Chapitre VII
Espèces sociales disparues

La terre des Aigues ne pouvait se passer d’un régisseur, car le général n’entendait pas renoncer aux plaisirs de l’hiver à Paris où il possédait un magnifique hôtel, rue Neuve-des-Mathurins. Il chercha donc un successeur à Gaubertin ; mais il ne le chercha certes pas avec plus de soin que Gaubertin en mit à lui en donner un de sa main.

De toutes les places de confiance, il n’en est pas qui demande à la fois plus de connaissances acquises ni plus d’activité que celle de régisseur d’une grande terre. Cette difficulté n’est connue que des riches propriétaires dont les biens sont situés au delà d’une certaine zone autour de la capitale et qui commence à une distance d’environ quarante lieues. Là, cessent les exploitations agricoles, dont les produits trouvent à Paris des débouchés certains, et qui donnent des revenus assurés par de longs baux, pour lesquels il existe de nombreux preneurs, riches eux-mêmes. Ces fermiers viennent en cabriolet apporter leurs termes en billets de banque, si toutefois leurs facteurs à la Halle ne se chargent pas de leurs paiements. Aussi les fermes en Seine-et-Oise, en Seine-et-Marne, dans l’Oise, dans l’Eure-et-Loir, dans la Seine-Inférieure et dans le Loiret, sont-elles si recherchées, que les capitaux ne s’y placent pas toujours à un et demi pour cent. Comparé au revenu des terres en Hollande, en Angleterre et en Belgique, ce produit est encore énorme. Mais, à cinquante lieues de Paris, une terre considérable implique tant d’exploitations diverses, tant de produits de différentes natures, qu’elle constitue une industrie avec toutes les chances de la Fabrique. Tel riche propriétaire n’est qu’un marchand obligé de placer ses productions, ni plus ni moins qu’un fabricant de fer ou de coton. Il n’évite même pas la concurrence, la petite propriété, le paysan la lui font acharnée en descendant à des transactions inabordables aux gens bien élevés.

Un régisseur doit savoir l’arpentage, les usages du pays, ses modes de vente et d’exploitation, un peu de chicane pour défendre les intérêts qui lui sont confiés, la comptabilité commerciale, et se trouver doué d’une excellente santé, d’un goût particulier pour le mouvement et l’équitation. Chargé de représenter le maître, et toujours en relations avec lui, le régisseur ne saurait être un homme du peuple. Comme il est peu de régisseurs appointés à mille écus, ce problème paraît insoluble. Comment rencontrer tant de qualités pour un prix modique, dans un pays où les gens qui en sont pourvus sont admissibles à tous les emplois ?… Faire venir un homme à qui le pays est inconnu, c’est payer cher l’expérience qu’il y acquerra. Former un jeune homme pris sur les lieux, c’est souvent nourrir une ingratitude à l’épinette. Il faut donc choisir entre quelque inepte Probité qui nuit par inertie ou par myopie, et l’Habileté qui songe à elle. De là cette nomenclature sociale et l’histoire naturelle des intendants, ainsi définis par un grand seigneur polonais.

— Nous avons, disait-il, trois sortes de régisseurs : celui qui ne pense qu’à lui, celui qui pense à nous et à lui ; quant à celui qui ne penserait qu’à nous, il ne s’est jamais rencontré. Heureux le propriétaire qui met la main sur le second !

On a pu voir ailleurs le personnage d’un régisseur songeant à ses intérêts et à ceux de son maître (Voir un Début dans la vie, Scènes de la Vie Privée). Gaubertin est l’intendant exclusivement occupé de sa fortune. Présenter le troisième terme de ce problème, ce serait offrir à l’admiration publique un personnage invraisemblable que la vieille noblesse a néanmoins connu (Voir le Cabinet des Antiques, Scènes de la Vie de Province) mais qui disparut avec elle. Par la division perpétuelle des fortunes, les mœurs aristocratiques seront inévitablement modifiées. S’il n’y a pas actuellement en France vingt fortunes gérées par des intendants, il n’existera pas dans cinquante ans cent grandes propriétés à régisseurs, à moins de changements dans la loi civile. Chaque riche propriétaire devra veiller par lui-même à ses intérêts.

Cette transformation déjà commencée a suggéré cette réponse dite par une spirituelle vieille femme à qui l’on demandait pourquoi, depuis 1830, elle restait à Paris, pendant l’été : — « Je ne vais plus dans les châteaux depuis qu’on en a fait des fermes. » Mais qu’arrivera-t-il de ce débat de plus en plus ardent, d’homme à homme, entre le riche et le pauvre ? Cette ÉTUDE n’est écrite que pour éclairer cette terrible question sociale.

On peut comprendre les étranges perplexités auxquelles le général fut en proie après avoir congédié Gaubertin. Si, comme toutes les personnes libres de faire ou de ne pas faire, il s’était dit vaguement : — « Je chasserai ce drôle-là ! » il avait négligé le hasard, oubliant les éclats de sa bouillante colère, la colère du sabreur sanguin, au moment où quelque méfait relèverait les paupières à sa cécité volontaire.

Propriétaire pour la première fois, Montcornet, enfant de Paris, ne s’était pas muni d’un régisseur à l’avance ; et, après avoir étudié le pays, il sentait combien un intermédiaire devenait indispensable à un homme comme lui, pour traiter avec tant de gens et de si bas étage.

[Lov. A176, 39]   Gaubertin, à qui les vivacités d’une scène qui dura deux heures avaient révélé l’embarras où le général allait se trouver, enfourcha son bidet en quittant le salon où la dispute avait eu lieu, galopa jusqu’à Soulanges et y consulta les Soudry.

Sur ce mot : — Nous nous quittons, le général et moi, qui pouvons-nous lui présenter pour régisseur, sans qu’il s’en doute ? les Soudry comprirent la pensée de leur ami. N’oubliez pas que le brigadier Soudry, chef de la police depuis dix-sept ans dans le canton, est doublé par sa femme de la ruse particulière aux soubrettes des filles d’opéra.

— Il ferait bien du chemin, dit madame Soudry, avant de trouver quelqu’un qui valût notre pauvre petit Sibilet.

— Il est cuit ! s’écria Gaubertin encore rouge de ses humiliations. — Lupin, dit-il au notaire qui assistait à cette conférence, allez donc à La-Ville-aux-Fayes y seriner Maréchal, en cas que notre beau cuirassier lui demande des renseignements.

Maréchal était cet avoué que son ancien patron, chargé à Paris des affaires du général, avait naturellement recommandé comme conseil à monsieur de Montcornet, après l’heureuse acquisition des Aigues.

Ce Sibilet, fils aîné du Greffier du Tribunal de La-Ville-aux-Fayes, clerc de notaire, sans sou ni maille, âgé de vingt-cinq ans, s’était épris de la fille du juge de paix de Soulanges à en perdre la raison.

Ce digne magistrat à quinze cents francs d’appointements, nommé Sarcus, avait épousé une fille sans fortune, la sœur aînée de monsieur Vermut, l’apothicaire de Soulanges. Quoique fille unique, mademoiselle Sarcus, riche de sa beauté pour toute fortune, devait mourir et non vivre des appointements qu’on donne à un clerc de notaire en province. Le jeune Sibilet, parent de Gaubertin par une alliance assez difficile à reconnaître dans les croisements de famille qui rendent cousins presque tous les bourgeois des petites villes, dut aux soins de son père et de Gaubertin, une maigre place au Cadastre. Le malheureux eut l’affreux bonheur de se voir père de deux enfants en trois ans. Le greffier chargé, lui, de cinq autres enfants, ne pouvait venir au secours de son fils aîné. Le juge de paix ne possédait que sa maison à Soulanges et cent écus de rentes. La plupart du temps, madame Sibilet la jeune restait donc chez son père, et y vivait avec ses deux enfants. Adolphe Sibilet, obligé de courir à travers le département, venait voir son Adeline de temps en temps. Peut-être le mariage ainsi compris explique-t-il la fécondité des femmes.

L’exclamation de Gaubertin, quoique facile à comprendre par ce sommaire de l’existence des jeunes Sibilet, exige encore quelques détails.

Adolphe Sibilet, souverainement disgracieux, comme on a pu le voir d’après son esquisse, appartenait à ce genre d’hommes qui ne peuvent arriver au cœur d’une femme que par le chemin de la mairie et de l’autel. Doué d’une souplesse comparable à celle des ressorts, il cédait, sauf à reprendre sa pensée. Cette disposition trompeuse ressemble à de la lâcheté ; mais l’apprentissage des affaires chez un notaire de province avait fait contracter à Sibilet l’habitude de cacher ce défaut sous un air bourru qui simulait une force absente. Beaucoup de gens faux abritent leur platitude sous la brusquerie ; brusquez-les, vous produisez l’effet du coup d’épingle sur le ballon. Tel était le fils du greffier. Mais comme les hommes, pour la plupart, ne sont pas observateurs, et que, parmi les observateurs, les trois quarts observent après coup, l’air grognon d’Adolphe Sibilet passait pour l’effet d’une rude franchise, d’une capacité vantée par son patron, et d’une probité revêche qu’aucune éprouvette n’avait essayée. Il est des gens qui sont servis par leurs défauts comme d’autres par leurs qualités.

Adeline Sarcus, jolie personne élevée par sa mère, morte trois ans avant ce mariage, aussi bien qu’une mère peut élever une fille unique au fond d’une petite ville, aimait le jeune et beau Lupin, fils unique du notaire de Soulanges. Dès les premiers chapitres de ce roman, le père Lupin qui visait pour son fils mademoiselle Élise Gaubertin, envoya le jeune Amaury Lupin à Paris, chez son correspondant, maître Crottat, notaire, où sous prétexte d’apprendre à faire des actes et des contrats, Amaury fit plusieurs actes de folie et contracta des dettes, entraîné par un certain Georges Marest, clerc de l’Étude, jeune homme riche qui lui révéla les mystères de la vie parisienne. Quand maître Lupin alla chercher son fils à Paris, Adeline s’appelait déjà madame Sibilet. En effet, lorsque l’amoureux Adolphe se présenta, le vieux juge de paix, stimulé par Lupin le père, hâta le mariage auquel Adeline se livra par désespoir.

Le Cadastre n’est pas une carrière. Il est, comme beaucoup de ces sortes d’administrations sans avenir, une espèce de trou dans l’écumoire gouvernementale. Les gens qui se lancent par ces trous (la topographie, les ponts-et-chaussées, le professorat, etc.), s’aperçoivent toujours un peu tard que de plus habiles, assis à côté d’eux, s’humectent des sueurs du peuple, disent les écrivains de l’Opposition, toutes les fois que l’écumoire plonge dans l’Impôt, au moyen de cette machine appelée Budget. Adolphe, travaillant du matin au soir et gagnant peu de chose à travailler, reconnut bientôt l’infertile profondeur de son trou. Aussi songeait-il, en trottant de commune en commune et dépensant ses appointements en souliers et en frais de voyages, à chercher une place stable et bénéficieuse.

On ne peut se figurer, à moins d’être louche, et d’avoir deux enfants en légitime mariage, ce que trois années de souffrances entremêlées d’amour, avaient développé d’ambition chez ce garçon dont l’esprit et le regard louchaient également, dont le bonheur était mal assis, pour ne pas dire boiteux. Le plus grand élément [Lov. A176, 40]   des mauvaises actions secrètes, des lâchetés inconnues, est peut-être un bonheur incomplet. L’homme accepte peut-être mieux une misère sans espoir que ces alternatives de soleil et d’amour à travers des pluies continuelles. Si le corps y gagne des maladies, l’âme y gagne la lèpre de l’envie. Chez les petits esprits, cette lèpre tourne en cupidité lâche et brutale à la fois, à la fois audacieuse et cachée ; chez les esprits cultivés, elle engendre des doctrines antisociales dont on se sert comme d’une escabelle pour dominer ses supérieurs. Ne pourrait-on pas faire un proverbe de ceci ? « Dis-moi ce que tu as, je te dirai ce que tu penses. »

Tout en aimant sa femme, Adolphe se disait à toute heure : « J’ai fait une sottise ! J’ai trois boulets et je n’ai que deux jambes. Il fallait avoir gagné ma fortune avant de me marier. On trouve toujours une Adeline, et Adeline m’empêchera de trouver une fortune. »

Adolphe, parent de Gaubertin, était venu lui faire trois visites en trois ans. À quelques paroles, Gaubertin reconnut dans le cœur de son allié cette boue qui veut se cuire aux brûlantes conceptions du vol légal. Il sonda malicieusement ce caractère propre à se courber aux exigences d’un plan pourvu qu’il y trouvât sa pâture. À chaque visite Sibilet grognait.

— Employez-moi donc, mon cousin ? disait-il, prenez-moi pour commis, et faites-moi votre successeur. Vous me verrez à l’œuvre ! Je suis capable d’abattre des montagnes pour donner à mon Adeline, je ne dirai pas le luxe, mais une aisance modeste. Vous avez fait la fortune de monsieur Leclercq, pourquoi ne me placeriez-vous pas à Paris dans la banque ?

— Nous verrons plus tard, je te caserai, répondait le parent ambitieux, acquiers des connaissances, tout sert !

En de telles dispositions, la lettre par laquelle madame Soudry écrivit à son protégé d’arriver en toute hâte, fit accourir Adolphe à Soulanges, à travers mille châteaux en Espagne.

Sarcus père, à qui les Soudry démontrèrent la nécessité de faire une démarche dans l’intérêt de son gendre, était allé, le lendemain même, se présenter au général et lui proposer Adolphe pour régisseur. Par les conseils de madame Soudry, devenue l’oracle de la petite ville, le bonhomme avait emmené sa fille, dont en effet l’aspect disposa favorablement le comte de Montcornet.

— Je ne me déciderai pas, répondit le général, sans prendre des renseignements ; mais je ne chercherai personne jusqu’à ce que j’aie examiné si votre gendre remplit toutes les conditions nécessaires à sa place. Le désir de fixer aux Aigues une si charmante personne…

— Mère de deux enfants, général, dit assez finement Adeline pour éviter la galanterie du cuirassier.

Toutes les démarches du général furent admirablement prévues par les Soudry, par Gaubertin et Lupin, qui ménagèrent à leur candidat la protection, au chef-lieu du département où siége une cour royale, du conseiller Gendrin, parent éloigné du président de La-Ville-aux-Fayes, celle du baron Bourlac, procureur-général de qui relevait Soudry fils, le procureur du Roi, puis celle d’un conseiller de préfecture appelé Sarcus, cousin au troisième degré du juge-de-paix. Depuis son avoué de La-Ville-aux-Fayes, jusqu’à la Préfecture où le général alla lui-même, tout le monde fut donc favorable au pauvre employé du Cadastre, irréprochable d’ailleurs. Son mariage rendait Sibilet intéressant comme un roman de miss Edgeworth, et le posait d’ailleurs en homme désintéressé.

Le temps que le régisseur chassé passa nécessairement aux Aigues fut mis à profit par lui pour créer des embarras à son ancien maître, et qu’une seule des petites scènes jouées par lui fera deviner. Le matin de son départ, il fit en sorte de rencontrer Courtecuisse, le seul garde qu’il eût pour les Aigues, dont l’étendue en exigeait au moins trois.

— Eh ! bien, monsieur Gaubertin, lui dit Courtecuisse, vous avez donc eu des raisons avec notre bourgeois ?

— On t’a déjà dit cela ? répondit Gaubertin. Eh ! bien oui, le général a la prétention de nous mener comme ses cuirassiers, il ne connaît pas les Bourguignons. Monsieur le comte n’est pas content de mes services, et comme je ne suis pas content de ses façons, nous nous sommes chassés tous deux, presqu’à coups de poing, car il est violent comme une tempête… Prends garde à toi, Courtecuisse ! Ah ! mon vieux, j’avais cru pouvoir te donner un meilleur maître…

— Je le sais bien, répondit le garde, et je vous aurais bien servi. Dam ! quand on se connaît depuis vingt ans ! Vous m’avez mis ici, du temps de cette pauvre chère sainte madame. Ah ! qué bonne femme ! on n’en fait plus comme ça… Le pays a perdu sa mère…

— Dis donc, Courtecuisse, si tu veux, tu peux nous bailler un fier coup de main ?

— Vous restez donc dans le pays ? on nous disait que vous alliez à Paris !

— Non, en attendant la fin des choses, je ferai des affaires à La-Ville-aux-Fayes… Le général ne se doute pas de ce que c’est que le pays, et il y sera haï, vois-tu… Faut voir comment cela tournera. Fais mollement ton service, il te dira de mener les gens à la baguette, car il voit bien par où coule la vendange.

— Il me renverra, mon cher monsieur Gaubertin, et vous savez comme je suis heureux à la Porte d’Avonne…

— Le général se dégoûtera bientôt de sa propriété, lui dit Gaubertin, et tu ne seras pas long-temps dehors, si par hasard il te renvoyait. D’ailleurs, tu vois bien ces bois-là… dit-il en montrant le paysage, j’y serai plus fort que les maîtres !…

Cette conversation avait lieu dans un champ.

— Ces Arminacs de Parisiens devraient bien rester dans [Lov. A176, 41]   leurs boues de Paris… dit le garde.

Depuis les querelles du quinzième siècle, le mot Arminacs (Armagnacs, les Parisiens, antagonistes des ducs de Bourgogne), est resté comme un terme injurieux sur la lisière de la Haute-Bourgogne, où, selon les localités, il s’est différemment corrompu.

— Il y retournera, mais battu ! dit Gaubertin, et nous cultiverons un jour le parc des Aigues, car c’est voler le peuple que de consacrer à l’agrément d’un homme, neuf cents arpents des meilleures terres de la vallée !

— Ah ! dam ! ça ferait vivre quatre cents familles… dit Courtecuisse.

— Si tu veux deux arpents, à toi, là-dedans, il faut nous aider à mettre ce mâtin-là hors la loi !…

Au moment où Gaubertin fulminait cette sentence d’excommunication, le respectable juge de paix présentait au célèbre colonel des cuirassiers son gendre Sibilet, accompagné d’Adeline et de ses deux enfants, venus tous dans une carriole d’osier prêtée par le greffier de la justice de paix, un monsieur Gourdon, frère du médecin de Soulanges, et plus riche que le magistrat. Ce spectacle, si contraire à la dignité de la magistrature, se voit dans toutes les justices de paix, dans tous les tribunaux de Première Instance, où la fortune du greffier éclipse celle du président ; tandis qu’il serait si naturel d’appointer les greffiers et de diminuer d’autant les frais de procédure.

Satisfait de la candeur et du caractère du digne magistrat, de la grâce et des dehors d’Adeline, qui furent l’un et l’autre de bonne foi dans leurs promesses, car le père et la fille ignorèrent toujours le caractère diplomatique imposé par Gaubertin à Sibilet, le comte accorda tout d’abord à ce jeune et touchant ménage des conditions qui rendirent la situation du régisseur égale à celle d’un Sous-préfet de première classe.

Un pavillon bâti par Bouret, pour faire point de vue et pour loger le régisseur, construction élégante que Gaubertin habitait, et dont l’architecture est suffisamment indiquée par la description de la porte de Blangy, fut maintenu aux Sibilet pour leur demeure. Le général ne supprima point le cheval que mademoiselle Laguerre accordait à Gaubertin, à cause de l’étendue de sa propriété, de l’éloignement des marchés où se concluaient les affaires, et de la surveillance. Il alloua vingt-cinq septiers de blé, trois tonneaux de vin, le bois à discrétion, de l’avoine et du foin en abondance, et enfin trois pour cent sur la recette. Là où mademoiselle Laguerre devait toucher plus de quarante mille livres de rentes, en 1800, le général voulait avec raison en avoir soixante mille en 1818, après les nombreuses et importantes acquisitions faites par elle. Le nouveau régisseur pouvait donc se faire un jour près de deux mille francs en argent. Logé, nourri, chauffé, quitte d’impôts, son cheval et sa basse-cour défrayés, le comte lui permettait encore de cultiver un potager, promettant de ne pas le chicaner sur quelques journées de jardinier. Certes, de tels avantages représentaient plus de deux mille francs. Aussi, pour un homme qui gagnait douze cents francs au Cadastre, avoir les Aigues à régir, était-ce passer de la misère à l’opulence.

— Dévouez-vous à mes intérêts, dit le général, et ce ne sera pas mon dernier mot. D’abord, je pourrai vous obtenir la perception de Couches, de Blangy, de Cerneux en les faisant distraire de la perception de Soulanges. Enfin, quand vous m’aurez porté mes revenus à soixante mille francs net, vous serez encore récompensé.

Malheureusement, le digne juge de paix et Adeline, dans l’épanouissement de leur joie, eurent l’imprudence de confier à madame Soudry la promesse du comte relative à cette perception, sans songer que le percepteur de Soulanges était un nommé Guerbet, frère du maître-de-poste de Couches et allié, comme on le verra plus tard, aux Gaubertin et aux Gendrin.

— Ce ne sera pas facile, ma petite, dit madame Soudry ; mais n’empêche pas monsieur le comte de faire des démarches, on ne sait pas comment les choses difficiles réussissent facilement à Paris. J’ai vu le chevalier Gluck aux pieds de défunt madame, et elle a chanté son rôle, elle qui se serait fait hacher pour Piccini, l’un des hommes les plus aimables de ce temps-là. Jamais ce cher monsieur n’entrait chez madame sans me prendre par la taille en m’appelant sa belle friponne.

— Ah ! çà, croit-il, s’écria le brigadier, quand sa femme lui dit cette nouvelle, qu’il va mener notre pays, y tout déranger à sa façon, et qu’il fera faire des à-droite et des à-gauche aux gens de la vallée, comme aux cuirassiers de son régiment ? Ces officiers ont des habitudes de domination… Mais patience ! nous avons messieurs de Soulanges et de Ronquerolles pour nous. Pauvre père Guerbet ! il ne se doute guère qu’on veut lui voler les plus belles roses de son rosier !…

Cette phrase du genre Dorat, la Cochet la tenait de Mademoiselle, qui la tenait de Bouret, qui la tenait de quelque rédacteur du Mercure, et Soudry la répétait tant, qu’elle est devenue proverbiale à Soulanges.

Le père Guerbet, le percepteur de Soulanges, était l’homme d’esprit, c’est-à-dire le loustic de la petite ville et l’un des héros du salon de madame Soudry. Cette sortie du brigadier peint parfaitement l’opinion qui se forma sur le bourgeois des Aigues, depuis Couches jusqu’à La-Ville-aux-Fayes, où partout elle fut profondément envenimée par les soins de Gaubertin.

L’installation de Sibilet eut lieu vers la fin de l’automne de 1817. L’année 1818 se passa sans que le général mît le pied aux Aigues, car les soins de son mariage avec mademoiselle de Troisville, conclu dans les premiers jours de l’année 1819, le retinrent la plus grande partie de l’été [Lov. A176, 42]   précédent auprès d’Alençon, au château de son beau-père, à faire la cour à sa prétendue. Outre les Aigues et son magnifique hôtel, le général Montcornet possédait soixante mille francs de rentes sur l’État et jouissait du traitement des lieutenants-généraux en disponibilité. Quoique Napoléon eût nommé cet illustre sabreur comte de l’Empire, en lui donnant pour armes un écusson écartelé au un d’azur au désert d’or à trois pyramides d’argent ; au deux, de sinople à trois cors de chasse d’argent ; au trois, de gueules au canon d’or monté sur un affût de sable, au croissant d’or en chef ; au quatre, d’or à la couronne de sinople, avec cette devise digne du Moyen-Âge : SONNEZ LA CHARGE ! Montcornet se savait issu d’un ébéniste du faubourg Saint-Antoine, encore qu’il l’oubliât volontiers. Or, il se mourait du désir d’être renommé pair de France. Il ne comptait pour rien le grand cordon de la Légion-d’Honneur, sa croix de Saint-Louis et ses cent quarante mille francs de rentes. Mordu par le démon de l’aristocratie, la vue d’un cordon bleu le mettait hors de lui. Le sublime cuirassier d’Essling eût lappé la boue du pont Royal pour être reçu chez les Navarreins, les Lenoncourt, les Grandlieu, les Maufrigneuse, les d’Espard, les Vandenesse, les Chaulieu, les Verneuil, les d’Hérouville, etc.

Dès 1818, quand l’impossibilité d’un changement en faveur de la famille Bonaparte lui fut démontrée, Montcornet se fit tambouriner dans le faubourg Saint-Germain par quelques femmes de ses amies, offrant son cœur, sa main, son hôtel, sa fortune au prix d’une alliance quelconque avec une grande famille.

Après des efforts inouïs, la duchesse de Carigliano découvrit chaussure au pied du général, dans une des trois branches de la famille de Troisville, celle du vicomte, au service de Russie depuis 1789, revenu d’émigration en 1815. Le vicomte, pauvre comme un cadet, avait épousé une princesse Sherbellof, riche d’environ un million ; mais il s’était appauvri par deux fils et trois filles. Sa famille, ancienne et puissante, comptait un pair de France, le marquis de Troisville chef du nom et des armes ; deux députés ayant tous nombreuse lignée et occupés pour leur compte au budget, au ministère, à la cour, comme des poissons autour d’une croûte. Aussi, dès que Montcornet fut présenté par la maréchale, une des duchesses napoléoniennes les plus dévouées aux Bourbons, fut-il accueilli favorablement. Montcornet demanda, pour prix de sa fortune et d’une tendresse aveugle pour sa femme, d’être employé dans la Garde royale, d’être nommé marquis et pair de France ; mais les trois branches de la famille Troisville lui promirent seulement leur appui.

— Vous savez ce que cela signifie, dit la maréchale à son ancien ami qui se plaignit du vague de cette promesse. On ne peut pas disposer du roi, nous ne pouvons que le faire vouloir…

Montcornet institua Virginie de Troisville son héritière au contrat. Complètement subjugué par sa femme comme la lettre de Blondet l’explique, il attendait encore un commencement de postérité ; mais il avait été reçu par Louis XVIII qui lui donna le cordon de Saint-Louis, lui permit d’écarteler son ridicule écusson avec les armes des Troisville, en lui promettant le titre de marquis quand il aurait su mériter la pairie par son dévoûment.

Quelques jours après cette audience, le duc de Berry fut assassiné, le pavillon Marsan l’emporta, le ministère Villèle prit le pouvoir, tous les fils tendus par les Troisville furent cassés, il fallut les rattacher à de nouveaux piquets ministériels.

— Attendons, dirent les Troisville à Montcornet qui fut d’ailleurs abreuvé de politesses dans le faubourg Saint-Germain.

Ceci peut expliquer comment le général ne revint aux Aigues qu’en mai 1820.

Le bonheur, ineffable pour le fils d’un marchand du faubourg Saint-Antoine, de posséder une femme jeune, élégante, spirituelle, douce, une Troisville enfin qui lui avait ouvert les portes de tous les salons du faubourg Saint-Germain, les plaisirs de Paris à lui prodiguer, ces diverses joies firent tellement oublier la scène avec le régisseur des Aigues, que le général avait oublié tout de Gaubertin, jusqu’au nom. En 1820, il conduisit la comtesse à sa terre des Aigues pour la lui montrer, il approuva les comptes et les actes de Sibilet, sans y trop regarder, le bonheur n’est pas chicanier. La comtesse, très-heureuse de trouver une charmante personne dans la femme de son régisseur, lui fit des cadeaux ; elle ordonna quelques changements aux Aigues à un architecte venu de Paris. Elle se proposait, ce qui rendit le général fou de joie, de venir passer six mois par an dans ce magnifique séjour. Toutes les économies du général furent épuisées par les changements que l’architecte eut ordre d’exécuter et par un délicieux mobilier envoyé de Paris. Les Aigues reçurent alors ce dernier cachet qui les rendit un monument unique des diverses élégances de cinq siècles.

En 1821, le général fut presque sommé d’arriver avant le mois de mai par Sibilet. Il s’agissait d’affaires graves. Le bail de neuf ans et de trente mille francs, passé en 1812 par Gaubertin avec un marchand de bois, finissait au 15 mai de cette année.

Ainsi d’abord, Sibilet, jaloux de sa probité, ne voulait pas se mêler du renouvellement du bail. — Vous savez, monsieur le comte, écrivait-il, que je ne bois pas de ce vin-là. Puis, le marchand de bois prétendait à l’indemnité partagée avec Gaubertin, et que mademoiselle Laguerre s’était laissé arracher en haine des procès. Cette indemnité se fondait sur la dévastation des bois par les paysans qui traitaient la forêt des Aigues, comme s’ils y avaient droit d’affouage. Messieurs Gravelot frères, marchands de bois à Paris, se refusaient à payer le dernier terme, en offrant de prouver, par experts, que les bois présentaient une diminution d’un cinquième, et ils arguaient du mauvais précédent établi par mademoiselle Laguerre.

[Lov. A176, 43]   J’ai déjà, disait Sibilet dans sa lettre, assigné ces messieurs au tribunal de La-Ville-aux-Fayes, car ils ont élu domicile, à raison de ce bail, chez mon ancien patron, maître Corbinet. Je redoute une condamnation.

— Il s’agit de nos revenus, ma belle, dit le général en montrant la lettre à sa femme, voulez-vous venir plus tôt que l’année dernière aux Aigues ?

— Allez-y, je vous rejoindrai dès les premiers beaux jours, répondit la comtesse qui fut assez contente de rester seule à Paris.

Le général qui connaissait la plaie assassine par laquelle la fleur de ses revenus était dévorée, partit donc seul avec l’intention de prendre des mesures vigoureuses. Mais le général comptait, comme on va le voir, sans son Gaubertin.

Chapitre VIII
Les grandes révolutions d’une petite vallée

— Eh ! bien, maître Sibilet, disait le général à son régisseur le lendemain de son arrivée en lui donnant un surnom familier qui prouvait combien il appréciait les connaissances de l’ancien clerc, nous sommes donc, selon le mot ministériel, dans des circonstances graves ?

— Oui, monsieur le comte, répondit Sibilet qui suivit le général.

L’heureux propriétaire des Aigues se promenait devant la Régie, le long d’un espace où madame Sibilet cultivait des fleurs, et au bout duquel commençait la vaste prairie arrosée par le magnifique canal que Blondet a décrit. De là, l’on apercevait dans le lointain le château des Aigues, de même que des Aigues on voyait le pavillon de la Régie, posé de profil.

— Mais, reprit le général, où sont les difficultés ? Je soutiendrai le procès avec les Gravelot, plaie d’argent n’est pas mortelle, et j’afficherai si bien le bail de ma forêt, que, par l’effet de la concurrence, j’en trouverai la véritable valeur…

— Les affaires ne vont pas ainsi, monsieur le comte, reprit Sibilet. Si vous n’avez pas de preneurs, que ferez-vous ?

— J’abattrai mes coupes moi-même, et je vendrai mon bois…

— Vous serez marchand de bois ? dit Sibilet qui vit faire un mouvement d’épaules au général, je le veux bien. Ne nous occupons pas de vos affaires ici. Voyons Paris ? il vous y faudra louer un chantier, payer patente et des impositions, payer les droits de navigation, ceux d’octroi, faire les frais de débardage et de mise en pile, enfin avoir un agent comptable…

— C’est impraticable, dit vivement le général épouvanté. Mais pourquoi n’aurais-je pas de preneurs ?

— Monsieur le comte a des ennemis dans le pays…

— Et qui ?

— Monsieur Gaubertin, d’abord…

— Serait-ce le fripon que vous avez remplacé ?

— Pas si haut, monsieur le comte !… dit Sibilet, ma cuisinière peut nous entendre…

— Comment ! je ne puis pas chez moi parler d’un misérable qui me volait ? répondit le général.

— Au nom de votre tranquillité, monsieur le comte, venez plus loin. Monsieur Gaubertin est maire de La-Ville-aux-Fayes…

— Ah ! je lui en fais bien mes compliments à La-Ville-aux-Fayes, voilà, mille tonnerres, une ville bien administrée ?…

— Faites-moi l’honneur de m’écouter, monsieur le comte, et croyez qu’il s’agit des choses les plus sérieuses, de votre avenir, ici.

— J’écoute, allons nous asseoir sur ce banc.

— Monsieur le comte, quand vous avez renvoyé monsieur Gaubertin, il a fallu qu’il se fît un état, car il n’était pas riche…

— Il n’était pas riche, et il volait ici plus de vingt mille francs par an !

— Monsieur le comte, je n’ai pas la prétention de le justifier, reprit Sibilet, je voudrais voir prospérer les Aigues, ne fût-ce que pour démontrer l’improbité de Gaubertin ; mais ne nous abusons pas, nous avons en lui le plus dangereux coquin qui soit dans toute la Bourgogne, et il s’est mis en état de vous nuire.

— Comment ? dit le général devenu soucieux.

— Tel que vous le voyez, Gaubertin est à la tête du tiers environ de l’approvisionnement de Paris. Agent général du commerce des bois, il dirige les exploitations en forêt, l’abattage, la garde, le flottage, le repêchage et la mise en trains. En rapports constants avec les ouvriers, il est le maître des prix. Il a mis trois ans à se créer cette position ; mais il est comme dans une forteresse. Devenu l’homme de tous les marchands, il n’en favorise pas un plus que l’autre ; il a régularisé tous les travaux à leur profit, et leurs affaires sont beaucoup mieux et moins coûteusement faites que si chacun d’eux avait, comme autrefois, son comptable. Ainsi, par exemple, il a si bien écarté toutes les concurrences, qu’il est le maître absolu des adjudications ; la Couronne et l’État sont ses tributaires. Les coupes de la Couronne et de l’État, qui se vendent aux enchères, appartiennent aux marchands de Gaubertin, personne aujourd’hui n’est assez fort pour les leur disputer. L’année dernière, monsieur Mariotte d’Auxerre, stimulé par le directeur des Domaines, a voulu faire concurrence à Gaubertin ; d’abord, Gaubertin lui a fait payer l’Ordinaire ce qu’il valait ; puis, quand il s’est agi d’exploiter, les ouvriers avonnais ont demandé de tels prix, que monsieur Mariotte a été obligé d’en amener d’Auxerre, et ceux de La-Ville-aux-Fayes les ont battus. Il y a eu procès [Lov. A176, 44]   correctionnel sur le chef de coalition, et sur le chef de rixe. Ce procès a coûté de l’argent à monsieur Mariotte, qui, sans compter l’odieux d’avoir fait condamner de pauvres gens, a payé tous les frais, puisque les perdants ne possédaient pas un rouge liard. Un procès contre des indigents ne rapporte que de la haine à qui vit près d’eux. Laissez-moi vous dire cette maxime en passant, car vous aurez à lutter contre tous les pauvres de ce canton-ci. Ce n’est pas tout ! Tous calculs faits, le pauvre père Mariotte, un brave homme, perd à cette adjudication. Forcé de payer tout au comptant, il vend à terme, Gaubertin livre des bois à des termes inouïs pour le ruiner, et il donne son bois à cinq pour cent au-dessous du prix de revient, aussi son crédit a-t-il reçu de fortes atteintes. Enfin, aujourd’hui monsieur Gaubertin poursuit encore et tracasse tant ce pauvre homme qu’il va quitter, dit-on, non-seulement Auxerre mais encore le département, et il fait bien. De ce coup-là, les propriétaires ont été pour long-temps immolés aux marchands qui maintenant font les prix, comme à Paris les marchands de meubles, à l’hôtel des Commissaires-priseurs. Mais Gaubertin évite tant d’ennuis aux propriétaires qu’ils y gagnent.

— Et comment ? dit le général.

— D’abord, toute simplification profite tôt ou tard à tous les intéressés, répondit Sibilet. Puis, les propriétaires ont de la sécurité pour leurs revenus. En matière d’exploitation rurale, c’est le principal, vous le verrez ! Enfin, monsieur Gaubertin est le père des ouvriers, il les paie bien et les fait toujours travailler ; or comme leurs familles habitent la campagne, les bois des marchands ou ceux des propriétaires qui confient leurs intérêts à Gaubertin, comme font messieurs de Soulanges et de Ronquerolles, ne sont point dévastés. On y ramasse le bois mort, et voilà tout.

— Ce drôle de Gaubertin n’a pas perdu son temps !… s’écria le général.

— C’est un fier homme, reprit Sibilet. Il est, comme il le dit, le régisseur de la plus belle moitié du département au lieu d’être le régisseur des Aigues. Il prend peu de chose à tout le monde, et ce peu de chose sur deux millions lui fait quarante ou cinquante mille francs par an. « C’est, dit-il, les cheminées de Paris qui paient tout ! » Voilà votre ennemi, général ! Aussi, mon avis serait-il de capituler en vous réconciliant avec lui. Il est lié, vous le savez, avec Soudry, le brigadier de la gendarmerie à Soulanges, avec monsieur Rigou, notre maire de Blangy, les gardes-champêtres sont ses créatures, la répression des délits qui vous grugent devient alors impossible. Depuis deux ans surtout, vos bois sont perdus. Aussi messieurs Gravelot ont-ils de la chance pour le gain de leur procès, car ils disent : « Aux termes du bail, la garde des bois est à votre charge ; vous ne les gardez pas, vous me faites un tort ; donnez-moi des dommages-intérêts. » C’est assez juste, mais ce n’est pas une raison pour gagner un procès.

— Il faut savoir accepter un procès et y perdre de l’argent pour n’en plus avoir à l’avenir !… dit le général.

— Vous rendrez Gaubertin bien heureux, répondit Sibilet.

— Comment ?

— Plaider contre les Gravelot, c’est vous battre corps à corps avec Gaubertin qui les représente, reprit Sibilet ; aussi ne désire-t-il rien tant que ce procès. Il l’a dit, il se flatte de vous mener jusqu’en Cour de cassation.

— Ah ! le coquin !… le…

— Si vous voulez exploiter, dit Sibilet en retournant le poignard dans la plaie, vous serez dans les mains des ouvriers qui vous demanderont le prix-bourgeois, au lieu du prix-marchand, et qui vous couleront du plomb, c’est-à-dire qui vous mettront, comme ce brave Mariotte, dans la situation de vendre à perte. Si vous cherchez un bail, vous ne trouverez pas de preneurs, car ne vous attendez pas à ce qu’on risque pour un particulier ce que le père Mariotte a risqué pour la Couronne et pour l’État. Et, encore, que le bonhomme aille donc parler de ses pertes à l’Administration ? L’Administration est un monsieur qui ressemble à votre serviteur quand il était au Cadastre, un digne homme en redingote râpée qui lit le journal devant une table. Que le traitement soit de douze cents ou de douze mille francs, on n’en est pas plus tendre. Parlez donc de réductions, d’adoucissements au Fisc représenté par ce monsieur ?… il vous répond turlututu, en taillant sa plume. Vous êtes hors la loi, monsieur le comte.

— Que faire ? s’écria le général dont le sang bouillonnait et qui se mit à marcher à grands pas devant le banc.

— Monsieur le comte, répondit Sibilet brutalement, ce que je vais vous dire n’est pas dans mes intérêts, il faut vendre les Aigues et quitter le pays !

En entendant cette phrase, le général fit un bond sur lui-même, comme si quelque balle l’eût atteint, et il regarda Sibilet d’un air diplomatique.

— Un général de la Garde impériale lâcher pied devant de pareils drôles, et quand madame la comtesse se plaît aux Aigues !… dit-il enfin, j’irais plutôt souffleter Gaubertin sur la place de La-Ville-aux-Fayes, jusqu’à ce qu’il se batte avec moi pour pouvoir le tuer comme un chien !

— Monsieur le comte, Gaubertin n’est pas si sot que de se commettre avec vous. D’ailleurs, on n’insulte pas impunément le maire d’une Sous-Préfecture aussi importante que La-Ville-aux-Fayes.

— Je le ferai destituer, les Troisville me soutiendront, il s’agit de mes revenus…

— Vous n’y réussiriez pas, Gaubertin a les bras bien longs ! et vous vous seriez créé des embarras d’où vous ne pourriez plus sortir…

— Et le procès ?… dit le général, il faut songer au présent.

— Monsieur le comte, je vous le ferai gagner, dit Sibilet d’un petit air entendu.

[Lov. A176, 45]   — Brave Sibilet, dit le général en donnant une poignée de main à son régisseur. Et comment ?

— Vous le gagnerez à la Cour de cassation, par la procédure. Selon moi, les Gravelot ont raison, mais il ne suffit pas d’être fondé en Droit et en Fait, il faut s’être mis en règle par la Forme, et ils ont négligé la Forme qui toujours emporte le Fond. Les Gravelot devaient vous mettre en demeure de mieux garder les bois. On ne demande pas une indemnité à fin de bail relativement à des dommages reçus pendant une exploitation de neuf ans, il se trouve un article du bail dont on peut exciper à cet égard. Vous perdrez à La-Ville-aux-Fayes, vous perdrez peut-être encore à la Cour ; mais vous gagnerez à Paris. Vous aurez des expertises coûteuses, des frais ruineux. Tout en gagnant, vous dépenserez plus de douze à quinze mille francs ; mais vous gagnerez, si vous tenez à gagner. Ce procès ne vous conciliera pas les Gravelot, car il sera plus ruineux pour eux que pour vous, vous deviendrez leur bête noire, vous passerez pour processif, on vous calomniera ; mais vous gagnerez…

— Que faire ? répéta le général sur qui les argumentations de Sibilet produisaient l’effet des plus violents topiques.

Dans ce moment, en se souvenant des coups de cravache sanglés à Gaubertin, il aurait voulu se les être donnés à lui-même, et il montrait sur son visage en feu tous ses tourments à Sibilet.

— Que faire, monsieur le comte ?… Il n’y a qu’un moyen, transiger ; mais vous ne pouvez pas transiger par vous-même. Je dois avoir l’air de vous voler ! Or, quand toute notre fortune et notre consolation sont dans notre probité, nous ne pouvons guère, nous autres pauvres diables, accepter l’apparence de la friponnerie. On nous juge toujours sur les apparences. Gaubertin a, dans le temps, sauvé la vie à mademoiselle Laguerre, et il a eu l’air de la voler ; aussi l’a-t-elle récompensé de son dévoûment en le couchant sur son testament pour un solitaire de dix mille francs que madame Gaubertin porte en ferronnière.

Le général jeta sur Sibilet un second regard tout aussi diplomatique que le premier, mais le régisseur ne paraissait pas atteint par cette défiance enveloppée de bonhomie et de sourires.

— Mon improbité réjouirait tant monsieur Gaubertin, que je m’en ferais un protecteur, reprit Sibilet. Aussi m’écoutera-t-il de ses deux oreilles, quand je lui soumettrai cette proposition : « Je peux arracher à monsieur le comte vingt mille francs pour messieurs Gravelot à la condition qu’ils les partageront avec moi. » Si nos adversaires consentent, je vous apporte dix mille francs, vous n’en perdez que dix mille, vous sauvez les apparences, et le procès est éteint.

— Tu es un brave homme, Sibilet, dit le général en lui prenant la main et la lui serrant. Si tu peux arranger l’avenir aussi bien que le présent, je te tiens pour la perle des régisseurs !…

— Quant à l’avenir, reprit le régisseur, vous ne mourrez pas de faim pour ne pas faire de coupes pendant deux ou trois ans. Commencez par bien garder vos bois. D’ici là, certes, il aura coulé de l’eau dans l’Avonne. Gaubertin peut mourir, il peut se trouver assez riche pour se retirer ; enfin, vous avez le temps de lui susciter un concurrent, le gâteau est assez beau pour être partagé, vous chercherez un autre Gaubertin à lui opposer.

— Sibilet, dit le vieux soldat émerveillé de ces diverses solutions, je te donne mille écus si tu termines ainsi ; puis, pour le surplus, nous y réfléchirons.

— Monsieur le comte, dit Sibilet, avant tout, gardez vos bois. Allez voir dans quel état les paysans les ont mis pendant vos deux ans d’absence… Que pouvais-je faire ? je suis régisseur, je ne suis pas garde. Pour garder les Aigues, il vous faut un garde-général à cheval et trois gardes particuliers…

— Nous nous défendrons. C’est la guerre, eh ! bien, nous la ferons ! Ça ne m’épouvante pas, dit Montcornet en se frottant les mains.

— C’est la guerre des écus, dit Sibilet, et celle-là vous semblera plus difficile que l’autre. On tue les hommes, on ne tue pas les intérêts. Vous vous battrez avec votre ennemi sur le champ de bataille où combattent tous les propriétaires, la réalisation ! Ce n’est rien que de produire, il faut vendre, et pour vendre, il faut être en bonnes relations avec tout le monde.

— J’aurai les gens du pays pour moi…

— Et comment ?… demanda Sibilet.

— En leur faisant du bien.

— Faire du bien aux paysans de la vallée, aux petits bourgeois de Soulanges ?… dit Sibilet en louchant horriblement par l’effet de l’ironie qui flamba plus dans un œil que dans l’autre. Monsieur le comte ne sait pas ce qu’il entreprend, notre seigneur Jésus-Christ y périrait une seconde fois sur la croix !… Si vous voulez votre tranquillité, monsieur le comte, imitez feu mademoiselle Laguerre, laissez-vous piller, ou faites peur aux gens. Le peuple, les femmes et les enfants se gouvernent de même, par la terreur. Ce fut là le grand secret de la Convention et de l’Empereur.

— Ah ! çà, nous sommes donc dans la forêt de Bondy ? s’écria Montcornet.

— Mon ami, vint dire Adeline à Sibilet, ton déjeuner t’attend. Pardonnez-moi, monsieur le comte ; mais il n’a rien pris depuis ce matin, et il est allé jusqu’à Ronquerolles pour y livrer du grain.

— Allez ! allez ! Sibilet.

[Lov. A176, 46]   Le lendemain matin, levé bien avant le jour, l’ancien cuirassier revint par la porte d’Avonne, dans l’intention de causer avec son unique garde, et d’en sonder les dispositions.

Une portion de sept à huit cents arpents de la forêt des Aigues longeait l’Avonne, et pour conserver à la rivière sa majestueuse physionomie, on avait laissé de grands arbres en bordure, d’un côté comme de l’autre de ce canal, presque en droite ligne, pendant trois lieues. La maîtresse de Henri IV, à qui les Aigues avaient appartenu, folle de la chasse autant que le Béarnais, fit bâtir, en 1593, un pont d’une seule arche et en dos d’âne, pour passer de cette partie de la forêt à celle beaucoup plus considérable, achetée pour elle et située sur la colline. La porte d’Avonne fut alors construite pour servir de rendez-vous de chasse, et l’on sait quelle magnificence les architectes déployaient pour ces édifices consacrés au plus grand plaisir de la Noblesse et de la Couronne. De là partaient six avenues dont la réunion formait une demi-lune. Au centre de cette demi-lune s’élevait un obélisque surmonté d’un soleil jadis doré, qui, d’un côté, présentait les armes de Navarre, et de l’autre celles de la comtesse de Moret. Une autre demi-lune, pratiquée au bord de l’Avonne, correspondait à celle du rendez-vous par une allée droite au bout de laquelle se voyait la croupe anguleuse de ce pont à la vénitienne.

Entre deux belles grilles, d’un caractère semblable à celui de la magnifique grille si malheureusement démolie à Paris et qui entourait le jardin de la place Royale, s’élevait un pavillon en briques, à chaînes de pierre taillée, comme celle du château, en pointes de diamant, à toit très-aigu, dont les fenêtres offraient des encadrements en pierres taillées de la même manière. Ce vieux style, qui donnait au pavillon un caractère royal, ne va bien, dans les villes, qu’aux prisons ; mais au milieu des bois il reçoit de l’entourage une splendeur particulière. Un massif formait un rideau derrière lequel le chenil, une ancienne fauconnerie, une faisanderie, et les logements des piqueurs tombaient en ruines, après avoir fait l’admiration de la Bourgogne.

En 1595, de ce splendide pavillon, partit une chasse royale, précédée de ces beaux chiens affectionnés par Paul Véronèse et par Rubens, où piaffaient les chevaux à grosse croupe bleuâtre et blanche et satinée qui n’existent que dans l’œuvre prodigieuse de Wouwermans, suivie de ces valets en grande livrée, animée par ces piqueurs à bottes en chaudron et en culottes de peau jaune qui meublent les Vandermeulen. L’obélisque élevé pour célébrer le séjour du Béarnais et sa chasse avec la belle comtesse de Moret en donnait la date au dessous des armes de Navarre. Cette jalouse maîtresse, dont le fils fut légitimé, ne voulut pas y voir figurer les armes de France, sa condamnation.

Au moment où le général aperçut ce magnifique monument, la mousse verdissait les quatre pans du toit. Les pierres des chaînes rongées par le temps paraissaient crier à la profanation par mille bouches ouvertes. Les vitraux de plomb disjoints laissaient tomber les verres octogones des croisées qui semblaient éborgnées. Des giroflées jaunes fleurissaient entre les balustres, des lierres glissaient leurs griffes blanches et poilues dans tous les trous.

Tout accusait cette ignoble incurie, le cachet mis par les usufruitiers à tout ce qu’ils possèdent. Deux croisées au premier étage étaient bouchées par du foin. Par une fenêtre du rez-de-chaussée, on apercevait une pièce pleine d’outils, de fagots ; et par une autre, une vache, en montrant son mufle, apprenait que Courtecuisse, pour ne pas faire le chemin qui séparait le pavillon de la faisanderie, avait converti la grande salle du pavillon en étable, une salle plafonnée en caissons, au fond desquels étaient peintes les armoiries de tous les possesseurs des Aigues !…

De noirs et sales palis déshonoraient les abords du pavillon en enfermant des cochons sous des toits en planches, des poules, des canards dans de petits carrés dont le fumier s’enlevait tous les six mois. Des guenilles séchaient sur les ronces qui poussaient effrontément, çà et là.

Au moment où le général arriva par l’avenue du pont, madame Courtecuisse récurait un poêlon dans lequel elle venait de faire du café au lait. Le garde, assis sur une chaise au soleil, regardait sa femme comme un Sauvage eût regardé la sienne. Quand il entendit le pas d’un cheval, il tourna la tête, reconnut monsieur le comte, et se trouva penaud.

— Eh ! bien, Courtecuisse, mon garçon, dit le général au vieux garde, je ne m’étonne pas que l’on coupe mes bois avant messieurs Gravelot, tu prends ta place pour un canonicat !…

— Ma foi, monsieur le comte, j’ai passé tant de nuits dans vos bois, que j’y ai attrapé une fraîcheur. Je souffre tant ce matin, que ma femme nettoie le poêlon dans lequel a chauffé mon cataplasme.

— Mon cher, lui dit le général, je ne connais d’autre maladie que la faim à laquelle les cataplasmes de café au lait soient bons. Écoute, drôle. J’ai visité hier ma forêt et celles de messieurs de Ronquerolles et de Soulanges, les leurs sont parfaitement gardées, et la mienne est dans un état pitoyable.

— Ah ! monsieur le comte, ils sont anciens dans le pays, eux ! on respecte leurs biens. Comment voulez-vous que je me batte avec six communes ? J’aime encore mieux ma vie que vos bois. Un homme qui voudrait garder vos bois comme il faut, attraperait pour gages une balle dans la tête au coin de votre forêt…

— Lâche ! reprit le général en domptant la fureur que cette insolente réplique de Courtecuisse allumait en lui. [Lov. A176, 47]   Cette nuit a été magnifique, mais elle me coûte cent écus pour le présent, et mille francs en dommage dans l’avenir. Vous vous en irez d’ici, mon cher, ou9 les choses vont changer. À tout péché, miséricorde. Voici mes conditions. Je vous abandonne le produit des amendes, et en outre vous aurez trois francs par procès-verbal. Si je n’y trouve pas mon compte, vous aurez le vôtre et sans pension ; tandis que si vous me servez bien, si vous parvenez à réprimer les dégâts, vous pouvez avoir cent écus de viager. Faites vos réflexions. Voilà six chemins, dit-il en montrant les six allées, il faut n’en prendre qu’un, comme moi qui n’ai pas craint les balles, tâchez de trouver le bon !

Courtecuisse, petit homme de quarante-six ans, à figure de pleine lune, se plaisait beaucoup à ne rien faire. Il comptait vivre et mourir dans ce pavillon, devenu son pavillon. Ses deux vaches étaient nourries par la forêt, il avait son bois, il cultivait son jardin au lieu de courir après les délinquants. Cette incurie allait à Gaubertin, et Courtecuisse avait compris Gaubertin. Le garde ne faisait donc la chasse aux fagoteurs que pour satisfaire ses petites haines. Il poursuivait les filles rebelles à ses volontés et les gens qu’il n’aimait point ; mais depuis long-temps il ne haïssait plus personne, aimé de tout le monde, à cause de sa facilité.

Le couvert de Courtecuisse était toujours mis au Grand-I-Vert, les fagoteuses ne lui résistaient plus, sa femme et lui recevaient des cadeaux en nature de tous les maraudeurs. On lui rentrait son bois, on façonnait sa vigne. Enfin, il trouvait des serviteurs dans tous ses délinquants.

Presque rassuré par Gaubertin sur son avenir et comptant sur deux arpents quand les Aigues se vendraient, il fut donc réveillé comme en sursaut par la sèche parole du général qui dévoilait enfin, après quatre ans, sa nature de bourgeois résolu de n’être plus trompé.

Courtecuisse prit sa casquette, sa carnassière, son fusil, mit ses guêtres, sa bandoulière aux armes récentes des Montcornet, et alla jusqu’à La-Ville-aux-Fayes de ce pas insouciant sous lequel les gens de la campagne cachent leurs réflexions les plus profondes, regardant les bois et sifflotant ses chiens.

— Tu te plains du Tapissier, dit Gaubertin à Courtecuisse, et ta fortune est faite ! Comment, l’imbécile te donne trois francs par procès-verbal et les amendes ! en t’entendant avec des amis, tu peux en dresser tant que tu voudras, une centaine ! Avec mille francs, tu pourras acheter la Bâchelerie à Rigou, devenir bourgeois. Seulement, arrange-toi pour ne poursuivre que des gens nus comme des œufs. On ne tond rien sur ce qui n’a pas de laine. Prends ce que t’offre le Tapissier, et laisse-lui récolter des frais, s’il les aime. Tous les goûts sont dans la nature. Le père Mariotte, malgré mon avis, n’a-t-il pas mieux aimé réaliser des pertes que des bénéfices ?…

Courtecuisse, pénétré d’admiration pour Gaubertin, revint tout brûlant du désir d’être enfin propriétaire, et bourgeois comme les autres.

En rentrant chez lui, le général Montcornet vint conter son expédition à Sibilet.

— Monsieur le comte a bien fait, reprit le régisseur en se frottant les mains, mais il ne faut pas s’arrêter en si beau chemin. Le garde-champêtre, qui laisse dévaster nos prés, nos champs, devrait être changé. Monsieur le comte pourrait facilement se faire nommer maire de la commune et prendre, à la place de Vaudoyer, un ancien soldat qui eût le courage d’exécuter la consigne. Un grand propriétaire doit être maire chez lui. Voyez quelles difficultés nous avons avec le maire actuel !…

Le maire de la commune de Blangy, ancien Bénédictin nommé Rigou, s’était marié, l’an Ier de la République, avec la servante de l’ancien curé de Blangy. Malgré la répugnance qu’un religieux marié devait inspirer à la Préfecture, on le maintenait maire depuis 1815, car lui seul à Blangy se trouvait capable d’occuper ce poste. Mais, en 1817, l’Évêque ayant envoyé l’abbé Brossette pour desservant dans la paroisse de Blangy privée de curé depuis vingt-cinq ans, une violente dissidence se manifesta naturellement entre un apostat et le jeune ecclésiastique dont le caractère est déjà connu.

La guerre que, depuis ce temps, se faisaient la Mairie et le Presbytère, popularisa le magistrat, méprisé jusqu’alors. Rigou, que les paysans détestaient à cause de ses combinaisons usuraires, représenta tout à coup leurs intérêts politiques et financiers soi-disant menacés par la Restauration, et surtout par le clergé.

Après avoir roulé du café de la Paix chez tous les fonctionnaires, le Constitutionnel, principal organe du libéralisme, revenait à Rigou le septième jour, car l’abonnement, pris au nom du père Socquard le limonadier, était supporté par vingt personnes. Rigou passait la feuille à Langlumé le meunier, qui la donnait en lambeaux à tous ceux qui savaient lire. Les premiers-Paris et les canards antireligieux de la feuille libérale formèrent donc l’opinion publique de la vallée des Aigues. Aussi Rigou, de même que le vénérable abbé Grégoire, devint-il un héros. Pour lui, comme pour certains banquiers à Paris, la politique couvrit de la pourpre populaire des déprédations honteuses.

En ce moment, semblable à François Keller, le grand orateur, ce moine parjure était regardé comme un défenseur des droits du peuple, lui qui naguères ne se serait pas promené dans les champs, à la tombée de la nuit, de peur d’y trouver un piège où il serait mort d’accident. Persécuter un homme, en politique, ce n’est pas seulement le grandir, c’est encore en innocenter le passé. Le parti libéral, sous ce rapport, fut un grand faiseur de miracles. Son funeste journal, qui eut alors l’esprit d’être aussi plat, aussi calomniateur, aussi crédule, [Lov. A176, 48]   aussi niaisement perfide que tous les publics qui composent les masses populaires, a peut-être commis autant de ravages dans les intérêts privés que dans l’Église.

Rigou s’était flatté de trouver dans un général bonapartiste en disgrâce, dans un enfant du peuple élevé par la Révolution, un ennemi des Bourbons et des prêtres ; mais le général, dans l’intérêt de ses ambitions secrètes, s’arrangea pour éviter la visite de monsieur et de madame Rigou pendant ses premiers séjours aux Aigues.

Quand vous verrez de près la terrible figure de Rigou, le loup-cervier de la vallée, vous comprendrez l’étendue de la seconde faute capitale que ses idées aristocratiques firent commettre au général et que la comtesse empira par une impertinence qui trouvera sa place dans l’histoire de Rigou.

Si Montcornet eût capté la bienveillance du maire, s’il en eût recherché l’amitié, peut-être l’influence de ce renégat aurait-elle paralysé celle de Gaubertin. Loin de là, trois procès dont un déjà gagné par Rigou, pendaient au tribunal de La-Ville-aux-Fayes, entre le général et l’ex-moine. Jusqu’à ce jour, Montcornet avait été si fort occupé par ses intérêts de vanité, par son mariage, qu’il ne s’était plus souvenu de Rigou ; mais, aussitôt que le conseil de se substituer à Rigou lui fut donné par Sibilet, il demanda des chevaux de poste et alla faire une visite au préfet.

Le préfet, le comte Martial de la Roche-Hugon, était l’ami du général depuis 1804. Ce fut un mot dit à Montcornet par ce Conseiller d’État, dans une conversation à Paris, qui détermina l’acquisition des Aigues. Le comte Martial, préfet sous Napoléon, resté préfet sous les Bourbons, flattait l’évêque pour se maintenir en place. Or, déjà Monseigneur avait plusieurs fois demandé le changement de Rigou. Martial, à qui l’état de la commune était bien connu, fut enchanté de la demande du général qui, dans l’espace d’un mois, eut sa nomination.

Par un hasard assez naturel, le général rencontra, pendant son séjour à la Préfecture où son ami le logeait, un sous-officier de l’ex-garde impériale à qui l’on chicanait sa pension de retraite. Déjà, dans une circonstance, le général avait protégé ce brave cavalier nommé Groison, qui s’en souvenait et qui lui conta ses douleurs, il se trouvait sans ressources. Montcornet promit à Groison de lui obtenir la pension due, et lui proposa la place de garde-champêtre à Blangy, comme un moyen de s’acquitter en se dévouant à ses intérêts. L’installation du nouveau maire et du nouveau garde-champêtre eut lieu simultanément, et le général donna, comme on le pense, de solides instructions à son soldat.

Vaudoyer, le garde-champêtre destitué, paysan de Ronquerolles, n’était, comme la plupart des gardes-champêtres, propre qu’à se promener, niaiser, se faire choyer par les pauvres qui ne demandent pas mieux que de corrompre cette autorité subalterne, la sentinelle avancée de la Propriété. Il connaissait le brigadier de Soulanges, car les brigadiers de gendarmerie, remplissant des fonctions quasi judiciaires dans l’instruction des procès criminels, ont des rapports avec les gardes-champêtres, leurs espions naturels ; Soudry l’envoya donc à Gaubertin qui reçut très-bien Vaudoyer son ancienne connaissance, et lui fit verser à boire, tout en écoutant le récit de ses malheurs.

— Mon cher ami, lui dit le maire de La-Ville-aux-Fayes qui savait parler à chacun son langage, ce qui t’arrive nous attend tous. Les nobles sont revenus, les gens titrés par l’Empereur font cause commune avec eux ; ils veulent tous écraser le peuple, rétablir les anciens droits, nous ôter nos biens ; mais nous sommes Bourguignons, il faut nous défendre, il faut renvoyer les arminacs à Paris. Retourne à Blangy, tu seras garde-vente pour le compte de monsieur Polissard, l’adjudicataire des bois de Ronquerolles. Va, mon gars, je trouverai bien à t’occuper toute l’année. Mais songes-y ! C’est des bois à nous autres !… Pas un délit, ou sinon confonds tout. Envoie les faiseurs de bois aux Aigues. Enfin, s’il y a des fagots à vendre, qu’on achète les nôtres, et jamais ceux des Aigues. Tu redeviendras garde-champêtre, ça ne durera pas ! Le général se dégoûtera de vivre au milieu des voleurs ! Sais-tu que ce Tapissier-là m’a appelé voleur, moi fils du plus probe des républicains, moi le gendre de Mouchon, le fameux représentant du Peuple, mort sans un centime pour se faire enterrer.

Le général porta le traitement de son garde-champêtre à trois cents francs, et fit bâtir une mairie où il le logea ; puis il le maria à la fille d’un de ses métayers qui venait de mourir, et qui restait orpheline avec trois arpents de vigne. Groison s’attacha donc au général comme un chien à son maître. Cette fidélité légitime fut admise par toute la commune. Le garde-champêtre fut craint, respecté, mais comme un capitaine sur son vaisseau, quand son équipage ne l’aime pas ; aussi les paysans le traitèrent-ils en lépreux. Ce fonctionnaire, accueilli par le silence ou par une raillerie cachée sous la bonhomie, fut une sentinelle surveillée par d’autres sentinelles. Il ne pouvait rien contre le nombre. Les délinquants s’amusèrent à comploter des délits inconstatables, et la vieille moustache enragea de son impuissance. Groison trouva dans ses fonctions l’attrait d’une guerre de partisans, et le plaisir d’une chasse, la chasse aux délits. Accoutumé par la guerre à cette loyauté qui consiste en quelque sorte à jouer franc jeu, cet ennemi de la trahison prit en haine des gens perfides dans leurs [Lov. A176, 49]   combinaisons, adroits dans leurs vols et qui faisaient souffrir son amour-propre. Il remarqua bientôt que toutes les autres propriétés étaient respectées, les délits se commettaient uniquement sur les terres des Aigues ; il méprisa donc les paysans assez ingrats pour piller un général de l’Empire, un homme essentiellement bon, généreux, et il joignit bientôt la haine au mépris. Mais il se multiplia vainement, il ne pouvait se montrer partout, et les ennemis délinquaient partout à la fois. Groison fit sentir à son général la nécessité d’organiser la défense au complet de guerre, en lui démontrant l’insuffisance de son dévoûment, et lui révélant les mauvaises dispositions des habitants de la vallée.

— Il y a quelque chose là-dessous, mon général, lui dit-il, ces gens-là sont trop hardis, ils ne craignent rien ; ils ont l’air de compter sur le bon Dieu !

— Nous verrons, répondit le comte.

Mot fatal ! pour les grands politiques, le verbe voir n’a pas de futur.

En ce moment, Montcornet devait résoudre une difficulté qui lui sembla plus pressante, il lui fallait un alter ego qui le remplaçât à la Mairie pendant le temps de son séjour à Paris. Forcé de trouver pour adjoint un homme sachant lire et écrire, il ne vit dans toute la commune que Langlumé, le locataire de son moulin. Ce choix fut détestable. Non-seulement les intérêts du général-maire et de l’adjoint-meunier étaient diamétralement opposés, mais encore Langlumé brassait de louches affaires avec Rigou qui lui prêtait l’argent nécessaire à son commerce ou à ses acquisitions. Le meunier achetait la tonte des prés du château pour nourrir ses chevaux ; et, grâce à ses manœuvres, Sibilet ne pouvait les vendre qu’à lui. Tous les prés de la commune étaient livrés à de bons prix avant ceux des Aigues ; et ceux des Aigues, restant les derniers, subissaient, quoique meilleurs, une dépréciation. Langlumé fut donc un adjoint provisoire ; mais, en France, le provisoire est éternel, quoique le Français soit soupçonné d’aimer le changement. Langlumé, conseillé par Rigou, joua le dévoûment auprès du général, il se trouvait donc adjoint au moment où, par la toute-puissance de l’historien, ce drame commence.

En l’absence du maire, Rigou, nécessairement membre du conseil de la commune, y régna donc et fit prendre des résolutions contraires au général. Tantôt il y déterminait des dépenses profitables aux paysans seulement et dont la plus forte part tombait à la charge des Aigues qui, par leur étendue, payaient les deux tiers de l’impôt ; tantôt on y refusait des allocations utiles, comme un supplément de traitement à l’abbé, la reconstruction du presbytère, ou les gages (sic) d’un maître d’école.

— Si les paysans savaient lire et écrire, que deviendrions-nous ?… dit Langlumé naïvement au général pour justifier cette décision antilibérale prise contre un frère de la doctrine chrétienne que l’abbé Brossette avait tenté d’introduire à Blangy.

De retour à Paris, le général, enchanté de son vieux Groison, se mit à la recherche de quelques anciens militaires de la Garde impériale avec lesquels il pût organiser sa défense aux Aigues sur un pied formidable. À force de chercher, de questionner des amis et des officiers en demi-solde, il déterra Michaud, un ancien maréchal-des-logis-chef aux cuirassiers de la Garde, un homme de ceux que les troupiers appellent soldatesquement des durs à cuire, surnom fourni par la cuisine du bivouac, où il s’est plus d’une fois trouvé des haricots réfractaires. Michaud tria parmi ses connaissances trois hommes capables d’être ses collaborateurs et de faire des gardes sans peur et sans reproche.

Le premier, nommé Steingel, Alsacien pur sang, était fils naturel du général de ce nom, qui succomba lors des premiers succès de Bonaparte, au début des campagnes d’Italie. Grand et fort, il appartenait à ce genre de soldats habitués comme les Russes à l’obéissance absolue et passive. Rien ne l’arrêtait dans l’exécution de ses devoirs, il eût empoigné froidement un empereur ou le pape, si tel avait été l’ordre. Il ignorait le péril. Légionnaire intrépide, il n’avait pas reçu la moindre égratignure en seize ans de guerre. Il couchait à la belle étoile ou dans son lit avec une indifférence stoïque. Il disait seulement à toute aggravation de peine : — Il paraît que c’est aujourd’hui comme ça !

Le second, nommé Vatel, enfant de troupe, caporal de voltigeurs, gai comme un pinson, d’une conduite un peu légère avec le beau sexe, sans aucun principe religieux, brave jusqu’à la témérité, vous aurait fusillé son camarade en riant. Sans avenir, ne sachant quel état prendre, il vit une petite guerre amusante à faire dans les fonctions qui lui furent proposées ; et comme la Grande Armée et l’Empereur remplaçaient pour lui la Religion, il jura de servir envers et contre tous le brave Montcornet. C’était une de ces natures essentiellement chicanières à qui, sans ennemis, la vie semble fade, enfin la nature-avoué, la nature-agent de police. Aussi, sans la présence de l’huissier, aurait-il saisi la Tonsard et son fagot au milieu du Grand-I-Vert, en envoyant promener la loi sur l’inviolabilité du domicile.

Le troisième, nommé Gaillard, vieux soldat devenu sous-lieutenant, criblé de blessures, appartenait à la classe des soldats-laboureurs. En pensant au sort de l’Empereur, tout [Lov. A176, 50]   lui semblait indifférent ; mais il allait aussi bien par insouciance que Vatel par passion. Chargé d’une fille naturelle, il trouva dans cette place un moyen d’existence, et il accepta comme il eût accepté du service dans un régiment.

En arrivant aux Aigues, où le général devança ses troupiers afin de renvoyer Courtecuisse, il fut stupéfait de l’impudente audace de son garde. Il existe une manière d’obéir qui comporte, chez l’esclave, la raillerie la plus sanglante du commandement. Tout, dans les choses humaines, peut arriver à l’absurde, et Courtecuisse en avait dépassé les limites.

Cent vingt-six procès-verbaux dressés contre des délinquants, la plupart d’accord avec Courtecuisse, et déférés au tribunal de paix jugeant correctionnellement à Soulanges, avaient donné lieu à soixante-neuf jugements en règle, levés, expédiés, en vertu desquels Brunet, enchanté d’une si bonne aubaine, avait fait les actes rigoureusement nécessaires pour arriver à ce qu’on nomme, en style judiciaire, des procès-verbaux de carence, extrémité misérable où cesse le pouvoir de la justice. C’est un acte par lequel l’huissier constate que la personne poursuivie ne possède rien, et se trouve dans la nudité de l’indigence. Or, là où il n’y a rien, le créancier, de même que le Roi, perd ses droits… de poursuite. Ces indigents, choisis avec discernement, demeuraient dans cinq communes environnantes où l’huissier s’était transporté, dûment assisté de ses praticiens, Vermichel et Fourchon. Monsieur Brunet avait transmis les pièces à Sibilet en les accompagnant d’un mémoire de frais de cinq mille francs, et le priant de demander de nouveaux ordres au comte de Montcornet.

Au moment où Sibilet, muni des dossiers, avait expliqué tranquillement au patron le résultat des ordres trop sommairement donnés à Courtecuisse, et contemplait d’un air tranquille une des plus violentes colères qu’un général de cavalerie française ait eues, Courtecuisse arriva pour rendre ses devoirs à son maître et lui demander environ onze cents francs, somme à laquelle montaient les gratifications promises. Le naturel prit alors le mors aux dents et emporta le général qui ne se souvint plus de sa couronne comtale ni de son grade, il redevint cuirassier et vomit des injures dont il devait être honteux plus tard.

— Ah ! quatre cents francs ! quatre cent mille gifles !… quatre cent mille coups de pieds au… Crois-tu que je ne connaisse pas les couleurs !… Tourne-moi les talons ou je t’aplatis !

À l’aspect du général devenu violet, et dès les premiers mots, Courtecuisse s’était enfui comme une hirondelle.

— Monsieur le comte, disait Sibilet tout doucement, vous avez tort.

— Moi, tort ?…

— Mon Dieu, monsieur le comte, prenez garde, vous aurez un procès avec ce drôle…

— Je me moque bien des procès… Allez, que le gredin sorte à l’instant même, veillez à ce qu’il laisse tout ce qui m’appartient, et faites le compte de ses gages.

Quatre heures après, la contrée tout entière babillait à sa manière en racontant cette scène. Le général avait, disait-on, assommé Courtecuisse, il lui refusait son dû, il lui devait deux mille francs.

De nouveau, les propos les plus singuliers coururent sur le compte du bourgeois des Aigues. On le disait fou. Le lendemain, Brunet, qui avait instrumenté pour le compte du général, lui apportait pour le compte de Courtecuisse une assignation devant le tribunal de paix. Ce lion devait être piqué par mille mouches, son supplice ne faisait que commencer.

L’installation d’un garde ne va pas sans quelques formalités, il doit prêter serment au tribunal de première instance, il se passa donc quelques jours avant que les trois gardes fussent revêtus de leur caractère officiel. Quoique le général eût écrit à Michaud de venir avec sa femme sans attendre que le pavillon de la porte d’Avonne fût arrangé pour le recevoir, le futur garde-général fut retenu par les soins de son mariage, par les parents de sa femme venus à Paris, et il ne put arriver qu’après une quinzaine de jours. Durant cette quinzaine prise par l’accomplissement des formalités auxquelles on se prêta d’assez mauvaise grâce à La-Ville-aux-Fayes, la forêt des Aigues fut dévastée par les maraudeurs qui profitèrent du temps pendant lequel elle ne fut gardée par personne.

Ce fut un grand événement dans la vallée, depuis Couches jusqu’à La-Ville-aux-Fayes, que l’apparition de trois gardes habillés en drap vert, la couleur de l’Empereur, magnifiquement tenus, et dont les figures annonçaient un caractère solide, tous bien en jambes, agiles, capables de passer les nuits dans les bois.

Dans tout le canton, Groison fut le seul qui fêta les vétérans. Enchanté d’un tel renfort, il lâcha quelques paroles menaçantes contre les voleurs qui, dans peu de temps, devaient se trouver serrés de près et mis dans l’impossibilité de nuire. Ainsi, la proclamation d’usage ne manqua pas à cette guerre, vive et sourde à la fois.

Sibilet signala la gendarmerie de Soulanges au général, et surtout le brigadier Soudry comme entièrement et sournoisement hostile aux Aigues, il lui fit sentir de quelle utilité lui serait une brigade animée d’un bon esprit.

— Avec un bon brigadier et des gendarmes dévoués à vos intérêts, vous tiendrez le pays !… dit-il.

Le comte courut à la Préfecture où il obtint, du général qui commandait la Division, la mise à la retraite de Soudry et son remplacement par un nommé Viollet, excellent gendarme du chef-lieu que vantèrent le général et le préfet. Les gendarmes de la brigade de Soulanges, tous dirigés sur d’autres points du département par le colonel de la gendarmerie, ancien camarade de Montcornet, eurent pour successeurs des hommes choisis, à qui l’ordre fut donné secrètement de veiller à ce que les propriétés du comte de Montcornet ne reçussent désormais aucune atteinte, et à qui l’on recommanda surtout de ne pas se laisser gagner par les habitants de Soulanges.

Cette dernière révolution, accomplie avec une rapidité qui ne permit pas de la contrecarrer, jeta l’étonnement dans La-Ville-aux-Fayes et dans Soulanges. Soudry, qui se regarda comme destitué, se plaignit, et Gaubertin trouva le moyen de le faire nommer maire, afin de mettre la gendarmerie à ses ordres. On cria beaucoup à la tyrannie. Montcornet devint un objet de haine. Non-seulement cinq ou six existences furent ainsi changées par lui, mais bien des vanités furent froissées. Les paysans, animés par des paroles échappées aux petits bourgeois de Soulanges, à ceux de La-Ville-aux-Fayes, à Rigou, à Langlumé, à monsieur Guerbet, le maître de poste de Couches, se crurent à la veille de perdre ce qu’ils appelaient leurs droits.

Le général éteignit le procès avec son ancien garde en [Lov. A176, 51]   payant tout ce qu’il réclamait.

Courtecuisse acheta pour deux mille francs un petit domaine enclavé sur les terres des Aigues à un débouché des remises par où passait le gibier. Rigou n’avait jamais voulu céder La Bâchelerie ; mais il se fit un malicieux plaisir de la vendre à cinquante pour cent de bénéfice à Courtecuisse. Celui-ci devint ainsi l’une de ses nombreuses créatures, car il le tint par le surplus du prix, l’ex-garde n’ayant payé que mille francs.

Les trois gardes, Michaud et le garde-champêtre, menèrent alors une vie de Guérillas. Couchant dans les bois, ils les parcouraient sans cesse, ils en prenaient cette connaissance approfondie qui constitue la science du garde-forestier, qui lui évite les pertes de temps, étudiant les issues, se familiarisant avec les essences et leurs gisements, habituant leurs oreilles aux chocs, aux différents bruits qui se font dans les bois. Enfin, ils observèrent les figures, passèrent en revue les différentes familles des divers villages du canton, et les individus qui les composaient, leurs mœurs, leur caractère, leurs moyens d’existence. Chose plus difficile qu’on ne pense ! En voyant prendre des mesures si bien combinées, les paysans qui vivaient des Aigues, opposèrent un mutisme complet, une soumission narquoise à cette intelligente police.

Dès l’abord, Michaud et Sibilet se déplurent mutuellement. Le franc et loyal militaire, l’honneur des sous-officiers de la Jeune Garde, haïssait la brutalité mielleuse, l’air mécontent du régisseur, qu’il nomma tout d’abord le Chinois. Il remarqua bientôt les objections par lesquelles Sibilet s’opposait aux mesures radicalement utiles et les raisons par lesquelles il justifiait les choses d’une douteuse réussite. Au lieu de calmer le général, Sibilet, ainsi qu’on a dû le voir par ce récit succinct, l’excitait sans cesse et le poussait aux mesures de rigueur, tout en essayant de l’intimider par la multiplicité des ennuis, par l’étendue des petitesses, par des difficultés renaissantes et invincibles. Sans deviner le rôle d’espion et d’agent provocateur accepté par Sibilet, qui, dès son installation, se promit à lui-même de choisir, selon ses intérêts, un maître entre le général et Gaubertin, Michaud reconnut dans le régisseur une nature avide, mauvaise, aussi ne s’en expliquait-il point la probité. La profonde inimitié qui sépara ces deux hauts fonctionnaires, plut d’ailleurs au général. La haine de Michaud le portait à surveiller le régisseur, espionnage auquel il ne serait pas descendu, si le général le lui avait demandé. Sibilet caressa le garde-général et le flatta bassement, sans pouvoir lui faire quitter une excessive politesse que le loyal militaire mit entre eux comme une barrière.

Maintenant, ces détails préliminaires étant connus, on comprendra parfaitement l’intérêt des ennemis du général et celui de la conversation qu’il eut avec ses deux ministres.

Chapitre IX
De la médiocratie

— Eh ! bien, Michaud, qu’y a-t-il de nouveau ? demanda le général quand la comtesse eut quitté la salle à manger.

— Mon général, si vous m’en croyez, nous ne parlerons pas d’affaires ici, les murs ont des oreilles, et je veux avoir la certitude que ce que nous dirons ne tombera que dans les nôtres.

— Eh ! bien, répondit le général, allons en nous promenant jusqu’à la Régie par le sentier qui partage la prairie, nous serons certains de ne pas être écoutés…

Quelques instants après, le général traversait la prairie, accompagné de Sibilet et Michaud, pendant que la comtesse allait, entre l’abbé Brossette et Blondet, vers la Porte d’Avonne. Michaud raconta la scène qui s’était passée au Grand-I-Vert.

— Vatel a eu tort, dit Sibilet.

— On le lui a bien prouvé, reprit Michaud, en l’aveuglant ; mais ceci n’est rien. Vous savez, mon général, notre projet de saisir les bestiaux de tous nos délinquants condamnés ; eh ! bien, nous ne pourrons jamais y arriver. Brunet, tout comme son confrère Plissoud, ne nous prêtera jamais un loyal concours ; ils sauront toujours prévenir les gens de la saisie projetée. Vermichel, le praticien de Brunet, est venu chercher le père Fourchon au Grand-I-Vert, et Marie Tonsard, la bonne amie de Bonnébault, est allée donner l’alarme à Couches. J’étais sous le pont d’Avonne à pêcher en guettant un drôle qui médite un mauvais coup, et j’ai entendu Marie Tonsard criant la nouvelle à Bonnébault, qui, voyant la fille à Tonsard fatiguée d’avoir couru, l’a relayée en s’élançant à Couches. Enfin, les dégâts recommencent.

— Un grand coup d’autorité devient de jour en jour plus nécessaire, dit Sibilet.

— Que vous disais-je, s’écria le général. Il faut réclamer l’exécution des jugements qui portent des condamnations à la prison, qui prononcent la contrainte par corps pour les dommages-intérêts et pour les frais qui me sont dus.

— Ces gens-là regardent la loi comme impuissante, et se disent les uns aux autres qu’on n’osera pas les arrêter, répliqua Sibilet. Ils s’imaginent vous faire peur ! Ils ont des complices à La-Ville-aux-Fayes, car le procureur du Roi semble avoir oublié les condamnations.

— Je crois, dit Michaud en voyant le général pensif, qu’en dépensant beaucoup d’argent, vous pouvez encore sauver vos propriétés.

— Il vaut mieux dépenser de l’argent que de sévir, répondit Sibilet.

— Quel est donc votre moyen ? demanda le général à son garde-général.

— Il est bien simple, dit Michaud, il s’agit d’entourer votre forêt de murs, comme votre parc, et nous serons tranquilles, le moindre délit devient un crime et mène en Cour d’Assises.

[Lov. A176, 52]   — À neuf francs la toise superficielle, rien que pour les matériaux, monsieur le comte dépenserait le tiers du capital des Aigues…, dit Sibilet en riant.

— Allons ! dit Montcornet, je pars à l’instant, je vais voir le procureur-général.

— Le procureur-général, répliqua doucement Sibilet, sera peut-être de l’avis de son procureur du Roi, car une pareille négligence annonce un accord entre eux.

— Eh ! bien, il faut le savoir, s’écria Montcornet. S’il s’agit de faire sauter juges, ministère public, tout jusqu’au Procureur-général, j’irai trouver alors le garde-des-sceaux, et même le Roi.

Sur un signe énergique que lui fit Michaud, le général dit à Sibilet, en se retournant, un : — « Adieu, mon cher ! » que le régisseur comprit.

— Monsieur le comte est-il d’avis, comme Maire, dit le régisseur en saluant, d’exécuter les mesures nécessaires pour réprimer les abus du glanage ? La moisson va commencer, et s’il faut faire publier les arrêtés sur les certificats d’indigence, et sur l’interdiction du glanage aux indigents des communes voisines, nous n’avons pas de temps à perdre.

— Faites, entendez-vous avec Groison ! dit le comte. Avec de pareilles gens, ajouta-t-il, il faut exécuter strictement la loi.

Ainsi dans un moment Montcornet donna gain de cause au système que lui proposait Sibilet depuis quinze jours et auquel il se refusait, mais qu’il trouva bon dans le feu de la colère causée par l’accident de Vatel.

Quand Sibilet fut à cent pas, le comte dit tout bas à son garde : — Eh ! bien, mon cher Michaud, qu’y a-t-il ?

— Vous avez un ennemi chez vous, général, et vous lui confiez des projets que vous ne devriez pas dire à votre bonnet de police.

— Je partage tes soupçons, mon cher ami, répliqua Montcornet ; mais je ne commettrai pas deux fois la même faute. Pour remplacer Sibilet, j’attends que tu sois au fait de la Régie, et que Vatel puisse te succéder. Cependant, qu’ai-je à reprocher à Sibilet ? Il est ponctuel, probe, il n’a pas détourné cent francs depuis cinq ans. Il a le plus détestable caractère du monde, et voilà tout ; autrement, quel serait son plan ?

— Général, dit gravement Michaud, je le saurai, car il en a bien certainement un ; et, si vous le permettez, un sac de mille francs le fera dire à ce drôle de Fourchon, quoique, depuis ce matin, je soupçonne le père Fourchon de manger à tous les râteliers. On veut vous forcer à vendre les Aigues, ce vieux fripon de cordier me l’a dit. Sachez-le ! Depuis Couches jusqu’à La-Ville-aux-Fayes, il n’est pas de paysan, de petit bourgeois, de fermier, de cabaretier, qui n’ait son argent prêt pour le jour de la curée. Fourchon m’a confié que Tonsard, son gendre, a déjà jeté son dévolu… L’opinion que vous vendrez les Aigues règne dans la vallée, comme un poison dans l’air. Peut-être le pavillon de la Régie et quelques terres à l’entour est-il le prix dont est payé l’espionnage de Sibilet ? Il ne se dit rien entre nous qui ne se sache à La-Ville-aux-Fayes. Sibilet est parent à votre ennemi, Gaubertin. Ce qui vient de vous échapper sur le Procureur-général sera rapporté peut-être à ce magistrat avant que vous ne soyez à la Préfecture. Vous ne connaissez pas les gens de ce canton-ci !

— Je ne les connais pas ?… c’est de la canaille, et lâcher pied devant de pareils gredins ?… s’écria le général, ah ! plutôt cent fois brûler moi-même les Aigues !…

— Ne les brûlons pas, et adoptons un plan de conduite qui déjoue les ruses de ces Lilliputiens. À les entendre dans leurs menaces, on est décidé à tout contre vous ; aussi, mon général, puisque vous parlez d’incendie, assurez tous vos bâtiments et toutes vos fermes !

— Ah ! sais-tu, Michaud, ce qu’ils veulent dire avec leur Tapissier ? Hier, en allant le long de la Thune, j’entendais les petits gars disant : — « Voilà le Tapissier !… » et ils se sauvaient.

— Ce serait à Sibilet à vous répondre, il serait dans son rôle, car il aime à vous voir en colère, répondit Michaud d’un air navré ; mais puisque vous me le demandez… eh ! bien, c’est le surnom que ces brigands-là vous ont donné, mon général.

— À cause de quoi ?…

— Mais, mon général, à cause de… votre père…

— Ah ! les mâtins !… s’écria le comte devenu blême. Oui, Michaud, mon père était marchand de meubles, ébéniste, la comtesse n’en sait rien… Oh ! que jamais… Et après tout, j’ai fait valser des reines et des impératrices !… je lui dirai tout ce soir ! s’écria-t-il après une pause.

— Ils prétendent que vous êtes un lâche, reprit Michaud.

— Ah !

— Ils demandent comment vous avez pu vous sauver à Essling, là où presque tous les camarades ont péri…

Cette accusation fit sourire le général.

— Michaud, je vais à la Préfecture ! s’écria-t-il avec une sorte de rage, quand ce ne serait que pour y faire préparer les polices d’assurance. Annonce mon départ à madame la comtesse. Ah ! ils veulent la guerre, ils l’auront, et je vais m’amuser à les tracasser, moi, les bourgeois de Soulanges et leurs paysans… Nous sommes en pays ennemi, de la prudence ! Recommande aux gardes de se tenir dans les termes de la loi. Ce pauvre Vatel, aie soin de lui. La comtesse est effrayée, il faut lui tout cacher ; autrement, elle ne reviendrait plus ici !…

Le général ni même Michaud n’étaient dans le secret de leur péril. Michaud, trop nouvellement venu dans cette vallée de Bourgogne, ignorait la puissance de l’ennemi, tout en en voyant l’action. Le général, lui, croyait à la force de la loi.

La Loi, telle que le législateur la fabrique aujourd’hui, n’a pas toute la vertu qu’on lui suppose. Elle ne frappe pas [Lov. A176, 53]   également le pays, elle se modifie dans ses applications au point de démentir son principe. Ce fait se déclare plus ou moins patemment à toutes les époques. Quel serait l’historien assez ignorant pour prétendre que les Arrêtés du pouvoir le plus énergique ont eu cours dans toute la France ? que les réquisitions en hommes, en denrées, en argent, frappées par la Convention, ont été faites en Provence, au fond de la Normandie, sur la lisière de la Bretagne, comme elles se sont accomplies dans les grands centres de vie sociale ? Quel philosophe oserait nier qu’une tête tombe aujourd’hui dans tel département, tandis que dans le département voisin une autre tête est conservée, quoique coupable d’un crime identiquement le même, et souvent plus horrible ? On veut l’égalité dans la vie, et l’inégalité règne dans la loi, dans la peine de mort ?…

Dès qu’une ville se trouve au dessous d’un certain chiffre de population, les moyens administratifs ne sont plus les mêmes. Il est environ cent villes en France où les lois jouent dans toute leur vigueur, où l’intelligence des citoyens s’élève jusqu’au problème d’intérêt général ou d’avenir que la loi veut résoudre ; mais, dans le reste de la France, où l’on ne comprend que les jouissances immédiates, l’on s’y soustrait à tout ce qui peut les atteindre. Aussi, dans la moitié de la France environ, rencontre-t-on une force d’inertie qui déjoue toute action légale, administrative et gouvernementale. Entendons-nous ? Cette résistance ne regarde point les choses essentielles à la vie politique. La rentrée des impôts, le recrutement, la punition des grands crimes ont lieu certainement ; mais, en dehors de certaines nécessités reconnues, toutes les dispositions législatives qui touchent aux mœurs, aux intérêts, à certains abus sont complètement abolies par un mauvais gré général. Et, au moment où cette Scène se publie, il est facile de reconnaître cette résistance, contre laquelle s’est jadis heurté Louis XIV en Bretagne, en voyant les faits déplorables que cause la loi sur la chasse. On sacrifiera, par an, la vie de vingt ou trente hommes peut-être pour sauver celle de quelques bêtes.

En France, pour vingt millions d’êtres, la loi n’est qu’un papier blanc affiché sur la porte de l’église, ou à la Mairie. De là, le mot les papiers employé par Mouche comme expression de l’Autorité. Beaucoup de maires de canton (il ne s’agit pas encore des maires de simples communes), font des sacs à raisin ou à graines avec les numéros du Bulletin des Lois. Quant aux simples maires de communes, on serait effrayé du nombre de ceux qui ne savent ni lire ni écrire, et de la manière dont sont tenus les actes de l’État civil. La gravité de cette situation, parfaitement connue des administrateurs sérieux, diminuera sans doute ; mais ce que la centralisation contre laquelle on déclame tant, comme on déclame en France contre tout ce qui est grand, utile et fort, n’atteindra jamais ; mais la puissance contre laquelle elle se brisera toujours, est celle contre laquelle allait se heurter le général, et qu’il faut nommer la Médiocratie.

On a beaucoup crié contre la tyrannie des nobles, on crie aujourd’hui contre celle des financiers, contre les abus du pouvoir qui ne sont peut-être que les inévitables meurtrissures du joug social appelé Contrat par Rousseau, Constitution par ceux-ci, Charte par ceux-là, ici Czar, là Roi, Parlement en Angleterre ; mais le nivellement commencé par 1789 et repris en 1830 a préparé la louche domination de la bourgeoisie, et lui a livré la France. Un fait, malheureusement trop commun aujourd’hui, l’asservissement d’un canton, d’une petite ville, d’une sous-préfecture par une famille ; enfin, le tableau de la puissance qu’avait su conquérir Gaubertin en pleine Restauration, accusera mieux ce mal social que toutes les affirmations dogmatiques. Bien des localités opprimées s’y reconnaîtront, bien des gens sourdement écrasés trouveront ici ce petit Ci-Gît public qui parfois console d’un grand malheur privé.

Au moment où le général s’imaginait recommencer une lutte qui n’avait jamais eu de trêve, son ancien régisseur avait complété les mailles du réseau dans lequel il tenait l’Arrondissement de La-Ville-aux-Fayes tout entier. Pour éviter des longueurs, il est nécessaire de présenter succinctement les rameaux généalogiques par lesquels Gaubertin embrassait le pays comme un boa tourné sur un arbre gigantesque avec tant d’art, que le voyageur croit y voir un effet naturel de la végétation asiatique.

En 1793, il existait trois frères du nom de Mouchon dans la vallée de l’Avonne. Depuis 1793, on commençait à substituer le nom de vallée de l’Avonne à celui de vallée des Aigues, en haine de l’ancienne seigneurie.

L’aîné, régisseur des biens de la famille Ronquerolles, devint député du département à la Convention. À l’imitation de son ami Gaubertin, l’accusateur public qui sauva les Soulanges, il sauva les biens et la vie des Ronquerolles. Il eut deux filles, l’une mariée à l’avocat Gendrin, l’autre à Gaubertin fils, et il mourut en 1804.

Le second obtint gratis, par la protection de son aîné, la poste de Couches. Il eut pour seule et unique héritière une fille, mariée à un riche fermier du pays appelé Guerbet. Il mourut en 1817.

Le dernier des Mouchon, s’étant fait prêtre, curé de La-Ville-aux-Fayes avant la Révolution, curé depuis le rétablissement du culte catholique, se trouvait encore curé de cette petite capitale. Il ne voulut pas prêter le serment, se cacha pendant long-temps aux Aigues, dans la Chartreuse, sous la protection secrète des Gaubertin père et fils. Alors âgé de soixante-sept ans, il jouissait de l’estime et de l’affection générales, à cause de la concordance de son caractère avec celui des habitants. Parcimonieux jusqu’à l’avarice, il passait pour être fort riche, et sa fortune présumée consolidait le respect dont il était environné10.

Monseigneur l’évêque faisait le plus grand cas de l’abbé Mouchon, qu’on appelait le vénérable curé de La-Ville-aux-Fayes ; et ce qui, non moins que sa fortune, rendait Mouchon cher aux habitants, était la certitude, qu’on eut à plusieurs reprises, de son refus d’aller occuper une cure superbe à la Préfecture, où Monseigneur le désirait.

[Lov. A176, 54]   En ce moment, Gaubertin, maire de La-Ville-aux-Fayes, rencontrait un appui solide en monsieur Gendrin, son beau-frère, le président du Tribunal de Première Instance. Gaubertin fils, l’avoué le plus occupé du tribunal et d’une renommée proverbiale dans l’arrondissement, parlait déjà de vendre son étude après cinq ans d’exercice. Il voulait s’en tenir à l’exercice de sa profession d’avocat, afin de pouvoir succéder à son oncle Gendrin quand celui-ci prendrait sa retraite. Le fils unique du président Gendrin était conservateur des hypothèques.

Soudry fils, qui, depuis deux ans, occupait le principal siége du ministère public, était un séide de Gaubertin. La fine madame Soudry n’avait pas manqué de solidifier la position du fils de son mari par un immense avenir, en le mariant à la fille unique de Rigou. La double fortune de l’ancien moine et celle des Soudry qui devait revenir au procureur du Roi, faisaient de ce jeune homme l’un des personnages les plus riches et les plus considérables du département.

Le sous-préfet de La-Ville-aux-Fayes, monsieur des Lupeaulx, neveu du secrétaire général d’un des plus importants ministères, était le mari désigné de mademoiselle Élise Gaubertin, la plus jeune fille du maire, dont la dot, comme celle de l’aînée, se montait à deux cent mille francs, sans les espérances ! Ce fonctionnaire fit de l’esprit sans le savoir en tombant amoureux d’Élise, à son arrivée à La-Ville-aux-Fayes en 1819. Sans ses prétentions, qui parurent sortables, depuis long-temps on l’aurait contraint à demander son changement ; mais il appartenait en espérance à la famille Gaubertin, dont le chef voyait dans cette alliance beaucoup moins le neveu que l’oncle. Aussi l’oncle, dans l’intérêt de son neveu, mettait-il toute son influence au service de Gaubertin.

Ainsi, l’Église, la Magistrature sous sa double forme, amovible et inamovible, la Municipalité, l’Administration, les quatre pieds du pouvoir marchaient au gré du maire.

Voici comment cette puissance s’était fortifiée au dessus et au dessous de la sphère où elle agissait.

Le département auquel appartient La-Ville-aux-Fayes est un de ceux dont la population lui donne le droit de nommer six députés. L’arrondissement de La-Ville-aux-Fayes, depuis la création d’un Centre gauche à la Chambre, avait fait son député de Leclercq, banquier de l’entrepôt des vins, gendre de Gaubertin, devenu Régent de la Banque. Le nombre d’électeurs que cette riche vallée fournissait au Grand-Collége, était assez considérable pour que l’élection de monsieur de Ronquerolles, protecteur acquis à la famille Mouchon, fût toujours assurée, ne fût-ce que par transaction. Les électeurs de La-Ville-aux-Fayes prêtaient leur appui au préfet, à la condition de maintenir le marquis de Ronquerolles député du Grand-Collége. Aussi Gaubertin, qui le premier eut l’idée de cet arrangement électoral, était-il vu de bon œil à la Préfecture, à laquelle il sauvait bien des déboires. Le préfet faisait élire trois ministériels purs, avec deux députés Centre-Gauche. Ces deux députés étant le marquis de Ronquerolles, beau-frère du comte de Sérisy, et un régent de la Banque, effrayaient peu le Cabinet. Aussi les élections de ce département passaient-elles au ministère de l’Intérieur pour être excellentes.

Le comte de Soulanges, pair de France, désigné pour être maréchal, fidèle aux Bourbons, savait ses bois et ses propriétés bien administrés et bien gardés par le notaire Lupin, par Soudry, il pouvait être regardé comme un protecteur par Gendrin qu’il avait fait nommer successivement juge et président, aidé d’ailleurs, en ceci, par monsieur de Ronquerolles.

Messieurs Leclercq et de Ronquerolles siégeaient au Centre-gauche, plus près de la Gauche que du Centre, situation politique pleine d’avantages pour ceux qui regardent la conscience politique comme un vêtement. Le frère de monsieur Leclercq avait obtenu la recette particulière de La-Ville-aux-Fayes.

Au delà de cette capitale de la vallée d’Avonne, le banquier, député de l’arrondissement, venait d’acquérir une magnifique terre de trente mille francs de rentes, avec parc et château, position qui lui permettait d’influencer tout un canton.

Ainsi, dans les régions supérieures de l’État, dans les deux chambres et au principal Ministère, Gaubertin comptait sur une protection aussi puissante qu’active, et il ne l’avait encore ni sollicitée pour des riens, ni fatiguée par trop de demandes sérieuses.

Le conseiller Gendrin, nommé Président de Chambre, était le grand faiseur de la Cour royale. Le Premier Président, l’un des trois députés ministériels, orateur nécessaire au Centre, laissait, pendant la moitié de l’année, la conduite de sa Cour au Président Gendrin. Enfin, le conseiller de préfecture, cousin de Sarcus, nommé Sarcus-le-Riche, était le bras droit du préfet, député lui-même. Sans les raisons de famille qui liaient Gaubertin et le jeune des Lupeaulx, un frère de madame Sarcus eût été désiré pour sous-préfet par l’arrondissement de La-Ville-aux-Fayes. Madame Sarcus, la femme du Conseiller de Préfecture, était une Vallat de Soulanges, famille alliée aux Gaubertin, elle passait pour avoir distingué le notaire Lupin dans sa jeunesse. Quoiqu’elle eût quarante-cinq ans et un fils élève ingénieur, Lupin n’allait jamais à la Préfecture sans lui présenter ses hommages et déjeuner ou dîner avec elle.

Le neveu de Guerbet, le maître de poste, dont le père était, comme on l’a vu, percepteur de Soulanges, occupait la place importante de juge d’instruction au Tribunal de La-Ville-aux-Fayes. Le troisième juge, fils de maître Corbinet, notaire, appartenait nécessairement corps et âme au tout-puissant maire. Enfin le jeune Vigor, fils du lieutenant de la gendarmerie, était le juge suppléant.

Sibilet père, greffier du tribunal dès l’origine, avait marié sa sœur à monsieur Vigor, lieutenant de la gendarmerie11 [P, 09-j]   de La-Ville-aux-Fayes. Ce bonhomme, père de six enfants, était le cousin du père de Gaubertin, par sa femme, une Gaubertin-Vallat.

Depuis dix-huit mois, les efforts réunis des deux députés, de monsieur de Soulanges, du président Gaubertin, avaient fait créer une place de commissaire de police à La-Ville-aux-Fayes, en faveur du second fils du greffier. La fille aînée de Sibilet avait épousé monsieur Hervé, instituteur, dont l’établissement venait d’être transformé en collége, à raison de ce mariage, et depuis un an La-Ville-aux-Fayes jouissait d’un proviseur.

Le Sibilet, principal clerc de maître Corbinet, attendait des Gaubertin, des Soudry, des Leclercq, les garanties nécessaires à l’acquisition de l’étude de son patron.

Le dernier fils du greffier était employé dans les Domaines, avec promesse de succéder au receveur de l’Enregistrement dès qu’il aurait atteint le temps du service voulu pour prendre sa retraite.

Enfin, la dernière fille de Sibilet, âgée de seize ans, était fiancée au capitaine Corbinet, frère du notaire, à qui l’on avait obtenu la place de directeur de la poste aux lettres.

La poste aux chevaux de La-Ville-aux-Fayes appartenait à monsieur Vigor l’aîné, beau-frère du banquier Leclercq, et il commandait la Garde nationale.

[P, 09-k]   Une vieille demoiselle Gaubertin-Vallat, sœur de la greffière, tenait le bureau de papier timbré.

Ainsi, de quelque côté qu’on se tournât dans La-Ville-aux-Fayes, on rencontrait un membre de cette coalition invisible, dont le chef avoué, reconnu par tous, grands et petits, était le maire de la ville, l’Agent-Général du commerce des bois, Gaubertin !…

Si de la Sous-Préfecture on descendait dans la vallée de l’Avonne, Gaubertin y dominait à Soulanges par les Soudry, par Lupin, adjoint au maire, régisseur de la terre de Soulanges et toujours en correspondance avec le comte, par Sarcus, le juge de paix, par Guerbet le percepteur, par Gourdon le médecin, qui avait épousé une Gendrin-Vatebled. Il gouvernait Blangy par Rigou, Couches par le maître de poste, maire absolu dans sa commune. À la manière dont l’ambitieux maire de La-Ville-aux-Fayes rayonnait dans la vallée de l’Avonne, on peut deviner comment il influait dans le reste de l’arrondissement.

Le chef de la maison Leclercq était un chapeau mis sur la députation. Le banquier avait consenti, dès l’origine, à laisser nommer Gaubertin à sa place, dès qu’il aurait obtenu la Recette générale du département. Soudry, le procureur du Roi, devait passer Avocat-Général à la Cour royale, et le riche juge d’instruction Guerbet attendait un siége de conseiller. Ainsi, l’occupation de ces places, loin d’être oppressive, garantissait de l’avancement aux jeunes ambitieux de la ville.

L’influence de Gaubertin était si sérieuse, si grande, que les fonds, les économies, l’argent caché des Rigou, des Soudry, des Gendrin, des Guerbet, des Lupin, de Sarcus-le-Riche lui-même, obéissaient à ses prescriptions. La-Ville-aux-Fayes croyait d’ailleurs en son maire. La capacité de Gaubertin n’était pas moins prônée que sa probité, que son obligeance ; il appartenait à ses parents, à ses administrés tout entier, mais à charge de revanche. Son [P, 09-l]   conseil municipal l’adorait. Aussi tout le département blâmait-il monsieur Mariotte d’Auxerre d’avoir contrarié ce brave monsieur Gaubertin. Sans se douter de leur force, aucun cas de la montrer ne s’étant déclaré, les bourgeois de La-Ville-aux-Fayes se vantaient seulement de ne pas avoir d’étrangers chez eux, et ils se croyaient excellents patriotes. Rien n’échappait donc à cette intelligente tyrannie, inaperçue d’ailleurs, et qui paraissait à chacun le triomphe de la localité. Ainsi, dès que l’Opposition libérale déclara la guerre aux Bourbons de la branche aînée, Gaubertin, qui ne savait où placer un fils naturel, ignoré de sa femme et nommé Bournier, tenu depuis long-temps à Paris, sous la surveillance de Leclercq, le voyant devenu prote d’une imprimerie, l’installa maître imprimeur à La-Ville-aux-Fayes. Ce garçon créa, sous l’inspiration de son protecteur, un journal ayant pour titre le Courrier de l’Avonne, paraissant trois fois par semaine, et qui commença par enlever le bénéfice des annonces légales au journal de la Préfecture. Cette feuille départementale tout acquise au Ministère en général, appartenait en particulier au Centre-gauche. Ce journal, précieux pour la publication des mercuriales des marchés de la Bourgogne, des bois, des vins, devait servir avant tout les intérêts du triumvirat Rigou, Gaubertin et Soudry. À la tête d’un assez bel établissement où il réalisait déjà des bénéfices, Bournier faisait la cour à la fille de Maréchal l’avoué. Ce mariage paraissait probable.

Le seul étranger à la grande famille avonnaise était l’ingénieur ordinaire des ponts-et-chaussées ; aussi réclamait-on avec instance son changement en faveur de monsieur Sarcus, le fils de Sarcus-le-Riche, et tout annonçait que ce défaut dans le filet serait réparé sous peu de temps.

Cette ligue formidable qui monopolisait tous les services publics et particuliers, qui suçait le pays, qui s’attachait au pouvoir comme un remora sous un navire, échappait à tous les regards, le général Montcornet ne la soupçonnait pas. La Préfecture s’applaudissait de la prospérité de l’arrondissement de La-Ville-aux-Fayes dont on disait au ministère de l’Intérieur : — Voilà une sous-préfecture modèle ! tout y va comme sur des roulettes ! Nous serions bienheureux, si tous les arrondissements ressemblaient à celui-là ! L’esprit de famille s’y doublait de l’esprit de localité. [P, 09-m]   Là, comme dans beaucoup de petites villes et même de préfectures, un fonctionnaire étranger au pays devenait impossible, il eût été forcé de quitter l’arrondissement dans l’année. Quand le despotique cousinage bourgeois fait une victime, elle est si bien entortillée et bâillonnée, qu’elle n’ose se plaindre ; elle est enveloppée de glu, de cire, comme un colimaçon introduit dans une ruche. Cette tyrannie invisible, insaisissable, a pour auxiliaires des raisons puissantes : le désir d’être au milieu de sa famille, de surveiller ses propriétés, l’appui mutuel qu’on se prête, les garanties que trouve l’administration en voyant son agent sous les yeux de ses concitoyens et de ses proches. Aussi le népotisme est-il pratiqué dans la sphère élevée du département, comme dans la petite ville de province. Qu’arrive-t-il ? Le pays, la localité triomphent sur des questions d’intérêt général, Paris est souvent écrasé, la vérité des faits est travestie. Enfin, une fois les grandes utilités publiques satisfaites, il est clair que les lois, au lieu d’agir sur les masses, en reçoivent l’empreinte, les populations se les adaptent au lieu de s’y adapter. Quiconque a voyagé dans le Midi, dans l’Ouest de la France, en Alsace, autrement que pour y coucher à l’auberge, voir les monuments ou le paysage, doit reconnaître la vérité de ces observations. Ces effets du népotisme bourgeois sont aujourd’hui des faits isolés ; mais l’esprit des lois actuelles tend à les augmenter. Cette plate domination peut causer de grands maux, comme le démontreront quelques événements du drame qui se jouait alors dans la vallée des Aigues.

Le système, renversé plus imprudemment qu’on ne le croit, le système monarchique et le système impérial remédiaient à cet abus, par des existences consacrées, par des classifications, par des contrepoids qu’on a si sottement définis des priviléges. Il n’existe pas de priviléges du moment où tout le monde est admis à grimper au mât de cocagne du pouvoir. Ne vaudrait-il pas mieux d’ailleurs des priviléges avoués, connus, que des priviléges ainsi surpris, établis par la ruse, en fraude de l’esprit qu’on veut faire public, qui reprennent l’œuvre du despotisme en sous-œuvre et un cran plus bas qu’autrefois. N’aurait-on renversé de nobles tyrans, dévoués à leur pays, que pour créer d’égoïstes tyranneaux ? Le pouvoir [P, 09-n]   sera-t-il dans les caves au lieu de régner à sa place naturelle ? On doit y songer, car l’esprit de localité tel qu’il vient d’être dessiné, gagnera la Chambre.

L’ami de Montcornet, le comte de la Roche-Hugon, avait été destitué peu de temps après la dernière visite du général. Cette destitution jeta cet homme d’État dans l’opposition libérale, où il devint un des coryphées du Côté gauche. Son successeur, heureusement pour Montcornet, était un gendre du marquis de Troisville, le comte de Castéran, qui reçut Montcornet comme un parent, et lui dit gracieusement de conserver ses habitudes à la Préfecture. Après avoir écouté les plaintes du général, le comte de Castéran pria l’évêque, le procureur-général, le colonel de la gendarmerie, le conseiller Sarcus, et le général commandant la Division à déjeuner pour le lendemain.

Le procureur-général, le baron Bourlac, si célèbre par les procès de madame de La Chanterie et Rifoël, était un de ces hommes acquis à tous les gouvernements, que leur dévoûment au pouvoir, quel qu’il soit, rendent précieux. Après avoir dû son élévation à son fanatisme pour l’Empereur, il dut la conservation de son poste à son caractère inflexible et à la conscience de métier qu’il portait dans l’accomplissement de ses devoirs. Le procureur-général qui jadis poursuivait avec acharnement les restes de la chouannerie, poursuivit les bonapartistes avec un acharnement égal. Mais les années, les tempêtes avaient adouci sa rudesse, il était devenu comme tous les vieux diables, charmant de manières et de formes.

Le comte de Montcornet expliqua sa position, les craintes de son garde-général, parla de la nécessité de faire des exemples et de soutenir la cause de la propriété.

Ces hauts fonctionnaires écoutèrent gravement, sans répondre autre chose que des banalités, comme : — Certainement, il faut que force reste à la loi. — Votre cause est celle de tous les propriétaires. — Nous y veillerons ; mais la prudence est nécessaire dans les circonstances où nous nous trouvons. — Une monarchie doit faire plus pour le peuple que le peuple ne ferait pour lui-même, s’il était, comme en 1793, le souverain. — Le peuple souffre, nous nous devons autant à lui qu’à vous !

L’implacable procureur-général exposa tout doucement [P, 09-o]   des considérations sérieuses et bienveillantes sur la situation des basses classes, qui eussent prouvé à nos futurs utopistes que les fonctionnaires de l’ordre élevé savaient déjà les difficultés du problème à résoudre par la société moderne.

Il n’est pas inutile de dire ici qu’à cette époque de la Restauration, des collisions sanglantes avaient eu lieu, sur plusieurs points du royaume, précisément à cause du pillage des bois et des droits abusifs que les paysans de quelques communes s’étaient arrogés. Le ministère, la cour n’aimaient ni ces sortes d’émeutes, ni le sang que faisait couler la répression, heureuse ou malheureuse.

Tout en sentant la nécessité de sévir, on traitait les administrateurs de maladroits quand ils avaient comprimé les paysans, et ils étaient destitués s’ils faiblissaient ; aussi les préfets biaisaient-ils avec ces accidents déplorables.

Dès le début de la conversation, Sarcus-le-Riche avait fait au procureur-général et au Préfet un signe que Montcornet ne vit pas et qui détermina l’allure de la conversation. Le procureur-général connaissait la situation des Aigues par son subordonné Soudry, qui lui avait fait craindre des résistances de la part des Bourguignons de l’Avonne.

— Je prévois une lutte terrible, dit le procureur du Roi de La-Ville-aux-Fayes à son chef qu’il était venu voir exprès. On nous tuera des gendarmes, je le sais par mes espions. Nous aurons un méchant procès. Le Jury ne nous soutiendra pas quand il se verra sous le coup de la haine des familles de vingt ou trente accusés, il ne nous accordera pas la tête des meurtriers ni les années de bagne que nous demanderons pour les complices. À peine obtiendrez-vous, en plaidant vous-même, quelques années de prison pour les plus coupables. Il vaut mieux fermer les yeux que de les ouvrir quand, en les ouvrant, nous sommes certains d’exciter une collision qui coûtera du sang, et peut-être six mille francs de frais à l’État, sans compter l’entretien de ces gens-là au Bagne. C’est cher pour un triomphe qui, certes, exposera la faiblesse de la justice à tous les regards12.

Incapable de soupçonner l’influence du népotisme, Montcornet ne parla donc pas de Gaubertin, dont la main [P, 09-p]   attisait le foyer de ces renaissantes difficultés. Après le déjeuner, le Procureur-général prit le comte de Montcornet par le bras et l’emmena dans le cabinet du Préfet. Au sortir de cette conférence, le général Montcornet, sagement conseillé par le Procureur-général, écrivit à la comtesse qu’il partait pour Paris et qu’il ne serait de retour que dans une semaine. On verra, par l’exécution des mesures que dicta le baron Bourlac, combien ses avis étaient sages. Et si les Aigues pouvaient échapper au mauvais gré, ce devait être en se conformant à la politique que ce magistrat venait de conseiller secrètement au comte de Montcornet.

Quelques esprits, avides d’intérêt avant tout, accuseront ces explications de longueur. Mais il est utile de faire observer ici que, d’abord, l’historien des mœurs obéit à des lois plus dures que celles qui régissent l’historien des faits, il doit rendre tout probable, même le vrai ; tandis que, dans le domaine de l’histoire proprement dite, l’impossible est justifié par la raison qu’il est advenu. Les vicissitudes de la vie sociale ou privée sont engendrées par un monde de petites causes qui tiennent à tout. Le savant est obligé de déblayer les masses d’une avalanche, sous laquelle ont péri des villages, pour vous montrer les cailloux détachés d’une cime qui ont déterminé la formation de cette montagne de neige. S’il ne s’agissait ici que d’un suicide, il y en a cinq cents par an, dans Paris, ce mélodrame est devenu vulgaire, et chacun peut en trouver lui-même les raisons ; mais à qui ferait-on croire que le suicide de la Propriété soit jamais arrivé par un temps où la fortune semble plus précieuse que la vie ? De re vostrâ agitur, dirait un fabuliste, il s’agit ici des affaires de tous ceux qui possèdent quelque chose.

Enfin, songez que cette ligue de tout un canton et d’une petite ville contre un vieux général échappé malgré son courage aux dangers de mille combats, s’est dressée en plus d’un département contre des hommes qui voulaient y faire le bien. Cette coalition menace incessamment l’homme de génie, le grand politique, le grand agronome, tous les novateurs.

Cette dernière explication, politique pour ainsi dire, et qui rend aux personnages du drame leur vraie physionomie, au plus petit détail sa gravité, jettera de vives lumières sur cette Scène, où sont en jeu tous les intérêts sociaux des campagnes.

[P, 10-a]  

Chapitre X
Mélancolie d’une femme heureuse

Au moment où le général montait en calèche pour aller à la Préfecture, la comtesse arrivait à la porte d’Avonne, où, depuis dix-huit mois, le ménage de Michaud et d’Olympe était définitivement installé.

Quelqu’un qui se serait rappelé le pavillon, comme il est décrit plus haut, l’aurait cru rebâti. D’abord, les briques tombées ou mordues par le temps, le ciment qui manquait dans les joints, avaient été remplacés. L’ardoise nettoyée rendait au faîte sa gaîté, en rendant à l’architecture l’effet des balustres découpés en blanc sur ce fond bleuâtre. Les abords désobstrués et sablés étaient soignés par l’homme chargé d’entretenir les allées du parc. Les encadrements des croisées, les corniches, enfin toute la pierre travaillée ayant été restaurée, l’extérieur de ce monument avait repris son ancien lustre. La basse-cour, les écuries, l’étable reportées dans les bâtiments de la Faisanderie et cachées par des massifs, au lieu d’attrister le regard par leurs inconvénients, mêlaient au continuel bruissement particulier aux forêts ces murmures, ces roucoulements, ces battements d’ailes, l’un des plus délicieux accompagnements de la continuelle mélodie que chante la Nature. Ce lieu tenait donc à la fois au genre inculte des forêts peu pratiquées et à l’élégance d’un parc anglais. L’entourage du pavillon, en accord avec son extérieur, offrait au regard je ne sais quoi de noble, de digne et d’aimable ; de même que le bonheur et les soins d’une jeune femme donnaient à l’intérieur une physionomie bien [P, 10-b]   différente de celle que la brutale insouciance de Courtecuisse y imprimait naguères. En ce moment, la saison faisait valoir toutes ces splendeurs naturelles. Les parfums de quelques corbeilles de fleurs se mariaient à la sauvage senteur des bois. Quelques prairies du parc, récemment fauchées à l’entour, répandaient l’odeur des foins coupés.

Lorsque la comtesse et ses deux hôtes atteignirent au bout d’une des allées sinueuses qui débouchaient au pavillon, ils entrevirent madame Michaud assise en dehors, à sa porte, travaillant à une layette. Cette femme, ainsi posée, ainsi occupée, ajoutait au paysage un intérêt humain qui le complétait et qui dans la réalité est si touchant, que certains peintres ont par erreur essayé de le transporter dans leurs tableaux. Ces artistes oublient que l’esprit d’un pays, quand il est bien rendu par eux, est si grandiose qu’il écrase l’homme, tandis que le cadre d’une semblable scène est, dans la nature, toujours en proportion avec le personnage. Quand le Poussin, le Raphaël de la France, a fait du paysage un accessoire dans ses Bergers d’Arcadie, il avait bien deviné que l’homme devient petit et misérable, lorsque dans une toile la nature est le principal. Là, c’était août dans toute sa gloire, une moisson attendue, un tableau plein d’émotions simples et fortes. Là, se rencontrait réalisé le rêve de beaucoup d’hommes dont la vie inconstante et mélangée de bon et de mauvais par de violentes secousses, leur a fait désirer le repos.

Disons en quelques phrases le roman de ce ménage. Justin Michaud n’avait pas répondu très-chaudement aux avances de l’illustre colonel des cuirassiers, quand Montcornet lui proposa la Garde des Aigues, il pensait alors à reprendre du service ; mais au milieu des pourparlers et des propositions qui le conduisirent à l’hôtel Montcornet, il y vit la première femme de madame. Cette jeune fille, confiée à la comtesse par d’honnêtes fermiers des environs d’Alençon, avait quelques espérances de fortune, vingt ou trente mille francs, tous les héritages venus. Comme beaucoup de cultivateurs qui se sont mariés jeunes et dont les ancêtres vivent, le père et la mère se trouvant dans la gêne et ne pouvant donner aucune éducation à leur fille aînée, l’avaient placée auprès de la jeune comtesse. Madame de Montcornet fit apprendre la couture, les modes à mademoiselle Olympe Chazet, ordonna de la servir à part, et fut récompensée de ces égards par un de ces attachements absolus, si nécessaires aux Parisiennes. Olympe Chazet, jolie Normande, d’un blond à tons dorés, légèrement grasse, d’une figure animée par un œil spirituel et remarquable par un nez de marquise, fin et courbé, par un air virginal malgré sa taille cambrée à l’espagnole, offrait toutes les distinctions qu’une jeune fille née immédiatement au dessus du peuple peut gagner dans le rapprochement que sa maîtresse avait permis. [P, 10-c]   Convenablement mise, d’un maintien et d’une tournure décente, elle s’exprimait bien. Michaud fut donc facilement pris, surtout en apprenant que la fortune de sa belle serait assez considérable un jour. Les difficultés vinrent de la comtesse, qui ne voulait pas se séparer d’une fille si précieuse ; mais lorsque Montcornet eut expliqué sa situation aux Aigues, le mariage n’éprouva plus de retards que par la nécessité de consulter les parents, dont le consentement fut promptement donné.

Michaud, à l’exemple de son général, regarda sa jeune femme comme un être supérieur auquel il fallait obéir militairement, sans arrière-pensée. Il trouva dans cette quiétude et dans sa vie occupée au dehors, les éléments du bonheur que souhaitent les soldats en quittant leur métier : assez de travail pour ce que le corps en exige, assez de fatigues pour pouvoir goûter les charmes du repos. Malgré son intrépidité connue, Michaud n’avait jamais reçu de blessure grave, il n’éprouvait aucune de ces douleurs qui doivent aigrir l’humeur des vétérans, comme tous les êtres réellement forts, il avait l’humeur égale ; sa femme l’aima donc absolument. Depuis leur arrivée au pavillon, cet heureux ménage savourait les douceurs de sa lune de miel, en harmonie avec la Nature, avec l’art dont les créations l’entouraient, circonstance assez rare ! [ill.]   Les choses autour de nous ne concordent pas toujours à la situation de nos âmes.

En ce moment, c’était si joli, que la comtesse arrêta Blondet et l’abbé Brossette, car ils pouvaient voir la jolie madame Michaud sans être vus par elle.

— Quand je me promène, je viens toujours dans cette partie du parc, dit-elle tout bas. Je me plais à contempler le pavillon et ses deux tourtereaux, comme on aime à voir un beau site.

Et elle s’appuya significativement sur le bras d’Émile Blondet pour lui faire partager des sentiments d’une finesse qu’on ne saurait exprimer, mais que les femmes devineront.

— Je voudrais être portier aux Aigues, répondit Blondet en souriant. Eh ! bien, qu’avez-vous ? reprit-il en voyant une expression de tristesse amenée par ces mots sur les traits de la comtesse.

— Rien.

— C’est toujours quand les femmes ont quelque pensée importante qu’elles disent hypocritement : Je n’ai rien.

— Mais nous pouvons être en proie à des idées qui vous semblent légères, et qui, pour nous, sont terribles. Moi aussi, j’envie le sort d’Olympe…

— Dieu vous entende ! dit l’abbé Brossette en souriant pour ôter à ce mot toute sa gravité.

Madame de Montcornet devint inquiète en apercevant dans la pose et sur le visage d’Olympe une expression de crainte et de tristesse. À la manière dont une femme tire [P, 10-d]   son fil à chaque point, une autre femme en surprend les pensées. En effet, quoique vêtue d’une jolie robe rose, la tête nue et soigneusement coiffée en cheveux, la femme du garde-général ne roulait pas des pensées en accord avec sa mise, avec cette belle journée, avec son ouvrage. Son beau front, son regard perdu par instants sur le sable ou dans les feuillages qu’elle ne voyait point, offraient d’autant plus naïvement l’expression d’une anxiété profonde, qu’elle ne se savait pas observée.

— Et je l’enviais !… Qui peut assombrir ses idées ?… dit la comtesse au curé.

— Madame, répondit tout bas l’abbé Brossette, expliquez donc comment, au milieu des félicités parfaites, l’homme est toujours saisi de pressentiments vagues mais sinistres ?…

— Curé, répondit Blondet en souriant, vous [vous] permettez des réponses d’évêque !… Rien n’est volé, tout se paie ! a dit Napoléon.

— Une telle maxime dite par cette bouche impériale prend des proportions égales à celles de la Société, répliqua l’abbé.

— Eh ! bien, Olympe, qu’as-tu, ma fille ? dit la comtesse en s’avançant vers son ancienne domestique. Tu sembles rêveuse, triste. Y aurait-il une bouderie dans le ménage ?…

Madame Michaud, en se levant, avait déjà changé de visage.

— Mon enfant, dit Émile avec un accent paternel, je voudrais bien savoir qui peut assombrir notre front, quand nous sommes dans ce pavillon, presque aussi bien logés que le comte d’Artois aux Tuileries. Vous avez ici l’air d’un nid de rossignols dans un fourré ! N’avons-nous pas pour mari le plus brave garçon de la Jeune-Garde, un bel homme, et qui nous aime à en perdre la tête ? Si j’avais connu les avantages que Montcornet vous accorde ici, j’aurais quitté mon état de tartinier pour devenir garde-général, moi !

— Ce n’est pas la place d’un homme qui a votre talent, monsieur, répondit Olympe en souriant à Blondet comme à une personne de connaissance.

— Qu’as-tu donc, ma chère petite ? dit la comtesse.

— Mais, madame, j’ai peur…

— Peur ! de quoi ? demanda vivement la comtesse à qui ce mot rappela Mouche et Fourchon.

— Peur des loups ? dit Émile en faisant à madame Michaud un signe qu’elle ne comprit pas.

— Non, monsieur, des paysans. Moi qui suis née dans le Perche, où il y a bien quelques méchantes gens, je ne crois pas qu’il y en ait autant et de si méchants que dans ce pays-ci. Je n’ai pas l’air de me mêler des affaires de Michaud ; mais il se défie assez des paysans pour s’armer, même en plein jour, s’il traverse la forêt. Il dit à ses hommes [P, 10-e]   d’être toujours sur le qui-vive. Il passe de temps en temps par ici des figures qui n’annoncent rien de bon. L’autre jour, j’étais le long du mur, à la source du petit ruisseau sablé qui vient du bois, et qui passe, à cinq cents pas d’ici, dans le parc par une grille, et qu’on nomme la Source-d’Argent, à cause des paillettes qu’on dit y avoir été semées par Bouret… Vous savez, madame ?… Eh ! bien, j’ai entendu deux femmes qui lavaient leur linge, à l’endroit où le ruisseau traverse l’allée de Couches, elles ne me savaient pas là. De là l’on voit notre pavillon, ces deux vieilles se le sont montré. « En a-t-on dépensé de l’argent, disait l’une, pour celui qui a remplacé le bonhomme Courtecuisse ? — Ne faut-il pas bien payer un homme qui se charge de tourmenter le pauvre monde comme ça, répondit l’autre. — Il ne le tourmentera pas long-temps, a répondu la première, il faudra que ça finisse. Après tout, nous avons le droit de faire du bois. Défunt madame des Aigues nous laissait fagoter. Il y a de ça trente ans, ainsi c’est établi. — Nous verrons comment les choses se passeront l’hiver prochain, reprit la seconde. Mon homme a bien juré par ses grands dieux que toute la gendarmerie de la terre ne nous empêcherait pas d’aller au bois, qu’il y irait lui-même, et que tant pis !… — Parbleu, faut-il que nous mourions de froid et que nous ne cuisions point notre pain ? a demandé la première. Ils ne manquent de rien, eux autres. La petite femme de ce gueux de Michaud sera soignée, allez !… » Enfin, madame, elles ont dit des horreurs de moi, de vous, de monsieur le comte… Elles ont fini par dire qu’on brûlerait d’abord les fermes, et puis le château…

— Bah ! dit Émile, propos de laveuses ! On volait le général, et on ne le volera plus. Ces gens-là sont furieux, voilà tout ! Songez donc que le gouvernement est toujours le plus fort partout, même en Bourgogne. En cas de mutinerie, on ferait venir, s’il le fallait, tout un régiment de cavalerie.

Le curé fit, en arrière de la comtesse, des signes à madame Michaud pour lui dire de taire ses craintes qui sans doute étaient un effet de la seconde vue que donne la passion vraie. Exclusivement occupée d’un seul être, l’âme finit par embrasser le monde moral qui l’entoure et y voit les éléments de l’avenir. Dans son amour, une femme éprouve les pressentiments qui, plus tard, éclairent sa maternité. De là, certaines mélancolies, certaines tristesses inexplicables qui surprennent les hommes, tous divertis d’une pareille concentration par les grands soins de la vie, par leur activité continuelle. Tout amour vrai devient, chez la femme, une contemplation active plus ou moins lucide, plus ou moins profonde selon les caractères.

— Allons, mon enfant, montre ton pavillon à monsieur Émile, dit la comtesse devenue si pensive qu’elle oublia la Péchina pour qui cependant elle était venue.

[P, 10-f]   L’intérieur du pavillon restauré se trouvait en harmonie avec son splendide extérieur. Au rez-de-chaussée, en y rétablissant les divisions primitives, l’architecte envoyé de Paris avec des ouvriers, grief vivement reproché par les gens de La-Ville-aux-Fayes au bourgeois des Aigues, avait ménagé quatre pièces. D’abord, une antichambre au fond de laquelle tournait un vieil escalier de bois à balustres, et derrière laquelle s’étendait une cuisine ; puis, de chaque côté de l’antichambre, une salle à manger et le salon plafonné d’armoiries, boisé tout en chêne devenu noir. Cet artiste, choisi par madame de Montcornet pour la restauration des Aigues, eut soin de mettre en harmonie le mobilier de ce salon avec les décors anciens. À cette époque, la mode ne donnait pas encore des valeurs exagérées aux débris des siècles passés. Les fauteuils en noyer sculpté, les chaises à dos élevés et garnies en tapisserie, les consoles, les horloges, les hautes-lices, les tables, les lustres enfouis chez les revendeurs d’Auxerre et de La-Ville-aux-Fayes, étaient de cinquante pour cent meilleur marché que les meubles de pacotille du faubourg Saint-Antoine. L’architecte avait donc acheté deux ou trois charretées de vieilleries bien choisies qui, réunies à ce qui fut mis hors de service au château, fit du salon de la porte d’Avonne une espèce de création artistique. Quant à la salle à manger, il la peignit en couleur de bois, il y tendit des papiers dits écossais, et madame Michaud y mit aux croisées des rideaux de percale blanche à bordure verte, des chaises en acajou garnies en drap vert, deux énormes buffets et une table en acajou. Cette pièce, ornée de gravures militaires, était chauffée par un poêle en faïence, de chaque côté duquel se voyaient des fusils de chasse. Ces magnificences si peu coûteuses, avaient été présentées dans toute la vallée comme le dernier mot du luxe asiatique. Chose étrange, elles excitèrent la convoitise de Gaubertin qui, tout en se promettant de mettre les Aigues en pièces, se réserva dès lors, in petto, ce pavillon splendide.

Au premier étage, trois chambres composaient l’habitation du ménage. On apercevait aux fenêtres des rideaux de mousseline qui rappelaient à un Parisien les dispositions et les fantaisies particulières aux existences bourgeoises. Là, madame Michaud, livrée à elle-même, avait voulu des papiers satinés. Sur la cheminée de sa chambre, meublée de ce meuble vulgaire en acajou et en velours d’Utrecht, du lit à bateau et à colonnes avec la couronne d’où descendaient des rideaux de mousseline brodée, se voyait une pendule en albâtre entre deux flambeaux couverts d’une gaze et accompagnés de deux vases de fleurs artificielles sous leur cage de verre, le présent conjugal du maréchal-des-logis. Au dessus, sous le toit, les chambres de la cuisinière, du domestique et de la Péchina s’étaient ressenties de cette restauration.

[P, 10-g]   — Olympe, ma fille, tu ne me dis pas tout ? demanda la comtesse en entrant dans la chambre de madame Michaud et laissant sur l’escalier Émile et le curé qui descendirent en entendant la porte se fermer.

Madame Michaud, que l’abbé Brossette avait interloquée, livra, pour se dispenser de parler de ses craintes beaucoup plus vives qu’elle ne le disait, un secret qui rappela l’objet de sa visite à la comtesse.

— J’aime Michaud, madame, vous le savez ; eh ! bien, seriez-vous contente de voir près de vous, chez vous, une rivale ?…

— Une rivale…

— Oui, madame, cette moricaude que vous m’avez donnée à garder, aime Michaud sans le savoir, pauvre petite !… La conduite de cette enfant, long-temps un mystère pour moi, s’est éclaircie depuis quelques jours…

— À treize ans ?…

— Oui, madame… Et vous avouerez qu’une femme grosse de trois mois, qui nourrira son enfant elle-même, peut avoir des craintes ; mais pour ne pas vous les dire devant ces messieurs, je vous ai parlé de sottises sans importance, ajouta finement la généreuse femme du garde-général.

Madame Michaud ne redoutait guère Geneviève Niseron, et depuis quelques jours elle éprouvait des frayeurs mortelles que par méchanceté les paysans se plaisaient à nourrir, après les avoir inspirées.

— Et, à quoi t’es-tu aperçue de…

— À rien et à tout ! répondit Olympe en regardant la comtesse. Cette pauvre petite est à m’obéir d’une lenteur de tortue, et d’une vivacité de lézard à la moindre chose que demande Justin. Elle tremble comme une feuille au son de la voix de mon mari, elle a le visage d’une sainte qui monte au ciel quand elle le regarde ; mais elle ne se doute pas de l’amour, elle ne sait pas qu’elle aime.

— Pauvre enfant ! dit la comtesse avec un sourire et un accent pleins de naïveté.

— Ainsi, reprit madame Michaud après avoir répété le sourire de son ancienne maîtresse, Geneviève est sombre quand Justin est dehors ; et, si je lui demande à quoi elle pense, elle me répond en me disant qu’elle a peur de monsieur Rigou, des bêtises !… Elle croit que tout le monde a envie d’elle, qui ressemble à l’intérieur d’un tuyau de cheminée. Lorsque Justin bat les bois la nuit, l’enfant est inquiète autant que moi. Si j’ouvre la fenêtre en écoutant le trot du cheval de mon mari, je vois une lueur chez la Péchina, comme on la nomme, qui me prouve qu’elle veille, qu’elle l’attend ; enfin, elle ne se couche, comme moi, que lorsqu’il est rentré.

— Treize ans ! dit la comtesse, la malheureuse !…

— Malheureuse ?… reprit Olympe, non. Cette passion d’enfant la sauvera.

[P, 10-h]   — De quoi ? demanda madame de Montcornet.

— Du sort qui attend ici presque toutes les filles de son âge. Depuis que je l’ai décrassée, elle est devenue moins laide, elle a quelque chose de bizarre, de sauvage qui saisit les hommes… Elle est si changée que Madame ne la reconnaîtra pas. Le fils de cet infâme cabaretier du Grand-I-Vert, Nicolas, le plus mauvais drôle de la commune en veut à cette petite, il la poursuit comme un gibier. S’il n’est guère croyable qu’un homme, riche comme l’est monsieur Rigou et qui change de servante tous les trois ans, ait pu persécuter dès l’âge de douze ans un laideron, il paraît certain que Nicolas Tonsard court après la Péchina, Justin me l’a dit. Ce serait affreux, car les gens de ce pays-ci vivent vraiment comme des bêtes ; mais Justin, nos deux domestiques et moi, nous veillons sur la petite, ainsi soyez tranquille, madame ; elle ne sort jamais seule, qu’en plein jour, et encore pour aller d’ici à la porte de Couches. Si, par hasard, elle tombait dans une embûche, son sentiment pour Justin lui donnerait la force et l’esprit de résister, comme les femmes qui ont une préférence résistent à un homme haï.

— C’est pour elle que je suis venue ici, reprit la comtesse, je ne savais pas combien il était utile pour toi que j’y vinsse ; car, mon enfant, elle embellira, cette fille…

— Oh ! madame, reprit Olympe en souriant, je suis sûre de Justin. Quel homme ! quel cœur !… Si vous saviez quelle reconnaissance profonde il a pour son général, à qui, dit-il, il doit son bonheur. Il n’a que trop de dévoûment, il risquerait sa vie comme à la guerre, et il oublie que maintenant il peut se trouver père de famille…

— Allons ! je te regrettais, dit la comtesse en jetant à Olympe un regard qui la fit rougir ; mais je ne regrette plus rien, je te vois heureuse. Quelle sublime et noble chose que l’amour dans le mariage !… ajouta-t-elle.

Virginie de Troisville resta songeuse, et madame Michaud respecta ce silence.

— Voyons ! cette petite est probe ? demanda la comtesse en se réveillant comme d’un rêve.

— Autant que moi, madame, répondit madame Michaud.

— Discrète ?…

— Comme une tombe.

— Reconnaissante ?…

— Ah ! madame, elle a des retours d’humilité pour moi qui dénotent une nature angélique ; elle vient me baiser les mains, elle me dit des mots à renverser. « Peut-on mourir d’amour ? me demandait-elle avant-hier. — Pourquoi me fais-tu cette question ? lui ai-je dit. — C’est pour savoir si c’est une maladie ! »

— Elle a dit cela ?… s’écria la comtesse.

— Si je me rappelais tous ses mots, je vous en dirais bien d’autres, répondit Olympe, elle a l’air d’en savoir plus que moi…

— Crois-tu, mon enfant, qu’elle puisse te remplacer [P, 10-i]   près de moi, car je ne puis me passer d’une Olympe, dit la comtesse en souriant avec une sorte de tristesse.

— Pas encore, madame, elle est trop jeune ; mais, dans deux ans, oui… Puis, s’il était nécessaire qu’elle s’en allât d’ici, je vous en préviendrais. Son éducation est à faire, elle ne sait rien du monde. Le grand’père de Geneviève, le père Niseron, est un de ces hommes qui se laisseraient couper le cou plutôt que de mentir, il mourrait de faim auprès d’un dépôt, cela tient à ses opinions, et sa petite-fille est élevée dans ces sentiments-là… La Péchina se croirait votre égale, car le bonhomme a fait d’elle, comme il le dit, une républicaine, de même que le père Fourchon fait de Mouche un bohémien. Moi, je ris de ces écarts ; mais vous, vous pourriez vous en fâcher, elle ne vous révère que comme sa bienfaitrice, et non comme une supérieure. Que voulez-vous, c’est sauvage à la façon des hirondelles… Le sang de la mère est aussi pour quelque chose dans tout cela…

— Qu’était donc sa mère ?

— Madame ne connaît pas cette histoire-là, dit Olympe. Eh ! bien, le fils du vieux sacristain de Blangy, un garçon superbe, à ce que m’ont dit les gens du pays, a été pris par la grande réquisition. Ce Niseron ne se trouvait encore que simple canonnier en 1809, dans un corps d’armée qui, du fond de l’Illyrie et de la Dalmatie, a eu l’ordre d’accourir par la Hongrie pour couper la retraite à l’armée autrichienne, dans le cas où l’Empereur gagnerait la bataille de Wagram. C’est Michaud qui m’a raconté la Dalmatie, il y est allé. Niseron, en sa qualité de bel homme, avait conquis à Zara le cœur d’une Monténégrine, une fille de la montagne à qui la garnison française ne déplaisait pas. Perdue dans l’esprit de ses compatriotes, l’habitation de la ville était impossible à cette fille après le départ des Français. Zéna Kropoli, dite injurieusement la Française, a donc suivi le régiment d’artillerie, elle est revenue en France après la paix. Auguste Niseron sollicitait la permission d’épouser la Monténégrine, alors grosse de Geneviève ; mais la pauvre femme est morte à Vincennes des suites de l’accouchement, en janvier 1810. Les papiers indispensables pour qu’un mariage soit bon sont arrivés quelques jours après, Auguste Niseron a donc écrit à son père de venir chercher l’enfant avec une nourrice du pays et de s’en charger ; il a eu bien raison, car il a été tué d’un éclat d’obus à Montereau. Inscrite sous le nom de Geneviève et baptisée à Soulanges, cette petite Dalmate a été l’objet de la protection de mademoiselle Laguerre que cette histoire a touchée beaucoup, car il semble que ce soit dans le destin de cette petite d’être adoptée par les maîtres des Aigues. Dans le temps, le père Niseron a reçu du château la layette et des secours en argent.

En ce moment, de la fenêtre devant laquelle la comtesse et Olympe se tenaient, elles virent Michaud abordant [P, 10-j]   l’abbé Brossette et Blondet qui se promenaient en causant dans le vaste espace circulaire sablé qui répétait dans le parc la demi-lune extérieure.

— Où donc est-elle ? dit la comtesse, tu me donnes une furieuse envie de la voir…

— Elle est allée porter du lait à mademoiselle Gaillard, à la porte de Couches ; elle doit être à deux pas d’ici, car voilà plus d’une heure qu’elle est partie…

— Eh ! bien, je vais avec ces messieurs au devant d’elle, dit madame de Montcornet en descendant.

Au moment où la comtesse dépliait son ombrelle, Michaud s’avança pour lui dire que le général la laissait veuve probablement pour deux jours.

— Monsieur Michaud, dit vivement la comtesse, ne me trompez pas, il se passe quelque chose de grave ici. Votre femme a peur, et s’il y a beaucoup de gens qui ressemblent au père Fourchon, ce pays doit être inhabitable…

— Si c’était cela, madame, répondit Michaud en riant, nous ne serions pas sur nos jambes, car il est bien facile de se défaire de nous autres. Les paysans piaillent, voilà tout. Mais quant à passer de la criaillerie au fait, du délit au crime, ils tiennent trop à la vie, à l’air des champs… Olympe vous aura rapporté des propos qui l’ont effrayée, mais elle est dans un état à s’effrayer d’un rêve, ajouta-t-il en prenant le bras de sa femme et le pesant sur le sien de manière à lui dire de se taire désormais.

— Cornevin ! Juliette ! cria madame Michaud qui vit bientôt la tête de sa vieille cuisinière à la croisée, je vais à deux pas, veillez au pavillon.

Deux chiens énormes qui se mirent à hurler montrèrent que l’effectif de la garnison de la Porte d’Avonne était assez considérable. En entendant les chiens, Cornevin, un vieux Percheron, le père nourricier d’Olympe, sortit du massif et fit voir une de ces têtes comme il ne s’en fabrique que dans le Perche. Cornevin avait dû chouanner en 1793 et 1799.

Tout le monde accompagna la comtesse dans celle des six allées de la forêt qui menait directement à la porte de Couches, et que traversait la Source-d’Argent. Madame de Montcornet allait en avant, avec Blondet. Le curé, Michaud et sa femme se parlaient à voix basse de la révélation qui venait d’être faite à Madame de l’état du pays.

— Peut-être est-ce providentiel, disait le curé, car si Madame le veut, nous arriverions, à force de bienfaits et de douceur, à changer ces gens-là…

À six cents pas environ du pavillon, au dessous du ruisseau, la comtesse aperçut dans l’allée une cruche rouge cassée et du lait répandu.

— Qu’est-il arrivé à la petite ?… dit-elle en appelant Michaud et sa femme qui retournaient au pavillon.

[P, 10-k]   — Un malheur comme à Perrette, lui répondit Émile Blondet.

— Non, la pauvre enfant a été surprise et poursuivie, car la cruche a été jetée sur le côté, dit l’abbé Brossette en examinant le terrain.

— Oh ! c’est bien là le pied de la Péchina, dit Michaud. L’empreinte des pieds tournés vivement révèle une sorte de terreur subite. La petite s’est élancée violemment du côté du pavillon en voulant y retourner.

Tout le monde suivait les traces montrées du doigt par le garde-général qui marchait en les observant, et qui s’arrêta dans le milieu de l’allée, à cent pas de la cruche cassée, à l’endroit où cessaient les marques des pieds de la Péchina.

— Là, reprit-il, elle s’est dirigée vers l’Avonne, peut-être était-elle cernée du côté du pavillon.

— Mais, s’écria madame Michaud, il y a plus d’une heure qu’elle est absente.

Une même terreur se peignit sur toutes les figures. Le curé courut vers le pavillon en examinant l’état du chemin, pendant que Michaud, mû par la même pensée, remonta l’allée vers Couches.

— Oh ! mon Dieu, elle est tombée là, dit Michaud en revenant de l’endroit où cessaient les empreintes vers le Ruisseau d’Argent, à celui où elles cessaient également au milieu de l’allée en montrant une place… Tenez ?…

Tout le monde vit en effet sur le sable de l’allée la trace d’un corps étendu.

— Les empreintes qui vont vers le bois sont celles de pieds chaussés de semelles en tricot… dit le curé.

— C’est des pieds de femme, dit la comtesse.

— Et, là-bas, à l’endroit de la cruche cassée, les empreintes sont celles des pieds d’un homme, ajouta Michaud.

— Je ne vois pas trace de deux pieds différents, dit le curé, qui suivit jusqu’au bois la trace des chaussures de femme.

— Elle aura, certes, été prise et emportée dans le bois, s’écria Michaud.

— Si c’est un pied de femme, ce serait inexplicable, s’écria Blondet.

— Ce sera quelque plaisanterie de ce monstre de Nicolas, dit Michaud, depuis quelques jours, il guette la Péchina. Ce matin, je me suis tenu pendant deux heures sous le pont d’Avonne pour surprendre mon drôle, qu’une femme aura peut-être aidé dans son entreprise.

— C’est affreux ! dit la comtesse.

— Ils croient plaisanter, ajouta le curé d’un ton amer et triste.

— Oh ! la Péchina ne se laissera pas arrêter, dit le garde-général, elle est capable d’avoir traversé l’Avonne à la nage… Je vais visiter les bords de la rivière. Toi, ma chère Olympe, retourne au pavillon, et vous, messieurs, ainsi [P, 10-l]   que madame, promenez-vous dans l’allée vers Couches.

— Quel pays !… dit la comtesse.

— Il y a de mauvais garnements partout, reprit Blondet.

— Est-il vrai, monsieur le curé, demanda madame de Montcornet, que j’aie sauvé cette petite des griffes de Rigou ?

— Toutes les jeunes filles au dessous de quinze ans que vous voudrez recueillir au château seront arrachées à ce monstre, répondit l’abbé Brossette. En essayant d’attirer cette enfant chez lui, dès l’âge de douze ans, madame, l’apostat voulait satisfaire à la fois et son libertinage et sa vengeance. En prenant le père Niseron pour sacristain, j’ai pu faire comprendre à ce bonhomme les intentions de Rigou, qui lui parlait de réparer les torts de son oncle, mon prédécesseur à la cure. C’est un des griefs de l’ancien maire contre moi, sa haine en est accrue… Le père Niseron a déclaré solennellement à Rigou qu’il le tuerait, s’il arrivait malheur à Geneviève, et il l’a rendu responsable de toute atteinte à l’honneur de cette enfant. Je ne serais pas éloigné de voir dans la poursuite de Nicolas Tonsard quelque infernale combinaison de cet homme, qui se croit tout permis ici…

— Il ne craint donc pas la justice ?… dit Blondet.

— D’abord, il est le beau-père du procureur du Roi, répondit le curé qui fit une pause. Puis vous ne soupçonnez pas, reprit-il, l’insouciance profonde de la police cantonale et du Parquet à l’égard de ces gens-là. Pourvu que les paysans ne brûlent pas les fermes, qu’ils n’assassinent pas, qu’ils n’empoisonnent pas, et qu’ils paient leurs contributions, on les laisse faire ce qu’ils veulent entr’eux ; et, comme ils sont sans principes religieux, il se passe des choses affreuses. De l’autre côté du bassin de l’Avonne, les vieillards impotents tremblent de rester à la maison, car alors on ne leur donne plus à manger ; aussi vont-ils aux champs tant que leurs jambes peuvent les porter ; s’ils se couchent, ils savent très-bien que c’est pour mourir, faute de nourriture. Monsieur Sarcus, le juge de paix, a dit que si l’on faisait le procès à tous les criminels, l’État se ruinerait en frais de justice.

— Il ne manque pas d’esprit, ce magistrat, s’écria Blondet.

— Monseigneur connaissait bien la situation de cette vallée et surtout cette commune, dit en continuant le curé. La religion peut seule réparer tant de maux, la loi, telle qu’elle est, me semble impuissante…

Le curé fut interrompu par des cris partant du bois et la comtesse, précédée d’Émile et de l’abbé, s’y enfonça courageusement en courant dans la direction indiquée par les cris.

[P, 11-a]