Première partie
Le martyr calviniste
Peu de personnes aujourd’hui savent combien étaient naïves les habitations des bourgeois de Paris au quatorzième siècle, et combien simple était leur vie. Peut-être cette simplicité d’action et de pensée a-t-elle été la cause des grandeurs de cette vieille bourgeoisie, qui fut, certes, grande, libre et noble, plus peut-être que la bourgeoisie d’aujourd’hui ; son histoire est à faire, elle demande et attend un homme de génie. Inspirée par l’incident peu connu qui forme le fond de cette Étude et qui sera l’un des plus remarquables de l’histoire de la bourgeoisie, cette réflexion arrivera sans doute sur les lèvres de tout le monde, après ce récit. Est-ce la première fois qu’en histoire la conclusion aura précédé les faits ?
En 1560, les maisons de la rue de la Vieille-Pelleterie bordaient la rive gauche de la Seine, entre le pont Notre-Dame et le Pont-au-Change. La voie publique et les maisons occupaient l’espace pris par la seule chaussée du quai actuel. Chaque maison, assise sur la Seine même, permettait aux habitants d’y descendre par les escaliers en bois ou en pierre, que défendaient de fortes grilles en fer ou des portes en bois clouté. Ces maisons avaient, comme celles de Venise, une porte en terre ferme et une porte d’eau. Au moment où cette esquisse se publie, il n’existe plus qu’une seule maison de ce genre qui puisse rappeler le vieux Paris, encore disparaîtra-t-elle bientôt ; elle est au coin du Petit-Pont, en face du corps de garde de l’Hôtel-Dieu. Autrefois, chaque logis présentait du côté de {p. 504} la rivière la physionomie bizarre qu’y imprimaient soit le métier du locataire et ses habitudes, soit l’originalité des constructions inventées par les propriétaires pour user ou abuser de la Seine. Les ponts étant bâtis et presque tous encombrés de plus de moulins que les besoins de la navigation n’en pouvaient souffrir, la Seine comptait dans Paris autant de bassins clos que de ponts. Certains bassins de ce vieux Paris eussent offert à la peinture des tons précieux. Quelle forêt ne présentaient pas les poutres entre-croisées qui soutenaient les moulins, leurs immenses vannes et leurs roues ? Quels effets singuliers que ceux des étais employés pour faire anticiper les maisons sur le fleuve ? Malheureusement la peinture de genre n’existait pas alors, et la gravure était dans l’enfance ; nous avons donc perdu ce curieux spectacle, offert encore, mais en petit, par certaines villes de province où les rivières sont crénelées15 de maisons en bois, et où, comme à Vendôme, les bassins pleins de longues herbes sont divisés par d’immenses grilles pour isoler les propriétés qui s’étendent sur les deux rives.
Le nom de cette rue, maintenant effacé sur la carte, indique assez le genre de commerce qui s’y faisait. Dans ce temps, les marchands adonnés à une même partie, loin de se disséminer par la ville, se mettaient ensemble et se protégeaient ainsi mutuellement. Confédérés socialement par la Corporation qui limitait leur nombre, ils étaient encore réunis en Confrérie par l’Église. Ainsi les prix se maintenaient. Puis les maîtres n’étaient pas la proie de leurs ouvriers, et n’obéissaient pas comme aujourd’hui à leurs caprices ; au contraire, ils en avaient soin, ils en faisaient leurs enfants, et les initiaient aux finesses du travail. Pour devenir maître, un ouvrier devait alors produire un chef-d’œuvre, toujours offert au saint qui protégeait la Confrérie. Oserez-vous dire que le défaut de concurrence ôtait le sentiment de la perfection, empêchait la beauté des produits, vous dont l’admiration pour les œuvres des antiques Maîtrises a créé la profession nouvelle de marchand de bric-à-brac ?
Aux quinzième et seizième siècles, le commerce de la pelleterie formait une des plus florissantes industries. La difficulté de se procurer les fourrures, qui tirées du Nord exigeaient de longs et périlleux voyages, donnait un prix excessif aux produits de la pelleterie. Alors comme à présent, le prix excessif provoquait la consommation, car la vanité ne connaît pas d’obstacles. En France et {p. 505} dans les autres royaumes, non-seulement des ordonnances réservaient le port des fourrures à la noblesse, ce qu’atteste le rôle de l’hermine dans les vieux blasons, mais encore certaines fourrures rares, comme le vair, qui sans aucun doute était la zibeline impériale, ne pouvaient être portées que par les rois, par les ducs et par les seigneurs revêtus de certaines charges. On distinguait le grand et le menu vair. Ce mot, depuis cent ans, est si bien tombé en désuétude que, dans un nombre infini d’éditions de contes de Perrault, la célèbre pantoufle de Cendrillon, sans doute de menu vair, est présentée comme étant de verre. Dernièrement, un de nos poëtes les plus distingués, était obligé de rétablir la véritable orthographe de ce mot pour l’instruction de ses confrères les feuilletonistes16 en rendant compte de la Cenerentola, où la pantoufle symbolique est remplacée par un anneau qui signifie peu de chose. Naturellement, les ordonnances sur le port de la fourrure étaient perpétuellement enfreintes au grand plaisir des pelletiers. Le haut prix des étoffes et celui des pelleteries faisaient alors d’un vêtement une de ces choses durables, appropriées aux meubles, aux armures, aux détails de la forte vie du quinzième siècle. Une femme noble, un seigneur, tout homme riche, comme tout bourgeois, possédaient au plus deux vêtements par saison, lesquels duraient leur vie et au delà. Ces habits se léguaient aux enfants. Aussi, la clause relative aux armes et aux vêtements dans les contrats de mariage, aujourd’hui presque inutile à cause du peu de valeur des garde-robes incessamment renouvelées, était-elle dans ce temps d’un immense intérêt. Le haut prix avait amené la solidité. La toilette d’une femme constituait un capital énorme, compté dans la maison, serré dans ces immenses bahuts qui menacent les plafonds de nos appartements modernes. La parure d’une femme de 1840 eût été le déshabillé d’une grande dame de 1540. Aujourd’hui, la découverte de l’Amérique, la facilité des transports, la ruine des distinctions sociales qui a préparé la ruine des distinctions apparentes, tout a réduit la pelleterie où elle en est, à presque rien. L’objet qu’un pelletier vend aujourd’hui, comme autrefois, vingt livres, a suivi l’abaissement de l’argent ; autrefois, la livre valait plus de vingt francs d’aujourd’hui. Aujourd’hui la petite bourgeoise, la courtisane qui bordent de martre leurs pèlerines, ignorent qu’en 1440 un sergent de ville malveillant les eût incontinent arrêtées et menées par devant le juge du {p. 506} Châtelet. Les Anglaises, si folles de l’hermine, ne savent pas que jadis les reines, les duchesses et les chanceliers de France pouvaient seuls porter cette royale fourrure. Il existe aujourd’hui plusieurs maisons anoblies, dont le nom véritable est Pelletier ou Lepelletier, et dont évidemment l’origine est due à quelque riche comptoir de pelleteries, car la plupart des noms bourgeois ont commencé par être des surnoms.
Cette digression explique non-seulement les longues querelles sur la préséance que la Confrérie des drapiers eut pendant deux siècles avec la Confrérie des pelletiers et des merciers (chacune d’elles voulait marcher la première, comme la plus considérable de Paris), mais encore l’importance du sieur Lecamus, pelletier honoré de la pratique des deux reines, Catherine de Médicis et Marie Stuart, de la pratique du parlement, depuis vingt ans le syndic de sa corporation, et qui demeurait dans cette rue.
La maison de Lecamus était une des trois qui formaient les trois encoignures du carrefour sis au bas du Pont-au-Change et où il ne reste plus aujourd’hui que la tour du Palais-de-Justice qui faisait la quatrième. À l’angle de cette maison, sise au coin du Pont-au-Change et du quai maintenant appelé le quai aux Fleurs, l’architecte avait ménagé un cul-de-lampe pour une madone, sans cesse éclairée par des cierges, ornée de vrais bouquets de fleurs dans la belle saison, et de fleurs artificielles en hiver. Du côté de la rue du Pont comme du côté de la rue de la Vieille-Pelleterie, la maison était appuyée sur des piliers en bois. Toutes les maisons des quartiers marchands offraient sous ces piliers une galerie où les passants marchaient à couvert sur un terrain durci par la boue qu’ils y apportaient et qui le rendait assez raboteux. Dans toutes les villes, ces galeries ont été nommées en France les piliers, mot générique auquel on ajoutait la qualification du commerce, comme les piliers des Halles, les piliers de la Boucherie. Ces galeries, nécessitées par l’atmosphère parisienne, si changeante, si pluvieuse, et qui donnaient à la ville sa physionomie, ont entièrement disparu. De même qu’il n’existe qu’une seule maison assise sur la rivière, il existe à peine une longueur de cent pieds des anciens piliers des Halles, les derniers qui aient résisté au temps ; encore, dans quelques jours, ce reste du sombre dédale de l’ancien Paris sera-t-il démoli. Certes, l’existence de ces débris du Moyen-âge est incompatible avec les grandeurs du Paris moderne. Aussi ces observations {p. 507} tendent-elles moins à regretter ces fragments de la vieille cité qu’à consacrer leur peinture par les dernières preuves vivantes, près de tomber en poussière, et à faire absoudre des descriptions précieuses pour un avenir qui talonne le siècle actuel.
Les murs de cette maison étaient bâtis en bois couvert d’ardoises. Les intervalles entre chaque pièce de bois avaient été, comme on le voit encore dans quelques vieilles villes de province, remplis par des briques dont les épaisseurs contrariées formaient un dessin appelé point de Hongrie. Les appuis des croisées et leurs linteaux, également en bois, étaient richement sculptés, comme le pilier du coin qui s’élevait au-dessus de la madone, comme les piliers de la devanture du magasin. Chaque croisée, chaque maîtresse-poutre qui séparait les étages offrait des arabesques de personnages ou d’animaux fantastiques couchés dans des feuillages d’invention. Du côté de la rue, comme sur la rivière, la maison avait pour coiffure un toit semblable à deux cartes mises l’une contre l’autre, et présentait ainsi pignon sur rue et pignon sur l’eau. Le toit débordait comme le toit d’un chalet suisse, assez démesurément pour qu’il y eût au second étage une galerie extérieure, ornée de balustres, sur laquelle la bourgeoise se promenait à couvert en voyant sur toute la rue ou sur le bassin compris entre les deux ponts et les deux rangées de maisons.
Les maisons assises sur la rivière étaient alors d’une grande valeur. À cette époque le système des égouts et des fontaines était à créer, il n’existait encore que l’égout de ceinture achevé par Aubriot, le premier homme de génie et de puissant vouloir qui pensa, sous Charles V, à l’assainissement de Paris. Les maisons situées comme celle de Lecamus trouvaient dans la rivière à la fois l’eau nécessaire à la vie et l’écoulement naturel des eaux pluviales ou ménagères. Les immenses travaux que les Prévôts des Marchands ont faits en ce genre disparaissent encore. Aujourd’hui les quadragénaires seuls se souviennent d’avoir vu les gouffres où s’engloutissaient les eaux, rue Montmartre, rue du Temple, etc. Ces terribles gueules béantes furent, en ces vieux temps, d’immenses bienfaits. Leur place sera sans doute éternellement marquée par l’exhaussement subit de la chaussée à l’endroit où elles s’ouvraient : autre détail archéologique inexplicable dans deux siècles pour l’historien. Un jour, vers 1816, une petite fille qui portait à une actrice de l’Ambigu ses diamants pour un rôle de reine, fut {p. 508} surprise par une averse, et fut si fatalement entraînée dans l’égout de la rue du Temple qu’elle allait y disparaître, sans les secours d’un passant ému par ses cris ; mais elle avait lâché les diamants, qui furent retrouvés dans un regard. Cet événement fit grand bruit, il donna du poids aux réclamations pour la suppression de ces avaloirs d’eau et de petites filles. Ces constructions curieuses, hautes de cinq pieds, étaient garnies de grilles plus ou moins mobiles ou grillagées qui déterminaient l’inondation des caves quand la rivière factice produite par une forte pluie s’arrêtait à la grille encombrée d’immondices que les riverains oubliaient souvent de lever.
La devanture de la boutique du sieur Lecamus était à jour, mais ornée d’un vitrage en plomb qui rendait le local très-obscur. Les fourrures se portaient à domicile chez les gens riches. Quant à ceux qui venaient acheter chez le pelletier, on leur montrait les marchandises au jour, entre les piliers, embarrassés tous, disons-le, pendant la journée, de tables et de commis assis sur des tabourets, comme on pouvait encore en voir sous les piliers des Halles, il y a quinze ans. De ces postes avancés, les commis, les apprentis et les apprenties parlaient, s’interrogeaient, se répondaient, interpellaient les passants, mœurs dont a tiré parti le grand Walter Scott dans les Aventures de Nigel. L’enseigne, qui représentait une hermine, pendait au dehors comme pendent encore celles de quelques hôtelleries de village, et sortait d’une riche potence en fer doré, travaillée à jour. Au-dessus de l’hermine était écrit, sur une face :
LECAMVS,
PELLETIER
DE MADAME LA ROYNE ET DV ROY NOSTRE SIRE ;
sur l’autre :
DE MADAME LA ROYNE-MÈRE
ET DE MESSIEURS DV PARLEMENT.
Ces mots de madame la royne-mère avaient été ajoutés depuis peu. La dorure était neuve. Ce changement indiquait la révolution récente produite par la mort subite et violente de Henri II, qui renversa bien des fortunes à la cour et qui commença celle des Guise.
L’arrière-boutique donnait sur la rivière. Dans cette pièce se tenaient le respectable bourgeois et sa femme, mademoiselle {p. 509} Lecamus. Dans ce temps, la femme d’un homme qui n’était pas noble n’avait point droit au titre de dame ; mais les femmes des bourgeois de Paris avaient droit au titre de demoiselle, en raison des priviléges accordés et confirmés à leurs maris par plusieurs rois auxquels ils avaient rendu d’éminents services. Entre cette arrière-boutique et le magasin, tournait une vis en bois, espèce d’escalier en colimaçon par où l’on montait aux étages supérieurs où étaient le grand magasin, l’habitation du vieux couple, et aux combles éclairés par des lucarnes où demeuraient les enfants, la servante, les apprentis et les commis.
Cet entassement des familles, des17 serviteurs et des apprentis, le peu d’espace que chacun tenait à l’intérieur où les apprentis couchaient tous dans une grande chambre sous les toits, explique et l’énorme population de Paris alors agglomérée sur le dixième du terrain de la ville actuelle, et tous les détails bizarres de la vie privée au Moyen-âge, et les ruses d’amour qui, n’en déplaise aux historiens sérieux, ne se retrouvent que dans les conteurs, et qui sans eux eussent été perdus. À cette époque, un très-grand seigneur, comme l’amiral de Coligny, par exemple, occupait trois chambres dans Paris, et sa suite était dans une hôtellerie voisine. Il n’y avait pas alors cinquante hôtels dans Paris, c’est-à-dire, cinquante palais appartenant à des princes souverains ou à de grands vassaux dont l’existence était supérieure à celle des plus grands souverains allemands, tels que le duc de Bavière ou l’Électeur de Saxe.
La cuisine de la maison Lecamus se trouvait au-dessous de l’arrière-boutique sur la rivière. Elle avait une porte vitrée donnant sur une espèce de balcon en fer d’où la cuisinière pouvait tirer de l’eau avec un seau et où se blanchissait le linge de la maison. L’arrière-boutique était donc à la fois la salle à manger, le cabinet et le salon du marchand. Dans cette pièce importante, toujours garnie de riches boiseries, ornée de quelque objet d’art, d’un bahut, se passait la vie du marchand : là les joyeux soupers après le travail, là les conférences secrètes sur les intérêts politiques de la bourgeoisie et de la royauté. Les redoutables corporations de Paris pouvaient alors armer cent mille hommes. Aussi, dans ce temps-là, les résolutions des marchands étaient-elles appuyées par leurs serviteurs, par leurs commis, par leurs apprentis et par leurs ouvriers. Les bourgeois avaient dans le Prévôt des Marchands un chef qui les commandait, et à l’Hôtel-de-Ville, un palais où ils avaient le droit {p. 510} de se réunir. Dans ce fameux parlouer aux bourgeois se prirent des délibérations solennelles. Sans les continuels sacrifices qui avaient rendu la guerre insupportable aux Corporations lasses de leurs pertes et de la famine, Henri IV, ce factieux enfin devenu roi, ne serait peut-être jamais entré dans Paris. Chacun maintenant se peindra facilement la physionomie de ce coin du vieux Paris où tournent maintenant le pont et le quai, où s’élancent les arbres du quai aux Fleurs, et où il ne reste plus de ce temps que la haute et célèbre tour du Palais, qui donna le signal de la Saint-Barthélemi. Chose étrange ! une des maisons situées au pied de cette tour alors entourée de boutiques en bois, celle de Lecamus, allait voir naître un des faits qui devaient préparer cette nuit de massacres malheureusement plus favorable que fatale au calvinisme.
Au moment où commence ce récit, l’audace des nouvelles doctrines religieuses mettait Paris en rumeur. Un Écossais nommé Stuart venait d’assassiner le président Minard, celui des membres du Parlement à qui l’opinion publique attribuait la plus grande part dans le supplice du conseiller Anne du Bourg, brûlé en place de Grève, après le couturier (le tailleur) du feu roi à qui Henri II et Diane de Poitiers avaient fait donner la question en leur présence. Paris était si surveillé, que les archers obligeaient les passants à prier devant la madone afin de découvrir les hérétiques qui s’y prêtaient de mauvaise grâce ou refusaient même un acte contraire à leurs idées. Les deux archers qui avaient occupé le coin de la maison de Lecamus venaient de partir ; ainsi Christophe, le fils du pelletier, véhémentement soupçonné de déserter le catholicisme, avait pu sortir sans avoir à craindre qu’ils lui fissent adorer l’image de la Vierge. À sept heures du soir, en avril 1560, la nuit commençait ; donc les apprentis, ne voyant plus que quelques personnes passant sous les piliers de droite et de gauche de la rue, rentraient les marchandises exposées comme échantillon, afin de fermer la boutique et la maison. Christophe Lecamus, ardent jeune homme de vingt-deux ans, était debout sur le seuil de la porte, en apparence occupé à regarder les apprentis.
— Monsieur, dit l’un d’eux à Christophe, en lui montrant un homme qui allait et venait sous la galerie d’un air indécis, voilà peut-être un voleur ou un espion ; mais en tout cas, ce croquant ne peut être un honnête homme : s’il avait à parler d’affaires avec nous, il nous aborderait franchement au lieu de tourner comme il {p. 511} le fait… Et quelle mine ! dit-il en singeant l’inconnu. Comme il a le nez dans son manteau ! quel œil jaune ! quel teint d’affamé !
Quand l’inconnu décrit ainsi par l’apprenti vit Christophe seul sur le pas de sa boutique, il quitta rapidement la galerie opposée où il se promenait, traversa la rue, vint sous les piliers de la maison Lecamus, et quand il passa le long de la boutique, avant que les apprentis ne revinssent pour fermer les volets, il aborda le jeune homme.
— Je suis Chaudieu ! dit-il à voix basse.
En entendant le nom d’un des plus illustres ministres et des plus dévoués acteurs du drame terrible appelé la Réformation, Christophe tressaillit comme aurait tressailli un paysan fidèle en reconnaissant son roi déguisé.
— Vous voulez peut-être voir des fourrures ? Quoiqu’il fasse presque nuit, je vais vous en montrer moi-même, dit Christophe qui voulut donner le change aux apprentis en les entendant derrière lui.
Il invita par un geste le ministre à entrer ; mais celui-ci lui répondit qu’il aimait mieux l’entretenir dehors. Christophe alla prendre son bonnet et suivit le disciple de Calvin.
Quoique banni par un édit, Chaudieu, plénipotentiaire secret de Théodore de Bèze et de Calvin, qui, de Genève dirigeaient la Réformation française, allait et venait en bravant le cruel supplice auquel le Parlement, d’accord avec l’Église et la Royauté, pour faire un terrible exemple, avait condamné l’un de ses membres, le célèbre Anne du Bourg. Ce ministre, qui avait un frère capitaine, un des meilleurs soldats de l’amiral Coligny, fut un des bras avec lesquels Calvin remua la France au commencement des vingt-deux années de guerres religieuses alors près de s’allumer. Ce ministre est un de ces rouages secrets qui peuvent le mieux expliquer l’immense action de la Réforme. Chaudieu fit descendre Christophe au bord de l’eau par un passage souterrain semblable à celui de l’arche Marion, comblé il y a dix ans. Ce passage, situé entre la maison de Lecamus et la maison voisine, se trouvait sous la rue de la Vieille-Pelleterie, et se nommait le Pont-aux-Fourreurs. Il servait en effet aux teinturiers de la Cité pour aller laver leurs fils, leurs soies et leurs étoffes. Une barquette était là, gardée et menée par un seul marinier. Il s’y trouvait à la proue un inconnu de petite taille, vêtu fort simplement. En un moment la barque fut au milieu de {p. 512} la Seine, le marinier la dirigea sous une des arches en bois du Pont-au-Change, où il l’attacha lestement à un anneau de fer. Personne n’avait encore rien dit.
— Nous pouvons parler ici sans crainte, il n’y a ni espions ni traîtres, dit Chaudieu en regardant les deux inconnus. — Êtes-vous plein de ce dévouement qui doit animer les martyrs ? Êtes-vous prêt à tout endurer pour notre sainte cause ? Avez-vous peur des supplices qu’ont soufferts le couturier du feu roi, le conseiller du Bourg, et qui attendent la plupart de nous ? demanda-t-il à Christophe en lui montrant un visage rayonnant.
— Je confesserai l’Évangile, répondit simplement Lecamus en regardant les fenêtres de l’arrière-boutique.
La lampe domestique posée sur la table où sans doute son père compulsait ses livres de commerce lui rappela par sa lueur les joies de la famille et la vie paisible à laquelle il renonçait. Ce fut une vision rapide, mais complète. Le jeune homme embrassa ce quartier plein d’harmonies bourgeoises, où son heureuse enfance s’était écoulée, où vivait Babette Lallier, sa promise, où tout lui promettait une existence douce et pleine ; il vit le passé, il vit son avenir, et sacrifia tout, ou du moins il le joua. Tels étaient les hommes de ce temps.
— N’allons pas plus loin, dit l’impétueux marinier, nous le connaissons pour un de nos saints ! Si l’Écossais n’avait pas fait le coup, il aurait tué l’infâme président Minard.
— Oui, dit Lecamus. Ma vie appartient à l’Église, et je la donne avec joie pour le triomphe de la Réformation à laquelle j’ai sérieusement réfléchi. Je sais ce que nous faisons pour le bonheur des peuples. En deux mots, le papisme pousse au célibat, et la Réformation pousse à la famille. Il est temps d’écheniller la France de ses moines, de rendre leurs biens à la Couronne qui les vendra tôt ou tard à la bourgeoisie. Sachons mourir pour nos enfants et pour faire un jour nos familles libres et heureuses.
La figure du jeune enthousiaste, celle de Chaudieu, celle du marinier, celle de l’inconnu assis sur le banc, éclairées par les dernières lueurs de crépuscule, formaient un tableau qui doit d’autant plus être décrit, que cette description contient toute l’histoire de ce temps, s’il est vrai qu’il soit donné à certains hommes de résumer l’esprit de leur siècle.
La réforme religieuse tentée par Luther en Allemagne, par John Knox en Écosse, par Calvin en France, s’empara particulièrement {p. 513} des classes inférieures que la pensée avait pénétrées. Les grands seigneurs n’appuyèrent ce mouvement que pour servir des intérêts étrangers à la cause religieuse. À ces différents partis se joignirent des aventuriers, des seigneurs ruinés, des cadets à qui tous les troubles allaient également bien. Mais chez les artisans et chez les gens de commerce, la foi fut sincère et basée sur le calcul. Les peuples pauvres adhéraient aussitôt à une religion qui rendait à l’État les biens ecclésiastiques, qui supprimait les couvents, qui privait les dignitaires de l’Église de leurs immenses revenus. Le commerce entier supputa les bénéfices de cette opération religieuse, et s’y dévoua, corps, âme et bourse. Mais chez les jeunes gens de la bourgeoisie française, le Prêche rencontra cette disposition noble vers les sacrifices en tout genre, qui anime la jeunesse, à laquelle l’égoïsme est inconnu. Des hommes éminents, des esprits pénétrants, comme il s’en rencontre toujours au sein des masses, devinaient la République dans la Réformation, et voulaient établir dans toute l’Europe le gouvernement des Provinces-Unies qui finirent par triompher dans leur lutte avec la plus grande puissance de cette époque, l’Espagne gouvernée par Philippe II et représentée dans les Pays-Bas par le duc d’Albe. Jean Hotoman méditait alors son fameux livre où ce projet existe, et qui répandit en France le levain de ces idées, remuées à nouveau par la Ligue, comprimées par Richelieu, puis par Louis XIV ; mais qui reparurent avec les Économistes, avec les Encyclopédistes sous Louis XV, et qui éclatèrent sous Louis XVI, toujours protégées par les branches cadettes, protégées par la maison d’Orléans en 1789 comme par la maison de Bourbon en 1589. Qui dit examen, dit révolte. Toute révolte est, ou le manteau sous lequel se cache un prince, ou les langes d’une domination nouvelle. La maison de Bourbon, les cadets des Valois s’agitaient au fond de la Réformation. La question, dans le moment où la barque flottait sous l’arche du Pont-au-Change, était étrangement compliquée par l’ambition des Guise qui rivalisaient les Bourbons ; aussi la Couronne, représentée par Catherine de Médicis, pendant trente ans, put-elle soutenir le combat en les opposant les uns aux autres ; tandis que plus tard la Couronne, au lieu d’être tiraillée par plusieurs mains, se trouva devant le peuple sans aucune barrière : Richelieu et Louis XIV avaient abattu celle de la Noblesse, Louis XV avait abattu celle des Parlements. Seul devant un peuple, comme le fut alors Louis XVI, un roi succombera toujours.
{p. 514} Christophe Lecamus représentait bien la portion ardente et dévouée du Peuple : sa figure pâle avait ce teint aigre et chaud qui distingue certains blonds ; ses cheveux tiraient sur le jaune du cuivre ; ses yeux d’un gris bleu scintillaient, sa belle âme se montrait là seulement ; car son visage mal dessiné ne couvrait point l’irrégularité de sa forme un peu triangulaire par cet air de noblesse que se donnent les gens élevés, et son front bas n’indiquait qu’une grande énergie. La vie semblait ne prendre son principe que dans sa poitrine un peu rentrée. Plus nerveux que sanguin, Christophe offrait au regard une carnation filandreuse, maigre, mais dure. Son nez pointu trahissait une finesse populaire, comme sa physionomie annonçait une intelligence capable de se bien conduire sur un point de la circonférence, sans avoir la faculté d’en embrasser l’étendue. Ses yeux, dont l’arcade sourcilière18 à peine garnie d’un duvet blanc saillait comme un auvent, étaient fortement cernés par une bande d’un bleu pâle, et d’un blanc luisant à la naissance du nez ; ce qui dénote presque toujours une excessive exaltation. Christophe était bien le Peuple qui se dévoue, qui se bat et qui se laisse tromper ; assez spirituel pour comprendre et servir une idée, trop noble pour en tirer parti, trop généreux pour se vendre. [ill.]
À côté du fils unique de Lecamus, Chaudieu, ce ministre ardent, aux cheveux bruns, maigri par les veilles, au teint jaune, au front militant, à la bouche éloquente, aux yeux bruns et enflammés, au menton court et relevé, peignait bien cette foi chrétienne qui valut à la Réformation tant de pasteurs fanatiques et sincères dont l’esprit et le courage enflammèrent les populations. L’aide de camp de Calvin et de Théodore de Bèze contrastait admirablement avec le fils du pelletier. Il représentait bien la cause vive dont l’effet se voyait en Christophe. Vous n’auriez pas imaginé autrement le foyer conducteur des machines populaires.
Le marinier, homme impétueux, bruni par le grand air, fait à la rosée des nuits et aux feux du jour, à la bouche close, au geste prompt, à l’œil orange affamé comme celui d’un vautour, aux cheveux noirs et crépus, peignait bien l’aventurier qui risque tout dans une affaire, comme un joueur hasarde sa fortune sur une carte. Tout en lui révélait des passions terribles, une audace qui ne reculait devant rien. Ses muscles vivaces étaient faits à se taire aussi bien qu’à parler. Il avait l’air plus audacieux que noble. Son {p. 515} nez, relevé quoique mince, aspirait au combat. Il paraissait agile et adroit. Vous l’eussiez pris en tout temps pour un chef de parti. S’il n’y avait pas eu de Réformation, il eût été Pizarre, Fernand Cortez ou Morgan l’Exterminateur, une violente action quelconque.
L’inconnu, assis sur un banc et enveloppé dans sa cape, appartenait évidemment à la classe la plus élevée de la société. La finesse de son linge, la coupe, l’étoffe et l’odeur de ses vêtements, la façon et la peau de ses gants indiquaient un homme de cour, de même que sa pose, sa fierté, son calme et son coup d’œil indiquaient l’homme de guerre. Son aspect inquiétait d’abord et disposait au respect. On respecte un homme qui se respecte lui-même. Petit et bossu, ses manières réparaient en un moment les désavantages de sa taille. Une fois la glace rompue, il avait la gaieté de la décision, et un entrain indéfinissable qui le rendait aimable. Il avait les yeux bleus, le nez courbe de la maison de Navarre, et la coupe espagnole de cette figure si accentuée, qui devait être le type des rois Bourbons.
En trois mots, la scène prit un intérêt immense.
— Eh ! bien, dit Chaudieu au moment où le jeune Lecamus acheva sa phrase, ce batelier est la Renaudie, et voici monseigneur le prince de Condé, ajouta-t-il en montrant le petit bossu.
Ainsi ces quatre hommes représentaient la foi du Peuple, l’intelligence de la Parole, la Main du soldat et la Royauté cachée dans l’ombre.
— Vous allez savoir ce que nous attendons de vous, reprit le ministre après une pause laissée à l’étonnement du jeune Lecamus. Afin que vous ne commettiez point d’erreur, nous sommes forcés de vous initier aux plus importants secrets de la Réformation.
Le prince et la Renaudie continuèrent la parole du19 ministre par un geste, après qu’il se fut tu pour laisser le prince parler lui-même, s’il le voulait. Comme tous les grands engagés en des complots, et qui ont pour système de ne se montrer qu’au moment décisif, le prince garda le silence, non par couardise : dans ces conjonctures, il fut l’âme de la conspiration, ne recula devant aucun danger et risqua sa tête ; mais par une sorte de dignité royale, il abandonna l’explication de cette entreprise au ministre, et se contenta d’étudier le nouvel instrument dont il fallait se servir.
— Mon enfant, dit Chaudieu, dans le langage des Huguenots, nous allons livrer à la Prostituée romaine une première bataille. {p. 516} Dans quelques jours, nos milices mourront sur des échafauds, ou les Guise seront morts. Bientôt donc le roi et les deux reines seront en notre pouvoir. Voici la première prise d’armes de notre Religion en France, et la France ne les déposera qu’après avoir tout conquis : il s’agit de la Nation, voyez-vous, et non du Royaume. La plupart des grands du royaume voient où veulent en venir le cardinal de Lorraine et le duc son frère. Sous le prétexte de défendre la Religion Catholique, la maison de Lorraine veut réclamer la couronne de France comme son patrimoine. Appuyée sur l’Église, elle s’en est fait une alliée formidable, elle a les moines pour soutiens, pour acolytes, pour espions. Elle s’érige en tutrice du trône qu’elle veut usurper, en protectrice de la maison de Valois qu’elle veut anéantir. Si nous nous décidons à nous lever en armes, c’est qu’il s’agit à la fois des libertés du peuple et des intérêts de la noblesse également menacés. Étouffons à son début une faction aussi odieuse que celle des Bourguignons qui jadis ont mis Paris et la France à feu et à sang. Il a fallu un Louis XI pour finir la querelle des Bourguignons et de la Couronne ; mais aujourd’hui un prince de Condé saura empêcher les Lorrains de recommencer. Ce n’est pas une guerre civile, mais un duel entre les Guise et la Réformation, un duel à mort : nous ferons tomber leurs têtes, ou ils feront tomber les nôtres.
— Bien dit ! s’écria le prince.
— Dans ces conjonctures, Christophe, reprit la Renaudie, nous ne voulons rien négliger pour grossir notre parti, car il y a un parti dans la Réformation, le parti des intérêts froissés, des nobles sacrifiés aux Lorrains, des vieux capitaines indignement joués à Fontainebleau d’où le cardinal les a bannis en faisant planter des potences pour y accrocher ceux qui demandaient au roi l’argent de leurs montres et les payes arriérées.
— Voilà, mon enfant, reprit Chaudieu remarquant une sorte d’effroi chez Christophe, voilà ce qui nous oblige à triompher par les armes au lieu de triompher par la conviction et par le martyre. La reine-mère est sur le point d’entrer dans nos vues, non qu’elle veuille abjurer, elle n’en est pas là, mais elle y sera peut-être forcée par notre triomphe. Quoi qu’il en soit, humiliée et désespérée de voir passer entre les mains des Guise la puissance qu’elle espérait exercer après la mort du roi, effrayée de l’empire que prend la jeune reine Marie, nièce des Lorrains et leur auxiliaire, {p. 517} la reine Catherine doit être disposée à prêter son appui aux princes et aux seigneurs qui vont tenter un coup de main pour la délivrer. En ce moment, quoique dévouée aux Guise en apparence, elle les hait, elle souhaite leur perte et se servira de nous contre eux ; mais Monseigneur se servira d’elle contre tous. La reine-mère donnera son consentement à nos plans. Nous aurons pour nous le connétable, que Monseigneur vient d’aller voir à Chantilly, mais qui ne veut bouger que sur un ordre de ses maîtres. Oncle de Monseigneur, il ne le laissera jamais dans l’embarras, et ce généreux prince n’hésite pas à se jeter dans le danger pour décider Anne de Montmorency. Tout est prêt, et nous avons jeté les yeux sur vous pour communiquer à la reine Catherine notre traité d’alliance, les projets d’édits et les bases du nouveau gouvernement. La cour est à Blois. Beaucoup des nôtres y sont ; mais ceux-là sont nos futurs chefs… Et, comme Monseigneur, dit-il en montrant le prince, ils ne doivent jamais être soupçonnés : nous devons nous sacrifier tous pour eux. La reine-mère et nos amis sont l’objet d’une surveillance si minutieuse, qu’il est impossible d’employer pour intermédiaire une personne connue ou de quelque importance, elle serait incontinent soupçonnée et ne pourrait communiquer avec madame Catherine. Dieu nous doit en ce moment le berger David et sa fronde pour attaquer Goliath de Guise. Votre père, malheureusement pour lui bon catholique, est le pelletier des deux reines, il a toujours à leur fournir quelque ajustement, obtenez qu’il vous envoie à la cour. Vous n’éveillerez point les soupçons et ne compromettrez en rien la reine Catherine. Tous nos chefs peuvent payer de leur tête une imprudence qui laisserait croire à la connivence de la reine-mère avec eux. Là où les grands, une fois pris, donnent l’éveil, un petit comme vous est sans conséquence. Voyez ! les Guise ont tant d’espions que nous n’avons eu que la rivière pour pouvoir causer sans crainte. Vous voilà, mon fils, comme la sentinelle obligée de mourir à son poste. Sachez-le ! si vous êtes surpris, nous vous abandonnons tous, nous jetterons sur vous, s’il le faut, l’opprobre et l’infamie. Nous dirons au besoin que vous êtes une créature des Guise à laquelle ils font jouer ce rôle pour nous perdre. Ainsi nous vous demandons un sacrifice entier.
— Si vous périssez, dit le prince de Condé, je vous engage ma foi de gentilhomme que votre famille sera sacrée pour la maison de Navarre, je la porterai dans mon cœur et la servirai en toute chose.
{p. 518} — Cette parole, mon prince, suffit déjà, reprit Christophe sans songer que ce factieux était un Gascon. Nous sommes dans un temps où chacun, prince ou bourgeois, doit faire son devoir.
— Voilà un vrai Huguenot ? Si tous nos hommes étaient ainsi, dit la Renaudie en posant une main sur l’épaule de Christophe, nous serions demain les maîtres.
— Jeune homme, reprit le prince, j’ai voulu vous montrer que si Chaudieu prêche, si le gentilhomme est armé, le prince se bat. Ainsi dans cette chaude partie tous les enjeux se valent.
— Écoutez, dit la Renaudie, je ne vous remettrai les papiers qu’à Beaugency, car il ne faut pas les compromettre pendant tout le voyage. Vous me trouverez sur le port : ma figure, ma voix, mes vêtements seront si changés, que vous ne pourrez me reconnaître. Mais je vous dirai : Vous êtes un guêpin ? et vous me répondrez : Prêt à servir. Quant à l’exécution, voici les moyens. Vous trouverez un cheval à la Pinte-Fleurie, proche Saint-Germain-l’Auxerrois. Vous y demanderez Jean-le-Breton, qui vous mènera à l’écurie, et vous donnera l’un de mes bidets connu pour faire ses trente lieues en huit heures. Sortez par la porte de Bussy, Breton a une passe pour moi, prenez-la pour vous, et filez en faisant le tour des villes. Vous pourrez ainsi arriver au petit jour à Orléans.
— Et le cheval ? dit le jeune Lecamus.
— Il ne crèvera pas avant Orléans, reprit la Renaudie. Laissez-le avant l’entrée du faubourg Bannier, car les portes sont bien gardées20, il ne faut pas éveiller les soupçons. À vous, l’ami, à bien jouer votre rôle. Vous inventerez la fable qui vous paraîtra la meilleure pour arriver à la troisième maison à gauche en entrant dans Orléans ; elle appartient à un certain Tourillon, gantier. Vous frapperez trois coups à la porte en criant : — Service de messieurs de Guise ! L’homme est en apparence un guisard enragé, mais il n’y a que nous quatre qui le sachions des nôtres ; il vous donnera un batelier dévoué, un autre guisard de sa trempe, bien entendu. Descendez incontinent au port, vous vous y embarquerez sur un bateau peint en vert et bordé de blanc. Vous aborderez sans doute à Beaugency demain matin à midi. Là, je vous ferai trouver une barque sur laquelle vous descendrez à Blois sans courir de dangers. Nos ennemis les Guise ne gardent pas la Loire, mais seulement les ports. Ainsi, vous pourrez voir la reine dans la journée ou le lendemain.
{p. 519} — Vos paroles sont gravées là, dit Christophe en montrant son front.
Chaudieu embrassa son enfant avec une singulière effusion religieuse, il en était fier.
— Dieu veille sur toi ! dit-il en montrant le couchant qui rougissait les vieux toits couverts en bardeau et qui glissait ses lueurs à travers la forêt de poutres où bouillonnaient les eaux.
— Vous êtes de la race du vieux Jacques Bonhomme ! dit la Renaudie à Christophe en lui serrant la main.
— Nous nous reverrons, monsieur, lui dit le prince en faisant un geste d’une grâce infinie et où il y avait presque de l’amitié.
D’un coup de rame, la Renaudie mit le jeune conspirateur sur une marche de l’escalier qui conduisait dans la maison, et la barque disparut aussitôt sous les arches du Pont-au-Change.
Christophe secoua la grille en fer qui fermait l’escalier sur la rivière et cria ; mademoiselle Lecamus l’entendit, ouvrit une des croisées de l’arrière-boutique et lui demanda comment il se trouvait là. Christophe répondit qu’il gelait et qu’il fallait d’abord le faire entrer.
— Notre maître, dit la Bourguignonne, vous êtes sorti par la porte de la rue, et vous revenez par celle de l’eau ? Votre père va joliment se fâcher.
Christophe, étourdi par une confidence qui venait de le mettre en rapport avec le prince de Condé, la Renaudie, Chaudieu, et encore plus ému du spectacle anticipé d’une guerre civile imminente, ne répondit rien, il monta précipitamment de la cuisine à l’arrière-boutique ; mais en le voyant, sa mère, vieille catholique enragée, ne put retenir sa colère.
— Je gage que les trois hommes avec lesquels tu causais là sont des Réf… demanda-t-elle.
— Tais-toi, ma femme, dit aussitôt le prudent vieillard en cheveux blancs qui feuilletait un gros livre. — Grands fainéants, reprit-il en s’adressant à trois jeunes garçons qui depuis longtemps avaient fini leur souper, qu’attendez-vous pour aller dormir ? Il est huit heures, il faudra vous lever à cinq heures du matin. Vous avez d’ailleurs à porter chez le président de Thou son mortier et sa robe. Allez-y tous trois en prenant vos bâtons et vos rapières. Si vous rencontrez des vauriens comme vous, au moins serez-vous en force.
{p. 520} — Faut-il aussi porter le surcot d’hermine que la jeune reine a demandé, et qui doit être remis à l’hôtel de Soissons où il y a un exprès pour Blois et pour la reine-mère ? demanda l’un des commis.
— Non, dit le syndic, le compte de la reine Catherine se monte à trois mille écus, il faudrait bien finir par les avoir, je compte aller à Blois.
— Mon père, je ne souffrirai pas qu’à votre âge et par le temps qui court, vous vous exposiez par les chemins. J’ai vingt-deux ans, vous pouvez m’employer à ceci, dit Christophe en lorgnant une boîte21 où devait être le surcot.
— Êtes-vous soudés au banc ? cria le vieillard aux apprentis, qui soudain prirent leurs rapières, leurs manteaux et la fourrure de monsieur de Thou.
Le lendemain, le Parlement recevait au palais, comme président, cet homme illustre qui, après avoir signé l’arrêt de mort du conseiller du Bourg, devait, avant la fin de l’année, avoir à juger le prince de Condé.
— La Bourguignonne, dit le vieillard, allez demander à mon compère Lallier s’il veut venir souper avec nous en fournissant le vin, nous donnerons la fripe, dites-lui surtout d’amener sa fille.
Le syndic du corps des pelletiers était un beau vieillard de soixante ans, à cheveux blancs, à front large et découvert. Fourreur de la cour depuis quarante ans, il avait vu toutes les révolutions du règne de François Ier, et s’était tenu dans sa patente royale malgré les rivalités de femmes. Il avait été témoin de l’arrivée à la cour de la jeune Catherine de Médicis à peine âgée de quinze ans ; il l’avait observée pliant sous la duchesse d’Étampes, la maîtresse de son beau-père, pliant sous la duchesse de Valentinois, maîtresse de son mari, le feu roi. Mais le pelletier s’était bien tiré de ces phases étranges, où les marchands de la cour avaient été si souvent enveloppés dans la disgrâce des maîtresses. Sa prudence égalait sa fortune. Il demeurait dans une excessive humilité. Jamais l’orgueil ne l’avait pris en ses piéges. Ce marchand se faisait si petit, si doux, si complaisant, si pauvre à la cour, devant les princesses, les reines et les favorites, que cette modestie et sa bonhomie avaient conservé l’enseigne de sa maison. Une semblable politique annonçait nécessairement un homme fin et perspicace. Autant il paraissait humble au dehors, autant il devenait despote au logis ; il était {p. 521} absolu chez lui. Très-honoré par ses confrères, il devait à la longue possession de la première place dans son commerce une immense considération. Il rendait d’ailleurs volontiers service, et parmi ceux qu’il avait rendus, un des plus éclatants était certes l’assistance qu’il prêta longtemps au plus fameux chirurgien du seizième siècle, Ambroise Paré, qui lui devait d’avoir pu se livrer à ses études. Dans toutes les difficultés qui survenaient entre marchands, Lecamus se montrait conciliant. Aussi l’estime générale consolidait-elle sa position parmi ses égaux, comme son caractère d’emprunt le maintenait en faveur à la cour. Après avoir brigué par politique dans sa paroisse les honneurs de la fabrique, il faisait le nécessaire pour se conserver en bonne odeur de sainteté près du curé de Saint-Pierre-aux-Bœufs, qui le regardait comme un des hommes de Paris les plus dévoués à la religion catholique. Aussi, lors de la convocation des États-généraux, fut-il nommé tout d’une voix pour représenter le tiers-état par l’influence des curés de Paris qui dans ce temps était immense. Ce vieillard était un de ces sourds et profonds ambitieux qui se courbent pendant cinquante ans devant chacun, en se glissant de poste en poste, sans qu’on sache comment ils sont arrivés, mais qui se trouvent assis et au repos là où jamais personne, même parmi les plus audacieux, n’aurait osé s’avouer un pareil but au commencement de la vie : tant était forte la distance, tant d’abîmes étaient à franchir et où l’on devait rouler ! Lecamus, qui avait une immense fortune cachée, ne voulait courir aucun péril et préparait un brillant avenir à son fils. Au lieu d’avoir cette ambition personnelle qui souvent sacrifie l’avenir au présent, il avait l’ambition de famille, sentiment perdu de nos jours, étouffé par la sotte disposition de nos lois sur les successions. Lecamus se voyait premier président au parlement de Paris dans la personne de son petit-fils.
Christophe, filleul du fameux de Thou l’historien, avait reçu la plus solide éducation ; mais elle l’avait conduit au doute et à l’examen qui gagnait les étudiants et les Facultés de l’Université. Christophe faisait en ce moment ses études pour débuter au barreau, ce premier degré de la magistrature. Le vieux pelletier jouait l’hésitation à propos de son fils : il paraissait tantôt vouloir faire de Christophe son successeur, tantôt en faire un avocat ; mais sérieusement il ambitionnait pour ce fils une place de conseiller au parlement. Ce marchand voulait mettre la famille Lecamus au rang {p. 522} de ces vieilles et célèbres familles de bourgeoisie parisienne d’où sortirent les Pasquier, les Molé, les Miron, les Séguier, Lamoignon, du Tillet, Lecoigneux, Lescalopier, les Goix, les Arnauld, les fameux échevins et les grands prévôts des marchands parmi lesquels le trône trouva tant de défenseurs. Aussi, pour que Christophe pût soutenir un jour son rang, voulait-il le marier à la fille du plus riche orfévre de la Cité, son compère Lallier, dont le neveu devait présenter à Henri IV les clefs de Paris. Le dessein le plus profondément enfoncé dans le cœur de ce bourgeois était d’employer la moitié de sa fortune et la moitié de celle de l’orfévre à l’acquisition d’une grande et belle terre seigneuriale, affaire longue et difficile en ce temps. Mais ce profond politique connaissait trop bien son temps pour ignorer les grands mouvements qui se préparaient : il voyait bien et voyait juste, en prévoyant la division du royaume en deux camps. Les supplices inutiles de la place de l’Estrapade, l’exécution du couturier de Henri II, celle plus récente du conseiller Anne du Bourg, la connivence actuelle des grands seigneurs, celle d’une favorite, sous le règne de François Ier, avec les Réformés, étaient de terribles indices. Le pelletier avait résolu de rester, quoi qu’il arrivât, catholique, royaliste et parlementaire ; mais il lui convenait, in petto, que son fils appartînt à la Réformation. Il se savait assez riche pour racheter Christophe s’il était par trop compromis ; puis si la France devenait calviniste, son fils pouvait sauver sa famille, dans une de ces furieuses émeutes parisiennes dont le souvenir vivait dans la bourgeoisie, et qu’elle devait recommencer pendant quatre règnes. Mais ces pensées, de même que Louis XI, le vieux pelletier ne se les disait pas à lui-même, sa profondeur allait jusqu’à tromper sa femme et son fils. Ce grave personnage était depuis longtemps le chef du plus riche, du plus populeux quartier de Paris, celui du centre, sous le titre de quartenier qui devait devenir si célèbre quinze ans plus tard. Vêtu de drap comme tous les bourgeois prudents qui obéissaient aux ordonnances somptuaires, le sieur Lecamus (il tenait à ce titre accordé par Charles V aux bourgeois de Paris, et qui leur permettait d’acheter des seigneuries et d’appeler leurs femmes du beau nom de Demoiselle), n’avait ni chaîne d’or, ni soie, mais un bon pourpoint à gros boutons d’argent noircis, des chausses drapées montant au-dessus du genou, et des souliers de cuirs agrafés. Sa chemise de fine toile sortait en gros bouillons, selon la mode du temps, par sa veste {p. 523} entr’ouverte et son haut-de-chausses. Quoique la belle et large figure de ce vieillard reçût toute la clarté de la lampe, il fut alors impossible à Christophe de deviner les pensées ensevelies sous la riche carnation hollandaise de son vieux père ; mais il comprit néanmoins tout le parti que le vieillard voulait tirer de son affection pour la jolie Babette Lallier. Aussi, en homme qui avait pris sa résolution, Christophe sourit-il amèrement en entendant inviter sa future.
Quand la Bourguignonne fut partie avec les apprentis, le vieux Lecamus regarda sa femme en laissant voir alors tout son caractère ferme et absolu.
— Tu ne seras pas contente que tu n’aies fait pendre cet enfant, avec ta damnée langue ? lui dit-il d’une voix sévère.
— Je l’aimerais mieux justicié mais sauvé, que vivant et Huguenot, dit-elle d’un air sombre. Penser qu’un enfant qui a logé neuf mois dans mes entrailles n’est pas bon catholique et mange de la vache à Colas, qu’il ira en enfer pour l’éternité !
Elle se mit à pleurer.
— Vieille bête, lui dit le pelletier, laisse-le donc vivre, quand ce ne serait que pour le convertir ! Tu as dit, devant nos apprentis, un mot qui peut faire bouter le feu à notre maison et nous faire cuire tous comme des puces dans les paillasses.
La mère se signa, s’assit et resta muette.
— Or çà, toi, dit le bonhomme en jetant un regard de juge à son fils, explique-moi ce que tu faisais là sur l’eau avec… Viens ici que je te parle, dit-il en empoignant son fils par le bras et l’attirant à lui… avec le prince de Condé, souffla-t-il dans l’oreille de Christophe qui tressaillit. — Crois-tu que le pelletier de la cour n’en connaisse pas toutes les figures ? Et crois-tu que j’ignore ce qui se passe ? Monseigneur le Grand-Maître a donné l’ordre d’amener des troupes à Amboise. Retirer des troupes de Paris et les envoyer à Amboise, quand la cour est à Blois, les faire aller par Chartres et Vendôme, au lieu de prendre la route d’Orléans, est-ce clair ? il va y avoir des troubles. Si les reines veulent leurs surcots, elles les enverront chercher. Le prince de Condé a peut-être résolu de tuer messieurs de Guise qui, de leur côté, pensent peut-être à se défaire de lui. Le prince se servira des Huguenots pour se défendre. À quoi servirait le fils d’un pelletier dans cette bagarre ? Quand tu seras marié, quand tu seras avocat en parlement, tu seras tout aussi prudent que ton père. Pour être de la nouvelle religion, le {p. 524} fils d’un pelletier doit attendre que tout le monde en soit. Je ne condamne pas les réformateurs, ce n’est pas mon métier ; mais la cour est catholique, les deux reines sont catholiques, le Parlement est catholique ; nous les fournissons, nous devons être catholiques. Tu ne sortiras pas d’ici, Christophe, ou je te mets chez le président de Thou, ton parrain, qui te gardera près de lui nuit et jour et te fera noircir du papier au lieu de te laisser noircir l’âme en la cuisine de ces damnés Genevois22.
— Mon père, dit Christophe en s’appuyant sur le dos de la chaise où était le vieillard, envoyez-moi donc à Blois porter le surcot à la reine Marie et réclamer notre argent de la reine-mère, sans cela, je suis perdu ! et vous tenez à moi.
— Perdu ? reprit le vieillard sans manifester le moindre étonnement. Si tu restes ici, tu ne seras point perdu, je te retrouverai toujours.
— On m’y tuera.
— Comment ?
— Les plus ardents des Huguenots ont jeté les yeux sur moi pour les servir en quelque chose, et si je manque à faire ce que je viens de promettre, ils me tueront en plein jour, dans la rue, ici, comme on a tué Minard. Mais si vous m’envoyez à la cour pour vos affaires, peut-être pourrai-je me justifier également bien des deux côtés. Ou je réussirai sans avoir couru aucun danger et saurai conquérir ainsi une belle place dans le parti, ou si le danger est trop grand, je ne ferai que vos affaires.
Le père se leva comme si son fauteuil eût été de fer rougi.
— Ma femme, dit-il, laisse-nous, et veille à ce que nous soyons bien seuls, Christophe et moi.
Quand mademoiselle Lecamus fut sortie, le pelletier prit son fils par un bouton et l’emmena dans le coin de la salle qui faisait l’encoignure du pont.
— Christophe, lui dit-il dans le tuyau de l’oreille comme quand il venait de lui parler du prince de Condé, sois Huguenot, si tu as ce vice-là, mais sois-le avec prudence, au fond du cœur et non de manière à te faire montrer au doigt dans le quartier. Ce que tu viens de m’avouer me prouve combien les chefs ont confiance en toi. Que vas-tu donc faire à la cour ?
— Je ne saurais vous le dire, répondit Christophe, je ne le sais pas encore bien moi-même.
{p. 525} — Hum ! hum ! fit le vieillard en regardant son fils, le drôle veut trupher son père, il ira loin. — Or çà, reprit-il à voix basse, tu ne vas pas à la cour pour porter des avances à messieurs de Guise ni au petit roi notre maître, ni à la petite reine Marie. Tous ces cœurs-là sont catholiques ; mais je jurerais bien que l’Italienne a quelque chose contre l’Écossaise et contre les Lorrains, je la connais : elle avait une furieuse envie de mettre la main à la pâte ! le feu roi la craignait si bien qu’il a fait comme les orfévres, il a usé le diamant par le diamant, une femme par une autre. De là, cette haine de la reine Catherine contre la pauvre duchesse de Valentinois, à qui elle a pris le beau château de Chenonceaux. Sans monsieur le connétable, la duchesse était pour le moins étranglée… Arrière, mon fils, ne te mets pas entre les mains de cette Italienne qui n’a de passion que dans la cervelle : mauvaise espèce de femme ! Oui, ce qu’on t’envoie faire à la cour te causera peut-être un grand mal de tête, s’écria le père en voyant Christophe prêt à répondre. Mon enfant, j’ai des projets pour ton avenir, tu ne les dérangerais pas en te rendant utile à la reine Catherine ; mais, Jésus ! ne risque point ta tête ! et ces messieurs de Guise la couperaient comme la Bourguignonne coupe un navet, car les gens qui t’emploient te désavoueront entièrement.
— Je le sais, mon père, dit Christophe.
— Es-tu donc aussi fort que cela ? Tu le sais et tu te risques !
— Oui, mon père.
— Ventre de loup-cervier, s’écria le père qui serra son fils dans ses bras, nous pourrons nous entendre : tu es digne de ton père. Mon enfant, tu seras l’honneur de la famille, et je vois que ton vieux père peut s’expliquer avec toi. Mais ne sois pas plus Huguenot que messieurs de Coligny ? Ne tire pas l’épée, tu seras homme de plume, reste dans ton futur rôle de robin. Allons, ne me dis rien qu’après la réussite. Si tu ne m’as rien fait savoir quatre jours après ton arrivée à Blois, ce silence me dira que tu seras en danger. Le vieillard ira sauver le jeune homme. Je n’ai pas vendu pendant trente-deux ans des fourrures sans connaître l’envers des robes de cour. J’aurai de quoi me faire ouvrir les portes.
Christophe ouvrait de grands yeux en entendant son père parler ainsi, mais il craignit quelque piége paternel et garda le silence.
— Eh ! bien, faites le compte, écrivez une lettre à la reine, je veux partir à l’instant, sans quoi les plus grands malheurs arriveraient.
{p. 526} — Partir ! Mais comment ?
— J’achèterai un cheval. Écrivez, au nom de Dieu !
— Hé ! la mère ? de l’argent à ton fils, cria le pelletier à sa femme.
La mère rentra, courut à son bahut et donna une bourse à Christophe, qui, tout ému, l’embrassa.
— Le compte était tout prêt, dit son père, le voici. Je vais écrire la lettre.
Christophe prit le compte et le mit dans sa poche.
— Mais tu souperas au moins avec nous, dit le bonhomme. Dans ces extrémités, il faut échanger vos anneaux, la fille à Lallier et toi.
— Eh ! bien, je vais l’aller querir, s’écria Christophe.
Le jeune homme se défia des incertitudes de son père dont le caractère ne lui était pas encore assez connu ; il monta dans sa chambre, s’habilla, prit une valise, descendit à pas de loup, la posa sur un comptoir de la boutique, ainsi que sa rapière et son manteau.
— Que diable fais-tu ? lui dit son père en l’entendant.
Christophe vint baiser le vieillard sur les deux joues.
— Je ne veux pas qu’on voie mes apprêts de départ, j’ai tout mis sous un comptoir, lui répondit-il à l’oreille.
— Voici la lettre, dit le père.
Christophe prit le papier et sortit comme pour aller chercher la jeune voisine.
Quelques instants après le départ de Christophe, le compère Lallier et sa fille arrivèrent, précédés d’une servante qui apportait trois bouteilles de vin vieux.
— Hé ! bien, où est Christophe ? dirent les deux vieilles gens.
— Christophe ? s’écria Babette, nous ne l’avons pas vu.
— Mon fils est un fier drôle ! il me trompe comme si je n’avais pas de barbe. Mon compère, que va-t-il arriver ? Nous vivons dans un temps où les enfants ont plus d’esprit que les pères.
— Mais il y a longtemps que tout le quartier en fait un mangeur de vache à Colas, dit Lallier.
— Défendez-le sur ce point, compère, dit le pelletier à l’orfévre, la jeunesse est folle, elle court après les choses neuves ; mais Babette le fera tenir tranquille, elle est encore plus neuve que Calvin.
Babette sourit ; elle aimait Christophe et s’offensait de tout ce que l’on disait contre lui. C’était une de ces filles de la vieille bourgeoisie, élevée sous les yeux de sa mère qui ne l’avait pas quittée : son maintien était doux, correct comme son visage ; elle {p. 527} était vêtue en étoffes de laine de couleurs grises et harmonieuses ; sa gorgerette, simplement plissée, tranchait par sa blancheur sur ses vêtements ; elle avait un bonnet de velours brun qui ressemblait beaucoup à un béguin d’enfant ; mais il était orné de ruches et de barbes en gaze tannée, ou autrement couleur de tan, qui descendaient de chaque côté de sa figure. Quoique blonde et blanche comme une blonde, elle paraissait rusée, fine, tout en essayant de cacher sa malice sous l’air d’une fille honnêtement éduquée. Tant que les deux servantes allèrent et vinrent en mettant la nappe, les brocs, les grands plats d’étain et les couverts, l’orfévre et sa fille, le pelletier et sa femme, restèrent devant la haute cheminée à lambrequins de serge rouge bordée de franges noires, disant des riens. Babette avait beau demander où pouvait être Christophe, la mère et le père du jeune Huguenot donnaient des réponses évasives ; mais quand les deux familles furent attablées, et que les deux servantes furent à la cuisine, Lecamus dit à sa future belle-fille : — Christophe est parti pour la cour.
— À Blois ! faire un pareil voyage sans m’avoir dit adieu ! dit-elle.
— L’affaire était pressée, dit la vieille mère.
— Mon compère, dit le pelletier en reprenant la conversation abandonnée, nous allons avoir du grabuge en France : les Réformés se remuent.
— S’ils triomphent, ce ne sera qu’après de grosses guerres pendant lesquelles le commerce ira mal, dit Lallier incapable de s’élever plus haut que la sphère commerciale.
— Mon père, qui a vu la fin des guerres entre les Bourguignons et les Armagnacs, m’a dit que notre famille ne s’en serait pas sauvée si l’un de ses grands-pères, le père de sa mère, n’avait pas été un Goix, l’un de ces fameux bouchers de la Halle qui tenaient pour les Bourguignons, tandis que l’autre, un Lecamus, était du parti des Armagnacs ; ils paraissaient vouloir s’arracher la peau devant le monde, mais ils s’entendaient en famille. Ainsi, tâchons de sauver Christophe, peut-être dans l’occasion nous sauvera-t-il.
— Vous êtes un fin matois, compère, dit l’orfévre.
— Non ! répondit Lecamus. La bourgeoisie doit penser à elle, le peuple et la noblesse lui en veulent également. La bourgeoisie parisienne donne des craintes à tout le monde, excepté au roi qui la sait son amie.
— Vous qui êtes si savant et qui avez tant vu de choses, demanda {p. 528} timidement Babette, expliquez-moi donc ce que veulent les Réformés.
— Dites-nous ça, compère, s’écria l’orfévre. Je connaissais le couturier du feu roi et le tenais pour un homme de mœurs simples, sans grand génie ; il était quasi comme vous, on lui eût baillé Dieu sans confession, et cependant il trempait au fond de cette religion nouvelle, lui ! un homme dont les deux oreilles valaient quelque cent mille écus. Il devait donc avoir des secrets à révéler pour que le roi et la duchesse de Valentinois aient assisté à sa torture.
— Et de terribles ! dit le pelletier. La Réformation, mes amis, reprit-il à voix basse, ferait rentrer dans la bourgeoisie les terres de l’Église. Après les priviléges ecclésiastiques supprimés, les Réformés comptent demander que les nobles et bourgeois soient égaux pour les tailles, qu’il n’y ait que le roi au-dessus de tout le monde, si toutefois on laisse un roi dans l’État.
— Supprimer le trône ! s’écria Lallier.
— Hé ! compère, dit Lecamus, dans les Pays-Bas, les bourgeois se gouvernent eux-mêmes par des échevins à eux, lesquels élisent eux-mêmes un chef temporaire.
— Vive Dieu ! compère, on devrait faire ces belles choses et rester Catholiques, s’écria l’orfévre.
— Nous sommes trop vieux pour voir le triomphe de la bourgeoisie de Paris, mais elle triomphera, compère ! dans le temps comme dans le temps ! Ah ! il faudra bien que le roi s’appuie sur elle pour résister, et nous avons toujours bien vendu notre appui. Enfin la dernière fois, tous les bourgeois ont été anoblis, il leur a été permis d’acheter des terres seigneuriales et d’en porter les noms sans qu’il soit besoin de lettres expresses du roi. Vous comme moi le petit-fils des Goix par les femmes, ne valons-nous pas bien des seigneurs ?
Cette parole effraya tant l’orfévre et les deux femmes, qu’elle fut suivie d’un profond silence. Les ferments de 1789 piquaient déjà le sang de Lecamus qui n’était pas encore si vieux qu’il ne pût voir les audaces bourgeoises de la Ligue.
— Vendez-vous bien, malgré ce remue-ménage ? demanda Lallier à la Lecamus.
— Cela fait toujours du tort, répondit-elle.
— Aussi ai-je bien fort l’envie de faire un avocat de mon fils, dit Lecamus, car la chicane va toujours.
{p. 529} La conversation resta dès lors sur un terrain de lieux communs, au grand contentement de l’orfévre qui n’aimait ni les troubles politiques, ni les hardiesses de pensée.
Les rives de la Loire, depuis Blois jusqu’à Angers, ont été l’objet de la prédilection des deux dernières branches de la race royale qui occupèrent le trône avant la maison de Bourbon. Ce beau bassin mérite si bien les honneurs que lui ont faits les rois, que voici ce qu’en disait naguère l’un de nos plus élégants écrivains :
Il existe en France une province qu’on n’admire jamais assez. Parfumée comme l’Italie, fleurie comme les rives du Guadalquivir, et belle, en outre, de sa physionomie particulière, toute Française, ayant toujours été Française, contrairement à nos provinces du Nord abâtardies par le contact allemand, et à nos provinces du Midi qui ont vécu en concubinage avec les Maures, les Espagnols et tous les peuples qui en ont voulu ; cette province pure, chaste, brave et loyale, c’est la Touraine ! La France historique est là ! L’Auvergne est l’Auvergne, le Languedoc n’est que le Languedoc ; mais la Touraine est la France, et le fleuve le plus national pour nous est la Loire qui arrose la Touraine. On doit dès lors moins s’étonner de la quantité de monuments enfermés dans les départements qui ont pris le nom et les dérivations du nom de la Loire. À chaque pas qu’on fait dans ce pays d’enchantements, on découvre un tableau dont la bordure est une rivière ou un ovale tranquille qui réfléchit dans ses profondeurs liquides un château, ses tourelles, ses bois, ses eaux jaillissantes. Il était naturel que là où vivait de préférence la Royauté, où elle établit si longtemps sa cour, vinssent se grouper les hautes fortunes, les distinctions de race et de mérite, et qu’elles s’y élevassent des palais grands comme elles.
N’est-il pas incompréhensible que la Royauté n’ait point suivi l’avis indirectement donné par Louis XI de placer à Tours la capitale du royaume. Là, sans de grandes dépenses, la Loire pouvait être rendue accessible aux vaisseaux de commerce et aux bâtiments de guerre légers. Là, le siége du gouvernement eût été à l’abri des coups de main d’une invasion. Les places du Nord n’eussent pas alors demandé tant d’argent pour leurs fortifications aussi coûteuses à elles seules que l’ont été les somptuosités de Versailles. Si Louis XIV avait écouté le conseil de Vauban, qui voulait lui bâtir {p. 530} sa résidence à Mont-Louis, entre la Loire et le Cher, peut-être la révolution de 1789 n’aurait-elle pas eu lieu. Ces belles rives portent donc, de place en place, les marques de la tendresse royale. Les châteaux de Chambord, de Blois, d’Amboise, de Chenonceaux, de Chaumont, du Plessis-lez-Tours, tous ceux que les maîtresses de nos rois, que les financiers et les seigneurs se bâtirent à Véretz, Azay-le-Rideau, Ussé, Villandri, Valençay, Chanteloup, Duretal, dont quelques-uns ont disparu, mais dont la plupart vivent encore, sont d’admirables monuments où respirent les merveilles de cette époque si mal comprise par la secte littéraire des moyen-âgistes. Entre tous ces châteaux, celui de Blois, où se trouvait alors la cour, est un de ceux où la magnificence des d’Orléans et des Valois a mis son plus brillant cachet, et le plus curieux pour les historiens, pour les archéologues, pour les Catholiques. Il était alors complétement isolé. La ville, enceinte de fortes murailles garnies de tours, s’étalait au bas de la forteresse, car ce château servait en effet tout à la fois de fort et de maison de plaisance. Au-dessus de la ville, dont les maisons pressées et les toits bleus s’étendaient, alors comme aujourd’hui, de la Loire jusqu’à la crête de la colline qui règne sur la rive droite du fleuve, se trouve un plateau triangulaire, coupé de l’ouest par un ruisseau sans importance aujourd’hui, car il coule sous la ville ; mais qui, au quinzième siècle, disent les historiens, formait un ravin assez considérable, et duquel il reste un profond chemin creux, presque un abîme entre le faubourg et le château.
Ce fut sur ce plateau, à la double exposition du nord et du midi, que les comtes de Blois se bâtirent, dans le goût de l’architecture du douzième siècle, un castel où les fameux Thibault le Tricheur, Thibault le Vieux et autres, tinrent une cour célèbre. Dans ces temps de féodalité pure où le roi n’était que primus inter pares, selon la belle expression d’un roi de Pologne, les comtes de Champagne, les comtes de Blois, ceux d’Anjou, les simples barons de Normandie, les ducs de Bretagne menaient un train de souverains et donnaient des rois aux plus fiers royaumes. Les Plantagenet d’Anjou, les Lusignan de Poitou, les Robert de Normandie alimentaient par leur audace les races royales, et quelquefois, comme du Glaicquin, de simples chevaliers refusaient la pourpre, en préférant l’épée de connétable. Quand la Couronne eut réuni le comté de Blois à son domaine, Louis XII, qui affectionna ce site peut-être pour s’éloigner du Plessis, de sinistre mémoire, {p. 531} construisit en retour, à la double exposition du levant et du couchant, un corps de logis qui joignit le château des comtes de Blois aux restes de vieilles constructions desquelles il ne subsiste aujourd’hui que l’immense salle où se tinrent les États-Généraux sous Henri III. Avant de s’amouracher de Chambord, François Ier voulut achever le château en y ajoutant deux autres ailes, ainsi le carré eût été parfait ; mais Chambord le détourna de Blois, où il ne fit qu’un corps de logis qui, de son temps et pour ses petits-enfants, devint tout le château. Ce troisième château bâti par François Ier est beaucoup plus vaste et plus orné que le Louvre, appelé de Henri II. Il est ce que l’architecture dite de la Renaissance a élevé de plus fantastique. Aussi, dans un temps où régnait une architecture jalouse et où de moyen-âge on ne se souciait guère, dans une époque où la littérature ne se mariait pas aussi étroitement que de nos jours avec l’art, La Fontaine a-t-il dit du château de Blois, dans sa langue pleine de bonhomie : « Ce qu’a fait faire François Ier, à le regarder du dehors, me contenta plus que tout le reste : il y a force petites galeries, petites fenêtres, petits balcons, petits ornements sans régularité et sans ordre, cela fait quelque chose de grand qui me plaît assez. »
Le château de Blois avait donc alors le mérite de représenter trois genres d’architecture différents, trois époques, trois systèmes, trois dominations. Aussi, peut-être n’existe-t-il aucune demeure royale qui soit sous ce rapport comparable au château de Blois. Cette immense construction offre dans la même enceinte, dans la même cour, un tableau complet, exact de cette grande représentation des mœurs et de la vie des nations qui s’appelle l’Architecture. Au moment où Christophe allait voir la cour, la partie du château qui, de nos jours, est occupée par le quatrième palais que s’y bâtit soixante-dix ans plus tard, pendant son exil, Gaston, le factieux frère de Louis XIII, offrait un ensemble de parterres et de jardins aériens pittoresquement mêlés aux pierres d’attente et aux tours inachevées du château de François Ier. Ces jardins communiquaient par un pont d’une belle hardiesse, et que les vieillards du Blésois peuvent encore se souvenir d’avoir vu démolir, à un parterre qui s’élevait de l’autre côté du château et qui, par la disposition du sol, se trouvait au même niveau. Les gentilshommes attachés à la reine Anne de Bretagne, ou ceux qui de cette province venaient la solliciter, conférer avec elle ou l’éclairer sur le sort de {p. 532} la Bretagne, attendaient là l’heure de ses audiences, son lever ou sa promenade. Aussi l’histoire a-t-elle donné le nom de Perchoir aux Bretons à ce parterre, qui, de nos jours, est le jardin fruitier de quelque bourgeois et forme un promontoire sur la place des Jésuites. Cette place était alors comprise dans les jardins de cette belle résidence qui avait ses jardins du haut et ses jardins du bas. On voit encore aujourd’hui, à une assez grande distance de la place des Jésuites, un pavillon construit par Catherine de Médicis, et où, selon les historiens du Blésois, elle avait mis ses thermes. Ce détail permet de retrouver la disposition très-irrégulière des jardins qui montaient et descendaient en suivant les ondulations du sol, excessivement tourmenté tout autour du château, ce qui en faisait la force et causait, comme on va le voir, l’embarras du duc de Guise. On allait aux jardins par des galeries extérieures et intérieures, dont la principale se nommait la Galerie des Cerfs, à cause de ses ornements. Cette galerie aboutissait au magnifique escalier qui sans doute a inspiré le fameux escalier double de Chambord, et qui, d’étage en étage, menait aux appartements. Quoique La Fontaine ait préféré le château de François Ier à celui de Louis XII, peut-être la naïveté de celui du bon roi plaira-t-elle aux vrais artistes autant qu’ils admireront la magnificence du roi-chevalier. L’élégance des deux escaliers qui se trouvent à chaque extrémité du château de Louis XII, les sculptures fines, originales qui y abondaient et que le temps a dévorées, mais dont les restes charment encore les antiquaires, tout, jusqu’à la distribution quasi-claustrale des appartements, révèle une grande simplicité de mœurs. Évidemment la cour n’existait pas encore et n’avait pas pris les développements que François Ier et Catherine de Médicis devaient y donner, au grand détriment des mœurs féodales. En admirant la plupart des tribunes, les chapiteaux de quelques colonnes, certaines figurines d’une délicatesse exquise, il est impossible de ne pas imaginer que Michel Columb, ce grand sculpteur, le Michel-Ange de la Bretagne, n’ait pas passé par là pour plaire à sa reine Anne, qu’il a immortalisée dans le tombeau de son père, le dernier duc de Bretagne.
Quoi qu’en dise La Fontaine, rien n’est plus grandiose que la demeure du fastueux François Ier. Grâce à je ne sais quelle brutale indifférence, à l’oubli peut-être, les appartements qu’y occupaient alors Catherine de Médicis et son fils François II nous offrent {p. 533} encore aujourd’hui leurs principales dispositions. Aussi l’historien peut-il y revoir les tragiques scènes du drame de la Réformation dans lequel la double lutte des Guise et des Bourbons contre les Valois forme un des actes les plus compliqués et s’y dénoua.
Le château de François Ier écrase entièrement la naïve habitation de Louis XII par sa masse imposante. Du côté des jardins d’en bas, c’est-à-dire de la place moderne dite des Jésuites, le château présente une élévation presque double de celle qu’il a du côté de la cour. Le rez-de-chaussée, où se trouvaient les célèbres galeries, forme du côté des jardins le second étage. Ainsi, le premier où logeait alors la reine Catherine est le troisième, et les appartements royaux sont au quatrième au-dessus des jardins du bas qui, dans ce temps, étaient séparés des fondations par de profondes douves. Le château, déjà colossal dans la cour, paraît donc gigantesque, vu du bas de la place comme le vit La Fontaine, qui avoue n’être entré ni dans la cour ni dans les appartements. De la place des Jésuites, tout semble petit. Les balcons sur lesquels on se promène, les galeries d’une exécution merveilleuse, les fenêtres sculptées dont les embrasures sont aussi vastes que des boudoirs, et qui servaient alors de boudoirs, ressemblent aux fantaisies peintes des décorations de nos opéras modernes quand les peintres y font des palais de fées. Mais, dans la cour, quoique les trois étages au-dessus du rez-de-chaussée soient encore aussi élevés que le Pavillon de l’Horloge aux Tuileries, les délicatesses infinies de cette architecture se laissent voir complaisamment et ravissent les regards étonnés. Ce corps de logis, où tenaient la cour fastueuse de Catherine et celle de Marie Stuart, est partagé par une tour hexagone où tourne dans sa cage évidée un escalier en pierre, caprice moresque exécuté par des géants, travaillé par des nains, et qui donne à cette façade l’air d’un rêve. Les tribunes de l’escalier forment une spirale à compartiments carrés qui s’attache aux cinq pans de cette tour, et dessine, de distance en distance, des encorbellements transversaux brodés de sculptures arabesques au dehors et au dedans. On ne peut comparer cette création étourdissante de détails ingénieux et fins, pleine de merveilles qui donnent la parole à ces pierres, qu’aux sculptures abondantes et profondément fouillées des ivoires de Chine ou de Dieppe. Enfin la pierre y ressemble à une guipure. Les fleurs, les figures d’hommes ou d’animaux descendent le long des nervures, se multiplient de marche en marche {p. 534} et couronnent cette tour par une clef de voûte où les ciseaux de l’art du seizième siècle ont lutté avec les naïfs tailleurs d’images qui, cinquante ans auparavant, avaient sculpté les clefs de voûte des deux escaliers du château de Louis XII. Quelque ébloui que l’on soit en voyant ces formes renaissant avec une infatigable prolixité, l’on s’aperçoit que l’argent a manqué tout aussi bien à François Ier pour Blois, qu’à Louis XIV pour Versailles. Plus d’une figurine montre sa jolie tête fine qui sort d’un bloc à peine dégrossi. Plus d’une rosace fantasque est seulement indiquée par quelques coups de ciseau dans la pierre abandonnée et où l’humidité fait fleurir ses moisissures verdâtres. Sur la façade, à côté des dentelles d’une fenêtre, la fenêtre voisine offre ses masses de pierre déchiquetées par le Temps qui l’a sculptée à sa manière. Il existe là pour les yeux les moins artistes et les moins exercés un ravissant contraste entre cette façade où les merveilles ruissellent et la façade intérieure du château de Louis XII, composée au rez-de-chaussée de quelques arcades d’une légèreté vaporeuse soutenues23 par des colonnettes qui reposent en bas sur des tribunes élégantes, et de deux étages où les croisées sont sculptées avec une charmante sobriété. Sous les arcades s’étend une galerie dont les murailles offraient des peintures à fresque, et dont le plafond était également peint, car on retrouve encore aujourd’hui quelques traces de cette magnificence imitée de l’Italie et qui annonce les expéditions de nos rois, à qui le Milanais appartenait. En face du château de François Ier, se trouvait alors la chapelle des comtes de Blois dont la façade était presque en harmonie avec l’architecture de l’habitation de Louis XII. Aucune image ne saurait peindre la solidité majestueuse de ces trois corps de bâtiments, et malgré le désaccord de l’ornementation, la Royauté puissante et forte, qui démontrait la grandeur de ses craintes par la grandeur des précautions, servait de lien à ces trois édifices de natures différentes, dont deux s’adossent à l’immense salle des États-Généraux, vaste et haute comme une église. Certes, ni la naïveté, ni la force des existences bourgeoises qui sont dépeintes au commencement de cette histoire, et chez lesquelles l’Art était toujours représenté, ne manquaient à cette habitation royale. Blois était bien le thème fécond et brillant auquel la Bourgeoisie et la Féodalité, l’Argent et le Noble donnaient tant de vivantes répliques dans les villes et dans les campagnes. Vous n’eussiez pas autrement voulu la demeure du prince {p. 535} qui régnait sur le Paris du seizième siècle. La richesse des vêtements seigneuriaux, le luxe des toilettes de femmes, devaient admirablement s’harmonier à la toilette de ces pierres si curieusement travaillées. D’étage en étage, en montant le merveilleux escalier de son château de Blois, le roi de France découvrait une plus grande étendue de cette belle Loire qui lui apporte là des nouvelles de tout le royaume qu’elle partage en deux moitiés affrontées et quasi-rivales. Si, au lieu d’aller l’asseoir dans une plaine morte et sombre et à deux lieues de là, François Ier eût assis Chambord en retour de ce château et à la place où s’étendaient alors les parterres où Gaston mit son palais, jamais Versailles n’eût existé, Blois aurait été nécessairement la capitale de la France. Quatre Valois et Catherine de Médicis prodiguèrent leurs richesses dans le château de François Ier à Blois ; mais qui ne devinerait combien la Couronne y fut prodigue, en admirant les puissantes murailles de refend, épine dorsale de ce château, où sont ménagés et de profondes alcôves, et des escaliers secrets, et des cabinets, qui enferment des salles aussi vastes que la salle du Conseil, celle des Gardes et des chambres royales où, de nos jours, se loge à l’aise une compagnie d’infanterie. Quand même le visiteur ne comprendrait pas tout d’abord que les merveilles du dedans correspondaient à celles du dehors, les vestiges du cabinet de Catherine de Médicis où Christophe allait être introduit, attesteraient suffisamment les élégances de l’Art qui a peuplé ces appartements de figurations animées, où les salamandres étincelaient dans les fleurs, où la Palette du seizième siècle décorait de ses plus brillantes peintures les plus sombres dégagements. Dans ce cabinet, l’observateur peut encore retrouver de nos jours les traces de ce goût de dorure que Catherine apporta d’Italie, car les princesses de sa maison aimaient, selon la charmante expression de l’auteur déjà cité, à plaquer dans les châteaux de la France l’or gagné dans le commerce par leurs ancêtres, et signaient leurs richesses sur les murs des salles royales.
La reine-mère occupait au premier étage les appartements de la reine Claude de France, femme de François Ier, où se voient encore les délicates sculptures des doubles C accompagnés des images de blancheur parfaite, de cygnes et de lis, ce qui signifiait : candidior candidis, plus blanche que les plus blanches choses, la devise de cette reine dont le nom commençait comme celui de Catherine par un C et qui convenait aussi bien à la fille de Louis XII qu’à la {p. 536} mère des derniers Valois ; car aucun soupçon, malgré la violence des calomnies calvinistes, n’a terni la fidélité que Catherine de Médicis gardait à Henri II.
Évidemment la reine-mère, chargée encore de deux enfants en bas âge (celui qui fut depuis le duc d’Alençon, et Marguerite, qui fut la femme d’Henri IV et que Charles IX appelait Margot), avait eu besoin de tout ce premier étage.
Le roi François II et la reine Marie Stuart occupaient au second étage les appartements royaux qui avaient été ceux de François Ier, et qui furent ceux de Henri III. L’appartement royal, de même que celui pris par la reine-mère, est divisé dans toute la longueur du château, et à chaque étage, en deux parties, par ce fameux mur de refend d’environ quatre pieds d’épaisseur, et sur lequel s’appuient les murs énormes qui séparent les salles entre elles. Ainsi, au premier comme au second étage, les appartements offrent deux parties distinctes. La partie éclairée au midi sur la cour servait à la réception et aux affaires publiques, tandis que, pour combattre la chaleur, les appartements avaient été distribués dans la partie exposée au nord, et qui forme la superbe façade à balcons, à galeries, ayant vue sur la campagne du Vendômois, sur le perchoir aux Bretons et sur les fossés de la ville, la seule dont a parlé notre grand fabuliste, le bon La Fontaine.
Le château de François Ier se trouvait alors terminé par une énorme tour commencée et qui devait servir à marquer l’angle colossal qu’aurait décrit le palais en tournant sur lui-même, et à laquelle Gaston plus tard ouvrit les flancs pour pouvoir y coudre son palais ; mais il n’acheva pas son œuvre, et la tour est restée en ruines. Ce donjon royal servait alors de prison ou d’oubliettes selon les traditions populaires. En parcourant aujourd’hui les salles de ce magnifique château, si précieuses et à l’art et à l’histoire, quel poëte ne sera pris de mille regrets ou affligé pour la France, en voyant les délicieuses arabesques du cabinet de Catherine blanchies à la chaux et presque perdues par les ordres du commandant de la caserne (cette royale demeure est une caserne), lors du choléra. La boiserie du cabinet de Catherine de Médicis, dont il sera question bientôt, est la dernière relique du riche mobilier accumulé par cinq rois artistes. En parcourant ce dédale de chambres, de salles, d’escaliers, de tours, on peut se dire avec une affreuse certitude : Ici Marie Stuart cajolait son mari pour le compte des Guise. Là les {p. 537} Guise insultèrent Catherine. Plus tard, à cette place, le second Balafré tomba sous les coups des vengeurs de la couronne. Un siècle auparavant, de cette fenêtre Louis XII faisait signe de venir au cardinal d’Amboise, son ami. De ce balcon, d’Épernon, le complice de Ravaillac, reçut la reine Marie de Médicis, qui savait, dit-on, le régicide projeté, et le laissa consommer ! Dans la chapelle où se firent les fiançailles de Henri IV et de Marguerite de Valois, le seul reste du château des comtes de Blois, le régiment fabrique ses souliers. Ce merveilleux monument où revivent tant de styles, où se sont accomplies de si grandes choses, est dans un état de dégradation qui fait honte à la France. Quelle douleur pour ceux qui aiment les monuments de la vieille France, de savoir que bientôt il en sera de ces pierres éloquentes comme du coin de la rue de la Vieille-Pelleterie, elles n’existeront peut-être plus que dans ces pages !
Il est nécessaire de faire observer que, pour mieux surveiller la cour, quoique les Guise eussent en ville un hôtel à eux et qui existe encore, ils avaient obtenu de demeurer au-dessus des appartements du roi Louis XII, dans le logement que devait y avoir plus tard la duchesse de Nemours, dans les combles au second étage.
Le jeune François II et la jeune reine Marie Stuart, amoureux l’un de l’autre comme des enfants de seize ans qu’ils étaient, avaient été brusquement transportés par un rude hiver, du château de Saint-Germain que le duc de Guise trouva trop facile à surprendre, dans l’espèce de place forte que formait alors le château de Blois, isolé de trois côtés par des précipices et dont l’entrée était admirablement bien défendue. Les Guise, oncles de la reine, avaient des raisons majeures pour ne pas habiter Paris et pour retenir la cour dans un château dont l’enceinte pouvait être facilement surveillée et défendue. Il se passait autour du trône un combat entre la maison de Lorraine et la maison de Valois, qui ne fut terminé que dans ce même château, vingt-huit ans plus tard, en 1588, quand Henri III, sous les yeux mêmes de sa mère, en ce moment profondément humiliée par les Lorrains, entendit tomber le plus hardi de tous les Guise, le second Balafré, fils de ce premier Balafré par lequel Catherine de Médicis était alors jouée, emprisonnée, espionnée et menacée.
Ce beau château de Blois était pour Catherine la prison la plus étroite. À la mort de son mari, par lequel elle avait toujours été tenue en lisière, elle avait espéré régner ; mais elle se voyait au {p. 538} contraire mise en esclavage par des étrangers dont les manières polies avaient mille fois plus de brutalité que celle des geôliers. Aucune de ses démarches ne pouvait être secrète. Celles de ses femmes qui lui étaient dévouées avaient ou des amants dévoués aux Guise ou des Argus autour d’elles. En effet, dans ce temps, les passions offraient la bizarrerie que leur communiquera toujours l’antagonisme puissant de deux intérêts contraires dans l’État. La galanterie, qui servit tant à Catherine, était aussi l’un des moyens des Guise. Ainsi le prince de Condé, premier chef de la Réformation, avait pour amie la maréchale de Saint-André dont le mari était l’âme damnée du grand-maître. Le cardinal, à qui l’affaire du Vidame de Chartres avait prouvé que Catherine était plus invaincue qu’invincible, lui faisait24 la cour. Le jeu de toutes les passions compliquait donc étrangement celui de la politique, en en faisant une partie d’échecs double, où il fallait observer et le cœur et la tête d’un homme, pour savoir si, à l’occasion, l’un ne démentirait pas l’autre. Quoique sans cesse en présence du cardinal de Lorraine ou du duc François de Guise, qui se défiaient d’elle, l’ennemie la plus intime et la plus habile de Catherine de Médicis était sa belle-fille, la reine Marie, petite blonde malicieuse comme une soubrette, fière comme une Stuart qui portait trois couronnes, instruite comme un vieux savant, espiègle comme une pensionnaire de couvent, amoureuse de son mari comme une courtisane l’est de son amant, dévouée à ses oncles qu’elle admirait, et heureuse de voir le roi François partager, elle y aidant, la bonne opinion qu’elle avait d’eux. Une belle-mère est toujours un personnage qu’une belle-fille n’aime point, surtout alors qu’elle a porté la couronne et qu’elle veut la conserver, ce que l’imprudente Catherine avait trop laissé voir. Sa situation précédente, quand Diane de Poitiers régnait sur le roi Henri II, était plus supportable : elle obtenait au moins les honneurs dus à une reine et les respects de la cour ; tandis qu’en ce moment le duc et le cardinal, qui n’avaient autour d’eux que leurs créatures, semblaient prendre plaisir à son abaissement ; Catherine, embastillée par des courtisans, recevait, non pas de jour en jour, mais d’heure en heure, des coups qui blessaient son amour-propre ; car les Guise tenaient à continuer avec elle le système qu’avait adopté contre elle le feu roi.
Les trente-six ans de malheurs qui désolèrent la France ont peut-être commencé par la scène dans laquelle le fils du pelletier des {p. 539} deux reines avait obtenu le plus périlleux des rôles, et qui en fait la principale figure de cette Étude. Le danger dans lequel allait tomber ce zélé Réformé devint flagrant durant la matinée même où il quittait le port de Beaugency, muni de documents précieux qui compromettaient les plus hautes têtes de la noblesse et embarqué pour Blois en compagnie d’un rusé partisan, par l’infatigable La Renaudie, venu sur le port avant lui.
Pendant que la toue où se trouvait Christophe, poussée par un petit vent d’est, descendait la Loire, le fameux cardinal Charles de Lorraine et le deuxième duc de Guise, un des plus grands hommes de guerre de ce temps, comme deux aigles du haut d’un rocher, contemplaient leur situation et regardaient prudemment autour d’eux avant de frapper le grand coup par lequel ils essayèrent une première fois de tuer en France la Réforme, à Amboise, et qui fut recommencé à Paris douze années après, le 24 août 1572.
Dans la nuit, trois seigneurs qui jouèrent un grand rôle dans le drame des douze années qui suivirent ce double complot également tramé par les Guise et par les Réformés, étaient arrivés chacun à bride abattue, laissant leurs chevaux quasi morts à la poterne du château, que gardaient des chefs et des soldats entièrement dévoués au duc de Guise, l’idole des gens de guerre.
Un mot sur ce grand homme, mais un mot qui dise d’abord où en était sa fortune.
Sa mère était Antoinette de Bourbon, grand’tante d’Henri IV. À quoi servent les alliances ? il visait en ce moment son cousin le prince de Condé à la tête. Sa nièce était Marie Stuart. Sa femme était Anne, fille du duc de Ferrare. Le grand-connétable Anne de Montmorency écrivait au duc de Guise : Monseigneur, comme à un roi, et finissait par : Votre très-humble serviteur. Guise, grand-maître de la maison du roi, lui répondait : Monsieur le connétable, et signait comme il signait pour le parlement : Votre bien bon ami.
Quant au cardinal, appelé le pape Transalpin et nommé Sa Sainteté par Estienne, il avait toute l’Église monastique de France à lui, et traitait d’égal à égal avec le Saint-Père. Vain de son éloquence, il était un des plus forts théologiens du temps, et surveillait à la fois la France et l’Italie par trois ordres religieux qui lui étaient absolument dévoués, qui marchaient pour lui jour et nuit, lui servaient d’espions et de conseillers.
{p. 540} Ce peu de mots expliquent à quelle hauteur de pouvoir le cardinal et le duc étaient arrivés. Malgré leurs richesses et les revenus de leurs charges, ils furent si profondément désintéressés ou si vivement emportés par le courant de leur politique, si généreux aussi, que tous deux s’endettèrent ; mais sans doute à la façon de César. Aussi lorsque Henri III eut fait abattre le second Balafré qui le menaçait tant, la maison de Guise fut-elle nécessairement ruinée. Les dépenses faites pendant un siècle pour s’emparer de la couronne expliquent l’abaissement où cette maison se trouva sous Louis XIII et sous Louis XIV, alors que la mort subite de Madame a dit à l’Europe entière le rôle infâme auquel un chevalier de Lorraine était descendu. Se disant héritiers des Carlovingiens dépossédés, le cardinal et le duc agissaient donc très-insolemment à l’égard de Catherine de Médicis, belle-mère de leur nièce. La duchesse de Guise n’épargnait aucune mortification à Catherine. Cette duchesse était une d’Est, et Catherine était une Médicis, la fille de marchands florentins parvenus que les souverains de l’Europe n’avaient pas encore admis dans leur royale fraternité. Aussi François Ier avait-il considéré le mariage de son fils avec une Médicis comme une mésalliance, et ne l’avait-il permis qu’en ne croyant pas que ce fils deviendrait jamais dauphin. De là sa fureur quand le dauphin mourut empoisonné par le Florentin Montécuculli. Les d’Est refusaient de reconnaître les Médicis pour des princes italiens. Ces anciens négociants voulaient en effet dès ce temps résoudre le problème impossible d’un trône environné d’institutions républicaines. Le titre de grand-duc ne fut accordé que très-tard par Philippe II, roi d’Espagne, aux Médicis qui l’achetèrent en trahissant la France, leur bienfaitrice, et par un servile attachement à la cour d’Espagne qui les contrecarrait sourdement en Italie.
« Ne caressez que vos ennemis ! » ce grand mot de Catherine semble avoir été la loi politique de cette famille de marchands à laquelle il ne manqua de grands hommes qu’au moment où ses destinées devinrent grandes, et qui fut soumise un peu trop tôt à cette dégénérescence par laquelle finissent et les races royales et les grandes familles.
Pendant trois générations, il y eut un Lorrain homme de guerre, un Lorrain homme d’Église ; mais ce qui peut-être n’est pas moins extraordinaire, l’homme d’Église offrit toujours, comme l’offrait alors le cardinal dans son visage, une ressemblance avec la figure {p. 541} de Ximénès à qui a ressemblé aussi le cardinal de Richelieu. Ces cinq cardinaux ont eu tous une figure à la fois chafouine et terrible ; tandis que la figure de l’homme de guerre a présenté le type basque et montagnard qui s’est également trouvé dans celle de Henri IV, mais qu’une même blessure coutura chez le père et chez le fils sans leur ôter la grâce et l’affabilité par lesquelles ils séduisaient les soldats autant que par leur bravoure.
Il n’est pas inutile de dire où et comment le grand-maître reçut cette blessure, car elle fut guérie par l’audace d’un des personnages de ce drame, par Ambroise Paré, l’obligé du syndic des pelletiers. Au siége de Calais le duc eut le visage traversé de part en part d’un coup de lance dont le tronçon, après avoir percé la joue au-dessous de l’œil droit, pénétra jusqu’à la nuque au-dessous de l’oreille gauche et resta dans le visage. Le duc gisait dans sa tente au milieu d’une désolation générale, et serait mort sans l’action hardie et le dévouement d’Ambroise Paré. — Le duc n’est pas mort, messieurs, dit Ambroise en regardant les assistants qui fondaient en larmes ; mais il va bientôt mourir, dit-il en se reprenant, si je n’osais le traiter comme tel, et je vais m’y hasarder au risque de tout ce qui peut m’arriver. Voyez ? il mit le pied gauche sur la poitrine du duc, prit le bois de la lance avec ses ongles, l’ébranla par degrés, et finit par retirer le fer de la tête comme s’il s’agissait d’une chose et non d’un homme. S’il guérit le prince si audacieusement traité, il ne put empêcher qu’il ne lui restât dans le visage l’horrible blessure d’où lui vint son surnom. Par une cause semblable, ce surnom fut aussi celui de son fils.
Entièrement maîtres du roi François II, que sa femme dominait par un amour mutuel excessif duquel ils savaient tirer parti, ces deux grands princes lorrains régnaient alors en France et n’avaient d’autre ennemi à la cour que Catherine de Médicis. Aussi jamais plus grands politiques ne jouèrent-ils un jeu plus serré. La position mutuelle de l’ambitieuse veuve de Henri II et de l’ambitieuse maison de Lorraine, était pour ainsi dire expliquée par la place qu’ils occupaient sur la terrasse du château durant la matinée où25 Christophe devait arriver. La reine-mère, qui feignait un excessif attachement pour les Guise, avait demandé communication des nouvelles apportées26 par les trois seigneurs venus de différents endroits du royaume ; mais elle avait eu la mortification d’être poliment congédiée par le cardinal. Elle se promenait à l’extrémité des {p. 542} parterres, du côté de la Loire où elle faisait élever, pour son astrologue Ruggieri, un observatoire, qui s’y voit encore et d’où l’on plane sur le paysage de cette admirable vallée. Les deux princes lorrains étaient du côté opposé qui regarde le Vendômois et d’où l’on découvre la partie haute de la ville, le perchoir aux Bretons et la poterne du château. Catherine avait trompé les deux frères et les avait joués par un feint mécontentement, car elle était très-heureuse de pouvoir parler à l’un des seigneurs arrivés en toute hâte, son confident secret qui jouait hardiment un double jeu, mais qui certes en fut bien récompensé. Ce gentilhomme était Chiverni, en apparence l’âme damnée du cardinal de Lorraine, en réalité le serviteur de Catherine. Catherine comptait encore deux seigneurs dévoués dans les deux Gondi, ses créatures ; mais ces deux Florentins étaient trop suspects aux Guise pour qu’elle pût les envoyer au dehors, elles les gardait à la cour où chacune de leurs paroles et de leurs démarches était étudiée, mais où ils étudiaient également les Guise et conseillaient Catherine. Ces deux Florentins maintenaient dans le parti de la reine-mère un autre Italien, Birague, adroit Piémontais qui paraissait, comme Chiverni, avoir abandonné la reine-mère pour s’attacher aux Guise, et qui les encourageait dans leurs entreprises en les espionnant pour le compte de Catherine. Chiverni venait d’Écouen et de Paris. Le dernier arrivé était Saint-André, qui fut maréchal de France et qui devint un si grand personnage que les Guise, dont il était la créature, en firent la troisième personne du triumvirat qu’ils formèrent l’année suivante contre Catherine. Avant eux, celui qui bâtit le château de Duretal, Vieilleville, qui, pour son dévouement aux Guise, fut aussi nommé maréchal, était secrètement débarqué, plus secrètement reparti, sans que personne eût pénétré le secret de la mission que le grand-maître lui avait donnée. Quant à Saint-André, il venait d’être chargé des mesures militaires à prendre pour attirer tous les Réformés en armes à Amboise, après un conseil tenu entre le cardinal de Lorraine, le duc de Guise, Birague, Chiverni, Vieilleville et Saint-André. Si les deux chefs de la maison de Lorraine employaient Birague, il est à croire qu’ils comptaient beaucoup sur leurs forces, ils le savaient attaché à la reine-mère ; mais peut-être le gardaient-ils auprès d’eux pour pénétrer les secrets desseins de leur rivale, comme elle le laissait près d’eux. Dans cette époque curieuse, le double rôle de quelques hommes politiques était connu {p. 543} des deux partis qui les employaient, et ils étaient comme des cartes dans les mains des joueurs : la partie se gagnait par le plus fin. Les deux frères avaient été pendant ce conseil d’une impénétrable discrétion. La conversation de Catherine avec ses amis expliquera parfaitement l’objet du conseil tenu par les Guise en plein air, au point du jour, dans ces jardins suspendus, comme si tous avaient craint de parler entre les murailles du château de Blois.
La reine-mère, qui, sous le prétexte d’examiner l’observatoire qui se construisait pour ses astrologues, se promenait dès le matin avec les deux Gondi, en regardant d’un œil inquiet et curieux le groupe ennemi, fut rejointe par Chiverni. Elle était à l’angle de la terrasse qui regarde l’église de Saint-Nicolas, et là ne craignait aucune indiscrétion. Le mur est à la hauteur des tours de l’église, et les Guise tenaient toujours conseil à l’autre angle de cette terrasse, au bas du donjon commencé, en allant et venant du perchoir aux Bretons à la galerie par le pont qui réunissait le parterre, la galerie et le perchoir. Personne n’était au bas de cet abîme. Chiverni prit la main de la reine-mère pour la lui baiser et lui glissa de main à main une petite lettre sans que les deux Italiens l’eussent vue. Catherine se retourna vivement, alla dans le coin du parapet, et lut ce qui suit :
Vous estes puissante assez pour garder la balance entre les grands et les faire débattre à qui mieux mieux vous servira, vous avez votre maison pleine de rois, et vous n’avez à craindre ni les Lorrains ni les Bourbons, si vous les opposez les uns aux autres ; car les uns et les autres veulent embler la couronne de vos enfants. Soyez maîtresse et non serve de vos conseillers, maintenez donc les uns par les autres, sans quoi le royaume ira de mal en pis, et de grosses guerres pourront s’en esmouvoir.
LHOSPITAL.
La reine mit ce papier dans le creux de son corset et se promit de le brûler dès qu’elle serait seule.
— Quand l’avez-vous vu ? demanda-t-elle à Chiverni.
— En revenant de chez le connétable, à Melun où il passait avec madame la duchesse de Berri, qu’il était très-impatient de remettre en Savoie afin de revenir ici pour éclairer le chancelier Olivier, qui, du reste, est la dupe des Lorrains. Monsieur de Lhospital se décide à épouser vos intérêts en apercevant le but où tendent {p. 544} messieurs de Guise. Aussi va-t-il se hâter très-fort de revenir pour vous donner sa voix au conseil.
— Est-il sincère ? dit Catherine. Vous savez que, si les Lorrains l’ont fait entrer au conseil, c’est pour les y faire régner ?
— Lhospital est un Français de trop bonne roche pour ne pas être franc, dit Chiverni ; d’ailleurs, son billet est un assez grand engagement.
— Quelle est la réponse du connétable à ces Lorrains ?
— Il s’est dit le serviteur du roi et attendra ses ordres. Sur cette réponse, le cardinal, pour éviter toute résistance, va proposer de nommer son frère lieutenant général du royaume.
— Déjà ! dit Catherine épouvantée. Eh ! bien, monsieur de Lhospital vous a-t-il donné pour moi quelque autre avis ?
— Il m’a dit que vous seule, madame, pouviez vous mettre entre la couronne et messieurs de Guise.
— Mais pensait-il que je pouvais me servir des Huguenots comme de chevaux de frise !
— Ah ! madame, s’écria Chiverni surpris de tant de profondeur, nous n’avons pas songé à vous jeter dans de pareilles difficultés.
— Savait-il en quelle situation je suis ? demanda la reine d’un air calme.
— À peu près. Il trouve que vous avez fait un marché de dupe en acceptant, à la mort du feu roi, pour votre part, les bribes de la ruine de madame Diane. Messieurs de Guise se sont crus quittes envers la reine en satisfaisant la femme.
— Oui, dit la reine en regardant les deux Gondi, j’ai fait alors une grande faute.
— Une faute que font les dieux, répliqua Charles de Gondi.
— Messieurs, dit la reine, si je passe ouvertement aux Réformés, je deviendrai l’esclave d’un parti.
— Madame, dit vivement Chiverni, je vous approuve fort, il faut se servir d’eux, mais non les servir.
— Quoique, pour le moment, votre appui soit là, dit Charles de Gondi, ne nous dissimulons pas que le succès et la défaite sont également périlleux.
— Je le sais ! dit la reine. Une fausse démarche sera un prétexte promptement saisi par les Guise pour se défaire de moi !
— La nièce d’un pape, la mère de quatre Valois, une reine de France, la veuve du plus ardent persécuteur des Huguenots, une {p. 545} catholique italienne, la tante de Léon X, peut-elle s’allier à la Réformation ? demanda Charles de Gondi.
— Mais, lui répondit Albert, seconder les Guise, n’est-ce pas donner les mains à une usurpation ? Vous avez à faire avec une maison qui entrevoit dans la lutte entre le catholicisme et la Réforme une couronne à prendre. On peut s’appuyer sur les Réformés sans abjurer.
— Pensez, madame, que votre maison, qui devrait être toute dévouée au roi de France, est en ce moment la servante du roi d’Espagne, dit Chiverni. Elle serait demain pour la Réformation, si la Réformation pouvait faire un roi du duc de Florence.
— Je suis assez disposée à prêter la main un moment aux Huguenots, dit Catherine, quand ce ne serait que pour me venger de ce soldat, de ce prêtre et de cette femme ! Elle montra tour à tour, par un regard d’Italienne, le duc, le cardinal et l’étage du château où se trouvaient les appartements de son fils et de Marie Stuart. — Ce trio m’a pris entre les mains les rênes de l’État que j’ai attendues bien longtemps et que cette vieille a tenues à ma place, reprit-elle. Elle secoua la tête vers la Loire en indiquant Chenonceaux, le château qu’elle venait d’échanger contre celui de Chaumont avec Diane de Poitiers. — Ma, dit-elle en italien, il paraît que ces messieurs les rabats de Genève n’ont pas l’esprit de s’adresser à moi ! Par ma conscience, je ne puis aller à eux. Pas un de vous ne pourrait se hasarder à leur porter des paroles ! Elle frappa du pied. — J’espérais que vous auriez pu rencontrer à Écouen le bossu, il a de l’esprit, dit-elle à Chiverni.
— Il y était, madame, dit Chiverni ; mais il n’a pu déterminer le connétable à se joindre à lui. Monsieur de Montmorency veut bien renverser les Guise, qui l’ont fait disgracier ; mais il ne veut pas aider l’hérésie.
— Qui brisera, messieurs, ces volontés particulières qui gênent la royauté ? Vrai Dieu ! il faut détruire ces grands les uns par les autres, comme a fait Louis XI, le plus grand de vos rois. Il y a dans ce royaume quatre ou cinq partis, le plus faible est celui de mes enfants.
— La Réformation est une idée, dit Charles de Gondi, et les partis qu’a brisés Louis le Onzième n’étaient que des intérêts.
— Il y a toujours des idées derrière les intérêts, répliqua Chiverni, sous Louis XI, l’idée s’appelait les Grands Fiefs…
{p. 546} — Faites de l’hérésie une hache ! dit Albert de Gondi, vous n’aurez pas l’odieux des supplices.
— Eh ! s’écria la reine, j’ignore les forces et les plans de ces gens, je ne puis communiquer avec eux par aucun intermédiaire sûr. Si j’étais surprise à quelque machination de ce genre, soit par la reine qui me couve des yeux comme un enfant au berceau, soit par ces deux geôliers qui ne laissent entrer personne au château, je serais bannie du royaume et reconduite à Florence avec une terrible escorte, commandée par quelque guisard forcené ! Merci, mes amis ! Oh ! ma bru, je vous souhaite d’être quelque jour prisonnière chez vous, vous saurez alors ce que vous me faites souffrir.
— Leurs plans ! s’écria Chiverni, le Grand-Maître et le cardinal les connaissent ; mais ces deux renards ne les disent pas ; sachez, madame, les leur faire dire, et je me dévouerai pour vous en m’entendant avec le prince de Condé.
— Quelles sont celles de leurs décisions qu’ils n’ont pas pu vous cacher ? demanda la reine en montrant les deux frères.
— Monsieur de Vieilleville et monsieur de Saint-André viennent de recevoir des ordres qui nous sont inconnus ; mais il paraît que le Grand-Maître concentre ses meilleures troupes sur la rive gauche. Sous peu de jours, vous serez à Amboise. Le Grand-Maître est venu sur cette terrasse examiner la position et ne trouve pas que Blois soit propice à ses desseins secrets. Or, que veut-il donc ? dit Chiverni en montrant les précipices qui entourent le château. En aucune place la cour ne saurait être plus à l’abri d’un coup de main qu’elle ne l’est ici.
— Abdiquez ou régnez, dit Albert à l’oreille de la reine qui restait pensive.
Une terrible expression de rage intérieure passa sur le beau visage d’ivoire de la reine, qui n’avait pas encore quarante ans et qui vivait depuis vingt-six ans sans aucun pouvoir à la cour de France, elle qui, depuis son arrivée, y voulut jouer le premier rôle. Cette épouvantable phrase sortit de ses lèvres dans la langue de Dante : — Rien tant que ce fils vivra ! sa petite femme l’ensorcèle, ajouta-t-elle après une pause.
L’exclamation de Catherine était inspirée par l’étrange prédiction qui lui fut faite peu de jours auparavant au château de Chaumont, sur la rive opposée de la Loire où elle fut conduite par Ruggieri, son astrologue, pour y consulter sur la vie de ses quatre enfants {p. 547} une célèbre devineresse secrètement amenée par Nostradamus, le chef des médecins qui, dans ce grand seizième siècle, tenaient, comme les Ruggieri, comme les Cardan, les Paracelse et tant d’autres, pour les sciences occultes. Cette femme, dont la vie a échappé à l’histoire, avait fixé à un an le règne de François II.
— Votre avis sur tout ceci ? dit Catherine à Chiverni.
— Nous aurons une bataille, répondit le prudent gentilhomme. Le roi de Navarre…
— Oh ! dites la reine ! reprit Catherine.
— C’est vrai, la reine, dit Chiverni en souriant, a donné pour chef aux Réformés le prince de Condé, qui, dans sa position de cadet, peut tout hasarder ; aussi monsieur le cardinal parle-t-il de le mander ici.
— Qu’il vienne, s’écria la reine, et je suis sauvée !
Ainsi les chefs du grand mouvement de la Réformation en France avaient bien deviné dans Catherine une alliée.
— Il y a ceci de plaisant, s’écria la reine, que les Bourbons jouent les Huguenots, et que les sieurs Calvin, de Bèze et autres jouent les Bourbons ; mais serons-nous assez forts pour jouer Huguenots, Bourbons et Guise ? En face de ces trois ennemis, il est permis de se tâter le pouls ! dit-elle.
— Ils n’ont pas le roi, lui répondit Albert, et vous triompherez toujours en ayant le roi pour vous.
— Maladetta Maria ! dit Catherine entre ses dents.
— Les Lorrains pensent déjà bien à vous ôter l’affection de la Bourgeoisie, dit Birague.
L’espérance d’avoir la couronne ne fut pas chez les deux chefs de la remuante famille des Guise le résultat d’un plan prémédité, rien n’autorisa ni le plan ni l’espérance, les circonstances firent leur audace. Les deux cardinaux et les deux Balafrés se trouvèrent être quatre ambitieux supérieurs en talents à tous les politiques qui les environnaient. Aussi cette famille ne fut-elle abattue que par Henri IV, factieux nourri à cette grande école dont les maîtres furent Catherine et les Guise, et qui profita de toutes leurs leçons.
En ce moment ces deux hommes se trouvaient être les arbitres de la plus grande révolution essayée en Europe depuis celle de Henri VIII en Angleterre, et qui fut la conséquence de la découverte de l’imprimerie. Adversaires de la Réformation, ils tenaient le pouvoir entre leurs mains et voulaient étouffer l’hérésie ; mais, {p. 548} s’il fut moins fameux que Luther, Calvin, leur adversaire, était plus fort que Luther. Calvin voyait alors le Gouvernement là où Luther n’avait vu que le Dogme. Là où le gras buveur de bière, l’amoureux Allemand se battait avec le diable et lui jetait son encrier à la figure, le Picard, souffreteux célibataire, faisait des plans de campagne, dirigeait des combats, armait des princes, et soulevait des peuples entiers en semant les doctrines républicaines au cœur des Bourgeoisies, afin de compenser ses continuelles défaites sur les champs de bataille par des progrès nouveaux dans l’esprit des nations.
Le cardinal de Lorraine et le duc de Guise, aussi bien que Philippe II et le duc d’Albe, savaient où la monarchie était visée et quelle étroite alliance existait entre le catholicisme et la royauté. Charles-Quint, ivre pour avoir trop bu à la coupe de Charlemagne et croyant trop à la force de sa monarchie en croyant partager le monde avec Soliman, n’avait pas senti d’abord sa tête attaquée, et quand le cardinal Granvelle lui fit apercevoir l’étendue de la plaie, il abdiqua. Les Guise eurent une pensée unique, celle d’abattre l’hérésie d’un seul coup. Ce coup, ils le tentaient alors pour la première fois à Amboise, et ils le firent tenter une seconde fois à la Saint-Barthélemi, alors d’accord avec Catherine de Médicis éclairée par les flammes de douze années de guerres, éclairée surtout par le mot significatif de république prononcé plus tard et imprimé par les écrivains de la Réforme, déjà devinés en ceci par Lecamus, ce type de la bourgeoisie parisienne. Les deux princes, au moment de frapper un coup meurtrier au cœur de la noblesse, afin de la séparer dès l’abord d’un parti religieux au triomphe duquel elle perdait tout, achevaient de se concerter sur la façon de découvrir leur coup d’État au roi, pendant que Catherine causait avec27 ses quatre conseillers.
— Jeanne d’Albret a bien su ce qu’elle faisait en se déclarant la protectrice des Huguenots ! Elle a dans la Réformation un bélier duquel elle joue très-bien ! dit le Grand-Maître qui comprenait la profondeur des desseins de la reine de Navarre.
Jeanne d’Albret fut en effet une des plus fortes têtes de ce temps.
— Théodore de Bèze est à Nérac, après être allé prendre les ordres de Calvin.
— Quels hommes ces bourgeois savent trouver ! s’écria le Grand-Maître.
{p. 549} — Ah ! nous n’avons pas à nous un homme de la trempe de ce la Renaudie, s’écria le cardinal, c’est un vrai Catilina.
— De tels hommes agissent toujours pour leur propre compte, répondit le duc. N’avais-je pas deviné La Renaudie ? je l’ai comblé de faveurs, je l’ai fait évader lors de sa condamnation par le parlement de Bourgogne, je l’ai fait rentrer dans le royaume en obtenant la révision de son procès, et je comptais tout faire pour lui pendant qu’il ourdissait contre nous une conspiration diabolique. Le drôle a rallié les Protestants d’Allemagne aux hérétiques de France en conciliant les difficultés survenues à propos de dogme entre Luther et Calvin. Il a rallié les grands seigneurs mécontents au parti de la Réforme, sans leur faire ostensiblement abjurer le catholicisme. Il avait, dès l’an dernier, trente capitaines à lui ! Il était partout à la fois, à Lyon, en Languedoc, à Nantes ! Enfin il a fait rédiger cette consultation colportée dans toute l’Allemagne, où les théologiens déclarent que l’on peut recourir à la force pour soustraire le roi à notre domination et qui se colporte de ville en ville. En le cherchant partout, on ne le rencontre nulle part ! Cependant je ne lui ai fait que du bien ! Il va falloir l’assommer comme un chien, ou essayer de lui faire un pont d’or pour qu’il entre dans notre maison.
— La Bretagne, le Languedoc, tout le royaume est travaillé pour nous donner un assaut mortel, dit le cardinal. Après la fête d’hier, j’ai passé le reste de la nuit à lire tous les renseignements que m’ont envoyés mes Religieux ; mais il n’y a de compromis que des gentilshommes pauvres, des artisans, des gens qu’il est indifférent de pendre ou de laisser en vie. Les Coligny, Condé, ne paraissent pas encore, quoiqu’ils tiennent les fils de cette conspiration.
— Aussi, dit le duc, dès que cet avocat, cet Avenelles a vendu la mèche, ai-je dit à Braguelonne de laisser aller les conspirateurs jusqu’au bout, ils sont sans défiance, ils croient nous surprendre, peut-être alors les chefs se montreront-ils. Mon avis serait de nous laisser vaincre pendant quarante-huit heures…
— Ce serait trop d’une demi-heure, dit le cardinal effrayé.
— Voilà comment tu es brave, répondit le Balafré.
Le cardinal répliqua sans s’émouvoir : — Que le prince de Condé soit ou non compromis, si nous sommes sûrs qu’il soit le chef, abattons cette tête, et nous serons tranquilles. Nous n’avons pas tant besoin de soldats que de juges pour cette besogne, et {p. 550} jamais on ne manquera de juges. La victoire est toujours plus sûre au parlement que sur un champ de bataille, et coûte moins cher.
— J’y consens volontiers, répondit le duc ; mais crois-tu que le prince de Condé soit assez puissant pour donner tant d’audace à ceux qui vont venir nous livrer ce premier assaut ? n’y a-t-il pas…
— Le roi de Navarre, dit le cardinal.
— Un niais qui me parle chapeau bas ! répondit le duc. Les coquetteries de la Florentine t’obscurcissent donc la vue…
— Oh ! j’y ai déjà songé, fit le prêtre. Si je désire me trouver en commerce galant avec elle, n’est-ce pas pour lire au fond de son cœur ?
— Elle n’a pas de cœur, dit vivement le duc, elle est encore plus ambitieuse que nous ne le sommes.
— Tu es un brave capitaine, dit le cardinal à son frère ; mais crois-moi, nos deux robes sont bien près l’une de l’autre, et je la faisais surveiller par Marie avant que tu ne songeasses à la soupçonner. Catherine a moins de religion que n’en a mon soulier. Si elle n’est pas l’âme du complot, ce n’est pas faute de désir ; mais nous allons la juger sur le terrain et voir comment elle nous appuiera. Jusqu’aujourd’hui j’ai la certitude qu’elle n’a pas eu la moindre communication avec les hérétiques.
— Il est temps de tout découvrir au roi et à la reine-mère qui ne sait rien, dit le duc, et voilà la seule preuve de son innocence ; peut-être attend-on le dernier moment pour l’éblouir par les probabilités d’un succès. La Renaudie va savoir par mes dispositions que nous sommes avertis. Cette nuit, Nemours a dû suivre les détachements de Réformés qui arrivaient par les chemins de traverse, et les conjurés seront forcés de venir nous attaquer à Amboise, où je les laisserai tous entrer. Ici, dit-il en montrant les trois côtés du rocher sur lequel le château de Blois est assis comme venait de le faire Chiverni, nous aurions un assaut sans aucun résultat, les Huguenots viendraient et s’en iraient à volonté. Blois est une salle à quatre entrées, tandis qu’Amboise est un sac.
— Je ne quitterai pas la Florentine, dit le cardinal.
— Nous avons fait une faute, reprit le duc en s’amusant à lancer en l’air son poignard et à le rattraper par la coquille, il fallait se conduire avec elle comme avec les Réformés, lui donner la liberté de ses mouvements pour la prendre sur le fait.
{p. 551} Le cardinal regarda pendant un moment son frère en hochant la tête.
— Que nous veut Pardaillan ? dit le Grand-Maître en voyant venir sur la terrasse ce jeune gentilhomme devenu célèbre par sa rencontre avec la Renaudie et par leur mort mutuelle.
— Monseigneur, un homme envoyé par le pelletier de la reine est à la porte, et dit avoir à lui remettre une parure d’hermine, faut-il le laisser entrer ?
— Eh ! oui, un surcot dont elle parlait hier, reprit le cardinal ; laissez passer ce courtaud de boutique, elle aura besoin de cela pour voyager le long de la Loire.
— Par où donc est-il venu, pour n’être arrêté qu’à la porte du château ? demanda le Grand-Maître28.
— Je l’ignore, répondit Pardaillan.
— Je le lui demanderai chez la reine, se dit le Balafré, qu’il attende le lever dans la salle des gardes ; mais, Pardaillan, est-il jeune ?
— Oui, monseigneur ; il se donne pour le fils de Lecamus.
— Lecamus est un bon catholique, fit le cardinal, qui, de même que le Grand-Maître, était doué de la mémoire de César. Le curé de Saint-Pierre-aux-Bœufs compte sur lui, car il est quartenier du Palais.
— Néanmoins fais causer le fils avec le capitaine de la garde écossaise, dit le Grand-Maître qui appuya sur ce verbe en y donnant un sens facile à comprendre. Mais Ambroise est au château, par lui nous saurons si c’est bien le fils de Lecamus qui l’a fort obligé jadis. Demande Ambroise Paré.
Ce fut en ce moment que la reine Catherine alla seule au-devant des deux frères qui s’empressèrent de venir à elle en lui témoignant un respect dans lequel l’Italienne voyait de constantes ironies.
— Messieurs, dit-elle, daignerez-vous me confier ce qui se prépare ? La veuve de votre ancien maître serait-elle dans votre estime au-dessous des sieurs de Vieilleville, Birague et Chiverni ?
— Madame, répondit le cardinal sur un ton galant, notre devoir d’hommes, avant celui de politiques, est de ne pas effrayer les dames par de faux bruits. Mais ce matin il y a lieu de conférer sur les affaires de l’État. Vous excuserez mon frère d’avoir commencé par donner des ordres purement militaires et auxquels vous deviez {p. 552} être étrangère : les choses importantes sont à décider. Si vous le trouvez bien, nous irons au lever du roi et de la reine, l’heure approche.
— Qu’y a-t-il, monsieur le Grand-Maître ? dit Catherine en jouant l’effroi.
— La Réformation, madame, n’est plus une hérésie, c’est un parti qui va venir en armes vous arracher le roi.
Catherine, le cardinal, le duc et les seigneurs se dirigèrent alors vers l’escalier par la galerie où se pressaient les courtisans, qui n’avaient pas le droit d’entrée dans les appartements et qui se rangèrent en haie.
Gondi, qui, pendant que Catherine causait avec les deux princes lorrains, les avait examinés, dit en bon toscan, à l’oreille de la reine-mère, ces deux mots qui devinrent proverbes et qui expliquent une des faces de ce grand caractère royal : Odiate e aspettate ! (Haïssez et attendez.)
Pardaillan, qui vint donner l’ordre à l’officier de garde à la conciergerie du château de laisser passer le commis du pelletier de la reine, trouva Christophe béant devant le porche et occupé à regarder la façade due au bon roi Louis XII où se trouvaient alors en plus grand nombre qu’aujourd’hui des sculptures drôlatiques, s’il faut en juger par ce qui nous en reste. Ainsi, les curieux remarquent une figurine de femme taillée dans le chapiteau d’une des colonnes de la porte, la robe retroussée et faisant railleusement voir
Ce que Brunel à Marphise montra
à un gros moine accroupi dans le chapiteau de la colonne correspondante à l’autre jambage du chambranle de cette porte, au-dessus de laquelle était alors la statue de Louis XII. Plusieurs des croisées de cette façade, travaillées dans ce goût et qui malheureusement ont été détruites, amusaient ou paraissaient amuser Christophe, sur qui les arquebusiers de garde faisaient déjà pleuvoir des plaisanteries.
— Il se logerait bien là, celui-ci, disait l’anspessade en caressant les charges d’arquebuse toutes préparées en forme de pain de sucre et accrochées sur son baudrier.
— Eh ! Parisien, dit un soldat, tu n’en as jamais tant vu !
— Il reconnaît le bon roi Louis XII, dit un autre.
Christophe feignait de ne pas entendre, et cherchait encore à {p. 553} outrer son ébahissement, en sorte que son attitude niaise devant le corps de garde lui fut un excellent passe-port aux yeux de Pardaillan.
— La reine n’est pas levée, dit le jeune capitaine, viens l’attendre dans la salle des gardes.
Christophe suivit Pardaillan assez lentement. Il fit exprès d’admirer la jolie galerie découpée en arcade où, sous le règne de Louis XII, les courtisans attendaient l’heure des réceptions à couvert quand il faisait mauvais temps, et où se trouvaient alors quelques seigneurs attachés aux Guise, car l’escalier, si bien conservé de nos jours, qui menait à leurs appartements, est au bout de cette galerie dans une tour que son architecture recommande à l’admiration des curieux.
— Hé ! bien, es-tu venu pour faire des études de tailleur d’images ? cria Pardaillan en voyant Lecamus arrêté devant les jolies sculptures des tribunes extérieures qui réunissent ou, si vous voulez, qui séparent les colonnes de chaque arcade.
Christophe suivit le jeune capitaine vers l’escalier d’honneur, non sans avoir mesuré cette tour quasi-moresque par un regard d’extase. Par cette belle matinée, la cour était pleine de capitaines d’ordonnance, de seigneurs qui causaient par groupes, et dont les brillants costumes animaient ce lieu que les merveilles de l’architecture répandues sur sa façade encore neuve rendaient déjà si brillant.
— Entre là, dit Pardaillan à Lecamus en lui faisant signe de le suivre par la porte en bois sculpté du deuxième étage et qu’un garde de la porte ouvrit en reconnaissant Pardaillan.
Chacun peut se figurer l’étonnement de Christophe en entrant dans cette salle des gardes, alors si vaste, qu’aujourd’hui le Génie militaire l’a divisée en deux par une cloison pour en faire deux chambrées ; elle occupe en effet au second étage chez le roi, comme au premier chez la reine-mère, le tiers de la façade sur la cour, car elle est éclairée par deux croisées à gauche et deux croisées à droite de la tour où se développe le fameux escalier. Le jeune capitaine alla vers la porte de la chambre de la reine et du roi qui donnait dans cette vaste salle, et dit à l’un des deux pages de service d’avertir madame Dayelle, une des femmes de chambre de la reine, que le pelletier était dans la salle avec ses surcots.
Sur un geste de Pardaillan, Christophe alla se mettre près d’un {p. 554} officier assis sur une escabelle, au coin d’une cheminée grande comme la boutique de son père et qui se trouvait à l’un des bouts de cette immense salle en face d’une cheminée absolument pareille à l’autre bout. Tout en causant avec ce lieutenant, il finit par l’intéresser en lui contant les pénuries du commerce. Christophe parut si véritablement marchand, que l’officier fit partager cette opinion au capitaine de la garde écossaise qui vint de la cour questionner Christophe en l’examinant à la dérobée et avec soin.
Quelque prévenu que fût Christophe Lecamus, il ne pouvait comprendre la férocité froide des intérêts entre lesquels Chaudieu l’avait glissé. Pour un observateur qui eût connu le secret de cette scène, comme l’historien le connaît aujourd’hui, il y aurait eu de quoi trembler à voir ce jeune homme, l’espoir de deux familles, hasardé entre ces deux puissantes et impitoyables machines, Catherine et les Guise. Mais y a-t-il beaucoup de courages qui mesurent l’étendue de leurs dangers ? Par la manière dont étaient gardés le port de Blois, la ville et le château, Christophe s’attendait à trouver des piéges et des espions partout, il avait donc résolu de cacher la gravité de sa mission et la tension de son esprit sous l’apparence niaise et commerciale avec laquelle il venait de se montrer aux yeux du jeune Pardaillan, de l’officier de garde et du capitaine.
L’agitation qui dans un château royal accompagne l’heure du lever commençait à se manifester. Les seigneurs, dont les chevaux et les pages ou les écuyers restaient dans la cour extérieure du château, car personne, excepté le roi et la reine, n’avait le droit d’entrer à cheval dans la cour intérieure, montaient par groupes le magnifique escalier, et envahissaient cette grande salle des gardes à deux cheminées, dont les fortes poutres sont aujourd’hui sans leurs ornements, où de méchants petits carreaux rouges remplacent les ingénieuses mosaïques des planchers, mais où les tapisseries de la Couronne cachaient alors les gros murs blanchis à la chaux aujourd’hui et où brillaient à l’envi les arts de cette époque unique dans les fastes de l’Humanité. Réformés et Catholiques venaient savoir les nouvelles, examiner les visages, autant que faire leur cour au roi. L’amour excessif de François II pour Marie Stuart, auquel ni les Guise ni la reine-mère ne s’opposaient, et la complaisance politique avec laquelle s’y prêtait Marie Stuart, ôtaient au roi tout pouvoir ; aussi, quoiqu’il eût dix-sept ans, ne {p. 555} connaissait-il de la royauté que les plaisirs, et du mariage que les voluptés d’une première passion. Chacun faisait en réalité la cour à la reine Marie, à son oncle le cardinal de Lorraine29 et au Grand-Maître.
Ce mouvement eut lieu devant Christophe, qui étudiait l’arrivée de chaque personnage avec une avidité bien naturelle. Une magnifique portière de chaque côté de laquelle se tenaient deux pages et deux gardes de la compagnie écossaise, alors de service, lui indiquait l’entrée de cette chambre royale, si fatale au fils du Grand-Maître actuel, le second Balafré, qui vint expirer au pied du lit alors occupé par Marie Stuart et par François II. Les filles d’honneur de la reine occupaient la cheminée opposée à celle où Christophe causait toujours avec le capitaine des gardes. Par sa situation, cette seconde cheminée était la cheminée d’honneur, car elle est pratiquée dans le gros mur de la salle du Conseil, entre la porte de la chambre royale et celle du Conseil, en sorte que les filles et les seigneurs qui avaient le droit d’être là, se trouvaient sur le passage du roi et des reines. Les courtisans étaient certains de voir Catherine, car ses filles d’honneur, en deuil comme toute la cour, montèrent de chez elle, conduites par la comtesse de Fiesque, et prirent leur place du côté de la salle du Conseil, en face des filles de la jeune reine amenées par la duchesse de Guise, et qui occupaient le coin opposé, du côté de la chambre royale. Les courtisans laissaient entre ces demoiselles, qui appartenaient aux premières familles du royaume, un espace de quelques pas que les plus grands seigneurs avaient seuls la permission de franchir. La comtesse de Fiesque et la duchesse de Guise étaient, selon le droit de leurs charges, assises au milieu de ces nobles filles qui toutes restaient debout. L’un des premiers qui vint se mêler à ces deux escadrons si dangereux fut le duc d’Orléans, frère du roi, qui descendit de son appartement situé au-dessus, et qu’accompagnait monsieur de Cypierre, son gouverneur. Ce jeune prince, qui, avant la fin de cette année, devait régner sous le nom de Charles IX, alors âgé de dix ans, était d’une excessive timidité. Le duc d’Anjou et le duc d’Alençon, ses deux frères, ainsi que la princesse Marguerite qui fut la femme de Henri IV, encore trop jeunes pour venir à la cour, restaient sous la conduite de leur mère dans ses appartements. Le duc d’Orléans, richement vêtu, selon la mode du temps, d’un haut-de-chausses en soie, d’un justaucorps de drap d’or orné de fleurs {p. 556} noires, et d’un petit manteau de velours brodé, le tout noir (il portait encore le deuil du roi son père), salua les deux dames d’honneur et resta près des filles de sa mère. Déjà plein d’antipathie pour les adhérents de la maison de Guise, il répondit froidement aux paroles de la duchesse et appuya son bras sur le dossier de la haute chaise de la comtesse de Fiesque. Son gouverneur, un des plus beaux caractères de ce temps, monsieur de Cypierre, resta derrière lui comme une panoplie. Amyot, en simple soutane d’abbé, accompagnait aussi le prince, il était déjà son précepteur comme il fut aussi celui des trois autres princes dont l’affection lui devint si profitable. Entre la cheminée d’honneur et celle où se groupaient à l’autre extrémité de cette salle les gardes, leur capitaine, quelques courtisans et Christophe muni de son carton, le chancelier Olivier, protecteur et prédécesseur de Lhospital, costumé comme l’ont toujours été depuis les chanceliers de France, se promenait avec le cardinal de Tournon récemment arrivé de Rome, en échangeant quelques phrases d’oreille en oreille au milieu de l’attention générale que leur prêtaient les seigneurs massés le long du mur qui sépare cette salle de la chambre du roi comme une tapisserie vivante, devant la riche tapisserie aux mille personnages. Malgré la gravité des circonstances, la cour offrait l’aspect que toutes les cours offriront dans tous les pays, à toutes les époques et dans les plus grands dangers : des courtisans parlant toujours de choses indifférentes en pensant à des choses graves, plaisantant en étudiant les visages, et s’occupant d’amours et de mariages avec des héritières au milieu des catastrophes les plus sanglantes.
— Que dites-vous de la fête d’hier ? demanda Bourdeilles, seigneur de Brantôme, en s’approchant de mademoiselle de Piennes, une des filles de la reine-mère.
— Messieurs de Baïf30 et du Bellay n’ont eu que de belles idées, dit-elle en montrant les deux ordonnateurs de la fête qui se trouvaient à quelques pas… — J’ai trouvé cela d’un goût exécrable, ajouta-t-elle à voix basse.
— Vous n’y aviez pas de rôle ? dit mademoiselle de Lewiston de l’autre bord.
— Que lisez-vous là, madame ? dit Amyot à madame de Fiesque.
— L’Amadis de Gaule, par le seigneur des Essarts, commissaire ordinaire de l’hartillerie du Roi.
— Un ouvrage charmant, dit la belle fille qui fut depuis si {p. 557} célèbre sous le nom de Fosseuse quand elle devint dame d’honneur de la reine Marguerite de Navarre.
— Le style est de forme nouvelle, dit Amyot. Adoptez-vous ces barbaries ? ajouta-t-il en regardant Brantôme.
— Il plaît aux dames, que voulez-vous ? s’écria Brantôme en allant saluer31 madame de Guise qui tenait les Célèbres dames de Boccace. — Il doit s’y trouver des femmes de votre maison, madame, dit-il ; mais le sieur Boccace a eu tort de ne pas être de notre temps, il aurait trouvé d’amples matières pour augmenter ses volumes…
— Comme ce monsieur de Brantôme est adroit, dit la belle mademoiselle de Limeuil à la comtesse de Fiesque ; il est venu d’abord à nous, mais il restera dans le quartier des Guise.
— Chut, dit madame de Fiesque en regardant la belle Limeuil. Mêlez-vous de ce qui vous intéresse…
La jeune fille tourna les yeux vers la porte. Elle attendait Sardini, un noble Italien avec lequel la reine-mère, sa parente, la maria plus tard après l’accident qui lui arriva dans le cabinet de toilette même de Catherine, et qui lui valut l’honneur d’avoir une reine pour sage-femme.
— Par saint Alipantin, mademoiselle Davila me semble plus jolie chaque matin, dit monsieur de Robertet, secrétaire d’État, en saluant le groupe de la reine-mère.
L’arrivée du secrétaire d’État, qui cependant était exactement ce qu’est un ministre aujourd’hui, ne fit aucune sensation.
— Si cela est, monsieur, prêtez-moi donc le libelle fait contre messieurs de Guise, je sais qu’on vous l’a prêté, dit à Robertet mademoiselle Davila.
— Je ne l’ai plus, répondit le secrétaire en allant saluer madame de Guise.
— Je l’ai, dit le comte de Grammont à mademoiselle Davila, mais je ne vous le donne qu’à une condition…
— Sous condition !… fi ! dit madame de Fiesque.
— Vous ne savez pas ce que je veux, répondit Grammont.
— Oh ! cela se devine, dit la Limeuil.
La coutume italienne de nommer les dames, comme font les paysans de leurs femmes, la une telle, était alors de mode à la cour de France.
— Vous vous trompez, reprit vivement le comte, il s’agit de {p. 558} remettre à mademoiselle de Matha, l’une des filles de l’autre bord, une lettre de mon cousin de Jarnac.
— Ne compromettez pas mes filles, dit la comtesse de Fiesque, je la donnerai moi-même !
— Savez-vous des nouvelles de ce qui se passe en Flandre ? demanda madame de Fiesque au cardinal de Tournon. Il paraît que monsieur d’Egmont donne dans les nouveautés.
— Lui et le prince d’Orange, reprit Cypierre en faisant un geste d’épaules assez significatif.
— Le duc d’Albe et le cardinal Granvelle y vont, n’est-ce pas, monsieur ? dit Amyot au cardinal de Tournon qui restait sombre et inquiet entre les deux groupes, après sa conversation avec le chancelier.
— Heureusement nous sommes tranquilles, et nous n’avons à vaincre l’Hérésie que sur le théâtre, dit le jeune duc d’Orléans en faisant allusion au rôle qu’il avait rempli la veille, celui d’un chevalier domptant une hydre qui avait sur le front le mot Réformation.
Catherine de Médicis, d’accord en ceci avec sa belle-fille, avait laissé faire une salle de spectacle de l’immense salle qui plus tard fut disposée pour les États de Blois, et où, comme il a été déjà dit, aboutissaient le château de François Ier et celui de Louis XII.
Le cardinal ne répondit rien et reprit sa marche au milieu de la salle en causant à voix basse entre monsieur de Robertet et le chancelier. Beaucoup de personnes ignorent les difficultés que les Secrétaireries d’État, devenues depuis les Ministères, ont rencontrées dans leur établissement et combien de peines ont eues les rois de France à les créer. À cette époque un secrétaire d’État comme Robertet était purement et simplement un écrivain, il comptait à peine au milieu des princes et des grands, qui décidaient des affaires de l’État. Il n’y avait pas alors d’autres fonctions ministérielles que celles de Surintendant des finances, de Chancelier et de Garde-des-sceaux. Les rois accordaient une place dans leur Conseil par des lettres patentes à ceux de leurs sujets dont les avis leur paraissaient utiles à la conduite des affaires publiques. On donnait l’entrée au conseil à un président de chambre du Parlement, à un évêque, à un favori sans titre. Une fois admis au Conseil, le sujet y fortifiait sa position en se faisant revêtir des charges de la Couronne auxquelles étaient dévolues des {p. 559} attributions, telles que des Gouvernements, l’épée de connétable, la Grande-Maîtrise de l’artillerie, le bâton de Maréchal, la Colonelle-générale de quelque corps militaire, la Grande-Amirauté, la Capitainerie des Galères, ou souvent une charge de cour comme celle de Grand-Maître de la maison qu’avait alors le duc de Guise.
— Croyez-vous que le duc de Nemours épouse Françoise ? demanda madame de Guise au précepteur du duc d’Orléans.
— Ah ! madame, répondit-il, je ne sais que le latin.
Cette réponse fit sourire ceux qui furent à portée d’entendre. En ce moment, la séduction de Françoise de Rohan par le duc de Nemours était le sujet de toutes les conversations ; mais, comme le duc de Nemours était cousin de François II, et doublement allié de la maison de Valois par sa mère, les Guise le regardaient plutôt comme séduit que comme séducteur. Néanmoins le crédit de la maison de Rohan fut tel, qu’après le règne de François II, le duc de Nemours fut obligé de quitter la France, à cause du procès que lui firent les Rohan, et que le crédit des Guise arrangea. Son mariage avec la duchesse de Guise, après l’assassinat de Poltrot, peut expliquer la question que la duchesse avait adressée à Amyot, en révélant la rivalité qui devait exister entre mademoiselle de Rohan et la duchesse.
— Mais voyez un peu le groupe des mécontents, là-bas, dit le comte de Grammont en montrant messieurs de Coligny, le cardinal de Châtillon, Danville, Thoré, Moret et plusieurs seigneurs soupçonnés de tremper dans la Réformation qui se tenaient tous entre deux croisées, du côté de l’autre cheminée.
— Les Huguenots se remuent, dit Cypierre. Nous savons que Théodore de Bèze est à Nérac pour obtenir de la reine de Navarre qu’elle se déclare pour les Réformés en abjurant publiquement, ajouta-t-il en regardant le bailli d’Orléans qui était aussi chancelier de la reine de Navarre et qui observait la cour.
— Elle le fera ! répondit sèchement le bailli d’Orléans.
Ce personnage, le Jacques Cœur orléanais, un des plus riches bourgeois de ce temps, se nommait Groslot et faisait les affaires de Jeanne d’Albret à la cour de France.
— Vous le croyez ? dit le chancelier de France au chancelier de Navarre en appréciant la portée de l’affirmation de Groslot.
— Ne savez-vous pas, dit le riche Orléanais, que cette reine n’a de la femme que le sexe ? Elle est entière aux choses viriles, elle a {p. 560} l’esprit puissant aux grandes affaires, et le cœur invincible aux grandes adversités.
— Monsieur le Cardinal, dit le chancelier Olivier à monsieur de Tournon qui avait écouté Groslot, que pensez-vous de cette audace ?
— La reine de Navarre a bien fait de choisir pour son chancelier un homme à qui la maison de Lorraine a des emprunts à faire et qui offre son logis au roi quand on parle d’aller à Orléans, répondit le cardinal.
Le chancelier et le cardinal se regardèrent alors sans oser se communiquer leurs pensées ; mais Robertet les leur exprima, car il croyait nécessaire de montrer plus de dévouement aux Guise que ces grands personnages en se trouvant plus petit qu’eux.
— C’est un grand malheur que la maison de Navarre, au lieu d’abjurer la religion de ses pères, n’abjure pas l’esprit de vengeance et de révolte que lui a soufflé le connétable de Bourbon. Nous allons revoir les querelles des Armagnacs et des Bourguignons.
— Non, dit Groslot, car il y a du Louis XI dans le cardinal de Lorraine.
— Et aussi chez la reine Catherine, répondit Robertet.
En ce moment madame Dayelle, la femme de chambre favorite de la reine Marie Stuart, traversa la salle et alla vers la chambre de la reine. Le passage de la femme de chambre causa du mouvement.
— Nous allons bientôt entrer, dit madame de Fiesque.
— Je ne le crois pas, répondit madame de Guise, Leurs Majestés sortiront, car on va tenir un grand conseil.
La Dayelle se glissa dans la chambre royale après avoir gratté à la porte, façon respectueuse inventée par Catherine de Médicis, et qui fut adoptée à la cour de France.
— Quel temps fait-il, ma chère Dayelle ? dit la reine Marie en montrant son blanc et frais visage hors du lit en en secouant les rideaux.
— Ah ! madame…
— Qu’as-tu, ma Dayelle ? on dirait que les archers sont à tes trousses.
— Oh ! madame, le roi dort-il encore ?
— Oui.
— Nous allons quitter le château, et monsieur le cardinal m’a priée de vous le dire, afin que vous y disposiez le roi.
{p. 561} — Sais-tu pourquoi, ma bonne Dayelle ?
— Les Réformés veulent vous enlever…
— Ah ! cette nouvelle religion ne me laissera pas de repos ! J’ai rêvé cette nuit que j’étais en prison, moi qui réunirai les couronnes des trois plus beaux royaumes du monde.
— Aussi, madame, est-ce un rêve !
— Enlevée ?… ce serait assez gentil ; mais pour fait de religion et par des hérétiques, c’est une horreur.
La reine sauta hors du lit et vint s’asseoir dans une grande chaise couverte de velours rouge, devant la cheminée, après que Dayelle lui eut donné une robe de chambre en velours noir, qu’elle serra légèrement à la taille par une corde en soie. Dayelle alluma le feu, car les matinées du mois de mai sont assez fraîches aux bords de la Loire.
— Mes oncles ont donc appris ces nouvelles pendant la nuit ? demanda la reine à Dayelle, avec laquelle elle agissait familièrement.
— Depuis ce matin, messieurs de Guise se promènent sur la terrasse pour n’être entendus de personne et y ont reçu des envoyés venus en toute hâte de différents points du royaume où les Réformés s’agitent. Madame la reine-mère y était avec ses Italiens en espérant qu’elle serait consultée ; mais elle n’a pas été de ce petit conseil.
— Elle doit être furieuse !
— D’autant plus qu’il y avait un restant de colère d’hier, répondit Dayelle. On dit qu’en voyant paraître Votre Majesté dans sa robe d’or retors et avec son joli voile de crêpe tanné, elle n’a pas été gaie…
— Laisse-nous, ma bonne Dayelle, le roi s’éveille. Que personne, pas même les petites entrées, ne nous dérange, il s’agit d’affaires d’État, et mes oncles ne nous troubleront pas.
— Eh ! bien, ma chère Marie, as-tu donc déjà quitté le lit ? Est-il grand jour ? dit le jeune roi en s’éveillant.
— Mon cher mignon, pendant que nous dormons, les méchants veillent et vont nous forcer de quitter cette belle demeure.
— Que parles-tu de méchants, ma mie ! N’avons-nous pas eu la plus jolie fête du monde hier au soir, n’étaient les mots latins que ces messieurs ont jetés dans notre français ?
— Ah ! dit Marie, ce langage est de fort bon goût, et Rabelais l’a déjà mis en lumière.
— Tu es une savante, et je suis bien fâché de ne pouvoir te {p. 562} célébrer en vers ; si je n’étais pas roi, je reprendrais à mon frère maître Amyot qui le rend si savant…
— N’enviez rien à votre frère qui fait des poésies et me les montre en me demandant de lui montrer les miennes. Allez, vous êtes le meilleur des quatre et serez aussi bon roi que vous êtes amant gentil. Aussi, peut-être est-ce pour cela que votre mère vous aime si peu ! Mais sois tranquille. Moi, mon cher cœur, je t’aimerai pour tout le monde.
— Je n’ai pas grand mérite à aimer une si parfaite reine, dit le petit roi. Je ne sais qui m’a retenu hier de t’embrasser devant toute la cour quand tu as dansé le branle au flambeau ! J’ai clairement vu que toutes les femmes ont l’air d’être des servantes auprès de toi, ma belle Marie…
— Pour ne parler qu’en prose, vous parlez à ravir, mon mignon ; mais aussi est-ce l’amour qui parle. Et vous, vous savez bien, mon aimé, que vous ne seriez qu’un pauvre petit page, encore vous aimerais-je autant que je vous aime, et il n’y a rien cependant de plus doux que de pouvoir se dire : Mon amant est roi.
— Oh ! le joli bras ! Pourquoi faut-il nous habiller ? J’aime tant à passer mes doigts dans tes cheveux si doux, à mêler leurs anneaux blonds. Ah ! çà, ma mie, ne donne plus à baiser à tes femmes ce cou si blanc et ce joli dos, ne le souffrez plus ! C’est déjà trop que les brouillards de l’Écosse y aient passé.
— Ne viendrez-vous pas voir mon cher pays ? Les Écossais vous aimeront, et il n’y aura pas de révolte comme ici.
— Qui se révolte dans notre royaume ? dit François de Valois en croisant sa robe et prenant Marie Stuart sur son genou.
— Oh ! ceci est assurément fort joli, dit-elle en dérobant sa joue au roi ; mais vous avez à régner, s’il vous plaît, mon doux sire.
— Que parles-tu de régner ? je veux ce matin…
— A-t-on besoin de dire je veux quand on peut tout ? Ceci n’est parler ni en roi, ni en amant. Mais, il ne s’agit point de cela, laisse ! Nous avons une affaire importante.
— Oh ! dit le roi, il y a longtemps que nous n’avons eu d’affaire. Est-elle amusante ?
— Non, dit Marie, il s’agit de déménager.
— Je gage, ma mie, que vous avez vu l’un de vos oncles, qui s’arrangent si bien, qu’à dix-sept ans, je me comporte en roi {p. 563} fainéant. Je ne sais pas, en vérité, pourquoi depuis le premier conseil j’ai continué d’assister aux autres ? Ils y pourraient faire tout aussi bien les choses en mettant une couronne sur mon fauteuil, je ne vois rien que par leurs yeux et décide à l’aveugle.
— Oh ! monsieur, s’écria la reine en se levant de dessus le roi et prenant un petit air de fâcherie, il était dit que vous ne me feriez plus la moindre peine à ce sujet, et que mes oncles useraient du pouvoir royal pour le bonheur de votre peuple. Il est gentil ton peuple ? si tu voulais le régenter toi seul, il te goberait comme une fraise. Il lui faut des gens de guerre, un maître rude et à mains gantées de fer ; tandis que toi tu es un mignon que j’aime ainsi, que je n’aimerais pas autrement, entendez-vous, monsieur ? dit-elle en baisant au front cet enfant qui paraissait vouloir se révolter contre ce discours et que cette caresse adoucit.
— Oh ! s’ils n’étaient pas vos oncles ! s’écria François II. Ce cardinal me déplaît énormément, et quand il prend son air patelin et ses façons soumises pour me dire en s’inclinant : « Sire, il s’agit ici de l’honneur de la couronne et de la foi de vos pères, Votre Majesté ne saurait souffrir ; » et ceci et cela… je suis sûr qu’il ne travaille que pour sa maudite maison de Lorraine.
— Comme tu l’as bien imité ! dit la reine. Mais pourquoi n’employez-vous pas ces Lorrains à vous instruire de ce qui se passe, afin de régner par vous-même dans quelque temps, à votre grande majorité ? Je suis votre femme, et votre honneur est le mien. Nous régnerons, va, mon mignon ! Mais tout ne sera pas roses pour nous jusqu’au moment où nous ferons nos volontés ! il n’y a rien de si difficile pour un roi que de régner ! Suis-je reine, moi, par exemple ? Croyez-vous que votre mère ne me rende pas en mal ce que mes oncles font de bien pour la splendeur de votre trône ? Hé ! quelle différence ! Mes oncles sont de grands princes, neveux de Charlemagne, pleins d’égards et qui sauraient mourir pour vous ; tandis que cette fille de médecin ou de marchand, reine de France par hasard, est grièche comme une bourgeoise qui ne règne pas dans son ménage. En femme mécontente de ne pas tout brouiller ici, cette Italienne me montre à tout propos sa figure pâle et sérieuse ; puis, de sa bouche pincée : « Ma fille, vous êtes la reine, et je ne suis plus que la seconde femme du royaume, me dit-elle (Elle enrage, entends-tu, mon mignon ?). Mais si j’étais en votre place, je ne porterais pas de velours incarnat pendant que la cour {p. 564} est en deuil, je ne paraîtrais pas en public avec mes cheveux unis et sans pierreries, parce que ce qui n’est point séant à une simple dame l’est encore moins chez une reine. Aussi ne danserais-je point de ma personne, je me contenterais de voir danser ! » Voilà ce qu’elle me dit.
— Oh ! mon Dieu, répondit le roi, je crois l’entendre. Dieu ! si elle savait…
— Oh ! vous tremblez encore devant elle. Elle t’ennuie, dis-le ? nous la renverrons. Par ma foi ! te tromper, passe encore, la bonne femme est de Florence ; mais t’ennuyer…
— Au nom du Ciel, Marie, tais-toi, dit François inquiet et content tout à la fois, je ne voudrais pas que tu perdisses son amitié.
— N’ayez pas peur qu’elle se brouille jamais avec moi qui porterai les trois plus belles couronnes du monde, mon cher petit roi, dit Marie Stuart. Encore qu’elle me haïsse pour mille raisons, elle me caresse afin de me détacher de mes oncles.
— Te haïr !…
— Oui, mon ange, et si je n’en avais mille de ces preuves que les femmes se donnent entre elles de ce sentiment et dont la malice n’est comprise que par elles, je me contenterais de sa constante opposition à nos chères amours. Est-ce ma faute à moi, si ton père n’a jamais pu souffrir mademoiselle Médicis ? Enfin elle m’aime si peu qu’il a fallu que vous vous missiez en colère pour que nous n’eussions pas chacun notre appartement, ici et à Saint-Germain. Elle prétendait que c’était l’usage des rois et reines de France. L’usage ! c’était celui de votre père, et cela s’explique. Quant à votre aïeul François, le compère avait établi cet usage pour la commodité de ses amours. Aussi, veillez-y bien ! Si nous nous en allons d’ici, que le Grand-Maître ne nous sépare point.
— Si nous nous en allons d’ici, Marie ? Mais, moi, je ne veux point quitter ce joli château d’où nous voyons la Loire et le Blésois, une ville à nos pieds et le plus joli ciel du monde au-dessus de nos têtes et ces délicieux jardins. Si je m’en vais, ce sera pour aller en Italie avec toi, voir les peintures de Raphaël et Saint-Pierre.
— Et les orangers ? Oh ! mon mignon roi, si tu savais quelle envie ta Marie nourrit de se promener sous des orangers en fleur et en fruit ! Hélas ! peut-être n’en verrai-je jamais. Oh ! entendre {p. 565} un chant italien sous ces arbres parfumés, au bord d’une mer bleue, sous un ciel bleu, et nous tenir ainsi !
— Partons, dit le roi.
— Partir ! s’écria le Grand-Maître en entrant. Oui, sire, il s’agit de quitter Blois. Pardonnez-moi ma hardiesse ; mais les circonstances sont plus fortes que l’étiquette, et je viens vous supplier de tenir conseil.
Marie et François s’étaient vivement séparés en se voyant surpris, et leurs visages offraient une même expression de majesté royale offensée.
— Vous êtes un trop grand maître, monsieur de Guise, dit le jeune roi tout en contenant sa colère.
— Au diable les amoureux ! dit le cardinal en murmurant à l’oreille de Catherine.
— Mon fils, répondit la reine-mère qui se montra derrière le cardinal, il s’agit de la sûreté de votre personne et de votre royaume.
— L’hérésie veillait pendant que vous dormiez, sire, dit le cardinal.
— Retirez-vous dans la salle, fit le petit roi, nous tiendrons alors conseil.
— Madame, dit le Grand-Maître à la reine, le fils de votre pelletier vous apporte vos fourrures, qui sont de saison pour le voyage, car il est probable que nous côtoierons la Loire. Mais, dit-il en se tournant vers la reine-mère, il veut aussi vous parler, madame. Pendant que le roi s’habillera, vous et madame la reine expédiez-le sur-le-champ, afin que nous n’ayons point la tête rompue de cette bagatelle.
— Volontiers, dit Catherine, en se disant à elle-même : S’il compte se défaire de moi par de semblables ruses, il ne me connaît point.
Le cardinal et le duc se retirèrent en laissant les deux reines et le roi. En passant dans la salle des gardes, qu’il traversa de nouveau pour aller dans la salle du conseil, le Grand-Maître dit à l’huissier de lui amener le pelletier de la reine. Quand Christophe vit venir à lui, d’un bout de la salle des gardes à l’autre, cet huissier, qu’il prit à son costume pour un personnage, le cœur lui faillit ; mais cette sensation, si naturelle à l’approche du moment critique, devint terrible lorsque l’huissier, dont le mouvement eut {p. 566} pour résultat d’attirer les yeux de toute cette brillante assemblée sur Christophe, sur sa piètre mine et ses paquets, lui dit : — Messeigneurs le cardinal de Lorraine et le Grand-Maître vous mandent pour parler à vous dans la salle du conseil.
— Aurais-je été trahi ? se demanda le frêle ambassadeur des Réformés.
Christophe suivit l’huissier en baissant les yeux, et ne les leva qu’en se trouvant dans l’immense salle du conseil, dont l’étendue est presque égale à celle de la salle des gardes. Les deux princes lorrains y étaient seuls debout devant la magnifique cheminée adossée à celle où, dans la salle des gardes, se tenaient les filles des deux reines.
— Tu viens de Paris, quelle route as-tu donc prise ? dit le cardinal à Christophe.
— Je suis venu par eau, monseigneur, répondit le Réformé.
— Comment es-tu donc entré dans Blois ? dit le Grand-Maître.
— Par le port, monseigneur.
— Personne ne t’a inquiété ? fit le duc qui ne cessait d’examiner le jeune homme.
— Non, monseigneur. Au premier soldat qui a fait mine de m’arrêter, j’ai dit que je venais pour le service des deux reines, de qui mon père est le pelletier.
— Que faisait-on à Paris ? demanda le cardinal.
— On recherchait toujours l’auteur du meurtre commis sur le président Minard.
— N’es-tu pas le fils du plus grand ami de mon chirurgien ? dit le duc de Guise trompé par la candeur que Christophe exprimait, une fois son trouble apaisé.
— Oui, monseigneur.
Le Grand-Maître sortit, souleva brusquement la portière qui cachait la double porte de la salle du conseil, et montra sa figure à toute cette audience au milieu de laquelle il chercha le premier chirurgien du roi. Ambroise, debout dans un coin, fut frappé par une œillade que le duc lui lança, et vint à lui. Ambroise, qui inclinait déjà vers la religion réformée, finit par l’adopter ; mais l’amitié des Guise et celle des rois de France le garantit de tous les malheurs qui atteignirent les Réformés. Le duc, qui se regardait comme obligé de la vie envers Ambroise Paré, l’avait fait nommer premier chirurgien du roi depuis quelques jours.
{p. 567} — Que voulez-vous, monseigneur ? dit Ambroise. Le roi serait-il malade ? je le croirais assez.
— Comment ?
— La reine est trop jolie, répliqua le chirurgien.
— Ah ! fit le duc étonné. Néanmoins il ne s’agit pas de ceci, reprit-il après une pause. Ambroise, je veux te faire voir un de tes amis, dit-il en l’emmenant sur le pas de la porte de la chambre du conseil et lui montrant Christophe.
— Hé ! c’est vrai, monseigneur, s’écria le chirurgien en tendant la main à Christophe. Comment va ton père, mon gars ?
— Mais bien, maître Ambroise, répondit Christophe.
— Et que viens-tu faire à la cour, dit le chirurgien, ce n’est pas ton métier de porter les paquets, ton père te destine à la chicane. Veux-tu la protection de ces deux grands princes pour être avocat ?
— Oh ! mon Dieu oui, dit Christophe, mais pour les intérêts de mon père ; et si vous pouvez intercéder pour nous, joignez-vous à moi, fit-il en prenant un air piteux, pour obtenir de monseigneur le Grand-Maître une ordonnance de paiement des sommes qui sont dues à mon père, car il ne sait de quel bois faire flèche…
Le cardinal et le Grand-Maître se regardèrent et parurent satisfaits.
— Maintenant laissez-nous, dit le Grand-Maître à Ambroise en lui faisant un signe. Et vous, mon ami, dit-il à Christophe, faites promptement vos affaires et retournez à Paris. Mon secrétaire vous donnera une passe, car, mordieu, il ne fera pas bon sur les chemins !
Aucun des deux frères n’eut le moindre soupçon des graves intérêts qui reposaient sur Christophe, une fois assurés qu’il était bien le fils du bon catholique Lecamus, fournisseur de la cour, et qu’il ne venait que pour se faire payer.
— Mène-le auprès de la chambre de la reine, qui sans doute va le demander, dit le cardinal au chirurgien en lui montrant Christophe.
Pendant que le fils du pelletier subissait son interrogatoire dans la salle du conseil, le roi avait laissé la reine en compagnie de sa belle-mère, après avoir passé dans son cabinet de toilette où l’on allait par le cabinet contigu à la chambre.
Debout dans la vaste embrasure de l’immense croisée, la reine Catherine regardait les jardins, en proie aux plus tristes pensées. {p. 568} Elle voyait l’un des plus grands capitaines de ce siècle substitué dans la matinée, à l’instant, à son fils, au roi de France, sous le terrible titre de lieutenant-général du royaume. Devant ce péril, elle était seule, sans action, sans défense. Aussi pouvait-on la comparer, dans son vêtement de deuil, qu’elle ne quitta jamais depuis la mort de Henri II, à un fantôme, tant sa figure pâle était immobile à force de réflexion. Son œil noir nageait dans cette indécision tant reprochée aux grands politiques, et qui chez eux vient de l’étendue même du coup d’œil par lequel ils embrassent toutes les difficultés, les compensant l’une par l’autre, et additionnant, pour ainsi dire, toutes les chances avant de prendre un parti. Ses oreilles tintaient, son sang s’agitait, et néanmoins elle demeurait calme, digne, tout en mesurant la profondeur de l’abîme politique au-dessus de l’abîme réel qui s’étendait sous ses pieds. Après celle de l’arrestation du Vidame de Chartres, cette journée était la seconde de ces terribles journées qui se trouvèrent en si grand nombre dans le reste de sa vie royale ; mais ce fut aussi sa dernière faute à l’école du pouvoir. Quoique le sceptre parût fuir ses mains, elle voulait le saisir et le saisit par un effet de cette puissance de volonté qui ne s’était lassée ni des dédains de son beau-père François Ier et de sa cour, où elle avait été peu de chose, quoique dauphine, ni des constants refus de Henri II, ni de la terrible opposition de Diane de Poitiers, sa rivale. Un homme n’eût rien compris à cette reine en échec ; mais la blonde Marie, si fine, si spirituelle, si jeune fille et déjà si instruite, l’examinait du coin de l’œil en affectant de fredonner un air italien et prenant une contenance insouciante. Sans deviner les orages d’ambition contenue qui causaient une légère sueur froide à la Florentine, la jolie Écossaise au visage mutin savait que l’élévation de son oncle le duc de Guise causait une rage intérieure à Catherine. Or, rien ne l’amusait tant que d’espionner sa belle-mère, en qui elle voyait une intrigante, une parvenue abaissée toujours prête à se venger. Le visage de l’une était grave et sombre, un peu terrible, à cause de cette lividité des Italiennes qui, durant le jour, fait ressembler leur teint à de l’ivoire jaune, quoiqu’il redevienne éclatant aux bougies, tandis que le visage de l’autre était frais et gai. À seize ans, la tête de Marie Stuart avait cette blancheur de blonde qui la rendit si célèbre. Son frais, son piquant visage si purement coupé, brillait de cette malice d’enfant exprimée franchement par la régularité de {p. 569} ses sourcils, par la vivacité de ses yeux, par la mutinerie de sa jolie bouche. Elle déployait alors ces grâces de jeune chatte que rien, ni la captivité, ni la vue de son effroyable échafaud, ne purent altérer. Ces deux reines, l’une à l’aurore, l’autre à l’été de sa vie, formaient donc alors le contraste le plus complet. Catherine était une reine imposante, une veuve impénétrable, sans autre passion que celle du pouvoir. Marie était une folâtre, une insoucieuse épousée, qui de ses couronnes faisait des jouets. L’une prévoyait d’immenses malheurs, elle entrevoyait l’assassinat des Guise en devinant que ce serait le seul moyen d’abattre des gens capables de s’élever au-dessus du trône et du Parlement ; enfin elle apercevait les flots de sang d’une longue lutte ; l’autre ne se doutait pas qu’elle serait juridiquement assassinée. Une singulière réflexion rendit un peu de calme à l’Italienne.
— Selon la sorcière et au dire de Ruggieri, ce règne va finir ; mon embarras ne durera point, pensa-t-elle.
Ainsi, chose étrange, une science occulte, oubliée aujourd’hui, l’astrologie judiciaire servit alors à Catherine de point d’appui, comme dans toute sa vie, car sa croyance alla croissant, en voyant les prédictions de ceux qui pratiquaient cette science réalisées avec une minutieuse exactitude.
— Vous êtes bien sombre, madame ? dit Marie Stuart en prenant des mains de Dayelle ce petit bonnet pincé sur la raie de ses cheveux et dont les deux ailes de riche dentelle tournaient autour des touffes blondes qui lui accompagnaient les tempes.
Le pinceau des peintres a si bien illustré cette coiffure, qu’elle appartient exclusivement à la reine d’Écosse, quoique Catherine l’ait inventée pour elle quand elle eut à prendre le deuil de Henri II ; mais elle ne sut pas la porter aussi bien que sa belle-fille, à qui elle seyait beaucoup mieux. Ce grief n’était pas le moindre parmi ceux de la reine-mère contre la jeune reine.
— Est-ce un reproche que me fait la reine ? dit Catherine en se tournant vers sa belle-fille.
— Je vous dois le respect et n’oserais, répliqua malicieusement l’Écossaise qui regarda Dayelle.
Entre les deux reines, la femme de chambre favorite resta comme la figure d’un chenêt, un sourire d’approbation pouvait lui coûter la vie.
— Comment puis-je être gaie comme vous, après avoir perdu le {p. 570} feu roi et en voyant le royaume de mon fils sur le point de s’embraser ?
— La politique regarde peu les femmes, répliqua Marie Stuart. D’ailleurs mes oncles sont là.
Ces deux mots étaient, dans les circonstances actuelles, deux flèches empoisonnées.
— Voyons donc nos fourrures, madame, répondit ironiquement l’Italienne, et nous pourrons nous occuper alors de nos véritables affaires pendant que vos oncles décideront de celles du royaume.
— Oh ! mais nous serons du conseil, madame, nous y sommes plus utiles que vous ne croyez.
— Nous, dit Catherine avec un air d’étonnement. Mais moi, je ne sais pas le latin.
— Vous me croyez savante ! dit en riant Marie Stuart. Eh ! bien, je vous jure, madame, qu’en ce moment j’étudie pour être à la hauteur des Médicis, afin de savoir un jour guérir les plaies du royaume.
Catherine fut atteinte au cœur par ce trait piquant qui rappelait l’origine des Médicis, venus, disaient les uns, d’un médecin, et selon les autres, d’un riche droguiste. Elle resta sans réponse. Dayelle rougit lorsque sa maîtresse la regarda en cherchant ces applaudissements que tout le monde et même les reines demandent à des inférieurs quand il n’y a pas de spectateurs.
— Vos mots charmants, madame, ne peuvent malheureusement guérir ni les plaies de l’État, ni celles de l’Église, répondit Catherine avec une dignité calme et froide. La science de mes pères, en ce genre, leur a donné des trônes ; tandis que si dans le danger vous continuez à plaisanter, vous pourrez perdre les vôtres.
En ce moment, Dayelle ouvrit la porte à Christophe, que le premier chirurgien annonça lui-même en grattant.
Le Réformé voulut étudier le visage de Catherine, en affectant un embarras assez naturel dans un pareil lieu ; mais il fut surpris par la vivacité de la reine Marie qui sauta sur les cartons pour voir son surcot.
— Madame, dit Christophe en s’adressant à la Florentine.
Il tourna le dos à l’autre reine et à Dayelle, en profitant soudain de l’attention que ces deux femmes allaient donner aux fourrures pour frapper un coup hardi.
— Que voulez-vous de moi ? dit Catherine en lui jetant un regard perçant.
{p. 571} Christophe avait mis le traité proposé par le prince de Condé, le plan des Réformés et le détail de leurs forces sur son cœur, entre sa chemise et son justaucorps de drap, mais en les enveloppant du mémoire dû par Catherine au pelletier.
— Madame, dit-il, mon père est dans un horrible besoin d’argent, et si vous daignez jeter les yeux sur vos mémoires, ajouta-t-il en dépliant le papier et mettant le traité en dessus, vous verrez que Votre Majesté lui doit six mille écus. Ayez la bonté de nous prendre en pitié. Voyez, madame ! Et il lui tendit le traité. — Lisez. Ceci date de l’avénement au trône du feu roi.
Catherine fut éblouie par le préambule du traité, mais elle ne perdit pas la tête, elle roula vivement le papier en admirant l’audace et la présence d’esprit de ce jeune homme ; elle sentit d’après ce coup de maître qu’elle serait comprise, et lui frappa la tête avec le rouleau de papier.
— Vous êtes bien maladroit, mon petit ami, de présenter le compte avant les fourrures. Apprenez à connaître les femmes ! Il ne faut jamais nous présenter nos mémoires qu’au moment où nous sommes satisfaites.
— Est-ce une tradition ? dit la jeune reine à sa belle-mère qui ne répondit rien.
— Ah ! mesdames, excusez mon père, dit Christophe. S’il n’avait pas eu besoin d’argent, vous n’auriez pas eu vos pelleteries. Les pays sont en armes, et il y a tant de danger à courir sur les routes, qu’il a fallu notre détresse pour que je vinsse ici. Personne que moi n’a voulu se risquer.
— Ce garçon est neuf, dit Marie Stuart en souriant.
Il n’est pas inutile, pour l’intelligence de cette petite scène si importante, de faire observer qu’un surcot était, ainsi que le mot l’indique (sur cotte), une espèce de spencer collant que les femmes mettaient sur leur corsage et qui les enveloppait jusqu’aux hanches en les dessinant. Ce vêtement garantissait le dos, la poitrine et le cou contre le froid. Les surcots étaient intérieurement doublés en fourrure qui bordait l’étoffe par une lisière plus ou moins large. Marie Stuart, en essayant son surcot, se regardait dans une grande glace de Venise pour en voir l’effet par derrière, elle avait ainsi laissé à sa belle-mère la facilité d’examiner les papiers dont le volume eût excité sa défiance sans cette circonstance.
— Parle-t-on jamais aux femmes des dangers qu’on a courus, {p. 572} quand on est sain et sauf et qu’on les voit ? dit-elle en se montrant à Christophe.
— Ah ! madame, j’ai votre mémoire aussi, dit-il en la regardant avec une niaiserie bien jouée.
La jeune reine le toisa sans prendre le papier, et remarqua, mais sans en tirer alors la moindre conséquence, qu’il avait pris dans son sein le mémoire de la reine Catherine, tandis qu’il sortait le sien, à elle, de sa poche. Elle ne vit pas non plus dans les yeux de ce garçon l’admiration que son aspect excitait chez tout le monde ; mais elle était si occupée de son surcot, qu’elle ne se demanda pas d’abord d’où pouvait venir cette indifférence.
— Prends, Dayelle ? dit-elle à la femme de chambre, tu donneras le mémoire à monsieur de Versailles (Loménie), en lui disant de ma part de payer.
— Oh ! madame, si vous ne me faites signer une ordonnance par le roi ou par monseigneur le Grand-Maître, qui est là, votre gracieuse parole resterait sans effet.
— Vous êtes plus vif qu’il ne sied à un sujet, mon ami, dit Marie Stuart. Vous ne croyez donc pas aux paroles royales ?
Le roi se montra vêtu de ses chausses de soie, et du haut-de-chausses, la culotte de ce temps, mais sans pourpoint ni manteau ; il avait une riche redingote de velours, bordée de menu-vair, car ce mot de la langue moderne peut seul donner l’idée du négligé du roi.
— Quel est le maraud qui doute de votre parole ? dit le jeune François II qui malgré la distance entendit le dernier mot de sa femme.
La porte du cabinet se trouvait masquée par le lit royal. Ce cabinet fut appelé plus tard cabinet vieux, pour le distinguer du riche cabinet de peintures que fit arranger Henri III à l’autre extrémité de cet appartement, du côté de la salle des États-Généraux. Henri III fit cacher les meurtriers dans le cabinet vieux, et envoya dire au duc de Guise de venir32 l’y trouver, tandis qu’il resta caché dans le cabinet neuf pendant le meurtre, et il n’en sortit que pour venir voir expirer cet audacieux sujet pour lequel il n’y avait plus ni prison, ni tribunal, ni juges, ni lois dans le royaume. Sans ces terribles circonstances, l’historien reconnaîtrait aujourd’hui difficilement la destination de ces salles et de ces cabinets pleins de soldats. Un fourier écrit à sa maîtresse à la même place où jadis Catherine pensive décidait de sa lutte avec les partis.
{p. 573} — Venez, mon ami, dit la reine-mère, je vais vous faire payer, moi. Il faut que le commerce vive, et l’argent est son principal nerf.
— Allez, mon cher, dit en riant la jeune reine, mon auguste mère entend mieux que moi les affaires de commerce.
Catherine allait sortir sans répondre à cette nouvelle épigramme ; mais elle pensa que son indifférence pouvait éveiller un soupçon, elle répondit vivement à sa belle-fille : — Et vous, ma chère, le commerce de l’amour ! Puis elle descendit.
— Serrez tout cela, Dayelle, et venons au conseil, monsieur, dit au roi la jeune reine ravie de faire décider en l’absence de la reine-mère la question si grave de la lieutenance du royaume.
Marie Stuart prit le bras du roi. Dayelle sortit la première en disant un mot aux pages, et l’un d’eux, le jeune Téligny, qui devait périr si misérablement à la Saint-Barthélemi, cria : — Le Roi !
En entendant ce mot, les deux arquebusiers se mirent au port d’arme, et les deux pages allèrent en avant vers la chambre du conseil, au milieu de la haie de courtisans et de la haie formée par les filles des deux reines. Tous les membres du conseil se groupèrent alors à la porte de cette salle, qui se trouve à une faible distance de la porte de l’escalier. Le Grand-Maître, le cardinal et le Chancelier allèrent à la rencontre des deux jeunes souverains qui souriaient à quelques-unes des filles, ou répondaient à des demandes de quelques courtisans plus familiers que les autres. Mais la jeune reine, évidemment impatiente, entraînait François II vers l’immense salle du conseil. Quand le son lourd des arquebuses, en retentissant sur le plancher, annonça que le couple était entré, les pages remirent leurs bonnets sur leurs têtes, et les conversations particulières entre les seigneurs reprirent leur cours sur la gravité des affaires qui allaient se débattre.
— On a envoyé chercher le connétable par Chiverny, et il n’est pas venu, disait l’un.
— Il n’y a aucun prince du sang, faisait observer l’autre.
— Le Chancelier et monsieur de Tournon étaient soucieux !
— Le Grand-Maître a fait dire au garde-des-sceaux de ne pas manquer d’être à ce conseil, il en sortira sans doute quelques lettres patentes.
— Comment la reine-mère reste-t-elle en bas, chez elle, en un pareil moment !
{p. 574} — On va nous tailler des croupières, disait Groslot au cardinal de Châtillon.
Enfin chacun disait son mot. Les uns allaient et venaient dans cette immense salle, d’autres papillonnaient autour des filles des deux reines comme s’il était donné de saisir quelques paroles à travers un mur de trois pieds d’épaisseur, à travers deux portes et les riches portières qui les enveloppaient.
Assis en haut de la longue table couverte en velours bleu qui se trouvait au milieu de cette salle, le roi auprès de qui la jeune reine avait pris place sur un fauteuil, attendait sa mère. Robertet taillait ses plumes. Les deux cardinaux, le Grand-Maître, le chancelier, le garde-des-sceaux, tout le conseil enfin regardait le petit roi en se demandant pourquoi il ne donnait pas l’ordre pour s’asseoir.
— Délibérera-t-on en l’absence de madame la reine-mère ? dit alors le chancelier en s’adressant au jeune roi.
Les deux princes lorrains attribuèrent l’absence de Catherine à quelque ruse de leur nièce. Excité d’ailleurs par un regard significatif, l’audacieux cardinal dit au roi : — Le bon plaisir du Roi est-il que l’on commence sans madame sa mère ?
François II, sans oser se prononcer, répondit : — Messieurs, asseyez-vous.
Le cardinal expliqua succinctement les dangers de la situation. Ce grand politique, qui fut dans cette circonstance d’une habileté merveilleuse, amena la question de la lieutenance au milieu du profond silence des assistants. Le jeune roi sentit sans doute une oppression et devina que sa mère avait le sentiment des droits de la couronne et la connaissance du danger où était son pouvoir, il répondit alors à une demande positive du cardinal : — Attendons la reine ma mère.
Éclairée par le retard inconcevable de la reine Catherine, tout à coup Marie Stuart réunit en une seule pensée trois circonstances qu’elle se rappela vivement. D’abord la grosseur des mémoires présentés à sa belle-mère, et qui l’avait frappée, quelque distraite qu’elle fût, car une femme qui paraît ne rien voir est un lynx ; puis l’endroit où Christophe les avait mis pour les séparer des siens. — Et pourquoi ? se demanda-t-elle. Enfin elle se souvint du regard froid de ce garçon, qu’elle attribua soudain à la haine des Réformés contre la nièce des Guise. Une voix lui cria : — Ne {p. 575} serait-ce pas un envoyé des Huguenots ? Obéissant comme les natures vives à son premier mouvement, elle dit : — Je vais chercher moi-même ma mère ! Puis elle sortit brusquement, se précipita dans l’escalier au grand étonnement des courtisans et des dames ; elle descendit chez sa belle-mère, y traversa la salle des gardes, ouvrit la porte de la chambre avec des précautions de voleur, glissa comme une ombre sur les tapis, et ne l’aperçut nulle part ; elle pensa devoir la surprendre dans le magnifique cabinet qui se trouve entre cette chambre et l’oratoire. On reconnaît encore aujourd’hui parfaitement bien les dispositions de cet oratoire, auquel les mœurs de cette époque avaient donné dans la vie privée le rôle que joue maintenant un boudoir.
Par un hasard inexplicable quand on songe à l’état de dégradation dans lequel la couronne laisse ce château, les admirables boiseries du cabinet de Catherine existent encore, et dans ces boiseries finement sculptées, les curieux peuvent encore de nos jours voir les traces de la splendeur italienne et reconnaître les cachettes que la reine-mère y avait établies. Une description exacte de ces curiosités est même nécessaire à l’intelligence de ce qui allait s’y passer. Cette boiserie était alors composée d’environ cent quatre-vingts petits panneaux oblongs dont une centaine subsistent encore, et qui tous offrent au regard des arabesques de dessins différents, évidemment suggérées par les plus charmantes arabesques de l’Italie. Le bois est du chêne vert. Le rouge qu’on retrouve sous la couche de chaux mise à propos du choléra, précaution inutile, indique assez que le fond des panneaux a été doré. Les endroits où le caustique manque, font supposer que certaines portions du dessin se détachaient de la dorure en couleur ou bleue, ou rouge, ou verte. La multitude de ces panneaux révèle bien l’intention de tromper les recherches ; mais si l’on en pouvait douter, le concierge du château, tout en vouant à l’exécration des races actuelles la mémoire de Catherine, montre aux visiteurs, au bas de cette boiserie et au rez du plancher, une plinthe assez grossière qui se lève et sous laquelle existent encore des ressorts ingénieux. En pressant une détente ainsi déguisée, la reine pouvait ouvrir ceux de ces panneaux connus d’elle seule, et derrière lesquels il existe dans la muraille une cachette oblongue comme le panneau, mais plus ou moins profonde. Encore aujourd’hui, l’œil le plus exercé reconnaîtrait difficilement, entre tous {p. 576} ces panneaux, celui qui doit tomber sur ses charnières invisibles ; mais quand les yeux étaient amusés par les couleurs et par les dorures habilement combinées pour cacher les fentes, il est facile de croire que vouloir découvrir un ou deux panneaux entre deux cents était une chose impossible.
Au moment où Marie Stuart mit la main sur le loquet de la serrure assez compliquée de ce cabinet, l’Italienne, qui venait de se convaincre de la grandeur des plans du prince de Condé, venait de faire jouer le ressort caché dans la plinthe, un des panneaux s’était brusquement abaissé sur sa charnière, et Catherine se retournait pour prendre sur sa table les papiers afin de les cacher et veiller à la sûreté de l’émissaire dévoué qui les lui apportait. En entendant ouvrir la porte, elle devina que la reine Marie pouvait seule venir sans se faire annoncer.
— Vous êtes perdu, dit-elle à Christophe en s’apercevant qu’elle ne pouvait plus serrer les papiers ni fermer assez promptement le panneau pour que le secret de sa cachette ne fût33 pas éventé.
Christophe répondit par un regard sublime.
— Povero mio ! dit Catherine avant de regarder sa belle-fille. — Trahison, madame ! je les tiens, cria-t-elle. Faites venir le cardinal et le duc. Que celui-ci, dit-elle en montrant Christophe, ne sorte pas.
En un moment cette habile femme avait jugé nécessaire de livrer ce pauvre jeune homme : elle ne pouvait le cacher, il était impossible de le faire sauver ; et d’ailleurs, huit jours plus tôt il eût été temps, mais depuis la matinée les Guise connaissaient le complot, ils devaient avoir les listes qu’elle tenait à la main et attiraient évidemment les Réformés dans un piége. Ainsi tout heureuse d’avoir reconnu chez ses adversaires l’esprit qu’elle leur avait souhaité, la politique voulait que la mèche éventée, elle s’en fît un mérite. Ces effroyables calculs furent établis dans le rapide moment pendant lequel la jeune reine ouvrit la porte. Marie Stuart resta muette pendant un instant. Son regard perdit sa gaieté, prit l’acutesse que le soupçon donne aux yeux de tout le monde, et qui chez elle devint terrible par la rapidité du contraste. Ses yeux allèrent de Christophe à la reine-mère et de la reine-mère à Christophe en exprimant des doutes malicieux. Puis elle saisit une sonnette au bruit de laquelle arriva une des filles de la reine-mère.
— Mademoiselle du Rouet, faites venir le capitaine de service, {p. 577} dit Marie Stuart à la demoiselle d’honneur contrairement à l’étiquette, nécessairement violée en de semblables circonstances.
Pendant que la jeune reine donnait cet ordre, Catherine avait toisé Christophe en lui disant par son regard : — Du courage ! Le Réformé comprit tout et répondit par un regard qui voulait dire : — Sacrifiez-moi comme ils me sacrifient !
— Comptez sur moi, dit Catherine par un geste. Puis elle se plongea dans les papiers quand sa belle-fille se retourna.
— Vous êtes de la religion réformée ? dit Marie Stuart à Christophe.
— Oui, madame, répondit-il.
— Je ne m’étais pas trompée, ajouta-t-elle en murmurant quand elle retrouva dans les yeux du Réformé ce même regard où la froideur et la haine se cachaient sous une expression d’humilité.
Pardaillan se montra soudain, envoyé par les deux princes lorrains et par le roi. Le capitaine demandé par Marie Stuart suivait ce jeune gentilhomme, un des plus dévoués guisards.
— Allez dire de ma part au Roi, au Grand-Maître et au Cardinal de venir, en leur faisant observer que je ne prendrais point cette liberté s’il n’était survenu quelque chose de grave. Allez, Pardaillan. — Quant à toi, Lewiston, veille sur ce traître de Réformé, dit-elle à l’Écossais dans sa langue maternelle en lui désignant Christophe.
La jeune reine et la reine-mère gardèrent le silence jusqu’à l’arrivée des princes et du roi. Ce moment fut terrible.
Marie Stuart avait découvert à sa belle-mère et dans toute son étendue le rôle que lui faisaient jouer ses oncles ; sa défiance habituelle et constante s’était trahie, et cette jeune conscience sentait tout ce qu’il y avait de déshonorant dans ce métier pour une grande reine. De son côté, Catherine venait de se livrer par peur et craignait d’être comprise, elle tremblait pour son avenir. Chacune de ces deux femmes, l’une honteuse et colère, l’autre haineuse et tranquille, alla dans l’embrasure de la croisée et s’appuya l’une à droite, l’autre à gauche ; mais elles exprimèrent leurs sentiments dans des regards si parlants qu’elles baissèrent les yeux, et, par un mutuel artifice, regardèrent le ciel par la fenêtre. Ces deux femmes si supérieures n’eurent alors pas plus d’esprit que les plus vulgaires. Peut-être en est-il ainsi toutes les fois que les circonstances écrasent les hommes. Il y a toujours un moment où le génie lui-même {p. 578} sent sa petitesse en présence des grandes catastrophes. Quant à Christophe, il était comme un homme qui roule dans un abîme. Lewiston, le capitaine écossais, écoutait ce silence, il regardait le fils du pelletier et les deux reines avec une curiosité soldatesque. L’entrée du jeune roi et de ses deux oncles mit fin à cette situation pénible. Le cardinal alla droit à la reine.
— Je tiens tous les fils de la conspiration des hérétiques, ils m’envoyaient cet enfant chargé de ce traité et de ces documents, lui dit Catherine à voix basse.
Pendant le temps que Catherine s’expliquait avec le cardinal, la reine Marie disait quelques mots à l’oreille du Grand-Maître.
— De quoi s’agit-il ? fit le jeune roi qui restait seul au milieu de ces violents intérêts entre-choqués.
— Les preuves de ce que je disais à Votre Majesté ne se sont pas fait attendre, dit le cardinal qui saisit les papiers.
Le duc de Guise prit son frère à part, sans se soucier d’interrompre, et lui dit à l’oreille : — De ce coup, me voici lieutenant-général, sans opposition.
Un fin regard fut toute la réponse du cardinal, il fit ainsi comprendre à son frère qu’il avait déjà saisi tous les avantages à recueillir de la fausse position de Catherine.
— Qui vous a envoyé ? dit le duc à Christophe.
— Chaudieu le ministre, répondit-il.
— Jeune homme, tu mens ! dit vivement l’homme de guerre, c’est le prince de Condé !
— Le prince de Condé, monseigneur ! reprit Christophe d’un air étonné, je ne l’ai jamais rencontré. Je suis du Palais, j’étudie chez monsieur de Thou, je suis son secrétaire, et il ignore que je suis de la religion. Je n’ai cédé qu’aux prières du ministre.
— Assez, fit le cardinal. Appelez monsieur de Robertet, dit-il à Lewiston, car ce jeune drôle est plus rusé que de vieux politiques, il nous a trompés, mon frère et moi, qui lui aurais donné le bon Dieu sans confession.
— Tu n’es pas un enfant, morbleu ! s’écria le duc, et nous te traiterons en homme.
— On voulait séduire votre auguste mère, dit le cardinal en s’adressant au roi et voulant le prendre à part pour l’amener à ses fins.
— Hélas ! répondit la reine à son fils en prenant un air de {p. 579} reproche et l’arrêtant au moment où le cardinal l’emmenait dans l’oratoire pour le soumettre à sa dangereuse éloquence, vous voyez l’effet de la situation dans laquelle je suis : on me croit irritée du peu d’influence que j’ai dans les affaires publiques, moi la mère de quatre princes de la maison de Valois.
Le jeune roi devint attentif. Marie Stuart, en voyant le front du roi se plisser, le prit et l’emmena dans l’embrasure de la fenêtre, où elle le cajola par de douces paroles dites à voix basse, et sans doute semblables à celles qu’elle lui adressait naguère à son lever. Les deux frères lurent alors les papiers livrés par la reine Catherine. En y trouvant des renseignements que leurs espions, monsieur de Braguelonne, le lieutenant-criminel du Châtelet, ignoraient34, ils furent tentés de croire à la bonne foi de Catherine de Médicis. Robertet vint et reçut quelques ordres secrets relatifs à Christophe. Le jeune instrument des chefs de la Réformation fut alors emmené par quatre gardes de la compagnie écossaise qui lui firent descendre l’escalier et le livrèrent à monsieur de Montrésor, le prévôt de l’hôtel. Ce terrible personnage conduisit lui-même Christophe, accompagné de cinq de ses sergents, dans la prison du château, située dans les caves voûtées de la tour aujourd’hui en ruine, que le concierge du château de Blois vous montre en disant que là se trouvaient les oubliettes.
Après un pareil événement, le conseil ne pouvait plus être qu’un simulacre : le roi, la jeune reine, le Grand-Maître, le cardinal de Lorraine y revinrent, emmenant Catherine vaincue, et qui n’y parla que pour approuver les mesures demandées par les Lorrains. Malgré la légère opposition du chancelier Olivier, le seul personnage qui fît entendre des paroles où poindait l’indépendance nécessaire à l’exercice de sa charge, le duc de Guise fut nommé lieutenant-général du royaume. Robertet apporta les provisions avec une célérité qui prouvait un dévouement qu’on pourrait appeler de la complicité. Le roi, donnant le bras à sa mère, traversa de nouveau la salle des gardes en annonçant à la cour qu’il allait le lendemain même au château d’Amboise. Cette résidence avait été abandonnée depuis que Charles VIII s’y était donné très-involontairement la mort en heurtant le chambranle d’une porte qu’il faisait sculpter, en croyant pouvoir entrer sans se baisser sous l’échafaudage. Catherine, pour masquer les projets des Guise, dit avoir l’intention de finir le château d’Amboise pour le compte de {p. 580} la couronne, en même temps qu’on achèverait son château de Chenonceaux. Mais personne ne fut la dupe de ce prétexte, et la cour s’attendit à de grands événements.
Après avoir passé deux heures environ à se reconnaître dans l’obscurité de son cachot, Christophe finit par le trouver garni d’une boiserie grossière, mais assez épaisse pour rendre ce trou carré salubre et habitable. La porte, semblable à celle d’un toit à porc, l’avait contraint à se plier en deux pour entrer. À côté de cette porte, une grosse grille en fer ouverte sur une espèce de corridor donnait un peu d’air et de lumière. Cette disposition du cachot, en tout point semblable à celle des puits de Venise, disait assez que l’architecte du château de Blois appartenait à cette école vénitienne qui, au Moyen-Âge, donna tant de constructeurs à l’Europe. En sondant ce puits au-dessus de la boiserie, Christophe remarqua que les deux murs qui le séparaient, à droite et à gauche, de deux puits semblables étaient en briques. En frappant pour reconnaître l’épaisseur, il fut assez surpris d’entendre frapper de l’autre côté.
— Qui êtes-vous ? lui demanda son voisin qui lui parla par le corridor.
— Je suis Christophe Lecamus.
— Moi, répondit la voix, je suis le capitaine Chaudieu, frère du ministre. On m’a pris cette nuit à Beaugency ; mais heureusement il n’y a rien contre moi.
— Tout est découvert, dit Christophe. Ainsi vous êtes sauvé de la bagarre.
— Nous avons trois mille hommes en ce moment dans les forêts du Vendômois35, et tous gens assez déterminés pour enlever la reine-mère et le roi pendant leur voyage. Heureusement la Renaudie a été plus fin que moi, il s’est sauvé. Vous veniez de nous quitter quand les guisards nous ont surpris36.
— Mais je ne connais point la Renaudie…
— Bah ! mon frère m’a tout dit, répondit le capitaine.
Sur ce mot, Christophe s’assit sur son banc et ne répondit plus rien à tout ce que put lui demander le prétendu capitaine, car il avait assez pratiqué déjà les gens de justice, pour savoir combien il fallait de prudence dans les prisons. Au milieu de la nuit, il vit reluire la pâle lumière d’une lanterne dans le corridor, après avoir entendu manœuvrer les grosses serrures de la porte en fer qui fermait la {p. 581} cave. Le grand-prévôt venait lui-même chercher Christophe. Cette sollicitude pour un homme qu’on avait laissé dans son cachot sans nourriture parut singulière à Christophe ; mais le grand déménagement de la cour avait sans doute empêché de songer à lui. L’un des sergents du prévôt lui lia les mains avec une corde, et le tint par cette corde jusqu’à ce qu’il fût arrivé dans une des salles basses du château de Louis XII, qui servait évidemment d’antichambre au logement de quelque personnage. Le sergent et le grand-prévôt le firent asseoir sur un banc, où le sergent lui lia les pieds comme il lui avait lié les mains. Sur un signe de monsieur de Montrésor, le sergent sortit.
— Écoute-moi bien, mon ami, dit à Christophe le grand-prévôt qui jouait avec le collier de l’Ordre, car ce personnage était en costume à cette heure avancée de la nuit.
Cette petite circonstance donna beaucoup à penser au fils du pelletier. Christophe vit bien que tout n’était pas fini. Certes, en ce moment, il ne s’agissait ni de le pendre, ni de le juger.
— Mon ami, tu peux t’épargner de cruels tourments en me disant ici tout ce que tu sais des intelligences de monsieur le prince de Condé avec la reine Catherine. Non-seulement il ne te sera point fait de mal, mais encore tu entreras au service de monseigneur le lieutenant-général du royaume, qui aime les gens intelligents, et sur qui ta bonne mine a produit une vive impression. La reine-mère va être renvoyée à Florence, et monsieur de Condé sera sans doute mis en jugement. Ainsi, crois-moi, les petits doivent s’attacher aux grands qui règnent. Dis-moi le tout, tu t’en trouveras bien.
— Hélas ! monsieur, répondit Christophe, je n’ai rien à dire, j’ai avoué tout ce que je sais à messieurs de Guise dans la chambre de la reine. Chaudieu m’a entraîné à mettre des papiers sous les yeux de la reine-mère, en me faisant croire qu’il s’agissait de la paix du royaume.
— Vous n’avez jamais vu le prince de Condé ?
— Jamais, dit Christophe.
Là-dessus, monsieur de Montrésor laissa Christophe et alla dans une chambre voisine. Christophe ne resta pas longtemps seul. La porte par laquelle il était venu s’ouvrit bientôt, donna passage à plusieurs hommes, qui ne la fermèrent pas et qui firent entendre dans la cour des bruits peu récréatifs. On apportait des bois et des {p. 582} machines évidemment destinés au supplice de l’envoyé des Réformés. La curiosité de Christophe trouva bientôt matière à réflexion dans les préparatifs que les nouveaux venus firent dans la salle et sous ses yeux. Deux valets mal vêtus et grossiers obéissaient à un gros homme vigoureux et trapu qui, dès son entrée, avait jeté sur Christophe le regard de l’anthropophage sur sa victime ; il l’avait toisé, évalué, estimant en connaisseur les nerfs, leur force et leur résistance. Cet homme était le bourreau de Blois. En plusieurs voyages, ses gens apportèrent un matelas, des maillets, des coins de bois, des planches et des objets dont l’usage ne parut ni clair ni sain au pauvre enfant que ces préparatifs concernaient, et dont le sang se glaça dans ses veines, par suite d’une appréhension terrible, mais indéterminée. Deux personnages entrèrent au moment où monsieur de Montrésor reparut.
— Hé ! bien, rien n’est prêt ? dit le grand-prévôt que les deux nouveaux venus saluèrent avec respect. — Savez-vous, ajouta-t-il en s’adressant au gros homme et à ses deux valets, que monseigneur le cardinal vous croit à la besogne. — Docteur, reprit-il en s’adressant à l’un des deux nouveaux personnages, voilà votre homme. Et il désigna Christophe.
Le médecin alla droit au prisonnier, lui délia les mains, lui frappa sur la poitrine et dans le dos. La science recommençait sérieusement l’examen sournois du bourreau. Pendant ce temps, un serviteur à la livrée de la maison de Guise apporta plusieurs fauteuils, une table et tout ce qui était nécessaire pour écrire.
— Commencez le procès-verbal, dit monsieur de Montrésor, en désignant la table au second personnage vêtu de noir, qui était un greffier. Puis il revint se placer auprès de Christophe, auquel il dit fort doucement : — Mon ami, le chancelier ayant appris que vous refusiez de répondre d’une manière satisfaisante à mes demandes, a résolu que vous seriez appliqué à la question ordinaire et extraordinaire.
— Est-il en bonne santé et peut-il la supporter ? dit le greffier au médecin.
— Oui, répondit le savant qui était un des médecins de la maison de Lorraine.
— Eh ! bien, retirez-vous dans la salle ici près, nous vous ferons appeler toutes les fois qu’il sera nécessaire de vous consulter.
Le médecin sortit.
{p. 583} Sa première terreur passée, Christophe rappela son courage : l’heure de son martyre était venue. Il regarda dès lors avec une froide curiosité les dispositions que faisaient le bourreau et ses valets. Après avoir dressé un lit à la hâte, ces deux hommes préparaient des machines appelées brodequins, consistant en plusieurs planches entre lesquelles on plaçait chacune des jambes du patient, qui s’y trouvait prise dans de petits matelas. Chaque jambe ainsi arrangée était rapprochée l’une de l’autre. L’appareil employé par les relieurs pour serrer leurs volumes entre deux planches qu’ils maintiennent avec des cordes, peut donner une idée très-exacte de la manière dont chaque jambe du patient était disposée. Chacun imaginera dès lors l’effet que produisait un coin chassé à coups de maillet entre les deux appareils où la jambe était comprimée, et qui, serrés eux-mêmes par des câbles, ne cédaient point. On enfonçait les coins à la hauteur des genoux et aux chevilles, comme s’il s’agissait de fendre un morceau de bois. Le choix de ces deux endroits dénués de chair, et où par conséquent le coin se faisait place aux dépens des os, rendait cette question horriblement douloureuse. Dans la question ordinaire, on chassait quatre coins, deux aux chevilles et deux aux genoux ; mais dans la question extraordinaire, on allait jusqu’à huit, pourvu que les médecins jugeassent que la sensibilité du prévenu n’était pas épuisée. À cette époque, les brodequins s’appliquaient également aux mains ; mais, pressés par le temps, le cardinal, le lieutenant-général du royaume et le chancelier en dispensèrent Christophe. Le procès-verbal était ouvert, le grand-prévôt en avait dicté quelques phrases en se promenant d’un air méditatif, et en faisant dire à Christophe ses noms, ses prénoms, son âge, sa profession ; puis il lui demanda de quelle personne il tenait les papiers qu’il avait remis à la reine.
— Du ministre Chaudieu, répondit-il.
— Où vous les a-t-il remis ?
— Chez moi, à Paris.
— En vous les remettant, il a dû vous dire si la reine-mère vous accueillerait avec plaisir.
— Il ne m’a rien dit de semblable, répondit Christophe. Il m’a seulement prié de les remettre à la reine Catherine en secret.
— Vous avez donc vu souvent Chaudieu, pour qu’il fût instruit de votre voyage.
— Le ministre n’a pas su par moi qu’en apportant leurs {p. 584} fourrures aux deux reines, je venais réclamer, de la part de mon père, la somme que lui doit la reine-mère, et je n’ai pas eu le temps de lui demander par qui.
— Mais ces papiers, qui vous ont été donnés sans être enveloppés ni cachetés, contenaient un traité entre des rebelles et la reine Catherine ; vous avez dû voir qu’ils vous exposaient à subir le supplice destiné aux gens qui trempent dans une rébellion.
— Oui.
— Les personnes qui vous ont décidé à cet acte de haute trahison ont dû vous promettre des récompenses et la protection de la reine-mère.
— Je l’ai fait par attachement pour Chaudieu, la seule personne que j’aie vue.
— Persistez-vous donc à dire que vous n’avez pas vu le prince de Condé ?
— Oui !
— Le prince de Condé ne vous a-t-il pas dit que la reine-mère était disposée à entrer dans ses vues contre messieurs de Guise ?
— Je ne l’ai pas vu.
— Prenez garde ! Un de vos complices, La Renaudie, est arrêté. Quelque fort qu’il soit, il n’a pas résisté à la question qui vous attend, et il a fini par avouer avoir eu, de même que le prince, une entrevue avec vous. Si vous voulez37 éviter les tourments de la question, je vous engage à dire simplement la vérité. Peut-être obtiendrez-vous ainsi votre grâce.
Christophe répondit qu’il ne pouvait affirmer ce dont il n’avait jamais eu connaissance, ni se donner des complices quand il n’en avait point. En entendant ces paroles, le grand-prévôt fit un signe au bourreau et rentra dans la salle voisine. À ce signe, le front de Christophe se rida, il fronça les sourcils par une contraction nerveuse en se préparant à souffrir. Ses poignets se fermèrent par une contraction si violente, que ses ongles pénétrèrent dans sa chair sans qu’il le sentît. Les trois hommes s’emparèrent de lui, le placèrent sur le lit de camp, et l’y couchèrent en laissant pendre ses jambes. Pendant que le bourreau attachait son corps sur cette table par de grosses cordes, chacun de ses aides lui mettait une jambe dans les brodequins. Bientôt les cordes furent serrées au moyen d’une manivelle, sans que cette pression fît grand mal au {p. 585} Réformé. Quand chaque jambe fut ainsi prise comme dans un étau, le bourreau saisit son maillet, ses coins, et regarda tour à tour le patient et le greffier.
— Persistez-vous à nier ? dit le greffier.
— J’ai dit la vérité, répondit Christophe.
— Eh ! bien, allez, dit le greffier en fermant les yeux.
Les cordes furent serrées avec une vigueur extrême. Ce moment était peut-être le plus douloureux de la torture : les chairs étaient alors brusquement comprimées, le sang refluait violemment vers le buste. Aussi le pauvre enfant ne put-il retenir des cris effroyables, il parut près de s’évanouir. On appela le médecin. Ce personnage tâta le pouls de Christophe et dit au bourreau d’attendre un quart d’heure avant d’enfoncer les coins, pour laisser le temps au sang de se calmer, et à la sensibilité celui de revenir entièrement. Le greffier représenta charitablement à Christophe que s’il ne supportait pas mieux le commencement des douleurs auxquelles il ne pouvait se soustraire, il valait mieux révéler ; mais Christophe ne répondit que par ces mots : — Le couturier du roi ! le couturier du roi !
— Qu’entendez-vous par ces paroles ? lui demanda le greffier.
— En voyant à quel supplice je dois résister, dit lentement Christophe pour gagner du temps et se reposer, j’appelle toute ma force et cherche à l’augmenter en songeant au martyre qu’a enduré pour la sainte cause de la Réformation le couturier du feu roi, à qui la question a été donnée en présence de madame la duchesse de Valentinois et du roi, je tâcherai d’être digne de lui !
Pendant que le médecin exhortait le malheureux à ne pas laisser recourir aux moyens extraordinaires, le cardinal et le duc, impatients de connaître le résultat de cet interrogatoire, se montrèrent, et demandèrent à Christophe de dire incontinent la vérité. Le fils du pelletier répéta les seuls aveux qu’il se permettait de faire, et qui ne chargeaient que Chaudieu. Les deux princes firent un signe. À ce signe, le bourreau et son premier aide saisirent leurs maillets, prirent chacun un coin et l’enfoncèrent, l’un se tenant à droite, l’autre à gauche, entre les deux appareils. Le bourreau était à la hauteur des genoux, l’aide vis-à-vis des pieds, aux chevilles. Les yeux des témoins de cette scène horrible s’attachèrent à ceux de Christophe, qui, sans doute excité par la présence de ces grands personnages, leur lança des regards si animés, qu’ils prirent l’éclat {p. 586} d’une flamme. Aux deux autres coins, il laissa échapper un gémissement horrible. Quand il vit prendre les coins de la question extraordinaire, il se tut ; mais son regard contracta une fixité si violente, et jetait aux deux seigneurs qui le contemplaient un fluide si pénétrant, que le duc et le cardinal furent obligés de baisser les yeux. La même défaite fut essuyée par Philippe le Bel quand il fit donner la question du balancier en sa présence aux Templiers. Ce supplice consistait à soumettre la poitrine du patient au coup d’une des branches du balancier avec lequel on frappait la monnaie, et que l’on garnissait d’un tampon de cuir. Il y eut un chevalier de qui le regard s’attacha si violemment au roi, que le roi, fasciné, ne put détacher sa vue de celle du patient. Au troisième coup de barre, le roi sortit, après avoir entendu sa citation dans l’année au tribunal de Dieu, devant lequel il comparut. Au cinquième coin, le premier de la question extraordinaire, Christophe dit au cardinal : — Monseigneur, abrégez mon supplice, il est inutile !
Le cardinal et le duc rentrèrent dans la salle, et Christophe entendit alors ces paroles prononcées par la reine Catherine : — Allez toujours, car après tout ce n’est qu’un hérétique !
Elle jugea prudent de paraître plus sévère que les bourreaux envers son complice.
On enfonça le sixième et le septième coin sans que Christophe se plaignît : son visage brillait d’une splendeur extraordinaire, due sans doute à l’excès de force que lui prêtait le fanatisme excité. Où chercher ailleurs que dans le sentiment le point d’appui nécessaire pour résister à de pareilles souffrances ? Enfin Christophe se mit à sourire au moment où le bourreau prit le huitième coin. Cette horrible torture durait depuis une heure.
Le greffier alla chercher le médecin, afin de savoir si l’on pouvait enfoncer le huitième coin sans mettre la vie du patient en danger. Pendant ce temps, le duc revint voir Christophe.
— Ventre-de-biche ! tu es un fier compagnon, lui dit-il en se penchant à son oreille. J’aime les gens courageux. Entre à mon service, tu seras heureux et riche, mes faveurs panseront tes membres meurtris ; je ne te proposerai pas de lâcheté, comme de rentrer dans ton parti pour nous en dire les projets : il y a toujours des traîtres, et la preuve en est dans les prisons de Blois ; mais dis-moi seulement en quels termes en sont la reine-mère et le prince de Condé.
{p. 587} — Je n’en sais rien, monseigneur, cria Lecamus.
Le médecin vint, examina la victime, et dit qu’elle pouvait encore supporter le huitième coin.
— Enfoncez-le, dit le cardinal. Après tout, comme l’a dit la reine, ce n’est qu’un hérétique, ajouta-t-il en regardant Christophe et lui jetant un affreux sourire.
Catherine sortit à pas lents de la salle voisine, se plaça devant Christophe et le contempla froidement. Elle fut alors l’objet de l’attention des deux frères, qui examinèrent alternativement Catherine et son complice. De cette épreuve solennelle dépendait pour cette femme ambitieuse tout son avenir : elle éprouvait une vive admiration pour le courage de Christophe, elle le regardait sévèrement ; elle haïssait les Guise, elle leur souriait.
— Hé ! bien, dit-elle, jeune homme, avouez que vous avez vu le prince de Condé, vous serez richement récompensé.
— Ah ! quel métier faites-vous, madame ? s’écria Christophe en la plaignant.
La reine tressaillit.
— Il m’insulte ! ne le pendrez-vous pas ? dit-elle aux deux frères qui demeuraient pensifs.
— Quelle femme ! s’écria le Grand-Maître dans l’embrasure de la croisée en consultant son frère par un regard.
— Je reste en France, et je me vengerai d’eux, pensa la reine. — Allez ! qu’il avoue ou qu’il meure ! s’écria-t-elle en s’adressant à monsieur de Montrésor.
Le grand-prévôt détourna les yeux, les bourreaux étaient occupés, Catherine put alors lancer au martyr un regard qui ne fut vu de personne et qui tomba sur Christophe comme une rosée. Les yeux de cette grande reine lui parurent humides, il y roulait en effet deux larmes contenues et séchées aussitôt. Le coin fut enfoncé, l’une des planches entre lesquelles on le chassait cassa. Christophe laissa partir de sa poitrine un cri horrible, après lequel il se tut et montra un visage rayonnant : il croyait mourir.
— Qu’il meure ! s’écria le cardinal en répétant le dernier mot de la reine avec une sorte d’ironie, non, non ! Ne rompons point ce fil, dit-il au grand-prévôt.
Le duc et le cardinal se consultèrent alors à voix basse.
— Qu’en fera-t-on ? demanda le bourreau.
— Envoyez-le dans les prisons d’Orléans, dit le duc, et surtout, {p. 588} reprit-il en s’adressant à monsieur de Montrésor, ne le pendez point sans mon ordre.
La délicatesse excessive à laquelle était arrivée la sensibilité des organes intérieurs, montés par la résistance qui nécessitait l’emploi de toutes les forces humaines, existait au même degré dans tous les sens de Christophe. Lui seul entendit les paroles suivantes que le duc de Guise dit à l’oreille du cardinal : — Je ne renonce point à savoir la vérité par ce petit bonhomme.
Quand les deux princes eurent quitté la salle, les bourreaux débarrassèrent les jambes de leur patient sans aucune précaution.
— A-t-on jamais vu criminel de cette force ? dit le bourreau à ses aides. Le drôle a supporté le huitième coin, il devait mourir, je perds la valeur de son corps…
— Déliez-moi sans me faire souffrir, mes amis, dit le pauvre Christophe. Quelque jour je vous récompenserai.