Un des quelques salons où se produisait l’archevêque de Besançon sous la Restauration, et celui qu’il affectionnait était celui de madame la baronne de Watteville. Un mot sur cette dame, le personnage féminin le plus considérable peut-être de Besançon.

Monsieur de Watteville, petit-neveu du fameux Watteville, le plus heureux et le plus illustre des meurtriers et des renégats dont les aventures extraordinaires sont beaucoup trop historiques pour être racontées, était aussi tranquille que son grand-oncle fut turbulent. Après avoir vécu dans la Comté comme un cloporte dans la fente d’une boiserie, il avait épousé l’héritière de la célèbre famille de Rupt. Mademoiselle de Rupt réunit vingt mille francs de rentes en terre aux dix mille francs de rentes en biens-fonds du baron de Watteville. L’écusson du gentilhomme suisse, les Watteville sont de Suisse, fut mis en abîme sur le vieil écusson des de Rupt. Ce mariage, décidé depuis 1802, se fit en 1815, après la seconde restauration. Trois ans après la naissance d’une fille, tous les grands parents de madame de {p. 407}   Watteville étaient morts et leurs successions liquidées. On vendit alors la maison de monsieur de Watteville pour s’établir rue de la Préfecture, dans le bel hôtel de Rupt dont le vaste jardin s’étend vers la rue du Perron. Madame Watteville, jeune fille dévote, fut encore plus dévote après son mariage. Elle est une des reines de la sainte confrérie qui donne à la haute société de Besançon un air sombre et des façons prudes en harmonie avec le caractère de cette ville.

Monsieur le baron de Watteville, homme sec, maigre et sans esprit, paraissait usé, sans qu’on pût savoir à quoi, car il jouissait d’une ignorance crasse ; mais comme sa femme était d’un blond ardent et d’une nature sèche devenue proverbiale (on dit encore pointue comme madame Watteville), quelques plaisants de la magistrature prétendaient que le baron s’était usé contre cette roche. Rupt vient évidemment de rupes. Les savants observateurs de la nature sociale ne manqueront pas de remarquer que Rosalie fut l’unique fruit du mariage des Watteville et des de Rupt.

Monsieur de Watteville passait sa vie dans un riche atelier de tourneur, il tournait ! Comme complément à cette existence, il s’était donné la fantaisie des collections. Pour les médecins philosophes adonnés à l’étude de la folie, cette tendance à collectionner est un premier degré d’aliénation mentale, quand elle se porte sur les petites choses. Le baron de Watteville amassait les coquillages, les insectes et les fragments géologiques du territoire de Besançon. Quelques contradicteurs, des femmes surtout, disaient de monsieur de Watteville : — Il a une belle âme ! il a vu, dès le début de son mariage, qu’il ne l’emporterait pas sur sa femme, il s’est alors jeté dans une occupation mécanique et dans la bonne chère.

L’hôtel de Rupt ne manquait pas d’une certaine splendeur digne de celle de Louis XIV, et se ressentait de la noblesse des deux familles, confondues en 1815. Il y brillait un vieux luxe qui ne se savait pas de mode. Les lustres de cristaux taillés en forme de feuilles, les lampasses, les damas, les tapis, les meubles dorés, tout était en harmonie avec les vieilles livrées et les vieux domestiques. Quoique servie dans une noire argenterie de famille, autour d’un {p. 408}   surtout en glace orné de porcelaines de Saxe, la chère y était exquise. Les vins choisis par monsieur de Watteville, qui, pour occuper sa vie et y mettre de la diversité, s’était fait son propre sommelier, jouissaient d’une sorte de célébrité départementale. La fortune de madame de Watteville était considérable, car celle de son mari, qui consistait dans la terre des Rouxey valant environ dix mille livres de rente, ne s’augmenta d’aucun héritage. Il est inutile de faire observer que la liaison très-intime de madame de Watteville avec l’archevêque avait impatronisé chez elle les trois ou quatre abbés remarquables et spirituels de l’archevêché qui ne haïssaient point la table.

Dans un dîner d’apparat, rendu pour je ne sais quelle noce au commencement du mois de septembre 1834, au moment où les femmes étaient rangées en cercle devant la cheminée du salon et les hommes en groupes aux croisées, il se fit une acclamation à la vue de monsieur l’abbé de Grancey, qu’on annonça.

— Eh ! bien, le procès ? lui cria-t-on.

— Gagné ! répondit le vicaire-général. L’arrêt de la Cour, de laquelle nous désespérions, vous savez pourquoi…

Ceci était une allusion à la composition de la Cour royale depuis 1830. Les légitimistes avaient presque tous donné leur démission.

— … L’arrêt vient de nous donner gain de cause sur tous les points, et réforme le jugement de première instance.

— Tout le monde vous croyait perdus.

— Et nous l’étions sans moi. J’ai dit à notre avocat de s’en aller à Paris, et j’ai pu prendre, au moment de la bataille, un nouvel avocat à qui nous devons le gain du procès, un homme extraordinaire…

— À Besançon ? dit naïvement monsieur de Watteville.

— À Besançon, répondit l’abbé de Grancey.

— Ah ! oui, Savaron, dit un beau jeune homme assis près de la baronne et nommé de Soulas.

— Il a passé cinq à six nuits, il a dévoré les liasses, les dossiers ; il a eu sept à huit conférences de plusieurs heures avec moi, reprit monsieur de Grancey qui reparaissait à l’hôtel de Rupt pour la première fois depuis vingt jours. Enfin, monsieur Savaron vient de battre complétement le célèbre avocat que nos adversaires étaient allés chercher à Paris. Ce jeune homme a été merveilleux, au dire des Conseillers. Ainsi, le Chapitre est deux fois vainqueur : il a vaincu {p. 409}   en Droit, puis en Politique il a vaincu le libéralisme dans la personne du défenseur de notre hôtel de ville. « Nos adversaires, a dit notre avocat, ne doivent pas s’attendre à trouver partout de la complaisance pour ruiner les archevêchés… » Le président a été forcé de faire faire silence. Tous les Bisontins ont applaudi. Ainsi la propriété des bâtiments de l’ancien couvent reste au Chapitre de la cathédrale de Besançon. Monsieur Savaron a d’ailleurs invité son confrère de Paris à dîner au sortir du palais. En acceptant, celui-ci lui a dit : « À tout vainqueur tout honneur ! » et l’a félicité sans rancune sur son triomphe.

— Où donc avez-vous déniché cet avocat ? dit madame de Watteville. Je n’ai jamais entendu prononcer ce nom-là.

— Mais vous pouvez voir ses fenêtres d’ici, répondit le vicaire-général. Monsieur Savaron demeure rue du Perron, le jardin de sa maison est mur mitoyen avec le vôtre.

— Il n’est pas de la Comté, dit monsieur de Watteville.

— Il est si peu de quelque part, qu’on ne sait pas d’où il est, dit madame de Chavoncourt.

— Mais qu’est-il ? demanda madame de Watteville en prenant le bras de monsieur de Soulas pour se rendre à la salle à manger. S’il est étranger, par quel hasard est-il venu s’établir à Besançon ? C’est une idée bien singulière pour un avocat.

— Bien singulière ! répéta le jeune Amédée de Soulas dont la biographie devient nécessaire à l’intelligence de cette histoire.

De tout temps, la France et l’Angleterre ont fait un échange de futilités d’autant plus suivi, qu’il échappe à la tyrannie des douanes. La mode que nous appelons anglaise à Paris se nomme française à Londres, et réciproquement. L’inimitié des deux peuples cesse en deux points, sur la question des mots et sur celle du vêtement. God save the King, l’air national de l’Angleterre, est une musique faite par Lulli pour les chœurs d’Esther ou d’Athalie. Les paniers apportés par une Anglaise à Paris furent inventés à Londres, on sait pourquoi, par une Française, la fameuse duchesse de Portsmouth ; on commença par s’en moquer si bien que la première Anglaise qui parut aux Tuileries faillit être écrasée par la foule ; mais ils furent adoptés. Cette mode a tyrannisé les femmes de l’Europe pendant un demi-siècle. À la paix de 1815, on plaisanta durant une année les tailles longues des Anglaises, tout Paris alla voir Pothier et Brunet dans les Anglaises pour rire ; mais, en {p. 410}   1816 et 17, les ceintures des Françaises, qui leur coupaient le sein en 1814, descendirent par degrés jusqu’à leur dessiner les hanches. Depuis dix ans, l’Angleterre nous a fait deux petits cadeaux linguistiques. À l’incroyable, au merveilleux, à l’élégant, ces trois héritiers des petits-maîtres dont l’étymologie est assez indécente, ont succédé le dandy, puis le lion. Le lion n’a pas engendré la lionne. La lionne est due à la fameuse chanson d’Alfred de Musset : Avez-vous vu dans Barcelone… C’est ma maîtresse et ma lionne : il y a eu fusion, ou, si vous voulez, confusion entre les deux termes et les deux idées dominantes. Quand une bêtise amuse Paris, qui dévore autant de chefs-d’œuvre1 que de bêtises, il est difficile que la province s’en prive. Aussi, dès que le lion promena dans Paris sa crinière, sa barbe et ses moustaches, ses gilets et son lorgnon tenu sans le secours des mains, par la contraction de la joue et de l’arcade sourcilière, les capitales de quelques départements ont-elles vu des sous-lions qui protestèrent, par l’élégance de leurs sous-pieds, contre l’incurie de leurs compatriotes. Donc, Besançon jouissait, en 1834, d’un lion dans la personne de ce monsieur Amédée-Sylvain-Jacques de Soulas, écrit Souleyaz au temps de l’occupation espagnole. Amédée de Soulas est peut-être le seul qui, dans Besançon, descende d’une famille espagnole. L’Espagne envoyait des gens faire ses affaires dans la Comté, mais il s’y établissait fort peu d’Espagnols. Les Soulas y restèrent à cause de leur alliance avec le cardinal Granvelle. Le jeune monsieur de Soulas parlait toujours de quitter Besançon, ville triste, dévote, peu littéraire, ville de guerre et de garnison, dont les mœurs et l’allure, dont la physionomie valent la peine d’être dépeintes. Cette opinion lui permettait de se loger, en homme incertain de son avenir, dans trois chambres très-peu meublées au bout de la rue Neuve, à l’endroit où elle se rencontre avec la rue de la Préfecture.

Le jeune monsieur de Soulas ne pouvait pas se dispenser d’avoir un tigre. Ce tigre était le fils d’un de ses fermiers, un petit domestique âgé de quatorze ans, trapu, nommé Babylas. Le lion avait très-bien habillé son tigre : redingote courte en drap gris de fer, serrée par une ceinture de cuir verni, culotte de panne gros-bleu, gilet rouge, bottes vernies et à revers, chapeau rond à bourdaloue noir, des boutons jaunes aux armes des Soulas. Amédée donnait à ce garçon des gants de coton blanc, le blanchissage et trente-six {p. 411}   francs par mois, à la charge de se nourrir, ce qui paraissait monstrueux aux grisettes de Besançon : quatre cent vingt francs à un enfant de quinze ans, sans compter les cadeaux ! Les cadeaux consistaient dans la vente des habits réformés, dans un pourboire quand Soulas troquait l’un de ses deux chevaux, et la vente des fumiers. Les deux chevaux, administrés avec une sordide économie, coûtaient l’un dans l’autre huit cents francs par an. Le compte des fournitures à Paris en parfumeries, cravates, bijouterie, pots de vernis, habits, allait à douze cents francs. Si vous additionnez groom ou tigre, chevaux, tenue superlative, et loyer de six cents francs, vous trouverez un total de trois mille francs. Or, le père du jeune monsieur de Soulas ne lui avait pas laissé plus de quatre mille francs de rentes produits par quelques métairies assez chétives qui exigeaient de l’entretien, et dont l’entretien imprimait une malheureuse incertitude aux revenus. À peine restait-il trois francs par jour au lion pour sa vie, sa poche et son jeu. Aussi dînait-il souvent en ville, et déjeunait-il avec une frugalité remarquable. Quand il fallait absolument dîner à ses frais, il envoyait chercher par son tigre deux plats chez un traiteur sans y mettre plus de vingt-cinq sous. Le jeune monsieur de Soulas passait pour un dissipateur, pour un homme qui faisait des folies ; tandis que le malheureux nouait les deux bouts de l’année avec une astuce, avec un talent qui eussent fait la gloire d’une bonne ménagère. On ignorait encore, à Besançon surtout, combien six francs de vernis étalé sur des bottes ou sur des souliers, des gants jaunes de cinquante sous nettoyés dans le plus profond secret pour les faire servir trois fois, des cravates de dix francs qui durent trois mois, quatre gilets de vingt-cinq francs et des pantalons qui emboîtent la botte imposent à une capitale ! Comment en serait-il autrement, puisque nous voyons à Paris des femmes accordant une attention particulière à des sots qui viennent chez elles et l’emportent sur les hommes les plus remarquables, à cause de ces frivoles avantages qu’on peut se procurer pour quinze louis, y compris la frisure et une chemise de toile de Hollande ?

Si cet infortuné jeune homme vous paraît être devenu lion à bien bon marché, apprenez qu’Amédée de Soulas était allé trois fois en Suisse, en char et à petites journées ; deux fois à Paris, et une fois de Paris en Angleterre. Il passait pour un voyageur instruit et pouvait dire : En Angleterre, où je suis allé, etc. Les douairières lui disaient : Vous qui êtes allé en Angleterre, etc. Il avait {p. 412}   poussé jusqu’en Lombardie, il avait côtoyé les lacs d’Italie. Il lisait les ouvrages nouveaux. Enfin, pendant qu’il nettoyait ses gants, le tigre Babylas répondait aux visiteurs : — Monsieur travaille. Aussi avait-on essayé de démonétiser le jeune monsieur Amédée de Soulas à l’aide de ce mot : — C’est un homme très-avancé. Amédée possédait le talent de débiter avec la gravité bisontine les lieux communs à la mode, ce qui lui donnait le mérite d’être un des hommes les plus éclairés de la noblesse. Il portait sur lui la bijouterie à la mode, et dans sa tête les pensées contrôlées par la Presse.

En 1834, Amédée était un jeune homme de vingt-cinq ans, de taille moyenne, brun, le thorax violemment prononcé, les épaules à l’avenant, les cuisses un peu rondes, le pied déjà gras, la main blanche et potelée, un collier de barbe, des moustaches qui rivalisaient celles de la garnison, une bonne grosse figure rougeaude, le nez écrasé, les yeux bruns et sans expression ; d’ailleurs rien d’espagnol. Il marchait à grands pas vers une obésité fatale à ses prétentions. Ses ongles étaient soignés, sa barbe était faite, les moindres détails de son vêtement étaient tenus avec une exactitude anglaise. Aussi regardait-on Amédée de Soulas comme le plus bel homme de Besançon. Un coiffeur, qui venait le coiffer à heure fixe (autre luxe de soixante francs par an !), le préconisait comme l’arbitre souverain en fait de modes et d’élégance. Amédée dormait tard, faisait sa toilette, et sortait à cheval vers midi pour aller dans une de ses métairies tirer le pistolet. Il mettait à cette occupation la même importance qu’y mit lord Byron dans ses derniers jours. Puis, il revenait à trois heures, admiré sur son cheval par les grisettes et par les personnes qui se trouvaient à leurs croisées. Après de prétendus travaux qui paraissaient l’occuper jusqu’à quatre heures, il s’habillait pour aller dîner en ville, et passait la soirée dans les salons de l’aristocratie bisontine à jouer au whist, et revenait se coucher à onze heures. Aucune existence ne pouvait être plus à jour, plus sage, ni plus irréprochable, car il allait exactement aux offices le dimanche et les fêtes.

Pour vous faire comprendre combien cette vie est exorbitante, il est nécessaire d’expliquer Besançon en quelques mots. Nulle ville n’offre une résistance plus sourde et muette au Progrès. À Besançon, les administrateurs, les employés, les militaires, enfin tous ceux que le gouvernement, que Paris y envoie occuper un poste quelconque, sont désignés en bloc sous le nom expressif de la {p. 413}   colonie. La Colonie est le terrain neutre, le seul où, comme à l’église, peuvent se rencontrer la société noble et la société bourgeoise de la ville. Sur ce terrain commencent, à propos d’un mot, d’un regard ou d’un geste, des haines de maison à maison, entre femmes bourgeoises et nobles, qui durent jusqu’à la mort, et agrandissent encore les fossés infranchissables par lesquels les deux sociétés sont séparées. À l’exception des Clermont-Mont-Saint-Jean, des Beauffremont, des de Scey, des Gramont et de quelques autres qui n’habitent la Comté que dans leurs terres, la noblesse bisontine ne remonte pas à plus de deux siècles, à l’époque de la conquête par Louis XIV. Ce monde est essentiellement parlementaire et d’un rogue, d’un raide, d’un grave, d’un positif, d’une hauteur qui ne peut pas se comparer à la cour de Vienne, car les Bisontins feraient en ceci les salons viennois quinaulds. De Victor Hugo, de Nodier, de Fourier, les gloires de la ville, il n’en est pas question, on ne s’en occupe pas. Les mariages entre nobles s’arrangent dès le berceau des enfants, tant les moindres choses comme les plus graves y sont définies. Jamais un étranger, un intrus ne s’est glissé dans ces maisons, et il a fallu, pour y faire recevoir des colonels ou des officiers titrés appartenant aux meilleures familles de France, quand il s’en trouvait dans la garnison, des efforts de diplomatie que le prince de Talleyrand eût été fort heureux de connaître pour s’en servir dans un congrès. En 1834, Amédée était le seul qui portât des sous-pieds à Besançon. Ceci vous explique déjà la lionnerie du jeune monsieur de Soulas. Enfin, une petite anecdote vous fera bien comprendre Besançon.

Quelque temps avant le jour où cette histoire commence, la Préfecture éprouva le besoin de faire venir de Paris un rédacteur pour son journal, afin de se défendre contre la petite Gazette que la grande Gazette avait pondue à Besançon, et contre le Patriote que la République y faisait frétiller. Paris envoya un jeune homme, ignorant sa Comté, qui débuta par un premier-Besançon de l’école du Charivari. Le chef du parti juste-milieu, un homme de l’Hôtel-de-Ville, fit venir le journaliste, et lui dit : — Apprenez, monsieur, que nous sommes graves, plus que graves, ennuyeux, nous ne voulons point qu’on nous amuse, et nous sommes furieux d’avoir ri. Soyez aussi dur à digérer que les plus épaisses amplifications de la Revue des deux Mondes, et vous serez à peine au ton des Bisontins.

{p. 414}   Le rédacteur se le tint pour dit, et parla le patois philosophique le plus difficile à comprendre. Il eut un succès complet.

Si le jeune monsieur de Soulas ne perdit pas dans l’estime des salons de Besançon, ce fut pure vanité de leur part : l’aristocratie était bien aise d’avoir l’air de se moderniser et de pouvoir offrir aux nobles Parisiens en voyage dans la Comté un jeune homme qui leur ressemblait à peu près. Tout ce travail caché, toute cette poudre jetée aux yeux, cette folie apparente, cette sagesse latente avaient un but, sans quoi le lion bisontin n’eût pas été du pays. Amédée voulait arriver à un mariage avantageux en prouvant un jour que ses fermes n’étaient pas hypothéquées, et qu’il avait fait des économies. Il voulait occuper la ville, il voulait en être le plus bel homme, le plus élégant, pour obtenir d’abord l’attention, puis la main de mademoiselle Rosalie de Watteville : ah !

En 1830, au moment où le jeune monsieur de Soulas commença son métier de dandy, Rosalie avait quatorze ans. En 1834, mademoiselle de Watteville atteignait donc à cet âge où les jeunes personnes sont facilement frappées par toutes les singularités qui recommandaient Amédée à l’attention de la ville. Il y a beaucoup de lions qui se font lions par calcul et par spéculation. Les Watteville, riches depuis douze ans de cinquante mille francs de rentes, ne dépensaient pas plus de vingt-quatre mille francs par an, tout en recevant la haute société de Besançon, les lundis et les vendredis. On y dînait le lundi, l’on y passait la soirée le vendredi. Ainsi, depuis douze ans, quelle somme ne faisaient pas vingt-six mille francs annuellement économisés et placés avec la discrétion qui distingue ces vieilles familles ? On croyait assez généralement que se trouvant assez riche en terres, madame de Watteville avait mis dans le trois pour cent ses économies en 1830. La dot de Rosalie devait alors se composer d’environ quarante mille francs de rentes. Depuis cinq ans, le lion avait donc travaillé comme une taupe pour se loger dans le haut bout de l’estime de la sévère baronne, tout en se posant de manière à flatter l’amour-propre de mademoiselle de Watteville. La baronne était dans le secret des inventions par lesquelles Amédée parvenait à soutenir son rang dans Besançon, et l’en estimait fort. Soulas s’était mis sous l’aile de la baronne quand elle avait trente ans, il eut alors l’audace de l’admirer et d’en faire une idole ; il en était arrivé à pouvoir lui raconter, lui seul au monde, les {p. 415}   gaudrioles que presque toutes les dévotes aiment à entendre dire, autorisées qu’elles sont par leurs grandes vertus à contempler des abîmes sans y choir et les embûches du démon sans s’y prendre. Comprenez-vous pourquoi ce lion ne se permettait pas la plus légère intrigue ? il clarifiait sa vie, il vivait en quelque sorte dans la rue afin de pouvoir jouer le rôle d’amant sacrifié près de la baronne, et lui régaler l’Esprit des péchés qu’elle interdisait à sa Chair. Un homme qui possède le privilége de couler des choses lestes dans l’oreille d’une dévote, est à ses yeux un homme charmant. Si ce lion exemplaire eût mieux connu le cœur humain, il aurait pu sans danger se permettre quelques amourettes parmi les grisettes de Besançon qui le regardaient comme un roi : ses affaires se seraient avancées auprès de la sévère et prude baronne. Avec Rosalie, ce Caton paraissait dépensier : il professait la vie élégante, il lui montrait en perspective le rôle brillant d’une femme à la mode à Paris, où il irait comme député. Ces savantes manœuvres furent couronnées par un plein succès. En 1834, les mères des quarante familles nobles qui composent la haute société bisontine, citaient le jeune monsieur Amédée de Soulas, comme le plus charmant jeune homme de Besançon, personne n’osait disputer la place au coq de l’hôtel de Rupt, et tout Besançon le regardait comme le futur époux de Rosalie de Watteville. Il y avait eu déjà même à ce sujet quelques paroles échangées entre la baronne et Amédée, auxquelles la prétendue nullité du baron donnait une certitude.

Mademoiselle de Watteville à qui sa fortune, énorme un jour, prêtait alors des proportions considérables, élevée dans l’enceinte de l’hôtel de Rupt que sa mère quitta rarement, tant elle aimait le cher archevêque, avait été fortement comprimée par une éducation exclusivement religieuse, et par le despotisme de sa mère qui la tenait sévèrement par principes. Rosalie ne savait absolument rien. Est-ce savoir quelque chose que d’avoir étudié la géographie dans Guthrie, l’histoire sainte, l’histoire ancienne, l’histoire de France, et les quatre règles, le tout passé au tamis d’un vieux jésuite ? Dessin, musique et danse furent interdits, comme plus propres à corrompre qu’à embellir la vie. La baronne apprit à sa fille tous les points possibles de la tapisserie et les petits ouvrages de femme : la couture, la broderie, le filet. À dix-sept ans, Rosalie n’avait lu que les Lettres Édifiantes, et des ouvrages {p. 416}   sur la science héraldique. Jamais un journal n’avait souillé ses regards. Elle entendait tous les matins la messe à la cathédrale où la menait sa mère, revenait déjeuner, travaillait après une petite promenade dans le jardin, et recevait les visites assise près de la baronne jusqu’à l’heure du dîner ; puis après, excepté les lundis et les vendredis, elle accompagnait madame de Watteville dans les soirées, sans pouvoir y parler plus que ne le voulait l’ordonnance maternelle. À dix-huit ans, mademoiselle de Watteville était une jeune fille frêle, mince, plate, blonde, blanche, et de la dernière insignifiance. Ses yeux d’un bleu pâle, s’embellissaient par le jeu des paupières qui, baissées, produisaient une ombre sur ses joues. Quelques taches de rousseur nuisaient à l’éclat de son front, d’ailleurs bien coupé. Son visage ressemblait parfaitement à ceux des saintes d’Albert Dürer et des peintres antérieurs au Pérugin : même forme grasse, quoique mince, même délicatesse attristée par l’extase, même naïveté sévère. Tout en elle, jusqu’à sa pose rappelait ces vierges dont la beauté ne reparaît dans son lustre mystique qu’aux yeux d’un connaisseur attentif. Elle avait de belles mains, mais rouges, et le plus joli pied, un pied de châtelaine. Habituellement, elle portait des robes de simple cotonnade ; mais le dimanche et les jours de fête sa mère lui permettait la soie. Ses modes faites à Besançon, la rendaient presque laide ; tandis que sa mère essayait d’emprunter de la grâce, de la beauté, de l’élégance aux modes de Paris d’où elle tirait les plus petites choses de sa toilette, par les soins du jeune monsieur de Soulas. Rosalie n’avait jamais porté de bas de soie, ni de brodequins, mais des bas de coton et des souliers de peau. Les jours de gala, elle était vêtue d’une robe de mousseline, coiffée en cheveux, et avait des souliers en peau bronzée. Cette éducation et l’attitude modeste de Rosalie cachaient un caractère de fer. Les physiologistes et les profonds observateurs de la nature humaine vous diront, à votre grand étonnement peut-être, que, dans les familles, les humeurs, les caractères, l’esprit, le génie reparaissent à de grands intervalles absolument comme ce qu’on appelle les maladies héréditaires. Ainsi le talent, de même que la goutte, saute quelquefois de deux générations. Nous avons, de ce phénomène, un illustre exemple dans George Sand en qui revivent la force, la puissance et le concept du maréchal de Saxe, {p. 417}   de qui elle est petite-fille naturelle. Le caractère décisif, la romanesque audace du fameux Watteville étaient revenus dans l’âme de sa petite-nièce, encore aggravés par la ténacité, par la fierté du sang des de Rupt. Mais ces qualités ou ces défauts, si vous voulez, étaient aussi profondément cachés dans cette âme de jeune fille, en apparence molle et débile, que les laves bouillantes le sont sous une colline avant qu’elle ne devienne un volcan. Madame de Watteville seule soupçonnait peut-être ce legs des deux sangs. Elle se faisait si sévère pour sa Rosalie, qu’elle répondit un jour à l’archevêque qui lui reprochait de la traiter trop durement : — Laissez-moi la conduire, monseigneur, je la connais ! elle a plus d’un Belzébuth dans sa peau !

La baronne observait d’autant mieux sa fille, qu’elle y croyait son honneur de mère engagé. Enfin elle n’avait pas autre chose à faire. Clotilde de Rupt, alors âgée de trente-cinq ans et presque veuve d’un époux qui tournait des coquetiers en toute espèce de bois, qui s’acharnait à faire des cercles à six raies en bois de fer, qui fabriquait des tabatières pour sa société, coquetait en tout bien tout honneur avec Amédée de Soulas. Quand ce jeune homme était au logis, elle renvoyait et rappelait tour à tour sa fille, et tâchait de surprendre dans cette jeune âme des mouvements de jalousie, afin d’avoir l’occasion de les dompter. Elle imitait la police dans ses rapports avec les républicains ; mais elle avait beau faire, Rosalie ne se livrait à aucune espèce d’émeute. La sèche dévote reprochait alors à sa fille sa parfaite insensibilité. Rosalie connaissait assez sa mère pour savoir que si elle eût trouvé bien le jeune monsieur de Soulas, elle se serait attiré quelque verte remontrance. Aussi à toutes les agaceries de sa mère, répondait-elle par ces phrases si improprement appelées jésuitiques, car les jésuites étaient forts, et ces réticences sont les chevaux de frise derrière lesquels s’abrite la faiblesse. La mère traitait alors sa fille de dissimulée. Si, par malheur, un éclat du vrai caractère des Watteville et des de Rupt se faisait jour, la mère s’armait du respect que les enfants doivent aux parents pour réduire Rosalie à l’obéissance passive. Ce combat secret avait lieu dans l’enceinte la plus secrète de la vie domestique, à huis clos. Le vicaire-général, ce cher abbé de Grancey, l’ami du défunt archevêque, quelque fort qu’il fût en sa qualité de grand-pénitencier du diocèse, ne pouvait pas deviner si cette lutte avait ému quelque haine entre la mère et la fille, si la mère était par {p. 418}   avance jalouse, ou si la cour que faisait Amédée à la fille dans la personne de la mère n’avait pas outrepassé les bornes. En sa qualité d’ami de la maison, il ne confessait ni la mère ni la fille. Rosalie, un peu trop battue, moralement parlant, à propos du jeune monsieur de Soulas, ne pouvait pas le souffrir, pour employer un terme du langage familier. Aussi quand il lui adressait la parole en tâchant de surprendre son cœur, le recevait-elle assez froidement. Cette répugnance, visible seulement aux yeux de sa mère, était un continuel sujet d’admonestation.

— Rosalie, je ne vois pas pourquoi vous affectez tant de froideur pour Amédée, est-ce parce qu’il est l’ami de la maison, et qu’il nous plaît, à votre père et à moi…

— Eh ! maman, répondit un jour la pauvre enfant, si je l’accueillais bien, n’aurais-je pas plus de torts ?

— Qu’est-ce que cela signifie ? s’écria madame de Watteville. Qu’entendez-vous par ces paroles ? votre mère est injuste, peut-être, et selon vous, elle le serait dans tous les cas ? Que jamais il ne sorte plus de pareille réponse de votre bouche, à votre mère !… etc.

Cette querelle dura trois heures trois quarts, et Rosalie2 en fit l’observation. La mère devint pâle de colère, et renvoya sa fille dans sa chambre où Rosalie étudia le sens de cette scène, sans y rien trouver, tant elle était innocente ! Ainsi, le jeune monsieur de Soulas, que toute la ville de Besançon croyait bien près du but vers lequel il tendait, cravates déployées, à coups de pots de vernis, et qui lui faisait user tant de noir à cirer les moustaches, tant de jolis gilets, de fers de chevaux et de corsets, car il portait un gilet de peau, le corset des lions ; Amédée en était plus loin que le premier venu, quoiqu’il eût pour lui le digne et noble abbé de Grancey. Rosalie ne savait pas d’ailleurs encore, au moment où cette histoire commence, que le jeune comte Amédée de Souleyaz lui fût destiné.

— Madame, dit monsieur de Soulas en s’adressant à la baronne en attendant que le potage un peu trop chaud se fût refroidi et en affectant de rendre son récit quasi romanesque, un beau matin la malle-poste a jeté dans l’Hôtel National un Parisien qui, après avoir cherché des appartements, s’est décidé pour le premier étage de la maison de mademoiselle Galard, rue du Perron. Puis, l’étranger est allé droit à la mairie y déposer une déclaration de domicile réel et politique. Enfin il s’est fait inscrire au tableau des avocats près {p. 419}   la cour en présentant des titres en règle, et il a mis des cartes chez tous ses nouveaux confrères, chez les officiers ministériels, chez les Conseillers de la cour et chez tous les membres du tribunal, une carte où se lisait : ALBERT SAVARON.

— Le nom de Savaron est célèbre, dit Rosalie, qui était très-forte en science héraldique. Les Savaron de Savarus sont une des plus vieilles, des plus nobles et des plus riches familles de Belgique.

— Il est Français et troubadour, reprit Amédée de Soulas. S’il veut prendre les armes des Savaron de Savarus, il y mettra une barre. Il n’y a plus en Brabant qu’une demoiselle Savarus, une riche héritière à marier.

— La barre est, à la vérité, signe de bâtardise ; mais le bâtard d’un comte de Savarus est noble, reprit mademoiselle de Watteville.

— Assez, Rosalie ! dit la baronne.

— Vous avez voulu qu’elle sût le blason, fit le baron, elle le sait bien !

— Continuez, Amédée.

— Vous comprenez que dans une ville où tout est classé, défini, connu, casé, chiffré, numéroté comme à Besançon, Albert Savaron a été reçu par nos avocats sans aucune difficulté. Chacun s’est contenté de dire : Voilà un pauvre diable qui ne sait pas son Besançon. Qui diable a pu lui conseiller de venir ici ? qu’y prétend-il faire ? Envoyer sa carte chez les magistrats, au lieu d’y aller en personne ?… quelle faute ! Aussi, trois jours après, plus de Savaron. Il a pris pour domestique l’ancien valet de chambre de feu monsieur Galard, Jérôme qui sait faire un peu de cuisine. On a d’autant mieux oublié Albert Savaron que personne ne l’a ni vu ni rencontré.

— Il ne va donc pas à la messe ? dit madame de Chavoncourt.

— Il y va le dimanche, à Saint-Pierre, mais à la première messe, à huit heures. Il se lève toutes les nuits entre une heure et deux du matin, il travaille jusqu’à huit heures, il déjeune, et après il travaille encore. Il se promène dans le jardin, il en fait cinquante fois, soixante fois le tour ; il rentre, dîne, et se couche entre six et sept heures.

— Comment savez-vous tout cela ? dit madame de Chavoncourt à monsieur de Soulas.

— D’abord, madame, je demeure rue Neuve au coin de la rue du Perron, j’ai vue sur la maison où loge ce mystérieux {p. 420}   personnage ; puis il y a naturellement des protocoles entre mon tigre et Jérôme.

— Vous causez donc avec Babylas ?

— Que voulez-vous que je fasse dans mes promenades ?

— Eh ! bien, comment avez-vous pris un étranger pour avocat ? dit la baronne en rendant ainsi la parole au vicaire-général.

— Le premier président a joué le tour à cet avocat de le nommer d’office pour défendre aux assises un paysan à peu près imbécile, accusé de faux. Monsieur Savaron a fait acquitter ce pauvre homme en prouvant son innocence et démontrant qu’il avait été l’instrument des vrais coupables. Non-seulement son système a triomphé, mais il a nécessité l’arrestation de deux des témoins qui, reconnus coupables, ont été condamnés. Ses plaidoiries ont frappé la Cour et les jurés. L’un d’eux, un négociant, a confié le lendemain à monsieur Savaron un procès délicat, qu’il a gagné. Dans la situation où nous étions par l’impossibilité où se trouvait monsieur Berryer de venir à Besançon, monsieur de Garceneault nous a donné le conseil de prendre ce monsieur Albert Savaron en nous prédisant le succès. Dès que je l’ai vu, que je l’ai entendu, j’ai eu foi en lui, et je n’ai pas eu tort.

— A-t-il donc quelque chose d’extraordinaire, demanda madame de Chavoncourt.

— Oui, répondit le vicaire-général.

— Eh ! bien, expliquez-nous cela, dit madame de Watteville.

— La première fois que je le vis, dit l’abbé de Grancey, il me reçut dans la première pièce après l’antichambre (l’ancien salon du bonhomme Galard), qu’il a fait peindre tout en vieux chêne, et que j’ai trouvée entièrement tapissée de livres de droit contenus dans des bibliothèques également peintes en vieux bois. Cette peinture et les livres sont tout le luxe, car le mobilier consiste en un bureau de vieux bois sculpté, six vieux fauteuils en tapisserie, aux fenêtres des rideaux couleur carmélite bordés de vert, et un tapis vert sur le plancher. Le poêle de l’antichambre chauffe aussi cette bibliothèque. En l’attendant là, je ne me figurais point mon avocat sous des traits jeunes. Ce singulier cadre est vraiment en harmonie avec la figure, car monsieur Savaron est venu en robe de chambre de mérinos noir, serrée par une ceinture en corde rouge, des pantoufles rouges, un gilet de flanelle rouge, une calotte rouge.

— La livrée du diable ! s’écria madame de Watteville.

{p. 421}   — Oui, dit l’abbé ; mais une tête superbe : cheveux noirs, mélangés déjà de quelques cheveux blancs, des cheveux comme en ont les saint Pierre et les saint Paul de nos tableaux, à boucles touffues et luisantes, des cheveux durs comme des crins, un cou blanc et rond comme celui d’une femme, un front magnifique séparé par ce sillon puissant que les grands projets, les grandes pensées, les fortes méditations inscrivent au front des grands hommes ; un teint olivâtre marbré de taches rouges, un nez carré, des yeux de feu, puis les joues creusées, marquées de deux rides longues pleines de souffrances, une bouche à sourire sarde et un petit menton mince et trop court ; la patte d’oie aux tempes, les yeux caves, roulant sous des arcades sourcilières comme deux globes ardents ; mais, malgré tous ces indices de passions violentes, un air calme, profondément résigné, la voix d’une douceur pénétrante, et qui m’a surpris au Palais par sa facilité, la vraie voix de l’orateur, tantôt pure et rusée, tantôt insinuante, et tonnant quand il le faut, puis se pliant au sarcasme et devenant alors incisive. Monsieur Albert Savaron est de moyenne taille, ni gras ni maigre. Enfin il a des mains de prélat. La seconde fois que je suis allé chez lui, il m’a reçu dans sa chambre qui est contiguë à cette bibliothèque, et a souri de mon étonnement quand j’y ai vu une méchante commode, un mauvais tapis, un lit de collégien et aux fenêtres des rideaux de calicot. Il sortait de son cabinet où personne ne pénètre, m’a dit Jérôme qui n’y entre pas et qui s’est contenté de frapper à la porte. Monsieur Savaron a fermé lui-même cette porte à clef devant moi. La troisième fois, il déjeunait dans sa bibliothèque de la manière la plus frugale ; mais cette fois, comme il avait passé la nuit à examiner nos pièces, que j’étais avec notre avoué, que nous devions rester long-temps ensemble et que le cher monsieur Girardet est verbeux, j’ai pu me permettre d’étudier cet étranger. Certes, ce n’est pas un homme ordinaire. Il y a plus d’un secret derrière ce masque à la fois terrible et doux, patient et impatient, plein et creusé. Je l’ai trouvé voûté légèrement, comme tous les hommes qui ont quelque chose de lourd à porter.

— Pourquoi cet homme si éloquent a-t-il quitté Paris ? Dans quel dessein est-il venu à Besançon ? On ne lui a donc pas dit combien les étrangers y avaient peu de chances de réussite ? On s’y servira de lui, mais les Bisontins ne l’y laisseront pas se servir d’eux. Pourquoi, s’il est venu, a-t-il fait si peu de frais qu’il a {p. 422}   fallu la fantaisie du premier président pour le mettre en évidence ? dit la belle madame de Chavoncourt.

— Après avoir bien étudié cette belle tête, reprit l’abbé de Grancey qui regarda finement son interruptrice en donnant à penser qu’il taisait quelque chose, et surtout après l’avoir entendu répliquant ce matin à l’un des aigles du barreau de Paris, je pense que cet homme, qui doit avoir trente-cinq ans, produira plus tard une grande sensation…

— Pourquoi nous en occuper ? Votre procès est gagné, vous l’avez payé, dit madame de Watteville en observant sa fille qui depuis que le vicaire-général parlait était comme suspendue à ses lèvres.

La conversation prit un autre cours, et il ne fut plus question d’Albert Savaron.

Le portrait esquissé par le plus capable des vicaires-généraux du diocèse eut d’autant plus l’attrait d’un roman pour Rosalie qu’il s’y trouvait un roman. Pour la première fois de sa vie, elle rencontrait cet extraordinaire, ce merveilleux que caressent toutes les jeunes imaginations, et au-devant duquel se jette la curiosité, si vive à l’âge de Rosalie. Quel être idéal que cet Albert, sombre, souffrant, éloquent, travailleur, comparé par mademoiselle de Watteville à ce gros comte joufflu, crevant de santé, diseur de fleurettes, parlant d’élégance en face de la splendeur des anciens comtes de Rupt ! Amédée ne lui valait que des querelles et des remontrances, elle ne le connaissait d’ailleurs que trop, et cet Albert Savaron offrait bien des énigmes à déchiffrer.

— Albert Savaron de Savarus, répétait-elle en elle-même.

Puis le voir, l’apercevoir !… Ce fut le désir d’une fille jusque-là sans désir. Elle repassait dans son cœur, dans son imagination, dans sa tête les moindres phrases dites par l’abbé de Grancey, car tous les mots avaient porté coup.

— Un beau front, se disait-elle en regardant le front de chaque homme assis à la table, je n’en vois pas un seul de beau… Celui de monsieur de Soulas est trop bombé, celui de monsieur de Grancey est beau, mais il a soixante-dix ans et n’a plus de cheveux, on ne sait plus où finit le front.

— Qu’avez-vous, Rosalie ? vous ne mangez pas…

— Je n’ai pas faim, maman, dit-elle.

— Des mains de prélat… {p. 423}   reprit-elle en elle-même, je ne me souviens plus de celles de notre bel archevêque, qui m’a cependant confirmée.

Enfin, au milieu des allées et venues qu’elle faisait dans le labyrinthe de sa rêverie, elle se rappela, brillant à travers les arbres des deux jardins contigus, une fenêtre illuminée qu’elle avait aperçue de son lit quand par hasard elle s’était éveillée pendant la nuit : — C’était donc sa lumière, se dit-elle, je le pourrai voir ! je le verrai.

— Monsieur de Grancey, tout est-il fini pour le procès du chapitre ? dit à brûle-pourpoint Rosalie au vicaire-général pendant un moment de silence.

Madame de Watteville échangea rapidement un regard avec le vicaire-général.

— Et qu’est-ce que cela vous fait, ma chère enfant ? dit-elle à Rosalie en y mettant une feinte douceur qui rendit sa fille circonspecte pour le reste de ses jours.

— On peut nous mener en cassation, mais nos adversaires y regarderont à deux fois, répondit l’abbé.

— Je n’aurais jamais cru que Rosalie pût penser pendant tout un dîner à un procès, reprit madame de Watteville.

— Ni moi non plus, dit Rosalie avec un petit air rêveur qui fit rire. Mais monsieur de Grancey s’en occupait tant que je m’y suis intéressée. C’est bien innocent !

On se leva de table, et la compagnie revint au salon. Pendant toute la soirée, Rosalie écouta pour savoir si l’on parlerait encore d’Albert Savaron ; mais hormis les félicitations que chaque arrivant adressait à l’abbé sur le gain du procès, et où personne ne mêla l’éloge de l’avocat, il n’en fut plus question. Mademoiselle de Watteville attendit la nuit avec impatience. Elle s’était promis de se lever entre deux et trois heures du matin pour voir les fenêtres du cabinet d’Albert. Quand cette heure fut venue3, elle éprouva presque du plaisir à contempler la lueur que projetaient à travers les arbres, presque dépouillés de feuilles, les bougies de l’avocat. À l’aide de cette excellente vue que possède une jeune fille et que la curiosité semble étendre, elle vit Albert écrivant, elle crut distinguer la couleur de l’ameublement qui lui parut être rouge. La cheminée élevait au-dessus du toit une épaisse colonne de fumée.

— Quand tout le monde dort, il veille… comme Dieu ! se dit-elle.

L’éducation des filles comporte des problèmes si graves, car {p. 424}   l’avenir d’une nation est dans la mère, que depuis long-temps l’Université de France s’est donné la tâche de n’y point songer. Voici l’un de ces problèmes. Doit-on éclairer les jeunes filles, doit-on comprimer leur esprit ? il va sans dire que le système religieux est compresseur : si vous les éclairez, vous en faites des démons avant l’âge ; si vous les empêchez de penser, vous arrivez à la subite explosion si bien peinte dans le personnage d’Agnès par Molière, et vous mettez cet esprit comprimé, si neuf, si perspicace, rapide et conséquent comme le sauvage, à la merci d’un événement, crise fatale amenée chez mademoiselle de Watteville par l’imprudente esquisse que se permit à table un des plus prudents abbés du prudent Chapitre de Besançon.

Le lendemain matin, mademoiselle de Watteville, en s’habillant, regarda nécessairement Albert Savaron se promenant dans le jardin contigu à celui de l’hôtel de Rupt.

— Que serais-je devenue, pensa-t-elle, s’il avait demeuré ailleurs ? Je puis le voir. À quoi pense-t-il ?

Après avoir vu, mais à distance, cet homme extraordinaire, le seul dont la physionomie tranchait vigoureusement sur la masse des figures bisontines aperçues jusqu’alors, Rosalie sauta rapidement à l’idée de pénétrer dans son intérieur, de savoir les raisons de tant de mystères, d’entendre cette voix éloquente, de recevoir un regard de ces beaux yeux. Elle voulut tout cela, mais comment l’obtenir ?

Pendant toute la journée, elle tira l’aiguille sur sa broderie avec cette attention obtuse de la jeune fille qui paraît comme Agnès ne penser à rien et qui réfléchit si bien sur toute chose que ses ruses sont infaillibles. De cette profonde méditation, il résulta chez Rosalie une envie de se confesser. Le lendemain matin, après la messe, elle eut une petite conférence à Saint-Pierre4 avec l’abbé Giroud, et l’entortilla si bien que la confession fut indiquée pour le dimanche matin, à sept heures et demie, avant la messe de huit heures. Elle commit une douzaine de mensonges pour pouvoir se trouver dans l’église, une seule fois, à l’heure où l’avocat venait entendre la messe. Enfin il lui prit un mouvement de tendresse excessif pour son père, elle l’alla voir dans son atelier, et lui demanda mille renseignements sur l’art du tourneur, pour arriver à conseiller à son père de tourner de grandes pièces, des colonnes. Après avoir lancé son père dans les colonnes torses, une des {p. 425}   difficultés de l’art du tourneur, elle lui conseilla de profiter d’un gros tas de pierres qui se trouvait au milieu du jardin pour en faire faire une grotte, sur laquelle il mettrait un petit temple en façon de belvéder, où ses colonnes torses seraient employées et brilleraient aux yeux de toute la société.

Au milieu de la joie que cette entreprise causait à ce pauvre homme inoccupé, Rosalie lui dit en l’embrassant : — Surtout ne dis pas à ma mère de qui te vient cette idée, elle me gronderait.

— Sois tranquille, répondit monsieur de Watteville qui gémissait tout autant que sa fille sous l’oppression de la terrible fille des de Rupt.

Ainsi Rosalie avait la certitude de voir promptement bâtir un charmant observatoire d’où la vue plongerait sur le cabinet de l’avocat. Et il y a des hommes pour lesquels les jeunes filles font de pareils chefs-d’œuvre de diplomatie, qui, la plupart du temps, comme Albert Savaron, n’en savent rien.

Ce dimanche, si peu patiemment attendu, vint, et la toilette de Rosalie fut faite avec un soin qui fit sourire Mariette, la femme de chambre de madame et de mademoiselle de Watteville.

— Voici la première fois que je vois mademoiselle si vétilleuse ! dit Mariette.

— Vous me faites penser, dit Rosalie en lançant à Mariette un regard qui mit des coquelicots sur les joues de la femme de chambre, qu’il y a des jours où vous l’êtes aussi plus particulièrement qu’à d’autres.

En quittant le perron, en traversant la cour, en franchissant la porte, en allant dans la rue, le cœur de Rosalie battit comme lorsque nous pressentons un grand événement. Elle ne savait pas jusqu’alors ce que c’était que d’aller par les rues : elle avait cru que sa mère lirait ses projets sur son front et qu’elle lui défendrait d’aller à confesse, elle se sentit un sang nouveau dans les pieds, elle les leva comme si elle marchait sur du feu ! Naturellement, elle avait pris rendez-vous avec son confesseur à huit heures un quart, en disant huit heures à sa mère, afin d’attendre un quart-d’heure environ auprès d’Albert. Elle arriva dans l’église avant la messe, et, après avoir fait une courte prière, elle alla voir si l’abbé Giroud était à son confessionnal, uniquement pour pouvoir flâner dans l’église. Aussi se trouva-t-elle placée de manière à regarder Albert au moment où il entra dans l’église.

{p. 426}   Il faudrait qu’un homme fût atrocement laid pour n’être pas trouvé beau dans les dispositions où la curiosité mettait mademoiselle de Watteville. Or, Albert Savaron déjà très-remarquable fit d’autant plus d’impression sur Rosalie que sa manière d’être, sa démarche, son attitude, tout, jusqu’à son vêtement, avait ce je ne sais quoi qui ne s’explique que par le mot mystère ! Il entra. La paroisse jusque-là sombre, parut à Rosalie comme éclairée. La jeune fille fut charmée par cette démarche lente et presque solennelle des gens qui portent un monde sur leurs épaules, et dont le regard profond, dont le geste s’accordent à exprimer une pensée ou dévastatrice ou dominatrice. Rosalie comprit alors les paroles du vicaire-général dans toute leur étendue. Oui, ces yeux d’un jaune brun diaprés de filets d’or, voilaient une ardeur qui se trahissait par des jets soudains. Rosalie, avec une imprudence que remarqua Mariette, se mit sur le passage de l’avocat de manière à échanger un regard avec lui ; et ce regard cherché lui changea le sang, car son sang frémit et bouillonna comme si sa chaleur eût doublé. Dès qu’Albert se fut assis, mademoiselle de Watteville eut bientôt choisi sa place de manière à le parfaitement voir pendant tout le temps que lui laisserait l’abbé Giroud. Quand Mariette dit : — Voilà monsieur Giroud, il parut à Rosalie que ce temps n’avait pas duré plus de quelques minutes. Lorsqu’elle sortit du confessionnal, la messe était dite, Albert avait quitté la paroisse.

— Le vicaire-général a raison, pensait-elle, il souffre ! Pourquoi cet aigle, car il a des yeux d’aigle, est-il venu s’abattre sur Besançon ? Oh ! je veux tout savoir, et comment ?

Sous le feu de ce nouveau désir, Rosalie tira les points de sa tapisserie avec une admirable exactitude, et voila ses méditations sous un petit air candide qui jouait la niaiserie à tromper madame de Watteville. Depuis le dimanche où mademoiselle de Watteville avait reçu ce regard, ou, si vous voulez, ce baptême de feu, magnifique expression de Napoléon qui peut servir à l’amour, elle mena chaudement l’affaire du belvéder.

— Maman, dit-elle une fois qu’il y eut deux colonnes de tournées, mon père s’est mis en tête une singulière idée, il tourne des colonnes pour un belvéder qu’il a le projet de faire élever en se servant de ce tas de pierres qui se trouve au milieu du jardin, approuvez-vous cela ? Moi, il me semble que…

— J’approuve tout ce que fait votre père, répliqua sèchement {p. 427}   madame de Watteville, et c’est le devoir des femmes de se soumettre à leurs maris, quand même elles n’en approuveraient point les idées… Pourquoi m’opposerais-je à une chose indifférente en elle-même du moment où elle amuse monsieur de Watteville ?

— Mais c’est que de là nous verrons chez monsieur de Soulas, et monsieur de Soulas nous y verra quand nous y serons. Peut-être parlerait-on…

— Avez-vous, Rosalie, la prétention de conduire vos parents, et d’en savoir plus qu’eux sur la vie et sur les convenances ?

— Je me tais, maman. Au surplus, mon père dit que la grotte fera une salle où l’on aura frais et où l’on ira prendre le café.

— Votre père a eu là d’excellentes idées, répondit madame de Watteville qui voulut aller voir les colonnes.

Elle donna son approbation au projet du baron de Watteville en indiquant pour l’érection du monument une place au fond du jardin d’où l’on n’était pas vu de chez monsieur de Soulas, mais d’où l’on voyait admirablement chez monsieur Albert Savaron. Un entrepreneur fut mandé qui se chargea de faire une grotte au sommet de laquelle on parviendrait par un petit chemin de trois pieds de large, dans les rocailles duquel viendraient des pervenches, des iris, des viornes, des lierres, des chèvrefeuilles, de la vigne vierge. La baronne inventa de faire tapisser l’intérieur de la grotte en bois rustique alors à la mode pour les jardinières, de mettre au fond une glace, un divan à couvercle et une table en marqueterie de bois grume. Monsieur de Soulas proposa de faire le sol en asphalte. Rosalie imagina de suspendre à la voûte un lustre en bois rustiqué.

— Les Watteville font faire quelque chose de charmant dans leur jardin, disait-on dans Besançon.

— Ils sont riches, ils peuvent bien mettre mille écus pour une fantaisie.

— Mille écus ?… dit madame de Chavoncourt.

— Oui, mille écus, s’écriait le jeune monsieur de Soulas. On fait venir un homme de Paris pour rustiquer l’intérieur, mais ce sera bien joli. Monsieur de Watteville fait lui-même le lustre, il se met à sculpter le bois…

— On dit que Berquet va creuser une cave, dit un abbé.

— Non, reprit le jeune monsieur de Soulas, il fonde le kiosque sur un massif en béton pour qu’il n’y ait pas d’humidité.

— Vous savez les moindres choses qui se font dans la maison, {p. 428}   dit aigrement madame de Chavoncourt en regardant une de ses grandes filles bonne à marier depuis un an.

Mademoiselle de Watteville qui éprouvait un petit mouvement d’orgueil en pensant au succès de son belvéder, se reconnut une éminente supériorité sur tout ce qui l’entourait. Personne ne devinait qu’une petite fille, jugée sans esprit, niaise, avait tout bonnement voulu voir de plus près le cabinet de l’avocat Savaron.

L’éclatante plaidoirie d’Albert Savaron pour le Chapitre de la cathédrale fut d’autant plus promptement oubliée que l’envie des avocats se réveilla. D’ailleurs, fidèle à sa retraite, Savaron ne se montra nulle part. Sans prôneurs et ne voyant personne, il augmenta les chances d’oubli qui, dans une ville comme Besançon, abondent pour un étranger. Néanmoins, il plaida trois fois au tribunal de commerce, dans trois affaires épineuses qui durent aller à la Cour. Il eut ainsi pour clients quatre des plus gros négociants de la ville, qui reconnurent en lui tant de sens et de ce que la province appelle une bonne judiciaire, qu’ils lui confièrent leur contentieux. Le jour où la maison Watteville inaugura son belvéder, Savaron élevait aussi son monument. Grâces aux relations sourdes qu’il s’était acquises dans le haut commerce de Besançon, il y fondait une revue de quinzaine, appelée la Revue de l’Est, au moyen de quarante actions de chacune cinq cents francs placées entre les mains de ses dix premiers clients auxquels il fit sentir la nécessité d’aider aux destinées de Besançon, la ville où devait se fixer le transit entre Mulhouse et Lyon, le point capital entre le Rhin et le Rhône.

Pour rivaliser avec Strasbourg, Besançon ne devait-il pas être aussi bien un centre de lumières qu’un point commercial ? On ne pouvait traiter que dans une Revue les hautes questions relatives aux intérêts de l’Est. Quelle gloire de ravir à Strasbourg et à Dijon leur influence littéraire, d’éclairer l’Est de la France, et de lutter avec la centralisation parisienne. Ces considérations trouvées par Albert furent redites par les dix négociants qui se les attribuèrent.

L’avocat Savaron ne commit pas la faute de se mettre en nom, il laissa la direction financière à son premier client, monsieur Boucher allié par sa femme à l’un des plus forts éditeurs de grands ouvrages ecclésiastiques ; mais il se réserva la rédaction avec une part comme fondateur dans les bénéfices. Le commerce fit un appel à Dôle, à Dijon, à Salins, à Neufchâtel, dans le Jura, Bourg, {p. 429}   Nantua, Lons-le-Saulnier. On y réclama le concours des lumières et des efforts de tous les hommes studieux des trois provinces du Bugey, de la Bresse et de la Comté. Grâces aux relations de commerce et de confraternité, cent cinquante abonnements furent pris, eu égard au bon marché : la Revue coûtait huit francs par trimestre. Pour éviter de froisser les amours-propres de province par les refus d’articles, l’avocat eut le bon esprit de faire désirer la direction littéraire de cette Revue au fils aîné de monsieur Boucher, jeune homme de vingt-deux ans, très-avide de gloire, à qui les piéges et les chagrins de la manutention littéraire étaient entièrement inconnus. Albert conserva secrètement la haute main, et se fit d’Alfred Boucher un séide. Alfred fut la seule personne de Besançon avec laquelle se familiarisa le roi du barreau. Alfred venait conférer le matin dans le jardin avec Albert sur les matières de la livraison. Il est inutile de dire que le numéro d’essai contint une Méditation d’Alfred qui eut l’approbation de Savaron. Dans sa conversation avec Alfred, Albert laissait échapper de grandes idées, des sujets d’articles dont profitait le jeune Boucher. Aussi le fils du négociant croyait-il exploiter ce grand homme ! Albert était un homme de génie, un profond politique pour Alfred. Les négociants, enchantés du succès de la Revue, n’eurent à verser que trois dixièmes de leurs actions. Encore deux cents abonnements, la Revue allait donner cinq pour cent de dividende à ses actionnaires, la rédaction n’étant pas payée. Cette rédaction était impayable.

Au troisième numéro, la Revue avait obtenu l’échange avec tous les journaux de France qu’Albert lut alors chez lui. Ce troisième numéro contenait une Nouvelle, signée A. S., et attribuée au fameux avocat. Malgré le peu d’attention que la haute société de Besançon accordait à cette Revue accusée de libéralisme, il fut question chez madame de Chavoncourt, au milieu de l’hiver, de cette première Nouvelle éclose dans la Comté.

— Mon père, dit Rosalie, il se fait une Revue à Besançon, tu devrais bien t’y abonner et la garder chez toi, car maman ne me la laisserait pas lire, mais tu me la prêteras.

Empressé d’obéir à sa chère Rosalie, qui depuis cinq mois lui donnait des preuves de tendresse, monsieur de Watteville alla prendre lui-même un abonnement d’un an à la Revue de l’Est, et prêta les quatre numéros parus à sa fille. Pendant la nuit Rosalie put dévorer cette nouvelle, la première qu’elle lut de sa vie ; mais {p. 430}   elle ne se sentait vivre que depuis deux mois ! Aussi ne faut-il pas juger de l’effet que cette œuvre dut produire sur elle d’après les données ordinaires. Sans rien préjuger du plus ou du moins de mérite de cette composition due à un Parisien qui apportait en province la manière, l’éclat, si vous voulez, de la nouvelle école littéraire, elle ne pouvait point ne pas être un chef-d’œuvre pour une jeune personne livrant sa vierge intelligence, son cœur pur à un premier ouvrage de ce genre. D’ailleurs, sur ce qu’elle en avait entendu dire, Rosalie s’était fait, par intuition, une idée qui rehaussait singulièrement la valeur de cette Nouvelle. Elle espérait y trouver les sentiments et peut-être quelque chose de la vie d’Albert. Dès les premières pages, cette opinion prit chez elle une si grande consistance, qu’après avoir achevé ce fragment, elle eut la certitude de ne pas se tromper. Voici donc cette confidence où, selon les critiques du salon Chavoncourt, Albert aurait imité quelques-uns des écrivains modernes qui, faute d’invention, racontent leurs propres joies, leurs propres douleurs ou les événements mystérieux de leur existence.

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L’AMBITIEUX PAR AMOUR
En 1823, deux jeunes gens qui s’étaient donné pour thème de voyage de parcourir la Suisse, partirent de Lucerne par une belle matinée du mois de juillet, sur un bateau que conduisaient trois rameurs, et allaient à Fluelen en se promettant de s’arrêter sur le lac des Quatre-Cantons à tous les lieux célèbres. Les paysages qui de Lucerne à Fluelen environnent les eaux, présentent toutes les combinaisons que l’imagination la plus exigeante peut demander aux montagnes et aux rivières, aux lacs et aux rochers, aux ruisseaux et à la verdure, aux arbres et aux torrents. C’est tantôt d’austères solitudes et de gracieux promontoires, des vallées coquettes et fraîches, des forêts placées comme un panache sur le granit taillé droit, des baies solitaires et fraîches qui s’ouvrent, des vallées dont les trésors apparaissent embellies par le lointain des rêves.
En passant devant le charmant bourg de Gersau, l’un des deux amis regarda long-temps une maison en bois qui paraissait construite depuis peu de temps, entourée d’un palis, assise sur un {p. 431}   promontoire et presque baignée par les eaux. Quand le bateau passa devant, une tête de femme s’éleva du fond de la chambre qui se trouvait au dernier étage de cette maison, pour jouir de l’effet du bateau sur le lac. L’un des jeunes gens reçut le coup d’œil jeté très-indifféremment par l’inconnue.
— Arrêtons-nous ici, dit-il à son ami, nous voulions faire de Lucerne notre quartier-général pour visiter la Suisse, tu ne trouveras pas mauvais, Léopold, que je change d’avis, et que je reste ici à garder les manteaux. Tu feras tout ce que tu voudras, moi mon voyage est fini. Mariniers, virez de bord, et descendez-nous à ce village, nous allons y déjeuner. J’irai chercher à Lucerne tous nos bagages et tu sauras, avant de partir d’ici, dans quelle maison je me logerai, pour m’y retrouver à ton retour.
— Ici ou à Lucerne, dit Léopold, il n’y a pas assez de différence pour que je t’empêche d’obéir à un caprice.
Ces deux jeunes gens étaient deux amis dans la véritable acception du mot. Ils avaient le même âge, leurs études s’étaient faites dans le même collége ; et après avoir fini leur Droit, ils employaient les vacances au classique voyage de la Suisse. Par un effet de la volonté paternelle, Léopold était déjà promis à l’Étude d’un notaire à Paris. Son esprit de rectitude, sa douceur, le calme de ses sens et de son intelligence garantissaient sa docilité. Léopold se voyait notaire à Paris : sa vie était devant lui comme un de ces grands chemins qui traversent une plaine de France, il l’embrassait dans toute son étendue avec une résignation pleine de philosophie.
Le caractère de son compagnon, que nous appellerons Rodolphe, offrait avec le sien un contraste dont l’antagonisme avait sans doute eu pour résultat de resserrer les liens qui les unissaient. Rodolphe était le fils naturel d’un grand seigneur qui fut surpris par une mort prématurée sans avoir pu faire de dispositions pour assurer des moyens d’existence à une femme tendrement aimée et à Rodolphe. Ainsi trompée par un coup du sort, la mère de Rodolphe avait eu recours à un moyen héroïque. Elle vendit tout ce qu’elle tenait de la munificence du père de son enfant, fit une somme de cent et quelque mille francs, la plaça sur sa propre tête en viager, à un taux considérable, et se composa de cette manière un revenu d’environ quinze mille francs, en prenant la résolution de tout consacrer à l’éducation de son fils afin de le douer des avantages personnels les {p. 432}   plus propres à faire fortune, et de lui réserver à force d’économies un capital à l’époque de sa majorité. C’était hardi, c’était compter sur sa propre vie ; mais sans cette hardiesse, il eût été sans doute impossible à cette bonne mère de vivre, d’élever convenablement cet enfant, son seul espoir, son avenir, et l’unique source de ses jouissances. Né d’une des plus charmantes Parisiennes et d’un homme remarquable de l’aristocratie brabançonne, fruit d’une passion égale et partagée, Rodolphe fut affligé d’une excessive sensibilité. Dès son enfance, il avait manifesté la plus grande ardeur en toute chose. Chez lui, le Désir devint une force supérieure et le mobile de tout l’être, le stimulant de l’imagination, la raison de ses actions. Malgré les efforts d’une mère spirituelle, qui s’effraya dès qu’elle s’aperçut d’une pareille prédisposition, Rodolphe désirait comme un poète imagine, comme un savant calcule, comme un peintre crayonne, comme un musicien formule des mélodies. Tendre comme sa mère, il s’élançait avec une violence inouïe et par la pensée vers la chose souhaitée, il dévorait le temps. En rêvant l’accomplissement de ses projets, il supprimait toujours les moyens d’exécution. — Quand mon fils aura des enfants, disait la mère, il les voudra grands tout de suite. Cette belle ardeur, convenablement dirigée, servit à Rodolphe à faire de brillantes études, à devenir ce que les Anglais appellent un parfait gentilhomme. Sa mère était alors fière de lui, tout en craignant toujours quelque catastrophe, si jamais une passion s’emparait de ce cœur, à la fois si tendre et si sensible, si violent et si bon. Aussi cette prudente femme avait-elle encouragé l’amitié qui liait Léopold à Rodolphe et Rodolphe à Léopold, en voyant, dans le froid et dévoué notaire, un tuteur, un confident qui pourrait jusqu’à un certain point la remplacer auprès de Rodolphe, si par malheur elle venait à lui manquer. Encore belle à quarante-trois ans, la mère de Rodolphe avait inspiré la plus vive passion à Léopold. Cette circonstance rendait les deux jeunes gens encore plus intimes.
Léopold, qui connaissait bien Rodolphe, ne fut donc pas surpris de le voir, à propos d’un regard jeté sur le haut d’une maison, s’arrêtant à un village et renonçant à l’excursion projetée au Saint-Gothard. Pendant qu’on leur préparait à déjeuner à l’auberge du Cygne, les deux amis firent le tour du village et arrivèrent dans la {p. 433}   partie qui avoisinait la charmante maison neuve où, tout en flânant et causant avec les habitants, Rodolphe découvrit une maison de petits bourgeois disposés à le prendre en pension, selon l’usage assez général de la Suisse. On lui offrit une chambre ayant vue sur le lac, sur les montagnes, et d’où se découvrait la magnifique vue d’un de ces prodigieux détours qui recommandent le lac des Quatre-Cantons à l’admiration des touristes. Cette maison se trouvait séparée par un carrefour et par un petit port, de la maison neuve où Rodolphe avait entrevu le visage de sa belle inconnue.
Pour cent francs par mois, Rodolphe n’eut à penser à aucune des choses nécessaires à la vie. Mais en considération des frais que les époux Stopfer se proposaient de faire, ils demandèrent le paiement du troisième mois d’avance. Pour peu que vous frottiez un Suisse, il reparaît un usurier. Après le déjeuner, Rodolphe s’installa sur le champ en déposant dans sa chambre ce qu’il avait emporté d’effets pour son excursion au Saint-Gothard, et il regarda passer Léopold qui, par esprit d’ordre, allait s’acquitter de l’excursion pour le compte de Rodolphe et pour le sien. Quand Rodolphe assis sur une roche tombée en avant du bord ne vit plus le bateau de Léopold, il examina, mais en dessous, la maison neuve en espérant apercevoir l’inconnue. Hélas ! il rentra sans que la maison eût donné signe de vie. Au dîner que lui offrirent monsieur et madame Stopfer, anciens tonneliers à Neufchâtel, il les questionna sur les environs, et finit par apprendre tout ce qu’il voulait savoir sur l’inconnue, grâce au bavardage de ses hôtes qui vidèrent, sans se faire prier, le sac aux commérages.
L’inconnue s’appelait Fanny Lovelace. Ce nom, qui se prononce Loveless, appartient à de vieilles familles anglaises ; mais Richardson en a fait une création dont la célébrité nuit à toute autre. Miss Lovelace était venue s’établir sur le lac pour la santé de son père, à qui les médecins avaient ordonné l’air du canton de Lucerne. Ces deux Anglais, arrivés sans autre domestique qu’une petite fille de quatorze ans, très-attachée à miss Fanny, une petite muette qui la servait avec intelligence, s’étaient arrangés, avant l’hiver dernier, avec monsieur et madame Bergmann, anciens jardiniers en chef de Son Excellence le comte Borroméo à l’isola Bella et à l’isola Madre, sur le lac Majeur. Ces Suisses, riches d’environ mille écus de rentes, louaient l’étage supérieur de leur maison aux Lovelace à raison de deux cents francs par an pour {p. 434}   trois ans. Le vieux Lovelace, vieillard nonagénaire très-cassé, trop pauvre pour se permettre certaines dépenses, sortait rarement ; sa fille travaillait pour le faire vivre en traduisant, disait-on, des livres anglais et faisant elle-même des livres. Aussi les Lovelace n’osaient-ils ni louer de bateaux pour se promener sur le lac, ni chevaux, ni guides pour visiter les environs. Un dénûment qui exige de pareilles privations excite d’autant plus la compassion des Suisses, qu’ils y perdent une occasion de gain. La cuisinière de la maison nourrissait ces trois Anglais à raison de cent francs par mois tout compris. Mais on croyait dans tout Gersau que les anciens jardiniers, malgré leurs prétentions à la bourgeoisie, se cachaient sous le nom de leur cuisinière pour réaliser les bénéfices de ce marché. Les Bergmann s’étaient créé d’admirables jardins et une serre magnifique autour de leur habitation. Les fleurs, les fruits, les raretés botaniques de cette habitation avaient déterminé la jeune miss à la choisir à son passage à Gersau. On donnait dix-neuf ans à miss Fanny qui, le dernier enfant de ce vieillard, devait être adulée par lui. Il n’y avait pas plus de deux mois, elle s’était procuré un piano à loyer, venu de Lucerne, car elle paraissait folle de musique.
— Elle aime les fleurs et la musique, pensa Rodolphe, et elle est à marier ? quel bonheur !
Le lendemain, Rodolphe fit demander la permission de visiter les serres et les jardins qui commençaient à jouir d’une certaine célébrité. Cette permission ne fut pas immédiatement accordée. Ces anciens jardiniers demandèrent, chose étrange ! à voir le passeport de Rodolphe qui l’envoya sur-le-champ. Le passeport ne lui fut renvoyé que le lendemain par la cuisinière, qui lui fit part du plaisir que ses maîtres auraient à lui montrer leur établissement. Rodolphe n’alla pas chez les Bergmann sans un certain tressaillement que connaissent seuls les gens à émotions vives, et qui déploient dans un moment autant de passion que certains hommes en dépensent pendant toute leur vie. Mis avec recherche pour plaire aux anciens jardiniers des îles Borromées, car il vit en eux les gardiens de son trésor, il parcourut les jardins en regardant de temps en temps la maison, mais avec prudence : les deux vieux propriétaires lui témoignaient une assez visible défiance. Mais son attention fut bientôt excitée par la petite Anglaise muette en qui sa sagacité, quoique jeune encore, lui fit reconnaître une fille de l’Afrique, ou tout au moins une Sicilienne. Cette petite fille {p. 435}   avait le ton doré d’un cigare de la Havane, des yeux de feu, des paupières arméniennes à cils d’une longueur anti-britannique, des cheveux plus que noirs, et sous cette peau presque olivâtre des nerfs d’une force singulière, d’une vivacité fébrile. Elle jetait sur Rodolphe des regards inquisiteurs d’une effronterie incroyable, et suivait ses moindres mouvements.
— À qui cette petite Moresque appartient-elle ? dit-il à la respectable madame Bergmann.
— Aux Anglais, répondit monsieur Bergmann.
— Elle n’est toujours pas née en Angleterre !
— Ils l’auront peut-être amenée des Indes, répondit madame Bergmann.
— On m’a dit que la jeune miss Lovelace aimait la musique, je serais enchanté si, pendant mon séjour sur ce lac auquel me condamne une ordonnance de médecin, elle voulait me permettre de faire de la musique avec elle…
— Ils ne reçoivent et ne veulent voir personne, dit le vieux jardinier.
Rodolphe se mordit les lèvres, et sortit sans avoir été invité à entrer dans la maison, ni avoir été conduit dans la partie du jardin qui se trouvait entre la façade et le bord du promontoire. De ce côté, la maison avait au-dessus du premier étage une galerie en bois couverte par le toit dont la saillie était excessive, comme celle des couvertures de chalet, et qui tournait sur les quatre côtés du bâtiment, à la mode suisse. Rodolphe avait beaucoup loué cette élégante disposition et vanté la vue de cette galerie, mais ce fut en vain. Quand il eut salué les Bergmann, il se trouva sot vis à vis de lui-même, comme tout homme d’esprit et d’imagination trompé par l’insuccès d’un plan à la réussite duquel il a cru.
Le soir, il se promena naturellement en bateau sur le lac, autour de ce promontoire, il alla jusqu’à Brünnen, à Schwitz, et revint à la nuit tombante. De loin il aperçut la fenêtre ouverte et fortement éclairée, il put entendre les sons du piano et les accents d’une voix délicieuse. Aussi fit-il arrêter afin de s’abandonner au charme d’écouter un air italien divinement chanté. Quand le chant eut cessé, Rodolphe aborda, renvoya la barque et les deux bateliers. Au risque de se mouiller les pieds, il vint s’asseoir sous le banc de granit rongé par les eaux que couronnait une forte haie d’acacias épineux, et le long de laquelle s’étendait, dans le jardin Bergmann, une {p. 436}   allée de jeunes tilleuls. Au bout d’une heure, il entendit parler et marcher au-dessus de sa tête, mais les mots qui parvinrent à son oreille étaient tous italiens et prononcés par deux voix de femmes, deux jeunes femmes. Il profita du moment où les deux interlocutrices se trouvaient à une extrémité pour se glisser à l’autre sans bruit. Après une demi-heure d’efforts, il atteignit au bout de l’allée et put, sans être aperçu ni entendu, prendre une position d’où il verrait les deux femmes sans être vu par elles quand elles viendraient à lui. Quel ne fut pas l’étonnement de Rodolphe en reconnaissant la petite muette pour une des deux femmes, elle parlait en italien avec miss Lovelace. Il était alors onze heures du soir. Le calme était si grand sur le lac et autour de l’habitation, que ces deux femmes devaient se croire en sûreté : dans tout Gersau il n’y avait que leurs yeux qui pussent être ouverts. Rodolphe pensa que le mutisme de la petite était une ruse nécessaire. À la manière dont se parlait l’italien, Rodolphe devina que c’était la langue maternelle de ces deux femmes, il en conclut que la qualité d’Anglais cachait une ruse.
— C’est des Italiens réfugiés, se dit-il, des proscrits qui sans doute ont à craindre la police de l’Autriche ou de la Sardaigne. La jeune fille attend la nuit pour pouvoir se promener et causer en toute sûreté.
Aussitôt il se coucha le long de la haie et rampa comme un serpent pour trouver un passage entre deux racines d’acacia. Au risque d’y laisser son habit ou de se faire de profondes blessures au dos, il traversa la haie quand la prétendue miss Fanny et sa prétendue muette furent à l’autre extrémité de l’allée ; puis quand elles arrivèrent à vingt pas de lui sans le voir, car il se trouvait dans l’ombre de la haie alors fortement éclairée par la lueur de la lune, il se leva brusquement.
— Ne craignez rien, dit-il en français à l’Italienne, je ne suis pas un espion. Vous êtes des réfugiés, je l’ai deviné. Moi, je suis un Français qu’un seul de vos regards a cloué à Gersau.
Rodolphe atteint par la douleur que lui causa un instrument d’acier en lui déchirant le flanc, tomba terrassé.
— Nel lago con pietra, dit la terrible muette.
— Ah ! Gina, s’écria l’Italienne.
— Elle m’a manqué, dit Rodolphe en retirant de la plaie un stylet qui s’était heurté contre une fausse côte ; mais, un peu {p. 437}   plus haut, il allait au fond de mon cœur. J’ai eu tort, Francesca, dit-il en se souvenant du nom que la petite Gina avait plusieurs fois prononcé, je ne lui en veux pas, ne la grondez point : le bonheur de vous parler vaut bien un coup de stylet ! Seulement, montrez-moi le chemin, il faut que je regagne la maison Stopfer. Soyez tranquilles, je ne dirai rien.
Francesca, revenue de son étonnement, aida Rodolphe à se relever, et dit quelques mots à Gina dont les yeux s’emplirent de larmes. Les deux femmes forcèrent Rodolphe à s’asseoir sur un banc, à quitter son habit, son gilet, sa cravate. Gina ouvrit la chemise et suça fortement la plaie. Francesca, qui les avait quittés, revint avec un large morceau de taffetas d’Angleterre, et l’appliqua sur la blessure.
— Vous pourrez aller ainsi jusqu’à votre maison, reprit-elle.
Chacune d’elles s’empara d’un bras, et Rodolphe fut conduit à une petite porte dont la clef se trouvait dans la poche du tablier de Francesca.
— Gina parle-t-elle français ? dit Rodolphe à Francesca.
— Non. Mais ne vous agitez pas, dit Francesca d’un petit ton d’impatience.
— Laissez-moi vous voir, répondit Rodolphe avec attendrissement, car peut-être serai-je long-temps sans pouvoir venir…
Il s’appuya sur un des poteaux de la petite porte et contempla la belle Italienne, qui se laissa regarder pendant un instant par le plus beau silence et par la plus belle nuit qui jamais ait éclairé ce lac, le roi des lacs suisses. Francesca était bien l’Italienne classique, et telle que l’imagination veut, fait ou rêve, si vous voulez, les Italiennes. Ce qui saisit tout d’abord Rodolphe, ce fut l’élégance et la grâce de la taille dont la vigueur se trahissait malgré son apparence frêle, tant elle était souple. Une pâleur d’ambre répandue sur la figure accusait un intérêt subit, mais qui n’effaçait pas la volupté de deux yeux humides et d’un noir velouté. Deux mains, les plus belles que jamais sculpteur grec ait attachées au bras poli d’une statue, tenaient le bras de Rodolphe ; et leur blancheur tranchait sur le noir de l’habit. L’imprudent français ne put qu’entrevoir la forme ovale un peu longue du visage dont la bouche attristée, entr’ouverte, laissait voir des dents éclatantes entre deux larges lèvres fraîches et colorées. La beauté des lignes de ce visage garantissait à Francesca la durée de cette splendeur ; mais ce qui frappa le plus {p. 438}   Rodolphe fut l’adorable laissez-aller, la franchise italienne de cette femme qui s’abandonnait entièrement à sa compassion.
Francesca dit un mot à Gina, qui donna son bras à Rodolphe jusqu’à la maison Stopfer et se sauva comme une hirondelle quand elle eut sonné.
— Ces patriotes n’y vont pas de main morte ! se disait Rodolphe en sentant ses souffrances quand il se trouva seul dans son lit. Nel lago ! Gina m’aurait jeté dans le lac avec une pierre au cou !
Au jour, il envoya chercher à Lucerne le meilleur chirurgien ; et quand il fut venu, il lui recommanda le plus profond secret en lui faisant entendre que l’honneur l’exigeait. Léopold revint de son excursion le jour où son ami quittait le lit. Rodolphe lui fit un conte et le chargea d’aller à Lucerne chercher les bagages et leurs lettres. Léopold apporta la plus funeste, la plus horrible nouvelle : la mère de Rodolphe était morte. Pendant que les deux amis allaient de Bâle à Lucerne, la fatale lettre, écrite par le père de Léopold y était arrivée le jour de leur départ pour Fuelen. Malgré les précautions que prit Léopold, Rodolphe fut saisi par une fièvre nerveuse. Dès que le futur notaire vit son ami hors de danger, il partit pour la France muni d’une procuration. Rodolphe put ainsi rester à Gersau, le seul lieu du monde où sa douleur pouvait se calmer. La situation du jeune Français, son désespoir, et les circonstances qui rendaient cette perte plus affreuse pour lui que pour tout autre, furent connues et attirèrent sur lui la compassion et l’intérêt de tout Gersau. Chaque matin la fausse muette vint voir le Français, afin de donner des nouvelles à sa maîtresse.
Quand Rodolphe put sortir, il alla chez les Bergmann remercier miss Fanny Lovelace et son père de l’intérêt qu’ils lui avaient témoigné. Pour la première fois depuis son établissement chez les Bergmann, le vieil Italien laissa pénétrer un étranger dans son appartement où Rodolphe fut reçu avec une cordialité due et à ses malheurs et à sa qualité de Français qui excluait toute défiance. Francesca se montra si belle aux lumières pendant la première soirée, qu’elle fit entrer un rayon dans ce cœur abattu. Ses sourires jetèrent les roses de l’espérance sur ce deuil. Elle chanta, non point des airs gais, mais de graves et sublimes mélodies appropriées à l’état du cœur de Rodolphe qui remarqua ce soin touchant. Vers huit heures, le vieillard laissa ces deux jeunes gens seuls sans aucune apparence de crainte, et se retira chez lui. Quand Francesca fut {p. 439}   fatiguée de chanter, elle amena Rodolphe sous la galerie extérieure, d’où se découvrait le sublime spectacle du lac, et lui fit signe de s’asseoir près d’elle sur un banc de bois rustique.
— Y a-t-il de l’indiscrétion à vous demander votre âge, cara Francesca ? fit Rodolphe.
— Dix-neuf ans, répondit-elle, mais passés.
— Si quelque chose au monde pouvait atténuer ma douleur, ce serait, reprit-il, l’espoir de vous obtenir de votre père. En quelque situation de fortune que vous soyez, belle comme vous êtes, vous me paraissez plus riche que ne le serait la fille d’un prince. Aussi tremblé-je en vous faisant l’aveu des sentiments que vous m’avez inspirés ; mais ils sont profonds, ils sont éternels.
— Zitto ! fit Francesca en mettant un des doigts de sa main droite, sur ses lèvres. N’allez pas plus loin : je ne suis pas libre, je suis mariée, depuis trois ans…
Un profond silence régna pendant quelques instants entre eux. Quand l’Italienne, effrayée de la pose de Rodolphe, s’approcha de lui, elle le trouva tout à fait évanoui.
— Povero ! se dit-elle, moi qui le trouvais froid.
Elle alla chercher des sels, et ranima Rodolphe en les lui faisant respirer.
— Mariée ! dit Rodolphe en regardant Francesca. Ses larmes coulèrent alors en abondance.
— Enfant, dit-elle, il y a de l’espoir. Mon mari a…
— Quatre-vingts ans ?… dit Rodolphe.
— Non, répondit-elle en souriant, soixante-cinq. Il s’est fait un masque de vieillard pour déjouer la police.
— Chère, dit Rodolphe, encore quelques émotions de ce genre et je mourrais… Après vingt années de connaissance seulement, vous saurez quelle est la force et la puissance de mon cœur, de quelle nature sont ses aspirations vers le bonheur. Cette plante ne monte pas avec plus de vivacité pour s’épanouir aux rayons du soleil, dit-il en montrant un jasmin de Virginie qui enveloppait la balustrade, que je ne me suis attaché depuis un mois à vous. Je vous aime d’un amour unique. Cet amour sera le principe secret de ma vie, et j’en mourrai peut-être !
— Oh ! Français, Français ! fit-elle en commentant son exclamation par une petite moue d’incrédulité.
— Ne faudra-t-il pas vous attendre, vous recevoir des mains du {p. 440}   Temps ? reprit-il avec gravité. Mais, sachez-le : si vous êtes sincère dans la parole qui vient de vous échapper, je vous attendrai fidèlement sans laisser aucun autre sentiment croître dans mon cœur.
Elle le regarda sournoisement.
— Rien, dit-il, pas même une fantaisie. J’ai ma fortune à faire, il vous en faut une splendide, la nature vous a créée princesse…
À ce mot, Francesca ne put retenir un faible sourire qui donna l’expression la plus ravissante à son visage, quelque chose de fin comme ce que le grand Léonard a si bien peint dans la Joconde. Ce sourire fit faire une pause à Rodolphe.
— … Oui, reprit-il, vous devez souffrir du dénûment auquel vous réduit l’exil. Ah ! si vous voulez me rendre heureux entre tous les hommes, et sanctifier mon amour, vous me traiterez en ami. Ne dois-je pas être votre ami aussi ? Ma pauvre mère m’a laissé soixante mille francs d’économies, prenez-en la moitié ?
Francesca le regarda fixement. Ce regard perçant alla jusqu’au fond de l’âme de Rodolphe.
— Nous n’avons besoin de rien, mes travaux suffisent à notre luxe, répondit-elle d’une voix grave.
— Puis-je souffrir qu’une Francesca travaille ? s’écria-t-il. Un jour vous reviendrez dans votre pays, et vous y retrouverez ce que vous y avez laissé… De nouveau la jeune Italienne regarda Rodolphe… Et vous me rendrez ce que vous aurez daigné m’emprunter, ajouta-t-il avec un regard plein de délicatesse.
— Laissons ce sujet de conversation, dit-elle avec une incomparable noblesse de geste, de regard et d’attitude. Faites une brillante fortune, soyez un des hommes remarquables de votre pays, je le veux. L’illustration est un pont-volant qui peut servir à franchir un abîme. Soyez ambitieux, il le faut. Je vous crois de hautes et de puissantes facultés ; mais servez-vous-en plus pour le bonheur de l’humanité que pour me mériter : vous en serez plus grand à mes yeux.
Dans cette conversation qui dura deux heures, Rodolphe découvrit en Francesca l’enthousiasme des idées libérales et ce culte de la liberté qui avait fait la triple révolution de Naples, du Piémont et d’Espagne. En sortant, il fut conduit jusqu’à la porte par Gina, la fausse muette. À onze heures, personne ne rôdait dans ce village, aucune indiscrétion n’était à craindre, Rodolphe attira Gina dans un coin, et lui demanda tout bas en mauvais italien : — Qui sont {p. 441}   tes maîtres, mon enfant ! dis-le moi, je te donnerai cette pièce d’or toute neuve.
— Monsieur, répondit l’enfant en prenant la pièce, monsieur est le fameux libraire Lamporani de Milan, l’un des chefs de la révolution, et le conspirateur que l’Autriche désire le plus tenir au Spielberg.
— La femme d’un libraire ?… Eh ! tant mieux, pensa-t-il, nous sommes de plain-pied. — De quelle famille est-elle ? reprit-il à haute voix, car elle a l’air d’une reine.
— Toutes les Italiennes sont ainsi, répondit fièrement Gina. Le nom de son père est Colonna.
Enhardi par l’humble condition de Francesca, Rodolphe fit mettre un tendelet à sa barque et des coussins à l’arrière. Quand ce changement fut opéré, l’amoureux vint proposer à Francesca de se promener sur le lac. L’Italienne accepta, sans doute pour jouer son rôle de jeune miss aux yeux du village ; mais elle emmena Gina. Les moindres actions de Francesca Colonna trahissaient une éducation supérieure et le plus haut rang social. À la manière dont s’assit l’Italienne au bout de la barque, Rodolphe se sentit en quelque sorte séparé d’elle ; et, devant l’expression d’une vraie fierté de noble, sa familiarité préméditée tomba. Par un regard, Francesca se fit princesse avec tous les priviléges dont elle eût joui au Moyen-Âge. Elle semblait avoir deviné les secrètes pensées de ce vassal qui avait l’audace de se constituer son protecteur. Déjà, dans l’ameublement du salon où Francesca l’avait reçu, dans sa toilette et dans les petites choses qui lui servaient, Rodolphe avait reconnu les indices d’une nature élevée et d’une haute fortune. Toutes ces observations lui revinrent à la fois dans la mémoire, et il devint rêveur après avoir été pour ainsi dire refoulé par la dignité de Francesca. Gina, cette confidente à peine adolescente, semblait elle-même avoir un masque railleur en regardant Rodolphe en dessous ou de côté. Ce visible désaccord entre la condition de l’Italienne et ses manières fut une nouvelle énigme pour Rodolphe, qui soupçonna quelqu’autre ruse semblable au faux mutisme de Gina.
— Où voulez-vous aller ? signora Lamporani, dit-il.
— Vers Lucerne, répondit en français Francesca.
— Bon ! pensa Rodolphe, elle n’est pas étonnée de m’entendre lui dire son nom, elle avait sans doute prévu ma demande à Gina, la rusée !
— Qu’avez-vous contre moi ? dit-il en venant enfin {p. 442}   s’asseoir près d’elle et lui demandant par un geste une main que Francesca retira. Vous êtes froide et cérémonieuse ; en style de conversation, nous dirions cassante.
— C’est vrai, répliqua-t-elle en souriant. J’ai tort. Ce n’est pas bien. C’est bourgeois. Vous diriez en français ce n’est pas artiste. Il vaut mieux s’expliquer que de garder contre un ami des pensées hostiles ou froides, et vous m’avez prouvé déjà votre amitié. Peut-être suis-je allée trop loin avec vous. Vous avez dû me prendre pour une femme très-ordinaire…
Rodolphe multiplia des signes de dénégation.
— … Oui, dit cette femme de libraire en continuant sans tenir compte de la pantomime qu’elle voyait bien d’ailleurs. Je m’en suis aperçue, et naturellement je reviens sur moi-même. Eh ! bien, je terminerai tout par quelques paroles d’une profonde vérité. Sachez-le bien, Rodolphe : je sens en moi la force d’étouffer un sentiment qui ne serait pas en harmonie avec les idées ou la prescience que j’ai du véritable amour. Je puis aimer comme nous savons aimer en Italie ; mais je connais mes devoirs : aucune ivresse ne peut me les faire oublier. Mariée sans mon consentement à ce pauvre vieillard, je pourrais user de la liberté qu’il me laisse avec tant de générosité ; mais trois ans de mariage équivalent à une acceptation de la loi conjugale. Aussi la plus violente passion ne me ferait-elle pas émettre, même involontairement, le désir de me trouver libre. Emilio connaît mon caractère. Il sait que, hors mon cœur qui m’appartient et que je puis livrer, je ne me permettrais pas de laisser prendre ma main, et voilà pourquoi je viens de vous la refuser. Je veux être aimée, attendue avec fidélité, noblesse, ardeur, en ne pouvant accorder qu’une tendresse infinie dont l’expression ne dépassera point l’enceinte du cœur, le terrain permis. Toutes ces choses bien comprises… oh ! reprit-elle avec un geste de jeune fille, je vais redevenir coquette, rieuse, folle comme un enfant qui ne connaît pas le danger de la familiarité.
Cette déclaration si nette, si franche fut faite d’un ton, d’un accent et accompagnée de regards qui lui donnèrent la plus grande profondeur de vérité.
— Une princesse Colonna n’aurait pas mieux parlé, dit Rodolphe en souriant.
— Est-ce, répliqua-t-elle avec un air de hauteur, un reproche sur l’humilité de ma naissance ? Faut-il un blason à votre amour ? À Milan, les plus beaux noms : Sforza, Canova, Visconti, Trivulzio, {p. 443}   Ursini sont écrits au-dessus des boutiques, il y a des Archinto apothicaires ; mais croyez que, malgré ma condition de boutiquière, j’ai les sentiments d’une duchesse.
— Un reproche ? non, madame, j’ai voulu vous faire un éloge…
— Par une comparaison ?… dit-elle avec finesse.
— Ah ! sachez-le, reprit-il, afin de ne plus me tourmenter si mes paroles peignaient mal mes sentiments, mon amour est absolu, il comporte une obéissance et un respect infinis.
Elle inclina la tête en femme satisfaite et dit : — Monsieur accepte alors le traité ?
— Oui, dit-il. Je comprends que, dans une puissante et riche organisation de femme, la faculté d’aimer ne saurait se perdre, et que, par délicatesse, vous vouliez la restreindre. Ah ! Francesca, une tendresse partagée, à mon âge et avec une femme aussi sublime, aussi royalement belle que vous l’êtes, mais c’est voir tous mes désirs comblés. Vous aimer comme vous voulez être aimée, n’est-ce pas pour un jeune homme se préserver de toutes les folies mauvaises ? n’est-ce pas employer ses forces dans une noble passion de laquelle on peut être fier plus tard, et qui ne donne que de beaux souvenirs ?… Si vous saviez de quelles couleurs, de quelle poésie vous venez de revêtir la chaîne du Pilate, le Rhigi, et ce magnifique bassin…
— Je veux le savoir, dit-elle avec la naïveté d’une Italienne qui comporte toujours un peu de finesse.
— Hé ! bien, cette heure rayonnera sur toute ma vie, comme un diamant au front d’une reine.
Pour toute réponse, Francesca posa sa main sur celle de Rodolphe.
— Oh ! chère, à jamais chère, dites, vous n’avez jamais aimé ? demanda-t-il.
— Jamais !
— Et vous me permettez de vous aimer noblement, en attendant tout du ciel ?
Elle inclina doucement la tête. Deux grosses larmes roulèrent sur les joues de Rodolphe.
— Hé ! bien, qu’avez-vous ? dit-elle en quittant son rôle d’impératrice.
— Je n’ai plus ma mère pour lui dire combien je suis heureux, elle a quitté cette terre sans voir ce qui eût adouci son agonie…
— Quoi ? fit-elle.
— Sa tendresse remplacée par une tendresse égale.
— Povero mio, s’écria l’Italienne attendrie. C’est, {p. 444}   croyez-moi, reprit-elle après une pause, une bien douce chose et un bien grand élément de fidélité pour une femme que de se savoir tout sur la terre pour celui qu’elle aime, de le voir seul, sans famille, sans rien dans le cœur que son amour, enfin de l’avoir bien tout entier !
Quand deux amants se sont entendus ainsi, le cœur éprouve une délicieuse quiétude, une sublime tranquillité. La certitude est la base que veulent les sentiments humains, car elle ne manque jamais au sentiment religieux : l’homme est toujours certain d’être payé de retour par Dieu. L’amour ne se croit en sûreté que par cette similitude avec l’amour divin. Aussi faut-il les avoir pleinement éprouvées pour comprendre les voluptés de ce moment, toujours unique dans la vie : il ne revient pas plus que ne reviennent les émotions de la jeunesse. Croire à une femme, faire d’elle sa religion humaine, le principe de sa vie, la lumière secrète de ses moindres pensées !… n’est-ce pas une seconde naissance ? Un jeune homme mêle alors à son amour un peu de celui qu’il a pour sa mère. Rodolphe et Francesca gardèrent pendant quelque temps le plus profond silence, se répondant par des regards amis et pleins de pensées. Ils se comprenaient au milieu d’un des plus beaux spectacles de la nature, dont les magnificences expliquées par celles de leurs cœurs, les aidaient à se graver dans leurs mémoires les plus fugitives impressions de cette heure unique. Il n’y avait pas eu la moindre apparence de coquetterie dans la conduite de Francesca. Tout en était large, plein, sans arrière-pensée. Cette grandeur frappa vivement Rodolphe, qui reconnaissait en ceci la différence qui distingue l’Italienne de la Française. Les eaux, la terre, le ciel, la femme, tout fut donc grandiose et suave, même leur amour, au milieu de ce tableau vaste dans son ensemble, riche dans ses détails, et où l’âpreté des cimes neigeuses, leurs plis raides nettement détachés sur l’azur rappelaient à Rodolphe les conditions dans lesquelles devait se renfermer son bonheur : un riche pays cerclé de neige.
Cette douce ivresse de l’âme devait être troublée. Une barque venait de Lucerne ; Gina, qui depuis quelque temps la regardait avec attention, fit un geste de joie en restant fidèle à son rôle de muette. La barque approchait, et quand enfin Francesca put y distinguer les figures : — Tito ! s’écria-t-elle en apercevant un jeune homme. Elle se leva debout au risque de se noyer, et cria : — Tito ! Tito ! en agitant son mouchoir. Tito donna l’ordre à ses bateliers de nager, et les deux barques se mirent sur la même ligne. {p. 445}   L’Italienne et l’Italien parlèrent avec une si grande vivacité, dans un dialecte si peu connu d’un homme qui savait à peine l’italien des livres, et n’était pas allé en Italie, que Rodolphe ne put rien entendre ni deviner de cette conversation. La beauté de Tito, la familiarité de Francesca, l’air de joie de Gina, tout le chagrinait. D’ailleurs il n’est pas d’amoureux qui ne soit mécontent de se voir quitté pour quoi que ce soit. Tito jeta vivement un petit sac de peau, sans doute plein d’or, à Gina, puis un paquet de lettres à Francesca qui se mit à les lire en faisant un geste d’adieu à Tito.
— Retournez promptement à Gersau, dit-elle aux bateliers. Je ne veux pas laisser languir mon pauvre Emilio dix minutes de trop.
— Que vous arrive-t-il ? demanda Rodolphe quand il vit l’Italienne achevant sa dernière lettre.
— La liberta ! fit-elle avec un enthousiasme d’artiste.
— E denaro ! répondit comme un écho Gina qui pouvait enfin parler.
— Oui, reprit Francesca, plus de misère ! voici plus de onze mois que je travaille, et je commençais à m’ennuyer. Je ne suis décidément pas une femme littéraire.
— Quel est ce Tito ? fit Rodolphe.
— Le secrétaire d’état au département des finances de la pauvre boutique de Colonna, autrement dit le fils de notre ragionato. Pauvre garçon ! il n’a pu venir par le Saint-Gothard, ni par le Mont-Cenis, ni par le Simplon : il est venu par mer, par Marseille, il a dû traverser la France. Enfin, dans trois semaines, nous serons à Genève, et nous y vivrons à l’aise. Allons, Rodolphe, dit-elle en voyant la tristesse se peindre sur le visage du parisien, le lac de Genève ne vaudra-t-il pas bien le lac des Quatre-Cantons ?…
— Permettez-moi d’accorder un regret à cette délicieuse maison Bergmann, dit Rodolphe en montrant le promontoire.
— Vous viendrez dîner avec nous, pour y multiplier vos souvenirs, povero mio, dit-elle. C’est fête aujourd’hui, nous ne sommes plus en danger. Ma mère me dit que dans un an, peut-être, nous serons amnistiés. Oh ! la cara patria
Ces trois mots firent pleurer Gina qui dit : — Encore un hiver, je serais morte ici !
— Pauvre petite chèvre de Sicile ! fit Francesca en passant sa main sur la tête de Gina par un geste et avec une affection qui firent désirer à Rodolphe d’être ainsi caressé, quoique ce fût sans amour.
{p. 446}   La barque abordait, Rodolphe sauta sur le sable, tendit la main à l’Italienne, la reconduisit jusqu’à la porte de la maison Bergmann, et alla s’habiller pour revenir au plus tôt.
En trouvant le libraire et sa femme assis sur la galerie extérieure, Rodolphe réprima difficilement un geste de surprise à l’aspect du prodigieux changement que la bonne nouvelle avait apporté chez le nonagénaire. Il apercevait un homme d’environ soixante ans, parfaitement conservé, un Italien sec, droit comme un i, les cheveux encore noirs, quoique rares, et laissant voir un crâne blanc, des yeux vifs, des dents au complet et blanches, un visage de César, et sur une bouche diplomatique un sourire quasi sardonique, le sourire presque faux sous lequel l’homme de bonne compagnie cache ses vrais sentiments.
— Voici mon mari sous sa forme naturelle, dit gravement Francesca.
— C’est tout-à-fait une nouvelle connaissance, répondit Rodolphe interloqué.
— Tout-à-fait, dit le libraire. J’ai joué la comédie, et sais parfaitement me grimer. Ah ! je jouais à Paris du temps de l’empire, avec Bourrienne, madame Murat, madame d’Abrantès, è tutti quanti… Tout ce qu’on s’est donné la peine d’apprendre dans sa jeunesse, et même les choses futiles nous servent. Si ma femme n’avait pas reçu cette éducation virile, un contre-sens en Italie, il m’eût fallu, pour vivre ici, devenir bûcheron. Povera Francesca ! qui m’eût dit qu’elle me nourrirait un jour ?
En écoutant ce digne libraire, si aisé, si affable et si vert, Rodolphe crut à quelque mystification et resta dans le silence observateur de l’homme dupé.
— Che avete, signor ? lui demanda naïvement Francesca. Notre bonheur vous attristerait-il ?
— Votre mari est un jeune homme, lui dit-il à l’oreille.
Elle partit d’un éclat de rire si franc, si communicatif, que Rodolphe en fut encore plus interdit.
— Il n’a que soixante-cinq ans à vous offrir, dit-elle ; mais je vous assure que c’est encore quelque chose… de rassurant.
— Je n’aime pas à vous voir plaisantant avec un amour aussi saint que celui dont les conditions ont été posées par vous.
— Zitto ! fit-elle en frappant du pied et en regardant si son mari les écoutait. Ne troublez jamais la tranquillité de ce cher {p. 447}   homme, candide comme un enfant, et de qui je fais ce que je veux. Il est, ajouta-t-elle, sous ma protection. Si vous saviez avec quelle noblesse il a risqué sa vie et sa fortune parce que j’étais libérale ! car il ne partage pas mes opinions politiques. Est-ce aimer cela, monsieur le Français ? — Mais ils sont ainsi dans leur famille. Le frère cadet d’Emilio fut trahi par celle qu’il aimait pour un charmant jeune homme. Il s’est passé son épée au travers du cœur, et dix minutes auparavant il a dit à son valet-de-chambre : — Je tuerais bien mon rival ; mais cela ferait trop de chagrin à la diva.
Ce mélange de noblesse et de raillerie, de grandeur et d’enfantillage, faisait en ce moment de Francesca la créature la plus attrayante du monde. Le dîner fut, ainsi que la soirée, empreint d’une gaieté que la délivrance des deux réfugiés justifiait, mais qui contrista Rodolphe.
— Serait-elle légère ? se disait-il en regagnant la maison Stopfer. Elle a pris part à mon deuil, et moi je n’épouse pas sa joie !
Il se gronda, justifia cette femme-jeune-fille.
— Elle est sans aucune hypocrisie et s’abandonne à ses impressions…, se dit-il. Et je la voudrais comme une Parisienne ?
Le lendemain et les jours suivants, pendant vingt jours enfin, Rodolphe passa tout son temps à la maison Bergmann, observant Francesca sans s’être promis de l’observer. L’admiration chez certaines âmes ne va pas sans une sorte de pénétration. Le jeune Français reconnut en Francesca la jeune fille imprudente, la nature vraie de la femme encore insoumise, se débattant par instants avec son amour, et s’y laissant aller complaisamment en d’autres moments. Le vieillard se comportait bien avec elle comme un père avec sa fille, et Francesca lui témoignait une reconnaissance profondément sentie qui réveillait en elle d’instinctives noblesses. Cette situation et cette femme présentaient à Rodolphe une énigme impénétrable, mais dont la recherche l’attachait de plus en plus.
Ces derniers jours furent remplis de fêtes secrètes, entremêlées de mélancolies, de révoltes, de querelles plus charmantes que les heures où Rodolphe et Francesca s’entendaient. Enfin, il était de plus en plus séduit par la naïveté de cette tendresse sans esprit, semblable à elle-même en toute chose, de cette tendresse jalouse d’un rien… déjà !
— Vous aimez bien le luxe ! dit-il un soir à Francesca qui {p. 448}   manifestait le désir de quitter Gersau où beaucoup de choses lui manquaient.
— Moi ! dit-elle, j’aime le luxe comme j’aime les arts, comme j’aime un tableau de Raphaël, un beau cheval, une belle journée, ou la baie de Naples. Emilio, dit-elle, me suis-je plainte ici pendant nos jours de misère ?
— Vous n’eussiez pas été vous-même, dit gravement le vieux libraire.
— Après tout, n’est-il pas naturel à des bourgeois d’ambitionner la grandeur ? reprit-elle en lançant un malicieux coup-d’œil et à Rodolphe et à son mari. Mes pieds, dit-elle en avançant deux petits pieds charmants, sont-ils faits pour la fatigue. Mes mains… Elle tendit une main à Rodolphe. Ces mains sont-elles faites pour travailler ? Laissez-nous, dit-elle à son mari : je veux lui parler.
Le vieillard rentra dans le salon avec une sublime bonhomie : il était sûr de sa femme.
— Je ne veux pas, dit-elle à Rodolphe, que vous nous accompagniez à Genève. Genève est une ville à caquetages. Quoique je sois bien au-dessus des niaiseries du monde, je ne veux pas être calomniée, non pour moi, mais pour lui. Je mets mon orgueil à être la gloire de ce vieillard, mon seul protecteur après tout. Nous partons, restez ici pendant quelques jours. Quand vous viendrez à Genève, voyez d’abord mon mari, laissez-vous présenter à moi par lui. Cachons notre inaltérable et profonde affection aux regards du monde. Je vous aime, vous le savez ; mais voici de quelle manière je vous le prouverai : vous ne surprendrez pas dans ma conduite quoi que ce soit qui puisse réveiller votre jalousie.
Elle l’attira dans le coin de la galerie, le prit par la tête, le baisa sur le front et se sauva, le laissant stupéfait.
Le lendemain, Rodolphe apprit qu’au petit jour les hôtes de la maison Bergmann étaient partis. L’habitation de Gersau lui parut dès lors insupportable, et il alla chercher Vevay par le chemin le plus long, en voyageant plus promptement qu’il ne le devait ; mais attiré par les eaux du lac où l’attendait la belle Italienne, il arriva vers la fin du mois d’octobre à Genève. Pour éviter les inconvénients de la ville, il se logea dans une maison située aux Eaux-Vives en dehors des remparts. Une fois installé, son premier soin fut de demander à son hôte, un ancien bijoutier, s’il n’était pas venu depuis peu s’établir des réfugiés italiens, des Milanais à Genève.
{p. 449}   — Non, que je sache, lui répondit son hôte. Le prince et la princesse Colonna de Rome ont loué pour trois ans la campagne de monsieur Jeanrenaud, une des plus belles du lac. Elle est située entre la Villa Diodati et la campagne de monsieur Lafin-De-Dieu qu’a louée la vicomtesse de Beauséant. Le prince Colonne est venu là pour sa fille et pour son gendre le prince Gandolphini, un Napolitain ou, si vous voulez, Sicilien, ancien partisan du roi Murat et victime de la dernière révolution. Voilà les derniers venus à Genève, et ils ne sont point Milanais. Il a fallu de grandes démarches et la protection que le pape accorde à la famille Colonna pour qu’on ait obtenu, des puissances étrangères et du roi de Naples, la permission pour le prince et la princesse Gandolphini de résider ici. Genève ne veut rien faire qui déplaise à la Sainte-Alliance, à qui elle doit son indépendance. Notre rôle n’est pas de fronder les Cours étrangères. Il y a beaucoup d’étrangers ici : des Russes, des Anglais.
— Il y a même des Genevois.
— Oui, monsieur. Notre lac est si beau ! Lord Byron y a demeuré il y a sept ans environ, à la Villa Diodati que maintenant tout le monde va voir comme Coppet, comme Ferney.
— Vous ne pourriez pas savoir s’il est venu, depuis une semaine, un libraire de Milan et sa femme, un nommé Lamporani, l’un des chefs de la dernière révolution.
— Je puis le savoir en allant au Cercle des Étrangers, dit l’ancien bijoutier.
La première promenade de Rodolphe eut naturellement pour objet la Villa Diodati, cette résidence de lord Byron à laquelle la mort récente de ce grand poète donnait encore plus d’attrait : la mort est le sacre du génie. Le chemin qui des Eaux-Vives côtoie le lac de Genève est, comme toutes les routes de Suisse, assez étroit ; mais en certains endroits, par la disposition du terrain montagneux, à peine reste-t-il assez d’espace pour que deux voitures s’y croisent. À quelques pas de la maison Jeanrenaud, près de laquelle il arrivait sans le savoir, Rodolphe entendit derrière lui le bruit d’une voiture ; et, se trouvant dans une espèce de gorge, il grimpa sur la pointe d’une roche pour laisser le passage libre. Naturellement il regarda venir la voiture, une élégante calèche attelée de deux magnifiques chevaux anglais. Il lui prit un éblouissement en voyant au fond de cette calèche Francesca divinement mise, à côté {p. 450}   d’une vieille dame, raide comme un camée. Un chasseur étincelant de dorures se tenait debout derrière. Francesca reconnut Rodolphe, et sourit de le retrouver comme une statue sur un piédestal. La voiture, que l’amoureux suivit de ses regards en gravissant la hauteur, tourna pour entrer par la porte d’une maison de campagne vers laquelle il courut.
— Qui demeure ici ? demanda-t-il au jardinier.
— Le prince et la princesse Colonne ainsi que le prince et la princesse Gandolphini.
— N’est-ce pas elles qui rentrent ?
— Oui, monsieur.
En un moment, un voile tomba des yeux de Rodolphe : il vit clair dans le passé.
— Pourvu, se dit enfin l’amoureux foudroyé, que ce soit sa dernière mystification !
Il tremblait d’avoir été le jouet d’un caprice, car il avait entendu parler de ce qu’est un capriccio pour une Italienne. Mais quel crime aux yeux d’une femme, d’avoir accepté pour une bourgeoise, une princesse née princesse ? d’avoir pris la fille d’une des plus illustres familles du Moyen-Âge pour la femme d’un libraire ! Le sentiment de ses fautes redoubla chez Rodolphe son désir de savoir s’il serait méconnu, repoussé. Il demanda le prince Gandolphini en lui faisant porter une carte, et fut aussitôt reçu par le faux Lamporani qui vint au-devant de lui, l’accueillit avec une grâce parfaite, avec une affabilité napolitaine, et le promena le long d’une terrasse d’où l’on découvrait Genève, le Jura et ses collines chargées de villas, puis les rives du lac sur une grande étendue.
— Ma femme, vous le voyez, est fidèle aux lacs, dit-il après avoir détaillé le paysage à son hôte. Nous avons une espèce de concert ce soir, ajouta-t-il en revenant vers la magnifique maison Jeanrenaud, j’espère que vous nous ferez le plaisir, à la princesse et à moi, d’y venir. Deux mois de misères supportés de compagnie, équivalent à des années d’amitié.
Quoique dévoré de curiosité, Rodolphe n’osa demander à voir la princesse, il retourna lentement aux Eaux-Vives préoccupé de la soirée. En quelques heures, son amour, quelque immense qu’il fût déjà, se trouvait agrandi par ses anxiétés et par l’attente des événements. Il comprenait maintenant la nécessité de se faire illustre pour se trouver, socialement parlant, à la hauteur de son idole. {p. 451}   À ses yeux, Francesca devenait bien grande par le laissez-aller et la simplicité de sa conduite à Gersau. L’air naturellement altier de la princesse Colonna faisait trembler Rodolphe qui allait avoir pour ennemis le père et la mère de Francesca, du moins il le pouvait croire ; et le mystère que la princesse Gandolphini lui avait tant recommandé, lui parut alors une admirable preuve de tendresse. En ne voulant pas compromettre l’avenir, Francesca ne disait-elle pas bien qu’elle aimait Rodolphe ?
Enfin, neuf heures sonnèrent, Rodolphe put monter en voiture et dire avec une émotion facile à comprendre : — À la maison Jeanrenaud, chez le prince Gandolphini ! Enfin, il entra dans le salon plein d’étrangers de la plus haute distinction, et où il resta forcément dans un groupe près de la porte, car en ce moment on chantait un duo de Rossini. Enfin, il put voir Francesca, mais sans être vu par elle. La princesse était debout à deux pas du piano. Ses admirables cheveux, si abondants et si longs étaient retenus par un cercle d’or. Sa figure illuminée par les bougies, éclatait de la blancheur particulière aux Italiennes et qui n’a tout son effet qu’aux lumières. Elle était en costume de bal, laissant admirer des épaules magnifiques, sa taille de jeune fille, et des bras de statue antique. Sa beauté sublime était là, sans rivalité possible, quoiqu’il y eût5 des Anglaises et des Russes charmantes, les plus jolies femmes de Genève et d’autres Italiennes, parmi lesquelles brillait l’illustre princesse de Varèse et la fameuse cantatrice Tinti qui chantait en ce moment. Rodolphe appuyé contre le chambranle de la porte, regarda la princesse en dardant sur elle ce regard fixe, persistant, attractif et chargé de toute la volonté humaine concentrée dans ce sentiment appelé désir, mais qui prend alors le caractère d’un violent commandement. La flamme de ce regard atteignit-elle Francesca ? Francesca s’attendait-elle de moment en moment à voir Rodolphe ? Au bout de quelques minutes, elle coula un regard vers la porte comme attirée par ce courant d’amour, et ses yeux, sans hésiter, se plongèrent dans les yeux de Rodolphe. Un léger frémissement agita ce magnifique visage et ce beau corps : la secousse de l’âme réagissait ! Francesca rougit. Rodolphe eut comme toute une vie dans cet échange, si rapide qu’il n’est comparable qu’à un éclair. Mais à quoi comparer son bonheur : il était aimé ! La sublime princesse tenait, au milieu du monde, dans la belle maison Jeanrenaud, la {p. 452}   parole donnée par la pauvre exilée, par la capricieuse de la maison Bergmann. L’ivresse d’un pareil moment rend esclave pour toute une vie ! Un fin sourire, élégant et rusé, candide et triomphant agita les lèvres de la princesse Gandolphini qui, dans un moment où elle ne se crut pas observée, regarda Rodolphe en ayant l’air de lui demander pardon de l’avoir trompé sur sa condition. Le morceau terminé, Rodolphe put arriver jusqu’au prince qui l’amena gracieusement à sa femme. Rodolphe échangea les cérémonies d’une présentation officielle avec la princesse, le prince Colonne et Francesca. Quand ce fut fini, la princesse dut faire sa partie dans le fameux quatuor de Mi manca la voce qui fut exécuté par elle, par la Tinti, par Génovèse le fameux ténor, et par un célèbre prince italien alors en exil et dont la voix, s’il n’eût pas été prince, l’aurait fait un des princes de l’art.
— Asseyez-vous là, dit à Rodolphe Francesca qui lui montra sa propre chaise à elle. Oimè ! je crois qu’il y a erreur de nom : je suis, depuis un moment, princesse Rodolphini.
Ce fut dit avec une grâce, un charme, une naïveté qui rappelèrent, dans cet aveu caché sous une plaisanterie, les jours heureux de Gersau. Rodolphe éprouva la délicieuse sensation d’écouter la voix d’une femme adorée en se trouvant si près d’elle, qu’il avait une de ses joues presque effleurée par l’étoffe de la robe et par la gaze de l’écharpe. Mais quand, en un pareil moment, c’est Mi manca la voce qui se chante et que ce quatuor est exécuté par les plus belles voix de l’Italie, il est facile de comprendre comment des larmes vinrent mouiller les yeux de Rodolphe.
En amour, comme en toute chose peut-être, il est certains faits, minimes en eux-mêmes mais le résultat de mille petites circonstances antérieures, et dont la portée devient immense en résumant le passé, en se rattachant à l’avenir. On a senti mille fois la valeur de la personne aimée ; mais un rien, le contact parfait des âmes unies dans une promenade par une parole, par une preuve d’amour inattendue, porte le sentiment à son plus haut degré. Enfin, pour rendre ce fait moral par une image qui, depuis le premier âge du monde, a eu le plus incontestable succès : il y a, dans une longue chaîne, des points d’attache nécessaires où la cohésion est plus profonde que dans ses guirlandes d’anneaux. Cette reconnaissance entre Rodolphe et Francesca, pendant cette soirée, à la face du monde, fut un de ces points suprêmes qui relient l’avenir au passé, qui {p. 453}   clouent plus avant au cœur les attachements réels. Peut-être est-ce de ces clous épars que Bossuet a parlé en leur comparant la rareté des moments heureux de notre existence, lui qui ressentit si vivement et si secrètement l’amour !
Après le plaisir d’admirer soi-même une femme aimée, vient celui de la voir admirée par tous : Rodolphe eut alors les deux à la fois. L’amour est un trésor de souvenirs, et quoique celui de Rodolphe fût6 déjà plein, il y ajouta les perles les plus précieuses : des sourires jetés en côté pour lui seul, des regards furtifs, des inflexions de chant que Francesca trouva pour lui, mais qui firent pâlir de jalousie la Tinti, tant elles furent applaudies. Aussi, toute sa puissance de désir, cette forme spéciale de son âme se jeta-t-elle sur la belle Romaine qui devint inaltérablement le principe et la fin de toutes ses pensées et de ses actions. Rodolphe aima comme toutes les femmes peuvent rêver d’être aimées, avec une force, une constance, une cohésion qui faisait de Francesca la substance même de son cœur ; il la sentit mêlée à son sang comme un sang plus pur, à son âme comme une âme plus parfaite ; elle allait être sous les moindres efforts de sa vie comme le sable doré de la Méditerranée sous l’onde. Enfin, la moindre aspiration de Rodolphe fut une active espérance.
Au bout de quelques jours, Francesca reconnut cet immense amour ; mais il était si naturel, si bien partagé, qu’elle n’en fut pas étonnée : elle en était digne.
— Qu’y a-t-il de surprenant, disait-elle à Rodolphe en se promenant avec lui sur la terrasse de son jardin après avoir surpris un de ces mouvements de fatuité si naturels aux Français dans l’expression de leurs sentiments, quoi de merveilleux à ce que vous aimiez une femme jeune et belle, assez artiste pour pouvoir gagner sa vie comme la Tinti, et qui peut donner quelques jouissances de vanité ? Quel est le butor qui ne deviendrait alors un Amadis ? Ceci n’est pas la question entre nous : il faut aimer avec constance, avec persistance et à distance pendant des années, sans autre plaisir que celui de se savoir aimé.
— Hélas ! lui dit Rodolphe, ne trouverez-vous pas ma fidélité dénuée de tout mérite en me voyant occupé par les travaux d’une ambition dévorante ? Croyez-vous que je veuille vous voir échangeant un jour le beau nom de princesse Gandolphini pour celui d’un homme qui ne serait rien ! Je veux devenir un des hommes les plus {p. 454}   remarquables de mon pays, être riche, être grand, et que vous puissiez être aussi fière de mon nom que de votre nom de Colonna.
— Je serais bien fâchée de ne pas vous voir de tels sentiments au cœur, répondit-elle avec un charmant sourire. Mais ne vous consumez pas trop dans les travaux de l’ambition, restez jeune… On dit que la politique rend un homme promptement vieux.
Ce qu’il y a de plus rare chez les femmes est une certaine gaieté qui n’altère point la tendresse. Ce mélange d’un sentiment profond et de la folie du jeune âge ajouta dans ce moment d’adorables attraits à ceux de Francesca. Là est la clef de son caractère : elle rit et s’attendrit, elle s’exalte et revient à la fine raillerie avec un laissez-aller, une aisance qui font d’elle la charmante et délicieuse personne dont la réputation s’est d’ailleurs étendue au-delà de l’Italie. Elle cache sous les grâces de la femme une instruction profonde, due à la vie excessivement monotone et quasi monacale qu’elle a menée dans le vieux château des Colonna. Cette riche héritière fut d’abord destinée au cloître, étant le quatrième enfant du prince et de la princesse Colonna ; mais la mort de ses deux frères et de sa sœur aînée la tira subitement de sa retraite pour en faire l’un des plus beaux partis des États-Romains. Sa sœur aînée ayant été promise au prince Gandolphini, l’un des plus riches propriétaires de la Sicile, Francesca lui fut donnée afin de ne rien changer aux affaires de famille. Les Colonna et les Gandolphini s’étaient toujours alliés entre eux. De neuf ans à seize ans, Francesca, dirigée par un monsignore de la famille, avait lu toute la bibliothèque des Colonna pour donner le change à son ardente imagination en étudiant les sciences, les arts et les lettres. Mais elle prit dans l’étude ce goût d’indépendance et d’idées libérales qui la fit se jeter, ainsi que son mari, dans la révolution. Rodolphe ignorait encore que, sans compter cinq langues vivantes, Francesca sût le grec, le latin et l’hébreu. Cette charmante créature avait admirablement compris qu’une des premières conditions de l’instruction chez une femme, est d’être profondément cachée.
Rodolphe resta tout l’hiver à Genève. Cet hiver passa comme un jour. Quand vint le printemps, malgré les exquises jouissances que donne la société d’une femme d’esprit, prodigieusement instruite, jeune et folle, cet amoureux éprouva de cruelles souffrances, supportées d’ailleurs avec courage ; mais qui parfois se firent jour sur sa physionomie, qui percèrent dans ses manières, dans le discours, {p. 455}   peut-être parce qu’il ne les crut pas partagées. Parfois il s’irritait en admirant le calme de Francesca, qui, semblable aux Anglaises, paraissait mettre son amour-propre à ne rien exprimer sur son visage dont la sérénité défiait l’amour ; il l’eût voulue agitée, il l’accusait de ne rien sentir en croyant au préjugé qui veut, chez les femmes italiennes, une mobilité fébrile.
— Je suis Romaine ! lui répondit gravement un jour Francesca qui prit au sérieux quelques plaisanteries faites à ce sujet par Rodolphe.
Il y eut dans l’accent de cette réponse une profondeur qui lui donna l’apparence d’une sauvage ironie et qui fit palpiter Rodolphe. Le mois de mai déployait les trésors de sa jeune verdure, le soleil avait des moments de force comme au milieu de l’été. Les deux amants se trouvaient alors appuyés sur la balustrade en pierre qui, dans une partie de la terrasse où le terrain se trouve à pic sur le lac, surmonte la muraille d’un escalier par lequel on descend pour monter en bateau. De la villa voisine, où se voit un embarcadère à peu près pareil, s’élança comme un cygne une yole avec son pavillon à flammes, sa tente à baldaquin cramoisi sous lequel une charmante femme était mollement assise sur des coussins rouges, coiffée en fleurs naturelles, conduite par un jeune homme vêtu comme un matelot et ramant avec d’autant plus de grâce qu’il était sous les regards de cette femme.
— Ils sont heureux ! dit Rodolphe avec un âpre accent. Claire de Bourgogne, la dernière de la seule maison qui ait pu rivaliser la maison de France…
— Oh !… elle vient d’une branche bâtarde, et encore par les femmes…
— Enfin, elle est vicomtesse de Beauséant, et n’a pas…
— Hésité !… n’est-ce pas ? à s’enterrer avec monsieur Gaston de Nueil, dit la fille des Colonna. Elle n’est que Française et je suis Italienne, mon cher monsieur.
Francesca quitta la balustrade, y laissa Rodolphe, et alla jusqu’au bout de la terrasse d’où l’on embrasse une immense étendue du lac ; en la voyant marcher lentement, Rodolphe eut un soupçon d’avoir blessé cette âme à la fois si candide et si savante, si fière et si humble. Il eut froid, il suivit Francesca qui lui fit signe de la laisser seule ; mais il ne tint pas compte de l’avis et la surprit essuyant des larmes. Des pleurs chez une nature si forte !
{p. 456}   — Francesca, dit-il en lui prenant la main, y a-t-il un seul regret dans ton cœur ?…
Elle garda le silence, dégagea sa main qui tenait le mouchoir brodé, pour s’essuyer de nouveau les yeux.
— Pardon, reprit-il. Et par un élan il atteignit aux yeux pour essuyer les larmes par des baisers.
Francesca ne s’aperçut pas de ce mouvement passionné, tant elle était violemment émue. Rodolphe, croyant à un consentement, s’enhardit, il saisit Francesca par la taille, la serra sur son cœur et prit un baiser ; mais elle se dégagea par un magnifique mouvement de pudeur offensée, et à deux pas, en le regardant sans colère, mais avec résolution : — Partez ce soir, dit-elle, nous ne nous reverrons plus qu’à Naples.
Malgré la sévérité de cet ordre, il fut exécuté religieusement, car Francesca le voulut.
De retour à Paris, Rodolphe trouva chez lui le portrait de la princesse Gandolphini, fait par Schinner, comme Schinner sait faire les portraits. Ce peintre avait passé par Genève en allant en Italie. Comme il s’était refusé positivement à faire les portraits de plusieurs femmes, Rodolphe ne croyait pas que le prince, excessivement désireux du portrait de sa femme, eût pu vaincre la répugnance du peintre célèbre ; mais Francesca l’avait séduit sans doute, et obtenu de lui, ce qui tenait du prodige, un portrait original pour Rodolphe, une copie pour Emilio. C’est ce que lui disait une charmante et délicieuse lettre où la pensée se dédommageait de la retenue imposée par la religion des convenances. L’amoureux répondit. Ainsi commença, pour ne plus finir, une correspondance entre Rodolphe et Francesca, seul plaisir qu’ils se permirent.
Rodolphe, en proie à une ambition que légitimait son amour, se mit aussitôt à l’œuvre. Il voulut d’abord la fortune, et se risqua dans une entreprise où il jeta toutes ses forces aussi bien que tous ses capitaux ; mais il eut à lutter, avec l’inexpérience de la jeunesse, contre une duplicité qui triompha de lui. Trois ans se perdirent dans une vaste entreprise, trois ans d’efforts et de courage.
Le ministère Villèle succombait aussi quand succomba Rodolphe. Aussitôt l’intrépide amoureux voulut demander à la Politique ce que l’Industrie lui avait refusé ; mais avant de se lancer dans les orages de cette carrière, il alla tout blessé, tout souffrant, faire panser ses plaies et puiser du courage à Naples, où le prince et la princesse {p. 457}   Gandolphini furent rappelés et réintégrés dans leurs biens à l’avénement du roi. Au milieu de sa lutte, ce fut un repos plein de douceur, il passa trois mois à la villa Gandolphini, bercé d’espérances.
Rodolphe recommença l’édifice de sa fortune. Déjà ses talents avaient été distingués, il allait enfin réaliser les vœux de son ambition, une place éminente était promise à son zèle, en récompense de son dévouement et de services rendus, quand éclata l’orage de juillet 1830, et sa barque sombra de nouveau.
Elle et Dieu ! tels sont les deux témoins des efforts les plus courageux, des plus audacieuses tentatives d’un jeune homme doué de qualités, mais à qui jusqu’alors a manqué le secours du dieu des sots, le Bonheur ! Et cet infatigable athlète, soutenu par l’amour, recommence de nouveaux combats, éclairé par un regard toujours ami, par un cœur fidèle ! Amoureux ! priez pour lui !

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En achevant ce récit qu’elle dévora, mademoiselle de Watteville avait les joues en feu, la fièvre était dans ses veines ; elle pleurait, mais de rage. Cette Nouvelle, inspirée par la littérature alors à la mode, était la première lecture de ce genre qu’il eût été permis à Rosalie de faire. L’amour y était peint, sinon par une main de maître, du moins par un homme qui semblait raconter ses propres impressions ; or la vérité, fût-elle inhabile, devait toucher une âme encore vierge. Là se trouvait le secret des agitations terribles, de la fièvre et des larmes de Rosalie : elle était jalouse de Francesca Colonne. Elle ne doutait pas de la sincérité de cette poésie : Albert avait pris plaisir à raconter le début de sa passion en cachant sans doute les noms, peut-être aussi les lieux. Rosalie était saisie d’une infernale curiosité. Quelle femme n’eût pas, comme elle, voulu savoir le vrai nom de sa rivale, car elle aimait ! En lisant ces pages contagieuses pour elle, elle s’était dit ce mot solennel : j’aime ! Elle aimait Albert, et se sentait au cœur une mordante envie de le disputer, de l’arracher à cette rivale inconnue. Elle pensa qu’elle ne savait pas la musique et qu’elle n’était pas belle.

— Il ne m’aimera jamais, se dit-elle.

Cette parole redoubla son désir de savoir si elle ne se trompait pas, si réellement Albert aimait une princesse italienne, et s’il était aimé d’elle. Durant cette fatale nuit, l’esprit de décision rapide qui distinguait le fameux Watteville se déploya tout entier chez son {p. 458}   héritière. Elle enfanta de ces plans bizarres autour desquels flottent d’ailleurs presque toutes les imaginations de jeunes filles, quand, au milieu de la solitude où quelques mères imprudentes les retiennent, elles sont excitées par un événement capital que le système de compression auquel elles sont soumises n’a pu ni prévoir ni empêcher. Elle pensait à descendre avec une échelle par le kiosque dans le jardin de la maison où demeurait Albert, à profiter du sommeil de l’avocat, pour voir par sa fenêtre l’intérieur de son cabinet. Elle pensait à lui écrire, elle pensait à briser les liens de la société bisontine en introduisant Albert dans le salon de l’hôtel de Rupt. Cette entreprise, qui eût paru le chef-d’œuvre de l’impossible à l’abbé de Grancey lui-même, fut l’affaire d’une pensée.

— Ah ! se dit-elle, mon père a des contestations à sa terre des Rouxey, j’irai ! S’il n’y a pas de procès, j’en ferai naître, et il viendra dans notre salon ! s’écria-t-elle en s’élançant de son lit à sa fenêtre pour aller voir la lumière prestigieuse qui éclairait les nuits d’Albert. Une heure du matin sonnait, il dormait encore.

— Je vais le voir à son lever, il viendra peut-être à sa fenêtre !

En ce moment mademoiselle de Watteville fut témoin d’un événement qui devait remettre entre ses mains le moyen d’arriver à connaître les secrets d’Albert. À la lueur de la lune, elle aperçut deux bras tendus hors du kiosque et qui aidèrent Jérôme, le domestique d’Albert, à franchir la crête du mur et à entrer sous le kiosque. Dans la complice de Jérôme, Rosalie reconnut aussitôt Mariette, la femme-de-chambre.

— Mariette et Jérôme ! se dit-elle. Mariette, une fille si laide ! Certes, ils doivent avoir honte l’un et l’autre.

Si Mariette était horriblement laide et âgée de trente-six ans, elle avait eu par héritage plusieurs quartiers de terre. Depuis dix-sept ans au service de madame de Watteville, qui l’estimait fort à cause de sa dévotion, de sa probité, de son ancienneté dans la maison, elle avait sans doute économisé, placé ses gages et ses profits. Or, à raison d’environ dix louis par année, elle devait posséder, en comptant les intérêts des intérêts et ses héritages, environ quinze mille francs. Aux yeux de Jérôme, quinze mille francs changeaient les lois de l’optique : il trouvait à Mariette une jolie taille, il ne voyait plus les trous et les coutures qu’une affreuse petite vérole avait laissés sur ce visage plat et sec ; pour lui la bouche contournée était droite ; et, depuis qu’en le prenant à son service, l’avocat Savaron {p. 459}   l’avait rapproché de l’hôtel de Rupt, il fit le siége en règle de la dévote femme-de-chambre aussi raide, aussi prude que sa maîtresse, et qui, semblable à toutes les vieilles filles laides, se montrait plus exigeante que les plus belles personnes. Si maintenant la scène nocturne du kiosque est expliquée pour les personnes clairvoyantes, elle l’était très-peu pour Rosalie qui néanmoins y gagna la plus dangereuse de toutes les instructions, celle que donne le mauvais exemple. Une mère élève sévèrement sa fille, la couve de ses ailes pendant dix-sept ans, et dans une heure, une servante détruit ce long et pénible ouvrage, quelquefois par un mot, souvent par un seul geste ! Rosalie se recoucha, non sans penser à tout le parti qu’elle pouvait tirer de cette découverte. Le lendemain matin, en allant à la messe en compagnie de Mariette (la baronne était indisposée), Rosalie prit le bras de sa femme-de-chambre, ce qui surprit étrangement la Comtoise.

— Mariette, lui dit-elle, Jérôme a-t-il la confiance de son maître ?

— Je ne sais pas, mademoiselle.

— Ne faites pas l’innocente avec moi, répondit sèchement Rosalie. Vous vous êtes laissé embrasser par lui cette nuit, sous le kiosque. Je ne m’étonne plus si vous approuviez tant ma mère à propos des embellissements qu’elle y projetait.

Rosalie sentit le tremblement qui saisit Mariette par celui de son bras.

— Je ne vous veux pas de mal, dit Rosalie en continuant, rassurez-vous, je ne dirai pas un mot à ma mère, et vous pourrez voir Jérôme tant que vous voudrez.