— Ah ! ce n’était pas un paysan, petite vipère !
Pierrette se sauva comme une biche effrayée à travers le jardin, épouvantée de cette question morale. Sa cousine l’appela d’une voix terrible.
— On sonne, répondit-elle.
— Ah ! quelle petite sournoise, se dit Sylvie, elle a l’esprit retors, et maintenant je suis sûre que cette petite couleuvre entortille le colonel. Elle nous a entendus dire qu’il était baron. Être baronne ! petite sotte ! Oh ! je me débarrasserai d’elle en la mettant en apprentissage, et tôt.
Sylvie resta si bien perdue dans ses pensées, qu’elle ne vit pas {p. 443} son frère descendant l’allée et regardant les désastres produits par la gelée sur ses dalhias.
— Eh ! bien, Sylvie, à quoi penses-tu donc là ? j’ai cru que tu regardais des poissons ! quelquefois il y en a qui sautent hors de l’eau.
— Non, dit-elle.
— Eh ! bien, comment as-tu dormi ? Et il se mit à lui raconter ses rêves de la nuit. Ne me trouves-tu pas le teint mâchuré ? Autre mot du vocabulaire Rogron.
Depuis que Rogron aimait, ne profanons pas ce mot, désirait mademoiselle de Chargebœuf, il s’inquiétait beaucoup de son air et de lui-même. Pierrette descendit en ce moment le perron et annonça de loin que le déjeuner était prêt. En voyant sa cousine, le teint de Sylvie se plaqua de vert et jaunit : toute sa bile se mit en mouvement. Elle regarda le corridor et trouva que Pierrette aurait dû l’avoir frotté.
— Je frotterai si vous le voulez, répondit cet ange en ignorant le danger auquel ce travail expose une jeune fille.
La salle à manger était irréprochablement arrangée. Sylvie s’assit et affecta pendant tout le déjeuner d’avoir besoin de choses auxquelles elle n’aurait pas songé dans un état calme et qu’elle demanda pour faire lever Pierrette en saisissant le moment où la pauvre petite se remettait à manger. Mais une tracasserie ne suffisait pas, elle cherchait un sujet de reproche, et elle se colérait intérieurement de n’en pas trouver. S’il y avait eu des œufs frais, elle aurait eu certes à se plaindre de la cuisson du sien. Elle répondait à peine aux sottes questions de son frère, et cependant elle ne regardait que lui. Ses yeux évitaient Pierrette. Pierrette était éminemment sensible à ce manége. Pierrette apporta le café de sa cousine comme celui de son cousin, dans un grand gobelet d’argent où elle faisait chauffer le lait mélangé de crème au bain-marie. Le frère et la sœur y mêlaient eux-mêmes le café noir fait par Sylvie, en doses convenables. Quand elle eut minutieusement préparé sa jouissance, elle aperçut une légère poussière de café ; elle la saisit avec affectation dans le tourbillon jaune, la regarda, se pencha pour la mieux voir. L’orage éclata.
— Qu’est-ce que tu as ? dit Rogron.
— J’ai… que mademoiselle a mis de la cendre dans mon café. Comme c’est agréable de prendre du café à la cendre ?… Hé ! ce n’est {p. 444} pas étonnant : on ne fait jamais bien deux choses à la fois. Elle pensait bien au café ! Un merle aurait pu voler par sa cuisine, elle n’y aurait pas pris garde ce matin ! comment aurait-elle pu voir voler la cendre ? Et puis le café de sa cousine ! Ah ! cela lui est bien égal.
Elle parla sur ce ton pendant qu’elle mettait sur le bord de l’assiette la poudre de café passée à travers le filtre, et quelques grains de sucre qui ne fondaient pas.
— Mais, ma cousine, c’est du café, dit Pierrette.
— Ah ! c’est moi qui mens ? s’écria Sylvie en regardant Pierrette et la foudroyant par une effroyable lueur que son œil dégageait en colère.
Ces organisations que la passion n’a point ravagées ont à leur service une grande abondance de fluide vital. Ce phénomène de l’excessive clarté de l’œil dans les moments de colère s’était d’autant mieux établi chez mademoiselle Rogron, que jadis, dans sa boutique, elle avait eu lieu d’user de la puissance de son regard, en ouvrant démesurément ses yeux, toujours pour imprimer une terreur salutaire à ses inférieurs.
— Je vous conseille de me donner des démentis, reprit-elle, vous qui mériteriez de sortir de table et d’aller manger seule à la cuisine.
— Qu’avez-vous donc toutes deux ? s’écria Rogron, vous êtes comme des crins, ce matin.
— Mademoiselle sait ce que j’ai contre elle. Je lui laisse le temps de prendre une décision avant de t’en parler, car j’aurai pour elle plus de bontés qu’elle n’en mérite !
Pierrette regardait sur la place, à travers les vitres, afin d’éviter de voir les yeux de sa cousine qui l’effrayaient.
— Elle n’a pas plus l’air de m’écouter que si je parlais à ce sucrier ! Elle a cependant l’oreille fine, elle cause du haut d’une maison et répond à quelqu’un qui se trouve en bas… Elle est d’une perversité, ta pupille ! d’une perversité sans nom, et tu ne dois t’attendre à rien de bon d’elle, entends-tu, Rogron ?
— Qu’a-t-elle fait de si grave, demanda le frère à la sœur.
— À son âge ! c’est commencer de bonne heure, s’écria la vieille fille enragée.
Pierrette se leva pour desservir afin d’avoir une contenance, elle ne savait comment se tenir. Quoique ce langage ne fût pas {p. 445} nouveau pour elle, elle n’avait jamais pu s’y habituer. La colère de sa cousine lui faisait croire à quelque crime. Elle se demanda quelle serait sa fureur si elle savait l’escapade de Brigaut. Peut-être lui ôterait-on Brigaut. Elle eut à la fois les mille pensées de l’esclave, si rapides, si profondes, et résolut d’opposer un silence absolu sur un fait où sa conscience ne lui signalait rien de mauvais. Elle eut à entendre des paroles si dures, si âpres, des suppositions si blessantes, qu’en entrant dans la cuisine elle fut prise d’une contraction à l’estomac et d’un vomissement affreux. Elle n’osa se plaindre, elle n’était pas sûre d’obtenir des soins. Elle revint pâle, blême, dit qu’elle ne se trouvait pas bien, et monta se coucher en se tenant de marche en marche à la rampe, et croyant l’heure de sa mort arrivée. — Pauvre Brigaut ! se disait-elle.
— Elle est malade ! dit Rogron.
— Elle, malade ! Mais c’est des giries ! répondit à haute voix Sylvie et de manière à être entendue. Elle n’était pas malade ce matin, va !
Ce dernier coup atterra Pierrette, qui se coucha dans ses larmes en demandant à Dieu de la retirer de ce monde.
Depuis environ un mois, Rogron n’avait plus à porter le Constitutionnel chez Gouraud ; le colonel venait obséquieusement chercher le journal, faire la conversation, et emmenait Rogron quand le temps était beau. Sûre de voir le colonel et de pouvoir le questionner, Sylvie s’habilla coquettement. La vieille fille croyait être coquette en mettant une robe verte et un petit châle de cachemire jaune à bordure rouge, un chapeau blanc à maigres plumes grises. Vers l’heure où le colonel devait arriver, Sylvie stationna dans le salon avec son frère, qu’elle avait contraint à rester en pantoufles et en robe de chambre.
— Il fait beau, colonel ? dit Rogron en entendant le pas pesant de Gouraud ; mais je ne suis pas habillé, ma sœur voulait peut-être sortir, elle m’a fait garder la maison, attendez-moi.
Rogron laissa Sylvie seule avec le colonel.
— Où voulez-vous donc aller ? vous voilà mise comme une divinité, demanda Gouraud qui remarquait un certain air solennel sur l’ample visage grêlé de la vieille fille.
— Je voulais sortir ; mais comme la petite n’est pas bien, je reste.
— Qu’a-t-elle donc ?
{p. 446} — Je ne sais, elle a demandé à se coucher.
La prudence pour ne pas dire la méfiance de Gouraud était incessamment éveillée par les résultats de son alliance avec Vinet. Évidemment la plus belle part était celle de l’avocat. L’avocat rédigeait le journal, il y régnait en maître, il en appliquait les revenus à sa rédaction ; tandis que le colonel, éditeur responsable, y gagnait peu de chose. Vinet et Cournant avaient rendu d’énormes services aux Rogron, le colonel en retraite ne pouvait rien pour eux. Qui serait député ? Vinet. Qui était le grand électeur ? Vinet. Qui consultait-on ? Vinet ! Enfin il connaissait pour le moins aussi bien que Vinet l’étendue et la profondeur de la passion allumée chez Rogron par la belle Bathilde de Chargebœuf. Cette passion devenait insensée, comme toutes les dernières passions des hommes. La voix de Bathilde faisait tressaillir le célibataire. Absorbé par ses désirs, Rogron les cachait, il n’osait espérer une pareille alliance. Pour sonder le mercier, le colonel s’était avisé de lui dire qu’il allait demander la main de Bathilde ; Rogron avait pâli de se voir un rival si redoutable, il était devenu froid pour Gouraud et presque haineux. Ainsi Vinet régnait de toute manière au logis, tandis que lui, colonel, ne s’y rattachait que par les liens hypothétiques d’une affection menteuse de sa part, et qui chez Sylvie ne s’était pas encore déclarée. Quand l’avocat lui avait révélé la manœuvre du prêtre en lui conseillant de rompre avec Sylvie et de se retourner vers Pierrette, Vinet avait flatté le penchant de Gouraud ; mais en analysant le sens intime de cette ouverture, en examinant bien le terrain autour de lui, le colonel crut apercevoir chez son allié l’espoir de le brouiller avec Sylvie et de profiter de la peur de la vieille fille pour faire tomber toute la fortune des Rogron dans les mains de mademoiselle de Chargebœuf. Aussi quand Rogron l’eut laissé seul avec Sylvie, la perspicacité du colonel s’empara-t-elle des légers indices qui trahissaient une pensée inquiète chez Sylvie. Il aperçut en elle le plan formé de se trouver sous les armes et pendant un moment seule avec lui. Le colonel, qui déjà soupçonnait véhémentement Vinet de lui jouer quelque mauvais tour, attribua cette conférence à quelque secrète insinuation de ce singe judiciaire ; il se mit en garde comme quand il faisait une reconnaissance en pays ennemi, tenant l’œil sur la campagne, attentif au moindre bruit, l’esprit tendu, la main sur ses armes. Le colonel avait le défaut de ne jamais croire un seul mot de ce que disaient les femmes ; et {p. 447} quand la vieille fille mit Pierrette sur le tapis et la lui dit couchée à midi, le colonel pensa que Sylvie l’avait simplement mise en pénitence dans sa chambre et par jalousie.
— Elle devient très-gentille, cette petite, dit-il d’un air dégagé.
— Elle sera jolie, répondit mademoiselle Rogron.
— Vous devriez maintenant l’envoyer à Paris dans un magasin, ajouta le colonel. Elle y ferait fortune. On veut de très-jolies filles aujourd’hui chez les modistes.
— Est-ce bien là votre avis ? demanda Sylvie d’une voix troublée.
— Bon ! j’y suis, pensa le colonel. Vinet aura conseillé de nous marier un jour, Pierrette et moi, pour me perdre dans l’esprit de cette vieille sorcière. — Mais, dit-il à haute voix, qu’en voulez-vous faire ? Ne voyez-vous pas une fille d’une incomparable beauté, Bathilde de Chargebœuf, une fille noble, bien apparentée, réduite à coiffer sainte Catherine : personne n’en veut. Pierrette n’a rien, elle ne se marierait jamais. Croyez-vous que la jeunesse et la beauté puissent être quelque chose pour moi, par exemple ; moi qui, capitaine de cavalerie dans la Garde Impériale, dès que l’Empereur a eu sa Garde, ai mis mes bottes dans toutes les capitales et connu les plus jolies femmes de ces mêmes capitales ? La jeunesse et la beauté, c’est diablement commun et sot !… ne m’en parlez plus. À quarante-huit ans, dit-il en se vieillissant, quand on a subi la déroute de Moscou, quand on a fait la terrible campagne de France, on a les reins un peu cassés, je suis un vieux bonhomme. Une femme comme vous me soignerait, me dorloterait ; et sa fortune, jointe à mes pauvres mille écus de pension, me donnerait pour mes vieux jours un bien-être convenable, et je la préférerais mille fois à une mijaurée qui me causerait bien des désagréments, qui aurait trente ans et des passions quand j’aurais soixante ans et des rhumatismes. À mon âge, on calcule. Tenez, entre nous soit dit, je ne voudrais pas avoir d’enfant si je me mariais.
Le visage de Sylvie avait été clair pour le colonel pendant cette tirade, et son exclamation acheva de convaincre le colonel de la perfidie de Vinet.
— Ainsi, dit-elle, vous n’aimez pas Pierrette !
— Ah çà ! êtes-vous folle, ma chère Sylvie ? s’écria le colonel. Est-ce quand on n’a plus de dents qu’on essaie de casser des noisettes ? Dieu merci, je suis dans mon bon sens et je me connais.
{p. 448} Sylvie ne voulut pas se mettre alors en jeu, elle se crut très-fine en faisant parler son frère.
— Mon frère, dit-elle, avait eu l’idée de vous marier.
— Mais votre frère ne saurait avoir une idée si incongrue. Il y a quelques jours, pour savoir son secret, je lui ai dit que j’aimais Bathilde, il est devenu blanc comme votre collerette.
— Il aime Bathilde, dit Sylvie.
— Comme un fou ! Et certes Bathilde n’en veut qu’à son argent (Attrape, Vinet ! pensa le colonel). Comment alors aurait-il parlé de Pierrette ? Non, Sylvie, dit-il en lui prenant la main et la lui serrant d’une certaine façon, puisque vous m’avez mis sur ce chapitre… Il se rapprocha de Sylvie. Eh ! bien… (il lui baisa la main, il était colonel de cavalerie, il avait donné des preuves de courage), sachez-le, je ne veux pas avoir d’autre femme que vous. Quoique ce mariage ait l’air d’être un mariage de convenance, de mon côté, je me sens de l’affection pour vous.
— Mais c’est moi qui voulais vous marier à Pierrette. Et si je lui donnais ma fortune… Hein ! colonel ?
— Mais je ne veux pas être malheureux dans mon intérieur, et dans dix ans y voir un jeune freluquet, comme Julliard, tournant autour de ma femme, et lui adressant des vers dans le journal. Je suis un peu trop homme sur ce point ! Je ne ferai jamais un mariage disproportionné sous le rapport de l’âge.
— Eh ! bien, colonel, nous causerons de tout cela sérieusement, dit Sylvie en lui jetant un regard qu’elle crut plein d’amour et qui ressemblait assez à celui d’une ogresse. Ses lèvres froides et d’un violet cru se tirèrent sur ses dents jaunes, et elle croyait sourire.
— Me voilà, dit Rogron en emmenant le colonel qui salua courtoisement la vieille fille.
Gouraud résolut de presser son mariage avec Sylvie et de devenir ainsi maître au logis, en se promettant de se débarrasser, par l’influence qu’il acquerrait sur Sylvie pendant la lune de miel, de Bathilde et de Céleste Habert. Aussi pendant cette promenade dit-il à Rogron qu’il s’était amusé de lui l’autre jour : il n’avait aucune prétention sur le cœur de Bathilde, il n’était pas assez riche pour épouser une femme sans dot ; puis il lui confia son projet, il avait choisi sa sœur depuis long-temps, à cause de ses bonnes qualités, il aspirait enfin à l’honneur de devenir son beau-frère.
— Ah ! colonel ! ah ! baron ! s’il ne faut que mon consentement, {p. 449} ce sera fait dans les délais voulus par la loi, s’écria Rogron heureux de se voir débarrassé de ce terrible rival.
Sylvie passa toute sa matinée dans son appartement à examiner s’il y avait place pour un ménage. Elle résolut de bâtir pour son frère un second étage, et de faire arranger convenablement le premier pour elle et son mari ; mais elle se promit aussi, selon la fantaisie de toute vieille fille, de soumettre le colonel à quelques épreuves pour juger de son cœur et de ses mœurs, avant de se décider. Elle conservait des doutes et voulait être sûre que Pierrette n’avait aucune accointance avec le colonel.
Pierrette descendit à l’heure du dîner pour mettre le couvert. Sylvie avait été obligée de faire la cuisine, et avait taché sa robe en s’écriant : — Maudite Pierrette ! Il était évident que si Pierrette avait préparé le dîner, Sylvie n’eût pas attrapé cette tache de graisse sur sa robe de soie.
— Vous voilà, la belle picheline ? Vous êtes comme le chien du maréchal que le bruit des casseroles réveille et qui dort sous la forge ! Ah ! vous voulez qu’on vous croie malade, petite menteuse !
Cette idée : Vous ne m’avez pas avoué la vérité sur ce qui s’est passé ce matin sur la place, donc vous mentez dans tout ce que vous dites, fut comme un marteau avec lequel Sylvie allait frapper sans relâche sur le cœur et sur la tête de Pierrette.
Au grand étonnement de Pierrette, Sylvie l’envoya s’habiller pour la soirée, après le dîner. L’imagination la plus alerte est encore au-dessous de l’activité que donne le soupçon à l’esprit d’une vieille fille. Dans ce cas, la vieille fille l’emporte sur les politiques, les avoués et les notaires, sur les escompteurs et les avares. Sylvie se promit de consulter Vinet, après avoir tout examiné autour d’elle. Elle voulut avoir Pierrette auprès d’elle afin de savoir par la contenance de la petite si le colonel avait dit vrai. Mesdames de Chargebœuf vinrent les premières. D’après le conseil de son cousin Vinet, Bathilde avait redoublé d’élégance. Elle était vêtue d’une délicieuse robe bleue en velours de coton, toujours le fichu clair, des grappes de raisins en grenat et or aux oreilles, les cheveux en ringlets2, la jeannette astucieuse, de petits souliers en satin noir, des bas de soie gris, et des gants de Suède ; puis des airs de reine et des coquetteries de jeune fille à prendre tous les Rogron de la rivière. La mère, calme et digne, conservait comme sa fille une certaine {p. 450} impertinence aristocratique avec laquelle ces deux femmes sauvaient tout et où perçait l’esprit de leur caste. Bathilde était douée d’un esprit supérieur que Vinet seul avait su deviner après deux mois de séjour des dames de Chargebœuf chez lui. Quand il eut mesuré la profondeur de cette fille froissée par l’inutilité de sa jeunesse et de sa beauté, éclairée par le mépris que lui inspiraient les hommes d’une époque où l’argent était leur seule idole, Vinet surpris s’écria : — Si c’était vous que j’eusse épousée, Bathilde, je serais aujourd’hui en passe d’être Garde des Sceaux. Je me serais appelé Vinet de Chargebœuf, et je siégerais à droite !
Bathilde ne portait dans son désir de mariage aucune idée vulgaire, elle ne se mariait pas pour être mère, elle ne se mariait pas pour avoir un mari, elle se mariait pour être libre, pour avoir un éditeur responsable, pour s’appeler madame et pouvoir agir comme agissent les hommes. Rogron était un nom pour elle, elle comptait faire quelque chose de cet imbécile, un Député votant dont elle serait l’âme ; elle avait à se venger de sa famille qui ne s’était point occupée d’une fille pauvre. Vinet avait beaucoup étendu, fortifié ses idées en les admirant et les approuvant.
— Chère cousine, lui disait-il en lui expliquant quelle influence avaient les femmes et lui montrant la sphère d’action qui leur était propre, croyez-vous que Tiphaine, un homme de la dernière médiocrité, arrive par lui-même au Tribunal de Première Instance à Paris ! Mais c’est madame Tiphaine qui l’a fait nommer Député, c’est elle qui le pousse à Paris. Sa mère, madame Roguin, est une fine commère qui fait ce qu’elle veut du fameux banquier du Tillet, l’un des compères de Nucingen, tous deux liés avec les Keller, et ces trois maisons rendent des services ou au gouvernement ou à ses hommes les plus dévoués, les Bureaux sont au mieux avec ces loups-cerviers de la Banque, et ces gens-là connaissent tout Paris. Il n’y a pas de raison pour que Tiphaine n’arrive pas à être Président de quelque Cour Royale. Épousez Rogron, nous en ferons un Député de Provins quand j’aurai conquis pour moi un autre collége de Seine-et-Marne. Vous aurez alors une Recette Générale, une de ces places où Rogron n’aura qu’à signer. Nous serons de l’Opposition si elle triomphe, mais si les Bourbons restent, ah ! comme nous inclinerons tout doucement vers le Centre ! D’ailleurs, Rogron ne vivra pas éternellement, et vous épouserez un homme titré plus tard. Enfin, soyez dans une belle position, et les Chargebœuf {p. 451} nous serviront. Votre misère comme la mienne vous aura donné sans doute la mesure de ce que valent les hommes : il faut se servir d’eux comme on se sert des chevaux de poste. Un homme ou une femme nous amène de telle à telle étape.
Vinet avait fait de Bathilde une petite Catherine de Médicis. Il laissait sa femme au logis heureuse avec ses deux enfants, et il accompagnait toujours mesdames de Chargebœuf chez les Rogron. Il arriva dans toute sa gloire de tribun champenois. Il avait alors de jolies besicles à branches d’or, un gilet de soie, une cravate blanche, un pantalon noir, des bottes fines et un habit noir fait à Paris, une montre d’or, une chaîne. Au lieu de l’ancien Vinet pâle et maigre, hargneux et sombre, il montrait dans le Vinet actuel une tenue d’homme politique ; il marchait, sûr de sa fortune, avec la sécurité particulière à l’homme du Palais qui connaît les cavernes du Droit. Sa petite tête rusée était si bien peignée, son menton bien rasé lui donnait un air si mignard quoique froid, qu’il paraissait agréable dans le genre de Roberspierre. Certes, il pouvait être un délicieux Procureur-Général à l’éloquence élastique, dangereuse et meurtrière, ou un orateur d’une finesse à la Benjamin-Constant. L’aigreur et la haine qui l’animaient naguère avaient tourné en une douceur perfide. Le poison s’était changé en médecine.
— Bonjour, ma chère, comment allez-vous ? dit madame de Chargebœuf à Sylvie.
Bathilde alla droit à la cheminée, ôta son chapeau, se mira dans la glace et mit son joli pied sur la barre du garde-cendre pour le montrer à Rogron.
— Qu’avez-vous donc, monsieur ? lui dit-elle en le regardant, vous ne me saluez pas ? Ah ! bien, on mettra pour vous des robes de velours…
Elle coupa Pierrette pour aller porter sur un fauteuil son chapeau que la petite fille lui prit des mains et qu’elle lui laissa prendre comme si la Bretonne était une femme de chambre. Les hommes passent pour être bien féroces, et les tigres aussi ; mais ni les tigres, ni les vipères, ni les diplomates, ni les gens de justice, ni les bourreaux, ni les rois ne peuvent, dans leurs plus grandes atrocités, approcher des cruautés douces, des douceurs empoisonnées, des mépris sauvages des demoiselles entre elles quand les unes se croient supérieures aux autres en naissance, en fortune, en grâce, et qu’il s’agit de mariage, de préséance, enfin des mille rivalités de femme. Le : Merci, {p. 452} mademoiselle, que dit Bathilde à Pierrette, était un poème en douze chants.
Elle s’appelait Bathilde et l’autre Pierrette. Elle était une Chargebœuf, l’autre une Lorrain ! Pierrette était petite et souffrante, Bathilde était grande et pleine de vie ! Pierrette était nourrie par charité, Bathilde et sa mère avaient leur indépendance ! Pierrette portait une robe de stoff à guimpe, Bathilde faisait onduler le velours bleu de la sienne ! Bathilde avait les plus riches épaules du département, un bras de reine ; Pierrette avait des omoplates et des bras maigres ! Pierrette était Cendrillon, Bathilde était la fée ! Bathilde allait se marier, Pierrette allait mourir fille ! Bathilde était adorée, Pierrette n’était aimée de personne ! Bathilde avait une ravissante coiffure, elle avait du goût ; Pierrette cachait ses cheveux sous un petit bonnet et ne connaissait rien à la mode ! Épilogue : Bathilde était tout, Pierrette n’était rien. La fière Bretonne comprenait bien cet horrible poème.
— Bonjour, ma petite, lui dit madame de Chargebœuf du haut de sa grandeur et avec l’accent que lui donnait son nez pincé du bout.
Vinet mit le comble à ces sortes d’injures en regardant Pierrette et disant — Oh ! oh ! oh ! sur trois tons. Que nous sommes belle, Pierrette, ce soir !
— Belle, dit la pauvre enfant, ce n’est pas à moi, mais à votre cousine qu’il faut adresser ce mot.
— Oh ! ma cousine l’est toujours, répondit l’avocat. N’est-ce pas, père Rogron ? dit-il en se tournant vers le maître du logis et lui frappant dans la main.
— Oui, répondit Rogron.
— Pourquoi le faire parler contre sa pensée ? Il ne m’a jamais trouvée de son goût, reprit Bathilde en se tenant devant Rogron. N’est-il pas vrai ? Regardez-moi.
Rogron la contempla des pieds à la tête, et ferma doucement les yeux comme un chat à qui l’on gratte le crâne.
— Vous êtes trop belle, dit-il, trop dangereuse à voir.
— Pourquoi ?
Rogron regarda les tisons et garda le silence. En ce moment mademoiselle Habert entra suivie du colonel. Céleste Habert, devenue l’ennemi commun, ne comptait que Sylvie pour elle ; mais chacun lui témoignait d’autant plus d’égards, de politesses et d’aimables {p. 453} attentions que chacun la sapait, en sorte qu’elle était entre ces preuves d’intérêt et la défiance que son frère éveillait en elle. Le vicaire, quoique loin du théâtre de la guerre, y devinait tout. Aussi, quand il comprit que les espérances de sa sœur étaient mortes, devint-il un des plus terribles antagonistes des Rogron. Chacun se peindra mademoiselle Habert sur-le-champ, quand on saura que, si elle n’avait pas été maîtresse et archimaîtresse de pension, elle aurait toujours eu l’air d’être une institutrice. Les institutrices ont une manière à elles de mettre leurs bonnets. De même que les vieilles Anglaises ont acquis le monopole des turbans, les institutrices ont le monopole de ces bonnets ; la carcasse y domine les fleurs, les fleurs en sont plus qu’artificielles ; long-temps gardé dans les armoires, ce bonnet est toujours neuf et toujours vieux, même le premier jour. Ces filles font consister leur honneur à imiter les mannequins des peintres ; elles sont assises sur leurs hanches et non sur leurs chaises. Quand on leur parle, elles tournent en bloc sur leur buste au lieu de ne tourner que leur tête ; et, quand leurs robes crient, on est tenté de croire que les ressorts de ces espèces de mécanismes sont dérangés. Mademoiselle Habert, l’idéal de ce genre, avait l’œil sévère, la bouche grimée, et sous son menton rayé de rides les brides de son bonnet, flasques et flétries, allaient et venaient au gré de ses mouvements. Elle avait un petit agrément dans deux signes un peu forts, un peu bruns, ornés de poils qu’elle laissait croître comme des clématites échevelées. Enfin elle prenait du tabac et le prenait sans grâce. On se mit au travail du boston. Sylvie eut en face d’elle mademoiselle Habert, et le colonel fut mis à côté, devant madame de Chargebœuf. Bathilde resta près de sa mère et de Rogron. Sylvie plaça Pierrette entre elle et le colonel. Rogron déploya l’autre table, au cas où messieurs Néraud, Cournant et sa femme viendraient. Vinet et Bathilde savaient jouer le whist, que jouaient monsieur et madame Cournant. Depuis que ces dames de Chargebœuf, comme disaient les gens de Provins, venaient chez les Rogron, les deux lampes brillaient sur la cheminée entre les candélabres et la pendule, et les tables étaient éclairées en bougies à quarante sous la livre, payées d’ailleurs par le prix des cartes.
— Eh ! bien, Pierrette, prends donc ton ouvrage, ma fille, dit Sylvie à sa cousine avec une perfide douceur en la voyant regarder le jeu du colonel.
{p. 454} Elle affectait de toujours très-bien traiter Pierrette en public. Cette infâme tromperie irritait la loyale Bretonne et lui faisait mépriser sa cousine. Pierrette prit sa broderie ; mais, en tirant ses points, elle continuait à regarder dans le jeu de Gouraud. Gouraud n’avait pas l’air de savoir qu’il y eût une petite fille à côté de lui. Sylvie l’observait et commençait à trouver cette indifférence excessivement suspecte. Il y eut un moment de la soirée où la vieille fille entreprit une grande Misère en cœur, le panier était plein de fiches et contenait en outre vingt-sept sous. Les Cournant et Néraud étaient venus. Le vieux Juge-suppléant, Desfondrilles, à qui le Ministère de la Justice trouvait la capacité d’un juge en le chargeant des fonctions de Juge-d’Instruction, mais qui n’avait jamais assez de talent dès qu’il s’agissait d’être juge en pied, et qui, depuis deux mois, abandonnait le parti des Tiphaine et se tournait vers le parti Vinet, se tenait devant la cheminée, le dos au feu, les basques de son habit relevées. Il regardait ce magnifique salon où brillait mademoiselle de Chargebœuf, car il semblait que cette décoration rouge eût été faite exprès pour rehausser les beautés de cette magnifique personne. Le silence régnait, Pierrette regardait jouer la Misère, et l’attention de Sylvie avait été détournée par l’intérêt du coup.
— Jouez là, dit Pierrette au colonel en lui indiquant cœur.
Le colonel entame une séquence de cœur ; les cœurs étaient entre Sylvie et lui ; le colonel atteint l’as, quoiqu’il fût gardé chez Sylvie par cinq petites cartes.
— Le coup n’est pas loyal, Pierrette a vu mon jeu, et le colonel s’est laissé conseiller par elle.
— Mais, mademoiselle, dit Céleste, le jeu du colonel était de continuer cœur, puisqu’il vous en trouvait !
Cette phrase fit sourire monsieur Desfondrilles, homme fin et qui avait fini par s’amuser de tous les intérêts en jeu dans Provins, où il jouait le rôle de Rigaudin de la Maison en loterie de Picard.
— C’est le jeu du colonel, dit Cournant sans savoir de quoi il s’agissait.
Sylvie jeta sur mademoiselle Habert un de ces regards de vieille fille à vieille fille, atroce et doucereux.
— Pierrette, vous avez vu mon jeu, dit Sylvie en fixant ses yeux sur sa cousine.
{p. 455} — Non, ma cousine.
— Je vous regardais tous, dit le juge archéologue, je puis certifier que la petite n’a vu que le colonel.
— Bah ! les petites filles, dit Gouraud épouvanté, savent joliment couler leurs yeux en douceur.
— Ah ! fit Sylvie.
— Oui, reprit Gouraud, elle a pu voir dans votre jeu pour vous jouer une malice. N’est-ce pas, ma petite belle ?
— Non, dit la loyale Bretonne, j’en suis incapable, et je me serais dans ce cas intéressée au jeu de ma cousine.
— Vous savez bien que vous êtes une menteuse, et de plus une petite sotte, dit Sylvie. Comment peut-on, depuis ce qui s’est passé ce matin, ajouter la moindre foi à vos paroles ? Vous êtes une…
Pierrette ne laissa pas sa cousine achever en sa présence ce qu’elle allait dire. En devinant un torrent d’injures, elle se leva, sortit sans lumière et monta chez elle. Sylvie devint pâle de rage et dit entre ses dents : — Elle me le payera.
— Payez-vous la Misère ? dit madame de Chargebœuf.
En ce moment la pauvre Pierrette se cogna le front à la porte du corridor que le juge avait laissée ouverte.
— Bon, c’est bien fait ! s’écria Sylvie.
— Que lui arrive-t-il ? demanda Desfondrilles.
— Rien qu’elle ne mérite, répondit Sylvie.
— Elle a reçu quelque mauvais coup, dit mademoiselle Habert.
Sylvie essaya de ne pas payer sa Misère en se levant pour aller voir ce qu’avait fait Pierrette, mais madame de Chargebœuf l’arrêta.
— Payez-nous d’abord, lui dit-elle en riant, car vous ne vous souviendriez plus de rien en revenant.
Cette proposition, fondée sur la mauvaise foi que l’ex-mercière mettait dans ses dettes de jeu ou dans ses chicanes, obtint l’assentiment général. Sylvie se rassit, ne pensa plus à Pierrette, et cette indifférence n’étonna personne. Pendant toute la soirée, Sylvie eut une préoccupation constante. Quand le boston fut fini, vers neuf heures et demie, elle se plongea dans une bergère au coin de sa cheminée et ne se leva que pour les salutations et les adieux. Le colonel la mettait à la torture, elle ne savait plus que penser de lui.
— Les hommes sont si faux ! dit-elle en s’endormant.
Pierrette s’était donné un coup affreux dans le champ de la porte {p. 456} qu’elle avait heurtée avec sa tête à la hauteur de l’oreille, à l’endroit où les jeunes filles séparent de leurs cheveux cette portion qu’elles mettent en papillotes. Le lendemain, il s’y trouva de fortes ecchymoses.
— Dieu vous a punie, lui dit sa cousine le lendemain au déjeuner, vous m’avez désobéi, vous avez manqué au respect que vous me devez en ne m’écoutant pas et en vous en allant au milieu de ma phrase, vous n’avez que ce que vous méritez.
— Cependant, dit Rogron, il faudrait y mettre une compresse d’eau et de sel.
— Bah ! ce ne sera rien, mon cousin, dit Pierrette.
La pauvre enfant en était arrivée à trouver une preuve d’intérêt dans l’observation de son tuteur.
La semaine s’acheva comme elle avait commencé, dans des tourments continuels. Sylvie devint ingénieuse et poussa les raffinements de sa tyrannie jusqu’aux recherches les plus sauvages. Les Illinois, les Chérokées, les Mohicans auraient pu s’instruire avec elle. Pierrette n’osa pas se plaindre des souffrances vagues, des douleurs qu’elle sentit à la tête. La source du mécontentement de sa cousine était la non-révélation relativement à Brigaut, et, par un entêtement breton, Pierrette s’obstinait à garder un silence très-explicable. Chacun comprendra maintenant quel fut le regard que l’enfant jeta sur Brigaut, qu’elle crut perdu pour elle, s’il était découvert, et que, par instinct, elle voulait avoir près d’elle, heureuse de le savoir à Provins. Quelle joie pour elle d’apercevoir Brigaut ! L’aspect de son camarade d’enfance était comparable au regard que jette un exilé de loin sur sa patrie, au regard du martyr sur le ciel où ses yeux armés d’une seconde vue ont la puissance de pénétrer pendant les ardeurs du supplice. Le dernier regard de Pierrette avait été si parfaitement compris par le fils du major, que, tout en rabotant ses planches, en ouvrant son compas, prenant ses mesures et ajustant ses bois, il se creusait la cervelle pour pouvoir correspondre avec Pierrette. Brigaut finit par arriver à cette machination d’une excessive simplicité. À une certaine heure de la nuit, Pierrette déroulerait une ficelle au bout de laquelle il attacherait une lettre. Au milieu de souffrances horribles que causait à Pierrette sa double maladie, un dépôt qui se formait à sa tête et le dérangement de sa constitution, elle était soutenue par la pensée de correspondre avec Brigaut. Un même désir agitait ces {p. 457} deux cœurs ; séparés, ils s’entendaient ! À chaque coup reçu dans le cœur, à chaque élancement de la tête, Pierrette se disait : — Brigaut est ici ! Et alors elle souffrait sans se plaindre.
Au premier marché qui suivit leur première rencontre à l’église, Brigaut guetta sa petite amie. Quoiqu’il la vît tremblant et pâle comme une feuille de novembre près de quitter son rameau ; sans perdre la tête, il marchanda des fruits à la marchande avec laquelle la terrible Sylvie marchandait sa provision. Brigaut put glisser un billet à Pierrette, et Brigaut le glissa naturellement en plaisantant la marchande et avec l’aplomb d’un roué, comme s’il n’avait jamais fait que ce métier, tant il mit de sang-froid à son action, malgré le sang chaud qui sifflait à ses oreilles et qui sortait bouillonnant de son cœur en lui brisant les veines et les artères. Il eut la résolution d’un vieux forçat au dehors, et au dedans les tremblements de l’innocence, absolument comme certaines mères dans leurs crises mortelles où elles sont prises entre deux dangers, entre deux précipices. Pierrette eut les vertiges de Brigaut, elle serra le papier dans la poche de son tablier. Les plaques de ses pommettes passèrent au rouge cerise des feux violents. Ces deux enfants éprouvèrent de part et d’autre, à leur insu, des sensations à défrayer dix amours vulgaires. Ce moment leur laissa dans l’âme une source vive d’émotions. Sylvie, qui ne connaissait pas l’accent breton, ne pouvait voir un amoureux3 dans Brigaut, et Pierrette revint au logis avec son trésor.
Les lettres de ces deux pauvres enfants devaient servir de pièces dans un horrible débat judiciaire ; car sans ces fatales circonstances, elles n’eussent jamais été connues. Voici donc ce que Pierrette lut le soir dans sa chambre.
Ma chère Pierrette, à minuit, à l’heure où chacun dort, mais où je veillerai pour toi, je serai toutes les nuits au bas de la fenêtre de la cuisine. Tu peux descendre par ta croisée une ficelle assez longue pour qu’elle arrive jusqu’à moi, ce qui ne fera pas de bruit, et tu y attacheras ce que tu auras à m’écrire. Je te répondrai par le même moyen. J’ai su qu’ils t’avaient appris à lire et à écrire, ces misérables parents qui te devaient faire tant de bien et qui te font tant de mal ! Toi, Pierrette, fille d’un colonel mort pour la France, réduite par ces monstres à faire leur cuisine ?… Voilà donc où sont en allées tes jolies couleurs et ta belle santé ! Qu’est devenue ma Pierrette ? qu’en ont-ils fait ? Je vois bien {p. 458} que tu n’es pas à ton aise. Oh ! Pierrette, retournons en Bretagne. Je puis gagner de quoi te donner tout ce qui te manque : tu pourras avoir trois francs par jour ; car j’en gagne de quatre à cinq, et trente sous me suffisent. Ah ! Pierrette, comme j’ai prié le bon Dieu pour toi depuis que je t’ai revue ! Je lui ai dit de me donner toutes tes souffrances et de te départir tous les plaisirs. Que fais-tu donc avec eux, qu’ils te gardent ? Ta grand’mère est plus qu’eux. Ces Rogron sont venimeux, ils t’ont ôté ta gaieté. Tu ne marches plus à Provins comme tu te mouvais en Bretagne. Retournons en Bretagne ! Enfin je suis là pour te servir, pour faire tes commandements, et tu me diras ce que tu veux. Si tu as besoin d’argent, j’ai à nous soixante écus, et j’aurai la douleur de te les envoyer par la ficelle au lieu de baiser avec respect tes chères mains en les y mettant. Ah ! voilà bien du temps, ma pauvre Pierrette, que le bleu du ciel s’est brouillé pour moi. Je n’ai pas eu deux heures de plaisir depuis que je t’ai mise dans cette diligence de malheur ; et quand je t’ai revue comme une ombre, cette sorcière de parente a troublé notre heur. Enfin nous aurons la consolation tous les dimanches de prier Dieu ensemble, il nous écoutera peut-être mieux. Sans adieu, ma chère Pierrette, et à cette nuit.
Cette lettre émut tellement Pierrette qu’elle demeura plus d’une heure à la relire et à la regarder ; mais elle pensa non sans douleur qu’elle n’avait rien pour écrire. Elle entreprit donc le difficile voyage de sa mansarde à la salle à manger, où elle pouvait trouver de l’encre, une plume, du papier, et put l’accomplir sans avoir réveillé sa terrible cousine. Quelques instants avant minuit elle avait écrit cette lettre, qui fut également citée au procès.
Mon ami, oh ! oui, mon ami ; car il n’y a que toi, Jacques, et ma grand’mère qui m’aimiez. Que Dieu me le pardonne, mais vous êtes aussi les deux seules personnes que j’aime l’une comme l’autre, ni plus ni moins. J’étais trop petite pour avoir pu connaître ma petite maman ; mais toi, Jacques, et ma grand’mère, mon grand-père aussi, Dieu lui donne le ciel, car il a bien souffert de sa ruine, qui a été la mienne, enfin vous deux qui êtes restés, je vous aime autant que je suis malheureuse ! Aussi, pour connaître combien je vous aime faudrait-il que vous sachiez combien je souffre ; et je ne le désire pas, cela vous ferait trop de peine. On me parle comme nous ne parlons pas aux chiens ! on me {p. 459} traite comme la dernière des dernières ! et j’ai beau m’examiner comme si j’étais devant Dieu, je ne me trouve pas de fautes envers eux. Avant que tu ne me chantes le chant des mariées, je reconnaissais la bonté de Dieu dans mes douleurs ; car, comme je le priais de me retirer de ce monde, et que je me sentais bien malade, je me disais : Dieu m’entend ! Mais, Brigaut, puisque te voilà, je veux nous en aller en Bretagne retrouver ma grand’maman qui m’aime, quoiqu’ils m’aient dit qu’elle m’avait volé huit mille francs. Est-ce que je puis posséder huit mille francs, Brigaut ? S’ils sont à moi, peux-tu les avoir ? Mais c’est des mensonges ; si nous avions huit mille francs, ma grand’mère ne serait pas à Saint-Jacques. Je n’ai pas voulu troubler ses derniers jours, à cette bonne sainte femme, par le récit de mes tourments : elle serait pour en mourir. Ah ! si elle savait qu’on fait laver la vaisselle à sa petite-fille, elle qui me disait : Laisse ça, ma mignonne, quand dans ses malheurs je voulais l’aider ; laisse, laisse, mon mignon, tu gâterais tes jolies menottes. Ah ! bien, j’ai les ongles propres, va ! La plupart du temps je ne puis porter le panier aux provisions, qui me scie le bras en revenant du marché. Cependant je ne crois pas que mon cousin et ma cousine soient méchants ; mais c’est leur idée de toujours gronder, et il paraît que je ne puis pas les quitter. Mon cousin est mon tuteur. Un jour où j’ai voulu m’enfuir par trop de mal, et que je le leur ai dit, ma cousine Sylvie m’a répondu que la gendarmerie irait après moi, que la loi était pour mon tuteur, et j’ai bien compris que les cousins ne remplaçaient pas plus notre père ou notre mère que les saints ne remplacent le bon Dieu. Que veux-tu, mon pauvre Jacques, que je fasse de ton argent ? Garde-le pour notre voyage. Oh ! comme je pensais à toi et à Pen-Hoël et au grand étang ! C’est là que nous avons mangé notre pain blanc en premier, car il me semble que je vais à mal. Je suis bien malade, Jacques ! J’ai dans la tête des douleurs à crier, et dans les os, dans le dos, puis je ne sais quoi aux reins qui me tue, et je n’ai d’appétit que pour de vilaines choses, des racines, des feuilles ; enfin j’aime à sentir l’odeur des papiers imprimés. Il y a des moments où je pleurerais si j’étais seule, car on ne me laisse rien faire à ma guise, et je n’ai même pas la permission de pleurer. Il faut me cacher pour offrir mes larmes à celui de qui nous tenons ces grâces que nous nommons nos afflictions. N’est-ce pas lui qui t’a donné la bonne pensée de venir {p. 460} chanter sous mes fenêtres le chant des mariées ? Ah ! Jacques, ma cousine, qui t’a entendu, m’a dit que j’avais un amant. Si tu veux être mon amant, aime-moi bien ; je te promets de t’aimer toujours comme par le passé et d’être ta fidèle servante.
PIERRETTE LORRAIN.
« Tu m’aimeras toujours, n’est-ce pas ? »
La Bretonne avait pris dans la cuisine une croûte de pain où elle fit un trou pour mettre la lettre et donner de l’aplomb à son fil. À minuit, après avoir ouvert sa fenêtre avec des précautions excessives, elle descendit sa lettre et le pain, qui ne pouvait faire aucun bruit en heurtant le mur ou les persiennes. Elle sentit le fil tiré par Brigaut qui le cassa, puis il s’éloigna lentement à pas de loup. Quand il fut au milieu de la place, elle put le voir indistinctement à la clarté des étoiles ; mais lui la contemplait dans la zone lumineuse de la lumière projetée par la chandelle. Ces deux enfants demeurèrent ainsi pendant une heure, Pierrette lui faisant signe de s’en aller, lui partant, elle restant, et lui revenant prendre son poste, et Pierrette lui commandant de nouveau de quitter la place. Ce manége eut lieu plusieurs fois jusqu’à ce que la petite fermât sa fenêtre, se couchât et soufflât sa lumière. Une fois au lit, elle s’endormit heureuse, quoique souffrante : elle avait la lettre de Brigaut sous son chevet. Elle dormit comme dorment les persécutés, d’un sommeil embelli par les anges, ce sommeil aux atmosphères d’or et d’outre-mer, pleines d’arabesques divines entrevues et rendues par Raphaël.
La nature morale avait tant d’empire sur cette délicate nature physique, que le lendemain Pierrette se leva joyeuse et légère comme une alouette, radieuse et gaie. Un pareil changement ne pouvait échapper à l’œil de sa cousine, qui, cette fois, au lieu de la gronder, se mit à l’observer avec l’attention d’une pie. D’où lui vient tant de bonheur ? fut une pensée de jalousie et non de tyrannie. Si le colonel n’eût pas occupé Sylvie, elle aurait dit à Pierrette comme autrefois : — Pierrette, vous êtes bien turbulente ou bien insouciante de ce que l’on vous dit ! La vieille fille résolut d’espionner Pierrette comme les vieilles filles savent espionner. Cette journée fut sombre et muette comme le moment qui précède un orage.
— Vous ne souffrez donc plus, mademoiselle ? dit Sylvie au dîner. Quand je te disais qu’elle fait tout cela pour nous tourmenter ! {p. 461} s’écria-t-elle en s’adressant à son frère, sans attendre la réponse de Pierrette.
— Au contraire, ma cousine, j’ai comme la fièvre…
— La fièvre de quoi ? Vous êtes gaie comme pinson. Vous avez peut-être revu quelqu’un ?
Pierrette frissonna et baissa les yeux sur son assiette.
— Tartufe ! s’écria Sylvie. À quatorze ans ! déjà ! quelles dispositions ! Mais vous serez donc une malheureuse ?
— Je ne sais pas ce que vous voulez dire, reprit Pierrette en levant ses beaux yeux bruns lumineux sur sa cousine.
— Aujourd’hui, dit-elle, vous resterez dans la salle à manger avec une chandelle, à travailler. Vous êtes de trop au salon, et je ne veux pas que vous regardiez dans mon jeu pour conseiller vos favoris.
Pierrette ne sourcilla pas.
— Dissimulée ! s’écria Sylvie en sortant.
Rogron, qui ne comprenait rien aux paroles de sa sœur, dit à Pierrette : — Qu’avez-vous donc ensemble ? Tâche de plaire à ta cousine, Pierrette ; elle est bien indulgente, bien douce, et, si tu lui donnes de l’humeur, assurément tu dois avoir tort. Pourquoi vous chamaillez-vous ? Moi, j’aime à vivre tranquille. Regarde mademoiselle Bathilde, tu devrais te modeler sur elle.
Pierrette pouvait tout supporter, Brigaut viendrait sans doute à minuit lui apporter une réponse, et cette espérance était le viatique de sa journée. Mais elle usait ses dernières forces ! Elle ne dormit pas, elle resta debout, écoutant sonner les heures aux pendules et craignant de faire du bruit. Enfin minuit sonna, elle ouvrit doucement sa fenêtre, et cette fois elle usa d’une corde qu’elle s’était procurée en attachant plusieurs bouts de ficelle les uns aux autres. Elle avait entendu les pas de Brigaut ; et, quand elle retira sa corde, elle lut la lettre suivante qui la combla de joie :
Ma chère Pierrette, si tu souffres tant, il ne faut pas te fatiguer à m’attendre. Tu m’entendras bien crier comme criaient les Chuins (les Chouans). Heureusement mon père m’a appris à imiter leur cri. Donc, je crierai trois fois, tu sauras alors que je suis là et qu’il faut me tendre la corde ; mais je ne viendrai pas avant quelques jours. J’espère t’annoncer une bonne nouvelle. Oh ! Pierrette, mourir ! mais, Pierrette, y penses-tu ? Tout mon cœur a tremblé ; je me suis cru mort moi-même à cette idée. Non, ma {p. 462} Pierrette, tu ne mourras pas, tu vivras heureuse et tu seras bientôt délivrée de tes persécuteurs. Si je ne réussissais pas dans ce que j’entreprends pour te sauver, j’irais parler à la Justice, et je dirais à la face du ciel et de la terre comment te traitent d’indignes parents. Je suis certain que tu n’as plus que quelques jours à souffrir : prends patience, Pierrette ! Brigaut veille sur toi comme au temps où nous allions glisser sur l’étang et que je t’ai retirée du grand trou où nous avons manqué périr ensemble. Adieu, ma chère Pierrette, dans quelques jours nous serons heureux, si Dieu le veut. Hélas ! je n’ose te dire la seule chose qui s’opposerait à notre réunion. Mais Dieu nous aime ! Dans quelques jours je pourrai donc voir ma chère Pierrette en liberté, sans soucis, sans qu’on m’empêche de te regarder, car j’ai bien faim de te voir, ô Pierrette ! Pierrette qui daignes m’aimer et me le dire. Oui, Pierrette, je serai ton amant, mais quand j’aurai gagné la fortune que tu mérites, et jusque-là je ne veux être pour toi qu’un dévoué serviteur de la vie duquel tu peux disposer. Adieu.
JACQUES BRIGAUT.
Voici ce que le fils du major ne disait pas à Pierrette. Brigaut avait écrit la lettre suivante à madame Lorrain, à Nantes :
Madame Lorrain, votre petite-fille va mourir, accablée de mauvais traitements, si vous ne venez pas la réclamer ; j’ai eu de la peine à la reconnaître, et, pour vous mettre à même de juger les choses, je vous joins à la présente la lettre que j’ai reçue de Pierrette. Vous passez ici pour avoir la fortune de votre petite-fille, et vous devez vous justifier de cette accusation. Enfin, si vous le pouvez, venez vite, nous pouvons encore être heureux, et plus tard vous trouveriez Pierrette morte.
Je suis avec respect votre dévoué serviteur,
JACQUES BRIGAUT.
Chez monsieur Frappier, menuisier, Grand’rue, à Provins.
Brigaut avait peur que la grand’mère de Pierrette ne fût morte.
Quoique la lettre de celui que dans son innocence elle nommait son amant fût presque une énigme pour la Bretonne, elle y crut avec sa vierge foi. Son cœur éprouva la sensation que les voyageurs du désert ressentent en apercevant de loin les palmiers autour du {p. 463} puits. Dans peu de jours son malheur cesserait, Brigaut le lui disait, elle dormit sur la promesse de son ami d’enfance ; et cependant, en joignant cette lettre à l’autre, elle eut une affreuse pensée affreusement exprimée.
— Pauvre Brigaut, se dit-elle, il ne sait pas dans quel trou j’ai mis les pieds.
Sylvie avait entendu Pierrette, elle avait également entendu Brigaut sous sa fenêtre, elle se leva, se précipita pour examiner la place à travers les persiennes, et vit, au clair de la lune, un homme s’éloignant vers la maison où demeurait le colonel et en face de laquelle Brigaut resta. La vieille fille ouvrit tout doucement sa porte, monta, fut stupéfaite de voir de la lumière chez Pierrette, regarda par le trou de la serrure et ne put rien voir.
— Pierrette, dit-elle, êtes-vous malade ?
— Non, ma cousine, répondit Pierrette surprise.
— Pourquoi donc avez-vous de la lumière à minuit ? Ouvrez. Je dois savoir ce que vous faites.
Pierrette vint ouvrir, nu-pieds, et sa cousine vit la ficelle amassée que Pierrette n’avait pas eu le soin de serrer, n’imaginant point être surprise. Sylvie sauta dessus.
— À quoi cela vous sert-il ?
— À rien, ma cousine.
— À rien ? dit-elle. Bon ! toujours mentir. Vous n’irez pas ainsi dans le paradis. Recouchez-vous, vous avez froid.
Elle n’en demanda pas plus et se retira laissant Pierrette frappée de terreur par cette clémence. Au lieu d’éclater, Sylvie avait soudain résolu de surprendre le colonel et Pierrette, de saisir les lettres et de confondre les deux amants qui la trompaient. Pierrette, inspirée par son danger, doubla son corset avec ses deux lettres et les recouvrit de calicot.
Là finirent les amours de Pierrette et de Brigaut.
Pierrette fut bien heureuse de la détermination de son ami, car les soupçons de sa cousine allaient être déjoués en ne trouvant plus d’aliment. En effet, Sylvie passa trois nuits sur ses jambes et trois soirées à épier l’innocent colonel, sans voir ni chez Pierrette, ni dans la maison, ni au dehors, rien qui décelât leur intelligence. Elle envoya Pierrette à confesse et prit ce moment pour tout fouiller chez cette enfant, avec l’habitude, la perspicacité des espions et des commis de barrières de Paris. Elle ne trouva rien. {p. 464} Sa fureur atteignit à l’apogée des sentiments humains. Si Pierrette avait été là, certes elle l’eût frappée sans pitié. Pour une fille de cette trempe, la jalousie était moins un sentiment qu’une occupation : elle vivait, elle sentait battre son cœur, elle avait des émotions jusqu’alors complétement inconnues pour elle : le moindre mouvement la tenait éveillée, elle écoutait les plus légers bruits, elle observait Pierrette avec une sombre préoccupation.
— Cette petite misérable me tuera ! disait-elle.
Les sévérités de Sylvie envers sa cousine arrivèrent à la cruauté la plus raffinée et empirèrent la situation déplorable où Pierrette se trouvait. La pauvre petite avait régulièrement la fièvre, et ses douleurs à la tête devinrent intolérables. En huit jours, elle offrit aux habitués de la maison Rogron une figure de souffrance qui certes eût attendri des intérêts moins cruels ; mais le médecin Néraud, conseillé peut-être par Vinet, resta plus d’une semaine sans venir. Le colonel, soupçonné par Sylvie, eut peur de faire manquer son mariage en marquant la plus légère sollicitude pour Pierrette. Bathilde expliquait le changement de cette enfant par une crise prévue, naturelle et sans danger. Enfin, un dimanche soir où Pierrette était au salon, alors plein de monde, elle ne put résister à tant de douleurs, elle s’évanouit complétement ; et le colonel, qui s’aperçut le premier de l’évanouissement, alla la prendre et la porta sur l’un des canapés.
— Elle l’a fait exprès, dit Sylvie en regardant mademoiselle Habert et ceux qui jouaient avec elle.
— Je vous assure que votre cousine est fort mal, dit le colonel.
— Elle était très-bien dans vos bras, dit Sylvie au colonel avec un affreux sourire.
— Le colonel a raison, dit madame de Chargebœuf, vous devriez faire venir un médecin. Ce matin, à l’église, chacun parlait en sortant de l’état de mademoiselle Lorrain qui est visible.
— Je meurs, dit Pierrette.
Desfondrilles appela Sylvie et lui dit de défaire la robe de sa cousine. Sylvie accourut en disant : — C’est des giries ! Elle défit la robe, elle allait toucher au corset, Pierrette alors trouva des forces surhumaines, elle se redressa et s’écria : — Non ! non ! j’irai me coucher.
Sylvie avait tâté le corset, et sa main y avait senti les papiers. Elle laissa Pierrette se sauver, en disant à tout le monde : — Eh ! {p. 465} bien, que dites-vous de sa maladie ? c’est des frimes ! Vous ne sauriez imaginer la perversité de cette enfant.
Après la soirée, elle retint Vinet, elle était furieuse, elle voulait se venger ; elle fut grossière avec le colonel quand il lui fit ses adieux. Le colonel jeta sur Vinet un certain regard qui le menaçait jusque dans le ventre, et semblait y marquer la place d’une balle. Sylvie pria Vinet de rester. Quand ils furent seuls, la vieille fille lui dit : — Jamais, ni de ma vie, ni de mes jours, je n’épouserai le colonel !
— Maintenant que vous en avez pris la résolution, je puis parler. Le colonel est mon ami, mais je suis plus le vôtre que le sien : Rogron m’a rendu des services que je n’oublierai jamais. Je suis aussi bon ami qu’implacable ennemi. Certes, une fois à la Chambre, on verra jusqu’où je saurai parvenir, et Rogron sera Receveur-Général de ma façon… Eh ! bien, jurez-moi de ne jamais rien répéter de notre conversation ? Sylvie fit un signe affirmatif. — D’abord ce brave colonel est joueur comme les cartes.
— Ah ! fit Sylvie.
— Sans les embarras où sa passion l’a mis, il eût été Maréchal de France peut-être, reprit l’avocat. Ainsi, votre fortune, il pourrait la dévorer ! mais c’est un homme profond. Ne croyez pas que les époux ont ou n’ont pas d’enfants à volonté : Dieu donne les enfants, et vous savez ce qui vous arriverait. Non, si vous voulez vous marier, attendez que je sois à la Chambre, et vous pourrez épouser ce vieux Desfondrilles, qui sera Président du Tribunal. Pour vous venger, mariez votre frère à mademoiselle de Chargebœuf, je me charge d’obtenir son consentement ; elle aura deux mille francs de rente et vous serez alliés aux Chargebœuf comme je le suis. Croyez-le, les Chargebœuf nous tiendront un jour pour cousins.
— Gouraud aime Pierrette, fut la réponse de Sylvie.
— Il en est bien capable, dit Vinet, et capable de l’épouser après votre mort.
— Un joli petit calcul, dit-elle.
— Je vous l’ai dit, c’est un homme rusé comme le diable ! mariez votre frère en annonçant que vous voulez rester fille pour laisser votre bien à vos neveux ou nièces, vous atteignez d’un seul coup Pierrette et Gouraud, et vous verrez quelle mine il vous fera.
— Ah ! c’est vrai, s’écria la vieille fille, je les tiens. Elle ira dans un magasin et n’aura rien. Elle est sans le sou, qu’elle fasse comme nous, qu’elle travaille !
{p. 466} Vinet sortit après avoir fait entrer son plan dans la tête de Sylvie, dont l’entêtement lui était connu. La vieille fille devait finir par croire que ce plan venait d’elle. Vinet trouva sur la place le colonel fumant un cigare, et qui l’attendait.
— Halte ! lui dit Gouraud. Vous m’avez démoli, mais il y a dans la démolition assez de pierres pour vous enterrer.
— Colonel !
— Il n’y a pas de colonel, je vais vous mener bon train ; et, d’abord, vous ne serez jamais Député…
— Colonel !
— Je dispose de dix voix, et l’élection dépend de…
— Colonel, écoutez-moi donc ? N’y a-t-il que la vieille Sylvie ? Je viens d’essayer de vous justifier, vous êtes atteint et convaincu d’écrire à Pierrette, elle vous a vu sortant de chez vous à minuit pour venir sous ses fenêtres…
— Bien trouvé !
— Elle va marier son frère à Bathilde, et réserver sa fortune à leurs enfants.
— Rogron en aura-t-il ?
— Oui, dit Vinet. Mais je vous promets de vous trouver une jeune et agréable personne avec cent cinquante mille francs. Êtes-vous fou ? pouvons-nous nous brouiller ? Les choses ont, malgré moi, tourné contre vous ; mais vous ne me connaissez pas.
— Eh ! bien, il faut se connaître, reprit le colonel. Faites-moi épouser une femme de cinquante mille écus avant les élections, sinon votre serviteur. Je n’aime pas les mauvais coucheurs, et vous avez tiré à vous toute la couverture. Bonsoir.
— Vous verrez, dit Vinet en serrant affectueusement la main du4 colonel.
Vers une heure du matin, les trois cris clairs et nets d’une chouette, admirablement bien imités, retentirent sur la place ; Pierrette les entendit dans son sommeil fiévreux, elle se leva toute moite, ouvrit sa fenêtre, vit Brigaut, et lui jeta un peloton de soie auquel il attacha une lettre. Sylvie, agitée par les événements de la soirée et par ses irrésolutions, ne dormait pas ; elle crut à la chouette.
— Ah ! quel oiseau de mauvais augure. Mais, tiens ! Pierrette se lève ! Qu’a-t-elle ?
En entendant ouvrir la fenêtre de la mansarde, Sylvie alla {p. 467} précipitamment à sa fenêtre, et entendit le long de ses persiennes le frôlement du papier de Brigaut. Elle serra les cordons de sa camisole et monta lestement chez Pierrette, qu’elle trouva détortillant la soie et dégageant la lettre.
— Ah ! je vous y prends, s’écria la vieille fille en allant à la fenêtre et voyant Brigaut qui se sauvait à toutes jambes. Vous allez me donner cette lettre.
— Non, ma cousine, dit Pierrette qui, par une de ces immenses inspirations de la jeunesse, et soutenue par son âme, s’éleva jusqu’à la grandeur de la résistance que nous admirons dans l’histoire de quelques peuples réduits au désespoir.
— Ah ! vous ne voulez pas ?… s’écria Sylvie en s’avançant vers sa cousine et lui montrant un horrible masque plein de haine et grimaçant de fureur.
Pierrette se recula pour avoir le temps de mettre sa lettre dans sa main, qu’elle tint serrée par une force invincible. En voyant cette manœuvre, Sylvie empoigna dans ses pattes de homard la délicate, la blanche main de Pierrette, et voulut la lui ouvrir. Ce fut un combat terrible, un combat infâme, comme tout ce qui attente à la pensée, seul trésor que Dieu mette hors de toute puissance, et garde comme un lien secret entre les malheureux et lui. Ces deux femmes, l’une mourante et l’autre pleine de vigueur, se regardèrent fixement. Les yeux de Pierrette lançaient à son bourreau ce regard du Templier recevant dans la poitrine des coups de balancier en présence de Philippe-le-Bel, qui ne put soutenir ce rayon terrible, et quitta la place foudroyé. Sylvie, femme et jalouse, répondait à ce regard magnétique par des éclairs sinistres. Un horrible silence régnait. Les doigts serrés de la Bretonne opposaient aux tentatives de sa cousine une résistance égale à celle d’un bloc d’acier. Sylvie torturait le bras de Pierrette, elle essayait d’ouvrir les doigts ; et n’obtenant rien, elle plantait inutilement ses ongles dans la chair. Enfin, la rage s’en mêlant, elle porta ce poing à ses dents pour essayer de mordre les doigts et de vaincre Pierrette par la douleur. Pierrette la défiait toujours par le terrible regard de l’innocence. La fureur de la vieille fille s’accrut à un tel point qu’elle arriva jusqu’à l’aveuglement ; elle prit le bras de Pierrette et se mit à frapper le poing sur l’appui de la fenêtre, sur le marbre de la cheminée, comme quand on veut casser une noix pour en avoir le fruit.
— Au secours ! au secours ! cria Pierrette, on me tue !
{p. 468} — Ah ! tu cries, et je te prends avec un amoureux au milieu de la nuit ?…
Et elle frappait sans pitié.
— Au secours ! cria Pierrette qui avait le poing en sang.
En ce moment des coups furent violemment frappés à la porte. Également lassées, les deux cousines s’arrêtèrent.
Rogron, éveillé, inquiet, ne sachant ce dont il s’agissait, se leva, courut chez sa sœur et ne la vit pas ; il eut peur, descendit, ouvrit et fut comme renversé par Brigaut, suivi d’une espèce de fantôme. En ce moment même les yeux de Sylvie aperçurent le corset de Pierrette, elle se souvint d’y avoir senti des papiers ; elle sauta dessus comme un tigre sur sa proie, entortilla le corset autour de son poing et le lui montra en lui souriant comme un Iroquois sourit à son ennemi avant de le scalper.
— Ah ! je meurs, dit Pierrette en tombant sur ses genoux. Qui me sauvera ?
— Moi, s’écria une femme en cheveux blancs qui offrit à Pierrette un vieux visage de parchemin où brillaient deux yeux gris.
— Ah ! grand’mère, tu arrives trop tard, s’écria la pauvre enfant en fondant en larmes.
Pierrette alla tomber sur son lit, abandonnée par ses forces et tuée par l’abattement qui, chez une malade, suivit une lutte si violente. Le grand fantôme desséché prit Pierrette dans ses bras comme les bonnes prennent les enfants, et sortit suivie de Brigaut sans dire un seul mot à Sylvie, à laquelle elle lança la plus majestueuse accusation par un regard tragique. L’apparition de cette auguste vieille dans son costume breton, encapuchonnée de sa coiffe, qui est une sorte de pelisse en drap noir, accompagnée du terrible Brigaut, épouvanta Sylvie : elle crut avoir vu la mort. La vieille fille descendit, entendit la porte se fermer, et se trouva nez à nez avec son frère, qui lui dit : — Ils ne t’ont donc pas tuée ?
— Couche-toi, dit Sylvie. Demain matin nous verrons ce que nous devons faire.
Elle se remit au lit, défit le corset et lut les deux lettres de Brigaut, qui la confondirent. Elle s’endormit dans la plus étrange perplexité, ne se doutant pas de la terrible action à laquelle sa conduite devait donner lieu.
Les lettres envoyées par Brigaut à madame veuve Lorrain l’avaient trouvée dans une joie ineffable, et que leur lecture troubla. {p. 469} Cette pauvre septuagénaire mourait de chagrin de vivre sans Pierrette auprès d’elle, elle se consolait de l’avoir perdue en croyant s’être sacrifiée aux intérêts de sa petite-fille. Elle avait un de ces cœurs toujours jeunes que soutient et anime l’idée du sacrifice. Son vieux mari, dont la seule joie était cette petite fille, avait regretté Pierrette ; tous les jours il l’avait cherchée autour de lui. Ce fut une douleur de vieillard de laquelle les vieillards vivent et finissent par mourir. Chacun peut alors juger du bonheur que dut éprouver cette pauvre vieille confinée dans un hospice en apprenant une de ces actions rares, mais qui cependant arrivent encore en France. Après ses désastres, François-Joseph Collinet, chef de la maison Collinet, était parti pour l’Amérique avec ses enfants. Il avait trop de cœur pour demeurer ruiné, sans crédit, à Nantes, au milieu des malheurs que sa faillite y causait. De 1814 à 1824, ce courageux négociant, aidé par ses enfants et par son caissier, qui lui resta fidèle et lui donna les premiers fonds, avait recommencé courageusement une autre fortune. Après des travaux inouïs couronnés par le succès, il vint, vers la onzième année, se faire réhabiliter à Nantes en laissant son fils aîné à la tête de sa maison transatlantique. Il trouva madame Lorrain de Pen-Hoël à Saint-Jacques, et fut témoin de la résignation avec laquelle la plus malheureuse de ses victimes y supportait sa misère.
— Dieu vous pardonne ! lui dit la vieille, puisque sur le bord de ma tombe vous me donnez les moyens d’assurer le bonheur de ma petite-fille ; mais moi, je ne pourrai jamais faire réhabiliter mon pauvre homme !
Monsieur Collinet apportait à sa créancière capital et intérêts au taux du commerce, environ quarante-deux mille francs. Ses autres créanciers, commerçants actifs, riches, intelligents, s’étaient soutenus ; tandis que le malheur des Lorrain parut irrémédiable au vieux Collinet qui promit à la veuve de faire réhabiliter la mémoire de son mari, dès qu’il ne s’agissait que d’une quarantaine de mille francs de plus. Quand la Bourse de Nantes apprit ce trait de générosité réparatrice, on y voulut recevoir Collinet, avant l’Arrêt de la Cour Royale de Rennes ; mais le négociant refusa cet honneur et se soumit à la rigueur du Code de Commerce. Madame Lorrain avait donc reçu quarante-deux mille francs la veille du jour où la Poste lui apporta les lettres de Brigaut. En donnant sa quittance, son premier mot fut : — Je pourrai donc vivre avec ma Pierrette et la {p. 470} marier à ce pauvre Brigaut, qui fera sa fortune avec mon argent ! Elle ne tenait pas en place, elle s’agitait, elle voulait partir pour Provins. Aussi, quand elle eut lu les fatales lettres, s’élança-t-elle dans la ville comme une folle, en demandant les moyens d’aller à Provins avec la rapidité de l’éclair. Elle partit par la Malle quand on lui eut expliqué la célérité gouvernementale de cette voiture. À Paris, elle avait pris la voiture de Troyes, elle venait d’arriver à onze heures et demie chez Frappier où Brigaut, à l’aspect du sombre désespoir de la vieille Bretonne, lui promit aussitôt de lui amener sa petite fille, en lui disant en peu de mots l’état de Pierrette. Ce peu de mots effraya tellement la grand’mère qu’elle ne put vaincre son impatience, elle courut sur la place. Quand Pierrette cria, la Bretonne eut le cœur atteint par ce cri tout aussi vivement que le fut celui de Brigaut. À eux deux, ils eussent sans doute réveillé tous les habitants, si, par crainte, Rogron ne leur eût ouvert. Ce cri d’une jeune fille aux abois donna soudain à sa grand’mère autant de force que d’épouvante, elle porta sa chère Pierrette jusque chez Frappier, dont la femme avait arrangé à la hâte la chambre de Brigaut pour la grand’mère de Pierrette. Ce fut donc dans ce pauvre logement, sur un lit à peine fait, que la malade fut déposée : elle s’y évanouit, tenant encore son poing fermé, meurtri, sanglant, les ongles enfoncés dans la chair. Brigaut, Frappier, sa femme et la vieille contemplèrent Pierrette en silence, tous en proie à un étonnement indicible.
— Pourquoi sa main est-elle en sang ? fut le premier mot de la grand’mère.
Pierrette, vaincue par le sommeil qui suit les grands déploiements de force, et se sachant à l’abri de toute violence, déplia ses doigts. La lettre de Brigaut tomba comme une réponse.
— On a voulu lui prendre ma lettre, dit Brigaut en tombant à genoux et ramassant le mot qu’il avait écrit pour dire à sa petite amie de quitter tout doucement la maison des Rogron. Il baisa pieusement la main de cette martyre.
Il y eut alors quelque chose qui fit frémir les menuisiers, ce fut de voir la vieille Lorrain, ce spectre sublime, debout au chevet de son enfant. La terreur et la vengeance glissaient leurs flamboyantes expressions dans les milliers de rides qui fronçaient sa peau d’ivoire jauni. Ce front couvert de cheveux gris épars exprimait la colère divine. Elle lisait, avec cette puissance d’intuition départie {p. 471} aux vieillards près de la tombe, toute la vie de Pierrette, à laquelle elle avait d’ailleurs pensé pendant son voyage. Elle devina la maladie de jeune fille qui menaçait de mort son enfant chéri ! Deux grosses larmes péniblement nées dans ses yeux blancs et gris auxquels les chagrins avaient arraché les cils et les sourcils, deux perles de douleur se formèrent, leur communiquèrent une épouvantable fraîcheur, grossirent et roulèrent sur les joues desséchées sans les mouiller.
— Ils me l’ont tuée, dit-elle enfin en joignant les mains.
Elle tomba sur ses genoux qui frappèrent deux coups secs sur le carreau, elle se mit à faire sans doute un vœu à sainte Anne d’Auray, la plus puissante des madones de la Bretagne.
— Un médecin de Paris, dit-elle à Brigaut. Cours-y, Brigaut, va !
Elle prit l’artisan par l’épaule et le fit marcher par un geste de commandement despotique.
— J’allais venir, mon Brigaut, je suis riche, tiens ! s’écria-t-elle en le rappelant. Elle défit le cordon qui nouait les deux vestes de son casaquin sur sa poitrine, elle en tira un papier où quarante-deux billets de banque étaient enveloppés, et lui dit : — Prends ce qu’il te faut ! Ramène le plus grand médecin de Paris.
— Gardez, dit Frappier, il ne pourra pas changer un billet en ce moment, j’ai de l’argent, la diligence va passer, il y trouvera bien une place ; mais auparavant ne vaudrait-il pas mieux consulter monsieur Martener, qui nous indiquerait un médecin à Paris ? La diligence ne vient que dans une heure, nous avons le temps.
Brigaut alla réveiller monsieur Martener. Il amena ce médecin, qui ne fut pas peu surpris de savoir mademoiselle Lorrain chez Frappier. Brigaut lui expliqua la scène qui venait d’avoir lieu chez les Rogron. Le bavardage d’un amant au désespoir éclaira ce drame domestique au médecin, sans qu’il en soupçonnât l’horreur ni l’étendue. Martener donna l’adresse du célèbre Horace Bianchon à Brigaut, qui partit avec son maître, en entendant le bruit de la diligence. Monsieur Martener s’assit, examina d’abord les ecchymoses et les blessures de la main, qui pendait en dehors du lit.
— Elle ne s’est pas fait elle-même ces blessures ! dit-il.
— Non, l’horrible fille à qui j’ai eu le malheur de la confier la massacrait, dit la grand’mère. Ma pauvre Pierrette criait : Au secours ! je meurs ! à fendre le cœur à un bourreau.
— Mais pourquoi ? dit le médecin en prenant le pouls de {p. 472} Pierrette. Elle est bien malade, reprit-il en approchant une lumière du lit. Ah ! nous la sauverons difficilement, dit-il après avoir vu la face. Elle a dû bien souffrir, et je ne comprends pas comment on ne l’a pas soignée.
— Mon intention, dit la grand’mère, est de me plaindre à la Justice. Des gens qui m’ont demandé ma petite-fille par une lettre, en se disant riches de douze mille livres de rentes, avaient-ils le droit d’en faire leur cuisinière, de lui faire faire des services au-dessus de ses forces ?
— Ils n’ont donc pas voulu voir la plus visible des maladies auxquelles les jeunes filles sont parfois sujettes et qui exigeait les plus grands soins ? s’écria monsieur Martener.
Pierrette fut réveillée et par la lumière que madame Frappier tenait pour bien éclairer le visage et par les horribles souffrances que la réaction morale de sa lutte lui causait à la tête.
— Ah ! monsieur Martener, je suis bien mal, dit-elle de sa jolie voix.
— D’où souffrez-vous, ma petite amie ? dit le médecin.
— Là, fit-elle en montrant le haut de sa tête au-dessus de l’oreille gauche.
— Il y a un dépôt ! s’écria le médecin après avoir pendant long-temps palpé la tête et questionné Pierrette sur ses souffrances. Il faut tout nous dire, mon enfant, pour que nous puissions vous guérir. Pourquoi votre main est-elle ainsi ? ce n’est pas vous qui vous êtes fait de semblables blessures.
Pierrette raconta naïvement son combat avec sa cousine Sylvie.
— Faites-la causer, dit le médecin à la grand’mère, et sachez bien tout. J’attendrai l’arrivée du médecin de Paris, et nous nous adjoindrons le chirurgien en chef de l’hôpital pour consulter : tout ceci me paraît bien grave. Je vais vous faire envoyer une potion calmante que vous donnerez à mademoiselle pour qu’elle dorme, elle a besoin de sommeil.
Restée seule avec sa petite-fille, la vieille Bretonne se fit tout révéler en usant de son ascendant sur elle, en lui apprenant qu’elle était assez riche pour eux trois, et lui promettant que Brigaut resterait avec elles. La pauvre enfant confessa son martyre en ne devinant pas à quel procès elle allait donner lieu. Les monstruosités de ces deux êtres sans affection et qui ne savaient rien de la Famille découvraient à la vieille femme des mondes de douleur aussi loin de sa {p. 473} pensée qu’ont pu l’être les mœurs des races sauvages de celle des premiers voyageurs qui pénétrèrent dans les savanes de l’Amérique. L’arrivée de sa grand’mère, la certitude d’être à l’avenir avec elle et riche, endormirent la pensée de Pierrette comme la potion lui endormit le corps. La vieille Bretonne veilla sa petite-fille en lui baisant le front, les cheveux et les mains, comme les saintes femmes durent baiser Jésus en le mettant au tombeau.
Dès neuf heures du matin, monsieur Martener alla chez le Président auquel il raconta la scène de nuit entre Sylvie et Pierrette, puis les tortures morales et physiques, les sévices de tous genres que les Rogron avaient déployés sur leur pupille, et les deux maladies mortelles qui s’étaient développées par suite de ces mauvais traitements. Le Président envoya chercher le notaire Auffray, l’un des parents de Pierrette dans la ligne maternelle.
En ce moment la guerre entre le parti Vinet et le parti Tiphaine était à son apogée. Les propos que les Rogron et leurs adhérents faisaient courir dans Provins sur la liaison connue de madame Roguin avec le banquier du Tillet, sur les circonstances de la banqueroute du père de madame Tiphaine, un faussaire, disait-on, atteignirent d’autant plus vivement le parti des Tiphaine que c’était de la médisance et non de la calomnie. Ces blessures allaient à fond de cœur, elles attaquaient les intérêts au vif. Ces discours, redits aux partisans des Tiphaine par les mêmes bouches qui communiquaient aux Rogron les plaisanteries de la belle madame Tiphaine et de ses amies, alimentaient les haines, désormais combinées de l’élément politique. Les irritations que causait alors en France l’esprit de parti, dont les violences furent excessives, se liaient partout, comme à Provins, à des intérêts menacés, à des individualités blessées et militantes. Chacune de ces coteries saisissait avec ardeur ce qui pouvait nuire à la coterie rivale. L’animosité des partis se mêlait autant que l’amour-propre aux moindres affaires qui souvent allaient fort loin. Une ville se passionnait pour certaines luttes et les étendait de toute la grandeur du débat politique. Ainsi le Président vit dans la cause entre Pierrette et les Rogron un moyen d’abattre, de déconsidérer, de déshonorer les maîtres de ce salon où s’élaboraient des plans contre la monarchie, où le journal de l’Opposition avait pris naissance. Le Procureur du Roi fut mandé. Monsieur Lesourd, monsieur Auffray le notaire, subrogé-tuteur de Pierrette, et le Président examinèrent alors dans le plus grand secret avec monsieur {p. 474} Martener la marche à suivre. Monsieur Martener se chargea de dire à la grand’mère de Pierrette de venir porter plainte au subrogé-tuteur. Le subrogé-tuteur convoquerait le Conseil de Famille, et, armé de la consultation des trois médecins, demanderait d’abord la destitution du tuteur. L’affaire ainsi posée arriverait au Tribunal, et monsieur Lesourd verrait alors à porter l’affaire au criminel en provoquant une instruction. Vers midi, tout Provins était soulevé par l’étrange nouvelle de ce qui s’était passé pendant la nuit dans la maison Rogron. Les cris de Pierrette avaient été vaguement entendus sur la place, mais ils avaient peu duré ; personne ne s’était levé, seulement chacun s’était demandé : — Avez-vous entendu du bruit et des cris sur les une heure ? qu’était-ce ? Les propos et les commentaires avaient si singulièrement grossi ce drame horrible que la foule s’amassa devant la boutique de Frappier, à qui chacun demanda des renseignements, et le brave menuisier peignit l’arrivée chez lui de la petite, le poing ensanglanté, les doigts brisés. Vers une heure après midi, la chaise de poste du docteur Bianchon, auprès de qui se trouvait Brigaut, s’arrêta devant la maison de Frappier, dont la femme alla prévenir à l’hôpital monsieur Martener et le chirurgien en chef. Ainsi les propos de la ville reçurent une sanction. Les Rogron furent accusés d’avoir maltraité leur cousine à dessein et de l’avoir mise en danger de mort. La nouvelle atteignit Vinet au Palais-de-Justice, il quitta tout et alla chez les Rogron. Rogron et sa sœur achevaient de déjeuner. Sylvie hésitait à dire à son frère sa déconvenue de la nuit, et se laissait presser de questions sans y répondre autrement que par : — Cela ne te regarde pas. Elle allait et venait de sa cuisine à la salle à manger pour éviter la discussion. Elle était seule quand Vinet apparut.
— Vous ne savez donc pas ce qui se passe ? dit l’avocat.
— Non, dit Sylvie.
— Vous allez avoir un procès criminel sur le corps, à la manière dont vont les choses à propos de Pierrette.
— Un procès criminel ! dit Rogron qui survint. Pourquoi ? comment ?
— Avant tout, s’écria l’avocat en regardant Sylvie, expliquez-moi sans détour ce qui a eu lieu cette nuit, et comme si vous étiez devant Dieu, car on parle de couper le poing à Pierrette. Sylvie devint blême et frissonna. — Il y a donc eu quelque chose ? dit Vinet.
{p. 475} Mademoiselle Rogron raconta la scène en voulant s’excuser ; mais, pressée de questions, elle avoua les faits graves de cette horrible lutte.
— Si vous lui avez seulement fracassé les doigts, vous n’irez qu’en Police Correctionnelle ; mais, s’il faut lui couper la main, vous pouvez aller en Cour d’Assises : les Tiphaine feront tout pour vous mener jusque-là.
Sylvie, plus morte que vive, avoua sa jalousie, et, ce qui fut plus cruel à dire, combien ses soupçons se trouvaient erronés.
— Quel procès ! dit Vinet. Vous et votre frère vous pouvez y périr, vous serez abandonnés par bien des gens, même en le gagnant. Si vous ne triomphez pas, il faudra quitter Provins.
— Oh ! mon cher monsieur Vinet, vous qui êtes un si grand avocat, dit Rogron épouvanté, conseillez-nous, sauvez-nous !
L’adroit Vinet porta la terreur de ces deux imbéciles au comble, et déclara positivement que madame et mademoiselle de Chargebœuf hésiteraient à revenir chez eux. Être abandonnés par ces dames serait une terrible condamnation. Enfin, après une heure de magnifiques manœuvres, il fut reconnu que, pour déterminer Vinet à sauver les Rogron, il devait avoir aux yeux de tout Provins un intérêt majeur à les défendre. Dans la soirée, le mariage de Rogron avec mademoiselle de Chargebœuf serait donc annoncé. Les bans seraient publiés dimanche. Le contrat se ferait immédiatement chez Cournant, et mademoiselle Rogron y paraîtrait pour, en considération de cette alliance, abandonner par une donation entre-vifs la nue propriété de ses biens à son frère. Vinet avait fait comprendre à Rogron et à sa sœur la nécessité d’avoir un contrat de mariage minuté deux ou trois jours avant cet événement, afin de compromettre madame et mademoiselle de Chargebœuf aux yeux du public et leur donner un motif de persister à venir dans la maison Rogron.
— Signez ce contrat, et je prends sur moi l’engagement de vous tirer d’affaire, dit l’avocat. Ce sera sans doute une terrible lutte, mais je m’y mettrai tout entier, et vous me devrez encore un fameux cierge !
— Ah ! oui, dit Rogron.
À onze heures et demie, l’avocat eut plein pouvoir et pour le contrat et pour la conduite du procès. À midi, le Président fut saisi d’un référé intenté par Vinet contre Brigaut et madame {p. 476} veuve Lorrain, pour avoir détourné la mineure Lorrain du domicile de son tuteur. Ainsi le hardi Vinet se posait comme agresseur et mettait Rogron dans la position d’un homme irréprochable. Aussi en parla-t-il dans ce sens au Palais. Le Président remit à quatre heures à entendre les parties. Il est inutile de dire à quel point la petite ville de Provins était soulevée par ces événements. Le Président savait qu’à trois heures la consultation des médecins serait terminée ; il voulait que le subrogé-tuteur, parlant pour l’aïeule, se présentât armé de cette pièce. L’annonce du mariage de Rogron avec la belle Bathilde de Chargebœuf et des avantages que Sylvie faisait au contrat aliéna soudain deux personnes aux Rogron : mademoiselle Habert et le colonel, qui tous deux virent leurs espérances anéanties. Céleste Habert et le colonel restèrent ostensiblement attachés aux Rogron, mais pour leur nuire plus sûrement. Ainsi, dès que monsieur Martener révéla l’existence d’un dépôt à la tête de la pauvre victime des deux merciers, Céleste et le colonel parlèrent du coup que Pierrette s’était donné pendant la soirée où Sylvie l’avait contrainte à quitter le salon, et rappelèrent les cruelles et barbares exclamations de mademoiselle Rogron. Ils racontèrent les preuves d’insensibilité données par cette vieille fille envers sa pupille souffrante. Ainsi les amis de la maison admirent des torts graves en paraissant défendre Sylvie et son frère. Vinet avait prévu cet orage ; mais la fortune des Rogron allait être acquise à mademoiselle de Chargebœuf, et il se promettait dans quelques semaines de lui voir habiter la jolie maison de la place et de régner avec elle sur Provins, car il méditait déjà des fusions avec les Bréautey dans l’intérêt de ses ambitions. Depuis midi jusqu’à quatre heures, toutes les femmes du parti Tiphaine, les Garceland, les Guépin, les Julliard, Galardon, Guénée, la sous-préfète envoyèrent savoir des nouvelles de mademoiselle Lorrain. Pierrette ignorait entièrement le tapage fait en ville à son sujet. Elle éprouvait, au milieu de ses vives souffrances, un ineffable bonheur à se trouver entre sa grand’mère et Brigaut, les objets de ses affections. Brigaut avait constamment les yeux pleins de larmes, et la grand’mère cajolait sa chère petite-fille. Dieu sait si l’aïeule fit grâce aux trois hommes de science d’aucun des détails qu’elle avait obtenus de Pierrette sur sa vie dans la maison Rogron. Horace Bianchon exprima son indignation en termes véhéments. Épouvanté d’une semblable barbarie, il exigea que les autres médecins de la ville {p. 477} fussent mandés, en sorte que monsieur Néraud fût présent et invité, comme ami de Rogron, à contredire, s’il y avait lieu, les terribles conclusions de la consultation, qui, malheureusement pour les Rogron, fut rédigée à l’unanimité. Néraud, qui déjà passait pour avoir fait mourir de chagrin la grand’mère de Pierrette, était dans une fausse position de laquelle profita l’adroit Martener, enchanté d’accabler les Rogron et de compromettre en ceci monsieur Néraud, son antagoniste. Il est inutile de donner le texte de cette consultation, qui fut encore une des pièces du procès. Si les termes de la médecine de Molière étaient barbares, ceux de la médecine moderne ont l’avantage d’être si clairs que l’explication de la maladie de Pierrette, quoique naturelle et malheureusement commune, effraierait les oreilles. Cette consultation était d’ailleurs péremptoire, appuyée par un nom aussi célèbre que celui d’Horace Bianchon. Après l’audience, le Président resta sur son siége en voyant la grand’mère de Pierrette accompagnée de monsieur Auffray, de Brigaut et d’une foule nombreuse. Vinet était seul. Ce contraste frappa l’audience, qui fut grossie d’un grand nombre de curieux. Vinet, qui avait gardé sa robe, leva vers le Président sa face froide en assurant ses besicles sur ses yeux verts, puis, de sa voix grêle et persistante, il exposa que des étrangers s’étaient introduits nuitamment chez monsieur et mademoiselle Rogron, et y avaient enlevé la mineure Lorrain. Force devait rester au tuteur, qui réclamait sa pupille. Monsieur Auffray se leva, comme subrogé-tuteur, et demanda la parole.
— Si monsieur le Président, dit-il, veut prendre communication de cette consultation émanée d’un des plus savants médecins de Paris et de tous les médecins et chirurgiens de Provins, il comprendra combien la réclamation du sieur Rogron est insensée, et quels motifs graves portaient l’aïeule de la mineure à l’enlever immédiatement à ses bourreaux. Voici le Fait : une consultation délibérée à l’unanimité par un illustre médecin de Paris mandé en toute hâte, et par tous les médecins de cette ville, attribue l’état presque mortel où se trouve la mineure aux mauvais traitements qu’elle a reçus des sieur et demoiselle Rogron. En Droit, le Conseil de Famille sera convoqué dans le plus bref délai, et consulté sur la question de savoir si le tuteur doit être destitué de sa tutelle. Nous demandons que la mineure ne rentre pas au domicile de son tuteur et soit confiée au membre de la famille qu’il plaira à monsieur le Président de désigner.
{p. 478} Vinet voulut répliquer en disant que la consultation devait lui être communiquée, afin de la contredire.
— Non pas à la partie de Vinet, dit sévèrement le Président, mais peut-être à monsieur le Procureur du Roi. La cause est entendue.
Le Président écrivit au bas de la requête l’ordonnance suivante :
Attendu que, d’une consultation délibérée à l’unanimité par les médecins de cette ville et par le docteur Bianchon, docteur de la Faculté de médecine de Paris, il résulte que la mineure Lorrain, réclamée par Rogron, son tuteur, est dans un état de maladie extrêmement grave, amené par de mauvais traitements et des sévices exercés sur elle au domicile du tuteur et par sa sœur,
Nous, Président du Tribunal de Première Instance de Provins,
Statuant sur la requête, ordonnons que, jusqu’à la délibération du Conseil de Famille, qui, suivant la déclaration du subrogé-tuteur, sera convoqué, la mineure ne réintégrera pas le domicile pupillaire et sera transférée dans la maison du subrogé-tuteur ;
Subsidiairement, attendu l’état où se trouve la mineure et les traces de violence qui, d’après la consultation des médecins, existent sur sa personne, commettons le médecin en chef et le chirurgien en chef de l’hôpital de Provins pour la visiter ; et, dans le cas où les sévices seraient constants, faisons toute réserve de l’action du Ministère Public, et ce, sans préjudice de la voie civile prise par Auffray, subrogé-tuteur.
Cette terrible ordonnance fut prononcée par le Président Tiphaine à haute et intelligible voix.
— Pourquoi pas les galères tout de suite ? dit Vinet. Et tout ce bruit pour une petite fille qui entretenait une intrigue avec un garçon menuisier ! Si l’affaire marche ainsi, s’écria-t-il insolemment, nous demanderons d’autres juges pour cause de suspicion légitime.
Vinet quitta le Palais et alla chez les principaux organes de son parti expliquer la situation de Rogron qui n’avait jamais donné une chiquenaude à sa cousine, et dans qui le Tribunal voyait, dit-il, moins le tuteur de Pierrette que le grand électeur de Provins.
À l’entendre, les Tiphaine faisaient grand bruit de rien. La montagne accoucherait d’une souris. Sylvie, fille éminemment sage et religieuse, avait découvert une intrigue entre la pupille de son frère et un petit ouvrier menuisier, un Breton nommé Brigaut. Ce drôle {p. 479} savait très-bien que la petite fille allait avoir une fortune de sa grand’mère, il voulait la suborner (Vinet osait parler de subornation !). Mademoiselle Rogron, qui tenait des lettres où éclatait la perversité de cette petite fille, n’était pas aussi blâmable que les Tiphaine voulaient le faire croire. Au cas où elle se serait permis une violence pour obtenir une lettre, ce qu’il expliquait d’ailleurs par l’irritation que l’entêtement breton avait causée à Sylvie, en quoi Rogron était-il répréhensible ?
L’avocat fit alors de ce procès une affaire de parti et sut lui donner une couleur politique. Aussi, dès cette soirée, y eut-il des divergences dans l’opinion publique.
— Qui n’entend qu’une cloche n’a qu’un son, disaient les gens sages. Avez-vous écouté Vinet ? Vinet explique très-bien les choses.
La maison de Frappier avait été jugée inhabitable pour Pierrette, à cause des douleurs que le bruit y causerait à la tête. Le transport de là chez le subrogé-tuteur était aussi nécessaire médicalement que judiciairement. Ce transport se fit avec des précautions inouïes et calculées pour produire un grand effet. Pierrette fut mise sur un brancard avec force matelas, portée par deux hommes, accompagnée d’une Sœur Grise qui avait à la main un flacon d’éther, suivie de sa grand’mère, de Brigaut, de madame Auffray et de sa femme de chambre. Il y eut du monde aux fenêtres et sur les portes pour voir passer ce cortége. Certes l’état dans lequel était Pierrette, sa blancheur de mourante, tout donnait d’immenses avantages au parti contraire aux Rogron. Les Auffray tinrent à prouver à toute la ville combien le Président avait eu raison de rendre son ordonnance. Pierrette et sa grand’mère furent installées au second étage de la maison de monsieur Auffray. Le notaire et sa femme leur prodiguèrent les soins de l’hospitalité la plus large, ils y mirent du faste. Pierrette eut sa grand’mère pour garde-malade, et monsieur Martener vint la visiter avec le chirurgien le soir même.
Dès cette soirée, les exagérations commencèrent donc de part et d’autre. Le salon des Rogron fut plein. Vinet avait travaillé le parti libéral à ce sujet. Les deux dames de Chargebœuf dînèrent chez les Rogron, car le contrat devait y être signé le soir. Dans la matinée, Vinet avait fait afficher les bans à la mairie. Il traita de misère l’affaire relative à Pierrette. Si le Tribunal de Provins y portait de la passion, la Cour Royale saurait apprécier les faits, {p. 480} disait-il, et les Auffray regarderaient à deux fois avant de se jeter dans un pareil procès. L’alliance de Rogron avec les Chargebœuf fut une considération énorme aux yeux d’un certain monde. Chez eux, les Rogron étaient blancs comme neige, et Pierrette était une petite fille excessivement perverse, un serpent réchauffé dans leur sein. Dans le salon de madame Tiphaine, on se vengeait des horribles médisances que le parti Vinet avait dites depuis deux ans : les Rogron étaient des monstres, et le tuteur irait en Cour d’Assises. Sur la place, Pierrette se portait à merveille ; dans la haute ville, elle mourrait infailliblement ; chez Rogron, elle avait des égratignures au poignet ; chez madame Tiphaine, elle avait les doigts brisés, on allait lui en couper un. Le lendemain, le Courrier de Provins contenait un article extrêmement adroit, bien écrit, un chef-d’œuvre d’insinuations mêlées de considérations judiciaires, et qui mettait déjà Rogron hors de cause. La Ruche, qui d’abord paraissait deux jours après, ne pouvait répondre sans tomber dans la diffamation ; mais on y répliqua que, dans une affaire semblable, le mieux était de laisser son cours à la Justice.
Le Conseil de Famille fut composé par le Juge de Paix du canton de Provins, président légal, premièrement de Rogron et des deux messieurs Auffray, les plus proches parents ; puis de monsieur Ciprey, neveu de la grand’mère maternelle de Pierrette. Il leur adjoignit monsieur Habert, le confesseur de Pierrette, et le colonel Gouraud, qui s’était toujours donné pour un camarade du colonel Lorrain. On applaudit beaucoup à l’impartialité du Juge de Paix, qui comprenait dans le Conseil de Famille monsieur Habert et le colonel Gouraud, que tout Provins croyait très-amis des Rogron. Dans la circonstance grave où se trouvait Rogron, il demanda l’assistance de maître Vinet au conseil de famille. Par cette manœuvre, évidemment conseillée par Vinet, Rogron obtint que le Conseil de Famille ne s’assemblerait que vers la fin du mois de décembre. À cette époque, le Président et sa femme furent établis à Paris chez madame Roguin, à cause de la convocation des Chambres. Ainsi le parti ministériel se trouva sans son chef. Vinet avait déjà sourdement pratiqué le bonhomme Desfondrilles, le juge d’instruction, au cas où l’affaire prendrait le caractère correctionnel ou criminel que le Président avait essayé de lui donner. Vinet plaida l’affaire pendant trois heures devant le Conseil de Famille : il y établit une intrigue entre Brigaut et Pierrette afin de justifier {p. 481} les sévérités de mademoiselle Rogron ; il démontra combien le tuteur avait agi naturellement en laissant sa pupille sous le gouvernement d’une femme ; il appuya sur la non-participation de son client à la manière dont l’éducation de Pierrette était entendue par Sylvie. Malgré les efforts de Vinet, le Conseil fut à l’unanimité d’avis de retirer la tutelle à Rogron. On désigna pour tuteur monsieur Auffray, et monsieur Ciprey pour subrogé-tuteur. Le Conseil de Famille entendit Adèle, la servante, qui chargea ses anciens maîtres ; mademoiselle Habert, qui raconta les propos cruels tenus par mademoiselle Rogron dans la soirée où Pierrette s’était donné le furieux coup entendu par tout le monde, et l’observation faite sur la santé de Pierrette par madame de Chargebœuf. Brigaut produisit la lettre qu’il avait reçue de Pierrette et qui prouvait leur mutuelle innocence. Il fut démontré que l’état déplorable dans lequel se trouvait la mineure venait d’un défaut de soin du tuteur, responsable de tout ce qui concernait sa pupille. La maladie de Pierrette avait frappé tout le monde, et même les personnes de la ville étrangères à la famille. L’accusation de sévices fut donc maintenue contre Rogron. L’affaire allait devenir publique.
Conseillé par Vinet, Rogron se rendit opposant à l’homologation de la délibération du Conseil de Famille par le Tribunal. Le Ministère Public intervint, attendu la gravité croissante de l’état pathologique où se trouvait Pierrette Lorrain. Ce procès curieux, quoique promptement mis au rôle, ne vint en ordre utile que vers le mois de mars 1828.
Le mariage de Rogron avec mademoiselle de Chargebœuf s’était alors célébré. Sylvie habitait le deuxième étage de sa maison, où des dispositions avaient été faites pour la loger ainsi que madame de Chargebœuf, car le premier étage fut entièrement affecté à madame Rogron. La belle madame Rogron succéda dès lors à la belle madame Tiphaine. L’influence de ce mariage fut énorme. On ne vint plus dans le salon de mademoiselle Sylvie, mais chez la belle madame Rogron.
Soutenu par sa belle-mère et appuyé par les banquiers royalistes du Tillet et Nucingen, le Président Tiphaine eut occasion de rendre service au Ministère, il fut un des orateurs du Centre les plus estimés, devint Juge au Tribunal de Première Instance de la Seine, et fit nommer son neveu, Lesourd, Président du tribunal de Provins. Cette nomination froissa beaucoup le juge Desfondrilles, toujours {p. 482} archéologue et plus que jamais suppléant. Le Garde des Sceaux envoya l’un de ses protégés à la place de Lesourd. L’avancement de monsieur Tiphaine n’en produisit donc aucun dans le Tribunal de Provins. Vinet exploita très-habilement ces circonstances. Il avait toujours dit aux gens de Provins qu’ils servaient de marchepied aux grandeurs de la rusée madame Tiphaine. Le Président se jouait de ses amis. Madame Tiphaine méprisait in petto la ville de Provins, et n’y reviendrait jamais. Monsieur Tiphaine père mourut, son fils hérita de la terre du Fay, et vendit sa belle maison de la ville haute à monsieur Julliard. Cette vente prouva combien il comptait peu revenir à Provins. Vinet eut raison, Vinet avait été prophète. Ces faits eurent une grande influence sur le procès relatif à la tutelle de Rogron.
Ainsi l’épouvantable martyre exercé brutalement sur Pierrette par deux imbéciles tyrans, et qui, dans ses conséquences médicales, mettait monsieur Martener, approuvé par le docteur Bianchon, dans le cas d’ordonner la terrible opération du trépan ; ce drame horrible, réduit aux proportions judiciaires, tombait dans le gâchis immonde qui s’appelle au Palais la forme. Ce procès traînait dans les délais, dans le lacis inextricable de la procédure, arrêté par les ambages d’un odieux avocat ; tandis que Pierrette calomniée languissait et souffrait les plus épouvantables douleurs connues en médecine. Ne fallait-il pas expliquer ces singuliers revirements de l’opinion publique et la marche lente de la Justice, avant de revenir dans la chambre où elle vivait, où elle mourait ?
Monsieur Martener, de même que la famille Auffray, fut en peu de jours séduit par l’adorable caractère de Pierrette et par la vieille Bretonne dont les sentiments, les idées, les façons étaient empreintes d’une antique couleur romaine. Cette matrone du Marais ressemblait à une femme de Plutarque. Le médecin voulut disputer cette proie à la mort, car dès le premier jour le médecin de Paris et le médecin de province regardèrent Pierrette comme perdue. Il y eut entre le mal et le médecin, soutenu par la jeunesse de Pierrette, un de ces combats que les médecins seuls connaissent et dont la récompense, en cas de succès, n’est jamais ni dans le prix vénal des soins ni chez le malade ; elle se trouve dans la douce satisfaction de la conscience et dans je ne sais quelle palme idéale et invisible recueillie par les vrais artistes après le contentement que leur cause la certitude d’avoir fait une belle œuvre. Le médecin {p. 483} tend au bien comme l’artiste tend au beau, poussé par un admirable sentiment que nous nommons la vertu. Ce combat de tous les jours avait éteint chez cet homme de province les mesquines irritations de la lutte engagée entre le parti Vinet et le parti des Tiphaine, ainsi qu’il arrive aux hommes qui se trouvent tête à tête avec une grande misère à vaincre.
Monsieur Martener avait commencé par vouloir exercer son état à Paris ; mais l’atroce activité de cette ville, l’insensibilité que finissent par donner au médecin le nombre effrayant de malades et la multiplicité des cas graves, avaient épouvanté son âme douce et faite pour la vie de province. Il était d’ailleurs sous le joug de sa jolie patrie. Aussi revint-il à Provins s’y marier, s’y établir et y soigner presque affectueusement une population qu’il pouvait considérer comme une grande famille. Il affecta, pendant tout le temps que dura la maladie de Pierrette, de ne point parler de sa malade. Sa répugnance à répondre quand chacun lui demandait des nouvelles de la pauvre petite était si visible, qu’on cessa de le questionner à ce sujet. Pierrette fut pour lui ce qu’elle devait être, un de ces poèmes mystérieux et profonds, vastes en douleurs, comme il s’en trouve dans la terrible existence des médecins. Il éprouvait pour cette délicate jeune fille une admiration dans le secret de laquelle il ne voulut mettre personne.
Ce sentiment du médecin pour sa malade s’était, comme tous les sentiments vrais, communiqué à monsieur et madame Auffray, dont la maison devint, tant que Pierrette y fut, douce et silencieuse. Les enfants, qui jadis avaient fait de si bonnes parties de jeu avec Pierrette, s’entendirent avec la grâce de l’enfance pour n’être ni bruyants ni importuns. Ils mirent leur honneur à être bien sages, parce que Pierrette était malade. La maison de monsieur Auffray se trouve dans la ville haute, au-dessous des ruines du château, où elle est bâtie dans une des marges de terrain produites par le bouleversement des anciens remparts. De là, les habitants ont la vue de la vallée en se promenant dans un petit jardin fruitier enclos de gros murs, d’où l’on plonge sur la ville. Les toits des autres maisons arrivent au cordon extérieur du mur qui soutient ce jardin. Le long de cette terrasse est une allée qui aboutit à la porte-fenêtre du cabinet de monsieur Auffray. Au bout s’élèvent un berceau de vigne et un figuier, sous lesquels il y a une table ronde, un banc et des chaises peints en vert. On {p. 484} avait donné à Pierrette une chambre au-dessus du cabinet de son nouveau tuteur. Madame Lorrain y couchait sur un lit de sangle auprès de sa petite-fille. De sa fenêtre, Pierrette pouvait donc voir la magnifique vallée de Provins qu’elle connaissait à peine, elle était sortie si rarement de la fatale maison des Rogron ! Quand il faisait beau temps, elle aimait à se traîner au bras de sa grand’mère jusqu’à ce berceau. Brigaut, qui ne faisait plus rien, venait voir sa petite amie trois fois par jour, il était dévoré par une douleur qui le rendait sourd à la vie ; il guettait avec la finesse d’un chien de chasse monsieur Martener, il l’accompagnait toujours et sortait avec lui. Vous imagineriez difficilement les folies que chacun faisait pour la chère petite malade. Ivre de désespoir, la grand’mère cachait son désespoir, elle montrait à sa petite-fille le visage riant qu’elle avait à Pen-Hoël. Dans son désir de se faire illusion, elle lui arrangeait et lui mettait le bonnet national avec lequel Pierrette était arrivée à Provins. La jeune malade lui paraissait ainsi se mieux ressembler à elle-même : elle était délicieuse à voir, le visage entouré de cette auréole de batiste bordée de dentelles empesées. Sa tête, blanche de la blancheur du biscuit, son front auquel la souffrance imprimait un semblant de pensée profonde, la pureté des lignes amaigries par la maladie, la lenteur du regard et la fixité des yeux par instants, tout faisait de Pierrette un admirable chef-d’œuvre de mélancolie. Aussi l’enfant était-elle servie avec une sorte de fanatisme. On la voyait si douce, si tendre et si aimante ! Madame Martener avait envoyé son piano chez sa sœur, madame Auffray, dans la pensée d’amuser Pierrette, à qui la musique causa des ravissements. C’était un poème que de la regarder écoutant un morceau de Weber, de Beethoven ou d’Hérold, les yeux levés, silencieuse, et regrettant sans doute la vie qu’elle sentait lui échapper. Le curé Péroux et monsieur Habert, ses deux consolateurs religieux, admiraient sa pieuse résignation. N’est-ce pas un fait remarquable et digne également et de l’attention des philosophes et de celle des indifférents, que la perfection séraphique des jeunes filles et des jeunes gens marqués en rouge par la Mort dans la foule, comme de jeunes arbres dans une forêt ? Qui a vu l’une de ces morts sublimes ne saurait rester ou devenir incrédule. Ces êtres exhalent comme un parfum céleste, leurs regards parlent de Dieu, leur voix est éloquente dans les plus indifférents discours, et souvent elle sonne comme un instrument divin, exprimant les {p. 485} secrets de l’avenir ! Quand monsieur Martener félicitait Pierrette d’avoir accompli quelque difficile prescription, cet ange disait, en présence de tous, et avec quels regards ! — Je désire vivre, cher monsieur Martener, moins pour moi que pour ma grand’mère, pour mon Brigaut, et pour vous tous, que ma mort affligerait.
La première fois qu’elle se promena dans le mois de novembre, par le beau soleil de la Saint-Martin, accompagnée de toute la maison, et que madame Auffray lui demanda si elle était fatiguée : — Maintenant que je n’ai plus à supporter d’autres souffrances que celles envoyées par Dieu, je puis y suffire. Je trouve dans le bonheur d’être aimée la force de souffrir.
Ce fut la seule fois que d’une manière détournée elle rappela son horrible martyre chez les Rogron, desquels elle ne parlait point, et leur souvenir devait lui être si pénible, que personne ne parlait d’eux.
— Chère madame Auffray, lui dit-elle un jour, à midi, sur la terrasse en contemplant la vallée éclairée par un beau soleil et parée des belles teintes rousses de l’automne, mon agonie chez vous m’aura donné plus de bonheur que ces trois dernières années.
Madame Auffray regarda sa sœur, madame Martener, et lui dit à l’oreille : — Comme elle aurait aimé ! En effet, l’accent, le regard de Pierrette donnaient à sa phrase une indicible valeur…
Monsieur Martener entretenait une correspondance avec le docteur Bianchon, et ne tentait rien de grave sans ses approbations. Il espérait d’abord établir le cours voulu par la nature, puis faire dériver le dépôt à la tête par l’oreille. Plus vives étaient les douleurs de Pierrette, plus il concevait d’espérances. Il obtint de légers succès sur le premier point, et ce fut un grand triomphe. Pendant quelques jours l’appétit de Pierrette revint et se satisfit de mets substantiels pour lesquels sa maladie lui donnait jusqu’alors une répugnance caractéristique ; la couleur de son teint changea, mais l’état de la tête était horrible. Aussi le docteur supplia-t-il le grand médecin, son conseil, de venir. Bianchon vint, resta deux jours à Provins, et décida une opération, il épousa toutes les sollicitudes du pauvre Martener, et alla chercher lui-même le célèbre Desplein. Ainsi l’opération fut faite par le plus grand chirurgien des temps anciens et modernes ; mais ce terrible aruspice dit à Martener en s’en allant avec Bianchon, son élève le plus aimé : — Vous ne la sauverez que par un miracle. Comme vous l’a dit {p. 486} Horace, la carie des os est commencée. À cet âge, les os sont encore si tendres !
L’opération avait eu lieu dans le commencement du mois de mars 1828. Pendant tout le mois, effrayé des douleurs épouvantables que souffrait Pierrette, monsieur Martener fit plusieurs voyages à Paris ; il y consultait Desplein et Bianchon, auxquels il alla jusqu’à proposer une opération dans le genre de celle de la lithotritie, et qui consistait à introduire dans la tête un instrument creux à l’aide duquel on essaierait l’application d’un remède héroïque pour arrêter les progrès de la carie. L’audacieux Desplein n’osa pas tenter ce coup de main chirurgical que le désespoir avait inspiré à Martener. Aussi quand le médecin revint de son dernier voyage à Paris parut-il à ses amis chagrin et morose. Il dut annoncer par une fatale soirée à la famille Auffray, à madame Lorrain, au confesseur et à Brigaut réunis, que la science ne pouvait plus rien pour Pierrette, dont le salut était seulement dans la main de Dieu. Ce fut une horrible consternation. La grand’mère fit un vœu et pria le curé de dire tous les matins, au jour, avant le lever de Pierrette, une messe à laquelle elle et Brigaut assistèrent.
Le procès se plaidait. Pendant que la victime des Rogron se mourait, Vinet la calomniait au tribunal. Le Tribunal homologua la délibération du Conseil de Famille, et l’avocat interjeta sur-le-champ appel. Le nouveau Procureur du Roi fit un réquisitoire qui détermina une instruction. Rogron et sa sœur furent obligés de donner caution pour ne pas aller en prison. L’Instruction exigeait l’interrogatoire de Pierrette. Quand monsieur Desfondrilles vint chez Auffray, Pierrette était à l’agonie, elle avait son confesseur à son chevet, elle allait être administrée. Elle suppliait en ce moment même la famille assemblée de pardonner à son cousin et à sa cousine, ainsi qu’elle le faisait elle-même en disant avec un admirable bon sens que le jugement de ces choses appartenait à Dieu seul.
— Grand’mère, dit-elle, laisse tout ton bien à Brigaut (Brigaut fondait en larmes). — Et, dit Pierrette en continuant, donne mille francs à cette bonne Adèle qui me bassinait mon lit en cachette. Si elle était restée chez mes cousins, je vivrais…
Ce fut à trois heures, le mardi de Pâques, par une belle journée, que ce petit ange cessa de souffrir. Son héroïque grand’mère voulut la garder pendant la nuit avec les prêtres, et la coudre de {p. 487} ses vieilles mains roides dans le linceul. Vers le soir, Brigaut quitta la maison Auffray, descendit chez Frappier.
— Je n’ai pas besoin, mon pauvre garçon, de te demander des nouvelles, lui dit le menuisier.
— Père Frappier, oui, c’est fini pour elle, et non pas pour moi.
L’ouvrier jeta sur tout le bois de la boutique des regards à la fois sombres et perspicaces.
— Je te comprends, Brigaut, dit le bonhomme Frappier. Tiens, voilà ce qu’il te faut.
Et il lui montra des planches en chêne de deux pouces.
— Ne m’aidez pas, monsieur Frappier, dit le Breton ; je veux tout faire moi-même.
Brigaut passa la nuit à raboter et ajuster la bière de Pierrette, et plus d’une fois il enleva d’un seul coup de rabot un ruban de bois humide de ses larmes. Le bonhomme Frappier le regardait faire en fumant. Il ne lui dit que ces deux mots quand son premier garçon assembla les quatre morceaux : — Fais donc le couvercle à coulisse : ces pauvres parents ne l’entendront pas clouer.
Au jour Brigaut alla chercher le plomb nécessaire pour doubler la bière. Par un hasard extraordinaire les feuilles de plomb coûtèrent exactement la somme qu’il avait donnée à Pierrette pour son voyage de Nantes à Provins. Ce courageux Breton, qui avait résisté à l’horrible douleur de faire lui-même la bière de sa chère compagne d’enfance, en doublant ces funèbres planches de tous ses souvenirs, ne tint pas à ce rapprochement : il défaillit et ne put emporter le plomb, le plombier l’accompagna en lui offrant d’aller avec lui pour souder la quatrième feuille une fois que le corps serait mis dans le cercueil. Le Breton brûla le rabot et tous les outils qui lui avaient servi, il fit ses comptes avec Frappier et lui dit adieu. L’héroïsme avec lequel ce pauvre garçon s’occupait, comme la grand’mère, à rendre les derniers devoirs à Pierrette le fit intervenir dans la scène suprême qui couronna la tyrannie des Rogron.
Brigaut et le plombier arrivèrent assez à temps chez monsieur Auffray pour décider par leur force brutale une infâme et horrible question judiciaire. La chambre mortuaire, pleine de monde, offrit aux deux ouvriers un singulier spectacle. Les Rogron s’étaient dressés hideux auprès du cadavre de leur victime pour la torturer encore après sa mort. Le corps sublime de beauté de la {p. 488} pauvre enfant gisait sur le lit de sangle de sa grand’mère. Pierrette avait les yeux fermés, les cheveux en bandeau, le corps cousu dans un gros drap de coton.
Devant ce lit, les cheveux en désordre, à genoux, les mains étendues, le visage en feu, la vieille Lorrain criait : — Non, non, cela ne se fera pas !
Au pied du lit étaient le tuteur, monsieur Auffray, le curé Péroux et monsieur Habert. Les cierges brûlaient encore.
Devant la grand’mère étaient le chirurgien de l’hospice et monsieur Néraud, appuyés de l’épouvantable et doucereux Vinet. Il y avait un huissier. Le chirurgien de l’hospice était revêtu de son tablier de dissection. Un de ses aides avait défait sa trousse, et lui présentait un couteau à disséquer.
Cette scène fut troublée par le bruit du cercueil que Brigaut et le plombier laissèrent tomber ; car Brigaut, qui marchait le premier, fut saisi d’épouvante à l’aspect de la vieille mère Lorrain qui pleurait.
— Qu’y a-t-il ? demanda Brigaut en se plaçant à côté de la vieille grand’mère et serrant convulsivement un ciseau qu’il apportait.
— Il y a, dit la vieille, il y a, Brigaut, qu’ils veulent ouvrir le corps de mon enfant, lui fendre la tête, lui crever le cœur après sa mort comme pendant sa vie.
— Qui ? fit Brigaut d’une voix à briser le tympan des gens de justice.
— Les Rogron.
— Par le saint nom de Dieu !…
— Un moment, Brigaut, dit monsieur Auffray en voyant le Breton brandissant son ciseau.
— Monsieur Auffray, dit Brigaut pâle autant que la jeune morte, je vous écoute parce que vous êtes monsieur Auffray ; mais en ce moment je n’écouterais pas…
— La Justice ! dit Auffray.
— Est-ce qu’il y a une justice ? s’écria le Breton. La Justice, la voilà ! dit-il en menaçant l’avocat, le chirurgien et l’huissier de son ciseau qui brillait au soleil.
— Mon ami, dit le curé, la Justice a été invoquée par l’avocat de monsieur Rogron, qui est sous le coup d’une accusation grave, et il est impossible de refuser à un inculpé les moyens de se {p. 489} justifier. Selon l’avocat de monsieur Rogron, si la pauvre enfant que voici succombe à son abcès dans la tête, son ancien tuteur ne saurait être inquiété ; car il est prouvé que Pierrette a caché pendant long-temps le coup qu’elle s’était donné…
— Assez ! dit Brigaut.
— Mon client, dit Vinet.
— Ton client, s’écria le Breton, ira dans l’enfer et moi sur l’échafaud ; car, si quelqu’un de vous fait mine de toucher à celle que ton client a tuée, et si le carabin ne rentre pas son outil, je le tue net.
— Il y a rébellion, dit Vinet, nous allons en instruire le juge.
Les cinq étrangers se retirèrent.
— Oh ! mon fils ! dit la vieille en se dressant et sautant au cou de Brigaut, ensevelissons-la bien vite, ils reviendront !…
— Une fois le plomb scellé, dit le plombier, ils n’oseront peut-être plus.
Monsieur Auffray courut chez son beau-frère, monsieur Lesourd, pour tâcher d’arranger cette affaire. Vinet ne voulait pas autre chose. Une fois Pierrette morte, le procès relatif à la tutelle, qui n’était pas jugé, se trouvait éteint sans que personne pût en arguer pour ou contre les Rogron : la question demeurait indécise. Aussi l’adroit Vinet avait-il bien prévu l’effet que sa requête allait produire.
À midi monsieur Desfondrilles fit son rapport au Tribunal sur l’instruction relative à Rogron, et le Tribunal rendit un jugement de non-lieu parfaitement motivé.
Rogron n’osa pas se montrer à l’enterrement de Pierrette, auquel assista toute la ville. Vinet avait voulu l’y entraîner ; mais l’ancien mercier eut peur d’exciter une horreur universelle.
Brigaut quitta Provins après avoir vu combler la fosse où Pierrette fut enterrée, et alla de son pied à Paris. Il écrivit une pétition à la Dauphine pour, en considération du nom de son père, entrer dans la Garde Royale où il fut aussitôt admis. Quand se fit l’expédition d’Alger, il écrivit encore à la Dauphine pour obtenir d’être employé. Il était sergent, le Maréchal Bourmont le nomma sous-lieutenant dans la Ligne. Le fils du major se conduisit en homme qui voulait mourir. La mort a jusqu’à présent respecté Jacques Brigaut, qui s’est distingué dans toutes les expéditions5 récentes sans y trouver une blessure. Il est aujourd’hui chef de bataillon dans la {p. 490} Ligne. Aucun officier n’est plus taciturne ni meilleur. Hors le service, il reste presque muet, se promène seul et vit mécaniquement. Chacun devine et respecte une douleur inconnue. Il possède quarante-six mille francs qui lui ont été légués par la vieille madame Lorrain, morte à Paris en 1829.
Aux élections de 1830, Vinet fut nommé Député, les services qu’il a rendus au nouveau gouvernement lui ont valu la place de Procureur-Général. Maintenant son influence est telle qu’il sera toujours nommé Député. Rogron est Receveur-Général dans la ville même où Vinet remplit ses fonctions ; et, par un hasard surprenant, monsieur Tiphaine y est premier Président de la Cour royale, car le justicier s’est rattaché sans hésitation à la dynastie de juillet. L’ex-belle madame Tiphaine vit en bonne intelligence avec la belle madame Rogron. Vinet est au mieux avec le Président Tiphaine.
Quant à l’imbécile Rogron, il dit des mots comme celui-ci : — Louis-Philippe ne sera vraiment roi que quand il pourra faire des nobles !
Ce mot n’est évidemment pas de lui. Sa santé chancelante fait espérer à madame Rogron de pouvoir épouser dans peu de temps le général marquis de Montriveau, pair de France, qui commande le Département et qui lui rend des soins. Vinet demande très-proprement des têtes, il ne croit jamais à l’innocence d’un accusé. Ce Procureur-Général pur-sang passe pour un des hommes les plus aimables du ressort, et il n’a pas moins de succès à Paris et à la Chambre ; à la Cour, il est un délicieux courtisan.
Selon la promesse de Vinet, le général baron Gouraud, ce noble débris de nos glorieuses armées, a épousé une demoiselle Matifat âgée de vingt-cinq ans, fille d’un droguiste de la rue des Lombards, et dont la dot était de cinquante mille écus. Il commande, comme l’avait prophétisé Vinet, un Département voisin de Paris. Il a été nommé pair de France à cause de sa conduite dans les émeutes sous le Ministère de Casimir Périer. Le baron Gouraud fut un des généraux qui prirent l’église Saint-Merry, heureux de taper sur les péquins qui les avaient vexés pendant quinze ans, et son ardeur a été récompensée par le grand cordon de la Légion-d’Honneur.
Aucun des personnages qui ont trempé dans la mort de Pierrette n’a le moindre remords. Monsieur Desfondrilles est toujours archéologue ; mais, dans l’intérêt de son élection, le Procureur-Général {p. 491} Vinet a eu soin de le faire nommer Président du Tribunal. Sylvie a une petite cour et administre les biens de son frère ; elle prête à gros intérêts et ne dépense pas douze cents francs par an.
De temps en temps, sur cette petite place, quand un enfant de Provins y arrive de Paris pour s’y établir, et sort de chez mademoiselle Rogron, un ancien partisan des Tiphaine dit : — Les Rogron ont eu dans les temps une triste affaire à cause d’une pupille…
— Affaire de parti, répond le président Desfondrilles. On a voulu faire croire à des monstruosités. Par bonté d’âme, ils ont pris chez eux cette Pierrette petite fille assez gentille et sans fortune ; au moment de se former, elle eut une intrigue avec un garçon menuisier, elle venait pieds nus à sa fenêtre y causer avec ce garçon qui se tenait là, voyez-vous ? Les deux amants s’envoyaient des billets doux au moyen d’une ficelle. Vous comprenez que dans son état, aux mois d’octobre et de novembre, il n’en fallait pas davantage pour faire aller à mal une fille qui avait les pâles couleurs. Les Rogron se sont admirablement bien conduits, ils n’ont pas réclamé leur part de l’héritage de cette petite, ils ont tout abandonné à sa grand’mère. La morale de cela, mes amis, est que le diable nous punit toujours d’un bienfait.
— Ah ! mais c’est bien différent, le père Frappier me racontait cela tout autrement.
— Le père Frappier consulte plus sa cave que sa mémoire, dit alors un habitué du salon de mademoiselle Rogron.
— Mais le vieux monsieur Habert…
— Oh ! celui-là, vous savez son affaire ?
— Non.
— Eh ! bien, il voulait faire épouser sa sœur à monsieur Rogron, le Receveur-Général.
Deux hommes se souviennent chaque jour de Pierrette : le médecin Martener et le major Brigaut qui, seuls, connaissent l’épouvantable vérité.
Pour donner à ceci d’immenses proportions, il suffit de rappeler qu’en transportant la scène au Moyen-Âge et à Rome sur ce vaste théâtre, une jeune fille sublime, Béatrix Cenci, fut conduite au supplice par des raisons et par des intrigues presque analogues à celles qui menèrent Pierrette au tombeau. Béatrix Cenci n’eut pour tout défenseur qu’un artiste, un peintre. Aujourd’hui l’histoire et les vivants, sur la foi du portrait de Guido Reni, condamnent le pape, et {p. 492} font de Béatrix une des plus touchantes victimes des passions infâmes et des factions.
Convenons entre nous que la Légalité serait, pour les friponneries sociales, une belle chose si Dieu n’existait pas.
Novembre, 1839.