— Que monsieur Crevel m’aime, il est dans son droit d’homme ; que je sois favorable à sa passion, ce serait le fait d’une coquette ou d’une femme à qui vous laisseriez beaucoup de choses à désirer… Eh bien ! aimez-moi avec mes défauts, ou laissez-moi. Si vous me rendez ma liberté, ni vous, ni monsieur Crevel, vous ne reviendrez ici, je prendrai mon cousin pour ne pas perdre les charmantes habitudes que vous me supposez. Adieu, monsieur le baron Hulot.
Et elle se leva ; mais le Conseiller-d’État la saisit par le bras et la fit asseoir. Le vieillard ne pouvait plus remplacer Valérie, elle était devenue un besoin plus impérieux pour lui que les nécessités de la vie, et il aima mieux rester dans l’incertitude que d’acquérir la plus légère preuve de l’infidélité de Valérie.
— Ma chère Valérie, dit-il, ne vois-tu pas ce que je souffre ? Je ne te demande que de te justifier… donne-moi de bonnes raisons…
— Eh bien ! allez m’attendre en bas, car vous ne voulez pas assister, je crois, aux différentes cérémonies que nécessite l’état de votre cousine.
Hulot se retira lentement.
— Vieux libertin ! s’écria la cousine Bette, vous ne me demandez donc pas des nouvelles de vos enfants ?… Que ferez-vous pour Adeline ? Moi, d’abord, je lui porte demain mes économies.
— On doit au moins le pain de froment à sa femme, dit en souriant madame Marneffe.
Le baron, sans s’offenser du ton de Lisbeth qui le régentait aussi durement que Josépha, s’en alla comme un homme enchanté d’éviter une question importune.
Une fois le verrou mis, le Brésilien quitta le cabinet de toilette {p. 158} où il attendait, et il parut les yeux pleins de larmes, dans un état à faire pitié. Montès avait évidemment tout entendu.
— Tu ne m’aimes plus, Henri ! je le vois, dit madame Marneffe en se cachant le front dans son mouchoir et fondant en larmes.
C’était le cri de l’amour vrai. La clameur du désespoir de la femme est si persuasive, qu’elle arrache le pardon qui se trouve au fond du cœur de tous les amoureux, quand la femme est jeune, jolie et décolletée à sortir par le haut de sa robe en costume d’Ève.
— Mais pourquoi ne quittez-vous pas tout pour moi, si vous m’aimez ? demanda le Brésilien.
Ce naturel de l’Amérique, logique comme le sont tous les hommes nés dans la Nature, reprit aussitôt la conversation au point où il l’avait laissée, en reprenant la taille de Valérie.
— Pourquoi ?… dit-elle en relevant la tête et regardant Henri qu’elle domina par un regard chargé d’amour. Mais, mon petit chat, je suis mariée. Mais nous sommes à Paris, et non dans les savanes, dans les pampas, dans les solitudes de l’Amérique. Mon bon Henri, mon premier et mon seul amour, écoute-moi donc. Ce mari, simple sous-chef au ministère de la guerre, veut être chef de bureau et officier de la Légion-d’Honneur, puis-je l’empêcher d’avoir de l’ambition ? or, pour la même raison qu’il nous laissait entièrement libres tous les deux (il y a bientôt quatre ans, t’en souviens-tu, méchant ?), aujourd’hui Marneffe m’impose monsieur Hulot. Je ne puis me défaire de cet affreux administrateur qui souffle comme un phoque, qui a des nageoires dans les narines, qui a soixante-trois ans, qui depuis trois ans s’est vieilli de dix ans à vouloir être jeune, qui m’est odieux, que le lendemain du jour où Marneffe sera chef de bureau et officier de la Légion-d’Honneur…
— Qu’est-ce qu’il aura de plus, ton mari ?
— Mille écus.
— Je les lui donnerai viagèrement, reprit le baron Montès, quittons Paris et allons…
— Où ? dit Valérie en faisant une de ces jolies moues par lesquelles les femmes narguent les hommes dont elles sont sûres. Paris est la seule ville où nous puissions vivre heureux. Je tiens trop à ton amour pour le voir s’affaiblir en nous trouvant seuls dans un désert ; écoute, Henri, tu es le seul homme aimé de moi dans l’Univers, écris cela sur ton crâne de tigre.
Les femmes persuadent toujours aux hommes de qui elles ont fait {p. 159} des moutons qu’ils sont des lions, et qu’ils ont un caractère de fer.
— Maintenant, écoute-moi bien : Monsieur Marneffe n’a pas cinq ans à vivre, il est gangrené jusque dans la moelle de ses os ; sur douze mois de l’année, il en passe sept à boire des drogues, des tisanes, il vit dans la flanelle ; enfin, il est, dit le médecin, sous le coup de la faulx à tout moment ; la maladie la plus innocente pour un homme sain, sera mortelle pour lui, le sang est corrompu, la vie est attaquée dans son principe. Depuis cinq ans, je n’ai pas voulu qu’il m’embrassât une seule fois, car, cet homme, c’est la peste ! Un jour, et ce jour n’est pas éloigné, je serai veuve, eh bien ! moi, déjà demandée par un homme qui possède soixante mille francs de rente, moi qui suis maîtresse de cet homme comme de ce morceau de sucre, je te déclare que tu serais pauvre comme Hulot, lépreux comme Marneffe, et que si tu me battais, c’est toi que je veux pour mari, toi seul que j’aime, de qui je veuille porter le nom. Et je suis prête à te donner tous les gages d’amour que tu voudras…
— Eh bien ! ce soir…
— Mais, enfant de Rio, mon beau jaguar sorti pour moi des forêts vierges du Brésil, dit-elle en lui prenant la main et la baisant et le caressant, respecte donc un peu la créature de qui tu veux faire ta femme… Serai-je ta femme, Henri ?…
— Oui, dit le Brésilien vaincu par le bavardage effréné de la passion.
Et il se mit à genoux.
— Voyons, Henri, dit Valérie en lui prenant les deux mains et le regardant au fond des yeux avec fixité, tu me jures ici, en présence de Lisbeth, ma meilleure et ma seule amie, ma sœur, de me prendre pour femme au bout de mon année de veuvage ?…
— Je le jure.
— Ce n’est pas assez ! jure par les cendres et le salut éternel de ta mère, jure-le par la vierge Marie et par tes espérances de catholique !
Valérie savait que le Brésilien tiendrait ce serment, quand même elle serait tombée au fond du plus sale bourbier social. Le Brésilien fit ce serment solennel, le nez presque touchant à la blanche poitrine de Valérie et les yeux fascinés ; il était ivre, comme on est ivre en revoyant une femme aimée, après une traversée de cent vingt jours !
— Eh bien ! maintenant, sois tranquille. Respecte bien dans {p. 160} madame Marneffe, la future baronne de Montéjanos. Ne dépense pas un liard pour moi, je te le défends. Reste ici, dans la première pièce, couché sur le petit canapé, je viendrai moi-même t’avertir quand tu pourras quitter ton poste… Demain matin nous déjeunerons ensemble, et tu t’en iras sur les une heure, comme si tu étais venu me faire une visite à midi. Ne crains rien, les portiers m’appartiennent comme s’ils étaient mon père et ma mère… Je vais descendre chez moi servir le thé.
Elle fit un signe à Lisbeth qui l’accompagna jusque sur le palier. Là, Valérie dit à l’oreille de la vieille fille : — Ce moricaud est venu un an trop tôt ! car je meurs si je ne te venge d’Hortense !…
— Sois tranquille, mon cher gentil petit démon, dit la vieille fille en l’embrassant, au front, l’amour et la vengeance, chassant de compagnie, n’auront jamais le dessous. Hortense m’attend demain, elle est dans la misère. Pour avoir mille francs, Wenceslas t’embrassera mille fois.
En quittant Valérie, Hulot était descendu jusqu’à la loge, et s’était montré subitement à madame Olivier.
— Madame Olivier ?…
En entendant cette interrogation impérieuse et voyant le geste par lequel le baron la commenta, madame Olivier sortit de sa loge, et alla jusque dans la cour à l’endroit où le baron l’emmena.
— Vous savez que si quelqu’un peut un jour faciliter à votre fils l’acquisition d’une étude, c’est moi ; c’est grâce à moi que le voici troisième clerc de notaire, et qu’il achève son Droit.
— Oui, monsieur le baron ; aussi, monsieur le baron peut-il compter sur notre reconnaissance. Il n’y a pas de jour que je ne prie Dieu pour le bonheur de monsieur le baron…
— Pas tant de paroles, ma bonne femme, dit Hulot, mais des preuves…
— Que faut-il faire ? demanda madame Olivier.
— Un homme en équipage est venu ce soir, le connaissez-vous ?
Madame Olivier avait bien reconnu le Montès, comment l’aurait-elle oublié ? Montès lui glissait, rue du Doyenné, cent sous dans la main toutes les fois qu’il sortait, le matin, de la maison, un peu trop tôt. Si le baron s’était adressé à monsieur Olivier, peut-être aurait-il appris tout. Mais Olivier dormait. Dans les classes inférieures, la femme est, non-seulement supérieure à l’homme, mais encore elle le gouverne presque toujours. Depuis long-temps, madame Olivier {p. 161} avait pris son parti dans le cas d’une collision entre ses deux bienfaiteurs, elle regardait madame Marneffe comme la plus forte de ces deux puissances.
— Si je le connais ?… répondit-elle, non. Ma foi, non, je ne l’ai jamais vu !…
— Comment ! le cousin de madame Marneffe ne venait jamais la voir quand elle demeurait rue du Doyenné ?
— Ah ! c’est son cousin !… s’écria madame Olivier. Il est peut-être venu, mais je ne l’ai pas reconnu. La première fois, monsieur, je ferai bien attention…
— Il va descendre, dit Hulot vivement en coupant la parole à madame Olivier…
— Mais il est parti, répliqua madame Olivier qui comprit tout. La voiture n’est plus là…
— Vous l’avez vu partir ?
— Comme je vous vois. Il a dit à son domestique : À l’ambassade !
Ce ton, cette assurance arrachèrent un soupir de bonheur au baron, il prit la main à madame Olivier et la lui serra.
— Merci, ma chère madame Olivier ; mais ce n’est pas tout ! Et monsieur Crevel ?…
— Monsieur Crevel ? que voulez-vous dire ? Je ne comprends pas, dit madame Olivier.
— Écoutez-moi bien ! Il aime madame Marneffe…
— Pas possible ! monsieur le baron, pas possible ! dit-elle en joignant les mains.
— Il aime madame Marneffe ! répéta fort impérativement le baron. Comment font-ils ? je n’en sais rien ; mais je veux le savoir et vous le saurez. Si vous pouvez me mettre sur les traces de cette intrigue, votre fils sera notaire.
— Monsieur le baron, ne vous mangez pas les sangs comme ça, reprit madame Olivier. Madame vous aime et n’aime que vous ; sa femme de chambre le sait bien, et nous disons comme cela que vous êtes l’homme le plus heureux de la terre, car vous savez tout ce que vaut madame… Ah ! c’est une perfection… Elle se lève à dix heures tous les jours ; pour lors, elle déjeune, bon. Eh ! bien, elle en a pour une heure à faire sa toilette, et tout ça la mène à deux heures ; pour lors elle va se promener aux Tuileries au vu et n’au su de tout le monde ; elle est toujours rentrée à quatre heures, pour l’heure de votre arrivée… Oh ! c’est réglé comme n’une {p. 162} pendule. Elle n’a pas de secrets pour sa femme de chambre, Reine n’en a pas pour moi, allez ! Reine ne peut pas n’en n’avoir, rapport à mon fils, pour qui n’elle a des bontés… Vous voyez bien que si madame avait des rapports avec monsieur Crevel, nous le saurerions.
Le baron remonta chez madame Marneffe le visage rayonnant, et convaincu d’être le seul homme aimé de cette affreuse courtisane, aussi décevante, mais aussi belle, aussi gracieuse qu’une sirène.
Crevel et Marneffe commençaient un second piquet. Crevel perdait, comme perdent tous les gens qui ne sont pas à leur jeu. Marneffe, qui savait la cause des distractions du maire, en profitait sans scrupules : il regardait les cartes à prendre, il écartait en conséquence ; puis, voyant dans le jeu de son adversaire, il jouait à coup sûr. Le prix de la fiche étant de vingt sous, il avait déjà volé trente francs au maire au moment où le baron rentrait.
— Eh bien, dit le Conseiller-d’État étonné de ne trouver personne, vous êtes seuls ! où sont-ils tous ?
— Votre belle humeur a mis tout le monde en fuite ! répondit Crevel.
— Non, c’est l’arrivée du cousin de sa femme, répliqua Marneffe. Ces dames et ces messieurs ont pensé que Valérie et Henri devaient avoir quelque chose à se dire, après une séparation de trois années, et ils se sont discrètement retirés… Si j’avais été là, je les aurais retenus ; mais, par aventure, j’aurais mal fait, car l’indisposition de Lisbeth, qui sert toujours le thé, sur les dix heures et demie, a mis tout en déroute…
— Lisbeth est donc réellement indisposée ? demanda Crevel furieux.
— On me l’a dit, répliqua Marneffe avec l’immorale insouciance des hommes pour qui les femmes n’existent plus.
Le maire avait regardé la pendule ; et, à cette estime, le baron paraissait avoir passé quarante minutes chez Lisbeth. L’air joyeux de Hulot incriminait gravement Hector, Valérie et Lisbeth.
— Je viens de la voir, elle souffre horriblement, la pauvre fille, dit le baron.
— La souffrance des autres fait donc votre joie, mon cher ami, reprit aigrement Crevel, car vous nous revenez avec une figure où la jubilation rayonne ! Est-ce que Lisbeth est en danger de mort ? Votre fille hérite d’elle, dit-on. Vous ne vous ressemblez plus, vous êtes parti avec la physionomie du More de Venise, et vous revenez {p. 163} avec celle de Saint-Preux !… Je voudrais bien voir la figure de madame Marneffe !
— Qu’entendez-vous par ces paroles ?… demanda monsieur Marneffe à Crevel en rassemblant ses cartes et les posant devant lui.
Les yeux éteints de cet homme décrépit à quarante-sept ans s’animèrent, de pâles couleurs nuancèrent ses joues flasques et froides, il entr’ouvrit sa bouche démeublée aux lèvres noires, sur lesquelles il vint une espèce d’écume blanche comme de la craie, et caséiforme. Cette rage d’un homme impuissant, dont la vie tenait à un fil, et qui, dans un duel, n’eût rien risqué là où Crevel eût eu tout à perdre, effraya le maire.
— Je dis, répondit Crevel, que j’aimerais à voir la figure de madame Marneffe, et j’ai d’autant plus raison, que la vôtre en ce moment est fort désagréable. Parole d’honneur, vous êtes horriblement laid, mon cher Marneffe…
— Savez-vous que vous n’êtes pas poli ?
— Un homme qui gagne trente francs en quarante-cinq minutes ne me paraît jamais beau.
— Ah ! si vous m’aviez vu, reprit le sous-chef, il y a dix-sept ans…
— Vous étiez gentil ? répliqua Crevel.
— C’est ce qui m’a perdu ; si j’avais été comme vous je serais Pair et Maire.
— Oui, dit en souriant Crevel, vous avez trop fait la guerre, et, des deux métaux que l’on gagne à cultiver le dieu du commerce, vous avez pris le mauvais, la drogue !
Et Crevel éclata de rire. Si Marneffe se fâchait à propos de son honneur en péril, il prenait toujours bien ces vulgaires et ignobles plaisanteries ; elles étaient comme la petite monnaie de la conversation entre Crevel et lui.
— Ève me coûte cher, c’est vrai ; mais, ma foi, courte et bonne, voilà ma devise.
— J’aime mieux longue et heureuse, répliqua Crevel.
Madame Marneffe entra, vit son mari jouant avec Crevel, et le baron, tous trois seuls dans le salon ; elle comprit, au seul aspect de la figure du dignitaire municipal, toutes les pensées qui l’avaient agité, son parti fut aussitôt pris.
— Marneffe ! mon chat ! dit-elle en venant s’appuyer sur l’épaule de son mari et passant ses jolis doigts dans des cheveux d’un {p. 164} vilain gris sans pouvoir couvrir la tête en les ramenant, il est bien tard pour toi, tu devrais t’aller coucher. Tu sais que demain il faut te purger, le docteur l’a dit, et Reine te fera prendre du bouillon aux herbes dès sept heures… Si tu veux vivre, laisse là ton piquet…
— Faisons-le en cinq marqués ? demanda Marneffe à Crevel.
— Bien… j’en ai déjà deux, répondit Crevel.
— Combien cela durera-t-il ? demanda Valérie.
— Dix minutes, répliqua Marneffe.
— Il est déjà onze heures, répondit Valérie. Et vraiment, monsieur Crevel, on dirait que vous voulez tuer mon mari. Dépêchez-vous au moins.
Cette rédaction à double sens fit sourire Crevel, Hulot et Marneffe lui-même. Valérie alla causer avec son Hector.
— Sors, mon chéri, dit Valérie à l’oreille d’Hector, promène-toi dans la rue Vanneau, tu reviendras lorsque tu verras sortir Crevel.
— J’aimerais mieux sortir de l’appartement et rentrer dans ta chambre par la porte du cabinet de toilette ; tu pourrais dire à Reine de me l’ouvrir.
— Reine est là-haut à soigner Lisbeth.
— Eh bien ! si je remontais chez Lisbeth ?
Tout était péril pour Valérie, qui, prévoyant une explication avec Crevel, ne voulait pas Hulot dans sa chambre où il pourrait tout entendre. Et le Brésilien attendait chez Lisbeth.
— Vraiment, vous autres hommes, dit Valérie à Hulot, quand vous avez une fantaisie, vous brûleriez les maisons pour y entrer. Lisbeth est dans un état à ne pas vous recevoir… Craignez-vous d’attraper un rhume dans la rue !… Allez-y… ou bonsoir !…
— Adieu, messieurs, dit le baron à haute voix.
Une fois attaqué dans son amour-propre de vieillard, Hulot tint à prouver qu’il pouvait faire le jeune homme en attendant l’heure du berger dans la rue, et il sortit.
Marneffe dit bonsoir à sa femme, à qui, par une démonstration de tendresse apparente, il prit les mains. Valérie serra d’une façon significative la main de son mari, ce qui voulait dire : — Débarrasse-moi donc de Crevel.
— Bonne nuit, Crevel, dit alors Marneffe, j’espère que vous ne resterez pas long-temps avec Valérie. Ah ! je suis jaloux… ça m’a {p. 165} pris tard, mais ça me tient… et je viendrai voir si vous êtes parti.
— Nous avons à causer d’affaires, mais je ne resterai pas longtemps, dit Crevel.
— Parlez bas ! — que me voulez-vous ? dit Valérie sur deux tons en regardant Crevel avec un air où la hauteur se mêlait au mépris.
En recevant ce regard hautain, Crevel, qui rendait d’immenses services à Valérie et qui voulait s’en targuer, redevint humble et soumis.
— Ce Brésilien…
Crevel, épouvanté par le regard fixe et méprisant de Valérie, s’arrêta.
— Après ?… dit-elle.
— Ce cousin…
— Ce n’est pas mon cousin, reprit-elle. C’est mon cousin pour le monde et pour monsieur Marneffe. Ce serait mon amant, que vous n’auriez pas un mot à dire. Un boutiquier qui achète une femme pour se venger d’un homme est au-dessous, dans mon estime, de celui qui l’achète par amour. Vous n’étiez pas épris de moi, vous avez vu en moi la maîtresse de monsieur Hulot, et vous m’avez acquise comme on achète un pistolet pour tuer son adversaire. J’avais faim, j’ai consenti !
— Vous n’avez pas exécuté le marché, répondit Crevel redevenant commerçant.
— Ah ! vous voulez que le baron Hulot sache bien que vous lui prenez sa maîtresse, pour avoir votre revanche de l’enlèvement de Josépha… Rien ne me prouve mieux votre bassesse. Vous dites aimer une femme, vous la traitez de duchesse, et vous voulez la déshonorer ? Tenez, mon cher, vous avez raison : cette femme ne vaut pas Josépha. Cette demoiselle a le courage de son infamie, tandis que moi je suis une hypocrite qui devrais être fouettée en place publique. Hélas ! Josépha se protége par son talent et par sa fortune. Mon seul rempart, à moi, c’est mon honnêteté ; je suis encore une digne et vertueuse bourgeoise ; mais si vous faites un éclat, que deviendrai-je ? Si j’avais la fortune, encore passe ! Mais j’ai maintenant tout au plus quinze mille francs de rente, n’est-ce pas ?
— Beaucoup plus, dit Crevel ; je vous ai doublé depuis deux mois vos économies dans l’Orléans.
{p. 166} — Eh ! bien, la considération à Paris commence à cinquante mille francs de rente, vous n’avez pas à me donner la monnaie de la position que je perdrai. Que voulais-je ? faire nommer Marneffe Chef de bureau ; il aurait six mille francs d’appointements ; il a vingt-sept ans de service, dans trois ans j’aurais droit à quinze cents francs de pension, s’il mourait. Vous, comblé de bontés par moi, gorgé de bonheur, vous ne savez pas attendre ! Et cela dit aimer ! s’écria-t-elle.
— Si j’ai commencé par un calcul, dit Crevel, depuis je suis devenu votre toutou. Vous me mettez les pieds sur le cœur, vous m’écrasez, vous m’abasourdissez, et je vous aime comme je n’ai jamais aimé. Valérie, je vous aime autant que j’aime Célestine ! Pour vous, je suis capable de tout… Tenez ! au lieu de venir deux fois par semaine rue du Dauphin, venez-y trois.
— Rien que cela ! Vous rajeunissez, mon cher…
— Laissez-moi renvoyer Hulot, l’humilier, vous en débarrasser, dit Crevel sans répondre à cette insolence, n’admettez plus ce Brésilien, soyez toute à moi, vous ne vous en repentirez pas. D’abord, je vous donnerai une inscription de huit mille francs de rente, mais viagère ; je ne vous en joindrai la nue propriété qu’après cinq ans de constance…
— Toujours des marchés ! les bourgeois n’apprendront jamais à donner ! Vous voulez vous faire des relais d’amour dans la vie avec des inscriptions de rentes ?… Ah ! boutiquier, marchand de pommade ! tu étiquètes tout ! Hector me disait que le duc d’Hérouville avait apporté trente mille livres de rente à Josépha dans un cornet à dragées d’épicier ! je vaux six fois mieux que Josépha ! Ah ! être aimée ! dit-elle en refrisant ses anglaises et allant se regarder dans la glace. Henri m’aime, il vous tuerait comme une mouche à un signe de mes yeux ! Hulot m’aime, il met sa femme sur la paille. Allez, soyez bon père de famille, mon cher. Oh ! vous avez, pour faire vos fredaines, trois cent mille francs en dehors de votre fortune, un magot enfin, et vous ne pensez qu’à l’augmenter…
— Pour toi, Valérie, car je t’en offre la moitié ! dit-il en tombant à genoux.
— Eh ! bien, vous êtes encore là ! s’écria le hideux Marneffe en robe de chambre. Que faites-vous ?
— Il me demande pardon, mon ami, d’une proposition {p. 167} insultante qu’il vient de m’adresser. Ne pouvant rien obtenir de moi, monsieur inventait de m’acheter…
Crevel aurait voulu descendre dans la cave par une trappe, comme cela se fait au théâtre.
— Relevez-vous, mon cher Crevel, dit en souriant Marneffe, vous êtes ridicule. Je vois à l’air de Valérie qu’il n’y a pas de danger pour moi.
— Va te coucher et dors tranquille, dit madame Marneffe.
— Est-elle spirituelle ? pensait Crevel, elle est adorable ! elle me sauve !
Quand Marneffe fut rentré chez lui, le maire prit les mains de Valérie et les lui baisa en y laissant trace de quelques larmes.
— Tout en ton nom ! dit-il.
— Voilà aimer, lui répondit-elle bas à l’oreille. Eh ! bien, amour pour amour. Hulot est en bas, dans la rue. Ce pauvre vieux attend, pour venir ici, que je place une bougie à l’une des fenêtres de ma chambre à coucher ; je vous permets de lui dire que vous êtes le seul aimé ; jamais il ne voudra vous croire, emmenez-le rue du Dauphin, donnez-lui des preuves, accablez-le ; je vous le permets, je vous l’ordonne. Ce phoque m’ennuie, il m’excède. Tenez bien votre homme rue du Dauphin pendant toute la nuit, assassinez-le à petit feu, vengez-vous de l’enlèvement de Josépha. Hulot en mourra peut-être ; mais nous sauverons sa femme et ses enfants d’une ruine effroyable. Madame Hulot travaille pour vivre !…
— Oh ! la pauvre dame ! ma foi, c’est atroce ! s’écria Crevel chez qui les bons sentiments naturels revinrent.
— Si tu m’aimes, Célestin, dit-elle tout bas à l’oreille de Crevel qu’elle effleura de ses lèvres, retiens-le, ou je suis perdue. Marneffe a des soupçons, Hector a la clef de la porte cochère et compte revenir !
Crevel serra madame Marneffe dans ses bras, et sortit au comble du bonheur ; Valérie l’accompagna tendrement jusqu’au palier ; puis, comme une femme magnétisée, elle descendit jusqu’au premier étage, et elle alla jusqu’au bas de la rampe.
— Ma Valérie ! remonte, ne te compromets pas aux yeux des portiers… Va, ma vie et ma fortune, tout est à toi… Rentre, ma duchesse !
— Madame Olivier ! cria doucement Valérie lorsque la porte frappa.
{p. 168} — Comment ! madame, vous ici ! dit madame Olivier stupéfaite.
— Mettez les verrous en haut et en bas à la grande porte, et n’ouvrez plus.
— Bien, madame.
Une fois les verrous tirés, madame Olivier raconta la tentative de corruption que s’était permise le haut fonctionnaire à son égard.
— Vous vous êtes conduite comme un ange, ma chère Olivier ; mais nous causerons de cela demain.
Valérie atteignit le troisième étage avec la rapidité d’une flèche, frappa trois petits coups à la porte de Lisbeth, et revint chez elle, où elle donna ses ordres à mademoiselle Reine ; car jamais une femme ne manque l’occasion d’un Montès arrivant du Brésil.
— Non ! saperlotte, il n’y a que les femmes du monde pour savoir aimer ainsi ! se disait Crevel. Comme elle descendait l’escalier en l’éclairant de ses regards, je l’entraînais ! Jamais Josépha !… Josépha, c’est de la gnognote ! cria l’ancien commis-voyageur. Qu’ai-je dit là ? gnognote… Mon Dieu ! je suis capable de lâcher cela quelque jour aux Tuileries… Non, si Valérie ne fait pas mon éducation, je ne puis rien être… Moi qui tiens tant à paraître grand seigneur… Ah ! quelle femme ! elle me remue autant qu’une colique, quand elle me regarde froidement… Quelle grâce ! quel esprit ! Jamais Josépha ne m’a donné de pareilles émotions. Et quelles perfections inconnues ! Ah ! bien, voilà mon homme.
Il apercevait, dans les ténèbres de la rue de Babylone, le grand Hulot, un peu voûté, se glissant le long des planches d’une maison en construction, et il alla droit à lui.
— Bonjour, baron, car il est plus de minuit, mon cher ! Que diable faites-vous là ?… vous vous promenez par une jolie petite pluie fine. À nos âges, c’est mauvais. Voulez-vous que je vous donne un bon conseil ? revenons chacun chez nous ; car, entre nous, vous ne verrez pas de lumière à la croisée…
En entendant cette dernière phrase, le baron sentit qu’il avait soixante-trois ans, et que son manteau était mouillé.
— Qui donc a pu vous dire ?… demanda-t-il.
— Valérie ! parbleu, notre Valérie qui veut être uniquement ma Valérie. Nous sommes manche à manche, baron, nous jouerons la belle quand vous voudrez. Vous ne pouvez pas vous fâcher, vous savez que le droit de prendre ma revanche a toujours été {p. 169} stipulé, vous avez mis trois mois à m’enlever Josépha, moi je vous ai pris Valérie en… Ne parlons pas de cela, reprit-il. Maintenant, je la veux toute à moi. Mais nous n’en resterons pas moins bons amis.
— Crevel, ne plaisante pas, répondit le baron d’une voix étouffée par la rage, c’est une affaire de vie ou de mort.
— Tiens ! comme vous prenez cela ?… Baron, ne vous rappelez-vous plus ce que vous m’avez dit le jour du mariage d’Hortense : « Est-ce que deux roquentins comme nous doivent se brouiller pour une jupe ? C’est épicier, c’est petites gens… » Nous sommes, c’est convenu, Régence, Justeaucorps bleu, Pompadour, Dix-huitième siècle, tout ce qu’il y a de plus maréchal de Richelieu, Rocaille, et, j’ose le dire, Liaisons Dangereuses !…
Crevel aurait pu entasser ses mots littéraires pendant long-temps, le baron écoutait comme écoutent les sourds dans le commencement de leur surdité. Voyant, à la lueur du gaz, le visage de son ennemi devenu blanc, le vainqueur s’arrêta. C’était un coup de foudre pour le baron, après les déclarations de madame Olivier, après le dernier regard de Valérie.
— Mon Dieu ! il y avait tant d’autres femmes dans Paris !… s’écria-t-il enfin.
— C’est ce que je t’ai dit quand tu m’as pris Josépha, répliqua Crevel.
— Tenez, Crevel, c’est impossible… Donnez-moi des preuves !… avez-vous une clef comme moi pour entrer ?
Et le baron, arrivé devant la maison, fourra une clef dans la serrure : mais il trouva la porte immobile, et il essaya vainement de l’ébranler.
— Ne faites pas de tapage nocturne, dit tranquillement Crevel. Tenez, baron, j’ai, moi, de bien meilleures clefs que les vôtres.
— Des preuves ! des preuves ! répéta le baron exaspéré par une douleur à devenir fou.
— Venez, je vais vous en donner, répondit Crevel.
Et, selon les instructions de Valérie, il entraîna le baron vers le quai, par la rue Hillerin-Bertin. L’infortuné Conseiller-d’État allait, comme vont les négociants la veille du jour où ils doivent déposer leur bilan ; il se perdait en conjectures sur les raisons de la dépravation cachée au fond du cœur de Valérie, et il se croyait la dupe de quelque mystification. En passant sur le pont Royal, il vit {p. 170} son existence si vide, si bien finie, si embrouillée par ses affaires financières, qu’il fut sur le point de céder à la mauvaise pensée qui lui vint de jeter Crevel à la rivière, et de s’y jeter après lui.
Arrivé rue du Dauphin, qui, dans ce temps, n’était pas encore élargie, Crevel s’arrêta devant une porte bâtarde. Cette porte ouvrait sur un long corridor pavé en dalles blanches et noires, formant péristyle, et au bout duquel se trouvait un escalier et une loge de concierge éclairés par une petite cour intérieure comme il y en a tant à Paris. Cette cour, mitoyenne avec la propriété voisine, offrait la singulière particularité d’un partage inégal. La petite maison de Crevel, car il en était propriétaire, avait un appendice à toiture vitrée, bâti sur le terrain voisin, et grevé de l’interdiction d’élever cette construction, entièrement cachée à la vue par la loge et par l’encorbellement de l’escalier.
Ce local, comme on en voit tant à Paris, avait long-temps servi de magasin, d’arrière-boutique et de cuisine à l’une des deux boutiques situées sur la rue. Crevel avait détaché de la location ces trois pièces du rez-de-chaussée, et Grindot les avait transformées en une petite maison économique. On y pénétrait de deux manières, d’abord par la boutique d’un marchand de meubles à qui Crevel la louait à bas prix et au mois, afin de pouvoir le punir en cas d’indiscrétion, puis par une porte cachée dans le mur du corridor assez habilement pour être presque invisible. Ce petit appartement, composé d’une salle à manger, d’un salon et d’une chambre à coucher, éclairé par en haut, partie chez le voisin, partie chez Crevel, était donc à peu près introuvable. À l’exception du marchand de meubles d’occasion, les locataires ignoraient l’existence de ce petit paradis. La portière, payée pour être la complice de Crevel, était une excellente cuisinière. Monsieur le maire pouvait donc entrer dans sa petite maison économique et en sortir à toute heure de nuit, sans craindre aucun espionnage. Le jour, une femme mise comme se mettent les Parisiennes pour aller faire des emplettes et munie d’une clef, ne risquait rien à venir chez Crevel ; elle observait les marchandises d’occasion, elle en marchandait, elle entrait dans la boutique, et la quittait sans exciter le moindre soupçon si quelqu’un la rencontrait.
Lorsque Crevel eut allumé les candélabres dans le boudoir, le baron fut tout étonné du luxe intelligent et coquet déployé là. L’ancien parfumeur avait donné carte blanche à Grindot, et le vieil {p. 171} architecte s’était distingué par une création du genre Pompadour qui, d’ailleurs, coûtait soixante mille francs. — Je veux, avait dit Crevel à Grindot, qu’une duchesse entrant là soit surprise… Il avait voulu le plus bel Éden parisien pour y posséder son Ève, sa femme du monde, sa Valérie, sa duchesse.
— Il y a deux lits, dit Crevel à Hulot en montrant un divan d’où l’on tirait un lit comme on tire le tiroir d’une commode. En voici un, l’autre est dans la chambre. Ainsi nous pouvons passer ici la nuit tous les deux.
— Les preuves ! dit le baron.
Crevel prit un bougeoir et mena son ami dans la chambre à coucher, où, sur une causeuse, Hulot vit une robe de chambre magnifique appartenant à Valérie, et qu’elle avait portée rue Vanneau, pour s’en faire honneur avant de l’employer à la petite maison Crevel. Le maire fit jouer le secret d’un joli petit meuble en marqueterie appelé bonheur du jour, y fouilla, saisit une lettre et la tendit au baron.
— Tiens, lis.
Le Conseiller-d’État lut ce petit billet écrit au crayon :
Je t’ai vainement attendu, vieux rat ! Une femme comme moi n’attend jamais un ancien parfumeur. Il n’y avait ni dîner commandé, ni cigarettes. Tu me payeras tout cela.
— Est-ce bien son écriture ?
— Mon Dieu ! dit Hulot en s’asseyant accablé. Je reconnais tout ce qui lui a servi, voilà ses bonnets et ses pantoufles. Ah ! çà, voyons, depuis quand…
Crevel fit signe qu’il comprenait, et empoigna une liasse de mémoires dans le petit secrétaire en marqueterie.
— Vois, mon vieux ! j’ai payé les entrepreneurs en décembre 1838. En octobre, deux mois auparavant, cette délicieuse petite maison était étrennée.
Le Conseiller-d’État baissa la tête.
— Comment diable faites-vous ? car je connais l’emploi de son temps, heure par heure.
— Et la promenade aux Tuileries… dit Crevel en se frottant les mains et jubilant.
— Et bien ?… reprit Hulot hébété.
— Ta soi-disant maîtresse vient aux Tuileries, elle est censée s’y promener de une heure à quatre heures ; mais crac ! en deux temps {p. 172} elle est ici. Tu connais Molière ? Eh bien ! baron, il n’y a rien d’imaginaire dans ton intitulé.
Hulot, ne pouvant plus douter de rien, resta dans un silence sinistre. Les catastrophes poussent tous les hommes forts et intelligents à la philosophie. Le baron était, moralement, comme un homme qui cherche son chemin la nuit dans une forêt. Ce silence morne, le changement qui se fit sur cette physionomie affaissée, tout inquiéta Crevel qui ne voulait pas la mort de son collaborateur.
— Comme je te disais, mon vieux, nous sommes manche à manche, jouons la belle… Veux-tu jouer la belle, voyons ? au plus fin !
— Pourquoi, se dit Hulot en se parlant à lui-même, sur dix belles femmes, y en a-t-il au moins sept de perverses ?
Le baron était trop en désarroi pour trouver la solution de ce problème. La beauté, c’est le plus grand des pouvoirs humains. Tout pouvoir sans contre-poids, sans entraves, autocratique, mène à l’abus, à la folie. L’arbitraire c’est la démence du pouvoir. Chez la femme, l’arbitraire, c’est la fantaisie.
— Tu n’as pas à te plaindre, mon cher confrère, tu as la plus belle des femmes, et elle est vertueuse.
— Je mérite mon sort, se dit Hulot, j’ai méconnu ma femme, je la fais souffrir, et c’est un ange ! Ô ma pauvre Adeline, tu es bien vengée ! Elle souffre, seule, en silence, elle est digne d’adoration, elle mérite mon amour, je devrais… car elle est admirable encore, blanche et redevenue jeune fille… Mais a-t-on jamais vu femme plus ignoble, plus infâme, plus scélérate que cette Valérie ?
— C’est une vaurienne, dit Crevel, une coquine à fouetter sur la place du Châtelet ; mais, mon cher Canillac, si nous sommes Justeaucorps bleu, Maréchal de Richelieu, Trumeau, Pompadour, Du Barry, roués et tout ce qu’il y a de plus Dix-huitième siècle, nous n’avons plus de lieutenant de police.
— Comment se faire aimer ?… se demandait Hulot sans écouter Crevel.
— C’est une bêtise à nous autres de vouloir être aimés, mon cher, dit Crevel, nous ne pouvons être que supportés, car madame Marneffe est cent fois plus rouée que Josépha…
— Et avide ! elle me coûte cent quatre-vingt-douze21 mille francs !… s’écria Hulot.
— Et combien de centimes ? demanda Crevel avec l’insolence du financier en trouvant la somme minime.
{p. 173} — On voit bien que tu ne l’aimes pas, dit mélancoliquement le baron.
— Moi, j’en ai assez, répliqua Crevel, car elle a plus de trois cent mille francs à moi !…
— Où est-ce ? où tout cela passe-t-il ? dit le baron en se prenant la tête dans les mains.
— Si nous nous étions entendus, comme ces petits jeunes gens qui se cotisent pour entretenir une lorette de deux sous, elle nous aurait coûté moins cher…
— C’est une idée ! repartit le baron ; mais elle nous tromperait toujours, car, mon gros père, que penses-tu de ce Brésilien ?…
— Ah ! vieux lapin, tu as raison, nous sommes joués comme des… des actionnaires !… dit Crevel. Toutes ces femmes-là sont des commandites !
— C’est donc elle, dit le baron, qui t’a parlé de la lumière sur la fenêtre ?…
— Mon bonhomme, reprit Crevel en se mettant en position, nous sommes floués ! Valérie est une… Elle m’a dit de te tenir ici… J’y vois clair… Elle a son Brésilien… Ah ! je renonce à elle, car si vous lui teniez les mains, elle trouverait moyen de vous tromper avec ses pieds ! Tiens, c’est une infâme, une rouée !
— Elle est au-dessous des prostituées, dit le baron. Josépha, Jenny Cadine étaient dans leur droit en nous trompant, elles font métier de leurs charmes, elles !
— Mais elle ! qui fait la sainte, la prude, dit Crevel. Tiens, Hulot, retourne à ta femme, car tu n’es pas bien dans tes affaires, on commence à causer de certaines lettres de change souscrites à un petit usurier dont la spécialité consiste à prêter aux lorettes, un certain Vauvinet. Quant à moi, me voilà guéri des femmes comme il faut. D’ailleurs, à nos âges, quel besoin avons-nous de ces drôlesses, qui, je suis franc, ne peuvent pas ne point nous tromper ? Tu as des cheveux blancs, des fausses dents, baron. Moi, j’ai l’air de Silène. Je vais me mettre à amasser. L’argent ne trompe point. Si le Trésor s’ouvre tous les six mois pour tout le monde, il vous donne au moins des intérêts, et cette femme en coûte… Avec toi, mon cher confrère, Gubetta, mon vieux complice, je pourrais accepter une situation chocnoso… non, philosophique ; mais un Brésilien qui, peut-être, apporte de son pays des denrées coloniales, suspectes…
{p. 174} — La femme, dit Hulot, est un être inexplicable.
— Je l’explique, dit Crevel : nous sommes vieux, le Brésilien est jeune et beau…
— Oui, c’est vrai, dit Hulot, je l’avoue, nous vieillissons. Mais, mon ami, comment renoncer à voir ces belles créatures se déshabillant, roulant leurs cheveux, nous regardant avec un fin sourire à travers leurs doigts quand elles mettent leurs papillotes, faisant toutes leurs mines, débitant leurs mensonges, et se disant peu aimées, quand elles nous voient harassés par les affaires, et nous distrayant malgré tout ?
— Oui, ma foi ! c’est la seule chose agréable de la vie… s’écria Crevel. Ah ! quand un minois vous sourit, et qu’on vous dit : « Mon bon chéri, sais-tu combien tu es aimable ! Moi, je suis sans doute autrement faite que les autres femmes qui se passionnent pour de petits jeunes gens à barbe de bouc, des drôles qui fument, et grossiers comme des laquais ! car leur jeunesse leur donne une insolence !… Enfin, ils viennent, ils vous disent bonjour et ils s’en vont… Moi, que tu soupçonnes de coquetterie, je préfère à ces moutards les gens de cinquante ans, on garde ça long-temps ; c’est dévoué, ça sait qu’une femme se retrouve difficilement, et ils nous apprécient… Voilà pourquoi je t’aime, grand scélérat !… » Et elles accompagnent ces espèces d’aveux, de minauderies, de gentillesses, de… Ah ! c’est faux comme des programmes d’Hôtel-de-Ville…
— Le mensonge vaut souvent mieux que la vérité, dit Hulot en se rappelant quelques scènes charmantes évoquées par la pantomime de Crevel qui singeait Valérie. On est forcé de travailler le Mensonge, de coudre des paillettes à ses habits de théâtre…
— Et puis enfin, on les a, ces menteuses ! dit brutalement Crevel.
— Valérie est une fée, cria le baron, elle vous métamorphose un vieillard en jeune homme…
— Ah ! oui, reprit Crevel, c’est une anguille qui vous coule entre les mains ; mais c’est la plus jolie des anguilles… blanche et douce comme du sucre !… drôle comme Arnal, et des inventions ! Ah !
— Oh ! oui, elle est bien spirituelle ! s’écria le baron ne pensant plus à sa femme.
Les deux confrères se couchèrent les meilleurs amis du monde, en se rappelant une à une les perfections de Valérie, les intonations de sa voix, ses chatteries, ses gestes, ses drôleries, les saillies de {p. 175} son esprit, celles de son cœur ; car cette artiste en amour avait des élans admirables, comme les ténors qui chantent un air mieux un jour que l’autre. Et tous les deux ils s’endormirent, bercés par ces réminiscences tentatrices et diaboliques, éclairées par les feux de l’enfer.
Le lendemain, à neuf heures, Hulot parla d’aller au Ministère, Crevel avait affaire à la campagne. Ils sortirent ensemble, et Crevel tendit la main au baron en lui disant : — Sans rancune, n’est-ce pas ? car nous ne pensons plus ni l’un ni l’autre à madame Marneffe.
— Oh ! c’est bien fini ! répondit Hulot en exprimant une sorte d’horreur.
À dix heures et demie, Crevel grimpait quatre à quatre l’escalier de madame Marneffe. Il trouva l’infâme créature, l’adorable enchanteresse, dans le déshabillé le plus coquet du monde, mangeant un joli petit déjeuner fin en compagnie du baron Henri Montès de Montéjanos et de Lisbeth. Malgré le coup que lui porta la vue du Brésilien, Crevel pria madame Marneffe de lui donner deux minutes d’audience. Valérie passa dans le salon avec Crevel.
— Valérie, mon ange, dit l’amoureux Crevel, monsieur Marneffe n’a pas longtemps à vivre ; si tu veux m’être fidèle, à sa mort, nous nous marierons. Songes-y. Je t’ai débarrassée de Hulot… Ainsi, vois si ce Brésilien peut valoir un maire de Paris, un homme qui, pour toi, voudra parvenir aux plus hautes dignités, et qui, déjà, possède quatre-vingts22 et quelques mille livres de rente.
— On y songera, dit-elle. Je serai rue du Dauphin à deux heures, et nous en causerons ; mais, soyez sage ! et n’oubliez pas le transfert que vous m’avez promis hier.
Elle revint dans la salle à manger, suivie de Crevel qui se flattait d’avoir trouvé le moyen de posséder à lui seul Valérie ; mais il aperçut le baron Hulot qui, pendant cette courte conférence, était entré pour réaliser le même dessein. Le Conseiller-d’État demanda, comme Crevel, un moment d’audience. Madame Marneffe se leva pour retourner au salon, en souriant au Brésilien, comme pour lui dire : — Ils sont fous ! ils ne te voient donc pas ?
— Valérie, dit le Conseiller-d’État, mon enfant, ce cousin est un cousin d’Amérique…
— Oh ! assez ! s’écria-t-elle en interrompant le baron. Marneffe n’a jamais été, ne sera plus, ne peut plus être mon mari. Le premier, le seul homme que j’aie aimé est revenu, sans être attendu… {p. 176} Ce n’est pas ma faute ! Mais regardez bien Henri et regardez-vous. Puis demandez-vous si une femme, surtout quand elle aime, peut hésiter. Mon cher, je ne suis pas une femme entretenue. À compter d’aujourd’hui, je ne veux plus être comme Suzanne entre deux vieillards. Si vous tenez à moi, vous serez, vous et Crevel, nos amis ; mais tout est fini, car j’ai vingt-six ans, je veux être à l’avenir une sainte, une excellente et digne femme… comme la vôtre.
— C’est ainsi ? dit Hulot. Ah ! voilà comment vous m’accueillez, lorsque je venais, comme un pape, les mains pleines d’indulgences !… Eh ! bien, votre mari ne sera jamais chef de bureau ni officier de la Légion-d’Honneur…
— C’est ce que nous verrons ! dit madame Marneffe en regardant Hulot d’une certaine manière.
— Ne nous fâchons pas, reprit Hulot au désespoir, je viendrai ce soir, et nous nous entendrons.
— Chez Lisbeth, oui !…
— Eh ! bien, dit le vieillard amoureux, chez Lisbeth !…
Hulot et Crevel descendirent ensemble sans se dire un mot jusque dans la rue ; mais, sur le trottoir, ils se regardèrent et se mirent à rire tristement.
— Nous sommes deux vieux fous !… dit Crevel.
— Je les ai congédiés, dit madame Marneffe à Lisbeth en se remettant à table. Je n’ai jamais aimé, je n’aime et n’aimerai jamais que mon jaguar, ajouta-t-elle en souriant à Henri Montès. Lisbeth, ma fille, tu ne sais pas ?… Henri m’a pardonné les infamies auxquelles la misère m’a réduite.
— C’est ma faute, dit le Brésilien, j’aurais dû t’envoyer cent mille francs…
— Pauvre enfant ! s’écria Valérie, j’aurais dû travailler pour vivre, mais je n’ai pas les doigts faits pour cela… demande à Lisbeth.
Le Brésilien s’en alla l’homme le plus heureux de Paris.
Vers les midi, Valérie et Lisbeth causaient dans la magnifique chambre à coucher où cette dangereuse Parisienne donnait à sa toilette ces dernières façons qu’une femme tient à donner elle-même. Les verrous mis, les portières tirées, Valérie raconta dans leurs moindres détails tous les événements de la soirée, de la nuit et de la matinée.
— Es-tu contente, mon bijou ? dit-elle à Lisbeth en terminant. {p. 177} Que dois-je être un jour, madame Crevel ou madame Montès ? Quel est ton avis ?
— Crevel n’a pas plus de dix ans à vivre, libertin comme il l’est, répondit Lisbeth, et Montès est jeune. Crevel te laissera trente mille francs de rente, environ. Que Montès attende, il sera bien assez heureux en restant le Benjamin. Ainsi, vers trente-trois ans, tu peux, ma chère enfant, en te conservant belle, épouser ton Brésilien et jouer un grand rôle avec soixante mille francs de rente à toi, surtout protégée par une maréchale…
— Oui, mais Montès est Brésilien, il n’arrivera jamais à rien, fit observer Valérie.
— Nous sommes, dit Lisbeth, dans un temps de chemins de fer, où les étrangers finissent en France par occuper de grandes positions.
— Nous verrons, reprit Valérie, quand Marneffe sera mort, et il n’a pas long-temps à souffrir.
— Ces maladies qui lui reviennent, dit Lisbeth, sont comme les remords du physique. Allons, je vais chez Hortense.
— Eh bien ! va, mon ange, répondit Valérie, et amène-moi mon artiste ! En trois ans n’avoir pas encore gagné seulement un pouce de terrain ! C’est notre honte à toutes deux ! Wenceslas et Henri, voilà mes deux seules passions. L’un, c’est l’amour ; l’autre, c’est la fantaisie.
— Es-tu belle, ce matin ! dit Lisbeth en venant prendre Valérie par la taille et la baisant au front. Je jouis de tous tes plaisirs, de ta fortune, de ta toilette… Je n’ai vécu que depuis le jour où nous nous sommes faites sœurs…
— Attends ! ma tigresse, dit en riant Valérie, ton châle est de travers… Tu ne sais pas encore porter un châle, malgré mes leçons, au bout de trois ans, et tu veux être madame la maréchale Hulot…
Chaussée de brodequins en prunelle, de bas de soie gris, armée d’une robe en magnifique levantine, les cheveux en bandeau sous une très-jolie capote en velours noir doublée de satin jaune, Lisbeth alla rue Saint-Dominique par le boulevard des Invalides, en se demandant si le découragement d’Hortense lui livrerait enfin cette âme forte, et si l’inconstance sarmate, prise à l’heure où tout est possible à ces caractères, ferait fléchir l’amour de Wenceslas.
Hortense et Wenceslas occupaient le rez-de-chaussée d’une maison située à l’endroit où la rue Saint-Dominique aboutit à {p. 178} l’Esplanade des Invalides. Cet appartement, jadis en harmonie avec la lune de miel, offrait en ce moment un aspect à moitié frais, à moitié fané, qu’il faudrait appeler l’automne du mobilier. Les nouveaux mariés sont gâcheurs, ils gaspillent sans le savoir, sans le vouloir, les choses autour d’eux, comme ils abusent de l’amour. Pleins d’eux-mêmes, ils se soucient peu de l’avenir qui, plus tard, préoccupe la mère de famille.
Lisbeth trouva sa cousine Hortense ayant achevé d’habiller elle-même un petit Wenceslas qui venait d’être exporté dans le jardin.
— Bonjour, Bette, dit Hortense qui vint ouvrir elle-même la porte à sa cousine.
La cuisinière était allée au marché, la femme de chambre, à la fois bonne d’enfant, faisait un savonnage.
— Bonjour, ma chère enfant, répondit Lisbeth en embrassant Hortense. Eh bien ! lui dit-elle à l’oreille, Wenceslas est-il à son atelier ?
— Non, il cause avec Stidmann et Chanor dans le salon.
— Pourrions-nous être seules ? demanda Lisbeth.
— Viens dans ma chambre.
Cette chambre, tendue de perse à fleurs roses et à feuillages verts sur un fond blanc, sans cesse frappée par le soleil ainsi que le tapis, avait passé. Depuis long-temps, les rideaux n’avaient pas été blanchis. On y sentait la fumée du cigare de Wenceslas qui, devenu grand seigneur de l’art et né gentilhomme, déposait les cendres du tabac sur les bras des fauteuils, sur les plus jolies choses, en homme aimé de qui l’on souffre tout, en homme riche qui ne prend pas de soins bourgeois.
— Eh bien ! parlons de tes affaires, demanda Lisbeth en voyant sa belle cousine muette dans le fauteuil où elle s’était plongée. Mais qu’as-tu ? je te trouve pâlotte, ma chère.
— Il a paru deux nouveaux articles où mon pauvre Wenceslas est abîmé ; je les ai lus, je les lui cache, car il se découragerait tout à fait. Le marbre du maréchal Montcornet est regardé comme tout à fait mauvais. On fait grâce aux bas-reliefs pour vanter avec une atroce perfidie le talent d’ornemaniste de Wenceslas, et afin de donner plus de poids à cette opinion que l’art sévère nous est interdit ! Stidmann, supplié par moi de dire la vérité, m’a désespérée en m’avouant que son opinion à lui s’accordait avec celle de tous les artistes, des critiques et du public. — « Si Wenceslas, {p. 179} m’a-t-il dit, là, dans le jardin avant le déjeuner, n’expose pas, l’année prochaine, un chef-d’œuvre, il doit abandonner la grande sculpture et s’en tenir aux idylles, aux figurines, aux œuvres de bijouterie et de haute orfévrerie ! » Cet arrêt m’a causé la plus vive peine, car Wenceslas n’y voudra jamais souscrire, il se sent, il a tant de belles idées…
— Ce n’est pas avec des idées qu’on paye ses fournisseurs, fit observer Lisbeth, je me tuais à lui dire cela… C’est avec de l’argent. L’argent ne s’obtient que par des choses faites, et qui plaisent assez aux bourgeois pour être achetées. Quand il s’agit de vivre, il vaut mieux que le sculpteur ait sur son établi le modèle d’un flambeau, d’un garde-cendres, d’une table, qu’un groupe et qu’une statue, car tout le monde a besoin de cela, tandis que l’amateur de groupes et son argent se font attendre pendant des mois entiers…
— Tu as raison, ma bonne Lisbeth ! dis-lui donc cela ; moi, je n’en ai pas le courage… D’ailleurs, comme il le disait à Stidmann, s’il se remet à l’ornement, à la petite sculpture, il faudra renoncer à l’Institut, aux grandes créations de l’art, et nous n’aurons plus les trois cent mille francs de travaux que Versailles, la ville de Paris, le ministère nous tenaient en réserve. Voilà ce que nous ôtent ces affreux articles dictés par des concurrents qui voudraient hériter de nos commandes.
— Et ce n’est pas là ce que tu rêvais, pauvre petite chatte ! dit Bette en baisant Hortense au front, tu voulais un gentilhomme dominant l’art, à la tête des sculpteurs… Mais c’est de la poésie, vois-tu… Ce rêve exige cinquante mille francs de rente, et vous n’en avez que deux mille quatre cents, tant que je vivrai ; trois mille après ma mort.
Quelques larmes vinrent dans les yeux d’Hortense, et Bette les lapa23 du regard comme une chatte boit du lait.
Voici l’histoire succincte de cette lune de miel, le récit n’en sera peut-être pas perdu pour les artistes.
Le travail moral, la chasse dans les hautes régions de l’intelligence, est un des plus grands efforts de l’homme. Ce qui doit mériter la gloire dans l’Art, car il faut comprendre sous ce mot toutes les créations de la Pensée, c’est surtout le courage, un courage dont le vulgaire ne se doute pas, et qui peut-être est expliqué pour la première fois ici. Poussé par la terrible pression de la misère, {p. 180} maintenu par Bette dans la situation de ces chevaux à qui l’on met des œillères pour les empêcher de voir à droite et à gauche du chemin, fouetté par cette dure fille, image de la Nécessité, cette espèce de Destin subalterne, Wenceslas, né poëte et rêveur, avait passé de la Conception à l’Exécution, en franchissant sans les mesurer les abîmes qui séparent ces deux hémisphères de l’Art. Penser, rêver, concevoir de belles œuvres, est une occupation délicieuse. C’est fumer des cigares enchantés, c’est mener la vie de la courtisane occupée à sa fantaisie. L’œuvre apparaît alors dans la grâce de l’enfance, dans la joie folle de la génération, avec les couleurs embaumées de la fleur et les sucs rapides du fruit dégusté par avance. Telle est la Conception et ses plaisirs. Celui qui peut dessiner son plan par la parole, passe déjà pour un homme extraordinaire. Cette faculté, tous les artistes et les écrivains la possèdent. Mais produire ! mais accoucher ! mais élever laborieusement l’enfant, le coucher gorgé de lait tous les soirs, l’embrasser tous les matins avec le cœur inépuisé de la mère, le lécher sale, le vêtir cent fois des plus belles jaquettes qu’il déchire incessamment ; mais ne pas se rebuter des convulsions de cette folle vie et en faire le chef-d’œuvre animé qui parle à tous les regards en sculpture, à toutes les intelligences en littérature, à tous les souvenirs en peinture, à tous les cœurs en musique, c’est l’Exécution et ses travaux. La main doit s’avancer à tout moment, prête à tout moment à obéir à la tête. Or, la tête n’a pas plus les dispositions créatrices à commandement, que l’amour n’est continu.
Cette habitude de la création, cet amour infatigable de la Maternité qui fait la mère (ce chef-d’œuvre naturel si bien compris de Raphaël !), enfin, cette maternité cérébrale si difficile à conquérir, se perd avec une facilité prodigieuse. L’Inspiration, c’est l’Occasion du Génie. Elle court non pas sur un rasoir, elle est dans les airs et s’envole avec la défiance des corbeaux, elle n’a pas d’écharpe par où le poëte la puisse prendre, sa chevelure est une flamme, elle se sauve comme ces beaux flamants blancs et roses, le désespoir des chasseurs. Aussi le travail est-il une lutte lassante que redoutent et que chérissent les belles et puissantes organisations qui souvent s’y brisent. Un grand poëte de ce temps-ci disait en parlant de ce labeur effrayant : — Je m’y mets avec désespoir et je le quitte avec chagrin. Que les ignorants le sachent ! Si l’artiste ne se précipite pas dans son œuvre, comme Curtius dans le gouffre, {p. 181} comme le soldat dans la redoute, sans réfléchir ; et si, dans ce cratère, il ne travaille pas comme le mineur enfoui sous un éboulement ; s’il contemple enfin les difficultés au lieu de les vaincre une à une, à l’exemple de ces amoureux des féeries, qui, pour obtenir leurs princesses, combattaient des enchantements renaissants, l’œuvre reste inachevée, elle périt au fond de l’atelier, où la production devient impossible, et l’artiste assiste au suicide de son talent. Rossini, ce génie frère de Raphaël, en offre un exemple frappant, dans sa jeunesse indigente superposée à son âge mûr opulent. Telle est la raison de la récompense pareille, du pareil triomphe, du même laurier accordé aux grands poëtes et aux grands généraux.
Wenceslas, nature rêveuse, avait dépensé tant d’énergie à produire, à s’instruire, à travailler sous la direction despotique de Lisbeth, que l’amour et le bonheur amenèrent une réaction. Le vrai caractère reparut. La paresse et la nonchalance, la mollesse du Sarmate revinrent occuper dans son âme les sillons complaisants d’où la verge du maître d’école les avait chassées. L’artiste, pendant les premiers mois, aima sa femme. Hortense et Wenceslas se livrèrent aux adorables enfantillages de la passion légitime, heureuse, insensée. Hortense fut alors la première à dispenser Wenceslas de tout travail, orgueilleuse de triompher ainsi de sa rivale, la Sculpture. Les caresses d’une femme, d’ailleurs, font évanouir la Muse, et fléchir la féroce, la brutale fermeté du travailleur. Six à sept mois passèrent, les doigts du sculpteur désapprirent à tenir l’ébauchoir. Quand la nécessité de travailler se fit sentir, quand le prince de Wissembourg, président du comité de souscription, voulut voir la statue, Wenceslas prononça le mot suprême des flâneurs : — Je vais m’y mettre ! Et il berça sa chère Hortense de fallacieuses paroles, des magnifiques plans de l’artiste fumeur. Hortense redoubla d’amour pour son poète, elle entrevoyait une sublime statue du maréchal Montcornet. Montcornet devait être l’idéalisation de l’intrépidité, le type de la cavalerie, le courage à la Murat. Ah bah ! l’on devait, à l’aspect de cette statue, concevoir toutes les victoires de l’Empereur. Et quelle exécution ! Le crayon était bien complaisant, il suivait la parole.
En fait de statue, il vint un petit Wenceslas ravissant.
Dès qu’il s’agissait d’aller à l’atelier du Gros-Caillou, manier la glaise et réaliser la maquette, tantôt la pendule du prince exigeait la présence de Wenceslas à l’atelier de Florent et de Chanor, où {p. 182} les figures se ciselaient ; tantôt le jour était gris et sombre ; aujourd’hui des courses d’affaires, demain un dîner de famille, sans compter les malaises du talent et ceux du corps, et enfin les jours où l’on batifole avec une femme adorée. Le maréchal prince de Wissembourg fut obligé de se fâcher pour obtenir le modèle, et de dire qu’il reviendrait sur sa décision. Ce fut après mille reproches et force grosses paroles que le comité des souscripteurs put voir le plâtre. Chaque jour de travail, Steinbock revenait visiblement fatigué, se plaignant de ce labeur de maçon, de sa faiblesse physique. Durant cette première année, le ménage jouissait d’une certaine aisance. La comtesse Steinbock, folle de son mari, dans les joies de l’amour satisfait, maudissait le ministre de la guerre ; elle alla le voir, et lui dit que les grandes œuvres ne se fabriquaient pas comme des canons, et que l’État devait être, comme Louis XIV, François Ier et Léon X, aux ordres du génie. La pauvre Hortense, croyant tenir un Phidias dans ses bras, avait pour son Wenceslas la lâcheté maternelle d’une femme qui pousse l’amour jusqu’à l’idolâtrie. — Ne te presse pas, dit-elle à son mari, tout notre avenir est dans cette statue, prends ton temps, fais un chef-d’œuvre. Elle venait à l’atelier. Steinbock, amoureux, perdait avec sa femme cinq heures sur sept, à lui décrire sa statue au lieu de la faire. Il mit ainsi dix-huit mois à terminer cette œuvre, pour lui, capitale.
Quand le plâtre fut coulé, que le modèle exista, la pauvre Hortense, après avoir assisté aux énormes efforts de son mari, dont la santé souffrit de ces lassitudes qui brisent le corps, les bras et la main des sculpteurs, Hortense trouva l’œuvre admirable. Son père, ignorant en sculpture, la baronne non moins ignorante, crièrent au chef-d’œuvre ; le ministre de la guerre vint alors amené par eux, et, séduit par eux, il fut content de ce plâtre isolé, mis dans son jour, et bien présenté devant une toile verte. Hélas ! à l’exposition de 1841, le blâme unanime dégénéra dans la bouche des gens irrités d’une idole si promptement élevée sur son piédestal, en huées et en moqueries. Stidmann voulut éclairer son ami Wenceslas, il fut accusé de jalousie. Les articles de journaux furent pour Hortense les cris de l’Envie. Stidmann, ce digne garçon, obtint des articles où les critiques furent combattues, où l’on fit observer que les sculpteurs modifiaient tellement leurs œuvres entre le plâtre et le marbre, qu’on exposait le marbre. « Entre le projet en plâtre et la statue exécutée en marbre, on pouvait, disait {p. 183} Claude Vignon, défigurer un chef-d’œuvre ou faire une grande chose d’une mauvaise. Le plâtre est le manuscrit, le marbre est le livre. »
En deux ans et demi, Steinbock fit une statue et un enfant. L’enfant était sublime de beauté, la statue fut détestable.
La pendule du prince et la statue payèrent les dettes du jeune ménage. Steinbock avait alors contracté l’habitude d’aller dans le monde, au spectacle, aux Italiens ; il parlait admirablement sur l’art, il se maintenait, aux yeux des gens du monde, grand artiste par la parole, par ses explications critiques. Il y a des gens de génie à Paris qui passent leur vie à se parler, et qui se contentent d’une espèce de gloire de salon. Steinbock, en imitant ces charmants eunuques, contractait une aversion croissante de jour en jour pour le travail. Il apercevait toutes les difficultés de l’œuvre en voulant la commencer, et le découragement qui s’ensuivait, faisait mollir chez lui la volonté. L’Inspiration, cette folie de la génération intellectuelle, s’enfuyait à tire-d’ailes, à l’aspect de cet amant malade.
La sculpture est comme l’art dramatique, à la fois le plus difficile et le plus facile de tous les arts. Copiez un modèle, et l’œuvre est accomplie ; mais y imprimer une âme, faire un type en représentant un homme ou une femme, c’est le péché de Prométhée. On compte ce succès dans les annales de la sculpture, comme on compte les poëtes dans l’humanité. Michel-Ange, Michel Columb, Jean Goujon, Phidias, Praxitèle, Polyclète, Puget, Canova, Albert Durer sont les frères de Milton, de Virgile, de Dante, de Shakspeare, du Tasse, d’Homère et de Molière. Cette œuvre est si grandiose, qu’une statue suffit à l’immortalité d’un homme, comme celles de Figaro, de Lovelace, de Manon Lescaut suffirent à immortaliser Beaumarchais, Richardson et l’abbé Prévost. Les gens superficiels (les artistes en comptent beaucoup trop dans leur sein) ont dit que la sculpture existait par le nu seulement, qu’elle était morte avec la Grèce et que le vêtement moderne la rendait impossible. D’abord, les anciens ont fait de sublimes statues entièrement voilées, comme la Polymnie, la Julie, etc., et nous n’avons pas trouvé la dixième partie de leurs œuvres. Puis, que les vrais amants de l’art aillent voir à Florence le Penseur de Michel-Ange, et dans la cathédrale de Mayence la Vierge d’Albert Durer, qui a fait, en ébène, une femme vivante sous ses triples robes, et la {p. 184} chevelure la plus ondoyante, la plus maniable que jamais femme de chambre ait peignée ; que les ignorants y courent, et tous reconnaîtront que le génie peut imprégner l’habit, l’armure, la robe, d’une pensée et y mettre un corps, tout aussi bien que l’homme imprime son caractère et les habitudes de sa vie à son enveloppe. La sculpture est la réalisation continuelle du fait qui s’est appelé pour la seule et unique fois dans la peinture : Raphaël ! La solution de ce terrible problème ne se trouve que dans un travail constant, soutenu, car les difficultés matérielles doivent être tellement vaincues, la main doit être si châtiée, si prête et obéissante, que le sculpteur puisse lutter âme à âme avec cette insaisissable nature morale qu’il faut transfigurer en la matérialisant. Si Paganini, qui faisait raconter son âme par les cordes de son violon, avait passé trois jours sans étudier, il aurait perdu, selon son expression, le registre de son instrument ; il désignait ainsi le mariage existant entre le bois, l’archet, les cordes et lui ; cet accord dissous, il serait devenu soudain un violoniste ordinaire. Le travail constant est la loi de l’art comme celle de la vie ; car l’art, c’est la création idéalisée. Aussi les grands artistes, les poëtes complets n’attendent-ils ni les commandes, ni les chalands, ils enfantent aujourd’hui, demain, toujours. Il en résulte cette habitude du labeur, cette perpétuelle connaissance des difficultés qui les maintient en concubinage avec la Muse, avec ses forces créatrices. Canova vivait dans son atelier, comme Voltaire a vécu dans son cabinet. Homère et Phidias ont dû vivre ainsi.
Wenceslas Steinbock était sur la route aride parcourue par ces grands hommes, et qui mène aux Alpes de la Gloire, quand Lisbeth l’avait enchaîné dans sa mansarde. Le bonheur, sous la figure d’Hortense, avait rendu le poëte à la paresse, état normal de tous les artistes, car leur paresse, à eux, est occupée. C’est le plaisir des pachas au sérail : ils caressent des idées, ils s’enivrent aux sources de l’intelligence. De grands artistes, tels que Steinbock, dévorés par la rêverie, ont été justement nommés des Rêveurs. Ces mangeurs d’opium tombent tous dans la misère ; tandis que, maintenus par l’inflexibilité des circonstances, ils eussent été de grands hommes. Ces demi-artistes sont d’ailleurs charmants, les hommes les aiment et les enivrent de louanges, ils paraissent supérieurs aux véritables artistes taxés de personnalité, de sauvagerie, de rébellion aux lois du monde. Voici pourquoi : Les grands {p. 185} hommes appartiennent à leurs œuvres. Leur détachement de toutes choses, leur dévouement au travail, les constituent égoïstes aux yeux des niais ; car on les veut vêtus des mêmes habits que le dandy, accomplissant les évolutions sociales, appelées devoirs du monde. On voudrait les lions de l’Atlas peignés et parfumés comme des bichons de marquise. Ces hommes, qui comptent peu de pairs et qui les rencontrent rarement, tombent dans l’exclusivité de la solitude ; ils deviennent inexplicables pour la majorité, composée, comme on le sait, de sots, d’envieux, d’ignorants et de gens superficiels. Comprenez-vous maintenant le rôle d’une femme auprès de ces grandioses exceptions ? Une femme doit être à la fois ce qu’avait été Lisbeth pendant cinq ans, et offrir de plus l’amour, l’amour humble, discret, toujours prêt, toujours souriant.
Hortense, éclairée par ses souffrances de mère, pressée par d’affreuses nécessités, s’apercevait trop tard des fautes que son excessif amour lui avait fait involontairement commettre ; mais, en digne fille de sa mère, son cœur se brisait à l’idée de tourmenter Wenceslas ; elle aimait trop pour se faire le bourreau de son cher poëte, et elle voyait arriver le moment où la misère allait l’atteindre, elle, son fils et son mari.
— Ah çà ! voyons, ma petite, dit Bette en voyant rouler des larmes dans les beaux yeux de sa petite cousine, il ne faut pas désespérer. Un verre plein de tes larmes ne payerait pas une assiettée de soupe ! Que vous faut-il ?
— Mais cinq à six mille francs.
— Je n’ai que trois mille francs au plus, dit Lisbeth. Et que fait en ce moment Wenceslas ?
— On lui propose d’entreprendre pour six mille francs, de compagnie avec Stidmann, un dessert pour le duc d’Hérouville. Monsieur Chanor se chargerait alors de payer quatre mille francs dus à messieurs Léon de Lora et Bridau, une dette d’honneur.
— Comment, vous avez reçu le prix de la statue et des bas-reliefs du monument élevé au maréchal Montcornet, et vous n’avez pas payé cela !
— Mais, dit Hortense, depuis trois ans nous dépensons douze mille francs par an, et j’ai cent louis de revenu. Le monument du maréchal, tous frais payés, n’a pas donné plus de seize mille francs. En vérité, si Wenceslas ne travaille pas, je ne sais ce que nous allons devenir. Ah ! si je pouvais apprendre à faire des statues, {p. 186} comme je remuerais la glaise ! dit-elle en tendant ses beaux bras.
On voyait que la femme tenait les promesses de la jeune fille. L’œil d’Hortense étincelait ; il coulait dans ses veines un sang chargé de fer, impétueux ; elle déplorait d’employer son énergie à tenir son enfant.
— Ah ! ma chère petite bichette, une fille sage ne doit épouser un artiste qu’au moment où il a sa fortune faite et non quand elle est à faire.
En ce moment on entendit le bruit des pas et des voix de Stidmann et de Wenceslas qui reconduisaient Chanor ; puis bientôt Wenceslas vint avec Stidmann. Stidmann, artiste lancé dans le monde des journalistes et des illustres actrices, des lorettes célèbres, était un jeune homme élégant que Valérie voulait avoir chez elle, et que Claude Vignon lui avait déjà présenté. Stidmann venait de voir finir ses relations avec la fameuse madame Schontz, mariée depuis quelques mois et partie en province. Valérie et Lisbeth, qui avaient su cette rupture par Claude Vignon, jugèrent nécessaire d’attirer rue Vanneau l’ami de Wenceslas. Comme Stidmann, par discrétion, visitait peu les Steinbock, et que Lisbeth n’avait pas été témoin de sa présentation récente par Claude Vignon, elle le voyait pour la première fois. En examinant ce célèbre artiste, elle surprit quelques regards jetés par lui sur Hortense, qui lui firent entrevoir la possibilité de le donner comme consolation à la comtesse Steinbock, si Wenceslas la trahissait. Stidmann pensait en effet que si Wenceslas n’était pas son camarade, Hortense, cette jeune et magnifique comtesse, ferait une adorable maîtresse ; mais ce désir, contenu par l’honneur, l’éloignait de cette maison. Lisbeth remarqua cet embarras significatif qui gêne les hommes en présence d’une femme avec laquelle ils se sont interdit de coqueter.
— Il est très-bien, ce jeune homme, dit-elle à l’oreille d’Hortense.
— Ah ! tu trouves ? répondit-elle, je ne l’ai jamais remarqué…
— Stidmann, mon brave, dit Wenceslas à l’oreille de son camarade, nous ne nous gênons point entre nous, eh bien ! nous avons à causer d’affaires avec cette vieille fille.
Stidmann salua les deux cousines et partit.
— C’est fini, dit Wenceslas en revenant après avoir reconduit Stidmann ; mais ce travail-là demandera six mois, et il faut pouvoir vivre pendant tout ce temps-là.
{p. 187} — J’ai mes diamants, s’écria la jeune comtesse Steinbock avec le sublime élan des femmes qui aiment.
Une larme vint aux yeux de Wenceslas.
— Oh ! je vais travailler, répondit-il en venant s’asseoir auprès de sa femme qu’il prit sur ses genoux. Je vais faire des brocantes, une corbeille de mariage, des groupes en bronze…
— Mais, mes chers enfants, dit Lisbeth, car vous savez que vous êtes mes héritiers, et je vous laisserai, croyez-le, un joli magot, surtout si vous m’aidez à épouser le maréchal ; si nous réussissions promptement, je vous prendrais en pension chez moi, vous et Adeline. Ah ! nous pourrions vivre bien heureux ensemble. Pour le moment, écoutez ma vieille expérience. Ne recourez pas au Mont-de-Piété, c’est la perte de l’emprunteur. J’ai toujours vu les nécessiteux manquant, lors du renouvellement, de l’argent nécessaire au service de l’intérêt, et tout est perdu. Je puis vous faire prêter de l’argent à cinq pour cent seulement sur billet.
— Ah ! nous serions sauvés ! dit Hortense.
— Eh bien ! ma petite, que Wenceslas vienne chez la personne qui l’obligerait à ma prière. C’est madame Marneffe ; en la flattant, car elle est vaniteuse comme une parvenue, elle vous tirera d’embarras de la façon la plus obligeante. Viens dans cette maison-là, ma chère Hortense.
Hortense regarda Wenceslas de l’air que doivent avoir les condamnés à mort en montant à l’échafaud.
— Claude Vignon a présenté là Stidmann, répondit Wenceslas. C’est une maison très-agréable.
Hortense baissa la tête. Ce qu’elle éprouvait, un seul mot peut le faire comprendre : ce n’était pas une douleur, mais une maladie.
— Mais, ma chère Hortense, apprends donc la vie ! s’écria Lisbeth en comprenant l’éloquence du mouvement d’Hortense. Sinon, tu seras comme ta mère, déportée dans une chambre déserte où tu pleureras comme Calypso le départ d’Ulysse, à un âge où il n’y a plus de Télémaque !… ajouta-t-elle en répétant une raillerie de madame Marneffe. Il faut considérer les gens dans le monde comme des ustensiles dont on se sert, qu’on prend, qu’on laisse selon leur utilité. Servez-vous, mes chers enfants, de madame Marneffe, et quittez-la plus tard. As-tu peur que Wenceslas qui t’adore, se prenne de passion pour une femme de quatre ou cinq ans plus âgée que toi, fanée comme une botte de luzerne, et…
{p. 188} — J’aime mieux mettre mes diamants en gage, dit Hortense. Oh ! ne va jamais là, Wenceslas !… c’est l’enfer !
— Hortense a raison ! dit Wenceslas en embrassant sa femme.
— Merci, mon ami, répondit la jeune femme au comble du bonheur. Vois-tu, Lisbeth, mon mari est un ange : il ne joue pas, nous allons partout ensemble, et s’il pouvait se mettre au travail, non, je serais trop heureuse. Pourquoi nous montrer chez la maîtresse de notre père, chez une femme qui le ruine et qui cause les chagrins dont se meurt notre héroïque maman ?…
— Mon enfant, la ruine de ton père ne vient pas de là ; c’est sa cantatrice qui l’a ruiné, puis ton mariage ! répondit la cousine Bette. Mon Dieu ! madame Marneffe lui est bien utile, va !… mais je ne dois rien dire…
— Tu défends tout le monde, chère Bette…
Hortense fut appelée au jardin par les cris de son enfant, et Lisbeth resta seule avec Wenceslas.
— Vous avez un ange pour femme, Wenceslas ! dit la cousine Bette ; aimez-la bien, ne lui faites jamais de chagrin.
— Oui, je l’aime tant, que je lui cache notre situation, répondit Wenceslas ; mais à vous, Lisbeth, je puis vous en parler… Eh ! bien, en mettant les diamants de ma femme au Mont-de-Piété, nous ne serions pas plus avancés.
— Eh ! bien, empruntez à madame Marneffe… dit Lisbeth. Décidez Hortense, Wenceslas, à vous y laisser venir, ou, ma foi, allez-y sans qu’elle s’en doute !
— C’est à quoi je pensais, répondit Wenceslas, au moment où je refusais d’y aller pour ne pas affliger Hortense.
— Écoutez, Wenceslas, je vous aime trop tous les deux pour ne pas vous prévenir du danger. Si vous venez là, tenez votre cœur à deux mains, car cette femme est un démon ; tous ceux qui la voient l’adorent ; elle est si vicieuse, si affriolante !… elle fascine comme un chef-d’œuvre. Empruntez-lui son argent, et ne laissez pas votre âme en gage ! Je ne me consolerais pas si ma cousine devait être trahie. La voici ! s’écria Lisbeth ; ne disons plus rien, j’arrangerai votre affaire.
— Embrasse Lisbeth, mon ange, dit Wenceslas à sa femme, elle nous tirera d’embarras en nous prêtant ses économies.
Et il fit un signe à Lisbeth, que Lisbeth comprit.
— J’espère alors que tu travailleras, mon chérubin ? dit Hortense.
{p. 189} — Ah ! répondit l’artiste, dès demain.
— C’est ce demain qui nous ruine, dit Hortense en lui souriant.
— Ah ! ma chère enfant, dis toi-même si chaque jour il ne s’est pas rencontré des empêchements, des obstacles, des affaires ?
— Oui, tu as raison, mon amour.
— J’ai là, reprit Steinbock en se frappant le front, des idées !… oh ! mais je veux étonner tous mes ennemis. Je veux faire un service de table dans le genre allemand du seizième siècle, le genre rêveur ! Je tortillerai des feuilles pleines d’insectes ; j’y coucherai des enfants, j’y mêlerai des chimères nouvelles, de vraies chimères, les corps de nos rêves !… je les tiens ! Ce sera fouillé, léger et touffu tout à la fois. Chanor est sorti tout émerveillé… J’avais besoin d’être encouragé, car le dernier article fait sur le monument de Montcornet m’avait bien effondré.
Pendant un moment de la journée où Lisbeth et Wenceslas furent seuls, l’artiste convint avec la vieille fille de venir le lendemain voir madame Marneffe, car, ou sa femme le lui aurait permis, ou il irait secrètement.
Valérie, instruite le soir même de ce triomphe, exigea du baron Hulot qu’il allât inviter à dîner Stidmann, Claude Vignon et Steinbock ; car elle commençait à le tyranniser comme ces sortes de femmes savent tyranniser les vieillards qui trottent par la ville et vont supplier quiconque est nécessaire aux intérêts, aux vanités de ces dures maîtresses.
Le lendemain, Valérie se mit sous les armes en faisant une de ces toilettes que les Parisiennes inventent quand elles veulent jouir de tous leurs avantages. Elle s’étudia dans cette œuvre, comme un homme qui va se battre repasse ses feintes et ses rompus. Pas un pli, pas une ride. Valérie avait sa plus belle blancheur, sa mollesse, sa finesse. Enfin ses mouches attiraient insensiblement le regard. On croit les mouches du dix-huitième siècle perdues ou supprimées ; on se trompe. Aujourd’hui les femmes, plus habiles que celles du temps passé, mendient le coup de lorgnette par d’audacieux stratagèmes. Telle découvre, la première, cette cocarde de rubans, au centre de laquelle on met un diamant, et elle accapare les regards pendant toute une soirée ; telle autre ressuscite la résille ou se plante un poignard dans les cheveux pour faire penser à sa jarretière ; celle-ci se met des poignets en velours noir ; celle-là reparaît avec des barbes. Ces sublimes efforts, ces Austerlitz de la {p. 190} Coquetterie ou de l’Amour deviennent alors des modes pour les sphères inférieures, au moment où les heureuses créatrices en cherchent d’autres. Pour cette soirée, où Valérie voulait réussir, elle se posa trois mouches. Elle s’était fait peigner avec une eau qui changea, pour quelques jours, ses cheveux blonds en cheveux cendrés. Madame Steinbock étant d’un blond ardent, elle voulut ne lui ressembler en rien. Cette couleur nouvelle donna quelque chose de piquant et d’étrange à Valérie qui préoccupa ses fidèles à tel point, que Montès lui dit : — « Qu’avez-vous donc ce soir ?… » Puis elle se mit un collier de velours noir assez large qui fit ressortir la blancheur de sa poitrine. La troisième mouche pouvait se comparer à l’ex-assassine de nos grand’mères. Valérie se planta le plus joli petit bouton de rose au milieu de son corsage, en haut du busc, dans le creux le plus mignon. C’était à faire baisser les regards de tous les hommes au-dessous de trente ans.
— Je suis à croquer ! se dit-elle en repassant ses attitudes dans la glace, absolument comme une danseuse fait ses pliés.
Lisbeth était allée à la Halle, et le dîner devait être un de ces dîners superfins que Mathurine cuisinait pour son évêque quand il traitait le prélat du diocèse voisin.
Stidmann, Claude Vignon et le comte Steinbock arrivèrent presque à la fois, vers six heures. Une femme vulgaire ou naturelle, si vous voulez, serait accourue au nom de l’être si ardemment désiré ; mais Valérie, qui, depuis cinq heures, attendait dans sa chambre, laissa ses trois convives ensemble, certaine d’être l’objet de leur conversation ou de leurs pensées secrètes. Elle-même, en dirigeant l’arrangement de son salon, elle avait mis en évidence ces délicieuses babioles que produit Paris, et que nulle autre ville ne pourra produire, qui révèlent la femme et l’annoncent pour ainsi dire : des souvenirs reliés en émail et brodés de perles, des coupes pleines de bagues charmantes, des chefs-d’œuvre de Sèvres ou de Saxe montés avec un goût exquis par Florent et Chanor, enfin des statuettes et des albums, tous ces colifichets qui valent des sommes folles, et que commande aux fabricants la passion dans son premier délire ou pour son dernier raccommodement. Valérie se trouvait d’ailleurs sous le coup de l’ivresse que cause le succès, elle avait promis à Crevel d’être sa femme, si Marneffe mourait. Or, l’amoureux Crevel avait fait opérer au nom de Valérie Fortin le transfert de dix mille francs de rente, somme de ses gains dans {p. 191} les affaires de chemins de fer depuis trois ans, tout ce que lui avait rapporté ce capital de cent mille écus offert à la baronne Hulot. Ainsi Valérie possédait trente-deux mille francs de rente. Crevel venait de lâcher une promesse bien autrement importante que le don de ses profits. Dans le paroxysme de passion où sa duchesse l’avait plongé de deux heures à quatre (il donnait ce surnom à madame de Marneffe pour compléter ses illusions), car Valérie s’était surpassée rue du Dauphin, il crut devoir encourager la fidélité promise en offrant la perspective d’un joli petit hôtel qu’un imprudent entrepreneur s’était bâti rue Barbette et qu’on allait vendre. Valérie se voyait dans cette charmante maison entre cour et jardin, avec voiture !
— Quelle est la vie honnête qui peut donner tout cela en si peu de temps et si facilement ? avait-elle dit à Lisbeth en achevant sa toilette.
Lisbeth dînait ce jour-là chez Valérie, afin d’en pouvoir dire à Steinbock ce que personne ne peut dire soi-même de soi. Madame Marneffe, la figure radieuse de bonheur, fit son entrée dans le salon avec une grâce modeste, suivie de Bette, qui, mise tout en noir et jaune, lui servait de repoussoir, en terme d’atelier.
— Bonjour, Claude, dit-elle en tendant la main à l’ancien critique si célèbre.
Claude Vignon était devenu, comme tant d’autres, un homme politique, nouveau mot pris pour désigner un ambitieux à la première étape de son chemin. L’homme politique de 1840 est en quelque sorte l’abbé du dix-huitième siècle. Aucun salon ne serait complet, sans son homme politique.
— Ma chère, voilà mon petit cousin le comte de Steinbock, dit Lisbeth en présentant Wenceslas que Valérie paraissait ne pas apercevoir.
— J’ai bien reconnu monsieur le comte, répondit Valérie en faisant un gracieux salut de tête à l’artiste. Je vous voyais souvent rue du Doyenné ; j’ai eu le plaisir d’assister à votre mariage. Ma chère, dit-elle à Lisbeth, il est difficile d’oublier ton ex-enfant, ne l’eût-on vu qu’une fois. — Monsieur Stidmann est bien bon, reprit-elle en saluant le sculpteur, d’avoir accepté mon invitation à si court délai ; mais nécessité n’a pas de foi ! Je vous savais l’ami de ces deux messieurs. Rien n’est plus froid, plus maussade, qu’un dîner où les convives sont inconnus les uns aux autres, et je vous {p. 192} ai raccolé pour leur compte ; mais vous viendrez une autre fois pour le mien, n’est-ce pas ?… dites : oui !…
Et elle se promena pendant quelques instants avec Stidmann, en paraissant uniquement occupée de lui. On annonça successivement Crevel, le baron Hulot, et un député nommé Beauvisage. Ce personnage, un Crevel de province, un de ces gens mis au monde pour faire foule, votait sous la bannière de Giraud, Conseiller-d’État, et de Victorin Hulot. Ces deux hommes politiques voulaient faire un noyau de Progressistes dans la grande phalange des Conservateurs. Giraud venait quelquefois le soir chez madame Marneffe, qui se flattait d’avoir aussi Victorin Hulot ; mais l’avocat puritain avait jusqu’alors trouvé des prétextes pour résister à son père et à son beau-père. Se montrer chez la femme qui faisait couler les larmes de sa mère, lui paraissait un crime. Victorin Hulot était aux puritains de la politique ce qu’une femme pieuse est aux dévotes. Beauvisage, ancien bonnetier d’Arcis, voulait prendre le genre de Paris. Cet homme, une des bornes de la Chambre, se formait chez la délicieuse, la ravissante madame Marneffe, où, séduit par Crevel, il l’avait accepté de Valérie pour modèle et pour maître ; il le consultait en tout, il lui demandait l’adresse de son tailleur, il l’imitait, il essayait de se mettre en position comme lui ; enfin Crevel était son grand homme. Valérie, entourée de ces personnages et des trois artistes, bien accompagnée par Lisbeth, apparut d’autant plus à Wenceslas comme une femme supérieure, que Claude Vignon lui fit l’éloge de madame Marneffe en homme épris.
— C’est madame de Maintenon dans la jupe de Ninon ! dit l’ancien critique. Lui plaire, c’est l’affaire d’une soirée où l’on a de l’esprit ; mais être aimé d’elle, c’est un triomphe qui peut suffire à l’orgueil d’un homme, et en remplir la vie.
Valérie, en apparence froide et insouciante pour son ancien voisin, en attaqua la vanité, sans le savoir d’ailleurs, car elle ignorait le caractère polonais. Il y a chez le Slave un côté enfant, comme chez tous les peuples primitivement sauvages, et qui ont plutôt fait irruption chez les nations civilisées qu’ils ne se sont réellement civilisés. Cette race s’est répandue comme une inondation, et a couvert une immense surface du globe. Elle y habite des déserts où les espaces sont si vastes, qu’elle s’y trouve à l’aise ; on ne s’y coudoie pas, comme en Europe, et la civilisation est impossible sans le frottement continuel des esprits et des intérêts. {p. 193} L’Ukraine, la Russie, les plaines du Danube, le peuple slave enfin, c’est un trait d’union entre l’Europe et l’Asie, entre la civilisation et la barbarie. Aussi le Polonais, la plus riche fraction du peuple slave, a-t-il dans le caractère les enfantillages et l’inconstance des nations imberbes. Il possède le courage, l’esprit et la force ; mais, frappés d’inconsistance, ce courage et cette force, cet esprit n’ont ni méthode ni esprit, car le Polonais offre une mobilité semblable à celle du vent qui règne sur cette immense plaine coupée de marécages ; s’il a l’impétuosité des Chasse-Neiges, qui tordent et emportent des maisons ; de même que ces terribles avalanches aériennes, il va se perdre dans le premier étang venu, dissous en eau. L’homme prend toujours quelque chose des milieux où il vit. Sans cesse en lutte avec les Turcs, les Polonais en ont reçu le goût des magnificences orientales ; ils sacrifient souvent le nécessaire pour briller, ils se parent comme des femmes, et cependant le climat leur a donné la dure constitution des Arabes. Aussi, le Polonais, sublime dans la douleur, a-t-il fatigué les bras de ses oppresseurs à force de se faire assommer, en recommençant ainsi, au dix-neuvième siècle, le spectacle qu’ont offert les premiers chrétiens. Introduisez dix pour cent de sournoiserie anglaise dans le caractère polonais, si franc, si ouvert ; et le généreux aigle blanc régnerait aujourd’hui partout où se glisse l’aigle à deux têtes. Un peu de machiavélisme eût empêché la Pologne de sauver l’Autriche qui l’a partagée, d’emprunter à la Prusse, son usurière, qui l’a minée, et de se diviser au moment du premier partage. Au baptême de la Pologne, une fée Carabosse oubliée par les génies qui dotaient cette séduisante nation des plus brillantes qualités, est sans doute venue dire : « Garde tous les dons que mes sœurs t’ont dispensés, mais tu ne sauras jamais ce que tu voudras ! » Si dans son duel héroïque avec la Russie, la Pologne avait triomphé, les Polonais se battraient entre eux aujourd’hui comme autrefois dans leurs diètes pour s’empêcher les uns les autres d’être roi. Le jour où cette nation, uniquement composée de courages sanguins, aura le bon sens de chercher un Louis XI dans ses entrailles, d’en accepter la tyrannie et la dynastie, elle sera sauvée. Ce que la Pologne fut en politique, la plupart des Polonais le sont dans leur vie privée, surtout lorsque les désastres arrivent. Ainsi, Wenceslas Steinbock, qui depuis trois ans adorait sa femme, et qui se savait un dieu pour elle, fut tellement piqué de se voir à peine remarqué {p. 194} par madame Marneffe, qu’il se fit un point d’honneur en lui-même d’en obtenir quelque attention. En comparant Valérie à sa femme, il donna l’avantage à la première. Hortense était une belle chair, comme le disait Valérie à Lisbeth ; mais il y avait en madame Marneffe l’Esprit dans la Forme et le piquant du Vice. Le dévouement d’Hortense est un sentiment qui, pour un mari, lui semble dû ; la conscience de l’immense valeur d’un amour absolu se perd bientôt, comme le débiteur se figure, au bout de quelque temps, que le prêt est à lui. Cette loyauté sublime devient en quelque sorte le pain quotidien de l’âme, et l’infidélité séduit comme une friandise. La femme dédaigneuse, une femme dangereuse surtout, irrite la curiosité, comme les épices relèvent la bonne chère. Le mépris, si bien joué par Valérie, était d’ailleurs une nouveauté pour Wenceslas, après trois ans de plaisirs faciles. Hortense fut la femme et Valérie fut la maîtresse. Beaucoup d’hommes veulent avoir ces deux éditions du même ouvrage, quoique ce soit une immense preuve d’infériorité chez un homme que de ne pas savoir faire de sa femme sa maîtresse. La variété dans ce genre est un signe d’impuissance. La constance sera toujours le génie de l’amour, l’indice d’une force immense, celle qui constitue le poète ! On doit avoir toutes les femmes dans la sienne, comme les poëtes crottés du dix-septième siècle faisaient de leurs Manons des Iris et des Chloés !
— Eh bien ! dit Lisbeth à son petit cousin au moment où elle le vit fasciné, comment trouvez-vous Valérie ?
— Trop charmante ! répondit Wenceslas.
— Vous n’avez pas voulu m’écouter, repartit la cousine Bette. Ah ! mon petit Wenceslas, si nous étions restés ensemble, vous auriez été l’amant de cette sirène-là, vous l’auriez épousée dès qu’elle serait devenue veuve, et vous auriez eu les quarante mille livres de rente qu’elle a !
— Vraiment !…
— Mais oui, répondit Lisbeth. Allons, prenez garde à vous, je vous ai bien prévenu du danger, ne vous brûlez pas à la bougie ! donnez-moi le bras, l’on a servi.
Aucun discours n’était plus démoralisant que celui-là, car, montrez un précipice à un Polonais, il s’y jette aussitôt. Ce peuple a surtout le génie de la cavalerie, il croit pouvoir enfoncer tous les obstacles et en sortir victorieux. Ce coup d’éperon par lequel Lisbeth labourait la vanité de son cousin fut appuyé par le spectacle {p. 195} de la salle à manger, où brillait une magnifique argenterie, où Steinbock aperçut toutes les délicatesses et les recherches du luxe parisien.
— J’aurais mieux fait, se dit-il en lui-même, d’épouser Célimène.
Pendant ce dîner, Hulot, content de voir là son gendre, et plus satisfait encore de la certitude d’un raccommodement avec Valérie, qu’il se flattait de rendre fidèle par la promesse de la succession Coquet, fut charmant. Stidmann répondit à l’amabilité du baron par les gerbes de la plaisanterie parisienne, et par sa verve d’artiste. Steinbock ne voulut pas se laisser éclipser par son camarade, il déploya son esprit, il eut des saillies, il fit de l’effet, il fut content de lui ; madame Marneffe lui sourit à plusieurs reprises en lui montrant qu’elle le comprenait bien. La bonne chère, les vins capiteux achevèrent de plonger Wenceslas dans ce qu’il faut appeler le bourbier du plaisir. Animé par une pointe de vin, il s’étendit, après le dîner, sur un divan, en proie à un bonheur à la fois physique et spirituel, que madame Marneffe mit au comble en venant se poser près de lui, légère, parfumée, belle à damner les anges. Elle s’inclina vers Wenceslas, elle effleura presque son oreille pour lui parler tout bas.
— Ce n’est pas ce soir que nous pouvons causer d’affaires, à moins que vous ne vouliez rester le dernier. Entre vous, Lisbeth et moi, nous arrangerions les choses à votre convenance…
— Ah ! vous êtes un ange, madame ! dit Wenceslas en lui répondant de la même manière. J’ai fait une fameuse sottise de ne point écouter Lisbeth…
— Que vous disait-elle ?…
— Elle prétendait, rue du Doyenné, que vous m’aimiez !…
Madame Marneffe regarda Wenceslas, eut l’air d’être confuse et se leva brusquement. Une femme, jeune et jolie, n’a jamais impunément éveillé chez un homme l’idée d’un succès immédiat. Ce mouvement de femme vertueuse, réprimant une passion gardée au fond du cœur, était plus éloquent mille fois que la déclaration la plus passionnée.
Aussi le désir fut-il si vivement irrité chez Wenceslas, qu’il redoubla d’attentions pour Valérie. Femme en vue, femme souhaitée ! De là vient la terrible puissance des actrices. Madame Marneffe, se sachant étudiée, se comporta comme une actrice applaudie. Elle fut charmante et obtint un triomphe complet.
{p. 196} — Les folies de mon beau-père ne m’étonnent plus, dit Wenceslas à Lisbeth.
— Si vous parlez ainsi, Wenceslas, répondit la cousine, je me repentirai toute ma vie de vous avoir fait prêter ces dix mille francs. Seriez-vous donc comme eux tous, dit-elle en montrant les convives, amoureux fou de cette créature ? Songez donc que vous seriez le rival de votre beau-père. Enfin pensez à tout le chagrin que vous causeriez à Hortense.
— C’est vrai, dit Wenceslas, Hortense est un ange, je serais un monstre !
— Il y en a bien assez d’un dans la famille, répliqua Lisbeth.
— Les artistes ne devraient jamais se marier ! s’écria Steinbock.
— Ah ! c’est ce que je vous disais rue du Doyenné. Vos enfants, à vous, ce sont vos groupes, vos statues, vos chefs-d’œuvre.
— Que dites-vous donc là ! vint demander Valérie en se joignant à Lisbeth. Sers le thé, cousine.
Steinbock, par une forfanterie polonaise, voulut paraître familier avec cette fée du salon. Après avoir insulté Stidmann, Claude Vignon, Crevel, par un regard, il prit Valérie par la main et la força de s’asseoir à côté de lui sur le divan.
— Vous êtes par trop grand seigneur, comte Steinbock ! dit-elle en résistant peu.
Et elle se mit à rire en tombant près de lui, non sans lui montrer le petit bouton de rose qui parait son corsage.
— Hélas ! si j’étais grand seigneur, je ne viendrais pas ici, dit-il, en emprunteur.
— Pauvre enfant ! je me souviens de vos nuits de travail à la rue du Doyenné. Vous avez été un peu bêta. Vous vous êtes marié, comme un affamé se jette sur du pain. Vous ne connaissez point Paris ! Voyez où vous en êtes ? Mais vous avez fait la sourde oreille au dévouement de la Bette comme à l’amour de la Parisienne, qui savait son Paris par cœur.
— Ne me dites plus rien, s’écria Steinbock, je suis bâté.
— Vous aurez vos dix mille francs, mon cher Wenceslas ; mais à une condition, dit-elle en jouant avec ses admirables rouleaux de cheveux.
— Laquelle ?…
— Eh bien ! je ne veux pas d’intérêts…
— Madame !…
{p. 197} — Oh ! ne vous fâchez pas ; vous me les remplacerez par un groupe en bronze. Vous avez commencé l’histoire de Samson, achevez-la… Faites Dalila coupant les cheveux à l’Hercule juif !… Mais vous qui serez, si vous voulez m’écouter, un grand artiste, j’espère que vous comprendrez le sujet. Il s’agit d’exprimer la puissance de la femme. Samson n’est rien, là. C’est le cadavre de la force. Dalila, c’est la passion qui ruine tout. Comme cette réplique… Est-ce comme cela que vous dites ?… ajouta-t-elle finement en voyant Claude Vignon et Stidmann qui s’approchèrent d’eux en voyant qu’il s’agissait de sculpture ; comme cette réplique d’Hercule aux pieds d’Omphale est bien plus belle que le mythe grec ! Est-ce la Grèce qui a copié la Judée ? est-ce la Judée qui a pris à la Grèce ce symbole ?
— Ah ! vous soulevez là, madame, une grave question ! celle des époques auxquelles auraient été composés les différents livres de la Bible. Le grand et immortel Spinosa, si niaisement rangé parmi les athées, et qui a mathématiquement prouvé Dieu, prétendait que la Genèse et la partie politique, pour ainsi dire, de la Bible est du temps de Moïse, et il démontrait les interpolations par des preuves philologiques. Aussi a-t-il reçu trois coups de couteau à l’entrée de la synagogue.
— Je ne me savais pas si savante, dit Valérie ennuyée de voir son tête-à-tête interrompu.
— Les femmes savent tout par instinct, répliqua Claude Vignon.
— Eh bien ! me promettez-vous ? dit-elle à Steinbock en lui prenant la main avec une précaution de jeune fille amoureuse.
— Vous êtes assez heureux, mon cher, s’écria Stidmann, pour que madame vous demande quelque chose ?…
— Qu’est-ce ? dit Claude Vignon.
— Un petit groupe en bronze, répondit Steinbock, Dalila coupant les cheveux à Samson.
— C’est difficile, fit observer Claude Vignon, à cause du lit…
— C’est au contraire excessivement facile, répliqua Valérie en souriant.
— Ah ! faites-nous de la sculpture !… dit Stidmann.
— Madame est la chose à sculpter ! répliqua Claude Vignon en jetant un regard fin à Valérie.
— Eh bien ! reprit-elle, voilà comment je comprends la composition. Samson s’est réveillé sans cheveux, comme beaucoup de dandies {p. 198} à faux toupets. Le héros est là sur le bord du lit, vous n’avez donc qu’à en figurer la base, cachée par des linges, par des draperies. Il est là comme Marius sur les ruines de Carthage, les bras croisés, la tête rasée, Napoléon à Sainte-Hélène, quoi ! Dalila est à genoux, à peu près comme la Madeleine de Canova. Quand une fille a ruiné son homme, elle l’adore. Selon moi, la Juive a eu peur de Samson, terrible, puissant, mais elle a dû aimer Samson devenu petit garçon. Donc, Dalila déplore sa faute, elle voudrait rendre à son amant ses cheveux, elle n’ose pas le regarder, et elle le regarde en souriant, car elle aperçoit son pardon dans la faiblesse de Samson. Ce groupe, et celui de la farouche Judith, seraient la femme expliquée. La Vertu coupe la tête, le Vice ne vous coupe que les cheveux. Prenez garde à vos toupets, messieurs !
Et elle laissa les deux artistes confondus, qui firent, avec la critique, un concert de louanges en son honneur.
— On n’est pas plus délicieuse ! s’écria Stidmann.
— Oh ! c’est, dit Claude Vignon, la femme la plus intelligente et la plus désirable que j’aie vue. Réunir l’esprit et la beauté, c’est si rare !
— Si vous, qui avez eu l’honneur de connaître intimement Camille Maupin, vous lancez de pareils arrêts, répondit Stidmann, que devons-nous penser ?
— Si vous voulez faire de Dalila, mon cher comte, un portrait de Valérie, dit Crevel qui venait de quitter le jeu pour un moment et qui avait tout entendu, je vous paye un exemplaire de ce groupe mille écus. Oh ! oui, sapristi ! mille écus, je me fends !
— Je me fends ! qu’est-ce que cela veut dire ? demanda Beauvisage à Claude Vignon.
— Il faudrait que madame daignât poser… dit Steinbock en montrant Valérie à Crevel. Demandez-lui.
En ce moment, Valérie apportait elle-même à Steinbock une tasse de thé. C’était plus qu’une distinction, c’était une faveur. Il y a, dans la manière dont une femme s’acquitte de cette fonction, tout un langage ; mais les femmes le savent bien ; aussi est-ce une étude curieuse à faire que celle de leurs mouvements, de leurs gestes, de leurs regards, de leur ton, de leur accent, quand elles accomplissent cet acte de politesse en apparence si simple. Depuis la demande : Prenez-vous du thé ? — Voulez-vous du thé ? — Une tasse de thé ? — froidement formulée, et l’ordre d’en {p. 199} apporter donné à la nymphe qui tient l’urne, jusqu’à l’énorme poëme de l’Odalisque venant de la table à thé, la tasse à la main, jusqu’au pacha du cœur et la lui présentant d’un air soumis, l’offrant d’une voix caressante, avec un regard plein de promesses voluptueuses, un physiologiste peut observer tous les sentiments féminins, depuis l’aversion, depuis l’indifférence, jusqu’à la déclaration de Phèdre à Hippolyte. Les femmes peuvent là se faire, à volonté, méprisantes jusqu’à l’insulte, humbles jusqu’à l’esclavage de l’Orient. Valérie fut plus qu’une femme, elle fut le serpent fait femme, elle acheva son œuvre diabolique en marchant jusqu’à Steinbock, une tasse de thé à la main.
— Je prendrai, dit l’artiste à l’oreille de Valérie en se levant et effleurant de ses doigts les doigts de Valérie, autant de tasses de thé que vous voudrez m’en offrir, pour me les voir présenter ainsi !…
— Que parlez-vous de poser ? demanda-t-elle sans paraître avoir reçu en plein cœur cette explosion si rageusement attendue.
— Le père Crevel m’achète un exemplaire de votre groupe mille écus.
— Mille écus, lui, un groupe ?
— Oui, si vous voulez poser en Dalila, dit Steinbock.
— Il n’y sera pas, j’espère, reprit-elle, le groupe vaudrait alors plus que sa fortune, car Dalila doit être un peu décolletée…
De même que Crevel se mettait en position, toutes les femmes ont une attitude victorieuse, une pose étudiée, où elles se font irrésistiblement admirer. On en voit qui, dans les salons, passent leur vie à regarder la dentelle de leurs chemisettes et à remettre en place les épaulettes de leurs robes, ou bien à faire jouer les brillants de leur prunelle en contemplant les corniches. Madame Marneffe, elle, ne triomphait pas en face comme toutes les autres. Elle se retourna brusquement pour aller à la table à thé retrouver Lisbeth. Ce mouvement de danseuse agitant sa robe, par lequel elle avait conquis Hulot, fascina Steinbock.
— Ta vengeance est complète, dit Valérie à l’oreille de Lisbeth, Hortense pleurera toutes ses larmes et maudira le jour où elle t’a pris Wenceslas.
— Tant que je ne serai pas madame la maréchale, je n’aurai rien fait, répondit la Lorraine ; mais ils commencent à le vouloir tous… Ce matin, je suis allée chez Victorin. J’ai oublié de te raconter cela. Les Hulot jeune ont racheté les lettres de change du {p. 200} baron à Vauvinet, ils souscrivent demain une obligation de soixante-douze mille francs à cinq pour cent d’intérêt, remboursables en trois ans, avec hypothèque sur leur maison. Voilà les Hulot jeune dans la gêne pour trois ans, il leur serait impossible de trouver maintenant de l’argent sur cette propriété. Victorin est d’une tristesse affreuse, il a compris son père. Enfin Crevel est capable de ne plus voir ses enfants, tant il sera courroucé de ce dévouement.
— Le baron doit maintenant être sans ressources ? dit Valérie à l’oreille de Lisbeth en souriant à Hulot.
— Je ne lui vois plus rien ; mais il rentre dans son traitement au mois de septembre.
— Et il a sa police d’assurance, il l’a renouvelée ! Allons, il est temps qu’il fasse Marneffe Chef de bureau, je vais l’assassiner ce soir.
— Mon petit cousin, alla dire Lisbeth à Wenceslas, retirez-vous, je vous en prie. Vous êtes ridicule, vous regardez Valérie de façon à la compromettre, et son mari est d’une jalousie effrénée. N’imitez pas votre beau-père, et retournez chez vous, je suis sûre qu’Hortense vous attend…
— Madame Marneffe m’a dit de rester le dernier, pour arranger notre petite affaire entre nous trois, répondit Wenceslas.
— Non, dit Lisbeth, je vais vous remettre les dix mille francs, car son mari a les yeux sur vous, il serait imprudent à vous de rester. Demain, à neuf heures, apportez la lettre de change ; à cette heure-là ce Chinois de Marneffe est à son bureau, Valérie est tranquille… Vous lui avez donc demandé de poser pour un groupe ?… Entrez d’abord chez moi. Ah ! je savais bien, dit Lisbeth en surprenant le regard par lequel Steinbock salua Valérie, que vous étiez un libertin en herbe. Valérie est bien belle, mais tâchez de ne pas faire de chagrin à Hortense !
Rien n’irrite les gens mariés autant que de rencontrer, à tout propos, leur femme entre eux et un désir, fût-il passager.
Wenceslas revint chez lui vers une heure du matin, Hortense l’attendait depuis environ neuf heures et demie. De neuf heures et demie à dix heures, elle écouta le bruit des voitures, en se disant que jamais Wenceslas, quand il dînait sans elle chez Chanor et Florent, n’était rentré si tard. Elle cousait auprès du berceau de son fils, car elle commençait à épargner la journée d’une ouvrière en faisant elle-même certains raccommodages. De dix heures à dix {p. 201} heures et demie, elle eut une pensée de défiance, elle se demanda : — Mais est-il allé dîner, comme il me l’a dit, chez Chanor et Florent ? Il a voulu, pour s’habiller, sa plus belle cravate, sa plus belle épingle. Il a mis à sa toilette autant de temps qu’une femme qui veut paraître encore mieux qu’elle n’est. Je suis folle ! il m’aime. Le voici d’ailleurs. Au lieu d’arrêter, la voiture, que la jeune femme entendait, passa. De onze heures à minuit, Hortense fut livrée à des terreurs inouïes, causées par la solitude de son quartier. — S’il est revenu à pied, se dit-elle, il peut lui arriver quelque accident !… On se tue en rencontrant un bout de trottoir ou en ne s’attendant pas à des lacunes. Les artistes sont si distraits !… Si des voleurs l’avaient arrêté !… Voici la première fois qu’il me laisse seule ici, pendant six heures et demie. Pourquoi me tourmenter ? il n’aime que moi. Les hommes devraient être fidèles aux femmes qui les aiment, ne fût-ce qu’à cause des miracles perpétuels produits par le véritable amour dans le monde sublime appelé le monde spirituel. Une femme aimante est, par rapport à l’homme aimé, dans la situation d’une somnambule à qui le magnétiseur donnerait le triste pouvoir en cessant d’être le miroir du monde, d’avoir conscience, comme femme, de ce qu’elle aperçoit comme somnambule. La passion fait arriver les forces nerveuses de la femme à cet état extatique où le pressentiment équivaut à la vision des Voyants. Une femme se sait trahie, elle ne s’écoute pas, elle doute, tant elle aime ! et elle dément le cri de sa puissance de pythonisse. Ce paroxysme de l’amour devrait obtenir un culte. Chez les esprits nobles, l’admiration de ce divin phénomène sera toujours une barrière qui les séparera de l’infidélité. Comment ne pas adorer une belle, une spirituelle créature dont l’âme arrive à de pareilles manifestations ?… À une heure du matin, Hortense avait atteint à un tel degré d’angoisse, qu’elle se précipita vers la porte en reconnaissant Wenceslas à sa manière de sonner, elle le prit dans ses bras, en l’y serrant maternellement.
— Enfin, te voilà !… dit-elle en recouvrant l’usage de la parole. Mon ami, désormais j’irai partout où tu iras, car je ne veux pas éprouver une seconde fois la torture d’une pareille attente… Je t’ai vu heurtant contre un trottoir et la tête fracassée ! tué par des voleurs !… Non, une autre fois, je sens que je deviendrais folle… Tu t’es donc bien amusé… sans moi ? vilain ?