Deuxième partie
Le drame
— Qu’avez-vous, mon enfant ? lui dit Claude, qui se coula silencieusement auprès de Calyste et lui prit la main. Vous aimez, vous vous croyez dédaigné ; mais il n’en est rien. Dans quelques jours vous aurez le champ libre ici, vous y régnerez, vous serez aimé par plus d’une personne ; enfin, si vous savez vous bien conduire, vous y serez comme un sultan.
— Que me dites-vous ? s’écria Calyste en se levant et entraînant par un geste Claude dans la bibliothèque. Qui m’aime ici ?
— Camille, répondit Claude.
— Camille m’aimerait, demanda Calyste. Eh ! bien, vous ?
— Moi, reprit Claude, moi… Il ne continua pas. Il s’assit et s’appuya la tête avec une profonde mélancolie sur un coussin. — Je suis ennuyé de la vie et n’ai pas le courage de la quitter, dit-il après un moment de silence. Je voudrais m’être trompé dans ce que je viens de vous dire ; mais depuis quelques jours plus d’une clarté vive a lui sur mon âme. Je ne me suis pas promené dans les roches du Croisic pour mon plaisir. L’amertume de mes paroles à mon retour, quand je vous ai trouvé causant avec Camille, prenait sa source au fond de mon amour-propre blessé. Je m’expliquerai tantôt avec Camille. Deux esprits aussi clairvoyants que le sien et le mien ne sauraient se tromper. Entre deux duellistes de profession, le combat n’est pas de longue durée. Aussi puis-je d’avance vous annoncer mon départ. Oui, je quitterai les Touches, demain peut-être, avec Conti. Certes il s’y passera, quand nous n’y serons plus, d’étranges, de terribles choses peut-être, et j’aurai le regret de ne pas assister à ces débats de passion si rares en France et si dramatiques. Vous êtes bien jeune pour une lutte si dangereuse : vous m’intéressez. Sans le profond dégoût que m’inspirent les {p. 389} femmes, je resterais pour vous aider à jouer cette partie : elle est difficile, vous pouvez la perdre, vous avez affaire à deux femmes extraordinaires, et vous êtes déjà trop amoureux de l’une pour vous servir de l’autre. Béatrix doit avoir de l’obstination dans le caractère, et Camille a de la grandeur. Peut-être, comme une chose frêle et délicate, serez-vous brisé entre ces deux écueils, entraîné par les torrents de la passion. Prenez garde.
La stupéfaction de Calyste en entendant ces paroles permit à Claude Vignon de les dire et de quitter le jeune Breton, qui demeura comme un voyageur à qui, dans les Alpes, un guide a démontré la profondeur d’un abîme en y jetant une pierre. Apprendre de la bouche même de Claude que lui, Calyste, était aimé de Camille au moment où il se sentait amoureux de Béatrix pour toute sa vie ! il y avait dans cette situation un poids trop fort pour une jeune âme si naïve. Pressé par un regret immense qui l’accablait dans le passé, tué dans le présent par la difficulté de sa position entre Béatrix qu’il aimait, entre Camille qu’il n’aimait plus et par laquelle Claude le disait aimé, le pauvre enfant se désespérait, il demeurait indécis, perdu dans ses pensées. Il cherchait inutilement les raisons qu’avait eues Félicité de rejeter son amour et de courir à Paris y chercher Claude Vignon. Par moments la voix de Béatrix arrivait pure et fraîche à ses oreilles et lui causait ces émotions violentes qu’il avait évitées en quittant le petit salon. À plusieurs reprises il ne s’était plus senti maître de réprimer une féroce envie de la saisir et de l’emporter. Qu’allait-il devenir ? Reviendrait-il aux Touches ? En se sachant aimé de Camille, comment pourrait-il y adorer Béatrix ? Il ne trouvait aucune solution à ces difficultés. Insensiblement le silence régna dans la maison. Il entendit sans y faire attention le bruit de plusieurs portes qui se fermaient. Puis tout à coup il compta les douze coups de minuit à la pendule de la chambre voisine, où la voix de Camille et celle de Claude le réveillèrent de l’engourdissante contemplation de son avenir et où brillait une lumière au milieu des ténèbres. Avant qu’il se montrât, il put écouter de terribles paroles prononcées par Vignon.
— Vous êtes arrivée à Paris éperdument amoureuse de Calyste, disait-il à Félicité ; mais vous étiez épouvantée des suites d’une semblable passion à votre âge, elle vous menait dans un abîme, dans un enfer, au suicide peut-être ! L’amour ne subsiste qu’en se croyant éternel, et vous aperceviez à quelques pas dans votre vie une {p. 390} séparation horrible : le dégoût et la vieillesse terminant bientôt un poème sublime. Vous vous êtes souvenue d’Adolphe, épouvantable dénouement des amours de madame de Staël et de Benjamin Constant, qui cependant étaient bien plus en rapport d’âge que vous ne l’êtes avec Calyste. Vous m’avez alors pris comme on prend des fascines pour élever des retranchements entre les ennemis et soi. Mais, si vous vouliez me faire aimer les Touches, n’était-ce pas pour y passer vos jours dans l’adoration secrète de votre Dieu ? Pour accomplir votre plan, à la fois ignoble et sublime, vous deviez chercher un homme vulgaire ou un homme si préoccupé par de hautes pensées qu’il pût être facilement trompé. Vous m’avez cru simple, facile à abuser comme un homme de génie. Il paraît que je suis seulement un homme d’esprit : je vous ai devinée. Quand hier je vous ai fait l’éloge des femmes de votre âge en vous expliquant pourquoi Calyste vous aimait, croyez-vous que j’aie pris pour moi vos regards ravis, brillants, enchantés ? N’avais-je pas déjà lu dans votre âme ? Les yeux étaient bien tournés sur moi, mais le cœur battait pour Calyste. Vous n’avez jamais été aimée, ma pauvre Maupin, et vous ne le serez jamais après vous être refusé le beau fruit que le hasard vous a offert aux portes de l’enfer des femmes, et qui tournent sur leurs gonds poussées par le chiffre 50 !
— Pourquoi l’amour m’a-t-il donc fuie, dit-elle d’une voix altérée, dites-le moi, vous qui savez tout ?…
— Mais vous n’êtes pas aimable, reprit-il, vous ne vous pliez pas à l’amour, il doit se plier à vous. Vous pourrez peut-être vous adonner aux malices et à l’entrain des gamins ; mais vous n’avez pas d’enfance au cœur, il y a trop de profondeur dans votre esprit, vous n’avez jamais été naïve, et vous ne commencerez pas à l’être aujourd’hui. Votre grâce vient du mystère, elle est abstraite et non active. Enfin votre force éloigne les gens très-forts qui prévoient une lutte. Votre puissance peut plaire à de jeunes âmes qui, semblables à celle de Calyste, aiment à être protégées ; mais, à la longue, elle fatigue. Vous êtes grande et sublime : subissez les inconvénients de ces deux qualités, elles ennuient.
— Quel arrêt ! s’écria Camille. Ne puis-je être femme, suis-je une monstruosité ?
— Peut-être, dit Claude.
— Nous verrons, s’écria la femme piquée au vif.
— Adieu, ma chère, demain je pars. Je ne vous en veux pas, {p. 391} Camille : je vous trouve la plus grande des femmes ; mais si je continuais à vous servir de paravent ou d’écran, dit Claude avec deux savantes inflexions de voix, vous me mépriseriez singulièrement. Nous pouvons nous quitter sans chagrin ni remords : nous n’avons ni bonheur à regretter ni espérances déjouées. Pour vous, comme pour quelques hommes de génie infiniment rares, l’amour n’est pas ce que la nature l’a fait : un besoin impérieux à la satisfaction duquel elle attache de vifs mais de passagers plaisirs, et qui meurt ; vous le voyez, tel que l’a créé le christianisme : un royaume idéal, plein de sentiments nobles, de grandes petitesses, de poésies, de sensations spirituelles, de dévouements, de fleurs morales, d’harmonies enchanteresses, et situé bien au-dessus des grossièretés vulgaires, mais où vont deux créatures réunies en un ange, enlevées par les ailes du plaisir. Voilà ce que j’espérais, je croyais saisir une des clefs qui nous ouvrent la porte fermée pour tant de gens et par laquelle on s’élance dans l’infini. Vous y étiez déjà, vous ! Ainsi vous m’avez trompé. Je retourne à la misère, dans ma vaste prison de Paris. Il m’aurait suffi de cette tromperie au commencement de ma carrière pour me faire fuir les femmes ; aujourd’hui, elle met dans mon âme un désenchantement qui me plonge à jamais dans une solitude épouvantable, je m’y trouverai sans la foi qui aidait les pères à la peupler d’images sacrées. Voilà, ma chère Camille, où nous mène la supériorité de l’esprit : nous pouvons chanter tous deux l’hymne horrible qu’un poète a mis dans la bouche de Moïse parlant à Dieu :
Seigneur, vous m’avez fait puissant et solitaire !
En ce moment Calyste parut.
— Je ne dois pas vous laisser ignorer que je suis là, dit-il.
Mademoiselle des Touches exprima la plus vive crainte, une rougeur subite colora son visage impassible d’un ton de feu. Pendant toute cette scène, elle demeura plus belle qu’en aucun moment de sa vie.
— Nous vous avions cru parti, Calyste, dit Claude ; mais cette indiscrétion involontaire de part et d’autre est sans danger : peut-être serez-vous plus à votre aise aux Touches en connaissant Félicité tout entière. Son silence annonce que je ne me suis point trompé sur le rôle qu’elle me destinait. Elle vous aime, comme je vous le disais, mais elle vous aime pour vous et non pour elle, sentiment que peu de femmes sont capables de concevoir et {p. 392} d’embrasser : peu d’entre elles connaissent la volupté des douleurs entretenues par le désir, c’est une des magnifiques passions réservées à l’homme ; mais elle est un peu homme ! dit-il en raillant. Votre passion pour Béatrix la fera souffrir et la rendra heureuse tout à la fois.
Des larmes vinrent aux yeux de mademoiselle des Touches, qui n’osait regarder ni le terrible Claude Vignon ni l’ingénu Calyste. Elle était effrayée d’avoir été comprise, elle ne croyait pas qu’il fût possible à un homme, quelle que fût sa portée, de deviner une délicatesse si cruelle, un héroïsme aussi élevé que l’était le sien. En la trouvant si humiliée de voir ses grandeurs dévoilées, Calyste partagea l’émotion de cette femme qu’il avait mise si haut, et qu’il contemplait abattue. Calyste se jeta, par un mouvement irrésistible, aux pieds de Camille, et lui baisa les mains en y cachant son visage couvert de pleurs.
— Claude, dit-elle, ne m’abandonnez pas, que deviendrais-je ?
— Qu’avez-vous à craindre ? répondit le critique. Calyste aime déjà la marquise comme un fou. Certes, vous ne sauriez trouver une barrière plus forte entre vous et lui que cet amour excité par vous-même. Cette passion me vaut bien. Hier, il y avait du danger pour vous et pour lui ; mais aujourd’hui tout vous sera bonheur maternel, dit-il en lui lançant un regard railleur. Vous serez fière de ses triomphes.
Mademoiselle des Touches regarda Calyste, qui, sur ce mot, avait relevé la tête par un mouvement brusque. Claude Vignon, pour toute vengeance, prenait plaisir à voir la confusion de Calyste et de Félicité.
— Vous l’avez poussé vers madame de Rochefide, reprit Claude Vignon, il est maintenant sous le charme. Vous avez creusé vous-même votre tombe. Si vous vous étiez confiée à moi, vous eussiez évité les malheurs qui vous attendent.
— Des malheurs, s’écria Camille Maupin en prenant la tête de Calyste et l’élevant jusqu’à elle et la baisant dans les cheveux et y versant d’abondantes larmes. Non, Calyste, vous oublierez tout ce que vous venez d’entendre, vous ne me compterez pour rien !
Elle se leva, se dressa devant ces deux hommes et les terrassa par les éclairs que lancèrent ses yeux où brilla toute son âme.
— Pendant que Claude parlait, reprit-elle, j’ai conçu la beauté, la grandeur d’un amour sans espoir, n’est-ce pas le seul sentiment qui nous rapproche de Dieu ? Ne m’aime pas, Calyste, moi je t’aimerai comme aucune femme n’aimera !
{p. 393} Ce fut le cri le plus sauvage que jamais un aigle blessé ait poussé dans son aire. Claude fléchit le genou, prit la main de Félicité et la lui baisa.
— Quittez-nous, mon ami, dit mademoiselle des Touches au jeune homme, votre mère pourrait être inquiète.
Calyste revint à Guérande à pas lents en se retournant pour voir la lumière qui brillait aux croisées de l’appartement de Béatrix. Il fut surpris lui-même de ressentir peu de compassion pour Camille, il lui en voulait presque d’avoir été privé de quinze mois de bonheur. Puis parfois il éprouvait en lui-même les tressaillements que Camille venait de lui causer, il sentait dans ses cheveux les larmes qu’elle y avait laissées, il souffrait de sa souffrance, il croyait entendre les gémissements que poussait sans doute cette grande femme, tant désirée quelques jours auparavant. En ouvrant la porte du logis paternel où régnait un profond silence, il aperçut par la croisée, à la lueur de cette lampe d’une si naïve construction, sa mère qui travaillait en l’attendant. Des larmes mouillèrent les yeux de Calyste à cet aspect.
— Que t’est-il donc encore arrivé, demanda Fanny dont le visage exprimait une horrible inquiétude.
Pour toute réponse, Calyste prit sa mère dans ses bras et la baisa sur les joues, au front, dans les cheveux, avec une de ces effusions passionnées qui ravissent les mères et les pénètrent des subtiles flammes de la vie qu’elles ont donnée.
— C’est toi que j’aime, dit Calyste à sa mère presque honteuse et rougissant, toi qui ne vis que pour moi, toi que je voudrais rendre heureuse.
— Mais tu n’es pas dans ton assiette ordinaire, mon enfant, dit la baronne en contemplant son fils. Que t’est-il arrivé ?
— Camille m’aime, et je ne l’aime plus, dit-il.
La baronne attira Calyste à elle, le baisa sur le front, et Calyste entendit dans le profond silence de cette vieille salle brune et tapissée, les coups d’une vive palpitation au cœur de sa mère. L’Irlandaise était jalouse de Camille, et pressentait la vérité. Cette mère avait, en attendant son fils toutes les nuits, creusé la passion de cette femme ; elle avait, conduite par les lueurs d’une méditation obstinée, pénétré dans le cœur de Camille, et, sans pouvoir se l’expliquer, elle avait imaginé chez cette fille une fantaisie de maternité. Le récit de Calyste épouvanta cette mère simple et naïve.
{p. 394} — Hé ! bien, dit-elle après une pause, aime madame de Rochefide, elle ne me causera pas de chagrin.
Béatrix n’était pas libre, elle ne dérangeait aucun des projets formés pour le bonheur de Calyste, du moins Fanny le croyait, elle voyait une espèce de belle-fille à aimer, et non une autre mère à combattre.
— Mais Béatrix ne m’aimera pas, s’écria Calyste.
— Peut-être, répondit la baronne d’un air fin. Ne m’as-tu pas dit qu’elle allait être seule demain.
— Oui.
— Eh ! bien, mon enfant, ajouta la mère en rougissant. La jalousie est au fond de tous nos cœurs, et je ne savais pas la trouver un jour au fond du mien, car je ne croyais pas qu’on dût me disputer l’affection de mon Calyste ! Elle soupira. Je croyais, dit-elle, que le mariage serait pour toi ce qu’il a été pour moi. Quelles lueurs tu as jetées dans mon âme depuis deux mois ! de quels reflets se colore ton amour si naturel, pauvre ange ! Eh ! bien, aie l’air de toujours aimer ta mademoiselle des Touches, la marquise en sera jalouse et tu l’auras.
— Oh ! ma bonne mère, Camille ne m’aurait pas dit cela, s’écria Calyste en tenant sa mère par la taille et la baisant sur le cou.
— Tu me rends bien perverse, mauvais enfant, dit-elle tout heureuse du visage radieux que l’espérance faisait à son fils qui monta gaiement l’escalier de la tourelle.
Le lendemain matin, Calyste dit à Gasselin d’aller se mettre en sentinelle sur le chemin de Guérande à Saint-Nazaire, de guetter au passage la voiture de mademoiselle des Touches et de compter les personnes qui s’y trouveraient. Gasselin revint au moment où toute la famille était réunie et déjeunait.
— Qu’arrive-t-il ? dit mademoiselle du Guénic, Gasselin court comme s’il y avait le feu dans Guérande.
— Il aurait pris le mulot, dit Mariotte qui apportait le café, le lait et les rôties.
— Il vient de la ville et non du jardin, répondit mademoiselle du Guénic.
— Mais le mulot a son trou derrière le mur, du côté de la place, dit Mariotte.
— Monsieur le chevalier, ils étaient cinq, quatre dedans et le cocher.
— Deux dames au fond ? dit Calyste.
{p. 395} — Et deux messieurs devant, reprit Gasselin.
— Selle le cheval de mon père, cours après, arrive à Saint-Nazaire au moment où le bateau part pour Paimbœuf, et si les deux hommes s’embarquent, accours me le dire à bride abattue.
Gasselin sortit.
— Mon neveu, vous avez le diable au corps, dit la vieille Zéphirine.
— Laissez-le donc s’amuser, ma sœur, s’écria le baron, il était triste comme un hibou, le voilà gai comme un pinson.
— Vous lui avez peut-être dit que notre chère Charlotte arrive, s’écria la vieille fille en se tournant vers sa belle-sœur.
— Non, répondit la baronne.
— Je croyais qu’il voulait aller au-devant d’elle, dit malicieusement mademoiselle du Guénic.
— Si Charlotte reste trois mois chez sa tante, il a bien le temps de la voir, répondit la baronne.
— Oh ! ma sœur, que s’est-il donc passé depuis hier, demanda la vieille fille. Vous étiez si heureuse de savoir que mademoiselle de Pen-Hoël allait ce matin nous chercher sa nièce.
— Jacqueline veut me faire épouser Charlotte pour m’arracher à la perdition, ma tante, dit Calyste en riant et lançant à sa mère un coup d’œil d’intelligence. J’étais sur le mail quand mademoiselle de Pen-Hoël parlait à monsieur du Halga, mais elle n’a pas pensé que ce serait une bien plus grande perdition pour moi de me marier à mon âge.
— Il est écrit là haut, s’écria la vieille fille en interrompant Calyste, que je ne mourrai ni tranquille ni heureuse. J’aurais voulu voir notre famille continuée, et quelques-unes de nos terres rachetées, il n’en sera rien. Peux-tu, mon beau neveu, mettre quelque chose en balance avec de tels devoirs ?
— Mais, dit le baron, est-ce que mademoiselle des Touches empêchera Calyste de se marier quand il le faudra ? Je dois l’aller voir.
— Je puis vous assurer, mon père, que Félicité ne sera jamais un obstacle à mon mariage.
— Je n’y vois plus clair, dit la vieille aveugle qui ne savait rien de la subite passion de son neveu pour la marquise de Rochefide.
La mère garda le secret à son fils ; en cette matière le silence est instinctif chez toutes les femmes. La vieille fille tomba dans une profonde méditation, écoutant de toutes ses forces, épiant les voix {p. 396} et le bruit pour pouvoir deviner le mystère qu’on lui cachait. Gasselin arriva bientôt, et dit à son jeune maître qu’il n’avait pas eu besoin d’aller à Saint-Nazaire pour savoir que mademoiselle des Touches et son amie reviendraient seules, il l’avait appris en ville chez Bernus, le messager qui s’était chargé des paquets des deux messieurs.
— Elles seront seules au retour, s’écria Calyste. Selle mon cheval.
Au ton de son jeune maître, Gasselin crut qu’il y avait quelque chose de grave ; il alla seller les deux chevaux, chargea les pistolets sans rien dire à personne, et s’habilla pour suivre Calyste. Calyste était si content de savoir Claude et Gennaro partis, qu’il ne songeait pas à la rencontre qu’il allait faire à Saint-Nazaire, il ne pensait qu’au plaisir d’accompagner la marquise, il prenait les mains de son vieux père et les lui serrait tendrement, il embrassait sa mère, il serrait sa vieille tante par la taille.
— Enfin, je l’aime mieux ainsi que triste, dit la vieille Zéphirine.
— Où vas-tu, chevalier ? lui dit son père.
— À Saint-Nazaire.
— Peste ! Et à quand le mariage ? dit le baron qui crut son fils empressé de revoir Charlotte de Kergarouët. Il me tarde d’être grand-père, il est temps.
Quand Gasselin se montra dans l’intention assez évidente d’accompagner Calyste, le jeune homme pensa qu’il pourrait revenir dans la voiture de Camille avec Béatrix en laissant son cheval à Gasselin, et il lui frappa sur l’épaule en disant : — Tu as eu de l’esprit.
— Je le crois bien, répondit Gasselin.
— Mon garçon, dit le père en venant avec Fanny jusqu’à la tribune du perron, ménage les chevaux, ils auront douze lieues à faire.
Calyste partit après avoir échangé le plus pénétrant regard avec sa mère.
— Cher trésor, dit-elle en lui voyant courber la tête sous le cintre de la porte d’entrée.
— Que Dieu le protège ! répondit le baron, car nous ne le referions pas.
Ce mot assez dans le ton grivois des gentilshommes de province fit frissonner la baronne.
— Mon neveu n’aime pas assez Charlotte pour aller au-devant d’elle, dit la vieille fille à Mariotte qui ôtait le couvert.
{p. 397} — Il est arrivé une grande dame, une marquise aux Touches, et il court après ! Bah ! c’est de son âge, dit Mariotte.
— Elles nous le tueront, dit mademoiselle du Guénic.
— Ça ne le tuera pas, mademoiselle ; au contraire, répondit Mariotte qui paraissait heureuse du bonheur de Calyste.
Calyste allait d’un train à crever son cheval, lorsque Gasselin demanda fort heureusement à son maître s’il voulait arriver avant le départ du bateau, ce qui n’était nullement son dessein ; il ne désirait se faire voir ni à Conti ni à Claude. Le jeune homme ralentit alors le pas de son cheval, et se mit à regarder complaisamment les doubles raies tracées par les roues de la calèche sur les parties sablonneuses de la route. Il était d’une gaieté folle à cette seule pensée : elle a passé par là, elle reviendra par là, ses regards se sont arrêtés sur ces bois, sur ces arbres ! — Le charmant chemin, dit-il à Gasselin.
— Ah ! monsieur, la Bretagne est le plus beau pays du monde, répondit le domestique. Y a-t-il autre part des fleurs dans les haies et des chemins frais qui tournent comme celui-là ?
— Dans aucun pays, Gasselin.
— Voilà la voiture à Bernus, dit Gasselin.
— Mademoiselle de Pen-Hoël et sa nièce y seront : cachons-nous, dit Calyste.
— Ici, monsieur. Êtes-vous fou ? Nous sommes dans les sables.
La voiture, qui montait en effet une côte assez sablonneuse au-dessus de Saint-Nazaire, apparut aux regards de Calyste dans la naïve simplicité de sa construction bretonne. Au grand étonnement de Calyste, la voiture était pleine.
— Nous avons laissé mademoiselle de Pen-Hoël, sa sœur et sa nièce qui se tourmentent, toutes les places étaient prises par la douane, dit le conducteur à Gasselin.
— Je suis perdu, s’écria Calyste.
En effet la voiture était remplie d’employés qui sans doute allaient relever ceux des marais salants. Quand Calyste arriva sur la petite esplanade qui tourne autour de l’église de Saint-Nazaire, et d’où l’on découvre Paimbœuf et la majestueuse embouchure de la Loire luttant avec la mer, il y trouva Camille et la marquise agitant leurs mouchoirs pour dire un dernier adieu aux deux passagers qu’emportait le bateau à vapeur. Béatrix était ravissante ainsi : le visage adouci par le reflet d’un chapeau de paille de riz sur lequel étaient {p. 398} jetés des coquelicots et noué par un ruban couleur ponceau, en robe de mousseline à fleurs, avançant son petit pied fluet chaussé d’une guêtre verte, s’appuyant sur sa frêle ombrelle et montrant sa belle main bien gantée. Rien n’est plus grandiose à l’œil qu’une femme en haut d’un rocher comme une statue sur son piédestal. Conti put alors voir Calyste abordant Camille.
— J’ai pensé, dit le jeune homme à mademoiselle des Touches, que vous reviendriez seules.
— Vous avez bien fait, Calyste, répondit-elle en lui serrant la main.
Béatrix se retourna, regarda son jeune amant et lui lança le plus impérieux coup d’œil de son répertoire. Un sourire que la marquise surprit sur les éloquentes lèvres de Camille lui fit comprendre la vulgarité de ce moyen, digne d’une bourgeoise. Madame de Rochefide dit alors à Calyste en souriant : — N’est-ce pas une légère impertinence de croire que je pouvais ennuyer Camille en route ?
— Ma chère, un homme pour deux veuves n’est pas de trop, dit mademoiselle des Touches en prenant le bras de Calyste et laissant Béatrix occupée à regarder le bateau.
En ce moment Calyste entendit dans la rue en pente qui descend à ce qu’il faut appeler le port de Saint-Nazaire la voix de mademoiselle de Pen-Hoël, de Charlotte et de Gasselin, babillant tous trois comme des pies. La vieille fille questionnait Gasselin et voulait savoir pourquoi son maître et lui se trouvaient à Saint-Nazaire, où la voiture de mademoiselle des Touches faisait esclandre. Avant que le jeune homme eût pu se retirer, il avait été vu de Charlotte.
— Voilà Calyste, s’écria la petite Bretonne.
— Allez leur proposer ma voiture, leur femme de chambre se mettra près de mon cocher, dit Camille, qui savait que madame de Kergarouët, sa fille et mademoiselle de Pen-Hoël n’avaient pas eu de places.
Calyste, qui ne pouvait s’empêcher d’obéir à Camille, vint s’acquitter de son message. Dès qu’elle sut qu’elle voyagerait avec la marquise de Rochefide et la célèbre Camille Maupin, madame de Kergarouët ne voulut pas comprendre les réticences de sa sœur aînée, qui se défendit de profiter de ce qu’elle nommait la carriole du diable. À Nantes on était sous une latitude un peu plus civilisée qu’à Guérande, on y admirait Camille, elle était là comme la muse {p. 399} de la Bretagne et l’honneur du pays, elle y excitait autant de curiosité que de jalousie. L’absolution donnée à Paris par le grand monde, par la mode, était consacrée par la grande fortune de mademoiselle des Touches, et peut-être par ses anciens succès à Nantes qui se flattait d’avoir été le berceau de Camille Maupin. Aussi la vicomtesse, folle de curiosité, entraîna-t-elle sa vieille sœur sans prêter l’oreille à ses jérémiades.
— Bonjour, Calyste, dit la petite Kergarouët.
— Bonjour, Charlotte, répondit Calyste sans lui offrir le bras.
Tous deux interdits, l’une de tant de froideur, lui de sa cruauté, remontèrent le ravin creux qu’on appelle une rue à Saint-Nazaire et suivirent en silence les deux sœurs. En un moment la petite fille de seize ans vit s’écrouler le château en Espagne bâti, meublé par ses romanesques espérances. Elle et Calyste avaient si souvent joué ensemble pendant leur enfance, elle était si liée avec lui qu’elle croyait son avenir inattaquable. Elle accourait emportée par un bonheur étourdi, comme un oiseau fond sur un champ de blé ; elle fut arrêtée dans son vol sans pouvoir imaginer l’obstacle.
— Qu’as-tu, Calyste, lui demanda-t-elle en lui prenant la main.
— Rien, répondit le jeune homme qui dégagea sa main avec un horrible empressement en pensant aux projets de sa tante et de mademoiselle de Pen-Hoël.
Des larmes mouillèrent les yeux de Charlotte. Elle regarda sans haine le beau Calyste ; mais elle allait éprouver son premier mouvement de jalousie et sentir les effroyables rages de la rivalité à l’aspect des deux belles Parisiennes et en soupçonnant la cause des froideurs de Calyste.
D’une taille ordinaire, Charlotte de Kergarouët avait une vulgaire fraîcheur, une petite figure ronde éveillée par deux yeux noirs qui jouaient l’esprit, des cheveux bruns abondants, une taille ronde, un dos plat, des bras maigres, le parler bref et décidé des filles de province qui ne veulent pas avoir l’air de petites niaises. Elle était l’enfant gâté de la famille à cause de la prédilection de sa tante pour elle. Elle gardait en ce moment sur elle le manteau de mérinos écossais à grands carreaux, doublé de soie verte, qu’elle avait sur le bateau à vapeur. Sa robe de voyage, en stoff assez commun, à corsage fait chastement en guimpe, ornée d’une collerette à mille plis, allait lui paraître horrible à l’aspect des fraîches toilettes de Béatrix et de Camille. Elle devait souffrir d’avoir des bas blancs {p. 400} salis dans les roches, dans les barques où elle avait sauté, et de méchants souliers en peau, choisis exprès pour ne rien gâter de beau en voyage, selon les us et coutumes des gens de province. Quant à la vicomtesse de Kergarouët, elle était le type de la provinciale. Grande, sèche, flétrie, pleine de prétentions cachées qui ne se montraient qu’après avoir été blessées, parlant beaucoup et attrapant à force de parler quelques idées, comme on carambole au billard, et qui lui donnaient une réputation d’esprit, essayant d’humilier les Parisiens par la prétendue bonhomie de la sagesse départementale et par un faux bonheur incessamment mis en avant, s’abaissant pour se faire relever, et furieuse d’être laissée à genoux ; pêchant, selon une expression anglaise, les compliments à la ligne et n’en prenant pas toujours ; ayant une toilette à la fois exagérée et peu soignée ; prenant le manque d’affabilité pour de l’impertinence, et croyant embarrasser beaucoup les gens en ne leur accordant aucune attention ; refusant ce qu’elle désirait pour se le faire offrir deux fois et avoir l’air d’être priée au delà des bornes ; occupée de ce dont on ne parle plus, et fort étonnée de ne pas être au courant de la mode ; enfin se tenant difficilement une heure sans faire arriver Nantes, et les tigres de Nantes, et les affaires de la haute société de Nantes, et se plaignant de Nantes, et critiquant Nantes, et prenant pour des personnalités les phrases arrachées par la complaisance à ceux qui, distraits, abondaient dans son sens. Ses manières, son langage, ses idées avaient plus ou moins déteint sur ses quatre filles. Connaître Camille Maupin et madame de Rochefide, il y avait pour elle un avenir et le fond de cent conversations !… aussi marchait-elle vers l’église comme si elle eût voulu l’emporter d’assaut, agitant son mouchoir, qu’elle déplia pour en montrer les coins lourds de broderies domestiques et garnis d’une dentelle invalide. Elle avait une démarche passablement cavalière, qui, pour une femme de quarante-sept ans, était sans conséquence.
— Monsieur le chevalier, dit-elle à Camille et à Béatrix en montrant Calyste qui venait piteusement avec Charlotte, nous a fait part de votre aimable proposition, mais nous craignons, ma sœur, ma fille et moi, de vous gêner.
— Ce ne sera pas moi, ma sœur, qui gênerai ces dames, dit la vieille fille avec aigreur, car je trouverai bien dans Saint-Nazaire un cheval pour revenir.
Camille et Béatrix échangèrent un regard oblique surpris par {p. 401} Calyste, et ce regard suffit pour anéantir tous ses souvenirs d’enfance, ses croyances aux Kergarouët-Pen-Hoël, et pour briser à jamais les projets conçus par les deux familles.
— Nous pouvons très-bien tenir cinq dans la voiture, répondit mademoiselle des Touches à qui Jacqueline tourna le dos. Quand nous serions horriblement gênées, ce qui n’est pas possible à cause de la finesse de vos tailles, je serais bien dédommagée par le plaisir de rendre service aux amis de Calyste. Votre femme de chambre, madame, trouvera place ; et vos paquets, si vous en avez, peuvent tenir derrière la calèche, je n’ai pas amené de domestique.
La vicomtesse se confondit en remerciements et gronda sa sœur Jacqueline d’avoir voulu si promptement sa nièce qu’elle ne lui avait pas permis de venir dans sa voiture par le chemin de terre ; mais il est vrai que la route de poste était non-seulement longue, mais coûteuse ; elle devait revenir promptement à Nantes où elle laissait trois autres petites chattes qui l’attendaient avec impatience, dit-elle en caressant le cou de sa fille. Charlotte eut alors un petit air de victime, en levant les yeux vers sa mère, qui fit supposer que la vicomtesse ennuyait prodigieusement ses quatre filles en les mettant aussi souvent en jeu que le caporal Trim met son bonnet dans Tristram Shandy.
— Vous êtes une heureuse mère, et vous devez… dit Camille qui s’arrêta en pensant que la marquise avait dû se priver de son fils en suivant Conti.
— Oh ! reprit la vicomtesse, si j’ai le malheur de passer ma vie à la campagne et à Nantes, j’ai la consolation d’être adorée par mes enfants. Avez-vous des enfants, demanda-t-elle à Camille.
— Je me nomme mademoiselle des Touches, répondit Camille. Madame est la marquise de Rochefide.
— Il faut vous plaindre alors de ne pas connaître le plus grand bonheur qu’il y ait pour nous autres pauvres simples femmes, n’est-ce pas, madame ? dit la vicomtesse à la marquise pour réparer sa faute. Mais vous avez tant de dédommagements !
Il vint une larme chaude dans les yeux de Béatrix qui se tourna brusquement, et alla jusqu’au grossier parapet du rocher où Calyste la suivit.
— Madame, dit Camille à l’oreille de la vicomtesse, ignorez-vous que la marquise est séparée de son mari, qu’elle n’a pas vu son fils depuis dix-huit mois, et qu’elle ne sait pas quand elle le verra ?
{p. 402} — Bah ! dit madame de Kergarouët, cette pauvre dame ! Est-ce judiciairement ?
— Non, par goût, dit Camille.
— Hé ! bien, je comprends cela, répondit intrépidement la vicomtesse.
La vieille Pen-Hoël, au désespoir d’être dans le camp ennemi, s’était retranchée à quatre pas avec sa chère Charlotte. Calyste après avoir examiné si personne ne pouvait les voir, saisit la main de la marquise et la baisa en y laissant une larme. Béatrix se retourna, les yeux séchés par la colère ; elle allait lancer quelque mot terrible, et ne put rien dire en retrouvant ses pleurs sur la belle figure de cet ange aussi douloureusement atteint qu’elle-même.
— Mon Dieu, Calyste, lui dit Camille à l’oreille en le voyant revenir avec madame de Rochefide, vous auriez cela pour belle-mère, et cette petite bécasse pour femme !
— Parce que sa tante est riche, dit ironiquement Calyste.
Le groupe entier se mit en marche vers l’auberge, et la vicomtesse se crut obligée de faire à Camille une satire sur les sauvages de Saint-Nazaire.
— J’aime la Bretagne, madame, répondit gravement Félicité, je suis née à Guérande.
Calyste ne pouvait s’empêcher d’admirer mademoiselle des Touches, qui, par le son de sa voix, la tranquillité de ses regards et le calme de ses manières, le mettait à l’aise, malgré les terribles déclarations de la scène qui avait eu lieu pendant la nuit. Elle paraissait néanmoins un peu fatiguée : ses traits annonçaient une insomnie, ils étaient comme grossis, mais le front dominait l’orage intérieur par une placidité cruelle.
— Quelles reines ! dit-il à Charlotte en lui montrant la marquise et Camille et donnant le bras à la jeune fille au grand contentement de mademoiselle de Pen-Hoël.
— Quelle idée a eue ta mère, dit la vieille fille en donnant aussi son bras sec à sa nièce, de se mettre dans la compagnie de cette réprouvée.
— Oh ! ma tante, une femme qui est la gloire de la Bretagne !
— La honte, petite. Ne vas-tu pas la cajoler aussi ?
— Mademoiselle Charlotte a raison, vous n’êtes pas juste, dit Calyste.
{p. 403} — Oh ! vous, répondit mademoiselle de Pen-Hoël, elle vous a ensorcelé.
— Je lui porte, dit Calyste, la même amitié qu’à vous.
— Depuis quand les du Guénic mentent-ils ? dit la vieille fille.
— Depuis que les Pen-Hoël sont sourdes, répliqua Calyste.
— Tu n’es pas amoureux d’elle, demanda la vieille fille enchantée.
— Je l’ai été, je ne le suis plus, répondit-il.
— Méchant enfant ! pourquoi nous as-tu donné tant de souci ? Je savais bien que l’amour est une sottise, il n’y a de solide que le mariage, lui dit-elle en regardant Charlotte.
Charlotte, un peu rassurée, espéra pouvoir reconquérir ses avantages en s’appuyant sur tous les souvenirs de l’enfance, et serra le bras de Calyste, qui se promit alors de s’expliquer nettement avec la petite héritière.
— Ah ! les belles parties de mouche que nous ferons, Calyste, dit-elle, et comme nous rirons !
Les chevaux étaient mis, Camille fit passer au fond de la voiture la vicomtesse et Charlotte, car Jacqueline avait disparu, puis elle se plaça sur le devant avec la marquise. Calyste, obligé de renoncer au plaisir qu’il se promettait, accompagna la voiture à cheval, et les chevaux fatigués allèrent assez lentement pour qu’il pût regarder Béatrix. L’histoire a perdu les conversations étranges des quatre personnes que le hasard avait si singulièrement réunies dans cette voiture, car il est impossible d’admettre les cent et quelques versions qui courent à Nantes sur les récits, les répliques, les mots que la vicomtesse tient de la célèbre Camille Maupin lui-même. Elle s’est bien gardée de répéter ni de comprendre les réponses de mademoiselle des Touches à toutes les demandes saugrenues que les auteurs entendent si souvent, et par lesquelles on leur fait cruellement expier leurs rares plaisirs.
— Comment avez-vous fait vos livres ? demanda la vicomtesse.
— Mais comme vous faites vos ouvrages de femme, du filet ou de la tapisserie, répondit Camille.
— Et où avez-vous pris ces observations si profondes et ces tableaux si séduisants ?
— Où vous prenez les choses spirituelles que vous dites, madame. Il n’y a rien de si facile que d’écrire, et si vous vouliez…
{p. 404} — Ah ! le tout est de vouloir, je ne l’aurais pas cru ! Quelle est celle de vos compositions que vous préférez ?
— Il est bien difficile d’avoir des prédilections pour ces petites chattes.
— Vous êtes blasée sur les compliments, et l’on ne sait que vous dire de nouveau.
— Croyez, madame, que je suis sensible à la forme que vous donnez aux vôtres.
La vicomtesse ne voulut pas avoir l’air de négliger la marquise et dit en la regardant d’un air fin : — Je n’oublierai jamais ce voyage fait entre l’Esprit et la Beauté.
— Vous me flattez, madame, dit la marquise en riant ; il n’est pas naturel de remarquer l’esprit auprès du génie, et je n’ai pas encore dit grand’chose.
Charlotte, qui sentait vivement les ridicules de sa mère, la regarda comme pour l’arrêter, mais la vicomtesse continua bravement à lutter avec les deux rieuses Parisiennes. Le jeune homme, qui trottait d’un trot lent et abandonné le long de la calèche, ne pouvait voir que les deux femmes assises sur le devant, et son regard les embrassait tour à tour en trahissant des pensées assez douloureuses. Forcée de se laisser voir, Béatrix évita constamment de jeter les yeux sur le jeune homme par une manœuvre désespérante pour les gens qui aiment, elle tenait son châle croisé sous ses mains croisées, et paraissait en proie à une méditation profonde. À un endroit où la route est ombragée, humide et verte comme un délicieux sentier de forêt, où le bruit de la calèche s’entendait à peine, où les feuilles effleuraient les capotes, où le vent apportait des odeurs balsamiques, Camille fit remarquer ce lieu plein d’harmonies, et appuya sa main sur le genou de Béatrix en lui montrant Calyste : — Comme il monte bien à cheval ! lui dit-elle.
— Calyste ? reprit la vicomtesse, c’est un charmant cavalier.
— Oh ! Calyste est bien gentil, dit Charlotte.
— Il y a tant d’Anglais qui lui ressemblent ! répondit indolemment la marquise sans achever sa phrase.
— Sa mère est Irlandaise, une O’Brien, repartit Charlotte qui se crut attaquée personnellement.
Camille et la marquise entrèrent dans Guérande avec la vicomtesse de Kergarouët et sa fille, au grand étonnement de toute la {p. 405} ville ébahie ; elles laissèrent leurs compagnes de voyage à l’entrée de la ruelle du Guénic, où peu s’en fallut qu’il ne se formât un attroupement. Calyste avait pressé le pas de son cheval pour aller prévenir sa tante et sa mère de l’arrivée de cette compagnie attendue à dîner. Le repas avait été retardé conventionnellement jusqu’à quatre heures. Le chevalier revint pour donner le bras aux deux dames ; puis il baisa la main de Camille en espérant pouvoir prendre celle de la marquise, qui tint résolument ses bras croisés, et à laquelle il jeta les plus vives prières dans un regard inutilement mouillé.
— Petit niais, lui dit Camille en lui effleurant l’oreille par un modeste baiser plein d’amitié.
— C’est vrai, se dit en lui-même Calyste pendant que la calèche tournait, j’oublie les recommandations de ma mère ; mais je les oublierai, je crois, toujours.
Mademoiselle de Pen-Hoël intrépidement arrivée sur un cheval de louage, la vicomtesse de Kergarouët et Charlotte trouvèrent la table mise et furent traitées avec cordialité, sinon avec luxe, par les du Guénic. La vieille Zéphirine avait indiqué dans les profondeurs de la cave des vins fins, et Mariotte s’était surpassée en ses plats bretons. La vicomtesse, enchantée d’avoir fait le voyage avec l’illustre Camille Maupin, essaya d’expliquer la littérature moderne et la place qu’y tenait Camille ; mais il en fut du monde littéraire comme du whist : ni les du Guénic, ni le curé qui survint, ni le chevalier du Halga n’y comprirent rien. L’abbé Grimont et le vieux marin prirent part aux liqueurs du dessert. Dès que Mariotte, aidée par Gasselin et par la femme de chambre de la vicomtesse, eut ôté le couvert, il y eut un cri d’enthousiasme pour se livrer à la mouche. La joie régnait dans la maison. Tous croyaient Calyste libre et le voyaient marié dans peu de temps à la petite Charlotte. Calyste restait silencieux. Pour la première fois de sa vie, il établissait des comparaisons entre les Kergarouët et les deux femmes élégantes, spirituelles, pleines de goût, qui pendant ce moment devaient bien se moquer des deux provinciales, à s’en rapporter au premier regard qu’elles avaient échangé. Fanny, qui connaissait le secret de Calyste, observait la tristesse de son fils, sur qui les coquetteries de Charlotte ou les attaques de la vicomtesse avaient peu de prise. Évidemment son cher enfant s’ennuyait, le corps était dans cette salle où jadis il se serait amusé des {p. 406} plaisanteries de la mouche, mais l’esprit se promenait aux Touches. Comment l’envoyer chez Camille ? se demandait la mère qui sympathisait avec son fils, qui aimait et s’ennuyait avec lui. Sa tendresse émue lui donna de l’esprit.
— Tu meurs d’envie d’aller aux Touches la voir, dit Fanny à l’oreille de Calyste. L’enfant répondit par un sourire et par une rougeur qui firent tressaillir cette adorable mère jusque dans les derniers replis de son cœur. — Madame, dit elle à la vicomtesse, vous serez bien mal demain dans la voiture du messager, et surtout forcée de partir de bonne heure ; ne vaudrait-il pas mieux que vous prissiez la voiture de mademoiselle des Touches ? Va, Calyste, dit-elle en regardant son fils, arranger cette affaire aux Touches, mais reviens-nous promptement.
— Il ne me faut pas dix minutes, s’écria Calyste qui embrassa follement sa mère sur le perron où elle le suivit.
Calyste courut avec la légèreté d’un faon, et se trouva dans le péristyle des Touches quand Camille et Béatrix sortaient du grand salon après leur dîner. Il eut l’esprit d’offrir le bras à Félicité.
— Vous avez abandonné pour nous la vicomtesse et sa fille, dit-elle en lui pressant le bras, nous sommes à même de connaître l’étendue de ce sacrifice.
— Ces Kergarouët sont-ils parents des Portenduère et du vieil amiral de Kergarouët, dont la veuve a épousé Charles de Vandenesse ? demanda madame de Rochefide à Camille.
— Sa petite-nièce, répondit Camille.
— C’est une charmante jeune personne, dit Béatrix en se posant dans un fauteuil gothique, ce sera bien l’affaire de monsieur du Guénic.
— Ce mariage ne se fera jamais, dit vivement Camille.
Abattu par l’air froid et calme de la marquise, qui montrait la petite Bretonne comme la seule créature qui pût s’appareiller avec lui, Calyste resta sans voix ni esprit.
— Et pourquoi, Camille ? dit madame de Rochefide.
— Ma chère, reprit Camille en voyant le désespoir de Calyste, je n’ai pas conseillé à Conti de se marier, et je crois avoir été charmante pour lui : vous n’êtes pas généreuse.
Béatrix regarda son amie avec une surprise mêlée de soupçons indéfinissables. Calyste comprit à peu près le dévouement de Camille en voyant se mêler à ses joues cette faible rougeur qui chez {p. 407} elle annonce ses émotions les plus violentes ; il vint assez gauchement auprès d’elle, lui prit la main et la baisa. Camille se mit négligemment au piano, comme une femme sûre de son amie et de l’adorateur qu’elle s’attribuait, en leur tournant le dos et les laissant presque seuls. Elle improvisa des variations sur quelques thèmes choisis à son insu par son esprit, car ils furent d’une mélancolie excessive. La marquise paraissait écouter, mais elle observait Calyste, qui, trop jeune et trop naïf pour jouer le rôle que lui donnait Camille, était en extase devant sa véritable idole. Après une heure, pendant laquelle mademoiselle des Touches se laissa naturellement aller à sa jalousie, Béatrix se retira chez elle. Camille fit aussitôt passer Calyste dans sa chambre, afin de ne pas être écoutée, car les femmes ont un admirable instinct de défiance.
— Mon enfant, lui dit-elle, ayez l’air de m’aimer, ou vous êtes perdu. Vous êtes un enfant, vous ne connaissez rien aux femmes, vous ne savez qu’aimer. Aimer et se faire aimer sont deux choses bien différentes. Vous allez tomber en d’horribles souffrances, et je vous veux heureux. Si vous contrariez non pas l’orgueil, mais l’entêtement de Béatrix, elle est capable de s’envoler à quelques lieues de Paris, auprès de Conti. Que deviendrez-vous alors ?
— Je l’aimerai, répondit Calyste.
— Vous ne la verrez plus.
— Oh ! si, dit-il.
— Et comment ?
— Je la suivrai.
— Mais tu es aussi pauvre que Job, mon enfant.
— Mon père, Gasselin et moi, nous sommes restés pendant trois mois en Vendée avec cent cinquante francs, marchant jour et nuit.
— Calyste, dit mademoiselle des Touches, écoutez-moi bien. Je vois que vous avez trop de candeur pour feindre, je ne veux pas corrompre un aussi beau naturel que le vôtre, je prendrai tout sur moi. Vous serez aimé de Béatrix.
— Est-ce possible ? dit-il en joignant les mains.
— Oui, répondit Camille, mais il faut vaincre chez elle les engagements qu’elle a pris avec elle-même. Je mentirai donc pour vous. Seulement ne dérangez rien dans l’œuvre assez ardue que je vais entreprendre. La marquise possède une finesse aristocratique, elle est spirituellement défiante ; jamais chasseur ne rencontra de proie plus difficile à prendre : ici donc, mon pauvre garçon, le chasseur {p. 408} doit écouter son chien. Me promettez-vous une obéissance aveugle ? Je serai votre Fox, dit-elle en se donnant le nom du meilleur lévrier de Calyste.
— Que dois-je faire ? répondit le jeune homme.
— Très-peu de chose, reprit Camille. Vous viendrez ici tous les jours à midi. Comme une maîtresse impatiente, je serai à celle des croisées du corridor d’où l’on aperçoit le chemin de Guérande pour vous voir arriver. Je me sauverai dans ma chambre afin de n’être pas vue et de ne pas vous donner la mesure d’une passion qui vous est à charge ; mais vous m’apercevrez quelquefois et me ferez un signe avec votre mouchoir. Vous aurez dans la cour et en montant l’escalier un petit air assez ennuyé. Ça ne te coûtera pas de dissimulation, mon enfant, dit-elle en se jetant la tête sur son sein, n’est-ce pas ? Tu n’iras pas vite, tu regarderas par la fenêtre de l’escalier qui donne sur le jardin en y cherchant Béatrix. Quand elle y sera, (elle s’y promènera, sois tranquille !) si elle t’aperçoit, tu te précipiteras très-lentement dans le petit salon et de là dans ma chambre. Si tu me vois à la croisée espionnant tes trahisons, tu te rejetteras vivement en arrière pour que je ne te surprenne pas mendiant un regard de Béatrix. Une fois dans ma chambre, tu seras mon prisonnier. Ah ! nous y resterons ensemble jusqu’à quatre heures. Vous emploierez ce temps à lire et moi à fumer ; vous vous ennuierez bien de ne pas la voir, mais je vous trouverai des livres attachants. Vous n’avez rien lu de George Sand, j’enverrai cette nuit un de mes gens acheter ses œuvres à Nantes et celles de quelques autres auteurs que vous ne connaissez pas. Je sortirai la première et vous ne quitterez votre livre, vous ne viendrez dans mon petit salon qu’au moment où vous y entendrez Béatrix causant avec moi. Toutes les fois que vous verrez un livre de musique ouvert sur le piano, vous me demanderez à rester. Je vous permets d’être avec moi grossier si vous le pouvez, tout ira bien.
— Je sais, Camille, que vous avez pour moi la plus rare des affections et qui me fait regretter d’avoir vu Béatrix, dit-il avec une charmante bonne foi ; mais qu’espérez-vous ?
— En huit jours Béatrix sera folle de vous.
— Mon Dieu ! serait-ce possible ? dit-il en tombant à genoux et joignant les mains devant Camille attendrie, heureuse de lui donner une joie à ses propres dépens.
— Écoutez-moi bien, dit-elle. Si vous avez avec la marquise, {p. 409} non une conversation suivie, mais si vous échangez seulement quelques mots, enfin si vous la laissez vous interroger, si vous manquez au rôle muet que je vous donne, et qui certes est facile à jouer, sachez-le bien, dit-elle d’un ton grave, vous la perdriez à jamais.
— Je ne comprends rien à ce que vous me dites, Camille, s’écria Calyste en la regardant avec une adorable naïveté.
— Si tu comprenais, tu ne serais plus l’enfant sublime, le noble et beau Calyste, répondit-elle en lui prenant la main et en la lui baisant.
Calyste fit alors ce qu’il n’avait jamais fait, il prit Camille par la taille et la baisa au cou mignonnement, sans amour, mais avec tendresse et comme il embrassait sa mère. Mademoiselle des Touches ne put retenir un torrent de larmes.
— Allez-vous en, mon enfant, et dites à votre vicomtesse que ma voiture est à ses ordres.
Calyste voulut rester, mais il fut contraint d’obéir au geste impératif et impérieux de Camille ; il revint tout joyeux, il était sûr d’être aimé sous huit jours par la belle Rochefide. Les joueurs de mouche retrouvèrent en lui le Calyste perdu depuis deux mois. Charlotte s’attribua le mérite de ce changement. Mademoiselle de Pen-Hoël fut charmante d’agaceries avec Calyste. L’abbé Grimont cherchait à lire dans les yeux de la baronne la raison du calme qu’il y voyait. Le chevalier du Halga se frottait les mains. Les deux vieilles filles avaient la vivacité de deux lézards. La vicomtesse devait cent sous de mouches accumulées. La cupidité de Zéphirine était si vivement intéressée qu’elle regretta de ne pas voir les cartes, et décocha quelques paroles vives à sa belle-sœur, à qui le bonheur de Calyste causait des distractions, et qui par moments l’interrogeait sans pouvoir rien comprendre à ses réponses. La partie dura jusqu’à onze heures. Il y eut deux défections : le baron et le chevalier s’endormirent dans leurs fauteuils respectifs. Mariotte avait fait des galettes de blé noir, la baronne alla chercher sa boîte à thé. L’illustre maison du Guénic servit, avant le départ des Kergarouët et de mademoiselle de Pen-Hoël, une collation composée de beurre frais, de fruits, de crème, et pour laquelle on sortit du bahut la théière d’argent et les porcelaines d’Angleterre envoyées à la baronne par une de ses tantes. Cette apparence de splendeur moderne dans cette vieille salle, la grâce exquise de la baronne, élevée {p. 410} en bonne irlandaise à faire et à servir le thé, cette grande affaire des anglaises, eurent je ne sais quoi de charmant. Le luxe le plus effréné n’aurait pas obtenu l’effet simple, modeste et noble que produisait ce sentiment d’hospitalité joyeuse. Quand il n’y eut plus dans cette salle que la baronne et son fils, elle regarda Calyste d’un air curieux.
— Que t’est-il arrivé ce soir aux Touches ? lui dit-elle.
Calyste raconta l’espoir que Camille lui avait mis au cœur et ses bizarres instructions.
— La pauvre femme ! s’écria l’irlandaise en joignant les mains et plaignant pour la première fois mademoiselle des Touches.
Quelques moments après le départ de Calyste, Béatrix, qui l’avait entendu partir des Touches, revint chez son amie qu’elle trouva les yeux humides, à demi renversée sur un sofa.
— Qu’as-tu, Félicité ? lui demanda la marquise.
— J’ai quarante ans et j’aime, ma chère ! dit avec un horrible accent de rage mademoiselle des Touches dont les yeux devinrent secs et brillants. Si tu savais, Béatrix, combien de larmes je verse sur les jours perdus de ma jeunesse ! Être aimée par pitié, savoir qu’on ne doit son bonheur qu’à des travaux pénibles, à des finesses de chatte, à des piéges tendus à l’innocence et aux vertus d’un enfant, n’est-ce pas infâme ? Heureusement on trouve alors une espèce d’absolution dans l’infini de la passion, dans l’énergie du bonheur, dans la certitude d’être à jamais au-dessus de toutes les femmes en gravant son souvenir dans un jeune cœur par des plaisirs ineffaçables, par un dévouement insensé. Oui, s’il me le demandait, je me jetterais dans la mer à un seul de ses signes. Par moments, je me surprends à souhaiter qu’il le veuille, ce serait une offrande et non un suicide… Ah ! Béatrix, tu m’as donné une rude tâche en venant ici. Je sais qu’il est difficile de l’emporter sur toi ; mais tu aimes Conti, tu es noble et généreuse, et tu ne me tromperas pas ; tu m’aideras au contraire à conserver mon Calyste. Je m’attendais à l’impression que tu fais sur lui, mais je n’ai pas commis la faute de paraître jalouse, ce serait attiser le mal. Au contraire, je t’ai annoncée en te peignant avec de si vives couleurs que tu ne pusses jamais réaliser le portrait, et par malheur tu es embellie.
Cette violente élégie, où le vrai se mêlait à la tromperie, abusa complétement madame de Rochefide. Claude Vignon avait dit à {p. 411} Conti les motifs de son départ, Béatrix en fut naturellement instruite, elle déployait donc de la générosité en marquant de la froideur à Calyste ; mais en ce moment il s’éleva dans son âme ce mouvement de joie qui frétille au fond du cœur de toutes les femmes quand elles se savent aimées. L’amour qu’elles inspirent à un homme comporte des éloges sans hypocrisie, et qu’il est difficile de ne pas savourer ; mais quand cet homme appartient à une amie, ses hommages causent plus que de la joie, c’est de célestes délices. Béatrix s’assit auprès de son amie et lui fit de petites cajoleries.
— Tu n’as pas un cheveu blanc, lui dit-elle, tu n’as pas une ride, tes tempes sont encore fraîches, tandis que je connais plus d’une femme de trente ans obligée de cacher les siennes. Tiens, ma chère, dit-elle en soulevant ses boucles, vois ce que m’a coûté mon voyage ?
La marquise montra l’imperceptible flétrissure qui fatiguait là le grain de sa peau si tendre ; elle releva ses manchettes et fit voir une pareille flétrissure à ses poignets, où la transparence du tissu déjà froissé laissait voir le réseau de ses vaisseaux grossis, où trois lignes profondes lui faisaient un bracelet de rides.
— N’est-ce pas, comme l’a dit un écrivain à la piste de nos misères, les deux endroits qui ne mentent point chez nous ? dit-elle. Il faut avoir bien souffert pour reconnaître la vérité de sa cruelle observation ; mais, heureusement pour nous, la plupart des hommes n’y connaissent rien, et ne lisent pas cet infâme auteur.
— Ta lettre m’a tout dit, répondit Camille, le bonheur ignore la fatuité, tu t’y vantais trop d’être heureuse. En amour, la vérité n’est-elle pas sourde, muette et aveugle ? Aussi, te sachant bien des raisons d’abandonner Conti, redouté-je ton séjour ici. Ma chère, Calyste est un ange, il est aussi bon qu’il est beau, le pauvre innocent ne résisterait pas à un seul de tes regards, il t’admire trop pour ne pas t’aimer à un seul encouragement ; ton dédain me le conservera. Je te l’avoue avec la lâcheté de la passion vraie : me l’arracher, ce serait me tuer. ADOLPHE, cet épouvantable livre de Benjamin Constant, ne nous a dit que les douleurs d’Adolphe, mais celles de la femme ? hein ! il ne les a pas assez observées pour nous les peindre ; et quelle femme oserait les révéler, elles déshonoreraient notre sexe, elles en humilieraient les vertus, elles en étendraient les vices. Ah ! si je les mesure par mes craintes, ces souffrances ressemblent à celles de l’enfer. Mais en cas d’abandon, mon thème est fait.
{p. 412} — Et qu’as-tu décidé, demanda Béatrix avec une vivacité qui fit tressaillir Camille.
Là les deux amies se regardèrent avec l’attention de deux inquisiteurs d’État vénitiens, par un coup d’œil rapide où leurs âmes se heurtèrent et firent feu comme deux cailloux. La marquise baissa les yeux.
— Après l’homme, il n’y a plus que Dieu, répondit gravement la femme célèbre. Dieu, c’est l’inconnu. Je m’y jetterai comme dans un abîme. Calyste vient de me jurer qu’il ne t’admirait que comme on admire un tableau ; mais tu es à vingt-huit ans dans toute la magnificence de la beauté. La lutte vient donc de commencer entre lui et moi par un mensonge. Je sais heureusement comment m’y prendre pour triompher.
— Comment feras-tu ?
— Ceci est mon secret, ma chère. Laisse-moi les bénéfices de mon âge. Si Claude Vignon m’a brutalement jetée dans l’abîme, moi, qui m’étais élevée jusque dans un lieu que je croyais inaccessible, je cueillerai du moins toutes les fleurs pâles, étiolées, mais délicieuses qui croissent au fond des précipices.
La marquise fut pétrie comme une cire par mademoiselle des Touches qui goûtait un sauvage plaisir à l’envelopper de ses ruses. Camille renvoya son amie piquée de curiosité, flottant entre la jalousie et sa générosité, mais certainement occupée du beau Calyste.
— Elle sera ravie de me tromper, se dit Camille en lui donnant le baiser du bonsoir.
Puis, quand elle fut seule, l’auteur fit place à la femme ; elle fondit en larmes, elle chargea de tabac lessivé dans l’opium la cheminée de son houka, et passa la plus grande partie de la nuit à fumer, engourdissant ainsi les douleurs de son amour, et voyant à travers les nuages de fumée la délicieuse tête de Calyste.
— Quel beau livre à écrire que celui dans lequel je raconterais mes douleurs ! se dit-elle, mais il est fait. Sapho vivait avant moi, Sapho était jeune. Belle et touchante héroïne, vraiment, qu’une femme de quarante ans ? Fume ton houka, ma pauvre Camille, tu n’as pas même la ressource de faire une poésie de ton malheur, il est au comble !
Elle ne se coucha qu’au jour, en entremêlant ainsi de larmes, d’accents de rage et de résolutions sublimes la longue méditation où parfois elle étudia les mystères de la religion catholique, ce à quoi, {p. 413} dans sa vie d’artiste insoucieuse et d’écrivain incrédule, elle n’avait jamais songé.
Le lendemain, Calyste, à qui sa mère avait dit de suivre exactement les conseils de Camille, vint à midi, monta mystérieusement dans la chambre de mademoiselle des Touches, où il trouva des livres. Félicité resta dans un fauteuil à une fenêtre, occupée à fumer, en contemplant tour à tour le sauvage pays des marais, la mer et Calyste, avec qui elle échangea quelques paroles sur Béatrix. Il y eut un moment où voyant la marquise se promenant dans le jardin, elle alla détacher, en se faisant voir de son amie, les rideaux et les étala pour intercepter le jour, en laissant passer néanmoins une bande de lumière qui rayonnait sur le livre de Calyste.
— Aujourd’hui, mon enfant, je te prierai de rester à dîner, dit-elle en lui mettant ses cheveux en désordre, et tu me refuseras en regardant la marquise, tu n’auras pas de peine à lui faire comprendre combien tu regrettes de ne pas rester.
Vers quatre heures, Camille sortit et alla jouer l’atroce comédie de son faux bonheur auprès de la marquise qu’elle amena dans son salon. Calyste sortit de la chambre, il comprit en ce moment la honte de sa position. Le regard qu’il jeta sur Béatrix et attendu par Félicité fut encore plus expressif qu’elle ne le croyait. Béatrix avait fait une charmante toilette.
— Comme vous vous êtes coquettement mise, ma mignonne ? dit Camille quand Calyste fut parti.
Ce manége dura six jours ; il fut accompagné, sans que Calyste le sût, des conversations les plus habiles de Camille avec son amie. Il y eut entre ces deux femmes un duel sans trêve où elles firent assaut de ruses, de feintes, de fausses générosités, d’aveux mensongers, de confidences astucieuses, où l’une cachait, où l’autre mettait à nu son amour, et où cependant le fer aigu, rougi des traîtresses paroles de Camille, atteignait au fond du cœur de son amie et y piquait quelques-uns de ces mauvais sentiments que les femmes honnêtes répriment avec tant de peine. Béatrix avait fini par s’offenser des défiances que manifestait Camille, elle les trouvait peu honorables et pour l’une et pour l’autre, elle était enchantée de savoir à ce grand écrivain les petitesses de son sexe, elle voulut avoir le plaisir de lui montrer où cessait sa supériorité et comment elle pouvait être humiliée.
— Ma chère, que vas-tu lui dire aujourd’hui, demanda-t-elle en {p. 414} regardant méchamment son amie au moment où l’amant prétendu demandait à rester. Lundi nous avions à causer ensemble, mardi le dîner ne valait rien, mercredi tu ne voulais pas t’attirer la colère de la baronne, jeudi tu t’allais promener avec moi, hier tu lui as dit adieu quand il ouvrait la bouche, eh ! bien, je veux qu’il reste aujourd’hui, ce pauvre garçon.
— Déjà, ma petite ! dit avec une mordante ironie Camille à Béatrix. La marquise rougit. — Restez, monsieur du Guénic, dit mademoiselle des Touches à Calyste en prenant des airs de reine et de femme piquée.
Béatrix devint froide et dure, elle fut cassante, épigrammatique, et maltraita Calyste, que sa prétendue maîtresse envoya jouer la mouche avec mademoiselle de Kergarouët.
— Elle n’est pas dangereuse, celle-là, dit en souriant Béatrix.
Les jeunes gens amoureux sont comme les affamés, les préparatifs du cuisinier ne les rassasient pas, ils pensent trop au dénoûment pour comprendre les moyens. En revenant des Touches à Guérande, Calyste avait l’âme pleine de Béatrix, il ignorait la profonde habileté féminine que déployait Félicité pour, en termes consacrés, avancer ses affaires. Pendant cette semaine la marquise n’avait écrit qu’une lettre à Conti, et ce symptôme d’indifférence n’avait pas échappé à Camille. Toute la vie de Calyste était concentrée dans l’instant si court pendant lequel il voyait la marquise. Cette goutte d’eau, loin d’étancher sa soif, ne faisait que la redoubler. Ce mot magique : Tu seras aimé ! dit par Camille et approuvé par sa mère, était le talisman à l’aide duquel il contenait la fougue de sa passion. Il dévorait le temps, il ne dormait plus, il trompait l’insomnie en lisant, et il apportait chaque soir des charretées de livres, selon l’expression de Mariotte. Sa tante maudissait mademoiselle des Touches ; mais la baronne, qui plusieurs fois était montée chez son fils en y apercevant de la lumière, avait le secret de ces veillées. Quoiqu’elle en fût restée aux timidités de la jeune fille ignorante et que pour elle l’amour eût tenu ses livres fermés, Fanny s’élevait par sa tendresse maternelle jusqu’à certaines idées ; mais la plupart des abîmes de ce sentiment étaient obscurs et couverts de nuages, elle s’effrayait donc beaucoup de l’état dans lequel elle voyait son fils, elle s’épouvantait du désir unique, incompris qui le dévorait. Calyste n’avait plus qu’une pensée, il semblait toujours voir Béatrix devant lui. Le soir, pendant la partie, ses {p. 415} distractions ressemblaient au sommeil de son père. En le trouvant si différent de ce qu’il était quand il croyait aimer Camille, la baronne reconnaissait avec une sorte de terreur les symptômes qui signalent le véritable amour, sentiment tout à fait inconnu dans ce vieux manoir. Une irritabilité fébrile, une absorption constante rendaient Calyste hébété. Souvent il restait des heures entières à regarder une figure de la tapisserie. Elle lui avait conseillé le matin de ne plus aller aux Touches et de laisser ces deux femmes.
— Ne plus aller aux Touches ! s’était écrié Calyste.
— Vas-y, ne te fâche pas, mon bien-aimé, répondit-elle en l’embrassant sur ces yeux qui lui avaient lancé des flammes.
Dans ces circonstances, Calyste faillit perdre le fruit des savantes manœuvres de Camille par la furie bretonne de son amour, dont il ne fut plus le maître. Il se jura, malgré ses promesses à Félicité, de voir Béatrix et de lui parler. Il voulait lire dans ses yeux, y noyer son regard, examiner les légers détails de sa toilette, en aspirer les parfums, écouter la musique de sa voix, suivre l’élégante composition de ses mouvements, embrasser par un coup d’œil cette taille, enfin la contempler, comme un grand général étudie le champ où se livrera quelque bataille décisive ; il le voulait comme veulent les amants ; il était en proie à un désir qui lui fermait les oreilles, qui lui obscurcissait l’intelligence, qui le jetait dans un état maladif où il ne reconnaissait plus ni obstacles ni distances, où il ne sentait même plus son corps. Il imagina alors d’aller aux Touches avant l’heure convenue, espérant y rencontrer Béatrix dans le jardin. Il avait su qu’elle s’y promenait le matin en attendant le déjeuner. Mademoiselle des Touches et la marquise étaient allées voir pendant la matinée les marais salants et le bassin bordé de sable fin où la mer pénètre, et qui ressemble à un lac au milieu des dunes, elles étaient revenues au logis et devisaient en tournant dans les petites allées jaunes du boulingrin.
— Si ce paysage vous intéresse, lui dit Camille, il faut aller avec Calyste faire le tour du Croisic. Il y a là des roches admirables, des cascades de granit, de petites baies ornées de cuves naturelles, des choses surprenantes de caprices, et puis la mer avec ses milliers de fragments de marbre, un monde d’amusements. Vous verrez des femmes faisant du bois, c’est-à-dire collant des bouses de vache le long des murs pour les dessécher et les entasser comme les mottes à Paris ; puis, l’hiver, on se chauffe de ce bois-là.
{p. 416} — Vous risquez donc Calyste, dit en riant la marquise et d’un ton qui prouvait que la veille Camille en boudant Béatrix l’avait contrainte à s’occuper de Calyste.
— Ah ! ma chère, quand vous connaîtrez l’âme angélique d’un pareil enfant, vous me comprendrez. Chez lui, la beauté n’est rien, il faut pénétrer dans ce cœur pur, dans cette naïveté surprise à chaque pas fait dans le royaume de l’amour. Quelle foi ! quelle candeur ! quelle grâce ! Les anciens avaient raison dans le culte qu’ils rendaient à la sainte beauté. Je ne sais quel voyageur nous a dit que les chevaux en liberté prennent le plus beau d’entre eux pour chef. La beauté, ma chère, est le génie des choses ; elle est l’enseigne que la nature a mise à ses créations les plus parfaites, elle est le plus vrai des symboles, comme elle est le plus grand des hasards. A-t-on jamais figuré les anges difformes ? ne réunissent-ils pas la grâce à la force ? Qui nous a fait rester des heures entières devant certains tableaux en Italie, où le génie a cherché pendant des années à réaliser un de ces hasards de la nature ? Allons, la main sur la conscience, n’était-ce pas l’idéal de la beauté que nous unissions aux grandeurs morales ? Eh ! bien, Calyste est un de ces rêves réalisés, il a le courage du lion qui demeure tranquille sans soupçonner sa royauté. Quand il se sent à l’aise, il est spirituel, et j’aime sa timidité de jeune fille. Mon âme se repose dans son cœur de toutes les corruptions, de toutes les idées de la science, de la littérature, du monde, de la politique, de tous ces inutiles accessoires sous lesquels nous étouffons le bonheur. Je suis ce que je n’ai jamais été, je suis enfant ! Je suis sûre de lui, mais j’aime à faire la jalouse, il en est heureux. D’ailleurs cela fait partie de mon secret.
Béatrix marchait pensive et silencieuse, Camille endurait un martyre inexprimable et lançait sur elle des regards obliques qui ressemblaient à des flammes.
— Ah ! ma chère, tu es heureuse, toi ! dit Béatrix en appuyant sa main sur le bras de Camille en femme fatiguée de quelque résistance secrète.
— Oui, bien heureuse ! répondit avec une sauvage amertume la pauvre Félicité.
Les deux femmes tombèrent sur un banc, épuisées toutes deux. Jamais aucune créature de son sexe ne fut soumise à de plus {p. 417} véritables séductions et à un plus pénétrant machiavélisme que ne l’était la marquise depuis une semaine.
— Mais moi ! moi, voir les infidélités de Conti, les dévorer…
— Et pourquoi ne le quittes-tu pas ? dit Camille en apercevant l’heure favorable où elle pouvait frapper un coup décisif.
— Le puis-je ?
— Oh ! pauvre enfant.
Toutes deux regardèrent un groupe d’arbres d’un air hébété.
— Je vais aller hâter le déjeuner, dit Camille, cette course m’a donné de l’appétit.
— Notre conversation m’a ôté le mien, dit Béatrix.
Béatrix en toilette du matin se dessinait comme une forme blanche sur les masses vertes du feuillage. Calyste, qui s’était coulé par le salon dans le jardin, prit une allée où il chemina lentement, pour y rencontrer la marquise comme par hasard ; et Béatrix ne put retenir un léger tressaillement en l’apercevant.
— En quoi, madame, vous ai-je déplu hier ? dit Calyste après quelques phrases banales échangées.
— Mais vous ne me plaisez ni ne me déplaisez, dit-elle d’un ton doux.
Le ton, l’air, la grâce admirable de la marquise encourageaient Calyste.
— Je vous suis indifférent, dit-il avec une voix troublée par les larmes qui lui vinrent aux yeux.
— Ne devons-nous pas être indifférents l’un à l’autre ? répondit la marquise. Nous avons l’un et l’autre un attachement vrai…
— Hé ! dit vivement Calyste, j’aimais Camille, mais je ne l’aime plus.
— Et que faites-vous donc tous les jours pendant toute la matinée ? dit-elle avec un sourire assez perfide. Je ne suppose pas que, malgré sa passion pour le tabac, Camille vous préfère un cigare ; et que, malgré votre admiration pour les femmes auteurs, vous passiez quatre heures à lire des romans femelles.
— Vous savez donc… dit ingénument le naïf Breton dont la figure était illuminée par le bonheur de voir son idole.
— Calyste ? cria violemment Camille en apparaissant, l’interrompant, le prenant par le bras et l’entraînant à quelques pas, Calyste, est-ce là ce que vous m’aviez promis ?
{p. 418} La marquise put entendre ce reproche de mademoiselle des Touches qui disparut en grondant et emmenant Calyste, elle demeura stupéfaite de l’aveu de Calyste, sans y rien comprendre. Madame de Rochefide n’était pas aussi forte que Claude Vignon. La vérité du rôle horrible et sublime joué par Camille est une de ces infâmes grandeurs que les femmes n’admettent qu’à la dernière extrémité. Là se brisent leurs cœurs, là cessent leurs sentiments de femmes, là commence pour elles une abnégation qui les plonge dans l’enfer, ou qui les mène au ciel.
Pendant le déjeuner, auquel Calyste fut convié, la marquise, dont les sentiments étaient nobles et fiers, avait déjà fait un retour sur elle-même, en étouffant les germes d’amour qui croissaient dans son cœur. Elle fut, non pas froide et dure pour Calyste, mais d’une douceur indifférente qui le navra. Félicité mit sur le tapis la proposition d’aller le surlendemain faire une excursion dans le paysage original compris entre les Touches, le Croisic et le bourg de Batz. Elle pria Calyste d’employer la journée du lendemain à se procurer une barque et des matelots en cas de promenade sur mer. Elle se chargeait des vivres, des chevaux et de tout ce qu’il fallait avoir à sa disposition pour ôter toute fatigue à cette partie de plaisir. Béatrix brisa net en disant qu’elle ne s’exposerait pas à courir ainsi le pays. La figure de Calyste qui peignait une vive joie se couvrit soudain d’un voile.
— Et que craignez-vous, ma chère ? dit Camille.
— Ma position est trop délicate pour que je compromette, non pas ma réputation, mais mon bonheur, dit-elle avec emphase en regardant le jeune Breton. Vous connaissez la jalousie de Conti, s’il savait…
— Et qui le lui dira ?
— Ne reviendra-t-il pas me chercher ?
Ce mot fit pâlir Calyste. Malgré les instances de Félicité, malgré celles du jeune Breton, madame de Rochefide fut inflexible, et montra ce que Camille appelait son entêtement. Calyste, malgré les espérances que lui donna Félicité, quitta les Touches en proie à un de ces chagrins d’amoureux dont la violence arrive à la folie. Revenu à l’hôtel du Guénic, il ne sortit de sa chambre que pour dîner, et y remonta quelque temps après. À dix heures, sa mère inquiète vint le voir, et le trouva griffonnant au milieu d’une grande quantité de papiers biffés et déchirés ; il écrivait à Béatrix, car il se {p. 419} défiait de Camille ; l’air qu’avait eu la marquise pendant leur entrevue au jardin l’avait singulièrement encouragé. Jamais première lettre d’amour n’a été, comme on pourrait le croire, un jet brûlant de l’âme. Chez tous les jeunes gens que n’a pas atteints la corruption, une pareille lettre est accompagnée de bouillonnements trop abondants, trop multipliés, pour ne pas être l’élixir de plusieurs lettres essayées, rejetées, recomposées. Voici celle à laquelle s’arrêta Calyste, et qu’il lut à sa pauvre mère étonnée. Pour elle, cette vieille maison était comme en feu, l’amour de son fils y flambait comme la lumière d’un incendie.
Calyste à Béatrix
Madame, je vous aimais quand vous n’étiez pour moi qu’un rêve, jugez de la force qu’a pris mon amour en vous apercevant. Le rêve a été surpassé par la réalité. Mon chagrin est de n’avoir rien à vous dire que vous ne sachiez en vous disant combien vous êtes belle ; mais peut-être vos beautés n’ont-elles jamais éveillé chez personne autant de sentiments qu’elles en excitent en moi. Vous êtes belle de plus d’une façon, et je vous ai tant étudiée en pensant à vous jour et nuit, que j’ai pénétré les mystères de votre personne, les secrets de votre cœur et vos délicatesses méconnues. Avez-vous jamais été comprise, adorée comme vous méritez de l’être ? Sachez-le donc, il n’y a pas un de vos traits qui ne soit interprété dans mon cœur : votre fierté répond à la mienne, la noblesse de vos regards, la grâce de votre maintien, la distinction de vos mouvements, tout en vous est en harmonie avec des pensées, avec des vœux cachés au fond de votre âme, et c’est en les devinant que je me suis cru digne de vous. Si je n’étais pas devenu depuis quelques jours un autre vous-même, vous parlerais-je de moi ? Me lire, ce sera de l’égoïsme : il s’agit ici bien plus de vous que de Calyste. Pour vous écrire, Béatrix, j’ai fait4 taire mes vingt ans, j’ai entrepris sur moi, j’ai vieilli ma pensée, ou peut-être l’avez-vous vieillie par une semaine des plus horribles souffrances, d’ailleurs innocemment causées par vous. Ne me croyez pas un de ces amants vulgaires desquels vous vous êtes moquée avec tant de raison. Le beau mérite d’aimer une jeune, une belle, une spirituelle, une noble femme ! Hélas ! je ne pense même pas à vous mériter. Que suis-je pour vous ? un enfant attiré par l’éclat de la beauté, {p. 420} par les grandeurs morales comme un insecte est attiré par la lumière. Vous ne pouvez pas faire autrement que de marcher sur les fleurs de mon âme, mais tout mon bonheur sera de vous les voir fouler aux pieds. Un dévouement absolu, la foi sans bornes, un amour insensé, toutes ces richesses d’un cœur aimant et vrai, ne sont rien ; elles servent à aimer et ne font pas qu’on soit aimé. Par moments je ne comprends pas qu’un fanatisme si ardent n’échauffe pas l’idole ; et quand je rencontre votre œil sévère et froid, je me sens glacé. C’est votre dédain qui agit et non mon adoration. Pourquoi ? Vous ne sauriez me haïr autant que je vous aime, le sentiment le plus faible doit-il donc l’emporter sur le plus fort ? J’aimais Félicité de toutes les puissances de mon cœur ; je l’ai oubliée en un jour, en un moment, en vous voyant. Elle était l’erreur, vous êtes la vérité. Vous avez, sans le savoir, détruit mon bonheur, et vous ne me devez rien en échange. J’aimais Camille sans espoir et vous ne me donnez aucune espérance : rien n’est changé que la divinité. J’étais idolâtre, je suis chrétien, voilà tout. Seulement, vous m’avez appris qu’aimer est le premier de tous les bonheurs, être aimé ne vient qu’après. Selon Camille, ce n’est pas aimer que d’aimer pour quelques jours : l’amour qui ne s’accroît pas de jour en jour est une passion misérable ; pour s’accroître, il doit ne pas voir sa fin, et elle apercevait le coucher de notre soleil. À votre aspect, j’ai compris ces discours que je combattais de toute ma jeunesse, de toute la fougue de mes désirs, avec l’austérité despotique de mes vingt ans. Cette grande et sublime Camille mêlait alors ses larmes aux miennes. Je puis donc vous aimer sur la terre et dans les cieux, comme on aime Dieu. Si vous m’aimiez, vous n’auriez pas à m’opposer les raisons par lesquelles Camille terrassait mes efforts. Nous sommes jeunes tous deux, nous pouvons voler des mêmes ailes, sous le même ciel, sans craindre l’orage que redoutait cet aigle. Mais que vous dis-je là ? Je suis emporté bien loin au delà de la modestie de mes vœux ! Vous ne croirez plus à la soumission, à la patience, à la muette adoration que je viens vous prier de ne pas blesser inutilement. Je sais, Béatrix, que vous ne pouvez m’aimer sans perdre de votre propre estime. Aussi ne vous demandé-je aucun retour. Camille disait naguère qu’il y avait une fatalité innée dans les noms, à propos du sien. Cette fatalité, je l’ai pressentie pour moi dans le vôtre, quand, sur la jetée de Guérande, il a frappé mes yeux au bord de l’Océan. Vous passerez dans ma vie {p. 421} comme Béatrix a passé dans la vie de Dante. Mon cœur servira de piédestal à une statue blanche, vindicative, jalouse et oppressive. Il vous est défendu de m’aimer ; vous souffririez mille morts, vous seriez trahie, humiliée, malheureuse : il est en vous un orgueil de démon qui vous lie à la colonne que vous avez embrassée ; vous y périrez en secouant le temple comme fit Samson. Ces choses, je ne les ai pas devinées, mon amour est trop aveugle ; mais Camille me les a dites. Ici, ce n’est point mon esprit qui vous parle, c’est le sien ; moi je n’ai plus d’esprit dès qu’il s’agit de vous, il s’élève de mon cœur des bouillons de sang qui obscurcissent de leurs vagues mon intelligence, qui m’ôtent mes forces, qui paralysent ma langue, qui brisent mes genoux et les font plier. Je ne puis que vous adorer, quoi que vous fassiez. Camille appelle votre résolution de l’entêtement ; moi, je vous défends, et je la crois dictée par la vertu. Vous n’en êtes que plus belle à mes yeux. Je connais ma destinée : l’orgueil de la Bretagne est à la hauteur de la femme qui s’est fait une vertu du sien. Ainsi, chère Béatrix, soyez bonne et consolante pour moi. Quand les victimes étaient désignées, on les couronnait de fleurs ; vous me devez les bouquets de la pitié, les musiques du sacrifice. Ne suis-je pas la preuve de votre grandeur, et ne vous élèverez-vous pas de la hauteur de mon amour dédaigné, malgré sa sincérité, malgré son ardeur immortelle ? Demandez à Camille comment je me suis conduit depuis le jour où elle m’a dit qu’elle aimait Claude Vignon. Je suis resté muet, j’ai souffert en silence. Eh ! bien, pour vous, je trouverai plus de force encore si vous ne me désespérez pas, si vous appréciez mon héroïsme. Une seule louange de vous me ferait supporter les douleurs du martyre. Si vous persistez dans ce froid silence, dans ce mortel dédain, vous donneriez à penser que je suis à craindre. Ah ! soyez avec moi tout ce que vous êtes, charmante, gaie, spirituelle, aimante. Parlez-moi de Gennaro, comme Camille me parlait de Claude. Je n’ai pas d’autre génie que celui de l’amour, je n’ai rien qui me rende redoutable, et je serai devant vous comme si je ne vous aimais pas. Rejetterez-vous la prière d’un amour si humble, d’un pauvre enfant qui demande pour toute grâce à sa lumière de l’éclairer, à son soleil de le réchauffer ? Celui que vous aimez vous verra toujours ; le pauvre Calyste a peu de jours pour lui, vous en serez bientôt quitte. Ainsi, je reviendrai demain aux Touches, n’est-ce pas ? vous ne refuserez pas mon bras pour aller visiter les bords du {p. 422} Croisic et le bourg de Batz ? Si vous ne veniez pas, ce serait une réponse, et Calyste l’entendrait.
Il y avait encore quatre autres pages d’une écriture fine et serrée où Calyste expliquait la terrible menace que ce dernier mot contenait en racontant sa jeunesse et sa vie ; mais il y procédait par phrases exclamatives ; il y avait beaucoup de ces points prodigués par la littérature moderne dans les passages dangereux, comme des planches offertes à l’imagination du lecteur pour lui faire franchir les abîmes. Cette peinture naïve serait une répétition dans le récit ; si elle ne toucha pas madame de Rochefide, elle intéresserait médiocrement les amateurs d’émotions fortes ; elle fit pleurer la mère, qui dit à son fils : — Tu n’as donc pas été heureux ?
Ce terrible poème de sentiments tombés comme un orage dans le cœur de Calyste, et qui devait aller en tourbillonnant dans une autre âme, effraya la baronne : elle lisait une lettre d’amour pour la première fois de sa vie. Calyste était debout dans un terrible embarras, il ne savait comment remettre sa lettre. Le chevalier du Halga se trouvait encore dans la salle où se jouaient les dernières remises d’une mouche animée. Charlotte de Kergarouët, au désespoir de l’indifférence de Calyste, essayait de plaire aux grands parents pour assurer par eux son mariage. Calyste suivit sa mère et reparut dans la salle en gardant dans sa poche sa lettre qui lui brûlait le cœur : il s’agitait, il allait et venait comme un papillon entré par mégarde dans une chambre. Enfin la mère et le fils attirèrent le chevalier du Halga dans la grande salle, d’où ils renvoyèrent le petit domestique de mademoiselle de Pen-Hoël et Mariotte.
— Qu’ont-ils à demander au chevalier ? dit la vieille Zéphirine à la vieille Pen-Hoël.
— Calyste me fait l’effet d’être fou, répondit-elle. Il n’a pas plus d’égards pour Charlotte que si c’était une paludière.
La baronne avait très-bien imaginé que, vers l’an 1780, le chevalier du Halga devait avoir navigué dans les parages de la galanterie, et elle avait dit à Calyste de le consulter.
— Quel est le meilleur moyen de faire parvenir secrètement une lettre à sa maîtresse ? dit Calyste à l’oreille du chevalier.
— On met la lettre dans la main de sa femme de chambre en l’accompagnant de quelques louis, car tôt ou tard une femme de chambre est dans le secret, et il vaut mieux l’y mettre tout d’abord, {p. 423} répondit le chevalier dont la figure laissa échapper un sourire ; mais il vaut mieux la remettre soi-même.
— Des louis ! s’écria la baronne.
Calyste rentra, prit son chapeau ; puis il courut aux Touches, et y produisit comme une apparition dans le petit salon où il entendait les voix de Béatrix et de Camille. Toutes les deux étaient sur le divan et paraissaient être en parfaite intelligence. Calyste, avec cette soudaineté d’esprit que donne l’amour, se jeta très-étourdiment sur le divan à côté de la marquise en lui prenant la main et y mettant sa lettre, sans que Félicité, quelque attentive qu’elle fût, pût s’en apercevoir. Le cœur de Calyste fut chatouillé par une émotion aiguë et douce tout à la fois en se sentant presser la main par celle de Béatrix, qui, sans interrompre sa phrase ni paraître décontenancée, glissait la lettre dans son gant.
— Vous vous jetez sur les femmes comme sur des divans, dit-elle en riant.
— Il n’en est cependant pas à la doctrine des Turcs, répliqua Félicité, qui ne put se refuser cette épigramme.
Calyste se leva, prit la main de Camille et la lui baisa ; puis il alla au piano, en fit résonner toutes les notes d’un coup en passant le doigt dessus. Cette vivacité de joie occupa Camille, qui lui dit de venir lui parler.
— Qu’avez-vous ? lui demanda-t-elle à l’oreille.
— Rien, répondit-il.
— Il y a quelque chose entre eux, se dit mademoiselle des Touches.
La marquise fut impénétrable. Camille essaya de faire causer Calyste en espérant qu’il se trahirait ; mais l’enfant prétexta l’inquiétude où serait sa mère, et quitta les Touches à onze heures, non sans avoir essuyé le feu d’un regard perçant de Camille, à qui cette phrase était dite pour la première fois.
Après les agitations d’une nuit pleine de Béatrix, après être allé pendant la matinée vingt fois dans Guérande au-devant de la réponse qui ne venait pas, la femme de chambre de la marquise entra dans l’hôtel du Guénic, et remit à Calyste cette réponse, qu’il alla lire au fond du jardin sous la tonnelle.
{p. 424}
Béatrix à Calyste
Vous êtes un noble enfant, mais vous êtes un enfant. Vous vous devez à Camille, qui vous adore. Vous ne trouveriez en moi ni les perfections qui la distinguent ni le bonheur qu’elle vous prodigue. Quoi que vous puissiez penser, elle est jeune et je suis vieille, elle a le cœur plein de trésors et le mien est vide, elle a pour vous un dévouement que vous n’appréciez pas assez, elle est sans égoïsme, elle ne vit qu’en vous ; et moi je serais remplie de doutes, je vous entraînerais dans une vie ennuyée, sans noblesse, dans une vie gâtée par ma faute. Camille est libre, elle va et vient comme elle veut ; moi je suis esclave. Enfin vous oubliez que j’aime et que je suis aimée. La situation où je suis devrait me défendre de tout hommage. M’aimer ou me dire qu’on m’aime est, chez un homme, une insulte. Une nouvelle faute ne me mettrait-elle pas au niveau des plus mauvaises créatures de mon sexe ? Vous qui êtes jeune et plein de délicatesses, comment m’obligez-vous à vous dire ces choses, qui ne sortent du cœur qu’en le déchirant ? J’ai préféré l’éclat d’un malheur irréparable à la honte d’une constante tromperie, ma propre perte à celle de la probité ; mais aux yeux de beaucoup de personnes à l’estime desquelles je tiens, je suis encore grande : en changeant, je tomberais de quelques degrés de plus. Le monde est encore indulgent pour celles dont la constance couvre de son manteau l’irrégularité du bonheur ; mais il est impitoyable pour les habitudes vicieuses. Je n’ai ni dédain ni colère, je vous réponds avec franchise et simplicité. Vous êtes jeune, vous ignorez le monde, vous êtes emporté par la fantaisie, et vous êtes incapable, comme tous les gens dont la vie est pure, de faire les réflexions que suggère le malheur. J’irai plus loin. Je serais la femme du monde la plus humiliée, je cacherais d’épouvantables misères, je serais trahie, enfin je serais abandonnée, et, Dieu merci, rien de tout cela n’est possible ; mais, par une vengeance du ciel, il en serait ainsi, personne au monde ne me verrait plus. Oui, je me sentirais alors le courage de tuer un homme qui me parlerait d’amour, si, dans la situation où je serais, un homme pouvait encore arriver à moi. Vous avez là le fond de ma pensée. Aussi peut-être ai-je à vous remercier de m’avoir écrit. Après votre lettre, et surtout après ma réponse, je puis être à mon {p. 425} aise auprès de vous aux Touches, être au gré de mon caractère et comme vous le demandez. Je ne vous parle pas du ridicule amer qui me poursuivrait dans le cas où mes yeux cesseraient d’exprimer les sentiments dont vous vous plaignez. Un second vol fait à Camille serait une preuve d’impuissance auquel une femme ne se résout pas deux fois. Vous aimé-je follement, fussé-je aveugle, oublié-je tout, je verrais toujours Camille ! Son amour pour vous est une de ces barrières trop hautes pour être franchies par aucune puissance, même par les ailes d’un ange : il n’y a qu’un démon qui ne recule pas devant ces infâmes trahisons. Il se trouve ici, mon enfant, un monde de raisons que les femmes nobles et délicates se réservent et auxquelles vous n’entendez rien, vous autres hommes, même quand ils sont aussi semblables à nous que vous l’êtes en ce moment. Enfin vous avez une mère qui vous a montré ce que doit être une femme dans la vie ; elle est pure et sans tache, elle a rempli sa destinée noblement ; ce que je sais d’elle a mouillé mes yeux de larmes, et du fond de mon cœur il s’est élevé des mouvements d’envie. J’aurais pu être ainsi ! Calyste, ainsi doit être votre femme, et telle doit être sa vie. Je ne vous renverrai plus méchamment, comme j’ai fait, à cette petite Charlotte, qui vous ennuierait promptement ; mais à quelque divine jeune fille digne de vous. Si j’étais à vous, je vous ferais manquer votre vie. Il y aurait chez vous manque de foi, de constance, ou vous auriez alors l’intention de me vouer toute votre existence : je suis franche, je la prendrais, je vous emmènerais je ne sais où, loin du monde ; je vous rendrais fort malheureux, je suis jalouse, je vois des monstres dans une goutte d’eau, je suis au désespoir de misères dont beaucoup de femmes s’arrangent ; il est même des pensées inexorables qui viendraient de moi, non de vous, et qui me blesseraient à mort. Quand un homme n’est pas à la dixième année de bonheur aussi respectueux et aussi délicat qu’à la veille du jour où il mendiait une faveur, il me semble un infâme et m’avilit à mes propres yeux ! un pareil amant ne croit plus aux Amadis et aux Cyrus de mes rêves. Aujourd’hui, l’amour pur est une fable, et je ne vois en vous que la fatuité d’un désir à qui sa fin est inconnue. Je n’ai pas quarante ans, je ne sais pas encore faire plier ma fierté sous l’autorité de l’expérience, je n’ai pas cet amour qui rend humble, enfin je suis une femme dont le caractère est encore trop jeune pour ne pas être détestable. Je ne puis répondre de mon {p. 426} humeur, et chez moi la grâce est tout extérieure. Peut-être n’ai-je pas assez souffert encore pour avoir les indulgentes manières et la tendresse absolue que nous devons à de cruelles tromperies. Le bonheur a son impertinence, et je suis très-impertinente. Camille sera toujours pour vous une esclave dévouée, et je serais un tyran déraisonnable. D’ailleurs, Camille n’a-t-elle pas été mise auprès de vous par votre bon ange pour vous permettre d’atteindre au moment où vous commencerez la vie que vous êtes destiné à mener, et à laquelle vous ne devez pas faillir ? Je la connais, Félicité ! sa tendresse est inépuisable ; elle ignore peut-être les grâces de notre sexe, mais elle déploie cette force féconde, ce génie de la constance et cette noble intrépidité qui fait tout accepter. Elle vous mariera, tout en souffrant d’horribles douleurs ; elle saura vous choisir une Béatrix libre, si c’est Béatrix qui répond à vos idées sur la femme et à vos rêves ; elle vous aplanira toutes les difficultés de votre avenir. La vente d’un arpent de terre qu’elle possède à Paris dégagera vos propriétés en Bretagne, elle vous instituera son héritier, n’a-t-elle pas déjà fait de vous un fils d’adoption ? Hélas ! que puis-je pour votre bonheur ? rien. Ne trahissez donc pas un amour infini qui se résout aux devoirs de la maternité. Je la trouve bien heureuse, cette Camille !… L’admiration que vous inspire la pauvre Béatrix est une de ces peccadilles pour lesquelles les femmes de l’âge de Camille sont pleines d’indulgence. Quand elles sont sûres d’être aimées, elles pardonnent à la constance une infidélité, c’est même chez elles un de leurs plus vifs plaisirs que de triompher de la jeunesse de leurs rivales. Camille est au-dessus des autres femmes ; ceci ne s’adresse point à elle, je ne le dis que pour rassurer votre conscience. Je l’ai bien étudiée, Camille, elle est à mes yeux une des plus grandes figures de notre temps. Elle est spirituelle et bonne, deux qualités presque inconciliables chez les femmes ; elle est généreuse et simple, deux autres grandeurs qui se trouvent rarement ensemble. J’ai vu dans le fond de son cœur de sûrs trésors, il semble que Dante ait fait pour elle dans son Paradis la belle strophe sur le bonheur éternel qu’elle vous expliquait l’autre soir et qui finit par Senza brama sicura richezza. Elle me parlait de sa destinée, elle me racontait sa vie en me prouvant que l’amour, cet objet de nos vœux et de nos rêves, l’avait toujours fuie, et je lui répondais qu’elle me paraissait démontrer la difficulté d’appareiller les choses sublimes et qui explique bien des malheurs. {p. 427} Vous êtes une de ces âmes angéliques dont la sœur paraît impossible à rencontrer. Ce malheur, mon cher enfant, Camille vous l’évitera ; elle vous trouvera, dût-elle en mourir, une créature avec laquelle vous puissiez être heureux en ménage.
Je vous tends une main amie et compte, non pas sur votre cœur, mais sur votre esprit, pour nous trouver maintenant ensemble comme un frère et une sœur, et terminer là notre correspondance, qui, des Touches à Guérande, est chose au moins bizarre.
BÉATRIX DE CASTÉRAN.
Émue au dernier point par les détails et par la marche des amours de son fils avec la belle Rochefide, la baronne ne put rester dans la salle où elle faisait sa tapisserie en regardant Calyste à chaque point, elle quitta son fauteuil et vint auprès de lui d’une manière à la fois humble et hardie. La mère eut en ce moment la grâce d’une courtisane qui veut obtenir une concession.
— Eh ! bien, dit-elle en tremblant, mais sans positivement demander la lettre.
Calyste lui montra le papier et le lui lut. Ces deux belles âmes, si simples, si naïves, ne virent dans cette astucieuse et perfide réponse aucune des malices et des piéges qu’y avait mis la marquise.
— C’est une noble et grande femme ! dit la baronne dont les yeux étaient humides. Je prierai Dieu pour elle. Je ne croyais pas qu’une mère pût abandonner son mari, son enfant, et conserver tant de vertus ! Elle est digne de pardon.
— N’ai-je pas raison de l’adorer ? dit Calyste.
— Mais où cet amour te mènera-t-il ? s’écria la baronne. Ah ! mon enfant, combien les femmes à sentiments nobles sont dangereuses ! Les mauvaises sont moins à craindre. Épouse Charlotte de Kergarouët, dégage les deux tiers des terres de ta famille. En vendant quelques fermes, mademoiselle de Pen-Hoël obtiendra ce grand résultat, et cette bonne fille s’occupera de faire valoir tes biens. Tu peux laisser à tes enfants un beau nom, une belle fortune…
— Oublier Béatrix ?… dit Calyste d’une voix sourde et les yeux fixés en terre.
Il laissa la baronne et remonta chez lui pour répondre à la {p. 428} marquise. Madame du Guénic avait la lettre de madame de Rochefide gravée dans le cœur : elle voulut savoir à quoi s’en tenir sur les espérances de Calyste. Vers cette heure le chevalier du Halga promenait sa chienne sur le mail ; la baronne, sûre de l’y trouver, mit un chapeau, son châle, et sortit. Voir la baronne du Guénic dans Guérande ailleurs qu’à l’église, ou dans les deux jolis chemins affectionnés pour la promenade les jours de fête, quand elle y accompagnait son mari et mademoiselle de Pen-Hoël, était un événement si remarquable que, dans toute la ville, deux heures après, chacun s’abordait en se disant : — Madame du Guénic est sortie aujourd’hui, l’avez-vous vue ?
Aussi bientôt cette nouvelle arriva-t-elle aux oreilles de mademoiselle de Pen-Hoël, qui dit à sa nièce : — Il se passe quelque chose de bien extraordinaire chez les du Guénic.
— Calyste est amoureux fou de la belle marquise de Rochefide, dit Charlotte, je devrais quitter Guérande et retourner à Nantes.
En ce moment le chevalier du Halga, surpris d’être cherché par la baronne, avait détaché la laisse de Thisbé, reconnaissant l’impossibilité de se partager.
— Chevalier, vous avez pratiqué la galanterie ? dit la baronne.
Le capitaine du Halga se redressa par un mouvement passablement fat. Madame du Guénic, sans rien dire de son fils ni de la marquise, expliqua la lettre d’amour en demandant quel pouvait être le sens d’une pareille réponse. Le chevalier tenait le nez au vent et se caressait le menton ; il écoutait, il faisait de petites grimaces ; enfin il regarda fixement la baronne d’un air fin.
— Quand les chevaux de race doivent franchir les barrières, ils viennent les reconnaître et les flairer, dit-il. Calyste sera le plus heureux coquin du monde.
— Chut ! dit la baronne.
— Je suis muet. Autrefois je n’avais que cela pour moi, dit le vieux chevalier. Le temps est beau, reprit-il après une pause, le vent est nord-est. Tudieu ! comme la Belle-Poule vous pinçait ce vent-là le jour où… Mais, dit-il en s’interrompant, mes oreilles sonnent, et je sens des douleurs dans les fausses-côtes, le temps changera. Vous savez que le combat de la Belle-Poule a été si célèbre que les femmes ont porté des bonnets à la Belle-Poule. Madame de Kergarouët est venue la première à l’Opéra avec cette {p. 429} coiffure. « Vous êtes coiffée en conquête », lui ai-je dit. Ce mot fut répété dans toutes les loges.
La baronne écouta complaisamment le vieillard, qui, fidèle aux lois de la galanterie, reconduisit la baronne jusqu’à sa ruelle en négligeant Thisbé. Le secret de la naissance de Thisbé échappa au chevalier. Thisbé était petite-fille de la délicieuse Thisbé, chienne de madame l’amirale de Kergarouët, première femme du comte de Kergarouët. Cette dernière Thisbé avait dix-huit ans. La baronne monta lestement chez Calyste, légère de joie comme si elle aimait pour son compte. Calyste n’était pas chez lui ; mais Fanny aperçut une lettre pliée sur la table, adressée à madame de Rochefide, et non cachetée. Une invincible curiosité poussa cette mère inquiète à lire la réponse de son fils. Cette indiscrétion fut cruellement punie. Elle ressentit une horrible douleur en entrevoyant le précipice où l’amour faisait tomber Calyste.
Calyste à Béatrix
Et que m’importe la race des du Guénic par le temps où nous vivons, chère Béatrix ! Mon nom est Béatrix, le bonheur de Béatrix est mon bonheur, sa vie ma vie, et toute ma fortune est dans son cœur. Nos terres sont engagées depuis deux siècles, elles peuvent rester ainsi pendant deux autres siècles ; nos fermiers les gardent, personne ne peut les prendre. Vous voir, vous aimer, voilà ma religion. Me marier ! cette idée m’a bouleversé le cœur. Y a-t-il deux Béatrix ? Je ne me marierai qu’avec vous, j’attendrai vingt ans s’il le faut ; je suis jeune, et vous serez toujours belle. Ma mère est une sainte, je ne dois pas la juger. Elle n’a pas aimé ! Je sais maintenant combien elle a perdu, et quels sacrifices elle a faits. Vous m’avez appris, Béatrix, à mieux aimer ma mère, elle est avec vous dans mon cœur, il n’y aura jamais qu’elle, voilà votre seule rivale, n’est-ce pas vous dire que vous y régnez sans partage ? Ainsi vos raisons n’ont aucune force sur mon esprit. Quant à Camille, vous n’avez qu’un signe à me faire, je la prierai de vous dire elle-même que je ne l’aime pas ; elle est la mère de mon intelligence, rien de moins, rien de plus. Dès que je vous ai vue, elle est devenue ma sœur, mon amie ou mon ami, tout ce qu’il vous plaira ; mais nous n’avons pas d’autres droits que celui de l’amitié l’un sur l’autre. Je l’ai prise pour une femme jusqu’au {p. 430} moment où je vous ai vue. Mais vous m’avez démontré que Camille est un garçon : elle nage, elle chasse, elle monte à cheval, elle fume, elle boit, elle écrit, elle analyse un cœur et un livre, elle n’a pas la moindre faiblesse, elle marche dans sa force ; elle n’a ni vos mouvements déliés, ni votre pas qui ressemble au vol d’un oiseau, ni votre voix d’amour, ni vos regards fins, ni votre allure gracieuse ; elle est Camille Maupin, et pas autre chose ; elle n’a rien de la femme, et vous en avez toutes les choses que j’en aime ; il m’a semblé, dès le premier jour où je vous ai vue, que vous étiez à moi. Vous rirez de ce sentiment, mais il n’a fait que s’accroître, il me semblerait monstrueux que nous fussions séparés : vous êtes mon âme, ma vie, et je ne saurais vivre où vous ne seriez pas. Laissez-vous aimer ! nous fuirons, nous nous en irons bien loin du monde, dans un pays où vous ne rencontrerez personne, et où vous pourrez n’avoir que moi et Dieu dans le cœur. Ma mère, qui vous aime, viendra quelque jour vivre auprès de nous. L’Irlande a des châteaux, et la famille de ma mère m’en prêtera bien un. Mon Dieu, partons ! Une barque, des matelots, et nous y serions cependant avant que personne pût savoir où nous aurions fui ce monde que vous craignez tant ! Vous n’avez pas été aimée ; je le sens en relisant votre lettre, et j’y crois deviner que, s’il n’existait aucune des raisons dont vous parlez, vous vous laisseriez aimer par moi. Béatrix, un saint amour efface le passé. Peut-on penser à autre chose qu’à vous, en vous voyant ? Ah ! je vous aime tant que je vous voudrais mille fois infâme afin de vous montrer la puissance de mon amour en vous adorant comme la plus sainte des créatures. Vous appelez mon amour une injure pour vous. Oh ! Béatrix, tu ne le crois pas ! l’amour d’un noble enfant, ne m’appelez-vous pas ainsi ? honorerait une reine. Ainsi demain nous irons en amants le long des roches et de la mer, et vous marcherez sur les sables de la vieille Bretagne pour les consacrer de nouveau pour moi ! Donnez-moi ce jour de bonheur ; et cette aumône passagère, et peut-être, hélas ! sans souvenir pour vous, sera pour Calyste une éternelle richesse…
La baronne laissa tomber la lettre sans l’achever, elle s’agenouilla sur une chaise et fit à Dieu une oraison mentale en lui demandant de conserver à son fils l’entendement, d’écarter de lui toute folie, toute erreur, et de le retirer de la voie où elle le voyait.
— Que fais-tu là, ma mère ? dit Calyste.
— Je prie Dieu pour toi, dit-elle en lui montrant ses yeux pleins {p. 431} de larmes. Je viens de commettre la faute de lire cette lettre. Mon Calyste est fou !
— De la plus douce des folies, dit le jeune homme en embrassant sa mère.
— Je voudrais voir cette femme, mon enfant.
— Hé ! bien, maman, dit Calyste, nous nous embarquerons demain pour aller au Croisic, sois sur la jetée.
Il cacheta sa lettre et partit pour les Touches. Ce qui, par-dessus toute chose, épouvantait la baronne, était de voir le sentiment arriver par la force de son instinct à la seconde vue d’une expérience consommée. Calyste venait d’écrire à Béatrix comme si le chevalier du Halga l’avait conseillé.
Peut-être une des plus grandes jouissances que puissent éprouver les petits esprits ou les êtres inférieurs est-elle de jouer les grandes âmes et de les prendre à quelque piége. Béatrix savait être bien au-dessous de Camille Maupin. Cette infériorité n’existait pas seulement dans cet ensemble de choses morales appelé talent, mais encore dans les choses du cœur nommées passion. Au moment où Calyste arrivait aux Touches avec l’impétuosité d’un premier amour porté sur les ailes de l’espérance, la marquise éprouvait une joie vive de se savoir aimée par cet adorable jeune homme. Elle n’allait pas jusqu’à vouloir être complice de ce sentiment, elle mettait son héroïsme à comprimer ce capriccio, disent les Italiens, et croyait alors égaler son amie ; elle était heureuse d’avoir à lui faire un sacrifice. Enfin les vanités particulières à la femme française et qui constituent cette célèbre coquetterie d’où elle tire sa supériorité, se trouvaient caressées et pleinement satisfaites chez elle : livrée à d’immenses séductions, elle y résistait, et ses vertus lui chantaient à l’oreille un doux concert de louanges. Ces deux femmes, en apparence indolentes, étaient à demi couchées sur le divan de ce petit salon plein d’harmonies, au milieu d’un monde de fleurs et la fenêtre ouverte, car le vent du nord avait cessé. [ill.] Une dissolvante brise du sud pailletait le lac d’eau salée que leurs yeux pouvaient voir, et le soleil enflammait les sables d’or. Leurs âmes étaient aussi profondément agitées que la nature était calme, et non moins ardentes. Broyée dans les rouages de la machine qu’elle mettait en mouvement, Camille était forcée de veiller sur elle-même, à cause de la prodigieuse finesse de l’amicale ennemie qu’elle avait mise dans sa cage ; mais pour ne pas donner son secret, elle se livrait à des {p. 432} contemplations intimes de la nature, elle trompait ses souffrances en cherchant un sens au mouvement des mondes, et trouvait Dieu dans le sublime désert du ciel. Une fois Dieu reconnu par l’incrédule, il se jette dans le catholicisme absolu, qui, vu comme système, est complet. Le matin Camille avait montré à la marquise un front encore baigné par les lueurs de ses recherches pendant une nuit passée à gémir. Calyste était toujours debout devant elle, comme une image céleste. Ce beau jeune homme à qui elle se dévouait, elle le regardait comme un ange gardien. N’était-ce pas lui qui la guidait vers les hautes régions où cessent les souffrances, sous le poids d’une incompréhensible immensité ? Cependant l’air triomphant de Béatrix inquiétait Camille. Une femme ne gagne pas sur une autre un pareil avantage sans le laisser deviner, tout en se défendant de l’avoir pris. Rien n’était plus bizarre que le combat moral et sourd de ces deux amies, se cachant l’une à l’autre un secret, et se croyant réciproquement créancières de sacrifices inconnus. Calyste arriva tenant sa lettre entre sa main et son gant, prêt à la glisser dans la main de Béatrix. Camille, à qui le changement des manières de son amie n’avait pas échappé, parut ne pas l’examiner et l’examina dans une glace au moment où Calyste allait faire son entrée. Là se trouve un écueil pour toutes les femmes. Les plus spirituelles comme les plus sottes, les plus franches comme les plus astucieuses, ne sont plus maîtresses de leur secret ; en ce moment il éclate aux yeux d’une autre femme. Trop de réserve ou trop d’abandon, un regard libre et lumineux, l’abaissement mystérieux des paupières, tout trahit alors le sentiment le plus difficile à cacher, car l’indifférence a quelque chose de si complétement froid qu’elle ne peut jamais être simulée. Les femmes ont le génie des nuances, elles en usent trop pour ne pas les connaître toutes ; et dans ces occasions leurs yeux embrassent une rivale des pieds à la tête ; elles devinent le plus léger mouvement d’un pied sous la robe, la plus imperceptible convulsion dans la taille, et savent la signification de ce qui pour un homme paraît insignifiant. Deux femmes en observation jouent une des plus admirables scènes de comédie qui se puissent voir.
— Calyste a commis quelque sottise, pensa Camille remarquant chez l’un et l’autre l’air indéfinissable des gens qui s’entendent.
Il n’y avait plus ni roideur ni fausse indifférence chez la marquise, elle regardait Calyste comme une chose à elle. Calyste fut {p. 433} alors explicite, il rougit en vrai coupable, en homme heureux. Il venait arrêter les arrangements à prendre pour le lendemain.
— Vous venez donc décidément, ma chère ? dit Camille.
— Oui, dit Béatrix.
— Comment le savez-vous, demanda mademoiselle des Touches à Calyste.
— Je venais le savoir, répondit-il à un regard que lui lança madame de Rochefide qui ne voulait pas que son amie eût la moindre lumière sur la correspondance.
— Ils s’entendent déjà, dit Camille qui vit ce regard par la puissance circulaire de son œil. Tout est fini, je n’ai plus qu’à disparaître.
Sous le poids de cette pensée, il se fit dans son visage une espèce de décomposition qui fit frémir Béatrix.
— Qu’as-tu, ma chère ? dit-elle.
— Rien. Ainsi, Calyste, vous enverrez mes chevaux et les vôtres pour que nous puissions les trouver au delà du Croisic, afin de revenir à cheval par le bourg de Batz. Nous déjeunerons au Croisic et dînerons aux Touches. Vous vous chargez des bateliers. Nous partirons à huit heures et demie du matin. Quels beaux spectacles ! dit-elle à Béatrix. Vous verrez Cambremer, un homme qui fait pénitence sur un roc pour avoir tué volontairement son fils. Oh ! vous êtes dans un pays primitif où les hommes n’éprouvent pas des sentiments ordinaires. Calyste vous dira cette histoire.
Elle alla dans sa chambre, elle étouffait. Calyste donna sa lettre et suivit Camille.
— Calyste, vous êtes aimé, je le crois, mais vous me cachez une escapade, et vous avez certainement enfreint mes ordres ?
— Aimé ! dit-il en tombant sur un fauteuil.
Camille mit la tête à la porte, Béatrix avait disparu. Ce fait était bizarre. Une femme ne quitte pas une chambre où se trouve celui qu’elle aime en ayant la certitude de le revoir, sans avoir à faire mieux. Mademoiselle des Touches se dit : — Aurait-elle une lettre de Calyste ? Mais elle crut l’innocent Breton incapable de cette hardiesse.
— Si tu m’as désobéi, tout sera perdu par ta faute, lui dit-elle d’un air grave. Va-t’en préparer tes joies de demain.
Elle fit un geste auquel Calyste ne résista pas : il y a des douleurs muettes d’une éloquence despotique. En allant au Croisic voir les {p. 434} bateliers, en traversant les sables et les marais, Calyste eut des craintes. La phrase de Camille était empreinte de quelque chose de fatal qui trahissait la seconde vue de la maternité. Quand il revint quatre heures après, fatigué, comptant dîner aux Touches, il trouva la femme de chambre de Camille en sentinelle sur la porte, l’attendant pour lui dire que sa maîtresse et la marquise ne pourraient le recevoir ce soir. Quand Calyste, surpris, voulut questionner la femme de chambre, elle ferma la porte et se sauva. Six heures sonnaient au clocher de Guérande. Calyste rentra chez lui, se fit faire à dîner et joua la mouche en proie à une sombre méditation. Ces alternatives de bonheur et de malheur, l’anéantissement de ses espérances succédant à la presque certitude d’être aimé, brisaient cette jeune âme qui s’envolait à pleines ailes vers le ciel et arrivait si haut que la chute devait être horrible.
— Qu’as-tu, mon Calyste ? lui dit sa mère à l’oreille.
— Rien, répondit-il en montrant des yeux d’où la lumière de l’âme et le feu de l’amour s’étaient retirés.
Ce n’est pas l’espérance, mais le désespoir qui donne la mesure de nos ambitions. On se livre en secret aux beaux poèmes de l’espérance, tandis que la douleur se montre sans voile.
— Calyste, vous n’êtes pas gentil, dit Charlotte après avoir essayé vainement sur lui ces petites agaceries de provinciale qui dégénèrent toujours en taquinages.
— Je suis fatigué, dit-il en se levant et souhaitant le bonsoir à la compagnie.
— Calyste est bien changé, dit mademoiselle de Pen-Hoël.
— Nous n’avons pas de belles robes garnies de dentelles, nous n’agitons pas nos manches comme ça, nous ne nous posons pas ainsi, nous ne savons pas regarder de côté, tourner la tête, dit Charlotte en imitant et chargeant les airs, la pose et les regards de la marquise. Nous n’avons pas une voix qui part de la tête, ni cette petite toux intéressante, heu ! heu ! qui semble être le soupir d’une ombre ; nous avons le malheur d’avoir une santé robuste et d’aimer nos amis sans coquetterie ; quand nous les regardons nous n’avons pas l’air de les piquer d’un dard ou de les examiner par un coup d’œil hypocrite. Nous ne savons pas pencher la tête en saule pleureur et paraître aimables en la relevant ainsi !
Mademoiselle de Pen-Hoël ne put s’empêcher de rire en voyant {p. 435} les gestes de sa nièce ; mais ni le chevalier ni le baron ne comprirent cette satire de la province contre Paris.
— La marquise de Rochefide est cependant bien belle, dit la vieille fille.
— Mon ami, dit la baronne à son mari, je sais qu’elle va demain au Croisic, nous irons nous y promener, je voudrais bien la rencontrer.
Pendant que Calyste se creusait la tête afin de deviner ce qui pouvait lui avoir fait fermer la porte des Touches, il se passait entre les deux amies une scène qui devait influer sur les événements du lendemain. La lettre de Calyste avait apporté dans le cœur de madame de Rochefide des émotions inconnues. Les femmes ne sont pas toujours l’objet d’un amour aussi jeune, aussi naïf, aussi sincère et absolu que l’était celui de cet enfant. Béatrix avait plus aimé qu’elle n’avait été aimée. Après avoir été l’esclave, elle éprouvait un désir inexplicable d’être à son tour le tyran. Au milieu de sa joie, en lisant et relisant la lettre de Calyste, elle fut traversée par la pointe d’une idée cruelle. Que faisaient donc ensemble Calyste et Camille depuis le départ de Claude Vignon ? Si Calyste n’aimait pas Camille et si Camille le savait, à quoi donc employaient-ils leurs matinées ? La mémoire de l’esprit rapprocha malicieusement de cette remarque les discours de Camille. Il semblait qu’un diable souriant fît apparaître dans un miroir magique le portrait de cette héroïque fille avec certains gestes et certains regards qui achevèrent d’éclairer Béatrix. Au lieu de lui être égale, elle était écrasée par Félicité ; loin de la jouer, elle était jouée par elle ; elle n’était qu’un plaisir que Camille voulait donner à son enfant aimé d’un amour extraordinaire et sans vulgarité. Pour une femme comme Béatrix, cette découverte fut un coup de foudre. Elle repassa minutieusement l’histoire de cette semaine. En un moment, le rôle de Camille et le sien se déroulèrent dans toute leur étendue : elle se trouva singulièrement ravalée. Dans son accès de haine jalouse, elle crut apercevoir chez Camille une intention de vengeance contre Conti. Tout le passé de ces deux ans agissait peut-être sur ces deux semaines. Une fois sur la pente des défiances, des suppositions et de la colère, Béatrix ne s’arrêta point : elle se promenait dans son appartement poussée par d’impétueux mouvements d’âme et s’asseyait tour à tour en essayant de prendre un parti ; mais elle resta jusqu’à l’heure du dîner en proie à l’indécision et ne descendit que pour {p. 436} se mettre à table sans être habillée. En voyant entrer sa rivale, Camille devina tout. Béatrix, sans toilette, avait un air froid et une taciturnité de physionomie qui, pour une observatrice de la force de Maupin, dénotait l’hostilité d’un cœur aigri. Camille sortit et donna sur-le-champ l’ordre qui devait si fort étonner Calyste ; elle pensa que si le naïf Breton arrivait avec son amour insensé au milieu de la querelle, il ne reverrait peut-être jamais Béatrix en compromettant l’avenir de sa passion par quelque sotte franchise, elle voulut être sans témoin pour ce duel de tromperies. Béatrix, sans auxiliaire, devait être à elle. Camille connaissait la sécheresse de cette âme, les petitesses de ce grand orgueil auquel elle avait si justement appliqué le mot d’entêtement. Le dîner fut sombre. Chacune de ces deux femmes avait trop d’esprit et de bon goût pour s’expliquer devant les domestiques ou se faire écouter aux portes par eux. Camille fut douce et bonne, elle se sentait si supérieure ! La marquise fut dure et mordante, elle se savait jouée comme un enfant. Il y eut pendant le dîner un combat de regards, de gestes, de demi-mots auxquels les gens ne devaient rien comprendre et qui annonçait un violent orage. Quand il fallut remonter, Camille offrit malicieusement son bras à Béatrix, qui feignit de ne pas voir le mouvement de son amie et s’élança seule dans l’escalier. Lorsque le café fut servi, mademoiselle des Touches dit à son valet de chambre un : Laissez-nous ! qui fut le signal du combat.
— Les romans que vous faites, ma chère, sont un peu plus dangereux que ceux que vous écrivez, dit la marquise.
— Ils ont cependant un grand avantage, dit Camille en prenant une cigarette.
— Lequel ? demanda Béatrix.
— Ils sont inédits, mon ange.
— Celui dans lequel vous me mettez fera-t-il un livre ?
— Je n’ai pas de vocation pour le métier d’Œdipe ; vous avez l’esprit et la beauté des sphinx, je le sais ; mais ne me proposez pas d’énigmes, parlez clairement, ma chère Béatrix.
— Quand pour rendre les hommes heureux, les amuser, leur plaire et dissiper leurs ennuis, nous demandons au diable de nous aider…
— Les hommes nous reprochent plus tard nos efforts et nos tentatives, en les croyant dictés par le génie de la dépravation, dit Camille en quittant sa cigarette et interrompant son amie.
{p. 437} — Ils oublient l’amour qui nous emportait et qui justifiait nos excès, car où n’allons-nous pas !… Mais ils font alors leur métier d’hommes, ils sont ingrats et injustes, reprit Béatrix. Les femmes entre elles se connaissent, elles savent combien leur attitude en toute circonstance est fière, noble et, disons-le, vertueuse. Mais, Camille, je viens de reconnaître la vérité des critiques dont vous vous êtes plainte quelquefois. Oui, ma chère, vous avez quelque chose des hommes, vous vous conduisez comme eux, rien ne vous arrête, et si vous n’avez pas tous leurs avantages, vous avez dans l’esprit leurs allures, et vous partagez leur mépris envers nous. Je n’ai pas lieu, ma chère, d’être contente de vous, et je suis trop franche pour le cacher. Personne ne me fera peut-être au cœur une blessure aussi profonde que celle dont je souffre. Si vous n’êtes pas toujours femme en amour, vous la redevenez en vengeance. Il fallait une femme de génie pour trouver l’endroit le plus sensible de nos délicatesses ; je veux parler de Calyste et des roueries, ma chère (voilà le vrai mot), que vous avez employées contre moi. Jusqu’où, vous, Camille Maupin, êtes-vous descendue, et dans quelle intention ?
— Toujours de plus en plus sphinx ! dit Camille en souriant.
— Vous avez voulu que je me jetasse à la tête de Calyste ; je suis encore trop jeune pour avoir de telles façons. Pour moi l’amour est l’amour avec ses atroces jalousies et ses volontés absolues. Je ne suis pas auteur : il m’est impossible de voir des idées dans des sentiments…
— Vous vous croyez capable d’aimer sottement ? dit Camille. Rassurez-vous, vous avez encore beaucoup d’esprit. Vous vous calomniez, ma chère, vous êtes assez froide pour toujours rendre votre tête juge des hauts faits de votre cœur.
Cette épigramme fit rougir la marquise ; elle lança sur Camille un regard plein de haine, un regard venimeux, et trouva, sans les chercher, les flèches les plus acérées de son carquois. Camille écouta froidement et en fumant des cigarettes cette tirade furieuse qui pétilla d’injures si mordantes qu’il est impossible de la rapporter. Béatrix, irritée par le calme de son adversaire, chercha d’horribles personnalités dans l’âge auquel atteignait mademoiselle des Touches.
— Est-ce tout ? dit Camille en poussant un nuage de fumée. Aimez-vous Calyste ?
{p. 438} — Non, certes.
— Tant mieux, répondit Camille. Moi je l’aime, et beaucoup trop pour mon repos. Peut-être a-t-il pour vous un caprice, vous êtes la plus délicieuse blonde du monde, et moi je suis noire comme une taupe ; vous êtes svelte, élancée, et moi j’ai trop de dignité dans la taille ; enfin vous êtes jeune ! voilà le grand mot, et vous ne me l’avez pas épargné. Vous avez abusé de vos avantages de femme contre moi, ni plus ni moins qu’un petit journal abuse de la plaisanterie. J’ai tout fait pour empêcher ce qui arrive, dit-elle en levant les yeux au plafond. Quelque peu femme que je sois, je le suis encore assez, ma chère, pour qu’une rivale ait besoin de moi-même pour l’emporter sur moi… (La marquise fut atteinte au cœur par ce mot cruel dit de la façon la plus innocente.) Vous me prenez pour une femme bien niaise en croyant de moi ce que Calyste veut vous en faire croire. Je ne suis ni si grande ni si petite, je suis femme et très-femme. Quittez vos grands airs et donnez-moi la main, dit Camille en s’emparant de la main de Béatrix. Vous n’aimez pas Calyste, voilà la vérité, n’est-ce pas ? Ne vous emportez donc point ! Soyez dure, froide et sévère avec lui demain, il finira par se soumettre après la querelle que je vais lui faire, et surtout après le raccommodement, car je n’ai pas épuisé les ressources de notre arsenal, et, après tout, le Plaisir a toujours raison du Désir. Mais Calyste est Breton. S’il persiste à vous faire la cour, dites-le-moi franchement, et vous irez dans une petite maison de campagne que je possède à six lieues de Paris, où vous trouverez toutes les aises de la vie, et où Conti pourra venir. Que Calyste me calomnie, eh ! mon Dieu ! l’amour le plus pur ment six fois par jour, ses impostures accusent sa force.
Il y eut dans la physionomie de Camille un air de superbe froideur qui rendit la marquise inquiète et craintive. Elle ne savait que répondre. Camille lui porta le dernier coup.
— Je suis plus confiante et moins aigre que vous, reprit Camille, je ne vous suppose pas l’intention de couvrir par une récrimination une attaque qui compromettrait ma vie : vous me connaissez, je ne survivrai pas à la perte de Calyste, et je dois le perdre tôt ou tard. Calyste m’aime d’ailleurs, je le sais.
— Voilà ce qu’il répondait à une lettre où je ne lui parlais que de vous, dit Béatrix en tendant la lettre de Calyste.
Camille la prit et la lut ; mais, en la lisant, ses yeux s’emplirent {p. 439} de larmes ; elle pleura comme pleurent toutes les femmes dans leurs vives douleurs.
— Mon Dieu ! dit-elle, il l’aime. Je mourrai donc sans avoir été ni comprise ni aimée !
Elle resta quelques moments la tête appuyée sur l’épaule de Béatrix : sa douleur était véritable, elle éprouvait dans ses entrailles le coup terrible qu’y avait reçu la baronne du Guénic à la lecture de cette lettre.
— L’aimes-tu ? dit-elle en se dressant et regardant Béatrix. As-tu pour lui cette adoration infinie qui triomphe de toutes les douleurs et qui survit au mépris, à la trahison, à la certitude de n’être plus jamais aimée ? L’aimes-tu pour lui-même et pour le plaisir même de l’aimer ?
— Chère amie, dit la marquise attendrie ; eh ! bien, sois tranquille, je partirai demain.
— Ne pars pas, il t’aime, je le vois ! Et je l’aime tant que je serais au désespoir de le voir souffrant, malheureux. J’avais formé bien des projets pour lui ; mais s’il t’aime, tout est fini.
— Je l’aime, Camille, dit alors la marquise avec une adorable naïveté, mais en rougissant.
— Tu l’aimes, et tu peux lui résister, s’écria Camille. Ah ! tu ne l’aimes pas.
— Je ne sais quelles vertus nouvelles il a réveillées en moi, mais certes il m’a rendue honteuse de moi-même, dit Béatrix. Je voudrais être vertueuse et libre pour lui sacrifier autre chose que les restes de mon cœur et des chaînes infâmes. Je ne veux d’une destinée incomplète ni pour lui ni pour moi.
— Tête froide : aimer et calculer ! dit Camille avec une sorte d’horreur.
— Tout ce que vous voudrez, mais je ne veux pas flétrir sa vie, être à son cou comme une pierre, et devenir un regret éternel. Si je ne puis être sa femme, je ne serai pas sa maîtresse. Il m’a… Vous ne vous moquerez pas de moi ? non. Eh ! bien, son adorable amour m’a purifiée.
Camille jeta sur Béatrix le plus fauve, le plus farouche regard que jamais femme jalouse ait jeté sur sa rivale.
— Sur ce terrain, dit-elle, je croyais être seule. Béatrix, ce mot nous sépare à jamais, nous ne sommes plus amies. Nous commençons un combat horrible. Maintenant, je te le dis : tu {p. 440} succomberas ou tu fuiras…
Félicité se précipita dans sa chambre après avoir montré le visage d’une lionne en fureur à Béatrix stupéfaite.
— Viendrez-vous au Croisic demain ? dit Camille en soulevant la portière.
— Certes, répondit orgueilleusement la marquise. Je ne fuirai pas et je ne succomberai pas.
— Je joue cartes sur table : j’écrirai à Conti, répondit Camille.
Béatrix devint aussi blanche que la gaze de son écharpe.
— Chacune de nous joue sa vie, répondit Béatrix qui ne savait plus que résoudre.
Les violentes passions que cette scène avait soulevées entre ces deux femmes se calmèrent pendant la nuit. Toutes deux se raisonnèrent et revinrent au sentiment des perfides temporisations qui séduisent la plupart des femmes ; système excellent entre elles et les hommes, mauvais entre les femmes. Ce fut au milieu de cette dernière tempête que mademoiselle des Touches entendit la grande voix qui triomphe des plus intrépides. Béatrix écouta les conseils de la jurisprudence mondaine, elle eut peur du mépris de la société. La dernière tromperie de Félicité, mêlée des accents de la plus atroce jalousie, eut donc un plein succès. La faute de Calyste fut réparée, mais une nouvelle indiscrétion pouvait à jamais ruiner ses espérances.
On arrivait à la fin du mois d’août, le ciel était d’une pureté magnifique. À l’horizon, l’Océan avait, comme dans les mers méridionales, une teinte d’argent en fusion, et près du rivage papillotaient de petites vagues. Une espèce de fumée brillante produite par les rayons du soleil qui tombaient d’aplomb sur les sables, y produisait une atmosphère au moins égale à celle des tropiques. Aussi le sel fleurissait-il en petits œillets blancs à la surface des mares. Les courageux paludiers, vêtus de blanc précisément pour résister à l’action du soleil, étaient dès le matin à leur poste, armés de leurs longs râteaux, les uns appuyés sur les petits murs de boue qui séparent chaque propriété, regardant le travail de cette chimie naturelle, à eux connue dès l’enfance ; les autres jouant avec leurs petits gars et leurs femmes. Ces dragons verts, appelés douaniers, fumaient leurs pipes tranquillement. Il y avait je ne sais quoi d’oriental dans ce tableau, car, certes, un Parisien subitement transporté là ne se serait pas cru en France. Le baron et la baronne, qui avaient pris le prétexte de venir voir comment {p. 441} allait la récolte de sel, étaient sur la jetée admirant ce silencieux paysage où la mer faisait seule entendre le mugissement de ses vagues en temps égaux, où des barques sillonnaient la mer, et où la ceinture verte de la terre cultivée produisait un effet d’autant plus gracieux qu’il est excessivement rare sur les bords toujours désolés de l’Océan.
— Hé ! bien, mes amis, j’aurai vu les marais de Guérande encore une fois avant de mourir, dit le baron à des paludiers qui se groupèrent à l’entrée des marais pour le saluer.
— Est-ce que les du Guénic meurent ! dit un paludier.
En ce moment, la caravane partie des Touches arriva dans le petit chemin. La marquise allait seule en avant, Calyste et Camille la suivaient en se donnant le bras. À vingt pas en arrière venait Gasselin.
— Voilà ma mère et mon père, dit le jeune homme à Camille.
La marquise s’arrêta. Madame du Guénic éprouva la plus violente répulsion en voyant Béatrix, qui cependant était mise à son avantage : un chapeau d’Italie orné de bluets et à grands bords, ses cheveux crêpés dessous, une robe d’une étoffe écrue de couleur grisâtre, une ceinture bleue à longs bouts flottants, enfin un air de princesse déguisée en bergère.
— Elle n’a pas de cœur, se dit la baronne.
— Mademoiselle, dit Calyste à Camille, voici madame du Guénic et mon père. Puis il dit au baron et à la baronne : — Mademoiselle des Touches et madame la marquise de Rochefide, née de Casteran, mon père.
Le baron salua mademoiselle des Touches, qui fit un salut humble et plein de reconnaissance à la baronne.
— Celle-là, pensa Fanny, aime vraiment mon fils, elle semble me remercier d’avoir mis Calyste au monde.
— Vous venez voir, comme je le fais, si la récolte sera bonne ; mais vous avez de meilleures raisons que moi d’être curieuse, dit le baron à Camille, car vous avez là du bien, mademoiselle.
— Mademoiselle est la plus riche de tous les propriétaires, dit un de ces paludiers, et que Dieu la conserve, elle est bonne dame.
Les deux compagnies se saluèrent et se quittèrent.
— On ne donnerait pas plus de trente ans à mademoiselle des Touches, dit le bonhomme à sa femme. Elle est bien belle. Et {p. 442} Calyste préfère cette haridelle de marquise parisienne à cette excellente fille de la Bretagne ?
— Hélas ! oui, dit la baronne.
Une barque attendait au pied de la jetée où l’embarquement se fit sans gaieté. La marquise était froide et digne. Camille avait grondé Calyste sur son manque d’obéissance, en lui expliquant l’état dans lequel étaient ses affaires de cœur. Calyste, en proie à un désespoir morne, jetait sur Béatrix des regards où l’amour et la haine se combattaient. Il ne fut pas dit une parole pendant le court trajet de la jetée de Guérande à l’extrémité du port du Croisic, endroit où se charge le sel que des femmes apportent dans de grandes terrines placées sur leurs têtes, et qu’elles tiennent de façon à ressembler à des cariatides. Ces femmes vont pieds nus et n’ont qu’une jupe assez courte. Beaucoup d’entre elles laissent insoucieusement voltiger les mouchoirs qui couvrent leurs bustes ; plusieurs n’ont que leurs chemises et sont les plus fières, car moins les femmes ont de vêtements, plus elles déploient de pudiques noblesses. Le petit navire danois achevait sa cargaison. Le débarquement de ces deux belles personnes excita donc la curiosité des porteuses de sel ; et pour y échapper autant que pour servir Calyste, Camille s’élança vivement vers les rochers, en le laissant à Béatrix. Gasselin mit entre son maître et lui une distance d’au moins deux cents pas. Du côté de la mer, la presqu’île du Croisic est bordée de roches granitiques dont les formes sont si singulièrement capricieuses, qu’elles ne peuvent être appréciées que par les voyageurs qui ont été mis à même d’établir des comparaisons entre ces grands spectacles de la nature sauvage. Peut-être les roches du Croisic ont-elles sur les choses de ce genre la supériorité accordée au chemin de la grande Chartreuse sur les autres vallées étroites. Ni les côtes de la Corse où le granit offre des rescifs bien bizarres, ni celles de la Sardaigne, où la nature s’est livrée à des effets grandioses et terribles, ni les roches basaltiques des mers du Nord n’ont un caractère si complet. La fantaisie s’est amusée à composer là d’interminables arabesques où les figures les plus fantastiques s’enroulent et se déroulent. Toutes les formes y sont. L’imagination est peut-être fatiguée de cette immense galerie de monstruosités où par les temps de fureur la mer se glisse et a fini par polir toutes les aspérités. Vous rencontrez sous une voûte naturelle et d’une hardiesse imitée de loin par Brunelleschi, car les plus grands efforts de {p. 443} l’art sont toujours une timide contrefaçon des effets de la nature, une cuve polie comme une baignoire de marbre et sablée par un sable uni, fin, blanc, où l’on peut se baigner sans crainte dans quatre pieds d’eau tiède. Vous allez admirant de petites anses fraîches, abritées par des portiques grossièrement taillés, mais majestueux, à la manière du palais Pitti, cette autre imitation des caprices de la nature. Les accidents sont innombrables, rien n’y manque de ce que l’imagination la plus dévergondée pourrait inventer ou désirer. Il existe même, chose si rare sur les bords de l’Océan que peut-être est-ce la seule exception, un gros buisson de la plante qui a fait créer ce mot. Ce buis, la plus grande curiosité du Croisic, où les arbres ne peuvent pas venir, se trouve à une lieue environ du port, à la pointe la plus avancée de la côte. Sur un des promontoires formés par le granit, et qui s’élèvent au-dessus de la mer à une hauteur où les vagues n’arrivent jamais, même dans les temps les plus furieux, à l’exposition du midi, les caprices diluviens ont pratiqué une marge creuse d’environ quatre pieds de saillie. Dans cette fente, le hasard, ou peut-être l’homme, a mis assez de terre végétale pour qu’un buis ras et fourni, semé par les oiseaux, y ait poussé. La forme des racines indique au moins trois cents ans d’existence. Au-dessous la roche est cassée net. La commotion, dont les traces sont écrites en caractères ineffaçables sur cette côte, a emporté les morceaux de granit je ne sais où. La mer arrive sans rencontrer de rescifs au pied de cette lame, où elle a plus de cinq cents pieds de profondeur ; à l’entour, quelques roches à fleur d’eau, que les bouillonnements de l’écume indiquent, décrivent comme un grand cirque. Il faut un peu de courage et de résolution pour aller jusqu’à la cime de ce petit Gibraltar, dont la tête est presque ronde et d’où quelque coup de vent peut précipiter les curieux dans la mer ou, ce qui serait plus dangereux, sur les roches. Cette sentinelle gigantesque ressemble à ces lanternes de vieux châteaux d’où l’on pouvait prévoir les attaques en embrassant tout le pays ; de là se voient le clocher et les arides cultures du Croisic, les sables et les dunes qui menacent la terre cultivée et qui ont envahi le territoire du bourg de Batz. Quelques vieillards prétendent que, dans des temps fort reculés, il se trouvait un château fort en cet endroit. Les pêcheurs de sardines ont donné un nom à ce rocher, qui se voit de loin en mer ; mais il faut pardonner l’oubli de ce mot breton, aussi difficile à prononcer qu’à retenir. {p. 444} Calyste menait Béatrix vers ce point, d’où le coup d’œil est superbe et où les décorations du granit surpassent tous les étonnements qu’il a pu causer le long de la route sablonneuse qui côtoie la mer. Il est inutile d’expliquer pourquoi Camille s’était sauvée en avant. Comme une bête sauvage blessée, elle aimait la solitude ; elle se perdait dans les grottes, reparaissait sur les pics, chassait les crabes de leurs trous ou surprenait en flagrant délit leurs mœurs originales. Pour ne pas être gênée par ses habits de femme, elle avait mis des pantalons à manchettes brodées, une blouse courte, un chapeau de castor, et pour bâton de voyage elle avait une cravache, car elle a toujours eu la fatuité de sa force et de son agilité ; elle était ainsi cent fois plus belle que Béatrix : elle avait un petit châle de soie rouge de Chine croisé sur son buste comme on le met aux enfants. Pendant quelque temps, Béatrix et Calyste la virent voltigeant sur les cimes ou sur les abîmes comme un feu follet, essayant de donner le change à ses souffrances en affrontant le péril. Elle arriva la première à la roche au buis et s’assit dans une des anfractuosités à l’ombre, occupée à méditer. Que pouvait faire une femme comme elle de sa vieillesse, après avoir bu la coupe de la gloire que tous les grands talents, trop avides pour détailler les stupides jouissances de l’amour-propre, vident d’une gorgée ? Elle a depuis avoué que là l’une de ces réflexions suggérées par un rien, par un de ces accidents qui sont une niaiserie peut-être pour des gens vulgaires, et qui présentent un abîme de réflexions aux grandes âmes, l’avait décidée à l’acte singulier par lequel elle devait en finir avec la vie sociale. Elle tira de sa poche une petite boîte où elle avait mis, en cas de soif, des pastilles à la fraise ; elle en prit plusieurs ; mais, tout en les savourant, elle ne put s’empêcher de remarquer que les fraises, qui n’existaient plus, revivaient cependant dans leurs qualités. Elle conclut de là qu’il en pouvait être ainsi de nous. La mer lui offrait alors une image de l’infini. Nul grand esprit ne peut se tirer de l’infini, en admettant l’immortalité de l’âme, sans conclure à quelque avenir religieux. Cette idée la poursuivit encore quand elle respira son flacon d’eau de Portugal. Son manége pour faire tomber Béatrix en partage à Calyste lui parut alors bien mesquin : elle sentit mourir la femme en elle, et se dégager la noble et angélique créature voilée jusqu’alors par la chair. Son immense esprit, son savoir, ses connaissances, ses fausses amours l’avaient conduite face à face, avec quoi ? qui le lui eût dit ? {p. 445} avec la mère féconde, la consolatrice des affligés, l’Église Romaine, si douce aux repentirs, si poétique avec les poètes, si naïve avec les enfants, si profonde et si mystérieuse pour les esprits inquiets et sauvages qu’ils y peuvent toujours creuser en satisfaisant toujours leurs insatiables curiosités, sans cesse excitées. Elle jeta les yeux sur les détours que Calyste lui avait fait faire, et les comparait aux chemins tortueux de ces rochers. Calyste était toujours à ses yeux le beau messager du ciel, un divin conducteur. Elle étouffa l’amour terrestre par l’amour divin.
Après avoir marché pendant quelque temps en silence, Calyste ne put s’empêcher, sur une exclamation de Béatrix relative à la beauté de l’Océan qui diffère beaucoup de la Méditerranée, de comparer, comme pureté, comme étendue, comme agitation, comme profondeur, comme éternité, cette mer à son amour.
— Elle est bordée par un rocher, dit en riant Béatrix.
— Quand vous me parlez ainsi, répondit-il en lui lançant un regard divin, je vous vois, je vous entends, et puis avoir la patience des anges ; mais quand je suis seul, vous auriez pitié de moi si vous pouviez me voir. Ma mère pleure alors de mon chagrin.
— Écoutez, Calyste, il faut en finir, dit la marquise en regagnant le chemin sablé. Peut-être avons-nous atteint le seul lieu propice à dire ces choses, car jamais de ma vie je n’ai vu la nature plus en harmonie avec mes pensées. J’ai vu l’Italie, où tout parle d’amour ; j’ai vu la Suisse, où tout est frais et exprime un vrai bonheur, un bonheur laborieux ; où la verdure, les eaux tranquilles, les lignes les plus riantes sont opprimées par les Alpes couronnées de neige ; mais je n’ai rien vu qui peigne mieux l’ardente aridité de ma vie que cette petite plaine desséchée par les vents de mer, corrodée par les vapeurs marines, où lutte une triste agriculture en face de l’immense Océan, en face des bouquets de la Bretagne d’où s’élèvent les tours de votre Guérande. Eh ! bien, Calyste, voilà Béatrix. Ne vous y attachez donc point. Je vous aime, mais je ne serai jamais à vous d’aucune manière, car j’ai la conscience de ma désolation intérieure. Ah ! vous ne savez pas à quel point je suis dure pour moi-même en vous parlant ainsi. Non, vous ne verrez pas votre idole, si je suis une idole, amoindrie, elle ne tombera pas de la hauteur où vous la mettez. J’ai maintenant en horreur une passion que désavouent le monde et la religion, je ne veux plus être humiliée ni cacher mon bonheur ; je reste attachée où je suis, {p. 446} je serai le désert sablonneux et sans végétation, sans fleurs ni verdure que voici.
— Et si vous étiez abandonnée ? dit Calyste.
— Eh ! bien, j’irai mendier ma grâce, je m’humilierai devant l’homme que j’ai offensé, mais je ne courrai jamais le risque de me jeter dans un bonheur que je sais devoir finir.
— Finir, s’écria Calyste.
La marquise interrompit le dithyrambe auquel allait se livrer son amant en répétant : Finir ! d’un ton qui lui imposa silence.
Cette contradiction émut chez le jeune homme une de ces muettes fureurs internes que connaissent seuls ceux qui ont aimé sans espoir. Béatrix et lui firent environ trois cents pas dans un profond silence, ne regardant plus ni la mer, ni les roches, ni les champs du Croisic.
— Je vous rendrais si heureuse ! dit Calyste.
— Tous les hommes commencent par nous promettre le bonheur, et ils nous lèguent l’infamie, l’abandon, le dégoût. Je n’ai rien à reprocher à celui à qui je dois être fidèle ; il ne m’a rien promis, je suis allée à lui ; mais le seul moyen qui me reste pour amoindrir ma faute est de la rendre éternelle.
— Dites, madame, que vous ne m’aimez pas ! Moi qui vous aime, je sais par moi-même que l’amour ne discute pas, il ne voit que lui-même, il n’est pas un sacrifice que je ne fasse. Ordonnez, je tenterai l’impossible. Celui qui jadis a méprisé sa maîtresse pour avoir jeté son gant entre les lions en lui commandant d’aller le reprendre, il n’aimait pas ! il méconnaissait votre droit de nous éprouver pour être sûres de notre amour et ne rendre les armes qu’à des grandeurs surhumaines. Je vous sacrifierais ma famille, mon nom, mon avenir.
— Quelle insulte dans ce mot de sacrifices ! dit-elle d’un ton de reproche qui fit sentir à Calyste la sottise de son expression.
Il n’y a que les femmes qui aiment absolument ou les coquettes pour savoir prendre un point d’appui dans un mot et s’élancer à une hauteur prodigieuse : l’esprit et le sentiment procèdent là de la même manière ; mais la femme aimante s’afflige, et la coquette méprise.
— Vous avez raison, dit Calyste en laissant tomber deux larmes, ce mot ne peut se dire que des efforts que vous me demandez.
— Taisez-vous, dit Béatrix saisie d’une réponse où pour la {p. 447} première fois Calyste peignait bien son amour, j’ai fait assez de fautes, ne me tentez pas.
Ils étaient en ce moment au pied de la roche au buis. Calyste éprouva les plus enivrantes félicités à soutenir la marquise en gravissant ce rocher où elle voulut aller jusqu’à la cime. Ce fut pour ce pauvre enfant la dernière faveur que de serrer cette taille, de sentir cette femme un peu tremblante : elle avait besoin de lui ! Ce plaisir inespéré lui tourna la tête, il ne vit plus rien, il saisit Béatrix par la ceinture.
— Eh ! bien ? dit-elle d’un air imposant.
— Ne serez-vous jamais à moi, lui demanda-t-il d’une voix étouffée par un orage de sang.
— Jamais, mon ami, répondit-elle. Je ne puis être pour vous que Béatrix, un rêve. N’est-ce pas une douce chose ? nous n’aurons ni amertume, ni chagrin, ni repentir.
— Et vous retournerez à Conti ?
— Il le faut bien.
— Tu ne seras donc jamais à personne, dit Calyste en poussant la marquise avec une violence frénétique.
Il voulut écouter sa chute avant de se précipiter après elle, mais il n’entendit qu’une clameur sourde, la stridente déchirure d’une étoffe et le bruit grave d’un corps tombant sur la terre. Au lieu d’aller la tête en bas, Béatrix avait chaviré, elle était renversée dans le buis ; mais elle aurait roulé néanmoins au fond de la mer si sa robe ne s’était accrochée à une pointe et n’avait en se déchirant amorti le poids du corps sur le buisson. Mademoiselle des Touches, qui vit cette scène, ne put crier, car son saisissement fut tel qu’elle ne put que faire signe à Gasselin d’accourir. Calyste se pencha par une sorte de curiosité féroce, il vit la situation de Béatrix et frémit : elle paraissait prier, elle croyait mourir, elle sentait le buis près de céder. Avec l’habileté soudaine que donne l’amour, avec l’agilité surnaturelle que la jeunesse trouve dans le danger, il se laissa couler de neuf pieds de hauteur, en se tenant à quelques aspérités, jusqu’à la marge du rocher, et put relever à temps la marquise en la prenant dans ses bras, au risque de tomber tous les deux à la mer. Quand il tint Béatrix, elle était sans connaissance ; mais il la pouvait croire toute à lui dans ce lit aérien où ils allaient rester long-temps seuls, et son premier mouvement fut un mouvement de plaisir.
{p. 448} — Ouvrez les yeux, pardonnez-moi, disait Calyste, ou nous mourrons ensemble.
— Mourir ? dit-elle en ouvrant les yeux et dénouant ses lèvres pâles.
Calyste salua ce mot par un baiser, et sentit alors chez la marquise un frémissement convulsif qui le ravit. En ce moment, les souliers ferrés de Gasselin se firent entendre au-dessus. Le Breton était suivi de Camille, avec laquelle il examinait les moyens de sauver les deux amants.
— Il n’en est qu’un seul, mademoiselle, dit Gasselin : je vais m’y couler, ils remonteront sur mes épaules, et vous leur donnerez la main.
— Et toi ? dit Camille.
Le domestique parut surpris d’être compté pour quelque chose au milieu du danger que courait son jeune maître.
— Il vaut mieux aller chercher une échelle au Croisic, dit Camille.
— Elle est malicieuse tout de même, se dit Gasselin en descendant.
Béatrix demanda d’une voix faible à être couchée, elle se sentait défaillir. Calyste la coucha entre le granit et le buis sur le terreau frais.
— Je vous ai vu, Calyste, dit Camille. Que Béatrix meure ou soit sauvée, ceci ne doit être jamais qu’un accident.
— Elle me haïra, dit-il les yeux mouillés.
— Elle t’adorera, répondit Camille. Nous voilà revenus de notre promenade, il faut la transporter aux Touches. Que serais-tu donc devenu si elle était morte ? lui dit-elle.
— Je l’aurais suivie.
— Et ta mère ?… Puis, après une pause : Et moi ? dit-elle faiblement.
Calyste resta pâle, le dos appuyé au granit, immobile, silencieux. Gasselin revint promptement d’une des petites fermes éparses dans les champs en courant avec une échelle qu’il y avait trouvée. Béatrix avait repris quelques forces. Quand Gasselin eut placé l’échelle, la marquise put, aidée par Gasselin qui pria Calyste de passer le châle rouge de Camille sous les bras de Béatrix et de lui en apporter le bout, arriver sur la plate-forme ronde, où Gasselin la prit dans ses bras comme un enfant, et la descendit sur la plage.
{p. 449} — Je n’aurais pas dit non à la mort ; mais les souffrances ! dit-elle à mademoiselle des Touches d’une voix faible.
La faiblesse et le brisement que ressentait Béatrix forcèrent Camille à la faire porter à la ferme où Gasselin avait emprunté l’échelle. Calyste, Gasselin et Camille se dépouillèrent des vêtements qu’ils pouvaient quitter, firent un matelas sur l’échelle, y placèrent Béatrix et la portèrent comme sur une civière. Les fermiers offrirent leur lit. Gasselin courut à l’endroit où attendaient les chevaux, en prit un, et alla chercher le chirurgien du Croisic, après avoir recommandé aux bateliers de venir à l’anse la plus voisine de la ferme. Calyste, assis sur une escabelle, répondait par des mouvements de tête et par de rares monosyllabes à Camille, dont l’inquiétude était excitée et par l’état de Béatrix et par celui de Calyste. Après une saignée, la malade se trouva mieux ; elle put parler, consentit à s’embarquer, et vers cinq heures du soir elle fut transportée de la jetée de Guérande aux Touches, où le médecin de la ville l’attendait. Le bruit de cet événement s’était répandu dans ce pays solitaire et presque sans habitants visibles avec une inexplicable rapidité.
Calyste passa la nuit aux Touches, au pied du lit de Béatrix, et en compagnie de Camille. Le médecin avait promis que le lendemain la marquise n’aurait plus qu’une courbature. À travers le désespoir de Calyste éclatait une joie profonde : il était au pied du lit de Béatrix, il la regardait sommeillant ou s’éveillant ; il pouvait étudier son visage pâle et ses moindres mouvements. Camille souriait avec amertume en reconnaissant chez Calyste les symptômes d’une de ces passions qui teignent à jamais l’âme et les facultés d’un homme en se mêlant à sa vie, dans une époque où nulle pensée, nul soin ne contrarient ce cruel travail intérieur. Jamais Calyste ne devait voir la femme vraie qui était en Béatrix. Avec quelle naïveté le jeune Breton ne laissait-il pas lire ses plus secrètes pensées ?… Il s’imaginait que cette femme était sienne en se trouvant ainsi dans sa chambre, et en l’admirant dans le désordre du lit. Il épiait avec une attention extatique les plus légers mouvements de Béatrix ; sa contenance annonçait une si jolie curiosité, son bonheur se révélait si naïvement qu’il y eut un moment où les deux femmes se regardèrent en souriant. Quand Calyste vit les beaux yeux vert de mer de la malade exprimant un mélange de confusion, d’amour et de raillerie, il rougit et détourna la tête.
— Ne vous ai-je pas dit, Calyste, que vous autres hommes vous {p. 450} nous promettiez le bonheur et finissiez par nous jeter dans un précipice ?
En entendant cette plaisanterie, dite d’un ton charmant, et qui annonçait quelque changement dans le cœur de Béatrix, Calyste se mit à genoux, prit une des mains moites qu’elle laissa prendre et la baisa d’une façon très-soumise.
— Vous avez le droit de repousser à jamais mon amour, et moi je n’ai plus le droit de vous dire un seul mot.
— Ah ! s’écria Camille en voyant l’expression peinte sur le visage de Béatrix et la comparant à celle qu’avaient obtenue les efforts de sa diplomatie, l’amour aura toujours plus d’esprit à lui seul que tout le monde ! Prenez votre calmant, ma chère amie, et dormez.
Cette nuit, passée par Calyste auprès de mademoiselle des Touches, qui lut des livres de théologie mystique pendant que Calyste lisait Indiana, le premier ouvrage de la célèbre rivale de Camille, et où se trouvait la captivante image d’un jeune homme aimant avec idolâtrie et dévouement, avec une tranquillité mystérieuse et pour toute sa vie, une femme placée dans la situation fausse où était Béatrix, livre qui fut d’un fatal exemple pour lui ! cette nuit laissa des traces ineffaçables dans le cœur de ce pauvre jeune homme, à qui Félicité fit comprendre qu’à moins d’être un monstre, une femme ne pouvait être qu’heureuse et flattée dans toutes ses vanités d’avoir été l’objet d’un crime.
— Vous ne m’auriez pas jetée à l’eau, moi ! dit la pauvre Camille en essuyant une larme.
Vers le matin, Calyste, accablé, s’était endormi dans son fauteuil. Ce fut au tour de la marquise à contempler ce charmant enfant, pâli par ses émotions et par sa première veille d’amour ; elle l’entendit murmurant son nom dans son sommeil.
— Il aime en dormant, dit-elle à Camille.
— Il faut l’envoyer se coucher chez lui, dit Félicité qui le réveilla.
Personne n’était inquiet à l’hôtel du Guénic, mademoiselle des Touches avait écrit un mot à la baronne. Calyste revint dîner aux Touches, il retrouva Béatrix levée, pâle, faible et lasse ; mais il n’y avait plus la moindre dureté dans sa parole ni la moindre dureté dans ses regards. Depuis cette soirée, remplie de musique par Camille qui se mit au piano pour laisser Calyste prendre et serrer les mains de Béatrix sans que ni l’un ni l’autre pussent parler, il n’y eut plus {p. 451} le moindre orage aux Touches. Félicité s’effaça complétement. Les femmes froides, frêles, dures et minces, comme est madame de Rochefide, ces femmes, dont le col offre une attache osseuse qui leur donne une vague ressemblance avec la race féline, ont l’âme de la couleur pâle de leurs yeux clairs, gris ou verts ; aussi, pour fondre, pour vitrifier ces cailloux, faut-il des coups de foudre. Pour Béatrix, la rage d’amour et l’attentat de Calyste avaient été ce coup de tonnerre auquel rien ne résiste et qui change les natures les plus rebelles. Béatrix se sentait intérieurement mortifiée, l’amour pur et vrai lui baignait le cœur de ses molles et fluides ardeurs. Elle vivait dans une douce et tiède atmosphère de sentiments inconnus où elle se trouvait agrandie, élevée ; elle entrait dans les cieux où la Bretagne a, de tout temps, mis la femme. Elle savourait les adorations respectueuses de cet enfant dont le bonheur lui coûtait peu de chose, car un geste, un regard, une parole satisfaisaient Calyste. Ce haut prix donné par le cœur à ces riens la touchait excessivement. Son gant effleuré pouvait devenir pour cet ange plus que toute sa personne n’était pour celui par qui elle aurait dû être adorée. Quel contraste ! Quelle femme aurait pu résister à cette constante déification ? Elle était sûre d’être obéie et comprise. Elle eût dit à Calyste de risquer sa vie pour le moindre de ses caprices, il n’eût même pas réfléchi. Aussi Béatrix prit-elle je ne sais quoi de noble et d’imposant ; elle vit l’amour du côté de ses grandeurs, elle y chercha comme un point d’appui pour demeurer la plus magnifique de toutes les femmes aux yeux de Calyste, sur qui elle voulut avoir un empire éternel. Ses coquetteries furent alors d’autant plus tenaces qu’elle se sentit plus faible. Elle joua la malade pendant toute une semaine avec une charmante hypocrisie. Combien de fois ne fit-elle pas le tour du tapis vert qui s’étendait devant la façade des Touches sur le jardin, appuyée sur le bras de Calyste, et rendant alors à Camille les souffrances qu’elle lui avait données pendant la première semaine de son séjour.
— Ah ! ma chère, tu lui fais faire le grand tour, dit mademoiselle des Touches à la marquise.
Avant la promenade au Croisic, un soir ces deux femmes devisaient sur l’amour et riaient des différentes manières dont s’y prenaient les hommes pour faire leurs déclarations, en s’avouant à elles-mêmes que les plus habiles et naturellement les moins aimants ne s’amusaient pas à se promener dans le labyrinthe de la sensiblerie, et {p. 452} avaient raison, en sorte que les gens qui aiment le mieux étaient pendant un certain temps les plus maltraités. — Ils s’y prennent comme La Fontaine pour aller à l’Académie ! dit alors Camille. Son mot rappelait cette conversation à la marquise en lui reprochant son machiavélisme. Madame de Rochefide avait une puissance absolue pour contenir Calyste dans les bornes où elle voulait qu’il se tînt, elle lui rappelait d’un geste ou d’un regard son horrible violence au bord de la mer. Les yeux de ce pauvre martyr se remplissaient alors de larmes, il se taisait et dévorait ses raisonnements, ses vœux, ses souffrances, avec un héroïsme qui certes eût touché toute autre femme. Elle l’amena par son infernale coquetterie à un si grand désespoir qu’il vint un jour se jeter dans les bras de Camille en lui demandant conseil. Béatrix, armée de la lettre de Calyste, en avait extrait le passage où il disait qu’aimer était le premier bonheur, qu’être aimé venait après, et se servait de cet axiome pour restreindre sa passion à cette idolâtrie respectueuse qui lui plaisait. Elle aimait tant à se laisser caresser l’âme par ces doux concerts de louanges et d’adorations que la nature suggère aux jeunes gens ; il y a tant d’art sans recherche, tant de séductions innocentes dans leurs cris, dans leurs prières, dans leurs exclamations, dans leurs appels à eux-mêmes, dans les hypothèques qu’ils offrent sur l’avenir, que Béatrix se gardait bien de répondre. Elle l’avait dit, elle doutait ! Il ne s’agissait pas encore du bonheur, mais de la permission d’aimer que demandait toujours cet enfant, qui s’obstinait à vouloir prendre la place du côté le plus fort, le côté moral. La femme la plus forte en paroles est souvent très-faible en action. Après avoir vu le progrès qu’il avait fait en poussant Béatrix à la mer, il est étrange que Calyste ne continuât pas à demander son bonheur aux violences ; mais l’amour chez les jeunes gens est tellement extatique et religieux qu’il veut tout obtenir de la conviction morale ; et de là vient sa sublimité.
Néanmoins un jour le Breton, poussé à bout par le désir, se plaignit vivement à Camille de la conduite de Béatrix.
— J’ai voulu te guérir en te la faisant promptement connaître, répondit mademoiselle des Touches, et tu as tout brisé dans ton impatience. Il y a dix jours tu étais son maître ; aujourd’hui tu es l’esclave, mon pauvre garçon. Ainsi tu n’auras jamais la force d’exécuter mes ordres.
— Que faut-il faire ?
{p. 453} — Lui chercher querelle à propos de sa rigueur. Une femme est toujours emportée par le discours, fais qu’elle te maltraite, et ne reviens plus aux Touches qu’elle ne t’y rappelle.
Il est un moment, dans toutes les maladies violentes, où le patient accepte les plus cruels remèdes et se soumet aux opérations les plus horribles. Calyste en était arrivé là. Il écouta le conseil de Camille, il resta deux jours au logis ; mais, le troisième, il grattait à la porte de Béatrix en l’avertissant que Camille et lui l’attendaient pour déjeuner.
— Encore un moyen de perdu, lui dit Camille en le voyant si lâchement arrivé.
Béatrix s’était souvent arrêtée pendant ces deux jours à la fenêtre d’où se voyait le chemin de Guérande. Quand Camille l’y surprenait, elle se disait occupée de l’effet produit par les ajoncs du chemin, dont les fleurs d’or étaient illuminées par le soleil de septembre. Camille eut ainsi le secret de Béatrix, et n’avait plus qu’un mot à dire pour que Calyste fût heureux, mais elle ne le disait pas : elle était encore trop femme pour le pousser à cette action dont s’effraient les jeunes cœurs qui semblent avoir la conscience de tout ce que va perdre leur idéal. Béatrix fit attendre assez long-temps Camille et Calyste. Avec tout autre que lui, ce retard eût été significatif, car la toilette de la marquise accusait le désir de fasciner Calyste et d’empêcher une nouvelle absence. Après le déjeuner, elle alla se promener dans le jardin, et ravit de joie cet enfant qu’elle ravissait d’amour en lui exprimant le désir de revoir avec lui cette roche où elle avait failli périr.
— Allons-y seuls, demanda Calyste d’une voix troublée.
— En refusant, répondit-elle, je vous donnerais à penser que vous êtes dangereux. Hélas ! je vous l’ai dit mille fois, je suis à un autre et ne puis être qu’à lui ; je l’ai choisi sans rien connaître à l’amour. La faute est double, double est la punition.
Quand elle parlait ainsi, les yeux à demi mouillés par le peu de larmes que ces sortes de femmes répandent, Calyste éprouvait une compassion qui adoucissait son ardente fureur ; il l’adorait alors comme une madone. Il ne faut pas plus demander aux différents caractères de se ressembler dans l’expression des sentiments qu’il ne faut exiger les mêmes fruits d’arbres différents. Béatrix était en ce moment violemment combattue : elle hésitait entre elle-même et Calyste, entre le monde où elle espérait rentrer un jour, et le {p. 454} bonheur complet ; entre se perdre à jamais par une seconde passion impardonnable, et le pardon social. Elle commençait à écouter, sans aucune fâcherie même jouée, les discours d’un amour aveugle ; elle se laissait caresser par les douces mains de la Pitié. Déjà plusieurs fois elle avait été émue aux larmes en écoutant Calyste lui promettant de l’amour pour tout ce qu’elle perdrait aux yeux du monde, et la plaignant d’être attachée à un aussi mauvais génie, à un homme aussi faux que Conti. Plus d’une fois elle n’avait pas fermé la bouche à Calyste quand elle lui contait les misères et les souffrances qui l’avaient accablée en Italie en ne se voyant pas seule dans le cœur de Conti. Camille avait, à ce sujet, fait plus d’une leçon à Calyste, et Calyste en profitait.
— Moi, lui disait-il, je vous aimerai absolument ; vous ne trouverez pas chez moi les triomphes de l’art, les jouissances que donne une foule émue par les merveilles du talent ; mon seul talent sera de vous aimer, mes seules jouissances seront les vôtres, l’admiration d’aucune femme ne me paraîtra mériter de récompense ; vous n’aurez pas à redouter d’odieuses rivalités ; vous êtes méconnue, et là où on vous accepte, moi je voudrais me faire accepter tous les jours.
Elle écoutait ces paroles la tête baissée, en lui laissant baiser ses mains, en avouant silencieusement mais de bonne grâce qu’elle était peut-être un ange méconnu.
— Je suis trop humiliée, répondait-elle, mon passé dépouille l’avenir de toute sécurité.
Ce fut une belle matinée pour Calyste que celle où, en venant aux Touches à sept heures du matin, il aperçut entre deux ajoncs, à une fenêtre, Béatrix coiffée du même chapeau de paille qu’elle portait le jour de leur excursion. Il eut comme un éblouissement. Ces petites choses de la passion agrandissent le monde. Peut-être n’y a-t-il que les Françaises qui possèdent les secrets de ces coups de théâtre ; elles les doivent aux grâces de leur esprit, elles savent en mettre dans le sentiment autant qu’il peut en accepter sans perdre de sa force. Ah ! combien elle pesait peu sur le bras de Calyste. Tous deux, ils sortirent par la porte du jardin qui donne sur les dunes. Béatrix trouva les sables jolis ; elle aperçut alors ces petites plantes dures à fleurs roses qui y croissent, elle en cueillit plusieurs auxquelles elle joignit l’œillet des Chartreux qui se trouve également dans ces sables arides et les partagea d’une façon significative {p. 455} avec Calyste, pour qui ces fleurs et ce feuillage devaient être une éternelle, une sinistre image.
— Nous y joindrons du buis, dit-elle en souriant. Elle resta quelque temps sur la jetée où Calyste, en attendant la barque, lui raconta son enfantillage le jour de son arrivée. — Votre escapade, que j’ai sue, fut la cause de ma sévérité le premier jour, dit-elle.
Pendant cette promenade, madame de Rochefide eut ce ton légèrement plaisant de la femme qui aime, comme elle en eut la tendresse et le laissez-aller. Calyste pouvait se croire aimé. Mais quand, en allant le long des rochers sur le sable, ils descendirent dans une de ces charmantes criques où les vagues ont apporté les plus extraordinaires mosaïques, composé des marbres les plus étranges, et qu’ils y eurent joué comme des enfants en cherchant les plus beaux échantillons ; quand Calyste, au comble de l’ivresse, lui proposa nettement de s’enfuir en Irlande, elle reprit un air digne, mystérieux, lui demanda son bras, et ils continuèrent leur chemin vers la roche qu’elle avait surnommée sa roche Tarpéienne.
— Mon ami, lui dit-elle en gravissant à pas lents ce magnifique bloc de granit dont elle devait se faire un piédestal, je n’ai pas le courage de vous cacher tout ce que vous êtes pour moi. Depuis dix ans je n’ai pas eu de bonheur comparable à celui que nous venons de goûter en faisant la chasse aux coquillages dans ces roches à fleur d’eau, en échangeant ces cailloux avec lesquels je me ferai faire un collier qui sera plus précieux pour moi que s’il était composé des plus beaux diamants. Je viens d’être petite fille, enfant, telle que j’étais à quatorze ou seize ans, et alors digne de vous. L’amour que j’ai eu le bonheur de vous inspirer m’a relevée à mes propres yeux. Entendez ce mot dans toute sa magie. Vous avez fait de moi la femme la plus orgueilleuse, la plus heureuse de son sexe, et vous vivrez peut-être plus long-temps dans mon souvenir que moi dans le vôtre.
En ce moment, elle était arrivée au faîte du rocher, d’où se voyait l’immense Océan d’un côté, la Bretagne de l’autre avec ses îles d’or, ses tours féodales et ses bouquets d’ajoncs. Jamais une femme ne fut sur un plus beau théâtre pour faire un si grand aveu.
— Mais, dit-elle, je ne m’appartiens pas, je suis plus liée par ma volonté que je ne l’étais par la loi. Soyez donc puni de mon {p. 456} malheur, et contentez-vous de savoir que nous en souffrirons ensemble. Dante n’a jamais revu Béatrix, Pétrarque n’a jamais possédé sa Laure. Ces désastres n’atteignent que de grandes âmes. Ah ! si je suis abandonnée, si je tombe de mille degrés de plus dans la honte et dans l’infamie, si ta Béatrix est cruellement méconnue par le monde qui lui sera horrible, si elle est la dernière des femmes !… alors, enfant adoré, dit-elle en lui prenant la main, tu sauras qu’elle est la première de toutes, qu’elle pourra s’élever jusqu’aux cieux appuyée sur toi ; mais alors, ami, dit-elle en lui jetant un regard sublime, quand tu voudras la précipiter, ne manque pas ton coup : après ton amour, la mort !
Calyste tenait Béatrix par la taille, il la serra sur son cœur. Pour confirmer ses douces paroles, madame de Rochefide déposa sur le front de Calyste le plus chaste et le plus timide de tous les baisers. Puis ils redescendirent et revinrent lentement, causant comme des gens qui se sont parfaitement entendus et compris, elle croyant avoir la paix, lui ne doutant plus de son bonheur, et se trompant l’un et l’autre. Calyste, d’après les observations de Camille, espérait que Conti serait enchanté de cette occasion de quitter Béatrix. La marquise, elle, s’abandonnait au vague de sa position, attendant un hasard. Calyste était trop ingénu, trop aimant pour inventer le hasard. Ils arrivèrent tous deux dans la situation d’âme la plus délicieuse, et rentrèrent aux Touches par la porte du jardin, Calyste en avait pris la clef. Il était environ six heures du soir. Les enivrantes senteurs, la tiède atmosphère, les couleurs jaunâtres des rayons du soir, tout s’accordait avec leurs dispositions et leurs discours attendris. Leur pas était égal et harmonieux comme est la démarche des amants, leur mouvement accusait l’union de leur pensée. Il régnait aux Touches un si grand silence que le bruit de la porte en s’ouvrant et se fermant y retentit et dut se faire entendre dans tout le jardin. Comme Calyste et Béatrix s’étaient tout dit et que leur promenade pleine d’émotions les avait lassés, ils venaient doucement et sans rien dire. Tout à coup, au tournant d’une allée, Béatrix éprouva le plus horrible saisissement, cet effroi communicatif que cause la vue d’un reptile et qui glaça Calyste avant qu’il n’en vît la cause. Sur un banc, sous un frêne à rameaux pleureurs, Conti causait avec Camille Maupin. Le tremblement intérieur et convulsif de la marquise fut plus franc qu’elle ne le voulait ; Calyste apprit alors combien il était cher à cette femme qui {p. 457} venait d’élever une barrière entre elle et lui, sans doute pour se ménager encore quelques jours de coquetterie avant de la franchir. En un moment, un drame tragique se déroula dans toute son étendue au fond des cœurs.
— Vous ne m’attendiez peut-être pas sitôt, dit l’artiste à Béatrix en lui offrant le bras.
La marquise ne put s’empêcher de quitter le bras de Calyste et de prendre celui de Conti. Cette ignoble transition impérieusement commandée et qui déshonorait le nouvel amour, accabla Calyste qui s’alla jeter sur le banc à côté de Camille après avoir échangé le plus froid salut avec son rival. Il éprouvait une foule de sensations contraires : en apprenant combien il était aimé de Béatrix, il avait voulu par un mouvement se jeter sur l’artiste en lui disant que Béatrix était à lui ; mais la convulsion intérieure de cette pauvre femme en trahissant tout ce qu’elle souffrait, car elle avait payé là le prix de toutes ses fautes en un moment, l’avait si profondément ému qu’il en était resté stupide, frappé comme elle par une implacable nécessité. Ces deux mouvements contraires produisirent en lui le plus violent des orages auxquels il eût été soumis depuis qu’il aimait Béatrix. Madame de Rochefide et Conti passaient devant le banc où gisait Calyste auprès de Camille, la marquise regardait sa rivale et lui jetait un de ces regards terribles par lesquels les femmes savent tout dire, elle évitait les yeux de Calyste et paraissait écouter Conti qui semblait badiner.
— Que peuvent-ils se dire ? demanda Calyste à Camille.
— Cher enfant ! tu ne connais pas encore les épouvantables droits que laisse à un homme sur une femme un amour éteint, Béatrix n’a pas pu lui refuser sa main, il la raille sans doute sur ses amours, il a dû les deviner à votre attitude et à la manière dont vous vous êtes présentés à ses regards.
— Il la raille ?… dit l’impétueux jeune homme.
— Calme-toi, dit Camille, ou tu perdrais les chances favorables qui te restent. S’il froisse un peu trop l’amour-propre de Béatrix, elle le foulera comme un ver à ses pieds. Mais il est astucieux, il saura s’y prendre avec esprit. Il ne supposera pas que la fière madame de Rochefide ait pu le trahir. Il y aurait trop de dépravation à aimer un homme à cause de sa beauté ! Il te peindra sans doute à elle-même comme un enfant saisi par la vanité d’avoir une marquise, et de se rendre l’arbitre des destinées de deux femmes. {p. 458} Enfin, il fera tonner l’artillerie piquante des suppositions les plus injurieuses. Béatrix alors sera forcée d’opposer de menteuses dénégations dont il va profiter pour rester le maître.
— Ah ! dit Calyste, il ne l’aime pas. Moi, je la laisserais libre : l’amour comporte un choix fait à tout moment, confirmé de jour en jour. Le lendemain approuve la veille et grossit le trésor de nos plaisirs. Quelques jours plus tard, il ne nous trouvait plus. Qui donc l’a ramené ?
— Une plaisanterie de journaliste, dit Camille. L’opéra sur le succès duquel il comptait est tombé, mais à plat. Ce mot : « Il est dur de perdre à la fois sa réputation et sa maîtresse ! » dit au foyer par Claude Vignon, peut-être, l’a sans doute atteint dans toutes ses vanités. L’amour basé sur des sentiments petits est impitoyable. Je l’ai questionné, mais qui peut connaître une nature si fausse et si trompeuse ? Il a paru fatigué de sa misère et de son amour, dégoûté de la vie. Il a regretté d’être lié si publiquement avec la marquise, et m’a fait, en me parlant de son ancien bonheur, un poème de mélancolie un peu trop spirituel pour être vrai. Sans doute il espérait me surprendre le secret de votre amour au milieu de la joie que ses flatteries me causeraient.
— Hé ! bien ? dit Calyste en regardant Béatrix et Conti qui venaient, et n’écoutant déjà plus.
Camille, par prudence, s’était tenue sur la défensive, elle n’avait trahi ni le secret de Calyste ni celui de Béatrix. L’artiste était homme à jouer tout le monde, et mademoiselle des Touches engagea Calyste à se défier de lui.
— Cher enfant, lui dit-elle, voici pour toi le moment le plus critique ; il faut une prudence, une habileté qui te manquent, et tu vas te laisser jouer par l’homme le plus rusé du monde, car maintenant je ne puis rien pour toi.
La cloche annonça le dîner. Conti vint offrir son bras à Camille, Béatrix prit celui de Calyste. Camille laissa passer la marquise la première, qui put regarder Calyste et lui recommander une discrétion absolue en mettant un doigt sur ses lèvres. Conti fut d’une excessive gaieté pendant le dîner. Peut-être était-ce une manière de sonder madame de Rochefide, qui joua mal son rôle. Coquette, elle eût pu tromper Conti ; mais aimante, elle fut devinée. Le rusé musicien, loin de la gêner, ne parut pas s’apercevoir de son embarras. Il mit au dessert la conversation sur les femmes, et vanta la {p. 459} noblesse de leurs sentiments. Telle femme près de nous abandonner dans la prospérité nous sacrifie tout dans le malheur, disait-il. Les femmes ont sur les hommes l’avantage de la constance ; il faut les avoir bien blessées pour les détacher d’un premier amant, elles y tiennent comme à leur honneur ; un second amour est honteux, etc. Il fut d’une moralité parfaite, il encensait l’autel où saignait un cœur percé de mille coups. Camille et Béatrix comprenaient seules l’âpreté des épigrammes acérées qu’il décochait d’éloge en éloge. Par moments toutes deux rougissaient, mais elles étaient forcées de se contenir ; elles se donnèrent le bras pour remonter chez Camille, et passèrent, d’un commun accord, par le grand salon où il n’y avait pas de lumière et où elles pouvaient être seules un moment.
— Il m’est impossible de me laisser marcher sur le corps par Conti, de lui donner raison sur moi, dit Béatrix à voix basse. Le forçat est toujours sous la domination de son compagnon de chaîne. Je suis perdue, il faudra retourner au bagne de l’amour. Et c’est vous qui m’y avez rejetée ! Ah ! vous l’avez fait venir un jour trop tard ou un jour trop tôt. Je reconnais là votre infernal talent d’auteur : la vengeance est complète, et le dénoûment parfait.
— J’ai pu vous dire que j’écrirais à Conti, mais le faire ?… j’en suis incapable ! s’écria Camille. Tu souffres, je te pardonne.
— Que deviendra Calyste ? dit la marquise avec une admirable naïveté d’amour-propre.
— Conti vous emmène donc ? demanda Camille.
— Ah ! vous croyez triompher ? s’écria Béatrix.
Ce fut avec rage et sa belle figure décomposée que la marquise dit ces affreuses paroles à Camille qui essaya de cacher son bonheur par une fausse expression de tristesse ; mais l’éclat de ses yeux démentait la contraction de son masque, et Béatrix se connaissait en grimaces ! Aussi quand elles se virent aux lumières en s’asseyant sur ce divan où, depuis trois semaines, il s’était joué tant de comédies, et où la tragédie intime de tant de passions contrariées avait commencé, ces deux femmes s’observèrent-elles pour la dernière fois : elles se virent alors séparées par une haine profonde.
— Calyste te reste, dit Béatrix en voyant les yeux de son amie ; mais je suis établie dans son cœur, et nulle femme ne m’en chassera.
Camille répondit avec un imitable accent d’ironie, et qui atteignit la marquise au cœur par les célèbres paroles de la nièce de Mazarin à Louis XIV : — Tu règnes, tu l’aimes, et tu pars !
{p. 460} Ni l’une ni l’autre, durant cette scène, qui fut très-vive, ne s’apercevait de l’absence de Calyste et de Conti. L’artiste était resté à table avec son rival en le sommant de lui tenir compagnie et d’achever une bouteille de vin de Champagne.
— Nous avons à causer, dit l’artiste pour prévenir tout refus de la part de Calyste.
Dans leur situation respective, le jeune Breton fut forcé d’obéir à cette sommation.
— Mon cher, dit le musicien d’une voix câline au moment où le pauvre enfant eut bu deux verres de vin, nous sommes deux bons garçons, nous pouvons parler à cœur ouvert. Je ne suis pas venu par défiance. Béatrix m’aime, dit-il en faisant un geste plein de fatuité. Moi, je ne l’aime plus ; je n’accours pas pour l’emmener, mais pour rompre avec elle et lui laisser les honneurs de cette rupture. Vous êtes jeune, vous ne savez pas combien il est utile de paraître victime quand on se sent le bourreau. Les jeunes gens jettent feu et flamme, ils quittent une femme avec éclat, ils la méprisent souvent et s’en font haïr ; mais les hommes sages se font renvoyer et prennent un petit air humilié qui laisse aux femmes et des regrets et le doux sentiment de leur supériorité. La défaveur de la divinité n’est pas irréparable, tandis qu’une abjuration est sans remède. Vous ne savez pas encore, heureusement pour vous, combien nous sommes gênés dans notre existence par les promesses insensées que les femmes ont la sottise d’accepter quand la galanterie nous oblige à en tresser les nœuds coulants pour occuper l’oisiveté du bonheur. On se jure alors d’être éternellement l’un à l’autre. Si l’on a quelque aventure avec une femme, on ne manque pas de lui dire poliment qu’on voudrait passer sa vie avec elle ; on a l’air d’attendre la mort d’un mari très-impatiemment, en désirant qu’il jouisse de la plus parfaite santé. Que le mari meure, il y a des provinciales ou des entêtées assez niaises ou assez goguenardes pour accourir en vous disant : Me voici, je suis libre ! Personne de nous n’est libre. Ce boulet mort se réveille et tombe au milieu du plus beau de nos triomphes ou de nos bonheurs les mieux préparés. J’ai vu que vous aimeriez Béatrix, je la laissais d’ailleurs dans une situation où, sans rien perdre de sa majesté sacrée, elle devait coqueter avec vous, ne fût-ce que pour taquiner cet ange de Camille Maupin. Eh ! bien, mon très-cher, aimez-la, vous me rendrez service, je la voudrais atroce pour moi. J’ai peur de son orgueil et de sa vertu. Peut-être, {p. 461} malgré ma bonne volonté, nous faudra-t-il du temps pour opérer ce chassez-croisez. Dans ces sortes d’occasions, c’est à qui ne commencera pas. Là, tout à l’heure, en tournant autour du gazon, j’ai voulu lui dire que je savais tout et la féliciter sur son bonheur. Ah ! bien, elle s’est fâchée. Je suis en ce moment amoureux fou de la plus belle, de la plus jeune de nos cantatrices, de mademoiselle Falcon de l’Opéra, et je veux l’épouser ! Oui, j’en suis là ; mais aussi, quand vous viendrez à Paris, verrez-vous que j’ai changé la marquise pour une reine !
Le bonheur répandait son auréole sur le visage du candide Calyste, qui avoua son amour, et c’était tout ce que Conti voulait savoir. Il n’est pas d’homme au monde, quelque blasé, quelque dépravé qu’il puisse être, dont l’amour ne se rallume au moment où il le voit menacé par un rival. On veut bien quitter une femme, mais on ne veut pas être quitté par elle. Quand les amants en arrivent à cette extrémité, femmes et hommes s’efforcent de conserver la priorité, tant la blessure faite à l’amour-propre est profonde. Peut-être s’agit-il de tout ce qu’a créé la société dans ce sentiment qui tient bien moins à l’amour-propre qu’à la vie elle-même attaquée alors dans son avenir : il semble que l’on va perdre le capital et non la rente. Questionné par l’artiste, Calyste raconta tout ce qui s’était passé pendant ces trois semaines aux Touches, et fut enchanté de Conti, qui dissimulait sa rage sous une charmante bonhomie.
— Remontons, dit-il. Les femmes sont défiantes, elles ne s’expliqueraient pas comment nous restons ensemble sans nous prendre aux cheveux, elles pourraient venir nous écouter. Je vous servirai sur les deux toits, mon cher enfant. Je vais être insupportable, grossier, jaloux avec la marquise, je la soupçonnerai perpétuellement de me trahir, il n’y a rien de mieux pour déterminer une femme à la trahison ; vous serez heureux et je serai libre. Jouez ce soir le rôle d’un amoureux contrarié, moi je ferai l’homme soupçonneux et jaloux. Plaignez cet ange d’appartenir à un homme sans délicatesse, pleurez ! Vous pouvez pleurer, vous êtes jeune. Hélas ! moi, je ne puis plus pleurer, c’est un grand avantage de moins.
Calyste et Conti remontèrent. Le musicien, sollicité par son jeune rival de chanter un morceau, chanta le plus grand chef-d’œuvre musical qui existe pour les exécutants, le fameux Pria che spunti l’aurora, que Rubini lui-même n’entame jamais sans trembler, et qui fut souvent le triomphe de Conti. Jamais il ne fut {p. 462} plus extraordinaire qu’en ce moment où tant de sentiments bouillonnaient dans sa poitrine. Calyste était en extase. Au premier mot de cette cavatine, l’artiste lança sur la marquise un regard qui donnait aux paroles une signification cruelle et qui fut entendue. Camille, qui accompagnait, devina ce commandement qui fit baisser la tête à Béatrix ; elle regarda Calyste et pensa que l’enfant était tombé dans quelque piége malgré ses avis. Elle en eut la certitude quand l’heureux Breton vint dire adieu à Béatrix en lui baisant la main et en la lui serrant avec un petit air confiant et rusé. Quand Calyste atteignit Guérande, la femme de chambre et les gens chargeaient la voiture de voyage de Conti, qui, dès l’aurore, comme il l’avait dit, emmenait jusqu’à la poste Béatrix avec les chevaux de Camille. Les ténèbres permirent à madame de Rochefide de regarder Guérande, dont les tours, blanchies par le jour, brillaient au milieu du crépuscule, et de se livrer à sa profonde tristesse : elle laissait là l’une des plus belles fleurs de la vie, un amour comme le rêvent les plus pures jeunes filles. Le respect humain brisait le seul amour véritable que cette femme pouvait et devait concevoir dans toute sa vie. La femme du monde obéissait aux lois du monde, elle immolait l’amour aux convenances, comme certaines femmes l’immolent à la Religion ou au Devoir. Souvent l’Orgueil s’élève jusqu’à la Vertu. Vue ainsi, cette horrible histoire est celle de bien des femmes. Le lendemain, Calyste vint aux Touches vers midi. Quand il arriva dans l’endroit du chemin d’où la veille il avait aperçu Béatrix à la fenêtre, il y distingua Camille qui accourut à sa rencontre. Elle lui dit au bas de l’escalier ce mot cruel : Partie !
— Béatrix ? répondit Calyste foudroyé.
— Vous avez été la dupe de Conti, vous ne m’avez rien dit, je n’ai pu rien faire.
Elle emmena le pauvre enfant dans son petit salon ; il se jeta sur le divan à la place où il avait si souvent vu la marquise, et y fondit en larmes. Félicité ne lui dit rien, elle fuma son houka, sachant qu’il n’y a rien à opposer aux premiers accès de ces douleurs, toujours sourdes et muettes. Calyste, ne sachant prendre aucun parti, resta pendant toute la journée dans un engourdissement profond. Un instant avant le dîner, Camille essaya de lui dire quelques paroles après l’avoir prié de l’écouter.
— Mon ami, tu m’as causé de plus violentes souffrances, et je {p. 463} n’avais pas comme toi pour me guérir une belle vie devant moi. Pour moi, la terre n’a plus de printemps, l’âme n’a plus d’amour. Aussi, pour trouver des consolations, dois-je aller plus haut. Ici, la veille du jour où vint Béatrix, je t’ai fait son portrait ; je n’ai pas voulu te la flétrir, tu m’aurais crue jalouse. Écoute aujourd’hui la vérité. Madame de Rochefide n’est rien moins que digne de toi. L’éclat de sa chute n’était pas nécessaire, elle n’eût rien été sans ce tapage, elle l’a fait froidement pour se donner un rôle, elle est de ces femmes qui préfèrent l’éclat d’une faute à la tranquillité du bonheur, elles insultent la société pour en obtenir la fatale aumône d’une médisance, elles veulent faire parler d’elles à tout prix. Elle était rongée de vanité. Sa fortune, son esprit n’avaient pu lui donner la royauté féminine qu’elle cherchait à conquérir en trônant dans un salon ; elle a cru pouvoir obtenir la célébrité de la duchesse de Langeais et de la vicomtesse de Beauséant ; mais le monde est juste, il n’accorde les honneurs de son intérêt qu’aux sentiments vrais. Béatrix jouant la comédie est jugée comme une actrice de second ordre. Sa fuite n’était autorisée par aucune contrariété. L’épée de Damoclès ne brillait pas au milieu de ses fêtes, et d’ailleurs il est très-facile à Paris d’être heureuse à l’écart quand on aime bien et sincèrement. Enfin, aimante et tendre, elle n’eût pas cette nuit suivi Conti.
Camille parla long-temps et très-éloquemment, mais ce dernier effort fut inutile, elle se tut à un geste par lequel Calyste exprima son entière croyance en Béatrix ; elle le força de descendre et d’assister à son dîner, car il lui fut impossible de manger. Il n’y a que pendant l’extrême jeunesse que ces contractions ont lieu. Plus tard, les organes ont pris leurs habitudes et se sont comme endurcis. La réaction du moral sur le physique n’est assez forte pour déterminer une maladie mortelle que si le système a conservé sa primitive délicatesse. Un homme résiste à un chagrin violent qui tue un jeune homme, moins par la faiblesse de l’affection que par la force des organes. Aussi mademoiselle des Touches fut-elle tout d’abord effrayée de l’attitude calme et résignée que prit Calyste après sa première effusion de larmes. Avant de la quitter, il voulut revoir la chambre de Béatrix et alla se plonger la tête sur l’oreiller où la sienne avait reposé.
— Je fais des folies, dit-il en donnant une poignée de main à Camille et la quittant avec une profonde mélancolie.
{p. 464} Il revint chez lui, trouva la compagnie ordinaire occupée à faire la mouche, et resta pendant toute la soirée auprès de sa mère. Le curé, le chevalier du Halga, mademoiselle de Pen-Hoël savaient le départ de madame de Rochefide, et tous ils en étaient heureux, Calyste allait leur revenir ; aussi tous l’observaient-ils presque sournoisement en le voyant un peu taciturne. Personne, dans ce vieux manoir, ne pouvait imaginer la fin de ce premier amour dans un cœur aussi naïf, aussi vrai que celui de Calyste.
Pendant quelques jours, Calyste alla régulièrement aux Touches ; il tournait autour du gazon où il s’était quelquefois promené donnant le bras à Béatrix. Souvent il poussait jusqu’au Croisic, et gagnait la roche d’où il avait essayé de la précipiter dans la mer : il restait quelques heures couché sur le buis, car, en étudiant les points d’appui qui se trouvaient à cette cassure, il s’était appris à y descendre et à remonter. Ses courses solitaires, son silence et sa sobriété finirent par inquiéter sa mère. Après une quinzaine de jours pendant lesquels dura ce manége assez semblable à celui d’un animal dans une cage, la cage de cet amoureux au désespoir était, selon l’expression de La Fontaine, “ les lieux honorés par les pas, éclairés par les yeux” de Béatrix, Calyste cessa de passer le petit bras de mer ; il ne se sentit plus que la force de se traîner jusqu’au chemin de Guérande à l’endroit d’où il avait aperçu Béatrix à la croisée. La famille, heureuse du départ des Parisiens, pour employer le mot de la province, n’apercevait rien de funeste ni de maladif chez Calyste. Les deux vieilles filles et le curé, poursuivant leur plan, avaient retenu Charlotte de Kergarouët, qui, le soir, faisait ses agaceries à Calyste, et n’obtenait de lui que des conseils pour jouer à la mouche. Pendant toute la soirée, Calyste restait entre sa mère et sa fiancée bretonne, observé par le curé, par la tante de Charlotte qui devisaient sur son plus ou moins d’abattement en retournant chez eux. Ils prenaient l’indifférence de ce malheureux enfant pour une soumission à leurs projets. Par une soirée où Calyste fatigué s’était couché de bonne heure, chacun laissa ses cartes sur la table, et tous se regardèrent au moment où le jeune homme ferma la porte de sa chambre. On avait écouté le bruit de ses pas avec anxiété.
— Calyste a quelque chose, dit la baronne en s’essuyant les yeux.
— Il n’a rien, répondit mademoiselle de Pen-Hoël, il faut le marier promptement.
— Vous croyez que cela le divertira ? dit le chevalier.
{p. 465} Charlotte regarda sévèrement monsieur du Halga, qu’elle trouva le soir de très-mauvais ton, immoral, dépravé, sans religion, et ridicule avec sa chienne, malgré les observations de sa tante qui défendit le vieux marin.
— Demain matin, je chapitrerai Calyste, dit le baron que l’on croyait endormi ; je ne voudrais pas m’en aller de ce monde sans avoir vu mon petit-fils, un du Guénic blanc et rose, coiffé d’un béguin breton dans son berceau.
— Il ne dit pas un mot, dit la vieille Zéphirine, on ne sait ce qu’il a ; jamais il n’a moins mangé ; de quoi vit-il ? s’il se nourrit aux Touches, la cuisine du diable ne lui profite guère.
— Il est amoureux, dit le chevalier en risquant cette opinion avec une excessive timidité.
— Allons ! vieux roquentin, vous n’avez pas mis au panier, dit mademoiselle de Pen-Hoël. Quand vous pensez à votre jeune temps, vous oubliez tout.
— Venez déjeuner avec nous demain matin, dit la vieille Zéphirine à Charlotte et à Jacqueline, mon frère raisonnera son fils, et nous conviendrons de tout. Un clou chasse l’autre.
— Pas chez les Bretons, dit le chevalier.
Le lendemain Calyste vit venir Charlotte, mise dès le matin avec une recherche extraordinaire, au moment où le baron achevait dans la salle à manger un discours matrimonial auquel il ne savait que répondre : il connaissait l’ignorance de sa tante, de son père, de sa mère et de leurs amis ; il récoltait les fruits de l’arbre de science, il se trouvait dans l’isolement et ne parlait plus la langue domestique. Aussi demanda-t-il seulement quelques jours à son père, qui se frotta les mains de joie et rendit la vie à la baronne en lui disant à l’oreille la bonne nouvelle. Le déjeuner fut gai. Charlotte, à qui le baron avait fait un signe, fut sémillante. Dans toute la ville filtra par Gasselin la nouvelle d’un accord entre les du Guénic et les Kergarouët. Après le déjeuner, Calyste sortit par le perron de la grande salle et alla dans le jardin, où le suivit Charlotte ; il lui donna le bras et l’emmena sous la tonnelle au fond. Les grands-parents étaient à la fenêtre et les regardaient avec une espèce d’attendrissement. Charlotte se retourna vers la jolie façade, assez inquiète du silence de son promis, et profita de cette circonstance pour entamer la conversation en disant à Calyste : — Ils nous examinent !
{p. 466} — Ils ne nous entendent pas, répondit-il.
— Oui, mais ils nous voient.
— Asseyons-nous, Charlotte ? répliqua doucement Calyste en la prenant par la main.
— Est-il vrai qu’autrefois votre bannière flottait sur cette colonne tordue ? demanda Charlotte en contemplant la maison comme sienne. Elle y ferait bien ! Comme on serait heureux là ! Vous changerez quelque chose à l’intérieur de votre maison, n’est-ce pas, Calyste ?
— Je n’en aurai pas le temps, ma chère Charlotte, dit le jeune homme en lui prenant les mains et les lui baisant. Je vais vous confier mon secret. J’aime trop une personne que vous avez vue et qui m’aime pour pouvoir faire le bonheur d’une autre femme, et je sais que, depuis notre enfance, on nous avait destinés l’un à l’autre.
— Mais elle est mariée, Calyste, dit Charlotte.
— J’attendrai, répondit le jeune homme.
— Et moi aussi, dit Charlotte les yeux pleins de larmes. Vous ne sauriez aimer long-temps cette femme qui, dit-on, a suivi un chanteur…
— Mariez-vous, ma chère Charlotte, reprit Calyste. Avec la fortune que vous destine votre tante et qui est énorme en Bretagne, vous pourrez choisir mieux que moi… Vous trouverez un homme titré. Je ne vous ai pas prise à part pour vous apprendre ce que vous savez, mais pour vous conjurer, au nom de notre amitié d’enfance, de prendre sur vous la rupture et de me refuser. Dites que vous ne voulez point d’un homme dont le cœur n’est pas libre, et ma passion aura servi du moins à ne vous faire aucun tort. Vous ne savez pas combien la vie me pèse ! Je ne puis supporter aucune lutte, je suis affaibli comme un homme quitté par son âme, par le principe même de sa vie. Sans le chagrin que ma mort causerait à ma mère et à ma tante, je me serais déjà jeté à la mer, et je ne suis plus retourné dans les roches du Croisic depuis le jour où la tentation devenait irrésistible. Ne parlez pas de ceci. Adieu, Charlotte.
Il prit la jeune fille par le front, l’embrassa sur les cheveux, sortit par l’allée qui aboutissait au pignon, et se sauva chez Camille où il resta jusqu’au milieu de la nuit. En revenant à une heure du matin, il trouva sa mère occupée à sa tapisserie et l’attendant. Il entra doucement, lui serra la main et lui dit : — Charlotte est-elle partie ?
{p. 467} — Elle part demain avec sa tante, au désespoir toutes deux. Viens en Irlande, mon Calyste, dit-elle.
— Combien de fois ai-je pensé à m’y enfuir ! dit-il.
— Ah ! s’écria la baronne.
— Avec Béatrix, ajouta-t-il.
Quelques jours après le départ de Charlotte, Calyste accompagnait le chevalier du Halga pendant sa promenade au mail, il s’y asseyait au soleil sur un banc d’où ses yeux embrassaient le paysage depuis les girouettes des Touches jusqu’aux rescifs que lui indiquaient ces lames écumeuses qui se jouent au-dessus des écueils à la marée. En ce moment Calyste était maigre et pâle, ses forces diminuaient, il commençait à ressentir quelques petits frissons réguliers qui dénotaient la fièvre. Ses yeux cernés avaient cet éclat que communique une pensée fixe aux solitaires, ou l’ardeur du combat aux hardis lutteurs de notre civilisation actuelle. Le chevalier était la seule personne avec laquelle il échangeât quelques idées : il avait deviné dans ce vieillard un apôtre de sa religion, et reconnu chez lui les vestiges d’un éternel amour.
— Avez-vous aimé plusieurs femmes dans votre vie ? lui demanda-t-il la seconde fois qu’ils firent, selon l’expression du marin, voile de conserve au mail.
— Une seule, répondit le capitaine du Halga.
— Était-elle libre ?
— Non, fit le chevalier. Ah ! j’ai bien souffert, elle était la femme de mon meilleur ami, de mon protecteur, de mon chef : mais nous nous aimions tant !
— Elle vous aimait ? dit Calyste.
— Passionnément, répondit le chevalier avec une vivacité qui ne lui était pas ordinaire.
— Vous avez été heureux ?
— Jusqu’à sa mort, elle est morte à quarante-neuf ans, en émigration à Saint-Pétersbourg dont le climat l’a tuée. Elle doit avoir bien froid dans son cercueil. J’ai bien souvent pensé à l’aller chercher pour la coucher dans notre chère Bretagne, près de moi ! Mais elle gît dans mon cœur. Le chevalier s’essuya les yeux, Calyste lui prit les mains et les lui serra. — Je tiens plus à cette chienne qu’à ma vie, dit-il en montrant Thisbé. Cette petite est en tout point semblable à celle qu’elle {p. 468} caressait de ses belles mains, et qu’elle prenait sur ses genoux. Je ne regarde jamais Thisbé sans voir les mains de madame l’amirale.
— Avez-vous vu madame de Rochefide ? dit Calyste au chevalier.
— Non, répondit le chevalier. Il y a maintenant cinquante-huit ans que je n’ai fait attention à aucune femme, excepté votre mère qui a quelque chose dans le teint de madame l’amirale.
Trois jours après, le chevalier dit sur le mail à Calyste : — Mon enfant, j’ai pour tout bien cent quarante louis. Quand vous saurez où est madame de Rochefide, vous viendrez les prendre chez moi pour aller la voir.
Calyste remercia le vieillard, dont l’existence lui faisait envie ; mais, de jour en jour, il devint plus morose, il paraissait n’aimer personne, il semblait que tout le monde le blessât, il ne restait doux et bon que pour sa mère. La baronne suivait avec une inquiétude croissante les progrès de cette folie, elle seule obtenait à force de prières que Calyste prît quelque nourriture. Vers le commencement du mois d’octobre, le jeune malade cessa d’aller au mail en compagnie du chevalier, qui venait inutilement le chercher pour la promenade en lui faisant des agaceries de vieillard.
— Nous parlerons de madame de Rochefide, disait-il. Je vous raconterai ma première aventure.
— Votre fils est bien malade, dit à la baronne le chevalier du Halga le jour où ses instances furent inutiles.
Calyste répondait à toutes les questions qu’il se portait à merveille, et, comme tous les jeunes mélancoliques, il prenait plaisir à savourer la mort ; mais il ne sortait plus de la maison, il demeurait dans le jardin, se chauffait au pâle et tiède soleil de l’automne, sur le banc, seul avec sa pensée, et il fuyait toute compagnie.
Depuis le jour où Calyste n’alla plus chez elle, Félicité pria le curé de Guérande de la venir voir. L’assiduité de l’abbé Grimont, qui passait aux Touches presque toutes les matinées et qui parfois y dîna, devint une grande nouvelle : il en fut question dans tout le pays, et même à Nantes. Néanmoins il ne manqua jamais une soirée à l’hôtel du Guénic, où régnait la désolation. Maîtres et gens, tous étaient affligés de l’obstination de Calyste, sans le croire en danger ; il ne venait dans l’esprit d’aucune de ces personnes que ce pauvre jeune homme pût mourir d’amour. Le chevalier n’avait aucun exemple d’une pareille mort dans ses voyages ou dans ses souvenirs. Tous attribuaient la maigreur de Calyste au défaut de {p. 469} nourriture. Sa mère se mit à genoux en le suppliant de manger. Calyste s’efforça de vaincre sa répugnance pour plaire à sa mère. La nourriture prise à contre-cœur accéléra la petite fièvre lente qui dévorait ce beau jeune homme.
Dans les derniers jours d’octobre, l’enfant chéri ne remontait plus se coucher au second, il avait son lit dans la salle basse, et il y restait la plupart du temps au milieu de sa famille, qui eut enfin recours au médecin de Guérande. Le docteur essaya de couper la fièvre avec du quinine, et la fièvre céda pour quelques jours. Le médecin avait ordonné de faire faire de l’exercice à Calyste et de le distraire. Le baron retrouva quelque force et sortit de son apathie, il devint jeune quand son fils se faisait vieux. Il emmena Calyste, Gasselin et ses deux beaux chiens de chasse. Calyste obéit à son père, et pendant quelques jours tous trois chassèrent : ils allèrent en forêt, ils visitèrent leurs amis dans les châteaux voisins ; mais Calyste n’avait aucune gaieté, personne ne pouvait lui arracher un sourire, son masque livide et contracté trahissait un être entièrement passif. Le baron, vaincu par la fatigue, tomba dans une horrible lassitude et fut obligé de revenir au logis, ramenant Calyste dans le même état. Quelques jours après ce retour, le père et le fils furent si dangereusement malades qu’on fut obligé d’envoyer chercher, sur la demande même du médecin de Guérande, les deux plus fameux docteurs de Nantes. Le baron avait été comme foudroyé par le changement visible de Calyste. Doué de cette effroyable lucidité que la nature donne aux moribonds, il tremblait comme un enfant de voir sa race s’éteindre : il ne disait mot, il joignait les mains, priait Dieu sur son fauteuil où le clouait sa faiblesse. Il était tourné vers le lit occupé par Calyste et le regardait sans cesse. Au moindre mouvement que faisait son enfant, il éprouvait une vive commotion comme si le flambeau de sa vie en était agité. La baronne ne quittait plus cette salle, où la vieille Zéphirine tricotait au coin de la cheminée dans une inquiétude horrible : on lui demandait du bois, car le père et le fils avaient également froid ; on attaquait ses provisions : aussi avait-elle pris le parti de livrer ses clefs, n’étant plus assez agile pour suivre Mariotte ; mais elle voulait tout savoir, elle questionnait à voix basse Mariotte et sa belle-sœur à tout moment, elle les prenait à part afin de connaître l’état de son frère et de son neveu. Quand un soir, {p. 470} pendant un assoupissement de Calyste et de son père, la vieille demoiselle de Pen-Hoël lui eut dit que sans doute il fallait se résigner à voir mourir le baron, dont la figure était devenue blanche et prenait des tons de cire, elle laissa tomber son tricot, fouilla dans sa poche, en sortit un vieux chapelet de bois noir, et se mit à le dire avec une ferveur qui rendit à sa figure antique et desséchée une splendeur si vigoureuse que l’autre vieille fille imita son amie ; puis tous, à un signe du curé, se joignirent à l’élévation mentale de mademoiselle du Guénic.
— J’ai prié Dieu la première, dit la baronne en se souvenant de la fatale lettre écrite par Calyste, il ne m’a pas exaucée !
— Peut-être ferions-nous bien, dit le curé Grimont, de prier mademoiselle des Touches de venir voir Calyste.
— Elle ! s’écria la vieille Zéphirine, l’auteur de tous nos maux, elle qui l’a diverti de sa famille, qui nous l’a enlevé, qui lui a fait lire des livres impies, qui lui a appris un langage hérétique ! Qu’elle soit maudite, et puisse Dieu ne lui pardonner jamais ! Elle a brisé les du Guénic.
— Elle les relèvera peut-être, dit le curé d’une voix douce. C’est une sainte et une vertueuse personne ; je suis son garant, elle n’a que de bonnes intentions pour lui. Puisse-t-elle être à même de les réaliser !
— Avertissez-moi le jour où elle mettra les pieds ici, j’en sortirai, s’écria la vieille. Elle a tué le père et le fils. Croyez-vous que je n’entende pas la voix faible de Calyste ? à peine a-t-il la force de parler.
Ce fut en ce moment que les trois médecins entrèrent ; ils fatiguèrent Calyste de questions ; mais, quant au père, l’examen dura peu ; leur conviction fut complète en un moment, ils étaient surpris qu’il vécût encore. Le médecin de Guérande annonça tranquillement à la baronne que, relativement à Calyste, il fallait probablement aller à Paris consulter les hommes les plus expérimentés de la science, car il en coûterait plus de cent louis pour leur déplacement.
— On meurt de quelque chose, mais l’amour, ce n’est rien, dit mademoiselle de Pen-Hoël.
— Hélas ! quelle que soit la cause, Calyste meurt, dit la baronne, je reconnais en lui tous les symptômes de la consomption, la plus horrible des maladies de mon pays.
{p. 471} — Calyste meurt ? dit le baron en ouvrant les yeux d’où sortirent deux grosses larmes qui cheminèrent lentement, retardées par les plis nombreux de son visage, et restèrent au bas de ses joues, les deux seules larmes qu’il eût sans doute versées de toute sa vie. Il se dressa sur ses jambes, il fit quelques pas vers le lit de son fils, lui prit les mains, le regarda.
— Que voulez-vous, mon père ? lui dit-il.
— Que tu vives, s’écria le baron.
— Je ne saurais vivre sans Béatrix, répondit Calyste au vieillard qui tomba sur son fauteuil.
— Où trouver cent louis pour faire venir les médecins de Paris ? il est encore temps, dit la baronne.
— Cent louis ! s’écria Zéphirine. Le sauverait-on ?
Sans attendre la réponse de sa belle-sœur, la vieille fille passa ses mains par l’ouverture de ses poches et défit son jupon de dessous qui rendit un son lourd en tombant. Elle connaissait si bien les places où elle avait cousu ses louis, qu’elle les décousit avec une promptitude qui tenait de la magie. Les pièces d’or tombaient une à une sur sa jupe en sonnant. La vieille Pen-Hoël la regardait faire en manifestant un étonnement stupide.
— Mais ils vous voient ! dit-elle à l’oreille de son amie.
— Trente-sept, répondit Zéphirine en continuant son compte.
— Tout le monde saura votre compte.
— Quarante-deux.
— Des doubles louis, tous neufs, où les avez-vous eus, vous qui n’y voyez pas clair ?
— Je les tâtais. Voici cent quatre louis, cria Zéphirine. Sera-ce assez ?
— Que vous arrive-t-il, demanda le chevalier du Halga qui survint et ne put s’expliquer l’attitude de sa vieille amie tendant sa jupe pleine de louis.
En deux mots mademoiselle de Pen-Hoël expliqua l’affaire au chevalier.
— Je l’ai su, dit-il, et venais vous apporter cent quarante louis que je tenais à la disposition de Calyste, il le sait bien.
Le chevalier tira de sa poche deux rouleaux et les montra. Mariotte, en voyant ces richesses, dit à Gasselin de fermer la porte.
— L’or ne lui rendra pas la santé, dit la baronne en pleurs.
{p. 472} — Mais il lui servira peut-être à courir après sa marquise, répondit le chevalier. Allons, Calyste !
Calyste se dressa sur son séant et s’écria joyeusement : En route !
— Il vivra donc, dit le baron d’une voix douloureuse, je puis mourir. Allez chercher le curé.
Ce mot répandit l’épouvante. Calyste, en voyant pâlir son père atteint par les émotions cruelles de cette scène, ne put retenir ses larmes. Le curé, qui savait l’arrêt porté par les médecins, était allé chercher mademoiselle des Touches, car autant il avait eu de répugnance pour elle, autant il manifestait en ce moment d’admiration, et il la défendait comme un pasteur doit défendre une de ses ouailles préférées.
À la nouvelle de l’état désespéré dans lequel était le baron, il y eut une foule dans la ruelle : les paysans, les paludiers et les gens de Guérande s’agenouillèrent dans la cour pendant que l’abbé Grimont administrait le vieux guerrier breton. Toute la ville était émue de savoir le père mourant auprès de son fils malade. On regardait comme une calamité publique l’extinction de cette antique race bretonne. Cette cérémonie frappa Calyste. Sa douleur fit taire pendant un moment son amour ; il demeura, durant l’agonie de l’héroïque défenseur de la monarchie, agenouillé, regardant les progrès de la mort et pleurant. Le vieillard expira dans son fauteuil, en présence de toute la famille assemblée.
— Je meurs fidèle au roi et à la religion. Mon Dieu, pour prix de mes efforts, faites que Calyste vive ! dit-il.
— Je vivrai, mon père, et je vous obéirai, répondit le jeune homme.
— Si tu veux me rendre la mort aussi douce que Fanny m’a fait ma vie, jure-moi de te marier.
— Je vous le promets, mon père.
Ce fut un touchant spectacle que de voir Calyste, ou plutôt son apparence, appuyé sur le vieux chevalier du Halga, un spectre conduisant une ombre, suivant le cercueil du baron et menant le deuil. L’église et la petite place qui se trouve devant le portail furent pleines de gens accourus de plus de dix lieues à la ronde.
La baronne et Zéphirine furent plongées dans une vive douleur en voyant que, malgré ses efforts pour obéir à son père, Calyste restait dans une stupeur de funeste augure. Le jour où la famille prit le deuil, la baronne avait conduit son fils sur le banc au fond {p. 473} du jardin, et le questionnait. Calyste répondait avec douceur et soumission, mais ses réponses étaient désespérantes.
— Ma mère, disait-il, il n’y a plus de vie en moi : ce que je mange ne me nourrit pas, l’air en entrant dans ma poitrine ne me rafraîchit pas le sang ; le soleil me semble froid, et quand il illumine pour toi la façade de notre maison, comme en ce moment, là où tu vois les sculptures inondées de lueurs, moi je vois des formes indistinctes enveloppées d’un brouillard. Si Béatrix était ici, tout redeviendrait brillant. Il n’est qu’une seule chose au monde qui ait sa couleur et sa forme, c’est cette fleur et ce feuillage, dit-il en tirant de son sein et montrant le bouquet flétri que lui avait laissé la marquise.
La baronne n’osa plus rien demander à son fils, ses réponses accusaient plus de folie que son silence n’annonçait de douleur. Cependant Calyste tressaillit en apercevant mademoiselle des Touches à travers les croisées qui se correspondaient : Félicité lui rappelait Béatrix. Ce fut donc à Camille que ces deux femmes désolées durent le seul mouvement de joie qui brilla au milieu de leur deuil.
— Eh ! bien, Calyste, dit mademoiselle des Touches en l’apercevant, la voiture est prête, nous allons chercher Béatrix ensemble, venez ?
La figure maigre et pâle de ce jeune homme en deuil fut aussitôt nuancée par une rougeur, et un sourire anima ses traits.
— Nous le sauverons, dit mademoiselle des Touches à la mère qui lui serra la main en pleurant de joie.
Mademoiselle des Touches, la baronne du Guénic et Calyste partirent pour Paris huit jours après la mort du baron, laissant le soin des affaires à la vieille Zéphirine.
La tendresse de Félicité pour Calyste avait préparé le plus bel avenir à ce pauvre enfant. Alliée à la famille de Grandlieu, dont la branche ducale finissait par cinq filles, elle avait écrit à la duchesse de Grandlieu l’histoire de Calyste, en lui annonçant qu’elle vendait sa maison de la rue du Mont-Blanc, de laquelle quelques spéculateurs offraient deux millions cinq cent mille francs. Son homme d’affaires venait de remplacer cette habitation par l’un des plus beaux hôtels de la rue de Bourbon, acheté sept cent mille francs. Sur le reste du prix de sa maison de la rue du Mont-Blanc, elle consacrait un million au rachat des terres de la maison du Guénic, et disposait {p. 474} de toute sa fortune en faveur de Sabine de Grandlieu qu’elle chargeait de guérir Calyste de sa passion pour madame de Rochefide. Félicité connaissait les projets du duc et de la duchesse qui destinaient la dernière de leurs cinq filles au vicomte de Grandlieu, héritier de leurs titres ; elle savait que Clotilde-Frédérique, la seconde, voulait rester fille sans néanmoins se faire religieuse comme l’aînée et il ne restait à marier que l’avant-dernière, la jolie Sabine, alors âgée de vingt ans.
Pendant le voyage, Félicité mit la baronne au fait de ces arrangements. On meublait alors l’hôtel de la rue de Bourbon, qu’elle destinait à Calyste au cas où ses projets réussiraient. Tous trois descendirent alors à l’hôtel de Grandlieu, où la baronne fut reçue avec toute la distinction que lui méritait son nom de femme et de fille. Mademoiselle des Touches conseilla naturellement à Calyste de voir Paris pendant qu’elle y chercherait à savoir où se trouvait en ce moment Béatrix, et elle le livra aux séductions de toute espèce qui l’y attendaient. La duchesse, ses deux filles et leurs amis firent à Calyste les honneurs de Paris au moment où la saison des fêtes allait commencer. Le mouvement de Paris donna de violentes distractions au jeune Breton. Il trouva quelque ressemblance d’esprit avec madame de Rochefide dans Sabine de Grandlieu, qui certes était alors une des plus belles et des plus charmantes filles de la société parisienne, et il prêta dès lors à ses coquetteries une attention que nulle autre femme n’aurait obtenue de lui. Sabine de Grandlieu joua d’autant mieux son rôle que Calyste lui plut. Les choses furent si bien menées que, pendant l’hiver de 1837, le jeune baron du Guénic, qui avait repris ses couleurs et sa fleur de jeunesse, entendit sans répugnance sa mère lui rappelant la promesse faite à son père mourant, et parlant de son mariage avec Sabine de Grandlieu. Mais, tout en obéissant à sa promesse, il cachait une indifférence secrète que connaissait la baronne, et qu’elle espérait voir se dissiper par les plaisirs d’un heureux ménage. Le jour où la famille de Grandlieu et la baronne accompagnée en cette circonstance de ses parents venus d’Angleterre, siégeaient dans le grand salon à l’hôtel de Grandlieu, et que Léopold Hannequin, le notaire de la famille, expliquait le contrat avant de le lire, Calyste, sur le front de qui chacun pouvait voir quelques nuages, refusa nettement d’accepter les avantages que lui faisait mademoiselle des Touches, il comptait encore sur le dévouement de Félicité qu’il croyait à la recherche de Béatrix. En ce moment, et au milieu de la stupéfaction des deux familles, Sabine entra, vêtue de manière à rappeler quoique brune, la marquise de Rochefide, et remit la lettre suivante à Calyste.
{p. 475}
Camille à Calyste
Calyste, avant d’entrer dans ma cellule de postulante, il m’est permis de jeter un regard sur le monde que je vais quitter pour m’élancer dans le monde de la prière. Ce regard est entièrement à vous, qui, dans ces derniers temps, avez été pour moi tout le monde. Ma voix arrivera, si mes calculs ne m’ont point trompée, au milieu d’une cérémonie à laquelle il m’était impossible d’assister. Le jour où vous serez devant un autel, donnant votre main à une jeune et charmante fille qui pourra vous aimer à la face du ciel et de la terre, moi je serai dans une maison religieuse à Nantes, devant un autel aussi, mais fiancée pour toujours à celui qui ne trompe et ne trahit personne. Je ne viens pas vous attrister, mais vous prier de n’entraver par aucune fausse délicatesse le bien que j’ai voulu vous faire dès que je vous vis. Ne me contestez pas des droits si chèrement conquis. Si l’amour est une souffrance, ah ! je vous ai bien aimé, Calyste ; mais n’ayez aucun remords : les seuls plaisirs que j’aie goûtés dans ma vie, je vous les dois, et les douleurs sont venues de moi-même. Récompensez-moi donc de toutes ces douleurs passées en me donnant une joie éternelle. Permettez au pauvre Camille, qui n’est plus, d’être pour un peu dans le bonheur matériel dont vous jouirez tous les jours. Laissez-moi, cher, être quelque chose comme un parfum dans les fleurs de votre vie, m’y mêler à jamais sans vous être importune. Je vous devrai sans doute le bonheur de la vie éternelle, ne voulez-vous pas que je m’acquitte envers vous par le don de quelques biens fragiles et passagers ? Manquerez-vous de générosité ? Ne voyez-vous pas en ceci le dernier mensonge d’un amour dédaigné ? Calyste, le monde sans vous n’était plus rien pour moi, vous m’en avez fait la plus affreuse des solitudes, et vous avez amené l’incrédule Camille Maupin, l’auteur de livres et de pièces que je vais solennellement désavouer, vous avez jeté cette fille audacieuse et perverse, pieds et poings liés, devant Dieu. Je suis aujourd’hui ce que j’aurais dû être, un enfant plein d’innocence. Oui, j’ai lavé ma robe dans les pleurs du repentir, et je puis arriver aux autels présentée par un ange, par mon bien-aimé Calyste ! Avec quelle douceur je vous donne ce nom que ma résolution a sanctifié ! Je vous aime sans aucun intérêt propre, {p. 476} comme une mère aime son fils, comme l’Église aime un enfant. Je pourrai prier pour vous et pour les vôtres sans y mêler aucun autre désir que celui de votre bonheur. Si vous connaissiez la tranquillité sublime dans laquelle je vis, après m’être élevée par la pensée au-dessus des petits intérêts mondains, et combien est douce la pensée d’avoir fait son devoir, selon votre noble devise, vous entreriez d’un pas ferme et sans regarder en arrière, ni autour de vous, dans votre belle vie ! Je vous écris donc surtout pour vous prier d’être fidèle à vous-même et aux vôtres. Cher, la société dans laquelle vous devez vivre ne saurait exister sans la religion du devoir, et vous la méconnaîtriez, comme je l’ai méconnue, en vous laissant aller à la passion, à la fantaisie, ainsi que je l’ai fait. La femme n’est égale à l’homme qu’en faisant de sa vie une continuelle offrande, comme celle de l’homme est une perpétuelle action. Or ma vie a été comme un long accès d’égoïsme. Aussi, peut-être, Dieu vous a-t-il mis, vers le soir, à la porte de ma maison comme un messager chargé de ma punition et de ma grâce. Écoutez cet aveu d’une femme pour qui la gloire a été comme un phare dont la lueur lui a montré le vrai chemin. Soyez grand, immolez votre fantaisie à vos devoirs de chef, d’époux et de père ! Relevez la bannière abattue des vieux du Guénic, montrez dans ce siècle sans religion ni principe le gentilhomme dans toute sa gloire et dans toute sa splendeur. Cher enfant de mon âme, laissez-moi jouer un peu le rôle d’une mère : l’adorable Fanny ne sera plus jalouse d’une fille morte au monde, et de qui vous n’apercevrez plus que les mains toujours levées au ciel. Aujourd’hui la noblesse a plus que jamais besoin de la fortune, acceptez donc une partie de la mienne, Calyste, et faites-en un bel usage. Ce n’est pas un don, mais un fidéicommis. J’ai pensé plus à vos enfants et à votre vieille maison bretonne qu’à vous-même en vous offrant les gains que le temps m’a procurés sur la valeur de mes biens à Paris.
— Signons, dit le jeune baron au grand contentement de l’assemblée.