— Il vient tant d’étrangers, répondit la notaresse.
— Mais les étrangers, dit le notaire, viennent-ils jamais voir notre église qui n’est pas âgée de plus de deux siècles ?
Ernest resta pendant toute la messe à la porte, sans avoir vu parmi les femmes personne qui réalisât ses espérances. Modeste, elle, ne put maîtriser son tremblement que vers la fin du service. Elle éprouva des joies qu’elle seule pouvait dépeindre. Elle entendit enfin sur les dalles le bruit d’un pas d’homme comme il faut ; car, la messe était dite, Ernest faisait le tour de l’église où il ne se trouvait plus que les dilettanti de la dévotion qui devinrent l’objet d’une savante et perspicace analyse. Ernest remarqua le tremblement {p. 218} excessif du paroissien dans les mains de la personne voilée à son passage ; et, comme elle était la seule qui cachât sa figure, il eut des soupçons que confirma la mise de Modeste, étudiée avec un soin d’amant curieux. Il sortit quand madame Latournelle quitta l’église, il la suivit à une distance honnête, et la vit rentrant avec Modeste, rue Royale, où, selon son habitude, mademoiselle Mignon attendait l’heure des vêpres. Après avoir toisé la maison ornée de pannonceaux, Ernest demanda le nom du notaire à un passant, qui lui nomma presque orgueilleusement monsieur Latournelle, le premier notaire du Havre… Quand il longea la rue Royale pour essayer de plonger dans l’intérieur de la maison, Modeste aperçut son amant, elle se dit alors si malade qu’elle n’alla pas à vêpres, et madame Latournelle lui tint compagnie. Ainsi le pauvre Ernest en fut pour ses frais de croisière. Il n’osa pas flâner à Ingouville, il se fit un point d’honneur d’obéir, et revint à Paris après avoir écrit en attendant le départ de la voiture, une lettre que Françoise Cochet devait recevoir le lendemain, timbrée du Havre.
Tous les dimanches, monsieur et madame Latournelle dînaient au Chalet17, où ils reconduisaient Modeste après vêpres. Aussi, dès que la jeune malade se trouva mieux, remontèrent-ils à Ingouville accompagnés de Butscha. L’heureuse Modeste fit alors une charmante toilette. Quand elle descendit pour dîner, elle oublia son déguisement du matin, sa prétendue fluxion, et fredonna :
Rien ne dort plus, mon cœur ! la violette
Élève à Dieu l’encens de son réveil.
Butscha ressentit un léger frisson à l’aspect de Modeste, tant elle lui parut changée, car les ailes de l’amour étaient comme attachées à ses épaules, elle avait l’air d’une sylphide, elle montrait sur ses joues le divin coloris du plaisir.
— De qui donc sont les paroles sur lesquelles tu as fait une si jolie musique ? demanda madame Mignon à sa fille.
— De Canalis, maman, répondit-elle en devenant à l’instant du plus beau cramoisi depuis le cou jusqu’au front.
— Canalis ! s’écria le nain à qui l’accent de Modeste et sa rougeur apprirent la seule chose qu’il ignorât encore du secret. Lui, le grand poète, faire des romances ?…
— C’est, dit-elle, de simples stances sur lesquelles j’ai osé plaquer des réminiscences d’airs allemands…
{p. 219} — Non, non, reprit madame Mignon, c’est de la musique à toi, ma fille !
Modeste, se sentant devenir de plus en plus cramoisie, sortit en entraînant Butscha dans le petit jardin.
— Vous pouvez, lui dit-elle à voix basse, me rendre un grand service. Dumay fait le discret avec ma mère et avec moi sur la fortune que mon père rapporte, je voudrais savoir ce qui en est. Dumay, dans le temps, n’a-t-il pas envoyé cinq cent et quelques mille francs à papa ? Mon père n’est pas homme à s’absenter pendant quatre ans pour seulement doubler ses capitaux. Or, il revient sur un navire à lui, et la part qu’il a faite à Dumay s’élève à près de six cent mille francs.
— Ce n’est pas la peine de questionner Dumay, dit Butscha. Monsieur votre père avait perdu, comme vous savez, quatre millions au moment de son départ, il les a sans doute regagnés ; mais il aura dû donner à Dumay dix pour cent de ses bénéfices, et, par la fortune que le digne Breton avoue avoir, nous supposons, mon patron et moi, que celle du colonel monte à six ou sept millions…
— Ô mon père ! dit Modeste en se croisant les bras sur la poitrine et levant les yeux au ciel, tu m’auras donné deux fois la vie !…
— Ah ! mademoiselle, dit Butscha, vous aimez un poète ! Ce genre d’homme est plus ou moins Narcisse ! saura-t-il vous bien aimer ? Un ouvrier en phrases occupé d’ajuster des mots est bien ennuyeux. Un poète, mademoiselle, n’est pas plus la poésie que la graine n’est la fleur.
— Butscha, je n’ai jamais vu d’homme si beau !
— La beauté, mademoiselle, est un voile qui sert souvent à cacher bien des imperfections…
— C’est le cœur le plus angélique du ciel…
— Fasse Dieu que vous ayez raison, dit le nain en joignant les mains, et soyez heureuse ! Cet homme aura, comme vous, un serviteur dans Jean Butscha. Je ne serai plus notaire alors, je vais me jeter dans l’étude, dans les sciences…
— Et pourquoi ?
— Eh ! mademoiselle, pour élever vos enfants, si vous daignez me permettre d’être leur précepteur… Ah ! si vous vouliez agréer un conseil ? Tenez, laissez-moi faire : je saurai pénétrer la vie et les {p. 220} mœurs de cet homme, découvrir s’il est bon, s’il est colère, s’il est doux, s’il aura ce respect que vous méritez, s’il est capable d’aimer absolument, en vous préférant à tout, même à son talent…
— Qu’est-ce que cela fait, si je l’aime ? dit-elle naïvement.
— Eh ! c’est vrai, s’écria le bossu.
En ce moment madame Mignon disait à ses amis : — Ma fille a vu ce matin celui qu’elle aime !
— Ce serait donc ce gilet soufre qui t’a tant intrigué, Latournelle, s’écria la notaresse. Ce jeune homme avait une jolie petite rose blanche à sa boutonnière…
— Ah ! dit la mère, le signe de reconnaissance.
— Il avait, reprit la notaresse, la rosette d’officier de la Légion-d’Honneur. C’est un homme charmant ! mais nous nous trompons ! Modeste n’a pas relevé son voile, elle était fagotée comme une pauvresse, et…
— Et, dit le notaire, elle se disait malade, mais elle vient d’ôter sa marmotte et se porte comme un charme…
— C’est incompréhensible ! s’écria Dumay.
— Hélas ! c’est maintenant clair comme le jour, dit le notaire.
— Mon enfant, dit madame Mignon à Modeste qui rentra suivie de Butscha, n’as-tu pas vu ce matin à l’église un petit jeune homme bien mis, qui portait une rose blanche à sa boutonnière, décoré…
— Je l’ai vu, dit Butscha vivement en apercevant à l’attention de chacun le piége où Modeste pouvait tomber, c’est Grindot, le fameux architecte avec qui la ville est en marché pour la restauration de l’église, il est venu de Paris, je l’ai trouvé ce matin examinant l’extérieur, quand je suis parti pour Sainte-Adresse.
— Ah ! c’est un architecte, il m’a bien intriguée, dit Modeste à qui le nain avait ainsi donné le temps de se remettre.
Dumay regarda Butscha de travers. Modeste avertie se composa un maintien impénétrable. La défiance de Dumay fut excitée au plus haut point, et il se proposa d’aller le lendemain à la Mairie afin de savoir si l’architecte attendu s’était en effet montré au Havre. De son côté, Butscha, très-inquiet de l’avenir de Modeste, prit le parti d’aller à Paris espionner Canalis.
Gobenheim vint faire le wisth et comprima par sa présence tous les sentiments en fermentation. Modeste attendait avec une sorte d’impatience l’heure du coucher de sa mère ; elle voulait écrire, {p. 221} elle n’écrivait jamais que pendant la nuit, et voici la lettre que lui dicta l’amour, quand elle crut tout le monde endormi.
XXIV
À monsieur de Canalis
Ah ! mon ami bien-aimé ! quels atroces mensonges que vos portraits exposés aux vitres des marchands de gravures ? Et moi qui faisais mon bonheur de cette horrible lithographie ! Je suis honteuse d’aimer un homme si beau. Non, je ne saurais imaginer que les Parisiennes soient assez stupides pour ne pas avoir vu toutes que vous étiez leur rêve accompli. Vous délaissé ! vous sans amour !… Je ne crois plus un mot de ce que vous m’avez écrit sur votre vie obscure et travailleuse, sur votre dévouement à une idole, cherchée en vain jusqu’aujourd’hui. Vous avez été trop aimé, monsieur ; votre front, pâle et suave comme la fleur d’un magnolia, le dit assez, et je serai malheureuse. Que suis-je, moi, maintenant ?… Ah ! pourquoi m’avoir appelée à la vie ! En un moment j’ai senti que ma pesante enveloppe me quittait ! Mon âme a brisé le cristal qui la retenait captive, elle a circulé dans mes veines ! Enfin, le froid silence des choses a cessé tout à coup pour moi. Tout, dans la nature, m’a parlé. La vieille église m’a semblé lumineuse ; ses voûtes, brillant d’or et d’azur comme celles d’une cathédrale italienne, ont scintillé sur ma tête. Les sons mélodieux que les anges chantent aux martyrs et qui leur font oublier les souffrances ont accompagné l’orgue ! Les horribles pavés du Havre m’ont paru comme un chemin fleuri. J’ai reconnu dans la mer une vieille amie dont le langage plein de sympathies pour moi ne m’était pas assez connu. J’ai vu clairement que les roses de mon jardin et de ma serre m’adorent depuis long-temps et me disaient tout bas d’aimer, elles ont souri toutes à mon retour de l’église, et j’ai enfin entendu votre nom de Melchior murmuré par les cloches des fleurs, je l’ai lu écrit sur les nuages ! Oui, me voilà vivante, grâce à toi ! poète plus beau {p. 222} que ce froid et compassé lord Byron, dont le visage est aussi terne que le climat anglais. Épousée par un seul de tes regards d’Orient qui a percé mon voile noir, tu m’as jeté ton sang au cœur, il m’a rendu brûlante de la tête aux pieds ! Ah ! nous ne sentons pas la vie ainsi, quand notre mère nous la donne. Un coup que tu recevrais m’atteindrait au moment même, et mon existence ne s’explique plus que par ta pensée. Je sais à quoi sert la divine harmonie de la musique, elle fut inventée par les anges pour exprimer l’amour. Avoir du génie et être beau, mon Melchior, c’est trop ! À sa naissance, un homme devrait opter. Mais quand je songe aux trésors de tendresse et d’affection que vous m’avez montrés depuis un mois surtout, je me demande si je rêve ! Non, vous me cachez un mystère ! Quelle femme vous cédera sans mourir ? Ah ! la jalousie est entrée dans mon cœur avec un amour auquel je ne croyais pas ! Pouvais-je imaginer un pareil incendie ? Quelle inconcevable et nouvelle fantaisie ! je te voudrais laid, maintenant ! Quelles folies ai-je faites en rentrant ! Tous les dahlias jaunes m’ont rappelé votre joli gilet, toutes les roses blanches ont été mes amies, et je les ai saluées par un regard qui vous appartenait, comme tout moi ! La couleur des gants qui moulaient les mains du gentilhomme, tout, jusqu’au bruit des pas sur les dalles, tout se représente à mon souvenir avec tant de fidélité que, dans soixante ans, je reverrai les moindres choses de cette fête telles que la couleur particulière de l’air, le reflet du soleil qui miroitait sur un pilier, j’entendrai la prière que vous avez interrompue, je respirerai l’encens de l’autel, et je croirai sentir au-dessus de nos têtes les mains du curé qui nous a bénis tous deux au moment où tu passais en donnant sa dernière bénédiction ! Ce bon abbé Marcellin nous a mariés déjà ! Le plaisir surhumain de ressentir ce monde nouveau d’émotions inattendues ne peut être égalé que par la joie que j’éprouve à vous les dire, à renvoyer tout mon bonheur à celui qui le verse dans mon âme avec la libéralité d’un Soleil. Aussi plus de voiles, mon bien aimé ! Venez ! oh ! revenez promptement. Je me démasque avec plaisir.
Vous avez dû sans doute entendre parler de la maison Mignon du Havre ? Eh ! bien, j’en suis, par l’effet d’un irréparable malheur, l’unique héritière. Ne faites pas fi de nous, descendant d’un preux de l’Auvergne ! les armes des Mignon de La Bastie ne {p. 223} déshonoreront pas celles des Canalis. Nous portons de gueules à une bande de sable chargée de quatre besants d’or, et à chaque quartier une croix d’or patriarcale, avec un chapeau de cardinal pour cimier et les fiocchi pour supports. Cher, je serai fidèle à notre devise : Una fides, unus Dominus ! La vraie foi, et un seul maître.
Peut-être, mon ami, trouverez-vous quelque sarcasme dans mon nom, après tout ce que je viens de faire et ce que je vous avoue ici. Je me nomme Modeste. Ainsi je ne vous ai jamais trompé en signant O. d’Este-M. Je ne vous ai point abusé davantage en vous parlant de ma fortune ; elle atteindra, je crois, à ce chiffre qui vous a rendu si vertueux. Et je sais si bien que, pour vous, la fortune est une considération sans importance, que je vous en parle avec simplicité. Néanmoins, laissez-moi vous dire combien je suis heureuse de pouvoir donner à notre bonheur la liberté d’action, et de mouvements que procure la fortune, de pouvoir dire : — Allons ! quand la fantaisie de voir un pays nous prendra, de voler dans une bonne calèche, assis à côté l’un de l’autre, sans nul souci d’argent ; enfin heureuse de pouvoir vous donner le droit de dire au roi : — J’ai la fortune que vous voulez à vos pairs !… En ceci, Modeste Mignon vous sera bonne à quelque chose, et son or aura la plus noble des destinations. Quant à votre servante, vous l’avez vue une fois, à sa fenêtre, en déshabillé… Oui, la blonde fille d’Ève la blonde était votre inconnue ; mais combien la Modeste d’aujourd’hui ressemble peu à celle de ce jour-là ! L’une était dans un linceul, et l’autre (vous l’ai-je bien dit ?) a reçu de vous la vie de la vie. L’amour pur et permis, l’amour, que mon père enfin revenu de voyage et riche autorisera, m’a relevée de sa main, à la fois enfantine et puissante, du fond de cette tombe où je dormais ! Vous m’avez éveillée comme le soleil éveille les fleurs. Le regard de votre aimée n’est plus le regard de cette petite Modeste si hardie ? oh ! non, il est confus, il entrevoit le bonheur et il se voile sous de chastes paupières. Aujourd’hui j’ai peur de ne pas mériter mon sort ! Le roi s’est montré dans sa gloire, mon seigneur n’a plus qu’une sujette qui lui demande pardon de ses libertés grandes, comme le joueur aux dés pipés après avoir escroqué le chevalier de Grammont. Va, poète chéri, je serai ta Mignon ; mais une Mignon plus heureuse que celle de {p. 224} Gœthe, car tu me laisseras dans ma patrie, n’est-ce pas ? dans ton cœur. Au moment où je trace ce vœu de fiancée, un rossignol du parc Vilquin vient de me répondre pour toi. Oh ! dis-moi bien vite que le rossignol, en filant sa note si pure, si nette, si pleine, qui m’a rempli le cœur de joie et d’amour, comme une Annonciation, n’a pas menti ?…
Mon père passera par Paris, il viendra de Marseille ; la maison Mongenod, dont il a été le correspondant, saura son adresse ; allez le voir, mon Melchior aimé, dites-lui que vous m’aimez, et n’essayez pas de lui dire combien je vous aime, faites que ce soit toujours un secret entre nous et Dieu ! Moi, cher adoré, je vais tout dire à ma mère. La fille des Wallenrod Tustall-Bartenstild me donnera raison par des caresses, elle sera tout heureuse de notre poème si secret, si romanesque, humain et divin tout ensemble ! Vous avez l’aveu de la fille, ayez le consentement du comte de La Bastie, père de
Votre MODESTE.
P. S. — Surtout ne venez pas au Havre sans avoir obtenu l’agrément de mon père ; et, si vous m’aimez, vous saurez le trouver à son passage à Paris.
— Que faites-vous donc à cette heure, mademoiselle Modeste ? demanda Dumay.
— J’écris à mon père, répondit-elle au vieux soldat, n’avez-vous pas dit que vous partiez demain ?
Dumay n’eut rien à répondre, il rentra se coucher, et Modeste se mit à écrire une longue lettre à son père.
Le lendemain, Françoise Cochet, tout effrayée en voyant le timbre du Havre, vint au Chalet18 remettre à sa jeune maîtresse la lettre suivante en emportant celle que Modeste avait écrite.
À mademoiselle O. d’Este-M.
Mon cœur m’a dit que vous étiez la femme si soigneusement voilée et déguisée, placée entre monsieur et madame Latournelle {p. 225} qui n’ont qu’un enfant, un fils. Ah ! chère aimée, si vous êtes dans une condition modeste, sans éclat, sans illustration, sans fortune même, vous ne savez pas quelle serait ma joie ! Vous devez me connaître maintenant, pourquoi ne me diriez-vous pas la vérité ? Moi, je ne suis poète que par l’amour, par le cœur, par vous. Oh ! quelle puissance d’affection ne me faut-il pas pour rester ici, dans cet hôtel de Normandie, et ne pas monter à Ingouville que je vois de mes fenêtres ! M’aimerez-vous comme je vous aime ? S’en aller du Havre à Paris dans cette incertitude, n’est-ce pas être puni d’aimer, autant que si l’on avait commis un crime ? J’ai obéi aveuglément. Oh ! que j’aie promptement une lettre, car, si vous avez été mystérieuse, je vous ai rendu mystère pour mystère, et je dois enfin jeter le masque de l’incognito, vous dire le poète que je suis et abdiquer la gloire qui me fut prêtée.
Cette lettre inquiéta vivement Modeste, elle ne put reprendre la sienne que Françoise avait déjà mise à la poste quand elle chercha la signification des dernières lignes en les relisant ; mais elle monta chez elle, et fit une réponse où elle demandait des explications.
Pendant ces petits événements, il s’en passait d’aussi petits au Havre, et qui devaient faire oublier cette inquiétude à Modeste. Dumay, descendu de bonne heure en ville, y sut promptement que nul architecte n’était arrivé l’avant-veille. Furieux du mensonge de Butscha qui révélait une complicité dont il lui fallait raison, il courut de la Mairie chez les Latournelle.
— Où donc est votre sieur Butscha ?… demanda-t-il à son ami le notaire en ne trouvant pas le clerc à l’Étude.
— Butscha, mon cher, il est sur la route de Paris, la vapeur l’emmène. Il a rencontré ce matin, de grand matin, sur le port, un matelot qui lui a dit que son père, ce matelot suédois, est riche. Le père de Butscha serait allé dans les Indes, il aurait servi un prince, les Marhattes, et il est à Paris…
— Des contes ! des infamies ! des farces ! Oh ! je trouverai ce damné bossu, je vais alors exprès à Paris, pour çà ! s’écria Dumay. Butscha nous trompe ! il sait quelque chose de Modeste, et ne nous en a rien dit. S’il trempe là-dedans !… il ne sera jamais notaire, je le rendrai à sa mère, à la boue, en le…
{p. 226} — Voyons, mon ami, ne pendons jamais personne sans procès, répliqua Latournelle effrayé de l’exaspération de Dumay.
Après avoir expliqué sur quoi ses soupçons étaient fondés, Dumay pria madame Latournelle de tenir compagnie à Modeste au Chalet19 pendant son absence.
— Vous trouverez le colonel à Paris, dit le notaire. Au mouvement des ports, ce matin dans le journal du Commerce, il y a, sous la rubrique de Marseille… Tenez, voyez ? dit-il en présentant la feuille. « Le Bettina-Mignon, capitaine Mignon, entré du 6 octobre », et nous sommes aujourd’hui le 17. Tout le Havre sait en ce moment l’arrivée du patron…
Dumay pria Gobenheim de se passer de lui désormais, il remonta sur-le-champ au Chalet20, et il entrait au moment où Modeste venait de cacheter la lettre à son père et celle à Canalis. Hormis l’adresse, ces deux lettres étaient exactement pareilles, comme enveloppe et comme volume. Modeste crut avoir posé celle de son père sur celle de son Melchior et avait fait tout le contraire. Cette erreur, si commune dans le cours des petites choses de la vie, occasionna la découverte de son secret par sa mère et par Dumay. Le lieutenant parlait avec chaleur à madame Mignon dans le salon, en lui confiant les nouvelles craintes engendrées par la duplicité de Modeste et par la complicité de Butscha.
— Allez, madame, s’écriait-il, c’est un serpent que nous avons réchauffé dans notre sein, il n’y a pas de place pour une âme chez ces bouts d’hommes-là !…
Modeste mit dans la poche de son tablier la lettre pour son père en croyant y mettre celle destinée à son amant, et descendit avec celle de Canalis à la main, en entendant Dumay parler de son départ immédiat pour Paris.
— Qu’avez-vous donc contre mon pauvre nain mystérieux, et pourquoi criez-vous ? dit Modeste en se montrant à la porte du salon.
— Butscha, mademoiselle est parti pour Paris ce matin, et vous savez sans doute pourquoi !… Ce sera pour y aller intriguer avec ce soi-disant petit architecte à gilet jaune-soufre qui, par malheur pour le mensonge du bossu, n’est pas encore arrivé…
Modeste fut saisie, elle devina que le nain était parti pour procéder à une enquête sur les mœurs de Canalis, elle pâlit, et s’assit.
— Je le rejoindrai, je le trouverai, dit Dumay. C’est sans doute {p. 227} la lettre pour monsieur votre père, dit-il en tendant la main, je l’enverrai chez Mongenod, pourvu que nous ne nous croisions pas en route, mon colonel et moi !…
Modeste donna la lettre. Le petit Dumay, qui lisait sans lunettes, regarda machinalement l’adresse.
— Monsieur le baron de Canalis, rue de Paradis-Poissonnière, nº 29 !… s’écria Dumay. Qu’est-ce que cela veut dire ?…
— Ah ! ma fille, voilà l’homme que tu aimes ! s’écria madame Mignon, les stances sur lesquelles tu as fait ta musique sont de lui…
— Et c’est son portrait que vous avez là-haut, encadré ? dit Dumay.
— Rendez-moi cette lettre, monsieur Dumay ?… dit Modeste qui se dressa comme une lionne défendant ses petits.
— La voici, mademoiselle, répondit le lieutenant.
Modeste remit la lettre dans son corset et tendit à Dumay celle destinée à son père. [ill.]
— Je sais ce dont vous êtes capable, Dumay, dit-elle ; mais si vous faites un seul pas vers monsieur Canalis, j’en fais un dehors la maison où je ne reviendrai jamais !
— Vous allez tuer votre mère, mademoiselle, répondit Dumay qui sortit et appela sa femme.
La pauvre mère s’était évanouie, atteinte au cœur par la fatale phrase de Modeste.
— Adieu, ma femme, dit le Breton en embrassant la petite Américaine, sauve la mère, je vais aller sauver la fille.
Il laissa Modeste et madame Dumay près de madame Mignon, fit ses préparatifs de départ en quelques instants et descendit au Havre. Une heure après, il voyageait en poste avec cette rapidité que la passion ou la spéculation impriment seules aux roues.
Bientôt rappelée à la vie par les soins de Modeste, madame Mignon remonta chez elle sur le bras de sa fille, à qui, pour tout reproche, elle dit quand elles furent seules : — Malheureuse enfant qu’as-tu fait ? pourquoi te cacher de moi ? Suis-je donc si sévère ?…
— Eh ! j’allais tout te dire naturellement, répondit la jeune fille en pleurs.
Elle raconta tout à sa mère, elle lui lut les lettres et les réponses, elle effeuilla dans le cœur de la bonne Allemande, pétale à pétale, la rose de son poème, elle y passa la moitié de la journée. {p. 228} Quand la confidence fut achevée, quand elle aperçut presqu’un sourire sur les lèvres de la trop indulgente aveugle, elle se jeta sur elle tout en pleurs.
— Ô ma mère ! dit-elle au milieu de ses sanglots, vous dont le cœur, tout or et tout poésie, est comme un vase d’élection pétri par Dieu pour contenir l’amour pur, unique et céleste qui remplit toute la vie !… vous que je veux imiter en n’aimant au monde que mon mari ! vous devez comprendre combien sont amères les larmes que je répands en ce moment et qui mouillent vos mains… Ce papillon, aux ailes diaprées, cette double et belle âme élevée avec des soins maternels par votre fille, mon amour, mon saint amour, ce mystère animé, vivant, tombe en des mains vulgaires qui vont déchirer ses ailes et ses voiles sous le triste prétexte de m’éclairer, de savoir si le génie est correct comme un banquier, si mon Melchior est capable d’amasser des rentes, s’il a quelque passion à dénouer, s’il n’est pas coupable aux yeux des bourgeois de quelque épisode de jeunesse qui maintenant est à notre amour, ce qu’est un nuage au soleil… Que vont-ils faire ? Tiens, voilà ma main, j’ai la fièvre ! Ils me feront mourir.
Modeste, prise d’un frisson mortel, fut obligée de se mettre au lit, et donna les plus vives inquiétudes à sa mère, à madame Latournelle et à madame Dumay qui la gardèrent pendant le voyage du lieutenant à Paris, où la logique des événements transporta le drame pour un instant.
Les gens véritablement modestes, comme l’est Ernest de La Brière, mais surtout ceux qui, sachant leur valeur, ne sont ni aimés ni appréciés, comprendront les jouissances infinies dans lesquelles le Référendaire se complut en lisant la lettre de Modeste. Après l’avoir trouvé spirituel et grand par l’âme, sa jeune, sa naïve et rusée maîtresse le trouvait beau. Cette flatterie est la flatterie suprême. Et pourquoi ? La beauté, sans doute, est la signature du maître sur l’œuvre où il a empreint son âme, c’est la divinité qui se manifeste ; et, la voir là où elle n’est pas, la créer par la puissance d’un regard enchanté, n’est-ce point le dernier mot de l’amour ? Aussi, le pauvre Référendaire21 s’écria-t-il dans un ravissement d’auteur applaudi : — Enfin, je suis aimé ! Quand une femme, courtisane ou jeune fille, a laissé échapper cette phrase : « Tu es beau ! » fût-ce22 un mensonge ; si un homme ouvre son crâne épais au subtil poison de ce mot, il est attaché par des {p. 229} liens éternels à cette menteuse charmante, à cette femme vraie ou abusée ; elle devient alors son monde, il a soif de cette attestation, il ne s’en lassera jamais, fût-il prince ! Ernest se promena fièrement dans sa chambre, il se mit de trois-quarts, de profil, de face devant la glace, il essaya de se critiquer ; mais une voix diaboliquement persuasive lui disait : Modeste a raison ! Et il revint à la lettre, il la relut, il vit sa blonde céleste, il lui parla ! Puis, au milieu de son extase, il fut atteint par cette atroce pensée : — Elle me croit Canalis, et elle est millionnaire ! Tout son bonheur tomba, comme tombe un homme qui parvenu somnambuliquement sur la cime d’un toit, entend une voix, avance et s’écrase sur le pavé. — Sans l’auréole de la gloire, je serais laid, s’écria-t-il. Dans quelle situation affreuse me suis-je mis ! La Brière était trop l’homme de ses lettres, il était trop le cœur noble et pur qu’il avait laissé voir, pour hésiter à la voix de l’honneur. Il résolut aussitôt d’aller tout avouer au père de Modeste s’il était à Paris, et de mettre Canalis au fait du dénoûment sérieux de leur plaisanterie parisienne. Pour ce délicat jeune homme, l’énormité de la fortune fut une raison déterminante. Il ne voulut pas surtout être soupçonné d’avoir fait servir à l’escroquerie d’une dot les entraînements de cette correspondance, si sincère de son côté. Les larmes lui vinrent aux yeux pendant qu’il allait de chez lui rue Chantereine, chez le banquier Mongenod dont la fortune, les alliances et les relations étaient en partie l’ouvrage du ministre, son protecteur à lui.
Au moment où La Brière consultait le chef de la maison Mongenod, et prenait toutes les informations que nécessitait son étrange position, il se passa chez Canalis une scène que le brusque départ de l’ancien lieutenant peut faire prévoir.
En vrai soldat de l’école impériale, Dumay, dont le sang breton avait bouillonné pendant le voyage, se représentait un poète comme un drôle sans conséquence, un farceur à refrains, logé dans une mansarde, vêtu de drap noir blanchi sur toutes les coutures, dont les bottes ont quelquefois des semelles, dont le linge est anonyme, qui se rince le nez avec les doigts, ayant enfin toujours l’air de tomber de la lune quand il ne griffonne pas à la manière de Butscha. Mais l’ébullition qui grondait dans sa cervelle et dans son cœur reçut comme une application d’eau froide quand il entra dans le joli hôtel habité par le poète, quand il vit dans la cour un valet {p. 230} nettoyant une voiture, quand il aperçut dans une magnifique salle-à-manger un valet vêtu comme un banquier et à qui le groom l’avait adressé, lequel lui répondit, en le toisant, que monsieur le baron n’était pas visible. — Il y a, dit-il en finissant, séance pour monsieur le baron au Conseil-d’État aujourd’hui…
— Suis-je bien, ici, dit Dumay, chez monsieur Canalis, auteur de poésies ?…
— Monsieur le baron de Canalis, répondit le valet de chambre, est bien le grand poète dont vous parlez ; mais il est aussi Maître des Requêtes au Conseil-d’État, et attaché au Ministère des Affaires Étrangères.
Dumay, qui venait pour souffleter un poâcre, selon son expression méprisante, trouvait un haut fonctionnaire de l’État. Le salon où il attendit, remarquable par sa magnificence, offrit à ses méditations la brochette de croix qui brille sur l’habit noir de Canalis laissé sur une chaise par le valet de chambre. Bientôt ses yeux furent attirés par l’éclat et la façon d’une coupe en vermeil, où ces mots : donné par MADAME le frappèrent. Puis en regard, sur un socle, il vit un vase de porcelaine de Sèvres sur lequel était gravé : donné par madame la DAUPHINE. Ces avertissements muets firent rentrer Dumay dans son bon sens, pendant que le valet de chambre demandait à son maître s’il voulait recevoir un inconnu, venu tout exprès du Havre pour le voir, un nommé Dumay.
— Qu’est-ce ? dit Canalis.
— Un homme bien couvert et décoré…
Sur un signe d’assentiment, le valet de chambre sortit et revint, il annonça : — Monsieur Dumay.
Quand il s’entendit annoncer, quand il fut devant Canalis, au milieu d’un cabinet aussi riche qu’élégant, les pieds sur un tapis tout aussi beau que le plus beau de la maison Mignon, et qu’il reçut le regard apprêté du poète qui jouait avec les glands de sa somptueuse robe de chambre, Dumay fut si complétement interdit qu’il se laissa interpeller par le grand homme.
— À quoi dois-je l’honneur de votre visite, monsieur ?
— Monsieur… dit Dumay qui resta debout.
— Si vous en avez pour long-temps ? fit Canalis en interrompant, je vous prierai de vous asseoir…
Et Canalis se plongea dans son fauteuil à la Voltaire, se croisa {p. 231} les jambes, éleva la supérieure en la dandinant à la hauteur de l’œil, regarda fixement Dumay qui se trouva, selon son expression soldatesque, entièrement mécanisé.
— Je vous écoute, monsieur, dit le poète, mes moments sont précieux, le ministre m’attend…
— Monsieur, reprit Dumay, je serai bref. Vous avez séduit, je ne sais comment, une jeune demoiselle du Havre, belle et riche, le dernier, le seul espoir de deux nobles familles, et je viens vous demander quelles sont vos intentions ?…
Canalis qui, depuis trois mois, s’occupait d’affaires graves, qui voulait être fait commandeur de la Légion-d’Honneur, et devenir ministre dans une cour d’Allemagne, avait complétement oublié la lettre du Havre.
— Moi ?… s’écria-t-il.
— Vous, répéta Dumay.
— Monsieur, répondit Canalis en souriant, je ne sais pas plus ce que vous voulez me dire, que si vous me parliez hébreu… Moi, séduire une jeune fille ?… moi qui… — Un superbe sourire se dessina sur les lèvres de Canalis. — Allons donc, monsieur ! je ne suis pas assez enfant pour m’amuser à voler un petit fruit sauvage, quand j’ai de beaux et bons vergers où mûrissent les plus belles pêches du monde. Tout Paris sait où mes affections sont placées. Qu’il y ait, au Havre, une jeune fille prise de quelque admiration, et de laquelle je ne suis pas digne, pour les vers que j’ai faits, mon cher monsieur, cela ne m’étonnerait pas ! Rien de plus ordinaire. Tenez ? voyez ? regardez ce beau coffre d’ébène incrusté de nacre, et garni de fer travaillé comme de la dentelle… Ce coffre vient du pape Léon X, il me fut donné par la duchesse de Chaulieu qui le tenait du roi d’Espagne, je l’ai destiné à contenir toutes les lettres que je reçois, de toutes les parties de l’Europe, de femmes ou de jeunes personnes inconnues… Oh ! j’ai le plus profond respect pour ces bouquets de fleurs coupées à même l’âme, envoyés dans un moment d’exaltation vraiment respectable. Oui, pour moi, l’élan d’un cœur est une noble et sublime chose !… D’autres, des railleurs, roulent ces lettres pour en allumer leur cigare, ou les donnent à leurs femmes qui s’en font des papillotes ; mais, moi, qui suis garçon, monsieur, j’ai trop de délicatesse pour ne pas conserver ces offrandes si naïves, si désintéressées dans une espèce de tabernacle ; enfin, je les recueille avec une sorte de vénération ; et, à ma mort, {p. 232} je les ferai brûler sous mes yeux. Tant pis pour ceux qui me trouveront ridicule ! Que voulez-vous, j’ai de la reconnaissance, et ces témoignages-là m’aident à supporter les critiques, les ennuis de la vie littéraire. Quand je reçois dans le dos l’arquebusade d’un ennemi embusqué dans un journal, je regarde cette cassette, et je me dis :
— Il est, çà et là, quelques âmes dont les blessures ont été guéries, ou amusées, ou pansées par moi…
Cette poésie, débitée avec le talent d’un grand acteur, pétrifia le petit caissier dont les yeux s’agrandissaient, et dont l’étonnement amusa le grand poète.
— Pour vous, dit ce paon qui faisait la roue, et par égard pour une position que j’apprécie, je vous offre d’ouvrir ce trésor, vous verrez à y chercher votre jeune fille ; mais je sais mon compte, je retiens les noms, et vous êtes dans une erreur que…
— Et voilà donc ce que devient, dans ce gouffre de Paris, une pauvre enfant ?… s’écria Dumay, l’amour de ses parents, la joie de ses amis, l’espérance de tous, caressée par tous, l’orgueil d’une maison, et à qui six personnes dévouées font de leurs cœurs et de leurs fortunes un rempart contre tout malheur… Dumay reprit après une pause. — Tenez, monsieur, vous êtes un grand poète, et je ne suis qu’un pauvre soldat… Pendant quinze ans que j’ai servi mon pays, et dans les derniers rangs, j’ai reçu le vent de plus d’un boulet dans la figure, j’ai traversé la Sibérie où je suis resté prisonnier, les Russes m’ont jeté sur un kitbit comme une chose, j’ai tout souffert ; enfin j’ai vu mourir des tas de camarades… Eh ! bien, vous venez de me donner froid dans mes os, ce que je n’ai jamais senti !…
Dumay crut avoir ému le poète, il l’avait flatté, chose presque impossible, car l’ambitieux ne se souvenait plus de la première fiole embaumée que l’Éloge lui avait cassée sur la tête.
— Hé ! mon brave ! dit solennellement le poète en posant sa main sur l’épaule de Dumay et trouvant drôle de faire frissonner un soldat de l’Empereur, cette jeune fille est tout pour vous… Mais dans la société, qu’est-ce ?… rien. En ce moment, le mandarin le plus utile à la Chine tourne l’œil en dedans et met l’empire en deuil, cela vous fait-il beaucoup de chagrin ? Les Anglais tuent dans l’Inde des milliers de gens qui nous valent, et l’on y brûle, à la minute où je vous parle, la femme la plus ravissante ; mais vous n’en avez pas moins déjeuné d’une tasse de café ?… En ce moment même, on peut {p. 233} compter dans Paris beaucoup de mères de famille qui sont sur la paille et qui jettent un enfant au monde sans linge pour le recevoir !… voici du thé délicieux dans une tasse de cinq louis et j’écris des vers pour faire dire aux Parisiennes « charmant ! charmant ! divin ! délicieux ! cela va à l’âme ». La nature sociale, de même que la nature elle-même, est une grande oublieuse ! Vous vous étonnerez, dans dix ans, de votre démarche ! Vous êtes dans une ville où l’on meurt, où l’on se marie, où l’on s’idolâtre dans un rendez-vous, où la jeune fille s’asphyxie, où l’homme de génie et sa cargaison de thèmes gros de bienfaits humanitaires sombrent, les uns à côté des autres, souvent sous le même toit, en s’ignorant ! Et vous venez nous demander de nous évanouir de douleur à cette question vulgaire : Une jeune fille du Havre est-elle ou n’est-elle pas ?… Oh !… mais vous êtes…
— Et vous vous dites poète, s’écria Dumay ; mais vous ne sentez donc rien de ce que vous peignez ?…
— Eh ! si nous éprouvions les misères ou les joies que nous chantons, nous serions usés en quelques mois, comme de vieilles bottes !… dit le poète en souriant. Tenez ; vous ne devez pas être venu du Havre à Paris, et chez Canalis, pour n’en rien rapporter. Soldat (Canalis eut la taille et le geste d’un héros d’Homère) ! apprenez ceci du poète : Tout grand sentiment est chez l’homme un poème tellement individuel, que son meilleur ami, lui-même, ne s’y intéresse pas. C’est un trésor qui n’est qu’à vous, c’est…
— Pardon de vous interrompre, dit Dumay qui contemplait Canalis avec horreur, êtes-vous venu au Havre ?…
— J’y ai passé une nuit et un jour, dans le printemps de 1824, en allant à Londres.
— Vous êtes un homme d’honneur, reprit Dumay, pouvez-vous me donner votre parole de ne pas connaître mademoiselle Modeste Mignon ?…
— Voici la première fois que ce nom frappe mon oreille, répondit Canalis.
— Ah ! monsieur, s’écria Dumay, dans quelle ténébreuse intrigue vais-je donc mettre le pied ?… Puis-je compter sur vous pour être aidé dans mes recherches, car on a, j’en suis sûr, abusé de votre nom ! Vous auriez dû recevoir hier une lettre du Havre !…
— Je n’ai rien reçu ! Soyez sûr que je ferai, monsieur, dit Canalis, tout ce qui dépendra de moi pour vous être utile…
{p. 234} Dumay se retira, le cœur plein d’anxiété, croyant que l’affreux Butscha s’était mis dans la peau de ce grand poète pour séduire Modeste ; tandis qu’au contraire Butscha, spirituel et fin autant qu’un prince qui se venge, plus habile qu’un espion, fouillait alors la vie et les actions de Canalis, en échappant par sa petitesse à tous les yeux, comme un insecte qui fait son chemin dans l’aubier d’un arbre.
À peine le Breton était-il sorti que La Brière entra dans le cabinet de son ami. Naturellement Canalis parla de la visite de cet homme du Havre…
— Ah ! dit Ernest, Modeste Mignon, je viens exprès à cause de cette aventure.
— Ah ! bah ! s’écria Canalis, aurais-je donc triomphé par procureur ?…
— Eh ! oui, voilà le nœud du drame. Mon ami, je suis aimé par la plus charmante fille du monde, belle à briller parmi les plus belles à Paris, du cœur et de la littérature autant qu’une Clarisse Harlowe, elle m’a vu, je lui plais, et elle me croit le grand Canalis !… Ce n’est pas tout. Modeste Mignon est de haute naissance, et Mongenod vient de me dire que le père, le comte de La Bastie, doit avoir quelque chose comme six millions… Ce père est arrivé depuis trois jours, et je viens de lui faire demander un rendez-vous à deux heures par Mongenod, qui, dans son petit mot, lui dit qu’il s’agit du bonheur de sa fille… Tu comprends, qu’avant d’aller trouver le père, je devais tout t’avouer.
— Dans le nombre de ces fleurs écloses au soleil de la gloire, dit emphatiquement Canalis, il s’en trouve une magnifique, portant, comme l’oranger, ses fruits d’or parmi les mille parfums de l’esprit et de la beauté réunis ! un élégant arbuste, une tendresse vraie, un bonheur entier, et il m’échappe !… — Canalis regarda son tapis, pour ne pas laisser lire dans ses yeux. — Comment, reprit-il après une pause où il reprit son sang-froid, comment deviner à travers les senteurs enivrantes de ces jolis papiers façonnés, de ces phrases qui portent à la tête, le cœur vrai, la jeune fille, la jeune femme chez qui l’amour prend les livrées de la flatterie et qui nous aime pour nous, qui nous apporte la félicité ?… il faudrait être un ange ou un démon, et je ne suis qu’un ambitieux maître des requêtes… Ah ! mon ami, la gloire fait de nous un but que mille flèches visent ! L’un de nous a dû son riche mariage à une pièce hydraulique de sa poésie, et moi, plus caressant, plus homme à {p. 235} femmes que lui, j’aurai manqué le mien… car, l’aimes-tu, cette pauvre fille ?… dit-il en regardant La Brière.
— Oh ! fit La Brière.
— Eh ! bien, dit le poète en prenant le bras de son ami et s’y appuyant, sois heureux, Ernest ! Par hasard, je n’aurai pas été ingrat avec toi ! Te voilà richement récompensé de ton dévouement, car je me prêterai généreusement à ton bonheur.
Canalis enrageait ; mais il ne pouvait se conduire autrement, et alors il tirait parti de son malheur en s’en faisant un piédestal. Une larme mouilla les yeux du jeune Référendaire, il se jeta dans les bras de Canalis et l’embrassa.
— Ah ! Canalis, je ne te connaissais pas du tout !…
— Que veux-tu ?… Pour faire le tour d’un monde, il faut du temps ! répondit le poète avec son emphatique ironie.
— Songes-tu, dit La Brière, à cette immense fortune ?…
— Eh ! mon ami, ne sera-t-elle pas bien placée ?… s’écria Canalis en accompagnant son effusion d’un geste charmant.
— Melchior, dit La Brière, c’est entre nous à la vie et à la mort…
Il serra les mains du poète et le quitta brusquement, il lui tardait de voir monsieur Mignon.
En ce moment, le comte de La Bastie était accablé de toutes les douleurs qui l’attendaient comme une proie. Il avait appris par la lettre de sa fille, la mort de Bettina-Caroline, la cécité de sa femme ; et Dumay venait de lui raconter le terrible imbroglio des amours de Modeste.
— Laisse-moi seul, dit-il à son fidèle ami.
Quand le lieutenant eut fermé la porte, le malheureux père se jeta sur un divan, y resta la tête dans ses mains, pleurant de ces larmes rares, maigres qui roulent entre les paupières des gens de cinquante-six ans, sans en sortir, qui les mouillent, qui se sèchent promptement et qui renaissent, une des dernières rosées de l’automne humain. — Avoir des enfants chéris, avoir une femme adorée, c’est se donner plusieurs cœurs et les tendre aux poignards !… s’écria-t-il en faisant un bond de tigre et se promenant par la chambre. Être père, c’est se livrer pieds et poings liés au malheur. Si je rencontre ce d’Estourny, je le tuerai ! — Ayez donc des filles ?… L’une met la main sur un escroc, et l’autre, ma Modeste, sur quoi ? sur un lâche qui l’abuse sous l’armure en papier doré d’un {p. 236} poète. Encore si c’était Canalis ! il n’y aurait pas grand mal. Mais ce Scapin d’amoureux ?… je l’étranglerai de mes deux mains… se disait-il en faisant involontairement un geste d’une atroce énergie… Et après ?… se demanda-t-il, si ma fille meurt de chagrin ! Il regarda machinalement par les fenêtres de l’hôtel des Princes, et vint se rasseoir sur son divan où il resta immobile. Les fatigues de six voyages aux Indes, les soucis de la spéculation, les dangers courus, évités, les chagrins avaient argenté la chevelure de Charles Mignon. Sa belle figure militaire, d’un contour si pur, s’était bronzée au soleil de la Malaisie, de la Chine et de l’Asie mineure, elle avait pris un caractère imposant que la douleur rendit sublime en ce moment. — Et Mongenod qui me dit d’avoir confiance dans le jeune homme qui va venir me parler de ma fille…
Ernest de La Brière fut alors annoncé par l’un des domestiques que le comte de La Bastie s’était attachés pendant ces quatre années et qu’il avait triés dans le nombre de ses subordonnés.
— Vous venez, monsieur, de la part de mon ami Mongenod ? dit-il.
— Oui, répondit Ernest qui contempla timidement ce visage aussi sombre que celui d’Othello. Je me nomme Ernest de La Brière, allié, monsieur, à la famille du dernier premier-ministre, et son secrétaire particulier pendant son ministère. À sa chute, son Excellence me mit à la Cour des Comptes, où je suis Référendaire de première classe, et où je puis devenir Maître des Comptes…
— En quoi tout ceci peut-il concerner mademoiselle de La Bastie ? demanda Charles Mignon.
— Monsieur, je l’aime, et j’ai l’inespéré bonheur d’être aimé d’elle… Écoutez-moi, monsieur, dit Ernest en arrêtant un mouvement terrible du père irrité, j’ai la plus bizarre confession à vous faire, la plus honteuse pour un homme d’honneur. La plus affreuse punition de ma conduite, naturelle peut-être, n’est pas d’avoir à vous la révéler… je crains encore plus la fille que le père…
Ernest raconta naïvement et avec la noblesse que donne la sincérité l’avant-scène de ce petit drame domestique, sans omettre les vingt et quelques lettres échangées qu’il avait apportées, ni l’entrevue qu’il venait d’avoir avec Canalis. Quand le père eut fini la lecture de ces lettres, le pauvre amant, pâle et suppliant, trembla sous les regards de feu que lui jeta le Provençal.
{p. 237} — Monsieur, dit Charles, il ne se trouve en tout ceci qu’une erreur, mais elle est capitale. Ma fille n’a pas six millions, elle a tout au plus deux cent mille francs de dot et des espérances très douteuses.
— Ah ! monsieur, dit Ernest en se levant, se jetant sur Charles Mignon et le serrant, vous m’ôtez un poids qui m’oppressait ! Rien ne s’opposera peut-être plus à mon bonheur !… J’ai des protecteurs, je serai Maître des Comptes. N’eût-elle que dix mille francs, fallût-il lui reconnaître une dot, mademoiselle Modeste serait encore ma femme ; et la rendre heureuse, comme vous avez rendu la vôtre, être pour vous un vrai fils… (oui, monsieur, je n’ai plus mon père), voilà le fond de mon cœur.
Charles Mignon recula de trois pas, arrêta sur La Brière un regard qui pénétra dans les yeux du jeune homme comme un poignard dans sa gaîne, et il resta silencieux en trouvant la plus entière candeur, la vérité la plus pure sur cette physionomie épanouie, dans ces yeux enchantés. — Le sort se lasserait-il donc !… se dit-il à demi-voix, et trouverais-je dans ce garçon la perle des gendres ? Il se promena très-agité par la chambre.
— Vous devez, monsieur, dit enfin Charles Mignon, la plus entière soumission à l’arrêt que vous êtes venu chercher ; car, sans cela, vous joueriez en ce moment la comédie.
— Oh ! monsieur…
— Écoutez-moi, dit le père en clouant sur place La Brière par un regard. Je ne serai ni sévère, ni dur, ni injuste. Vous subirez et les inconvénients et les avantages de la position fausse dans laquelle vous vous êtes mis. Ma fille croit aimer un des grands poètes de ce temps-ci, et dont la gloire, avant tout, l’a séduite. Eh ! bien, moi, son père, ne dois-je pas la mettre à même de choisir entre la Célébrité qui fut comme un phare pour elle, et la pauvre Réalité que le hasard lui jette par une de ces railleries qu’il se permet si souvent ? Ne faut-il pas qu’elle puisse opter entre Canalis et vous ? Je compte sur votre honneur pour vous taire sur ce que je viens de vous dire relativement à l’état de mes affaires. Vous viendrez, vous et votre ami le baron de Canalis, au Havre passer cette dernière quinzaine du mois d’octobre. Ma maison vous sera ouverte à tous deux, ma fille aura le loisir de vous observer. Songez que vous devez amener vous-même votre rival et lui laisser croire tout ce qu’on dira de fabuleux sur les millions du comte de La Bastie. Je serai demain {p. 238} au Havre, et vous y attends trois jours après mon arrivée. Adieu, monsieur…
Le pauvre La Brière retourna d’un pied très-lent chez Canalis. En ce moment, seul avec lui-même, le poète pouvait s’abandonner au torrent de pensées que fait jaillir ce second mouvement si vanté par le prince de Talleyrand. Le premier mouvement est la voix de la Nature, et le second est celle de la Société.
— Une fille riche de six millions ! et mes yeux n’ont pas vu briller cet or à travers les ténèbres ! Avec une fortune si considérable, je serais pair de France, comte, ambassadeur. J’ai répondu à des bourgeoises, à des sottes, à des intrigantes qui voulaient un autographe ! Et je me suis lassé de ces intrigues de bal masqué, précisément le jour où Dieu m’envoyait une âme d’élite, un ange aux ailes d’or… Bah ! je vais faire un poème sublime, et ce hasard renaîtra ! Mais est-il heureux, ce petit niais de La Brière, qui s’est pavané dans mes rayons ?… Quel plagiat ! Je suis le modèle, il sera la statue ! Nous avons joué la fable de Bertrand et Raton ! Six millions et un ange, une Mignon de La Bastie ! un ange aristocratique aimant la poésie et le poète… Et moi qui montre mes muscles d’homme fort, qui fais des exercices d’Alcide pour étonner par la force morale ce champion de la force physique, ce brave soldat plein de cœur, l’ami de cette jeune fille à laquelle il dira que je suis une âme de bronze ! Je joue au Napoléon quand je devais me dessiner en séraphin !… Enfin j’aurai peut-être un ami, je l’aurai payé cher ; mais l’amitié, c’est si beau ! Six millions, voilà le prix d’un ami ; l’on ne peut pas en avoir beaucoup à ce prix-là !…
La Brière entra dans le cabinet de son ami sur ce dernier point d’exclamation. Il était triste.
— Eh ! bien, qu’as-tu ? lui dit Canalis.
— Le père exige que sa fille soit mise à même de choisir entre les deux Canalis…
— Pauvre garçon, s’écria le poète en riant. Il est très-spirituel, ce père-là…
— Je suis engagé d’honneur à t’amener au Havre, dit piteusement La Brière.
— Mon cher enfant, répondit Canalis, du moment où il s’agit de ton honneur, tu peux compter sur moi… Je vais aller demander un congé d’un mois…
— Ah ! Modeste est bien belle ! s’écria La Brière au désespoir, {p. 239} et tu m’écraseras facilement ! J’étais aussi bien étonné de voir le bonheur s’occupant de moi, et je me disais : Il se trompe !
— Bah ! nous verrons ! dit Canalis avec une atroce gaieté.
Le soir, après dîner, Charles Mignon et son caissier volaient, à raison de trois francs de guides, de Paris au Havre. Le père avait complétement rassuré le chien de garde sur les amours de Modeste, en le relevant de sa consigne et le rassurant sur le compte de Butscha.
— Tout est pour le mieux, mon vieux Dumay, dit Charles qui avait pris des renseignements auprès de Mongenod et sur Canalis et sur La Brière. Nous allons avoir deux personnages pour un rôle, s’écria-t-il gaiement !
Il recommanda néanmoins à son vieux camarade une discrétion absolue sur la comédie qui devait se jouer au Chalet23, la plus douce des vengeances ou, si vous le voulez, des leçons d’un père à sa fille. De Paris au Havre, ce fut entre les deux amis une longue causerie qui mit le colonel au fait des plus légers incidents arrivés à sa famille pendant ces quatre années, et Charles apprit à Dumay que Desplein, le grand chirurgien, devait, avant la fin du mois, venir examiner la cataracte de la comtesse, afin de dire s’il était possible de lui rendre la vue.
Un moment avant l’heure à laquelle on déjeunait au Chalet, les claquements de fouet d’un postillon comptant sur un large pourboire apprirent le retour des deux soldats à leurs familles. La joie d’un père revenant après une si longue absence pouvait seule avoir de tels éclats ; aussi les femmes se trouvèrent-elles toutes à la petite porte. Il y a tant de pères, tant d’enfants, et peut-être plus de pères que d’enfants, pour comprendre l’ivresse d’une pareille fête que la littérature n’a jamais eu besoin de la peindre, heureusement ! car les plus belles paroles, la poésie est au-dessous de ces émotions. Peut-être les émotions douces sont-elles peu littéraires. Pas un mot qui pût troubler les joies de la famille Mignon ne fut prononcé dans cette journée. Il y eut trêve entre le père, la mère et la fille relativement au soi-disant mystérieux amour qui pâlissait Modeste levée pour la première fois. Le colonel, avec l’admirable délicatesse qui distingue les vrais soldats, se tint pendant tout le temps à côté de sa femme dont la main ne quitta pas la sienne, et il regardait Modeste sans se lasser d’admirer cette beauté fine, élégante, poétique. N’est-ce pas à ces petites choses que se {p. 240} reconnaissent les gens de cœur ? Modeste, qui craignait de troubler la joie mélancolique de son père et de sa mère, venait, de moment en moment, embrasser le front du voyageur ; et, en l’embrassant trop, elle semblait vouloir l’embrasser pour deux.
— Oh ! chère petite ! je te comprends ! dit le colonel en serrant la main de Modeste à un moment où elle l’assaillait de caresses.
— Chut ! lui répondit Modeste à l’oreille en lui montrant sa mère.
Le silence un peu finaud de Dumay rendit Modeste inquiète sur les résultats du voyage à Paris, elle regardait parfois le lieutenant à la dérobée, sans pouvoir pénétrer au delà de ce dur épiderme. Le colonel voulait, en père prudent, étudier le caractère de sa fille unique, et consulter surtout sa femme avant d’avoir une conférence d’où dépendait le bonheur de toute la famille.
— Demain, mon enfant chéri, dit-il le soir, lève-toi de bonne heure, nous irons ensemble, s’il fait beau, nous promener au bord de la mer… Nous avons à causer de vos poèmes, mademoiselle de La Bastie.
Ce mot, accompagné d’un sourire paternel qui reparut comme un écho sur les lèvres de Dumay, fut tout ce que Modeste put savoir ; mais ce fut assez, et pour calmer ses inquiétudes, et pour la rendre curieuse à ne s’endormir que tard, tant elle fit de suppositions ! Aussi, le lendemain était-elle tout habillée et prête avant le colonel.
— Vous savez tout, mon bon père, dit-elle aussitôt qu’elle se trouva sur le chemin de la mer.
— Je sais tout, et encore bien des choses que tu ne sais pas, répondit-il.
Sur ce mot, le père et la fille firent quelques pas en silence.
— Explique-moi, mon enfant, comment une fille adorée par sa mère a pu faire une démarche aussi capitale que celle d’écrire à un inconnu, sans la consulter ?
— Hé ! papa, parce que maman ne l’aurait pas permis.
— Crois-tu, ma fille, que ce soit raisonnable ? Si tu t’es fatalement instruite toute seule, comment ta raison ou ton esprit, à défaut de la pudeur, ne t’ont-ils pas dit qu’agir ainsi c’était te jeter à la tête d’un homme ? Ma fille, ma seule et unique enfant serait sans fierté, sans délicatesse ?… oh ! Modeste, tu as fait passer à ton père deux heures d’enfer à Paris ; car enfin, tu as tenu {p. 241} moralement la même conduite que Bettina, sans avoir l’excuse de la séduction ; tu as été coquette à froid, et cette coquetterie-là, c’est l’amour de tête, le vice le plus affreux de la Française.
— Moi, sans fierté ?… disait Modeste en pleurant, mais il ne m’a pas encore vue !…
— Il sait ton nom…
— Je ne lui ai dit qu’au moment où les yeux ont donné raison à trois mois de correspondance pendant lesquels nos âmes se sont parlé !
— Oui, mon cher ange égaré, vous avez mis une espèce de raison dans une folie qui compromettait et votre bonheur et votre famille…
— Eh ! après tout, papa, le bonheur est l’absolution de cette témérité, dit-elle avec un mouvement d’humeur.
— Ah ! c’est de la témérité seulement ? s’écria le père.
— Une témérité que ma mère s’est permise, répliqua-t-elle vivement.
— Enfant mutiné ! votre mère, après m’avoir vu pendant un bal, a dit le soir à son père, qui l’adorait, qu’elle croyait devoir être heureuse avec moi… Sois franche, Modeste, y a-t-il quelque similitude entre un amour conçu rapidement, il est vrai, mais sous les yeux d’un père, et la folle action d’écrire à un inconnu ?…
— Un inconnu ?… dites, papa, l’un de nos plus grands poètes, dont le caractère et la vie sont exposés au grand jour, à la médisance, à la calomnie, un homme vêtu de gloire, et pour qui, mon cher père, je suis restée à l’état de personnage dramatique et littéraire, une fille de Shakspeare, jusqu’au moment où j’ai voulu savoir si l’homme est aussi bien que son âme est belle…
— Mon Dieu ! ma pauvre enfant, tu fais de la poésie à propos de mariage ; mais, si de tout temps on a cloîtré les filles dans l’intérieur de la famille ; si Dieu, si la loi sociale les mettent sous le joug sévère du consentement paternel, c’est précisément pour leur éviter tous les malheurs de ces poésies qui vous charment, qui vous éblouissent, et qu’alors vous ne pouvez apprécier à leur juste valeur. La poésie est un des agréments de la vie, elle n’est pas toute la vie.
— Papa, c’est un procès encore pendant devant le tribunal des faits, car il y a lutte constante entre nos cœurs et la famille.
— Malheur à l’enfant qui serait heureuse par cette résistance !… {p. 242} dit gravement le colonel. En 1813, j’ai vu l’un de mes camarades, le marquis d’Aiglemont, épousant sa cousine contre l’avis du père, et ce ménage a payé cher l’entêtement qu’une jeune fille prenait pour de l’amour… La Famille est en ceci souveraine…
— Mon fiancé m’a dit tout cela, répondit-elle. Il s’est fait Orgon pendant quelque temps, et il a eu le courage de me dénigrer le personnel des poètes.
— J’ai lu vos lettres, dit Charles Mignon en laissant échapper un malicieux sourire qui rendit Modeste inquiète ; mais, à ce propos, je dois te faire observer que ta dernière serait à peine permise à une fille séduite, à une Julie d’Étanges ! Mon Dieu, quel mal nous font les romans !…
— On ne les écrirait pas, mon cher père, nous les ferions, il vaut mieux les lire… Il y a moins d’aventures dans ce temps-ci que sous Louis XIV et Louis XV, où l’on publiait moins de romans… D’ailleurs, si vous avez lu les lettres, vous avez dû voir que je vous ai trouvé pour gendre le fils le plus respectueux, l’âme la plus angélique, la probité la plus sévère, et que nous nous aimons au moins autant que vous et ma mère vous vous aimiez… Eh ! bien, je vous accorde que tout ne s’est pas exactement passé selon l’étiquette ; j’ai fait, si vous voulez, une faute…
— J’ai lu vos lettres, répéta le père en interrompant sa fille, ainsi je sais comment il t’a justifiée à tes propres yeux d’une démarche que pourrait se permettre une femme à qui la vie est connue et qu’une passion entraînerait, mais qui chez une jeune fille de vingt ans est une faute monstrueuse…
— Une faute pour des bourgeois, pour des Gobenheim compassés, qui mesurent la vie à l’équerre… Ne sortons pas du monde artiste et poétique, papa… Nous sommes, nous autres jeunes filles, entre deux systèmes : laisser voir par des minauderies à un homme que nous l’aimons, ou aller franchement à lui… Ce dernier parti n’est-il pas bien grand, bien noble ? Nous autres jeunes filles françaises, nous sommes livrées par nos familles comme des marchandises, à trois mois, quelquefois fin courant, comme mademoiselle Vilquin ; mais en Angleterre, en Suisse, en Allemagne, on se marie à peu près d’après le système que j’ai suivi… Qu’avez-vous à répondre ? Ne suis-je pas un peu Allemande ?
— Enfant ! s’écria le colonel en regardant sa fille, la supériorité de la France vient de son bon sens, de la logique à laquelle sa belle {p. 243} langue y condamne l’esprit ; elle est la Raison du monde ! l’Angleterre et l’Allemagne sont romanesques en ce point de leurs mœurs ; et, encore, les grandes familles y suivent-elles nos lois. Vous ne voudrez donc jamais penser que vos parents, à qui la vie est bien connue, ont la charge de vos âmes et de votre bonheur, qu’ils doivent vous faire éviter les écueils du monde !… Mon Dieu ! dit-il, est-ce leur faute, est-ce la nôtre ? Doit-on tenir ses enfants sous un joug de fer ? Devons-nous être punis de cette tendresse qui nous les fait rendre heureux, qui les met malheureusement à même notre cœur ?…
Modeste observa son père du coin de l’œil, en entendant cette espèce d’invocation dite avec des larmes dans la voix.
— Est-ce une faute, à une fille libre de son cœur, de se choisir pour mari, non-seulement un charmant garçon, mais encore un homme de génie, noble, et dans une belle position ?… Un gentilhomme doux comme moi, dit-elle.
— Tu l’aimes ?… demanda le père.
— Tenez, mon père, dit-elle en posant sa tête sur le sein du colonel, si vous ne voulez pas me voir mourir…
— Assez, dit le vieux soldat, ta passion est, je le vois, inébranlable !
— Inébranlable.
— Rien ne peut te faire changer ?…
— Rien au monde !
— Tu ne supposes aucun événement, aucune trahison, reprit le vieux soldat, tu l’aimes quand même, à cause de son charme personnel, et ce serait un d’Estourny, tu l’aimerais encore ?…
— Oh ! mon père… vous ne connaissez pas votre fille. Pourrais-je aimer un lâche, un homme sans foi, sans honneur, un gibier de potence ?…
— Et si tu avais été trompée ?…
— Par ce charmant et candide garçon, presque mélancolique ?… Vous riez, ou vous ne l’avez pas vu.
— Enfin, fort heureusement ton amour n’est plus absolu, comme tu le disais. Je te fais apercevoir des circonstances qui modifieraient ton poème… Eh ! bien, comprends-tu que les pères soient bons à quelque chose…
— Vous voulez donner une leçon à votre enfant, papa. Ceci tourne à la Morale en Action.
{p. 244} — Pauvre égarée ! reprit sévèrement le père, la leçon ne vient pas de moi, je n’y suis pour rien, si ce n’est pour t’adoucir le coup…
— Assez, mon père ne jouez pas avec ma vie… dit Modeste en pâlissant.
— Allons, ma fille, rassemble ton courage. C’est toi qui as joué avec la vie, et la vie se joue de toi… Modeste regarda son père d’un air hébété. — Voyons, si le jeune homme que tu aimes, que tu as vu dans l’église du Havre, il y a quatre jours, était un misérable…
— Cela n’est pas ! dit-elle, cette tête brune et pâle, cette noble figure pleine de poésie…
— Est un mensonge ! dit le colonel en interrompant sa fille. Ce n’est pas plus monsieur de Canalis que je ne suis ce pêcheur qui lève sa voile pour partir…
— Savez-vous ce que vous tuez en moi ?… dit-elle.
— Rassure-toi, mon enfant, si le hasard a mis ta punition dans ta faute même, le mal n’est pas irréparable. Le garçon que tu as vu, avec qui tu as échangé ton cœur par correspondance, est un loyal garçon, il est venu me confier son embarras ; il t’aime et je ne le désavouerais pas pour gendre.
— Si ce n’est pas Canalis, qui est-ce donc ?… dit Modeste d’une voix profondément altérée.
— Le secrétaire !… Il se nomme Ernest de La Brière. Il n’est pas gentilhomme ; mais c’est un de ces hommes ordinaires, à vertus positives, d’une moralité sûre, qui plaisent aux parents. Qu’est-ce que cela nous fait, d’ailleurs, tu l’as vu, rien ne peut changer ton cœur, tu l’as choisi, tu connais son âme, elle est aussi belle qu’il est joli garçon !…
Le comte de La Bastie eut la parole coupée par un soupir de Modeste. La pauvre fille, pâle, les yeux attachés sur la mer, roide comme une morte, fut atteinte, comme d’un coup de pistolet, par ces mots : c’est un de ces hommes ordinaires, à vertus positives, d’une moralité sûre, qui plaisent aux parents.
— Trompée !… dit-elle enfin.
— Comme ta pauvre sœur, mais moins gravement.
— Retournons, mon père ? dit-elle en se levant du tertre où tous deux ils s’étaient assis. Tiens, papa, je te jure, devant Dieu, de suivre ta volonté, quelle qu’elle soit, dans l’affaire de mon mariage.
— Tu n’aimes donc déjà plus ?… demanda railleusement le père.
{p. 245} — J’aimais un homme vrai, sans mensonge au front, probe comme vous l’êtes, incapable de se déguiser comme un acteur, de se mettre à la joue le fard de la gloire d’un autre…
— Tu disais que rien ne pouvait te faire changer ? dit ironiquement le colonel.
— Oh ! ne vous jouez pas de moi ?… dit-elle en joignant les mains et regardant son père dans une anxiété cruelle, vous ne savez pas que vous maniez mon cœur et mes plus chères croyances avec vos plaisanteries…
— Dieu m’en garde ! je t’ai dit l’exacte vérité.
— Vous êtes bien bon, mon père ! répondit-elle après une pause et avec une sorte de solennité.
— Et il a tes lettres ! reprit Charles Mignon. Hein ?… Si ces folles caresses de ton âme étaient tombées entre les mains de ces poètes qui, selon Dumay, en font des allumettes à cigare !
— Oh !… vous allez trop loin…
— Canalis le lui a dit…
— Il a vu Canalis ?…
— Oui, répondit le colonel.
Ils marchèrent tous les deux en silence.
— Voilà donc pourquoi, reprit Modeste après quelques pas, ce monsieur me disait tant de mal de la poésie et des poètes ? pourquoi ce petit secrétaire parlait de… Mais, dit-elle en s’interrompant, ses vertus, ses qualités, ses beaux sentiments ne sont-ils pas un costume épistolaire ?… Celui qui vole une gloire et un nom peut bien…
— Crocheter des serrures, voler le Trésor, assassiner sur le grand chemin !… s’écria Charles Mignon en souriant. Vous voilà bien, vous autres jeunes filles avec vos sentiments absolus et votre ignorance de la vie ? un homme capable de tromper une femme descend nécessairement de l’échafaud ou doit y monter…
Cette raillerie arrêta l’effervescence de Modeste ; et, de nouveau le silence régna.
— Mon enfant, reprit le colonel, les hommes dans la société, comme dans la nature d’ailleurs, doivent chercher à s’emparer de vos cœurs, et vous devez vous défendre. Tu as interverti les rôles. Est-ce bien ? Tout est faux dans une fausse position. À toi donc le premier tort. Non, un homme n’est pas un monstre quand il essaie de plaire à une femme, et notre droit, à nous, nous permet {p. 246} l’agression dans toutes ses conséquences, hors le crime et la lâcheté. Un homme peut avoir encore des vertus, après avoir trompé une femme, ce qui veut tout bonnement dire qu’il ne reconnaît pas en elle les trésors qu’il y cherchait ; tandis qu’il n’y a qu’une reine, une actrice, ou une femme placée tellement au-dessus d’un homme qu’elle soit pour lui comme une reine, qui puissent aller au-devant de lui, sans trop de blâme. Mais une jeune fille ?… elle ment alors à tout ce que Dieu a fait fleurir de saint, de beau, de grand en elle, quelque grâce, quelque poésie quelques précautions qu’elle mette à cette faute.
— Rechercher le maître et trouver le domestique !… Avoir rejoué les Jeux de l’Amour et du Hasard de mon côté seulement ! dit-elle avec amertume, oh ! je ne m’en relèverai jamais…
— Folle !… Monsieur Ernest de La Brière est, à mes yeux, un personnage au moins égal à monsieur le baron de Canalis, il a été le secrétaire particulier d’un premier ministre, il est Conseiller-référendaire à la Cour des Comptes, il a du cœur, il t’adore ; mais il ne compose pas de vers… non, j’en conviens, il n’est pas poète ; mais il peut avoir le cœur plein de poésie. Enfin, ma pauvre enfant, dit-il à un geste de dégoût que fit Modeste, tu les verras l’un et l’autre, le faux et le vrai Canalis…
— Oh ! papa !…
— Ne m’as-tu pas juré de m’obéir en tout, dans l’affaire de ton mariage ? Eh ! bien, tu pourras choisir entre eux celui qui te plaira pour mari. Tu as commencé par un poème, tu finiras par une bucolique en essayant de surprendre le vrai caractère de ces messieurs dans quelques aventures champêtres, la chasse ou la pêche !
Modeste baissa la tête, elle revint au Chalet avec son père en l’écoutant, en répondant par des monosyllabes. Elle était tombée au fond de la boue, et humiliée, de cette Alpe où elle avait cru voler jusqu’au nid d’un aigle. Pour employer les poétiques expressions d’un auteur de ce temps : « après s’être senti la plante des pieds trop tendre pour cheminer sur les tessons de verre de la Réalité, la Fantaisie qui, dans cette frêle poitrine réunissait tout de la femme, depuis les rêveries semées de violettes de la jeune fille pudique jusqu’aux désirs insensés de la courtisane, l’avait amenée au milieu de ses jardins enchantés, où, surprise amère ! elle voyait au lieu de sa fleur sublime, sortir de terre les jambes velues et entortillées de la noire mandragore. » Des hauteurs mystiques de son {p. 247} amour, Modeste se trouvait dans le chemin uni, plat, bordé de fossés et de labours, enfin sur la route pavée de la Vulgarité ! Quelle fille à l’âme ardente ne se serait brisée dans une chute pareille ? Aux pieds de qui donc avait-elle semé ses perles ? La Modeste qui revint au Chalet ne ressemblait pas plus à celle qui sortit deux heures auparavant que l’actrice dans la rue ne ressemble à l’héroïne en scène. Elle tomba dans un engourdissement pénible à voir. Le soleil était obscur, la nature se voilait, les fleurs ne lui disaient plus rien. Comme toutes les filles à caractère extrême, elle but quelques gorgées de trop à la coupe du Désenchantement. Elle se débattit avec la Réalité sans vouloir tendre encore le cou au joug de la Famille et de la Société, elle le trouvait lourd, dur, pesant ! Elle n’écouta même pas les consolations de son père et de sa mère, elle goûta je ne sais quelle sauvage volupté à se laisser aller à ses souffrances d’âme.
— Le pauvre Butscha, dit-elle un soir, a donc raison ! Ce mot indique le chemin qu’elle fit en peu de temps dans les plaines arides du Réel, conduite par une morne tristesse. La tristesse, engendrée par le renversement de toutes nos espérances, est une maladie ; elle donne souvent la mort. Ce ne sera pas une des moindres occupations de la Physiologie actuelle que de rechercher par quelles voies, par quels moyens une pensée arrive à produire la même désorganisation qu’un poison ; comment le désespoir ôte l’appétit, détruit le pylore, et change toutes les conditions de la plus forte vie. Telle fut Modeste. En trois jours, elle offrit le spectacle d’une mélancolie morbide, elle ne chantait plus, on ne pouvait pas la faire sourire, elle effraya ses parents et ses amis. Charles Mignon, inquiet de ne pas voir arriver les deux amis, pensait à les aller chercher ; mais le quatrième jour, monsieur Latournelle en eut des nouvelles. Voici comment.
Canalis, excessivement alléché par un si riche mariage, ne voulut rien négliger pour l’emporter sur La Brière, sans que La Brière pût lui reprocher d’avoir violé les lois de l’amitié. Le poète pensa que rien ne déconsidérait plus un amant aux yeux d’une jeune fille que de le lui montrer dans une situation subalterne, et il proposa, de la manière la plus simple à La Brière, de faire ménage ensemble et de prendre pour un mois, à Ingouville, une petite maison de campagne où ils se logeraient tous deux sous prétexte de santé délabrée. Une fois que La Brière, qui dans le premier moment n’aperçut rien que {p. 248} de naturel à cette proposition, y eut consenti, Canalis se chargea de mener son ami gratuitement et fit à lui seul les préparatifs du voyage ; il envoya son valet de chambre au Havre, et lui recommanda de s’adresser à monsieur Latournelle pour la location d’une maison de campagne à Ingouville en pensant que le notaire serait bavard avec la famille Mignon. Ernest et Canalis avaient, chacun le présume, causé de toutes les circonstances de cette aventure, et le prolixe La Brière avait donné mille renseignements à son rival. Le valet de chambre, au fait des intentions de son maître, les remplit à merveille ; il trompetta l’arrivée au Havre du grand poète à qui les médecins ordonnaient quelques bains de mer pour réparer ses forces épuisées dans les doubles travaux de la politique et de la littérature. Ce grand personnage voulait une maison composée d’au moins tant de pièces, car il amenait son secrétaire, un cuisinier, deux domestiques et un cocher, sans compter monsieur Germain Bonnet, son valet de chambre. La calèche choisie par le poète et louée pour un mois, était assez jolie, elle pouvait servir à quelques promenades ; aussi Germain chercha-t-il à louer dans les environs du Havre deux chevaux à deux fins, monsieur le baron et son secrétaire aimant l’exercice du cheval. Devant le petit Latournelle, Germain, en visitant les maisons de campagne, appuyait beaucoup sur le secrétaire, et il en refusa deux, en objectant que monsieur La Brière n’y serait pas convenablement logé. — « Monsieur le baron, disait-il, a fait de son secrétaire son meilleur ami. Ah ! je serais joliment grondé si monsieur de La Brière n’était pas traité comme monsieur le baron lui-même ! Et, après tout, monsieur de La Brière est Référendaire à la Cour des Comptes. » Germain ne se montra jamais que vêtu tout en drap noir, des gants propres aux mains, des bottes, et costumé comme un maître. Jugez quel effet il produisit, et quelle idée on prit du grand poète, sur cet échantillon ? Le valet d’un homme d’esprit finit par avoir de l’esprit, car l’esprit de son maître finit par déteindre sur lui. Germain ne chargea pas son rôle, il fut simple, il fut bonhomme, selon la recommandation de Canalis. Le pauvre La Brière ne se doutait pas du tort que lui faisait Germain, et de la dépréciation à laquelle il avait consenti ; car, des sphères inférieures, il remonta vers Modeste quelques éclats de la rumeur publique. Ainsi, Canalis allait mener son ami à sa suite, dans sa voiture, et le caractère d’Ernest ne lui permettait pas de reconnaître la fausseté de sa position assez à temps pour y remédier. {p. 249} Le retard contre lequel pestait Charles Mignon provenait de la peinture des armes de Canalis sur les panneaux de la calèche et des commandes au tailleur, car le poète embrassa le monde immense de ces détails dont le moindre influence une jeune fille.
— Soyez tranquille, dit Latournelle à Charles Mignon le cinquième jour, le valet de chambre de monsieur Canalis a terminé ce matin ; il a loué le pavillon de madame Amaury à Sanvic, tout meublé, pour sept cents francs, et il a écrit à son maître qu’il pouvait partir, il trouverait tout prêt à son arrivée. Ainsi, ces messieurs seront ici dimanche. J’ai même reçu la lettre que voici de Butscha… Tenez, elle n’est pas longue : « Mon cher patron, je ne puis être de retour avant dimanche. J’ai, d’ici là, quelques renseignements extrêmement importants à prendre, et qui concernent le bonheur d’une personne à qui vous vous intéressez. »
L’annonce de l’arrivée de ces deux personnages ne rendit pas Modeste moins triste, le sentiment de sa chute, sa confusion la dominaient encore, et elle n’était pas si coquette que son père le croyait. Il est une charmante coquetterie permise, celle de l’âme, et qui peut s’appeler la politesse de l’amour ; or, Charles Mignon, en grondant sa fille, n’avait pas distingué entre le désir de plaire et l’amour de tête, entre la soif d’aimer et le calcul. En vrai colonel de l’Empire, il avait vu dans cette correspondance, rapidement lue, une fille qui se jetait à la tête d’un poète ; mais, dans les lettres supprimées pour éviter les longueurs, un connaisseur eût admiré la réserve pudique et gracieuse que Modeste avait promptement substituée au ton agressif et léger de ses premières lettres, par une transition assez naturelle à la femme. Le père avait eu cruellement raison sur un point. La dernière lettre où Modeste, saisie par un triple amour, avait parlé comme si déjà le mariage était conclu, cette lettre causait sa honte ; aussi trouvait-elle son père bien dur, bien cruel de la forcer à recevoir un homme indigne d’elle, vers qui son âme avait volé presque à nu. Elle avait questionné Dumay sur son entrevue avec le poète ; elle lui en avait finement fait raconter les moindres détails, et elle ne trouvait pas Canalis si barbare que le disait le lieutenant. Elle souriait à cette belle cassette papale qui contenait les lettres des mille et trois femmes de ce don Juan littéraire. Elle fut plusieurs fois tentée de dire à son père : — Je ne suis pas la seule à lui écrire, et l’élite des femmes envoie des feuilles à la couronne de laurier du poète !
{p. 250} Le caractère de Modeste subit pendant cette semaine une transformation. Cette catastrophe, et c’en fut une grande chez une nature si poétique, éveilla la perspicacité, la malice latentes chez cette jeune fille en qui ses prétendus allaient rencontrer un terrible adversaire. En effet, quand, chez une jeune personne, le cœur se refroidit, la tête devient saine ; elle observe alors tout avec une certaine rapidité de jugement, avec un ton de plaisanterie que Shakspeare a très-admirablement peint dans son personnage de Béatrix de Beaucoup de bruit pour rien. Modeste fut saisie d’un profond dégoût pour les hommes dont les plus distingués trompaient ses espérances. En amour ce que la femme prend pour le dégoût, c’est tout simplement voir juste ; mais, en fait de sentiment, elle n’est jamais, surtout la jeune fille, dans le vrai. Si elle n’admire pas, elle méprise. Or, après avoir subi des douleurs d’âme inouïes, Modeste arriva nécessairement à revêtir cette armure sur laquelle elle avait dit avoir gravé le mot mépris, et elle pouvait dès lors assister, en personne désintéressée, à ce qu’elle nommait le vaudeville des prétendus, quoiqu’elle y jouât le rôle de la jeune première. Elle se proposait surtout d’humilier constamment monsieur de La Brière.
— Modeste est sauvée, dit en souriant madame Mignon à son mari. Elle veut se venger du faux Canalis, en essayant d’aimer le vrai.
Tel fut en effet le plan de Modeste. C’était si vulgaire, que sa mère, à qui elle confia ses chagrins, lui conseilla de ne marquer à monsieur de La Brière que la plus accablante bonté.
— Voilà deux garçons, dit madame Latournelle le samedi soir, qui ne se doutent pas du nombre d’espions qu’ils auront à leurs trousses, car nous serons huit à les dévisager.
— Que dis-tu, deux, bonne amie ? s’écria le petit Latournelle, ils seront trois, Gobenheim n’est pas encore venu, je puis parler.
Modeste avait levé la tête, et tout le monde, imitant Modeste, regardait le petit notaire.
— Un troisième amoureux, et il l’est, se met sur les rangs…
— Ah ! bah !… dit Charles Mignon.
— Mais il ne s’agit de rien moins, reprit fastueusement le notaire, que de Sa Seigneurie monsieur le duc d’Hérouville, marquis de Saint-Sever, duc de Nivron, comte de Bayeux, vicomte d’Essigny, Grand-Écuyer de France et Pair, chevalier de l’Ordre de l’Éperon et de la Toison d’or, Grand d’Espagne, fils du dernier gouverneur de Normandie. Il a vu mademoiselle Modeste pendant son {p. 251} séjour chez les Vilquin, et il regrettait alors, dit son notaire arrivé de Bayeux hier, qu’elle ne fût pas assez riche pour lui, dont le père n’a retrouvé que son château d’Hérouville, orné d’une sœur, à son retour en France. Le jeune duc a trente-trois ans. Je suis chargé positivement de vous faire des ouvertures, monsieur le comte, dit le notaire en se tournant respectueusement vers le colonel.
— Demandez à Modeste, répondit le père, si elle veut avoir un oiseau de plus dans sa volière ; car, en ce qui me concerne, je consens à ce que monssu le Grand-Écuyer lui rende des soins…
Malgré le soin que Charles Mignon mettait à ne voir personne, à rester au Chalet24, à ne jamais sortir sans Modeste ; Gobenheim, qu’il eût été difficile de ne plus recevoir au Chalet, avait parlé de la fortune de Dumay, car Dumay, ce second père de Modeste, avait dit à Gobenheim, en le quittant : — Je serai l’intendant de mon colonel, et toute ma fortune, hormis ce qu’en gardera ma femme, sera pour les enfants de ma petite Modeste… Chacun, au Havre, avait donc répété cette question si simple que déjà Latournelle s’était faite : — « Ne faut-il pas que monsieur Charles Mignon ait une fortune colossale pour que la part de Dumay soit de six cent mille francs, et pour que Dumay se fasse son intendant ? — Monsieur Mignon est arrivé sur un vaisseau à lui, chargé d’indigo, disait-on à la Bourse. Ce chargement vaut déjà plus, sans compter le navire, que ce qu’il se donne de fortune. » Le colonel ne voulut pas renvoyer ses domestiques, choisis avec tant de soin pendant ses voyages, et il fut obligé de louer pour six mois une maison au bas d’Ingouville, car il avait un valet de chambre, un cuisinier et un cocher, nègres tous deux, une mulâtresse et deux mulâtres sur la fidélité desquels il pouvait compter. Le cocher cherchait des chevaux de selle pour mademoiselle, pour son maître, et des chevaux pour la calèche dans laquelle le colonel et le lieutenant étaient revenus. Cette voiture, achetée à Paris, était à la dernière mode, et portait les armes de La Bastie, surmontées d’une couronne comtale. Ces choses, minimes aux yeux d’un homme qui, depuis quatre ans, vivait au milieu du luxe effréné des Indes, des marchands hongs et des Anglais de Canton, furent commentées par les négociants du Havre, par les gens de Graville et d’Ingouville. En cinq jours, ce fut une rumeur éclatante qui fit en Normandie l’effet d’une traînée de poudre quand elle prend feu. — « Monsieur Mignon est revenu de la Chine avec des {p. 252} millions, disait-on à Rouen, et il paraît qu’il est devenu comte en voyage ? — Mais il était comte de La Bastie avant la Révolution, répondait un interlocuteur. — Ainsi, l’on appelle monsieur le comte un libéral qui s’est nommé pendant vingt-cinq ans Charles Mignon, où allons-nous ? » Modeste passa donc, malgré le silence de ses parents et de ses amis, pour être la plus riche héritière de la Normandie, et tous les yeux aperçurent alors ses mérites. La tante et la sœur de monsieur le duc d’Hérouville confirmèrent, en plein salon, à Bayeux, le droit de monsieur Charles Mignon au titre et aux armes de comte dus au cardinal Mignon dont, par reconnaissance, les glands et le chapeau furent pris pour sommier et pour supports. Elles avaient entrevu, de chez les Vilquin, mademoiselle de La Bastie, et leur sollicitude pour le chef de leur maison appauvrie fut aussitôt réveillée. — « Si mademoiselle de La Bastie est aussi riche qu’elle est belle, dit la tante du jeune duc, ce serait le plus beau parti de la province. Et, elle est noble, au moins, celle-là ! » Ce dernier mot fut dit contre les Vilquin avec lesquels on n’avait pas pu s’entendre, après avoir eu l’humiliation d’aller chez eux.
Tels sont les petits événements qui devaient introduire un personnage de plus dans cette scène domestique, contrairement aux lois d’Aristote et d’Horace ; mais le portrait et la biographie de ce personnage, si tardivement venu, n’y causeront pas de longueur, vu son exiguïté. Monsieur le duc ne tiendra pas plus de place ici qu’il n’en tiendra dans l’Histoire. Sa Seigneurie monsieur le duc d’Hérouville, un fruit de l’automne matrimonial du dernier gouverneur de Normandie, naquit pendant l’émigration, en 1796, à Vienne. Revenu avec le Roi en 1814, le vieux maréchal, père du duc actuel, mourut en 1819 sans avoir pu marier son fils, quoiqu’il fût duc de Nivron ; il ne lui laissa que l’immense château d’Hérouville, le parc, quelques dépendances et une ferme assez péniblement rachetée, en tout quinze mille francs de rente. Louis XVIII donna la charge de Grand-Écuyer au fils, qui, sous Charles X, eut les douze mille francs de pension accordés aux pairs de France pauvres. Qu’étaient les appointements de Grand-Écuyer et vingt-sept mille francs de rente pour cette famille ? À Paris, le jeune duc avait, il est vrai, les voitures du Roi, son hôtel rue Saint-Thomas-du-Louvre, à la Grande Écurie ; mais ses appointements défrayaient son hiver et les vingt-sept mille francs défrayaient l’été dans la Normandie. Si ce grand seigneur restait encore garçon, il y avait moins {p. 253} de sa faute que de celle de sa tante, qui ne connaissait pas les fables de La Fontaine. Mademoiselle d’Hérouville eut des prétentions énormes, en désaccord avec l’esprit du siècle, car les grands noms sans argent ne pouvaient guère trouver de riches héritières dans la haute noblesse française, déjà bien embarrassée d’enrichir ses fils ruinés par le partage égal des biens. Pour marier avantageusement le jeune duc d’Hérouville, il aurait fallu caresser les grandes maisons de Banque, et la hautaine fille des d’Hérouville les froissa toutes par des mots sanglants. Pendant les premières années de la Restauration, de 1817 à 1825, tout en cherchant des millions, mademoiselle d’Hérouville refusa mademoiselle Mongenod, fille du banquier, de qui se contenta monsieur de Fontaine. Enfin, après de belles occasions manquées par sa faute, elle trouvait en ce moment la fortune des Nucingen trop turpidement ramassée pour se prêter à l’ambition de madame de Nucingen, qui voulait faire de sa fille une duchesse. Le Roi, dans le désir de rendre aux d’Hérouville leur splendeur, avait presque ménagé ce mariage, et il taxa publiquement mademoiselle d’Hérouville de folie. La tante rendit ainsi son neveu ridicule, et le duc prêtait au ridicule. En effet, quand les grandes choses humaines s’en vont, elles laissent des miettes, des frusteaux, dirait Rabelais, et la Noblesse française nous montre en ce siècle beaucoup trop de restes. Certes, dans cette longue histoire des mœurs, ni le Clergé ni la Noblesse n’ont à se plaindre. Ces deux grandes et magnifiques nécessités sociales y sont bien représentées ; mais ne serait-ce pas renoncer au beau titre d’historien que de n’être pas impartial, que de ne pas montrer ici la dégénérescence de la race, comme vous trouverez ailleurs la figure de l’Émigré dans le comte de Mortsauf (Voyez le Lys dans la Vallée), et toutes les noblesses de la Noblesse dans le marquis d’Espard (Voyez l’Interdiction). Comment la race des forts et des vaillants, comment la maison de ces fiers d’Hérouville, qui donnèrent le fameux maréchal à la Royauté, des cardinaux à l’Église, des capitaines aux Valois, des preux à Louis XIV, aboutissait-elle à un être frêle, et plus petit que Butscha ? C’est une question qu’on peut se faire dans plus d’un salon de Paris, en entendant annoncer plus d’un grand nom de France et voyant entrer un homme petit, fluet, mince qui semble n’avoir que le souffle, ou de hâtifs vieillards, ou quelque création bizarre chez qui l’observateur recherche à grand’peine un trait où l’imagination puisse retrouver les signes d’une ancienne {p. 254} grandeur. Les dissipations du règne de Louis XV, les orgies de ce temps égoïste et funeste ont produit la génération étiolée chez laquelle les manières seules survivent aux grandes qualités évanouies. Les formes, voilà le seul héritage que conservent les nobles. Aussi, à part quelques exceptions, peut-on expliquer l’abandon dans lequel Louis XVI a péri, par le pauvre reliquat du règne de madame de Pompadour. Blond, pâle et mince, le Grand-Écuyer, jeune homme aux yeux bleus, ne manquait pas d’une certaine dignité dans la pensée ; mais sa petite taille et les fautes de sa tante qui l’avaient conduit à courtiser vainement les Vilquin, lui donnaient une excessive timidité. Déjà la famille d’Hérouville avait failli périr par le fait d’un avorton (voyez l’Enfant Maudit, ÉTUDES PHILOSOPHIQUES). Le Grand-Maréchal, car on appelait ainsi dans la famille celui que Louis XIII avait fait duc, s’était marié à quatre-vingt-deux ans, et naturellement la famille avait continué. Néanmoins le jeune duc aimait les femmes ; mais il les mettait trop haut, il les respectait trop, il les adorait, et il n’était à son aise qu’avec celles qu’on ne respecte pas. Ce caractère l’avait conduit à mener une vie en partie double. Il prenait sa revanche avec les femmes faciles des adorations auxquelles il se livrait dans les salons, ou, si vous voulez, dans les boudoirs du faubourg Saint-Germain. Ces mœurs et sa petite taille, sa figure souffrante, ses yeux bleus tournés à l’extase avaient ajouté, très-injustement d’ailleurs, au ridicule versé sur sa personne, car il était plein de délicatesse et d’esprit ; mais son esprit sans pétillement ne se manifestait que quand il se sentait à l’aise ; aussi Fanny-Beaupré, l’actrice qui passait pour être à prix d’or sa meilleure amie, disait-elle de lui : — « C’est un bon vin, mais si bien bouché, qu’on y casse ses tire-bouchons ! » La belle duchesse de Maufrigneuse, que le Grand-Écuyer ne pouvait qu’adorer, l’accabla par un mot qui, malheureusement, se répéta comme toutes les jolies médisances. — « Il me fait l’effet, dit-elle, d’un bijou finement travaillé qu’on montre beaucoup plus qu’on ne s’en sert, et qui reste dans du coton. » Il n’y eut pas jusqu’au nom de la charge de Grand-Écuyer qui ne fit rire, par le contraste, le bon Charles X, quoique le duc d’Hérouville fût un excellent cavalier. Les hommes sont comme les livres, ils sont quelquefois appréciés trop tard. Modeste avait entrevu le duc d’Hérouville pendant le séjour {p. 255} infructueux qu’il fit chez les Vilquin ; et, en le voyant passer, toutes ces réflexions lui vinrent presque involontairement à l’esprit. Mais, dans les circonstances où elle se trouvait, elle comprit combien la recherche du duc d’Hérouville était importante pour n’être à la merci d’aucun Canalis.
— Je ne vois pas pourquoi, dit-elle à Latournelle, le duc d’Hérouville ne serait pas admis ? Je passe, malgré notre indigence, reprit-elle en regardant son père avec malice, à l’état d’héritière. Aussi finirai-je par publier un programme… N’avez-vous pas vu combien les regards de Gobenheim ont changé depuis une semaine ? il est au désespoir de ne pas pouvoir mettre ses parties de whist sur le compte d’une adoration muette de ma personne.
— Chut ! mon cœur, dit madame Latournelle, le voici.
— Le père Althor est au désespoir, dit Gobenheim à monsieur Mignon en entrant.
— Et pourquoi ?… demanda le comte de La Bastie.
— Vilquin, dit-on, va manquer, et la Bourse vous croit riche de plusieurs millions…
— On ne sait pas, répliqua Charles Mignon très-sèchement, quels sont mes engagements aux Indes, et je ne me soucie pas de mettre le public dans la confidence de mes affaires. — Dumay, dit-il à l’oreille de son ami, si Vilquin est gêné, nous pourrions rentrer dans ma campagne, en lui rendant le prix qu’il en a donné, comptant.
Telles furent les préparations dues au hasard, au milieu desquelles, le dimanche matin, Canalis et La Brière arrivèrent, un courrier25 en avant, au pavillon de madame Amaury. On apprit que le duc d’Hérouville, sa sœur et sa tante devaient arriver le mardi, sous prétexte de santé, dans une maison louée à Graville. Ce concours fit dire à la Bourse que, grâce à mademoiselle Mignon, les loyers allaient hausser à Ingouville. — Elle en fera, si cela continue, un hôpital, dit mademoiselle Vilquin la cadette au désespoir de ne pas être duchesse.
L’éternelle comédie de l’Héritière, qui devait se jouer au Chalet26, pourrait certes, dans les dispositions où se trouvait Modeste, et d’après sa plaisanterie, se nommer le programme d’une jeune fille, car elle était bien décidée, après la perte de ses illusions, à ne donner sa main qu’à l’homme dont les qualités la satisferaient pleinement.
{p. 256} Le lendemain de leur arrivée, les deux rivaux, encore amis intimes, se préparèrent à faire leur entrée, le soir, au Chalet. Ils avaient donné tout leur dimanche et le lundi matin à leurs déballages, à la prise de possession du pavillon de madame Amaury et aux arrangements que nécessite un séjour d’un mois. D’ailleurs, autorisé par son état d’apprenti ministre à se permettre bien des roueries, le poète calculait tout ; il voulut donc mettre à profit le tapage probable que devait faire son arrivée au Havre, et dont quelques échos retentiraient au Chalet27. En sa qualité d’homme fatigué, Canalis ne sortit pas. La Brière alla deux fois se promener devant le Chalet28, car il aimait avec une sorte de désespoir, il avait une terreur profonde d’avoir déplu, son avenir lui semblait couvert de nuages épais. Les deux amis descendirent pour dîner le lundi, tous deux habillés pour la première visite, la plus importante de toutes. La Brière s’était mis comme il l’était le fameux dimanche à l’église ; mais il se regardait comme le satellite d’un astre, et s’abandonnait aux hasards de sa situation. Canalis, lui, n’avait pas négligé l’habit noir, ni ses ordres, ni cette élégance de salon, perfectionnée dans ses relations avec la duchesse de Chaulieu, sa protectrice, et avec le plus beau monde du faubourg Saint-Germain. Toutes les minuties du dandysme, Canalis les avait observées, tandis que le pauvre La Brière allait se montrer dans le laissez-aller de l’homme sans espérance. En servant ses deux maîtres à table, Germain ne put s’empêcher de sourire de ce contraste. Au second service, il entra d’un air assez diplomatique, ou, pour mieux dire, inquiet.
— Monsieur le baron, dit-il à Canalis et à demi-voix, sait-il que monsieur le Grand-Écuyer arrive à Graville pour se guérir de la même maladie qui tient monsieur de La Brière et monsieur le baron ?
— Le petit duc d’Hérouville ? s’écria Canalis.
— Oui, monsieur.
— Il viendrait pour mademoiselle de La Bastie ? demanda La Brière en rougissant.
— Pour mademoiselle Mignon ! répondit Germain.
— Nous sommes joués, s’écria Canalis en regardant La Brière.
— Ah ! répliqua vivement Ernest, voilà le premier nous que tu dis depuis notre départ. Jusqu’à présent tu disais, je !
— Tu me connais, répondit Melchior en laissant échapper un {p. 257} éclat de rire. Mais nous ne sommes pas en état de lutter contre une Charge de la couronne, contre le titre de duc et pair, ni contre les marais que le Conseil-d’État vient d’attribuer, sur mon rapport, à la maison d’Hérouville.
— Sa Seigneurie, dit La Brière avec une malice pleine de sérieux, t’offre une fiche de consolation dans la personne de sa sœur.
En ce moment on annonça monsieur le comte de La Bastie, les deux jeunes gens se levèrent en l’entendant, et La Brière alla vivement au-devant de lui pour lui présenter Canalis.
— J’avais à vous rendre la visite que vous m’avez faite à Paris, dit Charles Mignon au jeune Référendaire, et je savais en venant ici que j’aurais le double plaisir de voir l’un de nos grands poètes actuels.
— Grand ?… monsieur, répondit le poète en souriant, il ne peut plus y avoir rien de grand dans un siècle à qui le règne de Napoléon sert de préface. Nous sommes d’abord une peuplade de soi-disant grands poètes !… Puis, les talents secondaires jouent si bien le génie, qu’ils ont rendu toute grande illustration impossible.
— Est-ce cette raison qui vous jette dans la politique ? demanda le comte de La Bastie.
— Même chose dans cette sphère, dit le poète. Il n’y aura plus de grands hommes d’État, il y aura seulement des hommes qui toucheront plus ou moins aux événements. Tenez, monsieur, sous le régime que nous a fait la Charte qui prend la cote des contributions pour une cotte d’armes, il n’y a de solide que ce que vous êtes allé chercher en Chine, la fortune !
Satisfait de lui-même et content de l’impression qu’il faisait sur le futur beau-père, Melchior se tourna vers Germain.
— Vous servirez le café dans le salon, dit-il en invitant le négociant à quitter la salle à manger.
— Je vous remercie, monsieur le comte, dit alors La Brière, de me sauver ainsi l’embarras où j’étais pour introduire chez vous mon ami. Avec beaucoup d’âme, vous avez encore de l’esprit…
— Bah ! l’esprit qu’ont tous les Provençaux, dit Charles Mignon.
— Ah ! vous êtes de la Provence ?… s’écria Canalis.
— Excusez mon ami, dit La Brière, il n’a pas, comme moi, étudié l’histoire des La Bastie.
À cette observation d’ami, Canalis jeta sur Ernest un regard profond.
{p. 258} — Si votre santé vous le permet, dit le Provençal au grand poète, je réclame l’honneur de vous recevoir ce soir sous mon toit, ce sera une journée à marquer, comme dit l’ancien, albo notanda lapillo. Quoique nous soyons assez embarrassés de recevoir une si grande gloire dans une si petite maison, vous satisferez l’impatience de ma fille dont l’admiration pour vous va jusqu’à mettre vos vers en musique.
— Vous avez mieux que la gloire, dit Canalis, vous y possédez la beauté, s’il faut en croire Ernest.
— Oh ! une bonne fille que vous trouverez bien provinciale, dit Charles.
— Une provinciale recherchée, dit-on, par le duc d’Hérouville, s’écria Canalis d’un ton sec.
— Oh ! reprit monsieur Mignon avec la perfide bonhomie du méridional, je laisse ma fille libre. Les ducs, les princes, les simples particuliers, tout m’est indifférent, même un homme de génie. Je ne veux prendre aucun engagement, et le garçon que ma Modeste choisira sera mon gendre, ou, plutôt, mon fils, dit-il en regardant La Brière. Que voulez-vous ? madame de La Bastie est allemande, elle n’admet pas notre étiquette, et moi je me laisse mener par mes deux femmes. J’ai toujours aimé mieux être dans la voiture que sur le siége. Nous pouvons parler de ces choses sérieuses en riant, car nous n’avons pas encore vu le duc d’Hérouville, et je ne crois pas plus aux mariages faits par procuration, qu’aux prétendus imposés par les parents.
— C’est une déclaration aussi désespérante qu’encourageante pour deux jeunes gens qui veulent chercher la pierre philosophale du bonheur dans le mariage, dit Canalis.
— Ne croyez-vous pas utile, nécessaire et politique de stipuler la parfaite liberté des parents, de la fille et des prétendus ! demanda Charles Mignon.
Canalis, sur un regard de La Brière, garda le silence, la conversation devint banale ; et, après quelques tours de jardin, le père se retira, comptant sur la visite des deux amis.
— C’est notre congé, s’écria Canalis, tu l’as compris comme moi. D’ailleurs, à sa place, moi je ne balancerais pas entre le Grand-Écuyer et nous deux, quelque charmants que nous puissions être.
— Je ne le pense pas, répondit La Brière. Je crois que ce brave soldat est venu pour satisfaire son impatience de te voir, {p. 259} et nous déclarer sa neutralité, tout en nous ouvrant sa maison. Modeste, éprise de ta gloire et trompée par ma personne, se trouve tout simplement entre la Poésie et le Positif. J’ai le malheur d’être le Positif.
— Germain, dit Canalis au valet de chambre qui vint desservir le café, faites atteler. Dans une demi-heure nous partons, nous nous promènerons avant d’aller au Chalet29.
Les deux jeunes gens étaient aussi impatients l’un que l’autre de voir Modeste, mais La Brière redoutait cette entrevue, et Canalis y marchait avec une confiance pleine de fatuité. L’élan d’Ernest vers le père et la flatterie par laquelle il venait de caresser l’orgueil nobiliaire du négociant en faisant apercevoir la maladresse de Canalis, déterminèrent le poète à prendre un rôle. Melchior résolut, tout en déployant ses séductions, de jouer l’indifférence, de paraître dédaigner Modeste, et de piquer ainsi l’amour-propre de la jeune fille. Élève de la belle duchesse de Chaulieu, il se montrait en ceci digne de sa réputation d’homme connaissant bien les femmes, qu’il ne connaissait pas, comme il arrive à ceux qui sont les heureuses victimes d’une passion exclusive. Pendant que le pauvre Ernest, confiné dans son coin de calèche, abîmé dans les terreurs du véritable amour et pressentant la colère, le mépris, le dédain, toutes les foudres d’une jeune fille blessée et offensée, gardait un morne silence ; Canalis se préparait non moins silencieusement, comme un acteur prêt à jouer un rôle important dans quelque pièce nouvelle. Certes ni l’un ni l’autre, ils ne ressemblaient à deux hommes heureux. Il s’agissait d’ailleurs pour Canalis d’intérêts graves. Pour lui, la seule velléité du mariage emportait la rupture de l’amitié sérieuse qui le liait, depuis dix ans bientôt, à la duchesse de Chaulieu. Quoiqu’il eût coloré son voyage par le vulgaire prétexte de ses fatigues auquel les femmes ne croient jamais, même quand il est vrai, sa conscience le tourmentait un peu ; mais le mot conscience parut si jésuitique à La Brière, qu’il haussa les épaules quand le poète lui fit part de ses scrupules.
— Ta conscience, mon ami, me semble tout bonnement la crainte de perdre des plaisirs de vanité, des avantages très-réels et une habitude, en perdant l’affection de madame de Chaulieu ; car, si tu réussis auprès de Modeste, tu renonceras sans regret aux fades regains d’une passion très-fauchée depuis huit ans. Dis que tu trembles de déplaire à ta protectrice, si elle apprend le motif de ton séjour ici, je te croirai facilement. Renoncer à la duchesse et ne {p. 260} pas réussir au Chalet, c’est jouer trop gros jeu. Tu prends l’effet de cette alternative pour des remords.
— Tu ne comprends rien aux sentiments, dit Canalis impatienté comme un homme à qui l’on dit la vérité quand il demande un compliment.
— C’est ce qu’un bigame devrait répondre à douze jurés, répliqua La Brière en riant.
Cette épigramme fit encore une impression désagréable sur Canalis, il trouva La Brière trop spirituel et trop libre pour un secrétaire.
L’arrivée d’une calèche splendide, conduite par un cocher à la livrée de Canalis, fit d’autant plus de sensation au Chalet que l’on y attendait les deux prétendants, et que tous les personnages de cette histoire, moins le duc et Butscha, s’y trouvaient.
— Lequel est le poète ? demanda madame Latournelle à Dumay dans l’embrasure de la croisée où elle vint se poster au bruit de la voiture.
— Celui qui marche en tambour-major, répondit le caissier.
— Ah ! dit la notaresse en examinant Melchior qui se balançait en homme regardé.
Quoique trop sévère, l’appréciation de Dumay, homme simple s’il en fut jamais, a quelque justesse. Par la faute de la grande dame qui le flattait excessivement et le gâtait comme toutes les femmes plus âgées que leurs adorateurs les flatteront et les gâteront toujours, Canalis était alors au moral une espèce de Narcisse. Une femme d’un certain âge, qui veut s’attacher à jamais un homme, commence par en diviniser les défauts, afin de rendre impossible toute rivalité ; car une rivale n’est pas de prime abord dans le secret de cette superfine flatterie à laquelle un homme s’habitue assez facilement. Les fats sont le produit de ce travail féminin, quand ils ne sont pas fats de naissance. Canalis, pris jeune par la belle duchesse de Chaulieu, se justifia donc à lui-même ses affectations, en se disant qu’elles plaisaient à cette femme dont le goût faisait loi. Quoique ces nuances soient d’une excessive délicatesse, il n’est pas impossible de les indiquer. Ainsi, Melchior possédait un talent de lecture fort admiré que de trop complaisants éloges avaient amené dans une voie d’exagération où ni le poète ni l’acteur ne s’arrêtent, et qui fit dire de lui (toujours par de Marsay) qu’il ne déclamait pas, mais qu’il bramait ses vers, tant il allongeait les sons en s’écoutant lui-même. En argot de coulisse, {p. 261} Canalis prenait des temps un peu longuets. Il se permettait des œillades interrogatives à son public, des poses de satisfaction, et ces ressources de jeu appelées par les acteurs des balançoires, expression pittoresque comme tout ce que crée le peuple artiste. Canalis eut d’ailleurs des imitateurs et fut chef d’école en ce genre. Cette emphase de mélopée avait légèrement atteint sa conversation, il y portait un ton déclamatoire, ainsi qu’on l’a vu dans son entretien avec Dumay. Une fois l’esprit devenu comme ultra-coquet, les manières s’en ressentirent. Aussi Canalis avait-il fini par scander sa démarche, inventer des attitudes, se regarder à la dérobée dans les glaces, et faire concorder ses discours à la façon dont il se campait. Il se préoccupait tant de l’effet à produire, que plus d’une fois, un railleur, Blondet, avait parié l’interloquer, et avec succès, en dirigeant un regard obstiné sur la frisure du poète, sur ses bottes ou sur les basques de son habit. Après dix années, ces grâces, qui commencèrent par avoir pour passe-port une jeunesse florissante, étaient devenues d’autant plus vieillotes que Melchior paraissait usé. La vie du monde est aussi fatigante pour les hommes que pour les femmes, et peut-être les vingt années que la duchesse avait de plus que Canalis pesaient-elles plus sur lui que sur elle, car le monde la voyait toujours belle, sans rides, sans rouge et sans cœur. Hélas ! ni les hommes ni les femmes n’ont d’ami pour les avertir au moment où le parfum de leur modestie se rancit, où la caresse de leur regard est comme une tradition de théâtre, où l’expression de leur visage se change en minauderie et où les artifices de leur esprit laissent apercevoir leurs carcasses roussies. Il n’y a que le génie qui sache se renouveler comme le serpent ; et, en fait de grâce comme en tout, il n’y a que le cœur qui ne vieillisse pas. Les gens de cœur sont simples. Or, Canalis, vous le savez, a le cœur sec. Il abusait de la beauté de son regard en lui donnant, hors de propos, la fixité que la méditation prête aux yeux. Enfin, pour lui, les éloges étaient un commerce où il voulait trop gagner. Sa manière de complimenter, charmante pour les gens superficiels, pouvait aux gens délicats paraître insultante par sa banalité, par l’aplomb d’une flatterie où30 l’on devinait un parti pris. En effet, Melchior mentait comme un courtisan. Il avait dit sans pudeur au duc de Chaulieu qui fit peu d’effet à la tribune quand il fut obligé d’y monter comme ministre des Affaires Étrangères : — Votre Excellence a été sublime ! Combien d’hommes eussent {p. 262} été, comme Canalis, opérés de leurs affectations par l’insuccès administré par petites doses !… Ces défauts, assez légers dans les salons dorés du faubourg Saint-Germain, où chacun apporte avec exactitude sa quote part de ridicules, et où cette espèce de jactance, d’apprêt, de tension, si vous voulez, a pour cadre un luxe excessif, des toilettes somptueuses qui peut-être en sont l’excuse, devaient trancher énormément au fond de la province dont les ridicules appartiennent à un genre opposé. Canalis, à la fois tendu et maniéré, ne pouvait d’ailleurs point se métamorphoser, il avait eu le temps de se refroidir dans le moule où l’avait jeté la duchesse ; et, de plus, il était très-Parisien, ou, si vous voulez, très-Français. Le Parisien s’étonne que tout ne soit pas partout comme à Paris, et le Français, comme en France. Le bon goût consiste à se conformer aux manières des étrangers sans néanmoins trop perdre de son caractère propre, comme le faisait Alcibiade, ce modèle des gentleman. La véritable grâce est élastique. Elle se prête à toutes les circonstances, elle est en harmonie avec tous les milieux sociaux, elle sait mettre une robe de petite étoffe, remarquable seulement par la façon, pour aller dans la rue, au lieu d’y traîner les plumes et les ramages éclatants que certaines bourgeoises y promènent. Or, Canalis, conseillé par une femme qui l’aimait plus pour elle que pour lui-même, voulait faire loi, être partout ce qu’il était. Il croyait, erreur que partagent quelques-uns des grands hommes de Paris, porter son public particulier avec lui.
Tandis que le poète accomplissait au salon une entrée étudiée, La Brière s’y glissa comme un chien qui craint de recevoir des coups.
— Eh ! voilà mon soldat ! dit Canalis en apercevant Dumay après avoir adressé un compliment à madame Mignon et salué les femmes. Vos inquiétudes sont calmées, n’est-ce pas ? reprit-il en lui tendant la main avec emphase, mais à l’aspect de mademoiselle, on les conçoit dans toute leur étendue. Je parlais des créatures terrestres, et non des anges.