— Quand je serai mort, si je me réconcilie avec Dieu, je le prierai de me laisser vous apparaître, dit le docteur en riant.

— C’est précisément la convention faite entre Cardan et son ami, répondit le curé.

— Ursule, dit Minoret, si jamais un danger te menaçait, appelle-moi, je viendrai.

— Vous venez de dire en un seul mot la touchante élégie intitulée NÉÈRE, d’André Chénier, répondit le curé. Mais les poètes ne sont grands que parce qu’ils savent revêtir les faits ou les sentiments d’images éternellement vivantes.

— Pourquoi parlez-vous de votre mort, mon cher parrain, dit d’un ton douloureux la jeune fille, nous ne mourrons pas, nous autres chrétiens, notre tombe est le berceau de notre âme.

— Enfin, dit le docteur en souriant, il faut bien s’en aller de ce monde, et quand je n’y serai plus, tu seras bien étonnée de ta fortune.

— Quand vous ne serez plus, mon bon ami, ma seule consolation sera de vous consacrer ma vie.

— À moi, mort ?

— Oui. Toutes les bonnes œuvres que je pourrai faire seront {p. 67}   faites en votre nom pour racheter vos fautes. Je prierai Dieu tous les jours, afin d’obtenir de sa clémence infinie qu’il ne punisse pas éternellement les erreurs d’un jour, et qu’il mette près de lui, parmi les âmes des bienheureux, une âme aussi belle, aussi pure que la vôtre.

Cette réponse, dite avec une candeur angélique, prononcée d’un accent plein de certitude, confondit l’erreur, et convertit Denis Minoret à la façon de saint Paul. Un rayon de lumière intérieure l’étourdit en même temps que cette tendresse, étendue sur sa vie à venir, lui fit venir les larmes aux yeux. Ce subit effet de la grâce eut quelque chose d’électrique. Le curé joignit les mains et se leva troublé. La petite, surprise de son triomphe, pleura. Le vieillard se dressa comme si quelqu’un l’eût appelé, regarda dans l’espace comme s’il y voyait une aurore ; puis, il fléchit le genou sur son fauteuil, joignit les mains et baissa les yeux vers la terre en homme profondément humilié.

— Mon Dieu ! dit-il d’une voix émue en relevant son front, si quelqu’un peut obtenir ma grâce et m’amener vers toi, n’est-ce pas cette créature sans tache ? Pardonne à cette vieillesse repentie que cette glorieuse enfant te présente ! Il éleva mentalement son âme à Dieu, le priant d’achever de l’éclairer par sa science après l’avoir foudroyé de sa grâce, il se tourna vers le curé, et lui tendant la main : — Mon cher pasteur, je redeviens petit, je vous appartiens et vous livre mon âme.

Ursule couvrit de larmes joyeuses les mains de son parrain en les lui baisant. Le vieillard prit cette enfant sur ses genoux et la nomma gaiement sa marraine. Le curé tout attendri récita le Veni, Creator dans une sorte d’effusion religieuse. Cet hymne servit de prière du soir à ces trois chrétiens agenouillés.

— Qu’y a-t-il ? demanda la Bougival étonnée.

— Enfin ! mon parrain croit en Dieu, répondit Ursule.

— Ah ! ma foi, tant mieux, il ne lui manquait que ça pour être parfait, s’écria la vieille Bressane en se signant avec une naïveté sérieuse.

— Cher docteur, dit le bon prêtre, vous aurez compris bientôt les grandeurs de la religion et la nécessité de ses pratiques ; vous trouverez sa philosophie, dans ce qu’elle a d’humain, bien plus élevée que celle des esprits les plus audacieux.

Le curé, qui manifestait une joie presque enfantine, convint {p. 68}   alors de catéchiser ce vieillard en conférant avec lui deux fois par semaine. Ainsi, la conversion attribuée à Ursule et à un esprit de calcul sordide fut spontanée. Le curé, qui s’était abstenu pendant quatorze années de toucher aux plaies de ce cœur tout en les déplorant, avait été sollicité comme on va quérir le chirurgien en se sentant blessé. Depuis cette scène, tous les soirs, les prières prononcées par Ursule avaient été faites en commun. De moment en moment le vieillard avait senti la paix succédant en lui-même aux agitations. En ayant, comme il le disait, Dieu pour éditeur responsable des choses inexplicables, son esprit était à l’aise. Sa chère enfant lui répondait qu’il se voyait bien à ceci qu’il avançait dans le royaume de Dieu. Pendant la messe, il venait de lire les prières en y appliquant son entendement, car il s’était élevé dans une première conférence à la divine idée de la communion entre tous les fidèles. Ce vieux néophyte avait compris le symbole éternel attaché à cette nourriture, et que la Foi rend nécessaire quand il a été pénétré dans son sens intime profond, radieux. S’il avait paru pressé de revenir au logis, c’était pour remercier sa chère petite filleule de l’avoir fait entrer en religion, selon la belle expression du temps passé. Aussi la tenait-il sur ses genoux dans son salon, et la baisait-il saintement au front au moment où, salissant de leurs craintes ignobles une si sainte influence, ses héritiers collatéraux prodiguaient à Ursule les outrages les plus grossiers. L’empressement du bonhomme à rentrer chez lui, son prétendu dédain pour ses proches, ses mordantes réponses au sortir de l’église, étaient naturellement attribués par chacun des héritiers à la haine qu’Ursule lui inspirait contre eux.

Pendant que la filleule jouait à son parrain des variations sur la Dernière Pensée de Weber, il se tramait dans la salle à manger de la maison Minoret-Levrault un honnête complot qui devait avoir pour résultat d’amener sur la scène un des principaux personnages de ce drame. Le déjeuner, bruyant comme tous les déjeuners de province, et animé par d’excellents vins qui arrivent à Nemours par le canal, soit de la Bourgogne, soit de la Touraine, dura plus de deux heures. Zélie avait fait venir du coquillage, du poisson de mer et quelques raretés gastronomiques afin de fêter le retour de Désiré. La salle à manger, au milieu de laquelle la table ronde offrait un spectacle réjouissant, avait l’air d’une salle d’auberge. Satisfaite de la grandeur de ses communs, Zélie s’était bâti un pavillon entre sa vaste {p. 69}   cour et son jardin cultivé en légumes, plein d’arbres fruitiers. Tout, chez elle, était seulement propre et solide. L’exemple de Levrault-Levrault avait été terrible pour le pays. Aussi défendit-elle à son maître-architecte de la jeter dans de pareilles sottises. Cette salle était donc tendue d’un papier verni, garnie de chaises en noyer, de buffets en noyer, ornée d’un poêle en faïence, d’un cartel et d’un baromètre. Si la vaisselle était en porcelaine blanche commune, la table brillait par le linge et par une argenterie abondante. Une fois le café servi par Zélie, qui allait et venait comme un grain de plomb dans une bouteille de vin de Champagne, car elle se contentait d’une cuisinière ; quand Désiré, le futur avocat, eut été mis au fait du grand événement de la matinée et de ses conséquences, Zélie ferma la porte, et la parole fut donnée au notaire Dionis. Par le silence qui se fit, et par les regards que chaque héritier attacha sur cette face authentique, il était facile de reconnaître l’empire que ces hommes exercent sur les familles.

— Mes chers enfants, dit-il, votre oncle, étant né en 1746, a ses quatre-vingt-trois ans aujourd’hui ; or, les vieillards sont sujets à des folies, et cette petite…

— Vipère, s’écria madame Massin.

— Misérable ! dit Zélie.

— Ne l’appelons que par son nom, reprit Dionis.

— Eh ! bien, c’est une voleuse, dit madame Crémière.

— Une jolie voleuse, répliqua Désiré Minoret.

— Cette petite Ursule, reprit Dionis, lui tient au cœur. Je n’ai pas attendu, dans l’intérêt de vous tous, qui êtes mes clients, à ce matin pour prendre des renseignements, et voici ce que je sais sur cette jeune…

— Spoliatrice, s’écria le receveur.

— Captatrice de succession ! dit le greffier.

— Chut ! mes amis, dit le notaire, ou je prends mon chapeau, je vous laisse, et bonsoir.

— Allons, papa, s’écria Minoret en lui versant un petit verre de rhum, prenez ?… il est de Rome même. Et allez, il y a cent sous de guides.

— Ursule est, il est vrai, la fille légitime de Joseph Mirouët ; mais son père est le fils naturel de Valentin Mirouët, beau-père de votre oncle. Ursule est donc la nièce naturelle du docteur Denis Minoret. Comme nièce naturelle, le testament que ferait le docteur {p. 70}   en sa faveur serait peut-être attaquable ; et s’il lui laisse ainsi sa fortune, vous intenteriez à Ursule un procès assez mauvais pour vous, car on peut soutenir qu’il n’existe aucun lien de parenté entre Ursule et le docteur ; mais ce procès effraierait certes une jeune fille sans défense et donnerait lieu à quelque transaction.

— La rigueur de la loi est si grande sur les droits des enfants naturels, dit le licencié de fraîche date jaloux de montrer son savoir, qu’aux termes d’un arrêt de la cour de cassation du 7 juillet 1817, l’enfant naturel ne peut rien réclamer de son aïeul naturel, pas même des aliments. Ainsi vous voyez qu’on a étendu la parenté de l’enfant naturel. La loi poursuit l’enfant naturel jusque dans sa descendance légitime, car elle suppose que les libéralités faites aux petits-enfants s’adressent au fils naturel par interposition de personne. Ceci résulte des articles 757, 908 et 911 du Code civil rapprochés. Aussi la Cour Royale de Paris, le 26 décembre de l’année dernière, a-t-elle réduit un legs fait à l’enfant légitime du fils naturel par l’aïeul qui, certes, en tant qu’aïeul, était aussi étranger pour le petit-fils naturel que le docteur, en tant qu’on peut l’être relativement à Ursule.

— Tout cela, dit Goupil, ne me paraît concerner que la question des libéralités faites par les aïeux à la descendance naturelle ; il ne s’agit pas du tout des oncles, qui ne me paraissent avoir aucun lien de parenté avec les enfants légitimes de leurs beaux-frères naturels. Ursule est une étrangère pour le docteur Minoret. Je me souviens d’un arrêt de la Cour Royale de Colmar, rendu en 1825 pendant que j’achevais mon Droit, et par lequel on a déclaré que, l’enfant naturel une fois décédé, sa descendance ne pouvait plus être l’objet d’une interposition. Or, le père d’Ursule est mort.

L’argumentation de Goupil produisit ce que dans les comptes rendus des séances législatives les journalistes désignent par ces mots : Profonde sensation.

— Qu’est-ce que cela signifie ? s’écria Dionis. Que le cas de libéralités faites par l’oncle d’un enfant naturel ne s’est pas encore présenté devant les tribunaux ; mais qu’il s’y présente, et la rigueur de la loi française envers les enfants naturels sera d’autant mieux appliquée que nous sommes dans un temps où la religion est honorée. Aussi puis-je répondre que sur ce procès il y aurait transaction, surtout quand on vous saurait déterminés à conduire Ursule jusqu’en cour de cassation.

{p. 71}   Une joie d’héritiers trouvant des monceaux d’or éclata par des sourires, par des haut-le-corps, par des gestes autour de la table qui ne permirent pas d’apercevoir une dénégation de Goupil. Puis, à cet élan, le profond silence et l’inquiétude succédèrent au premier mot du notaire, mot terrible : — Mais !…

Comme s’il eût tiré le fil d’un de ces petits théâtres dont tous les personnages marchent par saccades au moyen d’un rouage, Dionis vit alors tous les yeux braqués sur lui, tous les visages ramenés à une pose unique.

— Mais aucune loi ne peut empêcher votre oncle d’adopter ou d’épouser Ursule, reprit-il. Quant à l’adoption, elle serait contestée et vous auriez, je crois, gain de cause : les Cours Royales ne badinent pas en matière d’adoption, et vous seriez entendus dans l’enquête. Le docteur a beau porter le cordon de Saint-Michel, être officier de la Légion-d’Honneur et ancien médecin de l’ex-empereur, il succomberait. Mais si vous êtes avertis en cas d’adoption, comment sauriez-vous le mariage ? Le bonhomme est assez rusé pour aller se marier à Paris après un an de domicile, et reconnaître à sa future, par le contrat, une dot d’un million. Le seul acte qui mette votre succession en danger est donc le mariage de la petite et de son oncle.

Ici le notaire fit une pause.

— Il existe un autre danger, dit encore Goupil d’un air capable, celui d’un testament fait à un tiers, le père Bongrand, par exemple, qui aurait un fidéicommis relatif à mademoiselle Ursule Mirouët.

— Si vous taquinez votre oncle, reprit Dionis en coupant la parole à son maître clerc, si vous n’êtes pas tous excellents pour Ursule, vous le pousserez soit au mariage, soit au fidéicommis dont vous parle Goupil ; mais je ne le crois pas capable de recourir au fidéicommis, moyen dangereux. Quant au mariage, il est facile de l’empêcher. Désiré n’a qu’à faire un doigt de cour à la petite, elle préférera toujours un charmant jeune homme, le coq de Nemours, à un vieillard.

— Ma mère, dit à l’oreille de Zélie le fils du maître de poste autant alléché par la somme que par la beauté d’Ursule, si je l’épousais, nous aurions tout.

— Es-tu fou ? toi qui auras un jour cinquante mille livres de rentes et qui dois devenir député ! Tant que je serai vivante, tu ne te casseras pas le cou par un sot mariage. Sept cent mille francs ?… la {p. 72}   belle poussée ! La fille unique à monsieur le maire aura cinquante mille francs de rentes, et m’a déjà été proposée…

Cette réponse, où pour la première fois de sa vie sa mère lui parlait avec rudesse, éteignit en Désiré tout espoir de mariage avec la belle Florine6, car son père et lui ne l’emporteraient jamais sur la décision écrite dans les terribles yeux bleus de Zélie.

— Hé ! mais, dites donc, monsieur Dionis, s’écria Crémière à qui sa femme avait poussé le coude, si le bonhomme prenait la chose au sérieux et mariait sa pupille à Désiré en lui donnant la nue propriété de toute la fortune, adieu la succession ! Et qu’il vive encore cinq ans, notre oncle aura bien un million.

— Jamais, s’écria Zélie, ni de ma vie ni de mes jours, Désiré n’épousera la fille d’un bâtard, une fille prise par charité, ramassée sur la place ! Vertu de chou ! mon fils doit représenter les Minoret à la mort de son oncle, et les Minoret ont cinq cents ans de bonne bourgeoisie. Cela vaut la noblesse. Soyez tranquilles là-dessus : Désiré se mariera quand nous saurons ce qu’il peut devenir à la Chambre des Députés.

Cette hautaine déclaration fut appuyée par Goupil, qui dit : — Désiré, doté de vingt-quatre mille livres de rentes, deviendra ou Président de Cour Royale ou procureur-général, ce qui mène à la pairie ; et un sot mariage l’enfoncerait.

Les héritiers se parlèrent tous alors les uns aux autres ; mais ils se turent au coup de poing que Minoret frappa sur la table pour maintenir la parole au notaire.

— Votre oncle est un brave et digne homme, reprit Dionis. Il se croit immortel ; et, comme tous les gens d’esprit, il se laissera surprendre par la mort sans avoir testé. Mon opinion est donc pour le moment de le pousser à placer ses capitaux de manière à rendre votre dépossession difficile, et l’occasion s’en présente. Le petit Portenduère est à Sainte-Pélagie écroué pour cent et quelques mille francs de dettes. Sa vieille mère le sait en prison, elle pleure comme une Madeleine et attend l’abbé Chaperon à dîner, sans doute pour causer avec lui de ce désastre. Eh ! bien, j’irai ce soir engager votre oncle à vendre ses rentes cinq pour cent consolidés, qui sont à cent dix-huit, et à prêter à madame de Portenduère, sur sa ferme des Bordières et sur sa maison, la somme nécessaire pour dégager l’enfant prodigue. Je suis dans mon rôle de notaire en lui parlant pour ce petit niais de Portenduère, et il est {p. 73}   très-naturel que je veuille lui faire déplacer ses rentes : j’y gagne des actes, des ventes, des affaires. Si je puis devenir son conseil, je lui proposerai d’autres placements en terre pour le surplus du capital, et j’en ai d’excellents à mon Étude. Une fois sa fortune mise en propriétés foncières ou en créances hypothécaires dans le pays, elle ne s’envolera pas facilement. On peut toujours faire naître des embarras entre la volonté de réaliser et la réalisation.

Les héritiers, frappés de la justesse de cette argumentation bien plus habile que celle de monsieur Josse, firent entendre des murmures approbatifs.

— Entendez-vous donc bien, dit le notaire en terminant, pour garder votre oncle à Nemours où il a ses habitudes, où vous pourrez le surveiller. En donnant un amant à la petite, vous empêchez le mariage…

— Mais si le mariage se faisait ? dit Goupil étreint par une pensée ambitieuse.

— Ce ne serait pas déjà si bête, car la perte serait chiffrée, on saurait ce que le bonhomme veut lui donner, répondit le notaire. Mais si vous lui lâchez Désiré, il peut bien lambiner la petite jusqu’à la mort du bonhomme. Les mariages se font et se défont.

— Le plus court, dit Goupil, si le docteur doit vivre encore long-temps, serait de la marier à un bon garçon qui vous en débarrasserait en allant s’établir avec elle à Sens, à Montargis, à Orléans, avec cent mille francs.

Dionis, Massin, Zélie et Goupil, les seules têtes fortes de cette assemblée, échangèrent quatre regards remplis de pensées.

— Ce serait le ver dans la poire, dit Zélie à l’oreille de Massin.

— Pourquoi l’a-t-on laissé venir ? répondit le greffier.

— Ça t’irait ! cria Désiré à Goupil ; mais pourrais-tu jamais te tenir assez proprement pour plaire au vieillard et à sa pupille ?

— Tu ne te frottes pas le ventre avec un panier, dit le maître de poste qui finit par comprendre l’idée de Goupil.

Cette grosse plaisanterie eut un succès prodigieux. Le maître-clerc examina les rieurs par un regard circulaire si terrible que le silence se rétablit aussitôt.

— Aujourd’hui, dit Zélie à Massin d’oreille à oreille, les notaires ne connaissent que leurs intérêts ; et si Dionis allait, pour faire des actes, se mettre du côté d’Ursule ?

— Je suis sûr de lui, répondit le greffier en jetant à sa cousine {p. 74}   un regard de ses petits yeux malicieux. Il allait ajouter : J’ai de quoi le perdre ! Mais il se retint. — Je suis tout à fait de l’avis de Dionis, dit-il à haute voix.

— Et moi aussi, s’écria Zélie qui cependant soupçonnait déjà le notaire d’une collusion d’intérêts avec le greffier.

— Ma femme a voté ! dit le maître de poste en humant un petit verre, quoique déjà sa face fût violacée par la digestion du déjeuner et par une notable absorption de liquides.

— C’est très-bien, dit le percepteur.

— J’irai donc après le dîner ? reprit Dionis.

— Si monsieur Dionis a raison, dit madame Crémière à madame Massin, il faut aller chez notre oncle comme autrefois, en soirée tous les dimanches, et faire tout ce que vient de nous dire monsieur Dionis.

— Oui, pour être reçus comme nous l’étions ! s’écria Zélie. Après tout, nous avons plus de quarante bonnes mille livres de rentes, et il a refusé toutes nos invitations ; nous le valons bien. Si je ne sais pas faire des ordonnances, je sais mener ma barque, moi !

— Comme je suis loin d’avoir quarante mille livres de rentes, dit madame Massin un peu piquée, je ne me soucie pas d’en perdre dix mille !

— Nous sommes ses nièces, nous le soignerons : nous y verrons clair, dit madame Crémière, et vous nous en saurez gré quelque jour, cousine.

— Ménagez bien Ursule, le vieux bonhomme de Jordy lui a laissé ses économies ! fit le notaire en levant son index droit à la hauteur de sa lèvre.

— Je vais me mettre sur mon cinquante et un, s’écria Désiré.

— Vous avez été aussi fort que Desroches, le plus fort des avoués de Paris, dit Goupil à son patron en sortant de la Poste.

— Et ils discutent nos honoraires ! répondit le notaire en souriant avec amertume.

Les héritiers qui reconduisaient Dionis et son premier clerc se trouvèrent le visage assez allumé par le déjeuner, tous, à la sortie des vêpres. Selon les prévisions du notaire, l’abbé Chaperon donnait le bras à la vieille madame de Portenduère.

— Elle l’a traîné à vêpres, s’écria madame Massin en montrant à madame Crémière Ursule et son parrain qui sortaient de l’église.

{p. 75}   — Allons lui parler, dit madame Crémière en s’avançant vers le vieillard.

Le changement que la conférence avait opéré sur tous ces visages surprit le docteur Minoret. Il se demanda la cause de cette amitié de commande, et par curiosité favorisa la rencontre d’Ursule et des deux femmes empressées de la saluer avec une affection exagérée et des sourires forcés.

— Mon oncle, nous permettrez-vous de venir vous voir ce soir ? dit madame Crémière. Nous avons cru quelquefois vous gêner ; mais il y a bien long-temps que nos enfants ne vous ont rendu leurs devoirs, et voilà nos filles en âge de faire connaissance avec notre chère Ursule.

— Ursule est digne de son nom, répliqua le docteur, elle est très-sauvage.

— Laissez-nous l’apprivoiser, dit madame Massin. Et puis, tenez, mon oncle, ajouta cette bonne ménagère en essayant de cacher ses projets sous un calcul d’économie, on nous a dit que votre chère filleule a un si beau talent sur le forté, que nous serions bien enchantées de l’entendre. Madame Crémière et moi, nous sommes assez disposées à prendre son maître pour nos petites ; car s’il avait sept ou huit élèves, il pourrait mettre le prix de ses leçons à la portée de nos fortunes…

— Volontiers, dit le vieillard, et cela se trouvera d’autant mieux que je veux aussi donner un maître de chant à Ursule.

— Eh ! bien, à ce soir, mon oncle, nous viendrons avec votre petit-neveu Désiré, que voilà maintenant avocat.

— À ce soir, répondit Minoret qui voulut pénétrer ces petites âmes.

Les deux nièces serrèrent la main d’Ursule en lui disant avec une grâce affectée : — Au revoir.

— Oh ! mon parrain, vous lisez donc dans mon cœur, s’écria Ursule en jetant au vieillard un regard plein de remercîments.

— Tu as de la voix, dit-il. Et je veux te donner aussi des maîtres de dessin et d’italien. Une femme, reprit le docteur en regardant Ursule au moment où il ouvrait la grille de sa maison, doit être élevée de manière à se trouver à la hauteur de toutes les positions où son mariage peut la mettre.

Ursule devint rouge comme une cerise : son tuteur semblait penser à la personne à laquelle elle pensait elle-même. En se sentant {p. 76}   près d’avouer au docteur le penchant involontaire qui la portait à s’occuper de Savinien et à lui rapporter tous ses désirs de perfection, elle alla s’asseoir sous le massif de plantes grimpantes où, de loin, elle se détachait comme une fleur blanche et bleue.

— Vous voyez bien, mon parrain, que vos nièces sont bonnes pour moi ; elles ont été gentilles, dit-elle en le voyant venir et pour lui donner le change sur les pensées qui la rendaient rêveuse.

— Pauvre petite, s’écria le vieillard.

Il étala sur son bras la main d’Ursule en la tapotant et l’emmena le long de la terrasse au bord de la rivière où personne ne pouvait les entendre.

— Pourquoi dites-vous pauvre petite ?

— Ne vois-tu pas qu’elles te craignent ?

— Et pourquoi ?

— Mes héritiers sont en ce moment tous inquiets de ma conversion, ils l’ont sans doute attribuée à l’empire que tu exerces sur moi, et s’imaginent que je les frustrerai de ma succession pour t’enrichir.

— Mais ce ne sera pas ?… dit naïvement Ursule en regardant son parrain.

— Oh ! divine consolation de mes vieux jours, dit le vieillard qui enleva de terre sa pupille et la baisa sur les deux joues. C’est bien pour elle et non pour moi, mon Dieu ! que je vous ai prié tout à l’heure de me laisser vivre jusqu’au jour où je l’aurai confiée à quelque bon être digne d’elle. Tu verras, mon petit ange, les comédies que les Minoret, les Crémière et les Massin vont venir jouer ici. Tu veux embellir et prolonger ma vie, toi ! Eux, ils ne pensent qu’à ma mort.

— Dieu nous défend de haïr, mais si cela est ?… oh ! je les méprise bien, fit Ursule.

— Le dîner, cria la Bougival du haut du perron qui du côté du jardin se trouvait au bout du corridor.

Ursule et son tuteur étaient au dessert dans la jolie salle à manger décorée de peintures chinoises en façon de laque, la ruine de Levrault-Levrault, lorsque le juge de paix se présenta ; le docteur lui offrit, telle était sa grande marque d’intimité, une tasse de son café Moka mélangé de café Bourbon et de café Martinique brûlé, moulu, fait par lui-même dans une cafetière d’argent, dite à la Chaptal.

{p. 77}   — Eh ! bien, dit Bongrand en relevant ses lunettes et regardant le vieillard d’un air narquois, la ville est en l’air, votre apparition à l’église a révolutionné vos parents. Vous laissez votre fortune aux prêtres, aux pauvres. Vous les avez remués, et ils se remuent, ah ! J’ai vu leur première émeute sur la place, ils étaient affairés comme des fourmis à qui l’on a pris leurs œufs.

— Que te disais-je, Ursule ? s’écria le vieillard. Au risque de te peiner, mon enfant, ne dois-je pas t’apprendre à connaître le monde et te mettre en garde contre des inimitiés imméritées !

— Je voudrais vous dire un mot à ce sujet, reprit Bongrand en saisissant cette occasion de parler à son vieil ami de l’avenir d’Ursule.

Le docteur mit un bonnet de velours noir sur sa tête blanche, le juge de paix garda son chapeau pour se garantir de la fraîcheur, et tous deux ils se promenèrent le long de la terrasse en discutant les moyens d’assurer à Ursule ce que son parrain voudrait lui donner. Le juge de paix connaissait l’opinion de Dionis sur l’invalidité d’un testament fait par le docteur en faveur d’Ursule, car Nemours se préoccupait trop de la succession Minoret pour que cette question n’eût pas été agitée entre les jurisconsultes de la ville. Bongrand avait décidé qu’Ursule Mirouët était une étrangère à l’égard du docteur Minoret, mais il sentait bien que l’esprit de la législation repoussait de la famille les superfétations illégitimes. Les rédacteurs du code n’avaient prévu que la faiblesse des pères et des mères pour les enfants naturels, sans imaginer que des oncles ou des tantes épouseraient la tendresse de l’enfant naturel en faveur de sa descendance. Évidemment il se rencontrait une lacune dans la loi.

— En tout autre pays, dit-il au docteur en achevant de lui exposer l’état de la jurisprudence que Goupil, Dionis et Désiré venaient d’expliquer aux héritiers, Ursule n’aurait rien à craindre ; elle est fille légitime, et l’incapacité de son père ne devrait avoir d’effet qu’à l’égard de la succession de Valentin Mirouët, votre beau-père ; mais en France, la magistrature est malheureusement très-spirituelle et conséquentielle, elle recherche l’esprit de la loi. Des avocats parleront morale et démontreront que la lacune du code vient de la bonhomie des législateurs qui n’ont pas prévu le cas, mais qui n’en ont pas moins établi un principe. Le procès sera long et dispendieux. Avec Zélie on irait jusqu’en cour de cassation, et je ne suis pas sûr d’être encore vivant quand ce procès se fera.

{p. 78}   — Le meilleur des procès ne vaut encore rien, s’écria le docteur. Je vois déjà des mémoires sur cette question : Jusqu’à quel degré l’incapacité qui, en matière de succession, frappe les enfants naturels, doit-elle s’étendre ? et la gloire d’un bon avocat consiste à gagner de mauvais procès.

— Ma foi, dit Bongrand, je n’oserais prendre sur moi d’affirmer que les magistrats n’étendraient pas le sens de la loi dans l’intention d’étendre la protection accordée au mariage, base éternelle des sociétés.

Sans se prononcer sur ses intentions, le vieillard rejeta le fidéicommis. Mais quant à la voie d’un mariage que Bongrand lui proposa de prendre pour assurer sa fortune à Ursule : — Pauvre petite ! s’écria le docteur. Je suis capable de vivre encore quinze ans, que deviendrait-elle ?

— Eh ! bien, que comptez-vous donc faire ?… dit Bongrand.

— Nous y penserons, je verrai, répondit le vieux docteur évidemment embarrassé de répondre.

En ce moment Ursule vint annoncer aux deux amis que Dionis demandait à parler au docteur.

— Déjà Dionis ? s’écria Minoret en regardant le juge de paix. — Oui, répondit-il à Ursule, qu’il entre.

— Je gagerais mes lunettes contre une allumette, qu’il est le paravent de vos héritiers ; ils ont déjeuné tous à la Poste avec Dionis, il s’y est machiné quelque chose.

Le notaire, amené par Ursule, arriva jusqu’au fond du jardin. Après les salutations et quelques phrases insignifiantes, Dionis obtint un moment d’audience particulière. Ursule et Bongrand se retirèrent au salon.

— Nous y penserons ! Je verrai ! se disait en lui-même Bongrand en répétant les dernières paroles du docteur. Voilà le mot des gens d’esprit ; la mort les surprend, et ils laissent dans l’embarras les êtres qui leur sont chers !

La défiance que les hommes d’élite inspirent aux gens d’affaires est remarquable : ils ne leur accordent pas le moins en leur reconnaissant le plus. Mais peut-être cette défiance est-elle un éloge ? En leur voyant habiter le sommet des choses humaines, les gens d’affaires ne croient pas les hommes supérieurs capables de descendre aux infiniment petits des détails qui, de même que les intérêts en finance et les microscopiques en science naturelle, {p. 79}   finissent par égaler les capitaux et par former des mondes. Erreur ! l’homme de cœur et l’homme de génie voient tout. Bongrand, piqué du silence que le docteur avait gardé, mais mû7 sans doute par l’intérêt d’Ursule et le croyant compromis, résolut de la défendre contre les héritiers. Il était désespéré de ne rien savoir de cet entretien du vieillard avec Dionis.

— Quelque pure que soit Ursule, pensa-t-il en l’examinant, il est un point sur lequel les jeunes filles ont coutume de faire à elles seules la jurisprudence et la morale. Essayons ! — Les Minoret-Levrault, dit-il à Ursule en raffermissant ses lunettes, sont capables de vous demander en mariage pour leur fils.

La pauvre petite pâlit : elle était trop bien élevée, elle avait une trop sainte délicatesse pour aller écouter ce qui se disait entre Dionis et son oncle ; mais, après une petite délibération intime, elle crut pouvoir se montrer, en pensant que, si elle était de trop, son parrain le lui ferait sentir. Le pavillon chinois où se trouvait le cabinet du docteur avait les persiennes de sa porte-fenêtre ouvertes. Ursule inventa d’aller tout y fermer elle-même. Elle s’excusa de laisser seul au salon le juge de paix, qui lui dit en souriant : — Faites ! faites ! Ursule arriva sur les marches du perron par où l’on descendait du pavillon chinois au jardin, et y resta pendant quelques minutes, manœuvrant les persiennes avec lenteur et regardant le coucher du soleil. Elle entendit alors cette réponse faite par le docteur qui venait vers le pavillon chinois.

— Mes héritiers seraient enchantés de me voir des biens-fonds, des hypothèques ; ils s’imaginent que ma fortune serait beaucoup plus en sûreté : je devine tout ce qu’ils se disent, et peut-être venez-vous de leur part ? Apprenez, mon cher monsieur, que mes dispositions sont irrévocables. Mes héritiers auront le capital de la fortune que j’ai apportée ici, qu’ils se tiennent pour avertis et me laissent tranquille. Si l’un d’eux dérangeait quelque chose à ce que je crois devoir faire pour cet enfant (il désigna sa filleule), je reviendrais de l’autre monde pour les tourmenter ! Ainsi, monsieur Savinien de Portenduère peut bien rester en prison, si l’on compte sur moi pour l’en tirer, ajouta le docteur. Je ne vendrai point mes rentes.

En entendant ce dernier fragment de phrase, Ursule éprouva la première et la seule douleur qui l’eût atteinte, elle appuya son front à la persienne en s’y attachant pour se soutenir.

— Mon Dieu ! qu’a-t-elle ? s’écria le vieux médecin, elle est sans {p. 80}   couleur. Une pareille émotion après dîner peut la tuer. Il étendit le bras pour prendre Ursule qui tombait presque évanouie. — Adieu, monsieur, laissez-moi, dit-il au notaire.

Il transporta sa filleule sur une immense bergère du temps de Louis XV, qui se trouvait dans son cabinet, saisit un flacon d’éther au milieu de sa pharmacie et le lui fit respirer.

— Remplacez-moi, mon ami, dit-il à Bongrand effrayé, je veux rester seul avec elle.

Le juge de paix reconduisit le notaire jusqu’à la grille en lui demandant, sans y mettre aucun empressement : — Qu’est-il donc arrivé à Ursule ?

— Je ne sais pas, répondit monsieur Dionis. Elle était sur les marches à nous écouter ; et quand son oncle m’a refusé de prêter la somme nécessaire au jeune Portenduère, qui est en prison pour dettes, car il n’a pas eu, comme monsieur du Rouvre, un monsieur Bongrand pour le défendre, elle a pâli, chancelé… L’aimerait-elle ? Y aurait-il entre eux…

— À quinze ans ? répliqua Bongrand en interrompant Dionis.

— Elle est née en février 1814, elle aura seize ans dans quatre mois.

— Elle n’a jamais vu le voisin, répondit le juge de paix. Non, c’est une crise.

— Une crise de cœur, répliqua le notaire.

Le notaire était assez enchanté de cette découverte, qui devait empêcher le redoutable mariage in extremis par lequel le docteur pouvait frustrer ses héritiers ; tandis que Bongrand voyait ses châteaux en Espagne démolis : depuis long-temps il pensait à marier son fils avec Ursule.

— Si la pauvre enfant aimait ce garçon, ce serait un malheur pour elle : madame de Portenduère est bretonne et entichée de noblesse, répondit le juge de paix après une pause.

— Heureusement… pour l’honneur des Portenduère, répliqua le notaire qui faillit se laisser deviner.

Rendons au brave et honnête juge de paix la justice de dire, qu’en venant de la grille au salon, il abandonna, non sans douleur pour son fils, l’espérance qu’il avait caressée de pouvoir un jour nommer Ursule sa fille. Il comptait donner six mille livres de rentes à son fils le jour où il serait nommé substitut ; et si le docteur eût voulu doter Ursule de cent mille francs, ces deux jeunes gens devaient {p. 81}   être la perle des ménages ; son Eugène était un loyal et charmant garçon. Peut-être avait-il un peu trop vanté cet Eugène, et la défiance du vieux Minoret venait-elle de là.

— Je me rabattrai sur la fille du maire, pensa Bongrand. Mais Ursule sans dot vaut mieux que mademoiselle Levrault-Crémière avec son million. Maintenant il faut manœuvrer pour faire épouser à Ursule ce petit Portenduère, si toutefois elle l’aime.

Après avoir fermé la porte du côté de la bibliothèque et celle du jardin, le docteur avait amené sa pupille à la fenêtre qui donnait sur le bord de l’eau.

— Qu’as-tu, cruelle enfant ? lui dit-il. Ta vie est ma vie. Sans ton sourire, que deviendrais-je ?

— Savinien en prison, répondit-elle.

Après ces mots, un torrent de larmes sortit de ses yeux, et les sanglots vinrent.

— Elle est sauvée, pensa le vieillard qui lui tâtait le pouls avec une anxiété de père. Hélas ! elle a toute la sensibilité de ma pauvre femme, se dit-il en allant prendre un stéthoscope qu’il mit sur le cœur d’Ursule en y appliquant son oreille. Allons, tout va bien ! se dit-il. — Je ne savais pas, mon cœur, que tu l’aimasses autant déjà, reprit-il en la regardant. Mais pense avec moi comme avec toi-même, et raconte-moi tout ce qui s’est passé entre vous deux.

— Je ne l’aime pas, mon parrain, nous ne nous sommes jamais rien dit, répondit-elle en sanglotant. Mais apprendre que ce pauvre jeune homme est en prison et savoir que vous refusez durement de l’en tirer, vous si bon !

— Ursule, mon bon petit ange, si tu ne l’aimes pas, pourquoi fais-tu devant le jour de saint Savinien un point rouge comme devant le jour de saint Denis ? Allons, raconte-moi les moindres événements de cette affaire de cœur.

Ursule rougit, retint quelques larmes, et il se fit entre elle et son oncle un moment de silence.

— As-tu peur de ton père, de ton ami, de ta mère, de ton médecin, de ton parrain, dont le cœur a été depuis quelques jours rendu plus tendre encore qu’il ne l’était8 ?

— Eh ! bien, cher parrain, reprit-elle, je vais vous ouvrir mon âme. Au mois de mai, monsieur Savinien est venu voir sa mère. Jusqu’à ce voyage, je n’avais jamais fait la moindre attention à lui. Quand il est parti pour demeurer à Paris, j’étais une enfant, et ne {p. 82}   voyais, je vous le jure, aucune différence entre un jeune homme et vous autres, si ce n’est que je vous aimais sans imaginer jamais pouvoir aimer mieux qui que ce soit. Monsieur Savinien est arrivé par la malle la veille du jour de la fête de sa mère sans que nous le sussions. À sept heures du matin, après avoir dit mes prières, en ouvrant la fenêtre pour donner de l’air à ma chambre, je vois les fenêtres de la chambre de monsieur Savinien ouvertes, et monsieur Savinien en robe de chambre, occupé à se faire la barbe, et mettant à ses mouvements une grâce… enfin je l’ai trouvé gentil. Il a peigné ses moustaches noires, sa virgule sous le menton, et j’ai vu son cou blanc, rond… Faut-il vous dire tout ?… je me suis aperçue que ce cou si frais, ce visage et ces beaux cheveux noirs étaient bien différents des vôtres, quand je vous regardais vous faisant la barbe. Il m’a monté, je ne sais d’où, comme une vapeur par vagues au cœur, dans le gosier, à la tête, et si violemment que je me suis assise. Je ne pouvais me tenir debout, je tremblais. Mais j’avais tant envie de le revoir, que je me suis mise sur la pointe des pieds, il m’a vue alors, et m’a, pour plaisanter, envoyé du bout des doigts un baiser, et…

— Et ?…

— Et, reprit-elle, je me suis cachée, aussi honteuse qu’heureuse, sans m’expliquer pourquoi j’avais honte de ce bonheur. Ce mouvement qui m’éblouissait l’âme en y amenant je ne sais quelle puissance, s’est renouvelé toutes les fois qu’en moi-même je revoyais cette jeune figure. Enfin je me plaisais à retrouver cette émotion quelque violente qu’elle fût. En allant à la messe, une force invincible m’a poussée à regarder monsieur Savinien donnant le bras à sa mère : sa démarche, ses vêtements, tout jusqu’au bruit de ses bottes sur le pavé me paraissait joli. La moindre chose de lui, sa main si finement gantée, exerçait sur moi comme un charme. Cependant j’ai eu la force de ne pas penser à lui pendant la messe. À la sortie, je suis restée dans l’église de manière à laisser partir madame de Portenduère la première et à marcher ainsi après lui. Je ne saurais vous exprimer combien ces petits arrangements m’intéressaient. En rentrant, quand je me suis retournée pour fermer la grille…

— Et la Bougival ?… dit le docteur.

— Oh ! je l’avais laissée aller à sa cuisine, dit naïvement Ursule. J’ai donc pu voir naturellement monsieur Savinien planté sur ses jambes et me contemplant. Oh ! parrain, je me suis sentie si fière {p. 83}   en croyant remarquer dans ses yeux une sorte de surprise et d’admiration, que je ne sais pas ce que j’aurais fait pour lui fournir l’occasion de me regarder. Il m’a semblé que je ne devais plus désormais m’occuper que de lui plaire. Son regard est maintenant la plus douce récompense de mes bonnes actions. Depuis ce moment, je songe à lui sans cesse et malgré moi. Monsieur Savinien est reparti le soir, je ne l’ai plus revu, la rue des Bourgeois m’a paru vide, et il a comme emporté mon cœur avec lui sans le savoir.

— Voilà tout ? dit le docteur.

— Tout, mon parrain, dit-elle avec un soupir où le regret de ne pas avoir à en dire davantage était étouffé sous la douleur du moment.

— Ma chère petite, dit le docteur en asseyant Ursule sur ses genoux, tu vas attraper tes seize ans bientôt, et ta vie de femme va commencer. Tu es entre ton enfance bénie qui cesse, et les agitations de l’amour qui te feront une existence orageuse, car tu as le système nerveux d’une exquise sensibilité. Ce qui t’arrive, c’est l’amour, ma fille, dit le vieillard avec une expression de profonde tristesse, c’est l’amour dans sa sainte naïveté, l’amour comme il doit être : involontaire, rapide, venu comme un voleur qui prend tout… oui, tout ! Et je m’y attendais. J’ai bien observé les femmes, et sais que, si chez la plupart l’amour ne s’empare d’elles qu’après bien des témoignages, des miracles d’affection, si celles-là ne rompent leur silence et ne cèdent que vaincues ; il en est d’autres qui, sous l’empire d’une sympathie explicable aujourd’hui par les fluides magnétiques, sont envahies en un instant. Je puis te le dire aujourd’hui : aussitôt que j’ai vu la charmante femme qui portait ton nom, j’ai senti que je l’aimerais uniquement et fidèlement sans savoir si nos caractères, si nos personnes se conviendraient. Y a-t-il en amour une seconde vue ? Quelle réponse faire, après avoir vu tant d’unions célébrées sous les auspices d’un si céleste contrat, plus tard brisées, engendrant des haines presque éternelles, des répulsions absolues ? Les sens peuvent, pour ainsi dire, s’appréhender et les idées être en désaccord : et peut-être certaines personnes vivent-elles plus par les idées que par le corps ? Au contraire, souvent les caractères s’accordent et les personnes se déplaisent. Ces deux phénomènes si différents, qui rendraient raison de bien des malheurs, démontrent la sagesse des lois qui laissent aux parents la haute main sur le mariage de leurs enfants ; car une jeune fille est {p. 84}   souvent la dupe de l’une de ces deux hallucinations. Aussi ne te blâmé-je pas. Les sensations que tu éprouves, ce mouvement de ta sensibilité qui se précipite de son centre encore inconnu sur ton cœur et sur ton intelligence, ce bonheur avec lequel tu penses à Savinien, tout est naturel. Mais, mon enfant adoré, comme te l’a dit notre bon abbé Chaperon, la Société demande le sacrifice de beaucoup de penchants naturels. Autres sont les destinées de l’homme, autres sont celles de la femme. J’ai pu choisir Ursule Mirouët pour femme, et venir à elle en lui disant combien je l’aimais ; tandis qu’une jeune fille ment à ses vertus en sollicitant l’amour de celui qu’elle aime : la femme n’a pas comme nous la faculté de poursuivre au grand jour l’accomplissement de ses vœux9. Aussi la pudeur est-elle chez vous, et surtout chez toi, la barrière infranchissable qui garde les secrets de votre cœur. Ton hésitation à me confier tes premières émotions m’a dit assez que tu souffrirais les plus cruelles tortures plutôt que d’avouer à Savinien…

— Oh ! oui, dit-elle.

— Mais, mon enfant, tu dois faire plus : tu dois réprimer les mouvements de ton cœur, les oublier.

— Pourquoi ?

— Parce que, mon petit ange, tu ne dois aimer que l’homme qui sera ton mari ; et quand même monsieur Savinien de Portenduère t’aimerait…

— Je n’y ai pas encore pensé.

— Écoute-moi ? Quand même il t’aimerait, quand sa mère me demanderait ta main pour lui, je ne consentirais à ce mariage qu’après avoir soumis Savinien à un long et mûr examen. Sa conduite vient de le rendre suspect à toutes les familles, et de mettre entre les héritières et lui des barrières qui tomberont difficilement.

Un sourire d’ange sécha les pleurs d’Ursule, qui dit : — À quelque chose malheur est bon ! Le docteur fut sans réponse à cette naïveté. — Qu’a-t-il fait, mon parrain ? reprit-elle.

— En deux ans, mon petit ange, il a fait à Paris pour cent vingt mille francs de dettes ! Il a eu la sottise de se laisser coffrer à Sainte-Pélagie, maladresse qui déconsidère à jamais un jeune homme par le temps qui court. Un dissipateur capable de plonger une pauvre mère dans la douleur et la misère fait, comme ton pauvre père, mourir sa femme de désespoir !

— Croyez-vous qu’il puisse se corriger ? demanda-t-elle.

{p. 85}   — Si sa mère paye pour lui, il se sera mis sur la paille, et je ne sais pas de pire correction pour un noble que d’être sans fortune.

Cette réponse rendit Ursule pensive : elle essuya ses larmes et dit à son parrain : — Si vous pouvez le sauver, sauvez-le, mon parrain ; ce service vous donnera le droit de le conseiller : vous lui ferez des remontrances…

— Et, dit le docteur en imitant le parler d’Ursule, il pourra venir ici, la vieille dame y viendra, nous les verrons, et…

— Je ne songe en ce moment qu’à lui-même, répondit Ursule en rougissant.

— Ne pense plus à lui, ma pauvre enfant ; c’est une folie ! dit gravement le docteur. Jamais madame de Portenduère, une Kergarouët, n’eût-elle que trois cents livres par an pour vivre, ne consentirait au mariage du vicomte Savinien de Portenduère, petit-neveu du feu comte de Portenduère, lieutenant-général des armées navales du roi et fils du vicomte de Portenduère, capitaine de vaisseau, avec qui ? avec Ursule Mirouët, fille d’un musicien de régiment, sans fortune, et dont le père, hélas ! voici le moment de te le dire, était le bâtard d’un organiste, de mon beau-père.

— Ô mon parrain ! vous avez raison : nous ne sommes égaux que devant Dieu. Je ne songerai plus à lui que dans mes prières, dit-elle au milieu des sanglots que cette révélation excita. Donnez-lui tout ce que vous me destinez. De quoi peut avoir besoin une pauvre fille comme moi ? En prison, lui !

— Offre à Dieu toutes tes mortifications, et peut-être nous viendra-t-il en aide.

Le silence régna pendant quelques instants. Quand Ursule, qui n’osait regarder son parrain, leva les yeux sur lui, son cœur fut profondément remué lorsqu’elle vit des larmes roulant sur ses joues flétries. Les pleurs des vieillards sont aussi terribles que ceux des enfants sont naturels.

— Qu’avez-vous ? mon Dieu ! dit-elle en se jetant à ses pieds et lui baisant les mains. N’êtes-vous pas sûr de moi ?

— Moi qui voudrais satisfaire à tous tes vœux, je suis obligé de te causer la première grande douleur de ta vie ! Je souffre autant que toi. Je n’ai pleuré qu’à la mort de mes enfants et à celle d’Ursule. Tiens, je ferai tout ce que tu voudras, s’écria-t-il.

À travers ses larmes, Ursule jeta sur son parrain un regard qui fut comme un éclair. Elle sourit.

{p. 86}   — Allons au salon, et sache te garder le secret à toi-même sur tout ceci, ma petite, dit le docteur en laissant sa filleule dans son cabinet.

Ce père se sentit si faible contre ce divin sourire qu’il allait dire un mot d’espérance et tromper ainsi sa filleule.

En ce moment madame de Portenduère, seule avec le curé dans sa froide petite salle au rez-de-chaussée, avait fini de confier ses douleurs à ce bon prêtre, son seul ami. Elle tenait à la main des lettres que l’abbé Chaperon venait de lui rendre après les avoir lues, et qui avaient mis ses misères au comble. Assise dans sa bergère d’un côté de la table carrée où se voyaient les restes du dessert, la vieille dame regardait le curé, qui de l’autre côté, ramassé dans son fauteuil, se caressait le menton par ce geste commun aux valets de théâtre, aux mathématiciens, aux prêtres, et qui trahit quelque méditation sur un problème difficile à résoudre.

Cette petite salle, éclairée par deux fenêtres sur la rue et garnie de boiseries peintes en gris, était si humide que les panneaux du bas offraient aux regards les fendillements géométriques du bois pourri quand il n’est plus maintenu que par la peinture. Le carreau, rouge et frotté par l’unique servante de la vieille dame, exigeait devant chaque siège de petits ronds en sparteries sur l’un desquels l’abbé tenait ses pieds. Les rideaux, de vieux damas vert-clair à fleurs vertes, étaient tirés, et les persiennes avaient été fermées. Deux bougies éclairaient la table, tout en laissant la chambre dans le clair-obscur. Est-il besoin de dire qu’entre les deux fenêtres un beau pastel de Latour montrait le fameux amiral de Portenduère, le rival des Suffren, des Kergarouët, des Guichen et des Simeuse. Sur la boiserie en face de la cheminée, on apercevait le vicomte de Portenduère et la mère de la vieille dame, une Kergarouët-Ploëgat. Savinien avait donc pour grand-oncle le vice-amiral de Kergarouët, et pour cousin le comte de Portenduère, petit-fils de l’amiral, l’un et l’autre fort riches. Le vice-amiral de Kergarouët habitait Paris, et le comte de Portenduère le château de ce nom dans le Dauphiné. Son cousin le comte représentait la branche aînée, et Savinien était le seul rejeton du cadet de Portenduère. Le comte, âgé de plus de quarante ans, marié à une femme riche, avait trois enfants. Sa fortune, accrue de plusieurs héritages, se montait, dit-on, à soixante mille livres de rentes. Député de l’Isère, il passait ses hivers à Paris où il avait racheté l’hôtel de {p. 87}   Portenduère avec les indemnités que lui valait la loi Villèle. Le vice-amiral de Kergarouët avait récemment épousé sa nièce, mademoiselle de Fontaine, uniquement pour lui assurer sa fortune. Les fautes du vicomte devaient donc lui faire perdre deux puissantes protections. Jeune et joli garçon, si Savinien fût entré dans la marine, avec son nom et appuyé par un amiral, par un député, peut-être à vingt-trois ans eût-il été déjà lieutenant de vaisseau ; mais sa mère, opposée à ce que son fils unique se destinât à l’état militaire, l’avait fait élever à Nemours par un vicaire de l’abbé Chaperon, et s’était flattée de pouvoir conserver jusqu’à sa mort son fils près d’elle. Elle voulait sagement le marier avec une demoiselle d’Aiglemont, riche de douze mille livres de rentes, à la main de laquelle le nom de Portenduère et la ferme des Bordières permettaient de prétendre. Ce plan restreint, mais sage, et qui pouvait relever la famille à la seconde génération, eût été déjoué par les événements. Les d’Aiglemont étaient alors ruinés, et une de leurs filles, l’aînée, Hélène, avait disparu sans que la famille expliquât ce mystère. L’ennui d’une vie sans air, sans issue et sans action, sans autre aliment que l’amour des fils pour leurs mères, fatigua tellement Savinien qu’il rompit ses chaînes, quelque douces qu’elles fussent, et jura de ne jamais vivre en province, en comprenant un peu tard que son avenir n’était pas rue des Bourgeois. À vingt-un ans il avait donc quitté sa mère pour se faire reconnaître de ses parents et tenter la fortune à Paris. Ce devait être un funeste contraste que celui de la vie de Nemours et de la vie de Paris pour un jeune homme de vingt-un ans, libre, sans contradicteur, nécessairement affamé de plaisirs et à qui le nom de Portenduère et sa parenté si riche ouvraient les salons. Certain que sa mère gardait les économies de vingt années amassées dans quelque cachette, Savinien eut bientôt dépensé les six mille francs qu’elle lui donna pour voir Paris. Cette somme ne défraya pas ses six premiers mois, et il dut alors le double de cette somme à son hôtel, à son tailleur, à son bottier, à son loueur de voitures et de chevaux, à un bijoutier, à tous les marchands qui concourent au luxe des jeunes gens. À peine avait-il réussi à se faire connaître, à peine savait-il parler, se présenter, porter ses gilets et les choisir, commander ses habits et mettre sa cravate, qu’il se trouvait à la tête de trente mille francs de dettes et n’en était encore qu’à chercher une tournure délicate pour déclarer son amour à la sœur du marquis de Ronquerolles, madame de Sérizy, {p. 88}   femme élégante, mais dont la jeunesse avait brillé sous l’Empire.

— Comment vous en êtes-vous tirés, vous autres ? dit un jour à la fin d’un déjeuner Savinien à quelques élégants avec lesquels il s’était lié comme se lient aujourd’hui des jeunes gens dont les prétentions en toute chose visent au même but et qui réclament une impossible égalité. Vous n’étiez pas plus riches que moi, vous marchez sans soucis, vous vous maintenez, et moi j’ai déjà des dettes !

— Nous avons tous commencé par là, lui dirent en riant Rastignac, Lucien de Rubempré, Maxime de Trailles, Émile Blondet, les dandies d’alors.

— Si de Marsay s’est trouvé riche au début de la vie, c’est un hasard ! dit l’amphitryon, un parvenu nommé Finot qui tentait de frayer avec ces jeunes gens. Et s’il n’eût pas été lui-même, ajouta-t-il en le saluant, sa fortune pouvait le ruiner.

— Le mot y est, dit Maxime de Trailles.

— Et l’idée aussi, répliqua Rastignac.

— Mon cher, dit gravement de Marsay à Savinien, les dettes sont la commandite de l’expérience. Une bonne éducation universitaire avec maîtres d’agréments et de désagréments, qui ne vous apprend rien, coûte soixante mille francs. Si l’éducation par le monde coûte le double, elle vous apprend la vie, les affaires, la politique, les hommes et quelquefois les femmes.

Blondet acheva cette leçon par cette traduction d’un vers de La Fontaine :

Le monde vend très-cher ce qu’on pense qu’il donne !

Au lieu de réfléchir à ce que les plus habiles pilotes de l’archipel parisien lui disaient de sensé, Savinien n’y vit que des plaisanteries.

— Prenez garde, mon cher, lui dit de Marsay, vous avez un beau nom, et si vous n’acquérez pas la fortune qu’exige votre nom, vous pourrez aller finir vos jours sous un habit de maréchal-des-logis10 dans un régiment de cavalerie.

Nous avons vu tomber de plus illustres têtes !

ajouta-t-il en déclamant ce vers de Corneille et prenant le bras de Savinien. — Il nous est venu, reprit-il, voici bientôt six ans, un jeune comte d’Esgrignon qui n’a pas vécu plus de deux ans dans le paradis du grand monde. Hélas ! il a vécu ce que vivent les fusées. Il s’est élevé jusqu’à la duchesse de Maufrigneuse, et il est {p. 89}   retombé dans sa ville natale, où il expie ses fautes entre un vieux père à catarrhes et une partie de whist à deux sous la fiche. Dites votre situation à madame de Sérizy tout naïvement, sans honte, elle vous sera très-utile ; tandis que si vous jouez avec elle la charade du premier amour, elle se posera en madone de Raphaël, jouera aux jeux innocents, et vous fera voyager à grands frais dans le pays de Tendre !

Savinien, trop jeune encore, tout au pur honneur du gentilhomme, n’osa pas avouer sa position de fortune à madame de Sérizy. Madame de Portenduère, dans un moment où son fils ne savait où donner de la tête, envoya vingt mille francs, tout ce qu’elle possédait, sur une lettre où Savinien, instruit par ses amis dans la balistique des ruses dirigées par les enfants contre les coffres-forts paternels, parlait de billets à payer et du déshonneur de laisser protester sa signature. Il atteignit, avec ce secours, à la fin de la première année. Pendant la seconde, attaché au char de madame de Sérizy sérieusement éprise de lui, et qui d’ailleurs le formait, il usa de la dangereuse ressource des usuriers. Un député de ses amis, un ami de son cousin de Portenduère, Des Lupeaulx l’adressa, dans un jour de détresse, à Gobseck, à Gigonnet et à Palma qui, bien et dûment informés de la valeur des biens de sa mère, lui rendirent l’escompte doux et facile. L’usure et le trompeur secours des renouvellements lui firent mener une vie heureuse pendant environ dix-huit mois. Sans oser quitter madame de Sérizy, le pauvre enfant devint amoureux fou de la belle comtesse de Kergarouët, prude comme toutes les jeunes personnes qui attendent la mort d’un vieux mari, et qui font l’habile report de leur vertu sur un second mariage. Incapable de comprendre qu’une vertu raisonnée est invincible, Savinien faisait la cour à Émilie de Kergarouët en grande tenue d’homme riche : il ne manquait ni un bal ni un spectacle où elle devait se trouver.

— Mon petit, tu n’as pas assez de poudre pour faire sauter ce rocher-là, lui dit un soir en riant de Marsay.

Ce jeune roi de la fashion parisienne eut beau, par commisération, expliquer Émilie de Fontaine à cet enfant, il fallut les sombres clartés du malheur et les ténèbres de la prison pour éclairer Savinien. Une lettre de change, imprudemment souscrite à un bijoutier, d’accord avec les usuriers qui ne voulaient pas avoir l’odieux de l’arrestation, fit écrouer, pour cent dix-sept mille francs, {p. 90}   Savinien de Portenduère à Sainte-Pélagie, à l’insu de ses amis. Aussitôt que cette nouvelle fut sue par Rastignac, par de Marsay et par Lucien de Rubempré, tous trois vinrent voir Savinien et lui offrirent chacun un billet de mille francs en le trouvant dénué de tout. Le valet de chambre, acheté par deux créanciers, avait indiqué l’appartement secret où Savinien logeait, et tout y avait été saisi, moins les habits et le peu de bijoux qu’il portait. Les trois jeunes gens, munis d’un excellent dîner, et tout en buvant le vin de Xérès apporté par de Marsay, s’informèrent de la situation de Savinien, en apparence afin d’organiser son avenir, mais sans doute pour le juger.

— Quand on s’appelle Savinien de Portenduère, s’était écrié Rastignac, quand on a pour cousin un futur pair de France et pour grand-oncle l’amiral Kergarouët, si l’on commet l’énorme faute de se laisser mettre à Sainte-Pélagie, il ne faut pas y rester, mon cher !

— Pourquoi ne m’avoir rien dit ? s’écria de Marsay. Vous aviez à vos ordres ma voiture de voyage, dix mille francs et des lettres pour l’Allemagne. Nous connaissons Gobseck, Gigonnet et autres crocodiles, nous les aurions fait capituler. Et d’abord quel âne vous a mené boire à cette source mortelle ? demanda de Marsay.

— Des Lupeaulx.

Les trois jeunes gens se regardèrent en se communiquant ainsi la même pensée, un soupçon, mais sans l’exprimer.

— Expliquez-moi vos ressources, montrez-moi votre jeu, demanda de Marsay.

Lorsque Savinien eut dépeint sa mère et ses bonnets à coques, sa petite maison à trois croisées dans la rue des Bourgeois, sans autre jardin qu’une cour à puits et à hangar pour serrer le bois ; qu’il leur eut chiffré la valeur de cette maison, bâtie en grès, crépie en mortier rougeâtre, et prisé la ferme des Bordières, les trois dandies se regardèrent et dirent d’un air profond le mot de l’abbé dans les Marrons du feu d’Alfred de Musset dont les Contes d’Espagne venaient de paraître : — Triste !

— Votre mère payera sur une lettre habilement écrite, dit Rastignac.

— Oui, mais après ?… s’écria de Marsay.

— Si vous n’aviez été que mis dans le fiacre, dit Lucien, le gouvernement du roi vous mettrait dans la diplomatie ; mais Sainte-Pélagie n’est pas l’antichambre d’une ambassade.

{p. 91}   — Vous n’êtes pas assez fort pour la vie de Paris, dit Rastignac.

— Voyons ? reprit de Marsay qui toisa Savinien comme un maquignon estime un cheval. Vous avez de beaux yeux bleus, bien fendus, vous avez un front blanc bien dessiné, des cheveux noirs magnifiques, de petites moustaches qui font bien sur votre joue pâle, et une taille svelte ; vous avez un pied qui annonce de la race, des épaules et une poitrine pas trop commissionnaires et cependant solides. Vous êtes ce que j’appelle un brun élégant. Votre figure est dans le genre de celle de Louis XIII, peu de couleurs, le nez d’une jolie forme ; et vous avez de plus ce qui plaît aux femmes, un je ne sais quoi dont ne se rendent pas compte les hommes eux-mêmes et qui tient à l’air, à la démarche, au son de voix, au lancer du regard, au geste, à une foule de petites choses que les femmes voient et auxquelles elles attachent un certain sens qui nous échappe. Vous ne vous connaissez pas, mon cher. Avec un peu de tenue, en six mois, vous enchanteriez une Anglaise de cent mille livres, en prenant surtout le titre de vicomte de Portenduère auquel vous avez droit. Ma charmante belle-mère lady Dudley, qui n’a pas sa pareille pour embrocher deux cœurs, vous la découvrirait dans quelques-uns des terrains d’alluvion de la Grande-Bretagne. Mais il faudrait pouvoir et savoir reporter vos dettes à quatre-vingt-dix jours par une habile manœuvre de haute banque. Pourquoi ne m’avoir rien dit ? À Bade, les usuriers vous auraient respecté, servi peut-être ; mais après vous avoir mis en prison, ils vous méprisent. L’usurier est comme la Société, comme le Peuple, à genoux devant l’homme assez fort pour se jouer de lui, et sans pitié pour les agneaux. Aux yeux d’un certain monde, Sainte-Pélagie est une diablesse qui roussit furieusement l’âme des jeunes gens. Voulez-vous mon avis, mon cher enfant ? je vous dirai comme au petit d’Esgrignon : Payez vos dettes avec mesure en gardant de quoi vivre pendant trois ans, et mariez-vous en province avec la première fille qui aura trente mille livres de rentes. En trois ans, vous aurez trouvé quelque sage héritière qui voudra se nommer madame de Portenduère. Voilà la sagesse. Buvons donc. Je vous porte ce toast : — À la fille d’argent !

Les jeunes gens ne quittèrent leur ex-ami qu’à l’heure officielle des adieux, et sur le pas de la porte ils se dirent : — Il n’est pas fort ! — Il est bien abattu ! — Se11 relèvera-t-il ?

Le lendemain, Savinien écrivit à sa mère une confession générale {p. 92}   en vingt-deux pages. Après avoir pleuré pendant toute une journée, madame de Portenduère écrivit d’abord à son fils, en lui promettant de le tirer de prison ; puis aux comtes de Portenduère et de Kergarouët.

Les lettres que le curé venait de lire et que la pauvre mère tenait à la main, humides de ses larmes, étaient arrivées le matin même et lui avaient brisé le cœur.

À madame de Portenduère
Paris, septembre 1829.
Madame,
Vous ne pouvez pas douter de l’intérêt que l’amiral et moi nous prenons à vos peines. Ce que vous mandez à monsieur de Kergarouët m’afflige d’autant plus que ma maison était celle de votre fils : nous étions fiers de lui. Si Savinien avait eu plus de confiance en l’amiral, nous l’eussions pris avec nous, il serait déjà placé convenablement ; mais il ne nous a rien dit, le malheureux enfant ! L’amiral ne saurait payer cent mille francs ; il est endetté lui-même, et s’est obéré pour moi qui ne savais rien de sa position pécuniaire. Il est d’autant plus désespéré que Savinien nous a, pour le moment, lié les mains en se laissant arrêter. Si mon beau neveu n’avait pas eu pour moi je ne sais quelle sotte passion qui étouffait la voix du parent par l’orgueil de l’amoureux, nous l’eussions fait voyager en Allemagne pendant que ses affaires se seraient accommodées ici. Monsieur de Kergarouët aurait pu demander une place pour son petit neveu dans les bureaux de la marine ; mais un emprisonnement pour dettes va sans doute paralyser les démarches de l’amiral. Payez les dettes de Savinien, qu’il serve dans la marine, il fera son chemin en vrai Portenduère, il a leur feu dans ses beaux yeux noirs, et nous l’aiderons tous.
Ne vous désespérez donc pas, madame ; il vous reste des amis au nombre desquels je veux être comprise comme une des plus sincères, et je vous envoie mes vœux avec les respects de votre
Très-affectionnée servante,
Émilie de KERGAROUËT.
{p. 93}   À madame de Portenduère
Portenduère, août 1829.
Ma chère tante, je suis aussi contrarié qu’affligé des escapades de Savinien. Marié, père de deux fils et d’une fille, ma fortune, déjà si médiocre relativement à ma position et à mes espérances, ne me permet pas de l’amoindrir d’une somme de cent mille francs pour payer la rançon d’un Portenduère pris par les Lombards. Vendez votre ferme, payez ses dettes et venez à Portenduère, vous y trouverez l’accueil que nous vous devons, quand même nos cœurs ne seraient pas entièrement à vous. Vous vivrez heureuse, et nous finirons par marier Savinien, que ma femme trouve charmant. Cette frasque n’est rien, ne vous désolez pas, elle ne se saura jamais dans notre province où nous connaissons plusieurs filles d’argent très-riches, et qui seront enchantées de nous appartenir.
Ma femme se joint à moi pour vous dire toute la joie que vous nous ferez, et vous prie d’agréer ses vœux pour la réalisation de ce projet et l’assurance de nos respects affectueux.
Luc-Savinien, comte de PORTENDUÈRE.

— Quelles lettres pour une Kergarouët ! s’écria la vieille Bretonne en essuyant ses yeux.

— L’amiral ne sait pas que son neveu est en prison, dit enfin l’abbé Chaperon ; la comtesse a seule lu votre lettre, et seule a répondu. Mais il faut prendre un parti, reprit-il après une pause, et voici ce que j’ai l’honneur de vous conseiller. Ne vendez pas votre ferme. Le bail est à fin, et voici vingt-quatre ans qu’il dure ; dans quelques mois, vous pourrez porter son fermage à six mille francs, et vous faire donner un pot-de-vin d’une valeur de deux années. Empruntez à un honnête homme, et non aux gens de la ville qui font le commerce des hypothèques. Votre voisin est un digne homme, un homme de bonne compagnie, qui a vu le beau monde avant la Révolution, et qui d’athée est devenu catholique. N’ayez point de répugnance à le venir voir ce soir, il sera très-sensible à votre démarche ; oubliez un moment que vous êtes Kergarouët.

— Jamais ! dit la vieille mère d’un son de voix strident.

{p. 94}   — Enfin soyez une Kergarouët aimable ; venez quand il sera seul, il ne vous prêtera qu’à trois et demi, peut-être à trois pour cent, et vous rendra service avec délicatesse, vous en serez contente ; il ira délivrer lui-même Savinien, car il sera forcé de vendre des rentes, et vous le ramènera.

— Vous parlez donc de ce petit Minoret ?

— Ce petit a quatre-vingt-trois ans, reprit l’abbé Chaperon en souriant. Ma chère dame, ayez un peu de charité chrétienne, ne le blessez pas, il peut vous être utile de plus d’une manière.

— Et comment ?

— Mais il a un ange auprès de lui, la plus céleste jeune fille.

— Oui, cette petite Ursule… Eh ! bien, après ?

Le pauvre curé n’osa poursuivre en entendant cet : Eh ! bien, après ? dont la sécheresse et l’âpreté tranchaient d’avance la proposition qu’il voulait faire.

— Je crois le docteur Minoret puissamment riche…

— Tant mieux pour lui.

— Vous avez déjà très-indirectement causé les malheurs actuels de votre fils en ne lui donnant pas de carrière, prenez garde à l’avenir ! dit sévèrement le curé. Dois-je annoncer votre visite à votre voisin ?

— Mais pourquoi, sachant que j’ai besoin de lui, ne viendrait-il pas ?

— Ah ! madame, en allant chez lui, vous payerez trois pour cent ; et, s’il vient chez vous, vous payerez cinq, dit le curé qui trouva cette belle raison afin de décider la vieille dame. Et si vous étiez forcée de vendre votre ferme par Dionis le notaire, par le greffier Massin, qui vous refuseraient des fonds en espérant profiter de votre désastre, vous perdriez la moitié de la valeur des Bordières. Je n’ai pas la moindre influence sur des Dionis, des Massin, des Levrault, les gens riches du pays qui convoitent votre ferme et savent votre fils en prison.

— Ils le savent, ils le savent, s’écria-t-elle en levant les bras. Oh ! mon pauvre curé, vous avez laissé12 refroidir votre café… Tiennette ! Tiennette !

Tiennette, une vieille Bretonne à casaquin et à bonnet breton, âgée de soixante ans, entra lestement et prit, pour le faire chauffer, le café du curé.

— Soyez paisible, monsieur le recteur, dit-elle en voyant que le {p. 95}   curé voulait boire, je le mettrai dans le bain-marie, il ne deviendra point mauvais.

— Eh ! bien, reprit le curé de sa voix insinuante, j’irai prévenir monsieur le docteur de votre visite, et vous viendrez.

La vieille mère ne céda qu’après une heure de discussion, pendant laquelle le curé fut obligé de répéter dix fois ses arguments. Et encore l’altière Kergarouët ne fut-elle vaincue que par ces derniers mots : — Savinien irait !

— Il vaut mieux alors que ce soit moi, dit-elle.

Neuf heures sonnaient quand la petite porte ménagée dans la grande se fermait sur le curé, qui sonna vivement à la grille du docteur. L’abbé Chaperon tomba de Tiennette en Bougival, car la vieille nourrice lui dit : — Vous venez bien tard, monsieur le curé ! comme l’autre lui avait dit : — Pourquoi quittez-vous sitôt madame quand elle a du chagrin ?

Le curé trouva nombreuse compagnie dans le salon vert et brun du docteur, car Dionis était allé rassurer les héritiers en passant chez Massin pour leur répéter les paroles de leur oncle.

— Ursule, dit-il, a, je crois, un amour au cœur qui ne lui donnera que peine et soucis ; elle paraît romanesque (l’excessive sensibilité s’appelle ainsi chez les notaires), et nous la verrons long-temps fille. Ainsi, pas de défiance : soyez aux petits soins avec elle, et soyez les serviteurs de votre oncle, car il est plus fin que cent Goupils, ajouta le notaire, sans savoir que Goupil est la corruption du mot latin vulpes, renard.

Donc, mesdames Massin et Crémière, leurs maris, le maître de poste et Désiré formaient avec le médecin de Nemours et Bongrand une assemblée inaccoutumée et turbulente chez le docteur. L’abbé Chaperon entendit en entrant les sons du piano. La pauvre Ursule achevait la symphonie en la de Beethoven. Avec la ruse permise à l’innocence, l’enfant, que son parrain avait éclairée et à qui les héritiers déplaisaient, choisit cette musique grandiose et qui doit être étudiée pour être comprise, afin de dégoûter ces femmes de leur envie. Plus la musique est belle, moins les ignorants la goûtent. Aussi, quand la porte s’ouvrit et que l’abbé Chaperon montra sa tête vénérable : — Ah ! voilà monsieur le curé, s’écrièrent les héritiers heureux de se lever tous et de mettre un terme à leur supplice.

L’exclamation trouva un écho à la table de jeu où Bongrand, le {p. 96}   médecin de Nemours et le vieillard étaient victimes de l’outrecuidance13 avec laquelle le percepteur, pour plaire à son grand-oncle, avait proposé de faire le quatrième au whist. Ursule quitta le forté. Le docteur se leva comme pour saluer le curé, mais bien pour arrêter la partie. Après de grands compliments adressés à leur oncle sur le talent de sa filleule, les héritiers tirèrent leur révérence.

— Bonsoir, mes amis, s’écria le docteur quand la grille retentit.

— Ah ! voilà ce qui coûte si cher, dit madame Crémière à madame Massin quand elles furent à quelques pas.

— Dieu me garde de donner de l’argent pour que ma petite Aline me fasse des charivaris pareils dans la maison, répondit madame Massin.

— Elle dit que c’est de Bethovan, qui passe cependant pour un grand musicien, dit le receveur, il a de la réputation.

— Ma foi, ce ne sera pas à Nemours, reprit madame Crémière, et il est bien nommé Bête à vent.

— Je crois que notre oncle l’a fait exprès pour que nous n’y revenions plus, dit Massin, car il a cligné des yeux en montrant le volume vert à sa petite mijaurée.

— Si c’est avec ce carillon-là qu’ils s’amusent, reprit le maître de poste, ils font bien de rester entre eux.

— Il faut que monsieur le juge de paix aime bien à jouer pour entendre ces sonacles, dit madame Crémière.

— Je ne saurai jamais jouer devant des personnes qui ne comprennent pas la musique, dit Ursule en venant s’asseoir auprès de la table de jeu.

— Les sentiments chez les personnes richement organisées ne peuvent se développer que dans une sphère amie, dit le curé de Nemours. De même que le prêtre ne saurait bénir en présence du Mauvais Esprit, que le châtaignier meurt dans une terre grasse, un musicien de génie éprouve une défaite intérieure quand il est entouré d’ignorants. Dans les arts, nous devons recevoir des âmes qui servent de milieu à notre âme autant de force que nous leur en communiquons. Cet axiome qui régit les affections humaines a dicté les proverbes : — Il faut hurler avec les loups. — Qui se ressemble s’assemble. Mais la souffrance que vous devez avoir éprouvée n’atteint que les natures tendres et délicates.

— Aussi, mes amis, dit le docteur, une chose qui ne ferait que de la peine à une femme pourrait-elle tuer ma petite Ursule. Ah ! {p. 97}   quand je ne serai plus, élevez entre cette chère fleur et le monde cette haie protectrice dont parlent les vers de Catulle : ut flos, etc.

— Ces dames ont été cependant bien flatteuses pour vous, Ursule, dit le juge de paix en souriant.

— Grossièrement flatteuses, fit observer le médecin de Nemours.

— J’ai toujours remarqué de la grossièreté dans les flatteries de commande, répondit le vieux Minoret. Et pourquoi ?

— Une pensée vraie porte avec elle sa finesse, dit l’abbé.

— Vous avez dîné chez madame de Portenduère14 ? dit alors Ursule qui interrogea l’abbé Chaperon en lui jetant un regard plein d’inquiète curiosité.

— Oui ; la pauvre dame est bien affligée, et il ne serait pas impossible qu’elle vînt vous voir ce soir, monsieur Minoret.

— Si elle est dans le chagrin et qu’elle ait besoin de moi, j’irai chez elle, s’écria le docteur. Achevons le dernier rubber.

Par-dessous la table, Ursule pressa la main du vieillard.

— Son fils, dit le juge de paix, était un peu trop simple pour habiter Paris sans un mentor. Quand j’ai su qu’on prenait ici, près du notaire, des renseignements sur la ferme de la vieille dame, j’ai deviné qu’il escomptait la mort de sa mère.

— L’en croyez-vous capable ? dit Ursule en lançant un regard terrible à monsieur Bongrand, qui se dit en lui-même : Hélas ! oui, elle l’aime.

— Oui et non, dit le médecin de Nemours. Savinien a du bon, et la raison en est qu’il est en prison : les fripons n’y vont jamais.

— Mes amis, s’écria le vieux Minoret, en voici bien assez pour ce soir, il ne faut pas laisser pleurer une pauvre mère une minute de plus quand on peut sécher ses larmes.

Les quatre amis se levèrent et sortirent, Ursule les accompagna jusqu’à la grille, regarda son parrain et le curé frappant à la porte en face ; et quand Tiennette les eut introduits, elle s’assit sur une des bornes extérieures de la maison, ayant la Bougival près d’elle.

— Madame la vicomtesse, dit le curé qui entra le premier dans la petite salle, monsieur le docteur Minoret n’a point voulu que vous prissiez la peine de venir chez lui…

— Je suis trop de l’ancien temps, madame, reprit le docteur, pour ne pas savoir tout ce qu’un homme doit à une personne de votre {p. 98}   qualité, et je suis trop heureux, d’après ce que m’a dit monsieur le curé, de pouvoir vous servir en quelque chose.

Madame de Portenduère, à qui la démarche convenue pesait tant que depuis le départ de l’abbé Chaperon elle voulait s’adresser au notaire de Nemours, fut si surprise de la délicatesse de Minoret, qu’elle se leva pour répondre à son salut et lui montra un fauteuil.

— Asseyez-vous, monsieur, dit-elle d’un air royal. Notre cher curé vous aura dit que le vicomte est en prison pour quelques dettes de jeune homme, cent mille livres… Si vous pouviez les lui prêter, je vous donnerais une garantie sur ma ferme des Bordières.

— Nous en parlerons, madame la vicomtesse, quand je vous aurai ramené monsieur votre fils, si vous me permettez d’être votre intendant en cette circonstance.

— Très-bien, monsieur le docteur, répondit la vieille dame en inclinant la tête et regardant le curé d’un air qui voulait dire : Vous avez raison, il est homme de bonne compagnie.

— Mon ami le docteur, dit alors le curé, vous le voyez, madame, est plein de dévouement pour votre maison.

— Nous vous en aurons de la reconnaissance, monsieur, dit madame de Portenduère en faisant visiblement un effort ; car à votre âge s’aventurer dans Paris à la piste des méfaits d’un étourdi…

— Madame, en soixante-cinq, j’eus l’honneur de voir l’illustre amiral de Portenduère chez cet excellent monsieur de Malesherbes, et chez monsieur le comte de Buffon, qui désirait le questionner sur plusieurs faits curieux de ses voyages. Il n’est pas impossible que feu monsieur de Portenduère, votre mari, s’y soit trouvé. La marine française était alors glorieuse, elle tenait tête à l’Angleterre, et le capitaine apportait dans cette partie sa quote-part de courage. Avec quelle impatience, en quatre-vingt-trois et quatre, attendait-on des nouvelles du camp de Saint-Roch ! J’ai failli partir comme médecin des armées du roi. Votre grand-oncle, qui vit encore, l’amiral Kergarouët a soutenu dans ce temps-là son fameux combat, car il était sur la Belle-Poule.

— Ah ! s’il savait son petit-neveu en prison !

— Monsieur le vicomte n’y sera plus dans deux jours, dit le vieux Minoret en se levant.

Il tendit la main pour prendre celle de la vieille dame, qui se la {p. 99}   laissa prendre, il y déposa un baiser respectueux, la salua profondément et sortit ; mais il rentra pour dire au curé : — Voulez-vous, mon cher abbé, m’arrêter une place à la diligence pour demain matin ?

Le curé resta pendant une demi-heure environ à chanter les louanges du docteur Minoret, qui avait voulu faire et avait fait la conquête de la vieille dame.

— Il est étonnant pour son âge, dit-elle ; il parle d’aller à Paris et de faire les affaires de mon fils, comme s’il n’avait que vingt-cinq ans. Il a vu la bonne compagnie.

— La meilleure, madame ; et aujourd’hui plus d’un fils de pair de France pauvre serait bien heureux d’épouser sa pupille avec un million. Ah ! si cette idée passait par le cœur de Savinien, les temps sont si changés que ce n’est pas de votre côté que seraient les plus grandes difficultés, après la conduite de votre fils.

L’étonnement profond où cette dernière phrase jeta la vieille dame permit au curé de l’achever.

— Vous avez perdu le sens, mon cher abbé Chaperon.

— Vous y penserez, madame, et Dieu veuille que votre fils se conduise désormais de manière à conquérir l’estime de ce vieillard !

— Si ce n’était pas vous, monsieur le curé, dit madame de Portenduère, si c’était un autre qui me parlât ainsi…

— Vous ne le verriez plus, dit en souriant l’abbé Chaperon. Espérons que votre cher fils vous apprendra ce qui se passe à Paris en fait d’alliances. Vous songerez au bonheur de Savinien, et après avoir déjà compromis son avenir ne l’empêchez pas de se faire une position.

— Et c’est vous qui me dites cela ?

— Si je ne vous le disais point, qui donc vous le dirait ? s’écria le prêtre en se levant et faisant une prompte retraite.

Le curé vit Ursule et son parrain tournant sur eux-mêmes dans la cour. Le faible docteur avait été tant tourmenté par sa filleule qu’il venait de céder : elle voulait aller à Paris et lui donnait mille prétextes. Il appela le curé, qui vint, et le pria de retenir tout le coupé pour lui le soir même si le bureau de la diligence était encore ouvert. Le lendemain, à six heures et demie du soir, le vieillard et la jeune fille arrivèrent à Paris, où, dans la soirée même, le docteur alla consulter son notaire. Les événements politiques étaient menaçants. Le juge de paix de Nemours avait dit plusieurs {p. 100}   fois la veille au docteur, pendant sa conversation, qu’il fallait être fou pour conserver un sou de rente dans les fonds tant que la querelle élevée entre la Presse et la Cour ne serait pas vidée. Le notaire de Minoret approuva le conseil indirectement donné par le juge de paix. Le docteur profita donc de son voyage pour réaliser ses actions industrielles et ses rentes, qui toutes se trouvaient en hausse, et déposer ses capitaux à la Banque. Le notaire engagea son vieux client à vendre aussi les fonds laissés par monsieur de Jordy à Ursule, et qu’il avait fait valoir en bon père de famille. Il promit de mettre en campagne un agent d’affaires excessivement rusé pour traiter avec les créanciers de Savinien ; mais il fallait, pour réussir, que le jeune homme eût le courage de rester quelques jours encore en prison.

— La précipitation dans ces sortes d’affaires coûte au moins quinze pour cent, dit le notaire au docteur. Et d’abord vous n’aurez pas vos fonds avant sept ou huit jours.

Quand Ursule apprit que Savinien serait encore au moins une semaine en prison, elle pria son tuteur de la laisser l’y accompagner une seule fois. Le vieux Minoret refusa. L’oncle et la nièce étaient logés dans un hôtel de la rue Croix-des-Petits-Champs, où le docteur avait pris tout un appartement convenable ; et, connaissant la religion de sa pupille, il lui fit promettre de n’en point sortir quand il serait dehors pour ses affaires. Le bonhomme promenait Ursule dans Paris, lui faisait voir les passages, les boutiques, les boulevards ; mais rien ne l’amusait ni ne l’intéressait.

— Que veux-tu ? lui disait le vieillard.

— Voir Sainte-Pélagie, répondait-elle avec obstination.

Minoret prit alors un fiacre et la mena jusqu’à la rue de la Clef, où la voiture stationna devant l’ignoble façade de cet ancien couvent transformé en prison. La vue de ces hautes murailles grisâtres dont toutes les fenêtres sont grillées, celle de ce guichet où l’on ne peut entrer qu’en se baissant (horrible leçon !), cette masse sombre dans un quartier plein de misères et où elle se dresse entourée de rues désertes comme une misère suprême : cet ensemble de choses tristes saisit Ursule et lui fit verser quelques larmes.

— Comment, dit-elle, emprisonne-t-on des jeunes gens pour de l’argent ? comment une dette donne-t-elle à un usurier un pouvoir que le roi lui-même n’a pas ? Il est donc là ! s’écria-t-elle. Et où, mon parrain ? ajouta-t-elle en regardant de fenêtre en fenêtre.

{p. 101}   — Ursule, dit le vieillard, tu me fais faire des folies. Ce n’est pas l’oublier, cela.

— Mais, reprit-elle, s’il faut renoncer à lui, dois-je aussi ne lui porter aucun intérêt ? Je puis l’aimer et ne me marier à personne.

— Ah ! s’écria le bonhomme, il y a tant de raison dans ta déraison que je me repens de t’avoir amenée.

Trois jours après, le vieillard avait les quittances en règle, les titres et toutes les pièces établissant la libération de Savinien. Cette liquidation, y compris les honoraires de l’homme d’affaires, s’était opérée pour une somme de quatre-vingt mille francs. Il restait au docteur huit cent mille francs, que son notaire lui fit mettre en bons du trésor, afin de ne pas perdre trop d’intérêts. Il gardait vingt mille francs en billets de banque pour Savinien. Le docteur alla lui-même lever l’écrou le samedi à deux heures, et le jeune vicomte, instruit déjà par une lettre de sa mère, remercia son libérateur avec une sincère effusion de cœur.

— Vous ne devez pas tarder à venir voir votre mère, lui dit le vieux Minoret.

Savinien répondit avec une sorte de confusion qu’il avait contracté dans sa prison une dette d’honneur, et raconta la visite de ses amis.

— Je vous soupçonnais quelque dette privilégiée, s’écria le docteur en souriant. Votre mère m’emprunte cent mille francs, mais je n’en ai payé que quatre-vingt mille : voici le reste, ménagez-le bien, monsieur, et considérez ce que vous en garderez comme votre enjeu au tapis vert de la fortune.

Pendant les huit derniers jours Savinien avait fait des réflexions sur l’époque actuelle. La concurrence en toute chose exige de grands travaux à qui veut une fortune. Les moyens illégaux demandent plus de talent et de pratiques souterraines qu’une recherche à ciel ouvert. Les succès dans le monde, loin de donner une position, dévorent le temps et veulent énormément d’argent. Le nom de Portenduère, que sa mère lui disait tout-puissant, n’était rien à Paris. Son cousin le député, le comte de Portenduère, faisait petite figure au sein de la Chambre élective en présence de la Pairie, de la Cour, et n’avait pas trop de son crédit pour lui-même. L’amiral de Kergarouët n’existait que par sa femme. Il avait vu des orateurs, des gens venus du milieu social inférieur à la noblesse ou de petits {p. 102}   gentilshommes être des personnages influents. Enfin l’argent était le pivot, l’unique moyen, l’unique mobile d’une Société que Louis XVIII avait voulu créer à l’instar de celle d’Angleterre. De la rue de la Clef à la rue Croix-des-Petits-Champs, le gentilhomme développa le résumé de ses méditations, en harmonie d’ailleurs avec le conseil de de Marsay, au vieux médecin.

— Je dois, dit-il, me faire oublier pendant trois ou quatre ans, et chercher une carrière. Peut-être me ferais-je un nom par un livre de haute politique ou de statistique morale, par quelque traité sur une des grandes questions actuelles. Enfin, tout en cherchant à me marier avec une jeune personne qui me donne l’éligibilité, je travaillerai dans l’ombre et le silence.

En étudiant avec soin la figure du jeune homme, le docteur y reconnut le sérieux de l’homme blessé qui veut une revanche. Il approuva beaucoup ce plan.

— Mon voisin, lui dit-il en terminant, si vous avez dépouillé la peau de la vieille noblesse, qui n’est plus de mise aujourd’hui ; après trois ou quatre ans de vie sage et appliquée, je me charge de vous trouver une jeune personne supérieure, belle, aimable, pieuse, et riche de sept à huit cent mille francs, qui vous rendra heureux et de laquelle vous serez fier, mais qui ne sera noble que par le cœur.

— Eh ! docteur, s’écria le jeune homme, il n’y a plus de noblesse aujourd’hui, il n’y a plus qu’une aristocratie.

— Allez payer vos dettes d’honneur, et revenez ici ; je vais retenir le coupé de la diligence, car ma pupille est avec moi, dit le vieillard.

Le soir, à six heures, les trois voyageurs partirent par la Ducler de la rue Dauphine. Ursule, qui avait mis un voile, ne dit pas un mot. Après avoir envoyé, par un mouvement de galanterie superficielle, ce baiser qui fit chez Ursule autant de ravages qu’en aurait fait un livre d’amour, Savinien avait entièrement oublié la pupille du docteur dans l’enfer de ses dettes à Paris, et d’ailleurs son amour sans espoir pour Émilie de Kergarouët ne lui permettait pas d’accorder un souvenir à quelques regards échangés avec une petite fille de Nemours ; il ne la reconnut donc pas quand le vieillard la fit monter la première et se mit auprès d’elle pour la séparer du jeune vicomte.

— J’aurai des comptes à vous rendre, dit le docteur au jeune homme, je vous apporte toutes vos paperasses.

— J’ai failli ne pas partir, dit Savinien, car il m’a fallu me {p. 103}   commander des habits et du linge ; les Philistins m’ont tout pris, et j’arrive en enfant prodigue.

Quelque intéressants que fussent les sujets de conversation entre le jeune homme et le vieillard, quelque spirituelles que fussent certaines réponses de Savinien, la jeune fille resta muette jusqu’au crépuscule, son voile vert baissé, ses mains croisées sur son châle.

— Mademoiselle n’a pas l’air d’être enchantée de Paris ? dit enfin Savinien piqué.

— Je reviens à Nemours avec plaisir, répondit-elle d’une voix émue en levant son voile.

Malgré l’obscurité, Savinien la reconnut alors à la grosseur de ses nattes et à ses brillants yeux bleus.

— Et moi je quitte Paris sans regret pour venir m’enterrer à Nemours, puisque j’y retrouve ma belle voisine, dit-il. J’espère, monsieur le docteur, que vous me recevrez chez vous ; j’aime la musique, et je me souviens d’avoir entendu le piano de mademoiselle Ursule.

— Je ne sais pas, monsieur, dit gravement le docteur, si madame votre mère vous verrait avec plaisir chez un vieillard qui doit avoir pour cette chère enfant toute la sollicitude d’une mère.

Cette réponse mesurée fit beaucoup penser Savinien, qui se souvint alors du baiser si légèrement envoyé. La nuit était venue, la chaleur était lourde, Savinien et le docteur s’endormirent les premiers. Ursule, qui veilla long-temps en faisant des projets, succomba vers minuit. Elle avait ôté son petit chapeau de paille commune tressée. Sa tête couverte d’un bonnet brodé se posa bientôt sur l’épaule de son parrain. Au petit jour, à Bouron, Savinien s’éveilla le premier. Il aperçut alors Ursule dans le désordre où les cahots avaient mis sa tête : le bonnet s’était chiffonné, retroussé ; les nattes déroulées tombaient de chaque côté de ce visage animé par la chaleur de la voiture ; mais dans cette situation, horrible pour les femmes auxquelles la toilette est nécessaire, la jeunesse et la beauté triomphent. L’innocence a toujours un beau sommeil. Les lèvres entr’ouvertes laissaient voir de jolies dents, le châle défait permettait de remarquer, sans offenser Ursule, sous les plis d’une robe de mousseline peinte, toutes les grâces du corsage. Enfin, la pureté de cette âme vierge brillait sur cette physionomie et se laissait voir d’autant mieux qu’aucune autre expression ne la troublait. Le vieux Minoret, qui s’éveilla, replaça la tête de sa fille dans le coin de la {p. 104}   voiture pour qu’elle fût plus à son aise ; elle se laissa faire sans s’en apercevoir, tant elle dormait profondément après toutes les nuits employées à penser au malheur de Savinien.

— Pauvre petite ! dit-il à son voisin, elle dort comme un enfant qu’elle est.

— Vous devez en être fier, reprit Savinien, car elle paraît être aussi bonne qu’elle est belle !

— Ah ! c’est la joie de la maison. Elle serait ma fille, je ne l’aimerais pas davantage. Elle aura seize ans le 5 février prochain. Dieu veuille que je vive assez pour la marier à un homme qui la rende heureuse. J’ai voulu la mener au spectacle à Paris où elle venait pour la première fois ; elle n’a pas voulu, le curé de Nemours le lui avait défendu. — Mais, lui ai-je dit, quand tu seras mariée, si ton mari veut t’y conduire ? — Je ferai tout ce que désirera mon mari, m’a-t-elle répondu. S’il me demande quelque chose de mal et que je sois assez faible pour lui obéir, il sera chargé de ces fautes-là devant Dieu ; aussi puiserai-je la force de résister, dans son intérêt bien entendu.

En entrant à Nemours, à cinq heures du matin, Ursule s’éveilla toute honteuse de son désordre, et de rencontrer le regard plein d’admiration de Savinien. Pendant l’heure que la diligence mit à venir de Bouron, où elle s’arrêta quelques minutes, le jeune homme s’était épris d’Ursule. Il avait étudié la candeur de cette âme, la beauté du corps, la blancheur du teint, la finesse des traits, le charme de la voix qui avait prononcé la phrase si courte et si expressive où la pauvre enfant disait tout en ne voulant rien dire. Enfin je ne sais quel pressentiment lui fit voir dans Ursule la femme que le docteur lui avait dépeinte en l’encadrant d’or avec ces mots magiques : sept à huit cent mille francs !

— Dans trois ou quatre ans, elle aura vingt ans, j’en aurai vingt-sept ; le bonhomme a parlé d’épreuves, de travail, de bonne conduite ! Quelque fin qu’il paraisse, il finira par me dire son secret.

Les trois voisins se séparèrent en face de leurs maisons, et Savinien mit de la coquetterie dans ses adieux en lançant à Ursule un regard plein de sollicitations. Madame de Portenduère laissa son fils dormir jusqu’à midi. Malgré la fatigue du voyage, le docteur et Ursule allèrent à la grand’messe. La délivrance de Savinien et son retour en compagnie du docteur avaient expliqué le but de son absence aux politiques de la ville et aux héritiers réunis sur la place {p. 105}   en un conciliabule semblable à celui qu’ils y tenaient quinze jours auparavant. Au grand étonnement des groupes, à la sortie de la messe, madame de Portenduère arrêta le vieux Minoret, qui lui offrit le bras et la reconduisit. La vieille dame voulait le prier à dîner, ainsi que sa pupille, aujourd’hui même, en lui disant que monsieur le curé serait l’autre convive.

— Il aura voulu montrer Paris à Ursule, dit Minoret-Levrault.

— Peste ! le bonhomme ne fait pas un pas sans sa petite bonne, s’écria Crémière.

— Pour que la bonne femme Portenduère lui ait donné le bras, il doit se passer des choses bien intimes entre eux, dit Massin.

— Et vous n’avez pas deviné que votre oncle a vendu ses rentes et débloqué le petit Portenduère ! s’écria Goupil. Il avait refusé mon patron, mais il n’a pas refusé sa patronne… Ah ! vous êtes cuits. Le vicomte proposera de faire un contrat au lieu d’une obligation, et le docteur fera reconnaître à son bijou de filleule par le mari tout ce qu’il sera nécessaire de donner pour conclure une pareille alliance.

— Ce ne serait pas une maladresse que de marier Ursule avec monsieur Savinien, dit le boucher. La vieille dame donne à dîner aujourd’hui à monsieur Minoret, Tiennette est venue dès cinq heures me retenir un filet de bœuf.

— Eh ! bien, Dionis, il se fait de belle besogne ?… dit Massin en courant au-devant du notaire qui venait sur la place.

— Eh ! bien, quoi ? tout va bien, répliqua le notaire. Votre oncle a vendu ses rentes, et madame de Portenduère m’a prié de passer chez elle pour signer une obligation de cent mille francs hypothéqués sur ses biens et prêtés par votre oncle.

— Oui ; mais si les jeunes gens allaient se marier ?

— C’est comme si vous me disiez que Goupil est mon successeur, répondit le notaire.

— Les deux choses ne sont pas impossibles, dit Goupil.

En revenant de la messe, la vieille dame fit dire par Tiennette à son fils de passer chez elle.

Cette petite maison avait trois chambres au premier étage. Celle de madame de Portenduère et celle de feu son mari se trouvaient du même côté, séparées par un grand cabinet de toilette qu’éclairait un jour de souffrance, et réunies par une petite antichambre qui donnait sur l’escalier. La fenêtre de l’autre chambre, habitée de {p. 106}   tout temps par Savinien, était, comme celle de son père, sur la rue. L’escalier se développait derrière de manière à laisser pour cette chambre un petit cabinet éclairé par un œil-de-bœuf sur la cour. La chambre de madame de Portenduère, la plus triste de toute la maison, avait vue sur la cour ; mais la veuve passait sa vie dans la salle au rez-de-chaussée, qui communiquait par un passage avec la cuisine, bâtie au fond de la cour ; en sorte que cette salle servait à la fois de salon et de salle à manger. Cette chambre de feu monsieur de Portenduère restait dans l’état où elle fut au jour de sa mort : il n’y avait que le défunt de moins. Madame de Portenduère avait fait elle-même le lit, en mettant dessus l’habit de capitaine de vaisseau, l’épée, le cordon rouge, les ordres et le chapeau de son mari. La tabatière d’or dans laquelle le vicomte prisa pour la dernière fois se trouvait sur la table de nuit avec son livre de prières, avec sa montre et la tasse dans laquelle il avait bu. Ses cheveux blancs, encadrés et disposés en une seule mèche roulée, étaient suspendus au-dessus du crucifix à bénitier placé dans l’alcôve. Enfin les babioles dont il se servait, ses journaux, ses meubles, son crachoir hollandais, sa longue-vue de campagne accrochée à sa cheminée, rien n’y manquait. La veuve avait arrêté le vieux cartel à l’heure de la mort, qu’il indiquait ainsi à jamais. On y sentait encore la poudre et le tabac du défunt. Le foyer était comme il l’avait laissé. Entrer là, c’était le revoir en retrouvant toutes les choses qui parlaient de ses habitudes. Sa grande canne à pomme d’or restait où il l’avait posée, ainsi que ses gros gants de daim tout auprès. Sur la console brillait un vase d’or grossièrement sculpté, mais d’une valeur de mille écus, offert par la Havane, que, lors de la guerre de l’indépendance américaine, il avait préservée d’une attaque des Anglais en se battant contre des forces supérieures après avoir fait entrer à bon port le convoi qu’il protégeait. Pour le récompenser, le roi d’Espagne l’avait fait chevalier de ses ordres. Porté pour ce fait dans la première promotion au grade de chef d’escadre, il eut le cordon rouge. Sûr alors de la première vacance, il épousa sa femme, riche de deux cent mille francs. Mais la Révolution empêcha la promotion, et monsieur de Portenduère émigra.

— Où est ma mère ? dit Savinien à Tiennette.

— Elle vous attend dans la chambre de votre père, répondit la vieille servante bretonne.

Savinien ne put retenir un tressaillement. Il connaissait la {p. 107}   rigidité des principes de sa mère, son culte de l’honneur, sa loyauté, sa foi dans la noblesse, et il prévit une scène. Aussi alla-t-il comme à un assaut, le cœur agité, le visage presque pâle. Dans le demi-jour qui filtrait à travers les persiennes, il aperçut sa mère vêtue de noir et qui avait arboré un air solennel en harmonie avec cette chambre mortuaire. [ill.]  

— Monsieur le vicomte, lui dit-elle en le voyant, se levant et lui saisissant la main pour l’amener devant le lit paternel, là a expiré votre père, homme d’honneur, mort sans avoir un reproche à se faire. Son esprit est là. Certes, il a dû gémir là-haut en apercevant son fils souillé par un emprisonnement pour dettes. Sous l’ancienne monarchie, on vous eût épargné cette tache de boue en sollicitant une lettre de cachet et vous enfermant pour quelques jours dans une prison d’État. Mais enfin vous voilà devant votre père qui vous entend. Vous qui savez tout ce que vous avez fait avant d’aller dans cette ignoble prison, pouvez-vous me jurer devant cette ombre et devant Dieu qui voit tout, que vous n’avez commis aucune action déshonorante, que vos dettes ont été la suite de l’entraînement de la jeunesse, et qu’enfin l’honneur est sauf ! Si votre irréprochable père était là, vivant dans ce fauteuil, s’il vous demandait compte de votre conduite, après vous avoir écouté vous embrasserait-il ?

— Oui, ma mère, dit le jeune homme avec une gravité pleine de respect.

Elle ouvrit alors ses bras et serra son fils sur son cœur en versant quelques larmes.

— Oublions donc tout, dit-elle, ce n’est que l’argent de moins, je prierai Dieu qu’il nous le fasse retrouver et, puisque tu es toujours digne de ton nom, embrasse-moi, car j’ai bien souffert !

— Je jure, ma chère mère, dit-il en étendant la main sur ce lit, de ne plus te donner le moindre chagrin de ce genre, et de tout faire pour réparer mes premières fautes.

— Viens déjeuner, mon enfant, dit-elle en sortant de la chambre.

S’il faut appliquer les lois de la Scène au Récit, l’arrivée de Savinien, en introduisant à Nemours le seul personnage qui manquât encore à ceux qui doivent être en présence dans ce petit drame, termine ici l’exposition.