— Mais, mademoiselle, répondit Mariette, c’est en tout bien tout honneur. Jérôme n’a pas d’autre intention que celle de m’épouser…

— Mais alors pourquoi vous donner des rendez-vous la nuit ?

Mariette atterrée ne sut rien répondre.

— Écoutez, Mariette, j’aime aussi, moi ! J’aime en secret et toute seule. Je suis, après tout, unique enfant de mon père et de ma mère ; ainsi vous avez plus à espérer de moi que de qui que ce soit au monde…

— Certainement, mademoiselle, vous pouvez compter sur nous à la vie et à la mort, s’écria Mariette heureuse de ce dénouement imprévu.

{p. 460}   — D’abord, silence pour silence, dit Rosalie. Je ne veux pas épouser monsieur de Soulas ; mais je veux, et absolument, une certaine chose : ma protection ne vous appartient qu’à ce prix.

— Quoi ? demanda Mariette.

— Je veux voir les lettres que monsieur Savaron fera mettre à la poste par Jérôme.

— Mais pourquoi faire ? dit Mariette effrayée.

— Oh ! rien que pour les lire, et vous les jetterez vous-même à la poste après. Cela ne fera qu’un peu de retard, voilà tout.

En ce moment Rosalie et Mariette entrèrent à l’église, et chacune d’elles fit ses réflexions, au lieu de lire l’Ordinaire de la messe.

— Mon Dieu ! combien y a-t-il donc de péchés dans tout cela ? se dit Mariette.

Rosalie, dont l’âme, la tête et le cœur étaient bouleversés par la lecture de la Nouvelle, y vit enfin une sorte d’histoire écrite pour sa rivale. À force de réfléchir comme les enfants à la même chose, elle finit par penser que la Revue de l’Est devait être envoyée à la bien-aimée d’Albert.

— Oh ! se disait-elle à genoux, la tête plongée dans ses mains, et dans l’attitude d’une personne abîmée dans la prière, oh ! comment amener mon père à consulter la liste des gens à qui l’on envoie cette Revue ?

Après le déjeuner, elle fit un tour de jardin avec son père en le cajolant, et l’amena sous le kiosque.

— Crois-tu, mon cher petit père, que notre Revue aille à l’étranger ?

— Elle ne fait que commencer…

— Eh ! bien, je parie qu’elle y va.

— Ce n’est guère possible.

— Va le savoir, et prends les noms des abonnés à l’étranger.

Deux heures après, monsieur de Watteville dit à sa fille : — J’ai raison, il n’y a pas encore un abonné dans les pays étrangers. L’on espère en avoir à Neufchâtel, à Berne, à Genève. On en envoie bien un exemplaire en Italie, mais gratuitement, à une dame milanaise, à sa campagne sur le lac Majeur, à Belgirate.

— Son nom ? dit vivement Rosalie.

— La duchesse d’Argaiolo.

— La connaissez-vous, mon père ?

{p. 461}   — J’en ai naturellement entendu parler. Elle est née princesse Soderini, c’est une Florentine, une très-grande dame, et tout aussi riche que son mari qui possède une des plus belles fortunes de la Lombardie. Leur villa sur le lac Majeur est une des curiosités de l’Italie.

Deux jours après, Mariette remit la lettre suivante à Rosalie.

Albert Savaron à Léopold Hannequin
Eh ! bien, oui, mon cher ami, je suis à Besançon pendant que tu me croyais en voyage. Je n’ai rien voulu te dire qu’au moment où le succès commencerait, et voici son aurore. Oui, cher Léopold, après tant d’entreprises avortées où j’ai dépensé le plus pur de mon sang, où j’ai jeté tant d’efforts, usé tant de courage, j’ai voulu faire comme toi : prendre une voie battue, le grand chemin, le plus long, le plus sûr. Quel bond je te vois faire sur ton fauteuil de notaire ? Mais ne crois pas qu’il y ait quoi que ce soit de changé à ma vie intérieure dans le secret de laquelle il n’y a que toi au monde, et encore sous les réserves qu’elle a exigées. Je ne te le disais pas, mon ami ; mais je me lassais horriblement à Paris. Le dénouement de la première entreprise où j’ai mis toutes mes espérances et qui s’est trouvée sans résultats par la profonde scélératesse de mes deux associés, d’accord pour me tromper, pour me dépouiller, moi, à l’activité de qui tout était dû, m’a fait renoncer à chercher la fortune pécuniaire après avoir ainsi perdu trois ans de ma vie, dont une année à plaider. Peut-être m’en serais-je plus mal tiré, si je n’avais pas été contraint, à vingt ans, d’étudier le Droit. J’ai voulu devenir un homme politique, uniquement pour être un jour compris dans une ordonnance sur la pairie sous le titre de comte Albert Savaron de Savarus, et faire revivre en France un beau nom qui s’éteint en Belgique, encore que je ne sois ni légitime ni légitimé !

— Ah ! j’en étais sûre, il est noble ! s’écria Rosalie en laissant tomber la lettre.

Tu sais quelles études consciencieuses j’ai faites, quel journaliste obscur, mais dévoué, mais utile, et quel admirable secrétaire je fus pour l’homme d’état qui, d’ailleurs, me fut fidèle en 1829. Replongé dans le néant par la révolution de juillet, alors que mon nom commençait à briller, au moment où maître des {p. 462}   requêtes j’allais enfin entrer, comme un rouage nécessaire, dans la machine politique, j’ai commis la faute de rester fidèle aux vaincus, de lutter pour eux, sans eux. Ah ! pourquoi n’avais-je que trente-trois ans, et comment ne t’ai-je pas prié de me rendre éligible ? Je t’ai caché tous mes dévouements et mes périls. Que veux-tu ? j’avais la foi ! nous n’eussions pas été d’accord. Il y a dix mois, pendant que tu me voyais si gai, si content, écrivant mes articles politiques, j’étais au désespoir : je me voyais à trente-sept ans, avec deux mille francs pour toute fortune, sans la moindre célébrité, venant d’échouer dans une noble entreprise, celle d’un journal quotidien qui ne répondait qu’à un besoin de l’avenir, au lieu de s’adresser aux passions du moment. Je ne savais plus quel parti prendre. Et, je me sentais ! J’allais, sombre et blessé, dans les endroits solitaires de ce Paris qui m’avait échappé, pensant à mes ambitions trompées, mais sans les abandonner. Oh ! quelles lettres empreintes de rage ne lui ai-je pas écrites alors, à elle, cette seconde conscience, cet autre moi ! Par moments, je me disais : — Pourquoi m’être tracé un si vaste programme pour mon existence ? pourquoi tout vouloir ? pourquoi ne pas attendre le bonheur en me vouant à quelque occupation quasi mécanique ?
J’ai jeté les yeux alors sur une modeste place où je pusse vivre. J’allais avoir la direction d’un journal sous un gérant qui ne savait pas grand’chose, un homme d’argent ambitieux, quand la terreur m’a pris.
— Voudra-t-elle pour mari d’un amant qui sera descendu si bas ? me suis-je dit.
Cette réflexion m’a rendu mes vingt-deux ans ! Oh ! mon cher Léopold, combien l’âme s’use dans ces perplexités ! Que doivent donc souffrir les aigles en cage, les lions emprisonnés ?… Ils souffrent tout ce que souffrait Napoléon, non pas à Sainte-Hélène, mais sur le quai des Tuileries, au 10 août, quand il voyait Louis XVI se défendant si mal, lui qui pouvait dompter la sédition comme il le fit plus tard sur les mêmes lieux, en vendémiaire ! Eh ! bien, ma vie a été cette souffrance d’un jour, étendue sur quatre ans. Combien de discours à la Chambre n’ai-je pas prononcés dans les allées désertes du bois de Boulogne ? Ces improvisations inutiles ont du moins aiguisé ma langue et accoutumé mon esprit à formuler ses pensées en paroles. Durant {p. 463}   ces tourments secrets, toi, tu te mariais, tu achevais de payer ta charge, et tu devenais adjoint au maire de ton arrondissement, après avoir gagné la croix en te faisant blesser à Saint-Merry.
Écoute ! Quand j’étais tout petit, et que je tourmentais des hannetons, il y avait chez ces pauvres insectes un mouvement qui me donnait presque la fièvre. C’est quand je les voyais faisant ces efforts réitérés pour prendre leur vol, sans néanmoins s’envoler, quoiqu’ils eussent réussi à soulever leurs ailes. Nous disions d’eux : Ils comptent ! Était-ce une sympathie ? était-ce une vision de mon avenir ? oh ! déployer ses ailes et ne pouvoir voler ! Voilà ce qui m’est arrivé depuis cette belle entreprise de laquelle on m’a dégoûté, mais qui maintenant a enrichi quatre familles.
Enfin, il y a sept mois, je résolus de me faire un nom au barreau de Paris, en voyant quels vides y laissaient les promotions de tant d’avocats à des places éminentes. Mais en me rappelant les rivalités que j’avais observées au sein de la Presse, et combien il est difficile de parvenir à quoi que ce soit à Paris, cette arène où tant de champions se donnent rendez-vous, je pris une résolution cruelle pour moi, d’un effet certain et peut-être plus rapide que toute autre. Tu m’avais bien expliqué, dans nos causeries, la constitution sociale de Besançon, l’impossibilité pour un étranger d’y parvenir, d’y faire la moindre sensation, de s’y marier, de pénétrer dans la société, d’y réussir en quoi que ce soit. Ce fut là que je voulus aller planter mon drapeau, pensant avec raison y éviter la concurrence, et m’y trouver seul à briguer la députation. Les Comtois ne veulent pas voir l’étranger, l’étranger ne les verra pas ! ils se refusent à l’admettre dans leurs salons, il n’ira jamais ! il ne se montrera nulle part, pas même dans les rues ! Mais il est une classe qui fait les députés, la classe commerçante. Je vais spécialement étudier les questions commerciales que je connais déjà, je gagnerai des procès, j’accorderai les différends, je deviendrai le plus fort avocat de Besançon. Plus tard, j’y fonderai une Revue où je défendrai les intérêts du pays, où je les ferai naître, vivre, ou renaître. Quand j’aurai conquis un à un assez de suffrages, mon nom sortira de l’urne. On dédaignera pendant long-temps l’avocat inconnu, mais il y aura une circonstance qui le mettra en lumière, une plaidoirie gratuite, une affaire de laquelle les autres avocats ne voudront pas se charger. Si je parle une fois, je suis sûr du succès. Eh ! bien, mon cher Léopold, j’ai fait emballer ma {p. 464}   bibliothèque dans onze caisses, j’ai acheté les livres de droit qui pouvaient m’être utiles, et j’ai mis tout, ainsi que mon mobilier, au roulage pour Besançon. J’ai pris mes diplômes, j’ai réuni mille écus et suis venu te dire adieu. La malle-poste m’a jeté dans Besançon, où j’ai, dans trois jours de temps, choisi un petit appartement qui a vue sur des jardins, j’y ai somptueusement arrangé le cabinet mystérieux où je passe mes nuits et mes jours, et où brille le portrait de mon idole, de celle à laquelle ma vie est vouée, qui la remplit, qui est le principe de mes efforts, le secret de mon courage, la cause de mon talent. Puis, quand les meubles et les livres sont arrivés, j’ai pris un domestique intelligent, et suis resté pendant cinq mois comme une marmotte en hiver. On m’avait d’ailleurs inscrit au tableau des avocats. Enfin, on m’a nommé d’office pour défendre un malheureux aux Assises, sans doute pour m’entendre parler au moins une fois ! Un des plus influents négociants de Besançon était du jury, il avait une affaire épineuse : j’ai tout fait dans cette cause pour cet homme, et j’ai eu le succès le plus complet du monde. Mon client était innocent, j’ai fait dramatiquement arrêter les vrais coupables, qui étaient au nombre des témoins. Enfin, la Cour a partagé l’admiration de son public. J’ai su sauver l’amour-propre du juge d’instruction en montrant la presque impossibilité de découvrir une trame si bien ourdie. J’ai eu la clientèle de mon gros négociant, et je lui ai gagné son procès. Le Chapitre de la cathédrale m’a choisi pour avocat dans un immense procès avec la Ville qui dure depuis quatre ans : j’ai gagné. En trois affaires, je suis devenu le plus grand avocat de la Franche-Comté. Mais j’ensevelis ma vie dans le plus profond mystère, et cache ainsi mes prétentions. J’ai contracté des habitudes qui me dispensent d’accepter toute invitation. On ne peut me consulter que de six heures à huit heures du matin, je me couche après mon dîner, et je travaille pendant la nuit. Le vicaire-général, homme d’esprit et très-influent, qui m’a chargé de l’affaire du Chapitre, déjà perdue en première instance, m’a naturellement parlé de reconnaissance. — « Monsieur, lui ai-je dit, je gagnerai votre affaire, mais je ne veux pas d’honoraires, je veux plus… (haut le corps de l’abbé) sachez que je perds énormément à me poser comme l’adversaire de la Ville, je suis venu ici pour en sortir député, je ne veux m’occuper que d’affaires commerciales, parce que les commerçants font les députés, et ils se défieront de moi si je plaide {p. 465}   pour les prêtres, car vous êtes les prêtres pour eux. Si je me charge de votre affaire, c’est que j’étais, en 1828, secrétaire particulier à tel Ministère (nouveau mouvement d’étonnement chez mon abbé), maître des requêtes sous le nom d’Albert de Savarus (autre mouvement). Je suis resté fidèle aux principes monarchiques ; mais comme vous n’avez pas la majorité dans Besançon, il faut que j’acquière des voix dans la bourgeoisie. Donc, les honoraires que je vous demande, c’est les voix que vous pourrez faire porter sur moi dans un moment opportun, secrètement. Gardons-nous le secret l’un à l’autre, et je plaiderai gratis toutes les affaires de tous les prêtres du diocèse. Pas un mot de mes antécédents, et soyons-nous fidèles. » Quand il est venu me remercier, il m’a remis un billet de cinq cents francs, et m’a dit à l’oreille : — Les voix tiennent toujours. En cinq conférences que nous avons eues, je me suis fait, je crois, un ami de ce vicaire-général. Maintenant accablé d’affaires, je ne me charge que de celles qui regardent les négociants en disant que les questions de commerce sont ma spécialité. Cette tactique m’attache les gens de commerce et me permet de rechercher les personnes influentes. Ainsi tout va bien. D’ici à quelques mois, j’aurai trouvé dans Besançon une maison à acheter qui puisse me donner le cens. Je compte sur toi pour me prêter les capitaux nécessaires à cette acquisition. Si je mourais, si j’échouais, il n’y aurait pas assez de perte pour que ce soit une considération entre nous. Les intérêts te seront servis par les loyers, et j’aurai d’ailleurs soin d’attendre une bonne occasion afin que tu ne perdes rien à cette hypothèque nécessaire.
Ah ! mon cher Léopold, jamais joueur, ayant dans sa poche les restes de sa fortune et la jouant au Cercle des Étrangers, dans une dernière nuit d’où il doit sortir riche ou ruiné, n’a eu dans les oreilles les tintements perpétuels, dans les mains la petite sueur nerveuse, dans la tête l’agitation fébrile, dans le corps les tremblements intérieurs que j’éprouve tous les jours en jouant ma dernière partie au jeu de l’ambition. Hélas, cher et seul ami, voici bientôt dix ans que je lutte. Ce combat avec les hommes et les choses, où j’ai sans cesse versé ma force et mon énergie, où j’ai tant usé les ressorts du désir, m’a miné, pour ainsi dire, intérieurement. Avec les apparences de la force, de la santé, je me sens ruiné. Chaque jour emporte {p. 466}   un lambeau de ma vie intime. À chaque nouvel effort, je sens que je ne pourrai plus le recommencer. Je n’ai plus de force et de puissance que pour le bonheur, et s’il n’arrivait pas poser sa couronne de roses sur ma tête, le moi que je suis n’existerait plus, je deviendrais une chose détruite, je ne désirerais plus rien dans le monde, je ne voudrais plus rien être. Tu le sais, le pouvoir et la gloire, cette immense fortune morale que je cherche n’est que secondaire : c’est pour moi le moyen de la félicité, le piédestal de mon idole.
Atteindre au but en expirant comme le coureur antique ! voir la fortune et la mort arrivant ensemble sur le seuil de sa porte ! obtenir celle qu’on aime au moment où l’amour s’éteint ! n’avoir plus la faculté de jouir quand on a gagné le droit de vivre heureux !… oh ! de combien d’hommes ceci fut la destinée !
Il y a certes un moment où Tantale s’arrête, se croise les bras et défie l’enfer en renonçant à son métier d’éternel attrapé. J’en serais là si quelque chose faisait manquer mon plan, si, après m’être courbé dans la poussière de la province, avoir rampé comme un tigre affamé autour de ces négociants, de ces électeurs pour avoir leurs votes ; si après avoir plaidaillé d’arides affaires, avoir donné mon temps, un temps que je pourrais passer sur le lac Majeur à voir les eaux qu’elle voit, à me coucher sous ses regards, à l’entendre ; je ne m’élançais pas à la tribune pour y conquérir l’auréole que doit avoir un nom pour succéder à celui d’Argaiolo. Bien plus, Léopold, je sens par certains jours des langueurs vaporeuses ; il s’élève du fond de mon âme des dégoûts mortels, surtout quand, en de longues rêveries, je me suis plongé par avance au milieu des joies de l’amour heureux ! Le désir n’aurait-il en nous qu’une certaine dose de force, et peut-il périr sous une trop grande effusion de sa substance ? Après tout, en ce moment ma vie est belle, éclairée par la foi, par le travail et par l’amour. Adieu, mon ami. J’embrasse tes enfants, et tu rappelleras au souvenir de ton excellente femme,
Votre ALBERT.

Rosalie lut deux fois cette lettre, dont le sens général se grava dans son cœur. Elle pénétra soudain dans la vie antérieure d’Albert, car sa vive intelligence lui en expliqua les détails et lui en fit parcourir l’étendue. En rapprochant cette confidence de la {p. 467}   Nouvelle publiée dans la Revue, elle comprit alors Albert tout entier. Naturellement elle s’exagéra les proportions déjà fortes de cette belle âme, de cette volonté puissante ; et son amour pour Albert devint alors une passion dont la violence s’accrut de toute la force de sa jeunesse, des ennuis de sa solitude et de l’énergie secrète de son caractère. Aimer est déjà chez une jeune personne un effet de la loi naturelle ; mais, quand son besoin d’affection se porte sur un homme extraordinaire, il s’y mêle l’enthousiasme qui déborde dans les jeunes cœurs. Aussi mademoiselle de Watteville arriva-t-elle en quelques jours à une phase quasi morbide et très-dangereuse de l’exaltation amoureuse. La baronne était très-contente de sa fille, qui, sous l’empire de ses profondes préoccupations, ne lui résistait plus, paraissait appliquée à ses divers ouvrages de femme, et réalisait son beau idéal de la fille soumise.

L’avocat plaidait alors deux ou trois fois par semaine. Quoique accablé d’affaires, il suffisait au Palais, au contentieux du commerce, à la Revue, et restait dans un profond mystère en comprenant que plus son influence serait sourde et cachée, plus réelle elle serait. Mais il ne négligeait aucun moyen de succès, en étudiant la liste des électeurs bisontins et recherchant leurs intérêts, leurs caractères, leurs diverses amitiés, leurs antipathies. Un cardinal voulant être pape s’est-il jamais donné tant de soin ?

Un soir Mariette, en venant habiller Rosalie pour une soirée, lui apporta, non sans gémir sur cet abus de confiance, une lettre dont la suscription fit frémir et pâlir et rougir mademoiselle de Watteville.

À madame la duchesse d’Argaiolo
(née princesse Soderini),
À BELGIRATE,
Lac Majeur. ITALIE.

À ses yeux, cette adresse brilla comme dut briller Mané, Thecel, Pharès aux yeux de Balthasar. Après avoir caché la lettre, elle descendit pour aller avec sa mère chez madame de Chavoncourt. Pendant cette soirée, elle fut assaillie de remords {p. 468}   et de scrupules. Elle avait éprouvé déjà de la honte d’avoir violé le secret de la lettre d’Albert à Léopold. Elle s’était demandé plusieurs fois si, sachant ce crime, infâme en ce qu’il est nécessairement impuni, le noble Albert l’estimerait ? Sa conscience lui répondait : Non ! avec énergie. Elle avait expié sa faute en s’imposant des pénitences : elle jeûnait, elle se mortifiait en restant à genoux les bras en croix et disant des prières pendant quelques heures. Elle avait obligé Mariette à ces actes de repentir. L’ascétisme le plus vrai se mêlait à sa passion, et la rendait d’autant plus dangereuse.

— Lirai-je ? ne lirai-je pas cette lettre ? se disait-elle en écoutant les petites de Chavoncourt. L’une avait seize et l’autre dix-sept ans et demi. Rosalie regardait ses deux amies comme des petites filles parce qu’elles n’aimaient pas en secret. — Si je la lis, se disait-elle après avoir flotté pendant une heure entre non et oui, ce sera bien certainement la dernière. Puisque j’ai tant fait que de savoir ce qu’il écrivait à son ami, pourquoi ne saurais-je pas ce qu’il lui dit à elle ? Si c’est un horrible crime, n’est-ce pas une preuve d’amour ? Ô ! Albert, ne suis-je pas ta femme ?

Quand Rosalie fut au lit, elle ouvrit cette lettre datée de jour en jour de manière à offrir à la duchesse une fidèle image de la vie et des sentiments d’Albert.

25
Ma chère âme, tout va bien. Aux conquêtes que j’ai faites je viens d’en ajouter une précieuse : j’ai rendu service à l’un des personnages les plus influents aux élections. Comme les critiques, qui font les réputations sans jamais pouvoir s’en faire une, il fait les députés sans pouvoir jamais le devenir. Le brave homme a voulu me témoigner sa reconnaissance à bon marché, presque sans bourse délier, en me disant : — Voulez-vous aller à la Chambre ? Je puis vous faire nommer député. — Si je me résolvais à entrer dans la carrière politique, lui ai-je répondu très-hypocritement, ce serait pour me vouer à la Comté que j’aime et où je suis apprécié. — Eh ! bien, nous vous déciderons, et nous aurons par vous une influence à la Chambre, car vous y brillerez.
Ainsi, mon ange aimé, quoi que tu dises, ma persistance aura sa couronne. Dans peu je parlerai du haut de la tribune {p. 469}   française à mon pays, à l’Europe. Mon nom te sera jeté par les cent voix de la Presse française !
Oui, comme tu me le dis, je suis venu vieux à Besançon, et Besançon m’a vieilli encore ; mais, comme Sixte-Quint, je serai jeune le lendemain de mon élection. J’entrerai dans ma vraie vie, dans ma sphère. Ne serons-nous pas alors sur la même ligne ? Le comte Savaron de Savarus, ambassadeur je ne sais où, pourra certes épouser une princesse Soderini, la veuve du duc d’Argaiolo ! Le triomphe rajeunit les hommes conservés par d’incessantes luttes. Ô ma vie ! avec quelle joie ai-je sauté de ma bibliothèque à mon cabinet devant ton cher portrait, à qui j’ai dit ces progrès avant de t’écrire ! Oui, mes voix à moi, celles du vicaire-général, celles des gens que j’obligerai et celles de ce client assurent déjà mon élection.
26
Nous sommes entrés dans la douzième année depuis l’heureuse soirée où par un regard la belle duchesse a ratifié les promesses de la proscrite Francesca. Ah ! chère, tu as trente-deux ans, et moi j’en ai trente-cinq, le cher duc en a soixante-dix-sept, c’est-à-dire à lui seul dix ans de plus que nous deux, et il continue à se bien porter ! Fais-lui mes compliments. J’ai presqu’autant de patience que d’amour. Il me faut d’ailleurs encore quelques années pour élever ma fortune à la hauteur de ton nom. Tu le vois, je suis gai, je ris aujourd’hui : voilà l’effet d’une espérance. Tristesse ou gaieté, tout me vient de toi. L’espoir de parvenir me remet toujours au lendemain du jour où je t’ai vue pour la première fois, où ma vie s’est unie avec la tienne comme la terre à la lumière ! Qual pianto que ces onze années, car nous voici au vingt-six décembre, anniversaire de mon arrivée dans ta villa du lac de Constance. Voici onze ans que je crie après le bonheur et que tu rayonnes comme une étoile, placée trop haut pour qu’un homme puisse y atteindre !
27
Non, chère, ne va pas à Milan, reste à Belgirate. Milan m’épouvante. Je n’aime ni ces affreuses habitudes milanaises de causer tous les soirs à la Scala avec une douzaine de personnes parmi lesquelles il est difficile qu’on ne te dise pas quelque douceur. Pour moi la solitude est comme ce morceau d’ambre au sein {p. 470}   duquel un insecte vit éternellement dans son immuable beauté. L’âme et le corps d’une femme restent ainsi purs et dans la forme de leur jeunesse. Est-ce ces tedeschi que tu regrettes ?
28
Ta statue ne se finira donc point ? Je voudrais t’avoir en marbre, en peinture, en miniature, de toutes les façons, pour tromper mon impatience. J’attends toujours la Vue de Belgirate au midi et celle de la galerie, voilà les seules qui me manquent. Je suis tellement occupé que je ne puis aujourd’hui te rien dire qu’un rien, mais ce rien est tout. N’est-ce pas d’un rien que Dieu a fait le monde ? Ce rien, c’est un mot, le mot de Dieu : Je t’aime !
30
Ah ! je reçois ton journal ! Merci de ton exactitude ! tu as donc éprouvé bien du plaisir à voir les détails de notre première connaissance ainsi traduits ?… Hélas ! tout en les voilant, j’avais grand’peur de t’offenser. Nous n’avions point de Nouvelles, et une Revue sans Nouvelles, c’est une belle sans cheveux. Peu trouveur de ma nature et au désespoir, j’ai pris la seule poésie qui fût dans mon âme, la seule aventure qui fût dans mes souvenirs, je l’ai mise au ton où elle pouvait être dite, et je n’ai pas cessé de penser à toi tout en écrivant le seul morceau littéraire qui sortira de mon cœur, je ne puis pas dire de ma plume. La transformation du farouche Sormano en Gina ne t’a-t-elle pas fait rire ?
Tu me demandes comme va la santé ? mais bien mieux qu’à Paris. Quoique je travaille énormément, la tranquillité des milieux a de l’influence sur l’âme. Ce qui fatigue et vieillit, chère ange, c’est ces angoisses de vanité trompée, ces irritations perpétuelles de la vie parisienne, ces luttes d’ambitions rivales. Le calme est balsamique7. Si tu savais quel plaisir me fait ta lettre, cette bonne longue lettre où tu me dis si bien les moindres accidents de ta vie. Non ! vous ne saurez jamais, vous autres femmes, à quel point un véritable amant est intéressé par ces riens. L’échantillon de ta nouvelle robe m’a fait un énorme plaisir à voir ! Est-ce donc une chose indifférente que de savoir {p. 471}   ta mise ? Si ton front sublime se raye ? Si nos auteurs te distrayent ? Si les chants de Canalis t’exaltent ? Je lis les livres que tu lis. Il n’y a pas jusqu’à ta promenade sur le lac qui ne m’ait attendri. Ta lettre est belle, suave comme ton âme ! Ô fleur céleste et constamment adorée ! aurais-je pu vivre sans ces chères lettres qui depuis onze ans m’ont soutenu dans ma voie difficile comme une clarté, comme un parfum, comme un chant régulier, comme une nourriture divine, comme tout ce qui console et charme la vie ! Ne manque pas ! Si tu savais quelle est mon angoisse la veille du jour où je les reçois, et ce qu’un retard d’un jour me cause de douleur ! Est-elle malade ? est-ce lui ? Je suis entre l’enfer et le paradis, je deviens fou ! o mia cara diva, cultive toujours la musique, exerce ta voix, étudie. Je suis ravi de cette conformité de travaux et d’heures qui fait que, séparés par les Alpes, nous vivons exactement de la même manière. Cette pensée me charme et me donne bien du courage. Quand j’ai plaidé pour la première fois, je ne t’ai pas encore dit cela, je me suis figuré que tu m’écoutais, et j’ai senti tout à coup en moi ce mouvement d’inspiration qui met le poète au-dessus de l’humanité. Si je vais à la Chambre, oh ! tu viendras à Paris pour assister à mon début.
30 au soir.
Mon Dieu ! combien je t’aime. Hélas ! j’ai mis trop de choses dans mon amour et dans mes espérances. Un hasard qui ferait chavirer cette barque trop chargée emporterait ma vie ! Voici trois ans que je ne t’ai vue, et à l’idée d’aller à Belgirate, mon cœur bat si fort que je suis obligé de m’arrêter… Te voir, entendre cette voix enfantine et caressante ! embrasser par les yeux ce teint d’ivoire si éclatant aux lumières, et sous lequel on devine ta noble pensée ! admirer tes doigts jouant avec les touches, recevoir toute ton âme dans un regard et ton cœur dans l’accent d’un : Oimé ! ou d’un : Alberto ! nous promener devant tes orangers en fleur, vivre quelques mois au sein de ce sublime paysage… Voilà la vie. Oh ! quelle niaiserie que de courir après le pouvoir, un nom, la fortune ! Mais tout est à Belgirate : là est la poésie, là est la gloire ! J’aurais dû me faire ton intendant, ou, comme ce cher tyran que nous ne pouvons haïr me le proposait, y vivre en cavalier servant, ce que notre ardente passion ne {p. 472}   nous a pas permis d’accepter. Adieu, mon ange, tu me pardonneras mes prochaines tristesses en faveur de cette gaieté tombée comme un rayon du flambeau de l’Espérance, qui jusqu’alors me paraissait un feu follet.

— Comme il aime ! s’écria Rosalie en laissant tomber cette lettre qui lui sembla lourde à tenir. Après onze ans écrire ainsi ?

— Mariette, dit Rosalie à la femme de chambre le lendemain matin, allez jeter cette lettre à la poste, dites à Jérôme que je sais tout ce que je voulais savoir et qu’il serve fidèlement monsieur Albert. Nous nous confesserons de ces péchés sans dire à qui les lettres appartenaient, ni où elles allaient. J’ai eu tort, c’est moi qui suis la seule coupable.

— Mademoiselle a pleuré, dit Mariette.

— Oui, je ne voudrais pas que ma mère s’en aperçût, donnez-moi de l’eau bien froide.

Au milieu des orages de sa passion, Rosalie écoutait souvent la voix de sa conscience. Touchée par cette admirable fidélité de deux cœurs, elle venait de faire ses prières, et s’était dit qu’elle n’avait plus qu’à se résigner, à respecter le bonheur de deux êtres dignes l’un de l’autre, soumis à leur sort, attendant tout de Dieu, sans se permettre d’actions ni de souhaits criminels. Elle se sentit meilleure, elle éprouva quelque satisfaction intérieure après avoir pris cette résolution inspirée par la droiture naturelle au jeune âge. Elle y fut encouragée par une réflexion de jeune fille : elle s’immolait pour lui !

— Elle ne sait pas aimer, pensait-elle. Ah ! si c’était moi, je sacrifierais tout à un homme qui m’aimerait ainsi. Être aimée ?… quand et par qui le serai-je, moi ! Ce petit monsieur de Soulas n’aime que ma fortune ; si j’étais pauvre, il ne ferait seulement pas attention à moi.

— Rosalie, ma petite, à quoi penses-tu donc, tu vas au delà de la raie, dit la baronne à sa fille qui faisait des pantoufles en tapisserie pour le baron.

Rosalie passa tout l’hiver de 1834 à 1835 en mouvements secrets tumultueux ; mais au printemps, au mois d’avril, époque à laquelle elle atteignit à ses dix-huit ans, elle se disait parfois qu’il serait bien de l’emporter sur une duchesse d’Argaiolo. Dans le silence {p. 473}   et la solitude, la perspective de cette lutte avait rallumé sa passion et ses mauvaises pensées. Elle développait par avance sa témérité romanesque en faisant plans sur plans. Quoique de tels caractères soient exceptionnels, il existe malheureusement beaucoup trop de Rosalies, et cette histoire contient une leçon qui doit leur servir d’exemple. Pendant cet hiver, Albert de Savarus avait sourdement fait un progrès immense dans Besançon. Sûr de son succès, il attendait avec impatience la dissolution de la Chambre. Il avait conquis parmi les hommes du juste-milieu, l’un des faiseurs de Besançon, un riche entrepreneur qui disposait d’une grande influence.

Les Romains se sont partout donné des peines énormes, ils ont dépensé des sommes immenses pour avoir d’excellentes eaux à discrétion dans toutes les villes de leur empire. À Besançon, ils buvaient les eaux d’Arcier, montagne située à une assez grande distance de Besançon. Besançon est une ville assise dans l’intérieur d’un fer à cheval décrit par le Doubs. Ainsi rétablir l’aqueduc des Romains pour boire l’eau que buvaient les Romains dans une ville arrosée par le Doubs, est une de ces niaiseries qui ne prennent que dans une province où règne la gravité la plus exemplaire. Si cette fantaisie se logeait au cœur des Bisontins, elle devait obliger à faire de grandes dépenses, et ces dépenses allaient profiter à l’homme influent. Albert Savaron de Savarus décida que le Doubs n’était bon qu’à couler sous des ponts suspendus, et qu’il n’y avait de potable que l’eau d’Arcier. Des articles parurent dans la Revue de l’Est qui ne furent que l’expression des idées du commerce bisontin. Les Nobles comme les Bourgeois, le Juste-milieu comme les Légitimistes, le Gouvernement comme l’Opposition, enfin tout le monde se trouva d’accord pour vouloir boire l’eau des Romains et jouir d’un pont suspendu. La question des eaux d’Arcier fut à l’ordre du jour dans Besançon. À Besançon, comme pour les deux chemins de fer de Versailles, comme pour des abus subsistants, il y eut des intérêts cachés qui donnèrent une vitalité puissante à cette idée. Les gens raisonnables, en petit nombre d’ailleurs, qui s’opposaient à ce projet, furent traités de ganaches. On ne s’occupait que des deux plans de l’avocat Savaron. Après dix-huit mois de travaux souterrains, cet ambitieux était donc arrivé, dans la ville la plus immobile de France et la plus réfractaire à l’étranger, à la remuer profondément, à y faire, selon une expression vulgaire, la pluie et le beau temps, à y exercer une influence positive sans être {p. 474}   sorti de chez lui. Il avait résolu le singulier problème d’être puissant quelque part sans popularité. Pendant cet hiver il gagna sept procès pour des ecclésiastiques de Besançon. Aussi par moments respirait-il par avance l’air de la Chambre. Son cœur se gonflait à la pensée de son futur triomphe. Cet immense désir, qui lui faisait mettre en scène tant d’intérêts, inventer tant de ressorts, absorbait les dernières forces de son âme démesurément tendue. On vantait son désintéressement, il acceptait sans observations les honoraires de ses clients. Mais ce désintéressement était de l’usure morale, il attendait un prix pour lui plus considérable que tout l’or du monde. Il avait acheté, soi-disant pour rendre service à un négociant embarrassé dans ses affaires, au mois d’octobre 1834, et avec les fonds de Léopold Hannequin, une maison qui lui donnait le cens d’éligibilité. Ce placement avantageux n’eut pas l’air d’avoir été cherché ni désiré.

— Vous êtes un homme bien réellement remarquable, dit à Savarus l’abbé de Grancey, qui naturellement observait et devinait l’avocat. Le vicaire-général était venu lui présenter un chanoine qui réclamait les conseils de l’avocat.

— Vous êtes, lui dit-il, un prêtre qui n’est pas dans son chemin.

Ce mot frappa Savarus.

De son côté, Rosalie avait décidé dans sa forte tête de frêle jeune fille d’amener monsieur de Savarus dans le salon et de l’introduire dans la société de l’hôtel de Rupt. Elle bornait encore ses désirs à voir Albert et à l’entendre. Elle avait transigé pour ainsi dire, et les transactions ne sont souvent que des trêves.

Les Rouxey, terre patrimoniale des Watteville, valait dix mille francs de rentes, net ; mais, en d’autres mains, elle eût rapporté bien davantage. L’insouciance du baron, dont la femme devait avoir et eut quarante mille francs de revenu, laissait les Rouxey sous le gouvernement d’une espèce de maître Jacques, un vieux domestique de la maison Watteville, appelé Modinier. Néanmoins, quand le baron et la baronne éprouvaient le désir d’aller à la campagne, ils allaient aux Rouxey, dont la situation est très-pittoresque. Le château, le parc, tout a d’ailleurs été créé par le fameux Watteville, dont la vieillesse active se passionna pour ce lieu magnifique.

Entre deux petites Alpes, deux pitons dont le sommet est nu, et qui s’appellent le grand et le petit Rouxey, au milieu d’une gorge par où les eaux de ces montagnes terminées par la Dent de Vilard, tombent et vont se joindre aux délicieuses sources du Doubs, {p. 475}   Watteville imagina de construire un barrage énorme, en y laissant deux déversoirs pour le trop plein des eaux. En amont de son barrage, il obtint un charmant lac, et en aval deux cascades qui réunies à quelques pas de leurs chûtes alimentaient une ravissante rivière avec laquelle il arrosa la sèche et inculte vallée que dévastait jadis le torrent des Rouxey. Ce lac, cette vallée, ses deux montagnes, il les enferma par une enceinte, et se bâtit une chartreuse sur le barrage auquel il donna trois arpents de largeur, en y faisant apporter toutes les terres qu’il fallut enlever pour creuser le lit de sa rivière et les canaux d’irrigation. Quand le baron de Watteville se procura le lac au-dessus de son barrage, il était propriétaire des deux Rouxey, mais non de la vallée supérieure qu’il inondait ainsi, par laquelle on passait en tout temps, et qui se termine en fer à cheval au pied de la Dent de Vilard. Mais ce sauvage vieillard imprimait une si grande terreur que, pendant toute sa vie, il n’y eut aucune réclamation de la part des habitants des Riceys, petit village situé sur le revers de la Dent de Vilard. Quand le baron mourut, il avait réuni les pentes des deux Rouxey au pied de la Dent de Vilard par une forte muraille, afin de ne pas inonder les deux vallées qui débouchaient dans la gorge des Rouxey à droite et à gauche du pic de Vilard. Il mourut ayant conquis ainsi la Dent de Vilard. Ses héritiers se firent les protecteurs du village des Riceys et maintinrent ainsi l’usurpation. Le vieux meurtrier, le vieux renégat, le vieil abbé Watteville avait fini sa carrière en plantant des arbres, en construisant une superbe route, prise sur le flanc d’un des deux Rouxey, et qui rejoignait le grand chemin. De ce parc, de cette habitation dépendaient des domaines fort mal cultivés, des chalets dans les deux montagnes et des bois inexploités. C’était sauvage et solitaire, sous la garde de la nature, abandonné au hasard de la végétation, mais plein d’accidents sublimes. Vous pouvez vous figurer maintenant les Rouxey.

Il est fort inutile d’embarrasser cette histoire en racontant les prodigieux efforts et les ruses empreintes de génie par lesquels Rosalie arriva, sans le laisser soupçonner, à son but, qu’il suffise de dire qu’elle obéissait à sa mère en quittant Besançon au mois de mai 1835, dans une vieille berline attelée de deux bons gros chevaux loués, et allant avec son père aux Rouxey.

L’amour explique tout aux jeunes filles. Quand en se levant le lendemain de son arrivée aux Rouxey, Rosalie aperçut de la fenêtre de sa chambre la belle nappe d’eau sur laquelle s’élevaient de {p. 476}   ces vapeurs exhalées comme des fumées et qui s’engageaient dans les sapins et dans les mélèzes, en rampant le long des deux pics pour en gagner les sommets, elle laissa échapper un cri d’admiration.

— Ils se sont aimés devant des lacs ! Elle est sur un lac ! Décidément un lac est plein d’amour.

Un lac alimenté par des neiges a des couleurs d’opale et une transparence qui en fait un vaste diamant ; mais quand il est serré comme celui des Rouxey entre deux blocs de granit vêtus de sapins, qu’il y règne un silence de savane ou de steppe, il arrache à tout le monde le cri que venait de jeter Rosalie.

— On doit cela, lui dit son père, au fameux Watteville !

— Ma foi, dit la jeune fille, il a voulu se faire pardonner ses fautes. Montons dans la barque et allons jusqu’au bout, dit-elle, nous gagnerons de l’appétit pour le déjeuner.

Le baron manda deux jeunes jardiniers qui savaient ramer, et prit avec lui son premier ministre Modinier. Le lac avait six arpents de largeur, quelquefois dix ou douze, et quatre cents arpents de long. Rosalie eut bientôt atteint le fond qui se termine par la Dent de Vilard, la Jung-Frau de cette petite Suisse.

— Nous y voilà, monsieur le baron, dit Modinier en faisant signe aux deux jardiniers d’attacher la barque, voulez-vous venir voir…

— Voir quoi ? demanda Rosalie.

— Oh ! rien, dit le baron. Mais tu es une fille discrète, nous avons des secrets ensemble, je puis te dire ce qui me chiffonne l’esprit : il s’est ému depuis 1830 des difficultés entre la commune des Riceys et moi, précisément à cause de la Dent de Vilard, et je voudrais les accommoder sans que ta mère le sache, car elle est entière, elle est capable de jeter feu et flammes, surtout en apprenant que le maire des Riceys, un républicain, a inventé cette contestation pour courtiser son peuple.

Rosalie eut le courage de déguiser sa joie, afin de mieux agir sur son père.

— Quelle contestation ? fit-elle.

— Mademoiselle, les gens des Riceys, dit Modinier, ont depuis long-temps droit de pâture et d’affouage dans leur côté de la Dent de Vilard. Or, monsieur Chantonnit, leur maire depuis 1830, prétend que la Dent tout entière appartient à sa commune, et soutient qu’il y a cent et quelques années on passait sur nos terres… Vous {p. 477}   comprenez qu’alors nous ne serions plus chez nous. Puis ce sauvage en viendrait à dire, ce que disent les anciens des Riceys, que le terrain du lac a été pris par l’abbé de Watteville. C’est la mort des Rouxey, quoi !

— Hélas ! mon enfant, entre nous c’est vrai, dit naïvement monsieur de Watteville. Cette terre est une usurpation consacrée par le temps. Aussi pour n’être jamais tourmenté, je voudrais proposer de définir à l’amiable mes limites de ce côté de la Dent de Vilard, et j’y bâtirais un mur.

— Si vous cédez devant la république, elle vous dévorera. C’était à vous de menacer les Riceys.

— C’est ce que je disais hier au soir à monsieur, répondit Modinier. Mais pour abonder dans ce sens, je lui proposais de venir voir s’il n’y avait pas, de ce côté de la Dent ou de l’autre, à une hauteur quelconque, des traces de clôture.

Depuis cent ans, de part et d’autre on exploitait la Dent de Vilard, cette espèce de mur mitoyen entre la commune des Riceys et les Rouxey, qui ne rapportait pas grand’chose, sans en venir à des moyens extrêmes. L’objet en litige étant couvert de neige six mois de l’année, était de nature à refroidir la question. Aussi fallut-il l’ardeur soufflée par la révolution de 1830 aux défenseurs du peuple, pour réveiller cette affaire par laquelle monsieur Chantonnit, maire des Riceys, voulait dramatiser son existence sur la tranquille frontière de Suisse et immortaliser son administration. Chantonnit, comme son nom l’indique, était originaire de Neufchâtel.

— Mon cher père, dit Rosalie en rentrant dans la barque, j’approuve Modinier. Si vous voulez obtenir la mitoyenneté de la Dent de Vilard, il est nécessaire d’agir avec vigueur, et d’obtenir un jugement qui vous mette à l’abri des entreprises de ce Chantonnit. Pourquoi donc auriez-vous peur ? Prenez pour avocat le fameux Savaron, prenez-le promptement pour que Chantonnit ne le charge pas des intérêts de sa commune. Celui qui a gagné la cause du Chapitre contre la Ville, gagnera bien celle des Watteville contre les Riceys ! D’ailleurs, dit-elle, les Rouxey seront un jour à moi (le plus tard possible, je l’espère), eh ! bien, ne me laissez pas de procès. J’aime cette terre, et je l’habiterai souvent, je l’augmenterai tant que je pourrai. Sur ces rives, dit-elle en montrant les bases des deux Rouxey, je découperai des corbeilles, j’en ferai {p. 478}   des jardins anglais ravissants… Allons à Besançon, et ne revenons ici qu’avec l’abbé de Grancey, monsieur Savaron et ma mère si elle le veut. C’est alors que vous pourrez prendre un parti ; mais à votre place je l’aurais déjà pris. Vous vous nommez Watteville, et vous avez peur d’une lutte ! Si vous perdez le procès… tenez, je ne vous dirai pas un mot de reproche.

— Oh ! si tu le prends ainsi, dit le baron, je le veux bien, je verrai l’avocat.

— D’ailleurs, un procès, mais c’est très-amusant. Il jette un intérêt dans la vie, l’on va, l’on vient, l’on se démène. N’aurez-vous pas mille démarches à faire pour arriver aux juges… Nous n’avons pas vu l’abbé de Grancey pendant plus de vingt jours, tant il était occupé !

— Mais il s’agissait de toute l’existence du Chapitre, dit monsieur de Watteville. Puis, l’amour-propre, la conscience de l’archevêque, tout ce qui fait vivre les prêtres y était engagé ! Ce Savaron ne sait pas ce qu’il a fait pour le Chapitre ! il l’a sauvé.

— Écoutez-moi, lui dit-elle à l’oreille, si vous avez monsieur Savaron pour vous, vous aurez gagné, n’est-ce pas ? Eh ! bien, laissez-moi vous donner un conseil : vous ne pouvez avoir monsieur Savaron pour vous que par monsieur de Grancey. Si vous m’en croyez, parlons ensemble à ce cher abbé, sans que ma mère soit de la conférence, car je sais un moyen de le décider à nous amener l’avocat Savaron.

— Il sera bien difficile de n’en pas parler à ta mère ?

— L’abbé de Grancey s’en chargera plus tard ; mais décidez-vous à promettre votre voix à l’avocat Savaron aux prochaines élections, et vous verrez !

— Aller aux élections ! prêter serment ! s’écria le baron de Watteville.

— Bah ! dit-elle.

— Et que dira ta mère ?

— Elle vous ordonnera peut-être d’y aller, répondit Rosalie qui savait par la lettre d’Albert à Léopold les engagements du vicaire-général.

Quatre jours après, l’abbé de Grancey se glissait un matin de très-bonne heure chez Albert de Savarus, après l’avoir prévenu la veille de sa visite. Le vieux prêtre venait conquérir le grand avocat à la maison Watteville, démarche qui révèle le tact et la finesse que Rosalie avait souterrainement déployés.

{p. 479}   — Que puis-je pour vous, monsieur le Vicaire-général ? dit Savarus.

L’abbé, qui dégoisa l’affaire avec une admirable bonhomie, fut écouté froidement par Albert.

— Monsieur l’abbé, répondit-il, il m’est impossible de me charger des intérêts de la maison Watteville, et vous allez comprendre pourquoi. Mon rôle ici consiste à garder la plus exacte neutralité. Je ne veux pas prendre couleur, et dois rester une énigme jusqu’à la veille de mon élection. Or, plaider pour les Watteville, ce ne serait rien à Paris ; mais ici ?… Ici où tout se commente, je serais pour tout le monde l’homme de votre faubourg Saint-Germain.

— Eh ! croyez-vous, dit l’abbé, que vous pourrez être inconnu, quand, au jour des élections, les candidats s’attaqueront ? Mais alors on saura que vous vous nommez Savaron de Savarus, que vous avez été maître des requêtes, que vous êtes un homme de la Restauration !

— Au jour des élections, dit Savarus, je serai tout ce qu’il faudra que je sois. Je compte parler dans les réunions préparatoires…

— Si monsieur de Watteville et son parti vous appuyaient8, vous auriez cent voix compactes et un peu plus sûres que celles sur lesquelles vous comptez. On peut toujours semer la division entre les Intérêts, on ne sépare point les Convictions.

— Eh ! diable, reprit Savarus, je vous aime et puis faire beaucoup pour vous, mon père ! Peut-être y a-t-il des accommodements avec le diable. Quel que soit le procès de monsieur de Watteville, on peut, en prenant Girardet et le guidant, traîner la procédure jusqu’après les élections. Je ne me chargerai de plaider que le lendemain de mon élection.

— Faites une chose, dit l’abbé, venez à l’hôtel de Rupt, il s’y trouve une petite personne de dix-huit ans qui doit avoir un jour cent mille livres de rentes, et vous paraîtrez lui faire la cour…

— Ah ! cette jeune fille que je vois souvent sur ce kiosque…

— Oui, mademoiselle Rosalie, reprit l’abbé de Grancey. Vous êtes ambitieux. Si vous lui plaisiez, vous seriez tout ce qu’un ambitieux veut être : ministre. On est toujours ministre, quand à une fortune de cent mille livres de rentes on joint vos étonnantes capacités.

— Monsieur l’abbé, dit vivement Albert, mademoiselle de {p. 480}   Watteville aurait encore trois fois plus de fortune et m’adorerait, qu’il me serait impossible de l’épouser…

— Vous seriez marié ? fit l’abbé de Grancey.

— Non pas à l’église, non pas à la mairie, dit Savarus, mais moralement.

— C’est pis quand on y tient autant que vous paraissez y tenir, répondit l’abbé. Tout ce qui n’est pas fait, peut se défaire. N’asseyez pas plus votre fortune et vos plans sur un vouloir de femme, qu’un homme sage ne compte sur les souliers d’un mort pour se mettre en route.

— Laissons mademoiselle de Watteville, dit gravement Albert, et convenons de nos faits. À cause de vous, que j’aime et respecte, je plaiderai, mais après les élections, pour monsieur de Watteville. Jusque-là, son affaire sera conduite par Girardet d’après mes avis. Voilà tout ce que je puis faire.

— Mais il y a des questions qui ne peuvent se décider que d’après une inspection des localités, dit le Vicaire-général.

— Girardet ira, répondit Savarus. Je ne veux pas me permettre, au milieu d’une ville que je connais très-bien, une démarche de nature à compromettre les immenses intérêts que cache mon élection.

L’abbé de Grancey quitta Savarus en lui lançant un regard fin par lequel il semblait se rire de la politique compacte du jeune athlète, tout en admirant sa résolution.

— Ah ! j’aurai jeté mon père dans un procès ! ah ! j’aurai tant fait pour l’introduire ici ! se disait Rosalie du haut du kiosque en regardant l’avocat dans son cabinet, le lendemain de la conférence entre Albert et l’abbé de Grancey dont le résultat lui fut dit par son père, ah ! j’aurai commis des péchés mortels, et tu ne viendrais pas dans le salon de l’hôtel de Rupt, et je n’entendrais pas ta voix si riche ? Tu mets des conditions à ton concours quand les Watteville et les Rupt le demandent !… Eh ! bien, Dieu le sait, je me contentais de ces petits bonheurs : te voir, t’entendre, aller aux Rouxey avec toi pour me les faire consacrer par ta présence. Je ne voulais pas davantage… Mais maintenant je serai ta femme !… Oui, oui, regarde ses portraits, examine ses salons, sa chambre, les quatre faces de sa villa, les points de vue de ses jardins. Tu attends sa statue ! je la rendrai de marbre elle-même pour toi !… Cette femme n’aime pas d’ailleurs. Les arts, les sciences, {p. 481}   les lettres, le chant, la musique, lui ont pris la moitié de ses sens et de son intelligence. Elle est vieille d’ailleurs, elle a plus de trente ans, et mon Albert serait malheureux !

— Qu’avez-vous donc à rester là, Rosalie ? lui dit sa mère en venant troubler les réflexions de sa fille. Monsieur de Soulas est au salon, et il remarquait votre attitude qui, certes, annonçait plus de pensées qu’on ne doit en avoir à votre âge.

— Monsieur de Soulas est-il ennemi de la pensée ? demanda-t-elle.

— Vous pensiez donc ? dit madame de Watteville.

— Mais oui, maman.

— Eh ! bien, non, vous ne pensiez pas. Vous regardiez les fenêtres de cet avocat avec une préoccupation qui n’est ni convenable ni décente, et que monsieur de Soulas moins qu’un autre devait remarquer.

— Eh ! pourquoi ? dit Rosalie.

— Mais, dit la baronne, il est temps que vous sachiez nos intentions : Amédée vous trouve bien, et vous ne serez pas malheureuse d’être comtesse de Soulas.

Pâle comme un lis, Rosalie ne répondit rien à sa mère, tant la violence de ses sentiments contrariés la rendit stupide. Mais en présence de cet homme qu’elle haïssait profondément depuis un instant, elle trouva je ne sais quel sourire que trouvent les danseuses pour le public. Enfin elle put rire, elle eut la force de cacher sa fureur qui se calma, car elle résolut d’employer à ses desseins ce gros et niais jeune homme.

— Monsieur Amédée, lui dit-elle pendant un moment où la baronne était en avant d’eux dans le jardin en affectant de laisser les jeunes gens seuls, vous ignoriez donc que monsieur Albert Savaron de Savarus est légitimiste.

— Légitimiste ?

— Avant 1830, il était Maître des requêtes au Conseil d’État, attaché à la présidence du conseil des ministres, bien vu du Dauphin et de la Dauphine. Il eût été bien à vous de ne pas dire du mal de lui ; mais il serait encore mieux d’aller aux Élections cette année, de le porter et d’empêcher ce pauvre monsieur de Chavoncourt de représenter la ville de Besançon.

— Quel intérêt subit prenez-vous donc à ce Savaron ?

— Monsieur Albert de Savarus, fils naturel du comte de Savarus (oh ! gardez-moi bien le secret sur cette indiscrétion), s’il est {p. 482}   nommé député, sera notre avocat dans l’affaire des Rouxey. Les Rouxey, m’a dit mon père, seront ma propriété, j’y veux demeurer, c’est ravissant ! Je serais au désespoir de voir cette magnifique création du grand Watteville détruite…

— Diantre ! se dit Amédée en sortant de l’hôtel de Rupt, cette fille n’est pas sotte.

Monsieur de Chavoncourt est un royaliste qui appartient aux fameux Deux-Cent-Vingt-et-Un. Aussi, dès le lendemain de la révolution de Juillet, prêcha-t-il la salutaire doctrine de la prestation du serment et de la lutte avec l’Ordre de choses à l’instar des torys contre les whigs en Angleterre. Cette doctrine ne fut pas accueillie par les Légitimistes qui, dans la défaite, eurent l’esprit de se diviser d’opinions et de s’en tenir à la force d’inertie et à la Providence. En butte à la défiance de son parti, monsieur de Chavoncourt parut aux gens du Juste-Milieu le plus excellent choix à faire ; ils préférèrent le triomphe de ses opinions modérées à l’ovation d’un républicain qui réunissait les voix des exaltés et des patriotes. Monsieur de Chavoncourt, homme très-estimé dans Besançon, représentait une vieille famille parlementaire ; sa fortune, d’environ quinze mille francs de rente, ne choquait personne, d’autant plus qu’il avait un fils et trois filles. Quinze mille francs de rente ne sont rien avec de pareilles charges. Or, lorsqu’en de semblables circonstances, un père de famille reste incorruptible, il est difficile que des électeurs ne l’estiment pas. Les électeurs se passionnent pour le beau idéal de la vertu parlementaire, tout autant qu’un parterre pour la peinture de sentiments généreux qu’il pratique très-peu. Madame de Chavoncourt, alors âgée de quarante ans, était une des belles femmes de Besançon. Pendant les sessions, elle vivait petitement dans un de ses domaines, afin de retrouver par ses économies les dépenses que faisait à Paris monsieur de Chavoncourt. En hiver, elle recevait honorablement un jour par semaine, le mardi ; mais en entendant très-bien son métier de maîtresse de maison. Le jeune Chavoncourt, âgé de vingt-deux ans, et un autre jeune gentilhomme, nommé monsieur de Vauchelles, pas plus riche qu’Amédée, et de plus son camarade de collége, étaient excessivement liés. Ils se promenaient ensemble à Granvelle, ils faisaient quelques parties de chasse ensemble ; ils étaient si connus pour être inséparables qu’on les invitait à la campagne ensemble. Également liée avec les petites Chavoncourt, Rosalie savait que ces trois jeunes gens n’avaient point de {p. 483}   secrets les uns pour les autres. Elle se dit que si monsieur de Soulas commettait une indiscrétion, ce serait avec ses deux amis intimes. Or, monsieur de Vauchelles avait son plan fait pour son mariage comme Amédée pour le sien : il voulait épouser Victoire, l’aînée des petites Chavoncourt, à laquelle une vieille tante devait assurer un domaine de sept mille francs de rente et cent mille francs d’argent au contrat. Victoire était la filleule et la prédilection de cette tante. Évidemment alors le jeune Chavoncourt et Vauchelles avertiraient monsieur de Chavoncourt du péril que les prétentions d’Albert allaient lui faire courir. Mais ce ne fut pas assez pour Rosalie, elle écrivit de la main gauche au préfet du département une lettre anonyme signée un ami de Louis-Philippe, où elle le prévenait de la candidature tenue secrète de monsieur Albert de Savarus, en lui faisant apercevoir le dangereux concours qu’un orateur royaliste prêterait à Berryer, et lui dévoilant la profondeur de la conduite tenue par l’avocat depuis deux ans à Besançon. Le préfet était un homme habile, ennemi personnel du parti royaliste, et dévoué par conviction au gouvernement de juillet, enfin un de ces hommes qui font dire, rue de Grenelle, au Ministère de l’Intérieur : — Nous avons un bon préfet à Besançon. Ce préfet lut la lettre, et, selon la recommandation, il la brûla.

Rosalie voulait faire manquer l’élection d’Albert pour le conserver pendant cinq autres années à Besançon.

Les Élections furent alors une lutte entre les partis, et pour en triompher, le Ministère choisit son terrain en choisissant le moment de la lutte. Ainsi les Élections ne devaient avoir lieu qu’à trois mois de là. Quand un homme attend toute sa vie d’une élection, le temps qui s’écoule entre l’ordonnance de convocation des colléges électoraux et le jour fixé pour leurs opérations, est un temps pendant lequel la vie ordinaire est suspendue. Aussi Rosalie comprit-elle combien de latitude lui laissaient pendant ces trois mois les préoccupations d’Albert. Elle obtint de Mariette, à qui, comme elle l’avoua plus tard, elle promit de la prendre ainsi que Jérôme à son service, de lui remettre les lettres qu’Albert enverrait en Italie et les lettres qui viendraient pour lui de ce pays. Et, tout en machinant ses plans, cette étonnante fille faisait des pantoufles à son père de l’air le plus naïf du monde. Elle redoubla même de candeur et d’innocence en comprenant à quoi pouvait servir son air d’innocence et de candeur.

— Rosalie devient charmante, disait la baronne de Watteville.

{p. 484}   Deux mois avant les élections, une réunion eut lieu chez monsieur Boucher le père, composée de l’entrepreneur qui comptait sur les travaux du pont et des eaux d’Arcier, du beau-père de monsieur Boucher, de monsieur Granet, cet homme influent à qui Savarus avait rendu service et qui devait le proposer comme candidat, de l’avoué Girardet, de l’imprimeur de la Revue de l’Est et du président du tribunal de commerce. Enfin cette réunion compta vingt-sept de ces personnes appelées dans les provinces les gros bonnets. Chacune d’elles représentait en moyenne six voix ; mais en les recensant, elles furent portées à dix, car on commence toujours par s’exagérer à soi-même son influence. Parmi ces vingt-sept personnes, le préfet en avait une à lui, quelque faux-frère qui secrètement attendait une faveur du Ministère pour les siens ou pour lui-même. Dans cette première réunion, on convint de choisir l’avocat Savaron pour candidat, avec un enthousiasme que personne n’aurait pu espérer à Besançon. En attendant chez lui qu’Alfred Boucher vînt le chercher, Albert causait avec l’abbé de Grancey qui s’intéressait à cette immense ambition. Albert avait reconnu l’énorme capacité politique du prêtre, et le prêtre ému par les prières de ce jeune homme, avait bien voulu lui servir de guide et de conseil dans cette lutte suprême. Le Chapitre n’aimait pas monsieur de Chavoncourt ; car le beau-frère de sa femme, président du tribunal, avait fait perdre le fameux procès en première instance.

— Vous êtes trahi, mon cher enfant, lui disait le fin et respectable abbé de cette voix douce et calme que se font les vieux prêtres.

— Trahi !… s’écria l’amoureux atteint au cœur.

— Et par qui, je n’en sais rien, répliqua le prêtre. La Préfecture est au fait de vos plans et lit dans votre jeu. Je ne puis vous donner en ce moment aucun conseil. De semblables affaires veulent être étudiées. Quant à ce soir, dans cette réunion, allez au-devant des coups qu’on va vous porter. Dites toute votre vie antérieure, vous atténuerez ainsi l’effet que cette découverte produirait sur les Bisontins.

— Oh ! je m’y suis attendu, dit Savarus d’une voix altérée.

— Vous n’avez pas voulu profiter de mon conseil, vous avez eu l’occasion de vous produire à l’hôtel de Rupt, vous ne savez pas ce que vous y auriez gagné…

— Quoi ?

{p. 485}   — L’unanimité des royalistes, un accord momentané pour aller aux Élections… Enfin, plus de cent voix ! En y joignant ce que nous appelons entre nous les voix ecclésiastiques, vous n’étiez pas encore nommé ; mais vous étiez maître de l’élection par le ballottage. Dans ce cas, on parlemente, on arrive…

En entrant, Alfred Boucher, qui plein d’enthousiasme annonça le vœu de la réunion préparatoire, trouva le Vicaire-général et l’avocat froids, calmes et graves.

— Adieu, monsieur l’abbé, dit Albert, nous causerons plus à fond de votre affaire après les Élections.

Et l’avocat prit le bras d’Alfred, après avoir serré significativement la main de monsieur de Grancey. Le prêtre regarda cet ambitieux, dont alors le visage eut cet air sublime que doivent avoir les généraux en entendant le premier coup de canon de la bataille. Il leva les yeux au ciel et sortit en se disant : — Quel beau prêtre il ferait !

L’éloquence n’est pas au Barreau. Rarement l’avocat y déploie les forces réelles de l’âme, autrement il y périrait en quelques années. L’éloquence est rarement dans la Chaire aujourd’hui ; mais elle est dans certaines séances de la Chambre des Députés où l’ambitieux joue le tout pour le tout, où piqué de mille flèches il éclate à un moment donné. Mais elle est encore bien certainement chez certains êtres privilégiés dans le quart d’heure fatal où leurs prétentions vont échouer ou réussir, et où ils sont forcés de parler. Aussi dans cette réunion, Albert Savarus, en sentant la nécessité de se faire des séides, développa-t-il toutes les facultés de son âme et les ressources de son esprit. Il entra bien dans le salon, sans gaucherie ni arrogance, sans faiblesse, sans lâcheté, gravement, et se vit sans surprise au milieu de trente et quelques personnes. Déjà le bruit de la réunion et sa décision avaient amené quelques moutons dociles à la clochette. Avant d’écouter monsieur Boucher, qui voulait lui lâcher un speech à propos de la résolution du Comité-Boucher, Albert réclama le silence en faisant un signe et serrant la main à monsieur Boucher, comme pour le prévenir d’un danger subitement advenu.

— Mon jeune ami, Alfred Boucher vient de m’annoncer l’honneur qui m’est fait. Mais avant que cette décision devienne définitive, dit l’avocat, je crois devoir vous expliquer quel est votre candidat, afin de vous laisser libres encore de reprendre vos paroles si mes déclarations troublaient vos consciences.

{p. 486}   Cet exorde eut pour effet de faire régner un profond silence. Quelques hommes trouvèrent ce mouvement fort noble.

Albert expliqua sa vie antérieure en disant son vrai nom, ses œuvres sous la Restauration, en se faisant un homme nouveau depuis son arrivée à Besançon, en prenant des engagements pour l’avenir. Cette improvisation tint, dit-on, tous les auditeurs haletants. Ces hommes à intérêts si divers furent subjugués par l’admirable éloquence sortie bouillante du cœur et de l’âme de cet ambitieux. L’admiration empêcha toute réflexion. On ne comprit qu’une seule chose, la chose qu’Albert voulait jeter dans ces têtes.

Ne valait-il pas mieux pour une ville avoir un de ces hommes destinés à gouverner la société tout entière, qu’une machine à voter ? Un homme d’état apporte tout un pouvoir, le député médiocre mais incorruptible n’est qu’une conscience. Quelle gloire pour la Provence d’avoir deviné Mirabeau, d’avoir envoyé depuis 1830 le seul homme d’État qu’ait produit la révolution de Juillet !

Soumis à la pression de cette éloquence, tous les auditeurs la crurent de force à devenir un magnifique instrument politique dans leur représentant. Ils virent tous Savarus le ministre dans Albert Savaron. En devinant les secrets calculs de ses auditeurs, l’habile candidat leur fit entendre qu’ils acquéraient, eux les premiers, le droit de se servir de son influence.

Cette profession de foi, cette déclaration d’ambitieux, ce récit de sa vie et de son caractère fut, au dire du seul homme capable de juger Savarus et qui depuis est devenu l’une des capacités de Besançon, un chef-d’œuvre d’adresse, de sentiment, de chaleur, d’intérêt et de séduction. Ce tourbillon enveloppa les électeurs. Jamais homme n’eut un pareil triomphe. Mais malheureusement la Parole, espèce d’arme à bout portant, n’a qu’un effet immédiat. La Réflexion tue la Parole quand la Parole n’a pas triomphé de la Réflexion. Si l’on eût voté, certes le nom d’Albert sortait de l’urne ! À l’instant même, il était vainqueur. Mais il lui fallait vaincre ainsi tous les jours pendant deux mois. Albert sortit palpitant. Applaudi par des Bisontins, il avait obtenu le grand résultat de tuer par avance les méchants propos auxquels donneraient lieu ses antécédents. Le commerce de Besançon fit de l’avocat Savaron de Savarus son candidat. L’enthousiasme d’Alfred Boucher, contagieux d’abord, devait à la longue devenir maladroit.

Le préfet, épouvanté de ce succès, se mit à compter le nombre {p. 487}   des voix ministérielles, et sut se ménager une entrevue secrète avec monsieur de Chavoncourt, afin de se coaliser dans l’intérêt commun. Chaque jour, et sans qu’Albert pût savoir comment, les voix du Comité-Boucher diminuèrent. Un mois avant les Élections, Albert se voyait à peine soixante voix. Rien ne résistait au lent travail de la Préfecture. Trois ou quatre hommes habiles disaient aux clients de Savarus : « Le député plaidera-t-il et gagnera-t-il vos affaires ? vous donnera-t-il ses conseils, fera-t-il vos traités, vos transactions ? Vous l’aurez pour esclave encore pour cinq ans, si au lieu de l’envoyer à la Chambre, vous lui donnez seulement l’espérance d’y aller dans cinq ans. » Ce calcul fut d’autant plus nuisible à Savarus, que déjà quelques femmes de négociants l’avaient fait. Les intéressés à l’affaire du pont et ceux des eaux d’Arcier ne résistèrent pas à une conférence avec un adroit ministériel, qui leur prouva que la protection pour eux était à la Préfecture et non pas chez un ambitieux. Chaque jour fut une défaite pour Albert, quoique chaque jour fût une bataille dirigée par lui, mais jouée par ses lieutenants, une bataille de mots, de discours, de démarches. Il n’osait aller chez le vicaire-général, et le vicaire-général ne se montrait pas. Albert se levait et se couchait avec la fièvre et le cerveau tout en feu. Enfin arriva le jour de la première lutte, ce qu’on appelle une réunion préparatoire, où les voix se comptent, où les candidats jugent leurs chances, et où les gens habiles peuvent prévoir la chute ou le succès. C’est une scène de hustings honnête, sans populace, mais terrible : les émotions, pour ne pas avoir d’expression physique comme en Angleterre, n’en sont pas moins profondes. Les Anglais font les choses à coups de poings, en France elles se font à coups de phrases. Nos voisins ont une bataille, les Français jouent leur sort par de froides combinaisons élaborées avec calme. Cet acte politique se passe à l’inverse du caractère des deux nations. Le parti radical eut son candidat, monsieur de Chavoncourt se présenta, puis vint Albert qui fut accusé par les radicaux et par le Comité-Chavoncourt d’être un homme de la Droite sans transaction, un double de Berryer. Le Ministère avait son candidat, un homme sacrifié qui servait à masser les votes ministériels purs. Les voix ainsi divisées n’arrivèrent à aucun résultat. Le candidat républicain eut vingt voix, le Ministère en réunit cinquante, Albert en compta soixante-dix, monsieur de Chavoncourt en obtint soixante-sept. Mais la perfide Préfecture avait fait voter pour {p. 488}   Albert trente de ses voix les plus dévouées, afin d’abuser son antagoniste. Les voix de monsieur de Chavoncourt réunies aux quatre-vingts voix réelles de la préfecture, devenaient maîtresses de l’élection pour peu que le préfet sût détacher quelques voix du parti radical. Cent soixante voix manquaient, les voix de monsieur de Grancey, et les voix légitimistes. Une réunion préparatoire est aux Élections ce qu’est au Théâtre une répétition générale, ce qu’il y a de plus trompeur au monde. Albert Savarus revint chez lui, faisant bonne contenance, mais mourant. Il avait eu l’esprit, le génie, ou le bonheur de conquérir dans ces quinze derniers jours deux hommes dévoués, le beau-père de Girardet et un vieux négociant très-fin chez qui l’envoya monsieur de Grancey. Ces deux braves gens devenus ses espions, semblaient être les plus ardents ennemis de Savarus dans les camps opposés. Sur la fin de la séance préparatoire, ils apprirent à Savarus par l’intermédiaire de monsieur Boucher que trente voix inconnues faisaient contre lui, dans son parti, le métier qu’ils faisaient pour son compte chez les autres ? Un criminel qui marche au supplice ne souffre pas ce qu’Albert souffrit en revenant chez lui de la salle où son sort s’était joué. L’amoureux au désespoir ne voulut être accompagné de personne. Il marcha seul par les rues, entre onze heures et minuit.

À une heure du matin, Albert, que depuis trois jours le sommeil ne visitait plus, était assis dans sa bibliothèque, sur un fauteuil à la Voltaire, la tête pâle comme s’il allait expirer, les mains pendantes, dans une pose d’abandon digne de la Magdeleine. Des larmes roulaient entre ses longs cils, de ces larmes qui mouillent les yeux et qui ne roulent pas sur les joues : la pensée les boit, le feu de l’âme les dévore ! Seul, il pouvait pleurer. Il aperçut alors sous le kiosque une forme blanche qui lui rappela Francesca.

— Et voici trois mois que je n’ai reçu de lettre d’elle ! Que devient-elle ? je suis resté deux mois sans lui rien écrire, mais je l’ai prévenue. Est-elle malade ? Ô mon amour ! ô ma vie ! sauras-tu jamais ce que j’ai souffert ? Quelle fatale organisation est la mienne ! Ai-je un anévrisme ? se demanda-t-il en sentant son cœur qui battait si violemment que les pulsations retentissaient dans le silence comme si de légers grains de sable eussent frappé sur une grosse caisse.

En ce moment trois coups discrets retentirent à la porte d’Albert, il alla promptement ouvrir, et faillit se trouver mal de joie en voyant au vicaire-général un air gai, l’air du triomphe. Il saisit l’abbé de {p. 489}   Grancey, sans lui dire un mot, le tint dans ses bras, le serra, laissant aller sa tête sur l’épaule de ce vieillard. Et il redevint enfant, il pleura comme il avait pleuré quand il sut que Francesca Soderini était mariée. Il ne laissa voir sa faiblesse qu’à ce prêtre sur le visage de qui brillaient les lueurs d’une espérance. Le prêtre avait été sublime, et aussi fin que sublime.

— Pardon, cher abbé, mais vous êtes venu dans un de ces moments suprêmes où l’homme disparaît, car ne me croyez pas un ambitieux vulgaire.

— Oui, je le sais, reprit l’abbé, vous avez écrit l’AMBITIEUX PAR AMOUR ! Hé ! mon enfant, c’est un désespoir d’amoureux qui m’a fait prêtre en 1786, à vingt-deux ans. En 1788, j’étais curé. Je sais la vie. J’ai déjà refusé trois évêchés, je veux mourir à Besançon.

— Venez la voir ? s’écria Savarus en prenant la bougie et menant l’abbé dans le cabinet magnifique où se trouvait le portrait de la duchesse d’Argaiolo qu’il éclaira.

— C’est une de ces femmes qui sont faites pour régner ! dit le vicaire en comprenant ce qu’Albert lui témoignait d’affection par cette muette confidence. Mais il y a bien de la fierté sur ce front, il est implacable, elle ne pardonnerait pas une injure ! C’est un archange Michel, l’ange des exécutions, l’ange inflexible… Tout ou rien ! est la devise de ces caractères angéliques. Il y a je ne sais quoi de divinement sauvage dans cette tête !…

— Vous l’avez bien devinée, s’écria Savarus. Mais, mon cher abbé, voici plus de douze ans qu’elle règne sur ma vie, et je n’ai pas une pensée à me reprocher…

— Ah ! si vous en aviez autant fait pour Dieu ?… dit naïvement l’abbé. Parlons de vos affaires. Voici dix jours que je travaille pour vous. Si vous êtes un vrai politique, vous suivrez mes conseils cette fois-ci. Vous n’en seriez pas où vous en êtes, si vous étiez allé quand je vous le disais à l’hôtel de Rupt ; mais vous irez demain, je vous y présente le soir. La terre des Rouxey est menacée, il faut plaider dans deux jours… L’Élection ne se fera pas avant trois jours. On aura soin de ne pas avoir fini de constituer le bureau le premier jour ; nous aurons plusieurs scrutins, et vous arriverez par un ballottage…

— Et comment ?…

— En gagnant le procès des Rouxey, vous aurez quatre-vingt voix légitimistes, ajoutez-les aux trente voix dont je dispose, nous {p. 490}   arrivons à cent dix. Or, comme il vous en restera vingt du Comité-Boucher, vous en posséderez en tout cent trente.

— Hé ! bien, dit Albert, il en faut soixante-quinze de plus…

— Oui, dit le prêtre, car tout le reste est au Ministère. Mais, mon enfant, vous avez à vous deux cent voix, et la Préfecture n’en a que cent quatre-vingts.

— J’ai deux cents voix ?… dit Albert qui demeura stupide d’étonnement après s’être dressé sur ses pieds comme poussé par un ressort.

— Vous avez les voix de monsieur de Chavoncourt, reprit l’abbé.

— Et comment ? dit Albert.

— Vous épousez mademoiselle Sidonie de Chavoncourt.

— Jamais !

— Vous épousez mademoiselle Sidonie de Chavoncourt, répéta froidement le prêtre.

— Mais voyez ? elle est implacable, dit Albert en montrant Francesca.

— Vous épousez mademoiselle de Chavoncourt, répéta froidement le prêtre pour la troisième fois.

Cette fois Albert comprit. Le vicaire-général ne voulait pas tremper dans le plan qui souriait enfin à ce politique au désespoir. Une parole de plus eût compromis la dignité, l’honnêteté du prêtre.

— Vous trouverez demain à l’hôtel de Rupt madame de Chavoncourt et sa seconde fille, vous la remercierez de ce qu’elle doit faire pour vous, vous lui direz que votre reconnaissance est sans bornes ; enfin vous lui appartenez corps et âme, votre avenir est désormais celui de sa famille, vous êtes désintéressé, vous avez une si grande confiance en vous que vous regardez une nomination de député comme une dot suffisante. Vous aurez un combat avec madame de Chavoncourt, elle voudra votre parole. Cette soirée, mon fils, est tout votre avenir. Mais, sachez-le, je ne suis pour rien là-dedans. Moi, je ne suis coupable que des voix9 légitimistes, je vous ai conquis madame de Watteville, et c’est toute l’aristocratie de Besançon. Amédée de Soulas et Vauchelles, qui voteront pour vous, ont entraîné la jeunesse, madame de Watteville vous aura les vieillards. Quant à mes voix, elles sont infaillibles.

— Qui donc a tourné madame de Chavoncourt ? demanda Savarus.

— Ne me questionnez pas, répondit l’abbé. Monsieur de Chavoncourt, qui a trois filles à marier, est incapable d’augmenter sa fortune. Si Vauchelles épouse la première sans dot, à cause de la {p. 491}   vieille tante qui finance au contrat, que faire des deux autres ? Sidonie a seize ans, et vous avez des trésors dans votre ambition. Quelqu’un a dit à madame de Chavoncourt qu’il valait mieux marier sa fille que d’envoyer son mari manger de l’argent à Paris. Ce quelqu’un mène madame de Chavoncourt, et madame de Chavoncourt mène son mari.

— Assez, cher abbé ! Je comprends. Une fois nommé député, j’ai la fortune de quelqu’un à faire, et en la faisant splendide je serai dégagé de ma parole. Vous avez en moi un fils, un homme qui vous devra son bonheur. Mon Dieu ! qu’ai-je fait pour mériter une si véritable amitié ?

— Vous avez fait triompher le Chapitre, dit en souriant le vicaire-général. Maintenant gardez le secret du tombeau sur tout ceci ? Nous ne sommes rien, nous ne faisons rien. Si l’on nous savait nous mêlant d’élections, nous serions mangés tout crus par les puritains de la Gauche qui font pis, et blâmés par quelques-uns des nôtres qui veulent tout. Madame de Chavoncourt ne se doute pas de ma participation dans tout ceci. Je ne me suis fié qu’à madame de Watteville sur qui nous pouvons compter comme sur nous-mêmes.

— Je vous amènerai la duchesse pour que vous nous bénissiez ! s’écria l’ambitieux.

Après avoir reconduit le vieux prêtre, Albert se coucha dans les langes du pouvoir.

À neuf heures du soir, le lendemain, comme chacun peut se l’imaginer, les salons de madame la baronne de Watteville étaient remplis par l’aristocratie bisontine convoquée extraordinairement. On y discutait l’exception d’aller aux Élections pour faire plaisir à la fille des de Rupt. On savait que l’ancien maître des requêtes, le secrétaire d’un des plus fidèles ministres de la branche aînée, allait être introduit. Madame de Chavoncourt était venue avec sa seconde fille Sidonie, mise divinement bien, tandis que l’aînée, sûre de son prétendu, n’avait recours à aucun artifice de toilette. Ces petites choses s’observent en province. L’abbé de Grancey montrait sa belle tête fine, de groupe en groupe, écoutant, n’ayant l’air de se mêler de rien, mais disant de ces mots incisifs qui résument les questions et les commandent.

— Si la branche aînée revenait, disait-il à un ancien homme d’État septuagénaire, quels politiques trouverait-elle ? — Seul sur son banc, Berryer ne sait que devenir ; s’il avait soixante voix, il entraverait {p. 492}   le gouvernement dans bien des occasions et renverserait des ministères ! — On va nommer le duc de Fitz-James à Toulouse. — Vous ferez gagner à monsieur de Watteville son procès ! — Si vous votez pour monsieur de Savarus, les républicains voteront avec vous plutôt que de voter avec les juste-milieu ! Etc., etc.

À neuf heures, Albert n’était pas encore venu. Madame de Watteville voulut voir une impertinence dans un pareil retard.

— Chère baronne, dit madame de Chavoncourt, ne faisons pas dépendre d’une vétille de si sérieuses affaires. Quelque botte vernie qui tarde à sécher… une consultation retiennent peut-être monsieur de Savarus.

Rosalie regarda madame de Chavoncourt de travers.

— Elle est bien bonne pour monsieur de Savarus, dit Rosalie tout bas à sa mère.

— Mais, reprit la baronne en souriant, il s’agit d’un mariage entre Sidonie et monsieur de Savarus.

Rosalie alla brusquement vers une croisée qui donnait sur le jardin. À dix heures monsieur de Savarus n’avait pas encore paru. L’orage qui grondait éclata. Quelques nobles se mirent à jouer, trouvant la chose intolérable. L’abbé de Grancey, qui ne savait que penser, alla vers la fenêtre où Rosalie s’était cachée et dit tout haut, tant il était stupéfait : — Il doit être mort !

Le vicaire-général sortit dans le jardin suivi de monsieur de Watteville, de Rosalie, et tous trois ils montèrent sur le kiosque. Tout était fermé chez Albert, aucune lumière ne s’apercevait.

— Jérôme ! cria Rosalie en voyant le domestique dans la cour. L’abbé de Grancey regarda Rosalie.

— Où donc est votre maître ? dit Rosalie au domestique venu au pied du mur.

— Parti, en poste ! mademoiselle.

— Il est perdu, s’écria l’abbé de Grancey, ou heureux !

La joie du triomphe ne fut pas si bien étouffée sur la figure de Rosalie qu’elle ne fût devinée par le vicaire-général qui feignit de ne s’apercevoir de rien.

— Qu’est-ce que Rosalie a pu faire en ceci, se demandait le prêtre.

Tous trois, ils rentrèrent dans les salons où monsieur de Watteville annonça l’étrange, la singulière, l’ébouriffante nouvelle du départ de l’avocat Albert Savaron de Savarus en poste, sans qu’on sût les motifs de cette disparition. À onze heures et demie, il ne {p. 493}   restait plus que quinze personnes, parmi lesquelles se trouvait madame de Chavoncourt et l’abbé de Godenars, autre vicaire-général, homme d’environ quarante ans qui voulait être évêque, les deux demoiselles de Chavoncourt et monsieur de Vauchelles, l’abbé de Grancey, Rosalie, Amédée de Soulas et un ancien magistrat démissionnaire, l’un des plus influents personnages de la haute société de Besançon qui tenait beaucoup à l’élection d’Albert Savarus. L’abbé de Grancey se mit à côté de la baronne de manière à regarder Rosalie dont la figure, ordinairement pâle, offrait alors une coloration fiévreuse.

— Que peut-il être arrivé à monsieur de Savarus ? dit madame de Chavoncourt.

En ce moment un domestique en livrée apporta sur un plat d’argent une lettre à l’abbé de Grancey.

— Lisez, dit la baronne.

Le vicaire-général lut la lettre, et vit Rosalie devenir soudain blanche comme son fichu.

— Elle reconnaît l’écriture, se dit-il après avoir jeté sur la jeune fille un regard par-dessus ses lunettes. Il plia la lettre et la mit froidement dans sa poche sans dire un mot. En trois minutes il reçut de Rosalie trois regards qui lui suffirent à tout deviner.

— Elle aime Albert Savarus ! pensa le vicaire-général. Il se leva, Rosalie reçut une commotion ; il salua, fit quelques pas vers la porte, et, dans le second salon, il fut rejoint par Rosalie qui lui dit : — Monsieur de Grancey, c’est d’Albert !

— Comment pouvez-vous assez connaître son écriture pour la distinguer de si loin ?

Cette fille, prise dans les lacs de son impatience et de sa colère, dit un mot que l’abbé trouva sublime.

— Parce que je l’aime ! Qu’y a-t-il ? dit-elle après une pause.

— Il renonce à son élection, répondit l’abbé.

Rosalie se mit un doigt sur les lèvres.

— Je demande le secret comme pour une confession, dit-elle avant de rentrer au salon. S’il n’y a plus d’élection, il n’y aura plus de mariage avec Sidonie !

Le lendemain matin, Rosalie, en allant à la messe, apprit par Mariette une partie des circonstances qui motivaient la disparition d’Albert au moment le plus critique de sa vie.

— Mademoiselle, il est arrivé de Paris dans la matinée à l’Hôtel {p. 494}   National un vieux monsieur qui avait sa voiture, une belle voiture à quatre chevaux, un courrier en avant et un domestique. Enfin, Jérôme, qui a vu la voiture au départ, prétend que ce ne peut être qu’un prince ou qu’un milord.

— Y avait-il sur la voiture une couronne fermée ? dit Rosalie.

— Je ne sais pas, dit Mariette. Sur le coup de deux heures, il est venu chez monsieur Savarus en lui faisant remettre sa carte, et en la voyant, monsieur, dit Jérôme, est devenu blanc comme un linge ; puis il a dit de faire entrer. Comme il a fermé lui-même sa porte à clef, il est impossible de savoir ce que ce vieux monsieur et l’avocat se sont dit ; mais ils sont restés environ une heure ensemble ; après quoi le vieux monsieur, accompagné de l’avocat, a fait monter son domestique. Jérôme a vu sortir ce domestique avec un immense paquet long de quatre pieds qui avait l’air d’une grosse toile à canevas. Le vieux monsieur tenait à la main un gros paquet de papiers. L’avocat, plus pâle que s’il allait mourir, lui qui est si fier, si digne, était dans un état à faire pitié… Mais il agissait si respectueusement avec le vieux monsieur qu’il n’aurait pas eu plus d’égards pour le roi. Jérôme et monsieur Albert Savaron ont accompagné ce vieillard jusqu’à sa voiture, qui se trouvait tout attelée de quatre chevaux. Le courrier est parti sur le coup de trois heures. Monsieur est allé droit à la Préfecture, et de là chez monsieur Gentillet qui lui a vendu la vieille calèche de voyage de feu madame Saint-Vier, puis il a commandé des chevaux à la poste pour six heures. Il est rentré chez lui pour faire ses paquets ; sans doute il a écrit plusieurs billets ; enfin il a mis ordre à ses affaires avec monsieur Girardet qui est venu et qui est resté jusqu’à sept heures. Jérôme a porté un mot chez monsieur Boucher où monsieur était attendu à dîner. Pour lors, à sept heures et demie, l’avocat est parti, laissant trois mois de gages à Jérôme et lui disant de chercher une place. Il a laissé ses clefs à monsieur Girardet qu’il a reconduit chez lui, et chez qui, dit Jérôme, il a pris une soupe, car monsieur Girardet n’avait pas encore dîné à sept heures et demie. Quand monsieur Savaron est remonté dans sa voiture, il était comme un mort. Jérôme, qui naturellement a salué son maître, l’a entendu disant au postillon : Route de Genève.

— Jérôme a-t-il demandé le nom de l’étranger à l’Hôtel National ?

— Comme le vieux monsieur ne faisait que passer, on ne le lui {p. 495}   a pas demandé. Le domestique, par ordre sans doute, avait l’air de ne pas parler français.

— Et la lettre qu’a reçue si tard l’abbé de Grancey ? dit Rosalie.

— C’est sans doute monsieur Girardet qui devait la lui remettre ; mais Jérôme dit que ce pauvre monsieur Girardet, qui aime l’avocat Savaron, était tout aussi saisi que lui. Celui qui est venu avec mystère s’en va, dit mademoiselle Galard, avec mystère.

Rosalie eut à partir de ce récit un air penseur et absorbé qui fut visible pour tout le monde. Il est inutile de parler du bruit que fit dans Besançon la disparition de l’avocat Savaron. On sut que le préfet s’était prêté de la meilleure grâce du monde à lui expédier à l’instant un passeport pour l’étranger, car il se trouvait ainsi débarrassé de son seul adversaire. Le lendemain, monsieur de Chavoncourt fut nommé d’emblée à une majorité de cent quarante voix.

— Jean s’en alla comme il était venu, dit un électeur en apprenant la fuite d’Albert Savaron.

Cet événement vint à l’appui des préjugés qui existent à Besançon contre les étrangers et qui, deux ans auparavant, s’étaient corroborés à propos de l’affaire du journal républicain. Puis, dix jours après, il n’était plus question d’Albert de Savarus. Trois personnes seulement, l’avoué Girardet, le vicaire-général et Rosalie étaient gravement affectés par cette disparition. Girardet savait que l’étranger aux cheveux blancs était le prince Soderini, car il avait vu la carte, il le dit au vicaire-général ; mais Rosalie, beaucoup plus instruite qu’eux, connaissait depuis environ trois mois la nouvelle de la mort du duc d’Argaiolo.

Au mois d’avril 1836, personne n’avait eu de nouvelles ni entendu parler de monsieur Albert de Savarus. Jérôme et Mariette allaient se marier ; mais la baronne avait dit confidentiellement à sa femme de chambre d’attendre le mariage de Rosalie, et que les deux noces se feraient ensemble.

— Il est temps de marier Rosalie, dit un jour la baronne à monsieur de Watteville, elle a dix-neuf ans, et depuis quelques mois elle change à faire peur…

— Je ne sais pas ce qu’elle a, dit le baron.

— Quand les pères ne savent pas ce qu’ont leurs filles, les mères le devinent, dit la baronne, il faut la marier.

{p. 496}   — Je le veux bien, dit le baron, et pour mon compte je lui donne les Rouxey, maintenant que le tribunal nous a mis d’accord avec la commune des Riceys en fixant mes limites à trois cents mètres à partir de la base de la Dent de Vilard. On y creuse un fossé pour recevoir toutes les eaux et les diriger dans le lac. La Commune n’a pas appelé, le jugement est définitif.

— Vous n’avez pas encore deviné, dit la baronne, que ce jugement me coûte trente mille francs donnés à Chantonnit. Ce paysan ne voulait pas autre chose, il a l’air d’avoir gain de cause pour sa commune, et il nous a vendu la paix. Si vous donnez les Rouxey, vous n’aurez plus rien, dit la baronne.

— Je n’ai pas besoin de grand’chose, dit le baron, je m’en vais…

— Vous mangez comme un ogre.

— Précisément : j’ai beau manger, je me sens les jambes de plus en plus faibles…

— C’est de tourner, dit la baronne.

— Je ne sais pas, dit le baron.

— Nous marierons Rosalie à monsieur de Soulas ; si vous lui donnez les Rouxey, réservez-vous-en la jouissance ; moi je leur donnerai vingt-quatre mille francs de rente sur le grand-livre. Nos enfants demeureront ici, je ne les vois pas bien malheureux…

— Non, je leur donne les Rouxey tout à fait. Rosalie aime les Rouxey.

— Vous êtes singulier avec votre fille ! vous ne me demandez pas à moi si j’aime les Rouxey ?

Appelée incontinent, Rosalie apprit qu’elle épouserait monsieur Amédée de Soulas dans les premiers jours du mois de mai.

— Je vous remercie ma mère, et vous mon père, d’avoir pensé à mon établissement, mais je ne veux pas me marier, je suis très-heureuse d’être avec vous…

— Des phrases ! dit la baronne. Vous n’aimez pas monsieur le comte de Soulas, voilà tout.

— Si vous voulez savoir la vérité, je n’épouserai jamais monsieur de Soulas…

— Oh ! le jamais d’une fille de dix-neuf ans !… reprit la baronne en souriant avec amertume.

— Le jamais de mademoiselle de Watteville, reprit Rosalie avec un accent prononcé. Mon père n’a pas, je pense, l’intention de me marier sans mon consentement ?

{p. 497}   — Oh ! ma foi, non, dit le pauvre baron en regardant sa fille avec tendresse.

— Eh ! bien, répliqua séchement la baronne en contenant une fureur de dévote surprise de se voir bravée à l’improviste, chargez-vous, monsieur de Watteville, d’établir vous-même votre fille ! Songez-y bien, Rosalie : si vous ne vous mariez pas à mon gré, vous n’aurez rien de moi pour votre établissement.

La querelle ainsi commencée entre madame de Watteville et le baron qui appuyait sa fille, alla si loin que Rosalie et son père furent obligés de passer la belle saison aux Rouxey ; l’habitation de l’hôtel de Rupt leur était devenue insupportable. On apprit alors dans Besançon que mademoiselle de Watteville avait positivement refusé monsieur le comte de Soulas. Après leur mariage, Jérôme et Mariette étaient venus aux Rouxey pour succéder un jour à Modinier. Le baron répara, restaura la Chartreuse au goût de sa fille. En apprenant que cette réparation coûtait environ soixante mille francs, que Rosalie et son père faisaient construire une serre, la baronne reconnut quelque levain de malice dans sa fille. Le baron acheta plusieurs enclaves et un petit domaine d’une valeur de trente mille francs. On dit à madame de Watteville que loin d’elle Rosalie se montrait une maîtresse-fille, elle étudiait les moyens de faire valoir les Rouxey, s’était donné une amazone et montait à cheval ; son père, qu’elle rendait heureux, qui ne se plaignait plus de sa santé, qui devenait gras, l’accompagnait dans ses excursions. Aux approches de la fête de la baronne, qui se nommait Louise, le vicaire-général vint alors aux Rouxey, sans doute envoyé par madame de Watteville et par monsieur de Soulas pour négocier la paix entre la mère et la fille.

— Cette petite Rosalie a de la tête, disait-on dans Besançon.

Après avoir noblement payé les quatre-vingt-dix mille francs dépensés aux Rouxey, la baronne faisait passer à son mari mille francs par mois environ pour y vivre : elle ne voulait pas se donner des torts. Le père et la fille ne demandèrent pas mieux que de retourner, le quinze août, à Besançon, pour y rester jusqu’à la fin du mois. Quand le vicaire-général, après le dîner, prit Rosalie à part pour entamer la question du mariage en lui faisant comprendre qu’il ne fallait plus compter sur Albert de qui, depuis un an, on n’avait aucune nouvelle, il fut arrêté net par un geste de Rosalie. Cette bizarre fille saisit monsieur de Grancey par le bras et l’amena {p. 498}   sur un banc, sous un massif de rhododendron, d’où se découvrait le lac.

— Écoutez, cher abbé, vous que j’aime autant que mon père, car vous avez de l’affection pour mon Albert, il faut enfin vous l’avouer, j’ai commis des crimes pour être sa femme, et il doit être mon mari… Tenez, lisez ?

Elle lui tendit un numéro de gazette qu’elle avait dans la poche de son tablier, en lui indiquant l’article suivant sous la rubrique de Florence, au 25 mai.

« Le mariage de monsieur le duc de Rhétoré, fils aîné de monsieur le duc de Chaulieu, ancien ambassadeur, avec madame la duchesse d’Argaiolo, née princesse Soderini, s’est célébré avec beaucoup d’éclat. Des fêtes nombreuses, données à l’occasion de ce mariage, animent en ce moment la ville de Florence. La fortune de madame la duchesse d’Argaiolo est une des plus considérables de l’Italie, car le feu duc l’avait instituée sa légataire universelle. »

— Celle qu’il aimait est mariée, dit-elle, je les ai séparés !

— Vous, et comment ? dit l’abbé.

Rosalie allait répondre, lorsqu’un grand cri jeté par deux jardiniers, et précédé du bruit d’un corps tombant à l’eau, l’interrompit, elle se leva, courut en criant : — Oh ! mon père… Elle ne voyait plus le baron.

En voulant prendre un fragment de granit où il crut apercevoir l’empreinte d’un coquillage, fait qui eût souffleté quelque système de géologie, monsieur de Watteville s’était avancé sur le talus, avait perdu l’équilibre et roulé dans le lac dont la plus grande profondeur se trouve naturellement au pied de la chaussée. Les jardiniers eurent une peine infinie à faire prendre au baron une perche en fouillant à l’endroit où bouillonnait l’eau ; mais enfin ils le ramenèrent couvert de vase où il était entré très-avant et où il enfonçait davantage en se débattant. Monsieur de Watteville avait beaucoup dîné, sa digestion était commencée, elle fut interrompue. Quand il eut été déshabillé, nettoyé, mis au lit, il fut dans un état si visiblement dangereux, que deux domestiques montèrent à cheval, l’un pour Besançon, l’autre pour aller chercher au plus près un médecin et un chirurgien. Quand madame de Watteville arriva huit heures après l’événement avec les premiers chirurgien et médecin de Besançon, ils {p. 499}   trouvèrent monsieur de Watteville dans un état désespéré, malgré les soins intelligents du médecin des Riceys. La peur déterminait une infiltration séreuse au cerveau, la digestion arrêtée achevait de tuer le pauvre baron.

Cette mort, qui n’aurait pas eu lieu si, disait madame de Watteville, son mari était resté à Besançon, fut attribuée par elle à la résistance de sa fille qu’elle prit en aversion en se livrant à une douleur et à des regrets évidemment exagérés. Elle appela le baron son cher agneau ! Le dernier Watteville fut enterré dans un îlot du lac des Rouxey, où la baronne fit élever un petit monument gothique en marbre blanc, pareil à celui dit d’Héloïse au Père-Lachaise.

Un mois après cet événement, la baronne et sa fille vivaient à l’hôtel de Rupt dans un sauvage silence. Rosalie était en proie à une douleur sérieuse, qui ne s’épanchait point au dehors : elle s’accusait de la mort de son père et soupçonnait un autre malheur, encore plus grand à ses yeux, et bien certainement son ouvrage ; car, ni l’avoué Girardet, ni l’abbé de Grancey n’obtenaient de lumières sur le sort d’Albert. Ce silence était effrayant. Dans un paroxisme de repentir, elle éprouva le besoin de révéler au Vicaire-général les affreuses combinaisons par lesquelles elle avait séparé Francesca d’Albert. Ce fut quelque chose de simple et de formidable. Mademoiselle de Watteville avait supprimé les lettres d’Albert à la duchesse, et celle par laquelle Francesca annonçait à son amant la maladie de son mari en le prévenant qu’elle ne pourrait plus lui répondre pendant le temps qu’elle se consacrerait, comme elle le devait, au moribond. Ainsi pendant les préoccupations d’Albert relativement aux élections, la duchesse ne lui avait écrit que deux lettres, celle où elle lui apprenait le danger du duc d’Argaiolo, celle où elle lui disait qu’elle était veuve, deux nobles et sublimes lettres que Rosalie garda. Après avoir travaillé pendant plusieurs nuits, Rosalie était parvenue à imiter parfaitement l’écriture d’Albert. Aux véritables lettres de cet amant fidèle, elle avait substitué trois lettres dont les brouillons communiqués au vieux prêtre le firent frémir, tant le génie du mal y apparaissait dans toute sa perfection. Rosalie, tenant la plume pour Albert, y préparait la duchesse au changement du français faussement infidèle. Rosalie avait répondu à la nouvelle de la mort du duc d’Argaiolo par la nouvelle du prochain mariage d’Albert avec elle-même, Rosalie. Les deux lettres avaient dû se croiser et s’étaient croisées. L’esprit infernal avec lequel les lettres furent {p. 500}   écrites, surprit tellement le vicaire-général qu’il les relut. À la dernière, Francesca, blessée au cœur par une fille qui voulait tuer l’amour chez sa rivale, avait répondu par ces simples mots : « Vous êtes libre, adieu. »

— Les crimes purement moraux et qui ne laissent aucune prise à la justice humaine, sont les plus infâmes, les plus odieux, dit sévèrement l’abbé de Grancey. Dieu les punit souvent ici-bas : là gît la raison des épouvantables malheurs qui nous paraissent inexplicables. De tous les crimes secrets ensevelis dans les mystères de la vie privée, un des plus déshonorants est celui de briser le cachet d’une lettre ou de la lire subrepticement. Toute personne, quelle qu’elle soit, poussée par quelque raison que ce soit, qui se permet cet acte, a fait une tache ineffaçable à sa probité. Sentez-vous tout ce qu’il y a de touchant, de divin dans l’histoire de ce jeune page, faussement accusé, qui porte une lettre où se trouve l’ordre de le tuer, qui se met en route sans une mauvaise pensée, que la Providence prend alors sous sa protection et qu’elle sauve, miraculeusement, disons-nous !… Savez-vous en quoi consiste le miracle ? les vertus ont une auréole aussi puissante que celle de l’Enfance innocente. Je vous dis ces choses sans vouloir vous admonester, dit le vieux prêtre à Rosalie avec une profonde tristesse. Hélas ! je ne suis pas ici le grand-pénitencier, vous n’êtes pas agenouillée aux pieds de Dieu, je suis un ami terrifié par l’appréhension de vos châtiments. Qu’est-il devenu, ce pauvre Albert ? ne s’est-il pas donné la mort ? Il cachait une violence inouïe sous son calme affecté. Je comprends que le vieux prince Soderini, père de madame la duchesse d’Argaiolo, est venu redemander les lettres et les portraits de sa fille. Voilà le coup de foudre tombé sur la tête d’Albert qui aura sans doute essayé d’aller se justifier… Mais comment, en quatorze mois, n’a-t-il pas donné de ses nouvelles ?

— Oh ! si je l’épouse, il sera si heureux…

— Heureux ?… il ne vous aime pas. Vous n’aurez d’ailleurs pas une si grande fortune à lui apporter. Votre mère a la plus profonde aversion pour vous, vous lui avez fait une sauvage réponse qui l’a blessée et qui vous ruinera.

— Quoi ! dit Rosalie.

— Quand elle vous a dit hier que l’obéissance était le seul moyen de réparer vos fautes, et qu’elle vous a rappelé la nécessité de vous marier en vous parlant d’Amédée.

— Si vous l’aimez tant, {p. 501}   épousez-le, ma mère ! Lui avez-vous, oui ou non, jeté cette phrase à la tête.

— Oui, dit Rosalie.

— Eh ! bien, je la connais, reprit monsieur de Grancey, dans quelques mois elle sera comtesse de Soulas ! Elle aura, certes, des enfants, elle donnera quarante mille francs de rentes à monsieur de Soulas ; en outre, elle lui fera des avantages, et réduira votre part dans ses biens-fonds autant qu’elle pourra. Vous serez pauvre pendant toute sa vie, et elle n’a que trente-huit ans ! Vous aurez pour tout bien la terre des Rouxey et le peu de droits que vous laissera la liquidation de la succession de votre père, si toutefois votre mère consent à se départir de ses droits sur les Rouxey ! Sous le rapport des intérêts matériels, vous avez déjà bien mal arrangé votre vie ; sous le rapport des sentiments, je la crois bouleversée… Au lieu d’être venue à votre mère…

Rosalie fit un sauvage mouvement de tête.

— À votre mère, reprit le vicaire-général, et à la Religion qui vous auraient, au premier mouvement de votre cœur, éclairée, conseillée, guidée ; vous avez voulu vous conduire seule, ignorant la vie et n’écoutant que la passion !

Ces paroles si sages épouvantèrent Rosalie.

— Et que dois-je faire ? dit-elle après une pause.

— Pour réparer vos fautes, il faudrait en connaître l’étendue, demanda l’abbé.

— Eh ! bien, je vais écrire au seul homme qui puisse avoir des renseignements sur le sort d’Albert, à monsieur Léopold Hannequin, notaire à Paris, son ami d’enfance.

— N’écrivez plus que pour rendre hommage à la vérité, répondit le vicaire-général. Confiez-moi les véritables lettres et les fausses, faites-moi vos aveux bien en détail, comme au directeur de votre conscience, en me demandant les moyens d’expier vos fautes et vous en rapportant à moi. Je verrai… Car, avant tout, rendez à ce malheureux son innocence devant l’être de qui il a fait son dieu sur cette terre. Même après avoir perdu le bonheur, Albert doit tenir à sa justification.

Rosalie promit à l’abbé de Grancey de lui obéir en espérant que ses démarches auraient peut-être pour résultat de lui ramener Albert.

Peu de temps après la confidence de Rosalie, un clerc de monsieur Léopold Hannequin vint à Besançon muni d’une {p. 502}   procuration générale d’Albert, et se présenta tout d’abord chez monsieur Girardet pour le prier de vendre la maison appartenant à monsieur Savaron. L’avoué se chargea de cette affaire par amitié pour l’avocat. Ce clerc vendit le mobilier, et avec le produit put payer ce que devait Albert à Girardet qui lors de l’inexplicable départ lui avait remis cinq mille francs, en se chargeant d’ailleurs de ses recouvrements. Quand Girardet demanda ce qu’était devenu ce noble et beau lutteur auquel il s’était intéressé, le clerc répondit que son patron seul le savait, et que le notaire avait paru très-affligé des choses contenues dans la dernière lettre écrite par monsieur Albert de Savarus.

En apprenant cette nouvelle, le vicaire-général écrivit à Léopold. Voici la réponse du digne notaire.

À monsieur l’abbé de Grancey,
vicaire-général du diocèse de Besançon.
Paris.
Hélas ! monsieur, il n’est au pouvoir de personne de rendre Albert à la vie du monde : il y a renoncé. Il est novice à la Grande-Chartreuse, près Grenoble. Vous savez encore mieux que moi, qui viens de l’apprendre, que tout meurt sur le seuil de ce cloître. En prévoyant ma visite, Albert a mis le Général des Chartreux entre tous nos efforts et lui. Je connais assez ce noble cœur pour savoir qu’il est victime d’une trame odieuse et pour nous invisible ; mais tout est consommé. Madame la duchesse d’Argaiolo, maintenant duchesse de Rhétoré, me semble avoir poussé la cruauté bien loin. À Belgirate, où elle n’était plus quand Albert y courut, elle avait laissé des ordres pour lui faire croire qu’elle habitait Londres. De Londres, Albert alla chercher sa maîtresse à Naples et de Naples à Rome, où elle s’engageait avec le duc de Rhétoré. Quand Albert put rencontrer madame d’Argaiolo, ce fut à Florence, au moment où elle célébrait son mariage. Notre pauvre ami s’est évanoui dans l’église, et n’a jamais pu, même en se trouvant en danger de mort, obtenir une explication de cette femme, qui devait avoir je ne sais quoi dans le cœur. Albert a voyagé pendant sept mois à la recherche d’une {p. 503}   sauvage créature qui se faisait un jeu de lui échapper : il ne savait où ni comment la saisir. J’ai vu notre pauvre ami à son passage à Paris ; et si vous l’aviez vu comme moi, vous vous seriez aperçu qu’il ne lui fallait pas dire un mot au sujet de la duchesse, à moins de vouloir provoquer une crise où sa raison eût couru des risques. S’il avait connu son crime, il aurait pu trouver des moyens de justification ; mais, faussement accusé de s’être marié ! que faire ? Albert est mort, et bien mort pour le monde. Il a voulu le repos, espérons que le profond silence et la prière, dans lesquels il s’est jeté, feront son bonheur sous une autre forme. Si vous l’avez connu, monsieur, vous devez bien le plaindre et plaindre aussi ses amis ! Agréez, etc.

Aussitôt cette lettre reçue, le bon vicaire-général écrivit au Général des Chartreux, et voici quelle fut la réponse d’Albert Savarus.

Le frère Albert à monsieur l’abbé de Grancey,
vicaire-général du diocèse de Besançon.
De la Grande-Chartreuse.
J’ai reconnu, cher et bien-aimé vicaire-général, votre âme tendre et votre cœur encore jeune dans tout ce que vient de me communiquer le Révérend Père Général de notre Ordre. Vous avez deviné le seul vœu qui restât dans le dernier repli de mon cœur relativement aux choses du monde : faire rendre justice à mes sentiments par celle qui m’a si maltraité ! Mais, en me laissant la liberté d’user de votre offre, le Général a voulu savoir si ma vocation était sûre ; il a eu l’insigne bonté de me dire sa pensée en me voyant décidé à demeurer dans un absolu silence à cet égard. Si j’avais cédé à la tentation de réhabiliter l’homme du monde, le religieux était rejeté de ce Monastère. La Grâce a certainement agi ; mais pour avoir été court, le combat n’en a pas été moins vif ni moins cruel. N’est-ce pas vous dire assez que je ne saurais rentrer dans le monde ? Aussi le pardon que vous me demandez pour l’auteur de tant de maux est-il bien entier et sans une pensée de dépit. Je prierai Dieu qu’il veuille pardonner à cette demoiselle comme je lui pardonne, de même que je le prierai d’accorder une vie heureuse à madame de Rhétoré. {p. 504}   Eh ! que ce soit la Mort ou la main opiniâtre d’une jeune fille acharnée à se faire aimer, que ce soit un de ces coups attribués au hasard, ne faut-il pas toujours obéir à Dieu ? Le malheur fait dans certaines âmes un vaste désert où retentit la voix de Dieu. J’ai trop tard connu les rapports entre cette vie et celle qui nous attend, car tout est usé chez moi. Je n’aurais pu servir dans les rangs de l’Église militante, je me jette pour le reste d’une vie presque éteinte au pied du sanctuaire. Voici la dernière fois que j’écris. Il a fallu que ce fût vous, qui m’aimiez et que j’aimais tant, pour me faire rompre la loi d’oubli que je me suis imposée en entrant dans la métropole de Saint-Bruno. Vous serez aussi, vous, particulièrement dans les prières de
Frère ALBERT.
Novembre 1836.

— Peut-être tout est-il pour le mieux, se dit l’abbé de Grancey.

Quand il eut communiqué cette lettre à Rosalie, qui baisa par un mouvement pieux le passage qui contenait sa grâce, il lui dit :

— Eh ! bien, maintenant qu’il est perdu pour vous, ne voulez-vous pas vous réconcilier avec votre mère en épousant le comte de Soulas ?

— Il faudrait qu’Albert me l’ordonnât, dit-elle.

— Vous voyez qu’il est impossible de le consulter. Le Général ne le permettrait pas.

— Si j’allais le voir ?

— On ne voit point les Chartreux. Et d’ailleurs aucune femme, excepté la reine de France, ne peut entrer à la Chartreuse, dit l’abbé. Ainsi rien ne vous dispense plus d’épouser le jeune monsieur de Soulas.

— Je ne veux pas faire le malheur de ma mère, répondit Rosalie.

— Satan ! s’écria le vicaire-général.

Vers la fin de cet hiver, l’excellent abbé de Grancey mourut. Il n’y eut plus entre madame de Watteville et sa fille cet ami qui s’interposait entre ces deux caractères de fer. L’événement prévu par le vicaire-général eut lieu. Au mois d’août 1837, madame de Watteville épousa monsieur de Soulas à Paris, où elle alla par le conseil de Rosalie, qui se montra charmante et bonne pour sa mère. {p. 505}   Madame de Watteville crut à l’amitié de sa fille ; mais Rosalie voulait tout bonnement voir Paris pour se donner le plaisir d’une atroce vengeance : elle ne pensait qu’à venger Savarus en martyrisant sa rivale.

On avait émancipé mademoiselle de Watteville, qui d’ailleurs atteignait bientôt à l’âge de vingt et un10 ans. Sa mère, pour terminer ses comptes avec elle, lui avait abandonné ses droits sur les Rouxey, et la fille avait donné décharge à sa mère à raison de la succession du baron de Watteville. Rosalie avait encouragé sa mère à épouser le comte de Soulas et à l’avantager.

— Ayons chacune notre liberté, lui dit-elle.

Madame de Soulas, inquiète des intentions de sa fille, fut surprise de cette noblesse de procédés, elle fit présent à Rosalie de six mille francs de rente sur le grand-livre par acquit de conscience. Comme madame la comtesse de Soulas avait quarante-huit mille francs de revenus en terres, et qu’elle était incapable de les aliéner dans le but de diminuer la part de Rosalie, mademoiselle de Watteville était encore un parti de dix-huit cent mille francs : les Rouxey pouvaient produire, avec quelques améliorations, vingt mille francs de rente, outre les avantages de l’habitation, ses redevances et ses réserves. Aussi Rosalie et sa mère, qui prirent bientôt le ton et les modes de Paris, furent-elles facilement introduites dans le grand monde. La clef d’or, ces mots : dix-huit cent mille francs !… brodés sur le corsage de Rosalie, servirent beaucoup plus la comtesse de Soulas que ses prétentions à la de Rupt, ses fiertés mal placées, et même que ses parentés tirées d’un peu loin.

Vers le mois de février 1838, Rosalie, à qui bien des jeunes gens faisaient une cour assidue, réalisa le projet qui l’amenait à Paris. Elle voulait rencontrer la duchesse de Rhétoré, voir cette merveilleuse femme et la plonger dans d’éternels remords. Aussi Rosalie était-elle d’une recherche et d’une coquetterie étourdissantes afin de se trouver avec la duchesse sur un pied d’égalité. La première rencontre eut lieu dans le bal annuellement donné pour les pensionnaires de l’ancienne Liste civile, depuis 1830. Un jeune homme, poussé par Rosalie, dit à la duchesse en la lui montrant : — Voilà l’une des jeunes personnes les plus remarquables, une forte tête ! Elle a fait jeter dans un cloître, à la Grande Chartreuse, un homme d’une grande portée, Albert {p. 506}   de Savarus dont l’existence a été brisée par elle. C’est mademoiselle de Watteville, la fameuse héritière de Besançon…

La duchesse pâlit, Rosalie échangea vivement avec elle un de ces regards qui, de femme à femme, sont plus mortels que les coups de pistolet d’un duel. Francesca Soderini, qui soupçonna l’innocence d’Albert, sortit aussitôt du bal, en quittant brusquement son interlocuteur incapable de deviner la terrible blessure qu’il venait de faire à la belle duchesse de Rhétoré.

« Si vous voulez en savoir davantage sur Albert, venez au bal de l’Opéra mardi prochain, en tenant à la main un souci. »

Ce billet anonyme, envoyé par Rosalie à la duchesse, amena la malheureuse Italienne au bal où Rosalie lui remit en main toutes les lettres d’Albert, celle écrite par le vicaire-général à Léopold Hannequin ainsi que la réponse du notaire, et même celle où elle avait fait ses aveux à monsieur de Grancey.

— Je ne veux pas être seule à souffrir, car nous avons été tout aussi cruelles l’une que l’autre ! dit-elle à sa rivale.

Après avoir savouré la stupéfaction qui se peignit sur le beau visage de la duchesse, Rosalie se sauva, ne reparut plus dans le monde, et revint avec sa mère à Besançon.

Mademoiselle de Watteville, qui vit seule dans sa terre des Rouxey, montant à cheval, chassant, refusant ses deux ou trois partis par an, venant quatre ou cinq fois par hiver à Besançon, occupée à faire valoir sa terre, passe pour une personne extrêmement originale. Elle est une des célébrités de l’Est.

Madame de Soulas a deux enfants, un garçon et une fille, elle a rajeuni ; mais le jeune monsieur de Soulas a considérablement vieilli.

— Ma fortune me coûte cher, disait-il au jeune Chavoncourt. Pour bien connaître une dévote, il faut malheureusement l’épouser !

Mademoiselle de Watteville se conduit en fille vraiment extraordinaire. On dit d’elle : — Elle a des lubies ! Elle va tous les ans voir les murailles de la Grande-Chartreuse. Peut-être veut-elle imiter son grand-oncle en franchissant l’enceinte de ce couvent pour y chercher son mari, comme Watteville franchit les murs de son monastère pour recouvrer la liberté.

En 1841, elle a quitté Besançon dans l’intention, disait-on, de se marier ; mais, on ne sait pas encore la véritable cause de ce voyage d’où elle est revenue dans un état qui lui interdit de jamais {p. 507}   reparaître dans le monde. Par un de ces hasards auxquels le vieil abbé de Grancey avait fait allusion, elle s’est trouvée sur la Loire dans le bateau à vapeur dont la chaudière fit explosion. Mademoiselle de Watteville fut si cruellement maltraitée qu’elle a perdu le bras droit et la jambe gauche ; son visage porte d’affreuses cicatrices qui la privent de sa beauté ; sa santé soumise à des troubles horribles lui laisse peu de jours sans souffrance. Enfin, elle ne sort plus aujourd’hui de la Chartreuse des Rouxey où elle mène une vie entièrement vouée à des pratiques religieuses.

Paris, mai 1842.