Quand la comtesse prononça les paroles par lesquelles elle demandait à Dieu son secours contre les adversités de la vie, elle y mit un accent dont je ne fus pas frappé seul ; elle semblait avoir usé de son don de seconde vue pour entrevoir la terrible émotion {p. 431} à laquelle devait la soumettre une maladresse causée par mon oubli de mes conventions avec Arabelle.
— Nous avons le temps de faire trois rois avant que les chevaux ne soient attelés, dit le comte en m’entraînant au salon. Vous irez vous promener avec ma femme, moi je me coucherai.
Comme toutes nos parties, celle-ci fut orageuse. De sa chambre ou de celle de Madeleine, la comtesse put entendre la voix de son mari.
— Vous abusez étrangement de l’hospitalité, dit-elle au comte quand elle revint au salon.
Je la regardai d’un air hébété, je ne m’habituais point à ses duretés ; elle se serait certes bien gardée jadis de me soustraire à la tyrannie du comte, autrefois elle aimait à me voir partageant ses souffrances et les endurant avec patience pour l’amour d’elle.
— Je donnerais ma vie, lui dis-je à l’oreille, pour vous entendre encore murmurant : — Pauvre cher ! Pauvre cher !
Elle baissa les yeux en se souvenant de l’heure à laquelle je faisais allusion ; son regard se coula vers moi, mais en dessous, et il exprima la joie de la femme qui voit les plus fugitifs accents de son cœur, préférés aux profondes délices d’un autre amour. Alors, comme toutes les fois que je subissais pareille injure, je la lui pardonnais en me sentant compris. Le comte perdait, il se dit fatigué pour pouvoir quitter la partie, et nous allâmes nous promener autour du boulingrin en attendant la voiture ; aussitôt qu’il nous eut laissés, le plaisir rayonna si vivement sur mon visage, que la comtesse m’interrogea par un regard curieux et surpris.
— Henriette existe, lui dis-je, je suis toujours aimé ; vous me blessez avec intention évidente de me briser le cœur ; je puis encore être heureux !
— Il ne restait plus qu’un lambeau de la femme, dit-elle avec épouvante, et vous l’emportez en ce moment. Dieu soit béni ! lui qui me donne le courage d’endurer mon martyre mérité. Oui, je vous aime encore trop, j’allais faillir, l’Anglaise m’éclaire un abîme.
En ce moment, nous montâmes en voiture, le cocher demanda l’ordre.
— Allez sur la route de Chinon par l’avenue, vous nous ramènerez par les landes de Charlemagne et le chemin de Saché.
— Quel jour sommes-nous ? dis-je avec trop de vivacité.
— Samedi.
{p. 432} — N’allez point par là, madame, le samedi soir la route est pleine de coquassiers qui vont à Tours, et nous rencontrerions leurs charrettes.
— Faites ce que je vous dis, reprit-elle en regardant le cocher.
Nous connaissions trop l’un et l’autre les modes de notre voix, quelque infinis qu’ils fussent, pour nous déguiser la moindre de nos émotions. Henriette avait tout compris.
— Vous n’avez pas pensé aux coquassiers, en choisissant cette nuit, dit-elle avec une légère teinte d’ironie. Lady Dudley est à Tours. Ne mentez pas, elle vous attend près d’ici. Quel jour sommes-nous, les coquassiers ! les charrettes ! reprit-elle. Avez-vous jamais fait de semblables observations quand nous sortions autrefois ?
— Elles prouvent que j’oublie tout à Clochegourde, répondis-je simplement.
— Elle vous attend ? reprit-elle.
— Oui.
— À quelle heure ?
— Entre onze heures et minuit.
— Où ?
— Dans les landes.
— Ne me trompez point, n’est-ce pas sous le noyer ?
— Dans les landes.
— Nous irons, dit-elle, je la verrai.
En entendant ces paroles, je regardai ma vie comme définitivement arrêtée. Je résolus en un moment de terminer par un complet mariage avec lady Dudley la lutte douloureuse qui menaçait d’épuiser ma sensibilité, d’enlever par tant de chocs répétés ces voluptueuses délicatesses qui ressemblent à la fleur des fruits. Mon silence farouche blessa la comtesse, dont toute la grandeur ne m’était pas connue.
— Ne vous irritez point contre moi, dit-elle de sa voix d’or, ceci, cher, est ma punition. Vous ne serez jamais aimé comme vous l’êtes ici, reprit-elle en posant sa main sur son cœur. Ne vous l’ai-je pas avoué ? La marquise Dudley m’a sauvée. À elle les souillures, je ne les lui envie point. À moi le glorieux amour des anges ! J’ai parcouru des champs immenses depuis votre arrivée. J’ai jugé la vie. Élevez l’âme, vous la déchirez ; plus vous allez haut, moins de sympathie vous rencontrez ; au lieu de souffrir dans la {p. 433} vallée, vous souffrez dans les airs comme l’aigle qui plane en emportant au cœur une flèche décochée par quelque pâtre grossier. Je comprends aujourd’hui que le ciel et la terre sont incompatibles. Oui, pour qui veut vivre dans la zone céleste, Dieu seul est possible. Notre âme doit être alors détachée de toutes les choses terrestres. Il faut aimer ses amis comme on aime ses enfants, pour eux et non pour soi. Le moi cause les malheurs et les chagrins. Mon cœur ira plus haut que ne va l’aigle ; là est un amour qui ne me trompera point. Quant à vivre de la vie terrestre, elle nous ravale trop en faisant dominer l’égoïsme des sens sur la spiritualité de l’ange qui est en nous. Les jouissances que donne la passion sont horriblement orageuses, payées par d’énervantes inquiétudes qui brisent les ressorts de l’âme. Je suis venue au bord de la mer où s’agitent ces tempêtes, je les ai vues de trop près ; elles m’ont souvent enveloppée de leurs nuages, la lame ne s’est pas toujours brisée à mes pieds, j’ai senti sa rude étreinte qui froidit le cœur ; je dois me retirer sur les hauts lieux, je périrais au bord de cette mer immense. Je vois en vous, comme en tous ceux qui m’ont affligée, les gardiens de ma vertu. Ma vie a été mêlée d’angoisses heureusement proportionnées à mes forces, et s’est entretenue ainsi pure des passions mauvaises, sans repos séducteur et toujours prête à Dieu. Notre attachement fut la tentative insensée, l’effort de deux enfants candides essayant de satisfaire leur cœur, les hommes et Dieu… Folie, Félix ! Ha ! dit-elle après une pause, comment vous nomme cette femme ?
— Amédée, répondis-je. Félix est un être à part, qui n’appartiendra jamais qu’à vous.
— Henriette a peine à mourir, dit-elle en laissant échapper un pieux sourire. Mais, reprit-elle, elle périra dans le premier effort de la chrétienne humble, de la mère orgueilleuse, de la femme aux vertus chancelantes hier, raffermies aujourd’hui. Que vous dirai-je ? Hé ! bien, oui, ma vie est conforme à elle-même dans ses plus grandes circonstances comme dans ses plus petites. Le cœur où je devais attacher les premières racines de la tendresse, le cœur de ma mère s’est fermé pour moi, malgré ma persistance à y chercher un pli où je pusse me glisser. J’étais fille, je venais après trois garçons morts, et je tâchai vainement d’occuper leur place dans l’affection de mes parents ; je ne guérissais point la plaie faite à l’orgueil de la famille. Quand, après cette sombre {p. 434} enfance, je connus mon adorable tante, la mort me l’enleva promptement. Monsieur de Mortsauf, à qui je me suis vouée, m’a constamment frappée, sans relâche, sans le savoir, pauvre homme ! Son amour a le naïf égoïsme de celui que nous portent nos enfants. Il n’est pas dans le secret des maux qu’il me cause, il est toujours pardonné ! Mes enfants, ces chers enfants qui tiennent à ma chair par toutes leurs douleurs, à mon âme par toutes leurs qualités, à ma nature par leurs joies innocentes ; ces enfants ne m’ont-ils pas été donnés pour montrer combien il se trouve de force et de patience dans le sein des mères ? Oh ! oui, mes enfants sont mes vertus ! Vous savez si je suis flagellée par eux, en eux, malgré eux. Devenir mère, pour moi ce fut acheter le droit de toujours souffrir. Quand Agar a crié dans le désert, un ange a fait jaillir pour cette esclave trop aimée une source pure ; mais à moi, quand la source limpide vers laquelle (vous en souvenez-vous ?) vous vouliez me guider est venue couler autour de Clochegourde, elle ne m’a versé que des eaux amères. Oui, vous m’avez infligé des souffrances inouïes. Dieu pardonnera sans doute à qui n’a connu l’affection que par la douleur. Mais, si les plus vives peines que j’aie éprouvées m’ont été imposées par vous, peut-être les ai-je méritées. Dieu n’est pas injuste. Ah ! oui, Félix, un baiser furtivement déposé sur un front comporte des crimes peut-être ! Peut-être doit-on rudement expier les pas que l’on a faits en avant de ses enfants et de son mari, lorsqu’on se promenait le soir afin d’être seule avec des souvenirs et des pensées qui ne leur appartenaient pas, et qu’en marchant ainsi, l’âme était mariée à une autre ! Quand l’être intérieur se ramasse et se rapetisse pour n’occuper que la place que l’on offre aux embrassements, peut-être est-ce le pire des crimes ! Lorsqu’une femme se baisse afin de recevoir dans ses cheveux le baiser de son mari pour se faire un front neutre, il y a crime ! Il y a crime à se forger un avenir en s’appuyant sur la mort, crime à se figurer dans l’avenir une maternité sans alarmes, de beaux enfants jouant le soir avec un père adoré de toute sa famille, et sous les yeux attendris d’une mère heureuse. Oui, j’ai péché, j’ai grandement péché ! J’ai trouvé goût aux pénitences infligées par l’Église, et qui ne rachetaient point assez ces fautes pour lesquelles le prêtre fut sans doute trop indulgent. Dieu sans doute a placé la punition au cœur de toutes ces erreurs en chargeant de sa vengeance celui pour qui elles furent commises. Donner mes {p. 435} cheveux, n’était-ce pas me promettre ? Pourquoi donc aimai-je à mettre une robe blanche ? ainsi je me croyais mieux votre lys ; ne m’aviez-vous pas aperçue, pour la première fois, ici, en robe blanche ? Hélas ! j’ai moins aimé mes enfants, car toute affection vive est prise sur les affections dues. Vous voyez bien, Félix ? toute souffrance a sa signification. Frappez, frappez plus fort que n’ont frappé monsieur de Mortsauf et mes enfants. Cette femme est un instrument de la colère de Dieu, je vais l’aborder sans haine, je lui sourirai ; sous peine de ne pas être chrétienne, épouse et mère, je dois l’aimer. Si, comme vous le dites, j’ai pu contribuer à préserver votre cœur du contact qui l’eût défleuri, cette Anglaise ne saurait me haïr. Une femme doit aimer la mère de celui qu’elle aime, et je suis votre mère. Qu’ai-je voulu dans votre cœur ? la place laissée vide par madame de Vandenesse. Oh ! oui, vous vous êtes toujours plaint de ma froideur ! Oui, je ne suis bien que votre mère. Pardonnez-moi donc les duretés involontaires que je vous ai dites à votre arrivée, car une mère doit se réjouir en sachant son fils si bien aimé. Elle appuya sa tête sur mon sein, en répétant : — Pardon ! pardon ! J’entendis alors des accents inconnus. Ce n’était ni sa voix de jeune fille et ses notes joyeuses, ni sa voix de femme et ses terminaisons despotiques, ni les soupirs de la mère endolorie ; c’était une déchirante, une nouvelle voix pour des douleurs nouvelles. — Quant à vous, Félix, reprit-elle en s’animant, vous êtes l’ami qui ne saurait mal faire. Ah ! vous n’avez rien perdu dans mon cœur, ne vous reprochez rien, n’ayez pas le plus léger remords. N’était-ce pas le comble de l’égoïsme que de vous demander de sacrifier à un avenir impossible les plaisirs les plus immenses, puisque pour les goûter une femme abandonne ses enfants, abdique son rang, et renonce à l’éternité. Combien de fois ne vous ai-je pas trouvé supérieur à moi ! vous étiez grand et noble, moi, j’étais petite et criminelle ! Allons, voilà qui est dit, je ne puis être pour vous qu’une lueur élevée, scintillante et froide, mais inaltérable. Seulement, Félix, faites que je ne sois pas seule à aimer le frère que je me suis choisi. Chérissez-moi ! L’amour d’une sœur n’a ni mauvais lendemain, ni moments difficiles. Vous n’aurez pas besoin de mentir à cette âme indulgente qui vivra de votre belle vie, qui ne manquera jamais à s’affliger de vos douleurs, qui s’égaiera de vos joies, aimera les femmes qui vous rendront heureux et s’indignera des trahisons. Moi je n’ai pas eu de {p. 436} frère à aimer ainsi. Soyez assez grand pour vous dépouiller de tout amour-propre, pour résoudre notre attachement jusqu’ici si douteux et plein d’orages par cette douce et sainte affection. Je puis encore vivre ainsi. Je commencerai la première en serrant la main de lady Dudley.
Elle ne pleurait pas, elle ! en prononçant ces paroles pleines d’une science amère, et par lesquelles, en arrachant le dernier voile qui me cachait son âme et ses douleurs, elle me montrait par combien de liens elle s’était attachée à moi, combien de fortes chaînes j’avais hachées. Nous étions dans un tel délire, que nous ne nous apercevions point de la pluie qui tombait à torrents.
— Madame la comtesse ne veut-elle pas entrer un moment ici ? dit le cocher en désignant la principale auberge de Ballan.
Elle fit un signe de consentement, et nous restâmes une demi-heure environ sous la voûte d’entrée au grand étonnement des gens de l’hôtellerie qui se demandèrent pourquoi madame de Mortsauf était à onze heures par les chemins. Allait-elle à Tours ? En revenait-elle ? Quand l’orage eut cessé, que la pluie fut convertie en ce qu’on nomme à Tours une brouée, qui n’empêchait pas la lune d’éclairer les brouillards supérieurs rapidement emportés par le vent du haut, le cocher sortit et retourna sur ses pas, à ma grande joie.
— Suivez mon ordre, lui cria doucement la comtesse.
Nous prîmes donc le chemin des landes de Charlemagne où la pluie recommença. À moitié des landes, j’entendis les aboiements du chien favori d’Arabelle ; un cheval s’élança tout à coup de dessous une truisse de chêne, franchit d’un bond le chemin, sauta le fossé creusé par les propriétaires pour distinguer leurs terrains respectifs dans ces friches que l’on croyait susceptibles de culture, et lady Dudley s’alla placer dans la lande pour voir passer la calèche.
— Quel plaisir d’attendre ainsi son amant, quand on le peut sans crime ! dit Henriette.
Les aboiements du chien avaient appris à lady Dudley que j’étais dans la voiture, elle crut sans doute que je venais ainsi la chercher à cause du mauvais temps ; quand nous arrivâmes à l’endroit où se tenait la marquise, elle vola sur le bord du chemin avec cette dextérité de cavalier qui lui est particulière, et dont Henriette s’émerveilla comme d’un prodige. Par mignonnerie, Arabelle ne {p. 437} disait que la dernière syllabe de mon nom, prononcée à l’anglaise, espèce d’appel qui sur ses lèvres avait un charme digne d’une fée. Elle savait ne devoir être entendue que de moi en criant : My Dee.
— C’est lui, madame, répondit la comtesse en contemplant sous un clair rayon de la lune la fantastique créature dont le visage impatient était bizarrement accompagné de ses longues boucles défrisées.
Vous savez avec quelle rapidité deux femmes s’examinent. L’Anglaise reconnut sa rivale et fut glorieusement Anglaise ; elle nous enveloppa d’un regard plein de son mépris anglais et disparut dans la bruyère avec la rapidité d’une flèche.
— Vite à Clochegourde ! cria la comtesse pour qui cet âpre coup-d’œil fut comme un coup de hache au cœur.
Le cocher retourna pour prendre le chemin de Chinon qui était meilleur que celui de Saché. Quand la calèche longea de nouveau les landes, nous entendîmes le galop furieux du cheval d’Arabelle et les pas de son chien. Tous trois, ils rasaient les bois de l’autre côté de la bruyère.
— Elle s’en va, vous la perdez à jamais, me dit Henriette.
— Eh ! bien, lui répondis-je, qu’elle s’en aille ! Elle n’aura pas un regret.
— Oh ! les pauvres femmes, s’écria la comtesse en exprimant une compatissante horreur. Mais où va-t-elle ?
— À la Grenadière, une petite maison près de Saint-Cyr, dis-je.
— Elle s’en va seule, reprit Henriette d’un ton qui me prouva que les femmes se croient solidaires en amour et ne s’abandonnent jamais.
Au moment où nous entrions dans l’avenue de Clochegourde, le chien d’Arabelle jappa d’une façon joyeuse en accourant au-devant de la calèche.
— Elle nous a devancés, s’écria la comtesse. Puis elle reprit, après une pause : Je n’ai jamais vu de plus belle femme. Quelle main et quelle taille ! Son teint efface le lys, et ses yeux ont l’éclat du diamant ! Mais elle monte trop bien à cheval, elle doit aimer à déployer sa force, je la crois active et violente ; puis elle me semble se mettre un peu trop hardiment au-dessus des conventions : la femme qui ne reconnaît pas de lois est bien près de n’écouter que ses caprices. Ceux qui aiment tant à briller, à se mouvoir, n’ont pas reçu le don de constance. Selon mes idées, l’amour veut plus {p. 438} de tranquillité : je me le suis figuré comme un lac immense où la sonde ne trouve point de fond, où les tempêtes peuvent être violentes, mais rares et contenues en des bornes infranchissables, où deux êtres vivent dans une île fleurie, loin du monde dont le luxe et l’éclat les offenseraient. Mais l’amour doit prendre l’empreinte des caractères, j’ai tort peut-être. Si les principes de la nature se plient aux formes voulues par les climats, pourquoi n’en serait-il pas ainsi des sentiments chez les individus ? Sans doute les sentiments, qui tiennent à la loi générale par la masse, ne contrastent que dans l’expression seulement. Chaque âme a sa manière. La marquise est la femme forte qui franchit les distances et agit avec la puissance de l’homme ; qui délivrerait son amant de captivité, tuerait geôlier, gardes et bourreaux ; tandis que certaines créatures ne savent qu’aimer de toute leur âme ; dans le danger, elles s’agenouillent, prient et meurent. Quelle est de ces deux femmes celle qui vous plaît le plus, voilà toute la question. Mais oui, la marquise vous aime, elle vous a fait tant de sacrifices ! Peut-être est-ce elle qui vous aimera toujours quand vous ne l’aimerez plus !
— Permettez-moi, cher ange, de répéter ce que vous m’avez dit un jour : comment savez-vous ces choses ?
— Chaque douleur a son enseignement, et j’ai souffert sur tant de points, que mon savoir est vaste.
Mon domestique avait entendu donner l’ordre, il crut que nous reviendrions par les terrasses, et tenait mon cheval tout prêt dans l’avenue : le chien d’Arabelle avait senti le cheval ; et sa maîtresse, conduite par une curiosité bien légitime, l’avait suivi à travers les bois où sans doute elle était cachée.
— Allez faire votre paix, me dit Henriette en souriant et sans trahir de mélancolie. Dites-lui combien elle s’est trompée sur mes intentions ; je voulais lui révéler tout le prix du trésor qui lui est échu ; mon cœur n’enferme que de bons sentiments pour elle et n’a surtout ni colère ni mépris ; expliquez-lui que je suis sa sœur et non pas sa rivale.
— Je n’irai point ! m’écriai-je.
— N’avez-vous jamais éprouvé, dit-elle avec l’étincelante fierté des martyrs, que certains ménagements arrivent jusqu’à l’insulte ? Allez, allez.
Je courus alors vers lady Dudley pour savoir en quelles dispositions elle était. — Si elle pouvait se fâcher et me quitter ! pensai-je, {p. 439} je reviendrais à Clochegourde. Le chien me conduisit sous un chêne, d’où la marquise s’élança en me criant : — Away ! away ! Tout ce que je pus faire fut de la suivre jusqu’à Saint-Cyr, où nous arrivâmes à minuit.
— Cette dame est en parfaite santé, me dit Arabelle quand elle descendit de cheval.
Ceux qui l’ont connue peuvent seuls imaginer tous les sarcasmes que contenait cette observation sèchement jetée d’un air qui voulait dire : — Moi je serais morte !
— Je te défends de hasarder une seule de tes plaisanteries à triple dard sur madame de Mortsauf, lui répondis-je.
— Serait-ce déplaire à Votre Grâce que de remarquer la parfaite santé dont jouit un être cher à votre précieux cœur ? Les femmes françaises haïssent, dit-on, jusqu’au chien de leurs amants ; en Angleterre, nous aimons tout ce que nos souverains seigneurs aiment, nous haïssons tout ce qu’ils haïssent, parce que nous vivons dans la peau de nos seigneurs. Permettez-moi donc d’aimer cette dame autant que vous l’aimez vous-même. Seulement, cher enfant, dit-elle en m’enlaçant de ses bras humides de pluie, si tu me trahissais, je ne serais ni debout ni couchée, ni dans une calèche flanquée de laquais, ni à me promener dans les landes de Charlemagne, ni dans aucune des landes d’aucun pays d’aucun monde, ni dans mon lit, ni sous le toit de mes pères ! Je ne serais plus, moi. Je suis née dans le Lancashire, pays où les femmes meurent d’amour. Te connaître et te céder ! Je ne te céderais à aucune puissance, pas même à la mort, car je m’en irais avec toi.
Elle m’emmena dans sa chambre, où déjà le comfort avait étalé ses jouissances.
— Aime-la, ma chère, lui dis-je avec chaleur, elle t’aime, elle, non pas d’une façon railleuse, mais sincèrement.
— Sincèrement, petit ? dit-elle en délaçant son amazone.
Par vanité d’amant, je voulus révéler la sublimité du caractère d’Henriette à cette orgueilleuse créature. Pendant que la femme de chambre, qui ne savait pas un mot de français, lui arrangeait les cheveux, j’essayai de peindre madame de Mortsauf en en esquissant la vie, et je répétai les grandes pensées que lui avait suggérées la crise où toutes les femmes deviennent petites et mauvaises. Quoique Arabelle parût ne pas me prêter la moindre attention, elle ne perdit aucune de mes paroles.
{p. 440} — Je suis enchantée, dit-elle quand nous fûmes seuls, de connaître ton goût pour ces sortes de conversations chrétiennes ; il existe dans une de mes terres un vicaire qui s’entend comme personne à composer des sermons, nos paysans les comprennent, tant cette prose est bien appropriée à l’auditeur. J’écrirai demain à mon père de m’envoyer ce bonhomme par le paquebot, et tu le trouveras à Paris ; quand tu l’auras une fois écouté, tu ne voudras plus écouter que lui, d’autant plus qu’il jouit aussi d’une parfaite santé ; sa morale ne te causera point de ces secousses qui font pleurer, elle coule sans tempêtes, comme une source claire, et procure un délicieux sommeil. Tous les soirs, si cela te plaît, tu satisferas ta passion pour les sermons en digérant ton dîner. La morale anglaise, cher enfant, est aussi supérieure à celle de Touraine que notre coutellerie, notre argenterie et nos chevaux le sont à vos couteaux et à vos bêtes. Fais-moi la grâce d’entendre mon vicaire, promets-le-moi ? Je ne suis que femme, mon amour, je sais aimer, je puis mourir pour toi si tu le veux ; mais je n’ai point étudié à Eton, ni à Oxford, ni à Édimbourg ; je ne suis ni docteur, ni révérend ; je ne saurais donc te préparer de la morale, j’y suis tout à fait impropre, je serais de la dernière maladresse si j’essayais. Je ne te reproche pas tes goûts, tu en aurais de plus dépravés que celui-ci, je tâcherais de m’y conformer ; car je veux te faire trouver près de moi tout ce que tu aimes, plaisirs d’amour, plaisirs de table, plaisirs d’église, bon claret et vertus chrétiennes. Veux-tu que je mette un cilice ce soir ? Elle est bien heureuse, cette femme, de te servir de la morale ! Dans quelle université les femmes françaises prennent-elles leurs grades ? Pauvre moi ! je ne puis que me donner, je ne suis que ton esclave…
— Alors, pourquoi t’es-tu donc enfuie quand je voulais vous voir ensemble ?
— Es-tu fou, my dee ? J’irais de Paris à Rome déguisée en laquais, je ferais pour toi les choses les plus déraisonnables ; mais comment puis-je parler sur les chemins à une femme qui ne m’a pas été présentée et qui allait commencer un sermon en trois points ? Je parlerai à des paysans, je demanderai à un ouvrier de partager son pain avec moi, si j’ai faim, je lui donnerai quelques guinées, et tout sera convenable ; mais arrêter une calèche, comme font les gentilshommes de grande route en Angleterre, ceci n’est pas dans mon code, à moi. Tu ne sais donc qu’aimer, pauvre enfant, tu ne sais donc pas vivre ? D’ailleurs, je ne te ressemble pas encore {p. 441} complétement, mon ange ! Je n’aime pas la morale. Mais pour te plaire, je suis capable des plus grands efforts. Allons, tais-toi, je m’y mettrai ! Je tâcherai de devenir prêcheuse. Auprès de moi, Jérémie ne sera bientôt qu’un bouffon. Je ne me permettrai plus de caresses sans les larder de versets de la Bible.
Elle usa de son pouvoir, elle en abusa dès qu’elle vit dans mon regard cette ardente expression qui s’y peignait aussitôt que commençaient ses sorcelleries. Elle triompha de tout, et je mis complaisamment au-dessus des finasseries catholiques, la grandeur de la femme qui se perd, qui renonce à l’avenir et fait toute sa vertu de l’amour.
— Elle s’aime donc mieux qu’elle ne t’aime ? me dit-elle. Elle te préfère donc quelque chose qui n’est pas toi ? Comment attacher à ce qui est de nous d’autre importance que celle dont vous l’honorez ? Aucune femme, quelque grande moraliste qu’elle soit, ne peut être l’égale d’un homme. Marchez sur nous, tuez-nous, n’embarrassez jamais votre existence de nous. À nous de mourir, à vous de vivre grands et fiers. De vous à nous le poignard, de nous à vous l’amour et le pardon. Le soleil s’inquiète-t-il des moucherons qui sont dans ses rayons et qui vivent de lui ? ils restent tant qu’ils peuvent, et quand il disparaît ils meurent…
— Ou ils s’envolent, dis-je en l’interrompant.
— Ou ils s’envolent, reprit-elle avec une indifférence qui aurait piqué l’homme le plus déterminé à user du singulier pouvoir dont elle l’investissait. Crois-tu qu’il soit digne d’une femme de faire avaler à un homme des tartines beurrées de vertu pour lui persuader que la religion est incompatible avec l’amour ? Suis-je donc une impie ? On se donne, ou l’on se refuse ; mais se refuser et moraliser, il y a double peine, ce qui est contraire au droit de tous les pays. Ici tu n’auras que d’excellents sandwiches apprêtés par la main de ta servante Arabelle, de qui toute la morale sera d’imaginer des caresses qu’aucun homme n’a encore ressenties et que les anges m’inspirent.
Je ne sais rien de plus dissolvant que la plaisanterie maniée par une Anglaise, elle y met le sérieux éloquent, l’air de pompeuse conviction sous lequel les Anglais couvrent les hautes niaiseries de leur vie à préjugés. La plaisanterie française est une dentelle avec laquelle les femmes savent embellir la joie qu’elles donnent et les querelles qu’elles inventent ; c’est une parure morale, gracieuse {p. 442} comme leur toilette. Mais la plaisanterie anglaise est un acide qui corrode si bien les êtres sur lesquels il tombe qu’il en fait des squelettes lavés et brossés. La langue d’une Anglaise spirituelle ressemble à celle d’un tigre qui emporte la chair jusqu’à l’os en voulant jouer. Arme toute puissante du démon qui vient dire en ricanant : Ce n’est que cela ? la moquerie laisse un venin mortel dans les blessures qu’elle ouvre à plaisir. Pendant cette nuit, Arabelle voulut montrer son pouvoir comme un sultan qui, pour prouver son adresse, s’amuse à décoller des innocents.
— Mon ange, me dit-elle quand elle m’eut plongé dans ce demi-sommeil où l’on oublie tout excepté le bonheur, je viens de me faire de la morale aussi, moi ! Je me suis demandé si je commettais un crime en t’aimant, si je violais les lois divines, et j’ai trouvé que rien n’était plus religieux ni plus naturel. Pourquoi Dieu créerait-il des êtres plus beaux que les autres si ce n’est pour nous indiquer que nous devons les adorer ? Le crime serait de ne pas t’aimer, n’es-tu pas un ange ? Cette dame t’insulte en te confondant avec les autres hommes, les règles de la morale ne te sont pas applicables, Dieu t’a mis au-dessus de tout. N’est-ce pas se rapprocher de lui que de t’aimer ? pourra-t-il en vouloir à une pauvre femme d’avoir appétit des choses divines ? Ton vaste et lumineux cœur ressemble tant au ciel que je m’y trompe comme les moucherons qui viennent se brûler aux bougies d’une fête ! les punira-t-on, ceux-ci, de leur erreur ? d’ailleurs, est-ce une erreur, n’est-ce pas une haute adoration de la lumière ? Ils périssent par trop de religion, si l’on appelle périr se jeter au cou de ce qu’on aime. J’ai la faiblesse de t’aimer, tandis que cette femme a la force de rester dans sa chapelle catholique. Ne fronce pas le sourcil ! tu crois que je lui en veux ? Non, petit ! J’adore sa morale qui lui a conseillé de te laisser libre et m’a permis ainsi de te conquérir, de te garder à jamais ; car tu es à moi pour toujours, n’est-ce pas ?
— Oui.
— À jamais ?
— Oui.
— Me fais-tu donc une grâce, sultan ? Moi seule ai deviné tout ce que tu valais ! Elle sait cultiver les terres, dis-tu ? Moi je laisse cette science aux fermiers, j’aime mieux cultiver ton cœur.
Je tâche de me rappeler ces enivrants bavardages afin de vous bien peindre cette femme, de vous justifier ce que je vous en ai {p. 443} dit, et vous mettre ainsi dans tout le secret du dénoûment. Mais comment vous décrire les accompagnements de ces jolies paroles que vous savez ! C’était des folies comparables aux fantaisies les plus exorbitantes de nos rêves ; tantôt des créations semblables à celles de mes bouquets : la grâce unie à la force, la tendresse et ses molles lenteurs, opposées aux irruptions volcaniques de la fougue ; tantôt les gradations les plus savantes de la musique appliquées au concert de nos voluptés ; puis des jeux pareils à ceux des serpents entrelacés ; enfin, les plus caressants discours ornés des plus riantes idées, tout ce que l’esprit peut ajouter de poésie aux plaisirs des sens. Elle voulait anéantir sous les foudroiements de son amour impétueux les impressions laissées dans mon cœur par l’âme chaste et recueillie d’Henriette. La marquise avait aussi bien vu la comtesse, que madame de Mortsauf l’avait vue : elles s’étaient bien jugées toutes deux. La grandeur de l’attaque faite par Arabelle me révélait l’étendue de sa peur et sa secrète admiration pour sa rivale. Au matin, je la trouvai les yeux en pleurs et n’ayant pas dormi.
— Qu’as-tu ? lui dis-je.
— J’ai peur que mon extrême amour ne me nuise, répondit-elle. J’ai tout donné. Plus adroite que je ne le suis, cette femme possède quelque chose en elle que tu peux désirer. Si tu la préfères, ne pense plus à moi : je ne t’ennuierai point de mes douleurs, de mes remords, de mes souffrances ; non, j’irai mourir loin de toi, comme une plante sans son vivifiant soleil.
Elle sut m’arracher des protestations d’amour qui la comblèrent de joie. Que dire en effet à une femme qui pleure au matin ? Une dureté me semble alors infâme. Si nous ne lui avons pas résisté la veille, le lendemain, ne sommes-nous pas obligés à mentir, car le Code-Homme nous fait en galanterie un devoir du mensonge.
— Hé ! bien, je suis généreuse, dit-elle en essuyant ses larmes, retourne auprès d’elle, je ne veux pas te devoir à la force de mon amour, mais à ta propre volonté. Si tu reviens ici, je croirai que tu m’aimes autant que je t’aime, ce qui m’a toujours paru impossible.
Elle sut me persuader de retourner à Clochegourde. La fausseté de la situation dans laquelle j’allais entrer ne pouvait être devinée par un homme gorgé de bonheur. En refusant d’aller à Clochegourde, je donnais gain de cause à lady Dudley sur Henriette. Arabelle m’emmenait alors à Paris. Mais y aller, n’était-ce pas {p. 444} insulter madame de Mortsauf ? dans ce cas, je devais revenir encore plus sûrement à Arabelle. Une femme a-t-elle jamais pardonné de semblables crimes de lèse-amour ? À moins d’être un ange descendu des cieux, et non l’esprit purifié qui s’y rend, une femme aimante préférerait voir son amant souffrant une agonie à le voir heureux par une autre : plus elle aime, plus elle sera blessée. Ainsi vue sous ses deux faces, ma situation, une fois sorti de Clochegourde pour aller à la Grenadière, était aussi mortelle à mes amours d’élection que profitable à mes amours de hasard. La marquise avait calculé tout avec une profondeur étudiée. Elle m’avoua plus tard que si madame de Mortsauf ne l’avait pas rencontrée dans les landes, elle avait médité de me compromettre en rôdant autour de Clochegourde.
Au moment où j’abordai la comtesse, que je vis pâle, abattue comme une personne qui a souffert quelque dure insomnie, j’exerçai soudain, non pas ce tact, mais le flairer qui fait ressentir aux cœurs encore jeunes et généreux la portée de ces actions indifférentes aux yeux de la masse, criminelles selon la jurisprudence des grandes âmes. Aussitôt, comme un enfant qui, descendu dans un abîme en jouant, en cueillant des fleurs, voit avec angoisse qu’il lui sera impossible de remonter, n’aperçoit plus le sol humain qu’à une distance infranchissable, se sent tout seul, à la nuit, et entend les hurlements sauvages, je compris que nous étions séparés par tout un monde. Il se fit dans nos deux âmes une grande clameur et comme un retentissement du lugubre Consummatum est ! qui se crie dans les églises le vendredi-saint à l’heure où le Sauveur expira, horrible scène qui glace les jeunes âmes pour qui la religion est un premier amour. Toutes les illusions d’Henriette étaient mortes d’un seul coup, son cœur avait souffert une passion. Elle, si respectée par le plaisir qui ne l’avait jamais enlacée de ses engourdissants replis, devinait-elle aujourd’hui les voluptés de l’amour heureux, pour me refuser ses regards ? car elle me retira la lumière qui depuis six ans brillait sur ma vie. Elle savait donc que la source des rayons épanchés de nos yeux était dans nos âmes, auxquelles ils servaient de route pour pénétrer l’une chez l’autre ou pour se confondre en une seule, se séparer, jouer comme deux femmes sans défiance qui se disent tout ? Je sentis amèrement la faute d’apporter sous ce toit inconnu aux caresses un visage où les ailes du plaisir avaient semé leur poussière diaprée. Si, la veille, j’avais {p. 445} laissé lady Dudley s’en aller seule ; si j’étais revenu à Clochegourde, où peut-être Henriette m’avait attendu ; peut-être… enfin peut-être madame de Mortsauf ne se serait-elle pas si cruellement proposé d’être ma sœur. Elle mit à toutes ses complaisances le faste d’une force exagérée, elle entrait violemment dans son rôle pour n’en point sortir. Pendant le déjeuner, elle eut pour moi mille attentions, des attentions humiliantes, elle me soignait comme un malade de qui elle avait pitié.
— Vous vous êtes promené de bonne heure, me dit le comte ; vous devez alors avoir un excellent appétit, vous dont l’estomac n’est pas détruit !
Cette phrase, qui n’attira pas sur les lèvres de la comtesse le sourire d’une sœur rusée, acheva de me prouver le ridicule de ma position. Il était impossible d’être à Clochegourde le jour, à Saint-Cyr la nuit. Arabelle avait compté sur ma délicatesse et sur la grandeur de madame de Mortsauf. Pendant cette longue journée, je sentis combien il est difficile de devenir l’ami d’une femme long-temps désirée. Cette transition, si simple quand les ans la préparent, est une maladie au jeune âge. J’avais honte, je maudissais le plaisir, j’aurais voulu que madame de Mortsauf me demandât mon sang. Je ne pouvais lui déchirer à belles dents sa rivale, elle évitait d’en parler, et médire d’Arabelle était une infamie qui m’aurait fait mépriser par22 Henriette magnifique et noble jusque dans les derniers replis de son cœur. Après cinq ans de délicieuse intimité, nous ne savions de quoi parler ; nos paroles ne répondaient point à nos pensées ; nous nous cachions mutuellement de dévorantes douleurs, nous pour qui la douleur avait toujours été un fidèle truchement. Henriette affectait un air heureux et pour elle et pour moi ; mais elle était triste. Quoiqu’elle se dît à tout propos ma sœur, et qu’elle fût femme, elle ne trouvait aucune idée pour entretenir la conversation, et nous demeurions la plupart du temps dans un silence contraint. Elle accrut mon supplice intérieur, en feignant de se croire la seule victime de cette lady.
— Je souffre plus que vous, lui dis-je en un moment où la sœur laissa échapper une ironie toute féminine.
— Comment ? répondit-elle avec ce ton de hauteur que prennent les femmes quand on veut primer leurs sensations.
— Mais j’ai tous les torts.
Il y eut un moment où la comtesse prit avec moi un air froid et {p. 446} indifférent qui me brisa ; je résolus de partir. Le soir, sur la terrasse, je fis mes adieux à la famille réunie. Tous me suivirent au boulingrin où piaffait mon cheval dont ils s’écartèrent. Elle vint à moi quand j’en pris la bride.
— Allons seuls, à pied, dans l’avenue, me dit-elle.
Je lui donnai le bras, et nous sortîmes par les cours en marchant à pas lents, comme si nous savourions nos mouvements confondus ; nous atteignîmes ainsi un bouquet d’arbres qui enveloppait un coin de l’enceinte extérieure.
— Adieu, mon ami, dit-elle en s’arrêtant, en jetant sa tête sur mon cœur et ses bras à mon cou. Adieu, nous ne nous reverrons plus. Dieu m’a donné le triste pouvoir de regarder dans l’avenir. Ne vous rappelez-vous pas la terreur qui m’a saisie, un jour, quand vous êtes revenu si beau ! si jeune ! et que je vous ai vu me tournant le dos comme aujourd’hui que vous quittez Clochegourde pour aller à la Grenadière. Hé ! bien, encore une fois, pendant cette nuit j’ai pu jeter un coup d’œil sur nos destinées. Mon ami, nous nous parlons en ce moment pour la dernière fois. À peine pourrai-je vous dire encore quelques mots, car ce ne sera plus moi tout entière qui vous parlerai. La mort a déjà frappé quelque chose en moi. Vous aurez alors enlevé leur mère à mes enfants, remplacez-la près d’eux ! vous le pourrez ! Jacques et Madeleine vous aiment comme si vous les aviez toujours fait souffrir.
— Mourir ! dis-je effrayé en la regardant et revoyant le feu sec de ses yeux luisants dont on ne peut donner une idée à ceux qui n’ont pas connu des êtres chers atteints de cette horrible maladie, qu’en comparant ses yeux à des globes d’argent bruni. Mourir ! Henriette, je t’ordonne de vivre. Tu m’as autrefois demandé des serments, eh ! bien, aujourd’hui j’en exige un de toi : jure-moi de consulter Origet et de lui obéir en tout…
— Voulez-vous donc vous opposer à la clémence de Dieu ? dit-elle en m’interrompant par le cri du désespoir indigné d’être méconnu.
— Vous ne m’aimez donc pas assez pour m’obéir aveuglément en toute chose comme cette misérable lady…
— Oui, tout ce que tu voudras, dit-elle poussée par une jalousie qui lui fit en un moment franchir les distances qu’elle avait respectées jusqu’alors.
— Je reste ici, lui dis-je en la baisant sur les yeux.
{p. 447} Effrayée de ce consentement, elle s’échappa de mes bras, alla s’appuyer contre un arbre ; puis elle rentra chez elle en marchant avec précipitation, sans tourner la tête ; mais je la suivis, elle pleurait et priait. Arrivé au boulingrin, je lui pris la main et la baisai respectueusement. Cette soumission inespérée la toucha.
— À toi quand même ! lui dis-je, car je t’aime comme t’aimait ta tante.
Elle tressaillit en me serrant alors violemment la main.
— Un regard, lui dis-je, encore un de nos anciens regards ! La femme qui se donne tout entière, m’écriai-je en sentant mon âme illuminée par le coup d’œil qu’elle me jeta, donne moins de vie et d’âme que je viens d’en recevoir. Henriette, tu es la plus aimée, la seule aimée.
— Je vivrai ! me dit-elle, mais guérissez-vous aussi.
Ce regard avait effacé l’impression des sarcasmes d’Arabelle. J’étais donc le jouet des deux passions inconciliables que je vous ai décrites et dont j’éprouvais alternativement l’influence. J’aimais un ange et un démon ; deux femmes également belles, parées l’une de toutes les vertus que nous meurtrissons en haine de nos imperfections, l’autre de tous les vices que nous déifions par égoïsme. En parcourant cette avenue, où je me retournais23 de moments en moments pour revoir madame de Mortsauf appuyée sur un arbre et entourée de ses enfants qui agitaient leurs mouchoirs, je surpris dans mon âme un mouvement d’orgueil de me savoir l’arbitre de deux destinées si belles, d’être la gloire à des titres si différents de deux femmes si supérieures, et d’avoir inspiré de si grandes passions que de chaque côté la mort arriverait si je leur manquais. Cette fatuité passagère a été doublement punie, croyez-le bien ! Je ne sais quel démon me disait d’attendre près d’Arabelle le moment où quelque désespoir, où la mort du comte me livrerait Henriette, car Henriette m’aimait toujours : ses duretés, ses larmes, ses remords, sa chrétienne résignation étaient d’éloquentes traces d’un sentiment qui ne pouvait pas plus s’effacer de son cœur que du mien. En allant au pas dans cette jolie avenue, et faisant ces réflexions, je n’avais plus vingt-cinq ans, j’en avais cinquante. N’est-ce pas encore plus le jeune homme que la femme qui passe en un moment de trente à soixante ans ? Quoique j’aie chassé d’un souffle ces mauvaises pensées, elles m’obsédèrent, je dois l’avouer ! Peut-être leur principe se trouvait-il aux Tuileries, sous les lambris {p. 448} du cabinet royal. Qui pouvait résister à l’esprit déflorateur de Louis XVIII, lui qui disait qu’on n’a de véritables passions que dans l’âge mûr, parce que la passion n’est belle et furieuse que quand il s’y mêle de l’impuissance et qu’on se trouve alors à chaque plaisir comme un joueur à son dernier enjeu. Quand je fus au bout de l’avenue, je me retournai et la franchis en un clin-d’œil en voyant qu’Henriette y était encore, elle seule ! Je vins lui dire un dernier adieu, mouillé de larmes expiatrices dont la cause lui fut cachée. Larmes sincères, accordées sans le savoir à ces belles amours à jamais perdues, à ces vierges émotions, à ces fleurs de la vie qui ne renaissent plus ; car, plus tard, l’homme ne donne plus, il reçoit ; il s’aime lui-même dans sa maîtresse ; tandis qu’au jeune âge il aime sa maîtresse en lui : plus tard nous inoculons nos goûts, nos vices peut-être à la femme qui nous aime ; tandis qu’au début de la vie, celle que nous aimons nous impose ses vertus, ses délicatesses ; elle nous convie au beau par un sourire, et nous apprend le dévouement par son exemple. Malheur à qui n’a pas eu son Henriette ! Malheur à qui n’a pas connu quelque lady Dudley ! S’il se marie, celui-ci ne gardera pas sa femme, celui-là sera peut-être abandonné par sa maîtresse ; mais heureux qui peut trouver les deux en une seule ; heureux, Natalie, l’homme que vous aimez !
De retour à Paris, Arabelle et moi nous devînmes plus intimes que par le passé. Bientôt nous abolîmes insensiblement l’un et l’autre les lois de convenance que je m’étais imposées, et dont la stricte observation fait souvent pardonner par le monde la fausseté de la position où s’était mise lady Dudley. Le monde, qui aime tant à pénétrer au delà des apparences, les légitime dès qu’il connaît le secret qu’elles enveloppent. Les amants forcés de vivre au milieu du grand monde auront toujours tort de renverser ces barrières exigées par la jurisprudence des salons, tort de ne pas obéir scrupuleusement à toutes les conventions imposées par les mœurs ; il s’agit alors moins des autres que d’eux-mêmes. Les distances à franchir, le respect extérieur à conserver, les comédies à jouer, le mystère à obscurcir, toute cette stratégie de l’amour heureux occupe la vie, renouvelle le désir et protége notre cœur contre les relâchements de l’habitude. Mais essentiellement dissipatrices, les premières passions, de même que les jeunes gens, coupent leurs forêts à blanc au lieu de les aménager. Arabelle n’adoptait pas ces idées bourgeoises, elle s’y était pliée pour me plaire ; semblable au {p. 449} bourreau marquant d’avance sa proie afin de se l’approprier, elle voulait me compromettre à la face de tout Paris pour faire de moi son sposo. Aussi employa-t-elle ses coquetteries à me garder chez elle, car elle n’était pas contente de son élégant esclandre qui, faute de preuves, n’encourageait que les chuchotteries sous l’éventail. En la voyant si heureuse de commettre une imprudence qui dessinerait franchement sa position, comment n’aurais-je pas cru à son amour ? Une fois plongé dans les douceurs d’un mariage illicite, le désespoir me saisit, car je voyais ma vie arrêtée au rebours des idées reçues et des recommandations d’Henriette. Je vécus alors avec l’espèce de rage qui saisit un poitrinaire quand, pressentant sa fin, il ne veut pas qu’on interroge le bruit de sa respiration. Il y avait un coin de mon cœur où je ne pouvais me retirer sans souffrance ; un esprit vengeur me jetait incessamment des idées sur lesquelles je n’osais m’appesantir. Mes lettres à Henriette peignaient cette maladie morale, et lui causaient un mal infini. « Au prix de tant de trésors perdus, elle me voulait au moins heureux ! » me dit-elle dans la seule réponse que je reçus. Et je n’étais pas heureux ! Chère Natalie, le bonheur est absolu, il ne souffre pas de comparaisons. Ma première ardeur passée, je comparai nécessairement ces deux femmes l’une à l’autre, contraste que je n’avais pas encore pu étudier. En effet, toute grande passion pèse si fortement sur notre caractère qu’elle en refoule d’abord les aspérités et comble la trace des habitudes qui constituent nos défauts ou nos qualités ; mais plus tard, chez deux amants bien accoutumés l’un à l’autre, les traits de la physionomie morale reparaissent ; tous deux se jugent alors mutuellement, et souvent il se déclare, durant cette réaction du caractère sur la passion, des antipathies qui préparent ces désunions dont s’arment les gens superficiels pour accuser le cœur humain d’instabilité. Cette période commença donc. Moins aveuglé par les séductions, et détaillant pour ainsi dire mon plaisir, j’entrepris, sans le vouloir peut-être, un examen qui nuisit à lady Dudley.
Je lui trouvai d’abord en moins l’esprit qui distingue la Française entre toutes les femmes, et la rend la plus délicieuse à aimer, selon l’aveu des gens que les hasards de leur vie ont mis à même d’éprouver les manières d’aimer de chaque pays. Quand une Française aime, elle se métamorphose ; sa coquetterie si vantée, elle l’emploie à parer son amour ; sa vanité si dangereuse, elle l’immole et met toutes ses prétentions à bien aimer. Elle épouse {p. 450} les intérêts, les haines, les amitiés de son amant ; elle acquiert en un jour les subtilités expérimentées de l’homme d’affaires, elle étudie le code, elle comprend le mécanisme du crédit, et séduit la caisse d’un banquier ; étourdie et prodigue, elle ne fera pas une seule faute et ne gaspillera pas un seul louis ; elle devient à la fois mère, gouvernante, médecin, et donne à toutes ses transformations une grâce de bonheur qui révèle dans les plus légers détails un amour infini ; elle réunit les qualités spéciales qui recommandent les femmes de chaque pays en donnant à ce mélange de l’unité par l’esprit, cette semence française qui anime, permet, justifie, varie tout et détruit la monotonie d’un sentiment appuyé sur le premier temps d’un seul verbe. La femme française aime toujours, sans relâche ni fatigue, à tout moment, en public et seule ; en public, elle trouve un accent qui ne résonne que dans une oreille, elle parle par son silence même, et sait vous regarder les yeux baissés ; si l’occasion lui interdit la parole et le regard, elle emploiera le sable sur lequel s’imprime son pied pour y écrire une pensée ; seule, elle exprime sa passion même pendant le sommeil ; enfin elle plie le monde à son amour. Au contraire, l’Anglaise plie son amour au monde. Habituée par son éducation à conserver cette habitude glaciale, ce maintien britannique si égoïste dont je vous ai parlé, elle ouvre et ferme son cœur avec la facilité d’une mécanique anglaise. Elle possède un masque impénétrable qu’elle met et qu’elle ôte flegmatiquement ; passionnée comme une Italienne quand aucun œil ne la voit, elle devient froidement digne aussitôt que le monde intervient. L’homme le plus aimé doute alors de son empire en voyant la profonde immobilité du visage, le calme de la voix, la parfaite liberté de contenance qui distingue une Anglaise sortie de son boudoir. En ce moment, l’hypocrisie va jusqu’à l’indifférence, l’Anglaise a tout oublié. Certes la femme qui sait jeter son amour comme un vêtement fait croire qu’elle peut en changer. Quelles tempêtes soulèvent alors les vagues du cœur quand elles sont remuées par l’amour-propre blessé de voir une femme prenant, interrompant, reprenant l’amour comme une tapisserie à main ! Ces femmes sont trop maîtresses d’elles-mêmes pour vous bien appartenir ; elles accordent trop d’influence au monde pour que notre règne soit entier. Là où la Française console le patient par un regard, trahit sa colère contre les visiteurs par quelques jolies moqueries, le silence des Anglaises est absolu, agace l’âme et taquine {p. 451} l’esprit. Ces femmes trônent si constamment en toute occasion que, pour la plupart d’entre elles, l’omnipotence de la fashion doit s’étendre jusque sur leurs plaisirs. Qui exagère la pudeur doit exagérer l’amour, les Anglaises sont ainsi ; elles mettent tout dans la forme, sans que chez elles l’amour de la forme produise le sentiment de l’art : quoi qu’elles puissent dire, le protestantisme et le catholicisme expliquent les différences qui donnent à l’âme des Françaises tant de supériorité sur l’amour raisonné, calculateur des Anglaises. Le protestantisme doute, examine et tue les croyances, il est donc la mort de l’art et de l’amour. Là où le monde commande, les gens du monde doivent obéir ; mais les gens passionnés le fuient aussitôt, il leur est insupportable. Vous comprendrez alors combien fut choqué mon amour-propre en découvrant que lady Dudley ne pouvait point se passer du monde, et que la transition britannique lui était familière : ce n’était pas un sacrifice que le monde lui imposait ; non, elle se manifestait naturellement sous deux formes ennemies l’une de l’autre ; quand elle aimait, elle aimait avec ivresse ; aucune femme d’aucun pays ne lui était comparable, elle valait tout un sérail ; mais le rideau tombé sur cette scène de féerie en bannissait jusqu’au souvenir. Elle ne répondait ni à un regard ni à un sourire ; elle n’était ni maîtresse ni esclave, elle était comme une ambassadrice obligée d’arrondir ses phrases et ses coudes, elle impatientait par son calme, elle outrageait le cœur par son décorum ; elle ravalait ainsi l’amour jusqu’au besoin, au lieu de l’élever jusqu’à l’idéal par l’enthousiasme. Elle n’exprimait ni crainte, ni regrets, ni désir ; mais à l’heure dite sa tendresse se dressait comme des feux subitement allumés, et semblait insulter à sa réserve. À laquelle de ces deux femmes devais-je croire ? Je sentis alors par mille piqûres d’épingle les différences infinies qui séparaient Henriette d’Arabelle. Quand madame de Mortsauf me quittait pour un moment, elle semblait laisser à l’air le soin de me parler d’elle ; les plis de sa robe, quand elle s’en allait, s’adressaient à mes yeux comme leur bruit onduleux arrivait joyeusement à mon oreille quand elle revenait ; il y avait des tendresses infinies dans la manière dont elle dépliait ses paupières en abaissant ses yeux vers la terre ; sa voix, cette voix musicale, était une caresse continuelle ; ses discours témoignaient d’une pensée constante, elle se ressemblait toujours à elle-même ; elle ne scindait pas son âme en deux atmosphères, l’une ardente et l’autre glacée ; enfin, madame de Mortsauf réservait son {p. 452} esprit et la fleur de sa pensée pour exprimer ses sentiments, elle se faisait coquette par les idées avec ses enfants et avec moi. Mais l’esprit d’Arabelle ne lui servait pas à rendre la vie aimable, elle ne l’exerçait point à mon profit, il n’existait que par le monde et pour le monde, elle était purement moqueuse ; elle aimait à déchirer, à mordre, non pour m’amuser, mais pour satisfaire un goût. Madame de Mortsauf aurait dérobé son bonheur à tous les regards, lady Arabelle voulait montrer le sien à tout Paris, et, par une horrible grimace, elle restait dans les convenances tout en paradant au Bois avec moi. Ce mélange d’ostentation et de dignité, d’amour et de froideur, blessait constamment mon âme, à la fois vierge et passionnée ; et, comme je ne savais point passer ainsi d’une température à l’autre, mon humeur s’en ressentait ; j’étais palpitant d’amour quand elle reprenait sa pudeur de convention. Quand je m’avisai de me plaindre, non sans de grands ménagements, elle tourna sa langue à triple dard contre moi, mêlant les gasconnades de sa passion à ces plaisanteries anglaises que j’ai tâché de vous peindre. Aussitôt qu’elle se trouvait en contradiction avec moi, elle se faisait un jeu de froisser mon cœur et d’humilier mon esprit, elle me maniait comme une pâte. À des observations sur le milieu que l’on doit garder en tout, elle répondait par la caricature de mes idées, qu’elle portait à l’extrême. Quand je lui reprochais son attitude, elle me demandait si je voulais qu’elle m’embrassât devant tout Paris, aux Italiens ; elle s’y engageait si sérieusement, que, connaissant son envie de faire parler d’elle, je tremblais de lui voir exécuter sa promesse. Malgré sa passion réelle, je ne sentais jamais rien de recueilli, de saint, de profond comme chez Henriette : elle était toujours insatiable comme une terre sablonneuse. Madame de Mortsauf était toujours rassurée et sentait mon âme dans une accentuation ou dans un coup d’œil, tandis que la marquise n’était jamais accablée par un regard, ni par un serrement de main, ni par une douce parole. Il y a plus ! le bonheur de la veille n’était rien le lendemain ; aucune preuve d’amour ne l’étonnait ; elle éprouvait un si grand désir d’agitation, de bruit, d’éclat, que rien n’atteignait sans doute à son beau idéal en ce genre, et de là ses furieux efforts d’amour ; dans sa fantaisie exagérée, il s’agissait d’elle et non de moi. Cette lettre de madame de Mortsauf, lumière qui brillait encore sur ma vie, et qui prouvait la manière dont la femme la plus vertueuse sait obéir au génie de la Française, en accusant une {p. 453} perpétuelle vigilance, une entente continuelle de toutes mes fortunes ; cette lettre a dû vous faire comprendre avec quel soin Henriette s’occupait de mes intérêts matériels, de mes relations politiques, de mes conquêtes morales, avec quelle ardeur elle embrassait ma vie par les endroits permis. Sur tous ces points, lady Dudley affectait la réserve d’une personne de simple connaissance. Jamais elle ne s’informa ni de mes affaires, ni de ma fortune, ni de mes travaux, ni des difficultés de ma vie, ni de mes haines, ni de mes amitiés d’homme. Prodigue pour elle-même sans être généreuse, elle séparait vraiment un peu trop les intérêts et l’amour ; tandis que, sans l’avoir éprouvé, je savais qu’afin de m’éviter un chagrin, Henriette aurait trouvé pour moi ce qu’elle n’aurait pas cherché pour elle. Dans un de ces malheurs qui peuvent attaquer les hommes les plus élevés et les plus riches, l’histoire en atteste assez ! j’aurais consulté Henriette, mais je me serais laissé traîner en prison sans dire un mot à lady Dudley.
Jusqu’ici le contraste repose sur les sentiments, mais il en était de même pour les choses. Le luxe est en France l’expression de l’homme, la reproduction de ses idées, de sa poésie spéciale ; il peint le caractère, et donne entre amants du prix aux moindres soins en faisant rayonner autour de nous la pensée dominante de l’être aimé ; mais ce luxe anglais dont les recherches m’avaient séduit par leur finesse était mécanique aussi ! lady Dudley n’y mettait rien d’elle, il venait des gens, il était acheté. Les mille attentions caressantes de Clochegourde étaient, aux yeux d’Arabelle, l’affaire des domestiques ; à chacun d’eux son devoir et sa spécialité. Choisir les meilleurs laquais était l’affaire de son majordome, comme s’il se fût agi de chevaux. Cette femme ne s’attachait point à ses gens, la mort du plus précieux d’entre eux ne l’aurait point affectée, on l’eût à prix d’argent remplacé par quelque autre également habile. Quant au prochain, jamais je ne surpris dans ses yeux une larme pour les malheurs d’autrui, elle avait même une naïveté d’égoïsme de laquelle il fallait absolument rire. Les draperies rouges de la grande dame couvraient cette nature de bronze. La délicieuse Almée qui se roulait le soir sur ses tapis, qui faisait sonner tous les grelots de son amoureuse folie, réconciliait promptement un homme jeune avec l’Anglaise insensible et dure ; aussi ne découvris-je que pas à pas le tuf sur lequel je perdais mes semailles, et qui ne devait point donner de moissons. Madame de Mortsauf {p. 454} avait pénétré tout d’un coup cette nature dans sa rapide rencontre ; je me souvins de ses paroles prophétiques. Henriette avait eu raison en tout, l’amour d’Arabelle me devenait insupportable. J’ai remarqué depuis que la plupart des femmes qui montent bien à cheval ont peu de tendresse. Comme aux amazones, il leur manque une mamelle, et leurs cœurs sont endurcis en un certain endroit, je ne sais lequel.
Au moment où je commençais à sentir la pesanteur de ce joug, où la fatigue me gagnait le corps et l’âme, où je comprenais bien tout ce que le sentiment vrai donne de sainteté à l’amour, où j’étais accablé par les souvenirs de Clochegourde en respirant, malgré la distance, le parfum de toutes ses roses, la chaleur de sa terrasse, en entendant le chant de ses rossignols, en ce moment affreux où j’apercevais le lit pierreux du torrent sous ses eaux diminuées, je reçus un coup qui retentit encore dans ma vie, car à chaque heure il trouve un écho. Je travaillais dans le cabinet du roi qui devait sortir à quatre heures, le duc de Lenoncourt était de service ; en le voyant entrer le roi lui demanda des nouvelles de la comtesse ; je levai brusquement la tête d’une façon trop significative ; le roi, choqué de ce mouvement, me jeta le regard qui précédait ces mots durs qu’il savait si bien dire.
— Sire, ma pauvre fille se meurt, répondit le duc.
— Le roi daignera-t-il m’accorder un congé ? dis-je les larmes aux yeux en bravant une colère près d’éclater.
— Courez, mylord, me répondit-il en souriant de mettre une épigramme dans chaque mot et me faisant grâce de sa réprimande en faveur de son esprit.
Plus courtisan que père, le duc ne demanda point de congé et monta dans la voiture du roi pour l’accompagner. Je partis sans dire adieu à lady Dudley, qui par bonheur était sortie et à laquelle j’écrivis que j’allais en mission pour le service du roi. À la Croix de Berny, je rencontrai Sa Majesté qui revenait de Verrières. En acceptant un bouquet de fleurs qu’il laissa tomber à ses pieds, le roi me jeta un regard plein de ces royales ironies accablantes de profondeur, et qui semblait me dire : — « Si tu veux être quelque chose en politique, reviens ! Ne t’amuse pas à parlementer avec les morts ! » Le duc me fit avec la main un signe de mélancolie. Les deux pompeuses calèches à huit chevaux, les colonels dorés, l’escorte et ses tourbillons de poussière passèrent rapidement aux {p. 455} cris de Vive le roi ! Il me sembla que la cour avait foulé le corps de madame de Mortsauf avec l’insensibilité que la nature témoigne pour nos catastrophes. Quoique ce fût un excellent homme, le duc allait sans doute faire le whist de MONSIEUR, après le coucher du roi. Quant à la duchesse, elle avait depuis long-temps porté le premier coup à sa fille en lui parlant, elle seule, de lady Dudley.
Mon rapide voyage fut comme un rêve, mais un rêve de joueur ruiné ; j’étais au désespoir de ne point avoir reçu de nouvelles. Le confesseur avait-il poussé la rigidité jusqu’à m’interdire l’accès de Clochegourde ? J’accusais Madeleine, Jacques, l’abbé de Dominis24, tout, jusqu’à monsieur de Mortsauf. Au delà de Tours, en débouchant par les ponts Saint-Sauveur, pour descendre dans le chemin bordé de peupliers qui mène à Poncher, et que j’avais tant admiré quand je courais à la recherche de mon inconnue, je rencontrai monsieur Origet ; il devina que je me rendais à Clochegourde, je devinai qu’il en revenait ; nous arrêtâmes chacun notre voiture et nous en descendîmes, moi pour demander des nouvelles et lui pour m’en donner.
— Hé ! bien, comment va madame de Mortsauf ? lui dis-je.
— Je doute que vous la trouviez vivante, me répondit-il. Elle meurt d’une affreuse mort, elle meurt d’inanition. Quand elle me fit appeler au mois de juin dernier, aucune puissance médicale ne pouvait plus combattre la maladie ; elle avait les affreux symptômes que monsieur de Mortsauf vous aura sans doute décrits, puisqu’il croyait les éprouver. Madame la comtesse n’était pas alors sous l’influence passagère d’une perturbation due à une lutte intérieure que la médecine dirige et qui devient la cause d’un état meilleur, ou sous le coup d’une crise commencée et dont le désordre se répare ; non, la maladie était arrivée au point où l’art est inutile : c’est l’incurable résultat d’un chagrin, comme une blessure mortelle est la conséquence d’un coup de poignard. Cette affection est produite par l’inertie d’un organe dont le jeu est aussi nécessaire à la vie que celui du cœur. Le chagrin a fait l’office du poignard. Ne vous y trompez pas ! madame de Mortsauf meurt de quelque peine inconnue.
— Inconnue ! dis-je. Ses enfants n’ont point été malades ?
— Non, me dit-il en me regardant d’un air significatif, et depuis qu’elle est sérieusement atteinte, monsieur de Mortsauf ne l’a plus tourmentée. Je ne suis plus utile, monsieur Deslandes d’Azay {p. 456} suffit, il n’existe aucun remède, et les souffrances sont horribles. Riche, jeune, belle, et mourir maigrie, vieillie par la faim, car elle mourra de faim ! Depuis quarante jours, l’estomac étant comme fermé rejette tout aliment, sous quelque forme qu’on le présente.
Monsieur Origet me pressa la main que je lui tendis, il me l’avait presque demandée par un geste de respect.
— Du courage, monsieur, dit-il en levant les yeux au ciel.
Sa phrase exprimait de la compassion pour des peines qu’il croyait également partagées ; il ne soupçonnait pas le dard envenimé de ses paroles qui m’atteignirent comme une flèche au cœur. Je montai brusquement en voiture en promettant une bonne récompense au postillon si j’arrivais à temps.
Malgré mon impatience, je crus avoir fait le chemin en quelques minutes, tant j’étais absorbé par les réflexions amères qui se pressaient dans mon âme. Elle meurt de chagrin, et ses enfants vont bien ! elle mourait donc par moi ! Ma conscience menaçante prononça un de ces réquisitoires qui retentissent dans toute la vie et quelquefois au delà. Quelle faiblesse et quelle impuissance dans la justice humaine ! elle ne venge que les actes patents. Pourquoi la mort et la honte au meurtrier qui tue d’un coup, qui vous surprend généreusement dans le sommeil et vous endort pour toujours, ou qui frappe à l’improviste, en vous évitant l’agonie ? Pourquoi la vie heureuse, pourquoi l’estime au meurtrier qui verse goutte à goutte le fiel dans l’âme et mine le corps pour le détruire ? Combien de meurtriers impunis ! Quelle complaisance pour le vice élégant ! quel acquittement pour l’homicide causé par les persécutions morales ! Je ne sais quelle main vengeresse leva tout à coup le rideau peint qui couvre la société. Je vis plusieurs de ces victimes qui vous sont aussi connues qu’à moi : madame de Beauséant partie mourante en Normandie quelques jours avant mon départ ! La duchesse de Langeais compromise ! Lady Brandon arrivée en Touraine pour y mourir dans cette humble maison où lady Dudley était restée deux semaines, et tuée, par quel horrible dénoûment ? vous le savez ! Notre époque est fertile en événements de ce genre. Qui n’a connu cette pauvre jeune femme qui s’est empoisonnée, vaincue par la jalousie qui tuait peut-être madame de Mortsauf ? Qui n’a frémi du destin de cette délicieuse jeune fille qui, semblable à une fleur piquée par un taon, a dépéri en deux ans de mariage, victime de sa pudique ignorance, victime d’un {p. 457} misérable auquel Ronquerolles, Montriveau, de Marsay donnent la main parce qu’il sert leurs projets politiques ? Qui n’a palpité au récit des derniers moments de cette femme qu’aucune prière n’a pu fléchir et qui n’a jamais voulu revoir son mari après en avoir si noblement payé les dettes ? Madame d’Aiglemont n’a-t-elle pas vu la tombe de bien près, et sans les soins de mon frère vivrait-elle ? Le monde et la science sont complices de ces crimes pour lesquels il n’est point de Cour d’Assises. Il semble que personne ne meure de chagrin, ni de désespoir, ni d’amour, ni de misères cachées, ni d’espérances cultivées sans fruit, incessamment replantées et déracinées. La nomenclature nouvelle a des mots ingénieux pour tout expliquer : la gastrite, la péricardite, les mille maladies de femme dont les noms se disent à l’oreille, servent de passe-port aux cercueils escortés de larmes hypocrites que la main du notaire a bientôt essuyées. Y a-t-il au fond de ce malheur quelque loi que nous ne connaissons pas ? Le centenaire doit-il impitoyablement joncher le terrain de morts, et le dessécher autour de lui pour s’élever, de même que le millionnaire s’assimile les efforts d’une multitude de petites industries ? Y a-t-il une forte vie venimeuse qui se repaît des créatures douces et tendres ? Mon Dieu ! appartenais-je donc à la race des tigres ? Le remords me serrait le cœur de ses doigts brûlants, et j’avais les joues sillonnées de larmes quand j’entrai dans l’avenue de Clochegourde par une humide matinée d’octobre qui détachait les feuilles mortes des peupliers dont la plantation avait été dirigée par Henriette, dans cette avenue où naguère elle agitait son mouchoir comme pour me rappeler ! Vivait-elle ? Pourrais-je sentir ses deux blanches mains sur ma tête prosternée ? En un moment je payai tous les plaisirs donnés par Arabelle et les trouvai chèrement vendus ! je me jurai de ne jamais la revoir, et je pris en haine l’Angleterre. Quoique lady Dudley soit une variété de l’espèce, j’enveloppai toutes les Anglaises dans les crêpes de mon arrêt.
En entrant à Clochegourde, je reçus un nouveau coup. Je trouvai Jacques, Madeleine et l’abbé de Dominis agenouillés tous trois au pied d’une croix de bois plantée au coin d’une pièce de terre qui avait été comprise dans l’enceinte, lors de la construction de la grille, et que ni le comte, ni la comtesse n’avaient voulu abattre. Je sautai hors de ma voiture et j’allai vers eux le visage plein de larmes, et le cœur brisé par le spectacle de ces deux enfants et de {p. 458} ce grave personnage implorant Dieu. Le vieux piqueur y était aussi, à quelques pas, la tête nue.
— Eh ! bien, monsieur ? dis-je à l’abbé de Dominis en baisant au front Jacques et Madeleine qui me jetèrent un regard froid, sans cesser leur prière. L’abbé se leva, je lui pris le bras pour m’y appuyer en lui disant : — Vit-elle encore ? Il inclina la tête par un mouvement triste et doux. — Parlez, je vous en supplie, au nom de la Passion de Notre Seigneur ! Pourquoi priez-vous au pied de cette croix ? pourquoi êtes-vous ici et non près d’elle ? pourquoi ses enfants sont-ils dehors par une si froide matinée ? dites-moi tout, afin que je ne cause pas quelque malheur par ignorance.
— Depuis plusieurs jours, madame la comtesse ne veut voir ses enfants qu’à des heures déterminées. — Monsieur, reprit-il après une pause, peut-être devriez-vous attendre quelques heures avant de revoir madame de Mortsauf, elle est bien changée ! mais il est utile de la préparer à cette entrevue, vous pourriez lui causer quelque surcroît de souffrance… Quant à la mort, ce serait un bienfait.
Je serrai la main de cet homme divin dont le regard et la voix caressaient les blessures d’autrui sans les aviver.
— Nous prions tous ici pour elle, reprit-il ; car elle, si sainte, si résignée, si faite à mourir, depuis quelques jours elle a pour la mort une horreur secrète, elle jette sur ceux qui sont pleins de vie des regards où, pour la première fois, se peignent des sentiments sombres et envieux. Ses vertiges sont excités, je crois, moins par l’effroi de la mort que par une ivresse intérieure, par les fleurs fanées de sa jeunesse qui fermentent en se flétrissant. Oui, le mauvais ange dispute cette belle âme au ciel. Madame subit sa lutte au mont des Oliviers, elle accompagne de ses larmes la chute des roses blanches qui couronnaient sa tête de Jephté mariée, et tombées une à une. Attendez, ne vous montrez pas encore, vous lui apporteriez les clartés de la cour, elle retrouverait sur votre visage un reflet des fêtes mondaines et vous rendriez de la force à ses plaintes. Ayez pitié d’une faiblesse que Dieu lui-même a pardonnée à son Fils devenu homme. Quels mérites aurions-nous d’ailleurs à vaincre sans adversaire ? Permettez que son confesseur ou moi, deux vieillards dont les ruines n’offensent point sa vue, nous la préparions à une entrevue inespérée, à des émotions auxquelles l’abbé Birotteau avait exigé qu’elle renonçât. Mais il est dans les choses {p. 459} de ce monde une invisible trame de causes célestes qu’un œil religieux aperçoit, et si vous êtes venu ici, peut-être y êtes-vous amené par une de ces célestes étoiles qui brillent dans le monde moral, et qui conduisent vers le tombeau comme vers la crèche…
Il me dit alors, en employant cette onctueuse éloquence qui tombe sur le cœur comme une rosée, que depuis six mois la comtesse avait chaque jour souffert davantage, malgré les soins de monsieur Origet. Le docteur était venu pendant deux mois, tous les soirs, à Clochegourde, voulant arracher cette proie à la mort, car la comtesse avait dit : — « Sauvez-moi ! » — « Mais, pour guérir le corps, il aurait fallu que le cœur fût guéri ! » s’était un jour écrié le vieux médecin.
— Selon les progrès du mal, les paroles de cette femme si douce sont devenues amères, me dit l’abbé de Dominis. Elle crie à la terre de la garder, au lieu de crier à Dieu de la prendre ; puis, elle se repent de murmurer contre les décrets d’en haut. Ces alternatives lui déchirent le cœur, et rendent horrible la lutte du corps et de l’âme. Souvent le corps triomphe ! — « Vous me coûtez bien cher ! » a-t-elle dit un jour à Madeleine et à Jacques en les repoussant de son lit. Mais en ce moment, rappelée à Dieu par ma vue, elle a dit à mademoiselle Madeleine ces angéliques paroles : « Le bonheur des autres devient la joie de ceux qui ne peuvent plus être heureux. » Et son accent fut si déchirant que j’ai senti mes paupières se mouiller. Elle tombe, il est vrai ; mais, à chaque faux pas, elle se relève plus haut vers le ciel.
Frappé des messages successifs que le hasard m’envoyait, et qui, dans ce grand concert d’infortunes, préparaient par de douloureuses modulations le thème funèbre, le grand cri de l’amour expirant, je m’écriai : — Vous le croyez, ce beau lys coupé refleurira dans le ciel ?
— Vous l’avez laissée fleur encore, me répondit-il, mais vous la retrouverez consumée, purifiée dans le feu des douleurs, et pure comme un diamant encore enfoui dans les cendres. Oui, ce brillant esprit, étoile angélique, sortira splendide de ses nuages pour aller dans le royaume de lumière.
Au moment où je serrais la main de cet homme évangélique, le cœur oppressé de reconnaissance, le comte montra hors de la maison sa tête entièrement blanchie et s’élança vers moi par un mouvement où se peignait la surprise.
{p. 460} — Elle a dit vrai ! le voici. « Félix, Félix, voici Félix qui vient ! » s’est écriée madame de Mortsauf. Mon ami, reprit-il en me jetant des regards insensés de terreur, la mort est ici. Pourquoi n’a-t-elle pas pris un vieux fou comme moi qu’elle avait entamé…
Je marchai vers le château, rappelant mon courage ; mais sur le seuil de la longue antichambre qui menait du boulingrin au perron, en traversant la maison, l’abbé Birotteau m’arrêta.
— Madame la comtesse vous prie de ne pas entrer encore, me dit-il.
En jetant un coup d’œil, je vis les gens allant et venant, tous affairés, ivres de douleur et surpris sans doute des ordres que Manette leur communiquait.
— Qu’arrive-t-il ? dit le comte effarouché de ce mouvement autant par crainte de l’horrible événement, que par l’inquiétude naturelle à son caractère.
— Une fantaisie de malade, répondit l’abbé. Madame la comtesse ne veut pas recevoir monsieur le vicomte dans l’état où elle est ; elle parle de toilette, pourquoi la contrarier ?
Manette alla chercher Madeleine, et nous vîmes Madeleine sortant quelques moments après être entrée chez sa mère. Puis en nous promenant tous les cinq, Jacques et son père, les deux abbés et moi, tous silencieux le long de la façade sur le boulingrin, nous dépassâmes la maison. Je contemplai tour à tour Montbazon et Azay, regardant la vallée jaunie dont le deuil répondait alors comme en toute occasion aux sentiments qui m’agitaient. Tout à coup j’aperçus la chère mignonne courant après les fleurs d’automne et les cueillant sans doute pour composer des bouquets. En pensant à tout ce que signifiait cette réplique de mes soins amoureux, il se fit en moi je ne sais quel mouvement d’entrailles, je chancelai, ma vue s’obscurcit, et les deux abbés entre lesquels je me trouvais me portèrent sur la margelle d’une terrasse où je demeurai pendant un moment comme brisé, mais sans perdre entièrement connaissance.
— Pauvre Félix, me dit le comte, elle avait bien défendu de vous écrire, elle sait combien vous l’aimez !
Quoique préparé à souffrir, je m’étais trouvé sans force contre une attention qui résumait tous mes souvenirs de bonheur. « La voilà, pensai-je, cette lande desséchée comme un squelette, éclairée par un jour gris au milieu de laquelle s’élevait un seul buisson de {p. 461} fleurs, que jadis dans mes courses je n’ai pas admirée sans un sinistre frémissement et qui était l’image de cette heure lugubre ! » Tout était morne dans ce petit castel, autrefois si vivant, si animé ! tout pleurait, tout disait le désespoir et l’abandon. C’était des allées ratissées à moitié, des travaux commencés et abandonnés, des ouvriers debout regardant le château. Quoique l’on vendangeât les clos, l’on n’entendait ni bruit ni babil. Les vignes semblaient inhabitées, tant le silence était profond. Nous allions comme des gens dont la douleur repousse des paroles banales, et nous écoutions le comte, le seul de nous qui parlât. Après les phrases dictées par l’amour machinal qu’il ressentait pour sa femme, le comte fut conduit par la pente de son esprit à se plaindre de la comtesse. Sa femme n’avait jamais voulu se soigner ni l’écouter quand il lui donnait de bons avis ; il s’était aperçu le premier des symptômes de la maladie ; car il les avait étudiés sur lui-même, les avait combattus et s’en était guéri tout seul sans autre secours que celui d’un régime, et en évitant toute émotion forte. Il aurait bien pu guérir aussi la comtesse ; mais un mari ne saurait accepter de semblables responsabilités, surtout lorsqu’il a le malheur de voir en toute affaire son expérience dédaignée. Malgré ses représentations, la comtesse avait pris Origet pour médecin. Origet, qui l’avait jadis si mal soigné, lui tuait sa femme. Si cette maladie a pour cause d’excessifs chagrins, il avait été dans toutes les conditions pour l’avoir ; mais quels pouvaient être les chagrins de sa femme ? La comtesse était heureuse, elle n’avait ni peines ni contrariétés ! leur fortune était, grâce à ses soins et à ses bonnes idées, dans un état satisfaisant ; il laissait madame de Mortsauf régner à Clochegourde ; ses enfants, bien élevés, bien portants, ne donnaient plus aucune inquiétude ; d’où pouvait donc procéder le mal ? Et il discutait et il mêlait l’expression de son désespoir à des accusations insensées. Puis, ramené bientôt par quelque souvenir à l’admiration que méritait cette noble créature, quelques larmes s’échappaient de ses yeux, secs depuis si long-temps.
Madeleine vint m’avertir que sa mère m’attendait. L’abbé Birotteau me suivit. La grave jeune fille resta près de son père, en disant que la comtesse désirait être seule avec moi, et prétextait la fatigue que lui causerait la présence de plusieurs personnes. La solennité de ce moment produisit en moi cette impression de chaleur intérieure et de froid au dehors qui nous brise dans les grandes {p. 462} circonstances de la vie. L’abbé Birotteau, l’un de ces hommes que Dieu a marqués comme siens en les revêtant de douceur, de simplicité, en leur accordant la patience et la miséricorde, me prit à part.
— Monsieur, me dit-il, sachez que j’ai fait tout ce qui était humainement possible pour empêcher cette réunion. Le salut de cette sainte le voulait ainsi. Je n’ai vu qu’elle et non vous. Maintenant que vous allez revoir celle dont l’accès aurait dû vous être interdit par les anges, apprenez que je resterai entre vous pour la défendre contre vous-même et contre elle peut-être ! Respectez sa faiblesse. Je ne vous demande pas grâce pour elle comme prêtre, mais comme un humble ami que vous ne saviez pas avoir, et qui veut vous éviter des remords. Notre chère malade meurt exactement de faim et de soif. Depuis ce matin, elle est en proie à l’irritation fiévreuse qui précède cette horrible mort, et je ne puis vous cacher combien elle regrette la vie. Les cris de sa chair révoltée s’éteignent dans mon cœur où ils blessent des échos encore trop tendres ; mais monsieur de Dominis et moi nous avons accepté cette tâche religieuse, afin de dérober le spectacle de cette agonie morale à cette noble famille qui ne reconnaît plus son étoile du soir et du matin. Car l’époux, les enfants, les serviteurs, tous demandent : Où est-elle ? tant elle est changée. À votre aspect, les plaintes vont renaître. Quittez les pensées de l’homme du monde, oubliez les vanités du cœur, soyez près d’elle l’auxiliaire du ciel et non celui de la terre. Que cette sainte ne meure pas dans une heure de doute, en laissant échapper des paroles de désespoir…
Je ne répondis rien. Mon silence consterna le pauvre confesseur. Je voyais, j’entendais, je marchais et n’étais cependant plus sur la terre. Cette réflexion : « Qu’est-il donc arrivé ? dans quel état dois-je la trouver, pour que chacun use de telles précautions ? » engendrait des appréhensions d’autant plus cruelles qu’elles étaient indéfinies : elle comprenait toutes les douleurs ensemble. Nous arrivâmes à la porte de la chambre que m’ouvrit le confesseur inquiet. J’aperçus alors Henriette en robe blanche, assise sur son petit canapé, placé devant la cheminée ornée de nos deux vases pleins de fleurs ; puis des fleurs encore sur le guéridon placé devant la croisée. Le visage de l’abbé Birotteau, stupéfait à l’aspect de cette fête improvisée et du changement de cette chambre subitement rétablie en son ancien état, me fit deviner que la mourante avait banni le repoussant appareil qui environne le lit des malades. Elle avait {p. 463} dépensé les dernières forces d’une fièvre expirante à parer sa chambre en désordre pour y recevoir dignement celui qu’elle aimait en ce moment plus que toute chose. Sous les flots de dentelles, sa figure amaigrie, qui avait la pâleur verdâtre des fleurs du magnolia quand elles s’entr’ouvrent, apparaissait comme sur la toile jaune d’un portrait les premiers contours d’une tête chérie dessinée à la craie ; mais, pour sentir combien la griffe du vautour s’enfonça profondément dans mon cœur, supposez achevés et pleins de vie les yeux de cette esquisse, des yeux caves qui brillaient d’un éclat inusité dans une figure éteinte. Elle n’avait plus la majesté calme que lui communiquait la constante victoire remportée sur ses douleurs. Son front, seule partie du visage qui eût gardé ses belles proportions, exprimait l’audace agressive du désir et des menaces réprimées. Malgré les tons de cire de sa face allongée, des feux intérieurs s’en échappaient par un rayonnement semblable au fluide qui flambe au-dessus des champs par une chaude journée. Ses tempes creusées, ses joues rentrées montraient les formes intérieures du visage, et le sourire que formaient ses lèvres blanches ressemblait vaguement au ricanement de la mort. Sa robe croisée sur son sein attestait la maigreur de son beau corsage. L’expression de sa tête disait assez qu’elle se savait changée et qu’elle en était au désespoir. Ce n’était plus ma délicieuse Henriette, ni la sublime et sainte madame de Mortsauf ; mais le quelque chose sans nom de Bossuet qui se débattait contre le néant, et que la faim, les désirs trompés poussaient au combat égoïste de la vie contre la mort. Je vins m’asseoir près d’elle en lui prenant pour la baiser sa main que je sentis brûlante et desséchée. Elle devina ma douloureuse surprise dans l’effort même que je fis pour la déguiser. Ses lèvres décolorées se tendirent alors sur ses dents affamées pour essayer un de ces sourires forcés sous lesquels nous cachons également l’ironie de la vengeance, l’attente du plaisir, l’ivresse de l’âme et la rage d’une déception.
— Ah ! c’est la mort, mon pauvre Félix, me dit-elle, et vous n’aimez pas la mort ! la mort odieuse, la mort de laquelle toute créature, même l’amant le plus intrépide, a horreur. Ici finit l’amour : je le savais bien. Lady Dudley ne vous verra jamais étonné de son changement. Ah ! pourquoi vous ai-je tant souhaité, Félix ? vous êtes enfin venu : je vous récompense de ce dévouement par l’horrible spectacle qui fit jadis du comte de Rancé un trappiste, moi qui désirais demeurer belle et grande dans votre souvenir, y {p. 464} vivre comme un lys éternel, je vous enlève vos illusions. Le véritable amour ne calcule rien. Mais ne vous enfuyez pas, restez. Monsieur Origet m’a trouvée beaucoup mieux ce matin, je vais revenir à la vie, je renaîtrai sous vos regards. Puis, quand j’aurai recouvré quelques forces, quand je commencerai à pouvoir prendre quelque nourriture, je redeviendrai belle. À peine ai-je trente-cinq ans, je puis encore avoir de belles années. Le bonheur rajeunit, et je veux connaître le bonheur. J’ai fait des projets délicieux, nous les laisserons à Clochegourde et nous irons ensemble en Italie.
Des pleurs humectèrent mes yeux, je me tournai vers la fenêtre comme pour regarder les fleurs ; l’abbé Birotteau vint à moi précipitamment, et se pencha vers le bouquet : — Pas de larmes ! me dit-il à l’oreille.
— Henriette, vous n’aimez donc plus notre chère vallée ? lui répondis-je afin de justifier mon brusque mouvement.
— Si, dit-elle en apportant son front sous mes lèvres par un mouvement de câlinerie ; mais, sans vous, elle m’est funeste… sans toi, reprit-elle en effleurant mon oreille de ses lèvres chaudes pour y jeter ces deux syllabes comme deux soupirs.
Je fus épouvanté par cette folle caresse qui agrandissait encore les terribles discours des deux abbés. En ce moment ma première surprise se dissipa ; mais si je pus faire usage de ma raison, ma volonté ne fut pas assez forte pour réprimer le mouvement nerveux qui m’agita pendant cette scène. J’écoutais sans répondre, ou plutôt je répondais par un sourire fixe et par des signes de consentement, pour ne pas la contrarier, agissant comme une mère avec son enfant. Après avoir été frappé de la métamorphose de la personne, je m’aperçus que la femme, autrefois si imposante par ses sublimités, avait dans l’attitude, dans la voix, dans les manières, dans les regards et les idées, la naïve ignorance d’un enfant, les grâces ingénues, l’avidité de mouvement, l’insouciance profonde de ce qui n’est pas son désir ou lui, enfin toutes les faiblesses qui recommandent l’enfant à la protection. En est-il ainsi de tous les mourants ? dépouillent-ils tous les déguisements sociaux, de même que l’enfant ne les a pas encore revêtus ? Ou, se trouvant au bord de l’éternité, la comtesse, en n’acceptant plus de tous les sentiments humains que l’amour, en exprimait-elle la suave innocence à la manière de Chloé ?
— Comme autrefois vous allez me rendre à la santé, Félix, {p. 465} dit-elle, et ma vallée me sera bienfaisante. Comment ne mangerais-je pas ce que vous me présenterez ? Vous êtes un si bon garde-malade ! Puis, vous êtes si riche de force et de santé, qu’auprès de vous la vie est contagieuse. Mon ami, prouvez-moi donc que je ne puis mourir, mourir trompée ! Ils croient que ma plus vive douleur est la soif. Oh ! oui, j’ai bien soif, mon ami. L’eau de l’Indre me fait bien mal à voir, mais mon cœur éprouve une plus ardente soif. J’avais soif de toi, me dit-elle d’une voix plus étouffée en me prenant les mains dans ses mains brûlantes et m’attirant à elle pour me jeter ces paroles à l’oreille : mon agonie a été de ne pas te voir ! Ne m’as-tu pas dit de vivre ? je veux vivre. Je veux monter à cheval aussi, moi ! je veux tout connaître, Paris, les fêtes, les plaisirs.
Ah ! Natalie, cette clameur horrible que le matérialisme des sens trompés rend froide à distance, nous faisait tinter les oreilles au vieux prêtre et à moi : les accents de cette voix magnifique peignaient les combats de toute une vie, les angoisses d’un véritable amour déçu. La comtesse se leva par un mouvement d’impatience, comme un enfant qui veut un jouet. Quand le confesseur vit sa pénitente ainsi, le pauvre homme tomba soudain à genoux, joignit les mains, et récita des prières.
— Oui, vivre ! dit-elle en me faisant lever et s’appuyant sur moi, vivre de réalités et non de mensonges. Tout a été mensonge dans ma vie, je les ai comptées depuis quelques jours, ces impostures. Est-il possible que je meure, moi qui n’ai pas vécu ? moi qui ne suis jamais allée chercher quelqu’un dans une lande ? Elle s’arrêta, parut écouter, et sentit à travers les murs je ne sais quelle odeur. — Félix ! les vendangeuses vont dîner, et moi, moi, dit-elle d’une voix d’enfant, qui suis la maîtresse, j’ai faim. Il en est ainsi de l’amour, elles sont heureuses, elles !
— Kyrie eleison ! disait le pauvre abbé, qui, les mains jointes, l’œil au ciel, récitait les litanies.
Elle jeta ses bras autour de mon cou, m’embrassa violemment, et me serra en disant : — Vous ne m’échapperez plus ! Je veux être aimée, je ferai des folies comme lady Dudley, j’apprendrai l’anglais pour bien dire : my dee. Elle me fit un signe de tête comme elle en faisait autrefois en me quittant, pour me dire qu’elle allait revenir à l’instant : Nous dînerons ensemble, me dit-elle, je vais prévenir Manette… Elle fut arrêtée par une {p. 466} faiblesse qui survint, et je la couchai tout habillée sur son lit.
— Une fois déjà, vous m’avez portée ainsi, me dit-elle en ouvrant les yeux.
Elle était bien légère, mais surtout bien ardente ; en la prenant, je sentis son corps entièrement brûlant. Monsieur Deslandes entra, fut étonné de trouver la chambre ainsi parée ; mais en me voyant tout lui parut expliqué.
— On souffre bien pour mourir, monsieur, dit-elle d’une voix altérée.
Il s’assit, tâta le pouls de sa malade, se leva brusquement, vint parler à voix basse au prêtre, et sortit ; je le suivis.
— Qu’allez-vous faire, lui demandai-je.
— Lui éviter une épouvantable agonie, me dit-il. Qui pouvait croire à tant de vigueur ? Nous ne comprenons comment elle vit encore qu’en pensant à la manière dont elle a vécu. Voici le quarante-deuxième jour que madame la comtesse n’a bu, ni mangé, ni dormi.
Monsieur Deslandes demanda Manette. L’abbé Birotteau m’emmena dans les jardins.
— Laissons faire le docteur, me dit-il. Aidé par Manette, il va l’envelopper d’opium. Eh ! bien, vous l’avez entendue, me dit-il, si toutefois elle est complice de ces mouvements de folie !…
— Non, dis-je, ce n’est plus elle.
J’étais hébété de douleur. Plus j’allais, plus chaque détail de cette scène prenait d’étendue. Je sortis brusquement par la petite porte au bas de la terrasse, et vins m’asseoir dans la toue, où je me cachai pour demeurer seul à dévorer mes pensées. Je tâchai de me détacher moi-même de cette force par laquelle je vivais ; supplice comparable à celui par lequel les Tartares punissaient l’adultère en prenant un membre du coupable dans une pièce de bois, et lui laissant un couteau pour se le couper, s’il ne voulait pas mourir de faim : leçon terrible que subissait mon âme, de laquelle il fallait me retrancher la plus belle moitié. Ma vie était manquée aussi ! Le désespoir me suggérait les plus étranges idées. Tantôt je voulais mourir avec elle, tantôt aller m’enfermer à la Meilleraye où venaient de s’établir les trappistes. Mes yeux ternis ne voyaient plus les objets extérieurs. Je contemplais les fenêtres de la chambre où souffrait Henriette, croyant y apercevoir la lumière qui l’éclairait pendant la nuit où je m’étais fiancé à elle. N’aurais-je pas dû {p. 467} obéir à la vie simple qu’elle m’avait créée ; en me conservant à elle dans le travail des affaires ? Ne m’avait-elle pas ordonné d’être un grand homme, afin de me préserver des passions basses et honteuses que j’avais subies, comme tous les hommes ? La chasteté n’était-elle pas une sublime distinction que je n’avais pas su garder ? L’amour, comme le concevait Arabelle, me dégoûta soudain. Au moment où je relevais ma tête abattue en me demandant d’où me viendraient désormais la lumière et l’espérance, quel intérêt j’aurais à vivre, l’air fut agité d’un léger bruit ; je me tournai vers la terrasse, j’y aperçus Madeleine se promenant seule, à pas lents. Pendant que je remontais vers la terrasse pour demander compte à cette chère enfant du froid regard qu’elle m’avait jeté au pied de la croix, elle s’était assise sur le banc ; quand elle m’aperçut à moitié chemin, elle se leva, et feignit de ne pas m’avoir vu, pour ne pas se trouver seule avec moi ; sa démarche était hâtée, significative. Elle me haïssait, elle fuyait l’assassin de sa mère. En revenant par les perrons à Clochegourde, je vis Madeleine comme une statue, immobile et debout, écoutant le bruit de mes pas. Jacques était assis sur une marche, et son attitude exprimait la même insensibilité qui m’avait frappé quand nous nous étions promenés tous ensemble, et m’avait inspiré de ces idées que nous laissons dans un coin de notre âme, pour les reprendre et les creuser plus tard, à loisir. J’ai remarqué que les jeunes gens qui portent en eux la mort sont tous insensibles aux funérailles. Je voulus interroger cette âme sombre. Madeleine avait-elle gardé ses pensées pour elle seule, avait-elle inspiré sa haine à Jacques ?
— Tu sais, lui dis-je pour entamer la conversation, que tu as en moi le plus dévoué des frères.
— Votre amitié m’est inutile, je suivrai ma mère ! répondit-il en me jetant un regard farouche de douleur.
— Jacques, m’écriai-je, toi aussi ?
Il toussa, s’écarta loin de moi ; puis, quand il revint, il me montra rapidement son mouchoir ensanglanté.
— Comprenez-vous ? dit-il.
Ainsi chacun d’eux avait un fatal secret. Comme je le vis depuis, la sœur et le frère se fuyaient. Henriette tombée, tout était en ruine à Clochegourde.
— Madame dort, vint nous dire Manette heureuse de savoir la comtesse sans souffrance.
{p. 468} Dans ces affreux moments, quoique chacun en sache l’inévitable fin, les affections vraies deviennent folles et s’attachent à de petits bonheurs. Les minutes sont des siècles que l’on voudrait rendre bienfaisants. On voudrait que les malades reposassent sur des roses, on voudrait prendre leurs souffrances, on voudrait que le dernier soupir fût pour eux inattendu.
— Monsieur Deslandes a fait enlever les fleurs qui agissaient trop fortement sur les nerfs de madame, me dit Manette.
Ainsi donc les fleurs avaient causé son délire, elle n’en était pas complice. Les amours de la terre, les fêtes de la fécondation, les caresses des plantes l’avaient enivrée de leurs parfums et sans doute avaient réveillé les pensées d’amour heureux qui sommeillaient en elle depuis sa jeunesse.
— Venez donc, monsieur Félix, me dit-elle, venez voir madame, elle est belle comme un ange.
Je revins chez la mourante au moment où le soleil se couchait et dorait la dentelle des toits du château d’Azay. Tout était calme et pur. Une douce lumière éclairait le lit où reposait Henriette baignée d’opium. En ce moment le corps était pour ainsi dire annulé ; l’âme seule régnait sur ce visage, serein comme un beau ciel après la tempête. Blanche et Henriette, ces deux sublimes faces de la même femme, reparaissaient d’autant plus belles que mon souvenir, ma pensée, mon imagination, aidant la nature, réparaient les altérations de chaque trait où l’âme triomphante envoyait ses lueurs par des vagues confondues avec celles de la respiration. Les deux abbés étaient assis auprès du lit. Le comte resta foudroyé, debout, en reconnaissant les étendards de la mort qui flottaient sur cette créature adorée. Je pris sur le canapé la place qu’elle avait occupée. Puis nous échangeâmes tous quatre des regards où l’admiration de cette beauté céleste se mêlait à des larmes de regret. Les lumières de la pensée annonçaient le retour de Dieu dans un de ses plus beaux tabernacles. L’abbé de Dominis et moi, nous nous parlions par signes, en nous communiquant des idées mutuelles. Oui, les anges veillaient Henriette ! Oui, leurs glaives brillaient au-dessus de ce noble front où revenaient les augustes expressions de la vertu qui en faisaient jadis comme une âme visible avec laquelle s’entretenaient les esprits de sa sphère. Les lignes de son visage se purifiaient, en elle tout s’agrandissait et devenait majestueux sous les invisibles encensoirs des Séraphins qui la gardaient. {p. 469} Les teintes vertes de la souffrance corporelle faisaient place aux tons entièrement blancs, à la pâleur mate et froide de la mort prochaine. Jacques et Madeleine entrèrent, Madeleine nous fit tous frissonner par le mouvement d’adoration qui la précipita devant le lit, lui joignit les mains et lui inspira cette sublime exclamation : — Enfin ! voilà ma mère ! Jacques souriait, il était sûr de suivre sa mère là où elle allait.
— Elle arrive au port, dit l’abbé Birotteau.
L’abbé de Dominis me regarda comme pour me répéter : — N’ai-je pas dit que l’étoile se lèverait brillante ?
Madeleine resta les yeux attachés sur sa mère, respirant quand elle respirait, imitant son souffle léger, dernier fil par lequel elle tenait à la vie, et que nous suivions avec terreur, craignant à chaque effort de le voir se rompre. Comme un ange aux portes du sanctuaire, la jeune fille était avide et calme, forte et prosternée. En ce moment, l’Angélus sonna au clocher du bourg. Les flots de l’air adouci jetèrent par ondées les tintements qui nous annonçaient qu’à cette heure la chrétienté tout entière répétait les paroles dites par l’ange à la femme qui racheta les fautes de son sexe. Ce soir, l’Ave Maria nous parut une salutation du ciel. La prophétie était si claire et l’événement si proche que nous fondîmes en larmes. Les murmures du soir, brise mélodieuse dans les feuillages, derniers gazouillements d’oiseau, refrains et bourdonnements d’insectes, voix des eaux, cri plaintif de la rainette, toute la campagne disait adieu au plus beau lys de la vallée, à sa vie simple et champêtre. Cette poésie religieuse unie à toutes ces poésies naturelles exprimait si bien le chant du départ que nos sanglots furent aussitôt répétés. Quoique la porte de la chambre fût ouverte, nous étions si bien plongés dans cette terrible contemplation, comme pour en empreindre à jamais dans notre âme le souvenir, que nous n’avions pas aperçu les gens de la maison agenouillés en un groupe où se disaient de ferventes prières. Tous ces pauvres gens, habitués à l’espérance, croyaient encore conserver leur maîtresse, et ce présage si clair les accabla. Sur un geste de l’abbé Birotteau, le vieux piqueur sortit pour aller chercher le curé de Saché. Le médecin, debout près du lit, calme comme la science, et qui tenait la main endormie de la malade, avait fait un signe au confesseur pour lui dire que ce sommeil était la dernière heure sans souffrance qui restait à l’ange rappelé. Le moment était venu de lui {p. 470} administrer les derniers sacrements de l’Église. À neuf heures, elle s’éveilla doucement, nous regarda d’un œil surpris mais doux, et nous revîmes tous notre idole dans la beauté de ses beaux jours.
— Ma mère, tu es trop belle pour mourir, la vie et la santé te reviennent, cria Madeleine.
— Chère fille, je vivrai, mais en toi, dit-elle en souriant.
Ce fut alors des embrassements déchirants de la mère aux enfants et des enfants à la mère. Monsieur de Mortsauf baisa sa femme pieusement au front. La comtesse rougit en me voyant.
— Cher Félix, dit-elle, voici, je crois, le seul chagrin que je vous aurai donné, moi ! Mais oubliez ce que j’aurai pu vous dire, pauvre insensée que j’étais. Elle me tendit la main, je la pris pour la baiser, elle me dit alors avec son gracieux sourire de vertu : — Comme autrefois, Félix ?…
Nous sortîmes tous, et nous allâmes dans le salon pendant tout le temps que devait durer la dernière confession de la malade. Je me plaçai près de Madeleine. En présence de tous, elle ne pouvait me fuir sans impolitesse ; mais, à l’imitation de sa mère, elle ne regardait personne, et garda le silence sans jeter une seule fois les yeux sur moi.
— Chère Madeleine, lui dis-je à voix basse, qu’avez-vous contre moi ? Pourquoi des sentiments froids quand en présence de la mort chacun doit se réconcilier ?
— Je crois entendre ce que dit en ce moment ma mère, me répondit-elle en prenant l’air de tête qu’Ingres a trouvé pour sa Mère de Dieu, cette vierge déjà douloureuse et qui s’apprête à protéger le monde où son fils va périr.
— Et vous me condamnez au moment où votre mère m’absout, si toutefois je suis coupable.
— Vous, et toujours vous !
Son accent trahissait une haine réfléchie comme celle d’un Corse, implacable comme sont les jugements de ceux qui, n’ayant pas étudié la vie, n’admettent aucune atténuation aux fautes commises contre les lois du cœur. Une heure s’écoula dans un silence profond. L’abbé Birotteau revint après avoir reçu la confession générale de la comtesse de Mortsauf, et nous rentrâmes tous au moment où, suivant une de ces idées qui saisissent ces nobles âmes, toutes sœurs d’intention, Henriette s’était fait revêtir d’un long vêtement qui devait lui servir de linceul. Nous la trouvâmes sur son séant, {p. 471} belle de ses expiations et belle de ses espérances : je vis dans la cheminée les cendres noires de mes lettres, qui venaient d’être brûlées, sacrifice qu’elle n’avait voulu faire, me dit son confesseur, qu’au moment de la mort. Elle nous sourit à tous de son sourire d’autrefois. Ses yeux humides de larmes annonçaient un dessillement suprême, elle apercevait déjà les joies célestes de la terre promise.
— Cher Félix, me dit-elle en me tendant la main et en serrant la mienne, restez. Vous devez assister à l’une des dernières scènes de ma vie, et qui ne sera pas la moins pénible de toutes, mais où vous êtes pour beaucoup.
Elle fit un geste, la porte se ferma. Sur son invitation le comte s’assit, l’abbé Birotteau et moi nous restâmes debout. Aidée de Manette, la comtesse se leva, se mit à genoux devant le comte surpris, et voulut rester ainsi. Puis, quand Manette se fut retirée, elle releva sa tête, qu’elle avait appuyée sur les genoux du comte étonné.
— Quoique je me sois conduite envers vous comme une fidèle épouse, lui dit-elle d’une voix altérée, il peut m’être arrivé, monsieur, de manquer parfois à mes devoirs ; je viens de prier Dieu de m’accorder la force de vous demander pardon de mes fautes. J’ai pu porter dans les soins d’une amitié placée hors de la famille des attentions plus affectueuses encore que celles que je vous devais. Peut-être vous ai-je irrité contre moi par la comparaison que vous pouviez faire de ces soins, de ces pensées et de celles que je vous donnais. J’ai eu, dit-elle à voix basse, une amitié vive que personne, pas même celui qui en fut l’objet, n’a connue en entier. Quoique je sois demeurée vertueuse selon les lois humaines, que j’aie été pour vous une épouse irréprochable, souvent des pensées, involontaires ou volontaires, ont traversé mon cœur, et j’ai peur en ce moment de les avoir trop accueillies. Mais comme je vous ai tendrement aimé, que je suis restée votre femme soumise, que les nuages, en passant sous le ciel, n’en ont point altéré la pureté, vous me voyez sollicitant votre bénédiction d’un front pur. Je mourrai sans aucune pensée amère si j’entends de votre bouche une douce parole pour votre Blanche, pour la mère de vos enfants, et si vous lui pardonnez toutes ces choses qu’elle ne s’est pardonnées à elle-même qu’après les assurances du tribunal duquel nous relevons tous.
{p. 472} — Blanche, Blanche, s’écria le vieillard en versant soudain des larmes sur la tête de sa femme, veux-tu me faire mourir ? Il l’éleva jusqu’à lui avec une force inusitée, la baisa saintement au front, et, la gardant ainsi : N’ai-je pas des pardons à te demander ? reprit-il. N’ai-je pas été souvent dur, moi ? Ne grossis-tu pas des scrupules d’enfant ?
— Peut-être, reprit-elle. Mais, mon ami, soyez indulgent aux faiblesses des mourants, tranquillisez-moi. Quand vous arriverez à cette heure, vous penserez que je vous ai quitté vous bénissant. Me permettez-vous de laisser à notre ami que voici ce gage d’un sentiment profond, dit-elle en montrant une lettre qui était sur la cheminée ? il est maintenant mon fils d’adoption, voilà tout. Le cœur, cher comte, a ses testaments : mes derniers vœux imposent à ce cher Félix des œuvres sacrées à accomplir, je ne crois pas avoir trop présumé de lui, faites que je n’aie pas trop présumé de vous en me permettant de lui léguer quelques pensées. Je suis toujours femme, dit-elle en penchant la tête avec une suave mélancolie, après mon pardon je vous demande une grâce. — Lisez ; mais seulement après ma mort, me dit-elle en me tendant le mystérieux écrit.
Le comte vit pâlir sa femme, il la prit et la porta lui-même sur le lit, où nous l’entourâmes.
— Félix, me dit-elle, je puis avoir des torts envers vous. Souvent j’ai pu vous causer quelques douleurs en vous laissant espérer des joies devant lesquelles j’ai reculé ; mais n’est-ce pas au courage de l’épouse et de la mère que je dois de mourir réconciliée avec tous ? Vous me pardonnerez donc aussi, vous qui m’avez accusée si souvent, et dont l’injustice me faisait plaisir !
L’abbé Birotteau mit un doigt sur ses lèvres. À ce geste, la mourante pencha la tête, une faiblesse survint, elle agita les mains pour dire de faire entrer le clergé, ses enfants et ses domestiques ; puis elle me montra par un geste impérieux le comte anéanti et ses enfants qui survinrent. La vue de ce père de qui seuls nous connaissions la secrète démence, devenu le tuteur de ces êtres si délicats, lui inspira de muettes supplications qui tombèrent dans mon âme comme un feu sacré. Avant de recevoir l’extrême-onction, elle demanda pardon à ses gens de les avoir quelquefois brusqués ; elle implora leurs prières, et les recommanda tous individuellement au comte ; elle avoua noblement avoir proféré, durant ce dernier mois, {p. 473} des plaintes peu chrétiennes qui avaient pu scandaliser ses gens ; elle avait repoussé ses enfants, elle avait conçu des sentiments peu convenables ; mais elle rejeta ce défaut de soumission aux volontés de Dieu sur ses intolérables douleurs. Enfin elle remercia publiquement avec une touchante effusion de cœur l’abbé Birotteau de lui avoir montré le néant des choses humaines. Quand elle eut cessé de parler, les prières commencèrent ; puis le curé de Saché lui donna le viatique. Quelques moments après, sa respiration s’embarrassa, un nuage se répandit sur ses yeux qui bientôt se rouvrirent, elle me lança un dernier regard, et mourut aux yeux de tous, en entendant peut-être le concert de nos sanglots. Par un hasard assez naturel à la campagne, nous entendîmes alors le chant alternatif de deux rossignols qui répétèrent plusieurs fois leur note unique, purement filée comme un tendre appel. Au moment où son dernier soupir s’exhala, dernière souffrance d’une vie qui fut une longue souffrance, je sentis en moi-même un coup par lequel toutes mes facultés furent atteintes. Le comte et moi, nous restâmes auprès du lit funèbre pendant toute la nuit, avec les deux abbés et le curé, veillant à la lueur des cierges, la morte étendue sur le sommier de son lit ; maintenant calme, là où elle avait tant souffert. Ce fut ma première communication avec la mort. Je demeurai pendant toute cette nuit les yeux attachés sur Henriette, fasciné par l’expression pure que donne l’apaisement de toutes les tempêtes, par la blancheur du visage que je douais encore de ses innombrables affections, mais qui ne répondait plus à mon amour. Quelle majesté dans ce silence et dans ce froid ! combien de réflexions n’exprime-t-il pas ? Quelle beauté dans ce repos absolu, quel despotisme dans cette immobilité : tout le passé s’y trouve encore, et l’avenir y commence. Ah ! je l’aimais morte, autant que je l’aimais vivante. Au matin, le comte s’alla coucher, les trois prêtres fatigués s’endormirent à cette heure pesante, si connue de ceux qui veillent. Je pus alors, sans témoins, la baiser au front avec tout l’amour qu’elle ne m’avait jamais permis d’exprimer.
Le surlendemain, par une fraîche matinée d’automne, nous accompagnâmes la comtesse à sa dernière demeure. Elle était portée par le vieux piqueur, les deux Martineau et le mari de Manette. Nous descendîmes par le chemin que j’avais si joyeusement monté le jour où je la retrouvai ; nous traversâmes la vallée de l’Indre pour arriver au petit cimetière de Saché ; pauvre cimetière de {p. 474} village, situé au revers de l’église, sur la croupe d’une colline, et où par humilité chrétienne elle voulut être enterrée avec une simple croix de bois noir, comme une pauvre femme des champs, avait-elle dit. Lorsque du milieu de la vallée, j’aperçus l’église du bourg et la place du cimetière, je fus saisi d’un frisson convulsif. Hélas ! nous avons tous dans la vie un Golgotha où nous laissons nos trente-trois premières années en recevant un coup de lance au cœur, en sentant sur notre tête la couronne d’épines qui remplace la couronne de roses : cette colline devait être pour moi le mont des expiations. Nous étions suivis d’une foule immense accourue pour dire les regrets de cette vallée où elle avait enterré dans le silence une foule de belles actions. On sut par Manette, sa confidente, que pour secourir les pauvres elle économisait sur sa toilette, quand ses épargnes ne suffisaient plus. C’était des enfants nus habillés, des layettes envoyées, des mères secourues, des sacs de blé payés aux meuniers en hiver pour des vieillards impotents, une vache donnée à propos à quelque pauvre ménage ; enfin les œuvres de la chrétienne, de la mère et de la châtelaine, puis des dots offertes à propos pour unir des couples qui s’aimaient, et des remplacements payés à des jeunes gens tombés au sort, touchantes offrandes de la femme aimante qui disait : — Le bonheur des autres est la consolation de ceux qui ne peuvent plus être heureux. Ces choses contées à toutes les veillées depuis trois jours avaient rendu la foule immense. Je marchais avec Jacques et les deux abbés derrière le cercueil. Suivant l’usage, ni Madeleine, ni le comte n’étaient avec nous, ils demeuraient seuls à Clochegourde. Manette voulut absolument venir.
— Pauvre madame ! Pauvre madame ! La voilà heureuse, entendis-je à plusieurs reprises à travers ses sanglots.
Au moment où le cortége quitta la chaussée des moulins, il y eut un gémissement unanime mêlé de pleurs qui semblait faire croire que cette vallée pleurait son âme. L’église était pleine de monde. Après le service, nous allâmes au cimetière où elle devait être enterrée près de la croix. Quand j’entendis rouler les cailloux et le gravier de la terre sur le cercueil, mon courage m’abandonna, je chancelai, je priai les deux Martineau de me soutenir, et ils me conduisirent mourant jusqu’au château de Saché ; les maîtres m’offrirent poliment un asile que j’acceptai. Je vous l’avoue, je ne voulus point retourner à Clochegourde, il me répugnait de me retrouver {p. 475} à Frapesle d’où je pouvais voir le castel d’Henriette. Là, j’étais près d’elle. Je demeurai quelques jours dans une chambre dont les fenêtres donnent sur ce vallon tranquille et solitaire dont je vous ai parlé. C’est un vaste pli de terrain bordé par des chênes deux fois centenaires, et où par les grandes pluies coule un torrent. Cet aspect convenait à la méditation sévère et solennelle à laquelle je voulais me livrer. J’avais reconnu, pendant la journée qui suivit la fatale nuit, combien ma présence allait être importune à Clochegourde. Le comte avait ressenti de violentes émotions à la mort d’Henriette, mais il s’attendait à ce terrible événement, et il y avait dans le fond de sa pensée un parti pris qui ressemblait à de l’indifférence. Je m’en étais aperçu plusieurs fois, et quand la comtesse prosternée me remit cette lettre que je n’osais ouvrir, quand elle parla de son affection pour moi, cet homme ombrageux ne me jeta pas le foudroyant regard que j’attendais de lui. Les paroles d’Henriette, il les avait attribuées à l’excessive délicatesse de cette conscience qu’il savait si pure. Cette insensibilité d’égoïste était naturelle. Les âmes de ces deux êtres ne s’étaient pas plus mariées que leurs corps, ils n’avaient jamais eu ces constantes communications qui ravivent les sentiments ; ils n’avaient jamais échangé ni peines ni plaisirs, ces liens si forts qui nous brisent par mille points quand ils se rompent, parce qu’ils touchent à toutes nos fibres, parce qu’ils se sont attachés dans les replis de notre cœur, en même temps qu’ils ont caressé l’âme qui sanctionnait chacune de ces attaches. L’hostilité de Madeleine me fermait Clochegourde. Cette dure jeune fille n’était pas disposée à pactiser avec sa haine sur le cercueil de sa mère, et j’aurais été horriblement gêné entre le comte, qui m’aurait parlé de lui, et la maîtresse de la maison, qui m’aurait marqué d’invincibles répugnances. Être ainsi, là où jadis les fleurs mêmes étaient caressantes, où les marches des perrons étaient éloquentes, où tous mes souvenirs revêtaient de poésie les balcons, les margelles, les balustrades et les terrasses, les arbres et les points de vue ; être haï là où tout m’aimait : je ne supportais point cette pensée. Aussi, dès l’abord mon parti fut-il pris. Hélas ! tel était donc le dénoûment du plus vif amour qui jamais ait atteint le cœur d’un homme. Aux yeux des étrangers, ma conduite allait être condamnable, mais elle avait la sanction de ma conscience. Voilà comment finissent les plus beaux sentiments et les plus grands drames de la jeunesse. Nous partons presque tous {p. 476} au matin, comme moi de Tours pour Clochegourde, nous emparant du monde, le cœur affamé d’amour ; puis, quand nos richesses ont passé par le creuset, quand nous nous sommes mêlés aux hommes et aux événements, tout se rapetisse insensiblement, nous trouvons peu d’or parmi beaucoup de cendres. Voilà la vie ! la vie telle qu’elle est : de grandes prétentions, de petites réalités. Je méditai longuement sur moi-même, en me demandant ce que j’allais faire après un coup qui fauchait toutes mes fleurs. Je résolus de m’élancer vers la politique et la science, dans les sentiers tortueux de l’ambition, d’ôter la femme de ma vie et d’être un homme d’état, froid et sans passions, de demeurer fidèle à la sainte que j’avais aimée. Mes méditations allaient à perte de vue, pendant que mes yeux restaient attachés sur la magnifique tapisserie des chênes dorés, aux cimes sévères, aux pieds de bronze : je me demandais si la vertu d’Henriette n’avait pas été de l’ignorance, si j’étais bien coupable de sa mort. Je me débattais au milieu de mes remords. Enfin, par un suave midi d’automne, un de ces derniers sourires du ciel, si beaux en Touraine, je lus sa lettre que, suivant sa recommandation, je ne devais ouvrir qu’après sa mort. Jugez de mes impressions en la lisant ?
Lettre de madame de Mortsauf au vicomte Félix de Vandenesse
Félix, ami trop aimé, je dois maintenant vous ouvrir mon cœur, moins pour vous montrer combien je vous aime que pour vous apprendre la grandeur de vos obligations en vous dévoilant la profondeur et la gravité des plaies que vous y avez faites. Au moment où je tombe harassée par les fatigues du voyage, épuisée par les atteintes reçues pendant le combat, heureusement la femme est morte, la mère seule a survécu. Vous allez voir, cher, comment vous avez été la cause première de mes maux. Si plus tard je me suis complaisamment offerte à vos coups, aujourd’hui je meurs atteinte par vous d’une dernière blessure ; mais il y a d’excessives voluptés à se sentir brisée par celui qu’on aime. Bientôt les souffrances me priveront sans doute de ma force, je mets donc à profit les dernières lueurs de mon intelligence pour vous supplier encore de remplacer auprès de mes enfants le cœur dont vous les aurez privés. Je vous imposerais cette charge avec {p. 477} autorité si je vous aimais moins ; mais je préfère vous la laisser prendre de vous-même, par l’effet d’un saint repentir, et aussi comme une continuation de votre amour : l’amour ne fut-il pas en nous constamment mêlé de repentantes méditations et de craintes expiatoires ? Et, je le sais, nous nous aimons toujours. Votre faute n’est pas si funeste par vous que le retentissement que je lui ai donné au dedans de moi-même. Ne vous avais-je pas dit que j’étais jalouse, mais jalouse à mourir ? eh ! bien, je meurs. Consolez-vous, cependant : nous avons satisfait aux lois humaines. L’Église, par une de ses voix les plus pures, m’a dit que Dieu serait indulgent à ceux qui avaient immolé leurs penchants naturels à ses commandements. Mon aimé, apprenez donc tout, car je ne veux pas que vous ignoriez une seule de mes pensées. Ce que je confierai à Dieu dans mes derniers moments, vous devez le savoir aussi, vous le roi de mon cœur, comme il est le roi du ciel. Jusqu’à cette fête donnée au duc d’Angoulême, la seule à laquelle j’aie assisté, le mariage m’avait laissée dans l’ignorance qui donne à l’âme des jeunes filles la beauté des anges. J’étais mère, il est vrai ; mais l’amour ne m’avait point environnée de ses plaisirs permis. Comment suis-je restée ainsi ? je n’en sais rien ; je ne sais pas davantage par quelles lois tout en moi fut changé dans un instant. Vous souvenez-vous encore aujourd’hui de vos baisers ? ils ont dominé ma vie, ils ont sillonné mon âme ; l’ardeur de votre sang a réveillé l’ardeur du mien ; votre jeunesse a pénétré ma jeunesse, vos désirs sont entrés dans mon cœur. Quand je me suis levée si fière, j’éprouvais une sensation pour laquelle je ne sais de mot dans aucun langage, car les enfants n’ont pas encore trouvé de parole pour exprimer le mariage de la lumière et de leurs yeux, ni le baiser de la vie sur leurs lèvres. Oui, c’était bien le son arrivé dans l’écho, la lumière jetée dans les ténèbres, le mouvement donné à l’univers, ce fut du moins rapide comme toutes ces choses ; mais beaucoup plus beau, car c’était la vie de l’âme ! Je compris qu’il existait je ne sais quoi d’inconnu pour moi dans le monde, une force plus belle que la pensée, c’était toutes les pensées, toutes les forces, tout un avenir dans une émotion partagée. Je ne me sentis plus mère qu’à demi. En tombant sur mon cœur, ce coup de foudre y alluma des désirs qui sommeillaient à mon insu ; je devinai soudain tout ce que voulait dire ma tante quand elle me {p. 478} baisait sur le front en s’écriant : — Pauvre Henriette ! En retournant à Clochegourde, le printemps, les premières feuilles, le parfum des fleurs, les jolis nuages blancs, l’Indre, le ciel, tout me parlait un langage jusqu’alors incompris, et qui rendait à mon âme un peu du mouvement que vous aviez imprimé à mes sens. Si vous avez oublié ces terribles baisers, moi, je n’ai jamais pu les effacer de mon souvenir : j’en meurs ! Oui, chaque fois que je vous ai vu depuis, vous en ranimiez l’empreinte ; j’étais émue de la tête aux pieds par votre aspect, par le seul pressentiment de votre arrivée. Ni le temps, ni ma ferme volonté n’ont pu dompter cette impérieuse volupté. Je me demandais involontairement : Que doivent être les plaisirs ? Nos regards échangés, les respectueux baisers que vous mettiez sur mes mains, mon bras posé sur le vôtre, votre voix dans ses tons de tendresse, enfin les moindres choses me remuaient si violemment que presque toujours il se répandait un nuage sur mes yeux : le bruit des sens révoltés remplissait alors mon oreille. Ah ! si dans ces moments où je redoublais de froideur, vous m’eussiez prise dans vos bras, je serais morte de bonheur. J’ai parfois désiré de vous quelque violence, mais la prière chassait promptement cette mauvaise pensée. Votre nom prononcé par mes enfants m’emplissait le cœur d’un sang plus chaud qui colorait aussitôt mon visage, et je tendais des piéges à ma pauvre Madeleine pour le lui faire dire, tant j’aimais les bouillonnements de cette sensation. Que vous dirai-je ? votre écriture avait un charme, je regardais vos lettres comme on contemple un portrait. Si, dès ce premier jour, vous aviez déjà conquis sur moi je ne sais quel fatal pouvoir, vous comprenez, mon ami, qu’il devint infini quand il me fut donné de lire dans votre âme. Quelles délices m’inondèrent en vous trouvant si pur, si complétement vrai, doué de qualités si belles, capable de si grandes choses, et déjà si éprouvé ! Homme et enfant, timide et courageux ! Quelle joie quand je nous trouvai sacrés tous deux par de communes souffrances ! Depuis cette soirée où nous nous confiâmes l’un à l’autre, vous perdre, pour moi c’était mourir : aussi vous ai-je laissé près de moi par égoïsme. La certitude qu’eut monsieur de la Berge de la mort que me causerait votre éloignement le toucha beaucoup, car il lisait dans mon âme. Il jugea que j’étais nécessaire à mes enfants, au comte : il ne m’ordonna point de vous {p. 479} fermer l’entrée de ma maison, car je lui promis de rester pure d’action et de pensée. — « La pensée est involontaire, me dit-il, mais elle peut être gardée au milieu des supplices. — Si je pense, lui répondis-je, tout sera perdu, sauvez-moi de moi-même. Faites qu’il demeure près de moi, et que je reste pure ! » Le bon vieillard, quoique bien sévère, fut alors indulgent à tant de bonne foi. — « Vous pouvez l’aimer comme on aime un fils, en lui destinant votre fille », me dit-il. J’acceptai courageusement une vie de souffrances pour ne pas vous perdre ; et je souffris avec amour en voyant que nous étions attelés au même joug. Mon Dieu ! je suis restée neutre, fidèle à mon mari, ne vous laissant pas faire un seul pas, Félix, dans votre propre royaume. La grandeur de mes passions a réagi sur mes facultés, j’ai regardé les tourments que m’infligeait monsieur de Mortsauf comme des expiations, et je les endurais avec orgueil pour insulter à mes penchants coupables. Autrefois j’étais disposée à murmurer, mais depuis que vous êtes demeuré près de moi, j’ai repris quelque gaieté, dont monsieur de Mortsauf s’est bien trouvé. Sans cette force que vous me prêtiez, j’aurais succombé depuis long-temps à ma vie intérieure que je vous ai racontée. Si vous avez été pour beaucoup dans mes fautes, vous avez été pour beaucoup dans l’exercice de mes devoirs. Il en fut de même pour mes enfants. Je croyais les avoir privés de quelque chose, et je craignais de ne faire jamais assez pour eux. Ma vie fut dès lors une continuelle douleur que j’aimais. En sentant que j’étais moins mère, moins honnête femme, le remords s’est logé dans mon cœur ; et, craignant de manquer à mes obligations, j’ai constamment voulu les outrepasser. Pour ne pas faillir, j’ai donc mis Madeleine entre vous et moi, et je vous ai destinés25 l’un à l’autre, en m’élevant ainsi des barrières entre nous deux. Barrières impuissantes ! rien ne pouvait étouffer les tressaillements que vous me causiez. Absent ou présent, vous aviez la même force. J’ai préféré Madeleine à Jacques, parce que Madeleine devait être à vous. Mais je ne vous cédais pas à ma fille sans combats. Je me disais que je n’avais que vingt-huit ans quand je vous rencontrai, que vous en aviez presque vingt-deux ; je rapprochais les distances, je me livrais à de faux espoirs. Ô mon Dieu, Félix, je vous fais ces aveux afin de vous épargner des remords, peut-être aussi afin de vous apprendre que je n’étais pas insensible, que {p. 480} nos souffrances d’amour étaient bien cruellement égales, et qu’Arabelle n’avait aucune supériorité sur moi. J’étais aussi une de ces filles de la race déchue que les hommes aiment tant. Il y eut un moment où la lutte fut si terrible que je pleurais pendant toutes les nuits : mes cheveux tombaient. Ceux-là, vous les avez eus ! Vous vous souvenez de la maladie que fit monsieur de Mortsauf. Votre grandeur d’âme d’alors, loin de m’élever, m’a rapetissée. Hélas ! dès ce jour je souhaitais me donner à vous comme une récompense due à tant d’héroïsme ; mais cette folie a été courte. Je l’ai mise aux pieds de Dieu pendant la messe à laquelle vous avez refusé d’assister. La maladie de Jacques et les souffrances de Madeleine m’ont paru des menaces de Dieu, qui tirait fortement à lui la brebis égarée. Puis votre amour si naturel pour cette Anglaise m’a révélé des secrets que j’ignorais moi-même. Je vous aimais plus que je ne croyais vous aimer. Madeleine a disparu. Les constantes émotions de ma vie orageuse, les efforts que je faisais pour me dompter moi-même sans autre secours que la religion, tout a préparé la maladie dont je meurs. Ce coup terrible a déterminé des crises sur lesquelles j’ai gardé le silence. Je voyais dans la mort le seul dénoûment possible de cette tragédie inconnue. Il y a eu toute une vie emportée, jalouse, furieuse, pendant les deux mois qui se sont écoulés entre la nouvelle que me donna ma mère de votre liaison avec lady Dudley et votre arrivée. Je voulais aller à Paris, j’avais soif de meurtre, je souhaitais la mort de cette femme, j’étais insensible aux caresses de mes enfants. La prière, qui jusqu’alors avait été pour moi comme un baume, fut sans action sur mon âme. La jalousie a fait la large brèche par où la mort est entrée. Je suis restée néanmoins le front calme. Oui, cette saison de combats fut un secret entre Dieu et moi. Quand j’ai bien su que j’étais aimée autant que je vous aimais moi-même et que je n’étais trahie que par la nature et non par votre pensée, j’ai voulu vivre… et il n’était plus temps. Dieu m’avait mise sous sa protection, pris sans doute de pitié pour une créature vraie avec elle-même, vraie avec lui, et que ses souffrances avaient souvent amenée aux portes du sanctuaire. Mon bien-aimé, Dieu m’a jugée, monsieur de Mortsauf me pardonnera sans doute ; mais vous, serez-vous clément ? écouterez-vous la voix qui sort en ce moment de ma tombe ? réparerez-vous les malheurs dont nous {p. 481} sommes également coupables, vous moins que moi peut-être ? Vous savez ce que je veux vous demander. Soyez auprès de monsieur de Mortsauf comme est une sœur de charité auprès d’un malade, écoutez-le, aimez-le ; personne ne l’aimera. Interposez-vous entre ses enfants et lui comme je le faisais. Votre tâche ne sera pas de longue durée : Jacques quittera bientôt la maison pour aller à Paris auprès de son grand-père, et vous m’avez promis de le guider à travers les écueils de ce monde. Quant à Madeleine, elle se mariera ; puissiez-vous un jour lui plaire ! elle est tout moi-même, et de plus elle est forte, elle a cette volonté qui m’a manqué, cette énergie nécessaire à la compagne d’un homme que sa carrière destine aux orages de la vie politique, elle est adroite et pénétrante. Si vos destinées s’unissaient, elle serait plus heureuse que ne le fut sa mère. En acquérant ainsi le droit de continuer mon œuvre à Clochegourde, vous effaceriez des fautes qui n’auront pas été suffisamment expiées, bien que pardonnées au ciel et sur la terre, car il est généreux et me pardonnera. Je suis, vous le voyez, toujours égoïste ; mais n’est-ce pas la preuve d’un despotique amour ? Je veux être aimée par vous dans les miens. N’ayant pu être à vous, je vous lègue mes pensées et mes devoirs ! Si vous m’aimez trop pour m’obéir, si vous ne voulez pas épouser Madeleine, vous veillerez du moins au repos de mon âme en rendant monsieur de Mortsauf aussi heureux qu’il peut l’être.
Adieu, cher enfant de mon cœur, ceci est l’adieu complétement intelligent, encore plein de vie, l’adieu d’une âme où tu as répandu de trop grandes joies pour que tu puisses avoir le moindre remords de la catastrophe qu’elles ont engendrée ; je me sers de ce mot en pensant que vous m’aimez, car moi j’arrive au lieu du repos, immolée au devoir, et, ce qui me fait frémir, non sans regret ! Dieu saura mieux que moi si j’ai pratiqué ses saintes lois selon leur esprit. J’ai sans doute chancelé souvent, mais je ne suis point tombée, et la plus puissante excuse de mes fautes est dans la grandeur même des séductions qui m’ont environnée. Le Seigneur me verra tout aussi tremblante que si j’avais succombé. Encore adieu, un adieu semblable à celui que j’ai fait hier à notre belle vallée, au sein de laquelle je reposerai bientôt, et où vous reviendrez souvent, n’est-ce pas ?
HENRIETTE.
{p. 482} Je tombai dans un abîme de réflexions en apercevant les profondeurs inconnues de cette vie alors éclairée par cette dernière flamme. Les nuages de mon égoïsme se dissipèrent. Elle avait donc souffert autant que moi, plus que moi, car elle était morte. Elle croyait que les autres devaient être excellents pour son ami ; elle avait été si bien aveuglée par son amour qu’elle n’avait pas soupçonné l’inimitié de sa fille. Cette dernière preuve de sa tendresse me fit bien mal. Pauvre Henriette qui voulait me donner Clochegourde et sa fille !
Natalie, depuis ce jour à jamais terrible où je suis entré pour la première fois dans un cimetière en accompagnant les dépouilles de cette noble Henriette, que maintenant vous connaissez, le soleil a été moins chaud et moins lumineux, la nuit plus obscure, le mouvement moins prompt, la pensée plus lourde. Il est des personnes que nous ensevelissons dans la terre, mais il en est de plus particulièrement chéries qui ont eu notre cœur pour linceul, dont le souvenir se mêle chaque jour à nos palpitations ; nous pensons à elles comme nous respirons, elles sont en nous par la douce loi d’une métempsycose propre à l’amour. Une âme est en mon âme. Quand quelque bien est fait par moi, quand une belle parole est dite, cette âme parle, elle agit ; tout ce que je puis avoir de bon émane de cette tombe, comme d’un lys les parfums qui embaument l’atmosphère. La raillerie, le mal, tout ce que vous blâmez en moi vient de moi-même. Maintenant, quand mes yeux sont obscurcis par un nuage et se reportent vers le ciel, après avoir long-temps contemplé la terre, quand ma bouche est muette à vos paroles et à vos soins, ne me demandez plus : — À quoi pensez-vous ?
Chère Natalie, j’ai cessé d’écrire pendant quelque temps, ces souvenirs m’avaient trop ému. Maintenant je vous dois le récit des événements qui suivirent cette catastrophe, et qui veulent peu de paroles. Lorsqu’une vie ne se compose que d’action et de mouvement, tout est bientôt dit ; mais quand elle s’est passée dans les régions les plus élevées de l’âme, son histoire est diffuse. La lettre d’Henriette faisait briller un espoir à mes yeux. Dans ce grand naufrage, j’apercevais une île où je pouvais aborder. Vivre à Clochegourde auprès de Madeleine en lui consacrant ma vie était une destinée où se satisfaisaient toutes les idées dont mon cœur était agité ; mais il fallait connaître les véritables pensées de Madeleine. Je devais faire mes adieux au comte ; j’allai donc à Clochegourde le {p. 483} voir, et je le rencontrai sur la terrasse. Nous nous promenâmes pendant long-temps. D’abord il me parla de la comtesse en homme qui connaissait l’étendue de sa perte, et tout le dommage qu’elle causait à sa vie intérieure. Mais, après le premier cri de sa douleur, il se montra plus préoccupé de l’avenir que du présent. Il craignait sa fille, qui n’avait pas, me dit-il, la douceur de sa mère. Le caractère ferme de Madeleine, chez laquelle je ne sais quoi d’héroïque se mêlait aux qualités gracieuses de sa mère, épouvantait ce vieillard accoutumé aux tendresses d’Henriette, et qui pressentait une volonté que rien ne devait plier. Mais ce qui pouvait le consoler de cette perte irréparable était la certitude de bientôt rejoindre sa femme : les agitations et les chagrins de ces derniers jours avaient augmenté son état maladif, et réveillé ses anciennes douleurs ; le combat qui se préparait entre son autorité de père et celle de sa fille, qui devenait maîtresse de maison, allait lui faire finir ses jours dans l’amertume ; car là où il avait pu lutter avec sa femme, il devait toujours céder à son enfant. D’ailleurs son fils s’en irait, sa fille se marierait ; quel gendre aurait-il ? Quoiqu’il parlât de mourir promptement, il se sentait seul, sans sympathies pour long-temps encore.
Pendant cette heure où il ne parla que de lui-même en me demandant mon amitié au nom de sa femme, il acheva de me dessiner complétement la grande figure de l’Émigré, l’un des types les plus imposants de notre époque. Il était en apparence faible et cassé, mais la vie semblait devoir persister en lui, précisément à cause de ses mœurs sobres et de ses occupations champêtres. Au moment où j’écris il vit encore. Quoique Madeleine pût nous apercevoir allant le long de la terrasse, elle ne descendit pas ; elle s’avança sur le perron et rentra dans la maison à plusieurs reprises, afin de me marquer son mépris. Je saisis le moment où elle vint sur le perron, je priai le comte de monter au château ; j’avais à parler à Madeleine, je prétextai une dernière volonté que la comtesse m’avait confiée, je n’avais plus que ce moyen de la voir, le comte l’alla chercher et nous laissa seuls sur la terrasse.
— Chère Madeleine, lui dis-je, si je dois vous parler, n’est-ce pas ici où votre mère m’écouta quand elle eut à se plaindre moins de moi que des événements de la vie. Je connais vos pensées, mais ne me condamnez-vous pas sans connaître les faits ? Ma vie et mon bonheur sont attachés à ces lieux, vous le savez, et vous m’en {p. 484} bannissez par la froideur que vous faites succéder à l’amitié fraternelle qui nous unissait, et que la mort a resserrée par le lien d’une même douleur. Chère Madeleine, vous pour qui je donnerais à l’instant ma vie sans aucun espoir de récompense, sans que vous le sachiez même, tant nous aimons les enfants de celles qui nous ont protégés dans la vie, vous ignorez le projet caressé par votre adorable mère pendant ces sept années, et qui modifierait sans doute vos sentiments ; mais je ne veux point de ces avantages. Tout ce que j’implore de vous, c’est de ne pas m’ôter le droit de venir respirer l’air de cette terrasse, et d’attendre que le temps ait changé vos idées sur la vie sociale ; en ce moment je me garderais bien de les heurter ; je respecte une douleur qui vous égare, car elle m’ôte à moi-même la faculté de juger sainement les circonstances dans lesquelles je me trouve. La sainte qui veille en ce moment sur nous approuvera la réserve dans laquelle je me tiens en vous priant seulement de demeurer neutre entre vos sentiments et moi. Je vous aime trop malgré l’aversion que vous me témoignez pour expliquer au comte un plan qu’il embrasserait avec ardeur. Soyez libre. Plus tard, songez que vous ne connaîtrez personne au monde mieux que vous ne me connaissez, que nul homme n’aura dans le cœur des sentiments plus dévoués…
Jusque-là Madeleine m’avait écouté les yeux baissés, mais elle m’arrêta par un geste.
— Monsieur, dit-elle d’une voix tremblante d’émotion, je connais aussi toutes vos pensées ; mais je ne changerai point de sentiments à votre égard, et j’aimerais mieux me jeter dans l’Indre que de me lier à vous. Je ne vous parlerai pas de moi ; mais si le nom de ma mère conserve encore quelque puissance sur vous, c’est en son nom que je vous prie de ne jamais venir à Clochegourde tant que j’y serai. Votre aspect seul me cause un trouble que je ne puis exprimer, et que je ne surmonterai jamais.
Elle me salua par un mouvement plein de dignité, et remonta vers Clochegourde, sans se retourner, impassible comme l’avait été sa mère un seul jour, mais impitoyable. L’œil clairvoyant de cette jeune fille avait, quoique tardivement, tout deviné dans le cœur de sa mère, et peut-être sa haine contre un homme qui lui semblait funeste s’était-elle augmentée de quelques regrets sur son innocente complicité. Là tout était abîme. Madeleine me haïssait, sans vouloir s’expliquer si j’étais la cause ou la victime de ces {p. 485} malheurs : elle nous eût haïs peut-être également, sa mère et moi, si nous avions été heureux. Ainsi tout était détruit dans le bel édifice de mon bonheur. Seul, je devais savoir en son entier la vie de cette grande femme inconnue, seul j’étais dans le secret de ses sentiments, seul j’avais parcouru son âme dans toute son étendue ; ni sa mère, ni son père, ni son mari, ni ses enfants ne l’avaient connue. Chose étrange ! Je fouille ce monceau de cendres et prends plaisir à les étaler devant vous, nous pouvons tous y trouver quelque chose de nos plus chères fortunes. Combien de familles ont aussi leur Henriette ! combien de nobles êtres quittent la terre sans avoir rencontré un historien intelligent qui ait sondé leurs cœurs, qui en ait mesuré la profondeur et l’étendue ! Ceci est la vie humaine dans toute sa vérité : souvent les mères ne connaissent pas plus leurs enfants que leurs enfants ne les connaissent ; il en est ainsi des époux, des amants et des frères ! Savais-je, moi, qu’un jour, sur le cercueil même de mon père, je plaiderais avec Charles de Vandenesse, avec mon frère à l’avancement de qui j’ai tant contribué ? Mon Dieu ! combien d’enseignements dans la plus simple histoire. Quand Madeleine eut disparu par la porte du perron, je revins le cœur brisé, dire adieu à mes hôtes, et je partis pour Paris en suivant la rive droite de l’Indre, par laquelle j’étais venu dans cette vallée pour la première fois. Je passai triste à travers le joli village de Pont-de-Ruan. Cependant j’étais riche, la vie politique me souriait, je n’étais plus le piéton fatigué de 1814. Dans ce temps-là, mon cœur était plein de désirs, aujourd’hui mes yeux étaient pleins de larmes ; autrefois j’avais ma vie à remplir, aujourd’hui je la sentais déserte. J’étais bien jeune, j’avais vingt-neuf ans, mon cœur était déjà flétri. Quelques années avaient suffi pour dépouiller ce paysage de sa première magnificence et pour me dégoûter de la vie. Vous pouvez maintenant comprendre quelle fut mon émotion, lorsqu’en me retournant je vis Madeleine sur la terrasse.
Dominé par une impérieuse tristesse, je ne songeais plus au but de mon voyage. Lady Dudley était bien loin de ma pensée, que j’entrais dans sa cour sans le savoir. Une fois la sottise faite, il fallait la soutenir. J’avais chez elle des habitudes conjugales, je montai chagrin en songeant à tous les ennuis d’une rupture. Si vous avez bien compris le caractère et les manières de lady Dudley, vous imaginerez ma déconvenue, quand son majordome m’introduisit en {p. 486} habit de voyage dans un salon où je la trouvai pompeusement habillée, environnée de cinq personnes. Lord Dudley, l’un des vieux hommes d’état les plus considérables de l’Angleterre, se tenait debout devant la cheminée, gourmé, plein de morgue, froid, avec l’air railleur qu’il doit avoir au Parlement, il sourit en entendant mon nom. Les deux enfants d’Arabelle qui ressemblaient prodigieusement à de Marsay, l’un des fils naturels du vieux lord, et qui était là, sur la causeuse près de la marquise, se trouvaient près de leur mère. Arabelle en me voyant prit aussitôt un air hautain, fixa son regard sur ma casquette de voyage, comme si elle eût voulu me demander à chaque instant ce que je venais faire chez elle. Elle me toisa comme elle eût fait d’un gentilhomme campagnard qu’on lui aurait présenté. Quant à notre intimité, à cette passion éternelle, à ces serments de mourir si je cessais de l’aimer, à cette fantasmagorie d’Armide, tout avait disparu comme un rêve. Je n’avais jamais serré sa main, j’étais un étranger, elle ne me connaissait pas. Malgré le sang-froid diplomatique auquel je commençais à m’habituer, je fus surpris, et tout autre à ma place ne l’eût pas été moins. De Marsay souriait à ses bottes qu’il examinait avec une affectation singulière. J’eus bientôt pris mon parti. De toute autre femme, j’aurais accepté modestement une défaite ; mais outré de voir debout l’héroïne qui voulait mourir d’amour, et qui s’était moquée de la morte, je résolus d’opposer l’impertinence à l’impertinence. Elle savait le désastre de lady Brandon : le lui rappeler, c’était lui donner un coup de poignard au cœur quoique l’arme dût s’y émousser.
— Madame, lui dis-je, vous me pardonnerez d’entrer chez vous si cavalièrement, quand vous saurez que j’arrive de Touraine, et que lady Brandon m’a chargé pour vous d’un message qui ne souffre aucun retard. Je craignais de vous trouver partie pour le Lancashire ; mais, puisque vous restez à Paris, j’attendrai vos ordres et l’heure à laquelle vous daignerez me recevoir.
Elle inclina la tête et je sortis. Depuis ce jour, je ne l’ai plus rencontrée que dans le monde où nous échangeons un salut amical et quelquefois une épigramme. Je lui parle des femmes inconsolables du Lancashire, elle me parle des Françaises qui font honneur à leur désespoir de leurs maladies d’estomac. Grâce à ses soins, j’ai un ennemi mortel dans de Marsay, qu’elle affectionne beaucoup. Et moi je dis qu’elle épouse les deux générations. Ainsi rien ne {p. 487} manquait à mon désastre. Je suivis le plan que j’avais arrêté pendant ma retraite à Saché. Je me jetai dans le travail, je m’occupai de science, de littérature et de politique ; j’entrai dans la diplomatie à l’avénement de Charles X qui supprima l’emploi que j’occupais sous le feu roi. Dès ce moment je résolus de ne jamais faire attention à aucune femme si belle, si spirituelle, si aimante qu’elle pût être. Ce parti me réussit à merveille : j’acquis une tranquillité d’esprit incroyable, une grande force pour le travail, et je compris tout ce que ces femmes dissipent de notre vie en croyant nous avoir payé par quelques paroles gracieuses. Mais toutes mes résolutions échouèrent : vous savez comment et pourquoi. Chère Natalie26, en vous disant ma vie sans réserve et sans artifice, comme je me la dirais à moi-même ; en vous racontant des sentiments où vous n’étiez pour rien, peut-être ai-je froissé quelque pli de votre cœur jaloux et délicat ; mais ce qui courroucerait une femme vulgaire sera pour vous, j’en suis sûr, une nouvelle raison de m’aimer. Auprès des âmes souffrantes et malades, les femmes d’élite ont un rôle sublime à jouer, celui de la sœur de charité qui panse les blessures, celui de la mère qui pardonne à l’enfant. Les artistes et les grands poètes ne sont pas seuls à souffrir : les hommes qui vivent pour leurs pays, pour l’avenir des nations, en élargissant le cercle de leurs passions et de leurs pensées, se font souvent une bien cruelle solitude. Ils ont besoin de sentir à leurs côtés un amour pur et dévoué ; croyez bien qu’ils en comprennent la grandeur et le prix. Demain, je saurai si je me suis trompé en vous aimant.
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À monsieur le comte Félix de Vandenesse
Cher comte, vous avez reçu de cette pauvre madame de Mortsauf une lettre qui, dites-vous, ne vous a pas été inutile pour vous conduire dans le monde, lettre à laquelle vous devez votre haute fortune. Permettez-moi d’achever votre éducation. De grâce, défaites-vous d’une détestable habitude ; n’imitez pas les veuves qui parlent toujours de leur premier mari, qui jettent toujours à la face du second les vertus du défunt. Je suis Française, cher comte ; je voudrais épouser tout l’homme que j’aimerais, et ne saurais en vérité épouser madame de Mortsauf. Après avoir lu votre récit avec l’attention qu’il mérite, et vous savez quel intérêt je vous porte, il m’a semblé que vous aviez considérablement ennuyé lady Dudley en lui opposant les perfections de madame de Mortsauf, et fait beaucoup de mal à la comtesse en l’accablant des ressources de l’amour anglais. Vous avez manqué de tact envers moi, pauvre créature, qui n’ai d’autre mérite que celui de vous plaire ; vous m’avez donné à entendre que je ne vous aimais ni comme Henriette, ni comme Arabelle. J’avoue mes imperfections, je les connais ; mais pourquoi me les faire si rudement sentir ? Savez-vous pour qui je suis prise de pitié ? pour la quatrième femme que vous aimerez. Celle-là sera nécessairement forcée de lutter avec trois personnes ; aussi dois-je vous prémunir, dans votre intérêt comme dans le sien, contre le danger de votre mémoire. Je renonce à la gloire laborieuse de vous aimer : il faudrait trop de qualités catholiques ou anglicanes, et je ne me soucie pas de combattre des fantômes. Les vertus de la Vierge de Clochegourde désespéreraient la femme la plus sûre d’elle-même, et votre intrépide Amazone décourage les plus hardis désirs de bonheur. Quoi qu’elle fasse, une femme ne pourra jamais espérer pour vous des joies égales à son ambition. Ni le cœur ni les sens ne triompheront jamais de vos souvenirs. Vous avez oublié que nous montons souvent à cheval. Je n’ai pas su réchauffer le soleil attiédi par la mort de votre sainte Henriette, le frisson vous prendrait à côté de moi. Mon ami, car vous serez toujours mon ami, gardez-vous de recommencer de pareilles confidences qui mettent {p. 489} à nu votre désenchantement, qui découragent l’amour et forcent une femme à douter d’elle-même. L’amour, cher comte, ne vit que de confiance. La femme qui, avant de dire une parole, ou de monter à cheval, se demande si une céleste Henriette ne parlait pas mieux, si une écuyère comme Arabelle ne déployait pas plus de grâces, cette femme-là, soyez-en sûr, aura les jambes et la langue tremblantes. Vous m’avez donné le désir de recevoir quelques-uns de vos bouquets enivrants, mais vous n’en composez plus. Il est ainsi une foule de choses que vous n’osez plus faire, de pensées et de jouissances qui ne peuvent plus renaître pour vous. Nulle femme, sachez-le bien, ne voudra coudoyer dans votre cœur la morte que vous y gardez. Vous me priez de vous aimer par charité chrétienne. Je puis faire, je vous l’avoue, une infinité de choses par charité, tout, excepté l’amour. Vous êtes parfois ennuyeux et ennuyé, vous appelez votre tristesse du nom de mélancolie : à la bonne heure ; mais vous êtes insupportable et vous donnez de cruels soucis à celle qui vous aime. J’ai trop souvent rencontré entre nous deux la tombe de la sainte : je me suis consultée, je me connais et je ne voudrais pas mourir comme elle. Si vous avez fatigué lady Dudley, qui est une femme extrêmement distinguée, moi qui n’ai pas ses désirs furieux, j’ai peur de me refroidir plus tôt qu’elle encore. Supprimons l’amour entre nous, puisque vous ne pouvez plus en goûter le bonheur qu’avec les mortes, et restons amis, je le veux. Comment, cher comte ? vous avez eu pour votre début une adorable femme, une maîtresse parfaite qui songeait à votre fortune, qui vous a donné la pairie, qui vous aimait avec ivresse, qui ne vous demandait que d’être fidèle, et vous l’avez fait mourir de chagrin ; mais je ne sais rien de plus monstrueux. Parmi les plus ardents et les plus malheureux jeunes gens qui traînent leurs ambitions sur le pavé de Paris, quel est celui qui ne resterait pas sage pendant dix ans pour obtenir la moitié des faveurs que vous n’avez pas su reconnaître ? Quand on est aimé ainsi, que peut-on demander de plus ? Pauvre femme ! elle a bien souffert, et quand vous avez fait quelques phrases sentimentales, vous vous croyez quitte avec son cercueil. Voilà sans doute le prix qui attend ma tendresse pour vous. Merci, cher comte, je ne veux de rivale ni au delà ni en deçà de la tombe. Quand on a sur la conscience de pareils crimes, au moins ne faut-il pas les dire. Je vous ai fait une {p. 490} imprudente demande, j’étais dans mon rôle de femme, de fille d’Ève, le vôtre consistait à calculer la portée de votre réponse. Il fallait me tromper ; plus tard, je vous aurais remercié. N’avez-vous donc jamais compris la vertu des hommes à bonnes fortunes ? Ne sentez-vous pas combien ils sont généreux en nous jurant qu’ils n’ont jamais aimé, qu’ils aiment pour la première fois ? Votre programme est inexécutable. Être à la fois madame de Mortsauf et lady Dudley, mais, mon ami, n’est-ce pas vouloir réunir l’eau et le feu ? Vous ne connaissez donc pas les femmes ? elles sont ce qu’elles sont, elles doivent avoir les défauts de leurs qualités. Vous avez rencontré lady Dudley trop tôt pour pouvoir l’apprécier, et le mal que vous en dites me semble une vengeance de votre vanité blessée ; vous avez compris madame de Mortsauf trop tard, vous avez puni l’une de ne pas être l’autre ; que va-t-il m’arriver à moi qui ne suis ni l’une ni l’autre ? Je vous aime assez pour avoir profondément réfléchi à votre avenir, car je vous aime réellement beaucoup. Votre air de chevalier de la Triste Figure m’a toujours profondément intéressée : je croyais à la constance des gens mélancoliques ; mais j’ignorais que vous eussiez tué la plus belle et la plus vertueuse des femmes à votre entrée dans le monde. Eh ! bien, je me suis demandé ce qui vous reste à faire : j’y ai bien songé. Je crois, mon ami, qu’il faut vous marier à quelque madame Shandy, qui ne saura rien de l’amour, ni des passions, qui ne s’inquiétera ni de lady Dudley, ni de madame de Mortsauf, très-indifférente à ces moments d’ennui que vous appelez mélancolie pendant lesquels vous êtes amusant comme la pluie, et qui sera pour vous cette excellente sœur de charité que vous demandez. Quant à aimer, à tressaillir d’un mot, à savoir attendre le bonheur, le donner, le recevoir ; à ressentir les mille orages de la passion, à épouser les petites vanités d’une femme aimée, mon cher comte, renoncez-y. Vous avez trop bien suivi les conseils que votre bon ange vous a donnés sur les jeunes femmes ; vous les avez si bien évitées que vous ne les connaissez point. Madame de Mortsauf a eu raison de vous placer haut du premier coup, toutes les femmes auraient été contre vous, et vous ne seriez arrivé à rien. Il est trop tard maintenant pour commencer vos études, pour apprendre à nous dire ce que nous aimons à entendre, pour être grand à propos, pour adorer nos petitesses quand il nous plaît d’être petites. Nous ne sommes pas si sottes que vous {p. 491} le croyez : quand nous aimons, nous plaçons l’homme de notre choix au-dessus de tout. Ce qui ébranle notre foi dans notre supériorité, ébranle notre amour. En nous flattant, vous vous flattez vous-mêmes. Si vous tenez à rester dans le monde, à jouir du commerce des femmes, cachez-leur avec soin tout ce que vous m’avez dit : elles n’aiment ni à semer les fleurs de leur amour sur des rochers, ni à prodiguer leurs caresses pour panser un cœur malade. Toutes les femmes s’apercevraient de la sécheresse de votre cœur, et vous seriez toujours malheureux. Bien peu d’entre elles seraient assez franches pour vous dire ce que je vous dis, et assez bonnes personnes pour vous quitter sans rancune en vous offrant leur amitié, comme le fait aujourd’hui celle qui se dit votre amie dévouée,
NATALIE DE MANERVILLE.
Paris, octobre 1835.