Monsieur de Grandville regarda lentement Jacques Collin et le trouva calme ; mais il reconnut bientôt la vérité de ce que lui disait le directeur. Cette trompeuse attitude cachait la froide et terrible irritation des nerfs du Sauvage. Les yeux de Jacques Collin couvaient une éruption volcanique, ses poings étaient crispés. C’était bien le tigre se ramassant pour bondir sur une proie.

— Laissez-nous, reprit d’un air grave le procureur-général en s’adressant au directeur de la Conciergerie et au juge.

— Vous avez bien fait de renvoyer l’assassin de Lucien !… dit Jacques Collin sans s’inquiéter si Camusot pouvait ou non l’entendre, je n’y tenais plus, j’allais l’étrangler…

Et monsieur de Grandville frissonna. Jamais il n’avait vu tant de sang dans les yeux d’un homme, tant de pâleur aux joues, tant de sueur au front, et une pareille contraction de muscles.

— À quoi ce meurtre vous eût-il servi ? demanda tranquillement le procureur-général au criminel.

— Vous vengez tous les jours, ou vous croyez venger la Société, monsieur, et vous me demandez raison d’une vengeance !… Vous n’avez donc jamais senti dans vos veines la vengeance y roulant ses lames !… Ignorez-vous donc que c’est cet imbécile de juge qui nous l’a tué ; car vous l’aimiez, mon Lucien, et il vous aimait ! Je vous sais par cœur, monsieur. Ce cher enfant me disait tout, le soir, quand il rentrait ; je le couchais, comme une bonne couche son marmot, et je lui faisais tout raconter… Il me confiait tout, jusqu’à ses moindres [F13-e]   sensations… Ah ! jamais une bonne mère n’a tendrement aimé son fils unique comme j’aimais cet ange. Si vous saviez ! le bien naissait dans ce cœur comme les fleurs se lèvent dans les prairies ! Il était faible, voilà son seul défaut, faible comme la corde de la lyre, si forte quand elle se tend… C’est les plus belles natures, leur faiblesse est tout uniment la tendresse, l’admiration, la faculté de s’épanouir au soleil de l’Art, de l’Amour, du Beau que Dieu a fait pour l’homme sous mille formes !… Enfin, Lucien était une femme manquée. Ah ! que n’ai-je pas dit à la brute bête qui vient de sortir… Ah ! monsieur, j’ai fait, dans ma sphère de prévenu devant un juge, ce que Dieu aurait fait pour sauver son fils, si, voulant le sauver, il l’eût accompagné devant Pilate !…

Un torrent de larmes sortit de ses yeux clairs et jaunes, qui naguère flamboyaient comme ceux d’un loup affamé par six mois de neige en pleine Ukraine.

— Cette buse n’a voulu rien écouter, et il a perdu l’enfant !… Monsieur, j’ai lavé le cadavre du petit de mes larmes, en implorant celui que je ne connais pas et qui est au dessus de nous ! Moi qui ne crois pas en Dieu !… (Si je n’étais pas matérialiste, je ne serais pas moi !…) Je vous ai tout dit là dans un mot ! Vous ne savez pas, aucun homme ne sait ce que c’est que la douleur ; moi seul je la connais. Le feu de la douleur absorbait si bien mes larmes que cette nuit je n’ai pas pu pleurer. Je pleure maintenant, parce que je sens que vous me comprenez… Je vous ai vu là, tout à l’heure, posé en Justice… Ah ! monsieur, que Dieu… (je commence à croire en lui !) que Dieu vous préserve d’être comme je suis… Ce sacré juge m’a ôté mon âme ! Monsieur ! monsieur ! on enterre en ce moment ma vie, ma [F13-f]   beauté, ma vertu, ma conscience, toute ma force ! Figurez-vous un chien à qui un chimiste soutire le sang… Me voilà ! je suis ce chien… Voilà pourquoi je suis venu vous dire : « Je suis Jacques Collin, je me rends !… » J’avais résolu cela ce matin quand on est venu m’arracher ce corps que je baisais comme un insensé, comme une mère, comme la Vierge a dû baiser Jésus au tombeau… Je voulais me mettre au service de la Justice sans conditions… Maintenant, je dois en faire, vous allez savoir pourquoi…

— Parlez-vous à monsieur de Grandville ou au procureur-général ? dit le magistrat.

Ces deux hommes, LE CRIME et LA JUSTICE, se regardèrent. Le forçat avait profondément ému le magistrat qui fut pris d’une pitié divine pour ce malheureux, il devina sa vie et ses sentiments.

Enfin, le magistrat (un magistrat est toujours magistrat) à qui la conduite de Jacques Collin depuis son évasion était inconnue, pensa qu’il pourrait se rendre maître de ce criminel, uniquement coupable d’un faux après tout. Et il voulut essayer de la générosité sur cette nature composée, comme le bronze, de divers métaux, de bien et de mal.

Puis monsieur de Grandville, arrivé à cinquante-trois ans sans avoir pu jamais inspirer l’amour, admirait les natures tendres, comme tous les hommes qui n’ont pas été aimés. Peut-être ce désespoir, le lot de beaucoup d’hommes à qui les femmes n’accordent que leur estime ou leur amitié, était-il le lien secret de l’intimité profonde de messieurs de Bauvan, de Grandville et de Sérizy ; car un même [F13-g]   malheur, tout aussi bien qu’un bonheur mutuel, met les âmes au même diapason.

— Vous avez un avenir !… dit le procureur-général en jetant un regard d’inquisiteur sur ce scélérat abattu.

L’homme fit un geste par lequel il exprima la plus profonde indifférence de lui-même.

— Lucien laisse un testament par lequel il vous lègue trois cent mille francs…

— Pauvre ! pauvre petit ! pauvre petit ! s’écria Jacques Collin, toujours trop honnête ! J’étais, moi, tous les sentiments mauvais ; il était, lui, le bon, le noble, le beau, le sublime ! On ne change pas de si belles âmes ! Il n’avait pris de moi que mon argent, monsieur !…

Cet abandon profond, entier de la personnalité que le magistrat ne pouvait ranimer, prouvait si bien les terribles paroles de cet homme que monsieur de Grandville passa du côté du criminel.

Restait le procureur-général !

— Si rien ne vous intéresse plus, demanda monsieur de Grandville, qu’êtes-vous donc venu me dire ?

— N’est-ce pas déjà beaucoup que de me livrer ? Vous brûliez, mais vous ne me teniez pas ? vous seriez d’ailleurs trop embarrassé de moi !…

— Quel adversaire ! pensa le procureur-général.

— Vous allez, monsieur le procureur-général, [F13-h]   faire couper le cou à un innocent, et j’ai trouvé le coupable, reprit gravement Jacques Collin en séchant ses larmes. Je ne suis pas ici pour eux, mais pour vous. Je venais vous ôter un remords, car j’aime tous ceux qui ont porté un intérêt quelconque à Lucien, de même que je poursuivrai de ma haine tous ceux ou celles qui l’ont empêché de vivre… Qu’est-ce que ça me fait un forçat à moi ? reprit-il après une légère pause. Un forçat, à mes yeux, c’est à peine pour moi ce qu’est une fourmi pour vous. Je suis comme les brigands de l’Italie, — de fiers hommes ! — tant que le voyageur leur rapporte quelque chose de plus que le prix du coup de fusil, ils l’étendent mort ! Je n’ai pensé qu’à vous. J’ai confessé ce jeune homme, qui ne pouvait se fier qu’à moi, c’est mon camarade de chaîne ! Théodore est une bonne nature, il a cru rendre service à une maîtresse en se chargeant de vendre ou d’engager des objets volés ; mais il n’est pas plus criminel dans l’Affaire de Nanterre que vous ne l’êtes. C’est un Corse, c’est dans leurs mœurs de se venger, de se tuer les uns les autres comme des mouches. En Italie et en Espagne, on n’a pas le respect de la vie de l’homme. Et c’est tout simple. On nous y croit pourvus d’une âme ! d’un quelque chose, une image de nous qui nous survit, qui vivrait éternellement. Allez donc dire cette billevesée à nos annalistes93 ! C’est les pays athées ou philosophes qui font payer chèrement la vie humaine à ceux qui la troublent, et ils ont raison, puisqu’ils ne croient qu’à la matière, au présent ! Si Calvi vous avait indiqué la femme de qui viennent les objets volés, vous auriez trouvé, non pas le vrai coupable, car il est dans vos griffes ; mais un complice que le pauvre Théodore ne veut pas perdre, car c’est une femme… Que voulez-vous ? chaque état a son point d’honneur, le bagne et les filous ont les leurs ! [F13-i]   Maintenant je connais l’assassin de ces deux femmes et les auteurs de ce coup hardi, singulier, bizarre, on me l’a raconté dans tous ses détails. Suspendez l’exécution de Calvi, vous saurez tout ; mais donnez-moi votre parole de le réintégrer au bagne, en faisant commuer sa peine… Dans la douleur où je suis, on ne peut prendre la peine de mentir, vous savez cela. Ce que je vous dis est la vérité…

— Avec vous, Jacques Collin, quoique ce soit abaisser la justice, qui ne saurait faire de semblables compromis, je crois pouvoir me relâcher de la rigueur de mes fonctions, et en référer à qui de droit.

— M’accordez-vous cette vie ?

— Cela se pourra…

— Monsieur, je vous supplie de me donner votre parole, elle me suffira.

Monsieur de Grandville fit un geste d’orgueil blessé.

— Je tiens l’honneur de trois grandes familles, et vous ne tenez que la vie de trois forçats, reprit Jacques Collin, je suis plus fort que vous.

— Vous pouvez être remis au secret, que ferez-vous ?… demanda le procureur-général.

— Eh ! nous jouons donc ? dit Jacques Collin. Je parlais à la bonne franquette, moi ! je parlais à monsieur de Grandville ; mais si le procureur-général est là, je reprends mes cartes et je poitrine. Et moi qui, si vous m’aviez donné votre parole, allais vous rendre les [F13-j]   lettres écrites à Lucien par mademoiselle Clotilde de Grandlieu !

Cela fut dit avec un accent, un sang-froid et un regard qui révélèrent à monsieur de Grandville un adversaire avec qui la moindre faute était dangereuse.

— Est-ce là tout ce que vous demandez ? dit le procureur-général.

— Je vais vous parler pour moi, dit Jacques Collin. L’honneur de la famille Grandlieu paie la commutation de peine de Théodore, c’est donner beaucoup et recevoir peu. Qu’est-ce qu’un forçat condamné à perpétuité ? S’il s’évade, vous pouvez vous défaire si facilement de lui ! c’est une lettre de change sur la guillotine ! Seulement, comme on l’avait fourré dans des intentions peu charmantes à Rochefort, vous me promettrez de le faire diriger sur Toulon en recommandant qu’il y soit bien traité. Maintenant, moi, je veux davantage ! J’ai le dossier de madame de Sérizy et celui de la duchesse de Maufrigneuse, et quelles lettres !… Tenez, monsieur le comte, les filles publiques en écrivant font du style et de beaux sentiments, eh ! bien, les grandes dames qui font du style et de grands sentiments toute la journée, écrivent comme les filles agissent ! Les philosophes trouveront la raison de ce chassez-croisez ; je ne tiens pas à la chercher. La femme est un être inférieur, elle obéit trop à ses organes. Pour moi, la femme n’est belle que quand elle ressemble à un homme ! Aussi ces petites duchesses qui sont viriles par la tête ont-elles écrit des chefs-d’œuvre… Oh ! c’est beau, d’un bout à l’autre, comme la fameuse ode de Piron…

— Vraiment ?

[F13-k]   — Vous voulez les voir ?… dit Jacques Collin en souriant.

Le magistrat devint honteux.

— Je puis vous en faire lire ; mais, là, pas de farces ? Nous jouons franc jeu ?… Vous me rendrez les lettres, et vous défendrez qu’on moucharde, qu’on suive et qu’on regarde la personne qui va les apporter.

— Cela prendra du temps ?… dit le procureur-général.

— Non, il est neuf heures et demie !… reprit Jacques Collin en regardant la pendule ; eh ! bien, en quatre minutes nous aurons une lettre de chacune de ces deux dames ; et, après les avoir lues, vous contremanderez la guillotine ! Si ça n’était pas ce que cela est, vous ne me verriez pas si tranquille. Ces dames sont d’ailleurs averties…

Monsieur de Grandville fit un geste de surprise.

— Elles doivent se donner à cette heure bien du mouvement, elles vont mettre en campagne le garde-des-sceaux, elles iront, qui sait, jusqu’au roi… Voyons, me donnez-vous votre parole d’ignorer qui sera venu, de ne pas suivre ni faire suivre pendant une heure cette personne ?

— Je vous le promets !

— Bien, vous ne voudriez pas, vous, tromper un forçat évadé. Vous êtes du bois dont sont faits les Turenne, et vous tenez votre parole à des voleurs… Eh bien ! dans la salle des Pas-Perdus, il y a dans ce moment une mendiante en haillons, une vieille femme, au milieu même de la salle. Elle doit causer avec un des [F13-l]   écrivains publics de quelque procès de mur mitoyen ; envoyez votre garçon de bureau la chercher, en lui disant ceci : — Dabor ti mandana. Elle viendra… Mais, ne soyez pas cruel inutilement !… Ou vous acceptez mes propositions, ou vous ne voulez pas vous compromettre avec un forçat… Je ne suis qu’un faussaire, remarquez !… Eh bien ! ne laissez pas Calvi dans les affreuses angoisses de la toilette…

— L’exécution est déjà contremandée… Je ne veux pas, dit monsieur de Grandville à Jacques Collin, que la justice soit au dessous de vous !

Jacques Collin regarda le procureur-général avec une sorte d’étonnement et lui vit tirer le cordon de sa sonnette.

— Voulez-vous ne pas vous échapper ? Donnez-moi votre parole, je m’en contente. Allez chercher cette femme…

Le garçon de bureau se montra.

— Félix, renvoyez les gendarmes… dit monsieur de Grandville.

Jacques Collin fut vaincu.

Dans ce duel avec le magistrat, il voulait être le plus grand, le plus fort, le plus généreux, et le magistrat l’écrasait. Néanmoins, le forçat se sentit bien supérieur en ce qu’il jouait la Justice, qu’il lui persuadait que le coupable était innocent, et qu’il disputait victorieusement une tête ; mais cette supériorité devait être sourde, secrète, cachée, tandis que la Cigogne l’accablait au grand jour, et majestueusement.

[F14-a]   Au moment où Jacques Collin sortait du cabinet de monsieur de Grandville, le secrétaire général de la présidence du conseil, un député, le comte des Lupeaulx se présentait accompagné d’un petit vieillard souffreteux.

Ce personnage, enveloppé d’une douillette puce, comme si l’hiver régnait encore, à cheveux poudrés, le visage blême et froid, marchait en goutteux, peu sûr de ses pieds grossis par des souliers en veau d’Orléans, appuyé sur une canne à pomme d’or, tête nue, son chapeau à la main, la boutonnière ornée d’une brochette à sept croix.

— Qu’y a-t-il, mon cher des Lupeaulx ? demanda le procureur-général.

— Le prince m’envoie, dit-il à l’oreille de monsieur de Grandville. Vous avez carte blanche pour retirer les lettres de mesdames de [F14-b]   Sérizy et de Maufrigneuse, et celles de mademoiselle Clotilde de Grandlieu. Vous pouvez vous entendre avec ce monsieur…

— Qui est-ce ? demanda le procureur-général à l’oreille de des Lupeaulx.

— Je n’ai pas de secrets pour vous, mon cher procureur-général, c’est le fameux Corentin. [ill.]   Sa Majesté vous fait dire de lui rapporter vous-même toutes les circonstances de cette affaire et les conditions du succès.

— Rendez-moi le service, répondit le procureur-général à l’oreille de des Lupeaulx, d’aller dire au prince que tout est terminé, que je n’ai pas eu besoin de ce monsieur, ajouta-t-il en désignant Corentin. J’irai prendre les ordres de Sa Majesté, quant à la conclusion de l’affaire qui regardera le garde-des-sceaux, car il y a deux grâces à donner…

— Vous avez sagement agi en allant de l’avant, dit des Lupeaulx en donnant une poignée de main au procureur-général. Le roi ne veut pas, à la veille de tenter une grande chose, voir la pairie et les grandes familles tympanisées, salies… Ce n’est plus un vil procès criminel, c’est une affaire d’État…

— Mais dites au prince que, lorsque vous êtes venu, tout était fini !

— Vraiment ?

— Je le crois.

— Vous serez alors garde-des-sceaux, quand le garde-des-sceaux actuel sera chancelier, mon cher…

— Je n’ai pas d’ambition !… répondit le procureur-général.

Des Lupeaulx sortit en riant.

— Priez le prince de solliciter du roi dix minutes d’audience pour moi, vers deux heures et demie, ajouta monsieur de Grandville en reconduisant le comte des Lupeaulx.

— Et vous n’êtes pas ambitieux ? dit des Lupeaulx en jetant un fin regard à monsieur de Grandville. Allons, vous avez deux enfants, vous voulez être fait au moins pair de France…

— Si monsieur le procureur-général a les lettres, mon intervention devient inutile, fit [F14-c]   observer Corentin en se trouvant seul avec monsieur de Grandville qui le regardait avec une curiosité très compréhensible.

— Un homme comme vous n’est jamais de trop dans une affaire si délicate, répondit le procureur-général en voyant que Corentin avait tout compris ou tout entendu.

Corentin salua par un petit signe de tête presque protecteur.

— Connaissez-vous, monsieur, le personnage dont il s’agit ?

— Oui, monsieur le comte, c’est Jacques Collin, le chef de la société des Dix-Mille, le banquier des trois bagnes, un forçat qui, depuis cinq ans, a su se cacher sous la soutane de l’abbé Carlos Herrera. Comment a-t-il été chargé d’une mission du roi d’Espagne pour le feu roi, nous nous perdons tous à la recherche du vrai dans cette affaire ? J’attends une réponse de Madrid, où j’ai envoyé des notes et un homme. Ce forçat a le secret de deux rois…

— C’est un homme vigoureusement trempé ! Nous n’avons que deux partis à prendre : se l’attacher, ou se défaire de lui, dit le procureur-général.

— Nous avons eu la même idée, et c’est un grand honneur pour moi, répliqua Corentin. Je suis forcé d’avoir tant d’idées et pour tant de monde, que sur le nombre je dois me rencontrer avec un homme d’esprit.

Ce fut débité si sèchement et d’un ton si glacé, que le procureur-général garda le silence et se mit à expédier quelques affaires pressantes.

Lorsque Jacques Collin se montra dans la salle des Pas-Perdus, on ne peut se figurer l’étonnement dont fut saisie mademoiselle Jacqueline Collin. Elle resta plantée sur ses deux jambes, les mains sur ses hanches, car elle était costumée en marchande des quatre saisons. Quelque habituée qu’elle fût aux tours de force de son neveu, celui-là dépassait tout.

— Hé bien ! si tu continues à me regarder comme un cabinet d’histoire naturelle, dit Jacques [F14-d]   Collin en prenant le bras de sa tante et l’emmenant hors de la salle des Pas-Perdus, ça nous fera prendre pour deux curiosités, l’on nous arrêterait peut-être, et nous perdrions du temps.

Et il descendit l’escalier de la galerie Marchande qui mène rue de la Barillerie.

— Où est Paccard ?

— Il m’attend chez la Rousse et se promène sur le Quai aux Fleurs.

— Et Prudence ?

— Elle est chez elle, comme ma filleule.

— Allons-y…

— Regarde si nous sommes suivis…

La Rousse, quincaillière, établie quai aux Fleurs, était la veuve d’un célèbre assassin, un Dix-Mille.

En 1819, Jacques Collin avait fidèlement remis vingt et quelques mille francs à cette fille, de la part de son amant, après l’exécution. Trompe-la-Mort connaissait seul l’intimité de cette jeune personne, alors modiste, avec son Fanandel.

— Je suis le Dab de ton homme, avait dit alors le pensionnaire de madame Vauquer à la modiste, qu’il avait fait venir au Jardin-des-Plantes. Il a dû te parler de moi, ma petite. Quiconque me trahit meurt dans l’année ! quiconque m’est fidèle n’a jamais rien à redouter de moi. Je suis ami à mourir sans dire un mot qui compromette ceux à qui je veux du bien. Sois à moi comme une âme est au diable, et tu en profiteras. J’ai promis que tu serais heureuse à ton pauvre Auguste, qui voulait te mettre dans l’opulence ; et il s’est fait faucher à cause de toi. Ne pleure pas. Écoute-moi. Personne au monde que moi ne sait que tu étais la maîtresse d’un forçat, d’un assassin, qu’on a terré samedi ; jamais je n’en dirai rien. Tu as vingt-deux ans, tu es jolie, te voilà riche de vingt-six mille francs ; oublie Auguste, marie-toi, deviens une honnête femme si tu peux. En retour de cette tranquillité, je te demande de me servir, moi et ceux que je t’adresserai, mais sans hésiter. Jamais je ne te demanderai [F14-e]   rien de compromettant, ni pour toi, ni pour tes enfants… ni pour ton mari si tu en as un, ni pour ta famille. Souvent, dans le métier que je fais, il me faut un lieu sûr pour causer, pour me cacher. J’ai besoin d’une femme discrète pour porter une lettre, se charger d’une commission. Tu seras une de mes boîtes à lettres, une de mes loges de portiers, un de mes émissaires. Rien de plus, rien de moins. Tu es trop blonde, Auguste et moi nous te nommions la Rousse, tu garderas ce nom-là. Ma tante, la marchande au Temple, avec qui je te lierai, sera la seule personne au monde à qui tu devras obéir, dis-lui tout ce qui t’arrivera ; elle te mariera, elle te sera très utile.

Ce fut ainsi que se conclut un de ces pactes diaboliques dans le genre de celui qui, pendant si longtemps, lui avait lié Prudence Servien, que cet homme ne manquait jamais à cimenter car il avait, comme le Démon, la passion du recrutement.

Jacqueline Collin avait marié la Rousse au premier commis d’un riche quincaillier en gros, vers 1821. Ce premier commis, ayant traité de la maison de commerce de son patron, se trouvait alors en voie de prospérité, père de deux enfants, et adjoint au Maire de son quartier. Jamais la rousse, devenue madame Prélard, n’avait eu le plus léger motif de plainte, ni contre Jacques Collin, ni contre sa tante ; mais, à chaque service demandé, madame Prélard tremblait de tous ses membres. Aussi devint-elle pâle et blême en voyant entrer dans sa boutique ces deux terribles personnages.

— Nous avons à vous parler d’affaires, madame, dit Jacques Collin.

— Mon mari est là, répondit-elle.

— Eh bien ! nous n’avons pas trop besoin de vous pour le moment ; je ne dérange jamais inutilement les gens. Envoyez chercher un fiacre, ma petite, dit Jacqueline Collin, et dites à ma filleule de descendre, j’espère la placer comme femme de chambre chez une grande dame, et l’intendant de la maison veut l’emmener.

[F14-f]   Paccard, qui ressemblait à un gendarme mis en bourgeois, causait en ce moment avec monsieur Prélard d’une importante fourniture de fil de fer pour un pont.

Un commis alla chercher un fiacre, et quelques minutes après Europe, ou pour lui faire quitter le nom sous lequel elle avait servi Esther, Prudence Servien, Paccard, Jacques Collin et sa tante étaient, à la grande joie de la Rousse, réunis dans un fiacre à qui Trompe-la-Mort donna l’ordre d’aller à la barrière d’Ivry.

Prudence Servien et Paccard, tremblants devant le Dab, ressemblaient à des âmes coupables en présence de Dieu.

— Où sont les sept cent cinquante mille francs ? leur demanda le Dab en plongeant sur eux un de ces regards fixes et clairs qui troublaient si bien le sang de ses âmes damnées quand elles étaient en faute et qu’elles croyaient avoir autant d’épingles que de cheveux dans la tête.

— Les sept cent trente mille francs, répondit Jacqueline Collin à son neveu, sont en sûreté, je les ai remis ce matin à la Romette dans un paquet cacheté…

— Si vous ne les aviez pas remis à Jacquelin, dit Trompe-la-Mort, vous alliez droit là…, dit-il en montrant la place de Grève devant laquelle le fiacre se trouvait.

Prudence Servien fit à la mode de son pays un signe de croix, comme si elle avait vu tomber le tonnerre.

— Je vous pardonne, reprit le Dab, à condition que vous ne commettrez plus de fautes semblables, et que désormais vous serez pour moi ce que sont ces deux doigts de la main droite, dit-il en montrant l’index et le doigt du milieu, car le pouce, c’est cette bonne largue-là !

Et il frappa sur l’épaule de sa tante.

— Écoutez-moi. Désormais, toi, Paccard, tu n’auras plus rien à craindre, et tu peux suivre ton nez dans Pantin à ton aise ! Je te permets d’épouser Prudence.

Paccard prit la main de Jacques Collin et la [F14-g]   baisa respectueusement.

— Qu’aurai-je à faire ? demanda-t-il.

— Rien, et tu auras des rentes et des femmes, sans compter la tienne, car tu es très Régence, mon vieux !… Voilà ce que c’est que d’être trop bel homme !

Paccard rougit de plaisir de recevoir ce railleur éloge de son sultan.

— Toi, Prudence, reprit Jacques Collin, il te faut une carrière, un état, un avenir, et rester à mon service. Écoute-moi bien. Il existe rue Sainte-Barbe une très bonne maison appartenant à cette madame Saint-Estève à qui ma tante emprunte quelquefois son nom… C’est une bonne maison, bien achalandée, qui rapporte quinze ou vingt mille francs par an. La Saint-Estève fait tenir cet établissement par…

— La Gonore, dit Jacqueline.

— La largue à ce pauvre La Pouraille, dit Paccard. C’est là que j’ai filé avec Europe le jour de la mort de cette pauvre madame Van Bogseck, notre maîtresse…

— On jase donc quand je parle ? dit Jacques Collin.

Le plus profond silence régna dans le fiacre, et Prudence ni Paccard n’osèrent plus se regarder.

— La maison est donc tenue par la Gonore, reprit Jacques Collin. Si tu y es allé te cacher avec Prudence, je vois, Paccard, que tu as assez d’esprit pour esquinter la raille (enfoncer la police) ; mais que tu n’es pas assez fin pour faire voir des couleurs à la darbone…, dit-il en caressant le menton de sa tante. Je devine maintenant comment elle a pu te trouver… Çà se rencontre bien. Vous allez y retourner, chez la Gonore… Je reprends. Jacqueline va négocier avec madame Nourrisson94 l’affaire de l’acquisition de son établissement de la rue Sainte-Barbe, et tu pourras y faire fortune avec de la conduite, ma petite ! dit-il en regardant Prudence. Abbesse à ton âge ! c’est le fait d’une fille de France, ajouta-t-il d’une voix mordante.

Prudence sauta au cou de Trompe-la-Mort et l’embrassa, mais par un coup sec qui dénotait [F14-h]   sa force extraordinaire, le Dab la repoussa si vivement, que, sans Paccard, la fille allait se cogner la tête dans la vitre du fiacre et la casser.

— À bas les pattes ! Je n’aime pas ces manières ! dit sèchement le Dab, c’est me manquer de respect.

— Il a raison, ma petite, dit Paccard. Vois-tu, c’est comme si le Dab te donnait cent mille francs. La boutique vaut cela. C’est sur le boulevard, en face du Gymnase. Il y a la sortie du spectacle…

— Je ferai mieux, j’achèterai aussi la maison, dit Trompe-la-Mort.

— Et nous voilà riches à millions en six ans ! s’écria Paccard.

Fatigué d’être interrompu, Trompe-la-Mort envoya dans le tibia de Paccard un coup de pied à le lui casser ; mais Paccard avait des nerfs en caoutchouc et des os en fer blanc.

— Suffit ! Dab ! on se taira, répondit-il.

— Croyez-vous que je dis des sornettes ? reprit Trompe-la-Mort qui s’aperçut alors que Paccard avait bu quelques petits verres de trop. Écoutez. Il y a dans la cave de la maison deux cent cinquante mille francs en or…

Le silence le plus profond régna de nouveau dans le fiacre.

— Cet or est dans un massif très dur… Il s’agit d’extraire cette somme, et vous n’avez que trois nuits pour y arriver. Jacqueline vous aidera… Cent mille francs serviront à payer l’établissement, cinquante mille à l’achat de la maison, et vous laisserez le reste…

— Oh ! dit Paccard.

— Dans la cave ! répéta Prudence.

— Silence ! dit Jacqueline.

— Oui, mais pour la transmission de cette charge, il faut l’agrément de la raille (la police), dit Paccard.

— On l’aura ! dit sèchement Trompe-la-Mort. De quoi te mêles-tu ?…

Jacqueline regarda son neveu et fut frappée de l’altération de ce visage, à travers le masque impassible sous lequel cet homme si fort [F14-i]   cachait habituellement ses émotions.

— Ma fille, dit Jacques Collin à Prudence Servien, ma tante va te remettre les sept cent cinquante mille francs.

— Sept cent trente, dit Paccard.

— Hé bien, soit ! sept cent trente, reprit Jacques Collin. Cette nuit, il faut que tu reviennes sous un prétexte quelconque à la maison de madame Lucien. Tu monteras par la lucarne, sur le toit ; tu descendras par la cheminée dans la chambre à coucher de ta feue maîtresse, et tu placeras dans le matelas de son lit le paquet qu’elle avait fait…

— Et pourquoi pas par la porte ? dit Prudence Servien.

— Imbécile, les scellés y sont ! répliqua Jacques Collin. L’inventaire se fera dans quelques jours, et vous serez innocents du vol…

— Vive le Dab ! s’écria Paccard. Ah ! quelle bonté !

— Cocher, arrêtez !… cria de sa voix puissante Jacques Collin.

Le fiacre se trouvait devant la place de fiacres du Jardin-des-Plantes.

— Détalez, mes enfants, dit Jacques Collin, et ne faites pas de sottises ! Trouvez-vous ce soir sur le pont des Arts à cinq heures, et là ma tante vous dire s’il n’y a pas de contre ordre. — Il faut tout prévoir, ajouta-t-il à voix basse à sa tante. — Jacqueline vous expliquera demain, reprit-il, comment s’y prendre pour extraire sans danger l’or de la profonde. C’est une opération très délicate…

Prudence et Paccard sautèrent sur le pavé du roi, heureux comme des voleurs graciés.

— Ah ! quel brave homme que le Dab ! dit Paccard.

— Ce serait le roi des hommes, s’il n’était pas si méprisant pour les femmes !

— Ah ! il est bien aimable ! s’écria Paccard. As-tu vu quels coups de pied95 il m’a donnés ! Nous méritions d’être envoyés ad patres ! car enfin c’est nous qui l’avons mis dans l’embarras…

— Pourvu, dit la spirituelle et fine Prudence, [F14-j]   qu’il ne nous fourre pas dans quelque crime pour nous envoyer au pré

— Lui ! s’il en avait la fantaisie, il nous le dirait, tu ne le connais pas ! Quel joli sort il te fait ! Nous voilà bourgeois… Quelle chance ! Oh ! quand il vous aime, cet homme-là, il n’a pas son pareil pour la bonté !…

— Ma minette ! dit Jacques Collin à sa tante, charge-toi de la Gonore, il faut l’endormir ; elle sera, dans cinq jours d’ici, arrêtée, et on trouvera dans sa chambre cent cinquante mille francs d’or qui resteront d’une autre part dans l’assassinat des vieux Crottat, père et mère du notaire.

— Elle en aura pour cinq ans de Madelonnettes, dit Jacqueline.

— À peu près, répondit Jacques Collin. Donc, c’est une raison pour la Nourrisson de se défaire de sa maison ; elle ne peut pas la gérer elle-même, et on ne trouve pas de gérantes comme on veut. Donc, tu pourras très bien arranger cette affaire. Nous aurons là un œil… Mais ces opérations sont toutes les trois subordonnées à la négociation que je viens d’entamer relativement à nos lettres. Ainsi, découds ta robe et donne-moi les échantillons des marchandises. Où se trouvent les trois paquets ?

— Parbleu ! chez la Rousse.

— Cocher ! cria Jacques Collin, retournez au Palais-de-Justice, et du train !… J’ai promis de la célérité, voici une demi-heure d’absence, et c’est trop ! Reste chez la Rousse, et donne les paquets cachetés au garçon de bureau que tu verras venir demander madame de Saint-Estève. C’est le de qui sera le mot d’avis, et il devra te dire : Madame, je viens de la part de monsieur le procureur-général pour ce que vous savez. Stationne devant la porte de la Rousse en regardant ce qui se passe sur le marché aux Fleurs, afin de ne pas exciter l’attention de Prélard. Dès que tu auras lâché les lettres, tu peux faire agir Paccard et Prudence…

— Je te devine, dit Jacqueline, tu veux remplacer Bibi-Lupin. La mort de ce garçon t’a tourné la cervelle !

[F14-k]   — Et Théodore à qui l’on allait couper les cheveux pour le faucher à quatre heures, ce soir, s’écria Jacques Collin.

— Enfin, c’est une idée ! nous finirons honnêtes gens et bourgeois, dans une belle propriété, sous un beau climat, en Touraine.

— Que pouvais-je devenir ? Lucien a emporté mon âme, toute ma vie heureuse. Je me vois encore trente ans à m’ennuyer, et je n’ai plus de cœur. Au lieu d’être le Dab du bagne, je serai le Figaro de la justice, et je vengerai Lucien. Ce n’est que dans la peau de la raille (police) que je puis en sûreté démolir Corentin. Ce sera vivre encore que d’avoir à manger un homme. Les états qu’on fait dans le monde ne sont que des apparences ; la réalité, c’est l’idée ! ajouta-t-il en se frappant le front. Qu’as-tu maintenant dans notre trésor ?

— Rien, dit la tante épouvantée de l’accent et des manières de son neveu. Je t’ai tout donné pour ton petit. La Romette n’a pas plus de vingt mille francs pour son commerce. J’ai tout pris à madame Nourrisson, elle avait environ soixante mille francs à elle… Ah ! nous sommes dans des draps qui ne sont pas blanchis depuis un an. Le petit a dévoré les fades des Fanandels, notre trésor, et tout ce que possédait la Nourrisson.

— Ça faisait ?

— Cinq cent soixante mille…

— Nous en avons cent cinquante en or, que Paccard et Prudence nous devront. Je vais te dire où en prendre deux cents autres… Le reste viendra de la succession d’Esther. Il faut récompenser la Nourrisson. Avec Théodore, Paccard, Prudence, la Nourrisson et toi, j’aurai bientôt formé le bataillon sacré qu’il me faut… Écoute, nous approchons…

— Voici les trois lettres, dit Jacqueline qui venait de donner le dernier coup de ciseaux96 à la doublure de sa robe.

— Bien, répondit Jacques Collin en recevant les trois précieux autographes, trois papiers vélins encore parfumés. Théodore a fait le coup de Nanterre…

[F14-l]   — Ah ! c’est lui !…

— Tais-toi, le temps est précieux, il a voulu donner la becquée à un petit oiseau de Corse nommé Ginetta… Tu vas employer la Nourrisson à la trouver, je te ferai passer les renseignements nécessaires par une lettre que Gault te remettra. Tu viendras au guichet de la Conciergerie dans deux heures d’ici. Il s’agit de lâcher cette petite fille chez une blanchisseuse, la sœur à Godet, et qu’elle s’y impatronise… Godet et Ruffard sont les complices de la Pouraille dans le vol et l’assassinat commis chez les Crottat. Les sept cent cinquante mille francs sont intacts, un tiers dans la cave de la Gonore, c’est la part de la Pouraille ; le second tiers dans la chambre à la Gonore, c’est celle de Ruffard ; le troisième est caché chez la sœur à Godet. Nous commencerons par prendre cent cinquante mille francs sur le fade de La Pouraille ; puis cent sur celui de Godet, et cent sur celui de Ruffard. Une fois Ruffard et Godet serrés, c’est eux qui auront mis à part ce qui manquera de leur fade. Je leur ferai accroire, à Godet que nous avons mis cent mille francs de côté pour lui, et à Ruffard et à La Pouraille que la Gonore leur a sauvé cela !… Prudence et Paccard vont travailler chez la Gonore. Toi et Ginetta, qui me paraît être une fine mouche, vous manœuvrerez chez la sœur à Godet. Pour mon début dans le comique, je fais retrouver à la Cigogne quatre cent mille francs du vol Crottat et les coupables. J’ai l’air d’éclaircir l’assassinat de Nanterre. Nous retrouvons notre aubert et nous sommes au cœur de la Raille ! Nous étions le gibier, et nous devenons les chasseurs, voilà tout. Donne trois francs au cocher.

Le fiacre était au Palais. Jacqueline stupéfaite paya. Trompe-la-Mort monta l’escalier pour aller chez le procureur-général.

[F15-a]   Un changement total de vie est une crise si violente que, malgré sa décision, Jacques Collin gravissait lentement les marches de l’escalier qui, de la rue de la Barillerie, mène à la galerie marchande, où se trouve sous le péristyle de la cour d’assises la sombre entrée du parquet.

Une affaire politique occasionnait une sorte d’attroupement au pied du double escalier qui mène à la cour d’assises, en sorte que le forçat, absorbé dans ses réflexions, resta pendant quelque temps arrêté par la foule.

À gauche de ce double escalier, il se trouve comme un énorme pilier, un des contreforts du Palais, et dans cette masse on aperçoit une petite porte. Cette petite porte donne sur un escalier en colimaçon qui sert de communication à la Conciergerie. C’est par là que le procureur-général, le directeur de la Conciergerie, les présidents de cour d’assises, les avocats-généraux et le chef de la police de sûreté peuvent aller et venir.

C’est par un embranchement de cet escalier, [F15-b]   aujourd’hui condamné, que Marie-Antoinette, la reine de France, était amenée devant le tribunal révolutionnaire, qui siégeait, comme on le sait, dans la grande salle des audiences solennelles de la cour de cassation. À l’aspect de cet épouvantable escalier, le cœur se serre quand on pense que la fille de Marie-Thérèse, dont la suite, la coiffure et les paniers remplissaient le grand escalier de Versailles, passait par là !… Peut-être expiait-elle le crime de sa mère, la Pologne hideusement partagée. Les souverains qui commettent de pareils crimes ne songent pas évidemment à la rançon qu’en demande la Providence.

Au moment où Jacques Collin entrait sous la voûte de l’escalier, pour se rendre chez le procureur-général, Bibi-Lupin sortit par cette porte cachée dans le mur. Le chef de la police de sûreté venait de la Conciergerie et se rendait aussi chez monsieur de Grandville. On peut comprendre quel fut l’étonnement de Bibi-Lupin en reconnaissant devant lui la redingote de Carlos Herrera, qu’il avait tant étudiée le matin ; il courut pour le dépasser. Jacques Collin se retourna. Les deux ennemis se trouvèrent en présence. De part et d’autre, chacun resta sur ses pieds, et le même regard partit de ces deux yeux, si différents, comme deux pistolets qui, dans un duel, partent en même temps.

— Cette fois, je te tiens brigand ! dit le chef de la police de sûreté.

— Ah ! ah !… répondit Jacques Collin d’un air ironique.

Il pensa rapidement que monsieur de Grandville l’avait fait suivre ; et, chose étrange ! il fut peiné de savoir cet homme moins grand qu’il l’imaginait.

Bibi-Lupin sauta courageusement à la gorge de Jacques Collin, qui, l’œil à son adversaire, lui donna un coup sec et l’envoya les quatre fers en l’air à trois pas de là ; puis [F15-c]   Trompe-la-Mort alla posément à Bibi-Lupin, et lui tendit la main pour l’aider à se relever, absolument comme un boxeur anglais qui, sûr de sa force, ne demande pas mieux que de recommencer.

Bibi-Lupin était beaucoup trop fort pour se mettre à crier ; mais il se redressa, courut à l’entrée du couloir, et fit signe à un gendarme de s’y placer. Puis, avec la rapidité de l’éclair, il revint à son ennemi, qui le regardait faire tranquillement. Jacques Collin avait pris son parti.

— Ou le procureur-général m’a manqué de parole, ou il n’a pas mis Bibi-Lupin dans sa confidence, et alors il faut éclaircir ma situation. — Veux-tu m’arrêter ? demanda Jacques Collin à son ennemi. Dis-le sans y mettre d’accompagnement. Ne sais-je pas qu’au cœur de la Cigogne tu es plus fort que moi ? Je te tuerai à la savate, mais je ne mangerai pas les gendarmes et la ligne. Ne faisons pas de bruit. Où veux-tu me mener ?

— Chez monsieur Camusot.

— Allons chez monsieur Camusot, répondit Jacques Collin. Pourquoi n’irions-nous pas au parquet du procureur-général ?… c’est plus près, ajouta-t-il.

Bibi-Lupin, qui se savait en défaveur dans les hautes régions du pouvoir judiciaire et soupçonné d’avoir fait fortune aux dépens des criminels et de leurs victimes, ne fut pas fâché de se présenter au parquet avec une pareille capture.

— Allons-y ! dit-il, ça me va ! mais, puisque tu te rends, laisse-moi t’accommoder, je crains tes gifles97 !

Et il tira des poucettes de sa poche. Jacques Collin tendit ses mains, et Bibi-Lupin lui serra les pouces.

— Ah ! çà, puisque tu es si bon enfant, [F15-d]   reprit-il, dis-moi comment tu es sorti de la Conciergerie ?

— Mais par où tu es sorti, par le petit escalier.

— Tu as donc fait voir un nouveau tour aux gendarmes ?

— Non. Monsieur de Grandville m’a laissé libre sur parole.

— Planches-tu ?… (Plaisantes-tu.)

— Tu vas voir !… C’est toi peut-être à qui l’on va mettre les poucettes.

En ce moment, Corentin disait au procureur-général : — Hé bien ! monsieur, voilà juste une heure que notre homme est sorti, ne craignez-vous pas qu’il ne se soit moqué de vous ?… Il est peut-être sur la route d’Espagne, où nous ne le trouverons plus, car l’Espagne est un pays tout de fantaisie…

— Ou je ne me connais pas en hommes, ou il reviendra ; tous ses intérêts l’y obligent, il a plus à recevoir de moi qu’il ne me donne…

En ce moment Bibi-Lupin se montra.

— Monsieur le comte, dit-il, j’ai une bonne nouvelle à vous donner, Jacques Collin, qui s’était sauvé, est repris.

— Voilà, s’écria Jacques Collin, comment vous avez tenu votre parole ! Demandez à votre agent à double face où il m’a trouvé ?

— Où ? dit le procureur-général.

— À deux pas du parquet, sous la voûte, répondit Bibi-Lupin.

— Débarrassez cet homme de vos ficelles ! dit sévèrement monsieur de Grandville à Bibi-Lupin. Sachez que, jusqu’à ce qu’on vous ordonne de l’arrêter de nouveau, vous [F15-e]   devez laisser cet homme libre… Et sortez !… Vous êtes habitué à marcher et agir comme si vous étiez à vous seul la justice et la police.

Et le procureur-général tourna le dos au chef de la police de sûreté, qui devint blême, surtout en recevant un regard de Jacques Collin, où il devina sa chute.

— Je ne suis pas sorti de mon cabinet, je vous attendais, et vous ne doutez pas que j’aie tenu ma parole comme vous teniez la vôtre, dit monsieur de Grandville à Jacques Collin.

— Dans le premier moment, j’ai douté de vous, monsieur, et peut-être à ma place eussiez-vous pensé comme moi ; mais la réflexion m’a démontré que j’étais injuste. Je vous apporte plus que vous ne me donnez, vous n’aviez pas intérêt à me tromper…

Le magistrat échangea soudain un regard avec Corentin. Ce regard, qui ne put échapper à Trompe-la-Mort, dont l’attention était portée sur monsieur de Grandville, lui fit apercevoir le petit vieux étrange, assis sur un fauteuil, dans un coin. Sur-le-champ, averti par cet instinct si vif et si rapide qui dénonce la présence d’un ennemi, Jacques Collin examina ce personnage ; il vit du premier coup d’œil que les yeux n’avaient pas l’âge accusé par le costume, et il reconnut un déguisement.

Ce fut en une seconde la revanche prise par Jacques Collin sur Corentin, de la rapidité d’observation avec laquelle Corentin l’avait démasqué chez Peyrade. (Voir SPLENDEURS ET MISÈRES DES COURTISANES.)

— Nous ne sommes pas seuls !… dit Jacques Collin à monsieur de Grandville.

— Non, répliqua sèchement le procureur-général.

— Et monsieur, reprit le forçat, est une de [F15-f]   mes meilleures connaissances…, je crois ?…

Il fit un pas et reconnut Corentin, l’auteur réel, avoué, de la chute de Lucien. Jacques Collin, dont le visage était d’un rouge de brique, devint, pour un rapide et imperceptible instant, pâle et presque blanc ; tout son sang se porta au cœur, tant fut ardente et frénétique son envie de sauter sur cette bête dangereuse et de l’écraser ; mais il refoula ce désir brutal et le comprima par la force qui le rendait si terrible. Il prit un air aimable, un ton de politesse obséquieuse, dont il avait l’habitude depuis qu’il jouait le rôle d’un ecclésiastique de l’ordre supérieur, et il salua le petit vieillard.

— Monsieur Corentin, dit-il, est-ce au hasard que je dois le plaisir de vous rencontrer, ou serais-je assez heureux pour être l’objet de votre visite au parquet ?…

L’étonnement du procureur-général fut au comble, et il ne put s’empêcher d’examiner ces deux hommes en présence. Les mouvements de Jacques Collin et l’accent qu’il mit à ces paroles dénotaient une crise, et il fut curieux d’en pénétrer les causes.

À cette subite et miraculeuse reconnaissance de sa personne, Corentin se dressa comme un serpent sur la queue duquel on a marché.

— Oui, c’est moi, mon cher abbé Carlos Herrera…

— Venez-vous, lui dit Trompe-la-Mort, vous interposer entre monsieur le procureur-général et moi ?… Aurais-je le bonheur d’être le sujet d’une de ces négociations dans lesquelles brillent vos talents ?… — Tenez, monsieur, dit le forçat en se retournant vers le procureur-général, pour ne pas vous faire perdre des moments aussi précieux que les vôtres, lisez, voici l’échantillon de mes marchandises…

[F15-g]   Et il tendit à monsieur de Grandville les trois lettres qu’il tira de la poche de côté de sa redingote.

— Pendant que vous en prendrez connaissance, je causerai, si vous le permettez, avec monsieur…

— C’est beaucoup d’honneur pour moi, répondit Corentin qui ne put s’empêcher de frissonner.

— Vous avez obtenu, monsieur, un succès complet dans notre affaire, dit Jacques Collin. J’ai été battu…, ajouta-t-il légèrement et à la manière d’un joueur qui a perdu son argent ; mais vous avez laissé quelques hommes sur le carreau… C’est une victoire coûteuse…

— Oui, répondit Corentin en acceptant la plaisanterie, si vous avez perdu votre reine, moi j’ai perdu mes deux tours…

— Oh ! Contenson n’est qu’un pion, répliqua railleusement Jacques Collin. Ça se remplace. Vous êtes, permettez-moi de vous donner cet éloge en face, vous êtes, ma parole d’honneur, un homme prodigieux.

— Non, non, je m’incline devant votre supériorité, répliqua Corentin qui eut l’air d’un plaisant de profession, disant : « Tu veux blaguer, blaguons ! » Comment, moi, je dispose de tout et vous, vous êtes, pour ainsi dire tout seul…

— Oh ! oh ! fit Jacques Collin.

— Et vous avez failli l’emporter, dit Corentin en remarquant l’exclamation. Vous êtes l’homme le plus extraordinaire que j’aie rencontré dans ma vie, et j’en ai vu beaucoup d’extraordinaires, car les gens avec qui je me bats sont tous remarquables par leur audace, par leurs conceptions hardies. J’ai, par [F15-h]   malheur, été très intime avec feu monseigneur le duc d’Otrante ; j’ai travaillé pour Louis XVIII, quand il régnait, et quand il était exilé, pour l’Empereur, et pour le Directoire… Vous avez la trempe de Louvel, le plus bel instrument politique que j’aie vu98 ; mais vous avez la souplesse du prince des diplomates. Et quels auxiliaires !… Je donnerais bien des têtes à couper pour avoir à mon service la cuisinière de cette pauvre petite Esther… Où trouvez-vous des créatures belles comme la fille qui a doublé cette juive pendant quelque temps pour monsieur de Nucingen ?… Je ne sais où les prendre quand j’en ai besoin…

— Monsieur, monsieur, dit Jacques Collin, vous m’accablez… De votre part, ces éloges feraient perdre la tête…

— Ils sont mérités ! Comment, vous avez trompé Peyrade, il vous a pris pour un officier de paix, lui !… Tenez, si vous n’aviez pas eu ce petit imbécile à défendre, vous nous auriez rossés…

— Ah ! monsieur, vous oubliez Contenson déguisé en mulâtre… et Peyrade en Anglais. Les acteurs ont les ressources du théâtre ; mais être ainsi parfait au grand jour, à toute heure, il n’y a que vous et les vôtres…

— Eh ! bien, voyons, dit Corentin, nous sommes persuadés, l’un et l’autre, de notre valeur, de nos mérites. Nous voilà, tous deux là, bien seuls ; moi je suis sans mon vieil ami, vous sans votre jeune protégé. Je suis le plus fort pour le moment, pourquoi ne ferions-nous pas comme dans l’Auberge des Adrets ? Je vous tends la main, en vous disant : Embrassons-nous et que cela finisse. Je vous offre, en présence de monsieur le procureur-général, des lettres de grâce pleine et entière, et vous serez un des miens, le premier, après moi, peut-être mon successeur.

— Ainsi, c’est une position que vous [F15-i]   m’offrez ?… dit Jacques Collin. Une jolie position ! Je passe de la brune à la blonde…

— Vous serez dans une sphère où vos talents seront bien appréciés, bien récompensés, et vous agirez à votre aise. La police politique et gouvernementale a ses périls. J’ai déjà, tel que vous me voyez, été deux fois emprisonné… je ne m’en porte pas plus mal. Mais, on voyage ! on est tout ce qu’on veut être… On est le machiniste des drames politiques, on est traité poliment par les grands seigneurs… Voyez, mon cher Jacques Collin, cela vous va-t-il ?…

— Avez-vous des ordres à cet égard, lui dit le forçat.

— J’ai plein pouvoir… répliqua Corentin tout heureux de cette inspiration.

— Vous badinez, vous êtes un homme très fort, vous pouvez bien admettre qu’on se puisse défier de vous… Vous avez vendu plus d’un homme en le liant dans un sac et l’y faisant entrer de lui-même… Je connais vos belles batailles, l’affaire Montauran99, l’affaire Simeuse… Ah ! c’est les batailles de Marengo de l’espionnage.

— Eh bien ! dit Corentin, vous avez de l’estime pour monsieur le procureur-général ?

— Oui, dit Jacques Collin en s’inclinant avec respect ; je suis en admiration devant son beau caractère, sa fermeté, sa noblesse… ; et je donnerais ma vie pour qu’il fût heureux. Aussi commencerais-je par faire cesser l’état dangereux dans lequel est madame de Sérizy…

Le procureur-général laissa échapper un mouvement de bonheur.

— Eh bien, demandez-lui, reprit Corentin, si je n’ai pas plein pouvoir pour vous arracher à l’état honteux dans lequel vous êtes, et vous [F15-j]   attacher à ma personne.

— C’est vrai, dit monsieur de Grandville en observant le forçat.

— Bien vrai ! j’aurais l’absolution de mon passé et la promesse de vous succéder en vous donnant des preuves de mon savoir-faire ?

— Entre deux hommes comme nous, il ne peut y avoir aucun malentendu, reprit Corentin avec une grandeur d’âme à laquelle tout le monde eût été pris.

— Et le prix de cette transaction est sans doute la remise des trois correspondances ?… dit Jacques Collin.

— Je ne croyais pas avoir besoin de vous le dire…

— Mon cher monsieur Corentin, dit Trompe-la-Mort avec une ironie digne de celle qui fit le triomphe de Talma dans le rôle de Nicomède, je vous remercie, je vous ai l’obligation de savoir tout ce que je vaux et quelle est l’importance qu’on attache à me priver de ces armes… Je ne l’oublierai jamais… Je serai toujours et en tout temps à votre service, et, au lieu de dire, comme Robert Macaire : — Embrassons-nous !… Moi je vous embrasse.

Il saisit avec tant de rapidité Corentin par le milieu du corps, que celui-ci ne put se défendre de cette embrassade ; il le serra comme une poupée sur son cœur, le baisa sur les deux joues, l’enleva comme une plume, ouvrit la porte du cabinet, et le posa dehors, tout meurtri de cette rude étreinte.

— Adieu, mon cher, lui dit-il à voix basse et à l’oreille. Nous sommes séparés l’un de l’autre par trois longueurs de cadavres ; nous avons mesuré nos épées, elles sont de la même trempe, de la même dimensions… [F15-k]   Ayons du respect l’un pour l’autre ; mais je veux être votre égal, non votre subordonné… Armé comme vous le seriez, vous me paraissez un trop dangereux général pour votre lieutenant. Nous mettrons un fossé entre nous. Malheur à vous si vous venez sur mon terrain !… Vous vous appelez l’État, de même que les laquais s’appellent du même nom que leurs maîtres ; moi, je veux me nommer la Justice ; nous nous verrons souvent ; continuons à nous traiter avec d’autant plus de dignité, de convenance, que nous serons toujours… d’atroces canailles, lui dit-il à l’oreille. Je vous ai donné l’exemple en vous embrassant…

Corentin resta sot pour la première fois de sa vie, et il se laissa secouer la main par son terrible adversaire…

— S’il en est ainsi, dit-il, je crois que nous avons intérêt l’un et l’autre à rester amis

— Nous en serons plus forts chacun de notre côté, mais aussi plus dangereux, ajouta Jacques Collin à voix basse. Aussi me permettrez-vous de vous demander demain des arrhes sur notre marché…

— Eh bien ! dit Corentin avec bonhomie, vous m’ôtez votre affaire pour la donner au procureur-général ; vous serez la cause de son avancement ; mais je ne puis m’empêcher de vous le dire, vous prenez un bon parti… Bibi-Lupin est trop connu ; il a fait son temps ; si vous le remplacez, vous vivrez dans la seule condition qui vous convienne ; je suis charmé de vous y voir… parole d’honneur…

— Au revoir, à bientôt, dit Jacques Collin.

En se retournant, Trompe-la-Mort trouva le procureur-général assis à son secrétaire, la tête dans les mains.

— Comment, vous pourriez empêcher la [F15-l]   comtesse de Sérizy de devenir folle ?… demanda monsieur de Grandville.

— En cinq minutes, répliqua Jacques Collin.

— Et vous pouvez me remettre toutes les lettres de ces dames ?

— Avez-vous lu les trois ?…

— Oui, dit vivement le procureur-général ; j’en suis honteux pour celles qui les ont écrites…

— Eh bien ! nous sommes seuls, défendez votre porte, et traitons, dit Jacques Collin.

— Permettez… la Justice doit avant tout faire son métier, et monsieur Camusot a l’ordre d’arrêter votre tante…

— Il ne la trouvera jamais, dit Jacques Collin.

— On va faire une perquisition au Temple, chez une demoiselle Paccard qui tient son établissement…

— On n’y verra que des haillons, des costumes, des diamants, des uniformes.

— Néanmoins, il faut mettre un terme au zèle de monsieur Camusot.

Monsieur de Grandville sonna un garçon de bureau, et lui dit d’aller dire à monsieur Camusot de venir lui parler.

— Voyons, dit-il à Jacques Collin, finissons ? Il me tarde de connaître votre recette pour guérir la comtesse…

[F16-a]   — Monsieur le procureur-général, dit Jacques Collin en devenant grave, j’ai été, comme vous le savez, condamné à cinq ans de travaux forcés pour crime de faux. J’aime ma liberté !… Cet amour, comme tous les amours, est allé directement contre son but ; car, en voulant trop s’adorer, les amans se brouillent. En m’évadant, en étant repris tour à tour, j’ai fait sept ans de bagne. Vous n’avez donc à me gracier que pour les aggravations de peine que j’ai empoignées au pré… (pardon !) au bagne. En réalité, j’ai subi ma peine, et jusqu’à ce qu’on me trouve une mauvaise affaire, ce dont je défie la justice et même Corentin, je devrais être rétabli dans mes droits de citoyen français, exclu100 de Paris, et soumis à la surveillance de la police. Est-ce une vie ? où puis-je aller ? que puis-je [F16-b]   faire ? Vous connaissez mes capacités… Vous avez vu Corentin, ce magasin de ruses et de trahisons, blême de peur devant moi, rendant justice à mes talents… Cet homme m’a tout ravi ! car c’est lui, lui seul qui, par je ne sais quels moyens et dans quel intérêt, a renversé l’édifice de la fortune de Lucien… Corentin et Camusot ont tout fait…

— Ne récriminez pas, dit monsieur de Grandville, et allez au fait.

— Eh ! bien, le fait, le voici. Cette nuit, en tenant dans ma main la main glacée de ce jeune mort, je me suis promis à moi-même de renoncer à la lutte insensée que je soutiens depuis vingt ans contre la société tout entière. Vous ne me croyez pas susceptible de faire des capucinades, après ce que je vous ai dit de mes opinions religieuses… Eh bien ! j’ai vu, depuis vingt ans, le monde par son envers, dans ses caves, et j’ai reconnu qu’il y a dans la marche des choses une force que vous nommez la Providence, que j’appelais le hasard, que mes compagnons appellent la chance. Toute mauvaise action est rattrapée par une vengeance quelconque, avec quelque rapidité qu’elle s’y dérobe. Dans ce métier de lutteur, quand on a beau jeu, quinte-et-quatorze en main, avec la primauté, la bougie tombe, les cartes brûlent, ou le joueur est frappé d’apoplexie !… C’est l’histoire de Lucien. Ce garçon, cet ange, n’a pas commis l’ombre d’un crime, il s’est laissé faire, il a laissé faire ! Il allait épouser mademoiselle de Grandlieu, être nommé marquis, il avait une fortune ; eh bien ! une fille s’empoisonne, elle cache le produit d’une inscription de rentes, et l’édifice si péniblement élevé de cette belle fortune s’écroule en un instant. Et qui nous adresse le premier coup d’épée ? un homme [F16-c]   couvert d’infamies secrètes, un monstre qui a commis dans le monde des intérêts, de tels crimes (Voir la Maison Nucingen), que chaque écu de sa fortune est trempé des larmes d’une famille, par un Nucingen qui a été Jacques Collin légalement et dans le monde des écus. Enfin vous connaissez tout aussi bien que moi les liquidations, les tours pendables de cet homme. Mes fers estampilleront toujours toutes mes actions, même les plus vertueuses. Être un volant entre deux raquettes, dont l’une s’appelle le bagne et l’autre la police, c’est une vie où le triomphe est un labeur sans fin, où la tranquillité me semble impossible. Jacques Collin est en ce moment enterré, monsieur de Grandville, avec Lucien, sur qui l’on jette actuellement de l’eau bénite et qui part pour le Père-Lachaise. Mais il me faut une place où aller, non pas y vivre, mais y mourir… Dans l’état actuel des choses, vous n’avez pas voulu, vous, la justice, vous occuper de l’état civil et social du forçat libéré. Quand la loi est satisfaite, la société ne l’est pas, elle conserve ses défiances, et elle fait tout pour se les justifier à elle-même ; elle rend le forçat libéré un être impossible ; elle doit lui rendre tous ses droits, mais elle lui interdit de vivre dans une certaine zone. La Société dit à ce misérable : — Paris, le seul endroit où tu peux te cacher, et sa banlieue sur telle étendue, tu ne l’habiteras pas !… Puis elle soumet le forçat libéré à la surveillance de la police. Et vous croyez qu’il est possible dans ces conditions de vivre ! Pour vivre, il faut travailler, car on ne sort pas avec des rentes du bagne. Vous vous arrangez pour que le forçat soit clairement désigné, reconnu, parqué, puis vous croyez que les citoyens auront confiance en lui, quand la société, la justice, le monde qui l’entoure n’en ont aucune. Vous le condamnez à la faim ou au crime. Il ne trouve pas d’ouvrage, il est poussé fatalement à recommencer [F16-d]   son ancien métier qui l’envoie à l’échafaud. Ainsi, tout en voulant renoncer à une lutte avec la loi, je n’ai point trouvé de place au soleil pour moi. Une seule me convient, c’est de me faire le serviteur de cette puissance qui pèse sur nous, et quand cette pensée m’est venue, la force dont je vous parlais s’est manifestée clairement autour de moi. Trois grandes familles sont à ma disposition. Ne croyez pas que je veuille les faire chanter… Le chantage est un des plus lâches assassinats. C’est à mes yeux un crime d’une plus profonde scélératesse que le meurtre. L’assassin a besoin d’un atroce courage. Je signe mes opinions ; car les lettres qui font ma sécurité, qui me permettent de vous parler ainsi, qui me mettent101 de plain pied en ce moment avec vous, moi le crime et vous la justice, ces lettres sont à votre disposition… Votre garçon de bureau peut les aller chercher de votre part, elles lui seront remises… je n’en demande pas de rançon, je ne les vends pas !… Hélas ! monsieur le procureur-général, en les mettant de côté, je ne pensais pas à moi, je songeais au péril où pourrait se trouver un jour Lucien !… Si vous n’obtempérez pas à ma demande, j’ai plus de courage, j’ai plus de dégoût de la vie qu’il n’en faut pour me brûler la cervelle moi-même et vous débarrasser de moi… Je puis, avec un passeport, aller en Amérique et vivre dans la solitude, j’ai toutes les conditions qui font le Sauvage… Telles sont les pensées dans lesquelles j’étais cette nuit. Votre secrétaire a dû vous répéter un mot que je l’ai chargé de vous dire… En voyant quelles précautions vous prenez pour sauver la mémoire de Lucien de toute infamie, je vous ai donné ma vie ; pauvre présent ! je n’y tenais plus, je la voyais impossible sans la lumière qui l’éclairait, sans le bonheur qui l’animait, sans cette pensée qui en était le sens, sans la prospérité de ce jeune [F16-e]   poète qui en était le soleil, et je voulais vous faire donner ces trois paquets de lettres…

Monsieur de Grandville inclina la tête.

— En descendant au préau, j’ai trouvé les auteurs du crime commis à Nanterre et mon petit compagnon de chaîne sous le couperet pour une participation involontaire à ce crime, reprit Jacques Collin. J’ai appris que Bibi-Lupin trompe la justice, que l’un de ses agents est l’assassin des Crottat ; n’était-ce pas, comme vous le dites, providentiel ?… J’ai donc entrevu la possibilité de faire le bien, d’employer les qualités dont je suis doué, les tristes connaissances que j’ai acquises au service de la société, d’être utile au lieu d’être nuisible, et j’ai osé compter sur votre intelligence, sur votre bonté…

L’air de bonté, de naïveté, la simplesse de cet homme, se confessant en termes sans âcreté, sans cette philosophie du vice qui jusqu’alors le rendait terrible à entendre, eussent fait croire à une transformation. Ce n’était plus lui.

— Je crois tellement en vous que je veux être entièrement à votre disposition, reprit-il avec l’humilité d’un pénitent. Vous me voyez entre trois chemins : le suicide, l’Amérique et la rue de Jérusalem. Bibi-Lupin est riche, il a fait son temps, c’est un fonctionnaire à double face, et si vous vouliez me laisser agir contre lui, je le paumerais marron (je le prendrais en flagrant délit) en huit jours. Si vous me donnez la place de ce gredin, vous aurez rendu le plus grand service à la société. Je n’ai plus besoin de rien (je serai probe). J’ai toutes les qualités voulues pour l’emploi. J’ai de plus que Bibi-Lupin de [F16-f]   l’instruction ; on m’a fait suivre mes classes jusqu’en rhétorique ; je ne serai pas si bête que lui, j’ai des manières quand j’en veux avoir. Je n’ai pas d’autre ambition que d’être un élément d’ordre et de répression, au lieu d’être la corruption même. Je n’embaucherai plus personne dans la grande armée du vice. Quand on prend à la guerre un général ennemi, voyons, monsieur, on ne le fusille pas, on lui rend son épée, et on lui donne une ville pour prison ; eh bien ! je suis le général du Bagne, et je me rends… Ce n’est pas la Justice, c’est la Mort qui m’a abattu… La sphère où je veux agir et vivre est la seule qui me convienne, et j’y développerai la puissance que je me sens… Décidez…

Et Jacques Collin se tint dans une attitude soumise et modeste.

— Vous avez mis ces lettres à ma disposition ?… dit le procureur-général.

— Vous pouvez les envoyer prendre, elles seront remises à la personne que vous enverrez…

— Et comment ?

Jacques Collin lut dans le cœur du procureur-général et continua le même jeu…

— Vous m’avez promis la commutation de la peine de mort de Calvi en celle de vingt ans de travaux forcés… Oh ! je ne vous rappelle pas ceci pour faire un traité, dit-il vivement en voyant faire un geste au procureur-général ; mais cette vie doit être sauvée par d’autres motifs : ce garçon est innocent…

— Comment puis-je avoir les lettres ? [F16-g]   demanda le procureur-général. J’ai le droit et l’obligation de savoir si vous êtes l’homme que vous dites être. Je vous veux sans condition…

— Envoyez un homme de confiance sur le quai aux Fleurs, il verra sur les marches de la boutique d’un quincaillier, à l’enseigne du Bouclier d’Achille

— La maison du Bouclier ?…

— C’est là, dit Jacques Collin avec un sourire amer, qu’est mon bouclier. Votre homme trouvera là une vieille femme mise comme je vous le disais, en marchande de marée qui a des rentes, avec des pendeloques aux oreilles, et sous le costume d’une riche dame de la Halle, il demandera madame de Sainte-Estève. N’oubliez pas le de… Et il dira : Je viens de la part du procureur-général chercher ce que vous savez… À l’instant, vous aurez trois paquets cachetés…

— Les lettres y sont toutes ?… dit monsieur de Grandville.

— Allons, vous êtes fort ! Vous n’avez pas volé votre place, dit Jacques Collin en souriant. Je vois que vous me croyez capable de vous tâter et de vous livrer du papier blanc… Vous ne me connaissez pas !… ajouta-t-il. Je me fie à vous comme un fils à son père…

— Vous allez être reconduit à la Conciergerie, dit le procureur-général, et vous y attendrez la décision qu’on prendra sur votre sort.

Le procureur-général sonna, son garçon de bureau vint, et il lui dit : — Priez monsieur [F16-h]   Garnery de venir, s’il est chez lui.

Outre les quarante-huit commissaires de police qui veillent sur Paris comme quarante-huit providences au petit pied, sans compter la police de sûreté, et de là vient le nom de quart-d’œil que les voleurs leur ont donné dans leur argot, puisqu’ils sont quatre par arrondissement ; il y a deux commissaires attachés à la fois à la police et à la justice pour exécuter les missions délicates, pour remplacer les juges d’instruction dans beaucoup de cas. Le bureau de ces deux magistrats, car les commissaires de police sont des magistrats, se nomme le bureau des délégations, car ils sont en effet délégués chaque fois et régulièrement saisis pour exécuter soit des perquisitions, soit des arrestations.

Ces places exigent des hommes mûrs, d’une capacité éprouvée, d’une grande moralité, d’une discrétion absolue, et c’est un des miracles que la Providence fait en faveur de Paris que la possibilité de toujours avoir des natures de cette espèce. La description du Palais serait inexacte sans la mention de ces magistratures préventives, pour ainsi dire, qui sont les plus puissants auxiliaires de la justice ; car si la Justice a, par la force des choses, perdu de son ancienne pompe, de sa vieille richesse, il faut reconnaître qu’elle a gagné matériellement. À Paris surtout, le mécanisme s’est admirablement perfectionné.

Monsieur de Grandville avait envoyé monsieur de Chargebœuf son secrétaire, au convoi de Lucien ; il fallait le remplacer, pour cette mission, par un homme sûr ; et monsieur Garnery était l’un des deux commissaires aux délégations.

[F16-i]   — Monsieur le procureur-général, je vous ai déjà donné la preuve que j’ai mon point d’honneur… Vous m’avez laissé libre, et je suis revenu… Voici bientôt onze heures… on achève la messe mortuaire de Lucien, il va partir pour le cimetière… Au lieu de m’envoyer à la Conciergerie, permettez-moi d’accompagner le corps de cet enfant jusqu’au Père-Lachaise ; je reviendrai me constituer prisonnier…

— Allez ! dit monsieur de Grandville avec une inflexion de voix pleine de bonté.

— Un dernier mot, monsieur le procureur-général. L’argent de cette fille, de la maîtresse de Lucien, n’a pas été volé… Dans le peu de moments de liberté que vous m’avez donnés, j’ai pu interroger les gens… je suis sûr d’eux, comme vous êtes sûr de vos deux commissaires aux délégations. Donc on trouvera le prix de l’inscription de rente vendue par mademoiselle Esther Gobseck dans sa chambre, à la levée des scellés. La femme de chambre m’a fait observer que la défunte était, comme on dit, cachotière, et très défiante, elle doit avoir mis les billets de banque dans son lit. Qu’on fouille le lit avec attention, qu’on le démonte, qu’on ouvre les matelas, le sommier, on trouvera l’argent…

— Vous en êtes sûr ?…

— Je suis certain de la probité relative de mes coquins, ils ne se jouent jamais de moi… J’ai droit de vie et de mort sur eux, je juge et je condamne, et j’exécute mes arrêts sans toutes vos formalités. Vous voyez bien les effets de mes pouvoirs. Je vous retrouverai les sommes volées chez monsieur et madame Crottat ; je vous sers marron un des agents de Bibi-Lupin, [F16-j]   son bras droit, et je vous donnerai le secret du crime commis à Nanterre… C’est des arrhes !… Maintenant, si vous me mettez au service de la justice et de la police, au bout d’un an vous vous applaudirez de ma révélation, je serai franchement ce que je dois être, et je saurai réussir dans toutes les affaires qui me seront confiées…

— Je ne puis vous rien promettre, que ma bienveillance. Ce que vous me demandez ne dépend pas de moi seul. Au roi seul, sur le rapport du garde-des-sceaux appartient le droit de faire grâce, et la position que vous voulez prendre est à la nomination de monsieur le préfet-de-police.

— Monsieur Garnery, dit le garçon de bureau.

Sur un geste du procureur-général, le commissaire des délégations entra, jeta sur Jacques Collin un air de connaisseur, et il réprima son étonnement sur ce mot : — Allez ! dit par monsieur de Grandville à Jacques Collin.

— Voulez-vous me permettre, répondit Jacques Collin, de ne pas sortir avant que monsieur Garnery ne vous ait rapporté ce qui fait toute ma force, afin que j’emporte de vous un témoignage de satisfaction ?

Cette humilité, cette bonne foi complète touchèrent le procureur-général.

— Allez ! dit le magistrat. Je suis sûr de vous.

Jacques Collin salua profondément et avec l’entière soumission de l’inférieur devant le supérieur. Dix minutes après, monsieur de [F16-k]   Grandville avait en sa possession les lettres contenues en trois paquets, cachetés et intacts. Mais l’importance de cette affaire, l’espèce de confession de Jacques Collin lui avait fait oublier la promesse de guérison de madame de Sérizy.

Jacques Collin éprouva, quand il fut dehors, un sentiment incroyable de bien-être. Il se sentit libre et né pour une vie nouvelle ; il marcha rapidement du Palais à l’église Saint-Germain-des-Prés, où la messe était finie. On jetait l’eau bénite sur la bière, et il put arriver assez à temps pour faire cet adieu chrétien à la dépouille mortelle de cet enfant si tendrement chéri ; puis il monta dans une voiture, et accompagna le corps jusqu’au cimetière.

Dans les enterrements, à Paris, à moins de circonstances extraordinaires, ou dans les cas assez rares de quelque célébrité décédée naturellement, la foule venue à l’église diminue à mesure qu’on s’avance vers le Père-Lachaise. On a du temps pour une démonstration à l’église, mais chacun a ses affaires et y retourne au plus tôt. Aussi, des dix voitures de deuil, n’y en eut-il pas quatre de pleines. Quand le convoi atteignit au Père-Lachaise, la suite ne se composait que d’une douzaine de personnes, parmi lesquelles se trouvait Rastignac.

— C’est bien de lui être fidèle, dit Jacques Collin à son ancienne connaissance.

Rastignac fit un mouvement de surprise en trouvant là Vautrin.

— Soyez calme, lui dit l’ancien pensionnaire de madame Vauquer, vous avez en moi un esclave, par cela seul que je vous trouve [F16-l]   ici. Mon appui n’est pas à dédaigner, je suis ou je serai plus puissant que jamais. Vous avez filé votre câble, vous avez été très adroit ; mais vous aurez peut-être besoin de moi, je vous servirai toujours.

— Mais qu’allez-vous donc être ?

— Le pourvoyeur du bagne au lieu d’en être locataire, répondit Jacques Collin.

Rastignac fit un mouvement de dégoût.

— Ah ! si l’on vous volait !…

Rastignac marcha vivement pour se séparer de Jacques Collin.

— Vous ne savez pas dans quelles circonstances vous pouvez vous trouver.

On était arrivé sur la fosse creusée à côté de celle d’Esther.

— Deux créatures qui se sont aimées et qui étaient heureuses ! dit Jacques Collin ; elles sont réunies. C’est encore un bonheur de pourrir ensemble. Je me ferai mettre là.

Quand on descendit le corps de Lucien dans la fosse, Jacques Collin tomba raide, évanoui. Cet homme si fort ne soutint pas ce léger bruit des pelletées de terre que les fossoyeurs jettent sur le corps pour venir demander leur pour-boire.

En ce moment deux agents de la brigade de sûreté se présentèrent, reconnurent Jacques Collin, le prirent et le portèrent dans un fiacre.

[F17-a]   — De quoi s’agit-il encore ?… demanda Jacques Collin quand il eut repris connaissance et qu’il eut regardé dans le fiacre. Il se voyait entre deux agents de police, dont l’un était précisément Ruffard ; aussi lui jeta-t-il un regard qui sonda l’âme de l’assassin jusqu’au secret de la Gonore.

— Il y a que le procureur-général vous a demandé, répondit Ruffard, qu’on est allé partout, et qu’on ne vous a trouvé que dans le cimetière, où vous avez failli piquer une tête dans la fosse de ce jeune homme.

Jacques Collin garda le silence.

— Est-ce Bibi-Lupin qui me fait chercher ? demanda-t-il à l’autre agent.

— Non, c’est monsieur Garnery qui nous a mis en réquisition.

— Il ne vous a rien dit ?

Les deux agents se regardèrent en se consultant par une mimique expressive.

— Voyons ! comment vous a-t-il donné l’ordre ?

— Il nous a, répondit Ruffard, ordonné de vous trouver sur-le-champ, en nous disant que vous étiez à l’église Saint-Germain-des-Prés ; que, si le convoi avait quitté l’église, vous seriez au cimetière.

[F17-b]   — Le procureur-général me demandait ?… se dit Jacques Collin à lui-même.

— Peut-être !…

— C’est cela, répliqua Jacques Collin, il a besoin de moi !…

Et il retomba dans son silence, dont s’inquiétèrent beaucoup les deux agents.

À deux heures et demie environ, Jacques Collin entra dans le cabinet de monsieur de Grandville et y vit un nouveau personnage, le prédécesseur de monsieur de Grandville, le comte Octave de Bauvan, l’un des présidents de la cour de cassation.

— Vous avez oublié le danger dans lequel se trouve madame de Sérizy, que vous m’avez promis de sauver.

— Demandez, monsieur le procureur-général, dit Jacques Collin en faisant signe aux deux agents d’entrer, dans quel état ces drôles m’ont trouvé ?

— Sans connaissance, monsieur le procureur-général, au bord de la fosse du jeune homme qu’on enterrait.

— Sauvez madame de Sérizy, dit monsieur de Bauvan, et vous aurez tout ce que vous demandez !

— Je ne demande rien, reprit Jacques Collin, je me suis rendu à discrétion, et monsieur le procureur-général a dû recevoir…

— Toutes les lettres ! dit monsieur de Grandville ; mais vous avez promis de sauver la raison de madame de Sérizy, le pouvez-vous ? n’est-ce pas une bravade ?

— Je l’espère, répondit Jacques Collin avec modestie.

— Eh bien ! venez avec moi, dit le comte Octave.

— Non, monsieur, dit Jacques Collin, je ne me trouverai pas dans la même voiture, à vos côtés… Je suis encore un forçat. Si j’ai le désir de servir la justice, je ne commencerai pas par la déshonorer… Allez chez madame la comtesse, j’y serai quelque temps après vous… Annoncez lui le meilleur ami de Lucien, l’abbé Carlos Herrera… Le pressentiment de ma visite fera nécessairement une impression sur elle et favorisera la crise. Vous me pardonnerez de prendre encore une fois le caractère mensonger du chanoine espagnol, c’est pour rendre un si grand service.

[F17-c]   — Je vous verrai là sur les quatre heures, dit monsieur de Grandville, car je dois aller avec le garde-des-sceaux chez le roi. Jacques Collin alla retrouver sa tante, qui l’attendait sur le quai aux Fleurs.

— Eh bien ! dit-elle, tu t’es donc livré à la Cigogne ?

— Oui.

— C’est chanceux !

— Non, je devais la vie à ce pauvre Théodore, et il aura sa grâce.

— Et toi ?

— Moi, je serai ce que je dois être ! Je ferai toujours trembler tout notre monde ! Mais il faut se mettre à l’ouvrage ! Va dire à Paccard de se lancer à fond de train, et à Europe d’exécuter mes ordres.

— Ce n’est rien, je sais déjà comment faire avec la Gonore !… dit la terrible Jacqueline. Je n’ai pas perdu mon temps à rester là dans les giroflées !…

— Que la Ginetta, cette fille corse, soit trouvée pour demain, reprit Jacques Collin en souriant à sa tante.

— Il faudrait avoir sa trace ?…

— Tu l’auras par Manon-la-Blonde, répondit Jacques.

— C’est à nous, ce soir ! répliqua la tante. Tu es plus pressé qu’un coq ! Il y a donc gras ?

— Je veux surpasser par mes premiers coups tout ce qu’a fait de mieux Bibi-Lupin. J’ai eu mon petit bout de conversation avec le monstre qui m’a tué Lucien, et je ne vis que pour me venger de lui ! Nous serons, grâce à nos deux positions, également armés, également protégés ! Il me faudra plusieurs années pour atteindre ce misérable ; mais il recevra le coup en pleine poitrine.

— Il a dû te promettre le même chien de sa chienne, dit la tante, car il a recueilli chez lui la fille de Peyrade, tu sais, cette petite qu’on a vendue à madame Nourrisson102.

— Notre premier point, c’est de lui donner un domestique.

— Ce sera difficile, il doit s’y connaître ! fit Jacqueline.

— Allons ! la haine fait vivre ! qu’on travaille !

Jacques Collin prit un fiacre et alla sur-le-champ au quai Malaquais, dans la petite [F17-d]   chambre où il logeait et qui ne dépendait pas de l’appartement de Lucien ; le portier, très étonné de le revoir, voulut lui parler des événements qui s’étaient accomplis.

— Je sais tout, lui dit l’abbé. J’ai été compromis, malgré la sainteté de mon caractère ; mais, grâce à l’intervention de l’ambassadeur d’Espagne, j’ai été mis en liberté.

Et il monta vivement à sa chambre, où il prit, dans la couverture d’un bréviaire, une lettre que Lucien avait adressée à madame de Sérizy, quand madame de Sérizy l’avait mis en disgrâce en le voyant aux Italiens avec Esther.

Dans son désespoir, Lucien s’était dispensé d’envoyer cette lettre, en se croyant à jamais perdu ; mais Jacques Collin avait lu ce chef-d’œuvre, et, comme tout ce qu’écrivait Lucien était sacré pour lui, il avait serré la lettre dans son bréviaire, à cause des expressions poétiques de cet amour de vanité.

Lorsque monsieur de Grandville lui avait parlé de l’état où se trouvait madame de Sérizy, cet homme si profond avait justement pensé que le désespoir et la folie de cette grande dame devait venir de la brouille qu’elle avait laissé subsister entre elle et Lucien. Il connaissait les femmes, comme les magistrats connaissent les criminels, il devinait les plus secrets mouvements de leur cœur, et il pensa sur-le-champ que la comtesse devait attribuer en partie la mort de Lucien à sa rigueur, et se la reprochait amèrement. Évidemment, un homme comblé d’amour par elle n’eût pas quitté la vie. Savoir qu’elle était toujours aimée, malgré ses rigueurs, pouvait lui rendre la raison. Si Jacques Collin était un grand général pour les forçats, il faut avouer qu’il n’était pas moins grand médecin des âmes.

Ce fut une honte à la fois et une espérance que l’arrivée de cet homme dans les appartements de l’hôtel de Sérizy. Plusieurs personnes, le comte, les médecins étaient dans le petit salon qui précédait la chambre à coucher de la comtesse ; mais, pour éviter toute tache à l’honneur de son âme, le comte de Bauvan renvoya tout le monde, et resta seul avec son ami. Ce fut un coup sensible déjà pour le vice-président du Conseil-d’État, pour un membre du conseil [F17-e]   privé, que de voir entrer ce sombre et sinistre personnage. Jacques Collin avait changé d’habits : il était mis en pantalon et en redingote de drap noir, et sa démarche, ses regards, ses gestes, tout fut d’une convenance parfaite. Il salua les deux hommes d’état, et demanda s’il pouvait entrer dans la chambre de la comtesse.

— Elle vous attend avec impatience, dit monsieur de Bauvan.

— Avec impatience ?… Elle est sauvée, dit ce terrible fascinateur.

En effet, après une conférence d’une demi-heure, Jacques Collin ouvrit la porte et dit : — Venez, monsieur le comte, vous n’avez plus aucun événement fatal à redouter.

La comtesse tenait la lettre sur son cœur, elle était calme, et paraissait réconciliée avec elle-même.

À cet aspect, le comte laissa échapper un geste de bonheur.

— Les voilà donc, ces gens qui décident de nos destinées et de celles des peuples ! pensa Jacques Collin, qui haussa les épaules quand les deux amis furent entrés. Un soupir poussé de travers par une femelle leur retourne l’intelligence comme un gant ! Ils perdent la tête pour une œillade ! Une jupe mise un peu plus haut, un peu plus bas, et ils courent par tout Paris au désespoir ! Les fantaisies d’une femme réagissent sur tout l’État ! Oh ! combien de force acquiert un homme quand il s’est soustrait, comme moi, à cette tyrannie d’enfant, à ces probités renversées par la passion, à ces méchancetés candides, à ces ruses de Sauvage ! La femme, avec son génie de bourreau, ses talents pour la torture, est et sera toujours la perte de l’homme. Procureur-général, ministre, les voilà tous aveuglés, tordant tout pour des lettres de duchesses ou de petites filles, ou pour la raison d’une femme qui sera plus folle avec son bon sens qu’elle ne l’était sans sa raison.

Il se mit à sourire superbement.

— Et, se dit-il, ils me croient, ils obéissent à mes révélations, et ils me laisseront ma place. Je régnerai toujours sur ce monde, qui, depuis vingt-cinq ans, m’obéit…

Jacques Collin avait usé de cette suprême puissance qu’il exerça jadis sur la pauvre [F17-f]   Esther ; car il possédait, comme on l’a vu maintes fois, cette parole, ces regards, ces gestes qui domptent les fous, et il avait montré Lucien comme ayant emporté l’image de la comtesse avec lui. Aucune femme ne résiste à l’idée d’être aimée uniquement.

— Vous n’avez plus de rivale ! fut le dernier mot de ce froid railleur.

Il resta pendant une heure entière, oublié, là, dans ce salon. Monsieur de Grandville vint et le trouva sombre, debout, perdu dans une rêverie comme en doivent avoir ceux qui font un dix-huit brumaire dans leur vie. Le procureur-général alla jusqu’au seuil de la chambre de la comtesse, il y passa quelques instants ; puis, il vint à Jacques Collin et lui dit : — Persistez-vous dans vos intentions ?

— Oui, monsieur.

— Eh ! bien, vous remplacerez Bibi-Lupin, et le condamné Calvi aura sa peine commuée.

— Il n’ira pas à Rochefort ?

— Pas même à Toulon, vous pourrez l’employer dans votre service ; mais ces grâces et votre nomination dépendent de votre conduite pendant six mois que vous serez adjoint à Bibi-Lupin.

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En huit jours, l’adjoint de Bibi-Lupin fit recouvrer quatre cent mille francs à la famille Crottat, livra Ruffard et Godet. Le produit de l’inscription de rentes vendue par Esther Gobseck fut trouvé dans le lit de la courtisane, et monsieur de Sérizy fit attribuer à Jacques Collin les trois cent mille francs qui lui étaient légués par le testament de Lucien de Rubempré.

Le monument ordonné par Lucien, pour Esther et pour lui, passe pour être un des plus beaux du Père-Lachaise, et le terrain au-dessous appartient à Jacques Collin.

Après avoir exercé ses fonctions pendant environ quinze ans, Jacques Collin s’est retiré vers 1845.