— Finaude ! dit l’agent en se levant. À demain alors. Et si vous étiez pressée de me parler, venez petite rue Sainte-Anne, au bout de la cour de la Sainte-Chapelle. Il n’y a qu’une porte sous la voûte. Demandez monsieur Gondureau.
Bianchon, qui revenait du cours de Cuvier, eut l’oreille frappée du mot assez original de Trompe-la-Mort, et entendit le ça va du célèbre chef de la police de sûreté.
— Pourquoi n’en finissez-vous pas, ce serait trois cents francs de rente viagère, dit Poiret à mademoiselle Michonneau.
— Pourquoi ? dit-elle. Mais il faut y réfléchir. Si monsieur Vautrin était ce Trompe-la-Mort, peut-être y aurait-il plus d’avantage à s’arranger avec lui. Cependant lui demander de l’argent, ce serait le prévenir, et il serait homme à décamper gratis. Ce serait un puff abominable.
— Quand il serait prévenu, reprit Poiret, ce monsieur ne nous a-t-il pas dit qu’il était surveillé ? Mais vous, vous perdriez tout.
— D’ailleurs, pensa mademoiselle Michonneau, je ne l’aime point, cet homme ! Il ne sait me dire que des choses désagréables.
— Mais, reprit Poiret, vous feriez mieux. Ainsi que l’a dit ce monsieur, qui me paraît fort bien, outre qu’il est très-proprement couvert, c’est un acte d’obéissance aux lois que de débarrasser la société d’un criminel, quelque vertueux qu’il puisse être. Qui a bu boira. S’il lui prenait fantaisie de nous assassiner tous ? Mais, que diable ! nous serions coupables de ces assassinats, sans compter que nous en serions les premières victimes.
La préoccupation de mademoiselle Michonneau ne lui permettait pas d’écouter les phrases tombant une à une de la bouche de Poiret, comme les gouttes d’eau qui suintent à travers le robinet d’une fontaine mal fermée. Quand une fois ce vieillard avait commencé la série de ses phrases, et que mademoiselle Michonneau ne l’arrêtait pas, il parlait toujours, à l’instar d’une mécanique montée. Après avoir entamé un premier sujet, il était conduit par ses parenthèses à en traiter de tout opposés, sans avoir rien conclu. En arrivant à la maison Vauquer, il s’était faufilé dans une suite de passages et de citations transitoires qui l’avaient amené à raconter {p. 439} sa déposition dans l’affaire du sieur Ragoulleau et de la dame Morin, où il avait comparu en qualité de témoin à décharge. En entrant, sa compagne ne manqua pas d’apercevoir Eugène de Rastignac engagé avec mademoiselle Taillefer dans une intime causerie dont l’intérêt était si palpitant que le couple ne fit aucune attention au passage des deux vieux pensionnaires quand ils traversèrent la salle à manger.
— Ça devait finir par là, dit mademoiselle Michonneau à Poiret. Ils se faisaient des yeux à s’arracher l’âme depuis huit jours.
— Oui, répondit-il. Aussi fut-elle condamnée.
— Qui ?
— Madame Morin.
— Je vous parle de mademoiselle Victorine, dit la Michonneau en entrant, sans y faire attention, dans la chambre de Poiret, et vous me répondez par madame Morin. Qu’est-ce que c’est que cette femme-là ?
— De quoi serait donc coupable mademoiselle Victorine ? demanda Poiret.
— Elle est coupable d’aimer monsieur Eugène de Rastignac, et va de l’avant sans savoir où ça la mènera, pauvre innocente !
Eugène avait été, pendant la matinée, réduit au désespoir par madame de Nucingen. Dans son for intérieur, il s’était abandonné complétement à Vautrin, sans vouloir sonder ni les motifs de l’amitié que lui portait cet homme extraordinaire, ni l’avenir d’une semblable union. Il fallait un miracle pour le tirer de l’abîme où il avait déjà mis le pied depuis une heure, en échangeant avec mademoiselle Taillefer les plus douces promesses. Victorine croyait entendre la voix d’un ange, les cieux s’ouvraient pour elle, la maison Vauquer se parait des teintes fantastiques que les décorateurs donnent aux palais de théâtre : elle aimait, elle était aimée, elle le croyait du moins ! Et quelle femme ne l’aurait cru comme elle en voyant Rastignac, en l’écoutant durant cette heure dérobée à tous les argus de la maison ? En se débattant contre sa conscience, en sachant qu’il faisait mal et voulant faire mal, en se disant qu’il rachèterait ce péché véniel par le bonheur d’une femme, il s’était embelli de son désespoir, et resplendissait de tous les feux de l’enfer qu’il avait au cœur. Heureusement pour lui, le miracle eut lieu : Vautrin entra joyeusement, et lut dans l’âme des deux jeunes gens qu’il avait mariés par les combinaisons de son infernal génie, mais {p. 440} dont il troubla soudain la joie en chantant de sa grosse voix railleuse :
Ma Fanchette est charmante
Dans sa simplicité…
Victorine se sauva en emportant autant de bonheur qu’elle avait eu jusqu’alors de malheur dans sa vie. Pauvre fille ! un serrement de mains, sa joue effleurée par les cheveux de Rastignac, une parole dite si près de son oreille qu’elle avait senti la chaleur des lèvres de l’étudiant, la pression de sa taille par un bras tremblant, un baiser pris sur son cou, furent les accordailles de sa passion, que le voisinage de la grosse Sylvie, menaçant d’entrer dans cette radieuse salle à manger, rendirent plus ardentes, plus vives, plus engageantes que les plus beaux témoignages de dévouement racontés dans les plus célèbres histoires d’amour. Ces menus suffrages, suivant une jolie expression de nos ancêtres, paraissaient être des crimes à une pieuse jeune fille confessée tous les quinze jours ! En cette heure, elle avait prodigué plus de trésors d’âme que plus tard, riche et heureuse, elle n’en aurait donné en se livrant tout entière.
— L’affaire est faite, dit Vautrin à Eugène. Nos deux dandies se sont piochés. Tout s’est passé convenablement. Affaire d’opinion. Notre pigeon a insulté mon faucon. À demain, dans la redoute de Clignancourt. À huit heures et demie, mademoiselle Taillefer héritera de l’amour et de la fortune de son père, pendant qu’elle sera là tranquillement à tremper ses mouillettes de pain beurré dans son café. N’est-ce pas drôle à se dire ? Ce petit Taillefer est très-fort à l’épée, il est confiant comme un brelan carré ; mais il sera saigné par un coup que j’ai inventé, une manière de relever l’épée et de vous piquer le front. Je vous montrerai cette botte-là, car elle est furieusement utile.
Rastignac écoutait d’un air stupide, et ne pouvait rien répondre. En ce moment le père Goriot, Bianchon et quelques autres pensionnaires arrivèrent.
— Voilà comme je vous voulais, lui dit Vautrin. Vous savez ce que vous faites. Bien, mon petit aiglon ! vous gouvernerez les hommes ; vous êtes fort, carré, poilu ; vous avez mon estime.
Il voulut lui prendre la main. Rastignac retira vivement la sienne, {p. 441} et tomba sur une chaise en pâlissant ; il croyait voir une mare de sang devant lui.
— Ah ! nous avons encore quelques petits langes tachés de vertu, dit Vautrin à voix basse. Papa d’Oliban a trois millions, je sais sa fortune. La dot vous rendra blanc comme une robe de mariée, et à vos propres yeux.
Rastignac n’hésita plus. Il résolut d’aller prévenir pendant la soirée messieurs Taillefer père et fils. En ce moment, Vautrin l’ayant quitté, le père Goriot lui dit à l’oreille : — Vous êtes triste, mon enfant ! je vais vous égayer, moi. Venez ! Et le vieux vermicellier allumait son rat-de-cave à une des lampes. Eugène le suivit tout ému de curiosité.
— Entrons chez vous, dit le bonhomme, qui avait demandé la clef de l’étudiant à Sylvie. Vous avez cru ce matin qu’elle ne vous aimait pas, hein ! reprit-il. Elle vous a renvoyé de force, et vous vous en êtes allé fâché, désespéré. Nigaudinos ! elle m’attendait. Comprenez-vous ? Nous devions aller achever d’arranger un bijou d’appartement dans lequel vous irez demeurer d’ici à trois jours. Ne me vendez pas. Elle veut vous faire une surprise ; mais je ne tiens pas à vous cacher plus long-temps le secret. Vous serez rue d’Artois, à deux pas de la rue Saint-Lazare. Vous y serez comme un prince. Nous vous avons eu des meubles comme pour une épousée. Nous avons fait bien des choses depuis un mois, en ne vous en disant rien. Mon avoué s’est mis en campagne, ma fille aura ses trente-six mille francs par an, l’intérêt de sa dot, et je vais faire exiger le placement de ses huit cent mille francs en bons biens au soleil.
Eugène était muet et se promenait, les bras croisés, de long en long, dans sa pauvre chambre en désordre. Le père Goriot saisit un moment où l’étudiant lui tournait le dos, et mit sur la cheminée une boîte en maroquin rouge, sur laquelle étaient imprimées en or les armes de Rastignac.
— Mon cher enfant, disait le pauvre bonhomme, je me suis mis dans tout cela jusqu’au cou. Mais, voyez-vous, il y avait à moi bien de l’égoïsme, je suis intéressé dans votre changement de quartier. Vous ne me refuserez pas, hein ! si je vous demande quelque chose ?
— Que voulez-vous ?
— Au-dessus de votre appartement, au cinquième, il y a une chambre qui en dépend, j’y demeurerai, pas vrai ? Je me fais {p. 442} vieux, je suis trop loin de mes filles. Je ne vous gênerai pas. Seulement je serai là. Vous me parlerez d’elle tous les soirs. Ça ne vous contrariera pas, dites ? Quand vous rentrerez, que je serai dans mon lit, je vous entendrai, je me dirai : Il vient de voir ma petite Delphine. Il l’a menée au bal, elle est heureuse par lui. Si j’étais malade, ça me mettrait du baume dans le cœur de vous écouter revenir, vous remuer, aller. Il y aura tant de ma fille en vous ! Je n’aurai qu’un pas à faire pour être aux Champs-Élysées, où elles passent tous les jours, je les verrai toujours, tandis que quelquefois j’arrive trop tard. Et puis elle viendra chez vous peut-être ! je l’entendrai, je la verrai dans sa douillette du matin, trottant, allant gentiment comme une petite chatte. Elle est redevenue, depuis un mois, ce qu’elle était, jeune fille, gaie, pimpante. Son âme est en convalescence, elle vous doit le bonheur. Oh ! je ferais pour vous l’impossible. Elle me disait tout à l’heure en revenant : « Papa, je suis bien heureuse ! » Quand elles me disent cérémonieusement : Mon père, elles me glacent ; mais quand elles m’appellent papa, il me semble encore les voir petites, elles me rendent tous mes souvenirs. Je suis mieux leur père. Je crois qu’elles ne sont encore à personne ! Le bonhomme s’essuya les yeux, il pleurait. Il y a long-temps que je n’avais entendu cette phrase, long-temps qu’elle ne m’avait donné le bras. Oh ! oui, voilà bien dix ans que je n’ai marché côte à côte avec une de mes filles. Est-ce bon de se frotter à sa robe, de se mettre à son pas, de partager sa chaleur ! Enfin, j’ai mené Delphine, ce matin, partout. J’entrais avec elle dans les boutiques. Et je l’ai reconduite chez elle. Oh ! gardez-moi près de vous. Quelquefois vous aurez besoin de quelqu’un pour vous rendre service, je serai là. Oh ! si cette grosse souche d’Alsacien mourait, si sa goutte avait l’esprit de remonter dans l’estomac, ma pauvre fille serait-elle heureuse ! Vous seriez mon gendre, vous seriez ostensiblement son mari. Bah ! elle est si malheureuse de ne rien connaître aux plaisirs de ce monde, que je l’absous de tout. Le bon Dieu doit être du côté des pères qui aiment bien. Elle vous aime trop ! dit-il en hochant la tête après une pause. En allant, elle causait de vous avec moi : « N’est-ce pas, mon père, il est bien ! il a bon cœur ! Parle-t-il de moi ? » Bah, elle m’en a dit, depuis la rue d’Artois jusqu’au passage des Panoramas, des volumes ! Elle m’a enfin versé son cœur dans le mien. Pendant toute cette bonne matinée, je n’étais plus vieux, je ne pesais pas une once. Je {p. 443} lui ai dit que vous m’aviez remis le billet de mille francs. Oh ! la chérie, elle en a été émue aux larmes. Qu’avez-vous donc là sur votre cheminée ? dit enfin le père Goriot qui se mourait d’impatience en voyant Rastignac immobile.
Eugène tout abasourdi regardait son voisin d’un air hébété. Ce duel, annoncé par Vautrin pour le lendemain, contrastait si violemment avec la réalisation de ses plus chères espérances, qu’il éprouvait toutes les sensations du cauchemar. Il se tourna vers la cheminée, y aperçut la petite boîte carrée, l’ouvrit, et trouva dedans un papier qui couvrait une montre de Bréguet. Sur ce papier étaient écrit ces mots :
Je veux que vous pensiez à moi à toute heure, parce que…
DELPHINE.
Ce dernier mot faisait sans doute allusion à quelque scène qui avait eu lieu entre eux, Eugène en fut attendri. Ses armes étaient intérieurement émaillées dans l’or de la boîte. Ce bijou si long-temps envié, la chaîne, la clef, la façon, les dessins répondaient à tous ses vœux. Le père Goriot était radieux. Il avait sans doute promis à sa fille de lui rapporter les moindres effets de la surprise que causerait son présent à Eugène, car il était en tiers dans ces jeunes émotions et ne paraissait pas le moins heureux. Il aimait déjà Rastignac et pour sa fille et pour lui-même.
— Vous irez la voir ce soir, elle vous attend. La grosse souche d’Alsacien soupe chez sa danseuse. Ah ! ah ! il a été bien sot quand mon avoué lui a dit son fait. Ne prétend-il pas aimer ma fille à l’adoration ? qu’il y touche et je le tue. L’idée de savoir ma Delphine à… (il soupira) me ferait commettre un crime ; mais ce ne serait pas un homicide, c’est une tête de veau sur un corps de porc. Vous me prendrez avec vous, n’est-ce pas ?
— Oui, mon bon père Goriot, vous savez bien que je vous aime…
— Je le vois, vous n’avez pas honte de moi, vous ! Laissez-moi vous embrasser. Et il serra l’étudiant dans ses bras. Vous la rendrez bien heureuse, promettez-le-moi ! Vous irez ce soir, n’est-ce pas ?
— Oh, oui ! Je dois sortir pour des affaires qu’il est impossible de remettre.
— Puis-je vous être bon à quelque chose ?
— Ma foi, oui ! Pendant que j’irai chez madame de Nucingen, {p. 444} allez chez monsieur Taillefer le père, lui dire de me donner une heure dans la soirée pour lui parler d’une affaire de la dernière importance.
— Serait-ce donc vrai, jeune homme, dit le père Goriot en changeant de visage ; feriez-vous la cour à sa fille, comme le disent ces imbéciles d’en bas ? Tonnerre de Dieu ! vous ne savez pas ce que c’est qu’une tape à la Goriot. Et si vous nous trompiez, ce serait l’affaire d’un coup de poing. Oh ! ce n’est pas possible.
— Je vous jure que je n’aime qu’une femme au monde, dit l’étudiant, je ne le sais que depuis un moment.
— Ah, quel bonheur ! fit le père Goriot.
— Mais, reprit l’étudiant, le fils de Taillefer se bat demain, et j’ai entendu dire qu’il serait tué.
— Qu’est-ce que cela vous fait ? dit Goriot.
— Mais il faut lui dire d’empêcher son fils de se rendre… s’écria Eugène.
En ce moment, il fut interrompu par la voix de Vautrin, qui se fit entendre sur le pas de sa porte, où il chantait :
Ô Richard, ô mon roi !
L’univers t’abandonne…
Broum ! broum ! broum ! broum ! broum !
J’ai long-temps parcouru le monde,
Et l’on m’a vu…
Tra la, la, la, la…
— Messieurs, cria Christophe, la soupe vous attend, et tout le monde est à table.
— Tiens, dit Vautrin, viens prendre une bouteille de mon vin de Bordeaux.
— La trouvez-vous jolie, la montre ? dit le père Goriot. Elle a bon goût, hein !
Vautrin, le père Goriot et Rastignac descendirent ensemble et se trouvèrent, par suite de leur retard, placés à côté les uns des autres à table. Eugène marqua la plus grande froideur à Vautrin pendant le dîner, quoique jamais cet homme, si aimable aux yeux de madame Vauquer, n’eût déployé autant d’esprit. Il fut pétillant de saillies, et sut mettre en train tous les convives. Cette assurance, ce sang-froid consternaient Eugène.
{p. 445} — Sur quelle herbe avez-vous donc marché aujourd’hui ? lui dit madame Vauquer. Vous êtes gai comme un pinson.
— Je suis toujours gai quand j’ai fait de bonnes affaires.
— Des affaires ? dit Eugène.
— Eh ! bien, oui. J’ai livré une partie de marchandises qui me vaudra de bons droits de commission. Mademoiselle Michonneau, dit-il en s’apercevant que la vieille fille l’examinait, ai-je dans la figure un trait qui vous déplaise, que vous me faites l’œil américain ? Faut le dire ! je le changerai pour vous être agréable.
— Poiret, nous ne nous fâcherons pas pour ça, hein ? dit-il en guignant le vieil employé.
— Sac à papier ! vous devriez poser pour un Hercule-Farceur, dit le jeune peintre à Vautrin.
— Ma foi, ça va ! si mademoiselle Michonneau veut poser en Vénus du Père-Lachaise, répondit Vautrin.
— Et Poiret ? dit Bianchon.
— Oh ! Poiret posera en Poiret. Ce sera le dieu des jardins ! s’écria Vautrin. Il dérive de poire…
— Molle ! reprit Bianchon. Vous seriez alors entre la poire et le fromage.
— Tout ça, c’est des bêtises, dit madame Vauquer, et vous feriez mieux de nous donner de votre vin de Bordeaux dont j’aperçois une bouteille qui montre son nez ! Ça nous entretiendra en joie, outre que c’est bon à l’estomaque.
— Messieurs, dit Vautrin, madame la présidente nous rappelle à l’ordre. Madame Couture et mademoiselle Victorine ne se formaliseront pas de vos discours badins ; mais respectez l’innocence du père Goriot. Je vous propose une petite bouteillorama de vin de Bordeaux, que le nom de Laffitte rend doublement illustre, soit dit sans allusion politique. Allons, Chinois ! dit-il en regardant Christophe qui ne bougea pas. Ici, Christophe ! Comment, tu n’entends pas ton nom ? Chinois, amène les liquides !
— Voilà, monsieur, dit Christophe en lui présentant la bouteille.
Après avoir rempli le verre d’Eugène et celui du père Goriot, il s’en versa lentement quelques gouttes qu’il dégusta, pendant que ses deux voisins buvaient, et tout à coup il fit une grimace.
— Diable ! diable ! il sent le bouchon. Prends cela pour toi, {p. 446} Christophe, et va nous en chercher ; à droite, tu sais ? Nous sommes seize, descends huit bouteilles.
— Puisque vous vous fendez, dit le peintre, je paye un cent de marrons.
— Oh ! oh !
— Booououh !
— Prrrr !
Chacun poussa des exclamations qui partirent comme les fusées d’une girandole.
— Allons, maman Vauquer, deux de champagne, lui cria Vautrin.
— Quien, c’est cela ! Pourquoi pas demander la maison ? Deux de champagne ! mais ça coûte douze francs ! Je ne les gagne pas, non ! Mais si monsieur Eugène veut les payer, j’offre du cassis.
— V’là son cassis qui purge comme de la manne, dit l’étudiant en médecine à voix basse.
— Veux-tu te taire, Bianchon, s’écria Rastignac, je ne peux pas entendre parler de manne sans que le cœur… Oui, va pour le vin de Champagne, je le paye, ajouta l’étudiant.
— Sylvie, dit madame Vauquer, donnez les biscuits et les petits gâteaux.
— Vos petits gâteaux sont trop grands, dit Vautrin, ils ont de la barbe. Mais quant aux biscuits, aboulez.
En un moment le vin de Bordeaux circula, les convives s’animèrent, la gaieté redoubla. Ce fut des rires féroces, au milieu desquels éclatèrent quelques imitations des diverses voix d’animaux. L’employé au Muséum s’étant avisé de reproduire un cri de Paris qui avait de l’analogie avec le miaulement du chat amoureux, aussitôt huit voix beuglèrent simultanément les phrases suivantes : — À repasser les couteaux ! — Mo-ron pour les p’tits oiseaulx ! — Voilà le plaisir, mesdames, voilà le plaisir ! — À raccommoder la faïence ! — À la barque, à la barque ! — Battez vos femmes, vos habits ! — Vieux habits, vieux galons, vieux chapeaux à vendre ! — À la cerise, à la douce ! La palme fut à Bianchon pour l’accent nasillard avec lequel il cria : — Marchand de parapluies ! En quelques instants ce fut un tapage à casser la tête, une conversation pleine de coq-à-l’âne22, un véritable opéra que Vautrin conduisait comme un chef d’orchestre, en surveillant Eugène et le père Goriot, qui semblaient ivres déjà. Le dos appuyé sur leur {p. 447} chaise, tous deux contemplaient ce désordre inaccoutumé d’un air grave, en buvant peu ; tous deux étaient préoccupés de ce qu’ils avaient à faire pendant la soirée, et néanmoins ils se sentaient incapables de se lever. Vautrin, qui suivait les changements de leur physionomie en leur lançant des regards de côté, saisit le moment où leurs yeux vacillèrent et parurent vouloir se fermer, pour se pencher à l’oreille de Rastignac et lui dire : — Mon petit gars, nous ne sommes pas assez rusé pour lutter avec notre papa Vautrin, et il vous aime trop pour vous laisser faire des sottises. Quand j’ai résolu quelque chose, le bon Dieu seul est assez fort pour me barrer le passage. Ah ! nous voulions aller prévenir le père Taillefer, commettre des fautes d’écolier ! Le four est chaud, la farine est pétrie, le pain est sur la pelle ; demain nous en ferons sauter les miettes par-dessus notre tête en y mordant ; et nous empêcherions d’enfourner ?… non, non, tout cuira ! Si nous avons quelques petits remords, la digestion les emportera. Pendant que nous dormirons notre petit somme, le colonel comte Franchessini vous ouvrira la succession de Michel Taillefer avec la pointe de son épée. En héritant de son frère, Victorine aura quinze petits mille francs de rente. J’ai déjà pris des renseignements, et sais que la succession de la mère monte à plus de trois cent mille…
Eugène entendait ces paroles sans pouvoir y répondre : il sentait sa langue collée à son palais, et se trouvait en proie à une somnolence invincible ; il ne voyait déjà plus la table et les figures des convives qu’à travers un brouillard lumineux. Bientôt le bruit s’apaisa, les pensionnaires s’en allèrent un à un. Puis, quand il ne resta plus que madame Vauquer, madame Couture, mademoiselle Victorine, Vautrin et le père Goriot, Rastignac aperçut, comme s’il eût rêvé, madame Vauquer occupée à prendre les bouteilles pour en vider les restes de manière à en faire des bouteilles pleines.
— Ah ! sont-ils fous, sont-ils jeunes ! disait la veuve.
Ce fut la dernière phrase que put comprendre Eugène.
— Il n’y a que monsieur Vautrin pour faire de ces farces-là, dit Sylvie. Allons, voilà Christophe qui ronfle comme une toupie.
— Adieu, maman, dit Vautrin. Je vais au boulevard admirer monsieur Marty dans le Mont Sauvage, une grande pièce tirée du Solitaire. Si vous voulez, je vous y mène ainsi que ces dames.
— Je vous remercie, dit madame Couture.
— Comment, ma voisine ! s’écria madame Vauquer, vous refusez {p. 448} de voir une pièce prise dans le Solitaire, un ouvrage fait par Atala de Chateaubriand, et que nous aimions tant à lire, qui est si joli que nous pleurions comme des Madeleines d’Élodie sous les tyeuilles cet été dernier, enfin un ouvrage moral qui peut être susceptible d’instruire votre demoiselle ?
— Il nous est défendu d’aller à la comédie, répondit Victorine.
— Allons, les voilà partis, ceux-là, dit Vautrin en remuant d’une manière comique la tête du père Goriot et celle d’Eugène.
En plaçant la tête de l’étudiant sur la chaise, pour qu’il pût dormir commodément, il le baisa chaleureusement au front, en chantant :
Dormez, mes chères amours !
Pour vous je veillerai toujours.
— J’ai peur qu’il ne soit malade, dit Victorine.
— Restez à le soigner alors, reprit Vautrin. C’est, lui souffla-t-il à l’oreille, votre devoir de femme soumise. Il vous adore, ce jeune homme, et vous serez sa petite femme, je vous le prédis. Enfin, dit-il à haute voix, ils furent considérés dans tout le pays, vécurent heureux, et eurent beaucoup d’enfants. Voilà comment finissent tous les romans d’amour. Allons, maman, dit-il en se tournant vers madame Vauquer, qu’il étreignit, mettez le chapeau, la belle robe à fleurs, l’écharpe de la comtesse. Je vais vous aller chercher un fiacre, soi-même. Et il partit en chantant :
Soleil, soleil, divin soleil,
Toi qui fais mûrir les citrouilles…
— Mon Dieu ! dites donc, madame Couture, cet homme-là me ferait vivre heureuse sur les toits. Allons, dit-elle en se tournant vers le vermicellier, voilà le père Goriot parti. Ce vieux cancre-là n’a jamais eu l’idée de me mener nune part, lui. Mais il va tomber par terre, mon Dieu ! C’est-y indécent à un homme d’âge de perdre la raison ! Vous me direz qu’on ne perd point ce qu’on n’a pas. Sylvie, montez-le donc chez lui.
Sylvie prit le bonhomme par-dessous le bras, le fit marcher, et le jeta tout habillé comme un paquet au travers de son lit.
— Pauvre jeune homme, disait madame Couture en écartant les cheveux d’Eugène qui lui tombaient dans les yeux, il est comme une jeune fille, il ne sait pas ce que c’est qu’un excès.
— Ah ! je peux bien dire que depuis trente et un ans que je tiens {p. 449} ma pension, dit madame Vauquer, il m’est passé bien des jeunes gens par les mains, comme on dit ; mais je n’en ai jamais vu d’aussi gentil, d’aussi distingué que monsieur Eugène. Est-il beau quand il dort ? Prenez-lui donc la tête sur votre épaule, madame Couture. Bah ! il tombe sur celle de mademoiselle Victorine : il y a un dieu pour les enfants. Encore un peu, il se fendait la tête sur la pomme de la chaise. À eux deux, ils feraient un bien joli couple.
— Ma voisine, taisez-vous donc, s’écria madame Couture, vous dites des choses…
— Bah ! fit madame Vauquer, il n’entend pas. Allons, Sylvie, viens m’habiller. Je vais mettre mon grand corset.
— Ah bien ! votre grand corset, après avoir dîné, madame, dit Sylvie. Non, cherchez quelqu’un pour vous serrer, ce ne sera pas moi qui serai votre assassin. Vous commettriez là une imprudence à vous coûter la vie.
— Ça m’est égal, il faut faire honneur à monsieur Vautrin.
— Vous aimez donc bien vos héritiers ?
— Allons, Sylvie, pas de raisons, dit la veuve en s’en allant.
— À son âge, dit la cuisinière en montrant sa maîtresse à Victorine.
Madame Couture et sa pupille, sur l’épaule de laquelle dormait Eugène, restèrent seules dans la salle à manger. Les ronflements de Christophe retentissaient dans la maison silencieuse, et faisaient ressortir le paisible sommeil d’Eugène, qui dormait aussi gracieusement qu’un enfant. Heureuse de pouvoir se permettre un de ces actes de charité par lesquels s’épanchent tous les sentiments de la femme, et qui lui faisait sans crime sentir le cœur du jeune homme battant sur le sien, Victorine avait dans la physionomie quelque chose de maternellement protecteur qui la rendait fière. À travers les mille pensées qui s’élevaient dans son cœur, perçait un tumultueux mouvement de volupté qu’excitait l’échange d’une jeune et pure chaleur.
— Pauvre chère fille ! dit madame Couture en lui pressant la main.
La vieille dame admirait cette candide et souffrante figure, sur laquelle était descendue l’auréole du bonheur. Victorine ressemblait à l’une de ces naïves peintures du moyen âge dans lesquelles tous les accessoires sont négligés par l’artiste, qui a réservé la magie {p. 450} d’un pinceau calme et fier pour la figure jaune de ton, mais où le ciel semble se refléter avec ses teintes d’or.
— Il n’a pourtant pas bu plus de deux verres, maman, dit Victorine en passant ses doigts dans la chevelure d’Eugène.
— Mais si c’était un débauché, ma fille, il aurait porté le vin comme tous ces autres. Son ivresse fait son éloge.
Le bruit d’une voiture retentit dans la rue.
— Maman, dit la jeune fille, voici monsieur Vautrin. Prenez donc monsieur Eugène. Je ne voudrais pas être vue ainsi par cet homme, il a des expressions qui salissent l’âme, et des regards qui gênent une femme comme si on lui enlevait sa robe.
— Non, dit madame Couture, tu te trompes ! Monsieur Vautrin est un brave homme, un peu dans le genre de défunt monsieur Couture, brusque, mais bon, un bourru bienfaisant.
En ce moment Vautrin entra tout doucement, et regarda le tableau formé par ces deux enfants que la lueur de la lampe semblait caresser.
— Eh ! bien, dit-il en se croisant les bras, voilà de ces scènes qui auraient inspiré de belles pages à ce bon Bernardin de Saint-Pierre, l’auteur de Paul et Virginie. La jeunesse est bien belle, madame Couture. Pauvre enfant, dors, dit-il en contemplant Eugène, le bien vient quelquefois en dormant. Madame, reprit-il en s’adressant à la veuve, ce qui m’attache à ce jeune homme, ce qui m’émeut, c’est de savoir la beauté de son âme en harmonie avec celle de sa figure. Voyez, n’est-ce pas un chérubin posé sur l’épaule d’un ange ? il est digne d’être aimé, celui-là ! Si j’étais femme, je voudrais mourir (non, pas si bête !) vivre pour lui. En les admirant ainsi, madame, dit-il à voix basse et se penchant à l’oreille de la veuve, je ne puis m’empêcher de penser que Dieu les a créés pour être l’un à l’autre. La Providence a des voies bien cachées, elle sonde les reins et les cœurs, s’écria-t-il à haute voix. En vous voyant unis, mes enfants, unis par une même pureté, par tous les sentiments humains, je me dis qu’il est impossible que vous soyez jamais séparés dans l’avenir. Dieu est juste. Mais, dit-il à la jeune fille, il me semble avoir vu chez vous des lignes de prospérité. Donnez-moi votre main, mademoiselle Victorine ? je me connais en chiromancie, j’ai dit souvent la bonne aventure. Allons, n’ayez pas peur. Oh ! qu’aperçois-je ? Foi d’honnête homme, vous serez avant peu l’une des plus riches héritières de Paris. Vous comblerez de bonheur celui {p. 451} qui vous aime. Votre père vous appelle auprès de lui. Vous vous mariez avec un homme titré, jeune, beau, qui vous adore.
En ce moment, les pas lourds de la coquette veuve qui descendait interrompirent les prophéties de Vautrin.
— Voilà mamman Vauquerre belle comme un astrrre, ficelée comme une carotte. N’étouffons-nous pas un petit brin ? lui dit-il en mettant sa main sur le haut du busc ; les avant-cœurs sont bien pressés, maman. Si nous pleurons, il y aura explosion ; mais je ramasserai les débris avec un soin d’antiquaire.
— Il connaît le langage de la galanterie française, celui-là ! dit la veuve en se penchant à l’oreille de madame Couture.
— Adieu, enfants, reprit Vautrin en se tournant vers Eugène et Victorine. Je vous bénis, leur dit-il en leur imposant ses mains au-dessus de leurs têtes. Croyez-moi, mademoiselle, c’est quelque chose que les vœux d’un honnête homme, ils doivent porter bonheur, Dieu les écoute.
— Adieu, ma chère amie, dit madame Vauquer à sa pensionnaire. Croyez-vous, ajouta-t-elle à voix basse, que monsieur Vautrin ait des intentions relatives à ma personne ?
— Heu ! heu !
— Ah ! ma chère mère, dit Victorine en soupirant et en regardant ses mains, quand les deux femmes furent seules, si ce bon monsieur Vautrin disait vrai !
— Mais il ne faut qu’une chose pour cela, répondit la vieille dame, seulement que ton monstre de frère tombe de cheval.
— Ah ! maman.
— Mon Dieu, peut-être est-ce un péché que de souhaiter du mal à son ennemi, reprit la veuve. Eh ! bien, j’en ferai pénitence. En vérité, je porterai de bon cœur des fleurs sur sa tombe. Mauvais cœur ! il n’a pas le courage de parler pour sa mère, dont il garde à ton détriment l’héritage par des micmacs. Ma cousine avait une belle fortune. Pour ton malheur, il n’a jamais été question de son apport dans le contrat.
— Mon bonheur me serait souvent pénible à porter s’il coûtait la vie à quelqu’un, dit Victorine. Et s’il fallait, pour être heureuse, que mon frère disparût, j’aimerais mieux toujours être ici.
— Mon Dieu, comme dit ce bon monsieur Vautrin, qui, tu le vois, est plein de religion, reprit madame Couture, j’ai eu du plaisir à savoir qu’il n’est pas incrédule comme les autres, qui parlent {p. 452} de Dieu avec moins de respect que n’en a le diable. Eh ! bien, qui peut savoir par quelles voies il plaît à la Providence de nous conduire ?
Aidées par Sylvie, les deux femmes finirent par transporter Eugène dans sa chambre, le couchèrent sur son lit, et la cuisinière lui défit ses habits pour le mettre à l’aise. Avant de partir, quand sa protectrice eut le dos tourné, Victorine mit un baiser sur le front d’Eugène avec tout le bonheur que devait lui causer ce criminel larcin. Elle regarda sa chambre, ramassa pour ainsi dire dans une seule pensée les mille félicités de cette journée, en fit un tableau qu’elle contempla long-temps, et s’endormit la plus heureuse créature de Paris. Le festoiement à la faveur duquel Vautrin avait fait boire à Eugène et au père Goriot du vin narcotisé décida la perte de cet homme. Bianchon, à moitié gris, oublia de questionner mademoiselle Michonneau sur Trompe-la-Mort. S’il avait prononcé ce nom, il aurait certes éveillé la prudence de Vautrin, ou, pour lui rendre son vrai nom, de Jacques Collin, l’une des célébrités du bagne. Puis le sobriquet de Vénus du Père-Lachaise décida mademoiselle Michonneau à livrer le forçat au moment où, confiante en la générosité de Collin, elle calculait s’il ne valait pas mieux le prévenir et le faire évader pendant la nuit. Elle venait de sortir, accompagnée de Poiret, pour aller trouver le fameux chef de la police de sûreté, petite rue Sainte-Anne, croyant encore avoir affaire à un employé supérieur nommé Gondureau. Le directeur de la police judiciaire la reçut avec grâce. Puis, après une conversation où tout fut précisé, mademoiselle Michonneau demanda la potion à l’aide de laquelle elle devait opérer la vérification de la marque. Au geste de contentement que fit le grand homme de la petite rue Sainte-Anne, en cherchant une fiole dans un tiroir de son bureau, mademoiselle Michonneau devina qu’il y avait dans cette capture quelque chose de plus important que l’arrestation d’un simple forçat. À force de se creuser la cervelle, elle soupçonna que la police espérait, d’après quelques révélations faites par les traîtres du bagne, arriver à temps pour mettre la main sur des valeurs considérables. Quand elle eut exprimé ses conjectures à ce renard, il se mit à sourire, et voulut détourner les soupçons de la vieille fille.
— Vous vous trompez, répondit-il. Collin est la sorbonne la plus dangereuse qui jamais se soit trouvée du côté des voleurs. Voilà tout. Les coquins le savent bien ; il est leur drapeau, leur {p. 453} soutien, leur Bonaparte enfin ; ils l’aiment tous. Ce drôle ne nous laissera jamais sa tronche en place de Grève.
Mademoiselle Michonneau ne comprenant pas, Gondureau lui expliqua les deux mots d’argot dont il s’était servi. Sorbonne et tronche sont deux énergiques expressions du langage des voleurs, qui, les premiers, ont senti la nécessité de considérer la tête humaine sous deux aspects. La sorbonne est la tête de l’homme vivant, son conseil, sa pensée. La tronche est un mot de mépris destiné à exprimer combien la tête devient peu de chose quand elle est coupée.
— Collin nous joue, reprit-il. Quand nous rencontrons de ces hommes en façon de barres d’acier trempées à l’anglaise, nous avons la ressource de les tuer si, pendant leur arrestation, ils s’avisent de faire la moindre résistance. Nous comptons sur quelques voies de fait pour tuer Collin demain matin. On évite ainsi le procès, les frais de garde, la nourriture, et ça débarrasse la société. Les procédures, les assignations aux témoins, leurs indemnités, l’exécution, tout ce qui doit légalement nous défaire de ces garnements-là coûte au delà des mille écus que vous aurez. Il y a économie de temps. En donnant un bon coup de baïonnette dans la panse de Trompe-la-Mort, nous empêcherons une centaine de crimes, et nous éviterons la corruption de cinquante mauvais sujets qui se tiendront bien sagement aux environs de la correctionnelle. Voilà de la police bien faite. Selon les vrais philanthropes, se conduire ainsi, c’est prévenir les crimes.
— Mais c’est servir son pays, dit Poiret.
— Eh ! bien, répliqua le chef, vous dites des choses sensées ce soir, vous. Oui, certes, nous servons le pays. Aussi le monde est-il bien injuste à notre égard. Nous rendons à la société de bien grands services ignorés. Enfin, il est d’un homme supérieur de se mettre au-dessus des préjugés, et d’un chrétien d’adopter les malheurs que le bien entraîne après soi quand il n’est pas fait selon les idées reçues. Paris est Paris, voyez-vous ? Ce mot explique ma vie. J’ai l’honneur de vous saluer, mademoiselle. Je serai avec mes gens au Jardin-du-Roi demain. Envoyez Christophe rue de Buffon, chez monsieur Gondureau, dans la maison où j’étais. Monsieur, je suis votre serviteur. S’il vous était jamais volé quelque chose, usez de moi pour vous le faire retrouver, je suis à votre service.
— Eh ! bien, dit Poiret à mademoiselle Michonneau, il se {p. 454} rencontre des imbéciles que ce mot de police met sens dessus dessous. Ce monsieur est très-aimable, et ce qu’il vous demande est simple comme bonjour.
Le lendemain devait prendre place parmi les jours les plus extraordinaires de l’histoire de la maison Vauquer. Jusqu’alors l’événement le plus saillant de cette vie paisible avait été l’apparition météorique de la fausse comtesse de l’Ambermesnil. Mais tout allait pâlir devant les péripéties de cette grande journée, de laquelle il serait éternellement question dans les conversations de madame Vauquer. D’abord Goriot et Eugène de Rastignac dormirent jusqu’à onze heures. Madame Vauquer, rentrée à minuit de la Gaîté, resta jusqu’à dix heures et demie au lit. Le long sommeil de Christophe, qui avait achevé le vin offert par Vautrin, causa des retards dans le service de la maison. Poiret et mademoiselle Michonneau ne se plaignirent pas de ce que le déjeuner se reculait. Quant à Victorine et à madame Couture, elles dormirent la grasse matinée. Vautrin sortit avant huit heures, et revint au moment même où le déjeuner fut servi. Personne ne réclama donc, lorsque, vers onze heures un quart, Sylvie et Christophe allèrent frapper à toutes les portes, en disant que le déjeuner attendait. Pendant que Sylvie et le domestique s’absentèrent, mademoiselle Michonneau, descendant la première, versa la liqueur dans le gobelet d’argent appartenant à Vautrin, et dans lequel la crème pour son café chauffait au bain-marie, parmi tous les autres. La vieille fille avait compté sur cette particularité de la pension pour faire son23 coup. Ce ne fut pas sans quelques difficultés que les sept pensionnaires se trouvèrent réunis. Au moment où Eugène, qui se détirait les bras, descendait le dernier de tous, un commissionnaire lui remit une lettre de madame de Nucingen. Cette lettre était ainsi conçue :
Je n’ai ni fausse vanité ni colère avec vous, mon ami. Je vous ai attendu jusqu’à deux heures après minuit. Attendre un être que l’on aime ! Qui a connu ce supplice ne l’impose à personne. Je vois bien que vous aimez pour la première fois. Qu’est-il donc arrivé ? L’inquiétude m’a prise. Si je n’avais craint de livrer les secrets de mon cœur, je serais allée savoir ce qui vous advenait d’heureux ou de malheureux. Mais sortir à cette heure, soit à pied, soit en voiture, n’était-ce pas se perdre ? J’ai senti le malheur d’être femme. Rassurez-moi, expliquez-moi pourquoi vous n’êtes pas venu, après ce que vous a dit mon père. Je me fâcherai, mais je vous {p. 455} pardonnerai. Êtes-vous malade ? pourquoi se loger si loin ? Un mot, de grâce. À bientôt, n’est-ce pas ? Un mot me suffira si vous êtes occupé. Dites : J’accours, ou je souffre. Mais si vous étiez mal portant, mon père serait venu me le dire ! Qu’est-il donc arrivé ?…
— Oui, qu’est-il arrivé ? s’écria Eugène qui se précipita dans la salle à manger en froissant la lettre sans l’achever. Quelle heure est-il ?
— Onze heures et demie, dit Vautrin en sucrant son café.
Le forçat évadé jeta sur Eugène le regard froidement fascinateur que certains hommes éminemment magnétiques ont le don de lancer, et qui, dit-on, calme les fous furieux dans les maisons d’aliénés. Eugène trembla de tous ses membres. Le bruit d’un fiacre se fit entendre dans la rue, et un domestique à la livrée de monsieur Taillefer, et que reconnut sur-le-champ madame Couture, entra précipitamment d’un air effaré.
— Mademoiselle, s’écria-t-il, monsieur votre père vous demande. Un grand malheur est arrivé. Monsieur Frédéric s’est battu en duel, il a reçu un coup d’épée dans le front, les médecins désespèrent de le sauver ; vous aurez à peine le temps de lui dire adieu, il n’a plus sa connaissance.
— Pauvre jeune homme ! s’écria Vautrin. Comment se querelle-t-on quand on a trente bonnes mille livres de rente ? Décidément la jeunesse ne sait pas se conduire.
— Monsieur ! lui cria Eugène.
— Eh ! bien, quoi, grand enfant ? dit Vautrin en achevant de boire son café tranquillement, opération que mademoiselle Michonneau suivait de l’œil avec trop d’attention pour s’émouvoir de l’événement extraordinaire qui stupéfiait tout le monde. N’y a-t-il pas des duels tous les matins à Paris ?
— Je vais avec vous, Victorine, disait madame Couture.
Et ces deux femmes s’envolèrent sans châle ni chapeau. Avant de s’en aller, Victorine, les yeux en pleurs, jeta sur Eugène un regard qui lui disait : Je ne croyais pas que notre bonheur dût me causer des larmes !
— Bah ! vous êtes donc prophète, monsieur Vautrin ? dit madame Vauquer.
— Je suis tout, dit Jacques Collin.
— C’est-y singulier ! reprit madame Vauquer en enfilant une suite de phrases insignifiantes sur cet événement. La mort nous prend {p. 456} sans nous consulter. Les jeunes gens s’en vont souvent avant les vieux. Nous sommes heureuses, nous autres femmes, de n’être pas sujettes au duel ; mais nous avons d’autres maladies que n’ont pas les hommes. Nous faisons les enfants, et le mal de mère dure long-temps ! Quel quine pour Victorine ! Son père est forcé de l’adopter.
— Voilà ! dit Vautrin en regardant Eugène, hier elle était sans un sou, ce matin elle est riche de plusieurs millions.
— Dites donc, monsieur Eugène, s’écria madame Vauquer, vous avez mis la main au bon endroit.
À cette interpellation, le père Goriot regarda l’étudiant et lui vit à la main la lettre chiffonnée.
— Vous ne l’avez pas achevée ! qu’est-ce que cela veut dire ? seriez-vous comme les autres ? lui demanda-t-il.
— Madame, je n’épouserai jamais mademoiselle Victorine, dit Eugène en s’adressant à madame Vauquer avec un sentiment d’horreur et de dégoût qui surprit les assistants.
Le père Goriot saisit la main de l’étudiant et la lui serra. Il aurait voulu la baiser.
— Oh, oh ! fit Vautrin. Les Italiens ont un bon mot : col tempo !
— J’attends la réponse, dit à Rastignac le commissionnaire de madame de Nucingen.
— Dites que j’irai.
L’homme s’en alla. Eugène était dans un violent état d’irritation qui ne lui permettait pas d’être prudent. — Que faire ? disait-il à haute voix, en se parlant à lui-même. Point de preuves !
Vautrin se mit à sourire. En ce moment la potion absorbée par l’estomac commençait à opérer. Néanmoins le forçat était si robuste qu’il se leva, regarda Rastignac, lui dit d’une voix creuse : — Jeune homme, le bien nous vient en dormant.
Et il tomba roide mort.
— Il y a donc une justice divine, dit Eugène.
— Eh ! bien, qu’est-ce qui lui prend donc, à ce pauvre cher monsieur Vautrin ?
— Une apoplexie, cria mademoiselle Michonneau.
— Sylvie, allons, ma fille, va chercher le médecin, dit la veuve. Ah ! monsieur Rastignac, courez donc vite chez monsieur Bianchon ; Sylvie peut ne pas rencontrer notre médecin, monsieur Grimprel.
{p. 457} Rastignac, heureux d’avoir un prétexte de quitter cette épouvantable caverne, s’enfuit en courant.
— Christophe, allons, trotte chez l’apothicaire demander quelque chose contre l’apoplexie.
Christophe sortit.
— Mais, père Goriot, aidez-nous donc à le transporter là-haut, chez lui.
Vautrin fut saisi, manœuvré à travers l’escalier et mis sur son lit.
— Je ne vous suis bon à rien, je vais voir ma fille, dit monsieur Goriot.
— Vieil égoïste ! s’écria madame Vauquer, va, je te souhaite de mourir comme un chien.
— Allez donc voir si vous avez de l’éther, dit à madame Vauquer mademoiselle Michonneau qui aidée par Poiret avait défait les habits de Vautrin.
Madame Vauquer descendit chez elle et laissa mademoiselle Michonneau maîtresse du champ de bataille.
— Allons, ôtez-lui donc sa chemise et retournez-le vite ! Soyez donc bon à quelque chose en m’évitant de voir des nudités, dit-elle à Poiret. Vous restez là comme Baba.
Vautrin retourné, mademoiselle Michonneau appliqua sur l’épaule du malade une forte claque, et les deux fatales lettres reparurent en blanc au milieu de la place rouge.
— Tiens, vous avez bien lestement gagné votre gratification de trois mille francs, s’écria Poiret en tenant Vautrin debout, pendant que mademoiselle Michonneau lui remettait sa chemise. — Ouf ! il est lourd, reprit-il en le couchant.
— Taisez-vous. S’il y avait une caisse ? dit vivement la vieille fille dont les yeux semblaient percer les murs, tant elle examinait avec avidité les moindres meubles de la chambre. — Si l’on pouvait ouvrir ce secrétaire, sous un prétexte quelconque ? reprit-elle.
— Ce serait peut-être mal, répondit Poiret.
— Non. L’argent volé, ayant été celui de tout le monde, n’est plus à personne. Mais le temps nous manque, répondit-elle. J’entends la Vauquer.
— Voilà de l’éther, dit madame Vauquer. Par exemple, c’est aujourd’hui la journée aux aventures. Dieu ! cet homme-là ne peut pas être malade, il est blanc comme un poulet.
{p. 458} — Comme un poulet ? répéta Poiret.
— Son cœur bat régulièrement, dit la veuve en lui posant la main sur le cœur.
— Régulièrement ? dit Poiret étonné.
— Il est très-bien.
— Vous trouvez ? demanda Poiret.
— Dame ! il a l’air de dormir. Sylvie est allée chercher un médecin. Dites donc, mademoiselle Michonneau, il reniffle à l’éther. Bah ! c’est un se-passe (un spasme). Son pouls est bon. Il est fort comme un Turc. Voyez donc, mademoiselle, quelle palatine il a sur l’estomac ; il vivra cent ans, cet homme-là ! Sa perruque tient bien tout de même. Tiens, elle est collée, il a de faux cheveux, rapport à ce qu’il est rouge. On dit qu’ils sont tout bons ou tout mauvais, les rouges ! Il serait donc bon, lui ?
— Bon à pendre, dit Poiret.
— Vous voulez dire au cou d’une jolie femme, s’écria vivement mademoiselle Michonneau. Allez-vous-en donc, monsieur Poiret. Ça nous regarde, nous autres, de vous soigner quand vous êtes malades. D’ailleurs, pour ce à quoi vous êtes bon, vous pouvez bien vous promener, ajouta-t-elle. Madame Vauquer et moi, nous garderons bien ce cher monsieur Vautrin.
Poiret s’en alla doucement et sans murmurer, comme un chien à qui son maître donne un coup de pied. Rastignac était sorti pour marcher, pour prendre l’air, il étouffait. Ce crime commis à heure fixe, il avait voulu l’empêcher la veille. Qu’était-il arrivé ? Que devait-il faire ? Il tremblait d’en être le complice. Le sang-froid de Vautrin l’épouvantait encore.
— Si cependant Vautrin mourait sans parler ? se disait Rastignac.
Il allait à travers les allées du Luxembourg, comme s’il eût été traqué par une meute de chiens, et il lui semblait en entendre les aboiements.
— Eh ! bien, lui cria Bianchon, as-tu lu le Pilote ?
Le Pilote était une feuille radicale dirigée par monsieur Tissot, et qui donnait pour la province, quelques heures après les journaux du matin, une édition où se trouvaient les nouvelles du jour, qui alors avaient, dans les départements, vingt-quatre heures d’avance sur les autres feuilles.
— Il s’y trouve une fameuse histoire, dit l’interne de l’hôpital Cochin. Le fils Taillefer s’est battu en duel avec le comte {p. 459} Franchessini, de la vieille garde, qui lui a mis deux pouces de fer dans le front. Voilà la petite Victorine un des plus riches partis de Paris. Hein ! si l’on avait su cela ? Quel trente-et-quarante que la mort ! Est-il vrai que Victorine te regardait d’un bon œil, toi ?
— Tais-toi, Bianchon, je ne l’épouserai jamais. J’aime une délicieuse femme, j’en suis aimé, je…
— Tu dis cela comme si tu te battais les flancs pour ne pas être infidèle. Montre-moi donc une femme qui vaille le sacrifice de la fortune du sieur Taillefer.
— Tous les démons sont donc après moi ? s’écria Rastignac.
— Après qui donc en as-tu ? es-tu fou ? Donne-moi donc la main, dit Bianchon, que je te tâte le pouls. Tu as la fièvre.
— Va donc chez la mère Vauquer, lui dit Eugène, ce scélérat de Vautrin vient de tomber comme mort.
— Ah ! dit Bianchon, qui laissa Rastignac seul, tu me confirmes des soupçons que je veux aller vérifier.
La longue promenade de l’étudiant en droit fut solennelle. Il fit en quelque sorte le tour de sa conscience. S’il frotta, s’il s’examina, s’il hésita, du moins sa probité sortit de cette âpre et terrible discussion éprouvée comme une barre de fer qui résiste à tous les essais. Il se souvint des confidences que le père Goriot lui avait faites la veille, il se rappela l’appartement choisi pour lui près de Delphine, rue d’Artois ; il reprit sa lettre, la relut, la baisa. — Un tel amour est mon ancre de salut, se dit-il. Ce pauvre vieillard a bien souffert par le cœur. Il ne dit rien de ses chagrins, mais qui ne les devinerait pas ! Eh ! bien, j’aurai soin de lui comme d’un père, je lui donnerai mille jouissances. Si elle m’aime, elle viendra souvent chez moi passer la journée près de lui. Cette grande comtesse de Restaud est une infâme, elle ferait un portier de son père. Chère Delphine ! elle est meilleure pour le bonhomme, elle est digne d’être aimée. Ah ! ce soir je serai donc heureux ! Il tira la montre, l’admira. — Tout m’a réussi ! Quand on s’aime bien pour toujours, l’on peut s’aider, je puis recevoir cela. D’ailleurs je parviendrai, certes, et pourrai tout rendre au centuple. Il n’y a dans cette liaison ni crime, ni rien qui puisse faire froncer le sourcil à la vertu la plus sévère. Combien d’honnêtes gens contractent des unions semblables ! Nous ne trompons personne ; et ce qui nous avilit, c’est le mensonge. Mentir, n’est-ce pas abdiquer ? Elle s’est depuis long-temps séparée de son mari. D’ailleurs, je lui dirai, moi, {p. 460} à cet Alsacien, de me céder une femme qu’il lui est impossible de rendre heureuse.
Le combat de Rastignac dura long-temps. Quoique la victoire dût rester aux vertus de la jeunesse, il fut néanmoins ramené par une invincible curiosité sur les quatre heures et demie, à la nuit tombante, vers la maison Vauquer, qu’il se jurait à lui-même de quitter pour toujours. Il voulait savoir si Vautrin était mort. Après avoir eu l’idée de lui administrer un vomitif, Bianchon avait fait porter à son hôpital les matières rendues par Vautrin, afin de les analyser chimiquement. En voyant l’insistance que mit mademoiselle Michonneau à vouloir les faire jeter, ses doutes se fortifièrent. Vautrin fut d’ailleurs trop promptement rétabli pour que Bianchon ne soupçonnât pas quelque complot contre le joyeux boute-en-train de la pension. À l’heure où rentra Rastignac, Vautrin se trouvait donc debout près du poêle dans la salle à manger. Attirés plus tôt que de coutume par la nouvelle du duel de Taillefer le fils, les pensionnaires, curieux de connaître les détails de l’affaire et l’influence qu’elle avait eue sur la destinée de Victorine, étaient réunis, moins le père Goriot, et devisaient de cette aventure. Quand Eugène entra, ses yeux rencontrèrent ceux de l’imperturbable Vautrin, dont le regard pénétra si avant dans son cœur et y remua si fortement quelques cordes mauvaises, qu’il en frissonna.
— Eh ! bien, cher enfant, lui dit le forçat évadé, la Camuse aura long-temps tort avec moi. J’ai, selon ces dames, soutenu victorieusement un coup de sang qui aurait dû tuer un bœuf.
— Ah ! vous pouvez bien dire un taureau, s’écria la veuve Vauquer.
— Seriez-vous donc fâché de me voir en vie ? dit Vautrin à l’oreille de Rastignac dont il crut deviner les pensées. Ce serait d’un homme diantrement fort !
— Ah, ma foi ! dit Bianchon, mademoiselle Michonneau parlait avant-hier d’un monsieur surnommé Trompe-la-Mort ; ce nom-là vous irait bien.
Ce mot produisit sur Vautrin l’effet de la foudre : il pâlit et chancela, son regard magnétique tomba comme un rayon de soleil sur mademoiselle Michonneau, à laquelle ce jet de volonté cassa les jarrets. La vieille fille se laissa couler sur une chaise. Poiret s’avança vivement entre elle et Vautrin, comprenant qu’elle était en danger, tant la figure du forçat devint férocement significative en {p. 461} déposant le masque benin sous lequel se cachait sa vraie nature. Sans rien comprendre encore à ce drame, tous les pensionnaires restèrent ébahis. En ce moment, l’on entendit le pas de plusieurs hommes, et le bruit de quelques fusils que des soldats firent sonner sur le pavé de la rue. Au moment où Collin cherchait machinalement une issue en regardant les fenêtres et les murs, quatre hommes se montrèrent à la porte du salon. Le premier était le chef de la police de sûreté, les trois autres étaient des officiers de paix.
— Au nom de la loi et du roi, dit un des officiers dont le discours fut couvert par un murmure d’étonnement.
Bientôt le silence régna dans la salle à manger, les pensionnaires se séparèrent pour livrer passage à trois de ces hommes, qui tous avaient la main dans leur poche de côté et y tenaient un pistolet armé. Deux gendarmes qui suivaient les agents occupèrent la porte du salon, et deux autres se montrèrent à celle qui sortait par l’escalier. Le pas et les fusils de plusieurs soldats retentirent sur le pavé caillouteux qui longeait la façade. Tout espoir de fuite fut donc interdit à Trompe-la-Mort, sur qui tous les regards s’arrêtèrent irrésistiblement. Le chef alla droit à lui, commença par lui donner sur la tête une tape si violemment appliquée qu’il fit sauter la perruque et rendit à la tête de Collin toute son horreur. Accompagnées de cheveux rouge-brique et courts qui leur donnaient un épouvantable caractère de force mêlée de ruse, cette tête et cette face, en harmonie avec le buste, furent intelligemment illuminées comme si les feux de l’enfer les eussent éclairées. Chacun comprit tout Vautrin, son passé, son présent, son avenir, ses doctrines implacables, la religion de son bon plaisir, la royauté que lui donnaient le cynisme de ses pensées, de ses actes, et la force d’une organisation faite à tout. Le sang lui monta au visage, et ses yeux brillèrent comme ceux d’un chat sauvage. Il bondit sur lui-même par un mouvement empreint d’une si féroce énergie, il rugit si bien qu’il arracha des cris de terreur à tous les pensionnaires. À ce geste de lion, et s’appuyant de la clameur générale, les agents tirèrent leurs pistolets. Collin comprit son danger en voyant briller le chien de chaque arme, et donna tout à coup la preuve de la plus haute puissance humaine. Horrible et majestueux spectacle ! sa physionomie présenta un phénomène qui ne peut être comparé qu’à celui de la chaudière pleine de cette vapeur fumeuse qui soulèverait des montagnes, et que dissout en un clin d’œil une goutte d’eau froide. La goutte d’eau {p. 462} qui froidit sa rage fut une réflexion rapide comme un éclair. Il se mit à sourire et regarda sa perruque.
— Tu n’es pas dans tes jours de politesse, dit-il au chef de la police de sûreté. Et il tendit ses mains aux gendarmes en les appelant par un signe de tête. Messieurs les gendarmes, mettez-moi les menottes ou les poucettes. Je prends à témoin les personnes présentes que je ne résiste pas. Un murmure admiratif, arraché par la promptitude avec laquelle la lave et le feu sortirent et rentrèrent dans ce volcan humain, retentit dans la salle. — Ça te la coupe, monsieur l’enfonceur, reprit le forçat en regardant le célèbre directeur de la police judiciaire.
— Allons, qu’on se déshabille, lui dit l’homme de la petite rue Sainte-Anne d’un air plein de mépris.
— Pourquoi ? dit Collin, il y a des dames. Je ne nie rien, et je me rends.
Il fit une pause, et regarda l’assemblée comme un orateur qui va dire des choses surprenantes.
— Écrivez, papa Lachapelle, dit-il en s’adressant à un petit vieillard en cheveux blancs qui s’était assis au bout de la table après avoir tiré d’un portefeuille le procès-verbal de l’arrestation. Je reconnais être Jacques Collin, dit Trompe-la-Mort, condamné à vingt ans de fers ; et je viens de prouver que je n’ai pas volé mon surnom. Si j’avais seulement levé la main, dit-il aux pensionnaires, ces trois mouchards-là répandaient tout mon raisiné sur le trimar domestique de maman Vauquer. Ces drôles se mêlent de combiner des guet-apens !
Madame Vauquer se trouva mal en entendant ces mots. — Mon Dieu ! c’est à en faire une maladie ; moi qui étais hier à la Gaîté avec lui, dit-elle à Sylvie.
— De la philosophie, maman, reprit Collin. Est-ce un malheur d’être allée dans ma loge hier, à la Gaîté ? s’écria-t-il. Êtes-vous meilleure que nous ? Nous avons moins d’infamie sur l’épaule que vous n’en avez dans le cœur, membres flasques d’une société gangrenée : le meilleur d’entre vous ne me résistait pas. Ses yeux s’arrêtèrent sur Rastignac, auquel il adressa un sourire gracieux qui contrastait singulièrement avec la rude expression de sa figure. — Notre petit marché va toujours, mon ange, en cas d’acceptation, toutefois ! Vous savez ? Il chanta :
{p. 463} Ma Fanchette est charmante
Dans sa simplicité.
— Ne soyez pas embarrassé, reprit-il, je sais faire mes recouvrements. L’on me craint trop pour me flouer, moi !
Le bagne avec ses mœurs et son langage, avec ses brusques transitions du plaisant à l’horrible, son épouvantable grandeur, sa familiarité, sa bassesse, fut tout à coup représenté dans cette interpellation et par cet homme, qui ne fut plus un homme, mais le type de toute une nation dégénérée, d’un peuple sauvage et logique, brutal et souple. En un moment Collin devint un poème infernal où se peignirent tous les sentiments humains, moins un seul, celui du repentir. Son regard était celui de l’archange déchu qui veut toujours la guerre. Rastignac baissa les yeux en acceptant ce cousinage criminel comme une expiation de ses mauvaises pensées.
— Qui m’a trahi ? dit Collin en promenant son terrible regard sur l’assemblée. Et l’arrêtant sur mademoiselle Michonneau : C’est toi, lui dit-il, vieille cagnotte, tu m’as donné un faux coup de sang, curieuse ! En disant deux mots, je pourrais te faire scier le cou dans huit jours. Je te pardonne, je suis chrétien. D’ailleurs ce n’est pas toi qui m’as vendu. Mais qui ? — Ah ! ah ! vous fouillez là-haut, s’écria-t-il en entendant les officiers de la police judiciaire qui ouvraient ses armoires et s’emparaient de ses effets. Dénichés les oiseaux, envolés d’hier. Et vous ne saurez rien. Mes livres de commerce sont là, dit-il en se frappant le front. Je sais qui m’a vendu maintenant. Ce ne peut être que ce gredin de Fil-de-Soie. Pas vrai, père l’empoigneur ? dit-il au chef de police. Ça s’accorde trop bien avec le séjour de nos billets de banque là-haut. Plus rien, mes petits mouchards. Quant à Fil-de-Soie, il sera terré sous quinze jours, lors même que vous le feriez garder par toute votre gendarmerie. — Que lui avez-vous donné, à cette Michonnette ? dit-il aux gens de la police, quelque millier d’écus ? Je valais mieux que ça, Ninon cariée, Pompadour en loques, Vénus du Père-Lachaise. Si tu m’avais prévenu, tu aurais eu six mille francs. Ah ! tu ne t’en doutais pas, vieille vendeuse de chair, sans quoi j’aurais eu la préférence. Oui, je les aurais donnés pour éviter un voyage qui me contrarie et qui me fait perdre de l’argent, disait-il pendant qu’on lui mettait les menottes. Ces gens-là vont se faire un plaisir de me traîner un temps infini pour m’otolondrer. S’ils m’envoyaient tout de {p. 464} suite au bagne, je serais bientôt rendu à mes occupations, malgré nos petits badauds du quai des Orfévres. Là-bas, ils vont tous se mettre l’âme à l’envers pour faire évader leur général, ce bon Trompe-la-Mort ! Y a-t-il un de vous qui soit, comme moi, riche de plus de dix mille frères prêts à tout faire pour vous ? demanda-t-il avec fierté. Il y a du bon là, dit-il en se frappant le cœur ; je n’ai jamais trahi personne ! Tiens, cagnotte, vois-les, dit-il en s’adressant à la vieille fille. Ils me regardent avec terreur, mais toi tu leur soulèves le cœur de dégoût. Ramasse ton lot. Il fit une pause en contemplant les pensionnaires. — Êtes-vous bêtes, vous autres ! n’avez-vous jamais vu de forçat ? Un forçat de la trempe de Collin, ici présent, est un homme moins lâche que les autres, et qui proteste contre les profondes déceptions du contrat social, comme dit Jean-Jacques, dont je me glorifie d’être l’élève. Enfin, je suis seul contre le gouvernement avec son tas de tribunaux, de gendarmes, de budgets, et je les roule.
— Diantre ! dit le peintre, il est fameusement beau à dessiner.
— Dis-moi, menin de monseigneur le bourreau, gouverneur de la Veuve (nom plein de terrible poésie que les forçats donnent à la guillotine), ajouta-t-il en se tournant vers le chef de la police de sûreté, sois bon enfant, dis-moi si c’est Fil-de-Soie qui m’a vendu ! Je ne voudrais pas qu’il payât pour un autre, ce ne serait pas juste.
En ce moment les agents qui avaient tout ouvert et tout inventorié chez lui rentrèrent et parlèrent à voix basse au chef de l’expédition. Le procès-verbal était fini.
— Messieurs, dit Collin en s’adressant aux pensionnaires, ils vont m’emmener. Vous avez été tous très-aimables pour moi pendant mon séjour ici, j’en aurai de la reconnaissance. Recevez mes adieux. Vous me permettrez de vous envoyer des figues de Provence. Il fit quelques pas, et se retourna pour regarder Rastignac. Adieu, Eugène, dit-il d’une voix douce et triste qui contrastait singulièrement avec le ton brusque de ses discours. Si tu étais gêné, je t’ai laissé un ami dévoué. Malgré ses menottes, il put se mettre en garde, fit un appel de maître d’armes, cria : Une, deux ! et se fendit. En cas de malheur, adresse-toi là. Homme et argent, tu peux disposer de tout.
Ce singulier personnage mit assez de bouffonnerie dans ces dernières paroles pour qu’elles ne pussent être comprises que de {p. 465} Rastignac et de lui. Quand la maison fut évacuée par les gendarmes, par les soldats et par les agents de la police, Sylvie, qui frottait de vinaigre les tempes de sa maîtresse, regarda les pensionnaires étonnés.
— Eh ! bien, dit-elle, c’était un bon homme tout de même.
Cette phrase rompit le charme que produisaient sur chacun l’affluence et la diversité des sentiments excités par cette scène. En ce moment, les pensionnaires, après s’être examinés entre eux, virent tous à la fois mademoiselle Michonneau grêle, sèche et froide autant qu’une momie, tapie près du poêle, les yeux baissés, comme si elle eût craint que l’ombre de son abat-jour ne fût pas assez forte pour cacher l’expression de ses regards. Cette figure, qui leur était antipathique depuis si long-temps, fut tout à coup expliquée. Un murmure, qui, par sa parfaite unité de son, trahissait un dégoût unanime, retentit sourdement. Mademoiselle Michonneau l’entendit et resta. Bianchon, le premier, se pencha vers son voisin.
— Je décampe si cette fille doit continuer à dîner avec nous, dit-il à demi-voix.
En un clin d’œil chacun, moins Poiret, approuva la proposition de l’étudiant en médecine, qui, fort de l’adhésion générale, s’avança vers le vieux pensionnaire.
— Vous qui êtes lié particulièrement avec mademoiselle Michonneau, lui dit-il, parlez-lui, faites-lui comprendre qu’elle doit s’en aller à l’instant même.
— À l’instant même ? répéta Poiret étonné.
Puis il vint auprès de la vieille, et lui dit quelques mots à l’oreille.
— Mais mon terme est payé, je suis ici pour mon argent comme tout le monde, dit-elle en lançant un regard de vipère sur les pensionnaires.
— Qu’à cela ne tienne, nous nous cotiserons pour vous le rendre, dit Rastignac.
— Monsieur soutient Collin, répondit-elle en jetant sur l’étudiant un regard venimeux et interrogateur, il n’est pas difficile de savoir pourquoi.
À ce mot, Eugène bondit comme pour se ruer sur la vieille fille et l’étrangler. Ce regard, dont il comprit les perfidies, venait de jeter une horrible lumière dans son âme.
{p. 466} — Laissez-la donc, s’écrièrent les pensionnaires.
Rastignac se croisa les bras et resta muet.
— Finissons-en avec mademoiselle Judas, dit le peintre en s’adressant à madame Vauquer. Madame, si vous ne mettez pas à la porte la Michonneau, nous quittons tous votre baraque, et nous dirons partout qu’il ne s’y trouve que des espions et des forçats. Dans le cas contraire, nous nous tairons tous sur cet événement, qui, au bout du compte, pourrait arriver dans les meilleures sociétés, jusqu’à ce qu’on marque les galériens au front, et qu’on leur défende de se déguiser en bourgeois de Paris et de se faire aussi bêtement farceurs qu’ils le sont tous.
À ce discours, madame Vauquer retrouva miraculeusement la santé, se redressa, se croisa les bras, ouvrit ses yeux clairs et sans apparence de larmes.
— Mais, mon cher monsieur, vous voulez donc la ruine de ma maison ? Voilà monsieur Vautrin… Oh ! mon Dieu, se dit-elle en s’interrompant elle-même, je ne puis pas m’empêcher de l’appeler par son nom d’honnête homme ! Voilà, reprit-elle, un appartement vide, et vous voulez que j’en aie deux de plus à louer dans une saison où tout le monde est casé.
— Messieurs, prenons nos chapeaux, et allons dîner place Sorbonne, chez Flicoteaux, dit Bianchon.
Madame Vauquer calcula d’un seul coup d’œil le parti le plus avantageux, et roula jusqu’à mademoiselle Michonneau.
— Allons, ma chère petite belle, vous ne voulez pas la mort de mon établissement, hein ? Vous voyez à quelle extrémité me réduisent ces messieurs ; remontez dans votre chambre pour ce soir.
— Du tout, du tout, crièrent les pensionnaires, nous voulons qu’elle sorte à l’instant.
— Mais elle n’a pas dîné, cette pauvre demoiselle, dit Poiret d’un ton piteux.
— Elle ira dîner où elle voudra, crièrent plusieurs voix.
— À la porte, la moucharde !
— À la porte, les mouchards !
— Messieurs, s’écria Poiret, qui s’éleva tout à coup à la hauteur du courage que l’amour prête aux béliers, respectez une personne du sexe.
— Les mouchards ne sont d’aucun sexe, dit le peintre.
— Fameux sexorama !
{p. 467} — À la portorama !
— Messieurs, ceci est indécent. Quand on renvoie les gens, on doit y mettre des formes. Nous avons payé, nous restons, dit Poiret en se couvrant de sa casquette et se plaçant sur une chaise à côté de mademoiselle Michonneau, que prêchait madame Vauquer.
— Méchant, lui dit le peintre d’un air comique, petit méchant, va !
— Allons, si vous ne vous en allez pas, nous nous en allons, nous autres, dit Bianchon.
Et les pensionnaires firent en masse un mouvement vers le salon.
— Mademoiselle, que voulez-vous donc ? s’écria madame Vauquer, je suis ruinée. Vous ne pouvez pas rester, ils vont en venir à des actes de violence.
Mademoiselle Michonneau se leva.
— Elle s’en ira ! — Elle ne s’en ira pas ! — Elle s’en ira ! — Elle ne s’en ira pas ! Ces mots dits alternativement, et l’hostilité des propos qui commençaient à se tenir sur elle, contraignirent mademoiselle Michonneau à partir, après quelques stipulations faites à voix basse avec l’hôtesse.
— Je vais chez madame Buneaud, dit-elle d’un air menaçant.
— Allez où vous voudrez, mademoiselle, dit madame Vauquer, qui vit une cruelle injure dans le choix qu’elle faisait d’une maison avec laquelle elle rivalisait, et qui lui était conséquemment odieuse. Allez chez la Buneaud, vous aurez du vin à faire danser les chèvres, et des plats achetés chez les regrattiers.
Les pensionnaires se mirent sur deux files dans le plus grand silence. Poiret regarda si tendrement mademoiselle Michonneau, il se montra si naïvement indécis, sans savoir s’il devait la suivre ou rester, que les pensionnaires, heureux du départ de mademoiselle Michonneau, se mirent à rire en se regardant.
— Xi, xi, xi, Poiret, lui cria le peintre. Allons, houpe là, haoup !
L’employé au Muséum se mit à chanter comiquement ce début d’une romance connue :
Partant pour la Syrie,
Le jeune et beau Dunois…
{p. 468} — Allez donc, vous en mourez d’envie, trahit sua quemque voluptas, dit Bianchon.
— Chacun suit sa particulière, traduction libre de Virgile, dit le répétiteur.
Mademoiselle Michonneau ayant fait le geste de prendre le bras de Poiret en le regardant, il ne put résister à cet appel, et vint donner son appui à la vieille. Des applaudissements éclatèrent, et il y eut une explosion de rires. — Bravo, Poiret ! — Ce vieux Poiret ! — Apollon-Poiret. — Mars-Poiret. — Courageux Poiret !
En ce moment, un commissionnaire entra, remit une lettre à madame Vauquer qui se laissa couler sur sa chaise, après l’avoir lue.
— Mais il n’y a plus qu’à brûler ma maison, le tonnerre y tombe. Le fils Taillefer est mort à trois heures. Je suis bien punie d’avoir souhaité du bien à ces dames au détriment de ce pauvre jeune homme. Madame Couture et Victorine me redemandent leurs effets, et vont demeurer chez son père. Monsieur Taillefer permet à sa fille de garder la veuve Couture comme demoiselle de compagnie. Quatre appartements vacants, cinq pensionnaires de moins ! Elle s’assit et parut près de pleurer. Le malheur est entré chez moi, s’écria-t-elle.
Le roulement d’une voiture qui s’arrêtait retentit tout à coup dans la rue.
— Encore quelque chape-chute, dit Sylvie.
Goriot montra soudain une physionomie brillante et colorée de bonheur, qui pouvait faire croire à sa régénération.
— Goriot en fiacre, dirent les pensionnaires, la fin du monde arrive.
Le bonhomme alla droit à Eugène, qui restait pensif dans un coin, et le prit par le bras : — Venez, lui dit-il d’un air joyeux.
— Vous ne savez donc pas ce qui se passe ? lui dit Eugène. Vautrin était un forçat que l’on vient d’arrêter, et le fils Taillefer est mort.
— Eh ! bien, qu’est-ce que ça nous fait ? répondit le père Goriot. Je dîne avec ma fille, chez vous, entendez-vous ? Elle vous attend, venez !
Il tira si violemment Rastignac par le bras, qu’il le fit marcher de force, et parut l’enlever comme si c’eût été sa maîtresse.
— Dînons, cria le peintre.
{p. 469} En ce moment chacun prit sa chaise et s’attabla.
— Par exemple, dit la grosse Sylvie, tout est malheur aujourd’hui, mon haricot de mouton s’est attaché. Bah ! vous le mangerez brûlé, tant pire !
Madame Vauquer n’eut pas le courage de dire un mot en ne voyant que dix personnes au lieu de dix-huit autour de sa table ; mais chacun tenta de la consoler et de l’égayer. Si d’abord les externes s’entretinrent de Vautrin et des événements de la journée, ils obéirent bientôt à l’allure serpentine de leur conversation, et se mirent à parler des duels, du bagne, de la justice, des lois à refaire, des prisons. Puis ils se trouvèrent à mille lieues de Jacques Collin, de Victorine et de son frère. Quoiqu’ils ne fussent que dix, ils crièrent comme vingt, et semblaient être plus nombreux qu’à l’ordinaire ; ce fut toute la différence qu’il y eut entre ce dîner et celui de la veille. L’insouciance habituelle de ce monde égoïste qui, le lendemain, devait avoir dans les événements quotidiens de Paris une autre proie à dévorer, reprit le dessus, et madame Vauquer elle-même se laissa calmer par l’espérance, qui emprunta la voix de la grosse Sylvie.
Cette journée devait être jusqu’au soir une fantasmagorie pour Eugène, qui, malgré la force de son caractère et la bonté de sa tête, ne savait comment classer ses idées, quand il se trouva dans le fiacre à côté du père Goriot dont les discours trahissaient une joie inaccoutumée, et retentissaient à son oreille, après tant d’émotions, comme les paroles que nous entendons en rêve.
— C’est fini de ce matin. Nous dînons tous les trois ensemble, ensemble ! comprenez-vous ? Voici quatre ans que je n’ai dîné avec ma Delphine, ma petite Delphine. Je vais l’avoir à moi pendant toute une soirée. Nous sommes chez vous depuis ce matin. J’ai travaillé comme un manœuvre, habit bas. J’aidais à porter les meubles. Ah ! ah ! vous ne savez pas comme elle est gentille à table, elle s’occupera de moi : « Tenez, papa, mangez donc de cela, c’est bon. » Et alors je ne peux pas manger. Oh ! y a-t-il long-temps que je n’ai été tranquille avec elle comme nous allons l’être !
— Mais, lui dit Eugène, aujourd’hui le monde est donc renversé ?
— Renversé ? dit le père Goriot. Mais à aucune époque le monde n’a si bien été. Je ne vois que des figures gaies dans les rues, des gens qui se donnent des poignées de main, et qui s’embrassent ; des gens heureux comme s’ils allaient tous dîner chez leurs filles, y {p. 470} gobichonner un bon petit dîner qu’elle a commandé devant moi au chef du café des Anglais. Mais, bah ! près d’elle le chicotin serait doux comme miel.
— Je crois revenir à la vie, dit Eugène.
— Mais marchez donc, cocher, cria le père Goriot en ouvrant la glace de devant. Allez donc plus vite, je vous donnerai cent sous pour boire si vous me menez en dix minutes là où vous savez. En entendant cette promesse, le cocher traversa Paris avec la rapidité de l’éclair.
— Il ne va pas, ce cocher, disait le père Goriot.
— Mais où me conduisez-vous donc, lui demanda Rastignac.
— Chez vous, dit le père Goriot.
La voiture s’arrêta rue d’Artois. Le bonhomme descendit le premier et jeta dix francs au cocher, avec la prodigalité d’un homme veuf qui, dans le paroxysme de son plaisir, ne prend garde à rien.
— Allons, montons, dit-il à Rastignac en lui faisant traverser une cour et le conduisant à la porte d’un appartement situé au troisième étage, sur le derrière d’une maison neuve et de belle apparence. Le père Goriot n’eut pas besoin de sonner. Thérèse, la femme de chambre de madame de Nucingen, leur ouvrit la porte. Eugène se vit dans un délicieux appartement de garçon, composé d’une antichambre, d’un petit salon, d’une chambre à coucher et d’un cabinet ayant vue sur un jardin. Dans le petit salon, dont l’ameublement et le décor pouvaient soutenir la comparaison avec ce qu’il y avait de plus joli, de plus gracieux, il aperçut, à la lumière des bougies, Delphine, qui se leva d’une causeuse, au coin du feu, mit son écran sur la cheminée, et lui dit avec une intonation de voix chargée de tendresse : — Il a donc fallu vous aller chercher, monsieur qui ne comprenez rien.
Thérèse sortit. L’étudiant prit Delphine dans ses bras, la serra vivement et pleura de joie. Ce dernier contraste entre ce qu’il voyait et ce qu’il venait de voir, dans un jour où tant d’irritations avaient fatigué son cœur et sa tête, détermina chez Rastignac un accès de sensibilité nerveuse.
— Je savais bien, moi, qu’il t’aimait, dit tout bas le père Goriot à sa fille pendant qu’Eugène abattu gisait sur la causeuse sans pouvoir prononcer une parole ni se rendre compte encore de la manière dont ce dernier coup de baguette avait été frappé.
— Mais venez donc voir, lui dit madame de Nucingen en le {p. 471} prenant par la main et l’emmenant dans une chambre dont les tapis, les meubles et les moindres détails lui rappelèrent, en de plus petites proportions, celle de Delphine.
— Il y manque un lit, dit Rastignac.
— Oui, monsieur, dit-elle en rougissant et lui serrant la main.
Eugène la regarda, et comprit, jeune encore, tout ce qu’il y avait de pudeur vraie dans un cœur de femme aimante.
— Vous êtes une de ces créatures que l’on doit adorer toujours, lui dit-elle à l’oreille. Oui, j’ose vous le dire, puisque nous nous comprenons si bien : plus vif et sincère est l’amour, plus il doit être voilé, mystérieux. Ne donnons notre secret à personne.
— Oh ! je ne serai pas quelqu’un, moi, dit le père Goriot en grognant.
— Vous savez bien que vous êtes nous, vous…
— Ah ! voilà ce que je voulais. Vous ne ferez pas attention à moi, n’est-ce pas ? J’irai, je viendrai comme un bon esprit qui est partout, et qu’on sait être là sans le voir. Eh ! bien, Delphinette, Ninette, Dedel ! n’ai-je pas eu raison de te dire : « Il y a un joli appartement rue d’Artois, meublons-le pour lui ! » Tu ne voulais pas. Ah ! c’est moi qui suis l’auteur de ta joie, comme je suis l’auteur de tes jours. Les pères doivent toujours donner pour être heureux. Donner toujours, c’est ce qui fait qu’on est père.
— Comment ? dit Eugène.
— Oui, elle ne voulait pas, elle avait peur qu’on ne dît des bêtises, comme si le monde valait le bonheur ! Mais toutes les femmes rêvent de faire ce qu’elle fait…
Le père Goriot parlait tout seul, madame de Nucingen avait emmené Rastignac dans le cabinet où le bruit d’un baiser retentit, quelque légèrement qu’il fût pris. Cette pièce était en rapport avec l’élégance de l’appartement, dans lequel d’ailleurs rien ne manquait.
— A-t-on bien deviné vos vœux ? dit-elle en revenant dans le salon pour se mettre à table.
— Oui, dit-il, trop bien. Hélas ! ce luxe si complet, ces beaux rêves réalisés, toutes les poésies d’une vie jeune, élégante, je les sens trop pour ne pas les mériter ; mais je ne puis les accepter de vous, et je suis trop pauvre encore pour…
— Ah ! ah ! vous me résistez déjà, dit-elle d’un petit air {p. 472} d’autorité railleuse en faisant une de ces jolies moues que font les femmes quand elles veulent se moquer de quelque scrupule pour le mieux dissiper.
Eugène s’était trop solennellement interrogé pendant cette journée, et l’arrestation de Vautrin, en lui montrant la profondeur de l’abîme dans lequel il avait failli rouler, venait de trop bien corroborer ses sentiments nobles et sa délicatesse pour qu’il cédât à cette caressante réfutation de ses idées généreuses. Une profonde tristesse s’empara de lui.
— Comment ! dit madame de Nucingen, vous refuseriez ? Savez-vous ce que signifie un refus semblable ? Vous doutez de l’avenir, vous n’osez pas vous lier à moi. Vous avez donc peur de trahir mon affection ? Si vous m’aimez, si je… vous aime, pourquoi reculez-vous devant d’aussi minces obligations ? Si vous connaissiez le plaisir que j’ai eu à m’occuper de tout ce ménage de garçon, vous n’hésiteriez pas, et vous me demanderiez pardon. J’avais de l’argent à vous, je l’ai bien employé, voilà tout. Vous croyez être grand, et vous êtes petit. Vous demandez bien plus… (Ah ! dit-elle en saisissant un regard de passion chez Eugène) et vous faites des façons pour des niaiseries. Si vous ne m’aimez point, oh ! oui, n’acceptez pas. Mon sort est dans un mot. Parlez ? Mais, mon père, dites-lui donc quelques bonnes raisons, ajouta-t-elle en se tournant vers son père après une pause. Croit-il que je ne sois pas moins chatouilleuse que lui sur notre honneur ?
Le père Goriot avait le sourire fixe d’un thériaki en voyant, en écoutant cette jolie querelle.
— Enfant ! vous êtes à l’entrée de la vie, reprit-elle en saisissant la main d’Eugène, vous trouvez une barrière insurmontable pour beaucoup de gens, une main de femme vous l’ouvre, et vous reculez ! Mais vous réussirez, vous ferez une brillante fortune, le succès est écrit sur votre beau front. Ne pourrez-vous pas alors me rendre ce que je vous prête aujourd’hui ? Autrefois les dames ne donnaient-elles pas à leurs chevaliers des armures, des épées, des casques, des cottes de mailles, des chevaux, afin qu’ils pussent aller combattre en leur nom dans les tournois ? Eh ! bien, Eugène, les choses que je vous offre sont les armes de l’époque, des outils nécessaires à qui veut être quelque chose. Il est joli, le grenier où vous êtes, s’il ressemble à la chambre de papa. Voyons, nous ne dînerons donc pas ? Voulez-vous m’attrister ? Répondez donc ? {p. 473} dit-elle en lui secouant la main. Mon Dieu, papa, décide-le donc, ou je sors et ne le revois jamais.
— Je vais vous décider, dit le père Goriot en sortant de son extase. Mon cher monsieur Eugène, vous allez emprunter de l’argent à des juifs, n’est-ce pas ?
— Il le faut bien, dit-il.
— Bon, je vous tiens, reprit le bonhomme en tirant un mauvais portefeuille en cuir tout usé. Je me suis fait juif, j’ai payé toutes les factures, les voici. Vous ne devez pas un centime pour tout ce qui se trouve ici. Ça ne fait pas une grosse somme, tout au plus cinq mille francs. Je vous les prête, moi ! Vous ne me refuserez pas, je ne suis pas une femme. Vous m’en ferez une reconnaissance sur un chiffon de papier, et vous me les rendrez plus tard.
Quelques pleurs roulèrent à la fois dans les yeux d’Eugène et de Delphine, qui se regardèrent avec surprise. Rastignac tendit la main au bonhomme et la lui serra.
— Eh ! bien, quoi ! n’êtes-vous pas mes enfants ? dit Goriot.
— Mais, mon pauvre père, dit madame de Nucingen, comment avez-vous donc fait ?
— Ah ! nous y voilà, répondit-il. Quand je t’ai eu décidée à le mettre près de toi, que je t’ai vue achetant des choses comme pour une mariée, je me suis dit : « Elle va se trouver dans l’embarras ! L’avoué prétend que le procès à intenter à ton mari, pour lui faire rendre ta fortune, durera plus de six mois. Bon. J’ai vendu mes treize cent cinquante livres de rente perpétuelle ; je me suis fait, avec quinze mille francs, douze cents francs de rentes viagères bien hypothéquées, et j’ai payé vos marchands avec le reste du capital, mes enfants. Moi, j’ai là-haut une chambre de cinquante écus par an, je peux vivre comme un prince avec quarante sous par jour, et j’aurai encore du reste. Je n’use rien, il ne me faut presque pas d’habits. Voilà quinze jours que je ris dans ma barbe en me disant : « Vont-ils être heureux ! » Eh ! bien, n’êtes-vous pas heureux ?
— Oh ! papa, papa ! dit madame de Nucingen en sautant sur son père qui la reçut sur ses genoux. Elle le couvrit de baisers, lui caressa les joues avec ses cheveux blonds, et versa des pleurs sur ce vieux visage épanoui, brillant. — Cher père, vous êtes un père ! Non, il n’existe pas deux pères comme vous sous le ciel. Eugène vous aimait bien déjà, que sera-ce maintenant !
{p. 474} — Mais, mes enfants, dit le père Goriot qui depuis dix ans n’avait pas senti le cœur de sa fille battre sur le sien, mais, Delphinette, tu veux donc me faire mourir de joie ! Mon pauvre cœur se brise. Allez, monsieur Eugène, nous sommes déjà quittes ! Et le vieillard serrait sa fille par une étreinte si sauvage, si délirante qu’elle dit : — Ah ! tu me fais mal. — Je t’ai fait mal ! dit-il en pâlissant. Il la regarda d’un air surhumain de douleur. Pour bien peindre la physionomie de ce Christ de la Paternité, il faudrait aller chercher des comparaisons dans les images que les princes de la palette ont inventées pour peindre la passion soufferte au bénéfice des mondes par le Sauveur des hommes. Le père Goriot baisa bien doucement la ceinture que ses doigts avaient trop pressée. — Non, non, je ne t’ai pas fait mal ; reprit-il en la questionnant par un sourire ; c’est toi qui m’as fait mal avec ton cri. Ça coûte plus cher, dit-il à l’oreille de sa fille en la lui baisant avec précaution, mais faut l’attraper, sans quoi il se fâcherait.
Eugène était pétrifié par l’inépuisable dévouement de cet homme, et le contemplait en exprimant cette naïve admiration qui, au jeune âge, est de la foi.
— Je serai digne de tout cela, s’écria-t-il.
— Ô mon Eugène, c’est beau ce que vous venez de dire-là. Et madame de Nucingen baisa l’étudiant au front.
— Il a refusé pour toi mademoiselle Taillefer et ses millions, dit le père Goriot. Oui, elle vous aimait, la petite ; et, son frère mort, la voilà riche comme Crésus.
— Oh ! pourquoi le dire ? s’écria Rastignac.
— Eugène, lui dit Delphine à l’oreille, maintenant j’ai un regret pour ce soir. Ah ! je vous aimerai bien, moi ! et toujours.
— Voilà la plus belle journée que j’aie eue depuis vos mariages, s’écria le père Goriot. Le bon Dieu peut me faire souffrir tant qu’il lui plaira, pourvu que ce ne soit pas par vous, je me dirai : En février de cette année, j’ai été pendant un moment plus heureux que les hommes ne peuvent l’être pendant toute leur vie. Regarde-moi, Fifine ! dit-il à sa fille. Elle est bien belle, n’est-ce pas ? Dites-moi donc, avez-vous rencontré beaucoup de femmes qui aient ses jolies couleurs et sa petite fossette ? Non, pas vrai ? Eh ! bien, c’est moi qui ait fait cet amour de femme. Désormais, en se trouvant heureuse par vous, elle deviendra mille fois mieux. Je puis aller en enfer, mon voisin, dit-il, s’il vous faut ma part de {p. 475} paradis, je vous la donne. Mangeons, mangeons, reprit-il en ne sachant plus ce qu’il disait, tout est à nous.
— Ce pauvre père !
— Si tu savais, mon enfant, dit-il en se levant et allant à elle, lui prenant la tête et la baisant au milieu de ses nattes de cheveux, combien tu peux me rendre heureux à bon marché ! viens me voir quelquefois, je serai là-haut, tu n’auras qu’un pas à faire. Promets-le-moi, dis !
— Oui, cher père.
— Dis encore.
— Oui, mon bon père.
— Tais-toi, je te le ferais dire cent fois si je m’écoutais. Dînons.
La soirée tout entière fut employée en enfantillages, et le père Goriot ne se montra pas le moins fou des trois. Il se couchait aux pieds de sa fille pour les baiser ; il la regardait long-temps dans les yeux ; il frottait sa tête contre sa robe ; enfin il faisait des folies comme en aurait fait l’amant le plus jeune et le plus tendre.
— Voyez-vous ? dit Delphine à Eugène, quand mon père est avec nous, il faut être tout à lui. Ce sera pourtant bien gênant quelquefois.
Eugène, qui s’était senti déjà plusieurs fois des mouvements de jalousie, ne pouvait pas blâmer ce mot, qui renfermait le principe de toutes les ingratitudes.
— Et quand l’appartement sera-t-il fini ? dit Eugène en regardant autour de la chambre. Il faudra donc nous quitter ce soir ?
— Oui, mais demain vous viendrez dîner avec moi, dit-elle d’un air fin. Demain est un jour d’Italiens.
— J’irai au parterre, moi, dit le père Goriot.
Il était minuit. La voiture de madame de Nucingen attendait. Le père Goriot et l’étudiant retournèrent à la Maison-Vauquer en s’entretenant de Delphine avec un croissant enthousiasme qui produisit un curieux combat d’expressions entre ces deux violentes passions. Eugène ne pouvait pas se dissimuler que l’amour du père, qu’aucun intérêt personnel n’entachait, écrasait le sien par sa persistance et par son étendue. L’idole était toujours pure et belle pour le père, et son adoration s’accroissait de tout le passé comme de l’avenir. Ils trouvèrent madame Vauquer seule au coin de son poêle, entre Sylvie et Christophe. La vieille hôtesse était là {p. 476} comme Marius sur les ruines de Carthage. Elle attendait les deux seuls pensionnaires qui lui restassent, en se désolant avec Sylvie. Quoique lord Byron ait prêté d’assez belles lamentations au Tasse, elles sont bien loin de la profonde vérité de celles qui échappaient à madame Vauquer.
— Il n’y aura donc que trois tasses de café à faire demain matin, Sylvie. Hein ! ma maison déserte, n’est-ce pas à fendre le cœur ? Qu’est-ce que la vie sans mes pensionnaires ? Rien du tout. Voilà ma maison démeublée de ses hommes. La vie est dans les meubles. Qu’ai-je fait au ciel pour m’être attiré tous ces désastres ? Nos provisions de haricots et de pommes de terre sont faites pour vingt personnes. La police chez moi ! Nous allons donc ne manger que des pommes de terre ! Je renverrai donc Christophe !
Le Savoyard, qui dormait, se réveilla soudain et dit : — Madame ?
— Pauvre garçon ! c’est comme un dogue, dit Sylvie.
— Une saison morte, chacun s’est casé. D’où me tombera-t-il des pensionnaires ? J’en perdrai la tête. Et cette sibylle de Michonneau qui m’enlève Poiret ! Qu’est-ce qu’elle lui faisait donc pour s’être attaché cet homme-là, qui la suit comme un toutou ?
— Ah ! dame ! fit Sylvie en hochant la tête, ces vieilles filles, ça connaît les rubriques.
— Ce pauvre monsieur Vautrin dont ils ont fait un forçat, reprit la veuve, eh ! bien, Sylvie, c’est plus fort que moi, je ne le crois pas encore. Un homme gai comme ça, qui prenait du gloria pour quinze francs par mois, et qui payait rubis sur l’ongle !
— Et qui était généreux ! dit Christophe.
— Il y a erreur, dit Sylvie.
— Mais, non, il a avoué lui-même, reprit madame Vauquer. Et dire que toutes ces choses-là sont arrivées chez moi, dans un quartier où il ne passe pas un chat ! Foi d’honnête femme, je rêve. Car, vois-tu, nous avons vu Louis XVI avoir son accident, nous avons vu tomber l’empereur, nous l’avons vu revenir et retomber, tout cela c’était dans l’ordre des choses possibles ; tandis qu’il n’y a point de chances contre des pensions bourgeoises : on peut se passer de roi, mais il faut toujours qu’on mange ; et quand une honnête femme, née de Conflans, donne à dîner avec toutes bonnes choses, mais à moins que la fin du monde n’arrive… Mais, c’est ça, c’est la fin du monde.
{p. 477} — Et penser que mademoiselle Michonneau, qui vous fait tout ce tort, va recevoir, à ce qu’on dit, mille écus de rente, s’écria Sylvie.
— Ne m’en parle pas, ce n’est qu’une scélérate ! dit madame Vauquer. Et elle va chez la Buneaud, par-dessus le marché ! Mais elle est capable de tout, elle a dû faire des horreurs, elle a tué, volé dans son temps. Elle devait aller au bagne à la place de ce pauvre cher homme…
En ce moment Eugène et le père Goriot sonnèrent.
— Ah ! voilà mes deux fidèles, dit la veuve en soupirant.
Les deux fidèles, qui n’avaient qu’un fort léger souvenir des désastres de la pension bourgeoise, annoncèrent sans cérémonie à leur hôtesse qu’ils allaient demeurer à la Chaussée-d’Antin.
— Ah, Sylvie ! dit la veuve, voilà mon dernier atout. Vous m’avez donné le coup de la mort, messieurs ! ça m’a frappée dans l’estomac. J’ai une barre là. Voilà une journée qui me met dix ans de plus sur la tête. Je deviendrai folle, ma parole d’honneur ! Que faire des haricots ? Ah ! bien, si je suis seule ici, tu t’en iras demain, Christophe. Adieu, messieurs, bonne nuit.
— Qu’a-t-elle donc ? demanda Eugène à Sylvie.
— Dame ! voilà tout le monde parti par suite des affaires. Ça lui a troublé la tête. Allons, je l’entends qui pleure. Ça lui fera du bien de chigner. Voilà la première fois qu’elle se vide les yeux depuis que je suis à son service.
Le lendemain, madame Vauquer s’était, suivant son expression, raisonnée. Si elle parut affligée comme une femme qui avait perdu tous ses pensionnaires, et dont la vie était bouleversée, elle avait toute sa tête, et montra ce qu’était la vraie douleur, une douleur profonde, la douleur causée par l’intérêt froissé, par les habitudes rompues. Certes, le regard qu’un amant jette sur les lieux habités par sa maîtresse, en les quittant, n’est pas plus triste que ne le fut celui de madame Vauquer sur sa table vide. Eugène la consola en lui disant que Bianchon, dont l’internat finissait dans quelques jours, viendrait sans doute le remplacer ; que l’employé du Muséum avait souvent manifesté le désir d’avoir l’appartement de madame Couture, et que dans peu de jours elle aurait remonté son personnel.
— Dieu vous entende, mon cher monsieur ! mais le malheur est ici. Avant dix jours, la mort y viendra, vous verrez, lui dit-elle en {p. 478} jetant un regard lugubre sur la salle à manger. Qui prendra-t-elle ?
— Il fait bon déménager, dit tout bas Eugène au père Goriot.
— Madame, dit Sylvie en accourant effarée, voici trois jours que je n’ai vu Mistigris.
— Ah ! bien, si mon chat est mort, s’il nous a quittés, je…
La pauvre veuve n’acheva pas, elle joignit les mains et se renversa sur le dos de son fauteuil accablée par ce terrible pronostic.
Vers midi, heure à laquelle les facteurs arrivaient dans le quartier du Panthéon, Eugène reçut une lettre élégamment enveloppée, cachetée aux armes de Beauséant. Elle contenait une invitation adressée à monsieur et à madame de Nucingen pour le grand bal annoncé depuis un mois, et qui devait avoir lieu chez la vicomtesse. À cette invitation était joint un petit mot pour Eugène :
J’ai pensé, monsieur, que vous vous chargeriez avec plaisir d’être l’interprète de mes sentiments auprès de madame de Nucingen ; je vous envoie l’invitation que vous m’avez demandée, et serai charmée de faire la connaissance de la sœur de madame de Restaud. Amenez-moi donc cette jolie personne, et faites en sorte qu’elle ne prenne pas toute votre affection, vous m’en devez beaucoup en retour de celle que je vous porte.
Vicomtesse DE BEAUSÉANT.
— Mais, se dit Eugène en relisant ce billet, madame de Beauséant me dit assez clairement qu’elle ne veut pas du baron de Nucingen. Il alla promptement chez Delphine, heureux d’avoir à lui procurer une joie dont il recevrait sans doute le prix. Madame de Nucingen était au bain. Rastignac attendit dans le boudoir, en butte aux impatiences naturelles à un24 jeune homme ardent et pressé de prendre possession d’une maîtresse, l’objet de deux ans de désirs. C’est des émotions qui ne se rencontrent pas deux fois dans la vie des jeunes gens. La première femme réellement femme à laquelle s’attache un homme, c’est-à-dire celle qui se présente à lui dans la splendeur des accompagnements que veut la société parisienne, celle-là n’a jamais de rivale. L’amour à Paris ne ressemble en rien aux autres amours. Ni les hommes ni les femmes n’y sont dupes des montres pavoisées de lieux communs que chacun étale par décence sur ses affections soi-disant désintéressées. En ce pays, une femme ne doit pas satisfaire seulement le cœur et les sens, elle sait parfaitement qu’elle a de plus grandes obligations à {p. 479} remplir envers les mille vanités dont se compose la vie. Là surtout l’amour est essentiellement vantard, effronté, gaspilleur, charlatan et fastueux. Si toutes les femmes de la cour de Louis XIV ont envié à mademoiselle de La Vallière l’entraînement de passion qui fit oublier à ce grand prince que ses manchettes coûtaient chacune mille écus quand il les déchira pour faciliter au duc de Vermandois son entrée sur la scène du monde, que peut-on demander au reste de l’humanité ? Soyez jeunes, riches et titrés, soyez mieux encore si vous pouvez ; plus vous apporterez de grains d’encens à brûler devant l’idole, plus elle vous sera favorable, si toutefois vous avez une idole. L’amour est une religion, et son culte doit coûter plus cher que celui de toutes les autres religions ; il passe promptement, et passe en gamin qui tient à marquer son passage par des dévastations. Le luxe du sentiment est la poésie des greniers ; sans cette richesse, qu’y deviendrait l’amour ? S’il est des exceptions à ces lois draconiennes du code parisien, elles se rencontrent dans la solitude, chez les âmes qui ne se sont point laissé entraîner par les doctrines sociales, qui vivent près de quelque source aux eaux claires, fugitives mais incessantes ; qui, fidèles à leurs ombrages verts, heureuses d’écouter le langage de l’infini, écrit pour elles en toute chose et qu’elles retrouvent en elles-mêmes, attendent patiemment leurs ailes en plaignant ceux de la terre. Mais Rastignac, semblable à la plupart des jeunes gens, qui, par avance, ont goûté les grandeurs, voulait se présenter tout armé dans la lice du monde ; il en avait épousé la fièvre, et se sentait peut-être la force de le dominer, mais sans connaître ni les moyens ni le but de cette ambition. À défaut d’un amour pur et sacré, qui remplit la vie, cette soif du pouvoir peut devenir une belle chose ; il suffit de dépouiller tout intérêt personnel et de se proposer la grandeur d’un pays pour objet. Mais l’étudiant n’était pas encore arrivé au point d’où l’homme peut contempler le cours de la vie et la juger. Jusqu’alors il n’avait même pas complétement secoué le charme des fraîches et suaves idées qui enveloppent comme d’un feuillage la jeunesse des enfants élevés en province. Il avait continuellement hésité à franchir le Rubicon parisien. Malgré ses ardentes curiosités, il avait toujours conservé quelques arrière-pensées de la vie heureuse que mène le vrai gentilhomme dans25 son château. Néanmoins ses derniers scrupules avaient disparu la veille, quand il s’était vu dans son appartement. En jouissant des avantages matériels de la {p. 480} fortune, comme il jouissait depuis long-temps des avantages moraux que donne la naissance, il avait dépouillé sa peau d’homme de province, et s’était doucement établi dans une position d’où il découvrait un bel avenir. Aussi, en attendant Delphine, mollement assis dans ce joli boudoir qui devenait un peu le sien, se voyait-il si loin du Rastignac venu l’année dernière à Paris, qu’en le lorgnant par un effet d’optique morale, il se demandait s’il se ressemblait en ce moment à lui-même.
— Madame est dans sa chambre, vint lui dire Thérèse qui le fit tressaillir.
Il trouva Delphine étendue sur sa causeuse, au coin du feu, fraîche, reposée. À la voir ainsi étalée sur des flots de mousseline, il était impossible de ne pas la comparer à ces belles plantes de l’Inde dont le fruit vient dans la fleur.
— Eh ! bien, nous voilà, dit-elle avec émotion.
— Devinez ce que je vous apporte, dit Eugène en s’asseyant près d’elle et lui prenant le bras pour lui baiser la main.
Madame de Nucingen fit un mouvement de joie en lisant l’invitation. Elle tourna sur Eugène ses yeux mouillés, et lui jeta ses bras au cou pour l’attirer à elle dans un délire de satisfaction vaniteuse.
— Et c’est vous (toi, lui dit-elle à l’oreille ; mais Thérèse est dans mon cabinet de toilette, soyons prudents !), vous à qui je dois ce bonheur ? Oui, j’ose appeler cela un bonheur. Obtenu par vous, n’est-ce pas plus qu’un triomphe d’amour-propre ? Personne ne m’a voulu présenter dans ce monde. Vous me trouverez peut-être en ce moment petite, frivole, légère comme une Parisienne ; mais pensez, mon ami, que je suis prête à tout vous sacrifier, et que, si je souhaite plus ardemment que jamais d’aller dans le faubourg Saint-Germain, c’est que vous y êtes.
— Ne pensez-vous pas, dit Eugène, que madame de Beauséant a l’air de nous dire qu’elle ne compte pas voir le baron de Nucingen à son bal ?
— Mais oui, dit la baronne en rendant la lettre à Eugène. Ces femmes-là ont le génie de l’impertinence. Mais n’importe, j’irai. Ma sœur doit s’y trouver, je sais qu’elle prépare une toilette délicieuse. Eugène, reprit-elle à voix basse, elle y va pour dissiper d’affreux soupçons. Vous ne savez pas les bruits qui courent sur elle ? Nucingen est venu me dire ce matin qu’on en parlait hier au Cercle {p. 481} sans se gêner. À quoi tient, mon Dieu ! l’honneur des femmes et des familles ! Je me suis sentie attaquée, blessée dans ma pauvre sœur. Selon certaines personnes, monsieur de Trailles aurait souscrit des lettres de change montant à cent mille francs, presque toutes échues, et pour lesquelles il allait être poursuivi. Dans cette extrémité, ma sœur aurait vendu ses diamants à un juif, ces beaux diamants que vous avez pu lui voir, et qui viennent de madame de Restaud la mère. Enfin, depuis deux jours, il n’est question que de cela. Je conçois alors qu’Anastasie se fasse faire une robe lamée, et veuille attirer sur elle tous les regards chez madame de Beauséant, en y paraissant dans tout son éclat et avec ses diamants. Mais je ne veux pas être au-dessous d’elle. Elle a toujours cherché à m’écraser, elle n’a jamais été bonne pour moi, qui lui rendais tant de services, qui avais toujours de l’argent pour elle quand elle n’en avait pas. Mais laissons le monde, aujourd’hui je veux être tout heureuse.
Rastignac était encore à une heure du matin chez madame de Nucingen, qui, en lui prodiguant l’adieu des amants, cet adieu plein des joies à venir, lui dit avec une expression de mélancolie : — Je suis si peureuse, si superstitieuse, donnez à mes pressentiments le nom qu’il vous plaira, que je tremble de payer mon bonheur par quelque affreuse catastrophe.
— Enfant, dit Eugène.
— Ah ! c’est moi qui suis l’enfant ce soir, dit-elle en riant.
Eugène revint à la maison Vauquer avec la certitude de la quitter le lendemain, il s’abandonna donc pendant la route à ces jolis rêves que font tous les jeunes gens quand ils ont encore sur les lèvres le goût du bonheur.
— Eh bien ? lui dit le père Goriot quand Rastignac passa devant sa porte.
— Eh ! bien, répondit Eugène, je vous dirai tout demain.
— Tout, n’est-ce pas ? cria le bonhomme. Couchez-vous. Nous allons commencer demain notre vie heureuse.
Le lendemain, Goriot et Rastignac n’attendaient plus que le bon vouloir d’un commissionnaire pour partir de la pension bourgeoise, quand vers midi le bruit d’un équipage qui s’arrêtait précisément à la porte de la maison Vauquer retentit dans la rue Neuve-Sainte-Geneviève. Madame de Nucingen descendit de sa voiture, demanda si son père était encore à la pension. Sur la réponse {p. 482} affirmative de Sylvie, elle monta lestement l’escalier. Eugène se trouvait chez lui sans que son voisin le sût. Il avait, en déjeunant, prié le père Goriot d’emporter ses effets, en lui disant qu’ils se retrouveraient à quatre heures rue d’Artois. Mais, pendant que le bonhomme avait été chercher des porteurs, Eugène, ayant promptement répondu à l’appel de l’école, était revenu sans que personne l’eût aperçu, pour compter avec madame Vauquer, ne voulant pas laisser cette charge à Goriot, qui, dans son fanatisme, aurait sans doute payé pour lui. L’hôtesse était sortie. Eugène remonta chez lui pour voir s’il n’y oubliait rien, et s’applaudit d’avoir eu cette pensée en voyant dans le tiroir de sa table l’acceptation en blanc, souscrite à Vautrin, qu’il avait insouciamment jetée là le jour où il l’avait acquittée. N’ayant pas de feu, il allait la déchirer en petits morceaux quand, en reconnaissant la voix de Delphine, il ne voulut faire aucun bruit, et s’arrêta pour l’entendre, en pensant qu’elle ne devait avoir aucun secret pour lui. Puis, dès les premiers mots, il trouva la conversation entre le père et la fille trop intéressante pour ne pas l’écouter.
— Ah ! mon père, dit-elle, plaise au ciel que vous ayez eu l’idée de demander compte de ma fortune assez à temps pour que je ne sois pas ruinée ! Puis-je parler ?
— Oui, la maison est vide, dit le père Goriot d’une voix altérée.
— Qu’avez-vous donc, mon père ? reprit madame de Nucingen.
— Tu viens, répondit le vieillard, de me donner un coup de hache sur la tête. Dieu te pardonne, mon enfant ! Tu ne sais pas combien je t’aime ; si tu l’avais su, tu ne m’aurais pas dit brusquement de semblables choses, surtout si rien n’est désespéré. Qu’est-il donc arrivé de si pressant pour que tu sois venue me chercher ici quand dans quelques instants nous allions être rue d’Artois ?
— Eh ! mon père, est-on maître de son premier mouvement dans une catastrophe ? Je suis folle ! Votre avoué nous a fait découvrir un peu plus tôt le malheur qui sans doute éclatera plus tard. Votre vieille expérience commerciale va nous devenir nécessaire, et je suis accourue vous chercher comme on s’accroche à une branche quand on se noie. Lorsque monsieur Derville a vu Nucingen lui opposer mille chicanes, il l’a menacé d’un procès en lui disant que l’autorisation du président du tribunal serait promptement obtenue. Nucingen est venu ce matin chez moi pour me demander si je voulais sa ruine et la mienne. Je lui ai répondu que {p. 483} je ne me connaissais à rien de tout cela, que j’avais une fortune, que je devais être en possession de ma fortune, et que tout ce qui avait rapport à ce démêlé regardait mon avoué, que j’étais de la dernière ignorance et dans l’impossibilité de rien entendre à ce sujet. N’était-ce pas ce que vous m’aviez recommandé de dire ?
— Bien, répondit le père Goriot.
— Eh ! bien, reprit Delphine, il m’a mise au fait de ses affaires. Il a jeté tous ses capitaux et les miens dans des entreprises à peine commencées ; et pour lesquelles il a fallu mettre de grandes sommes en dehors. Si je le forçais à me représenter ma dot, il serait obligé de déposer son bilan ; tandis que, si je veux attendre un an, il s’engage sur l’honneur à me rendre une fortune double ou triple de la mienne en plaçant mes capitaux dans des opérations territoriales à la fin desquelles je serai maîtresse de tous les biens. Mon cher père, il était sincère, il m’a effrayée. Il m’a demandé pardon de sa conduite, il m’a rendu ma liberté, m’a permis de me conduire à ma guise, à la condition de le laisser entièrement maître de gérer les affaires sous mon nom. Il m’a promis, pour me prouver sa bonne foi, d’appeler monsieur Derville toutes les fois que je le voudrais pour juger si les actes en vertu desquels il m’instituerait propriétaire seraient convenablement rédigés. Enfin il s’est remis entre mes mains pieds et poings liés. Il demande encore pendant deux ans la conduite de la maison, et m’a suppliée de ne rien dépenser pour moi de plus qu’il ne m’accorde. Il m’a prouvé que tout ce qu’il pouvait faire était de conserver les apparences, qu’il avait renvoyé sa danseuse, et qu’il allait être contraint à la plus stricte mais à la plus sourde économie, afin d’atteindre au terme de ses spéculations sans altérer son crédit. Je l’ai malmené, j’ai tout mis en doute afin de le pousser à bout et d’en apprendre davantage : il m’a montré ses livres, enfin il a pleuré. Je n’ai jamais vu d’homme en pareil état. Il avait perdu la tête, il parlait de se tuer, il délirait. Il m’a fait pitié.
— Et tu crois à ces sornettes, s’écria le père Goriot. C’est un comédien ! J’ai rencontré des Allemands en affaires : ces gens-là sont presque tous de bonne foi, pleins de candeur ; mais, quand, sous leur air de franchise et de bonhomie, ils se mettent à être malins et charlatans, ils le sont alors plus que les autres. Ton mari t’abuse. Il se sent serré de près, il fait le mort, il veut rester plus maître sous ton nom qu’il ne l’est sous le sien. Il va profiter de {p. 484} cette circonstance pour se mettre à l’abri des chances de son commerce. Il est aussi fin que perfide ; c’est un mauvais gars. Non, non, je ne m’en irai pas au Père-Lachaise en laissant mes filles dénuées de tout. Je me connais encore un peu aux affaires. Il a, dit-il, engagé ses fonds dans les entreprises, eh ! bien, ses intérêts sont représentés par des valeurs, par des reconnaissances, par des traités ! qu’il les montre, et liquide avec toi. Nous choisirons les meilleures spéculations, nous en courrons les chances, et nous aurons les titres recognitifs en notre nom de Delphine Goriot, épouse séparée quant aux biens du baron de Nucingen. Mais nous prend-il pour des imbéciles, celui-là ? Croit-il que je puisse supporter pendant deux jours l’idée de te laisser sans fortune, sans pain ? Je ne la supporterais pas un jour, pas une nuit, pas deux heures ! Si cette idée était vraie, je n’y survivrais pas. Eh ! quoi, j’aurai travaillé pendant quarante ans de ma vie, j’aurai porté des sacs sur mon dos, j’aurai sué des averses, je me serai privé pendant toute ma vie pour vous, mes anges, qui me rendiez tout travail, tout fardeau léger ; et aujourd’hui ma fortune, ma vie s’en iraient en fumée ! Ceci me ferait mourir enragé. Par tout ce qu’il y a de plus sacré sur terre et au ciel, nous allons tirer ça au clair, vérifier les livres, la caisse, les entreprises ! Je ne dors pas, je ne me couche pas, je ne mange pas, qu’il ne me soit prouvé que ta fortune est là tout entière. Dieu merci, tu es séparée de biens ; tu auras maître Derville pour avoué, un honnête homme heureusement. Jour de Dieu ! tu garderas ton bon petit million, tes cinquante mille livres de rente, jusqu’à la fin de tes jours, ou je fais un tapage dans Paris, ah ! ah ! Mais je m’adresserais aux chambres si les tribunaux nous victimaient. Te savoir tranquille et heureuse du côté de l’argent, mais cette pensée allégeait tous mes maux et calmait mes chagrins. L’argent, c’est la vie. Monnaie fait tout. Que nous chante-t-il donc, cette grosse souche d’Alsacien ? Delphine, ne fais pas une concession d’un quart de liard à cette grosse bête, qui t’a mise à la chaîne et t’a rendue malheureuse. S’il a besoin de toi, nous le tricoterons ferme, et nous le ferons marcher droit. Mon Dieu, j’ai la tête en feu, j’ai dans le crâne quelque chose qui me brûle. Ma Delphine sur la paille ! Oh ! ma Fifine, toi ! Sapristi ! où sont mes gants ? Allons ! partons, je veux aller tout voir, les livres, les affaires, la caisse, la correspondance, à l’instant. Je ne serai calme que quand {p. 485} il me sera prouvé que ta fortune ne court plus de risques, et que je la verrai de mes yeux.
— Mon cher père ! allez-y prudemment. Si vous mettiez la moindre velléité de vengeance en cette affaire, et si vous montriez des intentions trop hostiles, je serais perdue. Il vous connaît, il a trouvé tout naturel que, sous votre inspiration, je m’inquiétasse de ma fortune ; mais, je vous le jure, il la tient en ses mains, et a voulu la tenir. Il est homme à s’enfuir avec tous les capitaux, et à nous laisser là, le scélérat ! Il sait bien que je ne déshonorerai pas moi-même le nom que je porte en le poursuivant. Il est à la fois fort et faible. J’ai bien tout examiné. Si nous le poussons à bout, je suis ruinée.
— Mais c’est donc un fripon ?
— Eh ! bien, oui, mon père, dit-elle en se jetant sur une chaise en pleurant. Je ne voulais pas vous l’avouer pour vous épargner le chagrin de m’avoir mariée à un homme de cette espèce-là ! Mœurs secrètes et conscience, l’âme et le corps, tout en lui s’accorde ! c’est effroyable : je le hais et le méprise. Oui, je ne puis plus estimer ce vil Nucingen après tout ce qu’il m’a dit. Un homme capable de se jeter dans les combinaisons commerciales dont il m’a parlé n’a pas la moindre délicatesse, et mes craintes viennent de ce que j’ai lu parfaitement dans son âme. Il m’a nettement proposé, lui, mon mari, la liberté, vous savez ce que cela signifie ? si je voulais être, en cas de malheur, un instrument entre ses mains, enfin si je voulais lui servir de prête-nom.
— Mais les lois sont là ! Mais il y a une place de Grève pour les gendres de cette espèce-là, s’écria le père Goriot ; mais je le guillotinerais moi-même s’il n’y avait pas de bourreau.
— Non, mon père, il n’y a pas de lois contre lui. Écoutez en deux mots son langage, dégagé des circonlocutions dont il l’enveloppait : « Ou tout est perdu, vous n’avez pas un liard, vous êtes ruinée ; car je ne saurais choisir pour complice une autre personne que vous ; ou vous me laisserez conduire à bien mes entreprises. » Est-ce clair ? Il tient encore à moi. Ma probité de femme le rassure ; il sait que je lui laisserai sa fortune, et me contenterai de la mienne. C’est une association improbe et voleuse à laquelle je dois consentir sous peine d’être ruinée. Il m’achète ma conscience et la paye en me laissant être à mon aise la femme d’Eugène. « Je te permets de commettre des fautes, laisse-moi faire des crimes en {p. 486} ruinant de pauvres gens ! » Ce langage est-il encore assez clair ? Savez-vous ce qu’il nomme faire des opérations ? Il achète des terrains nus sous son nom, puis il y fait bâtir des maisons par des hommes de paille. Ces hommes concluent les marchés pour les bâtisses avec tous les entrepreneurs, qu’ils payent en effets à longs termes, et consentent, moyennant une légère somme, à donner quittance à mon mari, qui est alors possesseur des maisons, tandis que ces hommes s’acquittent avec les entrepreneurs dupés en faisant faillite. Le nom de la maison de Nucingen a servi à éblouir les pauvres constructeurs. J’ai compris cela. J’ai compris aussi que, pour prouver, en cas de besoin, le payement de sommes énormes, Nucingen a envoyé des valeurs considérables à Amsterdam, à Londres, à Naples, à Vienne. Comment les saisirions-nous ?
Eugène entendit le son lourd des genoux du père Goriot, qui tomba sans doute sur le carreau de sa chambre.
— Mon Dieu, que t’ai-je fait ? Ma fille livrée à ce misérable, il exigera tout d’elle s’il le veut. Pardon, ma fille ! cria le vieillard.
— Oui, si je suis dans un abîme, il y a peut-être de votre faute, dit Delphine. Nous avons si peu de raison quand nous nous marions ! Connaissons-nous le monde, les affaires, les hommes, les mœurs ? Les pères devraient penser pour nous. Cher père, je ne vous reproche rien, pardonnez-moi ce mot. En ceci la faute est toute à moi. Non, ne pleurez point, papa, dit-elle en baisant le front de son père.
— Ne pleure pas non plus, ma petite Delphine. Donne tes yeux, que je les essuie en les baisant. Va ! je vais retrouver ma caboche, et débrouiller l’écheveau d’affaires que ton mari a mêlé.
— Non, laissez-moi faire ; je saurai le manœuvrer. Il m’aime, eh ! bien, je me servirai de mon empire sur lui pour l’amener à me placer promptement quelques capitaux en propriétés. Peut-être lui ferai-je racheter sous mon nom Nucingen, en Alsace, il y tient. Seulement venez demain pour examiner ses livres, ses affaires. Monsieur Derville ne sait rien de ce qui est commercial. Non, ne venez pas demain. Je ne veux pas me tourner le sang. Le bal de madame de Beauséant a lieu après-demain, je veux me soigner pour y être belle, reposée, et faire honneur à mon cher Eugène ! Allons donc voir sa chambre.
En ce moment une voiture s’arrêta dans la rue Neuve-Sainte-Geneviève, et l’on entendit dans l’escalier la voix de madame de {p. 487} Restaud, qui disait à Sylvie : — Mon père y est-il ? Cette circonstance sauva heureusement Eugène, qui méditait déjà de se jeter sur son lit et de feindre d’y dormir.
— Ah ! mon père, vous a-t-on parlé d’Anastasie ? dit Delphine en reconnaissant la voix de sa sœur. Il paraîtrait qu’il lui arrive aussi de singulières choses dans son ménage.
— Quoi donc ! dit le père Goriot : ce serait donc ma fin. Ma pauvre tête ne tiendra pas à un double malheur.
— Bonjour, mon père, dit la comtesse en entrant. Ah ! te voilà, Delphine.
Madame de Restaud parut embarrassée de rencontrer sa sœur.
— Bonjour, Nasie, dit la baronne. Trouves-tu donc ma présence extraordinaire ? Je vois mon père tous les jours, moi.
— Depuis quand ?
— Si tu y venais, tu le saurais.
— Ne me taquine pas, Delphine, dit la comtesse d’une voix lamentable. Je suis bien malheureuse, je suis perdue, mon pauvre père ! oh ! bien perdue cette fois !
— Qu’as-tu, Nasie ? cria le père Goriot. Dis-nous tout, mon enfant. Elle pâlit. Delphine, allons, secours-la donc, sois bonne pour elle, je t’aimerai encore mieux, si je peux, toi !
— Ma pauvre Nasie, dit madame de Nucingen en asseyant sa sœur, parle. Tu vois en nous les deux seules personnes qui t’aimeront toujours assez pour te pardonner tout. Vois-tu, les affections de famille sont les plus sûres. Elle lui fit respirer des sels, et la comtesse revint à elle.
— J’en mourrai, dit le père Goriot. Voyons, reprit-il en remuant son feu de mottes, approchez-vous toutes les deux. J’ai froid. Qu’as-tu, Nasie ? dis vite, tu me tues…
— Eh ! bien, dit la pauvre femme, mon mari sait tout. Figurez-vous, mon père, il y a quelque temps, vous souvenez-vous de cette lettre de change de Maxime ? Eh ! bien, ce n’était pas la première. J’en avais déjà payé beaucoup. Vers le commencement de janvier, monsieur de Trailles me paraissait bien chagrin. Il ne me disait rien ; mais il est si facile de lire dans le cœur des gens qu’on aime, un rien suffit : puis il y a des pressentiments. Enfin il était plus aimant, plus tendre que je ne l’avais jamais vu, j’étais toujours plus heureuse. Pauvre Maxime ! dans sa pensée, il me faisait ses adieux, m’a-t-il dit ; il voulait se brûler la cervelle. Enfin je {p. 488} l’ai tant tourmenté, tant supplié, je suis restée deux heures à ses genoux. Il m’a dit qu’il devait cent mille francs ! Oh ! papa, cent mille francs ! Je suis devenue folle. Vous ne les aviez pas, j’avais tout dévoré…
— Non, dit le père Goriot, je n’aurais pas pu les faire, à moins d’aller les voler. Mais j’y aurais été, Nasie ! J’irai.
À ce mot lugubrement jeté, comme un son du râle d’un mourant, et qui accusait l’agonie du sentiment paternel réduit à l’impuissance, les deux sœurs firent une pause. Quel égoïsme serait resté froid à ce cri de désespoir qui, semblable à une pierre lancée dans un gouffre, en révélait26 la profondeur ?
— Je les ai trouvés en disposant de ce qui ne m’appartenait pas, mon père, dit la comtesse en fondant en larmes.
Delphine fut émue et pleura en mettant la tête sur le cou de sa sœur.
— Tout est donc vrai, lui dit-elle.
Anastasie baissa la tête, madame de Nucingen la saisit à plein corps, la baisa tendrement, et l’appuyant sur son cœur : — Ici, tu seras toujours aimée sans être jugée, lui dit-elle.
— Mes anges, dit Goriot d’une voix faible, pourquoi votre union est-elle due au malheur ?
— Pour sauver la vie de Maxime, enfin pour sauver tout mon bonheur, reprit la comtesse encouragée par ces témoignages d’une tendresse chaude et palpitante, j’ai porté chez cet usurier que vous connaissez, un homme fabriqué par l’enfer, que rien ne peut attendrir, ce monsieur Gobseck, les diamants de famille auxquels tient tant monsieur de Restaud, les siens, les miens, tout, je les ai vendus. Vendus ! comprenez-vous ? il a été sauvé ! Mais, moi, je suis morte. Restaud a tout su.
— Par qui ? comment ? Que je le tue ! cria le père Goriot.
— Hier, il m’a fait appeler dans sa chambre. J’y suis allée… « Anastasie, m’a-t-il dit d’une voix… (oh ! sa voix a suffi, j’ai tout deviné), où sont vos diamants ? » Chez moi. « Non, m’a-t-il dit en me regardant, ils sont là, sur ma commode. » Et il m’a montré l’écrin qu’il avait couvert de son mouchoir. « Vous savez d’où ils viennent ? » m’a-t-il dit. Je suis tombée à ses genoux… j’ai pleuré, je lui ai demandé de quelle mort il voulait me voir mourir.
— Tu as dit cela ! s’écria le père Goriot. Par le sacré nom de Dieu, celui qui vous fera mal à l’une ou à l’autre, tant que je {p. 489} serai vivant, peut être sûr que je le brûlerai à petit feu ! Oui, je le déchiquèterai comme…
Le père Goriot se tut, les mots expiraient dans sa gorge.
— Enfin, ma chère, il m’a demandé quelque chose de plus difficile à faire que de mourir. Le ciel préserve toute femme d’entendre ce que j’ai entendu !
— J’assassinerai cet homme, dit le père Goriot tranquillement.
Mais il n’a qu’une vie, et il m’en doit deux. Enfin, quoi ? reprit-il en regardant Anastasie.
— Eh bien, dit la comtesse en continuant, après une pause il m’a regardée : « Anastasie, m’a-t-il dit, j’ensevelis tout dans le silence, nous resterons ensemble, nous avons des enfants. Je ne tuerai pas monsieur de Trailles, je pourrais le manquer, et pour m’en défaire autrement je pourrais me heurter contre la justice humaine. Le tuer dans vos bras, ce serait déshonorer les enfants. Mais pour ne voir périr ni vos enfants, ni leur père, ni moi, je vous impose deux conditions. Répondez : Ai-je un enfant à moi ? » J’ai dit oui. « Lequel ? » a-t-il demandé. Ernest, notre aîné. « Bien, a-t-il dit. Maintenant, jurez-moi de m’obéir désormais sur un seul point. » J’ai juré. « Vous signerez la vente de vos biens quand je vous le demanderai. »
— Ne signe pas, cria le père Goriot. Ne signe jamais cela. Ah ! ah ! monsieur de Restaud, vous ne savez pas ce que c’est que de rendre une femme heureuse, elle va chercher le bonheur là où il est, et vous la punissez de votre niaise impuissance ?… Je suis là, moi, halte là ! il me trouvera dans sa route. Nasie, sois en repos. Ah, il tient à son héritier ! bon, bon. Je lui empoignerai son fils, qui, sacré tonnerre, est mon petit-fils. Je puis bien le voir, ce marmot ? Je le mets dans mon village, j’en aurai soin, sois bien tranquille. Je le ferai capituler, ce monstre-là, en lui disant : À nous deux ! Si tu veux avoir ton fils, rends à ma fille son bien, et laisse-la se conduire à sa guise.
— Mon père !
— Oui, ton père ! Ah ! je suis un vrai père. Que ce drôle de grand seigneur ne maltraite pas mes filles. Tonnerre ! je ne sais pas ce que j’ai dans les veines. J’y ai le sang d’un tigre, je voudrais dévorer ces deux hommes. O mes enfants ! voilà donc votre vie ? Mais c’est ma mort. Que deviendrez-vous donc quand je ne serai plus là ? Les pères devraient vivre autant que leurs enfants. {p. 490} Mon Dieu, comme ton monde est mal arrangé ! Et tu as un fils cependant, à ce qu’on nous dit. Tu devrais nous empêcher de souffrir dans nos enfants. Mes chers anges, quoi ! ce n’est qu’à vos douleurs que je dois votre présence. Vous ne me faites connaître que vos larmes. Eh ! bien, oui, vous m’aimez, je le vois. Venez, venez vous plaindre ici ! mon cœur est grand, il peut tout recevoir. Oui, vous aurez beau le percer, les lambeaux feront encore des cœurs de père. Je voudrais prendre vos peines, souffrir pour vous. Ah ! quand vous étiez petites, vous étiez bien heureuses…
— Nous n’avons eu que ce temps-là de bon, dit Delphine. Où sont les moments où nous dégringolions du haut des sacs dans le grand grenier.
— Mon père ! ce n’est pas tout, dit Anastasie à l’oreille de Goriot qui fit un bond. Les diamants n’ont pas été vendus cent mille francs. Maxime est poursuivi. Nous n’avons plus que douze mille francs à payer. Il m’a promis d’être sage, de ne plus jouer. Il ne me reste plus au monde que son amour, et je l’ai payé trop cher pour ne pas mourir s’il m’échappait. Je lui ai sacrifié fortune, honneur, repos, enfants. Oh ! faites qu’au moins Maxime soit libre, honoré, qu’il puisse demeurer dans le monde où il saura se faire une position. Maintenant il ne me doit pas que le bonheur, nous avons des enfants qui seraient sans fortune. Tout sera perdu s’il est mis à Sainte-Pélagie.
— Je ne les ai pas, Nasie. Plus, plus rien, plus rien ! C’est la fin du monde. Oh ! le monde va crouler, c’est sûr. Allez-vous-en, sauvez-vous avant ! Ah ! j’ai encore mes boucles d’argent, six couverts, les premiers que j’aie eus dans ma vie. Enfin, je n’ai plus que douze cents francs de rente viagère…
— Qu’avez-vous donc fait de vos rentes perpétuelles ?
— Je les ai vendues en me réservant ce petit bout de revenu pour mes besoins. Il me fallait douze mille francs pour arranger un appartement à Fifine.
— Chez toi, Delphine ? dit madame de Restaud à sa sœur.
— Oh ! qu’est-ce que cela fait ! reprit le père Goriot, les douze mille francs sont employés.
— Je devine, dit la comtesse. Pour monsieur de Rastignac. Ah ! ma pauvre Delphine, arrête-toi. Vois où j’en suis.
— Ma chère, monsieur de Rastignac est un jeune homme incapable de ruiner sa maîtresse.
{p. 491} — Merci, Delphine. Dans la crise où je me trouve, j’attendais mieux de toi ; mais tu ne m’as jamais aimée.
— Si, elle t’aime, Nasie, cria le père Goriot, elle me le disait tout à l’heure. Nous parlions de toi, elle me soutenait que tu étais belle et qu’elle n’était que jolie, elle !
— Elle ! répéta la comtesse, elle est d’un beau froid.
— Quand cela serait, dit Delphine en rougissant, comment t’es-tu comportée envers moi ? Tu m’as reniée, tu m’as fait fermer les portes de toutes les maisons où je souhaitais aller, enfin tu n’as jamais manqué la moindre occasion de me causer de la peine. Et moi, suis-je venue, comme toi, soutirer à ce pauvre père, mille francs à mille francs, sa fortune, et le réduire dans l’état où il est ? Voilà ton ouvrage, ma sœur. Moi, j’ai vu mon père tant que j’ai pu, je ne l’ai pas mis à la porte, et ne suis pas venue lui lécher les mains quand j’avais besoin de lui. Je ne savais seulement pas qu’il eût employé ces douze mille francs pour moi. J’ai de l’ordre, moi ! tu le sais. D’ailleurs, quand papa m’a fait des cadeaux, je ne les ai jamais quêtés.
— Tu étais plus heureuse que moi : monsieur de Marsay était riche, tu en sais quelque chose. Tu as toujours été vilaine comme l’or. Adieu, je n’ai ni sœur, ni…
— Tais-toi, Nasie ! cria le père Goriot.
— Il n’y a qu’une sœur comme toi qui puisse répéter ce que le monde ne croit plus, tu es un monstre, lui dit Delphine.
— Mes enfants, mes enfants, taisez-vous, ou je me tue devant vous.
— Va, Nasie, je te pardonne, dit madame de Nucingen en continuant, tu es malheureuse. Mais je suis meilleure que tu ne l’es. Me dire cela au moment où je me sentais capable de tout pour te secourir, même d’entrer dans la chambre de mon mari, ce que je ne ferais ni pour moi ni pour… Ceci est digne de tout ce que tu as commis de mal contre moi depuis neuf ans.
— Mes enfants, mes enfants, embrassez-vous ! dit le père. Vous êtes deux anges.
— Non, laissez-moi, cria la comtesse que Goriot avait prise par le bras et qui secoua l’embrassement de son père. Elle a moins de pitié pour moi que n’en aurait mon mari. Ne dirait-on pas qu’elle est l’image de toutes les vertus !
— J’aime encore mieux passer pour devoir de l’argent à monsieur {p. 492} de Marsay que d’avouer que monsieur de Trailles me coûte plus de deux cent mille francs, répondit madame de Nucingen.
— Delphine ! cria la comtesse en faisant un pas vers elle.
— Je te dis la vérité quand tu me calomnies, répliqua froidement la baronne.
— Delphine ! tu es une…
Le père Goriot s’élança, retint la comtesse et l’empêcha de parler en lui couvrant la bouche avec sa main.
— Mon Dieu ! mon père, à quoi donc avez-vous touché ce matin ? lui dit Anastasie.
— Eh ! bien, oui, j’ai tort, dit le pauvre père en s’essuyant les mains à son pantalon. Mais je ne savais pas que vous viendriez, je déménage.
Il était heureux de s’être attiré un reproche qui détournait sur lui la colère de sa fille.
— Ah ! reprit-il en s’asseyant, vous m’avez fendu le cœur. Je me meurs, mes enfants ! Le crâne me cuit intérieurement comme s’il avait du feu. Soyez donc gentilles, aimez-vous bien ! Vous me feriez mourir. Delphine, Nasie, allons, vous aviez raison, vous aviez tort toutes les deux. Voyons, Dedel, reprit-il en tournant sur la baronne des yeux pleins de larmes, il lui faut douze mille francs, cherchons-les. Ne vous regardez pas comme ça. Il se mit à genoux devant Delphine. — Demande-lui pardon pour me faire plaisir, lui dit-il à l’oreille, elle est la plus malheureuse, voyons ?
— Ma pauvre Nasie, dit Delphine épouvantée de la sauvage et folle expression que la douleur imprimait sur le visage de son père, j’ai eu tort, embrasse-moi…
— Ah ! vous me mettez du baume sur le cœur, cria le père Goriot. Mais où trouver douze mille francs ? Si je me proposais comme remplaçant ?
— Ah ! mon père ! dirent les deux filles en l’entourant, non, non.
— Dieu vous récompensera de cette pensée, notre vie n’y suffirait point ! n’est-ce pas, Nasie ? reprit Delphine.
— Et puis, pauvre père, ce serait une goutte d’eau, fit observer la comtesse.
— Mais on ne peut donc rien faire de son sang ? cria le vieillard désespéré. Je me voue à celui qui te sauvera, Nasie ! je tuerai un homme pour lui. Je ferai comme Vautrin, j’irai au bagne ! je… Il s’arrêta comme s’il eût été foudroyé. Plus rien ! dit-il en s’arrachant {p. 493} les cheveux. Si je savais où aller pour voler, mais il est encore difficile de trouver un vol à faire. Et puis il faudrait du monde et du temps pour prendre la Banque. Allons, je dois mourir, je n’ai plus qu’à mourir. Oui, je ne suis plus bon à rien, je ne suis plus père ! non. Elle me demande, elle a besoin ! et moi, misérable, je n’ai rien. Ah ! tu t’es fait des rentes viagères, vieux scélérat, et tu avais des filles ! Mais tu ne les aimes donc pas ? Crève, crève comme un chien que tu es ! Oui, je suis au-dessous d’un chien, un chien ne se conduirait pas ainsi ! Oh ! ma tête ! elle bout !
— Mais, papa, crièrent les deux jeunes femmes qui l’entouraient pour l’empêcher de se frapper la tête contre les murs, soyez donc raisonnable.
Il sanglotait. Eugène, épouvanté, prit la lettre de change souscrite à Vautrin, et dont le timbre comportait une plus forte somme ; il en corrigea le chiffre, en fit une lettre de change régulière de douze mille francs à l’ordre de Goriot et entra.
— Voici tout votre argent, madame, dit-il en présentant le papier. Je dormais, votre conversation m’a réveillé, j’ai pu savoir ainsi ce que je devais à monsieur Goriot. En voici le titre que vous pouvez négocier, je l’acquitterai fidèlement.
La comtesse, immobile, tenait le papier.
— Delphine, dit-elle pâle et tremblante de colère, de fureur, de rage, je te pardonnais tout, Dieu m’en est témoin, mais ceci ! Comment, monsieur était là, tu le savais ! tu as eu la petitesse de te venger en me laissant lui livrer mes secrets, ma vie, celle de mes enfants, ma honte, mon honneur ! Va, tu ne m’es plus de rien, je te hais, je te ferai tout le mal possible, je… La colère lui coupa la parole, et son gosier se sécha.
— Mais, c’est mon fils, notre enfant, ton frère, ton sauveur, criait le père Goriot. Embrasse-le donc, Nasie ! Tiens, moi je l’embrasse, reprit-il en serrant Eugène avec une sorte de fureur. Oh ! mon enfant ! je serai plus qu’un père pour toi, je veux être une famille. Je voudrais être Dieu, je te jetterais l’univers aux pieds. Mais, baise-le donc, Nasie ? ce n’est pas un homme, mais un ange, un véritable ange.
— Laissez-la, mon père, elle est folle en ce moment, dit Delphine.
— Folle ! folle ! Et toi, qu’es-tu ? demanda madame de Restaud.
— Mes enfants, je meurs si vous continuez, cria le vieillard en {p. 494} tombant sur son lit comme frappé par une balle. — Elles me tuent ! se dit-il.
La comtesse regarda Eugène, qui restait immobile, abasourdi par la violence de cette scène : — Monsieur, lui dit-elle en l’interrogeant du geste, de la voix et du regard, sans faire attention à son père dont le gilet fut rapidement défait par Delphine.
— Madame, je payerai et je me tairai, répondit-il sans attendre la question.
— Tu as tué notre père, Nasie ! dit Delphine en montrant le vieillard évanoui à sa sœur, qui se sauva.
— Je lui pardonne bien, dit le bonhomme en ouvrant les yeux, sa situation est épouvantable et tournerait une meilleure tête. Console Nasie, sois douce pour elle, promets-le à ton pauvre père, qui se meurt, demanda-t-il à Delphine en lui pressant la main.
— Mais qu’avez-vous ? dit-elle tout effrayée.
— Rien, rien, répondit le père, ça se passera. J’ai quelque chose qui me presse le front, une migraine. Pauvre Nasie, quel avenir !
En ce moment la comtesse rentra, se jeta aux genoux de son père : — Pardon ! cria-t-elle.
— Allons, dit le père Goriot, tu me fais encore plus de mal maintenant.
— Monsieur, dit la comtesse à Rastignac, les yeux baignés de larmes, la douleur m’a rendue injuste. Vous serez un frère pour moi ? reprit-elle en lui tendant la main.
— Nasie, lui dit Delphine en la serrant, ma petite Nasie, oublions tout.
— Non, dit-elle, je m’en souviendrai, moi !
— Les anges, s’écria le père Goriot, vous m’enlevez le rideau que j’avais sur les yeux, votre voix me ranime. Embrassez-vous donc encore. Eh ! bien, Nasie, cette lettre de change te sauvera-t-elle ?
— Je l’espère. Dites donc, papa, voulez-vous y mettre votre signature ?
— Tiens, suis-je bête, moi, d’oublier ça ! Mais je me suis trouvé mal, Nasie, ne m’en veux pas. Envoie-moi dire que tu es hors de peine. Non, j’irai. Mais non, je n’irai pas, je ne puis plus voir ton mari, je le tuerais net. Quant à dénaturer tes biens, je serai là. Va vite, mon enfant, et fais que Maxime devienne sage.
{p. 495} Eugène était stupéfait.
— Cette pauvre Anastasie a toujours été violente, dit madame de Nucingen, mais elle a bon cœur.
— Elle est revenue pour l’endos, dit Eugène à l’oreille de Delphine.
— Vous croyez ?
— Je voudrais ne pas le croire. Méfiez-vous d’elle, répondit-il en levant les yeux comme pour confier à Dieu des pensées qu’il n’osait exprimer.
— Oui, elle a toujours été un peu comédienne, et mon pauvre père se laisse prendre à ses mines.
— Comment allez-vous, mon bon père Goriot ? demanda Rastignac au vieillard.
— J’ai envie de dormir, répondit-il.
Eugène aida Goriot à se coucher. Puis, quand le bonhomme se fut endormi en tenant la main de Delphine, sa fille se retira.
— Ce soir aux Italiens, dit-elle à Eugène, et tu me diras comment il va. Demain, vous déménagerez, monsieur. Voyons votre chambre. Oh ! quelle horreur ! dit-elle en y entrant. Mais vous étiez plus mal que n’est mon père. Eugène, tu t’es bien conduit. Je vous aimerais davantage si c’était possible ; mais, mon enfant, si vous voulez faire fortune, il ne faut pas jeter comme ça des douze mille francs par les fenêtres. Le comte de Trailles est joueur. Ma sœur ne veut pas voir ça. Il aurait été chercher ses douze mille francs là où il sait perdre ou gagner des monts d’or.
Un gémissement les fit revenir chez Goriot, qu’ils trouvèrent en apparence endormi ; mais quand les deux amants approchèrent, ils entendirent ces mots : — Elles ne sont pas heureuses ! Qu’il dormît ou qu’il veillât, l’accent de cette phrase frappa si vivement le cœur de sa fille, qu’elle s’approcha du grabat sur lequel gisait son père, et le baisa au front. Il ouvrit les yeux en disant : — C’est Delphine !
— Eh ! bien, comment vas-tu ? demanda-t-elle.
— Bien, dit-il. Ne sois pas inquiète, je vais sortir. Allez, allez, mes enfants, soyez heureux.
Eugène accompagna Delphine jusque chez elle ; mais, inquiet de l’état dans lequel il avait laissé Goriot, il refusa de dîner avec elle, et revint à la maison Vauquer. Il trouva le père Goriot debout et prêt à s’attabler. Bianchon s’était mis de manière à bien examiner la figure du vermicellier. Quand il lui vit prendre son pain et le {p. 496} sentir pour juger de la farine avec laquelle il était fait, l’étudiant, ayant observé dans ce mouvement une absence totale de ce que l’on pourrait nommer la conscience de l’acte, fit un geste sinistre.
— Viens donc près de moi, monsieur l’interne à Cochin, dit Eugène.
Bianchon s’y transporta d’autant plus volontiers qu’il allait être près du vieux pensionnaire.
— Qu’a-t-il ? demanda Rastignac.
— À moins que je ne me trompe, il est flambé ! Il a dû se passer quelque chose d’extraordinaire en lui, il me semble être sous le poids d’une apoplexie séreuse imminente. Quoique le bas de la figure soit assez calme, les traits supérieurs du visage se tirent vers le front malgré lui, vois ! Puis les yeux sont dans l’état particulier qui dénote l’invasion du sérum dans le cerveau. Ne dirait-on pas qu’ils sont pleins d’une poussière fine ? Demain matin j’en saurai davantage.
— Y aurait-il quelque remède ?
— Aucun. Peut-être pourra-t-on retarder sa mort si l’on trouve les moyens de déterminer une réaction vers les extrémités, vers les jambes ; mais si demain soir les symptômes ne cessent pas, le pauvre bonhomme est perdu. Sais-tu par quel événement la maladie a été causée ? il a dû recevoir un coup violent sous lequel son moral aura succombé.
— Oui, dit Rastignac en se rappelant que les deux filles avaient battu sans relâche sur le cœur de leur père.
— Au moins, se disait Eugène, Delphine aime son père, elle !
Le soir, aux Italiens, Rastignac prit quelques précautions afin de ne pas trop alarmer madame de Nucingen.
— N’ayez pas d’inquiétude, répondit-elle aux premiers mots que lui dit Eugène, mon père est fort. Seulement, ce matin, nous l’avons un peu secoué. Nos fortunes sont en question, songez-vous à l’étendue de ce malheur ? Je ne vivrais pas si votre affection ne me rendait pas insensible à ce que j’aurais regardé naguère comme des angoisses mortelles. Il n’est plus aujourd’hui qu’une seule crainte, un seul malheur pour moi, c’est de perdre l’amour qui m’a fait sentir le plaisir de vivre. En dehors de ce sentiment tout m’est indifférent, je n’aime plus rien au monde. Vous êtes tout pour moi. Si je sens le bonheur d’être riche, c’est pour mieux vous plaire. Je suis, à ma honte, plus amante que je ne suis fille. Pourquoi ? je ne {p. 497} sais. Toute ma vie est en vous. Mon père m’a donné un cœur, mais vous l’avez fait battre. Le monde entier peut me blâmer, que m’importe ! si vous, qui n’avez pas le droit de m’en vouloir, m’acquittez des crimes auxquels me condamne un sentiment irrésistible ? Me croyez-vous une fille dénaturée ? oh, non, il est impossible de ne pas aimer un père aussi bon que l’est le nôtre. Pouvais-je empêcher qu’il ne vît enfin les suites naturelles de nos déplorables mariages ? Pourquoi ne les a-t-il pas empêchés ? N’était-ce pas à lui de réfléchir pour nous ? Aujourd’hui, je le sais, il souffre autant que nous ; mais que pouvions-nous y faire ? Le consoler ! nous ne le consolerions de rien. Notre résignation lui faisait plus de douleur que nos reproches et nos plaintes ne lui causeraient de mal. Il est des situations dans la vie où tout est amertume.
Eugène resta muet, saisi de tendresse par l’expression naïve d’un sentiment vrai. Si les Parisiennes sont souvent fausses, ivres de vanité, personnelles, coquettes, froides, il est sûr que quand elles aiment réellement, elles sacrifient plus de sentiments que les autres femmes à leurs passions ; elles se grandissent de toutes leurs petitesses, et deviennent sublimes. Puis Eugène était frappé de l’esprit profond et judicieux que la femme déploie pour juger les sentiments les plus naturels, quand une affection privilégiée l’en sépare et la met à distance. Madame de Nucingen se choqua du silence que gardait Eugène.
— À quoi pensez-vous donc ? lui demanda-t-elle.
— J’écoute encore ce que vous m’avez dit. J’ai cru jusqu’ici vous aimer plus que vous ne m’aimiez.
Elle sourit et s’arma contre le plaisir qu’elle éprouva, pour laisser la conversation dans les bornes imposées par les convenances. Elle n’avait jamais entendu les expressions vibrantes d’un amour jeune et sincère. Quelques mots de plus, elle ne se serait plus contenue.
— Eugène, dit-elle en changeant de conversation, vous ne savez donc pas ce qui se passe ? Tout Paris sera demain chez madame de Beauséant. Les Rochefide et le marquis d’Ajuda se sont entendus pour ne rien ébruiter ; mais le roi signe demain le contrat de mariage, et votre pauvre cousine ne sait rien encore. Elle ne pourra pas se dispenser de recevoir, et le marquis ne sera pas à son bal. On ne s’entretient que de cette aventure.
{p. 498} — Et le monde se rit d’une infamie, et il y trempe ! Vous ne savez donc pas que madame de Beauséant en mourra ?
— Non, dit Delphine en souriant, vous ne connaissez pas ces sortes de femmes-là. Mais tout Paris viendra chez elle, et j’y serai ! Je vous dois ce bonheur-là pourtant.
— Mais, dit Rastignac, n’est-ce pas un de ces bruits absurdes comme on en fait tant courir à Paris ?
— Nous saurons la vérité demain.
Eugène ne rentra pas à la maison Vauquer. Il ne put se résoudre à ne pas jouir de son nouvel appartement. Si, la veille, il avait été forcé de quitter Delphine, à une heure après minuit, ce fut Delphine qui le quitta vers deux heures pour retourner chez elle. Il dormit le lendemain assez tard, attendit vers midi madame de Nucingen, qui vint déjeuner avec lui. Les jeunes gens sont si avides de ces jolis bonheurs, qu’il avait presque oublié le père Goriot. Ce fut une longue fête pour lui que de s’habituer à chacune de ces élégantes choses qui lui appartenaient. Madame de Nucingen était là, donnant à tout un nouveau prix. Cependant, vers quatre heures, les deux amants pensèrent au père Goriot en songeant au bonheur qu’il se promettait à venir demeurer dans cette maison. Eugène fit observer qu’il était nécessaire d’y transporter promptement le bonhomme, s’il devait être malade, et quitta Delphine pour courir à la maison Vauquer. Ni le père Goriot ni Bianchon n’étaient à table.
— Eh ! bien, lui dit le peintre, le père Goriot est éclopé. Bianchon est là-haut près de lui. Le bonhomme a vu l’une de ses filles, la comtesse de Restaurama. Puis il a voulu sortir et sa maladie a empiré. La société va être privée d’un de ses beaux ornements.
Rastignac s’élança vers l’escalier.
— Hé ! monsieur Eugène !
— Monsieur Eugène ! madame vous appelle, cria Sylvie.
— Monsieur, lui dit la veuve, monsieur Goriot et vous, vous deviez sortir le quinze de février. Voici trois jours que le quinze est passé, nous sommes au dix-huit ; il faudra me payer un mois pour vous et pour lui, mais, si vous voulez garantir le père Goriot, votre parole me suffira.
— Pourquoi ? n’avez-vous pas confiance ?
— Confiance ! si le bonhomme n’avait plus sa tête et mourait, ses filles ne me donneraient pas un liard, et toute sa défroque ne vaut {p. 499} pas dix francs. Il a emporté ce matin ses derniers couverts, je ne sais pourquoi. Il s’était mis en jeune homme. Dieu me pardonne, je crois qu’il avait du rouge, il m’a paru rajeuni.
— Je réponds de tout, dit Eugène en frissonnant d’horreur et appréhendant une catastrophe.
Il monta chez le père Goriot. Le vieillard gisait sur son lit, et Bianchon était auprès de lui.
— Bonjour, père, lui dit Eugène.
Le bonhomme lui sourit doucement, et répondit en tournant vers lui des yeux vitreux : — Comment va-t-elle ?
— Bien. Et vous ?
— Pas mal.
— Ne le fatigue pas, dit Bianchon en entraînant Eugène dans un coin de la chambre.
— Eh ! bien ? lui dit Rastignac.
— Il ne peut être sauvé que par un miracle. La congestion séreuse a eu lieu, il a les sinapismes ; heureusement il les sent, ils agissent.
— Peut-on le transporter ?
— Impossible. Il faut le laisser là, lui éviter tout mouvement physique et toute émotion…
— Mon bon Bianchon, dit Eugène, nous le soignerons à nous deux.
— J’ai déjà fait venir le médecin en chef de mon hôpital.
— Eh ! bien ?
— Il prononcera demain soir. Il m’a promis de venir après sa journée. Malheureusement ce fichu bonhomme a commis ce matin une imprudence sur laquelle il ne veut pas s’expliquer. Il est entêté comme une mule. Quand je lui parle, il fait semblant de ne pas entendre, et dort pour ne pas me répondre ; ou bien, s’il a les yeux ouverts, il se met à geindre. Il est sorti vers le matin, il a été à pied dans Paris, on ne sait où. Il a emporté tout ce qu’il possédait de vaillant, il a été faire quelque sacré trafic pour lequel il a outrepassé ses forces ! Une de ses filles est venue.
— La comtesse ? dit Eugène. Une grande brune, l’œil vif et bien coupé, joli pied, taille souple ?
— Oui.
— Laisse-moi seul un moment avec lui, dit Rastignac. Je vais le confesser, il me dira tout, à moi.
{p. 500} — Je vais aller dîner pendant ce temps-là. Seulement tâche de ne pas trop l’agiter ; nous avons encore quelque espoir.
— Sois tranquille.
— Elles s’amuseront bien demain, dit le père Goriot à Eugène quand ils furent seuls. Elles vont à un grand bal.
— Qu’avez-vous donc fait ce matin, papa, pour être si souffrant ce soir qu’il vous faille rester au lit ?
— Rien.
— Anastasie est venue ? demanda Rastignac.
— Oui, répondit le père Goriot.
— Eh ! bien, ne me cachez rien. Que vous a-t-elle encore demandé ?
— Ah ! reprit-il en rassemblant ses forces pour parler, elle était bien malheureuse, allez, mon enfant ! Nasie n’a pas un sou depuis l’affaire des diamants. Elle avait commandé, pour ce bal, une robe lamée qui doit lui aller comme un bijou. Sa couturière, une infâme, n’a pas voulu lui faire crédit, et sa femme de chambre a payé mille francs en à-compte sur la toilette. Pauvre Nasie, en être venue là ! Ça m’a déchiré le cœur. Mais la femme de chambre, voyant ce Restaud retirer toute sa confiance à Nasie, a eu peur de perdre son argent, et s’entend avec la couturière pour ne livrer la robe que si les mille francs sont rendus. Le bal est demain, la robe est prête, Nasie est au désespoir. Elle a voulu m’emprunter mes couverts pour les engager. Son mari veut qu’elle aille à ce bal pour montrer à tout Paris les diamants qu’on prétend vendus par elle. Peut-elle dire à ce monstre : « Je dois mille francs, payez-les ? » Non. J’ai compris ça, moi. Sa sœur Delphine ira là dans une toilette superbe. Anastasie ne doit pas être au-dessous de sa cadette. Et puis elle est si noyée de larmes, ma pauvre fille ! J’ai été si humilié de n’avoir pas eu douze mille francs hier, que j’aurais donné le reste de ma misérable vie pour racheter ce tort-là. Voyez-vous ? j’avais eu la force de tout supporter, mais mon dernier manque d’argent m’a crevé le cœur. Oh ! oh ! je n’en ai fait ni une ni deux, je me suis rafistolé, requinqué ; j’ai vendu pour six cents francs de couverts et de boucles, puis j’ai engagé, pour un an, mon titre de rente viagère contre quatre cents francs une fois payés, au papa Gobseck. Bah ! je mangerai du pain ! ça me suffisait quand j’étais jeune, ça peut encore aller. Au moins elle aura une belle soirée, ma Nasie. Elle sera pimpante. J’ai le billet de mille francs là sous mon chevet. {p. 501} Ça me réchauffe d’avoir là sous la tête ce qui va faire plaisir à la pauvre Nasie. Elle pourra mettre sa mauvaise Victoire à la porte. A-t-on vu des domestiques ne pas avoir confiance dans leurs maîtres ! Demain je serai bien, Nasie vient à dix heures. Je ne veux pas qu’elles me croient malade, elles n’iraient point au bal, elles me soigneraient. Nasie m’embrassera demain comme son enfant, ses caresses me guériront. Enfin, n’aurais-je pas dépensé mille francs chez l’apothicaire ? J’aime mieux les donner à mon Guérit-Tout, à ma Nasie. Je la consolerai dans sa misère, au moins. Ça m’acquitte du tort de m’être fait du viager. Elle est au fond de l’abîme, et moi je ne suis plus assez fort pour l’en tirer. Oh ! je vais me remettre au commerce. J’irai à Odessa pour y acheter du grain. Les blés valent là trois fois moins que les nôtres ne coûtent. Si l’introduction des céréales est défendue en nature, les braves gens qui font les lois n’ont pas songé à prohiber les fabrications dont les blés sont le principe. Hé, hé !… j’ai trouvé cela, moi, ce matin ! Il y a de beaux coups à faire dans les amidons.
— Il est fou, se dit Eugène en regardant le vieillard. Allons, restez en repos, ne parlez pas…
Eugène descendit pour dîner quand Bianchon remonta. Puis tous deux passèrent la nuit à garder le malade à tour de rôle, en s’occupant, l’un à lire ses livres de médecine, l’autre à écrire à sa mère et à ses sœurs. Le lendemain, les symptômes qui se déclarèrent chez le malade furent, suivant Bianchon, d’un favorable augure ; mais ils exigèrent des soins continuels dont les deux étudiants étaient seuls capables, et dans le récit desquels il est impossible de compromettre la pudibonde phraséologie de l’époque. Les sangsues mises sur le corps appauvri du bonhomme furent accompagnées de cataplasmes, de bains de pied, de manœuvres médicales pour lesquelles il fallait d’ailleurs la force et le dévouement des deux jeunes gens. Madame de Restaud ne vint pas ; elle envoya chercher sa somme par un commissionnaire.
— Je croyais qu’elle serait venue elle-même. Mais ce n’est pas un mal, elle se serait inquiétée, dit le père en paraissant heureux de cette circonstance.
À sept heures du soir, Thérèse vint apporter une lettre de Delphine.
Que faites-vous donc, mon ami ? À peine aimée, serais-je déjà négligée ? Vous m’avez montré, dans ces confidences versées de {p. 502} cœur à cœur, une trop belle âme pour n’être pas de ceux qui restent toujours fidèles en voyant combien les sentiments ont de nuances. Comme vous l’avez dit en écoutant la prière de Mosé : « Pour les uns c’est une même note, pour les autres c’est l’infini de la musique ! » Songez que je vous attends ce soir pour aller au bal de madame de Beauséant. Décidément le contrat de monsieur d’Ajuda a été signé ce matin à la cour, et la pauvre vicomtesse ne l’a su qu’à deux heures. Tout Paris va se porter chez elle, comme le peuple encombre la Grève quand il doit y avoir une exécution. N’est-ce pas horrible d’aller voir si cette femme cachera sa douleur, si elle saura bien mourir ? Je n’irais certes pas, mon ami, si j’avais été déjà chez elle ; mais elle ne recevra plus sans doute, et tous les efforts que j’ai faits seraient superflus. Ma situation est bien différente de celle des autres. D’ailleurs, j’y vais pour vous aussi. Je vous attends. Si vous n’étiez pas près de moi dans deux heures, je ne sais si je vous pardonnerais cette félonie.
Rastignac prit une plume et répondit ainsi :
J’attends un médecin pour savoir si votre père doit vivre encore. Il est mourant. J’irai vous porter l’arrêt, et j’ai peur que ce ne soit un arrêt de mort. Vous verrez si vous pouvez aller au bal. Mille tendresses.
Le médecin vint à huit heures et demie, et, sans donner un avis favorable, il ne pensa pas que la mort dût être imminente. Il annonça des mieux et des rechutes alternatives d’où dépendraient la vie et la raison du bonhomme.
— Il vaudrait mieux qu’il mourût promptement, fut le dernier mot du docteur.
Eugène confia le père Goriot aux soins de Bianchon, et partit pour aller porter à madame de Nucingen les tristes nouvelles qui, dans son esprit encore imbu des devoirs de famille, devaient suspendre toute joie.
— Dites-lui qu’elle s’amuse tout de même, lui cria le père Goriot qui paraissait assoupi mais qui se dressa sur son séant au moment où Rastignac sortit.
Le jeune homme se présenta navré de douleur à Delphine, et la trouva coiffée, chaussée, n’ayant plus que sa robe de bal à mettre. Mais, semblable aux coups de pinceau par lesquels les peintres achèvent leurs tableaux, les derniers apprêts voulaient plus de temps que n’en demandait le fond même de la toile.
{p. 503} — Eh quoi, vous n’êtes pas habillé ? dit-elle.
— Mais, madame, votre père…
— Encore mon père, s’écria-t-elle en l’interrompant. Mais vous ne m’apprendrez pas ce que je dois à mon père. Je connais mon père depuis long-temps. Pas un mot, Eugène. Je ne vous écouterai que quand vous aurez fait votre toilette. Thérèse a tout préparé chez vous ; ma voiture est prête, prenez-la ; revenez. Nous causerons de mon père en allant au bal. Il faut partir de bonne heure, si nous sommes pris dans la file des voitures, nous serons bien heureux de faire notre entrée à onze heures.
— Madame !
— Allez ! pas un mot, dit-elle courant dans son boudoir pour y prendre un collier.
— Mais, allez donc, monsieur Eugène, vous fâcherez madame, dit Thérèse en poussant le jeune homme épouvanté de cet élégant parricide.
Il alla s’habiller en faisant les plus tristes, les plus décourageantes réflexions. Il voyait le monde comme un océan de boue dans lequel un homme se plongeait jusqu’au cou, s’il y trempait le pied. — Il ne s’y commet que des crimes mesquins ! se dit-il. Vautrin est plus grand. Il avait vu les trois grandes expressions de la société : l’Obéissance, la Lutte et la Révolte ; la Famille, le Monde et Vautrin. Et il n’osait prendre parti. L’Obéissance était ennuyeuse, la Révolte impossible, et la Lutte incertaine. Sa pensée le reporta au sein de sa famille. Il se souvint des pures émotions de cette vie calme, il se rappela les jours passés au milieu des êtres dont il était chéri. En se conformant aux lois naturelles du foyer domestique, ces chères créatures y trouvaient un bonheur plein, continu, sans angoisses. Malgré ses bonnes pensées, il ne se sentit pas le courage de venir confesser la foi des âmes pures à Delphine, en lui ordonnant la Vertu au nom de l’Amour. Déjà son éducation commencée avait porté ses fruits. Il aimait égoïstement déjà. Son tact lui avait permis de reconnaître la nature du cœur de Delphine. Il pressentait qu’elle était capable de marcher sur le corps de son père pour aller au bal, et il n’avait ni la force de jouer le rôle d’un raisonneur, ni le courage de lui déplaire, ni la vertu de la quitter. — Elle ne me pardonnerait jamais d’avoir eu raison contre elle dans cette circonstance, se dit-il. Puis il commenta les paroles des médecins, il se plut à penser que le père Goriot n’était pas aussi {p. 504} dangereusement malade qu’il le croyait ; enfin, il entassa des raisonnements assassins pour justifier Delphine. Elle ne connaissait pas l’état dans lequel était son père. Le bonhomme lui-même la renverrait au bal, si elle l’allait voir. Souvent la loi sociale, implacable dans sa formule, condamne là où le crime apparent est excusé par les innombrables modifications qu’introduisent au sein des familles la différence des caractères, la diversité des intérêts et des situations. Eugène voulait se tromper lui-même, il était prêt à faire à sa maîtresse le sacrifice de sa conscience. Depuis deux jours, tout était changé dans sa vie. La femme y avait jeté ses désordres, elle avait fait pâlir la famille, elle avait tout confisqué à son profit. Rastignac et Delphine s’étaient rencontrés dans les conditions voulues pour éprouver l’un par l’autre les plus vives jouissances. Leur passion bien préparée avait grandi par ce qui tue les passions, par la jouissance. En possédant cette femme, Eugène s’aperçut que jusqu’alors il ne l’avait que désirée, il ne l’aima qu’au lendemain du bonheur : l’amour n’est peut-être que la reconnaissance du plaisir. Infâme ou sublime, il adorait cette femme pour les voluptés qu’il lui avait apportées en dot, et pour toutes celles qu’il en avait reçues ; de même que Delphine aimait Rastignac autant que Tantale aurait aimé l’ange qui serait venu satisfaire sa faim, ou étancher la soif de son gosier desséché.
— Eh ! bien, comment va mon père ? lui dit madame de Nucingen quand il fut de retour et en costume de bal.
— Extrêmement mal, répondit-il, si vous voulez me donner une preuve de votre affection, nous courrons le voir.
— Eh ! bien, oui, dit-elle, mais après le bal. Mon bon Eugène, sois gentil, ne me fais pas de morale, viens.
Ils partirent. Eugène resta silencieux pendant une partie du chemin.
— Qu’avez-vous donc ? dit-elle.
— J’entends le râle de votre père, répondit-il avec l’accent de la fâcherie. Et il se mit à raconter avec la chaleureuse éloquence du jeune âge la féroce action à laquelle madame de Restaud avait été poussée par la vanité, la crise mortelle que le dernier dévouement27 du père avait déterminée, et ce que coûterait la robe lamée d’Anastasie. Delphine pleurait.
— Je vais être laide, pensa-t-elle. Ses larmes se séchèrent. J’irai garder mon père, je ne quitterai pas son chevet, reprit-elle.
{p. 505} — Ah ! te voilà comme je te voulais, s’écria Rastignac.
Les lanternes de cinq cents voitures éclairaient les abords de l’hôtel de Beauséant. De chaque côté de la porte illuminée piaffait un gendarme. Le grand monde affluait si abondamment, et chacun mettait tant d’empressement à voir cette grande femme au moment de sa chute, que les appartements, situés au rez-de-chaussée de l’hôtel, étaient déjà pleins quand madame de Nucingen et Rastignac s’y présentèrent. Depuis le moment où toute la cour se rua chez la grande Mademoiselle à qui Louis XIV arrachait son amant, nul désastre de cœur ne fut plus éclatant que ne l’était celui de madame de Beauséant. En cette circonstance, la dernière fille de la quasi royale maison de Bourgogne se montra supérieure à son mal, et domina jusqu’à son dernier moment le monde dont elle n’avait accepté les vanités que pour les faire servir au triomphe de sa passion. Les plus belles femmes de Paris animaient les salons de leurs toilettes et de leurs sourires. Les hommes les plus distingués de la cour, les ambassadeurs, les ministres, les gens illustrés en tout genre, chamarrés de croix, de plaques, de cordons multicolores, se pressaient autour de la vicomtesse. L’orchestre faisait résonner les motifs de sa musique sous les lambris dorés de ce palais, désert pour sa reine. Madame de Beauséant se tenait debout devant son premier salon pour recevoir ses prétendus amis. Vêtue de blanc, sans aucun ornement dans ses cheveux simplement nattés, elle semblait calme, et n’affichait ni douleur, ni fierté, ni fausse joie. Personne ne pouvait lire dans son âme. Vous eussiez dit d’une Niobé de marbre. Son sourire à ses intimes amis fut parfois railleur ; mais elle parut à tous semblable à elle-même, et se montra si bien ce qu’elle était quand le bonheur la parait de ses rayons, que les plus insensibles l’admirèrent, comme les jeunes Romaines applaudissaient le gladiateur qui savait sourire en expirant. Le monde semblait s’être paré pour faire ses adieux à l’une de ses souveraines.
— Je tremblais que vous ne vinssiez pas, dit-elle à Rastignac.
— Madame, répondit-il d’une voix émue en prenant ce mot pour un reproche, je suis venu pour rester le dernier.
— Bien, dit-elle en lui prenant la main. Vous êtes peut-être ici le seul auquel je puisse me fier. Mon ami, aimez une femme que vous puissiez aimer toujours. N’en abandonnez aucune.
Elle prit le bras de Rastignac et le mena sur un canapé, dans le salon où l’on jouait.
{p. 506} — Allez, lui dit-elle, chez le marquis. Jacques, mon valet de chambre, vous y conduira et vous remettra une lettre pour lui. Je lui demande ma correspondance. Il vous la remettra tout entière, j’aime à le croire. Si vous avez mes lettres, montez dans ma chambre. On me préviendra.
Elle se leva pour aller au-devant de la duchesse de Langeais, sa meilleure amie qui venait aussi. Rastignac partit, fit demander le marquis d’Ajuda à l’hôtel de Rochefide, où il devait passer la soirée, et où il le trouva. Le marquis l’emmena chez lui, remit une boîte à l’étudiant, et lui dit : — Elles y sont toutes. Il parut vouloir parler à Eugène, soit pour le questionner sur les événements du bal et sur la vicomtesse, soit pour lui avouer que déjà peut-être il était au désespoir de son mariage, comme il le fut plus tard ; mais un éclair d’orgueil brilla dans ses yeux, et il eut le déplorable courage de garder le secret sur ses plus nobles sentiments. — Ne lui dites rien de moi, mon cher Eugène. Il pressa la main de Rastignac par un mouvement affectueusement triste, et lui fit signe de partir. Eugène revint à l’hôtel de Beauséant, et fut introduit dans la chambre de la vicomtesse, où il vit les apprêts d’un départ. Il s’assit auprès du feu, regarda la cassette en cèdre, et tomba dans une profonde mélancolie. Pour lui, madame de Beauséant avait les proportions des déesses de l’Iliade.
— Ah ! mon ami, dit la vicomtesse en entrant et appuyant sa main sur l’épaule de Rastignac.
Il aperçut sa cousine en pleurs, les yeux levés, une main tremblante, l’autre levée. Elle prit tout à coup la boîte, la plaça dans le feu et la vit brûler.
— Ils dansent ! ils sont venus tous bien exactement, tandis que la mort viendra tard. Chut ! mon ami, dit-elle en mettant un doigt sur la bouche de Rastignac prêt à parler. Je ne verrai plus jamais ni Paris ni le monde. À cinq heures du matin, je vais partir pour aller m’ensevelir au fond de la Normandie. Depuis trois heures après midi, j’ai été obligée de faire mes préparatifs, signer des actes, voir à des affaires ; je ne pouvais envoyer personne chez… Elle s’arrêta. Il était sûr qu’on le trouverait chez… Elle s’arrêta encore accablée de douleur. En ces moments tout est souffrance, et certains mots sont impossibles à prononcer. — Enfin, reprit-elle, je comptais sur vous ce soir pour ce dernier service. Je voudrais vous donner un gage de mon amitié. Je penserai souvent à vous, qui {p. 507} m’avez paru bon et noble, jeune et candide au milieu de ce monde où ces qualités sont si rares. Je souhaite que vous songiez quelquefois à moi. Tenez, dit-elle en jetant les yeux autour d’elle, voici le coffret où je mettais mes gants. Toutes les fois que j’en ai pris avant d’aller au bal ou au spectacle, je me sentais belle, parce que j’étais heureuse, et je n’y touchais que pour y laisser quelque pensée gracieuse : il y a beaucoup de moi là-dedans, il y a toute une madame de Beauséant qui n’est plus, acceptez-le, j’aurai soin qu’on le porte chez vous, rue d’Artois. Madame de Nucingen est fort bien ce soir, aimez-la bien. Si nous ne nous voyons plus, mon ami, soyez sûr que je ferai des vœux pour vous, qui avez été bon pour moi. Descendons, je ne veux pas leur laisser croire que je pleure. J’ai l’éternité devant moi, j’y serai seule, et personne ne m’y demandera compte de mes larmes. Encore un regard à cette chambre. Elle s’arrêta. Puis, après s’être un moment caché les yeux avec sa main, elle se les essuya, les baigna d’eau fraîche, et prit le bras de l’étudiant. Marchons ! dit-elle.
Rastignac n’avait pas encore senti d’émotion aussi violente que le fut le contact de cette douleur si noblement contenue. En rentrant dans le bal, Eugène en fit le tour avec madame de Beauséant, dernière et délicate attention de cette gracieuse femme.
{p. 508} Bientôt il aperçut les deux sœurs, madame de Restaud et madame de Nucingen. La comtesse était magnifique avec tous ses diamants étalés, qui, pour elle, étaient brûlants sans doute, elle les portait pour la dernière fois. Quelque puissants que fussent son orgueil et son amour, elle ne soutenait pas bien les regards de son mari. Ce spectacle n’était pas de nature à rendre les pensées de Rastignac moins tristes. S’il avait revu Vautrin dans le colonel italien, il revit alors, sous les diamants des deux sœurs, le grabat sur lequel gisait le père Goriot. Son attitude mélancolique ayant trompé la vicomtesse, elle lui retira son bras.
— Allez ! je ne veux pas vous coûter un plaisir, dit-elle.
Eugène fut bientôt réclamé par Delphine, heureuse de l’effet qu’elle produisait, et jalouse de mettre aux pieds de l’étudiant les hommages qu’elle recueillait dans ce monde, où elle espérait être adoptée.
— Comment trouvez-vous Nasie ? lui dit-elle.
— Elle a, dit Rastignac, escompté jusqu’à la mort de son père.
Vers quatre heures du matin, la foule des salons commençait à s’éclaircir. Bientôt la musique ne se fit plus entendre. La duchesse de Langeais et Rastignac se trouvèrent seuls dans le grand salon. La vicomtesse, croyant n’y rencontrer que l’étudiant, y vint après avoir dit adieu à monsieur de Beauséant, qui s’alla coucher en lui répétant : — Vous avez tort, ma chère, d’aller vous enfermer à votre âge ! Restez donc avec nous.
En voyant la duchesse, madame de Beauséant ne put retenir une exclamation.
— Je vous ai devinée, Clara, dit madame de Langeais. Vous {p. 509} partez pour ne plus revenir ; mais vous ne partirez pas sans m’avoir entendue et sans que nous nous soyons comprises. Elle prit son amie par le bras, l’emmena dans le salon voisin, et là, la regardant avec des larmes dans les yeux, elle la serra dans ses bras et la baisa sur les joues. — Je ne veux pas vous quitter froidement, ma chère, ce serait un remords trop lourd. Vous pouvez compter sur moi comme sur vous-même. Vous avez été grande ce soir, je me suis sentie digne de vous, et veux vous le prouver. J’ai eu des torts envers vous, je n’ai pas toujours été bien, pardonnez-moi, ma chère : je désavoue tout ce qui a pu vous blesser, je voudrais reprendre mes paroles. Une même douleur a réuni nos âmes, et je ne sais qui de nous sera la plus malheureuse. Monsieur de Montriveau n’était pas ici ce soir, comprenez-vous ? Qui vous a vue pendant ce bal, Clara, ne vous oubliera jamais. Moi, je tente un dernier effort. Si j’échoue, j’irai dans un couvent ! Où allez-vous, vous ?
— En Normandie, à Courcelles, aimer, prier, jusqu’au jour où Dieu me retirera de ce monde.
— Venez, monsieur de Rastignac, dit la vicomtesse d’une voix émue, en pensant que ce jeune homme attendait. L’étudiant plia le genou, prit la main de sa cousine et la baisa. — Antoinette, adieu ! reprit madame de Beauséant, soyez heureuse. Quant à vous, vous l’êtes, vous êtes jeune, vous pouvez croire à quelque chose, dit-elle à l’étudiant. À mon départ de ce monde, j’aurai eu, comme quelques mourants privilégiés, de religieuses, de sincères émotions autour de moi !
Rastignac s’en alla vers cinq heures, après avoir vu madame de Beauséant dans sa berline de voyage, après avoir reçu son dernier adieu mouillé de larmes qui prouvaient que les personnes les plus élevées ne sont pas mises hors de la loi du cœur et ne vivent pas sans chagrins, comme quelques courtisans du peuple voudraient le lui faire croire. Eugène revint à pied vers la maison Vauquer, par un temps humide et froid. Son éducation s’achevait.
— Nous ne sauverons pas le pauvre père Goriot, lui dit Bianchon quand Rastignac entra chez son voisin.
— Mon ami, lui dit Eugène après avoir regardé le vieillard endormi, va, poursuis la destinée modeste à laquelle tu bornes tes désirs. Moi, je suis en enfer, et il faut que j’y reste. Quelque mal que l’on te dise du monde, crois-le ! il n’y a pas de {p. 510} Juvénal qui puisse en peindre l’horreur couverte d’or et de pierreries.
Le lendemain, Rastignac fut éveillé sur les deux heures après midi par Bianchon, qui, forcé de sortir, le pria de garder le père Goriot, dont l’état avait fort empiré pendant la matinée.
— Le bonhomme n’a pas deux jours, n’a peut-être pas six heures à vivre, dit l’élève en médecine, et cependant nous ne pouvons pas cesser de combattre le mal. Il va falloir lui donner des soins coûteux. Nous serons bien ses garde-malades ; mais je n’ai pas le sou, moi. J’ai retourné ses poches, fouillé ses armoires : zéro au quotient. Je l’ai questionné dans un moment où il avait sa tête, il m’a dit ne pas avoir un liard à lui. Qu’as-tu, toi ?
— Il me reste vingt francs, répondit Rastignac ; mais j’irai les jouer, je gagnerai.
— Si tu perds ?
— Je demanderai de l’argent à ses gendres et à ses filles.
— Et s’ils ne t’en donnent pas ? reprit Bianchon. Le plus pressé dans ce moment n’est pas de trouver de l’argent, il faut envelopper le bonhomme d’un sinapisme bouillant depuis les pieds jusqu’à la moitié des cuisses. S’il crie, il y aura de la ressource. Tu sais comment cela s’arrange. D’ailleurs, Christophe t’aidera. Moi, je passerai chez l’apothicaire répondre de tous les médicaments que nous y prendrons. Il est malheureux que le pauvre homme n’ait pas été transportable à notre hospice, il y aurait été mieux. Allons, viens que je t’installe, et ne le quitte pas que je ne sois revenu.
Les deux jeunes gens entrèrent dans la chambre où gisait le vieillard. Eugène fut effrayé du changement de cette face convulsée, blanche et profondément débile.
— Eh ! bien, papa ? lui dit-il en se penchant sur le grabat.
Goriot leva sur Eugène des yeux ternes et le regarda fort attentivement sans le reconnaître. L’étudiant ne soutint pas ce spectacle, des larmes humectèrent ses yeux.
— Bianchon, ne faudrait-il pas des rideaux aux fenêtres ?
— Non. Les circonstances atmosphériques ne l’affectent plus. Ce serait trop heureux s’il avait chaud ou froid. Néanmoins il nous faut du feu pour faire les tisanes et préparer bien des choses. Je t’enverrai des falourdes qui nous serviront jusqu’à ce que nous ayons du bois. Hier et cette nuit, j’ai brûlé le tien et toutes les mottes du pauvre homme. Il faisait humide, l’eau dégouttait des {p. 511} murs. À peine ai-je pu sécher la chambre. Christophe l’a balayée, c’est vraiment une écurie. J’y ai brûlé du genièvre, ça puait trop.
— Mon Dieu ! dit Rastignac, mais ses filles !
— Tiens, s’il demande à boire, tu lui donneras de ceci, dit l’interne en montrant à Rastignac un grand pot blanc. Si tu l’entends se plaindre et que le ventre soit chaud et dur, tu te feras aider par Christophe pour lui administrer… tu sais. S’il avait, par hasard, une grande exaltation, s’il parlait beaucoup, s’il avait enfin un petit brin de démence, laisse-le aller. Ce ne sera pas un mauvais signe. Mais envoie Christophe à l’hospice Cochin. Notre médecin, mon camarade ou moi, nous viendrions lui appliquer des moxas. Nous avons fait ce matin, pendant que tu dormais, une grande consultation avec un élève du docteur Gall, avec un médecin en chef de l’Hôtel-Dieu et le nôtre. Ces messieurs ont cru reconnaître de curieux symptômes, et nous allons suivre les progrès de la maladie, afin de nous éclairer sur plusieurs points scientifiques assez importants. Un de ces messieurs prétend que la pression du sérum, si elle portait plus sur un organe que sur un autre, pourrait développer des faits particuliers. Écoute-le donc bien, au cas où il parlerait, afin de constater à quel genre d’idées appartiendraient ses discours : si c’est des effets de mémoire, de pénétration, de jugement ; s’il s’occupe de matérialités, ou de sentiments ; s’il calcule, s’il revient sur le passé ; enfin sois en état de nous faire un rapport exact. Il est possible que l’invasion ait lieu en bloc, il mourra imbécile comme il l’est en ce moment. Tout est bien bizarre dans ces sortes de maladies ! Si la bombe crevait par ici, dit Bianchon en montrant l’occiput du malade, il y a des exemples de phénomènes singuliers : le cerveau recouvre quelques-unes de ses facultés, et la mort est plus lente à se déclarer. Les sérosités peuvent se détourner du cerveau, prendre des routes dont on ne connaît le cours que par l’autopsie. Il y a aux Incurables un vieillard hébété chez qui l’épanchement a suivi la colonne vertébrale ; il souffre horriblement, mais il vit.
— Se sont-elles bien amusées ? dit le père Goriot, qui reconnut Eugène.
— Oh ! il ne pense qu’à ses filles, dit Bianchon. Il m’a dit plus de cent fois cette nuit : Elles dansent ! Elle a sa robe. Il les appelait par leurs noms. Il me faisait pleurer, diable m’emporte ! avec {p. 512} ses intonations : Delphine ! ma petite Delphine ! Nasie ! Ma parole d’honneur, dit l’élève en médecine, c’était à fondre en larmes.
— Delphine, dit le vieillard, elle est là, n’est-ce pas ? Je le savais bien. Et ses yeux recouvrèrent une activité folle pour regarder les murs et la porte.
— Je descends dire à Sylvie de préparer les sinapismes, cria Bianchon, le moment est favorable.
Rastignac resta seul près du vieillard, assis au pied du lit, les yeux fixes sur cette tête effrayante et douloureuse à voir.
— Madame de Beauséant s’enfuit, celui-ci se meurt, dit-il. Les belles âmes ne peuvent pas rester long-temps en ce monde. Comment les grands sentiments s’allieraient-ils, en effet, à une société mesquine, petite, superficielle ?
Les images de la fête à laquelle il avait assisté se représentèrent à son souvenir et contrastèrent avec le spectacle de ce lit de mort. Bianchon reparut soudain.
— Dis donc, Eugène, je viens de voir notre médecin en chef, et je suis revenu toujours courant. S’il se manifeste des symptômes de raison, s’il parle, couche-le sur un long sinapisme, de manière à l’envelopper de moutarde depuis la nuque jusqu’à la chute des reins, et fais-nous appeler.
— Cher Bianchon, dit Eugène.
— Oh ! il s’agit d’un fait scientifique, reprit l’élève en médecine avec toute l’ardeur d’un néophyte.
— Allons, dit Eugène, je serai donc le seul à soigner ce pauvre vieillard par affection.
— Si tu m’avais vu ce matin, tu ne dirais pas cela, reprit Bianchon sans s’offenser du propos. Les médecins qui ont exercé ne voient que la maladie ; moi, je vois encore le malade, mon cher garçon.
Il s’en alla, laissant Eugène seul avec le vieillard, et dans l’appréhension d’une crise qui ne tarda pas à se déclarer.
— Ah ! c’est vous, mon cher enfant, dit le père Goriot en reconnaissant Eugène.
— Allez-vous mieux ? demanda l’étudiant en lui prenant la main.
— Oui, j’avais la tête serrée comme dans un étau, mais elle se dégage. Avez-vous vu mes filles ? Elles vont venir bientôt, elles accourront aussitôt qu’elles me sauront malade, elles m’ont tant soigné rue de la Jussienne ! Mon Dieu ! je voudrais que ma chambre {p. 513} fût propre pour les recevoir. Il y a un jeune homme qui m’a brûlé toutes mes mottes.
— J’entends Christophe, lui dit Eugène, il vous monte du bois que ce jeune homme vous envoie.
— Bon ! mais comment payer le bois ? je n’ai pas un sou, mon enfant. J’ai tout donné, tout. Je suis à la charité. La robe lamée était-elle belle au moins ? (Ah ! je souffre !) Merci, Christophe. Dieu vous récompensera, mon garçon ; moi, je n’ai plus rien.
— Je te payerai bien, toi et Sylvie, dit Eugène à l’oreille du garçon.
— Mes filles vous ont dit qu’elles allaient venir, n’est-ce pas, Christophe ? Vas-y encore, je te donnerai cent sous. Dis-leur que je ne me sens pas bien, que je voudrais les embrasser, les voir encore une fois avant de mourir. Dis-leur cela, mais sans trop les effrayer.
Christophe partit sur un signe de Rastignac.
— Elles vont venir, reprit le vieillard. Je les connais. Cette bonne Delphine, si je meurs, quel chagrin je lui causerai ! Nasie aussi. Je ne voudrais pas mourir, pour ne pas les faire pleurer. Mourir, mon bon Eugène, c’est ne plus les voir. Là où l’on s’en va, je m’ennuierai bien. Pour un père, l’enfer, c’est d’être sans enfants, et j’ai déjà fait mon apprentissage depuis qu’elles sont mariées. Mon paradis était rue de la Jussienne. Dites donc, si je vais en paradis, je pourrai revenir sur terre en esprit autour d’elles. J’ai entendu dire de ces choses-là. Sont-elles vraies ? Je crois les voir en ce moment telles qu’elles étaient rue de la Jussienne. Elles descendaient le matin. Bonjour, papa, disaient-elles. Je les prenais sur mes genoux, je leur faisais mille agaceries, des niches. Elles me caressaient gentiment. Nous déjeunions tous les matins ensemble, nous dînions, enfin j’étais père, je jouissais de mes enfants. Quand elles étaient rue de la Jussienne, elles ne raisonnaient pas, elles ne savaient rien du monde, elles m’aimaient bien. Mon Dieu ! pourquoi ne sont-elles pas toujours restées petites ? (Oh ! je souffre, la tête me tire.) Ah ! ah ! pardon, mes enfants ! je souffre horriblement, et il faut que ce soit de la vraie douleur, vous m’avez rendu bien dur au mal. Mon Dieu ! si j’avais seulement leurs mains dans les miennes, je ne sentirais point mon mal. Croyez-vous qu’elles viennent ? Christophe est si bête ! J’aurais dû y aller moi-même. Il va les voir, lui. Mais vous avez été hier au bal. Dites-moi donc {p. 514} comment elles étaient ? Elles ne savaient rien de ma maladie, n’est-ce pas ? Elles n’auraient pas dansé, pauvres petites ! Oh ! je ne veux plus être malade. Elles ont encore trop besoin de moi. Leurs fortunes sont compromises. Et à quels maris sont-elles livrées ! Guérissez-moi, guérissez-moi ! (Oh ! que je souffre ! Ah ! ah ! ah !) Voyez-vous, il faut me guérir, parce qu’il leur faut de l’argent, et je sais où aller en gagner. J’irai faire de l’amidon en aiguilles à Odessa. Je suis un malin, je gagnerai des millions. (Oh ! je souffre trop !)
Goriot garda le silence pendant un moment, en paraissant faire tous ses efforts pour rassembler ses forces afin de supporter la douleur.
— Si elles étaient là, je ne me plaindrais pas, dit-il. Pourquoi donc me plaindre ?
Un léger assoupissement survint et dura long-temps. Christophe revint. Rastignac, qui croyait le père Goriot endormi, laissa le garçon lui rendre compte à haute voix de sa mission.
— Monsieur, dit-il, je suis d’abord allé chez madame la comtesse, à laquelle il m’a été impossible de parler, elle était dans de grandes affaires avec son mari. Comme j’insistais, monsieur de Restaud est venu lui-même, et m’a dit comme ça : Monsieur Goriot se meurt, eh ! bien, c’est ce qu’il a de mieux à faire. J’ai besoin de madame de Restaud pour terminer des affaires importantes, elle ira quand tout sera fini. Il avait l’air en colère, ce monsieur-là. J’allais sortir, lorsque madame est entrée dans l’antichambre par une porte que je ne voyais pas, et m’a dit : Christophe, dis à mon père que je suis en discussion avec mon mari, je ne puis pas le quitter ; il s’agit de la vie ou de la mort de mes enfants ; mais aussitôt que tout sera fini, j’irai. Quant à madame la baronne, autre histoire ! je ne l’ai point vue, et je n’ai pas pu lui parler. Ah ! me dit la femme de chambre, madame est rentrée du bal à cinq heures un quart, elle dort ; si je l’éveille avant midi, elle me grondera. Je lui dirai que son père va plus mal quand elle me sonnera. Pour une mauvaise nouvelle, il est toujours temps de la lui dire. J’ai eu beau prier ! Ah ouin ! J’ai demandé à parler à monsieur le baron, il était sorti.
— Aucune de ses filles ne viendrait, s’écria Rastignac. Je vais écrire à toutes deux.
— Aucune, répondit le vieillard en se dressant sur son séant. {p. 515} Elles ont des affaires, elles dorment, elles ne viendront pas. Je le savais. Il faut mourir pour savoir ce que c’est que des enfants. Ah ! mon ami, ne vous mariez pas, n’ayez pas d’enfants ! Vous leur donnez la vie, ils vous donnent la mort. Vous les faites entrer dans le monde, ils vous en chassent. Non, elles ne viendront pas ! Je sais cela depuis dix ans. Je me le disais quelquefois, mais je n’osais pas y croire.
Une larme roula dans chacun de ses yeux, sur la bordure rouge, sans en tomber.
— Ah ! si j’étais riche, si j’avais gardé ma fortune, si je ne la leur avais pas donnée, elles seraient là, elles me lècheraient les joues de leurs baisers ! je demeurerais dans un hôtel, j’aurais de belles chambres, des domestiques, du feu à moi ; et elles seraient tout en larmes, avec leurs maris, leurs enfants. J’aurais tout cela. Mais rien. L’argent donne tout, même des filles. Oh ! mon argent, où est-il ? Si j’avais des trésors à laisser, elles me panseraient, elles me soigneraient ; je les entendrais, je les verrais. Ah ! mon cher enfant, mon seul enfant, j’aime mieux mon abandon et ma misère ! Au moins quand un malheureux est aimé, il est bien sûr qu’on l’aime. Non, je voudrais être riche, je les verrais. Ma foi, qui sait ? Elles ont toutes les deux des cœurs de roche. J’avais trop d’amour pour elles pour qu’elles en eussent pour moi. Un père doit être toujours riche, il doit tenir ses enfants en bride comme des chevaux sournois. Et j’étais à genoux devant elles. Les misérables ! elles couronnent dignement leur conduite envers moi depuis dix ans. Si vous saviez comme elles étaient aux petits soins pour moi dans les premiers temps de leur mariage ! (Oh ! je souffre un cruel martyre !) Je venais de leur donner à chacune près de huit cent mille francs, elles ne pouvaient pas, ni leurs maris non plus, être rudes avec moi. L’on me recevait : « Mon bon père, par-ci ; mon cher père, par là. » Mon couvert était toujours mis chez elles. Enfin je dînais avec leurs maris, qui me traitaient avec considération. J’avais l’air d’avoir encore quelque chose. Pourquoi ça ? Je n’avais rien dit de mes affaires. Un homme qui donne huit cent mille francs à ses filles était un homme à soigner. Et l’on était aux petits soins, mais c’était pour mon argent. Le monde n’est pas beau. J’ai vu cela, moi ! L’on me menait en voiture au spectacle, et je restais comme je voulais aux soirées. Enfin elles se disaient mes filles, et elles m’avouaient pour leur père. J’ai encore ma finesse, allez, et {p. 516} rien ne m’est échappé. Tout a été à son adresse et m’a percé le cœur. Je voyais bien que c’était des frimes ; mais le mal était sans remède. Je n’étais pas chez elles aussi à l’aise qu’à la table d’en bas. Je ne savais rien dire. Aussi quand quelques-uns de ces gens du monde demandaient à l’oreille de mes gendres : — Qui est-ce que ce monsieur-là ? — C’est le père aux écus, il est riche. — Ah, diable ! disait-on, et l’on me regardait avec le respect dû aux écus. Mais si je les gênais quelquefois un peu, je rachetais bien mes défauts ! D’ailleurs, qui donc est parfait ? (Ma tête est une plaie !) Je souffre en ce moment ce qu’il faut souffrir pour28 mourir, mon cher monsieur Eugène, eh ! bien, ce n’est rien en comparaison de la douleur que m’a causée le premier regard par lequel Anastasie m’a fait comprendre que je venais de dire une bêtise qui l’humiliait ; son regard m’a ouvert toutes les veines. J’aurais voulu tout savoir, mais ce que j’ai bien su, c’est que j’étais de trop sur terre. Le lendemain je suis allé chez Delphine pour me consoler, et voilà que j’y fais une bêtise qui me l’a mise en colère. J’en suis devenu comme fou. J’ai été huit jours ne sachant plus ce que je devais faire. Je n’ai pas osé les aller voir, de peur de leurs reproches. Et me voilà à la porte de mes filles. O mon Dieu ! puisque tu connais les misères, les souffrances que j’ai endurées ; puisque tu as compté les coups de poignard que j’ai reçus, dans ce temps qui m’a vieilli, changé, tué, blanchi, pourquoi me fais-tu donc souffrir aujourd’hui ? J’ai bien expié le péché de les trop aimer. Elles se sont bien vengées de mon affection, elles m’ont tenaillé comme des bourreaux. Eh ! bien, les pères sont si bêtes ! je les aimais tant que j’y suis retourné comme un joueur au jeu. Mes filles, c’était mon vice à moi ; elles étaient mes maîtresses, enfin tout ! Elles avaient toutes les deux besoin de quelque chose, de parures ; les femmes de chambre me le disaient, et je les donnais pour être bien reçu ! Mais elles m’ont fait tout de même quelques petites leçons sur ma manière d’être dans le monde. Oh ! elles n’ont pas attendu le lendemain. Elles commençaient à rougir de moi. Voilà ce que c’est que de bien élever ses enfants. À mon âge je ne pouvais pourtant pas aller à l’école. (Je souffre horriblement, mon Dieu ! les médecins ! les médecins ! Si l’on m’ouvrait la tête, je souffrirais moins.) Mes filles, mes filles, Anastasie, Delphine ! je veux les voir. Envoyez-les chercher par la gendarmerie, de force ! la justice est pour moi, tout est pour moi, la nature, le code civil. Je proteste. {p. 517} La patrie périra si les pères sont foulés aux pieds. Cela est clair. La société, le monde roulent sur la paternité, tout croule si les enfants n’aiment pas leurs pères. Oh ! les voir, les entendre, n’importe ce qu’elles me diront, pourvu que j’entende leur voix, ça calmera mes douleurs, Delphine surtout. Mais dites-leur, quand elles seront là, de ne pas me regarder froidement comme elles font. Ah ! mon bon ami, monsieur Eugène, vous ne savez pas ce que c’est que de trouver l’or du regard changé tout à coup en plomb gris. Depuis le jour où leurs yeux n’ont plus rayonné sur moi, j’ai toujours été en hiver ici ; je n’ai plus eu que des chagrins à dévorer, et je les ai dévorés ! J’ai vécu pour être humilié, insulté. Je les aime tant, que j’avalais tous les affronts par lesquels elles me vendaient une pauvre petite jouissance honteuse. Un père se cacher pour voir ses filles ! Je leur ai donné ma vie, elles ne me donneront pas une heure aujourd’hui ! J’ai soif, j’ai faim, le cœur me brûle, elles ne viendront pas rafraîchir mon agonie, car je meurs, je le sens. Mais elles ne savent donc pas ce que c’est que de marcher sur le cadavre de son père ! Il y a un Dieu dans les cieux, il nous venge malgré nous, nous autres pères. Oh ! elles viendront ! Venez, mes chéries, venez encore me baiser, un dernier baiser, le viatique de votre père, qui priera Dieu pour vous, qui lui dira que vous avez été de bonnes filles, qui plaidera pour vous ! Après tout, vous êtes innocentes. Elles sont innocentes, mon ami ! Dites-le bien à tout le monde, qu’on ne les inquiète pas à mon sujet. Tout est de ma faute, je les ai habituées à me fouler aux pieds. J’aimais cela, moi. Ça ne regarde personne, ni la justice humaine, ni la justice divine. Dieu serait injuste s’il les condamnait à cause de moi. Je n’ai pas su me conduire, j’ai fait la bêtise d’abdiquer mes droits. Je me serais avili pour elles ! Que voulez-vous ! le plus beau naturel, les meilleurs âmes auraient succombé à la corruption de cette facilité paternelle. Je suis un misérable, je suis justement puni. Moi seul ai causé les désordres de mes filles, je les ai gâtées. Elles veulent aujourd’hui le plaisir, comme elles voulaient autrefois du bonbon. Je leur ai toujours permis de satisfaire leurs fantaisies de jeunes filles. À quinze ans, elles avaient voiture ! Rien ne leur a résisté. Moi seul suis coupable, mais coupable par amour. Leur voix m’ouvrait le cœur. Je les entends, elles viennent. Oh ! oui, elles viendront. La loi veut qu’on vienne voir mourir son père, la loi est pour moi. Puis ça ne coûtera qu’une {p. 518} course. Je la payerai. Écrivez-leur que j’ai des millions à leur laisser ! Parole d’honneur. J’irai faire des pâtes d’Italie à Odessa. Je connais la manière. Il y a, dans mon projet, des millions à gagner. Personne n’y a pensé. Ça ne se gâtera point dans le transport comme le blé ou comme la farine. Eh, eh, l’amidon ? il y aura là des millions ! Vous ne mentirez pas, dites-leur des millions, et quand mêmes elles viendraient par avarice, j’aime mieux être trompé, je les verrai. Je veux mes filles ! je les ai faites ! elles sont à moi ! dit-il en se dressant sur son séant, en montrant à Eugène une tête dont les cheveux blancs étaient épars et qui menaçait par tout ce qui pouvait exprimer la menace.
— Allons, lui dit Eugène, recouchez-vous, mon bon père Goriot, je vais leur écrire. Aussitôt que Bianchon sera de retour, j’irai si elles ne viennent pas.
— Si elles ne viennent pas ? répéta le vieillard en sanglotant. Mais je serai mort, mort dans un accès de rage, de rage ! La rage me gagne ! En ce moment, je vois ma vie entière. Je suis dupe ! elles ne m’aiment pas, elles ne m’ont jamais aimé ! cela est clair. Si elles ne sont pas venues, elles ne viendront pas. Plus elles auront tardé, moins elles se décideront à me faire cette joie. Je les connais. Elles n’ont jamais su rien deviner de mes chagrins, de mes douleurs, de mes besoins, elles ne devineront pas plus ma mort ; elles ne sont seulement pas dans le secret de ma tendresse. Oui, je le vois, pour elles, l’habitude de m’ouvrir les entrailles a ôté du prix à tout ce que je faisais. Elles auraient demandé à me crever les yeux, je leur aurais dit : « Crevez-les ! » Je suis trop bête. Elles croient que tous les pères sont comme le leur. Il faut toujours se faire valoir. Leurs enfants me vengeront. Mais c’est dans leur intérêt de venir ici. Prévenez-les donc qu’elles compromettent leur agonie. Elles commettent tous les crimes en un seul. Mais allez donc, dites-leur donc que, ne pas venir, c’est un parricide ! Elles en ont assez commis sans ajouter celui-là. Criez donc comme moi : « Hé, Nasie ! hé, Delphine ! venez à votre père qui a été si bon pour vous et qui souffre ! » Rien, personne. Mourrai-je donc comme un chien ? Voilà ma récompense, l’abandon. Ce sont des infâmes, des scélérates ; je les abomine, je les maudis ; je me relèverai, la nuit, de mon cercueil pour les remaudire, car, enfin, mes amis, ai-je tort ? elles se conduisent bien mal ! hein ? Qu’est-ce que je dis ? Ne m’avez-vous pas averti que Delphine est là ? C’est la {p. 519} meilleure des deux. Vous êtes mon fils, Eugène, vous ! aimez-la, soyez un père pour elle. L’autre est bien malheureuse. Et leurs fortunes ! Ah, mon Dieu ! J’expire, je souffre un peu trop ! Coupez-moi la tête, laissez-moi seulement le cœur.
— Christophe, allez chercher Bianchon, s’écria Eugène épouvanté du caractère que prenaient les plaintes et les cris du vieillard, et ramenez-moi un cabriolet.
— Je vais aller chercher vos filles, mon bon père Goriot, je vous les ramènerai.
— De force, de force ! Demandez la garde, la ligne, tout ! tout, dit-il en jetant à Eugène un dernier regard où brilla la raison. Dites au gouvernement, au procureur du roi, qu’on me les amène, je le veux !
— Mais vous les avez maudites.
— Qui est-ce qui a dit cela ? répondit le vieillard stupéfait. Vous savez bien que je les aime, je les adore ! Je suis guéri si je les vois… Allez, mon bon voisin, mon cher enfant, allez, vous êtes bon, vous ; je voudrais vous remercier, mais je n’ai rien à vous donner que les bénédictions d’un mourant. Ah ! je voudrais au moins voir Delphine pour lui dire de m’acquitter envers vous. Si l’autre ne peut pas, amenez-moi celle-là. Dites-lui que vous ne l’aimerez plus si elle ne veut pas venir. Elle vous aime tant qu’elle viendra. À boire, les entrailles me brûlent ! Mettez-moi quelque chose sur la tête. La main de mes filles, ça me sauverait, je le sens… Mon Dieu ! qui refera leurs fortunes si je m’en vais ? Je veux aller à Odessa pour elles, à Odessa, y faire des pâtes.
— Buvez ceci, dit Eugène en soulevant le moribond et le prenant dans son bras gauche tandis que de l’autre il tenait une tasse pleine de tisane.
— Vous devez aimer votre père et votre mère, vous ! dit le vieillard en serrant de ses mains défaillantes la main d’Eugène. Comprenez-vous que je vais mourir sans les voir, mes filles ? Avoir soif toujours, et ne jamais boire, voilà comment j’ai vécu depuis dix ans… Mes deux gendres ont tué mes filles. Oui, je n’ai plus eu de filles après qu’elles ont été mariées. Pères, dites aux chambres de faire une loi sur le mariage ! Enfin, ne mariez pas vos filles si vous les aimez. Le gendre est un scélérat qui gâte tout chez une fille, il souille tout. Plus de mariages ! C’est ce qui nous enlève nos filles, et nous ne les avons plus quand nous mourons. Faites une loi sur {p. 520} la mort des pères. C’est épouvantable, ceci ! Vengeance ! Ce sont mes gendres qui les empêchent de venir. Tuez-les ! À mort le Restaud, à mort l’Alsacien, ils sont mes assassins ! La mort ou mes filles ! Ah ! c’est fini, je meurs sans elles ! Elles ! Nasie, Fifine, allons, venez donc ! Votre papa sort…
— Mon bon père Goriot, calmez-vous, voyons, restez tranquille, ne vous agitez pas, ne pensez pas.
— Ne pas les voir, voilà l’agonie !
— Vous allez les voir.
— Vrai ! cria le vieillard égaré. Oh ! les voir ! je vais les voir, entendre leur voix. Je mourrai heureux. Eh bien ! oui, je ne demande plus à vivre, je n’y tenais plus, mes peines allaient croissant. Mais les voir, toucher leurs robes, ah ! rien que leurs robes, c’est bien peu ; mais que je sente quelque chose d’elles ! Faites-moi prendre les cheveux… veux…
Il tomba la tête sur l’oreiller comme s’il recevait un coup de massue. Ses mains s’agitèrent sur la couverture comme pour prendre les cheveux de ses filles.
— Je les bénis, dit-il en faisant un effort, bénis.
Il s’affaissa tout à coup. En ce moment Bianchon entra. — J’ai rencontré Christophe, dit-il, il va t’amener une voiture. Puis il regarda le malade, lui souleva de force les paupières, et les deux étudiants lui virent un œil sans chaleur et terne. — Il n’en reviendra pas, dit Bianchon, je ne crois pas. Il prit le pouls, le tâta, mit la main sur le cœur du bonhomme.
— La machine va toujours ; mais, dans sa position, c’est un malheur, il vaudrait mieux qu’il mourût !
— Ma foi, oui, dit Rastignac.
— Qu’as-tu donc ? tu es pâle comme la mort.
— Mon ami, je viens d’entendre des cris et des plaintes. Il y a un Dieu ! Oh ! oui ! il y a un Dieu, et il nous a fait un monde meilleur, ou notre terre est un non-sens. Si ce n’avait pas été si tragique, je fondrais en larmes, mais j’ai le cœur et l’estomac horriblement serrés.
— Dis donc, il va falloir bien des choses ; où prendre de l’argent ?
Rastignac tira sa montre.
— Tiens, mets-la vite en gage. Je ne veux pas m’arrêter en route, car j’ai peur de perdre une minute, et j’attends Christophe. Je n’ai pas un liard, il faudra payer mon cocher au retour.
{p. 521} Rastignac se précipita dans l’escalier, et partit pour aller rue du Helder chez madame de Restaud. Pendant le chemin, son imagination, frappée de l’horrible spectacle dont il avait été témoin, échauffa son indignation. Quand il arriva dans l’antichambre et qu’il demanda madame de Restaud, on lui répondit qu’elle n’était pas visible.
— Mais, dit-il au valet de chambre, je viens de la part de son père qui se meurt.
— Monsieur, nous avons de monsieur le comte les ordres les plus sévères…
— Si monsieur de Restaud y est, dites-lui dans quelle circonstance se trouve son beau-père et prévenez-le qu’il faut que je lui parle à l’instant même.
Eugène attendit pendant long-temps.
— Il se meurt peut-être en ce moment, pensait-il.
Le valet de chambre l’introduisit dans le premier salon, où monsieur de Restaud reçut l’étudiant debout, sans le faire asseoir, devant une cheminée où il n’y avait pas de feu.
— Monsieur le comte, lui dit Rastignac, monsieur votre beau-père expire en ce moment dans un bouge infâme, sans un liard pour avoir du bois ; il est exactement à la mort et demande à voir sa fille…
— Monsieur, lui répondit avec froideur le comte de Restaud, vous avez pu vous apercevoir que j’ai fort peu de tendresse pour monsieur Goriot. Il a compromis son caractère avec madame de Restaud, il a fait le malheur de ma vie, je vois en lui l’ennemi de mon repos. Qu’il meure, qu’il vive, tout m’est parfaitement indifférent. Voilà quels sont mes sentiments à son égard. Le monde pourra me blâmer, je méprise l’opinion. J’ai maintenant des choses plus importantes à accomplir qu’à m’occuper de ce que penseront de moi des sots ou des indifférents. Quant à madame de Restaud, elle est hors d’état de sortir. D’ailleurs, je ne veux pas qu’elle quitte sa maison. Dites à son père qu’aussitôt qu’elle aura rempli ses devoirs envers moi, envers mon enfant, elle ira le voir. Si elle aime son père, elle peut être libre dans quelques instants…
— Monsieur le comte, il ne m’appartient pas de juger de votre conduite, vous êtes le maître de votre femme ; mais je puis compter sur votre loyauté ? eh bien ! promettez-moi seulement de lui {p. 522} dire que son père n’a pas un jour à vivre, et l’a déjà maudite en ne la voyant pas à son chevet !
— Dites-le-lui vous-même, répondit monsieur de Restaud frappé des sentiments d’indignation que trahissait l’accent d’Eugène.
Rastignac entra, conduit par le comte, dans le salon où se tenait habituellement la comtesse : il la trouva noyée de larmes, et plongée dans une bergère comme une femme qui voulait mourir. Elle lui fit pitié. Avant de regarder Rastignac, elle jeta sur son mari de craintifs regards qui annonçaient une prostration complète de ses forces écrasées par une tyrannie morale et physique. Le comte hocha la tête, elle se crut encouragée à parler.
— Monsieur, j’ai tout entendu. Dites à mon père que s’il connaissait la situation dans laquelle je suis, il me pardonnerait. Je ne comptais pas sur ce supplice, il est au-dessus de mes forces, monsieur, mais je résisterai jusqu’au bout, dit-elle à son mari. Je suis mère. Dites à mon père que je suis irréprochable envers lui, malgré les apparences, cria-t-elle avec désespoir à l’étudiant.
Eugène salua les deux époux, en devinant l’horrible crise dans laquelle était la femme, et se retira stupéfait. Le ton de monsieur de Restaud lui avait démontré l’inutilité de sa démarche, et il comprit qu’Anastasie n’était plus libre. Il courut chez madame de Nucingen, et la trouva dans son lit.
— Je suis souffrante, mon pauvre ami, lui dit-elle. J’ai pris froid en sortant du bal, j’ai peur d’avoir une fluxion de poitrine, j’attends le médecin…
— Eussiez-vous la mort sur les lèvres, lui dit Eugène en l’interrompant, il faut vous traîner auprès de votre père. Il vous appelle ! si vous pouviez entendre le plus léger de ses cris, vous ne vous sentiriez point malade.
— Eugène, mon père n’est peut-être pas aussi malade que vous le dites ; mais je serais au désespoir d’avoir le moindre tort à vos yeux, et je me conduirai comme vous le voudrez. Lui, je le sais, il mourrait de chagrin si ma maladie devenait mortelle par suite de cette sortie. Eh ! bien, j’irai dès que mon médecin sera venu. Ah ! pourquoi n’avez-vous plus votre montre ? dit-elle en ne voyant plus la chaîne. Eugène rougit. Eugène ! Eugène, si vous l’aviez déjà vendue, perdue… Oh ! cela serait bien mal.
L’étudiant se pencha sur le lit de Delphine, et lui dit à l’oreille :
{p. 523} — Vous voulez le savoir ? eh ! bien, sachez-le ! Votre père n’a pas de quoi s’acheter le linceul dans lequel on le mettra ce soir. Votre montre est en gage, je n’avais plus rien.
Delphine sauta tout à coup hors de son lit, courut à son secrétaire, y prit sa bourse, la tendit à Rastignac. Elle sonna et s’écria : J’y vais, j’y vais, Eugène. Laissez-moi m’habiller ; mais je serais un monstre ! Allez, j’arriverai avant vous ! Thérèse, cria-t-elle à sa femme de chambre, dites à monsieur de Nucingen de monter me parler à l’instant même.
Eugène, heureux de pouvoir annoncer au moribond la présence d’une de ses filles, arriva presque joyeux rue Neuve-Sainte-Geneviève. Il fouilla dans la bourse pour pouvoir payer immédiatement son cocher. La bourse de cette jeune femme, si riche, si élégante, contenait soixante-dix francs. Parvenu en haut de l’escalier, il trouva le père Goriot maintenu par Bianchon, et opéré par le chirurgien de l’hôpital, sous les yeux du médecin. On lui brûlait le dos avec des moxas, dernier remède de la science, remède inutile.
— Les sentez-vous, demandait le médecin.
Le père Goriot, ayant entrevu l’étudiant, répondit : — Elles viennent, n’est-ce pas ?
— Il peut s’en tirer, dit le chirurgien, il parle.
— Oui, répondit Eugène, Delphine me suit.
— Allons ! dit Bianchon, il parlait de ses filles, après lesquelles il crie comme un homme sur le pal crie, dit-on, après l’eau…
— Cessez, dit le médecin au chirurgien, il n’y a plus rien à faire, on ne le sauvera pas.
Bianchon et le chirurgien replacèrent le mourant à plat sur son grabat infect.
— Il faudrait cependant le changer de linge, dit le médecin. Quoiqu’il n’y ait aucun espoir, il faut respecter en lui la nature humaine. Je reviendrai, Bianchon, dit-il à l’étudiant. S’il se plaignait encore, mettez-lui de l’opium sur le diaphragme.
Le chirurgien et le médecin sortirent.
— Allons, Eugène, du courage, mon fils ! dit Bianchon à Rastignac quand ils furent seuls, il s’agit de lui mettre une chemise blanche et de changer son lit. Va dire à Sylvie de monter des draps et de venir nous aider.
Eugène descendit, et trouva madame Vauquer occupée à mettre le couvert avec Sylvie. Aux premiers mots que lui dit Rastignac, la {p. 524} veuve vint à lui, en prenant l’air aigrement doucereux d’une marchande soupçonneuse qui ne voudrait ni perdre son argent, ni fâcher le consommateur.
— Mon cher monsieur Eugène, répondit-elle, vous savez tout comme moi que le père Goriot n’a plus le sou. Donner des draps à un homme en train de tortiller de l’œil, c’est les perdre, d’autant qu’il faudra bien en sacrifier un pour le linceul. Ainsi, vous me devez déjà cent quarante-quatre francs, mettez quarante francs de draps, et quelques autres petites choses, la chandelle que Sylvie vous donnera, tout cela fait au moins deux cents francs, qu’une pauvre veuve comme moi n’est pas en état de perdre. Dame ! soyez juste, monsieur Eugène, j’ai bien assez perdu depuis cinq jours que le guignon s’est logé chez moi. J’aurais donné dix écus pour que ce bonhomme-là fût parti ces jours-ci, comme vous le disiez. Ça frappe mes pensionnaires. Pour un rien, je le ferais porter à l’hôpital. Enfin, mettez-vous à ma place. Mon établissement avant tout, c’est ma vie, à moi.
Eugène remonta rapidement chez le père Goriot.
— Bianchon, l’argent de la montre ?
— Il est là sur la table, il en reste trois cent soixante et quelques francs. J’ai payé sur ce qu’on m’a donné tout ce que nous devions. La reconnaissance du Mont-de-Piété est sous l’argent.
— Tenez, madame, dit Rastignac après avoir dégringolé l’escalier avec horreur, soldez nos comptes. Monsieur Goriot n’a pas long-temps à rester chez vous, et moi…
— Oui, il en sortira les pieds en avant, pauvre bonhomme, dit-elle en comptant deux cents francs, d’un air moitié gai, moitié mélancolique.
— Finissons, dit Rastignac.
— Sylvie, donnez les draps, et allez aider ces messieurs, là-haut.
— Vous n’oublierez pas Sylvie, dit madame Vauquer à l’oreille d’Eugène, voilà deux nuits qu’elle veille.
Dès qu’Eugène eut le dos tourné, la vieille courut à sa cuisinière : — Prends les draps retournés, numéro sept. Par Dieu, c’est toujours assez bon pour un mort, lui dit-elle à l’oreille.
Eugène, qui avait déjà monté quelques marches de l’escalier, n’entendit pas les paroles de la vieille hôtesse.
— Allons, lui dit Bianchon, passons-lui sa chemise. Tiens-le droit.
{p. 525} Eugène se mit à la tête du lit, et soutint le moribond auquel Bianchon enleva sa chemise, et le bonhomme fit un geste comme pour garder quelque chose sur sa poitrine, et poussa des cris plaintifs et inarticulés, à la manière des animaux qui ont une grande douleur à exprimer.
— Oh ! oh ! dit Bianchon, il veut une petite chaîne de cheveux et un médaillon que nous lui avons ôtés tout à l’heure pour lui poser ses moxas. Pauvre homme ! il faut la lui remettre. Elle est sur la cheminée.
Eugène alla prendre une chaîne tressée avec des cheveux blond-cendré, sans doute ceux de madame Goriot. Il lut d’un côté du médaillon : Anastasie ; et de l’autre : Delphine. Image de son cœur qui reposait toujours sur son cœur. Les boucles contenues étaient d’une telle finesse qu’elles devaient avoir été prises pendant la première enfance des deux filles. Lorsque le médaillon toucha sa poitrine, le vieillard fit un han prolongé qui annonçait une satisfaction effrayante à voir. C’était un des derniers retentissements de sa sensibilité, qui semblait se retirer au centre inconnu d’où partent et où s’adressent nos sympathies. Son visage convulsé prit une expression de joie maladive. Les deux étudiants, frappés de ce terrible éclat d’une force de sentiment qui survivait à la pensée, laissèrent tomber chacun des larmes chaudes sur le moribond qui jeta un cri de plaisir aigu.
— Nasie ! Fifine ! dit-il.
— Il vit encore, dit Bianchon.
— À quoi ça lui sert-il ? dit Sylvie.
— À souffrir, répondit Rastignac.
Après avoir fait à son camarade un signe pour lui dire de l’imiter, Bianchon s’agenouilla pour passer ses bras sous les jarrets du malade, pendant que Rastignac en faisait autant de l’autre côté du lit afin de passer les mains sous le dos. Sylvie était là, prête à retirer les draps quand le moribond serait soulevé, afin de les remplacer par ceux qu’elle apportait. Trompé sans doute par les larmes, Goriot usa ses dernières forces pour étendre les mains, rencontra de chaque côté de son lit les têtes des étudiants, les saisit violemment par les cheveux, et l’on entendit faiblement : — « Ah ! mes anges ! » Deux mots, deux murmures accentués par l’âme qui s’envola sur cette parole.
— Pauvre cher homme, dit Sylvie attendrie de cette exclamation {p. 526} où se peignit un sentiment suprême que le plus horrible, le plus involontaire des mensonges exaltait une dernière fois.
Le dernier soupir de ce père devait être un soupir de joie. Ce soupir fut l’expression de toute sa vie, il se trompait encore. Le père Goriot fut pieusement replacé sur son grabat. À compter de ce moment, sa physionomie garda la douloureuse empreinte du combat qui se livrait entre la mort et la vie dans une machine qui n’avait plus cette espèce de conscience cérébrale d’où résulte le sentiment du plaisir et de la douleur pour l’être humain. Ce n’était plus qu’une question de temps pour la destruction.
— Il va rester ainsi quelques heures, et mourra sans que l’on s’en aperçoive, il ne râlera même pas. Le cerveau doit être complétement envahi.
En ce moment on entendit dans l’escalier un pas de jeune femme haletante.
— Elle arrive trop tard, dit Rastignac.
Ce n’était pas Delphine, mais Thérèse, sa femme de chambre.
— Monsieur Eugène, dit-elle, il s’est élevé une scène violente entre monsieur et madame, à propos de l’argent que cette pauvre madame demandait pour son père. Elle s’est évanouie, le médecin est venu, il a fallu la saigner, elle criait : — Mon père se meurt, je veux voir papa ! Enfin, des cris à fendre l’âme.
— Assez, Thérèse. Elle viendrait que maintenant ce serait superflu, monsieur Goriot n’a plus de connaissance.
— Pauvre cher monsieur, est-il mal comme ça ! dit Thérèse.
— Vous n’avez plus besoin de moi, faut que j’aille à mon dîner, il est quatre heures et demie, dit Sylvie qui faillit se heurter sur le haut de l’escalier avec madame de Restaud.
Ce fut une apparition grave et terrible que celle de la comtesse. Elle regarda le lit de mort, mal éclairé par une seule chandelle, et versa des pleurs en apercevant le masque de son père où palpitaient encore les derniers tressaillements de la vie. Bianchon se retira par discrétion.
— Je ne me suis pas échappée assez tôt, dit la comtesse à Rastignac.
L’étudiant fit un signe de tête affirmatif plein de tristesse. Madame de Restaud prit la main de son père, la baisa.
— Pardonnez-moi, mon père ! Vous disiez que ma voix vous rappellerait de la tombe ; eh ! bien, revenez un moment à la vie pour {p. 527} bénir votre fille repentante. Entendez-moi. Ceci est affreux ! votre bénédiction est la seule que je puisse recevoir ici-bas désormais. Tout le monde me hait, vous seul m’aimez. Mes enfants eux-mêmes me haïront. Emmenez-moi avec vous, je vous aimerai, je vous soignerai. Il n’entend plus, je suis folle. Elle tomba sur ses genoux, et contempla ce débris avec une expression de délire. Rien ne manque à mon malheur, dit-elle en regardant Eugène. Monsieur de Trailles est parti, laissant ici des dettes énormes, et j’ai su qu’il me trompait. Mon mari ne me pardonnera jamais, et je l’ai laissé le maître de ma fortune. J’ai perdu toutes mes illusions. Hélas ! pour qui ai-je trahi le seul cœur (elle montra son père) où j’étais adorée ! Je l’ai méconnu, je l’ai repoussé, je lui ai fait mille maux, infâme que je suis !
— Il le savait, dit Rastignac.
En ce moment le père Goriot ouvrit les yeux, mais par l’effet d’une convulsion. Le geste qui révélait l’espoir de la comtesse ne fut pas moins horrible à voir que l’œil du mourant.
— M’entendrait-il ? cria la comtesse. Non, se dit-elle en s’asseyant auprès du lit.
Madame de Restaud ayant manifesté le désir de garder son père, Eugène descendit pour prendre un peu de nourriture. Les pensionnaires étaient déjà réunis.
— Eh ! bien, lui dit le peintre, il paraît que nous allons avoir un petit mortorama là-haut ?
— Charles, lui dit Eugène, il me semble que vous devriez plaisanter sur quelque sujet moins lugubre.
— Nous ne pourrons donc plus rire ici ? reprit le peintre. Qu’est-ce que cela fait, puisque Bianchon dit que le bonhomme n’a plus sa connaissance ?
— Eh ! bien, reprit l’employé au Muséum, il sera mort comme il a vécu.
— Mon père est mort, cria la comtesse.
À ce cri terrible, Sylvie, Rastignac et Bianchon montèrent, et trouvèrent madame de Restaud évanouie. Après l’avoir fait revenir à elle, ils la transportèrent dans le fiacre qui l’attendait. Eugène la confia aux soins de Thérèse, lui ordonnant de la conduire chez madame de Nucingen.
— Oh ! il est bien mort, dit Bianchon en descendant.
{p. 528} — Allons, messieurs, à table, dit madame Vauquer, la soupe va se refroidir.
Les deux étudiants se mirent à côté l’un de l’autre.
— Que faut-il faire maintenant ? dit Eugène à Bianchon.
— Mais je lui ai fermé les yeux, et je l’ai convenablement disposé. Quand le médecin de la mairie aura constaté le décès que nous irons déclarer, on le coudra dans un linceul, et on l’enterrera. Que veux-tu qu’il devienne ?
— Il ne flairera plus son pain comme ça, dit un pensionnaire en imitant la grimace du bonhomme.
— Sacrebleu, messieurs, dit le répétiteur, laissez donc le père Goriot, et ne nous en faites plus manger. On l’a mis à toute sauce depuis une heure. Un des priviléges de la bonne ville de Paris, c’est qu’on peut y naître, y vivre, y mourir sans que personne fasse attention à vous. Profitons donc des avantages de la civilisation. Il y a soixante morts aujourd’hui, voulez-vous vous29 apitoyer sur les hécatombes parisiennes ? Que le père Goriot soit crevé, tant mieux pour lui ! Si vous l’adorez, allez le garder, et laissez-nous manger tranquillement, nous autres.
— Oh ! oui, dit la veuve, tant mieux pour lui qu’il soit mort ! Il paraît que le pauvre homme avait bien du désagrément, sa vie durant.
Ce fut la seule oraison funèbre d’un être qui, pour Eugène, représentait la Paternité. Les quinze pensionnaires se mirent à causer comme à l’ordinaire. Lorsque Eugène et Bianchon eurent mangé, le bruit des fourchettes et des cuillers, les rires de la conversation, les diverses expressions de ces figures gloutonnes et indifférentes, leur insouciance, tout les glaça d’horreur. Ils sortirent pour aller chercher un prêtre qui veillât et priât pendant la nuit près du mort. Il leur fallut mesurer les derniers devoirs à rendre au bonhomme sur le peu d’argent dont ils pourraient disposer. Vers neuf heures du soir, le corps fut placé sur un fond sanglé, entre deux chandelles, dans cette chambre nue, et un prêtre vint s’asseoir auprès de lui. Avant de se coucher, Rastignac, ayant demandé des renseignements à l’ecclésiastique sur le prix du service à faire et sur celui des convois, écrivit un mot au baron de Nucingen et au comte de Restaud en les priant d’envoyer leurs gens d’affaires afin de pourvoir à tous les frais de l’enterrement. Il leur dépêcha Christophe, puis il se coucha et s’endormit accablé de fatigue. Le {p. 529} lendemain matin Bianchon et Rastignac furent obligés d’aller déclarer eux-mêmes le décès, qui vers midi fut constaté. Deux heures après aucun des deux gendres n’avait envoyé d’argent, personne ne s’était présenté en leur nom, et Rastignac avait été forcé déjà de payer les frais du prêtre. Sylvie ayant demandé dix francs pour ensevelir le bonhomme et le coudre dans un linceul, Eugène et Bianchon calculèrent que si les parents du mort ne voulaient se mêler de rien, ils auraient à peine de quoi pourvoir aux frais. L’étudiant en médecine se chargea donc de mettre lui-même le cadavre dans une bière de pauvre qu’il fit apporter de son hôpital, où il l’eut à meilleur marché.
— Fais une farce à ces drôles-là, dit-il à Eugène. Va acheter un terrain, pour cinq ans, au Père-Lachaise, et commande un service de troisième classe à l’église et aux Pompes-Funèbres. Si les gendres et les filles se refusent à te rembourser, tu feras graver sur la tombe : « Ci-gît monsieur Goriot, père de la comtesse de Restaud et de la baronne de Nucingen, enterré aux frais de deux étudiants. »
Eugène ne suivit le conseil de son ami qu’après avoir été infructueusement chez monsieur et madame de Nucingen et chez monsieur et madame de Restaud. Il n’alla pas plus loin que la porte. Chacun des concierges avait des ordres sévères.
— Monsieur et madame, dirent-ils, ne reçoivent personne ; leur père est mort, et ils sont plongés dans la plus vive douleur.
Eugène avait assez l’expérience du monde parisien pour savoir qu’il ne devait pas insister. Son cœur se serra étrangement quand il se vit dans l’impossibilité de parvenir jusqu’à Delphine.
Vendez une parure, lui écrivit-il chez le concierge, et que votre père soit décemment conduit à sa dernière demeure.
Il cacheta ce mot, et pria le concierge du baron de le remettre à Thérèse pour sa maîtresse ; mais le concierge le remit au baron de Nucingen qui le jeta dans le feu. Après avoir fait toutes ses dispositions, Eugène revint vers trois heures à la pension bourgeoise, et ne put retenir une larme quand il aperçut à cette porte bâtarde la bière à peine couverte d’un drap noir, posée sur deux chaises dans cette rue déserte. Un mauvais goupillon, auquel personne n’avait encore touché, trempait dans un plat de cuivre argenté plein d’eau bénite. La porte n’était pas même tendue de noir. C’était la mort des pauvres, qui n’a ni faste, ni suivants, ni amis, ni parents. {p. 530} Bianchon, obligé d’être à son hôpital, avait écrit un mot à Rastignac pour lui rendre compte de ce qu’il avait fait avec l’église. L’interne lui mandait qu’une messe était hors de prix, qu’il fallait se contenter du service moins coûteux des vêpres, et qu’il avait envoyé Christophe avec un mot aux Pompes-Funèbres. Au moment où Eugène achevait de lire le griffonnage de Bianchon, il vit entre les mains de madame Vauquer le médaillon à cercle d’or où étaient les cheveux des deux filles.
— Comment avez-vous osé prendre ça ? lui dit-il.
— Pardi ! fallait-il l’enterrer avec ? répondit Sylvie, c’est en or.
— Certes ! reprit Eugène avec indignation, qu’il emporte au moins avec lui la seule chose qui puisse représenter ses deux filles.
Quand le corbillard vint, Eugène fit remonter la bière, la décloua, et plaça religieusement sur la poitrine du bonhomme une image qui se rapportait à un temps où Delphine et Anastasie étaient jeunes, vierges et pures, et ne raisonnaient pas, comme il l’avait dit dans ses cris d’agonisant. Rastignac et Christophe accompagnèrent seuls, avec deux croque-morts, le char qui menait le pauvre homme à Saint-Étienne-du-Mont, église peu distante de la rue Neuve-Sainte-Geneviève. Arrivé là, le corps fut présenté à une petite chapelle basse et sombre, autour de laquelle l’étudiant chercha vainement les deux filles du père Goriot ou leurs maris. Il fut seul avec Christophe, qui se croyait obligé de rendre les derniers devoirs à un homme qui lui avait fait gagner quelques bons pourboires. En attendant les deux prêtres, l’enfant de chœur et le bedeau, Rastignac serra la main de Christophe, sans pouvoir prononcer une parole.
— Oui, monsieur Eugène, dit Christophe, c’était un brave et honnête homme, qui n’a jamais dit une parole plus haut que l’autre, qui ne nuisait à personne et n’a jamais fait de mal.
Les deux prêtres, l’enfant de chœur et le bedeau vinrent et donnèrent tout ce qu’on peut avoir pour soixante-dix francs dans une époque où la religion n’est pas assez riche pour prier gratis. Les gens du clergé chantèrent un psaume, le Libera, le De profundis. Le service dura vingt minutes. Il n’y avait qu’une seule voiture de deuil pour un prêtre et un enfant de chœur, qui consentirent à recevoir avec eux Eugène et Christophe.
— Il n’y a point de suite, dit le prêtre, nous pourrons aller vite, afin de ne pas nous attarder, il est cinq heures et demie.
Cependant, au moment où le corps fut placé dans le corbillard, {p. 531} deux voitures armoriées, mais vides, celle du comte de Restaud et celle du baron de Nucingen, se présentèrent et suivirent le convoi jusqu’au Père-La-Chaise. À six heures, le corps du père Goriot fut descendu dans sa fosse, autour de laquelle étaient les gens de ses filles, qui disparurent avec le clergé aussitôt que fut dite la courte prière due au bonhomme pour l’argent de l’étudiant. Quand les deux fossoyeurs eurent jeté quelques pelletées de terre sur la bière pour la cacher, ils se relevèrent, et l’un d’eux, s’adressant à Rastignac, lui demanda leur pourboire. Eugène fouilla dans sa poche et n’y trouva rien, il fut forcé d’emprunter vingt sous à Christophe. Ce fait, si léger en lui-même, détermina chez Rastignac un accès d’horrible tristesse. Le jour tombait, un humide crépuscule agaçait les nerfs, il regarda la tombe et y ensevelit sa dernière larme de jeune homme, cette larme arrachée par les saintes émotions d’un cœur pur, une de ces larmes qui, de la terre où elles tombent, rejaillissent jusque dans les cieux. Il se croisa les bras, contempla les nuages, et le voyant ainsi, Christophe le quitta.
Rastignac, resté seul, fit quelques pas vers le haut du cimetière et vit Paris tortueusement couché le long des deux rives de la Seine, où commençaient à briller les lumières. Ses yeux s’attachèrent presque avidement entre la colonne de la place Vendôme et le dôme des Invalides, là où vivait ce beau monde dans lequel il avait voulu pénétrer. Il lança sur cette ruche bourdonnant un regard qui semblait par avance en pomper le miel, et dit ces mots grandioses : — À nous deux maintenant !
Et pour premier acte du défi qu’il portait à la Société, Rastignac alla dîner chez madame de Nucingen.
Saché, septembre 1834.