Dès lors il cacha ses émotions sous un calme complet. Aucun homme n’est assez fort pour pouvoir supporter ces changements, qui font passer rapidement l’âme du plus grand bien à des malheurs suprêmes. N’avait-il donc aperçu la vie heureuse que pour mieux sentir le vide de son existence précédente ? Ce fut un terrible orage ; mais il savait souffrir, et reçut l’assaut de ses pensées tumultueuses, comme un rocher de granit reçoit les lames de l’Océan courroucé.
— Je n’ai rien pu lui dire ; en sa présence, je n’ai plus d’esprit. Elle ne sait pas à quel point elle est vile et méprisable. Personne n’a osé mettre cette créature en face d’elle-même. Elle a sans doute joué bien des hommes, je les vengerai tous.
Pour la première fois peut-être, dans un cœur d’homme, l’amour et la vengeance se mêlèrent si également qu’il était impossible à Montriveau lui-même de savoir qui de l’amour, qui de la vengeance l’emporterait. Il se trouva le soir même au bal où devait être la duchesse de Langeais, et désespéra presque d’atteindre cette femme à laquelle il fut tenté d’attribuer quelque chose de démoniaque : elle se montra pour lui gracieuse et pleine d’agréables sourires, elle ne voulait pas sans doute laisser croire au monde qu’elle s’était compromise avec monsieur de Montriveau. Une mutuelle bouderie trahit l’amour. Mais que la duchesse ne changeât rien à ses manières, alors que le marquis était sombre et chagrin, n’était-ce pas faire voir qu’Armand n’avait rien obtenu d’elle ? Le monde sait bien deviner le malheur des hommes dédaignés, et ne le confond point avec les brouilles que certaines femmes ordonnent à leurs amants d’affecter dans l’espoir de cacher un mutuel amour. {p. 188} Et chacun se moqua de Montriveau qui, n’ayant pas consulté son cornac, resta rêveur, souffrant ; tandis que monsieur de Ronquerolles lui eût prescrit peut-être de compromettre la duchesse en répondant à ses fausses amitiés par des démonstrations passionnées. Armand de Montriveau quitta le bal, ayant horreur de la nature humaine, et croyant encore à peine à de si complètes perversités.
— S’il n’y a pas de bourreaux pour de semblables crimes, dit-il en regardant les croisées lumineuses des salons où dansaient, causaient et riaient les plus séduisantes femmes de Paris, je te prendrai par le chignon du cou, madame la duchesse, et t’y ferai sentir un fer plus mordant que ne l’est le couteau de la Grève. Acier contre acier, nous verrons quel cœur sera plus tranchant.
Pendant une semaine environ, madame de Langeais espéra revoir le marquis de Montriveau ; mais Armand se contenta d’envoyer tous les matins sa carte à l’hôtel de Langeais. Chaque fois que cette carte était remise à la duchesse, elle ne pouvait s’empêcher de tressaillir, frappée par de sinistres pensées, mais indistinctes comme l’est un pressentiment de malheur. En lisant ce nom, tantôt elle croyait sentir dans ses cheveux la main puissante de cet homme implacable, tantôt ce nom lui pronostiquait des vengeances que son mobile esprit lui faisait atroces. Elle l’avait trop bien étudié pour ne pas le craindre. Serait-elle assassinée ? Cet homme à cou de taureau l’éventrerait-il en la lançant au-dessus de sa tête ? la foulerait-il aux pieds ? Quand, où, comment la saisirait-il ? la ferait-il bien souffrir, et quel genre de souffrance méditait-il de lui imposer ? Elle se repentait. À certaines heures, s’il était venu, elle se serait jetée dans ses bras avec un complet abandon. Chaque soir, en s’endormant, elle revoyait la physionomie de Montriveau sous un aspect différent. Tantôt son sourire amer ; tantôt la contraction jupitérienne de ses sourcils, son regard de lion, ou quelque hautain mouvement d’épaules, le lui faisaient terrible. Le lendemain, la carte lui semblait couverte de sang. Elle vivait agitée par ce nom, plus qu’elle ne l’avait été par l’amant fougueux, opiniâtre, exigeant. Puis ses appréhensions grandissaient encore dans le silence, elle était obligée de se préparer, sans secours étranger, à une lutte horrible dont il ne lui était pas permis de parler. Cette âme, fière et dure, était plus sensible aux titillations de la haine qu’elle ne l’avait été naguère aux caresses de l’amour. Ha ! si le général avait {p. 189} pu voir sa maîtresse au moment où elle amassait les plis de son front entre ses sourcils, en se plongeant dans d’amères pensées, au fond de ce boudoir où il avait savouré tant de joies, peut-être eût-il conçu de grandes espérances. La fierté n’est-elle pas un des sentiments humains qui ne peuvent enfanter que de nobles actions ? Quoique madame de Langeais gardât le secret de ses pensées, il est permis de supposer que monsieur de Montriveau ne lui était plus indifférent. N’est-ce pas une immense conquête pour un homme que d’occuper une femme ? Chez elle, il doit nécessairement se faire un progrès dans un sens ou dans l’autre. Mettez une créature féminine sous les pieds d’un cheval furieux, en face de quelque animal terrible ; elle tombera, certes, sur les genoux, elle attendra la mort ; mais si la bête est clémente et ne la tue pas entièrement, elle aimera le cheval, le lion, le taureau, elle en parlera tout à l’aise. La duchesse se sentait sous les pieds du lion : elle tremblait, elle ne haïssait pas. Ces deux personnes, si singulièrement posées l’une en face de l’autre, se rencontrèrent trois fois dans le monde durant cette semaine. Chaque fois, en réponse à de coquettes interrogations, la duchesse reçut d’Armand des saluts respectueux et des sourires empreints d’une ironie si cruelle, qu’ils confirmaient toutes les appréhensions inspirées le matin par la carte de visite. La vie n’est que ce que nous la font les sentiments, les sentiments avaient creusé des abîmes entre ces deux personnes.
La comtesse de Sérizy, sœur du marquis de Ronquerolles, donnait au commencement de la semaine suivante un grand bal auquel devait venir madame de Langeais. La première figure que vit la duchesse en entrant fut celle d’Armand, Armand l’attendait cette fois, elle le pensa du moins. Tous deux échangèrent un regard. Une sueur froide sortit soudain de tous les pores de cette femme. Elle avait cru Montriveau capable de quelque vengeance inouïe, proportionnée à leur état ; cette vengeance était trouvée, elle était prête, elle était chaude, elle bouillonnait. Les yeux de cet amant trahi lui lancèrent les éclairs de la foudre et son visage rayonnait de haine heureuse. Aussi, malgré la volonté qu’avait la duchesse d’exprimer la froideur et l’impertinence, son regard resta-t-il morne. Elle alla se placer près de la comtesse de Sérizy, qui ne put s’empêcher de lui dire : — Qu’avez-vous, ma chère Antoinette ? Vous êtes à faire peur.
{p. 190} — Une contredanse va me remettre, répondit-elle en donnant la main à un jeune homme qui s’avançait.
Madame de Langeais se mit à valser avec une sorte de fureur et d’emportement que redoubla le regard pesant de Montriveau. Il resta debout, en avant de ceux qui s’amusaient à voir les valseurs. Chaque fois que sa maîtresse passait devant lui, ses yeux plongeaient sur cette tête tournoyante, comme ceux d’un tigre sûr de sa proie. La valse finie, la duchesse vint s’asseoir près de la comtesse, et le marquis ne cessa de la regarder en s’entretenant avec un inconnu.
— Monsieur, lui disait-il, l’une des choses qui m’ont le plus frappé dans ce voyage…
La duchesse était tout oreilles.
… Est la phrase que prononce le gardien de Westminster en vous montrant la hache avec laquelle un homme masqué trancha, dit-on, la tête de Charles Ier en mémoire du roi qui les dit à un curieux.
— Que dit-il ? demanda madame de Sérizy.
— Ne touchez pas à la hache, répondit Montriveau d’un son de voix où il y avait de la menace.
— En vérité, monsieur le marquis, dit la duchesse de Langeais, vous regardez mon cou d’un air si mélodramatique en répétant cette vieille histoire, connue de tous ceux qui vont à Londres, qu’il me semble vous voir une hache à la main.
Ces derniers mots furent prononcés en riant, quoiqu’une sueur froide eût saisi la duchesse.
— Mais cette histoire est, par circonstance, très-neuve, répondit-il.
— Comment cela ? je vous prie, de grâce, en quoi ?
— En ce que, madame, vous avez touché à la hache, lui dit Montriveau à voix basse.
— Quelle ravissante prophétie ! reprit-elle en souriant avec une grâce affectée. Et quand doit tomber ma tête ?
— Je ne souhaite pas de voir tomber votre jolie tête, madame. Je crains seulement pour vous quelque grand malheur. Si l’on vous tondait, ne regretteriez-vous pas ces cheveux si mignonnement blonds, et dont vous tirez si bien parti…
— Mais il est des personnes auxquelles les femmes aiment à faire de ces sacrifices, et souvent même à des hommes qui ne savent pas leur faire crédit d’un mouvement d’humeur.
— D’accord. Eh ! bien, si tout à coup, par un procédé {p. 191} chimique, un plaisant vous enlevait votre beauté, vous mettait à cent ans, quand vous n’en avez pour nous que dix-huit ?
— Mais, monsieur, dit-elle en l’interrompant, la petite-vérole est notre bataille de Waterloo. Le lendemain nous connaissons ceux qui nous aiment véritablement.
— Vous ne regretteriez pas cette délicieuse figure qui…
— Ha, beaucoup ; mais moins pour moi que pour celui dont elle ferait la joie. Cependant, si j’étais sincèrement aimée, toujours, bien, que m’importerait la beauté ? Qu’en dites-vous, Clara ?
— C’est une spéculation dangereuse, répondit madame de Sérizy.
— Pourrait-on demander à sa majesté le roi des sorciers, reprit madame de Langeais, quand j’ai commis la faute de toucher à la hache, moi qui ne suis pas encore allée à Londres…
— Non so, fit-il en laissant échapper un rire moqueur.
— Et quand commencera le supplice ?
Là, Montriveau tira froidement sa montre et vérifia l’heure avec une conviction réellement effrayante.
— La journée ne finira pas sans qu’il vous arrive un horrible malheur…
— Je ne suis pas un enfant qu’on puisse facilement épouvanter, ou plutôt je suis un enfant qui ne connaît pas le danger, dit la duchesse, et vais danser sans crainte au bord de l’abîme.
— Je suis enchanté, madame, de vous savoir tant de caractère, répondit-il en la voyant aller prendre sa place à un quadrille.
Malgré son apparent dédain pour les noires prédictions d’Armand, la duchesse était en proie à une véritable terreur. À peine l’oppression morale et presque physique sous laquelle la tenait son amant cessa-t-elle lorsqu’il quitta le bal. Néanmoins, après avoir joui pendant un moment du plaisir de respirer à son aise, elle se surprit à regretter les émotions de la peur, tant la nature femelle est avide de sensations extrêmes. Ce regret n’était pas de l’amour, mais il appartenait certes aux sentiments qui le préparent. Puis, comme si la duchesse eût de nouveau ressenti l’effet que monsieur Montriveau lui avait fait éprouver, elle se rappela l’air de conviction avec lequel il venait de regarder l’heure, et, saisie d’épouvante, elle se retira. Il était alors environ minuit. Celui de ses gens qui l’attendait lui mit sa pelisse et marcha devant elle pour faire avancer sa {p. 192} voiture ; puis, quand elle y fut assise, elle tomba dans une rêverie assez naturelle, provoquée par la prédiction de monsieur de Montriveau. Arrivée dans sa cour, elle entra dans un vestibule presque semblable à celui de son hôtel ; mais tout à coup elle ne reconnut pas son escalier ; puis au moment où elle se retourna pour appeler ses gens, plusieurs hommes l’assaillirent avec rapidité, lui jetèrent un mouchoir sur la bouche, lui lièrent les mains, les pieds, et l’enlevèrent. Elle jeta de grands cris.
— Madame, nous avons ordre de vous tuer si vous criez, lui dit-on à l’oreille.
La frayeur de la duchesse fut si grande, qu’elle ne put jamais s’expliquer par où ni comment elle fut transportée. Quand elle reprit ses sens, elle se trouva les pieds et les poings liés, avec des cordes de soie, couchée sur le canapé d’une chambre de garçon. Elle ne put retenir un cri en rencontrant les yeux d’Armand de Montriveau, qui, tranquillement assis dans un fauteuil, et enveloppé dans sa robe de chambre, fumait un cigare.
— Ne criez pas, madame la duchesse, dit-il en s’ôtant froidement son cigare de la bouche, j’ai la migraine. D’ailleurs je vais vous délier. Mais écoutez bien ce que j’ai l’honneur de vous dire. Il dénoua délicatement les cordes qui serraient les pieds de la duchesse. — À quoi vous serviraient vos cris ? personne ne peut les entendre. Vous êtes trop bien élevée pour faire des grimaces inutiles. Si vous ne vous teniez pas tranquille, si vous vouliez lutter avec moi, je vous attacherais de nouveau les pieds et les mains. Je crois, que, tout bien considéré, vous vous respecterez assez pour demeurer sur ce canapé, comme si vous étiez chez vous, sur le vôtre ; froide encore, si vous voulez… Vous m’avez fait répandre, sur ce canapé, bien des pleurs que je cachais à tous les yeux.
Pendant que Montriveau lui parlait, la duchesse jeta autour d’elle ce regard de femme, regard furtif qui sait tout voir en paraissant distrait. Elle aima beaucoup cette chambre assez semblable à la cellule d’un moine. L’âme et la pensée de l’homme y planaient. Aucun ornement n’altérait la peinture grise des parois vides. À terre était un tapis vert. Un canapé noir, une table couverte de papiers, deux grands fauteuils, une commode ornée d’un réveil, un lit très-bas sur lequel était jeté un drap rouge bordé d’une grecque noire annonçaient par leur contexture les habitudes d’une vie réduite à sa plus simple expression. Un triple flambeau posé sur la cheminée {p. 193} rappelait, par sa forme égyptienne, l’immensité des déserts où cet homme avait long-temps erré. À côté du lit, entre le pied que d’énormes pattes de sphinx faisaient deviner sous les plis de l’étoffe et l’un des murs latéraux de la chambre, se trouvait une porte cachée par un rideau vert à franges rouges et noires que de gros anneaux rattachaient sur une hampe. La porte par laquelle les inconnus étaient entrés avait une portière pareille, mais relevée par une embrasse. Au dernier regard que la duchesse jeta sur les deux rideaux pour les comparer, elle s’aperçut que la porte voisine du lit était ouverte, et que des lueurs rougeâtres allumées dans l’autre pièce se dessinaient sous l’effilé d’en bas. Sa curiosité fut naturellement excitée par cette lumière triste, qui lui permit à peine de distinguer dans les ténèbres quelques formes bizarres ; mais, en ce moment, elle ne songea pas que son danger pût venir de là, et voulut satisfaire un plus ardent intérêt.
— Monsieur, est-ce une indiscrétion de vous demander ce que vous comptez faire de moi ? dit-elle avec une impertinence et une moquerie perçante.
La duchesse croyait deviner un amour excessif dans les paroles de Montriveau. D’ailleurs, pour enlever une femme, ne faut-il pas l’adorer ?
— Rien du tout, madame, répondit-il en soufflant avec grâce sa dernière bouffée de tabac. Vous êtes ici pour peu de temps. Je veux d’abord vous expliquer ce que vous êtes, et ce que je suis. Quand vous vous tortillez sur votre divan, dans votre boudoir, je ne trouve pas de mots pour mes idées. Puis chez vous, à la moindre pensée qui vous déplaît, vous tirez le cordon de votre sonnette, vous criez bien fort et mettez votre amant à la porte comme s’il était le dernier des misérables. Ici, j’ai l’esprit libre. Ici, personne ne peut me jeter à la porte. Ici, vous serez ma victime pour quelques instants, et vous aurez l’extrême bonté de m’écouter. Ne craignez rien. Je ne vous ai pas enlevée pour vous dire des injures, pour obtenir de vous par violence ce que je n’ai pas su mériter, ce que vous n’avez pas voulu m’octroyer de bonne grâce. Ce serait une indignité. Vous concevez peut-être le viol ; moi, je ne le conçois pas.
Il lança, par un mouvement sec, son cigare au feu.
— Madame, la fumée vous incommode sans doute ?
Aussitôt il se leva, prit dans le foyer une cassolette chaude, y {p. 194} brûla des parfums, et purifia l’air. L’étonnement de la duchesse ne pouvait se comparer qu’à son humiliation. Elle était au pouvoir de cet homme, et cet homme ne voulait pas abuser de son pouvoir. Ces yeux jadis si flamboyants d’amour, elle les voyait calmes et fixes comme des étoiles. Elle trembla. Puis la terreur qu’Armand lui inspirait fut augmentée par une de ces sensations pétrifiantes, analogues aux agitations sans mouvement ressenties dans le cauchemar. Elle resta clouée par la peur, en croyant voir la lueur placée derrière le rideau prendre de l’intensité sous les aspirations d’un soufflet. Tout à coup les reflets devenus plus vifs avaient illuminé trois personnes masquées. Cet aspect horrible s’évanouit si promptement qu’elle le prit pour une fantaisie d’optique.
— Madame, reprit Armand en la contemplant avec une méprisante froideur, une minute, une seule me suffira pour vous atteindre dans tous les moments de votre vie, la seule éternité dont je puisse disposer, moi. Je ne suis pas Dieu. Écoutez-moi bien, dit-il, en faisant une pause pour donner de la solennité à son discours. L’amour viendra toujours à vos souhaits ; vous avez sur les hommes un pouvoir sans bornes ; mais souvenez-vous qu’un jour vous avez appelé l’amour : il est venu pur et candide, autant qu’il peut l’être sur cette terre ; aussi respectueux qu’il était violent ; caressant, comme l’est l’amour d’une femme dévouée, ou comme l’est celui d’une mère pour son enfant ; enfin, si grand, qu’il était une folie. Vous vous êtes jouée de cet amour, vous avez commis un crime. Le droit de toute femme est de se refuser à un amour qu’elle sent ne pouvoir partager. L’homme qui aime sans se faire aimer ne saurait être plaint, et n’a pas le droit de se plaindre. Mais, madame la duchesse, attirer à soi, en feignant le sentiment, un malheureux privé de toute affection, lui faire comprendre le bonheur dans toute sa plénitude, pour le lui ravir ; lui voler son avenir de félicité ; le tuer non-seulement aujourd’hui, mais dans l’éternité de sa vie, en empoisonnant toutes ses heures et toutes ses pensées, voilà ce que je nomme un épouvantable crime !
— Monsieur…
— Je ne puis encore vous permettre de me répondre. Écoutez-moi donc toujours. D’ailleurs, j’ai des droits sur vous ; mais je ne veux que de ceux du juge sur le criminel, afin de réveiller votre conscience. Si vous n’aviez plus de conscience, je ne vous blâmerais point ; mais vous êtes si jeune ! vous devez vous sentir encore {p. 195} de la vie au cœur, j’aime à le penser. Si je vous crois assez dépravée pour commettre un crime impuni par les lois, je ne vous fais pas assez dégradée pour ne pas comprendre la portée de mes paroles. Je reprends.
En ce moment, la duchesse entendit le bruit sourd d’un soufflet, avec lequel les inconnus qu’elle venait d’entrevoir attisaient sans doute le feu dont la clarté se projeta sur le rideau ; mais le regard fulgurant de Montriveau la contraignit à rester palpitante et les yeux fixes devant lui. Quelle que fût sa curiosité, le feu des paroles d’Armand l’intéressait plus encore que la voix de ce feu mystérieux.
— Madame, dit-il après une pause, lorsque, dans Paris, le bourreau devra mettre la main sur un pauvre assassin, et le couchera sur la planche où la loi veut qu’un assassin soit couché pour perdre la tête… Vous savez, les journaux en préviennent les riches et les pauvres, afin de dire aux uns de dormir tranquilles, et aux autres de veiller pour vivre. Eh ! bien, vous qui êtes religieuse, et même un peu dévote, allez faire dire des messes pour cet homme : vous êtes de la famille ; mais vous êtes de la branche aînée. Celle-là peut trôner en paix, exister heureuse et sans soucis. Poussé par la misère ou par la colère, votre frère de bagne n’a tué qu’un homme ; et vous ! vous avez tué le bonheur d’un homme, sa plus belle vie, ses plus chères croyances. L’autre a tout naïvement attendu sa victime ; il l’a tuée malgré lui, par peur de l’échafaud ; mais vous !… vous avez entassé tous les forfaits de la faiblesse contre une force innocente ; vous avez apprivoisé le cœur de votre patient pour en mieux dévorer le cœur ; vous l’avez appâté de caresses ; vous n’en avez omis aucune de celles qui pouvaient lui faire supposer, rêver, désirer les délices de l’amour. Vous lui avez demandé mille sacrifices pour les refuser tous. Vous lui avez bien fait voir la lumière avant de lui crever les yeux. Admirable courage ! De telles infamies sont un luxe que ne comprennent pas ces bourgeoises desquelles vous vous moquez. Elles savent se donner et pardonner ; elles savent aimer et souffrir. Elles nous rendent petits par la grandeur de leurs dévouements. À mesure que l’on monte en haut de la société, il s’y trouve autant de boue qu’il y en a par le bas ; seulement elle s’y durcit et se dore. Oui, pour rencontrer la perfection dans l’ignoble, il faut une belle éducation, un grand nom, une jolie femme, une duchesse. Pour tomber au-dessous de tout, il fallait être au-dessus de tout. {p. 196} Je vous dis mal ce que je pense, je souffre encore trop des blessures que vous m’avez faites ; mais ne croyez pas que je me plaigne ! Non. Mes paroles ne sont l’expression d’aucune espérance personnelle, et ne contiennent aucune amertume. Sachez-le bien, madame, je vous pardonne, et ce pardon est assez entier pour que vous ne vous plaigniez point d’être venue le chercher malgré vous… Seulement, vous pourriez abuser d’autres cœurs aussi enfants que l’est le mien, et je dois leur épargner des douleurs. Vous m’avez donc inspiré une pensée de justice. Expiez votre faute ici-bas, Dieu vous pardonnera peut-être, je le souhaite ; mais il est implacable, et vous frappera.
À ces mots, les yeux de cette femme abattue, déchirée, se remplirent de pleurs.
— Pourquoi pleurez-vous ? Restez fidèle à votre nature. Vous avez contemplé sans émotion les tortures du cœur que vous brisiez. Assez, madame, consolez-vous. Je ne puis plus souffrir. D’autres vous diront que vous leur avez donné la vie, moi je vous dis avec délices que vous m’avez donné le néant. Peut-être devinez-vous que je ne m’appartiens pas, que je dois vivre pour mes amis, et qu’alors j’aurai la froideur de la mort et les chagrins de la vie à supporter ensemble. Auriez-vous tant de bonté ? Seriez-vous comme les tigres du désert, qui font d’abord la plaie, et puis la lèchent ?
La duchesse fondit en larmes.
— Épargnez-vous donc ces pleurs, madame. Si j’y croyais, ce serait pour m’en défier. Est-ce ou n’est-ce pas un de vos artifices ? Après tous ceux que vous avez employés, comment penser qu’il peut y avoir en vous quelque chose de vrai ? Rien de vous n’a désormais la puissance de m’émouvoir. J’ai tout dit.
Madame de Langeais se leva par un mouvement à la fois plein de noblesse et d’humilité.
— Vous êtes en droit de me traiter durement, dit-elle en tendant à cet homme une main qu’il ne prit pas, vos paroles ne sont pas assez dures encore, et je mérite cette punition.
— Moi, vous punir, madame ! mais punir, n’est-ce pas aimer ? N’attendez de moi rien qui ressemble à un sentiment. Je pourrais me faire, dans ma propre cause, accusateur et juge, arrêt et bourreau ; mais non. J’accomplirai tout à l’heure un devoir, et nullement un désir de vengeance. La plus cruelle vengeance est, selon moi, le dédain d’une vengeance possible. Qui sait ! je serai {p. 197} peut-être le ministre de vos plaisirs. Désormais, en portant élégamment la triste livrée dont la société revêt les criminels, peut-être serez-vous forcée d’avoir leur probité. Et alors vous aimerez !
La duchesse écoutait avec une soumission qui n’était plus jouée ni coquettement calculée ; elle ne prit la parole qu’après un intervalle de silence.
— Armand, dit-elle, il me semble qu’en résistant à l’amour, j’obéissais à toutes les pudeurs de la femme, et ce n’est pas de vous que j’eusse attendu de tels reproches. Vous vous armez de toutes mes faiblesses pour m’en faire des crimes. Comment n’avez-vous pas supposé que je pusse être entraînée au delà de mes devoirs par toutes les curiosités de l’amour, et que le lendemain je fusse fâchée, désolée d’être allée trop loin ? Hélas ! c’était pécher par ignorance. Il y avait, je vous le jure, autant de bonne foi dans mes fautes que dans mes remords. Mes duretés trahissaient bien plus d’amour que n’en accusaient mes complaisances. Et d’ailleurs, de quoi vous plaignez-vous ? Le don de mon cœur ne vous a pas suffi, vous avez exigé brutalement ma personne…
— Brutalement ! s’écria monsieur de Montriveau. Mais il se dit à lui-même : — Je suis perdu, si je me laisse prendre à des disputes de mots.
— Oui, vous êtes arrivé chez moi comme chez une de ces mauvaises femmes, sans le respect, sans aucune des attentions de l’amour. N’avais-je pas le droit de réfléchir ? Eh ! bien, j’ai réfléchi. L’inconvenance de votre conduite est excusable : l’amour en est le principe ; laissez-moi le croire et vous justifier à moi-même. Hé bien ! Armand, au moment même où ce soir vous me prédisiez le malheur, moi je croyais à notre bonheur. Oui, j’avais confiance en ce caractère noble et fier dont vous m’avez donné tant de preuves… Et j’étais toute à toi, ajouta-t-elle en se penchant à l’oreille de Montriveau. Oui, j’avais je ne sais quel désir de rendre heureux un homme si violemment éprouvé par l’adversité. Maître pour maître, je voulais un homme grand. Plus je me sentais haut, moins je voulais descendre. Confiante en toi, je voyais toute une vie d’amour au moment où tu me montrais la mort… La force ne va pas sans la bonté. Mon ami, tu es trop fort pour te faire méchant contre une pauvre femme qui t’aime. Si j’ai eu des torts, ne puis-je donc obtenir un pardon ? ne puis-je les réparer ? Le repentir est la grâce de l’amour, je veux être bien gracieuse pour toi. Comment moi {p. 198} seule ne pouvais-je partager avec toutes les femmes ces incertitudes, ces craintes, ces timidités qu’il est si naturel d’éprouver quand on se lie pour la vie, et que vous brisez si facilement ces sortes de liens ! Ces bourgeoises, auxquelles vous me comparez, se donnent, mais elles combattent. Hé ! bien, j’ai combattu, mais me voilà… — Mon Dieu ! il ne m’écoute pas ! s’écria-t-elle en s’interrompant. Elle se tordit les mains en criant : — Mais je t’aime ! mais je suis à toi ! Elle tomba aux genoux d’Armand. — À toi ! à toi, mon unique, mon seul maître !
— Madame, dit Armand en voulant la relever, Antoinette ne peut plus sauver la duchesse de Langeais. Je ne crois plus ni à l’une ni à l’autre. Vous vous donnerez aujourd’hui, vous vous refuserez peut-être demain. Aucune puissance ni dans les cieux ni sur la terre ne saurait me garantir la douce fidélité de votre amour. Les gages en étaient dans le passé ; nous n’avons plus de passé.
En ce moment, une lueur brilla si vivement, que la duchesse ne put s’empêcher de tourner la tête vers la portière, et revit distinctement les trois hommes masqués.
— Armand, dit-elle, je ne voudrais pas vous mésestimer. Comment se trouve-t-il là des hommes ? Que préparez-vous donc contre moi ?
— Ces hommes sont aussi discrets que je le serai moi-même sur ce qui va se passer ici, dit-il. Ne voyez en eux que mes bras et mon cœur. L’un d’eux est un chirurgien…
— Un chirurgien, dit-elle. Armand, mon ami, l’incertitude est la plus cruelle des douleurs. Parlez donc, dites-moi si vous voulez ma vie : je vous la donnerai, vous ne la prendrez pas…
— Vous ne m’avez donc pas compris ? répliqua Montriveau. Ne vous ai-je pas parlé de justice ? Je vais, ajouta-t-il froidement, en prenant un morceau d’acier qui était sur la table, pour faire cesser vos appréhensions, vous expliquer ce que j’ai décidé de vous.
Il lui montra une croix de Lorraine adaptée au bout d’une tige d’acier.
— Deux de mes amis font rougir en ce moment une croix dont voici le modèle. Nous vous l’appliquerons au front, là, entre les deux yeux, pour que vous ne puissiez pas la cacher par quelques diamants, et vous soustraire ainsi aux interrogations du monde. Vous aurez enfin sur le front la marque infamante appliquée sur l’épaule de vos frères les forçats. La souffrance est peu de chose, {p. 199} mais je craignais quelque crise nerveuse, ou de la résistance…
— De la résistance, dit-elle en frappant de joie dans ses mains, non, non, je voudrais maintenant voir ici la terre entière. Ah ! mon Armand, marque, marque vite ta créature comme une pauvre petite chose à toi ? Tu demandais des gages à mon amour ; mais les voilà tous dans un seul. Ah ! je ne vois que clémence et pardon, que bonheur éternel en ta vengeance15… Quand tu auras ainsi désigné une femme pour la tienne, quand tu auras une âme serve qui portera ton chiffre rouge, eh ! bien, tu ne pourras jamais l’abandonner, tu seras à jamais à moi. En m’isolant sur la terre, tu seras chargé de mon bonheur, sous peine d’être un lâche, et je te sais noble, grand ! Mais la femme qui aime se marque toujours elle-même. Venez, messieurs, entrez et marquez, marquez la duchesse de Langeais. Elle est à jamais à monsieur de Montriveau. Entrez vite, et tous, mon front brûle plus que votre fer.
Armand se retourna vivement pour ne pas voir la duchesse palpitante, agenouillée. Il dit un mot qui fit disparaître ses trois amis. Les femmes habituées à la vie des salons connaissent le jeu des glaces. Aussi la duchesse, intéressée à bien lire dans le cœur d’Armand, était tout yeux. Armand, qui ne se défiait pas de son miroir, laissa voir deux larmes rapidement essuyées. Tout l’avenir de la duchesse était dans ces deux larmes. Quand il revint pour relever madame de Langeais, il la trouva debout, elle se croyait aimée. Aussi dut-elle vivement palpiter en entendant Montriveau lui dire avec cette fermeté qu’elle savait si bien prendre jadis quand elle se jouait de lui : — Je vous fais grâce, madame. Vous pouvez me croire, cette scène sera comme si elle n’eût jamais été. Mais ici, disons-nous adieu. J’aime à penser que vous avez été franche sur votre canapé dans vos coquetteries, franche ici dans votre effusion de cœur. Adieu. Je ne me sens plus la foi. Vous me tourmenteriez encore, vous seriez toujours duchesse. Et… mais adieu, nous ne nous comprendrons jamais. Que souhaitez-vous maintenant ? dit-il en prenant l’air d’un maître de cérémonies. Rentrer chez vous, ou revenir au bal de madame de Sérizy ? J’ai employé tout mon pouvoir à laisser votre réputation intacte. Ni vos gens, ni le monde ne peuvent rien savoir de ce qui s’est passé entre nous depuis un quart d’heure. Vos gens vous croient au bal ; votre voiture n’a pas quitté la cour de madame de Sérizy ; votre coupé peut se trouver aussi dans celle de votre hôtel. Où voulez-vous être ?
{p. 200} — Quel est votre avis, Armand ?
— Il n’y a plus d’Armand, madame la duchesse. Nous sommes étrangers l’un à l’autre.
— Menez-moi donc au bal, dit-elle curieuse encore de mettre à l’épreuve le pouvoir d’Armand. Rejetez dans l’enfer du monde une créature qui y souffrait, et qui doit continuer d’y souffrir, si pour elle il n’est plus de bonheur. Oh ! mon ami, je vous aime pourtant, comme aiment vos bourgeoises. Je vous aime à vous sauter au cou dans le bal, devant tout le monde, si vous le demandiez. Ce monde horrible, il ne m’a pas corrompue. Va, je suis jeune et viens de me rajeunir encore. Oui, je suis une enfant, ton enfant, tu viens de me créer. Oh ! ne me bannis pas de mon Éden !
Armand fit un geste.
— Ah ! si je sors, laisse-moi donc emporter d’ici quelque chose, un rien ! ceci, pour le mettre ce soir sur mon cœur, dit-elle en s’emparant du bonnet d’Armand, qu’elle roula dans son mouchoir…
— Non, reprit-elle, je ne suis pas de ce monde de femmes dépravées ; tu ne le connais pas, et alors tu ne peux m’apprécier ; sache-le donc ! quelques-unes se donnent pour des écus ; d’autres sont sensibles aux présents ; tout y est infâme. Ah ! je voudrais être une simple bourgeoise, une ouvrière, si tu aimes mieux une femme au-dessous de toi, qu’une femme en qui le dévouement s’allie aux grandeurs humaines. Ah ! mon Armand, il est parmi nous de nobles, de grandes, de chastes, de pures femmes, et alors elles sont délicieuses. Je voudrais posséder toutes les noblesses pour te les sacrifier toutes ; le malheur m’a faite duchesse ; je voudrais être née près du trône, il ne me manquerait rien à te sacrifier. Je serais grisette pour toi et reine pour les autres.
Il écoutait en humectant ses cigares.
— Quand vous voudrez partir, dit-il, vous me préviendrez…
— Mais je voudrais rester…
— Autre chose, ça ! fit-il.
— Tiens, il était mal arrangé, celui-là ! s’écria-t-elle en s’emparant d’un cigare, et y dévorant ce que les lèvres d’Armand y avaient laissé.
— Tu fumerais ? lui dit-il.
— Oh ! que ne ferais-je pas pour te plaire !
— Eh ! bien, allez-vous-en, madame…
{p. 201} — J’obéis, dit-elle en pleurant.
— Il faut vous couvrir la figure pour ne point voir les chemins par lesquels vous allez passer.
— Me voilà prête, Armand, dit-elle en se bandant les yeux.
— Y voyez-vous ?
— Non.
Il se mit doucement à ses genoux.
— Ah ! je t’entends, dit-elle en laissant échapper un geste plein de gentillesse en croyant que cette feinte rigueur allait cesser.
Il voulut lui baiser les lèvres, elle s’avança.
— Vous y voyez, madame.
— Mais je suis un peu curieuse.
— Vous me trompez donc toujours ?
— Ah ! dit-elle avec la rage de la grandeur méconnue, ôtez ce mouchoir et conduisez-moi, monsieur, je n’ouvrirai pas les yeux.
Armand, sûr de la probité en en entendant le cri, guida la duchesse qui, fidèle à sa parole, se fit noblement aveugle ; mais, en la tenant paternellement par la main pour la faire tantôt monter, tantôt descendre, Montriveau étudia les vives palpitations qui agitaient le cœur de cette femme si promptement envahie par un amour vrai. Madame de Langeais, heureuse de pouvoir lui parler ainsi, se plut à lui tout dire, mais il demeura inflexible ; et quand la main de la duchesse l’interrogeait, la sienne restait muette. Enfin, après avoir cheminé pendant quelque temps ensemble, Armand lui dit d’avancer, elle avança, et s’aperçut qu’il empêchait la robe d’effleurer les parois d’une ouverture sans doute étroite. Madame de Langeais fut touchée de ce soin, il trahissait encore un peu d’amour ; mais ce fut en quelque sorte l’adieu de Montriveau, car il la quitta sans lui dire un mot. En se sentant dans une chaude atmosphère, la duchesse ouvrit les yeux. Elle se vit seule devant la cheminée du boudoir de la comtesse de Sérizy. Son premier soin fut de réparer le désordre de sa toilette ; elle eut promptement rajusté sa robe et rétabli la poésie de sa coiffure.
— Eh ! bien, ma chère Antoinette, nous vous cherchons partout, dit la comtesse en ouvrant la porte du boudoir.
— Je suis venue respirer ici, dit-elle, il fait dans les salons une chaleur insupportable.
— L’on vous croyait partie ; mais mon frère Ronquerolles m’a dit avoir vu vos gens qui vous attendent.
{p. 202} — Je suis brisée, ma chère, laissez-moi un moment me reposer ici.
Et la duchesse s’assit sur le divan de son amie.
— Qu’avez-vous donc ? vous êtes toute tremblante.
Le marquis de Ronquerolles entra.
— J’ai peur, madame la duchesse, qu’il ne vous arrive quelque accident. Je viens de voir votre cocher gris comme les Vingt-Deux Cantons.
La duchesse ne répondit pas, elle regardait la cheminée, les glaces, en y cherchant les traces de son passage ; puis, elle éprouvait une sensation extraordinaire à se voir au milieu des joies du bal après la terrible scène qui venait de donner à sa vie un autre cours. Elle se prit à trembler violemment.
— J’ai les nerfs agacés par la prédiction que m’a faite ici monsieur de Montriveau. Quoique ce soit une plaisanterie, je vais aller voir si sa hache de Londres me troublera jusque dans mon sommeil. Adieu donc, chère. Adieu, monsieur le marquis.
Elle traversa les salons, où elle fut arrêtée par des complimenteurs qui lui firent pitié. Elle trouva le monde petit en s’en trouvant la reine, elle si humiliée, si petite. D’ailleurs, qu’étaient les hommes devant celui qu’elle aimait véritablement et dont le caractère avait repris les proportions gigantesques momentanément amoindries par elle, mais qu’alors elle grandissait peut-être outre mesure ? Elle ne put s’empêcher de regarder celui de ses gens qui l’avait accompagnée, et le vit tout endormi.
— Vous n’êtes pas sorti d’ici ? lui demanda-t-elle.
— Non, madame.
En montant dans son carrosse, elle aperçut effectivement son cocher dans un état d’ivresse dont elle se fût effrayée en toute autre circonstance ; mais les grandes secousses de la vie ôtent à la crainte ses aliments vulgaires. D’ailleurs elle arriva sans accident chez elle ; mais elle s’y trouva changée et en proie à des sentiments tout nouveaux. Pour elle il n’y avait plus qu’un homme dans le monde, c’est-à-dire que pour lui seul elle désirait désormais avoir quelque valeur. Si les physiologistes peuvent promptement définir l’amour en s’en tenant aux lois de la nature, les moralistes sont bien plus embarrassés de l’expliquer quand ils veulent le considérer dans tous les développements que lui a donnés la société. Néanmoins il existe, malgré les hérésies des mille sectes qui divisent l’église {p. 203} amoureuse, une ligne droite et tranchée qui partage nettement leurs doctrines, une ligne que les discussions ne courberont jamais, et dont l’inflexible application explique la crise dans laquelle, comme presque toutes les femmes, la duchesse de Langeais était plongée. Elle n’aimait pas encore, elle avait une passion.
L’amour et la passion sont deux différents états de l’âme que poètes et gens du monde, philosophes et niais confondent continuellement. L’amour comporte une mutualité de sentiments, une certitude de jouissances que rien n’altère, et un trop constant échange de plaisirs, une trop complète adhérence entre les cœurs pour ne pas exclure la jalousie. La possession est alors un moyen et non un but ; une infidélité fait souffrir, mais ne détache pas ; l’âme n’est ni plus ni moins ardente ou troublée, elle est incessamment heureuse ; enfin le désir étendu par un souffle divin d’un bout à l’autre sur l’immensité du temps nous le teint d’une même couleur : la vie est bleue comme l’est un ciel pur. La passion est le pressentiment de l’amour et de son infini auquel aspirent toutes les âmes souffrantes. La passion est un espoir qui peut-être sera trompé. Passion signifie à la fois souffrance et transition ; la passion cesse quand l’espérance est morte. Hommes et femmes peuvent, sans se déshonorer, concevoir plusieurs passions ; il est si naturel de s’élancer vers le bonheur ! mais il n’est dans la vie qu’un seul amour. Toutes les discussions, écrites ou verbales, faites sur les sentiments, peuvent donc être résumées par ces deux questions : Est-ce une passion ? Est-ce l’amour ? L’amour n’existant pas sans la connaissance intime des plaisirs qui le perpétuent, la duchesse était donc sous le joug d’une passion ; aussi en éprouva-t-elle les dévorantes agitations, les involontaires calculs, les desséchants désirs, enfin tout ce qu’exprime le mot passion : elle souffrit. Au milieu des troubles de son âme, il se rencontrait des tourbillons soulevés par sa vanité, par son amour-propre, par son orgueil ou par sa fierté : toutes ces variétés de l’égoïsme se tiennent. Elle avait dit à un homme : Je t’aime, je suis à toi ! La duchesse de Langeais pouvait-elle avoir inutilement proféré ces paroles ? Elle devait ou être aimée ou abdiquer son rôle social. Sentant alors la solitude de son lit voluptueux où la volupté n’avait pas encore mis ses pieds chauds, elle s’y roulait, s’y tordait en se répétant : — Je veux être aimée ! Et la foi qu’elle avait encore en elle lui donnait l’espoir de réussir. La duchesse était piquée, la vaniteuse Parisienne était humiliée, la {p. 204} femme vraie entrevoyait le bonheur, et son imagination, vengeresse du temps perdu pour la nature, se plaisait à lui faire flamber les feux inextinguibles du plaisir. Elle atteignait presque aux sensations de l’amour ; car, dans le doute d’être aimée qui la poignait, elle se trouvait heureuse de se dire à elle-même : — Je l’aime ! Le monde et Dieu, elle avait envie de les fouler à ses pieds. Montriveau était maintenant sa religion. Elle passa la journée du lendemain dans un état de stupeur morale mêlé d’agitations corporelles que rien ne pourrait exprimer. Elle déchira autant de lettres qu’elle en écrivit, et fit mille suppositions impossibles. À l’heure où Montriveau venait jadis, elle voulut croire qu’il arriverait, et prit plaisir à l’attendre. Sa vie se concentra dans le seul sens de l’ouïe. Elle fermait parfois les yeux et s’efforçait d’écouter à travers les espaces. Puis elle souhaitait le pouvoir d’anéantir tout obstacle entre elle et son amant afin d’obtenir ce silence absolu qui permet de percevoir le bruit à d’énormes distances. Dans ce recueillement, les pulsations de sa pendule lui furent odieuses, elles étaient une sorte de bavardage sinistre qu’elle arrêta. Minuit sonna dans le salon.
— Mon Dieu ! se dit-elle, le voir ici, ce serait le bonheur. Et cependant il y venait naguère, amené par le désir. Sa voix remplissait ce boudoir. Et maintenant, rien !
En se souvenant des scènes de coquetterie qu’elle avait jouées, et qui le lui avaient ravi, des larmes de désespoir coulèrent de ses yeux pendant long-temps.
— Madame la duchesse, lui dit sa femme de chambre, ne sait peut-être pas qu’il est deux heures du matin, j’ai cru que madame était indisposée.
— Oui, je vais me coucher ; mais rappelez-vous, Suzette, dit madame de Langeais en essuyant ses larmes, de ne jamais entrer chez moi sans ordre, et je ne vous le dirai pas une seconde fois.
Pendant une semaine, madame de Langeais alla dans toutes les maisons où elle espérait rencontrer monsieur de Montriveau. Contrairement à ses habitudes, elle arrivait de bonne heure et se retirait tard ; elle ne dansait plus, elle jouait. Tentatives inutiles ! elle ne put parvenir à voir Armand, de qui elle n’osait plus prononcer le nom. Cependant un soir, dans un moment de désespérance, elle dit à madame de Sérizy, avec autant d’insouciance qu’il lui fut possible d’en affecter : — Vous êtes donc brouillée avec monsieur de Montriveau ? je ne le vois plus chez vous.
{p. 205} — Mais il ne vient donc plus ici ? répondit la comtesse en riant. D’ailleurs, on ne l’aperçoit plus nulle part, il est sans doute occupé de quelque femme.
— Je croyais, reprit la duchesse avec douceur, que le marquis de Ronquerolles était un de ses amis…
— Je n’ai jamais entendu dire à mon frère qu’il le connût.
Madame de Langeais ne répondit rien. Madame de Sérizy crut pouvoir alors impunément fouetter une amitié discrète qui lui avait été si long-temps amère, et reprit la parole.
— Vous le regrettez donc, ce triste personnage. J’en ai ouï dire des choses monstrueuses : blessez-le, il ne revient jamais, ne pardonne rien ; aimez-le, il vous met à la chaîne. À tout ce que je disais de lui, l’un de ceux qui le portent aux nues me répondait toujours par un mot : Il sait aimer ! On ne cesse de me répéter : Montriveau quittera tout pour son ami, c’est une âme immense. Ah, bah ! la société ne demande pas des âmes si grandes. Les hommes de ce caractère sont très-bien chez eux, qu’ils y restent, et qu’ils nous laissent à nos bonnes petitesses. Qu’en dites-vous, Antoinette ?
Malgré son habitude du monde, la duchesse parut agitée, mais elle dit néanmoins avec un naturel qui trompa son amie : — Je suis fâchée de ne plus le voir, je prenais à lui beaucoup d’intérêt, et lui vouais une sincère amitié. Dussiez-vous me trouver ridicule, chère amie, j’aime les grandes âmes. Se donner à un sot, n’est-ce pas avouer clairement que l’on n’a que des sens ?
Madame de Sérizy n’avait jamais distingué que des gens vulgaires, et se trouvait en ce moment aimée par un bel homme, le marquis d’Aiglemont.
La comtesse abrégea sa visite, croyez-le. Puis madame de Langeais voyant une espérance dans la retraite absolue d’Armand, elle lui écrivit aussitôt une lettre humble et douce qui devait le ramener à elle, s’il aimait encore. Elle fit porter le lendemain sa lettre par son valet de chambre, et, quand il fut de retour, elle lui demanda s’il l’avait remise à Montriveau lui-même ; puis, sur son affirmation, elle ne put retenir un mouvement de joie. Armand était à Paris, il y restait seul, chez lui, sans aller dans le monde ! Elle était donc aimée. Pendant toute la journée elle attendit une réponse, et la réponse ne vint pas. Au milieu des crises renaissantes que lui donna l’impatience, Antoinette se justifia ce retard : Armand était {p. 206} embarrassé, la réponse viendrait par la poste ; mais, le soir, elle ne pouvait plus s’abuser. Journée affreuse, mêlée de souffrances qui plaisent, de palpitations qui écrasent, excès de cœur qui usent la vie. Le lendemain elle envoya chez Armand chercher une réponse.
— Monsieur le marquis a fait dire qu’il viendrait chez madame la duchesse, répondit Julien.
Elle se sauva afin de ne pas laisser voir son bonheur, elle alla tomber sur son canapé pour y dévorer ses premières émotions.
— Il va venir ! Cette pensée lui déchira l’âme. Malheur, en effet, aux êtres pour lesquels l’attente n’est pas la plus horrible des tempêtes et la fécondation des plus doux plaisirs, ceux-là n’ont point en eux cette flamme qui réveille les images des choses, et double la nature en nous attachant autant à l’essence pure des objets qu’à leur réalité. En amour, attendre n’est-ce pas incessamment épuiser une espérance certaine, se livrer au fléau terrible de la passion, heureuse sans les désenchantements de la vérité ! Émanation constante de force et de désirs, l’attente ne serait-elle pas à l’âme humaine ce que sont à certaines fleurs leurs exhalations parfumées ? Nous avons bientôt laissé les éclatantes et stériles couleurs du choréopsis ou des tulipes, et nous revenons sans cesse aspirer les délicieuses pensées de l’oranger ou du volkameria, deux fleurs que leurs patries ont involontairement comparées à de jeunes fiancées pleines d’amour, belles de leur passé, belles de leur avenir.
La duchesse s’instruisit des plaisirs de sa nouvelle vie en sentant avec une sorte d’ivresse ces flagellations de l’amour ; puis, en changeant de sentiments, elle trouva d’autres destinations et un meilleur sens aux choses de la vie. En se précipitant dans son cabinet de toilette, elle comprit ce que sont les recherches de la parure, les soins corporels les plus minutieux, quand ils sont commandés par l’amour et non par la vanité ; déjà, ces apprêts lui aidèrent à supporter la longueur du temps. Sa toilette finie, elle retomba dans les excessives agitations, dans les foudroiements nerveux de cette horrible puissance qui met en fermentation toutes les idées, et qui n’est peut-être qu’une maladie dont on aime les souffrances. La duchesse était prête à deux heures de l’après-midi ; monsieur de Montriveau n’était pas encore arrivé à onze heures et demie du soir. Expliquer les angoisses de cette femme, qui pouvait passer pour l’enfant gâté de la civilisation, ce serait vouloir dire combien {p. 207} le cœur peut concentrer de poésies dans une pensée ; vouloir peser la force exhalée par l’âme au bruit d’une sonnette, ou estimer ce que consomme de vie l’abattement causé par une voiture dont le roulement continue sans s’arrêter.
— Se jouerait-il de moi ? dit-elle en écoutant sonner minuit.
Elle pâlit, ses dents se heurtèrent, et elle se frappa les mains en bondissant dans ce boudoir, où jadis, pensait-elle, il apparaissait sans être appelé. Mais elle se résigna. Ne l’avait-elle pas fait pâlir et bondir sous les piquantes flèches de son ironie ? Madame de Langeais comprit l’horreur de la destinée des femmes, qui, privées de tous les moyens d’action que possèdent les hommes, doivent attendre quand elles aiment. Aller au-devant de son aimé est une faute que peu d’hommes savent pardonner. La plupart d’entre eux voient une dégradation dans cette céleste flatterie ; mais Armand avait une grande âme, et devait faire partie du petit nombre d’hommes qui savent acquitter par un éternel amour un tel excès d’amour.
— Hé ! bien, j’irai, se dit-elle en se tournant dans son lit sans pouvoir y trouver le sommeil, j’irai vers lui, je lui tendrai la main sans me fatiguer de la lui tendre. Un homme d’élite voit dans chacun des pas que fait une femme vers lui des promesses d’amour et de constance. Oui, les anges doivent descendre des cieux pour venir aux hommes, et je veux être un ange pour lui.
Le lendemain elle écrivit un de ces billets où excelle l’esprit des dix mille Sévignés que compte maintenant Paris. Cependant, savoir se plaindre sans s’abaisser, voler à plein de ses deux ailes sans se traîner humblement, gronder sans offenser, se révolter avec grâce, pardonner sans compromettre la dignité personnelle, tout dire et ne rien avouer, il fallait être la duchesse de Langeais et avoir été élevée par madame la princesse de Blamont-Chauvry, pour écrire ce délicieux billet. Julien partit. Julien était, comme tous les valets de chambre, la victime des marches et contre-marches de l’amour.
— Que vous a répondu monsieur de Montriveau ? dit-elle aussi indifféremment qu’elle le put à Julien quand il vint lui rendre compte de sa mission.
— Monsieur le marquis m’a prié de dire à madame la duchesse que c’était bien.
Affreuse réaction de l’âme sur elle-même ! recevoir devant de {p. 208} curieux témoins la question du cœur, et ne pas murmurer, et se voir forcée au silence. Une des mille douleurs du riche !
Pendant vingt-deux jours madame de Langeais écrivit à monsieur de Montriveau sans obtenir de réponse. Elle avait fini par se dire malade pour se dispenser de ses devoirs, soit envers la princesse à laquelle elle était attachée, soit envers le monde. Elle ne recevait que son père, le duc de Navarreins, sa tante, la princesse de Blamont-Chauvry, le vieux vidame de Pamiers, son grand-oncle maternel, et l’oncle de son mari, le duc de Grandlieu. Ces personnes crurent facilement à la maladie de madame de Langeais, en la trouvant de jour en jour plus abattue, plus pâle, plus amaigrie. Les vagues ardeurs d’un amour réel, les irritations de l’orgueil blessé, la constante piqûre du seul mépris qui pût l’atteindre, ses élancements vers des plaisirs perpétuellement souhaités, perpétuellement trahis ; enfin, toutes ses forces inutilement excitées, minaient sa double nature. Elle payait l’arriéré de sa vie trompée. Elle sortit enfin pour assister à une revue où devait se trouver monsieur de Montriveau. Placée sur le balcon des Tuileries, avec la famille royale, la duchesse eut une de ces fêtes dont l’âme garde un long souvenir. Elle apparut sublime de langueur, et tous les yeux la saluèrent avec admiration. Elle échangea quelques regards avec Montriveau, dont la présence la rendait si belle. Le général défila presque à ses pieds dans toute la splendeur de ce costume militaire dont l’effet sur l’imagination féminine est avoué même par les plus prudes personnes. Pour une femme bien éprise, qui n’avait pas vu son amant depuis deux mois, ce rapide moment ne dut-il pas ressembler à cette phase de nos rêves où, fugitivement, notre vue embrasse une nature sans horizon ? Aussi, les femmes ou les jeunes gens peuvent-ils seuls imaginer l’avidité stupide et délirante qu’exprimèrent les yeux de la duchesse. Quant aux hommes, si, pendant leur jeunesse, ils ont éprouvé, dans le paroxysme de leurs premières passions, ces phénomènes de la puissance nerveuse, plus tard ils les oublient si complétement, qu’ils arrivent à nier ces luxuriantes extases, le seul nom possible de ces magnifiques intuitions. L’extase religieuse est la folie de la pensée dégagée de ses liens corporels ; tandis que, dans l’extase amoureuse, se confondent, s’unissent et s’embrassent les forces de nos deux natures. Quand une femme est en proie aux tyrannies furieuses sous lesquelles ployait madame de Langeais, les résolutions définitives se {p. 209} succèdent si rapidement, qu’il est impossible d’en rendre compte. Les pensées naissent alors les unes des autres, et courent dans l’âme comme ces nuages emportés par le vent sur un fond grisâtre qui voile le soleil. Dès lors, les faits disent tout. Voici donc les faits. Le lendemain de la revue, madame de Langeais envoya sa voiture et sa livrée attendre à la porte du marquis de Montriveau depuis huit heures du matin jusqu’à trois heures après midi. Armand demeurait rue de Seine, à quelques pas de la chambre des pairs, où il devait y avoir une séance ce jour-là. Mais long-temps avant que les pairs ne se rendissent à leur palais, quelques personnes aperçurent la voiture et la livrée de la duchesse. Un jeune officier dédaigné par madame de Langeais, et recueilli par madame de Sérizy, le baron de Maulincour, fut le premier qui reconnut les gens. Il alla sur-le-champ chez sa maîtresse lui raconter sous le secret cette étrange folie. Aussitôt, cette nouvelle fut télégraphiquement portée à la connaissance de toutes les coteries du faubourg Saint-Germain, parvint au château, à l’Élysée-Bourbon, devint le bruit du jour, le sujet de tous les entretiens, depuis midi jusqu’au soir. Presque toutes les femmes niaient le fait, mais de manière à le faire croire ; et les hommes le croyaient en témoignant à madame de Langeais le plus indulgent intérêt.
— Ce sauvage de Montriveau a un caractère de bronze, il aura sans doute exigé cet éclat, disaient les uns en rejetant la faute sur Armand.
— Hé ! bien, disaient les autres, madame de Langeais a commis la plus noble des imprudences ! En face de tout Paris, renoncer, pour son amant, au monde, à son rang, à sa fortune, à la considération, est un coup d’état féminin beau comme le coup de couteau de ce perruquier qui a tant ému Canning à la Cour d’Assises. Pas une des femmes qui blâment la duchesse ne ferait cette déclaration digne de l’ancien temps. Madame de Langeais est une femme héroïque de s’afficher ainsi franchement elle-même. Maintenant, elle ne peut plus aimer que Montriveau. N’y a-t-il pas quelque grandeur chez une femme à dire : Je n’aurai qu’une passion ?
— Que va donc devenir la société, monsieur, si vous honorez ainsi le vice, sans respect pour la vertu ? dit la femme du procureur-général, la comtesse de Grandville.
Pendant que le château, le faubourg et la Chaussée-d’Antin s’entretenaient du naufrage de cette aristocratique vertu ; que {p. 210} d’empressés jeunes gens couraient à cheval s’assurer, en voyant la voiture dans la rue de Seine, que la duchesse était bien réellement chez monsieur de Montriveau, elle gisait palpitante au fond de son boudoir. Armand, qui n’avait pas couché chez lui, se promenait aux Tuileries avec monsieur de Marsay. Puis, les grands-parents de madame de Langeais se visitaient les uns les autres en se donnant rendez-vous chez elle pour la semondre et aviser aux moyens d’arrêter le scandale causé par sa conduite. À trois heures, monsieur le duc de Navarreins, le vidame de Pamiers, la vieille princesse de Blamont-Chauvry et le duc de Grandlieu se trouvaient réunis dans le salon de madame de Langeais, et l’y attendaient. À eux, comme à plusieurs curieux, les gens avaient dit que leur maîtresse était sortie. La duchesse n’avait excepté personne de la consigne. Ces quatre personnages, illustres dans la sphère aristocratique dont l’almanach de Gotha consacre annuellement les révolutions et les prétentions héréditaires, veulent une rapide esquisse sans laquelle cette peinture sociale serait incomplète.
La princesse de Blamont-Chauvry était, dans le monde féminin, le plus poétique débris du règne de Louis XV, au surnom duquel, durant sa belle jeunesse, elle avait, dit-on, contribué pour sa quote-part. De ses anciens agréments, il ne lui restait qu’un nez remarquablement saillant, mince, recourbé comme une lame turque, et principal ornement d’une figure semblable à un vieux gant blanc ; puis quelques cheveux crêpés et poudrés ; des mules à talons, le bonnet de dentelles à coques, des mitaines noires et des parfaits contentements. Mais, pour lui rendre entièrement justice, il est nécessaire d’ajouter qu’elle avait une si haute idée de ses ruines, qu’elle se décolletait le soir, portait des gants longs, et se teignait encore les joues avec le rouge classique de Martin. Dans ses rides une amabilité redoutable, un feu prodigieux dans ses yeux, une dignité profonde dans toute sa personne, sur sa langue un esprit à triple dard, dans sa tête une mémoire infaillible faisaient de cette vieille femme une véritable puissance. Elle avait dans le parchemin de sa cervelle tout celui du cabinet des chartes et connaissait les alliances des maisons princières, ducales et comtales de l’Europe, à savoir où étaient les derniers germains de Charlemagne. Aussi nulle usurpation de titre ne pouvait-elle lui échapper. Les jeunes gens qui voulaient être bien vus, les ambitieux, les jeunes femmes lui rendaient de constants hommages. Son salon faisait autorité {p. 211} dans le faubourg Saint-Germain. Les mots de ce Talleyrand femelle restaient comme des arrêts. Certaines personnes venaient prendre chez elle des avis sur l’étiquette ou les usages, et y chercher des leçons de bon goût. Certes, nulle vieille femme ne savait comme elle empocher sa tabatière ; et elle avait, en s’asseyant ou en se croisant les jambes, des mouvements de jupe d’une précision, d’une grâce qui désespérait les jeunes femmes les plus élégantes. Sa voix lui était demeurée dans la tête pendant le tiers de sa vie, mais elle n’avait pu l’empêcher de descendre dans les membranes du nez, ce qui la rendait étrangement significative. De sa grande fortune il lui restait cent cinquante mille livres en bois, généreusement rendus par Napoléon. Ainsi, biens et personne, tout en elle était considérable. Cette curieuse antique était dans une bergère au coin de la cheminée et causait avec le vidame de Pamiers, autre ruine contemporaine. Ce vieux seigneur, ancien Commandeur de l’Ordre de Malte, était un homme grand, long et fluet, dont le col était toujours serré de manière à lui comprimer les joues qui débordaient légèrement la cravate et à lui maintenir la tête haute ; attitude pleine de suffisance chez certaines gens, mais justifiée chez lui par un esprit voltairien. Ses yeux à fleur de tête semblaient tout voir et avaient effectivement tout vu. Il mettait du coton dans ses oreilles. Enfin sa personne offrait dans l’ensemble un modèle parfait des lignes aristocratiques, lignes menues et frêles, souples et agréables, qui, semblables à celles du serpent, peuvent à volonté se courber, se dresser, devenir coulantes ou roides.
Le duc de Navarreins se promenait de long en large dans le salon avec monsieur le duc de Grandlieu. Tous deux étaient des hommes âgés de cinquante-cinq ans, encore verts, gros et courts, bien nourris, le teint un peu rouge, les yeux fatigués, les lèvres inférieures déjà pendantes. Sans le ton exquis de leur langage, sans l’affable politesse de leurs manières, sans leur aisance qui pouvait tout à coup se changer en impertinence, un observateur superficiel aurait pu les prendre pour des banquiers. Mais toute erreur devait cesser en écoutant leur conversation armée de précautions avec ceux qu’ils redoutaient, sèche ou vide avec leurs égaux, perfide pour les inférieurs que les gens de cour ou les hommes d’état savent apprivoiser par de verbeuses délicatesses et blesser par un mot inattendu. Tels étaient les représentants de cette grande {p. 212} noblesse qui voulait mourir ou rester tout entière, qui méritait autant d’éloge que de blâme, et sera toujours imparfaitement jugée jusqu’à ce qu’un poète l’ait montrée heureuse d’obéir au roi en expirant sous la hache de Richelieu, et méprisant la guillotine de 89 comme une sale vengeance.
Ces quatre personnages se distinguaient tous par une voix grêle, particulièrement en harmonie avec leurs idées et leur maintien. D’ailleurs, la plus parfaite égalité régnait entre eux. L’habitude prise par eux à la cour de cacher leurs émotions les empêchait sans doute de manifester le déplaisir que leur causait l’incartade de leur jeune parente.
Pour empêcher les critiques de taxer de puérilité le commencement de la scène suivante, peut-être est-il nécessaire de faire observer ici que Locke se trouvant dans la compagnie de seigneurs anglais renommés pour leur esprit, distingués autant par leurs manières que par leur consistance politique, s’amusa méchamment à sténographier leur conversation par un procédé particulier, et les fit éclater de rire en la leur lisant, afin de savoir d’eux ce qu’on en pouvait tirer. En effet, les classes élevées ont en tout pays un jargon de clinquant qui, lavé dans les cendres littéraires ou philosophiques, donne infiniment peu d’or au creuset. À tous les étages de la société, sauf quelques salons parisiens, l’observateur retrouve les mêmes ridicules que différencient seulement la transparence ou l’épaisseur du vernis. Ainsi, les conversations substantielles sont l’exception sociale, et le béotianisme défraie habituellement les diverses zones du monde. Si forcément on parle beaucoup dans les hautes sphères, on y pense peu. Penser est une fatigue, et les riches aiment à voir couler la vie sans grand effort. Aussi est-ce en comparant le fond des plaisanteries par échelons, depuis le gamin de Paris jusqu’au pair de France, que l’observateur comprend le mot de monsieur de Talleyrand : Les manières sont tout, traduction élégante de cet axiome judiciaire : La forme emporte le fond. Aux yeux du poète, l’avantage restera aux classes inférieures qui ne manquent jamais à donner un rude cachet de poésie à leurs pensées. Cette observation fera peut-être aussi comprendre l’infertilité des salons, leur vide, leur peu de profondeur, et la répugnance que les gens supérieurs éprouvent à faire le méchant commerce d’y échanger leurs pensées.
Le duc s’arrêta soudain, comme s’il concevait une idée {p. 213} lumineuse, et dit à son voisin : — Vous avez donc vendu Thornthon ?
— Non, il est malade. J’ai bien peur de le perdre, et j’en serais désolé ; c’est un cheval excellent à la chasse. Savez-vous comment va la duchesse de Marigny ?
— Non, je n’y suis pas allé ce matin. Je sortais pour la voir, quand vous êtes venu me parler d’Antoinette. Mais elle avait été fort mal hier, l’on en désespérait, elle a été administrée.
— Sa mort changera la position de votre cousin.
— En rien, elle a fait ses partages de son vivant et s’était réservé une pension que lui paye sa nièce, madame de Soulanges, à laquelle elle a donné sa terre de Guébriant à rente viagère.
— Ce sera une grande perte pour la société. Elle était bonne femme. Sa famille aura de moins une personne dont les conseils et l’expérience avaient de la portée. Entre nous soit dit, elle était le chef de la maison. Son fils, Marigny, est un aimable homme ; il a du trait ; il sait causer. Il est agréable, très-agréable ; oh ! pour agréable, il l’est sans contredit ; mais… aucun esprit de conduite. Eh bien ! c’est extraordinaire, il est très-fin. L’autre jour, il dînait au Cercle avec tous ces richards de la Chaussée-d’Antin, et votre oncle (qui va toujours y faire sa partie) le voit. Étonné de le rencontrer là, il lui demande s’il est du Cercle. — « Oui, je ne vais plus dans le monde, je vis avec les banquiers. » Vous savez pourquoi ? dit le marquis en jetant au duc un fin sourire.
— Non.
— Il est amouraché d’une nouvelle mariée, cette petite madame Keller, la fille de Gondreville, une femme que l’on dit fort à la mode dans ce monde-là.
— Mais Antoinette ne s’ennuie pas, à ce qu’il paraît, dit le vieux vidame.
— L’affection que je porte à cette petite femme me fait prendre en ce moment un singulier passe-temps, lui répondit la princesse en empochant sa tabatière.
— Ma chère tante, dit le duc en s’arrêtant, je suis désespéré. Il n’y avait qu’un homme de Bonaparte capable d’exiger d’une femme comme il faut de semblables inconvenances. Entre nous soit dit, Antoinette aurait dû choisir mieux.
— Mon cher, répondit la princesse, les Montriveau sont anciens et fort bien alliés, ils tiennent à toute la haute noblesse de Bourgogne. Si les Rivaudoult d’Arschoot, de la branche Dulmen, {p. 214} finissaient en Gallicie, les Montriveau succéderaient aux biens et aux titres d’Arschoot ; ils en héritent par leur bisaïeul.
— Vous en êtes sûre ?…
— Je le sais mieux que ne le savait le père de celui-ci, que je voyais beaucoup et à qui je l’ai appris. Quoique chevalier des ordres, il s’en moqua ; c’était un encyclopédiste. Mais son frère en a bien profité dans l’émigration. J’ai ouï dire que ses parents du nord avaient été parfaits pour lui…
— Oui, certes. Le comte de Montriveau est mort à Pétersbourg où je l’ai rencontré, dit le vidame. C’était un gros homme qui avait une incroyable passion pour les huîtres.
— Combien en mangeait-il donc ? dit le duc de Grandlieu.
— Tous les jours dix douzaines.
— Sans être incommodé ?
— Pas le moins du monde.
— Oh ! mais c’est extraordinaire ! Ce goût ne lui a donné ni la pierre, ni la goutte, ni aucune incommodité ?
— Non, il s’est parfaitement porté, il est mort par accident.
— Par accident ! La nature lui avait dit de manger des huîtres, elles lui étaient probablement nécessaires ; car, jusqu’à un certain point, nos goûts prédominants sont des conditions de notre existence.
— Je suis de votre avis, dit la princesse en souriant.
— Madame, vous entendez toujours malicieusement les choses, dit le marquis.
— Je veux seulement vous faire comprendre que ces choses seraient très mal entendues par une jeune femme, répondit-elle.
Elle s’interrompit pour dire : — Mais ma nièce ! ma nièce !
— Chère tante, dit monsieur de Navarreins, je ne peux pas encore croire qu’elle soit allée chez monsieur de Montriveau.
— Bah ! fit la princesse.
— Quelle est votre idée, vidame ? demanda le marquis.
— Si la duchesse était naïve, je croirais…
— Mais une femme qui aime devient naïve, mon pauvre vidame. Vous vieillissez donc ?
— Enfin, que faire ? dit le duc.
— Si ma chère nièce est sage, répondit la princesse, elle ira ce soir à la Cour, puisque, par bonheur, nous sommes un lundi, jour de réception ; vous verrez à la bien entourer et à démentir ce bruit ridicule. Il y a mille moyens d’expliquer les choses ; et si le {p. 215} marquis de Montriveau est un galant homme, il s’y prêtera. Nous ferons entendre raison à ces enfants-là…
— Mais il est difficile de rompre en visière à monsieur de Montriveau, chère tante, c’est un élève de Bonaparte, et il a une position. Comment donc ! c’est un seigneur du jour, il a un commandement important dans la Garde, où il est très-utile. Il n’a pas la moindre ambition. Au premier mot qui lui déplairait, il est homme à dire au roi : — Voilà ma démission, laissez-moi tranquille.
— Comment pense-t-il donc ?
— Très-mal.
— Vraiment, dit la princesse, le roi reste ce qu’il a toujours été, un jacobin fleurdelisé.
— Oh ! un peu modéré, dit le vidame.
— Non, je le connais de longue date. L’homme qui disait à sa femme, le jour où elle assista au premier grand couvert : « Voilà nos gens ! » en lui montrant la cour, ne pouvait être qu’un noir scélérat. Je retrouve parfaitement MONSIEUR dans le Roi. Le mauvais frère qui votait si mal dans son bureau de l’Assemblée constituante doit pactiser avec les Libéraux, les laisser parler, discuter. Ce cagot de philosophie sera tout aussi dangereux pour son cadet qu’il l’a été pour l’aîné ; car je ne sais si son successeur pourra se tirer des embarras que se plaît à lui créer ce gros homme de petit esprit ; d’ailleurs il l’exècre, et serait heureux de se dire en mourant : Il ne régnera pas long-temps.
— Ma tante, c’est le Roi, j’ai l’honneur de lui appartenir, et…
— Mais, mon cher, votre charge vous ôte-t-elle votre franc-parler ! Vous êtes d’aussi bonne maison que les Bourbons. Si les Guise avaient eu un peu plus de résolution, Sa Majesté serait un pauvre sire aujourd’hui. Je m’en vais de ce monde à temps, la noblesse est morte. Oui, tout est perdu pour vous, mes enfants, dit-elle en regardant le vidame. Est-ce que la conduite de ma nièce devrait occuper la ville ? Elle a eu tort, je ne l’approuve pas, un scandale inutile est une faute ; aussi douté-je encore de ce manque aux convenances, je l’ai élevée et je sais que…
En ce moment la duchesse sortit de son boudoir. Elle avait reconnu la voix de sa tante et entendu prononcer le nom de Montriveau. Elle était dans un déshabillé du matin, et, quand elle se montra, monsieur de Grandlieu, qui regardait insouciamment par la croisée, vit revenir la voiture de sa nièce sans elle.
{p. 216} — Ma chère fille, lui dit le duc en lui prenant la tête et l’embrassant au front, tu ne sais donc pas ce qui se passe ?
— Que se passe-t-il d’extraordinaire, cher père ?
— Mais tout Paris te croit chez monsieur de Montriveau.
— Ma chère Antoinette, tu n’es pas sortie, n’est-ce pas ? dit la princesse en lui tendant la main que la duchesse baisa avec une respectueuse affection.
— Non, chère mère, je ne suis pas sortie. Et, dit-elle en se retournant pour saluer le vidame et le marquis, j’ai voulu que tout Paris me crût chez monsieur de Montriveau.
Le duc leva les mains au ciel, se les frappa désespérément et se croisa les bras.
— Mais vous ne savez donc pas ce qui résultera de ce coup de tête ? dit-il enfin.
La vieille princesse s’était subitement dressée sur ses talons, et regardait la duchesse qui se prit à rougir et baissa les yeux ; madame de Chauvry l’attira doucement et lui dit : — Laissez-moi vous baiser, mon petit ange. Puis, elle l’embrassa sur le front fort affectueusement, lui serra la main et reprit en souriant : — Nous ne sommes plus sous les Valois, ma chère fille. Vous avez compromis votre mari, votre état dans le monde ; cependant, nous allons aviser à tout réparer.
— Mais, ma chère tante, je ne veux rien réparer. Je désire que tout Paris sache ou dise que j’étais ce matin chez monsieur de Montriveau. Détruire cette croyance, quelque fausse qu’elle soit, est me nuire étrangement.
— Ma fille, vous voulez donc vous perdre, et affliger votre famille ?
— Mon père, ma famille, en me sacrifiant à des intérêts, m’a, sans le vouloir, condamnée à d’irréparables malheurs. Vous pouvez me blâmer d’y chercher des adoucissements, mais certes vous me plaindrez.
— Donnez-vous donc mille peines pour établir convenablement des filles ! dit en murmurant monsieur de Navarreins au vidame.
— Chère petite, dit la princesse en secouant les grains de tabac tombés sur sa robe, soyez heureuse si vous pouvez ; il ne s’agit pas de troubler votre bonheur, mais de l’accorder avec les usages. Nous savons tous, ici, que le mariage est une défectueuse institution tempérée par l’amour. Mais est-il besoin, en prenant un amant, de {p. 217} faire son lit sur le Carrousel ? Voyons, ayez un peu de raison, écoutez-nous.
— J’écoute.
— Madame la duchesse, dit le duc de Grandlieu, si les oncles étaient obligés de garder leurs nièces, ils auraient un état dans le monde ; la société leur devrait des honneurs, des récompenses, des traitements comme elle en donne aux gens du Roi. Aussi ne suis-je pas venu pour vous parler de mon neveu, mais de vos intérêts. Calculons un peu. Si vous tenez à faire un éclat, je connais le sire, je ne l’aime guère. Langeais est assez avare, personnel en diable ; il se séparera de vous, gardera votre fortune, vous laissera pauvre, et conséquemment sans considération. Les cent mille livres de rente que vous avez héritées dernièrement de votre grand’tante maternelle payeront les plaisirs de ses maîtresses, et vous serez liée, garrottée par les lois, obligée de dire amen à ces arrangements-là. Que monsieur de Montriveau vous quitte ! Mon Dieu, chère nièce, ne nous colérons point, un homme ne vous abandonnera pas jeune et belle ; cependant nous avons vu tant de jolies femmes délaissées, même parmi les princesses, que vous me permettrez une supposition presque impossible, je veux le croire ; alors que deviendrez-vous sans mari ? Ménagez donc le vôtre au même titre que vous soignez votre beauté, qui est après tout le parachute des femmes, aussi bien qu’un mari. Je vous fais toujours heureuse et aimée ; je ne tiens compte d’aucun événement malheureux. Cela étant, par bonheur ou par malheur vous aurez des enfants ? Qu’en ferez-vous ? Des Montriveau ? — Hé ! bien, ils ne succèderont point à toute la fortune de leur père. Vous voudrez leur donner toute la vôtre et lui toute la sienne. Mon Dieu, rien n’est plus naturel. Vous trouverez les lois contre vous. Combien avons-nous vu de procès faits par les héritiers légitimes aux enfants de l’amour ! J’en entends retentir dans tous les tribunaux du monde. Aurez-vous recours à quelque fidéicommis : si la personne en qui vous mettrez votre confiance vous trompe, à la vérité la justice humaine n’en saura rien ; mais vos enfants seront ruinés. Choisissez donc bien ! Voyez en quelles perplexités vous êtes. De toute manière vos enfants seront nécessairement sacrifiés aux fantaisies de votre cœur et privés de leur état. Mon Dieu, tant qu’ils seront petits, ils seront charmants ; mais ils vous reprocheront un jour d’avoir songé plus à vous qu’à eux. Nous savons tout cela, nous autres vieux gentilshommes. Les enfants deviennent des {p. 218} hommes, et les hommes sont ingrats. N’ai-je pas entendu le jeune de Horn, en Allemagne, disant après souper : — Si ma mère avait été honnête femme, je serais prince régnant. Mais ce SI, nous avons passé notre vie à l’entendre dire aux roturiers, et il a fait la révolution. Quand les hommes ne peuvent accuser ni leur père, ni leur mère, ils s’en prennent à Dieu de leur mauvais sort. En somme, chère enfant, nous sommes ici pour vous éclairer. Hé ! bien, je me résume par un mot que vous devez méditer : une femme ne doit jamais donner raison à son mari.
— Mon oncle, j’ai calculé tant que je n’aimais pas. Alors je voyais comme vous des intérêts là où il n’y a plus pour moi que des sentiments, dit la duchesse.
— Mais, ma chère petite, la vie est tout bonnement une complication d’intérêts et de sentiments, lui répliqua le vidame ; et pour être heureux, surtout dans la position où vous êtes, il faut tâcher d’accorder ses sentiments avec ses intérêts. Qu’une grisette fasse l’amour à sa fantaisie, cela se conçoit ; mais vous avez une jolie fortune, une famille, un titre, une place à la cour, et vous ne devez pas les jeter par la fenêtre. Pour tout concilier, que venons-nous vous demander ? De tourner habilement la loi des convenances au lieu de la violer. Hé, mon Dieu, j’ai bientôt quatre-vingts ans, je ne me souviens pas d’avoir rencontré, sous aucun régime, un amour qui valût le prix dont vous voulez payer celui de cet heureux jeune homme.
La duchesse imposa silence au vidame par un regard ; et si Montriveau l’avait pu voir, il aurait tout pardonné…
— Ceci serait d’un bel effet au théâtre, dit le duc de Grandlieu, et ne signifie rien quand il s’agit de vos paraphernaux, de votre position et de votre indépendance. Vous n’êtes pas reconnaissante, ma chère nièce. Vous ne trouverez pas beaucoup de familles où les parents soient assez courageux pour apporter les enseignements de l’expérience et faire entendre le langage de la raison à de jeunes têtes folles. Renoncez à votre salut en deux minutes, s’il vous plaît de vous damner ; d’accord ! Mais réfléchissez bien quand il s’agit de renoncer à vos rentes. Je ne connais pas de confesseur qui nous absolve de la misère. Je me crois le droit de vous parler ainsi ; car, si vous vous perdez, moi seul je pourrai vous offrir un asile. Je suis presque l’oncle de Langeais, et moi seul aurai raison en lui donnant tort.
{p. 219} — Ma fille, dit le duc de Navarreins en se réveillant d’une douloureuse méditation, puisque vous parlez de sentiments, laissez-moi vous faire observer qu’une femme qui porte votre nom se doit à des sentiments autres que ceux des gens du commun. Vous voulez donc donner gain de cause aux Libéraux, à ces jésuites de Robespierre qui s’efforcent de honnir la noblesse. Il est certaines choses qu’une Navarreins ne saurait faire sans manquer à toute sa maison. Vous ne seriez pas seule déshonorée.
— Allons, dit la princesse, voilà le déshonneur. Mes enfants, ne faites pas tant de bruit pour la promenade d’une voiture vide, et laissez-moi seule avec Antoinette. Vous viendrez dîner avec moi tous trois. Je me charge d’arranger convenablement les choses. Vous n’y entendez rien, vous autres hommes, vous mettez déjà de l’aigreur dans vos paroles, et je ne veux pas vous voir brouillés avec ma chère fille. Faites-moi donc le plaisir de vous en aller.
Les trois gentilshommes devinèrent sans doute les intentions de la princesse, ils saluèrent leurs parentes ; et monsieur de Navarreins vint embrasser sa fille au front, en lui disant : — Allons, chère enfant, sois sage. Si tu veux, il en est encore temps.
— Est-ce que nous ne pourrions pas trouver dans la famille quelque bon garçon qui chercherait dispute à ce Montriveau ? dit le vidame en descendant les escaliers.
— Mon bijou, dit la princesse, en faisant signe à son élève de s’asseoir sur une petite chaise basse, près d’elle, quand elles furent seules ; je ne sais rien de plus calomnié dans ce bas monde que Dieu et le dix-huitième siècle, car, en me remémorant les choses de ma jeunesse, je ne me rappelle pas qu’une seule duchesse ait foulé aux pieds les convenances comme vous venez de le faire. Les romanciers et les écrivailleurs ont déshonoré le règne de Louis XV, ne les croyez pas. La Dubarry, ma chère, valait bien la veuve Scarron, et elle était meilleure personne. Dans mon temps, une femme savait, au milieu de ses galanteries, garder sa dignité. Les indiscrétions nous ont perdues. De là vient tout le mal. Les philosophes, ces gens de rien que nous mettions dans nos salons, ont eu l’inconvenance et l’ingratitude, pour prix de nos bontés, de faire l’inventaire de nos cœurs, de nous décrier en masse, en détail, et de déblatérer contre le siècle. Le peuple, qui est très mal placé pour juger quoi que ce soit, a vu le fond des choses, sans en voir la forme. Mais dans ce temps-là, mon cœur, les hommes et les {p. 220} femmes ont été tout aussi remarquables qu’aux autres époques de la monarchie. Pas un de vos Werther, aucune de vos notabilités, comme ça s’appelle, pas un de vos hommes en gants jaunes et dont les pantalons dissimulent la pauvreté de leurs jambes, ne traverserait l’Europe, déguisé en colporteur, pour aller s’enfermer, au risque de la vie et en bravant les poignards du duc de Modène, dans le cabinet de toilette de la fille du régent. Aucun de vos petits poitrinaires à lunettes d’écaille ne se cacherait comme Lauzun, durant six semaines, dans une armoire pour donner du courage à sa maîtresse pendant qu’elle accouchait. Il y avait plus de passion dans le petit doigt de monsieur de Jaucourt que dans toute votre race de disputailleurs qui laissent les femmes pour des amendements ! Trouvez-moi donc aujourd’hui des pages qui se fassent hacher et ensevelir sous un plancher pour venir baiser le doigt ganté d’une Konismark ? Aujourd’hui, vraiment, il semblerait que les rôles soient changés, et que les femmes doivent se dévouer pour les hommes. Ces messieurs valent moins et s’estiment davantage. Croyez-moi, ma chère, toutes ces aventures qui sont devenues publiques et dont on s’arme aujourd’hui pour assassiner notre bon Louis XV, étaient d’abord secrètes. Sans un tas de poétriaux, de rimailleurs, de moralistes qui entretenaient nos femmes de chambre et en écrivaient les calomnies, notre époque aurait eu littérairement des mœurs. Je justifie le siècle et non sa lisière. Peut-être y a-t-il eu cent femmes de qualité perdues ; mais les drôles en ont mis un millier, ainsi que font les gazetiers quand ils évaluent les morts du parti battu. D’ailleurs, je ne sais pas ce que la Révolution et l’Empire peuvent nous reprocher : ces temps-là ont été licencieux, sans esprit, grossiers, fi ! tout cela me révolte. Ce sont les mauvais lieux de notre histoire ! Ce préambule, ma chère enfant, reprit-elle après une pause, est pour arriver à te dire que si Montriveau te plaît, tu es bien la maîtresse de l’aimer à ton aise, et tant que tu pourras. Je sais, moi, par expérience (à moins de t’enfermer, mais on n’enferme plus aujourd’hui), que tu feras ce qui te plaira ; et c’est ce que j’aurais fait à ton âge. Seulement, mon cher bijou, je n’aurais pas abdiqué le droit de faire des ducs de Langeais. Ainsi comporte-toi décemment. Le vidame a raison, aucun homme ne vaut un seul des sacrifices par lesquels nous sommes assez folles pour payer leur amour. Mets-toi donc dans la position de pouvoir, si tu avais le malheur d’en être à te repentir, te trouver encore la {p. 221} femme de monsieur de Langeais. Quand tu seras vieille, tu seras bien aise d’entendre la messe à la cour et non dans un couvent de province, voilà toute la question. Une imprudence, c’est une pension, une vie errante, être à la merci de son amant ; c’est l’ennui causé par les impertinences des femmes qui vaudront moins que toi, précisément parce qu’elles auront été très-ignoblement adroites. Il valait cent fois mieux aller chez Montriveau, le soir, en fiacre, déguisée, que d’y envoyer ta voiture en plein jour. Tu es une petite sotte, ma chère enfant ! Ta voiture a flatté sa vanité, ta personne lui aurait pris le cœur. Je t’ai dit ce qui est juste et vrai, mais je ne t’en veux pas, moi. Tu es de deux siècles en arrière avec ta fausse grandeur. Allons, laisse-nous arranger tes affaires, dire que le Montriveau aura grisé tes gens, pour satisfaire son amour propre et te compromettre…
— Au nom du ciel, ma tante, s’écria la duchesse en bondissant, ne le calomniez pas.
— Oh ! chère enfant, dit la princesse dont les yeux s’animèrent, je voudrais te voir des illusions qui ne te fussent pas funestes, mais toute illusion doit cesser. Tu m’attendrirais, n’était mon âge. Allons, ne fais de chagrin à personne, ni à lui, ni à nous. Je me charge de contenter tout le monde ; mais promets-moi de ne pas te permettre désormais une seule démarche sans me consulter. Conte-moi tout, je te mènerai peut-être à bien.
— Ma tante, je vous promets…
— De me dire tout…
— Oui, tout, tout ce qui pourra se dire.
— Mais, mon cœur, c’est précisément ce qui ne pourra pas se dire que je veux savoir. Entendons-nous bien. Allons, laisse-moi appuyer mes lèvres sèches sur ton beau front. Non, laisse-moi faire, je te défends de baiser mes os. Les vieillards ont une politesse à eux… Allons, conduis-moi jusqu’à mon carrosse, dit-elle après avoir embrassé sa nièce.
— Chère tante, je puis donc aller chez lui déguisée ?
— Mais, oui, ça peut toujours se nier, dit la vieille.
La duchesse n’avait clairement perçu que cette idée dans le sermon que la princesse venait de lui faire. Quand madame de Chauvry fut assise dans le coin de sa voiture, madame de Langeais lui dit un gracieux adieu, et remonta chez elle tout heureuse.
— Ma personne lui aurait pris le cœur ; elle a raison, ma tante. {p. 222} Un homme ne doit pas refuser une jolie femme, quand elle sait se bien offrir.
Le soir, au cercle de madame la duchesse de Berri, le duc de Navarreins, monsieur de Pamiers, monsieur de Marsay, monsieur de Grandlieu, le duc de Maufrigneuse démentirent victorieusement les bruits offensants qui couraient sur la duchesse de Langeais. Tant d’officiers et de personnes attestèrent avoir vu Montriveau se promenant aux Tuileries pendant la matinée, que cette sotte histoire fut mise sur le compte du hasard, qui prend tout ce qu’on lui donne. Aussi le lendemain la réputation de la duchesse devint-elle, malgré la station de sa voiture, nette et claire comme l’armet de Mambrin après avoir été fourbi par Sancho. Seulement, à deux heures, au bois de Boulogne, monsieur de Ronquerolles passant à côté de Montriveau dans une allée déserte, lui dit en souriant : — Elle va bien, ta duchesse ! — Encore et toujours, ajouta-t-il en appliquant un coup de cravache significatif à sa jument qui fila comme un boulet.
Deux jours après son éclat inutile, madame de Langeais écrivit à monsieur de Montriveau une lettre qui resta sans réponse comme les précédentes. Cette fois elle avait pris ses mesures, et corrompu Auguste, le valet de chambre d’Armand. Aussi, le soir, à huit heures, fut-elle introduite chez Armand, dans une chambre tout autre que celle où s’était passée la scène demeurée secrète. La duchesse apprit que le général ne rentrerait pas. Avait-il deux domiciles ? Le valet ne voulut pas répondre. Madame de Langeais avait acheté la clef de cette chambre, et non toute la probité de cet homme. Restée seule, elle vit ses quatorze lettres posées sur un vieux guéridon ; elles n’étaient ni froissées, ni décachetées ; elles n’avaient pas été lues. À cet aspect, elle tomba sur un fauteuil, et perdit pendant un moment toute connaissance. En se réveillant, elle aperçut Auguste, qui lui faisait respirer du vinaigre.
— Une voiture, vite, dit-elle16.
La voiture venue, elle descendit avec une rapidité convulsive, revint chez elle, se mit au lit, et fit défendre sa porte. Elle resta vingt-quatre heures couchée, ne laissant approcher d’elle que sa femme de chambre qui lui apporta quelques tasses d’infusion de feuilles d’oranger. Suzette entendit sa maîtresse faisant quelques plaintes, et surprit des larmes dans ses yeux éclatants mais cernés. Le surlendemain, après avoir médité dans les larmes du désespoir {p. 223} le parti qu’elle voulait prendre, madame de Langeais eut une conférence avec son homme d’affaires, et le chargea sans doute de quelques préparatifs. Puis elle envoya chercher le vieux vidame de Pamiers. En attendant le commandeur, elle écrivit à monsieur de Montriveau. Le vidame fut exact. Il trouva sa jeune cousine pâle, abattue, mais résignée. Il était environ deux heures après midi17. Jamais cette divine créature n’avait été plus poétique qu’elle ne l’était alors dans les langueurs de son agonie.
— Mon cher cousin, dit-elle au vidame, vos quatre-vingts ans vous valent ce rendez-vous. Oh ! ne souriez pas, je vous en supplie, devant une pauvre femme au comble du malheur. Vous êtes un galant homme, et les aventures de votre jeunesse vous ont, j’aime à le croire, inspiré quelque indulgence pour les femmes.
— Pas la moindre, dit-il.
— Vraiment !
— Elles sont heureuses de tout, reprit-il.
— Ah ! Eh ! bien, vous êtes au cœur de ma famille ; vous serez peut-être le dernier parent, le dernier ami de qui j’aurai serré la main ; je puis donc réclamer de vous un bon office. Rendez-moi, mon cher vidame, un service que je ne saurais demander à mon père, ni à mon oncle Grandlieu, ni à aucune femme. Vous devez me comprendre. Je vous supplie de m’obéir, et d’oublier que vous m’avez obéi, quelle que soit l’issue de vos démarches. Il s’agit d’aller, muni de cette lettre, chez monsieur de Montriveau, de le voir, de la lui montrer, de lui demander, comme vous savez d’homme à homme demander les choses, car vous avez entre vous une probité, des sentiments que vous oubliez avec nous, de lui demander s’il voudra bien la lire, non pas en votre présence, les hommes se cachent certaines émotions. Je vous autorise, pour le décider, et si vous le jugez nécessaire, à lui dire qu’il s’en va de ma vie ou de ma mort. S’il daigne…
— Daigne ! fit le commandeur.
— S’il daigne la lire, reprit avec dignité la duchesse, faites-lui une dernière observation. Vous le verrez à cinq heures, il dîne à cette heure, chez lui, aujourd’hui, je le sais ; eh ! bien, il doit, pour toute réponse, venir me voir. Si trois heures après, si à huit heures, il n’est pas sorti, tout sera dit. La duchesse de Langeais aura disparu de ce monde. Je ne serai pas morte, cher, non ; mais aucun pouvoir humain ne me retrouvera sur cette terre. Venez dîner {p. 224} avec moi, j’aurai du moins un ami pour m’assister dans mes dernières angoisses. Oui, ce soir, mon cher cousin, ma vie sera décidée ; et quoi qu’il arrive, elle ne peut être que cruellement ardente. Allez, silence, je ne veux rien entendre qui ressemble soit à des observations, soit à des avis. — Causons, rions, dit-elle en lui tendant une main qu’il baisa. Soyons comme deux vieillards philosophes qui savent jouir de la vie jusqu’au moment de leur mort. Je me parerai, je serai bien coquette pour vous. Vous serez peut-être le dernier homme qui aura vu la duchesse de Langeais.
Le vidame ne répondit rien, il salua, prit la lettre et fit la commission. Il revint à cinq heures, trouva sa parente mise avec recherche, délicieuse enfin. Le salon était paré de fleurs comme pour une fête. Le repas fut exquis. Pour ce vieillard, la duchesse fit jouer tous les brillants de son esprit, et se montra plus attrayante qu’elle ne l’avait jamais été. Le commandeur voulut d’abord voir une plaisanterie de jeune femme dans tous ces apprêts ; mais, de temps à autre, la fausse magie des séductions déployées par sa cousine pâlissait. Tantôt, il la surprenait à tressaillir émue par une sorte de terreur soudaine ; et tantôt elle semblait écouter dans le silence. Alors, s’il lui disait : — Qu’avez-vous ?
— Chut ! répondait-elle.
À sept heures, la duchesse quitta le vieillard, et revint promptement, mais habillée comme aurait pu l’être sa femme de chambre pour un voyage ; elle réclama le bras de son convive qu’elle voulut pour compagnon, se jeta dans une voiture de louage. Tous deux, ils furent, vers les huit heures moins un quart, à la porte de monsieur de Montriveau.
Armand, lui, pendant ce temps, avait médité sur la lettre suivante :
Mon ami, j’ai passé quelques moments chez vous, à votre insu ; j’y ai repris mes lettres. Oh ! Armand, de vous à moi, ce ne peut être indifférence, et la haine procède autrement. Si vous m’aimez, cessez un jeu cruel. Vous me tueriez. Plus tard, vous en seriez au désespoir, en apprenant combien vous êtes aimé. Si je vous ai malheureusement compris, si vous n’avez pour moi que de l’aversion, l’aversion comporte et mépris et dégoût ; alors, tout espoir m’abandonne : les hommes ne reviennent pas de ces deux sentiments. Quelque terrible qu’elle puisse être, cette pensée apportera des consolations à ma longue douleur. Vous n’aurez pas de regrets un jour. Des regrets ! ah, mon Armand, que je les ignore. Si je vous en causais un seul ?… Non je ne veux pas vous dire {p. 225} quels ravages il ferait en moi. Je vivrais et ne pourrais plus être votre femme. Après m’être entièrement donnée à vous en pensée, à qui donc me donner ?… à Dieu. Oui, les yeux que vous avez aimés pendant un moment, ne verront plus aucun visage d’homme ; et puisse la gloire de Dieu les fermer ! Je n’entendrai plus de voix humaine, après avoir entendu la vôtre, si douce d’abord, si terrible hier, car je suis toujours au lendemain de votre vengeance ; puisse donc la parole de Dieu me consumer ! Entre sa colère et la vôtre, mon ami, il n’y aura pour moi que larmes et que prières. Vous vous demanderez peut-être pourquoi vous écrire ? Hélas ! ne m’en voulez pas de conserver une lueur d’espérance, de jeter encore un soupir sur la vie heureuse avant de la quitter pour un jamais. Je suis dans une horrible situation. J’ai toute la sérénité que communique à l’âme une grande résolution, et sens encore les derniers grondements de l’orage. Dans cette terrible aventure qui m’a tant attachée à vous, Armand, vous alliez du désert à l’oasis, mené par un bon guide. Eh ! bien, moi, je me traîne de l’oasis au désert, et vous m’êtes un guide sans pitié. Néanmoins, vous seul, mon ami, pouvez comprendre la mélancolie des derniers regards que je jette au bonheur, et vous êtes le seul auquel je puisse me plaindre sans rougir. Si vous m’exaucez, je serai heureuse ; si vous êtes inexorable, j’expierai mes torts. Enfin, n’est-il pas naturel à une femme de vouloir rester dans la mémoire de son aimé, revêtue de tous les sentiments nobles ? Oh ! seul cher à moi ! laissez votre créature s’ensevelir avec la croyance que vous la trouverez grande. Vos sévérités m’ont fait réfléchir ; et depuis que je vous aime bien, je me suis trouvée moins coupable que vous ne le pensez. Écoutez donc ma justification, je vous la dois ; et vous, qui êtes tout pour moi dans le monde, vous me devez au moins un instant de justice.
J’ai su, par mes propres douleurs, combien mes coquetteries vous ont fait souffrir ; mais alors, j’étais dans une complète ignorance de l’amour. Vous êtes, vous, dans le secret de ces tortures, et vous me les imposez. Pendant les huit premiers mois que vous m’avez accordés, vous ne vous êtes point fait aimer. Pourquoi, mon ami ? Je ne sais pas plus vous le dire, que je ne puis vous expliquer pourquoi je vous aime. Ah ! certes, j’étais flattée de me voir l’objet de vos discours passionnés, de recevoir vos regards de feu ; mais vous me laissiez froide et sans désirs. Non, je n’étais point femme, je ne concevais ni le dévouement ni le bonheur de {p. 226} notre sexe. À qui la faute ! Ne m’auriez-vous pas méprisée, si je m’étais livrée sans entraînement ? Peut-être est-ce le sublime de notre sexe, de se donner sans recevoir aucun plaisir ; peut-être n’y a-t-il aucun mérite à s’abandonner à des jouissances connues et ardemment désirées ? Hélas ! mon ami, je puis vous le dire, ces pensées me sont venues quand j’étais si coquette pour vous ; mais je vous trouvais déjà si grand, que je ne voulais pas que vous me dussiez à la pitié… Quel mot viens-je d’écrire ? Ah ! j’ai repris chez vous toutes mes lettres, je les jette au feu ! Elles brûlent. Tu ne sauras jamais ce qu’elles accusaient d’amour, de passion, de folie… Je me tais, Armand, je m’arrête, je ne veux plus rien vous dire de mes sentiments. Si mes vœux n’ont pas été entendus d’âme à âme, je ne pourrais donc plus, moi aussi, moi la femme, ne devoir votre amour qu’à votre pitié. Je veux être aimée irrésistiblement ou laissée impitoyablement. Si vous refusez de lire cette lettre, elle sera brûlée. Si, l’ayant lue, vous n’êtes pas trois heures après, pour toujours mon seul époux, je n’aurai point de honte à vous la savoir entre les mains : la fierté de mon désespoir garantira ma mémoire de toute injure, et ma fin sera digne de mon amour. Vous-même, ne me rencontrant plus sur cette terre, quoique vivante, vous ne penserez pas sans frémir à une femme qui, dans trois heures, ne respirera plus que pour vous accabler de sa tendresse, à une femme consumée par un amour sans espoir, et fidèle, non pas à des plaisirs partagés, mais à des sentiments méconnus. La duchesse de Lavallière pleurait un bonheur perdu, sa puissance évanouie ; tandis que la duchesse de Langeais sera heureuse de ses pleurs et restera pour vous un pouvoir. Oui, vous me regretterez. Je sens bien que je n’étais pas de ce monde, et vous remercie de me l’avoir prouvé. Adieu, vous ne toucherez point à ma hache ; la vôtre était celle du bourreau, la mienne est celle de Dieu ; la vôtre tue, et la mienne sauve. Votre amour était mortel, il ne savait supporter ni le dédain ni la raillerie ; le mien peut tout endurer sans faiblir, il est immortellement vivace. Ah ! j’éprouve une joie sombre à vous écraser, vous qui vous croyez si grand, à vous humilier par le sourire calme et protecteur des anges faibles qui prennent, en se couchant aux pieds de Dieu, le droit et la force de veiller en son nom sur les hommes. Vous n’avez eu que de passagers désirs ; tandis que la pauvre religieuse vous éclairera sans cesse de ses ardentes prières, et vous couvrira toujours des ailes de l’amour divin. Je pressens {p. 227} votre réponse, Armand, et vous donne rendez-vous… dans le ciel. Ami, la force et la faiblesse y sont également admises ; toutes deux sont des souffrances. Cette pensée apaise les agitations de ma dernière épreuve. Me voilà si calme, que je craindrais de ne plus t’aimer, si ce n’était pour toi que je quitte le monde.
ANTOINETTE.
— Cher vidame, dit la duchesse en arrivant à la maison de Montriveau, faites-moi la grâce de demander à la porte s’il est chez lui.
Le commandeur, obéissant à la manière des hommes du dix-huitième siècle, descendit et revint dire à sa cousine un oui qui la fit frissonner. À ce mot, elle prit le commandeur, lui serra la main, se laissa baiser par lui sur les deux joues, et le pria de s’en aller sans l’espionner ni vouloir la protéger.
— Mais les passants ? dit-il.
— Personne ne peut me manquer de respect, répondit-elle.
Ce fut le dernier mot de la femme à la mode et de la duchesse. Le commandeur s’en alla. Madame de Langeais resta sur le seuil de cette porte en s’enveloppant de son manteau, et attendit que huit heures sonnassent. L’heure expira. Cette malheureuse femme se donna dix minutes, un quart d’heure ; enfin, elle voulut voir une nouvelle humiliation dans ce retard, et la foi l’abandonna. Elle ne put retenir cette exclamation : — Ô mon Dieu ! puis quitta ce funeste seuil. Ce fut le premier mot de la carmélite.
Montriveau avait une conférence avec quelques amis, il les pressa de finir, mais sa pendule retardait, et il ne sortit pour aller à l’hôtel de Langeais qu’au moment où la duchesse, emportée par une rage froide, fuyait à pied dans les rues de Paris. Elle pleura quand elle atteignit le boulevard d’Enfer. Là, pour la dernière fois, elle regarda Paris fumeux, bruyant, couvert de la rouge atmosphère produite par ses lumières ; puis elle monta dans une voiture de place, et sortit de cette ville pour n’y jamais rentrer. Quand le marquis de Montriveau vint à l’hôtel de Langeais, il n’y trouva point sa maîtresse, et se crut joué. Il courut alors chez le vidame, et y fut reçu au moment où le bonhomme passait sa robe de chambre en pensant au bonheur de sa jolie parente. Montriveau lui jeta ce regard terrible dont la commotion électrique frappait également les hommes et les femmes.
— Monsieur, vous seriez-vous prêté à quelque cruelle {p. 228} plaisanterie ? s’écria-t-il. Je viens de chez madame de Langeais, et ses gens la disent sortie.
— Il est sans doute arrivé, par votre faute, un grand malheur, répondit le vidame. J’ai laissé la duchesse à votre porte…
— À quelle heure ?
— À huit heures moins un quart.
— Je vous salue, dit Montriveau qui revint précipitamment chez lui pour demander à son portier s’il n’avait pas vu dans la soirée une dame à la porte.
— Oui, monsieur, une belle femme qui paraissait avoir bien du désagrément. Elle pleurait comme une Madeleine, sans faire de bruit, et se tenait droit comme un piquet. Enfin, elle a dit un : Ô mon Dieu ! en s’en allant, qui nous a, sous votre respect, crevé le cœur à mon épouse et à moi, qu’étions là sans qu’elle s’en aperçût.
Ce peu de mots fit pâlir cet homme si ferme. Il écrivit quelques lignes à monsieur de Ronquerolles, chez lequel il envoya sur-le-champ, et remonta dans son appartement. Vers minuit, le marquis de Ronquerolles arriva.
— Qu’as-tu, mon bon ami ? dit-il en voyant le général.
Armand lui donna la lettre de la duchesse à lire.
— Eh ! bien ? lui demanda Ronquerolles.
— Elle était à ma porte à huit heures, et à huit heures un quart elle a disparu. Je l’ai perdue, et je l’aime ! Ah ! si ma vie m’appartenait, je me serais déjà fait sauter la cervelle !
— Bah ! bah ! dit Ronquerolles, calme-toi. Les duchesses ne s’envolent pas comme des bergeronnettes. Elle ne fera pas plus de trois lieues à l’heure ; demain, nous en ferons six, nous autres.
— Ah ! peste ! reprit-il, madame de Langeais n’est pas une femme ordinaire. Nous serons tous à cheval demain. Dans la journée, nous saurons par la police où elle est allée. Il lui faut une voiture, ces anges-là n’ont pas d’ailes. Qu’elle soit en route ou cachée dans Paris, nous la trouverons. N’avons-nous pas le télégraphe pour l’arrêter sans la suivre ? Tu seras heureux. Mais, mon cher frère, tu as commis la faute dont sont plus ou moins coupables les hommes de ton énergie. Ils jugent les autres âmes d’après la leur, et ne savent pas où casse l’humanité quand ils en tendent les cordes. Que ne me disais-tu donc un mot tantôt ? Je t’aurais dit : — Sois exact.
{p. 229} — À demain, donc, ajouta-t-il en serrant la main de Montriveau qui restait muet. Dors, si tu peux.
Mais les plus immenses ressources dont jamais hommes d’État, souverains, ministres, banquiers, enfin dont tout pouvoir humain se soit socialement investi, furent en vain déployées. Ni Montriveau ni ses amis ne purent trouver la trace de la duchesse. Elle s’était évidemment cloîtrée. Montriveau résolut de fouiller ou de faire fouiller tous les couvents du monde. Il lui fallait la duchesse, quand même il en aurait coûté la vie à toute une ville. Pour rendre justice à cet homme extraordinaire, il est nécessaire de dire que sa fureur passionnée se leva également ardente chaque jour, et dura cinq années. En 1829 seulement, le duc de Navarreins apprit, par hasard, que sa fille était partie pour l’Espagne, comme femme de chambre de lady Julia Hopwood, et qu’elle avait quitté cette dame à Cadix, sans que lady Julia se fût aperçue que mademoiselle Caroline était l’illustre duchesse dont la disparition occupait la haute société parisienne.
Les sentiments qui animèrent les deux amants quand ils se retrouvèrent à la grille des Carmélites et en présence d’une mère supérieure doivent être maintenant compris dans toute leur étendue, et leur violence, réveillée de part et d’autre, expliquera sans doute le dénoûment de cette aventure.
Donc, en 1823, le duc de Langeais mort, sa femme était libre. Antoinette de Navarreins vivait consumée par l’amour sur un banc de la Méditerranée ; mais le pape pouvait casser les vœux de la sœur Thérèse. Le bonheur acheté par tant d’amour pouvait éclore pour les deux amants. Ces pensées firent voler Montriveau de Cadix à Marseille, de Marseille à Paris. Quelques mois après son arrivée en France, un brick de commerce armé en guerre partit du port de Marseille et fit route pour l’Espagne. Ce bâtiment était frété par plusieurs hommes de distinction, presque tous Français qui, épris de belle passion pour l’Orient, voulaient en visiter les contrées. Les grandes connaissances de Montriveau sur les mœurs de ces pays en faisaient un précieux compagnon de voyage pour ces personnes, qui le prièrent d’être des leurs, et il y consentit. Le ministre de la guerre le nomma lieutenant-général et le mit au comité d’artillerie pour lui faciliter cette partie de plaisir.
Le brick s’arrêta, vingt-quatre heures après son départ, au nord-ouest d’une île en vue des côtes d’Espagne. Le bâtiment avait {p. 230} été choisi assez fin de carène, assez léger de mâture pour qu’il pût sans danger s’ancrer à une demi-lieue environ des rescifs qui, de ce côté, défendaient sûrement l’abordage de l’île. Si des barques ou des habitants apercevaient le brick dans ce mouillage, ils ne pouvaient d’abord en concevoir aucune inquiétude. Puis il fut facile d’en justifier aussitôt le stationnement. Avant d’arriver en vue de l’île, Montriveau fit arborer le pavillon des États-Unis. Les matelots engagés pour le service du bâtiment étaient américains et ne parlaient que la langue anglaise. L’un des compagnons de monsieur de Montriveau les embarqua tous sur une chaloupe et les amena dans une auberge de la petite ville, où il les maintint à une hauteur d’ivresse qui ne leur laissa pas la langue libre. Puis il dit que le brick était monté par des chercheurs de trésors, gens connus aux États-Unis pour leur fanatisme, et dont un des écrivains de ce pays a écrit l’histoire. Ainsi la présence du vaisseau dans les rescifs fut suffisamment expliquée. Les armateurs et les passagers y cherchaient, dit le prétendu contre-maître des matelots, les débris d’un galion échoué en 1778 avec les trésors envoyés du Mexique. Les aubergistes et les autorités du pays n’en demandèrent pas davantage.
Armand et les amis dévoués qui le secondaient dans sa difficile entreprise pensèrent tout d’abord que ni la ruse ni la force ne pouvaient faire réussir la délivrance ou l’enlèvement de la sœur Thérèse du côté de la petite ville. Alors, d’un commun accord, ces hommes d’audace résolurent d’attaquer le taureau par les cornes. Ils voulurent se frayer un chemin jusqu’au couvent par les lieux mêmes où tout accès y semblait impraticable, et de vaincre la nature, comme le général Lamarque l’avait vaincue à l’assaut de Caprée. En cette circonstance, les tables de granit taillées à pic, au bout de l’île, leur offraient moins de prise que celles de Caprée n’en avaient offert à Montriveau, qui fut de cette incroyable expédition, et les nonnes lui semblaient plus redoutables que ne le fut sir Hudson-Lowe. Enlever la duchesse avec fracas couvrait ces hommes de honte. Autant aurait valu faire le siége de la ville, du couvent, et ne pas laisser un seul témoin de leur victoire, à la manière des pirates. Pour eux cette entreprise n’avait donc que deux faces. Ou quelque incendie, quelque fait d’armes qui effrayât l’Europe en y laissant ignorer la raison du crime ; ou quelque enlèvement aérien, mystérieux, qui persuadât aux nonnes que le diable leur {p. 231} avait rendu visite. Ce dernier parti triompha dans le conseil secret tenu à Paris avant le départ. Puis, tout avait été prévu pour le succès d’une entreprise qui offrait à ces hommes blasés des plaisirs de Paris un véritable amusement.
Une espèce de pirogue d’une excessive légèreté, fabriquée à Marseille d’après un modèle malais, permit de naviguer dans les rescifs jusqu’à l’endroit où ils cessaient d’être praticables. Deux cordes en fil de fer, tendues parallèlement à une distance de quelques pieds sur des inclinaisons inverses, et sur lesquelles devaient glisser les paniers également en fil de fer, servirent de pont, comme en Chine, pour aller d’un rocher à l’autre. Les écueils furent ainsi unis les uns aux autres par un système de cordes et de paniers qui ressemblaient à ces fils sur lesquels voyagent certaines araignées, et par lesquels elles enveloppent un arbre ; œuvre d’instinct que les Chinois, ce peuple essentiellement imitateur, a copiée le premier, historiquement parlant. Ni les lames ni les caprices de la mer ne pouvaient déranger ces fragiles constructions. Les cordes avaient assez de jeu pour offrir aux fureurs des vagues cette courbure étudiée par un ingénieur, feu Cachin, l’immortel créateur du port de Cherbourg, la ligne savante au delà de laquelle cesse le pouvoir de l’eau courroucée ; courbe établie d’après une loi dérobée aux secrets de la nature par le génie de l’observation, qui est presque tout le génie humain.
Les compagnons de monsieur de Montriveau étaient seuls sur ce vaisseau. Les yeux de l’homme ne pouvaient arriver jusqu’à eux. Les meilleures longues-vues braquées du haut des tillacs par les marins des bâtiments à leur passage n’eussent laissé découvrir ni les cordes perdues dans les rescifs ni les hommes cachés dans les rochers. Après onze jours de travaux préparatoires, ces treize démons humains arrivèrent au pied du promontoire élevé d’une trentaine de toises au-dessus de la mer, bloc aussi difficile à gravir par des hommes qu’il peut l’être à une souris de grimper sur les contours polis du ventre en porcelaine d’un vase uni. Cette table de granit était heureusement fendue. Sa fissure, dont les deux lèvres avaient la roideur de la ligne droite, permit d’y attacher, à un pied de distance, de gros coins de bois dans lesquels ces hardis travailleurs enfoncèrent des crampons de fer. Ces crampons, préparés à l’avance, étaient terminés par une palette trouée sur laquelle ils fixèrent une marche faite avec une planche de sapin extrêmement {p. 232} légère qui venait s’adapter aux entailles d’un mât aussi haut que le promontoire et qui fut assujettie dans le roc au bas de la grève. Avec une habileté digne de ces hommes d’exécution, l’un d’eux, profond mathématicien, avait calculé l’angle nécessaire pour écarter graduellement les marches en haut et en bas du mât, de manière à placer dans son milieu le point à partir duquel les marches de la partie supérieure gagnaient en éventail le haut du rocher ; figure également représentée, mais en sens inverse, par les marches d’en bas. Cet escalier, d’une légèreté miraculeuse et d’une solidité parfaite, coûta vingt-deux jours de travail. Un briquet phosphorique, une nuit et le ressac de la mer suffisaient à en faire disparaître éternellement les traces. Ainsi nulle indiscrétion n’était possible, et nulle recherche contre les violateurs du couvent ne pouvait avoir de succès.
Sur le haut du rocher se trouvait une plate-forme, bordée de tous côtés par le précipice taillé à pic. Les treize inconnus, en examinant le terrain avec leurs lunettes du haut de la hune, s’étaient assurés que, malgré quelques aspérités, ils pourraient facilement arriver aux jardins du couvent, dont les arbres suffisamment touffus offraient de sûrs abris. Là, sans doute, ils devaient ultérieurement décider par quels moyens se consommerait le rapt de la religieuse. Après de si grands efforts, ils ne voulurent pas compromettre le succès de leur entreprise en risquant d’être aperçus, et furent obligés d’attendre que le dernier quartier de la lune expirât.
Montriveau resta, pendant deux nuits, enveloppé dans son manteau, couché sur le roc. Les chants du soir et ceux du matin lui causèrent d’inexprimables délices. Il alla jusqu’au mur, pour pouvoir entendre la musique des orgues, et s’efforça de distinguer une voix dans cette masse de voix. Mais, malgré le silence, l’espace ne laissait parvenir à ses oreilles que les effets confus de la musique. C’était de suaves harmonies où les défauts de l’exécution ne se faisaient plus sentir, et d’où la pure pensée de l’art se dégageait en se communiquant à l’âme, sans lui demander ni les efforts de l’attention ni les fatigues de l’entendement. Terribles souvenirs pour Armand, dont l’amour reflorissait tout entier dans cette brise de musique, où il voulut trouver d’aériennes promesses de bonheur. Le lendemain de la dernière nuit, il descendit avant le lever du soleil, après être resté durant plusieurs heures les yeux attachés sur la {p. 233} fenêtre d’une cellule sans grille. Les grilles n’étaient pas nécessaires au-dessus de ces abîmes. Il y avait vu de la lumière pendant toute la nuit. Or, cet instinct du cœur, qui trompe aussi souvent qu’il dit vrai, lui avait crié : — Elle est là !
— Elle est certainement là, et demain je l’aurai, se dit-il en mêlant de joyeuses pensées aux tintements d’une cloche qui sonnait lentement. Étrange bizarrerie du cœur ! il aimait avec plus de passion la religieuse dépérie dans les élancements de l’amour, consumée par les larmes, les jeûnes, les veilles et la prière, la femme de vingt-neuf ans fortement éprouvée, qu’il n’avait aimé la jeune fille légère, la femme de vingt-quatre ans, la sylphide. Mais les hommes d’âme vigoureuse n’ont-ils pas un penchant qui les entraîne vers les sublimes expressions que de nobles malheurs ou d’impétueux mouvements de pensées ont gravées sur le visage d’une femme ? La beauté d’une femme endolorie n’est-elle pas la plus attachante de toutes pour les hommes qui se sentent au cœur un trésor inépuisable de consolations et de tendresses à répandre sur une créature gracieuse de faiblesse et forte par le sentiment. La beauté fraîche, colorée, unie, le joli en un mot, est l’attrait vulgaire auquel se prend la médiocrité. Montriveau devait aimer ces visages où l’amour se réveille au milieu des plis de la douleur et des ruines de la mélancolie. Un amant ne fait-il pas alors saillir, à la voix de ses puissants désirs, un être tout nouveau, jeune, palpitant, qui brise pour lui seul une enveloppe belle pour lui, détruite pour le monde. Ne possède-t-il pas deux femmes : celle qui se présente aux autres pâle, décolorée, triste ; puis celle du cœur que personne ne voit, un ange qui comprend la vie par le sentiment, et ne paraît dans toute sa gloire que pour les solennités de l’amour ? Avant de quitter son poste, le général entendit de faibles accords qui partaient de cette cellule, douces voix pleines de tendresse. En revenant sous le rocher au bas duquel se tenaient ses amis, il leur dit en quelques mots, empreints de cette passion communicative quoique discrète dont les hommes respectent toujours l’expression grandiose, que jamais, en sa vie, il n’avait éprouvé de si captivantes félicités.
Le lendemain soir, onze compagnons dévoués se hissèrent dans l’ombre en haut de ces rochers, ayant chacun sur eux un poignard, une provision de chocolat, et tous les instruments que comporte le métier des voleurs. Arrivés au mur d’enceinte, ils le franchirent {p. 234} au moyen d’échelles qu’ils avaient fabriquées, et se trouvèrent dans le cimetière du couvent. Montriveau reconnut et la longue galerie voûtée par laquelle il était venu naguère au parloir, et les fenêtres de cette salle. Sur-le-champ, son plan fut fait et adopté. S’ouvrir un passage par la fenêtre de ce parloir qui en éclairait la partie affectée aux carmélites, pénétrer dans les corridors, voir si les noms étaient inscrits sur chaque cellule, aller à celle de la sœur Thérèse, y surprendre et bâillonner la religieuse pendant son sommeil, la lier et l’enlever, toutes ces parties du programme étaient faciles pour des hommes qui, à l’audace, à l’adresse des forçats, joignaient les connaissances particulières aux gens du monde, et auxquels il était indifférent de donner un coup de poignard pour acheter le silence.
La grille de la fenêtre fut sciée en deux heures. Trois hommes se mirent en faction au dehors, et deux autres restèrent dans le parloir. Le reste, pieds nus, se posta de distance en distance à travers le cloître où s’engagea Montriveau, caché derrière un jeune homme, le plus adroit d’entre eux, Henri de Marsay, qui, par prudence, s’était vêtu d’un costume de carmélite absolument semblable à celui du couvent. L’horloge sonna trois heures quand la fausse religieuse et Montriveau parvinrent au dortoir. Ils eurent bientôt reconnu la situation des cellules. Puis, n’entendant aucun bruit, ils lurent, à l’aide d’une lanterne sourde, les noms heureusement écrits sur chaque porte, et accompagnés de ces devises mystiques, de ces portraits de saints ou de saintes que chaque religieuse inscrit en forme d’épigraphe sur le nouveau rôle de sa vie, et où elle révèle sa dernière pensée. Arrivé à la cellule de la sœur Thérèse, Montriveau lut cette inscription : Sub invocatione sanctæ, matris Theresæ ! La devise était : Adoremus in æternum. Tout à coup son compagnon lui mit la main sur l’épaule, et lui fit voir une vive lueur qui éclairait les dalles du corridor par la fente de la porte. En ce moment, monsieur de Ronquerolles les rejoignit.
— Toutes les religieuses sont à l’église et commencent l’office des morts, dit-il.
— Je reste, répondit Montriveau ; repliez-vous dans le parloir, et fermez la porte de ce corridor.
Il entra vivement en se faisant précéder de la fausse religieuse, qui rabattit son voile. Ils virent alors, dans l’antichambre de la {p. 235} cellule, la duchesse morte, posée à terre sur la planche de son lit, et éclairée par deux cierges. Ni Montriveau ni de Marsay ne dirent une parole, ne jetèrent un cri ; mais ils se regardèrent. Puis le général fit un geste qui voulait dire : — Emportons-la.
— Sauvez-vous, cria Ronquerolles, la procession des religieuses se met en marche, vous allez être surpris.
Avec la rapidité magique que communique aux mouvements un extrême désir, la morte fut apportée dans le parloir, passée par la fenêtre et transportée au pied des murs, au moment où l’abbesse, suivie des religieuses, arrivait pour prendre le corps de la sœur Thérèse. La sœur chargée de garder la morte avait eu l’imprudence de fouiller dans sa chambre pour en connaître les secrets, et s’était si fort occupée à cette recherche qu’elle n’entendit rien et sortait alors épouvantée de ne plus trouver le corps. Avant que ces femmes stupéfiées n’eussent la pensée de faire des recherches, la duchesse avait été descendue par une corde en bas des rochers et les compagnons de Montriveau avaient détruit leur ouvrage. À neuf heures du matin, nulle trace n’existait ni de l’escalier ni des ponts de cordes ; le corps de la sœur Thérèse était à bord ; le brick vint au port embarquer ses matelots, et disparut dans la journée. Montriveau resta seul dans sa cabine avec Antoinette de Navarreins, dont, pendant quelques heures, le visage resplendit complaisamment pour lui des sublimes beautés dues au calme particulier que prête la mort à nos dépouilles mortelles.
— Ah ! çà, dit Ronquerolles à Montriveau quand celui-ci reparut sur le tillac, c’était une femme, maintenant ce n’est rien. Attachons un boulet à chacun de ses pieds, jetons-la dans la mer, et n’y pense plus que comme nous pensons à un livre lu pendant notre enfance.
— Oui, dit Montriveau, car ce n’est plus qu’un poème.
— Te voilà sage. Désormais aie des passions ; mais de l’amour, il faut savoir le bien placer, et il n’y a que le dernier amour d’une femme qui satisfasse le premier amour d’un homme.
Genève, au Pré-Lévêque, 26 janvier 1834.