En octobre 1827, à l’aube, un jeune homme âgé d’environ seize ans et dont la mise annonçait ce que la phraséologie moderne appelle si insolemment un prolétaire, s’arrêta sur une petite place qui se trouve dans le bas Provins. À cette heure, il put examiner sans être observé les différentes maisons situées sur cette place qui forme un carré long. Les moulins assis sur les rivières de Provins allaient déjà. Leur bruit répété par les échos de la haute ville, en harmonie avec l’air vif, avec les pimpantes clartés du matin, accusait la profondeur du silence qui permettait d’entendre les ferrailles d’une diligence, à une lieue, sur la grande route. Les deux plus longues {p. 367} lignes de maisons séparées par un couvert de tilleuls offrent des constructions naïves où se révèle l’existence paisible et définie des bourgeois. En cet endroit, nulle trace de commerce. À peine y voyait-on alors les luxueuses portes cochères des gens riches ! s’il y en avait, elles tournaient rarement sur leurs gonds, excepté celle de monsieur Martener, un médecin obligé d’avoir son cabriolet et de s’en servir. Quelques façades étaient ornées d’un cordon de vigne, d’autres de rosiers à haute tige qui montaient jusqu’au premier étage où leurs fleurs parfumaient les croisées de leurs grosses touffes clairsemées. Un bout de cette place arrive presque à la grande rue de la basse ville. L’autre bout est barré par une rue parallèle à cette grande rue et dont les jardins s’étendent sur une des deux rivières qui arrosent la vallée de Provins.
Dans ce bout, le plus paisible de la place, le jeune ouvrier reconnut la maison qu’on lui avait indiquée : une façade en pierre blanche, rayée de lignes creuses pour figurer des assises, où les fenêtres à maigres balcons de fer décorés de rosaces peintes en jaune sont fermées de persiennes grises. Au-dessus de cette façade, élevée d’un rez-de-chaussée et d’un premier étage, trois lucarnes de mansarde percent un toit couvert en ardoises, sur un des pignons duquel tourne une girouette neuve. Cette moderne girouette représente un chasseur en position de tirer un lièvre. On monte à la porte bâtarde par trois marches en pierre. D’un côté de la porte, un bout de tuyau de plomb crache les eaux ménagères au-dessus d’une petite rigole, et annonce la cuisine ; de l’autre, deux fenêtres soigneusement closes par des volets gris où des cœurs découpés laissent passer un peu de jour, lui parurent être celles de la salle à manger. Dans l’élévation rachetée par les trois marches et dessous chaque fenêtre, se voient les soupiraux des caves, clos par de petites portes en tôle peinte, percées de trous prétentieusement découpés. Tout alors était neuf. Dans cette maison restaurée et dont le luxe encore frais contrastait avec le vieil extérieur de toutes les autres, un observateur eût sur-le-champ deviné les idées mesquines et le parfait contentement du petit commerçant retiré. Le jeune homme regarda ces détails avec une expression de plaisir mélangée de tristesse : ses yeux allaient de la cuisine aux mansardes par un mouvement qui dénotait une délibération. Les lueurs roses du soleil signalèrent sur une des fenêtres du grenier un rideau de calicot qui manquait aux autres lucarnes. La physionomie du jeune homme {p. 368} devint alors entièrement gaie, il se recula de quelques pas, s’adossa contre un tilleul et chanta sur le ton traînant particulier aux gens de l’Ouest cette romance bretonne publiée par Bruguière, un compositeur à qui nous devons de charmantes mélodies. En Bretagne, les jeunes gens des villages viennent dire ce chant aux mariés le jour de leurs noces.
Nous v’nons vous souhaiter bonheur en mariage,
À m’sieur votre époux
Aussi ben comm’à vous.
On vient de vous lier, madam’ la mariée,
Avec un lien d’or
Qui n’délie qu’à la mort.
Vous n’irez plus au bal, à nos jeux d’assemblée ;
Vous gard’rez la maison
Tandis que nous irons.
Avez-vous ben compris comm’il vous fallait être
Fidèle à vot’ époux :
Faut l’aimer comme vous.
Recevez ce bouquet que ma main vous présente.
Hélas ! vos vains honneurs
Pass’ront comme ces fleurs.
Cette musique nationale, aussi délicieuse que celle adaptée par Châteaubriand à Ma sœur, te souvient-il encore, chantée au milieu d’une petite ville de la Brie champenoise, devait être pour une Bretonne le sujet d’impérieux souvenirs, tant elle peint fidèlement les mœurs, la bonhomie, les sites de ce vieux et noble pays. Il y règne je ne sais quelle mélancolie causée par l’aspect de la vie réelle qui touche profondément. Ce pouvoir de réveiller un monde de choses graves, douces et tristes par un rhythme familier et souvent gai, n’est-il pas le caractère de ces chants populaires qui sont les superstitions de la musique, si l’on veut accepter le mot superstition comme signifiant tout ce qui reste après la ruine des peuples et surnage à leurs révolutions. En achevant le premier couplet, l’ouvrier, qui ne cessait de regarder le rideau de la mansarde, n’y vit aucun mouvement.
Pendant qu’il chantait le second, le calicot s’agita. Quand ces mots : Recevez ce bouquet, furent dits, apparut la figure d’une jeune fille. Une main blanche ouvrit avec {p. 369} précaution la croisée, et la jeune fille salua par un signe de tête le voyageur au moment où il finissait la pensée mélancolique exprimée par ces deux vers si simples :
Hélas ! vos vains honneurs
Pass’ront comme ces fleurs.
L’ouvrier montra soudain, en la tirant de dessous sa veste, une fleur d’un jaune d’or très-commune en Bretagne et sans doute trouvée dans les champs de la Brie où elle est rare, la fleur de l’ajonc.
— Est-ce donc vous, Brigaut ? dit à voix basse la jeune fille.
— Oui, Pierrette, oui. Je suis à Paris, je fais mon tour de France ; mais je suis capable de m’établir ici, puisque vous y êtes.
En ce moment, une espagnolette grogna dans la chambre du premier étage, au-dessous de celle de Pierrette. La Bretonne manifesta la plus vive crainte et dit à Brigaut : — Sauvez-vous ! L’ouvrier sauta comme une grenouille effrayée vers le tournant qu’un moulin fait faire à cette rue qui va déboucher dans la grande rue, l’artère de la basse ville ; mais, malgré sa prestesse, ses souliers ferrés, en retentissant sur le petit pavé de Provins, produisirent un son facile à distinguer dans la musique du moulin, et que put entendre la personne qui ouvrait la fenêtre.
Cette personne était une femme. Aucun homme ne s’arrache aux douceurs du sommeil matinal pour écouter un troubadour en veste, une fille seule se réveille à un chant d’amour. Aussi était-ce une fille, et une vieille fille. Quand elle eut déployé ses persiennes par un geste de chauve-souris, elle regarda dans toutes les directions et n’entendit que vaguement les pas de Brigaut qui s’enfuyait. Y a-t-il rien de plus horrible à voir que la matinale apparition d’une vieille fille laide à sa fenêtre ? De tous les spectacles grotesques qui font la joie des voyageurs quand ils traversent les petites villes, n’est-ce pas le plus déplaisant ? il est trop triste, trop repoussant pour qu’on en rie. Cette vieille fille, à l’oreille si alerte, se présentait dépouillée des artifices en tout genre qu’elle employait pour s’embellir : elle n’avait ni son tour de faux cheveux ni sa collerette. Elle portait cet affreux petit sac en taffetas noir avec lequel les vieilles femmes s’enveloppent l’occiput, et qui dépassait son bonnet de nuit relevé par les mouvements du sommeil. Ce désordre donnait à cette tête l’air menaçant que les peintres {p. 370} prêtent aux sorcières. Les tempes, les oreilles et la nuque, assez peu cachées, laissaient voir leur caractère aride et sec ; leurs rides âpres se recommandaient par des tons rouges peu agréables à l’œil et que faisait encore ressortir la couleur quasi blanche de la camisole nouée au cou par des cordons vrillés. Les bâillements de cette camisole entr’ouverte montraient une poitrine comparable à celle d’une vieille paysanne peu soucieuse de sa laideur. Le bras décharné faisait l’effet d’un bâton sur lequel on aurait mis une étoffe. Vue à sa croisée, cette demoiselle paraissait grande à cause de la force et de l’étendue de son visage qui rappelait l’ampleur inouïe de certaines figures suisses. Sa physionomie, où les traits péchaient par un défaut d’ensemble, avait pour principal caractère une sécheresse dans les lignes, une aigreur dans les tons, une insensibilité dans le fond qui eût saisi de dégoût un physionomiste. Ces expressions alors visibles se modifiaient habituellement par une sorte de sourire commercial, par une bêtise bourgeoise qui jouait si bien la bonhomie, que les personnes avec lesquelles vivait cette demoiselle pouvaient très-bien la prendre pour une bonne personne. Elle possédait cette maison par indivis avec son frère. Le frère dormait si tranquillement dans sa chambre, que l’orchestre de l’Opéra ne l’eût pas éveillé, et cependant le diapason de cet orchestre est célèbre ! La vieille demoiselle avança la tête hors de la fenêtre, leva vers la mansarde ses petits yeux d’un bleu pâle et froid, aux cils courts et plantés dans un bord presque toujours enflé ; elle essaya de voir Pierrette ; mais, après avoir reconnu l’inutilité de sa manœuvre, elle rentra dans sa chambre par un mouvement semblable à celui d’une tortue qui cache sa tête après l’avoir sortie de sa carapace. [ill.] Les persiennes se fermèrent, et le silence de la place ne fut plus troublé que par les paysans qui arrivaient ou par des personnes matinales. Quand il y a une vieille fille dans une maison, les chiens de garde sont inutiles : il ne s’y passe pas le moindre événement qu’elle ne le voie, ne le commente et n’en tire toutes les conséquences possibles. Aussi, cette circonstance allait-elle donner carrière à de graves suppositions, ouvrir un de ces drames obscurs qui se passent en famille et qui, pour demeurer secrets, n’en sont pas moins terribles, si vous permettez toutefois d’appliquer le mot de drame à cette scène d’intérieur.
Pierrette ne se recoucha pas. Pour elle, l’arrivée de Brigaut était un événement immense. Pendant la nuit, cet Éden des malheureux, {p. 371} elle échappait aux ennuis, aux tracasseries qu’elle avait à supporter durant la journée. Semblable au héros de je ne sais quelle ballade allemande ou russe, son sommeil lui paraissait être une vie heureuse, et le jour était un mauvais rêve. Après trois années, elle venait d’avoir pour la première fois un réveil agréable. Les souvenirs de son enfance avaient mélodieusement chanté leurs poésies dans son âme. Le premier couplet, elle l’avait entendu en rêve, le second l’avait fait lever en sursaut, au troisième elle avait douté : les malheureux sont de l’école de saint Thomas. Au quatrième couplet, arrivée en chemise et nu-pieds à sa croisée, elle avait reconnu Brigaut, son ami d’enfance. Ah ! c’était bien cette veste carrée à petites basques brusquement coupées et dont les poches ballottent à la chute des reins, la veste de drap bleu classique en Bretagne, le gilet de rouennerie grossière, la chemise de toile fermée par un cœur d’or, le grand col roulé, les boucles d’oreilles, les gros souliers, le pantalon de toile bleue écrue, inégalement déteinte par longueurs de fil, enfin toutes ces choses humbles et fortes qui constituent le costume d’un pauvre Breton. [ill.] Les gros boutons en corne blanche du gilet et de la veste firent battre le cœur de Pierrette. À la vue du bouquet d’ajonc, ses yeux se mouillèrent de larmes, puis une horrible terreur lui comprima dans l’âme les fleurs de son souvenir un moment épanouies. Elle pensa que sa cousine avait pu l’entendre se levant et marchant à sa croisée, elle devina la vieille fille et fit à Brigaut ce signe de frayeur auquel le pauvre Breton s’était empressé d’obéir sans y rien comprendre. Cette soumission instinctive ne peint-elle pas une de ces affections innocentes et absolues comme il y en a, de siècle en siècle, sur cette terre, où elles fleurissent comme l’aloès à l’Isola bella, deux ou trois fois en cent ans ? Qui eût vu Brigaut se sauvant aurait admiré l’héroïsme le plus naïf du plus naïf sentiment. Jacques Brigaut était digne de Pierrette Lorrain, qui finissait sa quatorzième année : deux enfants ! Pierrette ne put s’empêcher de pleurer en le regardant lever le pied avec l’effroi que son geste lui avait communiqué. Puis elle revint s’asseoir sur un méchant fauteuil, en face d’une petite table au-dessus de laquelle se trouvait un miroir. Elle s’y accouda, se mit la tête dans les mains et resta là pensive pendant une heure, occupée à se remémorer le Marais, le bourg de Pen-Hoël, les périlleux voyages entrepris sur un étang dans un bateau détaché pour elle d’un vieux saule par le petit Jacques, puis les vieilles figures de sa grand’mère, de son grand-père, la tête souffrante de sa {p. 372} mère et la belle physionomie du major Brigaut, enfin toute une enfance sans soucis ! Ce fut encore un rêve : des joies lumineuses sur un fond grisâtre. Elle avait ses beaux cheveux cendrés en désordre sous un petit bonnet chiffonné pendant son sommeil, un petit bonnet en percale et à ruches qu’elle s’était fait elle-même. De chaque côté des tempes il passait des boucles échappées de leurs papillottes en papier gris. Derrière la tête, une grosse natte aplatie pendait déroulée. La blancheur excessive de sa figure trahissait une de ces horribles maladies de jeune fille à laquelle la médecine a donné le nom gracieux de chlorose, et qui prive le corps de ses couleurs naturelles, qui trouble l’appétit et annonce de grands désordres dans l’organisme. Ce ton de cire existait dans toute la carnation. Le cou et les épaules expliquaient par leur pâleur d’herbe étiolée la maigreur des bras jetés en avant et croisés. Les pieds de Pierrette paraissaient amollis, amoindris par la maladie. Sa chemise ne tombait qu’à mi-jambe et laissait voir des nerfs fatigués, des veines bleuâtres, une carnation appauvrie. Le froid qui l’atteignit lui rendit les lèvres d’un beau violet. Le triste sourire qui tira les coins de sa bouche assez délicate montra des dents d’un ivoire fin et d’une forme menue, de jolies dents transparentes qui s’accordaient avec ses oreilles fines, avec son nez un peu pointu mais élégant, avec la coupe de son visage qui, malgré sa parfaite rondeur, était mignonne. Toute l’animation de ce charmant visage se trouvait dans des yeux dont l’iris, couleur tabac d’Espagne et mélangé de points noirs, brillait par des reflets d’or autour d’une prunelle profonde et vive. Pierrette avait dû être gaie, elle était triste. Sa gaieté perdue existait encore dans la vivacité des contours de l’œil, dans la grâce ingénue de son front et dans les méplats de son menton court. Ses longs cils se dessinaient comme des pinceaux sur ses pommettes altérées par la souffrance. Le blanc, prodigué outre mesure, rendait d’ailleurs les lignes et les détails de la physionomie très-purs. L’oreille était un petit chef-d’œuvre de sculpture : vous eussiez dit du marbre. Pierrette souffrait de bien des manières. Aussi peut-être voulez-vous son histoire ? la voici.
La mère de Pierrette était une demoiselle Auffray de Provins, sœur consanguine de madame Rogron, mère des possesseurs actuels de cette maison.
Marié d’abord à dix-huit ans, monsieur Auffray avait contracté vers soixante-neuf ans un second mariage. De son premier lit, était {p. 373} issue une fille unique assez laide et mariée dès l’âge de seize ans à un aubergiste de Provins nommé Rogron.
De son second lit, le bonhomme Auffray eut encore une fille, mais charmante. Ainsi, par un effet assez bizarre, il y eut une énorme différence d’âge entre les deux filles de monsieur Auffray : celle du premier lit avait cinquante ans quand celle du second naissait. Lorsque son vieux père lui donnait une sœur, madame Rogron avait deux enfants majeurs.
À dix-huit ans, la fille du vieillard amoureux fut mariée selon son inclination à un officier breton nommé Lorrain, capitaine dans la Garde impériale. L’amour rend souvent ambitieux. Le capitaine, qui voulut devenir promptement colonel, passa dans la Ligne. Pendant que le chef de bataillon et sa femme, assez heureux de la pension à eux faite par monsieur et madame Auffray, brillaient à Paris ou couraient en Allemagne au gré des batailles et des paix impériales, le vieil Auffray, ancien épicier de Provins, mourut à quatre-vingt-huit ans sans avoir eu le temps de faire aucune disposition testamentaire. La succession du bonhomme fut si bien manœuvrée par l’ancien aubergiste et par sa femme, qu’ils en absorbèrent la plus grande partie, et ne laissèrent à la veuve du bonhomme Auffray que la maison du défunt sur la petite place et quelques arpents de terre. Cette veuve, mère de la petite madame Lorrain, n’avait à la mort de son mari que trente-huit ans. Comme beaucoup de veuves, elle eut l’idée malsaine de se remarier. Elle vendit à sa belle-fille, la vieille madame Rogron, les terres et la maison qu’elle avait gagnées en vertu de son contrat de mariage, afin de pouvoir épouser un jeune médecin nommé Néraud, qui lui dévora sa fortune. Elle mourut de chagrin et dans la misère deux ans après.
La part qui aurait pu revenir à madame Lorrain dans la succession Auffray disparut donc en grande partie, et se réduisit à environ huit mille francs. Le major Lorrain mourut sur le champ d’honneur à Montereau, laissant sa veuve chargée, à vingt et un ans, d’une petite fille de quatorze mois, sans autre fortune que la pension à laquelle elle avait droit et la succession à venir de monsieur et madame Lorrain, détaillants à Pen-Hoël, bourg vendéen situé dans le pays appelé le Marais. Ces Lorrain, père et mère de l’officier mort, grand-père et grand’mère paternels de Pierrette Lorrain, vendaient le bois nécessaire aux constructions, des ardoises, des {p. 374} tuiles, des faîtières, des tuyaux, etc. Leur commerce, soit incapacité, soit malheur, allait mal et leur fournissait à peine de quoi vivre. La faillite de la célèbre maison Collinet de Nantes, causée par les événements de 1814, qui produisirent une baisse subite dans les denrées coloniales, venait de leur enlever vingt-quatre mille francs qu’ils y avaient déposés. Aussi leur belle-fille fut-elle bien reçue. La veuve du major apportait une pension de huit cents francs, somme énorme à Pen-Hoël. Les huit mille francs que son beau-frère et sa sœur Rogron lui envoyèrent après mille formalités entraînées par l’éloignement, elle les confia aux Lorrain, en prenant toutefois une hypothèque sur une petite maison qu’ils possédaient à Nantes, louée cent écus, et qui valait à peine dix mille francs.
Madame Lorrain la jeune mourut trois ans après le second et fatal mariage de sa mère, en 1819, presque en même temps qu’elle. L’enfant du vieil Auffray et de sa jeune épouse était frêle, petite et malingre : l’air humide du Marais lui fut contraire. La famille de son mari lui persuada pour la garder que, dans aucun autre endroit du monde, elle ne trouverait un pays plus sain ni plus agréable que le Marais, témoin des exploits de Charette. Elle fut si bien dorelotée, soignée, cajolée, que cette mort fit le plus grand honneur aux Lorrain. Quelques personnes prétendent que Brigaut, un ancien Vendéen, un de ces hommes de fer qui avaient servi sous Charette, sous Mercier, sous le marquis de Montauran et sous le baron du Guénic dans les guerres contre la République, était pour beaucoup dans la résignation de madame Lorrain la jeune. S’il en fut ainsi, certes ce serait d’une âme excessivement aimante et dévouée. Tout Pen-Hoël voyait d’ailleurs Brigaut, nommé respectueusement le major, grade qu’il avait eu dans les armées catholiques, passant ses journées et ses soirées dans la salle auprès de la veuve du major impérial. Vers les derniers temps, le curé de Pen-Hoël s’était permis quelques représentations à la vieille dame Lorrain : il l’avait priée de décider sa belle-fille à épouser Brigaut, en promettant de faire nommer le major juge de paix du canton de Pen-Hoël par la protection du vicomte de Kergarouët. La mort de la pauvre jeune femme rendit la proposition inutile. Pierrette resta chez ses grands-parents, qui lui devaient quatre cents francs d’intérêt par an, naturellement appliqués à son entretien. Ces vieilles gens, de plus en plus impropres au commerce, eurent un concurrent actif et ingénieux contre lequel ils disaient des injures sans rien {p. 375} tenter pour se défendre. Le major, leur conseil et leur ami, mourut six mois après son amie, peut-être de douleur et peut-être de ses blessures : il en avait reçu vingt-sept. En bon commerçant, le mauvais voisin voulut ruiner ses adversaires afin d’éteindre toute concurrence. Il fit prêter de l’argent aux Lorrain sur leur signature, en prévoyant qu’ils ne pourraient rembourser, et les força dans leurs vieux jours à déposer leur bilan. L’hypothèque de Pierrette fut primée par l’hypothèque légale de sa grand’mère, qui s’en tint à ses droits pour conserver un morceau de pain à son mari. La maison de Nantes fut vendue neuf mille cinq cents francs, et il y eut pour quinze cents francs de frais. Les huit mille francs restant revinrent à madame Lorrain, qui les plaça sur hypothèque afin de pouvoir vivre à Nantes dans une espèce de béguinage semblable à celui de Sainte-Périne de Paris et nommé Saint-Jacques, où ces deux vieillards eurent le vivre et le couvert moyennant une modique pension. Dans l’impossibilité de garder avec eux leur petite-fille ruinée, les vieux Lorrain se souvinrent de son oncle et de sa tante Rogron, auxquels ils écrivirent. Les Rogron de Provins étaient morts. La lettre des Lorrain aux Rogron semblait donc devoir être perdue. Mais, si quelque chose ici-bas peut suppléer la Providence, n’est-ce pas la Poste aux lettres ? L’esprit de la Poste, incomparablement au-dessus de l’esprit public, qui ne rapporte pas d’ailleurs autant, dépasse en invention l’esprit des plus habiles romanciers. Quand la Poste possède une lettre, valant pour elle de trois à dix sous, sans trouver immédiatement celui ou celle à qui elle doit la remettre, elle déploie une sollicitude financière dont l’analogue ne se rencontre que chez les créanciers les plus intrépides. La Poste va, vient, furette dans les 86 départements. Les difficultés surexcitent le génie des employés, qui souvent sont des gens de lettres, et qui se mettent alors à la recherche de l’Inconnu avec l’ardeur des mathématiciens du Bureau des Longitudes : ils fouillent tout le royaume. À la moindre lueur d’espérance, les bureaux de Paris se remettent en mouvement. Souvent il vous arrive de rester stupéfait en reconnaissant les gribouillages qui zèbrent le dos et le ventre de la lettre, glorieuses attestations de la persistance administrative avec laquelle la Poste s’est remuée. Si un homme entreprenait ce que la Poste vient d’accomplir, il aurait perdu dix mille francs en voyages, en temps, en argent, pour recouvrer douze sous. La Poste a décidément encore plus d’esprit qu’elle n’en porte. La lettre des Lorrain, adressée à {p. 376} monsieur Rogron de Provins, décédé depuis une année, fut envoyée par la Poste à monsieur Rogron, son fils, mercier, rue Saint-Denis, à Paris. En ceci éclate l’esprit de la Poste. Un héritier est toujours plus ou moins tourmenté de savoir s’il a bien tout ramassé d’une succession, s’il n’a pas oublié des créances ou des guenilles. Le Fisc devine tout, même les caractères. Une lettre adressée au vieux Rogron de Provins mort devait piquer la curiosité de Rogron fils, à Paris, ou de mademoiselle Rogron, sa sœur, ses héritiers. Aussi le Fisc eut-il ses soixante centimes.
Les Rogron, vers lesquels les vieux Lorrain, au désespoir de se séparer de leur petite-fille, tendaient des mains suppliantes, devaient donc être les arbitres de la destinée de Pierrette Lorrain. Il est alors indispensable d’expliquer leurs antécédents et leur caractère.
Le père Rogron, cet aubergiste de Provins à qui le vieil Auffray avait donné la fille de son premier lit, était un personnage à figure enflammée, à nez veineux, et sur les joues duquel Bacchus avait appliqué ses pampres rougis et bulbeux. Quoique gros, court et ventripotent, à jambes grasses et à mains épaisses, il était doué de la finesse des aubergistes de Suisse, auxquels il ressemblait. Sa figure représentait vaguement un vaste vignoble grêlé. Certes, il n’était pas beau, mais sa femme lui ressemblait. Jamais couple ne fut mieux assorti. Rogron aimait la bonne chère et à se faire servir par de jolies filles. Il appartenait à la secte des égoïstes dont l’allure est brutale, qui s’adonnent à leurs vices et font leurs volontés à la face d’Israël. Avide, intéressé, peu délicat, obligé de pourvoir à ses fantaisies, il mangea ses gains jusqu’au jour où les dents lui manquèrent. L’avarice resta. Sur ses vieux jours, il vendit son auberge, ramassa, comme on l’a vu, presque toute la succession de son beau-père, et se retira dans la petite maison de la place, achetée pour un morceau de pain à la veuve du père Auffray, la grand’mère de Pierrette. Rogron et sa femme possédaient environ deux mille francs de rente, provenant de la location de vingt-sept pièces de terre situées autour de Provins, et les intérêts du prix de leur auberge, vendue vingt mille francs. La maison du bonhomme Auffray, quoique en fort mauvais état, fut habitée telle quelle par ces anciens aubergistes qui se gardèrent, comme de la peste, d’y toucher : les vieux rats aiment les lézardes et les ruines. L’ancien aubergiste, qui prit goût au jardinage, employa ses économies à l’augmentation du jardin ; il le poussa jusqu’au bord de la rivière, il en fit un carré long, {p. 377} encaissé entre deux murailles et terminé par un empierrement où la nature aquatique, abandonnée à elle-même, déployait les richesses de sa Flore. Au début de leur mariage, ces Rogron avaient eu, de deux en deux ans, une fille et un fils : tout dégénère, leurs enfants furent affreux. Mis en nourrice à la campagne et à bas prix, ces malheureux enfants revinrent avec l’horrible éducation du village, ayant crié long-temps et souvent après le sein de leur nourrice qui allait aux champs, et qui, pendant ce temps, les enfermait dans une de ces chambres noires, humides et basses qui servent d’habitation au paysan français. À ce métier, les traits de ces enfants grossirent, leur voix s’altéra ; ils flattèrent médiocrement l’amour-propre de la mère, qui tenta de les corriger de leurs mauvaises habitudes par une rigueur que celle du père convertissait en tendresse. On les laissa courailler dans les cours, écuries et dépendances de l’auberge, ou trotter par la ville ; on les fouettait quelquefois ; quelquefois on les envoyait chez leur grand-père Auffray, qui les aimait très-peu. Cette injustice fut une des raisons qui encouragèrent les Rogron à se faire une large part dans la succession de ce vieux scélérat. Cependant le père Rogron mit son fils à l’École, il lui acheta un homme, un de ses charretiers, afin de le sauver de la Réquisition. Dès que sa fille Sylvie eut treize ans, il la dirigea sur Paris en qualité d’apprentie dans une maison de commerce. Deux ans après, il expédia son fils Jérôme-Denis par la même voie. Quand ses amis, ses compères les rouliers ou ses habitués lui demandaient ce qu’il comptait faire de ses enfants, le père Rogron expliquait son système avec une brièveté qui avait, sur celui de la plupart des pères, le mérite de la franchise.
— Quand ils seront en âge de me comprendre, je leur donnerai un coup de pied, vous savez où ? en leur disant : « Va faire fortune ! » répondait-il en buvant ou s’essuyant les lèvres du revers de sa main. Puis il regardait son interlocuteur en clignant les yeux d’un air fin : — Hé ! hé ! ils ne sont pas plus bêtes que moi, ajoutait-il. Mon père m’a donné trois coups de pied, je ne leur en donnerai qu’un ; il m’a mis un louis dans la main, je leur en mettrai dix : ils seront donc plus heureux que moi. Voilà la bonne manière. Eh ! bien, après moi, ce qui restera, restera ; les notaires sauront bien le leur trouver. Ce serait drôle de se gêner pour ses enfants ?… Les miens me doivent la vie, je les ai nourris, je ne leur demande rien ; ils ne sont pas quittes, eh ! voisin ? J’ai commencé {p. 378} par être charretier, et ça ne m’a pas empêché d’épouser la fille à ce vieux scélérat de père Auffray !
Sylvie Rogron fut envoyée à cent écus de pension en apprentissage rue Saint-Denis, chez des négociants nés à Provins. Deux ans après, elle était au pair : si elle ne gagnait rien, ses parents ne payaient plus rien pour son logis et sa nourriture. Voilà ce qu’on appelle être au pair, rue Saint-Denis. Deux ans après, pendant lesquels sa mère lui envoya cent francs pour son entretien, Sylvie eut cent écus d’appointements. Ainsi, dès l’âge de dix-neuf ans, mademoiselle Sylvie Rogron obtint son indépendance. À vingt ans, elle était la seconde demoiselle de la maison Julliard, marchand de soie en botte, au Ver-Chinois, rue Saint-Denis. L’histoire de la sœur fut celle du frère. Le petit Jérôme-Denis Rogron entra chez un des plus forts marchands merciers de la rue Saint-Denis, la maison Guépin, aux Trois-Quenouilles. Si à vingt et un ans Sylvie était première demoiselle à mille francs d’appointements, Jérôme-Denis, mieux servi par les circonstances, se trouvait à dix-huit ans premier commis à douze cents francs, chez les Guépin, autres Provinois. Le frère et la sœur se voyaient tous les dimanches et les jours de fête ; ils les passaient en divertissements économiques, ils dînaient hors Paris, ils allaient voir Saint-Cloud, Meudon, Belleville, Vincennes. Vers la fin de l’année 1815, ils réunirent leurs capitaux amassés à la sueur de leurs fronts, environ vingt mille francs, et achetèrent de madame Guenée le célèbre fonds de la Sœur-de-Famille, une des plus fortes maisons de détail en mercerie. La sœur tint la caisse, le comptoir et les écritures. Le frère fut à la fois le maître et le premier commis, comme Sylvie fut pendant quelque temps sa propre première demoiselle. En 1821, après cinq ans d’exploitation, la concurrence devint si vive et si animée dans la mercerie, que le frère et la sœur avaient à peine pu solder leur fonds et soutenir sa vieille réputation. Quoique Sylvie Rogron n’eût alors que quarante ans, sa laideur, ses travaux constants et un certain air rechigné que lui donnait la disposition de ses traits autant que les soucis, la faisaient ressembler à une femme de cinquante ans. À trente-huit ans, Jérôme-Denis Rogron offrait la physionomie la plus niaise que jamais un comptoir ait présentée à des chalands. Son front écrasé, déprimé par la fatigue, était marqué de trois sillons arides. Ses petits cheveux gris, coupés ras, exprimaient l’indéfinissable stupidité des animaux à sang froid. Le regard de {p. 379} ses yeux bleuâtres ne jetait ni flamme ni pensée. Sa figure ronde et plate n’excitait aucune sympathie et n’amenait même pas le rire sur les lèvres de ceux qui se livrent à l’examen des Variétés du Parisien : elle attristait. Enfin s’il était, comme son père, gros et court, ses formes, dénuées du brutal embonpoint de l’aubergiste, accusaient dans les moindres détails un affaissement ridicule. La coloration excessive de son père était remplacée chez lui par la flasque lividité particulière aux gens qui vivent en des arrière-boutiques sans air, dans des cabanes grillées appelées Caisses, toujours pliant et dépliant du fil, payant ou recevant, harcelant des commis ou répétant les mêmes choses aux chalands. Le peu d’esprit du frère et de la sœur avait été entièrement absorbé par l’entente de leur commerce, par le Doit et Avoir, par la connaissance des lois spéciales et des usages de la place de Paris. Le fil, les aiguilles, les rubans, les épingles, les boutons, les fournitures de tailleur, enfin l’immense quantité d’articles qui composent la mercerie parisienne, avaient employé leur mémoire. Les lettres à écrire et à répondre, les factures, les inventaires, avaient pris toute leur capacité. En dehors de leur partie, ils ne savaient absolument rien, ils ignoraient même Paris. Pour eux, Paris était quelque chose d’étalé autour de la rue Saint-Denis. Leur caractère étroit avait eu pour champ leur boutique. Ils savaient admirablement tracasser leurs commis, leurs demoiselles, et les trouver en faute. Leur bonheur consistait à voir toutes les mains agitées comme des pattes de souris sur les comptoirs, maniant la marchandise ou occupées à replier les articles. Quand ils entendaient sept ou huit voix de demoiselles et de jeunes gens déglubant les phrases consacrées par lesquelles les commis répondent aux observations des acheteurs, la journée était belle, il faisait beau ! Quand le bleu de l’éther avivait Paris, quand les Parisiens se promenaient en ne s’occupant que de la mercerie qu’ils portaient : — Mauvais temps pour la vente ! disait l’imbécile patron. La grande science qui rendait Rogron l’objet de l’admiration des apprentis était son art de ficeler, déficeler, reficeler et confectionner un paquet. Rogron pouvait faire un paquet et regarder ce qui se passait dans la rue ou surveiller son magasin dans toute sa profondeur, il avait tout vu quand en le présentant à la pratique il disait : — Voilà, madame ; ne vous faut-il rien d’autre ? Sans sa sœur, ce crétin eût été ruiné. Sylvie avait du bon sens et le génie de la vente. Elle dirigeait son frère dans ses achats en fabrique et {p. 380} l’envoyait sans pitié jusqu’au fond de la France pour y trouver un sou de bénéfice sur un article. La finesse que possède plus ou moins toute femme n’étant pas au service de son cœur, elle l’avait portée dans la spéculation. Un fonds à payer ! cette pensée était le piston qui faisait jouer cette machine et lui communiquait une épouvantable activité. Rogron était resté premier commis, il ne comprenait pas l’ensemble de ses affaires : l’intérêt personnel, le plus grand véhicule de l’esprit, ne lui avait pas fait faire un pas. Il restait souvent ébahi quand sa sœur ordonnait de vendre un article à perte, en prévoyant la fin de sa mode ; et plus tard il admirait niaisement sa sœur Sylvie. Il ne raisonnait ni bien ni mal, il était incapable de raisonnement ; mais il avait la raison de se subordonner à sa sœur, et il se subordonnait par une considération prise en dehors du commerce : — Elle est mon aînée, disait-il. Peut-être une vie constamment solitaire, réduite à la satisfaction des besoins, dénuée d’argent et de plaisirs pendant la jeunesse, expliquerait-elle aux physiologistes et aux penseurs la brute expression de ce visage, la faiblesse de cerveau, l’attitude niaise de ce mercier. Sa sœur l’avait constamment empêché de se marier, en craignant peut-être de perdre son influence dans la maison, en voyant une cause de dépense et de ruine dans une femme infailliblement plus jeune et sans aucun doute moins laide qu’elle. La bêtise a deux manières d’être : elle se tait ou elle parle. La bêtise muette est supportable, mais la bêtise de Rogron était parleuse. Ce détaillant avait pris l’habitude de gourmander ses commis, de leur expliquer les minuties du commerce de la mercerie en demi-gros, en les ornant des plates plaisanteries qui constituent le bagout des boutiques. Ce mot, qui désignait autrefois l’esprit de repartie stéréotypée, a été détrôné par le mot soldatesque de blague. Rogron forcément écouté par un petit monde domestique, Rogron content de lui-même, avait fini par se faire une phraséologie à lui. Ce bavard se croyait orateur. La nécessité d’expliquer aux chalands ce qu’ils veulent, de sonder leurs désirs, de leur donner envie de ce qu’ils ne veulent pas, délie la langue du détaillant. Ce petit commerçant finit par avoir la faculté de débiter des phrases où les mots ne présentent aucune idée et qui ont du succès. Enfin, il explique aux chalands des procédés peu connus ; de là, lui vient je ne sais quelle supériorité momentanée sur sa pratique ; mais une fois sorti des mille et une explications que nécessitent ses mille {p. 381} et un articles, il est, relativement à la pensée, comme un poisson sur la paille et au soleil. Rogron et Sylvie, ces deux mécaniques subrepticement baptisées, n’avaient, ni en germe ni en action, les sentiments qui donnent au cœur sa vie propre. Aussi ces deux natures étaient-elles excessivement filandreuses et sèches, endurcies par le travail, par les privations, par le souvenir de leurs douleurs pendant un long et rude apprentissage. Ni l’un ni l’autre ils ne plaignaient aucun malheur. Ils étaient non pas implacables, mais intraitables à l’égard des gens embarrassés. Pour eux, la vertu, l’honneur, la loyauté, tous les sentiments humains consistaient à payer régulièrement ses billets. Tracassiers, sans âme et d’une économie sordide, le frère et la sœur jouissaient d’une horrible réputation dans le commerce de la rue Saint-Denis. Sans leurs relations avec Provins, où ils allaient trois fois par an aux époques où ils pouvaient fermer leur boutique pendant deux ou trois jours, ils eussent manqué de commis et de filles de boutique. Mais le père Rogron expédiait à ses enfants tous les malheureux voués au commerce par leurs parents, il faisait pour eux la traite des apprentis et des apprenties dans Provins, où il vantait par vanité la fortune de ses enfants. Chacun, appâté par la perspective de savoir sa fille ou son fils bien instruit et bien surveillé, par la chance de le voir succédant un jour aux fils Rogron, envoyait l’enfant qui le gênait au logis, dans une maison tenue par ces deux célibataires. Mais dès que l’apprenti et l’apprentie à cent écus de pension trouvaient moyen de quitter cette galère, ils s’enfuyaient avec un bonheur qui accroissait la terrible célébrité des Rogron. L’infatigable aubergiste leur découvrait toujours de nouvelles victimes. Depuis l’âge de quinze ans, Sylvie Rogron, habituée à se grimer pour la vente, avait deux masques : la physionomie aimable de la vendeuse, et la physionomie naturelle aux vieilles filles ratatinées. Sa physionomie acquise était d’une mimique merveilleuse : en elle tout souriait, sa voix devenue douce et pateline jetait un charme commercial à la pratique. Sa vraie figure était celle qui s’est montrée entre les deux persiennes entre-bâillées, elle eût fait fuir le plus déterminé des Cosaques de 1815, qui cependant aimaient toute espèce de Françaises.
Quand la lettre des Lorrain arriva, les Rogron, en deuil de leur père, avaient hérité de la maison à peu près volée à la grand’mère de Pierrette, puis des terres acquises par l’ancien aubergiste ; {p. 382} enfin de certains capitaux provenus de prêts usuraires hypothéqués sur des acquisitions faites par des paysans que le vieil ivrogne espérait exproprier. Leur inventaire annuel venait d’être terminé. Le fonds de la Sœur-de-Famille était payé. Les Rogron possédaient environ soixante mille francs de marchandises en magasin, une quarantaine de mille francs en caisse ou dans le portefeuille, et la valeur de leur fonds. Assis sur la banquette en velours d’Utrecht vert rayé de bandes unies, et plaquée dans une niche carrée derrière le comptoir, en face duquel se trouvait un comptoir semblable pour leur première demoiselle, le frère et la sœur se consultaient sur leurs intentions. Tout marchand aspire à la bourgeoisie. En réalisant leur fonds de commerce, le frère et la sœur devaient avoir environ cent cinquante mille francs, sans comprendre la succession paternelle. En plaçant sur le Grand-Livre les capitaux disponibles, chacun d’eux aurait trois ou quatre mille livres de rentes, même en destinant à la restauration de la maison paternelle la valeur de leur fonds qui leur serait payé sans doute à terme. Ils pouvaient donc aller vivre ensemble à Provins dans une maison à eux. Leur première demoiselle était la fille d’un riche fermier de Donnemarie, chargé de neuf enfants ; il avait dû les pourvoir chacun d’un état, car sa fortune, divisée en neuf parts, était peu de chose pour chacun d’eux. En cinq années, ce fermier avait perdu sept de ses enfants, cette première demoiselle était donc devenue un être si intéressant, que Rogron avait tenté, mais inutilement, d’en faire sa femme. Cette demoiselle manifestait pour son patron une aversion qui déconcertait toute manœuvre. D’ailleurs mademoiselle Sylvie s’y prêtait peu, s’opposait même au mariage de son frère, et voulait faire leur successeur d’une fille si rusée. Elle ajournait le mariage de Rogron après leur établissement à Provins.
Personne, parmi les passants, ne peut comprendre le mobile des existences cryptogamiques de certains boutiquiers ; on les regarde, on se demande : — De quoi ? pourquoi vivent-ils ? que deviennent-ils ? d’où viennent-ils ? on se perd dans les riens en voulant se les expliquer. Pour découvrir le peu de poésie qui germe dans ces têtes et vivifie ces existences, il est nécessaire de les creuser ; mais on a bientôt trouvé le tuf sur lequel tout repose. Le boutiquier parisien se nourrit d’une espérance plus ou moins réalisable et sans laquelle il périrait évidemment : celui-ci rêve de bâtir ou d’administrer un Théâtre, celui-là tend aux honneurs de la Mairie ; tel a {p. 383} sa maison de campagne à trois lieues de Paris, un soi-disant parc où il plante des statues en plâtre colorié, où il dispose des jets d’eau qui ressemblent à un bout de fil et où il dépense des sommes folles ; tel autre rêve les commandements supérieurs de la garde nationale. Provins, ce paradis terrestre, excitait chez les deux merciers le fanatisme que toutes les jolies villes de France inspirent à leurs habitants. Disons-le à la gloire de la Champagne : cet amour est légitime. Provins, une des plus charmantes villes de France, rivalise le Frangistan et la vallée de Cachemire ; non-seulement elle contient la poésie de Saadi, l’Homère de la Perse, mais encore elle offre des vertus pharmaceutiques à la Science médicale. Des Croisés rapportèrent les roses de Jéricho dans cette délicieuse vallée, où, par hasard, elles prirent des qualités nouvelles, sans rien perdre de leurs couleurs. Provins n’est pas seulement la Perse française, elle pourrait encore être Bade, Aix, Bath : elle a des eaux ! Voici le paysage revu d’année en année, qui, de temps en temps, apparaissait aux deux merciers sur le pavé boueux de la rue Saint-Denis. Après avoir traversé les plaines grises qui se trouvent entre la Ferté-Gaucher et Provins, vrai désert, mais productif, un désert de froment, vous parvenez à une colline. Tout à coup vous voyez à vos pieds une ville arrosée par deux rivières : au bas du rocher s’étale une vallée verte, pleine de lignes heureuses, d’horizons fuyants. Si vous venez de Paris, vous prenez Provins en long, vous avez cette éternelle grande route de France, qui passe au bas de la côte en la tranchant, et douée de son aveugle, de ses mendiants, lesquels vous accompagnent de leurs voix lamentables quand vous vous avisez d’examiner ce pittoresque pays inattendu. Si vous venez de Troyes, vous entrez par le pays plat. Le château, la vieille ville et ses anciens remparts sont étagés sur la colline. La jeune ville s’étale en bas. Il y a le haut et le bas Provins : d’abord, une ville aérée, à rues rapides, à beaux aspects, environnée de chemins creux, ravinés, meublés de noyers, et qui criblent de leurs vastes ornières la vive arête de la colline ; ville silencieuse, proprette, solennelle, dominée par les ruines imposantes du château ; puis une ville à moulins, arrosée par la Voulzie et le Durtain, deux rivières de Brie, menues, lentes et profondes ; une ville d’auberges, de commerce, de bourgeois retirés, sillonnée par les diligences, par les calèches et le roulage. Ces deux villes ou cette ville, avec ses souvenirs historiques, la mélancolie de ses ruines, la gaieté de {p. 384} sa vallée, ses délicieuses ravines pleines de haies échevelées et de fleurs, sa rivière crénelée de jardins, excite si bien l’amour de ses enfants, qu’ils se conduisent comme les Auvergnats, les Savoyards et les Français : s’ils sortent de Provins pour aller chercher fortune, ils y reviennent toujours. Le proverbe : Mourir au gîte, fait pour les lapins et les gens fidèles, semble être la devise des Provinois. Aussi les deux Rogron ne pensaient-ils qu’à leur cher Provins ! En vendant du fil, le frère revoyait la haute ville. En entassant des papiers chargés de boutons, il contemplait la vallée. En roulant ou déroulant du padoux, il suivait le cours brillant des rivières. En regardant ses casiers, il remontait les chemins creux où jadis il fuyait la colère de son père pour venir y manger des noix, y gober des mûrons. La petite place de Provins occupait surtout sa pensée : il songeait à embellir sa maison, il rêvait à la façade qu’il y voulait reconstruire, aux chambres, au salon, à la salle de billard, à la salle à manger et au jardin potager dont il faisait un jardin anglais avec boulingrins, grottes, jets d’eau, statues, etc. Les chambres où dormaient le frère et la sœur au deuxième de la maison à trois croisées et à six étages, haute et jaune comme il y en a tant rue Saint-Denis, étaient sans autre mobilier que le strict nécessaire ; mais personne, à Paris, ne possédait un plus riche mobilier que ce mercier. Quand il allait par la ville, il restait dans l’attitude des teriakis, regardant les beaux meubles exposés, examinant les draperies dont il emplissait sa maison. Au retour, il disait à sa sœur : — J’ai vu dans telle boutique tel meuble de salon qui nous irait bien ! Le lendemain il en achetait un autre, et toujours ! Il regorgeait le mois courant les meubles du mois dernier. Le budget n’aurait pas payé ses remaniements d’architecture : il voulait tout, et donnait toujours la préférence aux dernières inventions. Quand il contemplait les balcons des maisons nouvellement construites, quand il étudiait les timides essais de l’ornementation extérieure, il trouvait les moulures, les sculptures, les dessins déplacés. — Ah ! se disait-il, ces belles choses feraient bien mieux à Provins que là ! Lorsqu’il ruminait son déjeuner sur le pas de sa porte, adossé à sa devanture, l’œil hébété, le mercier voyait une maison fantastique dorée par le soleil de son rêve, il se promenait dans son jardin, il y écoutait son jet d’eau retombant en perles brillantes sur une table ronde en pierre de liais. Il jouait à son billard, il plantait des fleurs ! Si sa sœur était la plume à la main, réfléchissant et oubliant de {p. 385} gronder les commis, elle se contemplait recevant les bourgeois de Provins, elle se mirait ornée de bonnets merveilleux dans les glaces de son salon. Le frère et la sœur commençaient à trouver l’atmosphère de la rue Saint-Denis malsaine ; et l’odeur des boues de la Halle leur faisait désirer le parfum des roses de Provins. Ils avaient à la fois une nostalgie et une monomanie contrariées par la nécessité de vendre leurs derniers bouts de fil, leurs bobines de soie et leurs boutons. La terre promise de la vallée de Provins attirait d’autant plus ces Hébreux, qu’ils avaient réellement souffert pendant long-temps et traversé, haletants, les déserts sablonneux de la Mercerie.
La lettre des Lorrain vint au milieu d’une méditation inspirée par ce bel avenir. Les merciers connaissaient à peine leur cousine Pierrette Lorrain. L’affaire de la succession Auffray, traitée depuis long-temps par le vieil aubergiste, avait eu lieu pendant leur établissement, et Rogron causait très-peu sur ses capitaux. Envoyés de bonne heure à Paris, le frère et la sœur se souvenaient à peine de leur tante Lorrain. Une heure de discussions généalogiques leur fut nécessaire pour se remémorer leur tante, fille du second lit de leur grand-père Auffray, sœur consanguine de leur mère. Ils retrouvèrent la mère de madame Lorrain dans madame Néraud, morte de chagrin. Ils jugèrent alors que le second mariage de leur grand-père avait été pour eux une chose funeste ; son résultat était le partage de la succession Auffray entre les deux lits. Ils avaient d’ailleurs entendu quelques récriminations de leur père, toujours un peu goguenard et aubergiste. Les deux merciers examinèrent la lettre des Lorrain à travers ces souvenirs peu favorables à la cause de Pierrette. Se charger d’une orpheline, d’une fille, d’une cousine qui, malgré tout, serait leur héritière au cas où ni l’un ni l’autre ne se marierait, il y avait là matière à discussion. La question fut étudiée sous toutes ses faces. D’abord ils n’avaient jamais vu Pierrette. Puis ce serait un ennui que d’avoir une jeune fille à garder. Ne prendraient-ils pas des obligations avec elle ? il serait impossible de la renvoyer si elle ne leur convenait pas ; enfin ne faudrait-il pas la marier ? Et si Rogron trouvait chaussure à son pied parmi les héritières de Provins, ne valait-il pas mieux réserver toute leur fortune pour ses enfants ? Selon Sylvie, une chaussure au pied de son frère était une fille bête, riche et laide, qui se laisserait gouverner par elle. Les deux marchands se décidèrent à refuser. Sylvie se chargea {p. 386} de la réponse. Le courant des affaires fut assez considérable pour retarder cette lettre, qui ne semblait pas urgente, et à laquelle la vieille fille ne pensa plus dès que leur première demoiselle consentit à traiter du fonds de la Sœur-de-Famille. Sylvie Rogron et son frère partirent pour Provins quatre ans avant le jour où la venue de Brigaut allait jeter tant d’intérêt dans la vie de Pierrette. Mais les œuvres de ces deux personnes en province exigent une explication aussi nécessaire que celle sur leur existence à Paris, car Provins ne devait pas moins être funeste à Pierrette que les antécédents commerciaux de ses cousins.
Quand le petit négociant venu de province à Paris retourne de Paris en province, il y rapporte toujours quelques idées ; puis il les perd dans les habitudes de la vie de province où il s’enfonce, et où ses velléités de rénovation s’abîment. De là, ces petits changements lents, successifs par lesquels Paris finit par égratigner la surface des villes départementales, et qui marquent essentiellement la transition de l’ex-boutiquier au provincial renforcé. Cette transition constitue une véritable maladie. Aucun détaillant ne passe impunément de son bavardage continuel au silence, et de son activité parisienne à l’immobilité provinciale. Quand ces braves gens ont gagné quelque fortune, ils en dépensent une certaine partie à leur passion long-temps couvée, et y déversent les dernières oscillations d’un mouvement qui ne saurait s’arrêter à volonté. Ceux qui n’ont pas caressé d’idée fixe voyagent, ou se jettent dans les occupations politiques de la municipalité. Ceux-ci vont à la chasse ou pêchent, tracassent leurs fermiers ou leurs locataires. Ceux-là deviennent usuriers comme le père Rogron, ou actionnaires comme tant d’inconnus. Le thème du frère et de la sœur, vous le connaissez : ils avaient à satisfaire leur royale fantaisie de manier la truelle, à se construire leur charmante maison. Cette idée fixe valut à la place du bas Provins la façade que venait d’examiner Brigaut, les distributions intérieures de cette maison et son luxueux mobilier. L’entrepreneur ne mit pas un clou sans consulter les Rogron, sans leur faire signer les dessins et les devis, sans leur expliquer longuement, en détail, la nature de l’objet en discussion, où il se fabriquait et ses différents prix. Quant aux choses extraordinaires, elles avaient été employées chez monsieur Tiphaine, ou chez madame Julliard la jeune, ou chez monsieur Garceland, le maire. Une similitude quelconque avec un des riches bourgeois de {p. 387} Provins finissait toujours le combat à l’avantage de l’entrepreneur.
— Du moment où monsieur Garceland a cela chez lui, mettez ! disait mademoiselle Rogron. Cela doit être bien, il a bon goût.
— Sylvie, il nous propose des oves dans la corniche du corridor ?
— Vous appelez cela des oves ?
— Oui, mademoiselle.
— Et pourquoi ? quel singulier nom ! je n’en ai jamais entendu parler.
— Mais vous en avez vu !
— Oui.
— Savez-vous le latin ?
— Non.
— Hé ! bien, cela veut dire œufs, les oves sont des œufs.
— Comme vous êtes drôles, vous autres architectes ! s’écriait Rogron. C’est sans doute pour cela que vous ne donnez pas vos coquilles !
— Peindrons-nous le corridor ? disait l’entrepreneur.
— Ma foi, non, s’écriait Sylvie, encore cinq cents francs !
— Oh ! le salon et l’escalier sont trop jolis pour ne pas décorer le corridor, disait l’entrepreneur. La petite madame Lesourd a fait peindre le sien l’année dernière.
— Cependant son mari, comme procureur du roi, peut ne pas rester à Provins.
— Oh ! il sera quelque jour président du Tribunal, disait l’entrepreneur.
— Hé ! bien, et que faites-vous donc alors de monsieur Tiphaine ?
— Monsieur Tiphaine, il a une jolie femme, je ne suis pas embarrassé de lui : monsieur Tiphaine ira à Paris.
— Peindrons-nous le corridor ?
— Oui, les Lesourd verront du moins que nous les valons bien ! disait Rogron.
La première année de l’établissement des Rogron à Provins fut entièrement occupée par ces délibérations, par le plaisir de voir travailler les ouvriers, par les étonnements et les enseignements de tout genre qui en résultaient, et par les tentatives que firent le frère et la sœur pour se lier avec les principales familles de Provins.
Les Rogron n’étaient jamais allés dans aucun monde, ils n’étaient pas sortis de leur boutique ; ils ne connaissaient absolument personne à Paris, ils avaient soif des plaisirs de la société. À leur {p. 388} retour, les émigrés retrouvèrent d’abord monsieur et madame Julliard du Ver-Chinois avec leurs enfants et petits-enfants ; puis la famille des Guépin, ou mieux le clan des Guépin, dont le petit-fils tenait encore les Trois-Quenouilles ; enfin madame Guénée qui leur avait vendu la Sœur-de-Famille, et dont les trois filles étaient mariées à Provins. Ces trois grandes races, les Julliard, les Guépin et les Guénée, s’étendaient dans la ville comme du chiendent sur une pelouse. Le maire, monsieur Garceland, était gendre de monsieur Guépin. Le curé, monsieur l’abbé Péroux, était le propre frère de madame Julliard, qui était une Péroux. Le président du Tribunal, monsieur Tiphaine, était le frère de madame Guénée, qui signe née Tiphaine.
La reine de la ville était la belle madame Tiphaine la jeune, la fille unique de madame Roguin, la riche femme d’un ancien notaire de Paris, de qui l’on ne parlait jamais. Délicate, jolie et spirituelle, mariée en province exprès par sa mère qui ne la voulait point près d’elle et l’avait tirée de son pensionnat quelques jours avant son mariage, Mélanie Roguin se considérait comme en exil à Provins et s’y conduisait admirablement bien. Richement dotée, elle avait encore de belles espérances. Quant à monsieur Tiphaine, son vieux père avait fait à sa fille aînée, madame Guénée, de tels avancements d’hoirie, qu’une terre de huit mille livres de rente, située à cinq lieues de Provins, devait revenir au Président. Ainsi les Tiphaine, mariés avec vingt mille livres de rente sans compter la place ni la maison du Président, devaient un jour réunir vingt autres mille livres de rente. — Ils n’étaient pas malheureux, disait-on. La grande, la seule affaire de la belle madame Tiphaine était de faire nommer monsieur Tiphaine député. Le député deviendrait Juge à Paris ; et du Tribunal, elle se promettait de le faire monter promptement à la Cour royale. Aussi ménageait-elle tous les amours-propres, s’efforçait-elle de plaire. Mais, chose plus difficile ! elle y réussissait. Deux fois par semaine, elle recevait toute la bourgeoisie de Provins dans sa belle maison de la ville haute. Cette jeune femme de vingt-deux ans n’avait point encore fait un seul pas de clerc sur le terrain glissant où elle s’était placée. Elle satisfaisait tous les amours-propres, caressait les dadas de chacun : grave avec les gens graves, jeune fille avec les jeunes filles, essentiellement mère avec les mères, gaie avec les jeunes femmes et disposée à les servir, gracieuse pour tous ; enfin une perle, un trésor, l’orgueil de Provins. Elle n’en {p. 389} avait pas dit encore un mot, mais tous les électeurs de Provins attendaient que leur cher président eût l’âge requis pour le nommer. Chacun d’eux, sûr de ses talents, en faisait son homme, son protecteur. Ah ! monsieur Tiphaine arriverait, il serait Garde des Sceaux, il s’occuperait de Provins !
Voici par quels moyens l’heureuse madame Tiphaine était parvenue à régner sur la petite ville de Provins. Madame Guénée, sœur de monsieur Tiphaine, après avoir marié sa première fille à monsieur Lesourd, procureur du roi, la seconde à monsieur Martener le médecin, la troisième à monsieur Auffray le notaire, avait épousé en secondes noces monsieur Galardon, le receveur des contributions. Mesdames Lesourd, Martener, Auffray et leur mère, madame Galardon, virent dans le Président Tiphaine l’homme le plus riche et le plus capable de la famille. Le procureur du roi, neveu par alliance de monsieur Tiphaine, avait tout intérêt à pousser son oncle à Paris pour devenir Président à Provins. Aussi ces quatre dames (madame Galardon adorait son frère), formèrent-elles une cour à madame Tiphaine, de qui elles prenaient les avis et les conseils en toute chose. Monsieur Julliard fils aîné, qui avait épousé la fille unique d’un riche fermier, se prit d’une belle passion, subite, secrète et désintéressée, pour la Présidente, cet ange descendu des cieux parisiens. La rusée Mélanie, incapable de s’embarrasser d’un Julliard, très-capable de le maintenir à l’état d’Amadis et d’exploiter sa sottise, lui donna le conseil d’entreprendre un journal auquel elle servît d’Égérie. Depuis deux ans, Julliard, doublé de sa passion romantique, avait donc entrepris une feuille et une diligence publiques pour Provins. Le journal, appelé LA RUCHE, journal de Provins, contenait des articles littéraires, archéologiques et médicaux faits en famille. Les Annonces de l’arrondissement payaient les frais. Les abonnés, au nombre de deux cents, étaient le bénéfice. Il y paraissait des stances mélancoliques, incompréhensibles en Brie, et adressées À ELLE !!! avec ces trois points. Ainsi le jeune ménage Julliard, qui chantait les mérites de madame Tiphaine, avait réuni le clan des Julliard à celui des Guénée. Dès lors le salon du Président était naturellement devenu le premier de la ville. Le peu d’aristocratie qui se trouve à Provins forme un seul salon dans la ville haute, chez la vieille comtesse de Bréautey.
Pendant les six premiers mois de leur transplantation, favorisés {p. 390} par leurs anciennes relations avec les Julliard, les Guépin, les Guénée, et après s’être appuyés de leur parenté avec monsieur Auffray le notaire, arrière-petit-neveu de leur grand-père, les Rogron furent reçus d’abord par madame Julliard la mère et par madame Galardon ; puis ils arrivèrent avec assez de difficultés dans le salon de la belle madame Tiphaine. Chacun voulut étudier les Rogron avant de les admettre. Il était difficile de ne pas accueillir des commerçants de la rue Saint-Denis, nés à Provins et revenant y manger leurs revenus. Néanmoins, le but de toute société sera toujours d’amalgamer des gens de fortune, d’éducation, de mœurs, de connaissances et de caractères semblables. Or, les Guépin, les Guénée et les Julliard étaient des personnes plus haut placées, plus anciennes de bourgeoisie que les Rogron, fils d’un aubergiste usurier qui avait eu quelques reproches à se faire jadis et sur sa conduite privée et relativement à la succession Auffray. Le notaire Auffray, le gendre de madame Galardon, née Tiphaine, savait à quoi s’en tenir : les affaires s’étaient arrangées chez son prédécesseur. Ces anciens négociants, revenus depuis douze ans, s’étaient mis au niveau de l’instruction, du savoir-vivre et des façons de cette société, à laquelle madame Tiphaine imprimait un certain cachet d’élégance, un certain vernis parisien ; tout y était homogène : on s’y comprenait, chacun savait s’y tenir et y parler de manière à être agréable à tous. Ils connaissaient tous leurs caractères et s’étaient habitués les uns aux autres. Une fois reçus chez monsieur Garceland le maire, les Rogron se flattèrent d’être en peu de temps au mieux avec la meilleure société de la ville. Sylvie apprit alors à jouer le boston. Rogron, incapable de jouer à aucun jeu, tournait ses pouces et avalait ses phrases une fois qu’il avait parlé de sa maison ; mais ses phrases étaient comme une médecine : elles paraissaient le tourmenter beaucoup, il se levait, il avait l’air de vouloir parler, il était intimidé, se rasseyait et avait de comiques convulsions dans les lèvres. Sylvie développa naïvement son caractère au jeu. Tracassière, geignant toujours quand elle perdait, d’une joie insolente quand elle gagnait, processive, taquine, elle impatienta ses adversaires, ses partenaires, et devint le fléau de la société. Dévorés d’une envie niaise et franche, Rogron et sa sœur eurent la prétention de jouer un rôle dans une ville sur laquelle douze familles étendaient un filet à mailles serrées, où tous les intérêts, tous les amours-propres formaient comme un {p. 391} parquet sur lequel de nouveaux venus devaient se bien tenir pour n’y rien heurter ou pour n’y pas glisser. En supposant que la restauration de leur maison coûtât trente mille francs, le frère et la sœur réunissaient dix mille livres de rente. Ils se crurent très-riches, assommèrent cette société de leur luxe futur, et laissèrent prendre la mesure de leur petitesse, de leur ignorance crasse, de leur sotte jalousie. Le soir où ils furent présentés à la belle madame Tiphaine, qui déjà les avait observés chez madame Garceland, chez sa belle-sœur Galardon et chez madame Julliard la mère, la reine de la ville dit confidentiellement à Julliard fils, qui resta quelques instants après tout le monde en tête-à-tête avec elle et le Président : — Vous êtes donc tous bien coiffés de ces Rogron ?
— Moi, dit l’Amadis de Provins, ils ennuient ma mère, ils excèdent ma femme ; et quand mademoiselle Sylvie a été mise en apprentissage, il y a trente ans, chez mon père, il ne pouvait déjà pas la supporter.
— Mais j’ai fort envie, dit la jolie Présidente en mettant son petit pied sur la barre de son garde-cendres, de faire comprendre que mon salon n’est pas une auberge.
Julliard leva les yeux au plafond comme pour dire : — Mon Dieu ! combien d’esprit, quelle finesse !
— Je veux que ma société soit choisie ; et si j’admettais des Rogron, certes elle ne le serait pas.
— Ils sont sans cœur, sans esprit ni manières, dit le Président. Quand, après avoir vendu du fil pendant vingt ans, comme l’a fait ma sœur, par exemple…
— Mon ami, votre sœur ne serait déplacée dans aucun salon, dit en parenthèse madame Tiphaine.
— Si l’on a la bêtise de demeurer encore mercier, dit le Président en continuant, si l’on ne se décrasse pas, si l’on prend les comtes de Champagne pour des mémoires de vin fourni, comme ces Rogron l’ont fait ce soir, on doit rester chez soi.
— Ils sont puants, dit Julliard. Il semble qu’il n’y ait qu’une maison dans Provins. Ils veulent nous écraser tous. Après tout, à peine ont-ils de quoi vivre.
— S’il n’y avait que le frère, reprit madame Tiphaine, on le souffrirait, il n’est pas gênant. En lui donnant un casse-tête chinois, il resterait dans un coin bien tranquillement. Il en aurait pour tout un hiver à trouver une combinaison. Mais mademoiselle {p. 392} Sylvie, quelle voix d’hyène enrhumée ! quelles pattes de homard ! Ne dites rien de ceci, Julliard.
Quand Julliard fut parti, la petite femme dit à son mari : — Mon ami, j’ai déjà bien assez des indigènes que je suis obligée de recevoir, ces deux de plus me feraient mourir ; et, si tu le permets, nous nous en priverons.
— Tu es bien la maîtresse chez toi, dit le Président ; mais nous nous ferons des ennemis. Les Rogron se jetteront dans l’Opposition, qui jusqu’à présent n’a pas encore de consistance à Provins. Ce Rogron hante déjà le baron Gouraud et l’avocat Vinet.
— Hé ! dit en souriant Mélanie, ils te rendront alors service. Là où il n’y a pas d’ennemis il n’y a pas de triomphes. Une conspiration libérale, une association illégale, une lutte quelconque te mettraient en évidence.
Le Président regarda sa jeune femme avec une sorte d’admiration craintive.
Le lendemain chacun se dit à l’oreille chez madame Garceland que les Rogron n’avaient pas réussi chez madame Tiphaine, dont le mot sur l’auberge eut un immense succès. Madame Tiphaine fut un mois à rendre sa visite à mademoiselle Sylvie. Cette insolence est très-remarquée en province. Sylvie eut, au boston chez madame Tiphaine, avec la respectable madame Julliard la mère, une scène désagréable à propos d’une Misère superbe que son ancienne patronne lui fit perdre, disait-elle, méchamment et à dessein. Jamais Sylvie, qui aimait à jouer de mauvais tours aux autres, ne concevait qu’on lui rendît la pareille. Madame Tiphaine donna l’exemple de composer les parties avant l’arrivée des Rogron, en sorte que Sylvie fut réduite à errer de table en table en regardant jouer les autres, qui la regardaient en dessous d’un air narquois. Chez madame Julliard la mère on se mit à jouer le whist, jeu que ne savait pas Sylvie. La vieille fille finit par comprendre sa mise hors la loi, sans en comprendre les raisons. Elle se crut l’objet de la jalousie de tout ce monde. Les Rogron ne furent bientôt plus priés chez personne ; mais ils persistèrent à passer leurs soirées en ville. Les gens spirituels se moquèrent d’eux, sans fiel, doucement, en leur faisant dire de grosses balourdises sur les oves de leur maison, sur une certaine cave à liqueurs qui n’avait pas sa pareille à Provins. Cependant la maison des Rogron s’acheva. Naturellement ils donnèrent quelques somptueux dîners, autant pour rendre les politesses {p. 393} reçues que pour exhiber leur luxe. On vint seulement par curiosité. Le premier dîner fut offert aux principaux personnages, à monsieur et madame Tiphaine, chez lesquels les Rogron n’avaient cependant pas mangé une seule fois ; à monsieur et madame Julliard père et fils, mère et belle-fille ; monsieur Lesourd, monsieur le curé, monsieur et madame Galardon. Ce fut un de ces dîners de province où l’on tient la table depuis cinq jusqu’à neuf heures. Madame Tiphaine importait à Provins les grandes façons de Paris, où les gens comme il faut quittent le salon après le café pris. Elle avait soirée chez elle, et voulut s’évader ; mais les Rogron suivirent le ménage jusque dans la rue, et quand ils revinrent, stupéfaits de n’avoir pu retenir monsieur le Président et madame la Présidente, les autres convives leur expliquèrent le bon goût de madame Tiphaine en l’imitant avec une célérité cruelle en province.
— Ils ne verront pas notre salon allumé, dit Sylvie, et la lumière est son fard.
Les Rogron avaient voulu ménager une surprise à leurs hôtes. Personne n’avait été admis à voir cette maison devenue célèbre. Aussi tous les habitués du salon de madame Tiphaine attendaient-ils avec impatience son arrêt sur les merveilles du palais Rogron.
— Eh ! bien, lui dit la petite madame Martener, vous avez vu le Louvre, racontez-nous-en bien tout ?
— Mais tout, ce sera comme le dîner, pas grand’chose.
— Comment est-ce ?
— Eh ! bien, cette porte bâtarde de laquelle nous avons dû nécessairement admirer les croisillons en fonte dorée que vous connaissez, dit madame Tiphaine, donne entrée sur un long corridor qui partage assez inégalement la maison, puisqu’à droite il n’y a qu’une fenêtre sur la rue, tandis qu’il s’en trouve deux à gauche. Du côté du jardin, ce couloir est terminé par la porte vitrée du perron qui descend sur une pelouse, pelouse ornée d’un socle où s’élève le plâtre de Spartacus, peint en bronze. Derrière la cuisine, l’entrepreneur a ménagé sous la cage de l’escalier une petite chambre aux provisions, de laquelle on ne nous a pas fait grâce. Cet escalier, entièrement peint en marbre portor, consiste en une rampe évidée tournant sur elle-même comme celles qui, dans les cafés, mènent du rez-de-chaussée aux cabinets de l’entresol. Ce colifichet en bois de noyer, d’une légèreté dangereuse, à balustrade ornée de cuivre, nous a été donné pour une des sept nouvelles merveilles du {p. 394} monde. La porte des caves est dessous. De l’autre côté du couloir, sur la rue, se trouve la salle à manger, qui communique par une porte à deux battants avec un salon d’égale dimension dont les fenêtres offrent la vue du jardin.
— Ainsi, point d’antichambre ? dit madame Auffray.
— L’antichambre est sans doute ce long couloir où l’on est entre deux airs, répondit madame Tiphaine. Nous avons eu la pensée éminemment nationale, libérale, constitutionnelle et patriotique de n’employer que des bois de France, reprit-elle. Ainsi, dans la salle à manger, le parquet est en bois de noyer et façonné en point de Hongrie. Les buffets, la table et les chaises sont également en noyer. Aux fenêtres, des rideaux en calicot blanc encadrés de bandes rouges, attachés par de vulgaires embrasses rouges sur des patères exagérées, à rosaces découpées, dorées au mat et dont le champignon ressort sur un fond rougeâtre. Ces rideaux magnifiques glissent sur des bâtons terminés par des palmettes extravagantes, où les fixent des griffes de lion en cuivre estampé, disposées en haut de chaque pli. Au-dessus d’un des buffets, on voit un cadran de café suspendu par une espèce de serviette en bronze doré, une de ces idées qui plaisent singulièrement aux Rogron. Ils ont voulu me faire admirer cette trouvaille ; je n’ai rien trouvé de mieux à leur dire que, si jamais on a dû mettre une serviette autour d’un cadran, c’était bien dans une salle à manger. Il y a sur ce buffet deux grandes lampes semblables à celles qui parent le comptoir des célèbres restaurants. Au-dessus de l’autre se trouve un baromètre excessivement orné, qui paraît devoir jouer un grand rôle dans leur existence : le Rogron le regarde comme il regarderait sa prétendue. Entre les deux fenêtres, l’ordonnateur du logis a placé un poêle en faïence blanche dans une niche horriblement riche. Sur les murs brille un magnifique papier rouge et or, comme il s’en trouve dans ces mêmes restaurants, et que le Rogron y a sans doute choisi sur place. Le dîner nous a été servi dans un service de porcelaine blanc et or, avec son dessert bleu barbeau à fleurs vertes ; mais on nous a ouvert un des buffets pour nous faire voir un autre service en terre de pipe pour tous les jours. En face de chaque buffet une grande armoire contient le linge. Tout cela est verni, propre, neuf, plein de tons criards. J’admettrais encore cette salle à manger : elle a son caractère ; quelque désagréable qu’il soit, il peint très-bien celui des maîtres de la maison ; mais il {p. 395} n’y a pas moyen de tenir à cinq de ces gravures noires contre lesquelles le Ministère de l’Intérieur devrait présenter une loi, et qui représentent Poniatowski sautant dans l’Elster, la Défense de la barrière de Clichy, Napoléon pointant lui-même un canon, et les deux Mazeppa, toutes encadrées dans des cadres dorés dont le vulgaire modèle convient à ces gravures, capables de faire prendre les succès en haine ! Oh ! combien j’aime mieux les pastels de madame Julliard, qui représentent des fruits, ces excellents pastels faits sous Louis XV, et qui sont en harmonie avec cette bonne vieille salle à manger, à boiseries grises et un peu vermoulues, mais qui certes ont le caractère de la province, et vont avec la grosse argenterie de famille, avec la porcelaine antique et nos habitudes. La province est la province : elle est ridicule quand elle veut singer Paris. Vous me direz peut-être : Vous êtes orfèvre, monsieur Josse ; mais je préfère le vieux salon que voici, de monsieur Tiphaine le père, avec ses gros rideaux de lampasse vert et blanc, avec sa cheminée Louis XV, ses trumeaux contournés, ses vieilles glaces à perles et ses vénérables tables à jouer ; mes vases de vieux Sèvres, en vieux bleu, montés en vieux cuivre ; ma pendule à fleurs impossibles, mon lustre rococo, et mon meuble en tapisserie, à toutes les splendeurs de leur salon.
— Comment est-il ? dit monsieur Martener très-heureux de l’éloge que la belle Parisienne venait de faire si adroitement de la province.
— Quant au salon, il est d’un beau rouge, le rouge de mademoiselle Sylvie quand elle se fâche de perdre une Misère !
— Le rouge-Sylvie, dit le Président dont le mot resta dans le vocabulaire de Provins.
— Les rideaux des fenêtres ?… rouges ! les meubles ?… rouges ! la cheminée ?… marbre rouge portor ! les candélabres et la pendule ?… marbre rouge portor, montés en bronze d’un dessin commun, lourd ; des culs-de-lampe romains soutenus par des branches à feuillages grecs. Du haut de la pendule, vous êtes regardés à la manière des Rogron, d’un air niais, par ce gros lion bon enfant, appelé lion d’ornement, et qui nuira pendant long-temps aux vrais lions. Ce lion roule sous une de ses pattes une grosse boule, un détail des mœurs du lion d’ornement ; il passe sa vie à tenir une grosse boule noire, absolument comme un Député de la Gauche. Peut-être est-ce un mythe constitutionnel. Le cadran de cette pendule est bizarrement travaillé. {p. 396} La glace de la cheminée offre cet encadrement à pâtes appliquées, d’un effet mesquin, vulgaire quoique nouveau. Mais le génie du tapissier éclate dans les plis rayonnants d’une étoffe rouge qui partent d’une patère mise au centre du devant de cheminée, un poème romantique composé tout exprès pour les Rogron, qui s’extasient en vous le montrant. Au milieu du plafond pend un lustre soigneusement enveloppé dans un suaire de percaline verte, et avec raison : il est du plus mauvais goût ; le bronze, d’un ton aigre, a pour ornements des filets plus détestables en or bruni. Dessous, une table à thé, ronde, à marbre plus que jamais portor, offre un plateau moiré métallique où reluisent des tasses en porcelaine peinte, quelles peintures ! et groupées autour d’un sucrier en cristal taillé si crânement que nos petites filles ouvriront de grands yeux en admirant et les cercles de cuivre doré qui le bordent, et ces côtes tailladées comme un pourpoint du moyen-âge, et la pince à prendre le sucre, de laquelle on ne se servira probablement jamais. Ce salon a pour tenture un papier rouge qui joue le velours, encadré par panneaux dans des baguettes de cuivre agrafées aux quatre coins par des palmettes énormes. Chaque panneau est surorné d’une lithochromie encadrée dans des cadres surchargés de festons en pâte qui simulent nos belles sculptures en bois. Le meuble, en casimir et en racine d’orme, se compose classiquement de deux canapés, deux bergères, six fauteuils et six chaises. La console est embellie d’un vase en albâtre dit à la Médicis, mis sous verre, et de cette magnifique cave à liqueurs si célèbre. Nous avons été suffisamment prévenus qu’il n’en existe pas une seconde à Provins ! Chaque embrasure de fenêtre, où sont drapés de magnifiques rideaux en soie rouge doublés de rideaux en tulle, contient une table à jouer. Le tapis est d’Aubusson. Les Rogron n’ont pas manqué de mettre la main sur ce fond rouge à rosaces fleuries, le plus vulgaire des dessins communs. Ce salon n’a pas l’air d’être habité : vous n’y voyez ni livres ni gravures, ni ces menus objets qui meublent les tables, dit-elle en regardant sa table chargée d’objets à la mode, d’albums, des jolies choses qu’on lui donnait. Il n’y a ni fleurs ni aucun de ces riens qui se renouvellent. C’est froid et sec comme mademoiselle Sylvie. Buffon a raison, le style est l’homme, et certes les salons ont un style !
La belle madame Tiphaine continua sa description épigrammatique. D’après cet échantillon, chacun se figurera facilement {p. 397} l’appartement que la sœur et le frère occupaient au premier étage et qu’ils montrèrent à leurs hôtes ; mais personne ne saurait inventer les sottes recherches auxquelles le spirituel entrepreneur avait entraîné les Rogron : les moulures des portes, les volets intérieurs façonnés, les pâtes d’ornement dans les corniches, les jolies peintures, les mains en cuivre doré, les sonnettes, les intérieurs de cheminée à systèmes fumivores, les inventions pour éviter l’humidité, les tableaux de marqueterie figurés par la peinture dans l’escalier, la vitrerie, la serrurerie superfines ; enfin tous ces colifichets, qui renchérissent une construction et qui plaisent aux bourgeois, avaient été prodigués outre mesure.
Personne ne voulut aller aux soirées des Rogron, dont les prétentions avortèrent. Les raisons de refus ne manquaient pas : tous les jours étaient acquis à madame Garceland, à madame Galardon, aux dames Julliard, à madame Tiphaine, au sous-préfet, etc. Pour se faire une société, les Rogron crurent qu’il suffirait de donner à dîner : ils eurent des jeunes gens assez moqueurs et les dîneurs qui se trouvent dans tous les pays du monde ; mais les personnes graves cessèrent toutes de les voir. Effrayée par la perte sèche de quarante mille francs engloutis sans profit dans la maison, qu’elle appelait sa chère maison, Sylvie voulut regagner cette somme par des économies. Elle renonça donc promptement à des dîners qui coûtaient trente à quarante francs, sans les vins, et qui ne réalisaient point son espérance d’avoir une société, création aussi difficile en province qu’à Paris. Sylvie renvoya sa cuisinière et prit une fille de campagne pour les gros ouvrages. Elle fit sa cuisine elle-même pour son plaisir.
Quatorze mois après leur arrivée, le frère et la sœur tombèrent donc dans une vie solitaire et sans occupation. Son bannissement du monde avait engendré dans le cœur de Sylvie une haine effroyable contre les Tiphaine, les Julliard, les Auffray, les Garceland, enfin contre la société de Provins qu’elle nommait la clique, et avec laquelle ses rapports devinrent excessivement froids. Elle aurait bien voulu leur opposer une seconde société ; mais la bourgeoisie inférieure était entièrement composée de petits commerçants, libres seulement les dimanches et les jours de fête ; ou de gens tarés comme l’avocat Vinet et le médecin Néraud, des bonapartistes inadmissibles comme le colonel baron Gouraud, avec lesquels Rogron se lia d’ailleurs très-inconsidérément, et contre lesquels la {p. 398} haute bourgeoisie avait essayé vainement de le mettre en garde. Le frère et la sœur furent donc obligés de rester au coin de leur poêle, dans leur salle à manger, en se remémorant leurs affaires, les figures de leurs pratiques, et autres choses aussi agréables. Le second hiver ne se termina pas sans que l’ennui pesât sur eux effroyablement. Ils avaient mille peines à employer le temps de leur journée. En allant se coucher le soir, ils disaient : — Encore une de passée ! Ils traînassaient le matin en se levant, restaient au lit, s’habillaient lentement. Rogron se faisait lui-même la barbe tous les jours, il s’examinait la figure, il entretenait sa sœur des changements qu’il croyait y apercevoir ; il avait des discussions avec la servante sur la température de son eau chaude ; il allait au jardin, regardait si les fleurs avaient poussé ; il s’aventurait au bord de l’eau, où il avait fait construire un kiosque ; il observait la menuiserie de sa maison : avait-elle joué ? le tassement avait-il fendillé quelque tableau ? les peintures se soutenaient-elles ? Il revenait parler de ses craintes sur une poule malade ou sur un endroit où l’humidité laissait subsister des taches, à sa sœur qui faisait l’affairée en mettant le couvert, en tracassant la servante. Le baromètre était le meuble le plus utile à Rogron : il le consultait sans cause, il le tapait familièrement comme un ami, puis il disait : « Il fait vilain ! » Sa sœur lui répondait : « Bah ! il fait le temps de la saison. » Si quelqu’un venait le voir, il vantait l’excellence de cet instrument. Le déjeuner prenait encore un peu de temps. Avec quelle lenteur ces deux êtres mastiquaient chaque bouchée ? Aussi leur digestion était-elle parfaite, ils n’avaient pas à craindre de cancer à l’estomac. Ils gagnaient midi par la lecture de la Ruche et du Constitutionnel. L’abonnement du journal parisien était supporté par tiers avec l’avocat Vinet et le colonel Gouraud. Rogron allait porter lui-même les journaux au colonel qui logeait sur la place, dans la maison de monsieur Martener, et dont les longs récits lui faisaient un plaisir énorme. Aussi Rogron se demandait-il en quoi le colonel était dangereux. Il eut la sottise de lui parler de l’ostracisme prononcé contre lui, de lui rapporter les dires de la Clique. Dieu sait comme le colonel, aussi redoutable au pistolet qu’à l’épée, et qui ne craignait personne, arrangea la Tiphaine et son Julliard, et les ministériels de la haute ville, gens vendus à l’Étranger, capables de tout pour avoir des places, lisant aux Élections les noms à leur fantaisie sur les bulletins, etc. Vers deux heures, Rogron entreprenait une {p. 399} petite promenade. Il était bien heureux quand un boutiquier sur le pas de sa porte l’arrêtait en lui disant : — Comment va, père Rogron ? Il causait et demandait des nouvelles de la ville, il écoutait et colportait les commérages, les petits bruits de Provins. Il montait jusqu’à la haute ville et allait dans les chemins creux selon le temps. Parfois, il rencontrait des vieillards en promenade comme lui. Ces rencontres étaient d’heureux événements. Il se trouvait à Provins des gens désabusés de la vie parisienne, des savants modestes vivant avec leurs livres. Jugez de l’attitude de Rogron en écoutant un Juge-suppléant nommé Desfondrilles, plus archéologue que magistrat, disant à l’homme instruit, le vieux monsieur Martener le père, en lui montrant la vallée : — Expliquez-moi pourquoi les oisifs de l’Europe vont à Spa plutôt qu’à Provins, quand les Eaux de Provins ont une supériorité reconnue par la médecine française, une action, une martialité dignes des propriétés médicales de nos roses ?
— Que voulez-vous ! répliquait l’homme instruit, c’est un de ces caprices du Caprice, inexplicable comme lui. Le vin de Bordeaux était inconnu il y a cent ans : le maréchal de Richelieu, l’une des plus grandes figures du dernier siècle, l’Alcibiade français, est nommé gouverneur de la Guyenne ; il avait la poitrine délabrée, et l’univers sait pourquoi ! le vin du pays le restaure, le rétablit. Bordeaux acquiert alors cent millions de rente, et le maréchal recule le territoire de Bordeaux jusqu’à Angoulême, jusqu’à Cahors, enfin à quarante lieues à la ronde ! Qui sait où s’arrêtent les vignobles de Bordeaux ? Et le maréchal n’a pas de statue équestre à Bordeaux !
— Ah ! s’il arrive un événement de ce genre à Provins, dans un siècle ou dans un autre, on y verra, je l’espère, reprenait alors monsieur Desfondrilles, soit sur la petite place de la basse ville, soit au château, dans la ville haute, quelque bas-relief en marbre blanc représentant la tête de monsieur Opoix, le restaurateur des Eaux minérales de Provins !
— Mon cher monsieur, peut-être la réhabilitation de Provins est-elle impossible, disait le vieux monsieur Martener le père. Cette ville a fait faillite.
Ici Rogron ouvrait de grands yeux et s’écriait : — Comment ?
— Elle a jadis été une capitale qui luttait victorieusement avec Paris au douzième siècle, quand les comtes de Champagne y avaient leur cour, comme le roi René tenait la sienne en Provence, {p. 400} répondait l’homme instruit. En ce temps la civilisation, la joie, la poésie, l’élégance, les femmes, enfin, toutes les splendeurs sociales n’étaient pas exclusivement à Paris. Les villes se relèvent aussi difficilement que les maisons de commerce de leur ruine : il ne nous reste de Provins que le parfum de notre gloire historique, celui de nos roses, et une sous-préfecture.
— Ah ! que serait la France si elle avait conservé toutes ses capitales féodales ! disait Desfondrilles. Les sous-préfets peuvent-ils remplacer la race poétique, galante et guerrière des Thibault qui avaient fait de Provins ce que Ferrare était en Italie, ce que fut Weymar en Allemagne et ce que voudrait être aujourd’hui Munich ?
— Provins a été une capitale ? s’écriait Rogron.
— D’où venez-vous donc ? répondait l’archéologue Desfondrilles.
Le Juge-suppléant frappait alors de sa canne le sol de la ville haute, et s’écriait : — Mais ne savez-vous donc pas que toute cette partie de Provins est bâtie sur des cryptes ?
— Cryptes !
— Hé ! bien, oui, des cryptes d’une hauteur et d’une étendue inexplicables. C’est comme des nefs de cathédrales, il y a des piliers.
— Monsieur fait un grand ouvrage archéologique dans lequel il compte expliquer ces singulières constructions, disait le vieux Martener qui voyait le juge enfourchant son dada.
Rogron revenait enchanté de savoir sa maison construite dans la vallée. Les cryptes de Provins employèrent cinq à six journées en explorations, et défrayèrent pendant plusieurs soirées la conversation des deux célibataires. Rogron apprenait toujours ainsi quelque chose sur le vieux Provins, sur les alliances des familles, ou de vieilles nouvelles politiques qu’il renarrait à sa sœur. Aussi disait-il cent fois dans sa promenade et souvent plusieurs fois à la même personne : — Hé ! bien, que dit-on ? — Hé ! bien, qu’y a-t-il de neuf ? Revenu dans sa maison, il se jetait sur un canapé du salon en homme harassé de fatigue, mais éreinté seulement de son propre poids. Il arrivait à l’heure du dîner en allant vingt fois du salon à la cuisine, examinant l’heure, ouvrant et fermant les portes. Tant que le frère et la sœur eurent des soirées en ville, ils atteignirent à leur coucher ; mais quand ils furent réduits à leur intérieur, la soirée fut un désert à traverser. Quelquefois les personnes qui revenaient chez elles sur la petite place, après avoir passé la soirée en ville, entendaient des cris chez les Rogron, comme si le frère assassinait {p. 401} la sœur : on reconnut les horribles bâillements d’un mercier aux abois. Ces deux mécaniques n’avaient rien à broyer entre leurs rouages rouillés, elles criaient. Le frère parla de se marier, mais en désespoir de cause. Il se sentait vieilli, fatigué : une femme l’effrayait. Sylvie, qui comprit la nécessité d’avoir un tiers au logis, se souvint alors de leur pauvre cousine, de laquelle personne ne leur avait demandé de nouvelles, car à Provins chacun croyait la petite madame Lorrain et sa fille mortes toutes deux. Sylvie Rogron ne perdait rien, elle était bien trop vieille fille pour égarer quoi que ce soit ! elle eut l’air d’avoir retrouvé la lettre des Lorrain afin de parler tout naturellement de Pierrette à son frère, qui fut presque heureux de la possibilité d’avoir une petite fille au logis. Sylvie écrivit moitié commercialement moitié affectueusement aux vieux Lorrain, en rejetant le retard de sa réponse sur la liquidation des affaires, sur sa transplantation à Provins et sur son établissement. Elle parut désireuse de prendre sa cousine avec elle, en donnant à entendre que Pierrette devait un jour avoir un héritage de douze mille livres de rente, si monsieur Rogron ne se mariait pas. Il faudrait avoir été, comme Nabuchodonosor, quelque peu bête sauvage et enfermé dans une cage du Jardin des Plantes, sans autre proie que la viande de boucherie apportée par le gardien, ou négociant retiré sans commis à tracasser, pour savoir avec quelle impatience le frère et la sœur attendirent leur cousine Lorrain. Aussi, trois jours après que la lettre fut partie, le frère et la sœur se demandaient-ils déjà quand leur cousine arriverait. Sylvie aperçut dans sa prétendue bienfaisance envers sa cousine pauvre un moyen de faire revenir la société de Provins sur son compte. Elle alla chez madame Tiphaine, qui les avait frappés de sa réprobation et qui voulait créer à Provins une première société, comme à Genève, y tambouriner l’arrivée de leur cousine Pierrette, la fille du colonel Lorrain, en déplorant ses malheurs, et se posant en femme heureuse d’avoir une belle et jeune héritière à offrir au monde.
— Vous l’avez découverte bien tard, répondit ironiquement madame Tiphaine qui trônait sur un sofa au coin de son feu.
Par quelques mots dits à voix basse pendant une donne de cartes, madame Garceland rappela l’histoire de la succession du vieil Auffray. Le notaire expliqua les iniquités de l’aubergiste.
— Où est-elle, cette pauvre petite ? demanda poliment le Président Tiphaine.
{p. 402} — En Bretagne, dit Rogron.
— Mais la Bretagne est grande, fit observer monsieur Lesourd, le Procureur du Roi.
— Son grand-père et sa grand’mère Lorrain nous ont écrit. Quand donc, ma bonne ? fit Rogron.
Sylvie, occupée à demander à madame Garceland où elle avait acheté l’étoffe de sa robe, ne prévit pas l’effet de sa réponse et dit :
— Avant la vente de notre fonds.
— Et vous avez répondu il y a trois jours, mademoiselle, s’écria le notaire.
Sylvie devint rouge comme les charbons les plus ardents du feu.
— Nous avons écrit à l’établissement Saint-Jacques, reprit Rogron.
— Il s’y trouve en effet une espèce d’hospice pour les vieillards, dit un juge qui avait été juge-suppléant à Nantes ; mais elle ne peut pas être là, car on n’y reçoit que des gens qui ont passé soixante ans.
— Elle y est avec sa grand’mère Lorrain, dit Rogron.
— Elle avait une petite fortune, les huit mille francs que votre père… non, je veux dire votre grand-père lui avait laissés, dit le notaire qui fit exprès de se tromper.
— Ah ! s’écria Rogron d’un air bête sans comprendre cette épigramme.
— Vous ne connaissez donc ni la fortune ni la situation de votre cousine-germaine ? demanda le Président.
— Si monsieur l’avait connue, il ne la laisserait pas dans une maison qui n’est qu’un hôpital honnête, dit sévèrement le juge. Je me souviens maintenant d’avoir vu vendre à Nantes, par expropriation, une maison appartenant à monsieur et madame Lorrain, et mademoiselle Lorrain a perdu sa créance, car j’étais commissaire de l’Ordre.
Le notaire parla du colonel Lorrain, qui, s’il vivait, serait bien étonné de savoir sa fille dans un établissement comme celui de Saint-Jacques. Les Rogron firent alors leur retraite en se disant que le monde était bien méchant. Sylvie comprit le peu de succès que sa nouvelle avait obtenu : elle s’était perdue dans l’esprit de chacun, il lui était dès lors interdit de frayer avec la haute société de Provins. À compter de ce jour, les Rogron ne cachèrent plus leur haine contre les grandes familles bourgeoises de Provins et {p. 403} leurs adhérents. Le frère dit alors à la sœur toutes les chansons libérales que le colonel Gouraud et l’avocat Vinet lui avaient serinées sur les Tiphaine, les Guénée, les Garceland, les Guépin et les Julliard.
— Dis donc, Sylvie, mais je ne vois pas pourquoi madame Tiphaine renie le commerce de la rue Saint-Denis, le plus beau de son nez en est fait. Madame Roguin sa mère est la cousine des Guillaume du Chat-qui-Pelote, et qui ont cédé leur fonds à Joseph Lebas, leur gendre. Son père est ce notaire, ce Roguin qui a manqué en 1819 et ruiné la maison Birotteau. Ainsi la fortune de madame Tiphaine est du bien volé, car qu’est-ce qu’une femme de notaire qui tire son épingle du jeu et laisse faire à son mari une banqueroute frauduleuse ? C’est du propre ! Ah ! je vois : elle a marié sa fille à Provins, rapport à ses relations avec le banquier du Tillet. Et ces gens-là font les fiers ; mais… Enfin voilà le monde.
Le jour où Denis Rogron et sa sœur Sylvie se mirent à déblatérer contre la Clique, ils devinrent sans le savoir des personnages et furent en voie d’avoir une société : leur salon allait devenir le centre d’intérêts qui cherchaient un théâtre. Ici l’ex-mercier prit des proportions historiques et politiques ; car il donna, toujours sans le savoir, de la force et de l’unité aux éléments jusqu’alors flottants du parti libéral à Provins. Voici comment. Les débuts des Rogron furent curieusement observés par le colonel Gouraud et par l’avocat Vinet, que leur isolement et leurs idées avaient rapprochés. Ces deux hommes professaient le même patriotisme par les mêmes raisons : ils voulaient devenir des personnages. Mais s’ils étaient disposés à se faire chefs, ils manquaient de soldats. Les libéraux de Provins se composaient d’un vieux soldat devenu limonadier ; d’un aubergiste ; de monsieur Cournant, notaire, compétiteur de monsieur Auffray ; du médecin Néraud, l’antagoniste de monsieur Martener ; de quelques gens indépendants, de fermiers épars dans l’arrondissement et d’acquéreurs de biens nationaux. Le colonel et l’avocat, heureux d’attirer à eux un imbécile dont la fortune pouvait aider leurs manœuvres, qui souscrirait à leurs souscriptions, qui, dans certains cas, attacherait le grelot, et dont la maison servirait d’Hôtel-de-Ville au parti, profitèrent de l’inimitié des Rogron contre les aristocrates de la ville. Le colonel, l’avocat et Rogron avaient un léger lien dans leur abonnement commun au Constitutionnel, il ne devait pas être difficile au colonel Gouraud {p. 404} de faire un libéral de l’ex-mercier, quoique Rogron sût si peu de chose en politique, qu’il ne connaissait pas les exploits du sergent Mercier : il le prenait pour un confrère. La prochaine arrivée de Pierrette hâta de faire éclore les pensées cupides inspirées par l’ignorance et par la sottise des deux célibataires. En voyant toute chance d’établissement perdue pour Sylvie dans la société Tiphaine, le colonel eut une arrière-pensée. Les vieux militaires ont contemplé tant d’horreurs dans tant de pays, tant de cadavres nus grimaçant sur tant de champs de bataille, qu’ils ne s’effraient plus d’aucune physionomie, et Gouraud coucha en joue la fortune de la vieille fille. Ce colonel, gros homme court, portait d’énormes boucles à ses oreilles, cependant déjà garnies d’une énorme touffe de poils. Ses favoris épars et grisonnants s’appelaient en 1799 des nageoires. Sa bonne grosse figure rougeaude était un peu tannée comme celles de tous les échappés de la Bérésina. Son gros ventre pointu décrivait en dessous cet angle droit qui caractérise le vieil officier de cavalerie. Gouraud avait commandé le deuxième hussards. Ses moustaches grises cachaient une énorme bouche blagueuse, s’il est permis d’employer ce mot soldatesque, le seul qui puisse peindre ce gouffre : il n’avait pas mangé, mais dévoré ! Un coup de sabre avait tronqué son nez. Sa parole y gagnait d’être devenue sourde et profondément nasillarde comme celle attribuée aux capucins. Ses petites mains, courtes et larges, étaient bien celles qui font dire aux femmes : — Vous avez les mains d’un fameux mauvais sujet. Ses jambes paraissaient grêles sous son torse. Dans ce gros corps agile, s’agitait un esprit délié, la plus complète expérience des choses de la vie, cachée sous l’insouciance apparente des militaires, et un mépris entier des conventions sociales. Le colonel Gouraud avait la croix d’officier de la Légion-d’Honneur et deux mille quatre cents francs de retraite, en tout mille écus de pension pour fortune.
L’avocat, long et maigre, avait ses opinions libérales pour tout talent, et pour seul revenu les produits assez minces de son cabinet. À Provins, les avoués plaident eux-mêmes leurs causes. À raison de ses opinions, le Tribunal écoutait d’ailleurs peu favorablement maître Vinet. Aussi les fermiers les plus libéraux, en cas de procès, prenaient-ils préférablement à l’avocat Vinet un avoué qui avait la confiance du Tribunal. Cet homme avait suborné, disait-on, aux environs de Coulommiers, une fille riche, et forcé les parents à la lui donner. Sa femme appartenait aux Chargebœuf, vieille famille {p. 405} noble de la Brie dont le nom vient de l’exploit d’un écuyer à l’expédition de saint Louis en Égypte. Elle avait encouru la disgrâce de ses père et mère, qui s’arrangeaient, au su de Vinet, de manière à laisser toute leur fortune à leur fils aîné, sans doute à la charge d’en remettre une partie aux enfants de sa sœur. Ainsi la première tentative ambitieuse de cet homme avait manqué. Bientôt poursuivi par la misère, et honteux de ne pouvoir donner à sa femme des dehors convenables, l’avocat avait fait de vains efforts pour entrer dans la carrière du Ministère public ; mais la branche riche de la famille Chargebœuf refusa de l’appuyer. En gens moraux, ces royalistes désapprouvaient un mariage forcé ; d’ailleurs leur prétendu parent s’appelait Vinet : comment protéger un roturier ? L’avocat fut donc éconduit de branche en branche quand il voulut se servir de sa femme auprès de ses parents. Madame Vinet ne trouva d’intérêt que chez une Chargebœuf, pauvre veuve chargée d’une fille, et qui toutes deux vivaient à Troyes. Aussi Vinet se souvint-il un jour de l’accueil fait par cette Chargebœuf à sa femme. Repoussé par le monde entier, plein de haine contre la famille de sa femme, contre le gouvernement qui lui refusait une place, contre la société de Provins qui ne voulait pas l’admettre, Vinet accepta sa misère. Son fiel s’accrut et lui donna de l’énergie pour résister. Il devint libéral en devinant que sa fortune était liée au triomphe de l’Opposition, et végéta dans une mauvaise petite maison de la ville haute, d’où sa femme sortait peu. Cette jeune fille promise à de meilleures destinées, était absolument seule dans son ménage avec un enfant. Il est des misères noblement acceptées et gaiement supportées ; mais Vinet, rongé d’ambition, se sentant en faute envers une jeune fille séduite, cachait une sombre rage : sa conscience s’élargit et admit tous les moyens pour parvenir. Son jeune visage s’altéra. Quelques personnes étaient parfois effrayées au Tribunal en voyant sa figure vipérine à tête plate, à bouche fendue, ses yeux éclatants à travers des lunettes ; en entendant sa petite voix aigre, persistante, et qui attaquait les nerfs. Son teint brouillé, plein de teintes maladives, jaunes et vertes par places, annonçait son ambition rentrée, ses continuels mécomptes et ses misères cachées. Il savait ergoter, parler ; il ne manquait ni de trait ni d’images ; il était instruit, retors. Accoutumé à tout concevoir par son désir de parvenir, il pouvait devenir un homme politique. Un homme qui ne recule devant rien, pourvu que tout soit légal, est bien fort : la {p. 406} force de Vinet venait de là. Ce futur athlète des débats parlementaires, un de ceux qui devaient proclamer la royauté de la maison d’Orléans, eut une horrible influence sur le sort de Pierrette. Pour le moment, il voulait se procurer une arme en fondant un journal à Provins. Après avoir étudié de loin, le colonel aidant, les deux célibataires, l’avocat avait fini par compter sur Rogron. Cette fois il comptait avec son hôte, et sa misère devait cesser, après sept années douloureuses où plus d’un jour sans pain avait crié chez lui. Le jour où Gouraud annonça sur la petite place à Vinet que les Rogron rompaient avec l’aristocratie bourgeoise et ministérielle de la ville haute, l’avocat lui pressa le flanc d’un coup de coude significatif.
— Une femme ou une autre, belle ou laide, vous est bien indifférente, dit-il ; vous devriez épouser mademoiselle Rogron, et nous pourrions alors organiser quelque chose ici…
— J’y pensais, mais ils font venir la fille du pauvre colonel Lorrain, leur héritière, dit le colonel.
— Vous vous ferez donner leur fortune par testament. Ah ! vous auriez une maison bien montée.
— D’ailleurs, cette petite, hé ! bien, nous la verrons, dit le colonel d’un air goguenard et profondément scélérat qui montrait à un homme de la trempe de Vinet combien une petite fille était peu de chose aux yeux de ce soudard.
Depuis l’entrée de ses parents dans l’espèce d’hospice où ils achevaient tristement leur vie, Pierrette, jeune et fière, souffrait si horriblement d’y vivre par charité, qu’elle fut heureuse de se savoir des parents riches. En apprenant son départ, Brigaut, le fils du major, son camarade d’enfance, devenu garçon menuisier à Nantes, vint lui offrir la somme nécessaire pour faire le voyage en voiture, soixante francs, tout le trésor de ses pour-boire d’apprenti péniblement amassés, accepté par Pierrette avec la sublime indifférence des amitiés vraies, et qui révèle que, dans un cas semblable, elle se fût offensée d’un remercîment. Brigaut était accouru tous les dimanches à Saint-Jacques y jouer avec Pierrette et la consoler. Le vigoureux ouvrier avait déjà fait le délicieux apprentissage de la protection entière et dévouée due à l’objet involontairement choisi de nos affections. Déjà plus d’une fois Pierrette et lui, le dimanche, assis dans un coin du jardin, avaient brodé sur le voile de l’avenir leurs projets enfantins : l’apprenti menuisier, à {p. 407} cheval sur son rabot, courait le monde, y faisait fortune pour Pierrette qui l’attendait. Vers le mois d’octobre de l’année 1824, époque à laquelle s’achevait sa onzième année, Pierrette fut donc confiée par les deux vieillards et par le jeune ouvrier, tous horriblement mélancoliques, au conducteur de la diligence de Nantes à Paris, avec prière de la mettre à Paris dans la diligence de Provins et de bien veiller sur elle. Pauvre Brigaut ! il courut comme un chien en suivant la diligence et regardant sa chère Pierrette tant qu’il le put. Malgré les signes de la petite Bretonne, il courut pendant une lieue en dehors de la ville ; et, quand il fut épuisé, ses yeux jetèrent un dernier regard mouillé de larmes à Pierrette, qui pleura quand elle ne le vit plus. Pierrette mit la tête à la portière et retrouva son ami planté sur ses deux jambes, regardant fuir la lourde voiture. Les Lorrain et Brigaut ignoraient si bien la vie, que la Bretonne n’avait plus un sou en arrivant à Paris. Le conducteur, à qui l’enfant parlait de ses parents riches, paya pour elle la dépense de l’hôtel, à Paris, se fit rembourser par le conducteur de la voiture de Troyes en le chargeant de remettre Pierrette dans sa famille et d’y suivre le remboursement, absolument comme pour une caisse de roulage. Quatre jours après son départ de Nantes, vers neuf heures, un lundi, un bon gros vieux conducteur des Messageries royales prit Pierrette par la main, et, pendant qu’on déchargeait, dans la Grand’rue, les articles et les voyageurs destinés au bureau de Provins, il la mena, sans autre bagage que deux robes, deux paires de bas et deux chemises, chez mademoiselle Rogron, dont la maison lui fut indiquée par le directeur du bureau.
— Bonjour, mademoiselle et la compagnie, dit le conducteur, je vous amène une cousine à vous, que voici : elle est, ma foi, bien gentille. Vous avez quarante-sept francs à me donner. Quoique votre petite n’en ait pas lourd avec elle, signez ma feuille.
Mademoiselle Sylvie et son frère se livrèrent à leur joie et à leur étonnement.
— Pardon, dit le conducteur, ma voiture attend, signez ma feuille, donnez-moi quarante-sept francs soixante centimes… et ce que vous voudrez pour le conducteur de Nantes et pour moi qui avons eu soin de la petite comme de notre propre enfant. Nous avons avancé son coucher, sa nourriture, sa place de Provins et quelques petites choses.
— Quarante-sept francs douze sous !… dit Sylvie.
{p. 408} — N’allez-vous pas marchander ? s’écria le conducteur.
— Mais la facture ? dit Rogron.
— La facture ? voyez la feuille.
— Quand tu feras tes narrés, paye donc ! dit Sylvie à son frère, tu vois bien qu’il n’y a qu’à payer.
Rogron alla chercher quarante-sept francs douze sous.
— Et nous n’avons rien pour nous, mon camarade et moi ? dit le conducteur.
Sylvie tira quarante sous des profondeurs de son vieux sac en velours où foisonnaient ses clefs.
— Merci ! gardez, dit le conducteur. Nous aimons mieux avoir eu soin de la petite pour elle-même. Il prit sa feuille et sortit en disant à la grosse servante : — En voilà une baraque ! Il y a pourtant des crocodiles comme ça autre part qu’en Égypte !
— Ces gens-là sont bien grossiers, dit Sylvie qui entendit le propos.
— Dame ! s’ils ont eu soin de la petite, répondit Adèle en mettant ses poings sur ses hanches.
— Nous ne sommes pas destinés à vivre avec lui, dit Rogron.
— Où que vous la coucherez ? dit la servante.
Telle fut l’arrivée et la réception de Pierrette Lorrain chez son cousin et sa cousine, qui la regardaient d’un air hébété, chez lesquels elle fut jetée comme un paquet, sans aucune transition entre la déplorable chambre où elle vivait à Saint-Jacques auprès de ses grands-parents et la salle à manger de ses cousins, qui lui parut être celle d’un palais. Elle y était interdite et honteuse. Pour tout autre que pour ces ex-merciers, la petite Bretonne eût été adorable dans sa jupe de bure bleue grossière, avec son tablier de percaline rose, ses gros souliers, ses bas bleus, son fichu blanc, les mains rouges enveloppées de mitaines en tricot de laine rouge, bordées de blanc, que le conducteur lui avait achetées. Vraiment ! son petit bonnet breton qu’on lui avait blanchi à Paris (il s’était fripé dans le trajet de Nantes) faisait comme une auréole à son gai visage. Ce bonnet national, en fine batiste, garni d’une dentelle roide et plissée par grands tuyaux aplatis, mériterait une description, tant il est coquet et simple. La lumière tamisée par la toile et la dentelle produit une pénombre, un demi-jour doux sur le teint ; il lui donne cette grâce virginale que cherchent les peintres sur leurs palettes, et que Léopold Robert a su trouver pour la figure raphaélique de {p. 409} la femme qui tient un enfant dans le tableau des Moissonneurs. Sous ce cadre festonné de lumière, brillait une figure blanche et rose, naïve, animée par la santé la plus vigoureuse. La chaleur de la salle y amena le sang qui borda de feu les deux mignonnes oreilles, les lèvres, le bout du nez si fin, et qui, par opposition, fit paraître le teint vivace plus blanc encore.
— Eh ! bien, tu ne nous dis rien ? dit Sylvie. Je suis ta cousine Rogron, et voilà ton cousin.
— Veux-tu manger ? lui demanda Rogron.
— Quand es-tu partie de Nantes ? demanda Sylvie.
— Elle est muette, dit Rogron.
— Pauvre petite, elle n’est guère nippée, s’écria la grosse Adèle en ouvrant le paquet fait avec un mouchoir au vieux Lorrain.
— Embrasse donc ton cousin, dit Sylvie.
Pierrette embrassa Rogron.
— Embrasse donc ta cousine, dit Rogron.
Pierrette embrassa Sylvie.
— Elle est ahurie par le voyage, cette petite ; elle a peut-être besoin de dormir, dit Adèle.
Pierrette éprouva soudain pour ses deux parents une invincible répulsion, sentiment que personne encore ne lui avait inspiré. Sylvie et sa servante allèrent coucher la petite Bretonne dans celle des chambres au second étage où Brigaut avait vu le rideau de calicot blanc. Il s’y trouvait un lit de pensionnaire à flèche peinte en bleu d’où pendait un rideau en calicot, une commode en noyer sans dessus de marbre, une petite table en noyer, un miroir, une vulgaire table de nuit sans porte et trois méchantes chaises. Les murs, mansardés sur le devant, étaient tendus d’un mauvais papier bleu semé de fleurs noires. Le carreau, mis en couleur et frotté, glaçait les pieds. Il n’y avait pas d’autre tapis qu’une maigre descente de lit en lisières. La cheminée en marbre commun était ornée d’une glace, de deux chandeliers en cuivre doré, d’une vulgaire coupe d’albâtre où buvaient deux pigeons pour figurer les anses et que Sylvie avait à Paris dans sa chambre.
— Seras-tu bien là, ma petite ? lui dit sa cousine.
— Oh ! c’est bien beau, répondit l’enfant de sa voix argentine.
— Elle n’est pas difficile, dit la grosse Briarde en murmurant. Ne faut-il pas lui bassiner son lit ? demanda-t-elle.
— Oui, dit Sylvie, les draps peuvent être humides.
{p. 410} Adèle apporta l’un de ses serre-tête en apportant la bassinoire, et Pierrette, qui jusqu’alors avait couché dans des draps de grosse toile bretonne, fut surprise de la finesse et de la douceur des draps de coton. Quand la petite fut installée et couchée, Adèle, en descendant, ne put s’empêcher de s’écrier : — Son butin ne vaut pas trois francs, mademoiselle.
Depuis l’adoption de son système économique, Sylvie faisait rester dans la salle à manger sa servante, afin qu’il n’y eût qu’une lumière et qu’un seul feu. Mais quand le colonel Gouraud et Vinet venaient, Adèle se retirait dans sa cuisine. L’arrivée de Pierrette anima le reste de la soirée.
— Il faudra dès demain lui faire un trousseau, dit Sylvie, elle n’a rien de rien.
— Elle n’a que les gros souliers qu’elle a aux pieds et qui pèsent une livre, dit Adèle.
— Dans ce pays-là c’est comme ça, dit Rogron.
— Comme elle regardait sa chambre, qui n’est déjà pas si belle pour être celle d’une cousine à vous, mademoiselle !
— C’est bon, taisez-vous, dit Sylvie, vous voyez bien qu’elle en est enchantée.
— Mon Dieu, quelles chemises ! ça doit lui gratter la peau ; mais rien de ça ne peut servir, dit Adèle en vidant le paquet de Pierrette.
Maître, maîtresse et servante furent occupés jusqu’à dix heures à décider en quelle percale et de quel prix les chemises, combien de paires de bas, en quelle étoffe, en quel nombre les jupons de dessous, et à supputer le prix de la garde-robe de Pierrette.
— Tu n’en seras pas quitte à moins de trois cents francs, dit à sa sœur Rogron, qui retenait le prix de chaque chose et les additionnait de mémoire par suite de sa vieille habitude.
— Trois cents francs ? s’écria Sylvie.
— Oui, trois cents francs ! calcule.
Le frère et la sœur recommencèrent et trouvèrent trois cents francs sans les façons.
— Trois cents francs d’un seul coup de filet ! dit Sylvie en se couchant sur l’idée assez ingénieusement exprimée par cette expression proverbiale.
Pierrette était un de ces enfants de l’amour, que l’amour a doués de sa tendresse, de sa vivacité, de sa gaieté, de sa noblesse, de son {p. 411} dévouement ; rien n’avait encore altéré ni froissé son cœur d’une délicatesse presque sauvage, et l’accueil de ses deux parents le comprima douloureusement. Si, pour elle, la Bretagne avait été pleine de misère, elle avait été pleine d’affection. Si les vieux Lorrain furent les commerçants les plus inhabiles, ils étaient les gens les plus aimants, les plus francs, les plus caressants du monde, comme tous les gens sans calcul. À Pen-Hoël, leur petite-fille n’avait pas eu d’autre éducation que celle de la nature. Pierrette allait à sa guise en bateau sur les étangs, elle courait par le bourg et par les champs en compagnie de Jacques Brigaut, son camarade, absolument comme Paul et Virginie. Fêtés, caressés tous deux par tout le monde, libres comme l’air, ils couraient après les mille joies de l’enfance : en été, ils allaient voir pêcher, ils prenaient des insectes, cueillaient des bouquets et jardinaient ; en hiver, ils faisaient des glissoires, ils fabriquaient de joyeux palais, des bons hommes ou des boules de neige avec lesquelles ils se battaient. Toujours les bienvenus, ils recueillaient partout des sourires. Quand vint le temps d’apprendre, les désastres arrivèrent. Sans ressources après la mort de son père, Jacques fut mis par ses parents en apprentissage chez un menuisier, nourri par charité, comme plus tard Pierrette le fut à Saint-Jacques. Mais, jusque dans cet hospice particulier, la gentille Pierrette avait encore été choyée, caressée et protégée par tout le monde. Cette petite, accoutumée à tant d’affection, ne retrouvait pas chez ces parents tant désirés, chez ces parents si riches, cet air, cette parole, ces regards, ces façons que tout le monde, même les étrangers et les conducteurs de diligence, avaient eus pour elle. Aussi son étonnement, déjà grand, fut-il compliqué par le changement de l’atmosphère morale où elle entrait. Le cœur a subitement froid ou chaud comme le corps. Sans savoir pourquoi, la pauvre enfant eut envie de pleurer : elle était fatiguée, elle dormit. Habituée à se lever de bonne heure, comme tous les enfants élevés à la campagne, Pierrette s’éveilla le lendemain, deux heures avant la cuisinière. Elle s’habilla, piétina dans sa chambre au-dessus de sa cousine, regarda la petite place, essaya de descendre, fut stupéfaite de la beauté de l’escalier ; elle l’examina dans ses détails, les patères, les cuivres, les ornements, les peintures, etc. Puis elle descendit, elle ne put ouvrir la porte du jardin, remonta, redescendit quand Adèle fut éveillée, et sauta dans le jardin ; elle en prit possession, elle {p. 412} courut jusqu’à la rivière, s’ébahit du kiosque, entra dans le kiosque ; elle eut à voir et à s’étonner de ce qu’elle voyait jusqu’au lever de sa cousine Sylvie. Pendant le déjeuner, sa cousine lui dit : — C’est donc toi, mon petit chou, qui trottais dès le jour dans l’escalier, et qui faisais ce tapage ? Tu m’as si bien réveillée que je n’ai pas pu me rendormir. Il faudra être bien sage, bien gentille, et t’amuser sans bruit. Ton cousin n’aime pas le bruit.
— Tu prendras garde aussi à tes pieds, dit Rogron. Tu es entrée avec tes souliers crottés dans le kiosque, et tu y as laissé tes pas écrits sur le parquet. Ta cousine aime bien la propreté. Une grande fille comme toi doit être propre. Tu n’étais donc pas propre en Bretagne ? Mais c’est vrai, quand j’y allais acheter du fil, ça faisait pitié de les voir, ces sauvages-là ! En tout cas, elle a bon appétit, dit Rogron en regardant sa sœur, on dirait qu’elle n’a pas mangé depuis trois jours.
Ainsi, dès le premier moment, Pierrette fut blessée par les observations de sa cousine et de son cousin, blessée sans savoir pourquoi. Sa droite et franche nature, jusqu’alors abandonnée à elle-même, ignorait la réflexion. Incapable de trouver en quoi péchaient son cousin et sa cousine, elle devait être lentement éclairée par ses souffrances. Après le déjeuner, sa cousine et son cousin, heureux de l’étonnement de Pierrette et pressés d’en jouir, lui montrèrent leur beau salon pour lui apprendre à en respecter les somptuosités. Par suite de leur isolement, et poussés par cette nécessité morale de s’intéresser à quelque chose, les célibataires sont conduits à remplacer les affections naturelles par des affections factices, à aimer des chiens, des chats, des serins, leur servante ou leur directeur. Ainsi Rogron et Sylvie étaient arrivés à un amour immodéré pour leur mobilier et pour leur maison, qui leur avaient coûté si cher. Sylvie avait fini, le matin, par aider Adèle en trouvant qu’elle ne savait pas nettoyer les meubles, les brosser et les maintenir dans leur neuf. Ce nettoyage fut bientôt une occupation pour elle. Aussi, loin de perdre de leur valeur, les meubles gagnaient-ils ! S’en servir sans les user, sans les tacher, sans égratigner les bois, sans effacer le vernis, tel était le problème. Cette occupation devint bientôt une manie de vieille fille. Sylvie eut dans une armoire des chiffons de laine, de la cire, du vernis, des brosses, elle apprit à les manier aussi bien qu’un ébéniste ; elle avait ses plumeaux, ses serviettes à essuyer ; enfin elle frottait sans courir aucune chance de se {p. 413} blesser, elle était si forte ! Le regard de son œil bleu, froid et rigide comme de l’acier, se glissait jusque sous les meubles à tout moment ; aussi eussiez-vous plus facilement trouvé dans son cœur une corde sensible qu’un mouton sous une bergère.
Après ce qui s’était dit chez madame Tiphaine, il fut impossible à Sylvie de reculer devant les trois cents francs. Pendant la première semaine, Sylvie fut donc entièrement occupée, et Pierrette incessamment distraite par les robes à commander, à essayer, par les chemises, les jupons de dessous à tailler, à faire coudre par des ouvrières à la journée. Pierrette ne savait pas coudre.
— Elle a été joliment élevée ! dit Rogron. Tu ne sais donc rien faire, ma petite biche ?
Pierrette, qui ne savait qu’aimer, fit pour toute réponse un joli geste de petite fille.
— À quoi passais-tu donc le temps en Bretagne ? lui demanda Rogron.
— Je jouais, répondit-elle naïvement. Tout le monde jouait avec moi. Ma grand’mère et grand-papa, chacun me racontait des histoires. Ah ! l’on m’aimait bien.
— Ah ! répondait Rogron. Ainsi tu faisais du plus aisé.
Pierrette ne comprit pas cette plaisanterie de la rue Saint-Denis, elle ouvrit de grands yeux.
— Elle est sotte comme un panier, dit Sylvie à mademoiselle Borain, la plus habile ouvrière de Provins.
— C’est si jeune ! dit l’ouvrière en regardant Pierrette dont le petit museau fin était tendu vers elle d’un air rusé.
Pierrette préférait les ouvrières à ses deux parents ; elle était coquette pour elles, elle les regardait travaillant, elle leur disait ces jolis mots, les fleurs de l’enfance que comprimaient déjà Rogron et Sylvie par la peur, car ils aimaient à imprimer aux subordonnés une terreur salutaire. Les ouvrières étaient enchantées de Pierrette. Cependant le trousseau ne se complétait pas sans de terribles interjections.
— Cette petite fille va nous coûter les yeux de la tête ! disait Sylvie à son frère.
— Tiens-toi donc, ma petite ! Que diable, c’est pour toi, ce n’est pas pour moi, disait-elle à Pierrette quand on lui prenait mesure de quelque ajustement.
— Laisse donc travailler mademoiselle Borain, ce n’est pas toi {p. 414} qui payeras sa journée ! disait-elle en lui voyant demander quelque chose à la première ouvrière.
— Mademoiselle, disait mademoiselle Borain, faut-il coudre ceci en points arrière ?
— Oui, faites solidement, je n’ai pas envie de recommencer encore un pareil trousseau tous les jours.
Il en fut de la cousine comme de la maison. Pierrette dut être mise aussi bien que la petite de madame Garceland. Elle eut des brodequins à la mode, en peau bronzée, comme en avait la petite Tiphaine. Elle eut des bas de coton très-fins, un corset de la meilleure faiseuse, une robe de reps bleu, une jolie pèlerine doublée de taffetas blanc, toujours pour lutter avec la petite de madame Julliard la jeune. Aussi le dessous fut-il en harmonie avec le dessus, tant Sylvie avait peur de l’examen et du coup d’œil des mères de famille. Pierrette eut de jolies chemises en madapolam. Mademoiselle Borain dit que les petites de madame la sous-préfète portaient des pantalons en percale brodés et garnis, le dernier genre enfin. Pierrette eut des pantalons à manchettes. On lui commanda une charmante capote de velours bleu doublée de satin blanc, semblable à celle de la petite Martener. Pierrette fut ainsi la plus délicieuse petite fille de tout Provins. Le dimanche, à l’église, au sortir de la messe, toutes les dames l’embrassèrent. Mesdames Tiphaine, Garceland, Galardon, Auffray, Lesourd, Martener, Guépin, Julliard, raffolèrent de la charmante Bretonne. Cette émeute flatta l’amour-propre de la vieille Sylvie, qui dans sa bienfaisance voyait moins Pierrette qu’un triomphe de vanité. Cependant Sylvie devait finir par s’offenser des succès de sa cousine, et voici comment : on lui demanda Pierrette ; et, toujours pour triompher de ces dames, elle accorda Pierrette. On venait chercher Pierrette, qui fit des parties de jeu, des dînettes avec les petites filles de ces dames. Pierrette réussit infiniment mieux que les Rogron. Mademoiselle Sylvie se choqua de voir Pierrette demandée chez les autres sans que les autres vinssent trouver Pierrette. La naïve enfant ne dissimula point les plaisirs qu’elle goûtait chez mesdames Tiphaine, Martener, Galardon, Julliard, Lesourd, Auffray, Garceland, dont les amitiés contrastaient étrangement avec les tracasseries de sa cousine et de son cousin. Une mère eût été très-heureuse du bonheur de son enfant, mais les Rogron avaient pris Pierrette pour eux et non pour elle : leurs sentiments, loin d’être paternels, {p. 415} étaient entachés d’égoïsme et d’une sorte d’exploitation commerciale.
Le beau trousseau, les belles robes des dimanches et les robes de tous les jours commencèrent le malheur de Pierrette. Comme tous les enfants libres de leurs amusements et habitués à suivre les inspirations de leur fantaisie, elle usait effroyablement vite ses souliers, ses brodequins, ses robes, et surtout ses pantalons à manchettes. Une mère, en réprimandant son enfant, ne pense qu’à lui ; sa parole est douce, elle ne la grossit que poussée à bout et quand l’enfant a des torts ; mais, dans la grande question des habillements, les écus des deux cousins étaient la première raison : il s’agissait d’eux et non de Pierrette. Les enfants ont le flairer de la race canine pour les torts de ceux qui les gouvernent : ils sentent admirablement s’ils sont aimés ou tolérés. Les cœurs purs sont plus choqués par les nuances que par les contrastes : un enfant ne comprend pas encore le mal, mais il sait quand on froisse le sentiment du beau que la nature a mis en lui. Les conseils que s’attirait Pierrette sur la tenue que doivent avoir les jeunes filles bien élevées, sur la modestie et sur l’économie, étaient le corollaire de ce thème principal : Pierrette nous ruine ! Ces gronderies, qui eurent un funeste résultat pour Pierrette, ramenèrent les deux célibataires vers l’ancienne ornière commerciale d’où leur établissement à Provins les avait divertis, et où leur nature allait s’épanouir et fleurir. Habitués à régenter, à faire des observations, à commander, à reprendre vertement leurs commis, Rogron et sa sœur périssaient faute de victimes. Les petits esprits ont besoin de despotisme pour le jeu de leurs nerfs, comme les grandes âmes ont soif d’égalité pour l’action du cœur. Or les êtres étroits s’étendent aussi bien par la persécution que par la bienfaisance ; ils peuvent s’attester leur puissance par un empire ou cruel ou charitable sur autrui, mais ils vont du côté où les pousse leur tempérament. Ajoutez le véhicule de l’intérêt, et vous aurez l’énigme de la plupart des choses sociales. Dès lors Pierrette devint extrêmement nécessaire à l’existence de ses cousins. Depuis son arrivée, les Rogron avaient été très-occupés par le trousseau, puis retenus par le neuf de la commensalité. Toute chose nouvelle, un sentiment et même une domination, a ses plis à prendre. Sylvie commença par dire à Pierrette ma petite, elle quitta ma petite pour Pierrette tout court. Les réprimandes, d’abord aigres-douces, devinrent vives et dures. Dès qu’ils entrèrent dans cette voie, le {p. 416} frère et la sœur y firent de rapides progrès : ils ne s’ennuyaient plus ! Ce ne fut pas le complot d’êtres méchants et cruels, ce fut l’instinct d’une tyrannie imbécile. Le frère et la sœur se crurent utiles à Pierrette, comme jadis ils se croyaient utiles à leurs apprentis. Pierrette, dont la sensibilité vraie, noble, excessive, était l’antipode de la sécheresse des Rogron, avait les reproches en horreur ; elle était atteinte si vivement que deux larmes mouillaient aussitôt ses beaux yeux purs. Elle eut beaucoup à combattre avant de réprimer son adorable vivacité qui plaisait tant au dehors, elle la déployait chez les mères de ses petites amies ; mais au logis, vers la fin du premier mois, elle commençait à demeurer passive, et Rogron lui demanda si elle était malade. À cette étrange interrogation, elle bondit au bout du jardin pour y pleurer au bord de la rivière, où ses larmes tombèrent comme un jour elle devait tomber elle-même dans le torrent social. Un jour, malgré ses soins, l’enfant fit un accroc à sa belle robe de reps chez madame Tiphaine, où elle était allée jouer par une belle journée. Elle fondit en pleurs aussitôt, en prévoyant la cruelle réprimande qui l’attendait au logis. Questionnée, il lui échappa quelques paroles sur sa terrible cousine, au milieu de ses larmes. La belle madame Tiphaine avait du reps pareil, elle remplaça le lez elle-même. Mademoiselle Rogron apprit le tour que, suivant son expression, lui avait joué cette satanée petite fille. Dès ce moment, elle ne voulut plus donner Pierrette à ces dames.
La nouvelle vie qu’allait mener Pierrette à Provins devait se scinder en trois phases bien distinctes. La première, celle où elle eut une espèce de bonheur mélangé par les caresses froides des deux célibataires et par des gronderies, ardentes pour elle, dura trois mois. La défense d’aller voir ses petites amies, appuyée sur la nécessité de commencer à apprendre tout ce que devait savoir une jeune fille bien élevée, termina la première phase de la vie de Pierrette à Provins, le seul temps où l’existence lui parut supportable.
Ces mouvements intérieurs produits chez les Rogron par le séjour de Pierrette furent étudiés par Vinet et par le colonel avec la précaution de renards se proposant d’entrer dans un poulailler, et inquiets d’y voir un être nouveau. Tous deux venaient de loin en loin pour ne pas effaroucher mademoiselle Sylvie, ils causaient avec Rogron sous divers prétextes, et s’impatronisaient avec une réserve et des façons que le grand Tartufe eût admirées. Le colonel et {p. 417} l’avocat passèrent la soirée chez les Rogron, le jour même où Sylvie avait refusé de donner Pierrette à la belle madame Tiphaine en termes très-amers. En apprenant ce refus, le colonel et l’avocat se regardèrent en gens à qui Provins était connu.
— Elle a positivement voulu vous faire une sottise, dit l’avocat. Il y a long-temps que nous avons prévenu Rogron de ce qui vous est arrivé. Il n’y a rien de bon à gagner avec ces gens-là.
— Qu’attendre du parti anti-national ? s’écria le colonel en refrisant ses moustaches et interrompant l’avocat. Si nous avions cherché à vous détourner d’eux, vous auriez pensé que nous avions des motifs de haine pour vous parler ainsi. Mais pourquoi, mademoiselle, si vous aimez à faire votre petite partie, ne joueriez-vous pas le boston, le soir, chez vous ? Est-il donc impossible de remplacer des crétins comme ces Julliard ? Vinet et moi nous savons le boston, nous finirons par trouver un quatrième. Vinet peut vous présenter sa femme, elle est gentille, et, de plus, c’est une Chargebœuf. Vous ne ferez pas comme ces guenons de la haute ville, vous ne demanderez pas des toilettes de duchesse à une bonne petite femme de ménage que l’infamie de sa famille oblige à tout faire chez elle, et qui unit le courage d’un lion à la douceur d’un agneau.
Sylvie Rogron montra ses longues dents jaunes en souriant au colonel, qui soutint très-bien ce phénomène horrible et prit même un air flatteur.
— Si nous ne sommes que quatre, le boston n’aura pas lieu tous les soirs, répondit-elle.
— Que voulez-vous que fasse un vieux grognard comme moi qui n’ai plus qu’à manger mes pensions ? L’avocat est toujours libre le soir. D’ailleurs vous aurez du monde, je vous en promets, ajouta-t-il d’un air mystérieux.
— Il suffirait, dit Vinet, de se poser franchement contre les ministériels de Provins et de leur tenir tête ; vous verriez combien l’on vous aimerait dans Provins, vous auriez bien du monde pour vous. Vous feriez enrager les Tiphaine en leur opposant votre salon. Eh ! bien, nous rirons des autres, si les autres rient de nous. La Clique ne se gêne d’ailleurs guère à votre égard !
— Comment ? dit Sylvie.
En province, il existe plus d’une soupape par laquelle les commérages s’échappent d’une société dans l’autre. Vinet avait su tous les propos tenus sur les Rogron dans les salons d’où les deux {p. 418} merciers étaient définitivement bannis. Le juge suppléant, l’archéologue Desfondrilles n’était d’aucun parti. Ce juge, comme quelques autres personnes indépendantes, racontait tout ce qu’il entendait dire par suite des habitudes de la province, et Vinet avait fait son profit de ces bavardages. Ce malicieux avocat envenima les plaisanteries de madame Tiphaine en les répétant. En révélant les mystifications auxquelles Rogron et Sylvie s’étaient prêtés, il alluma la colère et réveilla l’esprit de vengeance chez ces deux natures sèches qui voulaient un aliment pour leurs petites passions.
Quelques jours après, Vinet amena sa femme, personne bien élevée, timide, ni laide ni jolie, très-douce et sentant vivement son malheur. Madame Vinet était blonde, un peu fatiguée par les soins de son pauvre ménage, et très-simplement mise. Aucune femme ne pouvait plaire davantage à Sylvie. Madame Vinet supporta les airs de Sylvie et plia sous elle en femme accoutumée à plier. Il y avait sur son front bombé, sur ses joues de rose du Bengale, dans son regard lent et tendre, les traces de ces méditations profondes, de cette pensée perspicace que les femmes habituées à souffrir ensevelissent dans un silence absolu. L’influence du colonel, qui déployait pour Sylvie des grâces courtisanesques arrachées en apparence à sa brusquerie militaire, et celle de l’adroit Vinet, atteignirent bientôt Pierrette. Renfermée au logis ou ne sortant plus qu’en compagnie de sa vieille cousine, Pierrette, ce joli écureuil, fut à tout moment atteinte par : — Ne touche pas à cela, Pierrette ! et par ces sermons continuels sur la manière de se tenir. Pierrette se courbait la poitrine et tendait le dos, sa cousine la voulait droite comme elle qui ressemblait à un soldat présentant les armes à son colonel ; elle lui appliquait parfois de petites tapes dans le dos pour la redresser. La libre et joyeuse fille du Marais apprit à réprimer ses mouvements, à imiter un automate.
Un soir, qui marqua le commencement de la seconde période, Pierrette, que les trois habitués n’avaient pas vue au salon pendant la soirée, vint embrasser ses parents et saluer la compagnie avant de s’aller coucher. Sylvie avança froidement sa joue à cette charmante enfant, comme pour se débarrasser de son baiser. Le geste fut si cruellement significatif, que les larmes de Pierrette jaillirent.
— T’es-tu piquée, ma petite Pierrette ? lui dit l’atroce Vinet.
— Qu’avez-vous donc ? lui demanda sévèrement Sylvie.
{p. 419} — Rien, dit la pauvre enfant en allant embrasser son cousin.
— Rien ? reprit Sylvie. On ne pleure pas sans raison.
— Qu’avez-vous, ma petite belle ? lui dit madame Vinet.
— Ma cousine riche ne me traite pas si bien que ma pauvre grand’mère !
— Votre grand’mère vous a pris votre fortune, dit Sylvie, et votre cousine vous laissera la sienne.
Le colonel et l’avocat se regardèrent à la dérobée.
— J’aime mieux être volée et aimée, dit Pierrette.
— Eh ! bien, l’on vous renverra d’où vous venez.
— Mais qu’a-t-elle donc fait, cette chère petite ? dit madame Vinet.
Vinet jeta sur sa femme ce terrible regard, fixe et froid, des gens qui exercent une domination absolue. La pauvre ilote, incessamment punie de n’avoir pas eu la seule chose qu’on voulût d’elle, une fortune, reprit ses cartes.
— Ce qu’elle a fait ? s’écria Sylvie en relevant la tête par un mouvement si brusque que les giroflées jaunes de son bonnet s’agitèrent. Elle ne sait quoi s’inventer pour nous contrarier : elle a ouvert ma montre pour en connaître le mécanisme, elle a touché la roue et a cassé le grand ressort. Mademoiselle n’écoute rien. Je suis toute la journée à lui recommander de prendre garde à tout, et c’est comme si je parlais à cette lampe.
Pierrette, honteuse d’être réprimandée en présence des étrangers, sortit tout doucement.
— Je me demande comment dompter la turbulence de cette enfant, dit Rogron.
— Mais elle est assez âgée pour aller en pension, dit madame Vinet.
Un nouveau regard de Vinet imposa silence à sa femme, à laquelle il s’était bien gardé de confier ses plans et ceux du colonel sur les deux célibataires.
— Voilà ce que c’est que de se charger des enfants d’autrui ! s’écria le colonel. Vous pouviez encore en avoir à vous, vous ou votre frère ; pourquoi ne vous mariez-vous pas l’un ou l’autre ?
Sylvie regarda très-agréablement le colonel : elle rencontrait pour la première fois de sa vie un homme à qui l’idée qu’elle aurait pu se marier ne paraissait pas absurde.
— Mais, madame Vinet a raison, s’écria Rogron, ça ferait tenir Pierrette tranquille. Un maître ne coûtera pas grand’chose !
{p. 420} Le mot du colonel préoccupait tellement Sylvie qu’elle ne répondit pas à Rogron.
— Si vous vouliez faire seulement le cautionnement du journal d’opposition dont nous parlions, vous trouveriez un maître pour votre petite cousine dans l’éditeur responsable ; nous prendrions ce pauvre maître d’école victime des envahissements du clergé. Ma femme a raison : Pierrette est un diamant brut qu’il faut polir, dit Vinet à Rogron.
— Je croyais que vous étiez baron, dit Sylvie au colonel durant une donne et après une longue pause pendant laquelle chaque joueur resta pensif.
— Oui ; mais, nommé en 1814 après la bataille de Nangis, où mon régiment a fait des miracles, ai-je eu l’argent et les protections nécessaires pour me mettre en règle à la chancellerie ? Il en sera de la baronnie comme du grade de général que j’ai eu en 1815, il faut une révolution pour me les rendre.
— Si vous pouviez garantir le cautionnement par une hypothèque, répondit enfin Rogron, je pourrais le faire.
— Mais cela peut s’arranger avec Cournant, répliqua Vinet. Le journal amènera le triomphe du colonel et rendrait votre salon plus puissant que celui des Tiphaine et consorts.
— Comment cela ? dit Sylvie.
Au moment où, pendant que sa femme donnait les cartes, l’avocat expliquait l’importance que Rogron, le colonel et lui, Vinet, acquerraient par la publication d’une feuille indépendante pour l’arrondissement de Provins, Pierrette fondait en larmes ; son cœur et son intelligence étaient d’accord : elle trouvait sa cousine beaucoup plus en faute qu’elle. L’enfant du Marais comprenait instinctivement combien la Charité, la Bienfaisance doivent être absolues. Elle haïssait ses belles robes et tout ce qui se faisait pour elle. On lui vendait les bienfaits trop cher. Elle pleurait de dépit d’avoir donné prise sur elle, et prenait la résolution de se conduire de façon à réduire ses parents au silence, pauvre enfant ! Elle pensait alors combien Brigaut avait été grand en lui donnant ses économies. Elle croyait son malheur au comble et ne savait pas qu’en ce moment il se décidait au salon une nouvelle infortune pour elle. En effet quelques jours après Pierrette eut un maître d’écriture. Elle dut apprendre à lire, à écrire et à compter. L’éducation de Pierrette produisit d’énormes dégâts dans la maison des Rogron. {p. 421} Ce fut l’encre sur les tables, sur les meubles, sur les vêtements ; puis les cahiers d’écriture, les plumes égarées partout, la poudre sur les étoffes, les livres déchirés, écornés, pendant qu’elle apprenait ses leçons. On lui parlait déjà, et dans quels termes ! de la nécessité de gagner son pain, de n’être à charge à personne. En écoutant ces horribles avis, Pierrette sentait une douleur dans sa gorge : il s’y faisait une contraction violente, son cœur battait à coups précipités. Elle était obligée de retenir ses pleurs, car on lui demandait compte de ses larmes comme d’une offense envers la bonté de ses magnanimes parents. Rogron avait trouvé la vie qui lui était propre : il grondait Pierrette comme autrefois ses commis ; il allait la chercher au milieu de ses jeux pour la contraindre à étudier, il lui faisait répéter ses leçons, il était le féroce maître d’étude de cette pauvre enfant. Sylvie de son côté regardait comme un devoir d’apprendre à Pierrette le peu qu’elle savait des ouvrages de femme. Ni Rogron ni sa sœur n’avaient de douceur dans le caractère. Ces esprits étroits, qui d’ailleurs éprouvaient un plaisir réel à taquiner cette pauvre petite, passèrent insensiblement de la douceur à la plus excessive sévérité. Leur sévérité fut amenée par la prétendue mauvaise volonté de cette enfant, qui, commencée trop tard, avait l’entendement dur. Ses maîtres ignoraient l’art de donner aux leçons une forme appropriée à l’intelligence de l’élève, ce qui marque la différence de l’éducation particulière à l’éducation publique. Aussi la faute était-elle bien moins celle de Pierrette que celle de ses parents. Elle mit donc un temps infini pour apprendre les éléments. Pour un rien, elle était appelée bête et stupide, sotte et maladroite. Pierrette, incessamment maltraitée en paroles, ne rencontra chez ses deux parents que des regards froids. Elle prit l’attitude hébétée des brebis : elle n’osa plus rien faire en voyant ses actions mal jugées, mal accueillies, mal interprétées. En toute chose elle attendit le bon plaisir, les ordres de sa cousine, garda ses pensées pour elle, et se renferma dans une obéissance passive. Ses brillantes couleurs commencèrent à s’éteindre. Elle se plaignit parfois de souffrir. Quand sa cousine lui demanda : — Où ? la pauvre petite, qui ressentait des douleurs générales, répondit : — Partout.
— A-t-on jamais vu souffrir partout ? Si vous souffriez partout, vous seriez déjà morte ! répondit Sylvie.
— On souffre à la poitrine, disait Rogron l’épilogueur, on a mal {p. 422} aux dents, à la tête, aux pieds, au ventre ; mais on n’a jamais vu avoir mal partout ! Qu’est-ce que c’est que cela partout ? Avoir mal partout, c’est n’avoir mal nune part. Sais-tu ce que tu fais ? tu parles pour ne rien dire.
Pierrette finit par se taire en voyant ses naïves observations de jeune fille, les fleurs de son esprit naissant, accueillies par des lieux communs que son bon sens lui signalait comme ridicules.
— Tu te plains, et tu as un appétit de moine ! lui disait Rogron.
La seule personne qui ne blessait point cette chère fleur si délicate était la grosse servante, Adèle. Adèle allait bassiner le lit de cette petite fille, mais en cachette depuis le soir où, surprise à donner cette douceur à la jeune héritière de ses maîtres, elle fut grondée par Sylvie.
— Il faut élever les enfants à la dure, on leur fait ainsi des tempéraments forts. Est-ce que nous nous en sommes plus mal portés mon frère et moi ? dit Sylvie. Vous feriez de Pierrette une picheline, mot du vocabulaire Rogron pour peindre les gens souffreteux et pleurards.
Les expressions caressantes de cette ange étaient reçues comme des grimaces. Les roses d’affection qui s’élevaient si fraîches, si gracieuses dans cette jeune âme, et qui voulaient s’épanouir au dehors, étaient impitoyablement écrasées. Pierrette recevait les coups les plus durs aux endroits tendres de son cœur. Si elle essayait d’adoucir ces deux féroces natures par des chatteries, elle était accusée de se livrer à sa tendresse par intérêt.
— Dis-moi tout de suite ce que tu veux ? s’écriait brutalement Rogron, tu ne me câlines certes pas pour rien.
Ni la sœur ni le frère n’admettaient l’affection, et Pierrette était tout affection. Le colonel Gouraud, jaloux de plaire à mademoiselle Rogron, lui donnait raison en tout ce qui concernait Pierrette. Vinet appuyait également les deux parents en tout ce qu’ils disaient contre Pierrette ; il attribuait tous les prétendus méfaits de cette ange à l’entêtement du caractère breton, et prétendait qu’aucune puissance, aucune volonté n’en venait à bout. Rogron et sa sœur étaient adulés avec une finesse excessive par ces deux courtisans, qui avaient fini par obtenir de Rogron le cautionnement du journal le Courrier de Provins, et de Sylvie cinq mille francs d’actions. Le colonel et l’avocat se mirent en campagne. Ils placèrent cent actions de cinq cents francs parmi les électeurs propriétaires de {p. 423} biens nationaux à qui les journaux libéraux faisaient concevoir des craintes ; parmi les fermiers et parmi les gens dits indépendants. Ils finirent même par étendre leurs ramifications dans le Département, et au delà dans quelques Communes limitrophes. Chaque actionnaire fut naturellement abonné. Puis les annonces judiciaires et autres se divisèrent entre la Ruche et le Courrier. Le premier numéro du journal fit un pompeux éloge de Rogron. Rogron était présenté comme le Laffitte de Provins. Quand l’esprit public eut une direction, il fut facile de voir que les prochaines élections seraient vivement disputées. La belle madame Tiphaine fut au désespoir.
— J’ai, disait-elle en lisant un article dirigé contre elle et contre Julliard, j’ai malheureusement oublié qu’il y a toujours un fripon non loin d’une dupe, et que la sottise attire toujours un homme d’esprit de l’espèce des Renards.
Dès que le journal flamba dans un rayon de vingt lieues, Vinet eut un habit neuf, des bottes, un gilet et un pantalon décents. Il arbora le fameux chapeau gris des Libéraux et laissa voir son linge. Sa femme prit une servante et parut mise comme devait l’être la femme d’un homme influent ; elle eut de jolis bonnets. Par calcul, Vinet fut reconnaissant. L’avocat et son ami Cournant, le notaire des Libéraux et l’antagoniste d’Auffray, devinrent les conseils des Rogron, auxquels ils rendirent deux grands services. Les baux faits par Rogron père en 1815, dans des circonstances malheureuses allaient expirer. L’horticulture et les cultures maraîchères avaient pris d’énormes développements autour de Provins. L’avocat et le notaire se mirent en mesure de procurer aux Rogron une augmentation de quatorze cents francs dans leurs revenus par les nouvelles locations. Vinet gagna deux procès relatifs à des plantations d’arbres contre deux Communes, et dans lesquels il s’agissait de cinq cents peupliers. L’argent des peupliers, celui des économies des Rogron, qui depuis trois ans plaçaient annuellement six mille francs à gros intérêts, fut employé très-habilement à l’achat de plusieurs enclaves. Enfin Vinet entreprit et mit à fin l’expropriation de quelques-uns des paysans à qui Rogron père avait prêté son argent, et qui s’étaient tués à cultiver et amender leurs terres pour pouvoir payer, mais vainement. L’échec porté par la construction de la maison au capital des Rogron fut donc largement réparé. Leurs biens, situés autour de Provins, choisis par leur père comme {p. 424} savent choisir les aubergistes, divisés par petites cultures dont la plus considérable n’était pas de cinq arpents, loués à des gens extrêmement solvables, presque tous possesseurs de quelques morceaux de terre, et avec hypothèque pour sûreté des fermages, rapportèrent à la Saint-Martin de novembre 1826 cinq mille francs. Les impôts étaient à la charge des fermiers, et il n’y avait aucun bâtiment à réparer ou à assurer contre l’incendie. Le frère et la sœur possédaient chacun quatre mille six cents francs en cinq pour cent, et, comme cette valeur dépassait le pair, l’avocat les prêcha pour en opérer le remplacement en terres, leur promettant, à l’aide du notaire, de ne pas leur faire perdre un liard d’intérêt au change.
À la fin de cette seconde période, la vie fut si dure pour Pierrette, l’indifférence des habitués de la maison et la sottise grondeuse, le défaut d’affection de ses parents devinrent si corrosifs, elle sentit si bien souffler sur elle le froid humide de la tombe, qu’elle médita le projet hardi de s’en aller à pied, sans argent, en Bretagne, y retrouver sa grand’mère et son grand-père Lorrain. Deux événements l’en empêchèrent. Le bonhomme Lorrain mourut, Rogron fut nommé tuteur de sa cousine par un Conseil de Famille tenu à Provins. Si la grand’mère eût succombé la première, il est à croire que Rogron, conseillé par Vinet, eût redemandé les huit mille francs de Pierrette, et réduit le grand-père à l’indigence.
— Mais vous pouvez hériter de Pierrette, lui dit Vinet avec un affreux sourire. On ne sait ni qui vit ni qui meurt !
Éclairé par ce mot, Rogron ne laissa en repos la veuve Lorrain, débitrice de sa petite-fille, qu’après lui avoir fait assurer à Pierrette la nue propriété des huit mille francs par une donation entre vifs dont les frais furent payés par lui.
Pierrette fut étrangement saisie par ce deuil. Au moment où elle recevait ce coup horrible, il fut question de lui faire faire sa première communion : autre événement dont les obligations retinrent Pierrette à Provins. Cette cérémonie nécessaire et si simple allait amener de grands changements chez les Rogron. Sylvie apprit que monsieur le curé Péroux instruisait les petites Julliard, Lesourd, Garceland et autres. Elle se piqua d’honneur, et voulut avoir pour Pierrette le propre vicaire de l’abbé Péroux, monsieur Habert, un homme qui passait pour appartenir à la Congrégation, très-zélé pour les intérêts de l’Église, très-redouté dans Provins, et qui cachait une {p. 425} grande ambition sous une sévérité de principes absolus. La sœur de ce prêtre, une fille d’environ trente ans, tenait une pension de demoiselles dans la ville. Le frère et la sœur se ressemblaient : tous deux maigres, jaunes, à cheveux noirs, atrabilaires. En Bretonne bercée dans les pratiques et la poésie du catholicisme, Pierrette ouvrit son cœur et ses oreilles à la parole de ce prêtre imposant. Les souffrances disposent à la dévotion, et presque toutes les jeunes filles, poussées par une tendresse instinctive, inclinent au mysticisme, le côté profond de la religion. Le prêtre sema donc le grain de l’Évangile et les dogmes de l’Église dans un terrain excellent. Il changea complétement les dispositions de Pierrette. Pierrette aima Jésus-Christ présenté dans la Communion aux jeunes filles comme un céleste fiancé ; ses souffrances physiques et morales eurent un sens, elle fut instruite à voir en toute chose le doigt de Dieu. Son âme, si cruellement frappée dans cette maison sans qu’elle pût accuser ses parents, se réfugia dans cette sphère où montent tous les malheureux, soutenus sur les ailes des trois Vertus théologales. Elle abandonna donc ses idées de fuite. Sylvie, étonnée de la métamorphose opérée en Pierrette par monsieur Habert, fut prise de curiosité. Dès lors, tout en préparant Pierrette à faire sa première communion, monsieur Habert conquit à Dieu l’âme, jusqu’alors égarée, de mademoiselle Sylvie. Sylvie tomba dans la dévotion. Denis Rogron, sur lequel le prétendu jésuite ne put mordre, car alors l’esprit de S. M. Libérale feu le Constitutionnel Ier était plus fort sur certains niais que l’esprit de l’Église, Denis resta fidèle au colonel Gouraud, à Vinet et au libéralisme.
Mademoiselle Rogron fit naturellement la connaissance de mademoiselle Habert, avec laquelle elle sympathisa parfaitement. Ces deux filles s’aimèrent comme deux sœurs qui s’aiment. Mademoiselle Habert offrit de prendre Pierrette chez elle, et d’éviter à Sylvie les ennuis et les embarras d’une éducation ; mais le frère et la sœur répondirent que l’absence de Pierrette leur ferait un trop grand vide à la maison. L’attachement des Rogron à leur petite cousine parut excessif. En voyant l’entrée de mademoiselle Habert dans la place, le colonel Gouraud et l’avocat Vinet prêtèrent à l’ambitieux vicaire, dans l’intérêt de sa sœur, le plan matrimonial formé par le colonel.
— Votre sœur veut vous marier, dit l’avocat à l’ex-mercier.
— À l’encontre de qui ? fit Rogron.
{p. 426} — Avec cette vieille sibylle d’institutrice, s’écria le vieux colonel en caressant ses moustaches grises.
— Elle ne m’en a rien dit, répondit naïvement Rogron.
Une fille absolue comme l’était Sylvie devait faire des progrès dans la voie du salut. L’influence du prêtre allait grandir dans cette maison, appuyée par Sylvie qui disposait de son frère. Les deux libéraux, qui s’effrayèrent justement, comprirent que si le prêtre avait résolu de marier sa sœur avec Rogron, union infiniment plus sortable que celle de Sylvie et du colonel, il pousserait Sylvie aux pratiques les plus violentes de la religion, et ferait mettre Pierrette au couvent. Ils pouvaient donc perdre le prix de dix-huit mois d’efforts, de lâchetés et de flatteries. Ils furent saisis d’une effroyable et sourde haine contre le prêtre et sa sœur ; et, néanmoins, ils sentirent la nécessité, pour les suivre pied à pied, de bien vivre avec eux. Monsieur et mademoiselle Habert, qui savaient le whist et le boston, vinrent tous les soirs. L’assiduité des uns excita l’assiduité des autres. L’avocat et le colonel se sentirent en tête des adversaires aussi forts qu’eux, pressentiment que partagèrent monsieur et mademoiselle Habert. Cette situation respective était déjà un combat. De même que le colonel faisait goûter à Sylvie les douceurs inespérées d’une recherche en mariage, car elle avait fini par voir un homme digne d’elle dans Gouraud, de même mademoiselle Habert enveloppa l’ex-mercier de la ouate de ses attentions, de ses paroles et de ses regards. Aucun des deux partis ne pouvait se dire ce grand mot de haute politique : — Partageons ? Chacun voulait sa proie. D’ailleurs les deux fins renards de l’Opposition provinoise, Opposition qui grandissait, eurent le tort de se croire plus forts que le Sacerdoce : ils firent feu les premiers. Vinet, dont la reconnaissance fut réveillée par les doigts crochus de l’intérêt personnel, alla chercher mademoiselle de Chargebœuf et sa mère. Ces deux femmes possédaient environ deux mille livres de rente, et vivaient péniblement à Troyes. Mademoiselle Bathilde de Chargebœuf était une de ces magnifiques créatures qui croient aux mariages par amour et changent d’opinion vers leur vingt-cinquième année en se trouvant toujours filles. Vinet sut persuader à madame de Chargebœuf de joindre ses deux mille francs avec les mille écus qu’il gagnait depuis l’établissement du journal, et de venir vivre en famille à Provins, où Bathilde épouserait, dit-il, un imbécile nommé Rogron, et pourrait, spirituelle comme elle était, rivaliser la belle madame {p. 427} Tiphaine. L’accession de madame et de mademoiselle de Chargebœuf au ménage et aux idées de Vinet donna la plus grande consistance au parti libéral. Cette jonction consterna l’aristocratie de Provins et le parti des Tiphaine. Madame de Bréautey, désespérée de voir deux femmes nobles ainsi égarées, les pria de venir chez elle. Elle gémit des fautes commises par les Royalistes, et devint furieuse contre ceux de Troyes en apprenant la situation de la mère et de la fille.
— Comment ! il ne s’est pas trouvé quelque vieux gentilhomme campagnard pour épouser cette chère petite, faite pour devenir une châtelaine ? disait-elle. Ils l’ont laissée monter en graine, et elle va se jeter à la tête d’un Rogron.
Elle remua tout le Département sans pouvoir y trouver un seul gentilhomme capable d’épouser une fille dont la mère n’avait que deux mille livres de rente. Le parti des Tiphaine et le Sous-préfet se mirent aussi, mais trop tard, à la recherche de cet inconnu. Madame de Bréautey porta de terribles accusations contre l’égoïsme qui dévorait la France, fruit du matérialisme et de l’empire accordé par les lois à l’argent : la noblesse n’était plus rien ! la beauté plus rien ! Des Rogron, des Vinet livraient combat au roi de France !
Bathilde de Chargebœuf n’avait pas seulement sur sa rivale l’avantage incontestable de la beauté, mais encore celui de la toilette. Elle était d’une blancheur éclatante. À vingt-cinq ans, ses épaules entièrement développées, ses belles formes avaient une plénitude exquise. La rondeur de son cou, la pureté de ses attaches, la richesse de sa chevelure d’un blond élégant, la grâce de son sourire, la forme distinguée de sa tête, le port et la coupe de sa figure, ses beaux yeux bien placés sous un front bien taillé, ses mouvements nobles et de bonne compagnie, et sa taille encore svelte, tout en elle s’harmoniait. Elle avait une belle main et le pied étroit. Sa santé lui donnait peut-être l’air d’une belle fille d’auberge « — mais ce ne devait pas être un défaut aux yeux d’un Rogron » dit la belle madame Tiphaine. Mademoiselle de Chargebœuf parut la première fois assez simplement mise. Sa robe de mérinos brun festonnée d’une broderie verte était décolletée ; mais un fichu de tulle bien tendu par des cordons intérieurs, couvrait ses épaules, son dos et le corsage en s’entr’ouvrant néanmoins par devant, quoique le fichu fût fermé par une sévigné. Sous ce délicat réseau, les beautés de Bathilde étaient encore plus coquettes, plus séduisantes. Elle ôta son chapeau de velours et son châle en arrivant, et montra ses jolies {p. 428} oreilles ornées de pendeloques en or. Elle avait une petite jeannette en velours qui brillait sur son cou comme l’anneau noir que la fantasque nature met à la queue d’un angora blanc. Elle savait toutes les malices des filles à marier : agiter ses mains en relevant des boucles qui ne se sont pas dérangées, faire voir ses poignets en priant Rogron de lui rattacher une manchette ; ce à quoi le malheureux ébloui se refusait brutalement, cachant ainsi ses émotions sous une fausse indifférence. La timidité du seul amour que ce mercier devait éprouver dans sa vie eut toutes les allures de la haine. Sylvie autant que Céleste Habert s’y méprirent, mais non l’avocat, l’homme supérieur de cette société stupide, et qui n’avait que le prêtre pour adversaire, car le colonel fut long-temps son allié.
De son côté, le colonel se conduisit dès lors envers Sylvie comme Bathilde envers Rogron. Il mit du linge blanc tous les soirs, il eut des cols de velours sur lesquels se détachait bien sa martiale figure relevée par les deux bouts du col blanc de sa chemise ; il adopta le gilet de piqué blanc et se fit faire une redingote neuve en drap bleu, où brillait sa rosette rouge, le tout sous prétexte de faire honneur à la belle Bathilde. Il ne fuma plus passé deux heures. Ses cheveux grisonnants furent rabattus en ondes sur son crâne à ton d’ocre. Il prit enfin l’extérieur et l’attitude d’un chef de parti, d’un homme qui se disposait à mener les ennemis de la France, les Bourbons enfin, tambour battant.
Le satanique avocat et le rusé colonel jouèrent à monsieur et à mademoiselle Habert un tour encore plus cruel que la présentation de la belle mademoiselle de Chargebœuf, jugée par le parti libéral et chez les Bréautey comme dix fois plus belle que la belle madame Tiphaine. Ces deux grands politiques de petite ville firent croire de proche en proche que monsieur Habert entrait dans toutes leurs idées. Provins parla bientôt de lui comme d’un prêtre libéral. Mandé promptement à l’évêché, monsieur Habert fut forcé de renoncer à ses soirées chez les Rogron ; mais sa sœur y alla toujours. Le salon Rogron fut dès lors constitué et devint une puissance.
Aussi vers le milieu de cette année, les intrigues politiques ne furent-elles pas moins vives dans le salon des Rogron que les intrigues matrimoniales. Si les intérêts sourds, enfouis dans les cœurs, se livrèrent des combats acharnés, la lutte publique eut une fatale célébrité. Chacun sait que le ministère Villèle fut renversé par les élections de 18271. Au collège de Provins, Vinet, candidat libéral, à {p. 429} qui monsieur Cournant avait procuré le cens par l’acquisition d’un domaine dont le prix restait dû, faillit l’emporter sur monsieur Tiphaine. Le Président n’eut que deux voix de majorité. À mesdames Vinet et de Chargebœuf, à Vinet, au colonel se joignirent quelquefois monsieur Cournant et sa femme ; puis le médecin Néraud, un homme dont la jeunesse avait été bien orageuse, mais qui voyait sérieusement la vie ; il s’était adonné, disait-on, à l’étude, et avait, à entendre les libéraux, beaucoup plus de moyens que monsieur Martener. Les Rogron ne comprenaient pas plus leur triomphe qu’ils n’avaient compris leur ostracisme.
La belle Bathilde de Chargebœuf, à qui Vinet montra Pierrette comme son ennemie, était horriblement dédaigneuse pour elle. L’intérêt général exigeait l’abaissement de cette pauvre victime. Madame Vinet ne pouvait rien pour cette enfant broyée entre des intérêts implacables qu’elle avait fini par comprendre. Sans le vouloir impérieux de son mari, elle ne serait pas venue chez les Rogron, elle y souffrait trop de voir maltraiter cette jolie petite créature qui se serrait près d’elle en devinant une protection secrète et qui lui demandait de lui apprendre tel ou tel point, de lui enseigner une broderie. Pierrette montrait ainsi que, traitée doucement, elle comprenait et réussissait à merveille. Madame Vinet n’était plus utile, elle ne vint plus. Sylvie, qui caressait encore l’idée du mariage, vit enfin dans Pierrette un obstacle : Pierrette avait près de quatorze ans, sa blancheur maladive dont les symptômes étaient négligés par cette ignorante vieille fille, la rendait ravissante. Sylvie conçut alors la belle idée de compenser les dépenses que lui causait Pierrette en en faisant une servante. Vinet comme ayant-cause des Chargebœuf, mademoiselle Habert, Gouraud, tous les habitués influents engagèrent Sylvie à renvoyer la grosse Adèle. Pierrette ne ferait-elle pas la cuisine et ne soignerait-elle pas la maison ? Quand il y aurait trop d’ouvrage, elle serait quitte pour prendre la femme de ménage du colonel, une personne très-entendue et l’un des cordons bleus de Provins. Pierrette devait savoir faire la cuisine, frotter, dit le sinistre avocat, balayer, tenir une maison propre, aller au marché, apprendre le prix des choses. La pauvre petite, dont le dévouement égalait la générosité, s’offrit elle-même, heureuse d’acquitter ainsi le pain si dur qu’elle mangeait dans cette maison. Adèle fut renvoyée. Pierrette perdit ainsi la seule personne qui l’eût peut-être protégée. Malgré sa force, elle fut dès ce moment accablée physiquement et moralement. Ces deux {p. 430} célibataires eurent pour elle bien moins d’égards que pour une domestique, elle leur appartenait ! Aussi fut-elle grondée pour des riens, pour un peu de poussière oubliée sur le marbre de la cheminée ou sur un globe de verre. Ces objets de luxe qu’elle avait tant admirés lui devinrent odieux. Malgré son désir de bien faire, son inexorable cousine trouvait toujours à reprendre dans ce qu’elle avait fait. En deux ans, Pierrette ne reçut pas un compliment, n’entendit pas une parole affectueuse. Le bonheur pour elle était de ne pas être grondée. Elle supportait avec une patience angélique les humeurs noires de ces deux célibataires à qui les sentiments doux étaient entièrement inconnus, et qui tous les jours lui faisaient sentir sa dépendance. Cette vie où la jeune fille se trouvait, entre ces deux merciers, comme pressée entre les deux lèvres d’un étau, augmenta sa maladie. Elle éprouva des troubles intérieurs si violents, des chagrins secrets si subits dans leurs explosions, que ses développements furent irrémédiablement contrariés. Pierrette arriva donc lentement par des douleurs épouvantables, mais cachées, à l’état où la vit son ami d’enfance en la saluant, sur la petite place, de sa romance bretonne.
Avant d’entrer dans le drame domestique que la venue de Brigaut détermina dans la maison Rogron, il est nécessaire, pour ne pas l’interrompre, d’expliquer l’établissement du Breton à Provins, car il fut en quelque sorte un personnage muet de cette scène. En se sauvant, Brigaut fut non-seulement effrayé du geste de Pierrette, mais encore du changement de sa jeune amie : à peine l’eût-il reconnue sans la voix, les yeux et les gestes qui lui rappelèrent sa petite camarade si vive, si gaie et néanmoins si tendre. Quand il fut loin de la maison, ses jambes tremblèrent sous lui ; il eut chaud dans le dos ! Il avait vu l’ombre de Pierrette et non Pierrette. Il grimpa dans la haute ville, pensif, inquiet, jusqu’à ce qu’il eût trouvé un endroit d’où il pouvait apercevoir la place et la maison de Pierrette ; il la contempla douloureusement, perdu dans des pensées infinies, comme un malheur dans lequel on entre sans savoir où il s’arrête. Pierrette souffrait, elle n’était pas heureuse, elle regrettait la Bretagne ! qu’avait-elle ? Toutes ces questions passèrent et repassèrent dans le cœur de Brigaut en le déchirant, et lui révélèrent à lui-même l’étendue de son affection pour sa petite sœur d’adoption. Il est extrêmement rare que les passions entre enfants de sexes différents subsistent. Le charmant roman de Paul et {p. 431} Virginie, pas plus que celui de Pierrette et de Brigaut, ne tranchent la question que soulève ce fait moral, si étrange. L’histoire moderne n’offre que l’illustre exception de la sublime marquise de Pescaire et de son mari : destinés l’un à l’autre par leurs parents dès l’âge de quatorze ans, ils s’adorèrent et se marièrent ; leur union donna le spectacle au seizième siècle d’un amour conjugal infini, sans nuages. Devenue veuve à trente-quatre ans, la marquise, belle, spirituelle, universellement adorée, refusa des rois, et s’enterra dans un couvent où elle ne vit, n’entendit plus que les religieuses. Cet amour si complet se développa soudain dans le cœur du pauvre ouvrier breton. Pierrette et lui s’étaient si souvent protégés l’un l’autre, il avait été si content de lui apporter l’argent de son voyage, il avait failli mourir pour avoir suivi la diligence, et Pierrette n’en avait rien su ! Ce souvenir avait souvent réchauffé les heures froides de sa pénible vie durant ces trois années. Il s’était perfectionné pour Pierrette, il avait appris son état pour Pierrette, il était venu pour Pierrette à Paris en se proposant d’y faire fortune pour elle. Après y avoir passé quinze jours, il n’avait pas tenu à l’idée de la voir, il avait marché depuis le samedi soir jusqu’à ce lundi matin, il comptait retourner à Paris ; mais la touchante apparition de sa petite amie le clouait à Provins. Un admirable magnétisme encore contesté, malgré tant de preuves, agissait sur lui à son insu : des larmes lui roulaient dans les yeux pendant que des larmes obscurcissaient ceux de Pierrette. Si, pour elle, il était la Bretagne et la plus heureuse enfance ; pour lui, Pierrette était la vie ! À seize ans, Brigaut ne savait encore ni dessiner ni profiler une corniche, il ignorait bien des choses ; mais, à ses pièces, il avait gagné quatre à cinq francs par jour. Il pouvait donc vivre à Provins, il y serait à portée de Pierrette, il achèverait d’apprendre son état en choisissant pour maître le meilleur menuisier de la ville, et veillerait sur Pierrette. En un moment le parti de Brigaut fut pris. L’ouvrier courut à Paris, fit ses comptes, y reprit son livret, son bagage et ses outils. Trois jours après, il était compagnon chez monsieur Frappier, le premier menuisier de Provins. Les ouvriers actifs, rangés, ennemis du bruit et du cabaret, sont assez rares pour que les maîtres tiennent à un jeune homme comme Brigaut. Pour terminer l’histoire du Breton sur ce point, au bout d’une quinzaine il devint maître compagnon, fut logé, nourri chez Frappier qui lui montra le calcul et le dessin linéaire. Ce menuisier demeure dans la Grand’rue à une centaine {p. 432} de pas de la petite place longue au bout de laquelle était la maison des Rogron. Brigaut enterra son amour dans son cœur et ne commit pas la moindre indiscrétion. Il se fit conter par madame Frappier l’histoire des Rogron ; elle lui dit la manière dont s’y était pris le vieil aubergiste pour avoir la succession du bonhomme Auffray. Brigaut eut des renseignements sur le caractère du mercier Rogron et de sa sœur. Il surprit Pierrette au marché le matin avec sa cousine, et frissonna de lui voir au bras un panier plein de provisions. Il alla revoir Pierrette le dimanche à l’église, où la Bretonne se montrait dans ses atours. Là, pour la première fois, Brigaut vit que Pierrette était mademoiselle Lorrain. Pierrette aperçut son ami, mais elle lui fit un signe mystérieux pour l’engager à demeurer bien caché. Il y eut un monde de choses dans ce geste, comme dans celui par lequel, quinze jours auparavant, elle l’avait engagé à se sauver. Quelle fortune ne devait-il pas faire en dix ans pour pouvoir épouser sa petite amie d’enfance, à qui les Rogron devaient laisser une maison, cent arpents de terre et douze mille livres de rente, sans compter leurs économies ! Le persévérant Breton ne voulut pas tenter fortune sans avoir acquis les connaissances qui lui manquaient. S’instruire à Paris ou s’instruire à Provins, tant qu’il ne s’agissait que de théorie, il préféra rester près de Pierrette, à laquelle d’ailleurs il voulait expliquer et ses projets et l’espèce de protection sur laquelle elle pouvait compter. Enfin il ne voulait pas la quitter sans avoir pénétré le mystère de cette pâleur qui atteignait déjà la vie dans l’organe qu’elle déserte en dernier, les yeux ; sans savoir d’où venaient ces souffrances qui lui donnaient l’air d’une fille courbée sous la faux de la mort, et près de tomber. Ces deux signes touchants, qui ne démentaient pas leur amitié, mais qui recommandaient la plus grande réserve, jetèrent la terreur dans l’âme du Breton. Évidemment Pierrette lui commandait de l’attendre, et de ne pas chercher à la voir ; autrement il y avait danger, péril pour elle. En sortant de l’église, elle put lui lancer un regard, et Brigaut vit les yeux de Pierrette pleins de larmes. Le Breton aurait trouvé la quadrature du cercle avant de deviner ce qui s’était passé dans la maison des Rogron, depuis son arrivée.
Ce ne fut pas sans de vives appréhensions que Pierrette descendit de sa chambre le matin où Brigaut avait surgi dans son rêve matinal comme un autre rêve. Pour se lever, pour ouvrir la fenêtre, mademoiselle Rogron avait dû entendre ce chant et ces paroles assez {p. 433} compromettantes aux oreilles d’une vieille fille ; mais Pierrette ignorait les faits qui rendaient sa cousine si alerte. Sylvie avait de puissantes raisons pour se lever et pour accourir à sa fenêtre. Depuis environ huit jours, d’étranges événements secrets, de cruels sentiments agitaient les principaux personnages du salon Rogron. Ces événements inconnus, cachés soigneusement de part et d’autre, allaient retomber comme une froide avalanche sur Pierrette. Ce monde de choses mystérieuses, et qu’il faudrait peut-être nommer les immondices du cœur humain, gisent à la base des plus grandes révolutions politiques, sociales ou domestiques ; mais en les disant, peut-être est-il extrêmement utile d’expliquer que leur traduction algébrique, quoique vraie, est infidèle sous le rapport de la forme. Ces calculs profonds ne parlent pas aussi brutalement que l’histoire les exprime. Vouloir rendre les circonlocutions, les précautions oratoires, les longues conversations où l’esprit obscurcit à dessein la lumière qu’il y porte, où la parole mielleuse délaie le venin de certaines intentions, ce serait tenter un livre aussi long que le magnifique poème appelé Clarisse Harlowe. Mademoiselle Habert et mademoiselle Sylvie avaient une égale envie de se marier ; mais l’une était de dix ans moins âgée que l’autre, et les probabilités permettaient à Céleste Habert de penser que ses enfants auraient toute la fortune des Rogron. Sylvie arrivait à quarante-deux ans, âge auquel le mariage peut offrir des dangers. En se confiant leurs idées pour se demander l’une à l’autre une approbation, Céleste Habert, mise en œuvre par l’abbé vindicatif, avait éclairé Sylvie sur les prétendus périls de sa position. Le colonel, homme violent, d’une santé militaire, gros garçon de quarante-cinq ans, devait pratiquer la morale de tous les contes de fées : Ils furent heureux et eurent beaucoup d’enfants. Ce bonheur fit trembler Sylvie, elle eut peur de mourir, idée qui ravage de fond en comble les célibataires. Mais le ministère Martignac, cette seconde victoire de la chambre qui renversa le ministère Villèle, était nommé. Le parti Vinet marchait la tête haute dans Provins. Vinet, maintenant le premier avocat de la Brie, gagnait tout ce qu’il voulait, selon un mot populaire. Vinet était un personnage. Les libéraux prophétisaient son avénement, il serait certainement Député, procureur-général. Quant au colonel, il deviendrait maire de Provins. Ah ! régner comme régnait madame Garceland, être la femme du maire, Sylvie ne tint pas contre cette espérance, elle voulut consulter un médecin, {p. 434} quoiqu’une consultation pût la couvrir de ridicule. Ces deux filles, l’une victorieuse de l’autre et sûre de la mener en laisse, inventèrent un de ces traquenards que les femmes conseillées par un prêtre savent si bien apprêter. Consulter monsieur Néraud, le médecin des libéraux, l’antagoniste de monsieur Martener, était une faute. Céleste Habert offrit à Sylvie de la cacher dans son cabinet de toilette, et de consulter pour elle-même, sur ce chapitre, monsieur Martener, le médecin de son pensionnat. Complice ou non de Céleste, Martener répondit à sa cliente que le danger existait déjà, quoique faible, chez une fille de trente ans. — Mais votre constitution, lui dit-il en terminant, vous permet de ne rien craindre.
— Et pour une femme de quarante ans passés ? dit mademoiselle Céleste Habert.
— Une femme de quarante ans, mariée et qui a eu des enfants, n’a rien à redouter.
— Mais une fille sage, très-sage, comme mademoiselle Rogron, par exemple ?
— Sage ! il n’y a plus de doute, dit monsieur Martener. Un accouchement heureux est alors un de ces miracles que Dieu se permet, mais rarement.
— Et pourquoi ? dit Céleste Habert.
Le médecin répondit par une description pathologique effrayante ; il expliqua comment l’élasticité donnée par la nature dans la jeunesse aux muscles, aux os, n’existait plus à un certain âge, surtout chez les femmes que leur profession avait rendues sédentaires pendant long-temps comme mademoiselle Rogron.
— Ainsi, passé quarante ans, une fille vertueuse ne doit plus se marier ?
— Ou attendre, répondit le médecin ; mais alors ce n’est plus le mariage, c’est une association d’intérêts : autrement, que serait-ce ?
Enfin il résulta de cet entretien, clairement, sérieusement, scientifiquement et raisonnablement, que, passé quarante ans, une fille vertueuse ne devait pas trop se marier. Quand monsieur Martener fut parti, mademoiselle Céleste Habert trouva mademoiselle Rogron verte et jaune, les pupilles dilatées, enfin dans un état effrayant.
— Vous aimez donc bien le colonel ? lui dit-elle.
— J’espérais encore, répondit la vieille fille.
{p. 435} — Eh ! bien, attendez, s’écria jésuitiquement mademoiselle Habert qui savait bien que le temps ferait justice du colonel.
Cependant la moralité de ce mariage était douteuse. Sylvie alla sonder sa conscience au fond du confessionnal. Le sévère directeur expliqua les opinions de l’Église, qui ne voit dans le mariage que la propagation de l’humanité, qui réprouve les secondes noces et flétrit les passions sans but social. Les perplexités de Sylvie Rogron furent extrêmes. Ces combats intérieurs donnèrent une force étrange à sa passion et lui prêtèrent l’inexplicable attrait que depuis Ève les choses défendues offrent aux femmes. Le trouble de mademoiselle Rogron ne put échapper à l’œil clairvoyant de l’avocat.
Un soir, après la partie, Vinet s’approcha de sa chère amie Sylvie, la prit par la main, et alla s’asseoir avec elle sur un des canapés.
— Vous avez quelque chose, lui dit-il à l’oreille.
Elle inclina tristement la tête. L’avocat laissa partir Rogron, resta seul avec la vieille fille et lui tira les vers du cœur.
— Bien joué, l’abbé ! mais tu as joué pour moi, s’écria-t-il en lui-même, après avoir entendu toutes les consultations secrètes faites par Sylvie, et dont la dernière était la plus effrayante.
Ce rusé renard judiciaire fut plus terrible encore que le médecin dans ses explications ; il conseilla le mariage, mais dans une dizaine d’années seulement, pour plus de sécurité. L’avocat jura que toute la fortune des Rogron appartiendrait à Bathilde. Il se frotta les mains, son museau s’affina, tout en courant après madame et mademoiselle de Chargebœuf, qu’il avait laissées en route avec leur domestique armée d’une lanterne. L’influence qu’exerçait monsieur Habert, médecin de l’âme, Vinet, le médecin de la bourse, la contre-balançait parfaitement. Rogron était fort peu dévot ; ainsi l’Homme d’Église et l’Homme de Loi, ces deux robes noires se trouvaient manche à manche. En apprenant la victoire remportée par mademoiselle Habert, qui croyait épouser Rogron, sur Sylvie hésitant entre la peur de mourir et la joie d’être baronne, l’avocat aperçut la possibilité de faire disparaître le colonel du champ de bataille. Il connaissait assez Rogron pour trouver un moyen de le marier avec la belle Bathilde. Rogron n’avait pu résister aux attaques de mademoiselle de Chargebœuf. Vinet savait que la première fois que Rogron serait seul avec Bathilde et lui, leur mariage serait décidé. Rogron en était venu au point d’attacher les yeux sur {p. 436} mademoiselle Habert, tant il avait peur de regarder Bathilde. Vinet venait de voir à quel point Sylvie aimait le colonel. Il comprit l’étendue d’une pareille passion chez une vieille fille, également rongée de dévotion ; et il eut bientôt trouvé le moyen de perdre à la fois Pierrette et le colonel, espérant d’être débarrassé de l’un par l’autre.
Le lendemain matin, après l’audience, il rencontra, selon leur habitude quotidienne, le colonel en promenade avec Rogron.
Quand ces trois hommes allaient ensemble, leur réunion faisait toujours causer la ville. Ce triumvirat, en horreur au sous-préfet, à la magistrature, au parti des Tiphaine, était un tribunat dont les libéraux de Provins tiraient vanité. Vinet rédigeait le Courrier à lui seul, il était la tête du parti ; le colonel, gérant responsable du journal, était le bras ; Rogron était le nerf avec son argent, il était censé le lien entre le Comité-directeur de Provins et le Comité-directeur de Paris. À écouter les Tiphaine, ces trois hommes étaient toujours à machiner quelque chose contre le Gouvernement, tandis que les libéraux les admiraient comme les défenseurs du peuple. Quand l’avocat vit Rogron revenant vers la place, ramené au logis par l’heure du dîner, il empêcha le colonel, en lui prenant le bras, d’accompagner l’ex-mercier.
— Hé ! bien, colonel, lui dit-il, je vais vous ôter un grand poids de dessus les épaules ; vous épouserez mieux que Sylvie : en vous y prenant bien, vous pouvez épouser dans deux ans la petite Pierrette Lorrain.
Et il lui raconta les effets de la manœuvre du jésuite.
— Quelle botte secrète, et comme elle est tirée de longueur ! dit le colonel.
— Colonel, reprit gravement Vinet, Pierrette est une charmante créature, vous pouvez être heureux le reste de vos jours, et vous avez une si belle santé que ce mariage n’aura pas pour vous les inconvénients habituels des unions disproportionnées ; mais ne croyez pas facile cet échange d’un sort affreux contre un sort agréable. Faire passer votre amante à l’état de confidente est une opération aussi périlleuse que, dans votre métier, le passage d’une rivière sous le feu de l’ennemi. Fin comme un colonel de cavalerie que vous êtes, vous étudierez la position et vous manœuvrerez avec la supériorité que nous avons eue jusqu’à présent et qui nous a valu notre situation actuelle. Si je suis Procureur-Général un jour, vous {p. 437} pouvez commander le Département. Ah ! si vous aviez été électeur ! nous serions plus avancés, j’eusse acheté les deux voix de ces deux employés en les désintéressant de la perte de leurs places, et nous aurions eu la majorité. Je siégerais auprès des Dupin, des Casimir Périer, et…
Le colonel avait pensé depuis long-temps à Pierrette, mais il cachait cette pensée avec une profonde dissimulation ; aussi sa brutalité envers Pierrette n’était-elle qu’apparente. L’enfant ne s’expliquait pas pourquoi le prétendu camarade de son père la traitait si mal, quand il lui passait la main sous le menton et lui faisait une caresse paternelle en la rencontrant seule. Depuis la confidence de Vinet relativement à la terreur que le mariage causait à mademoiselle Sylvie, Gouraud avait cherché les occasions de trouver Pierrette seule, et le rude colonel était alors doux comme un chat : il lui disait combien Lorrain était brave, et quel malheur pour elle qu’il fût mort !
Quelques jours avant l’arrivée de Brigaut, Sylvie avait surpris Gouraud et Pierrette. La jalousie était donc entrée dans ce cœur avec une violence monastique. La jalousie, passion éminemment crédule, soupçonneuse, est celle où la fantaisie a le plus d’action ; mais elle ne donne pas d’esprit, elle en ôte ; et, chez Sylvie, cette passion devait amener d’étranges idées. Sylvie imagina que l’homme qui venait de prononcer ce mot madame la mariée à Pierrette était le colonel. En attribuant ce rendez-vous au colonel, Sylvie croyait avoir raison, car, depuis une semaine, les manières de Gouraud lui semblaient changées. Cet homme était le seul qui, dans la solitude où elle avait vécu, se fût occupé d’elle, elle l’observait donc de tous ses yeux, de tout son entendement ; et à force de se livrer à des espérances, tour à tour florissantes ou détruites, elle en avait fait une chose d’une si grande étendue, qu’elle y éprouvait les effets d’un mirage moral. Selon une belle expression vulgaire, à force de regarder, elle n’y voyait souvent plus rien. Elle repoussait et combattait victorieusement et tour à tour la supposition de cette rivalité chimérique. Elle faisait un parallèle entre elle et Pierrette : elle avait quarante ans et des cheveux gris ; Pierrette était une petite fille délicieuse de blancheur, avec des yeux d’une tendresse à réchauffer un cœur mort. Elle avait entendu dire que les hommes de cinquante ans aimaient les petites filles dans le genre de Pierrette. Avant que le colonel se rangeât et {p. 438} fréquentât la maison Rogron, Sylvie avait écouté dans le salon Tiphaine d’étranges choses sur Gouraud et sur ses mœurs. Les vieilles filles ont en amour les idées platoniques exagérées que professent les jeunes filles de vingt ans, elles ont conservé des doctrines absolues comme tous ceux qui n’ont pas expérimenté la vie, éprouvé combien les forces majeures sociales modifient, écornent et font faillir ces belles et nobles idées. Pour Sylvie, être trompée par ce colonel était une pensée qui lui martelait la cervelle. Depuis ce temps que tout célibataire oisif passe au lit entre son réveil et son lever, la vieille fille s’était donc occupée d’elle, de Pierrette et de la romance qui l’avait réveillée par le mot de mariage. En fille sotte, au lieu de regarder l’amoureux entre ses persiennes, elle avait ouvert sa fenêtre sans penser que Pierrette l’entendrait. Si elle avait eu le vulgaire esprit de l’espion, elle aurait vu Brigaut, et le drame fatal alors commencé n’aurait pas eu lieu.
Pierrette, malgré sa faiblesse, ôta les barres de bois qui maintenaient les volets de la cuisine, les ouvrit et les accrocha, puis elle alla ouvrir également la porte du corridor donnant sur le jardin. Elle prit les différents balais nécessaires à balayer le tapis, la salle à manger, le corridor, les escaliers, enfin pour tout nettoyer, avec un soin, une exactitude qu’aucune servante, fût-elle hollandaise, ne mettrait à son ouvrage : elle haïssait tant les réprimandes ! Pour elle, le bonheur consistait à voir les petits yeux bleus, pâles et froids de sa cousine, non pas satisfaits, ils ne le paraissaient jamais, mais seulement calmes, après qu’elle avait jeté partout son regard de propriétaire, ce regard inexplicable qui voit ce qui échappe aux yeux les plus observateurs. Pierrette avait déjà la peau moite quand elle revint à la cuisine y tout mettre en ordre, allumer les fourneaux afin de pouvoir porter du feu chez son cousin et sa cousine en leur apportant à chacun de l’eau chaude pour leur toilette, elle qui n’en avait pas pour la sienne ! Elle mit le couvert pour le déjeuner et chauffa le poêle de la salle. Pour ces différents services, elle allait quelquefois à la cave chercher de petits fagots, et quittait un lieu frais pour un lieu chaud, un lieu chaud pour un lieu froid et humide. Ces transitions subites, accomplies avec l’entraînement de la jeunesse, souvent pour éviter un mot dur, pour obéir à un ordre, causaient des aggravations sans remède dans l’état de sa santé. Pierrette ne se savait pas malade. Cependant elle commençait à souffrir ; elle avait des appétits étranges, elle les cachait ; elle aimait {p. 439} les salades crues et les dévorait en secret. L’innocente enfant ignorait complétement que sa situation constituait une maladie grave et voulait les plus grandes précautions. Avant l’arrivée de Brigaut, si ce Néraud, qui pouvait se reprocher la mort de la grand’mère, eût révélé ce danger mortel à la petite-fille, Pierrette eût souri : elle trouvait trop d’amertume à la vie pour ne pas sourire à la mort. Mais depuis quelques instants, elle qui joignait à ses souffrances corporelles les souffrances de la nostalgie bretonne, maladie morale si connue que les colonels y ont égard pour les Bretons qui se trouvent dans leurs régiments, elle aimait Provins ! La vue de cette fleur d’or, ce chant, la présence de son ami d’enfance l’avait ranimée comme une plante depuis long-temps sans eau reverdit après une longue pluie. Elle voulait vivre, elle croyait ne pas avoir souffert ! Elle se glissa timidement chez sa cousine, y fit le feu, y laissa la bouilloire, échangea quelques paroles, alla réveiller son tuteur, et descendit prendre le lait, le pain et toutes les provisions que les fournisseurs apportaient. Elle resta pendant quelque temps sur le seuil de la porte, espérant que Brigaut aurait l’esprit de revenir ; mais Brigaut était déjà sur la route de Paris. Elle avait arrangé la salle, elle était occupée à la cuisine, quand elle entendit sa cousine descendant l’escalier. Mademoiselle Sylvie Rogron apparut dans sa robe de chambre de taffetas couleur carmélite, un bonnet de tulle orné de coques sur sa tête, son tour de faux cheveux assez mal mis, sa camisole par-dessus sa robe, les pieds dans ses pantoufles traînantes. Elle passa tout en revue, et vint trouver sa cousine qui l’attendait pour savoir de quoi se composerait le déjeuner.
— Ah ! vous voilà donc, mademoiselle l’amoureuse ? dit Sylvie à Pierrette d’un ton moitié gai, moitié railleur.
— Plaît-il, ma cousine ?
— Vous êtes entrée chez moi comme une sournoise et vous en êtes sortie de même ; vous deviez cependant bien savoir que j’avais à vous parler.
— Moi…
— Vous avez eu ce matin une sérénade ni plus ni moins qu’une princesse.
— Une sérénade ? s’écria Pierrette.
— Une sérénade ? reprit Sylvie en l’imitant. Et vous avez un amant.
{p. 440} — Ma cousine, qu’est-ce qu’un amant ?
Sylvie évita de répondre et lui dit : — Osez dire, mademoiselle, qu’il n’est pas venu sous nos fenêtres un homme vous parler mariage !
La persécution avait appris à Pierrette les ruses nécessaires aux esclaves, elle répondit hardiment : — Je ne sais pas ce que vous voulez dire.
— Mon chien ? dit aigrement la vieille fille.
— Ma cousine, reprit humblement Pierrette.
— Vous ne vous êtes pas levée non plus, et vous n’êtes pas allée non plus nu-pieds à votre fenêtre, ce qui vous vaudra quelque bonne maladie. Attrape ! Ce sera bien fait pour vous. Et vous n’avez peut-être pas parlé à votre amoureux ?
— Non, ma cousine.
— Je vous connaissais bien des défauts, mais je ne vous savais pas celui de mentir. Pensez-y bien, mademoiselle ! il faut nous dire et nous expliquer à votre cousin et à moi la scène de ce matin, sans quoi votre tuteur verra à prendre des mesures rigoureuses.
La vieille fille, dévorée de jalousie et de curiosité, procédait par intimidation. Pierrette fit comme les gens qui souffrent au delà de leurs forces, elle garda le silence. Ce silence est, pour tous les êtres attaqués, le seul moyen de triompher : il lasse les charges cosaques des envieux, les sauvages escarmouches des ennemis ; il donne une victoire écrasante et complète. Quoi de plus complet que le silence ? Il est absolu, n’est-ce pas une des manières d’être de l’infini ? Sylvie examina Pierrette à la dérobée. L’enfant rougissait, mais sa rougeur, au lieu d’être générale, se divisait par plaques inégales aux pommettes, par taches ardentes, et d’un ton significatif. En voyant ces symptômes de maladie, une mère eût aussitôt changé de ton, elle aurait pris cette enfant sur ses genoux, elle l’eût questionnée, elle aurait déjà depuis long-temps admiré mille preuves de la complète, de la sublime innocence de Pierrette, elle aurait deviné sa maladie et compris que les humeurs et le sang détournés de leur voie se jetaient sur les poumons après avoir troublé les fonctions digestives. Ces taches éloquentes lui eussent appris l’imminence d’un danger mortel. Mais une vieille fille chez qui les sentiments que nourrit la famille n’avaient jamais été réveillés, à qui les besoins de l’enfance, les précautions voulues par l’adolescence étaient inconnus, ne pouvait avoir aucune des indulgences et des compatissances inspirées par les mille événements de la vie ménagère {p. 441} conjugale. Les souffrances de la misère, au lieu de lui attendrir le cœur, y avaient fait des calus.
— Elle rougit, elle est en faute ! se dit Sylvie. Le silence de Pierrette fut donc interprété dans le plus mauvais sens.
— Pierrette, dit-elle, avant que votre cousin ne descende, nous allons causer. Venez, dit-elle d’un ton plus doux. Fermez la porte de la rue. Si quelqu’un vient, on sonnera, nous entendrons bien.
Malgré le brouillard humide qui s’élevait au-dessus de la rivière, Sylvie emmena Pierrette par l’allée sablée qui serpentait à travers les gazons jusqu’au bord de la terrasse en rochers rocaillés, quai pittoresque, meublé d’iris et de plantes d’eau. La vieille cousine changea de système ; elle voulut essayer de prendre Pierrette par la douceur. La hyène allait se faire chatte.
— Pierrette, lui dit-elle, vous n’êtes plus un enfant, vous allez bientôt mettre le pied dans votre quinzième année, et il n’y aurait rien d’étonnant à ce que vous eussiez un amant.
— Mais, ma cousine, dit Pierrette en levant les yeux avec une douceur angélique vers le visage aigre et froid de sa cousine qui avait pris son air de vendeuse, qu’est-ce qu’un amant ?
Il fut impossible à Sylvie de définir avec justesse et décence un amant à la pupille de son frère. Au lieu de voir dans cette question l’effet d’une adorable innocence, elle y vit de la fausseté.
— Un amant, Pierrette, est un homme qui nous aime et qui veut nous épouser.
— Ah ! dit Pierrette. Quand on est d’accord en Bretagne, nous appelons alors ce jeune homme un prétendu !
— Hé ! bien, songez qu’en avouant vos sentiments pour un homme, il n’y a pas le moindre mal, ma petite. Le mal est dans le secret. Avez-vous plu par hasard à quelques-uns des hommes qui viennent ici ?
— Je ne le crois pas.
— Vous n’en aimez aucun ?
— Aucun !
— Bien sûr ?
— Bien sûr.
— Regardez-moi, Pierrette ?
Pierrette regarda sa cousine.
— Un homme vous a cependant appelée sur la place ce matin ?
Pierrette baissa les yeux.
{p. 442} — Vous êtes allée à votre fenêtre, vous l’avez ouverte et vous avez parlé !
— Non, ma cousine, j’ai voulu savoir quel temps il faisait, et j’ai vu sur la place un paysan.
— Pierrette, depuis votre première communion, vous avez beaucoup gagné, vous êtes obéissante et pieuse, vous aimez vos parents et Dieu ; je suis contente de vous, je ne vous le disais point pour ne pas enfler votre orgueil…
Cette horrible fille prenait l’abattement, la soumission, le silence de la misère pour des vertus ! Une des plus douces choses qui puissent consoler les Souffrants, les Martyrs, les Artistes au fort de la Passion divine que leur imposent l’Envie et la Haine, est de trouver l’éloge là où ils ont toujours trouvé la censure et la mauvaise foi. Pierrette leva donc sur sa cousine des yeux attendris et se sentit près de lui pardonner toutes les douleurs qu’elle lui avait faites.
— Mais si tout cela n’est qu’hypocrisie, si je dois voir en vous un serpent que j’aurai réchauffé dans mon sein, vous seriez une infâme, une horrible créature !
— Je ne crois pas avoir de reproches à me faire, dit Pierrette en éprouvant une horrible contraction au cœur par le passage subit de cette louange inespérée au terrible accent de l’hyène.
— Vous savez qu’un mensonge est un péché mortel ?
— Oui, ma cousine.
— Hé ! bien, vous êtes devant Dieu ! dit la vieille fille en lui montrant par un geste solennel les jardins et le ciel, jurez-moi que vous ne connaissiez pas ce paysan.
— Je ne jurerai pas, dit Pierrette.