Les chemins de fer, dans un avenir aujourd’hui peu éloigné, doivent faire disparaître certaines industries, en modifier quelques autres, et surtout celles qui concernent les différents modes de transport en usage pour les environs de Paris. Aussi, bientôt les personnes et les choses qui sont les éléments de cette Scène lui donneront-elles le mérite d’un travail archéologique. Nos neveux ne seront-ils pas enchantés de connaître le matériel social d’une époque qu’ils nommeront le vieux temps ? Ainsi les pittoresques coucous qui stationnaient sur la place de la Concorde en encombrant le Cours-la-Reine, les coucous si florissants pendant un siècle, si nombreux encore en 1830, n’existent plus ; et, par la plus attrayante solennité champêtre, à peine en aperçoit-on un sur la route en 1842.

En 1820, les lieux célèbres par leurs sites et nommés Environs de Paris, ne possédaient pas tous un service de messageries régulier. Néanmoins les Touchard père et fils avaient conquis le monopole du transport pour les villes les plus populeuses, dans un rayon de quinze lieues ; et leur entreprise constituait un magnifique établissement situé rue du Faubourg Saint-Denis. Malgré leur ancienneté, malgré leurs efforts, leurs capitaux et tous les avantages d’une centralisation puissante, les messageries {p. 415}   Touchard trouvaient dans les coucous du Faubourg-Saint-Denis de terribles concurrents pour les points situés à sept ou huit lieues à la ronde. La passion du Parisien pour la campagne est telle, que des entreprises locales luttaient aussi avec avantage contre les Petites-Messageries, nom donné à l’entreprise des Touchard par opposition à celui des Grandes-Messageries de la rue Montmartre. À cette époque le succès des Touchard stimula les spéculateurs. Pour les moindres localités des environs de Paris, il s’élevait alors des entreprises de voitures belles, rapides et commodes, partant de Paris et y revenant à heures fixes, qui, sur tous les points, et dans un rayon de dix lieues, produisirent une concurrence acharnée. Battu pour le voyage de quatre à six lieues, le coucou se rabattit sur les petites distances, et vécut encore pendant quelques années. Enfin, il succomba dès que les omnibus eurent démontré la possibilité de faire tenir dix-huit personnes sur une voiture traînée par deux chevaux. Aujourd’hui le coucou, si par hasard un de ces oiseaux d’un vol si pénible existe encore dans les magasins de quelque dépeceur de voitures, serait, par sa structure et par ses dispositions, l’objet de recherches savantes, comparables à celles de Cuvier sur les animaux trouvés dans les plâtrières de Montmartre.

Les petites entreprises, menacées par les spéculateurs qui luttèrent dès 1822 contre les Touchard père et fils, avaient ordinairement un point d’appui dans les sympathies des habitants du lieu qu’elles desservaient. Ainsi l’entrepreneur, à la fois conducteur et propriétaire de la voiture, était un aubergiste du pays dont les êtres, les choses et les intérêts lui étaient familiers. Il faisait les commissions avec intelligence, il ne demandait pas autant pour ses petits services et obtenait par cela même plus que les Messageries-Touchard. Il savait éluder la nécessité d’un passe-debout. Au besoin, il enfreignait les ordonnances sur les voyageurs à prendre. Enfin il possédait l’affection des gens du peuple. Aussi, quand une concurrence s’établissait, si le vieux messager du pays partageait avec elle les jours de la semaine, quelques personnes retardaient-elles leur voyage pour le faire en compagnie de l’ancien voiturier, quoique son matériel et ses chevaux fussent dans un état peu rassurant.

Une des lignes que les Touchard père et fils essayèrent de monopoliser, qui leur fut le plus disputée, et qu’on dispute encore {p. 416}   aux Toulouse, leurs successeurs, est celle de Paris à Beaumont-sur-Oise, ligne étonnamment fertile, car trois entreprises l’exploitaient concurremment en 1822. Les Petites-Messageries baissèrent vainement leurs prix, multiplièrent vainement les heures de départ, construisirent vainement d’excellentes voitures, la concurrence subsista ; tant est productive une ligne sur laquelle sont situées des petites villes comme Saint-Denis et Saint-Brice, des villages comme Pierrefitte, Groslay, Écouen, Poncelles, Moisselles, Baillet, Monsoult, Maffliers, Franconville, Presle, Nointel, Nerville, etc. Les Messageries-Touchard finirent par étendre le voyage de Paris à Chambly. La concurrence alla jusqu’à Chambly. Aujourd’hui les Toulouse vont jusqu’à Beauvais.

Sur cette route, celle d’Angleterre, il existe un chemin qui prend à un endroit assez bien nommé La Cave, vu sa topographie, et qui mène dans une des plus délicieuses vallées du bassin de l’Oise, à la petite ville de l’Isle-Adam, doublement célèbre et comme berceau de la maison éteinte de l’Isle-Adam, et comme ancienne résidence des Bourbon-Conti. L’Isle-Adam est une charmante petite ville appuyée de deux gros villages, celui de Nogent et celui de Parmain, remarquables tous deux par de magnifiques carrières qui ont fourni les matériaux des plus beaux édifices du Paris moderne et de l’étranger, car la base et les ornements des colonnes du théâtre de Bruxelles sont en pierre de Nogent. Quoique remarquable par d’admirables sites, par des châteaux célèbres que des princes, des moines ou de fameux dessinateurs ont bâtis, comme Cassan, Stors, Le Val, Nointel, Persan, etc., en 1822, ce pays échappait à la concurrence et se trouvait desservi par deux voituriers, d’accord pour l’exploiter. Cette exception se fondait sur des raisons faciles à comprendre. De La Cave, le point où commence, sur la route d’Angleterre, le chemin pavé dû à la magnificence des princes de Conti, jusqu’à l’Isle-Adam, la distance est de deux lieues ; nulle entreprise ne pouvait faire un détour si considérable, d’autant plus que l’Isle-Adam formait alors une impasse. La route qui y menait y finissait. Depuis quelques années un grand chemin a relié la vallée de Montmorency à la vallée de l’Isle-Adam. De Saint-Denis, il passe par Saint-Leu-Taverny, Méru, l’Isle-Adam, et va jusqu’à Beaumont, le long de l’Oise. Mais en 1822, la seule route qui conduisît à l’Isle-Adam était celle des princes de Conti. Pierrotin et son collègue régnaient donc de Paris à {p. 417}   l’Isle-Adam, aimés par le pays entier. La voiture à Pierrotin et celle de son camarade desservaient Stors, le Val, Parmain, Champagne, Mours, Prérolles, Nogent, Nerville et Maffliers. Pierrotin était si connu, que les habitants de Monsoult, de Moisselles, de Baillet et de Saint-Brice, quoique situés sur la grande route, se servaient de sa voiture, où la chance d’avoir une place se rencontrait plus souvent que dans les diligences de Beaumont, toujours pleines. Pierrotin faisait bon ménage avec sa concurrence. Quand Pierrotin partait de l’Isle-Adam, son camarade revenait de Paris, et vice versâ. Il est inutile de parler du concurrent, Pierrotin possédait les sympathies du pays. Des deux messagers, il est d’ailleurs le seul en scène dans cette véridique histoire. Qu’il vous suffise donc de savoir que les deux voituriers vivaient en bonne intelligence, se faisant une loyale guerre, et se disputant les habitants par de bons procédés. Ils jouissaient à Paris, par économie, de la même cour, du même hôtel, de la même écurie, du même hangar, du même bureau, du même employé. Ce détail dit assez que Pierrotin et son adversaire étaient, selon l’expression du peuple, de bonnes pâtes d’hommes. Cet hôtel, situé précisément à l’angle de la rue d’Enghien, existe encore, et se nomme le Lion-d’Argent. Le propriétaire de cet établissement destiné, depuis un temps immémorial, à loger des messagers, exploitait lui-même une entreprise de voitures pour Dammartin si solidement établie que les Touchard, ses voisins, dont les Petites-Messageries sont en face, ne songeaient point à lancer de voiture sur cette ligne.

Quoique les départs pour l’Isle-Adam dussent avoir lieu à heure fixe, Pierrotin et son co-messager pratiquaient à cet égard une indulgence qui, si elle leur conciliait l’affection des gens du pays, leur valait de fortes remontrances de la part des étrangers, habitués à la régularité des grands établissements publics ; mais les deux conducteurs de cette voiture, moitié diligence, moitié coucou, trouvaient toujours des défenseurs parmi leurs habitués. Le soir, le départ de quatre heures traînait jusqu’à quatre heures et demie, et celui du matin, quoique indiqué pour huit heures, n’avait jamais lieu avant neuf heures. Ce système était d’ailleurs excessivement élastique. En été, temps d’or pour les messagers, la loi des départs, rigoureuse envers les inconnus, ne pliait que pour les gens du pays. Cette méthode offrait à Pierrotin la possibilité d’empocher le prix de deux {p. 418}   places pour une, quand un habitant du pays venait de bonne heure demander une place appartenant à un oiseau de passage qui, par malheur, était en retard. Cette élasticité ne trouverait certes pas grâce aux yeux des puristes en morale ; mais Pierrotin et son collègue la justifiaient par la dureté des temps, par leurs pertes pendant la saison d’hiver, par la nécessité d’avoir bientôt de meilleures voitures, et enfin par l’exacte observation de la loi écrite sur des bulletins dont les exemplaires excessivement rares ne se donnaient qu’aux voyageurs de passage assez obstinés pour en exiger.

Pierrotin, homme de quarante ans, était déjà père de famille. Sorti de la cavalerie à l’époque du licenciement de 1815, ce brave garçon avait succédé à son père, qui menait de l’Isle-Adam à Paris un coucou d’allure assez capricieuse. Après avoir épousé la fille d’un petit aubergiste, il donna de l’extension au service de l’Isle-Adam, le régularisa, se fit remarquer par son intelligence et par une exactitude militaire. Leste, décidé, Pierrotin (ce nom devait être un surnom) imprimait, par la mobilité de sa physionomie, à sa figure rougeaude et faite aux intempéries, une expression narquoise qui ressemblait à un air spirituel. Il ne manquait d’ailleurs pas de cette facilité de parler qui s’acquiert à force de voir le monde et différents pays. Sa voix, par l’habitude de s’adresser à des chevaux et de crier gare, avait contracté de la rudesse ; mais il prenait un ton doux avec les bourgeois. Son costume, comme celui des messagers du second ordre, consistait en de bonnes grosses bottes pesantes de clous, faites à l’Isle-Adam, et un pantalon de gros velours vert-bouteille, et une veste de semblable étoffe, mais par-dessus laquelle, pendant l’exercice de ses fonctions, il portait une blouse bleue, ornée au col, aux épaules et aux poignets de broderies multicolores. [ill.]   Une casquette à visière lui couvrait la tête. L’état militaire avait laissé dans les mœurs de Pierrotin un grand respect pour les supériorités sociales, et l’habitude de l’obéissance aux gens des hautes classes ; mais s’il se familiarisait volontiers avec les petits bourgeois, il respectait toujours les femmes à quelque classe sociale qu’elles appartinssent. Néanmoins, à force de brouetter le monde, pour employer une de ses expressions, il avait fini par regarder ses voyageurs comme des paquets qui marchaient, et qui dès lors exigeaient moins de soins que les autres, l’objet essentiel de la messagerie.

{p. 419}   Averti par le mouvement général qui, depuis la paix, révolutionnait sa partie, Pierrotin ne voulait pas se laisser gagner par le progrès des lumières. Aussi, depuis la belle saison, parlait-il beaucoup d’une certaine grande voiture commandée aux Farry, Breilmann et Compagnie, les meilleurs carrossiers de diligences, et nécessitée par l’affluence croissante des voyageurs. Le matériel de Pierrotin consistait alors en deux voitures. L’une, qui servait en hiver et la seule qu’il présentât aux agents du Fisc, lui venait de son père, et tenait du coucou. Les flancs arrondis de cette voiture permettaient d’y placer six voyageurs sur deux banquettes d’une dureté métallique, quoique couvertes en velours d’Utrecht jaune. Ces deux banquettes étaient séparées par une barre de bois qui s’ôtait et se remettait à volonté dans deux rainures pratiquées à chaque paroi intérieure, à hauteur de dos. Cette barre, perfidement enveloppée de velours et que Pierrotin appelait un dossier, faisait le désespoir des voyageurs par la difficulté qu’on éprouvait à l’enlever et à la replacer. Si ce dossier donnait du mal à manier, il en causait encore bien plus aux omoplates quand il était en place ; mais quand on le laissait en travers de la voiture, il rendait l’entrée et la sortie également périlleuses, surtout pour les femmes. Quoique chaque banquette de ce cabriolet, au flanc courbé comme celui d’une femme grosse, ne dût contenir que trois voyageurs, on en voyait souvent huit serrés comme des harengs dans une tonne. Pierrotin prétendait que les voyageurs s’en trouvaient beaucoup mieux, car ils formaient alors une masse compacte, inébranlable ; tandis que trois voyageurs se heurtaient perpétuellement et souvent risquaient d’abîmer leurs chapeaux contre la tête de son cabriolet, par les violents cahots de la route. Sur le devant de cette voiture, il existait une banquette de bois, le siége de Pierrotin, et où pouvaient tenir trois voyageurs, qui, placés là, prennent, comme on le sait, le nom de lapins. Par certains voyages, Pierrotin y plaçait quatre lapins, et s’asseyait alors en côté sur une espèce de boîte pratiquée au bas de la caisse, pour donner un point d’appui aux pieds de ses lapins, et toujours pleine de paille ou de paquets qui ne craignaient rien. La caisse de ce coucou, peinte en jaune, était embellie dans sa partie supérieure par une bande d’un bleu de perruquier où se lisaient en lettres d’un blanc d’argent sur les côtés : l’Isle-Adam — Paris, et derrière : Service de l’Isle-Adam. Nos neveux seraient dans l’erreur s’ils s’avisaient de croire {p. 420}   que cette voiture ne pouvait emmener que treize personnes, y compris Pierrotin ; dans les grandes occasions, elle en admettait parfois trois autres dans un compartiment carré recouvert d’une bâche où s’empilaient les malles, les caisses et les paquets ; mais le prudent Pierrotin n’y laissait monter que ses pratiques, et seulement à trois ou quatre cents pas de la Barrière. Ces habitants du poulailler, nom donné par les conducteurs à cette partie de la voiture, devaient descendre avant chaque village de la route où se trouvait un poste de gendarmerie. La surcharge interdite par les ordonnances concernant la sûreté des voyageurs était alors trop flagrante pour que le gendarme, essentiellement ami de Pierrotin, pût se dispenser de dresser procès-verbal de cette contravention. Ainsi le cabriolet de Pierrotin brouettait, par certains samedis soir ou lundis matin, quinze voyageurs ; mais alors, pour le traîner, il donnait, à son gros cheval hors d’âge, appelé Rougeot, un compagnon dans la personne d’un cheval gros comme un poney, dont il disait un bien infini. Ce petit cheval était une jument nommée Bichette, elle mangeait peu, elle avait du feu, elle était infatigable, elle valait son pesant d’or.

— Ma femme ne la donnerait pas pour ce gros fainéant de Rougeot ! s’écriait Pierrotin quand un voyageur le plaisantait ou riait sur cet extrait de cheval.

La différence entre l’autre voiture et celle-ci consistait en ce que la seconde était montée sur quatre roues. Cette voiture, de construction bizarre, appelée la voiture à quatre roues, admettait dix-sept voyageurs, et n’en devait contenir que quatorze. Elle faisait un bruit si considérable, que souvent à l’Isle-Adam on disait : Voilà Pierrotin ! quand il sortait de la forêt qui s’étale sur le coteau de la vallée. Elle était divisée en deux lobes, dont le premier, nommé l’intérieur, contenait six voyageurs sur deux banquettes, et le second, espèce de cabriolet ménagé sur le devant, s’appelait un coupé. Ce coupé fermait par un vitrage incommode et bizarre dont la description prendrait trop d’espace pour qu’il soit possible d’en parler. La voiture à quatre roues était surmontée d’une impériale à capote sous laquelle Pierrotin fourrait six voyageurs, et dont la clôture s’opérait par des rideaux de cuir. Pierrotin s’asseyait sur un siége presque invisible, ménagé dessous le vitrage du coupé. Le messager de l’Isle-Adam ne payait les contributions auxquelles sont soumises les voitures publiques que sur son coucou présenté comme tenant six voyageurs, et il prenait un permis toutes {p. 421}   les fois qu’il faisait rouler sa voiture à quatre roues. Ceci peut paraître extraordinaire aujourd’hui, mais dans ses commencements, l’impôt sur les voitures, assis avec une sorte de timidité, permit aux messagers ces petites tromperies qui les rendaient assez contents de faire la queue aux employés, selon un mot de leur vocabulaire. Insensiblement le Fisc affamé devint sévère, il força les voitures à ne plus rouler sans porter le double timbre qui maintenant annonce qu’elles sont jaugées et que leurs contributions sont acquittées. Tout a son temps d’innocence, même le Fisc ; mais vers la fin de 1822, ce temps durait encore. Souvent l’été, la voiture à quatre roues et le cabriolet allaient de concert sur la route, emmenant trente-deux voyageurs, et Pierrotin ne payait de taxe que sur six. Dans ces jours fortunés, le convoi parti à quatre heures et demie du faubourg Saint-Denis arrivait bravement à dix heures du soir à l’Isle-Adam. Aussi, fier de son service, qui nécessitait un louage de chevaux extraordinaire, Pierrotin disait-il : « Nous avons joliment marché ! » Pour pouvoir faire neuf lieues en cinq heures dans cet attirail, il supprimait alors les stations que les cochers font, sur cette route, à Saint-Brice, à Moisselle et à La Cave.

L’hôtel du Lion-d’Argent occupe un terrain d’une grande profondeur. Si sa façade n’a que trois ou quatre croisées sur le faubourg Saint-Denis, il comportait alors, dans sa longue cour au bout de laquelle sont les écuries, toute une maison plaquée contre la muraille d’une propriété mitoyenne. L’entrée formait comme un couloir sous les planchers duquel pouvaient stationner deux ou trois voitures. En 1822, le bureau de toutes les messageries logées au Lion-d’Argent était tenu par la femme de l’aubergiste, qui avait autant de livres que de services ; elle prenait l’argent, inscrivait les noms, et mettait avec bonhomie les paquets dans l’immense cuisine de son auberge. Les voyageurs se contentaient de ce laissez-aller patriarcal. S’ils arrivaient trop tôt, ils s’asseyaient sous le manteau de la vaste cheminée, ou stationnaient sous le porche, ou se rendaient au café de l’Échiquier, qui fait le coin d’une rue ainsi nommée, et parallèle à celle d’Enghien, de laquelle elle n’est séparée que par quelques maisons.

Dans les premiers jours de l’automne de cette année, par un samedi matin, Pierrotin était, les mains passées par les trous de sa blouse dans ses poches, sous la porte cochère du Lion-d’Argent, d’où se voyaient en enfilade la cuisine de l’auberge, {p. 422}   et au delà la longue cour au bout de laquelle les écuries se dessinaient en noir. La diligence de Dammartin venait de sortir, et s’élançait lourdement à la suite des diligences Touchard. Il était plus de huit heures du matin. Sous l’énorme porche, au-dessus duquel se lit sur un long tableau : Hôtel du Lion-d’Argent, les garçons d’écurie et les facteurs des messageries regardaient les voitures accomplissant ce lancer qui trompe tant le voyageur, en lui faisant croire que les chevaux iront toujours ainsi.

— Faut-il atteler, bourgeois ? dit à Pierrotin son garçon d’écurie quand il n’y eut plus rien à voir.

— Voilà huit heures et quart, et je ne me vois point de voyageurs, répondit Pierrotin. Où se fourrent-ils donc ? Attelle tout de même. Avec cela qu’il n’y a point de paquets. Vingt-bon-Dieu ! Il ne saura où mettre ses voyageurs ce soir, puisqu’il fait beau, et moi je n’en ai que quatre d’inscrits ! V’là un beau venez-y-voir pour un samedi ! C’est toujours comme ça quand il vous faut de l’argent ! Quel métier de chien ! qué chien de métier !

— Et si vous en aviez, où les mettriez-vous donc, vous n’avez que votre cabriolet ? dit le facteur-valet d’écurie en essayant de calmer Pierrotin.

— Et ma nouvelle voiture donc ? fit Pierrotin.

— Elle existe donc ? demanda le gros Auvergnat qui en souriant montra des palettes blanches et larges comme des amandes.

— Vieux propre à rien ! elle roulera demain, dimanche, et il nous faudra dix-huit voyageurs !

— Ah ! dame ! une belle voiture, ça chauffera la route, dit l’Auvergnat.

— Une voiture comme celle qui va sur Beaumont, quoi ! toute flambante ! elle est peinte en rouge et or à faire crever les Touchard de dépit ! Il me faudra trois chevaux. J’ai trouvé le pareil à Rougeot, et Bichette ira crânement en arbalète. Allons, tiens, attelle, dit Pierrotin qui regardait du côté de la porte Saint-Denis en pressant du tabac dans son brûle-gueule, je vois là-bas une dame et un petit jeune homme avec des paquets sous le bras ; ils cherchent le Lion-d’Argent, car ils ont fait la sourde oreille aux coucous. Tiens ! tiens ! il me semble reconnaître la dame pour une pratique !

— Vous êtes souvent arrivé plein après être parti à vide, lui dit son facteur.

{p. 423}   — Mais point de paquets, répondit Pierrotin. Vingt-bon-Dieu ! qué sort !

Et Pierrotin s’assit sur une des deux énormes bornes qui garantissaient le pied des murs contre le choc des essieux ; mais il s’assit d’un air inquiet et rêveur qui ne lui était pas habituel. Cette conversation, insignifiante en apparence, avait remué de cruels soucis cachés au fond du cœur de Pierrotin. Et qui pouvait troubler le cœur de Pierrotin, si ce n’est une belle voiture ? Briller sur la route, lutter avec les Touchard, agrandir son service, emmener des voyageurs qui le complimenteraient sur les commodités dues au progrès de la carrosserie, au lieu d’avoir à entendre de perpétuels reproches sur ses sabots, telle était la louable ambition de Pierrotin. Or, le messager de l’Isle-Adam, entraîné par son désir de l’emporter sur son camarade, de l’amener peut-être un jour à lui laisser à lui seul le service de l’Isle-Adam, avait outrepassé ses forces. Il avait bien commandé la voiture chez Farry, Breilmann et compagnie, les carrossiers qui venaient de substituer les ressorts carrés des Anglais aux cols de cygne et autres vieilles inventions françaises ; mais ces défiants et durs fabricants ne voulaient livrer cette diligence que contre des écus. Peu flattés de construire une voiture difficile à placer si elle leur restait, ces sages négociants ne l’entreprirent qu’après un versement de deux mille francs opéré par Pierrotin. Pour satisfaire à la juste exigence des carrossiers, l’ambitieux messager avait épuisé toutes ses ressources et tout son crédit. Sa femme, son beau-père et ses amis s’étaient saignés. Cette superbe diligence, il était allé la voir la veille chez les peintres, elle ne demandait qu’à rouler ; mais, pour la faire rouler le lendemain, il fallait accomplir le paiement. Or, il manquait mille francs à Pierrotin ! Endetté pour ses loyers avec l’aubergiste, il n’avait osé lui demander cette somme. Faute de mille francs, il s’exposait à perdre les deux mille francs donnés d’avance, sans compter cinq cents francs, prix du nouveau Rougeot, et trois cents francs de harnais neufs pour lesquels il avait obtenu trois mois de crédit. Et poussé par la rage du désespoir et par la folie de l’amour-propre, il venait d’affirmer que sa nouvelle voiture roulerait demain dimanche. En donnant quinze cents francs sur deux mille cinq cents, il espérait que les carrossiers attendris lui livreraient la voiture ; mais il s’écria tout haut, après trois minutes de méditation : — Non, c’est des chiens finis ! des vrais carcans. — Si je m’adressais à monsieur Moreau, le régisseur de {p. 424}   Presle, lui qui est si bon homme ? se dit-il frappé d’une nouvelle idée, il me prendrait peut-être mon billet à six mois.

En ce moment, un valet sans livrée, chargé d’une malle en cuir, et venu de l’établissement Touchard où il n’avait pas trouvé de place pour le départ de Chambly à une heure après midi, dit au messager : — Est-ce vous qu’êtes Pierrotin ?

— Après ? dit Pierrotin.

— Si vous pouvez attendre un petit quart d’heure, vous emmènerez1 mon maître ; sinon je remporte sa malle, et il en sera quitte pour aller en cabriolet de place.

— J’attendrai deux, trois quarts d’heure et le pouce, mon garçon, dit Pierrotin en lorgnant la jolie petite malle en cuir bien attachée et fermant par une serrure en cuivre armoriée.

— Eh ! bien, voilà, dit le valet en se débarrassant l’épaule de la malle que Pierrotin souleva, pesa, regarda.

— Tiens, dit le messager à son facteur, enveloppe-la de foin doux, et place-la dans le coffre de derrière. Il n’y a point de nom dessus, ajouta-t-il.

— Il y a les armes de monseigneur, répondit le valet.

— Monseigneur ? plus que çà d’or ! Venez donc prendre un petit verre, dit Pierrotin en clignotant et allant vers le café de l’Échiquier où il amena le valet. — Garçon, deux absinthes ! cria-t-il en entrant… Qui donc est votre maître, et où va-t-il ? Je ne vous ai jamais vu, demanda Pierrotin au domestique en trinquant.

— Il y a de bonnes raisons pour cela, reprit le valet de pied. Mon maître ne va pas une fois par an chez vous, et il y va toujours en équipage. Il aime mieux la vallée d’Orge, où il a le plus beau parc des environs de Paris, un vrai Versailles, une terre de famille, il en porte le nom. Ne connaissez-vous pas monsieur Moreau ?

— L’intendant de Presles, dit Pierrotin.

— Eh ! bien, monsieur le comte va passer deux jours à Presle.

— Ah ! je vais mener le comte de Sérisy, s’écria le messager.

— Oui, mon gars, rien que cela. Mais attention ? il y a une consigne. Si vous avez des gens du pays dans votre voiture, ne nommez pas monsieur le comte, il veut voyager en cognito, et m’a recommandé de vous le dire en vous annonçant un bon pourboire.

— Ah ! ce voyage en cachemite aurait-il par hasard rapport à {p. 425}   l’affaire que le père Léger, fermier des Moulineaux, est venu conclure ?

— Je ne sais pas, reprit le valet ; mais le torchon brûle. Hier au soir, je suis allé donner l’ordre à l’écurie de tenir prête, à sept heures du matin, la voiture à la Daumont, pour aller à Presle ; mais, à sept heures, Sa Seigneurie l’a décommandée. Augustin, le valet de chambre, attribue ce changement à la visite d’une dame qui lui a eu l’air d’être venue du pays.

— Est-ce qu’on aurait dit quelque chose sur le compte de monsieur Moreau ! le plus brave homme, le plus honnête homme, le roi des hommes, quoi ! Il aurait pu gagner bien plus d’argent qu’il n’en a, s’il l’avait voulu, allez !…

— Il a eu tort alors, reprit le valet sentencieusement.

— Monsieur de Sérisy va donc enfin habiter Presle, puisqu’on a meublé, réparé le château ? demanda Pierrotin après une pause. Est-ce vrai qu’on y a déjà dépensé deux cent mille francs ?

— Si nous avions, vous ou moi, ce qu’on a dépensé de plus, nous serions bourgeois. Si madame la comtesse y va, ah ! dame, les Moreau n’y auront plus leurs aises, dit le valet d’un air mystérieux.

— Brave homme, monsieur Moreau ! reprit Pierrotin qui pensait toujours à demander ses mille francs au régisseur, un homme qui fait travailler, qui ne marchande pas trop l’ouvrage, et qui tire toute la valeur de la terre, et pour son maître encore ! Brave homme ! Il vient souvent à Paris, il prend toujours ma voiture, il me donne un bon pourboire, et il vous a toujours un tas de commissions pour Paris. C’est trois ou quatre paquets par jour, tant pour monsieur que pour madame ; enfin, un mémoire de cinquante francs par mois, rien qu’en commissions. Si madame fait un peu sa quelqu’une, elle aime bien ses enfants, c’est moi qui vas les lui chercher au collége et qui les y reconduis. Chaque fois elle me donne cent sous, une grande magni-magnon ne ferait pas mieux. Oh ! toutes les fois que j’ai quelqu’un de chez eux ou pour eux, je pousse jusqu’à la grille du château… Ça se doit, pas vrai ?

— On dit que monsieur Moreau n’avait pas mille écus vaillant quand monsieur le comte l’a mis régisseur à Presle, dit le valet.

— Mais depuis 1806, en dix-sept ans, cet homme aurait fait quelque chose ! répliqua Pierrotin.

{p. 426}   — C’est vrai, dit le valet en hochant la tête. Après ça, les maîtres sont bien ridicules, et j’espère pour Moreau qu’il a fait son beurre.

— Je suis souvent allé vous porter des bourriches, dit Pierrotin, à votre hôtel, rue de la Chaussée-d’Antin, et je n’ai jamais évu la valiscence de voir ni monsieur ni madame.

— Monsieur le comte est un bon homme, dit confidentiellement le valet ; mais s’il réclame votre discrétion pour assurer son cognito, il doit y avoir du grabuge ; du moins, voilà ce que nous pensons à l’hôtel ; car, pourquoi décommander la Daumont ? pourquoi voyager par un coucou ? Un pair de France n’a-t-il pas le moyen de prendre un cabriolet de remise ?

— Un cabriolet est capable de lui demander quarante francs pour aller et venir ; car apprenez que cette route-là, si vous ne la connaissez pas, est faite pour les écureuils. Oh ! toujours monter et descendre, dit Pierrotin. Pair de France ou bourgeois, tout le monde est bien regardant à ses pièces ! Si ce voyage concernait monsieur Moreau… mon Dieu, cela me vexerait-il, s’il lui arrivait malheur ! Vingt-bon-Dieu ! ne pourrait-on pas trouver un moyen de le prévenir ? car c’est un vrai brave homme, un brave homme fini, le roi des hommes, quoi !…

— Bah ! monsieur le comte l’aime beaucoup, monsieur Moreau ! dit le valet. Mais, tenez, si vous voulez que je vous donne un bon conseil : chacun pour soi. Nous avons bien assez à faire de nous occuper de nous-mêmes. Faites ce qu’on vous demande, et d’autant plus qu’il ne faut pas se jouer à Sa Seigneurie. Puis, pour tout dire, le comte est généreux. Si vous l’obligez de ça, dit le valet en montrant l’ongle d’un de ses doigts, il vous le rend grand comme ça, reprit-il en allongeant le bras.

Cette judicieuse réflexion et surtout l’image eurent pour effet, venant d’un homme aussi haut placé que le second valet de chambre du comte de Sérisy, de refroidir le zèle de Pierrotin pour le régisseur de la terre de Presles.

— Allons, adieu, monsieur Pierrotin, dit le valet.

Un coup d’œil rapidement jeté sur la vie du comte de Sérisy et sur celle de son régisseur est ici nécessaire pour bien comprendre le petit drame qui devait se passer dans la voiture à Pierrotin.

Monsieur Hugret de Sérisy descend en ligne directe du fameux président Hugret, anobli sous François Ier.

Cette famille porte {p. 427}   parti d’or et de sable à un orle de l’un à l’autre et deux losanges de l’un en l’autre, avec : I, SEMPER MELIUS ERIS, devise qui, non moins que les deux dévidoirs pris pour supports, prouve la modestie des familles bourgeoises au temps où les Ordres se tenaient à leur place dans l’État, et la naïveté de nos anciennes mœurs par le calembour de ERIS, qui, combiné avec l’I du commencement et l’S final de Melius, représente le nom (Sérisy) de la terre érigée en comté.

Le père du comte était Premier Président d’un Parlement avant la Révolution. Quant à lui, déjà Conseiller d’État au Grand-Conseil, en 1787, à l’âge de vingt-deux ans, il s’y fit remarquer par de très-beaux rapports sur des affaires délicates. Il n’émigra point pendant la Révolution, il la passa dans sa terre de Sérisy, près d’Arpajon, où le respect qu’on portait à son père le préserva de tout malheur. Après avoir passé quelques années à soigner le président de Sérisy, qu’il perdit en 1794, il fut élu vers cette époque au Conseil des Cinq-Cents, et accepta ces fonctions législatives pour distraire sa douleur. Au Dix-Huit Brumaire, monsieur de Sérisy fut, comme toutes les vieilles familles parlementaires, l’objet des coquetteries du Premier Consul, qui le plaça dans le Conseil-d’État et lui donna l’une des administrations les plus désorganisées à reconstituer. Le rejeton de cette famille historique devint l’un des rouages les plus actifs de la grande et magnifique organisation due à Napoléon. Aussi le Conseiller-d’État quitta-t-il bientôt son administration pour un Ministère. Créé comte et sénateur par l’Empereur, il eut successivement le proconsulat de deux différents royaumes. En 1806, à quarante ans, le sénateur épousa la sœur du ci-devant marquis de Ronquerolles, veuve à vingt ans de Gaubert, un des plus illustres généraux républicains, et son héritière. Ce mariage, convenable comme noblesse, doubla la fortune déjà considérable du comte de Sérisy qui devint beau-frère du ci-devant marquis de Rouvre, nommé comte et chambellan par l’Empereur. En 1814, fatigué de travaux constants, monsieur de Sérisy, dont la santé délabrée exigeait du repos, résigna tous ses emplois, quitta le gouvernement à la tête duquel l’Empereur l’avait mis, et vint à Paris où Napoléon, forcé par l’évidence, lui rendit justice. Ce maître infatigable, qui ne croyait pas à la fatigue chez autrui, prit d’abord la nécessité dans laquelle se trouvait le comte de Sérisy pour une défection. Quoique le sénateur ne fût point en disgrâce, il passa pour avoir {p. 428}   eu à se plaindre de Napoléon. Aussi, quand les Bourbons revinrent, Louis XVIII, en qui monsieur de Sérisy reconnut son souverain légitime, accorda-t-il au sénateur, devenu pair de France, une grande confiance en le chargeant de ses affaires privées, et le nommant Ministre d’État. Au 20 mars, monsieur de Sérisy n’alla point à Gand, il prévint Napoléon qu’il restait fidèle à la maison de Bourbon, il n’accepta point la pairie pendant les Cent-Jours, et passa ce règne si court dans sa terre de Sérisy. Après la seconde chute de l’Empereur, il redevint naturellement membre du Conseil privé, fut nommé Vice président du Conseil d’État et liquidateur, pour le compte de la France, dans le règlement des indemnités demandées par les puissances étrangères. Sans faste personnel, sans ambition même, il possédait une grande influence dans les affaires publiques. Rien ne se faisait d’important en politique sans qu’il fût consulté ; mais il n’allait jamais à la cour et se montrait peu dans ses propres salons. Cette noble existence, vouée d’abord au travail, avait fini par devenir un travail continuel. Le comte se levait dès quatre heures du matin en toute saison, travaillait jusqu’à midi, vaquait à ses fonctions de pair de France ou de Vice-président du Conseil-d’État, et se couchait à neuf heures. Pour reconnaître tant de travaux, le roi l’avait fait chevalier de ses Ordres. Monsieur de Sérisy était depuis long-temps Grand’Croix de la Légion-d’Honneur ; il avait l’ordre de la Toison-d’Or, l’ordre de Saint-André de Russie, celui de l’Aigle de Prusse, enfin presque tous les ordres des cours d’Europe. Personne n’était moins aperçu ni plus utile que lui dans le monde politique. On comprend que les honneurs, le tapage de la faveur, les succès du monde étaient indifférents à un homme de cette trempe. Mais personne, excepté les prêtres, n’arrive à une pareille vie sans de graves motifs. Cette conduite énigmatique avait son mot, un mot cruel.

Amoureux de sa femme avant de l’épouser, cette passion avait résisté chez le comte à tous les malheurs intimes de son mariage avec une veuve, toujours maîtresse d’elle-même avant comme après sa seconde union, et qui jouissait d’autant plus de sa liberté, que monsieur de Sérisy avait pour elle l’indulgence d’une mère pour un enfant gâté. Ses constants travaux lui servaient de bouclier contre des chagrins de cœur ensevelis avec ce soin que savent prendre les hommes politiques pour de tels secrets. Il comprenait d’ailleurs combien eût été ridicule sa jalousie aux yeux du monde qui n’eût {p. 429}   guère admis une passion conjugale chez un vieil administrateur. Comment, dès les premiers jours de son mariage, fut-il fasciné par sa femme ? Comment souffrit-il d’abord sans se venger ? Comment n’osa-t-il plus se venger ? Comment laissa-t-il le temps s’écouler, abusé par l’espérance ? Par quels moyens une femme jeune, jolie et spirituelle l’avait-elle mis en servage ? La réponse à toutes ces questions exigerait une longue histoire qui nuirait au sujet de cette scène, et que, sinon les hommes, du moins les femmes pourront entrevoir. Remarquons cependant que les immenses travaux et les chagrins du comte avaient contribué malheureusement à le priver des avantages nécessaires à un homme pour lutter contre de dangereuses comparaisons. Aussi le plus affreux des malheurs secrets du comte était-il d’avoir donné raison aux répugnances de sa femme par une maladie uniquement due à ses excès de travail. Bon, et même excellent pour la comtesse, il la laissait maîtresse chez elle ; elle recevait tout Paris, elle allait à la campagne, elle en revenait, absolument comme si elle eût été veuve ; il veillait à sa fortune et fournissait à son luxe, comme l’eût fait un intendant. La comtesse avait pour son mari la plus grande estime, elle aimait même sa tournure d’esprit ; elle savait le rendre heureux par son approbation ; aussi faisait-elle tout ce qu’elle voulait de ce pauvre homme en venant causer une heure avec lui. Comme les grands seigneurs d’autrefois, le comte protégeait si bien sa femme que porter atteinte à sa considération eût été lui faire une injure2 impardonnable. Le monde admirait beaucoup ce caractère, et madame de Sérisy devait immensément à son mari. Toute autre femme, quand même elle eût appartenu à une famille aussi distinguée que celle des Ronquerolles, aurait pu se voir à jamais perdue. La comtesse était fort ingrate ; mais ingrate avec charme. Elle jetait de temps en temps du baume sur les blessures du comte.

Expliquons maintenant le sujet du brusque voyage et de l’incognito du ministre d’État.

Un riche fermier de Beaumont-sur-Oise, nommé Léger, exploitait une ferme dont toutes les pièces faisaient enclave dans les terres du comte, et qui gâtait sa magnifique propriété de Presles. Cette ferme appartenait à un bourgeois de Beaumont-sur-Oise, appelé Margueron. Le bail fait à Léger en 1799, moment où les progrès de l’agriculture ne pouvaient se prévoir, était sur le point de finir, et le propriétaire refusa les offres de Léger pour un nouveau bail. {p. 430}   Depuis long-temps monsieur de Sérisy, qui souhaitait se débarrasser des ennuis et des contestations que causent les enclaves, avait conçu l’espoir d’acheter cette ferme en apprenant que toute l’ambition de monsieur Margueron était de faire nommer son fils unique, alors simple percepteur, receveur particulier des finances à Senlis. Moreau signalait à son patron un dangereux adversaire dans la personne du père Léger. Le fermier, qui savait combien il pouvait vendre cher en détail cette ferme au comte, était capable d’en donner assez d’argent pour surpasser l’avantage que la recette particulière offrirait à Margueron fils. Deux jours auparavant, le comte, pressé d’en finir, avait appelé son notaire, Alexandre Crottat, et Derville, son avoué, pour examiner les circonstances de cette affaire. Quoique Derville et Crottat missent en doute le zèle du régisseur, dont une lettre inquiétante avait provoqué cette consultation, le comte défendit Moreau, qui, dit-il, le servait fidèlement depuis dix-sept ans. — « Hé ! bien, avait répondu Derville, je conseille à Votre Seigneurie d’aller elle-même à Presles, et d’inviter à dîner ce Margueron. Crottat y enverra son premier clerc avec un acte de vente tout prêt, en laissant en blanc les pages ou les lignes nécessaires aux désignations de terrain ou aux titres. Enfin, que Votre Excellence se munisse au besoin d’une partie du prix en un bon sur la Banque, et n’oublie pas la nomination du fils à la perception de Beaumont. Si vous ne terminez pas en un moment, la ferme vous échappera ! Vous ignorez, monsieur le comte, les roueries des paysans. De paysan à diplomate, le diplomate succombe. » Crottat appuya cet avis, que, d’après la confidence du valet à Pierrotin, le pair de France avait sans doute adopté. La veille, le comte avait envoyé par la diligence de Beaumont un mot à Moreau pour lui dire d’inviter à dîner Margueron, afin de terminer l’affaire des Moulineaux. Avant cette affaire, le comte avait ordonné de restaurer les appartements de Presles, et, depuis un an, monsieur Grindot, un architecte à la mode, y faisait un voyage par semaine. Or, tout en concluant son acquisition, monsieur de Sérisy voulait examiner en même temps les travaux et l’effet des nouveaux ameublements. Il comptait faire une surprise à sa femme en l’amenant à Presles, et mettait de l’amour-propre à la restauration de ce château. Quel événement était-il survenu pour que le comte, qui la veille allait ostensiblement à Presles, voulût s’y rendre incognito dans la voiture de Pierrotin ?

{p. 431}   Ici, quelques mots sur la vie du régisseur deviennent indispensables.

Moreau, le régisseur de la terre de Presles, était le fils d’un procureur de province, devenu à la Révolution procureur-syndic à Versailles. En cette qualité, Moreau père avait presque sauvé les biens et la vie de messieurs de Sérisy père et fils. Ce citoyen Moreau appartenait au parti Danton ; Roberspierre, implacable dans ses haines, le poursuivit, finit par le découvrir et le fit périr à Versailles. Moreau fils, héritier des doctrines et des amitiés de son père, trempa dans une des conjurations faites contre le Premier Consul à son avènement au pouvoir. En ce temps, monsieur de Sérisy, jaloux d’acquitter sa dette de reconnaissance, fit évader à temps Moreau, qui fut condamné à mort ; puis il demanda sa grâce en 1804, l’obtint, lui offrit d’abord une place dans ses bureaux, et définitivement le prit pour secrétaire en lui donnant la direction de ses affaires privées. Quelque temps après le mariage de son protecteur, Moreau devint amoureux d’une femme de chambre de la comtesse et l’épousa. Pour éviter les désagréments de la fausse position où le mettait cette union, dont plus d’un exemple se rencontrait à la cour impériale, il demanda la régie de la terre de Presles où sa femme pourrait faire la dame, et où dans ce petit pays ils n’éprouveraient ni l’un ni l’autre aucune souffrance d’amour-propre. Le comte avait besoin à Presles d’un homme dévoué, car sa femme préférait l’habitation de la terre de Sérisy, qui n’est qu’à cinq lieues de Paris. Depuis trois ou quatre ans, Moreau possédait la clef de ses affaires, il était intelligent ; car, avant la Révolution, il avait étudié la chicane dans l’Étude de son père ; monsieur de Sérisy lui dit alors : — « Vous ne ferez pas fortune, vous vous êtes cassé le cou, mais vous serez heureux, car je me charge de votre bonheur. » En effet, le comte donna mille écus d’appointements fixes à Moreau, et l’habitation d’un joli pavillon au bout des communs ; il lui accorda de plus tant de cordes à prendre dans les coupes de bois pour son chauffage, tant d’avoine, de paille et de foin pour deux chevaux, et des droits sur les redevances en nature. Un Sous-Préfet n’a pas de si beaux appointements. Pendant les huit premières années de sa gestion, le régisseur administra Presles consciencieusement ; il s’y intéressa. Le comte, en y venant examiner le domaine, décider les acquisitions ou approuver les travaux, frappé de la loyauté de Moreau, lui témoigna sa satisfaction par d’amples gratifications. Mais {p. 432}   lorsque Moreau se vit père d’une fille, son troisième enfant, il s’était si bien établi dans toutes ses aises à Presles, qu’il ne tint plus compte à monsieur de Sérisy de tant d’avantages exorbitants. Aussi, vers 1816, le régisseur, qui jusque-là n’avait pris que ses aises à Presles, accepta-t-il volontiers d’un marchand de bois une somme de vingt-cinq mille francs pour lui faire conclure, avec augmentation d’ailleurs, un bail d’exploitation des bois dépendant de la terre de Presles, pour douze ans. Moreau se raisonna : il n’aurait pas de retraite, il était père de famille, le comte lui devait bien cette somme pour dix ans bientôt d’administration ; puis, déjà légitime possesseur de soixante mille francs d’économies, s’il y joignait cette somme, il pouvait acheter une ferme de cent vingt mille francs sur le territoire de Champagne, commune située au-dessus de l’Isle-Adam, sur la rive droite de l’Oise. Les événements politiques empêchèrent le comte et les gens du pays de remarquer ce placement fait au nom de madame Moreau, qui passa pour avoir hérité d’une vieille grand’tante, dans son pays, à Saint-Lô. Dès que le régisseur eut goûté au fruit délicieux de la Propriété, sa conduite resta toujours la plus probe du monde en apparence ; mais il ne perdit plus une seule occasion d’augmenter sa fortune clandestine, et l’intérêt de ses trois enfants lui servit d’émollient pour éteindre les ardeurs de sa probité ; néanmoins il faut lui rendre cette justice, que s’il accepta des pots-de-vin, s’il eut soin de lui dans les marchés, s’il poussa ses droits jusqu’à l’abus, aux termes du Code il restait honnête homme, et aucune preuve n’eût pu justifier une accusation portée contre lui. Selon la jurisprudence des moins voleuses cuisinières de Paris, il partageait entre le comte et lui les profits dus à son savoir-faire. Cette manière d’arrondir sa fortune était un cas de conscience, voilà tout. Actif, entendant bien les intérêts du comte, Moreau guettait avec d’autant plus de soin les occasions de procurer de bonnes acquisitions, qu’il y gagnait toujours un large présent. Presles rapportait soixante-douze mille francs en sac. Aussi le mot du pays, à dix lieues à la ronde, était-il : — « Monsieur de Sérisy a dans Moreau un second lui-même ! » En homme prudent, Moreau plaçait, depuis 1817, chaque année ses bénéfices et ses appointements sur le Grand-Livre, en arrondissant sa pelote dans le plus profond secret. Il avait refusé des affaires en se disant sans argent, et il faisait si bien le pauvre auprès du comte qu’il avait obtenu deux bourses entières pour ses enfants au Collége {p. 433}   Henri IV. En ce moment, Moreau possédait cent vingt mille francs de capital placés dans le Tiers Consolidé, devenu le cinq pour cent et qui montait dès ce temps à quatre-vingts francs. Ces cent vingt mille francs inconnus, et sa ferme de Champagne augmentée par des acquisitions, lui faisaient une fortune d’environ deux cent quatre-vingt mille francs, donnant seize mille francs de rente.

Telle était la situation du régisseur au moment où le comte voulut acheter la ferme des Moulineaux dont la possession était indispensable à sa tranquillité. Cette ferme consistait en quatre-vingt-seize pièces de terre bordant, jouxtant, longeant les terres de Presles, et souvent enclavées comme des cases dans un jeu de dames, sans compter les haies mitoyennes et des fossés de séparation où naissaient les plus ennuyeuses discussions à propos d’un arbre à couper, quand la propriété s’en trouvait contestable. Tout autre qu’un ministre d’État aurait eu vingt procès par an au sujet des Moulineaux. Le père Léger ne voulait acheter la ferme que pour la revendre au comte. Afin de parvenir plus sûrement à gagner les trente ou quarante mille francs, objet de ses désirs, le fermier avait depuis long-temps essayé de s’entendre avec Moreau. Poussé par les circonstances, trois jours auparavant ce samedi critique, au milieu des champs, le père Léger avait démontré clairement au régisseur qu’il pouvait faire placer au comte de Sérisy de l’argent à deux et demi pour cent net en terres de convenance, c’est-à-dire avoir, comme toujours, l’air de servir son patron, tout en y trouvant un secret bénéfice de quarante mille francs qu’il lui offrit. — « Ma foi, avait dit le soir en se couchant le régisseur à sa femme, si je tire de l’affaire des Moulineaux cinquante mille francs, car monsieur m’en donnera bien dix mille, nous nous retirerons à l’Isle-Adam dans le pavillon de Nogent. » Ce pavillon est une charmante propriété jadis bâtie par le prince de Conti pour une dame, et où toutes les recherches avaient été prodiguées. — « Ça me plairait, lui avait répondu sa femme. Le Hollandais qui est venu s’y établir l’a très-bien restauré, et il nous le laissera pour trente mille francs, puisqu’il est forcé de retourner aux Indes. — Nous serons à deux pas de Champagne, avait repris Moreau. J’ai l’espoir d’acheter pour cent mille francs la ferme et le moulin de Mours. Nous aurions ainsi dix mille livres de rente en terres, une des plus délicieuses habitations de la vallée, à deux pas de nos biens, et il nous resterait environ six mille livres de rente sur le Grand-Livre. — Mais {p. 434}   pourquoi ne demanderais-tu pas la place de Juge de paix à l’Isle-Adam ? nous y aurions de l’influence et quinze cents francs de plus. — Oh ! j’y ai bien pensé. » Dans ces dispositions, en apprenant que son maître voulait venir à Presles et lui disait d’inviter Margueron à dîner pour samedi, Moreau s’était hâté d’envoyer un exprès qui remit au premier valet de chambre du comte une lettre à une heure trop avancée de la soirée pour que monsieur de Sérisy pût en prendre connaissance ; mais Augustin la posa sur le bureau, selon son habitude en pareil cas. Dans cette lettre, Moreau priait le comte de ne pas se déranger, et de se fier à son zèle. Or, selon lui, Margueron ne voulait plus vendre en bloc et parlait de diviser les Moulineaux en quatre-vingt-seize lots ; il fallait lui faire abandonner cette idée, et peut-être, disait le régisseur, arriver à prendre un prête-nom.

Tout le monde a ses ennemis. Or, le régisseur et sa femme avaient froissé, à Presles, un officier en retraite, appelé monsieur de Reybert, et sa femme. De coups de langue en coups d’épingle, on en était arrivé aux coups de poignard. Monsieur de Reybert ne respirait que vengeance, il voulait faire perdre à Moreau sa place et devenir son successeur. Ces deux idées sont jumelles. Aussi la conduite du régisseur, épiée pendant deux ans, n’avait-elle plus de secrets pour les Reybert. En même temps que Moreau dépêchait son exprès au comte de Sérisy, Reybert envoyait sa femme à Paris. Madame de Reybert demanda si instamment à parler au comte que, renvoyée à neuf heures du soir, moment où le comte se couchait, elle fut introduite le lendemain matin, à sept heures chez Sa Seigneurie. — « Monseigneur, avait-elle dit au Ministre-d’État, nous sommes incapables, mon mari et moi, d’écrire des lettres anonymes. Je suis madame de Reybert, née de Corroy. Mon mari n’a que six cents francs de retraite et nous vivons à Presles, où votre régisseur nous fait avanies sur avanies, quoique nous soyons des gens comme il faut. Monsieur de Reybert, qui n’est pas un intrigant, tant s’en faut ! s’est retiré capitaine d’artillerie en 1816, après avoir servi pendant vingt ans, toujours loin de l’Empereur, monsieur le comte ! Et vous devez savoir combien les militaires qui ne se trouvaient pas sous les yeux du maître avançaient difficilement ; sans compter que la probité, la franchise de monsieur de Reybert déplaisaient à ses chefs. Mon mari n’a pas cessé, depuis trois ans, d’étudier votre intendant dans le dessein de lui faire perdre sa {p. 435}   place. Vous le voyez, nous sommes francs. Moreau nous a rendus ses ennemis, nous l’avons surveillé. Je viens donc vous dire que vous êtes joué dans l’affaire des Moulineaux. On veut vous prendre cent mille francs qui seront partagés entre le notaire, Léger et Moreau. Vous avez dit d’inviter Margueron, vous comptez aller à Presles demain ; mais Margueron fera le malade, et Léger compte si bien avoir la ferme qu’il est venu réaliser ses valeurs à Paris. Si nous vous avons éclairé, si vous voulez un régisseur probe, vous prendrez mon mari ; quoique noble, il vous servira comme il a servi l’État. Votre intendant a deux cent cinquante mille francs de fortune, il ne sera pas à plaindre. » Le comte avait remercié froidement madame de Reybert, et lui avait alors donné de l’eau bénite de cour, car il méprisait la délation ; mais, en se rappelant tous les soupçons de Derville, il fut intérieurement ébranlé ; puis tout à coup il avait aperçu la lettre de son régisseur, il l’avait lue ; et, dans les assurances de dévouement, dans les respectueux reproches qu’il recevait à propos de la défiance que supposait cette envie de traiter l’affaire par lui-même, il avait deviné la vérité sur Moreau. — La corruption est venue avec la fortune, comme toujours ! se dit-il. Le comte avait alors fait à madame de Reybert des questions moins pour obtenir des détails que pour se donner le temps de l’observer, et il avait écrit à son notaire un petit mot pour lui dire de ne plus envoyer son premier clerc à Presles, mais d’y venir lui-même pour dîner. — « Si monsieur le comte, avait dit madame de Reybert en terminant, m’a jugée défavorablement sur la démarche que je me suis permise à l’insu de monsieur de Reybert, il doit être maintenant convaincu que nous avons obtenu ces renseignements sur son régisseur de la manière la plus naturelle : la conscience la plus timorée n’y saurait trouver rien à redire. » Madame de Reybert, née de Corroy, se tenait droit comme un piquet. Elle avait offert aux investigations rapides du comte une figure trouée comme une écumoire par la petite vérole, une taille plate et sèche, deux yeux ardents et clairs, des boucles blondes aplaties sur un front soucieux, une capote de taffetas vert passée, doublée de rose, une robe blanche à pois violets, des souliers de peau. Le comte avait reconnu en elle la femme du capitaine pauvre, quelque puritaine abonnée au Courrier français, ardente de vertu, mais sensible au bien-être d’une place, et l’ayant convoitée. — « Vous dites six cents francs de retraite, avait répondu le comte en se répondant à lui-même au {p. 436}   lieu de répondre à ce que venait de raconter madame de Reybert. — Oui, monsieur le comte. — Vous êtes née de Corroy ? — Oui, monsieur, une famille noble du pays Messin, le pays de mon mari. — Dans quel régiment servait monsieur de Reybert ? — Dans le 7e régiment d’artillerie. — Bien ! » avait répondu le comte en écrivant le numéro du régiment. Il avait pensé pouvoir donner la régie de sa terre à un ancien officier, sur le compte duquel il obtiendrait au Ministère de la Guerre les renseignements les plus exacts. — « Madame, avait-il repris en sonnant son valet de chambre, retournez à Presles avec mon notaire qui trouvera moyen d’y venir pour dîner, et à qui je vous ai recommandée ; voici son adresse. Je vais moi-même en secret à Presles, et ferai dire à monsieur de Reybert de me parler… » Ainsi la nouvelle du voyage de monsieur de Sérisy par la voiture publique, et la recommandation de taire le nom du comte, n’alarmaient pas à faux le messager, il pressentait le danger près de fondre sur une de ses meilleures pratiques.

En sortant du café de l’Échiquier, Pierrotin aperçut à la porte du Lion-d’Argent la femme et le jeune homme en qui sa perspicacité lui avait fait reconnaître des chalands ; car la dame, le cou tendu, le visage inquiet, le cherchait évidemment. Cette dame, vêtue d’une robe de soie noire reteinte, d’un chapeau de couleur carmélite, et d’un vieux cachemire français, chaussée en bas de filoselle et de souliers en peau de chèvre, tenait à la main un cabas en paille et un parapluie bleu de roi. Cette femme, autrefois belle, paraissait âgée d’environ quarante ans ; mais ses yeux bleus, dénués de la flamme qu’y met le bonheur, annonçaient qu’elle avait depuis long-temps renoncé au monde. Aussi sa mise, autant que sa tournure, indiquait-elle une mère entièrement vouée à son ménage et à son fils. Si les brides du chapeau étaient fanées, la forme datait de plus de trois ans. Le châle tenait par une aiguille cassée, convertie en épingle au moyen d’une boule de cire à cacheter. L’inconnue attendait impatiemment Pierrotin pour lui recommander ce fils, qui sans doute voyageait seul pour la première fois, et qu’elle avait accompagné jusqu’à la voiture, autant par défiance que par amour maternel. Cette mère était en quelque sorte complétée par son fils ; de même que, sans la mère, le fils n’eût pas été si bien compris. Si la mère se condamnait à laisser voir des gants reprisés, le fils portait une redingote olive dont les manches un peu courtes au poignet annonçaient qu’il grandirait encore, comme les adultes de {p. 437}   dix-huit à dix-neuf ans. Le pantalon bleu, raccommodé par la mère, offrait aux regards un fond neuf, quand la redingote avait la méchanceté de s’entr’ouvrir par derrière.

— Ne tourmente donc pas tes gants ainsi, tu les flétris d’autant, disait-elle quand Pierrotin se montra. — Vous êtes le conducteur… Ah ! mais c’est vous, Pierrotin ? reprit-elle en laissant son fils pour un moment et emmenant le voiturier à deux pas.

— Ça va bien, madame Clapart ? répondit le messager dont la figure eut un air qui peignit à la fois du respect et de la familiarité.

— Oui, Pierrotin. Ayez bien soin de mon Oscar, il va seul pour la première fois.

— Oh ! s’il va seul chez monsieur Moreau ?… s’écria le voiturier pour savoir si le jeune homme y allait effectivement.

— Oui, répondit la mère.

— Madame Moreau le veut donc bien ? reprit Pierrotin d’un petit air finaud.

— Hélas ! dit la mère, ce ne sera pas tout roses pour lui, pauvre enfant ; mais son avenir exige impérieusement ce voyage.

Cette réponse frappa Pierrotin, qui hésitait à confier ses craintes sur le régisseur à madame Clapart, de même qu’elle n’osait nuire à son fils en faisant à Pierrotin certaines recommandations qui eussent transformé le conducteur en mentor. Pendant cette délibération mutuelle, qui se traduisit par quelques phrases sur le temps, sur la route, sur les stations du voyage, il n’est pas inutile d’expliquer quels liens rattachaient Pierrotin3 à madame Clapart, et autorisaient les deux mots confidentiels qu’ils venaient d’échanger. Souvent, c’est-à-dire trois ou quatre fois par mois, Pierrotin trouvait à La Cave, à son passage quand il allait à Paris, le régisseur qui faisait signe à un jardinier en voyant venir la voiture. Le jardinier aidait alors Pierrotin à charger un ou deux paniers pleins de fruits ou de légumes selon la saison, de poulets, d’œufs, de beurre, de gibier. Le régisseur payait toujours la commission à Pierrotin en lui donnant l’argent nécessaire pour acquitter les droits à la Barrière, si l’envoi contenait des choses sujettes à l’Octroi. Jamais ces paniers, ces bourriches, ces paquets ne portaient de suscription. Une première fois, qui avait servi pour toutes, le régisseur avait indiqué de vive voix le domicile de madame Clapart au discret voiturier, en le priant de ne jamais confier à d’autres ce précieux message. Pierrotin, rêvant une intrigue entre quelque {p. 438}   charmante fille et le régisseur, était allé rue de la Cerisaie, 7, dans le quartier de l’Arsenal, où il avait vu la madame Clapart qui vient de vous être pourtraite, au lieu de la belle et jeune créature qu’il s’attendait à y trouver. Les messagers sont appelés par leur état à pénétrer dans beaucoup d’intérieurs et dans bien des secrets ; mais le hasard social, cette sous-providence, ayant voulu qu’ils fussent sans éducation et dénués du talent d’observation, il s’ensuit qu’ils ne sont pas dangereux. Néanmoins, après quelques mois, Pierrotin ne savait comment expliquer les relations de madame Clapart et de monsieur Moreau, sur ce qu’il lui fut permis d’entrevoir dans le ménage de la rue de la Cerisaie. Quoique les loyers ne fussent pas chers à cette époque dans le quartier de l’Arsenal, madame Clapart était logée au troisième étage, au fond d’une cour, dans une maison qui jadis fut l’hôtel de quelque grand seigneur, au temps où la haute noblesse du royaume demeurait sur l’ancien emplacement du palais des Tournelles et de l’hôtel Saint-Paul. Vers la fin du seizième siècle, les grandes familles se partagèrent ces vastes espaces, autrefois occupés par les jardins du palais de nos rois, ainsi que l’indiquent les noms des rues de la Cerisaie, Beautreillis, des Lions, etc. Cet appartement, dont toutes les pièces étaient revêtues d’antiques boiseries, se composait de trois chambres en enfilade, une salle à manger, un salon et une chambre à coucher. Au-dessus se trouvaient une cuisine et la chambre d’Oscar. En face de la porte d’entrée, sur ce qui se nomme à Paris le carré, se voyait la porte d’une chambre en retour, ménagée à chaque étage dans une espèce de bâtiment qui contenait aussi la cage d’un escalier de bois, et qui formait une tour carrée, construite en grosses pierres. Cette chambre était celle de Moreau quand il couchait à Paris. Pierrotin avait vu dans la première pièce, où il déposait les bourriches, six chaises en noyer garnies de paille, une table et un buffet ; aux fenêtres, de petits rideaux roux. Plus tard, quand il entra dans le salon, il y remarqua de vieux meubles du temps de l’Empire, mais passés. Il ne se trouvait d’ailleurs dans ce salon que le mobilier exigé par le propriétaire pour répondre du loyer. Pierrotin jugea de la chambre à coucher par le salon et par la salle à manger. Les boiseries, réchampies en grosse peinture à la colle et d’un blanc rouge qui empâte les moulures, les dessins, les figurines, loin d’être un ornement, attristaient le regard. Le parquet, qui ne se cirait jamais, était d’un ton gris comme les {p. 439}   parquets des pensionnats. Quand le voiturier surprit monsieur et madame Clapart à table, leurs assiettes, leurs verres, les plus petites choses accusaient une effroyable gêne ; néanmoins ils se servaient de couverts d’argent ; mais les plats, la soupière, écornés et raccommodés autant que la vaisselle des plus pauvres gens, inspiraient la pitié. Monsieur Clapart, vêtu d’une méchante petite redingote, chaussé de pantoufles ignobles, ayant toujours des lunettes vertes aux yeux, lui montrait, en ôtant une affreuse casquette âgée de cinq ans, un crâne pointu du haut duquel tombaient des filaments grêles et sales auxquels un poète aurait refusé le nom de cheveux. Cet homme au teint blafard paraissait craintif et devait être tyrannique. Dans ce triste appartement, situé au nord, sans autre vue que celle d’une vigne étalée sur le mur opposé, d’un puits dans l’encoignure de la cour, madame Clapart prenait des airs de reine et marchait en femme qui ne savait pas aller à pied. Souvent, en remerciant Pierrotin, elle lui lançait des regards qui eussent attendri un observateur ; de temps en temps, elle lui glissait des pièces de douze sous dans la main. Sa voix était charmante. Pierrotin ne connaissait pas cet Oscar, par la raison que cet enfant sortait du collége et qu’il ne l’avait jamais rencontré au logis.

Voici la triste histoire que Pierrotin n’eût jamais devinée, même en demandant, comme il le faisait depuis quelque temps, des renseignements à la portière ; car cette femme ne savait rien, si ce n’est que les Clapart payaient deux cent cinquante francs de loyer, n’avaient qu’une femme de ménage pour quelques heures le matin, que madame faisait quelquefois de petits savonnages elle-même, et payait tous les jours ses ports de lettres en paraissant hors d’état de les laisser s’accumuler.

Il n’existe pas, ou plutôt il existe rarement de criminel qui soit complétement criminel. À plus forte raison rencontrera-t-on difficilement de malhonnêteté compacte. On peut faire des comptes à son avantage avec son patron, ou tirer à soi le plus de paille possible au râtelier ; mais tout en se constituant un capital par des voies plus ou moins licites, il est peu d’hommes qui ne se permettent quelques bonnes actions. Ne fût-ce que par curiosité, par amour-propre, comme contraste, par hasard, tout homme a eu son moment de bienfaisance ; il le nomme son erreur, il ne recommence pas ; mais il sacrifie au Bien, comme le plus bourru sacrifie aux Grâces, une ou deux fois dans sa vie. Si les fautes de Moreau peuvent être excusées, ne {p. 440}   sera-ce point par sa persistance à secourir une pauvre femme dont les bonnes grâces l’avaient jadis rendu fier, et chez laquelle il se cacha pendant ses dangers ! Cette femme, célèbre sous le Directoire par ses liaisons avec un des cinq rois du moment, épousa, par cette toute-puissante protection, un fournisseur qui gagna des millions, et que Napoléon ruina en 1802. Cet homme, nommé Husson, devint fou de son passage subit de l’opulence à la misère, il se jeta dans la Seine en laissant la belle madame Husson grosse. Moreau, très-intimement lié avec madame Husson, était alors condamné à mort ; il ne put donc pas épouser la veuve du fournisseur, il fut même obligé de quitter la France pour quelque temps. Âgée de vingt-deux ans, madame Husson épousa, dans sa détresse, un employé nommé Clapart, jeune homme de vingt-sept ans, qui donnait, comme on dit, des espérances. Dieu garde les femmes des beaux hommes qui donnent des espérances ! À cette époque les employés devenaient promptement des gens considérables, car l’Empereur recherchait les capacités. Mais Clapart, doué d’une beauté vulgaire, ne possédait aucune intelligence. En croyant madame Husson fort riche, il avait feint une grande passion pour elle ; il lui fut à charge en ne satisfaisant, ni dans le présent ni dans l’avenir, aux besoins qu’elle avait contractés pendant ses jours d’opulence. Clapart remplissait assez mal au Bureau des Finances une place qui ne comportait pas plus de dix-huit cents francs d’appointements. Quand Moreau, revenu chez le comte de Sérisy, apprit l’horrible situation dans laquelle se trouvait madame Husson, il put, avant de se marier, la placer comme première femme de chambre chez MADAME, mère de l’Empereur. Malgré cette puissante protection, Clapart ne put jamais avancer, sa nullité se laissait trop promptement voir. Ruinée en 1815 par la chute de l’Empereur, la brillante Aspasie du Directoire resta sans autres ressources qu’une place de douze cents francs d’appointements qu’on eut pour Clapart, par le crédit du comte de Sérisy, dans les Bureaux de la Ville de Paris. Moreau, le seul protecteur de cette femme à laquelle il avait connu plusieurs millions, obtint pour Oscar Husson une des demi-bourses de la Ville de Paris au collége Henri IV, et il envoyait par Pierrotin, rue de la Cerisaie, tout ce qui peut décemment s’offrir pour aider un ménage en détresse. Oscar était tout l’avenir, toute la vie de sa mère. Pour unique défaut, on ne pouvait reprocher à cette pauvre femme que l’exagération de sa tendresse pour cet enfant, la {p. 441}   bête noire du beau-père. Oscar était malheureusement doué d’une dose de sottise que ne soupçonnait pas sa mère, malgré les épigrammes de Clapart. Cette sottise, ou, pour parler plus correctement, cette outrecuidance, inquiétait tellement le régisseur, qu’il avait prié madame Clapart de lui envoyer ce jeune homme pour un mois, afin de l’étudier et deviner à quelle carrière il fallait le destiner. Moreau pensait à présenter un jour Oscar au comte comme son successeur. Mais pour donner exactement au Diable et à Dieu ce qui leur revient, peut-être n’est-il pas inutile de constater les causes du stupide amour-propre d’Oscar, en faisant observer qu’il était né dans la maison de MADAME, mère de l’Empereur. Durant sa première enfance, ses yeux furent éblouis par les splendeurs impériales. Sa flexible imagination dut conserver les empreintes de ces étourdissants tableaux, garder une image de ce temps d’or et de fêtes, avec l’espérance de le retrouver. La jactance naturelle aux collégiens, tous possédés du désir de briller les uns à l’envi des autres, appuyée sur ces souvenirs d’enfance, s’était développée outre mesure. Peut-être aussi la mère se rappelait-elle au logis avec un peu trop de complaisance les jours où elle fut une des reines du Paris directorial. Enfin, Oscar qui venait d’achever ses classes, avait eu peut-être à repousser au collége les humiliations que les élèves payants déversent à tout propos sur les boursiers, quand les boursiers ne savent pas leur imprimer un certain respect par une force physique supérieure. Ce mélange d’ancienne splendeur éteinte, de beauté passée, de tendresse acceptant la misère, d’espérance en ce fils, d’aveuglement maternel, de souffrances héroïquement supportées, faisait de cette mère une de ces sublimes figures qui, dans Paris, sollicitent les regards de l’observateur.

Incapable de deviner l’attachement profond de Moreau pour cette femme, ni celui de cette femme pour son protégé de 1797, devenu son unique ami, Pierrotin ne voulut pas communiquer le soupçon qui lui passait dans la tête relativement au danger que courait Moreau. Le terrible « Nous avons bien assez à faire de nous occuper de nous-mêmes ! » du valet de chambre revint au cœur du voiturier, ainsi que le sentiment d’obéissance à ceux qu’il appelait les chefs de file. D’ailleurs, en ce moment, Pierrotin se sentait dans la tête autant de pointes qu’il y a de pièces de cent sous dans mille francs ! Un voyage de sept lieues se dessinait, sans doute comme un voyage de long cours, à l’imagination de cette pauvre mère {p. 442}   qui, dans sa vie élégante, avait rarement passé les Barrières ; car ces mots : — Bien, madame ! — oui, madame ! répétés par Pierrotin, disaient assez que le voiturier désirait se soustraire à des recommandations évidemment trop verbeuses et inutiles.

— Vous placerez les paquets de manière à ce qu’ils ne soient pas mouillés, si par hasard le temps changeait.

— J’ai une bâche, dit Pierrotin. D’ailleurs, tenez, voyez, madame, avec quels soins on les charge ?

— Oscar, ne reste pas plus de quinze jours, quelque instance qu’on te fasse, reprit madame Clapart en revenant à son fils. Quoi que tu fasses, tu ne saurais plaire à madame Moreau ; d’ailleurs tu dois être revenu pour la fin de septembre. Tu sais, nous devons aller à Belleville chez ton oncle Cardot.

— Oui, maman.

— Surtout, lui dit-elle à voix basse, ne parle jamais de domesticité… Songe à tout moment que madame Moreau a été femme de chambre…

— Oui, maman…

Oscar, comme tous les jeunes gens chez qui l’amour-propre est excessivement sensible, paraissait contrarié de se voir admonester ainsi sur le seuil de l’hôtel du Lion-d’Argent.

— Eh ! bien, adieu, maman ; on va partir, voilà le cheval attelé.

La mère, ne se souvenant plus qu’elle se trouvait en plein faubourg Saint-Denis, embrassa son Oscar, et lui dit en sortant un joli petit pain de son cabas : — Tiens, tu allais oublier ton petit pain et ton chocolat ! Mon enfant, je te le répète, ne prends rien dans les auberges, on y fait payer les moindres choses dix fois ce qu’elles valent.

Oscar aurait voulu voir sa mère bien loin, quand elle lui fourra le pain et le chocolat dans sa poche. Cette scène avait deux témoins, deux jeunes gens de quelques années plus âgés que l’échappé du collége, mieux mis que lui, venus sans leur mère, et dont la démarche, la toilette, les façons trahissaient cette complète indépendance, objet de tous les désirs d’un enfant encore sous le joug immédiat de sa mère. Ces deux jeunes gens furent alors pour Oscar le monde entier.

— Il dit maman, s’écria l’un des deux inconnus en riant.

Ce mot parvint à l’oreille d’Oscar et détermina un : — Adieu, ma mère ! lancé dans un terrible mouvement d’impatience.

{p. 443}   Avouons-le ? madame Clapart parlait un peu trop haut, et semblait mettre les passants dans la confidence de sa tendresse.

— Qu’as-tu donc, Oscar ? demanda cette pauvre mère blessée. Je ne te conçois pas, reprit-elle d’un air sévère en se croyant capable (erreur de toutes les mères qui gâtent leurs enfants) de lui imposer du respect. Écoute, mon Oscar, dit-elle en reprenant aussitôt sa voix tendre, tu as de la propension à causer, à dire tout ce que tu sais et tout ce que tu ne sais pas, et cela par bravade, par un sot amour-propre de jeune homme ; je te le répète, songe à tenir ta langue en bride. Tu n’es pas encore assez avancé dans la vie, mon cher trésor, pour juger les gens avec lesquels tu vas te rencontrer, et il n’y a rien de plus dangereux que de causer dans les voitures publiques. En diligence, d’ailleurs, les gens comme il faut gardent le silence.

Les deux jeunes gens, qui sans doute étaient allés jusqu’au fond de l’établissement, firent entendre de nouveau sous la porte cochère le bruit de leurs talons de bottes ; ils pouvaient avoir écouté cette semonce ; aussi, pour se débarrasser de sa mère, Oscar eut-il recours à un moyen héroïque, qui prouve combien l’amour-propre stimule l’intelligence.

— Maman, dit-il, tu es ici entre deux airs, tu pourrais gagner une fluxion ; et, d’ailleurs, je vais monter en voiture.

L’enfant avait touché quelque endroit sensible, car sa mère le saisit, l’embrassa comme s’il s’agissait d’un voyage de long cours, et le conduisit jusqu’au cabriolet en laissant voir des larmes dans ses yeux.

— N’oublie pas de donner cinq francs aux domestiques, dit-elle. Écris-moi trois fois au moins pendant ces quinze jours ? conduis-toi bien, et songe à toutes mes recommandations. Tu as assez de linge pour n’en pas donner à blanchir. Enfin, rappelle-toi toujours les bontés de monsieur Moreau, écoute-le comme un père, et suis bien ses conseils…

En montant dans le cabriolet, Oscar laissa voir ses bas bleus par un effet de son pantalon qui remonta brusquement, et le fond neuf de son pantalon par le jeu de sa redingote qui s’ouvrit. Aussi le sourire des deux jeunes gens, à qui ces traces d’une honorable médiocrité n’échappèrent point, fit-il une nouvelle blessure à l’amour-propre du jeune homme.

— Oscar a retenu la première place, dit la mère à Pierrotin. {p. 444}   Mets-toi dans le fond, reprit-elle en regardant toujours Oscar avec tendresse et lui souriant avec amour.

Oh ! combien Oscar regretta que les malheurs et les chagrins eussent altéré la beauté de sa mère, que la misère et le dévouement l’empêchassent d’être bien mise ! L’un des deux jeunes gens, celui qui avait des bottes et des éperons, poussa l’autre par un coup de coude pour lui montrer la mère d’Oscar, et l’autre retroussa sa moustache par un geste qui signifiait : Jolie tournure !

— Comment me débarrasser de ma mère, se dit Oscar qui prit un air soucieux.

— Qu’as-tu ? lui demanda madame Clapart.

Oscar feignit de n’avoir pas entendu, le monstre ! Peut-être dans cette circonstance madame Clapart manquait-elle de tact. Mais les sentiments absolus ont tant d’égoïsme.

— Georges, aimes-tu les enfants en voyage ? demanda le jeune homme à son ami.

— Oui, s’ils sont sevrés, s’ils se nomment Oscar, et s’ils ont du chocolat, mon cher Amaury.

Ces deux phrases furent échangées à demi-voix pour laisser à Oscar la liberté d’entendre ou de ne pas entendre ; sa contenance allait indiquer au voyageur la mesure de ce qu’il pourrait tenter contre l’enfant pour s’égayer pendant la route. Oscar ne voulut pas avoir entendu. Il regardait autour de lui pour savoir si sa mère, qui pesait sur lui comme un cauchemar, se trouvait encore là, car il se savait trop aimé par elle pour être si promptement quitté. Non-seulement il comparait involontairement la mise de son compagnon de voyage avec la sienne, mais encore il sentait que la toilette de sa mère était pour beaucoup dans le sourire moqueur des deux jeunes gens. — S’ils pouvaient s’en aller, eux ? se dit-il.

Hélas ! Amaury venait de dire à Georges, en donnant un léger coup de canne à la roue du cabriolet : — Et tu vas confier ton avenir à cette barque fragile.

— Il le faut ! dit Georges d’un air fatal.

Oscar poussa un soupir en remarquant la façon cavalière du chapeau mis sur l’oreille comme pour montrer une magnifique chevelure blonde bien frisée, tandis qu’il avait, par l’ordre de son beau-père, ses cheveux noirs coupés en brosse sur le front et ras comme ceux des soldats. Le vaniteux enfant montrait une figure ronde et joufflue, animée par les couleurs d’une brillante santé ; tandis que le visage {p. 445}   de son compagnon de voyage était long, fin de forme et pâle. Le front de ce jeune homme avait de l’ampleur, et sa poitrine moulait un gilet façon cachemire. En admirant un pantalon collant gris de fer, une redingote à brandebourgs et à olives serrée à la taille, il semblait à Oscar que ce romanesque inconnu, doué de tant d’avantages, abusait envers lui de sa supériorité, de même qu’une femme laide est blessée par le seul aspect d’une belle femme. Le bruit du talon des bottes à fer que l’inconnu faisait un peu trop sonner au goût d’Oscar, lui retentissait jusqu’au cœur. Enfin Oscar était aussi gêné dans ses vêtements faits peut-être à la maison et taillés dans les vieux habits de son beau-père, que cet envié garçon se trouvait à l’aise dans les siens. — Ce gars-là doit avoir quelques dix francs dans son gousset, pensa Oscar. Le jeune homme se retourna. Que devint Oscar en apercevant une chaîne d’or passée autour du cou, et au bout de laquelle se trouvait sans doute une montre d’or. Cet inconnu prit alors aux yeux d’Oscar les proportions d’un personnage.

Élevé rue de la Cerisaie depuis 1815, pris et reconduit au collége les jours de congé par son père, Oscar n’avait pas eu d’autres points de comparaison, depuis son âge de puberté, que le pauvre ménage de sa mère. Tenu sévèrement selon le conseil de Moreau, il n’allait pas souvent au spectacle, et il ne s’élevait pas alors plus haut que le théâtre de l’Ambigu-Comique où ses yeux n’apercevaient pas beaucoup d’élégance, si toutefois l’attention qu’un enfant prête au mélodrame lui permet d’examiner la salle. Son beau-père portait encore, selon la mode de l’Empire, sa montre dans le gousset de ses pantalons, et laissait pendre sur son abdomen une grosse chaîne d’or terminée par un paquet de breloques hétéroclites, des cachets, une clef à tête ronde et plate où se voyait un paysage en mosaïque. Oscar, qui regardait ce vieux luxe comme un nec plus ultra, fut donc étourdi par cette révélation d’une élégance supérieure et négligente. Ce jeune homme montrait abusivement des gants soignés, et semblait vouloir aveugler Oscar en agitant avec grâce une élégante canne à pomme d’or. Oscar arrivait à ce dernier quartier de l’adolescence où de petites choses font de grandes joies et de grandes misères, où l’on préfère un malheur à une toilette ridicule, où l’amour-propre, en ne s’attachant pas aux grands intérêts de la vie, se prend à des frivolités, à la mise, à l’envie de paraître homme. On se grandit alors, et la jactance est d’autant plus exorbitante qu’elle s’exerce sur des {p. 446}   riens ; mais si l’on jalouse un sot élégamment vêtu, l’on s’enthousiasme aussi pour le talent, on admire l’homme de génie. Ces défauts, quand ils sont sans racines dans le cœur, accusent l’exubérance de la sève, le luxe de l’imagination. Qu’un enfant de dix-neuf ans, fils unique, tenu sévèrement au logis paternel à cause de l’indigence qui atteint un employé à douze cents francs, mais adoré, et pour qui sa mère s’impose de dures privations, s’émerveille d’un jeune homme de vingt-deux ans, en envie la polonaise à brandebourgs doublée de soie, le gilet en faux cachemire et la cravate passée dans un anneau de mauvais goût, n’est-ce pas des peccadilles commises à tous les étages de la société, par l’inférieur qui jalouse son supérieur ? L’homme de génie lui-même obéit à cette première passion. Rousseau de Genève n’a-t-il pas admiré Venture et Bacle ? Mais Oscar passa de la peccadille à la faute, il se sentit humilié, il s’en prit à son compagnon de voyage, et il s’éleva dans son cœur un secret désir de lui prouver qu’il le valait bien. Les deux beaux fils se promenaient toujours de la porte aux écuries, des écuries à la porte, allant jusqu’à la rue ; et quand ils retournaient, ils regardaient toujours Oscar, tapi dans son coin. [ill.]   Oscar, persuadé que les ricanements des deux jeunes gens le concernaient, affecta la plus profonde indifférence. Il se mit à fredonner le refrain d’une chanson mise alors à la mode par les Libéraux, et qui disait : C’est la faute à Voltaire, c’est la faute à Rousseau. Cette attitude le fit sans doute prendre pour un petit clerc d’avoué.

— Tiens, il est peut-être dans les chœurs de l’Opéra, dit Amaury.

Exaspéré, le pauvre Oscar bondit, leva le dossier et dit à Pierrotin : — Quand partirons-nous ?

— Tout à l’heure, répondit le messager qui tenait son fouet à la main et regardait dans la rue d’Enghien.

En ce moment, la scène fut animée par l’arrivée d’un jeune homme accompagné d’un vrai gamin qui se produisirent suivis d’un commissionnaire traînant une voiture à l’aide d’une bricole. Le jeune homme vint parler confidentiellement à Pierrotin qui hocha la tête et se mit à héler son facteur. Le facteur accourut pour aider à décharger la petite voiture qui contenait, outre deux malles, des seaux, des brosses, des boîtes de formes étranges, une infinité de paquets et d’ustensiles que le plus jeune des deux nouveaux voyageurs, monté sur l’impériale, y plaçait, y calait avec {p. 447}   tant de célérité, que le pauvre Oscar, souriant à sa mère alors en faction de l’autre côté de la rue, n’aperçut aucun de ces ustensiles qui auraient pu révéler la profession de ces nouveaux compagnons de route. Le gamin, âgé d’environ seize ans, portait une blouse grise serrée par une ceinture de cuir verni. Sa casquette, crânement mise en travers sur sa tête, annonçait un caractère rieur, aussi bien que le pittoresque désordre de ses cheveux bruns bouclés, répandus sur ses épaules. Sa cravate de taffetas noir dessinait une ligne noire sur un cou très-blanc, et faisait ressortir encore la vivacité de ses yeux gris. L’animation de sa figure brune, colorée, la tournure de ses lèvres assez fortes, ses oreilles détachées, son nez retroussé, tous les détails de sa physionomie annonçaient l’esprit railleur de Figaro, l’insouciance du jeune âge ; de même que la vivacité de ses gestes, son regard moqueur révélaient une intelligence déjà développée par la pratique d’une profession embrassée de bonne heure. Comme s’il avait déjà quelque valeur morale, cet enfant, fait homme par l’Art ou par la Vocation, paraissait indifférent à la question du costume, car il regardait ses bottes non cirées en ayant l’air de s’en moquer, et son pantalon de simple coutil en y cherchant des taches, moins pour les faire disparaître que pour en voir l’effet.

— Je suis d’un beau ton ! fit-il en se secouant et s’adressant à son compagnon.

Le regard de celui-là révélait une autorité sur cet adepte en qui des yeux exercés auraient reconnu ce joyeux élève en peinture, qu’en style d’atelier on appelle un rapin. [ill.]  

— De la tenue, Mistigris ! répondit le maître en lui donnant le surnom que l’atelier lui avait sans doute imposé.

Ce voyageur était un jeune homme mince et pâle, à cheveux noirs, extrêmement abondants, et dans un désordre tout à fait fantasque ; mais cette abondante chevelure semblait nécessaire à une tête énorme dont le vaste front annonçait une intelligence précoce. Le visage tourmenté, trop original pour être laid, était creusé comme si ce singulier jeune homme souffrait, soit d’une maladie chronique, soit des privations imposées par la misère qui est une terrible maladie chronique, soit de chagrins trop récents pour être oubliés. Son habillement, presque analogue à celui de Mistigris, toute proportion gardée, consistait en une méchante redingote usée, mais propre, bien brossée, de couleur vert-américain, un {p. 448}   gilet noir, boutonné jusqu’en haut, comme la redingote, et qui laissait à peine voir, autour de son cou, un foulard rouge. Un pantalon noir, aussi usé que la redingote, flottait autour de ses jambes maigres. Enfin des bottes crottées indiquaient qu’il venait à pied et de loin. Par un regard rapide, cet artiste embrassa les profondeurs de l’hôtel du Lion-d’Argent, les écuries, les différents jours, les détails, et il regarda Mistigris qui l’avait imité par un coup d’œil ironique.

— Joli ! dit Mistigris.

— Oui, c’est joli, répéta l’inconnu.

— Nous sommes encore arrivés trop tôt, dit Mistigris. Ne pourrions-nous pas chiquer une légume quelconque ? Mon estomac est comme la nature, il abhorre le vide !

— Pouvons-nous aller prendre une tasse de café ? demanda le jeune homme d’une voix douce à Pierrotin.

— Ne soyez pas long-temps, dit Pierrotin.

— Bon, nous avons un quart d’heure, répondit Mistigris en trahissant ainsi le génie d’observation inné chez les rapins de Paris.

Ces deux voyageurs disparurent. Neuf heures sonnèrent alors dans la cuisine de l’hôtel. Georges trouva juste et raisonnable d’apostropher Pierrotin.

— Eh ! mon ami, quand on jouit d’un sabot conditionné comme celui-là, dit-il en frappant avec sa canne sur la roue, on se donne au moins le mérite de l’exactitude. Que diable ! on ne se met pas là-dedans pour son agrément, il faut avoir des affaires diablement pressées pour y confier ses os. Puis cette rosse, que vous appelez Rougeot, ne nous regagnera pas le temps perdu.

— Nous allons vous atteler Bichette pendant que ces deux voyageurs prendront leur café, répondit Pierrotin. Va donc, toi, dit-il au facteur, voir si le père Léger veut s’en venir avec nous…

— Et où est-il, ce père Léger ? fit Georges.

— En face, au numéro 50, il n’a pas trouvé de place dans la voiture de Beaumont, dit Pierrotin à son facteur sans répondre à Georges et en disparaissant pour aller chercher Bichette.

Georges, à qui son ami pressa la main, monta dans la voiture, en y jetant d’abord d’un air important un grand portefeuille qu’il plaça sous le coussin. Il prit le coin opposé à celui que remplissait Oscar.

— Ce père Léger m’inquiète, dit-il.

{p. 449}   — On ne peut pas nous ôter nos places, j’ai le numéro un, répondit Oscar.

— Et moi le deux, répondit Georges.

En même temps que Pierrotin paraissait avec Bichette, le facteur apparut remorquant un gros homme du poids de cent vingt kilogrammes, au moins. Le père Léger appartenait au genre du fermier à gros ventre, à dos carré, à queue poudrée, et vêtu d’une petite redingote de toile bleue. Ses guêtres blanches, montant jusqu’au-dessus du genou, y pinçaient des culottes de velours rayé, serrées par des boucles d’argent. Ses souliers ferrés pesaient chacun deux livres. Enfin, il tenait à la main un petit bâton rougeâtre et sec, luisant, à gros bout, attaché par un cordon de cuir autour de son poignet.

— Vous vous appelez le père Léger ? dit sérieusement Georges quand le fermier tenta de mettre un de ses pieds sur le marchepied.

— Pour vous servir, dit le fermier en montrant une figure qui ressemblait à celle de Louis XVIII, à fortes bajoues rubicondes, où poindait un nez qui dans toute autre figure eût paru énorme. Ses yeux souriants étaient pressés par des bourrelets de graisse. — Allons, un coup de main, mon garçon, dit-il à Pierrotin.

Le fermier fut hissé par le facteur et par le messager au cri de : — Haoup ! là ! ahé ! hisse !… poussé par Georges.

— Oh ! je ne vais pas loin, je ne vais que jusqu’à La Cave, dit le fermier en répondant à une plaisanterie par une autre.

En France tout le monde entend la plaisanterie. — Mettez-vous au fond, dit Pierrotin, vous allez être six.

— Et votre autre cheval ? demanda Georges, est-il aussi fantastique qu’un troisième cheval de poste ?

— Voilà, bourgeois, dit Pierrotin, en indiquant par un geste la petite jument venue toute seule.

— Il appelle cet insecte un cheval, fit Georges étonné.

— Oh ! il est bon, ce petit cheval-là, dit le fermier qui s’était assis. Salut, messieurs. Allons-nous démarrer, Pierrotin ?

— J’ai deux voyageurs qui prennent leur tasse de café, répondit le voiturier.

Le jeune homme à la figure creusée et son rapin se montrèrent alors.

— Partons ! fut un cri général.

— Nous allons partir, répondit Pierrotin. — Allons, démarrons, {p. 450}   dit-il au facteur qui ôta les pierres avec lesquelles les roues étaient calées.

Le messager prit la bride de Rougeot, et fit ce cri guttural de kit ! kit ! pour dire aux deux bêtes de rassembler leurs forces, et quoique notablement engourdies, elles tirèrent la voiture que Pierrotin rangea devant la porte du Lion-d’Argent. Après cette manœuvre purement préparatoire, il regarda dans la rue d’Enghien, et disparut en laissant sa voiture sous la garde du facteur.

— Eh ! bien, est-il sujet à ces attaques-là, votre bourgeois ? demanda Mistigris au facteur.

— Il est allé reprendre son avoine à l’écurie, répondit l’Auvergnat au fait de toutes les ruses en usage pour faire patienter les voyageurs.

— Après tout, dit Mistigris, le temps est un grand maigre.

En ce moment, la mode d’estropier les proverbes régnait dans les ateliers de peinture. C’était un triomphe que de trouver un changement de quelques lettres ou d’un mot à peu près semblable qui laissait au proverbe un sens baroque ou cocasse.

— Paris n’a pas été bâti dans un four, répondit le maître.

Pierrotin revint amenant le comte de Sérisy venu par la rue de l’Échiquier, et avec qui sans doute il avait eu quelques minutes de conversation.

— Père Léger, voulez-vous donner votre place à monsieur le comte ? ma voiture serait chargée plus également.

— Et nous ne partirons pas dans une heure, si vous continuez, dit Georges. Il va falloir ôter cette infernale barre que nous avons eu tant de peine à mettre, et tout le monde devra descendre pour un voyageur qui vient le dernier. Chacun a droit à la place qu’il a retenue, quelle est celle de monsieur ? Voyons, faites l’appel ? Avez-vous une feuille, avez-vous un registre ? Quelle est la place de monsieur Lecomte, comte de quoi ?

— Monsieur le comte… dit Pierrotin visiblement embarrassé, vous serez bien mal.

— Vous ne saviez donc pas votre compte ? demanda Mistigris. Les bons comtes font les bons tamis.

— Mistigris, de la tenue, s’écria gravement son maître.

Monsieur de Sérisy fut évidemment pris par tous les voyageurs pour un bourgeois qui s’appelait Lecomte.

{p. 451}   — Ne dérangez personne, dit le comte à Pierrotin, je me mettrai près de vous sur le devant.

— Allons, Mistigris, dit le jeune homme au rapin, souviens-toi du respect que tu dois à la vieillesse ? tu ne sais pas combien tu peux être affreusement vieux, les voyages déforment la jeunesse, ainsi cède ta place à monsieur.

Mistigris ouvrit le devant du cabriolet et sauta par terre avec la rapidité d’une grenouille qui s’élance à l’eau.

— Vous ne pouvez pas être un lapin, auguste vieillard, dit-il à monsieur de Sérisy.

— Mistigris, Les Arts sont l’ami de l’homme, lui répondit son maître.

— Je vous remercie, monsieur, dit le comte au maître de Mistigris qui devint ainsi son voisin.

Et l’homme d’État jeta sur le fond de la voiture un coup d’œil sagace qui offensa beaucoup Oscar et Georges.

— Nous sommes en retard d’une heure un quart, dit Oscar.

— Quand on veut être maître d’une voiture, on en retient toutes les places, fit observer Georges.

Désormais sûr de son incognito, le comte de Sérisy ne répondit rien à ces observations, et prit l’air d’un bourgeois débonnaire.

— Vous seriez en retard, ne seriez-vous pas bien aise qu’on vous eût attendus ? dit le fermier aux deux jeunes gens.

Pierrotin regardait vers la porte Saint-Denis en tenant son fouet, et il hésitait à monter sur la dure banquette où frétillait Mistigris.

— Si vous attendez quelqu’un, dit alors le comte, je ne suis pas le dernier.

— J’approuve ce raisonnement, dit Mistigris.

Georges et Oscar se mirent à rire assez insolemment.

— Le vieillard n’est pas fort, dit Georges à Oscar que cette apparence de liaison avec Georges enchanta.

Quand Pierrotin fut assis à droite sur son siége, il se pencha pour regarder en arrière sans pouvoir trouver dans la foule les deux voyageurs qui lui manquaient pour être à son grand complet.

— Parbleu ! deux voyageurs de plus ne me feraient pas de mal.

— Je n’ai pas payé, je descends, dit Georges effrayé.

— Et qu’attends-tu, Pierrotin ? dit le père Léger.

Pierrotin cria un certain hi ! dans lequel Bichette et Rougeot reconnaissaient une résolution définitive, et les deux chevaux {p. 452}   s’élancèrent vers la montée du faubourg d’un pas accéléré qui devait bientôt se ralentir.

Le comte avait une figure entièrement rouge, mais d’un rouge ardent sur lequel se détachaient quelques portions enflammées, et que sa chevelure entièrement blanche mettait en relief. À d’autres qu’à des jeunes gens, ce teint eût révélé l’inflammation constante du sang produite par d’immenses travaux. Ces bourgeons nuisaient tellement à l’air noble du comte, qu’il fallait un examen attentif pour retrouver dans ses yeux verts la finesse du magistrat, la profondeur du politique et la science du législateur. La figure était plate, le nez semblait avoir été déprimé. Le chapeau cachait la grâce et la beauté du front. Enfin il y avait de quoi faire rire cette jeunesse insouciante dans le bizarre contraste d’une chevelure d’un blanc d’argent avec des sourcils gros, touffus, restés noirs. Le comte, qui portait une longue redingote bleue, boutonnée militairement jusqu’en haut, avait une cravate blanche autour du cou, du coton dans les oreilles, et un col de chemise assez ample qui dessinait sur chaque joue un carré blanc. Son pantalon noir enveloppait ses bottes dont le bout paraissait à peine. Il n’avait point de décoration à sa boutonnière, enfin ses gants de daim lui cachaient les mains. Certes, pour des jeunes gens, rien ne trahissait dans cet homme un pair de France, un des hommes les plus utiles au pays. Le père Léger n’avait jamais vu le comte, qui, de son côté, ne le connaissait que de nom. Si le comte, en montant en voiture, y jeta le perspicace coup d’œil qui venait de choquer Oscar et Georges, il y cherchait le clerc de son notaire pour lui recommander le plus profond silence, dans le cas où il eût été forcé comme lui de prendre la voiture à Pierrotin ; mais rassuré par la tournure d’Oscar, par celle du père Léger et surtout par l’air quasi-militaire, par les moustaches et les façons de chevalier d’industrie qui distinguaient Georges, il pensa que son billet était arrivé sans doute à temps chez maître Alexandre Crottat.

— Père Léger, dit Pierrotin en atteignant la rude montée du faubourg Saint-Denis à la rue de la Fidélité, descendons, hein !

— Je descends aussi, dit le comte en entendant ce nom, il faut soulager vos chevaux.

— Ah ! si nous allons ainsi, nous ferons quatorze lieues en quinze jours, s’écria Georges.

— Est-ce ma faute ? dit Pierrotin, un voyageur veut descendre.

{p. 453}   — Dix louis pour toi, si tu me gardes fidèlement le secret que je t’ai demandé, dit à voix basse le comte en prenant Pierrotin par le bras.

— Oh ! mes mille francs, se dit Pierrotin en lui-même après avoir fait à monsieur de Sérisy un clignement d’yeux qui signifiait : Comptez sur moi !

Oscar et Georges restèrent dans la voiture.

— Écoutez, Pierrotin, puisque Pierrotin il y a, s’écria Georges quand après la montée les voyageurs furent replacés ; si vous deviez ne pas aller mieux que cela, dites-le ? je paie ma place et je prends un bidet à Saint-Denis, car j’ai des affaires importantes qui seraient compromises par un retard.

— Oh ! il ira bien, répondit le père Léger. Et d’ailleurs la route n’est pas large.

— Jamais je ne suis plus d’une demi-heure en retard, répliqua Pierrotin.

— Enfin, vous ne brouettez pas le pape, n’est-ce pas ? dit Georges, ainsi, marchez !

— Vous ne devez pas de préférence, et si vous craignez de trop cahoter monsieur, dit Mistigris en montrant le comte, ça n’est pas bien.

— Tous les voyageurs sont égaux devant le coucou, comme les Français devant la Charte, dit Georges.

— Soyez tranquille, dit le père Léger, nous arriverons bien à la Chapelle avant midi.

La Chapelle est le village contigu à la barrière Saint-Denis.

Tous ceux qui ont voyagé savent que les personnes, réunies par le hasard dans une voiture, ne se mettent pas immédiatement en rapport ; et, à moins de circonstances rares, elles ne causent qu’après avoir fait un peu de chemin. Ce temps de silence est pris aussi bien par un examen mutuel, que par la prise de possession de la place où l’on se trouve. Les âmes ont tout autant besoin que le corps de se mettre en équilibre. Quand chacun croit avoir pénétré l’âge vrai, la profession, le caractère de ses compagnons, le plus causeur commence alors, et la conversation s’engage avec d’autant plus de chaleur, que tout le monde a senti le besoin d’embellir le voyage et d’en charmer les ennuis. Les choses se passent ainsi dans les voitures françaises. Chez les autres nations, les mœurs sont bien différentes. Les Anglais mettent leur orgueil à ne pas desserrer les dents, l’Allemand {p. 454}   est triste en voiture, et les Italiens sont trop prudents pour causer ; les Espagnols n’ont plus guère de diligences, et les Russes n’ont point de routes. On ne s’amuse donc que dans les lourdes voitures de France, dans ce pays si babillard, si indiscret, où tout le monde est empressé de rire et de montrer son esprit, où la raillerie anime tout, depuis les misères des basses classes jusqu’aux graves intérêts des gros bourgeois. La Police y bride d’ailleurs peu la langue, et la Tribune y a mis la discussion à la mode. Quand un jeune homme de vingt-deux ans, comme celui qui se cachait sous le nom de Georges, a de l’esprit, il est excessivement porté, surtout dans la situation présente, à en abuser. D’abord, Georges eut bientôt décrété qu’il était l’être supérieur de cette réunion. Il vit un manufacturier de second ordre dans le comte qu’il prit pour un coutelier, un gringalet dans le garçon minable accompagné de Mistigris, un petit niais dans Oscar, et dans le gros fermier une excellente nature à mystifier. Après avoir pris ainsi ses mesures, il résolut de s’amuser aux dépens de ses compagnons de voyage.

— Voyons, se dit-il pendant que le coucou de Pierrotin descendait de la Chapelle pour s’élancer sur la plaine Saint-Denis, me ferai-je passer pour être Étienne ou Béranger ?… non, ces cocos-là sont gens à ne connaître ni l’un ni l’autre. Carbonaro ?… Diable ! je pourrais me faire empoigner. Si j’étais un des fils du maréchal Ney ?… Bah ! qu’est-ce que je leur dirais ? l’exécution de mon père. Ça ne serait pas drôle. Si je revenais du Champ-d’Asile ?… ils pourraient me prendre pour un espion, ils se défieraient de moi. Soyons un prince russe déguisé, je vais leur faire avaler de fameux détails sur l’empereur Alexandre… Si je prétendais être Cousin, professeur de philosophie ?… oh ! comme je pourrais les entortiller ! Non, le gringalet à chevelure ébouriffée m’a l’air d’avoir traîné ses guêtres aux Cours de la Sorbonne. Pourquoi n’ai-je pas songé plus tôt à les faire aller ? j’imite si bien les Anglais, je me serais posé en lord Byron, voyageant incognito… Sapristi ! j’ai manqué mon coup. Être fils du bourreau ?… Voilà une crâne idée pour se faire faire de la place à déjeuner. Oh ! bon, j’aurai commandé les troupes d’Ali, pacha de Janina !…

Pendant ce monologue, la voiture roulait dans les flots de poussière qui s’élèvent incessamment des bas-côtés de cette route si battue.

— Quelle poussière ! dit Mistigris.

{p. 455}   — Henri IV est mort, lui repartit vivement son compagnon. Encore si tu disais qu’elle sent la vanille, tu émettrais une opinion nouvelle.

— Vous croyez rire, répondit Mistigris, eh ! bien, ça rappelle par moments la vanille.

— Dans le Levant… dit Georges en voulant entamer une histoire.

— Dans le vent, fit le maître à Mistigris en interrompant Georges.

— Je dis dans le Levant d’où je reviens, reprit Georges, la poussière sent très-bon ; mais ici, elle ne sent quelque chose que quand il se rencontre un dépôt de poudrette comme celui-ci !

— Monsieur vient du Levant ? dit Mistigris d’un air narquois.

— Tu vois bien que monsieur est si fatigué qu’il s’est mis sur le Ponant, lui répondit son maître.

— Vous n’êtes pas très-bruni par le soleil, dit Mistigris.

— Oh ! je sors de mon lit après une maladie de trois mois, dont le germe était, disent les médecins, une peste rentrée.

— Vous avez eu la peste ! s’écria le comte en faisant un geste d’effroi. Pierrotin, arrêtez ?

— Allez, Pierrotin, répéta Mistigris. On vous dit qu’elle est rentrée, la peste, dit-il en interpellant monsieur de Sérisy. C’est une peste qui passe en conversation.

— Une peste de celles dont on dit : Peste ! s’écria le maître.

— Ou : Peste soit du bourgeois ! reprit Mistigris.

— Mistigris ! reprit le maître, je vous mets à pied si vous vous faites des affaires. Ainsi, dit-il en se tournant vers Georges, monsieur est allé dans l’Orient ?

— Oui, monsieur, d’abord en Égypte, et puis en Grèce où j’ai servi Ali, pacha de Janina, avec qui j’ai eu une terrible prise de bec. — On ne résiste pas à ces climats-là. — Aussi les émotions de tout genre que donne la vie orientale m’ont-elles désorganisé le foie.

— Ah ! vous avez servi ? dit le gros fermier. Quel âge avez-vous donc ?

— J’ai vingt-neuf ans, reprit Georges que tous les voyageurs regardèrent. À dix-huit ans, je suis parti simple soldat pour la fameuse campagne de 1813 ; mais je n’ai vu que le combat d’Hanau et j’y ai gagné le grade de sergent-major. En France, à Montereau, {p. 456}   je fus nommé sous-lieutenant, et j’ai été décoré par… (il n’y a pas de mouchards ?) par l’Empereur.

— Vous êtes décoré, dit Oscar, et vous ne portez pas la croix ?

— La croix de ceux-ci ?… bonsoir. Quel est d’ailleurs l’homme comme il faut qui porte ses décorations en voyage ? Voilà monsieur, dit-il en montrant le comte de Sérisy, je parie tout ce que vous voudrez…

— Parier tout ce qu’on voudra, c’est en France une manière de ne rien parier du tout, dit le maître à Mistigris.

— Je parie tout ce que vous voudrez, reprit Georges avec affectation, que ce monsieur est couvert de crachats.

— J’ai, répondit en riant le comte de Sérisy, celui de Grand’croix de la Légion-d’Honneur, celui de Saint-André de Russie, celui de l’Aigle de Prusse, celui de l’Annonciade de Sardaigne, et la Toison-d’Or.

— Excusez du peu, dit Mistigris. Et tout ça va en coucou ?

— Ah ! il va bien, le bonhomme couleur de brique, dit Georges à l’oreille d’Oscar. Hein ! qu’est-ce que je vous disais ? reprit-il à haute voix. Moi, je ne le cache pas, j’adore l’Empereur…

— Je l’ai servi, dit le comte.

— Quel homme ! n’est-ce pas ? s’écria Georges.

— Un homme à qui j’ai bien des obligations, répondit le comte d’un air niais très-bien joué.

— Vos croix ?… dit Mistigris.

— Et combien il prenait de tabac ! reprit monsieur de Sérisy.

— Oh ! il le prenait dans ses poches, à même, dit Georges.

— On m’a dit cela, demanda le père Léger d’un air presque incrédule.

— Mais bien plus, il chiquait et fumait, reprit Georges. Je l’ai vu fumant, et d’une drôle de manière, à Waterloo, quand le maréchal Soult l’a pris à bras le corps et l’a jeté dans sa voiture, au moment où il avait empoigné un fusil et allait charger les Anglais !…

— Vous étiez à Waterloo ? fit Oscar dont les yeux s’écarquillaient.

— Oui, jeune homme, j’ai fait la campagne de 1815. J’étais capitaine à Mont-Saint-Jean, et je me suis retiré sur la Loire, quand on nous a licenciés. Ma foi, la France me dégoûtait, et je n’ai pas pu y tenir. Non, je me serais fait empoigner. Aussi me suis-je en allé avec deux ou trois lurons, Selves, Besson et autres, qui sont {p. 457}   à cette heure en Égypte, au service du pacha Mohammed, un drôle de corps, allez ! Jadis simple marchand de tabac à la Cavalle, il est en train de se faire prince souverain. Vous l’avez vu dans le tableau d’Horace Vernet, le massacre des mamelucks. Quel bel homme ! Moi je n’ai pas voulu quitter la religion de mes pères et embrasser l’islamisme, d’autant plus que l’abjuration exige une opération chirurgicale de laquelle je ne me soucie pas du tout. Puis, personne n’estime un renégat. Ah ! si l’on m’avait offert cent mille francs de rentes, peut-être… et encore ?… non. Le Pacha me fit donner mille thalaris de gratification…

— Qu’est-ce que c’est ? dit Oscar qui écoutait Georges de toutes ses oreilles.

— Oh ! pas grand’chose. Le thalaris est comme qui dirait une pièce de cent sous. Et, ma foi, je n’ai pas gagné la rente des vices que j’ai contractés dans ce tonnerre de Dieu de pays-là, si toutefois c’est un pays. Je ne puis plus maintenant me passer de fumer le narguilé deux fois par jour, et c’est cher…

— Et comment est donc l’Égypte ? demanda monsieur de Sérisy.

— L’Égypte, c’est tout sables, répondit Georges sans se déferrer. Il n’y a de vert que la vallée du Nil. Tracez une ligne verte sur une feuille de papier jaune, voilà l’Égypte. Par exemple, les Égyptiens, les fellahs ont sur nous un avantage, il n’y a point de gendarmes. Oh ! vous feriez toute l’Égypte, vous n’en verriez pas un.

— Je suppose qu’il y a beaucoup d’Égyptiens, dit Mistigris.

— Pas tant que vous le croyez, reprit Georges, il y a beaucoup plus d’Abyssins, de Giaours, de Véchabites, de Bédouins et de Cophtes… Enfin, tous ces animaux-là sont si peu divertissants que je me suis trouvé très-heureux de m’embarquer sur une polacre génoise qui devait aller charger aux îles Ioniennes de la poudre et des munitions pour Ali de Tébélen. Vous savez ? les Anglais vendent de la poudre et des munitions à tout le monde, aux Turcs, aux Grecs, au diable, si le diable avait de l’argent. Ainsi, de Zante nous devions aller sur la côte de Grèce en louvoyant. Tel que vous me voyez, mon nom de Georges est fameux dans ces pays-là. Je suis le petit-fils de ce fameux Czerni-Georges qui a fait la guerre à la Porte, et qui malheureusement au lieu de l’enfoncer s’est enfoncé lui-même. Son fils s’est réfugié dans la maison du consul français de Smyrne, et il est venu mourir à Paris en {p. 458}   1792, laissant ma mère grosse de moi, son septième enfant. Nos trésors ont été volés par un des amis de mon grand-père, en sorte que nous étions ruinés. Ma mère, qui vivait du produit de ses diamants vendus un à un, a épousé en 1799 monsieur Yung, mon beau-père, un fournisseur. Mais ma mère est morte, je me suis brouillé avec mon beau-père qui, entre nous, est un gredin ; il vit encore, mais nous ne nous voyons point. Ce chinois-là nous a laissés tous les sept sans nous dire : — Es-tu chien ? es-tu loup ? Voilà comment, de désespoir, je suis parti en 1813 simple conscrit… Vous ne sauriez croire avec quelle joie ce vieux Ali de Tébélen a reçu le petit-fils de Czerni-Georges. Ici, je me fais appeler simplement Georges. Le pacha m’a donné un sérail…

— Vous avez eu un sérail ? dit Oscar.

— Étiez-vous pacha à beaucoup de queues ? demanda Mistigris.

— Comment ne savez-vous pas, reprit Georges, qu’il n’y a que le sultan qui fasse des pachas, et que mon ami Tébélen, car nous étions amis comme Bourbons, se révoltait contre le Padischa ! Vous savez, ou vous ne savez pas, que le vrai nom du Grand-Seigneur est Padischa, et non pas Grand-Turc ou Sultan. Ne croyez pas que ce soit grand’chose, un sérail. Autant avoir un troupeau de chèvres. Ces femmes-là sont bien bêtes, et j’aime cent fois mieux les grisettes de la Chaumière, à Mont-Parnasse.

— C’est plus près, dit le comte de Sérisy.

— Les femmes de sérail ne savent pas un mot de français, et la langue est indispensable pour s’entendre. Ali m’a donné cinq femmes légitimes et dix esclaves. À Janina, c’est comme si je n’avais rien eu. Dans l’Orient, voyez-vous, avoir des femmes, c’est très-mauvais genre, on en a comme nous avons ici Voltaire et Rousseau ; mais qui jamais ouvre son Voltaire ou son Rousseau ? personne. Et cependant le grand genre est d’être jaloux. On coud une femme dans un sac et on la jette à l’eau sur un simple soupçon, d’après un article de leur code.

— En avez-vous jeté ? demanda le fermier.

— Moi, fi donc, un Français ! je les ai aimées.

Là-dessus Georges refrisa, retroussa ses moustaches et prit un air rêveur. On entrait à Saint-Denis où Pierrotin s’arrêta devant la porte de l’aubergiste qui vend les célèbres talmouses et où tous les voyageurs descendent. Intrigué par les apparences de vérité mêlées aux plaisanteries de Georges, le comte remonta promptement {p. 459}   dans la voiture, regarda sous le coussin le portefeuille que Pierrotin lui dit y avoir été mis par ce personnage énigmatique, et lut en lettres dorées : « Maître Crottat, notaire. » Aussitôt le comte se permit d’ouvrir le portefeuille, en craignant avec raison que le père Léger ne fût pris d’une curiosité semblable ; il en ôta l’acte qui concernait la ferme des Moulineaux, le plia, le mit dans sa poche de côté de sa redingote et revint examiner les voyageurs.

— Ce Georges est tout bonnement le second clerc de Crottat. Je ferai mes compliments à son patron, qui devait m’envoyer son premier clerc, se dit-il.

À l’air respectueux du père Léger et d’Oscar, Georges comprit qu’il avait en eux deux fervents admirateurs ; il se posa naturellement en grand seigneur, il leur paya des talmouses et un verre de vin d’Alicante, ainsi qu’à Mistigris et à son maître, en profitant de cette largesse pour demander leurs noms.

— Oh ! monsieur, dit le patron de Mistigris, je ne suis pas doué d’un nom illustre comme le vôtre, je ne reviens pas d’Asie…

En ce moment le comte, qui s’était empressé de rentrer dans l’immense cuisine de l’aubergiste, afin de ne donner aucun soupçon sur sa découverte, put écouter la fin de cette réponse.

— … Je suis tout bonnement un pauvre peintre qui reviens de Rome où je suis allé aux frais du gouvernement, après avoir remporté le grand prix, il y a cinq ans. Je me nomme Schinner…

— Hé ! bourgeois, peut-on vous offrir un verre d’Alicante et des talmouses ? dit Georges au comte.

— Merci, dit le comte, je ne sors jamais sans avoir pris ma tasse de café à la crème.

— Et vous ne mangez rien entre vos repas ? Comme c’est Marais, place Royale et île Saint-Louis ! dit Georges. Quand il a blagué tout à l’heure sur ses croix, je le croyais plus fort qu’il n’est, dit-il à voix basse au peintre ; mais nous le remettrons sur ses décorations, ce petit fabricant de chandelles. — Allons, mon brave, dit-il à Oscar, humez-moi le verre versé pour l’épicier, ça vous fera pousser des moustaches.

Oscar voulut faire l’homme, il but le second verre et mangea trois autres talmouses.

— Bon vin, dit le père Léger en faisant claquer sa langue contre son palais.

— Il est d’autant meilleur, dit Georges, qu’il vient de Bercy ! Je {p. 460}   suis allé à Alicante, et, voyez-vous, c’est du vin de ce pays-là comme mon bras ressemble à un moulin à vent. Nos vins factices sont bien meilleurs que les vins naturels. — Allons, Pierrotin, un verre ?… Hein ! c’est bien dommage que vos chevaux ne puissent pas en siffler chacun un, nous irions mieux.

— Oh ! c’est pas la peine, j’ai déjà un cheval gris, dit Pierrotin en montrant Bichette.

En entendant ce vulgaire calembour, Oscar trouva Pierrotin un garçon prodigieux.

— En route ! Ce mot de Pierrotin retentit au milieu d’un claquement de fouet, quand les voyageurs se furent emboîtés.

Il était alors onze heures. Le temps un peu couvert se leva, le vent du haut chassa les nuages, le bleu de l’éther brilla par places ; aussi quand la voiture à Pierrotin s’élança dans le petit ruban de route qui sépare Saint-Denis de Pierrefitte, le soleil avait-il achevé de boire les dernières et fines vapeurs dont le voile diaphane enveloppait les paysages de cette célèbre banlieue.

— Eh ! bien, pourquoi donc avez-vous quitté votre ami le pacha ? dit le père Léger à Georges.

— C’était un singulier polisson, répondit Georges d’un air qui cachait bien des mystères. Figurez-vous, il me donne sa cavalerie à commander !… très-bien.

— Ah ! voilà pourquoi il a des éperons, pensa le pauvre Oscar.

— De mon temps, Ali de Tébélen avait à se dépêtrer de Chosrew-Pacha, encore un drôle de pistolet ! Vous le nommez ici Chaureff, mais son nom en turc se prononce Cossereu. Vous avez dû lire autrefois dans les journaux que le vieil Ali a rossé Chosrew, et solidement. Eh ! bien, sans moi, Ali de Tébélen eût été frit quelques jours plus promptement. J’étais à l’aile droite et je vois Chosrew, un vieux finaud qui vous enfonce notre centre… oh ! là ! raide et par un beau mouvement à la Murat. Bon ! Je prends mon temps, je fais une charge à fond de train et coupe en deux la colonne de Chosrew, qui avait dépassé le centre et qui restait à découvert. Vous comprenez… Ah ! dame, après l’affaire, Ali m’embrassa…

— Ça se fait en Orient ? dit le comte de Sérisy d’un air goguenard.

— Oui, monsieur, reprit le peintre, ça se fait partout.

— Nous avons ramené Chosrew pendant trente lieues de pays… comme à une chasse, quoi ! reprit Georges. C’est des cavaliers {p. 461}   finis, les Turcs. Ali m’a donné des yatagans, des fusils et des sabres !… en veux-tu, en voilà. De retour dans sa capitale, ce satané farceur m’a fait des propositions qui ne me convenaient pas du tout. Ces Orientaux sont drôles, quand ils ont une idée… Ali voulait que je fusse son favori, son héritier. Moi, j’avais assez de cette vie-là ; car, après tout, Ali de Tébélen était en rébellion avec la Porte, et je jugeai convenable de la prendre, la porte. Mais je rends justice à monsieur de Tébélen, il m’a comblé de présents : des diamants, dix mille thalaris, mille pièces d’or, une belle Grecque pour groom, un petit Arnaute pour compagne, et un cheval arabe. Allez, Ali pacha de Janina est un homme incompris, il lui faudrait un historien. Il n’y a qu’en Orient qu’on rencontre de ces âmes de bronze, qui pendant vingt ans font tout pour pouvoir venger une offense un beau matin. D’abord il avait la plus belle barbe blanche qu’on puisse voir, une figure dure, sévère…

— Mais qu’avez-vous fait de vos trésors ? dit le père Léger.

— Ah ! voilà. Ces gens-là n’ont pas de Grand-Livre ni de Banque de France, j’emportai donc mes bigallions sur une tartane grecque qui fut pincée par le Capitan-Pacha lui-même ! Tel que vous me voyez, j’ai failli être empalé à Smyrne. Oui, ma foi, sans monsieur de Rivière, l’ambassadeur, qui s’y trouvait, on me prenait pour un complice d’Ali-Pacha. J’ai sauvé ma tête, afin de parler honnêtement, mais les dix mille thalaris, les mille pièces d’or, les armes, oh ! tout a été bu par le soifard trésor du Capitan-Pacha. Ma position était d’autant plus difficile que ce Capitan-Pacha n’était autre que Chosrew. Depuis sa rincée, le drôle avait obtenu cette place, qui équivaut à celle de grand amiral en France.

— Mais il était dans la cavalerie, à ce qu’il paraît, dit le père Léger qui suivait avec attention le récit de Georges.

— Oh ! comme on voit bien que l’Orient est peu connu dans le département de Seine-et-Oise ! s’écria Georges. Monsieur, voilà les Turcs : vous êtes fermier, le Padischa vous nomme maréchal ; si vous ne remplissez pas vos fonctions à sa satisfaction, tant pis pour vous, on vous coupe la tête ; c’est sa manière de destituer les fonctionnaires. Un jardinier passe préfet, et un premier ministre redevient tchiaoux. Les Ottomans ne connaissent point les lois sur l’avancement ni la hiérarchie ! De cavalier, Chosrew était devenu marin. Le Padischah Mahmoud l’avait chargé de prendre Ali par mer, et il s’est en effet rendu maître de lui, mais assisté par les {p. 462}   Anglais, qui ont eu la bonne part, les gueux ! ils ont mis la main sur les trésors. Ce Chosrew, qui n’avait pas oublié la leçon d’équitation que je lui avais donnée, me reconnut. Vous comprenez que mon affaire était faite, oh ! raide ! si je n’avais pas eu l’idée de me réclamer en qualité de Français et de troubadour auprès de monsieur de Rivière. L’ambassadeur, enchanté de se montrer, demanda ma liberté. Les Turcs ont cela de bon dans le caractère, qu’ils vous laissent aussi bien aller qu’ils vous coupent la tête, ils sont indifférents à tout. Le consul de France, un charmant homme, ami de Chosrew, me fit restituer deux mille thalaris ; aussi son nom, je puis le dire, est-il gravé dans mon cœur…

— Vous le nommez ? demanda monsieur de Sérisy.

Monsieur de Sérisy laissa voir sur sa figure quelques marques d’étonnement quand Georges lui dit effectivement le nom d’un de nos plus remarquables consuls-généraux qui se trouvait alors à Smyrne.

— J’assistai, par parenthèse, à l’exécution du commandant de Smyrne, que le Padischa avait ordonné à Chosrew de mettre à mort, une des choses les plus curieuses que j’aie vues, quoique j’en aie beaucoup vu, je vous la raconterai tout à l’heure en déjeunant. De Smyrne, je passai en Espagne, en apprenant qu’il s’y faisait une révolution. Oh ! je suis allé droit à Mina, qui m’a pris pour aide-de-camp, et m’a donné le grade de colonel. Je me suis battu pour la cause constitutionnelle qui va succomber, car nous allons entrer en Espagne un de ces jours.

— Et vous êtes officier français ? dit sévèrement le comte de Sérisy. Vous comptez bien sur la discrétion de ceux qui vous écoutent.

— Mais il n’y a pas de mouchards, dit Georges.

— Vous ne songez donc pas, colonel Georges, dit le comte, qu’en ce moment on juge à la Cour des pairs une conspiration qui rend le gouvernement très-sévère à l’égard des militaires qui portent les armes contre la France, et qui nouent des intrigues à l’étranger dans le dessein de renverser nos souverains légitimes…

Sur cette terrible observation, le peintre devint rouge jusqu’aux oreilles, et regarda Mistigris qui parut interdit.

— Eh ! bien ? dit le père Léger, après ?

— Si, par exemple, j’étais magistrat, mon devoir ne serait-il pas, répondit le comte, de faire arrêter l’aide-de-camp de Mina par {p. 463}   les gendarmes de la brigade de Pierrefitte, et d’assigner comme témoins tous les voyageurs qui sont dans la voiture…

Ces paroles coupèrent d’autant mieux la parole à Georges qu’on arrivait devant la brigade de gendarmerie, dont le drapeau blanc flottait, en termes classiques, au gré du zéphyr.

— Vous avez trop de décorations pour vous permettre une pareille lâcheté, dit Oscar.

— Nous allons le repincer, dit Georges à l’oreille d’Oscar.

— Colonel, s’écria Léger que la sortie du comte de Sérisy oppressait et qui voulait changer de conversation, dans les pays où vous êtes allé, comment ces gens-là cultivent-ils ? Quels sont leurs assolements ?

— D’abord, vous comprenez, mon brave, que ces gens-là sont trop occupés de fumer eux-mêmes pour fumer leurs terres…

Le comte ne put s’empêcher de sourire. Ce sourire rassura le narrateur.

— … Mais ils ont une façon de cultiver qui va vous sembler drôle. Ils ne cultivent pas du tout, voilà leur manière de cultiver. Les Turcs, les Grecs, ça mange des oignons ou du riz… Ils recueillent l’opium de leurs coquelicots, qui leur donne de grands revenus ; et puis ils ont le tabac, qui croît spontanément, le fameux Lattaqui ! puis les dattes ! un tas de sucreries qui croissent sans culture. C’est un pays plein de ressources et de commerce. On fait beaucoup de tapis à Smyrne, et pas chers.

— Mais, dit Léger, si les tapis sont en laine, elle ne vient que des moutons ; et pour avoir des moutons, il faut des prairies, des fermes, une culture…

— Il doit bien y avoir quelque chose qui ressemble à cela, répondit Georges ; mais le riz vient dans l’eau, d’abord ; puis, moi, j’ai toujours longé les côtes et je n’ai vu que des pays ravagés par la guerre. D’ailleurs, j’ai la plus profonde aversion pour la statistique.

— Et les impôts ? dit le père Léger.

— Ah ! les impôts sont lourds. On leur prend tout, mais on leur laisse le reste. Frappé des avantages de ce système, le pacha d’Égypte était en train d’organiser son administration sur ce pied-là, quand je l’ai quitté.

— Mais comment… dit le père Léger qui ne comprenait plus rien.

— Comment ?… reprit Georges. Mais il a des agents qui {p. 464}   prennent les récoltes, en laissant aux fellahs juste de quoi vivre. Aussi, dans ce système-là, point de paperasses ni de bureaucratie, la plaie de la France… Ah ! voilà !…

— Mais en vertu de quoi ? dit le fermier.

— C’est un pays de despotisme, voilà tout. Ne savez-vous pas la belle définition donnée par Montesquieu du despotisme : « Comme le sauvage, il coupe l’arbre par le pied pour en avoir les fruits… »

— Et l’on veut nous ramener là, dit Mistigris ; mais chaque échaudé craint l’eau froide.

— Et on y viendra, s’écria le comte de Sérisy. Aussi ceux qui ont des terres feront-ils bien de les vendre. Monsieur Schinner a dû voir de quel train toutes ces choses-là reviennent en Italie.

— Corpo di Bacco, le pape n’y va pas de main morte ! reprit Schinner. Mais on y est fait. Les Italiens sont un si bon peuple ! Pourvu qu’on les laisse un peu assassiner les voyageurs sur les routes, ils sont contents.

— Mais, reprit le comte, vous ne portez pas non plus la décoration de la Légion-d’Honneur que vous avez obtenue en 1819, c’est donc une mode générale ?

Mistigris et le faux Schinner rougirent jusqu’aux oreilles.

— Moi ! c’est différent, reprit Schinner, je ne voudrais pas être reconnu. Ne me trahissez pas, monsieur. Je suis censé être un petit peintre sans conséquence, je passe pour un décorateur. Je vais dans un château où je ne dois exciter aucun soupçon.

— Ah ! fit le comte, une bonne fortune, une intrigue ?… Oh ! vous êtes bien heureux d’être jeune…

Oscar, qui crevait dans sa peau de n’être rien et de n’avoir rien à dire, regardait le colonel Czerni-Georges, le grand peintre Schinner, et il cherchait à se métamorphoser en quelque chose. Mais que pouvait être un garçon de dix-neuf ans, qu’on envoyait pendant quinze à vingt jours à la campagne, chez le régisseur de Presles ? Le vin d’Alicante lui montait à la tête, et son amour-propre lui faisait bouillonner le sang dans les veines ; aussi, lorsque le fameux Schinner laissa deviner une aventure romanesque dont le bonheur devait être aussi grand que le danger, attacha-t-il sur lui des yeux pétillants de rage et d’envie.

— Ah ! dit le comte d’un air envieux et crédule, il faut bien aimer une femme pour lui faire de si énormes sacrifices…

— Quels sacrifices ?… fit Mistigris.

{p. 465}   — Ne savez-vous donc pas, mon petit ami, qu’un plafond peint par un si grand maître se couvre d’or ? répondit le comte. Voyons ? Si la Liste civile vous paye trente mille francs ceux de deux salles au Louvre, reprit-il en regardant Schinner ; pour un bourgeois, comme vous dites de nous dans vos ateliers, un plafond vaut bien vingt mille francs ; or, à peine en donnera-t-on deux mille à un décorateur obscur.

— L’argent de moins n’est pas la plus grande perte, répondit Mistigris. Songez donc que ce sera certes un chef-d’œuvre, et qu’il ne faut pas le signer pour ne point la compromettre !

— Ah ! je rendrais bien toutes mes croix aux souverains de l’Europe pour être aimé comme l’est un jeune homme à qui l’amour inspire de tels dévouements ! s’écria monsieur de Sérisy.

— Ah ! voilà, fit Mistigris, on est jeune, on est aimé ! on a des femmes, et comme on dit : abondance de chiens ne nuit pas.

— Et que dit de cela madame Schinner ? reprit le comte, car vous avez épousé par amour la belle Adélaïde de Rouville, la protégée du vieil amiral de Kergarouet, qui vous a fait obtenir vos plafonds au Louvre par son neveu, le comte de Fontaine.

— Est-ce qu’un grand peintre est jamais marié en voyage ? fit observer Mistigris.

— Voilà donc la morale des ateliers ?… s’écria niaisement le comte de Sérisy.

— La morale des cours où vous avez eu vos décorations est-elle meilleure ? dit Schinner qui recouvra son sang-froid un moment troublé par la connaissance que le comte annonçait avoir des commandes faites à Schinner.

— Je n’en ai pas demandé une seule, répondit le comte, et je crois les avoir toutes loyalement gagnées.

— Et ça vous va comme un notaire sur une jambe de bois, répliqua Mistigris.

Monsieur de Sérisy ne voulut pas se trahir, il prit un air de bonhomie en regardant la vallée de Groslay qui se découvre en prenant à la Patte-d’Oie le chemin de Saint-Brice, et laissant sur la droite celui de Chantilly.

— Attrape, dit en grommelant Oscar.

— Est-ce aussi beau qu’on le prétend, Rome ? demanda Georges au grand peintre.

— Rome n’est belle que pour les gens qui aiment, il faut avoir {p. 466}   une passion pour s’y plaire ; mais, comme ville, j’aime mieux Venise, quoique j’aie manqué d’y être assassiné.

— Ma foi, sans moi, dit Mistigris, vous la gobiez joliment ! C’est ce satané farceur de lord Byron qui vous a valu cela. Oh ! ce chinois d’Anglais était-il rageur ?

— Chut ! dit Schinner, je ne veux pas qu’on sache mon affaire avec lord Byron.

— Avouez tout de même, répondit Mistigris, que vous avez été bien heureux que j’aie appris à tirer la savate.

De temps en temps, Pierrotin échangeait avec le comte de Sérisy des regards singuliers qui eussent inquiété des gens un peu plus expérimentés que ne l’étaient les cinq voyageurs.

— Des lords, des pachas, des plafonds de trente mille francs ! Ah ! ça, s’écria le messager de l’Isle-Adam, je mène donc des souverains aujourd’hui ? quels pourboires !

— Sans compter que les places sont payées, dit finement Mistigris.

— Ça m’arrive à propos, reprit Pierrotin ; car, père Léger, vous savez bien ma belle voiture neuve sur laquelle j’ai donné deux mille francs d’arrhes… Eh ! bien, ces canailles de carrossiers, à qui je dois compter deux mille cinq cents francs demain, n’ont pas voulu accepter un à-compte de quinze cents francs et recevoir de moi un billet de mille francs à deux mois !… Ces carcans-là veulent tout. Être dur à ce point avec un homme établi depuis huit ans, avec un père de famille, et le mettre en danger de perdre tout, argent et voiture, si je ne trouve pas un misérable billet de mille francs. Hue, Bichette ! Ils ne feraient pas ce tour-là aux grandes entreprises, allez.

— Ah ! dam ! pas d’argent, pas de suif, dit le rapin.

— Vous n’avez plus que huit cents francs à trouver, répondit le comte en voyant dans cette plainte adressée au père Léger une espèce de lettre de change tirée sur lui.

— C’est vrai, fit Pierrotin. Xi ! Xi ! Rougeot.

— Vous avez dû voir de beaux plafonds à Venise, reprit le comte en s’adressant à Schinner.

— J’étais trop amoureux pour faire attention à ce qui me semblait alors n’être que des bagatelles, répondit Schinner. Je devrais cependant être bien guéri de l’amour, car j’ai reçu précisément dans les États Vénitiens, en Dalmatie, une cruelle leçon.

{p. 467}   — Ça peut-il se dire ? demanda Georges. Je connais la Dalmatie.

— Eh ! bien, si vous y êtes allé, vous devez savoir qu’au fond de l’Adriatique, c’est tous vieux pirates, forbans, corsaires retirés des affaires, quand ils n’ont pas été pendus, des…

— Les Uscoques, enfin, dit Georges.

En entendant le mot propre, le comte, que Napoléon avait envoyé jadis dans les Provinces Illyriennes, tourna la tête, tant il en fut étonné.

— C’est dans cette ville où l’on fait du marasquin, dit Schinner en paraissant chercher un nom.

— Zara ! dit Georges. J’y suis allé, c’est sur la côte.

— Vous y êtes, reprit le peintre. Moi, j’allais là pour observer le pays, car j’adore le paysage. Voilà vingt fois que j’ai le désir de faire du paysage, que personne, selon moi, ne comprend, excepté Mistigris qui recommencera quelque jour Hobbéma, Ruysdaël, Claude Lorrain, Poussin et autres.

— Mais, s’écria le comte, qu’il n’en recommence qu’un de ceux-là, ce sera bien assez.

— Si vous interrompez toujours monsieur, dit Oscar, nous ne nous y reconnaîtrons plus.

— Ce n’est pas d’ailleurs à vous que monsieur s’adresse, dit Georges au comte.

— Ce n’est pas poli de couper la parole, dit sentencieusement Mistigris ; mais nous en avons tous fait autant, et nous perdrions beaucoup si nous ne semions pas le discours de petits agréments en échangeant nos réflexions. Tous les Français sont égaux dans le coucou, a dit le petit-fils de Georges. Ainsi continuez, agréable vieillard ?… blaguez-nous. Cela se fait dans les meilleures sociétés ; et, vous savez le proverbe : Il faut ourler avec les loups.

— On m’avait dit des merveilles de la Dalmatie, reprit Schinner, j’y vais donc en laissant Mistigris à Venise, à l’auberge.

— À la locanda ! fit Mistigris, lâchons la couleur locale.

— Zara est, comme on dit, une vilenie…

— Oui, dit Georges, mais elle est fortifiée.

— Parbleu ! dit Schinner, les fortifications sont pour beaucoup dans mon aventure. À Zara, il se trouve beaucoup d’apothicaires, je me loge chez l’un d’eux. Dans les pays étrangers, tout le monde a pour principal métier de louer en garni, l’autre métier est un accessoire. Le soir, je me mets à mon balcon après avoir changé de linge. Or, sur {p. 468}   le balcon d’en face, j’aperçois une femme, oh ! mais une femme4 ! une Grecque, c’est tout dire, la plus belle créature de toute la ville : des yeux fendus en amande, des paupières qui se dépliaient comme des jalousies, et des cils comme des pinceaux ; un visage d’un ovale à rendre fou Raphaël, un teint d’un coloris délicieux, les teintes bien fondues, veloutées… des mains… oh !…

— Qui n’étaient pas de beurre comme celles de la peinture de l’école de David, dit Mistigris.

— Eh ! vous nous parlez toujours peinture, s’écria Georges.

— Ah ! voilà, chassez le naturel, il revient au jabot, répliqua Mistigris.

— Et un costume ! le costume pur grec, reprit Schinner. Vous comprenez, me voilà incendié5. Je questionne mon Diafoirus, il m’apprend que cette voisine se nomme Zéna. Je change de linge. Pour épouser Zéna, le mari, vieil infâme, a donné trois cent mille francs aux parents, tant était célèbre la beauté de cette fille vraiment la plus belle de toute la Dalmatie, Illyrie, Adriatique, etc. Dans ce pays-là, on achète sa femme, et sans voir…

— Je n’irai pas, dit le père Léger.

— Il y a des nuits où mon sommeil est éclairé par les yeux de Zéna, reprit Schinner. Ce jeune premier de mari avait soixante-sept ans. Bon ! Mais il était jaloux, non pas comme un tigre, car on dit des tigres qu’ils sont jaloux comme un Dalmate, et mon homme était pire qu’un Dalmate, il valait trois Dalmates et demi. C’était un Uscoque, un tricoque, un archicoque dans une bicoque.

— Enfin un de ces gaillards qui n’attachent pas leurs chiens avec des Cent-Suisses… dit Mistigris.

— Fameux, reprit Georges en riant.

— Après avoir été corsaire, peut-être pirate, mon drôle se moquait de tuer un chrétien, comme moi de cracher par terre, reprit Schinner. Voilà qui va bien. D’ailleurs, richissime à millions, le vieux gredin ! et laid comme un pirate à qui je ne sais quel pacha avait pris les oreilles, et qui avait laissé un œil je ne sais où… L’Uscoque se servait joliment de celui qui lui restait, et je vous prie de me croire, quand je vous dirai qu’il avait l’œil à tout. — « Jamais, me dit le petit Diafoirus, il ne quitte sa femme. — Si elle pouvait avoir besoin de votre ministère, je vous remplacerais déguisé ; c’est un tour qui a toujours du succès dans nos pièces de théâtre », lui répondis-je. Il serait trop long de vous peindre le plus délicieux {p. 469}   temps de ma vie, à savoir, les trois jours que j’ai passés à ma fenêtre, échangeant des regards avec Zéna et changeant de linge tous les matins. C’était d’autant plus violemment chatouilleux que les moindres mouvements étaient significatifs et dangereux. Enfin Zéna jugea, sans doute, qu’un étranger, un Français, un artiste était, seul au monde, capable de lui faire les yeux doux au milieu des abîmes qui l’entouraient ; et, comme elle exécrait son affreux pirate, elle répondait à mes regards par des œillades à enlever un homme dans le cintre du paradis sans poulies. J’arrivais à la hauteur de Don Quichotte. Je m’exalte, je m’exalte ! Enfin, je m’écriai : — Eh ! bien, le vieux me tuera, mais j’irai ! Point d’études de paysage, j’étudiais la bicoque de l’Uscoque. À la nuit, ayant mis le plus parfumé de mon linge, je traverse la rue, et j’entre…

— Dans la maison ? dit Oscar.

— Dans la maison ? reprit Georges.

— Dans la maison, répéta Schinner.

— Eh ! bien, vous êtes un fier luron, s’écria le père Léger, je n’y serais pas allé, moi…

— D’autant plus que vous n’auriez pas pu passer par la porte, répondit Schinner. J’entre donc, reprit-il, et je trouve deux mains qui me prennent les mains. Je ne dis rien, car ces mains, douces comme une pelure d’oignon, me recommandaient le silence ! On me souffle à l’oreille en vénitien : « Il dort ! » Puis, quand nous sommes sûrs que personne ne peut nous rencontrer, nous allons, Zéna et moi, sur les remparts nous promener, mais accompagnés, s’il vous plaît, d’une vieille duègne, laide comme un vieux portier, et qui ne nous quittait pas plus que notre ombre, sans que j’aie pu décider madame la pirate à se séparer de cette absurde compagnie. Le lendemain soir, nous recommençons ; je voulais faire renvoyer la vieille, Zéna résiste. Comme mon amoureuse parlait grec et moi vénitien, nous ne pouvions pas nous entendre ; aussi nous quittâmes-nous brouillés. Je me dis en changeant de linge : — Pour sûr, la première fois, il n’y aura plus de vieille, et nous nous raccommoderons chacun dans notre langue maternelle… Eh ! bien, c’est la vieille qui m’a sauvé ! vous allez voir. Il faisait si beau, que pour ne pas donner de soupçons, je vais flâner dans le paysage, après notre raccommodement, bien entendu. Après m’être promené le long des remparts, je viens tranquillement les mains dans mes poches, et je vois la rue obstruée de {p. 470}   monde. Une foule !… Bah ! comme pour une exécution. Cette foule se rue sur moi. Je suis arrêté, garrotté, conduit et gardé par des gens de police. Non ! vous ne savez pas, et je souhaite que vous ne sachiez jamais ce que c’est que de passer pour un assassin aux yeux d’une populace effrénée qui vous jette des pierres, qui hurle après vous depuis le haut jusqu’en bas de la principale rue d’une petite ville, qui vous poursuit de cris de mort !… Ah ! tous les yeux sont comme autant de flammes, toutes les bouches sont une injure, et ces brandons de haine brûlante se détachent sur l’effroyable cri : « À mort ! à bas l’assassin !… » qui fait de loin comme une basse-taille…

— Ils criaient donc en français, ces Dalmates ? demanda le comte à Schinner, vous nous racontez cette scène comme si elle vous était arrivée d’hier.

Schinner resta tout interloqué.

— L’émeute parle la même langue partout, dit le profond politique Mistigris.

— Enfin, reprit Schinner, quand je suis au Palais de l’endroit, et en présence des magistrats du pays, j’apprends que le damné corsaire est mort empoisonné par Zéna. J’aurais bien voulu pouvoir changer de linge. Parole d’honneur, je ne savais rien de ce mélodrame. Il paraît que la Grecque mêlait de l’opium (il y a tant de coquelicots par là, comme dit monsieur !) au grog du pirate afin de voler un petit instant de liberté pour se promener, et, la veille, cette malheureuse femme s’était trompée de dose. L’immense fortune du damné pirate causait tout le malheur de ma Zéna ; mais elle expliqua si naïvement les choses, que moi, d’abord, sur la déclaration de la vieille, je fus mis hors de cause avec une injonction du maire et du commissaire de police autrichien d’aller à Rome. Zéna, qui laissa prendre une grande partie des richesses de l’Uscoque aux héritiers et à la justice, en fut quitte, m’a-t-on dit, pour deux ans de réclusion dans un couvent où elle est encore. J’irai faire son portrait, car dans quelques années tout sera bien oublié. Voilà les sottises qu’on commet à dix-huit ans.

— Et vous m’avez laissé sans un sou dans la locanda à Venise, dit Mistigris. Je suis allé de Venise à Rome vous retrouver en brossant des portraits à cinq francs pièce, qu’on ne me payait pas ; mais c’est mon plus beau temps ! le bonheur, comme on dit, n’habite pas sous des nombrils dorés.

{p. 471}   — Vous figurez-vous les réflexions qui me prenaient à la gorge dans une prison dalmate, jeté là sans protection, ayant à répondre à des Autrichiens de Dalmatie, et menacé de perdre la tête pour m’être promené deux fois avec une femme entêtée à garder sa portière. Voilà du guignon ! s’écria Schinner.

— Comment, dit naïvement Oscar, ça vous est arrivé ?

— Pourquoi ce ne serait-il pas arrivé à monsieur, puisque c’était arrivé déjà une fois pendant l’occupation française en Illyrie à l’un de nos plus beaux officiers d’artillerie ? dit finement le comte.

— Et vous avez cru l’artilleur ? dit finement Mistigris au comte.

— Et c’est tout ? demanda Oscar.

— Eh ! bien, dit Mistigris, il ne peut pas vous dire qu’on lui a coupé la tête. Plus on est debout, plus on rit.

— Monsieur, y a-t-il des fermes dans ce pays-là ? demanda le père Léger. Comment y cultive-t-on ?

— On cultive le marasquin, dit Mistigris, une plante qui vient à hauteur de bouche, et qui produit la liqueur de ce nom.

— Ah ! dit le père Léger.

— Je ne suis resté que trois jours en ville et quinze jours en prison, je n’ai rien vu, pas même les champs où se récolte le marasquin, répondit Schinner.

— Ils se moquent de vous, dit Georges au père Léger, le marasquin vient dans des caisses.

La voiture à Pierrotin descendait alors un des versants du rapide vallon de Saint-Brice pour gagner l’auberge sise au milieu de ce gros bourg, où il s’arrêtait environ une heure pour faire souffler ses chevaux, leur laisser manger leur avoine et leur donner à boire. Il était alors environ une heure et demie.

— Eh ! c’est le père Léger, s’écria l’aubergiste au moment où la voiture se rangea devant sa porte. Déjeunez-vous ?

— Tous les jours une fois, répondit le gros fermier, nous casserons une croûte.

— Faites-nous donner à déjeuner, dit Georges en tenant sa canne au port d’arme d’une façon cavalière qui excita l’admiration d’Oscar.

Oscar enragea quand il vit cet insouciant aventurier tirant de sa poche de côté un étui de paille façonnée où il prit un cigare blond qu’il fuma sur le seuil de la porte en attendant le déjeuner.

— En usez-vous ? dit Georges à Oscar.

{p. 472}   — Quelquefois, répondit l’ex-collégien en bombant sa petite poitrine et prenant un certain air crâne.

Georges présenta l’étui tout ouvert à Oscar et à Schinner.

— Peste ! dit le grand peintre, des cigares de dix sous !

— Voilà le reste de ce que j’ai rapporté d’Espagne, dit l’aventurier. Déjeunez-vous ?

— Non, dit l’artiste, je suis attendu au château. D’ailleurs, j’ai pris quelque chose avant de partir.

— Et vous ? dit Georges à Oscar.

— J’ai déjeuné, dit Oscar.

Oscar aurait donné dix ans de sa vie pour avoir des bottes et des sous-pieds. Et il éternuait, et il toussait, et il crachait, et il accueillait la fumée avec des grimaces mal déguisées.

— Vous ne savez pas fumer, lui dit Schinner, tenez ?

Schinner, la figure immobile, aspira la fumée de son cigare et la rendit par le nez sans la moindre contraction. Il recommença, garda la fumée dans son gosier, s’ôta de la bouche le cigare et souffla gracieusement la fumée.

— Voilà, jeune homme, dit le grand peintre.

— Voilà, jeune homme, un autre procédé, dit Georges en imitant Schinner, mais en avalant toute la fumée et ne rendant rien.

— Et mes parents qui croient m’avoir donné de l’éducation, pensa le pauvre Oscar en essayant de fumer avec grâce.

Il éprouva une nausée si forte qu’il se laissa volontiers chipper son cigare par Mistigris qui lui dit en le fumant avec un plaisir évident : — Vous n’avez pas de maladies contagieuses ?

Oscar aurait voulu être assez fort pour cogner Mistigris.

— Comment ! dit-il en montrant le colonel Georges, huit francs de vin d’Alicante et de talmouses, quarante sous de cigares, et son déjeuner qui va lui coûter…

— Au moins dix francs, répondit Mistigris ; mais c’est comme ça, les petits poissons font les grandes rivières.

— Ah ! père Léger, nous boirons bien une bouteille de vin de Bordeaux, dit alors Georges au fermier.

— Son déjeuner va lui coûter vingt francs ! s’écria Oscar. Ainsi voilà maintenant trente et quelques francs.

Tué par le sentiment de son infériorité, Oscar s’assit sur la borne et se perdit dans une rêverie qui ne lui permit pas de voir que son pantalon, retroussé par l’effet de sa position, montrait le point de jonction d’un vieux haut de bas avec un pied tout neuf, un chef-d’œuvre de sa mère.

{p. 473}   — Nous sommes confrères en bas, dit Mistigris en relevant un peu son pantalon pour montrer un effet du même genre ; mais les cordonniers sont toujours les plus mal chauffés.

Cette plaisanterie fit sourire monsieur de Sérisy, qui se tenait les bras croisés sous la porte cochère en arrière des voyageurs. Quelque fous que fussent ces jeunes gens, le grave homme d’État leur enviait leurs défauts, il aimait leurs jactances, il admirait la vivacité de leurs plaisanteries.

— Eh ! bien, aurez-vous les Moulineaux ? car vous êtes allé chercher des écus à Paris, disait au père Léger l’aubergiste qui venait de lui montrer dans ses écuries un bidet à vendre. Ce sera drôle à vous de refaire le poil à un pair de France, à un ministre d’État, au comte de Sérisy.

Le vieil administrateur ne laissa rien voir sur son visage, et se retourna pour examiner le fermier.

— Il est cuit, répondit à voix basse le père Léger à l’aubergiste.

— Ma foi, tant mieux, j’aime à voir les nobles embêtés… Et il vous faudrait une vingtaine de mille francs, je vous les prêterais ; mais François, le conducteur de la Touchard de six heures, vient de me dire que monsieur Margueron était invité par le comte de Sérisy à dîner aujourd’hui même à Presles.

— C’est le projet de Son Excellence, mais nous avons aussi nos malices, répondit le père Léger.

— Le comte placera le fils de monsieur Margueron, et vous n’avez pas de place à donner, vous ! dit l’aubergiste au fermier.

— Non ; mais si le comte a pour lui les ministres, moi j’ai le roi Louis XVIII, dit le père Léger à l’oreille de l’aubergiste, et quarante mille de ses portraits donnés au bonhomme Moreau me permettront d’acheter les Moulineaux deux cent soixante mille francs comptant avant monsieur de Sérisy, qui sera bien heureux de racheter la ferme trois cent soixante mille francs, au lieu de voir mettre les pièces de terre une à une en adjudication.

— Pas mal, bourgeois, s’écria l’aubergiste.

— Est-ce bien travaillé ? dit le fermier.

— Après ça, dit l’aubergiste, pour lui la ferme vaut ça.

— Les Moulineaux rapportent aujourd’hui six mille francs nets d’impôts, et je renouvellerai le bail à sept mille cinq cents pour dix-huit ans. Ainsi, c’est un placement à plus de deux et demi. Monsieur le comte ne sera pas volé. Pour ne pas faire tort à {p. 474}   monsieur Moreau, je serai proposé par lui pour fermier au comte, il aura l’air de prendre les intérêts de son maître en lui trouvant presque trois pour cent de son argent et un locataire qui paiera bien…

— Qu’aura-t-il en tout, le père Moreau ?

— Dame, si le comte lui donne dix mille francs, il aura de cette affaire-là cinquante mille francs ; mais il les aura bien gagnés.

— D’ailleurs, après tout, il se soucie bien de Presles ! et il est si riche ! dit l’aubergiste. Je ne l’ai jamais vu, moi.

— Ni moi, dit le père Léger ; mais il va finir par habiter, autrement il ne dépenserait pas deux cent mille francs à restaurer l’intérieur. C’est aussi beau que chez le roi.

— Ah ! bien, dit l’aubergiste, il était temps que Moreau fît son beurre.

— Oui, car une fois les maîtres là, dit Léger, ils ne mettront pas leurs yeux dans leurs poches.

Le comte ne perdit pas un mot de cette conversation tenue à voix basse.

— J’ai donc ici les preuves que j’allais chercher là-bas, pensa-t-il en regardant le gros fermier qui rentrait dans la cuisine. Peut-être, se dit-il, n’est-ce encore qu’à l’état de plan ? peut-être Moreau n’a-t-il rien accepté ?… tant il lui répugnait encore de croire son régisseur capable de tremper dans une semblable conspiration.

Pierrotin vint donner à boire à ses chevaux. Le comte pensa que le conducteur allait déjeuner avec l’aubergiste et le fermier ; or, ce qu’il venait d’entendre lui fit craindre quelque indiscrétion.

— Tous ces gens-là s’entendent contre nous, c’est pain bénit que de déjouer leurs plans, pensa-t-il.

— Pierrotin, dit-il à voix basse au voiturier en s’approchant de lui, je t’ai promis dix louis pour me garder le secret ; mais si tu veux continuer à cacher mon nom (et je saurai si tu n’as ni prononcé mon nom, ni fait le moindre signe qui puisse le révéler jusqu’à ce soir, à qui que ce soit, partout, même jusqu’à l’Isle-Adam), je te donnerai demain matin, à ton passage, les mille francs pour achever de payer ta nouvelle voiture. Ainsi, pour plus de sûreté, dit le comte en frappant sur l’épaule de Pierrotin devenu pâle de plaisir, ne déjeune pas, reste à la tête de tes chevaux.

— Monsieur le comte, je vous comprends bien, allez ! c’est par rapport au père Léger ?

— C’est vis-à-vis de tout le monde, répliqua le comte.

{p. 475}   — Soyez paisible… — Dépêchons-nous, dit Pierrotin en entr’ouvrant la porte de la cuisine, nous sommes en retard. Écoutez, père Léger, vous savez qu’il y a la côte à monter ; moi, je n’ai pas faim, j’irai doucement, vous me rattraperez bien, ça vous fera du bien de marcher.

— Est-il enragé, Pierrotin ? dit l’aubergiste. Tu ne veux pas venir déjeuner avec nous ? Le colonel paie du vin à cinquante sous et une bouteille de vin de Champagne.

— Je ne peux pas. J’ai un poisson qui doit être remis à Stors à6 trois heures pour un grand dîner, et il n’y a pas à badiner avec ces pratiques-là, ni avec les poissons.

— Eh ! bien, dit le père Léger à l’aubergiste, attèle à ton cabriolet ce cheval que tu veux me vendre, tu nous feras rattraper Pierrotin, nous déjeunerons en paix, et je jugerai du cheval. Nous tiendrons bien trois dans ton tape-cul.

Au grand contentement du comte, Pierrotin vint pour rebrider lui-même ses chevaux. Schinner et Mistigris étaient partis en avant. À peine Pierrotin, qui reprit les deux artistes au milieu du chemin de Saint-Brice à Poncelles, atteignait-il à une éminence de la route d’où l’on aperçoit Écouen, le clocher du Mesnil et les forêts qui cerclent tout un paysage ravissant, que le bruit d’un cheval amenant au galop un cabriolet qui sonnait la ferraille, annonça le père Léger et le compagnon de Mina qui se réintégrèrent dans la voiture. Quand Pierrotin se jeta sur la berme pour descendre à Moisselles, Georges, qui n’avait cessé de parler de la beauté de l’hôtesse de Saint-Brice avec le père Léger, s’écria : — Tiens ! le paysage n’est pas mal, grand peintre ?

— Bah ! il ne doit pas vous étonner, vous qui avez vu l’Orient et l’Espagne.

— Et qui en ai deux cigares encore ! Si ça n’incommode personne, voulez-vous les finir, Schinner ? car le petit jeune homme en a eu assez de quelques gorgées.

Le père Léger et le comte gardèrent un silence qui passa pour une approbation, ainsi les deux conteurs furent réduits au silence.

Oscar, irrité d’être appelé petit jeune homme, dit, pendant que les deux jeunes gens allumaient leurs cigares : — Si je n’ai pas été l’aide-de-camp de Mina, monsieur, si je ne suis pas allé en Orient, j’irai peut-être. La carrière à laquelle ma famille me destine m’épargnera, j’espère, le désagrément de voyager en coucou, quand {p. 476}   j’aurai votre âge. Après avoir été un personnage, une fois en place, j’y resterai…

— Et cætera punctum ! fit Mistigris en contrefaisant la voix de jeune coq enroué qui rendait le discours d’Oscar encore plus ridicule, car le pauvre enfant se trouvait dans la période où la barbe pousse, où la voix prend son caractère. Après tout, ajouta Mistigris, les extrêmes se bouchent !

— Ma foi ! fit Schinner, les chevaux ne pourront plus aller avec tant de charges.

— Votre famille, jeune homme, pense à vous lancer dans une carrière, et laquelle ? dit sérieusement Georges.

— La diplomatie, répondit Oscar.

Trois éclats de rire partirent comme des fusées de la bouche de Mistigris, du grand peintre et du père Léger. Le comte, lui, ne put s’empêcher de sourire. Georges garda son sang-froid.

— Il n’y a, par Allah ! point de quoi rire, dit le colonel aux rieurs. Seulement, jeune homme, reprit-il en s’adressant à Oscar, il me semble que votre respectable mère est pour le quart d’heure dans une position sociale peu convenable pour une ambassadrice… Elle avait un cabas bien digne d’estime, et un béquet à ses souliers.

— Ma mère ! monsieur ?… dit Oscar avec un mouvement d’indignation. Eh ! c’était la femme de charge de chez nous…

— De chez nous est très-aristocratique, s’écria le comte en interrompant Oscar.

— Le roi dit nous, répliqua fièrement Oscar.

Un regard de Georges réprima l’envie de rire qui saisit tout le monde, il fit ainsi comprendre au peintre et à Mistigris combien il était nécessaire de ménager Oscar pour exploiter cette mine de plaisanterie.

— Monsieur a raison, dit le grand peintre au comte en lui montrant Oscar, les gens comme il faut disent nous, il n’y a que des gens sans aveu qui disent chez moi. On a toujours la manie de paraître avoir ce qu’on n’a pas. Pour un homme chargé de décorations…

— Monsieur est donc toujours décorateur ? fit Mistigris.

— Vous ne connaissez guère le langage des cours. Je vous demande votre protection, Excellence, ajouta Schinner en se tournant vers Oscar.

— Je me félicite d’avoir voyagé, sans doute, avec trois hommes qui sont ou seront célèbres : un peintre illustre déjà, dit le comte, {p. 477}   un futur général, et un jeune diplomate qui rendra quelque jour la Belgique à la France.

Après avoir commis le crime odieux de renier sa mère, Oscar, pris de rage en devinant combien ses compagnons de voyage se moquaient de lui, résolut de vaincre à tout prix leur incrédulité.

— Tout ce qui reluit n’est pas or, dit-il en lançant des éclairs par les yeux.

— Ça n’est pas ça, s’écria Mistigris. C’est : tout ce qui reluit n’est pas fort. Vous n’irez pas loin en diplomatie si vous ne possédez pas mieux vos proverbes.

— Si je ne sais pas bien les proverbes, je connais mon chemin.

— Vous devez aller loin, dit Georges, car la femme de charge de votre maison vous a glissé des provisions comme pour un voyage d’outre-mer : du biscuit, du chocolat…

— Un pain particulier et du chocolat, oui, monsieur, reprit Oscar, pour mon estomac beaucoup trop délicat pour digérer les ratatouilles d’auberge.

— Ratatouille est aussi délicat que votre estomac, dit Georges.

— Ah ! j’aime ratatouille, s’écria le grand peintre.

— Ce mot est à la mode dans les meilleures sociétés, reprit Mistigris, je m’en sers à l’estaminet de la Poule-Noire.

— Votre précepteur est sans doute quelque professeur célèbre, monsieur Andrieux de l’Académie française, ou monsieur Royer-Collard, demanda Schinner.

— Mon précepteur se nomme l’abbé Loraux, aujourd’hui vicaire de Saint-Sulpice, reprit Oscar en se souvenant du nom du confesseur du collége.

— Vous avez bien fait de vous faire élever particulièrement, dit Mistigris, car l’Ennui naquit un jour de l’Université ; mais vous le récompenserez, votre abbé ?

— Certes, il sera quelque jour évêque, dit Oscar.

— Par le crédit de votre famille, dit sérieusement Georges.

— Peut-être contribuerons-nous à le faire mettre à sa place, car l’abbé Frayssinous vient souvent à la maison.

— Ah ! vous connaissez l’abbé Frayssinous ? demanda le comte.

— Il a des obligations à mon père, répondit Oscar.

— Et vous allez sans doute à votre terre ? fit Georges.

— Non, monsieur ; mais moi je puis dire où je vais, je vais au château de Presles, chez le comte de Sérisy.

{p. 478}   — Ah ! diantre, vous allez à Presles, s’écria Schinner en devenant rouge comme une cerise.

— Vous connaissez Sa Seigneurie le comte de Sérisy ? demanda Georges.

Le père Léger se tourna pour voir Oscar, et le regarda d’un air stupéfait en s’écriant : — Monsieur de Sérisy serait à Presles ?

— Apparemment, puisque j’y vais, répondit Oscar.

— Et vous avez souvent vu le comte ? demanda monsieur de Sérisy à Oscar.

— Comme je vous vois, répondit Oscar. Je suis camarade avec son fils, qui est à peu près de mon âge, dix-neuf ans, et nous montons à cheval ensemble presque tous les jours.

— On a vu des rois épousseter des bergères, dit sentencieusement Mistigris.

Un clignement d’yeux de Pierrotin au père Léger rassura pleinement le fermier.

— Ma foi, dit le comte à Oscar, je suis enchanté de me trouver avec un jeune homme qui puisse me parler de ce personnage, j’ai besoin de sa protection dans une affaire assez grave, et où il ne lui en coûterait guère de me favoriser, il s’agit d’une réclamation auprès du gouvernement américain. Je serai bien aise d’avoir des renseignements sur le caractère de monsieur de Sérisy.

— Oh ! si vous voulez réussir, répondit Oscar en prenant un air malicieux, ne vous adressez pas à lui, mais à sa femme ; il en est amoureux-fou, personne mieux que moi ne sait à quel point, et sa femme ne peut pas le souffrir.

— Et pourquoi ? dit Georges.

— Le comte a des maladies de peau qui le rendent hideux, et que le docteur Alibert s’efforce en vain de guérir. Aussi, monsieur de Sérisy donnerait-il la moitié de son immense fortune pour avoir ma poitrine, dit Oscar en écartant sa chemise et montrant une carnation d’enfant. Il vit seul retiré dans son hôtel. Aussi faut-il être bien protégé pour l’y trouver. D’abord, il se lève de fort grand matin, il travaille de trois à huit heures ; à partir de huit heures il fait ses remèdes : des bains de soufre ou de vapeur. On le cuit dans des espèces de boîtes en fer, car il espère toujours guérir.

— S’il est si bien avec le Roi, pourquoi ne se fait-il pas toucher par lui ? demanda Georges.

— Cette femme a donc un mari à la coque ? dit Mistigris.

— Le comte a promis trente mille francs à un célèbre médecin écossais qui le traite en ce moment, dit Oscar en continuant.

{p. 479}   — Mais alors sa femme ne saurait être blâmée de se donner du meilleur… dit Schinner qui n’acheva pas.

— Je crois bien, dit Oscar. Ce pauvre homme est si racorni, si vieux que vous lui donneriez quatre-vingts ans ! Il est sec comme un parchemin, et, pour son malheur, il sent sa position…

— Il ne doit pas sentir bon, dit le facétieux père Léger.

— Monsieur, il adore sa femme et il n’ose pas la gronder, reprit Oscar, il joue avec elle des scènes à mourir de rire, absolument comme Arnolphe dans la comédie de Molière…

Le comte atterré regardait Pierrotin qui, le voyant impassible, imagina que le fils de madame Clapart débitait des calomnies.

— Aussi, monsieur, voulez-vous réussir, dit Oscar au comte, allez voir le marquis d’Aiglemont. Si vous avez ce vieil adorateur de madame pour vous, vous aurez d’un seul coup et la femme et le mari.

— C’est ce que nous appelons faire d’une pierre deux sous, dit Mistigris.

— Ah ! ça, dit le peintre, vous avez donc vu le comte déshabillé, vous êtes donc son valet de chambre ?

— Son valet de chambre ? s’écria Oscar.

— Dame, on ne dit pas ces choses-là de ses amis dans les voitures publiques, reprit Mistigris. La prudence, jeune homme, est mère de la surdité. Moi, je ne vous écoute pas.

— C’est le cas de dire, s’écria Schinner, dis-moi qui tu hantes, je te dirai qui tu hais !

— Apprenez, grand peintre, répliqua Georges sentencieusement, qu’on ne peut pas dire de mal des gens qu’on ne connaît pas, et le petit vient de nous prouver qu’il sait son Sérisy par cœur. S’il nous avait seulement parlé de madame, on aurait pu croire qu’il était bien avec…

— Pas un mot de plus sur la comtesse de Sérisy, jeunes gens ! s’écria le comte. Je suis l’ami de son frère, le marquis de Ronquerolles, et qui s’aviserait de mettre en doute l’honneur de la comtesse, aurait à me répondre de ses paroles.

— Monsieur a raison, s’écria le peintre, on ne doit pas blaguer les femmes.

— Dieu ! l’Honneur et les Dames ! J’ai vu ce mélodrame-là, dit Mistigris.

— Si je ne connais point Mina, je connais le Garde des Sceaux, dit le comte en continuant et regardant Georges. Si je ne porte {p. 480}   pas mes décorations, dit-il en regardant le peintre, j’empêche d’en donner à ceux qui ne les méritent pas. Enfin, je connais tant de monde, que je connais monsieur Grindot, l’architecte de Presles… Arrêtez, Pierrotin, je veux descendre un moment.

Pierrotin poussa ses chevaux jusqu’au bout du village de Moisselles, où il se trouve une auberge à laquelle les voyageurs s’arrêtent. Ce bout de chemin se fit dans un profond silence.

— Chez qui va donc ce petit drôle-là ? demanda le comte en amenant Pierrotin dans la cour de l’auberge.

— Chez votre régisseur. C’est le fils d’une pauvre dame qui demeure rue de la Cerisaie, et chez qui je porte bien souvent du fruit, du gibier, de la volaille, une madame Husson.

— Qui est ce monsieur ? vint dire à Pierrotin le père Léger quand le comte eut quitté le voiturier.

— Ma foi, je n’en sais rien, répondit Pierrotin, je le conduis pour la première fois ; mais il pourrait être quelque chose comme le prince à qui appartient le château de Maffliers ; il vient de me dire que je le laisserai en route, il ne va pas à l’Île-Adam.

— Pierrotin croit que c’est le bourgeois de Maffliers, dit à Georges le père Léger en rentrant dans la voiture.

En ce moment les trois jeunes gens, sots comme des voleurs pris en flagrant délit, n’osaient se regarder les uns les autres, et paraissaient préoccupés des suites de leurs mensonges.

— Voilà qui s’appelle faire plus de fruit que de besogne, dit Mistigris.

— Vous voyez que je connais le comte, leur dit Oscar.

— C’est possible ; mais vous ne serez jamais ambassadeur, répondit Georges ; quand on veut parler dans les voitures publiques, il faut avoir, comme moi, le soin de parler sans rien dire.

— Chacun pêche pour son serin, dit Mistigris en forme de conclusion.

Le comte reprit alors sa place, et Pierrotin marcha dans le plus profond silence.

— Eh ! bien, mes amis, dit le comte en atteignant le bois Carreau, nous voilà muets comme si nous allions à l’échafaud.

— Il faut savoir se traire à propos, répondit sentencieusement Mistigris.

— Il fait beau, dit Georges.

— Quel est ce pays-là ? dit Oscar en montrant le château de Franconville qui produit un magnifique effet au revers de la grande forêt de Saint-Martin.

{p. 481}   — Comment ! s’écria le comte, vous qui dites aller si souvent à Presles, vous ne connaissez pas Franconville ?

— Monsieur, dit Mistigris, connaît les hommes et non pas les châteaux.

— Les apprentis diplomates peuvent bien avoir des distractions, s’écria Georges.

— Souvenez-vous de mon nom ? répondit Oscar furieux. Je m’appelle Oscar Husson, et dans dix ans je serai célèbre.

Après ces paroles prononcées avec forfanterie, Oscar se tapit dans un coin.

— Husson de quoi ? fit Mistigris.

— Une grande famille, répondit le comte, les Husson de la Cerisaie ; monsieur est né sous les marches du trône impérial.

Oscar rougit alors jusque dans la peau de ses cheveux et fut travaillé par une terrible inquiétude. On allait descendre la rapide côte de la Cave au bas de laquelle se trouve, dans un étroit vallon, à la fin de la grande forêt de Saint-Martin, le magnifique château de Presles.

— Messieurs, dit le comte, je vous souhaite bonnes chances dans vos belles carrières. Raccommodez-vous avec le roi de France, monsieur le colonel, les Czerni-Georges ne doivent pas bouder les Bourbons. Je n’ai rien à vous pronostiquer, mon cher monsieur Schinner ; pour vous la gloire est tout venue, et vous l’avez noblement conquise par d’admirables travaux ; mais vous êtes tellement à craindre, que moi, qui suis marié, je n’oserais pas vous en offrir à ma campagne. Quant à monsieur Husson, il n’a pas besoin de protection, il possède les secrets des hommes d’État, il peut les faire trembler. Quant à monsieur Léger, il va plumer le comte de Sérisy, je n’ai qu’à le prier d’y aller d’une main ferme ! — Laissez-moi là, Pierrotin, vous m’y reprendrez demain ! ajouta le comte qui descendit en abandonnant ses compagnons de route à leur confusion.

— Quand on prend du talon on n’en saurait trop prendre, dit Mistigris, en voyant la prestesse avec laquelle le voyageur se perdit dans un chemin creux.

— Oh ! c’est ce comte qui a loué Franconville, il y va, dit le père Léger.

— Si jamais, dit le faux Schinner, il m’arrive de blaguer en {p. 482}   voiture, je me bats en duel avec moi-même. C’est aussi ta faute à toi, Mistigris, ajouta-t-il en donnant à son rapin une tape sur sa casquette.

— Oh ! moi qui n’ai fait que vous suivre à Venise, répondit Mistigris. Mais, qui veut noyer son chien l’accuse de la nage !

— Savez-vous, dit Georges à son voisin Oscar, que si par hasard c’eût été le comte de Sérisy, je n’aurais pas voulu me trouver dans votre peau, quoiqu’elle soit sans maladies.

Oscar, en pensant aux recommandations de sa mère que ce mot lui rappela, devint blême et se dégrisa.

— Vous voilà rendus, messieurs, dit Pierrotin en arrêtant à une belle grille.

— Comment, nous y voilà ? dirent à la fois le peintre, Georges et Oscar.

— En voilà une sévère, dit Pierrotin. Ah ! çà, messieurs, aucun de vous n’est donc venu par ici ? Mais voilà le château de Presles.

— Eh ! c’est bon, l’ami, dit Georges en reprenant son assurance. Je vais à la ferme des Moulineaux, ajouta-t-il en ne voulant pas laisser voir à ses compagnons de voyage qu’il allait au château.

— Hé ! bien, vous venez donc chez moi ? dit le père Léger.

— Comment cela ?

— Mais je suis le fermier des Moulineaux. Et, colonel, que nous voulez-vous ?

— Goûter à votre beurre, répondit Georges en saisissant son portefeuille.

— Pierrotin, dit Oscar, remettez mes effets chez le régisseur, je vais droit au château.

Là-dessus Oscar s’enfonça dans un petit chemin, sans savoir où il allait.

— Eh ! monsieur l’ambassadeur, cria le père Léger, vous gagnez la forêt. Si vous voulez entrer au château, prenez donc la petite porte.

Obligé d’entrer, Oscar se perdit dans la grande cour du château que meuble une immense corbeille entourée de bornes réunies par des chaînes. Pendant que le père Léger examinait Oscar, Georges, que la qualité de fermier des Moulineaux prise par le gros cultivateur avait foudroyé, s’évada si lestement, qu’au moment où le gros homme intrigué chercha son colonel, il ne le trouva plus. La {p. 483}   grille s’ouvrit à la demande de Pierrotin, qui entra fièrement pour déposer chez le concierge les mille ustensiles du grand Schinner. Oscar fut abasourdi de voir Mistigris et l’artiste, les témoins de ses bravades, installés au château. En dix minutes Pierrotin eut fini de décharger les paquets du peintre, les affaires d’Oscar Husson et la jolie mallette en cuir qu’il confia mystérieusement à la femme du concierge ; puis il retourna sur ses pas en faisant claquer son fouet, et reprit le chemin de la forêt de l’Île-Adam en gardant sur sa figure l’air narquois d’un paysan qui calcule des bénéfices. Rien ne manquait plus à son bonheur, il devait avoir le lendemain ses mille francs.

Oscar, assez penaud, tournait autour de la corbeille en examinant ce qu’allaient devenir ses deux compagnons de route, quand il vit tout à coup monsieur Moreau sortant de la grande salle dite des gardes, en haut du perron. Vêtu d’une grande redingote bleue qui lui tombait sur les talons, le régisseur en culotte de peau jaunâtre, en bottes à l’écuyère, tenait une cravache à la main.

— Eh ! bien, mon garçon, te voilà donc ? comment va la chère maman ? dit-il en prenant la main d’Oscar. — Bonjour, messieurs, vous êtes sans doute les peintres que monsieur Grindot, l’architecte, nous annonçait, dit-il au peintre et à Mistigris.

Il siffla deux fois en se servant du bout de sa cravache. Le concierge vint.

— Menez ces messieurs aux chambres 14 et 15, madame Moreau vous en donnera les clefs, accompagnez-les pour leur montrer le chemin, allumez du feu s’il le faut ce soir, et montez leurs effets chez eux. — J’ai l’ordre de monsieur le comte de vous offrir ma table, messieurs, reprit-il en s’adressant aux artistes, nous dînons à cinq heures comme à Paris. Si vous êtes chasseurs, vous pourrez vous bien divertir, j’ai une permission des Eaux et Forêts ; ainsi, l’on chasse ici dans douze mille arpents de bois, sans compter nos domaines.

Oscar, le peintre et Mistigris, aussi honteux les uns que les autres, échangèrent un regard ; mais, fidèle à son rôle, Mistigris s’écria : — Bah ! il ne faut jamais jeter la manche après la poignée ! allons toujours.

Le petit Husson suivit le régisseur qui l’entraîna par une marche rapide dans le parc.

— Jacques, dit-il à l’un de ses enfants, va prévenir ta mère de {p. 484}   l’arrivée du petit Husson, et dis-lui que je suis obligé d’aller aux Moulineaux pour un instant.

Alors âgé d’environ cinquante ans, le régisseur, homme de moyenne taille et brun, paraissait très-sévère. Sa figure bilieuse à laquelle les habitudes de la campagne avaient imprimé des couleurs violentes faisait supposer, à première vue, un caractère autre que le sien. Tout aidait à cette tromperie. Ses cheveux grisonnaient. Ses yeux bleus et un grand nez en bec à corbin lui donnaient un air d’autant plus sinistre que ses yeux étaient un peu trop rapprochés du nez ; mais ses larges lèvres, le contour de son visage, la bonhomie de son allure eussent offert à un observateur des indices de bonté. Plein de décision, d’un parler brusque, il imposait énormément à Oscar par les effets d’une pénétration inspirée par la tendresse qu’il lui portait. Habitué par sa mère à grandir encore le régisseur, Oscar se sentait toujours petit en présence de Moreau ; mais en se trouvant à Presles, il ressentit un mouvement d’inquiétude, comme s’il attendait du mal de ce paternel ami, son seul protecteur.

— Eh ! bien, mon Oscar, tu n’as pas l’air content d’être ici ? dit le régisseur. Tu vas cependant t’y amuser ; tu apprendras à monter à cheval, à faire le coup de fusil, à chasser.