— Après-demain donc… reprit le président.

— Après-demain, l’associé de ma première flûte, un Allemand, un monsieur Brunner rend aux fiancés la politesse qu’il reçoit d’eux aujourd’hui…

— Vous êtes bien assez aimable pour qu’on se dispute ainsi le plaisir de vous recevoir, dit le président. Eh bien ! dimanche prochain ! à huitaine… comme on dit au Palais.

— Mais nous dînons chez un monsieur Graff, le beau-père de la flûte…

— Eh bien ! à samedi ! D’ici là, vous aurez eu le temps de rassurer une petite fille qui a déjà versé des larmes sur sa faute. Dieu {p. 437}   ne demande que le repentir, serez-vous plus exigeant que le Père Éternel avec cette pauvre petite Cécile ?…

Pons, pris par ses côtés faibles, se rejeta dans des formules plus que polies, et reconduisit le président jusque sur le palier. Une heure après, les gens du président arrivèrent chez le bonhomme Pons ; ils se montrèrent ce que sont les domestiques, lâches et patelins : ils pleurèrent ! Madeleine prit à part monsieur Pons, et se jeta résolument à ses pieds.

— C’est moi, monsieur, qui ai tout fait, et monsieur sait bien que je l’aime, dit-elle en fondant en larmes. C’est à la vengeance, qui me bouillait dans le sang, que monsieur doit s’en prendre de toute cette malheureuse affaire. Nous perdrons nos viagers !… Monsieur, j’étais folle, et je ne voudrais pas que mes camarades souffrissent de ma folie… Je vois bien, maintenant, que le sort ne m’a pas faite pour être à monsieur. Je me suis raisonnée, j’ai eu trop d’ambition, mais je vous aime toujours, monsieur. Pendant dix ans je n’ai pensé qu’au bonheur de faire le vôtre et de soigner tout ici. Quelle belle destinée !… Oh ! si monsieur savait combien je l’aime ! Mais monsieur a dû s’en apercevoir à toutes mes méchancetés. Si je mourais demain, qu’est-ce qu’on trouverait ?… un testament en votre faveur, monsieur… oui, monsieur, dans ma malle, sous mes bijoux !

En faisant mouvoir cette corde, Madeleine livra le vieux garçon aux jouissances d’amour-propre que causera toujours une passion inspirée, quand même elle déplaît. Après avoir pardonné noblement à Madeleine, il reçut tout le monde à merci en disant qu’il parlerait à sa cousine la présidente pour obtenir que tous les gens restassent chez elle. Pons se vit avec un plaisir ineffable rétabli dans toutes ses jouissances habituelles, sans avoir commis de lâcheté. Le monde était venu vers lui, la dignité de son caractère allait y gagner ; mais en expliquant son triomphe à son ami Schmucke, il eut la douleur de le voir triste, et plein de doutes inexprimés. Néanmoins, à l’aspect du changement subit qui eut lieu dans la physionomie de Pons, le bon Allemand finit par se réjouir en immolant le bonheur qu’il avait goûté de posséder pendant près de quatre mois son ami tout entier. Les maladies morales ont sur les maladies physiques un avantage immense, elles guérissent instantanément, par l’accomplissement du désir qui les cause, comme elles naissent par la privation : Pons, dans cette matinée, {p. 438}   ne fut plus le même homme. Le vieillard triste, moribond, fit place au Pons satisfait, qui naguère apportait à la présidente l’éventail de la marquise de Pompadour. Mais Schmucke tomba dans des rêveries profondes sur ce phénomène sans le comprendre, car le stoïcisme vrai ne s’expliquera jamais la courtisanerie française. Pons était un vrai Français de l’Empire, en qui la galanterie du dernier siècle s’unissait au dévouement pour la femme, tant célébré dans les romances de Partant pour la Syrie, etc. Schmucke enterra son chagrin dans son cœur sous les fleurs de sa philosophie allemande ; mais en huit jours il devint jaune et madame Cibot usa d’artifices pour introduire le médecin du quartier auprès de Schmucke. Ce médecin craignit un ictère, et il laissa madame Cibot foudroyée par ce mot savant dont l’explication est jaunisse !

Pour la première fois peut-être, les deux amis allaient dîner ensemble en ville ; mais, pour Schmucke, c’était faire une excursion en Allemagne. En effet, Johann Graff, le maître de l’hôtel du Rhin, et sa fille Émilie, Wolfgang Graff, le tailleur et sa femme, Fritz Brunner et Wilhem Schwab étaient Allemands. Pons et le notaire se trouvaient les seuls Français admis au banquet. Les tailleurs qui possédaient un magnifique hôtel situé rue de Richelieu, entre la rue Neuve-des-Petits-Champs et la rue Villedot, avaient élevé leur nièce, dont le père craignit avec raison le contact des gens de toute espèce qui viennent dans un hôtel. Ces dignes tailleurs, qui aimaient cette enfant comme si c’eût été leur fille, donnaient le rez-de-chaussée au jeune ménage. Là devait s’établir la maison de Banque Brunner, Schwab et compagnie. Comme ces arrangements dataient d’un mois environ, temps voulu pour recueillir l’héritage dévolu à Brunner, auteur de toute cette félicité, l’appartement des futurs époux avait été richement mis à neuf et meublé par le fameux tailleur. Les bureaux de la maison de Banque étaient ménagés dans l’aile qui réunissait une magnifique maison de produit bâtie sur la rue à l’ancien hôtel sis entre cour et jardin.

En allant de la rue de Normandie à la rue Richelieu, Pons obtint du distrait Schmucke les détails de cette nouvelle histoire de l’enfant prodigue, pour qui la Mort avait tué l’aubergiste gras. Pons, fraîchement réconcilié avec ses plus proches parents, fut aussitôt atteint du désir de marier Fritz Brunner avec Cécile de Marville. Le hasard voulut que le notaire des frères Graff fût {p. 439}   précisément le gendre et le successeur de Cardot, ancien second premier clerc de l’Étude, chez qui dînait souvent Pons.

— Ah ! c’est vous, monsieur Berthier, dit le vieux musicien en tendant la main à son ex-amphitryon.

— Et pourquoi ne nous faites-vous plus le plaisir de venir dîner chez nous ? demanda le notaire. Ma femme était inquiète de vous. Nous vous avons vu à la première représentation de la FIANCÉE DU DIABLE, et notre inquiétude est devenue de la curiosité.

— Les vieillards sont susceptibles, répondit le bonhomme, ils ont le tort d’être d’un siècle en retard ; mais qu’y faire ?… c’est bien assez d’en représenter un, ils ne peuvent pas être de celui qui les voit mourir.

— Ah ! dit le notaire d’un air fin, on ne court pas deux siècles à la fois.

— Ah çà ! demanda le bonhomme en attirant le jeune notaire dans un coin, pourquoi ne mariez-vous pas ma cousine Cécile de Marville ?…

— Ah ! pourquoi… reprit le notaire. Dans ce siècle, où le luxe a pénétré jusque dans les loges de concierge, les jeunes gens hésitent à joindre leur sort à celui de la fille d’un président à la Cour royale de Paris, quand on ne lui constitue que cent mille francs de dot. On ne connaît pas encore de femme qui ne coûte à son mari que trois mille francs par an, dans la classe où sera placé le mari de mademoiselle de Marville. Les intérêts d’une semblable dot peuvent donc à peine solder les dépenses de toilette d’une future épouse. Un garçon, doué de quinze à vingt mille francs de rente, demeure dans un joli entre-sol, le monde ne lui demande aucun tapage, il peut n’avoir qu’un seul domestique, il applique tous ses revenus à ses plaisirs, il n’a d’autre décorum à garder que celui dont se charge son tailleur. Caressé par toutes les mères prévoyantes, il est un des rois de la fashion parisienne. Au contraire, une femme exige une maison montée, elle prend la voiture pour elle ; si elle va au spectacle, elle veut une loge, là où le garçon ne payait que sa stalle ; enfin elle devient toute la représentation de la fortune que le garçon représentait naguère à lui seul. Supposez aux époux trente mille francs de rente ? dans le monde actuel, le garçon riche devient un pauvre diable qui regarde au prix d’une course à Chantilly. Introduisez des enfants ?… la gêne se déclare. Comme monsieur et madame de Marville commencent à peine la cinquantaine, les {p. 440}   espérances ont quinze ou vingt ans d’échéance ; aucun garçon ne se soucie de les garder si long-temps en portefeuille ; et le calcul gangrène si bien le cœur des étourdis qui dansent la polka chez Mabille avec des lorettes, que tous les jeunes gens à marier étudient les deux faces de ce problème sans avoir besoin de nous pour le leur expliquer. Entre nous, mademoiselle de Marville laisse à ses prétendus le cœur assez tranquille pour que la tête soit à sa place, et ils se livrent tous à ces réflexions anti-matrimoniales. Si quelque jeune homme, jouissant de sa raison et de vingt mille francs de rente, se dessine in petto un programme d’alliance pour satisfaire à d’ambitieuses pensées, mademoiselle de Marville y répond fort peu…

— Et pourquoi ? demanda le musicien stupéfait.

— Ah !… répondit le notaire, aujourd’hui, presque tous ces garçons, fussent-ils laids comme nous deux, mon cher Pons, ont l’impertinence de vouloir une dot de six cent mille francs, des filles de grande maison, très-belles, très-spirituelles, très-bien élevées, sans tare, parfaites.

— Ma cousine se mariera donc difficilement ?

— Elle restera fille, tant que le père et la mère ne se décideront pas à lui donner Marville en dot ; et, s’ils l’avaient voulu, elle serait déjà la vicomtesse Popinot… Mais voici monsieur Brunner, nous allons lire l’acte de société de la maison Brunner et le contrat de mariage.

Une fois les présentations et les compliments faits, Pons, engagé par les parents à signer au contrat, entendit la lecture des actes, et, vers cinq heures et demie, on passa dans la salle à manger. Le dîner fut un de ces repas somptueux comme en donnent les négociants quand ils font trêve aux affaires, et qui d’ailleurs attestait les relations de Graff, le maître de l’hôtel du Rhin, avec les premiers fournisseurs de Paris. Jamais Pons ni Schmucke n’avaient connu pareille chère. Il y eut des plats à ravir la pensée !… des nouilles d’une délicatesse inédite, des éperlans d’une friture incomparable, un ferra de Genève à la vraie sauce génevoise, et une crème pour plum-pudding à étonner le fameux docteur qui l’a, dit-on, inventée à Londres. On sortit de table à dix heures du soir. Ce qui s’était bu de vin du Rhin et de vins français étonnerait des dandies, car on ne sait pas tout ce que les Allemands peuvent absorber de liquides en restant calmes et tranquilles. Il faut dîner en Allemagne et voir les bouteilles se succédant les unes aux {p. 441}   autres comme le flot succède au flot sur une belle plage de la Méditerranée, et disparaissant comme si les Allemands avaient la puissance absorbante de l’éponge et du sable ; mais harmonieusement, sans le tapage français ; le discours reste sage comme l’improvisation d’un usurier, les visages rougissent comme ceux des fiancées peintes dans les fresques de Cornélius ou de Schnorr, c’est-à-dire imperceptiblement, et les souvenirs s’épanchent comme la fumée des pipes, avec lenteur.

Vers dix heures et demie, Pons et Schmucke se trouvèrent sur un banc dans le jardin, chacun à côté de l’ancienne flûte, sans trop savoir qui les avait amenés à s’expliquer leurs caractères, leurs opinions et leurs malheurs. Au milieu de ce pot-pourri de confidences, Wilhem parla de son désir de marier Fritz, mais avec une force, avec une éloquence vineuse.

— Que dites-vous de ce programme pour votre ami Brunner ? s’écria Pons à l’oreille de Wilhem : une jeune personne charmante, raisonnable, vingt-quatre ans, appartenant à une famille de la plus haute distinction, le père occupe une des places les plus élevées de la magistrature, il y a cent mille francs de dot, et des espérances pour un million.

— Attendez ! répondit Schwab, je vais en parler à l’instant à Fritz.

Et les deux musiciens virent Brunner et son ami tournant dans le jardin, passant et repassant sous leurs yeux, l’un écoutant l’autre alternativement. Pons, dont la tête était un peu lourde et qui, sans être absolument ivre, avait autant de légèreté dans les idées que de pesanteur dans leur enveloppe, observa Fritz Brunner à travers ce nuage diaphane que cause le vin, et voulut voir sur cette physionomie des aspirations vers le bonheur de la famille. Schwab présenta bientôt à monsieur Pons, son ami, son associé, lequel remercia beaucoup le vieillard de la peine qu’il daignait prendre. Une conversation s’engagea, dans laquelle Schmucke et Pons, ces deux célibataires, exaltèrent le mariage, et se permirent, sans y entendre malice, ce calembour : « que c’était la fin de l’homme ». Quand on servit des glaces, du thé, du punch et des gâteaux dans le futur appartement des futurs époux, l’hilarité fut au comble parmi ces estimables négociants, presque tous gris, en apprenant que le commanditaire de la maison de banque allait imiter son associé.

Schmucke et Pons à deux heures du matin, rentrèrent chez eux {p. 442}   par les boulevards, en philosophant à perte de raison sur l’arrangement musical des choses en ce bas monde.

Le lendemain, Pons alla chez sa cousine la présidente, en proie à la joie profonde de rendre le bien pour le mal. Pauvre chère belle âme !… Certainement il atteignit au sublime, et tout le monde en conviendra, car nous sommes dans un siècle où l’on donne le prix Montyon à ceux qui font leur devoir, en suivant les préceptes de l’Évangile. — Ah ! ils auront d’immenses obligations à leur pique-assiette, se disait-il en tournant la rue de Choiseul.

Un homme moins absorbé que Pons dans son contentement, un homme du monde, un homme défiant eût observé la présidente et sa fille en revenant dans cette maison ; mais ce pauvre musicien était un enfant, un artiste plein de naïveté, ne croyant qu’au bien moral comme il croyait au beau dans les arts ; il fut enchanté des caresses que lui firent Cécile et la présidente. Ce bonhomme qui, depuis douze ans, voyait jouer le vaudeville, le drame et la comédie sous ses yeux, ne reconnut pas les grimaces de la comédie sociale sur lesquelles sans doute il était blasé. Ceux qui hantent le monde parisien et qui ont compris la sécheresse d’âme et de corps de la présidente, ardente seulement aux honneurs et enragée d’être vertueuse, sa fausse dévotion et la hauteur de caractère d’une femme habituée à commander chez elle, peuvent imaginer quelle haine cachée elle portait au cousin de son mari, depuis le tort qu’elle s’était donné. Toutes les démonstrations de la présidente et de sa fille furent donc doublées d’un formidable désir de vengeance, évidemment ajournée. Pour la première fois de sa vie, Amélie avait eu tort vis-à-vis du mari qu’elle régentait. Enfin, elle devait se montrer affectueuse pour l’auteur de sa défaite !… Il n’y a d’analogue à cette situation que certaines hypocrisies qui durent des années dans le sacré collége des cardinaux ou dans les chapitres des chefs d’ordres religieux. À trois heures, au moment où le président revint du Palais, Pons avait à peine fini de raconter les incidents merveilleux de sa connaissance avec monsieur Frédéric Brunner, et le repas de la veille qui n’avait fini que le matin, et tout ce qui concernait ledit Frédéric Brunner. Cécile était allée droit au fait, en s’enquérant de la manière dont s’habillait Frédéric Brunner, de la taille, de la tournure, de la couleur des cheveux et des yeux, et lorsqu’elle eut conjecturé que Frédéric avait l’air distingué, elle admira la générosité de son caractère.

{p. 443}   — Donner cinq cent mille francs à son compagnon d’infortune ! oh ! maman, j’aurai voiture et loge aux Italiens.

Et Cécile devint presque jolie en pensant à la réalisation de toutes les prétentions de sa mère pour elle, et à l’accomplissement des espérances dont elle désespérait.

Quant à la présidente, elle dit ce seul mot : — Chère petite fillette, tu peux être mariée dans quinze jours.

Toutes les mères appellent leurs filles qui ont vingt-trois ans, des fillettes !

— Néanmoins, dit le président, encore faut-il le temps de prendre des renseignements, jamais je ne donnerai ma fille au premier venu…

— Quant aux renseignements, c’est chez Berthier que se sont faits les actes, répondit le vieil artiste. Quant au jeune homme, ma chère cousine, vous savez ce que vous m’avez dit ! Eh bien, il a quarante ans passés, la moitié de la tête est sans cheveux, il veut trouver dans la famille un port contre les orages, je ne l’en ai pas détourné ; tous les goûts sont dans la nature…

— Raison de plus pour voir monsieur Frédéric Brunner, répliqua le président. Je ne veux pas donner ma fille à quelque valétudinaire.

— Eh bien ! ma cousine, vous allez juger de mon prétendu, dans cinq jours, si vous voulez ; car, dans vos idées, une entrevue suffirait…

Cécile et la présidente firent un geste d’enchantement.

— Frédéric, qui est un amateur très-distingué, m’a prié de lui laisser voir en détail ma petite collection, reprit le cousin Pons. Vous n’avez jamais vu mes tableaux, mes curiosités, venez, dit-il à ses deux parentes, vous serez là comme des dames amenées par mon ami Schmucke, et vous ferez connaissance avec le futur, sans être compromises. Frédéric peut parfaitement ignorer qui vous êtes.

— À merveille ! s’écria le président.

On peut deviner les égards qui furent prodigués au parasite jadis dédaigné. Le pauvre homme fut, ce jour-là, le cousin de la présidente. L’heureuse mère, noyant sa haine dans les flots de sa joie, trouva des regards, des sourires, des paroles qui mirent le bonhomme en extase à cause du bien qu’il faisait, et à cause de l’avenir qu’il entrevoyait. Ne devait-il pas trouver dans les maisons {p. 444}   Brunner, Schwab, Graff, des dîners semblables à celui de la signature du contrat ? Il apercevait une vie de cocagne et une suite merveilleuse de plats couverts ! de surprises gastronomiques, de vins exquis !

— Si notre cousin Pons nous fait faire une pareille affaire, dit le président à sa femme quand Pons fut parti, nous devons lui constituer une rente équivalente à ses appointements de chef d’orchestre.

— Certainement, dit la présidente.

Cécile fut chargée, dans le cas où elle agréerait le jeune homme, de faire accepter cette ignoble munificence au vieux musicien.

Le lendemain, le président, désireux d’avoir des preuves authentiques de la fortune de monsieur Frédéric Brunner, alla chez le notaire. Berthier, prévenu par la présidente, avait fait venir son nouveau client, le banquier Schwab, l’ex-flûte. Ébloui d’une pareille alliance pour son ami (on sait combien les Allemands respectent les distinctions sociales ! en Allemagne, une femme est madame la générale, madame la conseillère, madame l’avocate), Schwab fut coulant comme un collectionneur qui croit fourber un marchand.

— Avant tout, dit le père de Cécile à Schwab, comme je donnerai par contrat ma terre de Marville à ma fille, je désirerais la marier sous le régime dotal. Monsieur Brunner placerait alors un million en terres pour augmenter Marville, en constituant un immeuble dotal qui mettrait l’avenir de ma fille et celui de ses enfants à l’abri des chances de la Banque.

Berthier se caressa le menton en pensant : — Il va bien, monsieur le président.

Schwab, après s’être fait expliquer l’effet du régime dotal, se porta fort pour son ami. Cette clause accomplissait le vœu qu’il avait entendu former à Fritz de trouver une combinaison qui l’empêchât jamais de retomber dans la misère.

— Il se trouve en ce moment pour douze cent mille francs de fermes et d’herbages à vendre, dit le président.

— Un million en actions de la Banque suffira bien, dit Schwab, pour garantir le compte de notre maison à la Banque, Fritz ne veut pas mettre plus de deux millions dans les affaires, il fera ce que vous demandez, monsieur le président.

Le président rendit ses deux femmes presque folles en leur {p. 445}   apprenant ces nouvelles. Jamais capture si riche ne s’était montrée si complaisante au filet conjugal.

— Tu seras madame Brunner de Marville, dit le père à sa fille, car j’obtiendrai pour ton mari la permission de joindre ce nom au sien, et plus tard il aura des lettres de naturalité. Si je deviens pair de France, il me succédera !

La présidente employa cinq jours à apprêter sa fille. Le jour de l’entrevue, elle habilla Cécile elle-même, elle l’équipa de ses mains avec le soin que l’amiral de la flotte bleue mit à armer le yacht de plaisance de la reine d’Angleterre quand elle partit pour son voyage d’Allemagne.

De leur côté, Pons et Schwab nettoyèrent, époussetèrent le musée de Pons, l’appartement, les meubles, avec l’agilité de matelots brossant un vaisseau d’amiral. Pas un grain de poussière dans les bois sculptés. Tous les cuivres reluisaient. Les glaces des pastels laissaient voir nettement les œuvres de Latour, de Greuze et de Liautard, l’illustre auteur de la Chocolatière, le miracle de cette peinture, hélas ! si passagère. L’inimitable émail des bronzes florentins chatoyait. Les vitraux coloriés resplendissaient de leurs fines couleurs. Tout brillait dans sa forme et jetait sa phrase à l’âme dans ce concert de chefs-d’œuvre organisé par deux musiciens aussi poëtes l’un que l’autre.

Assez habiles pour éviter les difficultés d’une entrée en scène, les femmes vinrent les premières, elles voulaient être sur leur terrain. Pons présenta son ami Schmucke à ses parentes, auxquelles il parut être un idiot. Occupées comme elles l’étaient d’un fiancé quatre fois millionnaire, les deux ignorantes prêtèrent une attention médiocre aux démonstrations artistiques du bonhomme Pons. Elles regardaient d’un œil indifférent les émaux de Petitot espacés dans les champs en velours rouge de trois cadres merveilleux. Les fleurs de Van Huysum, de David de Heim, les insectes d’Abraham Mignon, les Van Eyck, les Albert Durer, les vrais Cranach, le Giorgione, le Sébastien del Piombo, Backuysen, Hobbéma, Géricault, les raretés de la peinture, rien ne piquait leur curiosité, car elles attendaient le soleil qui devait éclairer ces richesses ; néanmoins, elles furent surprises de la beauté de quelques bijoux étrusques et de la valeur réelle des tabatières. Elles s’extasiaient par complaisance en tenant à la main des bronzes florentins, quand madame Cibot annonça monsieur Brunner ! Elles ne se retournèrent {p. 446}   point et profitèrent d’une superbe glace de Venise encadrée dans de monstrueux morceaux d’ébène sculptés, pour examiner le phénix des prétendus.

Frédéric, prévenu par Wilhem, avait massé le peu de cheveux qui lui restait. Il portait un joli pantalon d’une nuance douce quoique sombre, un gilet de soie d’une élégance suprême et d’une coupe neuve, une chemise à points à jour d’une toile faite à la main par une Frisonne, une cravate bleue à filets blancs. La chaîne de sa montre sortait de chez Florent et Chanor, ainsi que la pomme de sa canne. Quant à l’habit, le père Graff l’avait taillé lui-même dans le plus beau drap. Des gants de Suède annonçaient l’homme qui avait déjà mangé la fortune de sa mère. On aurait deviné le petit coupé bas, à deux chevaux, du banquier en voyant miroiter ses bottes vernies, si l’oreille des deux commères n’en avait entendu déjà le roulement dans la rue de Normandie.

Quand le débauché de vingt ans est la chrysalide d’un banquier, il éclôt à quarante ans un observateur, d’autant plus fin, que Brunner avait compris tout le parti qu’un Allemand peut tirer de sa naïveté. Il eut, pour cette matinée, l’air rêveur d’un homme qui se trouve entre la vie de famille à prendre et les dissipations de la vie de garçon à continuer. Chez un Allemand francisé, cette physionomie parut à Cécile le superlatif du romanesque. Elle vit un Werther dans l’enfant des Virlaz. Quelle est la jeune fille qui ne se permet pas un petit roman dans l’histoire de son mariage ? Cécile se regarda comme la plus heureuse des femmes, quand Brunner, à l’aspect des magnifiques œuvres collectionnées pendant quarante ans de patience, s’enthousiasma, les estima, pour la première fois, à leur valeur, à la grande satisfaction de Pons. — C’est un poëte ! se dit mademoiselle de Marville, il voit là des millions. Un poète est un homme qui ne compte pas, qui laisse sa femme maîtresse des capitaux, un homme facile à mener et qu’on occupe de niaiseries.

Chaque carreau des deux croisées de la chambre du bonhomme était un vitrail suisse colorié, dont le moindre valait mille francs, et il comptait seize de ces chefs-d’œuvre à la recherche desquels voyagent aujourd’hui les amateurs. En 1815, ces vitraux se vendaient entre six et dix francs. Le prix des soixante tableaux qui composaient cette divine collection, chefs-d’œuvre purs, sans un repeint, authentiques, ne pouvait être connu qu’à la chaleur des {p. 447}   enchères. Autour de chaque tableau s’épanouissait un cadre d’une immense valeur, et l’on en voyait de toutes les façons : le cadre vénitien avec ses gros ornements semblables à ceux de la vaisselle actuelle des Anglais, le cadre romain si remarquable par ce que les artistes appellent le fla-fla ! le cadre espagnol à rinceaux hardis, les cadres flamands et allemands avec leurs naïfs personnages, le cadre d’écaille incrusté d’étain, de cuivre, de nacre, d’ivoire ; le cadre en ébène, le cadre en buis, le cadre en cuivre, le cadre Louis XIII, Louis XIV, Louis XV et Louis XVI, enfin une collection unique des plus beaux modèles. Pons, plus heureux que les conservateurs des Trésors de Dresde et de Vienne, possédait un cadre du fameux Brustolone, le Michel-Ange du bois.

Naturellement mademoiselle de Marville demanda des explications à chaque curiosité nouvelle. Elle se fit initier à la connaissance de ces merveilles par Brunner. Elle fut si naïve dans ses exclamations, elle parut si heureuse d’apprendre de Frédéric la valeur, la beauté d’une peinture, d’une sculpture, d’un bronze, que l’Allemand dégela : sa figure devint jeune. Enfin, de part et d’autre, on alla plus loin qu’on ne le voulait dans cette première rencontre, toujours due au hasard.

Cette séance dura trois heures. Brunner offrit la main à Cécile pour descendre l’escalier. En descendant les marches avec une sage lenteur, Cécile, qui causait toujours beaux-arts, fut étonnée de l’admiration de son prétendu pour les brimborions de son cousin Pons.

— Vous croyez donc que tout ce que nous venons de voir vaut beaucoup d’argent ?

— Eh ! mademoiselle, si monsieur votre cousin voulait me vendre sa collection, j’en donnerais ce soir huit cent mille francs, et je ne ferais pas une mauvaise affaire. Les soixante tableaux monteraient seuls à une somme plus forte en vente publique.

— Je le crois, puisque vous me le dites, répondit-elle, et il faut bien que cela soit, car c’est ce dont vous vous êtes le plus occupé.

— Oh ! mademoiselle !… s’écria Brunner. Pour toute réponse à ce reproche, je vais demander à madame votre mère la permission de me présenter chez elle pour avoir le bonheur de vous revoir.

— Est-elle spirituelle, ma fillette ! pensa la présidente qui marchait sur les talons de sa fille. — Ce sera avec le plus grand plaisir, monsieur, ajouta-t-elle à haute voix. J’espère que vous {p. 448}   viendrez avec notre cousin Pons à l’heure du dîner ; monsieur le président sera charmé de faire votre connaissance… — Merci, cousin. Elle pressa le bras de Pons d’une façon tellement significative, que la phrase sacramentelle : « C’est entre nous à la vie à la mort ! » n’eût pas été si forte. Elle embrassa Pons par l’œillade qui accompagna ce : « Merci, cousin. »

Après avoir mis la jeune personne en voiture, et quand le coupé de remise eut disparu dans la rue Charlot, Brunner parla bric-à-brac à Pons qui parlait mariage.

— Ainsi, vous ne voyez pas d’obstacle ?… dit Pons.

— Ah ! répliqua Brunner ; la petite est insignifiante, la mère est un peu pincée… nous verrons.

— Une belle fortune à venir, fit observer Pons. Plus d’un million…

— À lundi ! répéta le millionnaire. Si vous vouliez vendre votre collection de tableaux, j’en donnerais bien cinq à six cent mille francs…

— Ah ! s’écria le bonhomme qui ne se savait pas si riche ; mais je ne pourrais pas me séparer de ce qui fait mon bonheur… Je ne vendrais ma collection que livrable après ma mort.

— Eh bien ! nous verrons…

— Voilà deux affaires en train, dit le collectionneur qui ne pensait qu’au mariage.

Brunner salua Pons et disparut, emporté par son brillant équipage. Pons regarda fuir le petit coupé sans faire attention à Rémonencq qui fumait sa pipe sur le pas de la porte.

Le soir même, chez son beau-père que la présidente de Marville alla consulter, elle trouva la famille Popinot. Dans son désir de satisfaire une petite vengeance bien naturelle au cœur des mères, quand elles n’ont pas réussi à capturer un fils de famille, madame de Marville fit entendre que Cécile faisait un mariage superbe. — Qui Cécile épouse-t-elle donc ? fut une demande qui courut sur toutes les lèvres. Et alors, sans croire trahir ses secrets, la présidente dit tant de petits mots, fit tant de confidences à l’oreille, confirmées par madame Berthier d’ailleurs, que voici ce qui se disait le lendemain dans l’empyrée bourgeois où Pons accomplissait ses évolutions gastronomiques.

Cécile de Marville se marie avec un jeune Allemand qui se fait banquier par humanité, car il est riche de quatre millions ; c’est {p. 449}   un héros de roman, un vrai Werther, charmant, un bon cœur, ayant fait ses folies, qui s’est épris de Cécile à en perdre la tête, c’est un amour à première vue, et d’autant plus sûr, que Cécile avait pour rivales toutes les madones peintes de Pons, etc., etc.

Le surlendemain, quelques personnes vinrent complimenter la présidente uniquement pour savoir si la dent d’or existait, et la présidente fit ces variations admirables que les mères pourront consulter, comme autrefois on consultait le parfait secrétaire.

— Un mariage n’est fait, disait-elle à madame Chiffreville, que quand on revient de la Mairie et de l’Église, et nous n’en sommes encore qu’à des entrevues ; aussi compté-je assez sur votre amitié pour ne pas parler de nos espérances…

— Vous êtes bien heureuse, madame la présidente, les mariages se concluent aujourd’hui bien difficilement.

— Que voulez-vous ? C’est un hasard ; mais les mariages se font souvent ainsi.

— Eh bien ! vous mariez donc Cécile ? disait madame Cardot.

— Oui, répondait la présidente en comprenant la malice du donc. Nous étions exigeants, c’est ce qui retardait l’établissement de Cécile. Mais nous trouvons tout : fortune, amabilité, bon caractère, et un joli homme. Ma chère petite fille méritait bien cela d’ailleurs. Monsieur Brunner est un charmant garçon, plein de distinction ; il aime le luxe, il connaît la vie, il est fou de Cécile, il l’aime sincèrement ; et, malgré ses trois ou quatre millions, Cécile l’accepte… Nous n’avions pas de prétentions si élevées, mais… — Les avantages ne gâtent rien…

— Ce n’est pas tant la fortune que l’affection inspirée par ma fille qui nous décide, disait la présidente à madame Lebas. Monsieur Brunner est si pressé, qu’il veut que le mariage se fasse dans les délais légaux.

— C’est un étranger…

— Oui, madame ; mais j’avoue que je suis bien heureuse. Non, ce n’est pas un gendre, c’est un fils que j’aurai. Monsieur Brunner est d’une délicatesse vraiment séduisante. On n’imagine pas l’empressement qu’il a mis à se marier sous le régime dotal… C’est une grande sécurité pour les familles. Il achète pour douze cent mille francs d’herbages qui seront réunis un jour à Marville.

Le lendemain, c’était d’autres variations sur le même thème. Ainsi, monsieur Brunner était un grand seigneur, faisant tout en {p. 450}   grand seigneur ; il ne comptait pas ; et, si monsieur de Marville pouvait obtenir des lettres de grande naturalité (le ministère lui devait bien un petit bout de loi), le gendre deviendrait pair de France. On ne connaissait pas la fortune de monsieur Brunner, il avait les plus beaux chevaux et les plus beaux équipages de Paris, etc.

Le plaisir que les Camusot prenaient à publier leurs espérances, disait assez combien ce triomphe était inespéré.

Aussitôt après l’entrevue chez le cousin Pons, monsieur de Marville, poussé par sa femme, décida le ministre de la justice, son premier président et le procureur-général à dîner chez lui le jour de la présentation du phénix des gendres. Les trois grands personnages acceptèrent, quoique invités à bref délai ; chacun d’eux comprit le rôle que leur faisait jouer le père de famille, et ils lui vinrent en aide avec plaisir. En France on porte assez volontiers secours aux mères de famille qui pêchent un gendre riche. Le comte et la comtesse Popinot se prêtèrent également à compléter le luxe de cette journée, quoique cette invitation leur parût être de mauvais goût. Il y eut en tout onze personnes. Le grand-père de Cécile, le vieux Camusot et sa femme ne pouvaient manquer à cette réunion, destinée par la position des convives à engager définitivement monsieur Brunner, annoncé, comme on l’a vu, comme un des plus riches capitalistes de l’Allemagne, un homme de goût (il aimait la fillette), le futur rival des Nucingen, des Keller, des du Tillet, etc.

— C’est notre jour, dit avec une simplicité fort étudiée la présidente à celui qu’elle regardait comme son gendre en lui nommant les convives, nous n’avons que des intimes. D’abord, le père de mon mari, qui, vous le savez, doit être promu pair de France ; puis monsieur le comte et la comtesse Popinot, dont le fils ne s’est pas trouvé assez riche pour Cécile, et nous n’en sommes pas moins bons amis, notre ministre de la justice, notre premier président, notre procureur-général, enfin nos amis… Nous serons obligés de dîner un peu tard, à cause de la Chambre où la séance ne finit jamais qu’à six heures.

Brunner regarda Pons d’une manière significative, et Pons se frotta les mains, en homme qui dit : — Voilà nos amis, mes amis !…

La présidente, en femme habile, eut quelque chose de particulier à dire à son cousin, afin de laisser Cécile un instant en tête-à-tête {p. 451}   avec son Werther. Cécile bavarda considérablement, et s’arrangea pour que Frédéric aperçût un dictionnaire allemand, une grammaire allemande, un Goëthe qu’elle avait cachés.

— Ah ! vous apprenez l’allemand ? dit Brunner en rougissant.

Il n’y a que les Françaises pour inventer ces sortes de trappes.

— Oh ! dit-elle, êtes-vous méchant !… ce n’est pas bien, monsieur, de fouiller ainsi dans mes cachettes. Je veux lire Goethe dans l’original, répondit-elle. Et il y a deux ans que j’apprends l’allemand.

— La grammaire est donc bien difficile à comprendre, car il n’y a pas dix feuillets de coupés… répondit naïvement Brunner.

Cécile, confuse, se retourna pour ne pas laisser voir sa rougeur. Un Allemand ne résiste pas à ces sortes de témoignages, il prit Cécile par la main, la ramena tout interdite sous son regard, et la regarda comme les fiancés se regardent dans les romans d’Auguste Lafontaine, de pudique mémoire.

— Vous êtes adorable ! dit-il.

Celle-ci fit un geste mutin qui signifiait : — Et vous donc ! qui ne vous aimerait ? — Maman, ça va bien ! dit-elle à l’oreille de sa mère qui revint avec Pons.

L’aspect d’une famille pendant une soirée pareille ne se décrit pas. Chacun était content de voir une mère qui mettait la main sur un bon parti pour sa fille. On félicitait par des mots à double entente ou à double détente, et Brunner qui feignait de ne rien comprendre, et Cécile qui comprenait tout, et le président qui quêtait des compliments. Tout le sang de Pons lui tinta dans les oreilles, il crut voir tous les becs de gaz de la rampe de son théâtre quand Cécile lui dit à voix basse avec les plus ingénieux ménagements l’intention de son père, relativement à une rente viagère de douze cents francs que le vieil artiste refusa positivement, en objectant la révélation que Brunner lui avait faite de sa fortune mobilière.

Le ministre, le premier président, le procureur général, les Popinot, tous les gens affairés s’en allèrent. Il ne resta bientôt plus que le vieux monsieur Camusot, et Cardot, l’ancien notaire, assisté de son gendre Berthier. Le bonhomme Pons, se voyant en famille, remercia fort maladroitement le président et la présidente de la proposition que Cécile venait de lui faire. Les gens de cœur sont ainsi, tout à leur premier mouvement. Brunner, qui vit dans cette rente offerte ainsi, comme une prime, fit sur lui-même un retour israélite, {p. 452}   et prit une attitude qui dénotait la rêverie plus que froide du calculateur.

— Ma collection ou son prix appartiendra toujours à votre famille, que j’en traite avec notre ami Brunner ou que je la garde, disait Pons en apprenant à la famille étonnée qu’il possédait de si grandes valeurs.

Brunner observa le mouvement qui eut lieu chez tous ces ignorants, en faveur d’un homme qui passait d’un état taxé d’indigence à une fortune, comme il avait observé déjà les gâteries de la mère et du père pour leur Cécile, idole de la maison, et il se plut alors à exciter les surprises et les exclamations de ces dignes bourgeois.

— J’ai dit à mademoiselle que les tableaux de monsieur Pons valaient cette somme pour moi ; mais au prix que les objets d’art uniques ont acquis, personne ne peut prévoir la valeur à laquelle cette collection atteindrait en vente publique. Les soixante tableaux monteraient à un million, j’en ai vu plusieurs de cinquante mille francs.

— Il fait bon être votre héritier, dit l’ancien notaire à Pons.

— Mais mon héritier, c’est ma cousine Cécile, répliqua le bonhomme en persistant dans sa parenté.

Un mouvement d’admiration se manifesta pour le vieux musicien.

— Ce sera une très-riche héritière, dit en riant Cardot qui partit.

On laissa Camusot le père, le président, la présidente, Cécile, Brunner, Berthier et Pons ensemble ; car on présuma que la demande officielle de la main de Cécile allait se faire. En effet, lorsque ces personnes furent seules, Brunner commença par une demande, qui parut d’un bon augure aux parents.

— J’ai cru comprendre, dit Brunner en s’adressant à la présidente, que mademoiselle était fille unique…

— Certainement, répondit-elle avec orgueil.

— Vous n’aurez de difficultés avec personne, répondit le bonhomme Pons pour décider Brunner à formuler sa demande.

Brunner devint soucieux, et un fatal silence amena la froideur la plus étrange. Il semblait que la présidente eût avoué que sa fillette était épileptique. Le président, jugeant que sa fille ne devait pas être là, lui fit un signe que Cécile comprit, elle sortit. Brunner resta muet. On se regarda. La situation devint gênante. Le vieux Camusot, homme d’expérience, emmena l’Allemand dans la chambre de la présidente, sous prétexte de lui montrer l’éventail trouvé par Pons, {p. 453}   en devinant qu’il surgissait quelques difficultés, et il demanda par un geste à son fils, à sa belle-fille et à Pons de le laisser avec le futur.

— Voilà ce chef-d’œuvre ! dit le vieux marchand de soieries en montrant l’éventail.

— Cela vaut cinq mille francs, répondit Brunner après l’avoir contemplé.

— N’étiez-vous pas venu, monsieur, reprit le futur pair de France, pour demander la main de ma petite-fille ?

— Oui, monsieur, dit Brunner, et je vous prie de croire qu’aucune alliance ne peut être plus flatteuse pour moi que celle-là. Je ne trouverai jamais une jeune personne plus belle, plus aimable, qui me convienne mieux que mademoiselle Cécile ; mais…

— Ah ! pas de mais, dit le vieux Camusot, ou voyons sur-le-champ la traduction de vos mais, mon cher monsieur…

— Monsieur ! reprit gravement Brunner, je suis bien heureux que nous ne soyons engagés ni les uns ni les autres, car la qualité de fille unique, si précieuse pour tout le monde, excepté pour moi, qualité que j’ignorais, croyez-moi, est un empêchement absolu…

— Comment, monsieur, dit le vieillard stupéfait, d’un avantage immense, vous en faites un tort ? Votre conduite est vraiment extraordinaire, et je voudrais bien en connaître les raisons.

— Monsieur, reprit l’Allemand avec flegme, je suis venu ce soir ici avec l’intention de demander, à monsieur le président, la main de sa fille. Je voulais faire un sort brillant à mademoiselle Cécile en lui offrant tout ce qu’elle eût consenti à accepter de ma fortune ; mais une fille unique est un enfant que l’indulgence de ses parents habitue à faire ses volontés, et qui n’a jamais connu la contrariété. Il en est ici comme dans plusieurs familles, où j’ai pu jadis observer le culte qu’on avait pour ces espèces de divinités : non-seulement votre petite-fille est l’idole de la maison, mais encore madame la présidente y porte les… vous savez quoi ! Monsieur, j’ai vu le ménage de mon père devenir par cette cause, un enfer. Ma marâtre, cause de tous mes malheurs, fille unique, adorée, la plus charmante des fiancées, est devenue un diable incarné. Je ne doute pas que mademoiselle Cécile ne soit une exception à mon système, mais je ne suis plus un jeune homme, j’ai quarante ans, et la différence de nos âges entraîne des difficultés qui ne me permettent pas de rendre heureuse une jeune personne habituée à voir faire à madame la présidente toutes ses volontés, et que madame la {p. 454}   présidente écoute comme un oracle. De quel droit exigerais-je le changement des idées et des habitudes de mademoiselle Cécile ? Au lieu d’un père et d’une mère complaisants à ses moindres caprices, elle rencontrera l’égoïsme d’un quadragénaire ; si elle résiste, c’est le quadragénaire qui sera vaincu. J’agis donc en honnête homme, je me retire. D’ailleurs, je désire être entièrement sacrifié, s’il est toutefois nécessaire d’expliquer pourquoi je n’ai fait qu’une visite ici…

— Si tels sont vos motifs, monsieur, dit le futur pair de France, quelque singuliers qu’ils soient, ils sont plausibles…

— Monsieur, ne mettez pas en doute ma sincérité, reprit vivement Brunner en l’interrompant. Si vous connaissez une pauvre fille dans une famille chargée d’enfants, bien élevée néanmoins, sans fortune, comme il s’en trouve beaucoup en France, et que son caractère m’offre des garanties, je l’épouse.

Pendant le silence qui suivit cette déclaration, Frédéric Brunner quitta le grand-père de Cécile, revint saluer poliment le président et la présidente, et se retira. Vivant commentaire du salut de son Werther, Cécile se montra pâle comme une moribonde, elle avait tout écouté, cachée dans la garde-robe de sa mère.

— Refusée !… dit-elle à l’oreille de sa mère.

— Et pourquoi ? demanda la présidente à son beau-père embarrassé.

— Sous le joli prétexte que les filles uniques sont des enfants gâtés, répondit le vieillard. Et il n’a pas tout à fait tort, ajouta-t-il en saisissant cette occasion de blâmer sa belle-fille, qui l’ennuyait fort depuis vingt ans.

— Ma fille en mourra ! vous l’aurez tuée !… dit la présidente à Pons en retenant sa fille qui trouva joli de justifier ces paroles en se laissant aller dans les bras de sa mère.

Le président et sa femme traînèrent Cécile dans un fauteuil, où elle acheva de s’évanouir. Le grand-père sonna les domestiques.

— J’aperçois la trame ourdie par monsieur, dit la mère furieuse en désignant le pauvre Pons.

Pons se dressa comme s’il avait entendu retentir à ses oreilles la trompette du jugement dernier.

— Monsieur, reprit la présidente dont les yeux furent comme deux fontaines de bile verte, monsieur a voulu répondre à une innocente plaisanterie par une injure. À qui fera-t-on croire que cet Allemand soit dans son bon sens ? Ou il est complice d’une atroce {p. 455}   vengeance, ou il est fou. J’espère, monsieur Pons, qu’à l’avenir vous nous épargnerez le déplaisir de vous voir dans une maison où vous avez essayé de porter la honte et le déshonneur.

Pons, devenu statue, tenait les yeux sur une rosace du tapis et tournait ses pouces.

— Eh bien ! vous êtes encore là, monstre d’ingratitude !… s’écria la présidente en se retournant. Nous n’y serons jamais, monsieur ni moi, si jamais monsieur se présentait ! dit-elle aux domestiques en leur montrant Pons. Allez chercher le docteur, Jean. Et vous, Madeleine, de l’eau de corne de cerf !

Pour la présidente, les raisons alléguées par Brunner n’étaient que le prétexte sous lequel il s’en cachait d’inconnues ; mais la rupture du mariage n’en devenait que plus certaine. Avec cette rapidité de pensée qui distingue les femmes dans les grandes circonstances, madame de Marville avait trouvé la seule manière de réparer cet échec en attribuant à Pons une vengeance préméditée. Cette conception infernale par rapport à Pons, satisfaisait à l’honneur de la famille. Fidèle à sa haine contre Pons, elle avait fait d’un simple soupçon de femme, une vérité. En général, les femmes ont une foi particulière, une morale à elles, elles croient à la réalité de tout ce qui sert leurs intérêts et leurs passions. La présidente alla bien plus loin, elle persuada pendant toute la soirée au président sa propre croyance, et le magistrat fut convaincu le lendemain de la culpabilité de son cousin. Tout le monde trouvera la conduite de la présidente horrible ; mais en pareille circonstance, chaque mère imitera madame Camusot, elle aimera mieux sacrifier l’honneur d’un étranger que celui de sa fille. Les moyens changeront, le but sera le même.

Le musicien descendit avec rapidité l’escalier ; mais il marcha d’un pas lent par les boulevards, jusqu’au théâtre où il entra machinalement ; il se mit à son pupitre machinalement et dirigea machinalement l’orchestre. Durant les entr’actes, il répondit si vaguement à Schmucke, que Schmucke dissimula ses inquiétudes, il pensa que Pons était devenu fou. Chez une nature aussi enfantine que celle de Pons, la scène qui venait de se passer prenait les proportions d’une catastrophe… Réveiller une effroyable haine, là où il avait voulu donner le bonheur, c’était un renversement total d’existence. Il avait enfin reconnu dans les yeux, dans le geste, dans la voix de la présidente, une inimitié mortelle.

Le lendemain, madame Camusot de Marville prit un grand parti, {p. 456}   d’ailleurs exigé par la circonstance et auquel le président souscrivit. On résolut de donner en dot à Cécile la terre de Marville, l’hôtel de la rue de Hanovre et cent mille francs. Dans la matinée, la présidente alla voir la comtesse Popinot, en comprenant qu’il fallait répondre à un pareil échec par un mariage tout fait. Elle raconta la vengeance épouvantable et l’affreuse mystification préparées par Pons. Tout parut croyable quand on apprit que le prétexte de cette rupture était la condition de fille unique. Enfin, la présidente fit reluire avec art l’avantage de se nommer Popinot de Marville et l’énormité de la dot. Au prix où sont les biens en Normandie, à deux pour cent, cet immeuble représentait environ neuf cent mille francs, et l’hôtel de la rue de Hanovre était estimé deux cent cinquante mille francs. Aucune famille raisonnable ne pouvait refuser une pareille alliance ; aussi le comte Popinot et sa femme l’acceptèrent-ils ; puis, en gens intéressés à l’honneur de la famille dans laquelle ils entraient, ils promirent leur concours pour expliquer la catastrophe arrivée la veille.

Or, chez le même vieux Camusot, grand-père de Cécile, devant les mêmes personnes qui s’y trouvaient quelques jours auparavant et auxquelles la présidente avait chanté ses litanies-Brunner, cette même présidente, à qui chacun craignait de parler, alla bravement au-devant des explications.

— Vraiment aujourd’hui, disait-elle, on ne saurait prendre trop de précautions quand il s’agit de mariage, et surtout quand on a affaire à des étrangers.

— Et pourquoi, madame ?

— Que vous est-il arrivé ? demanda madame Chiffreville.

— Vous ne connaissez pas notre aventure avec ce Brunner, qui avait l’audace d’aspirer à la main de Cécile ?… C’est le fils d’un cabaretier allemand, le neveu d’un marchand de peaux de lapins.

— Est-ce possible ? Vous, si sagace !… dit une dame.

— Ces aventuriers sont si fins ! Mais nous avons tout su par Berthier. Cet Allemand a pour ami un pauvre diable qui joue de la flûte ! Il est lié avec un homme qui tient un garni, rue du Mail, avec des tailleurs… Nous avons appris qu’il a mené la vie la plus crapuleuse, et aucune fortune ne peut suffire à un drôle qui a déjà mangé celle de sa mère…

— Mais mademoiselle votre fille eût été bien malheureuse !… dit madame Berthier.

{p. 457}   — Et comment vous a-t-il été présenté ? demanda la vieille madame Lebas.

— C’est une vengeance de monsieur Pons ; il nous a présenté ce beau monsieur-là pour nous livrer au ridicule… Ce Brunner, ça veut dire Fontaine (on nous le donnait pour un grand seigneur), est d’une assez triste santé, chauve, les dents gâtées ; aussi m’a-t-il suffi de le voir une fois pour me défier de lui.

— Mais cette grande fortune dont vous me parliez ? demanda timidement une jeune femme.

— La fortune n’est pas aussi considérable qu’on le dit. Les tailleurs, le maître d’hôtel et lui, tous ont gratté leurs caisses pour faire une maison de Banque… Aujourd’hui, qu’est-ce que la Banque, quand on la commence ? c’est la licence de se ruiner. Une femme qui se couche millionnaire peut se réveiller réduite à ses propres. Du premier mot, à première vue, nous avons eu notre opinion faite sur ce monsieur qui ne sait rien de nos usages. On voit à ses gants, à son gilet, que c’est un ouvrier, le fils d’un gargotier allemand, sans noblesse dans les sentiments, un buveur de bière, et qui fume !… ah ! madame ! vingt-cinq pipes par jour. Quel eût été le sort de ma pauvre Lili ?… J’en frémis encore. Dieu nous a sauvées ! Cécile n’aimait d’ailleurs pas ce monsieur… Pouvions-nous attendre une pareille mystification d’un parent, d’un habitué de notre maison, qui dîne chez nous deux fois par semaine depuis vingt ans ! que nous avons couvert de bienfaits, et qui jouait si bien la comédie qu’il a nommé Cécile son héritière devant le garde des sceaux, le procureur général, le premier président… Ce Brunner et monsieur Pons s’entendaient pour s’attribuer l’un à l’autre des millions !… Non, je vous l’assure, vous toutes, mesdames, vous eussiez été prises à cette mystification d’artiste !

En quelques semaines, les familles réunies des Popinot, des Camusot et leurs adhérents avaient remporté dans le monde un triomphe facile, car personne n’y prit la défense du misérable Pons, du parasite, du sournois, de l’avare, du faux bonhomme enseveli sous le mépris, regardé comme une vipère réchauffée au sein des familles, comme un homme d’une méchanceté rare, un saltimbanque dangereux qu’on devait oublier.

Un mois environ après le refus du faux Werther, le pauvre Pons, sorti pour la première fois de son lit où il était resté en proie à une fièvre nerveuse, se promenait le long des boulevards, au soleil, {p. 458}   appuyé sur le bras de Schmucke. Au boulevard du Temple, personne ne riait plus des deux Casse-noisettes, à l’aspect de la destruction de l’un et de la touchante sollicitude de l’autre pour son ami convalescent. Arrivés sur le boulevard Poissonnière, Pons avait repris des couleurs, en respirant cette atmosphère des boulevards, où l’air a tant de puissance ; car, là où la foule abonde, le fluide est si vital, qu’à Rome on a remarqué le manque de mala aria dans l’infect Ghetto43 où pullulent les Juifs. Peut-être aussi l’aspect de ce qu’il se plaisait jadis à voir tous les jours, le grand spectacle de Paris, agissait-il sur le malade. En face du théâtre des Variétés, Pons laissa Schmucke, car ils allaient côte à côte ; mais le convalescent quittait de temps en temps son ami pour examiner les nouveautés fraîchement exposées dans les boutiques. Il se trouva nez à nez avec le comte Popinot, qu’il aborda de la façon la plus respectueuse, l’ancien ministre étant un des hommes que Pons estimait et vénérait le plus.

— Ah ! monsieur, répondit sévèrement le pair de France, je ne comprends pas que vous ayez assez peu de tact pour saluer une personne alliée à la famille où vous avez tenté d’imprimer la honte et le ridicule par une vengeance comme les artistes savent en inventer… Apprenez, monsieur, qu’à dater d’aujourd’hui nous devons être complétement étrangers l’un à l’autre. Madame la comtesse Popinot partage l’indignation que votre conduite chez les Marville a inspirée à toute la société.

L’ancien ministre passa, laissant Pons foudroyé. Jamais les passions, ni la justice, ni la politique, jamais les grandes puissances sociales ne consultent l’état de l’être sur qui elles frappent. L’homme d’État, pressé par l’intérêt de famille d’écraser Pons, ne s’aperçut point de la faiblesse physique de ce redoutable ennemi.

— Qu’as-du, mon baufre ami ? s’écria Schmucke en devenant aussi pâle que Pons.

— Je viens de recevoir un nouveau coup de poignard dans le cœur, répondit le bonhomme en s’appuyant sur le bras de Schmucke. Je crois qu’il n’y a que le bon Dieu qui ait le droit de faire le bien, voilà pourquoi tous ceux qui se mêlent de sa besogne en sont si cruellement punis.

Ce sarcasme d’artiste fut un suprême effort de cette excellente créature qui voulut dissiper l’effroi peint sur la figure de son ami.

— Che le grois, répondit simplement Schmucke.

Ce fut inexplicable pour Pons, à qui ni les Camusot ni les {p. 459}   Popinot n’avaient envoyé de billet de faire part du mariage de Cécile. Sur le boulevard des Italiens, Pons vit venir à lui monsieur Cardot. Pons, averti par l’allocution du pair de France, se garda bien d’arrêter ce personnage, chez qui, l’année dernière, il dînait une fois tous les quinze jours, il se contenta de le saluer ; mais le maire, le député de Paris, regarda Pons d’un air indigné sans lui rendre son salut.

— Va donc lui demander ce qu’ils ont tous contre moi, dit le bonhomme à Schmucke qui connaissait dans tous ses détails la catastrophe survenue à Pons.

— Monsir, dit finement Schmucke à Cardot, mône hâmi Bons relèfe d’eine malatie, et fu ne l’afez sans tude bas regonni.

— Parfaitement.

— Mais qu’afez-fus tonc à lui44 rebroger ?

— Vous avez pour ami un monstre d’ingratitude, un homme qui, s’il vit encore, c’est que, comme dit le proverbe : La mauvaise herbe croît en dépit de tout. Le monde a bien raison de se défier des artistes, ils sont malins et méchants comme des singes. Votre ami a essayé de déshonorer sa propre famille, de perdre de réputation une jeune fille pour se venger d’une innocente plaisanterie, je ne veux plus avoir la moindre relation avec lui ; je tâcherai d’oublier que je l’ai connu, qu’il existe. Ces sentiments, monsieur, sont ceux de toutes les personnes de ma famille, de la sienne, et des gens qui faisaient au sieur Pons l’honneur de le recevoir…

— Mais, monsir, fus ètes ein home rézonaple ; ed, si fus le bermeddez, che fais fus egsbliguer l’avaire…

— Restez, si vous en avez le cœur, son ami, libre à vous, monsieur, répliqua Cardot ; mais n’allez pas plus avant, car je crois devoir vous prévenir que j’envelopperai dans la même réprobation ceux qui tenteraient de l’excuser, de le défendre.

— Te le chisdivier ?

— Oui, car sa conduite est injustifiable, comme elle est inqualifiable.

Sur ce bon mot, le député de la Seine continua son chemin sans vouloir entendre une syllabe de plus.

— J’ai déjà les deux pouvoirs de l’État contre moi, dit en souriant le pauvre Pons quand Schmucke eut fini de lui redire ces sauvages imprécations.

— Doud esd gondre nus, répliqua douloureusement Schmucke. {p. 460}   Hâlons nus-en, bir ne ba rengondrer t’audres pèdes.

C’était la première fois de sa vie, vraiment ovine, que Schmucke proférait de telles paroles. Jamais sa mansuétude quasi-divine n’avait été troublée, il eût souri naïvement à tous les malheurs qui seraient venus à lui ; mais voir maltraiter son sublime Pons, cet Aristide inconnu, ce génie résigné, cette âme sans fiel, ce trésor de bonté, cet or pur !… il éprouvait l’indignation d’Alceste, et il appelait les amphitryons de Pons, des bêtes ! Chez cette paisible nature, ce mouvement équivalait à toutes les fureurs de Roland. Dans une sage prévision, Schmucke fit retourner Pons vers le boulevard du Temple ; et Pons se laissa conduire, car le malade était dans la situation de ces lutteurs qui ne comptent plus les coups. Le hasard voulut que rien ne manquât en ce monde contre le pauvre musicien. L’avalanche qui roulait sur lui devait tout contenir : la chambre des pairs, la chambre des députés, la famille, les étrangers, les forts, les faibles, les innocents !

Sur le boulevard Poissonnière, en revenant chez lui, Pons vit venir la fille de ce même monsieur Cardot, une jeune femme qui avait assez éprouvé de malheurs pour être indulgente. Coupable d’une faute tenue secrète, elle s’était faite l’esclave de son mari. De toutes les maîtresses de maison où il dînait, madame Berthier était la seule que Pons nommât de son petit nom ; il lui disait : — « Félicie ! » et il croyait parfois être compris par elle. Cette douce créature parut contrariée de rencontrer le cousin Pons ; car, malgré l’absence de toute parenté avec la famille de la seconde femme de son cousin le vieux Camusot, il était traité de cousin ; mais, ne pouvant l’éviter, Félicie Berthier s’arrêta devant le moribond.

— Je ne vous croyais pas méchant, mon cousin ; mais si, de tout ce que j’entends dire de vous, le quart seulement est vrai, vous êtes un homme bien faux… Oh ! ne vous justifiez pas ! ajouta-t-elle vivement en voyant faire à Pons un geste, c’est inutile par deux raisons : la première, c’est que je n’ai le droit d’accuser, ni de juger, ni de condamner personne, sachant par moi-même que ceux qui paraissent avoir le plus de torts peuvent offrir des excuses ; la seconde, c’est que vos raisons ne serviraient à rien. Monsieur Berthier, qui a fait le contrat de mademoiselle de Marville45 et du vicomte Popinot, est tellement irrité contre vous que, s’il apprenait que je vous ai dit un seul mot, que je vous ai parlé pour la dernière fois, il me gronderait. Tout le monde est contre vous.

{p. 461}   — Je le vois bien, madame ! répondit d’une voix émue le pauvre musicien qui salua respectueusement la femme du notaire.

Et il reprit péniblement le chemin de la rue de Normandie en s’appuyant sur le bras de Schmucke avec une pesanteur qui trahit au vieil Allemand une défaillance physique courageusement combattue. Cette troisième rencontre fut comme le verdict prononcé par l’agneau qui repose aux pieds de Dieu, le courroux de cet ange des pauvres, le symbole des Peuples, est le dernier mot du ciel. Les deux amis arrivèrent chez eux sans avoir échangé une parole. En certaines circonstances de la vie, on ne peut que sentir son ami près de soi. La consolation parlée aigrit la plaie, elle en révèle la profondeur. Le vieux pianiste avait, comme vous le voyez, le génie de l’amitié, la délicatesse de ceux qui, ayant beaucoup souffert, savent les coutumes de la souffrance.

Cette promenade devait être la dernière du bonhomme Pons. Le malade tomba d’une maladie dans une autre. D’un tempérament sanguin-bilieux, la bile passa dans le sang, il fut pris par une violente hépatite. Ces deux maladies successives étant les seules de sa vie, il ne connaissait point de médecin ; et, dans une pensée toujours excellente d’abord, maternelle même, la sensible et dévouée Cibot amena le médecin du quartier. À Paris, dans chaque quartier, il existe un médecin dont le nom et la demeure ne sont connus que de la classe inférieure, des petits bourgeois, des portiers, et qu’on nomme conséquemment le médecin du quartier. Ce médecin, qui fait les accouchements et qui saigne, est en médecine ce qu’est dans les Petites-Affiches le domestique pour tout faire. Obligé d’être bon pour les pauvres, assez expert à cause de sa longue pratique, il est généralement aimé. Le docteur Poulain, amené chez ce malade par madame Cibot, et reconnu par Schmucke, écouta, sans y faire attention, les doléances du vieux musicien, qui, pendant toute la nuit, s’était gratté la peau devenue tout à fait insensible. L’état des yeux, cerclés de jaune, s’accordait avec ce symptôme.

— Vous avez eu, depuis deux jours, quelque violent chagrin, dit le docteur à son malade.

— Hélas ! oui, répondit Pons.

— Vous avez la maladie que monsieur a failli avoir, dit-il en montrant Schmucke, la jaunisse ; mais ce ne sera rien, ajouta le docteur Poulain en écrivant une ordonnance.

{p. 462}   Malgré ce dernier mot si consolant, le docteur avait jeté sur le malade un de ces regards hippocratiques, où la sentence de mort, quoique cachée sous une commisération de costume, est toujours devinée par des yeux intéressés à savoir la vérité. Aussi madame Cibot, qui plongea dans les yeux du docteur un coup d’œil d’espion, ne se méprit-elle pas à l’accent de la phrase médicale ni à la physionomie hypocrite du docteur Poulain, et elle le suivit à sa sortie.

— Croyez-vous que ce ne sera rien ? dit madame Cibot au docteur sur le palier.

— Ma chère madame Cibot, votre monsieur est un homme mort, non par suite de l’invasion de la bile dans le sang, mais à cause de sa faiblesse morale. Avec beaucoup de soins, cependant, votre malade peut encore s’en tirer ; il faudrait le sortir d’ici, l’emmener voyager…

— Et avec quoi ?… dit la portière. Il n’a pour tout potage que sa place, et son ami vit de quelques petites rentes que lui font de grandes dames auxquelles il aurait, à l’entendre, rendu des services, des dames très-charitables. C’est deux enfants que je soigne depuis neuf ans.

— Je passe ma vie à voir des gens qui meurent, non pas de leurs maladies, mais de cette grande et incurable blessure, le manque d’argent. Dans combien de mansardes ne suis-je pas obligé, loin de faire payer ma visite, de laisser cent sous sur la cheminée !…

— Pauvre cher monsieur Poulain… dit madame Cibot. Ah ! si vous n’aviez les cent mille livres de rente que possèdent certains grigous du quartier, qui sont de vrais décharnés des enfers (déchaînés), vous seriez le représentant du bon Dieu sur la terre.

Le médecin parvenu, par l’estime de messieurs les concierges de son Arrondissement, à se faire une petite clientèle qui suffisait à peine à ses besoins, leva les yeux au ciel et remercia madame Cibot par une moue digne de Tartuffe.

— Vous dites donc, mon cher monsieur Poulain, qu’avec beaucoup de soins, notre cher malade en reviendrait ?

— Oui, s’il n’est pas trop attaqué dans son moral par le chagrin qu’il a éprouvé.

— Pauvre homme ! qui donc a pu le chagriner ? C’est n’un brave homme qui n’a son pareil sur terre que dans son ami, monsieur {p. 463}   Schmucke !… Je vais savoir de quoi n’il retourne ! Et c’est moi qui me charge de savonner ceux qui m’ont sangé mon monsieur…

— Écoutez, ma chère madame Cibot, dit le médecin qui se trouvait alors sur le pas de la porte cochère, un des principaux caractères de la maladie de votre monsieur, c’est une impatience constante à propos de rien, et, comme il n’est pas vraisemblable qu’il puisse prendre une garde, c’est vous qui le soignerez. Ainsi…

— Ch’est-i de mochieur Ponche que vouche parlez ? demanda le marchand de ferraille qui fumait une pipe.

Et il se leva de dessus la borne de la porte pour se mêler à la conversation de la portière et du médecin46.

— Oui, papa Rémonencq ! répondit madame Cibot à l’Auvergnat.

— Eh bienne ! il est plus richeu que moucheu Monichtrolle, et que les cheigneurs de la curiochité… Cheu me connaîche achez dedans l’artique pour vous direu que le cher homme a deche trégeors !

— Tiens, j’ai cru que vous vous moquiez de moi l’autre jour, quand je vous ai montré toutes ces antiquailles-là pendant que mes messieurs étaient sortis, dit madame Cibot à Rémonencq.

À Paris, où les pavés ont des oreilles, où les portes ont une langue, où les barreaux des fenêtres ont des yeux, rien n’est plus dangereux que de causer devant les portes cochères. Les derniers mots qu’on se dit là, et qui sont à la conversation ce qu’un post-scriptum est à une lettre, contiennent des indiscrétions aussi dangereuses pour ceux qui les laissent écouter que pour ceux qui les recueillent. Un seul exemple pourra suffire à corroborer celui que présente cette histoire.

Un jour, l’un des premiers coiffeurs du temps de l’Empire, époque à laquelle les hommes soignaient beaucoup leurs cheveux, sortait d’une maison où il venait de coiffer une jolie femme, et où il avait la pratique de tous les riches locataires. Parmi ceux-ci florissait un vieux garçon armé d’une gouvernante qui détestait les héritiers de son Monsieur. Le ci-devant jeune homme, gravement malade, venait de subir une consultation des plus fameux médecins qui ne s’appelaient pas encore les princes de la science. Sortis par hasard en même temps que le coiffeur, les médecins, en se disant adieu sur le pas de la porte cochère, parlaient, la science et la vérité sur la main, comme ils se parlent entre eux quand la farce {p. 464}   de la consultation est jouée. — C’est un homme mort, dit le docteur Haudry. — Il n’a pas un mois à vivre… répondit Desplein, à moins d’un miracle. Le coiffeur entendit ces paroles. Comme tous les coiffeurs, il entretenait des intelligences avec les domestiques. Poussé par une cupidité monstrueuse, il remonte aussitôt chez le ci-devant jeune homme, et il promet à la servante-maîtresse une assez belle prime si elle peut décider son maître à placer une grande partie de sa fortune en viager. Dans la fortune du vieux garçon moribond, âgé d’ailleurs de cinquante-six années, qui devaient compter doubles à cause de ses campagnes amoureuses, il se trouvait une magnifique maison sise rue Richelieu, valant alors deux cent cinquante mille francs. Cette maison, objet de la convoitise du coiffeur, lui fut vendue moyennant une rente viagère de trente mille francs. Ceci se passait en 1806. Ce coiffeur retiré, septuagénaire aujourd’hui, paye encore la rente en 1846. Comme le ci-devant jeune homme a quatre-vingt-seize ans, est en enfance, et qu’il a épousé sa madame Évrard, il peut aller encore fort loin. Le coiffeur ayant donné quelque trente mille francs à la bonne, l’immeuble lui coûte plus d’un million ; mais la maison vaut aujourd’hui près de huit à neuf cent mille francs.

À l’imitation de ce coiffeur, l’Auvergnat avait écouté les derniers mots dits par Brunner à Pons sur le pas de sa porte, le jour de l’entrevue du fiancé-phénix avec Cécile ; il avait donc désiré pénétrer dans le musée de Pons. Rémonencq, qui vivait en bonne intelligence avec les Cibot, fut bientôt introduit dans l’appartement des deux amis en leur absence. Rémonencq, ébloui de tant de richesses, vit un coup à monter, ce qui veut dire dans l’argot des marchands une fortune à voler, et il y songeait depuis cinq à six jours. [ill.]  

— Che badine chi peu, répondit-il à madame Cibot et au docteur Poulain, que nous caugerons de la choge, et que chi ce braveu mocheu veutte une renteu viachère de chinquante mille francs, che vous paille un pagnier de vin du paysse chi vous me…

— Y pensez-vous ? dit le médecin à Rémonencq, cinquante mille francs de rente viagère !… Mais si le bonhomme est si riche, soigné par moi, gardé par madame Cibot, il peut guérir alors… car les maladies de foie sont les inconvénients des tempéraments très-forts…

— Ai-che dite chinquante ? Maiche un mocheu, là, {p. 465}   dechus le passe de voustre porte, lui a proupouché chet chent mille francs, et cheulement des tabelausse, fouchtra !

En entendant cette déclaration de Rémonencq, madame Cibot regarda le docteur Poulain d’un air étrange, le diable allumait un feu sinistre dans ses yeux couleur orange.

— Allons ! n’écoutons pas de pareilles fariboles, reprit le médecin assez heureux de savoir que son client pouvait payer toutes les visites qu’il allait faire.

— Moncheu le doucteurre, chi ma chère madame Chibot, puiche que le moncheux est au litte, veutte me laicher amenar mon ecchepert, che chuis chûre de trouver l’archant, en deuche heures, quand il s’achirait de chet chent milé franques…

— Bien, mon ami ! répondit le docteur. Allons, madame Cibot, ayez soin de ne jamais contrarier le malade ; il faut vous armer de patience, car tout l’irritera, le fatiguera, même vos attentions pour lui ; attendez-vous à ce qu’il ne trouve rien de bien…

— Il sera joliment difficile, dit la portière.

— Voyons, écoutez-moi bien, reprit le médecin avec autorité. La vie de monsieur Pons est entre les mains de ceux qui le soigneront ; aussi viendrai-je le voir peut-être deux fois, tous les jours. Je commencerai ma tournée par lui…

Le médecin avait soudain passé de l’insouciance profonde où il était sur le sort de ses malades pauvres, à la sollicitude la plus tendre, en reconnaissant la possibilité de cette fortune, d’après le sérieux du spéculateur.

— Il sera soigné comme un roi, répondit madame Cibot avec un factice enthousiasme.

La portière attendit que le médecin eût tourné la rue Charlot avant de reprendre la conversation avec Rémonencq. Le ferrailleur achevait sa pipe, le dos appuyé au chambranle de la porte de sa boutique. Il n’avait pas pris cette position sans dessein, il voulait voir venir à lui la portière.

Cette boutique, jadis occupée par un café, était restée telle que l’Auvergnat l’avait trouvée en la prenant à bail. On lisait encore : CAFÉ DE NORMANDIE, sur le tableau long qui couronne les vitrages de toutes les boutiques modernes. L’Auvergnat avait fait peindre, gratis sans doute, au pinceau et avec une couleur noire par quelque apprenti peintre en bâtiment, dans l’espace qui restait sous CAFÉ {p. 466}   DE NORMANDIE, ces mots : Rémonencq, ferrailleur, achète les marchandises d’occasion. Naturellement, les glaces, les tables, les tabourets, les étagères, tout le mobilier du café de Normandie avait été vendu. Rémonencq avait loué, moyennant six cents francs, la boutique toute nue, l’arrière-boutique, la cuisine et une seule chambre en entresol, où couchait autrefois le premier garçon, car l’appartement dépendant du café de Normandie fut compris dans une autre location. Du luxe primitif déployé par le limonadier, il ne restait qu’un papier vert-clair uni dans la boutique, et les fortes barres de fer de la devanture avec leurs boulons.

Venu là, en 1831, après la révolution de juillet, Rémonencq commença par étaler des sonnettes cassées, des plats fêlés, des ferrailles, de vieilles balances, des poids anciens repoussés par la loi sur les nouvelles mesures que l’État seul n’exécute pas, car il laisse dans la monnaie publique les pièces d’un et de deux sous qui datent du règne de Louis XVI. Puis cet Auvergnat, de la force de cinq Auvergnats, acheta des batteries de cuisine, des vieux cadres, des vieux cuivres, des porcelaines écornées. Insensiblement, à force de s’emplir et de se vider, la boutique ressembla aux farces de Nicolet, la nature des marchandises s’améliora. Le ferrailleur suivit cette prodigieuse et sûre martingale, dont les effets se manifestent aux yeux des flâneurs assez philosophes pour étudier la progression croissante des valeurs qui garnissent ces intelligentes boutiques. Au fer-blanc, aux quinquets, aux tessons succèdent des cadres et des cuivres. Puis viennent les porcelaines. Bientôt la boutique, un moment changée en Crouteum, passe au muséum. Enfin, un jour, le vitrage poudreux s’est éclairci, l’intérieur est restauré, l’Auvergnat quitte le velours et les vestes, il porte des redingotes ! on l’aperçoit comme un dragon gardant son trésor ; il est entouré de chefs-d’œuvre, il est devenu fin connaisseur, il a décuplé ses capitaux et ne se laisse plus prendre à aucune ruse, il sait les tours du métier. Le monstre est là, comme une vieille au milieu de vingt jeunes filles qu’elle offre au public. La beauté, les miracles de l’art sont indifférents à cet homme à la fois fin et grossier qui calcule ses bénéfices et rudoie les ignorants. Devenu comédien, il joue l’attachement à ses toiles, à ses marqueteries, ou il feint la gêne, ou il suppose des prix d’acquisition, il offre de montrer des bordereaux de vente. C’est un Protée, il est dans la même heure Jocrisse, Janot, queue rouge, ou Mondor, ou Harpagon, ou Nicodème.

{p. 467}   Dès la troisième année, on vit chez Rémonencq d’assez belles pendules, des armures, de vieux tableaux ; et il faisait, pendant ses absences, garder sa boutique par une grosse femme fort laide, sa sœur venue du pays à pied, sur sa demande. La Rémonencq, espèce d’idiote au regard vague et vêtue comme une idole japonaise, ne cédait pas un centime sur les prix que son frère indiquait ; elle vaquait d’ailleurs aux soins du ménage, et résolvait le problème en apparence insoluble de vivre des brouillards de la Seine. Rémonencq et sa sœur se nourrissaient de pain et de harengs, d’épluchures, de restes de légumes ramassés dans les tas d’ordures que les restaurateurs laissent au coin de leurs bornes. À eux deux, ils ne dépensaient pas, le pain compris, douze sous par jour, et la Rémonencq cousait ou filait de manière à les gagner.

Ce commencement du négoce de Rémonencq, venu pour être commissionnaire à Paris, et qui, de 1825 à 1831, fit les commissions des marchands de curiosités du boulevard Beaumarchais et des chaudronniers de la rue de Lappe, est l’histoire normale de beaucoup de marchands de curiosités. Les Juifs, les Normands, les Auvergnats et les Savoyards, ces quatre races d’hommes ont les mêmes instincts, ils font fortune par les mêmes moyens. Ne rien dépenser, gagner de légers bénéfices, et cumuler intérêts et bénéfices, telle est leur Charte. Et cette Charte est une vérité.

En ce moment, Rémonencq, réconcilié avec son ancien bourgeois Monistrol, en affaires avec de gros marchands, allait chiner (le mot technique) dans la banlieue de Paris qui, vous le savez, comporte un rayon de quarante lieues. Après quatorze ans de pratique, il était à la tête d’une fortune de soixante mille francs, et d’une boutique bien garnie. Sans casuel, rue de Normandie où la modicité du loyer le retenait, il vendait ses marchandises aux marchands, en se contentant d’un bénéfice modéré. Toutes ses affaires se traitaient en patois d’Auvergne, dit Charabia. Cet homme caressait un rêve ! Il souhaitait d’aller s’établir sur les boulevards. Il voulait devenir un riche marchand de curiosités, et traiter un jour directement avec les amateurs. Il contenait d’ailleurs un négociant redoutable. Il gardait sur sa figure un enduit poussiéreux produit par la limaille de fer et collé par la sueur, car il faisait tout lui-même ; ce qui rendait sa physionomie d’autant plus impénétrable, que l’habitude de la peine physique l’avait doué de l’impassibilité stoïque des vieux soldats de 1799. Au physique, Rémonencq apparaissait comme un {p. 468}   homme court et maigre, dont les petits yeux, disposés comme ceux des cochons, offraient, dans leur champ d’un bleu froid, l’avidité concentrée, la ruse narquoise des Juifs, moins leur apparente humilité doublée du profond mépris qu’ils ont pour les chrétiens.

Les rapports entre les Cibot et les Rémonencq étaient ceux du bienfaiteur et de l’obligé. Madame Cibot, convaincue de l’excessive pauvreté des Auvergnats, leur vendait à des prix fabuleux les restes de Schmucke et de Cibot. Les Rémonencq payaient une livre de croûtes sèches et de mie de pain deux centimes et demi, un centime et demi une écuellée de pommes de terre, et ainsi du reste. Le rusé Rémonencq n’était jamais censé faire d’affaires pour son compte. Il représentait toujours Monistrol, et se disait dévoré par les riches marchands ; aussi les Cibot plaignaient-ils sincèrement les Rémonencq. Depuis onze ans l’Auvergnat n’avait pas encore usé la veste en velours, le pantalon de velours et le gilet de velours qu’il portait ; mais ces trois parties du vêtement, particulier aux Auvergnats, étaient criblées de pièces, mises gratis par Cibot. Comme on le voit, tous les juifs ne sont pas en Israël.

— Ne vous moquez-vous pas de moi, Rémonencq ? dit la portière. Est-ce que monsieur Pons peut avoir une pareille fortune et mener la vie qu’il mène ? Il n’a pas cent francs chez lui !…

— Leje amateurs chont touches comme cha, répondit sentencieusement Rémonencq.

— Ainsi, vous croyez, nà vrai, que mon monsieur n’a pour sept cent mille francs…

— Rien qu’eu dedans leche tableausse… il en a eune que ch’il en voulait chinquante mille franques, queu che les trouveraisse quand che devrais me strangula. Vous chavez bien leje petite cadres en cuivre esmaillé, pleine de velurse rouche, où chont des pourtraictes… Eh bien ! ch’esce desche émauche de Petittotte que moncheu le minichtre du gouvarnemente, uene anchien deroguisse, paille mille escus pièche…

— Il y en a trente ! dans les deux cadres, dit la portière dont les yeux se dilatèrent.

— Eh bien ! chuchez de chon trégeor ?

Madame Cibot, prise de vertige, fit volte-face. Elle conçut aussitôt l’idée de se faire coucher sur le testament du bonhomme Pons, à l’imitation de toutes les servantes-maîtresses dont les viagers {p. 469}   avaient excité tant de cupidités dans le quartier du Marais. Habitant en idée une commune aux environs de Paris, elle s’y pavanait dans une maison de campagne où elle soignait sa basse-cour, son jardin, et où elle finissait ses jours, servie comme une reine, ainsi que son pauvre Cibot, qui méritait tant de bonheur, comme tous les anges oubliés, incompris.

Dans le mouvement brusque et naïf de la portière, Rémonencq aperçut la certitude d’une réussite. Dans le métier de chineur (tel est le nom des chercheurs d’occasions, du verbe chiner, aller à la recherche des occasions et conclure de bons marchés avec des détenteurs ignorants) ; dans ce métier, la difficulté consiste à pouvoir s’introduire dans les maisons. On ne se figure pas les ruses à la Scapin, les tours à la Sganarelle, et les séductions à la Dorine qu’inventent les chineurs pour entrer chez le bourgeois. C’est des comédies dignes du théâtre, et toujours fondées comme ici, sur la rapacité des domestiques. Les domestiques, surtout à la campagne ou dans les provinces, pour trente francs d’argent ou de marchandises, font conclure des marchés où le chineur réalise des bénéfices de mille à deux mille francs. Il y a tel service de vieux Sèvres, pâte tendre, dont la conquête, si elle était racontée, montrerait toutes les ruses diplomatiques du congrès de Munster, toute l’intelligence déployée à Nimègue, à Utrecht, à Riswick, à Vienne, dépassées par les chineurs, dont le comique est bien plus franc que celui des négociateurs. Les chineurs ont des moyens d’action qui plongent tout aussi profondément dans les abîmes de l’intérêt personnel que ceux si péniblement cherchés par les ambassadeurs pour déterminer la rupture des alliances les mieux cimentées.

— Ch’ai choliment allumé la Chibot, dit le frère à la sœur en lui voyant reprendre sa place sur une chaise dépaillée. Et doncques, che vais conchulleter le cheul qui s’y connaiche, nostre Chuif, un bon Chuif qui ne nouche a presté qu’à quinche pour chent !

Rémonencq avait lu dans le cœur de la Cibot. Chez les femmes de cette trempe, vouloir, c’est agir ; elles ne reculent devant aucun moyen pour arriver au succès ; elles passent de la probité la plus entière à la scélératesse la plus profonde, en un instant. La probité, comme tous nos sentiments, d’ailleurs, devrait se diviser en deux probités : une probité négative, une probité positive. La {p. 470}   probité négative serait celle des Cibot, qui sont probes tant qu’une occasion de s’enrichir ne s’offre pas à eux. La probité positive serait celle qui reste toujours dans la tentation jusqu’à mi-jambes sans y succomber, comme celle des garçons de recettes. Une foule d’intentions mauvaises se rua dans l’intelligence et dans le cœur de cette portière par l’écluse de l’intérêt ouverte à la diabolique parole du ferrailleur. La Cibot monta, vola, pour être exact, de la loge à l’appartement de ses deux messieurs, et se montra le visage masqué de tendresse, sur le seuil de la chambre où gémissaient Pons et Schmucke. En voyant entrer la femme de ménage, Schmucke lui fit signe de ne pas dire un mot des véritables opinions du docteur en présence du malade ; car, l’ami, le sublime Allemand avait lu dans les yeux du docteur ; et elle y répondit par un autre signe de tête, en exprimant une profonde douleur.

— Eh bien ! mon cher monsieur, comment vous sentez-vous ? dit la Cibot.

La portière se posa au pied du lit, les poings sur ses hanches et les yeux fixés sur le malade amoureusement ; mais quelles paillettes d’or en jaillissaient ! C’eût été terrible comme un regard de tigre, pour un observateur.

— Mais bien mal ! répondit le pauvre Pons, je ne me sens plus le moindre appétit. Ah ! le monde ! le monde ! s’écriait-il en pressant la main de Schmucke qui tenait, assis au chevet du lit, la main de Pons, et avec qui sans doute le malade parlait des causes de sa maladie. — J’aurais bien mieux fait, mon bon Schmucke, de suivre tes conseils ! de dîner ici tous les jours depuis notre réunion ! de renoncer à cette société qui roule sur moi, comme un tombereau sur un œuf, et pourquoi ?…

— Allons, allons, mon bon monsieur, pas de doléances, dit la Cibot, le docteur m’a dit la vérité…

Schmucke tira la portière par la robe.

— Hé ! vous pouvez vous n’en tirer, mais n’avec47 beaucoup de soins… Soyez tranquille, vous n’avez près de vous n’un bon ami, et, sans me vanter, n’une femme qui vous soignera comme n’une mère soigne son premier enfant. J’ai tiré Cibot d’une maladie que monsieur Poulain l’avait condamné, qu’il lui n’avait jeté, comme on dit, le drap sur le nez ? qu’il n’était n’abandonné comme mort… Eh bien ! vous qui n’en êtes pas là, Dieu merci, quoique vous soyez assez malade, comptez sur moi… je vous n’en {p. 471}   tirerais n’à moi seule ! Soyez tranquille, ne vous n’agitez pas comme ça. Elle ramena la couverture sur les mains du malade. — N’allez ! mon fiston, dit-elle, monsieur Schmucke et moi, nous passerons les nuits, là, n’à votre chevet… Vous serez mieux gardé qu’un prince, et… d’ailleurs, vous n’êtes assez riche pour ne vous rien refuser de ce qu’il faut à votre maladie… Je viens de m’arranger avec Cibot ; car, pauvre cher homme, qué qui ferait sans moi… Eh bien ! je lui n’ai fait entendre raison, et nous vous aimons tant tous les deux, qu’il a consenti à ce que je sois n’ici la nuit… Et pour un homme comme lui… c’est un fier sacrifice, allez ! car il m’aime comme au premier jour. Je ne sais pas ce qu’il n’a ! c’est la loge ! tous deux à côté de l’autre, toujours !… Ne vous découvrez donc pas ainsi… dit-elle en s’élançant à la tête du lit et ramenant les couvertures sur la poitrine de Pons… Si vous n’êtes pas gentil, si vous ne faites pas bien tout ce qu’ordonnera monsieur Poulain, qui est, voyez-vous, l’image du bon Dieu sur la terre, je ne me mêle plus de vous… faut m’obéir…

— Ui, montame Zipod ! il fus opéira, répondit Schmucke, gar ile feud fifre bir son pon hami Schmucke, che le carandis.

— Ne vous impatientez pas, surtout, car votre maladie, dit la Cibot, vous n’y pousse assez, sans que vous n’augmentiez votre défaut de patience. Dieu nous envoie nos maux, mon cher bon monsieur, il nous punit de nos fautes, vous n’avez bien quelques chères petites fautes n’à vous reprocher !… Le malade inclina la tête négativement. — Oh ! n’allez ! vous n’aurez aimé dans votre jeunesse, vous n’aurez fait vos fredaines, vous n’avez peut-être quelque part n’un fruit de vos n’amours, qui n’est sans pain, ni feu, ni lieu… Monstres d’hommes ! Ça n’aime n’un jour, et puis : — Frist ! Ça ne pense plus n’à rien, pas même n’aux mois de nourrice ! Pauvres femmes !…

— Mais il n’y a que Schmucke et ma pauvre mère qui m’aient jamais aimé, dit tristement le pauvre Pons.

— Allons ! vous n’êtes pas n’un saint ! vous n’avez été jeune et vous deviez n’être bien joli garçon. À vingt ans… moi, bon comme vous l’êtes, je vous n’aurais n’aimé…

— J’ai toujours été laid comme un crapaud ! dit Pons au désespoir.

{p. 472}   — Vous dites cela par modestie, car vous n’avez cela pour vous, que vous n’êtes modeste.

— Mais non, ma chère madame Cibot, je vous le répète, j’ai toujours été laid, et je n’ai jamais été aimé…

— Par exemple ! vous ?… dit la portière. Vous voulez n’à cette heure me faire accroire que vous n’êtes à votre âge, comme n’une rosière… à d’autres ! n’un musicien ! un homme de théâtre ! mais ce serait n’une48 femme qui me dirait cela, que je ne la croirais pas.

— Montame Zibod ! fus allez l’irrider ! cria Schmucke en voyant Pons qui se tortillait comme un ver dans son lit.

— Taisez-vous n’aussi, vous n’êtes deux vieux libertins… Vous n’avez beau n’être laids, il n’y a si vilain couvercle qui ne trouve son pot ! comme dit le proverbe ! Cibot s’est bien fait n’aimer d’une des plus belles écaillères de Paris… vous n’êtes infiniment mieux que lui… Vous n’êtes bon ! vous… n’allons, vous n’avez fait vos farces ! Et Dieu vous punit d’avoir abandonné vos enfants, comme Abraham !… Le malade abattu trouva la force de faire encore un geste de dénégation. — Mais soyez tranquille, ça ne vous empêchera de vivre n’autant que Mathusalem.

— Mais laissez-moi donc tranquille ! cria Pons, je n’ai jamais su ce que c’était que d’être aimé !… je n’ai pas eu d’enfants, je suis seul sur la terre…