— J’ai eu peur, dit-elle en souriant ; mais maintenant…
En ce moment sa femme de chambre effrayée lui cria : — Marie, prenez garde ! Mais Francine, qui voulait s’élancer hors de la voiture, s’y sentit arrêtée par une main vigoureuse. Le poids de cette main énorme lui arracha un cri violent, elle se retourna et garda le silence en reconnaissant la figure de Marche-à-terre.
— Je devrai donc à vos terreurs, disait l’étranger à mademoiselle de Verneuil, la révélation des plus doux secrets du cœur. Grâce à Francine, j’apprends que vous portez le nom gracieux de Marie. Marie, le nom que j’ai prononcé dans toutes mes angoisses ! Marie, le nom que je prononcerai désormais dans la joie, et que je ne dirai plus maintenant sans faire un sacrilége, en confondant la religion et l’amour. Mais serait-ce donc un crime que de prier et d’aimer tout ensemble ?
À ces mots, ils se serrèrent fortement la main, se regardèrent en silence, et l’excès de leurs sensations leur ôta la force et le pouvoir de les exprimer.
— Ce n’est pas pour vous autres qu’il y a du danger ! dit brutalement Marche-à-terre à Francine en donnant aux sons rauques et gutturaux de sa voix une sinistre expression de reproche et appuyant sur chaque mot de manière à jeter l’innocente paysanne dans la stupeur.
Pour la première fois la pauvre fille apercevait de la férocité dans les regards de Marche-à-terre. La lueur de la lune semblait être la seule qui convînt à cette figure. Ce sauvage Breton tenant son bonnet d’une main, sa lourde carabine de l’autre, ramassé comme un gnome et enveloppé par cette blanche lumière dont les flots donnent aux formes de si bizarres aspects, appartenait ainsi plutôt à la féerie qu’à la vérité. Cette apparition et son reproche eurent quelque chose de la rapidité des fantômes. Il se tourna brusquement vers madame du Gua, avec laquelle il échangea de vives paroles, et Francine, qui avait un peu oublié le bas-breton, ne put y rien comprendre. La dame paraissait donner à Marche-à-terre des ordres multipliés. Cette courte conférence fut terminée par un geste impérieux de cette femme qui désignait au Chouan les deux amants. Avant d’obéir, Marche-à-terre jeta un dernier regard à Francine, qu’il semblait plaindre, il aurait voulu lui parler ; mais la Bretonne sut que le silence de son amant était imposé. La peau rude et {p. 108} tannée de cet homme parvint à se plisser sur son front, et ses sourcils se rapprochèrent violemment. Résistait-il à l’ordre renouvelé de tuer mademoiselle de Verneuil ? Cette grimace le rendit sans doute plus hideux à madame du Gua, mais l’éclair de ses yeux devint presque doux pour Francine, qui, devinant par ce regard qu’elle pourrait faire plier l’énergie de ce sauvage sous sa volonté de femme, espéra régner encore, après Dieu, sur ce cœur grossier.
Le doux entretien de Marie fut interrompu par madame du Gua qui vint la prendre en criant comme si quelque danger la menaçait ; mais elle voulait uniquement laisser l’un des membres du comité royaliste d’Alençon, qu’elle reconnut, libre de parler à l’émigré.
— Défiez-vous de la fille que vous avez rencontrée à l’hôtel des Trois-Maures6.
Après avoir dit cette phrase à l’oreille du jeune homme, le chevalier de Valois qui montait un petit cheval breton disparut dans les genêts d’où il venait de sortir. En ce moment, le feu roulait avec une étonnante vivacité, mais sans que les deux partis en vinssent aux mains.
— Mon adjudant, ne serait-ce pas une fausse attaque pour enlever nos voyageurs et leur imposer une rançon ?… dit La-clef-des-cœurs.
— Tu as les pieds dans leurs souliers ou le diable m’emporte, répondit Gérard en volant sur la route.
En ce moment, le feu des Chouans se ralentit, car la communication faite au chef par le chevalier était le seul but de leur escarmouche ; Merle, qui les vit se sauvant en petit nombre à travers les haies, ne jugea pas à propos de s’engager dans une lutte inutilement dangereuse. Gérard, en deux mots, fit reprendre à l’escorte sa position sur le chemin, et se remit en marche sans avoir essuyé de perte. Le capitaine put offrir la main à mademoiselle de Verneuil pour remonter en voiture, car le gentilhomme resta comme frappé de la foudre. La Parisienne étonnée monta sans accepter la politesse du Républicain ; elle tourna la tête vers son amant, le vit immobile, et fut stupéfaite du changement subit que les mystérieuses paroles du cavalier venaient d’opérer en lui. Le jeune émigré revint lentement, et son attitude décelait un profond sentiment de dégoût.
— N’avais-je pas raison ? dit à l’oreille du jeune homme madame du Gua en le ramenant à la voiture, nous sommes certes entre les mains {p. 109} d’une créature avec laquelle on a trafiqué de votre tête ; mais puisqu’elle est assez sotte pour s’amouracher de vous, au lieu de faire son métier, n’allez pas vous conduire en enfant, et feignez de l’aimer jusqu’à ce que nous ayons gagné la Vivetière… Une fois là !…
— Mais l’aimerait-il donc déjà ?… se dit-elle en voyant le jeune homme à sa place, dans l’attitude d’un homme endormi.
La calèche roula sourdement sur le sable de la route. Au premier regard que mademoiselle de Verneuil jeta autour d’elle, tout lui parut avoir changé. La mort se glissait déjà dans son amour. Ce n’était peut-être que des nuances ; mais aux yeux de toute femme qui aime, ces nuances sont aussi tranchées que de vives couleurs. Francine avait compris, par le regard de Marche-à-terre, que le destin de mademoiselle de Verneuil sur laquelle elle lui avait ordonné de veiller, était entre d’autres mains que les siennes, et offrait un visage pâle, sans pouvoir retenir ses larmes quand sa maîtresse la regardait. La dame inconnue cachait mal sous de faux sourires la malice d’une vengeance féminine, et le subit changement que son obséquieuse bonté pour mademoiselle de Verneuil introduisit dans son maintien, dans sa voix et sa physionomie, était de nature à donner des craintes à une personne perspicace. Aussi mademoiselle de Verneuil frissonna-t-elle par instinct en se demandant : — Pourquoi frissonné-je ?… C’est sa mère. Mais elle trembla de tous ses membres en se disant tout à coup : — Est-ce bien sa mère ? Elle vit un abîme qu’un dernier coup d’œil jeté sur l’inconnu acheva d’éclairer. — Cette femme l’aime ! pensa-t-elle. Mais pourquoi m’accabler de prévenances, après m’avoir témoigné tant de froideur ? Suis-je perdue ? Aurait-elle peur de moi ? Quant au gentilhomme, il pâlissait, rougissait tour à tour, et gardait une attitude calme en baissant les yeux pour dérober les étranges émotions qui l’agitaient. Une compression violente détruisait la gracieuse courbure de ses lèvres, et son teint jaunissait sous les efforts d’une orageuse pensée. Mademoiselle de Verneuil ne pouvait même plus deviner s’il y avait encore de l’amour dans sa fureur. Le chemin, flanqué de bois en cet endroit, devint sombre et empêcha ces muets acteurs de s’interroger des yeux. Le murmure du vent, le bruissement des touffes d’arbres, le bruit des pas mesurés de l’escorte, donnèrent à cette scène ce caractère solennel qui accélère les battements du cœur. Mademoiselle de Verneuil ne pouvait pas chercher en vain la cause de ce changement. Le souvenir de {p. 110} Corentin passa comme un éclair, et lui apporta l’image de sa véritable destinée qui lui apparut tout à coup. Pour la première fois depuis la matinée, elle réfléchit sérieusement à sa situation. Jusqu’en ce moment, elle s’était laissée aller au bonheur d’aimer, sans penser ni à elle, ni à l’avenir. Incapable de supporter plus longtemps ses angoisses, elle chercha, elle attendit, avec la douce patience de l’amour, un des regards du jeune homme, et le supplia si vivement, sa pâleur et son frisson eurent une éloquence si pénétrante, qu’il chancela ; mais la chute n’en fut que plus complète.
— Souffririez-vous, mademoiselle ? demanda-t-il.
Cette voix dépouillée de douceur, la demande elle-même, le regard, le geste, tout servit à convaincre la pauvre fille que les événements de cette journée appartenaient à un mirage de l’âme qui se dissipait alors comme ces nuages à demi formés que le vent emporte.
— Si je souffre ?… reprit-elle en riant forcément, j’allais vous faire la même question.
— Je croyais que vous vous entendiez, dit madame du Gua avec une fausse bonhomie.
Ni le gentilhomme ni mademoiselle de Verneuil ne répondirent. La jeune fille, doublement outragée, se dépita de voir sa puissante beauté sans puissance. Elle savait pouvoir apprendre au moment où elle le voudrait la cause de cette situation ; mais, peu curieuse de la pénétrer, pour la première fois, peut-être, une femme recula devant un secret. La vie humaine est tristement fertile en situations où, par suite, soit d’une méditation trop forte, soit d’une catastrophe, nos idées ne tiennent plus à rien, sont sans substance, sans point de départ, où le présent ne trouve plus de liens pour se rattacher au passé, ni dans l’avenir. Tel fut l’état de mademoiselle de Verneuil. Penchée dans le fond de la voiture, elle y resta comme un arbuste déraciné. Muette et souffrante, elle ne regarda plus personne, s’enveloppa de sa douleur, et demeura avec tant de volonté dans le monde inconnu où se réfugient les malheureux, qu’elle ne vit plus rien. Des corbeaux passèrent en croassant au-dessus d’eux ; mais quoique, semblable à toutes les âmes fortes, elle eût un coin du cœur pour les superstitions, elle n’y fit aucune attention. Les voyageurs cheminèrent quelque temps en silence. — Déjà séparés, se disait mademoiselle de Verneuil. Cependant rien autour de moi n’a parlé. Serait-ce Corentin ? Ce n’est pas {p. 111} son intérêt. Qui donc a pu se lever pour m’accuser ? À peine aimée, voici déjà l’horreur de l’abandon. Je sème l’amour et je recueille le mépris. Il sera donc toujours dans ma destinée de toujours voir le bonheur et de toujours le perdre ! Elle sentit alors dans son cœur des troubles inconnus, car elle aimait réellement et pour la première fois. Cependant elle ne s’était pas tellement livrée qu’elle ne pût trouver des ressources contre sa douleur dans la fierté naturelle à une femme jeune et belle. Le secret de son amour, ce secret souvent gardé dans les tortures, ne lui était pas échappé. Elle se releva, et honteuse de donner la mesure de sa passion par sa silencieuse souffrance, elle secoua la tête par un mouvement de gaieté, montra un visage ou plutôt un masque riant, puis elle força sa voix pour en déguiser l’altération.
— Où sommes-nous ? demanda-t-elle au capitaine Merle, qui se tenait toujours à une certaine distance de la voiture.
— À trois lieues et demie de Fougères, mademoiselle.
— Nous allons donc y arriver bientôt ? lui dit-elle pour l’encourager à lier une conversation où elle se promettait bien de témoigner quelque estime au jeune capitaine.
— Ces lieues-là, reprit Merle tout joyeux, ne sont pas larges, seulement elles se permettent dans ce pays-ci de ne jamais finir. Lorsque vous serez sur le plateau de la côte que nous gravissons, vous apercevrez une vallée semblable à celle que nous allons quitter, et à l’horizon vous pourrez alors voir le sommet de la Pèlerine. Plaise à Dieu que les Chouans ne veuillent pas y prendre leur revanche ! Or, vous concevez qu’à monter et descendre ainsi l’on n’avance guère. De la Pèlerine, vous découvrirez encore…
À ce mot l’émigré tressaillit pour la seconde fois, mais si légèrement, que mademoiselle de Verneuil fut seule à remarquer ce tressaillement.
— Qu’est-ce donc que cette Pèlerine ? demanda vivement la jeune fille en interrompant le capitaine engagé dans sa topographie bretonne.
— C’est, reprit Merle, le sommet d’une montagne qui donne son nom à la vallée du Maine dans laquelle nous allons entrer, et qui sépare cette province de la vallée du Couësnon, à l’extrémité de laquelle est située Fougères, la première ville de Bretagne. Nous nous y sommes battus à la fin de vendémiaire avec le Gars et ses brigands. Nous emmenions des conscrits qui, pour ne pas quitter {p. 112} leur pays, ont voulu nous tuer sur la limite ; mais Hulot est un rude chrétien qui leur a donné…
— Alors vous avez dû voir le Gars ? demanda-t-elle. Quel homme est-ce ?…
Ses yeux perçants et malicieux ne quittèrent pas la figure du faux vicomte de Bauvan.
— Oh ! mon Dieu ! mademoiselle, répondit Merle toujours interrompu, il ressemble tellement au citoyen du Gua, que, s’il ne portait pas l’uniforme de l’École Polytechnique, je gagerais que c’est lui.
Mademoiselle de Verneuil regarda fixement le froid et immobile jeune homme qui la dédaignait, mais elle ne vit rien en lui qui pût trahir un sentiment de crainte ; elle l’instruisit par un sourire amer de la découverte qu’elle faisait en ce moment du secret si traîtreusement gardé par lui ; puis, d’une voix railleuse, les narines enflées de joie, la tête de côté pour examiner le gentilhomme et voir Merle tout à la fois, elle dit au Républicain : — Ce chef-là, capitaine, donne bien des inquiétudes au premier Consul. Il a de la hardiesse, dit-on ; seulement il s’aventure dans certaines entreprises comme un étourneau, surtout auprès des femmes.
— Nous comptons bien là-dessus, reprit le capitaine, pour solder notre compte avec lui. Si nous le tenons seulement deux heures, nous lui mettrons un peu de plomb dans la tête. S’il nous rencontrait, le Coblentz en ferait autant de nous, et nous mettrait à l’ombre ; ainsi, par pari…
— Oh ! dit l’émigré, nous n’avons rien à craindre ! Vos soldats n’iront pas jusqu’à la Pèlerine, ils sont trop fatigués, et si vous y consentez, ils pourront se reposer à deux pas d’ici. Ma mère descend à la Vivetière, et en voici le chemin, à quelques portées de fusil. Ces deux dames voudront s’y reposer, elles doivent être lasses d’être venues d’une seule traite d’Alençon, ici. — Et puisque mademoiselle, dit-il avec une politesse forcée en se tournant vers sa maîtresse, a eu la générosité de donner à notre voyage autant de sécurité que d’agrément, elle daignera peut-être accepter à souper chez ma mère. — Enfin, capitaine, ajouta-t-il en s’adressant à Merle, les temps ne sont pas si malheureux qu’il ne puisse se trouver encore à la Vivetière une pièce de cidre à défoncer pour vos hommes. Allez, le Gars n’y aura pas tout pris ; du moins, ma mère le croit…
{p. 113} — Votre mère ?… reprit mademoiselle de Verneuil en interrompant avec ironie et sans répondre à la singulière invitation qu’on lui faisait.
— Mon âge ne vous semble donc plus croyable ce soir, mademoiselle, répondit madame du Gua. J’ai eu le malheur d’être mariée fort jeune, j’ai eu mon fils à quinze ans…
— Ne vous trompez-vous pas, madame ; ne serait-ce pas à trente ?
Madame du Gua pâlit en dévorant ce sarcasme, elle aurait voulu pouvoir se venger, et se trouvait forcée de sourire, car elle désira reconnaître à tout prix, même à de plus cruelles épigrammes, le sentiment dont la jeune fille était animée ; aussi feignit-elle de ne l’avoir pas comprise.
— Jamais les Chouans n’ont eu de chef plus cruel que celui-là, s’il faut ajouter foi aux bruits qui courent sur lui, dit-elle en s’adressant à la fois à Francine et à sa maîtresse.
— Oh ! pour cruel, je ne crois pas, répondit mademoiselle de Verneuil ; mais il sait mentir et me semble fort crédule : un chef de parti ne doit être le jouet de personne.
— Vous le connaissez ? demanda froidement le jeune émigré.
— Non, répliqua-t-elle en lui lançant un regard de mépris, je croyais le connaître…
— Oh ! mademoiselle, c’est décidément un malin, reprit le capitaine en hochant la tête, et donnant par un geste expressif la physionomie particulière que ce mot avait alors et qu’il a perdue depuis. Ces vieilles familles poussent quelquefois de vigoureux rejetons. Il revient d’un pays où les ci-devant n’ont pas eu, dit-on, toutes leurs aises, et les hommes, voyez-vous, sont comme les nèfles, ils mûrissent sur la paille. Si ce garçon-là est habile, il pourra nous faire courir longtemps. Il a bien su opposer des compagnies légères à nos compagnies franches et neutraliser les efforts du gouvernement. Si l’on brûle un village aux Royalistes, il en fait brûler deux aux Républicains. Il se développe sur une immense étendue, et nous force ainsi à employer un nombre considérable de troupes dans un moment où nous n’en avons pas de trop ! Oh ! il entend les affaires.
— Il assassine sa patrie, dit Gérard d’une voix forte en interrompant le capitaine.
{p. 114} — Mais, répliqua le gentilhomme, si sa mort délivre le pays, fusillez-le donc bien vite.
Puis il sonda par un regard l’âme de mademoiselle de Verneuil, et il se passa entre eux une de ces scènes muettes dont le langage ne peut reproduire que très-imparfaitement la vivacité dramatique et la fugitive finesse. Le danger rend intéressant. Quand il s’agit de mort, le criminel le plus vil excite toujours un peu de pitié. Or, quoique mademoiselle de Verneuil fût alors certaine que l’amant qui la dédaignait était ce chef dangereux, elle ne voulait pas encore s’en assurer par son supplice ; elle avait une tout autre curiosité à satisfaire. Elle préféra donc douter ou croire selon sa passion, et se mit à jouer avec le péril. Son regard, empreint d’une perfidie moqueuse, montrait les soldats au jeune chef d’un air de triomphe ; en lui présentant ainsi l’image de son danger, elle se plaisait à lui faire durement sentir que sa vie dépendait d’un seul mot, et déjà ses lèvres paraissaient se mouvoir pour le prononcer. Semblable à un sauvage d’Amérique, elle interrogeait les fibres du visage de son ennemi lié au poteau, et brandissait le casse-tête avec grâce, savourant une vengeance toute innocente, et punissant comme une maîtresse qui aime encore.
— Si j’avais un fils comme le vôtre, madame, dit-elle à l’étrangère visiblement épouvantée, je porterais son deuil le jour où je l’aurais livré aux dangers.
Elle ne reçut point de réponse. Elle tourna vingt fois la tête vers les officiers et la retourna brusquement vers madame du Gua, sans surprendre entre elle et le Gars aucun signe secret qui pût lui confirmer une intimité qu’elle soupçonnait et dont elle voulait douter. Une femme aime tant à hésiter dans une lutte de vie et de mort, quand elle tient l’arrêt. Le jeune général souriait de l’air le plus calme, et soutenait sans trembler la torture que mademoiselle de Verneuil lui faisait subir ; son attitude et l’expression de sa physionomie annonçaient un homme nonchalant des dangers auxquels il s’était soumis, et parfois il semblait lui dire : — « Voici l’occasion de venger votre vanité blessée, saisissez-la ! Je serais au désespoir de revenir de mon mépris pour vous. » Mademoiselle de Verneuil se mit à examiner le chef de toute la hauteur de sa position avec une impertinence et une dignité apparente, car, au fond de son cœur, elle en admirait le courage et la tranquillité. Joyeuse de découvrir que son amant portait un vieux titre, dont les {p. 115} priviléges plaisent à toutes les femmes, elle éprouvait quelque plaisir à le rencontrer dans une situation où, champion d’une cause ennoblie par le malheur, il luttait avec toutes les facultés d’une âme forte contre une république tant de fois victorieuse, et de le voir aux prises avec le danger, déployant cette bravoure si puissante sur le cœur des femmes ; elle le mit vingt fois à l’épreuve, en obéissant peut-être à cet instinct qui porte la femme à jouer avec sa proie comme le chat joue avec la souris qu’il a prise.
— En vertu de quelle loi condamnez-vous donc les Chouans à mort ? demanda-t-elle à Merle.
— Mais, celle du 14 fructidor dernier, qui met hors la loi les départements insurgés et y institue des conseils de guerre, répondit le républicain.
— À quoi dois-je maintenant l’honneur d’attirer vos regards ? dit-elle au jeune chef qui l’examinait attentivement.
— À un sentiment qu’un galant homme ne saurait exprimer à quelque femme que ce puisse être, répondit le marquis de Montauran à voix basse en se penchant vers elle. Il fallait, dit-il à haute voix, vivre en ce temps pour voir des filles faisant l’office du bourreau, et enchérissant sur lui par la manière dont elles jouent avec la hache…
Elle regarda Montauran fixement ; puis, ravie d’être insultée par cet homme au moment où elle en tenait la vie entre ses mains, elle lui dit à l’oreille, en riant avec une douce malice : — Vous avez une trop mauvaise tête, les bourreaux n’en voudront pas, je la garde.
Le marquis stupéfait contempla pendant un moment cette inexplicable fille dont l’amour triomphait de tout, même des plus piquantes injures, et qui se vengeait par le pardon d’une offense que les femmes ne pardonnent jamais. Ses yeux furent moins sévères, moins froids, et même une expression de mélancolie se glissa dans ses traits. Sa passion était déjà plus forte qu’il ne le croyait lui-même. Mademoiselle de Verneuil, satisfaite de ce faible gage d’une réconciliation cherchée, regarda le chef tendrement, lui jeta un sourire qui ressemblait à un baiser ; puis elle se pencha dans le fond de la voiture, et ne voulut plus risquer l’avenir de ce drame de bonheur, croyant en avoir rattaché le nœud par ce sourire. Elle était si belle ! Elle savait si bien triompher des obstacles en amour ! Elle était si fort habituée à se jouer de tout, à marcher au hasard ! Elle aimait tant l’imprévu et les orages de la vie !
Bientôt, par l’ordre du marquis, la voiture quitta la grande {p. 116} route et se dirigea vers la Vivetière, à travers un chemin creux encaissé de hauts talus plantés de pommiers qui en faisaient plutôt un fossé qu’une route. Les voyageurs laissèrent les Bleus gagner lentement à leur suite le manoir dont les faîtes grisâtres apparaissaient et disparaissaient tour à tour entre les arbres de cette route où quelques soldats restèrent occupés à disputer leurs souliers à sa forte argile.
— Cela ressemble furieusement au chemin du paradis, s’écria Beau-pied.
Grâce à l’expérience du postillon, mademoiselle de Verneuil ne tarda pas à voir le château de la Vivetière. Cette maison, située sur la croupe d’une espèce de promontoire, était enveloppée par deux étangs profonds qui ne permettaient d’y arriver qu’en suivant une étroite chaussée. La partie de cette péninsule où se trouvaient les habitations et les jardins était protégée à une certaine distance derrière le château, par un large fossé où se déchargeait l’eau superflue des étangs avec lesquels il communiquait, et formait ainsi réellement une île presque inexpugnable, retraite précieuse pour un chef qui ne pouvait être surpris que par trahison. En entendant crier les gonds rouillés de la porte et en passant sous la voûte en ogive d’un portail ruiné par la guerre précédente, mademoiselle de Verneuil avança la tête. Les couleurs sinistres du tableau qui s’offrit à ses regards effacèrent presque les pensées d’amour et de coquetterie entre lesquelles elle se berçait. La voiture entra dans une grande cour presque carrée et fermée par les rives abruptes des étangs. Ces berges sauvages, baignées par des eaux couvertes de grandes taches vertes, avaient pour tout ornement des arbres aquatiques dépouillés de feuilles, dont les troncs rabougris, les têtes énormes et chenues, élevées au-dessus des roseaux et des broussailles, ressemblaient à des marmousets grotesques. Ces haies disgracieuses parurent s’animer et parler quand les grenouilles les désertèrent en coassant, et que des poules d’eau, réveillées par le bruit de la voiture, volèrent en barbotant sur la surface des étangs. La cour entourée d’herbes hautes et flétries, d’ajoncs, d’arbustes nains ou parasites, excluait toute idée d’ordre et de splendeur. Le château semblait abandonné depuis longtemps. Les toits paraissaient plier sous le poids des végétations qui y croissaient. Les murs, quoique construits de ces pierres schisteuses et solides dont abonde le sol, {p. 117} offraient de nombreuses lézardes où le lierre attachait ses griffes. Deux corps de bâtiment réunis en équerre à une haute tour et qui faisaient face à l’étang, composaient tout le château, dont les portes et les volets pendants et pourris, les balustrades rouillées, les fenêtres ruinées, paraissaient devoir tomber au premier souffle d’une tempête. La bise sifflait alors à travers ces ruines auxquelles la lune prêtait, par sa lumière indécise, le caractère et la physionomie d’un grand spectre. Il faut avoir vu les couleurs de ces pierres granitiques grises et bleues, mariées aux schistes noirs et fauves, pour savoir combien est vraie l’image que suggérait la vue de cette carcasse vide et sombre. Ses pierres disjointes, ses croisées sans vitres, sa tour à créneaux, ses toits à jour lui donnaient tout à fait l’air d’un squelette ; et les oiseaux de proie qui s’envolèrent en criant ajoutaient un trait de plus à cette vague ressemblance. Quelques hauts sapins plantés derrière la maison balançaient au-dessus des toits leur feuillage sombre, et quelques ifs, taillés pour en décorer les angles, l’encadraient de tristes festons, semblables aux tentures d’un convoi. Enfin, la forme des portes, la grossièreté des ornements, le peu d’ensemble des constructions, tout annonçait un de ces manoirs féodaux dont s’enorgueillit la Bretagne, avec raison peut-être, car ils forment sur cette terre gaélique une espèce d’histoire monumentale des temps nébuleux qui précèdent l’établissement de la monarchie. Mademoiselle de Verneuil, dans l’imagination de laquelle le mot de château réveillait toujours les formes d’un type convenu, frappée de la physionomie funèbre de ce tableau, sauta légèrement hors de la calèche, et le contempla toute seule avec terreur, en songeant au parti qu’elle devait prendre. Francine entendit pousser à madame du Gua un soupir de joie en se trouvant hors de l’atteinte des Bleus, et une exclamation involontaire lui échappa quand le portail fut fermé et qu’elle se vit dans cette espèce de forteresse naturelle. Montauran s’était vivement élancé vers mademoiselle de Verneuil en devinant les pensées qui la préoccupaient.
— Ce château, dit-il avec une légère tristesse, a été ruiné par la guerre, comme les projets que j’élevais pour notre bonheur l’ont été par vous.
— Et comment, demanda-t-elle toute surprise.
— Êtes-vous une jeune femme belle, NOBLE et spirituelle, dit-il {p. 118} avec un accent d’ironie en lui répétant les paroles qu’elle lui avait si coquettement prononcées dans leur conversation sur la route.
— Qui vous a dit le contraire ?
— Des amis dignes de foi qui s’intéressent à ma sûreté et veillent à déjouer les trahisons.
— Des trahisons ! dit-elle d’un air moqueur. Alençon et Hulot sont-ils donc déjà si loin ? Vous n’avez pas de mémoire, un défaut dangereux pour un chef de parti ! — Mais du moment où des amis, ajouta-t-elle avec une rare impertinence, règnent si puissamment dans votre cœur, gardez vos amis. Rien n’est comparable aux plaisirs de l’amitié. Adieu, ni moi, ni les soldats de la République nous n’entrerons ici.
Elle s’élança vers le portail par un mouvement de fierté blessée et de dédain, mais elle déploya dans sa démarche une noblesse et un désespoir qui changèrent toutes les idées du marquis, à qui il en coûtait trop de renoncer à ses désirs pour qu’il ne fût pas imprudent et crédule. Lui aussi aimait déjà. Ces deux amants n’avaient donc envie ni l’un ni l’autre de se quereller longtemps.
— Ajoutez un mot et je vous crois, dit-il d’une voix suppliante.
— Un mot, reprit-elle avec ironie en serrant ses lèvres, un mot ? pas seulement un geste.
— Au moins grondez-moi, demanda-t-il en essayant de prendre une main qu’elle retira ; si toutefois vous osez bouder un chef de rebelles, maintenant aussi défiant et sombre qu’il était joyeux et confiant naguère.
Marie ayant regardé le marquis sans colère, il ajouta : — Vous avez mon secret, et je n’ai pas le vôtre.
À ces mots, le front d’albâtre sembla devenu brun, Marie jeta un regard d’humeur au chef et répondit : — Mon secret ? jamais.
En amour, chaque parole, chaque coup d’œil, ont leur éloquence du moment ; mais là mademoiselle de Verneuil n’exprima rien de précis, et quelque habile que fût Montauran, le secret de cette exclamation resta impénétrable, quoique la voix de cette femme eût trahi des émotions peu ordinaires, qui durent vivement piquer sa curiosité.
— Vous avez, reprit-il, une plaisante manière de dissiper les soupçons.
— En conservez-vous donc ? demanda-t-elle en le toisant des yeux comme si elle lui eût dit : — Avez-vous quelques droits sur moi ?
{p. 119} — Mademoiselle, répondit le jeune homme d’un air soumis et ferme, le pouvoir que vous exercez sur les troupes républicaines, cette escorte…
— Ah ! vous m’y faites penser. Mon escorte et moi, lui demanda-t-elle avec une légère ironie, vos protecteurs enfin, seront-ils en sûreté ici ?
— Oui, foi de gentilhomme ! Qui que vous soyez, vous et les vôtres, vous n’avez rien à craindre chez moi.
Ce serment fut prononcé par un mouvement si loyal et si généreux, que mademoiselle de Verneuil dut avoir une entière sécurité sur le sort des Républicains. Elle allait parler, quand l’arrivée de madame du Gua lui imposa silence. Cette dame avait pu entendre ou deviner une partie de la conversation des deux amants, et ne concevait pas de médiocres inquiétudes en les apercevant dans une position qui n’accusait plus la moindre inimitié. En voyant cette femme, le marquis offrit la main à mademoiselle de Verneuil, et s’avança vers la maison avec vivacité comme pour se défaire d’une importune compagnie.
— Je le gêne, se dit l’inconnue en restant immobile à sa place. Elle regarda les deux amants réconciliés s’en allant lentement vers le perron, où ils s’arrêtèrent pour causer aussitôt qu’ils eurent mis entre elle et eux un certain espace. — Oui, oui, je les gêne, reprit-elle en se parlant à elle-même, mais dans peu cette créature-là ne me gênera plus ; l’étang sera, par Dieu, son tombeau ! Ne tiendrai-je pas bien ta parole de gentilhomme ? une fois sous cette eau, qu’a-t-on à craindre ? n’y sera-t-elle pas en sûreté ?
Elle regardait d’un œil fixe le miroir calme du petit lac de droite, quand tout à coup elle entendit bruire les ronces de la berge et aperçut au clair de la lune la figure de Marche-à-terre qui se dressa par-dessus la noueuse écorce d’un vieux saule. Il fallait connaître le Chouan pour le distinguer au milieu de cette assemblée de truisses ébranchées parmi lesquelles la sienne se confondait si facilement. Madame du Gua jeta d’abord autour d’elle un regard de défiance ; elle vit le postillon conduisant ses chevaux à une écurie située dans celle des deux ailes du château qui faisait face à la rive où Marche-à-terre était caché ; Francine allait vers les deux amants qui, dans ce moment, oubliaient toute la terre ; alors, l’inconnue s’avança, mettant un doigt sur ses lèvres pour réclamer un profond silence ; puis, le Chouan comprit plutôt qu’il {p. 120} n’entendit les paroles suivantes : — Combien êtes-vous, ici ?
— Quatre-vingt-sept.
— Ils ne sont que soixante-cinq, je les ai comptés.
— Bien, reprit le sauvage avec une satisfaction farouche.
Attentif aux moindres gestes de Francine, le Chouan disparut dans l’écorce du saule en la voyant se retourner pour chercher des yeux l’ennemie sur laquelle elle veillait par instinct.
Sept ou huit personnes, attirées par le bruit de la voiture, se montrèrent en haut du principal perron et s’écrièrent : — C’est le Gars ! c’est lui, le voici ! À ces exclamations, d’autres hommes accoururent, et leur présence interrompit la conversation des deux amants. Le marquis de Montauran s’avança précipitamment vers les gentilshommes, leur fit un signe impératif pour leur imposer silence, et leur indiqua le haut de l’avenue par laquelle débouchaient les soldats républicains. À l’aspect de ces uniformes bleus à revers rouges si connus, et de ces baïonnettes luisantes, les conspirateurs étonnés s’écrièrent : — Seriez-vous donc venu pour nous trahir ?
— Je ne vous avertirais pas du danger, répondit le marquis en souriant avec amertume. — Ces Bleus, reprit-il après une pause, forment l’escorte de cette jeune dame dont la générosité nous a miraculeusement délivrés d’un péril auquel nous avons failli succomber dans une auberge d’Alençon. Nous vous conterons cette aventure. Mademoiselle et son escorte sont ici sur ma parole, et doivent être reçus en amis.
Madame du Gua et Francine étaient arrivées jusqu’au perron, le marquis présenta galamment la main à mademoiselle de Verneuil, le groupe de gentilshommes se partagea en deux haies pour les laisser passer, et tous essayèrent d’apercevoir les traits de l’inconnue ; car madame du Gua avait déjà rendu leur curiosité plus vive en leur faisant quelques signes à la dérobée. Mademoiselle de Verneuil vit dans la première salle une grande table parfaitement servie, et préparée pour une vingtaine de convives. Cette salle à manger communiquait à un vaste salon où l’assemblée se trouva bientôt réunie. Ces deux pièces étaient en harmonie avec le spectacle de destruction qu’offraient les dehors du château. Les boiseries de noyer poli, mais de formes rudes et grossières, saillantes, mal travaillées, étaient disjointes et semblaient près de tomber. Leur couleur sombre ajoutait encore à la tristesse de ces salles sans {p. 121} glaces ni rideaux, où quelques meubles séculaires et en ruine s’harmoniaient avec cet ensemble de débris. Marie aperçut des cartes géographiques, et des plans déroulés sur une grande table ; puis, dans les angles de l’appartement, des armes et des carabines amoncelées. Tout témoignait d’une conférence importante entre les chefs des Vendéens et ceux des Chouans. Le marquis conduisit mademoiselle de Verneuil à un immense fauteuil vermoulu qui se trouvait auprès de la cheminée, et Francine vint se placer derrière sa maîtresse en s’appuyant sur le dossier de ce meuble antique.
— Vous me permettrez bien de faire un moment le maître de maison, dit le marquis en quittant les deux étrangères pour se mêler aux groupes formés par ses hôtes.
Francine vit tous les chefs, sur quelques mots de Montauran, s’empressant de cacher leurs armes, les cartes et tout ce qui pouvait éveiller les soupçons des officiers républicains ; quelques-uns quittèrent de larges ceintures de peau contenant des pistolets et des couteaux de chasse. Le marquis recommanda la plus grande discrétion, et sortit en s’excusant sur la nécessité de pourvoir à la réception des hôtes gênants que le hasard lui donnait. Mademoiselle de Verneuil, qui avait levé ses pieds vers le feu en s’occupant à les chauffer, laissa partir Montauran sans retourner la tête, et trompa l’attente des assistants, qui tous désiraient la voir. Francine fut donc seule témoin du changement que produisit dans l’assemblée le départ du jeune chef. Les gentilshommes se groupèrent autour de la dame inconnue, et, pendant la sourde conversation qu’elle tint avec eux, il n’y en eut pas un qui ne regardât à plusieurs reprises les deux étrangères.
— Vous connaissez Montauran, leur disait-elle, il s’est amouraché en un moment de cette fille, et vous comprenez bien que, dans ma bouche, les meilleurs avis lui ont été suspects. Les amis que nous avons à Paris, messieurs de Valois et d’Esgrignon d’Alençon, tous l’ont prévenu du piége qu’on veut lui tendre en lui jetant à la tête une créature, et il se coiffe de la première qu’il rencontre ; d’une fille qui, suivant des renseignements que j’ai fait prendre, s’empare d’un grand nom pour le souiller, qui, etc., etc.
Cette dame, dans laquelle on a pu reconnaître la femme qui décida l’attaque de la turgotine, conservera désormais dans cette histoire le nom qui lui servit à échapper aux dangers de son passage par Alençon. La publication du vrai nom ne pourrait {p. 122} qu’offenser une noble famille, déjà profondément affligée par les écarts de cette jeune dame, dont la destinée a d’ailleurs été le sujet d’une autre Scène. Bientôt l’attitude de curiosité que prit l’assemblée devint impertinente et presque hostile. Quelques exclamations assez dures parvinrent à l’oreille de Francine, qui, après avoir dit un mot à sa maîtresse, se réfugia dans l’embrasure d’une croisée. Marie se leva, se tourna vers le groupe insolent, y jeta quelques regards pleins de dignité, de mépris même. Sa beauté, l’élégance de ses manières et sa fierté, changèrent tout à coup les dispositions de ses ennemis et lui valurent un murmure flatteur qui leur échappa. Deux ou trois hommes, dont l’extérieur trahissait les habitudes de politesse et de galanterie qui s’acquièrent dans la sphère élevée des cours, s’approchèrent de Marie avec bonne grâce ; sa décence leur imposa le respect, aucun d’eux n’osa lui adresser la parole, et loin d’être accusée par eux, ce fut elle qui sembla les juger. Les chefs de cette guerre entreprise pour Dieu et le Roi ressemblaient bien peu aux portraits de fantaisie qu’elle s’était plu à tracer. Cette lutte, véritablement grande, se rétrécit et prit des proportions mesquines, quand elle vit, sauf deux ou trois figures vigoureuses, ces gentilshommes de province, tous dénués d’expression et de vie. Après avoir fait de la poésie, Marie tomba tout à coup dans le vrai. Ces physionomies paraissaient annoncer d’abord plutôt un besoin d’intrigue que l’amour de la gloire, l’intérêt mettait bien réellement à tous ces gentilshommes les armes à la main ; mais s’ils devenaient héroïques dans l’action, là ils se montraient à nu. La perte de ses illusions rendit mademoiselle de Verneuil injuste et l’empêcha de reconnaître le dévouement vrai qui rendit plusieurs de ces hommes si remarquables. Cependant la plupart d’entre eux montraient des manières communes. Si quelques têtes originales se faisaient distinguer entre les autres, elles étaient rapetissées par les formules et par l’étiquette de l’aristocratie. Si Marie accorda généralement de la finesse et de l’esprit à ces hommes, elle trouva chez eux une absence complète de cette simplicité, de ce grandiose auquel les triomphes et les hommes de la République l’habituaient. Cette assemblée nocturne, au milieu de ce vieux castel en ruine et sous ces ornements contournés assez bien assortis aux figures, la fit sourire, elle voulut y voir un tableau symbolique de la monarchie. Elle pensa bientôt avec délices qu’au moins le marquis jouait le premier rôle parmi ces gens dont le seul mérite, pour elle, était de se dévouer {p. 123} à une cause perdue. Elle dessina la figure de son amant sur cette masse, se plut à l’en faire ressortir, et ne vit plus dans ces figures maigres et grêles que les instruments de ses nobles desseins. En ce moment, les pas du marquis retentirent dans la salle voisine. Tout à coup les conspirateurs se séparèrent en plusieurs groupes, et les chuchotements cessèrent. Semblables à des écoliers qui ont comploté quelque malice en l’absence de leur maître, ils s’empressèrent d’affecter l’ordre et le silence. Montauran entra, Marie eut le bonheur de l’admirer au milieu de ces gens parmi lesquels il était le plus jeune, le plus beau, le premier. Comme un roi dans sa cour, il alla de groupe en groupe, distribua de légers coups de tête, des serrements de main, des regards, des paroles d’intelligence ou de reproche, en faisant son métier de chef de parti avec une grâce et un aplomb difficiles à supposer dans ce jeune homme d’abord accusé par elle d’étourderie. La présence du marquis mit un terme à la curiosité qui s’était attachée à mademoiselle de Verneuil ; mais, bientôt, les méchancetés de madame du Gua produisirent leur effet. Le baron du Guénic, surnommé l’Intimé, qui, parmi tous ces hommes rassemblés par de graves intérêts, paraissait autorisé par son nom et par son rang à traiter familièrement Montauran, le prit par le bras et l’emmena dans un coin.
— Écoute, mon cher marquis, lui dit-il, nous te voyons tous avec peine sur le point de faire une insigne folie.
— Qu’entends-tu par ces paroles ?
— Mais sais-tu bien d’où vient cette fille, qui elle est réellement, et quels sont ses desseins sur toi ?
— Mon cher l’Intimé, entre nous soit dit, demain matin, ma fantaisie sera passée.
— D’accord, mais si cette créature te livre avant le jour ?…
— Je te répondrai quand tu m’auras dit pourquoi elle ne l’a pas déjà fait, répliqua Montauran, qui prit par badinage un air de fatuité.
— Oui, mais si tu lui plais, elle ne veut peut-être pas te trahir avant que sa fantaisie, à elle, soit passée.
— Mon cher, regarde cette charmante fille, étudie ses manières, et ose dire que ce n’est pas une femme de distinction ? Si elle jetait sur toi des regards favorables, ne sentirais-tu pas, au fond de ton âme, quelque respect pour elle. Une dame vous a déjà prévenus contre cette personne ; mais, après ce que nous nous {p. 124} sommes dit l’un à l’autre, si c’était une de ces créatures perdues dont nous ont parlé nos amis, je la tuerais…
— Croyez-vous, dit madame du Gua, qui intervint, Fouché assez bête pour vous envoyer une fille prise au coin d’une rue ? il a proportionné les séductions à votre mérite. Mais si vous êtes aveugle, vos amis auront les yeux ouverts pour veiller sur vous.
— Madame, répondit le Gars en lui dardant des regards de colère, songez à ne rien entreprendre contre cette personne, ni contre son escorte, ou rien ne vous garantirait de ma vengeance. Je veux que mademoiselle soit traitée avec les plus grands égards et comme une femme qui m’appartient. Nous sommes, je crois, alliés aux Verneuil.
L’opposition que rencontrait le marquis produisit l’effet ordinaire que font sur les jeunes gens de semblables obstacles. Quoiqu’il eût en apparence traité fort légèrement mademoiselle de Verneuil et fait croire que sa passion pour elle était un caprice, il venait, par un sentiment d’orgueil, de franchir un espace immense. En avouant cette femme, il trouva son honneur intéressé à ce qu’elle fût respectée ; il alla donc, de groupe en groupe, assurant, en homme qu’il eût été dangereux de froisser, que cette inconnue était réellement mademoiselle de Verneuil. Aussitôt, toutes les rumeurs s’apaisèrent. Lorsque Montauran eut établi une espèce d’harmonie dans le salon et satisfait à toutes les exigences, il se rapprocha de sa maîtresse avec empressement et lui dit à voix basse : — Ces gens-là m’ont volé un moment de bonheur.
— Je suis bien contente de vous avoir près de moi, répondit-elle en riant. Je vous préviens que je suis curieuse ; ainsi, ne vous fatiguez pas trop de mes questions. Dites-moi d’abord quel est ce bonhomme qui porte une veste de drap vert.
— C’est le fameux major Brigaut, un homme du Marais, compagnon de feu Mercier, dit La-Vendée.
— Mais quel est le gros ecclésiastique à face rubiconde avec lequel il cause maintenant de moi ? reprit mademoiselle de Verneuil.
— Savez-vous ce qu’ils disent ?
— Si je veux le savoir ?… Est-ce une question ?
— Mais je ne pourrais vous en instruire sans vous offenser.
— Du moment où vous me laissez offenser sans tirer vengeance des injures que je reçois chez vous, adieu, marquis ! Je ne veux pas {p. 125} rester un moment ici. J’ai déjà quelques remords de tromper ces pauvres Républicains, si loyaux et si confiants.
Elle fit quelques pas, et le marquis la suivit.
— Ma chère Marie, écoutez-moi. Sur mon honneur, j’ai imposé silence à leurs méchants propos avant de savoir s’ils étaient faux ou vrais. Néanmoins dans ma situation, quand les amis que nous avons dans les ministères à Paris m’ont averti de me défier de toute espèce de femme qui se trouverait sur mon chemin, en m’annonçant que Fouché voulait employer contre moi une Judith des rues, il est permis à mes meilleurs amis de penser que vous êtes trop belle pour être une honnête femme…
En parlant, le marquis plongeait son regard dans les yeux de mademoiselle de Verneuil qui rougit, et ne put retenir quelques pleurs.
— J’ai mérité ces injures, dit-elle. Je voudrais vous voir persuadé que je suis une méprisable créature et me savoir aimée… alors je ne douterais plus de vous. Moi je vous ai cru quand vous me trompiez, et vous ne me croyez pas quand je suis vraie. Brisons là, monsieur, dit-elle en fronçant le sourcil et pâlissant comme une femme qui va mourir. Adieu.
Elle s’élança hors de la salle à manger par un mouvement de désespoir.
— Marie, ma vie est à vous, lui dit le jeune marquis à l’oreille.
Elle s’arrêta, le regarda.
— Non, non, dit-elle, je serai généreuse. Adieu. Je ne pensais, en vous suivant, ni à mon passé, ni à votre avenir, j’étais folle.
— Comment, vous me quittez au moment où je vous offre ma vie !…
— Vous l’offrez dans un moment de passion, de désir.
— Sans regret, et pour toujours, dit-il.
Elle rentra. Pour cacher ses émotions, le marquis continua l’entretien.
— Ce gros homme de qui vous me demandiez le nom est un homme redoutable, l’abbé Gudin, un de ces jésuites assez obstinés, assez dévoués peut-être pour rester en France malgré l’édit de 1763 qui les en a bannis. Il est le boute-feu de la guerre dans ces contrées et le propagateur de l’association religieuse dite du Sacré-Cœur. Habitué à se servir de la religion comme d’un instrument, il persuade à ses affiliés qu’ils ressusciteront, et sait entretenir {p. 126} leur fanatisme par d’adroites prédications. Vous le voyez : il faut employer les intérêts particuliers de chacun pour arriver à un grand but. Là sont tous les secrets de la politique.
— Et ce vieillard encore vert, tout musculeux, dont la figure est si repoussante ? Tenez, là, l’homme habillé avec les lambeaux d’une robe d’avocat.
— Avocat ? il prétend au grade de maréchal de camp. N’avez-vous pas entendu parler de Longuy ?
— Ce serait lui ! dit mademoiselle de Verneuil effrayée. Vous vous servez de ces hommes !
— Chut ! il peut vous entendre. Voyez-vous cet autre en conversation criminelle avec madame du Gua…
— Cet homme en noir qui ressemble à un juge ?
— C’est un de nos négociateurs, la Billardière, fils d’un conseiller au parlement de Bretagne, dont le nom est quelque chose comme Flamet ; mais il a la confiance des princes.
— Et son voisin, celui qui serre en ce moment sa pipe de terre blanche, et qui appuie tous les doigts de sa main droite sur le panneau comme un pacant ? dit mademoiselle de Verneuil en riant.
— Vous l’avez, pardieu, deviné, c’est l’ancien garde-chasse du défunt mari de cette dame. Il commande une des compagnies que j’oppose aux bataillons mobiles. Lui et Marche-à-terre sont peut-être les plus consciencieux serviteurs que le Roi ait ici.
— Mais elle, qui est-elle ?
— Elle, reprit le marquis, elle est la dernière maîtresse qu’ait eue Charrette. Elle possède une grande influence sur tout ce monde.
— Lui est-elle restée fidèle ?
Pour toute réponse le marquis fit une petite moue dubitative.
— Et l’estimez-vous ?
— Vous êtes effectivement bien curieuse.
— Elle est mon ennemie parce qu’elle ne peut plus être ma rivale, dit en riant mademoiselle de Verneuil, je lui pardonne ses erreurs passées, qu’elle me pardonne les miennes. Et cet officier à moustaches ?
— Permettez-moi de ne pas le nommer. Il veut se défaire du premier Consul en l’attaquant à main armée ? Qu’il réussisse ou non, vous le connaîtrez, il deviendra célèbre.
— Et vous êtes venu commander à de pareilles gens ?… dit-elle {p. 127} avec horreur. Voilà les défenseurs du Roi ! Où sont donc les gentilshommes et les seigneurs ?
— Mais, dit le marquis avec impertinence, ils sont répandus dans toutes les cours de l’Europe. Qui donc enrôle les rois, leurs cabinets, leurs armées, au service de la maison de Bourbon, et les lance sur cette République qui menace de mort toutes les monarchies et l’ordre social d’une destruction complète ?…
— Ah ! répondit-elle avec une généreuse émotion, soyez désormais la source pure où je puiserai les idées que je dois encore acquérir… j’y consens. Mais laissez-moi penser que vous êtes le seul noble qui fasse son devoir en attaquant la France avec des Français, et non à l’aide de l’étranger. Je suis femme, et sens que si mon enfant me frappait dans sa colère, je pourrais lui pardonner ; mais s’il me voyait de sang-froid déchirée par un inconnu, je le regarderais comme un monstre.
— Vous serez toujours Républicaine, dit le marquis en proie à une délicieuse ivresse excitée par les généreux accents qui le confirmaient dans ses présomptions.
— Républicaine ? Non, je ne le suis plus. Je ne vous estimerais pas si vous vous soumettiez au premier Consul, reprit-elle ; mais je ne voudrais pas non plus vous voir à la tête de gens qui pillent un coin de la France au lieu d’assaillir toute la République. Pour qui vous battez-vous ? Qu’attendez-vous d’un roi rétabli sur le trône par vos mains ? Une femme a déjà entrepris ce beau chef-d’œuvre, le roi libéré l’a laissé brûler vive. Ces hommes-là sont les oints du Seigneur, et il y a du danger à toucher aux choses consacrées. Laissez Dieu seul les placer, les déplacer, les replacer sur leurs tabourets de pourpre. Si vous avez pesé la récompense qui vous en reviendra, vous êtes à mes yeux dix fois plus grand que je ne vous croyais ; foulez-moi alors si vous le voulez aux pieds, je vous le permets, je serai heureuse.
— Vous êtes ravissante ! N’essayez pas d’endoctriner ces messieurs, je serais sans soldats.
— Ah ! si vous vouliez me laisser vous convertir, nous irions à mille lieues d’ici.
— Ces hommes que vous paraissez mépriser sauront périr dans la lutte, répliqua le marquis d’un ton plus grave, et leurs torts seront oubliés. D’ailleurs, si mes efforts sont couronnés de quelques succès, les lauriers du triomphe ne cacheront-ils pas tout ?
{p. 128} — Il n’y a que vous ici à qui je voie risquer quelque chose.
— Je ne suis pas le seul, reprit-il avec une modestie vraie. Voici là-bas deux nouveaux chefs de la Vendée. Le premier, que vous avez entendu nommer le Grand-Jacques, est le comte de Fontaine, et l’autre la Billardière, que je vous ai déjà montré.
— Et oubliez-vous Quiberon, où la Billardière a joué le rôle le plus singulier ?… répondit-elle frappée d’un souvenir.
— La Billardière a beaucoup pris sur lui, croyez-moi. Ce n’est pas être sur des roses que de servir les princes…
— Ah ! vous me faites frémir ! s’écria Marie. Marquis, reprit-elle d’un ton qui semblait annoncer une réticence dont le mystère lui était personnel, il suffit d’un instant pour détruire une illusion et dévoiler des secrets d’où dépendent la vie et le bonheur de bien des gens… Elle s’arrêta comme si elle eût craint d’en trop dire, et ajouta : — Je voudrais savoir les soldats de la République en sûreté.
— Je serai prudent, dit-il en souriant pour déguiser son émotion, mais ne me parlez plus de vos soldats, je vous en ai répondu sur ma foi de gentilhomme.
— Et après tout, de quel droit voudrais-je vous conduire ? reprit-elle. Entre nous soyez toujours le maître. Ne vous ai-je pas dit que je serais au désespoir de régner sur un esclave ?
— Monsieur le marquis, dit respectueusement le major Brigaut en interrompant cette conversation, les Bleus resteront-ils donc longtemps ici ?
— Ils partiront aussitôt qu’ils se seront reposés, s’écria Marie.
Le marquis lança des regards scrutateurs sur l’assemblée, y remarqua de l’agitation, quitta mademoiselle de Verneuil, et laissa madame du Gua venir le remplacer auprès d’elle. Cette femme apportait un masque riant et perfide que le sourire amer du jeune chef ne déconcerta point. En ce moment Francine jeta un cri promptement étouffé. Mademoiselle de Verneuil, qui vit avec étonnement sa fidèle campagnarde s’élançant vers la salle à manger, regarda madame du Gua, et sa surprise augmenta à l’aspect de la pâleur répandue sur le visage de son ennemie. Curieuse de pénétrer le secret de ce brusque départ, elle s’avança vers l’embrasure de la fenêtre où sa rivale la suivit afin de détruire les soupçons qu’une imprudence pouvait avoir éveillés et lui sourit avec une indéfinissable malice quand, après avoir jeté toutes deux un regard {p. 129} sur le paysage du lac, elles revinrent ensemble à la cheminée, Marie sans avoir rien aperçu qui justifiât la fuite de Francine, madame du Gua satisfaite d’être obéie. Le lac au bord duquel Marche-à-terre avait comparu dans la cour à l’évocation de cette femme, allait rejoindre le fossé d’enceinte qui protégeait les jardins, en décrivant de vaporeuses sinuosités, tantôt larges comme des étangs, tantôt resserrées comme les rivières artificielles d’un parc. Le rivage rapide et incliné que baignaient ces eaux claires passait à quelques toises de la croisée. Occupée à contempler, sur la surface des eaux, les lignes noires qu’y projetaient les têtes de quelques vieux saules, Francine observait assez insouciamment l’uniformité de courbure qu’une brise légère imprimait à leurs branchages. Tout à coup elle crut apercevoir une de leurs figures remuant sur le miroir des eaux par quelques-uns de ces mouvements irréguliers et spontanés qui trahissent la vie. Cette figure, quelque vague qu’elle fût, semblait être celle d’un homme. Francine attribua d’abord sa vision aux imparfaites configurations que produisait la lumière de la lune, à travers les feuillages ; mais bientôt une seconde tête se montra ; puis d’autres apparurent encore dans le lointain. Les petits arbustes de la berge se courbèrent et se relevèrent avec violence. Francine vit alors cette longue haie insensiblement agitée comme un de ces grands serpents indiens aux formes fabuleuses. Puis, çà et là, dans les genêts et les hautes épines, plusieurs points lumineux brillèrent et se déplacèrent. En redoublant d’attention, l’amante de Marche-à-terre crut reconnaître la première des figures noires qui allaient au sein de ce mouvant rivage. Quelque indistinctes que fussent les formes de cet homme, le battement de son cœur lui persuada qu’elle voyait en lui Marche-à-terre. Éclairée par un geste, et impatiente de savoir si cette marche mystérieuse ne cachait pas quelque perfidie, elle s’élança vers la cour. Arrivée au milieu de ce plateau de verdure, elle regarda tour à tour les deux corps de logis et les deux berges sans découvrir dans celle qui faisait face à l’aile inhabitée aucune trace de ce sourd mouvement. Elle prêta une oreille attentive, et entendit un léger bruissement semblable à celui que peuvent produire les pas d’une bête fauve dans le silence des forêts ; elle tressaillit et ne trembla pas. Quoique jeune et innocente encore, la curiosité lui inspira promptement une ruse. Elle aperçut la voiture, courut s’y blottir, et ne leva sa tête qu’avec la précaution du lièvre aux oreilles duquel {p. 130} résonne le bruit d’une chasse lointaine. Elle vit Pille-miche qui sortit de l’écurie. Ce Chouan était accompagné de deux paysans, et tous trois portaient des bottes de paille ; ils les étalèrent de manière à former une longue litière devant le corps de bâtiment inhabité parallèle à la berge bordée d’arbres nains, où les Chouans marchaient avec un silence qui trahissait les apprêts de quelque horrible stratagème.
— Tu leur donnes de la paille comme s’ils devaient réellement dormir là. Assez, Pille-miche, assez, dit une voix rauque et sourde que Francine reconnut.
— N’y dormiront-ils pas ? reprit Pille-miche en laissant échapper un gros rire bête. Mais ne crains-tu pas que le Gars ne se fâche ? ajouta-t-il si bas que Francine n’entendit rien.
— Eh ! bien, il se fâchera, répondit à demi-voix Marche-à-terre ; mais nous aurons tué les Bleus, tout de même. — Voilà, reprit-il, une voiture qu’il faut rentrer à nous deux.
Pille-miche tira la voiture par le timon, et Marche-à-terre la poussa par une des roues avec une telle prestesse que Francine se trouva dans la grange et sur le point d’y rester enfermée, avant d’avoir eu le temps de réfléchir à sa situation. Pille-miche sortit pour aider à amener la pièce de cidre que le marquis avait ordonné de distribuer aux soldats de l’escorte. Marche-à-terre passait le long de la calèche pour se retirer et fermer la porte, quand il se sentit arrêté par une main qui saisit les longs crins de sa peau de chèvre. Il reconnut des yeux dont la douceur exerçait sur lui la puissance du magnétisme, et demeura pendant un moment comme charmé. Francine sauta vivement hors de la voiture, et lui dit de cette voix agressive qui va merveilleusement à une femme irritée : — Pierre, quelles nouvelles as-tu donc apportées sur le chemin à cette dame et à son fils ? Que fait-on ici ? Pourquoi te caches-tu ? je veux tout savoir. Ces mots donnèrent au visage du Chouan une expression que Francine ne lui connaissait pas. Le Breton amena son innocente maîtresse sur le seuil de la porte ; là, il la tourna vers la lueur blanchissante de la lune, et lui répondit en la regardant avec des yeux terribles : — Oui, par ma damnation ! Francine, je te le dirai, mais quand tu m’auras juré sur ce chapelet… Et il tira un vieux chapelet de dessous sa peau de bique. — Sur cette relique que tu connais, reprit-il, de me répondre vérité à une seule demande. Francine rougit en regardant ce chapelet qui, {p. 131} sans doute, était un gage de leur amour. — C’est là-dessus, reprit le Chouan tout ému, que tu as juré…
Il n’acheva pas. La paysanne appliqua sa main sur les lèvres de son sauvage amant pour lui imposer silence.
— Ai-je donc besoin de jurer ? dit-elle.
Il prit sa maîtresse doucement par la main, la contempla pendant un instant, et reprit : — La demoiselle que tu sers se nomme-t-elle réellement mademoiselle de Verneuil ?
Francine demeura les bras pendants, les paupières baissées, la tête inclinée, pâle, interdite.
— C’est une cataud ! reprit Marche-à-terre d’une voix terrible.
À ce mot, la jolie main lui couvrit encore les lèvres, mais cette fois il se recula violemment. La petite Bretonne ne vit plus d’amant, mais bien une bête féroce dans toute l’horreur de sa nature. Les sourcils du Chouan étaient violemment serrés, ses lèvres se contractèrent, et il montra les dents comme un chien qui défend son maître.
— Je t’ai laissée fleur et je te retrouve fumier. Ah ! pourquoi t’ai-je abandonnée ! Vous venez pour nous trahir, pour livrer le Gars.
Ces phrases furent plutôt des rugissements que des paroles. Quoique Francine eût peur, à ce dernier reproche, elle osa contempler ce visage farouche, leva sur lui des yeux angéliques et répondit avec calme : — Je gage mon salut que cela est faux. C’est des idées de ta dame.
À son tour il baissa la tête ; puis elle lui prit la main, le7 tourna vers elle par un mouvement mignon, et lui dit : — Pierre, pourquoi sommes-nous dans tout ça ? Écoute, je ne sais pas comment toi tu peux y comprendre quelque chose, car je n’y entends rien ! Mais souviens-toi que cette belle et noble demoiselle est ma bienfaitrice ; elle est aussi la tienne, et nous vivons quasiment comme deux sœurs. Il ne doit jamais lui arriver rien de mal là où nous serons avec elle, de notre vivant du moins. Jure-le-moi donc ! Ici je n’ai confiance qu’en8 toi.
— Je ne commande pas ici, répondit le Chouan d’un ton bourru.
Son visage devint sombre. Elle lui prit ses grosses oreilles pendantes, et les lui tordit doucement, comme si elle caressait un chat.
— Eh ! bien, promets-moi, reprit-elle en le voyant moins sévère, {p. 132} d’employer à la sûreté de notre bienfaitrice tout le pouvoir que tu as.
Il remua la tête comme s’il doutait du succès, et ce geste fit frémir la Bretonne. En ce moment critique, l’escorte était parvenue à la chaussée. Le pas des soldats et le bruit de leurs armes réveillèrent les échos de la cour et parurent mettre un terme à l’indécision de Marche-à-terre.
— Je la sauverai peut-être, dit-il à sa maîtresse, si tu peux la faire demeurer dans la maison. — Et, ajouta-t-il, quoi qu’il puisse arriver, restes-y avec elle et garde le silence le plus profond ; sans quoi, rin.
— Je te le promets, répondit-elle dans son effroi.
— Eh ! bien, rentre. Rentre à l’instant et cache ta peur à tout le monde, même à ta maîtresse.
— Oui.
Elle serra la main du Chouan, qui la regarda d’un air paternel courant avec la légèreté d’un oiseau vers le perron ; puis il se coula dans sa haie, comme un acteur qui se sauve vers la coulisse au moment où se lève le rideau tragique.
— Sais-tu, Merle, que cet endroit-ci m’a l’air d’une véritable souricière, dit Gérard en arrivant au château.
— Je le vois bien, répondit le capitaine soucieux.
Les deux officiers s’empressèrent de placer des sentinelles pour s’assurer de la chaussée et du portail, puis ils jetèrent des regards de défiance sur les berges et les alentours du paysage.
— Bah ! dit Merle, il faut nous livrer à cette baraque-là en toute confiance ou ne pas y entrer.
— Entrons, répondit Gérard.
Les soldats, rendus à la liberté par un mot de leur chef, se hâtèrent de déposer leurs fusils en faisceaux coniques et formèrent un petit front de bandière devant la litière de paille, au milieu de laquelle figurait la pièce de cidre. Ils se divisèrent en groupes auxquels deux paysans commencèrent à distribuer du beurre et du pain de seigle. Le marquis vint au-devant des deux officiers et les emmena au salon. Quand Gérard eut monté le perron, et qu’il regarda les deux ailes où les vieux mélèzes étendaient leurs branches noires, il appela Beau-pied et La-clef-des-cœurs.
— Vous allez, à vous deux, faire une reconnaissance dans les jardins et fouiller les haies, entendez-vous ? Puis, vous placerez une sentinelle devant votre front de bandière…
{p. 133} — Pouvons-nous allumer notre feu avant de nous mettre en chasse, mon adjudant ? dit La-clef-des-cœurs.
Gérard inclina la tête.
— Tu le vois bien, La-clef-des-cœurs, dit Beau-pied, l’adjudant a tort de se fourrer dans ce guêpier. Si Hulot nous commandait, il ne se serait jamais acculé ici ; nous sommes là comme dans une marmite.
— Es-tu bête ! répondit La-clef-des-cœurs, comment, toi, le roi des malins, tu ne devines pas que cette guérite est le château de l’aimable particulière auprès de laquelle siffle notre joyeux Merle, le plus fini des capitaines, et il l’épousera, cela est clair comme une baïonnette bien fourbie. Ça fera honneur à la demi-brigade, une femme comme ça.
— C’est vrai, reprit Beau-pied. Tu peux encore ajouter que voilà de bon cidre, mais je ne le bois pas avec plaisir devant ces chiennes de haies-là. Il me semble toujours voir dégringoler Larose et Vieux-Chapeau dans le fossé de la Pèlerine. Je me souviendrai toute ma vie de la queue de ce pauvre Larose, elle allait comme un marteau de grande porte.
— Beau-pied, mon ami, tu as trop d’émagination pour un soldat. Tu devrais faire des chansons à l’Institut national.
— Si j’ai trop d’imagination, lui répliqua Beau-pied, tu n’en as guère, toi, et il te faudra du temps pour passer consul.
Le rire de la troupe mit fin à la discussion, car La-clef-des-cœurs ne trouva rien dans sa giberne pour riposter à son antagoniste.
— Viens-tu faire ta ronde ? Je vais prendre à droite, moi, lui dit Beau-pied.
— Eh ! bien, je prendrai la gauche, répondit son camarade. Mais avant, minute ! je veux boire un verre de cidre, mon gosier s’est collé comme le taffetas gommé qui enveloppe le beau chapeau de Hulot.
Le côté gauche des jardins que La-clef-des-cœurs négligeait d’aller explorer immédiatement était par malheur la berge dangereuse où Francine avait observé un mouvement d’hommes. Tout est hasard à la guerre. En entrant dans le salon et en saluant la compagnie, Gérard jeta un regard pénétrant sur les hommes qui la composaient. Le soupçon revint avec plus de force dans son âme, il alla tout à coup vers mademoiselle de Verneuil et lui dit à voix basse : {p. 134} — Je crois qu’il faut vous retirer promptement, nous ne sommes pas en sûreté ici.
— Craindriez-vous quelque chose chez moi ? demanda-t-elle en riant. Vous êtes plus en sûreté ici, que vous ne le seriez à Mayenne.
Une femme répond toujours de son amant avec assurance. Les deux officiers furent rassurés. En ce moment la compagnie passa dans la salle à manger, malgré quelques phrases insignifiantes relatives à un convive assez important qui se faisait attendre. Mademoiselle de Verneuil put, à la faveur du silence qui règne toujours au commencement des repas, donner quelque attention à cette réunion curieuse dans les circonstances présentes, et de laquelle elle était en quelque sorte la cause par suite de cette ignorance que les femmes, accoutumées à se jouer de tout, portent dans les actions les plus critiques de la vie. Un fait la surprit soudain. Les deux officiers républicains dominaient cette assemblée par le caractère imposant de leurs physionomies. Leurs longs cheveux, tirés des tempes et réunis dans une queue énorme derrière le cou, dessinaient sur leurs fronts ces lignes qui donnent tant de candeur et de noblesse à de jeunes têtes. Leurs uniformes bleus râpés, à parements rouges usés, tout, jusqu’à leurs épaulettes rejetées en arrière par les marches et qui accusaient dans toute l’armée, même chez les chefs, le manque de capotes, faisait ressortir ces deux militaires, des hommes au milieu desquels ils se trouvaient. — Oh ! là est la nation, la liberté, se dit-elle. Puis, jetant un regard sur les royalistes : — Et, là est un homme, un roi, des priviléges. Elle ne put se refuser à admirer la figure de Merle, tant ce gai soldat répondait complétement aux idées qu’on peut avoir de ces troupiers français, qui savent siffler un air au milieu des balles et n’oublient pas de faire un lazzi sur le camarade qui tombe mal. Gérard imposait. Grave et plein de sang-froid, il paraissait avoir une de ces âmes vraiment républicaines qui, à cette époque, se rencontrèrent en foule dans les armées françaises auxquelles des dévouements noblement obscurs imprimaient une énergie jusqu’alors inconnue. — Voilà un de mes hommes à grandes vues, se dit mademoiselle de Verneuil. Appuyés sur le présent qu’ils dominent, ils ruinent le passé, mais au profit de l’avenir… Cette pensée l’attrista, parce qu’elle ne se rapportait pas à son {p. 135} amant, vers lequel elle se tourna pour se venger, par une autre admiration, de la République qu’elle haïssait déjà. En voyant le marquis entouré de ces hommes assez hardis, assez fanatiques, assez calculateurs de l’avenir, pour attaquer une République victorieuse dans l’espoir de relever une monarchie morte, une religion mise en interdit, des princes errants et des priviléges expirés. — Celui-ci, se dit-elle, n’a pas moins de portée que l’autre ; car, accroupi sur des décombres, il veut faire du passé, l’avenir. Son esprit nourri d’images hésitait alors entre les jeunes et les vieilles ruines. Sa conscience lui criait bien que l’un se battait pour un homme, l’autre pour un pays ; mais elle était arrivée par le sentiment au point où l’on arrive par la raison, à reconnaître que le roi, c’est le pays.
En entendant retentir dans le salon les pas d’un homme, le marquis se leva pour aller à sa rencontre. Il reconnut le convive attendu qui, surpris de la compagnie, voulut parler ; mais le Gars déroba aux Républicains le signe qu’il lui fit pour l’engager à se taire et à prendre place au festin. À mesure que les deux officiers républicains analysaient les physionomies de leurs hôtes, les soupçons qu’ils avaient conçus d’abord renaissaient. Le vêtement ecclésiastique de l’abbé Gudin et la bizarrerie des costumes chouans éveillèrent leur prudence ; ils redoublèrent alors d’attention et découvrirent de plaisants contrastes entre les manières des convives et leurs discours. Autant le républicanisme manifesté par quelques-uns d’entre eux était exagéré, autant les façons de quelques autres étaient aristocratiques. Certains coups d’œil surpris entre le marquis et ses hôtes, certains mots à double sens imprudemment prononcés, mais surtout la ceinture de barbe dont le cou de quelques convives était garni et qu’ils cachaient assez mal dans leurs cravates, finirent par apprendre aux deux officiers une vérité qui les frappa en même temps. Ils se révélèrent leurs communes pensées par un même regard, car madame du Gua les avait habilement séparés et ils en étaient réduits au langage de leurs yeux. Leur situation commandait d’agir avec adresse, ils ne savaient s’ils étaient les maîtres du château, ou s’ils y avaient été attirés dans une embûche ; si mademoiselle de Verneuil était la dupe ou la complice de cette inexplicable aventure ; mais un événement imprévu précipita la crise, avant qu’ils pussent en connaître toute la gravité. Le nouveau convive était un de ces hommes carrés de base {p. 136} comme de hauteur, dont le teint est fortement coloré, qui se penchent en arrière quand ils marchent, qui semblent déplacer beaucoup d’air autour d’eux, et croient qu’il faut à tout le monde plus d’un regard pour les voir. Malgré sa noblesse, il avait pris la vie comme une plaisanterie dont on doit tirer le meilleur parti possible ; mais, tout en s’agenouillant devant lui-même, il était bon, poli et spirituel à la manière de ces gentilshommes qui, après avoir fini leur éducation à la cour, reviennent dans leurs terres, et ne veulent jamais supposer qu’ils ont pu, au bout de vingt ans, s’y rouiller. Ces sortes de gens manquent de tact avec un aplomb imperturbable, disent spirituellement une sottise, se défient du bien avec beaucoup d’adresse, et prennent d’incroyables peines pour donner dans un piége. Lorsque par un jeu de fourchette qui annonçait un grand mangeur, il eut regagné le temps perdu, il leva les yeux sur la compagnie. Son étonnement redoubla en voyant les deux officiers, et il interrogea d’un regard madame du Gua, qui, pour toute réponse, lui montra mademoiselle de Verneuil. En apercevant la sirène dont la beauté commençait à imposer silence aux sentiments d’abord excités par madame du Gua dans l’âme des convives, le gros inconnu laissa échapper un de ces sourires impertinents et moqueurs qui semblent contenir toute une histoire graveleuse. Il se pencha à l’oreille de son voisin auquel il dit deux ou trois mots, et ces mots, qui restèrent un secret pour les officiers et pour Marie, voyagèrent d’oreille en oreille, de bouche en bouche, jusqu’au cœur de celui qu’ils devaient frapper à mort. Les chefs des Vendéens et des Chouans tournèrent leurs regards sur le marquis de Montauran avec une curiosité cruelle. Les yeux de madame du Gua allèrent du marquis à mademoiselle de Verneuil étonnée, en lançant des éclairs de joie. Les officiers inquiets se consultèrent en attendant le résultat de cette scène bizarre. Puis, en un moment, les fourchettes demeurèrent inactives dans toutes les mains, le silence régna dans la salle, et tous les regards se concentrèrent sur le Gars. Une effroyable rage éclata sur ce visage colère et sanguin, qui prit une teinte de cire. Le jeune chef se tourna vers le convive d’où ce serpenteau était parti, et d’une voix qui sembla couverte d’un crêpe : — Mort de mon âme, comte, cela est-il vrai ? demanda-t-il.
— Sur mon honneur, répondit le comte en s’inclinant avec gravité.
{p. 137} Le marquis baissa les yeux un moment, et il les releva bientôt pour les reporter sur Marie, qui, attentive à ce débat, recueillit ce regard plein de mort.
— Je donnerais ma vie, dit-il à voix basse, pour me venger sur l’heure.
Madame du Gua comprit cette phrase au mouvement seul des lèvres et sourit au jeune homme, comme on sourit à un ami dont le désespoir va cesser. Le mépris général pour mademoiselle de Verneuil, peint sur toutes les figures, mit le comble à l’indignation des deux Républicains, qui se levèrent brusquement.
— Que désirez-vous, citoyens ? demanda madame du Gua.
— Nos épées, citoyenne, répondit ironiquement Gérard.
— Vous n’en avez pas besoin à table, dit le marquis froidement.
— Non, mais nous allons jouer à un jeu que vous connaissez, répondit Gérard en reparaissant. Nous nous verrons ici d’un peu plus près qu’à la Pèlerine.
L’assemblée resta stupéfaite. En ce moment une décharge faite avec un ensemble terrible pour les oreilles des deux officiers, retentit dans la cour. Les deux officiers s’élancèrent sur le perron ; là, ils virent une centaine de Chouans qui ajustaient quelques soldats survivant à leur première décharge, et qui tiraient sur eux comme sur des lièvres. Ces Bretons sortaient de la rive où Marche-à-terre les avait postés au péril de leur vie ; car, dans cette évolution et après les derniers coups de fusil, on entendit, à travers les cris des mourants, quelques Chouans tombant dans les eaux, où ils roulèrent comme des pierres dans un gouffre. Pille-miche visait Gérard, Marche-à-terre tenait Merle en respect.
— Capitaine, dit froidement le marquis à Merle en lui répétant les paroles que le Républicain avait dites de lui, voyez-vous, les hommes sont comme les nèfles, ils mûrissent sur la paille. Et, par un geste de main, il montra l’escorte entière des Bleus couchée sur la litière ensanglantée, où les Chouans achevaient les vivants, et dépouillaient les morts avec une incroyable célérité. — J’avais bien raison de vous dire que vos soldats n’iraient pas jusqu’à la Pèlerine, ajouta le marquis. Je crois aussi que votre tête sera pleine de plomb avant la mienne, qu’en dites-vous ?
Montauran éprouvait un horrible besoin de satisfaire sa rage. Son ironie envers le vaincu, la férocité, la perfidie même de cette {p. 138} exécution militaire faite sans son ordre et qu’il avouait alors, répondaient aux vœux secrets de son cœur. Dans sa fureur, il aurait voulu anéantir la France. Les Bleus égorgés, les deux officiers vivants, tous innocents du crime dont il demandait vengeance, étaient entre ses mains comme les cartes que dévore un joueur au désespoir.
— J’aime mieux périr ainsi que de triompher comme vous, dit Gérard. Puis, en voyant ses soldats nus et sanglants, il s’écria : — Les avoir assassinés lâchement, froidement !
— Comme le fut Louis XVI, monsieur, répondit vivement le marquis.
— Monsieur, répliqua Gérard avec hauteur, il existe dans le procès d’un roi des mystères que vous ne comprendrez jamais.
— Accuser le roi ! s’écria le marquis hors de lui.
— Combattre la France ! répondit Gérard d’un ton de mépris.
— Niaiserie, dit le marquis.
— Parricide ! reprit le Républicain.
— Régicide !
— Eh ! bien, vas-tu prendre le moment de ta mort pour te disputer ? s’écria gaiement Merle.
— C’est vrai, dit froidement Gérard en se retournant vers le marquis. Monsieur, si votre intention est de nous donner la mort, reprit-il, faites-nous au moins la grâce de nous fusiller sur-le-champ.
— Te voilà bien ! reprit le capitaine, toujours pressé d’en finir. Mais, mon ami, quand on va loin et qu’on ne pourra pas déjeuner le lendemain, on soupe.
Gérard s’élança fièrement et sans mot dire vers la muraille ; Pille-miche l’ajusta en regardant le marquis immobile, prit le silence de son chef pour un ordre, et l’adjudant-major tomba comme un arbre. Marche-à-terre courut partager cette nouvelle dépouille avec Pille-miche. Comme deux corbeaux affamés, ils eurent un débat et grognèrent sur le cadavre encore chaud.
— Si vous voulez achever de souper, capitaine, vous êtes libre de venir avec moi, dit le marquis à Merle, qu’il voulut garder pour faire des échanges.
Le capitaine rentra machinalement avec le marquis, en disant à voix basse, comme s’il s’adressait un reproche : — C’est cette diablesse de fille qui est cause de ça. Que dira Hulot ?
{p. 139} — Cette fille ! s’écria le marquis d’un ton sourd. C’est donc bien décidément une fille !
Le capitaine semblait avoir tué Montauran, qui le suivait tout pâle, défait, morne, et d’un pas chancelant. Il s’était passé dans la salle à manger une autre scène qui, par l’absence du marquis, prit un caractère tellement sinistre, que Marie, se trouvant sans son protecteur, put croire à l’arrêt de mort écrit dans les yeux de sa rivale. Au bruit de la décharge, tous les convives s’étaient levés, moins madame du Gua.
— Rasseyez-vous, dit-elle, ce n’est rien, nos gens tuent les Bleus. Lorsqu’elle vit le marquis dehors, elle se leva. — Mademoiselle que voici, s’écria-t-elle avec le calme d’une sourde rage, venait nous enlever le Gars ! Elle venait essayer de le livrer à la République.
— Depuis ce matin je l’aurais pu livrer vingt fois, et je lui ai sauvé la vie, répliqua mademoiselle de Verneuil.
Madame du Gua s’élança sur sa rivale avec la rapidité de l’éclair ; elle brisa, dans son aveugle emportement, les faibles brandebourgs du spencer de la jeune fille surprise par cette soudaine irruption, viola d’une main brutale l’asile sacré où la lettre était cachée, déchira l’étoffe, les broderies, le corset, la chemise ; puis elle profita de cette recherche pour assouvir sa jalousie, et sut froisser avec tant d’adresse et de fureur la gorge palpitante de sa rivale, qu’elle y laissa les traces sanglantes de ses ongles, en éprouvant un sombre plaisir à lui faire subir une si odieuse prostitution. Dans la faible lutte que Marie opposa à cette femme furieuse, sa capote dénouée tomba, ses cheveux rompirent leurs liens et s’échappèrent en boucles ondoyantes ; son visage rayonna de pudeur, puis deux larmes tracèrent un chemin humide et brûlant le long de ses joues et rendirent le feu de ses yeux plus vif ; enfin, le tressaillement de la honte la livra frémissante aux regards des convives. Des juges même endurcis auraient cru à son innocence en voyant sa douleur.
La haine calcule si mal, que madame du Gua ne s’aperçut pas qu’elle n’était écoutée de personne pendant que, triomphante, elle s’écriait : — Voyez, messieurs, ai-je donc calomnié cette horrible créature ?
— Pas si horrible, dit à voix basse le gros convive auteur du désastre. J’aime prodigieusement ces horreurs-là, moi.
— Voici, reprit la cruelle Vendéenne, un ordre signé Laplace et {p. 140} contre-signé Dubois. À ces noms quelques personnes levèrent la tête. — Et en voici la teneur, dit en continuant madame du Gua :
Les citoyens commandants militaires de tout grade, administrateurs de district, les procureurs-syndics, etc., des départements insurgés, et particulièrement ceux des localités où se trouvera le ci-devant marquis de Montauran, chef de brigands et surnommé le Gars, devront prêter secours et assistance à la citoyenne Marie Verneuil et se conformer aux ordres qu’elle pourra leur donner, chacun en ce qui le concerne, etc.
— Une fille d’Opéra prendre un nom illustre pour le souiller de cette infamie ! ajouta-t-elle.
Un mouvement de surprise se manifesta dans l’assemblée.
— La partie n’est pas égale si la République emploie de si jolies femmes contre nous, dit gaiement le baron du Guénic.
— Surtout des filles qui ne mettent rien au jeu, répliqua madame du Gua.
— Rien ? dit le chevalier du Vissard, mademoiselle a cependant un domaine qui doit lui rapporter de bien grosses rentes !
— La République aime donc bien à rire, pour nous envoyer des filles de joie en ambassade, s’écria l’abbé Gudin.
— Mais mademoiselle recherche malheureusement des plaisirs qui tuent, reprit madame du Gua avec une horrible expression de joie qui indiquait le terme de ces plaisanteries.
— Comment donc vivez-vous encore, madame ? dit la victime en se relevant après avoir réparé le désordre de sa toilette.
Cette sanglante épigramme imprima une sorte de respect pour une si fière victime et imposa silence à l’assemblée. Madame du Gua vit errer sur les lèvres des chefs un sourire dont l’ironie la mit en fureur ; et alors, sans apercevoir le marquis ni le capitaine qui survinrent : — Pille-miche, emporte-la, dit-elle au Chouan en lui désignant mademoiselle de Verneuil, c’est ma part du butin, je te la donne, fais-en tout ce que tu voudras.
À ce mot tout prononcé par cette femme, l’assemblée entière frissonna, car les têtes hideuses de Marche-à-terre et de Pille-miche se montrèrent derrière le marquis, et le supplice apparut dans toute son horreur.
Francine debout, les mains jointes, les yeux pleins de larmes, restait comme frappée de la foudre. Mademoiselle de Verneuil, qui recouvra dans le danger toute sa présence d’esprit, jeta sur l’assemblée {p. 141} un regard de mépris, ressaisit la lettre que tenait madame du Gua, leva la tête, et l’œil sec, mais fulgurant, elle s’élança vers la porte où l’épée de Merle était restée. Là elle rencontra le marquis froid et immobile comme une statue. Rien ne plaidait pour elle sur ce visage dont tous les traits étaient fixes et fermes. Blessée dans son cœur, la vie lui devint odieuse. L’homme qui lui avait témoigné tant d’amour avait donc entendu les plaisanteries dont elle venait d’être accablée, et restait le témoin glacé de la prostitution qu’elle venait d’endurer lorsque les beautés qu’une femme réserve à l’amour essuyèrent tous les regards ! Peut-être aurait-elle pardonné à Montauran ses sentiments de mépris, mais elle s’indigna d’avoir été vue par lui dans une infâme situation ; elle lui lança un regard stupide et plein de haine, car elle sentit naître dans son cœur d’effroyables désirs de vengeance. En voyant la mort derrière elle, son impuissance l’étouffa. Il s’éleva dans sa tête comme un tourbillon de folie ; son sang bouillonnant lui fit voir le monde comme un incendie ; alors, au lieu de se tuer, elle saisit l’épée, la brandit sur le marquis, la lui enfonça jusqu’à la garde ; mais l’épée ayant glissé entre le bras et le flanc, le Gars arrêta Marie par le poignet et l’entraîna hors de la salle, aidé par Pille-miche, qui se jeta sur cette créature furieuse au moment où elle essaya de tuer le marquis. À ce spectacle, Francine jeta des cris perçants. — Pierre ! Pierre ! Pierre ! s’écria-t-elle avec des accents lamentables. Et tout en criant elle suivit sa maîtresse.
Le marquis laissa l’assemblée stupéfaite, et sortit en fermant la porte de la salle. Quand il arriva sur le perron, il tenait encore le poignet de cette femme et le serrait par un mouvement convulsif, tandis que les doigts nerveux de Pille-miche en brisaient presque l’os du bras ; mais elle ne sentait que la main brûlante du jeune chef, qu’elle regarda froidement.
— Monsieur, vous me faites mal !
Pour toute réponse, le marquis contempla pendant un moment sa maîtresse.
— Avez-vous donc quelque chose à venger bassement comme cette femme a fait ? dit-elle. Puis, apercevant les cadavres étendus sur la paille, elle s’écria en frissonnant : — La foi d’un gentilhomme ! ah ! ah ! ah ! Après ce rire, qui fut affreux, elle ajouta : — La belle journée !
— Oui, belle, répéta-t-il, et sans lendemain.
{p. 142} Il abandonna la main de mademoiselle de Verneuil, après avoir contemplé d’un dernier, d’un long regard, cette ravissante créature à laquelle il lui était presque impossible de renoncer. Aucun de ces deux esprits altiers ne voulut fléchir. Le marquis attendait peut-être une larme ; mais les yeux de la jeune fille restèrent secs et fiers. Il se retourna vivement en laissant à Pille-miche sa victime.
— Dieu m’entendra, marquis, je lui demanderai pour vous une belle journée sans lendemain !
Pille-miche, embarrassé d’une si belle proie, l’entraîna avec une douceur mêlée de respect et d’ironie. Le marquis poussa un soupir, rentra dans la salle, et offrit à ses hôtes un visage semblable à celui d’un mort dont les yeux n’auraient pas été fermés.
La présence du capitaine Merle était inexplicable pour les acteurs de cette tragédie ; aussi tous le contemplèrent-ils avec surprise en s’interrogeant du regard. Merle s’aperçut de l’étonnement des Chouans, et, sans sortir de son caractère, il leur dit en souriant tristement : — Je ne crois pas, messieurs, que vous refusiez un verre de vin à un homme qui va faire sa dernière étape.
Ce fut au moment où l’assemblée était calmée par ces paroles prononcées avec une étourderie française qui devait plaire aux Vendéens, que Montauran reparut, et sa figure pâle, son regard fixe, glacèrent tous les convives.
— Vous allez voir, dit le capitaine, que le mort va mettre les vivants en train.
— Ah ! dit le marquis en laissant échapper le geste d’un homme qui s’éveille, vous voilà, mon cher conseil de guerre !
Et il lui tendit une bouteille de vin de Graves9, comme pour lui verser à boire.
— Oh ! merci, citoyen marquis, je pourrais m’étourdir, voyez-vous.
À cette saillie, madame du Gua dit aux convives en souriant : — Allons, épargnons-lui le dessert.
— Vous êtes bien cruelle dans vos vengeances, madame, répondit le capitaine. Vous oubliez mon ami assassiné, qui m’attend, et je ne manque pas à mes rendez-vous.
— Capitaine, dit alors le marquis en lui jetant son gant, vous êtes libre ! Tenez, voilà un passe-port. Les Chasseurs du Roi savent qu’on ne doit pas tuer tout le gibier.
— Va pour la vie ! répondit Merle, mais vous avez tort, je vous {p. 143} réponds de jouer serré avec vous, je ne vous ferai pas de grâce. Vous pouvez être très-habile, mais vous ne valez pas Gérard. Quoique votre tête ne puisse jamais me payer la sienne, il me la faudra, et je l’aurai.
— Il était donc bien pressé, reprit le marquis.
— Adieu ! je pouvais trinquer avec mes bourreaux, je ne reste pas avec les assassins de mon ami, dit le capitaine qui disparut en laissant les convives étonnés.
— Hé ! bien, messieurs, que dites-vous des échevins, des chirurgiens et des avocats qui dirigent la République ? demanda froidement le Gars.
— Par la mort-dieu, marquis, répondit le comte de Bauvan10, ils sont en tout cas bien mal élevés. Celui-ci nous a fait, je crois, une impertinence.
La brusque retraite du capitaine avait un secret motif. La créature si dédaignée, si humiliée, et qui succombait peut-être en ce moment, lui avait offert dans cette scène des beautés si difficiles à oublier qu’il se disait en sortant : — Si c’est une fille, ce n’est pas une fille ordinaire, et j’en ferai certes bien ma femme… Il désespérait si peu de la sauver des mains de ces sauvages, que sa première pensée, en ayant la vie sauve, avait été de la prendre désormais sous sa protection. Malheureusement en arrivant sur le perron, le capitaine trouva la cour déserte. Il jeta les yeux autour de lui, écouta le silence et n’entendit rien que les rires bruyants et lointains des Chouans qui buvaient dans les jardins, en partageant leur butin. Il se hasarda à tourner l’aile fatale devant laquelle ses soldats avaient été fusillés ; et, de ce coin, à la faible lueur de quelques chandelles, il distingua les différents groupes que formaient les Chasseurs du Roi. Ni Pille-miche, ni Marche-à-terre, ni la jeune fille ne s’y trouvaient ; mais en ce moment, il se sentit doucement tiré par le pan de son uniforme, se retourna et vit Francine à genoux.
— Où est-elle ? demanda-t-il.
— Je ne sais pas, Pierre m’a chassée en m’ordonnant de ne pas bouger.
— Par où sont-ils allés ?
— Par là, répondit-elle en montrant la chaussée.
Le capitaine et Francine aperçurent alors dans cette direction quelques ombres projetées sur les eaux du lac par la lumière de la {p. 144} lune, et reconnurent des formes féminines dont la finesse quoique indistincte leur fit battre le cœur.
— Oh ! c’est elle, dit la Bretonne.
Mademoiselle de Verneuil paraissait être debout, et résignée au milieu de quelques figures dont les mouvements accusaient un débat.
— Ils sont plusieurs, s’écria le capitaine. C’est égal, marchons !
— Vous allez vous faire tuer inutilement, dit Francine.
— Je suis déjà mort une fois aujourd’hui, répondit-il gaiement.
Et tous deux s’acheminèrent vers le portail sombre derrière lequel la scène se passait. Au milieu de la route, Francine s’arrêta.
— Non, je n’irai pas plus loin ! s’écria-t-elle doucement, Pierre m’a dit de ne pas m’en mêler ; je le connais, nous allons tout gâter. Faites ce que vous voudrez, monsieur l’officier, mais éloignez-vous. Si Pierre vous voyait auprès de moi, il vous tuerait.
En ce moment, Pille-miche se montra hors du portail, appela le postillon resté dans l’écurie, aperçut le capitaine et s’écria en dirigeant son fusil sur lui : — Sainte Anne d’Auray ! le recteur d’Antrain avait bien raison de nous dire que les Bleus signent des pactes avec le diable. Attends, attends, je m’en vais te faire ressusciter, moi !
— Hé ! j’ai la vie sauve, lui cria Merle en se voyant menacé. Voici le gant de ton chef.
— Oui, voilà bien les esprits, reprit le Chouan. Je ne te la donne pas, moi, la vie, Ave Maria !
Il tira. Le coup de feu atteignit à la tête le capitaine, qui tomba. Quand Francine s’approcha de Merle, elle l’entendit prononcer indistinctement ces paroles : — J’aime encore mieux rester avec eux que de revenir sans eux.
Le Chouan s’élança sur le Bleu pour le dépouiller en disant : — Il y a cela de bon chez ces revenants, qu’ils ressuscitent avec leurs habits. En voyant dans la main du capitaine qui avait fait le geste de montrer le gant du Gars, cette sauve-garde sacrée, il resta stupéfait. — Je ne voudrais pas être dans la peau du fils de ma mère, s’écria-t-il. Puis il disparut avec la rapidité d’un oiseau.
Pour comprendre cette rencontre si fatale au capitaine, il est nécessaire de suivre mademoiselle de Verneuil quand le marquis, en proie au désespoir et à la rage, l’eut quittée en l’abandonnant à Pille-miche. Francine saisit alors, par un mouvement convulsif, le bras de Marche-à-terre, et réclama, les yeux pleins de larmes, la {p. 145} promesse qu’il lui avait faite. À quelques pas d’eux, Pille-miche entraînait sa victime comme s’il eût tiré après lui quelque fardeau grossier. Marie, les cheveux épars, la tête penchée, tourna les yeux vers le lac ; mais, retenue par un poignet d’acier, elle fut forcée de suivre lentement le Chouan, qui se retourna plusieurs fois pour la regarder ou pour lui faire hâter sa marche, et chaque fois une pensée joviale dessina sur cette figure un épouvantable sourire.
— Est-elle godaine !… s’écria-t-il avec une grossière emphase.
En entendant ces mots, Francine recouvra la parole.
— Pierre ?
— Hé ! bien.
— Il va donc tuer mademoiselle.
— Pas tout de suite, répondit Marche-à-terre.
— Mais elle ne se laissera pas faire, et si elle meurt je mourrai.
— Ha ! ben, tu l’aimes trop, qu’elle meure ! dit Marche-à-terre.
— Si nous sommes riches et heureux, c’est à elle que nous devrons notre bonheur ; mais qu’importe, n’as-tu pas promis de la sauver de tout malheur ?
— Je vais essayer, mais reste là, ne bouge pas.
Sur-le-champ le bras de Marche-à-terre resta libre, et Francine, en proie à la plus horrible inquiétude, attendit dans la cour. Marche-à-terre rejoignit son camarade au moment où ce dernier, après être entré dans la grange, avait contraint sa victime à monter en voiture. Pille-miche réclama le secours de son compagnon pour sortir la calèche.
— Que veux-tu faire de tout cela ? lui demanda Marche-à-terre.
— Ben ! la grande garce m’a donné la femme, et tout ce qui est à elle est à mé.
— Bon pour la voiture, tu en feras des sous ; mais la femme ? alle te sautera au visage comme un chat.
Pille-miche partit d’un éclat de rire bruyant et répondit : — Quien, je l’emporte itou chez mé, je l’attacherai.
— Hé ! ben, attelons les chevaux, dit Marche-à-terre.
Un moment après, Marche-à-terre, qui avait laissé son camarade gardant sa proie, mena la calèche hors du portail, sur la chaussée, et Pille-miche monta près de mademoiselle de Verneuil, sans s’apercevoir qu’elle prenait son élan pour se précipiter dans l’étang.
— Ho ! Pille-miche, cria Marche-à-terre.
— Quoi ?
{p. 146} — Je t’achète tout ton butin.
— Gausses-tu ? demanda le Chouan en tirant sa prisonnière par les jupons comme un boucher ferait d’un veau qui s’échappe.
— Laisse-la-moi voir, je te dirai un prix.
L’infortunée fut contrainte de descendre et demeura entre les deux Chouans, qui la tinrent chacun par une main, en la contemplant comme les deux vieillards durent regarder Suzanne dans son bain.
— Veux-tu, dit Marche-à-terre en poussant un soupir, veux-tu trente livres de bonne rente ?
— Ben vrai.
— Tope, lui dit Marche-à-terre en lui tendant la main.
— Oh ! je tope, il y a de quoi avoir des Bretonnes avec ça, et des godaines ! Mais la voiture, à qui qué sera ? reprit Pille-miche en se ravisant.
— À moi, s’écria Marche-à-terre d’un son de voix terrible qui annonça l’espèce de supériorité que son caractère féroce lui donnait sur tous ses compagnons.
— Mais s’il y avait de l’or dans la voiture ?
— N’as-tu pas topé ?
— Oui, j’ai topé.
— Eh ! bien, va chercher le postillon qui est garrotté dans l’écurie.
— Mais s’il y avait de l’or dans…
— Y en a-t-il ? demanda brutalement Marche-à-terre à Marie en lui secouant le bras.
— J’ai une centaine d’écus, répondit mademoiselle de Verneuil.
À ces mots les deux Chouans se regardèrent.
— Eh ! mon bon ami, ne nous brouillons pas pour une Bleue, dit Pille-miche à l’oreille de Marche-à-terre, boutons-la dans l’étang avec une pierre au cou, et partageons les cent écus.
— Je te donne les cent écus dans ma part de la rançon de d’Orgemont, s’écria Marche-à-terre en étouffant un grognement causé par ce sacrifice.
Pille-miche poussa une espèce de cri rauque, alla chercher le postillon, et sa joie porta malheur au capitaine qu’il rencontra. En entendant le coup de feu, Marche-à-terre s’élança vivement à l’endroit où Francine, encore épouvantée, priait à genoux, les mains jointes auprès du pauvre capitaine, tant le spectacle d’un meurtre l’avait vivement frappée.
{p. 147} — Cours à ta maîtresse, lui dit brusquement le Chouan, elle est sauvée !
Il courut chercher lui-même le postillon, revint avec la rapidité de l’éclair, et, en passant de nouveau devant le corps de Merle, il aperçut le gant du Gars que la main morte serrait convulsivement encore.
— Oh ! oh ! s’écria-t-il, Pille-miche a fait là un traître coup ! Il n’est pas sûr de vivre de ses rentes.
Il arracha le gant et dit à mademoiselle de Verneuil, qui s’était déjà placée dans la calèche avec Francine : — Tenez, prenez ce gant. Si dans la route nos hommes vous attaquaient, criez : — Oh ! le Gars ! Montrez ce passeport-là, rien de mal ne vous arrivera. — Francine, dit-il en se tournant vers elle et lui saisissant fortement la main, nous sommes quittes avec cette femme-là, viens avec moi et que le diable l’emporte.
— Tu veux que je l’abandonne en ce moment ! répondit Francine d’une voix douloureuse.
Marche-à-terre se gratta l’oreille et le front ; puis, il leva la tête, et fit voir des yeux armés d’une expression féroce : — C’est juste, dit-il. Je te laisse à elle huit jours ; si passé ce terme, tu ne viens pas avec moi… Il n’acheva pas, mais il donna un violent coup du plat de sa main sur l’embouchure de sa carabine. Après avoir fait le geste d’ajuster sa maîtresse, il s’échappa sans vouloir entendre de réponse.
Aussitôt que le Chouan fut parti, une voix qui semblait sortir de l’étang cria sourdement : — Madame, madame.
Le postillon et les deux femmes tressaillirent d’horreur, car quelques cadavres avaient flotté jusque-là. Un Bleu caché derrière un arbre se montra.
— Laissez-moi monter sur la giberne de votre fourgon, ou je suis un homme mort. Le damné verre de cidre que La-clef-des-cœurs a voulu boire a coûté plus d’une pinte de sang ! s’il m’avait imité et fait sa ronde, les pauvres camarades ne seraient pas là, flottant comme des galiotes.
Pendant que ces événements se passaient au dehors, les chefs envoyés de la Vendée et ceux des Chouans délibéraient, le verre à la main, sous la présidence du marquis de Montauran. De fréquentes libations de vin de Bordeaux animèrent cette discussion, qui devint importante et grave à la fin du repas. Au dessert, au {p. 148} moment où la ligne commune des opérations militaires était décidée, les royalistes portèrent une santé aux Bourbons. Là, le coup de feu de Pille-miche retentit comme un écho de la guerre désastreuse que ces gais et ces nobles conspirateurs voulaient faire à la République. Madame du Gua tressaillit ; et, au mouvement que lui causa le plaisir de se savoir débarrassée de sa rivale, les convives se regardèrent en silence. Le marquis se leva de table et sortit.
— Il l’aimait pourtant ! dit ironiquement madame du Gua. Allez donc lui tenir compagnie, monsieur de Fontaine, il sera ennuyeux comme les mouches, si on lui laisse broyer du noir.
Elle alla à la fenêtre qui donnait sur la cour, pour tâcher de voir le cadavre de Marie. De là, elle put distinguer, aux derniers rayons de la lune qui se couchait, la calèche gravissant l’avenue de pommiers avec une célérité incroyable. Le voile de mademoiselle de Verneuil, emporté par le vent, flottait hors de la calèche. À cet aspect, madame du Gua furieuse quitta l’assemblée. Le marquis, appuyé sur le perron et plongé dans une sombre méditation, contemplait cent cinquante Chouans environ qui, après avoir procédé dans les jardins au partage du butin, étaient revenus achever la pièce de cidre et le pain promis aux Bleus. Ces soldats de nouvelle espèce et sur lesquels se fondaient les espérances de la monarchie, buvaient par groupes, tandis que, sur la berge qui faisait face au perron, sept ou huit d’entre eux s’amusaient à lancer dans les eaux les cadavres des Bleus auxquels ils attachaient des pierres. Ce spectacle, joint aux différents tableaux que présentaient les bizarres costumes et les sauvages expressions de ces gars insouciants et barbares, était si extraordinaire et si nouveau pour monsieur de Fontaine, à qui les troupes vendéennes avaient offert quelque chose de noble et de régulier, qu’il saisit cette occasion pour dire au marquis de Montauran : — Qu’espérez-vous pouvoir faire avec de semblables bêtes ?
— Pas grand’chose, n’est-ce pas, cher comte ! répondit le Gars.
— Sauront-ils jamais manœuvrer en présence des Républicains ?
— Jamais.
— Pourront-ils seulement comprendre et exécuter vos ordres ?
— Jamais.
— À quoi donc vous seront-ils bons ?
— À plonger mon épée dans le ventre de la République, reprit le marquis d’une voix tonnante, à me donner Fougères en trois {p. 149} jours et toute la Bretagne en dix ! Allez, monsieur, dit-il d’une voix plus douce, partez pour la Vendée ; que d’Autichamp, Suzannet, l’abbé Bernier marchent seulement aussi rapidement que moi ; qu’ils ne traitent pas avec le premier Consul, comme on me le fait craindre (là il serra fortement la main du Vendéen), nous serons alors dans vingt jours à trente lieues de Paris.
— Mais la République envoie contre nous soixante mille hommes et le général Brune.
— Soixante mille hommes ! vraiment ? reprit le marquis avec un rire moqueur. Et avec quoi Bonaparte ferait-il la campagne d’Italie ? Quant au général Brune, il ne viendra pas, Bonaparte l’a dirigé contre les Anglais en Hollande, et le général Hédouville, l’ami de notre ami Barras, le remplace ici. Me comprenez-vous ?
En l’entendant parler ainsi, monsieur de Fontaine regarda le marquis de Montauran d’un air fin et spirituel qui semblait lui reprocher de ne pas comprendre lui-même le sens des paroles mystérieuses qui lui étaient adressées. Les deux gentilshommes s’entendirent alors parfaitement, mais le jeune chef répondit avec un indéfinissable sourire aux pensées qu’ils s’exprimèrent des yeux : — Monsieur de Fontaine, connaissez-vous mes armes ? ma devise est : Persévérer jusqu’à la mort.
Le comte de Fontaine prit la main de Montauran et la lui serra en disant : — J’ai été laissé pour mort aux Quatre-Chemins, ainsi vous ne doutez pas de moi ; mais croyez à mon expérience, les temps sont changés.
— Oh ! oui, dit La Billardière qui survint. Vous êtes jeune, marquis. Écoutez-moi ? vos biens n’ont pas tous été vendus…
— Ah ! concevez-vous le dévouement sans sacrifice ! dit Montauran.
— Connaissez-vous bien le Roi ? dit La Billardière.
— Oui !
— Je vous admire.
— Le Roi, répondit le jeune chef, c’est le prêtre, et je me bats pour la Foi !
Ils se séparèrent, le Vendéen convaincu de la nécessité de se résigner aux événements en gardant sa foi dans son cœur, La Billardière pour retourner en Angleterre, Montauran pour combattre avec acharnement et forcer par les triomphes qu’il rêvait les Vendéens à coopérer à son entreprise.
Ces événements avaient excité tant d’émotions dans l’âme de {p. 150} mademoiselle de Verneuil, qu’elle se pencha tout abattue, et comme morte, au fond de la voiture, en donnant l’ordre d’aller à Fougères. Francine imita le silence de sa maîtresse. Le postillon, qui craignit quelque nouvelle aventure, se hâta de gagner la grande route, et arriva bientôt au sommet de la Pèlerine.
Marie de Verneuil traversa, dans le brouillard épais et blanchâtre du matin, la belle et large vallée du Couësnon, où cette histoire a commencé, et entrevit à peine, du haut de la Pèlerine, le rocher de schiste sur lequel est bâtie la ville de Fougères. Les trois voyageurs en étaient encore séparés d’environ deux lieues. En se sentant transie de froid, mademoiselle de Verneuil pensa au pauvre fantassin qui se trouvait derrière la voiture, et voulut absolument, malgré ses refus, qu’il montât près de Francine. La vue de Fougères la tira pour un moment de ses réflexions. D’ailleurs, le poste placé à la porte Saint-Léonard ayant refusé l’entrée de la ville à des inconnus, elle fut obligée d’exhiber sa lettre ministérielle ; elle se vit alors à l’abri de toute entreprise hostile en entrant dans cette place, dont, pour le moment, les habitants étaient les seuls défenseurs. Le postillon ne lui trouva pas d’autre asile que l’auberge de la Poste.
— Madame, dit le Bleu qu’elle avait sauvé, si vous avez jamais besoin d’administrer un coup de sabre à un particulier, ma vie est à vous. Je suis bon là. Je me nomme Jean Falcon, dit Beau-pied, sergent à la première compagnie des lapins de Hulot, soixante-douzième demi-brigade, surnommée la Mayençaise. Faites excuse de ma condescendance et de ma vanité ; mais je ne puis vous offrir que l’âme d’un sergent, je n’ai que ça, pour le quart d’heure, à votre service.
Il tourna sur ses talons et s’en alla en sifflant.
— Plus bas on descend dans la société, dit amèrement Marie, plus on y trouve de sentiments généreux sans ostentation. Un marquis me donne la mort pour la vie, et un sergent… Enfin, laissons cela.
Lorsque la belle Parisienne fut couchée dans un lit bien chaud, sa fidèle Francine attendit en vain le mot affectueux auquel elle était habituée ; mais en la voyant inquiète et debout, sa maîtresse fit un signe empreint de tristesse.
— On nomme cela une journée, Francine, dit-elle. Je suis de dix ans plus vieille.
{p. 151} Le lendemain matin, à son lever, Corentin se présenta pour voir Marie, qui lui permit d’entrer.
— Francine, dit-elle, mon malheur est donc immense, la vue de Corentin ne m’est pas trop désagréable.
Néanmoins, en revoyant cet homme, elle éprouva pour la millième fois une répugnance instinctive que deux ans de connaissance n’avaient pu adoucir.
— Eh ! bien, dit-il en souriant, j’ai cru à la réussite. Ce n’était donc pas lui que vous teniez ?
— Corentin, répondit-elle avec une lente expression de douleur, ne me parlez de cette affaire que quand j’en parlerai moi-même.
Cet homme se promena dans la chambre et jeta sur mademoiselle de Verneuil des regards obliques, en essayant de deviner les pensées secrètes de cette singulière fille, dont le coup d’œil avait assez de portée pour déconcerter, par instants, les hommes les plus habiles.
— J’ai prévu cet échec, reprit-il après un moment de silence. S’il vous plaisait d’établir votre quartier général dans cette ville, j’ai déjà pris des informations. Nous sommes au cœur de la chouannerie. Voulez-vous y rester ? Elle répondit par un signe de tête affirmatif qui donna lieu à Corentin d’établir des conjectures, en partie vraies, sur les événements de la veille. — J’ai loué pour vous une maison nationale invendue. Ils sont bien peu avancés dans ce pays-ci. Personne n’a osé acheter cette baraque, parce qu’elle appartient à un émigré qui passe pour brutal. Elle est située auprès de l’église Saint-Léonard ; et ma paole d’hôneur, on y jouit d’une vue ravissante. On peut tirer parti de ce chenil, il est logeable, voulez-vous y venir ?
— À l’instant, s’écria-t-elle.
— Mais il me faut encore quelques heures pour y mettre de l’ordre et de la propreté, afin que vous y trouviez tout à votre goût.
— Qu’importe, dit-elle, j’habiterais un cloître, une prison sans peine. Néanmoins, faites en sorte que, ce soir, je puisse y reposer dans la plus profonde solitude. Allez, laissez-moi. Votre présence m’est insupportable. Je veux rester seule avec Francine, je m’entendrai mieux avec elle qu’avec moi-même peut-être… Adieu. Allez ! allez donc.
Ces paroles, prononcées avec volubilité, et tour à tour empreintes {p. 152} de coquetterie, de despotisme ou de passion, annoncèrent en elle une tranquillité parfaite. Le sommeil avait sans doute lentement classé les impressions de la journée précédente, et la réflexion lui avait conseillé la vengeance. Si quelques sombres expressions se peignaient encore parfois sur son visage, elles semblaient attester la faculté que possèdent certaines femmes d’ensevelir dans leur âme les sentiments les plus exaltés, et cette dissimulation qui leur permet de sourire avec grâce en calculant la perte de leur victime. Elle demeura seule occupée à chercher comment elle pourrait amener entre ses mains le marquis tout vivant. Pour la première fois, cette femme avait vécu selon ses désirs ; mais, de cette vie, il ne lui restait qu’un sentiment, celui de la vengeance, d’une vengeance infinie, complète. C’était sa seule pensée, son unique passion. Les paroles et les attentions de Francine trouvèrent Marie muette, elle sembla dormir les yeux ouverts ; et cette longue journée s’écoula sans qu’un geste ou une action indiquassent cette vie extérieure qui rend témoignage de nos pensées. Elle resta couchée sur une ottomane qu’elle avait faite avec des chaises et des oreillers. Le soir, seulement, elle laissa tomber négligemment ces mots, en regardant Francine.
— Mon enfant, j’ai compris hier qu’on vécût pour aimer, et je comprends aujourd’hui qu’on puisse mourir pour se venger. Oui, pour l’aller chercher là où il sera, pour de nouveau le rencontrer, le séduire et l’avoir à moi, je donnerais ma vie ; mais si je n’ai pas, dans peu de jours, sous mes pieds, humble et soumis, cet homme qui m’a méprisée, si je n’en fais pas mon valet ; mais je serai au-dessous de tout, je ne serai plus une femme, je ne serai plus moi !…
La maison que Corentin avait proposée à mademoiselle de Verneuil lui offrit assez de ressources pour satisfaire le goût de luxe et d’élégance inné dans cette fille ; il rassembla tout ce qu’il savait devoir lui plaire avec l’empressement d’un amant pour sa maîtresse, ou mieux encore avec la servilité d’un homme puissant qui cherche à courtiser quelque subalterne dont il a besoin. Le lendemain il vint proposer à mademoiselle de Verneuil de se rendre à cet hôtel improvisé.
Bien qu’elle ne fît que passer de sa mauvaise ottomane sur un antique sopha que Corentin avait su lui trouver, la fantasque Parisienne prit possession de cette maison comme d’une chose qui lui aurait appartenu. Ce fut une insouciance royale pour tout ce {p. 153} qu’elle y vit, une sympathie soudaine pour les moindres meubles qu’elle s’appropria tout à coup comme s’ils lui eussent été connus depuis longtemps ; détails vulgaires, mais qui ne sont pas indifférents à la peinture de ces caractères exceptionnels. Il semblait qu’un rêve l’eût familiarisée par avance avec cette demeure où elle vécut de sa haine comme elle y aurait vécu de son amour.
— Je n’ai pas du moins, se disait-elle, excité en lui cette insultante pitié qui tue, je ne lui dois pas la vie. Ô mon premier, mon seul et mon dernier amour, quel dénoûment ! Elle s’élança d’un bond sur Francine effrayée : — Aimes-tu ? Oh ? oui, tu aimes, je m’en souviens. Ah ! je suis bien heureuse d’avoir auprès de moi une femme qui me comprenne. Eh ! bien, ma pauvre Francette, l’homme ne te semble-t-il pas une effroyable créature ? Hein, il disait m’aimer, et il n’a pas résisté à la plus légère des épreuves. Mais si le monde entier l’avait repoussé, pour lui mon âme eût été un asile ; si l’univers l’avait accusé, je l’aurais défendu. Autrefois, je voyais le monde rempli d’êtres qui allaient et venaient, ils ne m’étaient qu’indifférents ; le monde était triste et non pas horrible ; mais maintenant, qu’est le monde sans lui ? Il va donc vivre sans que je sois près de lui, sans que je le voie, que je lui parle, que je le sente, que je le tienne, que je le serre… Ah ! je l’égorgerai plutôt moi-même dans son sommeil.
Francine épouvantée la contempla un moment en silence.
— Tuer celui qu’on aime ?… dit-elle d’une voix douce.
— Ah ! certes, quand il n’aime plus.
Mais après ces épouvantables paroles elle se cacha le visage dans ses mains, se rassit et garda le silence.
Le lendemain, un homme se présenta brusquement devant elle sans être annoncé. Il avait un visage sévère. C’était Hulot. Elle leva les yeux et frémit.
— Vous venez, dit-elle, me demander compte de vos amis ? Ils sont morts.
— Je le sais, répondit-il. Ce n’est pas au service de la République.
— Pour moi et par moi, reprit-elle. Vous allez me parler de la patrie ! La patrie rend-elle la vie à ceux qui meurent pour elle, les venge-t-elle seulement ? Moi, je les vengerai, s’écria-t-elle. Les lugubres images de la catastrophe dont elle avait été la victime s’étant tout à coup développées à son imagination, cet être gracieux {p. 154} qui mettait la pudeur en premier dans les artifices de la femme, eut un mouvement de folie et marcha d’un pas saccadé vers le commandant stupéfait.
— Pour quelques soldats égorgés, j’amènerai sous la hache de vos échafauds une tête qui vaut des milliers de têtes, dit-elle. Les femmes font rarement la guerre, mais vous pourrez, quelque vieux que vous soyez, apprendre à mon école de bons stratagèmes. Je livrerai à vos baïonnettes une famille entière : ses aïeux et lui, son avenir, son passé. Autant j’ai été bonne et vraie pour lui, autant je serai perfide et fausse. Oui, commandant, je veux amener ce petit gentilhomme dans mon lit, et il en sortira pour marcher à la mort. C’est cela, je n’aurai jamais de rivale… Le misérable a prononcé lui-même son arrêt : un jour sans lendemain ! Votre République et moi nous serons vengées. La République ! reprit-elle d’une voix dont les intonations bizarres effrayèrent Hulot, mais le rebelle mourra donc pour avoir porté les armes contre son pays ? La France me volerait donc ma vengeance ! Ah ! qu’une vie est peu de chose, une mort n’expie qu’un crime ! Mais si ce monsieur n’a qu’une tête à donner, j’aurai une nuit pour lui faire penser qu’il perd plus d’une vie. Sur toute chose, commandant, vous qui le tuerez (elle laissa échapper un soupir), faites en sorte que rien ne trahisse ma trahison, et qu’il meure convaincu de ma fidélité. Je ne vous demande que cela. Qu’il ne voie que moi, moi et mes caresses !
Là, elle se tut ; mais à travers la pourpre de son visage, Hulot et Corentin s’aperçurent que la colère et le délire n’étouffaient pas entièrement la pudeur. Marie frissonna violemment en disant les derniers mots ; elle les écouta de nouveau comme si elle eût douté de les avoir prononcés, et tressaillit naïvement en faisant les gestes involontaires d’une femme à laquelle un voile échappe.
— Mais vous l’avez eu entre les mains, dit Corentin.
— Probablement, répondit-elle avec amertume.
— Pourquoi m’avoir arrêté quand je le tenais, reprit Hulot.
— Eh ! commandant, nous ne savions pas que ce serait lui. Tout à coup, cette femme agitée, qui se promenait à pas précipités en jetant des regards dévorants aux deux spectateurs de cet orage, se calma. — Je ne me reconnais pas, dit-elle d’un ton d’homme. Pourquoi parler, il faut l’aller chercher !
— L’aller chercher, dit Hulot ; mais, ma chère enfant, prenez-y garde, nous ne sommes pas maîtres des campagnes, et, si vous {p. 155} vous hasardiez à sortir de la ville, vous seriez prise ou tuée à cent pas.
— Il n’y a jamais de dangers pour ceux qui veulent se venger, répondit-elle en faisant un geste de dédain pour bannir de sa présence ces deux hommes qu’elle avait honte de voir.
— Quelle femme ! s’écria Hulot en se retirant avec Corentin. Quelle idée ils ont eue à Paris, ces gens de police ! Mais elle ne nous le livrera jamais, ajouta-t-il en hochant la tête.
— Oh ! si ! répliqua Corentin.
— Ne voyez-vous pas qu’elle l’aime ? reprit Hulot.
— C’est précisément pour cela. D’ailleurs, dit Corentin en regardant le commandant étonné, je suis là pour l’empêcher de faire des sottises, car, selon moi, camarade, il n’y a pas d’amour qui vaille trois cent mille francs.
Quand ce diplomate de l’intérieur quitta le soldat, ce dernier le suivit des yeux ; et, lorsqu’il n’entendit plus le bruit de ses pas, il poussa un soupir en se disant à lui-même : — Il y a donc quelquefois du bonheur à n’être qu’une bête comme moi ! Tonnerre de Dieu, si je rencontre le Gars, nous nous battrons corps à corps, ou je ne me nomme pas Hulot, car si ce renard-là me l’amenait à juger, maintenant qu’ils ont créé des conseils de guerre, je croirais ma conscience aussi sale que la chemise d’un jeune troupier qui entend le feu pour la première fois.
Le massacre de la Vivetière et le désir de venger ses deux amis avaient autant contribué à faire reprendre à Hulot le commandement de sa demi-brigade, que la réponse par laquelle un nouveau ministre, Berthier, lui déclarait que sa démission n’était pas acceptable dans les circonstances présentes. À la dépêche ministérielle était jointe une lettre confidentielle où, sans l’instruire de la mission dont était chargée mademoiselle de Verneuil, il lui écrivait que cet incident, complétement en dehors de la guerre, n’en devait pas arrêter les opérations. La participation des chefs militaires devait, disait-il, se borner, dans cette affaire, à seconder cette honorable citoyenne, s’il y avait lieu. En apprenant par ses rapports que les mouvements des Chouans annonçaient une concentration de leurs forces vers Fougères, Hulot avait secrètement ramené, par une marche forcée, deux bataillons de sa demi-brigade sur cette place importante. Le danger de la patrie, la haine de l’aristocratie, dont les partisans menaçaient une étendue de {p. 156} pays considérable, l’amitié, tout avait contribué à rendre au vieux militaire le feu de sa jeunesse.
— Voilà donc cette vie que je désirais, s’écria mademoiselle de Verneuil quand elle se trouva seule avec Francine, quelque rapides que soient les heures, elles sont pour moi comme des siècles de pensées.
Elle prit tout à coup la main de Francine, et sa voix, comme celle du premier rouge-gorge qui chante après l’orage, laissa échapper lentement ces paroles.
— J’ai beau faire, mon enfant, je vois toujours ces deux lèvres délicieuses, ce menton court et légèrement relevé, ces yeux de feu, et j’entends encore le — hue ! — du postillon. Enfin, je rêve… et pourquoi donc tant de haine au réveil ?
Elle poussa un long soupir, se leva ; puis, pour la première fois, elle se mit à regarder le pays livré à la guerre civile par ce cruel gentilhomme qu’elle voulait attaquer, à elle seule. Séduite par la vue du paysage, elle sortit pour respirer plus à l’aise sous le ciel, et si elle suivit son chemin à l’aventure, elle fut certes conduite vers la Promenade de la ville par ce maléfice de notre âme qui nous fait chercher des espérances dans l’absurde. Les pensées conçues sous l’empire de ce charme se réalisent souvent ; mais on en attribue alors la prévision à cette puissance appelée le pressentiment ; pouvoir inexpliqué, mais réel, que les passions trouvent toujours complaisant comme un flatteur qui, à travers ses mensonges, dit parfois la vérité.