À peine madame Hochon avait-elle pu raconter aux deux Parisiens les événements et les détails relatifs à l’étonnant empire conquis sur Jean-Jacques Rouget par la Rabouilleuse et par Maxence Gilet, sans prendre la méthode synthétique avec laquelle ils viennent d’être présentés ; mais en y joignant les mille commentaires, les descriptions et les hypothèses dont ils étaient ornés par les bonnes et par les méchantes langues de la ville, qu’Adolphine vint annoncer les Borniche, les Beaussier, les Lousteau-Prangin, les Fichet, les Goddet-Héreau, en tout quatorze personnes qui se dessinaient dans le lointain.
— Vous voyez, ma petite, dit en terminant la vieille dame, que ce n’est pas une petite affaire que de retirer cette fortune de la gueule du loup…
— Cela me semble si difficile avec un gredin comme vous venez de nous le dépeindre et une commère comme cette luronne-là, que ce doit être impossible, répondit Joseph. Il nous faudrait rester à Issoudun au moins une année pour combattre leur influence et {p. 213} renverser leur empire sur mon oncle… La fortune ne vaut pas ces tracas-là, sans compter qu’il faut s’y déshonorer en faisant mille bassesses. Ma mère n’a que quinze jours de congé, sa place est sûre, elle ne doit pas la compromettre. Moi, j’ai dans le mois d’octobre des travaux importants que Schinner m’a procurés chez un pair de France… Et, voyez-vous, madame, ma fortune à moi est dans mes pinceaux !…
Ce discours fut accueilli par une profonde stupéfaction. Madame Hochon, quoique supérieure relativement à la ville où elle vivait, ne croyait pas à la peinture. Elle regarda sa filleule, et lui serra de nouveau la main.
— Ce Maxence est le second tome de Philippe, dit Joseph à l’oreille de sa mère ; mais avec plus de politique, avec plus de tenue que n’en a Philippe. — Allons ! madame, s’écria-t-il tout haut, nous ne contrarierons pas pendant long-temps monsieur Hochon par notre séjour ici !
— Ah ! vous êtes jeune, vous ne savez rien du monde ! dit la vieille dame. En quinze jours avec un peu de politique on peut obtenir quelques résultats ; écoutez mes conseils, et conduisez-vous d’après mes avis.
— Oh ! bien volontiers, répondit Joseph, je me sens d’une incapacité mirobolante en fait de politique domestique ; et je ne sais pas, par exemple, ce que Desroches lui-même nous dirait de faire si, demain, mon oncle refuse de nous voir ?
Mesdames Borniche, Goddet-Héreau, Beaussier, Lousteau-Prangin et Fichet ornées de leurs époux, entrèrent. Après les compliments d’usage, quand ces quatorze personnes furent assises, madame Hochon ne put se dispenser de leur présenter sa filleule Agathe et Joseph. Joseph resta sur un fauteuil occupé sournoisement à étudier les soixante figures qui, de cinq heures et demie à neuf heures, vinrent poser devant lui gratis, comme il le dit à sa mère. L’attitude de Joseph pendant cette soirée en face des patriciens d’Issoudun ne fit pas changer l’opinion de la petite ville sur son compte : chacun s’en alla saisi de ses regards moqueurs, inquiet de ses sourires, ou effrayé de cette figure, sinistre pour des gens qui ne savaient pas reconnaître l’étrangeté du génie.
À dix heures, quand tout le monde se coucha, la marraine garda sa filleule dans sa chambre jusqu’à minuit. Sûres d’êtres seules, ces deux femmes, en se confiant les chagrins de leur vie, échangèrent {p. 214} alors leurs douleurs. En reconnaissant l’immensité du désert où s’était perdue la force d’une belle âme inconnue, en écoutant les derniers retentissements de cet esprit dont la destinée fut manquée, en apprenant les souffrances de ce cœur essentiellement généreux et charitable, dont la générosité, dont la charité ne s’étaient jamais exercées, Agathe ne se regarda plus comme la plus malheureuse en voyant combien de distractions et de petits bonheurs l’existence parisienne avait apportés aux amertumes envoyées par Dieu.
— Vous qui êtes pieuse, ma marraine, expliquez-moi mes fautes, et dites-moi ce que Dieu punit en moi ?…
— Il nous prépare, mon enfant, répondit la vieille dame au moment où minuit sonna.
À minuit, les Chevaliers de la Désœuvrance se rendaient un à un comme des ombres sous les arbres du boulevard Baron, et s’y promenaient en causant à voix basse.
— Que va-t-on faire ? fut la première parole de chacun en s’abordant.
— Je crois, dit François, que l’intention de Max est tout bonnement de nous régaler.
— Non, les circonstances sont graves pour la Rabouilleuse et pour lui. Sans doute, il aura conçu quelque farce contre les Parisiens…
— Ce serait assez gentil de les renvoyer.
— Mon grand-père, dit Baruch, déjà très-effrayé d’avoir deux bouches de plus dans la place, saisirait avec joie un prétexte…
— Eh ! bien, chevaliers ! s’écria doucement Max en arrivant, pourquoi regarder les étoiles ? elles ne nous distilleront pas du kirsch. Allons ! à la Cognette ! à la Cognette !
— À la Cognette !
Ce cri poussé en commun produisit une clameur horrible qui passa sur la ville comme un hourra de troupes à l’assaut ; puis, le plus profond silence régna. Le lendemain, plus d’une personne dut dire à sa voisine : — Avez-vous entendu cette nuit, vers une heure, des cris affreux ? j’ai cru que le feu était quelque part.
Un souper digne de la Cognette égaya les regards des vingt-deux convives, car l’Ordre fut au grand complet. À deux heures, au moment où l’on commençait à siroter, mot du dictionnaire de la Désœuvrance et qui peint assez bien l’action de boire à petites gorgées en dégustant le vin, Max prit la parole.
{p. 215} — Mes chers enfants, ce matin, à propos du tour mémorable que nous avons fait avec la charrette de Fario, votre Grand-Maître a été si fortement atteint dans son honneur par ce vil marchand de grains, et de plus Espagnol !… (oh ! les pontons !…), que j’ai résolu de faire sentir le poids de ma vengeance à ce drôle, tout en restant dans les conditions de nos amusements. Après y avoir réfléchi pendant toute la journée, j’ai trouvé le moyen de mettre à exécution une excellente farce, une farce capable de le rendre fou. Tout en vengeant l’Ordre atteint en ma personne, nous nourrirons des animaux vénérés par les Égyptiens, de petites bêtes qui sont après tout les créatures de Dieu, et que les hommes persécutent injustement. Le bien est fils du mal, et le mal est fils du bien ; telle est la loi suprême ! Je vous ordonne donc à tous, sous peine de déplaire à votre très-humble Grand-Maître, de vous procurer le plus clandestinement possible chacun vingt rats ou vingt rates pleines, si Dieu le permet. Ayez réuni votre contingent dans l’espace de trois jours. Si vous pouvez en prendre davantage, le surplus sera bien reçu. Gardez ces intéressants rongeurs sans leur rien donner, car il est essentiel que ces chères petites bêtes aient une faim dévorante. Remarquez que j’accepte pour rats, les souris et les mulots. Si nous multiplions vingt-deux par vingt nous aurons quatre cent et tant de complices qui, lâchés dans la vieille église des Capucins où Fario a mis tous les grains qu’il vient d’acheter, en consommeront une certaine quantité. Mais soyons agiles ! Fario doit livrer une forte partie de grains dans huit jours ; or, je veux que mon Espagnol, qui voyage aux environs pour ses affaires, trouve un effroyable déchet. Messieurs, je n’ai pas le mérite de cette invention, dit-il en apercevant les marques d’une admiration générale. Rendons à César ce qui appartient à César, et à Dieu ce qui est à Dieu. Ceci est une contrefaçon des renards de Samson dans la Bible. Mais Samson fut incendiaire, et conséquemment peu philanthrope ; tandis que, semblables aux Brahmes, nous sommes les protecteurs des races persécutées. Mademoiselle Flore Brazier a déjà tendu toutes ses souricières, et Kouski, mon bras droit, est à la chasse des mulots. J’ai dit.
— Je sais, dit le fils Goddet, où trouver un animal qui vaudra quarante rats à lui seul.
— Quoi ?
— Un écureuil.
{p. 216} — Et moi, j’offre un petit singe, lequel se grisera de blé, fit un novice.
— Mauvais ! fit Max. On saurait d’où viennent ces animaux.
— On peut y amener pendant la nuit, dit le fils Beaussier, un pigeon pris à chacun des pigeonniers des fermes voisines, en le faisant passer par une trouée ménagée dans la couverture, et il y aura bientôt plusieurs milliers de pigeons.
— Donc, pendant une semaine, le magasin à Fario est à l’Ordre de Nuit, s’écria Gilet en souriant au grand Beaussier fils. Vous savez qu’on se lève de bonne heure à Saint-Paterne. Que personne n’y aille sans avoir mis au rebours les semelles de ses chaussons de lisière. Le chevalier Beaussier, inventeur des pigeons, en a la direction. Quant à moi, je prendrai le soin de signer mon nom dans les tas de blé. Soyez, vous, les maréchaux-des-logis de messieurs les rats. Si le garçon de magasin couche aux Capucins, il faudra le faire griser par des camarades, et adroitement, afin de l’emmener loin du théâtre de cette orgie offerte aux animaux rongeurs.
— Tu ne nous dis rien des Parisiens ? demanda le fils Goddet.
— Oh ! fit Max, il faut les étudier. Néanmoins, j’offre mon beau fusil de chasse qui vient de l’Empereur, un chef-d’œuvre de la manufacture de Versailles, il vaut deux mille francs, à quiconque trouvera les moyens de jouer un tour à ces Parisiens qui les mette si mal avec monsieur et madame Hochon, qu’ils soient renvoyés par ces deux vieillards, ou qu’ils s’en aillent d’eux-mêmes, sans, bien entendu, nuire par trop aux ancêtres de mes deux amis Baruch et François.
— Ça va ! j’y songerai, dit le fils Goddet, qui aimait la chasse à la passion.
— Si l’auteur de la farce ne veut pas de mon fusil, il aura mon cheval ! fit observer Maxence.
Depuis ce souper, vingt cerveaux se mirent à la torture pour ourdir une trame contre Agathe et son fils, en se conformant à ce programme. Mais le diable seul ou le hasard pouvait réussir, tant les conditions imposées rendaient la chose difficile.
Le lendemain matin, Agathe et Joseph descendirent un moment avant le second déjeuner, qui se faisait à dix heures. On donnait le nom de premier déjeuner à une tasse de lait accompagnée d’une tartine de pain beurrée qui se prenait au lit ou au sortir du lit. En attendant madame Hochon qui malgré son âge accomplissait {p. 217} minutieusement toutes les cérémonies que les duchesses du temps de Louis XV faisaient à leur toilette, Joseph vit sur la porte de la maison en face Jean-Jacques Rouget planté sur ses deux pieds ; il le montra naturellement à sa mère qui ne put reconnaître son frère, tant il ressemblait si peu à ce qu’il était quand elle l’avait quitté.
— Voilà votre frère, dit Adolphine qui donnait le bras à sa grand’mère.
— Quel crétin ! s’écria Joseph.
Agathe joignit les mains et leva les yeux au ciel : — Dans quel état l’a-t-on mis ? Mon Dieu, est-ce là un homme de cinquante-sept ans ?
Elle voulut regarder attentivement son frère, et vit derrière le vieillard Flore Brazier coiffée en cheveux, laissant voir sous la gaze d’un fichu garni de dentelles un dos de neige et une poitrine éblouissante, soignée comme une courtisane riche, portant une robe à corset en grenadine, une étoffe de soie alors de mode, à manches dites à gigot, et terminées au poignet par des bracelets superbes. Une chaîne d’or ruisselait sur le corsage de la Rabouilleuse, qui apportait à Jean-Jacques son bonnet de soie noire afin qu’il ne s’enrhumât pas : une scène évidemment calculée.
— Voilà, s’écria Joseph, une belle femme ! et c’est rare !… Elle est faite, comme on dit, à peindre ! Quelle carnation ! Oh ! les beaux tons ! quels méplats, quelles rondeurs, et des épaules !… C’est une magnifique Cariatide ! Ce serait un fameux modèle pour une Vénus-Titien.
Adolphine et madame Hochon crurent entendre parler grec ; mais Agathe, en arrière de son fils, leur fit un signe comme pour leur dire qu’elle était habituée à cet idiome.
— Vous trouvez belle une fille qui vous enlève une fortune ? dit madame Hochon.
— Ça ne l’empêche pas d’être un beau modèle ! précisément assez grasse, sans que les hanches et les formes soient gâtées…
— Mon ami, tu n’es pas dans ton atelier, dit Agathe, et Adolphine est là…
— C’est vrai, j’ai tort ; mais aussi, depuis Paris jusqu’ici, sur toute la route, je n’ai vu que des guenons…
— Mais, ma chère marraine, dit Agathe, comment pourrais-je voir mon frère ?… car s’il est avec cette créature…
— Bah ! dit Joseph, j’irai le voir, moi !… Je ne le trouve plus {p. 218} si crétin du moment où il a l’esprit de se réjouir les yeux par une Vénus du Titien.
— S’il n’était pas imbécile, dit monsieur Hochon qui survint, il se serait marié tranquillement, il aurait eu des enfants, et vous n’auriez pas la chance d’avoir sa succession. À quelque chose malheur est bon.
— Votre fils a eu là une bonne idée, il ira le premier rendre visite à son oncle, dit madame Hochon ; il lui fera entendre que, si vous vous présentez, il doit être seul.
— Et vous froisserez mademoiselle Brazier ? dit monsieur Hochon. Non, non, madame, avalez cette douleur… Si vous n’avez pas la succession, tâchez d’avoir au moins un petit legs…
Les Hochon n’étaient pas de force à lutter avec Maxence Gilet. Au milieu du déjeuner, le Polonais apporta, de la part de son maître, monsieur Rouget, une lettre adressée à sa sœur madame Bridau. Voici cette lettre, que madame Hochon fit lire à son mari :
Ma chère sœur,
J’apprends par des étrangers votre arrivée à Issoudun. Je devine le motif qui vous a fait préférer la maison de monsieur et madame Hochon à la mienne ; mais, si vous venez me voir, vous serez reçue chez moi comme vous devez l’être. Je serais allé le premier vous faire visite si ma santé ne me contraignait en ce moment à rester au logis. Je vous présente mes affectueux regrets. Je serai charmé de voir mon neveu, que j’invite à dîner avec moi aujourd’hui ; car les jeunes gens sont moins susceptibles que les femmes sur la compagnie. Aussi me fera-t-il plaisir en venant accompagné de messieurs Baruch, Borniche et François Hochon.
Votre affectionné frère,
J.-J. ROUGET.
— Dites que nous sommes à déjeuner, que madame Bridau répondra tout à l’heure et que les invitations sont acceptées, fit monsieur Hochon à sa servante.
Et le vieillard se mit un doigt sur les lèvres pour imposer silence à tout le monde. Quand la porte de la rue fut fermée, monsieur Hochon, incapable de soupçonner l’amitié qui liait ses deux petits-fils à Maxence, jeta sur sa femme et sur Agathe un de ses plus fins {p. 219} regards : — Il a écrit cela comme je suis en état de donner vingt-cinq louis… c’est le soldat avec qui nous correspondrons.
— Qu’est-ce que cela veut dire ? demanda madame Hochon. N’importe, nous répondrons. Quant à vous, monsieur, ajouta-t-elle en regardant le peintre, allez-y dîner ; mais si…
La vieille dame s’arrêta sous un regard de son mari. En reconnaissant combien était vive l’amitié de sa femme pour Agathe, le vieil Hochon craignit de lui voir faire quelques legs à sa filleule, dans le cas où celle-ci perdrait toute la succession de Rouget. Quoique plus âgé de quinze ans que sa femme, cet avare espérait hériter d’elle, et se voir un jour à la tête de tous les biens. Cette espérance était son idée fixe. Aussi madame Hochon avait-elle bien deviné le moyen d’obtenir de son mari quelques concessions, en le menaçant de faire un testament. Monsieur Hochon prit donc parti pour ses hôtes. Il s’agissait d’ailleurs d’une succession énorme ; et, par un esprit de justice sociale, il voulait la voir aller aux héritiers naturels au lieu d’être pillée par des étrangers indignes d’estime. Enfin, plus tôt cette question serait vidée, plus tôt ses hôtes partiraient. Depuis que le combat entre les capteurs de la succession et les héritiers, jusqu’alors en projet dans l’esprit de sa femme, se réalisait, l’activité d’esprit de monsieur Hochon, endormie par la vie de province, se réveilla. Madame Hochon fut assez agréablement surprise quand, le matin même, elle s’aperçut, à quelques mots d’affection dits par le vieil Hochon sur sa filleule, que cet auxiliaire si compétent et si subtil était acquis aux Bridau.
Vers midi, les intelligences réunies de monsieur et madame Hochon, d’Agathe et de Joseph assez étonnés de voir les deux vieillards si scrupuleux dans le choix de leurs mots, avaient accouché de la réponse suivante, faite uniquement pour Flore et Maxence.
Mon cher frère,
Si je suis restée trente ans sans revenir ici, sans y entretenir de relations avec qui que ce soit, pas même avec vous, la faute en est, non-seulement aux étranges et fausses idées que mon père avait conçues contre moi, mais encore aux malheurs, et aussi au bonheur de ma vie à Paris ; car si Dieu fit la femme heureuse, il a bien frappé la mère. Vous n’ignorez point que mon fils, votre neveu Philippe, est sous le coup d’une accusation capitale, à cause de son dévouement à l’Empereur. Ainsi, vous ne serez pas {p. 220} étonné d’apprendre qu’une veuve obligée, pour vivre, d’accepter un modique emploi dans un bureau de loterie, soit venue chercher des consolations et des secours auprès de ceux qui l’ont vue naître. L’état embrassé par celui de mes fils qui m’accompagne est un de ceux qui veulent le plus de talent, le plus de sacrifices, le plus d’études avant d’offrir des résultats. La gloire y précède la fortune. N’est-ce pas vous dire que quand Joseph illustrera notre famille, il sera pauvre encore. Votre sœur, mon cher Jean-Jacques, aurait supporté silencieusement les effets de l’injustice paternelle ; mais pardonnez à la mère de vous rappeler que vous avez deux neveux, l’un qui portait les ordres de l’Empereur à la bataille de Montereau, qui servait dans la Garde impériale à Waterloo, et qui maintenant est en prison ; l’autre qui, depuis l’âge de treize ans, est entraîné par la vocation dans une carrière difficile, mais glorieuse. Aussi vous remercié-je de votre lettre, mon frère, avec une vive effusion de cœur, et pour mon compte, et pour celui de Joseph, qui se rendra certainement à votre invitation. La maladie excuse tout, mon cher Jean-Jacques, j’irai donc vous voir chez vous. Une sœur est toujours bien chez son frère, quelle que soit la vie qu’il ait adoptée. Je vous embrasse avec tendresse.
AGATHE ROUGET.
— Voilà l’affaire engagée. Quand vous irez, dit monsieur Hochon à la Parisienne, vous pourrez lui parler nettement de ses neveux…
La lettre fut portée par Gritte qui revint dix minutes après, rendre compte à ses maîtres de tout ce qu’elle avait appris ou pu voir, selon l’usage de la province.
— Madame, dit-elle, on a, depuis hier au soir, approprié toute la maison que madame laissait…
— Qui, madame ? demanda le vieil Hochon.
— Mais on appelle ainsi dans la maison la Rabouilleuse, répondit Gritte. Elle laissait la salle et tout ce qui regardait monsieur Rouget dans un état à faire pitié ; mais, depuis hier, la maison est redevenue ce qu’elle était avant l’arrivée de monsieur Maxence. On s’y mirerait. La Védie m’a raconté que Kouski est monté à cheval ce matin à cinq heures ; il est revenu sur les neuf heures, apportant des provisions. Enfin, il y aura le meilleur dîner, un dîner comme pour {p. 221} l’archevêque de Bourges. On met les petits pots dans les grands, et tout est par places dans la cuisine : « — Je veux fêter mon neveu », qu’il dit le bonhomme en se faisant rendre compte de tout ! Il paraît que les Rouget ont été très-flattés de la lettre. Madame est venue me le dire… Oh ! elle a fait une toilette !… une toilette ! Je n’ai rien vu de plus beau, quoi ! Madame a deux diamants aux oreilles, deux diamants de chacun mille écus, m’a dit la Védie, et des dentelles ! et des anneaux dans les doigts, et des bracelets que vous diriez une vraie châsse, et une robe de soie belle comme un devant d’autel !… Pour lors, qu’elle m’a dit : « — Monsieur est charmé de savoir sa sœur si bonne enfant, et j’espère qu’elle nous permettra de la fêter comme elle le mérite. Nous comptons sur la bonne opinion qu’elle aura de nous d’après l’accueil que nous ferons à son fils… Monsieur est très-impatient de voir son neveu. » Madame avait des petits souliers de satin noir et des bas… Non, c’est des merveilles ! Il y a comme des fleurs dans la soie et des trous que vous diriez une dentelle, on voit sa chair rose à travers. Enfin elle est sur ses cinquante et un ! avec un petit tablier si gentil devant elle, que la Védie m’a dit que ce tablier-là valait deux années de nos gages…
— Allons, il faut se ficeler, dit en souriant l’artiste.
— Eh ! bien, à quoi penses-tu, monsieur Hochon ?… dit la vieille dame quand Gritte fut partie.
Madame Hochon montrait à sa filleule son mari la tête dans ses mains, le coude sur le bras de son fauteuil et plongé dans ses réflexions.
— Vous avez affaire à un maître Gonin ! dit le vieillard. Avec vos idées, jeune homme, ajouta-t-il en regardant Joseph, vous n’êtes pas de force à lutter contre un gaillard trempé comme l’est Maxence. Quoi que je vous dise, vous ferez des sottises ; mais au moins racontez-moi bien ce soir tout ce que vous aurez vu, entendu, et fait. Allez !… À la grâce de Dieu ! Tâchez de vous trouver seul avec votre oncle. Si, malgré tout votre esprit, vous n’y parvenez point, ce sera déjà quelque lumière sur leur plan ; mais si vous êtes un instant avec lui, seul, sans être écouté, dam !… il faut lui tirer les vers du nez sur sa situation qui n’est pas heureuse, et plaider la cause de votre mère…
À quatre heures, Joseph passa le détroit qui séparait la maison Hochon de la maison Rouget, cette espèce d’allée de tilleuls souffrants, longue de deux cents pieds et large comme la grande {p. 222} Narette. Quand le neveu se présenta, Kouski, en bottes cirées, en pantalon de drap noir, en gilet blanc et en habit noir, le précéda pour l’annoncer. La table était déjà mise dans la salle, et Joseph, qui distingua facilement son oncle, alla droit à lui, l’embrassa, salua Flore et Maxence.
— Nous ne nous sommes point vus depuis que j’existe, mon cher oncle, dit gaiement le peintre ; mais vaut mieux tard que jamais.
— Vous êtes le bienvenu, mon ami, dit le vieillard en regardant son neveu d’un air hébété.
— Madame, dit Joseph à Flore avec l’entrain d’un artiste, j’enviais, ce matin, à mon oncle le plaisir qu’il a de pouvoir vous admirer tous les jours !
— N’est-ce pas qu’elle est belle ? dit le vieillard dont les yeux ternis devinrent presque brillants.
— Belle à pouvoir servir de modèle à un peintre.
— Mon neveu, dit le père Rouget que Flore poussa par le coude, voici monsieur Maxence Gilet, un homme qui a servi l’Empereur, comme ton frère, dans la Garde Impériale.
Joseph se leva, s’inclina.
— Monsieur votre frère était dans les dragons, je crois, et moi j’étais dans les pousse-cailloux, dit Maxence.
— À cheval ou à pied, dit Flore, on n’en risquait pas moins sa peau !
Joseph observait Max autant que Max observait Joseph. Max était mis comme les jeunes gens élégants se mettaient alors ; car il se faisait habiller à Paris. Un pantalon de drap bleu de ciel, à gros plis très-amples, faisait valoir ses pieds en ne laissant voir que le bout de sa botte ornée d’éperons. Sa taille était pincée par son gilet blanc à boutons d’or façonnés, et lacé par derrière pour lui servir de ceinture. Ce gilet boutonné jusqu’au col dessinait bien sa large poitrine, et son col en satin noir l’obligeait à tenir la tête haute, à la façon des militaires. Il portait un petit habit noir très-bien coupé. Une jolie chaîne d’or pendait de la poche de son gilet, où paraissait à peine une montre plate. Il jouait avec cette clef dite à criquet, que Breguet venait d’inventer.
— Ce garçon est très-bien, se dit Joseph en admirant comme peintre la figure vive, l’air de force et les yeux gris spirituels que Max tenait de son père le gentilhomme. Mon oncle doit être bien {p. 223} embêtant, cette belle fille a cherché des compensations, et ils font ménage à trois. Ça se voit !
En ce moment Baruch et François arrivèrent.
— Vous n’êtes pas encore allé voir la Tour d’Issoudun ? demanda Flore à Joseph. Si vous vouliez faire une petite promenade en attendant le dîner, qui ne sera servi que dans une heure, nous vous montrerions la grande curiosité de la ville ?…
— Volontiers ? dit l’artiste incapable d’apercevoir en ceci le moindre inconvénient.
Pendant que Flore alla mettre son chapeau, ses gants et son châle de cachemire, Joseph se leva soudain à la vue des tableaux, comme si quelque enchanteur l’eût touché de sa baguette.
— Ah ! vous avez des tableaux, mon oncle ? dit-il en examinant celui qui l’avait frappé.
— Oui, répondit le bonhomme, ça nous vient des Descoings qui, pendant la Révolution, ont acheté la défroque des maisons religieuses et des églises du Berry.
Joseph n’écoutait plus, il admirait chaque tableau : — Magnifique ! s’écriait-il. Oh ! mais voilà une toile… Celui-là ne les gâtait pas ! Allons, de plus fort en plus fort, comme chez Nicolet…
— Il y en a sept ou huit très-grands qui sont dans le grenier et qu’on a gardés à cause des cadres, dit Gilet.
— Allons les voir ! fit l’artiste que Maxence conduisit dans le grenier.
Joseph redescendit enthousiasmé. Max dit un mot à l’oreille de la Rabouilleuse, qui prit le bonhomme Rouget dans l’embrasure de la croisée ; et Joseph entendit cette phrase dite à voix basse, mais de manière qu’elle ne fût pas perdue pour lui :
— Votre neveu est peintre, vous ne ferez rien de ces tableaux, soyez donc gentil pour lui, donnez-les-lui.
— Il paraît, dit le bonhomme qui s’appuya sur le bras de Flore pour venir à l’endroit où son neveu se trouvait en extase devant un Albane, il paraît que tu es peintre…
— Je ne suis encore qu’un rapin, dit Joseph…
— Qué que c’est que ça ? dit Flore.
— Un commençant, répondit Joseph.
— Eh ! bien, dit Jean-Jacques, si ces tableaux peuvent te servir à quelque chose dans ton état, je te les donne… Mais sans les cadres. Oh ! les cadres sont dorés, et puis ils sont drôles ; j’y mettrai…
{p. 224} — Parbleu ! mon oncle, s’écria Joseph enchanté, vous y mettrez les copies que je vous enverrai et qui seront de la même dimension…
— Mais cela vous prendra du temps et il vous faudra des toiles, des couleurs, dit Flore. Vous dépenserez de l’argent… Voyons, père Rouget, offrez à votre neveu cent francs par tableau, vous en avez là vingt-sept… il y en a, je crois, onze dans le grenier qui sont énormes et qui doivent être payés double… mettez pour le tout quatre mille francs… Oui, votre oncle peut bien vous payer les copies quatre mille francs, puisqu’il garde les cadres ! Enfin, il vous faudra des cadres, et on dit que les cadres valent plus que les tableaux ; il y a de l’or !… — Dites donc, monsieur, reprit Flore en remuant le bras du bonhomme. Hein ?… ce n’est pas cher, votre neveu vous fera payer quatre mille francs des tableaux tout neufs à la place de vos vieux… C’est, lui dit-elle à l’oreille, une manière honnête de lui donner quatre mille francs, il ne me paraît pas très-calé…
— Eh bien ! mon neveu, je te payerai quatre mille francs pour les copies…
— Non, non, dit l’honnête Joseph, quatre mille francs et les tableaux, c’est trop ; car, voyez-vous, les tableaux ont de la valeur.
— Mais acceptez donc, godiche ! lui dit Flore, puisque c’est votre oncle…
— Eh ! bien, j’accepte, dit Joseph étourdi de l’affaire qu’il venait de faire, car il reconnaissait un tableau du Pérugin.
Aussi l’artiste eut-il un air joyeux en sortant et en donnant le bras à la Rabouilleuse, ce qui servit admirablement les desseins de Maxence. Ni Flore, ni Rouget, ni Max, ni personne à Issoudun ne pouvait connaître la valeur des tableaux, et le rusé Max crut avoir acheté pour une bagatelle le triomphe de Flore qui se promena très orgueilleusement au bras du neveu de son maître, en bonne intelligence avec lui, devant toute la ville ébahie. On se mit aux portes pour voir le triomphe de la Rabouilleuse sur la famille. Ce fait exorbitant fit une sensation profonde sur laquelle Max comptait. Aussi, quand l’oncle et le neveu rentrèrent vers les cinq heures, on ne parlait dans tous les ménages que de l’accord parfait de Max et de Flore avec le neveu du père Rouget. Enfin, l’anecdote du cadeau des tableaux et des quatre mille francs circulait déjà. Le dîner, auquel assista Lousteau, l’un des juges du tribunal, et le maire {p. 225} d’Issoudun, fut splendide. Ce fut un de ces dîners de province qui durent cinq heures. Les vins les plus exquis animèrent la conversation. Au dessert, à neuf heures, le peintre, assis entre Flore et Max vis-à-vis de son oncle, était devenu quasi-camarade avec l’officier, qu’il trouvait le meilleur enfant de la terre. Joseph revint à onze heures à peu près gris. Quant au bonhomme Rouget, Kouski le porta dans son lit ivre-mort, il avait mangé comme un acteur forain et bu comme les sables du désert.
— Hé ! bien, dit Max qui resta seul à minuit avec Flore, ceci ne vaut-il pas mieux que de leur faire la moue. Les Bridau seront bien reçus, ils auront de petits cadeaux, et comblés de faveurs, ils ne pourront que chanter nos louanges ; ils s’en iront bien tranquilles en nous laissant tranquilles aussi. Demain matin, à nous deux Kouski, nous déferons toutes ces toiles, nous les enverrons au peintre pour qu’il les ait à son réveil, nous mettrons les cadres au grenier, et nous renouvellerons la tenture de la salle en y tendant de ces papiers vernis où il y a des scènes de Télémaque, comme j’en ai vu chez monsieur Mouilleron.
— Tiens, ce sera bien plus joli, s’écria Flore.
Le lendemain, Joseph ne s’éveilla pas avant midi. De son lit, il aperçut les toiles mises les unes sur les autres, et apportées sans qu’il eût rien entendu. Pendant qu’il examinait de nouveau les tableaux et qu’il y reconnaissait des chefs-d’œuvre en étudiant la manière des peintres et recherchant leurs signatures, sa mère était allée remercier son frère et le voir, poussée par le vieil Hochon qui, sachant toutes les sottises commises la veille par le peintre, désespérait de la cause des Bridau.
— Vous avez pour adversaires de fines mouches. Dans toute ma vie je n’ai pas vu pareille tenue à celle de ce soldat : il paraît que la guerre forme les jeunes gens. Joseph s’est laissé pincer ! Il s’est promené donnant le bras à la Rabouilleuse ! On lui a sans doute fermé la bouche avec du vin, de méchantes toiles, et quatre mille francs. Votre artiste n’a pas coûté cher à Maxence !
Le perspicace vieillard avait tracé la conduite à tenir à la filleule de sa femme, en lui disant d’entrer dans les idées de Maxence et de cajoler Flore, afin d’arriver à une espèce d’intimité avec elle, pour obtenir de petits moments d’entretien avec Jean-Jacques. Madame Bridau fut reçue à merveille par son frère à qui Flore avait fait sa leçon. Le vieillard était au lit, malade des excès de la veille. {p. 226} Comme dans les premiers moments, Agathe ne pouvait pas aborder de questions sérieuses, Max avait jugé convenable et magnanime de laisser seuls le frère et la sœur. Ce fut un calcul juste. La pauvre Agathe trouva son frère si mal qu’elle ne voulut pas le priver des soins de madame Brazier.
— Je veux d’ailleurs, dit-elle au vieux garçon, connaître une personne à qui je suis redevable du bonheur de mon frère.
Ces paroles firent un plaisir évident au bonhomme qui sonna pour demander madame Brazier. Flore n’était pas loin, comme on peut le penser. Les deux antagonistes femelles se saluèrent. La Rabouilleuse déploya les soins de la plus servile, de la plus attentive tendresse, elle trouva que monsieur avait la tête trop bas, elle replaça les oreillers, elle fut comme une épouse d’hier. Aussi le vieux garçon eut-il une expansion de sensibilité.
— Nous vous devons, mademoiselle, dit Agathe, beaucoup de reconnaissance pour les marques d’attachement que vous avez données à mon frère depuis si long-temps, et pour la manière dont vous veillez à son bonheur.
— C’est vrai, ma chère Agathe, dit le bonhomme, elle m’a fait connaître le bonheur, et c’est d’ailleurs une femme pleine d’excellentes qualités.
— Aussi, mon frère, ne sauriez-vous trop en récompenser mademoiselle, vous auriez dû en faire votre femme. Oui ! je suis trop pieuse pour ne pas souhaiter de vous voir obéir aux préceptes de la religion. Vous seriez l’un et l’autre plus tranquilles en ne vous mettant pas en guerre avec les lois et la morale. Je suis venue, mon frère, vous demander secours au milieu d’une grande affliction, mais ne croyez point que nous pensions à vous faire la moindre observation sur la manière dont vous disposerez de votre fortune…
— Madame, dit Flore, nous savons que monsieur votre père fut injuste envers vous. Monsieur votre frère peut vous le dire, fit-elle en regardant fixement sa victime, les seules querelles que nous avons eues, c’est à votre sujet. Je soutiens à monsieur qu’il vous doit la part de fortune dont vous a fait tort mon pauvre bienfaiteur, car il a été mon bienfaiteur, votre père (elle prit un ton larmoyant), je m’en souviendrai toujours… Mais votre frère, madame, a entendu raison…
— Oui, dit le bonhomme Rouget, quand je ferai mon testament, vous ne serez pas oubliés…
{p. 227} — Ne parlons point de tout ceci, mon frère, vous ne connaissez pas encore quel est mon caractère.
D’après ce début, on imaginera facilement comment se passa cette première visite. Rouget invita sa sœur à dîner pour le surlendemain.
Pendant ces trois jours, les Chevaliers de la Désœuvrance prirent une immense quantité de rats, de souris et de mulots qui, par une belle nuit, furent mis en plein grain et affamés, au nombre de quatre cent trente-six, dont plusieurs mères pleines. Non contents d’avoir procuré ces pensionnaires à Fario, les Chevaliers trouèrent la couverture de l’église des Capucins, et y mirent une dizaine de pigeons pris en dix fermes différentes. Ces animaux firent d’autant plus tranquillement noces25 et festins que le garçon de magasin de Fario fut débauché par un mauvais drôle, avec lequel il se grisa du matin jusqu’au soir, sans prendre aucun soin des grains de son maître.
Madame Bridau, contrairement à l’opinion du vieil Hochon, crut que son frère n’avait pas encore fait son testament ; elle comptait lui demander quelles étaient ses intentions à l’égard de mademoiselle Brazier, au premier moment où elle pourrait se promener seule avec lui, car Flore et Maxence la leurraient de cet espoir qui devait être toujours déçu.
Quoique les Chevaliers cherchassent tous un moyen de mettre les deux Parisiens en fuite, ils ne trouvaient que des folies impossibles.
Après une semaine, la moitié du temps que les Parisiens devaient rester à Issoudun, ils ne se trouvaient donc pas plus avancés que le premier jour.
— Votre avoué ne connaît pas la province, dit le vieil Hochon à madame Bridau. Ce que vous venez y faire ne se fait ni en quinze jours ni en quinze mois ; il faudrait ne pas quitter votre frère, et pouvoir lui inspirer des idées religieuses. Vous ne contreminerez les fortifications de Flore et de Maxence que par la sape du prêtre. Voilà mon avis, et il est temps de s’y prendre.
— Vous avez, dit madame Hochon à son mari, de singulières idées sur le clergé.
— Oh ! s’écria le vieillard, vous voilà, vous autres dévotes !
— Dieu ne bénirait pas une entreprise qui reposerait sur un sacrilège, dit madame Bridau. Faire servir la religion à de pareils… Oh ! mais nous serions plus criminelles que Flore.
{p. 228} Cette conversation avait eu lieu pendant le déjeuner, et François, aussi bien que Baruch, écoutaient de toutes leurs oreilles.
— Sacrilège ! s’écria le vieil Hochon. Mais si quelque bon abbé, spirituel comme j’en ai connu quelques-uns, savait en quel embarras vous êtes, il ne verrait point de sacrilège à faire revenir à Dieu l’âme égarée de votre frère, à lui inspirer un vrai repentir de ses fautes, à lui faire renvoyer la femme qui cause le scandale, tout en lui assurant un sort ; à lui démontrer qu’il aurait la conscience en repos en donnant quelques mille livres de rente pour le petit séminaire de l’archevêque, et laissant sa fortune à ses héritiers naturels…
L’obéissance passive que le vieil avare avait obtenue dans sa maison de la part de ses enfants et transmise à ses petits-enfants soumis d’ailleurs à sa tutelle et auxquels il amassait une belle fortune, en faisant, disait-il, pour eux comme il faisait pour lui, ne permit pas à Baruch et à François la moindre marque d’étonnement ni de désapprobation ; mais ils échangèrent un regard significatif en se disant ainsi combien ils trouvaient cette idée nuisible et fatale aux intérêts de Max.
— Le fait est, madame, dit Baruch, que si vous voulez avoir la succession de votre frère, voilà le seul et vrai moyen ; il faut rester à Issoudun tout le temps nécessaire pour l’employer…
— Ma mère, dit Joseph, vous feriez bien d’écrire à Desroches sur tout ceci. Quant à moi, je ne prétends rien de plus de mon oncle que ce qu’il a bien voulu me donner…
Après avoir reconnu la grande valeur des trente-neuf tableaux, Joseph les avait soigneusement décloués, il avait appliqué du papier dessus en l’y collant avec de la colle ordinaire ; il les avait superposés les uns aux autres, avait assujetti leur masse dans une immense boîte, et l’avait adressée par le roulage à Desroches, à qui il se proposait d’écrire une lettre d’avis. Cette précieuse cargaison était partie la veille.
— Vous êtes content à bon marché, dit monsieur Hochon.
— Mais je ne serais pas embarrassé de trouver cent cinquante mille francs des tableaux.
— Idée de peintre ! fit monsieur Hochon en regardant Joseph d’une certaine manière.
— Écoute, dit Joseph en s’adressant à sa mère, je vais écrire à Desroches en lui expliquant l’état des choses ici. Si Desroches te {p. 229} conseille de rester, tu resteras. Quant à ta place, nous en trouverons toujours l’équivalent…
— Mon cher, dit madame Hochon à Joseph en sortant de table, je ne sais pas ce que sont les tableaux de votre oncle, mais ils doivent être bons, à en juger par les endroits d’où ils viennent. S’ils valent seulement quarante mille francs, mille francs par tableau, n’en dites rien à personne. Quoique mes petits-enfants soient discrets et bien élevés, ils pourraient, sans y entendre malice, parler de cette prétendue trouvaille, tout Issoudun le saurait et il ne faut pas que nos adversaires s’en doutent. Vous vous conduisez comme un enfant !…
En effet, à midi, bien des personnes dans Issoudun, et surtout Maxence Gilet, furent instruits de cette opinion qui eut pour effet de faire rechercher tous les vieux tableaux auxquels on ne songeait pas, et de faire mettre en évidence des croûtes exécrables. Max se repentit d’avoir poussé le vieillard à donner les tableaux, et sa rage contre les héritiers, en apprenant le plan du vieil Hochon, s’accrut de ce qu’il appela sa bêtise. L’influence religieuse sur un être faible était la seule chose à craindre. Aussi l’avis donné par ses deux amis confirma-t-il Maxence Gilet dans sa résolution de capitaliser tous les contrats de Rouget, et d’emprunter sur ses propriétés afin d’opérer le plus promptement possible un placement dans la rente ; mais il regarda comme plus urgent encore de renvoyer les Parisiens. Or le génie des Mascarille et des Scapin n’eût pas facilement résolu ce problème. Flore, conseillée par Max, prétendit que monsieur se fatiguait beaucoup trop dans ses promenades à pied, il devait à son âge aller en voiture. Ce prétexte fut nécessité par l’obligation de se rendre, à l’insu du pays, à Bourges, à Vierzon, à Châteauroux, à Vatan, dans tous les endroits où le projet de réaliser les placements du bonhomme forcerait Rouget, Flore et Max à se transporter. À la fin de cette semaine donc, tout Issoudun fut surpris en apprenant que le bonhomme Rouget était allé chercher une voiture à Bourges, mesure qui fut justifiée par les Chevaliers de la Désœuvrance dans un sens favorable à la Rabouilleuse. Flore et Rouget achetèrent un effroyable berlingot à vitrages fallacieux, à rideaux de cuir crevassés, âgé de vingt-deux ans et de neuf campagnes, provenant d’une vente après le décès d’un colonel ami du Grand-Maréchal Bertrand, et qui, pendant l’absence de ce fidèle compagnon de l’Empereur, s’était chargé d’en surveiller les propriétés en Berry. Ce {p. 230} berlingot, peint en gros vert, ressemblait assez à une calèche, mais le brancard avait été modifié de manière à pouvoir y atteler un seul cheval. Il appartenait donc à ce genre de voitures que la diminution des fortunes a si fort mis à la mode, et qui s’appelait alors honnêtement une demi-fortune, car à leur origine on nomma ces voitures des seringues. Le drap de cette demi-fortune, vendue pour calèche, était rongé par les vers ; ses passementeries ressemblaient à des chevrons d’invalide, elle sonnait la ferraille ; mais elle ne coûta que quatre cent cinquante francs ; et Max acheta du régiment alors en garnison à Bourges une bonne grosse jument réformée pour la traîner. Il fit repeindre la voiture en brun-foncé, eut un assez bon harnais d’occasion, et toute la ville d’Issoudun fut remuée de fond en comble en attendant l’équipage au père Rouget ! La première fois que le bonhomme se servit de sa calèche, le bruit fit sortir tous les ménages sur leurs portes, et il n’y eut pas de croisée qui ne fût garnie de curieux. La seconde fois, le célibataire alla jusqu’à Bourges, où, pour s’éviter les soins de l’opération conseillée ou, si vous voulez, ordonnée par Flore Brazier, il signa chez un notaire une procuration à Maxence Gilet, à l’effet de transporter tous les contrats qui furent désignés dans la procuration. Flore se réserva de liquider avec monsieur les placements faits à Issoudun et dans les cantons environnants. Le principal notaire de Bourges reçut la visite de Rouget, qui le pria de lui trouver cent quarante mille francs à emprunter sur ses propriétés. On ne sut rien à Issoudun de ces démarches si discrètement et si habilement faites. Maxence, en bon cavalier, pouvait aller à Bourges et en revenir de cinq heures du matin à cinq heures du soir, avec son cheval, et Flore ne quitta plus le vieux garçon. Le père Rouget avait consenti sans difficulté à l’opération que Flore lui soumit ; mais il voulut que l’inscription de cinquante mille francs de rente fût au nom de mademoiselle Brazier comme usufruit, et en son nom, à lui Rouget, comme nue propriété. La ténacité que le vieillard déploya dans la lutte intérieure que cette affaire souleva causa des inquiétudes à Max, qui crut y entrevoir déjà des réflexions inspirées par la vue des héritiers naturels.
Au milieu de ces grands mouvements, que Maxence voulait dérober aux yeux de la ville, il oublia le marchand de grains. Fario se mit en devoir d’opérer ses livraisons, après des manœuvres et des voyages qui avaient eu pour but de faire hausser le prix des céréales. {p. 231} Or, le lendemain de son arrivée, il aperçut le toit de l’église des Capucins noir de pigeons, car il demeurait en face. Il se maudit lui-même pour avoir négligé de faire visiter la couverture, et alla promptement à son magasin, où il trouva la moitié de son grain dévoré. Des milliers de crottes de souris, de rats et de mulots éparpillées lui révélèrent une seconde cause de ruine. L’église était une arche de Noé. Mais la fureur rendit l’Espagnol blanc comme de la batiste quand, en essayant de reconnaître l’étendue de ses pertes et du dégât, il remarqua tout le grain de dessous quasi germé par une certaine quantité de pots d’eau que Max avait eu l’idée d’introduire, au moyen d’un tube en fer-blanc, au cœur des tas de blé. Les pigeons, les rats s’expliquaient par l’instinct animal ; mais la main de l’homme se révélait dans ce dernier trait de perversité. Fario s’assit sur la marche d’un autel dans une chapelle, et resta la tête dans ses mains. Après une demi-heure de réflexions espagnoles, il vit l’écureuil que le fils Goddet avait tenu à lui donner pour pensionnaire jouant avec sa queue le long de la poutre transversale sur le milieu de laquelle reposait l’arbre du toit. L’Espagnol se leva froidement en montrant à son garçon de magasin une figure calme comme celle d’un Arabe. Fario ne se plaignit pas, il rentra dans sa maison, il alla louer quelques ouvriers pour ensacher le bon grain, étendre au soleil les blés mouillés afin d’en sauver le plus possible ; puis il s’occupa de ses livraisons, après avoir estimé sa perte aux trois cinquièmes. Mais, ses manœuvres ayant opéré une hausse, il perdit encore en rachetant les trois cinquièmes manquants ; ainsi sa perte fut de plus de moitié. L’Espagnol, qui n’avait pas d’ennemis, attribua, sans se tromper, cette vengeance à Gilet. Il lui fut prouvé que Max et quelques autres, les seuls auteurs des farces nocturnes, avaient bien certainement monté sa charrette sur la Tour, et s’étaient amusés à le ruiner : il s’agissait en effet de mille écus, presque tout le capital péniblement gagné par Fario depuis la paix. Inspiré par la vengeance, cet homme déploya la persistance et la finesse d’un espion à qui l’on a promis une forte récompense. Embusqué la nuit, dans Issoudun, il finit par acquérir la preuve des déportements des Chevaliers de la Désœuvrance : il les vit, il les compta, il épia leurs rendez-vous et leurs banquets chez la Cognette ; puis il se cacha pour être le témoin d’un de leurs tours, et se mit au fait de leurs mœurs nocturnes.
Malgré ses courses et ses préoccupations, Maxence ne voulait pas négliger les affaires de nuit, d’abord pour ne pas laisser {p. 232} pénétrer le secret de la grande opération qui se pratiquait sur la fortune du père Rouget, puis pour toujours tenir ses amis en haleine. Or, les Chevaliers étaient convenus de faire un de ces tours dont on parlait pendant des années entières. Ils devaient donner, dans une seule nuit, des boulettes à tous les chiens de garde de la ville et des faubourgs ; Fario les entendit, au sortir du bouchon à la Cognette, s’applaudissant par avance du succès qu’obtiendrait cette farce, et du deuil général que causerait ce nouveau massacre des innocents. Puis quelles appréhensions ne causerait pas cette exécution en annonçant des desseins sinistres sur les maisons privées de leurs gardiens ?
— Cela fera peut-être oublier la charrette à Fario ! dit le fils Goddet.
Fario n’avait déjà plus besoin de ce mot qui confirmait ses soupçons ; et, d’ailleurs, son parti était pris.
Agathe, après trois semaines de séjour, reconnaissait, ainsi que madame Hochon, la vérité des réflexions du vieil avare : il fallait plusieurs années pour détruire l’influence acquise sur son frère par la Rabouilleuse et par Max. Agathe n’avait fait aucun progrès dans la confiance de Jean-Jacques, avec qui jamais elle n’avait pu se trouver seule. Au contraire, mademoiselle Brazier triomphait des héritiers en menant promener Agathe dans la calèche, assise au fond près d’elle, ayant monsieur Rouget et son neveu sur le devant. La mère et le fils attendaient avec impatience une réponse à la lettre confidentielle écrite à Desroches. Or, la veille du jour où les chiens devaient être empoisonnés, Joseph, qui s’ennuyait à périr à Issoudun, reçut deux lettres, la première du grand peintre Schinner dont l’âge lui permettait une liaison plus étroite, plus intime qu’avec Gros, leur maître, et la seconde de Desroches.
Voici la première, timbrée de Beaumont-sur-Oise :
Mon cher Joseph, j’ai achevé, pour le comte de Sérizy, les principales peintures du château de Presles. J’ai laissé les encadrements, les peintures d’ornement ; et je t’ai si bien recommandé, soit au comte, soit à Grindot l’architecte, que tu n’as qu’à prendre tes brosses et à venir. Les prix sont faits de manière à te contenter. Je pars pour l’Italie avec ma femme, tu peux donc prendre Mistigris qui t’aidera. Ce jeune drôle a du talent, je l’ai mis à ta disposition. Il frétille déjà comme un pierrot en pensant à s’amuser au château de Presles. Adieu, mon cher Joseph ; si je suis absent, {p. 233} si je ne mets rien à l’Exposition prochaine, tu me remplaceras ! Oui, cher Jojo, ton tableau, j’en ai la certitude, est un chef-d’œuvre ; mais un chef-d’œuvre qui fera crier au romantisme, et tu t’apprêtes une existence de diable dans un bénitier. Après tout, comme dit ce farceur de Mistigris, qui retourne ou calembourdise tous les proverbes, la vie est un qu’on bat. Que fais-tu donc à Issoudun ? Adieu.
Ton ami,
SCHINNER.
Voici celle de Desroches :
Mon cher Joseph, ce monsieur Hochon me semble un vieillard plein de sens, et tu m’as donné la plus haute idée de ses moyens : il a complétement raison. Aussi, mon avis, puisque tu me le demandes, est-il que ta mère reste à Issoudun chez madame Hochon, en y payant une modique pension, comme quatre cents francs par an, pour indemniser ses hôtes de sa nourriture. Madame Bridau doit, selon moi, s’abandonner aux conseils de monsieur Hochon. Mais ton excellente mère aura bien des scrupules en présence de gens qui n’en ont pas du tout, et dont la conduite est un chef-d’œuvre de politique. Ce Maxence est dangereux, et tu as bien raison : je vois en lui un homme autrement fort que Philippe. Ce drôle fait servir ses vices à sa fortune, et ne s’amuse pas gratis, comme ton frère dont les folies n’avaient rien d’utile. Tout ce que tu me dis m’épouvante, car je ne ferais pas grand’chose en allant à Issoudun. Monsieur Hochon, caché derrière ta mère, vous sera plus utile que moi. Quant à toi, tu peux revenir, tu n’es bon à rien dans une affaire qui réclame une attention continuelle, une observation minutieuse, des attentions serviles, une discrétion dans la parole et une dissimulation dans les gestes tout à fait antipathiques aux artistes. Si l’on vous a dit qu’il n’y avait pas de testament de fait, ils en ont un depuis long-temps, croyez-le bien. Mais les testaments sont révocables, et tant que ton imbécile d’oncle vivra, certes il est susceptible d’être travaillé par les remords et par la religion. Votre fortune sera le résultat d’un combat entre l’Église et la Rabouilleuse. Il viendra certainement un moment où cette femme sera sans force sur le bonhomme, et où la religion sera toute-puissante26. Tant que ton oncle n’aura pas fait de donation entre-vifs, ni changé la nature de ses biens, tout sera possible à l’heure où la religion aura {p. 234} le dessus. Aussi dois-tu prier monsieur Hochon de surveiller, autant qu’il le pourra, la fortune de ton oncle. Il s’agit de savoir si les propriétés sont hypothéquées, comment et au nom de qui sont faits les placements. Il est si facile d’inspirer à un vieillard des craintes sur sa vie, au cas où il se dépouille de ses biens en faveur d’étrangers, qu’un héritier tant soit peu rusé pourrait arrêter une spoliation dès son commencement. Mais est-ce ta mère avec son ignorance du monde, son désintéressement, ses idées religieuses, qui saura mener une semblable machine ?… Enfin, je ne puis que vous éclairer. Tout ce que vous avez fait jusqu’à présent a dû donner l’alarme, et peut-être vos antagonistes se mettent-ils en règle !…
— Voilà ce que j’appelle une consultation en bonne forme, s’écria monsieur Hochon fier d’être apprécié par un avoué de Paris.
— Oh ! Desroches est un fameux gars, répondit Joseph.
— Il ne serait pas inutile de faire lire cette lettre à ces deux femmes, reprit le vieil avare.
— La voici, dit l’artiste en remettant la lettre au vieillard. Quant à moi, je veux partir dès demain, et vais aller faire mes adieux à mon oncle.
— Ah ! dit monsieur Hochon, monsieur Desroches vous prie, par post-scriptum, de brûler la lettre.
— Vous la brûlerez après l’avoir montrée à ma mère, dit le peintre.
Joseph Bridau s’habilla, traversa la petite place et se présenta chez son oncle, qui précisément achevait son déjeuner. Max et Flore étaient à table.
— Ne vous dérangez pas, mon cher oncle, je viens vous faire mes adieux.
— Vous partez ? fit Max en échangeant un regard avec Flore.
— Oui, j’ai des travaux au château de monsieur de Sérizy, je suis d’autant plus pressé d’y aller qu’il a les bras assez longs pour rendre service à mon pauvre frère, à la Chambre des Pairs.
— Eh ! bien, travaille, dit d’un air niais le bonhomme Rouget qui parut à Joseph extraordinairement changé. Faut travailler… je suis fâché que vous vous en alliez…
— Oh ! ma mère reste encore quelque temps, reprit Joseph.
Max fit un mouvement de lèvres que remarqua la gouvernante et qui signifiait : — Ils vont suivre le plan dont m’a parlé Baruch.
— Je suis bien heureux d’être venu, dit Joseph, car j’ai eu le {p. 235} plaisir de faire connaissance avec vous, et vous avez enrichi mon atelier…
— Oui, dit la Rabouilleuse, au lieu d’éclairer votre oncle sur la valeur de ses tableaux qu’on estime à plus de cent mille francs, vous les avez bien lestement envoyés à Paris… Pauvre cher homme, c’est comme un enfant !… On vient de nous dire à Bourges qu’il y a un petit poulet, comment donc ? un Poussin qui était avant la Révolution dans le Chœur de la cathédrale, et qui vaut à lui seul trente mille francs…
— Ça n’est pas bien, mon neveu, dit le vieillard à un signe de Max que Joseph ne put apercevoir.
— Là, franchement, reprit le soldat en riant, sur votre honneur, que croyez-vous que valent vos tableaux ? Parbleu ! vous avez tiré une carotte à votre oncle, vous étiez dans votre droit, un oncle est fait pour être pillé ! La nature m’a refusé des oncles ; mais, sacrebleu, si j’en avais eu, je ne les aurais pas épargnés.
— Saviez-vous, monsieur, dit Flore à Rouget, ce que vos tableaux valaient… Combien avez-vous dit, monsieur Joseph ?
— Mais, répondit le peintre qui devint rouge comme une betterave, les tableaux valent quelque chose.
— On dit que vous les avez estimés à cent cinquante mille francs à monsieur Hochon, dit Flore. Est-ce vrai ?
— Oui, dit le peintre qui avait une loyauté d’enfant.
— Et, aviez-vous l’intention, dit Flore au bonhomme, de donner cent cinquante mille francs à votre neveu ?…
— Jamais, jamais ! répondit le vieillard que Flore avait regardé fixement.
— Il y a une manière d’arranger tout cela, dit le peintre, c’est de vous les rendre, mon oncle !…
— Non, non, garde-les, dit le vieillard.
— Je vous les renverrai, mon oncle, répondit Joseph blessé du silence offensant de Maxence Gilet et de Flore Brazier. J’ai dans mon pinceau de quoi faire ma fortune, sans devoir27 rien à personne, pas même à mon oncle… Je vous salue, mademoiselle, bien le bonjour, monsieur…
Et Joseph traversa la place dans un état d’irritation que les artistes peuvent se peindre. Toute la famille Hochon était alors dans le salon. En voyant Joseph qui gesticulait et se parlait à lui-même, on lui demanda ce qu’il avait. Devant Baruch et François, le {p. 236} peintre, franc comme l’osier, raconta la scène qu’il venait d’avoir, et qui, dans deux heures, devint la conversation de toute la ville, où chacun la broda de circonstances plus ou moins drôles. Quelques-uns soutenaient que le peintre avait été malmené par Max, d’autres qu’il s’était mal conduit avec mademoiselle Brazier, et que Max l’avait mis à la porte.
— Quel enfant que votre enfant !… disait Hochon à madame Bridau. Le nigaud a été la dupe d’une scène qu’on lui réservait pour le jour de ses adieux. Il y a quinze jours que Max et la Rabouilleuse savaient la valeur des tableaux quand il a eu la sottise de le dire ici devant mes petits-enfants, qui n’ont eu rien de plus chaud que d’en parler à tout le monde. Votre artiste aurait dû partir à l’improviste.
— Mon fils fait bien de rendre les tableaux s’ils ont tant de valeur, dit Agathe.
— S’ils valent, selon lui, deux cent mille francs, dit le vieil Hochon, c’est une bêtise que de s’être mis dans le cas de les rendre ; car vous auriez du moins eu cela de cette succession, tandis qu’à la manière dont vont les choses vous n’en aurez rien !… Et voilà presque une raison pour votre frère de ne plus vous voir…
Entre minuit et une heure, les Chevaliers de la Désœuvrance commencèrent leur distribution gratuite de comestibles aux chiens de la ville. Cette mémorable expédition ne fut terminée qu’à trois heures du matin, heure à laquelle ces mauvais drôles allèrent souper chez la Cognette. À quatre heures et demie, au crépuscule, ils rentrèrent chez eux. Au moment où Max tourna la rue de l’Avenier pour entrer dans la Grand’rue, Fario, qui se tenait en embuscade dans un renfoncement, lui porta un coup de couteau, droit au cœur, retira la lame, et se sauva par les fossés de Villate où il essuya son couteau dans son mouchoir. L’Espagnol alla laver son mouchoir à la Rivière-Forcée, et revint tranquillement à Saint-Paterne où il se recoucha, en escaladant une fenêtre qu’il avait laissée entr’ouverte, et il fut réveillé par son nouveau garçon qui le trouva dormant du plus profond sommeil. En tombant, Max jeta un cri terrible, auquel personne ne pouvait se méprendre. Lousteau-Prangin, le fils d’un juge, parent éloigné de la famille de l’ancien Subdélégué, et le fils Goddet qui demeurait dans le bas de la Grand’rue, remontèrent au pas de course en se disant : — On tue Max !… au secours ! Mais aucun chien n’aboya, {p. 237} et personne, au fait des ruses des coureurs de nuit, ne se leva. Quand les deux Chevaliers arrivèrent, Max était évanoui. Il fallut aller éveiller monsieur Goddet le père. Max avait bien reconnu Fario ; mais quand, à cinq heures du matin, il eut bien repris ses sens, qu’il se vit entouré de plusieurs personnes, qu’il sentit que sa blessure n’était pas mortelle, il pensa tout à coup à tirer parti de cet assassinat, et, d’une voix lamentable, il s’écria : — J’ai cru voir les yeux et la figure de ce maudit peintre !…
Là-dessus, Lousteau-Prangin courut chez son père le juge d’instruction. Max fut transporté chez lui par le père Cognet, par le fils Goddet et par deux personnes qu’on fit lever. La Cognette et Goddet père étaient aux côtés de Max couché sur un matelas qui reposait sur deux bâtons. Monsieur Goddet ne voulait rien faire que Max ne fût au lit. Ceux qui portaient le blessé regardèrent naturellement la porte de monsieur Hochon pendant que Kouski se levait, et virent la servante de monsieur Hochon qui balayait. Chez le bonhomme comme dans la plupart des maisons de province, on ouvrait la porte de très-bonne heure. Le seul mot prononcé par Max avait éveillé les soupçons, et monsieur Goddet père cria : — Gritte, monsieur Joseph Bridau est-il couché ?
— Ah ! bien, dit-elle, il est sorti dès quatre heures et demie, il s’est promené toute la nuit dans sa chambre, je ne sais pas ce qui le tenait.
Cette naïve réponse excita des murmures d’horreur et des exclamations qui firent venir cette fille, assez curieuse de savoir ce qu’on amenait chez le père Rouget.
— Eh ! bien, il est propre, votre peintre ! lui dit-on.
Et le cortège entra, laissant la servante ébahie : elle avait vu Max étendu sur le matelas, sa chemise ensanglantée, et mourant.
Ce qui tenait Joseph et l’avait agité pendant toute la nuit, les artistes le devinent : il se voyait la fable des bourgeois d’Issoudun, on le prenait pour un tire-laine, pour tout autre chose que ce qu’il voulait être, un loyal garçon, un brave artiste ! Ah ! il aurait donné son tableau pour pouvoir voler comme une hirondelle à Paris, et jeter au nez de Max les tableaux de son oncle. Être le spolié, passer pour le spoliateur ?… quelle dérision ! Aussi dès le matin s’était-il lancé dans l’allée de peupliers qui mène à Tivoli pour donner carrière à son agitation. Pendant que cet innocent jeune homme se promettait, comme consolation, de ne jamais revenir dans ce pays, {p. 238} Max lui préparait une avanie horrible pour les âmes délicates. Quand monsieur Goddet père eut sondé la plaie et reconnu que le couteau, détourné par un petit portefeuille, avait heureusement dévié, tout en faisant une affreuse blessure, il fit ce que font tous les médecins et particulièrement les chirurgiens de province ; il se donna de l’importance en ne répondant pas encore de Max ; puis, il sortit après avoir pansé le malicieux soudard. L’arrêt de la science avait été communiqué par Goddet père à la Rabouilleuse, à Jean-Jacques Rouget, à Kouski et à la Védie. La Rabouilleuse revint chez son cher Max, tout en larmes, pendant que Kouski et la Védie apprenaient aux gens rassemblés sous la porte que le commandant était à peu près condamné. Cette nouvelle eut pour résultat de faire venir environ deux cents personnes groupées sur la place Saint-Jean et dans les deux Narettes.
— Je n’en ai pas pour un mois à rester au lit, et je sais qui a fait le coup, dit Max à la Rabouilleuse. Mais nous allons profiter de cela pour nous débarrasser des Parisiens. J’ai déjà dit que je croyais avoir reconnu le peintre ; ainsi supposez que je vais mourir, et tâchez que Joseph Bridau soit arrêté, nous lui ferons manger de la prison pendant deux jours. Je crois connaître assez la mère, pour être sûr qu’elle s’en ira d’arre d’arre à Paris avec son peintre. Ainsi, nous n’aurons plus à craindre les prêtres qu’on avait l’intention de lancer sur notre imbécile.
Quand Flore Brazier descendit, elle trouva la foule très-disposée à suivre les impressions qu’elle voulait lui donner ; elle se montra les larmes aux yeux, et fit observer en sanglotant que le peintre, qui avait une figure à ça d’ailleurs, s’était la veille disputé chaudement avec Max à propos des tableaux qu’il avait chippés au père Rouget.
— Ce brigand, car il n’y a qu’à le regarder pour en être sûr, croit que si Max n’existait plus son oncle lui laisserait sa fortune ; comme si, dit-elle, un frère ne nous était pas plus proche parent qu’un neveu ! Max est le fils du docteur Rouget. Le vieux me l’a dit navant de mourir !…
— Ah ! il aura voulu faire ce coup-là en s’en allant, il a bien combiné son affaire, il part aujourd’hui, dit un des Chevaliers de la Désœuvrance.
— Max n’a pas un seul ennemi à Issoudun, dit un autre.
— D’ailleurs, Max a reconnu le peintre, dit la Rabouilleuse.
{p. 239} — Où est-il, ce sacré Parisien ?… Trouvons-le !… cria-t-on.
— Le trouver ?… répondit-on, il est sorti de chez monsieur Hochon au petit jour.
Un Chevalier de la Désœuvrance courut aussitôt chez monsieur Mouilleron. La foule augmentait toujours, et le bruit des voix devenait menaçant. Des groupes animés occupaient toute la Grande-Narette. D’autres stationnaient devant l’église Saint-Jean. Un rassemblement occupait la porte Villate, endroit où finit la Petite-Narette. On ne pouvait plus passer au-dessus et au-dessous de la place Saint-Jean. Vous eussiez dit la queue d’une procession. Aussi messieurs Lousteau-Prangin et Mouilleron, le commissaire de police, le lieutenant de gendarmerie et son brigadier accompagné de deux gendarmes eurent-ils quelque peine à se rendre à la place Saint-Jean où ils arrivèrent entre deux haies de gens dont les exclamations et les cris pouvaient et devaient les prévenir contre le Parisien si injustement accusé, mais contre qui les circonstances plaidaient.
Après une conférence entre Max et les magistrats, monsieur Mouilleron détacha le commissaire de police et le brigadier avec un gendarme pour examiner ce que dans la langue du Ministère public on nomme le théâtre du crime. Puis messieurs Mouilleron et Lousteau-Prangin, accompagnés du lieutenant de gendarmerie, passèrent de chez le père Rouget à la maison Hochon, qui fut gardée au bout du jardin par deux gendarmes et par deux autres à la porte. La foule croissait toujours. Toute la ville était en émoi dans la Grand’rue.
Gritte s’était déjà précipitée chez son maître tout effarée et lui avait dit : — Monsieur, on va vous piller !… Toute la ville est en révolution, monsieur Maxence Gilet est assassiné, il va trépasser !… et l’on dit que c’est monsieur Joseph qui a fait le coup !
Monsieur Hochon s’habilla promptement et descendit ; mais, devant une populace furieuse, il était rentré subitement en verrouillant sa porte. Après avoir questionné Gritte, il sut que son hôte était sorti dès le petit jour, s’était promené toute la nuit dans une grande agitation, et ne rentrait pas. Effrayé, il alla chez madame Hochon que le bruit venait d’éveiller, et à laquelle il apprit l’effroyable nouvelle qui, vraie ou fausse, ameutait tout Issoudun sur la place Saint-Jean.
— Il est certainement innocent ! dit madame Hochon.
— Mais, en attendant que son innocence soit reconnue, on peut {p. 240} entrer ici, nous piller, dit monsieur Hochon devenu blême (il avait de l’or dans sa cave).
— Et Agathe ?
— Elle dort comme une marmotte !
— Ah ! tant mieux, dit madame Hochon, je voudrais qu’elle dormît pendant le temps que cette affaire s’éclaircira. Un pareil assaut tuerait cette pauvre petite !
Mais Agathe s’éveilla, descendit à peine habillée, car les réticences de Gritte qu’elle questionna lui avaient bouleversé la tête et le cœur. Elle trouva madame Hochon pâle et les yeux pleins de larmes à l’une des fenêtres de la salle, avec son mari.
— Du courage, ma petite, Dieu nous envoie nos afflictions, dit la vieille femme. On accuse Joseph !…
— De quoi ?
— D’une mauvaise action qu’il ne peut pas avoir commise, répondit madame Hochon.
En entendant ce mot et voyant entrer le lieutenant de gendarmerie, messieurs Mouilleron et Lousteau-Prangin, Agathe s’évanouit.
— Tenez, dit monsieur Hochon à sa femme et à Gritte, emmenez madame Bridau, les femmes ne peuvent être que gênantes dans de pareilles circonstances. Retirez-vous toutes les deux avec elle dans votre chambre. Asseyez-vous, messieurs, fit le vieillard. La méprise qui nous vaut votre visite ne tardera pas, je l’espère, à s’éclaircir.
— Quand il y aurait méprise, dit monsieur Mouilleron, l’exaspération est si forte dans cette foule, et les têtes sont tellement montées, que je crains pour l’inculpé… Je voudrais le tenir au Palais et donner satisfaction aux esprits.
— Qui se serait douté de l’affection que monsieur Maxence Gilet a inspirée ?… dit Lousteau-Prangin.
— Il débouche en ce moment douze cents personnes du faubourg de Rome, vient de me dire un de mes hommes, fit observer le lieutenant de gendarmerie, et ils poussent des cris de mort.
— Où donc est votre hôte ? dit monsieur Mouilleron à monsieur Hochon.
— Il est allé se promener dans la campagne, je crois…
— Rappelez Gritte, dit gravement le juge d’instruction, j’espérais que monsieur Bridau n’avait pas quitté la maison. Vous {p. 241} n’ignorez pas sans doute que le crime a été commis à quelques pas d’ici, au petit jour ?
Pendant que monsieur Hochon alla chercher Gritte, les trois fonctionnaires échangèrent des regards significatifs.
— La figure de ce peintre ne m’est jamais revenue, dit le lieutenant à monsieur Mouilleron.
— Ma fille, demanda le juge à Gritte en la voyant entrer, vous avez vu, dit-on, sortir, ce matin, monsieur Joseph Bridau ?
— Oui, monsieur, répondit-elle en tremblant comme une feuille.
— À quelle heure ?
— Dès que je me suis levée ; car il s’est promené pendant la nuit dans sa chambre, et il était habillé quand je suis descendue.
— Faisait-il jour ?
— Petit jour.
— Il avait l’air agité ?…
— Oui, dam ? il m’a paru tout chose.
— Envoyez chercher mon greffier par un de vos hommes, dit Lousteau-Prangin au lieutenant, et qu’il vienne avec des mandats de…
— Mon Dieu ! ne vous pressez pas, dit monsieur Hochon. L’agitation de ce jeune homme est explicable autrement que par la préméditation d’un crime : il part aujourd’hui pour Paris, à cause d’une affaire où Gilet et mademoiselle Flore Brazier avaient suspecté sa probité.
— Oui, l’affaire des tableaux, dit monsieur Mouilleron. Ce fut hier le sujet d’une querelle fort vive, et les artistes ont, comme on dit, la tête bien près du bonnet.
— Qui, dans tout Issoudun, avait intérêt à tuer Maxence ? demanda Lousteau. Personne ; ni mari jaloux, ni qui que ce soit, car ce garçon n’a jamais fait de tort à quelqu’un.
— Mais que faisait donc monsieur Gilet à quatre heures et demie dans les rues d’Issoudun ? dit monsieur Hochon.
— Tenez, monsieur Hochon, laissez-nous faire notre métier, répondit Mouilleron, vous ne savez pas tout : Max a reconnu votre peintre…
En ce moment, une clameur partit d’un bout de la ville et grandit en suivant le cours de la Grande-Narette, comme le bruit d’un coup de tonnerre.
— Le voilà !… le voilà !… il est arrêté !…
Ces mots se détachaient nettement sur la basse-taille d’une {p. 242} effroyable rumeur populaire. En effet, le pauvre Joseph Bridau, qui revenait tranquillement par le moulin de Landrôle pour se trouver à l’heure du déjeuner, fut aperçu, quand il atteignit la place Misère, par tous les groupes à la fois. Heureusement pour lui, deux gendarmes arrivèrent au pas de course pour l’arracher aux gens du faubourg de Rome qui l’avaient déjà pris sans ménagement par les bras, en poussant des cris de mort.
— Place ! place ! dirent les gendarmes qui appelèrent deux autres de leurs compagnons pour en mettre un en avant et un en arrière de Bridau.
— Voyez-vous, monsieur, dit au peintre un de ceux qui le tenaient, il s’agit en ce moment de notre peau, comme de la vôtre. Innocent ou coupable, il faut que nous vous protégions contre l’émeute que cause l’assassinat du commandant Gilet ; et ce peuple ne s’en tient pas à vous en accuser, il vous croit le meurtrier, dur comme fer. Monsieur Gilet est adoré de ces gens-là, qui, regardez-les ? ont bien la mine de vouloir se faire justice eux-mêmes. Ah ! nous les avons vus travaillant en 1830 le casaquin aux Employés des Contributions, qui n’étaient pas à la noce, allez !
Joseph Bridau devint pâle comme un mourant, et rassembla ses forces pour pouvoir marcher.
— Après tout, dit-il, je suis innocent, marchons !…
Et il eut son portement de croix, l’artiste ! Il recueillit des huées, des injures, des menaces de mort, en faisant l’horrible trajet de la place Misère à la place Saint-Jean. Les gendarmes furent obligés de tirer le sabre contre la foule furieuse qui leur jeta des pierres. On faillit blesser les gendarmes, et quelques projectiles atteignirent les jambes, les épaules et le chapeau de Joseph.
— Nous voilà ! dit l’un des gendarmes en entrant dans la salle de monsieur Hochon, et ce n’est pas sans peine, mon lieutenant.
— Maintenant, il s’agit de dissiper ce rassemblement, et je ne vois qu’une manière, messieurs, dit l’officier aux magistrats. Ce serait de conduire au Palais monsieur Bridau en le mettant au milieu de vous ; moi et tous mes gendarmes nous vous entourerons. On ne peut répondre de rien quand on se trouve en présence de six mille furieux…
— Vous avez raison, dit monsieur Hochon qui tremblait toujours pour son or.
— Si c’est la meilleure manière de protéger l’innocence à {p. 243} Issoudun, répondit Joseph, je vous en fais mon compliment. J’ai déjà failli être lapidé…
— Voulez-vous voir prendre d’assaut et piller la maison de votre hôte ? dit le lieutenant. Est-ce avec nos sabres que nous résisterons à un flot de monde poussé par une queue de gens irrités et qui ne connaissent pas les formes de la justice ?…
— Oh ! allons, messieurs, nous nous expliquerons après, dit Joseph qui recouvra tout son sang-froid.
— Place ! mes amis, dit le lieutenant, il est arrêté, nous le conduisons au Palais !
— Respect à la justice ! mes amis, dit monsieur Mouilleron.
— N’aimerez-vous pas mieux le voir guillotiner ? disait un des gendarmes à un groupe menaçant.
— Oui ! oui, fit un furieux, on le guillotinera.
— On va le guillotiner, répétèrent des femmes.
Au bout de la Grande-Narette, on se disait : — On l’emmène pour le guillotiner, on lui a trouvé le couteau ! — Oh ! le gredin ! — Voilà les Parisiens. — Celui-là portait bien le crime sur sa figure !
Quoique Joseph eût tout le sang à la tête, il fit le trajet de la place Saint-Jean au Palais en gardant un calme et un aplomb remarquables. Néanmoins, il fut assez heureux de se trouver dans le cabinet de monsieur Lousteau-Prangin.
— Je n’ai pas besoin, je crois, messieurs, de vous dire que je suis innocent, dit-il en s’adressant à monsieur Mouilleron, à monsieur Lousteau-Prangin et au greffier, je ne puis que vous prier de m’aider à prouver mon innocence. Je ne sais rien de l’affaire…
Quand le juge eut déduit à Joseph toutes les présomptions qui pesaient sur lui, en terminant par la déclaration de Max, Joseph fut atterré.
— Mais, dit-il, je suis sorti de la maison après cinq heures ; j’ai pris par la Grand’rue, et à cinq heures et demie je regardais la façade de votre paroisse de Saint-Cyr. J’y ai causé avec le sonneur qui venait sonner l’angelus, en lui demandant des renseignements sur l’édifice qui me semble bizarre et inachevé. Puis j’ai traversé le marché aux Légumes où il y avait déjà des femmes. De là, par la place Misère, j’ai gagné, par le pont aux Ânes, le moulin de Landrôle, où j’ai regardé tranquillement des canards pendant cinq à six minutes, et les garçons meuniers ont dû me remarquer. J’ai vu des femmes allant au lavoir, elles doivent y être encore ; {p. 244} elles se sont mises à rire de moi, en disant que je n’étais pas beau ; je leur ai répondu que dans les grimaces, il y avait des bijoux. De là, je me suis promené par la grande allée jusqu’à Tivoli, où j’ai causé avec le jardinier… Faites vérifier ces faits, et ne me mettez même pas en état d’arrestation, car je vous donne ma parole de rester dans votre cabinet jusqu’à ce que vous soyez convaincus de mon innocence.
Ce discours sensé, dit sans aucune hésitation et avec l’aisance d’un homme sûr de son affaire, fit quelque impression sur les magistrats.
— Allons, il faut citer tous ces gens-là, les trouver, dit monsieur Mouilleron, mais ce n’est pas l’affaire d’un jour. Résolvez-vous donc, dans votre intérêt, à rester au secret au Palais.
— Pourvu que je puisse écrire à ma mère afin de la rassurer, la pauvre femme… Oh ! vous lirez la lettre.
Cette demande était trop juste pour ne pas être accordée, et Joseph écrivit ce petit mot :
N’aie aucune inquiétude, ma chère mère, l’erreur, dont je suis victime, sera facilement reconnue, et j’en ai donné les moyens. Demain, ou peut-être ce soir, je serai libre. Je t’embrasse, et dis à monsieur et madame Hochon combien je suis peiné de ce trouble dans lequel je ne suis pour rien, car il est l’ouvrage d’un hasard que je ne comprends pas encore.
Quand la lettre arriva, madame Bridau se mourait dans une attaque nerveuse ; et les potions que monsieur Goddet essayait de lui faire prendre par gorgées, étaient impuissantes. Aussi la lecture de cette lettre fut-elle comme un baume. Après quelques secousses, Agathe tomba dans l’abattement qui suit de pareilles crises. Quand monsieur Goddet revint voir sa malade, il la trouva regrettant d’avoir quitté Paris.
— Dieu m’a punie, disait-elle les larmes aux yeux. Ne devais-je pas me confier à lui, ma chère marraine, et attendre de sa bonté la succession de mon frère !…
— Madame, si votre fils est innocent, Maxence est un profond scélérat, lui dit à l’oreille monsieur Hochon, et nous ne serons pas les plus forts dans cette affaire ; ainsi, retournez à Paris.
— Eh ! bien, dit madame Hochon à monsieur Goddet, comment va monsieur Gilet ?
— Mais, quoique grave, la blessure n’est pas mortelle. Après un {p. 245} mois de soins, ce sera fini. Je l’ai laissé écrivant à monsieur Mouilleron pour demander la mise en liberté de votre fils, madame, dit-il à sa malade. Oh ! Max est un brave garçon. Je lui ai dit dans quel état vous étiez, il s’est alors rappelé une circonstance du vêtement de son assassin qui lui a prouvé que ce ne pouvait pas être votre fils : le meurtrier portait des chaussons de lisière, et il est bien certain que monsieur votre fils est sorti en bottes28…
— Ah ! que Dieu lui pardonne le mal qu’il m’a fait…
À la nuit, un homme avait apporté pour Gilet une lettre écrite en caractères moulés et ainsi conçue :
Le capitaine Gilet ne devrait pas laisser un innocent entre les mains de la justice. Celui qui a fait le coup promet de ne plus recommencer, si monsieur Gilet délivre monsieur Joseph Bridau sans désigner le coupable.
Après avoir lu cette lettre et l’avoir brûlée, Max écrivit à monsieur Mouilleron une lettre qui contenait l’observation rapportée par monsieur Goddet, en le priant de mettre Joseph en liberté, et de venir le voir afin qu’il lui expliquât l’affaire. Au moment où cette lettre parvint à monsieur Mouilleron, Lousteau-Prangin avait déjà pu reconnaître, par les dépositions du sonneur, d’une vendeuse de légumes, des blanchisseuses, des garçons meuniers du moulin de Landrôle et du jardinier de Frapesle, la véracité des explications données par Joseph. La lettre de Max achevait de prouver l’innocence de l’inculpé que monsieur Mouilleron reconduisit alors lui-même chez monsieur Hochon. Joseph fut accueilli par sa mère avec une effusion de si vive tendresse, que ce pauvre enfant méconnu rendit grâce au hasard, comme le mari de la fable de La Fontaine au voleur, d’une contrariété qui lui valait ces preuves d’affection.
— Oh ! dit monsieur Mouilleron d’un air capable, j’ai bien vu tout de suite à la manière dont vous regardiez la populace irritée, que vous étiez innocent ; mais malgré ma persuasion, voyez-vous, quand on connaît Issoudun, le meilleur moyen de vous protéger était de vous emmener comme nous l’avons fait. Ah ! vous aviez une fière contenance.
— Je pensais à autre chose, répondit simplement l’artiste. Je connais un officier qui m’a raconté qu’en Dalmatie, il fut arrêté dans des circonstances presque semblables, en arrivant de la promenade un matin, par une populace en émoi… Ce rapprochement m’occupait, et je regardais toutes ces têtes avec l’idée de peindre une {p. 246} émeute de 1793… Enfin je me disais : — Gredin ! tu n’as que ce que tu mérites en venant chercher une succession au lieu d’être à peindre dans ton atelier…
— Si vous voulez me permettre de vous donner un conseil, dit le procureur du roi, vous prendrez ce soir à onze heures une voiture que vous prêtera le maître de poste et vous retournerez à Paris par la diligence de Bourges.
— C’est aussi mon avis, dit monsieur Hochon qui brûlait du désir de voir partir son hôte.
— Et mon plus vif désir est de quitter Issoudun, où cependant je laisse ma seule amie, répondit Agathe en prenant et baisant la main de madame Hochon. Et quand vous reverrai-je ?
— Ah ! ma petite, nous ne nous reverrons plus que là-haut !… Nous avons, lui dit-elle à l’oreille, assez souffert ici-bas pour que Dieu nous prenne en pitié.
Un instant après, quand monsieur Mouilleron eut causé avec Max, Gritte étonna beaucoup madame et monsieur Hochon, Agathe, Joseph et Adolphine, en annonçant la visite de monsieur Rouget. Jean-Jacques venait dire adieu à sa sœur et lui offrir sa calèche pour aller à Bourges.
— Ah ! vos tableaux nous ont fait bien du mal ! lui dit Agathe.
— Gardez-les, ma sœur, répondit le bonhomme qui ne croyait pas encore à la valeur des tableaux.
— Mon voisin, dit monsieur Hochon, nos meilleurs amis, nos plus sûrs défenseurs sont nos parents, surtout quand ils ressemblent à votre sœur Agathe et à votre neveu Joseph !
— C’est possible, répondit le vieillard hébété.
— Il faut penser à finir chrétiennement sa vie, dit madame Hochon.
— Ah ! Jean-Jacques, fit Agathe, quelle journée !
— Acceptez-vous ma voiture ? demanda Rouget.
— Non, mon frère, répondit madame Bridau, je vous remercie et vous souhaite une bonne santé !
Rouget se laissa embrasser par sa sœur et par son neveu, puis il sortit après leur avoir dit un adieu sans tendresse. Sur un mot de son grand-père, Baruch était allé promptement à la poste. À onze heures du soir, les deux Parisiens, nichés dans un cabriolet d’osier attelé d’un cheval et mené par un postillon, quittèrent Issoudun. Adolphine et madame Hochon avaient des larmes aux yeux. Elles seules regrettaient Agathe et Joseph.
{p. 247} — Ils sont partis, dit François Hochon en entrant avec la Rabouilleuse dans la chambre de Max.
— Hé ! bien, le tour est fait, répondit Max abattu par la fièvre.
— Mais qu’as-tu dit au père Mouilleron ? lui demanda François.
— Je lui ai dit que j’avais presque donné le droit à mon assassin de m’attendre au coin d’une rue, que cet homme était de caractère, si l’on poursuivait l’affaire, à me tuer comme un chien avant d’être arrêté. En conséquence j’ai prié Mouilleron et Prangin de se livrer ostensiblement aux plus actives recherches, mais de laisser mon assassin tranquille, à moins qu’ils ne voulussent me voir tuer.
— J’espère, Max, dit Flore, que pendant quelque temps vous allez vous tenir tranquilles la nuit.
— Enfin, nous sommes délivrés des Parisiens, s’écria Max. Celui qui m’a frappé ne savait guère nous rendre un si grand service.
Le lendemain, à l’exception des personnes excessivement tranquilles et réservées qui partageaient les opinions de monsieur et madame Hochon, le départ des Parisiens, quoique dû à une déplorable méprise, fut célébré par toute la ville comme une victoire de la Province contre Paris. Quelques amis de Max s’exprimèrent assez durement sur le compte des Bridau.
— Eh ! bien, ces Parisiens s’imaginaient que nous sommes des imbéciles, et qu’il n’y a qu’à tendre son chapeau pour qu’il y pleuve des successions !…
— Ils étaient venus chercher de la laine, mais ils s’en retournent tondus, car le neveu n’est pas au goût de l’oncle.
— Et, s’il vous plaît, ils avaient pour conseil un avoué de Paris…
— Ah ! ils avaient formé un plan ?
— Mais, oui, le plan de se rendre maîtres du père Rouget ; mais les Parisiens ne se sont pas trouvés de force, et l’avoué ne se moquera pas des Berrichons…
— Savez-vous que c’est abominable ?…
— Voilà les gens de Paris !…
— La Rabouilleuse s’est vue attaquée, elle s’est défendue.
— Et elle a joliment bien fait…
Pour toute la ville, les Bridau étaient des Parisiens, des étrangers : on leur préférait Max et Flore.
On peut imaginer la satisfaction avec laquelle Agathe et Joseph rentrèrent dans leur petit logement de la rue Mazarine, après cette campagne. L’artiste avait repris en voyage sa gaieté troublée par la {p. 248} scène de son arrestation et par vingt heures de mise au secret ; mais il ne put distraire sa mère. Agathe se remit d’autant moins facilement de ses émotions, que la Cour des Pairs allait commencer le procès de la conspiration militaire. La conduite de Philippe, malgré l’habileté de son défenseur conseillé par Desroches, excitait des soupçons peu favorables à son caractère. Aussi, dès qu’il eut mis Desroches au fait de tout ce qui se passait à Issoudun, Joseph emmena-t-il promptement Mistigris au château du comte de Sérizy pour ne point entendre parler de ce procès qui dura vingt jours.
Il est inutile de revenir ici sur des faits acquis à l’histoire contemporaine. Soit qu’il eût joué quelque rôle convenu, soit qu’il fût un des révélateurs, Philippe resta sous le poids d’une condamnation à cinq années de surveillance sous la Haute Police, et obligé de partir le jour même de sa mise en liberté pour Autun, ville que le Directeur-Général de la Police du Royaume lui désigna pour lieu de séjour pendant les cinq années. Cette peine équivalait à une détention semblable à celle des prisonniers sur parole à qui l’on donne une ville pour prison. En apprenant que le comte de Sérizy, l’un des pairs désignés par la Chambre pour faire l’instruction du procès, employait Joseph à l’ornement de son château de Presles, Desroches sollicita de ce Ministre d’État une audience, et trouva le comte de Sérizy dans les meilleures dispositions pour Joseph avec qui par hasard il avait fait connaissance. Desroches expliqua la position financière des deux frères en rappelant les services rendus par leur père, et l’oubli qu’en avait fait la Restauration.
— De telles injustices, monseigneur, dit l’avoué, sont des causes permanentes d’irritation et de mécontentement ! Vous avez connu le père, mettez au moins les enfants dans le cas de faire fortune !
Et il peignit succinctement la situation des affaires de la famille à Issoudun, en demandant au tout-puissant Vice-Président du Conseil d’État de faire une démarche auprès du Directeur-Général de la Police, afin de changer d’Autun à Issoudun la résidence de Philippe. Enfin il parla de la détresse horrible de Philippe en sollicitant un secours de soixante francs par mois que le ministère de la Guerre devait donner, par pudeur, à un ancien lieutenant-colonel.
— J’obtiendrai tout ce que vous me demandez, car tout me semble juste, dit le Ministre d’État.
Trois jours après, Desroches, muni des autorisations {p. 249} nécessaires, alla prendre Philippe à la prison de la Cour des Pairs, et l’emmena chez lui, rue de Béthizy. Là, le jeune avoué fit à l’affreux soudard un de ces sermons sans réplique dans lesquels les avoués jugent les choses à leur véritable valeur, en se servant de termes crus pour estimer la conduite, pour analyser et réduire à leur plus simple expression les sentiments des clients auxquels ils s’intéressent assez pour les sermonner. Après avoir aplati l’officier d’ordonnance de l’Empereur en lui reprochant ses dissipations insensées, les malheurs de sa mère et la mort de la vieille Descoings, il lui raconta l’état des choses à Issoudun, en les lui éclairant à sa manière et pénétrant à fond dans le plan et dans le caractère de Maxence Gilet et de la Rabouilleuse. Doué d’une compréhension très-alerte en ce genre, le condamné politique écouta beaucoup mieux cette partie de la mercuriale de Desroches que la première.
— Cela étant, dit l’avoué, vous pouvez réparer ce qui est réparable dans les torts que vous avez faits à votre excellente famille, car vous ne pouvez rendre la vie à la pauvre femme à qui vous avez donné le coup de la mort ; mais vous seul pouvez…
— Et comment faire ? demanda Philippe.
— J’ai obtenu de vous faire donner Issoudun pour résidence au lieu d’Autun.
Le visage de Philippe si amaigri, devenu presque sinistre, labouré par les maladies, par les souffrances et par les privations, fut rapidement illuminé par un éclair de joie.
— Vous seul pouvez, dis-je, rattraper la succession de votre oncle Rouget, déjà peut-être à moitié dans la gueule de ce loup nommé Gilet, reprit Desroches. Vous connaissez tous les détails, à vous maintenant d’agir en conséquence. Je ne vous trace point de plan, je n’ai pas d’idée à ce sujet ; d’ailleurs, tout se modifie sur le terrain. Vous avez affaire à forte partie, le gaillard est plein d’astuce, et la manière dont il voulait rattraper les tableaux donnés par votre oncle à Joseph, l’audace avec laquelle il a mis un crime sur le dos de votre pauvre frère annoncent un adversaire capable de tout. Ainsi, soyez prudent, et tâchez d’être sage par calcul, si vous ne pouvez pas l’être par tempérament. Sans en rien dire à Joseph dont la fierté d’artiste se serait révoltée, j’ai renvoyé les tableaux à monsieur Hochon en lui écrivant de ne les remettre qu’à vous. Ce Maxence Gilet est brave…
{p. 250} — Tant mieux, dit Philippe, je compte bien sur le courage de ce drôle pour réussir, car un lâche s’en irait d’Issoudun.
— Hé ! bien, pensez à votre mère qui, pour vous, est d’une adorable tendresse, à votre frère de qui vous avez fait votre vache à lait…
— Ah ! il vous a parlé de ces bêtises ?… s’écria Philippe.
— Allons, ne suis-je pas l’ami de la famille, et n’en sais-je pas plus qu’eux sur vous ?…
— Que savez-vous ? dit Philippe.
— Vous avez trahi vos camarades…
— Moi ! s’écria Philippe. Moi ! l’officier d’ordonnance de l’Empereur ! La chatte !… Nous avons mis dedans la Chambre des Pairs, la Justice, le Gouvernement et toute la sacrée boutique. Les gens du Roi n’y ont vu que du feu !…
— C’est très-bien, si c’est ainsi, répondit l’avoué ; mais, voyez-vous, les Bourbons ne peuvent pas être renversés, ils ont l’Europe pour eux, et vous devriez songer à faire votre paix avec le ministre de la Guerre… oh ! vous la ferez quand vous vous trouverez riche. Pour vous enrichir, vous et votre frère, emparez-vous de votre oncle. Si vous voulez mener à bien une affaire qui exige tant d’habileté, de discrétion, de patience, vous avez de quoi travailler pendant vos cinq ans…
— Non, non, dit Philippe, il faut aller vite en besogne, ce Gilet pourrait dénaturer la fortune de mon oncle, la mettre au nom de cette fille, et tout serait perdu.
— Enfin, monsieur Hochon est un homme de bon conseil et qui voit juste, consultez-le. Vous avez votre feuille de route, votre place est retenue à la diligence d’Orléans pour sept heures et demie, votre malle est faite, venez dîner ?
— Je ne possède que ce que je porte, dit Philippe en ouvrant son affreuse redingote bleue ; mais il me manque trois choses que vous prierez Giroudeau, l’oncle de Finot, mon ami, de m’envoyer : c’est mon sabre, mon épée et mes pistolets !…
— Il vous manque bien autre chose, dit l’avoué qui frémit en contemplant son client. Vous recevrez une indemnité de trois mois pour vous vêtir décemment.
— Tiens, te voilà, Godeschal ! s’écria Philippe en reconnaissant dans le premier clerc de Desroches le frère de Mariette.
— Oui, je suis avec monsieur Desroches depuis deux mois.
{p. 251} — Il y restera, j’espère, s’écria Desroches, jusqu’à ce qu’il traite d’une Charge.
— Et Mariette ! dit Philippe ému par ses souvenirs.
— Elle attend l’ouverture de la nouvelle salle.
— Ça lui coûterait bien peu, dit Philippe, de faire lever ma consigne… Enfin, comme elle voudra !
Après le maigre dîner offert à Philippe par Desroches qui nourrissait son premier clerc, les deux praticiens mirent le condamné politique en voiture et lui souhaitèrent bonne chance.
Le 2 novembre, le jour des morts, Philippe Bridau se présenta chez le commissaire de police d’Issoudun pour faire viser sur sa feuille le jour de son arrivée ; puis il alla se loger, d’après les avis de ce fonctionnaire, rue de l’Avenier. Aussitôt la nouvelle de la déportation d’un des officiers compromis dans la dernière conspiration se répandit à Issoudun, et y fit d’autant plus de sensation qu’on apprit que cet officier était le frère du peintre si injustement accusé. Maxence Gilet, alors entièrement guéri de sa blessure, avait terminé l’opération si difficile de la réalisation des fonds hypothécaires du père Rouget et leur placement en une inscription sur le Grand-Livre. L’emprunt de cent quarante mille francs fait par ce vieillard sur ses propriétés produisait une grande sensation, car tout se sait en province. Dans l’intérêt des Bridau, monsieur Hochon, ému de ce désastre, questionna le vieux monsieur Héron, le notaire de Rouget, sur l’objet de ce mouvement de fonds.
— Les héritiers du père Rouget, si le père Rouget change d’avis, me devront une belle chandelle ! s’écria monsieur Héron. Sans moi, le bonhomme aurait laissé mettre les cinquante mille francs de rentes au nom de Maxence Gilet… J’ai dit à mademoiselle Brazier qu’elle devait s’en tenir au testament, sous peine d’avoir un procès en spoliation, vu les preuves nombreuses que les différents transports faits de tous côtés donneraient de leurs manœuvres. J’ai conseillé, pour gagner du temps, à Maxence et à sa maîtresse de faire oublier ce changement si subit dans les habitudes du bonhomme.
— Soyez l’avocat et le protecteur des Bridau, car ils n’ont rien, dit à monsieur Héron monsieur Hochon qui ne pardonnait pas à Gilet les angoisses qu’il avait eues en craignant le pillage de sa maison.
Maxence Gilet et Flore Brazier, hors de toute atteinte, {p. 252} plaisantèrent donc en apprenant l’arrivée du second neveu du père Rouget. À la première inquiétude que leur donnerait Philippe, ils savaient pouvoir, en faisant signer une procuration au père Rouget, transférer l’inscription, soit à Maxence, soit à Flore. Si le testament se révoquait, cinquante mille livres de rente étaient une assez belle fiche de consolation, surtout après avoir grevé les biens-fonds d’une hypothèque de cent quarante mille francs.
Le lendemain de son arrivée, Philippe se présenta sur les dix heures pour faire une visite à son oncle, il tenait à se présenter dans son horrible costume. Aussi, quand l’échappé de l’hôpital du Midi, quand le prisonnier du Luxembourg entra dans la salle, Flore Brazier éprouva-t-elle comme un frisson au cœur à ce repoussant aspect. Gilet sentit également en lui-même cet ébranlement dans l’intelligence et dans la sensibilité par lequel la nature nous avertit d’une inimitié latente ou d’un danger à venir. Si Philippe devait je ne sais quoi de sinistre dans la physionomie à ses derniers malheurs, son costume ajoutait encore à cette expression. Sa lamentable redingote bleue restait boutonnée militairement jusqu’au col par de tristes raisons, mais elle montrait ainsi beaucoup trop ce qu’elle avait la prétention de cacher. Le bas du pantalon, usé comme un habit d’invalide, exprimait une misère profonde. Les bottes laissaient des traces humides en jetant de l’eau boueuse par les semelles entrebâillées. Le chapeau gris que le colonel tenait à la main offrait aux regards une coiffe horriblement grasse. La canne en jonc, dont le vernis avait disparu, devait avoir stationné dans tous les coins des cafés de Paris et reposé son bout tordu dans bien des fanges. Sur un col de velours qui laissait voir son carton, se dressait une tête presque semblable à celle que se fait Frédérick Lemaître au dernier acte de la Vie d’un Joueur, et où l’épuisement d’un homme encore vigoureux se trahit par un teint cuivré, verdi de place en place. On voit ces teintes dans la figure des débauchés qui ont passé beaucoup de nuits au jeu : les yeux sont cernés par un cercle charbonné, les paupières sont plutôt rougies que rouges ; enfin, le front est menaçant par toutes les ruines qu’il accuse. Chez Philippe, à peine remis de son traitement, les joues étaient presque rentrées et rugueuses. Il montrait un crâne sans cheveux, où quelques mèches restées derrière la tête se mouraient aux oreilles. Le bleu si pur de ses yeux si brillants avait pris les teintes froides de l’acier.
{p. 253} — Bonjour, mon oncle, dit-il d’une voix enrouée, je suis votre neveu Philippe Bridau. Voilà comment les Bourbons traitent un lieutenant-colonel, un vieux de la vieille, celui qui portait les ordres de l’Empereur à la bataille de Montereau. Je serais honteux si ma redingote s’entr’ouvrait, à cause de mademoiselle. Après tout, c’est la loi du jeu. Nous avons voulu recommencer la partie, et nous avons perdu ! J’habite votre ville par ordre de la police, avec une haute-paye de soixante francs par mois. Ainsi les bourgeois n’ont pas à craindre que je fasse augmenter le prix des consommations. Je vois que vous êtes en bonne et belle compagnie.
— Ah ! tu es mon neveu, dit Jean-Jacques…
— Mais invitez donc monsieur le colonel à déjeuner, dit Flore.
— Non, madame, merci, répondit Philippe, j’ai déjeuné. D’ailleurs je me couperais plutôt la main que de demander un morceau de pain ou un centime à mon oncle, après ce qui s’est passé dans cette ville à propos de mon frère et de ma mère… Seulement il ne me paraît pas convenable que je reste à Issoudun, sans lui tirer ma révérence de temps en temps. Vous pouvez bien d’ailleurs, dit-il en offrant à son oncle sa main dans laquelle Rouget mit la sienne qu’il secoua, vous pouvez faire tout ce qui vous plaira : je n’y trouverai jamais rien à redire, pourvu que l’honneur des Bridau soit sauf…
Gilet pouvait regarder le lieutenant-colonel à son aise, car Philippe évitait de jeter les yeux sur lui avec une affectation visible. Quoique le sang lui bouillonnât dans les veines, Max avait un trop grand intérêt à se conduire avec cette prudence des grands politiques, qui ressemble parfois à la lâcheté, pour prendre feu comme un jeune homme ; il resta donc calme et froid.
— Ce ne sera pas bien, monsieur, dit Flore, de vivre avec soixante francs par mois à la barbe de votre oncle qui a quarante mille livres de rente, et qui s’est déjà si bien conduit avec monsieur le commandant Gilet, son parent par nature, que voilà…
— Oui, Philippe, reprit le bonhomme, nous verrons cela…
Sur la présentation faite par Flore, Philippe échangea un salut presque craintif avec Gilet.
— Mon oncle, j’ai des tableaux à vous rendre, ils sont chez monsieur Hochon ; vous me ferez le plaisir de venir les reconnaître un jour ou l’autre.
Après avoir dit ces derniers mots d’un ton sec, le {p. 254} lieutenant-colonel Philippe Bridau sortit. Cette visite laissa dans l’âme de Flore et aussi chez Gilet une émotion plus grave encore que leur saisissement à la première vue de cet effroyable soudard. Dès que Philippe eut tiré la porte avec une violence d’héritier dépouillé, Flore et Gilet se cachèrent dans les rideaux pour le regarder allant de chez son oncle chez les Hochon.
— Quel chenapan ! dit Flore en interrogeant Gilet par un coup d’œil.
— Oui, par malheur, il s’en est trouvé quelques-uns comme ça dans les armées de l’Empereur ; j’en ai descendu sept sur les pontons, répondit Gilet.
— J’espère bien, Max, que vous ne chercherez pas dispute à celui-ci, dit mademoiselle Brazier.
— Oh ! celui-là, répondit Max, est un chien galeux qui veut un os, reprit-il en s’adressant au père Rouget. Si son oncle a confiance en moi, il s’en débarrassera par quelque donation ; car il ne vous laissera pas tranquille, papa Rouget.
— Il sentait bien le tabac, fit le vieillard.
— Il sentait vos écus aussi, fit Flore d’un ton péremptoire. Mon avis est qu’il faut vous dispenser de le recevoir.
— Je ne demande pas mieux, répondit Rouget.
— Monsieur, dit Gritte en entrant dans la chambre où toute la famille Hochon se trouvait après déjeuner, voici le monsieur Bridau dont vous parliez.
Philippe fit son entrée avec politesse, au milieu d’un profond silence causé par la curiosité générale. Madame Hochon frémit de la tête aux pieds en apercevant l’auteur de tous les chagrins d’Agathe et l’assassin de la bonne femme Descoings. Adolphine eut aussi quelque effroi. Baruch et François échangèrent un regard de surprise. Le vieil Hochon conserva son sang-froid et offrit un siége au fils de madame Bridau.
— Je viens, monsieur, dit Philippe, me recommander à vous ; car j’ai besoin de prendre mes mesures de façon à vivre dans ce pays-ci, pendant cinq ans, avec soixante francs par mois que me donne la France.
— Cela se peut, répondit l’octogénaire.
Philippe parla de choses indifférentes en se tenant parfaitement bien. Il présenta comme un aigle le journaliste Lousteau, neveu de la vieille dame dont les bonnes grâces lui furent acquises quand {p. 255} elle l’entendit annoncer que le nom des Lousteau deviendrait célèbre. Puis il n’hésita point à reconnaître les fautes de sa vie. À un reproche amical que lui adressa madame Hochon à voix basse, il dit avoir fait bien des réflexions dans la prison, et lui promit d’être à l’avenir un tout autre homme.
Sur un mot que lui dit Philippe, monsieur Hochon sortit avec lui. Quand l’avare et le soldat furent sur le boulevard Baron, à une place où personne ne pouvait les entendre, le colonel dit au vieillard : — Monsieur, si vous voulez me croire, nous ne parlerons jamais d’affaires ni des personnes autrement qu’en nous promenant dans la campagne, ou dans des endroits où nous pourrons causer sans être entendus. Maître Desroches m’a très-bien expliqué l’influence des commérages dans une petite ville. Je ne veux donc pas que vous soyez soupçonné de m’aider de vos conseils, quoique Desroches m’ait dit de vous les demander, et que je vous prie de ne pas me les épargner. Nous avons un ennemi puissant en tête, il ne faut négliger aucune précaution pour parvenir à s’en défaire. Et, d’abord, excusez-moi, si je ne vais plus vous voir. Un peu de froideur entre nous vous laissera net de toute influence dans ma conduite. Quand j’aurai besoin de vous consulter, je passerai sur la place à neuf heures et demie, au moment où vous sortez de déjeuner. Si vous me voyez tenant ma canne au port d’armes, cela voudra dire qu’il faut nous rencontrer, par hasard, en un lieu de promenade que vous m’indiquerez.
— Tout cela me semble d’un homme prudent et qui veut réussir, dit le vieillard.
— Et je réussirai, monsieur. Avant tout, indiquez-moi les militaires de l’ancienne armée revenus ici, qui ne sont point du parti de ce Maxence Gilet, et avec lesquels je puisse me lier.
— Il y a d’abord un capitaine d’artillerie de la Garde, monsieur Mignonnet, un homme sorti de l’École Polytechnique, âgé de quarante ans, et qui vit modestement ; il est plein d’honneur et s’est prononcé contre Max dont la conduite lui semble indigne d’un vrai militaire.
— Bon ! fit le lieutenant-colonel.
— Il n’y a pas beaucoup de militaires de cette trempe, reprit monsieur Hochon, car je ne vois plus ici qu’un ancien capitaine de cavalerie.
— C’est mon arme, dit Philippe. Était-il dans la Garde ?
{p. 256} — Oui, reprit monsieur Hochon. Carpentier était en 1810 maréchal-des-logis-chef dans les Dragons ; il en est sorti pour entrer sous-lieutenant dans la Ligne, et il y est devenu capitaine.
— Giroudeau le connaîtra peut-être, se dit Philippe.
— Ce monsieur Carpentier a pris la place dont n’a pas voulu Maxence, à la Mairie, et il est l’ami du commandant Mignonnet.
— Que puis-je faire ici pour gagner ma vie ?…
— On va, je crois, établir une sous-direction pour l’Assurance Mutuelle du Département du Cher, et vous pourriez y trouver une place ; mais ce sera tout au plus cinquante francs par mois…
— Cela me suffira.
Au bout d’une semaine, Philippe eut une redingote, un pantalon et un gilet neufs en bon drap bleu d’Elbeuf, achetés à crédit et payables à tant par mois, ainsi que des bottes, des gants de daim et un chapeau. Il reçut de Paris, par Giroudeau, du linge, ses armes et une lettre pour Carpentier, qui avait servi sous les ordres de l’ancien capitaine des Dragons. Cette lettre valut à Philippe le dévouement de Carpentier, qui présenta Philippe au commandant Mignonnet comme un homme du plus haut mérite et du plus beau caractère. Philippe capta l’admiration de ces deux dignes officiers par quelques confidences sur la conspiration jugée, qui fut, comme on sait, la dernière tentative de l’ancienne armée contre les Bourbons, car le procès des sergents de La Rochelle appartint à un autre ordre d’idées. À partir de 1822, éclairés par le sort de la conspiration du 19 août 1820, par les affaires Berton et Caron, les militaires se contentèrent d’attendre les événements. Cette dernière conspiration, la cadette de celle du 19 août, fut la même, reprise avec de meilleurs éléments. Comme l’autre, elle resta complétement inconnue au Gouvernement royal. Encore une fois découverts, les conspirateurs eurent l’esprit de réduire leur vaste entreprise aux proportions mesquines d’un complot de caserne. Cette conspiration, à laquelle adhéraient plusieurs régiments de cavalerie, d’infanterie et d’artillerie, avait le nord de la France pour foyer. On devait prendre d’un seul coup les places fortes de la frontière. En cas de succès, les traités de 1815 eussent été brisés par une fédération subite de la Belgique, enlevée à la Sainte-Alliance, grâce à un pacte militaire fait entre soldats. Deux trônes s’abîmaient en un moment dans ce rapide ouragan. Au lieu de ce formidable plan conçu par de fortes têtes, et {p. 257} dans lequel trempaient de hauts personnages, on ne livra qu’un détail à la Cour des Pairs. Philippe Bridau consentit à couvrir ces chefs, qui disparaissaient au moment où les complots se découvraient soit par quelque trahison, soit par un effet du hasard, et qui, siégeant dans les Chambres, ne promettaient leur coopération que pour compléter la réussite au cœur du gouvernement. Dire le plan que, depuis 1830, les aveux des Libéraux ont déployé dans toute sa profondeur, et dans ses ramifications immenses dérobées aux initiés inférieurs, ce serait empiéter sur le domaine de l’histoire et se jeter dans une trop longue digression. Cet aperçu suffit à faire comprendre le double rôle accepté par Philippe. L’ancien officier d’ordonnance de l’Empereur devait diriger un mouvement projeté dans Paris, uniquement pour masquer la véritable conspiration et occuper le gouvernement à son centre quand elle éclaterait dans le nord. Philippe fut alors chargé de rompre la trame entre les deux complots en ne livrant que les secrets d’un ordre secondaire ; aussi l’effroyable dénûment dont témoignaient son costume et son état de santé, servit-il puissamment à déconsidérer, à rétrécir l’entreprise aux yeux du pouvoir. Ce rôle convenait à la situation précaire de ce joueur sans principes. En se sentant à cheval sur deux partis, le rusé Philippe fit le bon apôtre avec le gouvernement royal et conserva l’estime des gens haut placés de son parti ; mais en se promettant bien de se jeter plus tard dans celle des deux voies où il trouverait le plus d’avantages. Ces révélations sur la portée immense du véritable complot, sur la participation de quelques-uns des juges, firent de Philippe, aux yeux de Carpentier et de Mignonnet, un homme de la plus haute distinction, car son dévouement révélait un politique digne des beaux jours de la Convention. Aussi le rusé bonapartiste devint-il en quelques jours l’ami des deux officiers dont la considération dut rejaillir sur lui. Il eut aussitôt, par la recommandation de messieurs Mignonnet et Carpentier, la place indiquée par le vieil Hochon à l’Assurance Mutuelle du Département du Cher. Chargé de tenir des registres comme chez un percepteur, de remplir de noms et de chiffres des lettres tout imprimées et de les expédier, de faire des polices d’Assurance, il ne fut pas occupé plus de trois heures par jour. Mignonnet et Carpentier firent admettre l’hôte d’Issoudun à leur Cercle où son attitude et ses manières, en harmonie d’ailleurs avec la haute opinion que Mignonnet et Carpentier donnaient de ce {p. 258} chef de complot, lui méritèrent le respect qu’on accorde à des dehors souvent trompeurs. Philippe, dont la conduite fut profondément méditée, avait réfléchi pendant sa prison sur les inconvénients d’une vie débraillée. Il n’avait donc pas eu besoin de la semonce de Desroches pour comprendre la nécessité de se concilier l’estime de la bourgeoisie par une vie honnête, décente et rangée. Charmé de faire la satire de Max en se conduisant à la Mignonnet, il voulait endormir Maxence en le trompant sur son caractère. Il tenait à se faire prendre pour un niais en se montrant généreux et désintéressé, tout en enveloppant son adversaire et convoitant la succession de son oncle ; tandis que sa mère et son frère, si réellement désintéressés, généreux et grands, avaient été taxés de calcul en agissant avec une naïve simplicité. La cupidité de Philippe s’était allumée en raison de la fortune de son oncle, que monsieur Hochon lui avait détaillée. Dans la première conversation qu’il eut secrètement avec l’octogénaire, ils étaient tous deux tombés d’accord sur l’obligation où se trouvait Philippe de ne pas éveiller la défiance de Max ; car tout serait perdu si Flore et Max emmenaient leur victime, seulement à Bourges. Une fois par semaine, le colonel dîna chez le capitaine Mignonnet, une autre fois chez Carpentier, et le jeudi chez monsieur Hochon. Bientôt invité dans deux ou trois maisons, après trois semaines de séjour, il n’avait guère que son déjeuner à payer. Nulle part il ne parla ni de son oncle, ni de la Rabouilleuse, ni de Gilet, à moins qu’il ne fût question d’apprendre quelque chose relativement au séjour de son frère et de sa mère. Enfin les trois officiers, les seuls qui fussent décorés, et parmi lesquels Philippe avait l’avantage de la rosette, ce qui lui donnait aux yeux de tous une supériorité très-remarquée en province, se promenaient ensemble à la même heure, avant le dîner, en faisant, selon une expression vulgaire, bande à part. Cette attitude, cette réserve, cette tranquillité produisirent un excellent effet dans Issoudun. Tous les adhérents de Max virent en Philippe un sabreur, expression par laquelle les militaires accordent le plus vulgaire des courages aux officiers supérieurs, et leur refusent les capacités exigées pour le commandement. — C’est un homme bien honorable, disait Goddet père à Max. — Bah ! répondit le commandant Gilet, sa conduite à la Cour des Pairs annonce une dupe ou un mouchard ; et il est, comme vous le dites, assez niais pour avoir été la dupe des gros joueurs. {p. 259} Après avoir obtenu sa place, Philippe, au fait des disettes du pays, voulut dérober le plus possible la connaissance de certaines choses à la ville ; il se logea donc dans une maison située à l’extrémité du faubourg Saint-Paterne, et à laquelle attenait un très-grand jardin. Il put y faire, dans le plus grand secret, des armes avec Carpentier, qui avait été maître d’armes dans la Ligne avant de passer dans la Garde. Après avoir ainsi secrètement repris son ancienne supériorité, Philippe apprit de Carpentier des secrets qui lui permirent de ne pas craindre un adversaire de la première force. Il se mit alors à tirer le pistolet avec Mignonnet et Carpentier, soi-disant par distraction, mais pour faire croire à Maxence qu’il comptait, en cas de duel, sur cette arme. Quand Philippe rencontrait Gilet, il en attendait un salut, et répondait en soulevant le bord de son chapeau d’une façon cavalière, comme fait un colonel qui répond au salut d’un soldat. Maxence Gilet ne donnait aucune marque d’impatience ni de mécontentement ; il ne lui était jamais échappé la moindre parole à ce sujet chez la Cognette où il se faisait encore des soupers ; car, depuis le coup de couteau de Fario, les mauvais tours avaient été provisoirement suspendus. Au bout d’un certain temps, le mépris du lieutenant-colonel Bridau pour le chef de bataillon Gilet fut un fait avéré dont s’entretinrent entre eux quelques-uns des Chevaliers de la Désœuvrance qui n’étaient pas aussi étroitement liés avec Maxence que Baruch, que François et trois ou quatre autres. On s’étonna généralement de voir le violent, le fougueux Max se conduisant avec une pareille réserve. Aucune personne à Issoudun, pas même Potel ou Renard, n’osa traiter ce point délicat avec Gilet. Potel, assez affecté de cette mésintelligence publique entre deux braves de la Garde Impériale, présentait Max comme très-capable d’ourdir une trame où se prendrait le colonel. Selon Potel, on pouvait s’attendre à quelque chose de neuf, après ce que Max avait fait pour chasser le frère et la mère, car l’affaire de Fario n’était plus un mystère. Monsieur Hochon n’avait pas manqué d’expliquer aux vieilles têtes de la ville la ruse atroce de Gilet. D’ailleurs monsieur Mouilleron, le héros d’une disette bourgeoise, avait dit en confidence le nom de l’assassin de Gilet, ne fût-ce que pour rechercher les causes de l’inimitié de Fario contre Max, afin de tenir la Justice éveillée sur des événements futurs. En causant sur la situation du lieutenant-colonel vis-à-vis de Max, {p. 260} et en cherchant à deviner ce qui jaillirait de cet antagonisme, la ville les posa donc, par avance, en adversaires. Philippe, qui recherchait avec sollicitude les détails de l’arrestation de son frère, les antécédents de Gilet et ceux de la Rabouilleuse, finit par entrer en relations assez intimes avec Fario, son voisin. Après avoir bien étudié l’Espagnol, Philippe crut pouvoir se fier à un homme de cette trempe. Tous deux ils trouvèrent leur haine si bien à l’unisson, que Fario se mit à la disposition de Philippe en lui racontant tout ce qu’il savait sur les Chevaliers de la Désœuvrance. Philippe, dans le cas où il réussirait à prendre sur son oncle l’empire qu’exerçait Gilet, promit à Fario de l’indemniser de ses pertes, et s’en fit ainsi un séide. Maxence avait donc en face un ennemi redoutable ; il trouvait, selon le mot du pays, à qui parler. Animée par ses disettes, la ville d’Issoudun pressentait un combat entre ces personnages qui, remarquez-le, se méprisaient mutuellement.
Vers la fin de novembre, un matin, dans la grande allée de Frapesle, vers midi, Philippe, en rencontrant monsieur Hochon, lui dit : — J’ai découvert que vos deux petits-fils Baruch et François sont les amis intimes de Maxence Gilet. Les drôles participent la nuit à toutes les farces qui se font en ville. Aussi Maxence a-t-il su par eux tout ce qui se disait chez vous quand mon frère et ma mère y séjournaient.
— Et comment avez-vous eu la preuve de ces horreurs ?…
— Je les ai entendus causant pendant la nuit au sortir d’un cabaret. Vos deux petits-fils doivent chacun mille écus à Maxence. Le misérable a dit à ces pauvres enfants de tâcher de découvrir quelles sont nos intentions ; en leur rappelant que vous aviez trouvé le moyen de cerner mon oncle par la prêtraille, il leur a dit que vous seul étiez capable de me diriger, car il me prend heureusement pour un sabreur.
— Comment, mes petits-enfants…
— Guettez-les, reprit Philippe, vous les verrez revenant sur la place Saint-Jean, à deux ou trois heures du matin, gris comme des bouchons de vin de Champagne, et en compagnie de Maxence…
— Voilà donc pourquoi mes drôles sont si sobres, dit monsieur Hochon.
— Fario m’a donné des renseignements sur leur existence nocturne, reprit Philippe ; car, sans lui, je ne l’aurais jamais devinée. {p. 261} Mon oncle est sous le poids d’une oppression horrible, à en juger par le peu de paroles que mon Espagnol a entendu dire par Max à vos enfants. Je soupçonne Max et la Rabouilleuse d’avoir formé le plan de chipper les cinquante mille francs de rente sur le Grand-Livre, et de s’en aller se marier je ne sais où, après avoir tiré cette aile à leur pigeon. Il est grand temps de savoir ce qui se passe dans le ménage de mon oncle ; mais je ne sais comment faire.
— J’y penserai, dit le vieillard.
Philippe et monsieur Hochon se séparèrent en voyant venir quelques personnes.
Jamais, en aucun moment de sa vie, Jean-Jacques Rouget ne souffrit autant que depuis la première visite de son neveu Philippe. Flore épouvantée avait le pressentiment d’un danger qui menaçait Maxence. Lasse de son maître, et craignant qu’il ne vécût très vieux, en le voyant résister si long-temps à ses criminelles pratiques, elle inventa le plan très-simple de quitter le pays et d’aller épouser Maxence à Paris, après s’être fait donner l’inscription de cinquante mille livres de rente sur le Grand-Livre. Le vieux garçon, guidé, non point par intérêt pour ses héritiers ni par avarice personnelle, mais par sa passion, se refusait à donner l’inscription à Flore, en lui objectant qu’elle était son unique héritière. Le malheureux savait à quel point Flore aimait Maxence, et il se voyait abandonné dès qu’elle serait assez riche pour se marier. Quand Flore, après avoir employé les cajoleries les plus tendres, se vit refusée, elle déploya ses rigueurs : elle ne parlait plus à son maître, elle le faisait servir par la Védie qui vit ce vieillard un matin les yeux tout rouges d’avoir pleuré pendant la nuit. Depuis une semaine, le père Rouget déjeunait seul, et Dieu sait comme ! Aussi, le lendemain de sa conversation avec monsieur Hochon, Philippe, qui voulut faire une seconde visite à son oncle, le trouva-t-il très-changé. Flore resta près du vieillard, lui jeta des regards affectueux, lui parla tendrement, et joua si bien la comédie, que Philippe devina le péril de la situation par tant de sollicitude déployée en sa présence. Gilet, dont la politique consistait à fuir toute espèce de collision avec Philippe, ne se montra point. Après avoir observé le père Rouget et Flore d’un œil perspicace, le colonel jugea nécessaire de frapper un grand coup.
— Adieu, mon cher oncle, dit-il en se levant par un geste qui trahissait l’intention de sortir.
{p. 262} — Oh ! ne t’en va pas encore, s’écria le vieillard à qui la fausse tendresse de Flore faisait du bien. Dîne avec nous, Philippe ?
— Oui, si vous voulez venir vous promener une heure avec moi.
— Monsieur est bien malingre, dit mademoiselle Brazier. Il n’a pas voulu tout à l’heure sortir en voiture, ajouta-t-elle en se tournant vers le bonhomme qu’elle regarda de cet œil fixe par lequel on dompte les fous.
Philippe prit Flore par le bras, la contraignit à le regarder, et la regarda tout aussi fixement qu’elle venait de regarder sa victime.
— Dites donc, mademoiselle, lui demanda-t-il, est-ce que, par hasard, mon oncle ne serait pas libre de se promener seul avec moi ?
— Mais si, monsieur, répondit Flore qui ne pouvait guère répondre autre chose.
— Hé ! bien, venez, mon oncle ? Allons, mademoiselle, donnez-lui sa canne et son chapeau…
— Mais, habituellement, il ne sort pas sans moi, n’est-ce pas, monsieur ?
— Oui, Philippe, oui, j’ai toujours bien besoin d’elle…
— Il vaudrait mieux aller en voiture, dit Flore.
— Oui, allons en voiture, s’écria le vieillard dans son désir de mettre ses deux tyrans d’accord.
— Mon oncle, vous viendrez à pied et avec moi, ou je ne reviens plus ; car alors la ville d’Issoudun aurait raison : vous seriez sous la domination de mademoiselle Flore Brazier. Que mon oncle vous aime, très-bien ! reprit-il en arrêtant sur Flore un regard de plomb. Que vous n’aimiez pas mon oncle, c’est encore dans l’ordre. Mais que vous rendiez le bonhomme malheureux ?… halte là ! Quand on veut une succession, il faut la gagner. Venez-vous, mon oncle ?…
Philippe vit alors une hésitation cruelle se peignant sur la figure de ce pauvre imbécile dont les yeux allaient de Flore à son neveu.
— Ah ! c’est comme cela, reprit le lieutenant-colonel. Eh ! bien adieu, mon oncle. Quant à vous, mademoiselle, je vous baise les mains.
Il se retourna vivement quand il fut à la porte, et surprit encore une fois un geste de menace de Flore à son oncle.
— Mon oncle, dit-il, si vous voulez venir vous promener avec moi, je vous trouverai à votre porte : je vais faire à monsieur {p. 263} Hochon une visite de dix minutes… Si nous ne nous promenons pas, je me charge d’envoyer promener bien du monde…
Et Philippe traversa la place Saint-Jean pour aller chez les Hochon.
Chacun doit pressentir la scène que la révélation faite par Philippe à monsieur Hochon avait préparée dans cette famille. À neuf heures, le vieux monsieur Héron se présenta, muni de papiers, et trouva dans la salle du feu que le vieillard avait fait allumer contre son habitude. Habillée à cette heure indue, madame Hochon occupait son fauteuil au coin de la cheminée. Les deux petits-fils, prévenus par Adolphine d’un orage amassé depuis la veille sur leurs têtes, avaient été consignés au logis. Mandés par Gritte, ils furent saisis de l’espèce d’appareil déployé par leurs grands-parents, dont la froideur et la colère grondaient sur eux depuis vingt-quatre heures.
— Ne vous levez pas pour eux, dit l’octogénaire à monsieur Héron, car vous voyez deux misérables indignes de pardon.
— Oh ! grand-papa ! dit François.
— Taisez-vous, reprit le solennel vieillard, je connais votre vie nocturne et vos liaisons avec monsieur Maxence Gilet ; mais vous n’irez plus le retrouver chez la Cognette à une heure du matin, car vous ne sortirez d’ici, tous deux, que pour vous rendre à vos destinations respectives. Ah ! vous avez ruiné Fario ? Ah ! vous avez plusieurs fois failli aller en Cour d’Assises… Taisez-vous, dit-il en voyant Baruch ouvrant la bouche. Vous devez tous deux de l’argent à monsieur Maxence, qui, depuis six ans, vous en donne pour vos débauches. Écoutez chacun les comptes de ma tutelle, et nous causerons après. Vous verrez d’après ces actes si vous pouvez vous jouer de moi, vous jouer de la famille et de ses lois en trahissant les secrets de ma maison, en rapportant à un monsieur Maxence Gilet ce qui se dit et se fait ici… Pour mille écus, vous devenez espions ; à dix mille écus, vous assassineriez sans doute ?… Mais n’avez-vous pas déjà presque tué madame Bridau ? car monsieur Gilet savait très-bien que Fario lui avait donné le coup de couteau, quand il a rejeté cet assassinat sur mon hôte, Joseph Bridau. Si ce gibier de potence a commis ce crime, c’est pour avoir appris par vous l’intention où était madame Agathe de rester ici. Vous ! mes petits-fils, les espions d’un tel homme ? Vous, des maraudeurs ?… Ne saviez-vous pas que votre digne chef, au début de son métier, {p. 264} a déjà tué, en 1806, une pauvre jeune créature ? Je ne veux pas avoir des assassins ou des voleurs dans ma famille, vous ferez vos paquets, et vous irez vous faire pendre ailleurs !
Les deux jeunes gens devinrent blancs et immobiles comme des statues de plâtre.