— Que veux-tu, mon petit bon ange, il y avait là Bixiou qui {p. 202}   nous a fait de nouvelles charges, Léon de Lora dont l’esprit n’a pas tari, Claude Vignon à qui je dois le seul article consolant qu’on ait écrit sur le monument du maréchal Montcornet. Il y avait…

— Il n’y avait pas de femmes ?… demanda vivement Hortense.

— La respectable madame Florent…

— Tu m’avais dit que c’était au Rocher de Cancale, c’était donc chez eux ?

— Oui, chez eux, je me suis trompé…

— Tu n’es pas venu en voiture ?

— Non !

— Et tu arrives à pied de la rue des Tournelles ?

— Stidmann et Bixiou m’ont reconduit par les boulevards jusqu’à la Madeleine, tout en causant.

— Il fait donc bien sec sur les boulevards, sur la place de la Concorde et la rue de Bourgogne, tu n’es pas crotté, dit Hortense en examinant les bottes vernies de son mari.

Il avait plu ; mais de la rue Vanneau à la rue Saint-Dominique, Wenceslas n’avait pu souiller ses bottes.

— Tiens, voilà cinq mille francs que Chanor m’a généreusement prêtés, dit Wenceslas pour couper court à ces interrogations quasi judiciaires.

Il avait fait deux paquets de ses dix billets de mille francs, un pour Hortense et un pour lui-même, car il avait pour cinq mille francs de dettes ignorées d’Hortense. Il devait à son praticien et à ses ouvriers.

— Te voilà sans inquiétudes, ma chère, dit-il en embrassant sa femme. Je vais, dès demain, me mettre à l’ouvrage ! Oh ! demain, je décampe à huit heures et demie, et je vais à l’atelier. Ainsi, je me couche tout de suite pour être levé de bonne heure, tu me le permets, ma minette ?

Le soupçon entré dans le cœur d’Hortense disparut ; elle fut à mille lieues de la vérité. Madame Marneffe ! elle n’y pensait pas. Elle craignait pour son Wenceslas la société des lorettes. Les noms de Bixiou, de Léon de Lora, deux artistes connus pour leur vie effrénée, l’avaient inquiétée.

Le lendemain, elle vit partir Wenceslas à neuf heures, entièrement rassurée. — Le voilà maintenant à l’ouvrage, se disait-elle en procédant à l’habillement de son enfant. Oh ! je le vois, il est en {p. 203}   train ! Eh ! bien, si nous n’avons pas la gloire de Michel-Ange, nous aurons celle de Benvenuto Cellini ! Bercée elle-même par ses propres espérances, Hortense croyait à un heureux avenir ; et elle parlait à son fils, âgé de vingt mois, ce langage tout en onomatopées qui fait sourire les enfants, quand, vers onze heures, la cuisinière, qui n’avait pas vu sortir Wenceslas, introduisit Stidmann.

— Pardon, madame, dit l’artiste. Comment, Wenceslas est déjà parti ?

— Il est à son atelier.

— Je venais m’entendre avec lui pour nos travaux.

— Je vais l’envoyer chercher, dit Hortense en faisant signe à Stidmann de s’asseoir.

La jeune femme, rendant grâce en elle-même au ciel de ce hasard, voulut garder Stidmann afin d’avoir des détails sur la soirée de la veille. Stidmann s’inclina pour remercier la comtesse de cette faveur. Madame Steinbock sonna, la cuisinière vint, elle lui donna l’ordre d’aller chercher monsieur à l’atelier.

— Vous êtes-vous bien amusé hier ? dit Hortense, car Wenceslas n’est revenu qu’après une heure du matin.

— Amusé ?… pas précisément, répondit l’artiste qui la veille avait voulu faire madame Marneffe. On ne s’amuse dans le monde que lorsqu’on y a des intérêts. Cette petite madame Marneffe est excessivement spirituelle, mais elle est coquette…

— Et comment Wenceslas l’a-t-il trouvée ?… demanda la pauvre Hortense en essayant de rester calme, il ne m’en a rien dit.

— Je ne vous en dirai qu’une seule chose, répondit Stidmann, c’est que je la crois bien dangereuse.

Hortense devint pâle comme une accouchée.

— Ainsi, c’est bien… chez madame Marneffe… et non pas… chez Chanor que vous avez dîné… dit-elle, hier… avec Wenceslas, et il…

Stidmann, sans savoir quel malheur il faisait, devina qu’il en causait un. La comtesse n’acheva pas sa phrase, elle s’évanouit complétement. L’artiste sonna, la femme de chambre vint. Quand Louise essaya d’emporter la comtesse Steinbock dans sa chambre, une attaque nerveuse de la plus grande gravité se déclara par d’horribles convulsions. Stidmann, comme tous ceux dont une involontaire indiscrétion détruit l’échafaudage élevé par le mensonge d’un mari dans son intérieur, ne pouvait croire à sa parole une pareille {p. 204}   portée ; il pensa que la comtesse se trouvait dans cet état maladif où la plus légère contrariété devient un danger. La cuisinière vint annoncer, malheureusement à haute voix, que monsieur n’était pas à son atelier. Au milieu de sa crise, la comtesse entendit cette réponse, les convulsions recommencèrent.

— Allez chercher la mère de madame !… dit Louise à la cuisinière ; courez !

— Si je savais où se trouve Wenceslas, j’irais l’avertir, dit Stidmann au désespoir.

— Il est chez cette femme !… cria la pauvre Hortense. Il s’est habillé bien autrement que pour aller à son atelier.

Stidmann courut chez madame Marneffe en reconnaissant la vérité de cet aperçu dû à la seconde vue des passions. En ce moment Valérie posait en Dalila. Trop fin pour demander madame Marneffe, Stidmann passa roide devant la loge, monta rapidement au second, en se faisant ce raisonnement : Si je demande madame Marneffe, elle n’y sera pas. Si je demande bêtement Steinbock, on me rira au nez… Cassons les vitres ! Au coup de sonnette, Reine arriva.

— Dites à monsieur le comte Steinbock de venir, sa femme se meurt !…

Reine, aussi spirituelle que Stidmann, le regarda d’un air passablement stupide.

— Mais, monsieur, je ne sais pas… ce que vous…

— Je vous dis que mon ami Steinbock est ici, sa femme se meurt, la chose vaut bien la peine que vous dérangiez votre maîtresse.

Et Stidmann s’en alla. — Oh ! il y est, se dit-il. En effet, Stidmann, qui resta quelques instants rue Vanneau, vit sortir Wenceslas, et lui fit signe de venir promptement. Après avoir raconté la tragédie qui se jouait rue Saint-Dominique, Stidmann gronda Steinbock de ne l’avoir pas prévenu de garder le secret sur le dîner de la veille.

— Je suis perdu, lui répondit Wenceslas, mais je te pardonne. J’ai tout à fait oublié notre rendez-vous ce matin, et j’ai commis la faute de ne pas te dire que nous devions avoir dîné chez Florent. Que veux-tu ? Cette Valérie m’a rendu fou ; mais, mon cher, elle vaut la gloire, elle vaut le malheur… Ah ! c’est… Mon Dieu ! me voilà dans un terrible embarras ! Conseille-moi. Que dire ? comment me justifier ?

{p. 205}   — Te conseiller ? je ne sais rien, répondit Stidmann. Mais tu es aimé de ta femme, n’est-ce pas ? Eh bien ! elle croira tout. Dis-lui surtout que tu venais chez moi, pendant que j’allais chez toi ; tu sauveras toujours ainsi ta pose de ce matin. Adieu !

Au coin de la rue Hillerin-Bertin, Lisbeth avertie par Reine et qui courait après Steinbock, le rejoignit ; car elle craignait sa naïveté polonaise. Ne voulant pas être compromise, elle dit quelques mots à Wenceslas qui, dans sa joie, l’embrassa en pleine rue. Elle avait tendu sans doute à l’artiste une planche pour passer ce détroit de la vie conjugale.

À la vue de sa mère, arrivée en toute hâte, Hortense avait versé des torrents de larmes. Aussi, la crise nerveuse changea fort heureusement d’aspect.

— Trahie ! ma chère maman, lui dit-elle. Wenceslas, après m’avoir donné sa parole d’honneur de ne pas aller chez madame Marneffe, y a dîné hier, et n’est rentré qu’à une heure un quart du matin !… Si tu savais, la veille, nous avions eu, non pas une querelle, mais une explication. Je lui avais dit des choses si touchantes : « J’étais jalouse, une infidélité me ferait mourir ; j’étais ombrageuse, il devait respecter mes faiblesses, puisqu’elles venaient de mon amour pour lui, j’avais dans les veines autant du sang de mon père que du tien ; dans le premier moment d’une trahison, je serais folle à faire des folies, à me venger, à nous déshonorer tous, lui, son fils et moi ; qu’enfin je pourrais le tuer et me tuer après ! » etc. Et il y est allé, et il y est ! Cette femme a entrepris de nous désoler tous ! Hier, mon frère et Célestin se sont engagés pour retirer soixante-douze mille francs de lettres de change souscrites pour cette vaurienne… Oui, maman, on allait poursuivre mon père et le mettre en prison. Cette horrible femme n’a-t-elle pas assez de mon père et de tes larmes ! Pourquoi me prendre Wenceslas !… J’irai chez elle, je la poignarderai !

Madame Hulot, atteinte au cœur par l’affreuse confidence que dans sa rage Hortense lui faisait sans le savoir, dompta sa douleur par un de ces héroïques efforts dont sont capables les grandes mères, et elle prit la tête de sa fille sur son sein pour la couvrir de baisers.

— Attends Wenceslas, mon enfant, et tout s’expliquera. Le mal ne doit pas être aussi grand que tu le penses ! J’ai été trahie aussi, moi ! ma chère Hortense. Tu me trouves belle, je suis vertueuse, et je suis cependant abandonnée depuis vingt-trois ans, pour des {p. 206}   Jenny Cadine, des Josépha, des Marneffe !… le savais-tu ?…

— Toi, maman, toi !… tu souffres cela depuis vingt…

Elle s’arrêta devant ses propres idées.

— Imite-moi, mon enfant, reprit la mère. Sois douce et bonne, et tu auras la conscience paisible. Au lit de mort, un homme se dit : « — Ma femme ne m’a jamais causé la moindre peine !… » Et Dieu, qui entend ces derniers soupirs-là, nous les compte. Si je m’étais livrée à des fureurs, comme toi, que serait-il arrivé ?… Ton père se serait aigri, peut-être m’aurait-il quittée, et il n’aurait pas été retenu par la crainte de m’affliger ; notre ruine, aujourd’hui consommée, l’eût été dix ans plus tôt, nous aurions offert le spectacle d’un mari et d’une femme vivant chacun de son côté, scandale affreux, désolant, car c’est la mort de la Famille. Ni ton frère, ni toi, vous n’eussiez pu vous établir… Je me suis sacrifiée, et si courageusement que, sans cette dernière liaison de ton père, le monde me croirait encore heureuse. Mon officieux et bien courageux mensonge a jusqu’à présent protégé Hector ; il est encore considéré ; seulement cette passion de vieillard l’entraîne trop loin, je le vois. Sa folie, je le crains, crèvera le paravent que je mettais entre le monde et nous… Mais, je l’ai tenu pendant vingt-trois ans, ce rideau, derrière lequel je pleurais, sans mère, sans confident, sans autre secours que celui de la religion, et j’ai procuré vingt-trois ans d’honneur à la famille.

Hortense écoutait sa mère, les yeux fixes. La voix calme et la résignation de cette suprême douleur fit taire l’irritation de la première blessure chez la jeune femme, les larmes la gagnèrent, elles revinrent à torrents. Dans un accès de piété filiale, écrasée par la sublimité de sa mère, elle se mit à genoux devant elle, saisit le bas de sa robe et la baisa, comme de pieux catholiques baisent les saintes reliques d’un martyr.

— Lève-toi, mon Hortense, dit la baronne, un pareil témoignage de ma fille efface de bien mauvais souvenirs ! Viens sur mon cœur, oppressé de ton chagrin seulement. Le désespoir de ma pauvre petite fille, dont la joie était ma seule joie, a brisé le cachet sépulcral que rien ne devait lever de ma lèvre. Oui, je voulais emporter mes douleurs au tombeau, comme un suaire de plus. Pour calmer ta fureur, j’ai parlé… Dieu me pardonnera ! Oh ! si ma vie devait être ta vie, que ne ferais-je pas !… Les hommes, le monde, le hasard, la nature, Dieu, je crois, nous vendent l’amour au prix {p. 207}   des plus cruelles tortures. Je payerai de vingt-quatre années de désespoir, de chagrins incessants, d’amertumes, dix années heureuses…

— Tu as eu dix ans, chère maman, et moi trois ans, seulement !… dit l’égoïste amoureuse.

— Rien n’est perdu, ma petite, attends Wenceslas.

— Ma mère, dit-elle, il a menti ! il m’a trompée… Il m’a dit : « Je n’irai pas », et il y est allé. Et cela, devant le berceau de son enfant !…

— Pour leur plaisir, les hommes, mon ange, commettent les plus grandes lâchetés, des infamies, des crimes ; c’est à ce qu’il paraît dans leur nature. Nous autres femmes, nous sommes vouées au sacrifice. Je croyais mes malheurs achevés, et ils commencent, car je ne m’attendais pas à souffrir doublement en souffrant dans ma fille. Courage et silence !… Mon Hortense, jure-moi de ne parler qu’à moi de tes chagrins, de n’en rien laisser voir devant des tiers… Oh ! sois aussi fière que ta mère !

En ce moment Hortense tressaillit, elle entendit le pas de son mari.

— Il paraît, dit Wenceslas en entrant, que Stidmann est venu pendant que j’étais allé chez lui.

— Vraiment !… s’écria la pauvre Hortense avec la sauvage ironie d’une femme offensée qui se sert de la parole comme d’un poignard.

— Mais oui, nous venons de nous rencontrer, répondit Wenceslas en jouant l’étonnement.

— Mais, hier !… reprit Hortense.

— Eh bien ! je t’ai trompée, mon cher amour, et ta mère va nous juger…

Cette franchise desserra le cœur d’Hortense. Toutes les femmes vraiment nobles préfèrent la vérité au mensonge. Elles ne veulent pas voir leur idole dégradée, elles veulent être fières de la domination qu’elles acceptent.

Il y a de ce sentiment chez les Russes, à propos de leur Czar.

— Écoutez, chère mère… dit Wenceslas, j’aime tant ma bonne et douce Hortense, que je lui ai caché l’étendue de notre détresse. Que voulez-vous !… elle nourrissait encore, et des chagrins lui auraient fait bien du mal. Vous savez tout ce que risque alors une femme. Sa beauté, sa fraîcheur, sa santé sont en danger. Est-ce un tort ?… Elle croit que nous ne devons que cinq mille francs, mais j’en dois cinq mille autres… Avant hier, nous étions au désespoir !… {p. 208}   Personne au monde ne prête aux artistes. On se défie de nos talents tout autant que de nos fantaisies. J’ai frappé vainement à toutes les portes. Lisbeth nous a offert ses économies.

— Pauvre fille, dit Hortense.

— Pauvre fille ! dit la baronne.

— Mais les deux mille francs de Lisbeth, qu’est-ce ?… tout pour elle, rien pour nous. Alors la cousine nous a parlé, tu sais Hortense, de madame Marneffe, qui, par un amour-propre, devant tant au baron, ne prendrait pas le moindre intérêt… Hortense a voulu mettre ses diamants au Mont-de-Piété. Nous aurions eu quelques milliers de francs, et il nous en fallait dix mille. Ces dix mille francs se trouvaient là, sans intérêt, pour un an !… Je me suis dit : « Hortense n’en saura rien, allons les prendre. » Cette femme m’a fait inviter par mon beau-père à dîner hier, en me donnant à entendre que Lisbeth avait parlé, que j’aurais de l’argent. Entre le désespoir d’Hortense et ce dîner, je n’ai pas hésité. Voilà tout. Comment, Hortense, à vingt-quatre24 ans, fraîche, pure et vertueuse, elle qui est tout mon bonheur et ma gloire, que je n’ai pas quittée depuis notre mariage, peut-elle imaginer que je lui préfèrerai, quoi ?… une femme tannée, fanée, panée, dit-il en employant une atroce expression de l’argot des ateliers pour faire croire à son mépris par une de ces exagérations qui plaisent aux femmes.

— Ah ! si ton père m’avait parlé comme cela ! s’écria la baronne.

Hortense se jeta gracieusement au cou de son mari.

— Oui, voilà ce que j’aurais fait, dit Adeline. Wenceslas, mon ami, votre femme a failli mourir, reprit-elle gravement. Vous voyez combien elle vous aime. Elle est à vous, hélas ! Et elle soupira profondément. — Il peut en faire une martyre ou une femme heureuse, se dit-elle à elle-même en pensant ce que pensent toutes les mères lors du mariage de leurs filles. — Il me semble, ajouta-t-elle à haute voix, que je souffre assez pour voir mes enfants heureux.

— Soyez tranquille, chère maman, dit Wenceslas au comble du bonheur de voir cette crise heureusement terminée. Dans deux mois, j’aurai rendu l’argent à cette horrible femme. Que voulez-vous ? reprit-il en répétant ce mot essentiellement polonais avec la grâce polonaise, il y a des moments où l’on emprunterait au diable. C’est, après tout, l’argent de la famille. Et une fois invité, l’aurais-je eu, cet argent qui nous coûte si cher, si j’avais répondu par des grossièretés à une politesse ?

{p. 209}   — Oh ! maman, quel mal nous fait papa ! s’écria Hortense.

La baronne mit un doigt sur ses lèvres, et Hortense regretta cette plainte, le premier blâme qu’elle laissait échapper sur un père si héroïquement protégé par un sublime silence.

— Adieu, mes enfants, dit madame Hulot, voilà le beau temps revenu. Mais ne vous fâchez plus.

Quand, après avoir reconduit la baronne, Wenceslas et sa femme furent revenus dans leur chambre, Hortense dit à son mari : — Raconte-moi ta soirée ? Et elle épia le visage de Wenceslas pendant ce récit, entrecoupé de ces questions qui se pressent sur les lèvres d’une femme en pareil cas. Ce récit rendit Hortense songeuse, elle entrevoyait les diaboliques amusements que des artistes devaient trouver dans cette vicieuse société.

— Sois franc ! mon Wenceslas ?… il y avait là Stidmann, Claude Vignon, Vernisset, qui encore ?… Enfin tu t’es amusé !…

— Moi ?… je ne pensais qu’à nos dix mille francs, et je me disais : « mon Hortense sera sans inquiétudes ! »

Cet interrogatoire fatiguait énormément le Livonien, et il saisit un moment de gaieté pour dire à Hortense : — Et toi, mon ange, qu’aurais-tu fait, si ton artiste s’était trouvé coupable ?…

— Moi, dit-elle d’un petit air décidé, j’aurais pris Stidmann, mais sans l’aimer, bien entendu !

— Hortense ! s’écria Steinbock en se levant avec brusquerie et par un mouvement théâtral, tu n’en aurais pas eu le temps, je t’aurais tuée.

Hortense se jeta sur son mari, l’embrassa à l’étouffer, le couvrit de caresses, et lui dit : — Ah ! tu m’aimes ! Wenceslas ! va, je ne crains rien ! Mais plus de Marneffe. Ne te plonge plus jamais dans de semblables bourbiers…

— Je te jure, ma chère Hortense, que je n’y retournerai que pour retirer mon billet…

Elle bouda, mais comme boudent les femmes aimantes qui veulent les bénéfices d’une bouderie. Wenceslas, fatigué d’une pareille matinée, laissa bouder sa femme et partit pour son atelier y faire la maquette du groupe de Samson et Dalila, dont le dessin était dans sa poche. Hortense, inquiète de sa bouderie et croyant Wenceslas fâché, vint à l’atelier au moment où son mari finissait de fouiller sa glaise avec cette rage qui pousse les artistes en puissance de fantaisie. À l’aspect de sa femme, il jeta vivement un linge mouillé sur {p. 210}   le groupe ébauché, et prit Hortense dans ses bras en lui disant : — Ah ! nous ne sommes pas fâchés, n’est-ce pas, ma ninette ?

Hortense avait vu le groupe, le linge jeté dessus, elle ne dit rien ; mais avant de quitter l’atelier, elle se retourna, saisit le chiffon, regarda l’esquisse et demanda : — Qu’est-ce que cela ?

— Un groupe dont l’idée m’est venue.

— Et pourquoi me l’as-tu caché ?

— Je voulais ne te le montrer que fini.

— La femme est bien jolie ! dit Hortense.

Et mille soupçons poussèrent dans son âme comme poussent, dans les Indes, ces végétations, grandes et touffues, du jour au lendemain.

Au bout de trois semaines environ, madame Marneffe fut profondément irritée contre Hortense. Les femmes de cette espèce ont leur amour-propre, elles veulent qu’on baise l’ergot du diable, elles ne pardonnent jamais à la Vertu qui ne redoute pas leur puissance ou qui lutte avec elles. Or, Wenceslas n’avait pas fait une seule visite rue Vanneau, pas même celle qu’exigeait la politesse après la pose d’une femme en Dalila. Chaque fois que Lisbeth était allée chez les Steinbock elle n’avait trouvé personne au logis. Monsieur et madame vivaient à l’atelier. Lisbeth, qui relança les deux tourtereaux jusque dans leur nid du Gros-Caillou, vit Wenceslas travaillant avec ardeur, et apprit par la cuisinière que madame ne quittait jamais monsieur. Wenceslas subissait le despotisme de l’amour. Valérie épousa donc pour son compte la haine de Lisbeth envers Hortense. Les femmes tiennent autant aux amants qu’on leur dispute, que les hommes tiennent aux femmes qui sont désirées par plusieurs fats. Aussi, les réflexions faites à propos de madame Marneffe s’appliquent-elles parfaitement aux hommes à bonnes fortunes qui sont des espèces de courtisanes-hommes. Le caprice de Valérie fut une rage, elle voulait avoir surtout son groupe, et elle se proposait, un matin, d’aller à l’atelier voir Wenceslas, quand survint un de ces événements graves qui peuvent s’appeler pour ces sortes de femmes fructus belli. Voici comment Valérie donna la nouvelle de ce fait, entièrement personnel. Elle déjeunait avec Lisbeth et monsieur Marneffe.

— Dis donc, Marneffe ? te doutes-tu d’être père pour la seconde fois ?

— Vraiment, tu serais grosse ?… Oh ! laisse-moi t’embrasser…

{p. 211}   Il se leva, fit le tour de la table, et sa femme lui tendit le front de manière que le baiser glissât sur les cheveux.

— De ce coup-là, reprit-il, je suis chef de bureau et officier de la Légion-d’Honneur ! Ah çà ! ma petite, je ne veux pas que Stanislas soit ruiné ! Pauvre petit !…

— Pauvre petit ?… s’écria Lisbeth. Il y a sept mois que vous ne l’avez vu ; je passe à la pension pour être sa mère, car je suis la seule de la maison qui s’occupe de lui !…

— Un enfant qui nous coûte cent écus tous les trois mois !… dit Valérie. D’ailleurs, c’est ton enfant, celui-là, Marneffe ! tu devrais bien payer sa pension sur tes appointements… Le nouveau, loin de produire des mémoires de marchands de soupe, nous sauvera de la misère…

— Valérie, répondit Marneffe en imitant Crevel en position, j’espère que monsieur le baron Hulot aura soin de son fils, et qu’il n’en chargera pas un pauvre employé ; je compte me montrer très-exigeant avec lui. Aussi, prenez vos sûretés, madame ? tâchez d’avoir de lui des lettres où il vous parle de son bonheur, car il se fait un peu trop tirer l’oreille pour ma nomination…

Et Marneffe partit pour le ministère, où la précieuse amitié de son directeur lui permettait d’aller à son bureau vers onze heures ; il y faisait d’ailleurs peu de besogne, vu son incapacité notoire et son aversion pour le travail.

Une fois seules, Lisbeth et Valérie se regardèrent pendant un moment comme des augures, et partirent ensemble d’un immense éclat de rire.

— Voyons, Valérie, est-ce vrai ? dit Lisbeth, ou n’est-ce qu’une comédie ?

— C’est une vérité physique ! répondit Valérie. Hortense m’embête ! Et, cette nuit, je pensais à lancer cet enfant comme une bombe dans le ménage de Wenceslas.

Valérie rentra dans sa chambre, suivie de Lisbeth, et lui montra tout écrite la lettre suivante :

Wenceslas, mon ami, je crois encore à ton amour, quoique je ne t’aie pas vu depuis bientôt vingt jours. Est-ce du dédain ? Dalila ne le saurait penser. N’est-ce pas plutôt un effet de la tyrannie d’une femme que tu m’as dit ne pouvoir plus aimer ? Wenceslas, tu es un trop grand artiste pour te laisser ainsi {p. 212}   dominer. Le ménage est le tombeau de la gloire… Vois si tu ressembles au Wenceslas de la rue du Doyenné ? Tu as raté le monument de mon père ; mais chez toi l’amant est bien supérieur à l’artiste, tu es plus heureux avec la fille : tu es père, mon adoré Wenceslas. Si tu ne venais pas me voir dans l’état où je suis, tu passerais pour bien mauvais homme aux yeux de tes amis ; mais, je le sens, je t’aime si follement, que je n’aurai jamais la force de te maudire. Puis-je me dire toujours
Ta VALÉRIE.

— Que dis-tu de mon projet d’envoyer cette lettre à l’atelier au moment où notre chère Hortense y sera seule ? demanda Valérie à Lisbeth. Hier au soir, j’ai su par Stidmann que Wenceslas doit l’aller prendre à onze heures pour une affaire chez Chanor ; ainsi cette gaupe d’Hortense sera seule.

— Après un tour semblable, répondit Lisbeth, je ne pourrai plus rester ostensiblement ton amie, et il faudra que je te donne congé, que je sois censée ne plus te voir, ni même te parler.

— Évidemment, dit Valérie ; mais…

— Oh ! sois tranquille, répondit Lisbeth. Nous nous reverrons quand je serai madame la maréchale ; ils le veulent maintenant tous, le baron seul ignore ce projet ; mais tu le décideras.

— Mais, répondit Valérie, il est possible que je sois bientôt en délicatesse avec le baron.

— Madame Olivier est la seule qui puisse se faire bien surprendre la lettre par Hortense, dit Lisbeth, il faut l’envoyer d’abord rue Saint-Dominique avant d’aller à l’atelier.

— Oh ! notre petite bellote sera chez elle, répondit madame Marneffe en sonnant Reine pour faire demander madame Olivier.

Dix minutes après l’envoi de cette fatale lettre, le baron Hulot vint. Madame Marneffe s’élança, par un mouvement de chatte, au cou du vieillard.

— Hector, tu es père ! lui dit-elle à l’oreille. Voilà ce que c’est que de se brouiller et de se raccommoder…

En voyant un certain étonnement que le baron ne dissimula pas assez promptement, Valérie prit un air froid qui désespéra le Conseiller-d’État. Elle se fit arracher les preuves les plus décisives, une à une. Lorsque la Conviction, que la Vanité prit doucement {p. 213}   par la main, fut entrée dans l’esprit du vieillard, elle lui parla de la fureur de monsieur Marneffe.

— Mon vieux grognard, lui dit-elle, il t’est bien difficile de ne pas faire nommer ton éditeur responsable, notre gérant, si tu veux, chef de bureau et officier de la Légion-d’Honneur, car tu l’as ruiné, cet homme ; il adore son Stanislas, ce petit monstrico qui tient de lui, et que je ne puis souffrir. À moins que tu ne préfères donner une rente de douze cents francs à Stanislas, en nue propriété bien entendu, l’usufruit en mon nom.

— Mais si je fais des rentes, je préfère que ce soit au nom de mon fils, et non au monstrico ! dit le baron.

Cette phrase imprudente, où le mot mon fils passa gros comme un fleuve débordant, fut transformée, au bout d’une heure de conversation, en une promesse formelle de faire douze cents francs de rente à l’enfant à venir. Puis cette promesse fut, sur la langue et la physionomie de Valérie, ce qu’est un tambour entre les mains d’un marmot, elle devait en jouer pendant vingt jours.

Au moment où le baron Hulot, heureux comme le marié d’un an qui désire un héritier, sortait de la rue Vanneau, madame Olivier s’était fait arracher, par Hortense, la lettre qu’elle devait remettre à monsieur le comte, en mains propres. La jeune femme paya cette lettre d’une pièce de vingt francs. Le suicide paye son opium, son pistolet, son charbon. Hortense lut la lettre, elle la relut ; elle ne voyait que ce papier blanc bariolé de lignes noires, il n’y avait que ce papier dans la nature, tout était noir autour d’elle. La lueur de l’incendie qui dévorait l’édifice de son bonheur éclairait le papier, car la nuit la plus profonde régnait autour d’elle. Les cris de son petit Wenceslas, qui jouait, parvenaient à son oreille comme s’il eût été dans le fond d’un vallon, et qu’elle eût été sur un sommet. Outragée à vingt-quatre ans, dans tout l’éclat de la beauté, parée d’un amour pur et dévoué, c’était non pas un coup de poignard, mais la mort. La première attaque avait été purement nerveuse, le corps s’était tordu sous l’étreinte de la jalousie ; mais la certitude attaqua l’âme, le corps fut anéanti. Hortense demeura pendant dix minutes environ sous cette oppression. Le fantôme de sa mère lui apparut et lui fit une révolution ; elle devint calme et froide, elle recouvra sa raison. Elle sonna.

— Que Louise, ma chère, dit-elle à la cuisinière, vous aide. Vous allez faire, le plus tôt possible, des paquets de tout ce qui {p. 214}   est à moi ici, et de tout ce qui regarde mon fils. Je vous donne une heure. Quand tout sera prêt, allez chercher sur la place une voiture, et prévenez-moi. Pas d’observations ! Je quitte la maison et j’emmène Louise. Vous resterez, vous, avec monsieur ; ayez bien soin de lui…

Elle passa dans sa chambre, se mit à sa table, et écrivit la lettre suivante :

Monsieur le comte,
La lettre jointe à la mienne vous expliquera la cause de la résolution que j’ai prise.
Quand vous lirez ces lignes, j’aurai quitté votre maison, et je me serai retirée auprès de ma mère, avec notre enfant.
Ne comptez pas que je revienne jamais sur ce parti. Ne croyez pas à l’emportement de la jeunesse, à son irréflexion, à la vivacité de l’amour jeune offensé, vous vous tromperiez étrangement.
J’ai prodigieusement pensé, depuis quinze jours, à la vie, à l’amour, à notre union, à nos devoirs mutuels. J’ai connu dans son entier le dévouement de ma mère, elle m’a dit ses douleurs ! Elle est héroïque tous les jours, depuis vingt-trois ans ; mais je ne me sens pas la force de l’imiter, non que je vous aie aimé moins qu’elle aime mon père, mais par des raisons tirées de mon caractère. Notre intérieur deviendrait un enfer, et je pourrais perdre la tête au point de vous déshonorer, de me déshonorer, de déshonorer notre enfant. Je ne veux pas être une madame Marneffe ; et dans cette carrière, une femme de ma trempe ne s’arrêterait peut-être pas. Je suis, malheureusement pour moi, une Hulot et non pas une Fischer.
Seule et loin du spectacle de vos désordres, je réponds de moi, surtout occupée de notre enfant, près de ma forte et sublime mère, dont la vie agira sur les mouvements tumultueux de mon cœur. Là, je puis être une bonne mère, bien élever notre fils et vivre. Chez vous, la Femme tuerait la Mère, et des querelles incessantes aigriraient mon caractère.
J’accepterais la mort d’un coup ; mais je ne veux pas être malade pendant vingt-cinq ans comme ma mère. Si vous m’avez trahie après trois ans d’un amour absolu, continu, pour la maîtresse de votre beau-père, quelles rivales ne me donneriez-vous pas plus {p. 215}   tard ? Ah ! monsieur, vous commencez, bien plus tôt que mon père, cette carrière de libertinage, de prodigalité qui déshonore un père de famille, qui diminue le respect des enfants, et au bout de laquelle se trouvent la honte et le désespoir.
Je ne suis point implacable. Des sentiments inflexibles ne conviennent point à des êtres faibles qui vivent sous l’œil de Dieu. Si vous conquérez gloire et fortune par des travaux soutenus, si vous renoncez aux courtisanes, aux sentiers ignobles et bourbeux, vous retrouverez une femme digne de vous.
Je vous crois trop gentilhomme pour recourir à la loi. Vous respecterez ma volonté, monsieur le comte, en me laissant chez ma mère ; et, surtout, ne vous y présentez jamais. Je vous ai laissé tout l’argent que vous a prêté cette odieuse femme. Adieu !
HORTENSE HULOT.

Cette lettre fut péniblement écrite, Hortense s’abandonnait aux pleurs, aux cris de la passion égorgée. Elle quittait et reprenait la plume pour exprimer simplement ce que l’amour déclame ordinairement dans ces lettres testamentaires. Le cœur s’exhalait en interjections, en plaintes, en pleurs ; mais la raison dictait.

La jeune femme, avertie par Louise que tout était prêt, parcourut lentement le jardinet, la chambre, le salon, y regarda tout pour la dernière fois. Puis elle fit à la cuisinière les recommandations les plus vives pour qu’elle veillât au bien-être de Monsieur, en lui promettant de la récompenser si elle voulait être honnête. Enfin, elle monta dans la voiture pour se rendre chez sa mère, le cœur brisé, pleurant à faire peine à sa femme de chambre, et couvrant le petit Wenceslas de baisers avec une joie délirante qui trahissait encore bien de l’amour pour le père.

La baronne savait déjà par Lisbeth que le beau-père était pour beaucoup dans la faute de son gendre, elle ne fut pas surprise de voir arriver sa fille, elle l’approuva et consentit à la garder près d’elle. Adeline, en voyant que la douceur et le dévouement n’avaient jamais arrêté son Hector, pour qui son estime commençait à diminuer, trouva que sa fille avait raison de prendre une autre voie. En vingt jours, la pauvre mère venait de recevoir deux blessures dont les souffrances surpassaient toutes ses tortures passées. Le baron avait mis Victorin et sa femme dans la gêne ; puis il était la cause, suivant Lisbeth, du dérangement de Wenceslas, il avait {p. 216}   dépravé son gendre. La majesté de ce père de famille, maintenue pendant si long-temps par des sacrifices insensés, était dégradée. Sans regretter leur argent, les Hulot jeunes concevaient à la fois de la défiance et des inquiétudes à l’égard du baron. Ce sentiment assez visible affligeait profondément Adeline, elle pressentait la dissolution de la famille. La baronne logea sa fille dans la salle à manger, qui fut promptement transformée en chambre à coucher, grâce à l’argent du maréchal ; et l’antichambre devint, comme dans beaucoup de ménages, la salle à manger.

Quand Wenceslas revint chez lui, quand il eut achevé de lire les deux lettres, il éprouva comme un sentiment de joie mêlé de tristesse. Gardé pour ainsi dire à vue par sa femme, il s’était intérieurement rebellé contre ce nouvel emprisonnement à la Lisbeth. Gorgé d’amour depuis trois ans, il avait, lui aussi, réfléchi pendant ces derniers quinze jours ; et il trouvait la famille lourde à porter. Il venait de s’entendre féliciter par Stidmann sur la passion qu’il inspirait à Valérie ; car Stidmann, dans une arrière-pensée assez concevable, jugeait à propos de flatter la vanité du mari d’Hortense en espérant consoler la victime. Wenceslas fut donc heureux de pouvoir retourner chez madame Marneffe. Mais il se rappela le bonheur entier et pur dont il avait joui, les perfections d’Hortense, sa sagesse, son innocent et naïf amour, et il la regretta vivement. Il voulut courir chez sa belle-mère y obtenir son pardon, mais il fit comme Hulot et Crevel, il alla voir madame Marneffe à laquelle il apporta la lettre de sa femme pour lui montrer le désastre dont elle était la cause, et, pour ainsi dire, escompter ce malheur, en demandant en retour des plaisirs à sa maîtresse. Il trouva Crevel chez Valérie. Le maire, bouffi d’orgueil, allait et venait dans le salon, comme un homme agité par des sentiments tumultueux. Il se mettait en position comme s’il voulait parler et il n’osait. Sa physionomie resplendissait, et il courait à la croisée tambouriner de ses doigts sur les vitres. Il regardait Valérie d’un air touché, attendri. Heureusement pour Crevel, Lisbeth entra.

— Cousine, lui dit-il à l’oreille, vous savez la nouvelle ? je suis père ! Il me semble que j’aime moins ma pauvre Célestine. Oh ! ce que c’est que d’avoir un enfant d’une femme qu’on idolâtre ! Joindre la paternité du cœur à la paternité du sang ! Oh ! voyez-vous, dites-le à Valérie ! je vais travailler pour cet enfant, je le veux riche ! Elle m’a dit qu’elle croyait, à certains indices, que {p. 217}   ce serait un garçon ! Si c’est un garçon, je veux qu’il se nomme Crevel : je consulterai mon notaire.

— Je sais combien elle vous aime, dit Lisbeth ; mais, au nom de votre avenir et du sien, contenez-vous, ne vous frottez pas les mains à tout moment.

Pendant que Lisbeth faisait cet à parte avec Crevel, Valérie avait redemandé sa lettre à Wenceslas, et elle lui tenait à l’oreille des propos qui dissipaient sa tristesse.

— Te voilà libre, mon ami, dit-elle. Est-ce que les grands artistes devraient se marier ? Vous n’existez que par la fantaisie et par la liberté ! Va, je t’aimerai tant, mon cher poëte, que tu ne regretteras jamais ta femme. Mais cependant, si comme beaucoup de gens, tu veux garder le décorum, je me charge de faire revenir Hortense chez toi, dans peu de temps…

— Oh ! si c’était possible ?

— J’en suis sûre, dit Valérie piquée. Ton pauvre beau-père est un homme fini sous tous les rapports, qui par amour-propre veut avoir l’air d’être aimé, veut faire croire qu’il a une maîtresse, et il a tant de vanité sur cet article que je le gouverne entièrement. La baronne aime encore tant son vieil Hector (il me semble toujours parler de l’Iliade), que les deux vieux obtiendront d’Hortense ton raccommodement. Seulement, si tu ne veux pas avoir des orages chez toi, ne reste pas vingt jours sans venir voir ta maîtresse… Je me mourais. Mon petit, on doit des égards, quand on est gentilhomme, à une femme qu’on a compromise au point où je le suis, surtout quand cette femme a bien des ménagements à prendre pour sa réputation… Reste à dîner, mon ange… Et songe que je dois être d’autant plus froide avec toi, que tu es l’auteur de cette trop visible faute.

On annonça le baron Montès, Valérie se leva, courut à sa rencontre, lui parla pendant quelques instants à l’oreille, et fit avec lui les mêmes réserves pour son maintien qu’elle venait de faire avec Wenceslas ; car le Brésilien eut une contenance diplomatique appropriée à la grande nouvelle qui le comblait de joie, il était certain de sa paternité, lui !…

Grâce à cette stratégie basée sur l’amour-propre de l’homme à l’état d’amant, Valérie eut à sa table, tous joyeux, animés, charmés, quatre hommes se croyant adorés, et que Marneffe nomma plaisamment à Lisbeth, en s’y comprenant, les cinq pères de l’Église.

{p. 218}   Le baron Hulot seul montra d’abord une figure soucieuse. Voici pourquoi : au moment de quitter son cabinet, il était venu voir le Directeur du Personnel, un général, son camarade depuis trente ans, et il lui avait parlé de nommer Marneffe à la place de Coquet, qui consentait à donner sa démission.

— Mon cher ami, lui dit-il, je ne voudrais pas demander cette faveur au maréchal sans que nous soyons d’accord et que j’aie eu votre agrément.

— Mon cher ami, répondit le Directeur du Personnel, permettez-moi de vous faire observer que, pour vous-même, vous ne devriez pas insister sur cette nomination. Je vous ai déjà dit mon opinion. Ce serait un scandale dans les bureaux, où l’on s’occupe déjà beaucoup trop de vous et de madame Marneffe. Ceci, bien entre nous. Je ne veux pas attaquer votre endroit sensible, ni vous désobliger en quoi que ce soit, je vais vous en donner la preuve. Si vous y tenez absolument, si vous voulez demander la place de monsieur Coquet, qui sera vraiment une perte pour les bureaux de la guerre (il y est depuis 1809), je partirai pour quinze jours à la campagne, afin de vous laisser le champ libre auprès du maréchal qui vous aime comme son fils. Je ne serai donc ni pour, ni contre, et je n’aurai rien fait contre ma conscience d’administrateur.

— Je vous remercie, répondit le baron, je réfléchirai à ce que vous venez de me dire.

— Si je me permets cette observation, mon cher ami, c’est qu’il y va beaucoup plus de votre intérêt personnel que de mon affaire ou de mon amour-propre. Le maréchal est le maître, d’abord. Puis, mon cher, on nous reproche tant de choses, qu’une de plus ou de moins ! nous n’en sommes pas à notre virginité en fait de critiques. Sous la Restauration, on a nommé des gens pour leur donner des appointements et sans s’embarrasser du service… Nous sommes de vieux camarades…

— Oui, répondit le baron, et c’est bien pour ne pas altérer notre vieille et précieuse amitié que je…

— Allons, reprit le Directeur du Personnel, en voyant l’embarras peint sur la figure de Hulot, je voyagerai, mon vieux… Mais prenez garde ! vous avez des ennemis, c’est-à-dire des gens qui convoitent votre magnifique traitement, et vous n’êtes amarré que sur une ancre. Ah ! si vous étiez député comme moi, vous ne craindriez rien ; aussi tenez-vous bien…

{p. 219}   Ce discours, plein d’amitié, fit une vive impression sur le Conseiller-d’État.

— Mais enfin, Roger, qu’y a-t-il ? Ne faites pas le mystérieux avec moi !

Le personnage que Hulot nommait Roger, regarda Hulot, lui prit la main, la lui serra.

— Nous sommes de trop vieux amis pour que je ne vous donne pas un avis. Si vous voulez rester, il faudrait vous faire votre lit de repos vous-même. Ainsi, dans votre position, au lieu de demander au maréchal la place de monsieur Coquet pour monsieur Marneffe, je le prierais d’user de son influence pour me réserver le Conseil d’État en service ordinaire, où je mourrais tranquille ; et, comme le castor, j’abandonnerais ma Direction générale aux chasseurs.

— Comment, le maréchal oublierait…

— Mon vieux, le maréchal vous a si bien défendu en plein conseil des ministres, qu’on ne songe plus à vous dégommer ; mais il en a été question !… Ainsi ne donnez pas de prétextes… Je ne veux pas vous en dire davantage. En ce moment, vous pouvez faire vos conditions, être Conseiller-d’État et pair de France. Si vous attendez trop, si vous donnez prise sur vous, je ne réponds de rien… Dois-je voyager ?…

— Attendez, je verrai le maréchal, répondit Hulot, et j’enverrai mon frère sonder le terrain près du patron.

On peut comprendre en quelle humeur revint le baron chez madame Marneffe, il avait presque oublié qu’il était père, car Roger venait de faire acte de vraie et bonne camaraderie, en lui éclairant sa position. Néanmoins, telle était l’influence de Valérie, qu’au milieu du dîner, le baron se mit à l’unisson, et devint d’autant plus gai qu’il avait plus de soucis à étouffer ; mais le malheureux ne se doutait pas que, dans cette soirée, il allait se trouver entre son bonheur et le danger signalé par le Directeur du Personnel, c’est-à-dire forcé d’opter entre madame Marneffe et sa position. Vers onze heures, au moment où la soirée atteignait à son apogée d’animation, car le salon était plein de monde, Valérie prit avec elle Hector dans un coin de son divan.

— Mon bon vieux, lui dit-elle à l’oreille, ta fille s’est si fort irritée de ce que Wenceslas vient ici, qu’elle l’a planté là. C’est une mauvaise tête qu’Hortense. Demande à Wenceslas de voir la lettre que cette petite sotte lui a écrite. Cette séparation de deux {p. 220}   amoureux dont on veut que je sois la cause, peut me faire un tort inouï, car voilà la manière dont s’attaquent entre elles les femmes vertueuses. C’est un scandale que de jouer à la victime, pour jeter le blâme sur une femme qui n’a d’autres torts que d’avoir une maison agréable. Si tu m’aimes, tu me disculperas en rapatriant les deux tourtereaux. Je ne tiens pas du tout, d’ailleurs, à recevoir ton gendre, c’est toi qui me l’as amené, remporte-le ? Si tu as de l’autorité dans ta famille, il me semble que tu pourrais bien exiger de ta femme qu’elle fît ce raccommodement. Dis-lui de ma part, à cette bonne vieille, que si l’on me donne injustement le tort d’avoir brouillé un jeune ménage, de troubler l’union d’une famille, et de prendre à la fois le père et le gendre, je mériterai ma réputation en les tracassant à ma façon ! Ne voilà-t-il pas Lisbeth qui parle de me quitter ?… Elle me préfère sa famille, je ne veux pas l’en blâmer. Elle ne reste ici, m’a-t-elle dit, que si les jeunes gens se raccommodent. Nous voilà propres, la dépense sera triplée ici !…

— Oh ! quant à cela, dit le baron en apprenant l’esclandre de sa fille, j’y mettrai bon ordre.

— Eh bien ! reprit Valérie, à autre chose. Et la place de Coquet ?…

— Ceci, répondit Hector en baissant les yeux, est plus difficile, pour ne pas dire impossible !…

— Impossible, mon cher Hector, dit madame Marneffe à l’oreille du baron ; mais tu ne sais pas à quelles extrémités va se porter Marneffe, je suis en son pouvoir ; il est immoral, dans son intérêt, comme la plupart des hommes, mais il est excessivement vindicatif à la façon des petits esprits, des impuissants. Dans la situation où tu m’as mise, je suis à sa discrétion. Obligée de me remettre avec lui pour quelques jours, il est capable de ne plus quitter ma chambre.

Hulot fit un prodigieux haut-le-corps.

— Il me laissait tranquille à la condition d’être chef de bureau. C’est infâme, mais c’est logique.

— Valérie, m’aimes-tu ?…

— Cette question dans l’état où je suis est, mon cher, une injustice de laquais…

— Eh bien ! si je veux tenter, seulement tenter, de demander au maréchal une place pour Marneffe, je ne suis plus rien et Marneffe est destitué.

{p. 221}   — Je croyais que le prince et toi, vous étiez deux amis intimes.

— Certes, il me l’a bien prouvé ; mais, mon enfant, au-dessus du maréchal, il y a quelqu’un, et il y a25 encore tout le conseil des ministres, par exemple… Avec un peu de temps, en louvoyant, nous arriverons. Pour réussir, il faut attendre le moment où l’on me demandera quelque service à moi. Je pourrai dire alors : Je vous passe la casse, passez-moi le séné…

— Si je dis cela, mon pauvre Hector, à Marneffe, il nous jouera quelque méchant tour. Tiens, dis-lui toi-même qu’il faut attendre, je ne m’en charge pas. Oh ! je connais mon sort, il sait comment me punir, il ne quittera pas ma chambre… N’oublie pas les douze cents francs de rente pour le petit.

Hulot prit monsieur Marneffe à part, en se sentant menacé dans son plaisir ; et, pour la première fois, il quitta le ton hautain qu’il avait gardé jusqu’alors, tant il était épouvanté par la perspective de cet agonisant dans la chambre de cette jolie femme.

— Marneffe, mon cher ami, dit-il, il a été question de vous aujourd’hui ! Mais vous ne serez pas chef de bureau d’emblée… Il nous faut du temps.

— Je le serai, monsieur le baron, répliqua nettement Marneffe.

— Mais, mon cher…

— Je le serai, monsieur le baron, répéta froidement Marneffe en regardant alternativement le baron et Valérie. Vous avez mis ma femme dans la nécessité de se raccommoder avec moi, je la garde ; car, mon cher ami, elle est charmante, ajouta-t-il avec une épouvantable ironie. Je suis le maître ici, plus que vous ne l’êtes au ministère.

Le baron sentit en lui-même une de ces douleurs qui produisent dans le cœur l’effet d’une rage de dents, et il faillit laisser voir des larmes dans ses yeux. Pendant cette courte scène, Valérie notifiait à l’oreille de Henri Montès la prétendue volonté de Marneffe, et se débarrassait ainsi de lui pour quelque temps.

Des quatre fidèles, Crevel seul, possesseur de sa petite maison économique, était excepté de cette mesure ; aussi montrait-il sur sa physionomie un air de béatitude vraiment insolent, malgré les espèces de réprimandes que lui adressait Valérie par des froncements de sourcils et des mines significatives ; mais sa radieuse paternité se jouait dans tous ses traits. À un mot de reproche que Valérie alla lui jeter à l’oreille, il la saisit par la main et lui répondit : {p. 222}   — Demain, ma duchesse, tu auras ton petit hôtel !… c’est demain l’adjudication définitive.

— Et le mobilier ? répondit-elle en souriant.

— J’ai mille actions de Versailles, rive gauche, achetées à cent vingt-cinq francs, et elles iront à trois cents à cause d’une fusion des deux chemins, dans le secret de laquelle j’ai été mis. Tu seras meublée comme une reine !… Mais tu ne seras plus qu’à moi, n’est-ce pas ?…

— Oui, gros maire, dit en souriant cette madame de Merteuil bourgeoise ; mais de la tenue ! respecte la future madame Crevel.

— Mon cher cousin, disait Lisbeth au baron, je serai demain chez Adeline de bonne heure, car, vous comprenez, je ne peux décemment rester ici. J’irai tenir le ménage de votre frère le maréchal.

— Je retourne ce soir chez moi, dit le baron.

— Eh bien ! j’y viendrai déjeuner demain, répondit Lisbeth en souriant.

Elle comprit combien sa présence était nécessaire à la scène de famille qui devait avoir lieu, le lendemain. Aussi, dès le matin, alla-t-elle chez Victorin à qui elle apprit la séparation d’Hortense et de Wenceslas.

Lorsque le baron entra chez lui, vers dix heures et demie du soir, Mariette et Louise, dont la journée avait été laborieuse, fermaient la porte de l’appartement, Hulot n’eut donc pas besoin de sonner. Le mari, très-contrarié d’être vertueux, alla droit à la chambre de sa femme ; et, par la porte entr’ouverte, il la vit prosternée devant son crucifix, abîmée dans la prière, et dans une de ces poses expressives qui font la gloire des peintres ou des sculpteurs assez heureux pour les bien rendre après les avoir trouvées. Adeline, emportée par l’exaltation, disait à haute voix : « Mon Dieu ! faites-nous la grâce de l’éclairer !… » Ainsi la baronne priait pour son Hector. À ce spectacle, si différent de celui qu’il quittait, en entendant cette phrase dictée par l’événement de cette journée, le baron attendri laissa partir un soupir. Adeline se retourna, le visage couvert de larmes. Elle crut si bien sa prière exaucée qu’elle fit un bond, et saisit son Hector avec la force que donne la passion heureuse. Adeline avait dépouillé tout intérêt de femme, la douleur éteignait jusqu’au souvenir. Il n’y avait plus en elle que maternité, honneur de famille, et l’attachement le plus {p. 223}   pur d’une épouse chrétienne pour un mari fourvoyé, cette sainte tendresse qui survit à tout dans le cœur de la femme. Tout cela se devinait.

— Hector ! dit-elle enfin, nous reviendrais-tu ? Dieu prendrait-il en pitié notre famille ?

— Chère Adeline ! reprit le baron en entrant et asseyant sa femme sur un fauteuil à côté de lui, tu es la plus sainte créature que je connaisse, et il y a long-temps que je ne me trouve plus digne de toi.

— Tu aurais peu de chose à faire, mon ami, dit-elle en tenant la main de Hulot et tremblant si fort qu’elle semblait avoir un tic nerveux, bien peu de chose pour rétablir l’ordre…

Elle n’osa poursuivre, elle sentit que chaque mot serait un blâme, et elle ne voulait pas troubler le bonheur que cette entrevue lui versait à torrents dans l’âme.

— Hortense m’amène ici, reprit Hulot. Cette petite fille peut nous faire plus de mal par sa démarche précipitée que ne nous en a fait mon absurde passion pour Valérie. Mais nous causerons de tout cela demain matin. Hortense dort, m’a dit Mariette, laissons-la tranquille.

— Oui, dit madame Hulot envahie soudain par une profonde tristesse.

Elle devina que le baron revenait chez lui, ramené moins par le désir de voir sa famille, que par un intérêt étranger.

— Laissons-la tranquille encore demain, car la pauvre enfant est dans un état déplorable, elle a pleuré pendant toute la journée, dit la baronne.

Le lendemain, à neuf heures du matin, le baron, en attendant sa fille à laquelle il avait fait dire de venir, se promenait dans l’immense salon inhabité, cherchant des raisons à donner pour vaincre l’entêtement le plus difficile à dompter, celui d’une jeune femme offensée et implacable, comme l’est la jeunesse irréprochable, à qui les honteux ménagements du monde sont inconnus, parce qu’elle en ignore les passions et les intérêts.

— Me voici, papa ! dit d’une voix tremblante Hortense que ses souffrances avaient pâlie.

Hulot, assis sur une chaise, prit sa fille par la taille et la força de se mettre sur ses genoux.

— Eh bien ! mon enfant, dit-il en l’embrassant au front, il y a {p. 224}   donc de la brouille dans le ménage, et nous avons fait un coup de tête ?… Ce n’est pas d’une fille bien élevée. Mon Hortense ne devait pas prendre à elle seule un parti décisif, comme celui de quitter sa maison, d’abandonner son mari, sans consulter ses parents. Si ma chère Hortense était venue voir sa bonne et excellente mère, elle ne m’aurait pas causé le violent chagrin que je ressens !… Tu ne connais pas le monde, il est bien méchant. On peut dire que c’est ton mari qui t’a renvoyée à tes parents. Les enfants élevés, comme vous, dans le giron maternel, restent plus long-temps enfants que les autres, ils ne savent pas la vie ! La passion naïve et fraîche, comme celle que tu as pour Wenceslas, ne calcule malheureusement rien, elle est toute à ses premiers mouvements. Notre petit cœur part, la tête suit. On brûlerait Paris pour se venger, sans penser à la cour d’assises ! Quand ton vieux père vient te dire que tu n’as pas gardé les convenances, tu peux le croire ; et je ne te parle pas encore de la profonde douleur que j’ai ressentie, elle est bien amère, car tu jettes le blâme sur une femme dont le cœur ne t’est pas connu, dont l’inimitié peut devenir terrible… Hélas ! toi, si pleine de candeur, d’innocence, de pureté, tu ne doutes de rien : tu peux être salie, calomniée. D’ailleurs, mon cher petit ange, tu as pris au sérieux une plaisanterie, et je puis, moi, te garantir l’innocence de ton mari. Madame Marneffe…

Jusque-là le baron, comme un artiste en diplomatie, modulait admirablement bien ses remontrances. Il avait, comme on le voit, supérieurement ménagé l’introduction de ce nom ; mais, en l’entendant, Hortense fit le geste d’une personne blessée au vif.

— Écoutez-moi, j’ai de l’expérience et j’ai tout observé, reprit le père en empêchant sa fille de parler. Cette dame traite ton mari très-froidement. Oui, tu as été l’objet d’une mystification, je vais t’en donner les preuves. Tiens, hier Wenceslas était à dîner…

— Il y dînait ?… demanda la jeune femme en se dressant sur ses pieds et regardant son père avec l’horreur peinte sur le visage. Hier ! après avoir lu ma lettre ?… Oh ! mon Dieu !… Pourquoi ne suis-je pas entrée dans un couvent, au lieu de me marier ! Ma vie n’est plus à moi, j’ai un enfant ! ajouta-t-elle en sanglotant.

Ces larmes atteignirent madame Hulot au cœur, elle sortit de sa chambre, elle courut à sa fille, la prit dans ses bras, et lui fit de ces questions stupides de douleur, les premières qui viennent sur les lèvres.

{p. 225}   — Voilà les larmes !… se disait le baron, tout allait si bien ! Maintenant que faire avec des femmes qui pleurent ?…

— Mon enfant, dit la baronne à Hortense, écoute ton père ? il nous aime, va…

— Voyons, Hortense, ma chère petite fille, ne pleure pas, tu deviens trop laide, dit le baron. Voyons ! un peu de raison. Reviens sagement dans ton ménage, et je te promets que Wenceslas ne mettra jamais les pieds dans cette maison. Je te demande ce sacrifice, si c’est un sacrifice que de pardonner la plus légère des fautes à un mari qu’on aime ! je te le demande par mes cheveux blancs, par l’amour que tu portes à ta mère… Tu ne veux pas remplir mes vieux jours d’amertume et de chagrin ?…

Hortense se jeta, comme une folle, aux pieds de son père par un mouvement si désespéré, que ses cheveux mal attachés se dénouèrent, et elle lui tendit les mains avec un geste où se peignait son désespoir.

— Mon père, vous me demandez ma vie ! dit-elle, prenez-la si vous voulez ; mais au moins prenez-la pure et sans tache, je vous l’abandonnerai certes avec plaisir. Ne me demandez pas de mourir déshonorée, criminelle ! Je ne ressemble pas à ma mère ! je ne dévorerai pas d’outrages ! Si je rentre sous le toit conjugal, je puis étouffer Wenceslas dans un accès de jalousie, ou faire pis encore. N’exigez pas de moi des choses au-dessus de mes forces. Ne me pleurez pas vivante ! car, le moins pour moi, c’est de devenir folle… Je sens la folie à deux pas de moi ! Hier ! hier ! il dînait chez cette femme après avoir lu ma lettre !… Les autres hommes sont-ils ainsi faits ?… Je vous donne ma vie, mais que la mort ne soit pas ignominieuse !… Sa faute ?… légère !… Avoir un enfant de cette femme !

— Un enfant ? dit Hulot en faisant deux pas en arrière. Allons ! c’est bien certainement une plaisanterie.

En ce moment, Victorin et la cousine Bette entrèrent, et restèrent hébétés de ce spectacle. La fille était prosternée aux pieds de son père. La baronne, muette et prise entre le sentiment maternel et le sentiment conjugal, offrait un visage bouleversé, couvert de larmes.

— Lisbeth, dit le baron en saisissant la vieille fille par la main et lui montrant Hortense, tu peux me venir en aide. Ma pauvre Hortense a la tête tournée, elle croit son Wenceslas aimé de {p. 226}   madame Marneffe, tandis qu’elle a voulu tout bonnement avoir un groupe de lui.

— Dalila ! cria la jeune femme, la seule chose qu’il ait faite en un moment depuis notre mariage. Ce monsieur ne pouvait pas travailler pour moi, pour son fils, et il a travaillé pour cette vaurienne avec une ardeur… Oh ! achevez-moi, mon père, car chacune de vos paroles est un coup de poignard.

En s’adressant à la baronne et à Victorin, Lisbeth haussa les épaules par un geste de pitié en leur montrant le baron qui ne pouvait pas la voir.

— Écoutez, mon cousin, dit Lisbeth, je ne savais pas ce qu’était madame Marneffe quand vous m’avez priée d’aller me loger au-dessus de chez elle et de tenir sa maison ; mais, en trois ans, on apprend bien des choses. Cette créature est une fille ! et une fille d’une dépravation qui ne peut se comparer qu’à celle de son infâme et hideux mari. Vous êtes la dupe, le Milord Pot-au-Feu de ces gens-là, vous serez mené par eux plus loin que vous ne le pensez ! Il faut vous parler clairement, car vous êtes au fond d’un abîme.

En entendant parler ainsi Lisbeth, la baronne et sa fille lui jetèrent des regards semblables à ceux des dévots remerciant une madone de leur avoir sauvé la vie.

— Elle a voulu, cette horrible femme, brouiller le ménage de votre gendre, dans quel intérêt ? je n’en sais rien ; car mon intelligence est trop faible pour que je puisse voir clair dans ces ténébreuses intrigues, si perverses, ignobles, infâmes. Votre madame Marneffe n’aime pas votre gendre, mais elle le veut à ses genoux par vengeance. Je viens de traiter cette misérable comme elle le méritait. C’est une courtisane sans pudeur, je lui ai déclaré que je quittais sa maison, que je voulais dégager mon honneur de ce bourbier… Je suis de ma famille avant tout. J’ai su que ma petite cousine avait quitté Wenceslas, et je viens ! Votre Valérie que vous prenez pour une sainte est la cause de cette cruelle séparation ; puis-je rester chez une pareille femme ? Notre petite chère Hortense, dit-elle en touchant le bras au baron d’une manière significative, est peut-être la dupe d’un désir de ces sortes de femmes qui, pour avoir un bijou, sacrifieraient toute une famille. Je ne crois pas Wenceslas coupable, mais je le crois faible et je ne dis pas qu’il ne succomberait point à des coquetteries si {p. 227}   raffinées. Ma résolution est prise. Cette femme vous est funeste, elle vous mettra sur la paille. Je ne veux pas avoir l’air de tremper dans la ruine de ma famille ; moi qui ne suis là depuis trois ans que pour l’empêcher. Vous êtes trompé, mon cousin. Dites bien fermement que vous ne vous mêlerez pas de la nomination de cet ignoble monsieur Marneffe, et vous verrez ce qui arrivera ! L’on vous taille de fameuses étrivières pour ce cas-là.

Lisbeth releva sa petite cousine et l’embrassa passionnément.

— Ma chère Hortense, tiens bon, lui dit-elle à l’oreille.

La baronne embrassa sa cousine Bette avec l’enthousiasme d’une femme qui se voit vengée. La famille tout entière gardait un silence profond autour de ce père, assez spirituel pour savoir ce que dénotait ce silence. Une formidable colère passa sur son front et sur son visage en signes évidents ; toutes les veines grossirent, les yeux s’injectèrent de sang, le teint se marbra. Adeline se jeta vivement à genoux devant lui, lui prit les mains : — Mon ami, mon ami, grâce !

— Je vous suis odieux ! dit le baron en laissant échapper le cri de sa conscience.

Nous sommes tous dans le secret de nos torts. Nous supposons presque toujours à nos victimes les sentiments haineux que la vengeance doit leur inspirer : et, malgré les efforts de l’hypocrisie, notre langage ou notre figure avoue au milieu d’une torture imprévue, comme avouait jadis le criminel entre les mains du bourreau.

— Nos enfants, dit-il pour revenir sur son aveu, finissent par devenir nos ennemis.

— Mon père… dit Victorin.

— Vous interrompez votre père !… reprit d’une voix foudroyante le baron en regardant son fils.

— Mon père, écoutez, dit Victorin d’une voix ferme et nette, la voix d’un député puritain. Je connais trop le respect que je vous dois pour en manquer jamais, et vous aurez certainement toujours en moi le fils le plus soumis et le plus obéissant.

Tous ceux qui assistent aux séances des Chambres reconnaîtront les habitudes de la lutte parlementaire dans ces phrases filandreuses avec lesquelles on calme les irritations en gagnant du temps.

— Nous sommes loin d’être vos ennemis, dit Victorin ; je me suis brouillé avec mon beau-père, monsieur Crevel, pour avoir {p. 228}   retiré les soixante mille francs de lettres de change de Vauvinet, et certes, cet argent est dans les mains de madame Marneffe. Oh ! je ne vous blâme point, mon père, ajouta-t-il à un geste du baron ; mais je veux seulement joindre ma voix à celle de la cousine Lisbeth, et vous faire observer que si mon dévouement pour vous est aveugle, mon père, et sans bornes, mon bon père, malheureusement nos ressources pécuniaires sont bornées.

— De l’argent ! dit en tombant sur une chaise le passionné vieillard écrasé par ce raisonnement. Et c’est mon fils ! On vous le rendra, monsieur, votre argent, dit-il en se levant.

Il marcha vers la porte.

— Hector !

Ce cri fit retourner le baron, et il montra soudain un visage inondé de larmes à sa femme, qui l’entoura de ses bras avec la force du désespoir.

— Ne t’en va pas ainsi… ne nous quitte pas en colère. Je ne t’ai rien dit, moi !…

À ce cri sublime les enfants se jetèrent aux genoux de leur père.

— Nous vous aimons tous, dit Hortense.

Lisbeth, immobile comme une statue, observait ce groupe avec un sourire superbe sur les lèvres. En ce moment, le maréchal Hulot entra dans l’antichambre et sa voix se fit entendre. La famille comprit l’importance du secret, et la scène changea subitement d’aspect. Les deux enfants se relevèrent, et chacun essaya de cacher son émotion.

Une querelle s’élevait à la porte entre Mariette et un soldat qui devint si pressant, que la cuisinière entra au salon.

— Monsieur, un fourrier de régiment qui revient de l’Algère veut absolument vous parler.

— Qu’il attende.

— Monsieur, dit Mariette à l’oreille de son maître, il m’a dit de vous dire tout bas qu’il s’agissait de monsieur votre oncle.

Le baron tressaillit, il crut à l’envoi des fonds qu’il avait secrètement demandés depuis deux mois pour payer ses lettres de change, il laissa sa famille, et courut dans l’antichambre. Il aperçut une figure alsacienne.

— Est-ce à monsieur la paron Hilotte ?

— Oui…

— Lui-même ?

{p. 229}   — Lui-même.

Le fourrier, qui fouillait dans la doublure de son képi pendant ce colloque, en tira une lettre que le baron décacheta vivement et il lut ce qui suit :

Mon neveu, loin de pouvoir vous envoyer les cent mille francs que vous me demandez, ma position n’est pas tenable, si vous ne prenez pas des mesures énergiques pour me sauver. Nous avons sur le dos un procureur du roi, qui parle morale et baragouine des bêtises sur l’administration. Impossible de faire taire ce pékin-là. Si le ministère de la guerre se laisse manger dans la main par les habits noirs, je suis mort. Je suis sûr du porteur, tâchez de l’avancer, car il nous a rendu service. Ne me laissez pas aux corbeaux !

Cette lettre fut un coup de foudre, le baron y voyait éclore les déchirements intestins qui tiraillent encore aujourd’hui le gouvernement de l’Algérie entre le civil et le militaire, et il devait inventer sur-le-champ des palliatifs à la plaie qui se déclarait. Il dit au soldat de revenir le lendemain ; et après l’avoir congédié non sans de belles promesses d’avancement, il rentra dans le salon.

— Bonjour, et adieu, mon frère ! dit-il au maréchal. Adieu, mes enfants, adieu, ma bonne Adeline. Et que vas-tu devenir, Lisbeth ? dit-il.

— Moi, je vais tenir le ménage du maréchal, car il faut que j’achève ma carrière en vous rendant toujours service aux uns ou aux autres.

— Ne quitte pas Valérie sans que je t’aie vue, dit Hulot à l’oreille de sa cousine. Adieu, Hortense, ma petite insubordonnée, tâche d’être bien raisonnable, il me survient des affaires graves, nous reprendrons la question de ton raccommodement. Penses-y, ma bonne petite chatte, dit-il en l’embrassant.

Il quitta sa femme et ses enfants, si manifestement troublé, qu’ils demeurèrent en proie aux plus vives appréhensions.

— Lisbeth, dit la baronne, il faut savoir ce que peut avoir Hector, jamais je ne l’ai vu dans un pareil état ; reste encore deux ou trois jours chez cette femme ; il lui dit tout, à elle, et nous apprendrons ainsi ce qui l’a si subitement changé. Sois tranquille, nous allons arranger ton mariage avec le maréchal, car ce mariage est bien nécessaire.

{p. 230}   — Je n’oublierai jamais le courage que tu as eu dans cette matinée, dit Hortense en embrassant Lisbeth.

— Tu as vengé notre pauvre mère, dit Victorin.

Le maréchal observait d’un air curieux les témoignages d’affection prodigués à Lisbeth, qui revint raconter cette scène à Valérie.

Cette esquisse permet aux âmes innocentes de deviner les différents ravages que les madame Marneffe exercent dans les familles, et par quels moyens elles atteignent de pauvres femmes vertueuses en apparence si loin d’elles. Mais si l’on veut transporter par la pensée ces troubles à l’étage supérieur de la société, près du trône ; en voyant ce que doivent avoir coûté les maîtresses des rois, on mesure l’étendue des obligations du peuple envers ses souverains quand ils donnent l’exemple des bonnes mœurs et de la vie de famille.

À Paris, chaque ministère est une petite ville d’où les femmes sont bannies ; mais il s’y fait des commérages et des noirceurs comme si la population féminine s’y trouvait. Après trois ans, la position de monsieur Marneffe avait été pour ainsi dire éclairée, mise à jour, et l’on se demandait dans les bureaux : Monsieur Marneffe sera-t-il ou ne sera-t-il pas le successeur de monsieur Coquet ? absolument comme à la Chambre on se demandait naguère : La dotation passera-t-elle ou ne passera-t-elle pas ? On observait les moindres mouvements à la Direction du Personnel, on scrutait tout dans la Division du baron Hulot. Le fin Conseiller-d’État avait mis dans son parti la victime de la promotion de Marneffe, un travailleur capable, en lui disant que, s’il voulait faire la besogne de Marneffe, il en serait infailliblement le successeur, il le lui avait montré mourant. Cet employé cabalait pour Marneffe.

Quand Hulot traversa son salon d’audience, rempli de visiteurs, il y vit dans un coin la figure blême de Marneffe, et Marneffe fut le premier appelé.

— Qu’avez-vous à me demander, mon cher ? dit le baron en cachant son inquiétude.

— Monsieur le Directeur, on se moque de moi dans les Bureaux, car on vient d’apprendre que monsieur le directeur du Personnel est parti ce matin en congé pour raison de santé, son voyage sera d’environ un mois. Attendre un mois, on sait ce que cela veut dire. Vous me livrez à la risée de mes ennemis, et c’est assez d’être {p. 231}   tambouriné d’un côté ; des deux à la fois, monsieur le directeur, la caisse peut crever.

— Mon cher Marneffe, il faut beaucoup de patience pour arriver à son but. Vous ne pouvez pas être chef de bureau, si vous l’êtes jamais, avant deux mois d’ici. Ce n’est pas au moment où je vais être obligé de consolider ma position, que je puis demander un avancement scandaleux.

— Si vous sautez, je ne serai jamais Chef de bureau, dit froidement monsieur Marneffe ; faites-moi nommer, il n’en sera ni plus ni moins.

— Ainsi je dois me sacrifier à vous ? demanda le baron.

— S’il en était autrement, je perdrais bien des illusions sur vous.

— Vous êtes par trop Marneffe, monsieur Marneffe !… dit le baron en se levant et montrant la porte au sous-chef.

— J’ai l’honneur de vous saluer, monsieur le baron, répondit humblement Marneffe.

— Quel infâme drôle ! se dit le baron. Ceci ressemble assez à une sommation de payer dans les vingt-quatre heures, sous peine d’expropriation.

Deux heures après, au moment où le baron achevait d’endoctriner Claude Vignon, qu’il voulait envoyer au ministère de la Justice prendre des renseignements sur les autorités judiciaires dans la circonscription desquelles se trouvait Johann Fischer, Reine ouvrit le cabinet de monsieur le directeur, et vint lui remettre une petite lettre en en demandant la réponse.

— Envoyer Reine ! se dit le baron. Valérie est folle, elle nous compromet tous, et compromet la nomination de cet abominable Marneffe !

Il congédia le secrétaire particulier du ministre et lut ce qui suit :

Ah ! mon ami, quelle scène je viens de subir ; si tu m’as donné le bonheur depuis trois ans, je l’ai bien payé ! Il est rentré de son bureau dans un état de fureur à faire frissonner. Je le connaissais bien laid, je l’ai vu monstrueux. Ses quatre véritables dents tremblaient, et il m’a menacée de son odieuse compagnie, si je continuais à te recevoir. Mon pauvre chat, hélas ! notre porte sera fermée pour toi désormais. Tu vois mes larmes, elles tombent sur mon papier, elles le trempent ! pourras-tu me lire, mon cher Hector ? Ah ! ne plus te voir, renoncer à toi, quand {p. 232}   j’ai en moi un peu de ta vie comme je crois avoir ton cœur, c’est à en mourir. Songe à notre petit Hector ! ne m’abandonne pas ; mais ne te déshonore pas pour Marneffe, ne cède pas à ses menaces ! Ah ! je t’aime comme je n’ai jamais aimé ! Je me suis rappelé tous les sacrifices que tu as faits pour ta Valérie, elle n’est pas et ne sera jamais ingrate : tu es, tu seras mon seul mari. Ne pense plus aux douze cents francs de rente que je te demande pour ce cher petit Hector qui viendra dans quelques mois… je ne veux plus rien te coûter. D’ailleurs, ma fortune sera toujours la tienne.
Ah ! si tu m’aimais autant que je t’aime, mon Hector, tu prendrais ta retraite, nous laisserions là chacun nos familles, nos ennuis, nos entourages où il y a tant de haine, et nous irions vivre avec Lisbeth dans un joli pays, en Bretagne, où tu voudras. Là nous ne verrions personne, et nous serions heureux, loin de tout ce monde. Ta pension de retraite, et le peu que j’ai, en mon nom, nous suffira. Tu deviens jaloux, eh ! bien, tu verrais ta Valérie occupée uniquement de son Hector, et tu n’aurais jamais à faire ta grosse voix comme l’autre jour. Je n’aurai jamais qu’un enfant, ce sera le nôtre, sois-en bien sûr, mon vieux grognard aimé. Non, tu ne peux pas te figurer ma rage, car il faut savoir comment il m’a traitée, et les grossièretés qu’il a vomies sur ta Valérie ! ces mots-là saliraient ce papier ; mais une femme comme moi, la fille de Montcornet, n’aurait jamais dû dans toute sa vie en entendre un seul. Oh ! je t’aurais voulu là pour le punir par le spectacle de la passion insensée qui me prenait pour toi. Mon père aurait sabré ce misérable, moi je ne peux que ce que peut une femme : t’aimer avec frénésie ! Aussi, mon amour, dans l’état d’exaspération où je suis, m’est-il impossible de renoncer à te voir. Oui ! je veux te voir en secret, tous les jours ! Nous sommes ainsi, nous autres femmes : j’épouse ton ressentiment. De grâce, si tu m’aimes, ne le fais pas chef de bureau, qu’il crève sous-chef !… En ce moment, je n’ai plus la tête à moi, j’entends encore ses injures. Bette, qui voulait me quitter, a eu pitié de moi, elle reste pour quelques jours.
Mon bon chéri, je ne sais encore que faire. Je ne vois que la fuite. J’ai toujours adoré la campagne, la Bretagne, le Languedoc, tout ce que tu voudras, pourvu que je puisse t’aimer en liberté. Pauvre chat, comme je te plains ! te voilà forcé de {p. 233}   revenir à ta vieille Adeline, à cette urne lacrymale, car il a dû te le dire, le monstre, il veillera jour et nuit sur moi ; il a parlé de commissaire de police ! Ne viens pas ! je comprends qu’il est capable de tout, du moment où il faisait de moi la plus ignoble des spéculations. Aussi voudrais-je pouvoir te rendre tout ce que je tiens de tes générosités. Ah ! mon bon Hector, j’ai pu coqueter, te paraître légère, mais tu ne connaissais pas ta Valérie ; elle aimait à te tourmenter, mais elle te préfère à tout au monde. On ne peut pas t’empêcher de venir voir ta cousine, je vais combiner avec elle les moyens de nous parler. Mon bon chat, écris-moi de grâce un petit mot pour me rassurer, à défaut de ta chère présence… (oh ! je donnerais une main pour te tenir sur notre divan). Une lettre me fera l’effet d’un talisman ; écris-moi quelque chose où soit toute ta belle âme ; je te rendrai ta lettre, car il faut être prudent, je ne saurais où la cacher, il fouille partout. Enfin, rassure ta Valérie, ta femme, la mère de ton enfant. Être obligée de t’écrire, moi qui te voyais tous les jours. Aussi dis-je à Lisbeth : Je ne connaissais pas mon bonheur. Mille caresses, mon chat. Aime bien
Ta VALÉRIE.

— Et des larmes !… se dit Hulot en achevant cette lettre, des larmes qui rendent son nom indéchiffrable. — Comment va-t-elle ? dit-il à Reine.

— Madame est au lit, elle a des convulsions, répondit Reine. L’attaque de nerfs a tordu madame comme un lien de fagot, ça l’a prise après avoir écrit. Oh ! c’est d’avoir pleuré… L’on entendait la voix de monsieur dans les escaliers.

Le baron, dans son trouble, écrivit la lettre suivante sur son papier officiel, à têtes imprimées :

Sois tranquille, mon ange, il crèvera sous-chef ! Ton idée est excellente, nous nous en irons vivre loin de Paris, nous serons heureux avec notre petit Hector ; je prendrai ma retraite, je saurai trouver une belle place dans quelque chemin de fer. Ah ! mon aimable amie, je me sens rajeuni par ta lettre ! Oh ! je recommencerai la vie, et je ferai, tu le verras, une fortune à notre cher petit. En lisant ta lettre, mille fois plus brûlante que celles de la Nouvelle Héloïse, elle a fait un miracle : je ne {p. 234}   croyais pas que mon amour pour toi pût augmenter. Tu verras ce soir chez Lisbeth
Ton HECTOR pour la vie !

Reine emporta cette réponse, la première lettre que le baron écrivait à son aimable amie ! De semblables émotions formaient un contre-poids aux désastres qui grondaient à l’horizon ; mais, en ce moment, le baron se croyant sûr de parer les coups portés à son oncle, Johann Fischer, ne se préoccupait que du déficit.

Une des particularités du caractère bonapartiste, c’est la foi dans la puissance du sabre, la certitude de la prééminence du militaire sur le civil. Hulot se moquait du procureur du roi de l’Algérie, où règne le Ministère de la Guerre. L’homme reste ce qu’il a été. Comment les officiers de la garde impériale peuvent-ils oublier d’avoir vu les Maires des bonnes villes de l’Empire, les Préfets de l’Empereur, ces empereurs au petit pied, venant recevoir la garde impériale, la complimenter à la limite des départements qu’elle traversait, et lui rendre enfin des honneurs souverains ?

À quatre heures et demie, le baron alla droit chez madame Marneffe ; le cœur lui battait en montant l’escalier comme à un jeune homme, car il s’adressait cette question mentale : « La verrai-je ? ne la verrai-je pas ? » Comment pouvait-il se souvenir de la scène du matin où sa famille en larmes gisait à ses pieds ? La lettre de Valérie, mise pour toujours dans un mince portefeuille sur son cœur, ne lui prouvait-elle pas qu’il était plus aimé que le plus aimable des jeunes gens ? Après avoir sonné, l’infortuné baron entendit la traînerie des chaussons et l’exécrable tousserie de l’invalide Marneffe. Marneffe ouvrit la porte, mais pour se mettre en position et pour indiquer l’escalier à Hulot par un geste exactement semblable à celui par lequel Hulot lui avait montré la porte de son cabinet.

— Vous êtes par trop Hulot, monsieur Hulot !… dit-il.

Le baron voulut passer, Marneffe tira un pistolet de sa poche et l’arma.

— Monsieur le Conseiller d’État, quand un homme est aussi vil que moi, car vous me croyez bien vil, n’est-ce pas ? ce serait le dernier des forçats, s’il n’avait pas tous les bénéfices de son honneur vendu. Vous voulez la guerre, elle sera vive et sans quartier. Ne revenez plus, et n’essayez point de passer : {p. 235}   j’ai prévenu le commissaire de police de ma situation envers vous.

Et profitant de la stupéfaction de Hulot, il le poussa dehors et ferma la porte.

— Quel profond scélérat ! se dit Hulot en montant chez Lisbeth. Oh ! je comprends maintenant la lettre. Valérie et moi nous quitterons Paris. Valérie est à moi pour le reste de mes jours ; elle me fermera les yeux.

Lisbeth n’était pas chez elle. Madame Olivier apprit à Hulot qu’elle était allée chez madame la baronne en pensant y trouver monsieur le baron.

— Pauvre fille ! je ne l’aurais pas crue si fine qu’elle l’a été ce matin, se dit le baron qui se rappela la conduite de Lisbeth en faisant le chemin de la rue Vanneau à la rue Plumet. Au détour de la rue Vanneau et de la rue de Babylone, il regarda l’Éden d’où l’Hymen le bannissait l’épée de la Loi à la main. Valérie, à sa fenêtre, suivait Hulot des yeux ; quand il leva la tête, elle agita son mouchoir ; mais l’infâme Marneffe souffleta le bonnet de sa femme, et la retira violemment de la fenêtre. Une larme vint aux yeux du Conseiller-d’État. — Être aimé ainsi ! voir maltraiter une femme, et avoir bientôt soixante-dix ans ! se dit-il.

Lisbeth était venue annoncer à la famille la bonne nouvelle. Adeline et Hortense savaient déjà que le baron, ne voulant pas se déshonorer aux yeux de toute l’Administration en nommant Marneffe chef de bureau, serait congédié par ce mari devenu Hulotphobe. Aussi l’heureuse Adeline avait-elle commandé son dîner de manière que son Hector le trouvât meilleur que chez Valérie, et la dévouée Lisbeth aida Mariette à obtenir ce difficile résultat. La cousine Bette était à l’état d’idole ; la mère et la fille lui baisèrent les mains, et lui avaient appris avec une joie touchante que le maréchal consentait à faire d’elle sa ménagère.

— Et de là, ma chère, à devenir sa femme, il n’y a qu’un pas, dit Adeline.

— Enfin, il n’a pas dit non, quand Victorin lui en a parlé, ajouta la comtesse de Steinbock.

Le baron fut accueilli dans sa famille avec des témoignages d’affection si gracieux, si touchants et où débordait tant d’amour, qu’il fut obligé de dissimuler son chagrin. Le maréchal vint dîner. Après le dîner, Hulot ne s’en alla pas. Victorin et sa femme vinrent. On fit un whist.

{p. 236}   — Il y a long-temps, Hector, dit gravement le maréchal, que tu ne nous as donné pareille soirée !…

Ce mot, chez le vieux soldat, qui gâtait son frère et qui le blâmait implicitement ainsi, fit une impression profonde. On y reconnut les larges et longues lésions d’un cœur où toutes les douleurs devinées avaient eu leur écho. À huit heures, le baron voulut reconduire Lisbeth lui-même, en promettant de revenir.

— Eh bien ! Lisbeth, il la maltraite ! lui dit-il dans la rue. Ah ! je ne l’ai jamais tant aimée !

— Ah ! je n’aurais pas cru que Valérie vous aimât tant ! répondit Lisbeth. Elle est légère, elle est coquette, elle aime à se voir courtisée, à ce qu’on lui joue la comédie de l’amour, comme elle dit ; mais vous êtes son seul attachement.

— Que t’a-t-elle dit pour moi ?

— Voilà, reprit Lisbeth. Elle a, vous le savez, eu des bontés pour Crevel ; il ne faut pas lui en vouloir, car c’est ce qui l’a mise à l’abri de la misère pour le reste de ses jours ; mais elle le déteste, et c’est à peu près fini. Eh bien ! elle a gardé la clef d’un appartement.

— Rue du Dauphin ! s’écria le bienheureux Hulot. Rien que pour cela, je lui passerais Crevel… J’y suis allé, je sais…

— Cette clef, la voici, dit Lisbeth, faites-en faire une pareille demain dans la journée, deux si vous pouvez.

— Après ?… dit avidement Hulot.

— Eh bien ! je reviendrai dîner encore demain avec vous, vous me rendrez la clef de Valérie (car le père Crevel peut lui redemander celle qu’il a donnée), et vous irez vous voir après-demain ; là, vous conviendrez de vos faits. Vous serez bien en sûreté, car il existe deux sorties. Si, par hasard, Crevel, qui sans doute a des mœurs de Régence, comme il dit, entrait par l’allée, vous sortiriez par la boutique, et réciproquement. Eh bien ! vieux scélérat, c’est à moi que vous devez cela. Que ferez-vous pour moi ?…

— Tout ce que tu voudras !

— Eh bien ! ne vous opposez pas à mon mariage avec votre frère !

— Toi, la maréchale Hulot ! toi, comtesse de Forzheim ! s’écria Hector surpris.

— Adeline est bien baronne ?… répliqua d’un ton aigre et formidable la Bette. Écoutez, vieux libertin, vous savez où en sont vos affaires ! votre famille peut se voir sans pain et dans la boue…

{p. 237}   — C’est ma terreur ! dit Hulot saisi.

— Si votre frère meurt, qui soutiendra votre femme, votre fille ? La veuve d’un maréchal de France peut obtenir au moins six mille francs de pension, n’est-ce pas ? Eh bien ! je ne me marie que pour assurer du pain à votre fille et à votre femme, vieil insensé !

— Je n’apercevais pas ce résultat ! dit le baron. Je prêcherai mon frère, car nous sommes sûrs de toi… Dis à mon ange que ma vie est à elle !…

Et le baron, après avoir vu entrer Lisbeth rue Vanneau, revint faire le whist et resta chez lui. La baronne fut au comble du bonheur, son mari paraissait revenir à la vie de famille ; car, pendant quinze jours environ, il alla le matin au Ministère à neuf heures, il était de retour à six heures pour dîner, et il demeurait le soir au milieu de sa famille. Il mena deux fois Adeline et Hortense au spectacle. La mère et la fille firent dire trois messes d’actions de grâces, et prièrent Dieu de leur conserver le mari, le père qu’il leur avait rendu. Un soir, Victorin Hulot en voyant son père aller se coucher dit à sa mère : — Eh ! bien, nous sommes heureux, mon père nous est revenu ; aussi ne regretterons-nous pas, ma femme et moi, nos capitaux, si cela tient…

— Votre père a soixante-dix ans bientôt, répondit la baronne, il pense encore à madame Marneffe, je m’en suis aperçue ; mais bientôt il n’y pensera plus : la passion des femmes n’est pas comme le jeu, comme la spéculation, ou comme l’avarice, on y voit un terme.

La belle Adeline, car cette femme était toujours belle en dépit de ses cinquante ans et de ses chagrins, se trompait en ceci. Les libertins, ces gens que la nature a doués de la faculté précieuse d’aimer au delà des limites qu’elle fixe à l’amour, n’ont presque jamais leur âge. Pendant ce laps de vertu, le baron était allé trois fois rue du Dauphin, et il n’y avait jamais eu soixante-dix ans. La passion ranimée le rajeunissait, et il eût livré son honneur à Valérie, sa famille, tout, sans un regret. Mais Valérie, entièrement changée, ne lui parlait jamais ni d’argent, ni des douze cents francs de rente à faire à leur fils ; au contraire, elle lui offrait de l’or, elle aimait Hulot comme une femme de trente-six ans aime un bel étudiant en droit, bien pauvre, bien poétique, bien amoureux. Et la pauvre Adeline croyait avoir reconquis son cher Hector ! Le quatrième rendez-vous des deux amants avait été pris, au dernier {p. 238}   moment du troisième, absolument comme autrefois la Comédie-Italienne annonçait à la fin de la représentation le spectacle du lendemain. L’heure dite était neuf du matin. Au jour de l’échéance de ce bonheur dont l’espérance faisait accepter au passionné vieillard la vie de famille, vers huit heures, Reine fit demander le baron. Hulot, craignant une catastrophe, alla parler à Reine, qui ne voulut pas entrer dans l’appartement. La fidèle femme de chambre remit la lettre suivante au baron :

Mon vieux grognard, ne va pas rue du Dauphin, notre cauchemar est malade, et je dois le soigner ; mais sois là ce soir, à neuf heures. Crevel est à Corbeil, chez monsieur Lebas, je suis certaine qu’il n’amènera pas de princesse à sa petite maison. Moi je me suis arrangée ici pour avoir ma nuit, je puis être de retour avant que Marneffe ne s’éveille. Réponds-moi sur tout cela ; car peut-être ta grande élégie de femme ne te laisse-t-elle plus ta liberté comme autrefois. On la dit si belle encore que tu es capable de me trahir, tu es un si grand libertin ! Brûle ma lettre, je me défie de tout.

Hulot écrivit ce petit bout de réponse :

Mon amour, jamais ma femme, comme je te l’ai dit, n’a, depuis vingt-cinq ans, gêné mes plaisirs. Je te sacrifierais cent Adeline ! Je serai ce soir, à neuf heures, dans le temple Crevel, attendant ma divinité. Puisse le sous-chef crever bientôt ! nous ne serions plus séparés ; voilà le plus cher des vœux de
Ton HECTOR.

Le soir, le baron dit à sa femme qu’il irait travailler avec le ministre à Saint-Cloud, qu’il reviendrait à quatre ou cinq heures du matin, et il alla rue du Dauphin. On était alors à la fin du mois de juin.

Peu d’hommes ont éprouvé réellement dans leur vie la sensation terrible d’aller à la mort, ceux qui reviennent de l’échafaud se comptent ; mais quelques rêveurs ont vigoureusement senti cette agonie en rêve, ils en ont tout ressenti, jusqu’au couteau qui s’applique sur le cou dans le moment où le Réveil arrive avec le Jour pour les délivrer… Eh bien ! la sensation à laquelle le Conseiller-d’État fut en proie à cinq heures du matin, dans le lit élégant et {p. 239}   coquet de Crevel, surpassa de beaucoup celle de se sentir appliqué sur la fatale bascule, en présence de dix mille spectateurs qui vous regardent par vingt mille rayons de flamme. Valérie dormait dans une pose charmante. Elle était belle comme sont belles les femmes assez belles pour être belles en dormant. C’est l’art faisant invasion dans la nature, c’est enfin le tableau réalisé. Dans sa position horizontale, le baron avait les yeux à trois pieds du sol ; ses yeux, égarés au hasard, comme ceux de tout homme qui s’éveille et qui rappelle ses idées, tombèrent sur la porte couverte de fleurs peintes par Jan, un artiste qui fait fi de la gloire. Le baron ne vit pas, comme le condamné à mort, vingt mille rayons visuels, il n’en vit qu’un seul dont le regard est véritablement plus poignant que les dix mille de la place publique. Cette sensation, en plein plaisir, beaucoup plus rare que celle des condamnés à mort, certes un grand nombre d’Anglais splénétiques la payeraient fort cher. Le baron resta, toujours horizontalement, exactement baigné dans une sueur froide. Il voulait douter ; mais cet œil assassin babillait ! Un murmure de voix susurrait derrière la porte.

— Si ce n’était que Crevel voulant me faire une plaisanterie ! se dit le baron en ne pouvant plus douter de la présence d’une personne dans le temple.

La porte s’ouvrit. La majestueuse loi française, qui passe sur les affiches après la royauté, se manifesta sous la forme d’un bon petit commissaire de police, accompagné d’un long juge de paix, amenés tous deux par le sieur Marneffe. Le commissaire de police, planté sur des souliers dont les oreilles étaient attachées avec des rubans à nœuds barbotants, se terminait par un crâne jaune, pauvre en cheveux, qui dénotait un matois égrillard, rieur, et pour qui la vie de Paris n’avait plus de secrets. Ses yeux, doublés de lunettes, perçaient le verre par des regards fins et moqueurs. Le juge de paix, ancien avoué, vieil adorateur du beau sexe, enviait le justiciable.

— Veuillez excuser la rigueur de notre ministère, monsieur le baron ! dit le commissaire, nous sommes requis par un plaignant. Monsieur le juge de paix assiste à l’ouverture du domicile. Je sais qui vous êtes, et qui est la délinquante.

Valérie ouvrit des yeux étonnés, jeta le cri perçant que les actrices ont inventé pour annoncer la folie au théâtre, elle se tordit en convulsions sur le lit, comme une démoniaque au Moyen-Âge dans sa chemise de soufre, sur un lit de fagots.

{p. 240}   — La mort !… mon cher Hector, mais la police correctionnelle ? oh ! jamais ! Elle bondit, elle passa comme un nuage blanc entre les trois spectateurs, et alla se blottir sous le bonheur-du-jour, en se cachant la tête dans ses mains. — Perdue ! morte !… cria-t-elle.

— Monsieur, dit Marneffe à Hulot, si madame Marneffe devenait folle, vous seriez plus qu’un libertin, vous seriez un assassin…

Que peut faire, que peut dire un homme surpris dans un lit qui ne lui appartient pas, même à titre de location, avec une femme qui ne lui appartient pas davantage ? Voici.

— Monsieur le juge de paix, monsieur le commissaire de police, dit le baron avec dignité, veuillez prendre soin de la malheureuse femme dont la raison me semble en danger ?… et vous verbaliserez après. Les portes sont sans doute fermées, vous n’avez pas d’évasion à craindre ni de sa part, ni de la mienne, vu l’état où nous sommes…

Les deux fonctionnaires obtempérèrent à l’injonction du Conseiller-d’État.

— Viens me parler, misérable laquais !… dit Hulot tout bas à Marneffe en lui prenant le bras et l’amenant à lui. — Ce n’est pas moi qui serais l’assassin ! c’est toi ! Tu veux être Chef de bureau et officier de la Légion-d’Honneur ?

— Surtout, mon directeur, répondit Marneffe en inclinant la tête.

— Tu seras tout cela, rassure ta femme, renvoie ces messieurs.

— Nenni, répliqua spirituellement Marneffe. Il faut que ces messieurs dressent le procès-verbal de flagrant délit, car, sans cette pièce, la base de ma plainte, que deviendrais-je ? La haute administration regorge de filouteries. Vous m’avez volé ma femme et ne m’avez pas fait Chef de bureau. Monsieur le baron, je ne vous donne que deux jours pour vous exécuter. Voici des lettres…

— Des lettres !… cria le baron en interrompant Marneffe.

— Oui, des lettres qui prouvent que l’enfant que ma femme porte en ce moment dans son sein est de vous… Vous comprenez ? vous devrez constituer à mon fils une rente égale à la portion que ce bâtard lui prend. Mais je serai modeste, cela ne me regarde point, je ne suis pas ivre de paternité, moi ! Cent louis de rente suffiront. Je serai demain matin successeur de monsieur Coquet, et porté sur la liste de ceux qui vont être promus officiers, à propos des fêtes de juillet, ou… le procès-verbal sera déposé avec ma plainte au parquet. Je suis bon prince, n’est-ce pas ?

{p. 241}   — Mon Dieu ! la jolie femme ! disait le juge de paix au commissaire de police. Quelle perte pour le monde si elle devenait folle !

— Elle n’est point folle, répondit sentencieusement le commissaire de police.

La Police est toujours le Doute incarné.

— Monsieur le baron Hulot a donné dans un piége, ajouta le commissaire de police assez haut pour être entendu de Valérie.

Valérie lança sur le commissaire une œillade qui l’eût tué, si les regards pouvaient communiquer la rage qu’ils expriment. Le commissaire sourit, il avait tendu son piége aussi, la femme y tombait. Marneffe invita sa femme à rentrer dans la chambre et à s’y vêtir décemment, car il s’était entendu sur tous les points avec le baron, qui prit une robe de chambre et revint dans la première pièce.

— Messieurs, dit-il aux deux fonctionnaires, je n’ai pas besoin de vous demander le secret.

Les deux magistrats s’inclinèrent. Le commissaire de police frappa deux petits coups à la porte, son secrétaire entra, s’assit devant le petit bonheur-du-jour, et se mit à écrire sous la dictée du commissaire de police qui lui parlait à voix basse. Valérie continuait de pleurer à chaudes larmes. Quand elle eut fini sa toilette, Hulot passa dans la chambre et s’habilla. Pendant ce temps, le procès-verbal se fit. Marneffe voulut alors emmener sa femme ; mais Hulot, en croyant la voir pour la dernière fois, implora par un geste la faveur de lui parler.

— Monsieur, madame me coûte assez cher pour que vous me permettiez de lui dire adieu, bien entendu, en présence de tous.

Valérie vint, et Hulot lui dit à l’oreille : — Il ne nous reste plus qu’à fuir ; mais comment correspondre ? nous avons été trahis…

— Par Reine ! répondit-elle. Mais, mon bon ami, après cet éclat, nous ne devons plus nous revoir. Je suis déshonorée. D’ailleurs, on te dira des infamies de moi, et tu les croiras… Le baron fit un mouvement de dénégation. — Tu les croiras, et j’en rends grâces au ciel, car tu ne me regretteras peut-être pas.

— Il ne crèvera pas sous-chef ! dit Marneffe à l’oreille du Conseiller-d’État en revenant prendre sa femme à laquelle il dit brutalement : — Assez, madame, si je suis faible pour vous, je ne veux pas être un sot pour les autres.

Valérie quitta la petite maison Crevel, en jetant au baron un dernier regard si coquin qu’il se crut adoré. Le juge de paix donna {p. 242}   galamment la main à madame Marneffe, en la conduisant en voiture. Le baron qui devait signer le procès-verbal, restait là tout hébété, seul avec le commissaire de police. Quand le Conseiller-d’État eut signé, le commissaire de police le regarda d’un air fin, par-dessus ses lunettes.

— Vous aimez beaucoup cette petite dame, monsieur le baron ?…

— Pour mon malheur, vous le voyez…

— Si elle ne vous aimait pas ? reprit le commissaire, si elle vous trompait ?…

— Je l’ai déjà su, là, monsieur, à cette place… Nous nous le sommes dit, monsieur Crevel et moi…

— Ah ! vous savez que vous êtes ici dans la petite maison de monsieur le maire.

— Parfaitement.

Le commissaire souleva légèrement son chapeau pour saluer le vieillard.

— Vous êtes bien amoureux, je me tais, dit-il. Je respecte les passions invétérées, autant que les médecins respectent les maladies invé… J’ai vu monsieur de Nucingen, le banquier, atteint d’une passion de ce genre-là…

— C’est mon ami, reprit le baron. J’ai soupé souvent avec la belle Esther, elle valait les deux millions qu’elle lui a coûté.

— Plus, dit le commissaire. Cette fantaisie du vieux financier a coûté la vie à quatre personnes. Oh ! ces passions-là, c’est comme le choléra…

— Qu’aviez-vous à me dire ? demanda le Conseiller-d’État qui prit mal cet avis indirect.

— Pourquoi vous ôterais-je vos illusions ? répliqua le commissaire de police ; il est si rare d’en conserver à votre âge.

— Débarrassez-m’en ! s’écria le Conseiller-d’État.

— On maudit le médecin plus tard, répondit le commissaire en souriant.

— De grâce, monsieur le commissaire ?…

— Eh bien ! cette femme était d’accord avec son mari…

— Oh !…

— Cela, monsieur, arrive deux fois sur dix. Oh ! nous nous y connaissons.

— Quelle preuve avez-vous de cette complicité ?

— Oh ! d’abord le mari !… dit le fin commissaire de police avec {p. 243}   le calme d’un chirurgien habitué à débrider des plaies. La spéculation est écrite sur cette plate et atroce figure. Mais, ne deviez-vous pas beaucoup tenir à certaine lettre écrite par cette femme et où il est question de l’enfant…

— Je tiens tant à cette lettre que je la porte toujours sur moi, répondit le baron Hulot au commissaire de police en fouillant dans sa poche de côté pour prendre le petit portefeuille qui ne le quittait jamais.

— Laissez le portefeuille où il est, dit le commissaire foudroyant comme un réquisitoire, voici la lettre. Je sais maintenant tout ce que je voulais savoir. Madame Marneffe devait être dans la confidence de ce que contenait ce portefeuille.

— Elle seule au monde.

— C’est ce que je pensais… Maintenant voici la preuve que vous me demandez de la complicité de cette petite femme.

— Voyons ! dit le baron encore incrédule.

— Quand nous sommes arrivés, monsieur le baron, reprit le commissaire, ce misérable Marneffe a passé le premier, et il a pris cette lettre que sa femme avait sans doute posée sur ce meuble, dit-il en montrant le bonheur-du-jour. Évidemment cette place avait été convenue entre la femme et le mari, si toutefois elle parvenait à vous dérober la lettre pendant votre sommeil ; car la lettre que cette dame vous a écrite est, avec celles que vous lui avez adressées, décisive au procès correctionnel.

Le commissaire fit voir à Hulot la lettre que le baron avait reçue par Reine dans son cabinet au ministère.

— Elle fait partie du dossier, dit le commissaire, rendez-la-moi, monsieur.

— Eh bien ! monsieur, dit Hulot dont la figure se décomposa, cette femme, c’est le libertinage en coupes réglées, je suis certain maintenant qu’elle a trois amants !

— Ça se voit, dit le commissaire de police. Ah ! elles ne sont pas toutes sur le trottoir. Quand on fait ce métier-là, monsieur le baron, en équipages, dans les salons, ou dans son ménage, il ne s’agit plus de francs ni de centimes. Mademoiselle Esther, dont vous parlez, et qui s’est empoisonnée, a dévoré des millions… Si vous m’en croyez, vous détellerez, monsieur le baron. Cette dernière partie vous coûtera cher. Ce gredin de mari a pour lui la loi… Enfin, sans moi, la petite femme vous repinçait !

{p. 244}   — Merci, monsieur, dit le Conseiller-d’État qui tâcha de garder une contenance digne.

— Monsieur, nous allons fermer l’appartement, la farce est jouée, et vous remettrez la clef à monsieur le maire.

Hulot revint chez lui dans un état d’abattement voisin de la défaillance, et perdu dans les pensées les plus sombres. Il réveilla sa noble, sa sainte et pure femme, et il lui jeta l’histoire de ces trois années dans le cœur, en sanglotant comme un enfant à qui l’on ôte un jouet. Cette confession d’un vieillard jeune de cœur, cette affreuse et navrante épopée, tout en attendrissant intérieurement Adeline, lui causa la joie intérieure la plus vive, elle remercia le ciel de ce dernier coup, car elle vit son mari fixé pour toujours au sein de la famille.

— Lisbeth avait raison ! dit madame Hulot d’une voix douce et sans faire de remontrances inutiles, elle nous a dit cela d’avance.

— Oui ! Ah ! si je l’avais écoutée, au lieu de me mettre en colère, le jour où je voulais que la pauvre Hortense rentrât dans son ménage pour ne pas compromettre la réputation de cette… Oh ! chère Adeline, il faut sauver Wenceslas ! il est dans cette fange jusqu’au menton !

— Mon pauvre ami, la petite bourgeoise ne t’a pas mieux réussi que les actrices, dit Adeline en souriant.

La baronne était effrayée du changement que présentait son Hector ; quand elle le voyait malheureux, souffrant, courbé sous le poids des peines, elle était tout cœur, tout pitié, tout amour, elle eût donné son sang pour rendre Hulot heureux.

— Reste avec nous, mon cher Hector. Dis-moi comment elles font, ces femmes, pour t’attacher ainsi ; je tâcherai… pourquoi ne m’as-tu pas formée à ton usage ? est-ce que je manque d’intelligence ? on me trouve encore assez belle pour me faire la cour.

Beaucoup de femmes mariées, attachées à leurs devoirs et à leurs maris, pourront ici se demander pourquoi ces hommes si forts et si bons, si pitoyables à des madame Marneffe, ne prennent pas leurs femmes, surtout quand elles ressemblent à la baronne Adeline Hulot, pour l’objet de leur fantaisie et de leurs passions. Ceci tient aux plus profonds mystères de l’organisation humaine. L’amour, cette immense débauche de la raison, ce mâle et sévère plaisir des grandes âmes, et le plaisir, cette vulgarité vendue sur la place, sont deux faces différentes d’un même fait. La femme qui satisfait ces {p. 245}   deux vastes appétits des deux natures, est aussi rare, dans le sexe, que le grand général, le grand écrivain, le grand artiste, le grand inventeur, le sont dans une nation. L’homme supérieur comme l’imbécile, un Hulot comme un Crevel, ressentent également le besoin de l’idéal et celui du plaisir ; tous vont cherchant ce mystérieux androgyne, cette rareté, qui, la plupart du temps, se trouve être un ouvrage en deux volumes. Cette recherche est une dépravation due à la société. Certes, le mariage doit être accepté comme une tâche, il est la vie avec ses travaux et ses durs sacrifices également faits des deux côtés. Les libertins, ces chercheurs de trésors, sont aussi coupables que d’autres malfaiteurs plus sévèrement punis qu’eux. Cette réflexion n’est pas un placage de morale, elle donne la raison de bien des malheurs incompris. Cette Scène porte d’ailleurs avec elle ses moralités qui sont de plus d’un genre.

Le baron alla promptement chez le maréchal prince de Wissembourg, dont la haute protection était sa dernière ressource. Protégé par le vieux guerrier depuis trente-cinq ans, il avait les entrées grandes et petites, il put pénétrer dans les appartements à l’heure du lever.

— Eh ! bonjour, mon cher Hector, dit ce grand et bon capitaine. Qu’avez-vous ? vous paraissez soucieux. La session est finie, cependant. Encore une de passée ! je parle de cela maintenant, comme autrefois de nos campagnes. Je crois, ma foi, que les journaux appellent aussi les sessions, des campagnes parlementaires.