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Deuxième partie

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Seconde préface

  

i vous avez pu comprendre ce livre… (et l’on vous fait un honneur infini par cette supposition : l’auteur le plus profond ne comprend pas toujours, l’on peut même dire ne comprend jamais les différents sens de son livre, ni sa portée, ni le bien ni le mal qu’il cause), si donc vous avez prêté quelque attention à ces petites scènes de la vie conjugale, vous aurez peut-être remarqué leur couleur…

{p. 192}   — Quelle couleur ? demandera sans doute un épicier, les livres sont couverts en jaune, en bleu, revers de botte, vert-pâle, gris-perle, blanc.

Hélas ! les livres ont une autre couleur, ils sont teints par l’auteur, et quelques écrivains empruntent leur coloris. Certains livres déteignent sur d’autres. Il y a mieux. Les livres sont blonds ou bruns, châtain-clair ou roux. Enfin ils ont un sexe aussi ! Nous connaissons des livres mâles et des livres femelles, des livres qui, chose déplorable, n’ont pas de sexe, ce qui, nous l’espérons, n’est pas le cas de celui-ci, en supposant que vous fassiez à cette collection de sujets nosographiques l’honneur de l’appeler un livre.

Jusqu’ici, toutes ces misères sont des misères infligées uniquement par la femme à l’homme. Vous n’avez donc {p. 193}   encore vu que le côté mâle du livre. Et, si l’auteur a réellement l’ouïe qu’on lui suppose, il a déjà surpris plus d’une exclamation ou d’une déclamation de femme furieuse :

— On ne nous parle que des misères souffertes par ces messieurs, aura-t-elle dit, comme si nous n’avions pas nos petites misères aussi !…

Ô femmes ! vous avez été entendues, car si vous n’êtes pas toujours comprises, vous vous faites toujours très-bien entendre !…

Donc, il serait souverainement injuste de faire porter sur vous seules les reproches que tout être social mis sous le joug (conjungium) a le droit d’adresser à cette institution nécessaire, sacrée, utile, éminemment conservatrice, mais tant soit peu gênante, et d’un porter difficile aux entournures, ou quelquefois trop facile aussi.

J’irai plus loin ! Cette partialité serait évidemment du crétinisme.

Un homme, non un écrivain, car il y a bien des hommes dans un écrivain, un auteur donc, doit ressembler à Janus : voir en avant et en arrière, se faire rapporteur, découvrir toutes les faces d’une idée, passer alternativement dans l’âme d’Alceste et dans celle de Philinte, ne pas tout dire et néanmoins tout savoir, ne jamais ennuyer, et…

N’achevons pas ce programme, autrement nous dirions tout, et ce serait effrayant pour tous ceux qui réfléchissent aux conditions de la littérature.

D’ailleurs un auteur qui prend la parole au milieu de son livre fait l’effet du bonhomme dans le Tableau {p. 194}   parlant, quand il met son visage à la place de la peinture. L’auteur n’oublie pas qu’à la Chambre on ne prend point la parole entre deux épreuves. Assez donc !

Voici maintenant le côté femelle du livre ; car, pour ressembler parfaitement au mariage, ce livre doit être plus ou moins androgyne.

{p. 195}  

Les maris du second mois

Deux jeunes mariées, deux amies de pension, Caroline et Stéphanie, intimes au pensionnat de mademoiselle Mâchefer, une des plus célèbres maisons d’éducation du faubourg Saint-Honoré, se trouvaient au bal chez madame {p. 196}   de Fischtaminel, et la conversation suivante eut lieu dans l’embrasure d’une croisée du boudoir.

Il faisait si chaud qu’un homme avait eu, bien avant les deux jeunes femmes, l’idée de venir respirer l’air de la nuit ; il s’était placé dans l’angle même du balcon, et, comme il se trouvait beaucoup de fleurs devant la fenêtre, les deux amies purent se croire seules. [ill.]  

Cet homme était le meilleur ami de l’auteur. [ill.]  

L’une des deux jeunes mariées, posée à l’angle de l’embrasure, faisait en quelque sorte le guet en regardant le boudoir et les salons.

L’autre avait pris position dans l’embrasure en s’y serrant de manière à ne pas recevoir le courant d’air, tempéré d’ailleurs par des rideaux de mousseline et des rideaux de soie.

Ce boudoir était désert, le bal commençait, les tables de jeu restaient ouvertes, offrant leurs tapis verts et montrant des cartes encore serrées dans le frêle étui que leur impose la Régie.

On dansait la seconde contredanse.

Tous ceux qui vont au bal connaissent cette phase des grandes soirées où tout le monde n’est pas arrivé, mais où les salons sont déjà pleins, et qui cause un moment {p. 197}   de terreur à la maîtresse de la maison. C’est, toute comparaison gardée, un instant semblable à celui qui décide de la victoire ou de la perte d’une bataille.

Vous comprenez alors comment ce qui devait être un secret bien gardé peut avoir aujourd’hui les honneurs de l’impression.

— Eh bien ! Caroline ?

— Eh bien ! Stéphanie ?

— Eh bien ?

— Eh bien ?

Un double soupir.

— Tu ne te souviens plus de nos conventions ?…

— Si…

— Pourquoi donc n’es-tu pas venue me voir ?

— On ne me laisse jamais seule, nous avons à peine le temps de causer ici…

— Ah ! si mon Adolphe prenait ces manières-là ! s’écria Caroline.

— Tu nous as bien vus, Armand et moi, quand il me faisait ce qu’on nomme, je ne sais pourquoi, la cour…

— Oui, je l’admirais, je te trouvais bien heureuse, tu trouvais ton idéal, toi ! un bel homme, toujours si bien mis, en gants jaunes, la barbe faite, bottes vernies, linge blanc, la propreté la plus exquise, aux petits soins…

— Va, va, toujours.

— Enfin un homme comme il faut ; son parler était {p. 198}   d’une douceur féminine, pas la moindre brusquerie. Et des promesses de bonheur, de liberté ! Ses phrases étaient plaquées de palissandre. Il meublait ses paroles de châles et de dentelles. On entendait rouler dans les moindres mots, des chevaux et des voitures. Ta corbeille était d’une magnificence millionnaire. Armand me faisait l’effet d’un mari de velours, d’une fourrure en plumes d’oiseaux dans laquelle tu allais t’envelopper.

— Caroline, mon mari prend du tabac !… [ill.]  

— Eh bien ! le mien fume…

— Mais le mien en prend, ma chère, comme en prenait, dit-on, Napoléon, et j’ai le tabac en {p. 199}   horreur ; il l’a su, le monstre, et s’en est passé pendant sept mois…

— Tous les hommes ont de ces habitudes, il faut absolument qu’ils prennent quelque chose.

— Tu n’as aucune idée des supplices que j’endure. La nuit, je suis réveillée en sursaut par un éternuement3. En m’endormant, j’ai fait des mouvements qui m’ont mis le nez sur des grains de tabac semés sur l’oreiller, je les aspire, et je saute comme une mine. Il paraît que ce scélérat d’Armand est habitué à cette surprise, il ne s’éveille point. Je trouve du tabac partout, et je n’ai pas, après tout, épousé la Régie.

— Qu’est-ce que c’est que ce petit inconvénient, ma chère enfant, si ton mari est un bon enfant et d’un bon naturel !

— Ah bien ! il est froid comme un marbre, compassé comme un vieillard, causeur comme une sentinelle, et c’est un de ces hommes qui disent oui à tout, mais qui ne font rien que ce qu’ils veulent.

— Dis-lui non.

— C’est essayé.

— Eh bien ?

— Eh bien ! il m’a menacée de réduire ma pension de ce qui lui serait nécessaire pour se passer de moi…

— Pauvre Stéphanie ! ce n’est pas un homme, c’est un monstre…

— Un monstre calme et méthodique, à faux toupet, et qui, tous les soirs…

— Tous les soirs ?…

{p. 200}   — Attends donc !… qui tous les soirs prend un verre d’eau pour y mettre sept fausses dents.

— Quel piége que ton mariage ! Enfin Armand est riche ?…

— Qui sait !

— Oh ! mon Dieu ! mais tu me fais l’effet de devenir avant peu très-malheureuse… ou très-heureuse.

— Et toi, ma petite ?

— Moi, jusqu’à présent je n’ai qu’une épingle qui me pique dans mon corset ; mais c’est insupportable.

— Pauvre enfant ! tu ne connais pas ton bonheur. Allons, dis.

{p. 201}   Ici, la jeune femme parla si bien à l’oreille de l’autre, qu’il fut impossible d’entendre un seul mot. La conversation recommença ou plutôt finit par une sorte de conclusion.

— Ton Adolphe est jaloux ?

— De qui ? nous ne nous quittons pas, et c’est là, ma chère, une misère. On n’y tient pas. Je n’ose pas bâiller, je suis toujours en représentation de femme aimante. C’est fatigant.

— Caroline ?

— Eh bien ?

— Ma petite, que vas-tu faire ?

— Me résigner. Et toi ?

— Combattre la Régie…

Cette petite misère tend à prouver qu’en fait de déceptions personnelles les deux sexes sont bien quittes l’un envers l’autre.

{p. 203}  

Les ambitions trompées

§I
L’illustre Chodoreille

  

n jeune homme a quitté sa ville natale au fond de quelque département marqué par monsieur Charles Dupin en couleur plus ou moins foncée. Il avait pour vocation la gloire, n’importe laquelle : supposez un peintre, un romancier, un journaliste, un poète, un grand homme d’État.

{p. 204}   Pour être parfaitement compris, le jeune Adolphe de Chodoreille voulait faire parler de lui, devenir célèbre, être quelque chose. Ceci donc s’adresse à la masse des ambitieux amenés à Paris par tous les véhicules possibles, soit moraux, soit physiques, et qui s’y élancent un beau matin avec l’intention hydrophobique de renverser toutes les renommées, de se bâtir un piédestal avec des ruines à faire, jusqu’à ce que désillusion s’ensuive.

Comme il s’agit de formuler ce fait normal qui caractérise notre époque, prenons de tous ces personnages celui que l’auteur a nommé ailleurs UN GRAND HOMME DE PROVINCE.

Adolphe a compris que le plus admirable commerce est celui qui consiste à payer chez un papetier une bouteille d’encre, un paquet de plumes et une rame de papier coquille douze francs cinquante centimes, et de revendre les deux mille feuillets que fournit la rame, en coupant chaque feuille en quatre, quelque chose comme cinquante mille francs, après toutefois y avoir écrit sur chaque feuillet cinquante lignes pleines de style et d’imagination.

Ce problème, de douze francs cinquante centimes métamorphosés en cinquante mille francs, à raison de vingt-cinq centimes chaque ligne, stimule bien des familles qui pourraient employer leurs membres utilement au fond des provinces, à les lancer dans l’enfer de Paris.

Le jeune homme, objet de cette exportation, semble {p. 205}   toujours à toute sa ville avoir autant d’imagination que les plus fameux auteurs. Il a toujours fait d’excellentes études, il écrit d’assez jolis vers, il passe pour un garçon d’esprit ; enfin il est souvent coupable d’une charmante nouvelle insérée dans le journal de l’endroit, laquelle a soulevé l’admiration du département.

Comme ces pauvres parents ignoreront éternellement ce que leur fils vient apprendre à grand’peine à Paris, à savoir :

Qu’il est difficile d’être un écrivain et de connaître la langue française avant une douzaine d’années de travaux herculéens ;

Qu’il faut avoir fouillé toute la vie sociale pour être un vrai romancier, vu que le roman est l’histoire privée des nations ;

{p. 206}   Que les grands conteurs (Ésope, Lucien, Boccace, Rabelais, Cervantes, Swift, La Fontaine, Lesage, Sterne, Voltaire, Walter Scott, les Arabes inconnus des Mille et Une Nuits) sont tous des hommes de génie autant que des colosses d’érudition.

Leur Adolphe fait son apprentissage en littérature dans plusieurs cafés, devient membre de la société des Gens de lettres, attaque à tort et à travers des hommes à talent qui ne lisent pas ses articles, revient à des sentiments plus doux en voyant l’insuccès de sa critique, apporte des nouvelles aux journaux qui se les renvoient comme sur des raquettes ; et, après cinq à six années d’exercices plus ou moins fatigants, d’horribles privations très-coûteuses à ses parents, il arrive à une certaine position. [ill.]  

Voici quelle est cette position.

Grâce à une sorte d’assurance mutuelle des faibles {p. 207}   entre eux, et qu’un écrivain assez ingénieux a nommée la camaraderie, Adolphe voit son nom souvent cité parmi les noms célèbres, soit dans les prospectus de la librairie, soit dans les annonces des journaux qui promettent de paraître.

Les libraires impriment le titre d’un de ses ouvrages à cette menteuse rubrique : SOUS PRESSE, qu’on pourrait appeler la ménagerie typographique des ours4.

On comprend quelquefois Chodoreille parmi les hommes d’espérance de la jeune littérature.

{p. 208}   Adolphe de Chodoreille reste onze ans dans les rangs de la jeune littérature : il devient chauve en gardant sa distance dans la jeune littérature ; mais il finit par obtenir ses entrées aux théâtres grâce à d’obscurs travaux, à des critiques dramatiques, il essaye de se faire prendre pour un bon enfant ; et à mesure qu’il perd des illusions sur la gloire, sur le monde de Paris, il gagne des dettes et des années.

Un journal aux abois lui demande un de ses ours corrigé par des amis, léché, pourléché de lustre en lustre, et qui sent la pommade de chaque genre à la mode et oublié. Ce livre devient pour Adolphe ce qu’est pour le caporal Trim ce fameux bonnet qu’il met toujours en jeu, car pendant cinq ans Tout pour une Femme (titre définitif) sera l’un des plus charmants ouvrages de notre époque.

En onze ans, Chodoreille passe pour avoir publié des travaux estimables, cinq à six nouvelles dans des revues nécropoliques, dans des journaux de femmes, dans des ouvrages destinés à la plus tendre enfance.

Enfin, comme il est garçon, qu’il possède un habit, un pantalon de casimir noir, qu’il peut se déguiser quand il le veut en diplomate élégant, qu’il ne manque pas d’un certain air intelligent, il est admis dans quelques salons plus ou moins littéraires, il salue les cinq ou six académiciens qui ont du génie, de l’influence ou du talent, il peut aller chez deux ou trois de nos grands poètes, il se permet dans les cafés d’appeler par leur petit nom les deux ou trois femmes célèbres à juste titre de notre époque ; il est d’ailleurs au mieux avec les {p. 209}   bas-bleus du second ordre, qui devraient être appelées des chaussettes, et il en est aux poignées de main et aux petits verres d’absinthe avec les astres des petits journaux. [ill.]  

Ceci est l’histoire des médiocrités en tout genre, auxquelles il a manqué ce que les titulaires appellent le bonheur.

Ce bonheur, c’est la volonté, le travail continu, le mépris de la renommée obtenue facilement, une immense instruction et la patience qui, selon Buffon, serait tout le génie, mais qui certes en est la moitié.

Vous n’apercevez pas encore trace de petite misère pour Caroline. Vous croyez que cette histoire de cinq cents jeunes gens occupés à polir en ce moment les pavés de Paris est écrite en façon d’avis aux familles des quatre-vingt-six départements ; mais lisez ces deux lettres échangées entre deux amies différemment mariées, vous comprendrez qu’elle était nécessaire, autant que le récit par lequel jadis commençait tout bon mélodrame, et nommé l’avant-scène… Vous devinerez les savantes {p. 210}   manœuvres du paon parisien faisant la roue au sein de sa ville natale et fourbissant dans des arrière-pensées matrimoniales les rayons d’une gloire qui, semblables à ceux du soleil, ne sont chauds et brillants qu’à de grandes distances.

{p. 211}  

De madame Claire de La Roulandière, née Jugault, à madame Adolphe de Chodoreille, née Heurtaut.
Viviers.
Tu ne m’as pas encore écrit, ma chère Caroline, et c’est bien mal à toi. N’était-ce pas à la plus heureuse de commencer et de consoler celle qui restait en province !
Depuis ton départ pour Paris, j’ai donc épousé monsieur de La Roulandière, le président du tribunal. [ill.]   Tu le connais, et tu sais si je puis être satisfaite en ayant le cœur saturé de nos idées. Je n’ignorais pas mon sort : je vis entre l’ancien président, l’oncle de mon mari, et ma belle-mère, qui de l’ancienne société parlementaire d’Aix n’a gardé que la morgue, la sévérité de mœurs. Je suis rarement seule, je ne sors {p. 212}   qu’accompagnée de ma belle-mère ou de mon mari. Nous recevons tous les gens graves de la ville le soir. Ces messieurs font un whist à deux sous la fiche, et j’entends des conversations dans ce genre-ci : — Monsieur Vitremont est mort, il laisse deux cent quatre-vingt mille francs de fortune… dit le substitut, un jeune homme de quarante-sept ans, amusant comme le mistral. — Êtes-vous bien certain de cela ?…
— Cela, c’est les deux cent quatre-vingt mille francs. Un petit juge pérore, il raconte les placements, on discute les valeurs, et il est acquis à la discussion que, s’il n’y a pas deux cent quatre-vingt mille francs, on en sera bien près…
Là-dessus concert général d’éloges donnés à ce mort pour avoir tenu le pain sous clef, pour avoir plaçoté ses économies, mis sou sur sou, afin probablement que toute la ville et tous les gens qui ont des successions à espérer battissent ainsi des mains en s’écriant avec admiration : — Il laisse deux cent quatre-vingt mille francs !… Et chacun a des parents malades de qui l’on dit : — Laissera-t-il quelque chose d’approchant ? et l’on discute le vif comme on a discuté le mort.
{p. 213}   On ne s’occupe que des probabilités de fortune, ou des probabilités de vacance dans les places, et des probabilités de récolte.
Quand, dans notre enfance, nous regardions ces jolies petites souris blanches à la fenêtre du savetier de la rue Saint-Maclou, faisant tourner la cage ronde où elles étaient enfermées, pouvais-je savoir que ce serait une fidèle image de mon avenir ?…
Être ainsi, moi qui de nous deux agitais le plus mes ailes, dont l’imagination était la plus vagabonde ! j’ai péché plus que toi, je suis la plus punie. J’ai dit adieu à mes rêves : je suis madame la présidente gros comme le bras, et je me résigne à donner le bras à ce grand diable de monsieur de La Roulandière pendant quarante {p. 214}   ans, à vivre menu de toute manière et à voir deux gros sourcils sur deux yeux vairons dans une figure jaune, laquelle ne saura jamais ce qu’est un sourire.
Mais toi, ma chère Caroline, toi qui, soit dit entre nous, étais dans les grandes quand je frétillais dans les petites, toi qui ne péchais que par orgueil, à vingt-sept ans, avec deux cent mille francs de fortune, tu captures et tu captives un grand homme, un des hommes les plus spirituels de Paris, un des deux hommes à talent que notre ville ait produits !… quelle chance !
Maintenant tu te trouves dans le milieu le plus brillant de Paris. Tu peux, grâce aux sublimes priviléges du génie, aller dans tous les salons du faubourg Saint-Germain, y être bien accueillie. Tu jouis des jouissances exquises de la société des deux ou trois femmes célèbres de notre temps, où il se fait tant d’esprit, dit-on, où se disent ces mots qui nous arrivent ici comme des fusées à la Congrève. Tu vas chez le baron Schinner, de qui nous parlait tant Adolphe, où vont tous les grands artistes, tous les illustres étrangers. Enfin, dans quelque temps tu seras une des reines de Paris, si tu le veux. Tu peux aussi recevoir, tu verras chez toi les lionnes, les lions de la littérature, du grand monde et de la finance, car Adolphe nous parlait de ses amitiés illustres et de ses liaisons avec les favoris de la mode en de tels termes, que je te vois fêtée et fêtant.
Avec tes dix mille francs de rente et la succession de ta tante Carabès, avec les vingt mille francs que gagne ton mari, vous devez avoir équipage ; et, comme tu vas à tous les théâtres sans payer, comme les journalistes {p. 215}   sont les héros de toutes les inaugurations ruineuses pour qui veut suivre le mouvement parisien, qu’on les invite tous les jours à dîner, tu vis comme si tu avais soixante mille francs de rente !… Ah ! tu es heureuse, toi ! aussi m’oublies-tu !
Eh bien, je comprends que tu n’as pas un instant à toi. Ton bonheur est la cause de ton silence, je te pardonne. Allons, un jour, si, fatiguée de tant de plaisirs, du haut de ta grandeur, tu penses encore à ta pauvre Claire, écris-moi, raconte-moi ce qu’est un mariage avec un grand homme… peins-moi ces grandes dames de Paris, surtout celles qui écrivent… oh ! je voudrais bien savoir en quoi elles sont faites ; enfin n’oublie rien, si tu n’oublies pas que tu es aimée quand même par ta pauvre
Claire JUGAULT.

{p. 216}  

Réponse
Madame Adolphe de Chodoreille à madame la présidente de La Roulandière à Viviers.
Paris…
  
h ! ma pauvre Claire, si tu savais combien de petites douleurs ta lettre ingénue a réveillées, non, tu ne me l’aurais pas écrite. Aucune amie, une ennemie même, en voyant à une femme un appareil sur mille piqûres de moustiques, ne l’arrache pas pour s’amuser à les compter…
Je commence par te dire que, pour une fille de vingt-sept ans, d’une figure encore passable, mais d’une taille {p. 217}   un peu trop empereur Nicolas pour l’humble rôle que je joue, je suis heureuse !… Voici pourquoi :
Adolphe, honteux des déceptions qui sont tombées sur moi comme une grêle, panse les plaies de mon amour-propre par tant d’affection, par tant de petits soins, tant de charmantes choses, qu’en vérité les femmes voudraient, en tant que femmes, trouver à l’homme qu’elles épousent des torts si profitables ; mais tous les gens de lettres (Adolphe est, hélas ! à peine un homme de lettres), qui sont des êtres non moins irritables, nerveux, changeants et bizarres que les femmes, ne possèdent pas des qualités aussi solides que celles d’Adolphe, et j’espère qu’ils n’ont pas été tous aussi malheureux que lui.
Hélas ! nous nous aimons assez toutes les deux pour que je te dise la vérité. J’ai sauvé mon mari, ma chère, d’une profonde misère habilement cachée. Loin de toucher vingt mille francs par an, il ne les a pas gagnés dans les quinze années qu’il a passées à Paris. Nous sommes logés à un troisième étage de la rue Joubert, qui nous coûte douze cents francs, et il nous reste sur nos revenus environ huit mille cinq cents francs, avec lesquels je tâche de nous faire vivre honorablement.
Je lui porte bonheur : Adolphe, depuis son mariage, a eu la direction d’un feuilleton et trouve quatre cents francs par mois dans cette occupation, qui, d’ailleurs, lui prend peu de temps. Il a dû cette place à un placement. Nous avons employé les soixante-dix mille francs de la succession de ma tante Carabès au cautionnement du journal, on nous donne neuf pour cent, et nous avons {p. 218}   en outre des actions. Depuis cette affaire, conclue depuis dix mois, nos revenus ont doublé, l’aisance est venue.
Je n’ai pas plus à me plaindre de mon mariage comme affaire d’argent que comme affaire de cœur. Mon amour-propre a seul souffert, et mes ambitions ont sombré. Tu vas comprendre toutes les petites misères qui m’ont assaillie, par la première.
Adolphe nous avait paru très-bien avec la fameuse baronne Schinner, si célèbre par son esprit, par son influence, par sa fortune et par ses liaisons avec les hommes célèbres ; j’ai cru qu’il était reçu chez elle en qualité d’ami ; mon mari m’y présente, je suis reçue assez froidement. J’aperçois des salons d’un luxe effrayant ; et, au lieu de voir madame Schinner me rendre ma visite, je reçois une carte, à vingt jours de date et à une heure insolemment indue.
   
À mon arrivée à Paris, je me promène sur les boulevards, fière de mon grand homme anonyme ; il me donne un coup de coude et me dit en me désignant à l’avance un gros {p. 219}   petit homme, assez mal vêtu : — « Voilà un tel ! » Il me nomme une des sept ou huit illustrations européennes de la France. J’apprête mon air admiratif, et je vois Adolphe saluant avec une sorte de bonheur le vrai grand homme, qui lui répond par le petit salut écourté qu’on accorde à un homme avec lequel on a sans doute à peine échangé quatre paroles en dix ans. Adolphe avait quêté sans doute un regard à cause de moi.
Il ne te connaît pas ? dis-je à mon mari. — Si, mais il m’aura pris pour un autre, me répond Adolphe.
Ainsi des poëtes, ainsi des musiciens célèbres, ainsi des hommes d’État. Mais, en revanche, nous causons pendant dix minutes devant quelque passage avec messieurs Armand du Cantal, Georges Beaunoir, Félix Verdoret, de qui tu n’as jamais entendu parler. Mesdames Constantine Ramachard, Anaïs Crottat et Lucienne Vouillon viennent nous voir et me menacent de leur amitié bleue. Nous recevons à dîner des directeurs de journaux {p. 220}   inconnus dans notre province. Enfin, j’ai eu le douloureux bonheur de voir Adolphe refusant une invitation à une soirée de laquelle j’étais exclue.
Oh ! ma chère, le talent est toujours la fleur rare, croissant spontanément, et qu’aucune horticulture de serre chaude ne peut obtenir. Je ne m’abuse point : Adolphe est une médiocrité connue, jaugée ; il n’a pas d’autre chance, comme il le dit, que de se caser dans les utilités de la littérature. Il ne manquait pas d’esprit à Viviers ; mais, pour être un homme d’esprit à Paris, on doit posséder tous les genres d’esprit à des doses désespérantes.
J’ai pris de l’estime pour Adolphe ; car, après quelques petits mensonges, il a fini par m’avouer sa position, et, sans s’humilier outre mesure, il m’a promis le bonheur. Il espère arriver, comme tant de médiocrités, à une place quelconque, à un emploi de sous-bibliothécaire, à une gérance de journal. Qui sait si nous ne le ferons pas nommer député plus tard à Viviers.
{p. 221}   Nous vivons obscurément ; nous avons cinq ou six amis et amies qui nous conviennent, et voilà cette brillante existence que tu dorais de toutes les splendeurs sociales.
De temps en temps j’essuie quelque bourrasque, j’attrape quelque coup de langue. Ainsi, hier, à l’Opéra, dans le foyer, où je me promenais, j’entends un des plus méchants hommes d’esprit, Léon de Lora, disant à l’un de nos plus célèbres critiques : — Avouez qu’il faut être bien Chodoreille pour aller découvrir au bord du Rhône le peuplier de la Caroline ! — Bah ! a répondu l’autre, il est bourgeonné. Ils avaient entendu mon mari me donnant mon petit nom. Et moi, qui passais pour belle à Viviers, qui suis grande, bien faite et encore assez grasse pour faire le bonheur d’Adolphe !… Voilà comment j’apprends qu’il en est à Paris de la beauté des femmes comme de l’esprit des hommes de province.
Enfin, si c’est là ce que tu veux savoir, je ne suis rien ; mais si tu veux apprendre jusqu’où va ma philosophie, eh bien ! je suis assez heureuse d’avoir rencontré dans mon faux grand homme un homme ordinaire.
Adieu, chère amie, de nous deux, comme tu le vois, c’est encore moi qui, malgré mes déceptions et les petites misères de ma vie, suis la mieux partagée ; Adolphe est jeune, et c’est un homme charmant.
Caroline HEURTAULT.

La réponse de Claire, entre autres phrases, contenait {p. 222}   celle-ci : « J’espère que le bonheur anonyme dont tu jouis se continuera, grâce à ta philosophie. » Claire, comme toutes les amies intimes, se vengeait de son président sur l’avenir d’Adolphe.

{p. 223}  

§ II
Une nuance du même sujet

(Lettre trouvée dans un coffret, un jour qu’elle me fit long-temps attendre en son cabinet pendant qu’elle essayait de renvoyer une amie importune qui n’entendait pas le français sous-entendu dans le jeu de la physionomie et dans l’accent des paroles. J’attrapai un rhume, mais j’eus cette lettre.)

Cette note pleine de fatuité se trouvait sur un papier que les clercs de notaire jugèrent sans importance lors de {p. 224}   l’inventaire de feu monsieur Ferdinand de Bourgarel, que la politique, les arts, les amours ont eu la douleur de pleurer récemment, et en qui la grande maison des Borgarelli de Provence a fini, car Bourgarel est, comme on sait, la corruption de Borgarelli, comme les Girardin français celle des Ghérardini de Florence.

Un lecteur intelligent reconnaîtra sans peine à quelle époque de la vie d’Adolphe et de Caroline se rapporte cette lettre.

Ma chère amie,
Je croyais me trouver heureuse en épousant un artiste [ill.]   aussi supérieur par ses talents que par ses moyens personnels, également grand et comme caractère et comme esprit, plein de connaissances, en voie de s’élever par la route publique sans être obligé d’aller dans les chemins tortueux de l’intrigue ; enfin tu connais Adolphe, tu l’as apprécié : je suis aimée, il est père, j’idolâtre {p. 225}   nos enfants. Adolphe est excellent pour moi, je l’aime et je l’admire ; mais, ma chère, dans ce complet bonheur, il se trouve une épine. Les roses sur lesquelles je suis couchée ont plus d’un pli. Dans le cœur des femmes, les plis deviennent promptement des blessures. Ces blessures saignent bientôt, le mal augmente, on souffre, la souffrance éveille des pensées, les pensées s’étalent et se changent en sentiment. Ah ! ma chère, tu le sauras, et c’est cruel à se dire, mais nous vivons autant par la vanité que par l’amour. Pour ne vivre que d’amour, il faudrait ne pas habiter Paris. Que nous importerait de n’avoir qu’une robe de percale blanche, si l’homme que nous aimons ne voyait pas d’autres femmes mises autrement, plus élégamment que nous, et inspirant des idées par leurs manières, par un ensemble de petites choses qui font de grandes passions ? La vanité, ma chère, est chez nous cousine germaine de la jalousie, de cette belle et noble jalousie qui consiste à ne pas laisser envahir son empire, à être seule dans une âme, à passer notre vie tout heureuse dans un cœur. Eh bien ! ma vanité de femme souffre. Quelque petites que soient ces misères, j’ai malheureusement appris qu’il n’y a pas de petites misères en ménage. Oui, tout s’y agrandit par le contact incessant des sensations, des désirs, des idées. Voilà le secret de cette tristesse où tu m’as surprise, et que je ne voulais pas expliquer. Ce point est un de ceux où la parole va trop loin, et où l’écriture retient du moins la pensée en la fixant. Il y a des effets de perspective morale si différents entre ce qui se dit et ce qui s’écrit ! Tout est si solennel et si grave sur le papier ! On ne commet {p. 226}   plus aucune imprudence. N’est-ce pas là ce qui fait un trésor d’une lettre où l’on s’abandonne à ses sentiments ? Tu m’aurais crue malheureuse, je ne suis que blessée. Tu m’as trouvée seule, au coin de mon feu, sans Adolphe. Je venais de coucher mes enfants, ils dormaient.
   
Adolphe, pour la dixième fois, était invité dans un monde où je ne vais pas, où l’on veut Adolphe sans sa femme. Il est des salons où il va sans moi, comme il est une foule de plaisirs auxquels on le convie sans moi. S’il se nommait monsieur de Navarreins et que je fusse une d’Espard, jamais le monde ne penserait à nous séparer, on nous voudrait toujours ensemble. Ses habitudes sont prises, il ne s’aperçoit pas de cette humiliation qui oppresse le cœur. D’ailleurs, s’il soupçonnait cette petite souffrance que j’ai honte de ressentir, il laisserait là le monde, il deviendrait plus impertinent que ne le sont {p. 227}   envers moi ceux ou celles qui me séparent de lui. Mais il entraverait sa marche, il se ferait des ennemis, il se créerait des obstacles en m’imposant à des salons qui me feraient alors directement mille maux. Je préfère donc mes souffrances à ce qui nous adviendrait dans le cas contraire. Adolphe arrivera ! il porte mes vengeances dans sa belle tête d’homme de génie. Un jour, le monde me payera l’arriéré de tant d’injures. Mais quand ? Peut-être aurai-je alors quarante-cinq ans. Ma belle jeunesse se sera passée au coin de mon feu, avec cette pensée. Adolphe rit, il s’amuse, il voit de belles femmes, il cherche à leur plaire, et tous ces plaisirs ne viennent pas de moi.
Peut-être à ce métier finira-t-il par se détacher de moi !
Personne ne souffre, d’ailleurs, impunément le mépris, et je me sens méprisée, quoique jeune, belle et vertueuse. D’ailleurs, puis-je empêcher ma pensée de courir ? Puis-je réprimer mes rages en sachant Adolphe à dîner en ville sans moi ? je ne jouis pas de ses triomphes, je n’entends pas ses mots spirituels ou profonds, dits pour d’autres ! Je ne saurais me contenter des réunions bourgeoises d’où il m’a tirée en me trouvant distinguée, {p. 228}   riche, jeune, belle et spirituelle. C’est là un malheur, il est irréparable.
Enfin, il suffit que, par une cause quelconque, je ne puisse entrer dans un salon, pour désirer y aller. Rien n’est plus conforme aux habitudes du cœur humain. Les anciens avaient bien raison avec leurs gynécées. La collision des amours-propres de femmes qu’a produite leur réunion, qui ne date pas de plus de quatre siècles, a coûté bien des chagrins à notre temps et coûté de bien sanglants débats aux sociétés.
Enfin, ma chère, Adolphe est bien fêté quand il revient chez lui ; mais aucune nature n’est assez forte pour attendre avec la même ardeur toutes les fois. Quel lendemain que celui de la soirée où il sera moins bien reçu !
Vois-tu ce qu’il y a dans le pli dont je te parlais ? Un pli du cœur est un abîme comme un pli de terrain dans les Alpes : à distance, on ne s’en figurerait jamais la profondeur ni l’étendue. Il en est ainsi entre deux êtres, quelle que soit leur amitié. On ne soupçonne jamais la gravité du mal chez son amie. Ceci semble peu de chose, et néanmoins la vie en est atteinte dans toute sa profondeur et sur toute sa longueur.
Je me suis raisonnée ; mais plus je me faisais de raisonnements, plus je me prouvais à moi-même l’étendue de cette petite douleur. Je me laisse donc aller au courant de la souffrance.
Deux Voix se disputent le terrain, quand, par un hasard encore rare heureusement, je suis seule dans mon fauteuil attendant Adolphe.
{p. 229}   L’une, je le gagerais, sort du Faust d’Eugène Delacroix, que j’ai sur ma table. Méphistophélès parle, le terrible valet qui dirige si bien les épées, il a quitté la gravure et se pose diaboliquement devant moi, riant par la fente que ce grand peintre lui a mise sous le nez, et me regardant de cet œil d’où tombent des rubis, des diamants, des carrosses, des métaux, des toilettes, des soieries cramoisies et mille délices qui brûlent.
— N’es-tu pas faite pour le monde ? Tu vaux la plus belle des plus belles duchesses ; ta voix est celle d’une sirène, tes mains commandent le respect et l’amour !… Oh ! comme ton bras chargé de bracelets se déploierait bien sur le velours de ta robe ! Tes cheveux sont des chaînes qui enlaceraient tous les hommes ; et tu pourrais mettre tous ces triomphes aux pieds d’Adolphe, lui {p. 230}   montrer ta puissance et n’en jamais user ! Il aurait des craintes là où il vit dans une certitude insultante. Allons ! viens ! avale quelques bouffées de mépris, tu respireras des nuages d’encens. Ose régner ! N’es-tu pas vulgaire au coin de ton feu ? Tôt ou tard la jolie épouse, la femme aimée mourra, si tu continues ainsi, dans sa robe de chambre ! Viens, et tu perpétueras ton empire par l’emploi de la coquetterie ? Montre-toi dans les salons, et ton joli pied marchera sur l’amour de tes rivales.
L’autre Voix sort de mon chambranle de marbre blanc, qui s’agite comme une robe. Je crois voir une vierge divine couronnée de roses blanches, une palme verte à la main. Deux yeux bleus me sourient.
{p. 231}   Cette Vertu si simple me dit : — Reste ! sois toujours bonne, rends cet homme heureux, c’est là toute ta mission. La douceur des anges triomphe de toute douleur. La foi dans soi-même a fait recueillir aux martyrs du miel sur les brasiers de leurs supplices. Souffre un moment ; après, tu seras heureuse.
Quelquefois, Adolphe revient en cet instant, et je suis heureuse. Mais, ma chère, je n’ai pas autant de patience que d’amour ; il me prend des envies de mettre en pièces les femmes qui peuvent aller partout, et dont la présence est désirée autant par les hommes que par les femmes. Quelle profondeur dans ce vers de Molière :
Le monde, chère Agnès, est une étrange chose !
Tu ne connais pas cette petite misère, heureuse Mathilde ; tu es une femme bien née ! Tu peux beaucoup pour moi. Songes-y ! Je puis t’écrire là ce que je n’osais te dire. Tes visites me font grand bien, viens souvent voir ta pauvre
Caroline.

— Hé ! bien, dis-je au clerc, savez-vous ce qu’a été cette lettre pour feu Bourgarel.

{p. 232}   — Non.

— Une lettre de change.

Ni le clerc, ni le patron n’ont compris. Comprenez-vous, vous ?

{p. 233}  

Souffrances ingénues

  

ui, ma chère, il vous arrivera, dans l’état de mariage, des choses dont vous vous doutez très-peu ; mais il vous en arrivera d’autres dont vous vous doutez encore moins. Ainsi…

{p. 234}   L’auteur (peut-on dire ingénieux ?) qui castigat ridendo mores, et qui a entrepris Les Petites Misères de la Vie conjugale, n’a pas besoin de faire observer qu’ici par prudence, il a laissé parler une femme comme il faut, et qu’il n’accepte pas la responsabilité de la rédaction, tout en professant la plus sincère admiration pour la charmante personne à laquelle il doit la connaissance de cette petite misère.

— Ainsi… dit-elle.

Cependant, il éprouve la nécessité d’avouer que cette personne n’est ni madame Foullepointe, ni madame de Fischtaminel, ni madame Deschars.

Madame Deschars est trop collet-monté, madame Foullepointe est trop absolue dans son ménage, elle sait cela d’ailleurs, que ne sait-elle pas ? elle est aimable, elle voit la bonne compagnie, elle tient à ce qu’il y a de mieux ; on lui passe la vivacité de ses traits d’esprit, comme, sous Louis XIV, on passait à madame Cornuel ses mots. On lui passe bien des choses : il y a des femmes qui sont les enfants gâtés de l’opinion.

Quant à madame de Fischtaminel, qui d’ailleurs est en cause, comme on va le voir ; incapable de se livrer à la moindre récrimination, elle récrimine en faits, elle s’abstient de paroles.

Nous laissons à chacun la liberté de penser que cette interlocutrice est Caroline, non pas la niaise Caroline des premières années, mais Caroline devenue femme de trente ans.

{p. 235}   — Ainsi vous aurez, s’il plaît à Dieu, des enfants…

— Madame, lui dis-je, ne mettons point Dieu dans ceci, à moins que ce mot ne soit une allusion…

— Vous êtes un impertinent, me dit-elle, on n’interrompt point une femme…

— Quand elle s’occupe d’enfants, je le sais ; mais il ne faut pas, madame, abuser de l’innocence des jeunes personnes. Mademoiselle va se marier, et, si elle comptait sur cette intervention de l’Être-Suprême, elle serait induite dans une profonde erreur. Nous ne devons pas tromper la jeunesse. Mademoiselle a passé l’âge où l’on dit aux jeunes personnes que le petit frère a été trouvé sous un chou.

{p. 236}   — Vous voulez me faire dire des sottises, reprit-elle en souriant et montrant les plus belles dents du monde, je ne suis pas assez forte pour lutter contre vous, je vous prie de me laisser continuer avec Joséphine. Que te disais-je ?

— Que, si je me marie, j’aurai des enfants, dit la jeune personne.

— Eh ! bien, je ne veux pas te peindre les choses en noir, mais il est extrêmement probable que chaque enfant te coûtera une dent. À chaque enfant j’ai perdu une dent.

— Heureusement, lui dis-je, que chez vous cette misère a été plus que petite, elle a été minime (les dents perdues étaient de côté). Mais remarquez, mademoiselle, que cette petite misère n’a pas un caractère normal. La misère dépend de l’état et de la situation de la dent. Si votre enfant détermine la chute d’une dent qui vous faisait souffrir, d’une mauvaise dent, d’une dent cariée, {p. 237}   vous avez le bonheur d’avoir un enfant de plus et une mauvaise dent de moins. Ne confondons pas les bonheurs avec les misères. Ah ! si vous perdiez une de vos belles palettes… Encore y a-t-il plus d’une femme qui échangerait la plus magnifique incisive contre un bon gros garçon !

— Hé ! bien, reprit-elle en s’animant, au risque de te faire perdre tes illusions, pauvre enfant, je vais t’expliquer une petite misère, une grande ! Oh ! c’est atroce ! Je ne sortirai pas des chiffons auxquels monsieur nous renvoie…

Je protestai par un geste.

— J’étais mariée depuis environ deux ans, dit-elle en continuant, et j’aimais mon mari ; je suis revenue de mon erreur, je me suis conduite autrement pour son bonheur et pour le mien ; je puis me vanter d’avoir l’un des plus heureux ménages de Paris. Enfin, ma chère, j’aimais le monstre, je ne voyais que lui dans le monde. Déjà, plusieurs fois, mon mari m’avait dit : — Ma petite, les jeunes personnes ne savent pas très-bien se mettre, ta mère aimait à te fagoter, elle avait ses raisons. Si tu veux me croire, prends modèle sur madame de Fischtaminel, elle a bon goût. Moi, bonne bête du bon Dieu, je n’y entendais point malice. Un jour, en revenant d’une soirée, il me dit : — As-tu vu comme madame de Fischtaminel était mise ? — Oui, pas mal. En moi-même, je me dis : Il me parle toujours de madame de Fischtaminel, il faut que je me mette absolument comme elle. J’avais bien remarqué l’étoffe, la façon de la robe et l’ajustement des moindres accessoires. Me voilà tout heureuse, trottant, {p. 238}   allant, mettant tout en mouvement pour me procurer les mêmes étoffes. Je fais venir la même couturière. — Vous habillez madame de Fischtaminel ? lui dis-je. — Oui, madame. — Eh ! bien, je vous prends pour ma couturière, mais à une condition : vous voyez que j’ai fini par trouver l’étoffe de sa robe, je veux que vous me fassiez la mienne absolument pareille à la sienne. J’avoue que je ne fis pas attention tout d’abord au sourire assez fin de la couturière, je le vis cependant, et plus tard je me l’expliquai. Pareille, lui dis-je ; mais à s’y méprendre !

— Oh ! dit l’interlocutrice en s’interrompant et me regardant, vous nous apprenez à être comme des araignées au centre de leur toile, à tout voir sans avoir l’air d’avoir vu, à chercher l’esprit de toute chose, à étudier les mots, les gestes, les regards ! Vous dites : Les femmes sont bien fines ! Dites donc : Les hommes sont bien faux !

{p. 239}   — Ce qu’il m’a fallu de soins, de pas et de démarches pour arriver à être le sosie de madame de Fischtaminel !… — Enfin, c’est nos batailles à nous, ma petite, dit-elle en continuant et revenant à mademoiselle Joséphine. Je ne trouvais pas un certain petit châle de cou, brodé : une merveille ! enfin, je finis par découvrir qu’il a été fait exprès. Je déniche l’ouvrière, je lui demande un châle pareil à celui de madame de Fischtaminel. Une bagatelle ! cent cinquante francs. Il avait été commandé par un monsieur qui l’avait offert à madame de Fischtaminel. Mes économies y passent. Nous sommes toutes, nous autres Parisiennes, extrêmement tenues en bride à l’article toilette. Il n’est pas un homme de cent mille livres de rente à qui le whist ne coûte dix mille francs par hiver, qui ne trouve sa femme dépensière et ne redoute ses chiffons ! Mes économies, soit ! me disais-je. J’avais une petite fierté de femme qui aime : je ne voulais pas lui parler de cette toilette, je voulais lui en faire une surprise, bécasse que {p. 240}   j’étais ! Oh ! comme vous nous enlevez notre sainte niaiserie !…

   

Ceci fut encore dit pour moi qui n’avais rien enlevé à cette dame, ni dent, ni quoi que ce soit des choses nommées et innommées qu’on peut enlever à une femme.

— Ah ! il faut te dire, ma chère, qu’il me menait chez madame de Fischtaminel, où je dînais même assez souvent. J’entendais cette femme disant : — Mais elle est bien, votre femme ! Elle avait avec moi un petit ton de protection que je souffrais ; mon mari me souhaitait d’avoir l’esprit de cette femme et sa prépondérance dans le monde. Enfin ce phénix des femmes était mon modèle, je l’étudiais, je me donnais un mal horrible à n’être pas moi-même… Oh ! mais c’est un poëme qui ne peut être compris que par nous autres femmes ! Enfin, le jour de mon triomphe arrive. Vraiment le cœur me battait de joie, j’étais comme un enfant ! tout ce qu’on est à vingt-deux ans. Mon mari m’allait venir prendre pour une promenade aux Tuileries ; il entre, je le regarde toute joyeuse, il ne remarque rien… Eh bien ! je puis l’avouer aujourd’hui, ce fut un de ses affreux désastres… Non, je n’en dirai rien, monsieur que voici se moquerait.

Je protestai par un autre geste.

— Ce fut, dit-elle en continuant (une femme ne renonce jamais à ne pas tout dire), de voir s’écrouler un édifice bâti par une fée. Pas la moindre surprise. Nous montons en voiture. Adolphe me voit triste, il me demande ce que j’ai ; je lui réponds comme nous répondons quand nous avons le cœur serré par ces petites misères : — Rien ! Et il prend son lorgnon, et il lorgne les passants le long des {p. 241}   Champs-Élysées, nous devions faire un tour de Champs-Élysées avant de nous promener aux Tuileries. Enfin, l’impatience me prend, j’avais un petit mouvement de fièvre et, quand je rentre, je me compose pour sourire. — Tu ne m’as rien dit de ma toilette ? — Tiens, c’est vrai, tu as une robe à peu près pareille à celle de madame de Fischtaminel. Il tourne sur ses talons et s’en va. Le lendemain, je boudais un peu, vous le pensez bien. Arrive, au moment où nous avions fini de déjeuner dans ma chambre au coin de mon feu, je m’en souviendrai toujours, arrive l’ouvrière qui venait chercher le prix du petit châle de cou, je la paye ; elle salue mon mari comme si elle le connaissait. Je cours après elle sous prétexte de lui faire acquitter sa note, et je lui dis : — Vous lui avez fait payer moins cher le châle de madame de Fischtaminel. — Je vous jure, madame, que c’est le même prix, monsieur n’a pas marchandé. Je suis revenue dans ma chambre, et j’ai trouvé mon mari sot comme…

{p. 242}  

   

Elle s’arrêta, reprit : — Comme un meunier qu’on vient de faire évêque. — Je comprends, mon ami, que je ne serai jamais qu’à peu près pareille à madame de Fischtaminel. — Je vois ce que tu veux me dire à propos de ce châle ! Eh bien, oui, je le lui ai offert pour le jour de sa fête. Que veux-tu ? nous avons été très-amis autrefois… — Ah ! vous avez été jadis encore plus liés qu’aujourd’hui ? Sans répondre à cela, il me dit : — Mais c’est purement moral. Il prit son chapeau, s’en alla, et me laissa seule sur cette belle déclaration des droits de l’homme. Il ne revint pas pour dîner, et rentra fort tard. Je vous le jure, je restai dans ma chambre à pleurer comme une Madeleine, au coin de mon feu. Je vous permets de vous moquer de moi, dit-elle en me regardant, mais je pleurai sur mes illusions de jeune mariée, je pleurai de dépit d’avoir été prise pour une dupe. Je me rappelai le sourire de la couturière ! Ah ! ce sourire me remit en mémoire les sourires de bien des femmes qui riaient de me voir petite fille chez madame de Fischtaminel ; je pleurai sincèrement. Jusque-là je pouvais croire à bien des choses qui n’existaient plus chez mon mari, mais que {p. 243}   les jeunes femmes s’obstinent à supposer. Combien de grandes misères dans cette petite misère ! Vous êtes de grossiers personnages ! Il n’y a pas une femme qui ne pousse la délicatesse jusqu’à broder des plus jolis mensonges le voile avec lequel elle vous couvre son passé, tandis que vous autres… Mais je me suis vengée.

— Madame, lui dis-je, vous allez trop instruire mademoiselle.

— C’est vrai, dit-elle, je vous dirai la fin dans un autre moment.

— Ainsi, mademoiselle, vous le voyez, dis-je, vous croyez acheter un châle, et vous vous trouvez une petite misère sur le cou ; si vous vous le faites donner…

— C’en est une grande, dit la femme comme il faut. Restons-en là.

La morale de cette fable est qu’il faut porter son châle sans y trop réfléchir. Les anciens prophètes appelaient déjà ce monde une vallée de misère. Or, dans ce temps les Orientaux avaient, avec la permission des autorités constituées, de jolies esclaves, outre leurs femmes ! Comment appellerons-nous la vallée de la Seine entre le Calvaire et Charenton, où la loi ne permet qu’une seule femme légitime ?

{p. 245}  

L’Amadis-omnibus

  

ous comprenez que je me mis à mâchonner le bout de ma canne, à consulter la corniche, à regarder le feu, à examiner le pied de Caroline, et je tins bon jusqu’à ce que la demoiselle à marier fût partie.

— Vous m’excuserez, lui dis-je, je suis resté chez vous, {p. 246}   malgré vous peut-être ; mais votre vengeance perdrait à être dite plus tard, et si elle a constitué pour votre mari quelque petite misère, il y a pour moi grand intérêt à la connaître, et vous saurez pourquoi…

— Ah ! dit-elle, ce mot : c’est purement moral ! donné comme excuse, m’avait choquée au dernier point. Belle consolation de savoir que j’étais dans son ménage un meuble, une chose ; que je trônais entre les ustensiles de cuisine, de toilette et les ordonnances de médecin ; que l’amour conjugal était assimilé aux pilules digestives, au sirop de mou de veau, à la moutarde blanche ; que madame de Fischtaminel avait à elle l’âme de mon mari, ses admirations, et charmait son esprit, tandis que j’étais une sorte de nécessité purement physique ! Que pensez-vous d’une femme ravalée jusqu’à devenir quelque chose comme la soupe et le bouilli, sans persil, bien entendu ? Oh ! dans cette soirée, je fis une catilinaire…

— Dites une philippique.

— Je dirai tout ce que vous voudrez, car j’étais furieuse, et je ne sais plus tout ce que j’ai crié dans le désert de ma chambre à coucher. Croyez-vous que cette opinion que les maris ont de leur femme, que le rôle qu’ils nous donnent, ne soient pas pour nous une étrange misère ? Nos petites misères, à nous, sont toujours grosses d’une grande misère. Enfin il fallait une leçon à mon Adolphe. Vous connaissez le vicomte de Lustrac, un amateur effréné de femmes, de musique, un gourmet, un de ces ex-beaux {p. 247}   de l’empire qui vivent sur leurs succès printaniers, et qui se cultivent eux-mêmes avec des soins excessifs, pour obtenir des regains. [ill.]  

   

— Oui, lui dis-je, un de ces gens pincés, corsés, busqués à soixante ans, qui abusent de la finesse de leur taille, et sont capables d’en remontrer aux jeunes dandies.

— Monsieur de Lustrac, reprit-elle, est égoïste comme un roi ; mais galant, prétentieux, malgré sa perruque noire comme du jais.

— Il se teint aussi les favoris.

   

— Il va le soir dans dix salons ; il papillonne.

— Il donne d’excellents dîners, des concerts, et protége des cantatrices encore neuves…

— Il prend le mouvement pour la joie.

{p. 248}   — Oui, mais il s’enfuit à tire-d’aile dès que le chagrin poind quelque part. Vous êtes en deuil, il vous fuit. Vous accouchez, il attend les relevailles pour venir vous voir : il est d’une franchise mondaine, d’une intrépidité sociale qui méritent l’admiration.

— Mais n’y a-t-il pas du courage à être ce qu’on est ? lui demandai-je.

— Hé ! bien, reprit-elle après avoir échangé nos observations, ce jeune vieillard, cet Amadis omnibus, que nous avons nommé entre nous le chevalier Petit-Bon-Homme-vit-encore, devint l’objet de mes admirations.

— Il y avait de quoi ! un homme capable de faire à lui tout seul sa figure et ses succès !

— Je lui fis quelques-unes de ces avances qui ne compromettent jamais une femme, je lui parlai du bon goût de ses derniers gilets, de ses cannes, et il me trouva de la dernière amabilité. Moi, je trouvai mon chevalier de la dernière jeunesse ; il vint me voir ; je minaudai, je feignis d’être malheureuse en ménage, d’avoir des chagrins. Vous savez ce que veut dire une femme en parlant de ses chagrins, en se prétendant peu comprise. Ce vieux singe me répondit beaucoup mieux qu’un jeune homme, j’eus mille peines à ne pas rire en l’écoutant. « Ah ! voilà les maris, ils ont la plus mauvaise politique, ils respectent leur femme, et toute femme est, tôt ou tard, furieuse de se voir respectée, et sans l’éducation secrète à laquelle {p. 249}   elle a droit. Vous ne devez pas vivre, une fois mariée, comme une petite pensionnaire », etc. Il se tortillait, il se penchait, il était horrible ; il avait l’air d’une figure de bois de Nuremberg, il avançait le menton, il avançait sa chaise, il avançait la main… Enfin, après bien des marches, des contre-marches, des déclarations angéliques…

— Bah !

— Oui, Petit-Bon-Homme-vit-encore avait abandonné le classique de sa jeunesse pour le romantisme à la mode ; il parlait d’âme, d’ange, d’adoration, de soumission, il devenait d’un éthéré bleu-foncé. Il me conduisait à l’Opéra et me mettait en voiture. Ce vieux jeune homme allait là {p. 250}   où j’allais, il redoublait de gilets, il se serrait le ventre, il mettait son cheval au grand galop pour rejoindre et accompagner ma voiture au bois ; il me compromettait avec une grâce de lycéen, il passait pour fou de moi ; je me posais en cruelle, mais j’acceptais son bras et ses bouquets. On causait de nous. J’étais enchantée ! J’arrivai bientôt à me faire surprendre par mon mari, le vicomte sur mon canapé, dans mon boudoir, me tenant les mains et moi l’écoutant avec une sorte de ravissement extérieur. C’est inouï ce que l’envie de nous venger nous fait dévorer ! Je parus contrariée de voir entrer mon mari, qui, le vicomte parti, me fit une scène : — Je vous assure, monsieur, lui dis-je après avoir écouté ses reproches, que c’est purement moral. Mon mari comprit, et n’alla plus {p. 251}   chez madame de Fischtaminel. Moi, je ne reçus plus monsieur de Lustrac.

   

— Mais, lui dis-je, Lustrac, que vous prenez, comme beaucoup de personnes, pour un célibataire, est veuf et sans enfants.

— Bah !

— Aucun homme n’a plus profondément enterré sa femme, Dieu ne la retrouvera pas au jugement dernier. Il s’est marié avant la révolution, et votre purement moral me rappelle un mot de lui que je ne puis me dispenser de vous répéter. Napoléon nomma Lustrac à des fonctions importantes, dans un pays conquis : madame de Lustrac, abandonnée pour l’administration, prit, quoique ce fût purement moral, pour ses affaires particulières un secrétaire intime ; mais elle eut le tort de le choisir sans en prévenir son mari. Lustrac rencontra ce secrétaire à une heure excessivement matinale et fort ému, car il s’agissait d’une discussion assez vive, dans la chambre de sa femme. La ville ne demandait qu’à rire de son gouvernement, et cette aventure fit un tel tapage que Lustrac demanda lui-même son rappel à l’Empereur. Napoléon tenait à la moralité de ses représentants, et la sottise selon lui devait déconsidérer un homme. Vous savez que l’Empereur, entre toutes ses passions malheureuses, a eu celle de vouloir moraliser sa cour et son gouvernement. La demande de Lustrac fut donc admise, mais sans compensation. Quand il vint à Paris, il y reparut dans son hôtel, avec sa femme ; il la {p. 252}   conduisit dans le monde, ce qui, certes, est conforme aux coutumes aristocratiques les plus élevées ; mais il y a toujours des curieux. On demanda raison de cette chevaleresque protection. — Vous êtes donc remis, vous et madame de Lustrac, lui dit-on au foyer du théâtre de l’Impératrice, vous lui avez tout pardonné. Vous avez bien fait. — Oh ! dit-il d’un air satisfait, j’ai acquis la certitude… — Ah ! bien, de son innocence, vous êtes dans les règles. — Non, je suis sûr que c’était purement physique.

Caroline sourit.

— L’opinion de votre adorateur réduit cette grande misère à n’en être, en ce cas, comme dans le vôtre, qu’une très-petite.

— Une petite misère !… s’écria-t-elle, et pour quoi prenez-vous les ennuis de coqueter avec un monsieur de Lustrac de qui je me suis fait un ennemi ! Allez ! les {p. 253}   femmes paient souvent bien cher les bouquets qu’on leur donne et les attentions qu’on leur prodigue. Monsieur de Lustrac a dit de moi à monsieur de Bourgarel5 : — Je ne te conseille pas de faire la cour à cette femme-là, elle est trop chère…

{p. 255}  

Sans profession

Paris, 183…
Vous me demandez, ma chère maman, si je suis heureuse avec mon mari. Assurément monsieur de Fischtaminel n’était pas l’être de mes rêves. Je me suis soumise à votre volonté, vous le savez. La fortune, cette raison suprême, parlait d’ailleurs assez haut. Ne pas déroger, épouser monsieur le comte de Fischtaminel doué de trente mille francs de rentes, et rester à Paris, vous aviez bien des forces contre votre pauvre fille. Monsieur de Fischtaminel, enfin, est un joli homme pour un homme de trente-six ans ; il est décoré par Napoléon sur le champ de bataille, il est ancien colonel, et sans la Restauration, qui l’a mis en {p. 256}   demi-solde, il serait général : voilà des circonstances atténuantes.
Beaucoup de femmes trouvent que j’ai fait un bon mariage, et je dois convenir que toutes les apparences du bonheur y sont… pour la société. Mais avouez que, si vous aviez sur le retour de mon oncle Cyrus et ses intentions de me laisser sa fortune, vous m’auriez donné le droit de choisir.
Je n’ai rien à dire contre monsieur de Fischtaminel : il n’est pas joueur, les femmes lui sont indifférentes, il n’aime point le vin, il n’a pas de fantaisies ruineuses ; il possède, comme vous le disiez, toutes les qualités négatives qui font les maris passables ; mais qu’a-t-il ? Eh bien ! chère maman, il est inoccupé. Nous sommes ensemble pendant toute la sainte journée !… Croiriez-vous {p. 257}   que c’est pendant la nuit, quand nous sommes le plus réunis, que je puis être le moins avec lui. Je n’ai que son sommeil pour asile, ma liberté commence quand il dort. Non, cette obsession me causera quelque maladie. Je ne suis jamais seule. Si monsieur de Fischtaminel était jaloux, il y aurait de la ressource. Ce serait alors une lutte, une petite comédie ; mais comment l’aconit de la jalousie aurait-il poussé dans son âme ? il ne m’a pas quittée depuis notre mariage. Il n’éprouve aucune honte à s’étaler sur un divan et il y reste des heures entières.
Deux forçats rivés à la même chaîne ne s’ennuient pas, ils ont à méditer leur évasion ; mais nous n’avons aucun sujet de conversation, nous nous sommes tout dit. Enfin il en était, il y a quelque temps, réduit à parler politique. La politique est épuisée, Napoléon {p. 258}   étant, pour mon malheur, décédé, comme on sait, à Sainte-Hélène.
Monsieur de Fischtaminel a la lecture en horreur. S’il me voit lisant, il arrive et me demande dix fois dans une demi-heure : — Nina, ma belle, as-tu fini ?
J’ai voulu persuader à cet innocent persécuteur de monter à cheval tous les jours, et j’ai fait intervenir la suprême considération pour les hommes de quarante ans, sa santé ! Mais il m’a dit qu’après avoir été pendant douze ans à cheval, il éprouvait le besoin de repos.
Mon mari, ma chère mère, est un homme qui vous absorbe, il consomme le fluide vital de son voisin, il a l’ennui gourmand : il aime à être amusé par ceux qui viennent nous voir, et après cinq ans de mariage nous n’avons plus personne : il ne vient ici que des gens dont les intentions sont évidemment contraires à son honneur, et qui tentent, sans succès, de l’amuser, afin de conquérir le droit d’ennuyer sa femme.
Monsieur de Fischtaminel, ma chère maman, ouvre cinq ou six fois par heure la porte de ma chambre, ou de la pièce où je me réfugie, et il vient à moi d’un air effaré, me demandant : — Eh bien ! que fais-tu donc, ma belle ? (le mot de l’Empire) sans s’apercevoir de la répétition de cette question, qui pour moi devient comme la pinte que versait autrefois le bourreau dans la torture de l’eau.
Autre supplice ! Nous ne pouvons plus nous promener. La promenade sans conversation, sans intérêt, est impossible. Mon mari se promène avec moi pour se {p. 259}   promener, comme s’il était seul. On a la fatigue sans avoir le plaisir.
De notre lever à notre déjeuner, l’intervalle est rempli par ma toilette, par les soins du ménage, je puis encore supporter cette portion de la journée ; mais du déjeuner au dîner, c’est une lande à labourer, un désert à traverser. L’inoccupation de mon mari ne me laisse pas un instant de repos, il m’assomme de son inutilité, son inoccupation me brise. Ses deux yeux ouverts à toute heure sur les miens me forcent à tenir mes yeux baissés. Enfin ses monotones interrogations :
— Quelle heure est-il, ma belle ?
— Que fais-tu donc là ?
— À quoi penses-tu ?
— Que comptes-tu faire ?
— Où irons-nous ce soir ?
— Quoi de nouveau ?
— Oh ! quel temps !
— Je ne vais pas bien, etc. ;
Toutes ces variations de la même chose (le point d’interrogation), qui composent le répertoire Fischtaminel, me rendront folle.
Ajoutez à ces flèches de plomb incessamment décochées un dernier trait qui vous peindra mon bonheur, et vous comprendrez ma vie.
Monsieur de Fischtaminel, parti sous-lieutenant en 1799, à dix-huit ans, n’a d’autre éducation que celle due à la discipline, à l’honneur du noble et du militaire ; s’il a du tact, le sentiment du probe, de la subordination, il est d’une ignorance crasse, il ne sait absolument rien, {p. 260}   et il a horreur d’apprendre quoi que ce soit. Oh ! ma chère maman, quel concierge accompli ce colonel aurait fait s’il eût été dans l’indigence ! je ne lui sais aucun gré de sa bravoure, il ne se battait pas contre les Russes, ni contre les Autrichiens, ni contre les Prussiens : il se battait contre l’ennui. En se précipitant sur l’ennemi, le capitaine de Fischtaminel éprouvait le besoin de se fuir lui-même. Il s’est marié par désœuvrement.
Autre petit inconvénient : monsieur tracasse tellement les domestiques, que nous en changeons tous les six mois.
J’ai tant envie, chère maman, d’être une honnête femme, que je vais essayer de voyager six mois par année. Pendant l’hiver, j’irai tous les soirs aux Italiens, à l’Opéra, dans le monde ; mais notre fortune est-elle assez considérable pour fournir à de telles dépenses ? {p. 261}   Mon oncle de Cyrus devrait venir à Paris, j’en aurais soin comme d’une succession.
Si vous trouvez un remède à mes maux, indiquez-le à votre fille, qui vous aime autant qu’elle est malheureuse, et qui aurait bien voulu se nommer autrement que
Nina Fischtaminel.

Outre la nécessité de peindre cette petite misère qui ne pouvait être bien peinte que de main de femme, et quelle femme ! il était nécessaire de vous faire connaître la femme que vous n’avez encore vue que de profil dans la première partie de ce livre, la reine de la société particulière où vit Caroline, la femme enviée, la femme habile qui, de bonne heure, a su concilier ce qu’elle doit au monde avec les exigences du cœur. Cette lettre est son absolution.

{p. 263}  

Les indiscrétions

  

es femmes sont

Ou chastes,

Ou vaniteuses,

Ou simplement orgueilleuses.

Toutes peuvent donc être atteintes par la petite misère que voici.

Certains maris sont si ravis d’avoir une femme à eux, chance uniquement due à la légalité, qu’ils craignent une erreur chez le public, et ils se hâtent de marquer leur épouse, comme les marchands {p. 264}   de bois marquent les bûches au flottage, ou les propriétaires de Berry leurs moutons. Devant tout le monde, ils prodiguent à la façon romaine (columbella) à leurs femmes des surnoms pris au règne animal, et ils les appellent :

— Ma poule, [ill.]  

— Ma chatte,

— Mon rat,

— Mon petit lapin ;

Ou, passant au règne végétal, ils la nomment :

— Mon chou,

— Ma figue (en Provence seulement),

— Ma prune (en Alsace seulement),

Et jamais : — Ma fleur ! remarquez cette discrétion ;

Ou, ce qui devient plus grave !

— Bobonne,

— Ma mère,

— Ma fille,

— La bourgeoise,

— Ma vieille ! (quand la femme est très-jeune !)

Quelques-uns hasardent des surnoms d’une décence douteuse, tels que :

— Mon bichon,

— Ma niniche,

— Tronquette !

Nous avons entendu un de nos hommes politiques le {p. 265}   plus remarquable par sa laideur appelant sa femme : — Moumoutte !…

— J’aimerais mieux, disait à sa voisine cette infortunée, qu’il me donnât un soufflet.

— Pauvre petite femme, elle est bien malheureuse ! reprit la voisine en me regardant quand Moumoutte fut partie ; lorsqu’elle est dans le monde avec son mari, elle est sur les épines, elle le fuit. Un soir, ne l’a-t-il pas prise par le cou en lui disant : — Allons, viens, ma grosse !

On prétend que la cause d’un très-célèbre empoisonnement d’un mari par l’arsenic, provenait des indiscrétions continuelles que subissait la femme dans le monde. Ce mari donnait de légères tapes sur les épaules de cette femme conquise à la pointe du Code, il la surprenait par un baiser retentissant, il la déshonorait par une tendresse publique assaisonnée de ces fatuités grossières dont le secret appartient à ces sauvages de France, vivant au fond des campagnes, et dont les mœurs sont encore peu connues, malgré les efforts des naturalistes du roman.

Ce fut, dit-on, cette situation choquante qui, bien appréciée par des jurés pleins d’esprit, valut à {p. 266}   l’accusée un verdict adouci par les circonstances atténuantes.

Les jurés se dirent :

— Punir de mort ces délits conjugaux, c’est aller un peu loin ; mais une femme est très-excusable quand elle est si molestée !…

Nous regrettons infiniment, dans l’intérêt des mœurs élégantes, que ces raisons ne soient pas généralement connues. Aussi Dieu veuille que notre livre ait un immense succès, les femmes y gagneront d’être traitées comme elles doivent l’être, en reines.

En ceci, l’amour est bien supérieur au mariage, il est fier des indiscrétions, certaines femmes les quêtent, les préparent, et malheur à l’homme qui ne s’en permet pas quelques-unes !

Combien de passion dans un tu égaré !

J’ai entendu, c’était en province, un mari qui nommait sa femme : — Ma berline… Elle en était heureuse, elle n’y voyait rien de ridicule ; elle l’appelait — son fiston !… Aussi ce délicieux couple ignorait-il qu’il existât des petites misères. [ill.]  

Ce fut en observant cet heureux ménage que l’auteur trouva cet axiome.

AXIOME
Pour être heureux en ménage, il faut être ou homme {p. 267}   de génie marié à une femme tendre et spirituelle, ou se trouver, par l’effet d’un hasard qui n’est pas aussi commun qu’on pourrait le penser, tous les deux excessivement bêtes.

 

L’histoire un peu trop célèbre de la cure par l’arsenic d’un amour-propre blessé, prouve qu’à proprement parler, il n’y a pas de petites misères pour la femme dans la vie conjugale.

AXIOME
La femme vit par le sentiment, là où l’homme vit par l’action.

Or, le sentiment peut à tout moment faire d’une petite misère soit un grand malheur, soit une vie brisée, soit une éternelle infortune.

Que Caroline commence, dans l’ignorance de la vie et du monde, par causer à son mari les petites misères de sa bêtise (relire LES DÉCOUVERTES), Adolphe a, comme tous les hommes, des compensations dans le mouvement social : il va, vient, sort, fait des affaires. Mais, pour Caroline, en toutes choses il s’agit d’aimer ou de ne pas aimer, d’être ou de ne pas être aimée.

{p. 268}   Les indiscrétions sont en harmonie avec les caractères, les temps et les lieux. Deux exemples suffiront.

Voici le premier.

Un homme est de sa nature sale et laid ; il est mal fait, repoussant. Il y a des hommes, et souvent des gens riches, qui, par une sorte de constitution inobservée, salissent des habits neufs en vingt-quatre heures. Ils sont nés dégoûtants. Il est enfin si déshonorant pour une femme de ne pas être uniquement l’épouse de ces sortes d’Adolphe, qu’une Caroline avait depuis long-temps exigé la suppression des tutoiements modernes et tous les insignes de la dignité des épouses. Le monde était habitué depuis cinq ou six ans à cette tenue, et croyait madame {p. 269}   et monsieur d’autant plus séparés qu’il avait remarqué l’avénement d’un Ferdinand II.

Un soir, devant dix personnes, monsieur dit à sa femme : — Caroline, passe-moi les pincettes.

Ce n’est rien, et c’est tout. Ce fut une révolution domestique.

Monsieur de Lustrac, l’Amadis-Omnibus, courut chez madame de Fischtaminel, publia cette petite scène le plus spirituellement qu’il le put, et madame de Fischtaminel prit un petit air Célimène pour dire : — Pauvre femme, dans quelle extrémité se trouve-t-elle !

— Bah ! nous aurons le mot de cette énigme dans huit mois, répondit une vieille femme qui n’avait plus d’autre plaisir que celui de dire des méchancetés.

On ne vous parle pas de la confusion de Caroline, vous l’avez devinée.

Voici le second.

Jugez de la situation affreuse dans laquelle s’est trouvée une femme délicate qui babillait agréablement à sa campagne, près de Paris, au milieu d’un cercle de douze ou quinze personnes, lorsque le valet de chambre de son mari vint lui dire à l’oreille : — Monsieur vient d’arriver, madame.

— Bien, Benoît.

Tout le monde avait entendu le roulement de la voiture. On savait que monsieur était à Paris depuis lundi, et ceci se passait le samedi à quatre heures.

{p. 270}   — Il a quelque chose de pressé à dire à madame, reprit Benoît.

Quoique ce dialogue se fit à demi-voix, il fut d’autant plus compris que la maîtresse de la maison passa de la couleur des roses du Bengale au cramoisi des coquelicots. Elle fit un signe de tête, continua la conversation, et trouva moyen de quitter la compagnie sous prétexte d’aller savoir si son mari avait réussi dans une entreprise importante ; mais elle paraissait évidemment contrariée du manque d’égards de son Adolphe envers le monde qu’elle avait chez elle.

Pendant leur jeunesse, les femmes veulent être traitées en divinités, elles adorent l’idéal : elles ne supportent pas l’idée d’être ce que la nature veut qu’elles soient.

Quelques maris, de retour aux champs, font pis : ils saluent la compagnie, prennent leur femme par la taille, vont se promener avec elle, paraissent causer confidentiellement, disparaissent dans les bosquets, s’égarent et reparaissent une demi-heure après.

Ceci, mesdames, sont de vraies petites misères pour les jeunes femmes ; mais pour celles d’entre vous qui ont passé quarante ans, ces indiscrétions sont si goûtées, que les plus prudes en sont flattées ; car,

Dans leur dernière jeunesse, les femmes veulent être traitées en mortelles, elles aiment le positif : elles ne supportent pas l’idée de ne plus être ce que la nature a voulu qu’elles fussent.

{P. 271}   AXIOME
La pudeur est une vertu relative : il y a celle de vingt ans, celle de trente ans, celle de quarante-cinq ans.

Aussi l’auteur disait-il à une femme qui lui demandait quel âge elle avait : — Vous avez, madame, l’âge des indiscrétions.

Cette charmante jeune personne de trente-neuf ans affichait beaucoup trop un Ferdinand, tandis que sa fille essayait de cacher son Ferdinand Ier.

{p. 273}  

Les révélations brutales

Premier genre

Caroline adore Adolphe ;

Elle le trouve bien,

Elle le trouve superbe, surtout en garde national. [ill.]  

Elle tressaille quand une sentinelle lui porte les armes,

{p. 274}   Elle le trouve moulé comme un modèle,

Elle lui trouve de l’esprit,

Tout ce qu’il fait est bien fait,

Personne n’a plus de goût qu’Adolphe,

Enfin, elle est folle d’Adolphe.

C’est le vieux mythe du bandeau de l’amour qui se blanchit tous les dix ans et que les mœurs rebrodent, mais qui depuis la Grèce est toujours le même.

Caroline est au bal, elle cause avec une de ses amies. Un homme connu par sa rondeur, et qu’elle doit connaître plus tard, mais qu’elle voit alors pour la première fois, monsieur Foullepointe, est venu parler à l’amie de Caroline. Selon l’usage du monde, Caroline écoute cette conversation, sans y prendre part.

— Dites-moi donc, madame, demande monsieur Foullepointe, quel est ce monsieur si drôle qui vient de parler cour d’assises devant monsieur un tel dont l’acquittement a fait tant de bruit ; qui patauge, comme un bœuf dans un marais, à travers les situations critiques de chacun. Madame une telle a fondu en larmes parce qu’il a raconté la mort d’un petit enfant devant elle, qui vient d’en perdre un il y a deux mois…

— Qui donc ?

— Ce gros monsieur, habillé comme un garçon de café, frisé comme un apprenti coiffeur… tenez, celui qui tâche de faire l’aimable avec madame de Fischtaminel…

{p. 275}  

— Taisez-vous donc, dit à voix basse la dame effrayée, c’est le mari de la petite dame à côté de moi !

— C’est monsieur votre mari ? dit monsieur Foullepointe, j’en suis ravi, madame, il est charmant, il a de l’entrain, de la gaieté, de l’esprit, je vais m’empresser de faire sa connaissance.

Et Foullepointe exécute sa retraite en laissant dans l’âme de Caroline un soupçon envenimé sur la question de savoir si son mari est aussi bien qu’elle le croit.

{p. 276}  

Second genre

Caroline, ennuyée de la réputation de madame la baronne Schinner, à qui l’on prête des talents épistolaires, et qualifiée de la Sévigné du billet ; de madame de Fischtaminel, qui s’est permis d’écrire un petit livre grand in-32 sur l’éducation des jeunes personnes, dans lequel elle a bravement réimprimé Fénelon moins le style, Caroline travaille pendant six mois une nouvelle à dix piques au-dessous de Berquin, d’une moralité nauséabonde et d’un style épinglé.

Après des intrigues comme les femmes savent les ourdir dans un intérêt d’amour-propre, et dont la ténacité, la perfection feraient croire qu’elles ont un troisième sexe dans la tête, cette nouvelle, intitulée LE MÉLILOT, paraît en trois feuilletons dans un grand journal quotidien. Elle est signée : SAMUEL CRUX.

{p. 277}  

Quand Adolphe prend son journal, à déjeuner, le cœur de Caroline lui bat jusque dans la gorge ; elle rougit, pâlit, détourne les yeux, regarde la corniche. Dès que les yeux d’Adolphe s’abaissent sur le feuilleton, elle n’y tient plus : elle se lève, elle disparaît, elle revient, elle a puisé de l’audace on ne sait où.

— Y a-t-il un feuilleton ce matin ? demande-t-elle d’un air qu’elle croit indifférent et qui troublerait un mari encore jaloux de sa femme.

— Oui ! d’un débutant, Samuel Crux. Oh ! c’est un pseudonyme. Ah ! le malheureux, il a bien fait de cacher son nom : cette nouvelle est d’une platitude à désespérer les punaises, si elles pouvaient lire… et d’une vulgarité !… c’est pâteux ; mais c’est…

Caroline respire.

— C’est ?… dit-elle.

{p. 278}   — C’est incompréhensible, reprend Adolphe. On aura payé quelque chose comme cinq ou six cents francs à Chodoreille pour insérer cela… ou c’est l’œuvre d’un bas-bleu du grand monde qui a promis à madame Chodoreille de la recevoir, ou peut-être est-ce l’œuvre d’une femme à laquelle s’intéresse le gérant… une pareille stupidité ne peut s’expliquer que comme cela… Figure-toi, Caroline, qu’il s’agit d’une petite fleur cueillie au coin d’un bois dans une promenade sentimentale, et qu’un monsieur du genre Werther avait juré de garder, qu’il fait encadrer, et qu’on lui redemande onze ans après… (il aura sans doute déménagé trois fois, le malheureux). C’est d’un neuf qui date de Sterne, de Gessner. Ce qui me fait croire que c’est d’une femme, c’est que leur première idée littéraire à toutes consiste toujours à se venger de quelqu’un.

[ill.]  

Adolphe pourrait continuer à déchirer LE MÉLILOT, Caroline a des tintements de cloche dans les oreilles, elle est dans la situation d’une femme qui s’est jetée par-dessus le pont des Arts, et qui cherche son chemin à dix pieds au-dessous du niveau de la Seine.

{p. 279}  

Autre genre

Caroline a fini par découvrir, dans ses paroxismes de jalousie, une cachette d’Adolphe, qui, se défiant de sa femme et sachant qu’elle décachète ses lettres, qu’elle fouille ses tiroirs, a voulu pouvoir sauver des doigts crochus de la police conjugale sa correspondance avec Hector.

Hector est un ami de collége, marié dans la Loire-Inférieure.

{p. 280}   Adolphe soulève le tapis de sa table à écrire, tapis dont la bordure est faite au petit point par Caroline, et dont le fond est en velours bleu, noir ou rouge, la couleur est, comme vous le verrez, parfaitement indifférente, et il glisse ses lettres à madame de Fischtaminel, à son camarade Hector, entre la table et le tapis.

L’épaisseur d’une feuille de papier est peu de chose, le velours est une étoffe bien moelleuse, bien discrète… Eh ! bien, ces précautions sont inutiles. À diable mâle, diable femelle ; l’enfer en a de tous les genres. Caroline a pour elle Méphistophélès, ce démon qui fait jaillir du feu de toutes les tables, qui, de son doigt plein d’ironie, indique le gisement des clefs, le secret des secrets !

Caroline a reconnu l’épaisseur d’une feuille de papier à lettre entre ce velours et cette table : elle tombe sur une lettre à Hector au lieu de tomber sur une lettre à madame de Fischtaminel, qui prend les eaux de Plombières, et elle lit ceci :

Mon cher Hector,
Je te plains, mais tu agis sagement en me confiant les difficultés dans lesquelles tu t’es mis à plaisir.
Tu n’as pas su voir la différence qui distingue la femme de province de la Parisienne. En province, mon cher, vous êtes toujours face à face avec votre femme, et, par l’ennui qui vous talonne, vous vous jetez à corps perdu dans le bonheur. C’est une grande faute : le bonheur {p. 281}   est un abîme, on n’en revient pas en ménage quand on a touché le fond.
Tu vas voir pourquoi ; laisse-moi prendre, à cause de ta femme, la voie la plus courte, la parabole.
Je me souviens d’avoir fait un voyage en coucou de Paris à Ville-Parisis : distance, sept lieues ; voiture très-lourde, cheval boiteux ; cocher, enfant de onze ans. J’étais dans cette boîte mal close avec un vieux soldat.
Rien ne m’amuse plus que de soutirer à chacun, à l’aide de ce foret nommé l’interrogation, et de recevoir au moyen d’un air attentif et jubilant la somme d’instruction, d’anecdotes, de savoir dont tout le monde désire se débarrasser ; et chacun a la sienne, le paysan comme le banquier, le caporal comme le maréchal de France.
J’ai remarqué combien ces tonneaux pleins d’esprit sont disposés à se vider quand ils sont charriés par des diligences ou des coucous, par tous les véhicules que {p. 282}   traînent les chevaux, car personne ne cause en chemin de fer.
À la manière dont la sortie de Paris s’exécuta, nous allions être pendant sept heures en route : je fis donc causer ce caporal pour me divertir. Il ne savait ni lire ni écrire, tout était inédit. Eh bien ! la route me sembla courte. Le caporal avait fait toutes les campagnes, il me raconta des faits inouïs dont ne s’occupent jamais les historiens.
Oh ! mon cher Hector, combien la pratique l’emporte sur la théorie ! Entre autres choses, et sur une de mes questions relatives à la pauvre infanterie, dont le courage consiste bien plus à marcher qu’à se battre, il me dit ceci, que je te dégage de toute circonlocution :
— Monsieur, quand on m’amenait des Parisiens à notre 45e, que Napoléon avait surnommé le Terrible (je vous parle des premiers temps de l’Empereur, où l’infanterie avait des jambes d’acier, et il en fallait), {p. 283}   j’avais une manière de connaître ceux qui resteraient dans le 45e… Ceux-là marchaient sans aucune hâte, ils vous faisaient leurs petites six lieues par jour, ni plus ni moins, et ils arrivaient à l’étape prêts à recommencer le lendemain. Les crânes qui faisaient dix lieues, qui voulaient courir à la victoire, ils restaient à l’hôpital à mi-route.
Ce brave caporal parlait là mariage en croyant parler guerre, et tu te trouves à l’hôpital à mi-chemin, mon cher Hector.
Souviens-toi des doléances de madame de Sévigné comptant cent mille écus à monsieur de Grignan pour l’engager à épouser une des plus jolies personnes de France ! — « Mais, se dit-elle, il devra l’épouser tous les jours, tant qu’elle vivra !… Décidément, cent mille écus, ce n’est pas trop ! » Eh bien ! n’est-ce pas à faire trembler les plus courageux.
Mon cher camarade, le bonheur conjugal est fondé comme celui des peuples, sur l’ignorance. C’est une félicité pleine de conditions négatives.
Si je suis heureux avec ma petite Caroline, c’est par la plus stricte observance de ce principe salutaire sur lequel a tant insisté la Physiologie du Mariage. J’ai résolu de conduire ma femme par des chemins tracés dans la neige jusqu’au jour heureux où l’infidélité deviendra très-difficile.
Dans la situation où tu t’es mis, et qui ressemble à celle de Duprez quand, dès son début à Paris, il s’est avisé de chanter à pleins poumons, au lieu d’imiter Nourrit qui donnait de sa voix de tête juste ce qu’il en {p. 284}   fallait pour charmer son public, voici, je crois, la marche à tenir pour…

La lettre en était restée là ; Caroline la replace en songeant à faire expier à son cher Adolphe son obéissance aux exécrables préceptes de la Physiologie du Mariage.

[ill.]  

{p. 285}  

Partie remise

Cette misère doit arriver assez souvent et assez diversement dans l’existence des femmes mariées pour que ce fait personnel devienne le type du genre.

La Caroline dont il est ici question est fort pieuse, elle {p. 286}   aime beaucoup son mari, le mari prétend même qu’il est beaucoup trop aimé d’elle ; mais c’est une fatuité maritale, si toutefois ce n’est pas une provocation : il ne se plaint qu’aux plus jeunes amies de sa femme. [ill.]  

Quand la conscience catholique est en jeu, tout devient excessivement grave. Madame de *** a dit à sa jeune amie, madame de Fischtaminel, qu’elle avait été forcée de faire à son directeur une confession extraordinaire, et d’accomplir des pénitences, son confesseur ayant décidé qu’elle s’était trouvée en état de péché mortel.

Cette dame, qui tous les matins entend une messe, est une femme de trente-six ans, maigre et légèrement couperosée. Elle a de grands yeux noirs veloutés, une lèvre supérieure bistrée ; néanmoins, elle a la voix douce, des manières douces, la démarche noble, elle est femme de qualité.

Madame de Fischtaminel, de qui Madame de *** a fait son amie (presque toutes les femmes pieuses protègent une femme dite légère en donnant à cette amitié le prétexte d’une conversion à faire), madame de Fischtaminel prétend que ces avantages sont, chez cette Caroline du Genre Pieux, une conquête de la religion sur un caractère assez violent de naissance.

Ces détails sont nécessaires pour poser la petite misère dans toute son horreur.

L’Adolphe avait été forcé de quitter sa femme pour deux mois, en avril, précisément après les quarante jours du carême que Caroline observe rigoureusement.

Dans les premiers jours de juin, madame attendait {p. 287}   donc monsieur, elle l’attendait donc de jour en jour. Elle atteignit, d’espoirs en espoirs,

Conçus tous les matins et déçus tous les soirs,

jusqu’au dimanche, jour où le pressentiment, monté au paroxisme, lui fit croire que le mari désiré viendrait de bonne heure.

Quand une femme pieuse attend son mari, que ce mari manque au ménage depuis près de quatre mois, elle se livre à des toilettes infiniment plus minutieuses que celles d’une jeune fille attendant son premier promis.

Cette vertueuse Caroline fut si complétement absorbée dans ces préparatifs entièrement personnels, qu’elle oublia d’aller à la messe de huit heures. Elle s’était proposé d’entendre une messe basse, mais elle trembla de perdre les délices du premier regard si son cher Adolphe arrivait de grand matin. Sa femme de chambre, qui laissait respectueusement madame dans le cabinet de toilette, où les femmes pieuses et couperosées ne laissent entrer personne, pas même leur mari, surtout quand elles sont maigres, sa femme de chambre l’entendit plus de trois fois s’écriant : — Si c’est monsieur, avertissez-moi.

Un bruit de voiture ayant fait trembler les meubles, Caroline prit un ton doux pour cacher la violence de son émotion légitime.

— Oh ! c’est lui ! Courez, Justine ! dites-lui que je l’attends ici.

Caroline se laissa tomber sur une bergère, elle tremblait trop sur ses jambes.

{p. 288}   Cette voiture était celle d’un boucher.

Ce fut dans cette anxiété que coula, comme une anguille dans sa vase, la messe de huit heures.

La toilette de madame fut reprise, car madame en était à se vêtir.

La femme de chambre avait déjà reçu par le nez, lancée du cabinet de toilette, une chemise de simple batiste magnifique, à simple ourlet, semblable à celle qu’elle donnait depuis trois mois.

— À quoi pensez-vous donc, Angélique ? Je vous ai dit de prendre dans les chemises sans numéro.

Les chemises sans numéro n’étaient que sept ou huit, comme dans les trousseaux les plus magnifiques. C’est des chemises où brillent les recherches, les broderies ; il faut être une reine, une jeune reine, pour avoir la douzaine. Chacune de celles de madame était bordée de valencienne par en bas, et encore plus coquettement garnie par le haut. Ce détail de nos mœurs servira peut-être à faire soupçonner dans le monde masculin le drame intime que révèle cette chemise exceptionnelle.

{p. 289}   Caroline avait mis des bas de fil d’Écosse et de petits souliers de prunelle à cothurne, et son corset le plus menteur. Elle se fit coiffer de la façon qui lui seyait le mieux, et mit un bonnet de la dernière élégance. Il est inutile de parler de la robe du matin. Une femme pieuse qui demeure à Paris et qui aime son mari, sait choisir, tout aussi bien qu’une coquette, ces jolies petites étoffes rayées, coupées en redingote, attachées par des pattes à des boutons qui forcent une femme à les rattacher deux ou trois fois en une heure avec des façons plus ou moins charmantes.

La messe de neuf heures, la messe de dix heures, toutes les messes passèrent dans ces préparatifs, qui sont pour les femmes aimantes un de leurs douze travaux d’Hercule.

{p. 290}   Les femmes pieuses vont rarement en voiture à l’église, elles ont raison. Excepté le cas de pluie à verse, de mauvais temps intolérable, on ne doit pas se montrer orgueilleux là où l’on doit s’humilier. Caroline craignit donc de compromettre la suavité de sa toilette, la fraîcheur de ses bas, de ses souliers.

Hélas ! ces prétextes cachaient une raison.

— Si je suis à l’église quand Adolphe arrivera, je perdrai tous les bénéfices de son premier regard : il pensera que je lui préfère la grand’messe…

Elle fit à son mari ce sacrifice en vue de lui plaire, intérêt horriblement mondain : préférer la créature au Créateur ! un mari à Dieu ! Allez écouter un sermon, et vous saurez ce que coûte un pareil péché.

— Après tout, la société, se dit madame d’après son confesseur, est basée sur le mariage, que l’Église a mis au nombre des sacrements.

{p. 291}   Et voilà comment l’on détourne au profit d’un amour aveugle, bien que légitime, les enseignements religieux.

Madame refusa de déjeuner, et ordonna de tenir le déjeuner toujours prêt, comme elle se tenait elle-même toujours prête à recevoir l’absent bien-aimé.

Toutes ces petites choses peuvent faire rire ; mais d’abord elles arrivent chez tous les gens qui s’adorent, ou dont l’un adore l’autre ; puis, chez une femme aussi contenue, aussi réservée, aussi digne que cette dame, ces aveux de tendresse dépassaient toutes les bornes imposées à ses sentiments par le haut respect de soi-même que donne la vraie piété. Quand madame de Fischtaminel raconta cette petite scène de la vie dévote en l’ornant de détails comiques, mimés comme les femmes du monde savent mimer leurs anecdotes, je pris la liberté de lui dire que c’était le Cantique des Cantiques mis en action.

— Si monsieur n’arrive pas, dit Justine au cuisinier, {p. 292}   que deviendrons-nous ?… Madame m’a déjà jeté sa chemise à la figure.

Enfin, Caroline entendit les claquements de fouet d’un postillon, le roulement si connu d’une voiture de voyage, le bruit produit par l’allure des chevaux de poste, les sonnettes !… Oh ! elle ne douta plus de rien, les sonnettes la firent éclater.

— La porte ! ouvrez donc la porte ! voilà monsieur !… Ils n’ouvriront pas la porte !…

Et la femme pieuse frappa du pied et cassa le cordon de sa sonnette.

— Mais, madame, dit Justine avec la vivacité d’un serviteur qui fait son devoir, c’est des gens qui s’en vont.

— Décidément, se dit Caroline honteuse, je ne laisserai jamais Adolphe voyager sans que je l’accompagne…

Un poète de Marseille (on ne sait qui de Méry ou de Barthélemy) avouait qu’à l’heure du dîner, si son meilleur ami ne venait pas exactement, il attendait patiemment cinq minutes ; à la dixième minute, il se sentait l’envie de lui jeter la serviette au nez ; à la douzième, il lui souhaitait un grand malheur ; à la quinzième, il n’était plus le maître de ne pas le poignarder de plusieurs coups de couteau.

Toutes les femmes qui attendent sont poètes de Marseille, si l’on peut comparer toutefois les tiraillements vulgaires de la faim au sublime cantique des cantiques d’une épouse catholique espérant les délices du premier regard d’un mari absent depuis trois mois. Que tous ceux {p. 293}   qui s’aiment et qui se sont revus après une absence mille fois maudite veuillent bien se souvenir de leur premier regard : il dit tant de choses que souvent, quand on se retrouve devant des importuns, on baisse les yeux !… On se craint de part et d’autre, tant les yeux jettent de flammes ! Ce poème, où tout homme est aussi grand qu’Homère, où il paraît un Dieu à la femme aimante, est pour une femme pieuse, maigre et couperosée, d’autant plus immense qu’elle n’a pas, comme madame de Fischtaminel, la ressource de le tirer à plusieurs exemplaires. Son mari, pour elle, c’est tout !

Aussi, ne soyez pas étonnés d’apprendre que Caroline manqua toutes les messes et ne déjeuna point. Cette faim de revoir Adolphe, cette espérance contractait violemment son estomac. Elle ne pensa pas une seule fois à Dieu pendant le temps des messes ni pendant celui des vêpres.

Elle n’était pas bien assise, elle se trouvait fort mal sur ses jambes : Justine lui conseilla de se coucher.

Caroline, vaincue, se coucha sur les cinq heures et demie du soir, après avoir pris un léger potage ; mais elle recommanda de tenir un bon petit repas prêt à dix heures du soir.

— Je souperai vraisemblablement avec monsieur, dit-elle.

Cette phrase fut la conclusion de catilinaires terribles intérieurement fulminées : elle en était aux plusieurs coups de couteau du poète marseillais ; aussi cela fut-il dit d’un accent terrible.

À trois heures du matin, Caroline dormait du plus {p. 294}   profond sommeil quand Adolphe arriva, sans qu’elle eût entendu ni voiture, ni chevaux, ni sonnette, ni porte s’ouvrant !…

Adolphe, qui recommanda de ne point éveiller madame, alla se coucher dans la chambre d’ami.

Quand le matin Caroline apprit le retour de son Adolphe, deux larmes sortirent de ses yeux : elle courut à la chambre d’ami sans aucune toilette préparatoire ; sur le seuil, un affreux domestique lui dit que monsieur, ayant fait deux cent lieues et passé deux nuits sans dormir, {p. 295}   avait prié qu’on ne le réveillât point : il était excessivement fatigué.

Caroline, en femme pieuse, ouvrit violemment la porte sans pouvoir éveiller l’unique époux que le ciel lui avait donné, puis elle courut à l’église entendre une messe d’actions de grâces.

Comme madame fut visiblement atrabilaire pendant trois jours, Justine répondit à propos d’un reproche injuste, et avec la finesse d’une femme de chambre : — Mais cependant, madame, monsieur est revenu.

— Il n’est encore revenu qu’à Paris, dit la pieuse Caroline.

{p. 297}  

Les attentions perdues

  

ettez-vous à la place d’une pauvre femme, de beauté contestable,

Qui doit à la pesanteur de sa dot un mari long-temps attendu,

Qui se donne des peines infinies et qui dépense beaucoup d’argent pour être à son avantage et suivre les modes,

{p. 298}   Qui se dévoue à tenir richement et avec économie une maison assez lourde à mener,

Qui par religion, et par nécessité peut-être, n’aime que son mari,

Qui n’a pas d’autre étude que le bonheur de ce précieux mari,

Qui joint, pour tout exprimer, le sentiment maternel au sentiment de ses devoirs.

Cette circonlocution soulignée est la paraphrase du mot amour dans le langage des prudes.

Y êtes-vous ? Eh bien ! ce mari trop aimé a dit par hasard, en dînant chez son ami monsieur de Fischtaminel, qu’il aimait les champignons à l’italienne.

Si vous avez observé quelque peu la nature féminine dans ce qu’elle a de bon, de beau, de grand, vous savez qu’il n’existe pas pour une femme aimante de plus grand petit plaisir que celui de voir l’être aimé gobant les mets préférés par lui. [ill.]   Cela tient à l’idée fondamentale sur laquelle repose l’affection des femmes : être la source de tous les plaisirs de l’être aimé, petits et grands. L’amour {p. 299}   anime tout dans la vie, et l’amour conjugal a plus particulièrement le droit de descendre dans les infiniment petits.

Caroline a pour deux ou trois jours de recherches avant de savoir comment les Italiens accommodent les champignons. Elle découvre un abbé corse qui lui dit que chez Biffi, rue Richelieu, non-seulement elle saura comment s’arrangent les champignons à l’italienne, mais qu’elle aura même des champignons milanais.

Notre Caroline pieuse remercie l’abbé Serpolini, et se promet de lui envoyer en remercîments un beau bréviaire.

Le cuisinier de Caroline va chez Biffi, revient de chez Biffi, montre à madame la comtesse des champignons larges comme les oreilles du cocher.

— Ah ? bon ! dit-elle, et il vous a bien expliqué comment on les accommode ?

— Ce n’est rien du tout, pour nous autres ! a répondu le cuisinier.

Règle générale, les cuisiniers savent tout, en fait de cuisine, excepté comment un cuisinier peut voler.

Le soir, au second service, toutes les fibres de Caroline tressaillent de plaisir en voyant une certaine timbale que sert le valet de chambre.

Elle a véritablement attendu ce dîner, comme elle avait attendu monsieur.

Mais entre attendre avec incertitude et s’attendre à un {p. 300}   plaisir certain, il existe pour les âmes d’élite, et tous les physiologistes comprennent parmi les âmes d’élite une femme qui adore un mari, il existe entre ces deux modes de l’attente la différence qu’il y a entre une belle nuit et une belle journée.

On présente au cher Adolphe la timbale, il y plonge insouciamment la cuiller, et il se sert, sans apercevoir l’excessive émotion de Caroline, quelques-unes de ces rouelles grasses, dadouillettes, que pendant long-temps les touristes qui viennent à Milan ne savent pas reconnaître, et qu’ils prennent pour un mollusque quelconque.

— Eh bien ! Adolphe ?

— Eh bien ! ma chère ?

— Tu ne les reconnais pas ?

— Quoi ?

— Tes champignons à l’italienne.

— Ça, des champignons ? je croyais… Eh ! oui, ma foi, c’est des champignons…

— À l’italienne ?

— Ça !… c’est de vieux champignons conservés, à la milanaise… je les exècre.

— Qu’est-ce donc que tu aimes ?

— Des fungi trifolati.

Remarquons, à la honte d’une époque qui numérote tout, qui met en bocal toute la création, qui classe en ce moment cent cinquante mille espèces d’insectes et les nomme en us, de façon à ce que, dans tous les pays, un Silbermanus soit le même individu pour tous les savants {p. 301}   qui recroquevillent ou decroquevillent des pattes d’insectes avec des pinces, qu’il nous manque une nomenclature pour la chimie culinaire qui permette à tous les cuisiniers du globe de faire exactement leurs plats. On devrait convenir diplomatiquement que la langue française serait la langue de la cuisine, comme les savants ont adopté le latin pour la botanique et l’entomologie, à moins qu’on ne veuille absolument les imiter, et avoir réellement le latin de cuisine.

— Hé ! ma chère, reprend Adolphe en voyant jaunir et s’allonger le visage de sa chaste épouse, en France nous appelons ce plat, des champignons à l’italienne, à la provençale, à la bordelaise. Les champignons se coupent menu, sont frits dans l’huile avec quelques ingrédients dont le nom m’échappe. On y met une pointe d’ail, je crois…

{p. 302}   On parle de désastres, de petites misères !… ceci, voyez-vous, est au cœur d’une femme ce qu’est pour un enfant de huit ans la douleur d’une dent arrachée.

Ab uno disce omnes, ce qui veut dire : Et d’une ! cherchez les autres dans vos souvenirs ; car nous avons pris cette déception culinaire comme prototype de celles qui désolent les femmes aimantes et mal aimées.

{p. 303}  

La fumée sans feu

  

a femme pleine de foi en celui qu’elle aime est une fantaisie de romancier. Ce personnage féminin n’existe pas plus qu’il n’existe de riche dot. La fiancée est restée ; mais les dots ont fait comme les rois. La confiance de la femme brille peut-être pendant quelques instants, à l’aurore de l’amour, et elle s’éteint aussitôt comme une étoile qui file.

{p. 304}   Pour toute femme qui n’est ni Hollandaise, ni Anglaise, ni Belge, ni d’aucun pays marécageux, l’amour est un prétexte à souffrance, un emploi des forces surabondantes de son imagination et de ses nerfs.

Aussi, la seconde idée qui saisit une femme heureuse, une femme aimée, est-elle la crainte de perdre son bonheur ; car il faut lui rendre la justice de dire que la première, c’est d’en jouir. Tous ceux qui possèdent des trésors craignent les voleurs ; mais ils ne prêtent pas, comme la femme, des pieds et des ailes aux pièces d’or.

La petite fleur bleue de la félicité parfaite n’est pas si commune que l’homme béni de Dieu qui la tient, soit assez niais pour la lâcher.

AXIOME
Aucune femme n’est quittée sans raison.

Cet axiome est écrit au fond du cœur de toutes les femmes, et de là vient la fureur de la femme abandonnée.

N’entreprenons pas sur les petites misères de l’amour ; nous sommes dans une époque calculatrice où l’on quitte peu les femmes, quoi qu’elles fassent ; car, de toutes les femmes, aujourd’hui, la légitime (sans calembour) est la moins chère.

Or, chaque femme aimée a passé par la petite misère du soupçon. Ce soupçon, juste ou faux, engendre une foule d’ennuis domestiques, et voici le plus grand de tous.

Un jour, Caroline finit par s’apercevoir que l’Adolphe {p. 305}   chéri la quitte un peu trop souvent pour une affaire, l’éternelle affaire Chaumontel, qui ne se termine jamais.

AXIOME
Tous les ménages ont leur affaire Chaumontel. (Voir LA MISÈRE DANS LA MISÈRE.)

D’abord, la femme ne croit pas plus aux affaires que les directeurs de théâtre et les libraires ne croient à la maladie des actrices et des auteurs.

Dès qu’un homme aimé s’absente, l’eût-elle rendu trop heureux, toute femme imagine qu’il court à quelque bonheur tout prêt.

Sous ce rapport, les femmes dotent les hommes de facultés surhumaines. La peur agrandit tout, elle dilate les yeux, le cœur : elle rend une femme insensée.

— Où va monsieur ?

— Que fait monsieur ?

{p. 306}   — Pourquoi me quitte-t-il ?

— Pourquoi ne m’emmène-t-il pas ?

Ces quatre questions sont les quatre points cardinaux de la rose des soupçons, et régissent la mer orageuse des soliloques.

De ces tempêtes affreuses qui ravagent les femmes, il résulte une résolution ignoble, indigne, que toute femme, la duchesse comme la bourgeoise, la baronne comme la femme d’agent de change, l’ange comme la mégère, l’insouciante comme la passionnée, exécute aussitôt. Toutes, elles imitent le gouvernement, elles espionnent. Ce que l’état invente dans l’intérêt de tous, elles le trouvent légitime, légal et permis dans l’intérêt de leur amour. Cette fatale curiosité de la femme la jette dans la nécessité d’avoir des agents, et l’agent de toute femme qui se respecte encore dans cette situation, où la jalousie ne lui laisse rien respecter,

Ni vos cassettes,

Ni vos habits,

Ni vos tiroirs de caisse ou de bureau, de table ou de commode,

Ni vos portefeuilles à secrets,

Ni vos papiers,

Ni vos nécessaires de voyage,

Ni votre toilette (une femme découvre alors que son mari se teignait les moustaches quand il était garçon, qu’il conserve les lettres d’une ancienne maîtresse excessivement dangereuse, et qu’il la tient ainsi en respect, etc., etc.),

Ni vos ceintures élastiques.

{p. 307}   Eh ! bien, son agent, le seul auquel une femme se fie, est sa femme de chambre, car sa femme de chambre la comprend, l’excuse et l’approuve.

Dans le paroxysme de la curiosité, de la passion, de la jalousie excitée, une femme ne calcule rien, n’aperçoit rien, ELLE VEUT TOUT SAVOIR.

Et Justine est enchantée ; elle voit sa maîtresse se compromettant avec elle, elle en épouse la passion, les terreurs, les craintes et les soupçons avec une effrayante amitié. [ill.]  

Justine et Caroline ont des conciliabules, des conversations secrètes. Tout espionnage implique ces rapports. Dans cette situation, une femme de chambre devient la maîtresse du sort des deux époux. Exemple : lord Byron.

— Madame, vient dire un jour Justine, monsieur sort effectivement pour aller voir une femme…

Caroline devient pâle.

— Mais que madame se rassure, c’est une vieille femme…

— Ah ! Justine, il n’y a pas de vieilles pour certains hommes, les hommes sont inexplicables.

{p. 308}   — Mais, madame, ce n’est pas une dame, c’est une femme, une femme du peuple.

— Ah ! Justine, lord Byron aimait à Venise une poissarde, c’est la petite madame Fischtaminel qui me l’a dit.

Et Caroline fond en larmes.

— J’ai fait causer Benoît.

— Eh ! bien, que pense Benoît ?…

— Benoît croit que cette femme est un intermédiaire, car monsieur se cache de tout le monde, même de Benoît.

Caroline vit pendant huit jours dans l’enfer, toutes ses économies passent à solder des espions, à payer des rapports.

Enfin, Justine va voir cette femme appelée madame Mahuchet, elle la séduit, elle finit par apprendre que monsieur a gardé de ses folies de jeunesse un témoin, un fruit, un délicieux petit garçon qui lui ressemble, et que cette femme est la nourrice, la mère d’occasion qui {p. 309}   surveille le petit Frédéric, qui paye les trimestres du collége, celle par les mains de qui passent les douze cents francs, les deux mille francs perdus annuellement au jeu par monsieur. [ill.]  

— Et la mère ! s’écrie Caroline.

Enfin, l’adroite Justine, la providence de madame, lui prouve que mademoiselle Suzanne Beauminet, une ancienne grisette devenue madame Sainte-Suzanne, est morte à la Salpêtrière, ou bien a fait fortune et s’est mariée en province, ou se trouve placée si bas dans la société qu’il n’est pas probable que madame puisse la rencontrer.

Caroline respire, elle a le poignard hors du cœur, elle est heureuse ; mais si elle n’a que des filles, elle souhaite un garçon.

Ce petit drame du soupçon injuste, la comédie de toutes les suppositions auxquelles la mère Mahuchet donne lieu, {p. 310}   ces phases de la jalousie tombant à faux, sont posés ici comme étant le type de cette situation dont les variantes sont infinies comme les caractères, comme les rangs, comme les espèces.

Cette source de petites misères est indiquée ici pour que toutes les femmes assises sur cette page y contemplent le cours de leur vie conjugale, le remontent, ou le descendent, y retrouvent leurs aventures secrètes, leurs malheurs inédits, la bizarrerie qui causa leurs erreurs et les fatalités particulières auxquelles elles doivent un instant de rage, un désespoir inutile, des souffrances qu’elles pouvaient s’épargner, heureuses toutes de s’être trompées !…

Cette petite misère a pour corollaire la suivante, beaucoup plus grave et souvent sans remède, surtout lorsqu’elle a sa cause dans des vices d’un autre genre et qui ne sont pas de notre ressort, car, dans cet ouvrage, la femme est toujours censée vertueuse… jusqu’au dénouement.

{p. 311}  

Le tyran domestique

— Ma chère Caroline, dit un jour Adolphe à sa femme, es-tu contente de Justine ?

— Mais, oui, mon ami.

— Tu ne trouves pas qu’elle te parle d’une façon qui n’est point convenable ?

{p. 312}   — Est-ce que je fais attention à une femme de chambre ? il paraît que vous l’observez, vous ?

— Plaît-il ?… demande Adolphe d’un air indigné qui ravit toujours les femmes.

En effet, Justine est une vraie femme de chambre d’actrice, une fille de trente ans frappée par la petite-vérole de mille fossettes où ne se jouent pas les amours, brune comme l’opium, beaucoup de jambes et peu de corps, les yeux chassieux et une tournure à l’avenant. Elle voudrait se faire épouser par Benoît, elle a dix mille francs ; mais à cette attaque inopinée Benoît a demandé son congé. [ill.]  

Tel est le portrait du tyran domestique intronisé par la jalousie de Caroline.

Justine prend son café, le matin, dans son lit, et s’arrange de manière à le prendre aussi bon, pour ne pas dire meilleur, que celui de madame.

Justine sort quelquefois sans en demander la permission, elle sort mise comme la femme d’un banquier du second ordre. Elle a le bibi rose, une ancienne robe de {p. 313}   madame refaite, un beau châle, des brodequins en peau bronzée et des bijoux apocryphes.

Justine est quelquefois de mauvaise humeur et fait sentir à sa maîtresse qu’elle est aussi femme qu’elle, sans être mariée. Elle a ses papillons noirs, ses caprices, ses tristesses. Enfin, elle ose avoir des nerfs !…

Elle répond brusquement, elle est insupportable aux autres domestiques, enfin ses gages ont été considérablement augmentés.

— Ma chère, cette fille devient de jour en jour plus insupportable, dit un jour Adolphe à sa femme en s’apercevant que Justine écoute aux portes ; et, si vous ne la renvoyez pas, je la renverrai, moi !…

Caroline, épouvantée, est obligée, pendant que monsieur est dehors, de chapitrer Justine.

— Justine, vous abusez de mes bontés pour vous : vous avez ici d’excellents gages, vous avez des profits, des cadeaux : tâchez d’y rester, car monsieur veut vous renvoyer.

La femme de chambre s’humilie, elle pleure ; elle est si attachée à madame ! Ah ! elle passerait dans le feu pour elle, elle se ferait hacher, elle est prête à tout faire.

— Vous auriez quelque chose à cacher, madame, je le prendrais sur mon compte…

— C’est bien, Justine, c’est bien, ma fille, dit Caroline effrayée ; il ne s’agit pas de cela ; sachez seulement vous tenir à votre place.

— Ah ! se dit Justine, monsieur veut me renvoyer ?… Attends, je m’en vais te rendre la vie dure, vieux pistolet !

{p. 314}   Huit jours après, en coiffant sa maîtresse, Justine regarde dans la glace pour s’assurer que madame peut voir toutes les grimaces de sa physionomie ; aussi Caroline lui demanda-t-elle bientôt : — Qu’as-tu donc, Justine ?

— Ce que j’ai, je le dirais bien à madame, mais madame est si faible avec monsieur…

— Allons, voyons, dis ?

— Je sais bien, madame, pourquoi monsieur veut me mettre lui-même à la porte : monsieur n’a plus confiance qu’en Benoît, et Benoît fait le discret avec moi…

— Hé bien ! qu’y a-t-il ? A-t-on surpris quelque chose ?

— Je suis sûre qu’à eux deux ils manigancent quelque chose contre madame, répond la femme de chambre avec autorité.

Caroline, que Justine observe dans la glace, est devenue pâle ; toutes les tortures de la petite misère précédente reviennent, et Justine se voit devenue nécessaire {p. 315}   autant que les espions le sont au gouvernement quand on découvre une conspiration.

Cependant les amies de Caroline ne s’expliquent pas pourquoi elle tient à une fille si désagréable, qui prend des airs de maîtresse, qui porte chapeau, qui fait l’impertinente…

On parle de cette domination stupide chez madame Deschars, chez madame de Fischtaminel, et l’on en plaisante. Quelques femmes entrevoient des raisons monstrueuses et qui mettent en cause l’honneur de Caroline.

AXIOME
Dans le monde, on sait mettre des paletots à toutes les vérités, même les plus jolies.

Enfin l’aria della calumnia s’exécute absolument comme si Bartholo le chantait.

Il est avéré que Caroline ne peut pas renvoyer sa femme de chambre.

Le monde s’acharne à trouver le secret de cette énigme. Madame de Fischtaminel se moque d’Adolphe, Adolphe revient chez lui furieux, fait une scène à Caroline et renvoie Justine.

Ceci produit un tel effet sur Justine, que Justine tombe malade, elle se met au lit. Caroline fait observer à son mari qu’il est difficile de jeter dans la rue une fille dans l’état où se trouve Justine, une fille qui, d’ailleurs, leur est bien attachée et qui est chez eux depuis leur mariage.

{p. 316}   — Dès qu’elle sera rétablie, qu’elle s’en aille ! dit Adolphe.

Caroline, rassurée sur Adolphe et indignement grugée par Justine, en arrive à vouloir s’en débarrasser ; elle applique sur cette plaie un remède violent, et elle se décide à passer par les fourches caudines d’une autre petite misère que voici.

{p. 317}  

Les aveux

  

n matin, Adolphe est ultra-câliné. Le trop heureux mari cherche les raisons de ce redoublement de tendresse, et il entend Caroline qui, d’une voix caressante, lui dit : — Adolphe ?

— Quoi ! répond-il effrayé du tremblement intérieur accusé par la voix de Caroline.

— Promets-moi de ne pas te fâcher ?

{p. 318}   — Oui.

— De ne pas m’en vouloir…

— Jamais ! Dis ?

— De me pardonner et de ne jamais me parler de cela…

— Mais dis donc !…

— D’ailleurs, tous les torts sont à toi…

— Voyons ?… ou je m’en vais…

— Il n’y a que toi qui puisses me faire sortir de l’embarras où je suis… et à cause de toi !…

— Mais voyons…

— Il s’agit de…

— De ?

— De Justine.

— Ne m’en parle pas, elle est renvoyée, je ne veux plus la voir, sa manière d’être expose votre réputation…

— Et que peut-on dire ? que t’a-t-on dit ?

La scène tourne, il en résulte une sous-explication qui fait rougir Caroline dès qu’elle aperçoit la portée des suppositions de ses meilleures amies, enchantées toutes de trouver des raisons bizarres à sa vertu.

— Eh ! bien, Adolphe, c’est toi qui me vaux tout cela ! Pourquoi ne m’as-tu rien dit de Frédéric…

— Le grand, le roi de Prusse.

— Voilà bien les hommes !… Tartufe, voudrais-tu me faire croire que tu aies oublié, depuis si peu de temps, ton fils, le fils de mademoiselle Suzanne Beauminet !

— Tu sais…

{p. 319}   — Tout !… Et la mère Mahuchet, et tes sorties pour faire dîner le petit quand il a congé.

Quelquefois, l’Affaire-Chaumontel est un enfant naturel, c’est l’espèce la moins dangereuse des Affaires-Chaumontel.

— Quels chemins de taupe vous savez faire, vous autres dévotes ! s’écrie Adolphe épouvanté.

— C’est Justine qui a tout découvert.

— Ah ! je comprends maintenant la raison de ses insolences…

— Ah ! va, mon ami, ta Caroline a été bien malheureuse, et cet espionnage dont la cause est mon amour insensé pour toi, car je t’aime… à devenir folle… Non, si tu me trahissais, je m’enfuirais au bout du monde… Eh ! bien, cette jalousie à faux m’a mise sous la domination de Justine… Ainsi, mon chat, tire-moi de là !

— Que cela t’apprenne, mon ange, à ne jamais te servir de tes domestiques si tu veux qu’ils te servent. C’est la plus basse des tyrannies. Être à la merci de ses gens !…

{p. 320}   Adolphe profite de cette circonstance pour épouvanter Caroline, car il pense à ses futures Affaires-Chaumontel, et voudrait bien ne plus être espionné.

Justine est mandée, Adolphe la renvoie immédiatement sans vouloir qu’elle s’explique.

Caroline croit sa petite misère finie. Elle prend une autre femme de chambre.

Justine, à qui ses douze ou quinze mille francs ont mérité les attentions d’un porteur d’eau à la voie, devient madame Chavagnac et entreprend le commerce de la fruiterie.

Dix mois après, Caroline reçoit par un commissionnaire, en l’absence d’Adolphe, une lettre écrite sur du papier écolier, en jambages qui voudraient trois mois d’orthopédie, et ainsi conçue.

{p. 321}   Madam !
Vouz ét hindigneuman trompai parre msieu poure mame deux Fischtaminelle, ile i vat tou lé soarres, ai vous ni voilliez queu du feux, vous navet queu ceu que vou mairitté, jean sui contant, ai j’ai bien éloneure de vou saluair. [ill.]  

Caroline bondit comme une lionne piquée par un taon ; elle se replace d’elle-même sur le gril du soupçon, elle recommence sa lutte avec l’inconnu.

Quand elle a reconnu l’injustice de ses soupçons, il arrive une autre lettre qui lui offre de lui donner des renseignements sur une Affaire-Chaumontel que Justine a éventée.

La petite misère des Aveux, souvenez-vous-en, mesdames, est souvent plus grave que celle-ci.

{p. 323}  

Humiliations

  

la gloire des femmes, elles tiennent encore à leurs maris, quand leurs maris ne tiennent plus à elles, non-seulement parce qu’il existe, socialement parlant, plus de liens entre une femme mariée et un homme, qu’entre cet homme et sa femme ; {p. 324}   mais encore, parce que la femme a plus de délicatesse et d’honneur que l’homme, la grande question conjugale mise à part, bien entendu.

AXIOME
Dans un mari, il n’y a qu’un homme ; dans une femme mariée, il y a un homme, un père, une mère et une femme.

Une femme mariée a de la sensibilité pour quatre, et pour cinq même, si l’on y regarde bien.

Or, il n’est pas inutile de faire observer ici que, pour les femmes, l’amour est une absolution générale : l’homme qui aime bien peut commettre des crimes, il est toujours blanc comme neige aux yeux de celle qui l’aime, s’il l’aime bien.

Quant à la femme mariée, aimée ou non, elle sent si bien que l’honneur, la considération de son mari sont la fortune de ses enfants, qu’elle agit comme la femme qui aime, tant l’intérêt social est violent.

Ce sentiment profond engendre pour quelque Caroline des petites misères qui, par malheur pour ce livre, ont un côté triste.

Adolphe s’est compromis. N’énumérons pas toutes les manières de se compromettre, ce serait tomber dans des personnalités. Ne prenons pour exemple que, de toutes les fautes sociales, celle que notre époque excuse, admet, {p. 325}   comprend et commet le plus souvent, le vol honnête, la concussion bien déguisée, une tromperie excusable quand elle a réussi, comme de s’entendre avec qui de droit pour vendre sa propriété le plus cher possible à une ville, à un département, etc.

Ainsi, dans une faillite, pour se couvrir (ceci veut dire récupérer sa créance), Adolphe a trempé dans des actes illicites qui peuvent mener un homme à témoigner en cour d’assises. On ne sait même pas si le hardi créancier ne sera pas considéré comme complice.

Remarquez que, dans toutes les faillites, pour les maisons les plus honorables, se couvrir est regardé comme le plus saint des devoirs ; mais il s’agit de ne pas laisser trop voir, comme dans la prude Angleterre, le mauvais côté de la couverture.

Adolphe embarrassé, car son conseil lui a dit de ne paraître en rien, a recours à Caroline ; il lui fait la leçon, {p. 326}   il l’endoctrine, il lui apprend le Code, il veille à sa toilette, il l’équipe comme un brick envoyé en course, et il l’expédie chez un juge, chez un syndic.

Le juge est un homme en apparence sévère, qui cache un libertin ; il garde son sérieux en voyant entrer une jolie femme, et il dit des choses excessivement amères sur Adolphe. [ill.]  

— Je vous plains, madame, vous appartenez à un homme qui peut vous attirer bien des désagréments ; encore quelques affaires de ce genre, et il sera tout à fait déconsidéré. Avez-vous des enfants ? pardonnez-moi cette question ; vous êtes si jeune, qu’il est bien naturel…

Et le juge se met le plus près possible de Caroline.

— Oui, monsieur.

— Oh ! bon Dieu ! quel avenir ! Ma première pensée était pour la femme ; mais maintenant, je vous plains {p. 327}   doublement, je songe à la mère… Ah ! combien vous avez dû souffrir en venant ici… Pauvres, pauvres femmes !

— Ah ! monsieur, vous vous intéressez à moi, n’est-ce pas ?…

— Hélas ! que puis-je ? fait le juge en sondant Caroline par un regard oblique. Ce que vous me demandez est une forfaiture, je suis magistrat avant d’être homme…

— Ah ! monsieur, soyez homme seulement…

— Savez-vous bien ce que vous dites-là,… ma belle dame ?…

Là, le magistrat consulaire prend en tremblant la main de Caroline.

Caroline, en songeant qu’il s’agit de l’honneur de son mari, de ses enfants, se dit en elle-même que ce n’est pas le cas de faire la prude, elle laisse prendre sa main, elle résiste assez pour que le galant vieillard (c’est heureusement un vieillard) y trouve une faveur.

— Allons ! allons ! belle dame, ne pleurez pas, reprend le magistrat, je serais au désespoir de faire couler les larmes d’une si jolie personne, nous verrons, vous viendrez demain soir m’expliquer l’affaire, il faut voir toutes les pièces ; nous les compulserons ensemble…

— Monsieur…

— Mais il le faut…

— Monsieur…

— N’ayez pas peur, belle dame, un juge peut savoir accorder ce qu’on doit à la justice, et… (il prend un petit air fin) à la beauté.

{p. 328}   — Mais, monsieur…

— Soyez tranquille, dit-il en lui tenant les mains et les pressant, et ce grand délit, nous tâcherons de le changer en peccadille.

Et il reconduit Caroline atterrée d’un rendez-vous ainsi proposé.

Le syndic est un jeune homme gaillard, qui reçoit madame Adolphe en souriant. Il sourit à tout, et il la prend par la taille en souriant avec une habileté de séducteur qui ne permet pas à Caroline de se révolter, d’autant plus qu’elle se dit : — « Adolphe m’a bien recommandé de ne pas irriter le syndic. » [ill.]  

Néanmoins Caroline, ne fût-ce que dans l’intérêt du syndic, se dégage et lui dit le : — « Monsieur !… » qu’elle a répété trois fois au juge.

{p. 329}   — Ne m’en voulez pas, vous êtes irrésistible, vous êtes un ange, et votre mari est un monstre ; car dans quelle intention envoie-t-il une sirène à un jeune homme qu’il sait inflammable ?

— Monsieur, mon mari n’a pu venir lui-même ; il est au lit, bien souffrant, et vous l’avez menacé d’une si terrible façon, que l’urgence…

— Il n’a donc pas d’avoué, d’agréé…

{p. 330}   Caroline est épouvantée de cette observation, qui dévoile une profonde scélératesse chez Adolphe.

— Il a pensé, monsieur, que vous auriez des égards pour une mère de famille, pour des enfants…

— Ta, ta, ta, répond le syndic. Vous êtes venue pour attenter à mon indépendance, à ma conscience, vous voulez que je vous livre les créanciers ; eh ! bien, je fais plus, je vous livre mon cœur, ma fortune ; il veut sauver son honneur, votre mari ; moi, je vous donne le mien…

— Monsieur, dit-elle en essayant de relever le syndic, qui s’est mis à ses pieds, vous m’épouvantez !

Elle joue la femme effrayée et gagne la porte, en sortant de cette situation délicate, comme savent en sortir les femmes, c’est-à-dire en ne compromettant rien.

— Je reviendrai, dit-elle en souriant, quand vous serez plus sage…

— Vous me laissez ainsi… prenez garde ! votre mari pourra bien s’asseoir sur les bancs de la Cour d’assises ; il est le complice d’une banqueroute frauduleuse, et nous savons de lui bien des choses qui ne sont pas honorables. Ce n’est pas sa première incartade ; il a fait des affaires un peu sales, des tripotages indignes, vous ménagez bien l’honneur d’un homme qui se moque de son honneur comme du vôtre.

Caroline, effrayée de ces paroles, lâche la porte, la ferme et revient.

{p. 331}   — Que voulez-vous dire, monsieur ? dit-elle furieuse de cette brutale bordée.

— Eh bien ! l’affaire…

— Chaumontel ?

— Non, cette spéculation sur les maisons qu’il faisait bâtir par des gens insolvables.

Caroline se rappelle l’affaire entreprise par Adolphe (voyez JÉSUITISME DES FEMMES) pour doubler ses revenus ; elle tremble. Le syndic a pour lui la curiosité.

— Asseyez-vous donc là. Tenez, à cette distance je serai sage, mais je pourrai vous regarder…

Et il raconte longuement cette conception due à Du Tillet le banquier, en s’interrompant pour dire : — Oh ! quel joli pied, petit, menu… MADAME seule a le pied aussi petit que cela… Du Tillet donc transigea… — Et quelle oreille… vous a-t-on dit que vous aviez l’oreille délicieuse ?… — Et Du Tillet eut raison, car il y avait déjà jugement. — J’aime les petites oreilles… laissez-moi faire mouler la vôtre, et je ferai tout ce que vous voudrez. {p. 332}   — Du Tillet profita de cela pour faire tout supporter à votre imbécile de mari… — Oh ! la jolie étoffe, vous êtes divinement mise…

— Nous en étions, monsieur ?…

— Est-ce que je sais ce que je dis en admirant une tête raphaélesque comme la vôtre ?

Au vingt-septième éloge, Caroline trouve de l’esprit au syndic : elle lui fait un compliment et s’en va sans connaître à fond l’histoire de cette entreprise qui, dans le temps, a dévoré trois cent mille francs.

Cette petite misère a d’énormes variantes.

Exemple :

Adolphe est brave et susceptible ; il est à la promenade aux Champs-Élysées, il y a foule, et dans cette foule certains jeunes gens sans délicatesse se permettent des plaisanteries à la Panurge, Caroline les souffre sans avoir l’air de s’en apercevoir pour éviter un duel à son mari.

Autre exemple :

Un enfant, du genre Terrible, dit devant le monde : — Maman, est-ce que tu laisseras Justine me donner des giffles ?…

— Non, certes…

— Pourquoi demandes-tu cela, mon petit homme ? dit madame Foullepointe.

{p. 333}   — C’est qu’elle vient de donner un fameux soufflet à papa, qui est bien plus fort que moi.

Madame Foullepointe se met à rire, et Adolphe, qui pensait à faire la cour à madame Foullepointe, se voit plaisanté cruellement par elle après avoir eu (voir les DERNIÈRES QUERELLES) une première-dernière querelle avec Caroline.

{p. 335}  

La dernière querelle

Dans tous les ménages, maris et femmes entendent sonner une heure fatale. C’est un vrai glas, la mort de la jalousie, une grande, une noble, une charmante passion, le seul véritable symptôme de l’amour, s’il n’est {p. 336}   pas toutefois son double. Quand une femme n’est plus jalouse de son mari, tout est dit, elle ne l’aime plus. Aussi, l’amour conjugal s’éteint-il dans la dernière querelle que fait une femme.

AXIOME
Dès qu’une femme ne querelle plus son mari, le minotaure est assis dans un fauteuil au coin de la cheminée de la chambre à coucher, et il tracasse avec le bout de sa canne ses bottes vernies.

Toutes les femmes doivent se rappeler leur dernière querelle, cette suprême petite misère qui souvent éclate à propos d’un rien, ou plus souvent encore à l’occasion d’un fait brutal, d’une preuve décisive. Ce cruel adieu à la croyance, aux enfantillages de l’amour, à la vertu même, est en quelque sorte capricieux comme la vie.

Comme la vie, il n’est le même dans aucun ménage.

Ici peut-être l’auteur doit-il chercher toutes les variétés de querelles, s’il veut être exact.

Ainsi, Caroline aura découvert que la robe judiciaire du syndic de l’Affaire-Chaumontel cache une robe d’une étoffe infiniment moins rude, d’une couleur agréable, soyeuse ; qu’enfin Chaumontel a des cheveux blonds et des yeux bleus.

Ou bien Caroline, levée avant Adolphe, aura vu le {p. 337}   paletot jeté sur un fauteuil à la renverse, et la ligne d’un petit papier parfumé, sortant de la poche de côté, l’aura frappée de son blanc, comme un rayon de soleil entrant par une fente de la fenêtre dans une chambre bien close ;

Ou elle aura fait craquer ce petit billet en serrant Adolphe dans ses bras et lui tâtant cette poche d’habit ;

Ou elle aura été comme instruite par le parfum étranger qu’elle sentait depuis quelque temps sur Adolphe, et elle aura lu ces quelques lignes :

Haingra, séjé ce que tu veu dire avaic Hipolite, vien e tu vairas si jen thême.

Ou ceci :

Hier, mon ami, vous vous êtes fait attendre, que sera-ce demain ?

Ou ceci :

Les femmes qui vous aiment, mon cher monsieur, sont bien malheureuses de vous tant haïr quand vous {p. 338}   n’êtes pas près d’elles ; prenez garde, la haine qui dure pendant votre absence pourrait empiéter sur les moments où l’on vous voit.

Ou ceci :

Faquin de Chodoreille, que faisais-tu donc hier sur le boulevard avec une femme pendue à ton bras ? Si c’est ta femme, reçois mes compliments de condoléance sur tous ses charmes qui sont absents, elle les a sans doute mis au Mont-de-Piété ; mais la reconnaissance en est perdue.

Quatre billets émanés de la grisette, de la dame, de la bourgeoise prétentieuse ou de l’actrice parmi lesquelles Adolphe a choisi sa belle (selon le vocabulaire Fischtaminel).

Ou bien Caroline, amenée voilée, par Ferdinand, au Ranelagh, a vu de ses yeux Adolphe se livrant avec {p. 339}   fureur à la polka, tenant dans ses bras une des dames d’honneur de la reine Pomaré ; [ill.]  

Ou bien Adolphe se sera pour la septième fois trompé de nom et aura, le matin en s’éveillant, appelé sa femme Juliette, Charlotte ou Lisa ;

Ou bien un marchand de comestibles, un restaurateur, envoie, en l’absence de monsieur des notes accusatrices qui tombent entre les mains de Caroline.

Pièces de l’affaire Chaumontel
À la partie fine.
Doit à Perrault M. Adolphe.

 

Livré chez madame Schontz, le 6 janvier 184., un pâté de foie gras. 22 fr. 50 c.
Six bouteilles de divers vins. 70 fr. »
Fourni à l’Hôtel du Congrès, le 11 février, nº 21, un déjeuner fin, prix convenu. 100 fr. »
Total 192 fr. 50 c.

{p. 340}   Caroline étudie les dates et retrouve dans sa mémoire des rendez-vous relatifs à l’Affaire-Chaumontel.

Adolphe avait désigné le jour des Rois pour une réunion où l’on devait enfin toucher la collocation de l’Affaire-Chaumontel.

Le 11 février, il avait rendez-vous chez le notaire pour signer une quittance dans l’Affaire-Chaumontel. [ill.]  

Ou bien…

Mais vouloir formuler tous les hasards, c’est une entreprise de fou.

Chaque femme se rappellera comment le bandeau qu’elle avait sur les yeux est tombé ; comment, après bien des doutes, des déchirements de cœur, elle est arrivée à ne faire une querelle que pour clore le roman, pour mettre le signet au livre, stipuler son indépendance, ou commencer une nouvelle vie.

Quelques femmes sont assez heureuses pour avoir pris {p. 341}   les devants, elles font cette querelle en manière de justification.

Les femmes nerveuses éclatent et se livrent à des violences.

Les femmes douces prennent un petit ton décidé qui fait trembler les plus intrépides maris.

Celles qui n’ont pas encore de vengeance prête pleurent beaucoup.

Celles qui vous aiment pardonnent. Ah ! elles conçoivent si bien, comme la femme appelée ma Berline, que leur Adolphe soit aimé des Françaises, qu’elles sont heureuses de posséder légalement un homme dont raffolent toutes les femmes.

Certaines femmes à lèvres serrées comme des coffres-forts, à teint brouillé, à bras maigres, se font un malicieux plaisir de promener leur Adolphe dans les fanges du mensonge, dans les contradictions ; elles le questionnent (voir LA MISÈRE DANS LA MISÈRE) comme un magistrat qui questionne le criminel, en se réservant la jouissance fielleuse d’aplatir ses dénégations par des preuves directes à un moment décisif.

Généralement, dans cette scène capitale de la vie conjugale, le beau sexe est bourreau là où, dans le cas contraire, l’homme est assassin.

Voici comment.

Cette dernière querelle (vous allez savoir pourquoi l’auteur l’a nommée dernière) se termine toujours par une promesse solennelle, sacrée, que font les femmes délicates, nobles, ou simplement spirituelles, c’est dire {p. 342}   toutes les femmes, et que nous donnons sous sa plus belle forme.

— Assez, Adolphe ! nous ne nous aimons plus ; tu m’as trahie, et je ne l’oublierai jamais. On peut pardonner, mais oublier, c’est impossible.

Les femmes ne se font implacables que pour rendre leur pardon charmant : elles ont deviné Dieu.

— Nous avons à vivre en commun comme deux amis, dit Caroline en continuant. Eh bien ! vivons comme deux frères, deux camarades. Je ne veux pas te rendre la vie insupportable, et je ne te parlerai jamais de ce qui vient de se passer…

Adolphe tend la main à Caroline : celle-ci prend la main, la lui serre à l’anglaise.

Adolphe remercie Caroline, entrevoit le bonheur : il s’est fait de sa femme une sœur, et il croit redevenir garçon.

Le lendemain, Caroline se permet une allusion très-spirituelle (Adolphe ne peut pas s’empêcher d’en rire) {p. 343}   à l’Affaire-Chaumontel. Dans le monde, elle lance des généralités qui deviennent des particularités sur cette dernière querelle.

Au bout d’une quinzaine, il ne se passe pas de jour où Caroline n’ait rappelé la dernière querelle en disant : — C’était le jour où j’ai trouvé dans ta poche la facture Chaumontel ;

Ou : — C’est depuis notre dernière querelle… ;

Ou : — C’est le jour où j’ai vu clair dans la vie, etc. [ill.]  

Elle assassine Adolphe, elle le martyrise ! Dans le monde, elle dit des choses terribles.

— Nous sommes heureuses, ma chère, le jour où nous n’aimons plus : c’est alors que nous savons nous faire aimer…

Et elle regarde Ferdinand.

— Ah ! vous avez aussi votre Affaire-Chaumontel, dit-elle à madame Foullepointe.

Enfin, la dernière querelle ne finit jamais, d’où cet axiome :

Se donner un tort vis-à-vis de sa femme légitime, c’est résoudre le problème du mouvement perpétuel.

{p. 345}  

Faire four

Les femmes, et surtout les femmes mariées, se fichent des idées dans leur dure-mère absolument comme elles plantent des épingles dans leur pelote ; et le diable, entendez-vous ? le diable ne les pourrait pas retirer ; elles {p. 346}   seules se réservent le droit de les y piquer, de les dépiquer et de les y repiquer.

Caroline est revenue un soir de chez madame Foullepointe dans un état violent de jalousie et d’ambition.

Madame Foullepointe, la lionne

Ce mot exige une explication. C’est le néologisme à la mode, il répond à quelques idées, fort pauvres d’ailleurs, de la société présente : il faut l’employer pour se faire comprendre, quand on veut dire une femme à la mode.

Cette lionne donc monte à cheval tous les jours, et Caroline s’est mis en tête d’apprendre l’équitation.

Remarquez que, dans cette phase conjugale, Adolphe et Caroline sont dans cette saison que nous avons nommée LE DIX-HUIT BRUMAIRE DES MÉNAGES, ou qu’ils se sont déjà fait deux ou trois DERNIÈRES-QUERELLES.

— Adolphe, dit-elle, veux-tu me faire plaisir ?

{p. 347}   — Toujours…

— Tu me refuseras ?

— Mais, si ce que tu me demandes est possible, je suis prêt…

— Ah ! déjà… Voilà bien le mot d’un mari… SI

— Voyons ?

— Je voudrais apprendre à monter à cheval.

— Mais, Caroline, est-ce possible ?

Caroline regarde par la portière, et tente d’essuyer une larme sèche.

— Écoute-moi ? reprend Adolphe ; puis-je te laisser aller seule au manége ? puis-je t’y accompagner au milieu des tracas que me donnent en ce moment les affaires ? Qu’as-tu donc ? Je te donne, il me semble, des raisons péremptoires.

Adolphe aperçoit une écurie à louer, l’achat d’un poney, l’introduction au logis d’un groom et d’un cheval de domestique, tous les ennuis de la lionnerie femelle.

{p. 348}   Quand on donne à une femme des raisons au lieu de lui donner ce qu’elle veut, peu d’hommes ont osé descendre au fond de ce petit gouffre appelé le cœur, pour y mesurer la force de la tempête qui s’y fait subitement.

— Des raisons ! Mais si vous en voulez, en voici, s’écrie Caroline. Je suis votre femme : vous ne vous souciez plus de me plaire. Et la dépense donc ! Vous vous trompez bien, en ceci, mon ami !

Les femmes ont autant d’inflexions de voix pour prononcer ces mots : Mon Ami, que les Italiens en ont trouvé pour dire : Amico ; j’en ai compté vingt-neuf qui n’expriment encore que les différents degrés de la haine.

— Ah ! tu verras, reprend Caroline. Je serai malade, et vous payerez à l’apothicaire et au médecin ce que vous aurait coûté le cheval. Je serai chez moi claquemurée, et c’est tout ce que vous voulez. Je m’y attendais. Je vous ai demandé cette permission, sûre d’un refus : je voulais uniquement savoir comment vous vous y prendriez pour le faire.

— Mais… Caroline.

— Me laisser seule au manége ! dit-elle en continuant sans avoir entendu. Est-ce une raison ? Ne puis-je y aller avec madame de Fischtaminel ? Madame de Fischtaminel apprend à monter à cheval, et je ne crois pas que monsieur de Fischtaminel l’accompagne.

— Mais… Caroline.

— Je suis enchantée de votre sollicitude, vous tenez beaucoup trop à moi, vraiment. Monsieur de Fischtaminel a plus de confiance en sa femme que vous en la vôtre. Il ne l’y accompagne pas, lui ! Peut-être est-ce à {p. 349}   cause de cette confiance que vous ne voulez pas me voir au manége, où je puis être témoin du vôtre avec la Fischtaminel.

Adolphe essaie de cacher l’ennui que lui donne ce torrent de paroles, qui commence à moitié chemin de son domicile et qui ne trouve pas de mer où se jeter.

Quand Caroline est dans sa chambre, elle continue toujours :

— Tu vois que si des raisons pouvaient me rendre la santé, m’empêcher de souhaiter un exercice que la nature m’indique, je ne manquerais pas de raisons à me donner, que je connais toutes les raisons à donner, et que je me les suis données avant de te parler.

Ceci, mesdames, peut d’autant mieux s’appeler le prologue du drame conjugal, que c’est rudement débité, commenté de gestes, orné de regards et autres vignettes avec lesquels vous illustrez ces chefs-d’œuvre.

Caroline, une fois qu’elle a semé dans le cœur {p. 350}   d’Adolphe l’appréhension d’une scène à demande continue, a senti sa haine de côté gauche redoublée contre son gouvernement.

Madame boude, et boude si sauvagement, qu’Adolphe est forcé de s’en apercevoir, sous peine d’être minotaurisé, car tout est fini, sachez-le bien, entre deux êtres mariés par monsieur le maire, ou seulement à Gretna-Green, lorsque l’un d’eux ne s’aperçoit plus de la bouderie de l’autre.

AXIOME
Une bouderie rentrée est un poison mortel.

C’est pour éviter ce suicide de l’amour que notre ingénieuse France inventa les boudoirs. Les femmes ne pouvaient pas avoir les saules de Virgile dans le système de nos habitations modernes. À la chute des oratoires, ces petits endroits devinrent des boudoirs.

Ce drame conjugal a trois actes. L’acte du prologue : il est joué. Vient l’acte de la fausse coquetterie : c’est un de ceux où les Françaises ont le plus de succès.

Adolphe vague par la chambre en se déshabillant ; et, pour un homme, se déshabiller, c’est devenir excessivement faible.

Certes, à tout homme de quarante ans, cet axiome paraîtra profondément juste :

{p. 351}  

AXIOME
Les idées d’un homme qui n’a plus de bretelles ni de bottes ne sont plus celles d’un homme qui porte ces deux tyrans de notre esprit.

Remarquez que ceci n’est un axiome que dans la vie conjugale. En morale, c’est ce que nous appelons un théorème relatif.

Caroline mesure, comme un jockey sur le terrain des courses, le moment où elle pourra distancer son adversaire. Elle s’arrange alors pour être d’une séduction irrésistible pour Adolphe.

Les femmes possèdent une mimique de pudeur, une science de voltige, des secrets de colombes effarouchées, un registre particulier pour chanter, comme Isabelle au quatrième acte de Robert-le-Diable : « Grâce pour toi ! grâce pour moi ! » qui laissent les entraîneurs de chevaux à mille piques au-dessous d’elles. Comme toujours, {p. 352}   le Diable succombe. Que voulez-vous ? c’est l’histoire éternelle, c’est le grand mystère catholique du serpent écrasé, de la femme délivrée qui devient la grande force sociale, disent les fouriéristes. C’est en ceci surtout que consiste la différence de l’esclave orientale à l’épouse de l’occident.

Sur l’oreiller conjugal, le second acte se termine par des onomatopées qui sont toutes à la paix. Adolphe, de même que les enfants devant une tarte, a promis tout ce que voulait Caroline.

{p. 353}   Troisième acte

(Au lever du rideau, la scène représente une chambre à coucher extrêmement en désordre. Adolphe, déjà vêtu de sa robe de chambre, essaie de sortir et sort furtivement sans éveiller Caroline, qui dort d’un profond sommeil.)

Caroline, extrêmement heureuse, se lève, va consulter son miroir, et s’inquiète du déjeuner.

Une heure après, quand elle est prête, elle apprend que le déjeuner est servi.

— Avertissez monsieur !

— Madame, monsieur est dans le petit salon.

— Que tu n’es ben gentil, mon petit homme, dit-elle en allant au-devant d’Adolphe et reprenant le langage enfantin, câlin, de la lune de miel.

— Et de quoi ?

— Eh bien ! de n’avoir permis que ta Liline monte à dada…

{p. 354}  

Observation

  

endant la lune de miel, quelques époux très-jeunes ont pratiqué des langages que, dans l’antiquité, Aristote avait déjà classés et définis (voir sa Pédagogie). Ainsi donc on parle en youyou, on parle en lala, on parle en nana, comme les mères et les nourrices parlent aux enfants. [ill.]   C’est là une des raisons secrètes, discutées et reconnues dans de gros in-quarto par les Allemands, qui déterminèrent les Cabires, {p. 355}   créateurs de la mythologie grecque, à représenter l’Amour en enfant. Il y a d’autres raisons que connaissent les femmes, et dont la principale est, selon elles, que l’amour chez les hommes est toujours petit.

— Où donc as-tu pris cela, ma belle ? sous ton bonnet ?

— Comment ?…

Caroline reste plantée sur ses jambes ; elle ouvre des yeux agrandis par la surprise. Épileptique en dedans, elle n’ajoute pas un mot : elle regarde Adolphe.

Sous les feux sataniques de ce regard, Adolphe accomplit un quart de conversion vers la salle à manger ; mais il se demande en lui-même s’il ne faut pas laisser Caroline prendre une leçon, en recommandant à l’écuyer de la dégoûter de l’équitation par la dureté de l’enseignement.

Rien de terrible comme une comédienne qui compte sur un succès, et qui fait four.

En argot de coulisses, faire four c’est ne voir personne dans la salle ni recueillir aucun applaudissement, c’est {p. 356}   beaucoup de peine prise pour rien, c’est l’insuccès à son apogée.

Cette petite misère (elle est très-petite) se reproduit de mille manières dans la vie conjugale, quand la lune de miel est finie, et que les femmes n’ont pas une fortune à elles.

{p. 357}  

Sur le même sujet

Malgré la répugnance de l’auteur à glisser des anecdotes dans un ouvrage tout aphoristique, dont le tissu ne comporte que des observations plus ou moins fines et très-délicates, par le sujet du moins, il lui semble nécessaire d’orner cette page d’un fait dû d’ailleurs à l’un de nos premiers médecins.

Cette répétition du sujet renferme une règle de conduite à l’usage des docteurs parisiens.

Un mari se trouvait dans le cas de notre Adolphe. Sa Caroline, ayant fait four une première fois, s’entêtait à triompher, car souvent Caroline triomphe ! Celle-là jouait la comédie de la maladie nerveuse (voyez la PHYSIOLOGIE {p. 358}   DU MARIAGE, Méditation XXVI, paragraphe des Névroses). Elle était depuis deux mois étendue sur son divan, se levant à midi, renonçant à toutes les jouissances de Paris.

Pas de spectacles… Oh ! l’air empesté, les lumières ! les lumières surtout !… le tapage, la sortie, l’entrée, la musique… tout cela, funeste ! d’une excitation terrible !

Pas de parties de campagne… Oh ! c’était son désir ; mais il lui fallait (desiderata) une voiture à elle, des chevaux à elle… Monsieur ne voulait pas lui donner un équipage. Et aller en locati, en fiacre… rien que d’y penser elle avait des nausées !

Pas de cuisine… la fumée des viandes faisait soulever le cœur à madame.

Madame buvait mille drogues que sa femme de chambre ne lui voyait jamais prendre.

Enfin une dépense effrayante en effets, en privations, {p. 359}   en poses, en blanc de perle pour se montrer d’une pâleur de morte, en machines, absolument comme quand une administration théâtrale répand le bruit d’une mise en scène fabuleuse.

On en était à croire qu’un voyage aux eaux, à Ems, à Hombourg, à Carlsbad, pourrait à peine guérir madame ; mais elle ne voulait pas se mettre en route sans aller dans sa voiture.

Toujours la voiture !

Cet Adolphe tenait bon, et ne cédait pas.

Cette Caroline, en femme excessivement spirituelle, donnait raison à son mari.

— Adolphe a raison, disait-elle à ses amies, c’est moi qui suis folle ; il ne peut pas, il ne doit pas encore prendre voiture ; les hommes savent mieux que nous où en sont leurs affaires…

{p. 360}   Par moments cet Adolphe enrageait ! les femmes ont des façons qui ne sont justiciables que de l’enfer.

Enfin, le troisième mois, il rencontre un de ses amis de collége, sous-lieutenant dans le corps des médecins, ingénu comme tout jeune docteur, n’ayant ses épaulettes que d’hier et pouvant commander feu !

— Jeune femme, jeune docteur, se dit notre Adolphe.

Et il propose au Bianchon futur de venir lui dire la vérité sur l’état de Caroline.

— Ma chère, il est temps que je vous amène un médecin, dit le soir Adolphe à sa femme, et voici le meilleur docteur pour une jolie femme.

Le novice étudie en conscience, fait causer madame, la palpe avec discrétion, s’informe des plus légers diagnostics, et finit, tout en causant, par laisser fort involontairement errer sur ses lèvres, d’accord avec ses yeux, {p. 361}   un sourire, une expression excessivement dubitatifs, pour ne pas dire ironiques. Il ordonne une médication insignifiante sur la gravité de laquelle il insiste, et il promet de revenir en voir l’effet.

Dans l’antichambre, se croyant seul avec son ami de collége, il fait un haut-le-corps inexprimable.

— Ta femme n’a rien, mon cher, dit-il ; elle se moque de toi et de moi.

— Je m’en doutais…

— Mais, si elle continue à plaisanter, elle finira par se rendre malade : je suis trop ton ami pour faire cette spéculation, car je veux qu’il y ait chez moi, sous le médecin, un honnête homme…

— Ma femme veut une voiture.

Comme dans le SOLO DE CORBILLARD, cette Caroline avait écouté à la porte.

Encore aujourd’hui, le jeune docteur est obligé d’épierrer6 {p. 362}   son chemin des calomnies que cette charmante femme y jette à tout moment ; et, pour avoir la paix, il a été forcé de s’accuser de cette petite faute de jeune homme en nommant son ennemie afin de la faire taire.

{p. 363}  

Les marrons du feu

  

n ne sait pas combien il y a de nuances dans le malheur, cela dépend des caractères, de la force des imaginations, de la puissance des nerfs. S’il est impossible de saisir ces nuances si variables, on peut du moins indiquer les couleurs tranchées, les principaux accidents.

L’auteur a donc réservé cette petite misère pour la dernière, car c’est la seule qui soit comique dans le malheur.

L’auteur se flatte d’avoir épuisé les principales. Aussi les femmes arrivées au port, à l’âge heureux de quarante {p. 364}   ans, époque à laquelle elles échappent aux médisances, aux calomnies, aux soupçons, où leur liberté commence ; ces femmes lui rendront-elles justice en disant que dans cet ouvrage toutes les situations critiques d’un ménage se trouvent indiquées ou représentées. [ill.]  

Caroline a son Affaire-Chaumontel. Elle sait susciter à son mari des sorties imprévues, elle a fini par s’entendre avec madame de Fischtaminel.

Dans tous les ménages, dans un temps donné, les madame de Fischtaminel deviennent la providence de Caroline.

Caroline câline madame de Fischtaminel avec autant de soin que l’armée d’Afrique choie Abd-el-Kader, elle lui porte la sollicitude qu’un médecin met à ne pas guérir un riche malade imaginaire. À elles deux, Caroline et madame de Fischtaminel inventent des occupations au cher Adolphe quand ni madame de Fischtaminel ni Caroline ne veulent de ce demi-dieu dans leurs pénates. Madame {p. 365}   de Fischtaminel et Caroline, devenues par les soins de madame Foullepointe les meilleures amies du monde, ont fini même par connaître et employer cette franc-maçonnerie féminine dont les rites ne s’apprennent dans aucune initiation.

Si Caroline écrit la veille à madame de Fischtaminel ce petit billet :

Mon ange, vous verrez vraisemblablement demain Adolphe, ne me le gardez pas trop longtemps, car je compte aller au bois avec lui sur les quatre heures ; mais, si vous teniez beaucoup à l’y conduire, je l’y reprendrai. Vous devriez bien m’apprendre vos secrets d’amuser ainsi les gens ennuyés.

Madame de Fischtaminel se dit : — Bien ! j’aurai ce garçon-là sur les bras depuis midi jusqu’à cinq heures.

AXIOME
Les hommes ne devinent pas toujours ce que signifie chez une femme une demande positive, mais une autre femme ne s’y trompe jamais : elle fait le contraire.

Ces petits êtres-là, surtout les Parisiennes, sont les plus jolis joujoux que l’industrie sociale ait inventés : il {p. 366}   manque un sens à ceux qui ne les adorent pas, qui n’éprouvent pas une constante jubilation à les voir arrangeant leurs piéges comme elles arrangent leurs nattes, se créant des langues à part, construisant de leurs doigts frêles des machines à écraser les plus puissantes fortunes.

Un jour, Caroline a pris les plus minutieuses précautions, elle a écrit la veille à madame Foullepointe d’aller à Saint-Maur avec Adolphe pour examiner une propriété quelconque à vendre, Adolphe ira déjeuner chez elle. Elle habille Adolphe, elle le lutine sur le soin qu’il met à sa toilette, et lui fait des questions saugrenues sur madame Foullepointe.

— Elle est gentille, et je la crois bien ennuyée de Charles : tu finiras par l’inscrire sur ton catalogue, vieux don Juan ; mais tu n’auras plus besoin de l’Affaire-Chaumontel : je ne suis plus jalouse, tu as ton passe-port, {p. 367}   aimes-tu mieux cela que d’être adoré ?… Monstre ! vois combien je suis gentille…

Dès que monsieur est parti, Caroline, qui la veille a pris soin d’écrire à Ferdinand de venir déjeuner, fait une toilette que, dans ce charmant dix-huitième siècle, si calomnié par les républicains, les humanitaires et les sots, les femmes de qualité nommaient leur habit de combat.

Caroline a tout prévu. L’Amour est le premier valet de {p. 368}   chambre du monde : aussi la table est-elle mise avec une coquetterie diabolique. C’est du linge blanc damassé, le petit déjeuner bleu, le vermeil, le pot au lait sculpté, des fleurs partout !

Si c’est en hiver, elle a trouvé des raisins, elle a fouillé la cave pour y découvrir des bouteilles de vieux vins exquis. Les petits pains viennent du boulanger le plus fameux. Les mets succulents, le pâté de foie gras, toute cette victuaille élégante aurait fait hennir Grimod de la Reynière, ferait sourire un escompteur, et dirait à un professeur de l’ancienne Université de quoi il s’agit.

Tout est prêt. Caroline, elle, est prête de la veille : elle contemple son ouvrage. Justine soupire et arrange les meubles. Caroline ôte quelques feuilles jaunies aux fleurs des jardinières. Une femme déguise alors ce qu’il faut appeler les piaffements du cœur par ces occupations {p. 369}   niaises où les doigts ont la puissance des tenailles, où les ongles roses brûlent, et où ce cri muet râpe le gosier : — Il ne vient pas !…

Quel coup de poignard que ce mot de Justine : — Madame, une lettre !

Une lettre au lieu d’un Ferdinand ! comment se décachète-t-elle ? que de siècles de vie épuisés en la dépliant ! Les femmes savent cela ! Quant aux hommes, lorsqu’ils ont de ces rages, ils assassinent leurs jabots.

— Justine, monsieur Ferdinand est malade !… crie Caroline, envoyez chercher une voiture.

Au moment où Justine descend l’escalier, Adolphe monte.

— Pauvre madame ! se dit Justine, il n’y a sans doute plus besoin de voiture.

— Ah çà ! d’où viens-tu ? s’écrie Caroline en voyant Adolphe en extase devant ce déjeuner quasi voluptueux.

Adolphe, à qui sa femme ne sert plus depuis long-temps de festins si coquets, ne répond rien. Il devine ce dont il s’agit en retrouvant écrits sur la nappe les charmantes idées que, soit madame de Fischtaminel, soit le syndic de l’Affaire-Chaumontel, lui dessinent sur d’autres tables non moins élégantes.

— Qui donc attends-tu ? dit-il en interrogeant à son tour.

— Et qui donc ? ce ne peut être que Ferdinand, répond Caroline.

— Et il se fait attendre…

— Il est malade, le pauvre garçon.

Une idée drôlatique passe par la tête d’Adolphe, et il {p. 370}   répond en clignant d’un œil seulement : — Je viens de le voir.

— Où ?

— Devant le Café de Paris avec des amis… [ill.]  

— Mais pourquoi reviens-tu ? répond Caroline, qui veut déguiser une rage homicide.

— Madame Foullepointe, que tu disais ennuyée de Charles, est depuis hier matin avec lui à Ville-d’Avray.

— Et monsieur Foullepointe ?

— Il a fait un petit voyage d’agrément pour une nouvelle Affaire-Chaumontel, une jolie petite… difficulté qui lui est survenue ; mais il en viendra sans doute à bout.

Adolphe s’est assis en disant : — Ça se trouve bien, j’ai l’appétit de deux loups…

{p. 371}   Caroline s’attable en examinant Adolphe à la dérobée : elle pleure en dedans ; mais elle ne tarde pas à demander d’un son de voix qu’elle a pu rendre indifférent : — Avec qui donc était Ferdinand ?

— Avec des drôles qui lui font voir mauvaise compagnie. Ce jeune homme-là se gâte : il va chez madame Schontz, chez des lorettes, tu devrais écrire à son oncle. C’était sans doute quelque déjeuner provenu d’un pari fait chez mademoiselle Malaga…

Il regarde sournoisement Caroline, qui baisse les yeux pour cacher ses larmes.

— Comme tu t’es faite jolie ce matin, reprend Adolphe. Ah ! tu es bien la femme de ton déjeuner… Ferdinand ne déjeunera certes pas si bien que moi… etc.

Adolphe manie si bien la plaisanterie qu’il inspire à sa femme l’idée de punir Ferdinand. Adolphe, qui se donne pour avoir l’appétit de deux loups, fait oublier à Caroline qu’il y a pour elle une citadine à la porte.

{p. 372}  

La portière de Ferdinand arrive sur les deux heures, au moment où Adolphe dort sur un divan.

Cette Iris des garçons vient dire à Caroline que monsieur Ferdinand a bien besoin de quelqu’un.

{p. 373}   — Il est ivre ? demanda Caroline furieuse.

— Il s’est battu ce matin, madame.

Caroline tombe évanouie, se relève et court chez Ferdinand, en dévouant Adolphe aux dieux infernaux.

Quand les femmes sont les victimes de ces petites combinaisons, aussi spirituelles que les leurs, elles s’écrient alors : — Les hommes sont d’affreux monstres !

{p. 375}  

Ultima ratio

Voici notre dernière observation. Aussi bien, cet ouvrage commence-t-il à vous paraître fatigant, autant que le sujet lui-même, si vous êtes marié.

Cette œuvre, qui, selon l’auteur, est à la PHYSIOLOGIE DU MARIAGE ce que l’Histoire est à la Philosophie, ce qu’est le {p. 376}   Fait à la Théorie, a eu sa logique, comme la vie prise en grand a la sienne.

Et voici quelle est cette logique fatale, terrible.

Au moment où s’arrête la première partie de ce livre plein de plaisanteries sérieuses, Adolphe est arrivé, vous avez dû vous en apercevoir, à une indifférence complète en matière matrimoniale.

Il a lu des romans dont les auteurs conseillent aux maris gênants tantôt de s’embarquer pour l’autre monde, tantôt de bien vivre avec les pères de leurs enfants, de les choyer, de les adorer ; car, si la littérature est l’image des mœurs, il faudrait admettre que les mœurs reconnaissent les défauts signalés par la PHYSIOLOGIE DU MARIAGE dans cette institution fondamentale. Plus d’un grand talent a porté des coups terribles à cette base sociale sans l’ébranler.

Adolphe a surtout beaucoup trop lu sa femme, et il déguise son indifférence sous ce mot profond : l’indulgence. Il est indulgent pour Caroline, il ne voit plus en elle que la mère de ses enfants, un bon compagnon, un ami sûr, un frère.

Au moment où finissent ici les petites misères de la femme, Caroline, beaucoup plus habile, est arrivée à pratiquer cette profitable indulgence ; mais elle ne renonce pas à son cher Adolphe. Il est dans la nature de la femme de ne rien abandonner de ses droits.

DIEU ET MON DROIT… CONJUGAL ! est, comme on sait, la devise de l’Angleterre, surtout aujourd’hui.

{p. 377}   Les femmes ont un si grand amour de domination qu’à ce sujet nous raconterons une anecdote qui n’a pas dix ans. C’est une très-jeune anecdote.

Un des grands dignitaires de la chambre des pairs avait une Caroline, légère comme presque toutes les Carolines.

Ce nom porte bonheur aux femmes.

Ce dignitaire, alors très-vieillard, était d’un côté de la cheminée et Caroline de l’autre. Caroline atteignait à ce lustre pendant lequel les femmes ne disent plus leur âge. Un ami vint leur apprendre le mariage d’un général qui jadis avait été l’ami de leur maison.

Caroline entre dans un désespoir à larmes vraies, elle jette les hauts cris, elle rompt si bien la tête au grand dignitaire qu’il essaie de la consoler.

Au milieu de ses phrases, le comte s’échappe jusqu’à {p. 378}   dire à sa femme : — Enfin, que voulez-vous, ma chère, il ne pouvait cependant pas vous épouser !…

Et c’était un des plus hauts fonctionnaires de l’État, mais un ami de Louis XVIII, et nécessairement un peu Pompadour.

Toute la différence de la situation d’Adolphe et de Caroline existe donc en ceci : que, si monsieur ne se soucie plus de madame, elle conserve le droit de se soucier de monsieur.

Maintenant, écoutons ce qu’on nomme le qu’en dira-t-on ? objet de la conclusion de cet ouvrage.