Première partie
Les personnages

La France, et la Bretagne particulièrement, possède encore aujourd’hui quelques villes complétement en dehors du mouvement social qui donne au dix-neuvième siècle sa physionomie. Faute de communications vives et soutenues avec Paris, à peine liées par un mauvais chemin avec la sous-préfecture ou le chef-lieu dont elles dépendent, ces villes entendent ou regardent passer la civilisation nouvelle comme un spectacle, elles s’en étonnent sans y applaudir ; et, soit qu’elles la craignent ou s’en moquent, elles sont fidèles aux vieilles mœurs dont l’empreinte leur est restée. Qui voudrait {p. 286}   voyager en archéologue moral et observer les hommes au lieu d’observer les pierres, pourrait retrouver une image du siècle de Louis XV dans quelque village de la Provence, celle du siècle de Louis XIV au fond du Poitou, celle de siècles encore plus anciens au fond de la Bretagne. La plupart de ces villes sont déchues de quelque splendeur dont ne parlent point les historiens, plus occupés des faits et des dates que des mœurs, mais dont le souvenir vit encore dans la mémoire, comme en Bretagne, où le caractère national admet peu l’oubli de ce qui touche au pays. Beaucoup de ces villes ont été les capitales d’un petit état féodal, comté, duché conquis par la Couronne ou partagés par des héritiers faute d’une lignée masculine. Déshéritées de leur activité, ces têtes sont dès lors devenues des bras. Le bras, privé d’aliments, se dessèche et végète. Cependant, depuis trente ans, ces portraits des anciens âges commencent à s’effacer et deviennent rares. En travaillant pour les masses, l’Industrie moderne va détruisant les créations de l’Art antique dont les travaux étaient tout personnels au consommateur comme à l’artisan. Nous avons des produits, nous n’avons plus d’œuvres. Les monuments sont pour la moitié dans ces phénomènes de rétrospection. Or pour l’Industrie, les monuments sont des carrières de moellons, des mines à salpêtre ou des magasins à coton. Encore quelques années, ces cités originales seront transformées et ne se verront plus que dans cette iconographie littéraire.

Une des villes où se retrouve le plus correctement la physionomie des siècles féodaux est Guérande. Ce nom seul réveillera mille souvenirs dans la mémoire des peintres, des artistes, des penseurs qui peuvent être allés jusqu’à la côte où gît ce magnifique joyau de féodalité, si fièrement posé pour commander les relais de la mer et les dunes, et qui est comme le sommet d’un triangle aux coins duquel se trouvent deux autres bijoux non moins curieux, le Croisic et le bourg de Batz. Après Guérande, il n’est plus que Vitré situé au centre de la Bretagne, Avignon dans le midi qui conservent au milieu de notre époque leur intacte configuration du moyen âge. Encore aujourd’hui, Guérande est enceinte de ses puissantes murailles : ses larges douves sont pleines d’eau, ses créneaux sont entiers, ses meurtrières ne sont pas encombrées d’arbustes, le lierre n’a pas jeté de manteau sur ses tours carrées ou rondes. Elle a trois portes où se voient les anneaux des herses, vous n’y entrez qu’en passant sur un pont-levis de bois ferré qui ne se relève plus, mais {p. 287}   qui pourrait encore se lever. La Mairie a été blâmée d’avoir, en 1820, planté des peupliers le long des douves pour y ombrager la promenade. Elle a répondu que, depuis cent ans, du côté des dunes, la longue et belle esplanade des fortifications qui semblent achevées d’hier avait été convertie en un mail, ombragé d’ormes sous lesquels se plaisent les habitants. Là, les maisons n’ont point subi de changement, elles n’ont ni augmenté ni diminué. Nulle d’elles n’a senti sur sa façade le marteau de l’architecte, le pinceau du badigeonneur, ni faibli sous le poids d’un étage ajouté. Toutes ont leur caractère primitif. Quelques-unes reposent sur des piliers de bois qui forment des galeries sous lesquelles les passants circulent, et dont les planchers plient sans rompre. Les maisons des marchands sont petites et basses, à façades couvertes en ardoises clouées. Les bois maintenant pourris sont entrés pour beaucoup dans les matériaux sculptés aux fenêtres ; et aux appuis, ils s’avancent au-dessus des piliers en visages grotesques, ils s’allongent en forme de bêtes fantastiques aux angles, animés par la grande pensée de l’art, qui, dans ce temps, donnait la vie à la nature morte. Ces vieilleries, qui résistent à tout, présentent aux peintres les tons bruns et les figures effacées que leur brosse affectionne. Les rues sont ce qu’elles étaient il y a quatre cents ans. Seulement, comme la population n’y abonde plus, comme le mouvement social y est moins vif, un voyageur curieux d’examiner cette ville, aussi belle qu’une antique armure complète, pourra suivre non sans mélancolie une rue presque déserte où les croisées de pierre sont bouchées en pisé pour éviter l’impôt. Cette rue aboutit à une poterne condamnée par un mur en maçonnerie, et au-dessus de laquelle croît un bouquet d’arbustes élégamment posé par les mains de la nature bretonne, l’une des plus luxuriantes, des plus plantureuses végétations de la France. Un peintre, un poète resteront assis occupés à savourer le silence profond qui règne sous la voûte encore neuve de cette poterne, où la vie de cette cité paisible n’envoie aucun bruit, où la riche campagne apparaît dans toute sa magnificence à travers les meurtrières occupées jadis par les archers, les arbalétriers, et qui ressemblent aux vitraux à points de vue ménagés dans quelque belvédère. Il est impossible de se promener là sans penser à chaque pas aux usages, aux mœurs des temps passés ; toutes les pierres vous en parlent ; enfin les idées du moyen-âge y sont encore à l’état de superstition. Si, par hasard, il passe un {p. 288}   gendarme à chapeau bordé, sa présence est un anachronisme contre lequel votre pensée proteste ; mais rien n’est plus rare que d’y rencontrer un être ou une chose du temps présent. Il y a même peu de chose du vêtement actuel : ce que les habitants en admettent s’approprie en quelque sorte à leurs mœurs immobiles, à leur physionomie stationnaire. La place publique est pleine de costumes bretons que viennent dessiner les artistes et qui ont un relief incroyable. La blancheur des toiles que portent les Paludiers, nom des gens qui cultivent le sel dans les marais salants, contraste vigoureusement avec les couleurs bleues et brunes des Paysans, avec les parures originales et saintement conservées des femmes. Ces deux classes et celle des marins à jaquette, à petit chapeau de cuir verni, sont aussi distinctes entre elles que les castes de l’Inde, et reconnaissent encore les distances qui séparent la bourgeoisie, la noblesse et le clergé. Là tout est encore tranché ; là le niveau révolutionnaire a trouvé les masses trop raboteuses et trop dures pour y passer : il s’y serait ébréché, sinon brisé. Le caractère d’immuabilité que la nature a donné à ses espèces zoologiques se retrouve là chez les hommes. Enfin, même après la révolution de 1830, Guérande est encore une ville à part, essentiellement bretonne, catholique fervente, silencieuse, recueillie, où les idées nouvelles ont peu d’accès.

La position géographique explique ce phénomène. Cette jolie cité commande des marais salants dont le sel se nomme, dans toute la Bretagne, sel de Guérande, et auquel beaucoup de Bretons attribuent la bonté de leur beurre et des sardines. Elle ne se relie à la France moderne que par deux chemins, celui qui mène à Savenay, l’arrondissement dont elle dépend, et qui passe à Saint-Nazaire ; celui qui mène à Vannes et qui la rattache au Morbihan. Le chemin de l’arrondissement établit la communication par terre, et Saint-Nazaire, la communication maritime avec Nantes. Le chemin par terre n’est fréquenté que par l’administration. La voie la plus rapide, la plus usitée est celle de Saint-Nazaire. Or, entre ce bourg et Guérande, il se trouve une distance d’au moins six lieues que la poste ne dessert pas, et pour cause : il n’y a pas trois voyageurs à voiture par année. Saint-Nazaire est séparé de Paimbœuf par l’embouchure de la Loire, qui a quatre lieues de largeur. La barre de la Loire rend assez capricieuse la navigation des bateaux à vapeur ; mais pour surcroît d’empêchements, il {p. 289}   n’existait pas de débarcadère en 1829 à la pointe de Saint-Nazaire, et cet endroit était orné des roches gluantes, des rescifs granitiques, des pierres colossales qui servent de fortifications naturelles à sa pittoresque église et qui forçaient les voyageurs à se jeter dans des barques avec leurs paquets quand la mer était agitée, ou quand il faisait beau d’aller à travers les écueils jusqu’à la jetée que le génie construisait alors. Ces obstacles, peu faits pour encourager les amateurs, existent peut-être encore. D’abord, l’administration est lente dans ses œuvres ; puis, les habitants de ce territoire, que vous verrez découpé comme une dent sur la carte de France et compris entre Saint-Nazaire, le bourg de Batz et le Croisic, s’accommodent assez de ces difficultés qui défendent l’approche de leur pays aux étrangers. Jetée au bout du continent, Guérande ne mène donc à rien, et personne ne vient à elle. Heureuse d’être ignorée, elle ne se soucie que d’elle-même. Le mouvement des produits immenses des marais salants, qui ne paient pas moins d’un million au fisc, est au Croisic, ville péninsulaire dont les communications avec Guérande sont établies sur des sables mouvants où s’efface pendant la nuit le chemin tracé le jour, et par des barques indispensables pour traverser le bras de mer qui sert de port au Croisic, et qui fait irruption dans les sables. Cette charmante petite ville est donc l’Herculanum de la Féodalité, moins le linceul de lave. Elle est debout sans vivre, elle n’a point d’autres raisons d’être que de n’avoir pas été démolie. Si vous arrivez à Guérande par le Croisic, après avoir traversé le paysage des marais salants, vous éprouverez une vive émotion à la vue de cette immense fortification encore toute neuve. Le pittoresque de sa position et les grâces naïves de ses environs quand on y arrive par Saint-Nazaire ne séduisent pas moins. À l’entour, le pays est ravissant, les haies sont pleines de fleurs, de chèvrefeuilles, de buis, de rosiers, de belles plantes. Vous diriez d’un jardin anglais dessiné par un grand artiste. Cette riche nature, si coite, si peu pratiquée et qui offre la grâce d’un bouquet de violettes et de muguet dans un fourré de forêt, a pour cadre un désert d’Afrique bordé par l’Océan, mais un désert sans un arbre, sans une herbe, sans un oiseau, où, par les jours de soleil, les paludiers, vêtus de blanc et clairsemés dans les tristes marécages où se cultive le sel, font croire à des Arabes couverts de leurs beurnous. Aussi Guérande, avec son joli paysage en terre ferme, avec son désert, borné {p. 290}   à droite par le Croisic, à gauche par le bourg de Batz, ne ressemble-t-elle à rien de ce que les voyageurs voient en France. Ces deux natures si opposées, unies par la dernière image de la vie féodale, ont je ne sais quoi de saisissant. La ville produit sur l’âme l’effet que produit un calmant sur le corps, elle est silencieuse autant que Venise. Il n’y a pas d’autre voiture publique que celle d’un messager qui conduit dans une patache les voyageurs, les marchandises et peut-être les lettres de Saint-Nazaire à Guérande, et réciproquement. Bernus le voiturier était, en 1829, le factotum de cette grande communauté. Il va comme il veut, tout le pays le connaît, il fait les commissions de chacun. L’arrivée d’une voiture, soit quelque femme qui passe à Guérande par la voie de terre pour gagner le Croisic, soit quelques vieux malades qui vont prendre les bains de mer, lesquels dans les roches de cette presqu’île ont des vertus supérieures à ceux de Boulogne, de Dieppe et des Sables, est un immense événement. Les paysans y viennent à cheval, la plupart apportent les denrées dans des sacs. Ils y sont conduits surtout, de même que les paludiers, par la nécessité d’y acheter les bijoux particuliers à leur caste, et qui se donnent à toutes les fiancées bretonnes, ainsi que la toile blanche ou le drap de leurs costumes. À dix lieues à la ronde, Guérande est toujours Guérande, la ville illustre où se signa le traité fameux dans l’histoire, la clef de la côte, et qui accuse, non moins que le bourg de Batz, une splendeur aujourd’hui perdue dans la nuit des temps. Les bijoux, le drap, la toile, les rubans, les chapeaux se font ailleurs ; mais ils sont de Guérande pour tous les consommateurs. Tout artiste, tout bourgeois même, qui passent à Guérande, y éprouvent, comme ceux qui séjournent à Venise, un désir bientôt oublié d’y finir leurs jours dans la paix, dans le silence, en se promenant par les beaux temps sur le mail qui enveloppe la ville du côté de la mer, d’une porte à l’autre. Parfois l’image de cette ville revient frapper au temple du souvenir : elle entre coiffée de ses tours, parée de sa ceinture ; elle déploie sa robe semée de ses belles fleurs, secoue le manteau d’or de ses dunes, exhale les senteurs enivrantes de ses jolis chemins épineux et pleins de bouquets noués au hasard ; elle vous occupe et vous appelle comme une femme divine que vous avez entrevue dans un pays étrange et qui s’est logée dans un coin du cœur.

Auprès de l’église de Guérande se voit une maison qui est dans {p. 291}   la ville ce que la ville est dans le pays, une image exacte du passé, le symbole d’une grande chose détruite, une poésie. Cette maison appartient à la plus noble famille du pays, aux du Guaisnic, qui, du temps des du Guesclin, leur étaient aussi supérieurs en fortune et en antiquité que les Troyens l’étaient aux Romains. Les Guaisqlain (également orthographié jadis du Glaicquin), dont on a fait Guesclin, sont issus des Guaisnic. Vieux comme le granit de la Bretagne, les Guaisnic ne sont ni Francs ni Gaulois, ils sont Bretons, ou, pour être plus exact, Celtes. Ils ont dû jadis être druides, avoir cueilli le gui des forêts sacrées et sacrifié des hommes sur les dolmen. Il est inutile de dire ce qu’ils furent. Aujourd’hui cette race, égale aux Rohan sans avoir daigné se faire princière, qui existait puissante avant qu’il ne fût question des ancêtres de Hugues-Capet, cette famille, pure de tout alliage, possède environ deux mille livres de rente, sa maison de Guérande et son petit castel du Guaisnic. Toutes les terres qui dépendent de la baronnie du Guaisnic, la première de Bretagne, sont engagées aux fermiers, et rapportent environ soixante mille livres, malgré l’imperfection des cultures. Les du Guaisnic sont d’ailleurs toujours propriétaires de leurs terres ; mais, comme ils n’en peuvent rendre le capital, consigné depuis deux cents ans entre leurs mains par les tenanciers actuels, ils n’en touchent point les revenus. Ils sont dans la situation de la couronne de France avec ses engagistes avant 1789. Où et quand les barons trouveront-ils le million que leurs fermiers leur ont remis ? Avant 1789 la mouvance des fiefs soumis au castel du Guaisnic, perché sur une colline, valait encore cinquante mille livres ; mais en un vote l’Assemblée nationale supprima l’impôt des lods et ventes perçu par les seigneurs. Dans cette situation, cette famille, qui n’est plus rien pour personne en France, serait un sujet de moquerie à Paris : elle est toute la Bretagne à Guérande. À Guérande, le baron du Guaisnic est un des grands barons de France, un des hommes au-dessus desquels il n’est qu’un seul homme, le roi de France, jadis élu pour chef. Aujourd’hui le nom de du Guaisnic, plein de signifiances bretonnes et dont les racines sont d’ailleurs expliquées dans les Chouans ou la Bretagne en 1799, a subi l’altération qui défigure celui de du Guaisqlain. Le percepteur des contributions écrit, comme tout le monde, Guénic.

Au bout d’une ruelle silencieuse, humide et sombre, formée par les murailles à pignon des maisons voisines, se voit le cintre d’une {p. 292}   porte bâtarde assez large et assez haute pour le passage d’un cavalier, circonstance qui déjà vous annonce qu’au temps où cette construction fut terminée les voitures n’existaient pas. Ce cintre, supporté par deux jambages, est tout en granit. La porte, en chêne fendillé comme l’écorce des arbres qui fournirent le bois, est pleine de clous énormes, lesquels dessinent des figures géométriques. Le cintre est creux. Il offre l’écusson des du Guaisnic aussi net, aussi propre que si le sculpteur venait de l’achever. Cet écu ravirait un amateur de l’art héraldique par une simplicité qui prouve la fierté, l’antiquité de la famille. Il est comme au jour où les croisés du monde chrétien inventèrent ces symboles pour se reconnaître, les Guaisnic ne l’ont jamais écartelé, il est toujours semblable à lui-même, comme celui de la maison de France, que les connaisseurs retrouvent en abîme ou écartelé, semé dans les armes des plus vieilles familles. Le voici tel que vous pouvez encore le voir à Guérande : de gueules à la main au naturel gonfalonnée d’hermine, à l’épée d’argent en pal, avec ce terrible mot pour devise : FAC ! N’est-ce pas une grande et belle chose ? Le tortil de la couronne baroniale surmonte ce simple écu dont les lignes verticales, employées en sculpture pour représenter le gueules, brillent encore. L’artiste a donné je ne sais quelle tournure fière et chevaleresque à la main. Avec quel nerf elle tient cette épée dont s’est encore servie hier, la famille ! En vérité, si vous alliez à Guérande après avoir lu cette histoire, il vous serait impossible de ne pas tressaillir en voyant ce blason. Oui, le républicain le plus absolu serait attendri par la fidélité, par la noblesse et la grandeur cachées au fond de cette ruelle. Les du Guaisnic ont bien fait hier, ils sont prêts à bien faire demain. Faire est le grand mot de la chevalerie. — Tu as bien fait à la bataille, disait toujours le connétable par excellence, ce grand du Guesclin, qui mit pour un temps l’Anglais hors de France. La profondeur de la sculpture, préservée de toute intempérie par la forte marge que produit la saillie ronde du cintre, est en harmonie avec la profondeur morale de la devise dans l’âme de cette famille. Pour qui connaît les du Guaisnic, cette particularité devient touchante. La porte ouverte laisse voir une cour assez vaste, à droite de laquelle sont les écuries, à gauche la cuisine. L’hôtel est en pierre de taille depuis les caves jusqu’au grenier. La façade sur la cour est ornée d’un perron à double rampe dont la tribune est couverte de vestiges de sculptures effacées par le temps, mais où l’œil {p. 293}   de l’antiquaire distinguerait encore au centre les masses principales de la main tenant l’épée. Sous cette jolie tribune, encadrée par des nervures cassées en quelques endroits et comme vernie par l’usage à quelques places, est une petite loge autrefois occupée par un chien de garde. Les rampes en pierre sont disjointes : il y pousse des herbes, quelques petites fleurs et des mousses aux fentes, comme dans les marches de l’escalier, que les siècles ont déplacées sans leur ôter de la solidité. La porte dut être d’un joli caractère. Autant que le reste des dessins permet d’en juger, elle fut travaillée par un artiste élevé dans la grande école vénitienne du treizième siècle. On y retrouve je ne sais quel mélange du byzantin et du moresque. Elle est couronnée par une saillie circulaire chargée de végétation, un bouquet rose, jaune, brun ou bleu, selon les saisons. La porte, en chêne clouté, donne entrée dans une vaste salle, au bout de laquelle est une autre porte avec un perron pareil qui descend au jardin. Cette salle est merveilleuse de conservation. Ses boiseries à hauteur d’appui sont en châtaignier. Un magnifique cuir espagnol, animé de figures en relief, mais où les dorures sont émiettées et rougies, couvre les murs. Le plafond est composé de planches artistement jointes, peintes et dorées. L’or s’y voit à peine ; il est dans le même état que celui du cuir de Cordoue ; mais on peut encore apercevoir quelques fleurs rouges et quelques feuillages verts. Il est à croire qu’un nettoyage ferait reparaître des peintures semblables à celles qui décorent les planchers de la maison de Tristan à Tours, et qui prouveraient que ces planchers ont été refaits ou restaurés sous le règne de Louis XI. La cheminée est énorme, en pierre sculptée, munie de chenets gigantesques en fer forgé d’un travail précieux. Il y tiendrait une voie de bois. Les meubles de cette salle sont tous en bois de chêne et portent au-dessus de leurs dossiers l’écusson de la famille. Il y a trois fusils anglais également bons pour la chasse et pour la guerre, trois sabres, deux carniers, les ustensiles du chasseur et du pêcheur accrochés à des clous.

À côté se trouve une salle à manger qui communique avec la cuisine par une porte pratiquée dans une tourelle d’angle. Cette tourelle correspond, dans le dessin de la façade sur la cour, à une autre collée à l’autre angle et où se trouve un escalier en colimaçon qui monte aux deux étages supérieurs. La salle à manger est tendue de tapisseries qui remontent au quatorzième siècle, le style et {p. 294}   l’orthographe des inscriptions écrites dans les banderoles sous chaque personnage en font foi ; mais, comme elles sont dans le langage naïf des fabliaux, il est impossible de les transcrire aujourd’hui. Ces tapisseries, bien conservées dans les endroits où la lumière a peu pénétré, sont encadrées de bandes en chêne sculpté, devenu noir comme l’ébène. Le plafond est à solives saillantes enrichies de feuillages différents à chaque solive ; les entre-deux sont couverts d’une planche peinte où court une guirlande de fleurs en or sur fond bleu. Deux vieux dressoirs à buffets sont en face l’un de l’autre. Sur leurs planches, frottées avec une obstination bretonne par Mariotte, la cuisinière, se voient, comme au temps où les rois étaient tout aussi pauvres en 1200, que les du Guaisnic en 1830, quatre vieux gobelets, une vieille soupière bosselée et deux salières en argent ; puis force assiettes d’étain, force pots en grès bleu et gris, à dessins arabesques et aux armes des du Guaisnic, recouverts d’un couvercle à charnières en étain. La cheminée a été modernisée. Son état prouve que la famille se tient dans cette pièce depuis le dernier siècle. Elle est en pierre sculptée dans le goût du siècle de Louis XV, ornée d’une glace encadrée dans un trumeau à baguettes perlées et dorées. Cette antithèse, indifférente à la famille, chagrinerait un poète. Sur la tablette, couverte de velours rouge, il y a au milieu un cartel en écaille incrusté de cuivre, et de chaque côté deux flambeaux d’argent d’un modèle étrange. Une large table carrée à colonnes torses occupe le milieu de cette salle. Les chaises sont en bois tourné, garnies de tapisseries. Sur une table ronde à un seul pied, figurant un cep de vigne et placée devant la croisée qui donne sur le jardin, se voit une lampe bizarre. Cette lampe consiste dans un globe de verre commun, un peu moins gros qu’un œuf d’autruche, fixé dans un chandelier par une queue de verre. Il sort d’un trou supérieur une mèche plate maintenue dans une espèce d’anche en cuivre, et dont la trame, pliée comme un taenia dans un bocal, boit l’huile de noix que contient le globe. La fenêtre qui donne sur le jardin, comme celle qui donne sur la cour, et toutes deux se correspondent, est croisée de pierres et à vitrages sexagones sertis en plomb, drapée de rideaux à baldaquins et à gros glands en une vieille étoffe de soie rouge à reflets jaunes, nommée jadis brocatelle ou petit brocart.

À chaque étage de la maison, qui en a deux, il ne se trouve que ces deux pièces. Le premier sert d’habitation au chef de la famille. {p. 295}   Le second était destiné jadis aux enfants. Les hôtes logeaient dans les chambres sous le toit. Les domestiques habitaient au-dessus des cuisines et des écuries. Le toit pointu, garni de plomb à ses angles, est percé sur la cour et sur le jardin d’une magnifique croisée en ogive, qui se lève presque aussi haut que le faîte, à consoles minces et fines dont les sculptures sont rongées par les vapeurs salines de l’atmosphère. Au-dessus du tympan brodé de cette croisée à quatre croisillons en pierre, grince encore la girouette du noble.

N’oublions pas un détail précieux et plein de naïveté qui n’est pas sans mérite aux yeux des archéologues. La tourelle, où tourne l’escalier, orne l’angle d’un grand mur à pignon dans lequel il n’existe aucune croisée. L’escalier descend par une petite porte en ogive jusque sur un terrain sablé qui sépare la maison du mur de clôture auquel sont adossées les écuries. Cette tourelle est répétée vers le jardin par une autre à cinq pans, terminée en cul-de-four, et qui supporte un clocheton, au lieu d’être coiffée, comme sa sœur, d’une poivrière. Voilà comment ces gracieux architectes savaient varier leur symétrie. À la hauteur du premier étage seulement, ces deux tourelles sont réunies par une galerie en pierre que soutiennent des espèces de proues à visages humains. Cette galerie extérieure est ornée d’une balustrade travaillée avec une élégance, avec une finesse merveilleuse. Puis, du haut du pignon, sous lequel il existe un seul croisillon oblong, pend un ornement en pierre représentant un dais semblable à ceux qui couronnent les statues des saints dans les portails d’église. Les deux tourelles sont percées d’une jolie porte à cintre aigu donnant sur cette terrasse. Tel est le parti que l’architecture du treizième siècle tirait de la muraille nue et froide que présente aujourd’hui le pan coupé d’une maison. Voyez-vous une femme se promenant au matin sur cette galerie et regardant par-dessus Guérande le soleil illuminer l’or des sables et miroiter la nappe de l’Océan ? N’admirez-vous pas cette muraille à pointe fleuretée, meublée à ses deux angles de deux tourelles quasi-cannelées, dont l’une est brusquement arrondie en nid d’hirondelle, et dont l’autre offre sa jolie porte à cintre gothique et décoré de la main tenant une épée ? L’autre pignon de l’hôtel du Guaisnic tient à la maison voisine. L’harmonie que cherchaient si soigneusement les Maîtres de ce temps est conservée dans la façade de la cour par la tourelle semblable à celle où monte la vis, tel est le nom donné jadis à un escalier, et qui sert de communication entre la salle à manger et la {p. 296}   cuisine ; mais elle s’arrête au premier étage, et son couronnement est un petit dôme à jour sous lequel s’élève une noire statue de saint Calyste.

Le jardin est luxueux dans une si vieille enceinte, il a un demi-arpent environ, ses murs sont garnis d’espaliers ; il est divisé en carrés de légumes, bordés de quenouilles que cultive un domestique mâle nommé Gasselin, lequel panse les chevaux. Au bout de ce jardin est une tonnelle sous laquelle est un banc. Au milieu s’élève un cadran solaire. Les allées sont sablées. Sur le jardin, la façade n’a pas de tourelle pour correspondre à celle qui monte le long du pignon. Elle rachète ce défaut par une colonnette tournée en vis depuis le bas jusqu’en haut, et qui devait jadis supporter la bannière de la famille, car elle est terminée par une espèce de grosse crapaudine en fer rouillé, d’où il s’élève de maigres herbes. Ce détail, en harmonie avec les vestiges de sculpture, prouve que ce logis fut construit par un architecte vénitien. Cette hampe élégante est comme une signature qui trahit Venise, la chevalerie, la finesse du treizième siècle. S’il restait des doutes à cet égard, la nature des ornements les dissiperait. Les trèfles de l’hôtel du Guaisnic ont quatre feuilles, au lieu de trois. Cette différence indique l’école vénitienne adultérée par son commerce avec l’Orient où les architectes à demi moresques, peu soucieux de la grande pensée catholique, donnaient quatre feuilles au trèfle, tandis que les architectes chrétiens demeuraient fidèles à la Trinité. Sous ce rapport, la fantaisie vénitienne fut hérétique. Si ce logis surprend votre imagination, vous vous demanderez peut-être pourquoi l’époque actuelle ne renouvelle plus ces miracles d’art. Aujourd’hui les beaux hôtels se vendent, sont abattus et font place à des rues. Personne ne sait si sa génération gardera le logis patrimonial, où chacun passe comme dans une auberge ; tandis qu’autrefois en bâtissant une demeure, on travaillait, on croyait du moins travailler pour une famille éternelle. De là, la beauté des hôtels. La foi en soi faisait des prodiges autant que la foi en Dieu. Quant aux dispositions et au mobilier des étages supérieurs, ils ne peuvent que se présumer d’après la description de ce rez-de-chaussée, d’après la physionomie et les mœurs de la famille. Depuis cinquante ans, les du Guaisnic n’ont jamais reçu personne ailleurs que dans les deux pièces où respiraient, comme dans cette cour et dans les accessoires extérieurs de ce logis, l’esprit, la grâce, la naïveté de la vieille et noble Bretagne. Sans la topographie et la {p. 297}   description de la ville, sans la peinture minutieuse de cet hôtel, les surprenantes figures de cette famille eussent été peut-être moins comprises. Aussi les cadres devaient-ils passer avant les portraits. Chacun pensera que les choses ont dominé les êtres. Il est des monuments dont l’influence est visible sur les personnes qui vivent à l’entour. Il est difficile d’être irréligieux à l’ombre d’une cathédrale comme celle de Bourges. Quand partout l’âme est rappelée à sa destinée par des images, il est moins facile d’y faillir. Telle était l’opinion de nos aïeux, abandonnée par une génération qui n’a plus ni signes ni distinctions, et dont les mœurs changent tous les dix ans. Ne vous attendez-vous pas à trouver le baron du Guaisnic une épée au poing, ou tout ici serait mensonge ?

En 1836, au moment où s’ouvre cette scène, dans les premiers jours du mois d’août, la famille du Guénic était encore composée de monsieur et de madame du Guénic, de mademoiselle du Guénic, sœur aînée du baron, et d’un fils unique âgé de vingt-un ans, nommé Gaudebert-Calyste-Louis, suivant un vieil usage de la famille. Le père se nommait Gaudebert-Calyste-Charles. On ne variait que le dernier patron. Saint Gaudebert et saint Calyste devaient toujours protéger les Guénic. Le baron du Guénic avait quitté Guérande dès que la Vendée et la Bretagne prirent les armes, et il avait fait la guerre avec Charette, avec Catelineau, La Rochejacquelein, d’Elbée, Bonchamps et le prince de Loudon. Avant de partir, il avait vendu tous ses biens à sa sœur aînée, mademoiselle Zéphirine du Guénic, par un trait de prudence unique dans les annales révolutionnaires. Après la mort de tous les héros de l’Ouest, le baron, qu’un miracle seul avait préservé de finir comme eux, ne s’était pas soumis à Napoléon. Il avait guerroyé jusqu’en 1802, année où, après avoir failli se laisser prendre, il revint à Guérande, et de Guérande au Croisic, d’où il gagna l’Irlande, fidèle à la vieille haine des Bretons pour l’Angleterre. Les gens de Guérande feignirent d’ignorer l’existence du baron : il n’y eut pas en vingt ans une seule indiscrétion. Mademoiselle du Guénic touchait les revenus et les faisait passer à son frère par des pêcheurs. Monsieur du Guénic revint en 1813 à Guérande, aussi simplement que s’il était allé passer une saison à Nantes. Pendant son séjour à Dublin, le vieux Breton s’était épris, malgré ses cinquante ans, d’une charmante Irlandaise, fille d’une des plus nobles et des plus pauvres maisons de ce malheureux royaume. Miss Fanny O’Brien avait alors vingt-un ans. Le baron du Guénic vint {p. 298}   chercher les papiers nécessaires à son mariage, retourna se marier, et revint dix mois après, au commencement de 1814, avec sa femme, qui lui donna Calyste le jour même de l’entrée de Louis XVIII à Calais, circonstance qui explique son prénom de Louis. Le vieux et loyal Breton avait en ce moment soixante-treize ans ; mais la guerre de partisan faite à la république, mais ses souffrances pendant cinq traversées sur des chasse-marées, mais sa vie à Dublin avaient pesé sur sa tête : il paraissait avoir plus d’un siècle. Aussi jamais à aucune époque aucun Guénic ne fut-il plus en harmonie avec la vétusté de ce logis, bâti dans le temps où il y avait une cour à Guérande.

Monsieur du Guénic était un vieillard de haute taille, droit, sec, nerveux et maigre. Son visage ovale était ridé par des milliers de plis qui formaient des franges arquées au-dessus des pommettes, au-dessus des sourcils, et donnaient à sa figure une ressemblance avec les vieillards que le pinceau de Van Ostade, de Rembrandt, de Miéris, de Gérard Dow a tant caressés, et qui veulent une loupe pour être admirés. Sa physionomie était comme enfouie sous ces nombreux sillons, produits par sa vie en plein air, par l’habitude d’observer la campagne sous le soleil, au lever comme au déclin du jour. Néanmoins il restait à l’observateur les formes impérissables de la figure humaine et qui disent encore quelque chose à l’âme, même quand l’œil n’y voit plus qu’une tête morte. Les fermes contours de la face, le dessin du front, le sérieux des lignes, la roideur du nez, les linéaments de la charpente que les blessures seules peuvent altérer, annonçaient une intrépidité sans calcul, une foi sans bornes, une obéissance sans discussion, une fidélité sans transaction, un amour sans inconstance. En lui, le granit breton s’était fait homme. Le baron n’avait plus de dents. Ses lèvres, jadis rouges, mais alors violacées, n’étant plus soutenues que par les dures gencives sur lesquelles il mangeait du pain que sa femme avait soin d’amollir en le mettant dans une serviette humide, rentraient dans la bouche en dessinant toutefois un rictus menaçant et fier. Son menton voulait rejoindre le nez, mais on voyait, dans le caractère de ce nez bossué au milieu, les signes de son énergie et de sa résistance bretonne. Sa peau, marbrée de taches rouges qui paraissaient à travers ses rides, annonçait un tempérament sanguin, violent, fait pour les fatigues qui sans doute avaient préservé le baron de mainte apoplexie. Cette tête était couronnée d’une chevelure blanche comme de l’argent, qui retombait en boucles sur les épaules. La figure, alors éteinte en {p. 299}   partie, vivait par l’éclat de deux yeux noirs qui brillaient au fond de leurs orbites brunes et jetaient les dernières flammes d’une âme généreuse et loyale. Les sourcils et les cils étaient tombés. La peau, devenue rude, ne pouvait se déplisser. La difficulté de se raser obligeait le vieillard à laisser pousser sa barbe en éventail. Un peintre eût admiré par-dessus tout, dans ce vieux lion de Bretagne aux larges épaules, à la nerveuse poitrine, d’admirables mains de soldat, des mains comme devaient être celles de du Guesclin, des mains larges, épaisses, poilues ; des mains qui avaient embrassé la poignée du sabre pour ne la quitter, comme fit Jeanne d’Arc, qu’au jour où l’étendard royal flotterait dans la cathédrale de Reims ; des mains qui souvent avaient été mises en sang par les épines des halliers dans le Bocage, qui avaient manié la rame dans le Marais pour aller surprendre les Bleus, ou en pleine mer pour favoriser l’arrivée de Georges ; les mains du partisan, du canonnier, du simple soldat, du chef ; des mains alors blanches quoique les Bourbons de la branche aînée fussent en exil ; mais en y regardant bien on y aurait vu quelques marques récentes qui vous eussent dit que le baron avait naguère rejoint MADAME dans la Vendée. Aujourd’hui ce fait peut s’avouer. Ces mains étaient le vivant commentaire de la belle devise à laquelle aucun Guénic n’avait failli : Fac ! Le front attirait l’attention par des teintes dorées aux tempes, qui contrastaient avec le ton brun de ce petit front dur et serré que la chute des cheveux avait assez agrandi pour donner encore plus de majesté à cette belle ruine. Cette physionomie, un peu matérielle d’ailleurs, et comment eût-elle pu être autrement ! offrait, comme toutes les figures bretonnes groupées autour du baron, des apparences sauvages, un calme brut qui ressemblait à l’impassibilité des Hurons, je ne sais quoi de stupide, dû peut-être au repos absolu qui suit les fatigues excessives et qui laisse alors reparaître l’animal tout seul. La pensée y était rare. Elle semblait y être un effort, elle avait son siége plus au cœur que dans la tête, elle aboutissait plus au fait qu’à l’idée. Mais, en examinant ce beau vieillard avec une attention soutenue, vous deviniez les mystères de cette opposition réelle à l’esprit de son siècle. Il avait des religions, des sentiments pour ainsi dire innés qui le dispensaient de méditer. Ses devoirs, il les avait appris avec la vie. Les Institutions, la Religion pensaient pour lui. Il devait donc réserver son esprit, lui et les siens, pour agir, sans le dissiper sur aucune des choses jugées inutiles, mais {p. 300}   dont s’occupaient les autres. Il sortait sa pensée de son cœur, comme son épée du fourreau, éblouissante de candeur, comme était dans son écusson la main gonfalonnée d’hermine. Une fois ce secret deviné, tout s’expliquait. On comprenait la profondeur des résolutions dues à des pensées nettes, distinctes, franches, immaculées comme l’hermine. On comprenait cette vente faite à sa sœur avant la guerre, et qui répondait à tout, à la mort, à la confiscation, à l’exil. La beauté du caractère des deux vieillards, car la sœur ne vivait que pour et par le frère, ne peut plus même être comprise dans son étendue par les mœurs égoïstes que nous font l’incertitude et l’inconstance de notre époque. Un archange chargé de lire dans leurs cœurs, n’y aurait pas découvert une seule pensée empreinte de personnalité. En 1814, quand le curé de Guérande insinua au baron du Guénic d’aller à Paris et d’y réclamer sa récompense, la vieille sœur, si avare pour la maison, s’écria : — Fi donc ! mon frère a-t-il besoin d’aller tendre la main comme un gueux ?

— On croirait que j’ai servi le roi par intérêt, dit le vieillard. D’ailleurs, c’est à lui de se souvenir. Et puis, ce pauvre roi, il est bien embarrassé avec tous ceux qui le harcellent. Donnât-il la France par morceaux, on lui demanderait encore quelque chose.

Ce loyal serviteur, qui portait tant d’intérêt à Louis XVIII, eut le grade de colonel, la croix de Saint-Louis et une retraite de deux mille francs.

— Le roi s’est souvenu ! dit-il en recevant ses brevets.

Personne ne dissipa son erreur. Le travail avait été fait par le duc de Feltre, d’après les états des armées vendéennes, où il avait trouvé le nom de du Guénic avec quelques autres noms bretons en ic. Aussi, comme pour remercier le roi de France, le baron soutint-il en 1815 un siége à Guérande contre les bataillons du général Travot, il ne voulut jamais rendre cette forteresse ; et quand il fallut l’évacuer, il se sauva dans les bois avec une bande de Chouans qui restèrent armés jusqu’au second retour des Bourbons. Guérande garde encore la mémoire de ce dernier siége. Si les vieilles bandes bretonnes étaient venues, la guerre éveillée par cette résistance héroïque eût embrasé la Vendée. Nous devons avouer que le baron du Guénic était entièrement illettré, mais illettré comme un paysan : il savait lire, écrire et quelque peu compter ; il connaissait l’art militaire et le blason ; mais, hormis son livre de prières, il n’avait pas lu trois volumes dans sa vie. Le costume, qui ne saurait être {p. 301}   indifférent, était invariable, et consistait en gros souliers, en bas drapés, en une culotte de velours verdâtre, un gilet de drap et une redingote à collet à laquelle était attachée une croix de Saint-Louis. Une admirable sérénité siégeait sur ce visage, que depuis un an un sommeil, avant-coureur de la mort, semblait préparer au repos éternel. Ces somnolences constantes, plus fréquentes de jour en jour, n’inquiétaient ni sa femme, ni sa sœur aveugle, ni ses amis, dont les connaissances médicales n’étaient pas grandes. Pour eux, ces pauses sublimes d’une âme sans reproche, mais fatiguée, s’expliquaient naturellement : le baron avait fait son devoir. Tout était dans ce mot.

Dans cet hôtel, les intérêts majeurs étaient les destinées de la branche dépossédée. L’avenir des Bourbons exilés et celui de la religion catholique, l’influence des nouveautés politiques sur la Bretagne occupaient exclusivement la famille du baron. Il n’y avait d’autre intérêt mêlé à ceux-là que l’attachement de tous pour le fils unique, pour Calyste, l’héritier, le seul espoir du grand nom des du Guénic. Le vieux Vendéen, le vieux Chouan avait eu quelques années auparavant comme un retour de jeunesse pour habituer ce fils aux exercices violents qui conviennent à un gentilhomme appelé d’un moment à l’autre à guerroyer. Dès que Calyste eut seize ans, son père l’avait accompagné dans les marais et dans les bois, lui montrant dans les plaisirs de la chasse les rudiments de la guerre, prêchant d’exemple, dur à la fatigue, inébranlable sur sa selle, sûr de son coup, quel que fût le gibier, à courre, au vol, intrépide à franchir les obstacles, conviant son fils au danger comme s’il avait eu dix enfants à risquer. Aussi, quand la duchesse de Berry vint en France pour conquérir le royaume, le père emmena-t-il son fils afin de lui faire pratiquer la devise de ses armes. Le baron partit pendant une nuit, sans prévenir sa femme qui l’eût peut-être attendri, menant son unique enfant au feu comme à une fête, et suivi de Gasselin, son seul vassal, qui détala joyeusement. Les trois hommes de la famille furent absents pendant six mois, sans donner de leurs nouvelles à la baronne, qui ne lisait jamais la Quotidienne sans trembler de ligne en ligne ; ni à sa vieille belle-sœur, héroïquement droite, et dont le front ne sourcillait pas en écoutant le journal. Les trois fusils accrochés dans la grande salle avaient donc récemment servi. Le baron, qui jugea cette prise d’armes inutile, avait quitté la campagne avant l’affaire de la {p. 302}   Penissière, sans quoi peut-être la maison du Guénic eût-elle été finie.

Quand, par une nuit affreuse, le père, le fils et le serviteur arrivèrent chez eux après avoir pris congé de MADAME, et surprirent leurs amis, la baronne et la vieille mademoiselle du Guénic qui reconnut, par l’exercice d’un sens dont sont doués tous les aveugles, le pas des trois hommes dans la ruelle, le baron regarda le cercle formé par ses amis inquiets autour de la petite table éclairée par cette lampe antique, et dit d’une voix chevrotante, pendant que Gasselin remettait les trois fusils et les sabres à leurs places, ce mot de naïveté féodale : — Tous les barons n’ont pas fait leur devoir. Puis après avoir embrassé sa femme et sa sœur, il s’assit dans son vieux fauteuil, et commanda de faire à souper pour son fils, pour Gasselin et pour lui. Gasselin, qui s’était mis au-devant de Calyste, avait reçu dans l’épaule un coup de sabre ; chose si simple, que les femmes le remercièrent à peine. Le baron ni ses hôtes ne proférèrent ni malédictions ni injures contre les vainqueurs. Ce silence est un des traits du caractère breton. En quarante ans, jamais personne ne surprit un mot de mépris sur les lèvres du baron contre ses adversaires. À eux de faire leur métier comme il faisait son devoir. Ce silence profond est l’indice des volontés immuables. Ce dernier effort, ces lueurs d’une énergie à bout avaient causé l’affaiblissement dans lequel était en ce moment le baron. Ce nouvel exil de la famille de Bourbon, aussi miraculeusement chassée que miraculeusement rétablie, lui causait une mélancolie amère.

Vers six heures du soir, au moment où commence cette scène, le baron, qui, selon sa vieille habitude, avait fini de dîner à quatre heures, venait de s’endormir en entendant lire la Quotidienne. Sa tête s’était posée sur le dossier de son fauteuil au coin de la cheminée, du côté du jardin.

Auprès de ce tronc noueux de l’arbre antique et devant la cheminée, la baronne, assise sur une des vieilles chaises, offrait le type de ces adorables créatures qui n’existent qu’en Angleterre, en Écosse ou en Irlande. Là seulement naissent ces filles pétries de lait, à chevelure dorée, dont les boucles sont tournées par la main des anges, car la lumière du ciel semble ruisseler dans leurs spirales avec l’air qui s’y joue. Fanny O’Brien était une de ces sylphides, forte de tendresse, invincible dans le malheur, douce comme la musique de sa voix, pure comme était le bleu de ses yeux, d’une beauté fine, élégante, jolie et douée de cette chair soyeuse à la main, caressante au {p. 303}   regard, que ni le pinceau ni la parole ne peuvent peindre. Belle encore à quarante-deux ans, bien des hommes eussent regardé comme un bonheur de l’épouser, à l’aspect des splendeurs de cet août chaudement coloré, plein de fleurs et de fruits, rafraîchi par de célestes rosées. La baronne tenait le journal d’une main frappée de fossettes, à doigts retroussés et dont les ongles étaient taillés carrément comme dans les statues antiques. Étendue à demi, sans mauvaise grâce ni affectation, sur sa chaise, les pieds en avant pour les chauffer, elle était vêtue d’une robe de velours noir, car le vent avait fraîchi depuis quelques jours. Le corsage montant moulait des épaules d’un contour magnifique, et une riche poitrine que la nourriture d’un fils unique n’avait pu déformer. Elle était coiffée de cheveux qui descendaient en ringlets le long de ses joues, et les accompagnaient suivant la mode anglaise. Tordue simplement au-dessus de sa tête et retenue par un peigne d’écaille, cette chevelure, au lieu d’avoir une couleur indécise, scintillait au jour comme des filigranes d’or bruni. La baronne faisait tresser les cheveux follets qui se jouaient sur sa nuque et qui sont un signe de race. Cette natte mignonne, perdue dans la masse de ses cheveux soigneusement relevés, permettait à l’œil de suivre avec plaisir la ligne onduleuse par laquelle son col se rattachait à ses belles épaules. Ce petit détail prouvait le soin qu’elle apportait toujours à sa toilette. Elle tenait à réjouir les regards de ce vieillard. Quelle charmante et délicieuse attention ! Quand vous verrez une femme déployant dans la vie intérieure la coquetterie que les autres femmes puisent dans un seul sentiment, croyez-le, elle est aussi noble mère que noble épouse, elle est la joie et la fleur du ménage, elle a compris ses obligations de femme, elle a dans l’âme et dans la tendresse les élégances de son extérieur, elle fait le bien en secret, elle sait adorer sans calcul, elle aime ses proches, comme elle aime Dieu, pour eux-mêmes. Aussi semblait-il que la Vierge du paradis, sous la garde de laquelle elle vivait, eût récompensé la chaste jeunesse, la vie sainte de cette femme auprès de ce noble vieillard en l’entourant d’une sorte d’auréole qui la préservait des outrages du temps. Les altérations de sa beauté, Platon les eût célébrées peut-être comme autant de grâces nouvelles. Son teint si blanc jadis avait pris ces tons chauds et nacrés que les peintres adorent. Son front large et bien taillé recevait avec amour la lumière qui s’y jouait en des luisants satinés. Sa prunelle, d’un bleu de turquoise, {p. 304}   brillait, sous un sourcil pâle et velouté, d’une extrême douceur. Ses paupières molles et ses tempes attendries invitaient à je ne sais quelle muette mélancolie. Au-dessous, le tour des yeux était d’un blanc pâle, semé de fibrilles bleuâtres comme à la naissance du nez. Ce nez, d’un contour aquilin, mince, avait je ne sais quoi de royal qui rappelait l’origine de cette noble fille. Sa bouche, pure et bien coupée, était embellie par un sourire aisé que dictait une inépuisable aménité. Ses dents étaient blanches et petites. Elle avait pris un léger embonpoint, mais ses hanches délicates, sa taille svelte n’en souffraient point. L’automne de sa beauté présentait donc quelques vives fleurs de printemps oubliées et les ardentes richesses de l’été. Ses bras noblement arrondis, sa peau tendue et lustrée avaient un grain plus fin ; les contours avaient acquis leur plénitude. Enfin sa physionomie ouverte, sereine et faiblement rosée, la pureté de ses yeux bleus qu’un regard trop vif eût blessés, exprimaient l’inaltérable douceur, la tendresse infinie des anges.

À l’autre coin de la cheminée, et dans un fauteuil, la vieille sœur octogénaire, semblable en tout point, sauf le costume, à son frère, écoutait la lecture du journal en tricotant des bas, travail pour lequel la vue est inutile. Elle avait les yeux couverts d’une taie, et se refusait obstinément à subir l’opération, malgré les instances de sa belle-sœur. Le secret de son obstination, elle seule le savait : elle se rejetait sur un défaut de courage, mais elle ne voulait pas qu’il se dépensât vingt-cinq louis pour elle. Cette somme eût été de moins dans la maison. Cependant elle aurait bien voulu voir son frère. Ces deux vieillards faisaient admirablement ressortir la beauté de la baronne. Quelle femme n’eût semblé jeune et jolie entre monsieur du Guénic et sa sœur ? Mademoiselle Zéphirine, privée de la vue, ignorait les changements que ses quatre-vingts ans avaient apportés dans sa physionomie. Son visage pâle et creusé, que l’immobilité des yeux blancs et sans regard faisait ressembler à celui d’une morte, que trois ou quatre dents saillantes rendaient presque menaçant, où la profonde orbite des yeux était cerclée de teintes rouges où quelques signes de virilité déjà blanchis perçaient dans le menton et aux environs de la bouche ; ce froid mais calme visage était encadré par un petit béguin d’indienne brune, piqué comme une courte-pointe, garni d’une ruche en percale et noué sous le menton par des cordons toujours un peu roux. Elle portait un cotillon de gros drap sur une jupe de piqué, vrai {p. 305}   matelas qui recelait des doubles louis, et des poches cousues à une ceinture qu’elle détachait tous les soirs et remettait tous les matins comme un vêtement. Son corsage était serré dans le casaquin populaire de la Bretagne, en drap pareil à celui du cotillon, orné d’une collerette à mille plis dont le blanchissage était l’objet de la seule dispute qu’elle eût avec sa belle-sœur, elle ne voulait la changer que tous les huit jours. Des grosses manches ouatées de ce casaquin, sortaient deux bras desséchés mais nerveux, au bout desquels s’agitaient ses deux mains, dont la couleur un peu rousse faisait paraître les bras blancs comme le bois du peuplier. Ses mains, crochues par suite de la contraction que l’habitude de tricoter leur avait fait prendre, étaient comme un métier à bas incessamment monté : le phénomène eût été de les voir arrêtées. De temps en temps mademoiselle du Guénic prenait une longue aiguille à tricoter fichée dans sa gorge pour la passer entre son béguin et ses cheveux en fourgonnant sa blanche chevelure. Un étranger eût ri de voir l’insouciance avec laquelle elle repiquait l’aiguille sans la moindre crainte de se blesser. Elle était droite comme un clocher. Sa prestance de colonne pouvait passer pour une de ces coquetteries de vieillard qui prouvent que l’orgueil est une passion nécessaire à la vie. Elle avait le sourire gai. Elle aussi avait fait son devoir.

Au moment où Fanny vit le baron endormi, elle cessa la lecture du journal. [ill.]   Un rayon de soleil allait d’une fenêtre à l’autre et partageait en deux, par une bande d’or, l’atmosphère de cette vieille salle, où il faisait resplendir les meubles presque noirs. La lumière bordait les sculptures du plancher, papillotait dans les bahuts, étendait une nappe luisante sur la table de chêne, égayait cet intérieur brun et doux, comme la voix de Fanny jetait dans l’âme de la vieille octogénaire une musique aussi lumineuse, aussi gaie que ce rayon. Bientôt les rayons du soleil prirent ces couleurs rougeâtres qui, par d’insensibles gradations, arrivent aux tons mélancoliques du crépuscule. La baronne tomba dans une méditation grave, dans un de ces silences absolus que sa vieille belle-sœur observait depuis une quinzaine de jours, en cherchant à se les expliquer, sans avoir adressé la moindre question à la baronne ; mais elle n’en étudiait pas moins les causes de cette préoccupation à la manière des aveugles qui lisent comme dans un livre noir où les lettres sont blanches, et dans l’âme desquels tout son retentit comme dans un écho divinatoire. La vieille aveugle, sur qui l’heure noire n’avait plus de {p. 306}   prise, continuait à tricoter, et le silence devint si profond que l’on put entendre le bruit des aiguilles d’acier.

— Vous venez de laisser tomber le journal, ma sœur, et cependant vous ne dormez pas, dit la vieille d’un air fin.

La nuit était venue, Mariotte vint allumer la lampe, la plaça sur une table carrée devant le feu ; puis elle alla chercher sa quenouille, son peloton de fil, une petite escabelle, et se mit dans l’embrasure de la croisée qui donnait sur la cour, occupée à filer comme tous les soirs. Gasselin tournait encore dans les communs, il visitait les chevaux du baron et de Calyste, il voyait si tout allait bien dans l’écurie, il donnait aux deux beaux chiens de chasse leur pâtée du soir. Les aboiements joyeux des deux bêtes furent le dernier bruit qui réveilla les échos cachés dans les murailles noires de cette vieille maison. Ces deux chiens et les deux chevaux étaient le dernier vestige des splendeurs de la chevalerie. Un homme d’imagination assis sur une des marches du perron, qui se serait laissé aller à la poésie des images encore vivantes dans ce logis, eût tressailli peut-être en entendant les chiens et les coups de pied des chevaux hennissants.

Gasselin était un de ces petits Bretons courts, épais, trapus, à chevelure noire, à figure bistrée, silencieux, lents, têtus comme des mules, mais allant toujours dans la voie qui leur a été tracée. Il avait quarante-deux ans, il était depuis vingt-cinq ans dans la maison. Mademoiselle avait pris Gasselin à quinze ans, en apprenant le mariage et le retour probable du baron. Ce serviteur se considérait comme faisant partie de la famille : il avait joué avec Calyste, il aimait les chevaux et les chiens de la maison, il leur parlait et les caressait comme s’ils lui eussent appartenu. Il portait une veste bleue en toile de fil à petites poches ballottant sur ses hanches, un gilet et un pantalon de même étoffe par toutes les saisons, des bas bleus et de gros souliers ferrés. Quand il faisait trop froid, ou par des temps de pluie, il mettait la peau de bique en usage dans son pays. Mariotte, qui avait également passé quarante ans, était en femme ce qu’était Gasselin en homme. Jamais attelage ne fut mieux accouplé : même teint, même taille, mêmes petits yeux vifs et noirs. On ne comprenait pas comment Mariotte et Gasselin ne s’étaient pas mariés ; peut-être y aurait-il eu inceste, ils semblaient être presque frère et sœur. Mariotte avait trente écus de gages, et Gasselin cent livres ; mais mille écus de gages ailleurs ne leur auraient pas fait quitter la maison du Guénic. Tous deux {p. 307}   étaient sous les ordres de la vieille demoiselle, qui, depuis la guerre de Vendée jusqu’au retour de son frère, avait eu l’habitude de gouverner la maison. Aussi, quand elle sut que le baron allait amener une maîtresse au logis, avait-elle été très-émue en croyant qu’il lui faudrait abandonner le sceptre du ménage et abdiquer en faveur de la baronne du Guénic, de laquelle elle serait la première sujette.

Mademoiselle Zéphirine avait été bien agréablement surprise en trouvant dans miss Fanny O’Brien une fille née pour un haut rang, à qui les soins minutieux d’un ménage pauvre répugnaient excessivement, et qui, semblable à toutes les belles âmes, eût préféré le pain sec du boulanger au meilleur repas qu’elle eût été obligée de préparer ; capable d’accomplir les devoirs les plus pénibles de la maternité, forte contre toute privation nécessaire, mais sans courage pour des occupations vulgaires. Quand le baron pria sa sœur, au nom de sa timide femme, de régir leur ménage, la vieille fille baisa la baronne comme une sœur ; elle en fit sa fille, elle l’adora, tout heureuse de pouvoir continuer à veiller au gouvernement de la maison, tenue avec une rigueur et des coutumes d’économie incroyables, desquelles elle ne se relâchait que dans les grandes occasions, telles que les couches, la nourriture de sa belle-sœur et tout ce qui concernait Calyste, l’enfant adoré de toute la maison. Quoique les deux domestiques fussent habitués à ce régime sévère et qu’il n’y eût rien à leur dire, qu’ils eussent pour les intérêts de leurs maîtres plus de soin que pour les leurs, mademoiselle Zéphirine voyait toujours à tout. Son attention n’étant pas distraite, elle était fille à savoir, sans y monter, la grosseur du tas de noix dans le grenier, et ce qu’il restait d’avoine dans le coffre de l’écurie sans y plonger son bras nerveux. Elle avait au bout d’un cordon attaché à la ceinture de son casaquin un sifflet de contre-maître avec lequel elle appelait Mariotte par un, et Gasselin par deux coups. Le grand bonheur de Gasselin consistait à cultiver le jardin et à y faire venir de beaux fruits et de bons légumes. Il avait si peu d’ouvrage que, sans cette culture, il se serait ennuyé. Quand il avait pansé ses chevaux, le matin il frottait les planchers et nettoyait les deux pièces du rez-de-chaussée ; il avait peu de chose à faire après ses maîtres. Aussi n’eussiez-vous pas vu dans le jardin une mauvaise herbe ni le moindre insecte nuisible. Quelquefois on surprenait Gasselin immobile, tête nue en plein soleil, guettant un mulot ou la terrible larve du hanneton ; puis il accourait avec la joie d’un enfant {p. 308}   montrer à ses maîtres l’animal qui l’avait occupé pendant une semaine. C’était un plaisir pour lui d’aller, les jours maigres, chercher le poisson au Croisic, où il se payait moins cher qu’à Guérande. Ainsi, jamais famille ne fut plus unie, mieux entendue ni plus cohérente que cette sainte et noble famille. Maîtres et domestiques semblaient avoir été faits les uns pour les autres. Depuis vingt-cinq ans il n’y avait eu ni troubles ni discordes. Les seuls chagrins furent les petites indispositions de l’enfant, et les seules terreurs furent causées par les événements de 1814 et par ceux de 1830. Si les mêmes choses s’y faisaient invariablement aux mêmes heures, si les mets étaient soumis à la régularité des saisons, cette monotonie, semblable à celle de la nature, que varient les alternatives d’ombre, de pluie et de soleil, était soutenue par l’affection qui régnait dans tous les cœurs, et d’autant plus féconde et bienfaisante qu’elle émanait des lois naturelles.

Quand le crépuscule cessa, Gasselin entra dans la salle et demanda respectueusement à son maître si l’on avait besoin de lui.

— Tu peux sortir ou t’aller coucher après la prière, dit le baron en se réveillant, à moins que madame ou sa sœur…

Les deux femmes firent un signe d’acquiescement. Gasselin se mit à genoux en voyant ses maîtres tous levés pour s’agenouiller sur leurs siéges. Mariotte se mit également en prières sur son escabelle. La vieille demoiselle du Guénic dit la prière à haute voix. Quand elle fut finie, on entendit frapper à la porte de la ruelle. Gasselin alla ouvrir.

— Ce sera sans doute monsieur le curé, il vient presque toujours le premier, dit Mariotte.

En effet, chacun reconnut le curé de Guérande au bruit de ses pas sur les marches sonores du perron. Le curé salua respectueusement les trois personnages, en adressant au baron et aux deux dames de ces phrases pleines d’onctueuse aménité que savent trouver les prêtres. Au bonsoir distrait que lui dit la maîtresse du logis il répondit par un regard d’inquisition ecclésiastique.

— Seriez-vous inquiète ou indisposée, madame la baronne ? demanda-t-il.

— Merci, non, dit-elle.

Monsieur Grimont, homme de cinquante ans, de moyenne taille, enseveli dans sa soutane, d’où sortaient deux gros souliers à boucles d’argent, offrait au-dessus de son rabat un visage grassouillet, d’une {p. 309}   teinte généralement blanche, mais dorée. Il avait la main potelée. Sa figure tout abbatiale tenait à la fois du bourgmestre hollandais par la placidité du teint, par les tons de la chair, et du paysan breton par sa plate chevelure noire, par la vivacité de ses yeux bruns que contenait néanmoins le décorum du sacerdoce. Sa gaieté, semblable à celle des gens dont la conscience est calme et pure, admettait la plaisanterie. Son air n’avait rien d’inquiet ni de revêche comme celui des pauvres curés dont l’existence ou le pouvoir est contesté par leurs paroissiens, et qui, au lieu d’être, selon le mot sublime de Napoléon, les chefs moraux de la population, et des juges de paix naturels, sont traités en ennemis. À voir monsieur Grimont marchant dans Guérande, le plus incrédule voyageur aurait reconnu le souverain de cette ville catholique ; mais ce souverain abaissait sa supériorité spirituelle devant la suprématie féodale des du Guénic. Il était dans cette salle comme un chapelain chez son seigneur. À l’église, en donnant la bénédiction, sa main s’étendait toujours en premier sur la chapelle appartenant aux du Guénic, et où leur main armée, leur devise étaient sculptées à la clef de la voûte.

— Je croyais mademoiselle de Pen-Hoël arrivée, dit le curé qui s’assit en prenant la main de la baronne et la baisant. Elle se dérange. Est-ce que la mode de la dissipation se gagnerait ? Car, je le vois, monsieur le chevalier est encore ce soir aux Touches.

— Ne dites rien de ses visites devant mademoiselle de Pen-Hoël, s’écria doucement la vieille fille.

— Ah ! mademoiselle, répondit Mariotte, pouvez-vous empêcher toute la ville de jaser ?

— Et que dit-on ? demanda la baronne.

— Les jeunes filles, les commères, enfin tout le monde le croit amoureux de mademoiselle des Touches.

— Un garçon tourné comme Calyste fait son métier en se faisant aimer, dit le baron.

— Voici mademoiselle de Pen-Hoël, dit Mariotte.

Le sable de la cour criait en effet sous les pas discrets de cette personne, qu’accompagnait un petit domestique armé d’une lanterne. En voyant le domestique, Mariotte transporta son établissement dans la grande salle pour causer avec lui à la lueur de la chandelle de résine qu’elle brûlait aux dépens de la riche et avare demoiselle, en économisant ainsi celle de ses maîtres.

Cette demoiselle était une sèche et mince fille, jaune comme {p. 310}   le parchemin d’un olim, ridée comme un lac froncé par le vent, à yeux gris, à grandes dents saillantes, à mains d’homme, assez petite, un peu déjetée et peut-être bossue ; mais personne n’avait été curieux de connaître ni ses perfections ni ses imperfections. Vêtue dans le goût de mademoiselle du Guénic, elle mouvait une énorme quantité de linges et de jupes quand elle voulait trouver l’une des deux ouvertures de sa robe par où elle atteignait ses poches. Le plus étrange cliquetis de clefs et de monnaie retentissait alors sous ces étoffes. Elle avait toujours d’un côté toute la ferraille des bonnes ménagères, et de l’autre sa tabatière d’argent, son dé, son tricot, autres ustensiles sonores. Au lieu du béguin matelassé de mademoiselle du Guénic, elle portait un chapeau vert avec lequel elle devait aller visiter ses melons ; il avait passé, comme eux, du vert au blond ; et, quant à sa forme, après vingt ans, la mode l’a ramenée à Paris sous le nom de bibi. Ce chapeau se confectionnait sous ses yeux par les mains de ses nièces, avec du florence vert acheté à Guérande, avec une carcasse qu’elle renouvelait tous les cinq ans à Nantes, car elle lui accordait la durée d’une législature. Ses nièces lui faisaient également ses robes, taillées sur des patrons immuables. Cette vieille fille avait encore la canne à petit bec de laquelle les femmes se servaient au commencement du règne de Marie-Antoinette. Elle était de la plus haute noblesse de Bretagne. Ses armes portaient les hermines des anciens ducs. En elle et sa sœur finissait l’illustre maison bretonne des Pen-Hoël. Sa sœur cadette avait épousé un Kergarouët, qui malgré la désapprobation du pays joignait le nom de Pen-Hoël au sien et se faisait appeler le vicomte de Kergarouët-Pen-Hoël. — Le ciel l’a puni, disait la vieille demoiselle, il n’a que des filles, et le nom de Kergarouët-Pen-Hoël s’éteindra. Mademoiselle de Pen-Hoël possédait environ sept mille livres de rentes en fonds de terre. Majeure depuis trente-six ans, elle administrait elle-même ses biens, allait les inspecter à cheval et déployait en toute chose le caractère ferme qui se remarque chez la plupart des bossus. Elle était d’une avarice admirée à dix lieues à la ronde, et qui n’y rencontrait aucune désapprobation. Elle avait avec elle une seule femme et ce petit domestique. Toute sa dépense, non compris les impôts, ne montait pas à plus de mille francs par an. Aussi était-elle l’objet des cajoleries des Kergarouët-Pen-Hoël, qui passaient leurs hivers à Nantes et les étés à leur terre située au bord de la {p. 311}   Loire, au-dessous d’Indret. On la savait disposée à donner sa fortune et ses économies à celle de ses nièces qui lui plairait. Tous les trois mois, une des quatre demoiselles de Kergarouët, dont la plus jeune avait douze et l’aînée vingt ans, venait passer quelques jours chez elle. Amie de Zéphirine du Guénic, Jacqueline de Pen-Hoël, élevée dans l’adoration des grandeurs bretonnes des du Guénic, avait, dès la naissance de Calyste, formé le projet de transmettre ses biens au chevalier en le mariant à l’une des nièces que devait lui donner la vicomtesse de Kergarouët-Pen-Hoël. Elle pensait à racheter quelques-unes des meilleures terres des du Guénic en remboursant les fermiers engagistes. Quand l’avarice se propose un but, elle cesse d’être un vice, elle est le moyen d’une vertu, ses privations excessives deviennent de continuelles offrandes, elle a enfin la grandeur de l’intention cachée sous ses petitesses. Peut-être Zéphirine était-elle dans le secret de Jacqueline. Peut-être la baronne, dont tout l’esprit était employé dans son amour pour son fils et dans sa tendresse pour le père, avait-elle deviné quelque chose en voyant avec quelle malicieuse persévérance mademoiselle de Pen-Hoël amenait avec elle chaque jour Charlotte de Kergarouët, sa favorite, âgée de quinze ans. Le curé Grimont était certes dans la confidence, il aidait la vieille fille à bien placer son argent. Mais mademoiselle de Pen-Hoël aurait-elle eu trois cent mille francs en or, somme à laquelle étaient évaluées ses économies ; eût-elle eu dix fois plus de terres qu’elle n’en possédait, les du Guénic ne se seraient pas permis une attention qui pût faire croire à la vieille fille qu’on pensât à sa fortune. Par un sentiment de fierté bretonne admirable, Jacqueline de Pen-Hoël, heureuse de la suprématie affectée par sa vieille amie Zéphirine et par les du Guénic, se montrait toujours honorée de la visite que daignaient lui faire la fille des rois d’Irlande et Zéphirine. Elle allait jusqu’à cacher avec soin l’espèce de sacrifice auquel elle consentait tous les soirs en laissant son petit domestique brûler chez les du Guénic un oribus, nom de cette chandelle couleur de pain d’épice qui se consomme dans certaines parties de l’Ouest. Ainsi cette vieille et riche fille était la noblesse, la fierté, la grandeur en personne. Au moment où vous lisez son portrait, une indiscrétion de l’abbé Grimont a fait savoir que dans la soirée où le vieux baron, le jeune chevalier et Gasselin décampèrent munis de leurs sabres et de leurs canardières pour rejoindre {p. 312}   MADAME en Vendée, à la grande terreur de Fanny, à la grande joie des Bretons, mademoiselle de Pen-Hoël avait remis au baron une somme de dix mille livres en or, immense sacrifice corroboré de dix mille autres livres, produit d’une dîme récoltée par le curé, que le vieux partisan fut chargé d’offrir à la mère de Henri V, au nom des Pen-Hoël et de la paroisse de Guérande. Cependant elle traitait Calyste en femme qui se croyait des droits sur lui ; ses projets l’autorisaient à le surveiller ; non qu’elle apportât des idées étroites en matière de galanterie, elle avait l’indulgence des vieilles femmes de l’ancien régime ; mais elle avait en horreur les mœurs révolutionnaires. Calyste, qui peut-être aurait gagné dans son esprit par des aventures avec des Bretonnes, eût perdu considérablement s’il eût donné dans ce qu’elle appelait les nouveautés. Mademoiselle de Pen-Hoël, qui eût déterré quelque argent pour apaiser une fille séduite, aurait cru Calyste un dissipateur en lui voyant mener un tilbury, en l’entendant parler d’aller à Paris. Si elle l’avait surpris lisant des revues ou des journaux impies, on ne sait ce dont elle aurait été capable. Pour elle, les idées nouvelles, c’était les assolements de terre renversés, la ruine sous le nom d’améliorations et de méthodes, enfin les biens hypothéqués tôt ou tard par suite d’essais. Pour elle, la sagesse et le vrai moyen de faire fortune, enfin la belle administration consistait à amasser dans ses greniers ses blés noirs, ses seigles, ses chanvres ; à attendre la hausse au risque de passer pour accapareuse, à se coucher sur ses sacs avec obstination. Par un singulier hasard, elle avait souvent rencontré des marchés heureux qui confirmaient ses principes. Elle passait pour malicieuse, elle était néanmoins sans esprit ; mais elle avait un ordre de Hollandais, une prudence de chatte, une persistance de prêtre qui dans un pays si routinier équivalait à la pensée la plus profonde.

— Aurons-nous ce soir monsieur du Halga, demanda la vieille fille en ôtant ses mitaines de laine tricotée après l’échange des compliments habituels.

— Oui, mademoiselle, je l’ai vu promenant sa chienne sur le mail, répondit le curé.

— Ah ! notre mouche sera donc animée ce soir ? répondit-elle. Hier nous n’étions que quatre.

À ce mot de mouche, le curé se leva pour aller prendre dans le tiroir d’un des bahuts un petit panier rond en fin osier, des jetons {p. 313}   d’ivoire devenus jaunes comme du tabac turc par un usage de vingt années, et un jeu de cartes aussi gras que celui des douaniers de Saint-Nazaire qui n’en changent que tous les quinze jours. L’abbé revint disposer lui-même sur la table les jetons nécessaires à chaque joueur, mit la corbeille à côté de la lampe au milieu de la table avec un empressement enfantin et les manières d’un homme habitué à faire ce petit service. Un coup frappé fortement à la manière des militaires retentit dans les profondeurs silencieuses de ce vieux manoir. Le petit domestique de mademoiselle de Pen-Hoël alla gravement ouvrir la porte. [ill.]   Bientôt le long corps sec et méthodiquement vêtu selon le temps du chevalier du Halga, ancien capitaine de pavillon de l’amiral Kergarouët, se dessina en noir dans la pénombre qui régnait encore sur le perron.

— Arrivez, chevalier ? cria mademoiselle de Pen-Hoël.

— L’autel est dressé, dit le curé.

Le chevalier était un homme de petite santé, qui portait de la flanelle pour ses rhumatismes, un bonnet de soie noir pour préserver sa tête du brouillard, un spencer pour garantir son précieux buste des vents soudains qui fraîchissent l’atmosphère de Guérande. Il allait toujours armé d’un jonc à pomme d’or pour chasser les chiens qui faisaient intempestivement la cour à sa chienne favorite. Cet homme, minutieux comme une petite-maîtresse, se dérangeant devant les moindres obstacles, parlant bas pour ménager un reste de voix, avait été l’un des plus intrépides et des plus savants hommes de l’ancienne marine. Il avait été honoré de l’estime du bailli de Suffren, de l’amitié du comte de Portenduère. Sa belle conduite comme capitaine du pavillon de l’amiral de Kergarouët était écrite en caractères visibles sur son visage couturé de blessures. À le voir, personne n’eût reconnu la voix qui dominait la tempête, l’œil qui planait sur la mer, le courage indompté du marin breton. Le chevalier ne fumait, ne jurait pas ; il avait la douceur, la tranquillité d’une fille, et s’occupait de sa chienne Thisbé et de ses petits caprices avec la sollicitude d’une vieille femme. Il donnait ainsi la plus haute idée de sa galanterie défunte. Il ne parlait jamais des actes surprenants qui avaient étonné le comte d’Estaing. Quoiqu’il eût une attitude d’invalide et marchât comme s’il eût craint à chaque pas d’écraser des œufs, qu’il se plaignît de la fraîcheur de la brise, de l’ardeur du soleil, de l’humidité du brouillard, il montrait des dents blanches enchâssées dans des gencives rouges qui rassuraient {p. 314}   sur sa maladie, un peu coûteuse d’ailleurs, car elle consistait à faire quatre repas d’une ampleur monastique. Sa charpente, comme celle du baron, était osseuse et d’une force indestructible, couverte d’un parchemin collé sur ses os comme la peau d’un cheval arabe sur les nerfs qui semblent reluire au soleil. Son teint avait gardé une couleur de bistre, due à ses voyages aux Indes, desquels il n’avait rapporté ni une idée ni une histoire. Il avait émigré, il avait perdu sa fortune, puis retrouvé la croix de Saint-Louis et une pension de deux mille francs légitimement due à ses services, et payée par la caisse des Invalides de la marine. La légère hypocondrie qui lui faisait inventer mille maux imaginaires s’expliquait facilement par ses souffrances pendant l’émigration. Il avait servi dans la marine russe jusqu’au jour où l’empereur Alexandre voulut l’employer contre la France ; il donna sa démission et alla vivre à Odessa, près du duc de Richelieu avec lequel il revint, et qui fit liquider la pension due à ce débris glorieux de l’ancienne marine bretonne. À la mort de Louis XVIII, époque à laquelle il revint à Guérande, le chevalier du Halga devint maire de la ville. Le curé, le chevalier, mademoiselle de Pen-Hoël, avaient depuis quinze ans l’habitude de passer leurs soirées à l’hôtel du Guénic, où venaient également quelques personnages nobles de la ville et de la contrée. Chacun devine aisément dans les du Guénic les chefs du petit faubourg Saint-Germain de l’arrondissement, où ne pénétrait aucun des membres de l’administration envoyée par le nouveau gouvernement. Depuis six ans le curé toussait à l’endroit critique du Domine, salvum fac regem. La politique en était toujours là dans Guérande.

La mouche est un jeu qui se joue avec cinq cartes et avec une retourne. La retourne détermine l’atout. À chaque coup, le joueur est libre d’en courir les chances ou de s’abstenir. En s’abstenant, il ne perd que son enjeu, car, tant qu’il n’y a pas de remises au panier, chaque joueur mise une faible somme. En jouant, le joueur est tenu de faire une levée qui se paye au prorata de la mise. S’il y a cinq sous au panier, la levée vaut un sou. Le joueur qui ne fait pas de levée est mis à la mouche : il doit alors tout l’enjeu, qui grossit le panier au coup suivant. On inscrit les mouches dues ; elles se mettent l’une après l’autre au panier par ordre de capital, le plus gros passant avant le plus faible. Ceux qui renoncent à jouer donnent leurs cartes pendant le coup, mais ils sont considérés {p. 315}   comme nuls. Les cartes du talon s’échangent, comme à l’écarté, mais par ordre de primauté. Chacun prend autant de cartes qu’il en veut, en sorte que le premier en cartes et le second peuvent absorber le talon à eux deux. La retourne appartient à celui qui distribue les cartes, qui est alors le dernier, et auquel appartient la retourne ; il a le droit de l’échanger contre une des cartes de son jeu. Une carte terrible emporte toutes les autres, elle se nomme Mistigris. Mistigris est le valet de trèfle. Ce jeu, d’une excessive simplicité, ne manque pas d’intérêt. La cupidité naturelle à l’homme s’y développe aussi bien que les finesses diplomatiques et les jeux de physionomie. À l’hôtel du Guénic, chacun des joueurs prenait vingt jetons et répondait de cinq sous, ce qui portait la somme totale de l’enjeu à cinq liards par coup, somme majeure aux yeux de ces personnes. En supposant beaucoup de bonheur, on pouvait gagner cinquante sous, capital que personne à Guérande ne dépensait dans sa journée. Aussi mademoiselle de Pen-Hoël apportait-elle à ce jeu, dont l’innocence n’est surpassée dans la nomenclature de l’Académie que par celui de la Bataille, une passion égale à celle des chasseurs dans une grande partie de chasse. Mademoiselle Zéphirine, qui était de moitié dans le jeu de la baronne, n’attachait pas une importance moindre à la mouche. Avancer un liard pour risquer d’en avoir cinq, de coup en coup, constituait pour la vieille thésauriseuse une opération financière immense, à laquelle elle mettait autant d’action intérieure que le plus avide spéculateur en met pendant la tenue de la Bourse à la hausse et à la baisse des rentes. Par une convention diplomatique, en date de septembre 1825, après une soirée où mademoiselle de Pen-Hoël perdit trente-sept sous, le jeu cessait dès qu’une personne en manifestait le désir après avoir dissipé dix sous. La politesse ne permettait pas de causer à un joueur le petit chagrin de voir jouer la mouche sans qu’il y prît part. Mais toutes les passions ont leur jésuitisme. Le chevalier et le baron, ces deux vieux politiques, avaient trouvé moyen d’éluder la charte. Quand tous les joueurs désiraient vivement de prolonger une émouvante partie, le hardi chevalier du Halga, l’un de ces garçons prodigues et riches des dépenses qu’ils ne font pas, offrait toujours dix jetons à mademoiselle de Pen-Hoël ou à Zéphirine quand l’une d’elles ou toutes deux avaient perdu leurs cinq sous, à condition de les lui restituer en cas de gain. Un vieux garçon pouvait se permettre cette galanterie envers des demoiselles. Le {p. 316}   baron offrait aussi dix jetons aux deux vieilles filles, sous prétexte de continuer la partie. Les deux avares acceptaient toujours, non sans se faire prier, selon les us et coutumes des filles. Pour s’abandonner à cette prodigalité, le baron et le chevalier devaient avoir gagné, sans quoi cette offre eût pris le caractère d’une offense. La mouche était brillante quand une demoiselle de Kergarouët tout court était en transit chez sa tante, car là les Kergarouët n’avaient jamais pu se faire nommer Kergarouët-Pen-Hoël par personne, pas même par les domestiques, lesquels avaient à cet égard des ordres formels. La tante montrait à sa nièce la mouche à faire chez les du Guénic, comme un plaisir insigne. La petite avait ordre d’être aimable, chose assez facile quand elle voyait le beau Calyste, de qui raffolaient les quatre demoiselles de Kergarouët. Ces jeunes personnes, élevées en pleine civilisation moderne, tenaient peu à cinq sous et faisaient mouche sur mouche. Il y avait alors des mouches inscrites dont le total s’élevait quelquefois à cent sous, et qui étaient échelonnées depuis deux sous et demi jusqu’à dix sous. C’était des soirées de grandes émotions pour la vieille aveugle. Les levées s’appellent des mains à Guérande. La baronne faisait sur le pied de sa belle-sœur un nombre de pressions égal au nombre de mains qui, d’après son jeu, étaient sûres. Jouer ou ne pas jouer, selon les occasions où le panier était plein, entraînait des discussions intérieures où la cupidité luttait avec la peur. On se demandait l’un à l’autre : Irez-vous ? en manifestant des sentiments d’envie contre ceux qui avaient assez beau jeu pour tenter le sort, et des sentiments de désespoir quand il fallait s’abstenir. Si Charlotte de Kergarouët, généralement taxée de folie, était heureuse dans ses hardiesses, en revenant, sa tante, quand elle n’avait rien gagné, lui marquait de la froideur et lui faisait quelques leçons : elle avait trop de décision dans le caractère, une jeune personne ne devait pas rompre en visière à des gens respectables, elle avait une manière insolente de prendre le panier ou d’aller au jeu ; les mœurs d’une jeune personne exigeaient un peu plus de réserve et de modestie ; on ne riait pas du malheur des autres, etc. Les plaisanteries éternelles et qui se disaient mille fois par an, mais toujours nouvelles, roulaient sur l’attelage à donner au panier quand il était trop chargé. On parlait d’atteler des bœufs, des éléphants, des chevaux, des ânes, des chiens. Après vingt ans, personne ne s’apercevait de ces redites. La proposition excitait toujours le même sourire. Il en était {p. 317}   de même des mots que le chagrin de voir prendre un panier plein dictait à ceux qui l’avaient engraissé sans en rien prendre. Les cartes se donnaient avec une lenteur automatique. On causait en poitrinant. Ces dignes et nobles personnes avaient l’adorable petitesse de se défier les unes des autres au jeu. Mademoiselle de Pen-Hoël accusait presque toujours le curé de tricherie quand il prenait un panier. — Il est singulier, disait alors le curé, que je ne triche jamais quand je suis à la mouche. Personne ne lâchait sa carte sur le tapis sans des calculs profonds, sans des regards fins et des mots plus ou moins astucieux, sans des remarques ingénieuses et fines. Les coups étaient, pensez-le bien, entrecoupés de narrations sur les événements arrivés en ville, ou par les discussions sur les affaires politiques. Souvent les joueurs restaient un grand quart d’heure, les cartes appuyées en éventail sur leur estomac, occupés à causer. Si, par suite de ces interruptions, il se trouvait un jeton de moins au panier, tout le monde prétendait avoir mis son jeton. Presque toujours le chevalier complétait l’enjeu, accusé par tous de penser à ses cloches aux oreilles, à sa tête, à ses farfadets, et d’oublier sa mise. Quand le chevalier avait remis un jeton, la vieille Zéphirine ou la malicieuse bossue étaient prises de remords : elles imaginaient alors que peut-être elles n’avaient pas mis, elles croyaient, elles doutaient ; mais enfin le chevalier était bien assez riche pour supporter ce petit malheur. Souvent le baron ne savait plus où il en était quand on parlait des infortunes de la maison royale. Quelquefois il arrivait un résultat toujours surprenant pour ces personnes, qui toutes comptaient sur le même gain. Après un certain nombre de parties, chacun avait regagné ses jetons et s’en allait, l’heure étant trop avancée, sans perte ni gain, mais non sans émotion. Dans ces cruelles soirées, il s’élevait des plaintes sur la mouche : la mouche n’avait pas été piquante ; les joueurs accusaient la mouche comme les nègres battent la lune dans l’eau quand le temps est contraire. La soirée passait pour avoir été pâle. On avait bien travaillé pour pas grand’chose. Quand, à sa première visite, le vicomte et la vicomtesse de Kergarouët parlèrent de whist et de boston comme de jeux plus intéressants que la mouche, et furent encouragés à les montrer par la baronne que la mouche ennuyait excessivement, la société de l’hôtel du Guénic s’y prêta, non sans se récrier sur ces innovations ; mais il fut impossible de faire comprendre ces jeux, qui, les Kergarouët partis, furent traités de casse-têtes, de travaux {p. 318}   algébriques, de difficultés inouïes. Chacun préférait sa chère mouche, sa petite et agréable mouche. La mouche triompha des jeux modernes comme triomphaient partout les choses anciennes sur les nouvelles en Bretagne.

Pendant que le curé donnait les cartes, la baronne faisait au chevalier du Halga des questions pareilles à celles faites la veille sur sa santé. Le chevalier tenait à honneur d’avoir des maux nouveaux. Si les demandes se ressemblaient, le capitaine de pavillon avait un avantage singulier dans ses réponses. Aujourd’hui les fausses côtes l’avaient inquiété. Chose remarquable, ce digne chevalier ne se plaignait jamais de ses blessures. Tout ce qui était sérieux, il s’y attendait, il le connaissait ; mais les choses fantastiques, les douleurs de tête, les chiens qui lui mangeaient l’estomac, les cloches qui bourdonnaient à ses oreilles, et mille autres farfadets l’inquiétaient horriblement ; il se posait comme incurable avec d’autant plus de raison que les médecins ne connaissent aucun remède contre les maux qui n’existent pas.

— Hier il me semble que vous aviez des inquiétudes dans les jambes, dit le curé d’un air grave.

— Ça saute, répondit le chevalier.

— Des jambes aux fausses1 côtes ? demanda mademoiselle Zéphirine.

— Ça ne s’est pas arrêté en chemin, dit mademoiselle de Pen-Hoël en souriant.

Le chevalier s’inclina gravement en faisant un geste négatif passablement drôle qui eût prouvé à un observateur que, dans sa jeunesse, le marin avait été spirituel, aimant, aimé. Peut-être sa vie fossile à Guérande cachait-elle bien des souvenirs. Quand il était stupidement planté sur ses deux jambes de héron au soleil, au mail, regardant la mer ou les ébats de sa chienne, peut-être revivait-il dans le paradis terrestre d’un passé fertile en souvenirs.

— Voilà le vieux duc de Lenoncourt mort, dit le baron en se rappelant le passage où sa femme en était restée de la Quotidienne. Allons, le premier gentilhomme de la chambre du roi n’a pas tardé de rejoindre son maître. J’irai bientôt aussi…

— Mon ami, mon ami ! lui dit sa femme en frappant doucement sur la main osseuse et calleuse de son mari.

— Laissez-le dire, ma sœur, dit Zéphirine, tant que je serai dessus il ne sera pas dessous : il est mon cadet.

Un gai sourire erra sur les lèvres de la vieille fille. Quand le {p. 319}   baron avait laissé échapper une réflexion de ce genre, les joueurs et les gens en visite se regardaient avec émotion, inquiets de la tristesse du roi de Guérande. Les personnages venus pour le voir se disaient en s’en allant : — Monsieur du Guénic était triste. Avez-vous vu comme il dort ? Et le lendemain tout Guérande causait de cet événement. — Le baron du Guénic baisse ! Cette phrase ouvrait les conversations dans tous les ménages.

— Thisbé va bien, demanda mademoiselle de Pen-Hoël au chevalier dès que les cartes furent données.

— Cette pauvre petite est comme moi, répondit le chevalier, elle a des maux de nerfs, elle relève constamment une de ses pattes en courant. Tenez, comme ça !

Pour imiter sa chienne et crisper un de ses bras en le levant, le chevalier laissa voir son jeu à sa voisine la bossue, qui voulait savoir s’il avait de l’atout ou le Mistigris. C’était une première finesse à laquelle il succomba.

— Oh ! dit la baronne, le bout du nez de monsieur le curé blanchit, il a Mistigris.

Le plaisir d’avoir Mistigris était si vif chez le curé, comme chez les autres joueurs, que le pauvre prêtre ne savait pas le cacher. Il est dans toute figure humaine une place où les secrets mouvements du cœur se trahissent, et ces personnes habituées à s’observer avaient fini, après quelques années, par découvrir l’endroit faible chez le curé : quand il avait le Mistigris le bout de son nez blanchissait. On se gardait bien alors d’aller au jeu.

— Vous avez eu du monde aujourd’hui chez vous ? dit le chevalier à mademoiselle de Pen-Hoël.

— Oui, l’un des cousins de mon beau-frère. Il m’a surprise en m’annonçant le mariage de madame la comtesse de Kergarouët, une demoiselle de Fontaine…

— Une fille à Grand-Jacques, s’écria le chevalier qui pendant son séjour à Paris n’avait jamais quitté son amiral.

— La comtesse est son héritière, elle a épousé un ancien ambassadeur. Il m’a raconté les plus singulières choses sur notre voisine, mademoiselle des Touches, mais si singulières que je ne veux pas les croire. Calyste ne serait pas si assidu chez elle, il a bien assez de bon sens pour s’apercevoir de pareilles monstruosités.

— Monstruosités ?… dit le baron réveillé par ce mot.

La baronne et le curé se jetèrent un regard d’intelligence. Les {p. 320}   cartes étaient données, la vieille fille avait Mistigris, elle ne voulut pas continuer cette conversation, heureuse de cacher sa joie à la faveur de la stupéfaction générale causée par son mot.

— À vous de jeter une carte, monsieur le baron, dit-elle en poitrinant.

— Mon neveu n’est pas de ces jeunes gens qui aiment les monstruosités, dit Zéphirine en fourgonnant sa tête.

— Mistigris, s’écria mademoiselle de Pen-Hoël qui ne répondit pas à son amie.

Le curé, qui paraissait instruit de toute l’affaire de Calyste et de mademoiselle des Touches, n’entra pas en lice.

— Que fait-elle donc d’extraordinaire, mademoiselle des Touches, demanda le baron.

— Elle fume, dit mademoiselle de Pen-Hoël.

— C’est très-sain, dit le chevalier.

— Ses terres ?… demanda le baron.

— Ses terres, reprit la vieille fille, elle les mange.

— Tout le monde y est allé, tout le monde est à la mouche, j’ai le roi, la dame, le valet d’atout, Mistigris et un roi, dit la baronne. À nous le panier, ma sœur.

Ce coup, gagné sans qu’on jouât, attéra mademoiselle de Pen-Hoël, qui cessa de s’occuper de Calyste et de mademoiselle des Touches. À neuf heures il ne resta plus dans la salle que la baronne et le curé. Les quatre vieillards étaient allés se coucher. Le chevalier accompagna, selon son habitude, mademoiselle de Pen-Hoël jusqu’à sa maison, située sur la place de Guérande, en faisant des réflexions sur la finesse du dernier coup, sur leur plus ou moins de bonheur, ou sur le plaisir toujours nouveau avec lequel mademoiselle Zéphirine engouffrait son gain dans sa poche, car la vieille aveugle ne réprimait plus sur son visage l’expression de ses sentiments. La préoccupation de madame du Guénic fit les frais de cette conversation. Le chevalier avait remarqué les distractions de sa charmante Irlandaise. Sur le pas de sa porte, quand son petit domestique fut monté, la vieille fille répondit confidentiellement, aux suppositions faites par le chevalier du Halga sur l’air extraordinaire de la baronne, ce mot gros d’intérêt : — J’en sais la cause. Calyste est perdu si nous ne le marions promptement. Il aime mademoiselle des Touches, une comédienne.

— En ce cas, faites venir Charlotte.

{p. 321}   — Ma sœur aura ma lettre demain, dit mademoiselle de Pen-Hoël en saluant le chevalier.

Jugez d’après cette soirée normale du vacarme que devaient produire dans les intérieurs de Guérande l’arrivée, le séjour, le départ ou seulement le passage d’un étranger.

Quand aucun bruit ne retentit plus ni dans la chambre du baron ni dans celle de sa sœur, madame du Guénic regarda le curé qui jouait pensivement avec des jetons.

— J’ai deviné que vous avez enfin partagé mes inquiétudes sur Calyste, lui dit-elle.

— Avez-vous vu l’air pincé qu’avait mademoiselle de Pen-Hoël ce soir, demanda le curé.

— Oui, répondit la baronne.

— Elle a, je le sais, reprit le curé, les meilleures intentions pour notre cher Calyste, elle le chérit comme s’il était son fils ; et sa conduite en Vendée aux côtés de son père, les louanges que MADAME a faites de son dévouement ont augmenté l’affection que mademoiselle de Pen-Hoël lui porte. Elle assurera par donation entre vifs toute sa fortune à celle de ses nièces que Calyste épousera. Je sais que vous avez en Irlande un parti beaucoup plus riche pour votre cher Calyste ; mais il vaut mieux avoir deux cordes à son arc. Au cas où votre famille ne se chargerait pas de l’établissement de Calyste, la fortune de mademoiselle de Pen-Hoël n’est pas à dédaigner. Vous trouverez toujours pour ce cher enfant un parti de sept mille livres de rente ; mais vous ne trouverez pas les économies de quarante ans ni des terres administrées, bâties, réparées comme le sont celles de mademoiselle de Pen-Hoël. Cette femme impie, mademoiselle des Touches, est venue gâter bien des choses ! On a fini par avoir de ses nouvelles.

— Hé ! bien ? dit la mère.

— Oh ! une gaupe, une gourgandine, s’écria le curé, une femme de mœurs équivoques, occupée de théâtre, hantant les comédiens et les comédiennes, mangeant sa fortune avec des folliculaires, des peintres, des musiciens, la société du diable, enfin ! Elle prend, pour écrire ses livres, un faux nom sous lequel elle est, dit-on, plus connue que sous celui de Félicité des Touches. Une vraie baladine qui, depuis sa première communion, n’est entrée dans une église que pour y voir des statues ou des tableaux. Elle a dépensé sa fortune à décorer les Touches de la plus inconvenante façon, pour en {p. 322}   faire un paradis de Mahomet où les houris ne sont pas femmes. Il s’y boit pendant son séjour plus de vins fins que dans tout Guérande durant une année. Les demoiselles Bougniol ont logé l’année dernière des hommes à barbe de bouc, soupçonnés d’être des Bleus, qui venaient chez elle et qui chantaient des chansons impies à faire rougir et pleurer ces vertueuses filles. Voilà la femme qu’adore en ce moment monsieur le chevalier. Cette créature voudrait avoir ce soir un de ces infâmes livres où les athées d’aujourd’hui se moquent de tout, le chevalier viendrait seller son cheval lui-même et partirait au grand galop le lui chercher à Nantes. Je ne sais si Calyste en ferait autant pour l’Église. Enfin cette Bretonne n’est pas royaliste. Il faudrait aller faire le coup de fusil pour la bonne cause, si mademoiselle des Touches ou le sieur Camille Maupin, tel est son nom, je me le rappelle maintenant, voulait garder Calyste près de lui, le chevalier laisserait aller son vieux père tout seul.

— Non, dit la baronne.

— Je ne voudrais pas le mettre à l’épreuve, vous pourriez trop en souffrir, répondit le curé. Tout Guérande est cen dessus dessous de la passion du chevalier pour cet être amphibie qui n’est ni homme ni femme, qui fume comme un housard, écrit comme un journaliste, et dans ce moment loge chez elle le plus vénéneux de tous les écrivains, selon le directeur de la poste, ce juste-milieu qui lit les journaux. Il en est question à Nantes. Ce matin, ce cousin des Kergarouët qui voudrait faire épouser à Charlotte un homme de soixante mille livres de rentes, est venu voir mademoiselle de Pen-Hoël et lui a tourné l’esprit avec des narrés sur mademoiselle des Touches qui ont duré sept heures. Voici dix heures quart moins qui sonnent au clocher, et Calyste ne rentre pas, il est aux Touches, peut-être n’en reviendra-t-il qu’au matin.

La baronne écoutait le curé, qui substituait le monologue au dialogue sans s’en apercevoir ; il regardait son ouaille sur la figure de laquelle se lisaient des sentiments inquiets. La baronne rougissait et tremblait. Quand l’abbé Grimont vit rouler des larmes dans les beaux yeux de cette mère atterrée, il fut attendri.

— Je verrai demain mademoiselle de Pen-Hoël, rassurez-vous, dit-il d’une voix consolante. Le mal n’est peut-être pas aussi grand qu’on le dit, je saurai la vérité. D’ailleurs mademoiselle Jacqueline a confiance en moi. Puis Calyste est notre élève et ne se laissera pas ensorceler par le démon. Il ne voudra pas troubler la paix dont {p. 323}   jouit sa famille ni déranger les plans que nous formons pour son avenir. Ainsi, ne pleurez pas, tout n’est pas perdu, madame : une faute n’est pas le vice.

— Vous ne m’apprenez que des détails, dit la baronne. N’ai-je pas été la première à m’apercevoir du changement de Calyste. Une mère sent bien vivement la douleur de2 n’être plus qu’en second dans le cœur de son fils, ou le chagrin de ne pas y être seule. Cette phase de la vie de l’homme est un des maux de la maternité ; mais, tout en m’y attendant, je ne croyais pas que ce fût sitôt. Enfin j’aurais voulu qu’au moins il mît dans son cœur une noble et belle créature et non une histrionne, une baladine, une femme de théâtre, un auteur habitué à feindre des sentiments, une mauvaise femme qui le trompera et le rendra malheureux. Elle a eu des aventures…

— Avec plusieurs hommes, dit l’abbé Grimont. Cette impie est pourtant née en Bretagne ! Elle déshonore son pays. Je ferai dimanche un prône à son sujet.

— Gardez-vous-en bien, dit la baronne. Les paludiers, les paysans seraient capables de se porter aux Touches. Calyste est digne de son nom, il est Breton, il pourrait arriver quelque malheur s’il y était, car il la défendrait comme s’il s’agissait de la sainte Vierge.

— Voici dix heures, je vous souhaite une bonne nuit, dit l’abbé Grimont en allumant l’oribus de son falot dont les vitres étaient claires et le métal étincelant, ce qui révélait les soins minutieux de sa gouvernante pour toutes les choses aux logis. Qui m’eût dit, madame, reprit-il, qu’un jeune homme nourri par vous, élevé par moi dans les idées chrétiennes, un fervent catholique, un enfant qui vivait comme un agneau sans tache, irait se plonger dans un pareil bourbier ?

— Est-ce donc bien sûr ? dit la mère. Mais comment une femme n’aimerait-elle pas Calyste ?

— Il n’en faut pas d’autres preuves que le séjour de cette sorcière aux Touches. Voilà depuis vingt-quatre ans qu’elle est majeure, le temps le plus long qu’elle y reste. Ses apparitions, heureusement pour nous, duraient peu.

— Une femme de quarante ans, dit la baronne. J’ai entendu dire en Irlande qu’une femme de ce genre est la maîtresse la plus dangereuse pour un jeune homme.

— En ceci je suis un ignorant, répondit le curé. Je mourrai même dans mon ignorance.

{p. 324}   — Hélas ! et moi aussi, dit naïvement la baronne. Je voudrais maintenant avoir aimé d’amour, pour observer, conseiller, consoler Calyste.

Le curé ne traversa pas seul la petite cour proprette, la baronne l’accompagna jusqu’à la porte en espérant entendre le pas de Calyste dans Guérande ; mais elle n’entendit que le bruit lourd de la prudente démarche du curé qui finit par s’affaiblir dans le lointain, et qui cessa lorsque, dans le silence de la ville, la porte du presbytère retentit en se fermant. La pauvre mère rentra désolée en apprenant que la ville était au fait de ce qu’elle croyait être seule à savoir. Elle s’assit, raviva la mèche de la lampe en la coupant avec de vieux ciseaux, et reprit la tapisserie à la main qu’elle faisait en attendant Calyste. La baronne se flattait ainsi de forcer son fils à revenir plus tôt, à passer moins de temps chez mademoiselle des Touches. Ce calcul de la jalousie maternelle était inutile. De jour en jour les visites de Calyste aux Touches devenaient plus fréquentes, et chaque soir il revenait plus tard ; enfin la veille le chevalier n’était rentré qu’à minuit. La baronne, perdue dans sa méditation maternelle, tirait ses points avec l’activité des personnes qui pensent en faisant quelque ouvrage manuel. Qui l’eût vue ainsi penchée à la lueur de cette lampe, sous les lambris quatre fois centenaire de cette salle, aurait admiré ce sublime portrait. Fanny avait une telle transparence de chair qu’on aurait pu lire ses pensées sur son front. Tantôt piquée des curiosités qui viennent aux femmes pures, elle se demandait quels secrets diaboliques possédaient ces filles de Baal pour autant charmer les hommes, et leur faire oublier mère, famille, pays, intérêt. Tantôt elle allait jusqu’à vouloir rencontrer cette femme, afin de la juger sainement. Elle mesurait l’étendue des ravages que l’esprit novateur du siècle, peint comme si dangereux pour les jeunes âmes par le curé, devait faire sur son unique enfant, jusqu’alors aussi candide, aussi pur qu’une jeune fille innocente, dont la beauté n’eût pas été plus fraîche que la sienne.

Calyste, ce magnifique rejeton de la plus vieille race bretonne et du sang irlandais le plus noble, avait été soigneusement élevé par sa mère. Jusqu’au moment où la baronne le remit au curé de Guérande, elle était certaine qu’aucun mot impur, qu’aucune idée mauvaise n’avaient souillé les oreilles ni l’entendement de son fils. La mère, après l’avoir nourri de son lait, après lui avoir ainsi donné deux fois son sang, put le présenter dans une candeur de vierge au {p. 325}   pasteur, qui, par vénération pour cette famille, avait promis de lui donner une éducation complète et chrétienne. Calyste eut l’enseignement du séminaire où l’abbé Grimont avait fait ses études. La baronne lui apprit l’anglais. On trouva, non sans peine, un maître de mathématiques parmi les employés de Saint-Nazaire. Calyste ignorait nécessairement la littérature moderne, la marche et les progrès actuels des sciences. Son instruction avait été bornée à la géographie et à l’histoire circonspectes des pensionnats de demoiselles, au latin et au grec des séminaires, à la littérature des langues mortes et à un choix restreint d’auteurs français. Quand, à seize ans, il commença ce que l’abbé Grimont nommait sa philosophie, il n’était pas moins pur qu’au moment où Fanny l’avait remis au curé. L’Église fut aussi maternelle que la mère. Sans être dévot ni ridicule, l’adoré jeune homme était un fervent catholique. À ce fils si beau, si candide, la baronne voulait arranger une vie heureuse obscure. Elle attendait quelque bien, deux ou trois mille livres sterling d’une vieille tante. Cette somme, jointe à la fortune actuelle des Guénic, pourrait lui permettre de trouver pour Calyste une femme qui lui apporterait douze ou quinze mille livres de revenu. Charlotte de Kergarouët, avec la fortune de sa tante, une riche Irlandaise ou toute autre héritière semblait indifférente à la baronne : elle ignorait l’amour, elle voyait comme toutes les personnes groupées autour d’elles un moyen de fortune dans le mariage. La passion était inconnue à ces âmes catholiques, à ces vieilles gens exclusivement occupés de leur salut, de Dieu, du roi, de leur fortune. Personne ne s’étonnera donc de la gravité des pensées qui servaient d’accompagnement aux sentiments blessés dans le cœur de cette mère, qui vivait autant par les intérêts que par la tendresse de son fils. Si le jeune ménage pouvait écouter la sagesse, à la seconde génération les du Guénic, en vivant de privations, en économisant comme on sait économiser en province, pouvaient racheter leurs terres et reconquérir le lustre de la richesse. La baronne souhaitait une longue vieillesse pour voir poindre l’aurore du bien-être. Mademoiselle du Guénic avait compris et adopté ce plan, que menaçait alors mademoiselle des Touches. La baronne entendit sonner minuit avec effroi ; elle conçut des terreurs affreuses pendant une heure, car le coup d’une heure retentit encore au clocher sans que Calyste fût venu.

— Y resterait-il ? se dit-elle. Ce serait la première fois. Pauvre enfant !

{p. 326}   En ce moment le pas de Calyste anima la ruelle. La pauvre mère, dans le cœur de laquelle la joie succédait à l’inquiétude, vola de la salle à la porte et ouvrit à son fils.

— Oh ! s’écria Calyste d’un air chagrin, ma mère chérie, pourquoi m’attendre ? J’ai le passe-partout et un briquet.

— Tu sais bien, mon enfant, qu’il m’est impossible de dormir quand tu es dehors, dit-elle en l’embrassant.

Quand la baronne fut dans la salle, elle regarda son fils pour deviner, d’après l’expression de son visage, les événements de la soirée ; mais il lui causa, comme toujours, cette émotion que l’habitude n’affaiblit pas, que ressentent toutes les mères aimantes à la vue du chef-d’œuvre humain qu’elles ont fait et qui leur trouble toujours la vue pour un moment.

Hormis les yeux noirs pleins d’énergie et de soleil qu’il tenait de son père, Calyste avait les beaux cheveux blonds, le nez aquilin, la bouche adorable, les doigts retroussés, le teint suave, la délicatesse, la blancheur de sa mère. Quoiqu’il ressemblât assez à une fille déguisée en homme, il était d’une force herculéenne. Ses nerfs avaient la souplesse et la vigueur de ressorts en acier, et la singularité de ses yeux noirs n’était pas sans charme. Sa barbe n’avait pas encore poussé. Ce retard annonce, dit-on, une grande longévité. Le chevalier, vêtu d’une redingote courte en velours noir pareil à la robe de sa mère, et garnie de boutons d’argent, avait un foulard bleu, de jolies guêtres et un pantalon de coutil grisâtre. Son front de neige semblait porter les traces d’une grande fatigue, et n’accusait cependant que le poids de pensées tristes. Incapable de soupçonner les peines qui dévoraient le cœur de Calyste, la mère attribuait au bonheur cette altération passagère. Néanmoins Calyste était beau comme un dieu grec, mais beau sans fatuité : d’abord il était habitué à voir sa mère, puis il se souciait fort peu d’une beauté qu’il savait inutile.

— Ces belles joues si pures, pensa-t-elle, où le sang jeune et riche rayonne en mille réseaux, sont donc à une autre femme, maîtresse également de ce front de jeune fille. La passion y amènera mille désordres et ternira ces beaux yeux, humides comme ceux des enfants !

Cette amère pensée serra le cœur de la baronne et troubla son plaisir. Il doit paraître extraordinaire à ceux qui savent calculer que, dans une famille de six personnes obligées de vivre avec trois mille {p. 327}   livres de rente, le fils eût une redingote et la mère une robe de velours ; mais Fanny O’Brien avait des tantes et des parents riches à Londres qui se rappelaient aux souvenirs de la Bretonne par des présents. Plusieurs de ses sœurs, richement mariées, s’intéressaient assez vivement à Calyste pour penser à lui trouver une héritière, en le sachant beau et noble, autant que Fanny, leur favorite exilée, était belle et noble.

— Vous êtes resté plus tard qu’hier aux Touches, mon bien-aimé, dit enfin la mère d’une voix émue.

— Oui, chère mère, répondit-il sans donner d’explication.

La sécheresse de cette réponse attira des nuages sur le front de la baronne, qui remit l’explication au lendemain. Quand les mères conçoivent les inquiétudes que ressentait en ce moment la baronne, elles tremblent presque devant leurs fils, elles sentent instinctivement les effets de la grande émancipation de l’amour, elles comprennent tout ce que ce sentiment va leur emporter ; mais elles ont en même temps quelque joie de savoir leurs fils heureux : il y a comme une bataille dans leur cœur. Quoique le résultat soit leur fils grandi, devenu supérieur, les véritables mères n’aiment pas cette tacite abdication, elles aiment mieux leurs enfants petits et protégés. Peut-être est-ce là le secret de la prédilection des mères pour leurs enfants faibles, disgraciés ou malheureux.

— Tu es fatigué, cher enfant, couche-toi, dit-elle en retenant ses larmes.

Une mère qui ne sait pas tout ce que fait son fils croit tout perdu, quand une mère aime autant et est aussi aimée que Fanny. Peut-être toute autre mère aurait-elle tremblé d’ailleurs autant que madame du Guénic. La patience de vingt années pouvait être rendue inutile. Ce chef-d’œuvre humain de l’éducation noble, sage et religieuse, Calyste, pouvait être détruit ; le bonheur de sa vie, si bien préparé, pouvait être à jamais ruiné par une femme.

Le lendemain, Calyste dormit jusqu’à midi ; car sa mère défendit de l’éveiller, et Mariotte servit à l’enfant gâté son déjeuner au lit. Les règles inflexibles et quasi conventuelles qui régissaient les heures des repas cédaient aux caprices du chevalier. Aussi, quand on voulait arracher à mademoiselle du Guénic son trousseau de clefs pour donner en dehors des repas quelque chose qui eût nécessité des explications interminables, n’y avait-il pas d’autre moyen que de prétexter une fantaisie de Calyste. Vers une heure, le baron, sa {p. 328}   femme et mademoiselle étaient réunis dans la salle, car ils dînaient à trois heures. La baronne avait repris la Quotidienne et l’achevait à son mari, toujours un peu plus éveillé avant ses repas. Au moment où madame du Guénic allait terminer sa lecture, elle entendit au second étage le bruit des pas de son fils, et laissa tomber le journal en disant : — Calyste va sans doute encore dîner aux Touches, il vient de s’habiller.

— S’il s’amuse, cet enfant, dit la vieille en prenant un sifflet d’argent dans sa poche et sifflant.

Mariotte passa par la tourelle et déboucha par la porte de communication que cachait une portière en étoffe de soie pareille à celle des rideaux.

— Plaît-il, dit-elle, avez-vous besoin de quelque chose ?

— Le chevalier dîne aux Touches, supprimez la lubine.

— Mais nous n’en savons rien encore, dit l’Irlandaise.

— Vous en paraissez fâchée, ma sœur ; je le devine à votre accent, dit l’aveugle.

— Monsieur Grimont a fini par apprendre des choses graves sur mademoiselle des Touches, qui, depuis un an, a bien changé notre cher Calyste.

— En quoi, demanda le baron.

— Mais il lit toutes sortes de livres.

— Ah ! ah ! fit le baron, voilà donc pourquoi il néglige la chasse et son cheval.

— Elle a des mœurs répréhensibles et porte un nom d’homme, reprit madame du Guénic.

— Un nom de guerre dit le vieillard. Je me nommais l’Intimé, le comte de Fontaine Grand-Jacques, le marquis de Montauran le Gars. J’étais l’ami de Ferdinand, qui ne s’est pas plus soumis que moi. C’était le bon temps ! on se tirait des coups de fusil, et l’on s’amusait tout de même par-ci par là.

Ce souvenir de guerre qui remplaçait l’inquiétude paternelle, attrista pour un moment Fanny. La confidence du curé, le manque de confiance chez son fils l’avaient empêchée de dormir, elle.

— Quand monsieur le chevalier aimerait mademoiselle des Touches, où serait le malheur ? dit Mariotte. La garse a trente mille écus de rentes, et elle est belle.

— Que dis-tu donc là, Mariotte ! s’écria le vieillard. Un du Guénic épouser une des Touches ! Les des Touches n’étaient pas encore {p. 329}   nos écuyers au temps où du Guesclin regardait notre alliance comme un insigne honneur.

— Une fille qui porte un nom d’homme, Camille Maupin ! dit la baronne.

— Les Maupin sont anciens, dit le vieillard, ils sont de Normandie, et portent de gueule à trois… Il s’arrêta. Mais elle ne peut pas être à la fois des Touches et Maupin.

— Elle se nomme Maupin au théâtre.

— Une des Touches ne saurait être comédienne, dit le vieillard. Si vous ne m’étiez pas connue, Fanny, je vous croirais folle.

— Elle écrit des pièces, des livres, dit encore la baronne.

— Des livres ? dit le vieillard en regardant sa femme d’un air aussi surpris que si on lui eût parlé d’un miracle. J’ai ouï dire que mademoiselle Scudéry et madame de Sévigné avaient écrit, ce n’est pas ce qu’elles ont fait de mieux ; mais il a fallu, pour de tels prodiges, Louis XIV et sa cour.

— Vous dînerez aux Touches, n’est-ce pas, monsieur ? dit Mariotte à Calyste qui se montra.

— Probablement, répondit le jeune homme.

Mariotte n’était pas curieuse, elle faisait partie de la famille, elle sortit sans chercher à entendre la question que madame du Guénic allait adresser à Calyste.

— Vous allez encore aux Touches, mon Calyste ? Elle appuya sur ce mot, mon Calyste. Et les Touches ne sont pas une honnête et décente maison. La maîtresse mène une folle vie, elle corrompra notre Calyste. Camille Maupin lui a fait lire bien des volumes, elle a eu bien des aventures ! Et vous saviez tout cela, méchant enfant, et nous n’en avons rien dit à nos vieux amis !

— Le chevalier est discret, répondit le père, une vertu du vieux temps.

— Trop discret, dit la jalouse Irlandaise en voyant la rougeur qui couvrait le front de son fils.

— Ma chère mère, dit Calyste en se mettant aux genoux de la baronne, je ne crois pas qu’il soit bien nécessaire de publier mes défaites. Mademoiselle des Touches, ou, si vous voulez, Camille Maupin a rejeté mon amour, il y a dix-huit mois, à son dernier séjour ici. Elle s’est alors doucement moquée de moi : elle pourrait être ma mère, disait-elle ; une femme de quarante ans qui aimait un mineur commettait une espèce d’inceste, elle était incapable d’une {p. 330}   pareille dépravation. Elle m’a fait enfin mille plaisanteries qui m’ont accablé, car elle a de l’esprit comme un ange. Aussi, quand elle m’a vu pleurant à chaudes larmes, m’a-t-elle consolé en m’offrant son amitié de la manière la plus noble. Elle a plus de cœur encore que de talent ; elle est généreuse autant que vous. Je suis maintenant comme son enfant. Puis, à son retour, en apprenant qu’elle en aimait un autre, je me suis résigné. Ne répétez pas les calomnies qui courent sur elle : Camille est artiste, elle a du génie, et mène une de ces existences exceptionnelles que l’on ne saurait juger comme les existences ordinaires.

— Mon enfant, dit la religieuse Fanny, rien ne peut dispenser une femme de se conduire comme le veut l’Église. Elle manque à ses devoirs envers Dieu, envers la société en abjurant les douces religions de son sexe. Une femme commet déjà des péchés en allant au théâtre ; mais écrire les impiétés que répètent les acteurs, courir le monde, tantôt avec un ennemi du pape, tantôt avec un musicien, ah ! vous aurez de la peine, Calyste, à me persuader que ces actions soient des actes de foi, d’espérance ou de charité. Sa fortune lui a été donnée par Dieu pour faire le bien, à quoi lui sert la sienne ?

Calyste se releva soudain, il regarda sa mère et lui dit : — Ma mère, Camille est mon amie ; je ne saurais entendre parler d’elle ainsi, car je donnerais ma vie pour elle.

— Ta vie ? dit la baronne en regardant son fils d’un air effrayé, ta vie est notre vie à tous.

— Mon beau neveu a dit là bien des mots que je ne comprends pas, s’écria doucement la vieille aveugle en se tournant vers lui.

— Où les a-t-il appris ? dit la mère, aux Touches.

— Mais, ma mère chérie, elle m’a trouvé ignorant comme une carpe.

— Tu savais les choses essentielles en connaissant bien les devoirs que nous enseigne la religion, répondit la baronne. Ah ! cette femme détruira tes nobles et saintes croyances.

La vieille fille se leva, étendit solennellement les mains vers son frère, qui sommeillait.

— Calyste, dit-elle d’une voix qui partait du cœur, ton père n’a jamais ouvert de livres, il parle breton, il a combattu dans le danger pour le roi et pour Dieu. Les gens instruits avaient fait le {p. 331}   mal, et les gentilshommes savants avaient quitté leur patrie. Apprends si tu veux !

Elle se rassit et se remit à tricoter avec l’activité que lui prêtait son émotion intérieure. Calyste fut frappé de ce discours à la Phocion.

— Enfin, mon ange, j’ai le pressentiment de quelque malheur pour toi dans cette maison, dit la mère d’une voix altérée et en roulant des larmes.

— Qui fait pleurer Fanny ? s’écria le vieillard réveillé en sursaut par le son de voix de sa femme. Il regarda sa sœur, son fils et la baronne. — Qu’y a-t-il ?

— Rien, mon ami, répondit la baronne.

— Maman, répondit Calyste à l’oreille de sa mère et à voix basse, il m’est impossible de m’expliquer en ce moment, mais ce soir nous causerons. Quand vous saurez tout, vous bénirez mademoiselle des Touches.

— Les mères n’aiment pas à maudire, répondit la baronne, et je ne maudirais pas la femme qui aimerait bien mon Calyste.

Le jeune homme dit adieu à son vieux père et sortit. Le baron et sa femme se levèrent pour le regarder passer dans la cour, ouvrir la porte et disparaître. La baronne ne reprit pas le journal, elle était émue. Dans cette vie si tranquille, si unie, la courte discussion qui venait d’avoir lieu équivalait à une querelle chez une autre famille. Quoique calmée, l’inquiétude de la mère n’était d’ailleurs pas dissipée. Où cette amitié, qui pouvait réclamer la vie de Calyste et la mettre en péril, l’allait-elle mener ? Comment la baronne aurait-elle à bénir mademoiselle des Touches ? Ces deux questions étaient aussi graves pour cette âme simple que pour des diplomates la révolution la plus furieuse. Camille Maupin était une révolution dans cet intérieur doux et calme.

— J’ai bien peur que cette femme ne nous le gâte, dit-elle en reprenant le journal.

— Ma chère Fanny, dit le vieux baron d’un air égrillard, vous êtes trop ange pour concevoir ces choses-là. Mademoiselle des Touches est, dit-on, noire comme un corbeau, forte comme un Turc, elle a quarante ans, notre cher Calyste devait s’adresser à elle. Il fera quelques petits mensonges bien honorables pour cacher son bonheur. Laissez-le s’amuser à sa première tromperie d’amour3.

{p. 332}   — Si c’était une autre femme…

— Mais, chère Fanny, si cette femme était une sainte, elle n’accueillerait pas votre fils. La baronne reprit le journal. — J’irai la voir, moi, dit le vieillard, je vous en rendrai bon compte.

Ce mot ne peut avoir de saveur que par souvenir. Après la biographie de Camille Maupin, figurez-vous le vieux baron aux prises avec cette femme illustre ?

La ville de Guérande, qui depuis deux mois voyait Calyste, sa fleur et son orgueil, allant tous les jours, le soir ou le matin, souvent soir et matin, aux Touches, pensait que mademoiselle Félicité des Touches était passionnément éprise de ce bel enfant, et qu’elle pratiquait sur lui des sortilèges. Plus d’une jeune fille et d’une jeune femme se demandaient quels priviléges étaient ceux des vieilles femmes pour exercer sur un ange un empire si absolu. Aussi, quand Calyste traversa la Grand’Rue pour sortir par la porte du Croisic, plus d’un regard s’attacha-t-il sur lui.

Il devient maintenant nécessaire d’expliquer les rumeurs qui planaient sur le personnage que Calyste allait voir. Ces bruits, grossis par les commérages bretons, envenimés par l’ignorance publique, étaient arrivés jusqu’au curé. Le receveur des contributions, le juge de paix, le chef de la douane de Saint-Nazaire et autres gens lettrés du canton n’avaient pas rassuré l’abbé Grimont en lui racontant la vie bizarre de la femme artiste cachée sous le nom de Camille Maupin. Elle ne mangeait pas encore des petits enfants, elle ne tuait pas des esclaves comme Cléopâtre, elle ne faisait pas jeter un homme à la rivière comme on en accuse faussement l’héroïne de la Tour de Nesle ; mais pour l’abbé Grimont, cette monstrueuse créature, qui tenait de la sirène et de l’athée, formait une combinaison immorale de la femme et du philosophe, et manquait à toutes les lois sociales inventées pour contenir ou utiliser les infirmités du beau sexe.

De même que Clara Gazul est le pseudonyme femelle d’un homme d’esprit, George Sand le pseudonyme masculin d’une femme de génie, Camille Maupin fut le masque sous lequel se cacha pendant long-temps une charmante fille, très-bien née, une Bretonne, nommée Félicité des Touches, la femme qui causait de si vives inquiétudes à la baronne du Guénic et au bon curé de Guérande. Cette famille n’a rien de commun avec les des Touches de Touraine, auxquels appartient l’ambassadeur du Régent, encore {p. 333}   plus fameux aujourd’hui par son nom littéraire que par ses talents diplomatiques. Camille Maupin, l’une des quelques femmes célèbres du dix-neuvième siècle, passa long-temps pour un auteur réel à cause de la virilité de son début. Tout le monde connaît aujourd’hui les deux volumes de pièces non susceptibles de représentation, écrites à la manière de Shakspeare ou de Lopez de Véga, publiées en 1822, et qui firent une sorte de révolution littéraire, quand la grande question des romantiques et des classiques palpitait dans les journaux, dans les cercles, à l’Académie. Depuis, Camille Maupin a donné plusieurs pièces de théâtre et un roman qui n’ont point démenti le succès obtenu par sa première publication, maintenant un peu trop oubliée. Expliquer par quel enchaînement de circonstances s’est accomplie l’incarnation masculine d’une jeune fille, comment Félicité des Touches s’est faite homme et auteur ; pourquoi, plus heureuse que madame de Staël, elle est restée libre et se trouve ainsi plus excusable de sa célébrité, ne sera-ce pas satisfaire beaucoup de curiosités et justifier l’une de ces monstruosités qui s’élèvent dans l’humanité comme des monuments, et dont la gloire est favorisée par la rareté ? car, en vingt siècles, à peine compte-t-on vingt grandes femmes. Aussi, quoiqu’elle ne soit ici qu’un personnage secondaire, comme elle eut une grande influence sur Calyste et qu’elle joue un rôle dans l’histoire littéraire de notre époque, personne ne regrettera de s’être arrêté devant cette figure un peu plus de temps que ne le veut la poétique moderne.

Mademoiselle Félicité des Touches s’est trouvée orpheline en 1793. Ses biens échappèrent ainsi aux confiscations qu’auraient sans doute encourues son père et son frère. Le premier mourut au 10 août, tué sur le seuil du palais, parmi les défenseurs du roi, auprès de qui l’appelait son grade de major aux gardes de la porte. Son frère, jeune garde du corps, fut massacré aux Carmes. Mademoiselle des Touches avait deux ans quand sa mère mourut tuée par le chagrin, quelques jours après cette seconde catastrophe. En mourant, madame des Touches confia sa fille à sa sœur, une religieuse de Chelles. Madame de Faucombe, la religieuse, emmena prudemment l’orpheline à Faucombe, terre considérable située près de Nantes, appartenant à madame des Touches, et où la religieuse s’établit avec trois sœurs de son couvent. La populace de Nantes vint pendant les derniers jours de la terreur démolir le château, {p. 334}   saisir les religieuses et mademoiselle des Touches, qui furent jetées en prison, accusées par une rumeur calomnieuse d’avoir reçu des émissaires de Pitt et Cobourg. Le 9 thermidor les délivra. La tante de Félicité mourut de frayeur. Deux des sœurs quittèrent la France, la troisième confia la petite des Touches à son plus proche parent, à monsieur de Faucombe, son grand-oncle maternel, qui habitait Nantes, et rejoignit ses compagnes en exil. Monsieur de Faucombe, vieillard de soixante ans, avait épousé une jeune femme à laquelle il laissait le gouvernement de ses affaires. Il ne s’occupait plus que d’archéologie, une passion ou, pour parler plus correctement, une de ces manies qui aident les vieillards à se croire vivants. L’éducation de sa pupille fut entièrement livrée au hasard. Peu surveillée par une jeune femme adonnée aux plaisirs de l’époque impériale, Félicité s’éleva toute seule, en garçon. Elle tenait compagnie à monsieur de Faucombe dans sa bibliothèque et y lisait tout ce qu’il lui plaisait de lire. Elle connut donc la vie en théorie, et n’eut aucune innocence d’esprit, tout en demeurant vierge. Son intelligence flotta dans les impuretés de la science, et son cœur resta pur. Son instruction devint surprenante, excitée par la passion de la lecture et servie par une belle mémoire. Aussi fut-elle à dix-huit ans savante comme devraient l’être, avant d’écrire, les jeunes auteurs d’aujourd’hui. Ces prodigieuses lectures continrent ses passions beaucoup mieux que la vie de couvent, où s’enflamment les imaginations des jeunes filles. Ce cerveau bourré de connaissances ni digérées ni classées, dominait ce cœur enfant. Cette dépravation de l’intelligence, sans action sur la chasteté du corps, eût étonné des philosophes ou des observateurs, si quelqu’un à Nantes eût pu soupçonner la valeur de mademoiselle des Touches. Le résultat fut en sens inverse de la cause : Félicité n’avait aucune pente au mal, elle concevait tout par la pensée et s’abstenait du fait ; elle enchantait le vieux Faucombe et l’aidait dans ses travaux ; elle écrivit trois des ouvrages du bon gentilhomme, qui les crut de lui, car sa paternité spirituelle fut aveugle aussi. De si grands travaux, en désaccord avec les développements de la jeune fille, eurent leur effet : Félicité tomba malade, son sang s’était échauffé, la poitrine paraissait menacée d’inflammation. Les médecins ordonnèrent l’exercice du cheval et les distractions du monde. Mademoiselle des Touches devint une très-habile écuyère, et se rétablit en peu de mois. À dix-huit ans elle apparut dans le monde, où elle produisit une si {p. 335}   grande sensation qu’à Nantes personne ne la nommait autrement que la belle demoiselle des Touches ; mais les adorations qu’elle inspira la trouvèrent insensible, elle y était venue par un de ces sentiments impérissables chez une femme, quelle que soit sa supériorité. Froissée par sa tante et ses cousines qui se moquèrent de ses travaux et la persiflèrent sur son éloignement en la supposant inhabile à plaire, elle avait voulu se montrer coquette et légère, femme, en un mot. Félicité s’attendait à un échange quelconque d’idées, à des séductions en harmonie avec l’élévation de son intelligence, avec l’étendue de ses connaissances ; elle éprouva du dégoût en entendant les lieux communs de la conversation, les sottises de la galanterie, et fut surtout choquée par l’aristocratie des militaires, auxquels tout cédait alors. Naturellement, elle avait négligé les arts d’agrément. En se voyant inférieure à des poupées qui jouaient du piano et faisaient les agréables en chantant des romances, elle voulut être musicienne : elle rentra dans sa profonde retraite et se mit à étudier avec obstination sous la direction du meilleur maître de la ville. Elle était riche, elle fit venir Steibelt pour se perfectionner, au grand étonnement de la ville. On y parle encore de cette conduite princière. Le séjour de ce maître lui coûta douze mille francs. Elle est, depuis, devenue musicienne consommée. Plus tard, à Paris, elle se fit enseigner l’harmonie, le contre-point, et a composé la musique de deux opéras, qui ont eu le plus grand succès, sans que le public ait jamais été mis dans la confidence. Ces opéras appartiennent ostensiblement à Conti, l’un des artistes les plus éminents de notre époque ; mais cette circonstance tient à l’histoire de son cœur et s’expliquera plus tard. La médiocrité du monde de province l’ennuyait si fortement, elle avait dans l’imagination des idées si grandioses, qu’elle déserta les salons après y avoir reparu pour éclipser les femmes par l’éclat de sa beauté, jouir de son triomphe sur les musiciennes, et se faire adorer par les gens d’esprit ; mais, après avoir démontré sa puissance à ses deux cousines et désespéré deux amants, elle revint à ses livres, à son piano, aux œuvres de Beethoven et au vieux Faucombe. En 1812, elle eut vingt et un ans, l’archéologue lui rendit ses comptes de tutelle ; ainsi, dès cette année, elle prit la direction de sa fortune composée de quinze mille livres de rente que donnait les Touches, le bien de son père ; des douze mille francs que rapportaient alors les terres de Faucombe, mais dont le revenu s’augmenta d’un tiers au renouvellement {p. 336}   des baux ; et d’un capital de trois cent mille francs économisé par son tuteur. De la vie de province, Félicité ne prit que l’entente de la fortune et cette pente à la sagesse administrative qui peut-être y rétablit la balance entre le mouvement ascensionnel des capitaux vers Paris. Elle reprit ses trois cent mille francs à la maison où l’archéologue les faisait valoir, et les plaça sur le Grand-Livre au moment des désastres de la retraite de Moscou. Elle eut trente mille francs de rentes de plus. Toutes ses dépenses acquittées, il lui restait cinquante mille francs par an à placer. À vingt et un ans, une fille de ce vouloir était l’égale d’un homme de trente ans. Son esprit avait pris une énorme étendue, et des habitudes de critique lui permettaient de juger sainement les hommes, les arts, les choses et la politique. Dès ce moment elle eut l’intention de quitter Nantes, mais le vieux Faucombe tomba malade de la maladie qui l’emporta. Elle était comme la femme de ce vieillard, elle le soigna pendant dix-huit mois avec le dévouement d’un ange gardien, et lui ferma les yeux au moment où Napoléon luttait avec l’Europe sur le cadavre de la France. Elle remit donc son départ pour Paris à la fin de cette lutte. Royaliste, elle courut assister au retour des Bourbons à Paris. Elle y fut accueillie par les Grandlieu, avec lesquels elle avait des liens de parenté ; mais les catastrophes du Vingt-Mars arrivèrent, et tout pour elle fut en suspens. Elle put voir de près cette dernière image de l’Empire, admirer la Grande-Armée qui vint au Champ-de-Mars, comme à un cirque, saluer son César avant d’aller mourir à Waterloo. L’âme grande et noble de Félicité fut saisie par ce magique spectacle. Les commotions politiques, la féerie de cette pièce de théâtre en trois mois que l’histoire a nommée les Cent-Jours, l’occupèrent et la préservèrent de toute passion, au milieu d’un bouleversement qui dispersa la société royaliste où elle avait débuté. Les Grandlieu avaient suivi les Bourbons à Gand, laissant leur hôtel à mademoiselle des Touches. Félicité, qui ne voulait pas de position subalterne, acheta, pour cent trente mille francs, un des plus beaux hôtels de la rue du Mont-Blanc où elle s’installa quand les Bourbons revinrent en 1815, et dont le jardin seul vaut aujourd’hui deux millions. Habituée à se conduire elle-même, Félicité se familiarisa de bonne heure avec l’action qui semble exclusivement départie aux hommes. En 1816, elle eut vingt-cinq ans. Elle ignorait le mariage, elle ne le concevait que par la pensée, le jugeait dans ses causes au lieu de {p. 337}   le voir dans ses effets, et n’en apercevait que les inconvénients. Son esprit supérieur se refusait à l’abdication par laquelle la femme mariée commence la vie ; elle sentait vivement le prix de l’indépendance et n’éprouvait que du dégoût pour les soins de la maternité. Il est nécessaire de donner ces détails pour justifier les anomalies qui distinguent Camille Maupin. Elle n’a connu ni père ni mère, et fut sa maîtresse dès l’enfance, son tuteur fut un vieil archéologue, le hasard l’a jetée dans le domaine de la science et de l’imagination, dans le monde littéraire, au lieu de la maintenir dans le cercle tracé par l’éducation futile donnée aux femmes, par les enseignements maternels sur la toilette, sur la décence hypocrite, sur les grâces chasseresses du sexe. Aussi, long-temps avant qu’elle ne devînt célèbre, voyait-on du premier coup d’œil qu’elle n’avait jamais joué à la poupée. Vers la fin de l’année 1817, Félicité des Touches aperçut non pas des flétrissures, mais un commencement de fatigue dans sa personne. Elle comprit que sa beauté allait s’altérer par le fait de son célibat obstiné, mais elle voulait demeurer belle, car alors elle tenait à sa beauté. La science lui notifia l’arrêt porté par la nature sur ses créations, lesquelles dépérissent autant par la méconnaissance que par l’abus de ses lois. Le visage macéré de sa tante lui apparut et la fit frémir. Placée entre le mariage et la passion, elle voulut rester libre ; mais elle ne fut plus indifférente aux hommages qui l’entouraient. Elle était, au moment où cette histoire commence, presque semblable à elle-même en 1817. Dix-huit ans avaient passé sur elle en la respectant. À quarante ans, elle pouvait dire n’en avoir que vingt-cinq. Aussi la peindre en 1836, est-ce la représenter comme elle était en 1817. Les femmes qui savent dans quelles conditions de tempérament et de beauté doit être une femme pour résister aux outrages du temps, comprendront comment et pourquoi Félicité des Touches jouissait d’un si grand privilége en étudiant un portrait pour lequel sont réservés les tons les plus brillants de la palette et la plus riche bordure.

La Bretagne offre un singulier problème à résoudre dans la prédominance de la chevelure brune, des yeux bruns et du teint bruni chez une contrée voisine de l’Angleterre où les conditions atmosphériques sont si peu différentes. Ce problème tient-il à la grande question des races, à des influences physiques inobservées ? Les savants rechercheront peut-être un jour la cause de cette singularité qui cesse dans la province voisine, en Normandie. Jusqu’à la {p. 338}   solution, ce fait bizarre est sous nos yeux : les blondes sont assez rares parmi les Bretonnes qui presque toutes ont les yeux vifs des méridionaux ; mais, au lieu d’offrir la taille élevée et les lignes serpentines de l’Italie ou de l’Espagne, elles sont généralement petites, ramassées, bien prises, fermes, hormis les exceptions de la classe élevée, qui se croise par ses alliances aristocratiques. Mademoiselle des Touches, en vraie Bretonne de race, est d’une taille ordinaire ; elle n’a pas cinq pieds, mais on les lui donne. Cette erreur provient du caractère de sa figure, qui la grandit. Elle a ce teint olivâtre au jour et blanc aux lumières, qui distingue les belles Italiennes : vous diriez de l’ivoire animé. Le jour glisse sur cette peau comme sur un corps poli, il y brille ; une émotion violente est nécessaire pour que de faibles rougeurs s’y infusent au milieu des joues, mais elles disparaissent aussitôt. Cette particularité prête à son visage une impassibilité de sauvage. Ce visage, plus rond qu’ovale, ressemble à celui de quelque belle Isis des bas-reliefs éginétiques. Vous diriez la pureté des têtes de sphinx, polies par le feu des déserts, caressées par la flamme du soleil égyptien. Ainsi, la couleur du teint est en harmonie avec la correction de cette tête. Les cheveux noirs et abondants descendent en nattes le long du col comme la coiffe à double bandelette rayée des statues de Memphis, et continuent admirablement la sévérité générale de la forme. Le front est plein, large, renflé aux tempes, illuminé par des méplats où s’arrête la lumière, coupé, comme celui de la Diane chasseresse : un front puissant et volontaire, silencieux et calme. L’arc des sourcils tracé vigoureusement s’étend sur deux yeux dont la flamme scintille par moments comme celle d’une étoile fixe. Le blanc de l’œil n’est ni bleuâtre, ni semé de fils rouges, ni d’un blanc pur ; il a la consistance de la corne, mais il est d’un ton chaud. La prunelle est bordée d’un cercle orange. C’est du bronze entouré d’or, mais de l’or vivant, du bronze animé. Cette prunelle a de la profondeur. Elle n’est pas doublée, comme dans certains yeux, par une espèce de tain qui renvoie la lumière et les fait ressembler aux yeux des tigres ou des chats ; elle n’a pas cette inflexibilité terrible qui cause un frisson aux gens sensibles ; mais cette profondeur a son infini, de même que l’éclat des yeux à miroir a son absolu. Le regard de l’observateur peut se perdre dans cette âme qui se concentre et se retire avec autant de rapidité qu’elle jaillit de ces yeux veloutés. Dans un moment de passion, l’œil de {p. 339}   Camille Maupin est sublime : l’or de son regard allume le blanc jaune, et tout flambe ; mais au repos, il est terne, la torpeur de la méditation lui prête souvent l’apparence de la niaiserie ; quand la lumière de l’âme y manque, les lignes du visage s’attristent également. Les cils sont courts, mais fournis et noirs comme des queues d’hermine. Les paupières sont brunes et semées de fibrilles rouges qui leur donnent à la fois de la grâce et de la force, deux qualités difficiles à réunir chez la femme. Le tour des yeux n’a pas la moindre flétrissure ni la moindre ride. Là encore, vous retrouverez le granit de la statue égyptienne adouci par le temps. Seulement, la saillie des pommettes, quoique douce, est plus accusée que chez les autres femmes et complète l’ensemble de force exprimé par la figure. Le nez, mince et droit, est coupé de narines obliques assez passionnément dilatées pour laisser voir le rose lumineux de leur délicate doublure. Ce nez continue bien le front auquel il s’unit par une ligne délicieuse, il est parfaitement blanc à sa naissance comme au bout, et ce bout est doué d’une sorte de mobilité qui fait merveille dans les moments où Camille s’indigne, se courrouce, se révolte. Là surtout, comme l’a remarqué Talma, se peint la colère ou l’ironie des grandes âmes. L’immobilité des narines accuse une sorte de sécheresse. Jamais le nez d’un avare n’a vacillé, il est contracté comme la bouche ; tout est clos dans son visage comme chez lui. La bouche arquée à ses coins est d’un rouge vif, le sang y abonde, il y fournit ce minium vivant et penseur qui donne tant de séductions à cette bouche et peut rassurer l’amant que la gravité majestueuse du visage effraierait. La lèvre supérieure est mince, le sillon qui l’unit au nez y descend assez bas comme dans un arc, ce qui donne un accent particulier à son dédain. Camille a peu de chose à faire pour exprimer sa colère. Cette jolie lèvre est bordée par la forte marge rouge de la lèvre inférieure, admirable de bonté, pleine d’amour, et que Phidias semble avoir posée comme le bord d’une grenade ouverte, dont elle a la couleur. Le menton se relève fermement ; il est un peu gras, mais il exprime la résolution et termine bien ce profil royal sinon divin. Il est nécessaire de dire que le dessous du nez est légèrement estompé par un duvet plein de grâce. La nature aurait fait une faute si elle n’avait jeté là cette suave fumée. L’oreille a des enroulements délicats, signe de bien des délicatesses cachées. Le buste est large. Le corsage est mince et suffisamment orné. Les hanches ont peu de saillie, mais elles {p. 340}   sont gracieuses. La chute des reins est magnifique, et rappelle plus le Bacchus que la Vénus Callipyge. Là, se voit la nuance qui sépare de leur sexe presque toutes les femmes célèbres, elles ont là comme une vague similitude avec l’homme, elles n’ont ni la souplesse, ni l’abandon des femmes que la nature a destinées à la maternité ; leur démarche ne se brise pas par un mouvement doux. Cette observation est comme bilatérale, elle a sa contre-partie chez les hommes dont les hanches sont presque semblables à celles des femmes quand ils sont fins, astucieux, faux et lâches. Au lieu de se creuser à la nuque, le col de Camille forme un contour renflé qui lie les épaules à la tête sans sinuosité, le caractère le plus évident de la force. Ce col présente par moments des plis d’une magnificence athlétique. L’attache des bras, d’un superbe contour, semble appartenir à une femme colossale. Les bras sont vigoureusement modelés, terminés par un poignet d’une délicatesse anglaise, par des mains mignonnes et pleines de fossettes, grasses, enjolivées d’ongles roses taillés en amandes et côtelés sur les bords, et d’un blanc qui annonce que le corps si rebondi, si ferme, si bien pris est d’un tout autre ton que le visage. L’attitude ferme et froide de cette tête est corrigée par la mobilité des lèvres, par leur changeante expression, par le mouvement artiste des narines. Mais malgré ces promesses irritantes et assez cachées aux profanes, le calme de cette physionomie a je ne sais quoi de provoquant. Cette figure, plus mélancolique, plus sérieuse que gracieuse, est frappée par la tristesse d’une méditation constante. Aussi mademoiselle des Touches écoute-t-elle plus qu’elle ne parle. Elle effraie par son silence et par ce regard profond d’une profonde fixité. Personne, parmi les gens vraiment instruits, n’a pu la voir sans penser à la vraie Cléopâtre, à cette petite brune qui faillit changer la face du monde ; mais chez Camille, l’animal est si complet, si bien ramassé, d’une nature si léonine, qu’un homme quelque peu Turc regrette l’assemblage d’un si grand esprit dans un pareil corps, et le voudrait tout femme. Chacun tremble de rencontrer les corruptions étranges d’une âme diabolique. La froideur de l’analyse, le positif de l’idée n’éclairent-ils pas les passions chez elle ? Cette fille ne juge-t-elle pas au lieu de sentir ? ou, phénomène encore plus terrible, ne sent-elle pas et ne juge-t-elle pas à la fois ? pouvant tout par son cerveau, doit-elle s’arrêter là où s’arrêtent les autres femmes ? Cette force intellectuelle laisse-t-elle le cœur faible ? A-t-elle de la grâce ? {p. 341}   Descend-elle aux riens touchants par lesquels les femmes occupent, amusent, intéressent un homme aimé ? Ne brise-t-elle pas un sentiment quand il ne répond pas à l’infini qu’elle embrasse et contemple ? Qui peut combler les deux précipices de ses yeux ? On a peur de trouver en elle je ne sais quoi de vierge, d’indompté. La femme forte ne doit être qu’un symbole, elle effraie à voir en réalité. Camille Maupin est un peu, mais vivante, cette Isis de Schiller, cachée au fond du temple, et aux pieds de laquelle les prêtres trouvaient expirant les hardis lutteurs qui l’avaient consultée. Les aventures tenues pour vraies par le monde et que Camille ne désavoue point, confirment les questions suggérées par son aspect. Mais peut-être aime-t-elle cette calomnie ? La nature de sa beauté n’a pas été sans influence sur sa renommée : elle l’a servie, de même que sa fortune et sa position l’ont maintenue au milieu du monde. Quand un statuaire voudra faire une admirable statue de la Bretagne, il peut copier mademoiselle des Touches. Ce tempérament sanguin, bilieux, est le seul qui puisse repousser l’action du temps. La pulpe incessamment nourrie de cette peau comme vernissée est la seule arme que la nature ait donnée aux femmes pour résister aux rides, prévenues d’ailleurs chez Camille par l’impassibilité de la figure.

En 1817, cette charmante fille ouvrit sa maison aux artistes, aux auteurs en renom, aux savants, aux publicistes vers lesquels ses instincts la portaient. Elle eut un salon semblable à celui du baron Gérard, où l’aristocratie se mêlait aux gens illustres, où vint l’élite des Parisiennes. La parenté de mademoiselle des Touches et sa fortune, augmentée de la succession de sa tante religieuse, la protégèrent dans l’entreprise, si difficile à Paris, de se créer une société. Son indépendance fut une raison de son succès. Beaucoup de mères ambitieuses conçurent l’espoir de lui faire épouser leurs fils dont la fortune était en désaccord avec la beauté de leurs écussons. Quelques pairs de France, alléchés par quatre-vingt mille livres de rentes, séduits par cette maison magnifiquement montée, y amenèrent leurs parentes les plus revêches et les plus difficiles. Le monde diplomatique, qui recherche les amusements de l’esprit, y vint et s’y plut. Mademoiselle des Touches, entourée de tant d’intérêts, put donc étudier les différentes comédies que la passion, l’avarice, l’ambition font jouer à tous les hommes, même les plus élevés. Elle vit de bonne heure le monde comme il est, et fut assez heureuse pour ne pas éprouver promptement cet amour entier qui {p. 342}   hérite de l’esprit, des facultés de la femme et l’empêche alors de juger sainement. Ordinairement la femme sent, jouit et juge successivement ; de là trois âges distincts, dont le dernier coïncide avec la triste époque de la vieillesse. Pour mademoiselle des Touches, l’ordre fut renversé. Sa jeunesse fut enveloppée des neiges de la science et des froideurs de la réflexion. Cette transposition explique encore la bizarrerie de son existence et la nature de son talent. Elle observait les hommes à l’âge où les femmes ne peuvent en voir qu’un, elle méprisait ce qu’elles admirent, elle surprenait des mensonges dans les flatteries qu’elles acceptent comme des vérités, elle riait de ce qui les rend graves. Ce contre-sens dura long-temps, mais il eut une fin terrible : elle devait trouver en elle, jeune et frais, le premier amour, au moment où les femmes sont sommées par la nature de renoncer à l’amour. Sa première liaison fut si secrète que personne ne la connut. Félicité, comme toutes les femmes livrées au bon sens du cœur, fut portée à conclure de la beauté du corps à celle de l’âme, elle fut éprise d’une figure, et connut toute la sottise d’un homme à bonnes fortunes qui ne vit qu’une femme en elle. Elle fut quelque temps à se remettre de son dégoût et de ce mariage insensé. Sa douleur, un homme la devina, la consola sans arrière-pensée, ou du moins sut cacher ses projets. Félicité crut avoir trouvé la noblesse de cœur et l’esprit qui manquaient au dandy. Cet homme possède un des esprits les plus originaux de ce temps. Lui-même écrivait sous un pseudonyme, et ses premiers écrits annoncèrent un adorateur de l’Italie. Félicité devait voyager sous peine de perpétuer la seule ignorance qui lui restât. Cet homme sceptique et moqueur emmena Félicité pour connaître la patrie des arts. Ce célèbre inconnu peut passer pour le maître et le créateur de Camille Maupin. Il mit en ordre les immenses connaissances de Félicité, les augmenta par l’étude des chefs-d’œuvre qui meublent l’Italie, lui donna ce ton ingénieux et fin, épigrammatique et profond qui est le caractère de son talent à lui, toujours un peu bizarre dans la forme, mais que Camille Maupin modifia par la délicatesse de sentiment et le tour ingénieux naturels aux femmes ; il lui inculqua le goût des œuvres de la littérature anglaise et allemande, et lui fit apprendre ces deux langues en voyage. À Rome, en 1820, mademoiselle des Touches fut quittée pour une Italienne. Sans ce malheur, peut-être n’eût-elle jamais été célèbre. Napoléon a surnommé l’infortune la sage-femme du génie. Cet événement inspira pour {p. 343}   toujours à mademoiselle des Touches ce mépris de l’humanité qui la rend si forte. Félicité mourut et Camille naquit. Elle revint à Paris avec Conti, le grand musicien, pour lequel elle fit deux livrets d’opéra ; mais elle n’avait plus d’illusions, et devint à l’insu du monde une sorte de Don Juan femelle sans dettes ni conquêtes. Encouragée par le succès, elle publia ses deux volumes de pièces de théâtre qui, du premier coup, placèrent Camille Maupin parmi les illustres anonymes. Elle raconta sa passion trompée dans un petit roman admirable, un des chefs-d’œuvre de l’époque. Ce livre, d’un dangereux exemple, fut mis à côté d’ADOLPHE, horrible lamentation dont la contre-partie se trouvait dans l’œuvre de Camille. La délicatesse de sa métamorphose littéraire est encore incomprise. Quelques esprits fins y voient seuls cette générosité qui livre un homme à la critique, et sauve la femme de la gloire en lui permettant de demeurer obscure. Malgré son désir, sa célébrité s’augmenta chaque jour, autant par l’influence de son salon que par ses réparties, par la justesse de ses jugements, par la solidité de ses connaissances. Elle faisait autorité, ses mots étaient redits, elle ne put se démettre des fonctions dont elle était investie par la société parisienne. Elle devint une exception admise. Le monde plia sous le talent et devant la fortune de cette fille étrange ; il reconnut, sanctionna son indépendance, les femmes admirèrent son esprit et les hommes sa beauté. Sa conduite fut d’ailleurs soumise à toutes les convenances sociales. Ses amitiés parurent purement platoniques. Elle n’eut d’ailleurs rien de la femme auteur. Mademoiselle des Touches est charmante comme une femme du monde, à propos faible, oisive, coquette, occupée de toilette, enchantée des niaiseries qui séduisent les femmes et les poètes. Elle comprit très-bien qu’après madame de Staël il n’y avait plus de place dans ce siècle pour une Sapho, et que Ninon ne saurait exister dans Paris sans grands seigneurs ni cour voluptueuse. Elle est la Ninon de l’intelligence, elle adore l’art et les artistes, elle va du poète au musicien, du statuaire au prosateur. Elle est d’une noblesse, d’une générosité qui arrive à la duperie, tant elle est pleine de pitié pour le malheur, pleine de dédain pour les gens heureux. Elle vit depuis 1830 dans un cercle choisi, avec des amis éprouvés qui s’aiment tendrement et s’estiment. Aussi loin du fracas de madame de Staël que des luttes politiques, elle se moque très-bien de Camille Maupin, ce cadet de George Sand qu’elle appelle son frère Caïn, car cette {p. 344}   gloire récente a fait oublier la sienne. Mademoiselle des Touches admire son heureuse rivale avec un angélique laissez-aller, sans éprouver de jalousie ni garder d’arrière-pensée.

Jusqu’au moment où commence cette histoire, elle eut l’existence la plus heureuse que puisse imaginer une femme assez forte pour se protéger elle-même. De 1817 à 1834, elle était venue cinq ou six fois aux Touches. Son premier voyage eut lieu, après sa première déception, en 1818. Sa maison des Touches était inhabitable ; elle renvoya son homme d’affaires à Guérande et en prit le logement aux Touches. Elle n’avait alors aucun soupçon de sa gloire à venir, elle était triste, elle ne vit personne, elle voulait en quelque sorte se contempler elle-même après ce grand désastre. Elle écrivit à Paris ses intentions à l’une de ses amies, relativement au mobilier nécessaire pour arranger les Touches. Le mobilier descendit par un bateau jusqu’à Nantes, fut apporté par un petit bâtiment au Croisic, et de là transporté, non sans difficulté, à travers les sables jusqu’aux Touches. Elle fit venir des ouvriers de Paris, et se casa aux Touches, dont l’ensemble lui plut extraordinairement. Elle voulut pouvoir méditer là sur les événements de la vie, comme dans une chartreuse privée. Au commencement de l’hiver, elle repartit pour Paris. La petite ville de Guérande fut alors soulevée par une curiosité diabolique : il n’y était bruit que du luxe asiatique de mademoiselle des Touches. Le notaire, son homme d’affaire, donna des permissions pour aller voir les Touches. On y vint du bourg de Batz, du Croisic, de Savenay. Cette curiosité rapporta, en deux ans, une somme énorme à la famille du concierge et du jardinier, dix-sept francs. Mademoiselle ne revint aux Touches que deux ans après, à son retour d’Italie, et y vint par le Croisic. On fut quelque temps sans la savoir à Guérande, où elle était avec Conti le compositeur. Les apparitions qu’elle y fit successivement excitèrent peu la curiosité de la petite ville de Guérande. Son régisseur et tout au plus le notaire étaient dans le secret de la gloire de Camille Maupin. En ce moment, cependant, la contagion des idées nouvelles avait fait quelques progrès dans Guérande, plusieurs personnes y connaissaient la double existence de mademoiselle des Touches. Le directeur de la poste recevait des lettres adressées à Camille Maupin, aux Touches. Enfin, le voile se déchira. Dans un pays essentiellement catholique, arriéré, plein de préjugés, la vie étrange de cette fille illustre devait causer les rumeurs qui avaient effrayé l’abbé {p. 345}   Grimont, et ne pouvait jamais être comprise ; aussi parut-elle monstrueuse à tous les esprits. Félicité n’était pas seule aux Touches, elle y avait un hôte. Cet hôte était Claude Vignon, écrivain dédaigneux et superbe, qui, tout en ne faisant que de la critique, a trouvé moyen de donner au public et à la littérature l’idée d’une certaine supériorité. Félicité, qui depuis sept ans avait reçu cet écrivain comme cent autres auteurs, journalistes, artistes et gens du monde, qui connaissait son caractère sans ressort, sa paresse, sa profonde misère, son incurie et son dégoût de toutes choses, paraissait vouloir en faire son mari par la manière dont elle s’y prenait avec lui. Sa conduite, incompréhensible pour ses amis, elle l’expliquait par l’ambition, par l’effroi que lui causait la vieillesse ; elle voulait confier le reste de sa vie à un homme supérieur pour qui sa fortune serait un marchepied et qui lui continuerait son importance dans le monde poétique. Elle avait donc emporté Claude Vignon de Paris aux Touches comme un aigle emporte dans ses serres un chevreau, pour l’étudier et pour prendre quelque parti violent ; mais elle abusait à la fois Calyste et Claude : elle ne songeait point au mariage, elle était dans les plus violentes convulsions qui puissent agiter une âme aussi forte que la sienne, en se trouvant la dupe de son esprit, en voyant la vie éclairée trop tard par le soleil de l’amour, brillant comme il brille dans les cœurs à vingt ans. Voici maintenant la Chartreuse de Camille.

À quelques cents pas de Guérande, le sol de la Bretagne cesse, et les marais salants, les dunes commencent. On descend dans le désert des sables que la mer a laissés comme une marge entre elle et la terre, par un chemin raviné qui n’a jamais vu de voitures. Ce désert contient des sables infertiles, les mares de forme inégale bordées de crêtes boueuses où se cultive le sel, et le petit bras de mer qui sépare du continent l’île du Croisic. Quoique géographiquement le Croisic soit une presqu’île, comme elle ne se rattache à la Bretagne que par les grèves qui la lient au bourg de Batz, sables arides et mouvants qui ne sauraient se franchir facilement, elle peut passer pour une île. À l’endroit où le chemin du Croisic à Guérande s’embranche sur la route de la terre-ferme, se trouve une maison de campagne entourée d’un grand jardin remarquable par des pins tortueux et tourmentés, les uns en parasol, les autres pauvres de branchages, montrant tous leurs troncs rougeâtres aux places où l’écorce est détachée. Ces arbres, victimes des ouragans, {p. 346}   venus malgré vent et marée, pour eux le mot est juste, préparent l’âme au spectacle triste et bizarre des marais salants et des dunes qui ressemblent à une mer figée. La maison, assez bien bâtie en pierres schisteuses et en mortier maintenues par des chaînes en granit, est sans aucune architecture, elle offre à l’œil une muraille sèche, régulièrement percée par les baies des fenêtres. Les fenêtres sont à grandes vitres au premier étage, et au rez-de-chaussée en petits carreaux. Au-dessus du premier sont des greniers qui s’étendent sous un énorme toit élevé, pointu, à deux pignons, et qui a deux grandes lucarnes sur chaque face. Sous le triangle de chaque pignon, une croisée ouvre son œil de cyclope à l’ouest sur la mer, à l’est sur Guérande. Une façade de la maison regarde le chemin de Guérande et l’autre le désert au bout duquel s’élève le Croisic. Par delà cette petite ville, s’étend la pleine mer. Un ruisseau s’échappe par une ouverture de la muraille du parc, que longe le chemin du Croisic, le traverse et va se perdre dans les sables ou dans le petit lac d’eau salée cerclé par les dunes, par les marais, et produit par l’irruption du bras de mer. Une route de quelques toises, pratiquée dans cette brèche du terrain, conduit du chemin à cette maison. On y entre par une grande porte. La cour est entourée de bâtiments ruraux assez modestes qui sont une écurie, une remise, une maison de jardinier près de laquelle est une basse-cour avec ses dépendances, plus à l’usage du concierge que du maître. Les tons grisâtres de cette maison s’harmonient admirablement avec le paysage qu’elle domine. Son parc est l’oasis de ce désert à l’entrée duquel le voyageur trouve une hutte en boue où veillent les douaniers. Cette maison sans terres, ou dont les terres sont situées sur le territoire de Guérande, a dans les marais un revenu de dix mille livres de rentes et le reste en métairies disséminées en terre ferme. Tel est le fief des Touches, auquel la révolution a retiré ses revenus féodaux. Aujourd’hui les Touches sont un bien ; mais les paludiers continuent à dire le château ; ils diraient le seigneur si le fief n’était tombé en quenouille. Quand Félicité voulut restaurer les Touches, elle se garda bien, en grande artiste, de rien changer à cet extérieur désolé qui donne un air de prison à ce bâtiment solitaire. Seulement la porte d’entrée fut enjolivée de deux colonnes en briques soutenant une galerie dessous laquelle peut passer une voiture. La cour fut plantée.

La distribution du rez-de-chaussée est celle de la plupart des {p. 347}   maisons de campagne construites il y a cent ans. Évidemment cette maison avait été bâtie sur les ruines de quelque petit castel perché là comme un anneau qui rattachait le Croisic et le bourg de Batz à Guérande, et qui seigneurisait les marais. Un péristyle avait été ménagé au bas de l’escalier. D’abord une grande antichambre planchéiée, dans laquelle Félicité mit un billard ; puis un immense salon à six croisées dont deux percées au bas du mur de pignon, forment des portes, descendent au jardin par une dizaine de marches et correspondent dans l’ordonnance du salon aux portes qui mènent l’une au billard et l’autre à la salle à manger. La cuisine, située à l’autre bout, communique à la salle à manger par une office. L’escalier sépare le billard de la cuisine, laquelle avait une porte sur le péristyle, que mademoiselle des Touches fit aussitôt condamner en en ouvrant une autre sur la cour. La hauteur d’étage, la grandeur des pièces ont permis à Camille de déployer une noble simplicité dans ce rez-de-chaussée. Elle s’est bien gardée d’y mettre des choses précieuses. Le salon, entièrement peint en gris, est meublé d’un vieux meuble en acajou et en soie verte, des rideaux de calicot blanc avec une bordure verte aux fenêtres, deux consoles, une table ronde ; au milieu, un tapis à grands carreaux ; sur la vaste cheminée à glace énorme, une pendule qui représentait le char du soleil, entre deux candélabres de style impérial. Le billard a des rideaux de calicot gris avec des bordures vertes et deux divans. Le meuble de la salle à manger se compose de quatre grands buffets d’acajou, d’une table, de douze chaises d’acajou garnies en étoffes de crin, et de magnifiques gravures d’Audran encadrées dans des cadres en acajou. Au milieu du plafond descend une lanterne élégante comme il y en avait dans les escaliers des grands hôtels et où il tient deux lampes. Tous les plafonds, à solives saillantes, ont été peints en couleur de bois. Le vieil escalier, qui est en bois à gros balustres, a, depuis le haut jusqu’en bas, un tapis vert.

Le premier étage avait deux appartements séparés par l’escalier. Elle a pris pour elle celui qui a vue sur les marais, sur la mer, sur les dunes, et l’a distribué en un petit salon, une grande chambre à coucher, deux cabinets, l’un pour la toilette, l’autre pour le travail. Dans l’autre partie de la maison, elle a trouvé de quoi faire deux logements ayant chacun une antichambre et un cabinet. Les domestiques ont leurs chambres dans les combles. Les deux {p. 348}   appartements à donner n’ont eu d’abord que le strict nécessaire. Le luxe artistique qu’elle avait demandé à Paris fut réservé pour son appartement. Elle voulut avoir dans cette sombre et mélancolique habitation, devant ce sombre et mélancolique paysage, les créations les plus fantasques de l’art. Son petit salon est tendu de belles tapisseries des Gobelins, encadrées des plus merveilleux cadres sculptés. Aux fenêtres se drapent les étoffes les plus lourdes du vieux temps, un magnifique brocart à doubles reflets, or et rouge, jaune et vert, qui foisonne en plis vigoureux, orné de franges royales, de glands dignes des plus splendides dais de l’église. Ce salon est rempli par un bahut que lui trouva son homme d’affaires et qui vaut aujourd’hui sept ou huit mille francs, par une table en ébène sculpté, par un secrétaire aux mille tiroirs, incrusté d’arabesques en ivoire, et venu de Venise, enfin par les plus beaux meubles gothiques. Il s’y trouve des tableaux, des statuettes, tout ce qu’un peintre de ses amis put choisir de mieux chez les marchands de curiosités qui, en 1818, ne se doutaient pas du prix qu’acquerraient plus tard ces trésors. Elle a mis sur ses tables de beaux vases du Japon aux dessins fantasques. Le tapis est un tapis de Perse entré par les dunes en contrebande. Sa chambre est dans le goût du siècle de Louis XV et d’une parfaite exactitude. C’est bien le lit de bois sculpté, peint en blanc, à dossiers cintrés, surmontés d’Amours se jetant des fleurs, rembourrés, garnis de soie brochée, avec le ciel orné de quatre bouquets de plumes ; la tenture en vraie perse, agencée avec des ganses de soie, des cordes et des nœuds ; la garniture de cheminée en rocaille ; la pendule d’or moulu, entre deux grands vases du premier bleu de Sèvres, montés en cuivre doré ; la glace encadrée dans le même goût ; la toilette Pompadour avec ses dentelles et sa glace ; puis ces meubles si contournés, ces duchesses, cette chaise longue, ce petit canapé sec, la chauffeuse à dossier matelassé, le paravent de laque, les rideaux de soie pareille à celle du meuble, doublés de satin rose et drapés par des cordes à puits ; le tapis de la Savonnerie ; enfin toutes les choses élégantes, riches, somptueuses, délicates, au milieu desquelles les jolies femmes du dix-huitième siècle faisaient l’amour. Le cabinet, entièrement moderne, oppose aux galanteries du siècle de Louis XV un charmant mobilier d’acajou : sa bibliothèque est pleine, il ressemble à un boudoir, il a un divan. Les charmantes futilités de la femme l’encombrent, y occupent le regard {p. 349}   d’œuvres modernes : des livres à secret, des boîtes à mouchoirs et à gants, des abat-jour en lithophanies, des statuettes, des chinoiseries, des écritoires, un ou deux albums, des presse-papiers, enfin les innombrables colifichets à la mode. Les curieux y voient avec une surprise inquiète des pistolets, un narghilé, une cravache, un hamac, une pipe, un fusil de chasse, une blouse, du tabac, un sac de soldat, bizarre assemblage qui peint Félicité.

Toute grande âme, en venant là, sera saisie par les beautés spéciales du paysage qui déploie ses savanes après le parc, dernière végétation du continent. Ces tristes carrés d’eau saumâtre, divisés par les petits chemins blancs sur lesquels se promène le paludier, vêtu tout en blanc, pour ratisser, recueillir le sel et le mettre en mulons ; cet espace que les exhalaisons salines défendent aux oiseaux de traverser, en étouffant aussi tous les efforts de la botanique ; ces sables où l’œil n’est consolé que par une petite herbe dure, persistante, à fleurs rosées, et par l’œillet des Chartreux ; ce lac d’eau marine, le sable des dunes et la vue du Croisic, miniature de ville arrêtée comme Venise en pleine mer ; enfin, l’immense océan qui borde les rescifs en granit de ses franges écumeuses pour faire encore mieux ressortir leurs formes bizarres, ce spectacle élève la pensée tout en l’attristant, effet que produit à la longue le sublime, qui donne le regret de choses inconnues, entrevues par l’âme à des hauteurs désespérantes. Aussi ces sauvages harmonies ne conviennent-elles qu’aux grands esprits et aux grandes douleurs. Ce désert plein d’accidents, où parfois les rayons du soleil réfléchis par les eaux, par les sables, blanchissent le bourg de Batz, et ruissellent sur les toits du Croisic, en répandant un éclat impitoyable, occupait alors Camille des jours entiers. Elle se tournait rarement vers les délicieuses vues fraîches, vers les bosquets et les haies fleuries qui enveloppent Guérande, comme une mariée, de fleurs, de rubans, de voiles et de festons. Elle souffrait alors d’horribles douleurs inconnues.