Deuxième partie

XLVIII
De la baronne de Macumer à la comtesse de l’Estorade

15 octobre 1833.

Eh ! bien, oui, Renée, on a raison, on t’a dit vrai. J’ai vendu mon hôtel, j’ai vendu Chantepleurs et les fermes de Seine-et-Marne ; mais que je sois folle et ruinée, ceci est de trop. Comptons ! La cloche fondue, il m’est resté de la fortune de mon pauvre Macumer environ douze cent mille francs. Je vais te rendre un compte fidèle en sœur bien apprise. J’ai mis un million dans le trois pour cent quand il était à cinquante francs, et me suis fait ainsi soixante mille francs de rentes au lieu de trente que j’avais en terres. Aller six mois de l’année en province, y passer des baux, y écouter les doléances des fermiers, qui paient quand ils veulent, s’y ennuyer comme un chasseur par un temps de pluie, avoir des denrées à vendre et les céder à perte ; habiter à Paris un hôtel qui représentait dix mille livres de rentes, placer des fonds chez des notaires, attendre les intérêts, être obligée de poursuivre les gens pour avoir ses remboursements, étudier la législation hypothécaire ; enfin avoir des affaires en Nivernais, en Seine-et-Marne, à Paris, quel fardeau, quels ennuis, quels mécomptes et quelles pertes pour une veuve de vingt-sept ans ! Maintenant ma fortune est hypothéquée sur le budget. Au lieu de payer des contributions à l’État, je reçois de lui, moi-même, sans frais, trente mille francs tous les six mois au Trésor, d’un joli petit employé qui me donne trente billets de mille francs et qui sourit en me voyant. Si la France fait banqueroute ? me diras-tu. D’abord,

Je ne sais pas prévoir les malheurs de si loin.

Mais la France me retrancherait alors tout au plus la moitié de {p. 154}   mon revenu ; je serais encore aussi riche que je l’étais avant mon placement ; puis, d’ici la catastrophe, j’aurai touché le double de mon revenu antérieur. La catastrophe n’arrive que de siècle en siècle, on a donc le temps de se faire un capital en économisant. Enfin le comte de l’Estorade n’est-il pas pair de la France semi-républicaine de Juillet ? n’est-il pas un des soutiens de la couronne offerte par le peuple au roi des Français ? puis-je avoir des inquiétudes en ayant pour ami un président de chambre à la cour des comptes, un grand financier ? Ose dire que je suis folle ! Je calcule presque aussi bien que ton roi-citoyen. Sais-tu ce qui peut donner cette sagesse algébrique à une femme ? l’amour ! Hélas ! le moment est venu de t’expliquer les mystères de ma conduite, dont les raisons fuyaient ta perspicacité, ta tendresse curieuse et ta finesse. Je me marie dans un village auprès de Paris, secrètement. J’aime, je suis aimée. J’aime autant qu’une femme qui sait bien ce qu’est l’amour peut aimer. Je suis aimée autant qu’un homme doit aimer la femme par laquelle il est adoré. Pardonne-moi, Renée, de m’être cachée de toi, de tout le monde. Si ta Louise trompe tous les regards, déjoue toutes les curiosités, avoue que ma passion pour mon pauvre Macumer exigeait cette tromperie. L’Estorade et toi, vous m’eussiez assassinée de doutes, étourdie de remontrances. Les circonstances auraient pu d’ailleurs vous venir en aide. Toi seule sais à quel point je suis jalouse, et tu m’aurais inutilement tourmentée. Ce que tu vas nommer ma folie, ma Renée, je l’ai voulu faire à moi seule, à ma tête, à mon cœur, en jeune fille qui trompe la surveillance de ses parents. Mon amant a pour toute fortune trente mille francs de dettes que j’ai payées. Quel sujet d’observations ! Vous auriez voulu me prouver que Gaston est un intrigant, et ton mari eût espionné ce cher enfant. J’ai mieux aimé l’étudier moi-même. Voici vingt-deux mois qu’il me fait la cour ; j’ai vingt-sept ans, il en a vingt-trois. D’une femme à un homme, cette différence d’âge est énorme. Autre source de malheurs ! Enfin, il est poète, et vivait de son travail ; c’est te dire assez qu’il vivait de fort peu de chose. Ce cher lézard de poète était plus souvent au soleil à bâtir des châteaux en Espagne qu’à l’ombre de son taudis à travailler des poèmes. Or, les écrivains, les artistes, tous ceux qui n’existent que par la pensée, sont assez généralement taxés d’inconstance par les gens positifs. Ils épousent et conçoivent tant de caprices, qu’il est naturel de croire que la tête réagisse sur le cœur. Malgré les dettes payées, malgré la {p. 155}   différence d’âge, malgré la poésie, après neuf mois d’une noble défense et sans lui avoir permis de baiser ma main, après les plus chastes et les plus délicieuses amours, dans quelques jours, je ne me livre pas, comme il y a huit ans, inexpériente, ignorante et curieuse ; je me donne, et suis attendue avec une si grande soumission, que je pourrais ajourner mon mariage à un an ; mais il n’y a pas la moindre servilité dans ceci : il y a servage et non soumission. Jamais il ne s’est rencontré de plus noble cœur, ni plus d’esprit dans la tendresse, ni plus d’âme dans l’amour que chez mon prétendu. Hélas ! mon ange, il a de qui tenir ! Tu vas savoir son histoire en deux mots.

Mon ami n’a pas d’autres noms que ceux de Marie Gaston. Il est fils, non pas naturel, mais adultérin de cette belle lady Brandon, de laquelle tu dois avoir entendu parler, et que par vengeance lady Dudley a fait mourir de chagrin, une horrible histoire que ce cher enfant ignore. Marie-Gaston a été mis par son frère Louis-Gaston au collége de Tours, d’où il est sorti en 1827. Le frère s’est embarqué quelques jours après l’y avoir placé, allant chercher fortune, lui dit une vieille femme qui a été sa Providence, à lui. Ce frère, devenu marin, lui a écrit de loin en loin des lettres vraiment paternelles, et qui sont émanées d’une belle âme ; mais il se débat toujours au loin. Dans sa dernière lettre, il annonçait à Marie Gaston sa nomination au grade de capitaine de vaisseau dans je ne sais quelle république américaine, en lui disant d’espérer. Hélas ! depuis trois ans mon pauvre lézard n’a plus reçu de lettres, et il aime tant ce frère qu’il voulait s’embarquer à sa recherche. Notre grand écrivain Daniel d’Arthez a empêché cette folie et s’est intéressé noblement à Marie Gaston, auquel il a souvent donné, comme me l’a dit le poète dans son langage énergique, la pâtée et la niche. En effet, juge de la détresse de cet enfant : il a cru que le génie était le plus rapide des moyens de fortune, n’est-ce pas à en rire pendant vingt-quatre heures ? Depuis 1828 jusqu’en 1833 il a donc tâché de se faire un nom dans les lettres, et naturellement il a mené la plus effroyable vie d’angoisses, d’espérances, de travail et de privations qui se puisse imaginer. Entraîné par une excessive ambition et malgré les bons conseils de d’Arthez, il n’a fait que grossir la boule de neige de ses dettes. Son nom commençait cependant à percer quand je l’ai rencontré chez la marquise d’Espard. Là, sans qu’il s’en doutât, je me suis sentie éprise de lui sympathiquement à la première vue. {p. 156}   Comment n’a-t-il pas encore été aimé ? comment me l’a-t-on laissé ? Oh ! il a du génie et de l’esprit, du cœur et de la fierté ; les femmes s’effraient toujours de ces grandeurs complètes. N’a-t-il pas fallu cent victoires pour que Joséphine aperçût Napoléon dans le petit Bonaparte, son mari ? L’innocente créature croit savoir combien je l’aime ! Pauvre Gaston ! il ne s’en doute pas ; mais à toi je vais le dire, il faut que tu le saches, car il y a, Renée, un peu de testament dans cette lettre. Médite bien mes paroles.

En ce moment j’ai la certitude d’être aimée autant qu’une femme peut être aimée sur cette terre, et j’ai foi dans cette adorable vie conjugale où j’apporte un amour que je ne connaissais pas… Oui, j’éprouve enfin le plaisir de la passion ressentie. Ce que toutes les femmes demandent aujourd’hui à l’amour, le mariage me le donne. Je sens en moi pour Gaston l’adoration que j’inspirais à mon pauvre Felipe ! je ne suis pas maîtresse de moi, je tremble devant cet enfant comme l’Abencerrage tremblait devant moi. Enfin, j’aime plus que je ne suis aimée ; j’ai peur de toute chose, j’ai les frayeurs les plus ridicules, j’ai peur d’être quittée, je tremble d’être vieille et laide quand Gaston sera toujours jeune et beau, je tremble de ne pas lui plaire assez ! Cependant je crois posséder les facultés, le dévouement, l’esprit nécessaires pour, non pas entretenir, mais faire croître cet amour loin du monde et dans la solitude. Si j’échouais, si le magnifique poème de cet amour secret devait avoir une fin, que dis-je une fin ! si Gaston m’aimait un jour moins que la veille, si je m’en aperçois, Renée, sache-le, ce n’est pas à lui, mais à moi que je m’en prendrai. Ce ne sera pas sa faute, ce sera la mienne. Je me connais, je suis plus amante que mère. Aussi te le dis-je d’avance, je mourrais quand même j’aurais des enfants. Avant de me lier avec moi-même, ma Renée, je te supplie donc, si ce malheur m’atteignait, de servir de mère à mes enfants, je te les aurai légués. Ton fanatisme pour le devoir, tes précieuses qualités, ton amour pour les enfants, ta tendresse pour moi, tout ce que je sais de toi me rendra la mort moins amère, je n’ose dire douce. Ce parti pris avec moi-même ajoute je ne sais quoi de terrible à la solennité de ce mariage ; aussi n’y veux-je point de témoins qui me connaissent ; aussi mon mariage sera-t-il célébré secrètement. Je pourrai trembler à mon aise, je ne verrai pas dans tes chers yeux une inquiétude, et moi seule saurai qu’en signant un nouvel acte de mariage je puis avoir signé mon arrêt de mort.

{p. 157}   Je ne reviendrai plus sur ce pacte fait entre moi-même et le moi que je vais devenir ; je te l’ai confié pour que tu connusses l’étendue de tes devoirs. Je me marie séparée de biens, et tout en sachant que je suis assez riche pour que nous puissions vivre à notre aise, Gaston ignore quelle est ma fortune. En vingt-quatre heures je distribuerai ma fortune à mon gré. Comme je ne veux rien d’humiliant, j’ai fait mettre douze mille francs de rente à son nom ; il les trouvera dans son secrétaire la veille de notre mariage ; et s’il ne les acceptait pas, je suspendrais tout. Il a fallu la menace de ne pas l’épouser pour obtenir le droit de payer ses dettes. Je suis lasse de t’avoir écrit ces aveux ; après-demain je t’en dirai davantage, car je suis obligée d’aller demain à la campagne pour toute la journée.

20 octobre.

Voici quelles mesures j’ai prises pour cacher mon bonheur, car je souhaite éviter toute espèce d’occasion à ma jalousie. Je ressemble à cette belle princesse italienne qui courait comme une lionne ronger son amour dans quelque ville de Suisse, après avoir fondu sur sa proie comme une lionne. Aussi ne te parlé-je de mes dispositions que pour te demander une autre grâce, celle de ne jamais venir nous voir sans que je t’en aie priée moi-même, et de respecter la solitude dans laquelle je veux vivre.

J’ai fait acheter, il y a deux ans, au-dessus des étangs de Ville-d’Avray, sur la route de Versailles, une vingtaine d’arpents de prairies, une lisière de bois et un beau jardin fruitier. Au fond des prés, on a creusé le terrain de manière à obtenir un étang d’environ trois arpents de superficie, au milieu duquel on a laissé une île gracieusement découpée. Les deux jolies collines chargées de bois qui encaissent cette petite vallée filtrent des sources ravissantes qui courent dans mon parc, où elles sont savamment distribuées par mon architecte. Ces eaux tombent dans les étangs de la couronne, dont la vue s’aperçoit par échappées. Ce petit parc, admirablement bien dessiné par cet architecte, est, suivant la nature du terrain, entouré de haies, de murs, de sauts-de-loup, en sorte qu’aucun point de vue n’est perdu. À mi-côte, flanqué par les bois de la Ronce, dans une délicieuse exposition et devant une prairie inclinée vers l’étang, on m’a construit un chalet dont l’extérieur est en tout point semblable à celui que les voyageurs admirent sur la route {p. 158}   de Sion à Brigg, et qui m’a tant séduite à mon retour d’Italie. À l’intérieur, son élégance défie celle des chalets les plus illustres. À cent pas de cette habitation rustique, une charmante maison qui fait fabrique communique au chalet par un souterrain et contient la cuisine, les communs, les écuries et les remises. De toutes ces constructions en briques, l’œil ne voit qu’une façade d’une simplicité gracieuse et entourée de massifs. Le logement des jardiniers forme une autre fabrique et masque l’entrée des vergers et des potagers.

La porte de cette propriété, cachée dans le mur qui sert d’enceinte du côté des bois, est presque introuvable. Les plantations, déjà grandes, dissimuleront complétement les maisons en deux ou trois ans. Le promeneur ne devinera nos habitations qu’en voyant la fumée des cheminées du haut des collines, ou dans l’hiver quand les feuilles seront tombées.

Mon chalet est construit au milieu d’un paysage copié sur ce qu’on appelle le jardin du roi à Versailles, mais il a vue sur mon étang et sur mon île. De toutes parts les collines montrent leurs masses de feuillage, leurs beaux arbres si bien soignés par ta nouvelle liste civile. Mes jardiniers ont l’ordre de ne cultiver autour de moi que des fleurs odorantes et par milliers, en sorte que ce coin de terre est une émeraude parfumée. Le Chalet, garni d’une vigne vierge qui court sur le toit, est exactement empaillé de plantes grimpantes, de houblon, de clématite, de jasmin, d’azaléa, de cobéa. Qui distinguera nos fenêtres pourra se vanter d’avoir une bonne vue !

Ce chalet, ma chère, est une belle et bonne maison, avec son calorifère et tous les emménagements qu’a su pratiquer l’architecture moderne, qui fait des palais dans cent pieds carrés. Elle contient un appartement pour Gaston et un appartement pour moi. Le rez-de-chaussée est pris par une antichambre, un parloir et une salle à manger. Au-dessus de nous se trouvent trois chambres destinées à la nourricerie. J’ai cinq beaux chevaux, un petit coupé léger et un mylord à deux chevaux ; car nous sommes à quarante minutes de Paris ; quand il nous plaira d’aller entendre un opéra, de voir une pièce nouvelle, nous pourrons partir après le dîner et revenir le soir dans notre nid. La route est belle et passe sous les ombrages de notre haie de clôture. Mes gens, mon cuisinier, mon cocher, le palefrenier, les jardiniers, ma femme de chambre sont de fort honnêtes personnes que j’ai cherchées pendant ces six derniers {p. 159}   mois, et qui seront commandées par mon vieux Philippe. Quoique certaine de leur attachement et de leur discrétion, je les ai prises par leur intérêt ; elles ont des gages peu considérables, mais qui s’accroissent chaque année de ce que nous leur donnerons au jour de l’An. Tous savent que la plus légère faute, un soupçon sur leur discrétion peut leur faire perdre d’immenses avantages. Jamais les amoureux ne tracassent leurs serviteurs, ils sont indulgents par caractère ; ainsi je puis compter sur nos gens.

Tout ce qu’il y avait de précieux, de joli, d’élégant dans ma maison de la rue du Bac, se trouve au Chalet. Le Rembrandt est, ni plus ni moins qu’une croûte, dans l’escalier ; l’Hobbéma se trouve dans son cabinet en face de Rubens ; le Titien, que ma belle-sœur Marie m’a envoyé de Madrid, orne le boudoir ; les beaux meubles trouvés par Felipe sont bien placés dans le parloir, que l’architecte a délicieusement décoré. Tout au Chalet est d’une admirable simplicité, de cette simplicité qui coûte cent mille francs. Construit sur des caves en pierres meulières assises sur du béton, notre rez-de-chaussée, à peine visible sous les fleurs et les arbustes, jouit d’une adorable fraîcheur sans la moindre humidité. Enfin une flotte de cygnes blancs vogue sur l’étang.

Ô Renée ! il règne dans ce vallon un silence à réjouir les morts. On y est éveillé par le chant des oiseaux ou par le frémissement de la brise dans les peupliers. Il descend de la colline une petite source trouvée par l’architecte en creusant les fondations du mur du côté des bois, qui court sur du sable argenté vers l’étang entre deux rives de cresson : je ne sais pas si quelque somme peut la payer. Gaston ne prendra-t-il pas ce bonheur trop complet en haine ? Tout est si beau que je frémis ; les vers se logent dans les bons fruits, les insectes attaquent les fleurs magnifiques. N’est-ce pas toujours l’orgueil de la forêt que ronge cette horrible larve brune dont la voracité ressemble à celle de la mort ? Je sais déjà qu’une puissance invisible et jalouse attaque les félicités complètes. Depuis long-temps tu me l’as écrit, d’ailleurs, et tu t’es trouvée prophète.

Quand, avant-hier, je suis allée voir si mes dernières fantaisies avaient été comprises, j’ai senti des larmes me venir aux yeux, et j’ai mis sur le mémoire de l’architecte, à sa très-grande surprise : Bon à payer. — Votre homme d’affaires ne paiera pas, madame, m’a-t-il dit, il s’agit de trois cent mille francs. J’ai ajouté : Sans discussion ! en vraie Chaulieu du dix-septième siècle. — Mais, {p. 160}   monsieur, lui dis-je, je mets une condition à ma reconnaissance : ne parlez de ces bâtiments et du parc à qui que ce soit. Que personne ne puisse connaître le nom du propriétaire, promettez-moi sur l’honneur d’observer cette clause de mon paiement.

Comprends-tu maintenant la raison de mes courses subites, de ces allées et venues secrètes ? vois-tu où se trouvent ces belles choses qu’on croyait vendues ? Saisis-tu la haute raison du changement de ma fortune ? Ma chère, aimer est une grande affaire, et qui veut bien aimer ne doit pas en avoir d’autre. L’argent ne sera plus un souci pour moi ; j’ai rendu la vie facile, et j’ai fait une bonne fois la maîtresse de maison pour ne plus avoir à la faire, excepté pendant dix minutes tous les matins avec mon vieux majordome Philippe. J’ai bien observé la vie et ses tournants dangereux ; un jour, la mort m’a donné de cruels enseignements, et j’en veux profiter. Ma seule occupation sera de lui plaire et de l’aimer, de jeter la variété dans ce qui paraît si monotone aux êtres vulgaires.

Gaston ne sait rien encore. À ma demande, il s’est, comme moi, domicilié sur Ville-d’Avray ; nous partons demain pour le Chalet. Notre vie sera là peu coûteuse ; mais si je te disais pour quelle somme je compte ma toilette, tu dirais, et avec raison : Elle est folle ! Je veux me parer pour lui, tous les jours, comme les femmes ont l’habitude de se parer pour le monde. Ma toilette à la campagne, toute l’année, coûtera vingt-quatre mille francs, et celle du jour n’est pas la plus chère. Lui peut se mettre en blouse, s’il le veut ! Ne va pas croire que je veuille faire de cette vie un duel et m’épuiser en combinaisons pour entretenir l’amour : je ne veux pas avoir un reproche à me faire, voilà tout. J’ai treize ans à être jolie femme, je veux être aimée le dernier jour de la treizième année encore mieux que je ne le serai le lendemain de mes noces mystérieuses. Cette fois, je serai toujours humble, toujours reconnaissante, sans parole caustique ; et je me fais servante, puisque le commandement m’a perdue une première fois. Ô Renée, si, comme moi, Gaston a compris l’infini de l’amour, je suis certaine de vivre toujours heureuse. La nature est bien belle autour du Chalet, les bois sont ravissants. À chaque pas les plus frais paysages, des points de vue forestiers font plaisir à l’âme en réveillant de charmantes idées. Ces bois sont pleins d’amour. Pourvu que j’aie fait autre chose que de me préparer un magnifique bûcher ! Après {p. 161}   demain, je serai madame Gaston. Mon Dieu, je me demande s’il est bien chrétien d’aimer autant un homme. — Enfin, c’est légal, m’a dit notre homme d’affaires, qui est un de mes témoins, et qui, voyant enfin l’objet de la liquidation de ma fortune, s’est écrié : — J’y perds une cliente. Toi, ma belle biche, je n’ose plus dire aimée, tu peux dire : — J’y perds une sœur.

Mon ange, adresse désormais à madame Gaston, poste restante, à Versailles. On ira prendre nos lettres là tous les jours. Je ne veux pas que nous soyons connus dans le pays. Nous enverrons chercher toutes nos provisions à Paris. Ainsi, j’espère pouvoir vivre mystérieusement. Depuis un an que cette retraite est préparée, on n’y a vu personne, et l’acquisition a été faite pendant les mouvements qui ont suivi la révolution de juillet. Le seul être qui se soit montré dans le pays est mon architecte : on ne connaît que lui qui ne reviendra plus. Adieu. En t’écrivant ce mot, j’ai dans le cœur autant de peine que de plaisir ; n’est-ce pas te regretter aussi puissamment que j’aime Gaston ?

XLIX
Marie-Gaston à Daniel d'Arthez

Octobre 1833.

Mon cher Daniel, j’ai besoin de deux témoins pour mon mariage ; je vous prie de venir chez moi demain soir en vous faisant accompagner de notre ami, le bon et grand Joseph Bridau. L’intention de celle qui sera ma femme est de vivre loin du monde et parfaitement ignorée : elle a pressenti le plus cher de mes vœux. Vous n’avez rien su de mes amours, vous qui m’avez adouci les misères d’une vie pauvre ; mais, vous le devinez, ce secret absolu fut une nécessité. Voilà pourquoi, depuis un an, nous nous sommes si peu vus. Le lendemain de mon mariage, nous serons séparés pour long-temps. Daniel, vous avez l’âme faite à me comprendre : l’amitié subsistera sans l’ami. Peut-être aurai-je parfois besoin de vous ; mais je ne vous verrai point, chez moi du moins. Elle est encore allée {p. 162}   au-devant de nos souhaits en ceci. Elle m’a fait le sacrifice de l’amitié qu’elle a pour une amie d’enfance qui pour elle est une véritable sœur ; j’ai dû lui immoler mon ami. Ce que je vous dis ici vous fera sans doute deviner non pas une passion, mais un amour entier, complet, divin, fondé sur une intime connaissance entre les deux êtres qui se lient ainsi. Mon bonheur est pur, infini ; mais, comme il est une loi secrète qui nous défend d’avoir une félicité sans mélange, au fond de mon âme et ensevelie dans le dernier repli, je cache une pensée par laquelle je suis atteint tout seul, et qu’elle ignore. Vous avez trop souvent aidé ma constante misère pour ignorer l’horrible situation dans laquelle j’étais. Où puisai-je le courage de vivre lorsque l’espérance s’éteignait si souvent ? dans votre passé, mon ami, chez vous où je trouvais tant de consolations et de secours délicats. Enfin, mon cher, mes écrasantes dettes, elle les a payées. Elle est riche, et je n’ai rien. Combien de fois n’ai-je pas dit dans mes accès de paresse : — Ah ! si quelque femme riche voulait de moi. Eh ! bien, en présence du fait, les plaisanteries de la jeunesse insouciante, le parti pris des malheureux sans scrupule, tout s’est évanoui. Je suis humilié, malgré la tendresse la plus ingénieuse. Je suis humilié, malgré la certitude acquise de la noblesse de son âme. Je suis humilié, tout en sachant que mon humiliation est une preuve de mon amour. Enfin, elle a vu que je n’ai pas reculé devant cet abaissement. Il est un point où, loin d’être le protecteur, je suis le protégé. Cette douleur, je vous la confie. Hors ce point, mon cher Daniel, les moindres choses accomplissent mes rêves. J’ai trouvé le beau sans tache, le bien sans défaut. Enfin, comme on dit, la mariée est trop belle : elle a de l’esprit dans la tendresse, elle a ce charme et cette grâce qui mettent de la variété dans l’amour, elle est instruite et comprend tout ; elle est jolie, blonde, mince et légèrement grasse, à faire croire que Raphaël et Rubens se sont entendus pour composer une femme ! Je ne sais pas s’il m’eût jamais été possible d’aimer une femme brune autant qu’une blonde : il m’a toujours semblé que la femme brune était un garçon manqué. Elle est veuve, elle n’a point eu d’enfants, elle a vingt-sept ans. Quoique vive, alerte, infatigable, elle sait néanmoins se plaire aux méditations de la mélancolie. Ces dons merveilleux n’excluent pas chez elle la dignité ni la noblesse : elle est imposante. Quoiqu’elle appartienne à l’une des vieilles familles les plus entichées de noblesse, elle m’aime assez pour passer par-dessus {p. 163}   les malheurs de ma naissance. Nos amours secrets ont duré long-temps ; nous nous sommes éprouvés l’un l’autre ; nous sommes également jaloux ; nos pensées sont bien les deux éclats de la même foudre. Nous aimons tous deux pour la première fois, et ce délicieux printemps a renfermé dans ses joies toutes les scènes que l’imagination a décorées de ses plus riantes, de ses plus douces, de ses plus profondes conceptions. Le sentiment nous a prodigué ses fleurs. Chacune de ces journées a été pleine, et, quand nous nous quittions, nous nous écrivions des poèmes. Je n’ai jamais eu la pensée de ternir cette brillante saison par un désir, quoique mon âme en fût sans cesse troublée. Elle était veuve et libre, elle a merveilleusement compris toutes les flatteries de cette constante retenue ; elle en a souvent été touchée aux larmes. Tu entreverras donc, mon cher Daniel, une créature vraiment supérieure. Il n’y a pas même eu de premier baiser de l’amour : nous nous sommes craints l’un l’autre.

— Nous avons, m’a-t-elle dit, chacun une misère à nous reprocher.

— Je ne vois pas la vôtre.

— Mon mariage, a-t-elle répondu.

Vous qui êtes un grand homme, et qui aimez une des femmes les plus extraordinaires de cette aristocratie où j’ai trouvé mon Armande, ce seul mot vous suffira pour deviner cette âme et quel sera le bonheur de

Votre ami,

MARIE-GASTON.

L
Madame de l’Estorade à madame de Macumer

Comment, Louise, après tous les malheurs intimes que t’a donnés une passion partagée, au sein même du mariage, tu veux vivre avec un mari dans la solitude ? Après en avoir tué un en vivant dans le monde, tu veux te mettre à l’écart pour en dévorer un autre ? Quels chagrins tu te prépares ! Mais, à la manière dont tu t’y es {p. 164}   prise, je vois que tout est irrévocable. Pour qu’un homme t’ait fait revenir de ton aversion pour un second mariage, il doit posséder un esprit angélique, un cœur divin ; il faut donc te laisser à tes illusions : mais as-tu donc oublié ce que tu disais de la jeunesse des hommes, qui tous ont passé par d’ignobles endroits, et dont la candeur s’est perdue aux carrefours les plus horribles du chemin ? Qui a changé, toi ou eux ? Tu es bien heureuse de croire au bonheur : je n’ai pas la force de te blâmer, quoique l’instinct de la tendresse me pousse à te détourner de ce mariage. Oui, cent fois oui, la Nature et la Société s’entendent pour détruire l’existence des félicités entières, parce qu’elles sont à l’encontre de la nature et de la société, parce que le ciel est peut-être jaloux de ses droits. Enfin, mon amitié pressent quelque malheur qu’aucune prévision ne pourrait m’expliquer ; je ne sais ni d’où il viendra, ni qui l’engendrera ; mais, ma chère, un bonheur immense et sans bornes t’accablera sans doute. On porte encore moins facilement la joie excessive que la peine la plus lourde. Je ne dis rien contre lui : tu l’aimes, et je ne l’ai sans doute jamais vu ; mais tu m’écriras, j’espère, un jour où tu seras oisive, un portrait quelconque de ce bel et curieux animal.

Tu me vois prenant gaiement mon parti, car j’ai la certitude qu’après la lune de miel vous ferez tous deux et d’un commun accord comme tout le monde. Un jour, dans deux ans, en nous promenant, quand nous passerons sur cette route, tu me diras : — Voilà pourtant ce Chalet d’où je ne devais pas sortir ! Et tu riras de ton bon rire, en montrant tes jolies dents. Je n’ai rien dit encore à Louis, nous lui aurions trop apprêté à rire. Je lui apprendrai tout uniment ton mariage et le désir que tu as de le tenir secret. Tu n’as malheureusement besoin ni de mère ni de sœur pour le coucher de la mariée. Nous sommes en octobre, tu commences par l’hiver, en femme courageuse. S’il ne s’agissait pas de mariage, je dirais que tu attaques le taureau par les cornes. Enfin, tu auras en moi l’amie la plus discrète et la plus intelligente. Le centre mystérieux de l’Afrique a dévoré bien des voyageurs, et il me semble que tu te jettes, en fait de sentiment, dans un voyage semblable à ceux où tant d’explorateurs ont péri, soit par les nègres, soit dans les sables. Ton désert est à deux lieues de Paris, je puis donc te dire gaiement : Bon voyage ! tu nous reviendras.

{p. 165}  

LI
De la comtesse de l’Estorade à madame Marie-Gaston

1835.

Que deviens-tu, ma chère ? Après un silence de deux années, il est permis à Renée d’être inquiète de Louise. Voilà donc l’amour ! il emporte, il annule une amitié comme la nôtre. Avoue que si j’adore mes enfants plus encore que tu n’aimes ton Gaston, il y a dans le sentiment maternel je ne sais quelle immensité qui permet de ne rien enlever aux autres affections, et qui laisse une femme être encore amie sincère et dévouée. Tes lettres, ta douce et charmante figure me manquent. J’en suis réduite à des conjectures sur toi, ô Louise !

Quant à nous, je vais t’expliquer les choses le plus succinctement possible.

En relisant ton avant-dernière lettre, j’ai trouvé quelques mots aigres sur notre situation politique. Tu nous as raillés d’avoir gardé la place de président de chambre à la Cour des comptes, que nous tenions, ainsi que le titre de comte, de la faveur de Charles X ; mais est-ce avec quarante mille livres de rentes, dont trente appartiennent à un majorat, que je pouvais convenablement établir Athénaïs et ce pauvre petit mendiant de René ? Ne devions-nous pas vivre de notre place, et accumuler sagement les revenus de nos terres ? En vingt ans nous aurons amassé environ six cent mille francs, qui serviront à doter et ma fille et René, que je destine à la marine. Mon petit pauvre aura dix mille livres de rentes, et peut-être pourrons-nous lui laisser en argent une somme qui rende sa part égale à celle de sa sœur. Quand il sera capitaine de vaisseau, mon mendiant se mariera richement, et tiendra dans le monde un rang égal à celui de son aîné.

Ces sages calculs ont déterminé dans notre intérieur l’acceptation du nouvel ordre de choses. Naturellement, la nouvelle dynastie a nommé Louis pair de France et grand-officier de la Légion-d’Honneur. Du moment où l’Estorade prêtait serment, il ne devait rien {p. 166}   faire à demi ; dès lors, il a rendu de grands services dans la Chambre. Le voici maintenant arrivé à une situation où il restera tranquillement jusqu’à la fin de ses jours. Il a de la dextérité dans les affaires ; il est plus parleur agréable qu’orateur, mais cela suffit à ce que nous demandons à la politique. Sa finesse, ses connaissances soit en gouvernement soit en administration sont appréciées, et tous les partis le considèrent comme un homme indispensable. Je puis te dire qu’on lui a dernièrement offert une ambassade, mais je la lui ai fait refuser. L’éducation d’Armand, qui maintenant a treize ans ; celle d’Athénaïs, qui va sur onze ans, me retiennent à Paris, et j’y veux demeurer jusqu’à ce que mon petit René ait fini la sienne, qui commence.

Pour rester fidèle à la branche aînée et retourner dans ses terres, il ne fallait pas avoir à élever et à pourvoir trois enfants. Une mère doit, mon ange, ne pas être Décius, surtout dans un temps où les Décius sont rares. Dans quinze ans d’ici, l’Estorade pourra se retirer à la Crampade avec une belle retraite, en installant Armand à la Cour des comptes, où il le laissera référendaire. Quant à René, la marine en fera sans doute un diplomate. À sept ans ce petit garçon est déjà fin comme un vieux cardinal.

Ah ! Louise, je suis une bienheureuse mère ! Mes enfants continuent à me donner des joies sans ombre. (Senza brama sicura richezza.) Armand est au collége Henri IV. Je me suis décidée pour l’éducation publique sans pouvoir me décider néanmoins à m’en séparer, et j’ai fait comme faisait le duc d’Orléans avant d’être et peut-être pour devenir Louis-Philippe. Tous les matins, Lucas, ce vieux domestique que tu connais, mène Armand au collége à l’heure de la première étude, et me le ramène à quatre heures et demie. Un vieux et savant répétiteur, qui loge chez moi, le fait travailler le soir et le réveille le matin à l’heure où les collégiens se lèvent. Lucas lui porte une collation à midi pendant la récréation. Ainsi, je le vois pendant le dîner, le soir avant son coucher, et j’assiste le matin à son départ. Armand est toujours le charmant enfant plein de cœur et de dévouement que tu aimes ; son répétiteur est content de lui. J’ai ma Naïs avec moi et le petit qui bourdonnent sans cesse, mais je suis aussi enfant qu’eux. Je n’ai pas pu me résoudre à perdre la douceur des caresses de mes chers enfants. Il y a pour moi dans la possibilité de courir, dès que je le désire, au lit d’Armand, pour le voir pendant son sommeil, ou pour aller {p. 167}   prendre, demander, recevoir un baiser de cet ange, une nécessité de mon existence.

Néanmoins, le système de garder les enfants à la maison paternelle a des inconvénients, et je les ai bien reconnus. La Société, comme la Nature, est jalouse, et ne laisse jamais entreprendre sur ses lois, elle ne souffre pas qu’on lui en dérange l’économie. Ainsi dans les familles où l’on conserve les enfants, ils y sont trop tôt exposés au feu du monde, ils en voient les passions, ils en étudient les dissimulations. Incapables de deviner les distinctions qui régissent la conduite des gens faits, ils soumettent le monde à leurs sentiments, à leurs passions, au lieu de soumettre leurs désirs et leurs exigences au monde ; ils adoptent le faux éclat, qui brille plus que les vertus solides, car c’est surtout les apparences que le monde met en dehors et habille de formes menteuses. Quand, dès quinze ans, un enfant a l’assurance d’un homme qui connaît le monde, il est une monstruosité, devient vieillard à vingt-cinq ans, et se rend par cette science précoce, inhabile aux véritables études sur lesquelles reposent les talents réels et sérieux. Le monde est un grand comédien ; et, comme le comédien, il reçoit et renvoie tout, il ne conserve rien. Une mère doit donc, en gardant ses enfants, prendre la ferme résolution de les empêcher de pénétrer dans le monde, avoir le courage de s’opposer à leurs désirs et aux siens, de ne pas les montrer. Cornélie devait serrer ses bijoux. Ainsi ferai-je, car mes enfants sont toute ma vie.

J’ai trente ans, voici le plus fort de la chaleur du jour passé, le plus difficile du chemin fini. Dans quelques années, je serai vieille femme, aussi puisé-je une force immense au sentiment des devoirs accomplis. On dirait que ces trois petits êtres connaissent ma pensée et s’y conforment. Il existe entre eux, qui ne m’ont jamais quittée, et moi, des rapports mystérieux. Enfin, ils m’accablent de jouissances, comme s’ils savaient tout ce qu’ils me doivent de dédommagements.

Armand, qui pendant les trois premières années de ses études a été lourd, méditatif, et qui m’inquiétait, est tout à coup parti. Sans doute il a compris le but de ces travaux préparatoires que les enfants n’aperçoivent pas toujours, et qui est de les accoutumer au travail, d’aiguiser leur intelligence et de les façonner à l’obéissance, le principe des sociétés. Ma chère, il y a quelques jours, j’ai eu l’enivrante sensation de voir au concours général, en pleine Sorbonne, Armand {p. 168}   couronné. Ton filleul a eu le premier prix de version. À la distribution des prix du collége Henri IV, il a obtenu deux premiers prix, celui de vers et celui de thème. Je suis devenue blême en entendant proclamer son nom, et j’avais envie de crier : Je suis la mère ! Naïs me serrait la main à me faire mal, si l’on pouvait sentir une douleur dans un pareil moment. Ah ! Louise, cette fête vaut bien des amours perdues.

Les triomphes du frère ont stimulé mon petit René, qui veut aller au collége comme son aîné. Quelquefois ces trois enfants crient, se remuent dans la maison, et font un tapage à fendre la tête. Je ne sais pas comment j’y résiste, car je suis toujours avec eux ; je ne me suis jamais fiée à personne, pas même à Mary, du soin de surveiller mes enfants. Mais il y a tant de joies à recueillir dans ce beau métier de mère ! Voir un enfant quittant le jeu pour venir m’embrasser comme poussé par un besoin… quelle joie ! Puis on les observe alors bien mieux. Un des devoirs d’une mère est de démêler dès le jeune âge les aptitudes, le caractère, la vocation de ses enfants, ce qu’aucun pédagogue ne saurait faire. Tous les enfants élevés par leurs mères ont de l’usage et du savoir-vivre, deux acquisitions qui suppléent à l’esprit naturel, tandis que l’esprit naturel ne supplée jamais à ce que les hommes apprennent de leurs mères. Je reconnais déjà ces nuances chez les hommes dans les salons, où je distingue aussitôt les traces de la femme dans les manières d’un jeune homme. Comment destituer ses enfants d’un pareil avantage ? Tu le vois, mes devoirs accomplis sont fertiles en trésors, en jouissances.

Armand, j’en ai la certitude, sera le plus excellent magistrat, le plus probe administrateur, le député le plus consciencieux qui puisse jamais se trouver ; tandis que mon René sera le plus hardi, le plus aventureux et en même temps le plus rusé marin du monde. Ce petit drôle a une volonté de fer ; il a tout ce qu’il veut, il prend mille détours pour arriver à son but, et si les mille ne l’y mènent pas, il en trouve un mille et unième. Là où mon cher Armand se résigne avec calme en étudiant la raison des choses, mon René tempête, s’ingénie, combine en parlottant sans cesse, et finit par découvrir un joint ; s’il y peut faire passer une lame de couteau, bientôt il y fait entrer sa petite voiture.

Quant à Naïs, c’est tellement moi, que je ne distingue pas sa chair de la mienne. Ah ! la chérie, la petite fille aimée que je me plais à rendre coquette, de qui je tresse les cheveux et les boucles en {p. 169}   y mettant mes pensées d’amour, je la veux heureuse : elle ne sera donnée qu’à celui qui l’aimera et qu’elle aimera. Mais, mon Dieu ! quand je la laisse se pomponner ou quand je lui passe des rubans groseille entre les cheveux, quand je chausse ses petits pieds si mignons, il me saute au cœur et à la tête une idée qui me fait presque défaillir. Est-on maîtresse du sort de sa fille ? Peut-être aimera-t-elle un homme indigne d’elle, peut-être ne sera-t-elle pas aimée de celui qu’elle aimera. Souvent, quand je la contemple, il me vient des pleurs dans les yeux. Quitter une charmante créature, une fleur, une rose qui a vécu dans notre sein comme un bouton sur le rosier, et la donner à un homme qui nous ravit tout ! C’est toi qui, dans deux ans, ne m’as pas écrit ces trois mots : Je suis heureuse ! c’est toi qui m’as rappelé le drame du mariage, horrible pour une mère aussi mère que je le suis. Adieu, car je ne sais pas comment je t’écris, tu ne mérites pas mon amitié. Oh ! réponds-moi, ma Louise.

LII
Madame Gaston à madame de l’Estorade

Au Chalet.

Un silence de deux années a piqué ta curiosité, tu me demandes pourquoi je ne t’ai pas écrit ; mais, ma chère Renée, il n’y a ni phrases, ni mots, ni langage pour exprimer mon bonheur : nos âmes ont la force de le soutenir, voilà tout en deux mots. Nous n’avons point le moindre effort à faire pour être heureux, nous nous entendons en toutes choses. En trois ans, il n’y a pas eu la moindre dissonance dans ce concert, le moindre désaccord d’expression dans nos sentiments, la moindre différence dans les moindres vouloirs. Enfin, ma chère, il n’est pas une de ces mille journées qui n’ait porté son fruit particulier, pas un moment que la fantaisie n’ait rendu délicieux. Non-seulement notre vie, nous en avons la certitude, ne sera jamais monotone, mais encore elle ne sera peut-être jamais assez étendue pour contenir les poésies de notre amour, {p. 170}   fécond comme la nature, varié comme elle. Non, pas un mécompte ! Nous nous plaisons encore bien mieux qu’au premier jour, et nous découvrons de moments en moments de nouvelles raisons de nous aimer. Nous nous promettons tous les soirs, en nous promenant après le dîner, d’aller à Paris par curiosité, comme on dit : J’irai voir la Suisse.

— Comment ! s’écrie Gaston, mais on arrange tel boulevard, la Madeleine est finie. Il faut cependant aller examiner cela.

Bah ! le lendemain nous restons au lit, nous déjeunons dans notre chambre ; midi vient, il fait chaud, on se permet une petite sieste ; puis il me demande de me laisser regarder, et il me regarde absolument comme si j’étais un tableau ; il s’abîme en cette contemplation, qui, tu le devines, est réciproque. Il nous vient alors l’un à l’autre des larmes aux yeux, nous pensons à notre bonheur et nous tremblons. Je suis toujours sa maîtresse, c’est-à-dire que je parais aimer moins que je ne suis aimée. Cette tromperie est délicieuse. Il y a tant de charme pour nous autres femmes à voir le sentiment l’emporter sur le désir, à voir le maître encore timide s’arrêter là où nous souhaitons qu’il reste ! Tu m’as demandé de te dire comment il est ; mais, ma Renée, il est impossible de faire le portrait d’un homme qu’on aime, on ne saurait être dans le vrai. Puis, entre nous, avouons-nous sans pruderie un singulier et triste effet de nos mœurs : il n’y a rien de si différent que l’homme du monde et l’homme de l’amour ; la différence est si grande que l’un peut ne ressembler en rien à l’autre. Celui qui prend les poses les plus gracieuses du plus gracieux danseur pour nous dire au coin d’une cheminée, le soir, une parole d’amour, peut n’avoir aucune des grâces secrètes que veut une femme. Au rebours, un homme qui paraît laid, sans manières, mal enveloppé de drap noir, cache un amant qui possède l’esprit de l’amour, et qui ne sera ridicule dans aucune de ces positions où nous-mêmes nous pouvons périr avec toutes nos grâces extérieures. Rencontrer chez un homme un accord mystérieux entre ce qu’il paraît être et ce qu’il est, en trouver un qui dans la vie secrète du mariage ait cette grâce innée qui ne se donne pas, qui ne s’acquiert point, que la statuaire antique a déployée dans les mariages voluptueux et chastes de ses statues, cette innocence du laissez-aller que les anciens ont mise dans leurs poèmes, et qui dans le déshabillé paraît avoir encore des vêtements pour les âmes, tout cet idéal qui ressort de nous-mêmes et qui tient au monde {p. 171}   des harmonies, qui sans doute est le génie des choses ; enfin cet immense problème cherché par l’imagination de toutes les femmes, eh ! bien, Gaston en est la vivante solution. Ah ! chère, je ne savais pas ce que c’était que l’amour, la jeunesse, l’esprit et la beauté réunis. Mon Gaston n’est jamais affecté, sa grâce est instinctive, elle se développe sans efforts. Quand nous marchons seuls dans les bois, sa main passée autour de ma taille, la mienne sur son épaule, son corps tenant au mien, nos têtes se touchant, nous allons d’un pas égal, par un mouvement uniforme et si doux, si bien le même, que pour des gens qui nous verraient passer, nous paraîtrions un même être glissant sur le sable des allées, à la façon des immortels d’Homère. Cette harmonie est dans le désir, dans la pensée, dans la parole. Quelquefois, sous la feuillée encore humide d’une pluie passagère, alors qu’au soir les herbes sont d’un vert lustré par l’eau, nous avons fait des promenades entières sans nous dire un seul mot, écoutant le bruit des gouttes qui tombaient, jouissant des couleurs rouges que le couchant étalait aux cimes ou broyait sur les écorces grises. Certes alors nos pensées étaient une prière secrète, confuse, qui montait au ciel comme une excuse de notre bonheur. Quelquefois nous nous écrions ensemble, au même moment, en voyant un bout d’allée qui tourne brusquement, et qui, de loin, nous offre de délicieuses images. Si tu savais ce qu’il y a de miel et de profondeur dans un baiser presque timide qui se donne au milieu de cette sainte nature… c’est à croire que Dieu ne nous a faits que pour le prier ainsi. Et nous rentrons toujours plus amoureux l’un de l’autre. Cet amour entre deux époux semblerait une insulte à la société dans Paris, il faut s’y livrer comme des amants, au fond des bois.

Gaston, ma chère, a cette taille moyenne qui a été celle de tous les hommes d’énergie ; il n’est ni gras ni maigre, et très-bien fait ; ses proportions ont de la rondeur ; il a de l’adresse dans ses mouvements, il saute un fossé avec la légèreté d’une bête fauve. En quelque position qu’il soit, il y a chez lui comme un sens qui lui fait trouver son équilibre, et ceci est rare chez les hommes qui ont l’habitude de la méditation. Quoique brun, il est d’une grande blancheur. Ses cheveux sont d’un noir de jais et produisent de vigoureux contrastes avec les tons mats de son cou et de son front. Il a la tête mélancolique de Louis XIII. Il a laissé pousser ses moustaches et sa royale, mais je lui ai fait couper ses favoris et sa barbe : c’est devenu commun. Sa sainte misère me l’a conservé pur de {p. 172}   toutes ces souillures qui gâtent tant de jeunes gens. Il a des dents magnifiques, il est d’une santé de fer. Son regard bleu si vif, mais pour moi d’une douceur magnétique, s’allume et brille comme un éclair quand son âme est agitée. Semblable à tous les gens forts et d’une puissante intelligence, il est d’une égalité de caractère qui te surprendrait comme elle m’a surprise. J’ai entendu bien des femmes me confier les chagrins de leur intérieur ; mais ces variations de vouloir, ces inquiétudes des hommes mécontents d’eux-mêmes, qui ne veulent pas ou ne savent pas vieillir, qui ont je ne sais quels reproches éternels de leur folle jeunesse, et dont les veines charrient des poisons, dont le regard a toujours un fond de tristesse, qui se font taquins pour cacher leurs défiances, qui vous vendent une heure de tranquillité pour des matinées mauvaises, qui se vengent sur nous de ne pouvoir être aimables, et qui prennent nos beautés en une haine secrète, toutes ces douleurs la jeunesse ne les connaît point, elles sont l’attribut des mariages disproportionnés. Oh ! ma chère, ne marie Athénaïs qu’avec un jeune homme. Si tu savais combien je me repais de ce sourire constant que varie sans cesse un esprit fin et délicat, de ce sourire qui parle, qui dans le coin des lèvres renferme des pensées d’amour, de muets remerciements, et qui relie toujours les joies passées aux présentes ! Il n’y a jamais rien d’oublié entre nous. Nous avons fait des moindres choses de la nature des complices de nos félicités : tout est vivant, tout nous parle de nous dans ces bois ravissants. Un vieux chêne moussu, près de la maison du garde sur la route, nous dit que nous nous sommes assis fatigués sous son ombre, et que Gaston m’a expliqué là les mousses qui étaient à nos pieds, m’a fait leur histoire, et que de ces mousses nous avons monté, de science en science, jusqu’aux fins du monde. Nos deux esprits ont quelque chose de si fraternel, que je crois que c’est deux éditions du même ouvrage. Tu le vois, je suis devenue littéraire. Nous avons tous deux l’habitude ou le don de voir chaque chose dans son étendue, d’y tout apercevoir, et la preuve que nous nous donnons constamment à nous-mêmes de cette pureté du sens intérieur, est un plaisir toujours nouveau. Nous en sommes arrivés à regarder cette entente de l’esprit comme un témoignage d’amour ; et si jamais elle nous manquait, ce serait pour nous ce qu’est une infidélité pour les autres ménages.

Ma vie, pleine de plaisirs, te paraîtrait d’ailleurs excessivement laborieuse. D’abord, ma chère, apprends que Louise-Armande-Marie {p. 173}   de Chaulieu fait elle-même sa chambre. Je ne souffrirais jamais que des soins mercenaires, qu’une femme ou une fille étrangère s’initiassent (femme littéraire !) aux secrets de ma chambre. Ma religion embrasse les moindres choses nécessaires à son culte. Ce n’est pas jalousie, mais bien respect de soi-même. Aussi ma chambre est-elle faite avec le soin qu’une jeune amoureuse peut prendre de ses atours. Je suis méticuleuse comme une vieille fille. Mon cabinet de toilette, au lieu d’être un tohu-bohu, est un délicieux boudoir. Mes recherches ont tout prévu. Le maître, le souverain peut y entrer en tout temps ; son regard ne sera point affligé, étonné ni désenchanté : fleurs, parfums, élégance, tout y charme la vue. Pendant qu’il dort encore, le matin, au jour, sans qu’il s’en soit encore douté, je me lève, je passe dans ce cabinet où, rendue savante par les expériences de ma mère, j’enlève les traces du sommeil avec des lotions d’eau froide. Pendant que nous dormons, la peau, moins excitée, fait mal ses fonctions ; elle devient chaude, elle a comme un brouillard visible à l’œil des cirons, une sorte d’atmosphère. Sous l’éponge qui ruisselle, une femme sort jeune fille. Là peut-être est l’explication du mythe de Vénus sortant des eaux. L’eau me donne alors les grâces piquantes de l’aurore ; je me peigne, me parfume les cheveux ; et, après cette toilette minutieuse, je me glisse comme une couleuvre, afin qu’à son réveil le maître me trouve pimpante comme une matinée de printemps. Il est charmé par cette fraîcheur de fleur nouvellement éclose, sans pouvoir s’expliquer le pourquoi. Plus tard, la toilette de la journée regarde alors ma femme de chambre, et a lieu dans un salon d’habillement. Il y a, comme tu le penses, la toilette du coucher. Ainsi, j’en fais trois pour monsieur mon époux, quelquefois quatre ; mais ceci, ma chère, tient à d’autres mythes de l’antiquité.

Nous avons aussi nos travaux. Nous nous intéressons beaucoup à nos fleurs, aux belles créatures de notre serre et à nos arbres. Nous sommes sérieusement botanistes, nous aimons passionnément les fleurs, le Chalet en est encombré. Nos gazons sont toujours verts, nos massifs sont soignés autant que ceux des jardins du plus riche banquier. Aussi rien n’est-il beau comme notre enclos. Nous sommes excessivement gourmands de fruits, nous surveillons nos montreuils, nos couches, nos espaliers, nos quenouilles. Mais, dans le cas où ces occupations champêtres ne satisferaient pas l’esprit de mon adoré, je lui ai donné le conseil d’achever dans le silence et la solitude quelques-unes des pièces de théâtre qu’il a commencées {p. 174}   pendant ses jours de misère, et qui sont vraiment belles. Ce genre de travail est le seul dans les Lettres qui se puisse quitter et reprendre, car il demande de longues réflexions, et n’exige pas la ciselure que veut le style. On ne peut pas toujours faire du dialogue, il y faut du trait, des résumés, des saillies que l’esprit porte comme les plantes donnent leurs fleurs, et qu’on trouve plus en les attendant qu’en les cherchant. Cette chasse aux idées me va. Je suis le collaborateur de mon Gaston, et ne le quitte ainsi jamais, pas même quand il voyage dans les vastes champs de l’imagination. Devines-tu maintenant comment je me tire des soirées d’hiver ? Notre service est si doux, que nous n’avons pas eu depuis notre mariage un mot de reproche, pas une observation à faire à nos gens. Quand ils ont été questionnés sur nous, ils ont eu l’esprit de fourber, ils nous ont fait passer pour la dame de compagnie et le secrétaire de leurs maîtres censés en voyage ; certains de ne jamais éprouver le moindre refus, ils ne sortent point sans en demander la permission ; d’ailleurs ils sont heureux, et voient bien que leur condition ne peut être changée que par leur faute. Nous laissons les jardiniers vendre le surplus de nos fruits et de nos légumes. La vachère qui gouverne la laiterie en fait autant pour le lait, la crème et le beurre frais. Seulement les plus beaux produits nous sont réservés. Ces gens sont très-contents de leurs profits, et nous sommes enchantés de cette abondance qu’aucune fortune ne peut ou ne sait se procurer dans ce terrible Paris, où les belles pêches coûtent chacune le revenu de cent francs. Tout cela, ma chère, a un sens : je veux être le monde pour Gaston ; le monde est amusant, mon mari ne doit donc pas s’ennuyer dans cette solitude. Je croyais être jalouse quand j’étais aimée et que je me laissais aimer ; mais j’éprouve aujourd’hui la jalousie des femmes qui aiment, enfin la vraie jalousie. Aussi celui de ses regards qui me semble indifférent me fait-il trembler. De temps en temps je me dis : S’il allait ne plus m’aimer ?… et je frémis. Oh ! je suis bien devant lui comme l’âme chrétienne est devant Dieu.

Hélas ! ma Renée, je n’ai toujours point d’enfants. Un moment viendra sans doute où il faudra les sentiments du père et de la mère pour animer cette retraite, où nous aurons besoin l’un et l’autre de voir des petites robes, des pélerines, des têtes brunes ou blondes, sautant, courant à travers ces massifs et nos sentiers fleuris. Oh ! quelle monstruosité que des fleurs sans fruits. Le souvenir de ta belle famille est poignant pour moi. Ma vie, à moi, s’est restreinte, {p. 175}   tandis que la tienne a grandi, a rayonné. L’amour est profondément égoïste, tandis que la maternité tend à multiplier nos sentiments. J’ai bien senti cette différence en lisant ta bonne, ta tendre lettre. Ton bonheur m’a fait envie en te voyant vivre dans trois cœurs ! Oui, tu es heureuse : tu as sagement accompli les lois de la vie sociale, tandis que je suis en dehors de tout. Il n’y a que des enfants aimants et aimés qui puissent consoler une femme de la perte de sa beauté. J’ai trente ans bientôt, et à cet âge une femme commence de terribles lamentations intérieures. Si je suis belle encore, j’aperçois les limites de la vie féminine ; après, que deviendrai-je ? Quand j’aurai quarante ans, il ne les aura pas, il sera jeune encore, et je serai vieille. Lorsque cette pensée pénètre dans mon cœur, je reste à ses pieds une heure, en lui faisant jurer, quand il sentira moins d’amour pour moi, de me le dire à l’instant. Mais c’est un enfant, il me le jure comme si son amour ne devait jamais diminuer, et il est si beau que… tu comprends ! je le crois. Adieu, cher ange, serons-nous encore pendant des années sans nous écrire ? Le bonheur est monotone dans ses expressions ; aussi peut-être est-ce à cause de cette difficulté que Dante paraît plus grand aux âmes aimantes dans son Paradis que dans son Enfer. Je ne suis pas Dante, je ne suis que ton amie, et tiens à ne pas t’ennuyer. Toi, tu peux m’écrire, car tu as dans tes enfants9 un bonheur varié qui va croissant, tandis que le mien… Ne parlons plus de ceci, je t’envoie mille tendresses.

LIII
De madame de l’Estorade à madame Gaston

Ma chère Louise, j’ai lu, relu ta lettre, et plus je m’en suis pénétrée, plus j’ai vu en toi moins une femme qu’un enfant ; tu n’as pas changé, tu oublies ce que je t’ai dit mille fois : l’Amour est un vol fait par l’état social à l’état naturel ; il est si passager dans la nature, que les ressources de la société ne peuvent changer sa condition primitive ; aussi toutes les nobles âmes essaient-elles de faire un homme de cet enfant ; mais alors l’Amour devient, selon {p. 176}   toi-même, une monstruosité. La société, ma chère, a voulu être féconde. En substituant des sentiments durables à la fugitive folie de la nature, elle a créé la plus grande chose humaine : la Famille, éternelle base des Sociétés. Elle a sacrifié l’homme aussi bien que la femme à son œuvre ; car, ne nous abusons pas, le père de famille donne son activité, ses forces, toutes ses fortunes à sa femme. N’est-ce pas la femme qui jouit de tous les sacrifices ? le luxe, la richesse, tout n’est-il pas à peu près pour elle ? pour elle la gloire et l’élégance, la douceur et la fleur de la maison. Oh ! mon ange, tu prends encore une fois très-mal la vie. Être adorée est un thème de jeune fille bon pour quelques printemps, mais qui ne saurait être celui d’une femme épouse et mère. Peut-être suffit-il à la vanité d’une femme de savoir qu’elle peut se faire adorer. Si tu veux être épouse et mère, reviens à Paris. Laisse-moi te répéter que tu te perdras par le bonheur comme d’autres se perdent par le malheur. Les choses qui ne nous fatiguent point, le silence, le pain, l’air, sont sans reproche parce qu’elles sont sans goût ; tandis que les choses pleines de saveur, en irritant nos désirs, finissent par les lasser. Écoute-moi, mon enfant ! Maintenant, quand même je pourrais être aimée par un homme pour qui je sentirais naître en moi l’amour que tu portes à Gaston, je saurais rester fidèle à mes chers devoirs et à ma douce famille. La maternité, mon ange, est pour le cœur de la femme une de ces choses simples, naturelles, fertiles, inépuisables comme celles qui sont les éléments de la vie. Je me souviens d’avoir un jour, il y a bientôt quatorze ans, embrassé le dévouement comme un naufragé s’attache au mât de son vaisseau par désespoir ; mais aujourd’hui, quand j’évoque par le souvenir toute ma vie devant moi, je choisirais encore ce sentiment comme le principe de ma vie, car il est le plus sûr et le plus fécond de tous. L’exemple de ta vie, assise sur un égoïsme féroce, quoique caché par les poésies du cœur, a fortifié ma résolution. Je ne te dirai plus jamais ces choses, mais je devais te les dire encore une dernière fois en apprenant que ton bonheur résiste à la plus terrible des épreuves.

Ta vie à la campagne, objet de mes méditations, m’a suggéré cette autre observation que je dois te soumettre. Notre vie est composée, pour le corps comme pour le cœur, de certains mouvements réguliers. Tout excès apporté dans ce mécanisme est une cause de plaisir ou de douleur ; or, le plaisir ou la douleur est une fièvre d’âme essentiellement passagère, parce qu’elle n’est pas long-temps {p. 177}   supportable. Faire de l’excès sa vie même, n’est-ce pas vivre malade ! Tu vis malade, en maintenant à l’état de passion un sentiment qui doit devenir dans le mariage une force égale et pure. Oui, mon ange, aujourd’hui je le reconnais : la gloire du ménage est précisément dans ce calme, dans cette profonde connaissance mutuelle, dans cet échange de biens et de maux que les plaisanteries vulgaires lui reprochent. Oh ! combien il est grand ce mot de la duchesse de Sully, la femme du grand Sully enfin, à qui l’on disait que son mari, quelque grave qu’il parût, ne se faisait pas scrupule d’avoir une maîtresse : — C’est tout simple, a-t-elle répondu, je suis l’honneur de la maison, et serais fort chagrine d’y jouer le rôle d’une courtisane. Plus voluptueuse que tendre, tu veux être et la femme et la maîtresse. Avec l’âme d’Héloïse et les sens de sainte Thérèse, tu te livres à des égarements sanctionnés par les lois ; en un mot, tu dépraves l’institution du mariage. Oui, toi qui me jugeais si sévèrement quand je paraissais immorale en acceptant, dès la veille de mon mariage, les moyens du bonheur ; en pliant tout à ton usage, tu mérites aujourd’hui les reproches que tu m’adressais. Eh ! quoi, tu veux asservir et la nature et la société à ton caprice ? Tu restes toi-même, tu ne te transformes point en ce que doit être une femme ; tu gardes les volontés, les exigences de la jeune fille, et tu portes dans ta passion les calculs les plus exacts, les plus mercantiles ; ne vends-tu pas très-cher tes parures ? Je te trouve bien défiante avec toutes tes précautions. Oh ! chère Louise, si tu pouvais connaître les douceurs du travail que les mères font sur elles-mêmes pour être bonnes et tendres à toute leur famille ! L’indépendance et la fierté de mon caractère se sont fondues dans une mélancolie douce, et que les plaisirs maternels ont dissipée en la récompensant. Si la matinée fut difficile, le soir sera pur et serein. J’ai peur que ce soit tout le contraire pour ta vie.

En finissant ta lettre j’ai supplié Dieu de te faire passer une journée au milieu de nous pour te convertir à la famille, à ces joies indicibles, constantes, éternelles, parce qu’elles sont vraies, simples et dans la nature. Mais, hélas ! que peut ma raison contre une faute qui te rend heureuse ? J’ai les larmes aux yeux en t’écrivant ces derniers mots. J’ai cru franchement que plusieurs mois accordés à cet amour conjugal te rendraient la raison par la satiété ; mais je te vois insatiable, et après avoir tué un amant, tu en arriveras à tuer l’amour. Adieu, chère égarée, je désespère, puisque la lettre où {p. 178}   j’espérais te rendre à la vie sociale par la peinture de mon bonheur n’a servi qu’à la glorification de ton égoïsme. Oui, il n’y a que toi dans ton amour, et tu aimes Gaston bien plus pour toi que pour lui-même.

LIV
De madame Gaston à la comtesse de l’Estorade

20 mai.

Renée, le malheur est venu ; non, il a fondu sur ta pauvre Louise avec la rapidité de la foudre, et tu me comprends : le malheur pour moi, c’est le doute. La conviction, ce serait la mort. Avant-hier, après ma première toilette, en cherchant partout Gaston pour faire une petite promenade avant le déjeuner, je ne l’ai point trouvé. Je suis entrée à l’écurie, j’y ai vu sa jument trempée de sueur, et à laquelle le groom enlevait, à l’aide d’un couteau, des flocons d’écume avant de l’essuyer. — Qui donc a pu mettre Fedelta dans un pareil état ? ai-je dit. — Monsieur, a répondu l’enfant. J’ai reconnu sur les jarrets de la jument la boue de Paris, qui ne ressemble point à la boue de la campagne. — Il est allé à Paris, ai-je pensé. Cette pensée en a fait jaillir mille autres dans mon cœur, et y a attiré tout mon sang. Aller à Paris sans me le dire, prendre l’heure où je le laisse seul, y courir et en revenir avec tant de rapidité que Fedelta soit presque fourbue !… Le soupçon m’a serrée de sa terrible ceinture à m’en faire perdre la respiration. Je suis allée à quelques pas de là, sur un banc, pour tâcher de reprendre mon sang-froid. Gaston m’a surprise ainsi, blême, effrayante à ce qu’il paraît, car il m’a dit : — Qu’as-tu ? si précipitamment et d’un son de voix si plein d’inquiétude, que je me suis levée et lui ai pris le bras ; mais j’avais les articulations sans force, et j’ai bien été contrainte de me rasseoir ; il m’a prise alors dans ses bras et m’a emportée à deux pas de là dans le parloir, où tous nos gens effrayés nous ont suivis ; mais Gaston les a renvoyés par un geste. Quand nous avons été seuls, j’ai pu, sans vouloir rien dire, gagner notre chambre, où je me suis enfermée pour pouvoir pleurer à mon aise. {p. 179}   Gaston s’est tenu pendant deux heures environ écoutant mes sanglots, interrogeant avec une patience d’ange sa créature, qui ne lui répondait point. — Je vous reverrai quand mes yeux ne seront plus rouges et quand ma voix ne tremblera plus, lui ai-je dit enfin. Le vous l’a fait bondir hors de la maison. J’ai pris de l’eau glacée pour baigner mes yeux, j’ai rafraîchi ma figure, la porte de notre chambre s’est ouverte, je l’ai trouvé là, revenu sans que j’eusse entendu le bruit de ses pas. — Qu’as-tu ? m’a-t-il demandé. — Rien, lui dis-je. J’ai reconnu la boue de Paris aux jarrets fatigués de Fedelta, je n’ai pas compris que tu y allasses sans m’en prévenir ; mais tu es libre. — Ta punition pour tes doutes si criminels sera de n’apprendre mes motifs que demain, a-t-il répondu.

— Regarde-moi, lui ai-je dit. J’ai plongé mes yeux dans les siens : l’infini a pénétré l’infini. Non, je n’ai pas aperçu ce nuage que l’infidélité répand dans l’âme et qui doit altérer la pureté des prunelles. J’ai fait la rassurée, encore que je restasse inquiète. Les hommes savent, aussi bien que nous, tromper, mentir ! Nous ne nous sommes plus quittés. Oh ! chère, combien par moments, en le regardant, je me suis trouvée indissolublement attachée à lui. Quels tremblements intérieurs m’agitèrent quand il reparut après m’avoir laissée seule pendant un moment ! Ma vie est en lui, et non en moi. J’ai donné de cruels démentis à ta cruelle lettre. Ai-je jamais senti cette dépendance avec ce divin Espagnol, pour qui j’étais ce que cet atroce bambin est pour moi ? Combien je hais cette jument ! Quelle niaiserie à moi d’avoir eu des chevaux. Mais il faudrait aussi couper les pieds à Gaston, ou le détenir dans le cottage. Ces pensées stupides m’ont occupée, juge par là de ma déraison ? Si l’amour ne lui a pas construit une cage, aucun pouvoir ne saurait retenir un homme qui s’ennuie. — T’ennuyé-je ? lui ai-je dit à brûle-pourpoint. — Comme tu te tourmentes sans raison, m’a-t-il répondu les yeux pleins d’une douce pitié. Je ne t’ai jamais tant aimée. — Si c’est vrai, mon ange adoré, lui ai-je répliqué, laisse-moi faire vendre Fedelta. — Vends ! a-t-il dit. — Ce mot m’a comme écrasée, Gaston a eu l’air de me dire : Toi seule es riche ici, je ne suis rien, ma volonté n’existe pas. S’il ne l’a pas pensé, j’ai cru qu’il le pensait, et de nouveau je l’ai quitté pour m’aller coucher : la nuit était venue.

Oh ! Renée, dans la solitude, une pensée ravageuse vous conduit au suicide. Ces délicieux jardins, cette nuit étoilée, cette {p. 180}   fraîcheur qui m’envoyait par bouffées l’encens de toutes nos fleurs, notre vallée, nos collines, tout me semblait sombre, noir et désert. J’étais comme au fond d’un précipice au milieu des serpents, des plantes vénéneuses ; je ne voyais plus de Dieu dans le ciel. Après une nuit pareille une femme a vieilli.

— Prends Fedelta, cours à Paris, lui ai-je dit le lendemain matin : ne la vendons point ; je l’aime, elle te porte ! Il ne s’est pas trompé, néanmoins, à mon accent, où perçait la rage intérieure que j’essayais de cacher. — Confiance ! a-t-il répondu en me tendant la main par un mouvement si noble et en me lançant un si noble regard que je me suis sentie aplatie. — Nous sommes bien petites, me suis-je écriée. — Non, tu m’aimes, et voilà tout, a-t-il dit en me pressant sur lui. — Va à Paris sans moi, lui ai-je dit en lui faisant comprendre que je me désarmais de mes soupçons. Il est parti, je croyais qu’il allait rester. Je renonce à te peindre mes souffrances. Il y avait en moi-même une autre moi que je ne savais pas pouvoir exister. D’abord, ces sortes de scènes, ma chère, ont une solennité tragique pour une femme qui aime, que rien ne saurait exprimer ; toute la vie vous apparaît dans le moment où elles se passent, et l’œil n’y aperçoit aucun horizon ; le rien est tout, le regard est un livre, la parole charrie des glaçons, et dans un mouvement de lèvres on lit un arrêt de mort. Je m’attendais à du retour, car m’étais-je montrée assez noble et grande ? J’ai monté jusqu’en haut du Chalet et l’ai suivi des yeux sur la route. Ah ! ma chère Renée, je l’ai vu disparaître avec une affreuse rapidité. — Comme il y court ! pensai-je involontairement. Puis, une fois seule, je suis retombée dans l’enfer des hypothèses, dans le tumulte des soupçons. Par moments, la certitude d’être trahie me semblait être un baume, comparée aux horreurs du doute ! Le doute est notre duel avec nous-mêmes, et nous nous y faisons de terribles blessures. J’allais, je tournais dans les allées, je revenais au Chalet, j’en sortais comme une folle. Parti sur les sept heures, Gaston ne revint qu’à onze heures ; et comme, par le parc de Saint-Cloud et le bois de Boulogne, une demi-heure suffit pour aller à Paris, il est clair qu’il avait passé trois heures dans Paris. Il entra triomphant en m’apportant une cravache en caoutchouc dont la poignée est en or. Depuis quinze jours j’étais sans cravache ; la mienne, usée et vieille, s’était brisée. — Voilà pourquoi tu m’as torturée ? lui ai-je dit en admirant le travail de ce bijou qui {p. 181}   contient une cassolette au bout. Puis je compris que ce présent cachait une nouvelle tromperie ; mais je lui sautai promptement au cou, non sans lui faire de doux reproches pour m’avoir imposé de si grands tourments pour une bagatelle. Il se crut bien fin. Je vis alors dans son maintien, dans son regard, cette espèce de joie intérieure qu’on éprouve en faisant réussir une tromperie ; il s’échappe comme une lueur de notre âme, comme un rayon de notre esprit qui se reflète dans les traits, qui se dégage avec les mouvements du corps. En admirant cette jolie chose, je lui demandai dans un moment où nous nous regardions bien : — Qui t’a fait cette œuvre d’art ? — Un artiste de mes amis. — Ah ! Verdier l’a montée, ajoutai-je en lisant le nom du marchand, imprimé sur la cravache. Gaston est resté très-enfant, il a rougi. Je l’ai comblé de caresses pour le récompenser d’avoir eu honte de me tromper. Je fis l’innocente, et il a pu croire tout fini.

25 mai.

Le lendemain, vers six heures, je mis mon habit de cheval, et je tombai à sept heures chez Verdier, où je vis plusieurs cravaches de ce modèle. Un commis reconnut la mienne, que je lui montrai. — Nous l’avons vendue hier à un jeune homme, me dit-il. Et sur la description que je lui fis de mon fourbe de Gaston, il n’y eut plus de doute. Je te fais grâce des palpitations de cœur qui me brisaient la poitrine en allant à Paris, et pendant cette petite scène où se décidait ma vie. Revenue à sept heures et demie, Gaston me trouva pimpante, en toilette du matin, me promenant avec une trompeuse insouciance, et sûre que rien ne trahirait mon absence, dans le secret de laquelle je n’avais mis que mon vieux Philippe. — Gaston, lui dis-je en tournant autour de notre étang, je connais assez la différence qui existe entre une œuvre d’art unique, faite avec amour pour une seule personne, et celle qui sort d’un moule. Gaston devint pâle et me regarda lui présentant la terrible pièce à conviction. — Mon ami, lui dis-je, ce n’est pas une cravache, c’est un paravent derrière lequel vous abritez un secret. Là-dessus, ma chère, je me suis donné le plaisir de le voir s’entortillant dans les charmilles du mensonge et les labyrinthes de la tromperie sans en pouvoir sortir, déployant un art prodigieux pour essayer de trouver un mur à escalader, mais contraint de rester sur le terrain {p. 182}   devant un adversaire qui consentit enfin à se laisser abuser. Cette complaisance est venue trop tard, comme toujours dans ces sortes de scènes. D’ailleurs, j’avais commis la faute contre laquelle ma mère avait essayé de me prémunir. En se montrant à nu, ma jalousie établissait la guerre et ses stratagèmes entre Gaston et moi. Ma chère, la jalousie est essentiellement bête et brutale. Je me suis alors promis de souffrir en silence, de tout espionner, d’acquérir une certitude, et d’en finir alors avec Gaston, ou de consentir à mon malheur : il n’y a pas d’autre conduite à tenir pour les femmes bien élevées. Que me cache-t-il ? car il me cache un secret. Ce secret concerne une femme. Est-ce une aventure de jeunesse de laquelle il rougisse ? Quoi ? Ce quoi ? ma chère, est gravé en quatre lettres de feu sur toutes choses. Je lis ce fatal mot en regardant le miroir de mon étang, à travers mes massifs, aux nuages du ciel, aux plafonds, à table, dans les fleurs de mes tapis. Au milieu de mon sommeil, une voix m’écrie : — Quoi ? À compter de cette matinée, il y eut dans notre vie un cruel intérêt, et j’ai connu la plus âcre des pensées qui puissent corroder notre cœur : être à un homme que l’on croit infidèle. Oh ! ma chère, cette vie tient à la fois à l’enfer et au paradis. Je n’avais pas encore posé le pied dans cette fournaise, moi jusqu’alors si saintement adorée.

— Ah ! tu souhaitais un jour de pénétrer dans les sombres et ardents palais de la souffrance ? me disais-je. Eh ! bien, les démons ont entendu ton fatal souhait : marche, malheureuse !

30 mai.

Depuis ce jour, Gaston, au lieu de travailler mollement et avec le laissez-aller de l’artiste riche qui caresse son œuvre, se donne des tâches comme l’écrivain qui vit de sa plume. Il emploie quatre heures tous les jours à finir deux pièces de théâtre.

— Il lui faut de l’argent ! Cette pensée me fut soufflée par une voix intérieure. Il ne dépense presque rien ; nous vivons dans une absolue confiance, il n’est pas un coin de son cabinet où mes yeux et mes doigts ne puissent fouiller, sa dépense par an ne se monte pas à deux mille francs, je lui sais trente mille francs moins amassés que mis dans un tiroir. Tu me devines. Au milieu de la nuit, je suis allée pendant son sommeil voir si la somme y était toujours. Quel frisson glacial m’a saisie en trouvant le tiroir vide ! Dans la même {p. 183}   semaine, j’ai découvert qu’il va chercher des lettres à Sèvres, et il doit les déchirer aussitôt après les avoir lues, car malgré mes inventions de Figaro je n’en ai point trouvé de vestige. Hélas ! mon ange, malgré mes promesses et tous les beaux serments que je m’étais faits à moi-même à propos de la cravache, un mouvement d’âme qu’il faut appeler folie m’a poussée, et je l’ai suivi dans une de ses courses rapides au bureau de la poste. Gaston fut terrifié d’être surpris à cheval, payant le port d’une lettre qu’il tenait à la main. Après m’avoir regardée fixement, il a mis Fedelta au galop par un mouvement si rapide que je me sentis brisée en arrivant à la porte du bois dans un moment où je croyais ne pouvoir sentir aucune fatigue corporelle, tant mon âme souffrait ! Là, Gaston ne me dit rien, il sonne et attend, sans me parler. J’étais plus morte que vive. Ou j’avais raison ou j’avais tort ; mais, dans10 les deux cas, mon espionnage était indigne d’Armande-Louise-Marie de Chaulieu. Je roulais dans la fange sociale au-dessous de la grisette, de la fille mal élevée, côte à côte avec les courtisanes, les actrices, les créatures sans éducation. Quelles souffrances ! Enfin la porte s’ouvre, il remet son cheval à son groom, et je descends alors aussi, mais dans ses bras, il me les tend ; je relève mon amazone sur mon bras gauche, je lui donne le bras droit, et nous allons… toujours silencieux. Les cent pas que nous avons faits ainsi peuvent me compter pour cent ans de purgatoire. À chaque pas des milliers de pensées, presque visibles, voltigeant en langues de feu sous mes yeux, me sautaient à l’âme, ayant chacune un dard, un venin différent ! Quand le groom et les chevaux furent loin, j’arrête Gaston, je le regarde, et, avec un mouvement que tu dois voir, je lui dis, en lui montrant la fatale lettre qu’il tenait toujours dans sa main droite : — Laisse-la-moi lire ? Il me la donne, je la décachète, et lis une lettre par laquelle Nathan, l’auteur dramatique, lui disait que l’une de nos pièces, reçue, apprise et mise en répétition, allait être jouée samedi prochain. La lettre contenait un coupon de loge. Quoique pour moi ce fût aller du martyre au ciel, le démon me criait toujours, pour troubler ma joie : — Où sont les trente mille francs ? Et la dignité, l’honneur, tout mon ancien moi m’empêchaient de faire une question ; je l’avais sur les lèvres ; je savais que si ma pensée devenait une parole, il fallait me jeter dans mon étang, et je résistais à peine au désir de parler. Chère, ne souffrais-je pas alors au-dessus des forces de la femme ? — Tu t’ennuies, {p. 184}   mon pauvre Gaston, lui dis-je en lui rendant la lettre. Si tu veux, nous reviendrons à Paris. — À Paris, pourquoi ? dit-il. J’ai voulu savoir si j’avais du talent, et goûter au punch du succès !

Au moment où il travaillera, je pourrais bien faire l’étonnée en fouillant dans le tiroir et n’y trouvant pas ses trente mille francs ; mais n’est-ce pas aller chercher cette réponse : « J’ai obligé tel ou tel ami » qu’un homme d’esprit comme Gaston ne manquerait pas de faire ?

Ma chère, la morale de ceci est que le beau succès de la pièce à laquelle tout Paris court en ce moment nous est dû, quoique Nathan en ait toute la gloire. Je suis une des deux étoiles de ce mot : ET MM**. J’ai vu la première représentation, cachée au fond d’une loge d’avant-scène au rez-de-chaussée.

1er juillet.

Gaston travaille toujours et va toujours à Paris ; il travaille à de nouvelles pièces pour avoir le prétexte d’aller à Paris et pour se faire de l’argent. Nous avons trois pièces reçues et deux de demandées. Oh ! ma chère, je suis perdue, je marche dans les ténèbres. Je brûlerai ma maison pour y voir clair. Que signifie une pareille conduite ? A-t-il honte d’avoir reçu de moi la fortune ? Il a l’âme trop grande pour se préoccuper d’une pareille niaiserie. D’ailleurs, quand un homme commence à concevoir de ces scrupules, ils lui sont inspirés par un intérêt de cœur. On accepte tout de sa femme, mais l’on ne veut rien avoir de la femme que l’on pense quitter ou qu’on n’aime plus. S’il veut tant d’argent, il a sans doute à le dépenser pour une femme. S’il s’agissait de lui, ne prendrait-il pas dans ma bourse sans façon ? nous avons cent mille francs d’économies ! Enfin, ma belle biche, j’ai parcouru le monde entier des suppositions, et, tout bien calculé, je suis certaine d’avoir une rivale. Il me laisse, pour qui ? je veux la voir…

10 juillet.

J’ai vu clair : je suis perdue. Oui, Renée, à trente ans, dans toute la gloire de la beauté, riche des ressources de mon esprit, parée des séductions de la toilette, toujours fraîche, élégante, je suis trahie, et pour qui ? pour une Anglaise qui a de gros pieds, de {p. 185}   gros os, une grosse poitrine, quelque vache britannique. Je n’en puis plus douter. Voici ce qui m’est arrivé dans ces derniers jours.

Fatiguée de douter, pensant que s’il avait secouru l’un de ses amis, Gaston pouvait me le dire, le voyant accusé par son silence, et le trouvant convié par une continuelle soif d’argent au travail ; jalouse de son travail, inquiète de ses perpétuelles courses à Paris, j’ai pris mes mesures, et ces mesures m’ont fait descendre alors si bas que je ne puis t’en rien dire. Il y a trois jours, j’ai su que Gaston se rend, quand il va à Paris, rue de la Ville-Lévêque, dans une maison où ses amours sont gardés par une discrétion sans exemple à Paris. Le portier, peu causeur, a dit peu de chose, mais assez pour me désespérer. J’ai fait alors le sacrifice de ma vie, et j’ai seulement voulu tout savoir. Je suis allée à Paris, j’ai pris un appartement dans la maison qui se trouve en face de celle où se rend Gaston, et je l’ai pu voir de mes yeux entrant à cheval dans la cour. Oh ! j’ai eu trop tôt une horrible et affreuse révélation. Cette Anglaise, qui me paraît avoir trente-six ans, se fait appeler madame Gaston. Cette découverte a été pour moi le coup de la mort. Enfin, je l’ai vue se rendant aux Tuileries avec deux enfants… oh ! ma chère, deux enfants qui sont les vivantes miniatures de Gaston. Il est impossible de ne pas être frappée d’une si scandaleuse ressemblance… Et quels jolis enfants ! ils sont habillés fastueusement, comme les Anglaises savent les arranger. Elle lui a donné des enfants ! tout s’explique. Cette Anglaise est une espèce de statue grecque descendue de quelque monument ; elle a la blancheur et la froideur du marbre, elle marche solennellement en mère heureuse. Elle est belle, il faut en convenir, mais c’est lourd comme un vaisseau de guerre. Elle n’a rien de fin ni de distingué : certes, elle n’est pas lady, c’est la fille de quelque fermier d’un méchant village dans un lointain comté, ou la onzième fille de quelque pauvre ministre. Je suis revenue de Paris mourante. En route, mille pensées m’ont assaillie comme autant de démons. Serait-elle mariée ? la connaissait-il avant de m’épouser ? A-t-elle été la maîtresse de quelque homme riche qui l’aurait laissée, et n’est-elle pas soudain retombée à la charge de Gaston ? J’ai fait des suppositions à l’infini, comme s’il y avait besoin d’hypothèses en présence des enfants. Le lendemain, je suis retournée à Paris, et j’ai donné assez d’argent au portier de la maison pour qu’à cette question : — Madame Gaston est-elle mariée légalement ? il me répondît : — Oui, mademoiselle.

{p. 186}   15 juillet.

Ma chère, depuis cette matinée, j’ai redoublé d’amour pour Gaston, et je l’ai trouvé plus amoureux que jamais ; il est si jeune ! Vingt fois, à notre lever, je suis près de lui dire : — Tu m’aimes donc plus que celle de la rue de la Ville-Lévêque ? Mais je n’ose m’expliquer le mystère de mon abnégation. — Tu aimes bien les enfants ? lui ai-je demandé. — Oh ! oui, m’a-t-il répondu ; mais nous en aurons ! — Et comment ? — J’ai consulté les médecins les plus savants, et tous m’ont conseillé de faire un voyage de deux mois. — Gaston, lui ai-je dit, si j’avais pu aimer un absent, je serais restée au couvent pour le reste de mes jours. Il s’est mis à rire, et moi, ma chère, le mot voyage m’a tuée. Oh ! certes, j’aime mieux sauter par la fenêtre que de me laisser rouler dans les escaliers en me retenant de marche en marche. Adieu, mon ange, j’ai rendu ma mort douce, élégante, mais infaillible. Mon testament est écrit d’hier ; tu peux maintenant me venir voir, la consigne est levée. Accours recevoir mes adieux. Ma mort sera, comme ma vie, empreinte de distinction et de grâce : je mourrai tout entière.

Adieu, cher esprit de sœur, toi dont l’affection n’a eu ni dégoûts, ni hauts, ni bas, et qui, semblable à l’égale clarté de la lune, as toujours caressé mon cœur ; nous n’avons point connu les vivacités, mais nous n’avons pas goûté non plus à la vénéneuse amertume de l’amour. Tu as vu sagement la vie. Adieu !

LV
La comtesse de l’Estorade à madame Gaston

16 juillet.

Ma chère Louise, je t’envoie cette lettre par un exprès avant de courir au Chalet moi-même. Calme-toi. Ton dernier mot m’a paru si insensé que j’ai cru pouvoir, en de pareilles circonstances, tout confier à Louis : il s’agissait de te sauver de toi-même. Si, comme {p. 187}   toi, nous avons employé d’horribles moyens, le résultat est si heureux que je suis certaine de ton approbation. Je suis descendue jusqu’à faire marcher la police ; mais c’est un secret entre le préfet, nous et toi. Gaston est un ange ! Voici les faits : son frère Louis Gaston est mort à Calcutta, au service d’une compagnie marchande, au moment où il allait revenir en France riche, heureux et marié. La veuve d’un négociant anglais lui avait donné la plus brillante fortune. Après dix ans de travaux entrepris pour envoyer de quoi vivre à son frère, qu’il adorait et à qui jamais il ne parlait de ses mécomptes dans ses lettres pour ne pas l’affliger, il a été surpris par la faillite du fameux Halmer. La veuve a été ruinée. Le coup fut si violent que Louis Gaston en a eu la tête perdue. Le moral, en faiblissant, a laissé la maladie maîtresse du corps, et il a succombé dans le Bengale, où il était allé réaliser les restes de la fortune de sa pauvre femme. Ce cher capitaine avait remis chez un banquier une première somme de trois cent mille francs pour l’envoyer à son frère ; mais ce banquier, entraîné par la maison Halmer, leur a enlevé cette dernière ressource. La veuve de Louis Gaston, cette belle femme que tu prends pour ta rivale, est arrivée à Paris avec deux enfants qui sont tes neveux, et sans un sou. Les bijoux de la mère ont à peine suffi à payer le passage de sa famille. Les renseignements que Louis Gaston avait donnés au banquier pour envoyer l’argent à Marie Gaston ont servi à la veuve pour trouver l’ancien domicile de ton mari. Comme ton Gaston a disparu sans dire où il allait, on a envoyé madame Louis Gaston chez d’Arthez, la seule personne qui pût donner des renseignements sur Marie Gaston. D’Arthez a d’autant plus généreusement pourvu aux premiers besoins de cette jeune femme que Louis Gaston s’était, il y a quatre ans, au moment de son mariage, enquis de son frère auprès de notre célèbre écrivain, en le sachant l’ami de Marie. Le capitaine avait demandé à d’Arthez le moyen de faire parvenir sûrement cette somme à Marie Gaston. D’Arthez avait répondu que Marie Gaston était devenu riche par son mariage avec la baronne de Macumer. La beauté, ce magnifique présent de leur mère, avait sauvé, dans les Indes comme à Paris, les deux frères de tout malheur. N’est-ce pas une touchante histoire ? D’Arthez a naturellement fini par écrire à ton mari l’état où se trouvaient sa belle-sœur et ses neveux, en l’instruisant des généreuses intentions que le hasard avait fait avorter, mais que le Gaston des Indes avait eues pour le {p. 188}   Gaston de Paris. Ton cher Gaston, comme tu dois l’imaginer, est accouru précipitamment à Paris. Voilà l’histoire de sa première course. Depuis cinq ans, il a mis de côté cinquante mille francs sur le revenu que tu l’as forcé de prendre, et il les a employés à deux inscriptions de chacune douze cents francs de rente au nom de ses neveux ; puis il a fait meubler cet appartement où demeure ta belle-sœur, en lui promettant trois mille francs tous les trois mois. Voilà l’histoire de ses travaux au théâtre et du plaisir que lui a causé le succès de sa première pièce. Ainsi madame Gaston n’est point ta rivale, et porte ton nom très-légitimement. Un homme noble et délicat comme Gaston a dû te cacher cette aventure en redoutant ta générosité. Ton mari ne regarde point comme à lui ce que tu lui as donné. D’Arthez m’a lu la lettre qu’il lui a écrite pour le prier d’être un des témoins de votre mariage : Marie Gaston y dit que son bonheur serait entier s’il n’avait pas eu de dettes à te laisser payer et s’il eût été riche. Une âme vierge n’est pas maîtresse de ne pas avoir de tels sentiments : ils sont ou ne sont pas ; et quand ils sont, leur délicatesse, leurs exigences se conçoivent. Il est tout simple que Gaston ait voulu lui-même en secret donner une existence convenable à la veuve de son frère, quand cette femme lui envoyait cent mille écus de sa propre fortune. Elle est belle, elle a du cœur, des manières distinguées, mais pas d’esprit. Cette femme est mère : n’est-ce pas dire que je m’y suis attachée aussitôt que je l’ai vue, en la trouvant un enfant au bras et l’autre habillé comme le baby d’un lord. Tout pour les enfants ! est écrit chez elle dans les moindres choses. Ainsi, loin d’en vouloir à ton adoré Gaston, tu n’as que de nouvelles raisons de l’aimer ! Je l’ai entrevu, il est le plus charmant jeune homme de Paris. Oh ! oui, chère enfant, j’ai bien compris en l’apercevant qu’une femme pouvait en être folle : il a la physionomie de son âme. À ta place, je prendrais au Chalet la veuve et les deux enfants, en leur faisant construire quelque délicieux cottage, et j’en ferais mes enfants ! Calme-toi donc, et prépare à ton tour cette surprise à Gaston.

{p. 189}  

LVI
De madame Gaston à la comtesse de l’Estorade

Ah ! ma bien-aimée, entends le terrible, le fatal, l’insolent mot de l’imbécile La Fayette à son maître, à son roi : Il est trop tard ! Ô ! ma vie, ma belle vie ! quel médecin me la rendra ? Je me suis frappée à mort. Hélas ! n’étais-je pas un feu follet de femme destiné à s’éteindre après avoir brillé ? Mes yeux sont deux torrents de larmes, et… je ne peux pleurer que loin de lui… Je le fuis et il me cherche. Mon désespoir est tout intérieur. Dante a oublié mon supplice dans son Enfer. Viens me voir mourir ?

LVII
De la comtesse de l’Estorade au comte de l’Estorade

Au Chalet, 7 août.

Mon ami, emmène les enfants et fais le voyage de Provence sans moi ; je reste auprès de Louise qui n’a plus que quelques jours à vivre : je me dois à elle et à son mari, qui deviendra fou, je crois.

Depuis le petit mot que tu connais et qui m’a fait voler, accompagnée de médecins, à Ville-d’Avray, je n’ai pas quitté cette charmante femme et n’ai pu t’écrire, car voici la quinzième nuit que je passe.

En arrivant, je l’ai trouvée avec Gaston, belle et parée, le visage riant, heureuse. Quel sublime mensonge ! Ces deux beaux enfants s’étaient expliqués. Pendant un moment j’ai, comme Gaston, été la dupe de cette audace ; mais Louise m’a serré la main et m’a dit à l’oreille : — Il faut le tromper, je suis mourante. Un froid glacial {p. 190}   m’a enveloppée en lui trouvant la main brûlante et du rouge aux joues. Je me suis applaudie de ma prudence. J’avais eu l’idée, pour n’effrayer personne, de dire aux médecins de se promener dans le bois en attendant que je les fisse demander.

— Laisse-nous, dit-elle à Gaston. Deux femmes qui se revoient après cinq ans de séparation ont bien des secrets à se confier, et Renée a sans doute quelque confidence à me faire.

Une fois seule, elle s’est jetée dans mes bras sans pouvoir contenir ses larmes. — « Qu’y a-t-il donc ? lui ai-je dit. Je t’amène, en tout cas, le premier chirurgien et le premier médecin de l’Hôtel-Dieu, avec Bianchon ; enfin ils sont quatre. — Oh ! s’ils peuvent me sauver, s’il est temps, qu’ils viennent ! s’est-elle écriée. Le même sentiment qui me portait à mourir me porte à vivre. — Mais qu’as-tu fait ? — Je me suis rendue poitrinaire au plus haut degré en quelques jours. — Et comment ? — Je me mettais en sueur la nuit et courais me placer au bord de l’étang, dans la rosée. Gaston me croit enrhumée, et je meurs. — Envoie-le donc à Paris, je vais chercher moi-même les médecins, ai-je dit en courant comme une insensée à l’endroit où je les avais laissés. »

Hélas ! mon ami, la consultation faite, aucun de ces savants ne m’a donné le moindre espoir, ils pensent tous qu’à la chute des feuilles, Louise mourra. La constitution de cette chère créature a singulièrement servi son dessein ; elle avait des dispositions à la maladie qu’elle a développée ; elle aurait pu vivre long-temps ; mais en quelques jours elle a rendu tout irréparable. Je ne te dirai pas mes impressions en entendant cet arrêt parfaitement motivé. Tu sais que j’ai tout autant vécu par Louise que par moi. Je suis restée anéantie, et n’ai point reconduit ces cruels docteurs. Le visage baigné de larmes, j’ai passé je ne sais combien de temps dans une douloureuse méditation. Une céleste voix m’a tirée de mon engourdissement par ces mots : — Eh ! bien, je suis condamnée, que Louise m’a dit en posant sa main sur mon épaule. Elle m’a fait lever et m’a emmenée dans son petit salon. — Ne me quitte plus, m’a-t-elle demandé par un regard suppliant, je ne veux pas voir de {p. 191}   désespoir autour de moi ; je veux surtout le tromper, j’en aurai la force. Je suis pleine d’énergie, de jeunesse, et je saurai mourir debout. Quant à moi, je ne me plains pas, je meurs comme je l’ai souhaité souvent : à trente ans, jeune, belle, tout entière. Quant à lui, je l’aurais rendu malheureux, je le vois. Je me suis prise dans les lacs de mes amours, comme une biche qui s’étrangle en s’impatientant d’être prise ; de nous deux, je suis la biche… et bien sauvage. Mes jalousies à faux frappaient déjà sur son cœur de manière à le faire souffrir. Le jour où mes soupçons auraient rencontré l’indifférence, le loyer qui attend la jalousie, eh ! bien… je serais morte. J’ai mon compte de la vie. Il y a des êtres qui ont soixante ans de service sur les contrôles du monde et qui, en effet, n’ont pas vécu deux ans ; au rebours, je parais n’avoir que trente ans, mais, en réalité, j’ai eu soixante années d’amours. Ainsi, pour moi, pour lui, ce dénouement est heureux. Quant à nous deux, c’est autre chose : tu perds une sœur qui t’aime, et cette perte est irréparable. Toi seule, ici, tu dois pleurer ma mort. Ma mort, reprit-elle après une longue pause pendant laquelle je ne l’ai vue qu’à travers le voile de mes larmes, porte avec elle un cruel enseignement. Mon cher docteur en corset a raison : le mariage ne saurait avoir pour base la passion, ni même l’amour. Ta vie est une belle et noble vie, tu as marché dans ta voie, aimant toujours de plus en plus ton Louis ; tandis qu’en commençant la vie conjugale par une ardeur extrême, elle ne peut que décroître. J’ai eu deux fois tort, et deux fois la Mort sera venue souffleter mon bonheur de sa main décharnée. Elle m’a enlevé le plus noble et le plus dévoué des hommes ; aujourd’hui, la camarde m’enlève au plus beau, au plus charmant, au plus poétique époux du monde. Mais j’aurai tour à tour connu le beau idéal de l’âme et celui de la forme. Chez Felipe, l’âme domptait le corps et le transformait ; chez Gaston, le cœur, l’esprit et la beauté rivalisent. Je meurs adorée, que puis-je vouloir de plus ?… me réconcilier avec Dieu que j’ai négligé peut-être, et vers qui je m’élancerai pleine d’amour en lui demandant de me rendre un jour ces deux anges dans le ciel. Sans eux, le paradis serait désert pour moi. Mon exemple serait fatal : je suis une exception. Comme il est impossible de rencontrer des Felipe ou des Gaston, la loi sociale est en ceci d’accord avec la loi naturelle. Oui, la femme est un être faible qui doit, en se mariant, faire un entier sacrifice de sa volonté à l’homme, qui lui doit en retour le sacrifice {p. 192}   de son égoïsme. Les révoltes et les pleurs que notre sexe a élevés et jetés dans ces derniers temps avec tant d’éclat sont des niaiseries qui nous méritent le nom d’enfants que tant de philosophes nous ont donné.

Elle a continué de parler ainsi de sa voix douce que tu connais, en disant les choses les plus sensées de la manière la plus élégante, jusqu’à ce que Gaston entrât, amenant de Paris sa belle-sœur, les deux enfants et la bonne anglaise que Louise l’avait prié d’aller chercher. — Voilà mes jolis bourreaux, a-t-elle dit en voyant ses deux neveux. Ne pouvais-je pas m’y tromper ? Comme ils ressemblent à leur oncle ! Elle a été charmante pour madame Gaston l’aînée, qu’elle a priée de se regarder au Chalet comme chez elle, et elle lui en a fait les honneurs avec ces façons à la Chaulieu qu’elle possède au plus haut degré. J’ai sur-le-champ écrit à la duchesse et au duc de Chaulieu, au duc de Rhétoré et au duc de Lenoncourt-Chaulieu, ainsi qu’à Madeleine. J’ai bien fait. Le lendemain, fatiguée de tant d’efforts, Louise n’a pu se promener ; elle ne s’est même levée que pour assister au dîner. Madeleine de Lenoncourt, ses deux frères et sa mère sont venus dans la soirée. Le froid que le mariage de Louise avait mis entre elle et sa famille s’est dissipé. Depuis cette soirée, les deux frères et le père de Louise sont venus à cheval tous les matins, et les deux duchesses passent au Chalet toutes leurs soirées. La mort rapproche autant qu’elle sépare, elle fait taire les passions mesquines. Louise est sublime de grâce, de raison, de charme, d’esprit et de sensibilité. Jusqu’au dernier moment elle montre ce goût qui l’a rendue si célèbre, et nous dispense les trésors de cet esprit qui faisait d’elle une des reines de Paris.

— Je veux être jolie jusque dans mon cercueil, m’a-t-elle dit avec ce sourire qui n’est qu’à elle, en se mettant au lit pour y languir ces quinze jours-ci.

Dans sa chambre il n’y a pas trace de maladie : les boissons, les gommes, tout l’appareil médical est caché.

— N’est-ce pas que je fais une belle mort ? disait-elle hier au curé de Sèvres à qui elle a donné sa confiance.

Nous jouissons tous d’elle en avares. Gaston, que tant d’inquiétudes, tant de clartés affreuses ont préparé, ne manque pas de {p. 193}   courage, mais il est atteint : je ne m’étonnerais pas de le voir suivre naturellement sa femme. Hier il m’a dit en tournant autour de la pièce d’eau : — Je dois être le père de ces deux enfants… Et il me montrait sa belle-sœur qui promenait ses neveux. — Mais11, quoique je ne veuille rien faire pour m’en aller de ce monde, promettez-moi d’être une seconde mère pour eux et de laisser votre mari accepter la tutelle officieuse que je lui confierai conjointement avec ma belle-sœur. Il a dit cela sans la moindre emphase et comme un homme qui se sent perdu. Sa figure répond par des sourires aux sourires de Louise, et il n’y a que moi qui ne m’y trompe pas. Il déploie un courage égal au sien. Louise a désiré voir son filleul ; mais je ne suis pas fâchée qu’il soit en Provence, elle aurait pu lui faire quelques libéralités qui m’auraient fort embarrassée.

Adieu, mon ami.

25 août (le jour de sa fête).

Hier au soir Louise a eu pendant quelques moments le délire ; mais ce fut un délire vraiment élégant, qui prouve que les gens d’esprit ne deviennent pas fous comme les bourgeois ou comme les sots. Elle a chanté d’une voix éteinte quelques airs italiens des Puritani, de la Sonnambula et de Mosé. Nous étions tous silencieux autour du lit, et nous avons tous eu, même son frère Rhétoré, des larmes dans les yeux, tant il était clair que son âme s’échappait ainsi. Elle ne nous voyait plus ! Il y avait encore toute sa grâce dans les agréments de ce chant faible et d’une douceur divine. L’agonie a commencé dans la nuit. Je viens, à sept heures du matin, de la lever moi-même ; elle a retrouvé quelque force, elle a voulu s’asseoir à sa croisée, elle a demandé la main de Gaston… Puis, mon ami, l’ange le plus charmant que nous pourrons voir jamais sur cette terre ne nous a plus laissé que sa dépouille. Administrée la veille à l’insu de Gaston, qui, pendant la terrible cérémonie, a pris un peu de sommeil, elle avait exigé de moi que je lui lusse en français le De profundis, pendant qu’elle serait ainsi face à face avec la belle nature qu’elle s’était créée. [ill.]   Elle répétait mentalement les paroles et serrait les mains de son mari, agenouillé de l’autre côté de la bergère.

{p. 194}   26 août.

J’ai le cœur brisé. Je viens d’aller la voir dans son linceul, elle y est devenue pâle avec des teintes violettes. Oh ! je veux voir mes enfants ! mes enfants ! Amène mes enfants au-devant de moi !

Paris, 1841.