— Eh ! bien, êtes-vous content des affaires ? dit Vauquelin à Birotteau, car enfin nous sommes deux gens de commerce…
— Assez bien, monsieur, dit Birotteau se retirant vers la salle à manger où le suivit Vauquelin. Mais pour lancer cette huile sous le nom d’Essence Comagène, il faut de grands fonds…
— Essence et Comagène sont deux mots qui hurlent. Appelez votre cosmétique Huile de Birotteau. Si vous ne voulez pas mettre votre nom en évidence, prenez-en un autre. Mais voilà la Vierge de Dresde. Ah ! monsieur Birotteau, vous voulez que nous nous quittions brouillés.
— Monsieur Vauquelin, dit le parfumeur en prenant les mains du chimiste, cette rareté n’a de prix que par la persistance que j’ai mise à la chercher, il a fallu faire fouiller toute l’Allemagne pour la trouver sur papier de Chine et avant la lettre, je savais que vous la désiriez, vos occupations ne vous permettaient pas de vous la procurer, je me suis fait votre commis-voyageur. Agréez donc, non une méchante gravure, mais des soins, une sollicitude, des pas et démarches qui prouvent un dévouement absolu. J’aurais voulu que vous souhaitassiez quelques substances qu’il fallût aller chercher au fond des précipices, et venir vous dire : Les voilà ! Ne me refusez pas. Nous avons tant de chances pour être oubliés, laissez-moi me mettre moi, ma femme, ma fille et le gendre que j’aurai, tous sous {p. 278} vos yeux. Vous vous direz en voyant la Vierge : Il y a de bonnes gens qui pensent à moi.
— J’accepte, dit Vauquelin.
Popinot et Birotteau s’essuyèrent les yeux, tant ils furent émus de l’accent de bonté que mit l’académicien à ce mot.
— Voulez-vous combler votre bonté, dit le parfumeur.
— Qu’est-ce ? fit Vauquelin.
— Je réunis quelques amis… Il se souleva sur les talons, en prenant néanmoins un air humble… Autant pour célébrer la délivrance du territoire, que pour fêter ma nomination dans l’ordre de la Légion-d’Honneur…
— Ah ! dit Vauquelin étonné.
— Peut-être me suis-je rendu digne de cette insigne et royale faveur en siégeant au tribunal consulaire et en combattant pour les Bourbons sur les marches de Saint-Roch au treize vendémiaire, où je fus blessé par Napoléon. Ma femme donne un bal dimanche dans vingt jours, venez-y, monsieur ? Faites-nous l’honneur de dîner avec nous ce jour-là. Pour moi, ce sera recevoir deux fois la croix. Je vous écrirai bien à l’avance.
— Eh ! bien, oui, dit Vauquelin.
— Mon cœur se gonfle de plaisir, s’écria le parfumeur dans la rue. Il viendra chez moi. J’ai peur d’avoir oublié ce qu’il a dit sur les cheveux, tu t’en souviens, Popinot ?
— Oui, monsieur, et dans vingt ans je m’en souviendrai9 encore.
— Ce grand homme ! quel regard et quelle pénétration ! dit Birotteau. Ah ! il n’en a fait ni une ni deux, du premier coup, il a deviné nos pensées, et nous a donné les moyens d’abattre l’huile de Macassar. Ah ! rien ne peut faire pousser les cheveux, Macassar, tu mens ! Popinot, nous tenons une fortune. Ainsi, demain, à sept heures, soyons à la fabrique, les noisettes viendront et nous ferons de l’huile, car il a beau dire que toute huile est bonne, nous serions perdus si le public le savait. S’il n’entrait pas dans notre huile un peu de noisette et de parfum, sous quel prétexte pourrions-nous la vendre trois ou quatre francs les quatre onces !
— Vous allez être décoré, monsieur, dit Popinot. Quelle gloire pour…
— Pour le commerce, n’est-ce pas, mon enfant ?
L’air triomphant de César Birotteau sûr d’une fortune, fut remarqué par ses commis qui se firent des signes entre eux, car la course {p. 279} en fiacre, la tenue du caissier et du patron les avaient jetés dans les romans les plus bizarres. Le contentement mutuel de César et d’Anselme trahi par des regards diplomatiquement échangés, le coup d’œil plein d’espérance que Popinot jeta par deux fois à Césarine annonçaient quelque événement grave et confirmaient les conjectures des commis. Dans cette vie occupée et quasi claustrale, les plus petits accidents prenaient l’intérêt que donne un prisonnier à ceux de sa prison. L’attitude de madame César, qui répondait aux regards olympiens de son mari par des airs de doute, accusait une nouvelle entreprise, car en temps ordinaire madame César aurait été contente, elle que les succès du détail rendaient joyeuse. Par extraordinaire, la recette de la journée se montait à six mille francs : on était venu payer quelques mémoires arriérés.
La salle à manger et la cuisine éclairée par une petite cour, et séparée de la salle à manger par un couloir où débouchait l’escalier pratiqué dans un coin de l’arrière-boutique, se trouvaient à l’entresol, où jadis était l’appartement de César et de Constance ; aussi la salle à manger où s’était écoulée la lune de miel avait-elle l’air d’un petit salon. Durant le dîner, Raguet, le garçon de confiance, gardait le magasin ; mais au dessert les commis redescendaient au magasin, et laissaient César, sa femme et sa fille achever leur dîner au coin du feu. Cette habitude venait des Ragon, chez qui les anciens us et coutumes du commerce, toujours en vigueur, maintenaient entre eux et les commis l’énorme distance qui jadis existait entre les maîtres et les apprentis. Césarine ou Constance apprêtait alors au parfumeur sa tasse de café qu’il prenait assis dans une bergère au coin du feu. Pendant cette heure César mettait sa femme au fait des petits événements de la journée, il racontait ce qu’il avait vu dans Paris, ce qui se passait au faubourg du Temple, les difficultés de sa fabrication.
— Ma femme, dit-il quand les commis furent descendus, voilà certes une des plus importantes journées de notre vie ! Les noisettes achetées, la presse hydraulique prête à manœuvrer demain, l’affaire des terrains conclue. Tiens, serre donc ce bon sur la Banque, dit-il en lui remettant le mandat de Pillerault. La restauration de l’appartement décidée, notre appartement augmenté. Mon Dieu ! j’ai vu, Cour Batave, un homme bien singulier ! Et il raconta monsieur Molineux.
— Je vois, lui répondit sa femme en l’interrompant au {p. 280} milieu d’une tirade, que tu t’es endetté de deux cent mille francs ?
— C’est vrai, ma femme, dit le parfumeur avec une fausse humilité. Comment paierons-nous cela, bon Dieu ? car il faut compter pour rien les terrains de la Madeleine destinés à devenir un jour le plus beau quartier de Paris.
— Un jour, César.
— Hélas ! dit-il en continuant sa plaisanterie, mes trois huitièmes ne me vaudront un million que dans six ans. Et comment payer deux cent mille francs ? reprit César en faisant un geste d’effroi. Eh ! bien, nous les paierons cependant avec cela, dit-il en tirant de sa poche une noisette prise chez madame Madou, et précieusement gardée.
Il montra la noisette entre ses deux doigts à Césarine et à Constance. Sa femme ne dit rien, mais Césarine intriguée dit à son père en lui servant le café : — Ah ! çà, papa, tu ris ?
Le parfumeur, aussi bien que ses commis, avait surpris pendant le dîner les regards jetés par Popinot à Césarine, il voulut éclaircir ses soupçons.
— Eh ! bien, fifille, cette noisette est cause d’une révolution au logis. Il y aura, dès ce soir, quelqu’un de moins sous notre toit.
Césarine regarda son père en ayant l’air de dire : Que m’importe !
— Popinot s’en va.
Quoique César fût un pauvre observateur et qu’il eût préparé sa dernière phrase autant pour tendre un piége à sa fille que pour arriver à sa création de la maison A. POPINOT et COMPAGNIE, sa tendresse paternelle lui fit deviner les sentiments confus qui sortirent du cœur de sa fille, fleurirent en roses rouges sur ses joues, sur son front, et colorèrent ses yeux qu’elle baissa. César crut alors à quelques paroles échangées entre Césarine et Popinot. Il n’en était rien : ces deux enfants s’entendaient, comme tous les amants timides, sans s’être dit un mot.
Quelques moralistes pensent que l’amour est la passion la plus involontaire, la plus désintéressée, la moins calculatrice de toutes, excepté toutefois l’amour maternel. Cette opinion comporte une erreur grossière. Si la plupart des hommes ignorent les raisons qui font aimer, toute sympathie physique ou morale n’en est pas moins basée sur des calculs faits par l’esprit, le sentiment ou la brutalité. L’amour est une passion essentiellement égoïste. Qui dit égoïsme, {p. 281} dit profond calcul. Ainsi, pour tout esprit frappé seulement des résultats, il peut sembler, au premier abord, invraisemblable ou singulier de voir une belle fille comme Césarine éprise d’un pauvre enfant boiteux et à cheveux rouges. Néanmoins, ce phénomène est en harmonie avec l’arithmétique des sentiments bourgeois. L’expliquer sera rendre compte des mariages toujours observés avec une constante surprise et qui se font entre de grandes, de belles femmes et de petits hommes, entre de petites, de laides créatures et de beaux garçons. Tout homme atteint d’un défaut de conformation quelconque, les pieds-bots, la claudication, les diverses gibbosités, l’excessive laideur, les taches de vin répandues sur la joue, les feuilles de vigne, l’infirmité de Roguin et autres monstruosités indépendantes de la volonté des fondateurs, n’a que deux partis à prendre : ou se rendre redoutable ou devenir d’une exquise bonté ; il ne lui est pas permis de flotter entre les moyens termes habituels à la plupart des hommes. Dans le premier cas, il y a talent, génie ou force : un homme n’inspire la terreur que par la puissance du mal, le respect que par le génie, la peur que par beaucoup d’esprit. Dans le second cas, il se fait adorer, il se prête admirablement aux tyrannies féminines, et sait mieux aimer que n’aiment les gens d’une irréprochable corporence. Élevé par des gens vertueux, par les Ragon, modèle de la plus honorable bourgeoisie, et par son oncle le juge Popinot, Anselme avait été conduit, et par sa candeur et par ses sentiments religieux, à racheter son léger vice corporel par la perfection de son caractère. Frappés de cette tendance qui rend la jeunesse si attrayante, Constance et César avaient souvent fait l’éloge d’Anselme devant Césarine. Mesquins d’ailleurs, ces deux boutiquiers étaient grands par l’âme et comprenaient bien les choses du cœur. Ces éloges trouvèrent de l’écho chez une jeune fille qui, malgré son innocence, lut dans les yeux si purs d’Anselme un sentiment violent, toujours flatteur, quels que soient l’âge, le rang et la tournure de l’amant. Le petit Popinot devait avoir beaucoup plus de raison qu’un bel homme d’aimer une femme. Si sa femme était belle, il en serait fou jusqu’à son dernier jour, son amour lui donnerait de l’ambition, il se tuerait pour rendre sa femme heureuse, il la laisserait maîtresse au logis, il irait au-devant de la domination. Ainsi pensait Césarine involontairement et pas si crûment peut-être, elle entrevoyait à vol d’oiseau les moissons de l’amour et raisonnait par comparaison : le bonheur de {p. 282} sa mère était devant ses yeux, elle ne souhaitait pas d’autre vie, son instinct lui montrait dans Anselme un autre César perfectionné par l’éducation, comme elle l’était par la sienne. Elle rêvait Popinot maire d’un arrondissement, et se plaisait à se peindre quêtant un jour à sa paroisse comme sa mère à Saint-Roch. Elle avait fini par ne plus s’apercevoir de la différence qui distinguait la jambe gauche de la jambe droite chez Popinot, elle eût été capable de dire : Mais boite-t-il ? Elle aimait cette prunelle si limpide, et s’était plu à voir l’effet que produisait son regard sur ces yeux qui brillaient aussitôt d’un feu pudique et se baissaient mélancoliquement. Le premier clerc de Roguin, doué de cette précoce expérience due à l’habitude des affaires, Alexandre Crottat, avait un air moitié cynique, moitié bonasse qui révoltait Césarine, déjà révoltée par les lieux communs de sa conversation. Le silence de Popinot trahissait un esprit doux, elle aimait le sourire à demi mélancolique que lui inspiraient d’insignifiantes vulgarités ; les niaiseries qui le faisaient sourire excitaient toujours quelque répulsion chez elle, ils souriaient ou se contristaient ensemble. Cette supériorité n’empêchait pas Anselme de se précipiter à l’ouvrage, et son infatigable ardeur plaisait à Césarine, car elle devinait que si les autres commis disaient : « Césarine épousera le premier clerc de monsieur Roguin », Anselme pauvre, boiteux et à cheveux roux, ne désespérait pas d’obtenir sa main. Une grande espérance prouve un grand amour.
— Où va-t-il ? demanda Césarine à son père en essayant de prendre un air indifférent.
— Il s’établit rue des Cinq-Diamants, et ma foi ! à la grâce de Dieu, dit Birotteau dont l’exclamation ne fut comprise ni par sa femme, ni par sa fille.
Quand Birotteau rencontrait une difficulté morale, il faisait comme les insectes devant un obstacle, il se jetait à gauche ou à droite ; il changea donc de conversation en se promettant de causer de Césarine avec sa femme.
— J’ai raconté tes craintes et tes idées sur Roguin à ton oncle, il s’est mis à rire, dit-il à Constance.
— Tu ne dois jamais révéler ce que nous nous disons entre nous, s’écria Constance. Ce pauvre Roguin est peut-être le plus honnête homme du monde, il a cinquante-huit ans et ne pense plus sans doute…
{p. 283} Elle s’arrêta court en voyant Césarine attentive, et la montra par un coup d’œil à César.
— J’ai donc bien fait de conclure, dit Birotteau.
— Mais tu es le maître, répondit-elle.
César prit sa femme par les mains et la baisa au front. Cette réponse était toujours chez elle un consentement tacite aux projets de son mari.
— Allons, s’écria le parfumeur en descendant à son magasin et parlant à ses commis, la boutique se fermera à dix heures. Messieurs, un coup de main ! Il s’agit de transporter pendant la nuit tous les meubles du premier au second ! Il faut mettre, comme on dit, les petits pots dans les grands, afin de laisser demain à mon architecte les coudées franches.
— Popinot est sorti sans permission, dit César en ne le voyant pas. Eh ! mais, il ne couche pas ici, je l’oubliais. Il est allé, pensa-t-il, ou rédiger les idées de monsieur Vauquelin, ou louer une boutique.
— Nous connaissons la cause de ce déménagement, dit Célestin en parlant au nom des deux autres commis et de Raguet, groupés derrière lui. Nous sera-t-il permis de féliciter monsieur sur un honneur qui rejaillit sur toute la boutique… Popinot nous a dit que monsieur…
— Hé ! bien, mes enfants, que voulez-vous ! on m’a décoré. Aussi non-seulement à cause de la délivrance du territoire, mais encore pour fêter ma promotion dans la Légion-d’Honneur, réunissons-nous nos amis. Je me suis peut-être rendu digne de cette insigne et royale faveur en siégeant au tribunal consulaire et en combattant pour la cause royale que j’ai défendue… à votre âge, sur les marches de Saint-Roch, au treize vendémiaire ; et, ma foi, Napoléon, dit l’empereur, m’a blessé ! J’ai été blessé à la cuisse encore, et madame Ragon m’a pansé. Ayez du courage, vous serez récompensés ! Voilà, mes enfants, comme un malheur n’est jamais perdu.
— On ne se battra plus dans les rues, dit Célestin.
— Il faut l’espérer, dit César, qui partit de là pour faire une mercuriale à ses commis, et il la termina par une invitation.
La perspective d’un bal anima les trois commis, Raguet et Virginie d’une ardeur qui leur donna la dextérité des équilibristes. Tous allaient et venaient chargés par les escaliers sans rien casser {p. 284} ni rien renverser. À deux heures du matin, le déménagement était opéré. César et sa femme couchèrent au second étage. La chambre de Popinot devint celle de Célestin et du second commis. Le troisième étage fut un garde-meuble provisoire.
Possédé de cette magnétique ardeur que produit l’affluence du fluide nerveux et qui fait du diaphragme un brasier chez les gens ambitieux ou amoureux agités par de grands desseins, Popinot si doux et si tranquille avait piaffé comme un cheval de race avant la course, dans la boutique, au sortir de table.
— Qu’as-tu donc ? lui dit Célestin.
— Quelle journée ! mon cher, je m’établis, lui dit-il à l’oreille, et monsieur César est décoré.
— Vous êtes bien heureux, le patron vous aide, s’écria Célestin.
Popinot ne répondit pas, il disparut poussé comme par un vent furieux, le vent du succès !
— Oh ! heureux, dit à son voisin qui vérifiait des étiquettes un commis occupé à mettre des gants par douzaines, le patron s’est aperçu des yeux que Popinot fait à mademoiselle Césarine, et comme il est très-fin, le patron, il se débarrasse d’Anselme ; il serait difficile de le refuser, rapport à ses parents. Célestin prend cette rouerie pour de la générosité.
Anselme Popinot descendait la rue Saint-Honoré et courait rue des Deux-Écus, pour s’emparer d’un jeune homme que sa seconde vue commerciale lui désignait comme le principal instrument de sa fortune. Le juge Popinot avait rendu service au plus habile commis-voyageur de Paris, à celui que sa triomphante loquèle et son activité firent plus tard surnommer l’illustre. Voué spécialement à la Chapellerie et à l’Article Paris, ce roi des voyageurs se nommait encore purement et simplement Gaudissart. À vingt-deux ans, il se signalait déjà par la puissance de son magnétisme commercial. Alors fluet, l’œil joyeux, le visage expressif, une mémoire infatigable, le coup d’œil habile à saisir les goûts de chacun, il méritait d’être ce qu’il fut depuis, le roi des commis-voyageurs, le Français par excellence. Quelques jours auparavant, Popinot avait rencontré Gaudissart qui s’était dit sur le point de partir ; l’espoir de le trouver encore à Paris venait donc de lancer l’amoureux sur la rue des Deux-Écus, où il apprit que le voyageur avait retenu sa place aux Messageries. Pour faire ses adieux à sa chère capitale, Gaudissart était allé voir une pièce {p. 285} nouvelle au Vaudeville : Popinot résolut de l’attendre. Confier le placement de l’huile de noisette à ce précieux metteur en œuvre des inventions marchandes, déjà choyé par les plus riches maisons, n’était-ce pas tirer une lettre de change sur la fortune. Popinot possédait Gaudissart. Le commis-voyageur, si savant dans l’art d’entortiller les gens les plus rebelles, les petits marchands de province, s’était laissé entortiller dans la première conspiration tramée contre les Bourbons après les Cent-Jours. Gaudissart, à qui le grand air était indispensable, se vit en prison sous le poids d’une accusation capitale. Le juge Popinot, chargé de l’instruction, avait mis Gaudissart hors de cause en reconnaissant que son imprudente sottise l’avait seule compromis dans cette affaire. Avec un juge désireux de plaire au pouvoir ou d’un royalisme exalté, le malheureux commis allait à l’échafaud. Gaudissart, qui croyait devoir la vie au juge d’instruction, nourrissait un profond désespoir de ne pouvoir porter à son sauveur qu’une stérile reconnaissance. Ne devant pas remercier un juge d’avoir rendu la justice, il était allé chez les Ragon se déclarer homme-lige des Popinot. En attendant, Popinot alla naturellement revoir sa boutique de la rue des Cinq-Diamants, demander l’adresse du propriétaire, afin de traiter du bail. En errant dans le dédale obscur de la grande Halle, et pensant aux moyens d’organiser un rapide succès, Popinot saisit, rue Aubry-le-Boucher, une occasion unique et de bon augure avec laquelle il comptait régaler César le lendemain. En faction à la porte de l’hôtel du Commerce, au bout de la rue des Deux-Écus, vers minuit, Popinot entendit, dans le lointain de la rue de Grenelle, un vaudeville final chanté par Gaudissart avec accompagnement de canne significativement traînée sur les pavés.
— Monsieur, dit Anselme en débouchant de la porte et se montrant soudain, deux mots ?
— Onze, si vous voulez, dit le commis-voyageur en levant sa canne plombée sur l’agresseur.
— Je suis Popinot, dit le pauvre Anselme.
— Suffit, dit Gaudissart en le reconnaissant. Que vous faut-il ? de l’argent ? absent par congé, mais on en trouvera. Mon bras pour un duel ? tout à vous, des pieds à l’occiput. Et il chanta :
Voilà, voilà
Le vrai soldat français !
{p. 286} — Venez causer avec moi dix minutes, non pas dans votre chambre, on pourrait nous écouter, mais sur le quai de l’Horloge, à cette heure il n’y a personne, dit Popinot, il s’agit de quelque chose de plus important.
— Ça chauffe donc, marchons !
En dix minutes, Gaudissart, maître des secrets de Popinot, en avait reconnu l’importance.
Paraissez, parfumeurs, coiffeurs et débitants !
s’écria Gaudissart en singeant Lafon dans le rôle du Cid. Je vais empaumer tous les boutiquiers de France et de Navarre. Oh ! une idée ! J’allais partir, je reste, et vais prendre les commissions de la parfumerie parisienne.
— Et pourquoi ?
— Pour étrangler vos rivaux, innocent ! En ayant leurs commissions, je puis faire boire de l’huile à leurs perfides cosmétiques, en ne parlant et ne m’occupant que de la vôtre. Un fameux tour de voyageur ! Ah ! ah ! nous sommes les diplomates du commerce. Fameux ! Quant à votre prospectus, je m’en charge. J’ai pour ami d’enfance Andoche Finot, le fils du chapelier de la rue du Coq, le vieux qui m’a lancé dans le voyage pour la Chapellerie. Andoche, qui a beaucoup d’esprit, il a pris celui de toutes les têtes que coiffait son père, il est dans la littérature, fait les petits théâtres au Courrier des Spectacles. Son père, vieux chien plein de raisons pour ne pas aimer l’esprit, ne croit pas à l’esprit : impossible de lui prouver que l’esprit se vend, qu’on fait fortune dans l’esprit. En fait d’esprit, il ne connaît que le trois-six. Le vieux Finot prend le petit Finot par famine. Andoche, homme capable, mon ami d’ailleurs, et je ne fraye avec les sots que commercialement, Finot fait des devises pour le Fidèle Berger qui paie, tandis que les journaux où il se donne un mal de galérien le nourrissent de couleuvres. Sont-ils jaloux dans cette partie-là ! C’est comme dans l’article Paris. Finot avait une superbe comédie en un acte pour mademoiselle Mars, la plus fameuse des fameuses, ah ! en voilà une que j’aime ! Eh ! bien, pour se voir jouer, il a été forcé de la porter à la Gaîté. Andoche connaît le Prospectus, il entre dans les idées du marchand, il n’est pas fier, il limousinera notre prospectus gratis. Mon Dieu, avec un bol de punch et des gâteaux on le régalera, car, Popinot, pas de farces : je voyagerai sans commission {p. 287} ni frais, vos concurrents paieront, je les dindonnerai. Entendons-nous bien. Pour moi ce succès est une affaire d’honneur. Ma récompense est d’être garçon de noces à votre mariage ! J’irai en Italie, en Allemagne, en Angleterre ! J’emporte avec moi des affiches en toutes les langues, les fais apposer partout, dans les villages, à la porte des églises, à tous les bons endroits que je connais dans les villes de province ! Elle brillera, elle s’allumera, cette huile, elle sera sur toutes les têtes. Ah ! votre mariage ne sera pas un mariage en détrempe, mais un mariage à la barigoule ! Vous aurez votre Césarine ou je ne m’appellerai pas l’ILLUSTRE ! nom que m’a donné le père Finot, pour avoir fait réussir ses chapeaux gris. En vendant votre huile, je reste dans ma partie, la tête humaine ; l’huile et le chapeau sont connus pour conserver la chevelure publique.
Popinot revint chez sa tante, où il devait aller coucher, dans une telle fièvre, causée par sa prévision du succès, que les rues lui semblaient être des ruisseaux d’huile. Il dormit peu, rêva que ses cheveux poussaient follement, et vit deux anges qui lui déroulaient, comme dans les mélodrames, une rubrique où était écrit : Huile Césarienne. Il se réveilla, se souvenant de ce rêve, et résolut de nommer ainsi l’huile de noisette, en considérant cette fantaisie du sommeil comme un ordre céleste.
César et Popinot furent dans leur atelier au faubourg du Temple, bien avant l’arrivée des noisettes ; en attendant les porteurs de madame Madou, Popinot raconta triomphalement son traité d’alliance avec Gaudissart.
— Nous avons l’illustre Gaudissart, nous sommes millionnaires, s’écria le parfumeur en tendant la main à son caissier de l’air que dut prendre Louis XIV en accueillant le maréchal de Villars au retour de Denain.
— Nous avons bien autre chose encore, dit l’heureux commis en sortant de sa poche une bouteille à forme écrasée en façon de citrouille et à côtes ; j’ai trouvé dix mille flacons semblables à ce modèle, tout fabriqués, tout prêts, à quatre sous et six mois de terme.
— Anselme, dit Birotteau contemplant la forme mirifique du flacon, hier (il prit un ton grave), dans les Tuileries, oui, pas plus tard qu’hier, tu disais : Je réussirai. Moi, je dis aujourd’hui : Tu réussiras ! Quatre sous ! six mois de terme ! une forme originale ! Macassar branle dans le manche, quelle botte portée à l’huile de {p. 288} Macassar ! Ai-je bien fait de m’emparer des seules noisettes qui soient à Paris ! où donc as-tu trouvé ces flacons ?
— J’attendais l’heure de parler à Gaudissart et je flânais…
— Comme moi jadis, s’écria Birotteau.
— En descendant la rue Aubry-le-Boucher j’aperçois chez un verrier en gros, un marchand de verres bombés et de cages, qui a des magasins immenses, j’aperçois ce flacon… Ah ! il m’a crevé les yeux comme une lumière subite, une voix m’a crié : Voilà ton affaire !
— Né commerçant ! Il aura ma fille, dit César en grommelant.
— J’entre, et je vois des milliers de ces flacons dans des caisses.
— Tu t’en informes ?
— Vous ne me croyez pas si gniolle, s’écria douloureusement Anselme.
— Né commerçant, répéta Birotteau.
— Je demande des cages à mettre des petits Jésus de cire. Tout en marchandant les cages, je blâme la forme de ces flacons. Conduit à une confession générale, mon marchand avoue de fil en aiguille que Faille et Bouchot, qui ont manqué dernièrement, allaient entreprendre un cosmétique et voulaient des flacons de forme étrange ; il se méfiait d’eux, il exige moitié comptant ; Faille et Bouchot dans l’espoir de réussir lâchent l’argent, la faillite éclate pendant la fabrication ; les syndics, sommés de payer, venaient de transiger avec lui en laissant les flacons et l’argent touché, comme indemnité d’une fabrication prétendue ridicule et sans placement possible. Les flacons coûtent huit sous, il serait heureux de les donner à quatre, Dieu sait combien de temps il aurait en magasin une forme qui n’est pas de vente. — Voulez-vous vous engager à en fournir par dix mille à quatre sous ? je puis vous débarrasser de vos flacons, je suis commis chez monsieur Birotteau. Et je l’entame, et je le mène, et je domine mon homme, et je le chauffe, et il est à nous.
— Quatre sous, dit Birotteau. Sais-tu que nous pouvons mettre l’huile à trois francs et gagner trente sous en en laissant vingt à nos détaillants ?
— L’huile Césarienne, cria Popinot.
— L’huile Césarienne ?… ah ! monsieur l’amoureux, vous voulez flatter le père et la fille. Eh ! bien soit, va pour l’huile {p. 289} Césarienne ! les Césars avaient le monde, ils devaient avoir de fameux cheveux.
— César était chauve, dit Popinot.
— Parce qu’il ne s’est pas servi de notre huile, on le dira ! À trois francs l’huile Césarienne, l’huile de Macassar coûte le double. Gaudissart est là, nous aurons cent mille francs dans l’année, car nous imposons toutes les têtes qui se respectent de douze flacons par an, dix-huit francs ! Soit dix-huit mille têtes ? cent quatre-vingt mille francs. Nous sommes millionnaires.
Les noisettes livrées, Raguet, les ouvriers, Popinot, César en épluchèrent une quantité suffisante, et il y eut avant quatre heures quelques livres d’huile. Popinot alla présenter le produit à Vauquelin, qui fit présent à Popinot d’une formule pour mêler l’essence de noisette à des corps oléagineux moins chers et la parfumer. Popinot se mit aussitôt en instance pour obtenir un brevet d’invention et de perfectionnement. Le dévoué Gaudissart prêta l’argent pour le droit fiscal à Popinot qui avait l’ambition de payer sa moitié dans les frais d’établissement.
La prospérité porte avec elle une ivresse à laquelle les hommes inférieurs ne résistent jamais. Cette exaltation eut un résultat facile à prévoir. Grindot vint, il présenta le croquis colorié d’une délicieuse vue intérieure du futur appartement orné de ses meubles. Birotteau séduit consentit à tout. Aussitôt les maçons donnèrent les coups de pic qui firent gémir la maison et Constance. Son peintre en bâtiments, monsieur Lourdois, un fort riche entrepreneur qui s’engageait à ne rien négliger, parlait de dorures pour le salon. En entendant ce mot, Constance intervint.
— Monsieur Lourdois, dit-elle, vous avez trente mille livres de rente, vous habitez une maison à vous, vous pouvez y faire ce que vous voulez ; mais nous autres…
— Madame, le commerce doit briller et ne pas se laisser écraser par l’aristocratie. Voilà d’ailleurs monsieur Birotteau dans le gouvernement, il est en évidence…
— Oui, mais il est encore en boutique, dit Constance devant ses commis et les cinq personnes qui l’écoutaient ; ni moi, ni lui, ni ses amis, ni ses ennemis ne l’oublieront.
Birotteau se souleva sur la pointe des pieds en retombant sur ses talons à plusieurs reprises, les mains croisées derrière lui.
— Ma femme a raison, dit-il. Nous serons modestes dans la {p. 290} prospérité. D’ailleurs, tant qu’un homme est dans le commerce, il doit être sage en ses dépenses, réservé dans son luxe, la loi lui en fait une obligation, il ne doit pas se livrer à des dépenses excessives. Si l’agrandissement de mon local et sa décoration dépassaient les bornes, il serait imprudent à moi de les excéder, vous-même vous me blâmeriez, Lourdois. Le quartier a les yeux sur moi, les gens qui réussissent ont des jaloux, des envieux ! Ah ! vous saurez cela bientôt, jeune homme, dit-il à Grindot ; s’ils nous calomnient, ne leur donnez pas au moins lieu de médire.
— Ni la calomnie, ni la médisance ne peuvent vous atteindre, dit Lourdois, vous êtes dans une position hors ligne et vous avez une si grande habitude du commerce que vous savez raisonner vos entreprises, vous êtes un malin.
— C’est vrai, j’ai quelque expérience des affaires ; vous savez pourquoi notre agrandissement ? Si je mets un fort dédit relativement à l’exactitude, c’est que…
— Non.
— Hé ! bien, ma femme et moi nous réunissons quelques amis autant pour célébrer la délivrance du territoire que pour fêter ma promotion dans l’ordre de la Légion-d’Honneur.
— Comment, comment ! dit Lourdois, ils vous ont donné la croix ?
— Oui ; peut-être me suis-je rendu digne de cette insigne et royale faveur en siégeant au tribunal consulaire et en combattant pour la cause royale au treize vendémiaire, à Saint-Roch, où je fus blessé par Napoléon. Venez avec votre femme et votre demoiselle…
— Enchanté de l’honneur que vous daignez me faire, dit le libéral Lourdois. Mais vous êtes un farceur, papa Birotteau ; vous voulez être sûr que je ne vous manquerai pas de parole, et voilà pourquoi vous m’invitez. Eh ! bien, je prendrai mes plus habiles ouvriers, nous ferons un feu d’enfer pour sécher les peintures ; nous avons des procédés dessiccatifs, car il ne faut pas danser dans un brouillard exhalé par le plâtre. On vernira pour ôter toute odeur.
Trois jours après, le commerce du quartier était en émoi par l’annonce du bal que préparait Birotteau. Chacun pouvait d’ailleurs voir les étais extérieurs nécessités par le changement rapide de l’escalier, les tuyaux carrés en bois par où tombaient les {p. 291} décombres dans des tombereaux qui stationnaient. Les ouvriers pressés qui travaillaient aux flambeaux, car il y eut des ouvriers de jour et des ouvriers de nuit, faisaient arrêter les oisifs, les curieux10 dans la rue, et les commérages s’appuyaient sur ces préparatifs pour annoncer d’énormes somptuosités.
Le dimanche indiqué pour la conclusion de l’affaire, monsieur et madame Ragon, l’oncle Pillerault vinrent sur les quatre heures, après vêpres. Vu les démolitions, disait César, il ne put inviter ce jour-là que Charles Claparon, Crottat et Roguin. Le notaire apporta le Journal des Débats, où monsieur de La Billardière avait fait insérer l’article suivant :
Nous apprenons que la délivrance du territoire sera fêtée avec enthousiasme dans toute la France, mais à Paris les membres du corps municipal ont senti que le moment était venu de rendre à la capitale cette splendeur qui, par un sentiment de convenance, avait cessé pendant l’occupation étrangère. Chacun des maires et des adjoints se propose de donner un bal : l’hiver promet donc d’être très-brillant ; ce mouvement national sera suivi. Parmi toutes les fêtes qui se préparent, il est beaucoup question du bal de monsieur Birotteau, nommé chevalier de la Légion-d’Honneur, et si connu par son dévouement à la cause royale. Monsieur Birotteau, blessé à l’affaire de Saint-Roch, au treize vendémiaire, et l’un des juges consulaires les plus estimés, a doublement mérité cette faveur.
— Comme on écrit bien aujourd’hui, s’écria César. L’on parle de nous dans le journal, dit-il à Pillerault.
— Eh ! bien, après, lui répondit son oncle à qui le Journal des Débats était particulièrement antipathique.
— Cet article nous fera peut-être vendre de la Pâte des Sultanes et de l’Eau Carminative, dit tout bas madame César à madame Ragon sans partager l’ivresse de son mari.
Madame Ragon, grande femme sèche et ridée, au nez pincé, aux lèvres minces, avait un faux air d’une marquise de l’ancienne cour. Le tour de ses yeux était attendri sur une assez grande circonférence, comme ceux des vieilles femmes qui ont éprouvé des chagrins. Sa contenance sévère et digne, quoique affable, {p. 292} imprimait le respect. Elle avait d’ailleurs en elle ce je ne sais quoi d’étrange qui saisit sans exciter le rire, et que sa mise, ses façons expliquaient : elle portait des mitaines, elle marchait en tout temps avec une ombrelle à canne, semblable à celle dont se servait la reine Marie-Antoinette à Trianon ; sa robe, dont la couleur favorite était ce brun-pâle nommé feuille-morte, s’étalait aux hanches par des plis inimitables, et dont les douairières d’autrefois ont emporté le secret. Elle conservait la mantille noire garnie de dentelles noires à grandes mailles carrées ; ses bonnets, de forme antique, avaient des agréments qui rappelaient les déchiquetures des vieux cadres sculptés à jour. Elle prenait du tabac avec cette exquise propreté et en faisant ces gestes dont peuvent se souvenir les jeunes gens qui ont eu le bonheur de voir leurs grand’tantes et leurs grand’mères remettre solennellement des boîtes d’or auprès d’elles sur une table, en secouant les grains de tabac égarés sur leur fichu.
Le sieur Ragon était un petit homme de cinq pieds au plus, à figure de casse-noisette, où l’on ne voyait que des yeux, deux pommettes aiguës, un nez et un menton ; sans dents, mangeant la moitié de ses mots, d’une conversation pluviale, galant, prétentieux et souriant toujours du sourire qu’il prenait pour recevoir les belles dames que différents hasards amenaient jadis à la porte de sa boutique. [ill.] La poudre dessinait sur son crâne une neigeuse demi-lune bien ratissée, flanquée de deux ailerons, que séparait une petite queue serrée par un ruban. Il portait l’habit bleu-barbeau, le gilet blanc, la culotte et les bas de soie, des souliers à boucles d’or, des gants de soie noire. Le trait le plus saillant de son caractère était d’aller par les rues tenant son chapeau à la main. Il avait l’air d’un messager de la Chambre des Pairs, d’un huissier du cabinet du roi, d’un de ces gens qui sont placés auprès d’un pouvoir quelconque de manière à recevoir son reflet tout en restant fort peu de chose.
— Eh ! bien, Birotteau, dit-il d’un air magistral, te repens-tu, mon garçon, de nous avoir écoutés dans ce temps-là ? Avons-nous jamais douté de la reconnaissance de nos bien-aimés souverains ?
— Vous devez être bien heureuse, ma chère petite, dit madame Ragon à madame Birotteau.
— Mais oui, répondit la belle parfumeuse toujours sous le charme de cette ombrelle à canne, de ces bonnets à papillon, des {p. 293} manches justes et du grand fichu à la Julie que portait madame Ragon.
— Césarine est charmante. Venez ici, la belle enfant, dit madame Ragon de sa voix de tête et d’un air protecteur.
— Ferons-nous les affaires avant le dîner ? dit l’oncle Pillerault.
— Nous attendons monsieur Claparon, dit Roguin, je l’ai laissé s’habillant.
— Monsieur Roguin, dit César, vous l’avez bien prévenu que nous dînions dans un méchant petit entresol…
— Il le trouvait superbe il y a seize ans, dit Constance en murmurant.
— Au milieu des décombres et parmi les ouvriers.
— Bah ! vous allez voir un bon enfant qui n’est pas difficile, dit Roguin.
— J’ai mis Raguet en faction dans la boutique, on ne passe plus par notre porte ; vous avez vu tout démoli, dit César au notaire.
— Pourquoi n’avez-vous pas amené votre neveu ? dit Pillerault à madame Ragon.
— Le verrons-nous, demanda Césarine.
— Non, mon cœur, dit madame Ragon. Anselme travaille, le cher enfant, à se tuer. Cette rue sans air et sans soleil, cette puante rue des Cinq-Diamants m’effraie ; le ruisseau est toujours bleu, vert ou noir. J’ai peur qu’il y périsse. Mais quand les jeunes gens ont quelque chose en tête ! dit-elle à Césarine en faisant un geste qui expliquait le mot tête par le mot cœur.
— Il a donc passé son bail, demanda César.
— D’hier et par-devant notaire, reprit Ragon. Il a obtenu dix-huit ans, mais on exige six mois d’avance.
— Eh ! bien, monsieur Ragon, êtes-vous content de moi ? fit le parfumeur. Je lui ai donné là le secret d’une découverte… enfin !
— Nous vous savons par cœur, César, dit le petit Ragon en prenant les mains de César et les lui pressant avec une religieuse amitié.
Roguin n’était pas sans inquiétude sur l’entrée en scène de Claparon, dont les mœurs et le ton pouvaient effrayer de vertueux bourgeois : il jugea donc nécessaire de préparer les esprits.
— Vous allez voir, dit-il à Ragon, à Pillerault et aux dames, {p. 294} un original qui cache ses moyens sous un mauvais ton effrayant ; car, d’une position très-inférieure, il s’est fait jour par ses idées. Il prendra sans doute les belles manières à force de voir les banquiers. Vous le rencontrerez peut-être sur le boulevard ou dans un café, godaillant, débraillé, jouant au billard : il a l’air du plus grand flandrin… Eh ! bien, non ; il étudie, et pense alors à remuer l’industrie par de nouvelles conceptions.
— Je comprends cela, dit Birotteau ; j’ai trouvé mes meilleures idées en flânant, n’est-ce pas, ma biche ?
— Claparon, reprit Roguin, regagne alors pendant la nuit le temps employé à chercher, à combiner des affaires pendant le jour. Tous ces gens à grand talent ont une vie bizarre, inexplicable. Eh ! bien, à travers ce décousu, j’en suis témoin, il arrive à son but : il a fini par faire céder tous nos propriétaires, ils ne voulaient pas, ils se doutaient de quelque chose, il les a mystifiés, il les a lassés, il est allé les voir tous les jours, et nous sommes, pour le coup, les maîtres du terrain.
Un singulier broum ! broum ! particulier aux buveurs de petits verres d’eau-de-vie et de liqueurs fortes annonça le personnage le plus bizarre de cette histoire, et l’arbitre visible des destinées futures de César. Le parfumeur se précipita dans le petit escalier obscur, autant pour dire à Raguet de fermer la boutique que pour faire à Claparon ses excuses de le recevoir dans la salle à manger.
— Comment donc ! mais on est très-bien là pour chiquer les lég… pour chiffrer, veux-je dire, les affaires.
Malgré les habiles préparations de Roguin, monsieur et madame Ragon, ces bourgeois de bon ton, l’observateur Pillerault, Césarine et sa mère furent d’abord assez désagréablement affectés par ce prétendu banquier de la haute volée.
À l’âge de vingt-huit ans environ, cet ancien commis-voyageur ne possédait pas un cheveu sur la tête, et portait une perruque frisée en tire-bouchons. Cette coiffure exige une fraîcheur de vierge, une transparence lactée, les plus charmantes grâces féminines ; elle faisait donc ressortir ignoblement un visage bourgeonné, brun-rouge, échauffé comme celui d’un conducteur de diligence, et dont les rides prématurées exprimaient par les grimaces de leurs plis profonds et plaqués une vie libertine dont les malheurs étaient encore attestés par le mauvais état des dents et les points noirs semés dans une peau rugueuse. Claparon avait l’air d’un comédien de province {p. 295} qui sait tous les rôles, fait la parade, sur la joue duquel le rouge ne tient plus, éreinté par ses fatigues, les lèvres pâteuses, la langue toujours alerte, même pendant l’ivresse, le regard sans pudeur, enfin compromettant par ses gestes. Cette figure, allumée par la joyeuse flamberie du punch, démentait la gravité des affaires. Aussi fallut-il à Claparon de longues études mimiques avant de parvenir à se composer un maintien en harmonie avec son importance postiche. Du Tillet avait assisté à la toilette de Claparon, comme un directeur de spectacle inquiet du début de son principal acteur, car il tremblait que les habitudes grossières de cette vie insoucieuse ne vinssent à éclater à la surface du banquier. — Parle le moins possible, lui avait-il dit. Jamais un banquier ne bavarde : il agit, pense, médite, écoute et pèse. Ainsi, pour avoir bien l’air d’un banquier, ne dis rien, ou dis des choses insignifiantes. Éteins ton œil égrillard et rends-le grave, au risque de le rendre bête. En politique, sois pour le gouvernement, et jette-toi dans les généralités, comme : Le budget est lourd. Il n’y a pas de transactions possibles entre les partis. Les libéraux sont dangereux. Les Bourbons doivent éviter tout conflit. Le libéralisme est le manteau d’intérêts coalisés. Les Bourbons nous ménagent une ère de prospérité, soutenons-les, si nous ne les aimons pas. La France a fait assez d’expériences politiques, etc. Ne te vautre pas sur toutes les tables, songe que tu as à conserver la dignité d’un millionnaire. Ne renifle pas ton tabac comme fait un invalide ; joue avec ta tabatière, regarde souvent à tes pieds ou au plafond avant de répondre, enfin donne-toi l’air profond. Surtout défais-toi de ta malheureuse habitude de toucher à tout. Dans le monde, un banquier doit paraître las de toucher. Ah çà ! tu passes les nuits, les chiffres te rendent brute, il faut rassembler tant d’éléments pour lancer une affaire ! tant d’études ! Surtout dis beaucoup de mal des affaires. Les affaires sont lourdes, pesantes, difficiles, épineuses. Ne sors pas de là et ne spécifie rien. Ne va pas à table chanter tes farces de Béranger, et ne bois pas trop. Si tu te grises, tu perds ton avenir. Roguin te surveillera ; tu vas te trouver avec des gens moraux, des bourgeois vertueux, ne les effraie pas en lâchant quelques-uns de tes principes d’estaminet.
Cette mercuriale avait produit sur l’esprit de Charles Claparon un effet pareil à celui que produisaient sur sa personne ses habits neufs. Ce joyeux sans-souci, l’ami de tout le monde, habitué à des {p. 296} vêtements débraillés, commodes, et dans lesquels son corps n’était pas plus gêné que son esprit dans son langage, maintenu dans des habits neufs que le tailleur avait fait attendre et qu’il essayait, roide comme un piquet, inquiet de ses mouvements comme de ses phrases, retirant sa main imprudemment avancée sur un flacon ou sur une boîte, de même qu’il s’arrêtait au milieu d’une phrase, se signala donc par un désaccord risible à l’observation de Pillerault. Sa figure rouge, sa perruque à tire-bouchons égrillards démentaient sa tenue, comme ses pensées combattaient ses dires. Mais les bons bourgeois finirent par prendre ces continuelles dissonances pour de la préoccupation.
— Il a tant d’affaires, disait Roguin.
— Les affaires lui donnent peu d’éducation, dit madame Ragon à Césarine.
Monsieur Roguin entendit le mot et se mit un doigt sur les lèvres.
— Il est riche, habile11 et d’une excessive probité, dit-il en se baissant vers madame Ragon.
— On peut lui passer quelque chose en faveur de ces qualités-là, dit Pillerault à Ragon.
— Lisons les actes avant le dîner, dit Roguin, nous sommes seuls.
Madame Ragon, Césarine et Constance laissèrent les contractants, Pillerault, Ragon, César, Roguin et Claparon, écouter la lecture que fit Alexandre Crottat. César signa, au profit d’un client de Roguin, une obligation de quarante mille francs, hypothéqués sur les terrains et les fabriques situés dans le faubourg du Temple ; il remit à Roguin le bon de Pillerault sur la Banque, donna sans reçu les vingt mille francs d’effets de son portefeuille et les cent quarante mille francs de billets à l’ordre de Claparon.
— Je n’ai point de reçu à vous donner, dit Claparon, vous agissez de votre côté chez monsieur Roguin comme nous du nôtre. Nos vendeurs recevront chez lui leur prix en argent, je ne m’engage pas à autre chose qu’à vous faire trouver le complément de votre part avec vos cent quarante mille francs d’effets.
— C’est juste, dit Pillerault.
— Eh ! bien, messieurs, rappelons les dames, car il fait froid sans elles, dit Claparon en regardant Roguin comme pour savoir si la plaisanterie n’était pas trop forte.
— Mesdames ! Oh ! mademoiselle est sans doute votre demoiselle, dit Claparon en se tenant droit et regardant Birotteau, eh ! bien, {p. 297} vous n’êtes pas maladroit. Aucune des roses que vous avez distillées ne peut lui être comparée, et peut-être est-ce parce que vous avez distillé des roses que…
— Ma foi, dit Roguin en interrompant, j’avoue ma faim.
— Eh ! bien, dînons, dit Birotteau.
— Nous allons dîner par-devant notaire, dit Claparon en se rengorgeant.
— Vous faites beaucoup d’affaires, dit Pillerault en se mettant à table auprès de Claparon avec intention.
— Excessivement, par grosses, répondit le banquier ; mais elles sont lourdes, épineuses, il y a les canaux. Oh ! les canaux ! Vous ne vous figurez pas combien les canaux nous occupent ! et cela se comprend. Le gouvernement veut des canaux. Le canal est un besoin qui se fait généralement sentir dans les départements et qui concerne tous les commerces, vous savez ! Les fleuves, a dit Pascal, sont des chemins qui marchent. Il faut donc des marchés. Les marchés dépendent de la terrasse, car il y a d’effroyables terrassements, le terrassement regarde la classe pauvre, de là les emprunts qui en définitive sont rendus aux pauvres ! Voltaire a dit : Canaux, canards, canaille ! Mais le gouvernement a ses ingénieurs qui l’éclairent ; il est difficile de le mettre dedans, à moins de s’entendre avec eux, car la Chambre !… Oh ! monsieur, la Chambre nous donne un mal ! elle ne veut pas comprendre la question politique cachée sous la question12 financière. Il y a mauvaise foi de part et d’autre. Croirez-vous une chose ? Les Keller, eh ! bien, François Keller est un orateur, il attaque le gouvernement à propos de fonds, à propos de canaux. Rentré chez lui, mon gaillard nous trouve avec nos propositions, elles sont favorables, il faut s’arranger avec ce gouvernement dito, tout à l’heure insolemment attaqué. L’intérêt de l’orateur et celui du banquier se choquent, nous sommes entre deux feux ! Vous comprenez maintenant comment les affaires deviennent épineuses, il faut satisfaire tant de monde : les commis, les chambres, les antichambres, les ministres…
— Les ministres ?… dit Pillerault qui voulait absolument pénétrer ce co-associé.
— Oui, monsieur, les ministres.
— Eh ! bien, les journaux ont donc raison, dit Pillerault.
— Voilà mon oncle dans la politique, dit Birotteau, monsieur Claparon lui fait bouillir du lait.
{p. 298} — Encore de satanés farceurs, dit Claparon, que ces journaux. Monsieur, les journaux nous embrouillent tout : ils nous servent bien quelquefois, mais ils me font passer de cruelles nuits ; j’aimerais mieux les passer autrement ; enfin j’ai les yeux perdus à force de lire et de calculer.
— Revenons aux ministres, dit Pillerault espérant des révélations.
— Les ministres ont des exigences purement gouvernementales. Mais qu’est-ce que je mange là, de l’ambroisie ? dit Claparon en s’interrompant. Voilà de ces sauces qu’on ne mange que dans les maisons bourgeoises, jamais les gargotiers…
À ce mot, les fleurs du bonnet de madame Ragon sautèrent comme des béliers. Claparon comprit que le mot était ignoble, et voulut se rattraper.
— Dans la haute Banque, dit-il, on appelle gargotiers les chefs de cabarets élégants, Véry, les Frères Provençaux. Eh ! bien, ni ces infâmes gargotiers ni nos savants cuisiniers ne nous donnent de sauces moelleuses ; les uns font de l’eau claire acidulée par le citron, les autres font de la chimie.
Le dîner se passa tout entier en attaques de Pillerault qui cherchait à sonder cet homme et qui ne rencontrait que le vide, il le regarda comme un homme dangereux.
— Tout va bien, dit Roguin à l’oreille de Charles Claparon.
— Ah ! je me déshabillerai sans doute ce soir, répondit Claparon qui étouffait.
— Monsieur, lui dit Birotteau, si nous sommes obligés de faire de la salle à manger le salon, c’est que nous réunissons dans dix-huit jours quelques amis autant pour célébrer la délivrance du territoire…
— Bien, monsieur ; moi, je suis aussi l’homme du gouvernement. J’appartiens, par mes opinions, au statu quo du grand homme qui dirige les destinées de la maison d’Autriche, un fameux gaillard ! Conserver pour acquérir, et surtout acquérir pour conserver… Voilà le fond de mes opinions, qui ont l’honneur d’être celles du prince de Metternich.
— Que pour fêter ma promotion dans l’ordre de la Légion-d’Honneur, reprit César.
— Mais, oui, je sais. Qui donc m’a parlé de cela ? les Keller ou Nucingen ?
Roguin, surpris de tant d’aplomb, fit un geste admiratif.
{p. 299} — Eh ! non, c’est à la Chambre.
— À la Chambre, par monsieur de La Billardière, demanda César.
— Précisément.
— Il est charmant, dit César à son oncle.
— Il lâche des phrases, des phrases, dit Pillerault, des phrases où l’on se noie.
— Peut-être me suis-je rendu digne de cette faveur…, reprit Birotteau.
— Par vos travaux en parfumerie, les Bourbons savent récompenser tous les mérites. Ah ! tenons-nous-en à ces généreux princes légitimes, à qui nous allons devoir des prospérités inouïes… Car, croyez-le bien, la Restauration sent qu’elle doit jouter avec l’Empire ; elle fera des conquêtes en pleine paix, vous verrez des conquêtes !…
— Monsieur nous fera sans doute l’honneur d’assister à notre bal ? dit madame César.
— Pour passer une soirée avec vous, madame, je manquerais à gagner des millions.
— Il est décidément bien bavard, dit César à son oncle.
Tandis que la gloire de la parfumerie, à son déclin, allait jeter ses derniers feux, un astre se levait faiblement à l’horizon commercial. Le petit Popinot posait à cette heure même les fondements de sa fortune, rue des Cinq-Diamants. La rue des Cinq-Diamants, petite rue étroite où les voitures chargées passent à grand’peine, donne rue des Lombards d’un bout, et de l’autre rue Aubry-le-Boucher13, en face la rue Quincampoix, rue illustre du vieux Paris où l’histoire de France en a tant illustré. Malgré ce désavantage, la réunion des marchands de drogueries rend cette rue favorable et, sous ce rapport, Popinot n’avait pas mal choisi. La maison, la seconde du côté de la rue des Lombards, était si sombre que, par certaines journées, il y fallait de la lumière en plein jour. Le débutant avait pris possession, la veille au soir, des lieux les plus noirs et les plus dégoûtants. Son prédécesseur, marchand de mélasse et de sucre brut, avait laissé les stigmates de son commerce sur les murs, dans la cour et dans les magasins. Figurez-vous une grande et spacieuse boutique à grosses portes ferrées, peintes en vert-dragon, à longues bandes de fer apparentes, ornées de clous dont les têtes ressemblaient à des champignons, garnie de grilles treillissées en fil de fer renflées par en {p. 300} bas comme celles des anciens boulangers, enfin dallée en grandes pierres blanches, la plupart cassées, les murs jaunes et nus comme ceux d’un corps-de-garde. Après venaient une arrière-boutique et une cuisine, éclairées sur la cour ; enfin, un second magasin en retour qui jadis devait avoir été une écurie. On montait, par un escalier intérieur pratiqué dans l’arrière-boutique, à deux chambres éclairées sur la rue, où Popinot comptait mettre sa caisse, son cabinet et ses livres. Au-dessus des magasins étaient trois chambres étroites adossées au mur mitoyen, ayant vue sur la cour, et où il se proposait de demeurer. Trois chambres délabrées, qui n’avaient d’autre aspect que celui de la cour irrégulière, sombre, entourée de murailles, où l’humidité, par le temps le plus sec, leur donnait l’air d’être fraîchement badigeonnées ; une cour, entre les pavés de laquelle il se trouvait une crasse noire et puante laissée par le séjour des mélasses et des sucres bruts. Une seule de ces chambres avait une cheminée, toutes étaient sans papier et carrelées en carreaux. Depuis le matin, Gaudissart et Popinot, aidés par un ouvrier colleur que le commis-voyageur avait déniché, tendaient eux-mêmes un papier à quinze sous dans cette horrible chambre, peinte à la colle par l’ouvrier. Un lit de collégien à couchette de bois rouge, une mauvaise table de nuit, une commode antique, une table, deux fauteuils et six chaises, donnés par le juge Popinot à son neveu, composaient l’ameublement. Gaudissart avait mis sur la cheminée un trumeau garni d’une méchante glace, achetée d’occasion. Vers huit heures du soir, assis devant la cheminée où brillait une falourde allumée, les deux amis allaient entamer le reste de leur déjeuner.
— Arrière le gigot froid ! ceci ne convient pas à une pendaison de crémaillère, cria Gaudissart.
— Mais, dit Popinot en montrant l’unique pièce de vingt francs qu’il gardait pour payer le prospectus, je…
— Je… dit Gaudissart en se mettant une pièce de quarante francs sur l’œil.
Un coup de marteau retentit alors dans la cour naturellement solitaire et sonore du dimanche, jour où les industriels se dissipent et abandonnent leurs laboratoires.
— Voilà le fidèle de la rue de la Poterie. Moi, reprit l’illustre Gaudissart, j’ai ! et non pas je !
En effet, un garçon suivi de deux marmitons apporta dans trois {p. 301} mannes un dîner orné de six bouteilles de vin choisies avec discernement.
— Mais comment ferons-nous pour manger tant de choses ? dit Popinot.
— Et l’homme de lettres, s’écria Gaudissart. Finot connaît les pompes et les vanités, il va venir, enfant naïf ! muni d’un prospectus ébouriffant. Le mot est joli, hein ? Les prospectus ont toujours soif. Il faut arroser les graines si l’on veut des fleurs. Allez, esclaves, dit-il aux marmitons en se drapant, voilà de l’or.
Il leur donna dix sous par un geste digne de Napoléon, son idole.
— Merci, monsieur Gaudissart, répondirent les marmitons plus heureux de la plaisanterie que de l’argent.
— Toi, mon fils, dit-il au garçon qui restait pour servir, il est une portière, elle gît dans les profondeurs d’un antre où parfois elle cuisine, comme jadis Nausicaa faisait la lessive, par pur délassement. Rends-toi près d’elle, implore sa candeur, intéresse-la, jeune homme, à la chaleur de ces plats. Dis-lui qu’elle sera bénie, et surtout respectée, très-respectée par Félix Gaudissart, fils de Jean-François Gaudissart, petit-fils des Gaudissart, vils prolétaires fort anciens, ses aïeux. Marche et fais que tout soit bon, sinon je te flanque un Ut majeur dans ton Saint-Luc !
Un autre coup de marteau retentit.
— Voilà le spirituel Andoche, dit Gaudissart.
Un gros garçon assez joufflu, de taille moyenne et qui, des pieds à la tête, ressemblait au fils d’un chapelier, à traits ronds où la finesse était ensevelie sous un air gourmé, se montra soudain. Sa figure, attristée comme celle d’un homme ennuyé de misère, prit une expression d’hilarité quand il vit la table mise et les bouteilles à coiffes significatives. Au cri de Gaudissart, son pâle œil bleu pétilla, sa grosse tête creusée par sa figure kalmouque alla de droite à gauche, et il salua Popinot d’une manière étrange, sans servilité ni respect, comme un homme qui ne se sent pas à sa place et ne fait aucune concession. Il commençait alors à reconnaître en lui-même qu’il ne possédait aucun talent littéraire ; il pensait à rester dans la littérature en exploiteur, à y monter sur l’épaule des gens spirituels, à y faire des affaires au lieu d’y faire des œuvres mal payées. En ce moment, après avoir épuisé l’humilité des démarches et l’humiliation des tentatives, il allait, comme les gens de haute portée financière, se retourner et devenir impertinent par parti pris. Mais il lui fallait une {p. 302} première mise de fonds, Gaudissart la lui avait montrée à toucher dans la mise en scène de l’huile Popinot.
— Vous traiterez pour son compte avec les journaux, mais ne le rouez pas, autrement nous aurions un duel à mort ; donnez-lui-en pour son argent !
Popinot regarda l’auteur d’un air inquiet. Les gens vraiment commerciaux considèrent un auteur avec un sentiment où il entre de la terreur, de la compassion et de la curiosité. Quoique Popinot eût été bien élevé, les habitudes de ses parents, leurs idées, les soins bêtifiants d’une boutique et d’une caisse avaient modifié son intelligence en la pliant aux us et coutumes de sa profession, phénomène que l’on peut observer en remarquant les métamorphoses subies à dix ans de distance par cent camarades sortis à peu près semblables du collége ou de la pension. Andoche accepta ce saisissement comme une profonde admiration.
— Eh ! bien, avant le dîner, coulons à fond le prospectus, nous pourrons boire sans arrière-pensée, dit Gaudissart. Après le dîner, on lit mal. La langue aussi digère.
— Monsieur, dit Popinot, un prospectus est souvent toute une fortune.
— Et pour les roturiers comme moi, dit Andoche, la fortune n’est qu’un prospectus.
— Ah ! très-joli, dit Gaudissart. Ce farceur d’Andoche a de l’esprit comme les quarante.
— Comme cent, dit Popinot stupéfait de cette idée.
L’impatient Gaudissart prit le manuscrit et lut à haute voix et avec emphase : HUILE CÉPHALIQUE !
— J’aimerais mieux Huile Césarienne, dit Popinot.
— Mon ami, dit Gaudissart, tu ne connais pas les gens de province : il y a une opération chirurgicale qui porte ce nom-là, et ils sont si bêtes qu’ils croiraient ton huile propre à faciliter les accouchements ; de là pour les ramener aux cheveux, il y aurait trop de tirage.
— Sans vouloir défendre mon mot, dit l’auteur, je vous ferai observer que Huile Céphalique veut dire huile pour la tête, et résume vos idées.
— Voyons ? dit Popinot impatient.
Voici le prospectus tel que le commerce le reçoit par milliers encore aujourd’hui. (Autre pièce justificative.)
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MÉDAILLE D’OR À L’EXPOSITION DE 1824
Huile céphalique
BREVETS D’INVENTION ET DE PERFECTIONNEMENT.
Nul cosmétique ne peut faire croître les cheveux, de même que nulle préparation chimique ne les teint sans danger pour le siége de l’intelligence. La science a déclaré récemment que les cheveux étaient une substance morte, et que nul agent ne peut les empêcher de tomber ni de blanchir. Pour prévenir la Xérasie et la Calvitie, il suffit de préserver le bulbe d’où ils sortent de toute influence extérieure atmosphérique, et de maintenir à la tête la chaleur qui lui est propre. L’HUILE CÉPHALIQUE, basée sur ces principes établis par l’Académie des sciences, produit cet important résultat, auquel se tenaient les anciens, les Romains, les Grecs et les nations du Nord auxquelles la chevelure était précieuse. Des recherches savantes ont démontré que les nobles, qui se distinguaient autrefois à la longueur de leurs cheveux, n’employaient pas d’autre moyen ; seulement leur procédé, habilement retrouvé par A. Popinot, inventeur de L’HUILE CÉPHALIQUE, avait été perdu.
Conserver au lieu de chercher à provoquer une {p. 304} stimulation impossible ou nuisible sur le derme qui contient les bulbes, telle est donc la destination de L’HUILE CÉPHALIQUE . En effet, cette huile, qui s’oppose à l’exfoliation des pellicules, qui exhale une odeur suave, et qui, par les substances dont elle est composée, dans lesquelles entre comme principal élément l’essence de noisette, empêche toute action de l’air extérieur sur les têtes, prévient ainsi les rhumes, le coryza, et toutes les affections douloureuses de l’encéphale en lui laissant sa température intérieure. De cette manière, les bulbes qui contiennent les liqueurs génératrices des cheveux ne sont jamais saisies ni par le froid, ni par le chaud. La chevelure, ce produit magnifique, à laquelle hommes et femmes attachent tant de prix, conserve alors, jusque dans l’âge avancé de la personne qui se sert de L’HUILE CÉPHALIQUE, ce brillant, cette finesse, ce lustre qui rendent si charmantes les têtes des enfants.
LA MANIÈRE DE S’EN SERVIR est jointe à chaque flacon et lui sert d’enveloppe.
MANIÈRE DE SE SERVIR DE L’HUILE CÉPHALIQUE
Il est tout à fait inutile d’oindre les cheveux ; ce n’est pas seulement un préjugé ridicule, mais encore une habitude gênante, en ce sens que le cosmétique laisse partout sa trace. Il suffit tous les matins de tremper une petite éponge fine dans l’huile, de se faire écarter les cheveux avec le peigne, d’imbiber les cheveux à leur racine de raie en raie, de manière à ce que la peau reçoive une légère couche, après avoir préalablement nettoyé la tête avec la brosse et le peigne.
Cette huile se vend par flacon, portant la signature de l’inventeur pour empêcher toute contrefaçon, et du prix de TROIS FRANCS , chez A. POPINOT, rue des Cinq-Diamants14, quartier des Lombards, à Paris.
ON EST PRIÉ D’ÉCRIRE FRANCO.
Nota. La maison A. Popinot tient également les huiles de la droguerie, comme néroli, huile d’aspic, huile d’amande douce, huile de cacao, huile de café, de ricin et autres.
{p. 305} — Mon cher ami, dit l’illustre Gaudissart à Finot, c’est parfaitement écrit. Saquerlotte, comme nous abordons la haute science ! nous ne tortillons pas, nous allons droit au fait. Ah ! je vous fais mes sincères compliments, voilà de la littérature utile.
— Le beau prospectus, dit Popinot enthousiasmé.
— Un prospectus dont le premier mot tue Macassar, dit Gaudissart en se levant d’un air magistral pour prononcer les paroles suivantes qu’il scanda par des gestes parlementaires : — On—ne—fait pas—pousser les cheveux ! On—ne les—teint pas—sans danger ! Ah ! ah ! là est le succès. La science moderne est d’accord avec les habitudes des anciens. On peut s’entendre avec les vieux et avec les jeunes. Vous avez affaire à un vieillard : « Ah ! ah ! monsieur, les anciens, les Grecs, les Romains avaient raison et ne sont pas aussi bêtes qu’on veut le faire croire ! » Vous traitez avec un jeune homme : « Mon cher garçon, encore une découverte due aux progrès des lumières, nous progressons. Que ne doit-on pas attendre de la vapeur, des télégraphes et autres ! Cette huile est le résultat d’un rapport de monsieur Vauquelin ! » Si nous imprimions un passage du mémoire de monsieur Vauquelin à l’Académie des sciences, confirmant nos assertions, hein ! Fameux ! Allons, Finot, à table ! Chiquons les légumes ! Sablons le champagne au succès de notre jeune ami !
— J’ai pensé, dit l’auteur modestement, que l’époque du prospectus léger et badin était passée ; nous entrons dans la période de la science, il faut un air doctoral, un ton d’autorité pour s’imposer au public.
— Nous chaufferons cette huile-là, les pieds me démangent et la langue aussi. J’ai les commissions de tous ceux qui font dans les cheveux, aucun ne donne plus de trente pour cent ; il faut lâcher quarante pour cent de remise, je réponds de cent mille bouteilles en six mois. J’attaquerai les pharmaciens, les épiciers, les coiffeurs ! et en leur donnant quarante pour cent, tous enfarineront leur public.
Les trois jeunes gens mangeaient comme des lions, buvaient comme des Suisses, et se grisaient du futur succès de l’Huile céphalique.
— Cette huile porte à la tête, dit Finot en souriant.
Gaudissart épuisa les différentes séries de calembours sur les mots huile, cheveux, tête, etc. Au milieu des rires homériques {p. 306} des trois amis, au dessert, malgré les toasts et les souhaits de bonheur réciproques, un coup de marteau retentit et fut entendu.
— C’est mon oncle ! Il est capable de venir me voir, s’écria Popinot.
— Un oncle ? dit Finot, et nous n’avons pas de verre !
— L’oncle de mon ami Popinot est un juge d’instruction, dit Gaudissart à Finot, il ne s’agit pas de le mystifier, il m’a sauvé la vie. Ah ! quand on s’est trouvé dans la passe où j’étais, en face de l’échafaud, où : « Kouick, et adieu les cheveux ! » fit-il en imitant le fatal couteau par un geste, on se souvient du vertueux magistrat à qui l’on doit d’avoir conservé la rigole par où passe le vin de Champagne ! On s’en souvient ivre-mort. Vous ne savez pas, Finot, si vous n’aurez pas besoin de monsieur Popinot. Saquerlotte ! il faut des saluts, et des six à la livre encore.
Le vertueux juge d’instruction demandait en effet son neveu à la portière. En reconnaissant la voix, Anselme descendit un chandelier à la main pour éclairer.
— Je vous salue, messieurs, dit le magistrat.
L’illustre Gaudissart s’inclina profondément. Finot examina le juge d’un œil ivre, et le trouva passablement ganache.
— Il n’y a pas de luxe, dit gravement le juge en regardant la chambre ; mais, mon enfant, pour être quelque chose de grand il faut savoir commencer par n’être rien.
— Quel homme profond, dit Gaudissart à Finot.
— Une pensée d’article, dit le journaliste.
— Ah ! vous voilà, monsieur, dit le juge en reconnaissant le commis-voyageur. Et que faites-vous ici ?
— Monsieur, je veux contribuer de tous mes petits moyens à la fortune de votre cher neveu. Nous venons de méditer sur le prospectus de son huile, et vous voyez en monsieur l’auteur de ce prospectus, qui nous paraît un des plus beaux morceaux de cette littérature de perruques. Le juge regarda Finot. — Monsieur, dit Gaudissart, est monsieur Andoche Finot, un des jeunes hommes les plus distingués de la littérature, qui fait dans les journaux du gouvernement la haute politique et les petits théâtres, un ministre en chemin d’être auteur.
Finot tirait Gaudissart par le pan de sa redingote.
— Bien, mes enfants, dit le juge à qui ces paroles expliquèrent l’aspect de la table où se voyaient les restes d’un régal {p. 307} bien excusable. — Mon ami, dit le juge à Popinot, habille-toi, nous irons ce soir chez monsieur Birotteau, à qui je dois une visite. Vous signerez votre acte de société, que j’ai soigneusement examiné. Comme vous aurez la fabrique de votre huile dans les terrains du faubourg du Temple, je pense qu’il doit te faire bail de l’atelier, il peut avoir des représentants, les choses bien en règle évitent des discussions. Ces murs me paraissent humides, Anselme, élève des nattes de paille à l’endroit de ton lit.
— Permettez, monsieur le juge d’instruction, dit Gaudissart avec la patelinerie d’un courtisan, nous avons collé nous-mêmes les papiers aujourd’hui, et… ils… ne sont pas… secs.
— De l’économie ! bien, dit le juge.
— Écoutez, dit Gaudissart à l’oreille de Finot, mon ami Popinot est un jeune homme vertueux, il va chez son oncle, allons achever la soirée chez nos cousines…
Le journaliste montra la doublure de la poche de son gilet. Popinot vit le geste, il glissa vingt francs à l’auteur de son prospectus. Le juge avait un fiacre au bout de la rue, il emmena son neveu chez Birotteau. Pillerault, monsieur et madame Ragon, Roguin faisaient un boston, et Césarine brodait un fichu, quand le juge Popinot et Anselme se montrèrent. Roguin, le vis-à-vis de madame Ragon, auprès de laquelle se tenait Césarine, remarqua le plaisir de la jeune fille quand elle vit entrer Anselme ; et par un signe il la montra rouge comme une grenade à son premier clerc.
— Ce sera donc la journée aux actes ? dit le parfumeur quand après les salutations le juge lui eut dit le motif de sa visite.
César, Anselme et le juge allèrent au second, dans la chambre provisoire du parfumeur, discuter le bail et l’acte de société dressé par le magistrat. Le bail fut consenti pour dix-huit années afin de le faire concorder à celui de la rue des Cinq-Diamants, circonstance minime en apparence, mais qui plus tard servit les intérêts de Birotteau. Quand César et le juge revinrent à l’entresol, le magistrat, étonné du bouleversement général et de la présence des ouvriers un dimanche chez un homme aussi religieux que le parfumeur, en demanda la cause, et le parfumeur l’attendait là.
— Quoique vous ne soyez pas mondain, monsieur, vous ne trouverez pas mauvais que nous célébrions la délivrance du territoire. Ce n’est pas tout. Si je réunis quelques amis, c’est aussi pour fêter ma promotion dans l’ordre de la Légion-d’Honneur.
{p. 308} — Ah ! fit le juge qui n’était pas décoré.
— Peut-être me suis-je rendu digne de cette insigne et royale faveur en siégeant au tribunal… Oh ! consulaire. Et en combattant pour les Bourbons sur les marches…
— Oui, dit le juge.
— De Saint-Roch, au treize vendémiaire, où je fus blessé par Napoléon.
— Volontiers, dit le juge. Si ma femme n’est pas souffrante, je l’amènerai.
— Xandrot, dit Roguin sur le pas de la porte à son clerc, ne pense en aucune manière à épouser Césarine, et dans six semaines tu verras que je t’ai donné un bon conseil.
— Pourquoi ? dit Crottat.
— Birotteau, mon cher, va dépenser cent mille francs pour son bal, il engage sa fortune dans cette affaire des terrains malgré mes conseils. Dans six semaines ces gens-là n’auront pas de pain. Épouse mademoiselle Lourdois, la fille du peintre en bâtiments, elle a trois cent mille francs de dot, je t’ai ménagé ce pis-aller ! Si tu me comptes seulement cent mille francs en achetant ma charge, tu peux l’avoir demain.
Les magnificences du bal que préparait le parfumeur, annoncées par les journaux à l’Europe, étaient bien autrement annoncées dans le commerce par les rumeurs auxquelles donnaient lieu les travaux de jour et de nuit. Ici l’on disait que César avait loué trois maisons, là il faisait dorer ses salons, plus loin le repas devait offrir des plats inventés pour la circonstance ; par là, les négociants, disait-on, n’y seraient pas invités, la fête était donnée pour les gens du gouvernement ; par ici, le parfumeur était sévèrement blâmé de son ambition, et l’on se moquait de ses prétentions politiques, on niait sa blessure ! Le bal engendrait plus d’une intrigue dans le deuxième arrondissement ; les amis étaient tranquilles, mais les exigences des simples connaissances étaient énormes. Toute faveur amène des courtisans. Il y eut bon nombre de gens à qui leur invitation coûta plus d’une démarche. Les Birotteau furent effrayés par le nombre des amis qu’ils ne se connaissaient point. Cet empressement effrayait madame Birotteau, son air devenait chaque jour de plus en plus sombre à l’approche de cette solennité. D’abord, elle avouait à César qu’elle ne saurait jamais quelle contenance tenir, elle s’épouvantait des innombrables détails d’une {p. 309} pareille fête : où trouver l’argenterie, la verrerie, les rafraîchissements, la vaisselle, le service ? Et qui donc surveillerait tout ? Elle priait Birotteau de se mettre à la porte des appartements et de ne laisser entrer que les invités, elle avait entendu raconter d’étranges choses sur les gens qui venaient à des bals bourgeois en se réclamant d’amis qu’ils ne pouvaient nommer. Quand, dix jours auparavant, Braschon, Grindot, Lourdois et Chaffaroux, l’entrepreneur en bâtiment, eurent affirmé que l’appartement serait prêt pour le fameux dimanche du dix-sept décembre, il y eut une conférence risible le soir, après dîner, dans le modeste petit salon de l’entresol, entre César, sa femme et sa fille, pour composer la liste des invités et faire les invitations, que le matin un imprimeur avait envoyées imprimées en belle anglaise, sur papier rose, et suivant la formule du code de la civilité puérile et honnête.
— Ah ! çà, n’oublions personne, dit Birotteau.
— Si nous oublions quelqu’un, dit Constance, il ne s’oubliera pas. Madame Derville, qui ne nous avait jamais fait de visite, est débarquée hier au soir en quatre bateaux.
— Elle était bien jolie, dit Césarine, elle m’a plu.
— Cependant avant son mariage elle était encore moins que moi, dit Constance, elle travaillait en linge, rue Montmartre, elle a fait des chemises à ton père.
— Eh ! bien, commençons la liste, dit Birotteau, par les gens les plus huppés. Écris, Césarine : Monsieur le duc et madame la duchesse de Lenoncourt…
— Mon Dieu ! César, dit Constance, n’envoie donc pas une seule invitation aux personnes que tu ne connais qu’en qualité de fournisseur. Iras-tu inviter la princesse de Blamont-Chauvry, encore plus parente à feu ta marraine, la marquise d’Uxelles, que le duc de Lenoncourt ? Inviterais-tu les deux messieurs de Vandenesse, monsieur de Marsay, monsieur de Ronquerolles, monsieur d’Aiglemont, enfin tes pratiques ? Tu es fou, les grandeurs te tournent la tête.
— Oui, mais monsieur le comte de Fontaine et sa famille. Hein ! celui-là venait sous son nom de GRAND-JACQUES, avec LE GARS, qui était monsieur le marquis de Montauran, et monsieur de La Billardière, qui s’appelait LE NANTAIS, à la Reine des Roses, avant la grande affaire du treize vendémiaire. C’était alors des poignées de main ! Mon cher Birotteau, du courage ! faites-vous tuer {p. 310} comme nous pour la bonne cause ! Nous sommes d’anciens camarades de conspirations.
— Mets-le, dit Constance. Si monsieur de La Billardière et son fils viennent, il faut qu’ils trouvent à qui parler.
— Écris, Césarine, dit Birotteau. Primo, monsieur le préfet de la Seine : il viendra ou ne viendra pas, mais il commande le corps municipal : à tout seigneur tout honneur ! — Monsieur de La Billardière et son fils, Maire. Mets le chiffre des invités au bout. — Mon collègue monsieur Granet, l’adjoint, et sa femme. Elle est bien laide, mais c’est égal, on ne peut pas s’en dispenser ! — Monsieur Curel, l’orfèvre, colonel de la garde nationale, sa femme et ses deux filles. Voilà ce que je nomme les autorités. Viennent les gros bonnets ! — Monsieur le comte et madame la comtesse de Fontaine, et leur fille mademoiselle Émilie de Fontaine.
— Une impertinente qui me fait sortir de ma boutique pour lui parler à la portière de sa voiture, quel que soit le temps, dit madame César. Si elle vient, ce sera pour se moquer de nous.
— Alors elle viendra peut-être, dit César qui voulait absolument du monde. Continue, Césarine. — Monsieur le comte et madame la comtesse de Grandville, mon propriétaire, la plus fameuse caboche de la Cour royale, dit Derville. — Ha ! çà, monsieur de La Billardière me fait recevoir chevalier demain par monsieur le comte de Lacépède lui-même. Il est convenable que je coule une invitation pour bal et dîner au Grand-Chancelier. — Monsieur Vauquelin. Mets bal et dîner, Césarine. Et, pour ne pas les oublier, tous les Chiffreville et les Protez. — Monsieur et madame Popinot, juge au Tribunal de la Seine. — Monsieur et madame Thirion, huissier du cabinet du roi, les amis des Ragon, et leur fille, qui va, dit-on, épouser l’un des fils du premier lit de monsieur Camusot.
— César, n’oublie pas le petit Horace Bianchon, le neveu de monsieur Popinot et cousin d’Anselme, dit Constance.
— Ah bouiche ! Césarine a bien mis un quatre au bout des Popinot. — Monsieur et madame Rabourdin, un des chefs de bureau de monsieur de La Billardière. {p. 311} — Monsieur Cochin, du même Ministère, sa femme et leur fils, les commanditaires des Matifat, et monsieur, madame et mademoiselle Matifat, puisque nous y sommes.
— Les Matifat, dit Césarine, ont fait des démarches pour monsieur et madame Colleville, monsieur et madame Thuilier, leurs amis, et les Saillard.
— Nous verrons, dit César. Notre agent de change, monsieur et madame Jules Desmarets.
— Ce sera la plus belle du bal, celle-là ! dit Césarine ; elle me plaît, oh ! mais, plus que toute autre.
— Derville et sa femme.
— Mets donc monsieur et madame Coquelin, les successeurs de mon oncle Pillerault, dit Constance. Ils comptent si bien en être que la pauvre petite femme fait faire par ma couturière une superbe robe de bal : pardessous de satin blanc, robe de tulle brodée en fleurs de chicorée. Encore un peu, elle aurait pris une robe lamée comme pour aller à la cour. Si nous manquions à cela, nous aurions en eux des ennemis acharnés.
— Mets, Césarine ; nous devons honorer le commerce, nous en sommes. — Monsieur et madame Roguin.
— Maman, madame Roguin mettra sa rivière, tous ses diamants et sa robe de Malines.
— Monsieur et madame Lebas, dit César. Puis monsieur le Président du Tribunal de Commerce, sa femme et ses deux filles. Je les oubliais dans les autorités. — Monsieur et madame Lourdois et leur fille. Monsieur Claparon, banquier, monsieur du Tillet, monsieur Grindot, monsieur Molineux, Pillerault et son propriétaire, monsieur et madame Camusot, les riches marchands de soie, avec tous leurs enfants, celui de l’École polytechnique et l’avocat.
— Il va être nommé juge à cause de son mariage avec mademoiselle Thirion, mais en province, dit Césarine.
— Monsieur Cardot, le beau-père de Camusot, et tous les enfants Cardot. Tiens ! et les Guillaume, rue du Colombier, le beau-père de Lebas, deux vieilles gens qui feront tapisserie ; — Alexandre Crottat, — Célestin…
— Papa, n’oubliez pas monsieur Andoche Finot et monsieur Gaudissart, deux jeunes gens qui sont très-utiles à monsieur Anselme.
— Gaudissart ? il a été pris de justice. Mais c’est égal ; il part {p. 312} dans quelques jours et va voyager pour notre huile, mets ! Quant au sieur Andoche Finot, que nous est-il ?
— Monsieur Anselme dit qu’il deviendra un personnage, il a de l’esprit comme Voltaire.
— Un auteur ? tous athées.
— Mettez-le, papa ; il n’y a pas déjà tant de danseurs. D’ailleurs le beau prospectus de votre huile est de lui.
— Il croit à notre huile, dit César, mets-le, chère enfant.
— Je mets aussi mes protégés, dit Césarine.
— Mets monsieur Mitral, mon huissier ; monsieur Haudry, notre médecin, pour la forme, il ne viendra pas.
— Il viendra faire sa partie, dit Césarine.
— Ha ! çà, j’espère, César, que tu inviteras au dîner monsieur l’abbé Loraux ?
— Je lui ai déjà écrit, dit César.
— Oh ! n’oublions pas la belle-sœur de Lebas, madame Augustine de Sommervieux, dit Césarine. Pauvre petite femme ! elle est bien souffrante, elle se meurt de chagrin, nous a dit Lebas.
— Voilà ce que c’est que d’épouser des artistes, s’écria le parfumeur. Regarde donc ta mère qui s’endort, dit-il tout bas à sa fille. Là, là, bien le bonsoir, madame César.
— Hé ! bien, dit César à Césarine, et la robe de ta mère ?
— Oui, papa, tout sera prêt. Maman croit n’avoir qu’une robe de crêpe de Chine, comme la mienne ; la couturière est sûre de ne pas avoir besoin de l’essayer.
— Combien de personnes ? dit César à haute voix en voyant sa femme rouvrir ses paupières.
— Cent neuf avec les commis, dit Césarine.
— Où mettrons-nous tout ce monde-là ? dit madame Birotteau. Mais enfin, après ce dimanche-là, reprit-elle naïvement, il y aura un lundi.
Rien ne peut se faire simplement chez les gens qui montent d’un étage social à un autre. Ni madame Birotteau, ni César, ni personne ne pouvait s’introduire sous aucun prétexte au premier étage. César avait promis à Raguet, son garçon de magasin, un habillement neuf pour le jour du bal, s’il faisait bonne garde et s’il exécutait bien sa consigne. Birotteau, comme l’empereur Napoléon à Compiègne lors de la restauration du château pour son mariage avec Marie-Louise d’Autriche, voulait ne rien voir partiellement, il {p. 313} voulait jouir de la surprise. Ces deux anciens adversaires se rencontrèrent encore une fois, à leur insu, non sur un champ de bataille, mais sur le terrain de la vanité bourgeoise. Monsieur Grindot devait donc prendre César par la main, et lui montrer l’appartement, comme un cicerone montre une galerie à un curieux. Chacun dans la maison avait d’ailleurs inventé sa surprise. Césarine, la chère enfant, avait employé tout son petit trésor, cent louis, à acheter des livres à son père. Monsieur Grindot lui avait un matin confié qu’il y aurait deux corps de bibliothèque dans la chambre de son père, laquelle formait cabinet, une surprise d’architecte. Césarine avait jeté toutes ses économies de jeune fille dans le comptoir d’un libraire, pour offrir à son père : Bossuet, Racine, Voltaire, Jean-Jacques Rousseau, Montesquieu, Molière, Buffon, Fénelon, Delille, Bernardin de Saint-Pierre, La Fontaine, Corneille, Pascal, La Harpe, enfin cette bibliothèque vulgaire qui se trouve partout et que son père ne lirait jamais. Il devait y avoir un terrible mémoire de reliure. L’inexact et célèbre relieur Thouvenin, un artiste, avait promis de livrer les volumes le seize à midi. Césarine avait confié son embarras à son oncle Pillerault, et l’oncle s’était chargé du mémoire. La surprise de César à sa femme était une robe de velours cerise garnie de dentelles, dont il venait de parler à sa fille, sa complice. La surprise de madame Birotteau pour le nouveau chevalier consistait en une paire de boucles d’or et un solitaire en épingle. Enfin il y avait pour toute la famille la surprise de l’appartement, laquelle devait être suivie dans la quinzaine de la grande surprise des mémoires à payer.
César pesa mûrement quelles invitations devaient être faites en personne et quelles portées par Raguet, le soir. Il prit un fiacre, y mit sa femme enlaidie d’un chapeau à plumes et du dernier châle donné, le cachemire qu’elle avait désiré pendant quinze ans. Les parfumeurs en grande tenue s’acquittèrent de vingt-deux visites dans une matinée.
César avait fait grâce à sa femme des difficultés que présentait au logis la confection bourgeoise des différents comestibles exigés par la splendeur de la fête. Un traité diplomatique avait eu lieu entre l’illustre Chevet et Birotteau. Chevet fournissait une superbe argenterie, qui rapporte autant qu’une terre par sa location ; il fournissait le dîner, les vins, les gens de service commandés par un maître-d’hôtel d’aspect convenable, tous responsables de leurs faits et {p. 314} gestes. Chevet demandait la cuisine et la salle à manger de l’entresol pour y établir son quartier-général, il devait ne pas désemparer pour servir un dîner de vingt personnes à six heures, et à une heure du matin un magnifique ambigu. Birotteau s’était entendu avec le café de Foy pour les glaces frappées en fruit, servies sur de jolies tasses, cuillers en vermeil, plateaux d’argent. Tanrade, autre illustration, fournissait les rafraîchissements.
— Sois tranquille, dit César à sa femme en la voyant un peu trop inquiète l’avant-veille, Chevet, Tanrade et le café de Foy occuperont l’entresol, Virginie gardera le second, la boutique sera bien fermée. Nous n’aurons plus qu’à nous carrer au premier.
Le seize à deux heures, monsieur de La Billardière vint prendre César pour le mener à la Chancellerie de la Légion-d’Honneur, où il devait être reçu chevalier par monsieur le comte de Lacépède avec une dizaine d’autres chevaliers. Le maire trouva le parfumeur les larmes aux yeux : Constance venait de lui faire la surprise des boucles d’or et du solitaire.
— Il est bien doux d’être aimé ainsi, dit-il en montant en fiacre en présence de ses commis attroupés, de Césarine et de Constance.
Tous ils regardaient César en culotte de soie noire, en bas de soie, et le nouvel habit bleu barbeau sur lequel allait briller le ruban qui, selon Molineux, était trempé dans le sang. Quand César rentra pour dîner, il était pâle de joie, il regardait sa croix dans toutes les glaces, car dans sa première ivresse il ne se contenta pas du ruban, il fut glorieux sans fausse modestie.
— Ma femme, dit-il, monsieur le grand-chancelier est un homme charmant ; il a, sur un mot de La Billardière, accepté mon invitation. Il vient avec monsieur Vauquelin. Monsieur de Lacépède est un grand homme, oui, autant que monsieur Vauquelin ; il a fait quarante volumes ! Mais aussi est-ce un auteur pair de France. N’oublions pas de lui dire : Votre seigneurie, ou monsieur le comte.
— Mais mange donc, lui dit sa femme. Il est pire qu’un enfant, ton père, dit Constance à Césarine.
— Comme cela fait bien à ta boutonnière, dit Césarine. On te portera les armes, nous sortirons ensemble.
— On me portera les armes partout où il y aura des factionnaires.
En ce moment, Grindot descendit avec Braschon. Après dîner, monsieur, madame et mademoiselle pouvaient jouir du coup d’œil {p. 315} des appartements, le premier garçon de Braschon achevait d’y clouer quelques patères, et trois hommes allumaient les bougies.
— Il faut cent vingt bougies, dit Braschon.
— Un mémoire de deux cents francs chez Trudon, dit madame César dont les plaintes furent arrêtées par un regard du chevalier Birotteau.
— Votre fête sera magnifique, monsieur le chevalier, dit Braschon.
Birotteau se dit en lui-même : — Déjà les flatteurs ! L’abbé Loraux m’a bien engagé à ne pas donner dans leurs piéges et à rester modeste. Je me souviendrai de mon origine.
César ne comprit pas ce que voulait dire le riche tapissier de la rue Saint-Antoine. Braschon fit onze tentatives inutiles pour être invité, lui, sa femme, sa fille, sa belle-mère et sa tante. Braschon devint l’ennemi de Birotteau. Sur le pas de la porte, il ne l’appelait plus monsieur le chevalier.
La répétition générale commença. César, sa femme et Césarine sortirent de la boutique et entrèrent chez eux par la rue. La porte de la maison avait été refaite dans un grand style, à deux vantaux, divisés en panneaux égaux et carrés, au milieu desquels se trouvait un ornement architectural de fonte coulée et peinte. Cette porte, devenue si commune à Paris, était alors dans toute sa nouveauté. Au fond du vestibule, se voyait l’escalier divisé en deux rampes droites entre lesquelles se trouvait ce socle dont s’inquiétait Birotteau, et qui formait une espèce de boîte où l’on pouvait loger une vieille femme. Ce vestibule dallé en marbre blanc et noir, peint en marbre, était éclairé par une lampe antique à quatre becs. L’architecte avait uni la richesse à la simplicité. Un étroit tapis rouge relevait la blancheur des marches de l’escalier en liais poli à la pierre ponce. Un premier palier donnait une entrée à l’entresol. La porte des appartements était dans le genre de celle sur la rue, mais en menuiserie.
— Quelle grâce ! dit Césarine. Et cependant il n’y a rien qui saisisse l’œil.
— Précisément, mademoiselle, la grâce vient des proportions exactes entre les stylobates, les plinthes, les corniches et les ornements ; puis je n’ai rien doré, les couleurs sont sobres et n’offrent point de tons éclatants.
— C’est une science, dit Césarine.
Tous entrèrent alors dans une antichambre de bon goût, {p. 316} parquetée, spacieuse, simplement décorée. Puis venait un salon à trois croisées sur la rue, blanc et rouge, à corniches élégamment profilées, à peintures fines, où rien ne papillotait. Sur une cheminée en marbre blanc à colonnes était une garniture choisie avec goût, elle n’offrait rien de ridicule, et concordait aux autres détails. Là régnait enfin cette suave harmonie que les artistes seuls savent établir en poursuivant un système de décoration jusque dans les plus petits accessoires, et que les bourgeois ignorent, mais qui les surprend. Un lustre à vingt-quatre bougies faisait resplendir les draperies de soie rouge, le parquet avait un air agaçant qui provoqua Césarine à danser. Un boudoir vert et blanc donnait passage dans le cabinet de César.
— J’ai mis là un lit, dit Grindot en dépliant les portes d’une alcôve habilement cachée entre les deux bibliothèques. Vous ou madame vous pouvez être malade, et alors chacun a sa chambre.
— Mais cette bibliothèque garnie de livres reliés. Oh ! ma femme ! ma femme ! dit César.
— Non, ceci est la surprise de Césarine.
— Pardonnez à l’émotion d’un père, dit-il à l’architecte en embrassant sa fille.
— Mais faites, faites donc, monsieur, dit Grindot. Vous êtes chez vous.
Dans ce cabinet dominaient les couleurs brunes, relevées par des agréments verts, car les plus habiles transitions de l’harmonie liaient toutes les pièces de l’appartement l’une à l’autre. Ainsi la couleur qui faisait le fond d’une pièce servait à l’agrément de l’autre, et vice versa. La gravure d’Héro et Léandre brillait sur un panneau dans le cabinet de César.
— Toi, tu paieras tout cela, dit gaiement Birotteau.
— Cette belle estampe vous est donnée par monsieur Anselme, dit Césarine.
Anselme aussi s’était permis une surprise.
— Pauvre enfant, il a fait comme moi pour monsieur Vauquelin.
La chambre de madame Birotteau venait ensuite. L’architecte y avait déployé des magnificences de nature à plaire aux braves gens qu’il voulait empaumer, car il avait tenu parole en étudiant cette restauration. La chambre était tendue en soie bleue, avec des ornements blancs, le meuble était en casimir blanc avec des agréments bleus. Sur la cheminée en marbre blanc, la pendule {p. 317} représentait la Vénus accroupie sur un beau bloc de marbre ; un joli tapis en moquette, et d’un dessin turc, unissait cette pièce à la chambre de Césarine, tendue en perse et fort coquette : un piano, une jolie armoire à glace, un petit lit chaste à rideaux simples, et tous les petits meubles qu’aiment les jeunes personnes. La salle à manger était derrière la chambre de Birotteau et celle de sa femme, on y entrait par l’escalier, elle avait été traitée dans le genre dit Louis XIV, avec la pendule de Boulle, les buffets de cuivre et d’écaille, les murs tendus en étoffe à clous dorés. La joie de ces trois personnes ne saurait se décrire, surtout quand, en revenant dans sa chambre, madame Birotteau trouva sur son lit sa robe de velours cerise garnie en dentelles que lui offrait son mari, et que Virginie y avait apportée en revenant sur la pointe des pieds.
— Monsieur, cet appartement vous fera beaucoup d’honneur, dit Constance à Grindot. Nous aurons cent et quelques personnes demain soir, et vous recueillerez les éloges de tout le monde.
— Je vous recommanderai, dit César. Vous verrez la tête du commerce, et vous serez connu dans une seule soirée plus que si vous aviez bâti cent maisons.
Constance émue ne pensait plus à la dépense ni à critiquer son mari. Voici pourquoi. Le matin, en apportant Héro et Léandre, Anselme Popinot, à qui Constance accordait une haute intelligence et de grands moyens, lui avait affirmé le succès de l’Huile Céphalique auquel il travaillait avec un acharnement sans exemple. L’amoureux avait promis que, malgré la rondeur du chiffre auquel s’élèveraient les folies de Birotteau, dans six mois ces dépenses seraient couvertes par sa part dans les bénéfices donnés par l’huile. Après avoir tremblé pendant dix-neuf ans, il était si doux de se livrer un seul jour à la joie, que Constance promit à sa fille de n’empoisonner le bonheur de son mari par aucune réflexion, et de s’y laisser aller tout entière. Quand, vers onze heures, monsieur Grindot les quitta, elle se jeta donc au cou de son mari et versa quelques pleurs de contentement en disant : — César ! ah ! tu me rends bien folle et bien heureuse.
— Pourvu que cela dure, n’est-ce pas ? dit en souriant César.
— Cela durera, je n’ai plus de crainte, dit madame Birotteau.
— À la bonne heure, dit le parfumeur, tu m’apprécies enfin.
Les gens assez grands pour reconnaître leurs faiblesses avoueront qu’une pauvre orpheline qui, dix-huit ans auparavant, était {p. 318} première demoiselle au Petit-Matelot, île Saint-Louis, qu’un pauvre paysan, venu de Touraine à Paris avec un bâton à la main, à pied, en souliers ferrés, devaient être flattés, heureux, de donner une pareille fête pour de si louables motifs.
— Mon Dieu, je perdrais bien cent francs, dit César, pour qu’il nous vînt une visite.
— Voilà monsieur l’abbé Loraux, dit Virginie.
L’abbé Loraux se montra. Ce prêtre était alors vicaire de Saint-Sulpice. Jamais la puissance de l’âme ne se révéla mieux qu’en ce saint prêtre, dont le commerce laissa de profondes empreintes dans la mémoire de tous ceux qui le connurent. Son visage rechigné, laid jusqu’à repousser la confiance, avait été rendu sublime par l’exercice des vertus catholiques : il y brillait par avance une splendeur céleste. Une candeur infusée dans le sang reliait ses traits disgracieux, et le feu de la charité purifiait les lignes incorrectes par un phénomène contraire à celui qui, chez Claparon, avait tout animalisé, dégradé. Dans ses rides se jouaient les grâces des trois belles vertus humaines, l’Espérance, la Foi, la Charité. Sa parole était douce, lente et pénétrante. Son costume était celui des prêtres de Paris, il se permettait la redingote d’un brun marron. Aucune ambition ne s’était glissée en ce cœur pur, que les anges durent apporter à Dieu dans sa primitive innocence. Il fallut la douce violence de la fille de Louis XVI pour faire accepter une cure de Paris, encore une des plus modestes, à l’abbé Loraux. Il regarda d’un œil inquiet toutes ces magnificences, sourit à ces trois commerçants enchantés et hocha sa tête blanchie.
— Mes enfants, leur dit-il, mon rôle n’est pas d’assister à des fêtes, mais de consoler les affligés. Je viens remercier monsieur César, vous féliciter. Je ne veux venir ici que pour une seule fête, pour le mariage de cette belle enfant.
Après un quart d’heure, l’abbé se retira, sans que le parfumeur ni sa femme osassent lui montrer les appartements. Cette apparition grave jeta quelques gouttes froides dans la joie bouillante de César. Chacun se coucha dans son luxe, en prenant possession des bons jolis petits meubles qu’il avait souhaités. Césarine déshabilla sa mère devant une toilette à glace en marbre blanc. César s’était donné quelques superfluités dont il voulut user aussitôt. Tous s’endormirent en se représentant par avance les joies du lendemain. Après être allées à la messe et avoir lu leurs vêpres, Césarine et sa mère {p. 319} s’habillèrent sur les quatre heures, après avoir livré l’entresol au bras séculier des gens de Chevet. Jamais toilette n’alla mieux à madame César que cette robe de velours cerise, garnie en dentelles, à manches courtes ornées de jockeis : ses beaux bras, encore frais et jeunes, sa poitrine étincelante de blancheur, son col, ses épaules d’un si joli dessin, étaient rehaussés par cette riche étoffe et par cette magnifique couleur. [ill.] Le naïf contentement que toute femme éprouve à se voir dans toute sa puissance donna je ne sais quelle suavité au profil grec de la parfumeuse, dont la beauté parut dans toute sa finesse de camée. Césarine, habillée en crêpe blanc, avait une couronne de roses blanches sur la tête, une rose à son côté ; une écharpe lui couvrait chastement les épaules et le corsage ; elle rendit Popinot fou.
— Ces gens-là nous écrasent, dit madame Roguin à son mari en parcourant l’appartement.
La notaresse était furieuse de ne pas être aussi belle que madame César, car toute femme sait toujours en elle-même à quoi s’en tenir sur la supériorité ou l’infériorité d’une rivale.
— Bah ! ça ne durera pas long-temps, et bientôt tu éclabousseras la pauvre femme en la rencontrant à pied dans les rues, et ruinée ! dit Roguin bas à sa femme.
Vauquelin fut d’une grâce parfaite, il vint avec monsieur de Lacépède, son collègue à l’Institut, qui l’était allé prendre en voiture. En voyant la resplendissante parfumeuse, les deux savants tombèrent dans le compliment scientifique.
— Vous avez, madame, un secret que la science ignore, pour rester ainsi jeune et belle, dit le chimiste.
— Vous êtes ici un peu chez vous, monsieur l’académicien, dit Birotteau. Oui, monsieur le comte, reprit-il en se tournant vers le grand-chancelier de la Légion-d’Honneur, je dois ma fortune à monsieur Vauquelin. J’ai l’honneur de présenter à Votre Seigneurie monsieur le Président du Tribunal de Commerce. C’est monsieur le comte de Lacépède, pair de France, un des grands hommes de la France ; il a écrit quarante volumes, dit-il à Joseph Lebas qui accompagnait le Président du Tribunal.
Les convives furent exacts. Le dîner fut ce que sont les dîners de commerçants, extrêmement gai, plein de bonhomie, historié par de grosses plaisanteries qui font toujours rire. L’excellence des mets, la bonté des vins furent bien appréciées. Quand la société {p. 320} rentra dans les salons pour prendre le café, il était neuf heures et demie. Quelques fiacres avaient amené d’impatientes danseuses. Une heure après, le salon fut plein, et le bal prit un air de raout. Monsieur de Lacépède et monsieur Vauquelin s’en allèrent, au grand désespoir de Birotteau, qui les suivit jusque sur l’escalier en les suppliant de rester, mais en vain. Il réussit à maintenir monsieur Popinot le juge et monsieur de La Billardière. À l’exception de trois femmes qui représentaient l’Aristocratie, la Finance et l’Administration : mademoiselle de Fontaine, madame Jules, madame Rabourdin, et dont l’éclatante beauté, la mise et les manières tranchaient au milieu de cette réunion, les autres femmes offraient à l’œil des toilettes lourdes, solides, ce je ne sais quoi de cossu qui donne aux masses bourgeoises un aspect commun, que la légèreté, la grâce de ces trois femmes faisaient cruellement ressortir.
La bourgeoisie de la rue Saint-Denis s’étalait majestueusement en se montrant dans toute la plénitude de ses droits de bouffonne sottise. C’était bien cette bourgeoisie qui habille ses enfants en lancier ou en garde national, qui achète Victoires et Conquêtes, le Soldat laboureur, admire le Convoi du pauvre, se réjouit le jour de garde, va le dimanche dans une maison de campagne à soi, s’inquiète d’avoir l’air distingué, rêve aux honneurs municipaux ; cette bourgeoisie jalouse de tout, et néanmoins bonne, serviable, dévouée, sensible, compatissante, souscrivant pour les enfants du général Foy, pour les Grecs dont les pirateries lui sont inconnues, pour le Champ-d’Asile au moment où il n’existe plus, dupe de ses vertus et bafouée pour ses défauts par une société qui ne la vaut pas, car elle a du cœur précisément parce qu’elle ignore les convenances ; cette vertueuse bourgeoisie qui élève des filles candides rompues au travail, pleines de qualités que le contact des classes supérieures diminue aussitôt qu’elle les y lance, ces filles sans esprit parmi lesquelles le bonhomme Chrysale aurait pris sa femme ; enfin, une bourgeoisie admirablement représentée par les Matifat, les droguistes de la rue des Lombards, dont la maison fournissait la Reine des Roses depuis soixante ans.
Madame Matifat, qui avait voulu se donner un air digne, dansait coiffée d’un turban et vêtue d’une lourde robe ponceau lamée d’or, toilette en harmonie avec un air fier, un nez romain et les splendeurs d’un teint cramoisi. Monsieur Matifat, si superbe à une revue de garde nationale, où l’on apercevait à cinquante pas son ventre rondelet sur lequel brillaient sa chaîne et son {p. 321} paquet de breloques, était dominé par cette Catherine II de comptoir. Gros et court, harnaché de besicles, maintenant le col de sa chemise à la hauteur du cervelet, il se faisait remarquer par sa voix de basse-taille et par la richesse de son vocabulaire. Jamais il ne disait Corneille, mais le sublime Corneille ! Racine était le doux Racine. Voltaire ! oh ! Voltaire, le second dans tous les genres, plus d’esprit que de génie, mais néanmoins homme de génie ! Rousseau, esprit ombrageux, homme doué d’orgueil et qui a fini par se pendre. Il contait lourdement les anecdotes vulgaires sur Piron, qui passe pour un homme prodigieux dans la bourgeoisie. Matifat, passionné pour les acteurs, avait une légère tendance à l’obscénité, car, à l’imitation du bonhomme Cardot, prédécesseur de Camusot et du riche Camusot, il entretenait une maîtresse. Parfois madame Matifat, en le voyant prêt à conter une anecdote, lui disait : « Mon gros, fais attention à ce que tu vas nous dire. » Elle le nommait familièrement son gros. Cette volumineuse reine des drogues fit perdre à mademoiselle de Fontaine sa contenance aristocratique, l’orgueilleuse fille ne put s’empêcher de sourire en lui entendant dire à Matifat : — Ne te jette pas sur les glaces, mon gros ! c’est mauvais genre.
Il est plus difficile d’expliquer la différence qui distingue le grand monde de la bourgeoisie qu’il ne l’est à la bourgeoisie de l’effacer. Ces femmes, gênées dans leurs toilettes, se savaient endimanchées et laissaient voir naïvement une joie qui prouvait que le bal était une rareté dans leur vie occupée ; tandis que les trois femmes qui exprimaient chacune une sphère du monde étaient alors comme elles devaient être le lendemain, elles n’avaient pas l’air de s’être habillées exprès, elles ne se contemplaient pas dans les merveilles inaccoutumées de leurs parures, ne s’inquiétaient pas de leur effet, tout avait été accompli quand devant leur glace elles avaient mis la dernière main à l’œuvre de leur toilette de bal ; leurs figures ne révélaient rien d’excessif, elles dansaient avec la grâce et le laissez-aller que des génies inconnus ont donnés à quelques statues antiques. Les autres, au contraire, marquées au sceau du travail, gardaient leurs poses vulgaires et s’amusaient trop ; leurs regards étaient inconsidérément curieux, leurs voix ne conservaient point ce léger murmure qui donne aux conversations du bal un piquant inimitable ; elles n’avaient pas surtout le sérieux impertinent qui contient l’épigramme en germe, ni cette tranquille attitude à laquelle se reconnaissent les gens habitués à conserver un grand empire sur eux-mêmes. Aussi madame Rabourdin, madame Jules et {p. 322} mademoiselle de Fontaine, qui s’étaient promis une joie infinie de ce bal de parfumeur, se dessinaient-elles sur toute la bourgeoisie par leurs grâces molles, par le goût exquis de leurs toilettes et par leur jeu, comme trois premiers sujets de l’Opéra se détachent sur la lourde cavalerie des comparses. Elles étaient observées d’un œil hébété, jaloux. Madame Roguin, Constance et Césarine formaient comme un lien qui rattachait les figures commerciales à ces trois types d’aristocratie féminine. Comme dans tous les bals, il vint un moment d’animation où les torrents de lumière, la joie, la musique et l’entrain de la danse causèrent une ivresse qui fit disparaître ces nuances dans le crescendo du tutti. Le bal allait devenir bruyant, mademoiselle de Fontaine voulut se retirer ; mais quand elle chercha le bras du vénérable Vendéen, Birotteau, sa femme et sa fille accoururent pour empêcher la désertion de toute l’aristocratie de leur assemblée.
— Il y a dans cet appartement un parfum de bon goût qui vraiment m’étonne, dit l’impertinente fille au parfumeur, et je vous en fais mon compliment.
Birotteau était si bien enivré par les félicitations publiques qu’il ne comprit pas ; mais sa femme rougit et ne sut que répondre.
— Voilà une fête nationale qui vous honore, lui disait Camusot.
— J’ai vu rarement un si beau bal, disait monsieur de La Billardière à qui un mensonge officieux ne coûtait rien.
Birotteau prenait tous les compliments au sérieux.
— Quel ravissant coup d’œil ! et le bon orchestre ! Nous donnerez-vous souvent des bals ? lui disait madame Lebas.
— Quel charmant appartement ! c’est de votre goût ? lui disait madame Desmarets.
Birotteau osa mentir en lui laissant croire qu’il en était l’ordonnateur. Césarine, qui devait être invitée pour toutes les contredanses, connut combien il y avait de délicatesse chez Anselme.
— Si je n’écoutais que mon désir, lui dit-il à l’oreille en sortant de table, je vous prierais de me faire la faveur d’une contredanse ; mais mon bonheur coûterait trop cher à notre mutuel amour-propre.
Césarine, qui trouvait que les hommes marchaient sans grâce quand ils étaient droits sur leurs jambes, voulut ouvrir le bal avec {p. 323} Popinot. Popinot, enhardi par sa tante, qui lui avait dit d’oser, osa parler de son amour à cette charmante fille pendant la contredanse, mais en se servant de détours que prennent les amants timides.
— Ma fortune dépend de vous, mademoiselle.
— Et comment ?
— Il n’y a qu’un espoir qui puisse me la faire faire.
— Espérez.
— Savez-vous bien tout ce que vous venez de dire en un seul mot ? reprit Popinot.
— Espérez la fortune, dit Césarine avec un sourire malicieux.
— Gaudissart ! Gaudissart ! dit après la contredanse Anselme à son ami en lui pressant le bras avec une force herculéenne, réussis, ou je me brûle la cervelle. Réussir, c’est épouser Césarine, elle me l’a dit, et vois comme elle est belle !
— Oui, elle est joliment ficelée, dit Gaudissart, et riche. Nous allons la frire dans l’huile.
La bonne intelligence de mademoiselle Lourdois et d’Alexandre Crottat, successeur désigné de Roguin, fut remarquée par madame Birotteau, qui ne renonça pas sans de vives peines à faire de sa fille la femme d’un notaire de Paris. L’oncle Pillerault, qui avait échangé un salut avec le petit Molineux, alla s’établir dans un fauteuil auprès de la bibliothèque : il regarda les joueurs, écouta les conversations, et vint de temps en temps voir à la porte les corbeilles de fleurs agitées que formaient les têtes des danseuses au moulinet. Sa contenance était celle d’un vrai philosophe. Les hommes étaient affreux, à l’exception de du Tillet, qui avait déjà les manières du monde ; du jeune La Billardière, petit fashionable en herbe ; de monsieur Jules Desmarets et des personnages officiels. Mais parmi toutes les figures plus ou moins comiques auxquelles cette assemblée devait son caractère, il s’en trouvait une particulièrement effacée comme une pièce de cent sous républicaine, mais que le vêtement rendait curieuse. On a deviné le tyranneau de la Cour Batave, paré de linge fin jauni dans l’armoire, exhibant aux regards un jabot à dentelle de succession attaché par un camée bleuâtre en épingle, portant une culotte courte en soie noire qui trahissait les fuseaux sur lesquels il avait la hardiesse de se reposer. César lui montra triomphalement les quatre pièces créées par l’architecte au premier de sa maison.
{p. 324} — Hé, hé ! c’est affaire à vous, monsieur, lui dit Molineux. Mon premier ainsi garni vaudra plus de mille écus.
Birotteau répondit par une plaisanterie, mais il fut atteint comme d’un coup d’épingle par l’accent avec lequel le petit vieillard avait prononcé cette phrase.
— Je rentrerai bientôt dans mon premier, cet homme se ruine ! tel était le sens du mot vaudra que lança Molineux comme un coup de griffe.
La figure pâlotte, l’œil assassin du propriétaire frappèrent du Tillet, dont l’attention avait été d’abord excitée par une chaîne de montre qui soutenait une livre de diverses breloques sonnantes, et par un habit vert mélangé de blanc, à collet bizarrement retroussé, qui donnaient au vieillard l’air d’un serpent à sonnettes. Le banquier vint donc interroger ce petit usurier pour savoir par quel hasard il se gaudissait.
— Là, monsieur, dit Molineux en mettant un pied dans le boudoir, je suis dans la propriété de monsieur le comte de Grandville ; mais ici, dit-il en montrant l’autre, je suis dans la mienne ; car je suis le propriétaire de cette maison.
Molineux se prêtait si complaisamment à qui l’écoutait que, charmé de l’air attentif de du Tillet, il se dessina, raconta ses habitudes, les insolences du sieur Gendrin, et ses arrangements avec le parfumeur, sans lesquels le bal n’aurait pas eu lieu.
— Ah ! monsieur César vous a réglé ses loyers, dit du Tillet, rien n’est plus contraire à ses habitudes.
— Oh ! je l’ai demandé, je suis si bon pour mes locataires !
— Si le père Birotteau fait faillite, se dit du Tillet, ce petit drôle sera certes un excellent syndic. Sa pointillerie est précieuse ; il doit, comme Domitien, s’amuser à tuer les mouches quand il est seul chez lui.
Du Tillet alla se mettre au jeu, où Claparon était déjà par son ordre : il avait pensé que, sous le garde-vue d’un flambeau de bouillotte, son semblant de banquier échapperait à tout examen. Leur contenance en face l’un de l’autre fut si bien celle de deux étrangers, que l’homme le plus soupçonneux n’aurait pu rien découvrir qui décelât leur intelligence. Gaudissart, qui savait la fortune de Claparon, n’osa point l’aborder en recevant du riche commis-voyageur le regard solennellement froid d’un parvenu qui ne veut pas être salué par un camarade. Ce bal, comme une fusée {p. 325} brillante, s’éteignit à cinq heures du matin. Vers cette heure, des cent et quelques fiacres qui remplissaient la rue Saint-Honoré, il en restait environ quarante. À cette heure, on dansait la boulangère et les cotillons, qui plus tard furent détrônés par le galop anglais. Du Tillet, Roguin, Cardot fils, le comte de Grandville, Jules Desmarets jouaient à la bouillotte. Du Tillet gagnait trois mille francs. Les lueurs du jour arrivèrent, firent pâlir les bougies, et les joueurs assistèrent à la dernière contredanse. Dans ces maisons bourgeoises, cette joie suprême ne s’accomplit pas sans quelques énormités. Les personnages imposants sont partis ; l’ivresse du mouvement, la chaleur communicative de l’air, les esprits cachés dans les boissons les plus innocentes ont amolli les callosités des vieilles femmes qui, par complaisance, entrent dans les quadrilles et se prêtent à la folie d’un moment ; les hommes sont échauffés, les cheveux défrisés s’allongent sur les visages, et leur donnent de grotesques expressions qui provoquent le rire ; les jeunes femmes deviennent légères, quelques fleurs sont tombées de leurs coiffures. Le Momus bourgeois apparaît suivi de ses farces ! Les rires éclatent, chacun se livre à la plaisanterie en pensant que le lendemain le travail reprendra ses droits. Matifat dansait avec un chapeau de femme sur la tête : Célestin se livrait à des charges. Quelques dames frappaient dans leurs mains avec exagération quand l’ordonnait la figure de cette interminable contredanse.
— Comme ils s’amusent ! disait l’heureux Birotteau.
— Pourvu qu’ils ne cassent rien, dit Constance à son oncle.
— Vous avez donné le plus magnifique bal que j’aie vu, et j’en ai vu beaucoup, dit du Tillet à son ancien patron en le saluant.
Dans l’œuvre des huit symphonies de Beethoven, il est une fantaisie, grande comme un poème, qui domine le finale15 de la symphonie en ut mineur. Quand, après les lentes préparations du sublime magicien si bien compris par Habeneck, un geste du chef d’orchestre enthousiaste lève la riche toile de cette décoration, en appelant de son archet l’éblouissant motif vers lequel toutes les puissances musicales ont convergé, les poètes dont le cœur palpite alors comprendront que le bal de Birotteau produisait dans sa vie l’effet que produit sur leurs âmes ce fécond motif, auquel la symphonie en ut doit peut-être sa suprématie sur ses brillantes sœurs. Une fée radieuse s’élance en levant sa baguette. On entend le bruissement des rideaux de soie pourpre que des anges relèvent. Des portes d’or {p. 326} sculptées comme celles du baptistère florentin tournent sur leurs gonds de diamant. L’œil s’abîme en des vues splendides, il embrasse une enfilade de palais merveilleux d’où glissent des êtres d’une nature supérieure. L’encens des prospérités fume, l’autel du bonheur flambe, un air parfumé circule ! Des êtres au sourire divin, vêtus de tuniques blanches bordées de bleu, passent légèrement sous vos yeux en vous montrant des figures surhumaines de beauté, des formes d’une délicatesse infinie. Les amours voltigent en répandant les flammes de leurs torches ! Vous vous sentez aimé, vous êtes heureux d’un bonheur que vous aspirez sans le comprendre en vous baignant dans les flots de cette harmonie qui ruisselle et verse à chacun l’ambroisie qu’il s’est choisie. Vous êtes atteint au cœur dans vos secrètes espérances qui se réalisent pour un moment. Après vous avoir promené dans les cieux, l’enchanteur, par la profonde et mystérieuse transition des basses, vous replonge dans le marais des réalités froides, pour vous en sortir quand il vous a donné soif de ses divines mélodies, et que votre âme crie : Encore ! L’histoire psychique du point le plus brillant de ce beau finale est celle des émotions prodiguées par cette fête à Constance et à César. Collinet avait composé de son galoubet le finale de leur symphonie commerciale.
Fatigués, mais heureux, les trois Birotteau s’endormirent au matin dans les bruissements de cette fête, qui, en constructions, réparations, ameublements, consommations, toilettes et bibliothèque remboursée à Césarine, allait, sans que César s’en doutât, à soixante mille francs. Voilà ce que coûtait le fatal ruban rouge mis par le roi à la boutonnière d’un parfumeur. S’il arrivait un malheur à César Birotteau, cette dépense folle suffisait pour le rendre justiciable de la Police Correctionnelle. Un négociant est dans le cas de la banqueroute simple s’il fait des dépenses jugées excessives. Il est peut-être plus horrible d’aller à la Sixième Chambre pour de niaises bagatelles ou des maladresses, qu’en cour d’Assises pour une immense fraude. Aux yeux de certaines gens, il vaut mieux être criminel que sot.