— Et, lui dit Josépha dans l’oreille, c’est garanti neuf, c’est honnête ! et pas de pain. Voilà Paris ! J’ai été ça !

— C’est dit, répliqua le vieillard en se levant et se frottant les mains.

Quand Olympe Bijou fut partie, Josépha regarda le baron d’un air malicieux.

— Si tu ne veux pas avoir du désagrément, papa, dit-elle, sois sévère comme un procureur-général sur son siége. Tiens la petite en bride, sois Bartholo ! Gare aux Auguste, aux Hippolyte, aux {p. 296}   Nestor, aux Victor, à tous les or ! Dame ! une fois que ça sera vêtu, nourri, si ça lève la tête, tu seras mené comme un Russe… Je vais voir à t’emménager. Le duc fait bien les choses ; il te prête, c’est-à-dire il te donne dix mille francs, et il en met huit chez son notaire qui sera chargé de te compter six cents francs tous les trimestres, car je te crains. Suis-je gentille ?…

— Adorable !

Dix jours après avoir abandonné sa famille, au moment où, tout en larmes, elle était groupée autour du lit d’Adeline mourante, et qui disait d’une voix faible : « Que fait-il ? » Hector, sous le nom de Thoul, rue Saint-Maur, se trouvait avec Olympe à la tête d’un établissement de broderie, sous la déraison sociale Thoul et Bijou.

Victorin Hulot reçut, du malheur acharné sur sa famille, cette dernière façon qui perfectionne ou qui démoralise l’homme. Il devint parfait. Dans les grandes tempêtes de la vie, on imite les capitaines qui, par les ouragans, allègent le navire des grosses marchandises. L’avocat perdit son orgueil intérieur, son assurance visible, sa morgue d’orateur et ses prétentions politiques. Enfin il fut en homme ce que sa mère était en femme. Il résolut d’accepter sa Célestine, qui, certes, ne réalisait pas son rêve ; et jugea sainement la vie en voyant que la loi commune oblige à se contenter en toutes choses d’à peu près. Il se jura donc à lui-même d’accomplir ses devoirs, tant la conduite de son père lui fit horreur. Ces sentiments se fortifièrent au chevet du lit de sa mère, le jour où elle fut sauvée. Ce premier bonheur ne vint pas seul. Claude Vignon, qui, tous les jours, prenait de la part du prince de Wissembourg le bulletin de la santé de madame Hulot, pria le député réélu de l’accompagner chez le ministre. — Son Excellence, lui dit-il, désire avoir une conférence avec vous sur vos affaires de famille. Victorin Hulot et le ministre se connaissaient depuis long-temps ; aussi le maréchal le reçut-il avec une affabilité caractéristique et de bon augure.

— Mon ami, dit le vieux guerrier, j’ai juré, dans ce cabinet, à votre oncle le maréchal, de prendre soin de votre mère. Cette sainte femme va recouvrer la santé, m’a-t-on dit, le moment est venu de panser vos plaies. J’ai là deux cent mille francs pour vous, je vais vous les remettre.

L’avocat fit un geste digne de son oncle le maréchal.

— Rassurez-vous, dit le prince en souriant. C’est un fidéicommis. {p. 297}   Mes jours sont comptés, je ne serai pas toujours là, prenez donc cette somme, et remplacez-moi dans le sein de votre famille. Vous pouvez vous servir de cet argent pour payer les hypothèques qui grèvent votre maison. Ces deux cent mille francs appartiennent à votre mère et à votre sœur. Si je donnais cette somme à madame Hulot, son dévouement à son mari me ferait craindre de la voir dissipée ; et l’intention de ceux qui la rendent est que ce soit le pain de madame Hulot et celui de sa fille, la comtesse de Steinbock. Vous êtes un homme sage, le digne fils de votre noble mère, le vrai neveu de mon ami le maréchal, vous êtes bien apprécié ici, mon cher ami, comme ailleurs. Soyez donc l’ange tutélaire de votre famille, acceptez le legs de votre oncle et le mien.

— Monseigneur, dit Hulot en prenant la main du ministre et la lui serrant, des hommes comme vous savent que les remercîments en paroles ne signifient rien, la reconnaissance se prouve.

— Prouvez-moi la vôtre ! dit le vieux soldat.

— Que faut-il faire ?

— Accepter mes propositions, dit le ministre. On veut vous nommer avocat du Contentieux de la Guerre, qui, dans la partie du Génie, se trouve surchargée d’affaires litigieuses à cause des fortifications de Paris ; puis avocat consultant de la préfecture de police, et conseil de la liste civile. Ces trois fonctions vous constitueront dix-huit mille francs de traitement et ne vous enlèveront point votre indépendance. Vous voterez à la Chambre selon vos opinions politiques et votre conscience… Agissez en toute liberté, allez ! nous serions bien embarrassés si nous n’avions pas une Opposition nationale ! Enfin, un mot de votre oncle, écrit quelques heures avant qu’il ne rendît le dernier soupir, m’a tracé ma conduite envers votre mère, que le maréchal aimait bien !… Mesdames Popinot, de Rastignac, de Navarreins, d’Espard, de Grandlieu, de Carigliano, de Lenoncourt et de La Bâtie ont créé pour votre chère mère une place d’inspectrice de bienfaisance. Ces présidentes de Sociétés de bonnes œuvres ne peuvent pas tout faire, elles ont besoin d’une dame probe qui puisse les suppléer activement, aller visiter les malheureux, savoir si la charité n’est pas trompée, vérifier si les secours sont bien remis à ceux qui les ont demandés, pénétrer chez les pauvres honteux, etc. Votre mère remplira la mission d’un ange, elle n’aura de rapports qu’avec messieurs les curés et les dames de charité ; on lui donnera six mille francs par an, et ses voitures {p. 298}   seront payées. Vous voyez, jeune homme, que, du fond de son tombeau, l’homme pur, l’homme noblement vertueux protége encore sa famille. Des noms tels que celui de votre oncle sont et doivent être une égide contre le malheur dans les sociétés bien organisées. Suivez donc les traces de votre oncle, persistez-y, car vous y êtes ! je le sais.

— Tant de délicatesse, prince, ne m’étonne pas chez l’ami de mon oncle, dit Victorin. Je tâcherai de répondre à toutes vos espérances.

— Allez promptement consoler votre famille !… Ah ! dites-moi, reprit le prince en échangeant une poignée de main avec Victorin, votre père a disparu ?

— Hélas ! oui.

— Tant mieux. Ce malheureux a eu, ce qui ne lui manque pas d’ailleurs, de l’esprit.

— Il a des lettres de change à craindre.

— Ah ! vous recevrez, dit le maréchal, six mois d’honoraires de vos trois places. Ce payement anticipé vous aidera sans doute à retirer ces titres des mains de l’usurier. Je verrai d’ailleurs Nucingen, et peut-être pourrai-je dégager la pension de votre père, sans qu’il en coûte un liard ni à vous ni à mon ministère. Le pair de France n’a pas tué le banquier, Nucingen est insatiable, et il demande une concession de je ne sais quoi…

À son retour, rue Plumet, Victorin put donc accomplir son projet de prendre chez lui sa mère et sa sœur.

Le jeune et célèbre avocat possédait, pour toute fortune, un des plus beaux immeubles de Paris, une maison achetée en 1834, en prévision de son mariage, et située sur le boulevard, entre la rue de la Paix et la rue Louis-le-Grand. Un spéculateur avait bâti sur la rue et sur le boulevard deux maisons, au milieu desquelles se trouvait, entre deux jardinets et des cours, un magnifique pavillon, débris des splendeurs du grand hôtel de Verneuil. Hulot fils, sûr de la dot de mademoiselle Crevel, acheta pour un million, aux criées, cette superbe propriété, sur laquelle il paya cinq cent mille francs. Il se logea dans le rez-de-chaussée du pavillon, en croyant pouvoir achever le payement de son prix avec les loyers ; mais si les spéculations en maisons à Paris sont sûres, elles sont lentes ou capricieuses, car elles dépendent de circonstances imprévisibles. Ainsi que les flâneurs parisiens ont pu le remarquer, le boulevard {p. 299}   entre la rue Louis-le-Grand et la rue de la Paix fructifia tardivement ; il se nettoya, s’embellit avec tant de peine, que le Commerce ne vint étaler là qu’en 1840 ses splendides devantures, l’or des changeurs, les féeries de la mode et le luxe effréné de ses boutiques. Malgré deux cent mille francs offerts à sa fille par Crevel dans le temps où son amour-propre était flatté de ce mariage et lorsque le baron ne lui avait pas encore pris Josépha ; malgré deux cent mille francs payés par Victorin en sept ans, la dette qui pesait sur l’immeuble s’élevait encore à cinq cent mille francs, à cause du dévouement du fils pour le père. Heureusement l’élévation continue des loyers, la beauté de la situation, donnaient en ce moment toute leur valeur aux deux maisons. La spéculation se réalisait à huit ans d’échéance pendant lesquels l’avocat s’était épuisé à payer des intérêts et des sommes insignifiantes sur le capital dû. Les marchands proposaient eux-mêmes des loyers avantageux pour les boutiques, à condition de porter les baux à dix-huit années de jouissance. Les appartements acquéraient du prix par le changement du centre des affaires, qui se fixait alors entre la Bourse et la Madeleine, désormais le siége du pouvoir politique et de la finance à Paris. La somme remise par le ministre, jointe à l’année payée d’avance et aux pots-de-vin consentis par les locataires, allaient réduire la dette de Victorin à deux cent mille francs. Les deux immeubles de produit entièrement loués devaient donner cent mille francs par an. Encore deux années, pendant lesquelles Hulot fils allait vivre de ses honoraires doublés par les places du maréchal, il se trouverait dans une position superbe. C’était la manne tombée du ciel. Victorin pouvait donner à sa mère tout le premier étage du pavillon, et à sa sœur le deuxième, où Lisbeth aurait deux chambres. Enfin, tenue par la cousine Bette, cette triple maison supporterait toutes ses charges et présenterait une surface honorable, comme il convenait au célèbre avocat. Les astres du Palais s’éclipsaient rapidement ; et Hulot fils, doué d’une parole sage, d’une probité sévère, était écouté par les juges et par les conseillers ; il étudiait ses affaires, il ne disait rien qu’il ne pût prouver, il ne plaidait pas indifféremment toutes les causes, il faisait enfin honneur au barreau.

Son habitation, rue Plumet, était tellement odieuse à la baronne, qu’elle se laissa transporter rue Louis-le-Grand. Par les soins de son fils, Adeline occupa donc un magnifique appartement ; on lui sauva tous les détails matériels de l’existence, car Lisbeth accepta {p. 300}   la charge de recommencer les tours de force économiques accomplis chez madame Marneffe, en voyant un moyen de faire peser sa sourde vengeance sur ces trois si nobles existences, objet d’une haine attisée par le renversement de toutes ses espérances. Une fois par mois, elle alla voir Valérie, chez qui elle fut envoyée par Hortense qui voulait avoir des nouvelles de Wenceslas, et par Célestine excessivement inquiète de la liaison avouée et reconnue de son père avec une femme à qui sa belle-mère et sa belle-sœur devaient leur ruine et leur malheur. Comme on le suppose, Lisbeth profita de cette curiosité pour voir Valérie aussi souvent qu’elle le voulait.

Vingt mois environ se passèrent, pendant lesquels la santé de la baronne se raffermit, sans que néanmoins son tremblement nerveux cessât. Elle se mit au courant de ses fonctions, qui présentaient de nobles distractions à sa douleur et un aliment aux divines facultés de son âme. Elle y vit d’ailleurs un moyen de retrouver son mari, par suite des hasards qui la conduisaient dans tous les quartiers de Paris. Pendant ce temps, les lettres de change de Vauvinet furent payées, et la pension de six mille francs, liquidée au profit du baron Hulot, fut presque libérée. Victorin acquittait toutes les dépenses de sa mère, ainsi que celles d’Hortense, avec les dix mille francs d’intérêt du capital remis par le maréchal en fidéicommis. Or, les appointements d’Adeline étant de six mille francs, cette somme, jointe aux six mille francs de la pension du baron, devait bientôt produire un revenu de douze mille francs par an, quittes de toute charge, à la mère et à la fille. La pauvre femme aurait eu presque le bonheur, sans ses perpétuelles inquiétudes sur le sort du baron, qu’elle aurait voulu faire jouir de la fortune qui commençait à sourire à la famille, sans le spectacle de sa fille abandonnée, et sans les coups terribles que lui portait innocemment Lisbeth, dont le caractère infernal se donnait pleine carrière.

Une scène qui se passa dans le commencement du mois de mars 1843 va d’ailleurs expliquer les effets produits par la haine persistante et latente de Lisbeth, toujours aidée par madame Marneffe. Deux grands événements s’étaient accomplis chez madame Marneffe. D’abord, elle avait mis au monde un enfant non viable, dont le cercueil lui valait deux mille francs de rente. Puis, quant au sieur Marneffe, onze mois auparavant, voici la nouvelle que Lisbeth {p. 301}   avait donnée à la famille au retour d’une exploration à l’hôtel Marneffe. — « Ce matin, cette affreuse Valérie, avait-elle dit, a fait demander le docteur Bianchon pour savoir si les médecins, qui, la veille, ont condamné son mari, ne se trompaient point. » Ce docteur a dit que cette nuit même cet homme immonde appartiendrait à l’enfer qui l’attend. Le père Crevel et madame Marneffe ont reconduit le médecin à qui votre père, ma chère Célestine, a donné cinq pièces d’or pour cette bonne nouvelle. Rentré dans le salon, Crevel a battu des entrechats comme un danseur ; il a embrassé cette femme, et il criait : « Tu seras donc enfin madame Crevel !… » Et à moi, quand elle nous a laissés seuls en allant reprendre sa place au chevet de son mari qui râlait, votre honorable père m’a dit : — « Avec Valérie pour femme, je deviendrai pair de France ! J’achète une terre que je guette, la terre de Presles, que veut vendre madame de Serizy. Je serai Crevel de Presles, je deviendrai membre du Conseil général de Seine-et-Oise et député. J’aurai un fils ! Je serai tout ce que je voudrai être. — Eh bien ! lui ai-je dit, et votre fille ? — Bah ! c’est une fille, a-t-il répondu, et elle est devenue par trop une Hulot, et Valérie a ces gens-là en horreur… Mon gendre n’a jamais voulu venir ici, pourquoi fait-il le Mentor, le Spartiate, le puritain, le philanthrope ? D’ailleurs, j’ai rendu mes comptes à ma fille, et elle a reçu toute la fortune de sa mère et deux cent mille francs de plus ! Aussi suis-je maître de me conduire à ma guise. Je jugerai mon gendre et ma fille lors de mon mariage ; comme ils feront, je ferai. S’ils sont bons pour leur belle-mère, je verrai ! Je suis un homme, moi ! Enfin toutes ses bêtises ! et il se posait comme Napoléon sur la colonne ! » Les dix mois du veuvage officiel, ordonnés par le Code Napoléon, étaient expirés depuis quelques jours. La terre de Presles avait été achetée. Victorin et Célestine avaient envoyé le matin même Lisbeth chercher des nouvelles chez madame Marneffe sur le mariage de cette charmante veuve avec le maire de Paris, devenu membre du Conseil général de Seine-et-Oise.

Célestine et Hortense, dont les liens d’affection s’étaient resserrés par l’habitation sous le même toit, vivaient presque ensemble. La baronne, entraînée par un sentiment de probité qui lui faisait exagérer les devoirs de sa place, se sacrifiait aux œuvres de bienfaisance dont elle était l’intermédiaire, elle sortait presque tous les jours de onze heures à cinq heures. Les deux belles-sœurs, {p. 302}   réunies par les soins à donner à leurs enfants, qu’elles surveillaient en commun, restaient et travaillaient donc ensemble au logis. Elles en étaient arrivées à penser tout haut, en offrant le touchant accord de deux sœurs, l’une heureuse, l’autre mélancolique. Belle, pleine de vie débordant, animée, rieuse et spirituelle, la sœur malheureuse semblait démentir sa situation réelle par son extérieur ; de même que la mélancolique, douce et calme, égale comme la raison, habituellement pensive et réfléchie, eût fait croire à des peines secrètes. Peut-être ce contraste contribuait-il à leur vive amitié. Ces deux femmes se prêtaient l’une à l’autre ce qui leur manquait. Assises dans un petit kiosque au milieu du jardinet que la truelle de la spéculation avait respecté par un caprice du constructeur, qui croyait conserver ces cent pieds carrés pour lui-même, elles jouissaient de ces premières pousses des lilas, fête printanière qui n’est savourée dans toute son étendue qu’à Paris, où, durant six mois, les Parisiens ont vécu dans l’oubli de la végétation, entre les falaises de pierre où s’agite leur océan humain.

— Célestine, disait Hortense en répondant à une observation de sa belle-sœur qui se plaignait de savoir son mari par un si beau temps à la Chambre, je trouve que tu n’apprécies pas assez ton bonheur. Victorin est un ange, et tu le tourmentes parfois.

— Ma chère, les hommes aiment à être tourmentés ! Certaines tracasseries sont une preuve d’affection. Si ta pauvre mère avait été non pas exigeante, mais toujours près de l’être, vous n’eussiez sans doute pas eu tant de malheurs à déplorer.

— Lisbeth ne revient pas ! Je vais chanter la chanson de Marlborough ! dit Hortense. Comme il me tarde d’avoir des nouvelles de Wenceslas… De quoi vit-il ? il n’a rien fait depuis deux ans.

— Victorin l’a, m’a-t-il dit, aperçu l’autre jour avec cette odieuse femme, et il suppose qu’elle l’entretient dans la paresse… Ah ! si tu voulais, chère sœur, tu pourrais encore ramener ton mari.

Hortense fit un signe de tête négatif.

— Crois-moi, ta situation deviendra bientôt intolérable, dit Célestine en continuant. Dans le premier moment, la colère et le désespoir, l’indignation t’ont prêté des forces. Les malheurs inouïs qui depuis ont accablé notre famille : deux morts, la ruine, la catastrophe du baron Hulot, ont occupé ton esprit et ton cœur ; mais, maintenant que tu vis dans le calme et le silence, tu ne supporteras {p. 303}   pas facilement le vide de ta vie ; et, comme tu ne peux pas, que tu ne veux pas sortir du sentier de l’honneur, il faudra bien se réconcilier avec Wenceslas. Victorin, qui t’aime tant, est de cet avis. Il y a quelque chose de plus fort que nos sentiments, c’est la nature !

— Un homme si lâche ! s’écria la fière Hortense. Il aime cette femme parce qu’elle le nourrit… Elle a donc payé ses dettes ? elle !… Mon Dieu ! je pense nuit et jour à la situation de cet homme ! Il est le père de mon enfant, et il se déshonore…

— Vois ta mère, ma petite… reprit Célestine.

Célestine appartenait à ce genre de femmes qui, lorsqu’on leur a donné des raisons assez fortes pour convaincre des paysans bretons, recommencent pour la centième fois leur raisonnement primitif. Le caractère de sa figure un peu plate, froide et commune, ses cheveux châtain-clair disposés en bandeaux roides, la couleur de son teint, tout indiquait en elle la femme raisonnable, sans charme, mais aussi sans faiblesse.

— La baronne voudrait bien être près de son mari déshonoré, le consoler, le cacher dans son cœur à tous les regards, dit Célestine en continuant. Elle a fait arranger là-haut la chambre de monsieur Hulot, comme si, d’un jour à l’autre, elle allait le retrouver et l’y installer.

— Oh ! ma mère est sublime ! répondit Hortense, elle est sublime, à chaque instant, tous les jours, depuis vingt-six ans ; mais je n’ai pas ce tempérament-là… Que veux-tu ? je m’emporte quelquefois contre moi-même. Ah ! tu ne sais pas ce que c’est, Célestine, que d’avoir à pactiser avec l’infamie !

— Et mon père !… reprit tranquillement Célestine. Il est certainement dans la voie où le tien a péri ! Mon père a dix ans de moins que le baron, il a été commerçant, c’est vrai ; mais comment cela finira-t-il ? Cette madame Marneffe a fait de mon père son chien, elle dispose de sa fortune, de ses idées, et rien ne peut éclairer mon père. Enfin, je tremble d’apprendre que les bans de son mariage sont publiés ! Mon mari tente un effort, il regarde comme un devoir de venger la société, la famille, et de demander compte à cette femme de tous ses crimes. Ah ! chère Hortense, de nobles esprits comme celui de Victorin, des cœurs comme les nôtres comprennent trop tard le monde et ses moyens ! Ceci, chère sœur, est un secret, je te le confie, car il t’intéresse ; mais que pas {p. 304}   une parole, pas un geste ne le révèle ni à Lisbeth, ni à ta mère, à personne, car…

— Voici Lisbeth ! dit Hortense. Eh bien ! cousine, comment va l’enfer de la rue Barbet ?

— Mal pour vous, mes enfants. Ton mari, ma bonne Hortense, est plus ivre que jamais de cette femme, qui, j’en conviens, éprouve pour lui une passion folle. Votre père, chère Célestine, est d’un aveuglement royal. Ceci n’est rien, c’est ce que je vais observer tous les quinze jours, et vraiment je suis heureuse de n’avoir jamais su ce qu’est un homme… C’est de vrais animaux ! Dans cinq jours d’ici, Victorin et vous, chère petite, vous aurez perdu la fortune de votre père !

— Les bans sont publiés ?… dit Célestine.

— Oui, répondit Lisbeth. Je viens de plaider votre cause. J’ai dit à ce monstre, qui marche sur les traces de l’autre, que, s’il voulait vous sortir de l’embarras où vous étiez, en libérant votre maison, vous en seriez reconnaissants, que vous recevriez votre belle-mère…

Hortense fit un geste d’effroi.

— Victorin avisera… répondit Célestine froidement.

— Savez-vous ce que monsieur le maire m’a répondu ? reprit Lisbeth : — « Je veux les laisser dans l’embarras, on ne dompte les chevaux que par la faim, le défaut de sommeil et le sucre ! » Le baron Hulot valait mieux que monsieur Crevel. Ainsi, mes pauvres enfants, faites votre deuil de la succession. Et quelle fortune ! Votre père a payé les trois millions de la terre de Presles, et il lui reste trente mille francs de rente ! Oh ! il n’a pas de secrets pour moi ! Il parle d’acheter l’hôtel de Navarreins, rue du Bac. Madame Marneffe possède, elle, quarante mille francs de rente. — Ah ! voilà notre ange gardien, voici ta mère !… s’écria-t-elle en entendant le roulement d’une voiture.

La baronne, en effet, descendit bientôt le perron et vint se joindre au groupe de la famille. À cinquante-cinq ans, éprouvée par tant de douleurs, tressaillant sans cesse comme si elle était saisie d’un frisson de fièvre, Adeline, devenue pâle et ridée, conservait une belle taille, des lignes magnifiques et sa noblesse naturelle. On disait en la voyant : — Elle a dû être bien belle ! Dévorée par le chagrin d’ignorer le sort de son mari, de ne pouvoir lui faire partager dans cette oasis parisienne, dans la retraite et le silence, le {p. 305}   bien-être dont sa famille allait jouir, elle offrait la suave majesté des ruines. À chaque lueur d’espoir évanouie, à chaque recherche inutile, Adeline tombait dans des mélancolies noires qui désespéraient ses enfants. La baronne, partie le matin avec une espérance, était impatiemment attendue. Un intendant-général, l’obligé de Hulot, à qui ce fonctionnaire devait sa fortune administrative, disait avoir aperçu le baron dans une loge au théâtre de l’Ambigu-Comique avec une femme d’une beauté splendide. Adeline était allée chez le baron Vernier. Ce haut fonctionnaire, tout en affirmant avoir vu son vieux protecteur, et prétendant que sa manière d’être avec cette femme pendant la représentation accusait un mariage clandestin, venait de dire à madame Hulot que son mari, pour éviter de le rencontrer, était sorti bien avant la fin du spectacle. — Il était comme un homme en famille, et sa mise annonçait une gêne cachée, ajouta-t-il en terminant.

— Eh bien ? dirent les trois femmes à la baronne.

— Eh bien ! monsieur Hulot est à Paris ; et c’est déjà pour moi, répondit Adeline, un éclair de bonheur que de le savoir près de nous.

— Il ne paraît pas s’être amendé ! dit Lisbeth quand Adeline eut fini de raconter son entrevue avec le baron Vernier, il se sera mis avec une petite ouvrière. Mais où peut-il prendre de l’argent ? Je parie qu’il en demande à ses anciennes maîtresses, à mademoiselle Jenny Cadine ou à Josépha.

La baronne eut un redoublement dans le jeu constant de ses nerfs, elle essuya les larmes qui lui vinrent aux yeux, et les leva douloureusement vers le ciel.

— Je ne crois pas qu’un grand-officier de la Légion-d’Honneur soit descendu si bas, dit-elle.

— Pour son plaisir, reprit Lisbeth, que ne ferait-il pas ? il a volé l’État, il volera les particuliers, il assassinera peut-être.

— Oh ! Lisbeth ! s’écria la baronne, garde ces pensées-là pour toi.

En ce moment, Louise vint jusqu’au groupe formé par la famille, auquel s’étaient joints les deux petits Hulot et le petit Wenceslas pour voir si les poches de leur grand’mère contenaient des friandises.

— Qu’y a-t-il, Louise ?… demanda-t-on.

— C’est un homme qui demande mademoiselle Fischer.

{p. 306}   — Quel homme est-ce ? dit Lisbeth.

— Mademoiselle, il est en haillons, il a du duvet sur lui comme un matelassier, il a le nez rouge, il sent le vin et l’eau-de-vie… C’est un de ces ouvriers qui travaillent à peine la moitié de la semaine.

Cette description peu engageante eut pour effet de faire aller vivement Lisbeth dans la cour de la maison de la rue Louis-le-Grand, où elle trouva l’homme fumant une pipe dont le culottage30 annonçait un artiste en fumerie.

— Pourquoi venez-vous ici, père Chardin ? lui dit-elle. Il est convenu que vous serez tous les premiers samedis de chaque mois à la porte de l’hôtel Marneffe, rue Barbet-de-Jouy ; j’en arrive après y être restée cinq heures, et vous n’y êtes pas venu ?…

— J’y suit été, ma respectable et charitable demoiselle ! répondit le matelassier ; maiz-i-le y avait une poule d’honneur au café des Savants, rue du Cœur-Volant, et chacun a ses passions. Moi c’est le billard. Sans le billard, je mangerais dans l’argent ; car, saisissez bien ceci ! dit-il en cherchant un papier dans le gousset de son pantalon déchiré, le billard entraîne le petit verre et la prune à l’eau-de-vie… C’est ruineux, comme toutes les belles choses, par les accessoires. Je connais la consigne, mais le vieux est dans un si grand embarras, que je suis venu sur le terrain défendu… Si notre crin était tout crin, on se laisserait dormir dessus ; mais il a du mélange ! Dieu n’est pas pour tout le monde, comme on dit, il a des préférences ; c’est son droit. Voici l’écriture de votre parent estimable et très-ami du matelas… C’est là son opinion politique.

Le père Chardin essaya de tracer dans l’atmosphère des zigzags avec l’index de sa main droite.

Lisbeth, sans écouter, lisait ces deux lignes :

Chère cousine, soyez ma providence ! Donnez-moi trois cents francs aujourd’hui.
HECTOR.

— Pourquoi veut-il tant d’argent ?

— Le popriétaire ! dit le père Chardin qui tâchait toujours de dessiner des arabesques. Et puis, mon fils est revenu de l’Algérie par l’Espagne, Bayonne et… il n’a rien pris, contre son habitude ; car, c’est un guerdin fini, sous votre respect, mon fils. Que voulez-vous ? il a faim ; mais il va vous rendre ce que nous lui {p. 307}   prêterons, car il veut faire une comme on dite ; il a des idées qui peuvent le mener loin…

— En police correctionnelle ! reprit Lisbeth. C’est l’assassin de mon oncle ! je ne l’oublierai pas.

— Lui, saigner un poulet ! il ne le pourrait pas !… respectable demoiselle.

— Tenez ! voilà trois cents francs, dit Lisbeth en tirant quinze pièces d’or de sa bourse. Allez-vous-en, et ne revenez jamais ici…

Elle accompagna le père du garde-magasin des vivres d’Oran jusqu’à la porte, où elle désigna le vieillard ivre au concierge.

— Toutes les fois que cet homme-là viendra, si, par hasard il vient, vous ne laisserez pas entrer, et vous lui direz que je n’y suis pas. S’il cherchait à savoir si monsieur Hulot fils, si madame la baronne Hulot demeurent ici, vous lui répondriez que vous ne connaissez pas ces personnes-là…

— C’est bien, mademoiselle.

— Il y va de votre place, en cas d’une sottise, même involontaire, dit la vieille fille à l’oreille de la portière. — Mon cousin, dit-elle à l’avocat qui rentrait, vous êtes menacé d’un grand malheur.

— Lequel ?

— Votre femme aura, dans quelques jours d’ici, madame Marneffe pour belle-mère.

— C’est ce que nous verrons ! répondit Victorin.

Depuis six mois, Lisbeth payait exactement une petite pension à son protecteur, le baron Hulot, de qui elle était la protectrice ; elle connaissait le secret de sa demeure, et elle savourait les larmes d’Adeline à qui, lorsqu’elle la voyait gaie et pleine d’espoir, elle disait, comme on vient de le voir : — Attendez-vous à lire quelque jour le nom de mon pauvre cousin à l’article Tribunaux. En ceci, comme précédemment, elle allait trop loin dans sa vengeance. Elle avait éveillé la prudence de Victorin. Victorin avait résolu d’en finir avec cette épée de Damoclès, incessamment montrée par Lisbeth, et avec le démon femelle à qui sa mère et la famille devaient tant de malheurs. Le prince de Wissembourg, qui connaissait la conduite de madame Marneffe, appuyait l’entreprise secrète de l’avocat, il lui avait promis, comme promet un président du conseil, l’intervention cachée de la police pour éclairer Crevel, et pour sauver toute une fortune des griffes de la {p. 308}   diabolique courtisane à laquelle il ne pardonnait ni la mort du maréchal Hulot, ni la ruine totale du Conseiller-d’État.

Ces mots : — « Il en demande à ses anciennes maîtresses ! » dits par Lisbeth, occupèrent pendant toute la nuit la baronne. Semblable aux malades condamnés qui se livrent aux charlatans, semblable aux gens arrivés dans la dernière sphère dantesque du désespoir, ou aux noyés qui prennent des bâtons flottants pour des amarres, elle finit par croire à la bassesse31 dont le seul soupçon l’avait indignée, et elle eut l’idée d’appeler à son secours une de ces odieuses femmes. Le lendemain matin, sans consulter ses enfants, sans dire un mot à personne, elle alla chez mademoiselle Josépha Mirah, prima donna de l’Académie royale de Musique, y chercher ou y perdre l’espoir qui venait de luire comme un feu follet. À midi, la femme de chambre de la célèbre cantatrice lui remettait la carte de la baronne Hulot, en lui disant que cette personne attendait à sa porte après avoir fait demander si mademoiselle pouvait la recevoir.

— L’appartement est-il fait ?

— Oui, mademoiselle.

— Les fleurs sont-elles renouvelées ?

— Oui, mademoiselle.

— Dis à Jean d’y donner un coup d’œil, que rien n’y cloche, avant d’y introduire cette dame, et qu’on ait pour elle les plus grands respects. Va, reviens m’habiller, car je veux être crânement belle ! Elle alla se regarder dans sa psyché. — Ficelons-nous ! se dit-elle. Il faut que le Vice soit sous les armes devant la Vertu ! Pauvre femme ! que me veut-elle ?… Ça me trouble, moi ! de voir

Du malheur auguste victime !…

Elle achevait de chanter cet air célèbre, quand sa femme de chambre rentra.

— Madame, dit la femme de chambre, cette dame est prise d’un tremblement nerveux…

— Offrez de la fleur d’oranger, du rhum, un potage !…

— C’est fait, mademoiselle, mais elle a tout refusé, en disant que c’était une petite infirmité, des nerfs agacés…

— Où l’avez-vous fait entrer ?…

— Dans le grand salon.

— Dépêche-toi, ma fille ! Allons, mes plus belles pantoufles, {p. 309}   ma robe de chambre brodée32 en fleurs par Bijou, tout le tremblement des dentelles. Fais-moi une coiffure à étonner une femme… Cette femme tient le rôle opposé au mien ! Et qu’on dise à cette dame… (Car c’est une grande dame, ma fille ! c’est encore mieux, c’est ce que tu ne seras jamais : une femme dont les prières délivrent des âmes de votre purgatoire.) Qu’on lui dise que je suis au lit, que j’ai joué hier, que je me lève…

La baronne introduite dans le grand salon de l’appartement de Josépha, ne s’aperçut pas du temps qu’elle y passa, quoiqu’elle y attendît une grande demi-heure. Ce salon, déjà renouvelé depuis l’installation de Josépha dans ce petit hôtel, était en soieries couleur massaca et or. Le luxe que jadis les grands seigneurs déployaient dans leurs petites maisons et dont tant de restes magnifiques témoignent de ces folies qui justifiaient si bien leur nom, éclatait avec la perfection due aux moyens modernes, dans les quatre pièces ouvertes, dont la température douce était entretenue par un calorifère à bouches invisibles. La baronne étourdie examinait chaque objet d’art dans un étonnement profond. Elle y trouvait l’explication de ces fortunes fondues au creuset sous lequel le Plaisir et la Vanité attisent un feu dévorant. Cette femme qui, depuis vingt-six ans, vivait au milieu des froides reliques du luxe impérial, dont les yeux contemplaient des tapis à fleurs éteintes, des bronzes dédorés, des soieries flétries comme son cœur, entrevit la puissance des séductions du Vice en en voyant les résultats. On ne pouvait point ne pas envier ces belles choses, ces admirables créations auxquelles les grands artistes inconnus qui font le Paris actuel et sa production européenne avaient tous contribué. Là, tout surprenait par la perfection de la chose unique. Les modèles étant brisés, les formes, les figurines, les sculptures étaient toutes originales. C’est là le dernier mot du luxe aujourd’hui. Posséder des choses qui ne soient pas vulgarisées par deux mille bourgeois opulents qui se croient luxueux quand ils étalent des richesses dont sont encombrés les magasins, c’est le cachet du vrai luxe, le luxe des grands seigneurs modernes, étoiles éphémères du firmament parisien. En examinant des jardinières pleines de fleurs exotiques les plus rares, garnies de bronzes ciselés et faits dans le genre dit de Boule, la baronne fut effrayée de ce que cet appartement contenait de richesses. Nécessairement ce sentiment dut réagir sur la personne autour de qui ces profusions ruisselaient. Adeline pensa que Josépha Mirah, dont le {p. 310}   portrait dû au pinceau de Joseph Bridau, brillait dans le boudoir voisin, était une cantatrice de génie, une Malibran, et elle s’attendit à voir une vraie lionne. Elle regretta d’être venue. Mais elle était poussée par un sentiment si puissant, si naturel, par un dévouement si peu calculateur, qu’elle rassembla son courage pour soutenir cette entrevue. Puis, elle allait satisfaire cette curiosité, qui la poignait, d’étudier le charme que possédaient ces sortes de femmes, pour extraire tant d’or des gisements avares du sol parisien. La baronne se regarda pour savoir si elle ne faisait pas tache dans ce luxe ; mais elle portait bien sa robe en velours à guimpe, sur laquelle s’étalait une belle collerette en magnifique dentelle ; son chapeau de velours en même couleur lui séyait. En se voyant encore imposante comme une reine, toujours reine même quand elle est détruite, elle pensa que la noblesse du malheur valait la noblesse du talent. Après avoir entendu ouvrir et fermer des portes, elle aperçut enfin Josépha. La cantatrice ressemblait à la Judith d’Allori33, gravée dans le souvenir de tous ceux qui l’ont vue dans le palais Pitti, auprès de la porte d’un grand salon : même fierté de pose, même visage sublime, des cheveux noirs tordus sans apprêt, et une robe de chambre jaune à mille fleurs brodées, absolument semblable au brocart dont est habillée l’immortelle homicide créée par le neveu du Bronzino.

— Madame la baronne, vous me voyez confondue de l’honneur que vous me faites en venant ici, dit la cantatrice qui s’était promis de bien jouer son rôle de grande dame.

Elle avança elle-même un fauteuil ganache à la baronne, et prit pour elle un pliant. Elle reconnut la beauté disparue de cette femme, et fut saisie d’une pitié profonde en la voyant agitée par ce tremblement nerveux que la moindre émotion rendait convulsif. Elle lut d’un seul regard cette vie sainte que jadis Hulot et Crevel lui dépeignaient ; et non-seulement elle perdit alors l’idée de lutter avec cette femme, mais encore elle s’humilia devant cette grandeur qu’elle comprit. La sublime artiste admira ce dont se moquait la courtisane.

— Mademoiselle, je viens amenée par le désespoir qui fait recourir à tous les moyens…

Un geste de Josépha fit comprendre à la baronne qu’elle venait de blesser celle de qui elle attendait tant, et elle regarda l’artiste. Ce regard plein de supplication éteignit la flamme des yeux de {p. 311}   Josépha qui finit par sourire. Ce fut entre ces deux femmes un jeu muet d’une horrible éloquence.

— Voici deux ans et demi que monsieur Hulot a quitté sa famille, et j’ignore où il est, quoique je sache qu’il habite Paris, reprit la baronne d’une voix émue. Un rêve m’a donné l’idée, absurde peut-être, que vous avez dû vous intéresser à monsieur Hulot. Si vous pouviez me mettre à même de revoir monsieur Hulot, ah ! mademoiselle, je prierais Dieu pour vous, tous les jours, pendant le temps que je resterai sur cette terre…

Deux grosses larmes qui roulèrent dans les yeux de la cantatrice en annoncèrent la réponse.

— Madame, dit-elle avec l’accent d’une profonde humilité, je vous ai fait du mal sans vous connaître ; mais maintenant que j’ai le bonheur, en vous voyant, d’avoir entrevu la plus grande image de la Vertu sur la terre, croyez que je sens la portée de ma faute, j’en conçois un sincère repentir ; aussi, comptez que je suis capable de tout pour la réparer !…

Elle prit la main de la baronne, sans que la baronne eût pu s’opposer à ce mouvement, elle la baisa de la façon la plus respectueuse, et alla jusqu’à l’abaissement en pliant un genou. [ill.]   Puis elle se releva fière comme lorsqu’elle entrait en scène dans le rôle de Mathilde, et sonna.

— Allez, dit-elle à son valet de chambre, allez à cheval, et crevez-le s’il le faut, trouvez-moi la petite Bijou, rue Saint-Maur-du-Temple, amenez-la-moi, faites-la monter en voiture, et payez le cocher pour qu’il arrive au galop. Ne perdez pas une minute… ou je vous renvoie. — Madame, dit-elle en revenant à la baronne et lui parlant d’une voix pleine de respect, vous devez me pardonner. Aussitôt que j’ai eu le duc d’Hérouville pour protecteur, je vous ai renvoyé le baron, en apprenant qu’il ruinait pour moi sa famille. Que pouvais-je faire de plus ? Dans la carrière du théâtre, une protection nous est nécessaire à toutes au moment où nous y débutons. Nos appointements ne soldent pas la moitié de nos dépenses, nous nous donnons donc des maris temporaires… Je ne tenais pas à monsieur Hulot, qui m’a fait quitter un homme riche, une bête vaniteuse. Le père Crevel m’aurait certainement épousée…

— Il me l’a dit, fit la baronne en interrompant la cantatrice.

{p. 312}   — Eh bien ! voyez-vous, madame ! je serais une honnête femme aujourd’hui, n’ayant eu qu’un mari légal !

— Vous avez des excuses, mademoiselle, dit la baronne, Dieu les appréciera. Mais moi, loin de vous faire des reproches, je suis venue au contraire contracter envers vous une dette de reconnaissance.

— Madame, j’ai pourvu, voici bientôt trois ans, aux besoins de monsieur le baron…

— Vous, s’écria la baronne à qui des larmes vinrent aux yeux. Ah ! que puis-je pour vous ? je ne puis que prier…

— Moi ! et monsieur le duc d’Hérouville, reprit la cantatrice, un noble cœur, un vrai gentilhomme…

Et Josépha raconta l’emménagement et le mariage du père Thoul.

— Ainsi, mademoiselle, dit la baronne, mon ami, grâce à vous, n’a manqué de rien ?

— Nous avons tout fait pour cela, madame.

— Et où se trouve-t-il ?

— Monsieur le duc m’a dit, il y a six mois environ, que le baron, connu de son notaire sous le nom de Thoul, avait épuisé les huit mille francs qui devaient n’être remis que par parties égales de trois en trois mois, répondit Josépha. Ni moi ni monsieur d’Hérouville nous n’avons entendu parler du baron. Notre vie, à nous autres, est si occupée, si remplie, que je n’ai pu courir après le père Thoul. Par aventure, depuis six mois, Bijou, ma brodeuse, sa… comment dirais-je ?

— Sa maîtresse, dit madame Hulot.

— Sa maîtresse, répéta Josépha, n’est pas venue ici. Mademoiselle Olympe Bijou pourrait fort bien avoir divorcé. Le divorce est fréquent dans notre arrondissement.

Josépha se leva, fourragea les fleurs rares de ses jardinières, et fit un charmant, un délicieux bouquet pour la baronne, dont l’attente était, disons-le, entièrement trompée. Semblable à ces bons bourgeois qui prennent les gens de génie pour des espèces de monstres mangeant, buvant, marchant, parlant, tout autrement que les autres hommes, la baronne espérait voir Josépha la fascinatrice, Josépha la cantatrice, la courtisane spirituelle et amoureuse ; et elle trouvait une femme calme et posée, ayant la noblesse de son talent, la simplicité d’une actrice qui se sait reine le soir, et enfin, mieux que cela, une fille qui rendait par ses regards, par son attitude et {p. 313}   ses façons, un plein et entier hommage à la femme vertueuse, à la Mater dolorosa de l’hymne saint, et qui en fleurissait les plaies, comme en Italie on fleurit la Madone.

— Madame, vint dire le valet revenu au bout d’une demi-heure, la mère Bijou est en route ; mais il ne faut pas compter sur la petite Olympe. La brodeuse de madame est devenue bourgeoise, elle est mariée…

— En détrempe ?… demanda Josépha.

— Non, madame, vraiment mariée. Elle est à la tête d’un magnifique établissement, elle a épousé le propriétaire d’un grand magasin de nouveautés où l’on a dépensé des millions, sur le boulevard des Italiens, et elle a laissé son établissement de broderie à ses sœurs et à sa mère. Elle est madame Grenouville. Ce gros négociant…

— Un Crevel !

— Oui, madame, dit le valet. Il a reconnu trente mille francs de rente au contrat de mademoiselle Bijou. Sa sœur aînée va, dit-on, aussi épouser un riche boucher.

— Votre affaire me semble aller bien mal, dit la cantatrice à la baronne. Monsieur le baron n’est plus où je l’avais casé.

Dix minutes après, on annonça madame Bijou. Josépha, par prudence, fit passer la baronne dans son boudoir, en en tirant la portière.

— Vous l’intimideriez, dit-elle à la baronne, elle ne lâcherait rien en devinant que vous êtes intéressée à ses confidences, laissez-moi la confesser ! Cachez-vous là, vous entendrez tout. Cette scène se joue aussi souvent dans la vie qu’au théâtre. — Eh bien ! mère Bijou, dit la cantatrice à une vieille femme enveloppée d’étoffe dite tartan, et qui ressemblait à une portière endimanchée, vous voilà tous heureux ? votre fille a eu de la chance !

— Oh ! heureuse… ma fille nous donne cent francs par mois, et elle va en voiture, et elle mange dans de l’argent, elle est miyonaire. Olympe aurait bien pu me mettre hors de peine. À mon âge, travailler !… Est-ce un bienfait ?

— Elle a tort d’être ingrate, car elle vous doit sa beauté, reprit Josépha ; mais pourquoi n’est-elle pas venue me voir ? C’est moi qui l’ai tirée de peine en la mariant à mon oncle…

— Oui, madame, le père Thoul !… Mais il est ben vieux, ben cassé…

{p. 314}   — Qu’en avez-vous donc fait ? Est-il chez vous ?… Elle a eu bien tort de s’en séparer, le voilà riche à millions…

— Ah ! Dieu de Dieu, fit la mère Bijou… c’est ce qu’on lui disait quand elle se comportait mal avec lui qu’était la douceur même, pauvre vieux ! Ah ! le faisait-elle trimer ! Olympe a été pervertie, madame !

— Et comment !

— Elle a connu, sous votre respect, madame, un claqueur, petit-neveu d’un vieux matelassier du faubourg Saint-Marceau. Ce faigniant, comme tous les jolis garçons, un souteneur de pièces, quoi ! est la coqueluche du boulevard du Temple où il travaille aux pièces nouvelles, et soigne les entrées des actrices, comme il dit. Dans la matinée, il déjeune ; avant le spectacle, il dîne pour se monter la tête ; enfin il aime les liqueurs et le billard de naissance. — « C’est pas un état cela ! » que je disais à Olympe.

— C’est malheureusement un état, dit Josépha.

— Enfin, Olympe avait la tête perdue pour ce gars-là, qui, madame, ne voyait pas bonne compagnie, à preuve qu’il a failli être arrêté dans l’estaminet où sont les voleurs ; mais, pour lors, monsieur Braulard, le chef de la claque, l’a réclamé. Ça porte des boucles d’oreilles en or, et ça vit de ne rien faire, aux crochets des femmes qui sont folles de ces bels hommes-là ! Il a mangé tout l’argent que monsieur Thoul donnait à la petite. L’établissement allait fort mal. Ce qui venait de la broderie allait au billard. Pour lors, ce gars-là, madame, avait une sœur jolie, qui faisait le même état que son frère, une pas grand’chose, dans le quartier des étudiants.

— Une lorette de la Chaumière, dit Josépha.

— Oui, madame, dit la mère Bijou. Donc, Idamore, il se nomme Idamore, c’est son nom de guerre, car il s’appelle Chardin, Idamore a supposé que votre oncle devait avoir bien plus d’argent qu’il ne le disait, et il a trouvé moyen d’envoyer, sans que ma fille s’en doutât, Élodie, sa sœur (il lui a donné un nom de théâtre), chez nous, comme ouvrière ; Dieu de Dieu ! qu’elle y a mis tout cen dessus-dessous, elle a débauché toutes ces pauvres filles qui sont devenues indécrottables, sous votre respect… Et elle a tant fait, qu’elle a pris pour elle le père Thoul, et elle l’a emmené, que nous ne savons pas où, que ça nous a mis dans un embarras, rapport à tous les billets. Nous sommes encore aujor-d’ojord’hui sans {p. 315}   pouvoir payer ; mais ma fille qu’est là-dedans veille aux échéances… Quand Idamore a évu le vieux à lui, rapport à sa sœur, il a laissé là ma pauvre fille, et il est maintenant avec une jeune promière des Funambules… Et de là, le mariage de ma fille, comme vous allez voir…

— Mais vous savez où demeure le matelassier ?… demanda Josépha.

— Le vieux père Chardin ? Est-ce que ça demeure ça !… Il est ivre dès six heures du matin, il fait un matelas tous les mois, il est toute la journée dans les estaminets borgnes, il fait les poules…

— Comment, il fait les poules ?… c’est un fier coq !

— Vous ne comprenez pas, madame ; c’est la poule au billard, il en gagne trois ou quatre tous les jours, et il boit…

— Des laits de poule ! dit Josépha. Mais Idamore fonctionne au Boulevard, et en s’adressant à mon ami Braulard, on le trouvera…

— Je ne sais pas, madame, vu que ces événements-là se sont passés il y a six mois. Idamore est un de ces gens qui doivent aller à la Correctionnelle, de là à Melun, et puis… dame !…

— Au pré ! dit Josépha.

— Ah ! madame sait tout, dit en souriant la mère Bijou. Si ma fille n’avait pas connu cet être-là, elle, elle serait… Mais elle a eu bien de la chance, tout de même, vous me direz ; car monsieur Grenouville en est devenu amoureux au point qu’il l’a épousée…

— Et comment ce mariage-là s’est-il fait ?…

— Par le désespoir d’Olympe, madame. Quand elle s’est vue abandonnée pour la jeune première à qui elle a trempé une soupe ! ah ! l’a-t-elle giroflettée !… et qu’elle a eu perdu le père Thoul qui l’adorait, elle a voulu renoncer aux hommes. Pour lors, monsieur Grenouville, qui venait acheter beaucoup chez nous, deux cents écharpes de Chine brodées par trimestre, l’a voulu consoler ; mais, vrai ou non, elle n’a voulu entendre à rien qu’avec la mairie et l’église. — « Je veux être honnête !… disait-elle toujours, ou je me péris ! » Et elle a tenu bon. Monsieur Grenouville a consenti à l’épouser, à la condition qu’elle renoncerait à nous, et nous avons consenti…

— Moyennant finance ?… dit la perspicace Josépha.

— Oui, madame, dix mille francs, et une rente à mon père qui ne peut plus travailler…

— J’avais prié votre fille de rendre le père Thoul heureux, et {p. 316}   elle me l’a jeté dans la crotte ! Ce n’est pas bien. Je ne m’intéresserai plus à personne ! Voilà ce que c’est que de se livrer à la Bienfaisance !… La Bienfaisance n’est décidément bonne que comme spéculation. Olympe devait au moins m’avertir de ce tripotage-là ! Si vous retrouvez le père Thoul, d’ici à quinze jours, je vous donnerai mille francs…

— C’est bien difficile, ma bonne dame, mais il y a bien des pièces de cent sous dans mille francs, et je vais tâcher de gagner votre argent…

— Adieu, madame Bijou.

En entrant dans son boudoir, la cantatrice y trouva madame Hulot complétement évanouie ; mais, malgré la perte de ses sens, son tremblement nerveux la faisait toujours tressaillir, de même que les tronçons d’une couleuvre coupée s’agitent encore. Des sels violents, de l’eau fraîche, tous les moyens ordinaires prodigués rappelèrent la baronne à la vie, ou, si l’on veut, au sentiment de ses douleurs.

— Ah ! mademoiselle ! jusqu’où est-il tombé !… dit-elle en reconnaissant la cantatrice et se voyant seule avec elle.

— Ayez du courage, madame, répondit Josépha qui s’était mise sur un coussin aux pieds de la baronne et qui lui baisait les mains, nous le retrouverons ; et, s’il est dans la fange, eh bien ! il se lavera. Croyez-moi, pour les personnes bien élevées, c’est une question d’habits… Laissez-moi réparer mes torts envers vous, car je vois combien vous êtes attachée à votre mari, malgré sa conduite, puisque vous êtes venue ici !… Dame ! ce pauvre homme ! il aime les femmes… eh ! bien, si vous aviez eu, voyez-vous, un peu de notre chique, vous l’auriez empêché de courailler ; car vous auriez été ce que nous savons être : toutes les femmes pour un homme. Le gouvernement devrait créer une école de gymnastique pour les honnêtes femmes ! Mais les gouvernements sont si bégueules !… ils sont menés par les hommes que nous menons ! Moi, je plains les peuples !… Mais il s’agit de travailler pour vous, et non de rire… Eh bien ! soyez tranquille, madame, rentrez chez vous, ne vous tourmentez plus. Je vous ramènerai votre Hector, comme il était il y a trente ans.

— Oh ! mademoiselle, allons chez cette madame Grenouville ! dit la baronne ; elle doit savoir quelque chose, peut-être verrai-je monsieur Hulot aujourd’hui, et pourrai-je l’arracher immédiatement à la misère, à la honte…

{p. 317}   — Madame, je vous témoignerai par avance la reconnaissance profonde que je vous garderai de l’honneur que vous m’avez fait, en ne montrant pas la cantatrice Josépha, la maîtresse du duc d’Hérouville, à côté de la plus belle, de la plus sainte image de la Vertu. Je vous respecte trop pour me faire voir auprès de vous. Ce n’est pas une humilité de comédienne, c’est un hommage que je vous rends. Vous me faites regretter, madame, de ne pas suivre votre sentier, malgré les épines qui vous ensanglantent les pieds et les mains ! Mais, que voulez-vous ! j’appartiens à l’Art comme vous appartenez à la Vertu…

— Pauvre fille ! dit la baronne émue au milieu de ses douleurs par un singulier sentiment de sympathie commisérative, je prierai Dieu pour vous, car vous êtes la victime de la Société, qui a besoin de spectacles. Quand la vieillesse viendra, faites pénitence… vous serez exaucée, si Dieu daigne entendre les prières d’une…

— D’une martyre, madame, dit Josépha qui baisa respectueusement la robe de la baronne.

Mais Adeline prit la main de la cantatrice, l’attira vers elle et la baisa au front. Rouge de plaisir, la cantatrice reconduisit Adeline jusqu’à sa voiture, avec les démonstrations les plus serviles.

— C’est quelque dame de charité, dit le valet de chambre à la femme de chambre, car elle n’est ainsi pour personne, pas même pour sa bonne amie, madame Jenny Cadine !

— Attendez quelques jours, dit-elle, madame, et vous le verrez, ou je renierai le dieu de mes pères ; et, pour une juive, voyez-vous, c’est promettre la réussite.

Au moment où la baronne entrait chez Josépha, Victorin recevait dans son cabinet une vieille femme âgée de soixante-quinze ans environ, qui, pour parvenir jusqu’à l’avocat célèbre, mit en avant le nom terrible du chef de la police de sûreté. Le valet de chambre annonça : — Madame de Saint-Estève !

— J’ai pris un de mes noms de guerre, dit-elle en s’asseyant.

Victorin fut saisi d’un frisson intérieur, pour ainsi dire, à l’aspect de cette affreuse vieille. Quoique richement mise, elle épouvantait par les signes de méchanceté froide que présentait sa plate figure horriblement ridée, blanche et musculeuse. Marat, en femme et à cet âge, eût été, comme la Saint-Estève, une image vivante de la Terreur. Cette vieille sinistre offrait dans ses petits yeux clairs la cupidité sanguinaire des tigres. Son nez épaté, dont les narines {p. 318}   agrandies en trous ovales soufflaient le feu de l’enfer, rappelait le bec des plus mauvais oiseaux de proie. Le génie de l’intrigue siégeait sur son front bas et cruel. Ses longs poils de barbe poussés au hasard dans tous les creux de son visage, annonçaient la virilité de ses projets. Quiconque eût vu cette femme, aurait pensé que tous les peintres avaient manqué la figure de Méphistophélès…

— Mon cher monsieur, dit-elle d’un ton de protection, je ne me mêle plus de rien depuis long-temps. Ce que je vais faire pour vous, c’est par considération pour mon cher neveu, que j’aime mieux que je n’aimerais mon fils… Or, le préfet de police, à qui le président du conseil a dit deux mots dans le tuyau de l’oreille, rapport à vous, en conférant avec monsieur Chapuzot, a pensé que la police ne devait paraître en rien dans une affaire de ce genre-là. L’on a donné carte blanche à mon neveu ; mais mon neveu ne sera là-dedans que pour le conseil, il ne doit pas se compromettre…

— Vous êtes la tante de…

— Vous y êtes, et j’en suis un peu orgueilleuse, répondit-elle en coupant la parole à l’avocat, car il est mon élève, un élève devenu promptement le maître… Nous avons étudié votre affaire, et nous avons jaugé ça ! Donnez-vous trente mille francs si l’on vous débarrasse de tout ceci ? je vous liquide la chose ! et vous ne payez que l’affaire faite…

— Vous connaissez les personnes ?

— Non, mon cher monsieur, j’attends vos renseignements. On nous a dit : Il y a un benêt de vieillard qui est entre les mains d’une veuve. Cette veuve de vingt-neuf ans a si bien fait son métier de voleuse qu’elle a quarante mille francs de rente prises à deux pères de famille. Elle est sur le point d’engloutir quatre-vingt mille francs de rente en épousant un bonhomme de soixante et un ans ; elle ruinera toute une honnête famille, et donnera cette immense fortune à l’enfant de quelque amant, en se débarrassant promptement de son vieux mari… Voilà le problème.

— C’est exact ! dit Victorin. Mon beau-père, monsieur Crevel…

— Ancien parfumeur, un maire ; je suis dans son arrondissement sous le nom de mame Nourrisson, répondit-elle.

— L’autre personne est madame Marneffe.

— Je ne la connais pas, dit madame Saint-Estève ; mais, en trois jours, je serai à même de compter ses chemises.

— Pourriez-vous empêcher le mariage ?… demanda l’avocat.

{p. 319}   — Où en est-il ?

— À la seconde publication.

— Il faudrait enlever la femme. Nous sommes aujourd’hui dimanche, il n’y a que trois jours, car ils se marieront mercredi, c’est impossible ! Mais on peut vous la tuer…

Victorin Hulot fit un bond d’honnête homme en entendant ces six mots dits de sang-froid.

— Assassiner !… dit-il. Et comment ferez-vous ?

— Voici quarante ans, monsieur, que nous remplaçons le Destin, répondit-elle avec un orgueil formidable, et que nous faisons tout ce que nous voulons dans Paris. Plus d’une famille, et du faubourg Saint-Germain, m’a dit ses secrets, allez ! J’ai conclu, rompu bien des mariages, j’ai déchiré bien des testaments, j’ai sauvé bien des honneurs ! Je parque là, dit-elle en montrant sa tête, un troupeau de secrets qui me vaut trente-six mille francs de rente ; et, vous, vous serez un de mes agneaux, quoi ! Une femme comme moi serait-elle ce que je suis, si elle parlait de ses moyens ! J’agis ! Tout ce qui se fera, mon cher maître, sera l’œuvre du hasard, et vous n’aurez pas le plus léger remords. Vous serez comme les gens guéris par les somnambules, ils croient au bout d’un mois que la nature a tout fait.

Victorin eut une sueur froide. L’aspect du bourreau l’aurait moins ému que cette sœur sentencieuse et prétentieuse du Bagne ; en voyant sa robe lie-de-vin, il la crut vêtue de sang.

— Madame, je n’accepte pas le secours de votre expérience et de votre activité, si le succès doit coûter la vie à quelqu’un, et si le moindre fait criminel s’ensuit.

— Vous êtes un grand enfant, monsieur ! répondit madame Saint-Estève. Vous voulez rester probe à vos propres yeux, tout en souhaitant que votre ennemi succombe.

Victorin fit un signe de dénégation.

— Oui, reprit-elle, vous voulez que cette madame Marneffe abandonne la proie qu’elle a dans la gueule ! Et comment feriez-vous lâcher à un tigre son morceau de bœuf ? Est-ce en lui passant la main sur le dos et lui disant : minet !… minet !… Vous n’êtes pas logique. Vous ordonnez un combat, et vous n’y voulez pas de blessures ! Eh bien ! je vais vous faire cadeau de cette innocence qui vous tient tant au cœur. J’ai toujours vu dans l’honnêteté de l’étoffe à hypocrisie ! Un jour, dans trois mois, un pauvre prêtre {p. 320}   viendra vous demander quarante mille francs pour une œuvre pie, un couvent ruiné dans le Levant, dans le désert ! Si vous êtes content de votre sort, donnez les quarante mille francs au bonhomme ! vous en verserez bien d’autres au fisc ! Ce sera peu de chose, allez ! en comparaison de ce que vous récolterez.

Elle se dressa sur ses larges pieds à peine contenus dans des souliers de satin que la chair débordait, elle sourit en saluant et se retira.

— Le diable a une sœur, dit Victorin en se levant.

Il reconduisit cette horrible inconnue, évoquée des antres de l’espionnage, comme du troisième dessous de l’Opéra se dresse un monstre au coup de baguette d’une fée dans un ballet-féerie. Après avoir fini ses affaires au Palais, il alla chez monsieur Chapuzot, le chef d’un des plus importants services à la Préfecture de police, pour y prendre des renseignements sur cette inconnue. En voyant monsieur Chapuzot seul dans son cabinet, Victorin Hulot le remercia de son assistance.

— Vous m’avez envoyé, dit-il, une vieille qui pourrait servir à personnifier Paris, vu du côté criminel.

Monsieur Chapuzot déposa ses lunettes sur ses papiers, et regarda l’avocat d’un air étonné.

— Je ne me serais pas permis de vous adresser qui que ce soit sans vous en avoir prévenu, sans donner un mot d’introduction, répondit-il.

— Ce sera donc monsieur le préfet…

— Je ne le pense pas, dit Chapuzot. La dernière fois que le prince de Wissembourg a dîné chez le ministre de l’intérieur, il a vu monsieur le préfet, et il lui a parlé de la situation où vous étiez, une situation déplorable, en lui demandant si l’on pouvait amiablement venir à votre secours. Monsieur le préfet, vivement intéressé par la peine que Son Excellence a montrée au sujet de cette affaire de famille, a eu la complaisance de me consulter à ce sujet. Depuis que monsieur le préfet a pris les rênes de cette administration, si calomniée et si utile, il s’est, de prime abord, interdit de pénétrer dans la Famille. Il a eu raison et en principe et comme morale ; mais il a eu tort en fait. La police, depuis quarante-cinq ans que j’y suis, a rendu d’immenses services aux familles, de 1799 à 1815. Depuis 1820, la Presse et le Gouvernement constitutionnel ont totalement changé les conditions de notre existence. {p. 321}   Aussi, mon avis a-t-il été de ne pas s’occuper d’une semblable affaire, et monsieur le préfet a eu la bonté de se rendre à mes observations. Le chef de la police de sûreté a reçu devant moi l’ordre de ne pas s’avancer ; et si, par hasard, vous avez reçu quelqu’un de sa part, je le réprimanderai. Ce serait un cas de destitution. On a bientôt dit : La police fera cela ! La police ! la police ! Mais, mon cher maître, le maréchal, le conseil des ministres ignorent ce que c’est que la police. Il n’y a que la police qui se connaisse elle-même. Les Rois, Napoléon, Louis XVIII savaient les affaires de la leur ; mais la nôtre, il n’y a eu que Fouché, que monsieur Lenoir, monsieur de Sartines et quelques préfets, hommes d’esprit, qui s’en sont doutés… Aujourd’hui tout est changé. Nous sommes amoindris, désarmés ! J’ai vu germer bien des malheurs privés que j’aurais empêchés avec cinq scrupules d’arbitraire !… Nous serons regrettés par ceux-là mêmes qui nous ont démolis quand ils seront, comme vous, devant certaines monstruosités morales qu’il faudrait pouvoir enlever comme nous enlevons les boues ! En politique, la police est tenue de tout prévenir, quand il s’agit du salut public ; mais la Famille, c’est sacré. Je ferais tout pour découvrir et empêcher un attentat contre les jours du Roi ! je rendrais les murs d’une maison transparents ; mais aller mettre nos griffes dans les ménages, dans les intérêts privés !… jamais, tant que je siégerai dans ce cabinet, car j’ai peur…

— De quoi ?

— De la Presse ! monsieur le député du centre gauche.

— Que dois-je faire ? dit Hulot fils après une pause.

— Eh ! vous vous appelez la Famille ! reprit le Chef de Division, tout est dit, agissez comme vous l’entendrez ; mais vous venir en aide, mais faire de la police un instrument des passions et des intérêts privés, est-ce possible ?… Là, voyez-vous, est le secret de la persécution nécessaire, que les magistrats ont trouvée illégale, dirigée contre le prédécesseur de notre chef actuel de la Sûreté. Bibi-Lupin faisait la police pour le compte des particuliers. Ceci cachait un immense danger social ! Avec les moyens dont il disposait, cet homme eût été formidable, il eût été une Sous-fatalité

— Mais à ma place ? dit Hulot.

— Oh ! vous me demandez une consultation, vous qui en vendez ! répliqua monsieur Chapuzot. Allons donc, mon cher maître, vous vous moquez de moi.

{p. 322}   Hulot salua le Chef de Division, et s’en alla sans voir l’imperceptible mouvement d’épaules qui échappa au fonctionnaire, quand il se leva pour le reconduire. — Et ça veut être un homme d’État !… se dit monsieur Chapuzot en reprenant ses rapports.

Victorin revint chez lui, gardant ses perplexités, et ne pouvant les communiquer à personne. À dîner, la baronne annonça joyeusement à ses enfants que, sous un mois, leur père pourrait partager leur aisance et achever paisiblement ses jours en famille.

— Ah ! je donnerais bien mes trois mille six cents francs de rente pour voir le baron ici ! s’écria Lisbeth. Mais, ma bonne Adeline, ne conçois pas de pareilles joies par avance !… je t’en prie.

— Lisbeth a raison, dit Célestine. Ma chère mère, attendez l’événement.

La baronne, tout cœur, tout espérance, raconta sa visite à Josépha, trouva ces pauvres filles malheureuses dans leur bonheur, et parla de Chardin, le matelassier, le père du garde-magasin d’Oran, en montrant ainsi qu’elle ne se livrait pas à un faux espoir.

Lisbeth, le lendemain matin, était à sept heures, dans un fiacre, sur le quai de la Tournelle, où elle fit arrêter à l’angle de la rue de Poissy.

— Allez, dit-elle au cocher, rue des Bernardins, au numéro sept, c’est une maison à allée, et sans portier. Vous monterez au quatrième étage, vous sonnerez à la porte à gauche, sur laquelle d’ailleurs vous lirez : « Mademoiselle Chardin, repriseuse de dentelles et de cachemires. » On viendra. Vous demanderez le chevalier. On vous répondra : « Il est sorti. » Vous direz : « Je le sais bien, mais trouvez-le, car sa bonne est là sur le quai, dans un fiacre, et veut le voir… »

Vingt minutes après, un vieillard, qui paraissait âgé de quatre-vingts ans, aux cheveux entièrement blancs, le nez rougi par le froid dans une figure pâle et ridée comme celle d’une vieille femme, allant d’un pas traînant, les pieds dans des pantoufles de lisière, le dos voûté, vêtu d’une redingote d’alpaga chauve, ne portant pas de décoration, laissant passer à ses poignets les manches d’un gilet tricoté, et la chemise d’un jaune inquiétant, se montra timidement, regarda le fiacre, reconnut Lisbeth, et vint à la portière.

— Ah ! mon cher cousin, dit-elle, dans quel état vous êtes !

{p. 323}   — Élodie prend tout pour elle ! dit le baron Hulot. Ces Chardins sont des canailles puantes…

— Voulez-vous revenir avec nous ?

— Oh ! non, non, dit le vieillard, je voudrais passer en Amérique…

— Adeline est sur vos traces…

— Ah ! si l’on pouvait payer mes dettes, demanda le baron d’un air défiant, car Samanon me poursuit.

— Nous n’avons pas encore payé votre arriéré, votre fils doit encore cent mille francs…

— Pauvre garçon !

— Et votre pension ne sera libre que dans sept à huit mois… Si vous voulez attendre, j’ai là deux mille francs !

Le baron tendit la main par un geste avide, effrayant.

— Donne, Lisbeth ! Que Dieu te récompense ! Donne ! je sais où aller !

— Mais vous me le direz, vieux monstre ?

— Oui. Je puis attendre ces huit mois, car j’ai découvert un petit ange, une bonne créature, une innocente et qui n’est pas assez âgée pour être encore dépravée.

— Songez à la cour d’assises, dit Lisbeth qui se flattait d’y voir un jour Hulot.

— Eh ! c’est rue de Charonne ! dit le baron Hulot, un quartier où tout arrive sans esclandre. Va, l’on ne me trouvera jamais. Je me suis déguisé, Lisbeth, en père Thorec, on me prendra pour un ancien ébéniste, la petite m’aime, et je ne me laisserai plus manger la laine sur le dos.

— Non, c’est fait ! dit Lisbeth en regardant la redingote. Si je vous y conduisais, cousin ?…

Le baron Hulot monta dans la voiture, en abandonnant mademoiselle Élodie sans lui dire adieu, comme on jette un roman lu.

En une demi-heure pendant laquelle le baron Hulot ne parla que de la petite Atala Judici34 à Lisbeth, car il était arrivé par degrés aux affreuses passions qui ruinent les vieillards, sa cousine le déposa, muni de deux mille francs, rue de Charonne, dans le faubourg Saint-Antoine, à la porte d’une maison à façade suspecte et menaçante.

— Adieu, cousin, tu seras maintenant le père Thorec, n’est-ce {p. 324}   pas ? Ne m’envoie que des commissionnaires, et en les prenant toujours à des endroits différents.

— C’est dit. Oh ! je suis bien heureux ! dit le baron dont la figure fut éclairée par la joie d’un futur et tout nouveau bonheur.

— On ne le trouvera pas là, se dit Lisbeth qui fit arrêter son fiacre au boulevard Beaumarchais, d’où elle revint, en omnibus, rue Louis-le-Grand.

Le lendemain, Crevel fut annoncé chez ses enfants, au moment où toute la famille était réunie au salon, après le déjeuner. Célestine courut se jeter au cou de son père, et se conduisit comme s’il était venu la veille, quoique, depuis deux ans, ce fût sa première visite.

— Bonjour, mon père ! dit Victorin en lui tendant la main.

— Bonjour, mes enfants ! dit l’important Crevel. Madame la baronne, je mets mes hommages à vos pieds. Dieu ! comme ces enfants grandissent ! ça nous chasse ! ça nous dit : — Grand-papa, je veux ma place au soleil ! — Madame la comtesse, vous êtes toujours admirablement belle ! ajouta-t-il en regardant Hortense. — Et voilà le reste de nos écus ! ma cousine Bette, la vierge sage. Mais vous êtes tous très-bien ici… dit-il après avoir distribué ces phrases à chacun et en les accompagnant de gros rires qui remuaient difficilement les masses rubicondes de sa large figure.

Et il regarda le salon de sa fille avec une sorte de dédain.

— Ma chère Célestine, je te donne tout mon mobilier de la rue des Saussayes, il fera très-bien ici. Ton salon a besoin d’être renouvelé… Ah ! voilà ce petit drôle de Wenceslas ! Eh bien ! sommes-nous sages, mes petits enfants ? il faut avoir des mœurs.

— Pour ceux qui n’en ont pas, dit Lisbeth.

— Ce sarcasme, ma chère Lisbeth, ne me concerne plus. Je vais, mes enfants, mettre un terme à la fausse position où je me trouvais depuis si long-temps ; et, en bon père de famille, je viens vous annoncer mon mariage, là, tout bonifacement.

— Vous avez le droit de vous marier, dit Victorin, et, pour mon compte je vous rends la parole que vous m’avez donnée en m’accordant la main de ma chère Célestine…

— Quelle parole ? demanda Crevel.

— Celle de ne pas vous marier, répondit l’avocat. Vous me rendrez la justice d’avouer que je ne vous demandais pas cet engagement, que vous l’avez bien volontairement pris malgré moi, {p. 325}   car je vous ai, dans ce temps, fait observer que vous ne deviez pas vous lier ainsi.

— Oui, je m’en souviens, mon cher ami, dit Crevel honteux. Et, ma foi, tenez !… mes chers enfants, si vous vouliez bien vivre avec madame Crevel, vous n’auriez pas à vous repentir… Votre délicatesse, Victorin, me touche… On n’est pas impunément généreux avec moi… Voyons, sapristi ! accueillez bien votre belle-mère, venez à mon mariage !…

— Vous ne nous dites pas, mon père, quelle est votre fiancée ? dit Célestine.

— Mais c’est le secret de la comédie, reprit Crevel… Ne jouons pas à cache-cache ! Lisbeth a dû vous dire…

— Mon cher monsieur Crevel, répliqua la Lorraine, il est des noms qu’on ne prononce pas ici…

— Eh bien ! c’est madame Marneffe !

— Monsieur Crevel, répondit sévèrement l’avocat, ni moi ni ma femme nous n’assisterons à ce mariage, non par des motifs d’intérêt, car je vous ai parlé tout à l’heure avec sincérité. Oui, je serais très-heureux de savoir que vous trouverez le bonheur dans cette union ; mais je suis mû par des considérations d’honneur et de délicatesse que vous devez comprendre, et que je ne puis exprimer, car elles raviveraient des blessures encore saignantes ici…

La baronne fit un signe à la comtesse, qui, prenant son enfant dans ses bras, lui dit : — Allons, viens prendre ton bain, Wenceslas ! — Adieu, monsieur Crevel.

La baronne salua Crevel en silence, et Crevel ne put s’empêcher de sourire en voyant l’étonnement de l’enfant quand il se vit menacé de ce bain improvisé.

— Vous épousez, monsieur, s’écria l’avocat, quand il se trouva seul avec Lisbeth, avec sa femme et son beau-père, une femme chargée des dépouilles de mon père, et qui l’a froidement conduit où il est ; une femme qui vit avec le gendre, après avoir ruiné le beau-père ; qui cause les chagrins mortels de ma sœur… Et vous croyez qu’on nous verra sanctionnant votre folie par ma présence ? Je vous plains sincèrement, mon cher monsieur Crevel ! vous n’avez pas le sens de la famille, vous ne comprenez pas la solidarité d’honneur qui en lie les différents membres. On ne raisonne pas (je l’ai trop su malheureusement !) les passions. Les gens passionnés sont sourds comme ils sont aveugles. Votre fille Célestine a trop {p. 326}   le sentiment de ses devoirs pour vous dire un seul mot de blâme.

— Ce serait joli ! dit Crevel qui tenta de couper court à cette mercuriale.

— Célestine ne serait pas ma femme, si elle vous faisait une seule observation, reprit l’avocat ; mais moi, je puis essayer de vous arrêter avant que vous ne mettiez le pied dans le gouffre, surtout après vous avoir donné la preuve de mon désintéressement. Ce n’est certes pas votre fortune, c’est vous-même dont je me préoccupe… Et pour vous éclairer sur mes sentiments, je puis ajouter, ne fût-ce que pour vous tranquilliser relativement à votre futur contrat de mariage, que ma situation de fortune est telle que nous n’avons rien à désirer…

— Grâce à moi ! s’écria Crevel dont la figure était devenue violette.

— Grâce à la fortune de Célestine, répondit l’avocat ; et si vous regrettez d’avoir donné, comme une dot venant de vous, à votre fille des sommes qui ne représentent pas la moitié de ce que lui a laissé sa mère, nous sommes prêts à vous les rendre…

— Savez-vous, monsieur mon gendre, dit Crevel qui se mit en position, qu’en couvrant de mon nom madame Marneffe, elle ne doit plus répondre au monde de sa conduite qu’en qualité de madame Crevel.

— C’est peut-être très gentilhomme, dit l’avocat, c’est généreux quant aux choses de cœur, aux écarts de la passion ; mais je ne connais pas de nom, ni de lois, ni de titre qui puissent couvrir le vol des trois cent mille francs ignoblement arrachés à mon père !… Je vous dis nettement, mon cher beau-père, que votre future est indigne de vous, qu’elle vous trompe et qu’elle est amoureuse folle de mon beau-frère Steinbock, elle en a payé les dettes…

— C’est moi qui les ai payées…

— Bien, reprit l’avocat, j’en suis bien aise pour le comte Steinbock qui pourra s’acquitter un jour ; mais il est aimé, très-aimé, souvent aimé…

— Il est aimé !… dit Crevel dont la figure annonçait un bouleversement général. C’est lâche, c’est sale, et petit, et commun de calomnier une femme !… Quand on avance ces sortes de choses-là, monsieur, on les prouve…

— Je vous donnerai des preuves…

— Je les attends…

{p. 327}   — Après-demain, mon cher monsieur Crevel, je vous dirai le jour et l’heure, le moment où je serai en mesure de dévoiler l’épouvantable dépravation de votre future épouse…

— Très-bien, je serai charmé, dit Crevel qui reprit son sang-froid. Adieu, mes enfants, au revoir. Adieu, Lisbeth…

— Suis-le donc, Lisbeth, dit Célestine à l’oreille de la cousine Bette.

— Eh bien ! voilà comme vous vous en allez ?… cria Lisbeth à Crevel.

— Ah ! lui dit Crevel, il est devenu très-fort, mon gendre, il s’est formé. Le Palais, la Chambre, la rouerie judiciaire et la rouerie politique en font un gaillard. Ah ! ah ! il sait que je me marie mercredi prochain, et dimanche, ce monsieur me propose de me dire, dans trois jours, l’époque à laquelle il me démontrera que ma femme est indigne de moi… Ce n’est pas maladroit… Je retourne signer le contrat. Allons, viens avec moi, Lisbeth, viens !… Ils n’en sauront rien ! Je voulais laisser quarante mille francs de rente à Célestine ; mais Hulot vient de se conduire de manière à s’aliéner mon cœur à tout jamais.

— Donnez-moi dix minutes, père Crevel, attendez-moi dans votre voiture à la porte, je vais trouver un prétexte pour sortir.

— Eh bien ! c’est convenu…

— Mes amis, dit Lisbeth qui retrouva la famille au salon, je vais avec Crevel, on signe le contrat ce soir, et je pourrai vous en dire les dispositions. Ce sera probablement ma dernière visite à cette femme. Votre père est furieux. Il va vous déshériter…

— Sa vanité l’en empêchera, répondit l’avocat. Il a voulu posséder la terre de Presles, il la gardera, je le connais. Eût-il des enfants, Célestine recueillera toujours la moitié de ce qu’il laissera, la loi l’empêche de donner toute sa fortune… Mais ces questions ne sont rien pour moi, je ne pense qu’à notre honneur… Allez, cousine, dit-il en serrant la main de Lisbeth, écoutez bien le contrat.

Vingt minutes après, Lisbeth et Crevel entraient à l’hôtel de la rue Barbet, où madame Marneffe attendait dans une douce impatience le résultat de la démarche qu’elle avait ordonnée. Valérie avait été prise, à la longue, pour Wenceslas de ce prodigieux amour qui, une fois dans la vie, étreint le cœur des femmes. Cet artiste manqué devint, entre les mains de madame Marneffe, un amant si parfait, qu’il était pour elle ce qu’elle avait été pour le baron Hulot. {p. 328}   Valérie tenait des pantoufles d’une main, et l’autre était à Steinbock, sur l’épaule de qui elle reposait sa tête. Il en est de la conversation à propos interrompus dans laquelle ils s’étaient lancés depuis le départ de Crevel, comme de ces longues œuvres littéraires de notre temps, au fronton desquelles on lit : La reproduction en est interdite. Ce chef-d’œuvre de poésie intime amena naturellement sur les lèvres de l’artiste un regret qu’il exprima, non sans amertume.

— Ah ! quel malheur que je me sois marié, dit Wenceslas, car si j’avais attendu, comme le disait Lisbeth, aujourd’hui je pourrais t’épouser.

— Il faut être Polonais pour souhaiter faire sa femme d’une maîtresse dévouée ! s’écria Valérie. Échanger l’amour contre le devoir ! le plaisir contre l’ennui !

— Je te connais si capricieuse ! répondit Steinbock. Ne t’ai-je pas entendue causant avec Lisbeth du baron Montès, ce Brésilien ?…

— Veux-tu m’en débarrasser ? dit Valérie.

— Ce serait, répondit l’ex-sculpteur, le seul moyen de t’empêcher de le voir.

— Apprends, mon chéri, répondit Valérie, que je le ménageais pour en faire un mari, car je te dis tout à toi !… Les promesses que j’ai faites à ce Brésilien… (Oh ! bien avant de te connaître, dit-elle en répondant à un geste de Wenceslas.) Eh bien ! ces promesses dont il s’arme pour me tourmenter, m’obligent à me marier presque secrètement ; car s’il apprend que j’épouse Crevel, il est homme à… à me tuer !…

— Oh ! quant à cette crainte !… dit Steinbock en faisant un geste de dédain qui signifiait que ce danger-là devait être insignifiant pour une femme aimée par un Polonais.

Remarquez qu’en fait de bravoure, il n’y a plus la moindre forfanterie chez les Polonais, tant ils sont réellement et sérieusement braves.

— Et cet imbécile de Crevel qui veut donner une fête, et qui se livre à ses goûts de faste économique à propos de mon mariage, me met dans un embarras d’où je ne sais comment sortir.

Valérie pouvait-elle avouer à celui qu’elle adorait que le baron Henri Montès avait, depuis le renvoi du baron Hulot, hérité du privilége de venir chez elle à toute heure de nuit, et que, malgré son adresse, elle en était encore à trouver une cause de brouille où le Brésilien croirait avoir tous les torts ? Elle connaissait trop {p. 329}   bien le caractère quasi-sauvage du baron, qui se rapprochait beaucoup de celui de Lisbeth, pour ne pas trembler en pensant à ce More de Rio de Janeiro. Au roulement de la voiture, Steinbock quitta Valérie, qu’il tenait par la taille, et il prit un journal dans la lecture duquel on le trouva tout absorbé. Valérie brodait, avec une attention minutieuse, des pantoufles à son futur.

— Comme on la calomnie ! dit Lisbeth à l’oreille de Crevel sur le seuil de la porte en lui montrant ce tableau… Voyez sa coiffure ! est-elle dérangée ? À entendre Victorin, vous auriez pu surprendre deux tourtereaux au nid.

— Ma chère Lisbeth, répondit Crevel en position, vois-tu, pour faire d’une Aspasie une Lucrèce, il suffit de lui inspirer une passion !…

— Ne vous ai-je pas toujours dit, reprit Lisbeth, que les femmes aiment les gros libertins comme vous ?

— Elle serait d’ailleurs bien ingrate, reprit Crevel, car combien d’argent ai-je mis ici ? Grindot et moi seuls nous le savons !

Et il montrait l’escalier. Dans l’arrangement de cet hôtel que Crevel regardait comme le sien, Grindot avait essayé de lutter avec Cleretti, l’architecte à la mode, à qui le duc d’Hérouville avait confié la maison de Josépha. Mais Crevel, incapable de comprendre les arts, avait voulu, comme tous les bourgeois, dépenser une somme fixe, connue à l’avance. Maintenu par un devis, il fut impossible à Grindot de réaliser son rêve d’architecte. La différence qui distinguait l’hôtel de Josépha de celui de la rue Barbet, était celle qui se trouve entre la personnalité des choses et leur vulgarité. Ce qu’on admirait chez Josépha ne se voyait nulle part ; ce qui reluisait chez Crevel pouvait s’acheter partout. Ces deux luxes sont séparés l’un de l’autre par le fleuve du million. Un miroir unique vaut six mille francs, le miroir inventé par un fabricant qui l’exploite coûte cinq cents francs. Un lustre authentique de Boule monte en vente publique à trois mille francs ; le même lustre surmoulé pourra être fabriqué pour mille ou douze cents francs ; l’un est en Archéologie ce qu’un tableau de Raphaël est en peinture, l’autre en est la copie. Qu’estimez-vous une copie de Raphaël ? L’hôtel de Crevel était donc un magnifique spécimen du luxe des sots, comme l’hôtel de Josépha le plus beau modèle d’une habitation d’artiste.

— Nous avons la guerre, dit Crevel en allant vers sa future.

Madame Marneffe sonna.

{p. 330}   — Allez chercher monsieur Berthier, dit-elle au valet de chambre, et ne revenez pas sans lui. Si tu avais réussi, dit-elle en enlaçant Crevel, mon petit père, nous aurions retardé mon bonheur, et nous aurions donné une fête à étourdir ; mais, quand toute une famille s’oppose à un mariage, mon ami, la décence veut qu’il se fasse sans éclat, surtout lorsque la mariée est veuve.

— Moi, je veux au contraire afficher un luxe à la Louis XIV, dit Crevel qui depuis quelque temps trouvait le dix-huitième siècle petit. J’ai commandé des voitures neuves ; il y a la voiture de monsieur et celle de madame, deux jolis coupés, une calèche, une berline d’apparat avec un siége superbe qui tressaille comme madame Hulot.

— Ah ! je veux ?… Tu ne serais donc plus mon agneau ? Non, non. Ma biche, tu feras à ma volonté. Nous allons signer notre contrat entre nous, ce soir. Puis, mercredi, nous nous marierons officiellement, comme on se marie réellement, en catimini, selon le mot de ma pauvre mère. Nous irons à pied vêtus simplement à l’église, où nous aurons une messe basse. Nos témoins sont Stidmann, Steinbock, Vignon et Massol, tous gens d’esprit qui se trouveront à la mairie comme par hasard, et qui nous feront le sacrifice d’entendre une messe. Ton collègue nous mariera, par exception, à neuf heures du matin. La messe est à dix heures, nous serons ici à déjeuner à onze heures et demie. J’ai promis à nos convives que l’on ne se lèverait de table que le soir… Nous aurons Bixiou, ton ancien camarade de Birotterie du Tillet, Lousteau, Vernisset, Léon de Lora, Vernou, la fleur des gens d’esprit, qui ne nous sauront pas mariés, nous les mystifierons, nous nous griserons un petit brin, et Lisbeth en sera ; je veux qu’elle apprenne le mariage, Bixiou doit lui faire des propositions et la… la déniaiser.

Pendant deux heures, madame Marneffe débita des folies qui firent faire à Crevel cette réflexion judicieuse : — Comment une femme si gaie pourrait-elle être dépravée ? Folichonne, oui ! mais perverse… allons donc !

— Qu’est-ce que tes enfants ont dit de moi ? demanda Valérie à Crevel dans un moment où elle le tint près d’elle sur sa causeuse, bien des horreurs !

— Ils prétendent, répondit Crevel, que tu aimes Wenceslas d’une façon criminelle, toi ! la vertu même !

— Je crois bien que je l’aime, mon petit Wenceslas ! s’écria {p. 331}   Valérie en appelant l’artiste, le prenant par la tête et l’embrassant au front. Pauvre garçon sans appui, sans fortune ! dédaigné par une girafe couleur carotte ! Que veux-tu, Crevel ? Wenceslas, c’est mon poëte, et je l’aime au grand jour comme si c’était mon enfant ! Ces femmes vertueuses, ça voit du mal partout et en tout. Ah ! çà ! elles ne pourraient donc pas rester sans mal faire auprès d’un homme ? Moi, je suis comme les enfants gâtés à qui l’on n’a jamais rien refusé : les bonbons ne me causent plus aucune émotion. Pauvres femmes, je les plains !… Et qu’est-ce qui me détériorait comme cela ?

— Victorin, dit Crevel.

— Eh bien ! pourquoi ne lui as-tu pas fermé le bec, à ce perroquet judiciaire, avec les deux cent mille francs de la maman ?

— Ah ! la baronne avait fui, dit Lisbeth.

— Qu’ils y prennent garde ! Lisbeth, dit madame Marneffe en fronçant les sourcils, ou ils me recevront chez eux, et très-bien, et viendront chez leur belle-mère, tous ! ou je les logerai (dis-leur de ma part) plus bas que ne se trouve le baron… Je veux devenir méchante, à la fin ! Ma parole d’honneur, je crois que le Mal est la faux avec laquelle on met le Bien en coupe.

À trois heures, maître Berthier, successeur de Cardot, lut le contrat de mariage, après une courte conférence entre Crevel et lui, car certains articles dépendaient de la résolution que prendraient monsieur et madame Hulot jeune. Crevel reconnaissait à sa future épouse une fortune composée : 1º de quarante mille francs de rente dont les titres étaient désignés ; 2º de l’hôtel et de tout le mobilier qu’il contenait, et 3º de trois millions en argent. En outre, il faisait à sa future épouse toutes les donations permises par la loi ; il la dispensait de tout inventaire ; et dans le cas où, lors de leur décès, les conjoints se trouveraient sans enfants, ils se donnaient respectivement l’un à l’autre l’universalité de leurs biens, meubles et immeubles. Ce contrat réduisait la fortune de Crevel à deux millions de capital. S’il avait des enfants de sa nouvelle femme, il restreignait la part de Célestine à cinq cent mille francs, à cause de l’usufruit de sa fortune accordé à Valérie. C’était la neuvième partie environ de sa fortune actuelle.

Lisbeth revint dîner rue Louis-le-Grand, le désespoir peint sur la figure. Elle expliqua, commenta le contrat de mariage, et trouva Célestine insensible autant que Victorin à cette désastreuse nouvelle.

{p. 332}   — Vous avez irrité votre père, mes enfants ! Madame Marneffe a juré que vous recevriez chez vous la femme de monsieur Crevel, et que vous viendriez chez elle, dit-elle.

— Jamais ! dit Hulot.

— Jamais ! dit Célestine.

— Jamais ! s’écria Hortense.

Lisbeth fut saisie du désir de vaincre l’attitude superbe de tous les Hulot.

— Elle paraît avoir des armes contre vous !… répondit-elle. Je ne sais pas encore de quoi il s’agit, mais je le saurai… Elle a parlé vaguement d’une histoire de deux cent mille francs qui regarde Adeline.

La baronne Hulot se renversa doucement sur le divan où elle se trouvait, et d’affreuses convulsions se déclarèrent.

— Allez-y, mes enfants !… cria la baronne. Recevez cette femme ! Monsieur Crevel est un homme infâme ! il mérite le dernier supplice… Obéissez à cette femme… Ah ! c’est un monstre ! elle sait tout !

Après ces mots mêlés à des larmes, à des sanglots, madame Hulot trouva la force de monter chez elle, appuyée sur le bras de sa fille et sur celui de Célestine.

— Qu’est-ce que tout ceci veut dire ? s’écria Lisbeth restée seule avec Victorin.

L’avocat, planté sur ses jambes, dans une stupéfaction très-concevable, n’entendit pas Lisbeth.

— Qu’as-tu, mon Victorin ?

— Je suis épouvanté ! dit l’avocat, dont la figure devint menaçante. Malheur à qui touche à ma mère, je n’ai plus alors de scrupules ! Si je le pouvais, j’écraserais cette femme comme on écrase une vipère… Ah ! elle attaque la vie et l’honneur de ma mère !…

— Elle a dit, ne répète pas ceci, mon cher Victorin, elle a dit qu’elle vous logerait tous encore plus bas que votre père… Elle a reproché vertement à Crevel de ne pas vous avoir fermé la bouche avec ce secret qui paraît tant épouvanter Adeline.

On envoya chercher un médecin, car l’état de la baronne empirait. Le médecin ordonna une potion pleine d’opium, et Adeline tomba, la potion prise, dans un profond sommeil ; mais toute cette famille était en proie à la plus vive terreur. Le lendemain, l’avocat partit de bonne heure pour le Palais, et il passa par la préfecture {p. 333}   de police, où il supplia Vautrin le chef de la sûreté de lui envoyer madame de Saint-Estève.

— On nous a défendu, monsieur, de nous occuper de vous, mais madame de Saint-Estève est marchande, elle est à vos ordres, répondit le célèbre Chef.

De retour chez lui, le pauvre avocat apprit que l’on craignait pour la raison de sa mère. Le docteur Bianchon, le docteur Larabit, le professeur Angard, réunis en consultation, venaient de décider l’emploi des moyens héroïques pour détourner le sang qui se portait à la tête. Au moment où Victorin écoutait le docteur Bianchon, qui lui détaillait les raisons qu’il avait d’espérer l’apaisement de cette crise, quoique ses confrères en désespérassent, le valet de chambre vint annoncer à l’avocat sa cliente, madame de Saint-Estève. Victorin laissa Bianchon au milieu d’une période et descendit l’escalier avec une rapidité de fou.

— Y aurait-il dans la maison un principe de folie contagieux ? dit Bianchon en se retournant vers Larabit.

Les médecins s’en allèrent en laissant un interne chargé par eux de veiller madame Hulot.

— Toute une vie de vertu !… était la seule phrase que la malade prononçât depuis la catastrophe. Lisbeth ne quittait pas le chevet d’Adeline, elle l’avait veillée ; elle était admirée par les deux jeunes femmes.

— Eh bien ! ma chère madame Saint-Estève ! dit l’avocat en introduisant l’horrible vieille dans son cabinet et en fermant soigneusement les portes, où en sommes-nous ?

— Eh bien ! mon cher ami, dit-elle en regardant Victorin d’un œil froidement ironique, vous avez fait vos petites réflexions ?…

— Avez-vous agi ?…

— Donnez-vous cinquante mille francs ?…

— Oui, répondit Hulot fils, car il faut marcher. Savez-vous que, par une seule phrase, cette femme a mis la vie et la raison de ma mère en danger ? Ainsi, marchez !

— On a marché ! répliqua la vieille.

— Eh bien ?… dit Victorin convulsivement.

— Eh bien ! vous n’arrêtez pas les frais ?

— Au contraire.

— C’est qu’il y a déjà vingt-trois mille francs de frais.

Hulot fils regarda la Saint-Estève d’un air imbécile.

{p. 334}   — Ah ! çà, seriez-vous un jobard, vous l’une des lumières du Palais ? dit la vieille. Nous avons pour cette somme une conscience de femme de chambre et un tableau de Raphaël, ce n’est pas cher…

Hulot restait stupide, il ouvrait de grands yeux.

— Eh bien ! reprit la Saint-Estève, nous avons acheté mademoiselle Reine Tousard, celle pour qui madame Marneffe n’a pas de secrets…

— Je comprends…

— Mais si vous lésinez, dites-le ?…

— Je payerai de confiance, répondit-il, allez. Ma mère m’a dit que ces gens-là méritaient les plus grands supplices…

— On ne roue plus, dit la vieille.

— Vous me répondez du succès ?

— Laissez-moi faire, répondit la Saint-Estève. Votre vengeance mijote.

Elle regarda la pendule, la pendule marquait six heures.

— Votre vengeance s’habille, les fourneaux du Rocher-de-Cancale sont allumés, les chevaux des voitures piaffent, mes fers chauffent. Ah ! je sais votre madame Marneffe par cœur. Tout est paré, quoi ! Il y a des boulettes dans la ratière, je vous dirai demain si la souris s’empoisonnera. Je le crois ! Adieu, mon fils.

— Adieu, madame.

— Savez-vous l’anglais ?

— Oui.

— Avez-vous vu jouer Macbeth, en anglais ?

— Oui.

— Eh bien ! mon fils, tu seras roi ! c’est-à-dire tu hériteras ! dit cette affreuse sorcière devinée par Shakspeare et qui paraissait connaître Shakspeare. Elle laissa Hulot hébété sur le seuil de son cabinet. — N’oubliez pas que le référé est pour demain ! dit-elle gracieusement en plaideuse consommée. Elle voyait venir deux personnes, et voulait passer à leurs yeux pour une comtesse Pimbêche.

— Quel aplomb ! se dit Hulot en saluant sa prétendue cliente.

Le baron Montès de Montéjanos était un lion, mais un lion inexpliqué. Le Paris de la fashion, celui du turf et des lorettes admiraient les gilets ineffables de ce seigneur étranger, ses bottes d’un vernis irréprochable, ses sticks incomparables, ses chevaux enviés, sa voiture menée par des nègres parfaitement esclaves et très-bien {p. 335}   battus. Sa fortune était connue, il avait un crédit de sept cent mille francs chez le célèbre banquier du Tillet ; mais on le voyait toujours seul. S’il allait aux premières représentations, il était dans une stalle d’orchestre. Il ne hantait aucun salon. Il n’avait jamais donné le bras à une lorette ! On ne pouvait unir son nom à celui d’aucune jolie femme du monde. Pour passe-temps, il jouait au whist au Jockey-Club. On en était réduit à calomnier ses mœurs, ou, ce qui paraissait infiniment plus drôle, sa personne : on l’appelait Combabus ! Bixiou, Léon de Lora, Lousteau, Florine, mademoiselle Héloïse Brisetout et Nathan, soupant un soir chez l’illustre Carabine avec beaucoup de lions et de lionnes, avaient inventé cette explication, excessivement burlesque. Massol, en sa qualité de Conseiller-d’État, Claude Vignon, en sa qualité d’ancien professeur de grec, avaient raconté aux ignorantes lorettes la fameuse anecdote, rapportée dans l’Histoire ancienne de Rollin, concernant Combabus, cet Abélard volontaire chargé de garder la femme d’un roi d’Assyrie, de Perse, Bactriane, Mésopotamie et autres départements de la géographie particulière au vieux professeur du Bocage qui continua d’Anville, le créateur de l’ancien Orient. Ce surnom, qui fit rire pendant un quart d’heure les convives de Carabine, fut le sujet d’une foule de plaisanteries trop lestes dans un ouvrage auquel l’Académie pourrait ne pas donner le prix Montyon, mais parmi lesquelles on remarqua le nom qui resta sur la crinière touffue du beau baron, que Josépha nommait un magnifique Brésilien, comme on dit un magnifique Catoxantha ! Carabine, la plus illustre des lorettes, celle dont la beauté fine et les saillies avaient arraché le sceptre du Treizième arrondissement aux mains de mademoiselle Turquet, plus connue sous le nom de Malaga, mademoiselle Séraphine Sinet (tel était son vrai nom) était au banquier du Tillet ce que Josépha Mirah était au duc d’Hérouville.

Or, le matin même du jour où la Saint-Estève prophétisait le succès à Victorin, Carabine avait dit à du Tillet, sur les sept heures du matin : — Si tu étais gentil, tu me donnerais à dîner au Rocher de Cancale, et tu m’amènerais Combabus ; nous voulons savoir enfin s’il a une maîtresse… j’ai parié pour… je veux gagner… — Il est toujours à l’hôtel des Princes, j’y passerai, répondit du Tillet ; nous nous amuserons. Aie tous nos gars : le gars Bixiou, le gars Lora ! Enfin toute notre séquelle !

{p. 336}   À sept heures et demie, dans le plus beau salon de l’établissement où l’Europe entière a dîné, brillait sur la table un magnifique service d’argenterie fait exprès pour les dîners où la Vanité soldait l’addition en billets de banque. Des torrents de lumière produisaient des cascades au bord des ciselures. Des garçons, qu’un provincial aurait pris pour des diplomates, n’était l’âge, se tenaient sérieux comme des gens qui se savent ultra-payés.

Cinq personnes arrivées en attendaient neuf autres. C’était d’abord Bixiou, le sel de toute cuisine intellectuelle, encore debout en 1843, avec une armure de plaisanteries toujours neuves, phénomène aussi rare à Paris que la vertu. Puis, Léon de Lora, le plus grand peintre de paysage et de marine existant, qui gardait sur tous ses rivaux l’avantage de ne jamais se trouver au-dessous de ses débuts. Les Lorettes ne pouvaient pas se passer de ces deux rois du bon mot. Pas de souper, pas de dîner, pas de partie sans eux. Séraphine Sinet, dite Carabine, en sa qualité de maîtresse en titre de l’amphitryon, était venue l’une des premières, et faisait resplendir sous les nappes de lumière ses épaules sans rivales à Paris, un cou tourné comme par un tourneur, sans un pli ! son visage mutin et sa robe de satin broché, bleu sur bleu, ornée de dentelles d’Angleterre en quantité suffisante à nourrir un village pendant un mois. La jolie Jenny Cadine, qui ne jouait pas à son théâtre, et dont le portrait est trop connu pour en dire quoi que ce soit, arriva dans une toilette d’une richesse fabuleuse. Une partie est toujours pour ces dames un Longchamps de toilettes, où chacune d’elles veut faire obtenir le prix à son millionnaire, en disant ainsi à ses rivales : — Voilà le prix que je vaux !

Une troisième femme, sans doute au début de la carrière, regardait, presque honteuse, le luxe des deux commères posées et riches. Simplement habillée en cachemire blanc orné de passementeries bleues, elle avait été coiffée en fleurs, par un coiffeur du Genre Merlan dont la main malhabile avait donné, sans le savoir, les grâces de la niaiserie à des cheveux blonds adorables. Encore gênée dans sa robe, elle avait la timidité, selon la phrase consacrée, inséparable d’un premier début. Elle arrivait de Valognes pour placer à Paris une fraîcheur désespérante, une candeur à irriter le désir chez un mourant, et une beauté digne de toutes celles que la Normandie a déjà fournies aux différents théâtres de la capitale. Les lignes de cette figure intacte offraient l’idéal de la pureté des anges. Sa blancheur lactée renvoyait si bien la {p. 337}   lumière, que vous eussiez dit d’un miroir. Ses couleurs fines avaient été mises sur les joues comme avec un pinceau. Elle se nommait Cydalise. C’était, comme on va le voir, un pion nécessaire dans la partie que jouait mame Nourrisson contre madame Marneffe.

— Tu n’as pas le bras de ton nom, ma petite, avait dit Jenny Cadine à qui Carabine avait présenté ce chef-d’œuvre âgé de seize ans et amené par elle.

Cydalise, en effet, offrait à l’admiration publique de beaux bras d’un tissu serré, grenu, mais rougi par un sang magnifique.

— Combien vaut-elle ? demanda Jenny Cadine tout bas à Carabine.

— Un héritage.

— Qu’en veux-tu faire ?

— Tiens, madame Combabus !…

— Et l’on te donne, pour faire ce métier-là ?…

— Devine !

— Une belle argenterie ?

— J’en ai trois !

— Des diamants ?

— J’en vends…

— Un singe vert !

— Non, un tableau de Raphaël !

— Quel rat te passe dans la cervelle ?

— Josépha me scie l’omoplate avec ses tableaux, répondit Carabine, et j’en veux avoir de plus beaux que les siens…

Du Tillet amena le héros du dîner, le Brésilien ; le duc d’Hérouville les suivait avec Josépha. La cantatrice avait mis une simple robe de velours. Mais autour de son cou brillait un collier de cent vingt mille francs, des perles à peine distinctibles sur sa peau de camélia blanc. Elle s’était fourré dans ses nattes noires un seul camélia rouge (une mouche !) d’un effet étourdissant et elle s’était amusée à étager onze bracelets de perles sur chacun de ses bras. Elle vint serrer la main à Jenny Cadine, qui lui dit : — Prête-moi donc tes mitaines ?… Josépha détacha ses bracelets et les offrit, sur une assiette, à son amie.

— Quel genre ! dit Carabine, faut être duchesse ! Plus que cela de perles ! Vous avez dévalisé la mer pour orner la fille, monsieur le duc ? ajouta-t-elle en se tournant vers le petit duc d’Hérouville.

{p. 338}   L’actrice prit un seul bracelet, rattacha les vingt autres aux beaux bras de la cantatrice et y mit un baiser.

Lousteau, le pique-assiette littéraire, La Palférine et Malaga, Massol et Vauvinet, Théodore Gaillard, l’un des propriétaires d’un des plus importants journaux politiques, complétaient les invités. Le duc d’Hérouville, poli comme un grand seigneur avec tout le monde, eut pour le comte de La Palférine ce salut particulier qui, sans accuser l’estime ou l’intimité, dit à tout le monde : — « Nous sommes de la même famille, de la même race, nous nous valons ! » Ce salut, le shibboleth35 de l’aristocratie, a été créé pour le désespoir des gens d’esprit de la haute bourgeoisie.

Carabine prit Combabus à sa gauche et le duc d’Hérouville à sa droite. Cydalise flanqua le Brésilien, et Bixiou fut mis à côté de la Normande. Malaga prit place à côté du duc.

À sept heures, on attaqua les huîtres. À huit heures, entre les deux services, on dégusta le punch glacé. Tout le monde connaît le menu de ces festins. À neuf heures, on babillait comme on babille après quarante-deux bouteilles de différents vins, bues entre quatorze personnes. Le dessert, cet affreux dessert du mois d’avril, était servi. Cette atmosphère capiteuse n’avait grisé que la Normande, qui chantonnait un Noël. Cette pauvre fille exceptée, personne n’avait perdu la raison, les buveurs, les femmes étaient l’élite de Paris soupant. Les esprits riaient, les yeux, quoique brillantés, restaient pleins d’intelligence, mais les lèvres tournaient à la satire, à l’anecdote, à l’indiscrétion. La conversation, qui jusqu’alors avait roulé dans le cercle vicieux des courses et des chevaux, des exécutions à la Bourse, des différents mérites des lions comparés les uns aux autres, et des histoires scandaleuses connues, menaçait de devenir intime, de se fractionner par groupes de deux cœurs.

Ce fut en ce moment que, sur des œillades distribuées par Carabine à Léon de Lora, Bixiou, La Palférine et du Tillet, on parla d’amour.

— Les médecins comme il faut ne parlent jamais médecine, les vrais nobles ne parlent jamais ancêtres, les gens de talent ne parlent pas de leurs œuvres, dit Josépha, pourquoi parler de notre état… J’ai fait faire relâche à l’Opéra pour venir, ce n’est pas certes pour travailler ici. Ainsi ne posons point, mes chères amies.

{p. 339}   — On te parle du véritable amour, ma petite ! dit Malaga, de cet amour qui fait qu’on s’enfonce ! qu’on enfonce père et mère, qu’on vend femmes et enfants, et qu’on va Clichy…

— Causez, alors ! reprit la cantatrice. Connais pas !

Connais pas !… Ce mot, passé de l’argot des gamins de Paris dans le vocabulaire de la lorette, est, à l’aide des yeux et de la physionomie de ces femmes, tout un poëme sur leurs lèvres.

— Je ne vous aime donc point, Josépha ? dit tout bas le duc.

— Vous pouvez m’aimer véritablement, dit à l’oreille du duc la cantatrice en souriant ; mais moi je ne vous aime pas de l’amour dont on parle, de cet amour qui fait que l’univers est tout noir sans l’homme aimé. Vous m’êtes agréable, utile, mais vous ne m’êtes pas indispensable ; et, si demain vous m’abandonniez, j’aurais trois ducs pour un…

— Est-ce que l’amour existe à Paris ? dit Léon de Lora. Personne n’y a le temps de faire sa fortune, comment se livrerait-on à l’amour vrai qui s’empare d’un homme comme l’eau s’empare du sucre ? Il faut être excessivement riche pour aimer, car l’amour annule un homme, à peu près comme notre cher baron brésilien que voilà. Il y a long-temps que je l’ai déjà dit, les extrêmes se bouchent ! Un véritable amoureux ressemble à un eunuque, car il n’y a plus de femmes pour lui sur la terre ! Il est mystérieux, il est comme le vrai chrétien, solitaire dans sa thébaïde ! Voyez-moi ce brave Brésilien !… Toute la table examina Henri Montès de Montéjanos qui fut honteux de se trouver le centre de tous les regards. — Il pâture là depuis une heure, sans plus savoir que ne le saurait un bœuf, qu’il a pour voisine la femme la plus… je ne dirai pas ici la plus belle, mais la plus fraîche de Paris.

— Tout est frais ici, même le poisson, c’est la renommée de la maison, dit Carabine.

Le baron Montès de Montéjanos regarda le paysagiste d’un air aimable et dit : — Très-bien ! je bois à vous ! Et il salua Léon de Lora d’un signe de tête, inclina son verre plein de vin de Porto, et but magistralement.

— Vous aimez donc ? dit Carabine à son voisin en interprétant ainsi le toast.

Le baron brésilien fit encore remplir son verre, salua Carabine, et répéta le toast.

— À la santé de madame, dit alors la lorette d’un ton si {p. 340}   plaisant que le paysagiste, du Tillet et Bixiou partirent d’un éclat de rire.

Le Brésilien resta grave comme un homme de bronze. Ce sang-froid irrita Carabine. Elle savait parfaitement que Montès aimait madame Marneffe ; mais elle ne s’attendait pas à cette foi brutale, à ce silence obstiné de l’homme convaincu. On juge aussi souvent une femme d’après l’attitude de son amant, qu’on juge un amant sur le maintien de sa maîtresse. Fier d’aimer Valérie et d’être aimé d’elle, le sourire du baron offrait à ces connaisseurs émérites une teinte d’ironie, et il était d’ailleurs superbe à voir : les vins n’avaient pas altéré sa coloration, et ses yeux brillant de l’éclat particulier à l’or bruni, gardaient les secrets de l’âme. Aussi Carabine se dit-elle en elle-même : — Quelle femme ! comme elle vous a cacheté ce cœur-là !

— C’est un roc ! dit à demi-voix Bixiou, qui ne voyait là qu’une charge et qui ne soupçonnait pas l’importance attachée par Carabine à la démolition de cette forteresse.

Pendant que ces discours, en apparence si frivoles, se disaient à la droite de Carabine, la discussion sur l’amour continuait à sa gauche entre le duc d’Hérouville, Lousteau, Josépha, Jenny Cadine et Massol. On en était à chercher si ces rares phénomènes étaient produits par la passion, par l’entêtement ou par l’amour. Josépha, très-ennuyée de ces théories, voulut changer de conversation.

— Vous parlez de ce que vous ignorez complétement ! Y a-t-il un de vous qui ait assez aimé une femme, et une femme indigne de lui, pour manger sa fortune, celle de ses enfants, pour vendre son avenir, pour ternir son passé, pour encourir les galères en volant l’État, pour tuer un oncle et un frère, pour se laisser si bien bander les yeux qu’il n’ait pas pensé qu’on les lui bouchait afin de l’empêcher de voir le gouffre où, pour dernière plaisanterie, on l’a lancé ! Du Tillet a sous la mamelle gauche une caisse, Léon de Lora y a son esprit, Bixiou rirait de lui-même s’il aimait une autre personne que lui, Massol a un portefeuille ministériel à la place d’un cœur, Lousteau n’a là qu’un viscère, lui qui a pu se laisser quitter par madame de La Baudraye, monsieur le duc est trop riche pour pouvoir prouver son amour par sa ruine, Vauvinet ne compte pas, je retranche l’escompteur du genre humain. Ainsi, vous n’avez jamais aimé, ni moi non plus, ni Jenny, ni Carabine… {p. 341}   Quant à moi, je n’ai vu qu’une seule fois le phénomène que je viens de décrire. C’est, dit-elle à Jenny Cadine, notre pauvre baron Hulot, que je vais faire afficher comme un chien perdu, car je veux le retrouver.

— Ah çà ! se dit en elle-même Carabine en regardant Josépha d’une certaine manière, madame Nourrisson a donc deux tableaux de Raphaël, que Josépha joue mon jeu ?

— Pauvre homme ! dit Vauvinet, il était bien grand, bien magnifique. Quel style ! quelle tournure ! Il avait l’air de François Ier ! Quel volcan ! et quelle habileté, quel génie il déployait pour trouver de l’argent ! Là où il est, il en cherche, et il doit en extraire de ces murs faits avec des os qu’on voit dans les faubourgs de Paris, près des barrières, où sans doute il s’est caché…

— Et cela, dit Bixiou, pour cette petite madame Marneffe ! En voilà-t-il une rouée !

— Elle épouse mon ami Crevel ! ajouta du Tillet.

— Et elle est folle de mon ami Steinbock ! dit Léon de Lora.

Ces trois phrases furent trois coups de pistolet que Montès reçut en pleine poitrine. Il devint blême et souffrit tant qu’il se leva péniblement.

— Vous êtes des canailles ! dit-il. Vous ne devriez pas mêler le nom d’une honnête femme aux noms de toutes vos femmes perdues ! ni surtout en faire une cible pour vos lazzis.

Montès fut interrompu par des bravos et des applaudissements unanimes. Bixiou, Léon de Lora, Vauvinet, du Tillet, Massol donnèrent le signal. Ce fut un chœur.

— Vive l’empereur ! dit Bixiou.

— Qu’on le couronne ! s’écria Vauvinet.

— Un grognement pour Médor, hurrah pour le Brésil ! cria Lousteau.

— Ah ! baron cuivré, tu aimes notre Valérie ? dit Léon de Lora, tu n’es pas dégoûté !

— Ce n’est pas parlementaire, ce qu’il a dit ; mais c’est magnifique !… fit observer Massol.

— Mais, mon amour de client, tu m’es recommandé, je suis ton banquier, ton innocence va me faire du tort.

— Ah ! dites-moi, vous qui êtes un homme sérieux, demanda le Brésilien à du Tillet.

— Merci, pour nous tous, fit Bixiou qui salua.

{p. 342}   — Dites-moi quelque chose de positif !… ajouta Montès sans prendre garde au mot de Bixiou.

— Ah çà ! reprit du Tillet, j’ai l’honneur de te dire que je suis invité à la noce de Crevel.

— Ah ! Combabus prend la défense de madame Marneffe ! dit Josépha qui se leva solennellement. Elle alla d’un air tragique jusqu’à Montès, elle lui donna sur la tête une petite tape amicale, elle le regarda pendant un instant en laissant voir sur sa figure une admiration comique, et hocha la tête. — Hulot est le premier exemple de l’amour quand même, voilà le second, dit-elle ; mais il ne devrait pas compter, car il vient des Tropiques !

Au moment où Josépha frappa doucement le front du Brésilien, Montès retomba sur sa chaise, et s’adressa, par un regard, à du Tillet : — Si je suis le jouet d’une de vos plaisanteries parisiennes, lui dit-il, si vous avez voulu m’arracher mon secret… Et il enveloppa la table entière d’une ceinture de feu embrassant tous les convives d’un coup d’œil où flamba le soleil du Brésil. — Par grâce, avouez-le-moi, reprit-il d’un air suppliant et presque enfantin ; mais ne calomniez pas une femme que j’aime…

— Ah çà ! lui répondit Carabine à l’oreille, mais si vous étiez indignement trahi, trompé, joué par Valérie, et que je vous en donnasse les preuves, dans une heure, chez moi, que feriez-vous ?

— Je ne puis pas vous le dire ici, devant tous ces Iagos…, dit le baron brésilien.

Carabine entendit magots !

— Eh bien ! taisez-vous ! lui répondit-elle en souriant, ne prêtez pas à rire aux hommes les plus spirituels de Paris, et venez chez moi, nous causerons…

Montès était anéanti…

— Des preuves !… dit-il en balbutiant, songez !…

— Tu en auras trop, répondit Carabine, et puisque le soupçon te porte autant à la tête, j’ai peur pour ta raison…

— Est-il entêté cet être-là, c’est pis que feu le roi de Hollande. Voyons ? Lousteau, Bixiou, Massol, ohé ! les autres ? n’êtes-vous pas invités tous à déjeuner par madame Marneffe, après-demain ? demanda Léon de Lora.

— Ya, répondit du Tillet. J’ai l’honneur de vous répéter, baron, que si vous aviez, par hasard, l’intention d’épouser madame Marneffe, vous êtes rejeté comme un projet de loi par une boule {p. 343}   du nom de Crevel. Mon ami, mon ancien camarade Crevel a quatre-vingt mille livres de rente, et vous n’en avez pas probablement fait voir autant, car alors vous eussiez été, je le crois, préféré…

Montès écouta d’un air à demi rêveur, à demi souriant, qui parut terrible à tout ce monde. Le premier garçon vint dire en ce moment à l’oreille de Carabine qu’une de ses parentes était dans le salon et désirait lui parler. La lorette se leva, sortit, et trouva madame Nourrisson sous voiles de dentelle noire.

— Eh bien ! dois-je aller chez toi, ma fille ? A-t-il mordu ?

— Oui, ma petite mère, le pistolet est si bien chargé que j’ai peur qu’il n’éclate, répondit Carabine.

Une heure après, Montès, Cydalise et Carabine, revenus du Rocher de Cancale, entraient rue Saint-Georges, dans le petit salon de Carabine. La lorette vit madame Nourrisson assise dans une bergère, au coin du feu.

— Tiens ! voilà ma respectable tante ! dit-elle.

— Oui, ma fille, c’est moi qui viens chercher moi-même ma petite rente. Tu m’oublierais, quoique tu aies bon cœur, et j’ai demain des billets à payer. Une marchande à la toilette, c’est toujours gêné. Qu’est-ce que tu traînes donc après toi ?… Ce monsieur a l’air d’avoir bien du désagrément…

L’affreuse madame Nourrisson, dont en ce moment la métamorphose était complète, et qui semblait être une bonne vieille femme, se leva pour embrasser Carabine, une des cent et quelques lorettes qu’elle avait lancées dans l’horrible carrière du vice.

— C’est un Othello qui ne se trompe pas, et que j’ai l’honneur de te présenter : monsieur le baron Montès de Montéjanos…

— Oh ! je connais monsieur pour en avoir beaucoup entendu parler ; on vous appelle Combabus parce que vous n’aimez qu’une femme ; c’est, à Paris, comme si l’on n’en avait pas du tout. Eh bien ! s’agirait-il par hasard de votre objet ? de madame Marneffe, la femme à Crevel… Tenez, mon cher monsieur, bénissez votre sort au lieur de l’accuser… C’est une rien du tout, cette petite femme-là. Je connais ses allures !…

— Ah bah ! dit Carabine à qui madame Nourrisson avait glissé dans la main une lettre en l’embrassant, tu ne connais pas les Brésiliens. C’est des crânes qui tiennent à s’empaler par le cœur !… Tant plus ils sont jaloux, tant plus ils veulent l’être. Môsieur {p. 344}   parle de tout massacrer, et il ne massacrera rien, parce qu’il aime ! Enfin, je ramène ici monsieur le baron pour lui donner les preuves de son malheur que j’ai obtenues de ce petit Steinbock.

Montès était ivre, il écoutait comme s’il ne s’agissait pas de lui-même. Carabine alla se débarrasser de son crispin en velours, et lut le fac-simile du billet suivant :

Mon chat, il va ce soir dîner chez Popinot, et viendra me chercher à l’Opéra sur les onze heures. Je partirai sur les cinq heures et demie, et compte te trouver à notre paradis, où tu feras venir à dîner de la Maison d’Or. Habille-toi de manière à pouvoir me ramener à l’Opéra. Nous aurons quatre heures à nous. Tu me rendras ce petit mot, non pas que ta Valérie se défie de toi, je te donnerais ma vie, ma fortune et mon honneur ; mais je crains les farces du hasard.

— Tiens, baron, voilà le poulet envoyé ce matin au comte de Steinbock, lis l’adresse ! L’original vient d’être brûlé.

Montès tourna, retourna le papier, reconnut l’écriture, et fut frappé d’une idée juste, ce qui prouve combien sa tête était dérangée.

— Ah çà ! dans quel intérêt me déchirez-vous le cœur, car vous avez acheté bien cher le droit d’avoir ce billet pendant quelque temps entre les mains pour le faire lithographier ? dit-il en regardant Carabine.

— Grand imbécile ! dit Carabine à un signe de madame Nourrisson, ne vois-tu pas cette pauvre Cydalise… un enfant de seize ans qui t’aime depuis trois mois à en perdre le boire et le manger, et qui se désole de n’avoir pas encore obtenu le plus distrait de tes regards ? (Cydalise se mit un mouchoir sur les yeux, et eut l’air de pleurer.) — Elle est furieuse, malgré son air de sainte-nitouche, de voir que l’homme dont elle est folle est la dupe d’une scélérate, dit Carabine en poursuivant, et elle tuerait Valérie…

— Oh ! ça, dit le Brésilien, ça me regarde !

— Tuer ?… toi ! mon petit, dit la Nourrisson, ça ne se fait plus ici.

— Oh ! reprit Montès, je ne suis pas de ce pays-ci, moi ! Je vis dans une capitainerie où je me moque de vos lois, et si vous me donnez des preuves…

— Ah çà ! ce billet, ce n’est donc rien ?…

— Non, dit le Brésilien. Je ne crois pas à l’écriture, je veux voir…

{p. 345}   — Oh ! voir ! dit Carabine qui comprit à merveille un nouveau geste de sa fausse tante ; mais on te fera tout voir, mon cher tigre, à une condition…

— Laquelle ?

— Regardez Cydalise.

Sur un signe de madame Nourrisson, Cydalise regarda tendrement le Brésilien.

— L’aimeras-tu ? lui feras-tu son sort ?… demanda Carabine. Une femme de cette beauté-là, ça vaut un hôtel et un équipage ! Ce serait une monstruosité que de la laisser à pied. Et elle a… des dettes. Que dois-tu ? fit Carabine en pinçant le bras de Cydalise.

— Elle vaut ce qu’elle vaut, dit la Nourrisson. Suffit qu’il y a marchand !

— Écoutez ! s’écria Montès en apercevant enfin cet admirable chef-d’œuvre féminin, vous me ferez voir Valérie ?…

— Et le comte de Steinbock, parbleu ! dit madame Nourrisson.

Depuis dix minutes, la vieille observait le Brésilien, elle vit en lui l’instrument monté au diapason du meurtre dont elle avait besoin, elle le vit surtout assez aveuglé pour ne plus prendre garde à ceux qui le menaient, et elle intervint.

— Cydalise, mon chéri du Brésil, est ma nièce, et l’affaire me regarde un peu. Toute cette débâcle, c’est l’affaire de dix minutes ; car c’est une de mes amies qui loue au comte de Steinbock la chambre garnie où ta Valérie prend en ce moment son café, un drôle de café, mais elle appelle cela son café. Donc, entendons-nous, Brésil ! J’aime le Brésil, c’est un pays chaud. Quel sera le sort de ma nièce ?

— Vieille autruche ! dit Montès frappé des plumes que la Nourrisson avait sur son chapeau, tu m’as interrompu. Si tu me fais voir… voir Valérie et cet artiste ensemble…

— Comme tu voudrais être avec elle, dit Carabine, c’est entendu.

— Eh ! bien36, je prends cette Normande, et l’emmène…

— Où ?… demanda Carabine.

— Au Brésil ! répondit le baron, j’en ferai ma femme. Mon oncle m’a laissé dix lieues carrées de pays invendables, voilà pourquoi je possède encore cette habitation ; j’y ai cent nègres, rien que des nègres, des négresses et des négrillons achetés par mon oncle…

— Le neveu d’un négrier !… dit Carabine en faisant la moue, c’est à considérer. Cydalise, mon enfant, es-tu négrophile ?

{p. 346}   — Ah çà ! ne blaguons plus, Carabine, dit la Nourrisson. Que diable ! nous sommes en affaires, monsieur et moi.

— Si je me redonne une Française, je la veux toute à moi, reprit le Brésilien. Je vous en préviens, mademoiselle, je suis un roi, mais pas un roi constitutionnel, je suis un czar, j’ai acheté tous mes sujets, et personne ne sort de mon royaume, qui se trouve à cent lieues de toute habitation, il est bordé de Sauvages du côté de l’intérieur, et séparé de la côte par un désert grand comme votre France…

— J’aime mieux une mansarde ici ! dit Carabine…

— C’est ce que je pensais, répliqua le Brésilien, puisque j’ai vendu toutes mes terres, et tout ce que je possédais à Rio de Janeiro pour venir retrouver madame Marneffe.

— On ne fait pas ces voyages-là pour rien, dit madame Nourrisson. Vous avez le droit d’être aimé pour vous-même, étant surtout très-beau… Oh ! il est beau, dit-elle à Carabine.

— Très-beau ! plus beau que le postillon de Lonjumeau, répondit la lorette.

Cydalise prit la main du Brésilien, qui se débarrassa d’elle le plus honnêtement possible.

— J’étais revenu pour enlever madame Marneffe ! reprit le Brésilien en reprenant son argumentation, et vous ne savez pas pourquoi j’ai mis trois ans à revenir ?

— Non, Sauvage, dit Carabine.

— Eh bien ! elle m’avait tant dit qu’elle voulait vivre avec moi, seule, dans un désert !…

— Ce n’est plus un Sauvage, dit Carabine en partant d’un éclat de rire, il est de la tribu des Jobards civilisés.

— Elle me l’avait tant dit, reprit le baron insensible aux railleries de la lorette, que j’ai fait arranger une habitation délicieuse au centre de cette immense propriété. Je reviens en France chercher Valérie, et la nuit où je l’ai revue…

— Revue est décent, dit Carabine, je retiens le mot !

— Elle m’a dit d’attendre la mort de ce misérable Marneffe, et j’ai consenti, tout en lui pardonnant d’avoir accepté les hommages de Hulot. Je ne sais pas si le diable a pris des jupes, mais cette femme, depuis ce moment, a satisfait à tous mes caprices, à toutes mes exigences ; enfin, elle ne m’a pas donné lieu de la suspecter pendant une minute !…

{p. 347}   — Ça ! c’est très-fort ! dit Carabine à madame Nourrisson.

Madame Nourrisson hocha la tête en signe d’assentiment.

— Ma foi en cette femme, dit Montès en laissant couler ses larmes, égale mon amour. J’ai failli souffleter tout ce monde à table, tout à l’heure…

— Je l’ai bien vu ! dit Carabine.

— Si je suis trompé, si elle se marie, et si elle est en ce moment dans les bras de Steinbock, cette femme a mérité mille morts, et je la tuerai comme on écrase une mouche…

— Et les gendarmes, mon petit… dit madame Nourrisson avec un sourire de vieille qui donnait chair de poule.

— Et le commissaire de police et les juges, et la cour d’assises et tout le tremblement !… dit Carabine.

— Vous êtes un fat ! mon cher, reprit madame Nourrisson qui voulait connaître les projets de vengeance du Brésilien.

— Je la tuerai ! répéta froidement le Brésilien. Ah çà ! vous m’avez appelé Sauvage !… Est-ce que vous croyez que je vais imiter la sottise de vos compatriotes qui vont acheter du poison chez les pharmaciens ?… J’ai pensé, pendant le temps que vous avez mis à venir chez vous, à ma vengeance, dans le cas où vous auriez raison contre Valérie. L’un de mes nègres porte avec lui le plus sûr des poisons animaux, une terrible maladie qui vaut mieux qu’un poison végétal et qui ne se guérit qu’au Brésil, je la fais prendre à Cydalise, qui me la donnera ; puis, quand la mort sera dans les veines de Crevel et de sa femme, je serai par delà les Açores avec votre cousine que je ferai guérir et que je prendrai pour femme. Nous autres Sauvages, nous avons nos procédés !… Cydalise, dit-il en regardant la Normande, est la bête qu’il me faut. Que doit-elle ?…

— Cent mille francs ! dit Cydalise.

— Elle parle peu, mais bien, dit à voix basse Carabine à madame Nourrisson.

— Je deviens fou ! s’écria d’une voix creuse le Brésilien en retombant sur une causeuse. J’en mourrai ! Mais je veux voir, car c’est impossible ! Un billet lithographié !… qui me dit que ce n’est pas l’œuvre d’un faussaire ?… Le baron Hulot aimer Valérie !… dit-il en se rappelant le discours de Josépha ; mais la preuve qu’il ne l’aimait pas, c’est qu’elle existe !… Moi je ne la laisserai vivante à personne, si elle n’est pas toute à moi !…

{p. 348}   Montès était effrayant à voir, et plus effrayant à entendre ! Il rugissait, il se tordait, tout ce qu’il touchait était brisé, le bois de palissandre semblait être du verre.

— Comme il casse ! dit Carabine en regardant Nourrisson. — Mon petit, reprit-elle en donnant une tape au Brésilien, Roland furieux fait très-bien dans un poëme ; mais, dans un appartement, c’est prosaïque et cher.

— Mon fils ! dit la Nourrisson en se levant et allant se poser en face du Brésilien abattu, je suis de ta religion. Quand on aime d’une certaine façon, qu’on s’est agrafé à mort, la vie répond de l’amour. Celui qui s’en va arrache tout, quoi ! c’est une démolition générale. Tu as mon estime, mon admiration, mon consentement, surtout pour ton procédé qui va me rendre négrophile. Mais tu aimes ! tu reculeras !…

— Moi !… si c’est une infâme, je…

— Voyons, tu causes trop à la fin des fins ! reprit la Nourrisson redevenant elle-même. Un homme qui veut se venger et qui se dit Sauvage à procédés se conduit autrement. Pour qu’on te fasse voir ton objet dans son paradis, il faut prendre Cydalise et avoir l’air d’entrer là, par suite d’une erreur de bonne, avec ta particulière, mais pas d’esclandre ! Si tu veux te venger, il faut caponner37, avoir l’air d’être au désespoir et te faire rouler par ta maîtresse ? Ça y est-il ? dit madame Nourrisson en voyant le Brésilien surpris d’une machination si subtile.

— Allons ! l’Autruche, répondit-il, allons… je comprends.

— Adieu, mon bichon, dit madame Nourrisson à Carabine.

Elle fit signe à Cydalise de descendre avec Montès, et resta seule avec Carabine.

— Maintenant, ma mignonne, je n’ai peur que d’une chose, c’est qu’il l’étrangle ! Je serais dans de mauvais draps, il ne nous faut que des affaires en douceur. Oh ! je crois que tu as gagné ton tableau de Raphaël, mais on dit que c’est un Mignard. Sois tranquille. C’est beaucoup plus beau ; l’on m’a dit que les Raphaël étaient tout noirs, tandis que celui-là, c’est gentil comme un Girodet.

— Je ne tiens qu’à l’emporter sur Josépha ! s’écria Carabine, et ça m’est égal que ça soit avec un Mignard ou avec un Raphaël. Non, cette voleuse avait des perles, ce soir… on se damnerait pour !

Cydalise, Montès et madame Nourrisson montèrent dans un fiacre {p. 349}   qui stationnait à la porte de Carabine. Madame Nourrisson indiqua tout bas au cocher une maison du pâté des Italiens, où l’on serait arrivé dans quelques instants, car, de la rue Saint-Georges, la distance est de sept à huit minutes ; mais madame Nourrisson ordonna de prendre par la rue Lepelletier, et d’aller très-lentement, de manière à passer en revue les équipages stationnés.

— Brésilien ! dit la Nourrisson, vois à reconnaître les gens et la voiture de ton ange.

Le baron montra du doigt l’équipage de Valérie au moment où le fiacre passa devant.

— Elle a dit à ses gens de venir à dix heures, et elle s’est fait conduire en fiacre à la maison où elle est avec le comte Steinbock ; elle y a dîné, et elle viendra dans une demi-heure à l’Opéra. C’est bien travaillé ! dit madame Nourrisson. Cela t’explique comment elle peut t’avoir attrapé si long-temps.

Le Brésilien ne répondit pas. Métamorphosé en tigre, il avait repris le sang-froid imperturbable tant admiré pendant le dîner. Enfin, il était calme comme un failli, le lendemain du bilan déposé.

À la porte de la fatale maison, stationnait une citadine à deux chevaux, de celles qui s’appellent Compagnie générale, du nom de l’entreprise.

— Reste dans ta boîte, dit madame Nourrisson à Montès. On n’entre pas ici comme dans un estaminet, on viendra vous chercher.

Le paradis de madame Marneffe et de Wenceslas ne ressemblait guère à la petite maison Crevel, que Crevel avait vendue au comte Maxime de Trailles ; car, dans son opinion, elle devenait inutile. Ce paradis, le paradis de bien du monde, consistait en une chambre située au quatrième étage, et donnant sur l’escalier, dans une maison sise au pâté des Italiens. À chaque étage, il se trouvait dans cette maison, sur chaque palier, une chambre, autrefois disposée pour servir de cuisine à chaque appartement. Mais la maison étant devenue une espèce d’auberge louée aux amours clandestins à des prix exorbitants, la principale locataire, la vraie madame Nourrisson, marchande à la toilette rue Neuve-Saint-Marc, avait jugé sainement de la valeur immense de ces cuisines, en en faisant des espèces de salles à manger. Chacune de ces pièces, flanquée de deux gros murs mitoyens, éclairée sur la rue, se trouvait totalement isolée, au moyen de portes battantes très-épaisses qui faisaient une double fermeture sur le palier. On pouvait donc causer de secrets {p. 350}   importants en dînant sans courir le risque d’être entendu. Pour plus de sûreté, les fenêtres étaient pourvues de persiennes au dehors et de volets en dedans. Ces chambres, à cause de cette particularité, coûtaient trois cents francs par mois. Cette maison, grosse de paradis et de mystères, était louée vingt-quatre mille francs à madame Nourrisson Ire, qui en gagnait vingt mille, bon an, mal an, sa gérante (madame Nourrisson IIe) payée, car elle n’administrait point par elle-même.

Le paradis loué au comte Steinbock avait été tapissé de perse. La froideur et la dureté d’un ignoble carreau rougi d’encaustique ne se sentait plus aux pieds sous un moelleux tapis. Le mobilier consistait en deux jolies chaises et un lit dans une alcôve, alors à demi caché par une table chargée des restes d’un dîner fin, et où deux bouteilles à longs bouchons et une bouteille de vin de Champagne éteinte dans sa glace jalonnaient les champs de Bacchus cultivés par Vénus. On voyait, envoyés sans doute par Valérie, un bon fauteuil-ganache à côté d’une chauffeuse, et une jolie commode en bois de rose avec sa glace bien encadrée en style Pompadour. Une lampe au plafond donnait un demi-jour accru par les bougies de la table et par celles qui décoraient la cheminée.

Ce croquis peindra, urbi et orbi, l’amour clandestin dans les mesquines proportions qu’y imprime le Paris de 1840. À quelle distance est-on, hélas ! de l’amour adultère symbolisé par les filets de Vulcain, il y a trois mille ans.

Au moment où Cydalise et le baron montaient, Valérie, debout devant la cheminée, où brûlait une falourde, se faisait lacer par Wenceslas. C’est le moment où la femme qui n’est ni trop grasse ni trop maigre, comme était la fine, l’élégante Valérie, offre des beautés surnaturelles. La chair rosée, à teintes moites, sollicite un regard des yeux les plus endormis. Les lignes du corps, alors si peu voilé, sont si nettement accusées par les plis éclatants du jupon et par le basin du corset, que la femme est irrésistible, comme tout ce qu’on est obligé de quitter. Le visage heureux et souriant dans le miroir, le pied qui s’impatiente, la main qui va réparant le désordre des boucles de la coiffure mal reconstruite, les yeux où déborde la reconnaissance ; puis le feu du contentement qui, semblable à un coucher de soleil, embrase les plus menus détails de la physionomie, tout de cette heure en fait une mine à souvenirs !… Certes, quiconque jetant un regard sur les premières erreurs de sa vie y reprendra {p. 351}   quelques-uns de ces délicieux détails, comprendra peut-être, sans les excuser, les folies des Hulot et des Crevel. Les femmes connaissent si bien leur puissance en ce moment qu’elles y trouvent toujours ce qu’on peut appeler le regain du rendez-vous.

— Allons donc ! après deux ans, tu ne sais pas encore lacer une femme ! tu es aussi par trop Polonais ! Voilà dix heures, mon Wences…las ! dit Valérie en riant.

En ce moment, une méchante bonne fit adroitement sauter avec la lame d’un couteau le crochet de la porte battante qui faisait toute la sécurité d’Adam et d’Ève. Elle ouvrit brusquement la porte, car les locataires de ces Éden ont tous peu de temps à eux, et découvrit un de ces charmants tableaux de genre, si souvent exposés au Salon, d’après Gavarni.

— Ici, madame ! dit la fille.

Et Cydalise entra suivie du baron Montès.

— Mais il y a du monde !… Excusez, madame, dit la Normande effrayée.

— Comment ! mais c’est Valérie ! s’écria Montès qui ferma la porte violemment.

Madame Marneffe, en proie à une émotion trop vive pour être dissimulée, se laissa tomber sur une chauffeuse au coin de la cheminée. Deux larmes roulèrent dans ses yeux et se séchèrent aussitôt. Elle regarda Montès, aperçut la Normande et partit d’un éclat de rire forcé. La dignité de la femme offensée effaça l’incorrection de sa toilette inachevée, elle vint au Brésilien, et le regarda si fièrement que ses yeux étincelèrent comme des armes.

— Voilà donc, dit-elle en venant se poser devant le Brésilien et lui montrant Cydalise, de quoi est doublée votre fidélité ? Vous ! qui m’avez fait des promesses à convaincre une athée en amour ! vous pour qui je faisais tant de choses et même des crimes !… Vous avez raison, monsieur, je ne suis rien auprès d’une fille de cet âge et de cette beauté !… Je sais ce que vous allez me dire, reprit-elle en montrant Wenceslas dont le désordre était une preuve trop évidente pour être niée. Ceci me regarde. Si je pouvais vous aimer, après cette trahison infâme, car vous m’avez espionnée, vous avez acheté chaque marche de cet escalier, et la maîtresse de la maison, et la servante, et Reine peut-être… Oh ! que tout cela est beau ! Si j’avais un reste d’affection pour un homme si lâche, je lui donnerais des raisons de nature à redoubler l’amour !… Mais je vous {p. 352}   laisse, monsieur, avec tous vos doutes qui deviendront des remords… Wenceslas, ma robe.

Elle prit sa robe, la passa, s’examina dans le miroir, et acheva tranquillement de s’habiller sans regarder le Brésilien, absolument comme si elle était seule.

— Wenceslas ! êtes-vous prêt ? allez devant.

Elle avait du coin de l’œil et dans la glace espionné la physionomie de Montès, elle crut retrouver dans sa pâleur les indices de cette faiblesse qui livre ces hommes si forts à la fascination de la femme, elle le prit par la main en s’approchant assez près de lui pour qu’il pût respirer ces terribles parfums aimés dont se grisent les amoureux ; et, le sentant palpiter, elle le regarda d’un air de reproche : — Je vous permets d’aller raconter votre expédition à monsieur Crevel, il ne vous croira jamais, aussi ai-je le droit de l’épouser ; il sera mon mari après demain !… et je le rendrai bien heureux !… Adieu ! tâchez de m’oublier…

— Ah ! Valérie ! s’écria Henri Montès en la serrant dans ses bras, c’est impossible ! Viens au Brésil ?

Valérie regarda le baron et retrouva son esclave.

— Ah ! si tu m’aimais toujours, Henri ! dans deux ans, je serais ta femme ; mais ta figure en ce moment me paraît bien sournoise.

— Je te jure qu’on m’a grisé, que de faux amis m’ont jeté cette femme sur les bras, et que tout ceci est l’œuvre du hasard ! dit Montès.

— Je pourrais donc encore te pardonner ? dit-elle en souriant.

— Et te marierais-tu toujours ? demanda le baron en proie à une navrante anxiété.

— Quatre-vingt mille francs de rente ! dit-elle avec un enthousiasme à demi comique. Et Crevel m’aime tant, qu’il en mourra !

— Ah, je te comprends, dit le Brésilien.

— Eh bien !… dans quelques jours, nous nous entendrons, dit-elle.

Et elle descendit triomphante.

— Je n’ai plus de scrupules, pensa le baron, qui resta planté sur ses jambes pendant un moment. Comment ! cette femme pense à se servir de son amour pour se débarrasser de cet imbécile, comme elle comptait sur la destruction de Marneffe !… Je serai l’instrument de la colère divine !

Deux jours après, ceux des convives de du Tillet, qui {p. 353}   déchiraient madame Marneffe à belles dents, se trouvaient attablés chez elle, une heure après qu’elle venait de faire peau neuve en changeant son nom pour le glorieux nom d’un maire de Paris. Cette trahison de la langue est une des légèretés les plus ordinaires de la vie parisienne. Valérie avait eu le plaisir de voir à l’église le baron brésilien, que Crevel, devenu mari complet, invita par forfanterie. La présence de Montès au déjeuner n’étonna personne. Tous ces gens d’esprit étaient depuis long-temps familiarisés avec les lâchetés de la passion, avec les transactions du plaisir. La profonde mélancolie de Steinbock, qui commençait à mépriser celle dont il avait fait un ange, parut être d’excellent goût. Le Polonais semblait dire ainsi que tout était fini entre Valérie et lui. Lisbeth vint embrasser sa chère madame Crevel, en s’excusant de ne pas assister au déjeuner, sur le douloureux état de santé d’Adeline.

— Sois tranquille, dit-elle à Valérie en la quittant, ils te recevront chez eux et tu les recevras chez toi. Pour avoir seulement entendu ces quatre mots : Deux cent mille francs, la baronne est à la mort. Oh ! tu les tiens tous par cette histoire ; mais tu me la diras ?…

Un mois après son mariage, Valérie en était à sa dixième querelle avec Steinbock, qui voulait d’elle des explications sur Henri Montès, qui lui rappelait ses phrases pendant la scène du paradis, et qui non content de flétrir Valérie par des termes de mépris, la surveillait tellement qu’elle ne trouvait plus un instant de liberté, tant elle était pressée entre la jalousie de Wenceslas et l’empressement de Crevel. N’ayant plus auprès d’elle Lisbeth, qui la conseillait admirablement bien, elle s’emporta jusqu’à reprocher durement à Wenceslas l’argent qu’elle lui prêtait. La fierté de Steinbock se réveilla si bien qu’il ne revint plus à l’hôtel Crevel. Valérie avait atteint à son but, elle voulait éloigner Wenceslas pendant quelque temps pour recouvrer sa liberté. Valérie attendit un voyage à la campagne que Crevel devait faire chez le comte Popinot afin d’y négocier la présentation de madame Crevel, et put ainsi donner un rendez-vous au baron, qu’elle désirait avoir toute une journée à elle pour lui donner des raisons qui devaient redoubler l’amour du Brésilien. Le matin de ce jour-là, Reine, jugeant de son crime par la grosseur de la somme reçue, essaya d’avertir sa maîtresse, à qui naturellement elle s’intéressait plus qu’à des inconnus ; mais, comme on l’avait menacée de la rendre folle et de l’enfermer à la Salpêtrière, en cas d’indiscrétion, elle fut timide.

{p. 354}   — Madame est si heureuse maintenant, dit-elle, pourquoi s’embarrasserait-elle encore de ce Brésilien ?… Je m’en défie, moi !

— C’est vrai, Reine ! répondit-elle ; aussi vais-je le congédier.

— Ah ! madame, j’en suis bien aise, il m’effraie, ce moricaud ! Je le crois capable de tout…

— Es-tu sotte ! c’est pour lui qu’il faut craindre quand il est avec moi.

En ce moment Lisbeth entra.

— Ma chère gentille chevrette ! il y a long-temps que nous ne nous sommes vues ! dit Valérie, je suis bien malheureuse. Crevel m’assomme, et je n’ai plus de Wenceslas ; nous sommes brouillés.

— Je le sais, reprit Lisbeth, et c’est à cause de lui que je viens : Victorin l’a rencontré sur les cinq heures du soir, au moment où il entrait dans un restaurant à vingt-cinq sous, rue de Valois ; il l’a pris à jeun par les sentiments et l’a ramené rue Louis-le-Grand… Hortense, en revoyant Wenceslas maigre, souffrant, mal vêtu, lui a tendu la main. Voilà comment tu me trahis !

— Monsieur Henri, madame ! vint dire le valet de chambre à l’oreille de Valérie.

— Laisse-moi, Lisbeth, je t’expliquerai tout cela demain !…

Mais, comme on va le voir, Valérie ne devait bientôt plus pouvoir rien expliquer à personne.

Vers la fin du mois de mai, la pension du baron Hulot fut entièrement dégagée par les payements que Victorin avait successivement faits au baron de Nucingen. Chacun sait que les semestres des pensions ne sont acquittés que sur la présentation d’un certificat de vie, et comme on ignorait la demeure du baron Hulot, les semestres frappés d’opposition au profit de Vauvinet restaient accumulés au Trésor. Vauvinet ayant signé sa mainlevée, désormais il était indispensable de trouver le titulaire pour toucher l’arriéré. La baronne avait, grâce aux soins du docteur Bianchon, recouvré la santé. La bonne Josépha contribua par une lettre, dont l’orthographe trahissait la collaboration du duc d’Hérouville, à l’entier rétablissement d’Adeline. Voici ce que la cantatrice écrivit à la baronne, après quarante jours de recherches actives :

Madame la baronne,
Monsieur Hulot vivait, il y a deux mois, rue des Bernardins, avec Élodie Chardin, la repriseuse de dentelle, qui l’avait enlevé {p. 355}   à mademoiselle Bijou ; mais il est parti, laissant là tout ce qu’il possédait, sans dire un mot, sans qu’on puisse savoir où il est allé. Je ne me suis pas découragée, et j’ai mis à sa poursuite un homme qui déjà croit l’avoir rencontré sur le boulevard Bourdon.
La pauvre juive tiendra la promesse faite à la chrétienne. Que l’ange prie pour le démon ! c’est ce qui doit arriver quelquefois dans le ciel.
Je suis, avec un profond respect et pour toujours, votre humble servante,
JOSÉPHA MIRAH.

Maître Hulot d’Ervy n’entendant plus parler de la terrible madame Nourrisson, voyant son beau-père marié, ayant reconquis son beau-frère, revenu sous le toit de la famille, n’éprouvant aucune contrariété de sa nouvelle belle-mère, et trouvant sa mère mieux de jour en jour, se laissait aller à ses travaux politiques et judiciaires, emporté par le courant rapide de la vie parisienne, où les heures comptent pour des journées. Chargé d’un rapport à la Chambre des Députés, il fut obligé, vers la fin de la session, de passer toute une nuit à travailler. Rentré dans son cabinet vers neuf heures, il attendait que son valet de chambre apportât ses flambeaux garnis d’abat-jour, et il pensait à son père. Il se reprochait de laisser la cantatrice occupée de cette recherche, et il se proposait de voir à ce sujet le lendemain monsieur Chapuzot, lorsqu’il aperçut à sa fenêtre, dans la lueur du crépuscule, une sublime tête de vieillard, à crâne jaune, bordé de cheveux blancs.

— Dites, mon cher monsieur, qu’on laisse arriver jusqu’à vous un pauvre ermite venu du désert et chargé de quêter pour la reconstruction d’un saint asile.

Cette vision, qui prenait une voix et qui rappela soudain à l’avocat une prophétie de l’horrible Nourrisson, le fit tressaillir.

— Introduisez ce vieillard, dit-il à son valet de chambre.

— Il empestera le cabinet de monsieur, répondit le domestique, il porte une robe brune qu’il n’a pas renouvelée depuis son départ de Syrie, et il n’a pas de chemise…

— Introduisez ce vieillard, répéta l’avocat.

Le vieillard entra, Victorin examina d’un œil défiant ce soi-disant ermite en pèlerinage, et vit un superbe modèle de ces moines napolitains dont les robes sont sœurs des guenilles du lazzarone, dont les sandales sont les haillons du cuir, comme le moine est lui-même un {p. 356}   haillon humain. C’était d’une vérité si complète que, tout en gardant sa défiance, l’avocat se gourmanda d’avoir cru aux sortiléges de madame Nourrisson.

— Que me demandez-vous ?

— Ce que vous croyez devoir me donner.

Victorin prit cent sous à une pile d’écus et tendit la pièce à l’étranger.

— À compte de cinquante mille francs, c’est peu, dit le mendiant du désert.

Cette phrase dissipa toutes les incertitudes de Victorin.

— Et le ciel a-t-il tenu ses promesses ? dit l’avocat en fronçant le sourcil.

— Le doute est une offense, mon fils ! répliqua le solitaire. Si vous voulez ne payer qu’après les pompes funèbres accomplies, vous êtes dans votre droit, je reviendrai dans huit jours.

— Les pompes funèbres ! s’écria l’avocat en se levant.

— On a marché, dit le vieillard en se retirant, et les morts vont vite à Paris !

Quand Hulot, qui baissa la tête, voulut répondre, l’agile vieillard avait disparu.

— Je n’y comprends pas un mot, se dit Hulot fils à lui-même… Mais dans huit jours, je lui redemanderai mon père, si nous ne l’avons pas trouvé. Où madame Nourrisson (oui, elle se nomme ainsi) prend-elle de pareils acteurs ?

Le lendemain, le docteur Bianchon permit à la baronne de descendre au jardin, après avoir examiné Lisbeth qui, depuis un mois, était obligée par une légère maladie des bronches de garder la chambre. Le savant docteur, qui n’osa dire toute sa pensée sur Lisbeth avant d’avoir observé des symptômes décisifs, accompagna la baronne au jardin pour étudier, après deux mois de réclusion, l’effet du plein air sur le tressaillement nerveux dont il s’occupait. La guérison de cette névrose affriolait le génie de Bianchon. En voyant ce grand et célèbre médecin assis et leur accordant quelques instants, la baronne et ses enfants eurent une conversation de politesse avec lui.

— Vous avez une vie bien occupée, et bien tristement ! dit la baronne. Je sais ce que c’est que d’employer ses journées à voir des misères ou des douleurs physiques.

— Madame, répondit le médecin, je n’ignore pas les spectacles {p. 357}   que la charité vous oblige à contempler ; mais vous vous y ferez à la longue, comme nous nous y faisons tous. C’est la loi sociale. Le confesseur, le magistrat, l’avoué seraient impossibles si l’esprit de l’état ne domptait pas le cœur de l’homme. Vivrait-on sans l’accomplissement de ce phénomène ? Le militaire, en temps de guerre, n’est-il pas également réservé à des spectacles encore plus cruels que ne le sont les nôtres ? et tous les militaires qui ont vu le feu sont bons. Nous, nous avons le plaisir d’une cure qui réussit, comme vous avez, vous, la jouissance de sauver une famille des horreurs de la faim, de la dépravation, de la misère, en la rendant au travail, à la vie sociale ; mais comment se consolent le magistrat, le commissaire de police et l’avoué qui passent leur vie à fouiller les plus scélérates combinaisons de l’intérêt, ce monstre social qui connaît le regret de ne pas avoir réussi, mais que le repentir ne visitera jamais ? La moitié de la société passe sa vie à observer l’autre. J’ai pour ami depuis bien long-temps un avoué, maintenant retiré, qui me disait que, depuis quinze ans, les notaires, les avoués se défient autant de leurs clients que des adversaires de leurs clients. Monsieur votre fils est avocat, n’a-t-il jamais été compromis par celui dont il entreprenait la défense ?

— Oh ! souvent ! dit en souriant Victorin.

— D’où vient ce mal profond ? demanda la baronne.

— Du manque de religion, répondit le médecin, et de l’envahissement de la finance, qui n’est autre chose que l’égoïsme solidifié. L’argent autrefois n’était pas tout, on admettait des supériorités qui le primaient. Il y avait la noblesse, le talent, les services rendus à l’État ; mais aujourd’hui la loi fait de l’argent un étalon général, elle l’a pris pour base de la capacité politique ! Certains magistrats ne sont pas éligibles, Jean-Jacques Rousseau ne serait pas éligible ! Les héritages perpétuellement divisés obligent chacun à penser à soi dès l’âge de vingt ans. Eh bien ! entre la nécessité de faire fortune et la dépravation des combinaisons, il n’y a pas d’obstacle, car le sentiment religieux manque en France, malgré les louables efforts de ceux qui tentent une restauration catholique. Voilà ce que se disent tous ceux qui contemplent, comme moi, la société dans ses entrailles.

— Vous avez peu de plaisirs, dit Hortense.

— Le vrai médecin, répondit Bianchon, se passionne pour la science. Il se soutient par ce sentiment autant que par la certitude {p. 358}   de son utilité sociale. Tenez, en ce moment, vous me voyez dans une espèce de joie scientifique, et bien des gens superficiels me prendraient pour un homme sans cœur. Je vais annoncer demain à l’Académie de Médecine une trouvaille. J’observe en ce moment une maladie perdue. Une maladie mortelle, d’ailleurs, et contre laquelle nous sommes sans armes, dans les climats tempérés, car elle est guérissable aux Indes. Une maladie qui régnait au Moyen-Âge. C’est une belle lutte que celle du médecin contre un pareil sujet. Depuis dix jours, je pense à toute heure à mes malades, car ils sont deux, la femme et le mari ! Ne vous sont-ils pas alliés, car, madame, vous êtes la fille de monsieur Crevel, dit-il en s’adressant à Célestine.

— Quoi ! votre malade serait mon père ?… dit Célestine. Demeure-t-il rue Barbet-de-Jouy ?

— C’est bien cela, répondit Bianchon.

— Et la maladie est mortelle ? répéta Victorin épouvanté.

— Je vais chez mon père ! s’écria Célestine en se levant.

— Je vous le défends bien positivement, madame, répondit tranquillement Bianchon. Cette maladie est contagieuse.

— Vous y allez bien, monsieur, répliqua la jeune femme. Croyez-vous que les devoirs de la fille ne soient pas supérieurs à ceux du médecin ?

— Madame, un médecin sait comment se préserver de la contagion, et l’irréflexion de votre dévouement me prouve que vous ne pourriez pas avoir ma prudence.

Célestine se leva, retourna chez elle, où elle s’habilla pour sortir.

— Monsieur, dit Victorin à Bianchon, espérez-vous sauver monsieur et madame Crevel ?

— Je l’espère sans le croire, répondit Bianchon. Le fait est inexplicable pour moi… Cette maladie est une maladie propre aux nègres et aux peuplades américaines, dont le système cutané diffère de celui des races blanches. Or, je ne peux établir aucune communication entre les noirs, les cuivrés, les métis et monsieur ou madame Crevel. Si c’est d’ailleurs une maladie fort belle pour nous, elle est affreuse pour tout le monde. La pauvre créature, qui, dit-on, était jolie, est bien punie par où elle a péché, car elle est aujourd’hui d’une ignoble laideur, si toutefois elle est quelque chose !… ses dents et ses cheveux tombent, elle a l’aspect des lépreux, elle se fait horreur à elle-même ; ses mains, épouvantables à voir, sont {p. 359}   enflées et couvertes de pustules verdâtres ; les ongles déchaussés restent dans les plaies qu’elle gratte ; enfin toutes les extrémités se détruisent dans la sanie qui les ronge.

— Mais la cause de ces désordres ? demanda l’avocat.

— Oh ! dit Bianchon, la cause est dans une altération rapide du sang, il se décompose avec une effrayante rapidité. J’espère attaquer le sang, je l’ai fait analyser ; je rentre prendre chez moi le résultat du travail de mon ami le professeur Duval, le fameux chimiste, pour entreprendre un de ces coups désespérés que nous jouons quelquefois contre la mort.

— Le doigt de Dieu est là ! dit la baronne d’une voix profondément émue. Quoique cette femme m’ait causé des maux qui m’ont fait appeler, dans des moments de folie, la justice divine sur sa tête, je souhaite, mon Dieu ! que vous réussissiez, monsieur le docteur.

Hulot fils avait le vertige, il regardait sa mère, sa sœur et le docteur alternativement, en tremblant qu’on ne devinât ses pensées. Il se considérait comme un assassin. Hortense, elle, trouvait Dieu très-juste. Célestine reparut pour prier son mari de l’accompagner.

— Si vous y allez, madame, et vous, monsieur, restez à un pied de distance du lit des malades, voilà toute la précaution. Ni vous ni votre femme ne vous avisez d’embrasser le moribond ! Aussi devez-vous accompagner votre femme, monsieur Hulot, pour l’empêcher de transgresser cette ordonnance.

Adeline et Hortense, restées seules, allèrent tenir compagnie à Lisbeth. La haine d’Hortense contre Valérie était si violente, qu’elle ne put en contenir l’explosion.

— Cousine ! ma mère et moi nous sommes vengées !… s’écria-t-elle. Cette venimeuse créature se sera mordue, elle est en décomposition !

— Hortense, dit la baronne, tu n’es pas chrétienne en ce moment. Tu devrais prier Dieu de daigner inspirer le repentir à cette malheureuse.

— Que dites-vous ? s’écria la Bette en se levant de sa chaise, parlez-vous de Valérie ?

— Oui, répondit Adeline, elle est condamnée, elle va mourir d’une horrible maladie, dont la description seule donne le frisson.

Les dents de la cousine Bette claquèrent, elle fut prise d’une sueur froide, elle eut une secousse terrible qui révéla la profondeur de son amitié passionnée pour Valérie.

{p. 360}   — J’y vais, dit-elle.

— Mais le docteur t’a défendu de sortir !

— N’importe ! j’y vais. Ce pauvre Crevel, dans quel état il doit être, car il aime sa femme…

— Il meurt aussi, répliqua la comtesse Steinbock. Ah ! tous nos ennemis sont entre les mains du diable…

— De Dieu !… ma fille…

Lisbeth s’habilla, prit son fameux cachemire jaune, sa capote de velours noir, mit ses brodequins ; et, rebelle aux remontrances d’Adeline et d’Hortense, elle partit comme poussée par une force despotique. Arrivée rue Barbet quelques instants après monsieur et madame Hulot, Lisbeth trouva sept médecins que Bianchon avait mandés pour observer ce cas unique, et auxquels il venait de se joindre. Ces docteurs, debout dans le salon, discutaient sur la maladie : tantôt l’un tantôt l’autre allait soit dans la chambre de Valérie, soit dans celle de Crevel, pour observer, et revenait avec un argument basé sur cette rapide observation.

Deux graves opinions partageaient ces princes de la science. L’un, seul de son opinion, tenait pour un empoisonnement et parlait de vengeance particulière en niant qu’on eût retrouvé la maladie décrite au Moyen Âge. Trois autres voulaient voir une décomposition de la lymphe et des humeurs. Le second parti, celui de Bianchon, soutenait que cette maladie était causée par une viciation du sang que corrompait un principe morbifique inconnu. Bianchon apportait le résultat de l’analyse du sang faite par le professeur Duval. Les moyens curatifs, quoique désespérés et tout à fait empiriques, dépendaient de la solution de ce problème médical.

Lisbeth resta pétrifiée à trois pas du lit où mourait Valérie, en voyant un vicaire de Saint-Thomas-d’Aquin au chevet de son amie, et une sœur de charité la soignant. La Religion trouvait une âme à sauver dans un amas de pourriture qui, des cinq sens de la créature, n’avait gardé que la vue. La sœur de charité, qui seule avait accepté la tâche de garder Valérie, se tenait à distance. Ainsi l’Église catholique, ce corps divin, toujours animé par l’inspiration du sacrifice en toute chose, assistait, sous sa double forme d’esprit et de chair, cette infâme et infecte moribonde en lui prodiguant sa mansuétude infinie et ses inépuisables trésors de miséricorde.

Les domestiques épouvantés refusaient d’entrer dans la chambre de monsieur ou de madame ; ils ne songeaient qu’à eux et trouvaient {p. 361}   leurs maîtres justement frappés. L’infection était si grande que, malgré les fenêtres ouvertes et les plus puissants parfums, personne ne pouvait rester long-temps dans la chambre de Valérie. La Religion seule y veillait. Comment une femme, d’un esprit aussi supérieur que Valérie, ne se serait-elle pas demandé quel intérêt faisait rester là ces deux représentants de l’Église ? Aussi la mourante avait-elle écouté la voix du prêtre. Le repentir avait entamé cette âme perverse en proportion des ravages que la dévorante maladie faisait à la beauté. La délicate Valérie avait offert à la maladie beaucoup moins de résistance que Crevel, et elle devait mourir la première, ayant été d’ailleurs la première attaquée.

— Si je n’avais pas été malade, je serais venue te soigner, dit enfin Lisbeth après avoir échangé un regard avec les yeux abattus de son amie. Voici quinze ou vingt jours que je garde la chambre, mais en apprenant ta situation par le docteur, je suis accourue.

— Pauvre Lisbeth, tu m’aimes encore, toi ! je le vois, dit Valérie. Écoute ! je n’ai plus qu’un jour ou deux à penser, car je ne puis pas dire vivre. Tu le vois ? je n’ai plus de corps, je suis un tas de boue… On ne me permet pas de me regarder dans un miroir… Je n’ai que ce que je mérite. Ah ! je voudrais, pour être reçue à merci, réparer tout le mal que j’ai fait.

— Oh ! dit Lisbeth, si tu parles ainsi, tu es bien morte !

— N’empêchez pas cette femme de se repentir, laissez-la dans ses pensées chrétiennes, dit le prêtre.

— Plus rien ! se dit Lisbeth épouvantée. Je ne reconnais ni ses yeux, ni sa bouche ! Il ne reste pas un seul trait d’elle ! Et l’esprit a déménagé ! Oh ! c’est effrayant !…

— Tu ne sais pas, reprit Valérie, ce que c’est que la mort ; ce que c’est que de penser forcément au lendemain de son dernier jour, à ce que l’on doit trouver dans le cercueil : des vers pour le corps, mais quoi pour l’âme ?… Ah ! Lisbeth, je sens qu’il y a une autre vie !… et je suis toute à une terreur qui m’empêche de sentir les douleurs de ma chair décomposée !… Moi qui disais en riant à Crevel, en me moquant d’une sainte, que la vengeance de Dieu prenait toutes les formes du malheur… Eh bien ! j’étais prophète !… Ne joue pas avec les choses sacrées, Lisbeth ! Si tu m’aimes, imite-moi, repens-toi !

— Moi ! dit la Lorraine, j’ai vu la vengeance partout dans la nature, les insectes périssent pour satisfaire le besoin de se venger {p. 362}   quand on les attaque ! Et ces messieurs, dit-elle en montrant le prêtre, ne nous disent-ils pas que Dieu se venge, et que sa vengeance dure l’éternité !…

Le prêtre jeta sur Lisbeth un regard plein de douceur et lui dit : — Vous êtes athée, madame.

— Mais vois donc où j’en suis !… lui dit Valérie.

— Et d’où te vient cette gangrène ? demanda la vieille fille qui resta dans son incrédulité villageoise.

— Oh ! j’ai reçu de Henri un billet qui ne me laisse aucun doute sur mon sort… Il m’a tuée. Mourir au moment où je voulais vivre honnêtement, et mourir un objet d’horreur… Lisbeth, abandonne toute idée de vengeance ! Sois bonne pour cette famille, à qui j’ai déjà, par un testament, donné tout ce dont la loi me permet de disposer ! Va, ma fille, quoique tu sois le seul être aujourd’hui qui ne s’éloigne pas de moi avec horreur, je t’en supplie, va-t’en, laisse-moi… je n’ai plus que le temps de me livrer à Dieu !…

— Elle bat la campagne, se dit Lisbeth sur le seuil de la chambre.

Le sentiment le plus violent que l’on connaisse, l’amitié d’une femme pour une femme, n’eut pas l’héroïque constance de l’Église. Lisbeth, suffoquée par les miasmes délétères, quitta la chambre. Elle vit les médecins continuant à discuter. Mais l’opinion de Bianchon l’emportait et l’on ne débattait plus que la manière d’entreprendre l’expérience…

— Ce sera toujours une magnifique autopsie, disait un des opposants, et nous aurons deux sujets pour pouvoir établir des comparaisons.

Lisbeth accompagna Bianchon, qui vint au lit de la malade, sans avoir l’air de s’apercevoir de la fétidité qui s’en exhalait.

— Madame, dit-il, nous allons essayer sur vous une médication puissante et qui peut vous sauver…

— Si vous me sauvez, dit-elle, serai-je belle comme auparavant ?…

— Peut-être ! dit le savant médecin.

— Votre peut-être est connu ! dit Valérie. Je serais comme ces femmes tombées dans le feu ! Laissez-moi toute à l’Église ! je ne puis maintenant plaire qu’à Dieu ! je vais tâcher de me réconcilier avec lui, ce sera ma dernière coquetterie ! Oui, il faut que je fasse le bon Dieu !

— Voilà le dernier mot de ma pauvre Valérie, je la retrouve ! dit Lisbeth en pleurant.

{p. 363}   La Lorraine crut devoir passer dans la chambre de Crevel, où elle trouva Victorin et sa femme assis à trois pieds de distance du lit du pestiféré.

— Lisbeth, dit-il, on me cache l’état dans lequel est ma femme, tu viens de la voir, comment va-t-elle ?

— Elle est mieux, elle se dit sauvée ! répondit Lisbeth en se permettant ce calembour afin de tranquilliser Crevel.

— Ah ! bon, reprit le maire, car j’avais peur d’être la cause de sa maladie… On n’a pas été commis-voyageur pour la parfumerie impunément. Je me fais des reproches. Si je la perdais, que deviendrais-je ! Ma parole d’honneur, mes enfants, j’adore cette femme-là.

Crevel essaya de se mettre en position, en se remettant sur son séant.

— Oh ! papa, dit Célestine, si vous pouviez être bien portant, je recevrais ma belle-mère, j’en fais le vœu !

— Pauvre petite Célestine ! reprit Crevel, viens m’embrasser !… Victorin retint sa femme qui s’élançait.

— Vous ignorez, monsieur, dit avec douceur l’avocat, que votre maladie est contagieuse…

— C’est vrai, répondit Crevel, les médecins s’applaudissent d’avoir retrouvé sur moi je ne sais quelle peste du Moyen Âge qu’on croyait perdue, et qu’ils faisaient tambouriner dans leurs Facultés… C’est fort drôle !

— Papa, dit Célestine, soyez courageux et vous triompherez de cette maladie.

— Soyez calmes, mes enfants, la mort regarde à deux fois avant de frapper un maire de Paris ! dit-il avec un sang-froid comique. Et puis, si mon arrondissement est assez malheureux pour se voir enlever l’homme qu’il a deux fois honoré de ses suffrages… (Hein ! voyez comme je m’exprime avec facilité !) Eh bien ! je saurai faire mes paquets. Je suis un ancien commis-voyageur, j’ai l’habitude des départs. Ah ! mes enfants, je suis un esprit fort.

— Papa, promets-moi de laisser venir l’Église à ton chevet.

— Jamais, répondit Crevel. Que voulez-vous, j’ai sucé le lait de la révolution, je n’ai pas l’esprit du baron d’Holbach, mais j’ai sa force d’âme. Je suis plus que jamais Régence, Mousquetaire gris, abbé Dubois, et maréchal de Richelieu ! sacrebleu ! Ma pauvre femme, qui perd la tête, vient de m’envoyer un homme à soutane, {p. 364}   à moi, l’admirateur de Béranger, l’ami de Lisette, l’enfant de Voltaire et de Rousseau… Le médecin m’a dit, pour me tâter, pour savoir si la maladie m’abattait : — Vous avez vu monsieur l’abbé ?… Eh bien ! j’ai imité le grand Montesquieu. Oui, j’ai regardé le médecin, tenez, comme cela, fit-il en se mettant de trois quarts comme dans son portrait et tendant la main avec autorité, et j’ai dit :

… Cet esclave est venu,
Il a montré son ordre, et n’a rien obtenu.

Son Ordre est un joli calembour, qui prouve qu’à l’agonie monsieur le président de Montesquieu conservait toute la grâce de son génie, car on lui avait envoyé un Jésuite !… J’aime ce passage… on ne peut pas dire de sa vie, mais de sa mort. Ah ! le passage ! encore un calembour ! Le Passage Montesquieu.

Hulot fils contemplait tristement son beau-père, en se demandant si la bêtise et la vanité ne possédaient pas une force égale à celle de la vraie grandeur d’âme. Les causes qui font mouvoir les ressorts de l’âme semblent être tout à fait étrangères aux résultats. La force que déploie un grand criminel serait-elle donc la même que celle dont s’enorgueillit un Champcenetz allant au supplice ?

À la fin de la semaine, madame Crevel était enterrée, après des souffrances inouïes, et Crevel suivit sa femme à deux jours de distance. Ainsi, les effets du contrat de mariage furent annulés, et Crevel hérita de Valérie.

Le lendemain même de l’enterrement, l’avocat revit le vieux moine, et il le reçut sans mot dire. Le moine tendit silencieusement la main, et silencieusement aussi, maître Victorin Hulot lui remit quatre-vingts billets de banque de mille francs, pris sur la somme que l’on trouva dans le secrétaire de Crevel. Madame Hulot jeune hérita de la terre de Presles et de trente mille francs de rente. Madame Crevel avait légué trois cent mille francs au baron Hulot. Le scrofuleux Stanislas devait avoir, à sa majorité, l’hôtel Crevel et vingt-quatre mille francs de rente.

Parmi les nombreuses et sublimes associations instituées par la charité catholique dans Paris, il en est une, fondée par madame de La Chanterie, dont le but est de marier civilement et religieusement les gens du peuple qui se sont unis de bonne volonté. Les législateurs, qui tiennent beaucoup aux produits de l’Enregistrement, la Bourgeoisie régnante, qui tient aux honoraires du Notariat, {p. 365}   feignent d’ignorer que les trois quarts des gens du peuple ne peuvent pas payer quinze francs pour leur contrat de mariage. La chambre des notaires est au-dessous, en ceci, de la chambre des avoués de Paris. Les avoués de Paris, compagnie assez calomniée, entreprennent gratuitement la poursuite des procès des indigents, tandis que les notaires n’ont pas encore décidé de faire gratis les contrats de mariage des pauvres gens. Quant au Fisc, il faudrait remuer toute la machine gouvernementale pour obtenir qu’il se relâchât de sa rigueur à cet égard. L’Enregistrement est sourd et muet. L’Église, de son côté, perçoit des droits sur les mariages. L’Église est, en France, excessivement fiscale ; elle se livre, dans la maison de Dieu, à d’ignobles trafics de petits bancs et de chaises dont s’indignent les Étrangers, quoiqu’elle ne puisse avoir oublié la colère du Sauveur chassant les vendeurs du Temple. Si l’Église se relâche difficilement de ses droits, il faut croire que ses droits, dits de fabrique, constituent aujourd’hui l’une de ses ressources, et la faute des Églises serait alors celle de l’État. La réunion de ces circonstances, par un temps où l’on s’inquiète beaucoup trop des nègres, des petits condamnés de la police correctionnelle, pour s’occuper des honnêtes gens qui souffrent, fait que beaucoup de ménages honnêtes restent dans le concubinage, faute de trente francs, dernier prix auquel le Notariat, l’Enregistrement, la Mairie et l’Église puissent unir deux Parisiens. L’institution de madame de La Chanterie, fondée pour remettre les pauvres ménages dans la voie religieuse et légale, est à la poursuite de ces couples, qu’elle trouve d’autant mieux qu’elle les secourt comme indigents, avant de vérifier leur état incivil.

Lorsque madame la baronne Hulot fut tout à fait rétablie, elle reprit ses occupations. Ce fut alors que la respectable madame de La Chanterie vint prier Adeline de joindre la légalisation des mariages naturels aux bonnes œuvres dont elle était l’intermédiaire.

Une des premières tentatives de la baronne en ce genre eut lieu dans le quartier sinistre nommé autrefois la Petite-Pologne, et que circonscrivent la rue du Rocher, la rue de la Pépinière et la rue de Miroménil. Il existe là comme une succursale du faubourg Saint-Marceau. Pour peindre ce quartier, il suffira de dire que les propriétaires de certaines maisons habitées par des industriels sans industries, par de dangereux ferrailleurs, par des indigents livrés à des métiers périlleux, n’osent pas y réclamer leurs loyers, et ne trouvent pas d’huissiers qui veuillent expulser les locataires {p. 366}   insolvables. En ce moment, la Spéculation, qui tend à changer la face de ce coin de Paris et à bâtir l’espace en friche qui sépare la rue d’Amsterdam de la rue du Faubourg-du-Roule, en modifiera sans doute la population, car la truelle est, à Paris, plus civilisatrice qu’on ne le pense ! En bâtissant de belles et d’élégantes maisons à concierges, les bordant de trottoirs et y pratiquant des boutiques, la Spéculation écarte, par le prix du loyer, les gens sans aveu, les ménages sans mobilier et les mauvais locataires. Ainsi les quartiers se débarrassent de ces populations sinistres et de ces bouges où la police ne met le pied que quand la justice l’ordonne.

En juin 1844, l’aspect de la place Delaborde et de ses environs était encore peu rassurant. Le fantassin élégant qui, de la rue de la Pépinière, remontait par hasard dans ces rues épouvantables, s’étonnait de voir l’aristocratie coudoyée là par une infime Bohême. Dans ces quartiers, où végètent l’indigence ignorante et la misère aux abois, florissent les derniers écrivains publics qui se voient dans Paris. Là où vous voyez écrits ces deux mots : Écrivain public, en grosse coulée, sur un papier blanc affiché à la vitre de quelque entresol ou d’un fangeux rez-de-chaussée, vous pouvez hardiment penser que le quartier recèle beaucoup de gens ignares, et partant des malheurs, des vices et des criminels. L’ignorance est la mère de tous les crimes. Un crime est, avant tout, un manque de raisonnement.

Or, pendant la maladie de la baronne, ce quartier, pour lequel elle était une seconde Providence, avait acquis un écrivain public établi dans le passage du Soleil, dont le nom est une de ces antithèses familières aux Parisiens, car ce passage est doublement obscur. Cet écrivain, soupçonné d’être Allemand, se nommait Vyder, et vivait maritalement avec une jeune fille, de laquelle il était si jaloux, qu’il ne la laissait aller que chez d’honnêtes fumistes de la rue Saint-Lazare, Italiens, comme tous les fumistes, et à Paris depuis longues années. Ces fumistes avaient été sauvés d’une faillite inévitable, et qui les aurait réduits à la misère, par la baronne Hulot, agissant pour le compte de madame de La Chanterie. En quelques mois, l’aisance avait remplacé la misère, et la religion était entrée en des cœurs qui naguère maudissaient la Providence, avec l’énergie particulière aux Italiens fumistes. Une des premières visites de la baronne fut donc pour cette famille. Elle fut heureuse du spectacle qui s’offrit à ses regards, au fond de la maison où {p. 367}   demeuraient ces braves gens, rue Saint-Lazare, auprès de la rue du Rocher. Au-dessus des magasins et de l’atelier, maintenant bien fournis, et où grouillaient des apprentis et des ouvriers, tous Italiens de la vallée de Domodossola, la famille occupait un petit appartement où le travail avait apporté l’abondance. La baronne fut reçue comme si c’eût été la Sainte-Vierge apparue. Après un quart d’heure d’examen, forcée d’attendre le mari pour savoir comment allaient les affaires, Adeline s’acquitta de son saint espionnage en s’enquérant des malheureux que pouvait connaître la famille du fumiste.

— Ah ! ma bonne dame, vous qui sauveriez les damnés de l’enfer, dit l’Italienne, il y a bien près d’ici une jeune fille à retirer de la perdition.

— La connaissez-vous bien ? demanda la baronne.

— C’est la petite-fille d’un ancien patron de mon mari, venu en France dès la révolution, en 1798, nommé Judici. Le père Judici a été, sous l’empereur Napoléon, l’un des premiers fumistes de Paris ; il est mort en 1819, laissant une belle fortune à son fils. Mais le fils Judici a tout mangé avec de mauvaises femmes, et il a fini par en épouser une plus rusée que les autres, celle dont il a eu cette pauvre petite fille, qui sort d’avoir quinze ans.

— Que lui est-il arrivé ? dit la baronne vivement impressionnée par la ressemblance du caractère de ce Judici avec celui de son mari.

— Eh bien ! madame, cette petite, nommée Atala, a quitté père et mère pour venir vivre ici à côté, avec un vieil Allemand de quatre-vingts ans, au moins, nommé Vyder, qui fait toutes les affaires des gens qui ne savent ni lire ni écrire. Si au moins ce vieux libertin, qui, dit-on, aurait acheté la petite à sa mère pour quinze cents francs, épousait cette jeunesse, comme il a sans doute peu de temps à vivre, et qu’on le dit susceptible d’avoir quelques milliers de francs de rente, eh bien ! la pauvre enfant, qui est un petit ange, échapperait au mal, et surtout à la misère, qui la pervertira.

— Je vous remercie de m’avoir indiqué cette bonne action à faire, dit Adeline ; mais il faut agir avec prudence. Quel est ce vieillard ?

— Oh ! madame, c’est un brave homme, il rend la petite heureuse, et il ne manque pas de bon sens ; car, voyez-vous, il a {p. 368}   quitté le quartier des Judici, je crois, pour sauver cette enfant des griffes de sa mère. La mère était jalouse de sa fille, et peut-être rêvait-elle de tirer parti de cette beauté, de faire de cette enfant une demoiselle !… Atala s’est souvenue de nous, elle a conseillé à son monsieur de s’établir auprès de notre maison ; et, comme le bonhomme a vu qui nous étions, il la laisse venir ici ; mais mariez-le, madame, et vous ferez une action bien digne de vous… Une fois mariée, la petite sera libre, elle échappera par ce moyen à sa mère, qui la guette et qui voudrait, pour tirer parti d’elle, la voir au théâtre ou réussir dans l’affreuse carrière où elle l’a lancée.

— Pourquoi ce vieillard ne l’a-t-il pas épousée ?…

— Ce n’était pas nécessaire, dit l’Italienne, et quoique le bonhomme Vyder ne soit pas un homme absolument méchant, je crois qu’il est assez rusé pour vouloir être maître de la petite, tandis que marié, dame ! il craint, ce pauvre vieux, ce qui pend au nez de tous les vieux…

— Pouvez-vous envoyer chercher la jeune fille ? dit la baronne, je la verrais ici, je saurais s’il y a de la ressource…

La femme du fumiste fit un signe à sa fille aînée, qui partit aussitôt. Dix minutes après, cette jeune personne revint, tenant par la main une fille de quinze ans et demi, d’une beauté tout italienne.

Mademoiselle Judici tenait du sang paternel cette peau jaunâtre au jour, qui le soir, aux lumières, devient d’une blancheur éclatante, des yeux d’une grandeur, d’une forme, d’un éclat oriental, des cils fournis et recourbés qui ressemblaient à de petites plumes noires, une chevelure d’ébène, et cette majesté native de la Lombardie qui fait croire à l’étranger, quand il se promène le dimanche à Milan, que les filles des portiers sont autant de reines. Atala, prévenue par la fille du fumiste de la visite de cette grande dame dont elle avait entendu parler, avait mis à la hâte une jolie robe de soie, des brodequins et un mantelet élégant. Un bonnet à rubans couleur cerise décuplait l’effet de la tête. Cette petite se tenait dans une pose de curiosité naïve, en examinant du coin de l’œil la baronne, dont le tremblement nerveux l’étonnait beaucoup. La baronne poussa un profond soupir en voyant ce chef-d’œuvre féminin dans la boue de la prostitution, et jura de la ramener à la Vertu.

{p. 369}   — Comment te nommes-tu, mon enfant ?

— Atala, madame.

— Sais-tu lire, écrire ?…

— Non, madame ; mais cela ne fait rien, puisque monsieur le sait…

— Tes parents t’ont-ils menée à l’église ? As-tu fait ta première communion ? Sais-tu ton catéchisme ?

— Madame, papa voulait me faire faire des choses qui ressemblent à ce que vous dites, mais maman s’y est opposée…

— Ta mère !… s’écria la baronne. Elle est donc bien méchante, ta mère ?…

— Elle me battait toujours ! Je ne sais pourquoi, mais j’étais le sujet de disputes continuelles entre mon père et ma mère…

— On ne t’a donc jamais parlé de Dieu ?… s’écria la baronne. L’enfant ouvrit de grands yeux.

— Ah ! maman et papa disaient souvent : S… n… de Dieu ! Tonnerre de Dieu ! Sacre-Dieu !… dit-elle avec une délicieuse naïveté.

— N’as-tu jamais vu d’église ? ne t’est-il pas venu dans l’idée d’y entrer ?

— Des églises ?… Ah ! Notre-Dame, le Panthéon, j’ai vu cela de loin, quand papa m’emmenait dans Paris ; mais cela n’arrivait pas souvent. Il n’y a pas de ces églises-là dans le faubourg.

— Dans quel faubourg étiez-vous ?

— Dans le faubourg…

— Quel faubourg.

— Mais rue de Charonne, madame…

Les gens du faubourg Saint-Antoine n’appellent jamais autrement ce quartier célèbre que le faubourg. C’est pour eux le faubourg par excellence, le souverain faubourg, et les fabricants eux-mêmes entendent par ce mot spécialement le faubourg Saint-Antoine.

— On ne t’a jamais dit ce qui était bien, ce qui était mal ?

— Maman me battait quand je ne faisais pas les choses à son idée…

— Mais ne savais-tu pas que tu commettais une mauvaise action en quittant ton père et ta mère pour aller vivre avec un vieillard ?

Atala Judici regarda d’un air superbe la baronne, et ne lui répondit pas.

{p. 370}   — C’est une fille tout à fait sauvage !… se dit Adeline.

— Oh ! madame, il y en a beaucoup comme elle au faubourg ! dit la femme du fumiste.

— Mais elle ignore tout, même le mal, mon Dieu ! Pourquoi ne me réponds-tu pas ?… demanda la baronne en essayant de prendre Atala par la main.

Atala courroucée recula d’un pas.

— Vous êtes une vieille folle ! dit-elle. Mon père et ma mère étaient à jeun depuis une semaine ! Ma mère voulait faire de moi quelque chose de bien mauvais, puisque mon père l’a battue en l’appelant voleuse ! Pour lors, monsieur Vyder a payé toutes les dettes de mon père et de ma mère et leur a donné de l’argent… oh ! plein un sac !… Et il m’a emmenée, que mon pauvre papa pleurait… Mais il fallait nous quitter !… Eh bien ! est-ce mal ? demanda-t-elle.

— Et aimez-vous bien ce monsieur Vyder ?…

— Si je l’aime ?… dit-elle. Je crois bien, madame ! il me raconte de belles histoires tous les soirs !… Et il m’a donné de belles robes, du linge, un châle. Mais, c’est que je suis nippée comme une princesse, et je ne porte plus de sabots ! Enfin, depuis deux mois, je ne sais plus ce que c’est que d’avoir faim. Je ne mange plus de pommes de terre ! Il m’apporte des bonbons, des pralines ! Oh ! que c’est bon, le chocolat praliné !… Je fais tout ce qu’il veut pour un sac de chocolat ! Et puis, mon gros père Vyder est bien bon, il me soigne si bien, si gentiment, que ça me fait voir comment aurait dû être ma mère… Il va prendre une vieille bonne pour me soigner, car il ne veut pas que je me salisse les mains à faire la cuisine. Depuis un mois, il commence à gagner pas mal d’argent, il m’apporte trois francs tous les soirs… que je mets dans une tirelire ! Seulement, il ne veut pas que je sorte, excepté pour venir ici… C’est ça un amour d’homme ; aussi, fait-il de moi ce qu’il veut… Il m’appelle sa petite chatte ! et ma mère ne m’appelait que petite B…, ou bien f… p… ! voleuse, vermine ! Est-ce que je sais !

— Eh bien ! pourquoi, mon enfant, ne ferais-tu pas ton mari du père Vyder ?…

— Mais, c’est fait, madame ! dit la jeune fille en regardant la baronne d’un air plein de fierté, sans rougir, le front pur, les yeux calmes. Il m’a dit que j’étais sa petite femme, mais c’est bien embêtant d’être la femme d’un homme !… Allez ! sans les pralines !…

{p. 371}   — Mon Dieu ! se dit à voix basse la baronne, quel est le monstre qui a pu abuser d’une si complète et si sainte innocence ? Remettre cette enfant dans le bon sentier, n’est-ce pas racheter bien des fautes ! Moi je savais ce que je faisais ! se dit-elle en pensant à sa scène avec Crevel. Elle ! elle ignore tout !

— Connaissez-vous monsieur Samanon ?… demanda la petite Atala d’un air câlin.

— Non, ma petite ; mais pourquoi me demandes-tu cela ?

— Bien vrai ? dit l’innocente créature.

— Ne crains rien de madame, Atala ?… dit la femme du fumiste, c’est un ange !

— C’est que mon gros chat a peur d’être trouvé par ce Samanon, il se cache… et que je voudrais bien qu’il pût être libre…

— Et pourquoi ?…

— Dame ! il me mènerait à Bobino ! peut-être à l’Ambigu !

— Quelle ravissante créature ! dit la baronne en embrassant cette petite fille.

— Êtes-vous riche ?… demanda Atala qui jouait avec les manchettes de la baronne.

— Oui et non, répondit la baronne. Je suis riche pour les bonnes petites filles comme toi, quand elles veulent se laisser instruire des devoirs du chrétien par un prêtre, et aller dans le bon chemin.

— Dans quel chemin ? dit Atala. Je vais bien sur mes jambes.

— Le chemin de la vertu !

Atala regarda la baronne d’un air matois et rieur.

— Vois madame, elle est heureuse depuis qu’elle est rentrée dans le sein de l’Église ?… dit la baronne en montrant la femme du fumiste. Tu t’es mariée comme les bêtes s’accouplent.

— Moi ! reprit Atala, mais si vous voulez me donner ce que me donne le père Vyder, je serai bien contente de ne pas me marier. C’est une scie ! savez-vous ce que c’est ?…

— Une fois qu’on s’est unie à un homme, comme toi, reprit la baronne, la vertu veut qu’on lui soit fidèle.

— Jusqu’à ce qu’il meure ?… dit Atala d’un air fin, je n’en aurai pas pour long-temps. Si vous saviez comme le père Vyder tousse et souffle ! Peuh ! peuh ! fit-elle en imitant le vieillard.

— La vertu, la morale veulent, reprit la baronne, que l’Église qui représente Dieu, et la mairie qui représente la loi, consacrent {p. 372}   votre mariage. Vois, madame, elle s’est mariée légitimement…

— Est-ce que ça sera plus amusant ? demanda l’enfant.

— Tu seras plus heureuse, dit la baronne, car personne ne pourra te reprocher ce mariage. Tu plairas à Dieu ! Demande à madame si elle s’est mariée sans avoir reçu le sacrement du mariage ?

Atala regarda la femme du fumiste.

— Qu’a-t-elle plus que moi ? demanda-t-elle. Je suis plus jolie qu’elle.

— Oui, mais je suis une honnête femme, et toi, l’on peut te donner un vilain nom…

— Comment veux-tu que Dieu te protége, si tu foules aux pieds les lois divines et humaines ? dit la baronne. Sais-tu que Dieu tient en réserve un paradis pour ceux qui suivent les commandements de son Église ?

— Quéqu’il y a dans le paradis ? Y a-t-il des spectacles ? dit Atala.

— Oh ! le paradis, c’est, dit la baronne, toutes les jouissances que tu peux imaginer. Il est plein d’anges, dont les ailes sont blanches. On y voit Dieu dans sa gloire, on partage sa puissance, on est heureux à tout moment et dans l’éternité !…

Atala Judici écoutait la baronne comme elle eût écouté de la musique ; et, la voyant hors d’état de comprendre, Adeline pensa qu’il fallait prendre une autre voie en s’adressant au vieillard.

— Retourne chez toi, ma petite, et j’irai parler à ce monsieur Vyder. Est-il Français ?…

— Il est Alsacien, madame ; mais il sera riche, allez ! Si vous vouliez payer ce qu’il doit à ce vilain Samanon, il vous rendrait votre argent ! car il aura dans quelques mois, dit-il, six mille francs de rente, et nous irons alors vivre à la campagne, bien loin, dans les Vosges…

Ce mot les Vosges fit tomber la baronne dans une rêverie profonde. Elle revit son village ! La baronne fut tirée de cette douloureuse méditation par les salutations du fumiste qui venait lui donner les preuves de sa prospérité.

— Dans un an, madame, je pourrai vous rendre les sommes que vous nous avez prêtées, car c’est l’argent du bon Dieu ! c’est celui des pauvres et des malheureux ! Si je fais fortune, vous puiserez un jour dans notre bourse, je rendrai par vos mains aux autres le secours que vous nous avez apporté.

{p. 373}   — En ce moment, dit la baronne, je ne vous demande pas d’argent, je vous demande votre coopération à une bonne œuvre. Je viens de voir la petite Judici qui vit avec un vieillard, et je veux les marier religieusement, légalement.

— Ah ! le père Vyder ! c’est un bien brave et digne homme, il est de bon conseil. Ce pauvre vieux s’est déjà fait des amis dans le quartier, depuis deux mois qu’il y est venu. Il me met mes mémoires au net. C’est un brave colonel, je crois, qui a bien servi l’Empereur… Ah ! comme il aime Napoléon ! Il est décoré, mais il ne porte jamais de décorations. Il attend qu’il se soit refait, car il a des dettes, le pauvre cher homme !… je crois même qu’il se cache, il est sous le coup des huissiers…

— Dites que je payerai ses dettes, s’il veut épouser la petite…

— Ah bien ! ce sera bientôt fait. Tenez, madame, allons-y… c’est à deux pas, dans le passage du Soleil !

La baronne et le fumiste sortirent pour aller au passage du Soleil.

— Par ici, madame, dit le fumiste en montrant la rue de la Pépinière.

Le passage du Soleil est en effet au commencement de la rue de la Pépinière et débouche rue du Rocher. Au milieu de ce passage de création récente, et dont les boutiques sont d’un prix très-modique, la baronne aperçut, au-dessus d’un vitrage garni de taffetas vert, à une hauteur qui ne permettait pas aux passants de jeter des regards indiscrets : ÉCRIVAIN PUBLIC, et sur la porte :

CABINET D’AFFAIRES.
Ici l’on rédige les pétitions, on met les mémoires au net, etc. Discrétion, célérité.

L’intérieur ressemblait à ces bureaux de transit où les omnibus de Paris font attendre les places de correspondance aux voyageurs. Un escalier intérieur menait sans doute à l’appartement en entresol éclairé par la galerie et qui dépendait de la boutique. La baronne aperçut un bureau de bois blanc noirci, des cartons, et un ignoble fauteuil acheté d’occasion. Une casquette et un abat-jour en taffetas vert à fil d’archal tout crasseux annonçaient soit des précautions prises pour se déguiser, soit une faiblesse d’yeux assez concevable chez un vieillard.

{p. 374}   — Il est là haut, dit le fumiste, je vais monter le prévenir et le faire descendre.

La baronne baissa son voile et s’assit. Un pas pesant ébranla le petit escalier de bois, et Adeline ne put retenir un cri perçant en voyant son mari, le baron Hulot, en veste grise tricotée, en pantalon de vieux molleton gris et en pantoufles.

— Que voulez-vous, madame ? dit Hulot galamment.

Adeline se leva, saisit Hulot, et lui dit d’une voix brisée par l’émotion : — Enfin, je te retrouve !…

— Adeline !… s’écria le baron stupéfait qui ferma la porte de la boutique. Joseph ! cria-t-il au fumiste, allez-vous-en par l’allée.

— Mon ami, dit-elle oubliant tout dans l’excès de sa joie, tu peux revenir au sein de ta famille, nous sommes riches ! ton fils a cent soixante mille francs de rente ! ta pension est libre, tu as un arriéré de quinze mille francs à toucher sur ton simple certificat de vie ! Valérie est morte en te léguant trois cent mille francs. On a bien oublié ton nom, va ! tu peux rentrer dans le monde, et tu trouveras d’abord chez ton fils une fortune. Viens, notre bonheur sera complet. Voici bientôt trois ans que je te cherche, et j’espérais si bien te rencontrer, que tu as un appartement tout prêt à te recevoir. Oh ! sors d’ici, sors de l’affreuse situation où je te vois !

— Je le veux bien, dit le baron étourdi ; mais pourrai-je emmener la petite ?

— Hector, renonce à elle ! fais cela pour ton Adeline qui ne t’a jamais demandé le moindre sacrifice ! je te promets de doter cette enfant, de la bien marier, de la faire instruire. Qu’il soit dit qu’une de celles qui t’ont rendu heureux soit heureuse, et ne tombe plus ni dans le vice, ni dans la fange !

— C’est donc toi, reprit le baron avec un sourire, qui voulais me marier ?… Reste un instant là, dit-il, je vais aller m’habiller là-haut, où j’ai dans une malle des vêtements convenables…

Quand Adeline fut seule, et qu’elle regarda de nouveau cette affreuse boutique, elle fondit en larmes. — Il vivait là, se dit-elle, et nous sommes dans l’opulence !… Pauvre homme ! a-t-il été puni, lui qui était l’élégance même ! Le fumiste vint saluer sa bienfaitrice, qui lui dit de faire avancer une voiture. Quand le fumiste revint, la baronne le pria de prendre chez lui la petite Atala Judici, de l’emmener sur-le-champ.

{p. 375}   — Vous lui direz, ajouta-t-elle, que si elle veut se mettre sous la direction de monsieur le curé de la Madeleine, le jour où elle fera sa première communion je lui donnerai trente mille francs de dot et un bon mari, quelque brave jeune homme !

— Mon fils aîné, madame ! il a vingt-deux ans, et il adore cette enfant !

Le baron descendit en ce moment, il avait les yeux humides.

— Tu me fais quitter, dit-il à l’oreille de sa femme, la seule créature qui ait approché de l’amour que tu as pour moi ! Cette petite fond en larmes, et je ne puis pas l’abandonner ainsi…

— Sois tranquille, Hector ! elle va se trouver au milieu d’une honnête famille, et je réponds de ses mœurs.

— Ah ! je puis te suivre alors, dit le baron en conduisant sa femme à la citadine.

Hector, redevenu baron d’Ervy, avait mis un pantalon et une redingote en drap bleu, un gilet blanc, une cravate noire et des gants. Lorsque la baronne fut assise au fond de la voiture, Atala s’y fourra par un mouvement de couleuvre.

— Ah ! madame, dit-elle, laissez-moi vous accompagner et aller avec vous… Tenez, je serai bien gentille, bien obéissante, je ferai tout ce que vous voudrez ; mais ne me séparez pas du père Vyder, de mon bienfaiteur qui me donne de si bonnes choses. Je vais être battue !…

— Allons, Atala, dit le baron, cette dame est ma femme, et il faut nous quitter…

— Elle ! si vieille que ça ! répondit l’innocente, et qui tremble comme une feuille ! Oh ! c’te tête !

Et elle imita railleusement le tressaillement de la baronne. Le fumiste, qui courait après la petite Judici, vint à la portière de la voiture.

— Emportez-la ! dit la baronne.

Le fumiste prit Atala dans ses bras et l’emmena chez lui de force.

— Merci de ce sacrifice, mon ami ! dit Adeline en prenant la main du baron et la serrant avec une joie délirante. Es-tu changé ! Comme tu dois avoir souffert ! Quelle surprise pour ta fille, pour ton fils !

Adeline parlait comme parlent les amants qui se revoient après une longue absence, de mille choses à la fois. En dix minutes, le {p. 376}   baron et sa femme arrivèrent rue Louis-le-Grand, où Adeline trouva la lettre suivante :

Madame la baronne,
Monsieur le baron d’Ervy est resté un mois rue de Charonne, sous le nom de Thorec, anagramme d’Hector. Il est maintenant passage du Soleil, sous le nom de Vyder. Il se dit Alsacien, fait des écritures, et vit avec une jeune fille nommée Atala Judici. Prenez bien des précautions, madame, car on cherche activement le baron, je ne sais dans quel intérêt.
La comédienne a tenu sa parole, et se dit, comme toujours,
Madame la baronne,
Votre humble servante,
J. M.

Le retour du baron excita des transports de joie qui le convertirent à la vie de famille. Il oublia la petite Atala Judici, car les excès de la passion l’avaient fait arriver à la mobilité de sensations qui distingue l’enfance. Le bonheur de la famille fut troublé par le changement survenu chez le baron. Après avoir quitté ses enfants encore valide, il revenait presque centenaire, cassé, voûté, la physionomie dégradée. Un dîner splendide, improvisé par Célestine, rappela les dîners de la cantatrice au vieillard qui fut étourdi des splendeurs de sa famille.

— Vous fêtez le retour du père prodigue ! dit-il à l’oreille d’Adeline.

— Chut !… tout est oublié, répondit-elle.

— Et Lisbeth ? demanda le baron qui ne vit pas la vieille fille.

— Hélas ! répondit Hortense, elle est au lit, elle ne se lève plus, et nous aurons le chagrin de la perdre bientôt. Elle compte te voir après dîner.

Le lendemain matin, au lever du soleil, Hulot fils fut averti par son concierge que des soldats de la garde municipale cernaient toute sa propriété. Des gens de justice cherchaient le baron Hulot. Le garde du commerce, qui suivait la portière, présenta des jugements en règle à l’avocat, en lui demandant s’il voulait payer pour son père. Il s’agissait de dix mille francs de lettres de change souscrites au profit d’un usurier nommé Samanon, et qui probablement avait donné deux ou trois mille francs au baron d’Ervy. {p. 377}   Hulot fils pria le garde du commerce de renvoyer son monde, et il paya. — Sera-ce là tout ? se dit-il avec inquiétude.

Lisbeth, déjà bien malheureuse du bonheur qui luisait sur la famille, ne put soutenir cet événement heureux. Elle empira si bien, qu’elle fut condamnée par Bianchon à mourir une semaine après, vaincue au bout de cette longue lutte marquée pour elle par tant de victoires. Elle garda le secret de sa haine au milieu de l’affreuse agonie d’une phthisie pulmonaire. Elle eut d’ailleurs la satisfaction suprême de voir Adeline, Hortense, Hulot, Victorin, Steinbock, Célestine et leurs enfants tous en larmes autour de son lit, et la regrettant comme l’ange de la famille. Le baron Hulot, mis à un régime substantiel qu’il ignorait depuis bientôt trois ans, reprit de la force, et il se ressembla presque à lui-même. Cette restauration rendit Adeline heureuse à un tel point que l’intensité de son tressaillement nerveux diminua. — Elle finira par être heureuse ! se dit Lisbeth la veille de sa mort en voyant l’espèce de vénération que le baron témoignait à sa femme dont les souffrances lui avaient été racontées par Hortense et par Victorin. Ce sentiment hâta la fin de la cousine Bette, dont le convoi fut mené par toute une famille en larmes.

Le baron et la baronne Hulot, se voyant arrivés à l’âge du repos absolu, donnèrent au comte et à la comtesse Steinbock les magnifiques appartements du premier étage, et se logèrent au second. Le baron, par les soins de son fils, obtint une place dans un chemin de fer, au commencement de l’année 1845, avec six mille francs d’appointements, qui, joints aux six mille francs de pension de sa retraite et à la fortune léguée par madame Crevel, lui composèrent vingt-quatre mille francs de rente. Hortense, ayant été séparée de biens avec son mari pendant les trois années de brouille, Victorin n’hésita plus à placer au nom de sa sœur les deux cent mille francs du fidéicommis, et il fit à Hortense une pension de douze mille francs. Wenceslas, mari d’une femme riche, ne lui faisait aucune infidélité ; mais il flânait, sans pouvoir se résoudre à entreprendre une œuvre, si petite qu’elle fût. Redevenu artiste in partibus, il avait beaucoup de succès dans les salons, il était consulté par beaucoup d’amateurs ; enfin il passa critique, comme tous les impuissants qui mentent à leurs débuts. Chacun de ces ménages jouissait donc d’une fortune particulière, quoique vivant en famille. Éclairée par tant de malheurs, la baronne laissait à son fils le {p. 378}   soin de gérer les affaires, et réduisait ainsi le baron à ses appointements, espérant que l’exiguïté de ce revenu l’empêcherait de retomber dans ses anciennes erreurs. Mais, par un bonheur étrange, et sur lequel ni la mère ni le fils ne comptaient, le baron semblait avoir renoncé au beau sexe. Sa tranquillité, mise sur le compte de la nature, avait fini par tellement rassurer la famille, qu’on jouissait entièrement de l’amabilité revenue et des charmantes qualités du baron d’Ervy. Plein d’attention pour sa femme et pour ses enfants, il les accompagnait au spectacle, dans le monde où il reparut, et il faisait avec une grâce exquise les honneurs du salon de son fils. Enfin, ce père prodigue reconquis donnait la plus grande satisfaction à sa famille. C’était un agréable vieillard, complétement détruit, mais spirituel, n’ayant gardé de son vice que ce qui pouvait en faire une vertu sociale. On arriva naturellement à une sécurité complète. Les enfants et la baronne portaient aux nues le père de famille, en oubliant la mort des deux oncles ! La vie ne va pas sans de grands oublis !

Madame Victorin, qui menait avec un grand talent de ménagère, dû d’ailleurs aux leçons de Lisbeth, cette maison énorme, avait été forcée de prendre un cuisinier. Le cuisinier rendit nécessaire une fille de cuisine. Les filles de cuisine sont aujourd’hui des créatures ambitieuses, occupées à surprendre les secrets du chef, et qui deviennent des cuisinières dès qu’elles savent faire tourner les sauces. Donc on change très-souvent de filles de cuisine. Au commencement du mois de décembre 1845, Célestine prit pour fille de cuisine, une grosse Normande d’Isigny, à taille courte, à bons bras rouges, munie d’un visage commun, bête comme une pièce de circonstance, et qui se décida difficilement à quitter le bonnet de coton classique dont se coiffent les filles de la Basse-Normandie. Cette fille, douée d’un embonpoint de nourrice, semblait près de faire éclater la cotonnade dont elle entourait son corsage. On eût dit que sa figure rougeaude avait été taillée dans du caillou, tant les jaunes contours en étaient fermes. On ne fit naturellement aucune attention dans la maison, à l’entrée de cette fille appelée Agathe, la vraie fille délurée que la province envoie journellement à Paris. Agathe tenta médiocrement le cuisinier, tant elle était grossière dans son langage, car elle avait servi les rouliers, elle sortait d’une auberge de faubourg, et au lieu de faire la conquête du chef et d’obtenir de lui qu’il lui montrât le grand art {p. 379}   de la cuisine, elle fut l’objet de son mépris. Le cuisinier courtisait Louise, la femme de chambre de la comtesse Steinbock. Aussi la Normande, se voyant maltraitée, se plaignit-elle de son sort ; elle était toujours envoyée dehors, sous un prétexte quelconque, quand le chef finissait un plat ou parachevait une sauce. — Décidément, je n’ai pas de chance, disait-elle, j’irai dans une autre maison. Néanmoins, elle resta, quoiqu’elle eût demandé déjà deux fois à sortir.

Une nuit, Adeline, réveillée par un bruit étrange, ne trouva plus Hector dans le lit qu’il occupait auprès du sien, car ils couchaient dans des lits jumeaux, ainsi qu’il convient à des vieillards. Elle attendit une heure sans voir revenir le baron. Prise de peur, croyant à une catastrophe tragique, à l’apoplexie, elle monta d’abord à l’étage supérieur occupé par les mansardes où couchaient les domestiques, et fut attirée vers la chambre d’Agathe, autant par la vive lumière qui sortait par la porte, entrebâillée, que par le murmure de deux voix. Elle s’arrêta tout épouvantée en reconnaissant la voix du baron, qui, séduit par les charmes d’Agathe, en était arrivé par la résistance calculée de cette atroce maritorne, à lui dire ces odieuses paroles : — Ma femme n’a pas long-temps à vivre, et si tu veux tu pourras être baronne. Adeline jeta un cri, laissa tomber son bougeoir et s’enfuit.

Trois jours après, la baronne, administrée la veille, était à l’agonie et se voyait entourée de sa famille en larmes. Un moment avant d’expirer, elle prit la main de son mari, la pressa et lui dit à l’oreille : — Mon ami, je n’avais plus que ma vie à te donner : dans un moment tu seras libre, et tu pourras faire une baronne Hulot.

Et l’on vit, ce qui doit être rare, des larmes sortir des yeux d’une morte. La férocité du Vice avait vaincu la patience de l’ange, à qui, sur le bord de l’Éternité, il échappa le seul mot de reproche qu’elle eût fait entendre de toute sa vie.

Le baron Hulot quitta Paris trois jours après l’enterrement de sa femme. Onze mois après, Victorin apprit indirectement le mariage de son père avec mademoiselle Agathe Piquetard, qui s’était célébré à Isigny, le premier février mil huit cent quarante-six.

— Les ancêtres peuvent s’opposer au mariage de leurs enfants, mais les enfants ne peuvent pas empêcher les folies des ancêtres en enfance, dit maître Hulot à maître Popinot, le second fils de l’ancien ministre du commerce, qui lui parlait de ce mariage.