— Laisse-moi t’adorer ! sainte, trois fois sainte ! dis-je en mettant un genou en terre, en baisant sa robe et y essuyant des pleurs qui me vinrent aux yeux.

{p. 390}   — Mais, s’il vous tue, lui dis-je.

Elle pâlit, et répondit en levant les yeux au ciel : — La volonté de Dieu sera faite !

— Savez-vous ce que le roi disait à votre père à propos de vous ? « Ce diable de Mortsauf vit donc toujours ! »

— Ce qui est une plaisanterie dans la bouche du roi, répondit-elle, est un crime ici.

Malgré nos précautions, le comte nous avait suivis à la piste ; il nous atteignit tout en sueur sous un noyer où la comtesse s’était arrêtée pour me dire cette parole grave ; en le voyant, je me mis à parler vendange. Eut-il d’injustes soupçons ? je ne sais ; mais il resta sans mot dire à nous examiner, sans prendre garde à la fraîcheur que distillent les noyers. Après un moment employé par quelques paroles insignifiantes entrecoupées de pauses très-significatives, le comte dit avoir mal au cœur et à la tête ; il se plaignit doucement, sans quêter notre pitié, sans nous peindre ses douleurs par des images exagérées. Nous n’y fîmes aucune attention. En rentrant, il se sentit plus mal encore, parla de se mettre au lit, et s’y mit sans cérémonie, avec un naturel qui ne lui était pas ordinaire. Nous profitâmes de l’armistice que nous donnait son humeur hypocondriaque, et nous descendîmes à notre chère terrasse, accompagnés de Madeleine.

— Allons nous promener sur l’eau, dit la comtesse après quelques tours, nous irons assister à la pêche que le garde fait pour nous aujourd’hui.

Nous sortons par la petite porte, nous gagnons la toue, nous y sautons, et nous voilà remontant l’Indre avec lenteur. Comme trois enfants amusés à des riens, nous regardions les herbes des bords, les demoiselles bleues ou vertes ; et la comtesse s’étonnait de pouvoir goûter de si tranquilles plaisirs au milieu de ses poignants chagrins ; mais le calme de la nature, qui marche insouciante de nos luttes, n’exerce-t-il pas sur nous un charme consolateur ? L’agitation d’un amour plein de désirs contenus s’harmonie à celle de l’eau, les fleurs que la main de l’homme n’a point perverties expriment ses rêves les plus secrets, le voluptueux balancement d’une barque imite vaguement les pensées qui flottent dans l’âme. Nous éprouvâmes l’engourdissante influence de cette double poésie. Les paroles, montées au diapason de la nature, déployèrent une grâce mystérieuse, et les regards eurent de plus éclatants {p. 391}   rayons en participant à la lumière si largement versée par le soleil dans la prairie flamboyante. La rivière fut comme un sentier sur lequel nous volions. Enfin, n’étant pas diverti par le mouvement qu’exige la marche à pied, notre esprit s’empara de la création. La joie tumultueuse d’une petite fille en liberté, si gracieuse dans ses gestes, si agaçante dans ses propos, n’était-elle pas aussi la vivante expression de deux âmes libres qui se plaisaient à former idéalement cette merveilleuse créature rêvée par Platon, connue de tous ceux dont la jeunesse fut remplie par un heureux amour ? Pour vous peindre cette heure, non dans ses détails indescriptibles, mais dans son ensemble, je vous dirai que nous nous aimions en tous les êtres, en toutes les choses qui nous entouraient : nous sentions hors de nous le bonheur que chacun de nous souhaitait ; il nous pénétrait si vivement que la comtesse ôta ses gants et laissa tomber ses belles mains dans l’eau comme pour rafraîchir une secrète ardeur. Ses yeux parlaient ; mais sa bouche, qui s’entr’ouvrait comme une rose à l’air, se serait fermée à un désir. Vous connaissez la mélodie des sons graves parfaitement unis aux sons élevés, elle m’a toujours rappelé la mélodie de nos deux âmes en ce moment, qui ne se retrouva plus jamais.

— Où faites-vous pêcher, lui dis-je, si vous ne pouvez pêcher que sur les rives qui sont à vous ?

— Près du pont de Ruan, me dit-elle. Ha ! nous avons maintenant la rivière à nous depuis le pont de Ruan jusqu’à Clochegourde. Monsieur de Mortsauf vient d’acheter quarante arpents de prairie avec les économies de ces deux années et l’arriéré de sa pension. Cela vous étonne ?

— Moi, je voudrais que toute la vallée fût à vous ! m’écriai-je.

Elle me répondit par un sourire. Nous arrivâmes au-dessous du pont de Ruan, à un endroit où l’Indre est large, et où l’on pêchait.

— Hé ! bien, Martineau ? dit-elle.

— Ah ! madame la comtesse, nous avons du guignon. Depuis trois heures que nous y sommes, en remontant du moulin ici, nous n’avons rien pris.

Nous abordâmes afin d’assister aux derniers coups de filet, et nous nous plaçâmes tous trois à l’ombre d’un bouillard, espèce de peuplier dont l’écorce est blanche, qui se trouve sur le Danube, sur la Loire, probablement sur tous les grands fleuves, et {p. 392}   qui jette au printemps un coton blanc soyeux, l’enveloppe de sa fleur. La comtesse avait repris son auguste sérénité ; elle se repentait presque de m’avoir dévoilé ses douleurs et d’avoir crié comme Job, au lieu de pleurer comme la Madeleine, une Madeleine sans amours, ni fêtes, ni dissipations, mais non sans parfums ni beautés. La seine ramenée à ses pieds fut pleine de poissons : des tanches, des barbillons, des brochets, des perches et une énorme carpe sautillant sur l’herbe.

— C’est un fait exprès, dit le garde.

Les ouvriers écarquillaient leurs yeux en admirant cette femme qui ressemblait à une fée dont la baguette aurait touché les filets. En ce moment le piqueur parut, chevauchant à travers la prairie au grand galop, et lui causa d’horribles tressaillements. Nous n’avions pas Jacques avec nous, et la première pensée des mères est, comme l’a si poétiquement dit Virgile, de serrer leurs enfants sur leur sein au moindre événement.

— Jacques ! cria-t-elle. Où est Jacques ? Qu’est-il arrivé à mon fils ?

Elle ne m’aimait pas ! Si elle m’avait aimé, elle aurait eu pour mes souffrances cette expression de lionne au désespoir.

— Madame la comtesse, monsieur le comte se trouve plus mal.

Elle respira, courut avec moi, suivie de Madeleine.

— Revenez lentement, me dit-elle ; que cette chère fille ne s’échauffe pas. Vous le voyez, la course de monsieur de Mortsauf par ce temps si chaud l’avait mis en sueur, et sa station sous le noyer a pu devenir la cause d’un malheur.

Ce mot, dit au milieu de son trouble, accusait la pureté de son âme. La mort du comte, un malheur ! Elle gagna rapidement Clochegourde, passa par la brèche d’un mur et traversa les clos. Je revins lentement en effet. L’expression d’Henriette m’avait éclairé, mais comme éclaire la foudre qui ruine les moissons engrangées. Durant cette promenade sur l’eau, je m’étais cru le préféré ; je sentis amèrement qu’elle était de bonne foi dans ses paroles. L’amant qui n’est pas tout n’est rien. J’aimais donc seul avec les désirs d’un amour qui sait tout ce qu’il veut, qui se repaît par avance de caresses espérées, et se contente des voluptés de l’âme parce qu’il y mêle celles que lui réserve l’avenir. Si Henriette aimait, elle ne connaissait rien ni des plaisirs de l’amour ni de ses tempêtes. Elle vivait du sentiment même, comme une sainte avec Dieu. J’étais {p. 393}   l’objet auquel s’étaient rattachées ses pensées, ses sensations méconnues, comme un essaim s’attache à quelque branche d’arbre fleuri ; mais je n’étais pas le principe, j’étais un accident de sa vie, je n’étais pas toute sa vie. Roi détrôné, j’allais me demandant qui pouvait me rendre mon royaume. Dans ma folle jalousie, je me reprochais de n’avoir rien osé, de n’avoir pas resserré les liens d’une tendresse qui me semblait alors plus subtile que vraie par les chaînes du droit positif que crée la possession.

L’indisposition du comte, déterminée peut-être par le froid du noyer, devint grave en quelques heures. J’allai quérir à Tours un médecin renommé, monsieur Origet, que je ne pus ramener que dans la soirée ; mais il resta pendant toute la nuit et le lendemain à Clochegourde. Quoiqu’il eût envoyé chercher une grande quantité de sangsues par le piqueur, il jugea qu’une saignée était urgente, et n’avait point de lancette sur lui. Aussitôt je courus à Azay par un temps affreux, je réveillai le chirurgien, monsieur Deslandes, et le contraignis à venir avec une célérité d’oiseau. Dix minutes plus tard, le comte eût succombé ; la saignée le sauva. Malgré ce premier succès, le médecin pronostiquait la fièvre inflammatoire la plus pernicieuse, une de ces maladies comme en font les gens qui se sont bien portés pendant vingt ans. La comtesse atterrée croyait être la cause de cette fatale crise. Sans force pour me remercier de mes soins, elle se contentait de me jeter quelques sourires dont l’expression équivalait au baiser qu’elle avait mis sur ma main ; j’aurais voulu y lire les remords d’un illicite amour, mais c’était l’acte de contrition d’un repentir qui faisait mal à voir dans une âme si pure, c’était l’expansion d’une admirative tendresse pour celui qu’elle regardait comme noble, en s’accusant, elle seule, d’un crime imaginaire. Certes, elle aimait comme Laure de Noves aimait Pétrarque, et non comme Francesca da Rimini aimait Paolo : affreuse découverte pour qui rêvait l’union de ces deux sortes d’amour ! La comtesse gisait, le corps affaissé, les bras pendants, sur un fauteuil sale dans cette chambre qui ressemblait à la bauge d’un sanglier. Le lendemain soir, avant de partir, le médecin dit à la comtesse, qui avait passé la nuit, de prendre une garde. La maladie devait être longue.

— Une garde, répondit-elle, non, non. Nous le soignerons, s’écria-t-elle en me regardant ; nous nous devons de le sauver !

À ce cri, le médecin nous jeta un coup d’œil observateur, plein {p. 394}   d’étonnement. L’expression de cette parole était de nature à lui faire soupçonner quelque forfait manqué. Il promit de revenir deux fois par semaine, indiqua la marche à tenir à monsieur Deslandes et désigna les symptômes menaçants qui pouvaient exiger qu’on vînt le chercher à Tours. Afin de procurer à la comtesse au moins une nuit de sommeil sur deux, je lui demandai de me laisser veiller le comte alternativement avec elle. Ainsi je la décidai, non sans peine, à s’aller coucher la troisième nuit. Quand tout reposa dans la maison, pendant un moment où le comte s’assoupit, j’entendis chez Henriette un douloureux gémissement. Mon inquiétude devint si vive que j’allai la trouver ; elle était à genoux devant son prie-Dieu, fondant en larmes, et s’accusait : — Mon Dieu, si tel est le prix d’un murmure, criait-elle, je ne me plaindrai jamais.

— Vous l’avez quitté ! dit-elle en me voyant.

— Je vous entendais pleurer et gémir, j’ai eu peur pour vous.

— Oh ! moi, dit-elle, je me porte bien !

Elle voulut être certaine que monsieur de Mortsauf dormît ; nous descendîmes tous deux, et tous deux à la clarté d’une lampe nous le regardâmes : le comte était plus affaibli par la perte du sang tiré à flots qu’il n’était endormi ; ses mains agitées cherchaient à ramener sa couverture sur lui.

— On prétend que c’est des gestes de mourants, dit-elle. Ah ! s’il mourait de cette maladie que nous avons causée, je ne me marierais jamais, je le jure, ajouta-t-elle en étendant la main sur la tête du comte par un geste solennel.

— J’ai tout fait pour le sauver, lui dis-je.

— Oh ! vous, vous êtes bon, dit-elle. Mais moi, je suis la grande coupable.

Elle se pencha sur ce front décomposé, en balaya la sueur avec ses cheveux, et le baisa saintement ; mais je ne vis pas sans16 une joie secrète qu’elle s’acquittait de cette caresse comme d’une expiation.

— Blanche, à boire, dit le comte d’une voix éteinte.

— Vous voyez, il ne connaît que moi, me dit-elle en lui apportant un verre.

Et par son accent, par ses manières affectueuses, elle cherchait à insulter aux sentiments qui nous liaient, en les immolant au malade.

{p. 395}   — Henriette, lui dis-je, allez prendre quelque repos, je vous en supplie.

— Plus d’Henriette, dit-elle en m’interrompant avec une impérieuse précipitation.

— Couchez-vous afin de ne pas tomber malade. Vos enfants, lui-même vous ordonnent de vous soigner, il est des cas où l’égoïsme devient une sublime vertu.

— Oui, dit-elle.

Elle s’en alla me recommandant son mari par des gestes qui eussent accusé quelque prochain délire, s’ils n’avaient pas eu les grâces de l’enfance mêlées à la force suppliante du repentir. Cette scène, terrible en la mesurant à l’état habituel de cette âme pure, m’effraya ; je craignis l’exaltation de sa conscience. Quand le médecin revint, je lui révélai les scrupules d’hermine effarouchée qui poignaient ma blanche Henriette. Quoique discrète, cette confidence dissipa les soupçons de monsieur Origet, et il calma les agitations de cette belle âme en disant qu’en tout état de cause le comte devait subir cette crise, et que sa station sous le noyer avait été plus utile que nuisible en déterminant la maladie.

Pendant cinquante-deux jours le comte fut entre la vie et la mort ; nous veillâmes chacun à notre tour, Henriette et moi, vingt-six nuits. Certes, monsieur de Mortsauf dut son salut à nos soins, à la scrupuleuse exactitude avec laquelle nous exécutions les ordres de monsieur Origet. Semblable aux médecins philosophes que de sagaces observations autorisent à douter des belles actions quand elles ne sont que le secret accomplissement d’un devoir, cet homme, tout en assistant au combat d’héroïsme qui se passait entre la comtesse et moi, ne pouvait s’empêcher de nous épier par des regards inquisitifs, tant il avait peur de se tromper dans son admiration.

— Dans une semblable maladie, me dit-il lors de sa troisième visite, la mort rencontre un prompt auxiliaire dans le moral, quand il se trouve aussi gravement altéré que l’est celui du comte. Le médecin, la garde, les gens qui entourent le malade tiennent sa vie entre leurs mains ; car alors un seul mot, une crainte vive exprimée par un geste, ont la puissance du poison.

En me parlant ainsi, Origet étudiait mon visage et ma contenance ; mais il vit dans mes yeux la claire expression d’une âme candide. En effet, durant le cours de cette cruelle maladie, il ne se forma pas dans mon intelligence la plus légère de ces mauvaises {p. 396}   idées involontaires qui parfois sillonnent les consciences les plus innocentes. Pour qui contemple en grand la nature, tout y tend à l’unité par l’assimilation. Le monde moral doit être régi par un principe analogue. Dans une sphère pure, tout est pur. Près d’Henriette, il se respirait un parfum du ciel, il semblait qu’un désir reprochable devait à jamais vous éloigner d’elle. Ainsi, non-seulement elle était le bonheur, mais elle était aussi la vertu. En nous trouvant toujours également attentifs et soigneux, le docteur avait je ne sais quoi de pieux et d’attendri dans les paroles et dans les manières ; il semblait se dire : — Voilà les vrais malades, ils cachent leur blessure et l’oublient ! Par un contraste qui, selon cet excellent homme, était assez ordinaire chez les hommes ainsi détruits, monsieur de Mortsauf fut patient, plein d’obéissance, ne se plaignit jamais et montra la plus merveilleuse docilité ; lui qui, bien portant, ne faisait pas la chose la plus simple sans mille observations. Le secret de cette soumission à la médecine, tant niée naguère, était une secrète peur de la mort, autre contraste chez un homme d’une bravoure irrécusable ! Cette peur pourrait assez bien expliquer plusieurs bizarreries du nouveau caractère que lui avaient prêté ses malheurs.

Vous l’avouerai-je, Natalie, et le croirez-vous ? ces cinquante jours et le mois qui les suivit furent les plus beaux moments de ma vie. L’amour n’est-il pas dans les espaces infinis de l’âme, comme est dans une belle vallée le grand fleuve où se rendent les pluies, les ruisseaux et les torrents, où tombent les arbres et les fleurs, les graviers du bord et les plus élevés quartiers de roc ; il s’agrandit aussi bien par les orages que par le lent tribut des claires fontaines. Oui, quand on aime, tout arrive à l’amour. Les premiers grands dangers passés, la comtesse et moi, nous nous habituâmes à la maladie. Malgré le désordre incessant introduit par les soins qu’exigeait le comte, sa chambre que nous avions trouvée si mal tenue devint propre et coquette. Bientôt nous y fûmes comme deux êtres échoués dans une île déserte ; car non-seulement les malheurs isolent, mais encore ils font taire les mesquines conventions de la société. Puis l’intérêt du malade nous obligea d’avoir des points de contact qu’aucun autre événement n’aurait autorisés. Combien de fois nos mains, si timides auparavant, ne se rencontrèrent-elles pas en rendant quelque service au comte ! n’avais-je pas à soutenir, à aider Henriette ! Souvent emportée par une nécessité {p. 397}   comparable à celle du soldat en vedette, elle oubliait de manger ; je lui servis alors, quelquefois sur ses genoux, un repas pris en hâte et qui nécessitait mille petits soins. Ce fut une scène d’enfance à côté d’une tombe entr’ouverte. Elle me commandait vivement les apprêts qui pouvaient éviter quelque souffrance au comte, et m’employait à mille menus ouvrages. Pendant le premier temps où l’intensité du danger étouffait, comme durant une bataille, les subtiles distinctions qui caractérisent les faits de la vie ordinaire, elle dépouilla nécessairement ce décorum que toute femme, même la plus naturelle, garde en ses paroles, dans ses regards, dans son maintien quand elle est en présence du monde ou de sa famille, et qui n’est plus de mise en déshabillé. Ne venait-elle pas me relever aux premiers chants de l’oiseau, dans ses vêtements du matin qui me permirent de revoir parfois les éblouissants trésors que, dans mes folles espérances, je considérais comme miens ? Tout en restant imposante et fière, pouvait-elle ainsi ne pas être familière ? D’ailleurs pendant les premiers jours le danger ôta si bien toute signification passionnée aux privautés de notre intime union, qu’elle n’y vit point de mal ; puis quand vint la réflexion, elle songea peut-être que ce serait une insulte pour elle comme pour moi que de changer ses manières. Nous nous trouvâmes insensiblement apprivoisés, mariés à demi. Elle se montra bien noblement confiante, sûre de moi comme d’elle-même. J’entrai donc plus avant dans son cœur. La comtesse redevint mon Henriette, Henriette contrainte d’aimer davantage celui qui s’efforçait d’être sa seconde âme. Bientôt je n’attendis plus sa main toujours irrésistiblement abandonnée au moindre coup d’œil solliciteur ; je pouvais, sans qu’elle se dérobât à ma vue, suivre avec ivresse les lignes de ses belles formes durant les longues heures pendant lesquelles nous écoutions le sommeil du malade. Les chétives voluptés que nous nous accordions, ces regards attendris, ces paroles prononcées à voix basse pour ne pas éveiller le comte, les craintes, les espérances dites et redites, enfin les mille événements de cette fusion complète de deux cœurs long-temps séparés, se détachaient vivement sur les ombres douloureuses de la scène actuelle. Nous connûmes nos âmes à fond dans cette épreuve à laquelle succombent souvent les affections les plus vives qui ne résistent pas au laisser-voir de toutes les heures, qui se détachent en éprouvant cette cohésion constante où l’on trouve la vie ou lourde ou légère à porter. Vous {p. 398}   savez quel ravage fait la maladie d’un maître, quelle interruption dans les affaires, le temps manque pour tout ; la vie embarrassée chez lui dérange les mouvements de sa maison et ceux de sa famille. Quoique tout tombât sur madame de Mortsauf, le comte était encore utile au dehors ; il allait parler aux fermiers, se rendait chez les gens d’affaires, recevait les fonds ; si elle était l’âme, il était le corps. Je me fis son intendant pour qu’elle pût soigner le comte sans rien laisser péricliter au dehors. Elle accepta tout sans façon, sans un remercîment. Ce fut une douce communauté de plus que ces soins de maison partagés, que ces ordres transmis en son nom. Je m’entretenais souvent le soir avec elle, dans sa chambre, et de ses intérêts et de ses enfants. Ces causeries donnèrent un semblant de plus à notre mariage éphémère. Avec quelle joie Henriette se prêtait à me laisser jouer le rôle de son mari, à me faire occuper sa place à table, à m’envoyer parler au garde ; et tout cela dans une complète innocence, mais non sans cet intime plaisir qu’éprouve la plus vertueuse femme du monde à trouver un biais où se réunissent la stricte observation des lois et le contentement de ses désirs inavoués. Annulé par la maladie, le comte ne pesait plus sur sa femme, ni sur sa maison ; et alors la comtesse fut elle-même, elle eut le droit de s’occuper de moi, de me rendre l’objet d’une foule de soins. Quelle joie quand je découvris en elle la pensée vaguement conçue peut-être, mais délicieusement exprimée, de me révéler tout le prix de sa personne et de ses qualités, de me faire apercevoir le changement qui s’opérerait en elle si elle était comprise ! Cette fleur, incessamment fermée dans la froide atmosphère de son ménage, s’épanouit à mes regards, et pour moi seul ; elle prit autant de joie à se déployer que j’en sentis en y jetant l’œil curieux de l’amour. Elle me prouvait par tous les riens de la vie combien j’étais présent à sa pensée. Le jour où, après avoir passé la nuit au chevet du malade, je dormais tard, Henriette se levait le matin avant tout le monde, elle faisait régner autour de moi le plus absolu silence ; sans être avertis, Jacques et Madeleine jouaient au loin ; elle usait de mille supercheries pour conquérir le droit de mettre elle-même mon couvert ; enfin, elle me servait, avec quel pétillement de joie dans les mouvements, avec quelle fauve finesse d’hirondelle, quel vermillon sur les joues, quels tremblements dans la voix, quelle pénétration de lynx ! ces expansions de l’âme se peignent-elles ? Souvent elle était {p. 399}   accablée de fatigue ; mais si par hasard en ces moments de lassitude il s’agissait de moi, pour moi comme pour ses enfants elle trouvait de nouvelles forces, elle s’élançait agile, vive et joyeuse. Comme elle aimait à jeter sa tendresse en rayons dans l’air ! Ah ! Natalie, oui, certaines femmes partagent ici-bas les priviléges des Esprits Angéliques, et répandent comme eux cette lumière que Saint-Martin, le Philosophe Inconnu, disait être intelligente, mélodieuse et parfumée. Sûre de ma discrétion, Henriette se plut à me relever le pesant rideau qui nous cachait l’avenir, en me laissant voir en elle deux femmes : la femme enchaînée qui m’avait séduit malgré ses rudesses, et la femme libre dont la douceur devait éterniser mon amour. Quelle différence ! madame de Mortsauf était le bengali transporté dans la froide Europe, tristement posé sur son bâton, muet et mourant dans sa cage où le garde un naturaliste ; Henriette était l’oiseau chantant ses poèmes orientaux dans son bocage au bord du Gange, et comme une pierrerie vivante, volant de branche en branche parmi les roses d’un immense volkaméria toujours fleuri. Sa beauté se fit plus belle, son esprit se raviva. Ce continuel feu de joie était un secret entre nos deux esprits, car l’œil de l’abbé de Dominis, ce représentant du monde, était plus redoutable pour Henriette que celui de monsieur de Mortsauf ; mais elle prenait comme moi grand plaisir à donner à sa pensée des tours ingénieux ; elle cachait son contentement sous la plaisanterie, et couvrait d’ailleurs les témoignages de sa tendresse du brillant pavillon de la reconnaissance.

— Nous avons mis votre amitié à de rudes épreuves, Félix ! Nous pouvons bien lui permettre les licences que nous permettons à Jacques, monsieur l’abbé ? disait-elle à table.

Le sévère abbé répondait par l’aimable sourire de l’homme pieux qui lit dans les cœurs et les trouve purs ; il exprimait d’ailleurs pour la comtesse le respect mélangé d’adoration qu’inspirent les anges. Deux fois, en ces cinquante jours, la comtesse s’avança peut-être au delà des bornes dans lesquelles se renfermait notre affection ; mais encore ces deux événements furent-ils enveloppés d’un voile qui ne se leva qu’au jour des aveux suprêmes. Un matin, dans les premiers jours17 de la maladie du comte, au moment où elle se repentit de m’avoir traité si sévèrement en me retirant les innocents priviléges accordés à ma chaste tendresse, je l’attendais, elle devait me remplacer. Trop fatigué, je m’étais endormi, la tête {p. 400}   appuyée sur la muraille. Je me réveillai soudain en me sentant le front touché par je ne sais quoi de frais qui me donna une sensation comparable à celle d’une rose qu’on y eût appuyée. Je vis la comtesse à trois pas de moi, qui me dit : — « J’arrive ! » Je m’en allai ; mais en lui souhaitant le bonjour, je lui pris la main, et la sentis humide et tremblante.

— Souffrez-vous ? lui dis-je.

— Pourquoi me faites-vous cette question ? me demanda-t-elle.

Je la regardai, rougissant, confus : — J’ai rêvé, dis-je.

Un soir, pendant les dernières visites de monsieur Origet, qui avait positivement annoncé la convalescence du comte, je me trouvais avec Jacques et Madeleine sous le perron où nous étions tous trois couchés sur les marches, emportés par l’attention que demandait une partie d’onchets que nous faisions avec des tuyaux de paille et des crochets armés d’épingles. Monsieur de Mortsauf dormait. En attendant que son cheval fût attelé, le médecin et la comtesse causaient à voix basse dans le salon. Monsieur Origet s’en alla sans que je m’aperçusse de son départ. Après l’avoir reconduit, Henriette s’appuya sur la fenêtre d’où elle nous contempla sans doute pendant quelque temps, à notre insu. La soirée était une de ces soirées chaudes où le ciel prend les teintes du cuivre, où la campagne envoie dans les échos mille bruits confus. Un dernier rayon de soleil se mourait sur les toits, les fleurs des jardins embaumaient les airs, les clochettes des bestiaux ramenés aux étables retentissaient au loin. Nous nous conformions au silence de cette heure tiède en étouffant nos cris de peur d’éveiller le comte. Tout à coup, malgré le bruit onduleux d’une robe, j’entendis la contraction gutturale d’un soupir violemment réprimé ; je m’élançai dans le salon, j’y vis la comtesse assise dans l’embrasure de la fenêtre, un mouchoir sur la figure ; elle reconnut mon pas, et me fit un geste impérieux pour m’ordonner de la laisser seule. Je vins, le cœur pénétré de crainte, et voulus lui ôter son mouchoir de force, elle avait le visage baigné de larmes ; elle s’enfuit dans sa chambre, et n’en sortit que pour la prière. Pour la première fois, depuis cinquante jours, je l’emmenai sur la terrasse et lui demandai compte de son émotion ; mais elle affecta la gaieté la plus folle et la justifia par la bonne nouvelle que lui avait donnée Origet.

— Henriette, Henriette, lui dis-je, vous la saviez au moment où je vous ai vue pleurant. Entre nous deux un mensonge serait {p. 401}   une monstruosité. Pourquoi m’avez-vous empêché d’essuyer ces larmes ? M’appartenaient-elles donc ?

— J’ai pensé, me dit-elle, que pour moi cette maladie a été comme une halte dans la douleur. Maintenant que je ne tremble plus pour monsieur de Mortsauf, il faut trembler pour moi.

Elle avait raison. La santé du comte s’annonça par le retour de son humeur fantasque : il commençait à dire que ni sa femme, ni moi, ni le médecin ne savaient le soigner, nous ignorions tous et sa maladie et son tempérament, et ses souffrances et les remèdes convenables. Origet, infatué de je ne sais quelle doctrine, voyait une altération dans les humeurs, tandis qu’il ne devait s’occuper que du pylore. Un jour, il nous regarda malicieusement comme un homme qui nous aurait épiés ou bien devinés, et il dit en souriant à sa femme : — Eh ! bien, ma chère, si j’étais mort, vous m’auriez regretté18 sans doute, mais, avouez-le, vous vous seriez résignée…

— J’aurais porté le deuil de cour, rose et noir, répondit-elle en riant afin de faire taire son mari.

Mais il y eut surtout à propos de la nourriture, que le docteur déterminait sagement en s’opposant à ce que l’on satisfît la faim du convalescent, des scènes de violence et des criailleries qui ne pouvaient se comparer à rien dans le passé, car le caractère du comte se montra d’autant plus terrible qu’il avait pour ainsi dire sommeillé. Forte de ses ordonnances du médecin et de l’obéissance de ses gens, stimulée par moi qui vis dans cette lutte un moyen de lui apprendre à exercer sa domination sur son mari, la comtesse s’enhardit à la résistance ; elle sut opposer un front calme à la démence et aux cris ; elle s’habitua, le prenant pour ce qu’il était, pour un enfant, à entendre ses épithètes injurieuses. J’eus le bonheur de lui voir saisir enfin le gouvernement de cet esprit maladif. Le comte criait, mais il obéissait et il obéissait surtout après avoir beaucoup crié. Malgré l’évidence des résultats, Henriette pleurait parfois à l’aspect de ce vieillard décharné, faible, au front plus jaune que la feuille près de tomber, aux yeux pâles, aux mains tremblantes ; elle se reprochait ses duretés, elle ne résistait pas souvent à la joie qu’elle voyait dans les yeux du comte quand, en lui mesurant ses repas, elle allait au delà des défenses du médecin. Elle se montra d’ailleurs d’autant plus douce et gracieuse pour lui qu’elle l’avait été pour moi ; mais il y eut cependant des différences {p. 402}   qui remplirent mon cœur d’une joie illimitée. Elle n’était pas infatigable, elle savait appeler ses gens pour servir le comte quand ses caprices se succédaient un peu trop rapidement et qu’il se plaignait de ne pas être compris.

La comtesse voulut aller rendre grâces à Dieu du rétablissement de monsieur de Mortsauf, elle fit dire une messe et me demanda mon bras pour se rendre à l’église ; je l’y menai ; mais pendant le temps que dura la messe, je vins voir monsieur et madame de Chessel. Au retour, elle voulut me gronder.

— Henriette, lui dis-je, je suis incapable de fausseté. Je puis me jeter à l’eau pour sauver mon ennemi qui se noie, lui donner mon manteau pour le réchauffer ; enfin je lui pardonnerais, mais sans oublier l’offense.

Elle garda le silence, et pressa mon bras sur son cœur.

— Vous êtes un ange, vous avez dû être sincère dans vos actions de grâces, dis-je en continuant. La mère du prince de la Paix fut sauvée des mains d’une populace furieuse qui voulait la tuer, et quand la reine lui demanda : Que faisiez-vous ? elle répondit : Je priais pour eux ! La femme est ainsi. Moi je suis un homme et nécessairement imparfait.

— Ne vous calomniez point, dit-elle en me remuant le bras avec violence, peut-être valez-vous mieux que moi.

— Oui, repris-je, car je donnerais l’éternité pour un seul jour de bonheur, et vous !…

— Et moi ? dit-elle en me regardant avec fierté.

Je me tus et baissai les yeux pour éviter la foudre de son regard.

— Moi ! reprit-elle, de quel moi parlez-vous ? Je sens bien des moi en moi ! Ces deux enfants, ajouta-t-elle en montrant Madeleine et Jacques, sont des moi. Félix, dit-elle avec un accent déchirant, me croyez-vous donc égoïste ? Pensez-vous que je saurais sacrifier toute une éternité pour récompenser celui qui me sacrifie sa vie ? Cette pensée est horrible, elle froisse à jamais les sentiments religieux. Une femme ainsi déchue peut-elle se relever ? son bonheur peut-il l’absoudre ? Vous me feriez bientôt décider ces questions !… Oui, je vous livre enfin un secret de ma conscience : cette idée m’a souvent traversé le cœur, je l’ai souvent expiée par de dures pénitences, elle a causé des larmes dont vous m’avez demandé compte avant-hier…

{p. 403}   — Ne donnez-vous pas trop d’importance à certaines choses que les femmes vulgaires mettent à haut prix et que vous devriez…

— Oh ! dit-elle en m’interrompant, leur en donnez-vous moins ?

Cette logique arrêta tout raisonnement.

— Hé ! bien, reprit-elle, sachez-le ! Oui, j’aurais la lâcheté d’abandonner ce pauvre vieillard dont je suis la vie ! Mais, mon ami, ces deux petites créatures si faibles qui sont en avant de nous, Madeleine et Jacques, ne resteraient-ils pas avec leur père ? Eh ! bien, croyez-vous, je vous le demande, croyez-vous qu’ils vécussent trois mois sous la domination insensée de cet homme ? Si en manquant à mes devoirs, il ne s’agissait que de moi… Elle laissa échapper un superbe sourire. Mais n’est-ce pas tuer mes deux enfants ? leur mort serait certaine. Mon Dieu ! s’écria-t-elle, pourquoi parlons-nous de ces choses ? Mariez-vous, et laissez-moi mourir !

Elle dit ces paroles d’un ton si amer, si profond, qu’elle étouffa la révolte de ma passion.

— Vous avez crié, là-haut, sous ce noyer ; je viens de crier, moi, sous ces aulnes, voilà tout. Je me tairai désormais.

— Vos générosités me tuent, dit-elle en levant les yeux au ciel.

Nous étions arrivés sur la terrasse, nous y trouvâmes le comte assis dans un fauteuil, au soleil. L’aspect de cette figure fondue, à peine animée par un sourire faible, éteignit les flammes sorties des cendres. Je m’appuyai sur la balustrade, en contemplant le tableau que m’offrait ce moribond, entre ses deux enfants toujours malingres, et sa femme pâlie par les veilles, amaigrie par les excessifs travaux, par les alarmes et peut-être par les joies de ces deux terribles mois, mais que les émotions de cette scène avaient colorée outre mesure. À l’aspect de cette famille souffrante, enveloppée des feuillages tremblotants à travers lesquels passait la grise lumière d’un ciel d’automne nuageux, je sentis en moi-même se dénouer les liens qui rattachent le corps à l’esprit. Pour la première fois, j’éprouvai ce spleen moral que connaissent, dit-on, les plus robustes lutteurs au fort de leurs combats, espèce de folie froide qui fait un lâche de l’homme le plus brave, un dévot d’un incrédule, qui rend indifférent à toute chose, même aux sentiments les plus vitaux, à l’honneur, à l’amour ; car le doute nous ôte la connaissance de nous-mêmes, et nous dégoûte de la vie. Pauvres créatures nerveuses que la richesse de votre organisation livre sans défense à je {p. 404}   ne sais quel fatal génie, où sont vos pairs et vos juges ? Je conçus comment le jeune audacieux qui avançait déjà la main sur le bâton des maréchaux de France, habile négociateur autant qu’intrépide capitaine, avait pu devenir l’innocent assassin que je voyais ! Mes désirs, aujourd’hui couronnés de roses, pouvaient avoir cette fin ? Épouvanté par la cause autant que par l’effet, demandant comme l’impie où était ici la Providence, je ne pus retenir deux larmes qui roulèrent sur mes joues.

— Qu’as-tu, mon bon Félix ? me dit Madeleine de sa voix enfantine.

Puis Henriette acheva de dissiper ces noires vapeurs et ces ténèbres par un regard de sollicitude qui rayonna dans mon âme comme le soleil. En ce moment, le vieux piqueur m’apporta de Tours une lettre dont la vue m’arracha je ne sais quel cri de surprise, et qui fit trembler madame de Mortsauf par contre-coup. Je voyais le cachet du cabinet, le roi me rappelait. Je lui tendis la lettre, elle la lut d’un regard.

— Il s’en va ! dit le comte.

— Que vais-je devenir ? me dit-elle en apercevant pour la première fois son désert sans soleil.

Nous restâmes dans une stupeur de pensée qui nous oppressa tous également, car nous n’avions jamais si bien senti que nous nous étions tous nécessaires les uns aux autres. La comtesse eut, en me parlant de toutes choses, même indifférentes, un son de voix nouveau, comme si l’instrument eût perdu plusieurs cordes, et que les autres se fussent détendues. Elle eut des gestes d’apathie et des regards sans lueur. Je la priai de me confier ses pensées.

— En ai-je ? me dit-elle.

Elle m’entraîna dans sa chambre, me fit asseoir sur son canapé, fouilla le tiroir de sa toilette, se mit à genoux devant moi, et me dit : — Voilà les cheveux qui me sont tombés depuis un an, prenez-les, ils sont bien à vous, vous saurez un jour comment et pourquoi.

Je me penchai lentement vers son front, elle ne se baissa pas pour éviter mes lèvres, je les appuyai saintement, sans coupable ivresse, sans volupté chatouilleuse, mais avec un solennel attendrissement. Voulait-elle tout sacrifier ? Allait-elle seulement, comme je l’avais fait, au bord du précipice ? Si l’amour l’avait amenée à se livrer, elle n’eût pas eu ce calme profond, ce regard religieux, et {p. 405}   ne m’eût pas dit de sa voix pure : — Vous ne m’en voulez plus ?

Je partis au commencement de la nuit, elle voulut m’accompagner par la route de Frapesle, et nous nous arrêtâmes au noyer ; je le lui montrai, lui disant comment de là je l’avais aperçue quatre ans auparavant : — La vallée était bien belle ! m’écriai-je.

— Et maintenant ? reprit-elle vivement.

— Vous êtes sous le noyer, lui dis-je, et la vallée est à nous !

Elle baissa la tête, et notre adieu se fit là. Elle remonta dans sa voiture avec Madeleine, et moi dans la mienne, seul. De retour à Paris, je fus heureusement absorbé par des travaux pressants qui me donnèrent une violente distraction et me forcèrent à me dérober au monde qui m’oublia. Je correspondis avec madame de Mortsauf, à qui j’envoyais mon journal toutes les semaines, et qui me répondait deux fois par mois. Vie obscure et pleine, semblable à ces endroits touffus, fleuris et ignorés, que j’avais admirés naguère encore au fond des bois en faisant de nouveaux poëmes de fleurs pendant les deux dernières semaines.

Ô vous qui aimez ! imposez-vous de ces belles obligations, chargez-vous de règles à accomplir comme l’Église en a donné pour chaque jour aux chrétiens. C’est de grandes idées que les observances rigoureuses créées par la Religion Romaine, elles tracent toujours plus avant dans l’âme les sillons du devoir par la répétition des actes qui conservent l’espérance et la crainte. Les sentiments courent toujours vifs dans ces ruisseaux creusés qui retiennent les eaux, les purifient, rafraîchissent incessamment le cœur, et fertilisent la vie par les abondants trésors d’une foi cachée, source divine où se multiplie l’unique pensée d’un unique amour.

Ma passion, qui recommençait le Moyen-Âge et rappelait la chevalerie, fut connue je ne sais comment ; peut-être le roi et le duc de Lenoncourt en causèrent-ils. De cette sphère supérieure, l’histoire à la fois romanesque et simple d’un jeune homme qui adorait pieusement une femme belle sans public, grande dans la solitude, fidèle sans l’appui du devoir, se répandit sans doute au cœur du faubourg Saint-Germain ? Dans les salons, je me trouvais l’objet d’une attention gênante, car la modestie de la vie a des avantages qui, une fois éprouvés, rendent insupportable l’éclat d’une mise en scène constante. De même que les yeux habitués à ne voir que des couleurs douces sont blessés par le grand jour, de même il est certains esprits auxquels déplaisent les violents contrastes. J’étais alors {p. 406}   ainsi ; vous pouvez vous en étonner aujourd’hui ; mais prenez patience, les bizarreries du Vandenesse actuel vont s’expliquer. Je trouvais donc les femmes bienveillantes et le monde parfait pour moi. Après le mariage du duc de Berry, la cour reprit du faste, les fêtes françaises revinrent. L’occupation étrangère avait cessé, la prospérité reparaissait, les plaisirs étaient possibles. Des personnages illustres par leur rang, ou considérables par leur fortune, abondèrent de tous les points de l’Europe dans la capitale de l’intelligence où se retrouvent les avantages des autres pays et leurs vices agrandis, aiguisés par l’esprit français. Cinq mois après avoir quitté Clochegourde au milieu de l’hiver, mon bon ange m’écrivit une lettre désespérée en me racontant une grave maladie de son fils, et à laquelle il avait échappé, mais qui laissait des craintes pour l’avenir ; le médecin avait parlé de précautions à prendre pour la poitrine, mot terrible qui, prononcé par la science, teint en noir toutes les heures d’une mère. À peine Henriette respirait-elle, à peine Jacques entrait-il en convalescence, que sa sœur inspira des inquiétudes. Madeleine, cette jolie plante qui répondait si bien à la culture maternelle, subissait une crise prévue, mais redoutable pour une si frêle constitution. Abattue déjà par les fatigues que lui avait causées la longue maladie de Jacques, la comtesse se trouvait sans courage pour supporter ce nouveau coup, et le spectacle que lui présentaient ces deux chers êtres la rendait insensible aux tourments redoublés du caractère de son mari. Ainsi, des orages de plus en plus troubles et chargés de graviers déracinaient par leurs vagues âpres les espérances le plus profondément plantées dans son cœur. Elle s’était d’ailleurs abandonnée à la tyrannie du comte, qui, de guerre lasse, avait regagné le terrain perdu.

Quand toute ma force enveloppait mes enfants, m’écrivait-elle, pouvais-je l’employer contre monsieur de Mortsauf et pouvais-je me défendre de ses agressions en me défendant contre la mort ? En marchant aujourd’hui, seule et affaiblie, entre les deux jeunes mélancolies qui m’accompagnent, je suis atteinte par un invincible dégoût de la vie. Quel coup puis-je sentir, à quelle affection puis-je répondre, quand je vois sur la terrasse Jacques immobile dont la vie ne m’est plus attestée que par ses deux beaux yeux agrandis de maigreur, caves comme ceux d’un vieillard, et dont, fatal pronostic ! l’intelligence avancée contraste avec sa débilité corporelle ? Quand je vois à mes côtés cette jolie Madeleine, si {p. 407}   vive, si caressante, si colorée, maintenant blanche comme une morte, ses cheveux et ses yeux me semblent avoir pâli, elle tourne sur moi des regards languissants comme si elle voulait me faire ses adieux ; aucun mets ne la tente, ou si elle désire quelque nourriture, elle m’effraie par l’étrangeté de ses goûts ; la candide créature, quoique élevée dans mon cœur, rougit en me les confiant. Malgré mes efforts, je ne puis amuser mes enfants ; chacun d’eux me sourit, mais ce sourire leur est arraché par mes coquetteries, et ne vient pas d’eux ; ils pleurent de ne pouvoir répondre à mes caresses. La souffrance a tout détendu dans leur âme, même les liens qui nous attachent. Ainsi vous comprenez combien Clochegourde est triste : monsieur de Mortsauf y règne sans obstacle. Ô mon ami, vous ma gloire ! m’écrivait-elle plus loin, vous devez bien m’aimer pour m’aimer encore, pour m’aimer inerte, ingrate, et pétrifiée par la douleur.

En ce moment, où jamais je ne me sentis plus vivement atteint dans mes entrailles, et où je ne vivais que dans cette âme, sur laquelle je tâchais d’envoyer la brise lumineuse des matins et l’espérance des soirs empourprés, je rencontrai dans les salons de l’Élysée-Bourbon l’une de ces illustres ladies qui sont à demi souveraines. D’immenses richesses, la naissance dans une famille qui depuis la conquête était pure de toute mésalliance, un mariage avec l’un des vieillards les plus distingués de la pairie anglaise, tous ces avantages n’étaient que des accessoires qui rehaussaient la beauté de cette personne, ses grâces, ses manières, son esprit, je ne sais quel brillant qui éblouissait avant de fasciner. Elle fut l’idole du jour, et régna d’autant mieux sur la société parisienne, qu’elle eut les qualités nécessaires à ses succès, la main de fer sous un gant de velours dont parlait Bernadotte. Vous connaissez la singulière personnalité des Anglais, cette orgueilleuse Manche infranchissable, ce froid canal Saint-Georges qu’ils mettent entre eux et les gens qui ne leur sont point présentés ; l’humanité semble être une fourmilière sur laquelle ils marchent ; ils ne connaissent de leur espèce que les gens admis par eux ; les autres, ils n’en entendent pas le langage ; c’est bien des lèvres qui se remuent et des yeux qui voient, mais ni le son ni le regard ne les atteignent ; pour eux, ces gens sont comme s’ils n’étaient point. Les Anglais offrent ainsi comme une image de leur île où la loi régit tout, où tout est uniforme dans chaque sphère, où l’exercice des vertus semble être le jeu {p. 408}   nécessaire de rouages qui marchent à heure fixe. Les fortifications d’acier poli élevées autour d’une femme anglaise, encagée dans son ménage par des fils d’or, mais où sa mangeoire et son abreuvoir, où ses bâtons et sa pâture sont des merveilles, lui prêtent d’irrésistibles attraits. Jamais un peuple n’a mieux préparé l’hypocrisie de la femme mariée en la mettant à tout propos entre la mort et la vie sociale ; pour elle, aucun intervalle entre la honte et l’honneur : ou la faute est complète, ou elle n’est pas ; c’est tout ou rien, le to be, or not to be d’Hamlet. Cette alternative, jointe au dédain constant auquel les mœurs l’habituent, fait d’une femme anglaise un être à part dans le monde. C’est une pauvre créature, vertueuse par force et prête à se dépraver, condamnée à de continuels mensonges enfouis en son cœur, mais délicieuse par la forme, parce que ce peuple a tout mis dans la forme. De là les beautés particulières aux femmes de ce pays : cette exaltation d’une tendresse où pour elles se résume nécessairement la vie, l’exagération de leurs soins pour elles-mêmes, la délicatesse de leur amour si gracieusement peinte dans la fameuse scène de Roméo et de Juliette où le génie de Shakspeare a d’un trait exprimé la femme anglaise. À vous qui leur enviez tant de choses, que vous dirai-je que vous ne sachiez de ces blanches sirènes, impénétrables en apparence et sitôt connues, qui croient que l’amour suffit à l’amour, et qui importent le spleen dans les jouissances en ne les variant pas, dont l’âme n’a qu’une note, dont la voix n’a qu’une syllabe, océan d’amour, où qui n’a pas nagé ignorera toujours quelque chose de la poésie des sens, comme celui qui n’a pas vu la mer aura des cordes de moins à sa lyre. Vous connaissez le pourquoi de ces paroles. Mon aventure avec la marquise Dudley eut une fatale célébrité. Dans un âge où les sens ont tant d’empire sur nos déterminations, chez un jeune homme où leurs ardeurs avaient été si violemment comprimées, l’image de la sainte qui souffrait son lent martyre à Clochegourde rayonna si fortement que je pus résister aux séductions. Cette fidélité fut le lustre qui me valut l’attention de lady Arabelle. Ma résistance aiguisa sa passion. Ce qu’elle désirait, comme le désirent beaucoup d’Anglaises, était l’éclat, l’extraordinaire. Elle voulait du poivre, du piment pour la pâture du cœur, de même que les Anglais veulent des condiments enflammés pour réveiller leur goût. L’atonie que mettent dans l’existence de ces femmes une perfection constante dans les choses, une régularité {p. 409}   méthodique dans les habitudes, les conduit à l’adoration du romanesque et du difficile. Je ne sus pas juger ce caractère. Plus je me renfermais dans un froid dédain, plus lady Dudley se passionnait. Cette lutte, dont elle se faisait gloire, excita la curiosité de quelques salons, ce fut pour elle un premier bonheur qui lui faisait une obligation du triomphe. Ah ! j’eusse été sauvé, si quelque ami m’avait répété le mot atroce qui lui échappa sur madame de Mortsauf et sur moi.

— Je suis, dit-elle, ennuyée de ces soupirs de tourterelle !

Sans vouloir ici justifier mon crime, je vous ferai observer, Natalie, qu’un homme a moins de ressources pour résister à une femme que vous n’en avez pour échapper à nos poursuites. Nos mœurs interdisent à notre sexe les brutalités de la répression qui, chez vous, sont des amorces pour un amant, et que d’ailleurs les convenances vous imposent ; à nous, au contraire, je ne sais quelle jurisprudence de fatuité masculine ridiculise notre réserve ; nous vous laissons le monopole de la modestie pour que vous ayez le privilége des faveurs ; mais intervertissez les rôles, l’homme succombe sous la moquerie. Quoique gardé par ma passion, je n’étais pas à l’âge où l’on reste insensible aux triples séductions de l’orgueil, du dévouement et de la beauté. Quand lady Arabelle mettait à mes pieds, au milieu d’un bal dont elle était la reine, les hommages qu’elle y recueillait, et qu’elle épiait mon regard pour savoir si sa toilette était de mon goût, et qu’elle frissonnait de volupté lorsqu’elle me plaisait, j’étais ému de son émotion. Elle se tenait d’ailleurs sur un terrain où je ne pouvais pas la fuir ; il m’était difficile de refuser certaines invitations parties du cercle diplomatique ; sa qualité lui ouvrait tous les salons, et avec cette adresse que les femmes déploient pour obtenir ce qui leur plaît, elle se faisait placer à table par la maîtresse de la maison auprès de moi ; puis elle me parlait à l’oreille. — « Si j’étais aimée comme l’est madame de Mortsauf, me disait-elle, je vous sacrifierais tout. » Elle me soumettait en riant les conditions les plus humbles, elle me promettait une discrétion à toute épreuve, ou me demandait de souffrir seulement qu’elle m’aimât. Elle me disait un jour ces mots qui satisfaisaient toutes les capitulations d’une conscience timorée et les effrénés désirs du jeune homme : « — Votre amie toujours, et votre maîtresse quand vous le voudrez ! » Enfin elle médita de faire servir à ma perte la loyauté même de mon caractère, elle {p. 410}   gagna mon valet de chambre, et après une soirée où elle s’était montrée si belle qu’elle était sûre d’avoir excité mes désirs, je la trouvai chez moi. Cet éclat retentit dans l’Angleterre, et son aristocratie se consterna comme le ciel à la chute de son plus bel ange. Lady Dudley quitta son nuage dans l’empyrée britannique, se réduisit à sa fortune, et voulut éclipser par ses sacrifices CELLE dont la vertu causa ce célèbre désastre. Lady Arabelle prit plaisir, comme le démon sur le faîte du temple, à me montrer les plus riches pays de son ardent royaume.

Lisez-moi, je vous en conjure, avec indulgence ? Il s’agit ici d’un des problèmes les plus intéressants de la vie humaine, d’une crise à laquelle ont été soumis la plus grande partie des hommes, et que je voudrais expliquer, ne fût-ce que pour allumer un phare sur cet écueil. Cette belle lady, si svelte, si frêle, cette femme de lait, si brisée, si brisable, si douce, d’un front si caressant, couronnée de cheveux de couleur fauve et si fins, cette créature dont l’éclat semble phosphorescent et passager, est une organisation de fer. Quelque fougueux qu’il soit, aucun cheval ne résiste à son poignet nerveux, à cette main molle en apparence et que rien ne lasse. Elle a le pied de la biche, un petit pied sec et musculeux, sous une grâce d’enveloppe indescriptible. Elle est d’une force à ne rien craindre dans une lutte ; nul homme ne peut la suivre à cheval, elle gagnerait le prix d’un steeple chase sur des centaures ; elle tire les daims et les cerfs sans arrêter son cheval. Son corps ignore la sueur, il aspire le feu dans l’atmosphère et vit dans l’eau sous peine de ne pas vivre. Aussi sa passion est-elle tout africaine ; son désir va comme le tourbillon du désert, le désert dont l’ardente immensité se peint dans ses yeux, le désert plein d’azur et d’amour, avec son ciel inaltérable, avec ses fraîches nuits étoilées. Quelles oppositions avec Clochegourde ! L’orient et l’occident, l’une attirant à elle les moindres parcelles humides pour s’en nourrir, l’autre exsudant son âme, enveloppant ses fidèles d’une lumineuse atmosphère ; celle-ci, vive et svelte ; celle-là, lente et grasse. Enfin, avez-vous jamais réfléchi au sens général des mœurs anglaises ? N’est-ce pas la divinisation de la matière, un épicuréisme défini, médité, savamment appliqué ? Quoi qu’elle fasse ou dise, l’Angleterre est matérialiste, à son insu peut-être. Elle a des prétentions religieuses et morales, d’où la spiritualité divine, d’où l’âme catholique est absente, et dont la grâce fécondante ne sera remplacée par aucune hypocrisie, {p. 411}   quelque bien jouée qu’elle soit. Elle possède au plus haut degré cette science de l’existence qui bonifie les moindres parcelles de la matérialité, qui fait que votre pantoufle est la plus exquise pantoufle du monde, qui donne à votre linge une saveur indicible, qui double de cèdre et parfume les commodes ; qui verse à l’heure dite un thé suave, savamment déplié, qui bannit la poussière, cloue des tapis depuis la première marche jusque dans les derniers replis de la maison, brosse les murs des caves, polit le marteau de la porte, assouplit les ressorts du carrosse, qui fait de la matière une pulpe nourrissante et cotonneuse, brillante et propre au sein de laquelle l’âme expire sous la jouissance, qui produit l’affreuse monotonie du bien-être, donne une vie sans opposition dénuée de spontanéité et qui pour tout dire vous machinise. Ainsi, je connus tout à coup au sein de ce luxe anglais une femme peut-être unique en son sexe, qui m’enveloppa dans les rets de cet amour renaissant de son agonie et aux prodigalités duquel j’apportais une continence sévère, de cet amour qui a des beautés accablantes, une électricité à lui, qui vous introduit souvent dans les cieux par les portes d’ivoire de son demi-sommeil, ou qui vous y enlève en croupe sur ses reins ailés. Amour horriblement ingrat, qui rit sur les cadavres de ceux qu’il tue ; amour sans mémoire, un cruel amour qui ressemble à la politique anglaise, et dans lequel tombent presque tous les hommes. Vous comprenez déjà le problème. L’homme est composé de matière et d’esprit ; l’animalité vient aboutir en lui, et l’ange commence à lui. De là cette lutte que nous éprouvons tous entre une destinée future que nous pressentons et les souvenirs de nos instincts antérieurs dont nous ne sommes pas entièrement détachés : un amour charnel et un amour divin. Tel homme les résout en un seul, tel autre s’abstient ; celui-ci fouille le sexe entier pour y chercher la satisfaction de ses appétits antérieurs, celui-là l’idéalise en une seule femme dans laquelle se résume l’univers ; les uns flottent indécis entre les voluptés de la matière et celles de l’esprit, les autres spiritualisent la chair en lui demandant ce qu’elle ne saurait donner. Si, pensant à ces traits généraux de l’amour, vous tenez compte des répulsions et des affinités qui résultent de la diversité des organisations, et qui brisent les pactes conclus entre ceux qui ne se sont pas éprouvés ; si vous y joignez les erreurs produites par les espérances des gens qui vivent plus spécialement par l’esprit, par le cœur ou par l’action, qui pensent, qui sentent ou qui agissent, et {p. 412}   dont les vocations sont trompées, méconnues dans une association où il se trouve deux êtres, également doubles ; vous aurez une grande indulgence pour les malheurs envers lesquels la société se montre sans pitié. Eh ! bien, lady Arabelle contente les instincts, les organes, les appétits, les vices et les vertus de la matière subtile dont nous sommes faits ; elle était la maîtresse du corps. Madame de Mortsauf était l’épouse de l’âme. L’amour que satisfaisait la maîtresse a des bornes, la matière est finie, ses propriétés ont des forces calculées, elle est soumise à d’inévitables saturations ; je sentais souvent je ne sais quel vide à Paris, près de lady Dudley. L’infini est le domaine du cœur, l’amour était sans bornes à Clochegourde. J’aimais passionnément lady Arabelle, et certes, si la bête était sublime en elle, elle avait aussi de la supériorité dans l’intelligence ; sa conversation moqueuse embrassait tout. Mais j’adorais Henriette. La nuit je pleurais de bonheur, le matin je pleurais de remords. Il est certaines femmes assez savantes pour cacher leur jalousie sous la bonté la plus angélique ; c’est celles qui, semblables à lady Dudley, ont dépassé trente ans. Ces femmes savent alors sentir et calculer, presser tout le suc du présent et penser à l’avenir ; elles peuvent étouffer des gémissements souvent légitimes avec l’énergie du chasseur qui ne s’aperçoit pas d’une blessure en poursuivant son bouillant hallali. Sans parler de madame de Mortsauf, Arabelle essayait de la tuer dans mon âme où elle la retrouvait toujours, et sa passion se ravivait au souffle de cet amour invincible. Afin de triompher par des comparaisons qui fussent à son avantage, elle ne se montra ni soupçonneuse, ni tracassière, ni curieuse, comme le sont la plupart des jeunes femmes ; mais, semblable à la lionne qui a saisi dans sa gueule et rapporté dans son antre une proie à ronger, elle veillait à ce que rien ne troublât son bonheur, et me gardait comme une conquête insoumise. J’écrivais à Henriette sous ses yeux, jamais elle ne lut une seule ligne, jamais elle ne chercha par aucun moyen à savoir l’adresse écrite sur mes lettres. J’avais ma liberté. Elle semblait s’être dit : — Si je le perds, je n’en accuserai que moi. Et elle s’appuyait fièrement sur un amour si dévoué qu’elle m’aurait donné sa vie sans hésiter si je la lui avais demandée. Enfin elle m’avait fait croire que, si je la quittais, elle se tuerait aussitôt. Il fallait l’entendre à ce sujet célébrer la coutume des veuves indiennes qui se brûlent sur le bûcher de leurs maris. — « Quoique dans l’Inde cet usage soit une distinction réservée à la classe noble, et que, {p. 413}   sous ce rapport, il soit peu compris des Européens incapables de deviner la dédaigneuse grandeur de ce privilége, avouez, me disait-elle, que, dans nos plates mœurs modernes, l’aristocratie ne peut plus se relever que par l’extraordinaire des sentiments ? Comment puis-je apprendre aux bourgeois que le sang de mes veines ne ressemble pas au leur, si ce n’est en mourant autrement qu’ils ne meurent ? Des femmes sans naissance peuvent avoir les diamants, les étoffes, les chevaux, les écussons même qui devraient nous être réservés, car on achète un nom ! Mais, aimer, tête levée, à contresens de la loi, mourir pour l’idole que l’on s’est choisie en se taillant un linceul dans les draps de son lit, soumettre le monde et le ciel à un homme en dérobant ainsi au Tout-Puissant le droit de faire un Dieu, ne le trahir pour rien, pas même pour la vertu ; car se refuser à lui au nom du devoir, n’est-ce pas se donner à quelque chose qui n’est pas lui ?… que ce soit un homme ou une idée, il y a toujours trahison ! Voilà des grandeurs où n’atteignent pas les femmes vulgaires ; elles ne connaissent que deux routes communes, ou le grand chemin de la vertu, ou le bourbeux sentier de la courtisane ! » Elle procédait, vous le voyez, par l’orgueil, elle flattait toutes les vanités en les déifiant, elle me mettait si haut qu’elle ne pouvait vivre qu’à mes genoux ; aussi toutes les séductions de son esprit étaient-elles exprimées par sa pose d’esclave et par son entière soumission. Elle savait rester tout un jour, étendue à mes pieds, silencieuse, occupée à me regarder, épiant l’heure du plaisir comme une cadine du sérail et l’avançant par d’habiles coquetteries, tout en paraissant l’attendre. Par quels mots peindre les six premiers mois pendant lesquels je fus en proie aux énervantes jouissances d’un amour fertile en plaisirs, et qui les variait avec le savoir que donne l’expérience, mais en cachant son instruction sous les emportements de la passion. Ces plaisirs, subite révélation de la poésie des sens, constituent le lien vigoureux par lequel les jeunes gens s’attachent aux femmes plus âgées qu’eux ; mais ce lien est l’anneau du forçat, il laisse dans l’âme une ineffaçable empreinte, il y met un dégoût anticipé pour les amours frais, candides, riches de fleurs seulement, et qui ne savent pas servir d’alcohol dans des coupes d’or curieusement ciselées, enrichies de pierres où brillent d’inépuisables feux. En savourant les voluptés que je rêvais sans les connaître, que j’avais exprimées dans mes selam, et que l’union des âmes rend mille fois plus ardentes, je ne manquai pas de {p. 414}   paradoxes pour me justifier à moi-même la complaisance avec laquelle je m’abreuvais à cette belle coupe. Souvent lorsque, perdue dans l’infini de la lassitude, mon âme dégagée du corps voltigeait loin de la terre, je pensais que ces plaisirs étaient un moyen d’annuler la matière et de rendre l’esprit à son vol sublime. Souvent lady Dudley, comme beaucoup de femmes, profitait de l’exaltation à laquelle conduit l’excès du bonheur, pour me lier par des serments ; et, sous le coup d’un désir, elle m’arrachait des blasphèmes contre l’ange de Clochegourde. Une fois traître, je devins fourbe. Je continuai d’écrire à madame de Mortsauf comme si j’étais toujours le même enfant au méchant petit habit bleu qu’elle aimait tant ; mais, je l’avoue, son don de seconde vue m’épouvantait quand je pensais aux désastres qu’une indiscrétion pouvait causer dans le joli château de mes espérances. Souvent, au milieu de mes joies, une soudaine douleur me glaçait, j’entendais le nom d’Henriette prononcé par une voix d’en haut comme le : — Caïn, où est Abel ? de l’Écriture. Mes lettres restèrent sans réponse. Je fus saisi d’une horrible inquiétude, je voulus partir pour Clochegourde. Arabelle ne s’y opposa point, mais elle parla naturellement de m’accompagner en Touraine. Son caprice aiguisé par la difficulté, ses pressentiments justifiés par un bonheur inespéré, tout avait engendré chez elle un amour réel qu’elle désirait rendre unique. Son génie de femme lui fit apercevoir dans ce voyage un moyen de me détacher entièrement de madame de Mortsauf ; tandis que, aveuglé par la peur, emporté par la naïveté de la passion vraie, je ne vis pas le piége où j’allais être pris. Lady Dudley proposa les concessions les plus humbles et prévint toutes les objections. Elle consentit à demeurer près de Tours, à la campagne, inconnue, déguisée, sans sortir le jour, et à choisir pour nos rendez-vous les heures de la nuit où personne ne pouvait nous rencontrer. Je partis de Tours à cheval pour Clochegourde. J’avais mes raisons en y venant ainsi, car il me fallait pour mes excursions nocturnes un cheval, et le mien était un cheval arabe que lady Esther Stanhope avait envoyé à la marquise, et qu’elle m’avait échangé contre ce fameux tableau de Rembrandt, qu’elle a dans son salon à Londres, et que j’ai si singulièrement obtenu. Je pris le chemin que j’avais parcouru pédestrement six ans auparavant, et m’arrêtai sous le noyer. De là, je vis madame de Mortsauf en robe blanche au bord de la terrasse. Aussitôt je m’élançai vers elle avec la rapidité de l’éclair, et fus en {p. 415}   quelques minutes au bas du mur, après avoir franchi la distance en droite ligne, comme s’il s’agissait d’une course au clocher. Elle entendit les bonds prodigieux de l’hirondelle du désert, et, quand je l’arrêtai net au coin de la terrasse, elle me dit : — Ah ! vous voilà !

Ces trois mots me foudroyèrent. Elle savait mon aventure. Qui la lui avait apprise ? sa mère, de qui plus tard elle me montra la lettre odieuse ! La faiblesse indifférente de cette voix, jadis si pleine de vie, la pâleur mate du son révélaient une douleur mûrie, exhalaient je ne sais quelle odeur de fleurs coupées sans retour. L’ouragan de l’infidélité, semblable à ces crues de la Loire qui ensablent à jamais une terre, avait passé sur son âme en faisant un désert là où verdoyaient d’opulentes prairies. Je fis entrer mon cheval par la petite porte ; il se coucha sur le gazon à mon commandement, et la comtesse, qui s’était avancée à pas lents, s’écria : — Le bel animal ! Elle se tenait les bras croisés pour que je ne prisse pas sa main, je devinai son intention. — Je vais prévenir monsieur de Mortsauf, dit-elle en me quittant.

Je demeurai debout, confondu, la laissant aller, la contemplant, toujours noble, lente, fière, plus blanche que je ne l’avais vue, mais gardant au front la jaune empreinte du sceau de la plus amère mélancolie, et penchant la tête comme un lys trop chargé de pluie.

— Henriette ! criai-je avec la rage de l’homme qui se sent mourir.

Elle ne se retourna point, elle ne s’arrêta pas, elle dédaigna de me dire qu’elle m’avait retiré son nom, qu’elle n’y répondait plus, elle marchait toujours. Je pourrai dans cette épouvantable vallée où doivent tenir des millions de peuples devenus poussière et dont l’âme anime maintenant la surface du globe, je pourrai me trouver petit au sein de cette foule pressée sous les immensités lumineuses qui l’éclaireront de leur gloire ; mais alors je serai moins aplati que je ne le fus devant cette forme blanche, montant comme monte dans les rues d’une ville quelque inflexible inondation, montant d’un pas égal à son château de Clochegourde, la gloire et le supplice de cette Didon chrétienne ! Je maudis Arabelle par une seule imprécation qui l’eût tuée si elle l’eût entendue, elle qui avait tout laissé pour moi, comme on laisse tout pour Dieu ! Je restai perdu dans un monde de pensées, en apercevant de tous côtés l’infini de la douleur. Je les vis alors descendant tous. Jacques courait avec {p. 416}   l’impétuosité naïve de son âge. Gazelle aux yeux mourants, Madeleine accompagnait sa mère. Je serrai Jacques contre mon cœur en versant sur lui les effusions de l’âme et les larmes que rejetait sa mère. Monsieur de Mortsauf vint à moi, me tendit les bras, me pressa sur lui, m’embrassa sur les joues, en me disant : — Félix, j’ai su que je vous devais la vie !

Madame de Mortsauf nous tourna le dos pendant cette scène, en prenant le prétexte de montrer le cheval à Madeleine stupéfaite.

— Ha ! diantre ! voilà bien les femmes, cria le comte en colère, elles examinent votre cheval.

Madeleine se retourna, vint à moi, je lui baisai la main en regardant la comtesse qui rougit.

— Elle est bien mieux, Madeleine, dis-je.

— Pauvre fillette ! répondit la comtesse en la baisant au front.

— Oui, pour le moment, ils sont tous bien, répondit le comte. Moi seul, mon cher Félix, suis délabré comme une vieille tour qui va tomber.

— Il paraît que le général a toujours ses dragons noirs, repris-je en regardant madame de Mortsauf.

— Nous avons tous nos blue devils19, répondit-elle. N’est-ce pas le mot anglais ?

Nous remontâmes vers les clos en nous promenant ensemble, et sentant tous qu’il était survenu quelque grave événement. Elle n’avait aucun désir d’être seule avec moi. Enfin j’étais son hôte.

— Pour le coup, et votre cheval ? dit le comte quand nous fûmes sortis.

— Vous verrez, reprit la comtesse, que j’aurai tort en y pensant, et tort en n’y pensant plus.

— Mais oui, dit-il, il faut tout faire en temps utile.

— J’y vais, dis-je en trouvant ce froid accueil insupportable. Moi seul puis le faire sortir, et le caser comme il faut. Mon groom vient par la voiture de Chinon, il le pansera.

— Le groom arrive-t-il aussi d’Angleterre ? dit-elle.

— Il ne s’en fait que là, répondit le comte qui devint gai en voyant sa femme triste.

La froideur de sa femme fut une occasion de la contredire, il m’accabla de son amitié. Je connus la pesanteur de l’attachement d’un mari. Ne croyez pas que le moment où leurs attentions {p. 417}   assassinent les âmes nobles soit le temps où leurs femmes prodiguent une affection qui semble leur être volée ; non ! ils sont odieux et insupportables le jour où cet amour s’envole. La bonne intelligence, condition essentielle aux attachements de ce genre, apparaît alors comme un moyen ; elle pèse alors, elle est horrible comme tout moyen que sa fin ne justifie plus.

— Mon cher Félix, me dit le comte en me prenant les mains et me les serrant affectueusement, pardonnez à madame de Mortsauf, les femmes ont besoin d’être quinteuses, leur faiblesse les excuse, elles ne sauraient avoir l’égalité d’humeur que nous donne la force du caractère. Elle vous aime beaucoup, je le sais ; mais…

Pendant que le comte parlait, madame de Mortsauf s’éloigna de nous insensiblement de manière à nous laisser seuls.

— Félix, me dit-il alors à voix basse en contemplant sa femme qui remontait au château accompagnée de ses deux enfants, j’ignore ce qui se passe dans l’âme de madame de Mortsauf, mais son caractère a complétement changé depuis six semaines. Elle si douce, si dévouée jusqu’ici, devient d’une maussaderie incroyable !

Manette m’apprit plus tard que la comtesse était tombée dans un abattement qui la rendait insensible aux tracasseries du comte. En ne rencontrant plus de terre molle où planter ses flèches, cet homme était devenu inquiet comme l’enfant qui ne voit plus remuer le pauvre insecte qu’il tourmente. En ce moment il avait besoin d’un confident comme l’exécuteur a besoin d’un aide.

— Essayez, dit-il après une pause, de questionner madame de Mortsauf. Une femme a toujours des secrets pour son mari ; mais elle vous confiera peut-être le sujet de ses peines. Dût-il m’en coûter la moitié des jours qui me restent et la moitié de ma fortune, je sacrifierais tout pour la rendre heureuse. Elle est si nécessaire à ma vie ! Si dans ma vieillesse je ne sentais pas toujours cet ange à mes côtés, je serais le plus malheureux des hommes ! je voudrais mourir tranquille. Dites-lui donc qu’elle n’a pas long-temps à me supporter. Moi, Félix, mon pauvre ami, je m’en vais, je le sais. Je cache à tout le monde la fatale vérité, pourquoi les affliger par avance ? Toujours le pylore, mon ami ! J’ai fini par saisir les causes de la maladie, la sensibilité m’a tué. En effet, toutes nos affections frappent sur le centre gastrique…

{p. 418}   — En sorte, lui dis-je en souriant, que les gens de cœur périssent par l’estomac ?

— Ne riez pas, Félix, rien n’est plus vrai. Les peines trop vives exagèrent le jeu du grand sympathique. Cette exaltation de la sensibilité entretient dans une constante irritation la muqueuse de l’estomac. Si cet état persiste, il amène des perturbations d’abord insensibles dans les fonctions digestives : les sécrétions s’altèrent, l’appétit se déprave et la digestion se fait capricieuse : bientôt des douleurs poignantes apparaissent, s’aggravent et deviennent de jour en jour plus fréquentes ; puis la désorganisation arrive à son comble comme si quelque poison lent se mêlait au bol alimentaire ; la muqueuse s’épaissit, l’induration de la valvule du pylore s’opère et il s’y forme un squirrhe dont il faut mourir. Eh ! bien, j’en suis là, mon cher ! L’induration marche sans que rien puisse l’arrêter. Voyez mon teint jaune-paille, mes yeux secs et brillants, ma maigreur excessive ? Je me dessèche. Que voulez-vous, j’ai rapporté de l’émigration le germe de cette maladie : j’ai tant souffert alors ! Mon mariage, qui pouvait réparer les maux de l’émigration, loin de calmer mon âme ulcérée, a ravivé la plaie. Qu’ai-je trouvé ici ? d’éternelles alarmes causées par mes enfants, des chagrins domestiques, une fortune à refaire, des économies qui engendraient mille privations que j’imposais à ma femme et dont je pâtissais le premier. Enfin, je ne puis confier ce secret qu’à vous, mais voici ma plus dure peine. Quoique Blanche soit un ange, elle ne me comprend pas ; elle ne sait rien de mes douleurs, elle les contrarie, je lui pardonne ! Tenez, ceci est affreux à dire, mon ami ; mais une femme moins vertueuse qu’elle m’aurait rendu plus heureux en se prêtant à des adoucissements que Blanche n’imagine pas, car elle est niaise comme un enfant ! Ajoutez que mes gens me tourmentent, c’est des buses qui entendent grec lorsque je parle français. Quand notre fortune a été reconstruite, coussi coussi, quand j’ai eu moins d’ennui, le mal était fait, j’atteignais à la période des appétits dépravés ; puis est venue ma grande maladie, si mal prise par Origet. Bref, aujourd’hui je n’ai pas six mois à vivre…

J’écoutais le comte avec terreur. En revoyant la comtesse, le brillant de ses yeux secs et la teinte jaune-paille de son front m’avaient frappé, j’entraînai le comte vers la maison en paraissant écouter ses plaintes mêlées de dissertations médicales ; mais je ne songeais qu’à Henriette et voulais l’observer. Je trouvai la comtesse {p. 419}   dans le salon, où elle assistait à une leçon de mathématiques donnée à Jacques par l’abbé de Dominis, en montrant à Madeleine un point de tapisserie. Autrefois elle aurait bien su, le jour de mon arrivée, remettre ses occupations pour être toute à moi ; mais mon amour était si profondément vrai que je refoulai dans mon cœur le chagrin que me causa ce contraste entre le présent et le passé ; car je voyais la fatale teinte jaune-paille qui, sur ce céleste visage, ressemblait au reflet des lueurs divines que les peintres italiens ont mises à la figure des saintes. Je sentis alors en moi le vent glacé de la mort. Puis quand le feu de ses yeux dénués de l’eau limpide où jadis nageait son regard tomba sur moi, je frissonnai ; j’aperçus alors quelques changements dus au chagrin et que je n’avais point remarqués en plein air : les lignes si menues qui, à ma dernière visite, n’étaient que légèrement imprimées sur son front, l’avaient creusé ; ses tempes bleuâtres semblaient ardentes et concaves ; ses yeux s’étaient enfoncés sous leurs arcades attendries, et le tour avait bruni ; elle était mortifiée comme le fruit sur lequel les meurtrissures commencent à paraître, et qu’un ver intérieur fait prématurément blondir. Moi, dont toute l’ambition était de verser le bonheur à flots dans son âme, n’avais-je pas jeté l’amertume dans la source où se rafraîchissait sa vie, où se retrempait son courage ? Je vins m’asseoir à ses côtés, et lui dis d’une voix où pleurait le repentir : — Êtes-vous contente de votre santé ?

— Oui, répondit-elle en plongeant ses yeux dans les miens. Ma santé, la voici, reprit-elle en me montrant Jacques et Madeleine.

Sortie victorieuse de sa lutte avec la nature, à quinze ans, Madeleine était femme ; elle avait grandi, ses couleurs de rose du Bengale renaissaient sur ses joues bistrées ; elle avait perdu l’insouciance de l’enfant qui regarde tout en face, et commençait à baisser les yeux ; ses mouvements devenaient rares et graves comme ceux de sa mère ; sa taille était svelte, et les grâces de son corsage fleurissaient déjà ; déjà la coquetterie lissait ses magnifiques cheveux noirs, séparés en deux bandeaux sur son front d’Espagnole. Elle ressemblait aux jolies statuettes du Moyen-Âge, si fines de contour, si minces de forme que l’œil en les caressant craint de les voir se briser ; mais la santé, ce fruit éclos après tant d’efforts, avait mis sur ses joues le velouté de la pêche, et le long de son col le soyeux duvet où, comme chez sa mère, se jouait la lumière. Elle devait vivre ! Dieu l’avait écrit, cher bouton de la plus belle {p. 420}   des fleurs humaines ! sur les longs cils de tes paupières, sur la courbe de tes épaules qui promettaient de se développer richement comme celles de ta mère ! Cette brune jeune fille, à la taille de peuplier, contrastait avec Jacques, frêle jeune homme de dix-sept ans, de qui la tête avait grossi, dont le front inquiétait par sa rapide extension, dont les yeux fiévreux, fatigués, étaient en harmonie avec une voix profondément sonore. L’organe livrait un trop fort volume de son, de même que le regard laissait échapper trop de pensées. C’était l’intelligence, l’âme, le cœur d’Henriette dévorant de leur flamme rapide un corps sans consistance ; car Jacques avait ce teint de lait animé des couleurs ardentes qui distinguent les jeunes Anglaises marquées par le fléau pour être abattues dans un temps déterminé ; santé trompeuse ! En obéissant au signe par lequel Henriette, après m’avoir montré Madeleine, indiquait Jacques qui traçait des figures de géométrie et des calculs algébriques sur un tableau devant l’abbé de Dominis, je tressaillis à l’aspect de cette mort cachée sous les fleurs, et respectai l’erreur de la pauvre mère.

— Quand je les vois ainsi, la joie fait taire mes douleurs, de même qu’elles se taisent et disparaissent quand je les vois malades. Mon ami, dit-elle l’œil brillant de plaisir maternel, si d’autres affections nous trahissent, les sentiments récompensés ici, les devoirs accomplis et couronnés de succès compensent la défaite essuyée ailleurs. Jacques sera comme vous un homme d’une haute instruction, plein de vertueux savoir ; il sera comme vous l’honneur de son pays, qu’il gouvernera peut-être, aidé par vous qui serez si haut placé ; mais je tâcherai qu’il soit fidèle à ses premières affections. Madeleine, la chère créature, a déjà le cœur sublime, elle est pure comme la neige du plus haut sommet des Alpes, elle aura le dévouement de la femme et sa gracieuse intelligence, elle est fière, elle sera digne des Lenoncourt ! La mère jadis si tourmentée est maintenant bien heureuse, heureuse d’un bonheur infini, sans mélange ; oui, ma vie est pleine, ma vie est riche. Vous le voyez, Dieu fait éclore mes joies au sein des affections permises et mêle de l’amertume à celles vers lesquelles m’entraînait un penchant dangereux…

— Bien, s’écria joyeusement l’abbé. Monsieur le vicomte en sait autant que moi…

En achevant sa démonstration Jacques toussa légèrement.

{p. 421}   — Assez pour aujourd’hui, mon cher abbé, dit la comtesse émue, et surtout pas de leçon de chimie. Montez à cheval, Jacques, reprit-elle en se laissant embrasser par son fils avec la caressante mais digne volupté d’une mère, et les yeux tournés vers moi comme pour insulter mes souvenirs. Allez, cher, et soyez prudent.

— Mais, lui dis-je pendant qu’elle suivait Jacques par un long regard, vous ne m’avez pas répondu. Ressentez-vous quelques douleurs ?

— Oui, parfois à l’estomac. Si j’étais à Paris, j’aurais les honneurs d’une gastrite, la maladie à la mode.

— Ma mère souffre souvent et beaucoup, me dit Madeleine.

— Ah ! dit-elle, ma santé vous intéresse ?…

Madeleine étonnée de la profonde ironie empreinte dans ces mots, nous regarda tour à tour ; mes yeux comptaient des fleurs roses sur le coussin de son meuble gris et vert qui ornait le salon.

— Cette situation est intolérable, lui dis-je à l’oreille.

— Est-ce moi qui l’ai créée ? me demanda-t-elle. Cher enfant, ajouta-t-elle à haute voix en affectant ce cruel enjouement par lequel les femmes enjolivent leurs vengeances, ignorez-vous l’histoire moderne ? la France et l’Angleterre ne sont-elles pas toujours ennemies ? Madeleine sait cela, elle sait qu’une mer immense les sépare, mer froide, mer orageuse.

Les vases de la cheminée étaient remplacés par des candélabres, afin sans doute de m’ôter le plaisir de les remplir de fleurs ; je les retrouvai plus tard dans sa chambre. Quand mon domestique arriva, je sortis pour lui donner des ordres ; il m’avait apporté quelques affaires que je voulus placer dans ma chambre.

— Félix, me dit la comtesse, ne vous trompez pas ! L’ancienne chambre de ma tante est maintenant celle de Madeleine, vous êtes au-dessus du comte.

Quoique coupable, j’avais un cœur, et tous ces mots étaient des coups de poignard froidement donnés aux endroits les plus sensibles qu’elle semblait choisir pour frapper. Les souffrances morales ne sont pas absolues, elles sont en raison de la délicatesse des âmes, et la comtesse avait durement parcouru cette échelle des douleurs ; mais, par cette raison même, la meilleure femme sera toujours d’autant plus cruelle qu’elle a été plus bienfaisante ; je la regardai, mais elle baissa la tête. J’allai dans ma nouvelle chambre {p. 422}   qui était jolie, blanche et verte. Là, je fondis en larmes. Henriette m’entendit, elle y vint en apportant un bouquet de fleurs.

— Henriette, lui dis-je, en êtes-vous à ne point pardonner la plus excusable des fautes ?

— Ne m’appelez jamais Henriette, reprit-elle, elle n’existe plus, la pauvre femme ; mais vous trouverez toujours madame de Mortsauf, une amie dévouée qui vous écoutera, qui vous aimera. Félix, nous causerons plus tard. Si vous avez encore de la tendresse pour moi, laissez-moi m’habituer à vous voir ; et au moment où les mots me déchireront moins le cœur, à l’heure où j’aurai reconquis un peu de courage, eh ! bien, alors, alors seulement. Voyez-vous cette vallée, dit-elle en me montrant l’Indre, elle me fait mal, je l’aime toujours.

— Ah ! périsse l’Angleterre et toutes ses femmes ! Je donne ma démission au roi, je meurs ici, pardonné.

— Non, aimez-la, cette femme ! Henriette n’est plus, ceci n’est pas un jeu, vous le saurez.

Elle se retira, dévoilant par l’accent de ce dernier mot l’étendue de ses plaies. Je sortis vivement, la retins et lui dis : — Vous ne m’aimez donc plus ?

— Vous m’avez fait plus de mal que tous les autres ensemble ! Aujourd’hui je souffre moins, je vous aime donc moins ; mais il n’y a qu’en Angleterre où l’on dise ni jamais, ni toujours ; ici nous disons toujours. Soyez sage, n’augmentez pas ma douleur ; et si vous souffrez, songez que je vis, moi !

Elle me retira sa main que je tenais froide, sans mouvement, mais humide, et se sauva comme une flèche en traversant le corridor où cette scène véritablement tragique avait eu lieu. Pendant le dîner, le comte20 me réservait un supplice auquel je n’avais pas songé.

— La marquise Dudley n’est donc pas à Paris ? me dit-il.

Je rougis excessivement en lui répondant : — Non.

— Elle n’est pas à Tours, dit le comte en continuant.

— Elle n’est pas divorcée, elle peut aller en Angleterre. Son mari serait bien heureux, si elle voulait revenir à lui, dis-je avec vivacité.

— A-t-elle des enfants, demanda madame de Mortsauf d’une voix altérée.

— Deux fils, lui dis-je.

{p. 423}   — Où sont-ils ?

— En Angleterre, avec le père.

— Voyons, Félix, soyez franc. Est-elle aussi belle qu’on le dit ?

— Pouvez-vous lui faire une semblable question ? la femme qu’on aime n’est-elle pas toujours la plus belle des femmes, s’écria la comtesse.

— Oui, toujours, dis-je avec orgueil en lui lançant un regard qu’elle ne soutint pas.

— Vous êtes heureux, reprit le comte, oui, vous êtes un heureux coquin. Ah ! dans ma jeunesse, j’aurais été fou d’une semblable conquête…

— Assez, dit madame de Mortsauf, en montrant par un regard Madeleine à son père.

— Je ne suis pas un enfant, dit le comte qui se plaisait à redevenir jeune.

En sortant de table, la comtesse m’amena sur la terrasse, et quand nous y fûmes, elle s’écria : — Comment, il se rencontre des femmes qui sacrifient leurs enfants à un homme ? La fortune, le monde, je le conçois, l’éternité, oui, peut-être ! Mais les enfants ! se priver de ses enfants !

— Oui, et ces femmes voudraient avoir encore à sacrifier plus, elles donnent tout…

Pour la comtesse, le monde se renversa, ses idées se confondirent. Saisie par ce grandiose, soupçonnant que le bonheur devait justifier cette immolation, entendant en elle-même les cris de la chair révoltée, elle demeura stupide en face de sa vie manquée. Oui, elle eut un moment de doute horrible ; mais elle se releva grande et sainte, portant haut la tête.

— Aimez-la donc bien, Félix, cette femme, dit-elle avec des larmes aux yeux, ce sera ma sœur heureuse. Je lui pardonne les maux qu’elle m’a faits, si elle vous donne ce que vous ne deviez jamais trouver ici, ce que vous ne pouvez plus tenir de moi. Vous avez eu raison, je ne vous ai jamais dit que je vous aimasse, et je ne vous ai jamais aimé comme on aime dans ce monde. Mais si elle n’est pas mère, comment peut-elle aimer ?

— Chère sainte, repris-je, il faudrait que je fusse moins ému que je ne le suis pour t’expliquer que tu planes victorieusement au-dessus d’elle, qu’elle est une femme de la terre, une fille des {p. 424}   races déchues, et que tu es la fille des cieux, l’ange adoré, que tu as tout mon cœur et qu’elle n’a que ma chair ; elle le sait, elle en est au désespoir, et elle changerait avec toi, quand même le plus cruel martyre lui serait imposé pour prix de ce changement. Mais tout est irrémédiable. À toi l’âme, à toi les pensées, l’amour pur, à toi la jeunesse et la vieillesse ; à elle les désirs et les plaisirs de la passion fugitive ; à toi mon souvenir dans toute son étendue, à elle l’oubli le plus profond.

— Dites, dites, dites-moi donc cela, ô mon ami ! Elle alla s’asseoir sur un banc et fondit en larmes. La vertu, Félix, la sainteté de la vie, l’amour maternel, ne sont donc pas des erreurs. Oh ! jetez ce baume sur mes plaies ! Répétez une parole qui me rend aux cieux où je voulais tendre d’un vol égal avec vous ! Bénissez-moi par un regard, par un mot sacré, je vous pardonnerai les maux que j’ai soufferts depuis deux mois.

— Henriette, il est des mystères de notre vie que vous ignorez. Je vous ai rencontrée dans un âge auquel le sentiment peut étouffer les désirs inspirés par notre nature ; mais plusieurs scènes dont le souvenir me réchaufferait à l’heure où viendra la mort ont dû vous attester que cet âge finissait, et votre constant triomphe a été d’en prolonger les muettes délices. Un amour sans possession se soutient par l’exaspération même des désirs ; puis il vient un moment où tout est souffrance en nous, qui ne ressemblons en rien à vous. Nous possédons une puissance qui ne saurait être abdiquée, sous peine de ne plus être hommes. Privé de la nourriture qui le doit alimenter, le cœur se dévore lui-même, et sent un épuisement qui n’est pas la mort, mais qui la précède. La nature ne peut donc pas être long-temps trompée ; au moindre accident, elle se réveille avec une énergie qui ressemble à la folie. Non, je n’ai pas aimé, mais j’ai eu soif au milieu du désert.

— Du désert ! dit-elle avec amertume en montrant la vallée. Et, ajouta-t-elle, comme il raisonne, et combien de distinctions subtiles ? les fidèles n’ont pas tant d’esprit.

— Henriette, lui dis-je, ne nous querellons pas pour quelques expressions hasardées. Non, mon âme n’a pas vacillé, mais je n’ai pas été maître de mes sens. Cette femme n’ignore pas que tu es la seule aimée. Elle joue un rôle secondaire dans ma vie, elle le sait, et s’y résigne ; j’ai le droit de la quitter, comme on quitte une courtisane…

{p. 425}   — Et alors…

— Elle m’a dit qu’elle se tuerait, répondis-je en croyant que cette résolution surprendrait Henriette. Mais en m’entendant elle laissa échapper un de ces dédaigneux sourires plus expressifs encore que les pensées qu’ils traduisaient. — Ma chère conscience, repris-je, si tu me tenais compte de mes résistances et des séductions qui conspiraient ma perte, tu concevrais cette fatale…

— Oh ! oui fatale ! dit-elle. J’ai cru trop en vous ! J’ai cru que vous ne manqueriez pas de la vertu que pratique le prêtre et… que possède monsieur de Mortsauf, ajouta-t-elle en donnant à sa voix le mordant de l’épigramme. — Tout est fini, reprit-elle après une pause, je vous dois beaucoup, mon ami ; vous avez éteint en moi les flammes de la vie corporelle. Le plus difficile du chemin est fait, l’âge approche, me voilà souffrante, bientôt maladive ; je ne pourrais être pour vous la brillante fée qui vous verse une pluie de faveurs. Soyez fidèle à lady Arabelle. Madeleine, que j’élevais si bien pour vous, à qui sera-t-elle ? Pauvre Madeleine, pauvre Madeleine ! répéta-t-elle comme un douloureux refrain. Si vous l’aviez entendue me disant : Ma mère, vous n’êtes pas gentille pour Félix ! La chère créature !

Elle me regarda sous les tièdes rayons du soleil couchant qui glissaient à travers le feuillage, et prise de je ne sais quelle compassion pour nos débris, elle se replongea dans notre passé si pur, en se laissant aller à des contemplations qui furent mutuelles. Nous reprenions nos souvenirs, nos yeux allaient de la vallée aux clos, des fenêtres de Clochegourde à Frapesle, en peuplant cette rêverie de nos bouquets embaumés, des romans de nos désirs. Ce fut sa dernière volupté, savourée avec la candeur de l’âme chrétienne. Cette scène, si grande pour nous, nous avait jetés dans une même mélancolie. Elle crut à mes paroles, et se vit où je la mettais, dans les cieux.

— Mon ami, me dit-elle, j’obéis à Dieu, car son doigt est dans tout ceci.

Je ne connus que plus tard la profondeur de ce mot. Nous remontâmes lentement par les terrasses. Elle prit mon bras, s’y appuya résignée, saignant, mais ayant mis un appareil sur ses blessures.

— La vie humaine est ainsi, me dit-elle. Qu’a fait monsieur de Mortsauf pour mériter son sort ? Ceci nous démontre l’existence {p. 426}   d’un monde meilleur. Malheur à ceux qui se plaindraient d’avoir marché dans la bonne voie !

Elle se mit alors à si bien évaluer la vie, à la si profondément considérer sous ses diverses faces, que ces froids calculs me révélèrent le dégoût qui l’avait saisie pour toutes les choses d’ici-bas. En arrivant sur le perron, elle quitta mon bras, et dit cette dernière phrase : — Si Dieu nous a donné le sentiment et le goût du bonheur, ne doit-il pas se charger des âmes innocentes qui n’ont trouvé que des afflictions ici-bas. Cela est, ou Dieu n’est pas, ou notre vie serait une amère plaisanterie.

À ces derniers mots, elle rentra brusquement, et je la trouvai sur son canapé, couchée comme si elle avait été foudroyée par la voix qui terrassa saint Paul.

— Qu’avez-vous ? lui dis-je.

— Je ne sais plus ce qu’est la vertu, dit-elle, et n’ai pas conscience de la mienne !

Nous restâmes pétrifiés tous deux, écoutant le son de cette parole comme celui d’une pierre jetée dans un gouffre.

— Si je me suis trompée dans ma vie, elle a raison, elle ! reprit madame de Mortsauf.

Ainsi son dernier combat suivit sa dernière volupté. Quand le comte vint, elle se plaignit, elle qui ne se plaignait jamais ; je la conjurai de me préciser ses souffrances, mais elle refusa de s’expliquer, et s’alla coucher en me laissant en proie à des remords qui naissaient les uns des autres. Madeleine accompagna sa mère ; et le lendemain je sus par elle que la comtesse avait été prise de vomissements causés, dit-elle, par les violentes émotions de cette journée. Ainsi, moi qui souhaitais donner ma vie pour elle, je la tuais.

— Cher comte, dis-je à monsieur de Mortsauf qui me força de jouer au trictrac, je crois la comtesse très-sérieusement malade, il est encore temps de la sauver ; appelez Origet, et suppliez-la de suivre ses avis…

— Origet qui m’a tué ? dit-il en m’interrompant. Non, non, je consulterai Carbonneau.

Pendant cette semaine, et surtout les premiers jours, tout me fut souffrance, commencement de paralysie au cœur, blessure à la vanité, blessure à l’âme. Il faut avoir été le centre de tout, des regards et des soupirs, avoir été le principe de la vie, le foyer d’où {p. 427}   chacun tirait sa lumière, pour connaître l’horreur du vide. Les mêmes choses étaient là, mais l’esprit qui les vivifiait s’était éteint comme une flamme soufflée. J’ai compris l’affreuse nécessité où sont les amants de ne plus se revoir quand l’amour est envolé. N’être plus rien, là où l’on a régné ! Trouver la silencieuse froideur de la mort là où scintillaient les joyeux rayons de la vie ! les comparaisons accablent. Bientôt j’en vins à regretter la douloureuse ignorance de tout bonheur qui avait assombri ma jeunesse. Aussi mon désespoir devint-il si profond que la comtesse en fut, je crois, attendrie. Un jour, après le dîner, pendant que nous nous promenions tous sur le bord de l’eau, je fis un dernier effort pour obtenir mon pardon. Je priai Jacques d’emmener sa sœur en avant, je laissai le comte aller seul, et conduisant madame de Mortsauf vers la toue : — Henriette, lui dis-je, un mot, de grâce, ou je me jette dans l’Indre ! J’ai failli, oui, c’est vrai ; mais n’imité-je pas le chien dans son sublime attachement ! je reviens comme lui, comme lui plein de honte ; s’il fait mal, il est châtié, mais il adore la main qui le frappe ; brisez-moi, mais rendez-moi votre cœur…

— Pauvre enfant ! dit-elle, n’êtes-vous pas toujours mon fils ?

Elle prit mon bras et regagna silencieusement Jacques et Madeleine, avec lesquels elle revint à Clochegourde par les clos en me laissant au comte, qui se mit à parler politique à propos de ses voisins.

— Rentrons, lui dis-je, vous avez la tête nue, et la rosée du soir pourrait causer quelque accident.

— Vous me plaignez21, vous ! mon cher Félix, me répondit-il, en se méprenant sur mes intentions. Ma femme ne m’a jamais voulu consoler, par système peut-être.

Jamais elle ne m’aurait laissé seul avec son mari, maintenant j’avais besoin de prétextes pour l’aller rejoindre. Elle était avec ses enfants occupée à expliquer les règles du trictrac à Jacques.

— Voilà, dit le comte, toujours jaloux de l’affection qu’elle portait à ses deux enfants, voilà ceux pour lesquels je suis toujours abandonné. Les maris, mon cher Félix, ont toujours le dessous ; la femme la plus vertueuse trouve encore le moyen de satisfaire son besoin de voler l’affection conjugale.

Elle continua ses caresses sans répondre.

— Jacques, dit-il, venez ici !

{p. 428}   Jacques fit quelques difficultés.

— Votre père vous veut, allez, mon fils, dit la mère en le poussant.

— Ils m’aiment par ordre, reprit ce vieillard qui parfois voyait sa situation.

— Monsieur, répondit-elle en passant à plusieurs reprises sa main sur les cheveux de Madeleine qui était coiffée en belle Ferronnière, ne soyez pas injuste pour les pauvres femmes ; la vie ne leur est pas toujours facile à porter, et peut-être les enfants sont-ils les vertus d’une mère !

— Ma chère, répondit le comte qui s’avisa d’être logique, ce que vous dites signifie que, sans leurs enfants, les femmes manqueraient de vertu et planteraient là leurs maris.

La comtesse se leva brusquement et emmena Madeleine sur le perron.

— Voilà le mariage, mon cher, dit le comte. Prétendez-vous dire en sortant ainsi que je déraisonne ? cria-t-il en prenant son fils par la main et venant au perron auprès de sa femme sur laquelle il lança des regards furieux.

— Au contraire, monsieur, vous m’avez effrayée. Votre réflexion me fait un mal affreux, dit-elle d’une voix creuse en me jetant un regard de criminelle. Si la vertu ne consiste pas à se sacrifier pour ses enfants et pour son mari, qu’est-ce donc que la vertu ?

— Se sa-cri-fi-er ! reprit le comte, en faisant de chaque syllabe un coup de barre sur le cœur de sa victime. Que sacrifiez-vous donc à vos enfants ? que me sacrifiez-vous donc ? qui ? quoi ? répondez ? répondrez-vous ? Que se passe-t-il donc ici ? que voulez-vous dire ?

— Monsieur, répondit-elle, seriez-vous donc satisfait d’être aimé pour l’amour de Dieu, ou de savoir votre femme vertueuse pour la vertu en elle-même ?

— Madame a raison, dis-je en prenant la parole d’une voix émue qui vibra dans ces deux cœurs où je jetai mes espérances à jamais perdues et que je calmai par l’expression de la plus haute de toutes les douleurs dont le cri sourd éteignit cette querelle comme, quand le lion rugit, tout se tait. Oui, le plus beau privilége que nous ait conféré la raison est de pouvoir rapporter nos vertus aux êtres dont le bonheur est notre ouvrage, et que nous {p. 429}   ne rendons heureux ni par calcul, ni par devoir, mais par une inépuisable et volontaire affection.

Une larme brilla dans les yeux d’Henriette.

— Et, cher comte, si par hasard une femme était involontairement soumise à quelque sentiment étranger à ceux que la société lui impose, avouez que plus ce sentiment serait irrésistible, plus elle serait vertueuse en l’étouffant, en se sacrifiant à ses enfants, à son mari. Cette théorie n’est d’ailleurs applicable ni à moi, qui malheureusement offre un exemple du contraire, ni à vous qu’elle ne concernera jamais.

Une main à la fois moite et brûlante se posa sur ma main et s’y appuya silencieusement.

— Vous êtes une belle âme, Félix, dit le comte qui passa non sans grâce sa main sur la taille de sa femme et l’amena doucement à lui, pour lui dire : — Pardonnez, ma chère, à un pauvre malade qui voudrait sans doute être aimé plus qu’il ne le mérite.

— Il est des cœurs qui sont tout générosité, répondit-elle en appuyant sa tête sur l’épaule du comte qui prit cette phrase pour lui. Cette erreur causa je ne sais quel frémissement à la comtesse ; son peigne tomba, ses cheveux se dénouèrent, elle pâlit ; son mari qui la soutenait poussa une sorte de rugissement en la sentant défaillir, il la saisit comme il eût fait de sa fille et la porta sur le canapé du salon où nous l’entourâmes. Henriette garda ma main dans la sienne, comme pour me dire que nous seuls savions le secret de cette scène si simple en apparence, si épouvantable par les déchirements de son âme.

— J’ai tort, me dit-elle à voix basse en un moment où le comte nous laissa seuls pour aller demander un verre d’eau de fleurs d’oranger, j’ai mille fois tort envers vous, que j’ai voulu désespérer quand j’aurais dû vous recevoir à merci. Cher, vous êtes d’une adorable bonté que moi seule puis apprécier. Oui, je le sais, il est des bontés qui sont inspirées par la passion. Les hommes ont plusieurs manières d’être bons ; ils sont bons par dédain, par entraînement, par calcul, par indolence de caractère ; mais vous, mon ami, vous venez d’être d’une bonté absolue.

— Si cela est, lui dis-je, apprenez que tout ce que je puis avoir de grand en moi vient de vous. Ne savez-vous donc plus que je suis votre ouvrage ?

— Cette parole suffit au bonheur d’une femme, répondit-elle au {p. 430}   moment où le comte revint. Je suis mieux, dit-elle en se levant, il me faut de l’air.

Nous descendîmes tous sur la terrasse embaumée par les acacias encore en fleurs. Elle avait pris mon bras droit et le serrait contre son cœur en exprimant ainsi de douloureuses pensées ; mais c’était, suivant son expression, de ces douleurs qu’elle aimait. Elle voulait sans doute être seule avec moi ; mais son imagination inhabile aux ruses de femme ne lui suggérait aucun moyen de renvoyer ses enfants et son mari ; nous causions donc de choses indifférentes, pendant qu’elle se creusait la tête en cherchant à se ménager un moment où elle pourrait enfin décharger son cœur dans le mien.

— Il y a bien long-temps que je ne me suis promenée en voiture, dit-elle enfin en voyant la beauté de la soirée. Monsieur, donnez des ordres, je vous prie, pour que je puisse aller faire un tour.

Elle savait qu’avant la prière toute explication serait impossible, et craignait que le comte ne voulût faire un trictrac. Elle pouvait bien se trouver avec moi sur cette tiède terrasse embaumée, quand son mari serait couché ; mais elle redoutait peut-être de rester sous ces ombrages à travers lesquels passaient des lueurs voluptueuses, de se promener le long de la balustrade d’où nos yeux embrassaient le cours de l’Indre dans la prairie. De même qu’une cathédrale aux voûtes sombres et silencieuses conseille la prière ; de même, les feuillages éclairés par la lune, parfumés de senteurs pénétrantes, et animés par les bruits sourds du printemps, remuent les fibres et affaiblissent la volonté. La campagne, qui calme les passions des vieillards, excite celles des jeunes cœurs ; nous le savions ! Deux coups de cloche annoncèrent l’heure de la prière, la comtesse tressaillit.

— Ma chère Henriette, qu’avez-vous ?

— Henriette n’existe plus, répondit-elle. Ne la faites pas renaître, elle était exigeante, capricieuse ; maintenant vous avez une paisible amie dont la vertu vient d’être raffermie par des paroles que le Ciel vous a dictées. Nous parlerons de tout ceci plus tard. Soyons exacts à la prière. Aujourd’hui, mon tour de la dire est arrivé.